Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
85 : De la pénitence comme vertu
Après avoir parlé du sacrement de pénitence nous devons nous occuper
de la pénitence comme vertu. — A cet égard il y a six questions à examiner : 1°
La pénitence est-elle une vertu ? (La pénitence est une vertu qui a été de tout
temps nécessaire pour la rémission des fautes : Fuit quidem pœnitentia universis hominibus qui se mortali aliquo peccato inquinassent, quovis tempore ad gratiam et justitiam assequendam necessaria, illis etiam qui baptismi sacramento ablui petivissent, ut perversitate rejectâ et eliminatâ, tantam Dei offensionem cum peccati odio et pio animi
dolore detestarentur. Unde propheta ait : Convertimini et agite pœnitentiam
(Conc. Trid., sess. 14,
chap. 1).) — 2° Est-elle une vertu spéciale ? (Plusieurs théologiens ne font
pas de la pénitence une vertu spéciale. Il y en à qui la considèrent comme une
vertu générale qui résulte de la réunion d’une foule de vertus particulières ; d’autres
la confondent avec la charité. Cajétan ne la distingue pas de la religion, Contenson l’identifie avec la crainte filiale. La doctrine
de saint Thomas sur ce point est en opposition avec ces divers sentiments.) — 3°
Sous quelle espèce de vertu est-elle renfermée ? — 4° De son sujet. — 5° De sa
cause. (Luther ayant dit que la crainte qu’on a des peines de l’enfer est
nuisible et condamnable, le concile de Trente a ainsi anathématisé cette erreur
(sess. 6, can. 8) : Si quis dixerit gehennæ
metum per quem ad misericordiam
Dei de peccatis dolendo confugimus, vel à peccando abstinemus, peccatum
esse, aut peccatores pejores facere ; anathema sit.) — 6° De son
rapport avec les autres vertus.
Article 1 : La pénitence
est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que la pénitence ne soit pas une
vertu. Car la pénitence est un sacrement que l’on compte parmi les autres
sacrements, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc.,
art. 1, et quest. 65, art. 1). Or, il n’y a aucun des
autres sacrements qui soit une vertu. La pénitence n’en est donc pas une non
plus.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit
(quest. préc., art. 1, Réponse N°1, et art. 2 et 3), dans le sacrement
de pénitence les actes humains en sont la matière ; ce qui n’a pas lieu dans le
baptême ou la confirmation. C’est pourquoi la vertu étant le principe d’un
acte, la pénitence est une vertu ou elle existe avec elle plutôt que le baptême
ou la confirmation.
Objection N°2. D’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. ult.), la pudeur n’est pas une vertu ; soit
parce qu’elle est une passion qui suppose une modification corporelle, soit
parce qu’elle n’est pas la disposition de quelque chose de parfait, puisqu’elle
a pour objet un acte honteux, ce qui n’a pas lieu dans l’homme vertueux. Or, la
pénitence est aussi une passion qui suppose une modification corporelle, telle
que les pleurs ; et c’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. 34 in Evang.)
que la pénitence consiste à pleurer ses péchés passés. Elle a aussi pour objet
des actes honteux, c’est-à-dire des péchés qui ne se trouvent pas dans un homme
vertueux. Elle n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°2 : La pénitence, considérée comme passion, n’est pas une
vertu, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). En ce sens elle
est adjointe à une modification corporelle ; mais elle est une vertu selon
qu’elle résulte de l’élection droite de la volonté, ce qu’on peut dire de la
pénitence plutôt que de la pudeur. Car la pudeur a pour objet un acte honteux
qui est présent et pour lequel on craint d’être couvert de confusion ; au lieu
que la pénitence se rapporte à ce qui est passé. Or, il est contraire à la
perfection de la vertu qu’on fasse dans le présent une action honteuse dont on
doive rougir ; mais il n’est pas contraire à la perfection de la vertu que l’on
ait commis auparavant des actions honteuses dont on soit obligé de se repentir,
puisque de vicieux que l’on était on devient vertueux.
Objection N°3. D’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), nul homme vertueux n’est un insensé.
Or, il paraît insensé de pleurer un péché passé qui ne peut pas ne pas exister
; ce qui appartient cependant à la pénitence. La pénitence n’est donc pas une
vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Ce serait une folie de déplorer ce que
l’on a fait auparavant, avec l’intention de s’efforcer de faire que ce qui a
été fait ne l’ait pas été. Le pénitent n’a pas cette intention, mais sa douleur
consiste à désapprouver ou à rejeter un fait passé avec l’intention d’en
éloigner les suites, qui sont l’offense de Dieu et la peine due au péché ; et
il n’y a eu cela rien d’insensé.
