Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
86 : De l’effet de la pénitence quant à la rémission des péchés mortels
Nous devons ensuite nous occuper des effets de la pénitence : 1° quant
à la rémission des péchés mortels ; 2° quant à la rémission des péchés véniels
; 3° quant au retour des péchés pardonnés ; 4° quant au recouvrement des
vertus. — Sur la première de ces considérations il y a six questions à examiner
: 1° Tous les péchés mortels sont- ils effacés par la pénitence ? (Il est de
foi que tous les péchés peuvent être remis par la pénitence : Si post susceptionem baptismi, dit le concile de Latran, quisquam prolapsus fuerit peccatum, per veram pœnitentiam semper reparari potest. En
établissant cette vérité saint Thomas réfute l’erreur des novatiens et des
montanistes qui ont prétendu le contraire.) — 2° Peuvent-ils être effacés sans
elle ? (Il est de foi que la pénitence, comme vertu, est nécessaire d’une
nécessite de moyen aussi bien que d’une nécessité de précepte. C’est ce
qu’exprime ainsi le concile de Trente (sess. 14, chap. 1) : Fuit quidem pœnitentia universis hominibus, qui se mortali aliquo peccato inquinassent, quovis tempore ad gratiam et justitiam assequendam necessaria, illis etiam qui baptismi sacramento ablui petivissent.) — 3° Un
péché peut-il être remis sans l’autre ? (Il est certain et reconnu par tous les
théologiens qu’un péché mortel ne peut être remis sans les autres d’après la
puissance ordinaire de Dieu, mais il y en a qui croient qu’il le pourrait
d’après sa puissance absolue.) — 4° La pénitence enlève-t-elle la faute eu laissant subsister la peine qui lui est due ? (Les
luthériens et les calvinistes nient qu’après la rémission de la faute il reste
une peine temporelle ; et c’est de là qu’ils partent pour attaquer le
purgatoire, les indulgences et toutes les œuvres satisfactoires. Leur erreur a
ainsi été condamnée par le concile de Trente : Si quis, post acceptam
justificaitonis gratiam, cuilibet peccatori pœnitenti ità culpam
remitti et reatum pœnæ æterna deleri
dixerit, ut nullus remaneat reatus pœnæ temporalis exsolvendæ, vel in hoc sæculo, vel in futuro in purgatorio, antequam ad regna cælorum aditus patere possit, anathema sit (sess. 6, can.
3).) — 5° Les restes des péchés subsistent-ils ? (On entend ici par les restes
du péché les habitudes mauvaises ou les dispositions qui résultent des fautes
que l’on a commises auparavant ; l’âme est d’autant moins apte à faire le bien
que les fautes qu’on a commises sont plus graves, ou qu’on est resté plus
longtemps dans le péché, ou qu’on a péché plus souvent.) — 6° Est-ce un effet
de la pénitence comme vertu ou comme sacrement d’enlever le péché ?
Article 1 : Tous
les péchés sont-ils effacés par la pénitence ?
Objection N°1. Il semble que tous les péchés ne soient
pas effacés par la pénitence. Car l’Apôtre dit (Héb., 12, 17)
qu’Esaü ne fut pas accessible à la
pénitence, quoiqu’il l’eût demandée avec larmes (Ce passage de saint Paul
s’entend plutôt de la pénitence d’Isaac que de celle d’Esaü, et il signifie
qu’Esaü ne put obtenir de son père qu’il se repentît de la bénédiction qu’il
avait donnée à Jacob, et qu’il ne put la lui faire rétracter, quoiqu’il lui eût
demandé sa bénédiction avec larmes.) ; et la glose ajoute (interl.)
: Il ne trouva pas lieu de se faire pardonner et bénir par la pénitence. Et il
est dit d’Antiochus (2 Mach., 9, 13)
: L’impie priait Dieu, dont il ne devait
pas obtenir miséricorde. Il ne semble donc pas que tous les péchés soient
effacés par la pénitence.
Réponse à
l’objection N°1 : Esaü ne s’est pas véritablement repenti ; ce qui
est manifeste, puisqu’il disait (Gen., 27, 41)
: Le temps de la mort de mon père
viendra, et je tuerai mon frère Jacob. De même Antiochus n’a pas été
véritablement pénitent (Ce qui le prouve c’est que l’Ecriture en rapportant sa
prière dit : Or ce scélérat priait ((2
Mach., 9, 13), et qu’elle lui donne les noms d’homicide et de blasphémateur, et
que d’ailleurs il n’a point délivré les Juifs de la tyrannie qu’il exerçait sur
eux.) ; car il déplorait ses fautes, non parce qu’elles offensaient Dieu, mais
à cause des souffrances corporelles qu’il endurait.
