PÉCHÉ.
I.
Introduction à la théologie du péché.
II.
La nature du péché
III.
La distinction des péchés
IV. Les péchés
comparés entre eux
V. Du sujet du péché
VI. Les causes du
péché
VII. Les effets du
péché
VIII.
Péché mortel et péché véniel
IX. Le péché
philosophique
Il ne sera question ici que du péché « actuel ». Sur le péché originel, voir l'article suivant.
I. INTRODUCTION A
LA THEOLOGIE DU PECHE. — 1° Le nom. — Le mot de « péché
» obtient, dans l'usage de la langue française, une signification
reli-gieuse; ainsi le définit Littré. Le verbe de même,
encore qu'il s'étende jusqu'à signifier une incorrection
morale : « pécher contre l'honneur »; ou l'infraction
à quelque règle : «
pécher contre la langue ». La phi-losophie sanctionne l'usage
et abandonne ce mot volontiers à la théologie. Un moraliste
contemporain, toutefois, le retiendrait comme signifiant la perver-sion
de la volonté même de l'agent moral, que ne marquent aussi
nettement ni le mot de faute ni le mot de crime. Cf. Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie, 1928, au mot Péché.
Si l'on néglige cette acception
rare, notre mot fiançais traduit heureusement celui de peccatum,
tel que l'ont employé les théologiens. Ceux-ci ont pris leur
vocable de la' langue latine. 11 y signifie, et chez maints auteurs, une
faute morale, ce qui ne comporte point nécessairement une transgression
de la loi divine. Mais il avait dans la langue classique une signi-fication
plus étendue et débordant la morale; dont il y a une trace
dans certains usages du verbe français. Par ailleurs, la langue
latine disposait d'autres mots pour exprimer de quelque façon la
faute morale, comme culpa, crimen, deliclum; de la même famille que
peccatum : peccalio et peccatus, -ûs, qui sont d'un usage rare. Cf.
Forcellini, Totius latinitatis lexicon, Prato, 1858-1860, aux mots cités.
Il faut particulière-ment relever dans la langue philosophique de
Cicéron le mot de peccatum, qui traduit l'àptâpnju.a
des stoï-ciens : cf. Marin O. Liscu,-Étude sur la langue de
la philosophie morale chez Cicéron, Paris, 1930, p. 213; il s'entend
donc, avec le sens moral qui est alors le sien, en fonction du système
entier (cf. injra). Un texte typique de la langue latine sur le sens moral
attaché au mot dont nous parlons, chez Cicéron, Epist. ad
fam., I. V, c. xxi sub f : Tu, si me diligis, fruere isto otio, tibique
persuade, prseler culpam et peccatum, qua semper caruisli et carebis, homini
acci-dere nihil posse quod sit horribile aut pertimescendum. 11 est remarquable
qu'en matière de péché les auteurs chrétiens
ont renchéri sur le vocabulaire classique et créé
notamment peccator et peccalrix (on trouve peccans chez Sénèque
et peccatus, de peccor, chez Térence; cf. Lexicon cité).
Sous le mot de « péché
», nous traitons ici du pec-catum considéré en sa seule
acception théologique. Sur le mot signifiant le péché
dans les langues anglo-saxonnes (anglais, Sin; allemand, Sùnde),
voir une intéressante dissertation de J. Grimm, Abstammung des Wortes
« Sùnde », dans Theologische Studien und Kritiken, t.
H, 1839, p. 747 sq; l'article Sin (teuionic), dans J. Hastings, Encyclopaedia
of religion and ethics, t. II, p. 570.
2° Notion générale
du péché en dehors de la révéla-lion. — La
théologie catholique du péché dérive pro-prement
de la révélation chrétienne. Mais il peut n'être
pas indifférent au théologien de connaître quelle idée
ont eue du péché les religions et les philosophies. Il appartient
à des disciplines spéciales de l'en infor-mer.
Sur le péché dans
les religions des non-civilisés, on peut consulter, mais en surveillant
les interprétations de l'auteur : E. Westermarck, L'origine et le
dévelop-pement des idées morales, trad. franc., Paris, 1928,
2 vol., t. II, c. XLIX-LII et passim, voir l'index au mot Péché;
dans les diverses religions, on lira les mono-graphies groupées
s.ous l'article Sin dans VEncyclo-paedia de J. Hastings citée supra.
Le sens du péché, accusé dans la plupart des religions,
s'y accompagne d'erreurs et de déformations manifestes. Un essai
récent de philosophie religieuse voit dans l'idée de péché,
entendu d'ailleurs en un sens spécial, la note distinctive et commune
des religions supérieures : G. Mensching, Die Ideeder Sùnde,
Leipzig, 1931. (Les trois ouvrages que nous venons de citer sont munis
de bibliographies.)
A cause de son rapport historique
avec la pensée
chrétienne, il importe davantage
qu'on signale quelle idée du péché propose la philosophie
grecque. Sur le, vocabulaire du mal qu'on y trouve (à8ÎXTjp.cc
à(/.apTâvto et ses dérivés, àv6(iï](xa
et àvopia, xooûa et xaxcç, (iO'/ÔYjpta, TOxpdOTT(ùU.a,
7rav7]pîa), il faut prendre garde de distinguer l'acception religieuse
et usuelle d'avec l'acception philosophique, cette dernière dépen-dant
d'analyses morales ou juridiques, selon lesquelles on la doit déterminer;
on peut observer aussi qu'aucun de ces mots n'a une signification exclusivement
morale et que celle-ci est souvent une adaptation du mot plutôt que
sa valeur originale, p. ex. à[AapT<xv&> qui, par la traduction
latine, est devenu notre mot pécher signifie premièrement
aberrare. Cf. H. Estienne, Thésaurus grœcœ linguse, Paris, Didot,
1831-1856, aux mots cités.
Au plan de la systématisation
philosophique, se situe la célèbre théorie de Socrate
où le péché est interprété comme une
ignorance; personne ne pèche volontairement; la science véritable
du bien entraîne nécessairement l'action bonne : la vertu
est une science. Par ailleurs, les accents superbes de Platon sur l'in-justice
comme le plus grand des maux, Gorgias, 468c-478e, sur la fatale punition
du mal comme sur l'infaillible récompense du bien, Lois, X, 905
a, 904 b-c appartiennent à la tradition religieuse de la Grèce
: les tragiques, les lyriques, Homère en ont de sembla-bles. Cf.
art. Sin (greek), dans Encyclopaedia...; Diès, Autour de Platon,
Paris, 1927, p. 586, 600-601: W. Sesemann, Die Elhik Plato und das Problem
des Bôsen, dans Phil. Abhandl. Herm. Cohen dargebracht, Berlin, 1912,
p. 170-189.
Pour Aristote, il est assuré
qu'on ne trouve point dans sa morale l'idée du péché,
telle que nous l'avons communément aujourd'hui. On en peut voir
la cause dans une notion encore imparfaite de la liberté, d'où
dérive une conception du devoir assez incertaine. Roland-Gosselin,
Aristote, Paris, 1928, p. 110-114. On peut marquer aussi que la béatitude,
principe de l'ordre moral, est conçue par Aristote moins comme une
possession de Dieu que comme la perfection de l'homme; or, qu'un homme
ne veuille pas être parfait, cela n'aura guère d'inconvénients
que pour lui. D'autant que la règle de raison, selon laquelle se
conduit la vie morale, loin de se donner comme une dérivation de
la Loi éternelle, conserve chez Aristote quelque chose d'empirique
et s'autorise des jugements de l'homme prudent. En cette philosophie, le
péché sonne comme une erreur et une maladresse, non pas du
tout comme une violation de l'ordre divin, partant comme une offense de
Dieu. Il est à peu près inévi-table, attendu que l'on
n'obtient pas la vertu du pre-mier coup, mais l'on ' y procède parmi
des essais manques, des approximations inexpertes et dont le régime
peut durer longtemps. Voir l'excellente étude de A.-M. Festugière,
La notion de péché présentée par S. Thomas,
I»-II&, q. LXXI, et sa relation à la morale aristotélicienne,
dans The new scolasticism, 1931, p. 332-341; et l'étude philologique
de P. van Braam, Aristoteles use of à(J.ap-r£a, dans Classical
Quarterly, 1912, p. 266 sq.
Le stoïcisme opéra pour
son compte cette référence de l'action humaine à l'ordre
divin des choses, dont le défaut nous a frappés dans la morale
d'Aristote. Le devoir de l'homme, y enseigne-t-on, est d'accorder sa volonté
avec la volonté de Dieu. Qu'on l'entende d'ail-leurs selon les doctrines
de cette école, dont le pan-théisme, on le sait, n'est pas
la plus négligeable. Par l'influence de cette philosophie, les termes
désignant le péché, àu.apTtoc et à[xàpTi')u.a,
devenus en latin peccalio et peccatum, passèrent dans l'usage général.
On sait que Cicéron. avec le De officiis notamment, contribua plus
que quiconque à acclimater en latin
ces vocables stoïciens, avec
le sens moral qu'ils por-taient. La culture tardive de Rome, comme de la
Grèce, se ressentit beaucoup de ce mouvement philosophique, auquel
du leste n'était pas étrangère une certaine impulsion
religieuse. En revanche, la théorie particu-lière de l'égalité
de tous les péchés, que devait con-naître, pour la
critiquer, la théologie chrétienne, est demeurée doctrine
d'école et n'entra point dans la morale commune; Sénèque
lui-même, en ses écrits, n'en fait pas mention. Voir l'art.
Sin (roman), dans Encyclopaedia..., t. n, p. 570; E. V. Arnold, Roman stoicism,
Cambridge, 1911, c. xiv.
On ne peut omettre aujourd'hui de
relever, comme l'un des traits les plus significatifs de l'âge où
s'est pro-pagé le christianisme, la diffusion et l'influence des
religions de mystères. Le sens du péché, comme souil-lure
de l'âme et comme obstacle au salut, y a certai-nement beaucoup gagné,
quoique* davantage, sans doute, que le sens proprement moral. Le problème
est d'ailleurs difficile des rapports entre ces religions et le christianisme
naissant. Sur le point du péché et de ses éléments
connexes, on trouvera des indications dis-persées dans l'ouvrage
classique de Fr. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain,
4e éd., Paris, 1929. Voir aussi B. Allô, L'Évangile
en face du syncrétisme païen, Paris, 1910.
Un historien de la philosophie,
V. Brochard, dénon-çant naguère les différences
des morales antiques d'avec la morale chrétienne, attribuait l'absence
en elles du péché, tel que nous l'entendons, à la
mécon-naissance de l'idée du devoir, telle que, depuis, elle
a prévalu dans les esprits. Une morale ordonnée au bonheur
s'interdit par là même d'accueillir le péché,
Revue philosophique, t. i, 1901, p. 1 sq. Cet article a suscité
une riposte de A.-D. Sertillanges, ibid., p. 280 sq. Il forme le chapitre
intitulé La morale ancienne et la morale moderne, dans le recueil
Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris,
1912. Prenons-y garde. Il est vrai que les morales antiques, qui sont de
préférence des morales du bonheur, n'offrent point en général
la forte idée du péché qui distingue la morale chrétienne.
Mais la cause n'en est point chez celle-ci la substitution du devoir au
bonheur comme principe de la vie morale. On méconnaît une
part considérable de la spéculation morale dans le christianisme,
et nous osons dire la plus précieuse, quand on définit la
morale chrétienne selon l'idée du devoir. Autant que les
morales anti-ques, elle peut passer pour une morale du bonheur. Mais sa
marque propre est d'avoir de telle sorte défini le bonheur et la
vie morale qu'il commande, que les plus fortes exigences de la morale chrétienne
y sont satisfaites. Le péché notamment est définissable
dans un tel système, et nous tâcherons de le montrer. Il serait
fâcheux de faire grief aux morales antiques de leur conception si
humaine de la vie morale, quand leurs insuffisances tiennent à d'autres
principes. Et il serait funeste de voir, dans la nécessité
d'accueillir le péché et les notions connexes, une cause
pour quoi la morale chrétienne dût passer de l'ordre du bien
à celui du devoir, c'est-à-dire proprement réduire
la plénitude et la beauté de la vie morale aux dimensions
d'une justice.
3° Le péché d'après
la révélation et la tradition. — Les documents de la révélation
divine contiennent une doctrine du péché, d'où dérive
proprement la théologie que nous devons exposer. Un dictionnaire
spécial l'en a dégagée : art. Péché,
dans le Dictionnaire de la Bible, de Vigouroux. Dans la sainte Écriture,
le péché est représenté comme une opposition
de la volonté de l'homme à la volonté de Dieu. Il
ne se vérifie point seulement dans les actes extérieurs,
mais )usque dans les pensées et les sentiments du cœur,
rien n'échappe au regard
de Dieu. Il a lieu quand est enfreinte la loi positive, aussi bien que
la loi naturelle. Enfin, où s'accuse la référence
précise du péché à la personne de Dieu, qui
est comme la prétention de la religion révélée
en cette matière, tout péché, n'attei-gnît-il
qu'un autre homme, a la valeur d'un outrage personnel infligé à
Dieu. Mais il ne s'agit jamais ici que des fautes volontaires, à
l'exclusion de ces culpa-bilités inconscientes et fatales auxquelles
ont cru d'autres religions.
Pour un complément proprement
historique de cette étude, voir l'art. Sin, dans le Dictionary of
the Bible, de Hastings; en ce qui concerne plus spéciale-ment la
conception hébraïque et juive,Encyclopaedia..., au mot Sin
(hebrew and jewish) ; l'Évangile et le Nou-veau Testament, l'art.
Sin (Christian), ibid.; l'art. Sin dans le Dictionary of Christ and Gospels,
de Hastings. On notera particulièrement l'enseignement de saint
Paul sur le règne du péché (où il s'agit du
péché per-sonnel et non pas seulement du péché
originel), dont l'affirmation prend une vigueur incomparable en ce qu'elle
est partie intégrante d'un système de salut, dont l'autre
pièce est la justification. Cf. A. Lemonnyer, Théologie du
Nouveau Testament, Paris, 1928, p. 80-85.
A partir de l'enseignement révélé,
l'ancienne tra-dition chrétienne a préparé les voies
à la théologie postérieure. Ici se situe, en cette
matière, une sépara-tion de la théologie catholique
d'avec la protestante, laquelle se plaît à dénoncer
une déviation ou une rup-ture entre la notion biblique et la notion
ecclésias-tique du péché; en ce sens, art. Sùnde,
dans Protest. Realencyklopâdie, 3e éd., t. xix.
L'usage antique de la pénitence
est un témoignage du sens du péché, tenu comme rupture
d'avec Dieu et d'avec l'Église, dans les premières générations
chré-tiennes. Voir là-dessus les travaux relatifs à
la péni-tence. Les écrivains ecclésiastiques du me
siècle, en Orient comme en Occident, offrent des indications et
parfois une doctrine élaborée sur le sujet du péché.
Clément d'Alexandrie et Origène ont très vif le senti-ment
que tous ont péché. Le baptême ne garantit pas une
vie désormais innocente; et l'on a pu se demander si Origène
ne professe point une reviviscence de leurs anciens péchés
pour les baptisés retombant dans le mal : mais il semble n'en être
rien. Ces auteurs dis-tinguent nettement la nature volontaire du péché
: il est un fruit de notre liberté, laquelle se concilie, observe
Origène, avec la prescience de Dieu. Pour Tertullien, on sait de
reste avec quelle rigueur il jugeait le péché. Sur cette
période, voir Cavallera, La doctrine de la pénitence au iue
siècle, dans le Bulletin de littérature ecclésiastique,
Toulouse, 1929, p. 19-36; 1930, p. 49-63.
Le grand nom de saint Augustin règne
sur cette matière comme sur tant d'autres. Il propose en maints
endroits, sur le péché, des analyses et des formules qui
se sont imposées à jamais à la pensée chrétienne.
Sa doctrine est ici plus abondante peut-être que systé-matisée.
Tantôt, il représente le péché comme dirigé
contre le but final de la création et donc comme une atteinte à
l'œuvre du Créateur : les autres maux ne sont point de cette sorte,
et c'est ici le privilège du péché. On s'y détourne,
non de quelque bien meilleur, mais du souverain bien. En adhérant
démesurément à la créature, on se prive de
Dieu. A cet ensemble de pensées, se rattache la célèbre
définition du péché comme contraire à la Loi
éternelle que devait retenir la théologie et que nous retrouverons
plus loin. Cf. J. Mausbach, Die Ethik des heiligen Augustinus, 2e éd.,
t. i, Fribourg-en-B., 1929, c. n, §. 6. Dos sittlich Base, die Sùnde.
Tantôt il le représente comme une injus-tice où est
violé le souverain domaine de Dieu sur le monde et sur l'homme.
A l'intempérant, par exemple,
145 PÉCHÉ.
il déclare : « Qui
a le droit de vous accuser? Personne, certes, parmi les hommes : mais Dieu
cependant te blâme, exigeant de toi l'intégralité de
son temple et l'incorruption de sa demeure. » Cette pensée
est très familière à saint Augustin. (Voir art. AUGUSTIN,
col. 2434.) Elle se rencontre en ceci avec la précédente
que l'une et l'autre font remonter jusqu'à Dieu le désordre
du péché, accusant ainsi l'importance de cet acte immoral,
lui donnant une signification singulière, où s'exprime aussi
bien la plus authentique pensée chrétienne. Nombre de considérations
de saint Augus-tin atteignent à un degré d'élaboration
qui les situe déjà dans la théologie; elles entreront
dans le système que nous allons présenter.
La manière de saint Grégoire
est plus concrète et plus pastorale. Mais ce Père fut, avec
saint Augustin, l'un des maîtres en la science du péché,
dont la théo-logie a le mieux retenu les leçons. Sa doctrine
des péchés capitaux obtient chez lui, comme chez les auteurs
qui la lui ont livrée, la valeur d'une systéma-tisation générale
où vient s'enclore l'univeis du péché.
Chez les auteurs que nous avons
nommés et chez d'autres, on trouve des données relatives
à certains éléments particuliers de la doctrine du
péché. Nous les enregistrerons ci-dessous, selon l'occasion.
Nous devions seulement marquer ici quelle idée générale
se sont faite du péché les esprits avec lesquels la théologie
catholique, à un titre ou à un autre, entre-tient commerce.
Le péché, tel qu'il
s'impose dès l'abord au théolo-gien catholique, appartient
à l'objet de la foi. Sans doute n'y a-t-il rien en cette notion
qui la rende de soi inaccessible à l'investigation rationnelle,
et l'on ne peut en ce sens la comparer, par exemple, avec le mystère
de la trinité des personnes en Dieu. 11 reste que les philosophes
n'offrent en ceci rien de ferme, comme les religions n'offrent rien de
pur. Le péché, conçu comme atteignant Dieu, mais dont
l'idée ne soit pas en même temps contaminée d'erreurs
choquantes, ne semble guère chose commune dans l'histoire de la
pensée humaine. Le théologien catholique en doit le bénéfice
primordial à la révélation. Et, quand la pensée
humaine se fût d'elle-même élevée jusque-là,
il res-terait que Dieu a pris soin d'informer les fidèles de cette
sorte de réalité, et le théologien catholique ne laisserait
pas de trouver, en cette vérité proposée à
sa foi, le principe propre de son étude. Par ailleurs, le développement
de la doctrine du péché ne peut man-quer de rencontrer des
doctrines proprement théolo-giques, d'où elle recevra une
influence. Enfin, la vigi-lance du magistère, comme l'expérience
de la vie chrétienne, au long des siècles, garantissent de
surcroît que nous avons affaire, avec le péché, à
un élément du dépôt de la foi. Le péché
est un objet authentique de théologie.
IL LA NATURE DU PECHE. — Nous exposerons
la théologie du péché,tellequel'a élaborée
saint Thomas d'Aquin. Il est superflu de justifier cette préférence.
Qu'il suffise seulement de reconnaître que saint Tho-mas ne doit
pas également à soi-même toutes les par-ties de cette
théologie. Il a hérité d'un immense effort de spéculation
doctrinale, dont il a porté les résultats à la perfection
: ainsi en général, ainsi dans le cas du péché.
Avec quel succès les théologiens antérieurs ont élaboré
cette notion et débattu les problèmes qu'elle entraîne,
on en peut voir un exemple dans la partie de la Somme d'Alexandre de Halès
consacrée à ce sujet. Il y obtient un développement
considérable. Voir Alex, de Halès, Summa theologica, t. ni,
Quaracchi, 1930; les savants éditeurs ont fait précéder
le texte d'une introduction où l'on trouvera, p. xxxvi-x.nr, un
exposé de la doctrine morale et de la doctrine du péché
en cet ouvrage.
ATURE 146
De saint Thomas nous reproduirons
l'enseignement, non sans recourir, et nous le dirons chaque fois, aux éclaircissements
que nous offrent ses commentateurs; non sans signaler les principales différences
de cette théologie d'avec les autres systèmes. Saint Thomas
a traité du péché ex professo à trois reprises
: In IIum Sent, dist. XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXIX, XLI, XLII, XLIII, passim;
Qusest. disp. de malo, q. il, m, vu ; Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXI-LXXXIX
(où est introduit le traité du péché originel,
q. LXXXI-LXXXIII). Nous ne renverrons expressément aux deux premiers
ouvrages que dans les cas intéressants; on trouve dans les éditions
de la Somme théologique, en tête de chaque article, la mention
du lieu parallèle. On ne peut isoler la doctrine du péché
de celle du bien et du mal, ni de celle de l'action humaine bonne ou mauvaise
(sur cette dernière, voir ci-dessus l'art. MORALITE) : dans la Somme
théologique, ces matières sont traitées respectivement
Ia, q. v; q. XLVIII sq; et la-IIœ, q. xvm-xxi. Les commentaires de Cajétan
sont importants et en eux-mêmes et pour l'autorité qu'ils
ont obtenue auprès des thomistes postérieurs. Parmi ceux-ci
se distinguent les carmes de Sala-manque : ils ont inséré
dans leur Cursus theologicus un traité du péché qui,
admis le genre de la dispute et en dépit de sa prolixité,
semble bien être un chef-d'œuvre d'analyse et d'exposition; la théologie
du péché a trouvé en eux ses ouvriers définitifs;
à l'exception de quelques passages, leur commentaire explique la
pure doctrine de saint Thomas. Curs. theol., tr. XIII, De vitiis et peccatis,
t. vu et vin (cité ici Salin.), édit. Paris-Bruxelles, 1877.
1° Le nom de péché
désigne un acte. — L'usage théologique a approprié
définitivement à l'ordre moral différents termes qui,
dans leur origine, se prêtaient à une plus vaste extension.
Quant au péché, saint
Thomas, notamment, a connu le sens technique et le sens naturel que recevait
ce mot chez Aristote (cf. surtout II Phys., c. vm, 199 a, 33, où
le grec àfi.ap-ria et, un peu plus bas, à|Aâpnr;[xa
sont traduits par peccatum : saint Thomas, leç. 14); et, selon une
méthode qui lui est familière, il s'est appliqué à
dégager la définition du péché comme tel, et
qui s'étende à l'ordre de l'art et de la nature comme à
l'ordre moral; d'où cette définition : peccatum proprie consista
in actu qui agilur propler fmem aliquem, cum non habet ordinem debitum
ad finem illjim. I^-Il», q. xxi, a. 1. Ainsi entendu, le péché
est plus restreint que le mal, lequel dit quelque privation du bien requis
en quoi que ce soit; mais il coïncide exactement avec l'acte mauvais,
en quelque ordre qu'on le trouve, et l'acte mauvais de l'ordre volontaire
ou moral vérifie, pour sa part, cette défi-nition du péché.
L'acte humain, conclut saint Thomas, loc. cit., du fait qu'il est mauvais,
a raison de péché; c'est-à-dire constitue ce qui s'appelle
un péché. Nous ne parlerons plus désormais du péché
qu'en tant qu'il se vérifie dans l'acte humain. Le mot de faute,
de soi, comme traduisant culpa, appartient exclusivement à cet ordre
moral, puisqu'il évoque un blâme, une incul-pation qui ne
peuvent convenir qu'à des actes volon-taires; ni les péchés
de la nature, ni ceux de l'art ne sont coupables. Ia-IIœ, q. xxi, a. 2.
Nous entendons ne traiter ici que des péchés coupables.
2° Le péché, qui
est un acte, de ce chef est distingué du vice, qui désigne
une disposition. — Le vice s'oppose directement à la vertu, dont
il est le contraire : il est donc avec elle incompatible. Mais le péché
n'ex-clut pas nécessairement la vertu. Rien n'empêche en effet
l'homme possédant une disposition bonne de n'en pas user ou de poser
un acte contraire à cette dispo-sition, lequel, du même coup,
ne détruit pas la vertu, non plus qu'un seul acte bon n'a suffi
à l'engendrer.
147
PECHE. NATU
RE ET
MALICE
148
Mais il est vrai que la vertu
ne résisterait point à la répétition fréquente
de ces actes contraires, à moins qu'elle n'en détruise l'effet
par le renouvellement de ses propres actes. Dans l'ordre des vertus infuses,
un seul péché mortel (voir col. 214) les détruit toutes
selon cette raison de vertu, car il attaque la charité, d'où
les autres dépendent. Ia-II32, q. LXXI, a. 4. On voit que le pécïé
ne procède pas nécessairement d'un vice : on peut n'avoir
point la disposition mauvaise, on peut avoir la disposition bonne, et néanmoins
pécher. L'étude des causes du péché nous découvrira
d'où procède le péché dans les cas où
il n'est pas l'acte d'un vice (voir col. 194 sq.).
Le péché, qui est
un acte mauvais, est pire que le vice. Car une disposition, comme est le
vice, tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or, l'acte, en bien
comme en mal, l'emporte sur la puissance : il est meilleur de bien agir
que de pouvoir bien agir, il est pire de mal agir que de pouvoir mal agir.
Et la raison en est (cf. Aristote, Metaph., I. IX, c. ix, 1051a, 4-33;
saint Thomas, leç. 10) que la puissance est apte aux contraires
tandis que l'acte est exclusif de son contraire. Dès lcrs, la disposition,
meilleure ou pire que la puis-sance, est moins bonne ou moins mauvaise
que l'acte : elle est plus déterminée que la puissance, mais
elle ne possède point la détermination exclusive de l'acte.
Le péché est donc pire que le vice. On démontre la
même conclusion en considérant que Vhabitus est dit bon ou
mauvais à cause de l'acte bon ou mauvais au-quel il s'ordonne ;
c'est l'acte qui vérifie au premier chef la raison de bien ou de
mal. Le bien, en effet, dit fin ou perfection; mais la fin ou perfection
d'une nature est son opération. Or, propter quod unumquodque et
illud magis, l'acte est meilleur ou pire que Vhabitus puisque celui-ci
n'est bon ou mauvais qu'en vertu de son ordre à l'acte. Chacun des
deux arguments que nous venons d'invoquer est formel et fonde une con-clusion
absolue. Que le vice, avec cela, soit plus per-manent que l'acte; qu'il
soit le principe d'une multi-tude d'actes ; qu'il soit au péché
comme la cause effi-ciente est à son effet, ce sont des conditions
extrin-sèques à la nature de l'acte et de Vhabitus ou qui
ne concernent pas la raison même de bien. Elles ne por-tent point
préjudice à notre conclusion. On y fait droit en reconnaissant
que le vice est pire que l'acte à un titre relatif. Ia-II»,
q. LXXI, a. 3.
3° A cet acte, la malice convient
formellement. —Selon ce qui précède, on connaîtra la
nature du péché à mesure que sera découvert
l'acte humain mauvais. Or, ces qua-lités de bon et de mauvais conviennent
à l'acte humain d'une manière singulière et excellente.
Le bien, d'une part, a raison de fin; le mal, de privation de la fin. D'autre
part, l'objet propre de la volonté est la fin. Le bien et le mal,
dès lors, qui s'opposent entre eux, constituent des différences
spécifiques par rapport à l'action volontaire. Acte bon et
acte mauvais, cela signifie, dans le genre volontaire, des actes spécifique-ments
distincts. Cette condition se vérifie des seuls actes volontaires,
où la fin est poursuivie selon cette raison de fin, où le
bien fait formellement objet. Des agents naturels, l'action est bonne ou
mauvaise; de l'agent volontaire, elle est formellement bonne ou formellement
mauvaise. Cf. Cont. gent., 1. III, c. ix; Sum. theol., I», q. XLVIII,
a. 1, ad 2»m ; IMPe, q. i, a. 3. Le péché désigne
donc un acte humain en ce qu'il a de spécifique; il en dénonce
l'essentielle constitu-tion.
4° Sa malice se présente
d'abord comme privative. — Il nous reste à connaître ce mal,
qui le spécifie. Notre labeur en vérité commence.
Ici, comme ailleurs, doit valoir la définition du mal, qui est métaphysique
: pri-vatio boni debiti. Le mal du péché apparaît d'abord
comme la privation d'un bien, à savoir celui qui est dû
à l'action humaine.
Le bien de l'action humaine, comme de tout cela qui est bon, est qu'elle
possède la plénitude de son être. Elle la reçoit
et de son objet, comme une chose de sa forme spécifique; et de ses
circonstances, comme une chose de ses accidents; et de sa fin, d'où
elle dépend d'abord. Ce sont ces éléments, tombés
sous la volonté (laquelle s'y porte, on l'entend, selon la rai-son
propre de son objet, qui est le bien, comme nous avons dit d'abord), d'où
l'action humaine tient son être et sa perfection. En eux donc, il
peut être porté atteinte à l'intégrité
de l'action humaine, frappée dès lors de privation.
Comment aura lieu cette atteinte?
Il est dû à l'acte humain d'être conforme à la
raison; c'est-à-dire qu'à la raison il appartient de mesurer
l'objet, les circonstances, la fin qui définissent l'action. Discor-dants
d'avec la mesure de raison, ces éléments laissent l'action
privée de la bonté qui lui revient. En cette privation-là
apparaît le mal de l'action. La considé-ration de la mesure
de raison est ici, on le voit, déci-sive. Elle introduit le principe
selon quoi évaluer la bonté de l'acte, qu'il tire de ses
éléments consti-tuants. Mais l'invoquer ici n'est pas autre
chose que de professer l'existence même de l'ordre moral. A l'acte
humain est due une certaine forme obtenue selon une certaine mesure; la
raison est cette mesure; la bonté morale est cette forme. De l'objet,
des circons-tances, de la fin, qui le définissent en son être,
l'acte humain reçoit sa bonté morale à proportion
qu'ils conviennent à la raison. L'acte humain est un péché,
s'il est privé de cette forme-là. Il serait moins correct
d'entendre cette privation comme celle de la rectitude qu'eût obtenue
l'acte vertueux contraire : car, peut-être une si grande rectitude
n'était-elle pas requise, et se pouvait-il que l'acte fût
bon sans avoir la perfec-tion d'un acte vertueux.
D'où il ressort qu'il n'y
a pour un péché qu'une seule privation. Le même acte
physique peut certes souffrir de plusieurs malices morales : quand l'objet,
la fin et les circonstances (on dira plus loin comment pour celles-ci s'en
présente le cas) accusent chacun une discordance spéciale
d'avec la raison. Mais, dans l'hypothèse d'un seul péché,
tenant, par exemple, à l'objet discordant, il n'y a aussi qu'une
seule priva-tion, celle de la bonté ou rectitude qu'eût obtenue
l'action conformée à la raison. Il faut seulement prendre
garde qu'une privation comme celle-là, unique comme est unique la
forme à quoi elle s'oppose, peut être signifiée de
bien des manières : comme privation de la fin, de l'ordre, de la
proportion, toutes choses que comprend la rectitude d'un acte mesuré
sur la raison; qu'elle est une indigence intéressant la nature même
de l'homme, de qui la raison sert l'inclination for-melle; qu'elle représente,
si l'on peut dire, un échec de la Loi éternelle. Car la rectitude
raisonnable dont l'action se trouve privée n'engageait point la
raison seule : celle-ci n'est que la mesure dérivée de l'acte
humain et qui se mesure à son tour sur la Loi éternelle,
absolument première. Nous dirons ci-dessous quelle grandeur reçoit
le péché de cette condition. De tout ce qu'on vient d'avancer
sur la privation, il ressort assez que nous parlons de celle-là
dont l'acte lui-même est affecté, et non point de celles dont
peut souffrir le sujet par suite de son acte, comme la privation de la
grâce et des vertus : celles-ci n'appartiennent point au péché
même qui est, nous l'avons dit, le nom d'un acte.
Par l'endrcit de la privation se
découvre d'abord le mal du péché. Elle n'est que la
vérification, dans le cas de l'acte humain, de ce défaut
du bien requis, où l'on exprime la raison de mal. On peut s'aviser
ici que l'acte frappé de privation soutient une relation de dissonance
par rapport à sa mesure, et qu'en cela
149
PECHE. NATU
RE ET
MALICE
150
aussi est dénoncé
le péché. Autre chose cette relation, autre chose la privation.
Celle-ci affecte le sujet en lui-même, privé de sa forme convenable
: là, on signifie une relation de l'acte humain à sa mesure,
par rapport à laquelle il est dit discordant. Cette considération
n'est point superflue, s'il est vrai que l'acte humain essentiellement
est mesuré, et ne peut pas ne pas sou-tenir quelque rapport avec
sa mesure. Jean de Saint Thomas, notamment, a signalé cet aspect
du péché : Cursus theologicus, in !»?» -Ilœ;
disp. IX, a. 2, n. 3, 26.
Que le péché comporte
une malice privative, cette proposition a_ reçu l'assentiment de
la plupart des théologiens, encore que tous n'entendent pas cette
privation de la même manière. Vasquez est, de ceux qui la
refusent, le plus notable. Commentariorum ac disputationum in 7*m -77»
s. Thomœ, t. i, Venise, 1608, disp. XCV, c. vi. Pour les péchés
contraires seu-lement à la loi positive, il en convient. Mais comment,
dit-il, seraient frappés de privation les péchés con-traires
à la loi naturelle, comme l'homicide par exemple. Il n'y a privation
que là où était due la forme contraire. Comment soutenir
qu'à l'acte d'homicide était due une bonté morale?
Loin de la requérir, cet acte y répugne, semble-t-il, par
tout ce qu'il est. — Non par tout ce qu'il est. réponden* les thomistes.
Il y a en lui une exigence de rectitude, à savoir en tant qu'il
est raisonnable : procédant des puissances hu-maines, il requiert
d'être mesuré sur la raison. Quoi qu'il en soit de son objet,
du côté de ses principes il emporte une requête, et
donc il est capable de priva-tion. Jean de Saint-Thomas, loc. cil., a.
3, n. 8 sq. ; Salm., loc. cit., disp. VI, dub. i, §. 2. A cause de
ce dissentiment, dont nous n'avons rapporté que la raison principale,
Vasquez définit le péché selon la discor-dance d'avec
la loi, dont nous avons parlé, mais qu'il entend comme une dénomination
extrinsèque de l'acte mauvais, non comme une relation réelle.
Ibid., c. ix-x.
5° Mais le péché
comporte aussi une malice positive. — En la privation d'abord se découvre
le péché. Il n'a pas été dit qu'elle constituât
le péché, à plus forte raison qu'aucune autre malice
ne se trouvât dans le péché.
De fait, une tradition théologique
considérable reconnaît dans le péché, outre
la privation, une malice positive : cet acte est mauvais par ce qu'il est,
non seu-lement par ce qu'il n'est pas. L'école thomiste, en ses
plus éminents représentants, a vigoureusement dé-fendu
cette opinion, qu'elle revendique comme celle de saint Thomas lui-même.
On cédera d'autant mieux
à leurs raisons que la thèse d'une malice positive dans le
péché n'a point le caractère déconcertant et
paradoxal qu'on serait enclin dès l'abord à lui attribuer.
L'analyse de l'acte moral y semble devoir conduire infailliblement : on
peut du moins tenter de le montrer.
Il est vrai que l'action naturelle
n'est mauvaise que par privation. Car elle procède d'une forme défec-tueuse.
Un agent débile donne une action indigente. Une forme intègre
garantit l'action bonne (nous ne retenons pas le cas des empêchements
extérieurs, qui est ici sans intérêt). L'action volontaire
n'a point cette simplicité. Une forme intelligible la détermine,
non une forme naturelle. D'où la multiplicité spécifique
des actions procédant d'une même volonté. De ces formes
intelligibles, qui sont les jugements selon les-quels la volonté
se meut et le reste avec elle, les unes sont vraies, les autres fausses;
celles-là respectent la règle de raison, celles-ci l'enfreignent.
Mais, dans les deux cas, l'on agit et l'action est, dans les deux cas,
pourvue de tous ses éléments. Mauvaise ou bonne, elle possède
un objet, des circonstances, une fin, également réels et
positifs. Ils sont concordants à la raison dans un cas, ils sont
discordants d'avec elle dans l'autre. En
celui-ci, il n'en va pas comme
si l'action atteignait quelque chose de ce qui lui revient, laissant échapper
le reste : où elle serait bonne selon ce qu'elle est, mauvaise seulement
selon ce qu'elle n'est pas. Ainsi sont les actions procédant d'une
forme naturelle défectueuse, mais non l'action volontaire, qui procède
d'une forme intelligible, et dont le défaut raisonnable n'ôte
rien à l'intégrité de l'action. Il est impossible
dès lors que celle-ci ne soit mauvaise même en ce qu'elle
est. Elle est bonne, certes, de bonté transcendantale; et peut-être
adviendra-t-il que des péchés l'emportent sur les bonnes
actions pour l'énergie volontaire et la vigueur intellectuelle qui
s'y déploient, pour l'être donc et la bonté. Mais,
comparée à la raison, c'est-à-dire mora-lement considérée,
cette action est mauvaise. Consti-tuée comme elle est, elle est
contraire à la raison. Sa malice est une contrariété,
et non seulement une priva-tion. Il est constant que, dans le genre moral,
le mal est le contraire du bien et non seulement la privation du bien.
Le mal s'y vérifie positivement. Il est une chose dans la nature.
Le mal absolu, qui s'oppose à l'être, ne peut consister que
dans la privation : car l'être n'a point de contraire. Mais le mal
moral s'oppose à la règle de raison, et celle-ci souffre
d'avoir des contrai-res. On dit de même que, dans le genre moral,
le mal donne lieu à des espèces et non seulement à
des priva-tions d'espèces. Et c'est dire que le mal y sonne posi-tivement,
si l'on peut parler ainsi. Nous ne mécon-naissons pas que cette
malice positive doive aboutir à une privation; mais elle se vérifie
comme malice avant toute privation, dans la contrariété à
la règle de raison.
Cette conception d'une malice positive
dans le péché a conduit les théologiens qui la défendent
à avouer une équivocité entre le mal absolu et le
mal moral, par l'endroit où celui-ci est positif. Absolument, le
mal signifie la privation du bien dû ; moralement, il signifie tantôt
la privation du bien dû à l'acte humain, tantôt l'acte
contraire à l'acte bon. Absolument, le mal n'est rien; moralement,
outre ce même sens, selon lequel le mal moral est une partie subjective
du mal en général, il y a un mal qui est quelque chose, d'où
ressort l'équivocité. Cajétan, In /«n-i/œ, q.
XVIII, a. 5, n. 2; cf. q. LXXI, a. 6, n. 3. On ne peut songer à
réduire le mal moral positif à un genre com-mun qui comprendrait
et ce mal, et celui de la priva-tion : car il ne peut y avoir aucune convenance
entre l'être et le non-être; de l'un et de l'autre on ne peut
rien abstraire qui leur soit commun. Salm., loc. cit., disp. VI, dub. m,
n. 49: dub. iv, n. 96.
Contre la thèse que nous
venons d'adopter, le prin-cipal argument des adversaires, outre les textes
de saint Thomas qu'ils entendent mal, se tire d'une consi-dération
extrinsèque : savoir que nous engageons Dieu dans le péché
dès là que nous y mettons un mal qui est de l'être.
Comment refuser que Dieu en soit l'au-teur? Nous examinerons cette difficulté
ci-dessous, VI, les causes du péché. Elle n'est pas décisive.
Les théologiens dont nous nous réclamons l'ont connue et
réfutée.
6° Des deux malices considérées,
la positive constitue formellement le péché. — Deux malices
donc dans le péché, outre la relation de discordance. De
celle-ci, Vasquez a fait le constitutif du péché. Mais il
niait la malice privative. Pour nous, qui la requérons, nous tenons
la discordance comme un élément consécutif : parce
que l'acte est constitué mauvais, il est avec sa mesure en un rapport
de discordance. Jean de Saint-Thomas, loc. cit., disp. IX, a. 2, n. 26.
Mais entre les deux malices que nous avons décelées, laquelle
cons-titue l'acte humain formellement comme péché? Ceux qui
refusent la malice positive n'ont pas cet embarras. Mais les thomistes,
et Cajétan des premiers, ont in-
stitué là-dessus
une analyse qui triomphe, autant qu'il se peut, de la question.
Le péché se situe
en deux genres : celui du mal absolu, c«luïdu mal volontaire
ou moral. Il est établi, dans le premier, formellement, par la privation
dont il est affecté; dans le second, en vertu de la contrariété
de ses éléments constitutifs parrapport àla règle
de raison, d'où suit la privation de rectitude. Comme acte volon
-taire, la « conversion» l'emporte dans le péché
sur l'aver-sion: comme mal absolu, 1' «aversion »y est première.
Mais à parler sans distinction,
que faut-il dire? On peut dire que les deux considérations alléguées
sont l'une et l'autre absolues, car le péché est vraiment
l'un et l'autre. Il est vrai qu'il est formellement conversion ; il est
vrai qu'il est formellement aversion. Lequel cependant est le plus vrai?
Il faut dire que le péché est davantage dans le genre du
mal moral que dans le genre du mal absolu. Pour deux raisons : il est plus
volontaire qu'absolument mauvais. Car il est volon-taire en tout ce qu'il
est, quoique diversement : davan-tage quant à la conversion, directement
voulue; secondairement quant à l'aversion, voulue seulement dans
la conversion. Le péché reçoit son espèce du
côté de sa conversion; de l'autre, il ne tient que la priva-tion
d'une espèce; or, la différence vraiment spéci-fique
convient davantage au péché que la privation d'une telle
différence : être un acte d'intempérance davantage
que n'être pas un acte de tempérance.
Tout ceci ne décide pas encore
la question de la constitution du péché. Nous le considérons
comme mal moral et comme mal absolu; davantage comme mal moral que comme
mal absolu. Mais comment, com-prenant ces deux genres de maux, se constitue
le péché? Si l'un et l'autre intéressent la constitution
du péché, celui-ci n'a pas d'unité per se. Car d'une
priva-tion conjuguée avec un élément positif il ne
peut résulter qu'une unité accidentelle : ces deux termes
ne peuvent être mis en rapport de genre et de différence,
de puissance et d'acte, qui seraient ici la seule manière d'opérer
une unité essentielle. Or, il faut bien que le péché
soit unum per se. Car on le définit absolument comme on le distingue
spécifiquement : tout le monde en convient. Ainsi parlent les commentateurs.
En cette dernière considération, se trahit peut-être
ce qui est en cette affaire leur propre contribution. Il est vrai qu'ils
invoquent saint Thomas en faveur de la thèse que nous voulons à
notre tour adopter; il est vrai que saint Thomas bien entendu s'y prête,
et que ses textes litigieux sont heureusement élucidés (nous
en aurons ci-dessous un exemple) par des distinctions comme malum absolute
et malum moraliier, comme formaliter complétive et formaliter constitutive,
et d'autres, que ses commentateurs y appliquent (Jean de Saint-Tho-mas,
loc. cit., disp. IX, a. 2, n. 59-70; Salm., loc. cit., disp. VI, dub. ni).
Mais en vérité historique, il faut dire, croyons-nous, que
saint Thomas a accepté le péché en sa dualité
et qu'il l'a traité comme se répar-tissant sur deux raisons,
l'acte humain et sa privation (où il voit la raison de mal). Le
soin de réduire à l'unité le péché,
de le traiter comme un per se unum, appar-tient à un stade postérieur
de la spéculation théolo-gique. On y accuse fortement la
présence dans le péché d'une malice positive; on discerne
exactement ce qui est essentiel au péché et ce qui le complète,
Ainsi complique-t-on l'analyse à laquelle s'était tenu saint
Thomas; mais aussi cède-t-on au mouvement naturel de l'intelligence,
curieuse de précision crois-sante. Nous observerons nettement, en
des questions comme celles de la spécification ou de la cause des
péchés, les différences qu'entraîne, par rapport
à l'ar-gumentation de saint Thomas, cette élaboration doc-trinale
plus avancée. Il faut, du reste, avouer que le partage des théologiens
sur cette question et l'éclat de
leurs querelles attestent
à quel point de subtilité . extrême ils sont alors
parvenus.
La question étant donc posée
dans les termes que nous avons dit, il ressort qu'un seul des deux éléments
considérés a valeur constitutive. Ou la malice positive,
ou la malice privative, mais non pas un composé de l'une et de l'autre.
Il faut opter pour la malice posi-tive. Cajétan le fait sur cette
considération que le péché est formellement le contraire
de l'acte vertueux; ce qu'il prouve en invoquant que la distinction spéci-fique
des péchés, en ses derniers éléments, se fonde
sur la contrariété, non sur la privation. Les Salmanticenses
préfèrent ne point faire fond sur cet argument et ils recourent
à deux raisons. La première se tire de la primauté
de la malice positive sur la malice privative. L'essence ne suppose rien
et le reste la suppose : la tendance de l'acte à l'objet discordant
est aussi ce qui institue d'emblée le péché, d'où
suivra, comme un effet, la privation de la rectitude en cet acte. La seconde
invoque l'ordre nécessaire de nos pensées : avant de concevoir
dans le péché une privation, nous le conce-vons comme adéquatement
constitué dans l'espèce du péché et du mal
moral; nous ne pouvons lui attribuer une privation que l'ayant conçu
comme acte moral contraire à la raison et se portant à un
objet déme-suré : ce qui est le concevoir comme péché
et cependant ne lui attribuer qu'une malice positive.
Ces raisons, que l'on pourrait exploiter
et multi-plier, en définitive font valoir la nature du mal moral
telle que nous l'établissions tout à l'heure. Il est essen-tiellement
contrariété. Tout y tient à cette tendance positive
de la volonté vers ses objets, que ne règle pas la raison.
Et puisque le péché est, de l'aveu unanime, un acte humain
moralement mauvais, les théologiens ont été conduits
à le définir enfermes de malice positive, où se vérifie
adéquatement son essence. Pour la malice privative, dès lors,
on doit la considérer comme consé-cutive au péché
constitué. Elle lui survient, quoique nécessairement, en
vertu de la contrariété où il se constitue ; et elle
le complète, 1 introduisant en ce genre du mal absolu auquel, par
son essence, il n'appartient pas. Ainsi sont distribuées, en élément
constitutif et en élément nécessairement consécutif
et complémen-taire, ces deux malices qu'avait d'abord découvertes
l'analyse du péché. Cette distribution conduit naturel-lement
à penser que la malice positive est pire que la privative: on l'admet,
la comparaison ayant lieu, bien entendu, à l'intérieur du
genre moral. Le mal est moralement plus grand de s'opposer positivement
à la règle raisonnable que de s'y opposer par mode de privation;
d'être directement l'objet d'une volonté déréglée
que de l'être indirectement. Sur ce problème de la constitution
du péché, voir Cajétan, In I&m-llx, q. LXXI, a.
6; q. LXXII, a. 1; Jean de Saint-Thomas, loc. cit., disp. IX, a. 2; Salm.,
loc. cit., disp. VI, dub. vi. Des partisans de la malice positive ont organisé
un peu autrement les deux malices du péché : nous avons suivi
les meilleurs interprètes de saint Thomas.
L'article où saint Thomas
opère expressément le discernement des éléments
du péché, Ia-II"3, q. LXXI, a. 6, ne s'oppose pas à
cette thèse. Il fait de l'acte humain en sa substance l'élément
quasi matériel, de la contrariété à la règle,
l'élément quasi foimel du péché. Mais on peut
demander tout d'abord si l'acte humain ne signifie pas ici la seule substance
physique du péché, l'action volontaire considérée
antérieure-ment à sa moralité, abstraction faite de
la règle de raison ; le mal de la contrariété à
la règle comprendrait, dès lors, même la malice positive
du péché. Et cette distribution serait conforme à
la thèse. Le texte de l'article se prêterait de lui-même
à cette interprétation. Mais l'article suivant, q. LXXII,
a. 1, semble imposer qu'on entende ici l'élément matériel
comme compre-
uaut tout ce qu'il y a de
positif dans l'acte humain, le formel comme ne signifiant que la privation.
Aussi bien n'est-ce pas un empêchement pour les thomistes que nous
avons suivis. Ces dénominations s'entendent sur le plan du mal absolu.
De plus, même dans le genre moral, on conçoit que la privation
soit appelée formelle, puisqu'elle survient et achève, sans
être toutefois constitutive; ainsi, dans l'ordre du bien moral, saint
Thomas appelle-t-il « acte formel de charité » et «
acte matériel de tempérance » un acte de cette dernière
vertu accompli pour l'amour de Dieu, lequel, cependant, est spécifiquement
un acte de tempérance (cf. Salm., loe. cit., n. 56). Tout ceci donc
sans insister sur les deux quasi qui, dans l'article, semblent con-cerner
la transposition de ces dénominations de forme et de matière
du plan de la substance, où elles se disent proprement, à
celui de l'action. Où l'on trouve, comme nous l'annoncions, l'exemple
d'une interpré-tation, à la fois fidèle et progressive,
de l'idée que saint Thomas s'est faite du péché.
Nous avons cité déjà
les principaux des théolo-giens thomistes défenseurs de cette
thèse. On peut y ajouter, entre autres, Capréolus, le Ferrarais,
Bafies, Gonet. Contre elle, les plus notables sont Sylvius et Contenson.
On en peut voir la liste dans Billuart, Summa S. Thomœ..., tract. De peccatis,
diss. I, a. 3, avec les différences remarquables qui distinguent
certains partisans de la même thèse. Cet article de Billuart
présente un aperçu très bien informé et très
bien ordonné de l'une et de l'autre opinion : l'un des meilleurs
morceaux de ce manuel excellent. Pour lui, il évite de choisir entre
les deux extrêmes; il tente seulement quelque part de réconcilier
les combat-tants: en vain, nous semble-t-il, comme toujours. Mais pourquoi
s'avise-t-il de conclure son précieux exposé par une anecdote
qui n'est digne ni de lui, ni d'aucun théologien? On raconte, dit-il,
que Simon le Magicien ayant un jour interrogé saint Pierre à
Rome dans une dispute solennelle : Qu'est-ce que le péché?
Est-il une nature positive ou seulement une privation? l'Apôtre,
méprisant sa question, lui répondit : « Le Seigneur
ne nous a point commandé de rechercher la nature du péché,
mais d'enseigner de quelle manière il le faut éviter. »
Les théologiens modernes, cependant, sem-blent se rallier volontiers
à l'avis de saint Pierre; et le « mystère d'iniquité
» suscite en eux d'ordinaire plus d'effroi que d'analyse. Rendons
hommage néanmoins à L. Billot qui, dans son traité
De personali et originali peccato, semble incliner vers la malice positive
comme constituant le péché actuel. Ia p.. c. i.
Réfléchissant sur
l'analyse jusqu'ici conduite, on observera combien le péché,
tel que l'obtient une théologie achevée, est chose complexe
et prêtant à confusion. Qu'on y distingue soigneusement l'acte
humain en sa constitution physique; le même acte humain comme contraire
à la règle des mœurs; la privation dont il souffre par suite
de cette contrariété. Et qu'on observe que le mot de conversion,
qui re-couvre le plus souvent les deux premiers membres de cette division,
peut aussi ne s'appliquer qu'au pre-mier; surtout que les mots de désordre
et même d'aversion, par lesquels toujours est désigné
le troi-sième membre, conviennent aussi au second : désordre
et aversion par contrariété, comme le troisième l'est
par privation. Celle-ci n'est jamais qu'indirectement et accidentellement
voulue; l'objet de l'acte l'est directement et immédiatement : encore
faut-il y discerner sa bonté réelle et sa condition d'être
discor-dant à la règle, celle-ci n'étant voulue que
secondaire-ment, celle-là principalement. Des trois membres de cette
division, le second, on le comprend, est celui qui prête davantage
à méprise : il le faut donc singu-lièrement observer.
7° Le péché
d'omission. — La structure du péché, telle que nous l'avons
jusqu'ici obtenue, n'est pas applicable de tout point au péché
d'omission.
Qu'il y ait des péchés
d'omission, c'est-à-dire excluant au moins tout acte extérieur,
les théologiens n'en ont jamais douté. Mais leur soin a porté
sur la constitution de ce péché où, comme bien, l'on
pense, ils ne sont pas d'accord. Ne comporte-t-il absolument aucun acte?
De toute façon, il faut découvrir l'endroit par où
vient à l'omission sa culpabilité. Saint Thomas, qui trouvait
chez ses prédécesseurs et ses contempo-rains les deux opinions
défendues, propose en cette matière des discernements qui
nous fassent retenir la vérité de l'une et de l'autre.
Ia-I18B, q. LXXI, a. 5.
On peut considérer le péché
d'omission en lui-même : en ce cas, il arrive qu'il comporte un acte
intérieur de volonté : lorsqu'on veut ne pas faire un acte
requis ; mais il arrive aussi qu'il ne comporte absolument aucun acte :
lorsqu'au moment où l'on est tenu de faire un acte, on n'y songe
même pas. Mais on peut considérer le péché d'omission
en ses causes et occa-sions; et, en ce cas, il suppose nécessairement
un acte, au moins un acte intérieur de volonté. Car il n'y
a péché d'omission que lorsqu'on omet ce que l'on peut et
doit faire. Or, que l'on en vienne à ne pas faire ce que l'on pouvait
accomplir, cela tient à une cause ou occa-sion, simultanée
ou antérieure. Il est bien vrai qu'une telle cause peut n'être
pas au pouvoir de la volonté et ne comporter aucun acte de la part
du sujet : comme lorsque l'on se trouve empêché par une tem-pête
violente de se rendre où le devoir l'eût demandé; mais
aussi bien n'y a-t-il en ce cas aucun péché d'omis-sion.
Celui-ci n'a lieu que dans le cas où la cause ou occasion était
au pouvoir de la volonté : il suppose donc au moins l'acte par quoi
la volonté a consenti à cette cause ou occasion. Cependant,
dira-t-on dans tous les cas que l'acte relatif à la cause ou occasion
appartient au péché d'omission lui-même? Un dernier
discernement est ici nécessaire. Ou bien, en faisant cet acte, on
vise directement l'omission elle-même : je veux éviter la
fatigue d'aller entendre la messe (seul acte intérieur); je veux
accomplir ce travail, dont je sais qu'il m'empêchera d'aller à
la messe (acte intérieur et acte extérieur). Alors cet acte
ou ces actes, qu'ils soient antérieurs ou simultanés à
l'omission, appar-tiennent par soi à l'omission, car la volonté
de quelque péché appartient par soi à ce péché,
le volontaire étant essentiel au péché. Un tel péché
d'omission ne va donc pas sans acte. Mais il advient aussi que l'on pose
ce qui sera la cause ou l'occasion d'un péché d'omission
sans que l'on songe le moins du monde à l'omission qui doit suivre
ou même accompagner un tel acte : l'omission échappe à
l'intention. En ce cas, elle est accidentelle par rapport à l'acte
qui l'a causée et, comme il faut juger des choses selon ce qui leur
convient par soi, et non selon ce qui les concerne par accident, il vaut
mieux dire qu'en ce cas le péché d'omission ne comporte aucun
acte. Autrement, à l'essence des autres péchés aussi
il faudrait rattacher les actes et occasions qui les entourent : ce qu'on
ne fait pas.
Ces analyses révèlent
trois types de péchés d'omis-sion : on veut l'omission même;
on veut directement l'omission dans sa cause; on veut un acte qui se trouve
devoir causer l'omission. Les théologiens n'ont guère douté
que le péché d'omission ne se vérifiât dans
les trois cas. Il est notoire dans les deux premiers; mais il n'est pas
moins assuré dans le troisième, étant bien entendu
que je pouvais me rendre compte en posant mon acte qu'il m'empêcherait
d'accomplir mon devoir. Les théologiens mêmes qui nient que
l'omission, dans le cas où elle a lieu quand il n'était plus
au pouvoir du sujet de l'éviter, d'ailleurs par sa faute (par exemple,
155
PÉCHÉ.
GRANDEUR DU PÉCHÉ"
156
disent-ils, il dort à
l'heure des matines pour avoir bu trop de vin; il est saris bréviaire
a l'heure de l'office parce qu'il l'a jeté à la mer), soit
proprement un péché, ceux-là mêmes n'excusent
pas le sujet de toute faute, car ils entendent bien qu'il a péché
au moment où il a librement posé la cause de l'omission.
C'est l'appré-ciation du pouvoir que l'on a de connaître l'effet
de l'acte posé où il faut mettre du discernement et juger
selon la complexité des cas particuliers : il sera quel-quefois
patent; d'autres fois, il fera manifestement défaut; il sera assez
souvent incertain. Ce que nous devons dire ci-dessous sur l'ignorance comme
cause du péché contribuera à décider ces cas.
Mais il demeure assuré que le volontaire n'est pas toujours l'objet
d'un acte de volonté, il suffit qu'un acte n'ait pas été
ac-compli que l'on pouvait et devait accomplir. Voir Aristote, Eth. Nicorn.,
1. III, c. v; S. Thomas, Sum. IheoL, Ia-IIœ, q. vi, a. 3; q. LXXI, a. 5,
ad 2"™.
Quelques théologiens ont
étendu l'analyse que nous venons de rapporter et apprécié
la qualité morale de ia cause même de l'omission. Selon Capréolus
notam-ment, II Sent, dist. XXXV, a. 3, àd 2»m, Durandi contra2.
concl., et les Salmanticenses, disp. V, dub. m, n. 41, auxquels peut être
opposé entre autres Durand de Saint-Pourçain, II Sent, dist.
XXXV, q. H, n. 6, l'acte qui est la cause de l'omission, qu'il soit par
ail-leurs bon, mauvais ou indifférent, prend raison de péché
en tant qu'ordonné à une omission coupable. Et ils en donnent
cette preuve que, poser la cause d'une omission coupable, c'est vouloir
l'omission même <lans sa cause au moins virtuellement ou de manière
interprétative, etc. ; or, la volonté d'un péché
est toujours un péché. Ces théologiens entendent bien
que leur thèse se vérifie dans les cas mêmes où,
posant volontairement la cause, on n'a pas cependant visé l'omission,
car alors même il y a une influence réelle <le l'acte volontaire
sur l'omission, faute de quoi celle-ci ne serait pas coupable. Cet acte,
qui possède une malice réellement et physiquement distincte
de -celle qui est dans l'omission, est coupable dès le mo-ment où
il est posé. Aussi demeure-t-il péché, quand même
l'omission, en suite de quelque cause ultérieure, n'aurait pas lieu,
car il peut arriver qu'un événement imprévu empêche
l'effet normal de ce premier acte •et que l'on soit conduit à faire
cela dont on avait librement préparé l'omission. On ne saurait,
en ce-cas, parler de péché d'omission, lequel est encouru
au moment même où l'on était tenu d'agir, Sum. theol.,
la-IIœ, q. LXXI, a. 5, ad 3™; IIa-IIœ, q. LXXIX, a. 3, ad 3vm; mais la
thèse que nous rapportons signale opportunément que ce hasard
n'ôte pas le péché déjà -commis, et dès
le temps où la cause de l'omission a été posée.
Dans le cas, en revanche, où l'omission advient, l'acte qui l'a
causée ne fait numériquement avec elle qu'un seul péché,
et pour cette raison -qu'il est tout entier ordonné à l'omission.
Les cas ne manquent pas où des actes élémentaires,
possédant chacun sa malice propre et intrinsèque, se composent
-en un seul péché. Ajoutons que les actes accompagnant l'omission
ou la cause de l'omission, mais qui n'ont pas d'influence sur elle (comme
si, ayant décidé de ne point aller à la messe pour
en éviter la fatigue, l'on passait le temps de la messe en quelque
divertisse-ment), ne sont pas viciés par l'omission et conservent
leur propre valeur morale.
