Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 78 : De la forme du sacrement de l’eucharistie

 

            Nous devons nous occuper ensuite de la forme de ce sacrement. — A cet égard il y a six questions à examiner : 1° Quelle est la forme de ce sacrement ? (Bucer a prétendu que l’on ne devait point prononcer de paroles, Calvin disait que les paroles qu’on prononçait n’étaient que pour exciter la foi des fidèles ; Luther voulait qu’il n’y eut pas de forme précise pour l’eucharistie. Toutes ces erreurs se trouvent condamnées par le concile de Trente et le concile de Florence qui dit : Formæ hujus sacramenti sunt verba Salvatoris quibus hoc conficit sacramentum. Sacerdos enim in persona Christi loquens, hoc conficit sacramentum.) — 2° La forme de la consécration du pain est-elle convenable ? (Cet article est une explication de la forme Hoc est enim corpus meum, dont saint Thomas rend compte de chaque expression.) — 3° La forme de la consécration du sang est-elle convenable ? (Cet article a pour objet l’explication de la formule de consécration du vin : Hic est enim calix sanguinis mei, novi et æterni Testamenti ; mysterium fidei, qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum.) — 4° De la vertu de ces deux formes. (Cette question revient à ce que nous avons dit sur la manière dont les sacrements produisent la grâce, s’ils la produisent physiquement ou moralement (Voy. quest. 62, art. 1).) — 5° De la vérité de leurs expressions. — 6° De la comparaison d’une forme avec une autre.

 

Article 1 : La forme de leucharistie est-elle celle-ci : Ceci est mon corps et Ceci est le calice de mon sang ?

 

            Objection N°1. Il semble que la forme de l’eucharistie ne soit pas celle-ci : Ceci est mon corps et ceci est le calice de mon sang. Car il semble que la forme de ce sacrement doive comprendre les paroles par lesquelles le Christ a consacré son corps et son sang. Or, le Christ a auparavant béni le pain qu’il avait reçu et puis il a dit : Recevez et mangez, ceci est mon corps, comme on le voit (Matth., 26, 26), et il a fait de même pour le calice. Les paroles citées ne sont donc pas la forme de ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°1 : A cet égard il y a beaucoup d’opinions différentes. En effet, les uns ont dit que le Christ qui avait une puissance d’excellence dans les sacrements, a produit l’eucharistie sans aucune forme de paroles et qu’ensuite il a prononcé les mots sous lesquels les autres devraient consacrer. C’est ce que paraissent signifier ces paroles d’Innocent III (De myst. Mis., liv. 4, chap. 6) : On peut dire certainement que le Christ a fait ce sacrement par sa vertu divine et qu’ensuite il a exprimé la forme sous laquelle ceux qui viendraient après lui consacreraient. Mais ce sentiment a expressément contre lui les paroles de l’Evangile où il est dit que le Christ a béni ; et cette bénédiction s’est faite sans doute avec des paroles. Par conséquent ce passage d’Innocent III exprime plutôt une opinion (Cette opinion a été soutenue par Ambroise Catherine dans deux opuscules qu’il a adressés au concile de Trente, mais elle n’a jamais compté beaucoup de partisans.) qu’une décision. — D’autres ont prétendu que cette bénédiction s’est faite par d’autres paroles qui nous sont inconnues. Mais cette hypothèse n’est pas soutenable, parce que la bénédiction de la consécration se fait maintenant en récitant ce qui a été fait alors ; par conséquent, si la consécration n’avait pas été faite alors par ces paroles, elle ne le serait pas non plus maintenant. — C’est pour cela que d’autres ont avancé que cette bénédiction s’est faite avec les mêmes expressions qu’elle se fait maintenant ; mais que le Christ les a prononcées deux fois, d’abord secrètement pour consacrer et ensuite manifestement pour instruire. Mais cette opinion ne vaut pas mieux que les autres, parce que le prêtre consacre en prononçant ces paroles, non comme ayant été dites par le Christ dans une bénédiction secrète, mais comme ayant été prononcées publiquement ; et puisque ces paroles n’ont de force que parce que le Christ les a prononcées, il semble que le Christ ait consacré en les prononçant manifestement. — C’est pour ce motif que d’autres ont dit que les évangélistes n’ont pas toujours conservé le même ordre en racontant la manière dont les choses se sont passées, comme on le voit dans saint Augustin (De consensu Evang., liv. 2, chap. 30, 31 et 44), et que par conséquent on doit comprendre que l’ordre de la chose qui s’est passée peut s’exprimer ainsi : Recevant le pain il le bénit en disant : Ceci est mon corps, et ensuite il le rompit et le donna à ses disciples. Mais on peut obtenir le même sens sans changer les paroles de l’Evangile. Car le participe disant implique la concomitance des mots que l’on prononce avec les choses qui précèdent. Or, il ne faut pas que cette concomitance s’entende seulement par rapport à la dernière parole qui a été prononcée, comme si le Christ eût prononcé ces paroles seulement quand il donna les espèces consacrées à ses disciples ; mais on peut l’entendre par rapport à tout ce qui précède, de manière que le sens de cette phrase est celui-ci : Pendant qu’il bénissait le pain, qu’il le rompait et le donnait à ses disciples, il dit ces paroles : Recevez, etc. (D’après saint Thomas la bénédiction aurait été la consécration elle-même, mais saint Bonaventure (4, d. 8 Dom., d. 11) et plusieurs autres théologiens pensent que la bénédiction a précédé la consécration ; ce qui nous paraît plus probable. Ainsi la consécration n’aurait eu lieu que quand il dit : Accipite et manducate, hoc est corpus meum.).

 

            Objection N°2. Eusèbe d’Emèse dit (Hom. 5 de Pasch.) que le prêtre invisible change en son corps les créatures visibles en disant : Recevez et mangez, ceci est mon corps. Toutes ces paroles paraissent donc appartenir à la forme de l’eucharistie, et il en est de même des paroles qui se rapportent au sang.

