Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
88 : Du retour des péchés remis par la pénitence
Nous devons ensuite considérer le retour des péchés remis par la
pénitence. A cet égard quatre questions se présentent : 1° Les péchés remis par
la pénitence reviennent-ils par le péché subséquent ? — 2° Reviennent-ils d’une
certaine manière par l’ingratitude plus spécialement d’après certains péchés ?
(Après avoir démontré que les péchés pardonnés reviennent sous un rapport par
l’effet de tout péché mortel que l’on commet ensuite, saint Thomas démontre que
les péchés pardonnés reviennent spécialement par la haine fraternelle, par
l’apostasie de la foi, par le mépris de la confession, et par le regret que
l’on éprouve d’avoir fait pénitence. C’est ce qu’on exprime par ce distique : Fratres odit, apostata fit, spernitque fateri, Pœnituisse piget, pristina culpa redit.) — 3° Les péchés reviennent-ils
en méritant une peine égale ? — 4° Cette ingratitude par laquelle ils
reviennent est-elle un péché spécial ?
Article 1 : Les
péchés qui ont été remis reviennent-ils par un péché subséquent ?
Objection N°1. Il semble que les péchés qui ont été remis
reviennent par un péché subséquent. Car saint Augustin dit (De bapt. cont.
Donat., liv. 1, chap. 12) : que les péchés pardonnés reviennent dès que la
charité fraternelle n’existe plus, ce que le Seigneur enseigne très clairement
dans l’Evangile, à l’égard de ce serviteur auquel le Seigneur a redemandé la
dette qu’il lui avait remise, parce qu’il ne voulait pas remettre à son
semblable ce qui lui était dû. Or, la charité fraternelle est détruite par tout
péché mortel. Donc les péchés qui ont été auparavant remis par la pénitence
reviennent une fois qu’on commet de nouveau un péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin
paraît devoir s’entendre du retour des péchés, quant à l’obligation de la peine
éternelle considérée en elle-même, parce que celui qui pèche après avoir fait
pénitence mérite la peine éternelle comme auparavant ; mais cependant ce n’est
pas absolument pour la même raison (Ainsi il peut se faire que l’on mérite une
peine plus ou moins grande suivant que le péché commis aura été plus ou moins
grave. Seulement ce péché considéré en lui-même devient plus grave à cause de
l’ingratitude qui s’y joint.). Aussi saint Augustin (Lib. de respons. Prosperi),
après avoir dit : Il ne retombe pas dans le péché qui a été pardonné, il ne
sera pas damné pour le péché originel, ajoute : Cependant, à cause de ses
derniers crimes, il souffrira la mort qu’il avait méritée à cause des fautes
qui lui ont été remises, parce qu’il encourt la mort éternelle qu’il avait
méritée par ses péchés passés.
Objection N°2. Sur ces paroles (Luc, chap. 11)
: Je retournerai dans ma maison, d’où je
suis sorti, le vénérable Bède dit (chap. 48 in Luc.) : Ce verset n’a pas
besoin d’être expliqué, mais il doit être redouté dans la crainte que le péché
que nous croyions éteint en nous ne nous accable, par suite de notre négligence
ou de notre incurie. Or, il n’en serait pas ainsi s’il ne revenait pas. La
faute remise par la pénitence revient donc.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans ce passage, Bède
n’a pas l’intention de dire que la faute qui a été auparavant pardonnée accable
l’homme en faisant renaître l’obligation sous laquelle il était, mais qu’on
mérite la même peine par la réitération de l’acte.
Objection
N°3. Le Seigneur dit (Ez., 18, 24)
: Si le juste se détourne de sa justice
et qu’il commette l’iniquité, je ne me souviendrai plus de tous les actes de
justice qu’il aura faits. Or, parmi les autres actes de justice qu’il a
faits, se trouve comprise la pénitence antérieure, puisque nous avons dit
(quest. 85, art. 3) que la pénitence était une partie de la justice. Donc,
quand le pénitent pèche, on ne lui impute pas la pénitence antérieure par
laquelle il a obtenu le pardon de ses péchés, et par conséquent ces péchés
reviennent.