Quant à l'omission elle-même,
nous avons fait allusion déjà aux théologiens qui
voient en elle l'effet «l'un péché, et non pas proprement
un péché, si elle a lieu quand il n'était plus au
pouvoir du sujet de l'éviter. Mais ceux-là mêmes qui,
à juste raison -croyons-nous, estiment qu'une telle omission est
encore ?en elle-même un péché, lui dénient ce
caractère dans le cas particulier où la cause de l'omission,
d'ailleurs
librement posée, a
pour effet de soustraire le sujet à la loi par rapport à
laquelle se dit l'omission : soit un homme qui se rend volontairement malade
pour échapper à certaines obligations qu'il redoute, mais
auxquelles tout malade échappe. Il peut être utile de rapporter
ici la formule de ce cas, telle que l'énon-cent les Salmanticenses,
disp. V, dub. vi, n. 105 : Ubi causa impediens ahcujus legis adimpletionem
extrahit omittendum ab ipsa lege, sive talis causa alias peccaminosa sit,
sive non, et sive hac sive Ma intentione apponalur, sequentes omissiones,
etiam si sint prte-visse aut intentée, non imputantur ut peccata
negue in •causa negue in seipsis. Ubi vero prsedicla causa omitten-tem
non extrahit a legis obligatione, et voluntarie appo-sita est, omissiones
sequentes in ea prœvisœ vel prsevi-deri débitas, omnes imputantur,
et sunt formaliter pec-cata tam in causa quam in seipsis. Billuart semble
ne pas reconnaître le cas où l'on échappe à
l'obligation de la loi. Diss. I, a. 4. Par ailleurs, ce théologien
signale que le péché d'omission n'est pas encouru si, avant
le temps où il doit avoir lieu, on s'est repenti d'en avoir posé
la cause et que, cependant, l'on ne soit plus en état d'éviter
l'omission. Ibid.
On peut juger maintenant de la constitution
du péché d'omission. Il est affecté en tous les cas
d'une malice privative, mais qui consiste cette fois en la privation non
de la rectitude requise à l'acte, mais de l'acte requis lui-même.
Quand il comporte un acte, il possède en outre, avec cet acte, la
malice dont celui-ci est grevé, et qui est privative et positive,
selon l'analyse que nous avons faite au paragraphe précé-dent
: car cet acte est privé de la rectitude qui lui revient, et du
fait qu'il constitue une tendance sur un objet contraire à la règle
de raison. Dans le cas où le péché d'omission a été
dit ne comporter aucun acte, il consiste en une pure privation, mais possé-dant
comme un accident la double malice de l'acte qui l'a causée. Si
l'omission n'avait pas lieu, l'acte propre à la causer conserve
cette double malice, comme nous avons dit qu'il conserve sa culpabilité.
8° La grandeur du péché.
— La règle de raison s'est introduite en toutes nos analyses. Il
n'y a de péché qu'en vertu de cette règle, qui a été
contrariée, dont l'acte accompli ne porte point l'empreinte. Elle
donne lieu au péché, comme elle commande, en général,
l'ordre des mœurs. Le sens du péché dépend donc, premièrement,
du sens que l'on a de la requête de raison. Tenir qu'il y a une règle
des actions humaines ; qu'elles ne sont point livrées à la
fantaisie; que d'aucune l'on ne peut jouer à sa guise : c'est avoir
le sens moral, partant, le sens du péché. On ne saurait trop
recommander aux hommes, s'ils doivent détester le péché,
d'éveiller tout d'abord et d'entretenir en eux la pensée
de la règle de raison s imposant à leurs actes.
Que l'on prenne garde cependant
de n'entendre point cette règle comme un précepte impérieux,
tirant sa vigueur de l'autorité qui l'impose. Cette règle
est une mesure. La reconnaître, c'est comprendre qu'à l'acte
humain convient une forme, où il trouve sa beauté. Par la
vertu de cette règle, l'acte humain retire des objets où
il s'applique cette qualité singu-lière et cette dignité,
que nous appelons la bonté mo-rale. Que l'idée de règle
évoque celle d'obligation, il ne faut point s'y méprendre
mais voir en cette obli-gation l'exacte rigueur avec quoi s'impose la bonté
morale à notre nature. 11 est requis que nous mesurions sur la raison
notre action en tant que le vœu de notre nature est d'obtenir la plénitude
de sa perfection. Le péché s'entend bien dans une morale
de la béatitude : il n'est rien de plus opposé que cet accomplissement
de l'homme à la démesure, à la difformité,
au mal du péché.
Saint Thomas estime qu'il y a une
notion philoso-
157 PÉCHÉ. GRAND
EUR DU PECHE
158
phique du péché,
c'est-à-dire élaborée sur la seule considération
de l'homme et sans recours à Dieu. Cette notion est légitime,
et nous venops de la pré-senter. Mais elle n'épuise pas la
réalité entière du péché, qu'il appartient
au théologien de comprendre. Entendons bien 'qu'il ne substitue
pas une notion à une autre, mais qu'il porte à son achèvement
celle que le philosophe a préparée. De la règle de
raison, à laquelle il apparaît d'abord que le péché
est con-traire, le théologien passe à la considération
de la Loi éternelle, mesure souveraine et absolument première
de l'action humaine. La doctrine est constante chez saint Thomas, et il
l'emprunte à la pensée chrétienne, que la raison,
règle immédiate de l'action, n'est aussi qu'une règle
dérivée, dont le principe est la Loi éter-nelle. Dès
lors, contrarier la raison, c'est du même coup contrarier la Loi
éternelle; être privé de la forme de raison, c'est
être privé de la forme où se serait mar-quée
l'empreinte de la Loi éternelle. Un ordre divin des choses est atteint
par le péché. On aurait cru peut-être que l'homme seul
fût compromis en cette aven-ture; mais voici qu'en même temps
que lui la Loi éternelle est dérangée. Bien plus,
on peut dire que le péché s'oppose à la Loi éternelle
davantage qu'à la raison, puisque celle-ci ne tient sa qualité
de règle que de la Loi éternelle, dont elle participe. Absolument
et en dernier ressort, le péché est un échec de la
Loi éternelle, dont la raison gère les intérêts
auprès de nous. Où l'on saisit, dans la théologie
catholique du péché, ce sentiment de l'humain engagé
dans l'éternel, contact de deux mondes d'où vient au péché
toute sa misère, comme à l'action bonne toute sa grandeur.
Rapportons un mot de saint Thomas où, par la grâce du langage
scolastique, la conjonction de l'éternel et de l'humain est incomparablement
marquée: Ejusdem rationis est quod vitium et peccatum sit contra
ordinem rationis humante et quod sit contra legem aeternam. I»-IIœ,
q. LXXI, a. 2, ad 4um. Et donc, quiconque veut davantage détester
le péché, qu'il en demande aux théologiens, non aux
philosophes, l'entier et hor-rible secret.
On pourrait s'informer ici s'il
n'advient jamais que soit atteinte la Loi éternelle, sans que la
raison y soit intéressée : son ordre ne s'étend-il
pas en effet au delà de l'ordre de raison? La manière dont
saint Tho-mas conçoit le rapport de la nature à la grâce
interdit d'avouer ce divorce, et il faut dire qu'il n'est aucun péché
qui n'endommage la nature et la raison quand il semblerait ne léser
que la grâce et l'ordre de la Loi éternelle.
La considération de la Loi
éternelle prend toute sa force quand, dans la loi, on découvre
le législateur. De l'idée d'un ordre compromis, on passe
alors à celle d'une personne offensée. Le théologien
donne natu-rellement cette forme à sa pensée, et il lui plaît
de tenir le péché pour une offense de Dieu. Saint Thomas
identifie sans façon le péché comme offensant Dieu
et comme s'opposant à la Loi éternelle. Ia-IIœ, q. LXXI,
a. 6, ad 5um. Jusque dans cette idée tragique et formidable du péché
comme offense de Dieu, où va droit le sens populaire, mais que nous
n'atteignons qu'au terme de nos analyses, se retrouve le désordre
introduit dans la sage disposition de la Loi éternelle. Le péché
offense Dieu, et donc nous avons la liberté d'y voir l'injure faite
à une personne, partant de coaliser contre lui tous les sentiments
que cette pensée éveille; mais il n'offense pas Dieu, si
l'on peut dire, arbitrai-rement, il l'atteint dans sa loi, c'est-à-dire
dans la sagesse de sa pensée. Loin d'ailleurs de devenir quelque
peu impersonnelle, il semble que l'offense s'en aggrave, car elle touche
dans la personne ses déci-sions les plus réfléchies.
Selon cette nature foncière de l'offense divine, on appréciera
diverses manières de
la présenter, et qui
se rapportent soit à différentes décisions de la sagesse
divine, soit à différents attri-buts du souverain législateur.
Ainsi dit-on que le péché offense Dieu comme notre bien suprême
et notre fin dernière, comme notre bienfaiteur, comme le témoin
de nos actes, comme notre souverain maître, comme notre juge. Bien
entendu, des circonstances générales de tout péché
sont désignées par Jà et non pas autant d'espèces
de péché. L'offense elle-même, nous enten-dons bien
qu'elle se vérifie en toute adhésion déréglée
à des biens périssables (nous dirons ci-dessous, n. Vil,
si on la trouve dans le péché véniel), et non pas
seule-ment dans l'acte qui se dresse formellement contre Dieu, comme la
haine ou le mépris.
Il apparaît déjà
que l'offense se constitue avec le péché lui-même.
Il est de la raison de péché, disent les théologiens,
d'être une offense de Dieu. Plus exacte-ment, l'offense est comme
une condition s'attachant à la malice du péché. Le
péché offense Dieu en ce qu'il est mauvais. L'offense ne
désigne pas une autre réalité que la malice. La malice
même est offensante. Et donc la malice de privation comme la malice
de contra-riété. Mais, puisque nous avons reconnu celle-ci
comme étant la plus grande, il faut dire qu'elle a davantage que
la malice privative raison d'offense de Dieu. Les Salmanticenses, néanmoins,
accordent à la privation une priorité sur ce point de l'offense
divine. Disp. VII, n. 23.
On a recherché ce qui répond
en Dieu à l'offense du péché, quelle offense passive
entraîne en lui l'offense active, qui est de la nature même
du péché. Il faut dire que, par le péché, Dieu
est intrinsèquement offense, injurié, endommagé. Tandis
que l'amour que j'ai pour Dieu ne pose rien en lui, et que la dénomination
Dieu aimé est extrinsèque, le péché que je
commets tend à priver Dieu de ses prérogatives divines. L'of-fense
tend à s'introduire dans la personne offensée à la
manière d'une action transitive. Qu'elle laisse intacte la dignité
de Dieu, cela tient non à sa propre nature, mais à l'immutabilité
de celui qu'elle offense. Il ne dépend pas du pécheur que
Dieu ne soit en effet lésé dans sa personne. C'est pourquoi
le péché a quelque chose d'infini. Nous rencontrons ainsi,
en liaison avec la notion d'offense passive, l'idée d'in-finité
du péché. On ne peut rien dire sur le péché
de plus redoutable. Mais on voit aussi que cette infinité n'est
pas dans le péché lui-même : puisqu'aussi bien la privation
qui s'y attache que la contrariété qui le constitue sont
choses en elles-mêmes nécessairement finies. (Sur le péché,
comme offense de Dieu, voir Salmanticenses, disp. VII. Nous ne nous retenons
pas de signaler ici sur ce même point un texte très heureux
de saint Thomas, qui risquerait peut-être d'échapper à
l'attention : Sum. theol., I»-IIœ, q. XLVII, a. 1, ad lum.)
9° Définition du péché.
— Au terme de ces analyses, nous sommes en mesure d'apprécier la
définition du péché qu'avait avancée saint
Augustin et qu'a retenue la théologie : Peccatum est dictum vel
factum vel eoncu-pitum contra legem seternam. Contra Faustum, 1. XXII,
c. xxvn, P. L., t. XLII, col. 418. Pour Augustin, l'in-térêt
de la formule était de signaler un ordre naturel inviolable, à
la différence des coutumes et des pré-ceptes variables, par
rapport auquel proprement se dit le péché. Il soustrayait
ainsi aux attaques de Fauste le Manichéen les actions des patriarches
de l'Ancien Testament; contraires seulement à des cou-tumes ou des
préceptes contingents, elles ne sont pas des péchés.
Cf. E. Neveut, Formules augustiniennes : la définition du péché,
dans Divus Thomas (Plaisance), 1930, p. 617-622.
Les scolastiques, adoptant cette
formule augusti-nienne, n'ont pas manqué de l'accommoder à
leurs
159
PÉCHÉ.
DISTINCTION SPÉCIFIQUE
160
propres préoccupations et à leur technique. Elle s'y prête fort hien. Saint Thomas l'entend proprement comme une définition du péché, ayant d'une parfaite définition, toutes les qualités. Elle s'applique atout le défini. Car elle exprime les deux éléments du péché qui est d'être un acte humain, et désordonné. Disons même, pour notre compte, qu'elle exprime le désordre d'une manière qui convient bien à la constitution que nous avons reconnue au péché. Elle contient le péché d'omission en tant que la négation se réduit au même genre que l'affirmation : dictum emporte non dictum, etc. Par ailleurs, il n'y a, dans cette définition, rien de superflu; elle a l'avantage de manifester que le péché, conçu dans la volonté, se réalise aussi en actes extérieurs. Elle est une définition morale, se réfé-rant à cette loi, antérieurement à laquelle il n'y a pas de mal; non une définition juridique, qui laisserait échapper le mal non prohibé par Ja loi positive. Elle est enfin une définition digne de la théologie puis-qu'elle oppose le péché non à la règle dérivée de l'ac-tion humaine, mais à sa règle absolue et éternelle. Il n'est donc que de méditer sur la formule de saint Augustin pour découvrir, en sa concision, l'intégrale analyse que nous avons laborieusement conduite et dont le terme enfin est ici touché.
III. LA. DISTINCTION
DES PECHES. — 1° la distinc-tion spécifique des péchés;
2° la distinction numéri-que des péchés.
1° Distinction spécifique.
— 1. Il y a des espèces de péchés; la distinction
spécifique se prend de l'objet voulu. — Comme nous avons dit que
la malice d'un acte humain, comme aussi sa bonté, a pour cet acte
valeur formelle, ainsi les espèces de péchés signalent-elles
autant d'espèces d'actes humains. La question présente est
seulement de découvrir selon quel prin-cipe de discernement opérer
en espèces le partage des actes humains mauvais.
On ne peut guère hésiter
qu'entre la privation dont ils souffrent et le bien où ils adhèrent.
Pour nous, notre choix est fait, car, ayant reconnu que le péché,
non moins que l'acte moral en général, est constitué
dans l'adhésion même à ses objets, nous devons aussi
le diviser spécifiquement selon cette tendance positive qui le constitue.
Maints théologiens le spécifient selon la privation. Soit,
par exemple, Scot, In IIum Sent., dist. XXXVII, q. i : le pécheur,
dit-il, pèche du fait qu'il accomplit un acte volontaire en désaccord
avec la loi, et cet acte volontaire n'est péché que parce
qu'il peut être d'accord avec la loi; donc la raison précise
du péché est la privation de la conformité de l'acte
à la loi; le péché est donc spécifié
selon la priva-tion. Mais Cajétan a répondu que cette analyse
est incomplète, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 1 : car elle considère
dans le péché son caractère d'acte volontaire, abstrac-tion
faite de sa qualité morale, et la privation dont cet acte souffre;
mais, entre les deux, n'y a-t-il pas la tendance vers un objet positif,
où l'acte volontaire trouve déjà sa qualité
morale et se constitue comme péché? Nous croyons que l'objet
de l'acte est le prin-cipe de spécification qui convient à
la nature du péché.
Pour saint Thomas, dont l'enseignement
exprès rencontre cette conclusion, il énonce le présent
pro-blème à partir de cette donnée que deux éléments
concourent à la raison même du péché, savoir
l'acte volontaire et son désordre. Cette dualité intrinsèque
du péché est ce qui crée l'embarras. Car, s'il faut
dis-tribuer les péchés en espèces (et saint Thomas
n'en doute pas un instant), il faut d'abord décider selon lequel
des deux éléments on y procédera : traitera-t-on le
péché, dans le cas, en tant qu'il est acte volontaire, ou
bien en tant qu'il est désordre? On voit l'origina-lité du
problème que pose à saint Thomas la spécifi-cation
du péché. Pour le résoudre, il invoque l'inten-
tion du pécheur. Elle
porte directement sur l'acte du péché; ce qu'il veut, c'est
exercer tel acte en telle matière; pour le désordre, il n'est
voulu que par acci-dent, en ce qu'il ne peut pas ne pas accompagner l'acte
directement voulu. Donc, décide saint Thomas, il faut spécifier
le péché en tant qu'il est acte volontaire, non pas en tant
qu'il est désordre. Le recours à l'intention du pécheur,
qui est le principe de ce raisonnement, s'inspire de cette pensée
que le péché est essentielle-ment volontaire ; il en faut
juger selon ce que le pécheur a voulu. En le spécifiant selon
son aversion, on trahi-rait, peut-on dire,l'intention du pécheur;
on saisirait le péché par l'endroit où il ne l'a pas
commis : c'est dire que le pécheur ne ferait plus ce qu'il a voulu
faire. Or, achève saint Thomas, c'est une règle commune que
les actes volontaires soient spécifiés selon leurs objets;
ainsi donc, selon leurs objets seront spécifiquement distingués
les péchés. Cette conclusion rencontre la nôtre. On
prendra garde qu'elle n'engage pas, telle que saint Thomas l'obtient, la
question de la constitu-tion du péché. On nous dit bien que
le ma' reçoit ici son espèce de l'objet voulu, mais où
est le mal? Est-il dans la tendance positive vers l'objet? est-il seulement
dans la privation concomitante? A supposer qu'il ne fût qu'en celle-ci,
on comprendrait encore qu'il reçût sa détermination
de l'objet même d'où il dérive. Nous faisons cette
remarque en faveur de l'in-telligence exacte de l'article de saint Thomas.
Les privations distinctes dont souffrent
les divers péchés ne peuvent être que consécutives
aux espèces diverses où, d'ores et déjà, ils
se sont établis. A ce titre d'ailleurs, elles ne sont pas sans intérêt
pour la spécification des péchés. Dire que le péché
d'intem-pérance est spécifié comme privé du
bien de la tempé-rance, c'est rencontrer la vérité
: aussi bien est-ce encore, en définitive, recourir à un
objet, celui de la vertu, selon lequel celle-ci est spécifiée.
Mais cette façon de parler n'est point formelle et ne touche pas
l'espèce du péché par l'endroit précis qui
la fait telle. De plus (encore que saint Thomas ne l'exprime point en son
article), on ne peut déterminer sur la seule privation l'espèce
dernière du péché : il advient en e/fet qu'à
une seule et même vertu s'opposent des péchés reconnus
spécifiquement distincts, voire contraires entre eux, comme l'insensibilité
et l'intem-pérance s'opposant à la tempérance. Ces
deux péchés privent l'un et l'autre du même bien; et,
puisque les privations sont spécifiées selon la chose dont
elles privent, ces deux péchés seraient de même espèce.
Le cas s'en retrouve à propos de toute vertu comportant deux extrêmes
contraires, c'est-à-dire à travers toute l'étendue
de la vie proprement morale. Notre principe de spécification,l'objet
voulu, permet seul d'introduire en cette matière du péché
les derniers discernements, et avec la plus formelle rigueur. A l'intérieur
même d'une seule espèce de péché, comme l'orgueil
et la luxure, on n'appliquera pas un autre principe en vue de partager
en espèces secondaires cette espèce prin-cipale.
L'objet spécifie le péché
comme il spécifie l'acte humain. Or, on sait que la raison d'objet
en cet ordre est applicable aux éléments intéressant
la constitution de l'acte volontaire, à savoir la fin, et de certaines
cir-constances. La fin, poursuivie par le moyen de l'action immédiate,
est objet d'intention volontaire comme cette action est objet d'élection
: ce qui donne lieu à deux espèces morales, à chaque
fois que l'objet de l'acte extéreur n'est pas de soi et selon sa
nature propre contenue sous la fin poursuivie par la volonté ; par
exemple, voler en vue de forniquer. En ce cas, ces deux principes de spécification
s'organisent en élé-ment formel et en élément
matériel : la fin, qui est principalement volontaire,
ayant valeur formelle,
161
PÉCHÉ.
DISTINCTION SPÉCIFIQUE
162
l'objet valeur matérielle.
D'où l'adage de saint Tho-mas que celui qui vole en vue de forniquer
est davan-tage fornicateur que voleur. P-II85, q. XVIII, a. 6, 7.
Les circonstances de l'acte tantôt
sont spécifiantes et tantôt ne le sont pas. Le concile de
Trente a consa-cré, sur ce point, un enseignement traditionnel de
la théologie, en même temps qu'il en signalait l'impor-tance,
quand il inscrivit, comme matière nécessaire de la confession,
dans le sacrement de pénitence, les circonstances qui changent l'espèce
du péché : eas circumstantias in confessione explicandas
esse quse speciem peccati mutant. Sess. xiv, c. v; cf. can. 7. Or, sont
spécifiantes les circonstances qui passent en condition de l'objet
voulu, c'est-à-dire celles-là qui, relatives à l'objet
ou à la fin voulus, disent convenance ou répugnance spéciales
à la raison, en sorte qu'elles possèdent un intérêt
moral propre et que la volonté, inclinant à son objet ou
à sa fin, ne les peut accepter sans en recevoir une bonté
ou une malice spéciales. Rien n'empêche, en effet, que cela
même qui ne cons-titue pas la substance de l'acte humain, possède
un spécial rapport avec la raison. La circonstance ainsi spécifiante
demeure une circonstance, n'étant voulue ni comme objet ni comme
fin; néanmoins, elle est spé-cifiante, constituant, comme
dit saint Thomas, une condition de l'objet ou de la fin entendus dans leur
sens moral. Ia-IIœ, q. xvm, a. 10; q. LXXII, a. 9. Soit prendre le bien
d'autrui, qui se trouve être un vase consacré au culte : de
simple vol, le péché devient vol sacrilège. Dans le
cas, cependant, où la circonstance intéressant la raison
se trouve n'être point relative à l'objet ni à la fin
voulus, elle n'introduit pas une espèce nouvelle de péché,
si elle est mauvaise, mais mul-tiplie seulement la raison de péché
dans la même espèce. Soit le prodigue qui, dépensant
inconsidéré-ment son argent, en donne à qui il ne
faut pas : cette circonstance du bénéficiaire non convenable,
qui dit spéciale répugnance à la raison, cependant,
ne déter-mine point en une nouvelle espèce le péché
de prodi-galité, car elle n'en intéresse point l'objet même,
qui est de donner plus qu'il ne faut, mais se trouve seu-lement accompagner
l'acte même de la prodigalité. Une étude détaillée
de la spécification opérée par les circonstances,
comme aussi bien par la fin ou l'objet, appartient à la doctrine
de l'acte humain, dont le péché n'est qu'une espèce.
Voir l'art. AGGRAVANTES (Circonstances). 11 apparaît assez que l'objet
dont nous avons parlé concerne le terme de l'appétit volontaire;
il se rencontre donc identique en des matières qui seraient en elles-mêmes
spécifiquement distinctes; l'orgueil, par exemple, trouve son objet
dans les plus mesquins avantages, comme une gra-cieuse démarche,
et dans les plus nobles perfections, comme une science consommée.
2. Distinction d'après les
préceptes. — On a proposé de distinguer spécifiquement
les péchés selon les pré-ceptes auxquels ils s'opposent.
Vasquez représente cette
opinion, op. cit., disp. XCVIII, c. il. A la suite de saint Thomas, qui
s'en déclare expressément l'ennemi (unde secundum diversa
prœcepla legis non diversifwantur peccata secundum speciem, Sum. iheol.,
Ia-IIœ, q. LXXII, a. 6, ad 2um), les thomistes la réprouvent communément.
La loi, en effet, donne lieu à l'aversion dans le péché,
étant cela de quoi le péché détourne, et la
spécification des péchés se prend de la conversion.
A cette explica-tion, il est vrai, on peut opposer que l'objet même
où se porte la volonté du pécheur, et duquel, selon
nous, le péché reçoit son espèce, n'est point
l'objet brut, si l'on peut dire, mais un objet prohibé : d'où
la qualité morale de cette tendance; dès lors, la prohibition,
donc le précepte, intéresse la conversion même de l'acte
et non seulement son aversion. A quoi les Sal-
DICT. DE THÉOL.
CATHOL.
manticenses répondent,
disp. VIII, dub. H, n. 27, que la condition d'être prohibé
ne dit pas dans l'objet quelque chose qui se tienne du côté
de l'objet, et vers quoi, dès lors, tendrait le pécheur;
mais bien plutôt un extrême à quoi cet objet s'oppose
: le pécheur ne se porte point vers la prohibition ni 'vers l'objet
comme prohibé, mais vers l'objet, lequel est affecté de prohi-bition,
ou plutôt s'oppose à la prohibition. L'objet est dénommé
prohibé extrinsèquement. Le précepte intéresse
bien l'aversion du péché. Dans la mesure où les préceptes
se distinguent selon les matières qu'ils concernent, leur distinction
se trouvera rencontrer celle des péchés : coïncidence
pareille à celle que nous signalions au sujet de l'opposition des
péchés à la vertu, mais dont l'objet même, ici
comme là, rend en dernier lieu raison.
Les préceptes, par ailleurs,
se divisent comme tels en maintes manières qui ne concernent en
rien la division spécifique des péchés. Us se divisent
en néga-tifs et positifs, lesquels donnent lieu respectivement aux
péchés de transgression et d'omission : or, ces deux catégories
de péchés n'ont point valeur spécifique. Assurément,
la transgression et l'omission représen-tent matériellement
deux espèces (si l'on entend ce dernier mot dans un sens assez large
où il puisse com-prendre la privation); mais un seul et même
motif y donne lieu : l'avarice, par exemple, se traduira en rapines désordonnées
et en défaut des libéralités convenables. Sum. Iheol.,
la-Ilœ, q. LXXII, a. 6. Cette réduction de l'omission au même
motif qui cause la transgression est une règle fondamentale, et
dont s'accommodent toutes les complexités selon lesquelles se vérifie
le péché d'omission; il restera, dans tous les cas, que celui-ci
est spécifié selon l'objet même que l'onaomis de poursuivre.
Voir sur ce point les Salman-ticenses, disp. VIII, dub. i. On peut dire
que cette division des préceptes, qui n'entraîne pas une dis-tinction
spécifique des péchés, signale la voie mon-tante de
la vie morale : s'abstenir du mal, accomplir le bien, et, par là,
elJe est "suffisamment justifiée. Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXII,
a. 6, ad 2um. Les préceptes se divisent encore selon les droits
qu'ils traduisent et les législateurs de qui ils procèdent
: préceptes de droit naturel, positif, divin, ecclésiastique,
civil, etc. Cette division des préceptes n'emporte non plus aucune
dis-tinction spécifique des péchés. Un même
acte, qui est défendu par plusieurs de ces préceptes, n'est
cepen-dant qu'un seul péché : par exemple, le vol. A plus
forte raison, un précepte relevant du même droit, par exemple
le droit positif, multiplié par plusieurs repré-sentants
de ce droit, ne multipliera-t-il pas le péché qu'il défend.
Cajétan, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 6; Salmant., disp. VIII, dub. il.
3. Autres divisions des péchés.
- Les principes ci-dessus établis permettent d'apprécier
les diverses divisions du péché qu'a proposées Ja
théologie, au gré des occasions.
Nous venons d'opérer cette
critique sur la division du péché en transgression et en
omission, qui est des plus traditionnelles; nous l'avions opérée
plus haut sur la division du péché en excès et défaut
qui s'ins-pire de la morale aristotélicienne. Reste que nous l'appliquions
à quelques-unes des autres catégories en cours.
Il en est parmi celles-là
qui intéressent l'objet du péché et donc possèdent
une certaine valeur spéci-fique. Ainsi, la distinction des péchés
charnels et des péchés spirituels. On la doit à saint
Grégoire qui par-tageait les péchés capitaux en ces
deux grandes caté-gories. Moralia, XXXI, XLV, 88, P. h., t. LXXVI,
col. 621 : septem capilalium vitiorum quinque sunt spiritualia et duo carnalia.
Saint Thomas, qui connaît deux espèces de délectations,
précisément dénommées
T. — XII — 6
163
PÉCHÉ.
DISTINCTION NUMÉRIQUE
164
spirituelle et charnelle, a
l'idée d'entendre les deux catégories de péchés
selon la délectation à quoi les péchés sont
ordonnés, laquelle intéresse essentielle-ment la conversion
du péché : car elle signale la pos-session du bien que le
pécheur convoite; ainsi peut-il attribuer une valeur spécifique,
selon les lois de la plus rigoureuse philosophie, à l'antique et
commune divi-sion des péchés en charnels et spirituels. Sum.
theoi, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 2.
Il fait de même en faveur
de la distinction des péchés selon que l'on pèche
contre Dieu, contre soi-même ou contre le prochain. Pierre Lombard
lui avait transmis cette distinction usuelle, II Sent., dist. XLII, dont
Isidore de Séville, au gré de saint Thomas, Sum. theol.,
la-IIœ, q. LXHI, a. 4, est un témoin lointain. On en Justine la
valeur spécifique en signalant que les trois termes du partage représentent
des objets divers de l'action humaine. L'action mauvaise comme l'action
bonne tend vers Dieu, vers soi ou vers le prochain. Et, comme il est des
actions qui concernent proprement Dieu, en tant que cet objet dépasse
ce que l'on doit et à soi-même et au prochain, comme il en
est d'autres qui concernent celui qui les fait, à l'exclusion de
quel-que devoir relatit au prochain, nous obtenons là, ces trois
termes étant entendus comme débordant suc-cessivement l'un
sur l'autre, un triple objet de l'action humaine; donc, le cas échéant,
trois espèces de péchés. Cette distinction a l'avantage
de circonscrire, si l'on peut dire, l'univers hiérarchisé
de l'action humaine; aussi, la distinction des vertus en théologales
et mo-rales, et de ces dernières en personnelles et sociales, rencontre-t-elle
la même hiérarchie.
D'autres distinctions ne signifient
point des espèces véritables de péchés. Telle
celle-là. qui se prend des causes, comme lorsque J'on dit : pécher
par crainte, pécher par cupidité, pécher par amour.
Car, à chacune de ces causes, peuvent correspondre des objets divers,
la crainte, par exemple, poussant à voler, à tuer ou à
abandonner son poste. Sum. theol., f-II"5, q. LXXII, a. 3. Inversement,
un péché conserve son espèce quelle que soit la cause
d'où il procède. Les causes du péché n'entraîneraient
une spécification propre que si elles suggéraient une fin
spéciale à laquelle on soumît l'action ; dans la crainte
de perdre son amant sacri-lège, une femme consent à un laïque
: de simple forni-cation ou d'adultère qu'eût été
cet acte, il passe à l'espèce sacrilège, vu la fin
enveloppée dans le sen-timent qui l'inspire. Cajétan, Ia-IIœ,
q. LXXII, a. 3.
Selon saint Thomas, Sum. theol.,
I"-IIœ, q. LXXII, a. 5, la distinction des péchés en mortels
et véniels n'a point davantage valeur spécifique. Elle se
prend en effet du reatus et du désordre, lesquels intéressent
l'aversion du péché. Aussi trouve-t-on du véniel et
du mortel dans la même espèce de péché. Et si
l'on dit exactement que des péchés sont mortels ou véniels
ex génère suo, c'est que certains péchés, de
leur nature, entraînent normalement des suites d'où leur vient
cette qualité. On donnera ci-dessous, VIII, Péché
mortel et péché véniel, les compléments et
précisions néces-saires sur cette matière. Les théologiens
modernes dénomment volontiers cette distinction du péché
secundum species theologicas, expression insolite en théologie classique
et dont l'apparente commodité ne rachète pas le double artifice.
De saint Jérôme vient
à la théologie une autre division des péchés
: de pensée, de parole, d'action. In Ezech., 1. XIII, c. XLIII,
23, P. £., t. xxv. col. 427; cf. P. Lombard, 7/ Sent., dist. XLII.
On sait combien elle est usuelle dans la religion chrétienne. Tertullien,
saint Cyprien, Origène en témoignent déjà,
entre beaucoup d'autres (voir : Cavallera, art. cit., 1930, p. 531. Il
était naturel d'entendre cette division selon les actes en quoi
consiste le péché ou, équiva-
lemment, les puissances où
il se consomme. Ainsi dira-t-on que l'infidélité est un péché
du coeur, le mensonge un péché de bouche, l'homicide un péché
d'action. Saint Albert le Grand, par exemple, et saint Bonaventure proposent
ce sens-là. /7 Sent, h. I. Saint Thomas s'avise d'interpréter
cette division classique en faveur d'une analyse des péchés
où se-raient marquées les étapes décisives
de leur dévelop-pement. Sum. theol., I»-IIœ, q. LXXII, a.
7. Dans le cas, en effet, d'un motif ou d'une fin qui soit de nature à
susciter une action de fait, l'homme conçoit d'abord ce dessein,
puis il l'exprime en paroles, enfin il l'exé-cute. Il se peut que
le mouvement en ait lieu conti-nûment, comme on bâtit un temple,
sans arrêt. La division proposée signale alors les trois degrés
du développement du péché. Mais il advient aussi que
l'on commence ce péché sans l'achever, comme la construction
d'un temple s'arrête quelquefois aux fondations posées ou
à la cannelure des colonnes. L'idée d'espèce imparfaite,
qu'a énoncée Aristote (Eth. Nicom., 1. X, c. m; S. Thomas,
leç. 5) et que saint Thomas rappelle en son article, s'appliquerait
assez bien à un tel péché; Cajétan, toutefois,
soucieux de rigueur, distingue ce cas d'avec celui d'une espèce
imparfaite proprement dite. Ia-IIœ, q. LXXVH, a. 1.
Les péchés capitaux
et les péchés contre le Saint-Esprit sont d'autres divisions
du péché. Nous en verrons le sens exact au cours de l'étude
spéciale que nous en devons faire, et qui se situe de préférence
au chapitre des causes du péché. Voir n. VI.
Que nous ayons refusé la
valeur spécifique à cer-taines divisions admises du péché,
il n'en faut point déduire qu'elles soient sans intérêt.
Nous retrouverons, pour notre compte, ces catégories. Notre critique
a seulement fait œuvre de discernement formel.
2° Distinction numérique.
— La théologie n'a traité de la distinction numérique
des péchés que tardive-ment, par suite des prescriptions
du concile de Trente sur la confession des péchés, laquelle
doit déclarer omnia et singula peccata morlalia. Sess. xiv, c. vu.
Cette matière, on le devine, est d'autant plus com-plexe qu'elle
confine davantage à la particularité de l'action; aussi,
les règles précises qui la déterminent ne se sont-elles
élaborées que peu à peu, sous l'effort divers et persévérant
des théologiens. On peut tenir pour communes les appréciations
suivantes.
Le nombre des actes physiques mauvais
ne déter-mine pas le nombre des péchés. On le dit
malgré cette loi que les accidents sont individués par leur
sujet : la moralité, qui est d'une certaine façon un accident
de l'acte humain physique, est à ce titre soumise à la loi
commune ; et il est vrai que, métaphysiquement, il y a autant de
péchés que d'actes physiques mauvais. Mais il n'y a point
lieu de faire le compte des péchés méta-physiques;
on les dénombre en fonction de l'objet, d'où vient à
l'acte sa moralité. Où il n'y a qu'un objet adéquat
de moralité, fût-il atteint moyennant plu-sieurs actes physiques,
il n'y a aussi qu'un péché : comme de tuer un homme en trois
coups. Où il y a plusieurs objets adéquats de moralité,
fussent-ils atteints par un seul acte physique, il y a plusieurs péchés
: comme de tuer trois hommes en un seul coup.
Quelques cas spéciaux ont
été débattus relative-ment à cette règle:
le prêtre en état de péché mortel, qui distribue
la sainte eucharistie à plusieurs commu-niants, qui absout l'un
après l'autre plusieurs péni-tents, commet-il dans les deux
cas autant de sacrilèges qu'il a donné de communions, qu'il
a absout de pé-cheurs? On convient communément que la distribu-tion
de la sainte eucharistie ne constitue qu'un seul acte moral, comme il n'y
a qu'un seul repas : le nombre des convives ne multiplie pas l'unité
du repas ni donc, en l'espèce, le sacrilège du prêtre
distribuant
165
PÉCHÉ.
DISTINCTION NUMÉRIQUE
166
la sainte nourriture. Au contraire,
d'une absolution a l'autre, il n'y a pas de suite essentielle; chacune
d'elles constitue de la part du prêtre un acte ayant son objet complet
et adéquat. Aussi, les péchés du confes-seur, dans
le cas supposé, se multiplient-ils selon le nombre des absolutions
données.
Par rapport au même objet
adéquat de moralité, les péchés sont susceptibles
de multiplication; il y en a autant que d'actes volontaires moralement
interrom-pus. Un acte volontaire a été interrompu qui n'a
per-sévéré ni formellement, ni virtuellement. La règle
en est constante. Mais quand un acte volontaire ne per-sévère-t-il
en aucune de ces deux manières? C'est quand on l'a expressément
révoqué, quand on l'a volontai-rement cessé; les deux
cas sont clairs. Mais il advient que l'on cesse involontairement d'agir,
du fait de causes ou circonstances étrangères à la
volonté et qui interrompent l'action; dira-t-on, en ce cas, que
l'acte recommencé l'est en vertu d'une volonté nouvelle?
On le dira, si l'acte en cause est purement intérieur, en sorte
qu'il n'y ait aucun lien nécessaire entre le pre-mier et le second.
On ne le dira point, si l'acte en cause est purement extérieur,
en sorte qu'il poursuive ou complète l'œuvre même que le précédent
avait com-mencée. Si l'acte en cause est un acte intérieur
ordonné à un acte extérieur, comme le propos de voler,
son renouvellement, après cessation involontaire, ne constitue pas
un nouveau péché, ces différents désirs étant
ordonnés au seul et même acte où ils doivent trouver
leur assouvissement.
On prendra garde que la multiplication
numérique des péchés ne mesure pas exclusivement la
culpabilité du pécheur : la gravité réunie
de plusieurs péchés peut le céder à la gravité
d'un seul, et dans la même espèce. La multitude des actes
volontaires et l'intensité de la volonté ne sont point propoitionnelles.
Pour le détail des cas, voir les manuels de théologie morale,
au traité du péché ou au traité de la pénitence.
Pour une étude doctrinale, voir spécialement les Salmanticenses,
Cursus theologicus, tract. De pœnitentia, disp. VIII, dub. m, édit.
cit., t. xx, p. 256 sq.
IV. LES PECHES COMPARES ENTRE EUX.
— Les pé-chés se distribuent selon des espèces diverses.
Il se pourrait que celles-ci fussent organisées de manière
à ne former qu'un seul système, ainsi qu'il advient aux vertus
qui n'existent pas en régime indépendant. Il se pourrait
du moins que les péchés, divers et indé-pendants quant
à leurs espèces, fussent égaux dans la privation qu'ils
infligent. D'où les deux recherches distinctes que nous entreprenons
sous le titre général des péchés comparés
entre eux : 1° les rapports des péchés entre eux; 2°
l'inégale gravité des péchés.
1° Rapports des péchés
entre eux. — Comme les vertus sont connexes entre elles, il serait assez
naturel de rechercher si les vices ne le sont pas. Mais la théo-logie
sans doute eût moins insisté sur ce point sans le texte célèbre
de saint Jacques qui, au rebours du sen-timent commun, semble rendre l'auteur
d'un seul péché coupable de tous les péchés
: Quicumque totam tegem servaverit, ofjendat autem in uno, factus est omnium
reus. Jac, n, 10. Ce verset a beaucoup troublé saint Augustin, au
point qu'il consulta à ce sujet .saint Jérôme, non
sans trahir son émoi. Epist., CLXVII, P. L., t. xxxm, col. 733 sq.
P. Lombard a transmis aux théologiens médiévaux la
question de saint Augustin avec la solution que ce Père proposait,
m Sent., dist. XXXVI.
Une théologie systématique,
comme est celle de saint Thomas, peut traiter ce point comme il suit. Autre
est l'intention du vertueux, autre celle du pé-cheur, par rapport
à la raison. Le premier entend se conformer à la raison,
et le souci de mesurer son action sur cette règle lui dicte sa conduite.
D'où la connexion
de toutes les vertus, préposées
aux actes divers de sa conduite, en cette vertu de la droite raison qui
est la prudence. Le pécheur ne se propose point de se détourner
de la raison, mais bien plutôt de poursuivre quelque bien, lequel
est l'objet propre de son acte au point de conférer au péché
son espèce. Il n'y a donc pas lieu de faire procéder tous
les péchés d'une sorte d'imprudence foncière; s'il
y a entre eux quelque connexion, elle doit être cherchée du
côté du bien qui est l'objet de l'intention volontaire. Or,
y a-t-il là quelque unité? Certains thèmes célèbres
de la litté-rature chrétienne le feraient d'abord penser,
telles les antithèses augustiniennes : l'amour de Dieu faisant la
cité céleste, l'amour de soi faisant celle de la terre. De
civ. Dei, XIV, xxvm, P. L., t. XLI, col. 436; cf. Enarr. in ps. ixiv, t.
xxxvi, col. 772 sq. Mais ces formules ne peuvent dérober à
l'analyse la dissem-blance des deux cas. Il est vrai que l'amour de Dieu
opère l'unité de tous nos appétits du bien; mais l'amour
de soi n'opère pas l'unité de tous nos appétits du
mal. Car aimer Dieu, c'est aimer cet objet qu'est Dieu; s'aimer soi-même,
c'est aimer comme objet tout ce qui pourra convenir à soi. Aimer
Dieu, c'est aimer Dieu lui-même; s'aimer, c'est aimer quelque autre
chose en faveur de soi-même. Or, pour qui ne s'est pas fixé
au bien absolu, la multitude des biens changeants séduit successivement
son amour. Il n'y a pas de rapport nécessaire entre ce qu'il aimait
hier et ce qu'il aime aujourd'hui. La séduction qu'il a subie d'un
bien ne le rend pas insensible à quelque bien nouveau, qui est avec
le premier sans commune mesure. Le pécheur est en proie à
la multiplicité. Et cette douloureuse condition de sa vie, recedendo
ab unitale ad mullitu-dinem (Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIII, a. 1), est
du moins le signe qu'en faisant un péché il ne se rend pas
coupable de tous les autres
Mais qu'advient-il en cette théologie
du texte de saint Jacques? Saint Thomas l'entend ex parte aver-sionis.
L'apôtre enseigne, explique-t-il, que l'homme, en commettant un péché,
s'écarte d'un commande-ment de la loi ; or, tous les commandements
viennent d'un seul et même auteur, aussi le même Dieu est-il
offensé dans tous les péchés. Et comme la peine du
péché vient, de ce qu'on y a offensé Dieu, on peut
dire justement qu'un seul péché rend digne de la peine attachée
à tous les péchés : omnium reus (ibid., ad l""").
En somme, quel que soit le péché commis, et tout en n'encourant
la culpabilité que d'un seul péché, le pécheur
a offensé le même Dieu qui est offensé en tous les
péchés : et del'offense de Dieu vient qu'il est soumis au
châtiment. Cette interprétation du théologien scolas-tique
n'est point sans parenté avec celle que décou-vrait déjà
saint Augustin : il y a, en tout péché, ce point commun qu'il
est contraire à la charité, d'où dépend toute
la loi; par là, il se rend coupable contre toute la loi puisqu'il
offense le principe qui la contient (loc. cit.). L'exégèse
moderne se rencontre, pour le principal, avec ces vénérables
témoignages. L'objet de saint Jacques est de faire sentir aux Juifs,
ses correspondants, la gravité d'une seule faute, puisque, par cette
faute, c'est la loi qui est atteinte, la même loi qui prohibe tous
les péchés; aussi, au f. 11, conclut-il, non pas que l'on
a commis deux crimes, mais que l'on a transgressé la loi. Du reste,
« le rap-prochement que l'on peut faire entre le t. 10 de saint Jacqiies
et la littérature juive invite à voir dans l'ex-pression
de l'apôtre, moins l'énoncé d'un fier idéal
qu'un procédé juif d'amplification pour mettre en relief
la gravité d'une faute ». J. Chaine, L'épUre de saint
Jacques, Paris, 1927, p. 52. On retiendra de ces explications que le texte
inspiré ne saurait autoriser ce qu'on appelle une connexion des
péchés; mais qu'il se prête à signaler les conditions
privatives dont est
167 PÉCHÉ.
GRAVITE INÉGALE DES FAUTES 168
affecté ie péché,
et qui louchent à cela même qui est le principe de notre rectitude
morale : la raison, la charité, la loi, Dieu. Par là, il
y a un certain retentis-sement universel de tout péché dans
l'âme humaine. Là-dessus, voir VII, Les effets du péché.
Ce n'est qu'un bien particulier où l'on tend; mais c'est la majesté
de la loi, etc., d'où l'on se détourne.
On pense bien que cette dispersion,
où se répand le péché, ne lait guère
l'affaire de la science morale, singulièrement de la théologie.
Aussi, depuis long-temps, et ne fût-ce que pour contenter un besoin
de l'intelligence, a-t-on essayé quelque organisation de cette matière
décevante. La théorie des péchés capi-taux
est l'un des meilleurs bénéfices de cette recherche. La théologie
en doit l'héritage à saint Grégoire le Grand, qui
le reçut d'une tradition déjà formée. Entendue
à la manière de saint Thomas, comme nous verrons, cette classification
possède une valeur objec-tive et dénonce une certaine connexion
des péchés. L'amour de soi, qui porte le pécheur dans
tous les sens, peut faire prévoir qu'il s'attachera à quelqu'un
de ces biens que signalent les péchés capitaux. De plus,
chacun des péchés capitaux est propre à susciter quelques
péchés déterminés, le plus souvent associés
à l'appétit déréglé de ce bien principal.
Voir ci-des-sous, VI : Les causes du péché.
Par ailleurs, saint Thomas ne s'interdit
pas à l'oc-casion de relever quelque enchaînement de péchés
quand il dit, par exemple, que des péchés moraux conduisent
quelquefois à la perte de la foi, que des péchés plus
légers conduisent à l'orgueil. Sum. theol., Ila-II16, q.
CLXII, a. 7, ad 3um, ad 4am. De même, ne peut-on concevoir des hommes
organisant systé-matiquement leur vie de péché, en
ce sens qu'une fin étant par eux préférée,
l'excellence propre par exem-ple, ils ordonnent ingénieusement à
la servir les actes qui y sont le mieux adaptés? On serait donc
tenté de reconnaître, en ce monde du péché,
quelques lignes constantes et quelques connexions partielles : grâce
à quoi se trouve quelque peu dirigée, jusqu'au sein du mal,
l'intention vagabonde du pécheur.
2° Inégale gravité
des péchés. — Nous avons reconnu aux péchés
une certaine communauté du côté de l'aver-sion. Par
là, ne sont-ils pas tous égaux? Et si l'aver-sion t'ait la
gravité du péché, par là ne sont-ils pas tous
également graves?
1. Preuve de cette inégalité.
— Une école philoso-phique a jadis enseigné l'égalité
dans le mal de tous les péchés, comme elle enseignait l'égalité
de toutes les vertus.
Saint Augustin a connu cette opinion
stoïcienne qu'il rapporte dans la lettre à saint Jérôme
déjà citée. Epist, CLXVII, P. L., t. xxxin, col. 733.
11 eut même à la combattre chez des contemporains qui, sous
l'in-fluence de Jovlnien, renouvelaient en plein christia-nisme ces dogmes
stoïciens. Et cette circonstance nous a valu de la part de saint Augustin
des distinctions expresses où se trouve définie ce qu'Harnack
a appelé l'échelle de la vertu et du vice. Voir art. AUGUSTIN,
t. i, col. 2440-2441. Il n'est d'ailleurs pas impossible que l'on puisse
relever, chez certains auteurs ecclésias-tiques, comme saint Basile
et saint Isidore, des traces d'un sentiment suspect selon lequel les moindres
péchés seraient déjà de grands péchés.
On comprend le louable souci d'où proviennent ces pensées
: mais elles sont en toute rigueur inacceptables (voir une pieuse inter-prétation
de ces auteurs dans Billuart, op. cit., tr. De peccatis, diss. III). Saint
Thomas a connu l'opinion stoïcienne, que Cicéron expose et
approuve dans ses Paradoxa ad M. Brutum, par. ni (en deux autres ouvrages,
le même Cicéron réfute l'opinion stoïcienne :
ProMurena, c. xxix-xxx;De finibus...,l. IV, c. xxvn, n. 74 sq.). Tout indique
que l'auteur de la Somme théolo-
gique a vérifié
ses informations par une lecture directe de l'écrivain latin.
Contre l'opinion stoïcienne,
le sens commun se rebelle; le sens chrétien aussi, en ce qu'il a
de plus constant, que confirment soit des textes inspirés (Qui tradidit
me. tibi majus peccalum habet, Joa., xix, 11; etc.), soit l'enseignement
ordinaire et les usages uni-versels de l'Église. La nécessité
de justifier l'inégalité des péchés contre
la philosophie stoïcienne et ses adeptes renaissants conduira donc
le théologien catho-lique à préciser très exactement
ce qu'il a d'abord avancé sur la commune aversion des différents
péchés. Pour nous, la connaissance que nous avons acquise
de la nature du péché doit ici assurer notre étude,
mais recevoir à son tour de celle-ci un surcroît de garantie
et de discernement.
Les arguments des stoïciens
étaient nombreux : voir Cicéron, loc. cit. Saint Thomas semble
avoir dé-gagé justement leur pensée foncière
quand il dit que ces philosophes considéraient le péché
du côté de la privation; or, croyant que toute privation est
absolue, ils concluaient que tous les péchés sont égaux
(le mot de privation est étranger au texte de Cicéron; cf.
ce-pendant pour la pensée, quum, quidquid peccatur, perturbatione
peccetur rationis atque ordinis, perturbata autem ratione et ordine, nihil
possit addi quo magis peccari passe videatur...). Puisqu'il s'agit de l'aversion
du péché, montrons que toute privation n'est pas absolue
; que celle dont souffre le péché est susceptible de plus
et de moins. Un peu d'attention découvre qu'il y a les deux genres
de privations : celles qui ne laissent dans le sujet absolument rien de
la disposition contraire, comme la mort qui ôte complètement
la vie. Ces privations-là ne souffrent ni plus ni moins, et il serait
ridicule de dire que des morts sont plus ou moins morts. Mais il est des
privations qui laissent dans le sujet quelque chose de la disposition contraire,
comme la maladie qui ôte plus ou moins de santé. A celles-ci,
on applique justement le plus et le moins, et tout le monde comprend qu'un
homme soit plus ou moins malade. En ce cas, il est d'un grand intérêt
que la privation soit petite ou grande, que la maladie soit légère
ou grave; s'il fallait être malade, on préfé-rerait
l'être peu que l'être extrêmement; tandis que lorsqu'il
faut mourir, ces différences perdent leur sens. Or. la privation
dont souffrent les péchés est dans le genre des privations
variables; jamais, elle n'est une privation absolue. Ils sont privés
en effet de la juste convenance à la raison; or. ils ne peuvent
l'être au point d'ôter complètement l'ordre de la raison.
Car le mal, s'il n'y a que du mal, se détruit lui-même. En
l'espèce, il ne resterait rien de la substance de l'acte ni de l'affection
de l'agent, s'il ne restait rien del'ordre de la raison. Aussi importe-t-il
beaucoup à la gravité des péchés que l'on s'écarte
plus ou moins de la recti-tude raisonnable. Sum. theol., P-II*, q. i.xxm,
a. 2.
On prendra garde que ce raisonnement
concerne la privation dont souffre l'acte même du péché,
non ces privations qui sont l'effet du péehé. Quant à
celles-ci, elles sont absolues dans le péché mortel, qui
ne laisse rien subsister dans l'âme de son rapport avec la vraie
fin dernière, voir, n. VIII. Pour cette raison, beaucoup de chrétiens
ne font plus guère entre les péchés d'autres différences
que celles du mortel et du véniel : mais, si ce discernement est
pratique et vrai, il «st loin de représenter toute la variété
et l'iné-galité dont les péchés, même
mortels, sont suceptibles ; sans doute serait-il avantageux pour l'éducation
des consciences qu'on divulguât davantage l'enseigne-ment de la théologie
que nous reproduisons ici. On y considère la privation dont souffre
le péché en lui-même, celle en quoi consiste ce que
nous avons appelé plus haut, col. 147, la malice privative du péché,
et
169
PÉCHÉ.
GRAVITÉ INÉGALE DES FAUTES
170
qui est l'accompagnement nécessaire
de cette malice positive qui constitue le péché. Elle est
faite du défaut de cela qu'eût mis dans l'acte la droite raison,
mais nous en avons ci-dessus suffisamment débattu la nature.
Sur le plan même où
il faut l'entendre, des théolo-giens ont néanmoins contesté
la validité du raisonne-ment que nous venons de rapporter. Vasquez
a dirigé contre lui une objection célèbre. Op. cit.,
disp. XCIX, c. m; cf. Salm., op. cit., disp. IX, dub. i, n. 3. La pri-vation
dont souffre l'acte mauvais ne laisse rien dans le sujet de la forme contraire.
11 le prouve, car la forme opposée à la privation dont nous
parlons est la recti-tude et la bonté morale ; or, celle-ci est
complètement détruite en quelque péché que
ce soit, faute de quoi, cet acte serait à la fois bon et mauvais.
Et, contre la démonstration de saint Thomas, ce théologien
observe que ce reste de raison qui subsiste plus ou moins, mais nécessairement
en tout péché, faute de quoi le péché se détruirait
lui-même, n'est point la forme opposée à la privation
dont on parle, mais son sujet, à savoir la substance de l'acte libre;
dès lors, qu'il y en ait plus, qu'il y en ait moins, cela ne fait
rien à l'affaire et ne touche pas à la privation dont nous
parlons.
Les thomistes ont tenté en
plusieurs manières de justifier leur maître. Il fallait d'autant
plus le faire que la propre position de Vasquez ne semble point satisfaisante.
Selon ce théologien, l'on pourrait encore affirmer l'inégale
gravité des péchés (et aucun théolo-gien ne
peut éviter de le faire), quand même la priva-tion dont chacun
est affecté serait absolue, car ces privations, égales en
la raison de privation, seraient variables en la raison de mal, en tant
qu'elles prive-raient d'une perfection plus grande; ainsi la privation
de la vue est un plus grand mal que la privation de l'odorat, encore que
l'une et l'autre soient des priva-tions absolues. Mais on voit aussitôt
que cette expli-cation ne rend point compte des gravités inégales
en la même espèce de péchés. Salmentic, op.
cit., disp. IX, n. 19. La confirmation que tire Vasquez des péchés
d'omission tombe, si l'on avoue que dans une même espèce l'omission
prise en elle-même n'est point susceptible d'inégalité.
Ibid., n. 21. Mais comment défendre le raisonnement de saint Thomas
contre l'objection de Vasquez?
Cajétan l'a tenté
avant la lettre, quand il a expliqué ce raisonnement. On peut comprendre,
dit-il, que le mal moral n'ôte point tout le bien opposé,
en ce sens que tout acte, si mauvais qu'il soit, laisse subsister le rapport
à la béatitude, donc au moins cette bonté morale commune.
I"-!!86, q. xvm, a. 6. Mais on peut contester que ce rapport à la
béatitude, qui subsiste en effet en tout acte libre, constitue june
bonté morale et non pas seulement une bonté physique; de
fait, certains thomistes n'accordent pas cette thèse à Cajétan.
(Cf. Salm., op. cit., De bon. et mal. hum. act., disp. V, n. 46-47, éd.
cit., t. vi, p. 118-119.) Négligeant quelques autres tentatives
(voir ibid., tr. De ottùs et peccatis, disp. IX, n. 6-8), nous rapporterons
les deux solutions qu'ont élaborées les Salmanticenses, et
qui nous semblent sauver de la difficulté de Vasquez la validité
d-u raisonnement de saint Thomas.
Selon ces théologiens (dont
la subtilité n'est pas superflue en ce difficile débat),
la malice privative du péché s'oppose immédiatement
non pas à la bonté formelle de l'acte humain, mais à
ce qu'ils appellent sa bonté fondamentale. Tandis que la bonté
formelle consiste en la tendance formelle de l'acte vers un objet actuellement
réglé par la raison, la bonté fonda-mentale consiste
dans le concours et la convenance de ces différents éléments:
l'objet, la fin, les circonstances qui, étant atteints librement
et physiquement, fon-
dent la bonté formelle;
plus brièvement, elle est la tendance physique de l'acte vers l'objet,
etc., d'où va résulter la bonté formelle. Que ce mot
de tendance physique ne fasse pas ici illusion : nous entendons bien que
cette tendance physique a une valeur morale, car elle s'adresse à
des termes en tant qu'ils sont réglés par la raison : elle
est la tendance tombant sous la loi morale. On ne la confondra point avec
la substance de l'acte libre, qui fait abstraction du bien et du mal, qui
peut se vérifier plus parfaitement dans un acte mau-vais que dans
un acte bon. Nos auteurs prouvent leur proposition, savoir que la malice
privative s'oppose immédiatement à la bonté fondamentale,
non à la bonté formelle, par plusieurs raisons, dont la première
est celle-ci : la malice privative doit consister immé-diatement
en la privation de cela que l'homme est tenu de mettre immédiatement
en son acte; or,il n'est tenu d'y mettre que la bonté fondamentale.
La bonté formelle, en effet, n'est qu'un mode advenant à
la substance de l'acte bon, résultant de cette bonté fon-damentale
que seule l'homme a le pouvoir de poser immédiatement. Disp. VI,
n. 24-27.
Cette distinction établie
et cette proposition prou-vée, on réfute Vasquez en niant
sa mineure, selon quoi la privation de rectitude dont souffre l'acte mauvais
est une privation absolue. Car si, dans l'acte du péché,
il ne demeure rien de la bonté formelle, il demeure et demeurera
toujours quelque chose de la bonté fonda-mentale. Ce dernier point
s'établit facilement. Il n'est point d'acte mauvais en effet dont
soient cor-rompus tous les principes moraux concourant à le constituer
: l'objet, la fin, les diverses circonstances; il y faudrait un hasard
si peu probable ou une habileté si consommée que l'on peut
tenir le cas pour chimé-rique. Mais concédons que l'événement
n'en soit pas métaphysiquement impossible, et qu'il ne répugne
pas absolument qu'un acte humain se rencontre qui soit corrompu universellement
par tous ces endroits. Il en restera du moins un autre, qui sauve notre
thèse. Car en cet acte demeure sa relation avec la raison : or,
nous pouvons dire que le fait même de procéder de la raison,
et avec un regard à la raison, constitue une bonté fondamentale,
celle-ci indestructible ; bien plus, sur ce rapport à la raison
est fondée toute la bonté morale de l'acte, et à cause
de ce rapport sont dus à l'acte objet, circonstances et fin bons:
car, du fait que l'homme agit comme raisonnable, la loi de raison lui dicte
d'agir avec un objet bon, etc., c'est-à-dire avec toute la rectitude
raisonnable que demande la matière où il agit. Cf. disp.
VI, n. 7. Ainsi subsistera-t-il, en tout acte humain, au moins cette bonté
fondamen-tale, laquelle, au demeurant, est variable en sa raison de fondement
de la bonté morale, selon qu'elle est conjointe à une plus
ou moins grande malice. Et, comme nous avons dit que la malice privative
du péché s'oppose immédiatement à la bonté
fondamen-tale, on doit avouer que cette privation ne peut être absolue.
Par là est réfutée la mineure de Vasquez et maintenu
le raisonnement de saint Thomas. Disp. IX, n. 8-12.
On dira peut-être contre cette
solution qu'elle se détruit elle-même, car, ayant reconnu
que la bonté formelle résulte de la bonté fondamentale,
nos théo-logiens ne doivent-ils pas avouer que tout péché
retient quelque bonté formelle, selon ce qu'il retient justement
de bonté fondamentale? Mais la consé-quence qu'on leur demande
ainsi est vicieuse : dès que se trouve corrompu l'un des principes
d'où vient à l'acte sa moralité, les autres fussent-ils
bons, l'acte ne doit pas avoir lieu; s'il a lieu, il est formellement mauvais.
Il répugne à la droite raison que l'on fasse un acte qui
lui soit contraire par quelque point. Nos théo-logiens ont démontré
ailleurs que le même acte humain
171
PÉCHÉ.
GRAVITÉ INÉGALE DES FAUTES
172
ne peut à la fois être
formellement bon et formelle-ment mauvais. Op. cit., tr. De bon. et mal.
hum. act., disp. VI, dul>. i. Nous croyons que ces analyses ne font que
répondre à l'extrême complexité de cette matière
et que l'on comprend malaisément saint Thomas au prix d'un moindre
discernement. Les mêmes théolo-giens ont proposé de
l'objection de Vasquez une se-conde réfutation, qui tient en ceci
: que, du fait qu'un acte est raisonnable, il peut lui être dû
une rectitude toujours plus grande; et donc la privation dont il est affecté
n'est point la plus grande dont il soit suscep-tible, op. cit., tr. De
vitiis et peccatis, disp. IX, n. 13-18 : il ne suffit point, pour qu'une
privation soit absolue, qu'il ne reste rien dans le sujet de la forme contraire.