Objection
N°2. Saint Augustin dit dans son livre (De sermone Dom. in monte,
liv. 1, chap. 22) : Que le péché que l’on commet, lorsqu’après avoir connu Dieu
par la grâce du Christ on attaque ses frères et on s’arme des torches de
l’envie contre la grâce elle-même, est une faute si grave qu’on ne peut avoir
l’humilité de la prière, quand même on serait forcé par sa conscience mauvaise
à reconnaître son péché et à le proclamer. Tout péché ne peut donc être détruit
par la pénitence.
Réponse à l’objection N°2 : Ces paroles de
saint Augustin doivent s’entendre ainsi : la tâche du péché est si grave qu’on
ne peut avoir l’humilité nécessaire pour en obtenir le pardon, c’est-à-dire
qu’on ne le peut facilement. C’est ainsi qu’on dit qu’on ne peut guérir celui
qu’on ne peut guérir qu’à grande peine. Cependant cet effet peut être produit
par la vertu de la grâce divine qui soulève quelquefois jusqu’au fond de la mer, selon l’expression du Psalmiste (Ps. 67).
Objection N°3. Le Seigneur dit (Matth., 12, 32)
: Celui qui aura dit une parole contre
l’Esprit-Saint, il ne lui sera pardonné ni en ce monde, ni en l’autre. Tout
péché ne peut donc être remis par la pénitence.
Réponse à
l’objection N°3 : Cette parole ou le blasphème contre
l’Esprit-Saint est l’impénitence finale, comme le dit saint Augustin (Lib. de verbis Dom., serm. 11, chap. 12 et 13), et cette impénitence est
absolument irrémissible, parce qu’après la fin de cette vie il n’y a plus de
rémission pour les péchés. Ou bien si on entend par le blasphème de
l’Esprit-Saint le péché que l’on commet par malice, ou le blasphème lui-même de
l’Esprit-Saint, on dit qu’il est irrémissible, c’est-à-dire qu’on ne peut le
remettre facilement ; soit parce que ce péché n’a pas en lui-même de cause
d’excuse, soit parce qu’on est puni pour ce péché en ce monde-ci et dans
l’autre, comme nous l’avons expliqué (2a 2æ, quest. 14).
Mais c’est le contraire. Il est dit (Ez., 18, 22)
: Je ne me souviendrai plus de toutes les
iniquités qu’il a commises.
Conclusion
La liberté de l’homme et l’efficacité de la grâce divine montrent qu’il n’y a
pas de péché ici-bas qui ne puisse être effacé par la pénitence véritable.
Il faut répondre que si un péché ne pouvait être effacé par la
pénitence, cela pourrait résulter de deux causes, ou de ce qu’on ne pourrait
s’en repentir, ou de ce que la pénitence ne pourrait l’effacer. Les péchés des
démons et des damnés ne peuvent être effacés par la pénitence pour le premier
motif ; parce que leur volonté se trouve affermie dans le mal, de telle sorte
que le péché ne peut leur déplaire, comme faute ; ils ne détestent que la peine
qu’ils souffrent, et c’est pour cela qu’ils font une pénitence infructueuse,
d’après ces paroles de l’Ecriture qui dit (Sag., 5, 3) qu’ils font pénitence et qu’ils gémissent dans les angoisses de leur cœur.
Aussi cette pénitence n’est pas accompagnée de l’espérance du pardon, mais du
désespoir. Il ne peut en être ainsi du péché de l’homme qui est ici-bas, dont
le libre arbitre peut se porter vers le bien et vers le mal. C’est donc une
erreur de dire que l’on fait dans ce monde des péchés dont on ne peut se
repentir, parce que : 1° on détruirait par là le libre arbitre ; 2° on
dérogerait à la vertu de la grâce par laquelle le cœur de tout pécheur peut
être tourné au repentir, d’après ces paroles (Prov., 21, 1) : Le cœur du roi est dans la main de Dieu et il le tournera partout où il
voudra. — C’est aussi une erreur de croire qu’on ne puisse effacer un péché
par la pénitence véritable, parce que : 1° c’est une chose qui répugne à la
miséricorde de Dieu, dont il est dit (Joël, 2, 13)
qu’il est bon et miséricordieux, qu’il
est patient et riche en miséricorde et qu’il l’emporte sur toute espèce de
malice ; car Dieu serait en quelque sorte vaincu par l’homme, si l’homme
voulait qu’un péché fût effacé et que Dieu ne le voulût pas ; 2° ce serait
déroger à la vertu de la passion du Christ par laquelle la pénitence opère,
comme les autres sacrements, puisqu’il est écrit (1 Jean, 2, 2)
que le Christ a été victime de
propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais encore
pour ceux de tout le monde entier. On doit donc dire absolument que tout
péché ici-bas peut être effacé par la pénitence véritable.