            Réponse à l’objection N°2 : Par ces paroles buvez et mangez on entend l’usage de la matière consacrée ; cet usage n’est pas nécessaire pour le sacrement, comme nous l’avons vu (quest. 74, art. 7). C’est pourquoi ces paroles ne sont pas de l’essence de la forme. Mais parce que l’usage de la matière consacrée appartient à une certaine perfection du sacrement, comme l’opération n’est pas la perfection première, mais la perfection seconde d’une chose ; il s’ensuit que toutes ces paroles expriment la perfection entière de l’eucharistie (C’est pour ce motif que toutes les fois qu’un prêtre doit consacrer il est strictement obligé de commencer aux mots : Qui pridiè quam pateretur, et de prononcer toutes les paroles suivantes pour la consécration, et de répondre à simili modo postquam est, pour la consécration du vin, quoique toutes ces paroles ne soient pas essentielles.). C’est ainsi qu’Eusèbe a compris (loc. cit.) que le sacrement est confectionné par ces paroles, relativement à sa perfection première et à sa perfection seconde (La perfection première est la substance même de la chose, et la perfection seconde est son opération.).

 

            Objection N°3. Dans la forme du baptême on exprime la personne du ministre et son acte, quand on dit : Je te baptise. Or, dans les paroles citées précédemment, il n’est fait mention ni de la personne du ministre, ni de son acte. Cette forme de l’eucharistie n’est donc pas convenable.

            Réponse à l’objection N°3 : Dans le sacrement de baptême le ministre exerce un acte relativement à l’usage de la matière, qui est de l’essence du sacrement, ce qui n’a pas lieu dans l’eucharistie. C’est pourquoi la raison n’est pas la même.

 

            Objection N°4. La forme d’un sacrement suffit pour la perfection de ce sacrement ; par conséquent, le sacrement de baptême peut être parfaitement conféré en prononçant seulement les paroles de la forme, et en omettant toutes les autres choses. Si donc les paroles préalablement citées sont la forme de ce sacrement, il semble que ce sacrement puisse quelquefois être produit par là même que l’on prononce ces seules paroles, et en omettant toutes les autres choses que l’on dit à la messe ; ce qui cependant paraît être faux ; parce que du moment que l’on omettrait les autres paroles, celles-ci s’entendraient de la personne du prêtre qui les prononce, et ce n’est pas en son corps et en son sang que le pain et le vin sont changés. Ces paroles ne sont donc pas la forme de ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°4 : Il y en a qui ont prétendu que la consécration eucharistique ne peut être parfaite (Les grecs schismatiques disent que la consécration n’est pas produite par ces paroles : Ceci est mon corps, ceci est le calice de mon sang. Cabasilas, Mare d’Ephèse et Siméon de Thessalonique ont été les principaux défenseurs de cette erreur. Ils ont été réfutés par le cardinal Bessarion (Opusc. de Eucharistia) et par Allatius (De cons. Orient, et Occid. Eccles., liv. 3, chap. 15).), quand on ne prononce que les paroles qui sont citées et qu’on omet les autres, surtout celles qui sont dans le canon de la messe. Mais cette opinion est évidemment fausse, soit d’après le passage de saint Ambroise (in arg. Sed contra), soit parce que le canon de la messe n’a pas été le même dans toutes les Eglises, ni dans tous les temps, et qu’il y a différentes choses qui y ont été ajoutées par différentes personnes. — Par conséquent, il faut dire que si le prêtre ne prononçait que ces paroles avec l’intention de consacrer, le sacrement serait valide, parce que l’intention ferait que ces paroles auraient le même sens que si elles étaient prononcées dans la personne du Christ, quand même on ne réciterait pas les paroles précédentes. Cependant le prêtre qui consacrerait ainsi pécherait très grièvement (C’est aussi ce que disent les rubriques du missel romain (De defectibus).), comme n’observant pas le rite de l’Eglise. D’ailleurs il n’en est pas de l’eucharistie comme du baptême qui est un sacrement nécessaire ; tandis qu’on peut suppléer au défaut de l’eucharistie par la manducation spirituelle, selon la remarque de saint Augustin (Tract. 26 in Joan.).

 

            Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De sacram., liv. 4, chap. 4) : La consécration est produite par les expressions et les paroles de Jésus-Christ ; car par toutes les autres choses que l’on dit on loue Dieu, on lui adresse des prières pour le peuple, pour les rois et pour tout le reste ; tandis qu’au moment de la consécration, le prêtre ne fait plus usage de ses propres paroles, mais il se sert des paroles du Christ. C’est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement.

 

            Conclusion La forme du sacrement de l’eucharistie doit être celle que le Christ a exprimée en disant : Ceci est mon corps et ceci est le calice de mon sang.

            Il faut répondre que ce sacrement diffère des autres en deux points : 1° En ce que ce sacrement est rendu parfait par la consécration de la matière, tandis que les autres ne sont consommés que par l’usage de la matière, consacrée. 2° En ce que dans les autres sacrements la consécration de la matière ne consiste que dans une bénédiction, de laquelle la matière consacrée reçoit instrumentalement une vertu spirituelle qui, par le ministre qui est un instrument animé, peut s’étendre à des instruments inanimés ; au lieu que dans l’eucharistie la consécration de la matière consiste dans une conversion miraculeuse de la substance qui ne peut être produite que par Dieu. Par conséquent, le ministre en produisant ce sacrement ne fait pas autre chose que de prononcer des paroles. — Et comme la forme doit convenir à la chose, il s’ensuit que la forme de ce sacrement diffère des formes des autres sacrements de deux manières : 1° Parce que les formes des autres sacrements impliquent l’usage de la matière, comme le baptême ou la confirmation ; tandis que la forme de ce sacrement n’implique que la consécration de la matière qui consiste dans la transsubstantiation, comme quand on dit : Ceci est mon corps ou ceci est le calice de mon sang. 2° Parce que les formes des autres sacrements sont mises dans la bouche du ministre, soit à la manière de celui qui exerce un acte, comme quand on dit : Je te baptise ou Je te confirme, soit à la manière de celui qui commande, comme quand on dit dans le sacrement de l’ordre : Recevez la puissance, etc., soit d’une manière déprécatoire, comme quand on dit dans le sacrement de l’extrême-onction : Par cette onction et par notre intercession, etc. ; au lieu que la forme de l’eucharistie est mise en quelque sorte dans la bouche du Christ lui-même (C’est pour ce motif que la consécration serait nulle si le prêtre disait : Hoc est corpus Christi, hic est calix sanguinis Christi, parce qu’il est essentiel qu’il parle au nom du Christ.), pour nous faire comprendre que le ministre dans la confection de ce sacrement ne fait rien autre chose que de prononcer les paroles du Christ.

 

Article 2 : Cette forme de la consécration du pain : Ceci est mon corps, est-elle convenable ?