A l'occasion d'une opinion divergente,
les carmes de Salamanque ant pris la peine d'étendre expressément
la thèse de l'inégale gravité des péchés
aux péchés contraires au seul droit positif. Il est seulement
exact que certains de ces péchés ne croissent pas en gravité
selon la quantité de l'acte prohibé; que l'on ait plus ou
moins mangé avant de célébrer la messe, le péché
est égal. Cette singularité tient à l'intention du
légis-lateur, qui a pu légiférer sur la substance
de l'acte, non sur sa quantité. Ibid., disp. IX, dub. n. Quant aux
péchés d'omission, où la privation ne se mesure point
selon ce qui reste de droite raison dans l'acte qu'elle affecte, puisqu'ils
peuvent être dépourvus de tout acte, la gravité en
est inégale selon les préceptes afnrmatifs dont ils sont
l'omission. Voir Qusest. disp. de malo, q. n, a. 9.
2. D'où se prend l'inégalité.
— Les péchés sont donc inégaux entre eux. On l'a établi
contre une école adverse et par un argument valide. Du même
coup, nous nous sommes imposé une tâche que les stoïciens
évitaient, et qui est d'évaluer la gravité des divers
péchés.
Leur inégalité consiste
en ce que ces actes humains sont privés plus ou moins de la rectitude
raisonnable. Nous pouvons désigner par le mot de gravité
une telle privation; de même qu'une maladie est dite grave à
proportion que l'organisme est privé de sa santé natu-relle,
de même un péché est grave à proportion que
l'acte humain est privé de la rectitude raisonnable. La gravité
désignera donc ce que saint Thomas appelle l'aversion du péché,
consécutive à sa conversion. Nous avons bien établi
ci-dessus que le péché consiste for-mellement dans la conversion,
c'est-à-dire dans cette tendance de la volonté vers un bien
déréglé, qui est un mal moral positif; mais nous avons
dit aussi qu'une telle conversion entraîne dans l'acte humain la
priva-tion de ce qui lui revient, privation où le mal moral se trouve
rejoindre la raison de mal, absolument parlant, où le péché
reçoit le complément qui achève de le faire mauvais
: aversio, dit saint Thomas, in qua perficitur ratio mali. Sum. theol.,
I'-Ipe, q. LXXIII, a. 3, ad 2um. Évaluer la privation sera donc
révéler le mal dont souffre le péché. Mais
l'analyse que nous avons d'abord accomplie nous avertit que le mal ainsi
déclaré et consommé est d'abord et principalement
chose positive; il en va comme de la maladie, où la privation de
la santé dénonce quelque foyer d'infec-tion qui est la maladie
même. A qui serait surpris en outre que l'on désignât
la privation d'un mot évoquant poids et lourdeur, on répondrait
justement (saint Thomas, par une omission inattendue, emploie sans avertir
le mot de « gravité ») en signalant de la priva-tion
cette origine positive et déjà mauvaise que nous venons de
rappeler.
a) Premièrement et principalement,
la gravité d'an péché se tire de l'objet de ce péché.
— On établit cette conclusion comme suit :
La gravité du péché
signale ce désordre ou cette disproportion de l'acte humain privé
de sa rectitude,
laquelle se prend de la raison;
comme la gravité d'une maladie consiste dans ce trouble d'un organisme
dérangé de son ordre naturel. Or, il est manifeste qu'une
maladie est d'autant plus grave qu'elle atteint un principe plus fondamental
du bon ordre de l'crga- * nisme, soit le cœur ou les poumons, etc. ; de
même un péché est d'autant plus grave que son désordre
con-cerne un principe plus fondamental de l'ordre raison-nable. La raison
à son tour tire son ordre des objets auxquels adapter l'action,
lesquels, à ce titre, ne sont pas seulement la matière, mais
aussi les fins de l'action, d'où celle-ci, par conséquent,
reçoit sa forme. Or, il y a entre ces objets, sur lesquels se forme
l'ac-tion humaine, diversité et hiérarchie. A s'en tenir
aux catégories les plus saillantes, on signalera Dieu, l'homme,
les biens extérieurs. L'objet le plus élevé est celui
qui constitue le principe radical de l'ordre rai-sonnable, c'est-à-dire
la fin dernière : Dieu. On appré-ciera les autres selon la
proximité où ils sont de Dieu. Pratiquement, l'ordre de la
charité, que la théologie enseigne, donne la mesure exacte
et concrète de la dignité des différents objets qui
sont les fins de nos actions. On remarquera cette définition de
l'ordre raisonnable et comme il mérite d'être appelé
objectif.
Qu'un acte humain se dérègle,
il est maintenant manifeste que son désordre est d'autant plus grave
qu'il concerne un objet plus élevé. Le péché
d'homi-cide, par exemple, qui trouble le bon ordre d'un acte par rapport
à l'homme, est plus grave que le vol, qui le trouble par rapport
aux biens extérieurs, moins grave que l'infidélité,
qui le trouble par rapport à Dieu. On graduera les péchés
selon la même règle à l'intérieur de chacune
de ces catégories.
Ce que nous venons de dire de l'objet
des actes s'entend aussi des fins ultérieures à quoi ces
objets peuvent être ordonnés, des circonstances qui en spéci-fient
la condition, puisqu'elles concourent avec ces objets à donner aux
actes leur forme (voir ci-dessus, col. 159, là distinction spécifique
des péchés).
Il apparaît que tous les péchés,
selon cette doctrine, en dépit de leurs différences spécifiques,
sont compara-bles entre eux sur le point de la gravité, car tous
les objets de l'action humaine, comme toutes les fins ou circonstances
qui les peuvent modifier, se distri-buent selon une seule hiérarchie
et pour ainsi dire un seul genre, à quoi préside l'unique
fin dernière.
Que la gravité ainsi déterminée
soit la première el la principale dont souffre un péché,
comme nous di-sions dans l'énoncé de cette conclusion, cela
ressort qu'elle est prise du principe même qui spécifie le
péché, savoir: l'objet. Une telle gravité n'est que
l'in-firmité d'un acte considéré en cela même
qui le fait ce qu'il est, d'un acte volontaire saisi en ce point même
où va droit l'interition de son auteur. Elle l'atteint au cœur.
Dans l'intérêt de l'exégèse, on remarquera que
saint Thomas la nomme principale et non essen-tielle, marquant expressément
qu'elle est consécutive à l'espèce, quasi consequens
speciem. Sum. theol., I'-Il», q.Lxxm, a. 3.
b) Applications. — De ce principe
établi, il suit que l'on mesure justement la gravité principale
du péché selon ces divisions que nous avons dit plus haut
avoir valeur spécifique. Soit les péchés charnels
et les péchés spirituels. Nous dirons que les péchés
spirituels sont de soi, céleris pari bus, plus graves que les charnels,
car ceux-là désignent un désordre relatif à
un objet plus élevé, ceux-ci un désordre relatif au
corps, qui est objet d'un moindre amour de charité. Encore doit-on
convenir que les péchés charnels sont plus hon-teux, mais
c'est une distinction élémentaire en morale, quoique assez
souvent inaperçue, que celle de la honte et de la gravité.
L'une désigne le désordre de l'action, l'autre son caractère
avilissant, dû à la prépondérance
173 PÉCHÉ.
GRAVITÉ_ I
du brutal sur l'humain. Sum. theol.,
I»-II», q. LXXIII, a. 5; cf. un texte fort intéressant,
II»-IIœ, q. CXVIII, a. 5.
Par une autre application du même
principe, on juge de la gravité d'un péché selon la
dignité de la vertu à laquelle il s'oppose. Car la dignité
de la vertu se prend précisément de l'objet, duquel dépend
aussi, nous l'avons dit, la gravité du péché. I»-IIœ,
q. i.xxni, a. 4. Ainsi dirons-nous que les péchés contraires
aux vertus théologales sont plus graves, de gravité prin-cipale,
que les péchés contraires aux vertus morales; ceux-là
sont dirigés contre Dieu, suprême principe de l'ordre raisonnable,
ceux-ci contre la créature. On peut confirmer cette appréciation
en signalant que l'on se désordonné là non seulement
par rapport à un objet plus haut, mais aussi d'une manière
plus directe : car on y veut se détourner de Dieu ; l'aversion même
— et la pire de toutes — y est l'objet de l'intention volontaire, égarée
jusqu'à rechercher un bien dans ce désordre; l'adhésion
à quelque bien périssable n'est que consécutive à
ce premier mouvement de la volonté. Tandis que, dans les péchés
contraires aux vertus morales, l'on adhère directement à
quelque bien périssable, d'où suit, l'aversion dont cet acte
est frappé: la volonté ne s'y porte donc point d'un mou-vement
droit vers cela même où se consomme la gra-vité du
péché. Cf. Sum. theol., II"--II88, q. xx, a. 1, ad lum. Entre
ces deux genres de péchés, se situe le cas singulier de l'orgueil,
qui participe de l'un et de l'autre, et dont on peut dire, en un certain
sens, qu'il est le plus grave de tous les péchés. Voir ORGUEIL,
col. 1423 sq.
Il arrive, notamment en matière
morale, qu'à la même vertu s'opposent deux vices contraires
(on eut l'occasion déjà de le dire plus haut) ; sont-ils
également graves? A la suite d'Aristote, saint Thomas énonce
là-dessus une règle générale : c'est que ce
vice est le plus grave qui s'oppose davantage à la vertu. Car des
deux vices contraires, il advient toujours que l'un est plus semblable
à la vertu, ne faisant que trop incliner dans le même sens,
tandis que l'autre incline dans le sens contraire. On s'informera donc
en chaque cas du sens où incline la vertu. La force, par exemple,
est une vertu d'impulsion : l'audace, qui excède dans l'impulsion,
ressemble à la vertu davantage que la crainte. Elle est aussi moins
grave. La tempérance est une vertu de retenue : l'insensibilité
qui est trop réservée, ressemble à la vertu plus que
l'intempé-rance. On en déduit sa moindre gravité,
etc. Eth. Nie, 1. II, c. vm; S. Thomas, leç. 10.
Sur cette règle de l'opposition
à la vertu, les com-mentateurs de saint Thomas ont énoncé
des préci-sions, dont voici la substance, Salm., disp. IX, dub.
iv:
La règle vaut quand l'opposition
porte sur l'objet premier et principal de la vertu, d'où celle-ci
reçoit sa dignité. Le schisme, par exemple, opposé
à la cha-rité quant à son objet secondaire, savoir
le prochain, est moins grave que l'infidélité.
La règle vaut si le péché,
opposé à une vertu infé-rieure, n'inclut pas en outre
une opposition à quelque vertu supérieure. L'adultère,
par exemple, contraire à la chasteté, est plus grave que
le vol, contraire à la justice, car il inclut aussi une injustice.
D'une façon générale, on observera que les péchés
contraires à la tempérance, la moindre des vertus cardinales,
ne sont tenus pour si graves que parce qu'ils incluent opposi-tion soit
à la justice, soit à quelque autre vertu supé-rieure
à la tempérance.
La règle vaut pour les péchés
s'opposant de la même manière aux vertus, c'est-à-dire
soit par mode de transgression, soit par mode d'omission. Il est très
probable que tel péché d'omission opposé à
une vertu supérieure, l'abstention de la messe, par
exemple,
ÉGALE DES
FAUTES 174
est moins grave que tel péché
de transgression opposé à une vertu inférieure, soit
un homicide.
Dans le cas d'une matière
tombant exclusivement sous la loi positive, il se peut que le péché
soit plus grave qui était davantage interdit, encore qu'il ne s'oppose
qu'à une vertu inférieure. Mais ceci ne \aut que pour Jes
péchés d'omission.
Tout ce que l'on vient de dire de
l'opposition aux vertus elles-mêmes s'entend aussi de l'opposition
aux actes vertueux, en ce sens que, dans la matière d'une même
vertu, ce péché est plus grave qui s'oppose à un acte
plus élevé de la vertu.
L'évaluation de la gravité
du péché selon les per-sonnes contre qui l'on pèche,
n'est qu'une autre application de la mesure que nous avons dite. Car ces
personnes sont de quelque façon objet du péché. L'on
peut déterminer leur effet sur le péché, si l'on considère
leurs relations avec ce que l'on sait être les fins plus ou moins
hautes de l'action humaine. Offenser une personne conjointe à Dieu
soit par la vertu, soit par son office, c'est atteindre de quelque façon
Dieu lui-même : on aggrave d'autant son péché. Offenser
une personne conjointe à soi-même, soit par les liens natu-rels
ou par les bienfaits, ou autrement, c'est de quelque façon pécher
contre soi-même : le péché en est rendu plus grave.
Oflenser enfin une personne dans laquelle nombre d'autres se trouvent lésées,
c'est atteindre son prochain beaucoup plus que dans le cas où l'offense
n'aurait pas d'extension; ainsi advient-il quand le péché
porte sur une personne publique ou une per-sonne célèbre
: et le péché s'en trouve donc aggravé. Observons
que, des trois catégori s de personnes que nous venons de recenser,
la première ne donne pas lieu, dans tous les cas, aux péchés
les plus graves : car il se peut que l'on doive aimer davantage de charité
des personnes conjointes à soi-même qui, cependant, sont moins
unies à Dieu. Sum. theol., I*-IIœ, q. i.xxm, a. 9; cf. IIa-IIœ,
q. LXV, a. 4.
c) Secondairement, la gravité
du péché se tire des circonstances du péché.
— Nous voulons dire, bien entendu, celles qui demeurent circonstances et
ne deviennent pas spécifiantes.
De même qu'il est en toute
chose une perfection essentielle, due aux principes spécifiques,
à quoi s'ad-joint une perfection accidentelle, tirée des
propriétés et des accidents; de même, dans Je péché,
outre cette gravité principale, prise de l'objet, que nous venons
de considérer, il est une gravité accidentelle que déter-minent
les circonstances. Comme une seule circons-tance défectueuse peut
donner lieu à péché, on conçoit aisément
que la multiplication de telles circonstances cause dans le péché
une gravité plus grande.
L'aggravation du péché
par les circonstances a lieu de deux manières. Ou bien la circonstance
est elle-même mauvaise, représentant pour sa part une cer-taine
corruption de l'ordre raisonnable. En ce cas, sa propre malice s'ajoute
à celle qui vient au péché de son objet. Soit le prodigue
qui, non content de dépenser trop, dissipe sa fortune en folles
largesses : cette dernière circonstance aggrave, dans 1» cas,
son péché de prodigalité. Il en va comme d'une maladie
déterminée qui gagnerait de nouvelles parties du corps. Ou
bien la circonstance n'est pas de soi mau-vaise; mais, adjointe à
ce qui fait le péché, elle se trouve augmenter le désordre
de l'acte, donc aggrave le péché. Avoir beaucoup ou peu d'argent
de soi ne dit ni bien ni mal; mais si c'est l'argent d'autrui que l'on
détient de la sorte, il n'est pas indifférent que l'on en
ait beau-coup ou peu : la circonstance de la quantité, jointe à
la possession indue, contribue à la gravité du péché.
Sum. theol., I'-II*, q. LXXIII, a. 7; De malo, q. il, a. 7.
LTn classement des circonstances
selon leur ordre d'aggravation, une fois les circonstances spécifiantes
175
PÉCHÉ.
GRAVITÉ IN
EGALE DES
FAUTES 176
mises à part, ne peut
prétendre à une valeur constante. In IV1™ Sent., dist. XVI,
q. ni, a. 2, q. H; cf. Sum. iheol., Ia-II», q. vu, a. 4. On dira
dans l'étude du péché véniel, voir infra, que
seule la circonstance spéci-fiante peut aggraver le péché
à l'infini, c'est-à-dire de véniel qu'il était
le rendre mortel.
L'une des circonstances les plus
remarquables, quant à la gravité du péché,
est la personne du pécheur. Il faut tenir, en effet, qu'un péché
délibéré est d'autant plus grave qu'il procède
d'une personne plus considé-rable. Saint Thomas en a découvert
quatre raisons. De telles personnes peuvent résister davantage au
péché, grâce à leur science ou à leur
vertu. Elles témoignent en péchant d'une plus grande ingratitude,
ayant reçu de Dieu des biens plus grands : on voit que cette raison
est applicable même à ceux qui n'abon-dent qu'en biens temporels
(saint Thomas enseigne ailleurs que tout péché contient une
ingratitude maté-rielle envers Dieu : Sam. Iheol., IIa-IIa', q.
cvn, a. 2, ad lum). Leur péché peut répugner plus
spécia-lement à la grandeur où elles sont établies,
comme un prince qui violerait la justice ou un prêtre la chasteté.
Elles donnent un exemple plus illustre et donc plus fâcheux. Chaque
cas particulier retiendra plus ou moins des raisons ici invoquées;
mais l'on voit qu'en aucun cas la condition de la personne n'est indiffé-rente
à la gravité du péché. Nous avons dit expressé-ment
: le péché délibéré. Car, pour les autres,
qu'on peut appeler de surprise et qui échappent inévitable-ment
à l'infirmité humaine, il faut tenir qu'ils sont moins imputables
à mesure qu'ils procèdent de per-sonnes plus vertueuses :
on est assuré en effet qu'ils sont alors moins attribuables à
la négligence et davan-tage à la nature. Sum. theol., l^-ll^,
q. LXXIII, a. 10.
d) La gravité des péchés
est en tous les cas varia-ble selon le volontaire. — La gravité
jusqu'ici définie est celle qui vient au péché de
ce qui le constitue dans son espèce ou le complète en ses
accidents. Mais, comme le péché est tel dans la mesure très
précise où il est un acte volontaire, on conçoit aisément
que cette gravité objective (où nous employons l'adfectif
dans son sens le plus général) varie a son tour selon la
quantité du volontaire introduit dans l'acte. Plus on a voulu cet
acte, plus grave est le péché. En revanche, tout ce qui concourt
à
affaiblir le volontaire, contribue également à
diminuer le péché.
Le soin des moralistes fut de tout
temps de déter-miner quelles causes affaiblissent le volontaire.
On peut dire en général que tout ce qui meut la volonté
en dehors de l'ordre et de la nature de cette puissance, qui est appelée
à se mouvoir soi-même librement selon le jugement de la raison,
porte atteinte à l'intégrité du volontaire. Et donc,
plus précisément, l'ignorance, qui diminue le jugement de
la raison. Puis la passion, qui diminue le libre mouvement de la volonté
: sous quoi se rangent la violence, la crainte et tout ce qu'on invoque
d'ordinaire comme amoindrissant le volon-taire. On trouvera ci-dessous,
dans l'étude des causes du péché, une évaluation
plus précise de ces influences sur la gravité du péché.
L'étude des sujets du péché aura du reste déjà
introduit en cette matière quelques déterminations, qui tiennent
au même principe du volontaire. Il importait seulement ici d'énoncer
ce principe dont on voit aussitôt l'universalité. Sum. theol.,
Ia-II<e, q. LXXIII, a. 6.
La considération de la difficulté
dans l'objet de l'acte intéresse ce principe pour autant que la
diffi-culté demande une volonté plus grande, dans le mal
comme dans le bien. Et c'est pourquoi un péché plus difficile
est plus grave, comme est meilleur un acte vertueux plus difficile, ceteris
paribus. Où nous retrou-vons cette opposition de la vertu et du
péché dont nous avions plus haut tiré
déjà un premier parti.
Ibid., a. 4, ad 2um. La gravité
plus grande des péchés spirituels, que nous avions déduite
de leur objet, se confirme avec le présent principe : puisque le
volon-taire n'y est point diminué par la concupiscence, comme il
advient dans les péchés charnels. Ibid., a. 5.
e) Suffisance des mesures de gravité
définies ci-
dessus. — Aux règles que
nous venons d'énoncer se
réduisent les différentes
mesures que l'on peut pro-
poser de la gravité des péchés.
L'une d'elles est le dommage causé
par le péché. Voici comment en juge saint Thomas, où
l'on verra mis en œuvre les principes établis. Ou bien le dommage
qui provient du péché est prévu et voulu d'intention,
comme lorsqu'on fait quelque chose nuisant de soi au prochain, un homicide
par exemple ou un vol; en ce cas, la quantité du dommage augmente
directement la gravité du péché, puisque le dommage
alors n'est pas autre chose que l'objet propre du péché.
Ou bien le dommage est prévu quoique non voulu d'intention, comme
lorsqu'un homme traverse un champ qu'il sait ensemencé afin de forniquer
plus vite; en ce cas, la quantité du dommage aggrave le péché,
d'une manière qu'on peut appeler indirecte, en ce sens qu'il procède
d'une volonté fortement inclinée au mal de causer un dommage
que l'on eût préféré éviter. Ou bien
le dom-mage n'est ni prévu, ni voulu d'intention. Alors il peut
suivre le péché, soit accidentellement: en ce cas, il n'aggrave
pas le péché; mais, pour avoir négligé de prendre
en considération les dommages qui pouvaient s'ensuivre, le pécheur
sera puni pour ces dommages étrangers à son intention. Soit
nécessairement : en ce cas, quoique ni prévu, ni voulu, le
dommage aggrave directement le péché; car tout ce qui est
consécutif nécessairement au péché appartient
de quelque façon à l'espèce du péché.
On peut ranger sous cette caté-gorie tous les péchés
entraînant de leur nature un scandale, encore que le pécheur
ne l'ait ni prévu ni voulu. Quant au dommage de la peine due au
péché qui affligera le pécheur lui-même, il
aggrave indirecte-ment le péché s'il a été
prévu, car il trahit alors une volonté plus résolue
de pécher. Quant à l'aggravation que peut introduire dans
un péché le dommage spiri-tuel causé au complice,
on tiendra compte première-ment, pour en juger, de l'intention du
pécheur, voir SCANDALE. On retiendra que ce n'est pas le dommage
causé qui fait la gravité du péché, mais le
désordre de l'acte; et le dommage n'aggrave qu'en tant qu'il fait
l'acte plus désordonné. On s'explique ainsi que les péchés
contraires au prochain, où se rencontrent les plus grands dommages,
demeurent moins graves que les péchés directement contraires
à Dieu, qui n'entraî-nent guère de dommage. Sum. theol.,
Io-II8", q. LXXIII, a. 8.
f) Conclusion. — En présence
d'un péché déter-
miné, on ne jugera parfaitement
de sa gravité qu'en
recourant aux trois principes ci-dessus
invoqués. Et
l'on ne comparera plusieurs péchés
réels entre eux
qu'en tenant compte aussi de toutes
ces mesures. La
comparaison est, dans ces conditions,
chose complexe.
L'objet fournira bien, nous l'avons
dit, la gravité prin-
cipale. Mais ne se peut-il pas que
les circonstances et
le volontaire fassent d'un péché
spécifiquement moins
grave un péché plus
grave au total? Les théologiens
n'ont pas manqué de se le
demander. Il faut dire qu'un
péché spécifiquement
moins grave conservera toujours
cette infériorité
foncière d'où les circonstances les
plus aggravantes comme le volontaire
le plus éner-
gique ne le peuvent retirer. Un
vol, par exemple, si
aggravé qu'on l'imagine,
n'atteindra jamais à la gra-
vité de l'homicide. Néanmoins,
il demeure malaisé
à la science morale d'évaluer
exactement l'aggrava-
tion due aux circonstances et notamment
au volon-
taire; il advient que, selon une
prudente estimation,
177
PÉCHÉ.
SUJETS DU PÉCHÉ
178
tel péché spécifiquement
moins grave, comme l'homi-cide, soit jugé plus grave et en conséquence
davantage puni que le parjure, par exemple, plus grave selon son objet.
Les théologiens énoncent communément la distinction
que nous venons de taire, avec les mots de gravité au sens physique
et gravité au sens moral. Salmanticenses, op. c;7.,disp. IX, dub.
m. La distinc-tion semble parfaitement légitime, pour autant que
les circonstances et le volontaire modifient la gravité spécifique
des péchés; mais elle ne fait que trahir par ailleurs l'impuissance
où nous sommes de réduire à l'unité les différents
critères de gravité, et la part de convention que retiennent
les jugements des humains sur le péché et, en général,
sur la conduite morale.
V. Du SUJET DU PECHE. — Comme on
établit de la moralité en général quelles parties
de l'homme elle affecte, on demande maintenant du péché où
il se trouve répandu chez le pécheur. Cette nouvelle consi-dération
doit nous découvrir le péché dans l'âme qu'il
souille, contaminant ave:: la volonté les puissan-ces qui participent
de celle-là. Elle doit, en outre, nous fournir des précisions,
prises de cette notion du sujet, relatives à la gravité du
péché.
La théologie classique est
sur ce point abondante, car elle eut à organiser ce qui avait été
l'une des spécu-lations favorites des anciens docteurs chrétiens,
saint Augustin notamment, sur le péché. Il était assez
naturel que l'on abordât cette réalité, non comme de-vant
faire une étude postérieure, par l'essence (nous avons nous-même
suivi ce plan métaph>sique), mais, d'une manière psychologique
et concrète, selon sa genèse et son développement
dans l'âme du pécheur, depuis le premier émoi sensible
où il commence, jus-qu'au consentement de la volonté où
il se consomme. La gravité du péché elle-même
fut de préférence évaluée selon le point de
développement où se tenait le péché; longtemps
la scolastique usa de cette mé-thode et se référa
au sujet pour distinguer notamment les péchés mortels d'avec
les péchés véniels. Histo-rique de cette théologie,
dans A. Landgraf, Partes animœ norma gravilatis peccati. Inquisitio dogmalico-historica,
Léopold, 1925, in-8°, 54 p. L'effort doctrinal a consisté
ici dans un assouplissement progressif des données traditionnelles,
grâce à quoi l'on rendît mieux compte de la manifeste
diversité du réel; cependant que peu à peu s'affirme
l'idée de « genres de péchés », gênera
peccatorum, et celle du péché mortel tenu pour une aversion
loin de la fin dernière ; par là on transportait insensiblement
le critère de la gravité du sujet, où on l'avait cherché
d'abord, à l'objet, où il serait dorénavant fixé.
En définissant que la gravité d'un péché se
prend premièrement de l'objet, saint Thomas conclut vigoureusement
les essais de ses pré-décesseurs et donne à cette
nouvelle méthode, incom-parablement plus souple, sa consécration.
Mais, comme les initiatives de saint Thomas ne l'ont jamais détaché
de la tradition, on le voit qui fait une place, dans son traité
du péché, à cette question du sujet et des gravités
qui s'y rapportent, la plus notable part de l'étude du péché
dans la scolastique antérieure. Il n'était pas sans bénéfice
de procéder ainsi. A la faveur de cette convenance traditionnelle,
on traite la question métaphysique du sujet qu'imposait le système
; cependant que l'on se donne l'avantage de considérer le péché
sous un aspect nouveau et de re-cueillir les meilleurs résultats
du passé. Il reste que cette partie du traité, où
saint Thomas combine curieu-sement sa pensée originale avec les
matériaux tradi-tionnels, n'offre point la simplicité ni
la netteté qu'elle eût obtenues dans le cas d'une spéculation
indépen-dante.
/. LES SUJETS DES PECHES. — Nous
savons déjà que le péché se trouve seulement
où il y a acte volon-
taire. C'est dire que la volonté
est le principe propre du péché. Or, le péché
est un acte immanent. Les actes moraux le sont tous ; ils ne passent point
de leur prin-cipe à une matière extérieure dont ils
deviennent l'acte, mais ils sont l'opération de la puissance qui
agit (on dira ci-après en quel sens des actions transi-tives ont
part à la moralité). De ce chef, la même puis-sance
d'où procède l'acte, en tant que moral, en est aussi le sujet.
La volonté, qui est le principe du péché, en est donc
aussi le sujet. En d'autres termes, le péché se trouve dans
la volonté. Il souille la puis-sance même d'où il est
issu. Sum. theol., l'-II*, q. LXXIV, a. 1.
Mais l'on sait aussi que les actes
volontaires ne pro-cèdent pas immédiatement de la seule volonté.
Outre les actes dénommés éliciles, il est ceux que
la psycho-logie classique de l'acte humain dénomme les actes impérés.
Dès lors, peuvent être sujets du péché toutes
les puissances qui sont mobiles à la volonté, soit qu'elle
les meuve, soit qu'elle les détourne d'agir. Où il apparaît
assez que celle-ci, qui n'est point le seul sujet du péché,
en demeure néanmoins le sujet universel et principal. Jbid., a.
2; Cajétan, in loc, a. 1.
Les théologiens ont énoncé,
sur la participation des puissances au péché, telle que nous
venons de la rapporter, de grandes précisions. Ils disent que l'acte
mauvais de certaines puissances possède une malice intrinsèque,
et distincte réellement de la malice qui est dans l'acte de la volonté;
il ajoute donc à la malice de celui-ci : mais parce que cette malice
de surcroît dérive initialement de la volonté, on n'a
pas deux péchés mais un seul. Cette doctrine revient à
celle-là que les vertus et les vices ont pour sujet non la seule
volonté mais aussi d'autres puissances. Et l'on déclare par
là qu'il y 'a dans les puissances dont il s'agit une participation
du volontaire qui consiste en ceci : que ces puissances, étant mobiles
à la volonté, pos-sèdent une opération propre.
De leur opération, elles sont vraiment le principe; cette opération,
cependant, est en liaison avec la volonté : on trouve les deux conditions
conjointes d'une opération qui n'appar-tient pas comme à
son principe à la volonté, mais qui n'est pas soustraite
à l'influence de la volonté. Agunl quodam modo et aguntur,
dit saint Thomas de ces puissances. Mais il est de plus requis à
la participation dont nous parlons que l'acte de ces puissances soit immanent
: faute de quoi sa liaison avec la volonté ne le rendrait pas intrinsèquement
volontaire; car. dans le sujet où il se trouverait, il ne serait
pas ab intrinseco, ce qui est l'une des conditions du volontaire. Une telle
participation se vérifie pour des puissances comme l'appétit
sensible et l'intelligence; mais aussi pour les «sens internes»
: l'imaginative, la cogitative, la réminiscence. Il est vrai que
saint Thomas ne nomme pas ces dernières, mais on peut dire qu'il
a seulement nommé les puissances où le péché
s'achève et non celles où il commence; or, les péchés
qui se trouvent dans les « sens internes » ne se consomment
pas en eux, mais dans l'intelligence : puisque leur désordre consiste
en ce qu'ils induisent en ignorance ou en erreur, lesquelles, comme la
vérité, ne sont complètes que dans l'intelligence.
Pour le « sens commun », il est malaisé d'en décider
: car a-t-il des opérations indé-pendantes des sensations
actuelles? Salm., disp. X, dub. i; cf. Cajétan, Ia-II86, q. i.xxiv,
a. 2.
Les membres extérieurs échappent
à la participa-tion que nous avons décrite. Leur acte n'est
point intrinsèquement volontaire et, s'il est déréglé,
il n'est point formellement mauvais. Ils manquent, en effet, aux conditions
susdites, car, s'il est vrai qu'ils sont mobiles à la volonté,
ils ne sont point cependant les principes, mais les organes de leurs actes,
lesquels sont des effets plutôt que des opérations. Aguntur
sed
179 PECHE. PECHES
DE LA SENSUALITE 180
non agunt, dirait-on à
la manière de saint Thomas. Par là, ils manquent à
la première condition d'un principe libre, qui est d'être
actif. Ils manquent à la seconde, en ce que leurs actes sont transitifs
et non immanents. Mais, parce qu'ils sont mobiles à la volonté,
leur acte est libre et volontaire, quoique non intrin-sèquement.
Et, s'il est désordonné, on l'appellera juste-ment un péché,
mais de dénomination extrinsèque, et dans un sens très
différent de celui que nous disions tout à l'heure de l'appétit
sensible, etc. Salm., ibid. ; cf. Cajétan, la-Il»,
q. LXXIV, a. 1.
Les actes des sens extérieurs
et des puissances comme la nutritive, la végétative, etc.,
échappent plus manifestement encore au volontaire. Il ne reste plus
ici à la volonté que d'appliquer la matière : ouvrir
les yeux, prendre un aliment. Cela fait, le sens, ou la puissance, agit
selon sa nature et d'une manière déterminée. A la
différence de l'acte des membres extérieurs, celui-ci n'est
plus libre en lui-même, mais seulement dans sa cause,— à chaque
fois du moins qu'il a dépendu de la volonté que le sens ou
la puis-sance entrât ou non en exercice. A cause de ce rapport avec
la volonté, on appellera cet acte, s'il est désor-donné,
un péché, mais on n'entend point désigner par là
une malice intrinsèque et formelle dans cet acte lui-même.
Salm., ibid. Ni ces puissances déterminées, ni les sens extérieurs,
ni les membres extérieurs ne sont donc proprement sujets de péchés.
Ils ne sont pas atteints par cette souillure. Ils ne retiennent pas assez
d'humain.
On voit que cette étude des
sujets des péchés n'est que l'analyse de l'extension du volontaire
dans l'homme. Elle applique au péché une doctrine du règne
de la moralité en nous. Il relèverait donc d'une étude
sur la moralité proprement dite de considérer les dissentiments
de certains théologiens par rapport aux thèses que nous venons
de rapporter.
11. LES PÉCBÊ8 BANS
LEURS SUJETS. — Ces points
établis et cette extension
reconnue à la malice du péché, on peut considérer
distinctement les péchés de l'appétit sensible et
de l'intelligence, les seules puis-sances qui, outre la volonté,
sont formellement et définitivement sujets de péchés.
Saint Thomas le fait en traitant de ce qu'il nomme les péchés
de la sensualité et les péchés de la raison.
Ces seuls vocables annoncent l'origine
des matériaux ici assumés. Nous aurions introduit à
cet endroit un aperçu de la psychologie de saint Augustin et du
s\m-bolisme emprunté à l'histoire du premier péché,
par quoi ce docteur décrit le développement des péchés
actuels, ainsi que l'évaluation qu'il propose quant à la
gravité des péchés ainsi présentés.
Cette doctrine connue permet de mieux comprendre la théologie que
nous devons ici rapporter et de discerner les modi-fications que la spéculation
scolastique et saint Thomas ont imposées à leurs données
originales. Mais ces informations ont été fournies déjà
sous le mot CONSENTEMENT, col. 1184-1185.
\° Le péché de
la sensualité. — On a suffisamment établi ci-dessus que l'appétit
sensible peut être sujet de péché. Le mot de sensualité
sera désormais employé en cette matière de préférence
au vocable aristotélicien d'appétit sensible, lequel signifie
les deux puissances de l'irascible et du concupiscible, tandis que le mot
augustinien (sensnalitas n'est pas adopté par saint Augustin, mais
il dérive immédiate-ment d'une expression qu'il accuse De
Trinitale, XII, xn, P. L., t. xi.ii. col. 1007) évoque cet appétit
par l'endroit où il est proprement sensible et docile aux suggestions
des sens. Sum. theol., I*, q. LXXXI, a. 1 et 3; cf. III», q. xvm,
a. 2, corp. et ad 2m; Salmanticenses, disp. XVI, dub. iv. Il est assuré
que le péché s'introduit dans la sensibilité à
chaque fois que
celle-ci émet à
l'endroit de son objet propre un acte déréglé, en
vertu d'une intervention volontaire, soit que la volonté ait commandé
cet acte, soit qu'ensuite d'une délibération raisonnable
elle ne l'ait pas empêché. Mais ce péché, qui
a indubitablement pour sujet, en théorie thomiste, l'appétit
sensible, est tenu néanmoins pour péché de la raison,
car il est dû à une défaillance actuelle des puissances
supérieures; nous le retrouverons ci-dessous. On réserve
le nom de péché de la sensualité à l'acte déréglé
de l'appétit sensible émis sans l'intervention d'aucune délibération
raisonnable.
II n'est pas contestable que saint
Thomas a reconnu l'existence d'un tel péché; il s'en explique
trop claire-ment à maintes reprises : Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIV.
a. 3 et 4, et les textes allégués dans les travaux qui suivent
: K. Schmid, Die menschliche Willensfreiheit in ihrem Verhaltnis zu den
Leidenschaften nach der Lehre des hl. Thomas, Engelberg, 1925, spécialement
p. 212-221 ; Th. Pègues. Comm. franc, litt. de la Som. theol., t.
vin, 1913, p. 498-509; Lumbreras, De sensualitalis peccato, dans Divus
Thomas, Plaisance, 1929, p. 225-240; Th. Deman, Le péché
de sensualité. dans Mélanges Mandonnet,\. i, Paris, 1930,
p. 265-283.
Par rapport à saint Augustin,
cette notion est nou-velle, encore que saint Thomas — avec beaucoup d'autres
— ait cru pouvoir invoquer pour elle ce patro-nage. Mais Pierre Lombard
l'avait déjà avancée, II Sent., dist. XXIV, et elle
avait obtenu depuis lors chez les théologiens de nombreux et importants
suf-frages, quoique non l'adhésion unanime. Voir : A. Landgraf,
,op. cit.; Recherches de théologie ancienne et médiévale,
1930, p. 399 et n. 11; Th. Deman, art. cit.; O. Lottin, La doctrine morale
des mouvements premiers de l'appétit sensitif aux XIIe et XIIIe
siècles, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Age, Paris, 1931, p. 49-173.
On ne serait surpris de cette doctrine
que si l'on n'apercevait pas en quel sens vigoureux maints théo-logiens
scolastiques, et saint Thomas notamment, ont conçu les rapports
de l'appétit sensible avec la raison chez l'homme. Natus est obedire
rationi, « il est de sa nature d'obéir à la raison
». Que des mouvements désordonnés lui échappent,
ils accusent une insoumis-sion de l'appétit sensible à sa
règle naturelle, ce qui ne va pas sans péché. II est
vrai que de tels mouve-ments sont pratiquement inévitables, mais
il suffit à leur nature morale que sur chacun d'eux en parti-culier
la raison puisse exercer son empire, prévenant ce débordement
où se répand, selon sa nature propre, notre sensualité
corrompue. La thèse, on le voit, ne peut concerner ces mouvements
de l'appétit sensible sur lesquels la raison ne détient pas
autorité, c'est-à-dire notamment sur tous ceux qui sont en
relation nécessaire avec les mouvements incontrôlables de
la nature corporelle. D'autre part, quand ces péchés ont
lieu, ils ne peuvent être que véniels, étant consommés
en dehors de toute intervention actuelle, soit positive, soit négative
de la raison; la raison seule a pouvoir de détourner de la fin dernière,
en quoi consiste le péché morte], voir infra. La gravité
n'en change pas chez l'infidèle, de qui la concupiscence habituelle
conserve raison de péché, n'ayant pas été purifiée
par le bap-tême; saint Thomas l'établit expressément
contre certains théologiens (Henri de Gand, Quodlibet, VI, q. xxxu,
est le plus célèbre d'entre eux), selon qui les premiers
mouvements de sensualité, véniels chez les fidèles,
étaient mortels chez les infidèles. Dans la théologie
de saint Thomas, la doctrine du péché de la sensualité
n'est que l'effet d'une analyse de l'acte humain, poursuivi et reconnu
en quelque façon jusque dans les mouvements propres de l'appétit
sensible. On prendra garde que toutes les passions, et non les seuls mouvements
charnels, comme le ferait penser ce
181
PÉCHÉ.
PÉCHÉS DE LA SENSUALITÉ
182
mot de « sensualité
», tombent sous l'appréciation que nous venons de dire.
La doctrine que nous venons d'évoquer
n'est point passée sans vicissitudes dans la théologie postérieure.
Il n'y a lieu de relever ici que les principales d'entr,e celles-ci. On
est d'abord favorable à cette notion d'un péché de
la sensualité, telle que saint Thomas l'avait entendue : ainsi Durand
de Saint-Pourçain, In //«??> Sent, dist. XXIV, q. v, éd.
de Lyon, 1556, p. 149c, Capréolus, In IIum Sent., dist. XL, a. 3,
ad arg. Durandi contra /»m concl., éd. de Tours, t. iv, 1903,
p. 459. Cajétan se rallie nettement à la même opinion
et il passe chez des théologiens postérieurs, comme R. Médina
et Vasques (loc. infra cit.), pour l'auteur de la doctrine sur la participation
de la liberté dans l'appétit sensible. In I*m-ll&, q.
LXXIV, a. 3-4; cf. In l*m-llœ, q. LXXX, a. 3, où il promet de pour-suivre
plus loin le débat; mais à l'endroit annoncé, III",
q. XLI, il oublie de revenir sur cette question.
Un texte du concile de Trente, comme
les théories abusives de la concupiscence qu'il condamnait, obtient,
semble-t-il, une influence marquante sur cette tradi-tion théologique,
soit que plusieurs l'abandonnèrent, soit qu'elle ne se perpétua
qu'avec des affaiblisse-ments chez ceux qui la soutinrent. Le concile enseigne
(sess. v, Decretum super peccato originali, can. 5) que la concupiscence
demeurant chez le baptisé n'est pas un péché, et que
cette concupiscence, qui nous est laissée pour le combat, ne saurait
nuire à qui n'y consent pas, mais y résiste par la grâce
de Jésus-Christ. En vérité, cet enseignement n'atteignait
en rien la doctrine que nous avons rapportée, laquelle, on a pu
le voir, fait abstraction de la qualité morale de la concupiscence
habituelle, comme elle ne dénonce un péché de la sensualité
que pour avoir observé une défaillance, quoique antérieure
à toute délibération, de la raison en cet empire qu'elle
détient sur l'appétit sensible; il est par ailleurs certain
qu'au moment où la raison se reprenant combat ce mouvement déréglé,
le péché cesse, et quand même l'appétit inférieur
résisterait à cette opposition.
Contre B. Médina, I»-II»,
q. LXXIV, a. 3. éd. de Venise, 1580, p. 388-390. contre Vasquez,
I'-II*, disp. CIV, c. î, éd. cit. p. 599-600, contre Suarez,
Tract, de vitiis et peccatis, disp. V, sect. v, éd. Vives, t. iv,
1856, p. 562-563, et plusieurs autres, les carmes de Salamanque, assurés
du sens authentique du texte conciliaire, ont vigoureusement défendu
et savamment expliqué cette doctrine de saint Thomas. Disp. X, dub.
il. Ils ont mis tout leur soin à éclairer cette par-ticipation
du volontaire dans l'appétit sensible, qui est le fondement véritable
de la thèse; par quoi il est facile d'écarter les conséquences,
en effet inaccepta-bles, que les adversaires tiraient de ce principe, celle-ci
notamment que, dans le cas où la sensualité inflige-rait
une opposition à la îaison prétendant la détourner
d'un objet déréglé, il y aurait à la fais mérite
et péché dans l'âme : mérite pour l'acte de
la raison, péché pour la résistance de la sensualité.
Mais quand ils entre-prennent {ibid., dub. m), et à juste raison,
de marquer les limites où doit s'entendre la doctrine de saint Thomas,
ces commentateurs exceptent de la moralité non seulement les mouvements
de l'appétit sensible que l'on peut appeler naturels, mais ceux-là
encore qui, évitables en eux-mêmes, surgissent à l'insu
de la raison et auxquels celle-ci, distraite ou occupée, n'est pas
attentive.
En cela, ils restreignent, croyons-nous,
la pensée authentique de saint Thomas, pour qui même les mouvements
imprémédités, chez un sujet en posses-sion actuelle
de sa liberté, à moins qu'ils ne soient par nature inévitables,
prennent valeur morale. Comme il leur advient en des occasions pareilles,
les
carmes de Salamanque en sont
ici réduits à solliciter en leur faveur des textes qui ne
sont pas pour eux, comme le si prsesentiat de saint Thomas, Sum. theol.,
I'-II», q. LXXIV, a. 3, ad 2um, que la suite impose d'entendre d'une
faculté que l'on avait de prévenir le mouvement déréglé
et non d'une excuse à l'inat-tention; comme un endroit de Capréolus
(tiré du texte mentionné ci-dessus), où cet auteur,
il est vrai, sous-trait au genre moral les mouvements naturels de l'ap-pétit
sensible, mais n'invoque pas le moins du monde l'inattention de la raison.
En introduisant cette consi-dération, les carmes de Salamanque reviennent,
en dépit de leur conclusion précédente, à cette
pensée qu'une influence actuelle de la volonté, au moins
selon un mode interprétatif, est nécessaire au péché
de la sensualité. De Gonet, qui les imitera en ce point, comme il
les avait justement imités sur la thèse prin-cipale (Clypeus,
t. m, tract. V, disp. V, a. 2-3, éd. de Lyon, 1681, p. 395-4Q1),
Contenson, qui ne tient pas pour le péché de la sensualité,
pourra blâmer il unique-ment l'inconséquence. Theol. mentis
et cordis, De peccatis, diss. II, c. i, éd. Vives, t. m, 1875, p.
339-342. Selon cette restriction que nous critiquons, il ne resterait point
d'avantage à l'homme vertueux qui, s'étant soumis par l'effort
de sa raison son appétit sensible, ne subirait plus qu'un nombre
relativement restreint de mouvements déréglés, sur
l'homme négli-gent qui en subirait beaucoup mais sans y avoir pris
garde, puisqu'aussi bien ils ne seraient pas chez lui des péchés.
Saint Thomas tient au contraire que les péchés non délibérés
de l'homme vertueux (car ils sont péchés en lui comme en
quiconque) sont moins graves, toutes choses égales d'ailleurs, comme
étant plus inévitables et plus rebelles aux précautions
de la raison; nous l'avons dit ci-dessus. Il est une certaine responsabilité
dans l'indiscipline de l'appétit sensible que fait valoir la doctrine
de saint Thomas et dont il n'est plus tenu compte chez ces commentateurs.
Avec leur interpré-tation, les carmes de Salamanque ont contribué
à accréditer la distinction des motus primo-primi et des
motus secundo-primi telle qu'on l'entend encore de nos jours. Saint Thomas
connaissait bien cette dis-tinction, mais, sous le premier membre, il entendait
les mouvements naturels, dus à une altération organique,
sous le second, les mouvements de sensualité propre-ment dits. In
II"<« Sent, dist. XXIV, q. m, a. 2; cf. Quœst disp. de malo, q.
vu, a. 6, ad 8™. En intro-duisant sous le premier membre tous les mouvements
imprévus, quelle qu'en soit l'origine, pour ne réserver le
péché de sensualité qu'aux cas de semi-délibération
ou de semi-attention, on déplace très notablement et l'appréciation
morale et l'analyse de l'acte humain, telles que les avait fixées
saint Thomas.
Plus hardi, mais aussi plus conséquent
que les carmes de Salamanque, Billuart, qui peut citer pour lui Contenson
(loc. cit.) et Sylvius (I»-IIœ, q. LXXIV, a. 3, éd. d'Anvers,
1584, p. 338-344), énonce sa posi-tion en ces termes : « Aucun
péché, au sens formel, même véniel, ne peut
être dans et du seul appétit sen-sible, sans une influence
actuelle, au moins interpré-tative, de la volonté. »
De peccatis, diss.IV, a. 2, éd. cit.. t. iv, p. 320. Avec le mot
d'actuel, c'est échapper à la thèse de saint Thomas.
Nous ne différons que par le seul mot de consentement interprétatif,
proteste Billuart. Non pas; sans compter que saint Thomas a écarté
le mot (De veritate, q. xxv, a. 5, ad 5vm), toute la doctrine est ici engagée.
Billuart ne reconnaît aucun péché là où
le mouvement sensible est excité avant toute attention de la raison.
Il consomme la rupture entre saint Thomas et ses plus fidèles commentateurs.
La thèse en prévaut encore, et les plus thomistes de nos
manuels l'ont adoptée : ainsi Prummer, Monnaie theo-logiee moralis,
t. i, n. 26. Mais un retour se dessine à
183 PÉCHÉ.
PÉCHÉS DE LA RAISON 184
l'authentique doctrine de
saint Thomas (voir les travaux cités plus haut et celui de R. Bernard,
col. 185) : par-dessus ses commentateurs et les inévi-tables déformations
du temps, le maître est retrouvé dans son texte original et
dans son milieu historique. Si la doctrine du péché de la
sensualité devait être à jamais méconnue, il
faudrait déplorer avec cette perte un appauvrissement dans l'analyse
de l'acte humain, au total, un recul de l'humanisme.
2° Les péchés
de la raison. — On a dit déjà que la raison est un sujet
du péché. L'étude en doit être aussitôt
distinguée selon les deux fonctions communé-ment reconnues
à la raison, celle de connaître et celle de diriger.
1. Comme directrice des actes humains,
la raison est sujet de péché. — Elle exerce sa direction
par l'acte du commandement, à quoi peut se réduire, pour
ce qui concerne le présent objet, l'omission délibérée
du commandement. Cet acte, s'il a un objet mauvais, ne peut manquer d'être
affecté d'une malice morale propre, puisqu'il vérifie les
conditions que nous avons dites plus haut; on observera seulement qu'il
est de la nature même de cet acte d'être volontaire : il est
l'acte de la raison, mais de la raison mue par la volonté. Sum.
Iheol., I'-Il», q. xvn, a. 1. Comme la raison exerce son commandement
à l'endroit de plusieurs puissances, ibid., a. 5-7, en celles-ci
assurément se répand son péché : mais en le
signalant comme péché de la raison, on dénonce la
culpabilité du principe directeur d'où l'action a tiré
sa malice. Ainsi apparaît notamment la différence entre le
péché de l'appétit sensible commis sur l'intervention
de la raison et le péché de la sensualité que nous
avons décrit. Ces dénominations distinctes expriment heureusement
le caractère propre de chacun de ces deux péchés.
Sum. thèol., I»-IP», q. LXXIV, a. 5.
La direction de la raison concerne
les passions inté-rieures comme les actes extérieurs. Quant
aux pas-sions intérieures, son péché a lieu selon
les deux ma-nières que nous avons plus haut alléguées,
soit que la raison commande une passion déréglée,
comme lors-qu'on provoque en soi, après délibération,
un mouve-ment immodéré de colère ou de concupiscence
; soit qu'elle ne réprime pas, en ayant reconnu le dérègle-ment,
un mouvement immodéré de passion surgi de lui-même.
Avec ce dernier péché,»l'analyse rencontre ce que la
théologie a nommé la delectatio morosa, devenue, en notre
langue, par une traduction fâcheuse et amusante à la fois,
«. la délectation morose ».
Ce péché est celui
que saint Augustin appelait le péché de la femme, c'est-à-dire
de la raison en son office pratique. Saint Thomas l'attribue pour son compte
à la raison qu'il nomme inférieure. Et il s'en explique d'une
manière qui n'est pas sans introduire ici quelque complication.
La « délectation morose » dans le développement
d'un acte n'est de soi qu'une phase intermédiaire, le terme étant
l'exécution de l'acte. Aussi peut-on n'en délibérer
que sur des consi-dérations subordonnées, celles qui sont
prises de la loi humaine et de l'ordre temporel des choses : or, ce sont
ces considérations dont saint Thomas fait l'objet de la raison inférieure.
Il adviendra du reste que l'on consente à la délectation
après délibération sur la loi de Dieu ou, en général,
sur les raisons éternelles; au-quel cas, ce péché
se trouve appartenir de fait à la raison supérieure. On peut
même dire que, dans tous les cas, il appartient à la raison
supérieure, au moins négativement, car la raison inférieure
reçoit sa règle de la supérieure. Un commentateur
aussi pers-picace et respectueux que Cajétan estime que ces explications,
assez laborieuses, n'ont d'autre fin que de fournir une justification systématique
aux propo-sitions de saint Augustin.
In Jam-f/œ, q. ixxiv,
a. 6 et 7. On observera, en
outre, dans toute cette discussion, l'attribution à la raison de
l'acte du consen-tement, qui appartient proprement à la volonté
: d'où de nouvelles explications. Sum. theol., 1*-IV>, q. LXXIV,
a. 7, ad l"m.
Le péché de la délectation
morose est un péché mor-tel, car il peut y avoir péché
mortel dans la raison inférieure. Cette appréciation, où
saint Thomas sanc-tionne Pierre Lombard, introduit une précision
dans les. évaluations de saint Augustin : voir CONSENTE-MENT, t.
m, col. 1185-86 (ibid., a. 6,8). Il y aurait lieu de rapporter ici la démonstration
qui, chez saint Thomas, fonde cette conclusion, comme d'indiquer les questions
qu'elle soulève ; on trouvera letout à l'art. DELECTATION
MOROSE. Quant à la question précise de l'attention et du
consentement nécessaires au péché mortel, nous la
traiterons ci-dessous dans l'étude du péché mortel.
On retiendra que, dans son jugement sur la gravite' de la délectation
morose, la théologie s'est conformée au sentiment évangélique
et chrétien qui dénonce avec sévérité
même les péchés intérieurs.
Quant aux actes extérieurs,
saint Thomas attribue ce péché à la raison supérieure,
sans exception. Parce qu'un tel acte représente la consommation
et l'achè-vement du péché, il y a lieu d'en délibérer
en consi-dérant les règles les plus élevées
de l'action humaine : car, en tout jugement, on ne prononce en dernier
ressort qu'en se référant aux suprêmes principes. Des
com-mentateurs, comme les carmes de Salamanque, de-vaient longuement expliquer
et justifier cet argument où saint Thomas trouve une raison de l'attribution
augustinienne. In 7am-//œ, q. LXXIV, a. 7. Quant à la gravité
de ce péché, de même que la préoccupation de
saint Thomas avait été de montrer la possibilité pour
la raison inférieure d'être le sujet d'un péché
mortel, son soin ici est de signaler qu'il puisse y avoir un péché
véniel dans la raison supérieure. Il faut voir si l'objet
emporte ou non une contrariété avec la loi éternelle.
Nous saisissons ici sur le vif ce déplacement sur l'objet du critère
de gravité, dont nous parlions plus haut, et la coexistence, dans
la même théologie, des catégories traditionnelles avec
les initiatives d'une spéculation plus expérimentée.
Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIV, a. 7, 9. D'une façon générale,
on peut dire peut-être, que saint Augustin a fortement signalé
aux théologiens, quant au péché de la raison, et la
gravité de la seule complaisance intérieure et l'impor-tance
décisive du consentement.
2. Par rapport à son objet
propre, et dans l'acte même de connaître, la raison peut être
sujet de péché. — Nous quittons ici les analyses de saint
Augustin, qui ne signalent de péché dans la raison que celui
qu'elle commet dans la direction de l'acte humain.
a) Cependant, et dès l'abord,
nous retrouvons, en cette matière même, un effet de l'influence
augusti-nienne. Car ce fut une préoccupation de la théologie
scolastique de savoir si la raison supérieure, et par rapport même
à son objet propre, ne pouvait être sujet de péché
véniel. En quoi elle poursuivait sur les données traditionnelles
son oeuvre de discernement. La même question est posée chez
saint Thomas, et elle est l'oc-casion de dégager un péché
intellectuel, que nous devons d'abord relever. Ibid., a. 10.
On ne peut attribuer, en effet,
un péché véniel à la raison supérieure
agissant sur son objet propre, où Dieu lui-même est engagé,
qu'en invoquant une im-perfection de son acte. Or, tandis qu'elle n'accomplit
sa fonction pratique qu'en des actes parfaits (puisqu'il s'agit alors de
décider un acte après délibération portant
sur les raisons éternelles), en sa fonction spé-culative,
il se peut que la raison supérieure émette des actes imparfaits.
Voici comment on les représente.
Il s'agit, pour
185 PÉCHÉ.
PÉCHÉS DE LA RAISON 186
l'esprit, de donner son adhésion
à une vérité non évidente pour lui, mais que
le témoignage de Dieu garantit. En cette conjoncture, il aàvient
que l'esprit, considérant selon sa pente naturelle la vérité
proposée, par exemple la résurrection des morts, l'estime
inac-ceptable; mais, après réflexion, on se rend compte que
Dieu révèle cette vérité et l'on y adhère.
Ces mouve-ments subits et furtifs de la raison, en présence de l'objet
de foi, constituent le péché véniel d'infidélité.
La matière y est grave, mais elle donne lieu à un péché
véniel à cause de l'imperfection de l'acte. Cette notion
d'un péché véniel d'infidélité est commune
chez les théologiens scolastiques; elle suppose l'idée d'un
certain pouvoir que l'on avait de retenir ces rebellions éphémères;
elles sont le fait d'un esprit qui ne se laisse point subjuguer sans résistance
par la vérité divine.
Les commentateurs en sont venus
à distinguer l'objet de la raison supérieure en objet primaire,
les raisons éternelles et, en objet secondaire, ce qui de soi, ou
par institution, appartient à l'ordre surnaturel ou s'y réduit,
comme les sacrements. Ils ont pu dire ainsi que la raison supérieure,
même en un acte déli-béré, peut ne commettre
qu'un péché véniel, mais c'est dans le cas où
n'est en cause qu'un objet secon-daire : comme de dire délibérément
un mensonge léger dans la confession sacramentelle. Salm., In lam-/7œ,
q. LXXIV, a. 10. Sur toutes les matières que nous avons jusqu'ici
traitées dans ce chapitre, on lira avec intérêt la
seconde des notes doctrinales de la traduction du traité du péché,
éd. de la Revue des jeunes, par le P. Bernard, t. i, p. 315-335.
b) Nous quittons décidément
les catégories augus-tiniennes avec ces péchés de
la raison que sont Vigno-rance et l'erreur. Il n'est plus guère
question à leur propos de raison supérieure ou inférieure.
Et, s'il fal-lait trouver une origine aux spéculations de la théo-logie
classique en cette matière, on signalerait plutôt quelques
lignes d'Aristote, qui énoncent expressément un péché
d'ignorance : Eth. Nie., 1. III, 1113 b 30-1114 a 2; cf. 1110 b 32-33;
ces brèves indications ont agi sur la pensée de saint Thomas.
Nous distinguons, dans l'exposé qui suit, l'ignorance et l'erreur.
a. Le péché d'ignorance.
— Commet un péché l'homme qui ignore ce qu'il peut et doit
savoir. Pour l'éclaircissement de cette règle, les théologiens
ont avancé maintes distinctions qui ont été rapportées
à l'art. IGNORANCE. Il est seulement opportun de signa-ler ici en
regard de la doctrine générale du péché, de
quelle manière l'ignorance coupable vérifie les condi-tions
d'un péché.
Elle est un péché
de l'intelligence, où elle consiste dans la privation de ce que
l'on peut et doit savoir. Sum. theol., I*-IIœ, q. I.XXIV, a. 5. Elle se
range parmi les péchés d'omission. Assurément, le
péché de l'esprit, comme tout péché, a son
origine dans la vo-lonté, soit que l'on ait directement voulu l'ignorance,
comme c'est le cas pour l'ignorance affectée, soit que l'on ait
négligé d'acquérir la connaissance, comme c'est le
cas pour l'ignorance négligente; là où l'on ne peut
discerner soit cette volonté positive d'ignorer, soit cette négligence
d'apprendre, on ne peut non plus dénoncer un péché
d'ignorance. Mais on se gardera de confondre cette origine première
du péché avec le sujet où il s'établit. L'ignorance
est un péché intellec-tuel.
Elle prive, en effet du connaître,
lequel, en l'espèce, était formellement un bien. La science
dont elle prive était requise, et la science a pour sujet l'intelligence.
Elle était requise soit à cause de l'opération qui,
sans cette connaissance, ne pouvait être bien réglée
: telle est la connaissance des circonstances de l'action; en ce cas, l'ignorance
est un péché dans l'intelligence ratione operationis. Soit
pour elle-même, et indépen-
damment d'une opération
que l'ignorance pourrait compromettre; et, dans ce cas, elle est un péché
de l'intelligence ratione sui. Ce dernier péché est, dans
toute la force du terme, un péché intellectuel : car il n'a
pas seulement l'intelligence pour sujet, mais tout son mal est de porter
atteinte au bien de l'intelligence. « Dès lors, en effet,
expliquent les Salmanticenses. disp. XIII, dub. il, n. 37, que l'homme
est intelligent et raisonnable, en vertu de la loi de la raison elle-même
et indépendamment des opérations de quelque autre puissance,
il est tenu d'orner et de disposer son intelli-gence par la connaissance
de quelque vérité; grâce à cela, il pourra se
distinguer des bêtes et se comporter en être raisonnable. Du
fait, surtout, que la connais-sance de la vérité est de soi
un bien excellent et pour soi-même excellemment désirable,
la droite raison dicte que l'homme recherche une telle connaissance pour
elle-même ; surtout à l'égard de certains principes,
grâce auxquels seront exclues au moins les plus gros-sières
erreurs. Bien plus, l'erreur étant proprement le mal de l'intelligence
et l'ignorance étant la mère de l'erreur, du seul principe
que l'on évitera par ce moyen beaucoup d'erreurs peut se tirer l'obligation
de savoir quelque chose, de ne pas tout ignorer, et bien que l'on doive
quelquefois apprendre ainsi en raison d'autres vertus, à quoi de
telles erreurs s'opposeraient, cepen-dant, quand elles s'opposent immédiatement
à la seule science ou studiosité, l'obligation susdite sera
due à raison d'elle-même. »
Quant à la matière
d'une telle obligation, continuent nos commentateurs, les théologiens
pensent commu-nément que tous les chrétiens sont tenus de
connaître, et sans considérer aucune autre fin que la connaissance
elle-même, en vue seulement de l'illumination et per-fection de l'intelligence,
les articles de foi. La plupart des théologiens rangent, en outre,
sous la même caté-gorie la connaissance des préceptes
du décalogue et des sept sacrements : «il ne convient pas,
en effet, qu'un chrétien, interrogé sur ces choses, ne sache
point s'en expliquer, indépendamment de toute autre raison. »
Et bien que ces connaissances, comme celle des articles de foi, ne soient
pas sans effet pratique, néanmoins elles sont requises indépendamment
d'un tel effet, et sur la seule considération du bien de l'intelligence.