Article 2 : Peut-on
remettre le péché sans la pénitence ?
Objection N°1. Il semble que le péché puisse être remis
sans la pénitence. Car la puissance de Dieu n’est pas moindre à l’égard des
adultes qu’à l’égard des enfants. Or, il remet les péchés aux enfants sans la
pénitence. Il le fait donc aussi aux adultes.
Réponse à l’objection N°1 : Dans les enfants il n’y a que
le péché originel qui ne consiste pas dans un dérèglement actuel de la volonté,
mais dans un dérèglement habituel de la nature, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 82, art. 1). C’est pourquoi ce péché leur est remis avec
une modification habituelle qui est produite par l’infusion de la grâce et des
vertus, mais non avec une modification actuelle. Quant à l’adulte qui a des
péchés actuels qui consistent dans le dérèglement actuel de la volonté, ses
fautes ne lui sont pas remises, même dans le baptême (La contrition, jointe à
un commencement d’amour de Dieu, est une des dispositions qu’on requiert des
adultes qui se présentent pour recevoir le baptême.), sans un changement actuel
de la volonté qui s’opère par la pénitence.
Réponse à l’objection N°2 : Cette raison s’appuie sur la pénitence considérée comme
sacrement.
Objection N°3. La miséricorde de Dieu est plus grande que celle de
l’homme. Or, l’homme remet quelquefois son offense à un de ses semblables, sans
que celui-ci se repente. D’où le Seigneur dit (Matth., 5, 44)
: Aimez vos ennemis, faites du bien à
ceux qui vous haïssent. Donc à plus forte raison Dieu remet son offense aux
hommes qui ne se repentent pas.
Réponse
à l’objection N°3 : La
miséricorde de Dieu a une vertu plus grande que celle de l’homme en ce qu’elle
change la volonté de l’homme pour qu’il se repente ; ce que ne peut faire la
miséricorde de l’homme.
Mais c’est
le contraire. Le Seigneur dit (Jér., chap. 18)
: Si cette nation fait pénitence du mal
qu’elle a fait, je me repentirai du mal que j’ai eu dessein de lui faire.
Il semble donc au contraire que si l’homme ne fait pas pénitence, Dieu ne lui
remette pas son péché.
Conclusion
Aucun péché actuel ne peut être remis ici-bas sans la vertu de pénitence.
Article 3 : Un
péché peut-il être remis par la pénitence sans qu’un autre le soit ?
Objection N°1. Il semble qu’un péché puisse être remis
par la pénitence sans un autre. Car le Seigneur dit (Amos, 4, 7)
: J’ai fait qu’il a plu sur une ville et
qu’il n’a point plu sur une autre, qu’il a plu sur un endroit et que l’autre
sur lequel il n’a point plu a été stérile ; ce que saint Grégoire explique
en disant (Sup. Ezech.,
hom. 10) : Lorsque celui qui hait son prochain se
corrige des autres défauts, la même cité reçoit la pluie d’un côté et reste
sèche de l’autre ; parce qu’il y en a qui, quand ils retranchent certains
vices, persistent dans d’autres d’une manière grave. Un péché peut donc être
remis par la pénitence sans qu’un autre le soit.
Réponse à
l’objection N°1 : Ce passage de saint Grégoire ne doit pas s’entendre de la
rémission de la faute, mais de la cessation de l’acte ; parce que quelquefois
celui qui a eu l’habitude de commettre plusieurs péchés, abandonne l’un sans
abandonner l’autre, ce qui est produit à la vérité par le secours de Dieu, sans
arriver toutefois jusqu’à la rémission de la faute.
Objection
N°2. Saint Ambroise dit dans le psaume Beati immaculati (post explic. versic. Exitus aquarum, etc.) que la première
consolation, c’est que Dieu n’oublie pas d’avoir pitié ; la seconde s’exerce
par la punition, où, quoique la foi manque, la peine satisfait et relève. On
peut donc être relevé d’un péché quoique le péché d’infidélité reste.