Mais
c’est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des
vertus, parce que le législateur se propose de rendre les citoyens vertueux,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1).
Or, le précepte de la loi divine se rapporte à la pénitence, d’après ces
paroles (Matth., 4, 17)
: Faites pénitence, etc. La pénitence
est donc une vertu.
Conclusion
La pénitence qui existe dans l’appétit sensitif est tine passion plutôt qu’une
vertu ; tandis que la pénitence qui existe dans la volonté est une vertu ou un
acte de vertu.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (Objection
N°2 et quest. préc.,
art. 10, Réponse N°4), la pénitence consiste à se repentir d’une chose que l’on
a faite antérieurement. Or, nous avons dit (quest. préc., art. 9) que la
douleur ou la tristesse s’entend de deux manières : 1° selon qu’elle est une
passion de l’appétit sensitif, et sous ce rapport la pénitence n’est pas une
vertu, mais une passion ; 2° on la considère selon qu’elle consiste dans la
volonté. De cette manière elle existe avec élection (Elle existe en vertu d’une
certaine élection, c’est-à-dire d’après un acte volontaire et libre.). Si
l’élection est droite, il est nécessaire qu’elle soit un acte de vertu. Car
Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 6) que la vertu est une
habitude élective conforme à la droite raison. Or, il appartient à la droite
raison qu’on déplore ce que l’on doit déplorer, et qu’on le fasse de la manière
et selon la fin qui convient. C’est en effet ce qui a lieu dans la pénitence dont
nous parlons maintenant. Car le pénitent conçoit une douleur (Ainsi saint
Thomas n’entend pas la pénitence comme Luther et les novateurs modernes
l’entendent. Ils prétendent que la pénitence n’est qu’un changement de vie, et
qu’elle ne demande ni douleur, ni détestation des fautes passées. Saint Thomas
dit le contraire, et c’est aussi le sens du concile de Trente d’après le
passage que nous venons de citer.) modérée de ses
péchés passés avec l’intention de ne plus y retomber. D’où il est évident que
la pénitence dont nous parlons est une vertu ou un acte de vertu.
Article 2 : La
pénitence est-elle une vertu spéciale ?
Objection N°1. Il semble que la pénitence ne soit pas une
vertu spéciale. Car il semble que ce soit le même motif qui nous porte à nous
réjouir du bien que nous avons fait auparavant, et à nous attrister du mal que
nous avons commis. Or, la joie que l’on a du bien que l’on a fait
antérieurement n’est pas une vertu spéciale, mais elle est une affection
louable qui provient de la charité, comme on le voit (De civ. Dei, liv. 14, chap. 7). D’où l’Apôtre dit (1 Cor.,
13, 6) que la charité ne se réjouit pas de l’iniquité, mais qu’elle se réjouit de
la vérité. Pour la même raison la pénitence qui est une douleur des péchés
passés n’est pas une vertu spéciale, mais elle est une affection qui provient
de la charité.
Réponse à
l’objection N°1 : Un acte découle de la charité de deux manières : 1° selon
qu’il émane d’elle, et alors l’acte vertueux ne requiert pas une autre vertu
que la charité, comme aimer le bien, s’en réjouir et s’attrister de ce qui lui
est opposé. 2° Un acte procède de la charité selon qu’il a été commandé par
elle. Dans ce cas, comme elle commande à toutes les vertus (selon qu’elle les
rapporte à sa fin), un acte qui procède de la charité peut aussi appartenir à
une autre vertu spéciale. Si donc dans l’acte du pénitent on ne considère que
la détestation du péché passé, cette détestation appartient immédiatement à la
charité, comme la joie qu’on a d’un bien qui est passé ; mais l’intention
d’agir pour effacer le péché passé requiert une vertu spéciale subordonnée à la
charité.
Réponse à l’objection N°2 : La pénitence a réellement une matière générale, dans le
sens qu’elle se rapporte à tous les péchés ; mais elle existe néanmoins sous un
rapport spécial, dans le sens qu’ils peuvent être corrigés par l’acte de
l’homme qui coopère avec Dieu pour sa justification.
