Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 79 : Des effets du sacrement de l’eucharistie

 

            Nous devons ensuite nous occuper des effets de l’eucharistie. — A cet égard il y a huit questions à examiner : 1° Ce sacrement confère-t-il la grâce ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des enthousiastes qui disaient que l’eucharistie n’est ni utile, ni inutile, et des arméniens qui prétendaient qu’elle n’était utile qu’au salut du corps ; ce qui est condamné par le concile de Trente, qui a défini que l’eucharistie était un sacrement de la loi nouvelle, et que tous les sacrements de la loi nouvelle produisent la grâce (sess. 7, can. 1 et 6).) — 2° L’effet de ce sacrement est-il l’acquisition de la gloire ? (Le concile de Trente a également indiqué cet effet de l’eucharistie par ces paroles (sess. 13, chap. 2) : Pignus prætereà id esse voluit futuræ nostræ gloriæ et perpetuæ felicitatis.) — 3° Ce sacrement a-t-il pour effet la rémission du péché mortel ? (L’eucharistie n’a pas été établie pour conférer à l’homme la première grâce sanctifiante, celle qui efface le péché mortel ; car elle suppose au contraire que celui qui la reçoit est en état de grâce. C’est ce qui fait dire à saint Paul : Quicumque manducaverit panem hunc, vel biberit calicem Domini indignè, reus erit corporis et sanguinis Domini. Probet autem seipsum homo… qui enim manducat et bibit indignè, judicium sibi manducat et bibit (1 Cor., 11, 27 et suiv.).) — 4° Remet-il le péché véniel ? (Le concile de Trente exprime ainsi cet effet du sacrement (sess. 13, chap. 2) : Salvator noster sumi voluit sacramentum hoc, tanquam antidotum, quo liberemur à culpis quotidianis et à peccatis mortalibus præservemur. Ces fautes journalières sont évidemment les péchés véniels.) — 5° Remet-il toute la peine du péché ? — 6° Préserve-t-il les hommes des péchés à venir ? (Le concile de Trente exprime positivement cet effet dans le passage que nous avons cité (au-dessus, art. 4.).) — 7° Ce sacrement sert-il à d’autres qu’à ceux qui le prennent ? (Saint Thomas répond que l’eucharistie n’est utile qu’à ceux qui la reçoivent comme sacrement, cependant il ne s’ensuit pas que les communions que l’on fait pour les autres ne leur soient pas profitables. La proposition contraire a été condamnée. Mais elles ne leur sont utiles que ex opere operantis, c’est-à-dire en raison de la ferveur de la personne qui a communié et prié pour eux.) — 8° De ce qui empêche l’effet de ce sacrement.

 

Article 1 : L’eucharistie confère-t-elle la grâce ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’eucharistie ne confère pas la grâce. Car ce sacrement est une nourriture spirituelle, et une nourriture ne se donne qu’à celui qui est vivant. Par conséquent, puisque la vie spirituelle existe par la grâce, ce sacrement ne convient qu’à celui qui a déjà la grâce. Il ne la confère donc pas pour qu’on commence à l’avoir (C’est ce qu’on appelle la première grâce sanctifiante.), et il n’a pas non plus pour but de l’augmenter, parce que l’accroissement spirituel appartient au sacrement de confirmation, comme nous l’avons dit (quest. 72, art. 1). La grâce n’est donc pas conférée par ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°1 : L’eucharistie a par elle-même la vertu de conférer la grâce, et on n’a la grâce, avant de recevoir ce sacrement, qu’autant qu’on a le désir de le recevoir, soit par soi-même, comme les adultes, soit par l’intermédiaire de l’Eglise, comme les petits enfants, ainsi que nous l’avons dit (quest. 73, art. 3). Par conséquent c’est déjà une preuve de l’efficacité de sa vertu, qu’il faille le désirer pour obtenir la grâce par laquelle on est vivifié spirituellement. De plus il arrive que quand on le reçoit réellement, la grâce est augmentée et la vie spirituelle perfectionnée. Mais ceci se fait autrement que par le sacrement de confirmation, dans lequel la grâce est augmentée et perfectionnée pour résister aux attaques extérieures des ennemis du Christ, au lieu que par l’eucharistie la grâce est augmentée et la vie spirituelle perfectionnée pour que l’homme soit parfait en lui-même par son union avec Dieu.

 

            Objection N°2. L’eucharistie est considérée comme une réfection spirituelle. Or, la réfection spirituelle paraît plus appartenir à l’usage de la grâce qu’à sa collation. Il semble donc que la grâce ne soit pas conférée par ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°2 : L’eucharistie confère la grâce spirituellement avec la vertu de la charité. D’où saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 4, chap. 14) compare ce sacrement au charbon qu’Isaïe a vu (Is., chap. 6). Car un charbon n’est pas simplement du bois, mais du bois uni au feu, de telle sorte que le pain de la communion n’est pas simplement du pain, mais qu’il est uni à la divinité. Or, selon la pensée de saint Grégoire (Hom. 30 in Evang.), l’amour de Dieu n’est pas oisif ; car il opère de grandes choses quand il existe. C’est pour ce motif que, relativement à ce qui est de sa puissance, ce sacrement produit non seulement l’habitude de la grâce et de la vertu, mais encore il excite à agir, d’après cette parole de saint Paul (2 Cor., 5, 14) : La charité du Christ nous presse. Et il résulte de là, que d’après la vertu de ce sacrement, l’âme est spirituellement fortifiée, par là même qu’elle est spirituellement délectée et en quelque sorte enivrée de la douceur de la bonté divine (C’est pour ce motif qu’une des principales figures de l’eucharistie, ce fut la manne qui avait en elle-même tous les goûts les plus suaves.), suivant ces paroles (Cant., 5, 1) : Mangez, mes amis, et buvez, et enivrez-vous, mes très-chers.