Réponse à l’objection N°2 : Dans ce passage de saint Ambroise le mot fides ne peut pas s’entendre de la foi par laquelle
on croit dans le Christ ; parce que, comme le dit saint Augustin sur ces
paroles (Jean, chap. 15) : Si je n’étais pas
venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils n’auraient pas de péché,
c’est-à-dire ils ne seraient pas responsables de leur défaut de foi, car
l’incrédulité est le péché qui renferme tous les autres. Mais le mot fides (Dans le
passage cité ce mot indique plutôt un défaut de confiance ; quoique les Juifs
n’aient pas eu confiance, Dieu les a néanmoins délivrés ; ce qui est une marque
de sa miséricorde.) se prend en cet endroit pour la conscience ; parce que
quelquefois, par les peines qu’on supporte patiemment, on obtient la rémission
d’un péché dont on n’avait pas conscience.
Réponse à l’objection N°3 : Les péchés, quoiqu’ils ne
soient pas connexes quant à l’acte par lequel on se tourne vers le bien qui
change, le sont cependant par rapport à l’acte par lequel on se détourne du
bien immuable, qui est l’acte commun à tous les péchés mortels. Sous ce rapport
ils ont la nature de l’offense qui doit être effacée par la pénitence.
Réponse à l’objection N°4 : La dette d’une chose extérieure, comme une dette
d’argent, n’est pas contraire à l’amitié d’après laquelle on fait la remise de
ce qui est dû. C’est pourquoi on peut remettre une dette sans en remettre une
autre. Mais la dette du péché est contraire à l’amitié. C’est pour cela qu’une
faute ou une offense n’est pas remise sans une autre. Car il paraît ridicule
qu’on demande pardon à un homme d’une offense sans lui demander pardon d’une
autre.
Objection N°5. Par l’amour de Dieu les péchés sont remis aux hommes,
d’après ces paroles du prophète (Jér., 31, 3)
: Je vous aime d’un amour éternel, c’est
pour cela que je vous ai attiré par la compassion. Or, rien n’empêche que
Dieu n’aime l’homme par rapport à une chose et qu’il soit son ennemi par
rapport à une autre. C’est ainsi qu’il aime le pécheur quant à la nature et
qu’il le hait quant à la faute. Il semble donc possible que Dieu remette par la
pénitence un péché sans l’autre.
Réponse
à l’objection N°5 : L’amour
par lequel Dieu aime la nature de l’homme ne se rapporte pas au bien de la
gloire dont il est privé par tout péché mortel ; au lieu que l’amour de la
grâce par laquelle on obtient la rémission du péché mortel met l’homme en
rapport avec la vie éternelle, d’après ces paroles (Rom., 6,23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle. Il n’y a donc pas de parité.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (alius auctor, De ver. et fals. pœnit., chap. 9) : Il
y en a qui se repentent d’avoir péché, mais non d’une manière complète, se
réservant des choses dans lesquelles ils se délectent sans remarquer que le
Seigneur a délivré du démon celui qui était tout à la fois muet et sourd, pour
nous apprendre par là que nous ne sommes jamais guéris qu’autant que nous
sommes délivrés de tous nos maux.
Conclusion Puisque aucun péché mortel ne peut être remis
sans la grâce et la pénitence et que tout péché mortel répugne à la grâce et à
la pénitence, il ne peut se faire qu’un péché soit remis par la vertu de
pénitence sans l’autre.
Il
faut répondre qu’il est impossible qu’un péché soit remis sans l’autre par la
pénitence : 1° Parce qu’un péché est remis, selon que l’offense contre Dieu est
effacée par la grâce. D’où nous avons vu (1a 2æ, quest. 109,
art. 7, et quest. 113, art. 2) que comme le péché ne peut être remis sans la
grâce, et que tout péché mortel est contraire à la grâce et l’exclut, par
conséquent il est impossible qu’un péché soit remis sans l’autre. 2° Parce que,
comme nous l’avons montré (art. préc.), le péché mortel ne peut
être remis sans la véritable pénitence à laquelle il appartient d’abandonner le
péché selon qu’il est contre Dieu, ce qui est commun à tous les péchés mortels.
Or, dès que la cause est la même, l’effet est le même aussi. Il ne peut donc
pas être véritablement pénitent celui qui se repent d’un péché, sans se
repentir d’un autre. Car s’il détestait ce péché, parce qu’il est contre Dieu
qu’il aime par-dessus toutes choses (ce qui est requis pour la pénitence
véritable), il s’ensuivrait qu’il se repentirait de tous ses péchés (Tous les
péchés mortels sont communs dans le sens qu’ils supposent tous que l’âme se
détourne de Dieu. Or, elle ne peut se tourner vers lui qu’autant qu’elle
rétracte ce mouvement par des sentiments opposés.). D’où il résulte qu’il est
impossible qu’un péché soit remis sans l’autre par la pénitence. 3° Parce que
ce serait contraire à la perfection de la miséricorde de Dieu, dont les œuvres sont
parfaites, comme il est dit (Deut., chap. 32), et qui a par conséquent
totalement pitié de celui qui est l’objet de sa miséricorde. Et c’est ce que
dit saint Augustin (alius auctor
loc. cit.). C’est une impiété et un défaut de foi que d’espérer un demi-pardon
de celui qui est juste et qui est la justice.