A mesure qu'il s'agit de personnes plus élevées, et qui détiennent
des fonctions doctrinales, l'obligation sus-dite s'étend à
un plus grand nombre de connaissances.
Nous ne voyons pas qu'il y ait lieu
de ne pas appli-quer à l'homme comme tel ce que les théologiens
disent du chrétien, car la raison de leurs conclusions se tire,
on l'a vu, de la nature intellectuelle de l'homme et du bien humain de
la connaissance. Il y a un fondement moral de l'instruction obligatoire,
et le texte que nous avons ci-dessus traduit d'un vieux livre de disputes
théologiques, le découvre excellemment.
S'il advenait que ce péché
d'ignorance ratione sui fût la cause d'un autre péché,
on obtiendrait deux pé-chés spécifiquement distincts
: le péché d'ignorance et le péché commis à
cause de celui-là, par exemple une fornication. Tandis que le péché
d'ignorance ratione operis ne constitue, spécifiquement et numériquement,
qu'un seul péché avec celui dont il est la cause (Salm.,
ibid., n. 39) : d'où sont tirées quelques conséquences
subtiles que l'on peut voir chez ces théologiens (n. 40). Cette
dernière ignorance s'oppose aux vertus contre lesquelles s'inscrit
l'acte ou l'omission dont elle est la cause : elle n'est point un péché
d'un genre déterminé, mais qui se répand dans tous
les genres dont l'igno-rance peut être l'origine. Nous avons donc
ici un péché qui atteint l'intelligence, dont on dit justement
que l'intelligence est le sujet; mais qui s'achève dans la puissance
de laquelle relève l'acte ou l'omission consécutifs. Nous
savons qu'il n'y a pas d'inconvé-
187 PECHE. PECHES
DE LA RAISON 188
nient à ce qu'un seul
et même péché se trouve répandu en plusieurs
puissances.
Pour l'ignorance qui est péché
ratione sui, des théo-logiens comme les Salmanticenses, ibid., n.
45-46, cf. n. 23. l'opposent à la vertu de studiosité. Mais
cette vertu est dans la volonté et ce péché dans l'intelli-gence.
Pour cette raison, reconnaissant que la négli-gence, d'où
vient à l'ignorance sa condition volontaire, s'oppose à la
studiosité, nous estimons que ce péché s'oppose dans
l'intelligence, comme l'erreur elle-même, voir in/ra, aux différents
habitus bons préposés à la rectitude des connaissances
requises de nous. La morale de saint Thomas nomme l'hébétude
et la cécité, qui sont des ignorances contraires au don d'intelli-gence,
Sum. theol., IIa-ILœ, q. xv; mais, d'une façon générale,
on opposera l'ignorance au don de science, ainsi que l'indique saint Thomas
lui-même, ibid., prol. qusesi.;-ct. q. ix, a. 3: si l'ignorance concerne
les choses de la foi, elle s'opposera au don de science direc-tement; si
elle concerne des matières étrangères à la
foi, elle s'y opposera d'une manière qu'on peut appeler réductive.
Cajétan, ne découvrant point d'habitus moral à quoi
s'opposât formellement l'ignorance, en était venu à
dire que l'ignorance n'est pas un péché' par elle-même
: secundum se non est peccatum. In /»m-IIœ, q. LXXVI, a. 2. Si l'on
voulait dire par là que le mal de ce péché, d'origine
volontaire assurément, ne siège point dans l'intelligence,
la conséquence serait irrecevable; et bien plutôt devrions-nous
taxer de défaillante une morale dépourvue d'un tel habilus.
La morale de saint Thomas le mentionne, encore qu'elle ne s'attarde pas
sur cette considération. Les théolo-giens postérieurs
ont débattu ce problème et se sont répandus en des
opinions divergentes. Outre les com-mentateurs que nous avons nommés,
on peut voir : Vasquez, op. cit., disp. GXVIII-CXIX,éd.cit.p. 640-644;
Suarez, tr. cit., disp. V, sect. H, éd. cit. p. 557-558.
Dans tous les cas, on prendra garde
que l'ignorance,-qui est un péché, est l'ignorance actuelle.
Il est vrai que ce mot d'ignorance évoque plutôt cette condition
ou cet état où l'on se trouve de ne pas savoir. Un tel état,
néanmoins, ne peut être que l'effet d'un péché
et non pas le péché lui-même. Celui-ci est encouru
au moment où il était requis de considérer cela dont
l'ignorance constitue le péché; on l'appellerait assez heureusement
du nom d'inconsidération. Sum. theol., l'-lP6, q. LXXVI, a. 2, ad
5om, ad 3»m. On peut pré-ciser que, pour l'ignorance ratione
operis, le moment de considérer est celui-là où l'on
doit commencer de régler l'action; pour l'ignorance ratione sui,
le péché est encouru quand on a la faculté d'apprendre
ce que l'on est tenu de savoir; et si l'occasion s'en renouvelle, le péché
lui-même se multiplie à proportion. Salman-ticenses, ibid.,
n. 40.
6. Le péché d'erreur.
— L'homme commet un péché d'erreur quand il se trompe alors
qu'il pouvait ne pas se tromper. Tandis que l'ignorance consiste dans la
pri-vation de la connaissance, l'erreur consiste dans un jugement faux
qu'énonce l'esprit.
Cette différence entraîne
aussitôt la conséquence que le péché d'erreur
se vérifie en toute matière, et non pas seulement en cela
que l'on est tenu de savoir. On pèche certes par erreur si, non
content d'ignorer ce que l'on est tenu de connaître, on en vient
à juger ce qu'on ignore; mais l'on pèche aussi par erreur
quand l'ignorance d'où celle-là procède n'était
en rien coupable. La raison en est que le faux, objet de l'er-reur, est
proprement le mal de l'intelligence, comme la vérité est
proprement son bien. Or, ce mal de l'intel-ligence, qui lèse l'homme
en l'un de ses biens naturels, s'il est volontaire, ne peut manquer de
déterminer un péché. Nous n'avons point le droit de
cultiver l'erreur, non plus que nous n'avons le droit de nous donner la
mort. A cet argument tiré
du bien naturel de l'homme, on peut ajouter cette considération
spéciale que la connaissance de la vérité, fût-ce
même des vérités par-ticipées, représente
une anticipation de notre béati-tude, laquelle consiste dans la
connaissance de la première vérité. Il ne semble pas
que nous puissions contrarier cette béatitude anticipée,
puisque la béati-tude, en définitive, ne fait que représenter
la suprême exigence de notre nature, que nous ne pouvons d'au-cune
façon offenser. En quelque matière donc que ce soit, nous
n'avons point la liberté de juger à notre gré, sans
souci du vrai ni du taux. Le bien de la vérité est loin d'être
le moins impérieux qui s'impose à nous Et parce que l'erreur
est la ruine de la vérité, elle ne peut manquer, étant
volontaire, d'être un péché.
Saint Thomas allègue en maints
endroits le péché d'erreur. Il signale un péché
dans l'erreur relative à ce que l'on peut et doit savoir. Sam. theol.,
Ia-II*, q. xix, a. 6; q. LXXIV, a. 5. L'infidélité n'est
que le plus considérable des péchés d'erreur. II'-II*,'
q. x. a. 2. Le péché de sottise consiste dans un jugement
inepte et grossier sur les choses divines qu'un précepte exprès
nous fait obligation de connaître. IIa-IIœ q. XLVI. Mais saint Thomas
reconnaît aussi un péché dans l'erreur, indépendamment
de la matière qu'elle touche. De malo, q. ni, a. 7. Et il n'excuse
expressé-ment que l'erreur relative aux qualités morales
du prochain : car il demande qu'en cas de doute l'on en juge en bien, dût-on
se tromper, ll'-ll^, q. LX, a. 4, ad 2um. Les commentateurs n'ont fait
sur ce point qu'accuser la pensée du maître. Pour Cajétan,
qui est net à souhait, l'erreur a raison de péché
quand on pouvait savoir ou ne point juger : « Il n'est pas en effet
sans péché que l'on ait sciemment une opinion fausse au sujet
du triangle cependant qu'on peut l'avoir vraie ou n'en pas avoir du tout,
en suspendant l'adhésion, puisque c'est un mal de l'intelligence
qu'une fausse opinion en quelque matière que ce soit. » In
I*™-II&, q_ LXXIV, a. 5. Selon les carmes de Sala-manque, dont la décision
n'est pas moindre, « l'erreur actuelle, à moins qu'elle ne
soit invincible, est toujours formellement un péché, non
seulement quand elle concerne ces matières dont nous avons dit que
l'igno-rance est un péché, soit d'elle-même, soit à
raison de l'effet; mais, en quelque matière que ce soit, fût-elle
même purement spéculative ». Disp. XIII, n. 47. Ces
derniers commentateurs ajoutent que l'erreur précisé-ment
spéculative, à moins qu'elle ne touche les choses de la foi,
n'excède point la faute vénielle, puisqu'elle ne s'oppose
pas à la charité de Dieu ni du prochain, et qu'elle n'apporte
pas un grand dommage à celui qui se trompe. Ibid. Nous croyons que
saint Thomas se fût montré plus sévère; à
propos du mensonge, il taxe de mortel en lui-même le mensonge portant
sur quelque chose dont la connaissance intéresse le bien de l'homme,
puta quœ pertinent ad perfectionem scientise et informationem morum : car
un tel mensonge, in quantum infert damnum falsse opinionis proximo, contrariatur
caritati quantum ad dileclionem proximi. II»-!!18, q. ex, a. 4. Ne
peut-on s'infliger aussi à soi-même un grave dommage en versant
dans de cer-taines erreurs? Pour autant qu'elles sont volontaires, ces
erreurs-là contrarient la charité que l'on doit à
sa propre personne et sont des péchés mortels.
Sur cette question du péché
d'erreur, les théolo-giens en général n'abondent pas;
l'ignorance a retenu tous leurs soins. La plupart se contentent de la nom-mer
en passant, et sans en faire l'objet d'un débat spécial.
Outre les commentateurs de saint Thomas allégués ci-dessus,
on peut citer l'opinion de Durand de Saint-Pourçain favorable au
péché d'erreur : In II™ Sent., dist. XXXIX, q. n, éd.
cit., p. 169 b-c; et ce passage de Suarez, où se trouve confirmée
la doc-
189
PÉCHÉ.
PÉCHÉS
DE LA
RAISON
190
trine que nous avons agréée
: « Cajétan signale une différence entre l'ignorance
et l'erreur : l'ignorance, en effet, n'est un péché que si
l'on ignore ce que l'on doit savoir; mais l'erreur volontaire, en quelque
matière que ce soit, est toujours tenue pour péché.
Et ceci semble exact... Et la preuve en est que l'erreur de soi est objet
mauvais et un défaut contraire à la nature de l'homme, qui
ne peut être ordonné à aucune fin bonne : donc on ne
peut l'aimer honnêtement. Confir-mation : le mensonge est de soi
mauvais; donc un jugement faux est davantage mauvais. D'où il ressort
que c'est toujours un péché de s'exposer téméraire-ment
aux erreurs, soit véniel, soit mortel, selon la qua-lité
de la matière. Il en irait autrement si l'on se bor-nait à
avoir une opinion probable, puisqu'alors on ne se trompe pas volontairement.
» De peccalis, disp. V, sect. n, éd. cit., p. 557.
Que l'erreur soit volontaire, cela
arrive de plusieurs façons. Elle peut l'être directement :
si l'erreur est elle-même l'objet de l'acte de la volonté;
par compa-raison avec l'ignorance pareillement volontaire, on peut appeler
ce péché l'erreur affectée. Elle peut être volontaire
indirectement : si l'on se trompe pour avoir négligé d'apprendre
ce que l'on doit savoir. Sum. theol., I»-IIœ, q. xix, a. 6. Dans
le cas où, ne voulant pas directement me tromper, cependant je juge
en une matière que j'ignore n'ayant pas d'ailleurs à la con-naître,
il reste que je fais preuve de présomption ; mon erreur est par
là volontaire : Non enim est absque pras-sumptione quod aliquis
de ignoralis sententiam ferat, et maxime in quibus periculum existit. De
malo, q. m, ,i. 7.
Toute erreur n'est-elle pas volontaire,
au moins en cette dernière façon? Dès lors, toute
erreur n'est-elle pas un péché? La question a fait l'objet
d'un récent débat. L'analyse psychologique de l'erreur ayant
conduit le R. P. Roland-Gosselin à cette conclusion qu'au principe
du jugement faux et forçant contre sa nature l'adhésion de
l'esprit il y a une intervention de la volonté, on pouvait se demander
si, de sa nature même, l'erreur n'était pas dans tous les
cas coupable. Voir Roland-Gosselin, La théorie thomiste de l'erreur,
dans Mélanges thomistes, 1923, p. 253-274; Henry, L'imputabilité
de l'erreur d'après saint Thomas, dans Jievue néo-scolastique,
t. xxvn, 1925, p. 225-242; Ro-land-Gosselin, Erreur et péché,
dans Revue de philoso-phie, t. xxvm, 1928, p. 466-478; compte rendu cri-tique
des précédents dans Bulletin thomiste, 1929, p. 480-490;
cf. J. de Blic, Erreur et péché d'après saint Thomas,
dans Revue de philosophie, t. xxix, 1929, p. 310-314 ; Delerue, Le système
moral de saint Alphonse de Ligori, Salnt-Étienne, 1929, p. 109-115.
Il est certain que saint Thomas
reconnaît au prin-cipe de l'erreur de l'ange comme du premier homme
un désordre volontaire sans lequel jamais cette erreur n'eût
été possible. De malo, q. xvi, a. 6; Sum. theol., I*, q.
LVIII, a. 5; De veritate, q. xvm, a. 6; Sum. theol., la, q. xciv, a. 4.
Il est certain qu'en l'absence de l'objet évident, qui est son motif
propre, l'intelligence d'elle-même s'abstiendrait de juger; aussi
le premier homme, dans l'état d'innocence, n'avait-il pas d'opinions
». De ver., loc. cit. Mais, s'il faut recon-naître une déchéance
dans cette condition où nous sommes de juger, même en dehors
de la foi surnatu-relle, sur l'intervention de la volonté, on n'y
peut voir, dans tous les cas, un mal de faute. Car l'homme a la faculté
de mesurer l'adhésion de son esprit selon les indices de vraisemblance
qu'il a recueillis : soupçon, opinion, tous les degrés qui
vont du doute à la certi-tude; il n'en est pas réduit infailliblement
à ces deux extrêmes. Sous réserve que l'enquête
ait été loyale et diligente, l'adhésion de l'intelligence,
si elle est pro-portionnée aux indices, n'est pas une faute. Il
se peut
qu'on fasse erreur, il se
peut que l'on juge vrai : il n'importe; la démarche intellectuelle
a été irrépro-chable. La formido errandi, qui subsiste
en son juge-ment, sauve l'homme d'avoir mal usé de son intelli-gence,
en ce cas où son objet propre faisait à celle-ci défaut.
On peut établir que saint Thomas, dans les textes où il condamne
l'erreur, ne vise pas cette opi-nion craintive. Bull, thom., loc. cit.,
p. 487-488.
Il semble même que, dans l'ordre
pratique, la né-cessité d'agir permette que l'on change en
certitudes pratiques des jugements qui, absolument, ne devraient être
que des opinions, si l'on a fait l'enquête loyale et diligente que
comporte la situation. Sum. theol., I'-Ipe, q. xix, a. 6; autres textes
cités dans Bull, thom., loc. cit., p. 488. Mais, hors l'ordre pratique,
la volonté peut-elle appliquer l'intelligence à une adhé-sion
entière et, sans qu'il y ait motif de certitude, à savoir
l'évidence (ou le témoignage divin), imposer la foi? Absolument,
il faut dire qu'en dépassant les garanties intellectuelles, la volonté
impose un jugement injustifié; et l'homme pèche contre ce
bien de la vérité dont nous avons dit qu'il est inviolable.
Notre appré-ciation rencontre exactement ici un énoncé
de Cajétan : [opinio est illicita] dum nimis firmiter inhœretur
opi-nioni et asseritur ut certum et indubitatum quod lamen est infra latitudinem
opinabilium. Et hinc ssepe erratur ex nimio affectu ad nostra et minore
quam opus fuerit examine, resolulione ac judicio, dum probabilia acci-piuntur
ut demonstrata. Cajétan, Summa de peccatis, au mot Opinio. Néanmoins,
on éviterait ce péché si l'on croyait invinciblement
posséder l'évidence de ce dont on juge. Or, cet état
est possible. Si l'on pouvait réduire ce jugement aux premiers principes
évidents, on verrait bien qu'il est intenable. Mais celui qui l'énonce
peut, en ce qui le concerne, être persuadé de sa vérité
; il a mis tous ses soins à bien comprendre cet objet; il se croirait
déloyal s'il en jugeait autrement; en réalité, il
se trompe, mais au principe de son jugement faux il y a une ignorance invincible.
La considération d'une ignorance invincible s'introduisant au principe
d'un jugement faux et sincère nous semble en cette matière
d'une grande importance. L'analyse psycho-logique de l'esprit nous convainc
que cet homme juge par le secours de sa volonté; mais une telle
interven-tion de la volonté ne crée pas le volontaire : puisqu'il
est à son principe une ignorance qui est l'ennemie du volontaire.
On ne peut croire que l'on se trompe. Nous n'insistons pas sur les conditions
de parfaite loyauté qui sont ici requises, non seulement à
l'ins-tant où l'on prononce le jugement, mais tout au long des informations
qui l'ont préparé, sans laquelle l'erreur dont nous parlons
ne serait pas excusée d'être un péché. Nous
signalons seulement le cas possible de l'intègre et résolue
bonne foi. Aristote, pour ce cas, nous appuie, cai il est difficile, dit-il,
de savoir si l'on sait; se méprenant sur les principes de sa connaissance,
on leur attribue une valeur qu'ils n'ont pas (11 Analytiques, 1. I, c.
ix, 76 a, 26-30). Il faut prendre garde aussi que les hommes professent
main-tes opinions sans mesurer «xactement le degré d'adhé-sion
qu'ils leur accordent; ils en font usage soit pour l'action, soit même
pour la spéculation et l'entretien de leur esprit, comme s'ils en
étaient certains, mais ils n'y sont pas, en fait, attachés
comme à des certitudes. On évite en somme le péché
d'erreur dès qu'on n'entretient pas en faveur d'un jugement incertain
un attachement sciemment démesuré. De cette appré-ciation,
nous rapprochons un texte de saint Thomas qui n'a pas été,
croyons-nous, versé au débat; en dehors des matières
de foi et de mœurs, y lit-on, les disciples peuvent suivre l'opinion de
tel ou tel maître sans verser dans<le péché d'erreur:
car en ce cas s'applique le mot de l'Apôtre : Vnusquisque in suo
sensu abundet.
191 PECHE. CAUS
Quodlibel, m, a. 10. Nous avons
ainsi retrouvé le jugement commun des théologiens et de saint
Thomas qui distinguent l'erreur coupable et l'erreur innocente selon que
ce jugement est volontaire ou involontaire. Il suffisait de signaler que
la volonté peut s'introduire ici comme partout en des conditions
qui sauvent l'involontaire. Ainsi est dénoncé le péché
d'erreur, sans que soient incriminées cependant nombre de nos erreurs.
11 est superflu de recommander la belle dis-cipline intellectuelle qui
ressort de cette morale, où règne, par dessus tout, le sentiment
de l'excellence de la vérité.
VI. LES CAUSES DU PECHE. — Nous
avons considéré jusqu'ici le péché en lui-même,
dans sa conversion, dans son aversion, dans les régions de l'âme
où il se répand. Reste à savoir d'oïl i7 vient.
Sous le nom de « causes », on entend ici les causes efficientes,
telles que l'idée d'ailleurs s'en vérifie dans l'ordre volontaire,
d'où le péché procède comme un effet de son
agent. Il est naturel d'entreprendre cette recherche, d'abord en général;
d'où l'on procédera ensuite à l'étude spéciale
de la matière considérée.
/. LES CAUSES DU PÉCHÉ
ES GÉNÉRAL. —• 1° 11 tj a lieu de rechercher des causes
au péché. — Sommes-nous d'abord assurés que le péché
ait des causes? On n'émet point ce doute à propos de la vertu,
par exem-ple, ou de l'acte humain comme tel. Mais le péché
est un mal. Du mal en général, on s'informe justement s'il
a des causes; de ce mal qu'est le péché, saint Tho-mas le
demande aussi.
Il le fait dans les termes mêmes
qui conviennent au mal en général et il aborde ici le péché
par l'endroit où il comporte une privation. Comment, demande-t-il,
cette privation tient-elle à une cause? Il observe aussitôt
qu'il y a cette différence entre la privation et la négation,
que celle-ci, qui est pur défaut, est suf-fisamment expliquée
par l'absence de cause; tandis que la première, qui est le défaut
de ce qui était natu-rellement requis, n'est expliquée que
moyennant une intervention positive, laquelle a tenu en échec la
requête naturelle. L'obscurité de la nuit tient au défaut
de la lumière; mais une éclipse du jour suppose quelque agent
sans quoi la lumière n'eût pas cessé de se ré-pandre.
Dès lors, à la privation du péché, il y a lieu
d'assigner une cause. Comme elle affecte l'acte humain, la cause n'en peut
être que le principe même de cet acte à l'efficience
duquel rien ne concourt que l'agent lui-même. Et, dans l'agent, c'est
proprement la volonté dont l'acte humain est l'effet. Il faut donc
chercher dans la volonté l'origine de cette privation dont souffre
le péché. On remarquera avec quel soin et quelle fer-meté
saint Thomas traite le péché formellement comme acte volontaire.
De la privation du péché, la volonté cependant n'est
pas la cause par soi : une cause n'émet pas une privation comme
elle émet un effet positif. La volonté, comme tout agent,
par soi émet son acte, lequel se trouve, dans le cas, affecté
de privation. Elle est ainsi cause par accident de la pri-vation. Reste
à déceler d'où vientici l'accident et pour-quoi la
volonté, causant mn acte, en même temps cause sa privation.
D'une façon générale, et mis à part les empêchements
extérieurs qui n'interviennent pas ici, le mal d'une action tient
au défaut de l'agent. Pour définir ce défaut, regardons
de quelle sorte est le mal. Celui du péché est la privation
de la rectitude raisonnable, de la bonté d'être conforme à
la loi éter-nelle. Le défaut de la volonté sera donc
celui de la direction qu'elle eût reçue de la raison et de
la loi divine. Parce qu'elle est ainsi disposée, l'acte, dont elle
est par soi la cause, ne peut manquer d'être frappé de la
privation caractéristique du péché. La formule suivante
de saint Thomas conclut ces analyses : Sic igitur, voluntas
carens directione régulas ralionis et
ES DU
PÉCHÉ 192
legis divinœ, intendens aliquod
bonum commutabile, causât actum quidem peccali per se, sed inordinationem
actus per accidens et prœter intentionem : provenu enim defectus ordinis
in actu ex defectu directionis in volun-tate. Sum. theol., I"-IIiE, q.
LXXV, a. 1.
En cette détermination de
la cause du péché, se retrouve l'avantage qu'offre la doctrine
thomiste de la cause du mal en général, et qui est de respecter
l'es-sentielle ordination de tout agent au bien; il est ici d'autant plus
appréciable que la volonté, entre tous les agents, excelle
pour son amour du bien. La notion de cause par accident assure cet avantage;
toute l'in-sistance de saint Thomas est de montrer que la volonté
ne cause le mal du péché qu'accidentellement et non par soi.
On prendra garde aussi que nous avons assigné au péché
une cause qui n'est pas elle-même un péché, faute de
quoi nous n'aurions rien expliqué. Car le défaut auquel nous
recourons, antérieurement à l'ac-tion, n'a point raison de
mal, ni de peine, ni de faute. Ne pas appliquer la règle est alors
pure négation. En cet état, la volonté est bonne.
C'est une telle volonté, dont nous disons qu'elle est la cause du
péché, en ce que, passant à l'acte, on ne pourvoit
pas à la rectifier; mais, en dehors de l'acte, il n'y avait pas
à la recti-fier. Saint Thomas là-dessus est formel : Si enim
ratio nihil consideret vel consideret bonum quodcumque, nondum est peccatum
quousque voluntas in finem inde-bilum lendat, quod jam est voluntatis actus,
Cont. gent., 1. III, c. x, et encore : Unde, secundum hoc, peccali primi
non est causa aliquod malum, sed bonum aliquod cum absenlia alicujus allerius
boni. Sum. theol., I»-II», q. LXXV, a.l, ad 3"m; cf. I»,
q. XLIX, a. 1. Avec ce défaut de la volonté, est atteinte
la cause pro-chaine et universelle du péché. Reste sans doute
à rechercher d'où vient que là volonté soit
ainsi établie en condition défectueuse : en cette recherche
précise, se prolonge l'étude des causes du péché.
Voir ci-dessous. Saint Thomas a donc conduit son analyse en vue de signaler
l'origine et la cause de cette privation où se consomme le mal du
péché, où l'acte humain mau-vais rejoint le genre
du mal absolu. Sa pensée en ce sens est assurée. Pour nous,
qui avons expressément -reconnu que le mal du péché
n'est point seulement pri-vation mais déjà tendance positive
(et des commen-tateurs comme les Salmanticenses lisent cet enseigne-ment
jusque dans l'article que nous venons de rap-porter), nous pouvons préciser
que la privation est consécutive à cette adhésion
de la volonté au bien déré-glé où se
vérifie déjà le mal du péché, positivement;
qu'elle ne dérive du défaut de la volonté qu'en tant
que celle-ci s'est portée de soi vers un objet contraire à
la règle de raison, en quoi déjà est constitué
le péché. Ainsi obtenons-nous une formule synthétique
de la causalité du péché, attribuable à une
cause par soi; la privation, accidentellement causée, étant
étrangère à la constitution même du péché.
Les Sal-manticenses optent nettement pour ce parti. Mais l'on pourrait
dire aussi que la contrariété même de l'acte volontaire
à la règle de raison, en quoi se vérifie sa malice
positive, est déjà l'effet d'une cause acci-dentelle, en
ce sens qu'elle tient à l'adhésion de la volonté à
la bonté même de l'objet, seule voulue par soi, son agrément,
par exemple, ou son utilité. Et, dans ce cas, serait maintenue la
formule disjonctive de la causalité du péché, qui
est celle de saint Thomas, où lepéché n'est point
simplement attribué à sa cause, mais distribué en
ses parties, lesquelles soutiennent avec la cause des rapports divers.
Dans l'un et l'autre cas, la malice positive s'insère à l'intérieur
de l'ana-lyse expresse de saint Thomas, où elle introduit une complication,
mais qui est aussi un surcroît de con-naissance. Elle ne substitue
pas une théorie à une [ autre.
193 PÉCHÉ. CAUSES
INTERIEURES, L'IGNORANCE 194
Même complication et
même fidélité si l'on en vient, avec les Salmanticenses,
disp. XII, dub. i, à concevoir au principe du péché
une poteniia peccandi qui soit chose positive et non proprement défaut;
ils l'exigent comme l'origine propre de la malice positive, et la représentent
comme la puissance de tendre vers l'objet non convenable; elle explique
que la volonté se serve de son défaut, car il advient qu'elle
ne s'en serve pas, se rectifiant au moment d'agir. En définitive,
le péché cependant vient de ce que la volonté a agi
sans règle. Qu'une règle ne s'impose point, et l'idée
même d'objet discordant s'évanouit, et la puissance de pécher
n'est plus que la puissance d'agir. La volonté défectueuse
ne laisse pas de rendre compte formellement du péché. I»-II»,
q. LXXV, a. 1.
2° D'où provient le défaut
de la volonté? — Nous avons dit comment développer correctement
l'étude des causes du péché : on ne peut qu'y rechercher
d'où vient que la volonté soit établie en cette condition
défectueuse que nous avons marquée. Cette étude accomplie,
en même temps qu'elle perfectionne la doctrine du péché,
est propre à nous assurer sur le péché la maîtrise
psychologique, où tend, en une telle matière, l'effort de
la connaissance.
Les causes intérieures s'offrent
dès l'abord à notre entreprise. Dans l'âme, qu'est-ce
qui agit sur la volonté pour la mettre en cette disposition d'où
sortira le péché? Retenons ici le bénéfice
de notre première détermination, et ne recherchons point
ce qui incli-nerait la volonté vers quelque privation, mais bien
ce qui la dispose à agir, quoique de telle façon qu'une privation
doit s'ensuivre. Or, d'une façon générale, concourent
à l'acte de la volonté la volonté même et la
raison, voire les sens et l'appétit sensible par quoi est sollicitée
la volonté. Seule, cette puissance exerce l'acte, mais les autres,
et la volonté elle-même considérée en ses inclinations,
préparent l'objet. Que l'objet ainsi élaboré ne convienne
pas, et la volonté s'y portant commettra le péché.
Il suffit, pour qu'il ne convienne pas, qu'une seule des puissances intervenant
dans l'élaboration d'un acte volontaire ait déterminé
l'inapplication de la règle de raison; à cette puissance
est alors attribué le péché, encore que les autres
aient pu se ressentir de son propre désordre. D'où les catégories
distinctes des péchés de sensibilité, d'ignorance,
de malice, selon qu'il faille découvrir dans l'appétit sensible,
dans la raison ou dans la volonté la première origine du
péché; mais tout péché em-porte un désordre
de volonté, comme nous le savons déjà, et comporte
une ignorance, comme nous le dirons bientôt, quelle que soit la puissance
de l'âme d'où il dérive premièrement. On voit
que la sensibilité et la raison, que nous avons considérées
précédemment comme des sujets du péché, où
se situe l'acte mauvais issu de la volonté, seront ici considérées
proprement comme des causes du péché, grâce auxquelles
la vo-lonté en viendra à cet acte mauvais : elles représentent
à ce titre une donnée naturelle, antérieure au mal,
lequel s'inaugure avec l'acte volontaire lui-même. Nous ne mettons
pas des péchés au principe du péché. la-IIas,
q. LXXV, a. 2.
On peut ensuite rechercher si le
péché n'a point des causes extérieures, c'est-à-dire
agissant sur les puis-sances de l'âme en des conditions telles que
de celles-ci procède le péché : car il est impossible
que le péché ne procède pas du dedans. Tout agent,
auquel est sou-mise quelqu'une des puissances intéressées
au péché, tombe ici sous l'examen. Sur la volonté,
Dieu seul agit. Sur la raison, par mode de persuasion, l'homme et le diable
agissent. Sur la sensibilité, les objets sen-sibles et ceux qui
les lui proposent. De ces causes, comme des causes extérieures,
il y a donc lieu de définir l'influence par rapport au péché.
On ne le fera point
sans se donner en même
temps de quoi apprécier plus précisément la gravité
des péchés, par l'endroit où celle-ci dépend
du volontaire. Sum. theol., I»-IIœ, q. LXXV, a. 3.
3° Le péché cause
de péché. — Nous aurions ainsi défini le programme
complet de notre recherche, s'il n'y avait lieu de considérer, entre
toutes les causes du péché, le péché lui-même.
Par rapport à celles que nous avons dites, il n'est pas une cause
nouvelle. Mais on comprend que d'avoir commis un péché, cela
peut disposer les puissances de l'âme à préparer un
péché nouveau, comme à subir plus docilement les influences
extérieures favorables au péché. Une âme de
pécheur est un milieu propice à la naissance du péché.
En cette considération, la théologie systématique
rencontrera de vieux usages de la pensée chrétienne, dont
l'un s'exprime en la célèbre théorie des péchés
capitaux, ja-iiœ, q. LXXV, a. 4.
II. LES CAUSES DU PÉCHÉ
EN PARTICULIER.— Selon le programme que nous venons de fixer, où
une théo-logie systématique tente de comprendre et d'ordon-ner
en un tableau complet des causes du péché l'abon-dance et
la diversité de matériaux traditionnels, la présente
étude se répartit en celle des "causes inté-rieures
du péché, des causes extérieures du péché,
des péchés comme causes d'autres péchés.
1° Les causes intérieures
du péché. ?— On veut donc dénoncer ici les points
où le péché entre dans l'âme. L'analyse ci-dessus
évoquée a préparé la triple répar-tition
de cette matière. Avec les noms de péchés d'ignorance,
d'infirmité, de malice, la théologie de saint Thomas élabore
ici des catégories anciennes et fami-lières entre lesquelles
on avait distribué les péchés.
Elles se trouvent, par exemple,
dans la Somme d'Alex, de Halès où elle fournissent la matière
d'un traité entier à l'intérieur de la partie consacrée
au péché. On en a déjà l'idée nette,
par exemple dans ce passage d'Origène, qui s'autorise, pour la présenter,
d'une énumération tripartite de saint Paul : « Ce n'est
pas sans raison, à mon avis, que Paul emploie diffé-rents
termes, parlant tantôt d'infirmes, tantôt d'im-pies et tantôt
de pécheurs, pour qui le Christ est mort... Ou bien, en effet, ignorant
Dieu, quelqu'un pèche dans les ténèbres, et c'est
un impie; ou, voulant observer le précepte, il est vaincu par la
fragilité de la chair, séduit par les appâts de la
vie présente, et c'est un infirme; ou, le sachant et le voulant
bien, il méprise le précepte, déteste la discipline
de Dieu et rejette derrière lui ses paroles, et c'est un pécheur.
» In epist. ad Rom., iv, 11, P. G., t. xiv, col. 999 BC; cf. un développement
analogue sur les trois catégories de pécheurs, distinguées
par saint Paul chez les Corin-thiens, malades, faibles, endormis, In Malth.,
tom. x, n. 24, P. G., t. xin, col. 900-901 (cité par F. Cavallera,
La doctrine de la pénitence au IIIe siècle, dans Bulletin
de litt. eccl., Toulouse, 1929, p. 34). L'ordre de cette étude semble
être celui de l'influence décroissante des causes considérées
sur le volontaire de l'acte du péché : l'ignorance, par quoi
l'on commence, allant jusqu'à ôter le volontaire, la passion
le diminuant, la malice lui laissant toute sa pureté. Il se confirme
ainsi que l'étude des causes du péché doit permettre
une évalua-tion plus précise de la gravité des péchés
en tant qu'elle dépend du volontaire.
1. L'ignorance. — Sans influence
fâcheuse de la sensibilité, sans disposition maligne de la
volonté, le péché cependant peut s'insinuer dans l'âme
par la voie de la raison. L'ignorance est cette voie.
En l'étude de cette cause
du péché, saint Thomas utilise des analyses qu'avait faites
déjà Aristote; la théologie postérieure devait
y introduire maints dis-cernemen's nouveaux. Voir IGNORANCE. Nous obser-verons
seulement que l'ignorance cause l'acte du
DICT. T,& THÉOL.
CATHOL.
T. — XII -
7
195 PECHE. CAUSES
INTERIEURES, LA PASSION 196
péché ut removens
prohibens, c'est-à-dire en privant de la science qui eut empêché
l'acte du péché, ce qui est causer par accident; et qu'il
n'est pas superflu, si l'on veut bien'juger de cette cause, de savoir si
l'igno-rance dont il s'agit est elle-même un péché
ou non, car elle peut l'être, comme nous avons dit plus haut.
A l'intérieur de cette question,
une difficulté a beau-coup tourmenté les théologiens
: le péché commis par ignorance vincible est-il de la même
espèce que s'il avait été sciemment commis'! Tous
s'accordent sur les péchés commis par ignorance vincible
et coupable du droit naturel, comme un homicide, une fornication, lesquels
restent alors à leur espèce. Us divergent quant aux péchés
commis par ignorance du fait ou du droit positif. Cajétan, qui a
conclu ses laborieuses recherches dans le commentaire de Ia-IIœ, q. LXXVI,
a. 4, tient que les péchés commis par ignorance du fait appar-tiennent
non à leur espèce propre, mais à l'espèce du
péché directement voulu; les divers péchés,
par exemple, causés par l'ignorance où l'ivresse met un homme,
sont des péchés d'ivresse. Les péchés commis
par ignorance du droit positif sont de la même espèce où
ils eussent été commis sciemment, mais d'une manière
réductive. Le principe engagé dans cette que-relle est qu'un
péché ne peut recevoir son espèce de cela qui n'est
pas principalement objet d'intention. Cajétan, qui entend strictement
ce principe, en déduit ce que nous venons de dire. Les Salmanticenses,
en revanche, ne l'entendent point sans accommodement; leur opinion est
celle-ci : tous les péchés commis par ignorance absolument
vincible, en tant que telle, qu'elle soit l'ignorance d'un droit quelconque
ou d'un fait, qu'elle ôte ou non l'usage de la raison, demeurent
absolument dans leurs espèces propres, où ils eussent été
sciemment commis. (Disp. XIII, dub. in, où l'on trouvera une ample
discussion de ce problème; Ia-II26, q. LXXVI.)
2. La passion. — Attribuer à
la sensibilité l'origine d'un péché suppose que cette
puissance agit de quel-que façon sur la volonté, la mettant
en cette condition d'où nous avons dit que tout péché
procède. Saint Thomas le démontre d'abord.
La sensibilité, dit-il, exerce
sur la volonté une motion indirecte, soit qu'elle opère une
certaine diver-sion en faveur de son propre objet, soit qu'elle fasse juger
bon l'objet où elle se complaît. Mais l'influence ainsi décrite
ira-t-elle jusqu'à faire juger la raison à l'encontre d'elle-même?
Informée du droit, informée du fait, et donc purgée
de toute ignorance, la raison se démentlra-t-elle pour juger dans
le sens de la pas-sion? On aura reconnu dans cette question la célèbre
difficulté de Socrate. De celle-ci, le bref exposé dans Aristote,
Eth. Nie, 1. VII, c. ni, 1145 b, 21-27. Grâce à la distinction
de la connaissance actuelle et habi-tuelle, saint Thomas peut, après
Aristote, justifier la coexistence dans l'âme du jugement faux inspiré
par la passion et des connaissances droites qui, sans la passion, eussent
commandé une action bonne. On convient ainsi que le péché
de passion comporte une ignorance actuelle; par là on sauve ce que
l'on peut de l'opinion de Socrate. Mais il est assuré que l'homme
cédant à sa passion peut cependant savoir, et actuelle-ment,
qu'il agit mal : l'on décrira justement ce phé-nomène
et la coexistence dans le même esprit, sur le même objet, en
même temps de l'erreur et de la vérité, par la distinction
de la connaissance pratique et de la connaissance spéculative, celle-là
seule étant, dans le cas, sous l'empire de la passion. Aristote
et saint Tho-mas n'ont, du reste, point méconnu ce cas. Voir, pour
le premier, les endroits cités par Ross, Aristote, trad. fr., Paris,
1930, p. 312, n. 1. Chez saint Thomas, la distinction de l'ordre spéculatif
et de l'ordre pratique est fréquente. Sur toute cette question :
Cajétan, In
7am_//aj) q. LXxvn, a. 2;
Salmanticenses, in h. art., n. 3. On trouvera le développement des
analyses ici alléguées sous l'article PASSION. Outre qu'elles
rendent compte de l'expérience commune, elles ont, pour le théologien,
l'avantage de s'inscrire en cette lutte de la chair contre l'esprit, que
décrivent notamment tant de textes célèbres de saint
Paul. I^-llx, q. LXXVII, a. 1, 2.
La passion reconnue comme cause
du péché, on mesure combien la gravité du péché
s'en ressent. L'acte libre, émis sous l'effet d'une passion, est
d'au-tant moins volontaire, et donc moins méritoire, s'il est bon,
moins grave, s'il est mauvais. Non que la volonté, en ce cas, se
porte avec moins d'énergie vers son objet : son mouvement, au contraire,
est plus vif. Mais il lui est moins propre. Elle est sous le coup d'une
impulsion étrangère. Son acte, plus vigoureux, ne lui appartient
point purement. On tiendra compte, cepen-dant, dans l'appréciation
morale de l'acte volontaire issu de la passion, de la nature volontaire
ou involon-taire de la passion elle-même; cette considération
joue dans le cas même où la passion va jusqu'à ôter
l'usage de la raison. Il faut prendre garde que la dimi-nution de la gravité
ne signifie point que le péché de passion ne puisse être
morte] : certains le sont; à savoir: lorsque l'objet étant
celui d'un péché mortel, la délibération raisonnable
n'est point compromise par la passion. Nous pouvons n'énoncer ainsi
que les propositions fondamentales de la doctrine qu'on trou-vera développée
à l'article PASSION déjà cité.
En cette évaluation de la
gravité, saint Thomas rencontre encore des enseignements de saint
Paul, notamment Rom., vu, 5, passiones peccatorum operan-tur in membris
nostris ad fructificandum morti : voir sur ce verset le commentaire du
P. Lagrange, L'épître aux Romains, h. I. Sur l'ensemble de
la doctrine pauli-nienne relative au conflit de la chair et de l'esprit
(qui déborde assurément le cas particulier que nous consi-dérons
ici, mais où il peut être compris), voir Prat, La théologie
de saint Paul, 9e édit., t. i, p. 268-284; t. n, p. 81-90; Lemonnyer,
Théologie du Nouveau Testa-ment, p. 80-85. Un texte de l'épître
de saint Jacques donne une belle description psychologique de la ten-tation
par la concupiscence, i, 14-15; voir le commen-taire de Chaine, p. 21-22.
Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 6-8.
Autour des phénomènes
que nous venons de signa-ler, un vocabulaire, des classifications, des
interpréta-tions se sont formés dans la tradition chrétienne,
qu'une théologie systématique se doit d'annexer à
sa propre élaboration. Une part de l'effort de saint Tho-mas a été
de le faire.
Un usage unanime dénomme
le péché commis par passion 'péché d'infirmité.
Le mot emporte avec soi une idée d'indulgence et exprime le sentiment
qu'un tel péché est, plus que les autres, digne de pardon.
Il n'est pas difficile de le justifier. L'infirmité désigne
cet empêchement où se trouve une partie du corps d'exer-cer
son opération propre, étant soustraite à l'empire
du principe de l'unité et du gouvernement corporels; la passion
soustrait l'appétit sensible à l'empire de la raison et se
produit, par conséquent, en mouvements désordonnés.
Le mot d'infirmité, en somme, traduit bien les analyses que nous
avons faites. On observera que cette dénomination de la passion
comme infir-mité, qui coïncide avec le vocabulaire stoïcien,
cf. Cicé-ron, Tuscul., 1. IV, c. XIII, n'emporte aucune adhésion
à la psychologie stoïcienne des passions. Nous enten-dons bien
que les passions sont aptes à être introduites dans l'économie
d'une vie vertueuse. Sum. theol., Ia-IP6, q. LXXVII, a. 3.
Une antithèse célèbre
de saint Augustin fait de l'amour de soi le principe de tout péché,
comme de l'amour de Dieu le principe de toute action bonne. De
197 PÉCHÉ.
CAUSES INTÉRIEURES, LA MALICE
198
civil. Dei, XIV, xxvm, P.
L., t. XLI, col. 436. Userait aisé d'y entendre l'amour de soi universellement
: car l'amour de soi comprend l'amour des biens voulus pour soi ; comme
l'on n'aimerait pas ces biens, si on ne les voulait pour soi premier aimé.
On réduit, en somme, à l'unité d'un amour principal
la multitude des amours où le pécheur se répand. II
est clair que l'on parle ici d'un amour de soi déréglé
: car nous professons qu'il est un amour naturel de l'homme pour soi-même,
et nous ne préconisons pas qu'il s'en délivre. Nous retrouverons
cette idée ci-dessous quand on dénoncera l'orgueil comme
le commencement de tout péché. Qu'on l'applique, dès
ici, en faveur spé-cialement des péchés de passion,
nous rappelle que, d'une certaine façon, la chair, donc l'amour
des biens sensibles, et donc l'amour de soi comme principe de l'amour des
biens sensibles, est la cause de tous nos désordres moraux : omnis
rationis humanee defectus ex sensu carnali aliquo modo initium habet, Sum.
theol., Ia-IIœ, q. LXXII, a. 2, ad lum, comme aussi bien, d'une façon
générale, toute activité spirituelle dans l'homme
est liée à de certaines conditions corporelles. Ia-II38,
q. LXXVII, a. 4.
Le verset fameux de l'apôtre
saint Jean sur les trois concupiscences, I Joa., ir, 16, se prête
fort bien à comprendre toutes les passions où incline l'amour
désordonné de soi. C'est comme procédé de classifica-tion
qu'on l'adopte ici. A la concupiscence de la chair, on fait correspondre
les passions qui tiennent à notre constitution physique. A la concupiscence
des yeux, celles qui supposent une intervention psychologique; la réduction
de cette concupiscence à la cupidité et à la curiosité,
qui en sont les deux explications usuelles, s'accommode de notre classement.
A l'orgueil de la vie, on attribue toutes les passions de l'irascible.
Il suffi-rait d'étendre ce troisième membre pour que le texte
de saint Jean recouvrît l'universalité des péchés.
Sur l'ensemble des questions que pose la concupiscence, voir l'article
CONCUPISCENCE. Sur le sens original du verset de saint Jean, on peut consulter
: A. Wurm, Die Irrlehrer im I. Johannesbrief, dans Biblische Stu-dien,
t. vin, p. 84 sq. Il est intéressant de remarquer la place exacte
qu'occupe dans un système théolo-gique ce verset qui a inspiré
une immense littérature, dont le Traité de la concupiscence
de Bossuet est l'un des exemplaires les plus fameux. Ia-Il», q. LXXVII,
a. 5.
3. La malice. — L'ignorance et la
passion peuvent mettre la volonté en cette disposition d'où
sortira le péché. On se propose de montrer maintenant que
la volonté, sans le concours d'aucune de ces causes, d'elle-même,
est capable de péché. Tandis que l'ignorance de sa nature
ôte le volontaire, que la passion le diminue, le péché
cette fois est purement volontaire. Cette entreprise du théologien,
où sera expliqué le troisième terme de la division
tripartite que nous avons dite, ex malitia, semble, devoir rendre compte
de certaines façons de pécher que la langue connaît,
que la pensée commune conçoit. Car l'on dit bien pécher
par indus-trie, pécher sciemment, pécher par libre choix,
pécher de sang-froid et en toute connaissance de cause.
A la réflexion, cette conception
offre une difficulté. Car il est un ordre naturel de la volonté
au bien, et il n'est pas possible que cette puissance adhère pure-ment
au mal, ainsi qu'on semble dire à propos de ces péchés.
— Il est vrai. Mais on se rend à cette loi, si l'on explique que
la volonté ne se porte d'elle-même au péché,
qui est le mal, qu'en vue d'un bien auquel elle est davantage attachée.
L'amour du bien, en définitive, inspire sa démarche. Soit,
dira-t-on; mais il reste que, dans le cas, le mal à quoi elle consent
est plus grand que le bien qu'elle poursuit. Sans doute ne veut-elle point
le mal pour le mal; elle veut, cependant, un plus I
grand mal pour un moindre bien.
Or, dans l'hypo-thèse où nous sommes, ni l'ignorance, ni
la passion, ne rendent compte de ce désordre, et c'est pourquoi
ce péché est dénoncé dans les termes rigoureux
que l'on a dit. Mais y a-t-il dans l'âme humaine, hors l'igno-rance
et la passion, de quoi causer un tel désordre? Ia-Hœ, q. LXXVIII,
a. 1.
Le soin du théologien est
donc ici de découvrir com-ment la volonté en vient à
préférer d'elle-même, et sans influence étrangère,
au bien plus grand que le péché détruit le bien misérable
qu'il promet. De cette disposition de la volonté, saint Thomas a
relevé plu-sieurs causes. La première est l'habiius. Qu'on
n'en-tende point exclusivement un habitus de la volonté, mais de
quelque puissance que ce soit. Car, d'un côté, la volonté
est l'appétit du sujet, aimant tout ce qui lui convient; Vhabitus,
d'autre part, rend son objet con-venable au sujet et connaturel. Posséder
un habitus, c'est donc induire en quelque amour la volonté. S'il
est vicieux, on l'induit en un amour mauvais. Il est vrai que quiconque
possède un habitus n'agit pas infailliblement, en vertu de Vhabitus
: il peut ne pas s'en servir; il peut, et à l'endroit même
de l'objet de l'habitus, agir sous l'effet d'autres causes. Mais, s'il
cède à l'habitus, un cas est vérifié où
la volonté d'elle-même incline vers son bien. Que celui-ci
soit en effet déréglé, et nous obtenons un péché
de malice. Cette façon de pécher prend tout son relief comparée
au péché de passion. Aristote le premier a nettement dis-tingué
le péché de l'intempérant d'avec celui de l'in-continent,
Eth. Nie, 1. VII, 1151 *, 34-1152 a, 6. On trouvera ce parallèle
à l'article PASSION, col. 2226 sq. Ia-Ilœ, q. LXXVIII, a. 2.
Outre l'habitus, saint Thomas assigne,
comme l'une des causes que nous cherchons, ce qu'il appelle aliqua œgritudinalis
dispositio ex parte corporis, Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXVIII, a. 3, des
dispositions morbides et perverses, d'origine somatique, par l'effet desquelles
le mal est rendu aimable; que la volonté de ces infortu-nés
y consente, et leur péché n'aura point l'excuse de la passion,
ni de l'ignorance. On suppose donc que ces dispositions laissent à
la volonté son entière liberté et n'en troublent en
rien l'exercice : mais elles lui rendent aimable un objet qui est celui
d'un péché. Il corres-pond à de certaines dispositions
corporelles comme d'autres répondent aux habitus de quelque puissance
de l'âme : à ce titre, la volonté s'y porte d'elle-même.
Et nous obtenons derechef un péché de malice.
Il advient même, estime saint
Thomas, qu'indépen-damment d'aucun habitus ou d'aucune disposition,
la volonté tende au péché per remolionem alicujus
prohi-benlis. Le péché l'attire; et l'on n'est retenu de
le commettre que par une considération étrangère,
comme la crainte ou l'espérance. Que ces empêche-ments soient
ôtés, c'est-à-dire que ces sentiments soient bannis,
et l'on se précipitera dans le péché sans retenue,
parce qu'il plaît. Ce cas nous signale qu'il peut suffire, au désordre
que nous devons expliquer, d'invoquer cette versatilité du libre
arbitre et cette aptitude à défaillir, qui sont notre condition
naturelle. L'ordre de la volonté au bien raisonnable, même
exclues toutes les causes jusqu'ici recensées, n'est pas absolument
garanti. Et il se peut qu'elle choisisse un plus grand mal pour l'amour
d'un moindre bien, par un effet de sa seule fragilité. Il faut avouer
cette misère fondamentale de la volonté créée.
Ia-IIœ, q. LXXVIII, a. 3.
La volonté du mal, signalement
du péché de malice, peut aller très loin; nous voulons
dire que peuvent concurremment diminuer le bien, à quoi l'on s'attache,
et augmenter le mal que l'on accepte; jusqu'à quelle limite, Dieu
le sait qui sonde les reins et les cœurs. I Qui injurie Dieu,
par exemple, paie d'un péché plus
199 PECHE. CAUSES INTERIEURES,
LA MALICE 200
énorme une satisfaction
moins tolérable; qui se livre aux voluptés sensibles achète
un plaisir plus naturel d'un péché inoins redoutable. L'écart
grandissant entre les deux termes ici engagés mesure le funeste
progrès de la malice humaine.
La gravité proportionnellement
accrue du péché de malice ressort assez de ce qui précède.
Il est plus volontaire que le péché de passion, plus volontaire
que le péché d'ignorance. Étendant même le sens
de la gravité, et la considérant comme désignant la
durée d'un péché, celui-ci l'emporte encore, car la
passion se produit en secousses intermittentes, la malice tient le plus
souvent à des dispositions permanentes. Et, si la gravité
devait enfin signifier un péché plus dangereux et de guérison
moins certaine, le péché de malice serait encore le plus
grave, puisqu'on y a perdu jusqu'au goût d'écouter la raison
et de faire le bien. Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 4.
Le péché de malice
n'est pas sans affinité avec le péché contre le Saint-Esprit.
Ce vocable est, on le sait, d'origine évangélique : Matth.,
xu, 31-32; Marc, ni, 28-30; Luc, xu, 10. Il adonné lieu, dans la
tradition chrétienne, à un grand nombre d'interprétations.
Saint Thomas les a groupées sous trois chefs. De malo, q. m, a.
14; Sum. theol., Ila-II», q. xiv, a. 1. Selon la plupart des Pères,
et qui se fondent sur le contexte de l'Évangile, ce péché
est le blasphème contre le Saint-Esprit ou la Sainte-Trinité.
Selon saint Augus-tin, il signifie l'impénitence finale. Les théologiens
scolastiques y voient le péché de malice. Saint Tho-mas,
entre trois opinions vénérables, ne tranche pas; mais il
inclinerait vers la dernière. Cependant, il entendrait exactement
sous le nom de péché contre le Saint-Esprit celui que l'on
commet quand on rejette les sentiments ou considérations qui retiennent
de pécher, et d'où procède ce que nous avons appelé
pro-prement le péché de malice. Cf. In /7am Sent., dist.
XLIII, q. i, a. 2, ad lum, ad 3um. Ainsi compris, le péché
contre le Saint-Esprit constitue un genre, et qui se répartit en
six espèces, selon les empêchements du péché
qu'il exclut : en quoi saint Thomas assume l'énumération
que lui offrait Pierre Lombard. II Sent., dist. XLIII. Un tel péché
est irrémissible, en ce sens qu'il n'a de soi rien qui appelle la
rémission ni celle de la peine, ni celle de la faute. Mais, ajoute
saint Thomas, la voie n'est pas fermée pour autant à la miséricorde
et à la toute-puissance de Dieu par les-quelles sont opérés
quelquefois de véritables miracles spirituels. Le plus souvent,
ce péché ne vient qu'après beaucoup d'autres; mais
il peut être aussi le premier. Sur le sens littéral des versets
évangéliques : Lagrange, Évangile selon saint Matthieu,
Paris, 1923, p. 244-245; Galtier, De psenitentia, Paris, 1931, n. 198-199.
Le péché de malice,
et spécialement le péché d'habi-tus, représente
le point d'insertion en notre système des considérations
relatives aux HABITUDES MAU-VAISES et aux HABITUDINAIBES, qui ont pris
une si grande importance dans la théologie morale des mo-dernes.
Voir ces mots. Il serait utile qu'on n'oubliât point la doctrine
ici rappelée dans l'étude casuistique de ces questions.
4. Conclusions. — Au terme de cet
exposé, on peut vérifier premièrement si les trois
causes que nous venons de recenser comprennent toutes celles d'où
le péché peut procéder dans l'âme. L'énumération
s'en inspire de la psychologie commune qui reconnaît dans l'âme
la volonté, l'intelligence et les facultés sensibles. Elle
jouit donc de la même autorité. Elle ne semble-rait incomplète
que si l'on songeait au premier péché de l'ange ou de l'homme
que l'on ne peut attribuer apparemment ni à la malice, ni à
la passion, ni à l'ignorance. Il faut dire que ce péché,
qui, selon son espèce, fut pour l'ange comme pour l'homme un péché
d'orgueil, appartient, selon
son origine, à la caté-gorie des péchés d'ignorance
: car il y eut au principe de cet acte déréglé une
inconsidération, qui était le seul défaut par où
le péché pût s'insinuer en ces créatures intègres.
Voir ORGUEIL; Salmanticenses, q. LXXVIII, a. 1.
On peut demander deuxièmement
si les trois mem-bres que nous avons recensés s'excluent l'un l'autre,
en sorte que l'on pèche ou par malice, ou par passion, ou par ignorance,
mais non jamais selon plusieurs de ces causes à la fois. Il faut
dire que la passion et l'igno-rance ne s'excluent pas nécessairement
comme causes d'un péché. Puisque la passion peut induire
à pécher, tandis que l'on sait par ailleurs que l'action
est mau-vaise, on ne voit pas qu'elle ne puisse le faire alors qu'on l'ignore.
Le péché de malice, au contraire, par définition même,
exclut le concours de toute ignorance et de toute passion comme principes.
Mais il se peut qu'un seul et même péché, inauguré
comme péché de passion ou d'ignorance, ne se poursuive, la
passion apaisée et l'ignorance éliminée, que par la
seule per-version de la volonté. Pour le péché commencé
par malice, il ne deviendrait en son développement péché
de passion ou d'ignorance que dans le cas où celles-ci le viendraient
affecter de l'extérieur, mais non pas si elles sont sorties du péché
lui-même. Il est d'ailleurs difficile qu'un seul et même péché
passe par tant de vicissitudes. Salm., ibid.
Faut-il déclarer que cette
triple division des péchés n'emporte aucune signification
spécifique? Elle ne concerne que les causes. Et la même cause
peut l'être de péchés spécifiquement distincts,
comme une même espèce de péchés procède
selon les occasions de diverses causes.
Nous sommes, à cet endroit,
en mesure de mieux comprendre comment tout péché comporte,
ainsi que le dit maintes fois saint Thomas, et ses commentateurs après
lui, une ignorance ou une erreur. Il arrive que l'ignorance et l'erreur
désignent l'espèce du péché : voir ci-dessus.
Il arrive qu'elles en désignent la cause, constituant la condition
grâce à quoi le péché est entré dans
l'âme, lequel est en ce cas dû à l'ignorance, ex ignorantia.
En tout autre péché, il y a bien igno-rance ou erreur, mais
qui ne sont du péché ni l'objet, ni la cause. Dans le péché
de passion, tel que l'a décrit saint Thomas, l'ignorance et l'erreur
sont actuelles et concernent tant la proposition universelle que son application
particulière à l'action; mais, habituelle-ment, on sait,
en vérité, et que tel genre d'action est défendu et
que cette action tombe sous le genre; la passion apaisée, ces connaissances,
qu'elle avait ré-duites à l'état habituel, reparaîtront.
Si l'on suppose que la passion n'exclut pas la connaissance actuelle du
mal que l'on fait, reste que l'on souffre d'une igno-rance et erreur pratiques
: autre est le jugement vrai de la conscience, autre le jugement d'élection,
qui est faux. Dans le péché de malice, l'ignorance et l'erreur
sont pratiques : mais elles ne sont point dues au trouble éphémère
de la passion, elles tienrfent au désordre permanent de la volonté.
Elles sont donc plus grandes que dans le péché de passion
que nous venons de dire. Elles sont plus grandes même que dans le
péché de passion allégué par saint Thomas :
en celui-ci, il est vrai, on ignore actuellement de toute façon
que l'on fait mal, on le sait en celui-là ; néan-moins, le
sachant tel, on l'estime préférable au bien reconnu, ce qui
est une erreur plus grande que de prendre ce mal pour un bien. Cf. Cajétan,
In 7*™-//®, q. LXXVIII, a. 4. Où l'on voit quelles précisions
deman-dait la théorie de Socrate, mais aussi que tout péché
comporte bien une imprudence, comme l'enseigne for-mellement la II.a-IIœ,
q. LUI, a. 2. On peut voir là-dessus Billuart, op. cit., diss. V,
a. 8, qui ajoute que,
201 PECHE. CAUSES
EXTERIEURES, DIEU? 202
dans le cas où l'on
pèche sur un objet bon, il vaut mieux parler non d'erreur, mais
d'inconsidération de la règle, comme on fait pour le premier
péché. A titre d'informa-tion : Cathrein, Vtrum in omni peccato
cccurrat error vel ignorantia, dans Gregorianum, 1930, p. 553-567.
2° Les causes extérieures
du péché. — On recherchera ici tout ce qui, du dehors, agit
sur l'âme par quel-que endroit, en sorte qu'elle en vienne à
pécher. On aura soin de définir le rapport exact de telles
causes avec le péché commis en vue de mesurer quelle respon-sabilité
demeure au pécheur. La question préalable se pose ici de
savoir si le sujet peut ou non ne pas entrer en rapport avec les causes
extérieures du péché : car la gravité du péché
doit se ressentir du volontaire relatif à POCCASION du péché
(voir ce mot). Parmi les agents signalés ci-dessus, nous pouvons
écarter les objets sensibles qui n'ont pas d'autre action que d'éveiller
la passion, cause intérieure du péché. Retenons les
personnes, dont l'action pose des problèmes propres : Dieu, le diable,
l'homme.
1. La question de Dieu comme cause
du péché. — Cette question procède pour une part de
ces enseigne-ments métaphysiques que la cause première agit
en toute cause seconde et concourt à la production de tout effet
; singulièrement que Dieu est la seule cause pénétrant
jusqu'à l'intérieur de la volonté d'où pro-cède
l'acte volontaire; que le mal cependant ne peut être, sans discernement,
attribué à Dieu. D'autre part, la même question procède
de certains enseignements de la révélation où Dieu
et le péché sont de quelque façon, et en des sens
divers, mis en rapport.
a) Dieu n'est pas cause dupéché.
