Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
77 : Des accidents qui restent dans l’eucharistie
Nous devons maintenant nous occuper des accidents qui restent dans
l’eucharistie. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Les accidents
qui restent sont-ils sans sujet ? (Il y a sur cette question différents
sentiments. Saint Thomas et tous les théologiens scolastiques qui suivent la
doctrine péripatéticienne distinguent la substance et les accidents qu’ils
appellent absolus. Les cartésiens, qui croient que l’étendue est de l’essence
des corps, sont obligés de donner d’autres explications que Billuart expose et
réfute très longuement (Dissert. 1, art. 6, § 2).) — 2° La quantité commensurable
est-elle le sujet des autres accidents ? (D’après saint Thomas, la quantité
commensurable est le principe et la source de tous les autres accidents. Ainsi
c’est un miracle qu’elle subsiste séparée de la substance ; mais une fois que
la quantité commensurable existe, les autres accidents en découlent
naturellement.) — 3° Ces accidents peuvent-ils modifier un corps extérieur ? (Cet
article n’est que le développement de la doctrine qui précède.) — 4°
Peuvent-ils être corrompus ? — 5° Peuvent-ils engendrer quelque chose ? (Le
fait est certain, puisque l’expérience est là pour le démontrer. Toute la
difficulté consiste à expliquer de quelle manière cela se fait, et c’est ce qui
est l’objet de discussions assez multipliées entre les théologiens.) — 6°
Peuvent-ils nourrir ? — 7° Du fractionnement du pain consacré. (Les espèces
sacramentelles sont rompues, mais le corps du Christ ne l’est pas. C’est ce que
saint Thomas exprime ainsi dans la prose de l’office du saint sacrement : Nulla rei fit scissura, signi tantùm fit fractura, quâ nec status, nec statura, signati minuitur.) — 8° Peut-on mêler quelque chose au vin qui
est consacré ?
Article 1 : Les
accidents restent-ils sans sujet dans l’eucharistie ?
Objection N°1. Il semble que les accidents ne demeurent
pas dans l’eucharistie sans sujet. Car il ne doit rien y avoir de désordonné ou
de trompeur dans ce sacrement de vérité. Or, il est contraire à l’ordre de
choses que Dieu a établi dans la nature que les accidents existent sans sujet,
et il semble qu’il y ait en cela une certaine fausseté, puisque les accidents
sont naturellement les signes de la nature du sujet. Il n’y a donc pas dans
l’eucharistie d’accidents sans sujet.
Réponse à l’objection N°1 : Rien n’empêche qu’une chose
soit ordonnée selon la loi commune de la nature, et que cependant son contraire
soit ordonné selon un privilège spécial de la grâce, comme on le voit pour la
résurrection des morts et pour la vue rendue aux aveugles. C’est ainsi que dans
les choses humaines on accorde également à certaines personnes des faveurs
d’après un privilège spécial en dehors de la loi commune. De même aussi,
quoiqu’il soit conforme à l’ordre commun de la nature que l’accident existe
dans un sujet, cependant, d’après une disposition spéciale selon l’ordre de la
grâce, les accidents existent dans l’eucharistie sans sujet, pour les raisons
que nous avons données (dans le corps de l’article.).
Objection N°2. Il ne peut se faire, même par miracle, que la définition
d’une chose en soit séparée, ou que la définition d’une chose convienne à une
autre ; par exemple, que l’homme, tout en restant homme, soit un animal
irraisonnable. Car il s’ensuivrait que les contradictoires existeraient
simultanément, puisque ce que signifie le nom est la définition de la chose,
comme on le voit (Met., liv. 4, text. 28). Or, il appartient à
la définition de l’accident qu’il existe dans un sujet, tandis qu’il appartient
à la définition de la substance qu’elle subsiste par elle-même, non dans un
sujet. Il ne peut donc pas se faire par miracle que les accidents existent dans
l’eucharistie sans sujet.
Réponse à l’objection N°2 : L’être n’étant pas un genre, ce qu’est l’être ne peut
être l’essence de la substance ou de l’accident. Par conséquent, on ne peut
définir la substance, un être par soi-même sans sujet, ni l’accident un être
dans un sujet. Mais il convient à la quiddité ou à l’essence de la substance
d’avoir l’être non dans un sujet ; et il convient au contraire à la quiddité ou
à l’essence de l’accident de l’avoir dans un sujet. Or, dans l’eucharistie les
accidents n’ont pas par la force de leur essence la propriété de n’être pas
dans un sujet, mais ils la tiennent delà puissance divine qui les supporte.
C’est pourquoi ils ne cessent pas d’être des accidents ; parce qu’on peut
toujours leur appliquer la définition de l’accident qui est l’aptitude qu’ils
ont pour un sujet. Cette aptitude reste toujours en eux, quoiqu’ils ne soient
pas actuellement inhérents à un sujet, et la définition de la substance ne leur
convient pas (L’essence de l’accident, d’après saint Thomas, consiste à être
apte à exister dans un sujet, mais non à exister réellement et actuellement de
la sorte, comme il est de la nature de la substance d’être apte à exister
naturellement sans sujet.).
Réponse à l’objection N°3 : Ces accidents ont acquis l’être individuel dans la
substance du pain et du vin. Cette substance étant changée au corps et au sang
du Christ, ils restent par la vertu divine dans cet être individualisé (Les
accidents se trouvent individualisés à cause du rapport qu’ils conservent avec
le même sujet.) qu’ils avaient auparavant. Par conséquent, ils n’en sont pas
moins singuliers et sensibles.
Réponse à l’objection N°4 : Ces accidents, tant que la substance du
pain et du vin est restée, n’avaient pas eux-mêmes l’être, ni les autres
accidents, mais leurs sujets avaient un certain être par eux ; comme la neige
est blanche par la blancheur. Mais, après la consécration, les accidents
eux-mêmes qui restent ont l’être ; par conséquent ils sont composés de l’être
et de ce qui est, comme nous l’avons dit des anges (1a pars, quest.
50, art. 2, Réponse N°3), et de plus ils sont composés de parties qui ont une
certaine quantité (C’est ce qui fait qu’ils ne sont pas aussi simples que les
anges.).