Réponse
à l’objection N°3 : Par le péché suivant
les actes de justice que l’on avait faits auparavant sont livrés à l’oubli
selon qu’ils méritaient la vie éternelle, mais ils ne le sont pas selon qu’ils
étaient un obstacle au péché. Par conséquent, si on pèche mortellement, après
avoir restitué ce que l’on devait, on ne devient pas coupable comme si on ne
l’eût pas rendu. La pénitence que l’on a faite auparavant est donc encore
beaucoup moins oubliée quant à la rémission de la faute, puisque la rémission
de la faute est plutôt l’œuvre de Dieu que l’œuvre de l’homme.
Objection
N°4. Les péchés passés sont couverts par la grâce, comme on le voit
dans saint Paul (Rom., 4, 1), qui
cite ces paroles du Psalmiste (Ps. 31) : Bienheureux
ceux dont les iniquités ont été remises et dont les péchés sont couverts.
Or, la grâce subséquente est enlevée par le péché mortel. Donc les péchés qui
avaient été commis auparavant restent découverts, et par conséquent il semble
qu’ils reviennent.
Réponse
à l’objection N°4 : La grâce
enlève absolument la tâche et la peine éternelle due au péché. Elle couvre les
péchés passés pour empêcher que Dieu ne prive l’homme de la grâce à cause de
ces péchés, et ne le condamne à la peine éternelle ; et ce que la grâce a fait
une fois subsiste à jamais.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 11, 29) : Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir. Or, les péchés
du pénitent ont été pardonnés par le don de Dieu. Donc les péchés pardonnés ne
reviennent pas (Les péchés antérieurs ne reviennent pas absolument, mais ils
reviennent sous un rapport, comme saint Thomas l’explique plus loin.) par
l’effet d’un péché subséquent, comme si Dieu se repentait du don de leur
rémission.
Saint
Augustin dit dans son livre des Réponses de saint Prosper (Prosp. ad object. Gallorum,
object. 2) : Celui qui s’éloigne du Christ et qui
termine sa carrière sans avoir la grâce fait-il autre chose que de courir à sa
perdition ? Cependant il ne retombe pas dans les fautes qui lui ont été par-
données, et il ne sera pas damné pour le péché originel.
Conclusion
Puisque l’œuvre de Dieu ne peut être anéantie par l’œuvre de l’homme, la tâche
et la peine éternelle que le péché mérite ne reviennent pas absolument comme
étant le fruit des autres péchés qui ont été auparavant pardonnés, sinon en
tant que l’homme, par le nouveau péché qu’il commet, revient à son ancien état
dans lequel il était privé de la grâce et de la charité, et que ces effets sont
contenus virtuellement dans le péché qu’il a commis ensuite.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 86, art. 4), dans
le péché mortel il y a deux choses : le mouvement par lequel on se détourne de
Dieu et celui par lequel on se porte vers le bien créé. Tout ce qui se rapporte
au premier de ces mouvements, considéré en lui-même, est commun à tous les
péchés mortels, parce que l’homme est détourné de Dieu par tout péché mortel.