Réponse à l’objection N°3 : Toute vertu spéciale exclut formellement
l’habitude du vice opposé, comme la blancheur fait disparaître la noirceur du
même sujet. Or, la pénitence détruit, comme cause efficiente,
toute espèce de péchés, en tant qu’elle opère pour la destruction du péché,
selon qu’il est susceptible d’être remis par la grâce divine, lorsque l’homme y
coopère. Il ne s’ensuit donc pas que ce soit une vertu générale.
Mais
c’est le contraire. Il y a dans la loi un précepte spécial pour elle, comme
nous l’avons vu (quest. préc., art. 5 et 7).
Conclusion La pénitence est une vertu spéciale par
laquelle l’homme opère pour détruire et pour détester le péché passé.
Article 3 : La
vertu de la pénitence est-elle une espèce de justice ?
Objection N°1. Il semble que la vertu de la pénitence ne
soit pas une espèce de justice. Car la justice n’est pas une vertu théologale,
mais morale, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 62,
art. 3). Or, la pénitence paraît être une vertu théologale, parce qu’elle a Dieu pour objet. Car elle satisfait à Dieu, avec lequel
elle réconcilie le pécheur. Il semble donc que la pénitence ne soit pas une
espèce de justice.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1), la justice est une
vertu qui se rapporte à un autre. Or, on ne dit pas que celui auquel la justice
se rapporte est la matière de la justice, mais ce sont plutôt les choses qu’on
distribue ou qu’on échange. Par conséquent la
pénitence n’a pas Dieu pour matière, mais les actes humains, par lesquels Dieu
est offensé ou apaisé ; et Dieu est comme celui que la justice a pour terme.
D’où il est évident que la pénitence n’est pas une vertu théologale, parce
qu’elle n’a pas Dieu pour objet ou pour matière.
Objection N°2. La justice étant une vertu morale consiste dans un
milieu. Or, la pénitence ne consiste pas dans un milieu, mais dans un excès,
d’après ces paroles (Jér., 6, 26)
: Pleurez avec amertume, comme on pleure
un fils unique. La pénitence n’est donc pas une espèce de justice.
Réponse
à l’objection N°2 : Le milieu de la
justice est l’égalité qui est établie entre ceux que la justice règle, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1 et 5). Or, entre
certains individus on ne peut établir une égalité parfaite, à cause de la
supériorité de l’une des parties ; comme entre le père et le fils ou entre Dieu
et l’homme, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 8, chap. ult.). C’est pourquoi, dans ce cas, l’inférieur
doit faire tout ce qu’il peut. Cependant ce qu’il fait n’est pas absolument
suffisant ; il ne l’est qu’en raison de l’acceptation du supérieur (C’est ce
que le concile de Trente exprime en disant : Tantam esse divinæ munificentiæ
largitatem, ut pœnis spontè à nobis pro vindicando peccato susceptis, apud Deum Patrem per Christum Jesum satisfacere valeamus (sess. 14, chap. 9).), et c’est ce que
signifie l’excès qui est attribué à la pénitence.
Objection
N°3. Il y a deux espèces de justice, comme nous l’avons dit (Eth., liv. 5, chap.
4) : la justice distributive et la justice commutative. Or, la pénitence ne
paraît être contenue ni sous l’une, ni sous l’autre. Il semble donc que la
pénitence ne soit pas une espèce de justice.
Réponse à l’objection N°3 : Comme il y a un échange dans les bienfaits, puisqu’on a
de la reconnaissance pour un bienfait reçu ; de même il y a échange pour les
offenses lorsqu’on est puni pour l’offense que l’on a commise contre un autre ;
soit qu’on se trouve puni malgré soi, ce qui appartient à la justice
vindicative, soit qu’on se punisse volontairement en réparant la faute commise,
ce qui appartient à la pénitence qui regarde la personne du pécheur, comme la
justice vindicative regarde la personne du juge. D’où il est évident que l’une
et l’autre se trouvent contenues sous la justice commutative.