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Homil. pasch.,
id. hab. Lanfranc. in Lib. de corp. et sang. Dom., chap. 20) que les espèces
sacramentelles sont les noms de ces choses qui ont existé auparavant,
c’est-à-dire du pain et du vin. Et puisque la substance du pain et du vin ne
subsiste plus, il semble que ces espèces demeurent sans sujet.
Conclusion Les accidents du pain et du vin demeurent dans
l’eucharistie sans exister dans un sujet, mais ils existent sans sujet par la
seule puissance de Dieu.
Il
faut répondre que les accidents du pain et du vin qui existent dans
l’eucharistie après la consécration d’après la perception des sens, ne sont
pas, comme dans un sujet, dans la substance du pain et du vin qui ne subsiste
plus, comme nous l’avons vu (quest. 75, art. 2 et 6) ; ils ne sont pas non plus
dans la forme substantielle qui ne subsiste plus et qui, quand même elle
subsisterait, ne pourrait être leur sujet, comme le prouve Boëce (De Trin., liv. 1). Il est évident aussi que ces accidents ne sont
pas dans la substance du corps et du sang du Christ, comme dans un sujet, parce
que la substance du corps humain ne peut être affectée par ces accidents
d’aucune manière, et il n’est pas non plus possible que le corps du Christ qui
est glorieux et impassible soit modifié de manière à recevoir des qualités
semblables. — Il y en a qui disent qu’ils sont dans l’air environnant comme
dans un sujet. Mais il ne peut en être ainsi. 1° Parce que l’air n’est pas
susceptible de ces accidents. 2° Parce que ces accidents ne sont pas où l’air
existe ; et même l’air se déplace au mouvement de ces espèces. 3° Parce que les
accidents ne passent pas d’un sujet dans un autre, de manière que le même
accident numériquement qui a été d’abord dans un sujet passe ensuite dans un
autre. Car l’accident tire son nombre du sujet ; par conséquent, il ne peut se
faire que tout en restant le même numériquement il soit tantôt dans un sujet et
tantôt dans un autre. 4° Parce que l’air n’étant pas dépouillé de ses accidents
propres, il aurait tout à la fois ses accidents propres et des accidents
étrangers. On ne peut pas dire que cela se fasse miraculeusement par la vertu
de la consécration, parce que les paroles de la consécration ne le signifient
pas et qu’elles ne produisent cependant que ce qu’elles signifient. — C’est
pourquoi il reste à dire que les accidents demeurent dans l’eucharistie sans
sujet ; ce qui peut se faire en effet par la puissance divine. Car, puisque
l’effet dépend plus de la cause première que de la cause seconde ; Dieu qui est
la cause première de la substance et de l’accident peut conserver par son
infinie vertu l’accident, en faisant disparaître la substance par laquelle il
le conservait, comme par sa propre cause ; comme il peut aussi produire les autres
effets des causes naturelles sans ces causes elles-mêmes (Leibnitz donne à peu
près la même explication que saint Thomas (Syst.
theolog., p. 228)). C’est ainsi qu’il a
formé un corps humain dans le sein de la Vierge sans le sperme de l’homme.
Objection N°1. Il semble que dans l’eucharistie la
quantité commensurable du pain ou du vin ne soit pas le sujet des autres
accidents. En effet le sujet d’un accident n’est pas un accident. Car aucune
forme ne peut être un sujet ; ce rôle est une des propriétés qui appartiennent
à la matière. Or, la quantité commensurable est un accident. Elle ne peut donc
être le sujet des autres accidents.
Réponse à l’objection N°1 : Un accident ne peut pas être
par lui-même le sujet d’un autre accident, parce qu’il n’existe pas par
lui-même. Mais selon qu’il existe dans un autre, on dit qu’un accident est le
sujet d’un autre, en ce sens qu’un accident est reçu dans un sujet par
l’intermédiaire d’un autre accident ; comme on dit que la surface est le sujet
de la couleur. Par conséquent, quand Dieu fait qu’un accident existe par
lui-même, il peut aussi faire qu’il soit par lui-même le sujet d’un autre
accident (Les autres accidents existent dans l’eucharistie par la quantité
commensurable, d’après saint Thomas, mais ils pourraient aussi exister sans
elle par la seule puissance de Dieu.).
Réponse à l’objection N°2 : Les autres accidents, selon qu’ils étaient dans la
substance du pain, étaient individualisés par l’intermédiaire de la quantité
commensurable, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est
pourquoi la quantité commensurable est le sujet des autres accidents qui
restent dans le sacrement plutôt que réciproquement.
Objection N°3. Parmi les autres accidents du pain et du vin qui restent,
les sens perçoivent la rareté et la densité, qui ne peuvent être dans la
quantité commensurable qui existe indépendamment de la matière. Car, ce qui est
rare c’est ce qui a peu de matière sous de grandes dimensions ; et ce qui est
dense c’est ce qui a beaucoup de matière sous un petit volume, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 4, text. 84). Il ne semble donc pas
que la quantité commensurable puisse être le sujet des accidents qui demeurent
dans l’eucharistie.
Réponse à l’objection N°3 : La rareté et la densité sont des qualités qui résultent
des corps, parce qu’ils ont beaucoup ou peu de matière sous leurs dimensions ;
comme tous les autres accidents résultent aussi des principes de la substance.
C’est pourquoi, comme après que la substance est retirée, la vertu divine
conserve les autres accidents ; de même, après que la matière a été soustraite,
elle conserve par la vertu divine les qualités qui en sont la conséquence,
comme la rareté et la densité (Dans l’ordre naturel Dieu soutient ces accidents
par l’intermédiaire de la substance, et, par conséquent, d’une façon médiate,
au lieu que dans l’état eucharistique il les soutient immédiatement par sa
puissance.).
Réponse à l’objection N°4 : La quantité mathématique n’abstrait pas de
la matière intelligible, mais de la matière sensible, comme le dit Aristote (Metaphys., liv. 7, text. 35). Or, on dit
que la matière est sensible parce qu’elle est soumise aux qualités sensibles.
C’est pourquoi il est évident que la quantité commensurable qui reste dans
l’eucharistie sans sujet n’est pas une quantité mathématique (Mais elle est une
quantité physique.).