Objection N°1. Il semble que quand la faute a été remise
par la pénitence, la peine ne subsiste plus. Car en écartant la faute, on
écarte l’effet. Or, la faute est la cause de la peine qui lui est due ;
puisqu’on mérite la peine, parce qu’on a commis la faute. Donc, une fois que la
faute a été remise, la peine qui lui est due ne doit plus subsister.
Réponse à l’objection N°1 : Le péché mortel implique deux
choses : le mouvement par lequel on se détourne de Dieu, et celui par lequel on
se porte vers le bien créé. Mais, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 71, art. 6), le premier de ces mouvements est ce qu’il y a de formel et
le second ce qu’il y a de matériel. Or, quand on enlève ce qu’il y a de formel
dans une chose, on enlève son espèce, comme en enlevant la raison on détruit
l’espèce humaine. C’est pourquoi on dit que le péché mortel est remis par là
même que la grâce amis l’âme en union avec Dieu, et
qu’elle a simultanément enlevé l’obligation de se soumettre à la peine
éternelle. Mais ce qui est matériel existe, c’est-à-dire qu’il reste le
mouvement déréglé vers le bien créé, et la peine temporelle qu’on doit souffrir
pour ce mouvement (Pœna æterna, dit
le concile de Trente, vel sacramento, vel sacramenti voto unà cum culpa remittitur ; sed pœna temporalis, ut sacra littera docet, non tota semper dimittitur (sess. 6, chap. 14).).
Objection N°2. Comme le dit l’Apôtre (Rom., chap. 5), le don du Christ est plus
efficace que le péché. Or, en péchant, l’homme encourt tout à la fois la faute
et la peine qu’elle mérite. Donc, à plus forte raison, le don de la grâce
remet-il tout à la fois la faute et enlève-t-il la peine qui lui est due.
Réponse à
l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest.
109, art. 7 et 8, et quest. 111, art. 2), il appartient à la grâce d’opérer
dans l’homme en le justifiant du péché, et de coopérer avec lui pour faire le
bien. La rémission de la faute et de la peine éternelle qui lui est due
appartient donc à la grâce opérante, au lieu que la rémission de la peine
temporelle appartient à la grâce coopérante, en ce sens que l’homme est délivré
de cette peine lorsqu’il supporte patiemment ses souffrances avec le secours de
la grâce divine. Ainsi, comme l’effet de la grâce opérante est avant celui de
la grâce coopérante, de même la rémission de la faute et de la peine éternelle
est avant la remise pleine et entière de la peine temporelle, et l’une et
l’autre viennent de la grâce ; mais la première vient de la grâce seule, la
seconde de la grâce et du libre arbitre (Ainsi la remise de la peine temporelle,
exigeant la coopération du libre arbitre, si elle n’est pas complète et
entière, ce n’est pas à cause de l’impuissance de la grâce, mais parce que le
concours de l’homme n’a pas été suffisant.).
Objection
N°3. La rémission des péchés est produite dans la pénitence par la
vertu de la passion, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 25) : Dieu l’a destiné pour être la victime de propitiation, par la foi qu’on
aurait en son sang, à cause de la rémission des péchés passés. Or, la
passion du Christ satisfait suffisamment pour tous les péchés, comme nous
l’avons dit (quest. 48, 49, et quest. 79, art. 5). Après la rémission de la
faute, la peine qui lui était due ne subsiste donc plus.