Objection N°4. Sur ces paroles (Luc, 6,
21) : Bienheureux vous qui pleurez
maintenant, la glose dit (ord. Bedæ) : Voilà la
prudence qui nous fait voir combien les choses terrestres sont misérables et
combien les choses célestes sont avantageuses. Or, les larmes sont un acte de
pénitence. La pénitence est donc une espèce de prudence plutôt qu’une espèce de
justice.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique la
pénitence soit directement une espèce de la justice, elle comprend cependant
d’une certaine manière les choses qui appartiennent à toutes les vertus. Car,
en tant qu’elle est une justice de l’homme par rapport à Dieu, il faut qu’elle
participe aux choses qui appartiennent aux vertus théologales qui ont Dieu pour
objet. Ainsi la pénitence existe avec la foi dans la passion du Christ, par
laquelle nous sommes justifiés de nos péchés, et avec l’espérance du pardon et
avec la haine des vices, ce qui appartient à la charité. Selon qu’elle est une
vertu morale, elle participe en quelque chose à la prudence qui est la règle de
toutes les vertus morales ; et d’après la nature même de la justice, non
seulement elle a ce qui appartient à la justice, mais encore ce qui appartient
à la tempérance et à la force, en tant que les choses qui produisent la
délectation qui appartient à la tempérance, ou qui excitent la crainte que la
force modère, sont communes à la justice. Et sous ce rapport il appartient à la
justice de s’abstenir des choses agréables, ce qui appartient à la tempérance,
et de supporter celles qui sont dures, ce qui appartient à la force.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (alius auctor, De vera et falsa pœnit.,
cap. 8 à med. et chap. 19) : La pénitence est une
vengeance que le pécheur exerce contre lui-même, en punissant en lui les fautes
qu’il a commises contre Dieu. Or, il appartient à la justice d’exercer la
vengeance. D’où Cicéron reconnaît (De invent., liv. 2) une espèce de justice
vindicative. Il semble donc que la pénitence soit une espèce de justice.
Conclusion La vertu de la pénitence est une espèce de
justice commutative, non de cette justice absolue qui existe entre égaux, mais
de cette vertu qu’on appelle justice sous un rapport.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2), la pénitence n’est pas une vertu spéciale,
par cela seul qu’elle gémit sur le mal commis, car la charité suffirait pour
cela ; mais elle est une vertu spéciale, parce que le pénitent gémit du péché
qu’il a commis, selon qu’il est une offense contre Dieu et qu’il a le dessein
de s’en corriger. Or, la correction d’une offense commise contre quelqu’un
n’est pas produite par la cessation seule de l’injure, mais elle exige en outre
une sorte de compensation qui se fait à l’égard des offenses qu’on a commises
contre autrui, comme la restitution ; avec cette différence que la compensation
se considère de la part de celui qui offense, comme quand il satisfait, au lieu
que la restitution se considère de la part de celui contre lequel l’offense a
été commise. L’une et l’autre appartiennent à la matière de la justice, parce
que l’une et l’autre sont un échange ; d’où il est évident que la pénitence,
selon qu’elle est une vertu, est une partie de la justice (Elle en est une
partie potentielle ou une espèce imparfaite.). — Cependant il faut observer
que, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap. 6), on dit qu’une chose
est juste de deux manières, absolument et sous un rapport. La justice prise
absolument existe entre égaux, parce que la justice est une égalité, et qu’il
appelle justice l’ordre politique ou civil, parce que tous les citoyens sont
égaux en ce qu’ils sont immédiatement sous le prince, comme étant des hommes
libres. La justice sous un rapport est celle qui existe entre des sujets, dont
l’un est sous la puissance de l’autre, comme le serviteur est sous le maître,
le fils sous le père et l’épouse sous le mari. C’est cette justice que l’on
considère dans la pénitence (Ce n’est pas une justice parfaite et absolue,
parce que la réparation n’est jamais adéquate à l’offense, mais c’est une
espèce de justice imparfaite.). Ainsi le pénitent revient à Dieu avec le
dessein de se corriger, comme le serviteur au maître, d’après ces paroles (Ps. 122, 2) : Comme les yeux des serviteurs sont fixés sur la main de leur maître, de
même nos yeux sont arrêtés sur le Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait
pitié de nous ; comme le fils au père, d’après ces autres paroles (Luc, 15, 21)
: Mon père, j’ai péché contre le ciel et
contre vous ; et comme l’épouse à l’époux, et c’est ce qui fait dire au
prophète (Jér., 3, 1)
: Vous vous êtes corrompu avec plusieurs
qui vous aimaient, néanmoins retournez à moi, dit le Seigneur.
Article 4 : La volonté
est-elle proprement le sujet de la pénitence ?
Objection N°1. Il semble que le sujet de la pénitence ne
soit pas proprement la volonté. Car la pénitence est une espèce de tristesse.