Conclusion Tous les autres accidents qui restent dans
l’eucharistie, quoiqu’ils ne soient dans aucune substance, sont cependant dans
la quantité commensurable du pain et du vin comme dans leur sujet.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire de dire que les autres accidents qui restent
dans l’eucharistie sont dans la quantité commensurable du pain et du vin comme
dans leur sujet. 1° Parce que d’après nos sens il y a là une étendue qui est
colorée et qui est affectée des autres accidents, et que dans ce cas. les sens ne nous trompent pas.
2° Parce que la première disposition de la matière est la quantité
commensurable. Ce qui a fait supposer à Platon (Met., Arist., liv. 1, text.
6 et 7) que les premières différences de la matière sont la grandeur et la
petitesse ; et parce que la matière est le premier sujet, il s’ensuit que tous
les autres accidents se rapportent au sujet, par l’intermédiaire de la quantité
commensurable, comme on dit que le premier sujet de la couleur est la surface,
et c’est pour ce motif qu’il y a des philosophes qui ont cru que les dimensions
étaient les substances des corps, comme on le voit (Met., liv. 1, text. 19 et suiv.). Et
comme en enlevant le sujet les accidents restent selon l’être qu’ils avaient
auparavant, il en résulte que tous les accidents demeurent fondés sur la
quantité commensurable. 3° Parce que le sujet étant le principe de
l’individualisation des accidents, il faut que ce qu’on pose comme le sujet de
quelques accidents soit un principe d’individualisation de quelque manière. Or,
il est de l’essence de l’individu qu’il ne puisse exister dans plusieurs, ce
qui arrive de deux manières. 1° Parce qu’il n’est pas fait pour être dans un
autre : c’est ainsi que les formes immatérielles séparées qui subsistent par
soi, sont individuelles par elles-mêmes. 2° Parce qu’une forme substantielle ou
accidentelle est à la vérité faite pour être dans quelque chose, mais non dans
plusieurs (Comme les natures générales qui peuvent exister dans plusieurs
sujets, comme la nature humaine qui existe dans une foule d’individus.) : telle
est la blancheur particulière qui se trouve dans un corps déterminé. Sous le
premier rapport, la matière est un principe d’individualisation pour toutes les
formes qui lui sont inhérentes ; car ces formes étant d’elles-mêmes faites pour
être dans quelque chose comme dans un sujet, du moment que l’une d’elles est
reçue dans une matière qui n’est pas dans un autre être, alors cette forme
ainsi existante ne peut plus être dans un autre sujet. Sous le second rapport,
on doit dire que la quantité commensurable est un principe d’individualisation.
Car une chose est faite pour être dans un seul sujet, par là même que ce sujet
est indivis en lui-même et divisé de tout autre. Or, la division ne se rapporte
à la substance qu’en raison de la quantité, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text.
15 et 16). C’est pourquoi la quantité commensurable est un principe
d’individualisation pour ces formes, en tant qu’il y’a des formes numériquement
diverses dans les différentes parties de la matière. Par conséquent, la
quantité commensurable a par elle-même une certaine individualisation ; de
telle sorte que nous pouvons imaginer plusieurs lignes de la même espèce, mais
différentes de position (Elles ne sont différentes et distinctes, et par
conséquent elles n’existent individuellement qu’en raison de leur position, et
leur position se rapporte à la quantité commensurable.), ce qui rentre dans la
nature de cette quantité. Car il convient à la dimension d’être une quantité
ayant une position. C’est pourquoi la quantité commensurable peut être le sujet
des autres accidents plutôt que réciproquement.
Objection N°1. Il semble que les espèces qui restent dans
l’eucharistie ne puissent pas changer quelque chose d’extérieur. Car Aristote
prouve (Phys., liv. 7) que les formes
qui sont dans la matière sont produites par des formes qui sont dans la
matière, mais non par des formes qui sont sans matière, parce que le semblable
agit sur ce qui lui ressemble. Or, les espèces sacramentelles sont des espèces
sans matière, parce qu’elles restent sans sujet, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (art. 1). Elles ne peuvent donc pas changer la matière
extérieure en lui donnant une forme.
Réponse à l’objection N°1 : Les espèces sacramentelles,
quoiqu’elles soient des formes qui existent sans matière, conservent cependant
le même être qu’elles avaient auparavant dans la matière. C’est pourquoi selon
leur être elles ressemblent aux formes qui sont dans la matière.
Objection N°2. Quand l’action de l’agent principal cesse, il est
nécessaire que l’action de l’instrument cesse ; comme quand l’ouvrier se
repose, le marteau ne se ment plus. Or, toutes les formes accidentelles
agissent instrumentalement par la vertu de la forme substantielle qui est comme
l’agent principal. Par conséquent puisque dans l’eucharistie la forme
substantielle du pain et du vin ne subsiste plus, ainsi que nous
l’avons vu (quest. 75, art. 2 et 6), il semble que les formes accidentelles qui
subsistent ne puissent agir pour opérer un changement dans une matière
extérieure.
Réponse à l’objection N°2 : L’action de la forme accidentelle dépend de l’action de
la forme substantielle, comme l’être de l’accident dépend de l’être de la
substance. C’est pourquoi comme la vertu divine fait que les espèces
sacramentelles peuvent exister sans la substance ; de même il leur est accordé
de pouvoir agir sans la forme substantielle, par cette même vertu de Dieu
duquel dépend, comme du premier agent, toute action de forme substantielle et
accidentelle.
Réponse à l’objection N°3 : Le changement qui se rapporte à la forme
substantielle n’est pas produit par la forme substantielle immédiatement, mais
par l’intermédiaire des qualités actives et passives qui agissent en vertu de
cette forme substantielle. Mais la puissance divine conserve aux espèces
sacramentelles cette vertu instrumentale, comme elles l’avaient auparavant.
C’est pourquoi elles peuvent agir instrumentalement sur la forme substantielle,
comme une chose peut agir au-delà de son espèce, non par sa vertu propre, mais
par la vertu de l’agent principal.
Conclusion Puisque les espèces sacramentelles subsistent
par la vertu divine dans l’être qu’elles avaient, lorsque la substance du pain
et du vin existait, il n’est pas douteux qu’elles ne puissent opérer un
changement dans les corps extérieurs.
Article 4 : Les
espèces sacramentelles peuvent-elles se corrompre ?