 

            Objection N°3. Comme nous l’avons dit (quest. 74, art. 2, et quest. 76, art. 1, Réponse N°2), dans l’eucharistie le corps du Christ est offert pour le salut du corps et le sang pour le salut de l’âme. Or, ce n’est pas le corps qui est le sujet de la grâce, mais l’âme, ainsi que nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 110, art. 4). Par conséquent, ce sacrement ne confère pas la grâce, du moins quant au corps.

            Réponse à l’objection N°3 : Les sacrements opérant le salut qu’ils signifient, il s’ensuit que par analogie on dit que dans l’eucharistie le corps est offert pour le salut du corps, et le sang pour le salut de l’âme ; quoique l’un et l’autre opèrent pour le salut du corps et de l’âme, puisque le Christ est tout entier sous l’un et l’autre, comme nous l’avons dit (quest. 76, art. 2). Et quoique le corps ne soit pas le sujet immédiat de la grâce, cependant l’effet de la grâce reflue de l’âme sur le corps (L’eucharistie agit sur le corps en adoucissant l’ardeur de la concupiscence, et en excitant dans l’appétit sensitif de bonnes inclinations.), puisqu’ici-bas nous faisons de nos membres les armes de la justice de Dieu, selon l’expression de saint Paul (Rom., chap. 6), et que dans la vie future notre corps obtiendra l’incorruptibilité et la gloire de l’âme.

 

            Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Jean, 6, 52) : Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. Or, la vie spirituelle existe par la grâce. La grâce est donc conférée par ce sacrement.

 

            Conclusion Il est nécessaire que le sacrement de l’eucharistie confère la grâce, puisqu’il contient le Christ qui est la source et l’origine de toute grâce.

            Il faut répondre que l’effet du sacrement de l’eucharistie doit se considérer premièrement et principalement en raison de ce qu’il renferme le Christ. Comme en venant visiblement dans le monde, il a conféré au monde la vie de la grâce, d’après ces paroles (Jean, 1, 17) : C’est Jésus-Christ qui a apporté la grâce et la vérité ; de même en venant dans l’homme sacramentellement il v opère la vie de la grâce, suivant ces autres paroles (Jean, 6, 58) : Celui qui me mange, vivra à cause de moi. C’est ce qui fait dire à saint Cyrille (sim. his multa hab., liv 4, in Joan., chap. 2 et 3, et hab. expres. in Cat. aur. D. Th. super hunc locum) : Le Verbe vivifiant de Dieu en s’unissant à notre propre chair l’a rendue vivifiante elle-même. Car il convenait qu’il s’unît d’une certaine manière à nos corps par sa chair sacrée et son sang précieux, que nous recevons dans le pain et le vin comme une bénédiction qui nous vivifie. 2° On le considère selon que ce sacrement représente ce qu’est la passion du Christ, comme nous l’avons dit (quest. 74, art. 1, et quest. 76, art. 2, Réponse N°1). C’est pourquoi il produit dans l’homme l’effet que la passion du Christ a produit dans le monde. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. 84 in Joan.), à l’occasion de ces paroles (Jean, chap. 19) : Continuò exivit sanguis et aqua : Puisque c’est de là que les sacrés mystères tirent leur origine, quand vous vous approchez de ce redoutable calice, approchez-vous-en comme si vous deviez boire au côté du Christ. D’où le Seigneur dit lui-même (Matth., 26, 28) : Ceci est mon sang, qui sera répandu pour vous pour la rémission des péchés. 3° On considère l’effet de ce sacrement d’après la manière dont il nous est donné, et il l’est à la façon d’un aliment et d’un breuvage. C’est pourquoi, tout l’effet que produisent la nourriture et le breuvage matériels quant à la vie du corps, en le sustentant, en lui donnant l’accroissement, en le réparant et en le délectant, l’eucharistie le produit tout entier relativement à la vie spirituelle (C’est ce que le concile de Trente exprime en ces termes : Omenem effectum quem materialis cibus et potus quoad vitam agunt corporalem, sustantando, augendo, reparando et delectando ; sacramentum hoc quad vitam operatur spiritalem. (Decret. in armen.).). D’où saint Ambroise dit (De sacr., liv. 5, chap. 4) : Ce pain est celui de la vie éternelle et il soutient la substance de notre âme. Et saint Chrysostome ajoute (Sup. Joan., hom. 45) : Il se donne à nous qui le désirons pour être palpé, mangé et embrassé. D’où le Seigneur dit lui-même (Jean, 6, 56) : Ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage. 4° On considère son effet d’après les espèces sous lesquelles ce sacrement est conféré. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Tract. 26 in Joan., ad fin.) : Notre-Seigneur a mis son corps et son sang sous ces choses (Le concile de Trente rend ainsi la même pensée : Adeo symbolum unius illius corporis, cujus ipse caput existit, cuique nos tanquam arctissimâ fidei, spei et charitatis connexione adstrictos esse voluit : ut idipsum omnes diceremus et non essent in nobis schismata (sess. 13, chap. 2).), qui de multiples qu’elles étaient sont ramenées à quelque chose d’un ; car l’une, c’est-à-dire le pain, est formée de plusieurs grains dont on n’a fait qu’une seule chose, et l’autre, c’est-à-dire le vin, est produit par plusieurs raisins qui n’ont donné qu’une seule liqueur. C’est pourquoi il dit ailleurs (Sup. Joan., tract. 26, int. fin. et med.) : O sacrement d’amour, ô signe de l’unité, ô lien de la charité. — Et comme le Christ et sa passion sont cause de la grâce, et que la réfection spirituelle et la charité ne peuvent exister sans elle, il est évident d’après tout ce que nous venons de dire que ce sacrement la confère.