Or, la tristesse existe dans le concupiscible comme la joie. La pénitence y
existe donc aussi.
Réponse à l’objection N°1 : Cette raison s’appuie sur la
pénitence considérée comme passion.
Objection N°2. La pénitence est une vengeance, comme le dit saint
Augustin (alius auctor, loc. cit. art. préc.). Or, la vengeance paraît appartenir à l’irascible,
parce que la colère est le désir de la vengeance. Il semble donc que la
pénitence existe dans l’irascible.
Réponse à l’objection N°2 : Le désir de la vengeance qui résulte de la passion et
qui a pour objet une autre personne appartient à l’irascible, mais il
appartient à la volonté de désirer la vengeance ou de se venger de soi-même ou
d’un autre par raison.
Objection N°3. Le passé est l’objet propre de la mémoire, d’après
Aristote (Lib. de mem., chap. 1). Or, la pénitence a pour objet le passé, comme
nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°2 et 3). La pénitence existe donc dans la
mémoire comme dans son sujet.
Réponse à l’objection N°3 : La mémoire est la faculté qui perçoit le passé. Or, la
pénitence n’appartient pas à la puissance qui perçoit, mais à celle qui appète
et qui présuppose l’acte de la puissance perceptive. Par conséquent la
pénitence n’existe pas dans la mémoire, mais elle la présuppose.
Réponse à l’objection N°4 : La volonté, comme nous l’avons vu (quest.
82, art. 4, et 1a 2æ, quest. 9, art. 1), meut toutes les
autres puissances de l’âme. C’est pour cela qu’il ne répugne pas que la
pénitence qui existe dans la volonté opère quelque chose dans chacune des
puissances de l’âme.
Mais
c’est le contraire. La pénitence est un sacrifice, d’après ces paroles du
Psalmiste (Ps. 50, 19) : Un esprit affligé est un sacrifice agréable à Dieu. Or, l’oblation
du sacrifice est un acte de la volonté, suivant ces autres paroles du Psalmiste
(Ps. 53) : Je
vous offrirai volontairement un sacrifice. La pénitence existe donc dans la
volonté.
Conclusion
La pénitence étant une espèce de justice, elle existe dans la volonté comme
dans son sujet, et son acte propre est le dessein que l’on a de réparer
l’offense commise contre Dieu.
Il faut répondre que nous pouvons parler de la pénitence de deux
manières : 1° selon qu’elle est une passion, et dans ce sens, puisqu’elle est
une espèce de tristesse, elle existe dans le concupiscible, comme dans son
sujet ; 2° selon qu’elle est une vertu ; alors, comme nous l’avons dit (art. préc.), elle est une espèce de justice. La justice, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 56, art. 6), a pour sujet
l’appétit raisonnable qui est la volonté. D’où il est évident que la pénitence,
selon qu’elle est une vertu, existe dans la volonté, comme dans son sujet, et
son acte propre est la résolution que l’on prend de réparer le mal qu’on a
commis contre Dieu (De là il résulte, comme l’observe Billuart, que la douleur
requise dans le pénitent doit être raisonnable, c’est-à-dire qu’elle doit
exister dans l’appétit rationnel et non dans l’appétit sensitif. Quand elle
existe dans ce dernier et qu’elle se manifeste par des larmes, c’est une bonne
chose, mais cela n’est pas essentiel.).
Article 5 : Le
commencement de la pénitence vient-il de la crainte ?
Objection N°1. Il semble que le commencement de la pénitence
ne vienne pas de la crainte. Car la pénitence commence par la détestation du
péché. Or, cette détestation appartient à la charité, comme nous l’avons dit
(art. 3). La pénitence vient donc de l’amour plutôt que de la crainte.
Réponse à l’objection N°1 : Le péché commence à déplaire
à l’homme, surtout au pécheur, à cause des supplices que la crainte servile a
pour objet, avant de lui déplaire parce qu’il offense Dieu, ou à cause de sa
laideur, ce qui appartient à la charité.
Objection N°2. Les hommes sont excités à la pénitence par l’attente du
royaume céleste, d’après ces paroles (Matth., 3, 2
et 4, 17) : Faites pénitence, car le
royaume des cieux approche. Or, le royaume des cieux est l’objet de
l’espérance. La pénitence procède donc de l’espérance plus que de la crainte.