Objection N°1. Il semble que les espèces sacramentelles
ne puissent pas se corrompre. Car la corruption arrive parce que la forme se
sépare de la matière. Or, la matière du pain ne subsiste pas dans
l’eucharistie, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 75, art.
2 et 6). Ces espèces ne peuvent donc pas se corrompre.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la corruption
absolument de détruire l’être d’une chose. Par conséquent, selon que l’être
d’une forme est dans la matière, il s’ensuit que par la corruption la forme est
séparée de la matière. Mais si l’être d’une chose n’existait pas dans la
matière et que cependant il fût semblable à celui qui y existe, il pourrait
être détruit par la corruption, même quand la matière n’existerait pas ; comme
il arrive dans l’eucharistie, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit
(dans le corps de cet article.).
Réponse à l’objection N°2 : Quoique les espèces sacramentelles soient des formes qui
n’existent pas dans la matière, cependant elles ont l’être qu’elles avaient
auparavant dans la matière (Quoique ces formes soient détachées de la matière
elles conservent par la vertu divine 1’être qu’elles avaient dans la matière
avant la consécration.).
Réponse à l’objection N°3 : La corruption de ces espèces n’est pas
miraculeuse, mais naturelle ; elle présuppose le miracle qui s’est fait dans la
consécration, et qui consiste en ce que ces espèces sacramentelles conservent
sans sujet l’être qu’elles avaient auparavant dans un sujet : comme l’aveugle
qui a recouvré la vue par miracle, voit naturellement.
Conclusion Puisque les espèces sacramentelles conservent
le même être qu’elles avaient avant la consécration, elles peuvent se corrompre
après la consécration comme avant, soit par elles-mêmes, soit par accident.
Il
faut répondre que la corruption est un mouvement qui va de l’être au non-être.
Or, nous avons dit (art. préc.) que les espèces sacramentelles conservent le
même être qu’elles avaient auparavant, lorsque la substance du pain et du vin
existait. C’est pourquoi, comme l’être de ces accidents pouvait être corrompu,
quand la substance du pain et du vin existait ; de même il peut aussi se
corrompre, une fois que cette substance n’existe plus. — Ces accidents
pouvaient être d’abord corrompus de deux manières : 1° par eux-mêmes ; 2° par
accident. Par eux-mêmes, tel que par l’altération de leurs qualités et par un
accroissement ou une diminution de quantité ; non à la vérité à la manière de
l’accroissement ou de la diminution qui ne se trouvent que dans les corps
animés auxquels ne ressemblent pas la substance du pain et celle du vin, mais
par l’addition ou la division. Car, selon la remarque d’Aristote (Met., liv. 3, text.
17), par la division une dimension est corrompue et il s’en fait deux, au lieu
que par l’addition au contraire, de deux il ne s’en fait qu’une. Ces accidents
peuvent évidemment être corrompus de cette manière après la consécration ;
parce que la quantité commensurable subsistant, elle est susceptible de
division et d’addition, et puisqu’elle est le sujet des qualités sensibles,
comme nous l’avons dit (art. 1), elle peut être aussi le sujet de leur
altération, comme si par exemple on altérait la couleur ou le goût du pain et
du vin. — D’une autre manière, ils pouvaient être corrompus par accident par la
corruption du sujet. Ils peuvent aussi l’être de la sorte après la
consécration. Car quoique le sujet ne subsiste plus, cependant l’être que ces
accidents avaient dans le sujet subsiste, et cet être est propre et conforme au
sujet (Ce qui aurait détruit la substance dans le cas où elle aurait existé,
altère ou détruit lis accidents qui subsistent sans elle, à la vérité, mais qui
ont cependant le même être qu’auparavant.). C’est pourquoi ils peuvent être
corrompus par un agent contraire, comme la substance du pain et du vin se
corrompait, bien qu’elle ne le fût qu’autant qu’il y avait eu préalablement une
altération dans les accidents. — Cependant, il faut établir une distinction à
l’égard de ces deux modes de corruption. Car, puisque le corps du Christ et son
sang succèdent dans l’eucharistie à la substance du pain et du vin, s’il se
fait un changement dans les accidents qui ne soit pas suffisant pour corrompre
le pain et le vin, il n’en résulte pas que le corps et le sang du Christ
cessent d’être dans le sacrement ; soit que ce changement se rapporte à la
qualité, comme quand la couleur ou le goût du pain et du vin n’est qu’un peu
changé ; soit qu’il se rapporte à la quantité, comme quand on divise le pain et
le vin en parties assez considérables pour qu’on puisse encore retrouver en
elles la nature du pain et du vin. Mais si le changement est tel qu’il aurait
corrompu la substance du pain ou du vin, le corps et le sang du Christ ne
subsistent plus dans le sacrement ; soit que le changement se rapporte aux
qualités, comme quand la couleur, la saveur et les autres qualités du pain et
du vin sont tellement changées qu’elles ne peuvent être compatibles d’aucune
manière avec la nature du pain et du vin ; soit qu’il se rapporte à la qualité,
comme dans le cas où le pain serait pulvérisé ou le vin réduit en parties si
ténues, que les espèces du pain ou du vin ne subsisteraient plus.
Article 5 : Peut-il
s’engendrer quelque chose des espèces sacramentelles ?
Objection N°1. Il semble qu’il ne puisse rien s’engendrer
des espèces sacramentelles. Car ce qui est engendré est engendré d’une matière
; puisque rien ne s’engendre de rien, quoique quelque chose soit fait de rien
par la création. Or, il n’y a pas d’autre matière sous les espèces
sacramentelles que celle du corps du Christ qui est incorruptible. Il semble
donc que rien ne puisse être engendré des espèces sacramentelles.
Réponse à l’objection N°1 : Quoiqu’il n’y ait pas là la
matière dont une chose s’engendre ; cependant la quantité commensurable y
supplée en en remplissant le rôle, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Réponse à l’objection N°2 : Ces espèces sacramentelles sont à la vérité des
accidents, mais elles ont la force et la vertu de la substance, comme nous
l’avons vu (ibid., et art. 1, Réponse
N°4).