— Un premier point, en cette matière passablement complexe, est
établi par le théologien avec sécurité. Et
c'est que Dieu n'est pas cause du péché. La sainte Écriture
en promulgue net-tement l'affirmation; si, par ailleurs, elle revendique
énergiquement que le péché même n'échappe
point aux desseins de Dieu, on n'en rendra compte qu'après avoir
agréé cette première vérité. L'apôtre
saint Jacques, dans son épître, eut notamment l'occasion de
réagir contre l'opinion de certains fidèles qui, sans doute,
faisaient retomber sur Dieu la responsabilité de leurs propres fautes,
i, 13; voir sur ce verset le com-mentaire et les aperçus historiques
de J. Chaîne, éd. citée. Le IIe concile d'Orange, confirmé
par Boni-face II, a promulgué, en 529, deux canons qui sont là-dessus
la règle de la foi chrétienne :
Can. 23. Suam voluntalem homines
faciunt, non Dei, quando id agunt quod Deo displicet; quando autem id faciunt
quod vohint ut divinse serviant voluntati, quamvis volentes agant quod
agunt, illius tamen voluntas est aquo et prœparatur et jubetur quod volunt.
Denz., n. 196.
Can. 25. ...Aliquos vero ad malum
divina potestate prédestinât os esse non solum non credimus,
sed etiam, si sunt qui tantum malum credere velint, cum omni detes-tatione
illis anathema dicimus. Denz., n. 200.
Il appartient au théologien
d'expliquer ces données. Saint Thomas le fait en disant premièrement
que Dieu ne cause pas le péché directement. Celui-là
cause le péché directement qui incline ou induit la volonté
à pécher. Or, Dieu ne fait ainsi ni à l'égard
de sa propre volonté, ni à l'égard de la nôtre.
Car il y a opposition entre Dieu inclinant et convertissant toute chose
à soi comme à sa fin, et la nature du péché
soustrait à cet ordre de finalité dont Dieu est le principe.
Dieu se renierait en vérité s'il péchait ou faisait
pécher. Il répugne qu'on attribue à Dieu le mal de
faute.
Saint Thomas se donne la peine d'écarter
un texte de la Sagesse qui semblait gêner cette conclusion : Sap.,
xiv, 2; mais la Vulgate est seule responsable de cette apparence. Il interprète
aussi un texte de saint Augustin, où l'action de Dieu sur les volontés
humaines, dans le bien et dans le mal, est exprimée
par le mot d'inclinare (De
gralia et libero arbitrio, xxi, P. /,., t. XLIV, col. 907-909); l'ensemble
du passage original, comme la doctrine générale de saint
Augus-tin sur ces matières, garantit de surcroît l'interpréta-tion
de saint Thomas (voir l'art. AUGUSTIN, spé-cialement col. 2398-2408).
?— Mais que Dieu ne cause pas directement le péché, cette
proposition seule lais-serait place à la pensée que Dieu,
néanmoins, n'em-pêche pas le péché tandis qu'il
peut le faire. Pour l'écarter, et découvrir dans son universalité
cette vérité que Dieu ne cause pas le péché,
saint Thomas ajoute deuxièmement que, du péché, Dieu
n'est pas même la cause indirecte. Sans doute, Dieu n'offre pas à
tous les secours, grâce auxquels ils eussent évité
de pécher. Mais il agit ainsi selon l'ordre de sa sagesse et de
sa justice. Pour cette raison, on ne peut, d'aucune façon, lui imputer
le péché commis : non plus qu'un pilote, resté légitimement
à terre, n'est cause du nau-frage en ce qu'il ne gouvernait pas
le navire. Cette rai-son est profonde. Elle va jusqu'à nous faire
entendre que le péché sort comme de sa cause propre et suffi-sante
de la créature, laquelle est naturellement capable de défaillance;
il n'y a point lieu, pour rendre compte de cet effet, d'engager ici quelque
autre causalité. Si, néanmoins, insistant sur la nécessité
du secours divin, on mettait le péché en liaison avec ce
secours non accordé, nous devrions dire que, selon l'ordre de nature,
le défaut du secours est postérieur à la défail-lance
de la créature et dû à celle-ci. Mais nous ne ferions
qu'affirmer de nouveau par là et reconnaître cette fragilité
de la nature créée, d'où le péché sort,
pour ainsi dire, comme un fruit de son germe. Qu'elle ne pèche pas,
elle le doit à la bonté de Dieu; mais elle ne doit qu'à
soi-même de pécher. Mais pourquoi Dieu, tantôt prévient-il
cet effet, et tantôt ne le prévient-il pas? Il n'y faut point
chercher d'autre raison que la sagesse et la justice de Dieu, qu'il n'appartient
pas à l'homme de sonder. Is-IIœ, q. LXXIX, a. 1.
b) Péché et concours
divin. — Cette proposition, que Dieu n'est pas la cause du péché,
a une valeur absolue, car on y entend cet acte humain en ce qu'il a de
for-mel, à savoir le mal, comme l'auteur de la statue est celui
qui a donné à l'airain cette forme, non celui qui a coulé
l'airain. La précision que nous devons main-tenant introduire n'ôtera
donc rien à la valeur de cette première proposition. Car
l'acte du péché est de Dieu. Tandis que nous avons d'abord
satisfait à l'en-seignement exprès de la foi, nous devons
accorder à présent quelque chose à la métaphysique.
D'anciens théologiens, dont Pierre Lombard rapporte longue-ment
l'opinion, II Sent, dist. XXXVII, avaient pensé que les actes des
péchés ne peuvent d'aucune façon être causés
par Dieu. Saint Thomas témoigne à deux reprises que l'opinion
en est vieillie et passée de mode. In II™ Sent., dist. XXXVII, q.
n, a. 2; De malo, q. m, a. 2. Elle est en effet insoutenable, quelque diffi-culté
que doive engendrer l'opinion contraire. L'acte du péché
est de Dieu, en tant qu'il est de l'être, en tant qu'il est un acte.
Tout être, de quelque manière qu'il réalise l'être,
dérive nécessairement de l'être pre-mier : on en trouvera
la démonstration Sum. theol., Ia, q. XLIV, a. 1. Toute action, à
son tour, est causée par quelque chose en acte, puisque rien n'agit
que ce qui est en acte; or, tout être en acte se réduit, comme
à sa cause, au premier acte, à savoir Dieu, lequel est acte
par son essence même; sur quoi l'on peut voir 1% q. cv, a. 5. Ces
arguments, on le voit, sont métaphy-siques. Il y a lieu d'entendre
la causalité de Dieu sur l'acte du péché avec cette
plénitude et cette étendue que saint Thomas revendique universellement
en faveur de la cause première.
Reste sans doute à concilier
avec la précédente cette conclusion : comment Dieu ne cause-t-il
pas le péché
203 PÉCHÉ.
CAUSES EXTÉRIEURES, DIEU? 204
s'il est la cause première
de l'acte du péché? Saint Thomas, pour son compte, opère
aisément cet accord. Il a mis au principe du péché
un défaut. En ce défaut, le libre arbitre s'est soustrait
à l'influence du premier agent; ou plutôt n'est-il pas autre
chose que la sous-traction même du libre arbitre à la motion
divine? Oii ne peut donc attTibuer à Dieu la privation qui frappe
le péché, mais au libre arbitre, auteur de sa propre défaillance.
Dans l'explication causale du péché, on remonte, pour autant
qu'il est un acte, jusqu'à Dieu; pour autant qu'il est une privation,
jusqu'à la volonté. Rendre compte de l'acte requiert qu'on
le mette en rapport avec Dieu; mais on a complètement rendu compte
de la privation, si l'on a invoqué le libre arbitre. Seul le défaut
échappe à l'influence de la cause première; et un
défaut précisément explique le péché.
Selon cette analyse, on ne peut même pas dire que Dieu soit cause
accidentelle de la privation du péché : nullo modo Deus est
causa dejectus concomitan-tis actum. Ia-Ilœ, q. LXXIX, a. 2, ad 2um. Il
le serait, si la privation accompagnait l'acte tel qu'il est causé
par Dieu (comme elle l'accompagne tel qu'il est causé par la volonté);
mais elle ne l'accompagne qu'en vertu du défaut qui est au principe
de l'acte, où s'introduit la rupture entre la privation et la cause
première. Si, maintenant, l'on demandait : pourquoi Dieu prête-t-il
son influence quand l'acte, qui n'eût point été posé
sans elle, doit être, d'ailleurs par la faute de la créa-ture,
frappé de privation? Nous avons répondu ci-dessus : il ne
faut invoquer rien d'autre que notre condition fragile, la sagesse et la
justice mystérieuses des secours divins. Ia-IIœ, q. LXXIX, a. 2.
Cette analyse disjoint donc, d'une
part, l'acte du péché, d'autre part, la privation où
se vérifie la raison commune de mal. Cette même disjonction
permet à saint Thomas d'accepter que Dieu, causant l'acte du péché,
cause son espèce, sans que, néanmoins, on doive attribuer
à Dieu le mal du péché : car, si l'acte du péché
est mauvais en son espèce, ce n'est point que le mal consiste dans
la spécification même que l'acte reçoit de son objet,
mais dans la privation qui ne peut manquer d'affecter l'acte ainsi spécifié.
Pour nous, qui avons agréé une malice positive s'introduisant
dans la constitution même de l'espèce du péché,
pouvons-nous, cette fois, accepter cette conséquence? Mais si Dieu
ne cause point l'espèce de l'acte, il ne cause point l'acte lui-même
: et donc ne sommes-nous point réduits cette fois ou bien à
abandonner la thèse de saint Tho-mas et de la saine métaphysique,
ou bien à renoncer enfin à cette malice positive dont nous
avons jusqu'ici chargé nos analyses? Nous avons, dès notre
étude de la nature du péché, prévu cette difficulté.
Elle n'est pas invincible. L'affirmation d'une malice positive dans le
péché s'introduit aisément, comme nous avons déjà
vu, à l'intérieur de l'analyse de saint Thomas, loin de la
contredire.
Il est vrai que l'acte du péché
est constitué comme mauvais dans son adhésion positive à
l'objet, et il est vrai que Dieu causant l'espèce du péché
qui lui vient de son objet, ne le cause pas cependant comme mauvais. Le
secret de la conciliation de ces deux vérités est dans la
distinction de l'espèce physique et de l'espèce morale. Dieu
cause le péché en son espèce physique; le péché
est mauvais en son espèce morale. La première tient à
l'objet en ce qu'il est; la seconde à l'objet discordant d'avec
la règle de raison. Que l'acte du péché soit posi-tivement
constitué en son espèce physique, Dieu en est la première
cause; mais qu'il soit positivement constitua en son espèce morale,
il le doit au défaut de la volonté. La privation de la règle
raisonnable en la volonté n'a pas empêché qu'elle n'agisse
et n'exprime :on énergie en une tendance positive et spécifiquement
constituée ; mais, à cause du défaut initial, il se
trouve
que cette tendance représente
une contrariété à la règle de raison. Il y
a, dès lors, un mal positif, mais dont l'origine première
est un défaut où s'introduit la rupture entre l'influence
divine et l'effet obtenu. Il ne faut point renier saint Thomas, mais discerner
seule-ment qu'à partir du défaut de la volonté procède,
outre la privation et antérieurement à elle, une ten-dance
positive moralement qualifiée et que le mal du péché,
dont Dieu n'est point la cause, se vérifie déjà, avant
toute privation, dans une contrariété où le péché
trouve son espèce proprement morale.
Les plus grands commentateurs de
saint Thomas l'ont ainsi compris. Cajétan, In 7am-//8e, q. LXXIX,
a. 2, distingue pour sa part l'acte moral ut sumptus absolute, comme procédant
de l'agent muni, si l'on peut dire, de son défaut : en ce cas, il
s'accompagne d'une difformité et n'est pas de Dieu; ut est ab agente
ut sic : dans ce cas il est parfait et procède de Dieu. Pour Jean
de Saint-Thomas, il énonce expressément, la-IIœ, disp. IX,
a. 2, n. 76, que l'ordre positif moral à l'objet désordonné,
en tant qu'il est quelque chose, est de Dieu; en tant qu'il touche un objet
désordonné et privé des règles de la raison,
d'où procède dans l'acte la privation de la rectitude, il
est fondement défectibie et n'est pas de Dieu. Voici deux exemples
des proposi-tions des Salmanticenses : « Dieu fait que cette forma-lité
de la malice et la tendance à l'objet discordant soit tout entière
être, ou plutôt, pour parler mieux, il fait tout cet être
qu'est la susdite tendance; il ne fait pas cependant qu'un tel être
soit en outre ceci, savoir ten-dance vers un objet discordant : donc il
ne fait pas qu'il soit malice. » Disp. VI, n. 90. « Bien que
Dieu atteigne l'entité entière de la formalité malice,
il n'at-teint pas cependant la malice même en sa raison de malice,
car il n'atteint pas la susdite entité totale-ment et quant à
tout son mode, mais seulement de façon inadéquate, en tant
qu'elle dit la fonction propre d'entité, c'est-à-dire le
fait d'avoir l'être, en faisant abstraction de la manière
de l'avoir, par mode de tendance vers un objet discordant, et de la fonc-tion
et expression de cette tendance. » Ibid., n. 89. La puissance positive
de pécher, que ces derniers commen-tateurs ont insérée,
on s'en souvient, entre le défaut de la volonté et sort acte
mauvais, comme la cause immédiate de la malice positive, est l'objet
d'une dis-tinction pareille : attribuée à Dieu pour l'être
qu'elle a, elle ne l'est pas, si on la considère formellement comme
puissance de pécher. Ibid., disp. XII, dub. n.
Nous sommes ainsi conduits à
penser qu'il y a des formalités qui, dans leur expression positive
même, ne sont pas de Dieu. Jean de Saint-Thomas en con-vient sans
difficulté : bien que tout positif, dit-il, sous la raison d'effet
et d'existence soit de Dieu, cependant sous la raison de déficient
il n'est pas de Dieu, loc. cit., n. 75. Et il ne faut pas, en effet, s'en
émouvoir, puisque, selon cette expression positive, une telle for-malité
n'a pas de cause, elle résulte dans la créature raisonnable
de son origine, qui est d'avoir été faite de rien, et trahit
cette condition de la créature capable de demeurer, si l'on peut
dire, sous l'impression du néant. Ainsi parlent les carmes de Salamanque
: « La puissance de pécher formellement considérée,
c'est-à-dire comme puissance défectibie et principe de malice,
ne possède aucune cause effective de soi : sed consequi et veluti
resultare in creatura rationali et in ejus volun-tate eo quod ex nihilo
vel capax manendi sub nihilo est, absque influxu aliquo qui ad genus causes
efflcieniis pertineat... Posée par Dieu l'entité de la créature,
cette puissance résulte immédiatement, et sans aucune causalité,
de cette condition de la créature d'être chose de rien, ex
nihilitatis conditione. » Ibid., n. 29. Nous croyons que saint Thomas
se fût reconnu en cette suprême pensée de ses disciples.
205 PECHE. CAUSES
EXTERIEURES, DIEU? 206
En cette recherche de la causalité
de Dieu sur le péché, nous avons touché à des
problèmes qui ont donné lieu à divergences célèbres
entre écoles théolo-giques : voir PREDESTINATION-, Mais une
hérésie même s'est élevée là-dessus,
celle de Calvin qui attribue à Dieu la causalité du péché,
au sens formel de ce mot. Voir CALVINISME, t. n, col. 1406-1412. On consultera
aussi, sur cette question, une publication plus récente (où
la doctrine de Calvin est confrontée avec celle de saint Thomas)
: C. Friethoff, Die Pràdeslinalionslehre bei Thomas von Aquin und
Calvin, Fribourg, Suisse, 1926, p. 36-51. Le concile de Trente a condamné
cette hérésie en une formule qui conclut heureusement tout
ce que nous venons de dire. Sess. vi, can. 6 :
Si quis dixerit non esse in polestale
hominis vias suas malas facere, sed mala opéra ita ut bona De.im
operari, non permissive soin m sed eliam proprie el psr se, adeo ut sit
proprium ejus op'.is non minus proditio Judac quant vocatio Pauli,
A. S. .Denz., n. S16.
Parmi les travaux modernes, on peut
voir : Billot, op. cit., p. Ia, c. i, § 2; une bonne consultation
de L'Ami du clergé, lor novembre 1928, p. 771-779. Les études
du P. Marin-Sola sur les motions divines, dans Ciencia lomista, 1925 sq.,
et les débats qu'elles ont suscités ont renouvelé
de nos jours l'actualité du pro-blème, dont nous venons de
reproduire la solution classique en thomisme.
c) Péché et providence
divine. — On se conforme à l'enseignement constant de la révélation
quand on soustrait à Dieu, comme nous avons fait d'abord, toute
causalité à l'endroit du péché formellement
entendu. Mais i! ne manque point dans la sainte Écri-ture, nous
l'avons annoncé, d'enseignements selon les-quels le péché,
loin d'échapper aux desseins de Dieu et de déjouer son plan,
est de quelque façon résolu par lui. La théologie
a tenté d'enregistrer cette donnée, qu'il faut d'abord énoncer
de façon précise.
Elle consiste au degré le
plus faible en ce que Dieu tente l'homme. Et, par là, on veut nous
dire qu'il l'éprouve, afin que soient découverts ses sentiments
intérieurs et qu'il progresse dans la vertu. Tel fut le cas d'Abraham,
Gen., xxn, 1 sq.; des Hébreux au désert, Ex., xv, 25; Deut.,
vin, 2; cf. xm, 3; de Job, que Dieu éprouva par l'entremise de Satan.
Saint Augustin a relevé cette sorte de tentation divine. Serm./LXXI,
10, P.L.,t. xxxvm, col. 453. La demande de l'oraison dominicale : Et ne
nos inducas... prie Dieu qu'il épargne toute épreuve à
notre faiblesse; cf. La-grange, Évangile selon saint Luc, p. 324;
Évangile selon saint Matthieu, p. 131; Chaine, L'épttre de
saint Jacques, p. 20.
Le texte célèbre d'Isaïe,
vi, 10, signale une inter-vention de Dieu plus marquée. Ce verset
est cité dans tous les évangiles, Matth., xm, 14-15; Marc,
iv, 11-12; Luc, vin, 10; Joa., xn, 39-40; et par saint Paul dans Act.,
xxvin, 25-28. Jahweh y définit en ces termes redoutables la mission
de son prophète : Excseca cor populi hujus el aures ejus aggrava
et oculos ejus claude : ne forte videal oculis suis el auribus suis audiat
et corde suo intelligat et convertatur et sanem eum. L'interprétation
du P. Condamin, Le livre d'Isaïe, p. 45-46, semble affaiblir ce texte.
Il n'est point le seul dans l'Écriture qui attribue à Dieu
l'endurcissement du pécheur. Celui du pharaon, enseigné par
Ex., iv, 21 (cf. VII,3;IX, 12;xix,4-17),a été adopté
comme typique par saint Paul, en antithèse à la fidélité
de Moïse. Rom., ix, 17-18. De leur nature, la prophétie et
les dons de Dieu sont propres à conduire l'homme au bien ; il y
résistera cependant ; il portera ainsi le mal à son comble.
Dieu le sait, et il se trouve que cette rébel-lion servira son dessein.
Dans le cas historique du pharaon, saint Paul visait d'ailleurs le problème
par-ticulier de la résistance des Juifs à l'Évangile,
non
celui de la réprobation
en général quant au salut éter-nel. Par ailleurs,
la pensée que Dieu ait poussé cet homme au mal eût
sûrement paru à saint Paul blas-phématoire. Voir Lagrange,
L'épttre aux Romains, p. 234-236; note sur saint Paul et la prédestination,
p. 244-248.
La fin assignée par les évangiles
aux paraboles (c'est à ce propos que les synoptiques citent le texte
d'Isaïe) comporte le même enseignement. Jésus, pro-posant
les paraboles, n'entendait point dérouter l'es-prit des simples;
mais il est vrai que les Juifs y devaient trouver un plus grand aveuglement,
lequel servait le dessein de Dieu, qui avait ainsi ordonné le salut
que l'aveuglement des Juifs en était la condition. Voir Lagrange,
Évangile selon saint Marc, note sur le but des paraboles, p. 96-103.
Sur le but des paraboles et, en général, sur l'aveuglement
et l'endurcissement des pécheurs par Dieu, dans l'Ancien et le Nouveau
Testament, voir l'étude circonstanciée de A. Srinjar : Le
but des paraboles sur le règne et l'économie des lumières
divines d'après l'Écriture sainte, dans Biblica, 1930, p.
291-321, 42G-449; 1931, p. 27-40. Un mystère redoutable de providence
nous est ainsi annoncé qui, laissant à l'homme l'entière
responsabilité de son péché, introduit cependant le
péché même dans les plans inviolables de Dieu.
Dans la théologie de saint
Thomas, l'enseignement que nous venons de relever, outre certaines interpréta-tions
particulières (p. ex. : In epist. ad Rom., c. ix, leç. 3;
Sum. theol., IIIa, q. XLII, a. 3), s'exprime dans la forme suivante. On
suppose le péché a-compli, et nous avons appris que Dieu
n'y est formellement pour rien. Parce que l'homme a péché,
Dieu lui ôte sa grâce; comme la grâce illumine et attendrit,
sa sous-traction est un aveuglement et un endurcissement. Ne comprenons
pas que Dieu, le péché posé, ait l'initiative de cette
opération, car le péché, de sa nature, met un obstacle
entre les influences divines et l'âme cou-pable ; mais, plutôt
que de subir la nécessité de l'obs-tacle, librement Dieu
retire sa grâce. De son propre jugement et selon l'ordre de sa sagesse,
il laisse le pécheur à la loi de son péché.
On peut dire en ce sens que Dieu (et non pas seulement le péché)
est la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement (comparer Sum. theol,
P-Il88, q. LXXIX, a. 3, avec In I"m Sent., dist. XL, q. iv, a. 2, où
saint Thomas accuse plutôt la causalité du pécheur
à l'égard de ces effets). Il plaît à saint Thomas
de commenter ces mots mêmes, à quoi il faut ajouter l'appesantissement
des oreilles, qu'il interprète par rapport à des conditions
connues de la grâce retirée. On observera qu'une causalité
n'a pu être ici reconnue à Dieu à l'endroit de tels
effets qu'une fois ceux-ci traités comme maux de peine. L'événe-ment
s'en vérifie chez tout pécheur, quoique plus visi-blement
chez les pécheurs avancés. Ia-IIœ, q. LXXIX, a. 3.
En cet état où Dieu
l'a réduit, le pécheur est disposé à pécher
de nouveau. Or, le péché est ordonné à la perte
du pécheur; il n'est ordonné au salut du sujet qu'en vertu
d'une miséricordieuse providence, Dieu permettant que l'on tombe
.afin que, reconnaissant sa chute, on s'en humilie et se convertisse. Il
faut donc dire que, de leur nature, l'aveuglement et ses suites sont ordonnés
à la perte de qui les subit ; et c'est pourquoi ils sont tenus comme
des effets de la réprobation. Par la miséricorde de Dieu,
ils peuvent être temporaires et servir de remède aux prédestinés,
auxquels omnia cooperanlur in bonum. Dans tous les cas, la gloire de Dieu
en ressort, puisque sa justice ou sa miséricorde sont ainsi manifestées;
le choix des prédestinés ne peut avoir, bien entendu, de
la part de Dieu, le sens d'une acception de personnes. la-Il82, q. LXXIX,
a. 4.
Par ces multiples
considérations, la théologie a
207 PECHE. CAUSES
EXTERIEURES, LE DÉMON 208
tente d accorder deuN v entes
également certaines 1 inviolable sainteté de Dieu, qui ne
trempe dans aucun pèche, l'universel et infaillible gouvernement
de Dieu, auquel rien n échappe de ce qui se passe en ce monde Elle
nous dispense ainsi a sa manière les leçons com plementaires
de sécurité et de crainte qu elle a trou vees d abord dans
le» livres sacres
2 Le démon comme cause du
pèche — En cette matière du pèche, le diable s'impose
a 1 attention des théologiens La tradition chrétienne reconnaît
unam mement en lui 1 ennemi du genre humain et qui se répand dans
le monde pour la perte des âmes voir DEWOM, TENTATION NOUS traitons
du diable stricte ment comme cause du pèche
a) Le diable ne '•aute le ptche
que d une manière res treinte — Le principe des actes
humains qu est la volonté est sujet a deux motions distinctes, celle
de 1 objet, celle de 1 agent qui intérieurement 1 incline
Quant a cette dernière, Dieu seul, outre la volonté même
détient pouvoir sur la volonté Le diable n in cline
donc pas la volonté du. dedans, et ce n est jamais que de 1 extérieur
qu il peut lï scduire Qu ml i 1 ob jet, en effet,
on peut î eprese iter selon trois modes 1 action exercée par
cet endroit sur la volonté \git sur elle
1 objet propose lui même comme un mets appétissant excite
de soi le désir d en manger \git sur elle, la personne
qui offre cet objet \g t sur elle, la personne qui signale
la bonté de 1 objet Selon les deux dernières
manières, le diable agit sur la volonté Et parce que, du
côte de 1 objet, seul le bien absolu meut nécessairement la
volonté nous savons déjà que le diable ne sera jamais
11 c mse suffisante d un mou veTient de 11 volo îU
la II'8 q L\\\ I
1
b) Com ncnt le diable peut agir
— M us, en ces limites et de cette m micrc le duule dispose de moyens propres
et redoutables II pLTsU idc par le dedans II n en est pis rtduit a des
ippurtions ou a de pseudo m racles Non certes qu il ig ssc en nos facultés
spirituelle» nous venons de dire que la volonté lui échappe,
pour 1 intelligence, il se garde bien de I éclairer, n ayant souci
que de 1 obscure r II y parvient grâce a 1 action qu il exerce sur
1 imagina tion et les facultés sensibles
La theolog e médiévale
a considero attentivement cette action des purs esprits sur la nature corporelle,
dont nous touchons ici un cas particulier Le diable donc
excite des images dans 1 imagination
Saint Thomas justifie ceci en disant que la formation des images e t due
au mouvement de certains éléments corporels or
le mouvement local est 1 un des assu jettissements de la nature corporelle
aux pur» esprits Sans retenir cette théorie mécanique
de 1 imagination on peut agréer la même conclusion, dès
qu on admet une action du diable sur le corporel et un rapport du corporel
a cette faculté De même, dit saint Thomas le diable
evcite des passions dans 1 app°tit sensible voire il peut disposer
habituellement a quelque pas sion Et 1 on comprend qua les deux actions
que nous venons de dire puisse ît se combiner et s nder mutuel lement
Nos sens extcrieuisso it, a leur tour sujets aux artifices du diable rendus
par lui plus subtils ou plus obtus En cet ordre de choses,
la limite du pouvoir diabolique, outre la permission de Dieu, tient en
te que les purs esprits ne peuvent former aucune ma tiere ils
o it besoin d éléments a partir desquels ag r La commotion
due auv agissements du diable sur cette partie sensible
de nous mêmes peut être
si grande que la raison en devienne liée et que 1 on com mette des
actes qui sont des ai,tes de pèches Mais ils ne sont plus
alors des actes humains, et notre pre miere conclusion demeure, que le
diable ne peut nous contraindre de pécher L homme est coupable qui
suc combe a la tentation diabolique il faut seulement
reconnaître que sa faute
est amoindrie a proportion que sa volonté fut pressée de
la commettre comme nous avons dit du pèche de passion Mais qui ne
se rend pas aux suggestions du diable et sa sensibilité fut elle
horriblement agitée, ne commet pas la moindre faute la théologie
scolastique distingue couramment entre la tentation de la chair, qui est
le pèche de la sensualité dont nous avons parle, et la tentation
du diable qui ne comporte de soi aucun pèche Ia IIœ, q
L\X\ a 2, 3
c) Opinions sur le rôle du
diable — Certaines opi-nions chrétiennes imputeraient volontiers
au diable 1 origine de la multitude de nos pèches Ongene, par exemple,
qui tantôt incrimine le diable, tantôt nos seules passions
déréglées, semblerait s arrêter plus fréquemment
sur 1 intervention diabolique, d ou vien-nent tous nos pèches, non
d ailleurs sans la complicité de notre liberté Eu d innombrables
passages, il décrit le, ruses et les attaques de 1 ennemi Tertulhen,
De psenilentia i saint Cvpritn De domm orat, 25, sont aussi tn-s attentifs
a cette hostilité dont patit la vie chrétienne Gf Cavallera
art cit p 35 II appartient à la théologie de traduire sagement
tant d invectives et d émois Occasionnellement et indirectement,
con-cède saint Thomas, le diable est la cause de tous les pèches,
car il a fait pécher nos premiers parents, de qui nous avons hérite
notre inclination au mal Mais que tout pèche soit du a une persuasion
particulière du diable on ne peut 1 accorder II n est pas besoin
que le diable a tout instant, s en mêle et du dehors et du dedans
nous som nés assez presses d offenser Dieul D aut mt que Dieu et
les saints anges le retiennent d entreprendre tout a qu il voudrait le
diable nous tente moins qu il n en il envie On voit que, pour cette theolog
c la lutte de 1 homme contre le pèche ne consister i pas seulement
a se mettre a 1 abri du diable i.% II"0 q ixxx
i 4
Sur le propos du di iblc et de la
tentation, il faut sigmlei 1 erreur de Jovinien, combattue par saint Ttrome,
Vdv Jovimanum 1 II, P i, t xxm, col 281 sq , selon qui le démon
ne tente point ceux qui ont ete baptises dans 1 eau et 1 Esprit, mais seulement
les infidèles et les pécheurs, voir 1 art JOVINIEN, celle
d \belard, qui intéresse seulement le mode de la ten tation, et
qu'a combattue saint Bernard, Epist , CLXXXIX cxci, qu a condamnée
le concile de Sens, en 1140 Denz ,n 383 voir \BELARD t i.col 43 48,enfin,
les opinions qui otent la responsabilité aux pèches issus
d une tentation ou qui préconisent la passivité sous les
suggestions du diable dont un exemple est la doctrine de Mohnos (voir ce
mot) Le sujet de ce par igraphe nous donne 1 occasion d évoquer
ici une doctrine qu ont tenue bon nombre de Pères latins et particulièrement
saint Augustin et qui reconnaît au démon précisément
un droit sur les pécheurs, remis de par Dieu a son empire d ou le>
retire la rédemption du Christ on étudiera cette question
dans les travaux de J Rivière suri histoire du dogme de la redempt'on
3 L homme comme cause du pèche
— L'homme induit son semblable a pécher II le fait soit en propo-sant
1 objet soit en signalant sa bonté S il n a pas tous les movens
du diable, il en a d autres, et qui peuvent être très persuasifs
mais non jamais irrésistibles Leur étude donnerait lieu a
abondante description On la trouve pour 1 essentiel dans la question du
scandale (voir ce mot), qui est justement le pèche de ceux qui font
pécher les autres
Mais 1 homme se trouve être
cause du peche d une manière singulière, a savoir par la
voie de la gênera tion C est a cet endroit de son traite et par cette
tran sition que saint Thomas, dans la Somme Iheologique, introduit 1 étude
complète du peche originel Ia II33, q LXXXI LXXXIII
Voir 1 art suivant
209 PÉCHÉ.
LES PÏ
3° Les pèches causant
d autres pèches — On ne relevé pas ici, outre celles que
1 on vient d exposer, une nou-velle catégorie de causes du pèche
Mais on signale, a l'origine des actions qui nous mettent en la disposi-tion
de pécher, la présence possible de pèches ante rieurs
Une théologie systématique assume de cette façon maintes
données de la tradition chrétienne ou sont dénonces
les rapports de certains pèches entre eux, en même temps qu
elle introduit dans ce royaume du desordre certaines lois qui le réduisent
mieux a notre connaissance Sont retenues ici, comme objet d examen, la
connexion établie par la sainte Ecriture entre la cupidité
et tous les pèches, entre 1 orgueil et tous les pèches, et
la théorie des pèches capitaux
1 La cupidité — Saint Paul
a dénonce la cupidité
comme la racine de tous les pèches
I Tim , vi, 10
Comment le comprendre' Le mot de
cupidité de soi
souffrirait plusieurs sens
Par une méthode remar
quable, saint Thomas 1 interprète
selon le contexte, et
il 1 entend comme 1 amour desordonne
des richesses
Le grec cpiXccpyupia lui donne nettement
laison Cette
cupidité est la racine de
tous les pèches en ce sens que
les richesses, qu elle convoite,
permettent 1 assouvisse
ment de tous les appétits,
et non seulement en choses
matérielles, qu est ce qui
ne s acheté pas en ce monde'
Pecumse obediunt omnia, disait 1
Ecclesiaste, x, 19 La
causalité, ici considérée,
est bien exprimée par ce mot
de racine de la richesse,
toute sorte de pèches tireront
leur substance, comme de la racine
toutes les parties
de 1 arbre tirent leur aliment
On n'entend d ailleurs
avancer ainsi qu une loi morale,
et qui se vérifiera
souvent, mais non infailliblement
Notre théologie ren
contre exactement la pensée
de 1 auteur inspire Nam
qui volunt dwites fieri, dit le
f 9, incidunt m tentatw
nem et in laqueum diaboh et desideria
mulla inuhha et
noewa quse mergunt hommes in interilum
et perdilio-
nem A la faveur de cette formule,
la théologie a ainsi
retenu 1 un des avertissements les
plus constants du
christianisme, qui redoute les richesses
comme 1 un
des dangers du royaume des cieux
Le vœu de pau-
vreté, essentiel à
1 état religieux, n est pas étranger a ce
sentiment On distinguera le cas
allègue ici de celui de
1 avance tenue pour pechc capital
Ia IIœ, q LXXXIV,
a 1, cf lia nœ( q
exix, a 2, ad lum Pour I exégèse
du texte de saint Paul, on peut
voir M Meinert, Die
Pasloralbriefe des ht
Paulus, Bonn, 1931, p 73 74,
la note Irrlehre und Habtucht, sur
la pensée ici enga
gee L Rohr,
Die soziale Frarje und das Neue Testa
ment, Munster, 1930
Il n v a pas de rapport, on le voit,
entre la conside ration que nous venons de dire et la théorie augusti
nienne de la cupiditas, ou le mot possède un sens beau coup plus
ample et interesse I origine du pèche plus profondement il se rencontre
plutôt avec cette con version déréglée ver^
quelque bien dont nous avons dit que tout pèche la comporte premièrement,
ou avec cet amour de soi d ou nous devons redire à 1 instant que
tout pèche procède Sur cette notion augusti-nienne et sa
place dans la théorie du pèche Mausbach, op cit , t
i, p 222 229
2 L orgueil — Un verset de 1 Ecclésiastique
x, 15,
énonce, dans la Vulgite,
quel orgueil est le commence
ment de tout pèche, mitium
omms peccali superbia
Le contexte consulte avertit saint
Thomas d entendre
ici 1 orgueil comme pèche
spécial, c'est à dire 1 amour
desordonne de la propre excellence
11 commence tout
pèche, en ce sens que tout
pèche poursuit, dans le bien
ou il s attache, une satisfaction
et une perfection du
pécheur, aussi bien n est
il aucun pèche qui ne puisse
devenir formellement pèche
d orgueil Tandis que la
cupidité fournit la facilite
de pécher, 1 orgueil rend
1 homme sensible a I attrait des
biens ptnssables En
cet effet se révèle
1 un des modes de la primauté de
HÉS CAPITAUX
210
1 orgueil sur tous les pèches
(voir ce mot) Le texte grec ne prête pas a cette systématisation
de la theolo gie, puisqu on y dit, à 1 inverse, que le commencement
de I orgueil est le pèche Voir Swete, The Old Testa-ment in
Greek, Cambridge, t n
3 Les péchés capitaux
— La cupidité et I orgueil, dont on vient de dire 1 influence, pourraient
à ce titre passer pour pèches capitaux leur nom propre cependant
est racine et commencement, la théologie reserve celui la à
des pèches exerçant une causalité qu elle a soigneusement
définie
La théorie theologique des
pèches capitaux conclut une longue histoire Le mot est ancien, ainsi
que l'enu meration de pèches auxquels on 1 applique
Mais sa signification n est pas constante Dans 1 ancienne dis ciphne
pemtentielle, les pèches capitaux, dont la liste est d ailleurs
variable, s ont les pèches dont la remission ne s obtient que par
pénitence publique \ oir art PENITENCE
Tertullien voit, dans le bain sept fois renouvelé
de Naaman le Syrien, le symbole de la puri fication des pèches capitaux
des gentils, qui sont 1 ido latrie, le blasphème, 1 homicide, 1
adultère, le stupre, le faux témoignage, la fraude Adv Marc
, 1 IV, c ix, P L (1844), t n, col 375 Chez Ongene, qui dénombre
par ailleurs de certaines inclinations mauvaises comme les principes
des pèches (a chacune desquelles est prépose
un démon particulier), 1 expression de pèches capitaux prend
1 acception spéciale de pèches de la tête, telle 1
hérésie et autres fautes semblables In
Levit, vin, 10, 11, P G , t xn, col 502 B
et 506 A Sur Ongene et Tertullien voir Ca\ allera,
art cit , 1930, p 49 63 Le septénaire
des pèches capitaux, tel, ou a peu près, que 1 ont
consacre la théologie et avec elle la morale populaire, la littérature
et les arts, remonte a des auteurs comme Cassien, saint Jean Cli maque
et saint Grégoire le Grand, Hugues de Saint Victor, dans ses AUegoriœ
in Novum Testamentum, et Pierre Lombard, 7/ Sent , dist XLII,
contribuèrent principalement à 1 imposer à la pensée
médiévale Sur la formation et 1 histoire de cette liste,
on trouvera un expose copieux dans Ruth Ellis Messenger, Ethical teachings
in the latin hgmns of mediseval Fngland, New-York, 1930
Sur ce thème, la théologie
va raisonner Elle nous laissera le bénéfice d une définition
précise du pèche capital, a partir de cette dénomination
même, et d une justification critique de l'enumeration des sept pèches
capitaux
Saint Thomas inaugure son élaboration
par 1 exa men de ce mot de capital, il s attache en cela au vocable usuel
plutôt qu'à celui de saint Grégoire Pour ce Père,
les pèches en question sont les pnnci paux, et il les représente
comme les guides, duces, de cette innombrable armée du vice dont
1 orgueil est le roi Entre les acceptions auxquelles le mot de lui même
se prête, saint Thomas retient celle qui dérive du sens métaphorique
du nom, d'où vient 1 adjectif Et le pèche capital prend ainsi
rang de chef ou de principe par rapport à d'autres pèches
Or, il y a pour un pèche diverses manières de procéder
d un autre Soit que celui ci devienne cause efficiente, ou bien par soi
1 acte d un pèche crée 1 inclination à le reproduire,
et la relation est ici établie entre péchés de même
espèce, ou bien par accident un pèche ôtant la grâce
ou la crainte, ou la pudeur, ou généralement tout ce qui
retient de pécher, permet que 1 on tombe en tout autre pèche
Soit qu'il devienne cause matérielle, en ce qu il fournit matière
à un autre pèche comme 1 avance d ou viennent querelles et
chicanes Soit qu il devienne cause finale, en ce qu il représente
un bien en vue duquel est commis un autre pèche ainsi 1 ambition
cause la simonie ou l'avance, la for-nication De ces diverses
dépendances, seule la der-
211
PÉCHÉ
EFFETS DL PÉCHÉ
212
mère désigne
une origine îormelle du pèche,
d ou celui ci reçoit son espèce principale Un pèche
est dit
capital > qui possède la
propriété d engendrer des pèches en cette I içon
Et elle revient a tout pèche dont l'objet propre constitue une fin
assez attrayante pour qu'elle suscite communément d autres pèches
ordon nés a la satisfaire Ou la théologie, on le \oit, précise
par ses moyens propres une notion que saint Grégoire et les anciens
auteurs a\ aient appréhendée confusé-ment Saint Thomas
n
est pas infidèle a la pensée tra ditionnellt, il la détermine
la Ilœ, q ixxxiv, a 3
La notion thomiste du pèche
capital permet de jus tifter au mieux le septénaire, dont saint
Thomas emprunte lenumeration a saint Grégoire « 'v ame gloire,
envie, -colère, tristesse, avarice, gourmandise, luxure > La Somme
Uuologique y procède d tine manière qui est nouvelle par
rapport aux essais ante rieurs de saint Thomas lui même In II"m Sent,
dist XLII, q il, a i,Demalo,q vm, a 1 L origine d'un pèche issu
d un autre selon la raison de cause finale peut *c vcriflcr chez un pécheur,
de qui elle trahirait la disposition particulière et 1 ordre smgu
lier de ses amours Mais de 1 individuel il n c„t pas de science et trop
d humeurs et de fantaisies foi t \aner ces cas Quelque connaissance, toutefois,
n en est pas impossible, et nous sommes aujourd hui plus curieux de leur
secret original mieux munis pour le découvrir On peut entendre la
même causalité selon les affinités naturelle»
des biens entre eux En ce sens, tel pèche le plus souvent procédera
de tel autre Quels que soient les cas particuliers, il y a des fins ordinairement
régnantes et des fins ordinairement soumises On découvre
ainsi, parmi les pèches, quelques directions maîtresses qui
se prêtent a une connaissance relative-ment universelle et nécessaire
Et voici comment on les dégage
Disons que cer tains pèches capitaux repondent a 1 appétit
du bien, d'autres a l'eloignement du mal Pour les premiers, on peut invoquer
la division commune des biens de l'âme, que poursuit la vaine gloire,
des biens corporels, que convoitent la gourmandise et la luxure, des biens
extérieurs, que retient 1 avarice Mais on peut trouver de ces quatre
pèches une justification plus radicale, selon qu ils adhèrent
a des biens vérifiant les condi-tions mêmes de la béatitude,
laquelle est 1 objet du plus naturel des désirs De la raison de
béatitude, est d abord la perfection l'on peut dire que c est 1
appétit de la perfection dont la vaine gloire est le desordre Puis
la suffisance c est le soin de 1 avarice Puis le plaisir c est ou se portent
sans mesure la gourman dise et la luxure Quant a 1 eloignement du mal,
on craint la difficulté sensible, et c est pourquoi 1 on abandonne
les biens spirituels d'où 1 acedie On répugne a la gêne
que peut causer a son bien celui du prochain d'où l envie, mais
si 1 on va jusqu a pour suivre la vengeance, on pèche par colère
(saint Tho mas notera ailleur que la colère, appétit de la
ven geance, se trouve renforcée de tout notre appétit de
justice et d honnêteté, dont la dignité donne un près
tigealobji1 de la colère II* IIœ, q CLMII, a 6) Les mêmes
peches s attachent au mal qui évince le bien d ou l'on se détourne
Ainsi est rattachée aux trouve ments primordiaux de 1 appétit
humain 1 enumeration traditionnelle des peches capitaux, ils représentent,
en ce système, les grandes réductions dont le cœur de 1 homme
est menace 11 reste sans doute que la donnée originale se montre
rebelle par quelques endroits a cette organisation rationnelle, ma's si
1 on veut bien ne point forcer la signification de ces peches, v en tendre
del implicite, accepter entre eux des inégalités, nous en
avons rendu compte au mieux Et notre mter pretation possède la \entc
que 1 on peut demander [ d'une classification morale, spécialement
en matière I
de pèche On notera
que saint Grégoire opposait les sept peches capitaux aux sept dons
du Samt Esprit . ni la théologie des peches, ni celle des dons ne
le retiennent Et samt Thomas déclare qu il ne doit pas y a\oir une
opposition entre les sept prit cipaux peches et les sept principales vertus,
car on ne pèche pas en se détournant de la vertu, mais en
aimant quelque bien périssable Saint 1 homas ne retient pas davantage
1 ordre de ces peches entre eux pour samt Grégoire, ils s engendraient
l'un 1 autre, et c est pour-quoi il attachait de 1 importance a 1 ordre
de l'enu-mcration ÎViais les peches subordonnes sont naturelle-ment
retenus Samt Grégoire estimait présenter ainsi un catalogue
complet des peches, samt Tl ornas 1 adopte, mais il a d'autres matériaux
Dans la ques tion disputee De malo, qui est un traite au mal, la matière
morale se trouve distribuée selon 1 ordre des pethes capitaux, cette
distnLut on ne peut être, bien entendu, celle de la Scrrme IIeologique
On \oit com ment la théologie a la fois réduit 1 importai
ce et approfond t la signification de 1 antique tl cône des peches
capitaux Ia II11, q IVVXIV, a
1
On ne cherchera donc point dans
le ilas'tnitnt des pedhes capitaux, tel que nous venons de le rappoiter,
un tableau des peches gi^ves la considération de la gravite n a
nullement commande cette élaboration et il > a des peches capitaux
qui, oe leur nature, n exte dent pas le v emcl Dans les n orales modernes,
la matière est volontiers distribuée selon les pecl es capi-taux
et les préceptes, on juxtapose deux méthodes, sans prendre
garde peut ttre a ce paradoxe, que 1 étude des principaux peches
se tiouve détachée de celle des préceptes, dont on
pouvait croire qu ils pro hibaient ces peches principaux Le septénaire
y a aussi subi quelques altérations Pour samt Thomas,
I orgueil, dont on a dit plus haut
qu il est le commen
cément de tous les peches,
a cause précisément de
cette universalité, est plus
qu'un pèche capital, mais le
prince des peches La cupidité,
dont nous avons aussi
parle, comme elle cause le pèche
a la manière d'une
cause matérielle, ne prend
point rang de pèche capi
tal, mais, si on la considère
pioprement comme 1 amour
desordonne des richesses, elle suscite
alors comme une
fin souveraine un grand nombre d
autres peches, On la
nomme avarice, et il faut voir en
elle l'un des sept
peches capitaux Sur toute
cette question, voir 1 art
CAPITAL (pèche)
\II Lrs EFFLTS DL pi- CHE — L'ordre
de la doc-trine iequiert ici cette ctude De toute rcahte, on considère
les effet», qui en complètent la connaissance
II j a Leu spécialement de
le faire en matière de pèche,
car cet acte qui est de»ordonne,
ne peut manquer
d introduire dans la vie humaine
des troubles origi-
naux La théologie a compris
sous trois chefs les effets,
a la vente multiples, du pèche
Nous justifierons cette
distribution a mesure Au troisième
groupe d effets,
samt Thomas a rattache la considération
du pèche
comme mortel et comme véniel
gardons nous de la
retirer de ce contexte d'où
elle reçoit dtja son sens
/ LA
CORRll'TlOW 1)1 B1EA AATLBEL
SoUS ce
chef, «ont gioupes des effets
du pèche que déduit I analyse philosophique mais qui se trouvent
aussi rendre compte de certaines données positives Le titre qu on
leur attribue convient a de certains tflets du pèche originel, et
peut ttre 1 entendrait on oc pre ference a son sujet, mars il recouvre
aussi des effets propres au pèche actuel
1° Fxislence et natwe — Lue
philosophie du mal recheiche si le mal corrompt le bien et dans quelle
mesure Cf Suni theol lA q XLMIT a 4 Du mal qu est le pèche,nous
demandons s il con on pi. le bien naturel
1 Diminution de l indinatwn a la
veitu — Sous le nom de bien naturel, il s'agit du bien de 1 1 on'n e que
213 PECHE. EFFET
sont d'abord ses principes constitutifs,
le corps et l'âme, avec leurs propriétés, telles les
puis'arces de l'âme, etc , mais aussi son inclination a la vertu,
laquelle lui est naturelle car il est homme par sa raison, et la forme
spécifique détermine en tout être une inclination qui
lui est éminemment naturelle, or, l'inclination raisonnable n'est
pas différente de l'incli-nation a la vertu On signale expressément
ici ce bien naturel, puisque sur lui le peche doit exercer ses dommages
Le peche laisse intacts, en effet,
les principes ton stitutifs de 1 homme et les puissances de son ame, en
tant que mesurées parleurs objets spécifiques Cette conclusion
se tire de ce que ce bien-la est le sujet du peche, or, le mal ne detiuit
pas son sujet il se détrui-rait alors lui même, et ce sujet
non détruit conserve son intégrité m la nature, en
effet, ni ses puissances n augmentent mne diminuent Maisl inclination natu-relle
à la vertu souffre du peche Car le peche est un acte Et tout acte
dispose a ses pareils Mais, des qu on incline vers un extrême, se
trouv e diminuée d autant l'inclination portant a 1 extrtn e contraire
Et 1 on sait qu'il y a entre vice et vertu ce rapport de contra-riété
Ce raisonnement est de nature n etaphvsique II engage la doctrine de la
formation des habilus par les actes du sujet, laquelle invoque cl ez le
sujet agissant une passivité «ans quoi son action n aurait
pas en lui cet effet II ne méconnaît pas qu'un accident (1
acte) n agit pas comme une cau«e efficiente sui son sujet (la puissance
de l'ame), car, en vente, I objet ici agit sur la puissance, ou cette puissance
sur une autre On ne fait donc en tout ceci qu'invoquei des nécessites
natu relies Rien ne serait plus éloigne de notre théologie
que d imaginer a la manière d'une sanction extrin-sèque,
cette atteinte au bien naturel de 1 homme que nous venons de dire Nous
dirons epj il est impossible que l'homme faisant un peche ne se diminue
en son inclination vertueuse, c est a dire en ce bien qu il tient de ce
qu il est, comme il est impossible, en geneial, que l'homme ne se modifie
en quelque façon par les actes qu il fait On distinguera de cet
eflet du pcehc le desordre qui est celui de 1 acte mauvais lui-même
par ce desordre, on peut certes dire que le peche eor-rompt le bien de
la nature, mais on 1 entendra alors par mode de causalité formelle,
comme on dit que la blancheur 1 lanclnt le plafond Ia llœ. q ixxxv, a 1
Cet ellet du peche reconnu, on demande naturelle ment jusqu où il
va Et, parce quel homme est capal le rie pecher, pour ainsi dire, a 1 infini,
on s informe si 1 inclination vertueuse ne peut être absolument coi
rompue Mais la réponse négative s impose aussitôt le
peche ne corromprait absolument 1 inclination ver tueuse qu'en détruisant
la raison même, mais comme on peche en tant qu'être raisonnable,
le peche détrui-sant la raison se détruirait soi même
or, un acte n est jamais son propre anéantissement Reste que 1 on
con cilié la permanence d une inclination finie avec le renouvellement
infini des actes qui la diminuent On ne peut îecounr ici a 1 exemple
de quantités progressi vement plus petites, ôtees d ure eiuantite
donnée, car il se peut que le peche suivant, plus grave que le pre
mier, ôte aussi davantage a 1 inclination vertueuse fl suffit de
distinguer le ternie et la racine de l'inclina tion il est vrai qu elle
tend vers un terme, mais elle « part d une racine Or, le ptcht la
diminue quant a «on ternie on veut dire que 1 intimation qu'il ciee
empêche le développement vers «on terme de l'inclma
tion vertueuse Des pèches muluphes al infini signifient exactement
des obstacles accumules a l'infini, mais la racine de la vertu reste intacte
L'homme est encore un homme, c est a dire un être rai«onnable,
un sujet fait pour la vertu Cette analyse, de tout point con-forme a notre
première proposition, révèle donc dans
. DECHEANCE 214
1 homme une région inviolable
aux effets du pèche. Point de pessimisme empresse Les damnes eux-mêmes
possèdent l'inclination dont nous parlons elle est a 1 origine de
leurs remords, il ne lui manque que d être réduite a 1 acte
Mais 1 effet que nous venons de signa-ler demeure bien entendu redoutable
. l'acte vertueux peut être rendu, par la multitude des pèches,
fort diffi-cile, plutôt que de 1 accomplir avec cette aisance et
ce plaisir qui sont le vœu de sa nature, il faut a cet homme, pour le faire,
soulever un grand poids Le pèche originel v a, d ailleurs, «a
part qui, privant 1 hommedelajusticeorigmelle, le laisse aux prises avec
les parties diverses de sa nature Ia Ilœ, q LXXXV , a 2.
2 Effet du pèche sur les
vertus — \ l'inclination naturelle dont nous venons de parler, les vertus
ajoutent leur propre deteimmation Comme elles portent a son point d achèvement
un bien naturel, nous pouvons, a cet endroit, recenser 1 eflet propre des
pèches sur les vertus, que nous avons évoque déjà,
plus haut § II, et dont nous parlerons de nouveau ci-des«ous,
a 1 occasion du pèche mortel
La doctrine se partage selon qu'il
s agit des vertus infuses ou des vertus acquises Celles-là sont
ôtees absolument par un seul cte de pèche moi tel, elles ne
«ont ni ôlees m diminuées par les pèches véniels
en eux mêmes, si multiplies qu on ks suppose Les ver-tus acquises
ne «ont pas plus otecs qu elles n ont ete obtenues par un «cul
acte Mais des «.ctes répètes, au point d engei drer
un vice, otent la vertu contraire. Oi, une seule vertu ôtee, du même
coup la prudence est exclue Mais la prudence absente, il n'est plus aucune
vertu qui subsiste selon cette raison de vertu Elles demeurent comme inclinations
a certains objets, qui «e tiouvent être bons a ce titre, elles
permettent de faire le bien, mais non plus de le bien faire bonum, non
bene, comme dit saint Thomas
( et effet du peehe, tenant dans
le peche a l'acte, est néanmoins attribuable au peche d omission,
puisque celui ci est lie, au moins par accident, a un acte volon-taire,
cause de 1 omi«sion, lequel peut déterminer une inclination
vicieu«c au rroms par ses conséquences. Cf Salmanticenses,
q LXXXV, 2
2° Formules traditionnelles
— Cet effet du peche, qu'a déduit 1 analyse philosophique, peut
être pré-sente a la faveur de formules ou de données
tradition-nelles Celle de saint Augustin, d al ord. pour qui le peche est
privation de mode, espèce et ordre De nalwa boni, c m, P L , t XLII
col 553 Car ces trois attributs 'ont ceux du bien en tant qu'un être
a «a forme, on lui attribue 1 epece, parce que la forme se prend
«elon une certaine mesure on lui attribue le n ode, parce qu elle
définit le rapport de cet être avec les autres on lui attribue
l'ordre Tout bien vérifie aralog quement ces caractères,
cf Sum iheol , Ia, q v,a 5 L'inclination a la vertu les possède
pour sa part et, comme elle est diminuée par le peche, sans être
jamais otee, ainsi son espèce, son mode, son ordre La nature elle-même,
en ses principes constitutifs, nous 1 avons dit, demeure intacte «ous
le peche ainsi les trois attributs de sa bonté Mais, si 1 on se
réfère aux vertus infuses et a la grâce, cette fois
1 ordre, le mode, 1 espèce «ont totalement otes par le peche
mor-tel De même, si l'on considère 1 acte même du peche,
ou se retrouve une pareille pnvation On jugera donc de cette proposition
augustmienne «elon les points ou on l'applique II v a dans le présent
artiele de saint Thomas un mot qui pourrait émouvoir quand il dit
que le peche est eswnlialiier prwatio . mais la vigilance de Cajetan, In
7am 7iœ, q LXXXV, a 4, et celle ces carmes de Salamanque fibid ) n ont
pas manque de l'mterpretei correctement, sans préjudice de notre
malice positive comme constitutive du peche la IIœ, q LXXXV , a
4
215 PÉCHÉ.
EFFE
Les blessures de la nature sont,
par excellence, effets du péché originel (voir ce mot). Mais
on peut tirer parti du mot et l'appliquer à l'inclination vertueuse
diminuée par les péchés actuels. Et, comme la tradi-tion
signale quatre blessures, on dira de ces péchés qu'ils érnoussent
la raison, singulièrement en sa fonc-tion pratique; qu'ils rendent
la volonté moins sensible au bien; qu'ils aggravent la difficulté
des bonnes actions; qu'ils enflamment la concupiscence. On exploite heureusement
ainsi notre déduction philoso-phique. I»-II»>, q. LXXXV,
a. 3.
Mais on ne transférera point
aux péchés actuels les effets de mort et de défauts
corporels qui sont attri-bués au péché originel. Ce
dernier les opère en ôtant la justice originelle, ce qui lui
est rigoureusement propre. Il se peut qu'un péché actuel
soit une faute plus grande que le péché originel et qu'il
ôte plus violem-ment la grâce : mais la grâce, de sa
nature, ne remédie point aux défauts corporels, comme faisait
la justice originelle. Il est, par ailleurs, assuré que l'acte de
cer-tains péchés entraîne des accidents corporels :
ainsi la gourmandise, la luxure, etc. Mais ces effets n'ap-partiennent
point au péché comme péché. Ia-IIœ, q. LXXXY,
a. 5-6.
Tels sont les ravages du péché
parmi les biens que possède l'homme naturellement.
//. LA TACHE DU PÉCHÉ.
— Mais le péché souille aussi le pécheur. Non content
de porter atteinte à son bien naturel, il le laisse marqué
d'une flétrissure ou, selon l'image consacrée, d'une tache,
macula. Ces deux effets sont bien différents. Tandis que le premier
est obtenu plutôt par l'analyse philosophique, le second procède
davantage de données positives. Rien de plus fréquent dans
la sainte Écriture et dans la littérature chrétienne
que de présenter le péché comme une souil-lure de
l'âme. Le thème a été transmis aux théologiens
du Moyen Age, notamment par P. Lombard, IV Sent., dist. XVIII. Saint Thomas
entend la tache comme un effet du péché, et qui satisfait
à cette nécessité de rendre compte de l'état
du pécheur à la suite de son péché, jusqu'au
temps de la rémission.
Il considère attentivement
l'image traditionnelle. Une tache signifie l'éclat perdu par suite
d'un contact de la chose nette avec quelque autre. On transpose aisément
ce mot de l'ordre sensible au spirituel. L'âme adhère à
ses objets par l'amour; son éclat est celui de la raison et de la
grâce. Par le péché, où elle adhère à
des objets contraires à la raison comme à la grâce,
son éclat est perdu. Elle contracte une tache. On obtient ainsi
un effet du péché, qui se prend de cette propriété
lumineuse où l'on se plaît communément à reconnaître
l'homme de bien.
Il consiste dans une privation,
ainsi que l'annonce heureusement ce mot de tache, tel que dès l'abord
nous l'avons entendu. Car, outre la disposition vers des actes pareils
qu'engendre l'acte du péché, on ne voit pas que le péché
cause en l'âme rien de positif; cette disposition, néanmoins,
ne rend pas compte de l'état du pécheur; elle est abolie
sans qu'on cesse d'être un pécheur, comme lorsqu'un prodigue
devient avare : il n'incline plus vers la prodigalité, mais il ne
laisse pas d'être souillé par ce premier péché:
ou bien elle subsiste alors qu'on n'est plus un pécheur, car la
pénitence peut ne point ôter aussitôt cette inclination
contractée. Si l'on disait néanmoins qu'il reste chez le
pécheur l'attachement à l'objet de son péché,
lequel est positif et rend compte de son état, il faudrait répondre
qu'un tel attachement, qui se termine au bien propre du pécheur,
ne suppose en lui rien d'autre que la nature de sa volonté, laquelle
y suffît sans le concours d'aucune inclination supplémentaire
: donc on ne peut voir là rien qui soit dû au péché;
cet atta-chement caractérise le pécheur pour autant qu'il
est
S : LA
TACHE 216
connexe à une privation,
où se marque précisément la trace du péché.
Par ailleurs, la tache ainsi entendue est attribuable à chacun des
péchés que commet un pécheur, car chacun d'eux s'oppose
à l'éclat de l'âme et dans la mesure même où
il est péché. Il en va comme d'une ombre, dont la figure
dépend exacte-ment du corps interposé. Nous entendons la
tache en liaison avec le péché même. Elle ne dit point
absolu-ment absence de l'éclat spirituel, mais sa perte, en tant
que due à un certain péché. C'est pourquoi la tache
du péché relève du mal de faute et n'est d'au-cune
façon imputable à Dieu. Peu importe, en outre, que le péché
nouveau trouve chez le pécheur la grâce absente, car, sans
compter qu'il prive pour sa propre part de la lumière permanente
de raison, il est propre à exclure la lumière de grâce
et fait à celle-là un nouvel obstacle, en sorte qu'elle ne
se lèvera de nouveau sur l'âme que ce péché
disparu, et non pas seulement le premier. Pour mieux comprendre que la
privation dont nous parlons subsiste une fois passé l'acte du péché,
plutôt qu'à la comparaison de l'ombre, on recourra à
celle de l'éloignement. Cessant de pécher, on n'est pas du
même coup remis sous l'influence de la lumière spirituelle.
Il y faut un acte positif défai-sant ce que le précédent
a fait; il reste que l'on revienne d'où l'on est parti. La chose
est sûre; il suffit que les mots s'y conforment. Ia-IIœ, q. LXXXV.
Nous voyons donc dans la tache un
effet propre du péché. Des théologiens ont préféré
l'entendre du reatus poème, que nous trouverons ci-dessous, avec
lequel, disent-ils, la tache se confond : tels Scot et Durand de Saint-Pourçain.