Ainsi la tache qui est produite par la privation de la grâce et de la peine
éternelle que l’on mérite sont conséquemment des choses communes à tous les péchés
mortels. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre ces paroles de saint Jacques
(2, 10)
: Celui qui viole la loi en un point est
coupable, comme s’il l’eût violée tout entière. Par rapport à l’autre
mouvement, les péchés mortels sont divers et quelquefois contraires ; d’où il
est évident que, par rapport à ce mouvement, le péché mortel subséquent ne fait
pas revenir les péchés mortels qui ont été auparavant effacés. Autrement il
s’ensuivrait que l’homme serait ramené par un péché de prodigalité à l’habitude
ou à la disposition de l’avarice qui a été auparavant détruite. Alors le
contraire serait la cause de son contraire, ce qui est impossible. Mais, si l’on
considère dans les péchés mortels ce qui se rapporte au mouvement qui détourne
de Dieu absolument, le péché mortel qui suit fait revenir ce qui avait existé
dans les péchés antérieurs avant leur pardon, en ce sens que, par le péché
mortel qui suit, l’homme est privé de la grâce et mérite la peine éternelle,
comme il la méritait auparavant. — Mais, parce que, dans le péché mortel, le
mouvement qui détourne de Dieu résulte d’une certaine manière du mouvement qui
porte vers le bien créé, les choses qui se rapportent au premier de ces
mouvements deviennent diverses d’une certaine façon, par suite du rapport
qu’elles ont avec les divers objets vers lesquels on se porte, comme vers
autant de causes diverses ; de telle sorte que le mouvement par lequel on se
détourne de Dieu, la tâche, et la peine qu’on mérite, varient selon que tous
ces effets proviennent de tel ou tel acte de péché mortel. Et c’est dans ce
sens qu’on demande si la tâche et la peine éternelle qu’on a méritée,
considérées comme des effets des péchés qui ont été auparavant pardonnés,
reviennent par suite d’un péché mortel commis subséquemment. — Il a donc paru à
quelques-uns que ces effets reviennent de la sorte absolument. Mais cela est
impossible ; parce que l’œuvre de Dieu ne peut être anéantie par l’œuvre de
l’homme. Et, comme la rémission des péchés antérieurs a été l’œuvre de la
miséricorde divine, elle ne peut être annulée par un péché subséquent que
l’homme commet, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 3) : Leur incrédulité anéantira-t-elle la foi de Dieu ? — C’est pourquoi
d’autres qui supposaient aussi que les péchés reviennent ont
dit que Dieu ne remet pas, d’après sa prescience, les péchés au pénitent qu’il
sait devoir pécher ensuite, mais qu’il ne les lui remet que selon sa justice
présente. Car il sait à l’avance qu’il le punira éternellement pour ces péchés,
et il le rend juste pour le moment présent par sa grâce. Mais cette opinion est
insoutenable ; parce que si l’on pose la cause d’une manière absolue, on pose
aussi l’effet de la même manière. Si donc la rémission des péchés n’était pas
absolument produite par la grâce et par les sacrements de la grâce, mais
qu’elle fût soumise à une condition qui dépendît de l’avenir, il s’ensuivrait
que la grâce et les sacrements de la grâce ne seraient pas une cause suffisante
de la rémission des péchés, ce qui est erroné, parce que cela déroge à la grâce
de Dieu (En effet le prêtre, en parlant au nom de Dieu, dit absolument sans
aucune condition : Absolvo te.). — C’est pourquoi il ne peut se
faire d’aucune manière que la tâche et la peine méritée par les péchés
antérieurs reviennent (C’est ce qu’exprime clairement le pape Gélase : Divinâ clementiâ dimissa peccata in ultionem ulteriùs redire non patitur (16, De pœnit., chap. ult.).), selon que ces
effets étaient produits par ces actes. Mais il arrive que le péché que l’on
fait ensuite contient virtuellement la peine méritée par le péché antérieur,
dans le sens que celui qui pèche une seconde fois paraît par là même pécher
plus grièvement qu’il n’avait péché auparavant (La faute s’aggrave en raison de
l’ingratitude.), d’après cette pensée de saint Paul (Rom., 2, 5) : Par votre dureté et votre cœur impénitent, vous vous amassez un trésor
de colère pour le jour de la vengeance, par cela seul qu’on méprise la
bonté de Dieu qui attend qu’on se repente. Or, on méprise bien davantage cette
même bonté, si après avoir obtenu la rémission d’une première faute on y
retombe ensuite ; car c’est un plus grand bienfait de remettre le péché que de
supporter le pécheur. Ainsi donc, par le péché que l’on commet après la
pénitence, on fait revivre d’une certaine manière la peine due aux péchés qui
ont été auparavant pardonnés, non comme un effet produit par ces péchés
eux-mêmes, mais comme résultant du péché qui a été commis en dernier lieu, et
qui se trouve aggravé par les fautes antérieures. Ainsi les péchés pardonnés ne
reviennent pas absolument, mais ils reviennent sous un rapport, en tant qu’ils
sont contenus virtuellement dans le péché qui suit (Ainsi le péché qui suit
produit une tache plus honteuse et mérite une peine plus grande, parce qu’il
implique l’abus de la grâce.).