 

            Objection N°1. Il semble que cette forme de la consécration du pain : Ceci est mon corps, ne soit pas convenable. Car par la forme d’un sacrement on doit en exprimer l’effet. Or, l’effet qui est produit dans la consécration du pain est la conversion de la substance du pain au corps du Christ, qui est plutôt exprimée par le verbe est fait (fit) que par le verbe est. On devrait donc dire dans la forme de la consécration : Ceci est fait (fit) mon corps.

            Réponse à l’objection N°1 : La conversion qui est en voie d’être faite n’est pas le dernier effet de la consécration, mais c’est la conversion consommée, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi on doit plutôt exprimer celle-ci dans la forme.

 

            Objection N°2. Saint Ambroise dit (De sacram., liv. 4, chap. 4) : La parole du Christ produit ce sacrement. Quelle est la parole du Christ ? celle par laquelle tout a été fait. Le Seigneur a ordonné : et les cieux et la terre ont été faits. La forme du sacrement serait donc plus convenable si l’on mettait le verbe à l’impératif en disant : Que ce soit (sit) mon corps.

            Réponse à l’objection N°2 : La parole de Dieu, qui a opéré dans la création de l’univers, est celle qui opère aussi dans la consécration, mais d’une manière différente. Car, dans l’eucharistie, elle opère d’une manière efficiente et sacramentelle, c’est-à-dire selon la force de sa signification (Les mots devant être pris selon sens naturel, c’est pour ce motif que le verbe est ne peut être pris pour le mot significat, comme le veulent les hérétiques.). C’est pourquoi il faut que dans cette parole on signifie le dernier effet de la consécration par le verbe substantif mis à l’indicatif et au présent. Mais dans la création elle a opéré seulement d’une manière efficiente et cette efficacité a été réglée par l’ordre de sa sagesse. C’est pour cela que dans la création la parole de Dieu est exprimée par le verbe à l’impératif, d’après ce passage de la Genèse (1, 3) : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite.

 

            Objection N°3. Par le sujet de cette formule on implique ce qui est converti, comme par le prédicat on implique le terme de la conversion. Or, comme on a déterminé ce en quoi la conversion se fait (car elle ne se fait qu’au corps du Christ), de même on a aussi déterminé ce qui est converti, car il n’y a que le pain qui soit converti au corps du Christ. Par conséquent, comme par rapport au prédicat on met le nom ; de même, par rapport au sujet, on doit le mettre aussi, de telle sorte qu’on dise : Ce pain est mon corps.

            Réponse à l’objection N°3 : Le terme à quo quand la conversion est consommée ne conserve pas la nature de sa substance, comme le terme ad quem ; et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

            Objection N°4. Comme ce qui est le terme de la conversion est d’une nature déterminée (parce que c’est un corps), de même il appartient aussi à une personne déterminée. Par conséquent, comme on emploie le mot corps pour déterminer la nature, de même on devrait dire pour déterminer la personne : Ceci est le corps du Christ.

            Réponse à l’objection N°4 : Par le pronom meum (Ce pronom ne signifie pas l’union, mais l’identité du corps du Christ.), qui implique la démonstration de la première personne qui est la personne de celui qui parle, on exprime suffisamment la personne du Christ, puisque c’est en son nom qu’on prononce ces paroles, comme nous l’avons dit (art. préc.).

 

            Objection N°5. Dans les paroles de la forme il ne doit rien y avoir qui ne soit pas de sa substance. C’est donc à tort que dans certains livres on ajoute la conjonction car qui n’est pas de la substance de la forme.

            Réponse à l’objection N°5 : La conjonction car est ajoutée à cette forme selon la coutume de l’Eglise romaine, qui vient de l’apôtre saint Pierre, et on l’ajoute pour faire suite aux paroles qui précèdent. C’est pourquoi elle n’appartient pas à la forme (Cette particule n’est pas essentielle à la forme, cependant il y aurait faute grave si on l’omettait de propos délibéré. Reverà, dit saint Liguori, in re tam gravi non videtur levis materia quæcumque levis mutatio deliberatè opposita (liv. 6, n° 220).), pas plus que les autres paroles qui la précèdent.

 

            Mais c’est le contraire. Le Seigneur s’est servi de cette forme en consacrant, comme on le voit (Matth., chap. 26).

 

            Conclusion Puisque la forme sacramentelle doit signifier ce qui est produit dans le sacrement, la forme de consécration dont le Christ s’est servi et qui consiste dans ces paroles : Ceci est mon corps, est très convenable.

            Il faut répondre que cette forme de la consécration du pain est convenable. Car nous avons dit (art. préc.) que cette consécration consiste dans la conversion de la substance du pain au corps du Christ. Or, il faut que la forme du sacrement signifie ce qui se fait dans le sacrement. Par conséquent la forme de la consécration du pain doit signifier la conversion elle-même du pain au corps du Christ, dans laquelle on considère trois choses : la conversion elle-même, le terme à quo et le terme ad quem. On peut considérer la conversion de deux manières : selon qu’elle est en voie d’être produite et selon qu’elle l’est. Or, dans la forme sacramentelle la conversion n’a pas dû être signifiée comme en voie d’être produite, mais comme étant consommée : 1° Parce que cette conversion n’est pas successive, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 7), mais instantanée. Dans ces sortes de changements, le devenir et l’avoir été fait sont une seule et même chose. 2° Parce que les formes sacramentelles sont à la signification de l’effet du sacrement ce que sont les formes artificielles à la représentation d’un effet de l’art. Or, la forme artificielle est la ressemblance du dernier effet vers lequel se porte l’intention de l’artiste ; comme la forme de l’art dans l’esprit de l’architecte est la forme de la maison bâtie principalement et se rapporte conséquemment à sa construction. C’est pour cela que dans la forme sacramentelle on doit exprimer la conversion comme la chose faite à laquelle l’intention se porte. Et parce que la conversion est exprimée dans cette forme comme une chose faite, il est nécessaire que les parties extrêmes de la conversion soient signifiées telles qu’elles sont après que la conversion est opérée. Alors le terme ad quem a la nature propre de sa substance, tandis que le terme à quo ne subsiste pas selon sa substance, mais seulement selon les accidents par lesquels il est soumis aux sens et peut être déterminé à leur égard. Par conséquent il est convenable que le terme à quo de la conversion soit exprimé parle pronom démonstratif (Sylvius observe que si au lieu du pronom hoc on se servait du mot istud la forme serait valide, mais qu’elle ne le serait pas si on mettait illud ; parce que le mot istud démontre une chose présente, tandis qu’il n’en est pas de même du mot illud. Si on se servait du mot hic pris adverbialement, la consécration serait nulle, parce qu’on ne signifierait pas un changement substantiel.) qui se rapporte aux accidents sensibles qui restent ; et que le terme ad quem soit exprimé par un nom qui signifie la nature de la chose en laquelle la conversion s’est faite, et qui est le corps du Christ tout entier et non pas seulement sa chair, comme nous l’avons vu (quest.76, art. 1 ad 2, et art. 2). Cette forme : Ceci est mon corps, est donc très convenable.