Réponse
à l’objection N°2 : En disant
que le royaume des cieux approche, on entend par là l’avènement non seulement
du roi qui récompense, mais encore du roi qui punit. D’où saint Jean Baptiste
disait (Matth., 3, 7)
: Race de vipères, qui vous a appris à
fuir la colère dont vous êtes menacés ?
Objection
N°3. La crainte est un acte intérieur de l’homme. Or, la pénitence
ne paraît pas exister en nous d’après l’œuvre de l’homme, mais d’après l’œuvre de
Dieu, selon ces paroles du prophète (Jér., 31, 19)
: J’ai fait pénitence, après que vous
m’avez converti. La pénitence ne procède donc pas de la crainte.
Mais c’est le contraire. Isaïe dit (Is., 26, 17)
: La pénitence nous a rendus comme une
femme qui a conçu et qui étant près d’enfanter jette de grands cris dans la
violence de ses douleurs. Puis il ajoute d’après une autre version (Septante)
: Nous avons conçu, Seigneur, par votre
crainte, et nous avons, pour ainsi dire, enfanté et produit l’esprit de salut,
c’est-à-dire de pénitence salutaire, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. préc., art. 6). La pénitence procède donc
de la crainte.
Conclusion
L’acte de pénitence commence par la crainte servile comme par le premier
mouvement de la volonté qui s’y rapporte, mais il commence par la crainte
filiale comme par son principe immédiat et prochain.
Il faut répondre que nous pouvons parler de la pénitence de deux
manières : 1° Quant à l’habitude. En ce sens Dieu l’infuse immédiatement sans
que nous opérions d’une manière principale ; mais il ne l’infuse pas sans que
nous nous y disposions en coopérant par certains actes. 2° Nous pouvons parler
de la pénitence quant aux actes par lesquels nous coopérons avec Dieu qui opère
en elle. Le premier principe de ces actes est l’opération de Dieu qui convertit
le cœur, d’après ces paroles (Lam., 5,
21) : Convertissez-nous, Seigneur, vers
vous, et nous serons convertis. Le second acte est le mouvement de la foi ;
le troisième le mouvement de la crainte servile par lequel on s’éloigne du
péché dans la crainte des supplices ; le quatrième est le mouvement de
l’espérance par lequel on prend la résolution de se corriger dans l’espérance
d’obtenir son pardon ; le cinquième est le mouvement de la charité par lequel
le péché déplaît en lui-même et non plus seulement à cause des supplices ; le
sixième est le mouvement de la crainte filiale par lequel, par respect pour
Dieu, on lui offre volontairement la réparation de l’injure commise (Tous ces
actes ne se produisent pas toujours explicitement et dans le même ordre, mais
ils existent au moins virtuellement, et cet ordre est celui que le concile de
Trente a suivi dans l’énumération qu’il en fait (Cf. conc. Trid., sess. 6, chap. 6).). Il est donc évident que l’acte
de la pénitence procède de la crainte servile, comme du premier mouvement de la
volonté qui s’y rapporte ; tandis qu’elle procède de la crainte filiale, comme
de son principe propre et immédiat.
Réponse à
l’objection N°3 : Le mouvement même de la crainte (C’est ce qui
fait dire au concile de Trente (sess. 14, chap. 1) : Timor non solùm non facit hominem hypocritam et magis peccatorem, verùm etiam donum Dei est et Spiritûs sancti impulsus, quo pœnitens adjutus viam sibi
ad justitiam parat. Hoc enim
timore utiliter concussi Ninivitæ, ad Jonæ prædicationem plenam terroribus pœnitentiam egerunt et misericordiam à Domino impetrarunt.)
procède de l’acte de Dieu qui convertit le cœur. D’où
il est dit (Deut.,
5, 29) : Qui leur donnera un esprit qui
soit tel qu’ils me craignent ? C’est pourquoi de ce que la pénitence
procède de la crainte, cela n’empêche pas qu’elle vienne de l’acte de Dieu qui
convertit le cœur.
Article 6 : La
pénitence est-elle la première des vertus ?
Objection N°1. Il semble que la pénitence soit la
première des vertus. Car sur ces paroles (Matth., 3, 2)
: Faites pénitence, la glose dit (ord.) : La première vertu, c’est de tuer
le vieil homme par la pénitence et de haïr les vices.
Réponse à
l’objection N°1 : Cette glose parle de l’acte de la pénitence selon qu’il est
le premier dans l’ordre du temps parmi les actes des autres vertus morales.