Article 2 : Les
péchés pardonnés reviennent-ils par l’ingratitude que l’on commet spécialement par la haine fraternelle, par
l’apostasie de la foi, par le mépris de la confession et par le repentir
d’avoir fait pénitence ?
Réponse à l’objection N°1 : On ne dit pas cela
spécialement de ces péchés, parce qu’ils sont plus graves que les autres, mais
parce qu’ils sont plus directement opposés au bienfait de la rémission des
péchés.
Objection N°2. Raban Maur dit (implic. liv. 5 in Matth., in fin. et hab., chap. Si Judas, De pœnit., dist. 4) : Dieu a livré le
mauvais serviteur aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût rendu tout ce qu’il
devait, parce que non seulement les péchés que l’homme a faits après son
baptême lui seront imputés pour son châtiment, mais encore les péchés originels
qui lui ont été remis dans ce sacrement. Or, les péchés véniels sont aussi
comptés parmi les choses dues pour lesquelles nous disons : Dimitte nobis debita nostra. Ils reviennent donc aussi par l’ingratitude, et
pour la même raison il semble que les péchés qui ont été auparavant pardonnés
reviennent par les péchés véniels et qu’ils ne reviennent pas seulement par les
péchés énoncés antérieurement.
Réponse à l’objection N°2 : Les péchés véniels et le péché originel lui-même
reviennent de la façon que nous avons dite (dans le corps de l’article.), comme
les péchés mortels aussi, selon qu’on méprise le bienfait de Dieu par lequel
ces péchés sont remis. Cependant on ne se rend pas coupable d’ingratitude par
le péché véniel ; parce que l’homme, en péchant véniellement, n’agit pas contre
Dieu, mais en dehors de lui. C’est pourquoi les péchés pardonnés ne reviennent
d’aucune manière par les péchés véniels (Parce que, quoique le péché véniel
soit une faute, cependant il n’est pas un acte d’ingratitude consommée,
puisqu’il ne détruit pas absolument l’amitié de Dieu (Voy.
2a 2æ, quest. 107, art. 5, Réponse N°1).).
Objection N°3. L’ingratitude est d’autant plus grande
qu’on pèche après avoir reçu un plus grand bienfait. Car saint Augustin dit (Confes., liv. 2, chap. 7) : J’attribue à votre
grâce tous les péchés que je n’ai pas faits. Or, l’innocence est un don plus
grand que la rémission de tous les péchés. Il n’est donc pas moins ingrat
envers Dieu celui qui pèche d’abord après son innocence, que celui qui pèche
après avoir fait pénitence, et par conséquent il semble que les péchés
pardonnés ne reviennent pas principalement par l’ingratitude qui résulte des
péchés que nous avons énumérés.
Réponse à l’objection N°3 : Un bienfait peut être apprécié de deux
manières : 1° D’après l’étendue du bienfait lui-même. Sous ce rapport, l’innocence
est un bienfait de Dieu plus grand que la pénitence, qui est appelée la seconde
planche après le naufrage. 2° On peut l’apprécier d’après le caractère de celui
qui le reçoit. La grâce est d’autant plus grande que celui qui la reçoit en est
moins digne. Par conséquent, s’il la méprise, il est d’autant plus ingrat. De
la sorte le bienfait de la rémission de la faute est plus grand en ce qu’il est
accordé à quelqu’un qui en est totalement indigne. C’est pour cela qu’il en
résulte une ingratitude plus profonde.
Conclusion On dit que les péchés pardonnés par la
pénitence reviennent par le péché qui suit dans le sens qu’en raison de
l’ingratitude la peine qu’ils ont méritée est virtuellement contenue dans la
faute subséquente.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), on dit que les péchés
pardonnés par la pénitence reviennent dans le sens que la peine qu’ils méritent
est virtuellement contenue dans le péché qui suit en raison de l’ingratitude.