 

Article 3 : Cette forme de la consécration du vin : Ceci est le calice de mon sang, est-elle convenable ?

 

            Objection N°1. Il semble que la forme convenable de la consécration du vin ne soit pas celle-ci : Ceci est le calice de mon sang, de la nouvelle et de l’éternelle alliance, mystère de la foi, qui sera répandu pour vous et pour beaucoup pour la rémission des péchés. Car, comme le pain est converti au corps du Christ par la force de la consécration, de même le vin est converti en son sang, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 76, art. 1 à 3). Or, dans la forme de la consécration on met directement le corps du Christ, sans rien ajouter autre chose. C’est donc à tort que dans cette forme on met le sang du Christ à un autre cas et qu’on ajoute le calice au nominatif, en disant : Ceci est le calice de mon sang.

            Réponse à l’objection N°1 : Quand on dit : Ceci est le calice de mon sang, il y a là une expression figurée qu’on peut entendre de deux manières : 1° Par métonymie qui est une figure par laquelle on prend le contenant pour le contenu, de sorte que le sens est celui-ci : Ceci est mon sang contenu dans le calice dont il est fait ici mention ; parce que le sang du Christ est consacré dans l’eucharistie pour être le breuvage des fidèles, ce que n’implique pas la nature du sang, et c’est pour cela qu’il a fallu le désigner par un vase qui fût en rapport avec cet usage. 2° On peut l’entendre métaphoriquement, selon que par le calice on comprend par analogie la passion du Christ qui enivre à la façon d’un calice, d’après ces paroles du prophète (Lam., 3, 15) : Il m’a rempli d’amertume et m’a enivré d’absinthe. C’est pourquoi le Seigneur appelle lui-même sa passion un calice quand il dit (Matth. 26, 39) : Que ce calice s’éloigne de moi, de telle sorte que cette expression signifie : Ceci est le calice de ma passion, dont il est fait mention par le sang que l’on consacre séparément du corps ; parce que dans la passion le sang a été séparé du corps.

 

            Objection N°2. Les paroles qu’on prononce dans la consécration du pain ne sont pas plus efficaces que celles qu’on prononce dans la consécration du vin, puisqu’elles sont les unes et les autres les paroles du Christ. Or, immédiatement après qu’on a dit : Ceci est mon corps, la consécration du pain est parfaite. Par conséquent, aussitôt qu’on a dit : Ceci est le calice de mon sang, la consécration du sang est parfaite aussi. Ainsi, ce qui suit ne paraît pas être de la substance de la forme, puisqu’il appartient aux propriétés de ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (Réponse N°1 et quest. 76, art. 2, Réponse N°1), le sang consacré à part représente expressément la passion du Christ. C’est pourquoi dans la consécration du sang il est fait mention de l’effet de la passion plutôt que dans la consécration du corps, qui est le sujet de la passion ; ce qui est désigné par ces paroles du Seigneur : qui sera livré pour vous, comme s’il eût dit : qui sera pour vous assujetti à la passion.

 

            Objection N°3. Le Nouveau Testament paraît appartenir à l’inspiration intérieure, comme on le voit d’après la citation que fait saint Paul (Héb., 8, 8) de ces paroles de Jérémie (31, 31) : Je consommerai avec la maison d’Israël une nouvelle alliance en donnant ma loi dans leur cœur. Or, le sacrement extérieur se produit visiblement. C’est donc à tort que dans la forme du sacrement on dit : le sang de la nouvelle alliance.

            Réponse à l’objection N°3 : Un testament est la disposition d’un héritage. Or, Dieu a disposé l’héritage céleste pour être donné aux hommes par la vertu du sang de Jésus-Christ, parce que, comme le dit saint Paul (Héb., 9, 16) : Où il y a un testament, il est nécessaire que la mort du testateur intervienne. Or, le sang du Christ a été donné aux hommes de deux manières. 1° En figure, ce qui appartient à l’Ancien Testament. C’est pour cela que l’Apôtre conclut (ibid.) : Le premier testament ne fut confirmé qu’avec le sang. Ce qui est évident d’après le livre de la loi où il est rapporté (Ex., chap. 24), que Moïse ayant récité toutes les ordonnances de la loi, il aspergea tout le peuple en disant : Ceci est le sang du testament que Dieu a fait en votre faveur. 2° Il a été versé en réalité, ce qui se rapporte au Nouveau Testament. C’est ce qu’exprime auparavant l’Apôtre en disant : C’est pour ce motif que le médiateur du Testament nouveau est le Christ, afin que par la mort qu’il a soufferte, ceux qui sont appelés de Dieu reçoivent l’héritage éternel qu’il a promis. On dit donc : Ce sang du Nouveau Testament, parce qu’il n’est plus donné en figure, mais en vérité, et c’est pour cela qu’on ajoute : qui sera répandu pour vous. Quant à l’inspiration intérieure, elle procède de la vertu de ce sang, selon que nous sommes justifiés par la passion du Christ.

 

            Objection N°4. On dit qu’une chose est nouvelle parce qu’elle est près du commencement de son être. Or, ce qui est éternel n’a pas de commencement à l’égard de son être. C’est donc à tort qu’on dit : nouvelle et éternelle, parce que ces mots semblent impliquer une contradiction.

            Réponse à l’objection N°4 : Ce testament est nouveau en raison de ce qu’il nous a été donné nouvellement (Par opposition à l’Ancien Testament qui avait été donné auparavant et qui ne délivrait pas l’homme de son ancien état de péché.) ; et on dit qu’il est éternel en raison du décret éternel de Dieu qui l’a pré-ordonné, aussi bien qu’en raison de l’héritage éternel dont ce testament dispose. D’ailleurs la personne du Christ, par le sang duquel ce testament est disposé, est elle-même éternelle.