 

Article 2 : Leucharistie a-t-elle pour effet lacquisition de la gloire ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’effet de ce sacrement ne soit pas l’acquisition de la gloire. Car l’effet est proportionné à sa cause. Or, ce sacrement convient à ceux qui sont à l’état de voyageur ; et c’est pour cela qu’on lui donne aussi le nom de viatique. Par conséquent, puisque ceux qui sont voyageurs ne sont pas encore capables de la gloire, il semble que ce sacrement n’ait pas pour effet l’acquisition de la gloire.

            Réponse à l’objection N°1 : Comme la passion du Christ, en vertu de laquelle l’eucharistie opère, est cause suffisante de la gloire, sans qu’elle nous y introduise immédiatement, mais qu’elle nous oblige néanmoins à souffrir d’abord avec le Christ pour être ensuite glorifiés avec lui, selon la pensée de saint Paul (Rom., chap. 8) ; de même ce sacrement ne nous introduit pas immédiatement dans la gloire, mais il nous donne la vertu d’y parvenir, et c’est pour cela qu’on lui donne le nom de viatique. C’était pour figurer cet effet qu’il est dit (3 Rois, 19, 8) : qu’Elie mangea et but, et qu’il marcha fortifié par cette nourriture pendant quarante jours et quarante nuits jusqu’à Horeb, la montagne de Dieu.

 

            Objection N°2. Quand on pose une cause suffisante, on pose l’effet. Or, il y en a beaucoup qui reçoivent ce sacrement et qui ne parviendront jamais à la gloire, comme le prouve saint Augustin (De civ., liv. 21, chap. 25). Ce sacrement n’est donc pas la cause de l’acquisition de la gloire.

            Réponse à l’objection N°2 : De même que la passion du Christ n’a pas son effet dans ceux qui ne sont pas en rapport avec elle comme ils le doivent ; ainsi ceux qui reçoivent mal l’eucharistie, n’obtiennent pas la gloire par ce sacrement. D’où saint Augustin expliquant ces paroles de saint Jean (loc. cit.), dit : Autre chose est le sacrement et autre chose la vertu du sacrement. Beaucoup reçoivent de l’autel et meurent en y participant. Mangez, donc spirituellement le pain céleste et apportez l’innocence à l’autel. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui ne conservent pas leur innocence, ne reçoivent pas les effets de ce sacrement.

 

            Objection N°3. Le plus n’est pas produit par le moins, parce que rien n’agit au-delà de son espèce. Or, recevoir le Christ sous une espèce étrangère, comme on le fait dans l’eucharistie, c’est moins que d’en jouir dans son espèce propre, ce qui appartient à la gloire. Ce sacrement ne produit donc pas l’acquisition de la gloire.

            Réponse à l’objection N°3 : Si le Christ est reçu sous une espèce étrangère, ceci appartient à la nature du sacrement qui agit instrumentalement. Mais rien n’empêche qu’une cause instrumentale produise un effet supérieur à elle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 77, art. 3, Réponse N°3).

 

            Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 6, 52) : Si quelqu’un mange de ce pain il vivra éternellement (Et plus loin : Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour (ibid., 6, 55) ; Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui (ibid., 6, 57).). Or, la vie éternelle est la vie de la gloire. L’effet de ce sacrement est donc l’acquisition de la gloire.

 

            Conclusion Soit que l’on considère dans l’eucharistie le principe d’où elle tire son effet, c’est-à-dire le Christ et sa passion, soit que l’on considère l’usage du sacrement, elle a pour effet l’acquisition de la vie éternelle.

            Il faut répondre que dans l’eucharistie on peut considérer le principe d’où elle tire son effet, c’est-à-dire le Christ qu’elle contient et sa passion qu’elle représente, et le moyen par lequel elle produit son effet, c’est-à-dire l’usage du sacrement et son espèce. Sous ce double rapport, il lui convient d’avoir pour effet l’obtention de la vie éternelle. Car le Christ nous a ouvert lui-même, par sa passion, l’entrée de la vie éternelle, d’après ces paroles (Héb., 9, 15) : Il est le médiateur du Testament nouveau, afin que la mort intervenant, ceux qui ont été appelés reçoivent l’héritage éternel qui leur a été promis. D’où il est dit dans la forme de ce sacrement : Ceci est le calice de mon sang, du nouveau et de l’éternel Testament. De même la réfection de l’aliment spirituel et l’unité signifiée par les espèces du pain et du vin existent ici-bas à la vérité, mais d’une manière imparfaite ; tandis qu’elles existeront parfaitement dans l’état de la gloire. D’où saint Augustin dit (tract. 26), sur ces paroles de saint Jean (Jean, 6, 56) : Car ma chair est vraiment une nourriture : Puisque les hommes n’usent du boire et du manger que pour n’avoir plus ni faim, ni soif, cet effet ne peut être véritablement obtenu que par cette nourriture et cette boisson qui rendent ceux qui les prennent immortels et incorruptibles dans la société des saints où il y aura une paix et une unité pleine et parfaite.

 

Article 3 : Leffet de leucharistie est-il la rémission du péché mortel ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’eucharistie ait pour effet la rémission du péché mortel. Car il est dit dans une oraison : Que ce sacrement efface vos fautes. Or, on appelle ainsi (scelera) les péchés mortels. Ce sacrement les efface donc.

            Réponse à l’objection N°1 : Nous demandons que ce sacrement (Le mot sacrement désigne en cet endroit le sacrifice qui s’offre pour tous ceux qui appartiennent à l’Eglise et par lequel on demande la conversion et le pardon des pécheurs.) efface les péchés mortels dont nous n’avons pas la conscience, d’après ces paroles (Ps. 18, 13) : Purifiez-moi, Seigneur, de mes péchés cachés, ou qu’elle perfectionne en nous la contrition pour la rémission de nos péchés, ou encore qu’elle nous donne la force d’éviter les fautes graves.