Réponse à l’objection N°2 : Dans les mouvements successifs il faut, selon l’ordre du
temps, s’éloigner d’un terme avant de parvenir à un autre. C’est aussi la même
chose dans l’ordre de nature, de la part du sujet (C’est ce qui se remarque
dans la pénitence, car elle doit d’abord abandonner le péché pour s’approcher
ensuite de Dieu.) ou selon l’ordre de la cause matérielle. Mais, selon l’ordre
de la cause efficiente et finale, il faut d’abord parvenir au terme ; car c’est
ce que l’agent se propose premièrement (Suivant ce principe que la fin est la
première dans l’intention, quoiqu’elle soit la dernière dans l’exécution.), et
c’est cet ordre qu’on considère principalement dans les actes de l’âme, comme
on le voit (Phys., liv. 2, text. 42).
Réponse à l’objection N°3 : La pénitence ouvre la voie aux vertus, en
effaçant le péché par la vertu de la foi, de l’espérance et de la charité, qui
sont naturellement les premières ; mais elle la leur ouvre de telle sorte
qu’elles entrent simultanément avec elle. Car dans la justification de l’impie
la rémission de la faute et l’infusion de la grâce existent simultanément avec
le mouvement du libre arbitre vers Dieu et contre le péché, et avec la grâce
toutes les vertus sont simultanément infuses, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 65, art. 3).
Mais
c’est le contraire. La pénitence procède de la foi, de l’espérance et de la
charité, comme nous l’avons dit (art. préc. et art. 2). La pénitence
n’est donc pas la première des vertus.
Conclusion La vertu de la pénitence n’est pas absolument
la première des vertus dans l’ordre du temps ou de la nature, mais elle est la
première sous un rapport dans l’ordre du temps seulement, c’est-à-dire quant à
son acte qui se présente le premier dans la justification de l’impie.
Il
faut répondre que dans les vertus on ne considère pas l’ordre du temps quant
aux habitudes, parce que les vertus étant connexes, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 65, art. 1), elles commencent simultanément à être toutes
dans l’âme ; mais on dit que l’une d’elles est avant l’autre selon l’ordre de
la nature, qui se considère d’après l’ordre des actes, c’est-à-dire selon que
l’acte d’une vertu présuppose l’acte d’une autre. — On doit donc dire qu’il y a
des actes louables qui peuvent précéder l’acte et l’habitude de la pénitence,
comme les actes de foi et d’espérance informes (On appelle ainsi
les actes de foi et d’espérance quand ces vertus ne sont pas unies à la charité
qui les perfectionne. Ces actes précèdent la pénitence, parce que pour faire
pénitence il faut croire et espérer que l’on peut obtenir son pardon.) et l’acte de la crainte servile. Mais l’acte et l’habitude
de la charité existent dans le temps simultanément avec l’acte et l’habitude de
la pénitence, et avec les habitudes des autres vertus. Car, comme nous l’avons
vu (1a 2æ, quest. 113, art. 3 et 4), dans la justification
de l’impie il y a tout à la fois le mouvement du libre arbitre vers Dieu, qui
est un acte de foi formé par la charité, et le mouvement du libre arbitre
contre le péché, qui est l’acte de la pénitence. Le premier de ces deux actes
précède naturellement le second ; car l’acte de la vertu de pénitence est
contraire au péché et procède de l’amour de Dieu. D’où le premier acte est la
raison et la cause du second. — La pénitence n’est donc pas absolument la
première des vertus, ni dans l’ordre du temps, ni dans l’ordre de nature ;
parce que selon l’ordre de nature les vertus théologales la précèdent
absolument : mais sous un rapport elle est la première de toutes les vertus
dans l’ordre du temps, quant à son acte qui est le premier qui se présente dans
la justification de l’impie (Car il faut d’abord se réconcilier avec Dieu avant
de s’appliquer à la pratique des autres vertus.). Dans l’ordre de nature les
autres vertus paraissent être avant celle-là, comme ce qui existe par soi est
avant ce qui existe par accident. Car les autres vertus paraissent être par
elles-mêmes nécessaires au bien de l’homme ; tandis que la pénitence ne l’est
qu’hypothétiquement, c’est-à-dire dans le cas où le péché existe préalablement,
comme nous l’avons vu (quest. 65, art. 2, dans le corps de l’article et Réponse
N°4) en parlant du rapport qu’il y a entre le sacrement de pénitence et les
autres sacrements.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous
moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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