 

            Objection N°5. On doit écarter tout ce qui peut être pour les hommes une occasion d’erreur, d’après ces paroles du prophète (Is., 57, 14) : Enlevez du chemin de mon peuple tout ce qui peut être une pierre d’achoppement. Or, il y en a qui se sont trompés en pensant qu’il n’y avait dans l’eucharistie que le corps et le sang mystique du Christ. C’est donc à tort qu’on met dans cette forme : Mystère de foi.

            Réponse à l’objection N°5 : Le mot mystère est mis là, non pour exclure la vérité de la chose, mais pour montrer ce qu’il y a en elle de caché ; parce que le sang du Christ est dans l’eucharistie d’une manière voilée et que la passion elle-même du Christ a été figurée aussi de la sorte dans l’Ancien Testament.

 

            Objection N°6. Nous avons dit (quest. 73, art. 3, Réponse N°3) que, comme le baptême est le sacrement de la foi, de même l’eucharistie est le sacrement de la charité. On doit donc mettre dans cette forme la charité plutôt que la foi.

            Réponse à l’objection N°6 : Il est dit : Mystère de la foi, comme étant l’objet de la foi ; parce qu’il n’y a que la foi seule qui sache que le sang du Christ est véritablement dans l’eucharistie, et parce que c’est aussi par la foi que la passion du Christ justifie. On appelle le baptême le sacrement de la foi, parce qu’il est une protestation de la foi ; mais on dit que l’eucharistie est le sacrement de la charité, en raison de ce qu’elle figure et de ce qu’elle produit.

 

            Objection N°7. Ce sacrement tout entier, par rapport au corps aussi bien que par rapport au sang, est le mémorial de la passion du Seigneur ; d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 11, 26) : Toutes les fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur. On n’aurait donc pas dû faire mention de la passion du Christ et de son fruit dans la forme de la consécration du sang plutôt que dans la forme de la consécration du corps, surtout puisque le Seigneur a dit (Luc, 22, 19) : Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous.

            Réponse à l’objection N°7 : Il faut répondre au septième, que, comme nous l’avons dit (Réponse N°2), le sang consacré séparément du corps représente plus expressément la passion du Christ. Et c’est pour ce motif que dans la consécration du sang il est fait mention de la passion du Christ et de ses fruits plutôt que dans la consécration du pain.

 

            Objection N°8. La passion du Christ, comme nous l’avons vu (quest. 48, et 49, art. 2), a été suffisante pour tous et efficace pour un grand nombre. On eût donc dû dire : qui sera répandu pour tous ou pour un grand nombre, sans ajouter pour vous.

            Réponse à l’objection N°8 : Le sang de la passion du Christ a été efficace non seulement pour les Juifs choisis auxquels a été donné le sang de l’Ancien Testament, mais encore pour les gentils ; non seulement pour les prêtres qui consacrent ce sacrement ou pour les autres qui le reçoivent, mais encore pour ceux pour lesquels il est offert. C’est pourquoi il est dit expressément : Pour vous, Juifs, et pour beaucoup, c’est-à-dire pour les gentils ; ou bien pour vous qui le mangez, et pour beaucoup pour lesquels il est offert.

 

            Objection N°9. Les paroles par lesquelles on consacre tirent leur efficacité de l’institution du Christ. Or, aucun évangéliste ne rapporte que le Christ ait dit toutes ces paroles. Cette forme de la consécration du vin n’est donc pas convenable.

            Réponse à l’objection N°9 : Les évangélistes n’ont pas eu l’intention de donner les formes des sacrements qui dans la primitive Eglise devaient rester secrètes, comme le dit saint Denis (De eccles. hierarch., chap. 7), mais ils ont voulu raconter l’histoire du Christ. Cependant on peut retrouver presque toutes ces expressions dans les divers endroits de l’Ecriture. Car ces paroles : Ceci est le calice, se trouvent (Luc, chap. 22 et 1 Cor, chap. 11). Dans saint Matthieu (chap. 26) il est dit : Ceci est mon sang, le sang du Nouveau Testament qui va être répandu pour beaucoup, pour la rémission des péchés. Quant aux mots éternel et mystère de foi, ils viennent de la tradition (Ce serait une bien grande faute, dit Mgr Gousset, que de substituer une autre forme eucharistique à celle du missel romain, sous prétexte que celle-ci n’est pas entièrement tirée de l’Ecriture sainte, de supprimer, par exemple, les mots æterni et mysterium fidei, que nous tenons de la tradition.) du Seigneur, qui est parvenue à l’Eglise par les apôtres, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 11, 23) : C’est du Seigneur que j’ai reçu ce que je vous ai transmis.

 

            Mais c’est le contraire. L’Eglise, instruite par les apôtres, se sert de cette forme dans la consécration du vin.

 

            Conclusion La forme de la consécration du vin est convenable, car elle est celle dont le Christ s’est servi, et elle consiste dans ces paroles : Ceci est le calice de mon sang, de la nouvelle et de l’éternelle alliance, mystère de foi, qui sera répandu pour vous et pour un grand nombre, pour la rémission des péchés.