Or, on peut se rendre coupable d’ingratitude de deux manières : 1° En faisant
quelque chose de contraire au bienfait qu’on a reçu. C’est ainsi que tout péché
mortel par lequel il offense Dieu rend l’homme ingrat envers Dieu qui lui a
remis ses fautes. De la sorte les péchés qui ont été auparavant pardonnés
reviennent, en raison de l’ingratitude, toutes les fois que l’on retombe dans
le péché mortel quel qu’il soit. — 2° On se rend coupable d’ingratitude non seulement
en faisant quelque chose de contraire au bienfait qu’on a reçu, mais encore en
agissant contrairement à la forme de ce bienfait. Cette forme, si on la
considère par rapport au bienfaiteur, est la remise de ce qui lui est dû.
Ainsi, il agit contrairement à cette forme, celui qui n’accorde pas à son frère
le pardon qu’il lui demande, mais qui conserve contre lui de la haine. Mais si
on la considère de la part du pénitent qui reçoit ce bienfait, on trouve de son
côté deux sortes de mouvement qui se rapportent à son libre arbitre. Le premier
de ces mouvements est celui du libre arbitre vers Dieu, qui est un acte de la
foi formée (De la foi vivante qui est animée par la charité et qui se manifeste
par des bonnes œuvres, contrairement à la foi informe ou à la foi morte.) ;
l’homme agit contrairement à ce mouvement en apostasiant sa foi. Le second est
le mouvement du libre arbitre contre le péché, qui est un acte de pénitence. Il
appartient d’abord à ce mouvement, comme nous l’avons dit (quest. 85, art. 2 et
5), que l’homme déteste les péchés passés, et celui qui regrette d’avoir fait
pénitence agit contrairement à cette action. Il appartient ensuite à l’acte de
la pénitence que le pénitent prenne la résolution de se soumettre aux clefs de
l’Eglise par la confession, d’après ces paroles (Ps. 31, 5) : Je vous ai dit : Je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur,
et vous m’avez remis l’impiété de mon péché. Il va contre ce sentiment
celui qui méprise la confession qu’il avait eu dessein de faire. C’est pour ce
motif que l’ingratitude qui résulte spécialement de ces fautes fait revenir les
péchés (Elle les fait revenir d’une manière toute spéciale en aggravant la
faute particulière dans laquelle on tombe.) qui ont été auparavant pardonnés.
Objection N°1. Il semble que l’ingratitude du péché qui
suit rende digne d’une aussi grande peine que celle qu’on avait méritée par les
péchés qui ont été remis antérieurement. Car la grandeur du bienfait par lequel
le péché est remis est proportionnée à la grandeur de ce péché, et par conséquent
la grandeur de l’ingratitude par laquelle on méprise ce bienfait lui est
proportionnée elle-même. Or, l’étendue de la peine qu’on mérite est en raison
de l’ingratitude dont on se rend coupable. Donc l’ingratitude du péché
subséquent rend digne d’une aussi grande peine que celle qu’on a méritée par
tous les péchés antérieurs.
Réponse à l’objection N°1 : Le bienfait de la rémission
de la faute a une grandeur absolue, selon la quantité des fautes qui ont été
auparavant pardonnées : au lieu que le péché d’ingratitude n’a pas une gravité
absolue réglée sur l’étendue du bienfait (La grandeur du bienfait de la
rémission se mesure sur la grandeur absolue des péchés pardonnés, tandis que le
péché d’ingratitude regarde la grandeur du mépris ou de l’offense nouvelle et
non la grandeur absolue du bienfait qu’on a reçu ; c’est ce qui fait qu’on peut
être légèrement ingrat à l’égard d’un grand bienfait.), mais elle se mesure sur
la profondeur du mépris ou de l’offense, comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article.). C’est pourquoi cette raison n’est pas concluante.
Réponse à l’objection N°2 : Le serf affranchi ne retombe pas dans son ancienne
servitude pour toute espèce d’ingratitude : mais pour une ingratitude grave.