Réponse
à l’objection N°3 : La passion
du Christ est par elle-même suffisante pour effacer non seulement toute
l’obligation de la peine éternelle, mais encore de la peine temporelle ; et,
selon le mode dont l’homme participe à la vertu de la passion du Christ, il
reçoit la remise de la peine qu’il a méritée. Ainsi, dans le baptême, l’homme
participe totalement à la vertu de la passion du Christ, selon que, par l’eau
et l’esprit du Christ, il meurt avec lui au péché et qu’il est régénéré en lui
pour une vie nouvelle. C’est pour cela que dans le baptême l’homme obtient la
rémission de toute la peine qu’il a méritée. Mais dans la pénitence il obtient
la vertu de la passion du Christ selon le mode de ses propres actes qui sont la
matière de la pénitence, comme l’eau est la matière du baptême, ainsi que nous
l’avons dit (quest. 84, art. 1 et 3). C’est pourquoi toute la peine qu’il
mérite n’est pas remise immédiatement par le premier acte de pénitence qui lui
obtient la rémission de la faute ; mais il faut que tous les actes de la
pénitence soient complets (C’est-à-dire qu’il faut que la contrition, la
rémission, la satisfaction soient entières et parfaites, de manière qu’on ait
satisfait complètement.).
Mais c’est le contraire. L’Ecriture rapporte (2 Rois, 12, 13) que quand David pénitent eut dit
à Nathan : J’ai péché contre le Seigneur,
Nathan lui répondit : Le Seigneur a aussi
transféré votre péché ; vous ne mourrez point, mais le fils qui vous est né
sera frappé de mort ; ce qui eut lieu en punition de la faute précédente,
comme le dit le prophète (ibid.).
Donc, quand la faute est remise, il reste encore à expier quelque chose de la
peine qu’elle a méritée.
Conclusion
Quoique la vertu de pénitence remette à l’homme la faute et qu’elle lui remette
aussi la peine éternelle, il peut subsister encore quelque chose de la peine
temporelle qu’il a méritée.
Il faut répondre que, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 87, art. 4), il y a deux choses dans le péché mortel : le mouvement par
lequel on se détourne du bien immuable, et l’acte par lequel on se tourne vers
le bien qui change. De la part de l’acte par lequel on se détourne du bien
immuable le péché mortel mérite la peine éternelle, de telle sorte que celui
qui a péché contre le bien éternel soit puni éternellement. Par rapport au
mouvement par lequel on se tourne d’une manière déréglée vers le bien qui
change, le péché mortel mérite une certaine peine ; parce que le dérèglement de
la faute n’est ramené à l’ordre de la justice que par le châtiment. Car il est
juste que celui qui s’est laissé aller à sa volonté plus qu’il ne devait,
souffre quelque chose contrairement à sa volonté ; parce qu’alors l’égalité est
rétablie. D’où il est dit (Apoc., 18, 7) : Multipliez ses tourments et ses douleurs en proportion de l’orgueil et
des délices auxquelles il s’est abandonné. — Mais le mouvement par lequel
on se tourne vers le bien qui change étant fini, le péché n’est pas tellement
coupable sous ce rapport qu’il mérite une peine éternelle. Par conséquent, si
le mouvement vers le bien qui change est déréglé et qu’on ne se détourne pas de
Dieu, comme dans les péchés véniels, le péché ne mérite pas une peine
éternelle, mais une peine temporelle. Ainsi donc, quand le péché est remis par
la grâce, le mouvement par lequel l’âme est détournée de Dieu est détruit,
puisque l’âme est unie à Dieu par la grâce. Par conséquent la peine éternelle
est simultanément effacée ; mais il peut rester (Saint Thomas se sert à dessein
de cette expression, parce que la contrition peut-être tellement parfaite ne
laisse plus rien à expier et que la satisfaction soit entière, comme dans saint
Paul et la femme pécheresse.) à subir une peine temporelle.
Article 5 : Quand
le péché mortel est remis, tous les restes du péché sont-ils enlevés ?
Objection N°1. Il semble que, quand le péché mortel est
remis, tous les restes du péché soient enlevés. Car saint Augustin dit (alius auctor, De ver. et fals. pœnit., chap. 9) : Le Seigneur n’a jamais
guéri quelqu’un sans le délivrer absolument. Ainsi il a guéri l’homme tout
entier le jour du sabbat ; car il a délivré son corps de toute infirmité et son
âme de toute contagion. Or, les restes du péché appartiennent à l’infirmité du
péché. Il ne paraît donc pas possible qu’après que la faute est remise les
restes du péché subsistent.
Réponse à l’objection N°1 : Dieu guérit
l’homme tout entier d’une manière parfaite ; mais quelquefois il le fait
subitement. C’est ainsi qu’il rendit immédiatement la santé parfaite a la
belle-mère du disciple Pierre, de telle sorte qu’elle se leva pour les servir, d’après l’Evangile (Luc, 4, 39) ;
d’autres fois, il le fait successivement, comme nous l’avons dit (quest. 44,
art. 3 ad 2) au sujet de l’aveugle qui recouvra la vue (Marc, chap. 8). De même, il touche quelquefois
spirituellement le cœur de l’homme d’une manière si vive, qu’il lui donne tout
à coup, d’une manière parfaite, la santé spirituelle, non seulement par la
rémission de la faute, mais encore en enlevant tous les restes du péché, comme
on le voit à l’égard de sainte Magdeleine (Luc, chap. 8). D’autres fois, il remet d’abord la faute par
la grâce opérante, et il enlève ensuite successivement les restes du péché par
la grâce coopérante (C’est ce qu’indique l’exemple de l’aveugle de l’Evangile
qui ne recouvra la vue que successivement.).