Réponse à l’objection N°3 : La quantité commensurable du pain et du
vin retient sa nature propre et reçoit miraculeusement la force et la propriété
de la substance. C’est pourquoi elle peut passer en ces deux choses,
c’est-à-dire dans la substance et la dimension (Elle conserve sa nature propre
et accidentelle, et elle reçoit par miracle la propriété de la substance :
c’est pour cela que par la corruption elle peut passer en substance et en
accident.).
Conclusion Il peut s’engendrer quelque chose des espèces
sacramentelles, quoiqu’il n’y ait aucune matière, la quantité commensurable
remplissant le rôle de la matière.
Il
faut répondre que la corruption d’une chose étant la génération d’une autre,
comme le dit Aristote (De generat., liv. 1, text. 17), il est
nécessaire qu’il s’engendre quelque chose des espèces sacramentelles, quand
elles se corrompent, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Car elles ne se corrompent pas de manière à être absolument détruites, comme si
elles étaient anéanties ; mais il y a évidemment quelque chose de sensible qui
leur succède. Toutefois il est difficile de voir comment quelque chose peut s’engendrer
d’elles. Car il est évident que rien ne s’engendre du corps et du sang du
Christ qui sont là véritablement, puisqu’ils sont incorruptibles. Si la
substance du pain ou du vin restait dans l’eucharistie ou leur matière, il
serait facile d’établir que les choses sensibles qui leur succèdent sont
engendrées d’elles, comme quelques-uns l’ont fait. Mais ce sentiment est faux,
comme nous l’avons vu (quest. 75, art. 2 et 6). — C’est pourquoi il y en a qui
ont prétendu que ce qui est engendré ne provient pas des espèces
sacramentelles, mais de l’air environnant ; ce qui est évidemment impossible
pour beaucoup de raisons. 1° Parce qu’une chose est engendrée de ce que l’on a
vu auparavant s’altérer et se corrompre, et que l’on n’a vu préalablement ni
altération, ni corruption dans l’air environnant ; par conséquent ce n’est pas
de lui que sont engendrés les vers ou les cendres. 2° Parce que l’air n’est pas
de nature à produire de semblables choses par ses altérations. 3° Parce qu’il
peut se faire qu’il y ait une grande quantité d’hosties consacrées qui soient
brûlées ou pourries, et il ne serait pas possible que l’air produisit autant de
substance terreuse, à moins qu’on ne l’épaissît considérablement et d’une
manière très sensible. 4° Parce que la même chose devrait arriver aux corps
solides qui les environnent, comme le fer ou les pierres, et ces choses restent
dans leur intégrité après que ces cendres ou cette pourriture sont produites.
Cette hypothèse ne peut donc se soutenir ; parce qu’elle est contraire à ce qui
se manifeste aux sens. — C’est pour cela que d’autres ont dit que la substance
du pain et du vin revient lorsque les espèces se corrompent. Ainsi c’est de la
substance du pain et du vin qui est revenue que les cendres ou les vers, ou
toutes les autres choses semblables, sont engendrés.
Mais cette hypothèse parait également impossible : 1° Parce que, si la
substance du pain et du vin a été changée au corps et au sang du Christ, comme
nous l’avons vu (quest. 75, art. 2 et 4), elle ne peut revenir qu’autant que le
corps ou le sang du Christ serait de nouveau changé en la substance du pain ou
du vin, ce qui est impossible. C’est ainsi que quand l’air a été changé en feu,
il ne peut revenir qu’autant que le feu se change de nouveau en air. Mais si la
substance du pain ou du vin a été anéantie, elle ne peut revenir de nouveau ;
parce que ce qui est tombé dans le néant ne revient pas le même numériquement ;
à moins que par hasard on ne dise que ces substances reviennent, parce que Dieu
crée de nouveau une autre substance nouvelle à la place de la première. 2° Il
semble que ce soit impossible, parce qu’on ne peut dire en quel temps la
substance du pain revient. Car il est évident, d’après ce que nous avons dit
(art. 4 et quest. 76, art. 6, Réponse N°3), que tant que les espèces du pain et
du vin restent, le corps et le sang du Christ restent aussi, et ils n’existent
pas simultanément avec la substance du pain et du vin dans l’eucharistie,
d’après ce que nous avons vu (quest. 75, art. 2 et 6). La substance du pain et
du vin ne peut donc revenir, tant que les espèces
sacramentelles restent ; elle ne peut pas non plus revenir quand elles
n’existent plus, parce qu’alors elle serait sans ses accidents propres, ce qui
est impossible. — A moins qu’on ne prétende qu’au dernier instant de la
corruption des espèces il revient, non la substance du pain et du vin (parce
que cet instant est le même que celui où les substances engendrées des espèces
commencent à exister), mais la matière du pain et du vin, qu’à proprement parler
on devrait dire créée de nouveau, plutôt que revenue. De cette manière on
pourrait soutenir cette hypothèse (Solo, Vasquez et d’autres, admettent une
création nouvelle de nouvelles substances. Quelques thomistes récents supposent
que la quantité est convertie par Dieu en un nouveau composé ; ce qui paraît
contraire à la pensée de saint Thomas, puisque cela suppose aussi un nouveau
miracle.). Mais parce qu’il ne paraît pas raisonnable de dire qu’il arrive dans
l’eucharistie quelque chose de miraculeux qui ne soit pas l’effet de la
consécration, et que d’ailleurs par la consécration on ne crée pas de matière,
ni on n’en fait pas revenir, il paraît préférable de dire que dans la
consécration elle-même on fait par miracle de la quantité commensurable du pain
et du vin le sujet premier des formes subséquentes, ce qui est le propre de la
matière. C’est pourquoi on donne, par voie de conséquence, à cette quantité
commensurable tout ce qui appartient à la matière. C’est pour ce motif que tout
ce qui pourrait être engendré de la matière du pain et du vin, si elle était
là, peut être complètement engendré d’après cette quantité commensurable du
pain et du vin, sans qu’il se fasse un nouveau miracle, mais par la force du
miracle qui a été fait auparavant.
Article 6 : Les
espèces sacramentelles peuvent-elles nourrir ?
Objection N°1. Il semble que les espèces sacramentelles
ne puissent pas nourrir. Car saint Ambroise dit (De sacr., liv. 5, chap.
4) : Ce n’est pas ce pain qui va dans notre corps, mais c’est le pain de la vie
éternelle qui soutient la substance de notre âme. Or, tout ce qui nourrit va
dans le corps. Ce n’est donc pas ce pain qui nourrit, et on peut raisonner de
même à l’égard du vin.