            Il faut répondre qu’à l’égard de cette forme il y a deux sortes d’opinion. Car il y en a qui ont dit que ces paroles seules : Ceci est le calice de mon sang, sont de l’essence de la forme et que celles qui suivent n’en sont pas. Mais il semble que ce sentiment ne soit pas convenable ; parce que les paroles qui suivent sont une détermination du prédicat, c’est-à-dire du sang du Christ ; par conséquent elles appartiennent à l’intégrité de cette formule (A cet égard, les thomistes sont partagés sur la pensée véritable de saint Thomas au sujet de cette question. Il y en a qui croient qu’il considérait absolument toutes les paroles de la formule jusqu’à quotiescumque comme étant essentielles au point que la consécration serait nulle si on ne les prononçait toutes. Sylvius, Billuart et un très grand nombre d’autres croient qu’il a seulement voulu dire que ses paroles n’étaient nécessaires qu’à l’intégrité de la formule. Ils pensent qu’il n’y a d’essentiel que ces mots : Ceci est le calice de mon sang ; ce qui est le sentiment le plus commun et le plus probable.). — C’est pourquoi d’autres disent avec plus de raison, que toutes les paroles qui suivent sont de la substance de la formule, jusqu’à ce qui vient ensuite : Toutes les fois que vous ferez cela, ce qui appartient à l’usage de ce sacrement ; ces dernières ne sont donc pas de la substance de la forme. De là il arrive que le prêtre prononce toutes ces paroles sous le même rite et de la même manière, c’est-à-dire en tenant le calice dans ses mains. D’ailleurs dans saint Luc (22, 20) les paroles qui suivent sont mêlées à celles qui précèdent en disant : Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang. On doit donc dire que toutes les paroles citées (in arg. 1) sont de la substance de la forme, mais que par les premières, quand on dit : Ceci est le calice de mon sang, on signifie le changement du vin dans le sang de la manière que nous avons dite (art. préc.), dans la forme de la consécration du pain ; et par les paroles qui suivent on désigne la vertu du sang répandu dans la passion, qui opère dans ce sacrement, et qui se rapporte à trois choses. 1° Elle a principalement pour but de nous faire obtenir l’héritage éternel, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 10, 19) : Nous avons par le sang de Jésus la liberté d’entrer avec confiance dans le sanctuaire. C’est pour désigner cette chose qu’on dit : Le sang de la nouvelle et de l’éternelle alliance. 2° La justice de la grâce qui existe par la foi, suivant ces autres paroles du même apôtre (Rom., 3, 25) : Dieu a destiné le Christ pour être la victime de propitiation par la foi qu’on aurait en son sang, pour qu’il soit évident qu’il est juste et qu’il justifie celui qui tend à la justice par la foi en Jésus-Christ. Et c’est pour cela qu’on ajoute : Mystère de foi. 3° L’éloignement de ce qui était un obstacle à ses deux effets, c’est-à- dire l’anéantissement du péché, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 9, 14) : Le sang du Christ purifiera notre conscience des œuvres mortes, c’est-à-dire des péchés, et c’est par rapport à cela qu’on ajoute : qui sera répandu pour vous et pour beaucoup, pour la rémission des péchés (Dans le cas où un prêtre n’aurait prononcé que les mots : Ceci est le calice de mon sang, et omis le reste, saint Liguori pense qu’il devrait consacrer de nouveau, en prononçant la forme en entier (liv. 6, n° 225).).

 

Article 4 : Dans les paroles de ces deux formules y a-t-il une vertu créée qui soit la cause efficiente de la consécration ?

 

            Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans les paroles de ces deux formules une puissance créée qui soit la cause efficiente de la consécration. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 4, chap. 14) : que c’est par la seule vertu de l’Esprit-Saint que s’opère la conversion du pain au corps du Christ. Or, la vertu de l’Esprit-Saint est la vertu incréée. Donc ce sacrement n’est point produit par la vertu créée de ces paroles.

            Réponse à l’objection N°1 : Quand on dit que c’est par la seule vertu de l’Esprit-Saint que le pain est converti au corps du Christ, on n’exclut pas la vertu instrumentale qui est dans la forme de ce sacrement ; comme quand on dit qu’il n’y a qu’un coutelier qui fasse des couteaux, on n’exclut pas la vertu du marteau.

 

            Objection N°2. Les œuvres miraculeuses ne sont pas produites par une vertu créée, mais par la seule vertu divine, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 110, art. 4). Or, la conversion du pain et du vin au corps et au sang du Christ est une œuvre qui n’est pas moins miraculeuse que la création du monde, ou la formation du corps du Christ dans le sein d’une vierge ; ce qui ne peut être produit par aucune vertu créée. Ce sacrement n’est donc pas consacré par la vertu créée de ces paroles.

            Réponse à l’objection N°2 : Aucune créature ne peut faire des œuvres miraculeuses, comme agent principal, mais elle peut en faire instrumentalement. C’est ainsi que le contact de la main du Christ a guéri le lépreux. Les paroles du Christ changent de cette manière le pain au corps du Christ ; ce qui n’a pu avoir lieu dans la conception du corps du Christ, car il ne pouvait rien alors sortir de son corps qui eût une vertu instrumentale capable de le former (Car il n’y a rien qui se produise soi-même.). Dans la création, il n’y a rien eu non plus sur lequel l’action instrumentale de la créature pût s’appuyer et qu’elle put avoir pour terme. Par conséquent, il n’y a pas de parité.

 

            Objection N°3. Ces formules ne sont pas simples, mais composées de beaucoup de mots ; on ne les prononce pas simultanément, mais successivement. La conversion qui s’opère étant instantanée, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 7), il faut donc qu’elle soit produite par une vertu simple et par conséquent qu’elle ne le soit pas par la vertu de ces paroles.

            Réponse à l’objection N°3 : Ces paroles par lesquelles se fait la consécration opèrent sacramentellement. Par conséquent, la puissance de conversion qui existe dans ces formules résulte de la signification qui est complète quand la dernière parole est prononcée. C’est pourquoi, au dernier instant où l’on prononce les paroles, ces formules obtiennent cette vertu, mais par rapport à ce qui précède ; et cette vertu est simple en raison de la chose signifiée qui est simple, quoiqu’il y ait quelque chose de composé dans les paroles qu’on prononce extérieurement.

 

            Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De sacr., liv. 4, chap. 4) : Si les paroles de Jésus-Christ ont tant de force qu’elles donnent l’être à ce qui n’existait pas, à plus forte raison doivent-elles faire que les choses qui étaient existent et qu’elles soient changées en une autre. Par conséquent ce qui était du pain avant la consécration est le corps du Christ après, parce que la parole du Christ change une créature en autre chose.

 

            Conclusion Le sacrement de l’eucharistie étant plus noble que les autres, il est nécessaire que les paroles formelles de ce sacrement aient une vertu créée qui produise la consécration.

            Il faut répondre qu’il y en a qui ont prétendu qu’il n’y avait aucune vertu créée, ni dans les formes que nous avons citées (art. 2 et 3), pour produire la transsubstantiation, ni dans les autres formes des sacrements, et qu’il n’y en avait même pas dans les sacrements eux-mêmes pour produire leurs effets ; ce qui est contraire, comme nous l’avons vu (quest. 62, art. 1, 3 et 4), aux sentiments des Pères et ce qui déroge à la dignité des sacrements de la loi nouvelle. — Par conséquent, puisque l’eucharistie est un sacrement plus noble que les autres, comme nous l’avons dit (quest. 65, art. 3), il s’ensuit que dans les paroles formelles de ce sacrement, il y a une vertu créée pour produire la conversion qui s’y opère ; mais cette vertu est instrumentale, comme dans les autres sacrements, ainsi que nous l’avons vu (quest. 62, art. 1, 3 et 4). Car, puisque ces paroles sont prononcées en la personne du Christ, c’est par son ordre qu’elles reçoivent de lui une vertu instrumentale ; comme toutes ses autres actions ou toutes ses autres paroles ont instrumentalement une vertu salutaire, ainsi que nous l’avons dit (ibid.).