 

            Objection N°2. Ce sacrement agit en vertu de la passion du Christ, comme le baptême. Or, le baptême remet les péchés mortels, ainsi que nous l’avons dit (quest. 69, art. 1). L’eucharistie les remet donc aussi, surtout puisqu’il est dit dans la forme de ce sacrement : Qui sera répandu pour beaucoup pour la rémission des péchés.

            Réponse à l’objection N°2 : Le baptême est la génération spirituelle qui est un mouvement du non-être spirituel à l’être spirituel, et il est donné par manière d’ablution. C’est pourquoi, sous ces deux rapports, il ne répugne pas que celui qui a la conscience d’être dans le péché mortel, approche du baptême. Mais par l’eucharistie l’homme reçoit en lui le Christ à la manière d’un aliment spirituel, ce qui ne convient pas à celui qui est mort dans le péché. Il n’y a donc pas de parité.

 

            Objection N°3. La grâce est conférée par ce sacrement, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, l’homme est justifié des péchés mortels par la grâce, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 21) : Nous avons été gratuitement justifiés par sa grâce. Ce sacrement remet donc les péchés mortels.

            Réponse à l’objection N°3 : La grâce est une cause suffisante de la rémission du péché mortel. Cependant elle ne le remet pas en acte, si elle n’est donnée au pécheur, comme grâce première ; et ce n’est pas de la sorte qu’elle est donnée dans l’eucharistie. Cette raison n’est donc pas concluante.

 

            Mais c’est le contraire. Sur ces paroles de saint Paul (1 Cor., 11, 29) : Celui qui mange et boit indignement, mange et boit son jugement, la glose dit (Pet. Lombard.) : qu’il mange et boit indignement, celui qui est dans le péché mortel ou qui traite les choses saintes sans respect, et qu’il mange et boit son jugement, c’est-à-dire sa damnation. Par conséquent, celui qui est dans le péché mortel, s’il reçoit ce sacrement, ajoute donc à ses fautes, plutôt qu’il n’obtient la rémission de ses péchés.

 

            Conclusion Puisque l’eucharistie est une nourriture spirituelle qui ne convient qu’aux vivants, elle charge donc l’âme de celui qui est dans le péché plus qu’elle ne la purifie, quoique du côté de la passion, d’où elle tire sa force, elle puisse remettre tous les péchés et qu’elle remette réellement le péché mortel dans celui qui la reçoit avec dévotion et respect sans avoir la conscience de son péché et sans avoir de l’affection pour lui.

            Il faut répondre que la vertu de ce sacrement peut se considérer de deux manières : 1° En elle-même. De la sorte, l’eucharistie a la vertu de remettre toutes les fautes, et elle tire cette vertu de la passion du Christ, qui est la source et la cause de la rémission des péchés. 2° On peut la considérer par rapport à celui qui reçoit ce sacrement, suivant qu’il y a ou qu’il n’y a pas en lui d’obstacle qui l’empêche d’en recevoir les effets. Or, quiconque a la conscience d’être dans le péché mortel, a en lui même un obstacle qui l’empêche de recevoir les effets de ce sacrement, parce que ses dispositions ne sont pas convenables, soit parce qu’il ne vit pas spirituellement et que par conséquent il ne doit pas recevoir une nourriture spirituelle, qui n’appartient qu’à ceux qui sont vivants ; soit parce qu’il ne peut être uni au Christ (ce que produit ce sacrement), tant qu’il est dans la disposition de pécher mortellement. C’est pour cela que, comme le dit Gennade (Lib. de eccles. dogm., chap. 53) : Si l’âme est dans l’affection du péché, la réception de l’eucharistie la charge plus qu’elle ne la purifie. Par conséquent, ce sacrement n’opère pas la rémission des fautes dans celui qui le reçoit avec la conscience qu’il est dans le péché mortel. — Cependant, il peut remettre le péché de deux manières : 1° Quand on ne le reçoit pas en acte, mais par désir, comme quand on est auparavant purifié de ses fautes. 2° Quand on le reçoit étant dans le péché mortel, mais sans avoir la conscience de cet état et sans avoir d’affection pour le péché. Car il peut se faire qu’on n’ait pas été d’abord suffisamment contrit ; mais en s’approchant de l’eucharistie avec dévotion et révérence on obtiendra par ce sacrement la grâce de la charité, qui perfectionnera la contrition et produira la rémission des péchés (Ce sentiment est celui de saint Liguori, de saint Antoine, de Bellarmin, de Suarez, de Sylvius, de Noël Alexandre, de Billuart, et il est le plus communément suivi par les théologiens.).

 

Article 4 : Les péchés véniels sont-ils remis par leucharistie ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’eucharistie ne remette pas les péchés véniels. Car ce sacrement, comme le dit saint Augustin (Tract. 26 in Joan.), est le sacrement de la charité. Or, les péchés véniels ne sont pas contraires à la charité, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 88, art. 1 et 2, et 2a 2æ, quest. 24, art. 10). Par conséquent, puisque le contraire est détruit par son contraire, il semble que ce sacrement ne remette pas les péchés véniels.

            Réponse à l’objection N°1 : Les péchés véniels, quoiqu’ils ne soient pas contraires à la charité, quant à l’habitude, lui sont cependant contraires quant à la ferveur de l’acte que l’eucharistie excite, et c’est en raison de cet acte qu’ils sont effacés.

 

            Objection N°2. Si les péchés véniels sont remis par l’eucharistie, parla raison qu’elle en remet un elle les remet aussi tous. Or, il ne semble pas qu’elle les remette tous, parce qu’alors on se trouverait souvent absolument sans péché véniel, contrairement à ces paroles de saint Jean (1 Jean, 1, 8) : Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons. Ce sacrement ne remet donc aucun péché véniel.