Objection N°2. D’après saint Denis (De
div. nom., chap. 4), le bien est plus efficace que le mal, parce que
le mal n’agit que par la vertu du bien. Or, l’homme en péchant encourt
simultanément toute la souillure du péché. Donc à plus forte raison est-il
délivré de tous les restes du péché quand il fait pénitence.
Réponse à l’objection N°2 : Le péché produit quelquefois immédiatement
une faible disposition, quand elle résulte d’un seul acte ; d’autres fois il en
produit une plus forte (Il y a une grande différence sous ce rapport entre
celui qui commet une faute rarement et un habitudinaire.), selon qu’elle est
l’effet de beaucoup d’actes.
Réponse à l’objection N°3 : Tous les restes du péché ne sont pas
enlevés par un seul acte, parce que, comme le dit Aristote dans les Catégories
(chap. De opposit.), l’homme pervers ramené à de meilleures
habitudes fera quelque progrès pour s’amender, et, en multipliant ses bonnes
actions, il parviendra à être bon par la vertu qu’il aura acquise. Mais la
grâce divine produit ce changement d’une manière beaucoup plus efficace (Elle
est beaucoup plus efficace que la nature ne l’est relativement aux vertus
acquises.) par un acte ou par plusieurs.
Conclusion Rien n’empêche qu’après la rémission du péché
mortel il ne reste dans l’âme, par rapport au mouvement déréglé qui la porte
vers les biens changeants, des dispositions produites par les actes antérieurs
et qu’on appelle des restes du péché.
Il
faut répondre que le péché mortel, considéré par rapport au mouvement déréglé
qui porte l’âme vers le bien qui change, produit en elle une disposition ou
même une habitude, si l’acte se réitère fréquemment. Or, comme nous l’avons dit
(art. préc.), la tâche du péché mortel est enlevée en tant que la
grâce détruit le mouvement par lequel l’âme est
éloignée de Dieu. Mais ce qui se rapporte à ce mouvement étant enlevé, ce qui
regarde le mouvement par lequel l’âme se porte vers le bien qui change peut
néanmoins subsister, puisqu’il arrive que l’une de ces choses subsiste sans
l’autre, comme nous l’avons dit (art. préc.). C’est
pourquoi rien n’empêche que, quand la faute est remise, il ne reste des
dispositions produites par les actes antérieurs qu’on appelle les restes du
péché (C’est ce que l’expérience nous apprend ; car quand l’homme a pris
sincèrement la résolution de quitter le péché, il lui reste néanmoins beaucoup
à faire pour rompre avec ses habitudes et ses inclinations, et résister aux
séductions du mal.). Toutefois elles sont affaiblies et diminuées de telle
sorte qu’elles ne dominent plus sur l’homme (Si l’homme succombe, il ne
succombe pas nécessairement, parce qu’il était maître de prendre une
détermination contraire.) ; et alors ces restes subsistent plutôt par manière
de dispositions que par manière d’habitudes, comme le foyer de la concupiscence
subsiste aussi après le baptême.
Article 6 : La
rémission de la faute est-elle un effet de la pénitence ?
Objection N°1. Il semble que la rémission de la faute ne
soit pas un effet de la pénitence considérée comme vertu. Car la pénitence
reçoit le nom de vertu selon qu’elle est le principe d’un acte humain. Or,
l’acte humain n’opère pas pour la rémission de la faute, ce qui est un effet de
la grâce opérante. La rémission de la faute n’est donc pas un effet de la
pénitence comme vertu.
Réponse à l’objection N°1 : L’effet de la grâce opérante
est la justification de l’impie, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 113). Dans cette justification il y a, comme nous l’avons vu (ibid., art. 1 à 3), non seulement
l’infusion de la grâce et la rémission de la faute, mais encore le mouvement du
libre arbitre vers Dieu qui est un acte de foi formée (Fides formata, qui est la foi animée par la charité par opposition à la
foi morte (fides informis).),
et le mouvement du libre arbitre contre le péché qui est un acte de pénitence.