Réponse à l’objection N°1 : Après la consécration, on
peut dire de deux manières que le pain existe dans l’eucharistie : 1° il y a
les espèces mêmes du pain, qui conservent le nom de la substance antérieure,
comme le dit saint Grégoire (id. hab. Lanfranc in Lib. de corp. et sang. Christi, chap. 20)
; 2° on peut donner le nom de pain au corps même du Christ, qui est le pain
mystique descendu du ciel. Par conséquent, quand saint Ambroise dit (loc. cit.) que ce pain ne se change pas
au corps, il entend le mot pain de la seconde manière, ce qui signifie que le
corps du Christ ne se change pas au corps de l’homme, mais qu’il est l’aliment
de son âme ; ainsi il n’entend pas le mot pain dans le premier sens.
Objection N°2. Comme le dit Aristote (De generat., liv. 2, text. 50), nous sommes
nourris par les mêmes choses dont nous sommes formés. Or, les espèces
sacramentelles sont des accidents dont l’homme n’est pas composé. Car un
accident n’est pas une partie de la substance. Il semble donc que les espèces
sacramentelles ne puissent nourrir.
Réponse à l’objection N°2 : Les espèces sacramentelles, quoiqu’elles ne soient pas
des choses dont le corps de l’homme est composé, cependant elles se
convertissent en elles, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°3. Aristote dit (De
anima, liv. 2, text. 47) que l’aliment nourrit selon qu’il est une
substance, et qu’il produit l’accroissement selon qu’il est une quantité. Or,
les espèces sacramentelles ne sont pas une substance. Elles ne peuvent donc
nourrir.
Réponse à l’objection N°3 : Les espèces sacramentelles, quoiqu’elles
ne soient pas une substance, en ont cependant la vertu, comme nous l’avons dit
(ibid.).
Mais
c’est le contraire. Saint Paul parlant de ce sacrement dit (1 Cor., 11, 21) : que l’un a faim et que l’autre
est ivre, et par là il désigne, d’après la glose (ord.), ceux qui après la célébration des sacrés mystères et la
consécration du pain et du vin, revendiquaient leurs offrandes et les prenaient
seuls, sans rien donner aux autres, de sorte qu’ils s’enivraient ; ce qui
n’aurait pu arriver si les espèces sacramentelles ne nourrissaient pas. Par
conséquent elles nourrissent.
Conclusion
Comme les espèces sacramentelles peuvent engendrer quelque chose, de même elles
peuvent aussi nourrir.
Il faut répondre que cette question n’offre pas de difficulté, du
moment que la question précédente a été résolue. Car, comme le dit Aristote (De anima, liv. 2, text. 45), l’aliment nourrit en raison de ce qu’il est
changé en la substance de celui qu’il soutient. Or, nous avons dit (art. préc.) que les espèces sacramentelles peuvent être
converties en une substance qui est engendrée d’elles. Elles peuvent donc être
converties au corps humain par la même raison qui fait qu’elles peuvent être
converties en cendres ou en vers. C’est pourquoi il est évident qu’elles
nourrissent. — Il y en a qui prétendent qu’elles ne nourrissent pas
véritablement, comme si elles étaient converties au corps de l’homme ; mais
qu’elles le raniment et le fortifient par suite de l’influence qu’elles ont sur
les sens, comme l’homme est fortifié par l’odeur de la nourriture et comme il
est enivré par l’odeur du vin. Mais il est manifeste, d’après les sens, que
cette opinion est fausse. Car une pareille réfection ne suffit pas longtemps à
l’homme dont le corps a besoin de réparation à cause de la déperdition
continuelle qu’il subit ; et cependant il pourrait être longtemps soutenu, s’il
prenait des hosties et du vin consacrés en grande quantité. — On ne peut pas
dire non plus avec d’autres que les espèces sacramentelles nourrissent à cause
de la forme substantielle du pain et du vin qui subsiste ; soit parce que cette
forme ne subsiste pas, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 6), soit parce
que ce n’est pas à la forme qu’il appartient de nourrir, mais plutôt à la
matière qui reçoit la forme du sujet qui est nourri, lorsque la forme de
l’aliment ne subsiste plus. C’est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.), qu’au début la nourriture
n’est pas semblable au corps qu’elle nourrit, mais qu’à la fin elle lui
ressemble.
Article 7 : Les
espèces sacramentelles sont-elles rompues dans l’eucharistie ?
Objection N°1. Il semble que les espèces sacramentelles
ne soient pas rompues dans l’eucharistie. Car d’après Aristote (Meteor., liv. 4, sum.
3, chap. 2) on dit que les corps sont susceptibles d’être rompus, à cause de la
position déterminée de leurs pores, ce qu’on ne peut attribuer aux espèces
sacramentelles. Elles ne peuvent donc être rompues.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la rareté et la densité
restent dans les espèces sacramentelles, ainsi que nous l’avons dit (art. 2,
Réponse N°3), de même elles conservent la porosité, et, par conséquent, la
frangibilité.
Objection N°2. Le son est une conséquence de la fraction. Or, les
espèces sacramentelles ne donnent pas de son ; car Aristote dit (De anima, liv. 2, text. 77) qu’un corps sonore est
un corps dur qui a une surface lisse. Les espèces sacramentelles ne sont donc
pas rompues.
Réponse à l’objection N°2 : La dureté résulte de la densité ; c’est pourquoi, par là
même que la densité reste dans les espèces sacramentelles, il s’ensuit que la
dureté y reste aussi, et, par conséquent, la sonorité.
Objection N°3. Il semble qu’il appartienne à la même chose d’être
mangée, rompue et mâchée. Or, c’est le corps véritable du Christ que l’on
mange, d’après ces paroles (Jean, 6, 57) : Celui
qui mange ma chair et boit mon sang… C’est donc le corps du Christ qui est
rompu et mâché. C’est pourquoi Bérenger dit dans sa confession (De consecr., dist. 2, chap. Ego Berengarius) : Je reconnais avec la sainte Eglise
romaine, et je confesse de bouche et de cœur que le pain et le vin que l’on met
sur l’autel sont, après la consécration, le corps et le sang véritable du
Christ, qu’il est véritablement touché par les mains du prêtre, qu’il est rompu
et qu’il est brisé sous la dent des fidèles. On ne doit donc pas attribuer la
fraction aux espèces sacramentelles.