            Réponse à l’objection N°2 : Ces paroles ne signifient pas que l’homme ne puisse être en aucun temps sans péché véniel, mais que les saints ne passent pas leur vie sans commettre de péchés véniels (Le concile de Trente a décidé (sess. 6, can. 25), qu’un juste ne pouvait passer sa vie entière au moins sans faire des péchés véniels, sans un privilège spécial de Dieu : Si quis hominem semel iustificatum dixerit… posse in tota vita peccata omnia, etiam venialia, vitare, nisi ex speciali Dei privilegioanathema sit.).

 

            Objection N°3. Les contraires se repoussent mutuellement. Or, les péchés véniels n’empêchent pas de recevoir l’eucharistie. Car, sur ces paroles de saint Jean (Jean, chap. 6) : Vos pères ont mangé la manne dans le désert et sont morts, saint Augustin dit (Tract. 26, par. ant. med.) : Présentez-vous à l’autel avec innocence, et que vos péchés, quoiqu’ils soient quotidiens, ne vous donnent pas la mort. Les péchés véniels ne sont donc pas effacés par ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°3 : La vertu de la charité, dont ce sacrement porte le nom, est plus grande que la vertu des péchés véniels. Car la charité enlève par ses actes les péchés véniels, tandis qu’ils ne peuvent pas totalement l’empêcher d’agir, et il en est de même de l’eucharistie.

 

            Mais c’est le contraire. Innocent III dit (De myst. Mis., liv. 4, chap. 44) que l’eucharistie efface les péchés véniels et prémunit contre les péchés mortels.

 

            Conclusion Puisque l’eucharistie est une nourriture spirituelle par laquelle on répare ce que la chaleur de la concupiscence fait perdre au moyen des péchés véniels, il est évident que les péchés véniels sont remis par sa vertu.

           Il faut répondre que dans l’eucharistie on peut considérer deux choses, le sacrement lui-même et la chose du sacrement. Sous ces deux rapports il est évident que ce sacrement a la vertu de remettre les péchés véniels. Car on le reçoit sous l’espèce d’un aliment qui nourrit. Or, la nourriture est nécessaire au corps pour réparer ce que l’on perd chaque jour par l’action de la chaleur naturelle. Sous le rapport spirituel, il y a chaque jour en nous une déperdition qui résulte de la chaleur de la concupiscence, au moyen des péchés véniels qui diminuent la ferveur de la charité, comme nous l’avons vu (2a 2æ, quest. 24, art. 10). C’est pourquoi il convient à ce sacrement de remettre les péchés véniels. D’où saint Ambroise dit (De sacr., liv. 5, chap. 4) que l’on prend ce pain quotidien pour remédier à l’infirmité de chaque jour. La chose de ce sacrement est la charité, qu’il excite en nous non seulement quant à l’habitude, mais encore quant à l’acte qui efface les péchés véniels. Il est donc évident que les péchés véniels sont remis par la vertu de ce sacrement (C’est ce que disent aussi saint Chrysostome (Hom. 45 in Joan.), saint Bernard (Serm. de cœna Domini), saint Cyrille d’Alexandrie (liv. 4 in Joan., chap. 17) et les autres docteurs.).

 

Article 5 : Toute la peine du péché est-elle remise par ce sacrement ?

 

            Objection N°1. Il semble que toute la peine du péché soit remise par l’eucharistie. Car l’homme reçoit en lui-même par ce sacrement l’effet de la passion du Christ, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), comme il le reçoit par le baptême. Or, par le baptême il reçoit la rémission de toute la peine en vertu de la passion du Christ, qui a suffisamment satisfait pour tous les péchés, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 69, art. 2). Il semble donc que ce sacrement remette à l’homme toute la peine due au péché.

            Réponse à l’objection N°1 : Le sacrement de baptême a directement pour but la rémission de la peine et de la faute, mais il n’en est pas de même de l’eucharistie, parce qu’on donne le baptême à l’homme qui meurt pour ainsi dire avec le Christ ; au lieu que l’eucharistie lui est donnée comme une nourriture qui le perfectionne par le Christ. Il n’y a donc pas de parité.

 

            Objection N°2. Le pape Alexandre Ier dit (Epist. ad omnes orth., post med. et hab., De consecrat., chap. 8, dist. 2) qu’il ne peut rien y avoir de plus grand dans les sacrifices que le corps et le sang du Christ. Or, l’homme satisfaisait pour ses péchés par les sacrifices de l’ancienne loi. Car il est dit (Lév., chap. 4 et 5) : Si l’homme a péché et qu’il fasse tel ou tel sacrifice, ses péchés lui seront remis. Donc, à plus forte raison, l’eucharistie est-elle plus efficace pour remettre toute la peine du péché.

            Réponse à l’objection N°2 : Ces sacrifices et ces oblations n’opéraient pas la remise de toute la peine, ni par rapport à la valeur de la chose offerte (comme le fait ce sacrifice), ni par rapport à la dévotion de l’individu, qui est cause que maintenant encore la peine n’est pas remise tout entière.

 

            Objection N°3. Il est constant que l’eucharistie remet quelque chose de la peine due au péché. Ainsi, on enjoint à certaines personnes de faire célébrer pour elles des messes à titre de satisfaction. Or, la raison qui fait qu’on obtient la remise d’une partie de la peine, fait qu’on peut en obtenir une autre partie ; et puisque la vertu du Christ qui est contenue dans ce sacrement est infinie, il semble donc qu’il remette la peine tout entière.

            Réponse à l’objection N°3 : Si la peine n’est pas remise tout entière par l’eucharistie et si elle n’en remet qu’une partie, on ne doit pas l’attribuer à l’impuissance de la vertu du Christ, mais au défaut de dévotion de la part de l’homme.

 

            Mais c’est le contraire. Car, d’après cela, on ne devrait pas enjoindre à l’homme une autre peine, comme on n’en impose pas à celui qui est baptisé.