D'autres, tel Vasquez, la réduisent à une dénomination
extrinsèque dérivant du péché commis et bel
et bien passé. Les thomistes ont critiqué ces opinions, qui
sont en effet discordantes de la doc-trine de saint Thomas. Contre la première,
ils invo-quent de surcroît la condamnation des propositions 56 et
57 de Baïus. Denz., n. 1056, 1057. Voir là-dessus : Salmanticenses,
disp. XVII, n. 2, et In I*<n-II&, q. LXXXVI, a. 2, n. 10 sq.; en
plus bref, Billuart, diss. VII, a. 2.
Sous ce terme de tache du péché,
les anciens théolo-giens reconnaissaient la chose même qu'on
désigne aujourd'hui sous le nom de péché habituel.
Dans les deux cas, on entend dénoncer l'état du pécheur
et l'on satisfait à cette pensée que le péché
commis demeure en quelque façon chez son auteur. Le mot de «
péché habituel » évoque seulement de préférence
cette dis-grâce où se maintient l'homme qui a offensé
Dieu; celui de « tache » la souillure de son âme. Mais
l'état du pécheur dans les deux cas ne peut se prendre autre-ment
que de la privation que nous avons dite.
Nous dirons ci-dessous en quel sens
le péché véniel cause une tache. On prendra garde
à la corrélation de la présente notion avec celle
de la grâce guérissante, gratia sanans.
ni. L'OHLIGATWN A LA PEINE. — Par
cette for-mule, nous traduisons le reatus pœnœ de la théologie.
Le mot de reatus appartient à la doctrine du péché
originel, duquel on dit que chez le baptisé transit reatu, , manet
actu : il est alors synonyme de culpabilité. Mais on désigne
aussi par lui l'un des effets du péché actuel, à savoir
cette condition où le péché établit son auteur
\ ? d'être en dette d'une peine : reatus pœnœ. En vertu du péché,
une obligation est contractée de la part du pécheur dont
il n'est acquitté que par une peine subie. Il est passible de peine.
Un texte de saint Tho-mas définit à souhait le sens du vocable
ainsi que son extension, qu'il serait intéressant de comparer avec
l'usage qu'en faisait la langue juridique des Romains : Reatus dicitur
secundum quod aliquis est reus pœnœ; et ideo proprie reatus nihil est aliud
quam obligatio ad pcenam; et quia hœc obligatio quodammodo est média
217 PECHE. EFFE
inter culpam et pœnam, ex eo quod
propter culpam ali-quis ad pœnam obligatur, ideo nomen medii transumitur
ad extrema, ut interdum ipsa culpa vel etiam pœna rea-tus dicitur. In i/"1»
Sent, dist. XLII, q. i, a. 2. Que le péché entraîne
un châtiment, la pensée chrétienne, en sa forme la
plus élaborée comme en son expression la plus commune, le
tient pour indubitable. Le théo-logien tente ici de donner une exacte
notion de cette vérité reconnue, et que des dogmes solennels
ont au surplus, par bien des points, consacrée.
1° Existence. ?— On justifie
d'abord que le péché ait cet efïet. Saint Thomas y procède
de la manière la plus convaincante et découvre dans cette
réalité morale la vérification d'une loi universelle.
Car nous observons dans l'ordre de la nature que l'intervention d'un contraire
détermine de la part de l'autre une action plus énergique
: Aristote disait que le froid gèle davantage une eau chauffée
(/ Meleor., 348 b, 30-349 a, 9) ; mais on signale par là le phénomène
uni-versel de la réaction, où s'exprime la tendance de tout
être à se conserver dans son être. Par une dérivation
de cette loi, nous observons en outre que les hommes sont naturellement
enclins à riposter aux attaques, jusqu'à abattre leurs adversaires.
Il n'y a pas lieu de limiter cette
loi aux individus : tout ordre lésé exerce pour son compte
une répression. Et, comme le péché est un acte désordonné,
il faut attendre que l'ordre atteint par lui le réprime. La peine
n'est pas autre chose que cette répression même. On déterminera
en quoi elle consiste si l'on connaît l'ordre lésé.
Or, le péché lèse l'ordre de la raison, direc-trice
naturelle des actes humains : la répression de la raison consiste
dans le remords de la conscience. II lèse l'ordre du gouvernement
divin, dont la répression s'exprime en la peine infligée
par Dieu. Il lèse l'ordre de la société humaine, civile,
domestique, ecclésias-tique, professionnelle, etc., non que tout
péché lèse cet ordre-là, et la société
civile elle-même comme la société ecclésiastique
qui sont, chacune en son ordre, des sociétés parfaites, ne
châtient point absolument tous les péchés; mais, quand
un péché commet cette atteinte, la répression joue
et la peine correspondante est encourue.
De ce raisonnement ressort la notion
essentielle de la peine du péché. Elle ne se réfère
en rien à la répara-tion du péché; mais elle
est du péché la contre-partie. Le péché étant
posé, une peine y répond. Au désordre accompli est
infligé une réplique par quoi le désordre est équilibré,
mais non pas réparé. La réparation du désordre
— nous vqulons dire sa destruction — relève de la pénitence
et de la satisfaction : par elles, le péché est anéanti,
et il appartient au théologien d'en définir les voies (voir
JUSTIFICATION, PENITENCE). Mais cette fonction n'est en rien celle de la
peine pro-prement dite. Telle que nous l'avons présentée,
elle répond à cette préoccupation de maintenir, à
ren-contre de la perturbation du péché, le triomphe de l'ordre.
Sans la peine, le pécheur a raison de l'ordre des choses; il ne
se peut que l'on concède cette victoire à son caprice ; la
peine y pourvoit. Elle est la forme que prend l'ordre, définitivement
inviolable, une fois posé le péché. Ne disons même
point la peine, car il se peut qu'elle tarde et il ne faut pas que le péché
se flatte d'un triomphe même éphémère; disons
précisément l'obligation à la peine, laquelle est
seule, aussi bien, l'effet propre et direct du péché. Aussitôt
le péché commis, est encourue de la part du pécheur
cette nécessité où se marque la permanence non compro-mise
de l'ordre. Il suit du péché même quelque chose où
s'avoue la défaite du péché. Grâce au reatus
pœnœ, l'ordre du monde est sauf, que le péché n'a pu rompre.
Il y a plus qu'une parenté entre cette notion essen-tielle de la
peine que propose saint Thomas et les
S: LA
PEINE 218
belles considérations où
saint Augustin annonce le châtiment nécessaire et imminent
du pécheur : ne vel punclo tempoTis universalis pulchritudo turpelur,
utsil in ea peccati dedecus sine décore vindicte. De lib. arb.,
III, xv, 44, P. L., t. xxxn, col. 1293; sur cette conception d'Augustin,
voir Mausbach, op. cit., t. i, p. 119-122. Dès lors, il apparaît
que la peine essentiellement est contraire à la volonté.
Saint Thomas revendique com-munément pour elle ce caractère
: en quoi il ne pro-pose pas une description psychologique, mais définit
la nature même de la peine en rapport avec sa fonc-tion spécifique.
On ne nie point pour autant que la peine ne puisse devenir médicinale,
ordonnée à la cor-rection du délinquant ou des autres
hommes, ou satis-factoire, concourant à la totale réparation
du péché : mais ces caractères sont ultérieurs
à celui-là où s'ex-prime son essence, où se
révèle, si l'on peut dire, sa pure beauté. Ia-IIœ,
q. LXXXVII, a. 1.
Les commentateurs ont poursuivi
la formule exacte de cette réalité du reatus. Tenons, avec
les Salmanti-censes, disp. XVII, dist. i, spécialement n. 6, qu'il
n'est ni une relation réelle ni de raison, ni quoi que ce soit que
l'on puisse réellement distinguer du péché habituel,
ni le péché habituel lui-même en son concept essentiel
et primaire, mais comme un concept secon-daire du péché habituel,
virtuellement distinct et dérivé. Qu'il demeure quand la
faute est remise, cette condition ne porte point préjudice à
la correction de leur formule. Ibid., n. 14-20.
2° Le péché est-il
peine du péché? — Avant de consi-dérer quelques conditions
remarquables de la peine due au péché, informons-nous si
cette peine peut con-sister dans le péché même.
Une certaine tradition semble le
soutenir. Ainsi saint Augustin dans les Confessions, I, xn, 19, P. L.,
t. xxxn, col. 670 : Jussisti, Domine, et sic est, ut pœna sua sibi sit
omnis inordinalus animus; ainsi saint Gré-goire, In Ezech., 1. I,
hom. n, n. 23-24, P. L., t. LXXVI, col. 914-916; Moralia, 1. XXV, c. ix,
P. L., t. LXXVI, col. 334-336 : Omne quippe peccatum, quod tamen citius
psenitendo non tergitur, aut peccatum est et causa pec-cati, aut peccatum
et pœna peccati... Plerumque vero unum alque idem peccatum et peccatum
est ut et pœna et causa peccati. Ces textes et d'autres avaient été
retenus par Pierre Lombard, qui a consacré à cette ques-tion
une distinction entière. Il Sent., dist. XXXVI. Saint Thomas, comme
tous les théologiens scolasti-ques, l'a débattue. Sa théologie
introduit en ceci des distinctions qui, faisant droit aux données
tradition-nelles, sauvegarde cependant les exigences de la raison.
1. De soi, le péché
d'aucune façon ne peut être la peine du péché,
car il procède de la volonté. La peine est, de sa nature,
contraire à la volonté. La distinction du mal de faute et
du mal de peine est irrécusable. D'au-cune façon, le péché
en sa nature même n'est la peine du péché.
Ainsi raisonne saint Thomas dans
la Somme théolo-gique; et nous avons à dessein traduit le
nullo modo qu'il écrit deux fois dans ces quelques lignes. La démonstration
semble décisive. Néanmoins, s'il est vrai que le péché,
en sa conversion, procède de la volonté et à ce titre
contredit la peine, le désordre accompagnant cette conversion, et
d'où le péché reçoit sa raison de mal, n'est
pas également voulu. Le pécheur s'en passerait; il le subit
comme une nécessité. Saint Bonaventure, par exemple, tenait
que le péché, en ce qu'il a d'essentiel, est peine du péché
: In IIum Sent, dist. XXXVI, a. 1, q. i. Saint Thomas lui-même, dans
son premier ouvrage, In IIum Sent, dist. XXXVI, a. 3, semble admettre que
le péché, ralione ipsius actus deformis, possède un
caractère pénal; il le dit expressément dans la question
dispu-tée De malo, q. i, a. 4, ad 2 um : Ipse actus non est volitus
219 PECHE
EFFETS L\ PEINE 220
inquantum ei>l znordinalai,
sed secundum ahquid ahud, qaod dum vcluntas queent in prsedictam inordinatw
nem incumt quam non vult et sic ex m quod est voh-tum hab't ritionem culpœ,
cv eo vtro quod mordinatio nem invite qms quodamrnodo pahiur immiscelur
ratiom pœnse, cf ibid , ad l"m "Uais la Somme n offre point trace d une
telle doctrjtie et 1 on peut penser que le douole nullo modo en est un
dt^aveu
De fait on ne peut dire que le desordre
du pèche ait raison de peine Cajetan en donne plusieurs
raisons toute juste peine est de Dieu le desordre du pèche
serait donc de Dieu Et il n y a point lieu de distinguer en ce desordre
comme fut Scot, 1 agi qui serait du pécheur, et le bubi,
qm serait de Dieu car ce desordre est un accident, cu;us esse est
messe, causer son mhe rence dais le suj et c est causer son être
c evt donc eau ser le mal du pèche Cajetan, In 7am 77<«
q LXXXVII, a 2,cf Salmanticense» disp XVII, n. 29 30
Déplus, biei qu involontaire d une ceitaine façon, ce désordre
ne 1 e^t pas absolument le pécheur y consent qui fait
l'acte d un pèche On ne nie point qu il soit prejudi ciable
a l'honnie mais le mal de peine n est point seul a faire tort
a qui 1 endure, le mal de faute fait tort aussi a qui le commet
2 Par accident, un pèche
peut avoir raison de peine, soit par rapport a soi même, soit par
rapport a quel-que autre pèche II cause, en effet, la soustraction
de la grâce, et comme la grâce soustraite laisse 1 ame diminuée
et prompte a pécher de nouveau, ces pèches suivants peuvent
être tenus comme une peine du pre mier, on ne les aurait pas commis,
si 1 on n avait encouru le châtiment de celui la Ou nous rejoignons
nos considérations précédentes sur 1 aveuglement et
1 endurcissement dont Dieu punit 1 iniquité L acte même du
pèche peut comporter de 1 affliction On le veut, assurément,
et avec la difficulté qui 1 accom pagne celle ci fera même
qu'on le veuille avec plus d énergie et qu'on s y applique avec
plus d obstina-tion A ce titre, 1 affliction est volontaire et malicieuse
Mais, en tant que ces difficultés sont d'abord imposées a
la volonté, soit par la nature même de 1 acte, dont on n est
pas le maître (ainsi dans la colère ou 1 envie), soit par
les circonstances extérieures la volonté subit une contrariété,
laquelle a de ce chef raison de peine Le cas ne s en vérifie d ailleurs,
comme le remarquent les carmes de Salamanque, disp XVIf, n 34, que pour
les pèches consistant en des actes imperes, non en des actes elicites
de la volonté Enfin, un pèche comportant des suites pénibles
peut être tenu à ce titre comme se punissant soi même
Dans tous les cas, on le voit, le pèche ne prend raison de peine
que par accident et non selon son essence ou il est exclusive ment mal
de faute Saint Thomas estime que de telles peines sont médicinales,
c est a dire qu elles possèdent cette propriété de
concourir au bien de la \ ertu On le voit nettement dans le» deux
dernier^ cas puisque la fatigue et les ennuis du pèche sont propres
a en détour-ner le pécheur lui même Mais, jusque dans
le pre-mier cas, s il faut dire, comme nous avons fait, que l'aveuglement
et 1 endurcissement sont de leur nature ordonnes a la perte de qui les
subit, on peut signaler en outre qu ils sont propres a détourner
les autres du pèche, car voyant ce malheureux tomber de pèche
en pèche, ne redoutera t on pas pour soi un pareil sort? Pour 1
interesse lui même, s il advient que Dieu lui fasse miséricorde,
tant de maux éprouves ne le ren-dront ils pas plus humble et plus
prudent? G est en ces termes, et a la faveur d un discernement capital,
que notre théologie peut agréer une pensée ou se sont
incontestablement plu d anciens docteurs chrétiens Sur toute cette
question du pèche comme peine du pèche Salmanticenses, disp
XVII, dub n, Ia IIœ, ?q. LXXXVII, a 2
3° Durée et grante
du reatus pœnas » — On peut signaler maintenant quelques conditions
remarquables de la peine due au pèche Elles mteiessent sa durée
et sa gravite Nous distinguons ces deux considérations, dont chacune
invoque des arguments indépendants
1 I éternité de la
peine infligée au pèche mortel est
une doctrine de foi Voir art ENFER,
t v, spécia-
lement col 94 95 II suffit ici que
nous exposions la
théologie de ce dogme et
selon que 1 éternité de la
peme est un eflet du pèche
Elle se déduit de la notion
essentielle de la peine, telle que nous 1 a"\ons d abord présentée
Réplique de 1 ordre trouole, la peine persiste aussi longtemps que
le trouble de ] ordre Or, il est un pèche qui trouble 1 ordre d
une manière irréparable Car il ote le prm cipe même
de 1 ordre raisonnable, c est a dire 1 adhé-sion a la fin dernière
En possession de ce principe, il n est point de desordre que 1 homme ne
puisse repa-rer, mais s il en est prive, le voila désormais incapable
de restaurer le desordre commis, et il ne peut que se perpétuer
dans son pèche Ou 1 on suppose que 1 homme ne peut se restituer
a soi même ce principe dont il s est prive la chose s entend puisqu
il tient dans la chante laquelle est un don de Dieu, puisque 1 ordre trouble
intéresse Dieu, lequel est donc aussi mêle a sa réparation
ce n est pas une chose que 1 homme puisse opérer seul, comme si
son pèche ne concernait aussi que lui Cf Sum theol , Ia IIœ, q cix,
a 7 Un tel pèche est de soi éternel Qu il soit repare, comme
la chose advient en effet, une initia tive divine en est la cause Mais
elle n appartient pas au développement naturel des effets du pèche
A celui-ci, tel qu il est, ne peut repondre qu une peine égale-ment
éternelle Aussitôt commis, il grève son auteur de cette
dette qu est le reatus pœnse seternse Quelque issue qu'il doive en effet
connaître, il établit infaillible ment le pécheur en
cette condition Un temps du reste doit venir ou la volonté coupable
sera soustraite même aux effets de la miséricorde de Dieu,
ou la dette du pèche n aura donc plus de remission II n'est que
1 éternité de la peine pour faire équilibre à
1 éternité du trouble et de la perversion qu introduit le
pèche dans 1 ordre
Cet argument est le principal qu'invoque
en cette matière saint Thomas II en a propose d autres 7n 1V «m
Sent, dist X.LVI, q i, a 3,Cont Gent, 1 III, c CXLIV Nous ne les reproduisons
pas, puisque celui là est formel et décisif Les carmes de
Salamanque éta-blissent pour leur compte que le pèche est
digne de peine éternelle indépendamment même de sa
perma nence, sur la seule considération de sa gravite Disp XVII,
dub m, § 3 En cela, ils sont peut être de leur temps II semble
que l'argument de saint Tho-mas ne se soit pas impose sans amoindrissement
aux théologiens postérieurs Un exemple manifeste de cette
histoire, c'est Lessius, De perfectionibus monbusque dwinis hbn XIV, 1
XIII, c xxv, ou 1 éternité de la peine est justifiée,
non par la permanence du pèche, qui est une position dont on avoue
qu'elle est difficile (en vertu d'un argument qui trahit la méconnaissance
de la notion thomiste de peme), mais par 1 infinité du pèche
considère en lui même(ed Lethielleux, Opuscula, t i, p 465
469) Ainsi, pense t on, communément aujourd hui, la perfection de
la théologie n y a pas gagne la II*, q LXXXVII,
a 3
2 La gravite de la peine se déduit
pour son compte
de la gravite du pèche La
persistance de la faute
appelle 1 éternité
de la peme, son enormite mesure sa
rigueur L'idée de cette proportion
entre la faute et la
peine est élémentaire,
et la sainte Écriture 1 a plu
sieurs fois exprime Pro mensura
peccati erit et plaga
rum modus, Deut , xxv, 2, Quantum
glonficavit se et
in déliais fuit, tantum date
Mi tormentum et locum.
221 PECHE. EFFE
\poc , XMII, 7 Llle permet aux théologiens
d énoncer que, pour ceitains pèches, langueur de la peine
a quel que chose d infini Car il est en ces pèches la une cer-tainemnnite
pari endroit, nousl avonsdit, col 156sq , ou ils s opposent a Dieu On nomme
peine du dam celle qui, repondant a cette infinité du pèche,
com porte elle même quelque infinité elle consiste dans la
privation de Dieu Dans les deux cas, 1 infinité se considère
de la part du bien, auquel le pèche s oppose, dont la peine est
prrvation II n v a point ici d infi mte intrinsèque Et, comme les
pèches mortels qui sont tous infinis, cependant sont inégalement
gra\es, ainsi est il reçu que la peine du dam est a son tour variable
en son înfimtc (voirDAvi,t iv col 16 17) Par ailleurs, les pèches
mêmes dont nous venons de parler sont Unis en leur adhésion
au bien périssable, et par la limite de ce bien et pir celle de
1 acte \ olontaire De ce chef, il leur correspond une peine finie, qui
est la peine du sens Cette conception de la peine nous empêche de
songer a 1 anéantissement du pécheur L idée en serait
peut être séduisante car il n est rien, semble t il, comme
1 anéantissement pour repondre a 1 infinité du pèche
Ne soyons pas dupes de ces anti thèses II ne convient pas a la justice
divine d anean tir le pécheur, la peine en effet serait alors détruite,
dont 1 éternité est appelée par le pèche commis
On voit quelle force reconnaît saint Thomas au reatus Si 1 on tenait
au mot, qu on ente ide 1 anéantissement de la perte absolue des
biens spirituels On compareia sur ce point la Somme, Ia Ilœ, q LXXXVII,
a 4, ad lum, avec In 7V"m Sent, dist XL\ I, q n, a 2, q i, ad 4um, ou saint
Thomas voulait qu'en rigueur de justice le pèche originel fut puni
de 1 anéantissement de la nature
La peine du dam et la peine du sens
intègrent donc la rigueur de la peine, comme la conversion et 1
aver sion concourent au mal du pèche Cette distribution
de la peine est consacrée par maints enseignements, officiels du
magistère Et donc, quant a la rigueur, la peine a en même
temps quelque chose de fini et quel que chose d infini Quant a son
éternité, elle concerne ces deux éléments,
comme la tache du pèche emporte la permanence de la volonté
en son aver>ion de Dieu aussi bien qu en son attachement au bien périssable,
la peine du sens comme la peine du dam est éternelle
et par la, quant a la durée, 1 une et 1 autre sont infinies I3 IIœ,
q LXXXVII, a 4
On n'a parle en tout ceci que de
la peine du pèche mortel Ni sa durée m sa gravite ne s appliquent
éga-lement au pèche véniel Celui ci, de soi, ne cause
pas 1 obligation d une peine éternelle, car il est réparable
par le pécheur, le principe de 1 ordre raisonnable v demeurant sauf
Voir les documents ecclésiastiques ou 1 éternité des
peines est réservée au seul pèche mortel profession
de foi de Michel Paleologue, au IIe concile de Lyon (1274), Denz , n 464,
décret pour les Grecs au concile de Florence (1438 1445), Denz ,
n 693 II n entraîne pas de soi la peine du dam, absolument par-lant,
car il n est pas une opposition a Dieu Mais il est puni d une peine du
sens, laquelle est au surplus incompatible avec la vision actuelle de Dieu
Voir DAM, col 17 21 II advient que le pèche véniel accom
pagne dans une âme un pèche mortel il est alors puni d une
peine éternelle, puisqu'il est rendu irréparable On le dit
contre Scot, In ZV»°> Sent , dist XXI, q i, seion qui la peine
du pèche vemel chez le damne trouve un terme et n est donc que temporelle
Sur quoi Cajetan explique que la faute du pèche vemel de soi n est
remissible que négativement, en ce sens qu e'ie n ote pas la grâce,
seul principe de remission, mais non pas du tout positivement, qu elle
se trouve accompagnée d un pèche mortel, par quoi la grâce
est otee, elle devient irrémissible par accident Et
il n v
S
LA PEINE 222
a en cela aucun incon\ement comme
si le pèche vemel s opposait de sa nature a être puni d une
peine éternelle, ainsi serait ce s il était remissible positive-ment
mais aucun peche ne 1 est, aucun ne conférant la grâce Cajetan,
In ial» IIS q LXXXVII, a 5, son opinion est adoptée par les
Salmanticenses, disp XVII, n 73 7o — Mais il se peut qu il reste a un damne
a acquitter la peme temporelle due a ses anciens pethes pardonnes mortels
ou vemt's saint Thomas, qui a d abord hesitt In I\*m Sent, dist XXI q i,
a 2, q m, distingue nettement ce cas du précèdent, ou la
peine est due a un peche non pardonne, et il estime que cette peine trouve
un terme même en enfer elle v demeure une peine temporelle lbid ,
dist XXII, q i, a 1, ad oum Cf Billuart, 'oc cit diss VII, a 4, Ia IIœ
q LXXXVII, a 5
La théologie s est plu a
signaler 1 intervention de la miséricorde de Dieu jusque dans le
juste châtiment des pécheurs et des reprouves non quulem tolaliter
relaxons, dit saint Thomas, sed aliqualiter allevians dum punit citra condignwn,
Ia, q xxi, a 4, ad lum, cf In IV Sent , dist XL\ I, q n, a 2 q i La célèbre
histoire de Trajan, que saint Thomas n a pu se dis-penser d examiner et
sur quoi les carmes de Sala manque ont doctement dispute (disp X\ II, n
60 66), est une illustration curieuse de cette bienveillante pensée
4° « Reatus pœnse s et
remission — \ous avons jus qu ici considère
le reatus chez le pécheur
en qui demeure le peche, c est a dire, comme nous savons, la
tache du peche Qu en advient il, une fois le peche remis9
Il est aussitôt manifeste
qu est abolie avec le peche 1 obligation de la peine éternelle Car
la remission de la faute ne s opère point sans la restauration de
ce principe de 1 ordre raisonnable qu avait détruit le peche L irréparable,
par la grâce de Dieu, a ete repare Le peche a perdu son caractère
éternel à quel la peme éternelle devait repondre Reste
que 1 on recherche si ne subsiste plus même 1 obligation d une peine
temporelle La remission du peche emporte 1 abolition de la tache et la
conjonction nouvelle de
I homme avec Dieu Le desordre de
1 aversion est par
là repare, il n'y a plus
lieu désormais qu'une peine y
fasse échec Mais saint Thomas
estime, IIIa, q LXXXVI,
a 4, qu'il subsiste alors ce qu'il
appelle la « conversion
désordonnée »,
a laquelle dès lors s applique dans toute
sa force, comme a tout desordre,
la loi de justice
c est dire qu une peine y correspond,
que le pécheur réconcilie avec Dieu ne laisse pas d être
sous le coup d un certain « reatus » Il n en sera quitte qu'une
fois la peme subie qui aura réduit à 1 ordre de la justice
la conversion désordonnée
Mais qu est celle ci? Les commentateurs
se le sont justement demande, et Cajetan en propose une expli-cation, a
quoi les carmes de Salamanque substituent la leur, que nous adoptons II
ne peut certes s agir, sous ces mots, de l'inclination engendrée
par 1 acte du peche et dont nous avons dit qu elle est le premier effet
du peche (col 212 sq ), car il n y a point de comci dence nécessaire
entre elle et l'obligation de la peine
II ne s agit point davantage de
quelque attachement
de 1 homme au bien qui fut 1 objet
de son peche
comment, en effet, 1 aversion connexe
a ce desordre
ne serait elle pas aussi maintenue'
Saint Thomas
entend par ces mots que 1 acte d
adhésion déréglée,
en quoi fut commis le peche, n a
pas ete retracte par
la pénitence Celle ci opère
essentiellement le retour du
pécheur a Dieu Mais elle
peut ne pas comprendre la
correction de ce dérèglement
d avoir trop aime un
bien périssable On entend
bien qu il s agit ainsi de la
conversion désordonnée
indépendamment de I oppo-
sition a Dieu qu'elle comportait,
dont le desordre, par
223
PÉCHÉ.
EFFETS: LA PEINE
224
conséquent, fut celui
d'une volonté excessivement répandue sur son objet; il lui
fut trop accordé, dit ordinairement saint Thomas, on lui futtrep
indulgent. Contre ce dérèglement, la peine s'applique. Aussi
longtemps qu'il n'est point rétracté, il fait encourir à
son auteur un reatus. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'un repentir
véhément opère équivalemment cette rétractaticn
et absolve le pécheur de toute peine en même temps que de
sa faute. Mais il semble que le cas en soit exceptionnel. A la peine méritée,
dès lors; il appartient de rétablir en sa parfaite intégrité
l'ordre une fois violé de la justice. Ainsi justifle-t-on la nécessité
communément reconnue d'acquitter une peine temporelle, le péché
pardonné. Salmanticenses, disp.XVII,n.l£-20. Il est loisible
d'adjoindre à celle-là d'autres raisons, prises des caractères
ultérieurs de la peine : édifier par le châtiment ceux
qu'a scandalisés la faute; corriger le délinquant, en ses
puissances diverses, par un remède énergique; prévenir
de nou-veaux péchés, etc. Dans le cas des péchés
remis par le baptême, il ne subsiste plus la moindre obligation à
quelque peine que ce scit ; la cause en tient à la nature propre
du baptême, lequel opère l'application totale au baptisé
de la passion du Christ, suffisante de soi à ôter tout reatus.
Mais la justice a été contentée quel-que part : dans
le corps et l'âme affligés du Sauveur. La peine due au pécheur
pardonné obtient chez lui un caractère distinctif. Cet homme,
désormais, s'ac-corde à la volonté de Dieu. Il est
donc soumis au bon ordre de la justice divine. Mais celle-ci demande qu'il
soit remédié strictement à l'entier désordre
du péché. Cet homme agrée donc la juste peine, soit
qu'il aille jusqu'à assumer spontanément quelque affliction,
et la peine alors est satisfactoire, soit qu'il accepte de bon cœur les
tribulations que Dieu lui envoie, et la peine est alors purgative. Dans
les deux cas, la peine ainsi endurée opère la réparation
du désordre qu'elle réprime. Mais en ce qu'elle est agréée
par la volonté, elle n'obtient plus parfaite raison de peine. Elle
la conserve, en ce que, même agréée, elle s'oppose
à l'in-clination naturelle de la volonté. I8-!!^, q. LXXXVII,
a. 6.
Contre les doctrines de Luther spécialement,
le concile de Trente a promulgué une doctrine de la satisfaction
qui consacre cette persistance d'une peine après le péché
remis. Sess. xiv, c. vin, et can. 12-15, Denz., n. 904-906, 922-925. Deux
études sur la question, Ch. Journet, La peine temporelle due au
péché, dans Revue thomiste, 1927, p. 20-39, 89-103; B. Augier,
Le sacrifice du pécheur, ibid., 1929, p. 476-488.
5° Toute peine a-t-elle le péché
pour cause? — En complément de cette étude, qui assigne la
peine pour effet au péché, on peut rechercher si toute peine
a le péché pour cause : n'est-on malheureux que pour avoir
été méchant? Le problème en est complexe, mais
très humain, et il se situe bien à cet endroit de la théologie.
1. Il le faut distribuer aussitôt
en deux questions, dont la première est celle-ci : toute peine est-elle
infligée à cause de quelque péché? A quoi l'on
répond comme il suit : La peine proprement dite est toujours encourue
par le pécheur pour son propre péché, soit actuel,
soit originel. Cette doctrine est théologique et seule la rend certaine
la foi au péché originel. On ne pourrait philosopher avec
cette assurance : combien de maux dont on dirait seulement qu'ils sont
des suites de la nature et sans qu'ils eussent d'autre mystère I
II est seulement vrai qu'indépendamment de la foi le spec-tacle
des peines et de leur répartition fournit un argu-ment probable
en faveur du péché originel. Cont. Gent, 1. IV, c. LU. Mais
il faut prendre garde que tout ce qui semble
être une peine ne l'est
pas véritablement. Par où, sans préjudice de notre
première affirmation, nous rendons compte, pour une part, de cette
expérience, si souvent relevée dans l'Ancien Testament, de
la prospérité des méchants et de l'infortune des justes
: voir ce thème notamment dans le livre de Job; son étude
dans P. Dhorme, Le livre de Job, introduction, p. ci-cxx et tout le c.
ix. La peine n'en est une qu'étant un mal; mais certaines afflictions
ne sont pas des maux. Elles nous frappent dans un moindre bien, en vue
de nous mieux assurer quelque bien supérieur. Ainsi, la Provi-dence
divine distribue-t-elle aux justes les biens et les maux de ce monde au
bénéfice de leur vertu; tandis que l'abondance temporelle
qu'elle concède aux mé-chants tourne à leur dommage
spirituel. Ceux-ci ne sont donc point véritablement récompensés,
comme ceux-là ne sont point véritablement punis. Plutôt
que de les nommer « peines », qu'on appelle «médecines»
ces tribulations des justes, caries médecins font malàleurs
clients en vue de leur donner le bien souverain de la santé. Comme
elles ne sont pas de vraies peines, elles ne répondent non plus
à aucune faute, sauf que cette nécessité où
nous sommes d'être ainsi traités tient à la corruption
de la nature qu'a opérée le péché originel
: où c'est la foi qui discerne un rapport entre ces méde-cines
et le péché. On ne confondra point celles-là avec
la peine considérée comme médicinale, qui est une
peine véritable. Ia-IIœ, q. LXXXVII, a. 7.
2. La seconde question est de savoir
si quelqu'un ne peut subir une peine pour le péché d'un autre.
Les exemples, en effet, ne manquent pas dans la sainte Écriture
où Dieu semble punir sur des innocents les crimes des pécheurs.
On peut dire d'abord qu'en vertu de l'amour qui l'unit à celui qu'il
aime, un homme peut prendre sur soi la peine qui revient à celui-là
pour son péché, mais la peine devient alors satisfactoire.
Le Christ a fait ainsi pour nous. Dans quelle mesure et avec quelle efficacité
un homme peut satisfaire pour un autre, voir l'art. COMMUNION DES SAINTS.
On doit dire ensuite que la peine proprement dite, infligée en répression
du péché, n'atteint que le coupable et ne peut atteindre
que lui, car le péché est un acte personnel et incommunicable.
Le péché origi-nel lui-même, en tant qu'il est volontaire,
doit être puni chez le sujet. Cf. Sum. theol., II»-IIœ, q.
cvm, a. 4. Mais les médecines dont nous avons parlé, et que
rend nécessaires pour chacun son péché originel, on
peut concevoir en outre quelles soient infligées à l'un pour
les péchés de l'autre. Car elles ne causent pas, à
qui en est atteint, un dommage véritable. C'est ainsi que les péchés
du père peuvent être punis dans son enfant. En ce cas l'affliction
de l'enfant prend rai-son de peine véritable pour le père
qui a péché et qui, atteint dans son enfant, est tourmenté
dans son bien le plus cher; raison de pure médecine pour l'enfant
innocent du péché de son père.
Saint Thomas s'est plu à
signaler quelques raisons de cette économie des peines : elle recommande,
dit-il, l'unité de la société humaine, en vertu de
laquelle cha-cun doit être soucieux pour les autres qu'ils ne pèchent
pas; elle rend le péché plus détestable puis-que le
châtiment de l'un rejaillit sur tous, comme si tous ne faisaient
qu'un seul corps. Ibid., ad lum. Il arrive néanmoins que le châtiment
reçu pour le péché d'un autre atteigne chez celui
qu'il frappe quelque participation à ce péché : l'enfant
a pu imiter la faute de son père, le peuple imiter les fautes de
son prince, les bons tolérer à l'excès les crimes
des mé-chants; il prend alors chez celui-là même raison
de peine véritable. Pour les peines spirituelles, on voit assez
qu'elles ne peuvent en aucun cas être des méde-cines : car
il n'est point de bien supérieur auquel soit ordonné le détriment
qu'elles causent. Elles n'atteignent donc jamais que le coupable pour son
propre péché. Il semble que ces discernements de la théolo-gie
rendent heureusement compte des différents textes de la sainte Écriture
relatifs à cette matière. la-IIœ, q. LXXXVII, a. 8.
VIII.PÉCHÉ
MORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL.
Ici Se SitUe,
dans la théologie de saint
Thomas, l'étude expresse de cette distinction célèbre,
dont il estime qn'eHe se prend du REATUS PŒNM causé par le péché.
Mortel et véniel qualifient le péché par rapport à
cet effet dont nous savons qu'il oblige tantôt à la peine
éternelle, tantôt à une peine temporelle. Il est important
de n'en point déplacer l'étude, quitte, bien entendu, à
donner à celle-ci plein développement. Dans les livres modernes
de théologie, cette distinction a obtenu un relief privilégié,
mais qui menace l'exactitude des notions ici engagées; dans l'appréciation
commune, on borne volontiers à ces deux termes le discernement de
la conscience morale. Remettre cette étude en son lieu véritable,
est une réparation commencée de l'un et l'autre dommage.
La division des péchés
en mortels et véniels est dans la théologie un héritage
de la tradition. L'an-cienne littérature chrétienne emploie
ces mots, mais dont le sens n'est pas aussitôt fixé. Celui
de péché mortel, mortale, ad mortem, iipbç 6àva-rov,
dépend directement du texte, d'ailleurs très obscur, de saint
Jean : <?? Si quelqu'un voit son frère commettant un péché
qui n'est pas pour la mort, il priera et il lui donnera la vie, à
ceux qui ne pèchent point pour la mort ; il y a un péché
pour la mort, ce n'est point pour celui-là que je dis de prier.
» I Joa., v, 16. Celui de véniel évoque le pardon que
mérite un péché, soit qu'il ait été
commis sous une forte tentation, soit qu'on le veuille signaler éomme
rémissible de sa nature, soit que l'auteur en ait fait pénitence.
Dans l'ancien régime pénitentiel, sont dits mortels les péchés
qui privent de la vie du Christ et de la communion des fidèles;
on ne s'en délivre que dans la pénitence publique et par
l'intervention du pouvoir des clés; mais le catalogue en diffère
comme celui des péchés capitaux, dont ils sont alors synonymes.
Voir art. •PENITENCE. Chez Tertullien, De pudicilia, la diffé-rence
des fautes plus graves et moins graves se consi-dère selon que Dieu
seul ou l'Église les peut remettre; c'est donc une théologie
de la rémission des pé;hés qui est engagée
là. Cf. Cavallera, art. cit., mars 1930, p. 54-58. Origène
abonde en distinctions lelatives à l'inégale gravité
des péchés. Sa théorie des péchés incurables
est d'interprétation difficile; mais elle con-cerne certainement
le mode de rémission des péchés et la pénitence
laborieuse requise pour quelques-uns d'entre eux. Saint Augustin, entre
tous, a élaboré la distinction des péchés mortels
et véniels en un sens qui commande la théologie postérieure.
A la différence des péchés mortels (lelalia, mortifera
crimina), les péchés véniels (venialia, levia, quotidiana)
n'ôtent point la vie de l'àme, qui consiste dans l'amour et
dans l'union avec Dieu; on y aime la créature non à l'encontre
de Dieu mais en dehors de lui; ils n'entraînent pas une séparation
éternelle d'avec Dieu ; ils sont remis par la prière, le
jeûne, l'aumône (tandis que les péchés mor-tels
sont soumis au pouvoir des clés : où cette théorie
révèle son attache à la tradition) ; on les expie
dans cette vie, et s'ils ne l'ont pas été, l'autre vie y
pourvoit. Cf. Mausbach, Die Ethik des ht. Auguslinus, 1.1, p. 235-239;
art. AUGUSTIN, ci-dessus, 1.1, col. 2440-2441. Par ailleurs, un texte de
saint Paul, remarqué par les Pères latins et la tradition
scolastique, devait être mis en rapport ave; la théologie
du péché véniel : I Cor., ni, 10-15, notamment : Si
quis autem superœdi-ficat super fundamentum hoc, aurum, argentum, lapides
pretiosos, ligna, fœnum, stipulam, uniuscujusque opus
manifestum erit... Si eu jus
opus arserit, detrimentum patietur : ipse autem salous erit, sic tamen
quasi per ignem. Dans la Somme théologique, Ia-IIœ, q. LXXXIX, a.
2, saint Thomas entend par le bois, le foin, le chaume les péchés
véniels eux-mêmes, et qui s'at-tachent aux personnes occupées
des choses terrestres; ils seront brûlés soit en cette vie,
soit en l'autre, mais l'édifice spirituel n'en sera pas détruit,
comme ces matériaux peuvent être consumés sans qu'en
pâtisse la substance de l'édifice. Pour les personnes retirées
des soins de ce monde, elles commettent assurément des péchés
véniels, mais elles ne les accumulent pas, car ils sont purgés
très fréquemment par leurs actes de charité. En réalité,
saint Paul entendait symboliser l'enseignement frivole de certains prédicateurs,
mais qui d'ailleurs édifiaient sur le fondement authentique, savoir
le Christ Jésus. De ce qu'il dit néanmoins de leur châtiment,
il ressort qu'il y a des fautes, qui en sont de véritables, que
ne punit point le feu éternel de l'enfer : « Le dogme catholique
des péchés véniels et celui du purgatoire trouvent
ainsi dans notre texte un très solide appui. » Prat, La théologie
de saint Paul, 9e éd., 1.1, p. 112. Sur l'exégèse
traditionnelle de ce texte, où se découvre l'origine de l'interprétation
de saint Thomas : Landgraf, / Cor., m, 10-17, bei den lateinischen Vûtern
und in der Frùhscholastilc, dans Biblica, 1924, p. 140-172.
Des interventions du magistère
ont sanctionné en cette matière, et à l'occasion de
certaines erreurs, quel-ques-uns des enseignements communs de la théologie
catholique. Le concile de Trente invoque, à l'encontre de Luther,
la distinction des péchés véniels et des péchés
mortels. Sess. vi, c. n et can. 23, 25, 27, Denz., n. 804, 833, 835, 837.
De Luther, Léon X déjà avait condamné cette
proposition que nul n'est sûr de ne point toujours pécher
mortellement, à cause du vice caché de l'orgueil. Bulle Exsurge
Domine, 15 juin 1520, Denz., n. 775. Calvin dirigea un écrit contre
le concile de Trente, Acta sunodi Tridentinse (cum antidoto), en 1547,
où, sur le can. 27 ci-dessus allégué, il enseigne
que tous les péchés en fait sont mortels à cause de
la loi de Dieu, bien que tous de soi fussent véniels. L'une des
propositions de Baïus con-damnées par Pie V est la suivante
: Nullum est pecca-tum ex natura sua veniale sed omne peccatum meretur
pœnam œternam, prop. 20, Denz., n. 1020. Cette déci-sion rend difficilement
soutenable une doctrine autre-fois défendue par Gerson que tout
péché est de sa nature mortel, et qu'il n'en est de véniels
que par la bienveillance de la miséricorde de Dieu. De vila spiri-tuali,
dans Opéra omnia, Anvers, 1706, t. m; cf. t. i, Introd., p. CXLIX-CL.
La théologie de saint Thomas,
que nous devons exposer, conclut en ceci un long effort. A partir des données
que nous avons dites, et conformément au sentiment commun de deux
ordres de péchés, les sco-lastiques ont poursuivi la différence
essentielle du péché mortel d'avec le péché
véniel : ils se sont répan-dus en des opinions variées.
L'objet de saint Thomas fut de signaler de telle sorte cette différence
que l'on pût accueillir sous elle ce qu'il y avait d'irrécusable
à ce sujet dans la pensée théologique et dans la tradition
chrétienne. Ce souci d'une organisation explicative est très
visible dans la rédaction du De malo, q. vu, a. 1 ; un bref commentaire
historique de cet article dans F. Blaton, De peccato veniali. Doctrina
scholaslicorum ante S. Thomas, dans Collaliones Gandavenses, 1928, p. 134-142.
Nous répartissons selon ces
trois membres l'exposé qui suit : 1° la division du péché
en mortel et véniel; 2° l'ordre du péché véniel
au péché mortel et récipro-quement (col. 244) ; 3°
le péché véniel en lui-même (col. 247).
DIGT. DE THÉOL.
CATHOL.
T. -
XII - 8
227 PÉCHÉ
MORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. DIFFÉRENCE 228
/. LA DIVISION DU PÉCHÉ
EX MORTEL HT VÉNIEL.
1» Le point de discernement.
— Le péché est mortel qui fait contracter au coupable la
dette d'une peine éter-nelle, véniel qui n'emporte l'obligation
que d'une peine temporelle. De là part, nous l'avons dit, la présente
recherche.
Mais il est clair que cette différence
dans le reatus consécutif au péché dépend elle-même
d'une différence antérieure. Elle tient, on le sait déjà,
au caractère irré-parable ou non du péché,
lequel dépend à son tour du principe ôté ou
sauvé de l'ordre moral, savoir l'adhé-sion de la volonté
à la vraie fin dernière. De même que ne peut corriger
son erreur l'intelligence qui se trompe sur les principes mêmes de
ses connaissances; de même que ne peut se guérir l'organisme
corrompu dans le principe même de la santé et de la vie ;
ainsi la volonté privée d'adhérer à la vraie
fin dernière est vouée à un éternel désordre.
L'image de la mort con-vient bien à cette condition ; comme celle
du pardon et de la rémission au cas d'une volonté déréglée
en quel-qu'un de ses amours, mais non pas dans le principal. Entendus ainsi,
mortel et véniel, on le voit, s'opposent comme péchés,
encore que ces mots, pris en leur sens propre, ne disent point entre eux
opposition. Mais il est commun que des mots, non opposés selon leur
sens propre, le soient et rigoureusement selon leur sens méta-phorique
: ainsi riant et desséché dits de la prairie.
2° L'origine de [a différence.
— Reste que du péché mortel et du péché véniel,
on poursuive l'origine. Ils signifient quelque chose dans l'acte du péché.
Car ôter le principe de l'ordre moral ou le respecter, d'où
vient au péché sa qualité de mortel ou de véniel,
dépend d'une différence en cela même qui obtient ces
divers effets. Il la faut découvrir, et déclarer en vertu
de quoi certains actes mauvais vont jusqu'à exclure l'adhé-sion
de la volonté à la vraie fin dernière, cependant que
d'autres ne le font pas.
1. L'objet. — Il est certains objets
de l'action humaine de telle nature qu'ils emportent une oppo-sition à
la fin dernière, et que la volonté ne s'y peut porter sans
rompre avec ce principe du bon ordre rai-sonnable. Et parce qu'il est une
vertu dont l'objet est précisément la fin dernière,
savoir la charité, nous disons avec assurance que tout acte contraire
à la charité est un péché mortel. Saint Thomas
recourt invariablement à ce critère de l'opposition à
[a charité quand il veut déterminer si quelque acte mauvais
est ou non un péché mortel. Voyons-en les conditions principales
et nous aurons acquis en cette matière les principaux discernements.
Il faut tout d'abord prendre garde
que l'objet de la charité est Dieu, mais aussi le prochain aimé
selon Dieu. Il est impossible de ne pas aimer le prochain et cependant
d'aimer Dieu; c'est ici que la théologie rejoint le mot célèbre
de saint Jean : « Celui qui dit aimer Dieu et n'aime pas son frère
est un menteur. « Rompent donc le bon ordre de la volonté
à la fin der-nière les péchés contraires directement
à l'amour de Dieu, mais aussi les péchés contraires
à l'amour du prochain. Les deux amours n'en sont qu'un seul et nos
frères sont à notre premier amour un objet insé-parable
de Dieu. Dans la Somme, on trouvera la liste et l'étude des péchés
contraires à l'amour du prochain au traité de la charité.
IIa-IIœ, q. XXXIV-XLIV. Il faut ensuite remarquer qu'il n'en va pas de
la charité comme d'une vertu particulière, à laquelle
sont con-traires seulement les vices regardant le même objet. L'amour
institue entre ceux qu'il unit un régime de relations que l'on ne
méconnaît qu'au mépris de l'amour même : le parjure,
par exemple, et l'adultère sont des péchés mortels,
car il n'est pas possible de prendre Dieu à témoin d'une
fausseté et de l'aimer, d'aimer son prochain et de lui faire cet
outrage. Ces
actes proprement contraires
à la religion ou à la jus-tice sont en même temps contraires
à la charité. En outre, l'amour de Dieu emporte l'adhésion
aux volon-tés divines, quelque matière qu'elles concernent
: Est igitur de ratione caritatis ut sic diligat Deum quod in omnibus velit
se ei subjicere et prseceptorum ejus regulam in omnibus sequi. Ibid., q.
xxxiv, a. 12. Sont donc contraires à la charité les actes
contraires aux pré-ceptes exprimant les volontés divines.
On reconnaîtra cette contrariété selon la nature même
de l'acte com-mandé : car il y a certainement une proportion entre
la bonté de cet acte et l'imposition que Dieu nous en fait : Quia
cum voluntas Dei per se feratur ad bonum. quanto aliquid est melius, tanto
Deus vult illud magis impleri. Ibid., q. cv, a. 2. Il faut enfin considérer
que Dieu a établi entre les hommes la hiérarchie des supé-rieurs
et des sujets : on enfreint donc la volonté de Dieu si l'on transgresse
les préceptes de ceux qui le représentent auprès de
nous; sans compter que l'on contrarie du même coup l'amour que l'on
doit à ce prochain. Le discernement du péché mortel
est ici moins assuré : car on jugera de ces préceptes selon
la volonté des législateurs, et ceux-ci ne mesurent pas nécessairement
leur volonté sur la bonté de ce qu'ils commandent : Et ideo
ubi obliyamur ex solo hominis prseceplo non est gravius peceatum ex eo
quod majus bonum prseteritur, sed ex eo quod preeteritur quod est magis
de intenlione praecipienlis. Ibid. On appréciera cette intention
selon les paroles mêmes du législateur, ou les peines dont
il menace la transgression de la Ici, ou même, dans une mesure, selon
l'importance de la matière en cause. Car de bons théologiens
estiment que le législateur, astreint aux règles de la prudence,
ne peut arbitrairement attacher une obligation rigou-reuse à une
matière insignifiante (Salmanticenses, disp. XIX, n. 27) : ses lois
alors ne seraient plus de vraies lois. Sur tout ce paragraphe : Salm.,
disp. XIX, n. 25-32.
Il n'y a rien ici qui ne soit rigoureusement
consé-quent avec l'idée d'abord proposée du péché
mortel. Il serait important, pour l'éducation des consciences, qu'on
ne s'en tînt pas à enseigner des catalogues fixés de
péchés mortels, mais que l'on découvrît le-rapport
de ces actes avec la fin dernière, qu'ils con-trarient. Un acte
n'est pas tenu pour péché mortel arbitrairement : il porte
en lui cette opposition funeste avec le principe même de la vie morale,
auquel il fau-drait que nous fussions par-dessus tout attachés.
Pour les théologiens, il leur appartient d'apprécier le rap-port
de tel acte humain avec la fin dernière et de déceler en
lui, s'il y a lieu, et par des voies peut-être complexes, cette opposition.
Mais il semble qu'on leur puisse recorrtmander en cette entreprise la sobriété.
A partir d'un certain point du moins, les détermina-tions sont difficiles
et ne s'autorisent plus guère que de la quantité des opinions.
On peut se demander dans quelle mesure cette poursuite audacieuse du mortel
et du véniel parmi l'infini détail des actions humaines représente
un progrès de la science morale. Et l'on songe à cette parole,
redoutable à la fois et apaisante, de saint Augustin ; Quse sint
levia, quse gravia peccata» non humano sed divino sunt pensanda judicio.
Enchiri-dion, LXXVIII, P. L., t. XL, col. 269.
L'objet de l'acte humain est donc
propre à conférer à celui-ci cette efficacité
de briser le rapport de la volonté humaine avec la vraie fin dernière.
De tels péchés mortels le sont ex génère. Mais
si l'objet mau-vais de l'acte ne l'est pas à ce point, il donne
lieu à un péché véniel ex génère.
2. L'acte. — Mais il se peut qu'un
même objet mauvais donne lieu tantôt à péché
mortel, tantôt à péché véniel, selon
des conditions relatives à l'acte lui-même.
229 PECHE MORTEL
ET PÈCHE VENIEL. DIFFERENCE 230
Soit d'abord un objet de péché
véniel, comme une parole oiseuse ou le soin démesuré
de son bon renom. La manière de l'adopter peut convertir cet acte
en péché mortel. Saint Thomas signale deux voies de cette
conversion : ou bien l'on ordonne cet acte à quelque objet mortel,
dire une parole oiseuse à des fins d'adultère; ou bien l'on
fait de cet acte même sa fin dernière, vivre pour la vanité
au point que l'on ferait tout, même offenser Dieu, pour la contenter.
Dans les deux cas, l'acte humain, nonobstant sa matière immédiate
et propre, s'est donné un objet exclusif de la charité. On
rejoint la règle précédente.
Soit ensuite un objet de péché
mortel, comme l'adul-tère ou l'infidélité. La manière
de l'adopter peut faire de cet acte un péché véniel,
en ce sens, explique saint Thomas, que l'acte humain reste imparfait, c'est-à-dire
non délibéré en raison, celle-ci étant le principe
propre de l'acte mauvais. Et l'on appelle un tel péché véniel
ex imperjectione actus.
Les actes non délibérés,
quel qu'en soit l'objet, ne sont donc jamais que des péchés
véniels. En cet endroit de la doctrine systématique du péché
véniel est assumée, on l'aura reconnu, une catégorie
de péchés qu'avait obtenue pour son compte la distribu-tion
traditionnelle des péchés selon les parties de l'âme.
Nous avons traité plus haut (col. 179 sq.) de la culpabilité
assignable à l'acte non délibéré. Mais des
actes humains, quoique délibérés en quelque mesure,
peuvent n'être encore qu'imparfaitement des actes humains : il y
a lieu de rechercher ici quelles condi-tions de perfection sont requises
en l'acte humain en-deçà desquelles, quel que soit son objet,
il ne sera jamais que péché véniel. Saint Thomas,
là-dessus, n'abonde point. Nous reproduirons l'enseignement des
Salmanticenses (non sans signaler les opinions discor-dantes) qui, en ceci,
sont plutôt des auteurs que des commentateurs. Disp. X, dub. iv-v.
Ils le proposent au sujet des mouvements déréglés
de l'appétit sen-sible, où ces imperfections de l'acte humain
sont les plus fréquentes, mais leurs règles ont une valeur
géné-rale. Elles intéressent distinctement l'imparfaite
ad-vertance et l'imparfait consentement. Quand on véri-fie celle-là,
le consentement est lui-même imparfait; mais elle peut-être
parfaite, sans que le consentement le devienne à son tour. (Le mot
d'advertance manque fâcheusement à notre vocabulaire : nous
nous excu-sons d'y recourir, et sur la nécessité que nous
en avons, et sur l'exemple d'un théologien du xvir= siècle
dont les écrits sont un modèle de la meilleure langue française;
cf. Ant. Arnauld, Cinquième dénonciation du philosophisme...
Avertissement, dans les Œuvres, t. xxxi, Paris-Lausanne, 1780, p. 298-299.)
a) Qualité de l'advertance.
— Voici les conclusions relatives à l'advertance de l'intelligence
:
a. — n Aucun mouvement de l'appétit
ne peut atteindre au degré du péché mortel s'il n'y
a de la part de l'intelli-gence pleine advertance et pleine délibération
relative à ce mouvement. Et c'est pourquoi à chaque fois
que l'advertance n'est qu'à demi-entière, fût-ce en
une matière très grave, le mouvement susdit ne dépassera
point la malice du péché véniel », n. 140. Comme
ils l'ont expliqué, ils entendent par « advertance impar-faite
s celle d'une raison en possession imparfaite de ses moyens, comme il advient
dans l'état de demi-ivresse ou de demi-sommeil. Tandis que la connais-sance
pleinement délibérée est celle où l'on juge
d'un jugement ferme et sain les mérites de l'objet et son indifférence,
la connaissance à demi-délibérée est pri-vée
de cette attention et de cette fermeté du jugement, alors même
qu'il s'introduit en elle quelque discours. On peut donner de la conclusion
énoncée plusieurs preuves. Celle-ci semble la plus décisive
: tout péché mortel ôte à Dieu la raison de
fin dernière pour la
reporter sur quelque bien
créé; or, une délibération imparfaite ne peut
procéder à l'appréciation qu'un tel déplacement
suppose.
On remarquera que cette conclusion
n'atteint en rien la doctrine des péchés d'ignorance, et
que l'im-parfaite considération actuelle, non plus que le défaut
de toute considération actuelle, n'emporte point infail-liblement
l'impuissance de pécher, et mortellement; qu'elle laisse entière
la responsabilité de la délibéra-tion interprétative
: car si l'advertance et la délibéra-tion imparfaites dont
nous parlons ont été précédées d'une
parfaite advertance, grâce à quoi l'on pouvait parfaitement
délibérer de l'objet en cause, et qu'on ait négligé
de le faire, on ne tombe point sous le bénéfice de la conclusion
énoncée, laquelle s'entend des cas où, sur l'objet
en cause, aucune advertance plénière n'a eu lieu non plus
qu'aucune délibération parfaite n'a été possible.
Cette première conclusion
est commune chez les théologiens. On ne cite contre elle que l'opinion
d'Occam et des nominalistes, pour qui ne sont point requises au péché
mortel une connaissance ni une liberté plus grande qu'au péché
véniel; il n'y a donc point pour eux de péché véniel
ex imperjectione actus, mais seulement ex génère (ci-dessus)
ou ex parvitate malerise (ci-dessous). Les auteurs réfutent aisément
cette opinion singulière. Salmenticenses, n. 166-169.
b. — « Pour qu'il y ait péché
mortel, il ne suffit pas
que l'intelligence connaisse expressément
et délibéré-
ment l'entité ou l'agrément
physique de l'objet ou de
l'acte coupable; s'il n'y a aussi
une certaine advertance
actuelle et expresse de la malice
morale ou d'un péril
d'ordre moral, soit qu'on les connaisse
avec certitude
ou probabilité, soit au moins
qu'on en ait deute, scru-
pule ou soupçon; et c'est
pourquoi où, dans le cours-
entier du mouvement de l'intelligence
ou dans l'une
de ses parties, aucune mention de
la malice ne se
serait présentée,
le mouvement de l'appétit n'aurait
point la culpabilité mortelle.
» N. 148. La première
partie de cette conclusion s'impose
dès qu'on admet
que la parfaite connaissance d'un
objet ou d'un acte
peut coïncider avec une parfaite
ignorance de leur
malice morale ou du danger moral
qu'ils font courir.
La dernière signale que l'on
se tient ici entre ces deux
extrêmes dont l'un est qu'il
y a péché là seulement où
il y a attention actuelle au péché
même (méconnais-
sant l'extension du volontaire),
et dont l'autre est
que l'on peut pécher sans
qu'on ait pu s'aviser jamais
que cet acte fût un péché
(méconnaissant le lien du
volontaire à la connaissance).
Pour la partie intermé-
diaire, en la retrouvera dans la
troisième conclusion.
c. — « L'advertance suffisante
au péché mortel n'est
point nécessairement la connaissance
de la malice
mortelle, connue précisément
comme mortelle; ni
non plus la connaissance de l'objet
mauvais en lui-
même; ni non plus une connaissance
certaine ou pro-
bable : mais il suffit de se rendre
compte d'une malice en
général, ne discernant
pas qu'elle est seulement
vénielle; que cette connaissance
soit celle d'une telle
malice en sa cause, et que de cette
malice ou de son
péril il y ait doute, soupçon
ou scrupule, pourvu qu'on
n'ait point un jugement au moins
probable en sens
contraire », n. 160.
De cette conclusion, la première
partie, savoir qu'il suffit de se rendre compte d'une malice en général,
etc., se fonde sur cette raison que l'homme qui poursuit un objet mauvais
dans ces conditions s'expose au péril d'une malice mortelle et se
trouve disposé à l'encou-rir. La seconde partie, savoir que
n'est point requise la connaissance de l'objet mauvais en lui-même
mais seulement dans sa cause, tient à ce qu'il suffit pour qu'un
acte soit formellement humain, et donc péché, qu'il soit
volontaire dans sa cause; on entend bien la
231 PÉCHÉ MORTEL
ET PÉCHÉ VÉNIEL. DIFFÉRENCE 232
«anse comme cause <le
cet effet mauvais, et non pas seulement en elle-même. Et Ton signifie
dans «et énoncé que, pour qu'un acte, quand il est
réellement posé, soit formellement péché, il
n'est pas nécessaire qu'il y ait alors connaissance formelle de
sa malice; mais il suffit d*av»ir posé sa cause en se rendant
compte «le quelque façon que d'une telle cause suivrait ou
devrait suivre un péché. Avec cela, on laisse entière
la question de la légitimité, dans certaines conditions,
de poser une cause d'où l'on sait que peut sortir un mal. Nos auteurs
mentionnent, comme adversaire de cette seconde partie, Vasquez : voir leur
disp. V, dub. vi. La troisième partie, à savoir que n'est
pas requise une connaissance certaine ou probable, etc., est, au dire des
carmes de Salamanque, assez com-mune entre théologiens et ils en
avancent cette raison : Quiconque sait pouvoir faillir en son opération
est tenu de faire ce qui est en lui pour éviter cette chute, faute
de quoi on la lui imputera justement; or, celui qui agit avec doute, scrupule
ou soupçon de ia malice de l'objet, sait pouvoir défaillir,
adhérant à cette malice si elle se vérifie, comme
le doute, le soupçon ou le scrupule l'insinuent; donc, puisqu'il
ne fait pas ce qu'il peut, savoir rechercher la connaissance qui le persuade
prudemment qu'il n'y a point une telle malice, il agit témérairement
et imprudemment, s'ex-posant à ce péril : et, pour autant
qu'il dépend de sa disposition et de sa manière d'agir, il
l'embrasse de fait : n. 164. Sur l'issue légitime de ces états
d'incer-titude, voir ci-dessous la discussion du PROBABIMSME. Par scrupule,
entendons ici une très faible sollicita-tion de l'esprit en faveur
d'un jugement, et que ne combat point même une probabilité
contraire : ce qui n'est p<>int le cas de ceux qu'on appelle les scrupuleux.
b) Qualité du consentement.
— Tout ce qu'on vient de dire de l'advertance de l'intelligence est dans
l'hypo-thèse d'un objet de sa nature mortel. Ce qu'on dira du consentement
de la volonté est dans l'hypothèse d'une pleine adoertance
en matière grave. Dans cette hypothèse, ou bien l'on consent,
et il est clair que l'on commet un péché mortel, ou bien
l'on refuse le consentement, et il est clair que l'on ne commet aucun péché;
ou bien la volonté permet le mouvement déréglé
dont il s'agit et ne pourvoit pas efficacement à l'évincer.