Objection N°3. L’Evangile dit (Matth., 18, 35)
que le seigneur irrité livra aux
bourreaux le serviteur (auquel on reprochait ses péchés passés à cause de
son ingratitude), jusqu’à ce qu’il eût
rendu tout ce qu’il devait. Or, il n’en serait pas ainsi si par
l’ingratitude on ne redevenait digne d’une peine aussi grande que celle qu’on
avait méritée pour tous ses péchés passés. L’ingratitude fait donc renaître une
peine égale.
Réponse
à l’objection N°3 : Celui en
qui les péchés pardonnés reviennent à cause de l’ingratitude subséquente
retombe sous le poids de toute sa dette, dans le sens que l’étendue des péchés
antérieurs se trouve proportionnellement dans l’ingratitude subséquente, mais
elle ne s’y trouve pas absolument, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Mais c’est le contraire. Il est dit (Deut., 25, 2)
: Les coups seront proportionnés à l’étendue
des fautes. D’où il est évident qu’un petit péché ne rend pas passible
d’une grande peine Or, quelquefois le péché subséquent est bien inférieur à
l’un des péchés qui ont été auparavant pardonnés. La peine qu’on mérite par
suite de ce péché ne peut donc être égale à celle qu’on avait méritée pour
toutes les fautes pardonnées antérieurement.
Conclusion
Il n’est pas nécessaire que le vice de l’ingratitude rende le péché subséquent
digne d’une peine égale à celle qu’ont méritée les péchés antérieurs, mais il
faut que cette peine soit proportionnelle, et que plus les péchés qui ont été
auparavant pardonnés sont nombreux et graves et plus la peine que mérite le
péché subséquent quel qu’il soit doit être vive.
Objection N°1. Il semble que l’ingratitude en raison de
laquelle le péché subséquent fait revenir les péchés auparavant pardonnés soit
un péché spécial. Car la reconnaissance appartient à la réciprocité d’action
qui est requise dans la justice, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap. 5). Or, la justice est une vertu spéciale. Donc
l’ingratitude est un péché spécial.
Objection N°2. Cicéron dit (De invent., aliquant. ante fin.) que la
reconnaissance est une vertu spéciale. Or, l’ingratitude lui est opposée. Elle
est donc un péché spécial.
Conclusion L’ingratitude de celui qui pèche n’est pas
toujours un péché spécial, mais elle en est un quelquefois, par exemple quand
on pèche par mépris de Dieu et du bienfait qu’on en a reçu.
Il
faut répondre que l’ingratitude de celui qui pèche est quelquefois un péché spécial
et quelquefois elle n’en est pas un ; mais elle est une circonstance qui
résulte généralement de tout péché mortel que l’on commet contre Dieu. Car le
péché tire son espèce de l’intention du pécheur. D’où, comme l’observe Aristote
(Eth., liv. 5, chap. 2),
celui qui fait une fornication pour voler est plutôt un voleur qu’un
fornicateur. — Si donc un pécheur commet un péché par mépris de Dieu et du
bienfait qu’il en a reçu, ce péché devient une espèce d’ingratitude, et c’est
ainsi que l’ingratitude de celui qui pèche est un péché spécial. Mais si
quelqu’un a l’intention de commettre un péché, tel qu’un homicide ou un
adultère, et qu’il n’en soit pas détourné à cause qu’il appartient au mépris de
Dieu, l’ingratitude ne sera pas un péché spécial, mais elle appartiendra à
l’espèce d’un autre péché, comme une circonstance. — Selon la pensée de saint
Augustin (Lib. de nat. et grat., chap. 29),
tout péché ne se fait pas par mépris, quoique dans tout péché Dieu soit méprisé
dans ses préceptes. D’où il est évident que l’ingratitude du pécheur est
quelquefois un péché spécial, mais qu’elle n’en est pas toujours un (Ainsi on
est tenu de déclarer en confession que l’on a péché par ingratitude toutes les
fois qu’elle est un péché spécial, mais il n’en est pas de même quand elle
n’est qu’une circonstance.).
Par là la réponse aux objections est évidente. Car les
premiers raisonnements prouvent que l’ingratitude considérée en elle-même est
une espèce de péché ; et le dernier conclut que l’ingratitude, selon qu’elle se
trouve dans tout péché, n’est pas un péché spécial.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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