Mais ces actes humains sont produits simultanément avec la rémission de la
faute, comme des effets de la grâce opérante. Par conséquent la rémission de la
faute n’a pas lieu sans l’acte de la vertu de pénitence, quoiqu’elle soit un
effet de la grâce opérante.
Réponse à l’objection N°2 : Dans la justification de l’impie il n’y a pas seulement
un acte de pénitence, mais il y a encore un acte de foi, comme nous l’avons dit
(Réponse N°1 et 1a 2æ, quest. 113, art. 4). C’est
pourquoi la rémission de la faute n’est pas seulement un effet de la vertu de
pénitence, mais elle est plus principalement l’effet de la foi et de la
charité.
Objection N°3. La rémission de la faute ne s’obtient que d’après la
vertu de la passion du Christ, suivant ces paroles (Héb., 9, 22)
: Il n’y a pas de rémission sans effusion
de sang. Or, la pénitence, comme sacrement, opère en vertu de la passion du
Christ tel que le font les autres sacrements, ainsi qu’on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 62, art. 4 et 5). La rémission de la faute n’est
donc pas l’effet de la pénitence comme vertu, mais comme sacrement.
Réponse
à l’objection N°3 : L’acte de la vertu de
pénitence est rapporté à la passion du Christ par la foi et par l’ordre qui le
soumet aux chefs de l’Eglise : c’est pourquoi il produit, de ces deux manières,
la rémission de la faute par la vertu de la passion du Christ (Comme vertu et
comme sacrement c’est toujours à la passion du Christ qu’elle doit son efficacité.).
Mais c’est le contraire. La cause propre d’une chose est ce sans quoi
elle ne peut exister. Car tout effet dépend de sa cause. Or, la rémission de la
faute peut venir de Dieu sans le sacrement de pénitence, mais non sans la
pénitence comme vertu, ainsi que nous l’avons dit (quest. 84, art. 5, Réponse
N°3, et quest. 85, art. 2). Ainsi, avant les sacrements de la loi nouvelle,
Dieu remettait aussi les péchés à ceux qui se repentaient. La
rémission de la faute est donc principalement l’effet de la pénitence comme
vertu.
Conclusion Puisque la vertu des clefs tient lieu de la
forme dans le sacrement de pénitence et que les actes du pénitent tiennent lieu
de matière, la rémission des fautes, quoiqu’elle n’existe pas sans l’acte de la
vertu de pénitence, est plus principalement l’effet de la pénitence comme
sacrement.
Il
faut répondre que la pénitence est une vertu, selon qu’elle est le principe de
certains actes humains (Ces actes sont la contrition, la confession et la
satisfaction, qui sont la matière du sacrement.). Les actes humains, qui
viennent du pécheur, sont ce qui forme la matière dans le sacrement de
pénitence. Or, tout sacrement produit son effet, non seulement par la vertu de
sa forme, mais encore par la vertu de sa matière ; car un sacrement se compose
de ces deux choses, comme nous l’avons vu (quest. 60, art. 6, Réponse N°2, et
art. 7). Par conséquent, comme la rémission de la faute est produite dans le
baptême, non seulement par la vertu de la forme, mais encore par la vertu de la
matière, c’est-à-dire de l’eau, et qu’elle l’est plus principalement par la
vertu de la forme de laquelle l’eau reçoit sa vertu : de même la rémission de
la faute est l’effet de la pénitence, mais elle est produite plus
principalement par la vertu des chefs que possèdent les ministres, auxquels on
rapporte ce qu’il y a de formel dans ce sacrement, comme nous l’avons dit
(quest. 84, art. 3), et elle provient secondairement de la puissance des actes
du pénitent, qui appartiennent à la vertu de pénitence, toutefois selon que ces
actes se rapportent de quelque manière aux chefs de l’Eglise (Ainsi quand on
aurait véritablement la contrition de ses péchés, on ne pourrait en obtenir le
pardon, si l’on n’avait pas la volonté de les soumettre aux clefs de l’Eglise.
C’est ce que le concile de Trente exprime ainsi (sess. 14, chap. 4) : Docet sancta synodus etsi contritionem hanc aliquando perfectam esse contingat, hominemque Deo reconciliare priusquam hoc pœnitentiæ sacramentum actu suscipiatur ; ipsam nihilominùs reconciliationem ipsi contritioni sine sacramenti voto, quod in illo includitur, non esse adscribendam.). Ainsi, il est évident que la rémission de la faute est
un effet de la pénitence comme vertu, quoiqu’elle soit plus principalement un
de ses effets comme sacrement.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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