Ce dernier cas a lieu soit que la volonté suspende tout acte, soit
(à supposer même que cette totale suspension soit impossible)
qu'elle n'en exerce aucun à l'endroit de ce mouvement déréglé,
soit que, exerçant à son endroit un acte, il ne soit ni un
consentement ni un dissentiment efficace, mais ou bien la décision
de le permettre ou un simple déplaisir.
a. — te Tout périt écarté,
soit de consentement, soit de dommage grave, la volonté n'est pas
tenue sub mor-tali de résister positivement aux mouvements de l'ap-pétit
sensible, quelque mauvais et désordonné qu'en soit l'objet
: aussi, pourvu qu'on ne consente pas, ne pas résister mais se comporter
négativement ou de manière permissive n'est pas un péché
mortel. » N. 180.
La raison en est celle-ci. L'obligation
de résister aux mouvements de l'appétit sensible, tout autre
péril écarté, ne peut être de soi (car elle
peut l'être en vertu d'une considération étrangère)
plus grande que le désordre de ces mouvements; or, ce désordre
est véniel. Il est bien entendu que la permission dont il s'agit
ici diffère du tout au tout du consentement; elle est plutôt
l'absence d'une opposition, et ne com-porte aucune complaisance envers
le désordre toléré. Il est entendu aussi qu'on ne
peut dire que le consen-tement soit véniel qui porte sur un désordre
formelle-ment véniel en sa nature, car le consentement reçoit
sa malice de l'objet même qui le termine, tandis que la permission
reçoit la sienne de la malice formelle de ce qu'on permet. Les mouvements
gravement déréglés
de l'appétit sensible
constituent un objet gravement mauvais, mais d'eux-mêmes ils ne sont
formellement mauvais que de malice vénielle : y consentir est un
péché mortel, les permettre ne l'est pas. On ne con-fondra
pas cette permission avec le consentement interprétatif : elle ne
le serait que s'il y avait obliga-tion de repousser positivement ces mouvements
(là-dessus, n. 199-210, avec la réfutation de Vasquez et
de Suarez). Pour bien se rendre compte de l'état d'âme ici
allégué, lire cette description qu'en donne Cajétan,
Summa de peccatis, à delectatio morosa, n. 4; rapporté par
Salm., n. 180 : « Si la négligence provient non d'une complaisance
mais de ce qu'on n'attache point d'importance à la pensée
et au plaisir excités (parce que l'on sait, par exemple, que l'on
a une volonté ferme et que l'on ne redoute point de verser dans
un consentement mauvais à cause de ces commotions de l'imagination
ou de la concupiscence), on pèche, car on peut et on doit s'efforcer
de repousser ces guerres intestines et ces très grands périls
et, autant qu'il est en soi, accomplir cette parole : « Je poursuivrai
i mes ennemis et n'aurai de cesse qu'ils ne succombent », mais on
ne pèche pas mortellement, etc. » Qu'on ne se méprenne
donc point sur cette première conclusion comme si elle consacrait
un art subtil de séparer la jouissance mauvaise d'avec la culpabilité
du péché; et qu'on ne manque pas au surplus de la joindre
aux suivantes.
b. ?—? « A chaque fois qu'il
y a danger imminent de
consentement du fait que dure un
mouvement illicite,
la volonté est tenue sub
mortali d'y résister efficace-
ment », n. 192. Quand y a-t-il
péril imminent de con-
sentement? cette circonstance est
variable selon la
volonté de chacun, et selon
que le mouvement cou-
pable est propre à plaire
ou à déplaire. En général, il
faut avouer que c'est ici chose
périlleuse, et que per-
sonne ne doit croire facilement
être en sécurité si, le
sachant et le pouvant, on ne résiste
pas. Nos auteurs
concluent comme il suit une série
de sages réflexions :
A tous convient ce conseil (il est
au moins cela) très
salutaire : qu'ils s'efforcent,
dès qu'ils auront remarqué
la naissance d'un mouvement désordonné
dans leur
appétit, de l'écarter
sans retard, qu'ils soient fermes
ou non dans la vertu. Ces derniers
à cause du péril de
consentement, ceux-là parce
que l'état de parfaite
vertu le demande.
c. — a Même écarté
le péril du consentement, il y aura
quelquefois obligation sub mortali
de résister au mou-
vement de l'appétit sensible
: à savoir quand, du fait
de la non-résistance, il
y a imminence d'un grave dom-
mage; par exemple quand, voyant
s'élever en soi un
mouvement de colère, on constate
qu'il peut à ce
point grandir qu'il ôte, si
l'on n'y résiste, le jugement
de la raison, lequel étant
ôté on commettra un homi-
cide; en ce cas, on sera tenu sub
mortali de résister à
un tel mouvement de peur qu'en s'accroissant
il ne
conduise jusqu'à un tel dommage,
et cela même s'il
n'y a pas danger de consentir soit
à ce mouvement soit
à ce dommage. De même
lorsqu'on se rend compte
qu'une délectation vénérienne
entraîne le péril de pol-
lution, même s'il n'y a pas
imminence de consentir
ni à cette délectation
ni à la pollution, on est tenu de
résister sub mortali, pour
écarter ce péril ». N. 195. La
raison de cette conclusion est claire
: comme on est
tenu, sous peine de péché
mortel, de ne nuire à per-
sonne en matière grave, on
est tenu, sous la même
obligation, de réprimer en
soi ces mouvements d'où
l'on voit qu'il proviendra à
quelqu'un un grave dom-
mage. Il est bien vrai que le mouvement
déréglé de la
sensibilité a en lui-même
une malice formelle que n'a
point l'acte extérieur, par
exemple la pollution ou
l'homicide; cependant, on est tenu
plus strictement
d'éviter cet acte que le
mouvement intérieur : car
233 PÉCHÉ
MORTEL ET PÉC
l'obligation de l'éviter
ne tient pas à sa malice for-melle, mais au dommage qu'il comporte.
C'est ici que nos auteurs expriment cette réserve importante, qu'il
n'est pas improbable que la doctrine de leur première conclusion
doive être restreinte aux mouvements illi-cites en toute matière,
sauf les délectations véné-riennes : à cause
de la liaison de celles-ci, au moins lorsqu'elles déterminent une
grave commotion, et à parti» d'un objet peut-être léger,
avec l'acte de la pollution. Ils n'en décident pas absolument, parce
que le cas peut aussi se rencontrer où une délectation qui
serait propre à exercer cette influence, en fait ne l'exerce pas.
N. 197-198.
Ainsi peut être décrit
l'acte humain imparfait, qui ne saurait dès lors, quel que soit
son objet, prendre raison de péché mortel. En ces conditions,
il ne peut constituer en effet une opposition à la vraie fin der-nière
: il ne traduit pas une résolution suffisante de la volonté.
Par ailleurs, que l'on se garde d'exiger pour le péché mortel
la plénitude de la perfection dont est susceptible un acte humain;
nous avons appris déjà de saint Thomas que des péchés
d'ignorance et de passion, où le volontaire cependant est diminué,
peuvent être mortels. Les règles que nous avons repro-duites
délimitent, autant qu'il se peut, la perfection en deçà
de laquelle un acte humain ne peut être que péché véniel;
mais elles laissent place à bien des péchés mortels
qui ne seraient point des actes humains de tout point intègres et
parfaits.
3. La « parvilas maleriœ ».
— Il se peut qu'un objet donne lieu de sa nature à un péché
mortel, qu'on exerce à son endroit un acte humain suffisamment parfait,
et cependant que l'on ne commette qu'un péché véniel.
La cause en est dans les limites très restreintes selon lesquelles
cet acte atteint cet objet. Et l'on a affaire au péché véniel
que les théologiens ont dénommé ex parvitate materiee.
En son étude spéciale
du péché véniel, saint Tho-mas ne mentionne pas cette
catégorie; mais il la rencontre à propos du vol et de l'avarice.
En ce der-nier texte, Sum. theol., IIa-IIœ, q. CXVIII, a. 4, il appelle
un tel péché véniel ex imperfectione actus; mais l'imperfection
s'y prend cette fois, non de la délibération ou du consentement,
mais de la quantité de l'objet, comme s'en est expliqué notre
auteur sur le cas du vol, ibid., q. LXVI, a. 6, ad 3um, dans les termes
que voici : « Ce qui n'est que peu de chose, la raison le tient pour
rien : illud quod modicum est, raiio apprehendit quasi nihil. C'est pourquoi,
dans les choses insignifiantes, on n'estime pas avoir subi un dommage;
et celui qui prend peut présumer que cet acte n'est pas contraire
à la volonté du propriétaire de la chose. Et pour
autant, si quelqu'un dérobe de tels menus objets, il peut être
excusé de péché mortel. Si cepen-dant il avait l'intention
de voler et de causer un dom-mage au prochain, même en ces petites
choses peut se rencontrer le péché mortel : comme du reste
dans la seule pensée si l'on y consent. » Le cas se présente
donc excellemment en matière de justice, et l'on voit en quel sens
il le faut traiter : le péché n'est point mor-tel parce que
cet acte ne cause pas au prochain vrai-ment dommage, et donc il ne contrarie
pas la charité.
Les théologiens admettent
universellement le péché véniel ex parvitate materiœ.
Les carmes de Salamanque en justifient Q'une façon générale
le caractère véniel dans les termes suivants, qui se réfèrent,
on le verra ci-dessous, à la définition même du péché
véniel : « Si ce que l'acte coupable atteint dans la chose
défen-due n'est pas d'une telle importance qu'on le puisse tenir
pour partie notable, ni ne contribue beaucoup à sa substance et
à la fin voulue, de ce chef la loi n'est pas violée absolument,
mais relativement : parce que cela en quoi elle est violée
n'est que relativement
É VÉNIEL.
DÉFINITION 234
défendu par cette loi, et
cela qui est absolument appelé chose défendue demeure entier,
cette partie même étant ôtée. » Disp. XIX,
n. 23. Le soin des théo-logiens, on le devine, a été
de mesurer aussi exacte-ment que possible quand il y a insuffisance de
matière. Une détermination mathématique serait ici
entreprise vaine et viciée dès le principe. Il appartient
à la prudence de chacun de juger des cas particuliers. On s'inspirera
avantageusement de ces deux lois géné-rales, que rapportent
les Salmanticenses : considérer si la matière en cause importe
beaucoup à la fin pour-suivie par la loi, et non seulement la quantité
brute; considérer les circonstances qui ont conduit le supé-rieur
à imposer un précepte en cette matière. Disp. XIX,
n. 24. On s'est aussi demandé si l'insuffisance de matière
s'entend universellement, et s'il n'y a point lieu de faire une exception,
notamment en matière de chasteté. Mais comme cette recherche
n'intéresse pas le péché comme tel, il nous suffit
de la signaler et de renvoyer au judicieux exposé qu'en font les
carmes de Salamanque. Disp. X, dub. vi, appendice. Voir aussi ait. LUXURE,
t. îx, col. 1340 sq.
3° La définition du péché
mortel et du péché véniel. ?— L'effet différent
des péchés à l'endroit du principe de l'ordre moral
tient donc dans le péché lui-même à quelqu'une
des conditions que l'on vient de dire. On réduit celles-ci à
l'unité en même temps qu'on exprime formellement la nature
des péchés mortel et véniel en disant que, dans tous
les cas, le premier est simpliciler contra legem, tandis que le second
est prrnler legem.
En invoquant ici la loi ou la règle,
on dénonce dans cette qualité de mortel et de véniel,
en quelque sorte qu'elle se vérifie, une différence relative
à la moralité même de l'acte du péché.
Comme l'acte humain est formellement bon en tant qu'il est conforme à
la règle, sa malice est une discordance d'avec la règle :
c'est pourquoi l'on a allégué la loi dans la définition
même du péché; en l'alléguant de nouveau ici,
on déclare l'intérêt formellement moral de cette division.
Et, en répartissant ces péchés selon une discordance
de contrariété ou de prétérition, on signale
dans cette division les deux catégories les plus communes de l'action
mauvaise, car il n'y a rien qui divise plus immédiatement la discordance
d'avec la loi que la manière même dont elle se vérifie,
et que traduisent les prépositions contra et preeter.
1. Bien-fondé de la définition.
— Pour la justifier, il suffit de montrer d'une part que le caractère
d'abord reconnu à ces deux péchés, ôter ou respecter
le prin-cipe de l'ordre moral, dénonce proprement, dans l'acte du
péché, soit la contrariété soit la prétérition
par rap-port à la loi. Or, la loi est, de sa nature, au service
de la fin dernière de la vie humaine : ces deux termes sont conélatifs,
et le bien, c'est-à-dire la fin, est com-pris en la définition
même de la loi. De ce chef, méritent principalement le nom
de lois les préceptes nécessaires à l'ordre de la
fin dernière; ceux qui n'ont pas cette nécessité n'obtiennent
ce nom que secondairement. Le péché mortel contrarie les
pre-miers; le péché véniel y passe outre puisque ne
les contrariant pas; cependant il n'est point réductible en son
acte à l'ordre de la fin, qu'ils assurent. Et ainsi s'entend exactement
la prétérition alléguée, prseter, à
savoir par rapport à une loi proprement dite (cf. en ce sens IIa-IIœ,
q. cv, a. 1, ad 1"™). On peut dire aussi que le péché véniel
ne contrarie que les seconds pré-ceptes, et la prétérition,
dans ce cas, signifie une con-trariété relative, savoir celle
qui affecte des lois non nécessaires à l'ordre de la fin
dernière, auquel du reste elles concourent. Il faut montrer d'autre
part que ce rapport de contrariété ou de prétérition
dont on parle convient aux trois catégories de péchés
mor-tels ou véniels, mais cette convenance ressort
de
235 PÉCHÉ
MORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. DÉFINITION
236
l'exposé que nous avons
lait de ces trois catégories, où nous avons signalé
que le mortel et le véniel s'obte-naient invariablement selon la
fin dernière ôtée ou conservée. Nous ne retenons
donc pas, comme expri-mant la différence formelle du péché
mortel et du péché véniel, la contrariété
de celui-là aux préceptes, de celui-ci aux conseils; cette
opinion fut celle de Scot, mais elle est communément rejetée.
Voir Sal-manticenses, disp. XIX, n. 6-7.
2. Analogie de la notion du péché.
—• On aura déjà remarqué la coïncidence de la
présente définition du péché mortel avec la
définition plus haut énoncée du péché
comme tel. Seul le péché mortel vérifie pleinement
la notion de péché. Par rapport à celui-là,
le péché véniel est un analogue inférieur,
il est bien un péché, mais il ne l'est qu'imparfaitement.
Nous entendons donc la division du péché en mortel et véniel
comme une division analogique et non point du tout, on le voit, comme celle
d'un genre en ses espèces, où péché mortel
et péché véniel vérifieraient également
la définition du péché, quitte à la déter-miner
chacun à sa manière selon une différence spécifique.
L'analogie dont il s'agit est celle qu'on appelle de proportionnalité,
où les divers analogues possèdent intrinsèquement,
quoique inégalement, la raison commune, ainsi la substance et l'accident
à l'égard de l'être. Mais au surplus, les commentateurs,
relevant un mot de saint Thomas, estiment que se vérifie dans le
cas même une analogie d'attribution, en ce sens que le péché
véniel serait dénommé péché extrinsèquement,
à cause de son ordre et de sa dépen-dance à l'endroit
du péché mortel; ainsi, du teste, l'accident est-il dit être,
vu son ordre à la substance, et non seulement parce qu'il possède
intrinsèquement l'être. Voir Gajétan, In Iam-II®,
q. LXXXVIII, a. 1, n. 7; Salmanticenses, disp. XIX, n. 45. Sur l'intérêt
de ce cas pour la doctrine générale de l'analogie, F. Blanche,
Une théorie de l'analogie, dans Revue de philosophie, janv. 1932,
spécialement p. 52. Nous devons dire préci-sément
ci-dessous en quel sens le péché véniel est ordonné
au péché mortel.
3. Valeur spécifique des
deux catégories considérées. —- On a dit ci-dessus
(col. 163) que mortel et véniel ne représentent pas une distinction
spécifique des péchés. Ils tiennent en effet à
l'aversion, au lieu que l'espèce des péchés se définit
selon l'objet où tend l'acte de la volonté. Il advient donc
qu'un péché de même espèce tantôt se vérifie
comme mortel, tantôt comme véniel; et dans le cas même
où les péchés sont mortels ou véniels selon
l'objet, il est aisé de voir que cette qualité est relative
aux accompagnements aversifs d'une telle conversion, non à la conversion
même. Avec cela, et dépassant la considération de l'objet
immédiat du péché, on peut dire que la division du
péché en mortel et véniel a valeur essentielle. On
y signale en effet un rapport différent à la fin dernière
de la vie humaine, selon que l'on rompt ou non avec elle. Or, par-dessus
toute autre considération, la fin dernière, en matière
d'action morale, fait, peut-on dire, la limite de deux mondes. L'acte mauvais
qui la sauve-garde ne peut en ce sens être de même espèce
que l'acte mauvais qui la détruit. On n'invoque pas ici autre chose,
à propos du péché, que la même preuve où
s'établit la distinction spécifique des vertus infuses et
des vertus acquises, eussent-elles la même matière : l'ordre
différent de leur objet à la fin dernière emporte
cette distinction. Disons d'un mot que la fin dernière règne
souverainement sur toute la vie morale; et que, pour la concerner, le péché
mortel et le péché véniel prennent une valeur spécifique,
sur laquelle du reste l'objet immédiat du péché introduira
la dernière détermination : et il se peut, encore une fois,
que celle-ci soit semblable en l'un et l'autre péché. Les
Salmanticenses ont expressément
défendu la présente thèse, disp. XIX, n. 35-40, 46-51
; mais Cajétan déjà y est favorable, In I^-lIœ, q.
LXXXVIII, a. 6, n. 2 ; saint Thomas lui-même déclare que,
dans le cas où un péché, mortel de sa nature, devient
véniel par imperfection de l'acte, solvitur species. Ia-IIœ, q.
LXXXVIII, a. 6.
4. Rapport de cette division avec
la doctrine générale du péché. — En cette élaboration
d'une division tradi-tionnelle, la théologie de saint Thomas accueille,
comme nous l'annoncions, les diverses données de la pensée
chrétienne, en même temps qu'elle en dégage la signification
la plus exacte. Entendus comme nous venons de dire, il faut bien voir quelle
place déterminée occupent le péché mortel et
le péché véniel dans le traité systématique
du péché, et reconnaître notam-ment qu'ils ne se confondent
pas avec la gravité du péché, déjà considérée
ci-dessus. Ils intéressent la défi-nition même du péché,
seul le péché mortel vérifiant pleinement celle que
nous avons énoncée au terme de notre recherche sur la nature
du péché; le péché véniel n'est qu'imparfaitement
péché. Mais, comme nous avons dit alors que le péché
offense Dieu, il faut préci-ser ici que le péché véniel,
pour son compte, n'a pas proprement raison d'offense de Dieu, cf. Demalo,
q. vu, a. 2, ad 10um; disons néanmoins qu'il est de quelque façon
offense de Dieu, comme il est de quelque façon contraire à
sa loi. Cette offense-là n'est pas infinie, car elle ne prive pas
Dieu absolument de sa raison de fin, de la part du pécheur, mais
elle exclut de cette pri-mauté divine le seul acte du péché,
en sa limite rigou-reuse d'acte, le pécheur conservant Dieu comme
sa fln dernière : sur ce point, voir ci-dessous, col. 237 sq. L'offense
du péché véniel ne demande donc qu'une satisfaction
finie et limitée. Cf. Salmanticenses, In /am-J/iB, q. LXXXIX, a.
1, n. 8-10.
Mortel et véniel représentent
une division essentielle du péché, et jamais un péché
mortel, de quelque caté-gorie qu'il soit, n'est en définitive
de même espèce qu'un péché véniel; on
signale ainsi la fonction pré-pondérante de la fin dernière
en matière morale, et qui laisse entier par ailleurs le rôle
immédiatement spéci-ficateur de l'objet de l'action. Ils
comportent d'eux-mêmes, le péché mortel une gravité
plus grande, le péché véniel une gravité moindre,
car la gravité s'évalue d'une part sur la proximité
de l'objet désor-donné à la fin dernière, et
il est un point de proximité à partir duquel le désordre
ne peut être que contra-riété; d'autre part sur le
degré volontaire de l'action, et il est une quantité de volontaire
en deçà de laquelle le péché ne peut être
que véniel. Mais il faut bien voir que ces notions diffèrent;
on désigne par gravité la malice intrinsèque du péché,
dont nous savons qu'elle ne va jamais jusqu'à ôter l'entière
bonté fondamen-tale de cette action humaine ; par les péchés
mortel et véniel, le rapport du péché avec la fin
dernière qui tantôt s'en trouve totalement détruite,
tantôt est sauvegardée. Aussi la gravité des péchés,
prise de l'objet comme du volontaire, se distribue-t-elle en des graduations
infinies, au lieu que mortel et véniel épuisent la raison
qu'ils divisent, tous les péchés mor-tels d'ailleurs l'étant
également, tous les péchés véniels également.
Une consultation récemment adressée à L'Ami du clergé
(3 janvier 1929, p. 6-8) nous persuade qu'il n'est pas superflu de rappeler
cet enseignement, que nous avions allégué déjà
ci-dessus, au chapitre de la gravité des péchés. Parrapport
aux origines et histo-riquement, cette distinction entre la gravité
d'une part, et les qualités de mortel et véniel d'autre part,
repré-sente le dédoublement d'une pensée d'abord confuse,
où mortel et véniel exprimaient les deux grands ordres de
gravité; on voit quel avantage en résulte et com-bien est
plus souple notre notion de gravité.
La dissociation du mortel
et du véniel d'avec la
237 PÉCHÉ VÉNIEL
I
théorie traditionnelle des
sujets du péché représente un bénéfice
pareil : nous le disions déjà ci-dessus, à propos
des sujets du péché. Il reste en notre théologie qu'un
cer-tain sujet de péché, savoir la sensualité, est
invariable-ment sujet de péché véniel; par ailleurs,
c'est le rapport du péché à la fin dernière
selon quoi on obtient cette répartition. Quant aux causes du péché,
il y a lieu de rappeler ici seulement que les causes qui de soi dimi-nuent
la gravité, comme l'ignorance et la passion, peu-vent laisser le
péché mortel; et de noter que le péché de malice
peut être véniel, (encore qu'il soit plus correct de ne parler
point de malice à propos d'un tel péché, qui laisse
sauf le bien spirituel, cf. P-II88, q. LXXVIII, a. 2, ad lum), dans le
cas où son objet, léger de sa nature, n'est pas érigé
par le pécheur en fin dernière; ainsi des mensonges joyeux
procédant de l'habitus qu'on en a acquis, ainsi peut-être
chez les personnes peu ferventes beaucoup de péchés vé-niels
: on se les permet, sans ignorance, sans passion, sous prétexte
qu'ils ne sont que de petits péchés.
Quant aux effets du péché,
nous avons dit déjà com-ment se distingue le reatus du péché
véniel d'avec celui du péché mortel. Pour la corruption
du bien de nature, le péché véniel la cause certainement
pour son compte et de lui-même; mais, comme il dispose au péché
mortel, ainsi que nous le dirons, par là il la cause en outre indirectement.
Pour la tache, il faut dire d'abord que le péché véniel
n'en cause point dans l'âme, à proprement parler, car une
fois passé l'acte de ce péché, la grâce et la
charité demeurent entière, illuminant l'âme de leur
éclat : ainsi saint Thomas, Sum. Iheol., Ia-IIœ, q. LXXXIX, a. 1.
Mais, par ailleurs, il faut rendre compte de la persistance du péché
véniel dans l'âme jusqu'à l'instant de sa rémission.
Elle y consiste dans une adhésion non révoquée de
la volonté à quelque bien déréglé, en
quoi est gênée, comme par un obstacle, l'extension de la charité
jus-qu'à ce genre d'actions. En ce sens, le péché
véniel laisserait une tache, et qui serait la privation de la ferveur,
de la charité. Ou même, si l'on entend la tache plus librement,
non point comme un éclat perdu mais comme une souillure positive
adhérant à quelque sujet, celle du péché véniel
consistera, à l'instar d'une poussière, en cet amour persistant
pour le bien déréglé où le pécheur s'est
attaché; ainsi pense saint Thomas, IIIa, q. i.xxxvir, a. 2, ad 3am;
cf. a. 1. Voir Salman-ticenses, In I^m-II^, q. LXXXIX, a. 1.
4° Péché véniel
et fin dernière. — La notion du péché mortel et du
péché véniel que nous venons de présen-ter
apparaît jusqu'ici des plus satisfaisantes. Cette considération
de la fin dernière, d'où nous avons fait tout dépendre,
en même temps qu'elle permet d'assu-mer les données traditionnelles,
introduit dans le traité systématique du péché
un légitime et heureux principe de discernement. Mais n'est-ce pas
au détri-ment de la doctrine même de la fin dernière?
Il se pose à ce sujet deux questions:
La première tient à
cette affirmation établie ailleurs, que le même homme ne peut
avoir en même temps qu'une seule fin dernière. Or si, par
un péché mortel, renonçant à Dieu, on a mis
sa fin dernière dans une créature, et que, demeurant attaché
à ce premier péché, on vienne à commettre un
second péché mortel sur un autre objet, n'aura-t-on point
deux fins der-nières à la fois? Cette question a conduit
les théolo-giens à déterminer avec exactitude de quelle
manière, par le péché mortel, on met sa fin dernière
dans la créature, en sorte que la multiplicité spécifique
de tels péchés en un pécheur ne porte pas atteinte
à l'unité de la fin dernière qui est la sienne. Leur
doctrine concerne davantage le traité de la fin dernière
que celui du péché. Il nous suffit ici de l'avoir mentionnée.
Voir les théologiens à
ce sujet, par exemple :
' FIN DERNIÈRE
238
Jean de Saint-Thomas, De fine uttimo,
disp. I, a. 7, § 1, n. 1-32; Salmanticenses, ibid., disp. IV, dub.
m; Billuart, ibid., diss. I, a. 4; par ailleurs : Suarez, ibid., disp.
III, n. 11; Vasquez, ibid., disp. V, c. i.
La seconde question doit nous retenir
davantage. Elle concerne proprement le péché véniel.
Elle tient à cette doctrine, d'essence métaphysique, que
tout acte volontaire, à moins qu'il n'ait poui objet la fin der-nière
elle-même, est nécessairement ordonné à une
fin dernière. Or, d'une part, le péché véniel
n'est ni appliqué ni ordonné à une fin dernière
mauvaise : il serait un péché mortel; d'autre part, il ne
semble pas réductible à la fin dernière bonne : il
ne serait alors plus un péché. Le péché véniel
n'aurait-il donc aucune fin dernière? La difficulté ne concerne
point tant les péchés véniels par imperfection de
l'acte, dont on peut dire en effet qu'ils n'ont point parfaitement de fin
dernière (cf. Jean de Saint-Thomas, De ullimo fine, disp. I, a.
7, n. 41 et 50), que les péchés véniels dus à
l'objet ou à l'insuffisante matière, lesquels sont, cependant,
de parfaits actes humains.
1. Position de saint Thomas. — On
pense bien qu'elle n'a pas échappé à saint Thomas
d'Aquin. Aussi bien, la question de la nature du péché véniel
avait-elle déjà fait dans la scolastique, depuis saint Anselme
et Abélard, l'objet d'un notable débat; et non sans toutes
sortes de vicissitudes, l'opinion sem-blait s'être imposée
que le péché véniel n'est pas ordonné à
Dieu, sans qu'il soit cependant détourné de cette fin. Sur
cette histoire, voir Landgraf, Das Wesen der làsslichen Sûnde
in der Scholastik bis Thomas von Aquin. Eine dogmengeschichtliche Untersuchung,
nach den gedruckten und den ungedrucklen Quellen, Bam-berg, 1923.
a) Les textes. — Saint Thomas se
range à cette opinion, qui est celle des grands théologiens
antérieurs. Mais il donne de cette sorte de dualité que l'on
recon-naît au péché véniel une formule précise,
qui préserve de la contradiction (comparer cependant avec S. Bona-venture,
IISent., dist. XLII, a. 2, q. i,ad 4um), àsavoir que le péché
véniel, qui ne peut avoir Dieu pour fin actuelle, cependant ne laisse
pas chez le juste d'être ordonné à Dieu habituellement.
Au premier titre, il est un péché, au second il n'est pas
un péché mortel. Saint Thomas ne dit point seulement que
le péché véniel n'exclut pas la charité qui
nous ordonne habi-tuellement à Dieu (IMIœ, q. LXXXVIU, a. 1, ad
2um), mais, avec plus de force, que le péché véniel
se réfère habituellement à Dieu : Me qui peccat venialiter
inheeret bono temporali non ut fruens, quia non constituit in eo finem;
sed ut utens, referens in Deum, non actu, sed habitu. Ibid., ad 3um. Les
arguments 2 à 4 du pre-mier article des questions de la Somme consacrées
au péché véniel, P-II33, q. LXXXVIU, a. 1, ont pour
objet la difficulté même que nous avons dite, et ils la résolvent
par la formule que nous venons de rappor-ter. L'enseignement en est constant
de la part de saint Thomas. Cf. De malo, q. vu, a. 1, ad 4um : IUe qui
peccat venialiter non fruilur creatura sed utilur ea : refert enim ea habitu
in Deum, licet non actu; In I™ Sent., dist. I, q. m, a. unie, ad 4um :
Quamvis Me qui peccat venialiter non referai actu in Deum suam operationem
nihilominus tamen Deum habitualiter pro fine habet. Et l'on retrouve plus
bas, dans la Somme, la même pensée sous une forme saisissante
: Quod enim amatur in peccato veniali, propter Deum amatur habitu etsi
non actu. IIa-IIiB, q. xxiv, a. 10, ad 2»m.
b) Leur interprétation.—
La difficulté est donc réso-lue de la part de saint Thomas
par un discernement introduit dans la psychologie de l'acte humain, où
l'in-fluence de la fin dernière, qui peut n'être pas actuelle,
demeure habituelle. Il nous suffit de le bien entendre. Saint Thomas a
toujours reconnu que la fin dernière
239 PÉCHÉ VÉNIEL
ET FIN DERNIÈRE 240
voulue en tous nos actes ne
signifiait point que chacun d'eux fût actuellement référé
à la fin dernière : la vertu de la première intention,
dit-il, Sum. theol., I3-IIœ, q. i, a. 6, ad 3um, demeure dans la multitude
des actes consécutifs. Telle la bonne action du juste, accomplie
hors la pensée actuelle de Dieu. On appelle virtuelle une telle
influence. Mais, dans le cas du péché véniel, le rapport
de l'action présente avec la fin dernière est différent
et, pour ainsi dire, plus relâché. On en exprime le cas singulier
en ces mots d'influence habituelle. Cette fois, l'action voulue non seulement
n'est pas actuellement référée à la fin dernière,
ruais elle échappe à cette influence que pos-sède
la fui une fois voulue sur tout ce qui lui est conforme; et, néanmoins,
cette action, non seulement n'a pas la vertu de substituer une fin dernière
nouvelle à la précédente, mais elle demeure référée
de quelque manière à celle-ci, à savoir habituellement.
Pour comprendre exactement cette
relation, il peut être utile d'observer que le cas ne s'en rencontre
que chez l'homme et qu'il est impossible à l'ange. Ibid., q. LXXXIX,
a. 4 ; cf. De malo, q. vu, a. 9. Comme l'ange ne considère pas séparément
les principes et les conclusions mais que, à chaque fois qu'il considère
les conclusions, il le fait selon qu'elles sont dans les prin-cipes (ce
qu'on signifie d'un mot en disant qu'il n'y a pas en lui de <> discours
»), ainsi, dans l'ordre du bien, l'ange n'est jamais porté
vers des moyens sinon en tant qu'ils se tiennent sous l'ordre de la fin
: mens angeli non fertur in ea quse sunt ad finem nisi secun-dum qnod constant
sub ordine finis. Sum. theol., loc. cit. A cause de quoi, un désordre
des moyens ne peut signifier en ceux-ci qu'un désordre relatif à
la fin. En tout ce qu'il veut, l'ange veut sa fin, comme en tout ce qu'il
connaît il voit les principes; il le veut parce qu'il veut cette
fin, il le connaît parce qu'il connaît ces principes. L'ange
bon, dont la fin est Dieu, est incapable de rien aimer qui ne soit aimé
en vertu de l'attachement qu'il a pour Dieu, c'est pourquoi il ne commet
aucun péché véniel. L'ange déchu, en re-vanche,
est incapable de rien poursuivre qu'il ne le fasse en vertu de l'attachement
qu'il a pour sa propre excellence, c'est-à-dire son orgueil; c'est
pourquoi il ne commet que des péchés mortels. En nous disant
pourquoi l'ange ne peut véniellement pécher, cette analyse
nous découvre pourquoi l'homme en est capable. Sauf le privilège
de la justice originelle, où était infailliblement garanti
en lui le règne universel des principes de l'ordre tant spéculatif
que pratique {ibid., Ia-II8B, q. LXXXIX, a. 3), l'homme peut se por-ter
vers les moyens sans les tenir sous l'ordre de la fin, à quoi il
demeure attaché. Et le fondement en est dans la nature discursive
de son intelligence. De même que, ne se trompant pas sur les principes,
il se tiompe cependant sur une conclusion, parce qu'il ne voit pas cette
conclusion dans les principes, de même, adhérant à
Dieu comme à sa fin dernière, il consent à une action
irréductible à cette fin, parce qu'il ne la veut pas en tant
qu'il adhère à Dieu. En l'ordre pratique comme en l'ordre
spéculatif, l'erreur s'introduit en l'homme par une autre voie que
la cor-ruption des principes. Il est séduit par des intelligibles
dérivés, il est abusé par des biens imparfaits. Dans
le cas de l'erreur pratique, sa défaillance intéresse pre-mièrement
non l'intelligence, car il sait que cette action est un péché
véniel, mais l'appétit : et celui-ci dévie* sur le
point particulier de cette action, sans lais-ser d'être attaché
à la fin dernière bonne. L'homme, d'un mot, a la faculté
de ne point engager ses principes en tout ce qu'il pense ou fait; mais
cette faculté est en effet une infériorité et signale
l'humble rang qu'il occupe dans la hiérarchie des natures intellectuelles
: disons qu'il est raisonnable, mais non pas absolument
intelligent. Avec cela, il
commettrait, bien entendu, non plus un péché véniel
mais un péché mortel, s'il entendait exprimer la volonté
d'une fin dernière en quelque acte désordonné, soit
qu'il érigeât celui-ci en fin dernière, soit qu'il
poursuivît, par son moyen, une mauvaise fin dernière. Il rejoindrait
en ces deux cas la psychologie angélique.
Cette analyse respecte la loi métaphysique
au nom de laquelle s'est posée la présente question ; en
même temps qu'elle donne son secs exact à la distinction de
l'actuel et de l'habituel ici invoquée par saint Tho-mas. L'ordre
nécessaire de tout acte de volonté à la fin dernière
se fonde sur deux arguments. Sum. theol., ia-II86, q. i, a. 6. Selon le
premier, la volonté n'adhère au bien imparfait connu comme
tel que pour autant qu'il est ordonné au bien parfait : de lui-même,
il n'aurait pas de quoi attirer la volonté puisque l'objet propre
de celle-ci, qui est le bien, ne s'y trouve qu'imparfaitement vérifié;
l'acte de le vouloir ne peut être tenu que pour le début d'un
mouvement dont l'achèvement est dans le bien absolu, objet de la
volonté. Or, dans le cas du péché véniel tel
que nous l'avons représenté, n'a-t-on pas un bien imparfait
qui, de lui-même, attire la volonté? n'a-t-on pas un acte
qui puisse passer déjà pour consommation? Le bien imparfait
n'y attire pas la volonté par sa vertu propre; si je le veux, désordonné
comme il est, son imperfection même de hien en est la cause, en ce
sens que je n'y adhère qu'à cette condition, savoir qu'il
me laisse en la possession du bien parfait. La volonté marque son
adhésion au bien parfait dans l'appétit de ce bien impartait.
De même, cet acte est un com-mencement en ce sens que je lui refuse
d'être le con-tentement de mon appétit que j'entends bien
conten-ter ailleurs. L'ordre du péché véniel à
la fin dernière n'est pas absent; mais à cause du dérèglement
de l'acte, il prend un tour négatif. On le commet, d'un mot, parce
qu'il ne compromet pas la fin dernière. Ni on ne le fait pour lui-même,
ni on ne le fait positive-ment pour la fin dernière. — Le second
argument est également respecté. Il s'autorise d'un premier
moteur de la volonté sous la motion souveraine duquel il est nécessaire
que la volonté veuille tout ce qu'elle veut. Or, commettant un péché
véniel, on subit la motion de la fin dernière bonne : cet
acte ne tient pas tout entier dans l'attachement à l'objet légèrement
déréglé, mais il signifie le refus de la part de la
volonté de ne point se détacher du bien véritable
où elle a mis sa fin der-nière, ce qu'elle îerait si
elle ordonnait à un objet gravement déréglé
celui-ci ou si elle l'érigeait lui-même en fin dernière.
On voit que nous entendons dans toute sa force cette référence
habituelle du péché véniel à la fin dernière
qu'allèguent les formules de saint Thomas. Nous la signalons en
l'acte même du péché. Il est vrai qu'elle prend une
forme négative. Mais, sous cette forme, il persiste sur l'acte du
péché véniel une influence véritable de la
part de la lin der-nière, laquelle, de ce chef, fait partie intégrante
de la constitution psychologique de cet acte, comme de tout autre. Dans
le respect de l'ordre de l'acte volon-taire à la fin dernière,
nous obtenons ici un cas signi-ficatif d'humanité : une certaine
dissociation de l'ac-tion d'avec sa fin, une dérive de la volonté
par rap-port à son principe; on ne se passe point de fin ni de principe,
mais on s'abandonne à quelque bien irréduc-tible à
celui-là. L'art de saint Thomas fut de découvrir la formule
exacte de l'écart. Au terme de l'explication que nous en avons tentée,
il apparaît que la diffé-rence de l'ange et de l'homme, sur
le point dont il s'agit, n'est pas que l'homme puisse agir en dehors de
toute influence de sa fin dernière sur l'action, mais en dehors
de toute influence actuelle ou virtuelle, sous la seule influence habituelle,
laquelle s'exprime
241 PÉCHÉ VÉNIEL
I
par mode négatif. On verra
ci-dessous que cette inter-prétation a de qui se réclamer.
Nous avons dans cette analyse adopté
le cas du péché véniel commis par le juste, comme
étant le plus net. Mais nos discernements sont applicables au péché
véniel du pécheur, qui déjà n'a plus la charité.
Avec sa fin dernière, son péché véniel n'a
point de rétérence actuelle ni virtuelle : il deviendrait
autrement péché mortel; mais il possède une réiérence
habituelle, encore qu'elle s'exprime, peut-on dire, à l'inverse
de la même référence chez le juste : chez celui-ci,
la fin bonne empêche que le péché commis ne soit mortel;
chez celui-là, la fin mauvaise tolère que le péché
com-mis ne soit que véniel; dans les deux cas, on demeure de quelque
façon sous l'influence de la fin dernière. Quand même
le pécheur fait des actes bons, il faut dire qu'il est sous l'influence
négative de sa fin der-nière mauvaise, en ce sens qu'il ne
va point jusqu'à adopter une fin dernière bonne qui ruinerait
celle-là.
2. Autres théologiens. —
Il peut être avantageux de confronter les explications que l'on vient
de lire avec les opinions connues d'un choix de théologiens.
Pour un Scot, la difficulté
que nous nous sommes proposée n'existe pas. Car il n'est pas nécessaire
que l'appétit de la béatitude agisse en tous nos actes, et
il advient que l'on s'attache à quelque bien pour la bonté
qu'il a en lui-même, indépendamment de toute fin voulue :
on ne l'aime ni propter se, ni propter aliud, mais absolute. In JVum Sent.,
dist. XLIX, q. x; cf. In /um Sent., dist. I, q. ni. La métaphysique
entière de saint Thomas proteste contre cette dénégation.
Mais la distinction de celui-ci
entre l'actuel et l'habi-tuel ne s'est pas imposée d'emblée
ni uniformément aux théologiens postérieurs. Il est
remarquable que Cajétan n'en essaie point l'éclaircissement
dans son commentaire de Ia-IIœ, q. LXXXVIII, a. 1-2, qui est le lieu de
cette doctrine. Il y vient seulement IIa-IIœ, q. XXIV, a. 10, ad 2»m,
où il entend la formule de saint Thomas, que nous avons ci-dessus
rapportée, en ce sens que le juste possède un habitus capable
de lui faire aimer cet objet pour Dieu, mais la nature de l'objet même
s'y oppose, qui n'est pas susceptible d'une ordination vers Dieu. Cajétan
a raison en ce qu'il écarte, et il est vrai qu'il ne faut point
ici songer à quelque ordination actuelle ni virtuelle vers Dieu
de l'objet du péché; mais la formule de saint Thomas emporte
certainement davantage que la simple con-comitance de Vhabitus de charité
chez le juste com-mettant un péché véniel.
Sinon, Vasquez a raison (op. cit.,
q. i, disp. V, c. n). Sur la distinction de saint Thomas, qui lui paraît
admodum difficilis, Cajétan, estime-t-il, a dit ce que l'on peut
dire de mieux : mais ne parlons plus en ce cas d'une référence
du péché véniel à Dieu. Par ail-leurs, certains
thomistes ont interprété leur maître comme ceci : savoir
que le péché véniel peut être référé
au bien de celui qui le commet, et celui-ci, qui est juste, se réfère
à son tour à Dieu; ainsi, par la voie de l'habitas de charité
en son auteur le péché véniel est référé
à Dieu. Vasquez, pour son compte, n'agrée pas cette opinion,
et on ne peut que l'en louer. Mais il propose ainsi la sienne. Dans le
péché véniel, la créature, objet du péché,
est constituée la fin der-nière de l'œuvre, n'étant
référée à rien d'autre ni actuellement, ni
virtuellement, ni habituellement; mais à une telle fin dernière,
on ne réfère rien d'autre, car elle ne l'est point de l'opérant.
En ces conditions, elle s'oppose non à la charité, mais à
la seule ferveur de la charité. On voit sans peine que cette position,
qui soustrait l'acte du péché véniel à l'influence
de la fin dernière de l'opérant, rejoint le scotisme, et
nous ne pouvons l'agréer. Pour Suarez, de qui l'opinion rencontre
en ceci celle de Vasquez, op. cit., ia-II33, tr. i,
' FIN DERNIÈRE 242
disp. III, sect. iv, il ne répugne
en rien que l'on soit en même temps attaché à la fin
absolument dernière par rapport à l'opérant, et que
cependant, dans une œuvre déterminée, on s'en tienne à
une fin qui soit la dernière négativement, c'est-à-dire
relativement à cette œuvre seule; il en donne cette preuve, où
l'exi-gence métaphysique est méconnue avec toute la clarté
désirable : quia in hoc nulta est repugnanlia ex parte ipsoium objeclorum
seu finium, et alioquin volun-tas est libéra ad operandum prout
voluerit. Du reste, Suarez démontre expressément, ibid.,
sect. v, qu'il n'est pas nécessaire pour que l'homme fasse quelque
chose volontairement qu'il ait d'abord l'intention d'une fin dernière
pour laquelle il agisse; et que, dans le cas même où il a
une telle intention, il n'est pas nécessaire que toutes ses actions
y soient ordonnées et en soient dépendantes.
Entre les disciples de saint Thomas,
Jean de Saint-Thomas nous paraît en ceci avoir au mieux pénétré
la pensée du maître : op. cit., Ia-IIœ, disp. I, a. 7, n.
33 sq. L'influence de la fin dernière sur tout acte volontaire est
pour lui, bien entendu, comme pour tout thomiste, une doctrine inamovible.
Mais il estime qu'elle se distribue en deux manières bien différentes
selon que l'objet de l'acte volontaire est ou non sus-ceptible d'être
ordonné à cette fin. Dans le premier cas, l'influence est
positive et la fin dernière commu-nique à l'objet son motif
de bonté. Dans le' second, elle est négative ou permissive
: si l'objet est attrayant, ce n'est point que la fin dernière lui
ait communiqué sa bonté; néanmoins, le péché
véniel respecte la pré-éminence de la fin dernière,
et l'un des motifs inter-venant dans la délibération du péché
véniel est que, dans ce péché, l'on n'offense pas
Dieu gravement. Nous avons donc affaire ici, non à une simple conco-mitance
de Vhabitus de charité avec le péché véniel,
non à cette référence curieuse et irréelle
qu'avaient imaginée certains thomistes, mais à une intervention
véritable de la fin dernière dans l'élaboration et
la structure de l'acte du péché véniel. Et notre commen-tateur
en signale cette justification : Hoc autem est peculiare in fine quia,
cum operetur in quantum bonum, etiam ipsse negaliones et carentise mali
et ipsum non destruere finem habilualiter, aliquo modo ad bonum per-tinent,
et sic non tollere lotaliter finem aliquale bonum est (n. 54). On voit
de qui peut se réclamer l'explica-tion que nous avons ci-dessus
avancée.
On retrouve très exactement
les pensées de Jean de Saint-Thomas dans le commentaire des carmes
de Salamanque, de qui tout le soin, en bons thomistes, est d'élucider
cette référence habituelle du péché véniel
à Dieu qu'énonce saint Thomas. Voir le tr. De ultimo fine,
disp. IV, dub. iv. Ils ajoutent pour leur part que le juste se trouve disposé
par sa charité à référer le péché
véniel à Dieu, car il est disposé à l'omettre,
ce qui représente une certaine information du péché
véniel par la charité. Une façon nouvelle et intéressante
de circonscrire la réalité, assurément sub-tile, mais
si proprement humaine, que nos analyses tentent de rejoindre. Mais ces
commentateurs ont enrichi leur étude d'autres considérations
dont l'ori-gine est en une opinion historique, que nous devons d'abord
rapporter.
Elle procède de moindres
théologiens, mais elle a connu, et de nos jours mêmes, une
certaine fortune qui fera pardonner à notre insistance. Curiel (+
1609), Lectures in d. Thomee Aquin. Iam-IIle, q. i, a. 5, dub. unie, §
6; et Martinez (t 1637), Commentaria super ]&m_ijœ d Thomœ, q. LXXXVIII,
a. 1, dub. iv circa finem, semblent en être les auteurs responsables.
Ils se fondent sur cette considération que le péché
véniel, sous peine que l'on remonte à l'infini dans l'ordre
des fins, doit être actuellement référé, soit
explicitement
243 PÉCHÉ
MORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. RAPPORTS 244
soit virtuellement, à
une fin ultime, laquelle ne peut assurément être Dieu, tout
au plus terme de la réfé-rence habituelle. Et ils disent
que cette fin ultime, où est actuellement référé
le péché -véniel, est le tien en général,
bonum in comrnuni, comme rassasiant l'ap-pétit. On satisfait ainsi
L la nécessité posée, mais on évite de donner
au péché véniel deux fins, attendu que le bien en
général ne fait pas nombre avec une fin particulière.
Nous croyons que cette opinion est répréhensible et dans
sa teneur et dans son fondement. Car le bien en général ne
meut la volonté et n'en ter-mine les actes qu'appliqué à
un certain objet particu-lier répondant à l'appétit
de la volonté, lequel incline précisément vers ce
qui convient a la nature, non vers le bien en général comme
tel. De tout acte volontaire, il y a une fin dernière concrète
à quoi il est de quelque façon référé.
Une façon de l'être est celle que nous avons dite : et c'est
ici que pèche en son fondement même l'opinion de nos théologiens.
Car il n'est point nécessaire de retrouver l'influence positive
de la fin dernière en tout acte volontaire, et le recours de la
part de saint Thomas à l'influence habituelle signifie précisément
le refus d'une telle nécessité. Tel qu'il est, l'acte du
péché véniel est sous l'influence de la fin dernière
de la manière que nous avons dite; il n'y a point lieu d'y rechercher
quelque autre fin. Sans doute ne le fait-on que pour entendre l'influence
habituelle en un sens qui soustrait à l'efficacité de la
fin dernière l'acte même du péché. Les Salmanticenscs,
qui expri-ment pour leur part le premier des deux griefs que nous venons
de dire, font une concession à cette opi-nion quand ils posent outre
Dieu une fin particulière où s'arrête la référence,
actuelle du péché véniel en tant qu'actuelle, et qui
est le bien propre et naturel du pécheur; mais celui-ci est à
son tour référé habituelle-ment à Dieu et soumis
à la charité. Disons qu'ils introduisent ainsi un intermédiaire
psychologique dans l'analyse que nous avons adoptée, et que l'influence
négative de la fin absolument dernière prend volon-tiers
cette forme d'une influence positive du bien natu-rellement aimé;
mais le titre décerné à celui-ci de fin dernière
actuelle du péché véniel ne nous paraît pas
recommandable puisqu'il dissimulerait l'influence que détient la
fin habituellement voulue sur l'acte même du péché.
Gonet, reproduisant avec une grande fidélité les carmes de
Salamanque, tient à son tour le bien du pécheur comme la
fin dernière actuelle du péché véniel. Op.
cit., tr. v, disp. IX, art. 4, n. 83 sq. L'opinion propre de Curiel et
de Martinez est davantage connue par l'adoption qu'en a faite Bil-luart,
op. cit., tr. De ultimo fine, diss. I, a. 4-5; tr. De peccatis, diss. VIII,
a. 4. Comme il entend la référence habituelle d'une pure
concomitance (comme on dirait que la prière du juste dormant est
référée habituelle-ment à Dieu), il recherche
la fin dernière actuelle du péché véniel, et
il la trouve en la béatitude comme telle; en définitive,
cet homme veut être heureux. Par là, on n'exclut pas la charité,
car cette fin est en soi indifférente. D'ailleurs, il n'est point
nécessaire que l'on agisse toujours en vue d'une fin dernière
particu-lière. Car la cause finale meut moralement, au lieu que
la cause efficiente le fait physiquement et, de ce chef, est inévitablement
particulière. De nos jours, le P. Billot s'est prononcé pour
la même opinion, op. cit., p. 121-122, 125; après lui, le
P. Garrigou-Lagrange : La fin ultime du péché véniel...,
dans Revue thomiste, 1924, p. 313-317; voir aussi Blaton, De peccato veniali,
dans Collationes Gandavenses, mars 1928, p. 31-42. On voit assez qu'elle
ne peut s'autoriser sans de graves réserves de la tradition thomiste
et qu'elle souffre d'une difficulté. Pour la différence de
l'ange et de l'homme, qu'invoque le P. Garrigou-Lagrange, nous croyons
qu'elle consiste, non en ce que l'homme puisse
ne pas agir sous l'influence
d'une fin dernière con-crète, mais en ce que son action est
susceptible, de la part de la fin dernière concrète, d'une
influence originale/celle que saint Thomas nomme « habituelle ».
En définitive, le juste qui pèche véniellement en
cet acte même veut Dieu; saint Thomas le déclare avec trop
de fermeté pour que nous cherchions ailleurs le secret du péché
véniel.
Dans son ouvrage cité, le
docteur Landgraf entend la doctrine thomiste du péché véniel
comme s'il con-sistait dans un acte non ordonné à Dieu, quel
qu'en soit l'objet prochain, bon peut-être ou indifférent.
Entre plusieurs inexactitudes, c'est méconnaître que l'objet
du péché véniel est de sa nature déréglé.
Le P. Schultes a heureusement critiqué, dans le Bulletin thomiste,
1924, p. 136-142, cette interprétation inat-tendue à laquelle
s'est rallié chaleureusement le R. P. de la Taille dans Gregorianum,
1926, p. 28-43.
5° Péché et imperfection.
— La division des péchés en mortels et véniels épuise
le mal moral. Ce qu'on a appelé « imperfection » est
un acte bon en lui-même. La question de savoir si des imperfections
se rencon-trent en effet ou si elles ne sont pas des péchés
véniels relève d'une étude des exigences de la charité.
L'on en a traité à l'article IMPERFECTION, et il ne nous
appartient pas d'y revenir ici. Il faut seulement signa-ler que cette question,
historiquement, a été posée en liaison avec une conception
du péché véniel, Scot, nous l'avons dit, distinguant
ce péché du mortel en ce qu'il s'oppose aux conseils et celui-là
aux préceptes ; l'un des arguments de cette opinion est en effet
qu'un acte contraire aux conseils ne peut être bon; il est donc mauvais
; il est donc péché véniel. Sur quoi on trouvera de
judicieuses réflexions chez les carmes de Salamanque, disp. XIX,
n. 6-9. L'idée scotiste du péché véniel est
restée sans fortune. — Pour l'abondante littérature parue
sur le sujet depuis l'article IMPERFEC-TION, consulter la bibliographie
du Bulletin thomiste.
II. L'ORDRE DU PÉCHÉ
VÉNIEL AU PÉCBÉ MORTEL
ET RECIPROQUEMENT. — Ils ne sont
point sans rap-ports, les deux péchés dont nous venons d'étudier
la division, et nous l'avons allégué déjà.
Nous l'établis-sons cette fois expressément.
1° Du péché véniel
au péché mortel, l'ordre est exprimé par la théologie
en plusieurs manières. — 1. Elle tient communément que le
péché véniel dispose au péché mortel.
— En vertu de ce rapport, il a été dit ci-dessus que le péché
véniel vérifie cette notion de péché selon
une analogie d'attribution. La disposition du péché véniel
au mortel est analysée par saint Thomas comme il suit.
Par son effet propre et direct,
le péché véniel selon l'objet ne dispose pas premièrement
et par soi au péché mortel selon l'objet : car il dispose
ainsi à l'ac-tion pareille, et ces deux péchés sont
d'espèce immé-diatement dissemblable. Le mensonge joyeux,
par exemple, ne dispose pas ainsi au blasphème. Mais par son effet
propre et direct, un péché véniel selon l'objet peut
disposer, par une certaine conséquence, au péché mortel
de la part de l'agent. Car il peut aller jusqu'à engendrer un habitus
et déterminer ainsi son objet en fin dernière de l'agent.
Mais comment reconnaître que l'objet d'un péché véniel
est traité par l'agent comme sa fin dernière? Les carmes
de Salamanque l'ont recherché. In IBTa-IIse, q. LXXXVIII, a. 4.
Ou bien, disent-ils, formellement et expressément la volonté
tient cet objet pour sa fin dernière, l'appréciant comme
supérieur à tout : le cas est clair, mais il est rare. Ou
bien elle le met au-dessus de tout, de manière seule-ment interprétative,
et s'y attache effectivement comme à sa fin dernière. Le
signe de cette disposition est que l'on ne refuse pas de commettre un péché
mortel en faveur d'un tel objet. Ce qui advient dere-
245
PÉCHÉ
MORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL.
RAPPORTS
246
chef de deux façons
: ou bipn l'on choisit de fait à cette fin un péché
mortel, comme si, pour étaler vaine-ment sa force, l'on tuait injustement
quelqu'un, comme si, pour manifester son excellence, l'on refusait de se
soumettre à un commandement d'ailleurs grave (ce dernier exemple
est de saint Thomas lui-même, Svm. theol., IIa-IIœ, q. cv, a. 1,
ad 2um) : l'appréciation interprétative dont nous parlions
est alors manifeste. Ou bien la volonté, bien que, de fait, elle
ne commette point un péché mortel, est à ce point
attachée à l'ob-jet du péché véniel
que, l'occasion offerte, elle lui don-nerait la préférence
sur tout. 11 faut alors, pour que soit vérifiée cette appréciation
interprétative, qu'il y ait jugement et consentement exprès
d'une telle préfé-rence; faute de quoi, rien n'étant
commis qui soit mortel ou qui expose au mortel, on ne voit pas com-ment
justifier en ceci un verdict grave, et quelque attachement qu'il y ait
pour l'objet du péché véniel : à moins que
le pécheur n'aperçoive, au moins confu-sément, poursuivant
cet objet, qu'il risque le péché mortel et ne laisse pas
cependant d'accomplir son dessein : la chose n'est point rare chez certains
qui sont à ce point engagés dans leur affaire que rien ne
compte plus qui pourrait les retenir. Resterait à déter-miner
à quelle espèce appartiennent les péchés ainsi
devenus mortels : on voudra bien se reporter à nos commentât
eurs.
Au mode de disposition que l'on
vient d'analyser peut se rattacher cette considération que le péché
véniel possède une certaine efficacité propre à
détruire les vertus acquises. Elle a été développée
ex professo par les mêmes commentateurs dans leur disp. IV; nous
ne reproduisons ici que leurs conclusions, qui se répartissent selon
les trois catégories connues de péchés véniels.
Les péchés véniels selon l'objet, sou-vent recommencés,
détruisent la vertu acquise oppo-sée ; les péchés
véniels dus au défaut de la pleine déli-bération,
si répétés qu'ils soient, ne détruisent pas
la vertu opposée; les péchés véniels par insuffisance
de matière, multipliés autant que l'on voudra, pourvu qu'ils
restent des péchés véniels, ne corrompent point absolument
la vertu acquise et selon sa substance.
Par son effet indirect, reprend
saint Thomas, c'est-à-dire en écartant l'obstacle, des péchés
véniels selon l'objet peuvent disposer à un péché
mortel selon l'ob-jet. Car, s'accoutumant à transgresser l'ordre
dans les petites choses, on en viendra à ne plus le respecter dans
les grandes. On voit que, dans ce cas, le péché mortel commis
n'est point nécessairement de la même espèce que les
péchés véniels qui y ont disposé.
Les commentateurs (Cajétan,
les carmes de Sala-manque) ont remarqué que saint Thomas, en son
article, ne considère que les péchés véniels
selon l'ob-jet : c'est sans doute, disent-ils, que pour les péchés
véniels par défaut de délibération, il est
assez mani-feste que, directement et de soi, ils disposent au péché
mortel de même espèce, et les péchés véniels
par insuffisance de matière en sont au même point.
On rapprochera de ce qui précède
la doctrine de saint Thomas selon laquelle le péché véniel
en lui-même ne diminue pas la charité, bien que, indirecte-ment,
il puisse être dit la diminuer, en ce sens, préci-sément,
qu'il dispose au péché mortel, lequel ruine la charité.
Sum. theol., Ila-Ilœ, q. xxiv, a. 10. Ce qui précède justifie
assez l'avertissement de Cajétan, qu'il nous plaît de reproduire
: El hinc habemus quantum a venialium consueludine cavendum sit, cum tôt
modis, et illis periculosis, disponant ad mortale. Propter quod frequentibus
conlrilionibus, non superficielenus, singula secunium suas species distinguenda
sunt : ne habitua-Us nobis in illis occurrenles tentationes animos disposi-tos
propinque ad mortale inventant. In 7am-/7», q. LXXXVIII, a. 3.
2. Une autre formule de la
théologie est que le péché
véniel peut devenir mortel.
— Elle prêterait à trois
interprétations. Selon uned'elles,
le même acte, qui était
d'abord péché véniel,
deviendrait ensuite mortel. 11 se
peut assurément qu'un acte
demeurant physiquement
le même passe du véniel
au mortel; mais il a fallu que
la volonté changeât;
donc, il n'est plus moralement le
même acte. On obtiendrait
alors deux péchés, le pre-
mier véniel, le second mortel;
l'on n'aurait point un
seul péché ayant évolué
du véniel au mortel. La for-
mule peut aussi signifier qu'un
péché véniel selon l'ob-
jet devienne mortel en ce sens que
l'on traite cet objet
comme fin dernière, et nous
rejoignons les cas ci-
dessus distingués; ou qu'on
mette ce péché au ser-
vice d'un objet de péché
mortel. Elle s'entendrait
enfin en ce sens qu'un grand nombre
de péchés véniels
constituent un péché
mortel. Dans son acception
propre, où des péchés
véniels en grand nombre seraient
considérés comme les
parties intégrantes d'un péché
mortel qui serait comme leur somme,
cette proposi-
tion est fausse, car tous les péchés
véniels du monde
ne peuvent entraîner le reatus
qui caractérise le péché
mortel : la multitude des peines
temporelles n'équi-
vaut point à la peine éternelle;
de la peine du dam
aucune autre ne peut être
rapprochée; quant à la
peine du sens, celle du péché
mortel n'est point com-
parable à celle des péchés
véniels, du moins si on la
restreint au « ver de la conscience
• car, pour le feu, il
se peut que les peines de ces péchés
ne soient pas sans
proportion. Et le tout vient de
ce que des désordres
multipliés en-deçà
de la fin respectée ne sont pas com-
parables à un seul désordre
allant jusqu'à ôter la fin.