 

Article 5 : Les paroles consécratoires sont-elles vraies ?

 

            Objection N°1. Il semble que les paroles consécratoires ne soient pas véritables. Car, quand on dit : Ceci est mon corps, le mot ceci est déterminatif de la substance. Or, d’après ce que nous avons dit (art. 2), quand on prononce ce pronom hoc, la substance du pain est encore là ; parce que la transsubstantiation se fait au dernier instant où l’on prononce les paroles. Et comme il est faux de dire : Le pain est le corps du Christ, il est donc faux aussi de dire : Ceci est mon corps.

            Réponse à l’objection N°1 : Le mot ceci désigne la substance, mais sans déterminer sa nature propre, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

            Objection N°2. Le pronom ceci fait une démonstration qui se rapporte aux sens. Or, les espèces sensibles qui sont dans l’eucharistie ne sont pas le corps lui-même du Christ, ni les accidents du corps du Christ. Cette manière de parler ne peut donc pas être vraie : Ceci est mon corps.

            Réponse à l’objection N°2 : Le pronom ceci ne désigne pas les accidents, mais la substance contenue sous les accidents, qui fut d’abord du pain, et qui est ensuite le corps du Christ, lequel, quoique ces accidents ne lui appartiennent pas, est cependant contenu sous eux.

 

            Objection N°3. Ces paroles, comme nous l’avons dit (art. préc.), produisent, par leur signification, la conversion du pain au corps du Christ. Or, la cause efficiente se conçoit avant l’effet. La signification de ces paroles se conçoit donc avant la conversion du pain au corps du Christ. Et comme avant la conversion cette proposition est fausse : Ceci est mon corps, on doit donc juger absolument qu’elle est fausse, et il en est de même de cette formule : Ceci est le calice de mon sang, etc.

            Réponse à l’objection N°3 : La signification de cette formule est conçue avant la chose signifiée (Ou opérée.) dans l’ordre de la nature, comme la cause est naturellement avant l’effet. Mais il n’en est pas de même dans l’ordre du temps, parce que cette cause se produit simultanément avec son effet, et cela suffit pour que la formule soit vraie.

 

            Mais c’est le contraire. Ces paroles sont prononcées par le prêtre en la personne du Christ, qui dit de lui-même (Jean, 14, 6) : Je suis la vérité.

 

            Conclusion Puisque les paroles de la consécration ont la vertu de produire ce qu’elles signifient, et que le mot ceci démontre la substance sans déterminer sa nature propre, on doit croire qu’elles sont très véritables.

            Il faut répondre qu’à cet égard il y a eu beaucoup d’opinions différentes. En effet, il y en a qui ont dit que dans cette formule : Ceci est mon corps, le mot ceci implique la démonstration selon qu’elle est conçue dans l’entendement et non selon qu’elle est appliquée ; parce que toute cette formule se prend matériellement, puisqu’on la prononce à la manière d’une chose qu’on raconte (Comme on pourrait par exemple rapporter les paroles par lesquelles Dieu a créé la lumière. Ces paroles ne produiraient pas la lumière, mais elles donneraient à entendre que la lumière a été produite par elles.). Car le prêtre rapporte que le Christ a dit : Ceci est mon corps. Mais ce sentiment n’est pas soutenable, parce que, d’après cela, ces paroles ne seraient pas appliquées à la matière corporelle qui est présente, et par conséquent le sacrement ne serait pas produit. Car saint Augustin dit (Sup. Joan., tract. 80) : La parole s’ajoute à l’élément et le sacrement est produit. En outre, on n’évite pas totalement par là la difficulté de cette question ; parce que les mêmes raisons subsistent à l’égard de la première fois où le Christ a prononcé ces paroles. C’est pourquoi il est évident qu’elles n’ont pas été prises matériellement, mais significativement. Par conséquent on doit dire aussi que quand le prêtre les prononce, elles sont prises significativement et qu’elles ne le sont pas seulement d’une manière matérielle. Peu importe d’ailleurs que le prêtre les prononce à la façon d’une chose qu’on rapporte, comme ayant été dites par le Christ ; parce qu’en raison de la vertu infinie du Christ, comme le contact de sa chair a communiqué une puissance régénératrice, non seulement à ces eaux qui ont touché le Christ, mais encore à toutes les eaux qui sont sur la terre et qui existeront dans tous les siècles futurs, de même de ce que le Christ a prononcé ces paroles, elles ont acquis une puissance consécratoire qu’exerce tout prêtre qui les prononce, absolument comme si le Christ était présent et qu’il les prononçât lui-même. — C’est pourquoi d’autres ont dit que dans cette formule, le mot ceci fait une démonstration non pour les sens, mais pour l’entendement, de telle sorte que le sens de ces paroles : Ceci est mon corps, est celui-ci : ce qui est signifié par cela est mon corps. Mais ce sentiment est également insoutenable. Car, puisque dans les sacrements ce qui est signifié est produit, cette formule ne ferait pas que le corps du Christ existât véritablement dans l’eucharistie, mais qu’il y fût seulement comme dans un signe, ce qui est hérétique (Cette erreur a été renouvelée par les réformateurs modernes, qui ont nié la présence réelle du Christ dans l’eucharistie et qui ont voulu faire de ce sacrement un signe ou une figure.), comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 1). — C’est ce qui a fait dire à d’autres que le mot ceci fait une démonstration qui se rapporte aux sens. Mais cette démonstration s’entend, non de l’instant où l’on prononce cette parole, mais du dernier instant où la parole est proférée ; comme quand on dit : maintenant je me tais ; l’adverbe maintenant fait une démonstration pour l’instant qui suit immédiatement cette parole. Car cette proposition signifie : immédiatement après avoir dit ces mots, je me tais. Mais ce sentiment n’est pas non plus solide ; parce que dans cette hypothèse le sens de cette formule serait celui-ci : Mon corps est mon corps (Cela reviendrait à cette tautologie : Le corps du Christ est le corps du Christ.), et ce n’est pas là ce que produit la formule dont nous parlons, parce que ce corps a été le corps du Christ avant que ces paroles fussent prononcées, et par conséquent ce n’est pas là ce qu’elles signifient. — Il faut donc dire, comme nous l’avons fait (art. préc.), que cette formule a une vertu qui produit la conversion du pain au corps du Christ. C’est pourquoi elle est aux autres formules qui n’ont qu’une puissance significative et non opérative, ce que la conception de l’intellect pratique qui opère les choses est à la conception de notre intellect spéculatif qui vient des choses elles-mêmes. Car les mots sont les signes des pensées, d’après Aristote (Periherm., liv. 1, in princ.). C’est pour cette raison que, comme la conception de l’intellect pratique ne présuppose pas la chose conçue, mais la fait ; de même la vérité de cette formule ne présuppose pas la chose signifiée, mais elle la produit. Car c’est ainsi que le Verbe de Dieu se rapporte aux choses faites par lui. Toutefois cette conversion ne se faisant pas successivement, mais instantanément, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 7), il s’ensuit qu’on doit comprendre que cette formule opère ce qu’elle signifie au dernier instant où les paroles sont prononcées, non pas cependant de telle sorte qu’on présuppose de la part du sujet ce qui est le terme de la conversion, c’est-à-dire que le corps du Christ est le corps du Christ, ni ce qui a été avant la conversion, c’est-à-dire le pain ; mais ce qui se rapporte d’une manière commune à l’un et à l’autre, c’est-à-dire ce qui est contenu en général sous ces espèces. Car ces paroles ne font pas que le corps du Christ soit le corps du Christ, ni que le pain soit le corps du Christ, mais que ce qui est contenu sous ces espèces et qui était auparavant du pain, soit le corps du Christ. C’est pourquoi le Seigneur ne dit pas expressément : Ce pain est mon corps, ce qui reviendrait au sens de la seconde opinion ; ni : Ce corps qui est te mien est mon corps, ce qui retomberait dans la troisième ; mais il dit en général : Ceci est mon corps, sans ajouter aucun nom du côté du sujet, mais en employant seulement le pronom qui signifie la substance en général ; sans qualité, c’est- à-dire sans forme déterminée (Ainsi le mot hoc est pris substantivement et il démontre d’une manière indéterminée la substance contenue sous les espèces du pain.).