 

            Conclusion Toute la peine due au péché n’est pas effacée par le sacrement de l’eucharistie, mais, selon l’étendue de la dévotion de ceux qui le reçoivent, il diminue ou il remet une certaine partie de la peine due à leurs péchés.

            Il faut répondre que l’eucharistie est tout à la fois un sacrifice et un sacrement. Elle est un sacrifice en tant qu’on l’offre, et elle est un sacrement en tant qu’on la reçoit. C’est pourquoi elle produit l’effet du sacrement dans celui qui la reçoit, et l’effet du sacrifice dans celui qui l’offre ou dans ceux pour lesquels elle est offerte. Si donc on la considère comme sacrement, elle produit deux sortes d’effets : l’un direct par la force du sacrement ; l’autre comme par concomitance, ainsi que nous l’avons dit à l’égard de ce que le sacrement contient (quest. 76, art. 1 et 2). Par la force du sacrement, elle produit directement l’effet pour lequel elle a été instituée. Or, elle n’a pas été établie pour satisfaire, mais pour nourrir spirituellement ceux qui la reçoivent, par l’union du Christ avec ses membres ; comme la nourriture s’unit à celui qu’elle nourrit. Mais parce que cette unité est produite par la charité, dont la ferveur fait obtenir non seulement la rémission de la faute, mais encore de la peine, il s’ensuit que par concomitance avec son effet principal l’homme obtient la remise, non de la peine entière, mais d’une partie proportionnée à sa dévotion et à sa ferveur. — Comme sacrifice, l’eucharistie a une puissance satisfactoire. Mais dans la satisfaction on considère plutôt l’affection de celui qui offre que l’étendue de son oblation. C’est pour cela que le Seigneur dit (Luc, chap. 21) de la veuve qui offrit deux oboles, qu’elle a donné plus que tous les autres. Ainsi, quoique cette oblation suffise par elle-même pour satisfaire pour toute peine, néanmoins elle n’est satisfactoire que pour ceux pour lesquels elle est offerte ou pour ceux qui l’offrent en raison de l’étendue de leur dévotion, et elle ne leur remet pas leur peine tout entière.

 

Article 6 : Lhomme est-il préservé par leucharistie des péchés à venir ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’homme ne soit pas préservé par l’eucharistie des péchés à venir. Car il y en a beaucoup qui reçoivent dignement ce sacrement et qui tombent ensuite dans le péché ; ce qui n’arriverait pas si ce sacrement préservait des péchés à venir. Il n’a donc pas pour effet de préserver de ces péchés.

            Réponse à l’objection N°1 : L’effet de ce sacrement est produit dans l’homme selon la condition de celui-ci, comme il arrive que l’effet de toute cause active se produit dans la matière, selon la manière d’être de cette dernière. Or, l’homme ici-bas est dans une condition telle que son libre arbitre peut se tourner au bien et au mal. Par conséquent, quoique ce sacrement ait, autant qu’il est en lui, la vertu de préserver du péché, cependant il n’enlève pas à l’homme la faculté de pécher.

 

            Objection N°2. L’eucharistie est le sacrement de la charité, comme nous l’avons dit (art. 4, Réponse N°3). Or, la charité ne paraît pas préserver des péchés futurs, parce qu’une fois qu’on la possède on peut la perdre par une faute, comme nous l’avons vu (2a 2æ, quest. 24, art. 2). Il semble donc que ce sacrement ne préserve pas l’homme du péché.

            Réponse à l’objection N°2 : La charité préserve aussi, autant qu’il est en elle, l’homme du péché, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 13, 10) : L’amour du prochain n’opère pas le mal. Mais par suite de la versatilité du libre arbitre il arrive qu’après avoir eu la charité on pèche (L’amissibilité de la charité a été ainsi définie par le concile de Trente contre Calvin qui l’avait niée (sess. 6, can. 23) : Si quis hominem semel justificatum dixerit ampliùs peccare non posse, neque gratiam amittere, atque ideò eum, qui labitur et peccat, nunquam verè fuisse justificatumanathema sit.), comme on le fait après avoir reçu ce sacrement.

 

            Objection N°3. L’origine du péché en nous est la loi du péché qui est dans nos membres, comme le dit saint Paul (Rom., chap. 7). Or, ce n’est pas l’eucharistie, mais c’est plutôt le baptême qui a pour effet de calmer le foyer de la concupiscence qui est la loi du péché. Elle n’a donc pas pour effet de préserver des péchés à venir.

            Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’eucharistie n’ait pas directement pour but d’affaiblir le foyer de la concupiscence, cependant elle l’affaiblit par voie de conséquence selon qu’elle augmente la charité ; parce que, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 36), la charité n’augmente qu’autant que la cupidité diminue. D’ailleurs, elle affermit directement le cœur de l’homme dans le bien, et par là elle le préserve aussi du péché.

 

            Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Jean, 6, 50) : Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Il est évident que ces paroles ne s’entendent pas de la mort corporelle. Il faut donc comprendre que l’eucharistie préserve de la mort spirituelle qui est produite par le péché.

 

            Conclusion Puisque par le sacrement de l’eucharistie qui nous unit à Dieu et qui signifie la passion elle-même du Christ, les hommes sont intérieurement fortifiés dans leur âme et qu’on écarte extérieurement toutes les attaques des démons, il est certain qu’il préserve l’homme des fautes à venir.