Conclusion Les espèces sacramentelles peuvent être
rompues dans l’eucharistie selon leur quantité commensurable, mais le corps du
Christ n’est pas rompu, et il reste tout entier sous chaque particule.
Il
faut répondre qu’à cet égard il v a eu beaucoup d’opinions différentes parmi
les anciens. Car les uns ont dit que dans l’eucharistie il n’y avait pas de
fraction véritable, mais qu’il n’y avait qu’une fraction apparente, qui était
une illusion de la vue. Mais ce sentiment est insoutenable, parce que, dans ce
sacrement de vérité, les sens ne sont pas trompés à l’égard des choses dont le
jugement leur appartient ; et de ce nombre est la fraction par laquelle d’une
seule chose on en fait plusieurs qui sont des choses sensibles communes (Les
choses sensibles communes sont celles qui peuvent être perçues par plusieurs
sens, comme la figure est perçue par les yeux et par le tact.), comme on le
voit (De anima, liv. 2, text. 64). D’autres ont pensé
qu’il y avait une fraction véritable sans sujet existant ; mais cette hypothèse
est encore en contradiction avec les sens. Car on voit dans l’eucharistie une
quantité qui est d’abord une, et qui est ensuite divisée en plusieurs autres et
qui doit être le sujet de ce fractionnement. Mais on ne peut pas dire que c’est
le corps véritable du Christ qui est brisé : 1° parce qu’il est incorruptible
et impassible ; 2° parce qu’il est tout entier sous chacune des parties, comme
nous l’avons dit (quest. 76, art. 3), ce qui est contraire à la nature de ce
qui se fractionne. Par conséquent, il est nécessaire que le fractionnement
existe dans la quantité commensurable du pain, comme dans son sujet, de la même
manière que les autres accidents y existent aussi. Et comme les espèces
sacramentelles sont le sacrement du corps véritable du Christ, de même le
fractionnement de ces espèces est le sacrement de la passion du Seigneur, qui a
eu lieu dans le corps véritable du Christ.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce que
l’on mange en sa propre espèce, est aussi rompu et mâché dans sa propre espèce
; mais on ne mange pas le corps du Christ dans sa propre espèce (C’est ce que
saint Thomas exprime encore dans la même prose : A sumente non concisus, non confractus, non divisus, integer accipitur.), on ne le mange que sous l’espèce sacramentelle. C’est
pourquoi sur ces paroles (Jean, chap. 6)
: La chair ne sert de rien, saint
Augustin dit (Tract. 27 in Joan.) que
ce passage doit se rapporter à ceux qui entendaient la chose charnellement ;
car ils se figuraient que l’on mangerait sa chair comme celle d’un cadavre ou
comme la viande qu’on vend dans une boucherie. C’est pour ce motif que le corps
du Christ n’est rompu que selon l’espèce sacramentelle. Et c’est ainsi qu’il
faut entendre la confession de Bérenger, en rapportant le fractionnement et la
mastication à l’espèce sacramentelle, sous laquelle le corps du Christ existe
véritablement.
Article 8 : Peut-on
mêler une liqueur au vin consacré ?
Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse mêler une liqueur
au vin consacré. Car tout ce qui est mêlé à une chose en reçoit la qualité. Or,
aucune liqueur ne peut recevoir la qualité des espèces sacramentelles, parce
que ces accidents sont sans sujet, comme nous l’avons dit (art. 1). Il semble
donc qu’aucune liqueur ne puisse être mêlée aux espèces sacramentelles du vin.
Réponse à l’objection N°1 : Le pape Innocent III dit,
dans une de ses Décrétales (quæ hab., chap. Cum Marthæ, De celebrat. Mis.),
qu’on voit que ces accidents affectent le vin qu’on y ajoute ; car, si on y
ajoute de l’eau elle prend le goût du vin. Il arrive donc que les accidents
changent le sujet (Ainsi les accidents ayant conservé après la
transsubstantiation toute la vertu de la substance elle-même, ils agissent sur
le liquide qu’on ajoute, quel qu’il soit, de la même manière que la substance
aurait agi elle-même, et c’est ce qui fait dire à saint Thomas que la nature
obéit au miracle.), comme il arrive que le sujet change les accidents ; car la
matière obéit au miracle et la vertu opère au-delà des lois ordinaires.
Cependant, on ne doit pas entendre ces paroles, comme si le même accident
numériquement qui a d’abord été dans le vin avant la consécration, était
ensuite produit dans le vin qu’on ajoute. Mais ce changement s’opère par une
action (Il n’y a pas création, ni reproduction, mais il y a action des
accidents du vin consacré sur la liqueur ajoutée.). Car les accidents du vin
qui restent, conservent l’action de la substance, d’après ce que nous avons dit
(dans le corps de l’article.), et par conséquent elles agissent sur la liqueur
qu’on ajoute en la changeant.
Réponse à l’objection N°2 : La liqueur ajoutée au vin consacré ne se mêle d’aucune
manière à la substance du sang du Christ. Mais elle se mêle aux espèces
sacramentelles de manière que, par suite du mélange, ces espèces sont
corrompues ou en totalité ou en partie, de la même façon que nous avons dit
(art. 5) que de ces espèces il peut s’engendrer quelque chose. Si elles sont
corrompues dans leur totalité, il n’y a plus de question, parce qu’alors le
tout est uniforme ; mais si elles sont corrompues en partie, il n’y a qu’une
seule dimension, selon la continuité de quantité, et cependant il n’y en a pas
qu’une selon le mode d’être, parce qu’une de ses parties existe sans sujet et
l’autre dans un sujet : comme quand un corps est composé de deux métaux, il n’y
a qu’un corps sous le rapport de la quantité, mais il n’y en a pas qu’un selon
l’espèce de la matière.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Innocent III (loc. cit.), si après la consécration du calice, on y met de l’autre
vin, ce vin ne se convertit pas au sang du Christ et ne se mêle pas à lui ;
mais en se mêlant aux accidents du vin qui y a été mis d’abord, il se répand de
tous côtés autour du corps qui est caché sous ces espèces, sans le toucher. Ce
qui doit s’entendre du cas où l’on n’a pas ajouté une si grande quantité de
liqueur étrangère, que le sang du Christ cesse d’être dans le tout. Car alors
on dit que la liqueur ajoutée se répand de toute part, non parce qu’elle touche
le sang du Christ selon ses propres dimensions, mais selon les dimensions
sacramentelles sous lesquelles il est contenu. Il n’en est pas de même de l’eau
bénite (Cependant, même quand il s’agit de l’eau bénite, le sentiment de ceux
qui croient que l’eau qu’on ajoute doit être en moindre quantité nous paraît
plus probable, parce que autrement, comme l’observe Laymann
(liv. 5, tract. 9, chap. 15, num. 13), il suffirait
d’une goutte d’eau bénite jetée dans un puits ou une fontaine, pour que tonte
l’eau de ce puits ou de cette fontaine fût bénite ; ce qui répugne.), parce que
cette bénédiction ne produit aucun changement à l’égard de la substance de
l’eau, comme le fait la consécration du vin.