 

Article 6 : La forme de la consécration du pain produit-elle son effet, avant que la forme de la consécration du vin soit prononcée ?

 

            Objection N°1. Il semble que la forme de la consécration du pain ne produise pas son effet tant que la forme de la consécration du vin n’est pas prononcée. Car, comme le corps du Christ commence à être dans l’eucharistie par la consécration du pain ; de même son sang commence à y être par la consécration du vin. Si donc les paroles de la consécration du pain produisaient leur effet avant la consécration du vin, il s’ensuivrait que le corps du Christ commencerait à être dans ce sacrement sans le sang ; ce qui répugne.

            Réponse à l’objection N°1 : Ceux qui ont fait cette supposition paraissent avoir été induits en erreur par ce raisonnement. Par conséquent on doit comprendre qu’après la consécration du pain, le corps du Christ est là par la force du sacrement et son sang par la concomitance réelle ; tandis qu’au contraire, par la consécration du vin le sang du Christ est là par la force du sacrement et son corps par la concomitance réelle : de telle sorte que le Christ est tout entier sous l’une et l’autre espèce, comme nous l’avons dit (quest. 76, art. 2).

 

            Objection N°2. Un sacrement qui est un n’a qu’un seul complément. Par conséquent, quoique dans le baptême il y ait trois immersions, la première cependant n’obtient pas son effet avant que la troisième soit terminée. Or, ce sacrement tout entier est un, comme nous l’avons dit (quest. 73, art. 2). Les paroles par lesquelles on consacre le pain n’obtiennent donc pas leur effet sans les paroles sacramentelles par lesquelles on consacre le vin.

            Réponse à l’objection N°2 : Ce sacrement est un de l’unité de perfection, comme nous l’avons vu (quest. 73, art. 2), en tant qu’il est formé de deux choses, de l’aliment et de la boisson, dont l’une et l’autre a par elle-même sa perfection (Dans un tout moral il n’est pas nécessaire que la perfection d’une partie attende la perfection de l’autre.) : au lieu que les trois immersions du baptême se rapportent à un seul et simple effet. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

            Objection N°3. Dans la forme même de la consécration du pain, il y a plusieurs paroles dont les premières ne produisent leur effet que quand la dernière est prononcée, comme nous l’avons dit (art. 4, Réponse N°3). Pour la même raison les paroles par lesquelles on consacre le corps du Christ, ne produisent leur effet qu’autant qu’on a prononcé les paroles par lesquelles le sang est consacré.

            Réponse à l’objection N°3 : Les différentes paroles qui sont dans la forme de la consécration du pain constituent la vérité d’une seule et même formule (Le sens de la formule n’est complet qu’autant qu’elle est achevée, mais ce sens est indépendant de la formule suivante.) ; mais il n’en est pas de même des paroles qui appartiennent à des formules diverses. C’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

            Mais c’est le contraire. Immédiatement après avoir prononcé les paroles de la consécration du pain, on présente l’hostie consacrée à l’adoration du peuple ; ce qu’on ne ferait pas, si le corps du Christ n’y était pas, parce que ce serait un acte d’idolâtrie. Les paroles de la consécration du pain produisent donc leur effet, avant qu’on ne prononce celles de la consécration du vin.

 

            Conclusion Les paroles de la consécration du pain produisent leur effet, avant que celles de la consécration du vin soient prononcées.

            Il faut répondre qu’il y a des anciens docteurs qui ont dit que ces deux formes, celles de la consécration du pain et du vin, s’attendent réciproquement pour agir ; de telle sorte que la première ne produit pas son effet, avant que la seconde soit prononcée. Mais cette opinion ne peut se soutenir parce que, comme nous l’avons dit (art. 2 et 5), pour que cette formule : Ceci est mon corps soit vraie, il est nécessaire, à cause que le verbe est au présent, que la chose signifiée existe simultanément dans le temps avec la signification même de la formule : autrement, si la chose signifiée était attendue pour l’avenir, on devrait mettre le verbe au futur, mais non au présent, de telle sorte qu’au lieu de dire : Ceci est mon corps, il faudrait : Ceci sera mon corps. Mais comme la signification de cette formule est complète, aussitôt qu’on a achevé ces paroles, il s’ensuit qu’il faut que la chose signifiée soit présente immédiatement ; ce qui est l’effet de ce sacrement ; autrement la formule ne serait pas vraie. Cette hypothèse est aussi contraire au rite de l’Eglise qui adore le corps du Christ, immédiatement après que l’on a prononcé les paroles. D’où il faut dire que la première forme n’attend pas la seconde pour agir, mais qu’elle produit immédiatement son effet.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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