            Il faut répondre que le péché est la mort spirituelle de l’âme. Par conséquent, on est préservé des péchés futurs de la même manière que le corps est préservé de la mort à venir : ce qui se fait de deux manières. 1° Selon que la nature de l’homme est intérieurement fortifiée contre ses principes intérieurs de corruption ; elle est sous ce rapport préservée de la mort par les aliments et les remèdes. 2° Selon qu’elle est fortifiée contre les attaques extérieures ; à ce point de vue elle est préservée par les armes dont le corps est muni. L’eucharistie préserve du péché de ces deux manières. En effet, 1° par cela même qu’elle unit au Christ par la grâce, elle fortifie la vie spirituelle de l’homme, comme une nourriture et une médecine spirituelle, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 103, 5) : Le pain affermit le cœur de l’homme, et d’après cette pensée de saint Augustin (Tract. 26, à med.) : Approchez avec confiance, c’est du pain et non du poison. 2° Selon qu’elle est un signe de la passion du Christ par laquelle les démons ont été vaincus, elle repousse toutes leurs attaques. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. 45 in Joan.) : Comme des lions qui respirent la flamme, de même nous nous éloignons de la table sainte étant devenus terribles pour le démon.

 

Article 7 : Leucharistie profite-t-elle à dautres qua ceux qui la reçoivent ?

 

            Objection N°1. Il semble que l’eucharistie ne serve qu’à celui qui la reçoit. Car ce sacrement est du même genre que les autres, puisqu’il fait partie de la même division. Or, les autres sacrements ne servent qu’à ceux qui les reçoivent ; ainsi il n’y a que celui qui est baptisé qui reçoive l’effet du baptême. L’eucharistie ne sert donc pas non plus à d’autres qu’à celui qui la reçoit.

            Réponse à l’objection N°1 : Ce sacrement a plus que les autres la vertu d’être un sacrifice, et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

            Objection N°2. L’effet de l’eucharistie est l’acquisition de la grâce et de la gloire et la rémission du péché, au moins du péché véniel. Si donc ce sacrement produisait un effet dans d’autres que dans ceux qui s’en approchent, il pourrait arriver qu’on acquît la grâce et la gloire et la rémission de ses péchés, sans rien faire et sans rien souffrir d’une manière propre, pourvu qu’un autre reçût ou offrît ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°2 : Comme la passion du Christ sert à tout le monde en ce sens qu’elle est suffisante pour remettre les péchés et faire obtenir la grâce et la gloire, mais qu’elle ne produit son effet que dans ceux qui lui sont unis par la foi et la charité : de même ce sacrifice qui est le mémorial de la passion du Seigneur ne produit son effet que dans ceux qui sont unis à ce sacrement par la foi et la charité. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de anim. et ejus orig., liv. 1, chap. 9) : Qui offrirait le corps du Christ, si on ne l’offrait pour ceux qui sont ses membres ? C’est pour cela que dans le canon de la messe, on ne prie pas pour ceux qui sont hors de l’église (A la vérité ce sacrifice n’obtient la rémission des péchés que pour ceux qui sont de quelque manière membres de l’Eglise. Mais autrefois on l’offrait aussi pour les païens, pour les catéchumènes et les idolâtres, comme on le voit (Tertul. ad Scap., chap. 2, et saint Augustin, ep 107). Et maintenant encore le prêtre dit en offrant le calice : Ut pro nostra et totius mundi salute cum odore suavitatis ascendat (Conf. Layman, liv. 5, tract. 5, chap. 2, quæst. 6).). Cependant il leur sert, plus ou moins, en raison de leur dévotion.

 

            Objection N°3. En multipliant la cause, on multiplie l’effet. Si donc l’eucharistie était utile à d’autres qu’à ceux qui la reçoivent, il s’ensuivrait qu’il serait plus utile à quelqu’un que beaucoup la reçussent, et qu’une grande multitude d’hosties fussent consacrées à la messe ; ce que n’admet pas la coutume de l’Eglise qui ne veut pas que beaucoup de personnes communient pour le salut d’un autre. Il ne semble donc pas que ce sacrement soit utile à d’autres qu’à celui qui le reçoit.

            Réponse à l’objection N°3 : La réception de l’eucharistie lui appartient comme sacrement, tandis que l’oblation lui appartient comme sacrifice (Saint Thomas ne veut pas dire que la réception de l’eucharistie soit de l’essence du sacrement, puisqu’il répète plusieurs fois le contraire (quest. 73, art. 1, Réponse N°3, et quest. 74, art. 2, Réponse N°5, et quest. 80, art. 1, Réponse N°1), mais il veut dire qu’il est nécessaire de la recevoir, pour qu’elle soit utile comme sacrement.). C’est pourquoi de ce qu’une personne reçoit le corps du Christ ou de ce que plusieurs le reçoivent, les autres n’en obtiennent pas pour cela un plus grand secours (Cependant comme la communion d’une personne peut profiter à une autre, ex opere operantis, il est plus avantageux que beaucoup de personnes communient dans l’intérêt d’une autre que s’il n’y avait que l’une d’elles.). De même de ce qu’un prêtre consacre plusieurs hosties dans une même messe, l’effet du Sacrement n’est pas multiplié, parce qu’il n’y a qu’un seul sacrifice. Car il n’y a pas plus de vertu dans plusieurs hosties consacrées que dans une seule, puisque sous toutes les hosties aussi bien que sous une seule il n’y a pas autre chose que le Christ tout entier. Par conséquent, quand même on prendrait dans une même messe plusieurs hosties consacrées, on ne participerait pas à un effet plus grand du sacrement. Mais quand on dit plusieurs messes on multiplie l’oblation du sacrifice, et c’est pour ce motif qu’on multiplie aussi l’effet du sacrifice et du sacrement.

 

            Mais c’est le contraire. Dans la célébration de ce sacrement on prie pour beaucoup d’autres personnes ; ce que l’on ferait en vain, s’il ne leur était pas utile. Ce sacrement n’est donc pas seulement utile à ceux qui le reçoivent.

 

            Conclusion Quoique l’eucharistie soit utile à ceux qui la reçoivent, non seulement comme sacrifice, mais encore comme sacrement, cependant elle ne sert aux autres qui ne la reçoivent pas que comme sacrifice.

            Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 5), l’eucharistie n’est pas seulement un sacrement, mais elle est encore un sacrifice. Car, selon qu’elle représente la passion du Christ par laquelle il s’est offert à Dieu comme victime, selon l’expression de saint Paul (Eph., chap. 5), elle est un sacrifice ; tandis que selon qu’elle confère la grâce invisible sous une espèce visible, elle est un sacrement. Par conséquent, elle est utile à ceux qui la reçoivent comme sacrement et comme sacrifice ; parce qu’on l’offre pour tous ceux qui la reçoivent. Car il est dit dans le canon de la messe : Nous vous supplions, afin que tous tant que nous sommes qui, participant à cet autel, aurons reçu le saint et sacré corps et sang de votre Fils, nous soyons remplis de toutes les bénédictions et grâces célestes. — Pour les autres qui ne la reçoivent pas, elle leur est utile comme sacrifice, en tant qu’on l’offre pour leur salut (C’est ce qu’a défini le concile de Trente (sess. 22, can. 5).). C’est pourquoi on dit encore dans le canon de la messe : Souvenez-vous, Seigneur, de vos serviteurs et de vos servantes, pour qui nous vous offrons ou qui vous offrent ce sacrifice de louange, pour eux-mêmes et pour tous les leurs, pour la rédemption de leurs âmes, pour l’espérance de leur salut et de leur conservation. Le Seigneur a exprimé ces deux sortes d’utilité en disant (Matth., chap. 26 et Luc, chap. 22) : Qui sera répandu pour vous, c’est-à-dire pour ceux qui le prennent, et pour beaucoup, c’est-à-dire pour les autres, pour la rémission des péchés.

 

Article 8 : Le péché véniel empêche-t-il leffet de leucharistie ?

 

            Objection N°1. Il semble que le péché véniel n’empêche pas l’effet de ce sacrement. Car sur ces paroles de saint Jean (Jean, chap. 6) : Vos pères ont mangé la manne, saint Augustin dit (Tract. 26) : Mangez spirituellement le pain céleste, présentez-vous à l’autel avec innocence, et que vos péchés, quoiqu’ils soient quotidiens, ne soient pas mortels. D’où il est évident que les péchés véniels, qu’on appelle des péchés quotidiens, n’empêchent pas la manducation spirituelle. Et comme ceux qui mangent spirituellement reçoivent l’effet de l’eucharistie, il s’ensuit que les péchés véniels n’empêchent pas l’effet de ce sacrement.

            Réponse à l’objection N°1 : Celui qui s’approche de l’eucharistie avec l’acte du péché véniel, mange spirituellement le pain céleste d’une manière habituelle, mais non d’une manière actuelle. C’est pour cela qu’il reçoit l’effet habituel de ce sacrement et non l’effet actuel.

 

            Objection N°2. L’eucharistie n’a pas moins de vertu que le baptême. Or, il n’y a que la fiction qui empêche l’effet du baptême, comme nous l’avons dit (quest. 69, art. 9), et les péchés véniels n’appartiennent pas à la fiction, parce que, comme l’a dit le Sage (Sag., 1, 5) : L’Esprit-Saint qui est le maître de la science fuit le déguisement, et cependant les péchés véniels ne l’éloignent pas. Ils n’empêchent donc pas l’eucharistie de produire son effet.

           Réponse à l’objection N°2 : Le baptême n’a pas pour but l’effet actuel, c’est-à-dire la ferveur de la charité, comme l’eucharistie. Car le baptême est la régénération spirituelle par laquelle on acquiert la perfection première qui est l’habitude ou la forme ; tandis que l’eucharistie est la manducation spirituelle qui a une délectation actuelle.

 

            Objection N°3. Rien de ce qui est éloigné par l’action d’une cause ne peut empêcher son effet. Or, les péchés véniels sont effacés par l’eucharistie. Ils n’empêchent donc pas son effet.

            Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement porte sur les péchés véniels passés qui sont effacés par ce sacrement.

 

            Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 4, chap. 14) : Que le feu de la charité qui est en nous, s’enflammant à ce foyer sacré, c’est-à-dire dans ce sacrement, brûle nos péchés et éclaire nos cœurs, afin qu’en participant au feu divin nous soyons embrasés et déifiés. Or, le feu de nos désirs ou de notre amour est arrêté par les péchés véniels qui empêchent la ferveur de la charité, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 81, art. 4, et 2a 2æ quest. 24, art. 10). Les péchés véniels empêchent donc les effets de ce sacrement.

 

            Conclusion Quoique les péchés véniels passés n’empêchent point du tout l’effet de l’eucharistie, cependant ceux que l’on fait en acte peuvent l’empêcher en partie.

            Il faut répondre qu’on peut considérer les péchés véniels de deux manières : 1° selon qu’ils sont passés ; 2° selon qu’on les commet actuellement. De la première manière les péchés véniels n’empêchent d’aucune façon l’effet de l’eucharistie. Car il peut se faire qu’après avoir commis beaucoup de péchés véniels on s’approche avec dévotion de ce sacrement (Dans ce cas l’eucharistie remet elle-même les péchés véniels.) et qu’il produise pleinement son effet. — De la seconde façon les péchés véniels n’empêchent pas totalement l’effet de ce sacrement, mais seulement en partie. Car nous avons dit (art. 1 et 2) qu’il a pour effet, non seulement l’acquisition de la grâce habituelle ou de la charité, mais encore la réfection actuelle de la douceur spirituelle. Elle est empêchée, si on s’approche de la table sainte l’âme distraite par des péchés véniels ; mais l’accroissement de la grâce habituelle ou de la charité n’est pas détruit (Contenson, Cajétan et quelques autres théologiens prétendent que pour qu’il y ait un accroissement de grâce habituelle il faut une dévotion et une ferveur actuelle ; mais Soto, Jean de Saint-Thomas, Serra, Billuart, Svlvius et la plupart des thomistes et des autres théologiens considèrent le sentiment de saint Thomas comme plus probable.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

JesusMarie.com