Objection N°4. Si de deux choses l’une est totalement corrompue, il n’y
a pas de mélange, comme le dit Aristote (De
generat., liv. 1, text. 82). Or, il peut
résulter du mélange d’une liqueur quelconque, que l’espèce sacramentelle du vin
soit totalement corrompue, mais de telle sorte que le sang du Christ cesse
d’être sous cette espèce ; soit parce que beaucoup et peu sont des différences
de la quantité et la diversifient, comme la couleur blanche et noire ; soit
parce qu’une liqueur mélangée, quand elle ne rencontre pas d’obstacle, paraître
répandre dans le tout, et par conséquent le sang du Christ cesse d’être là,
puisqu’il n’y est pas simultanément avec une autre substance. Une liqueur ne
peut donc pas être mélangée avec le vin consacré.
Réponse à l’objection N°4 : Quelques-uns ont supposé que quelque
faible que soit la quantité de la liqueur étrangère qu’on mélange, la substance
du Christ cesse d’être sous le tout, et ils se sont appuyés sur la raison citée
dans cette objection. Cependant elle n’est pas concluante ; car le peu et le
beaucoup changent la quantité commensurable, non quant à son essence, mais
quant à la détermination de la mesure (C’est-à-dire ils changent la quantité
selon le degré de plus ou de moins, mais non selon l’essence.). De même une
liqueur qu’on ajoute peut être en si petite quantité qu’elle soit par là même
empêchée de se répandre dans le tout, et elle ne l’est pas seulement par les
dimensions qui, quoiqu’elles soient sans sujet, s’opposent cependant à une
autre liqueur, comme la substance elle-même s’y opposerait, si elle était là,
d’après ce que nous avons dit précédemment.
Conclusion On peut quelquefois mêler au vin consacré une
liqueur en si grande quantité que l’espèce du vin soit changée en une autre et
que le sang du Christ cesse d’y être présent ; ou bien on peut le faire en si
petite quantité que l’espèce reste la même et que le sang puisse y être
présent.
Il
faut répondre que la solution véritable de cette question est évidente d’après
ce que nous avons dit précédemment (art. 1, Réponse N°4 et art. 5, Réponse N°2).
Car nous avons vu que les espèces qui restent dans l’eucharistie, comme elles
obtiennent par la vertu de la consécration le mode d’être de la substance ; de
même elles obtiennent aussi son mode d’agir et de pâtir, de telle sorte
qu’elles peuvent faire et souffrir tout ce que la substance souffrirait ou
ferait, si elle était là présente. Or, il est évident que si la substance du
vin était là, on pourrait mêler avec elle une liqueur. — Cependant, l’effet de
ce mélange varierait, et selon la forme de la liqueur et selon la quantité. Car
si on mêlait une liqueur en si grande quantité qu’elle pût se répandre dans
tout le vin, le tout deviendrait un mélange. Or, le mélange de deux choses
n’est ni l’une ni l’autre de ces choses, mais il en forme une troisième qui est
leur composé. Par conséquent, il en résulterait que le vin qui existait
auparavant ne subsisterait plus. Si la liqueur mélangée était d’une autre
espèce, par exemple, si on mêlait de l’eau, l’espèce du vin serait détruite et il y aurait une liqueur
d’une autre espèce. Mais si la liqueur qu’on a ajoutée était de la même espèce,
par exemple, si on mêlait du vin avec du vin, l’espèce resterait la même à la
vérité, mais le vin ne serait plus le même numériquement, ce qu’atteste la
diversité des accidents ; comme dans le cas où un vin serait blanc et l’autre
rouge. D’un autre côté, si la liqueur qu’on ajoute était en si petite quantité
qu’elle ne pût se répandre dans le tout, ce tout ne deviendrait pas du vin
mélangé, mais il n’y aurait qu’une de ses parties qui le serait ; elle ne
resterait pas la même numériquement, à cause du mélange de cette matière
étrangère, mais elle serait cependant la même spécifiquement, non seulement
dans le cas où cette petite quantité de liqueur serait de la même espèce que le
vin, mais encore dans celui où elle serait d’une autre espèce ; par la raison
qu’une goutte d’eau mêlée à beaucoup de vin devient de l’espèce du vin, comme
le dit Aristote (De generat.,
liv. 1, text. 34, 39 et 88). — Or, il est évident,
d’après ce que nous avons dit (art. 4 et quest. 76, art. 6, Réponse N°3), que
le corps et le sang du Christ restent dans l’eucharistie, tant que les espèces
restent les mêmes numériquement. Car c’est tel pain ou tel vin qui est
consacré. Par conséquent, si l’on y mélange une si grande quantité de liqueur
quelconque, qu’elle atteigne tout le vin consacré et qu’il en résulte un
mélange particulier, alors ce vin n’est plus le même numériquement et le sang
du Christ n’y est plus présent. D’un autre côté si on
y ajoute une si petite quantité de liqueur qu’elle ne puisse se répandre dans
le tout, qu’elle atteigne une partie des espèces, le sang du Christ cessera
d’être dans cette partie, mais il restera sous les autres (Ainsi toute la
question revient à savoir si les espèces consacrées sont détruites par ce
mélange ou si elles subsistent encore.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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