Ainsi en va-t-il notamment des péchés
véniels par
insuffisance de matière;
s'ils sont véritablement dis-
tincts, ils ne deviennent pas un
péché mortel. Mais
il advient que les matières
légères des actes successifs
doivent être considérées
comme s'ajoutant l'une à
l'autre au point qu'elles constituent
bientôt la matière
suffisante d'un péché
mortel; on ne fait alors que s'y
prendre à plusieurs fois
pour commettre ce qui est à la
fin un péché mortel.
Ce que nous avons dit ci-dessus
de cette catégorie de péchés
véniels le fait comprendre
aisément. Pour la casuistique
relative à ce thème,
voir les Théologies morales.
Mais si l'on entendait seu-
lement, interprétant comme
on a dit la formule, que
des péchés véniels
en grand nombre constituent la dis-
position à un péché
mortel, en ce cas la proposition
serait recevable et l'on rejoindrait
notre première con-
sidération. Saint Thomas
prend soin d'expliquer que
tel texte de saint Augustin doit
s'entendre en ce sens
dispositif. Les historiens, cependant,
avouent que la
pensée de ce Père
est loin d'avoir en ceci la distinction
des doctrines théologiques
et que maints passages de
ses œuvres, spécialement
les oratoires, attribuent au
grand nombre des péchés
véniels les mêmes effets
qu'au péché mortel;
voir Mausbaçh, op. cil., t. i,
p. 239-241. On dira la même
chose de son fidèle dis-
ciple, saint Césaire d'Arles.
3. La théologie enfin a demandé
si, du fait d'une cir-
constance, un péché,
de véniel qu'il eût été, peut devenir
mortel. — Saint Thomas l'a décidé
comme il suit.
Seule la circonstance qui prend
rang de différence spé-
cifique peut rendre mortel un péché
de véniel qu'il
eût été. Car
il est nécessaire, pour passer du véniel
au mortel, de passer aussi d'un
désordre respectant la
fin à un désordre
qui la détruit : qu'une circonstance
le détermine, et elle n'est
plus proprement une circons-
tance. Il est aisé de vérifier
cette conclusion sur les
diverses manières dont un
péché véniel devient mor-
tel. Pour le cas où il le
devient grâce à la perfection de
l'acte même, il faut dire
que l'acte imparfait n'était
point encore constitué dans
l'espèce morale par défaut
de sa raison; ou, considérant
les choses comme nous
247 PÉCHÉ VÉNIEL
CONï
faisions ci-dessus, que le rapport
avec la fin dernière, dont est seul susceptible l'acte parfait,
donne lieu à ce qu'on peut appeler, dans l'ordre moral, une espèce
nouvelle. On exprime la même doctrine en disant qu'aucune circonstance
n'aggrave le pé<hé infiniment sinon, celle-là qui
en change l'espèce. Swn. theol., IIa-IIœ, q. ex, a. 4, ad 5um. On
écarte ainsi cette pensée que des circonstances — comme la
durée de l'acte, sa fréquence, la dignité de la personne
qui pèche — fassent passer ]e péché du véniel
au mortel. Saint Thomas lui-même a fait une excellente critique de
ces cas et montré de la colère durable et de l'ivresse renouvelée
que leur qualité mortelle n'est point due proprement aux circonstances
du renouvellement ou de la continuité. I*-!!8", q. LXXXVIII, a.
5, ad lum. Cf. sur cette question : In 7Vun> Sent., dist. XVI, q. ni, a.
2, q. 4; De malo, q. n, a. S, cir. fin. corp.
2° Ordre du. péché
mortel au péché véniel. — Sous ce titre de l'ordre
du péché mortel au péché véniel, on
entend demander si un péché peut, de mortel, devenir véniel.
On n'en peut raisonner exactement comme de l'ordre inverse, car on ne passe
pas du parfait à l'im-parfait comme de l'imparfait au parfait. Nous
avons dit que le péché véniel devient mortel quand
il s'y ajoute une difformité mortelle ; on ne peut dire que le péché
mortel devienne véniel quand il s'y ajoute une difformité
vénielle. Dire une parole oiseuse en vue de la fornication passe
du véniel au mortel; mais com-mettre une fornication pour dire une
parole oiseuse reste mortel : il s'ajoute plutôt à la malice
de la forni-cation celle de la parole oiseuse. On ne peut parler de péché
mortel devenant véniel que pour signaler qu'un acte mortel de sa
nature n'atteint cependant pas à cette qualité par le défaut
de la délibération; ou bien même, ajoutent les carmes
de Salamanque, par l'in-suffisance de la matière (ci-dessus, col.
233). Mais, en ce cas, se perd l'espèce de l'acte : ce n'est qu'à
ce prix, peut-on dire, que l'on obtient le passage ici allégué.
///. LE PÈCHE VÉNIEL
EN LVI-MÊME — Nous gTOU-
pous sous ce titre deux questions
qu'a débattues la théologie, dont la première intéresse
le sujet du péché véniel.
1° Lz sujet du péché
véniel. — Nous avons dit déjà que ce péché
ne se trouvait ni chez l'ange ni chez l'homme dans l'état d'innocence.
Saint Thomas tenait cette opinion pour commune ; contre elle on peut citer
Guillaume d'Auxerre, Summa aurea, 1. II, tr. X, c. m, q. iv (éd.
Paris, 1500, fol. 62 d). Scot, à son tour, devait admettre le péché
véniel possible chez Adam : In /J"um Sent., dist. XXI, q. i. De
même Suarez, tr. De peccatis, disp. II, sect. vu, qui veut, en outre,
que l'ange lui-même puisse, de sa nature, pécher véniellement,
ibid. Mais la pensée de saint Thomas est demeurée commune.
Plus spécialement, sur le
sujet du péché véniel, le Moyen Age a demandé,
nous avons eu l'occasion déjà d'y faire allusion, si les
premiers mouvements déré-glés de la sensualité
ne sont pas chez les infidèles des péchés mortels.
Laréponse affirmative de certains théo-logiens n'a pu procéder
que d'une confusion entre la concupiscence habituelle et la concupiscence
actuelle. Dès qu'on les distingue, la question elle-même s'éva-nouit,
puisqu'il est manifeste que la sensualité, chez les infidèles
comme chez les autres, ne donne pas lieu de soi à un acte humain
proprement dit. Bien plus, il faudrait dire que, 'toutes choses égales,
le péché dont on parle est plus grave chez les fidèles
qui n'ont pas l'excuse de l'ignorance, qui'ont l'avantage de la grâce.
2° Le péché véniel
peut-il exister seul avec le péché originel ? — La seconde
question ici débattue est plus considérable.
Saint Thomas achève son traité
du
DERE EN LUI-MÊME
24&
péché dans la Somme
théologique sur cet article : Utrum peccatum veixiale possit esse
in aliquo simul cum solo peccato originali. I3-!!1», q. LXXXIX, a.
6.
1. Les déclarations de saint
Thomas. — Sous cette forme et en cet énoncé distinct, la
question est nou-velle chez saint Thomas. Il l'a dégagée
de discussions où nous voyons d'abord intéressée la
doctrine qui doit être mise en relief ici. On les trouve en deux
endroits de la théologie. Les unes sont relatives à la nécessité
de la grâce, et saint Thomas y est conduit à déclarer
que l'homme, arrivant à l'âge légitime, se met ou dans
la grâce ou dans le péché mortel : il n'y a pas d'état
neutre. Cette pensée est exprimée pour la première
fois, In 11»™ Sent., dist. XXYIII, q. i, a. 3, ad 5»m, sous
cette forme : ...et etiam ad légitimant seiatem deve-niens in hoc
ipso peccaret quod se ad gratiam non prse-pararet : unde etiam pro tali
negligentia punirelur. Si autem praepararet se, faciendo quod in se est,
procul dubio gratiam consequeretur, per quam vitam eeternam mereri posset.
Dans un contexte doctrinal apparenté, où il s'agit encore
du bien dont l'homme est capable sans la grâce, on lit exactement
la même pensée : De verilate, q. xxiv, a. 12, ad 2um : Non
est possibile aliquem adultum esse in solo peccato originali absque gratia
: quia statirn cum usum liberi arbitra acceperit, si se ad gratiam prseparaverit,
gratiam habebit; alias ipsa negligentia ei impuiabitur ad peccatum morlale.
Au sujet de la grâce nécessaire à la justification
du pécheur, la même opinion un peu plus bas, q. xxviu, a.
3, ad 4"m. Cette fois, saint Thomas la présente comme tenue par
certains théologiens; il ne prétend point en être l'auteur
et ce péché qu'il attribue à l'adulte négligeant
de faire ce qui est en soi, il le nomme un péché d'omission
: ce qui n'est du reste qu'une différence de mot par rapport aux
deux textes déjà cités. Surtout, il justifie expressément
la culpa-bilité de cette omission, qu'il avait seulement repré-sentée
jusqu'ici comme la négligence de se préparer à la
grâce, où l'on ne faisait pas ce qui est en soi : Cum enim
quilibet tenealur peccatum vitare et hoc fieri non possit nisi prsestituto
sibi debito fine, Ienelur quilibet cum primo suœ mentis est compos, ad
Deum se conver-tere et in eo finem consiiluere; et per hoc ad gratiam dispo-nitur.
Le danger de livrer sa vie morale à tous les vents, et qu'on n'évite
qu'en se fixant à sa fin der-nière, justifie donc que l'homme
soit tenu de se tour-ner vers Dieu dès le temps où il dispose
de son âme; et il se prépare ainsi à la grâce.
Ne pas le faire est un péché d'omission. Le péché
originel, s'il n'est point effacé, s'accompagne donc d'un péché
mortel actuel; sans compter qu'indépendamment de cette omission
coupable, la concupiscence du péché originel deman-dera des
satisfactions auxquelles il est difficile à l'homme de se soustraire.
Nous dirons donc, résumant cette première série d'informations,
que saint Thomas est conduit à penser que, dès le temps où
l'homme a l'usage de la raison et de la liberté, le péché
originel, s'il n'est pas effacé, ne peut que coexister chez lui
avec un péché mortel actuel, conformément d'ailleurs
à une opinion déjà connue, en vertu de la nécessité
de se préparer à la grâce que néglige cette
omission, et par où l'on eût assuré à sa vie
morale, dès l'origine, l'indispensable direction de la vraie fin
dernière.
On trouve la même pensée
engagée d'abord en cette autre doctrine théologique qu'il
n'y a point de réceptacle où seraient rassemblées,
après la mort, les âmes qui, au péché originel,
n'auraient ajouté que des péchés véniels. Ainsi
In Il'"a Sent., dist. XLII, q. i, a. 5, ad 7um, où nous retrouvons
l'affirmation qu'aussi-tôt en possession de l'usage de sa raison
l'homme ou bien reçoit la grâce ou bien pèche mortellement,
selon qu'il a fait ou non ce qui était en lui, quia tune est tempus
ut de salule sua cogitet et ei operam det. Si, toute-
249
PÉCHÉ VÉNIEL
CONS
IDÉRÉ EN LUI-MÊME
250
fois, le cas se présentait,
par impossible, ajoute saint Thomas, cette âme irait en enfer où
elle subirait la peine sensible due au péché véniel,
et éternellement en tant que ce péché véniel,
par accident, se trouve chez un sujet privé de la grâce. Mais
ce texte introduit au débat un élément nouveau : il
considère le temps qui précède l'usage de la raison;
l'homme n'y est capable, estime saint Thomas, ni de péché
mortel ni, à plus forte raison, de péché véniel
: puisque son âge excuse d'être un péché l'acte
qui serait celui d'un péché mor-tel, il excuse davantage
l'acte qui serait celui d'un péché véniel. A propos
du réceptacle des âmes, In IVam Sent., dist. XLV, q. i, a.
3, ad 6"m, renvoie au passage que nous venons de relever.
Le De malo touche à deux
reprises le point que nous considérons, et en liaison avec la théorie
des peines du péché. Le texte, q. v, a. 2, ad 8um, réédite,
et pour le temps qui précède l'usage de la raison et pour
le temps où l'on y accède, la pensée de 77 Sent.,
dist. XLII, ci-dessus. Saint Thomas signale cette fois qu'il n'est que
peu de théologiens pour admettre que l'on meure avec le péché
originel et quelque péché véniel seulement : hsec
opinio non videlur mullis esse possibilis quod ali-quis decedat cum peccaio
originali et veniali tantum. Et il définit en ces termes l'obligation
que nous savons : Postquam vero usum ralionis habent, lenentur salutis
suse curam agere, répétant que ne point le faire est une
omission mortelle. Dans la q. vu, a. 10, ad 8um, il réédite,
dans un contexte apparenté, la même opi-nion, et le péché
dont nous parlons est ainsi présenté : Postquam habet usum
rationis, peccal mortaliter si non facit quod in se est ad quœrendum suam
salutem. Mais une instance faite sur cette réponse permet à
saint Thomas d'accuser l'obligation d'opérer sans délai la
conversion à Dieu, ad 9um : Licet prœcepla affirmativa communiler
loquendo non obligent ad semper, tamen ad hoc est homo naturali lege obligatus
ut primo sit sollicitus de sua salute, secundum illud Matth. ; «
Primum quse-rite regnum Dei. » Ultimus enim finis naturaliter eadit
in appetitu, sicut prima principia naturaliter primo cadunt in apprehensione
: sic enim omnia desideria prsesupponunt desiderium ultimi finis, sicut
omnes spe-culationes prsesupponunt speculalionem primorum prin-cipiorum.
Avec le De veritate, q. xxvm, a. 3, ad 4"m, cité ci-dessus, ce texte
est le seul qui nous exprime jusqu'ici la justification de l'obligation
souvent allé-guée. Elle se tire de ce que tous nos désirs
supposent celui de la fin dernière, lequel se lève naturelle-ment
dans l'appétit, comme les premiers principes spéculatifs
inaugurent naturellement la vie de l'intel-ligence.
Nous avons donc affaire à
une opinion ferme de la part de saint Thomas ; on notera que la clause
expri-mée en trois textes (II™ Sent., dist. XLII;/Vua Sent, dist.
XLV; De malo, q. v) : si tamen esset possibile, est invoquée pour
la plénitude de la doctrine et non pas parce que l'impossibilité
qu'on a d'abord dite appa-raît quelque peu douteuse. Saint Thomas
estime du reste ne se rallier en ceci qu'à une opinion accré-ditée.
L'histoire manque encore, à
notre connaissance, de cette doctrine de la théologie médiévale.
On l'entre-prendrait avantageusement. Nous n'y pouvons songer ici. Qu'il
nous suffise d'interroger quelques témoins. Dans la question de
la peine due au péché véniel, In J/»m Sent,
dist. XLII, a. 2, q. n, saint Bonaventure en arrive au cas de quelqu'un
qui mourrait en état de péché véniel, sans
la grâce ni aucun péché mortel, et qui serait, dit-on,
puni de peine éternelle; sur quoi il déclare (ad 4«m,
éd. Quaracchi, t. n, p. 969) : Hsec positio est impossibilis. Primum
quia nunquam fuit nec est nec erit quod aliquis in solo peccaio veniali
fuerit, ita quod non habeat gratiam. Nihil enim est médium
nunc quin homo habeat gratiam
aut sit in mortali pec-caio. Et in primo statu, etc.; et ideo positio illa
vana est. Esto tamen quod aliquis puer esset in veniali, dico quod Deus
nunquam educeret eum de statu meriti quin vel ipse peccaret mortaliter,
vel ipse daret ei gratiam. Où nous trouvons l'affirmation que le
péché véniel ne se rencontre qu'avec la grâce
ou avec un péché mortel. Mais la raison en est qu'il n'y
a pas d'état intermé-diaire connu. Du reste, l'auteur ne
semble pas répu-gner à l'idée qu'un enfant puisse
n'avoir sur la con-science que des péchés véniels,
sans la grâce ni aucun péché mortel : il tient seulement
que cet enfant ne mourra pas en cet état. De la nécessité
d'émettre un acte de conversion vers Dieu lors de l'accès
de l'en-fant à la raison, saint Bonaventure ne dit mot.
Pour Alexandre de Halès,
il ne met même pas en doute l'hypothèse que le péché
véniel coexiste dans une âme avec le seul péché
originel : Sum. theol., II» p. II1 lib., éd. Quaracchi, t.
ni, p. 299. Mais un texte de saint Albert le Grand, In J/Um Sent, dist.
XLII, a. 4, au sujet de la peine du péché véniel,
témoigne que l'idée du devoir de conferre de suo statu pour
l'adolescent était dans les esprits; et lui-même déclare
laconiquement mais nettement : In tempore in quo est adolescens, potest
et tenetur conferre : et si omittit peccat formaliter, éd. Borgnet,
t. xxvn, p. 659. De même Guillaume d'Auxerre admet cette obligation,
encore qu'il conçoive le cas où le péché originel
soit accompagné du seul péché véniel. Sum.
aur., 1. II, tr. xxvm, c. ni, q. iv, éd. Paris, 1500, fol. 91c.
Il semble donc que l'on dût trouver dans la tradition des théologiens
antérieurs à saint Thomas même les éléments
les plus significatifs de la doctrine dont nous avons rapporté ci-dessus
les formules.
Sans doute cette doctrine parut-elle
à saint Tho-mas assez consistante puisque, de sa propre initiative,
il l'érigé, dans la Somme, en question distincte et introduit
au terme de son traité du péché un article exprès
sur ce sujet. Il la dégage des discussions rela-tives à la
nécessité de la grâce ou aux peines du péché.
Et, en ces conditions nouvelles, il reprend les affir-mations que nous
avons déjà relevées, mais proposées plus vivement
cette fois à notre attention. « Il est impossible, écrit-il,
que le péché véniel se trouve chez un homme avec le
péché originel, sans péché mortel. La raison
en est qu'avant les années de discrétion le défaut
d'âge, interdisant l'usage de la raison, l'excuse du péché
mortel; il l'excuse donc bien davantage du péché véniel
s'il commet un acte qui, de son genre, soit véniel. Quand il commence
d'avoir l'usage de la rai-son, il n'est plus tout à fait excusé
de la 'faute du péché véniel ni du péché
mortel. Mais la première chose qui vient alors à la pensée
de l'homme est de délibérer de soi-même. Et s'il s'ordonne
alors à la fin requise, il obtiendra par la grâce la rémission
du péché originel. S'il ne s'ordonne pas à la fin
requise, selon la discrétion dont est capable cet âge, il
péchera mor-tellement, ne faisant pas ce qui est en soi. Et, dès
lors, il n'y aura pas en lui péché véniel sans péché
mortel, jusqu'à ce que tout lui ait été remis par
la grâce, t P-II®, q. LXXXIX, a. 6. C'est ce que nous savions
déjà, soit pour le temps qui précède l'usage
de la raison, soit pour le temps où l'on y accède; et, quant
à ce dernier cas notamment, c'est la même raison que saint
Thomas naguère avait déjà énoncée. Sur
cette raison, il revient et insiste : « L'enfant qui commence d'avoir
l'usage de la raison peut s'abstenir pendant un certain temps des autres
péchés mortels, mais il n'échappe point au péché
de l'omission susdite à moins qu'il ne se convertisse à Dieu
le plus tôt qu'il peut. Car ce qui se présente d'abord à
l'homme possédant sa discré-tion, c'est qu'il réfléchisse
à soi-même, à qui il ordonne le reste comme à
sa fin, car la fin est première dans
251
PÉCHÉ
VÉNIEL CONSIDÉRÉ EN
LUI-MÊME
252
l'intention. Et c'est pourquoi
ce temps est celui pour lequel il est obligé par le précepte
affîrmatif de Dieu où le Seigneur dit : Convertissez-vous
à moi et je me convertirai à vous, Zac, i, 3. » Ibid.,
ad 3um.
2. Éclaircissement de sa
doctrine. — Telle est la docu-mentation thomiste sur la doctrine dont il
s'agit. Deux points sont à comprendre:
a) Le premier est qu'avant l'âge
de discrétion on ne serait capable ni de péché mortel
ni, à plus forte raison, dit saint Thomas, de péché
véniel. Où notre théologien semble méconnaître
cette période de transition où, la discrétion n'étant
pas encore atteinte, la raison cepen-dant commence de se produire; n'est-ce
point alors le temps par excellence des péchés véniels,
s'il en est un, dans la vie humaine? L'argument de saint Thomas s'entend
fort bien pour le cas où, la discrétion man-quant totalement,
l'enfant commet des actes qui, de leur nature, seraient chez un adulte
des péchés mor-tels ou des péchés véniels.
Mais n'y a-t-il point place chez l'enfant peur des discernements imparfaits
et pour des premiers mouvements indélibérés qui, por-tant
sur quelque matière déréglée, constitueraient
autant de péchés véniels'? Là-dessus, la lettre
de saint Thomas est muette. Il faut tâcher de pénétrer
sa pen-sée. Et l'on peut estimer qu'en nous déclarant pour
cet âge l'impossibilité d'un péché véniel
selon son genre, saint Thomas a entendu signaler l'impossibilité
de tout péché véniel, et de celui-là même
qui serait dû à l'imperfection de l'acte. En effet — et Cajétan
interprète ainsi son maître — bien qu'une moindre liberté
soit requise à de tels actes, ils doivent supposer une égale
faculté libre, et telle que la demande aussi le péché
mortel : peccatum veniale ex parte actus prte-sapponit libertatem sufficientem
ad peccatum modale : quia prsssupponit quod possit a libéra ratione
impediri... Licet ad peccandum venialiter minas libertatis sufflciat in
exercitio quam in mortali, quia absque deliberatione peccatur venialiter,
non tamen minus sufficit in facul-tate. Cajétan, In I*m-II&,
q. LXXXIX, a. 6, n. 4-5. L'enfant n'a pas de quoi critiquer ses discernements
imparfaits ni retenir ses mouvements indélibérés :
il en va comme d'un homme à demi-endormi ; mais, tandis que chez
ce dernier une responsabilité peut se retrouver dans leur cause,
chez l'enfant tout tient au défaut de l'âge, et donc demeure
sans culpabilité. Il n'y a donc point de péché véniel
chez l'enfant aussi longtemps qu'il n'est pas en état de commettre
un péché mortel. Par là, on ne méconnaît
point chez lui un lent développement psychologique ; mais on marque
une condition de la valeur morale des actions parties d'une raison imparfaitement
dégagée, et ce rôle appar-tient aux moralistes. On
ne renonce point davantage à toute discipline de l'enfant en cet
état car il faut son-ger à l'avenir, et nous dirons ci-dessous
combien ce temps préparatoire est précieux. Pour les carmes
de Salamanque, ils préfèrent dire que l'enfant, avant l'usage
plénier de la raison, ne connaît pas la raison du bien honnête
et la règle de la moralité; donc, il ne peut percevoir la
disconvenance ou la convenance d'un objet par rapport à la règle
de raison ; donc, il ne peut pécher véniellement. Tandis
que l'homme à demi-endormi, par exemple, qui a connu la règle
morale, s'en souvient assez en son état pour commettre un péché
véniel. Disp. XX, n. 50-59, spécialement 54. On voit du reste
qu'ils s'accordent avec Cajétan pour refuser la possibilité
du péché véniel au cours de ce temps où l'enfant
n'a pas encore atteint à la vie pro-prement raisonnable. Il est
vrai que cette pensée n'est guère commune, mais elle n'est
pas négligeable, et elle attire opportunément l'attention
sur la différence des actes imparfaits de l'enfant d'avec ceux de
l'homme accompli. Le moraliste n'en peut juger pareil-lement.
bj Le second point litigieux
en la doctrine de saint Thomas que nous avons rapportée est cette
obligation de se tourner vers Dieu dès l'instant où l'on
possède sa raison, sous peine d'un péché mortel d'omission.
Il est bien assuré que saint Thomas ne conçoit pas cet ins-tant
de la discrétion comme un événement soudain et inattendu;
il achève un travail psychologique, et nous conservons toute la
liberté de concevoir celui-ci en sa mobile multiplicité.
Mais un moment vient, — il faut aussi en convenir, — où l'enfant
se trouve capable de bien délibérer, où il assume
la responsabilité de son action, où commence enfin sa vie
morale. Là se joue, si l'on peut dire, la partie dont nous parlons.
Voici comment les Salmanticenses
analysent ce moment et y introduisent la responsabilité dont se
réclame saint Thomas. Disp. XX, n. 7. Il n'est pas un instant physique
et indivisible, mais un temps, ordi-nairement très bref, que l'on
peut tenir pour un ins-tant moral. Le premier acte qui se présente
alors à l'enfant est un jugement de l'intelligence sur le bien en
général, considéré comme convenant au sujet,
abs-traction faite de la raison d'honnête ou de délectable,
de conforme ou de contraire à la règle raisonnable. Cet acte
de l'intelligence est suivi dans la volonté d'un acte d'amour du
même bien en général, selon ladite raison de bien physique.
Ces actes sont naturels et ne comportent point de discours; ils ont lieu
dans le pre-mier instant physique de l'instant moral dont nous parlons
: par eux s'inaugure l'usage de la raison. Un autre acte de l'intelligence
les suit, où l'enfant dis-cerne entre le bien et le mal moral, c'est-à-dire
entre ce qui convient à la droite raison et à la nature de
l'homme, en tant qu'il est homme et raisonnable; et ce qui ne convient
pas à cette raison ni à cette nature, mais ne plaît
qu'à l'appétit sensible ou n'appartient qu'à la défeclibilité
de la nature. Et c'est en cet acte que nous disons ordinairement que consiste
le premier usage de la raison ; car là brille, pour la première
fois, le discernement du bien et du mal moral, qui est l'of-fice de la
raison pratique. Cet acte existant dans l'in-telligence, l'homme aussitôt
est touché de la sollici-tude intérieure de délibérer
et de déterminer au sujet de soi-même vers lequel de ces biens
il s'ordonne, ou lequel de ceux-là il choisit et adopte. Cette délibéra-tion
achevée, ou le temps écoulé où elle devait
s'ache-ver, se termine l'instant moral dont nous parlons, qui aura été
plus long ou plus bref, plus précoce ou plus tardif, selon les cas.
On n'invoque en cette analyse que
des événements naturels; et c'est une telle psychologie sur
quoi se fonde l'obligation que nous a dite saint Thomas. La première
chose, déclarait-il, dont l'enfant alors a le souci est l'ordre
de sa propre personne; il est naturelle-ment touché de la sollicitude
de soi-même. Cajétan, pour son compte, a justifié,
et en termes excellents, cet élément de l'analyse du premier
moment de la vie rai-sonnable. In 7am-/J<e, q. LXXXIX, a. 6, n. 7. Dans
le bien qui se propose pour la première fois au sujet, il y a deux
éléments : ce qui est désiré, celui à
qui on le désire. L'un est aimé d'amour de concupiscence,
l'autre d'amour d'amitié. Et parce que l'amour de soi est le principe
de tout autre amour, ce que l'on aime d'abord d'amitié est soi-même.
Or, le bien convoité est ordonné au bien aimé d'amitié,
et non inversement. La première fin qui se présente ainsi
au sujet n'est pas autre que lui-même. Et parce que la fin est pre-mière
dans l'intention, le premier objet dont soit solli-citée la volonté
de l'enfant est sa propre personne. Quel bien se voudra-t-il à soi-même?
Et il ne peut s'agir que du bien convenant à tout ce qu'il est,
car il s'aime tout entier avant d'aimer quelqu'une des parties de soi-même.
Quelle fin donc adoptera-t-il?
Il fallait accuser d'abord cette
sollicitude naturelle
253
PÉCHÉ
VÉNIEL CONSIDÉRÉ EN LUI-MÊME
254
de délibérer
de soi, qui naît au premier instant de la vie raisonnable. D'elle,
saint Thomas tire l'obligation qu'a l'enfant alors de se tourner vers Dieu,
sous peine de pécher mortellement par omission. Sollicité
comme il l'est, l'enfant peut négliger de délibérer
sur soi-même : il remet à plus tard de le faire, il n'opte
main-tenant pour rien, il diffère de se prononcer. En cela, il pèche.
Il n'évite pas d'entrer en l'ordre moral : s'il ne le fait par une
adhésion délibérée au bien, il le fait par
un péché. Mais pourquoi ne tolérer aucun délai?
Il est bien clair que le recours au précepte divin n'est pas ici
décisif : parce qu'il estime que ce moment est celui où le
choix s'impose à l'enfant, saint Thomas détermine pour lors
le temps de l'obligation du pré-cepte affirmatif de la conversion
à Dieu; et non pas inversement : il est inutile de suivre en leur
exégèse forcée les carmes de Salamanque. Disp. XX,
n. 2-3. Or, saint Thomas juge ainsi de ce moment, parce qu'il y voit le
temps marqué par la nature. De la sol-licitude que nous avons dite,
dont est naturellement touché l'enfant, il tire immédiatement
que ne pas opter alors a raison de négligence, où l'enfant
ne fait pas ce qui est en soi. Il appartient à la nature de fixer
à quel moment l'homme entre dans la vie morale; nous n'avons point
la faculté d'y changer quelque chose; nous sommes engagés.
Ne découvrons-nous point
ici, "Sn cette thèse au premier abord surprenante de saint Thomas,
un sen-timent saisissant de la vocation morale de l'homme : cela ne souffre
point délai, le candidat, si l'on peut dire, est aux ordres de la
nature. Sans compter que, privé d'une règle de sa conduite,
l'homme qui n'a point opté se trouve livré à toutes
les séductions et n'évitera guère de pécher,
sous peu de temps. Les carmes de Salamanque ont abondamment développé
cette considération de saint Thomas. Disp. XX, n. 4-15. Il n'y a
dans l'obligation ainsi entendue aucune rigueur, comme on aurait peut-être
pensé, mais justice et équité. Les commentateurs que
nous venons de citer l'expriment d'un tour pittoresque : l'invitation de
choisir, disent-ils, est si pressante, et taliter pro ea clamât et
réclamât, prolixaque et importuna existit, at vatde dissonet
rationi his impulsibus non acquiescere. Ibid., n. 21. Il n'y a point de
disproportion entre ce que nous demandons et ce que veut l'enfant : nous
ne faisons qu'invoquer la donnée de la nature, et l'obli-gation
dont nous parlons s'accorde à l'événement décisif
qui se produit en cet instant moral. Davantage, disons que le moment est
miséricordieusement choisi pour cette obligation : Facilius enim
tune fertur volun-las in bonum honestum quando nullum adhuc personale peccatum
aut vitium incurrit, quam postea cum per vitiorum affectiones fuerit in
contrarium malum incli-nata, Ibid., n. 41. En vertu de la même donnée
natu-relle, on rejette l'objection selon laquelle l'enfant, au cours de
sa délibération, pourrait être distrait, cu-rieux,
etc., et donc aurait commis un péché véniel avant
d'avoir pu encourir l'omission grave que l'on dit : la sollicitation de
choisir est à ce point pressante que vel nullo modo, vel nonnisi
ex industria et data opéra valeat puer ad aliud cogitandum diverti
: et ideo si quse tune diversio fieret vel ad dicendum mendacium vel ad
aliud aliquid, per quod deliberatio Ma retardaretur, non quasi ex surreptione
aut semiplena tantum advertentia incidens damnaretur ad solam culpam venialem,
sed ut habita ex animo et data opéra imputanda esset ad mor-talem.
Ibid., n. 61; cf. Gajétan, loc. cit., n. 9.
Reste que l'on dise de quelle conversion
à Dieu il s'agit alors. Saint Thomas énonce expressément
: secundum quod in Ma setate est capax discretionis, ou bien : faciens
quod in se est. Or, ce qui se présente au choix de l'enfant c'est,
d'une part, le bien raisonnable ou honnête, de l'autre, le bien sensible
ou naturel.
Entre ces biens-là,
il est sollicité d'opter pour lui-même. Il aura bien agi,
s'il a choisi le premier : unde si sibi appetendum censuerit bonum honestum
in con-fuso, ut setas Ma consuevit, bene deliberavit de seipso, finem suum
in vera beatitudine collocans, quamvis imperfecte et inchoalive : non plus
enim exigitur a puero. Cajétan, loc. cit., n. 7. L'opinion en est
com-mune et les Salmanticenses s'y rallient. Ces derniers estiment toutefois
que le précepte alors en cause est celui de l'amour formel et surnaturel
de Dieu; mais beaucoup sont excusés de l'accomplissement de ce précepte
en un acte explicite dès l'âge de raison, plus encore de l'amour
de Dieu comme fin surnaturelle. De son accomplissement dans l'amour naturel
du bien honnête en général, personne en revanche n'est
excusé, vu l'analyse qu'on a faite de ce premier instant, n. 17.
A ce point de la thèse, se situe la difficulté de com-prendre
qu'un tel acte entraîne toujours la rémission du péché
originel et l'infusion de la grâce sanctifiante : voir Salmanticenses,
n. 23-39, 63-69, avec leur for-mule : Cum effleax conversio in Deum finem
ullimum naturalem (sive elicienda sit naturse viribus sive auxilio supernaturalis
ordinis) sit incompossibilis cum aver-sione ab ipso Deo ut fine supernalurali,
fieri nequit ut puer infectus originali culpa, quse est aversio ab isto
fine, exerceat prœdictam conversionem, nisi simul aut per prius ab ipsa
originali culpa mundetur : atque adeo nisi gratia et justificalio ibi concurrat,
saltem ut remo-vens Mam aversionem et conversionem istam prohiben-tem,
n. 65; mais ce point intéresse proprement la jus-tification et la
rémission du péché; il n'appartient pas à notre
sujet.
Saint Thomas a posé la présente
question en des termes tels qu'elle concerne l'infidèle. Mais il
n'est pas douteux que l'obligation de se convertir à Dieu, dès
le premier instant de la vie raisonnable, atteigne l'enfant baptisé
comme les autres, puisqu'elle se fonde, nous l'avons dit, sur une donnée
naturelle. Cajétan estime que les habitus infus concourent chez
l'enfant baptisé à l'accomplissement du précepte,
lequel a lieu chez lui le plus souvent. Il n'a pas lieu infailliblement
néan-moins, non seulement, dit ce commentateur, à cause de
la liberté, mais à cause de la complexion et des mauvaises
habitudes qui ont pu précéder ce moment, en sorte que la
sensibilité meuve davantage vers ses objets déréglés
que la foi et la charité vers le bien honnête. Pour cette
raison, ajoute-t-il, il n'est pas de peu d'importance que l'enfant soit
habitué, dès le plus jeune âge, à entendre des
paroles spirituelles et hon-nêtes, car Vhabitus de foi infus se détermine
selon ce qui est entendu, et la charité y fait suite. Loc. cit.,
n. 12. Notre thèse aboutit donc à la nécessité
d'une éducation attentive du petit enfant, en prévision de
ce moment solennel de son entrée dans la vie raisonnable. La conclusion
n'est que plus urgente au sujet de l'en-fant infidèle, auquel doit
manquer le secours des habi-tus infus. Mais est-on jamais sûr d'avoir
satisfait à ce précepte et ne doit-on pas se confesser de
cette omis-sion? Il faut, dit Cajétan, s'en repentir et s'en con-fesser
comme de tous les péchés incertains. Toutefois, il suffirait
peut-être pour celui-ci de se confesser en général
des péchés cachés, le comprenant de tous : car cette
incertitude est commune à tout le genre humain et, pour cette raison,
personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. Ibid.
L'usage que nous venons de faire
des commenta-teurs de saint Thomas annonce déjà la fortune
de cette doctrine dans la tradition théologique. La pensée
du maître était trop ferme pour que les disciples ne tentassent
point de la justifier, loin d'en douter jamais. Si toutes leurs interprétations
ne concordent point, leur fidélité du moins est unanime.
Par là, on attire notre attention sur cette phase mystérieuse
du
255
PÉCHÉ
PHILOSOPHIQUE
256
commencement de la "vie raisonnable
et l'on y intro-duit une grande responsabilité. La thèse
se réclame d'une analyse du moment même où l'enfant
devient un petit homme et sur le sentiment de l'urgence d'une décision
morale. Elle ne porte rien que de grave et de beau.
En dehors de l'école thomiste,
elle est loin, bien entendu, d'avoir gagné tous les suffrages. Parmi
les opposants, Vasquez, op. cit., disp. CXLIX, c. n, éd. cit., p.
792 : Mihi vero Csalva pace et reverentia ianlo doctori débita)
semper visa est probabilior opposita sen-lentia... nempe posse esse veniale
peccatum solurn simul cum originali; mais à la première paitie
de la thèse, savoir qu'avant l'usage de la raison l'enfant ne com-met
ni péché véniel ni péché mortel, ce
théologien a déclaré se rallier, c. i. Suarez, De
peccatis, disp. II, sect. vin, éd. cit., p. 539 sq.
On trouvera un ample exposé
historique et un exa-men critique des opinions relatives à cette
« théorie de l'enfant «dans l'article INFIDELES (Salut
des), t. vu. col. 1863-1894; l'exposé est commandé par le
dessein propre de l'article. Sur la doctrine de saint Thomas lui-même,
une étude à la fois théologique et psycholo-gique
de Hngueny, L'éveil du sens moral, dans Revue thomiste, 1905, p.
509-529, 646-668. Sur une relectio de Fr. de Victoria consacrée
à ce sujet, qu'elle ne traite d'ailleurs formellement qu'en une
de ses parties, et tenue par la tradition postérieure comme un des
documents notoires du débat, une récente analyse, fournie
de copieuses citations, par de Blic, Vie morale et connaissance de Dieu
d'après Fr. de Victoria, dans Reuue de philosophie, 1931, p. 581-610.
L'effort des historiens et des théologiens s'appliquerait opportu-nément
au problème dont nous venons de marquer les lignes essentielles.
IX. LE PECHE PHILOSOPHIQUE. — On
espère avoir représenté jusqu'ici le système
doctrinal où l'idée de péché a reçu,
par les soins de la théologie catholique, son développement
et son organisation. Données chré-tiennes, pensées
traditionnelles et matériaux philoso-phiques y ont été
portés à leur point de perfection intelligible. Mais, depuis
l'âge où ce système fut formé, il serait surprenant
que les esprits n'eussent plus rien conçu sur le sujet du péché.
La nature du mal moral et les problèmes que cette réalité
entraîne ont retenu l'attention de maints philosophes; il serait
avanta-geux aux théologiens de s'en informer et d'en retirer fût-ce
un modeste amendement pour leur système. L'entreprise déborde
les limites d'un article où il suf-fit d'enregistrer l'état
des doctrines, tout au plus de proposer quelque suggestion pour leur avancement.
Nous croyons que la communion avec les efforts de la pensée philosophique
est l'un des devoirs du théolo-gien, étant l'une des conditions
qui sauvent de l'iner-tie les systèmes que ses ancêtres ont
construits.
Dans le cercle même de la
pensée théologique, l'épi-sode le plus notable qui
concerne l'histoire de la doc trine du péché, telle que nous
la connaissons, tient dans la notion qu'énonce le titre de ce paragraphe.
Il est important de remarquer dès l'abord que le péché
philosophique est une notion tardive; elle n'est point une pièce
organique du système que nous avons repré-senté. Et
cette observation justifie que nous en pla-cions l'étude à
cet endroit, dégagée de l'exposition du système. Par
ailleurs, elle n'est point sans toucher à plusieurs des éléments
doctrinaux relatifs au péché; et, pour cette seconde raison,
il importait que nous la considérions ici. La critique que doit
appeler de notre part la notion de péché philosophique historiquement
établie, achèvera, nous l'espérons, de nous faire
enten-dre la doctrine ci-dessus représentée.
Le péché philosophique
est communément signalé à l'attention des théologiens
par la condamnation qu'en
a portée Alexandre
VIII, par décret du 24 août 1690, et qui définit bien,
au demeurant, le sujet de la pré-sente étude :
Peccatum philosophicum
Le péché philosophique ou
seu morale est actus huma- simplement
moral est un
nus disconvenieris
naturae acte humain en désaccord
ratlonali et rectae
rationi ; avec la nature raisonnable
theologieum vero et mortale et la
droite raison; par oppo-
est transgressio libéra divinae
sition, le péché théologique
legis. Philosophicum, quan-
et mortel est une transgres-
tunwis grave,
in illo qui sion libre de la loi divine.
Deum vel
ignorât vel de Le péché
philosophique, si
Deo actu non cogitât,
est grave qu'il soit, est (bien),
grave peccatum sed non est chez
celui qui ignore Dieu
offensa Dei neque peccatum ou
ne pense pas actuelle-
mortale dissolvens
amici- ment à Dieu, un péché gra-
tiam Dei neque setema pœna ve, mais
il n'est point offense
dignum. de Dieu, ni un péché
mortel
détruisant l'amitié
de Dieu,
ni (une faute) digne de
la
" peine éternelle.
Telle est la proposition que le
pape déclare :
scandalosam, temerariam, pi arum
aurium offensivam et erroneam, et uti talem damnandam et prohibendam esse,
sicuti damnât et prohibet ita ut quicumque illam docuerit, défendent,
ediderit aut de ea etiam disputaverit publiée seu privatim tractaverit
nisi forsan impugnando, ipso facto incidat in excommunicationem, a qua
non possit (praeter-quam in articulo mortis) ab alio, quacumque etiam digni-tate
fulgente, nisi a pro tempore existente romano ponti-flee absolvi. Insuper
districte in virtute sanctse obedientise et sub interminatione divini judicii
prohibet omnibus chris-tiftdelibus cujuscumque conditionis, dignitatis
ac status, etiam speciali et specialissima nota dignis, ne prœdictam thesim
seu propositionem ad praxim deducant. Du Plessis-d'Argentré, Collectïo,
judiciorum, t. m 6, p. 365 sq. ; Viva, Damnatarum lltesium..., pars IIP1,
p. 3.
Le même décret condamnait
comme hérétique une proposition relative aux actes d'amour
de Dieu non nécessaires; cf. Denz., n. 1289, 1290.
/. LA CONDAMNATION ROMAINE. — 1°
Circonstances qui l'ont provoquée. — La proposition condamnée
évoque une thèse qu'avait soutenue publiquement, au collège
de la Société de Jésus à Dijon, le P. F. Mus-mer,
en juin 1686. Tous en conviennent. Mais certains ont prétendu qu'elle
ne reproduit pas de la thèse le texte exact : l'histoire que nous
devons raconter per-mettra d'en juger. Comment une thèse de collège
attei-gnit-elle à la célébrité d'une condamnation
en cour de Rome, à plus de quatre années d'intervalle? L'écla-tante
intervention d'Antoine Arnauld en fut la cause prépondérante.
La thèse de Dijon connue
à Louvain y avait d'abord suscité des débats : ils
portaient notamment sur les conditions de culpabilité du péché
d'ignorance. Ce n'est qu'à la suite de ce premier engagement, où
il lui semblait que les jésuites, dont le P. de Reux était
le protagoniste, méprisaient, comme il dit, les avis des docteurs
de Louvain, qu'Antoine Arnauld, pour lors réfugié à
Bruxelles, se décida à faire usage des écrits de Dijon
qu'on lui avait communiqués et composa, en juillet 1689, une dénonciation
du péché philosophique, qui parut en septembre de la même
année sous ce titre : Nouvelle hérésie dans la morale
dénoncée au pape et aux évêques, aux princes
et aux magistrats. Dans les Œuvres d'A. Arnauld, t. xxxi ; on trouve un
historique des interventions d'Arnauld dans la Préface historique
et critique de ce volume, art. 1. Dans cet écrit, et sous l'impression
des débats de Louvain, Arnauld signale, au principe de cette opinion
d'un péché philosophique, la fausse doctrine qui requiert
à la culpabilité du péché l'advertance actuelle
du mal que l'on commet : en quoi l'on confond des états de l'esprit
que les théologiens ont de tout temps soigneu-sement discernés,
l'ignorance vincible et l'ignorance invincible, l'ignorance actuelle et
l'ignorance dans la
257 PECHE PHILOSOPHIQUE.
CONDAMNATION 258
cause. En tête de la
dénonciation, on trouve repro-duit, d'après la copie qu'Arnauld
en avait reçue, le texte de la thèse de Dijon ; il coïncide
exactement avec la proposition dont nous avons ci-dessus emprunté
la lettre au décret d'Alexandre VIII. Le dénonciateur ne
doute pas un seul instant qu'il attaque une nouveauté, et il avouait
plus tard (3e dénonciation) qu'il n'avait jusqu'alors jamais entendu
parler du péché philoso-phique distingué du péché
théologique ; la dispute de Dijon fut vraiment l'occasion qui fit
sortir cette thèse des livres et des écoles des théologiens
pour la livrer à un débat public où l'opinion devait
se passionner, comme au temps des Provinciales. Les lettres d'Ar-nauld
révèlent qu'il ne comptait guère, en publiant son
écrit, sur une condamnation en cour de Rome; mais il ne laisse pas
de stimuler le zèle de son corres-pondant romain, M. de Vaucel,
théologal d'Alet.
Un grand émoi parmi les jésuites
et un grand bruit dans le monde furent l'effet de cette première
publica-tion : il n'était plus question alors, dit-on, jusque dans
les conversations des femmes, à la cour comme à la ville,
que du péché philosophique. Une riposte à l'adresse
d'Arnauld parut bientôt sous ce titre : Le janséniste dénonciateur
de nouvelles hérésies convaincu de calomnie et de falsification
(imprimé dans les Œuvres d'Arnauld, t. xxxi, p. 160-171). Pour ne
parler point de la partie polémique de cet écrit, du ton
le plus vio-lent, l'auteur y réduit l'importance de l'affaire de
Dijon, « une petite thèse, soutenue aux extrémités
de la France, avec laquelle la guerre a rompu tout com-merce », et
renvoie à des thèses défendues à Louvain par
le P. de Reux (lequel, au demeurant, est l'auteur du présent écrit)
au mois de décembre 1688 et au mois d'août 1689. Il est vrai
que ces thèses réduisent à des cas limités
la possibilité du péché philosophique : pour le temps
très court où quelqu'un peut ignorer, sans qu'il y ait de
sa faute, l'existence de Dieu. Elles marquent un affaiblissement par rapport
à la proposi-tion de Dijon (dont le P. de Reux ne dit pas qu'elle
diffère du texte qu'en a livré Arnauld), mais elles maintiennent
le principe du péché philosophique et sa possibilité
absolue. D'après Arnauld (lettres du 22 sep-tembre 1689, Œuvres,
t. in, p. 246; du 6 octobre 1689, ibid., p. 251), le P. de Reux partit
aussitôt pour Rome.
Pour se défendre des accusations
dont il venait d'être ainsi l'objet, Arnauld compose la Seconde dénon-ciation
de la nouvelle hérésie du péché philosophique,
enseignée par les jésuites de Dijon, défendue avec
quelque changement par ceux de Louvain dans leur écrit contre la
première dénonciation et soutenue auparavant en quinze de
leurs thèses de différentes années depuis 1668. Daté
du 29 octobre 1689, cet écrit, par suite de retards divers, parut
en février 1690. Comme le titre l'annonce, Arnauld, qui a reçu
des informations nouvelles sur l'opinion qu'il combat, donne le relevé
précis de quinze thèses relatives au péché
philosophique, qu'avaient défendues, à Anvers et à
Louvain, dans l'espace des vingt dernières années, divers
théologiens de la Compagnie de Jésus. Les Pays-Bas furent
certai-nement en ce temps l'un des foyers de cette opinion. Outre ces thèses,
Arnauld dénonce un ouvrage du P. Platelle, théologien jésuite
de Douai, où est soute-nue la même doctrine : R. P. Jacobi
Platelii e Socielate Jesu, sacrée theologite in universitate Duacena
professo-ris, Synopsis cursus theologici diligenler recognita et variis
in locis locuplelata, Douai, 1679; le passage incriminé se trouve
: II part., c. m, § 3, n. 189, p. 116. La critique doctrinale insiste
cette fois sur ce que les partisans du péché philosophique
semblent traiter l'offense de Dieu comprise dans le péché
mortel comme un objet de « conversion » : ils exigeraient,
pour qu'il y ait péché mortel, que l'on voulût direc-tement
offenser Dieu; mais non, proteste Arnauld,
l'offense de Dieu échappe
à l'intention du pécheur et elle se tient du côté
de 1' « aversion »; « il suffit que, par un dérèglement
volontaire, il fasse un Dieu de la créa-ture en y mettant sa dernière
fin », et il n'est pas malaisé à notre théologien
d'invoquer, en faveur de cette analyse, l'autorité et des textes
exprès de saint Thomas. Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 6, ad
V™; Ila-II», q. XXXIX, a. 1, ad lum. Répondant plus spé-cialement
aux distinctions du P. de Reux, Arnauld expose longuement qu'un grand nombre
d'hommes ont de fait ignoré Dieu et donc, selon les principes de
l'adversaire, n'ont commis que des péchés philoso-phiques.
Sous tous les raisonnements d'Arnauld, on sent, les animant, cette indignation
conçue spontané-ment à la pensée que tant de
crimes énormes des païens et des infidèles auraient
pu n'être que des péchés philosophiques.
Comme était publiée
la Seconde dénonciation d'Ar-nauld, paraissait à Paris sur
la Première dénonciation la réplique de la Compagnie
de Jésus : Sentiment des jésuites louchant le péché
philosophique, ou Lettre à l'auteur du libelle intitulé :
Nouvelle hérésie dans la morale, etc. (L'approbation du provincial
est du 15 fé-vrier, le privilège du roi du 25 mars 1690.
Rééditée avec les lettres suivantes de la même
origine, en 1694, à Paris, chez Pierre Baillard.) On y condamne
la thèse de Dijon telle qu'Arnauld l'a rapportée comme «
une hérésie et une impiété exécrable
dans tous ses prin-cipes et dans toutes ses conséquences »;
on se réserve seulement de vérifier si les écrits
du professeur de Dijon sont, en effet, dans le sens de sa thèse.
Cette lettre, qui est plus spirituellement écrite, contient moins
de théologie que la riposte de Louvain; on l'at-tribue, ainsi que
les suivantes, au P. Bouhours. Le ton en est plutôt déconcertant,
et l'auteur va jusqu'à prendre des engagements qui trahissent en
effet un homme assez étranger à la théologie : «
Mais afin que vous n'ayez plus rien à nous reprocher là-dessus,
nous nous engageons solennellement à vous faire voir, dans un écrit
plus ample que celui-ci : 1. qu'au moins avant la thèse de Dijon
nul de nos écrivains n'a jamais enseigné cette doctrine;
et qu'au contraire ils l'ont expressément rejetée s'ils ont
eu à s'expliquer sur ce sujet; 2. que nous n'admettons aucun principe
d'où elle se puisse inférer par une légitime conséquence;
3. que les principes reçus dans toute la Compagnie y sont directement
opposés; 4. qu'il n'y a que dans ces principes que vous reprochez
aux jésuites qu'on puisse trouver de quoi la réfuter solidement
et sans erreur. » Sans doute a-t-on rarement poussé à
ce point le para-doxe.
Une seconde lettre suivit bientôt,
adressée cette fois « à un homme de la cour »,
où se confirme le parti adopté, qui est de distinguer entre
la thèse incriminée, laquelle est condamnable, et les écrits
du professeur de Dijon, qui n'ont point le sens absolu que l'on a dit :
« On voit dans les écrits du professeur de Dijon que, selon
lui, il ne se commet effectivement aucun péché philosophique
qui ne soit en même temps théologique et vraiment mortel,
et que le contraire est une fausse supposition, une chose moralement impossible,
qui n'est jamais arrivée et qui n'arrivera jamais. » Ces deux
lettres fournirent à Arnauld la matière de sa Troisième
dénonciation, où il critique notamment la distinction dont
ses adversaires tâchent de se préva-loir. Il insère
à la fin de sa publication le texte d'un mandement de l'évêque
de Lan grès, de qui relevait la ville de Dijon, en date du 19 mars
1690 (loc. cit., p. 243-244), où il est pris acte de la rétractation
des thèses par le professeur qui les avait soutenues et de la condamnation
que les jésuites en*portaient.
Les lettres des jésuites
cependant, et notamment les engagements qu'ils avaient
pris dans la première, suscitaient 1 inteivention d un anonyme,
qui fait pa
raitre, en avnl 1690, la Lettre
d un docteur de Sorbonne
a un seigneur de la cour pour servir
de réponse aux
deux lettres îles jésuites
touchant leur sentiment sur le
pèche philosophique L. objet
est de montrer dans le
pèche philosophique tenu
non point pour une hypo
thèse métaphysique,
niais pour un pèche effectivement
commis l'enseignement constant de
la Compagnie, et
1 on y procède par manière
de textes «tes et commen
tes A la suite de la reimpression
a Louvain des trois
premières lettres des jésuites
de Pans, et par les soins
d'Arnauld qui la fit précéder
d'un avertissement et \
introduisit quelques corrections,
cette lettre parut en
2e édition a Cologne sous
ce titre Les véritables senti
ments des jésuites touchant
le peehe philosophique Le
P Serr>, dominicain, l historien
fameux des congrega
tions -De auKilus, passait pour
être l'auteur de cette
lettre Echard avouait n en être
pas certain, Scriptores
ord prstd , t n, p 804 sed an suum
agnovent mihi
incompertum , mais le P Coulon a
pu signaler que
Sem lui même s est îeconnu
comme 1 auteur de
1 opuscule, dans l'index qu il a
mis a la fin de son
cent : Yindwias vindicwrum Ambrosu
Cathanni, aussi
bien 1 a t-on imprime dans le t
vi des œuvres com
plètes de Serry, éditées
a Venise en 1670 Voir Scnp
tores ori prszd, t ni, 1910, p 633
Vous pouvons
ajouter que Serry se fait la même
attribution dans
un autTe endroit Histona congregationum
De auxilus
dwmse gralise , 1 III, c XLVIII,
fin (ce chapitre et le
précèdent ont ete
ajoutés dans la deuxième édition de
1 ouvrage, Anvers, 1709),
ou on lit ces mots ut
alias sileam longe multas in libella
ante aanos duo decim a nobis edito «De vera jesmtarum sententia circa
peccatum philosophicum recensitas
Une troisième lettre des
jésuites parut sans retard Elle prétendait cette fois que
le dénonciateur faisait dériver le pèche philosophique
de la doctrine de la grâce suffisante, et comme cette doctrine, disait
on, est commune a tous les théologiens catholiques, on \ oit dans
quelle position singulière se met ce vengeur de la foi, s'il y a
quelque part une hérésie, n est-ce pas de son côte
qu'il la faut chercher? En même temps, et reprenant la défense
déjà adoptée, la lettre dislin guait et l'hypothèse
spéculative du pèche philoso-phique et son impossibilité
réelle Contre cet écrit, qui étendait le débat
et en faisait une affaire de jansé-nisme, il lut repondu d'une part
par un opuscule inti-tule . Récrimination des jésuites, contenue
dans leur retractation de la nouvelle hérésie du péché
philosophique, cjnvaincue de calomnie par la nouvelle déclaration
des disciples de saint Augustin, Cologne, 1690 L auteur en ttait le P.
Quesnel, qui 1 avait compose de concert avec vrnauld II y montrait que
ce théologien n'avait point ( nt dériver le péché
philosophique du dogme de la grâce suffisante Arnauld, de son côte,
dans une Qua trième dénonciation, reprenait le principe ou
il affirme qu'il a toujours vu 1 origine du pèche philosophique,
savoir qu'une méchante action n'est point un pèche, si on
la commet ignorant qu elle est un pèche Et il montre en outre que,
selon les principes des jésuites, le pèche philosophique,
loin d être une hypothèse, est un événement
assez commun ce pour quoi il renvoie a la Lettre du docteur de Sorbonne
dont nous avons parle, adjoignant, aux auteurs qu elle relevé, le
P Tenlle, jésuite anglais, professeur a Liège, qui, dans
un gros livre intitule Régula morum, avançait une doctrine
de l'ignorance involonlaiie ou \rnauld voit un principe d ou sort inévitablement
le pèche philo-sophique
Pour son compte, le même docteur
de Sorbonne qui avait déjà repondu aux deux premières
lettres des jésuites, ne se retint pas de réfuter aussi la
troi sieme et il publia une Seconde lettre du même docteur de
Sorbonne au même seigneur
de la cour, datée du 29 a\ril 1690 II y disculpe le dénonciateur
du grief qu on lui impute de nier les grâces suffisantes il a seulement
refuse qu'elles fussent accordées à tous les hommes indistinctement
« Je dis bien plus, monsieur le dénonciateur n a pas même
prétendu que l'erreur du pèche philosophique fut une suite
nécessaire du senti ment de ceux qui admettent que la grâce
suffisante est indifféremment accordée a tous les hommes
II aurait en cette cause bien des théologiens qui sont en ce point
de même avis que les jésuites, mais il a seulement prétendu
qu'elle fût une suite nécessaire de ce senti-ment dans le
sens particulier dans lequel les jésuites le soutiennent Sur quoi
je vous prie de remarquer qu'il v a cette différence entre eux et
les autres théologiens, que ces autres théologiens soutiennent
que la grâce suffisante n'est refusée a qui que ce soit parce
qu il plaît ainsi a Dieu de ne la refuser a personne, quelque crime
qu il ait commis, a cause qu'il est toujours beau-coup plus miséricordieux
que juste Au lieu que les jésuites soutiennent qu'elle n'est refusée
a personne paice que celui qui en serait prive ne serait aucune-ment coupable
des pèches qu'il commettrait dans cet état, quand même
il se serait attire cette privation pai ses pèches précédents
Voila, monsieur, le principe d'où suit naturellement le pèche
philosophique, selon la pensée du dénonciateur, et qui le
rend propre et singulier aux jésuites Car dès lors, dit-il,
qu'on vient a prouver aux jésuites qu eltectivement plusieurs sont
prives de ces grâces (ainsi que l'expérience le montre assez),
il s'ensuit nécessairement que plusieurs ne sont pas coupables en
péchant ou que leurs pèches ne sont que philosophiques »
L auteur de la lettre se réfère ici a des passages de la
Ueuxiime dénonciation Arnauld > marquait que le piché philosophique
signifiait, de la part des jésuiUs, une limitation reconnue à
l'universa-lité des grâces suffisantes, Serry signale quelle
concep-tion des grâces suffisantes, celles-ci étant limitées,
entraîne la conséquence du péché philosophique.
Mais Arnauld a préfère ne point engager la lutte sur ce ter-rain,
et il attribue le pèche philosophique aux doc-trines de l'advertance
nécessaire au pèche
Une Cinquième dénonciation
a pour matière la thèse soutenue par le jésuite Pugean
a Clermont d'Au-vergne, en 1688, mais surtout la thèse soutenue
a Anvers par un théologien jésuite au commencement d'août
1690 La thèse d Anvers, à 1 instar des Lettres de Pans, présente
le pèche philosophique comme une notion métaphysique, mais
ou rien n'est avancé de sa vérification pratique Arnauld
ruine, par des argu-ments historiques, cette allégation II proteste
qu il a dénonce, à 1 origine du pèche philosophique,
non la doctrine des jésuites sur 1 ignorance invincible mais cette
maxime de leurs auteurs . que l'on ne pèche point d'un pèche
proprement dit et imputable par soi-même si l'on n a point la pensée
que 1 on fasse mal On voit avec quelle insistance Arnauld revient sur cette
explication Une liste nouvelle des partisans du « phi-losophisme
> (le mot est avance ici pour la première fois et l'Avertissement
nous en a prévenus) figure en cet écrit La Cinquième
dénonciation était composée quand parvint a Arnauld
la nouvelle de la condamna tion, a Rome, de la thèse de Dijon, il
résolut nean moins de livrer son travail a 1 impression On compte
plus de quarante auteurs jésuites cites dans les écrits dont
nous venons de parler, et qui enseignent soit expressément, soit
dans ce qui est considère comme son principe, le pèche philosophique
Les textes de ces auteurs et de plusieurs autres de la même Compagnie
ont ete reunis dans une publication faite en 1691 par les théologiens
de Louvain Philosophislœ, swe excerpta pauca ex multis libris, thesibus,
dictatis theologicis, m quibus scandalosa et erronea
philosophismi doctrina
261 PÉCHÉ
PHILOSOPHIQU
E. LES ANTÉCÉDENTS
262
nuper damnata, per centum et
amphus annos a theologis Soaetatis Jesu tradita ac per omnes fere Europse
pro vincias longe lateque disseminata
2° Circonstances de la condamnation
même — On connaît par les lettres de AI du Vaucel a 1 archevêque
d'Utrecht (cf Préface historique, citée, p xn sq ) quel ques
circonstances de la condamnation romaine Elle fut résolue le 3 août
On évita la note d hérésie grâce a la nouveauté
de la proposition Entre autres tenta tives, les jésuites avaient
adresse, des 1689, une requête au Saint Office (le texte en est rapporte
en français, loc cit , p xm, en note), les auteurs incri-mines,
disaient-ils, ont parle conditionnellement du pèche philosophique
et dans 1 hypothèse d'une igno-rance invincible de Dieu, cet enseignement
est très commun dans la théologie scolastique, Lugo, cardinal
de 1 Église romaine, 1 a naguère approuve Et la requête
se termine sur la dénonciation d'un libelle dif-famatoire, qui n
est pas autre chose que le premier écrit d Arnauld Mais quatorze
thèses soutenues et imprimées a Rome en ce temps la par des
jésuites, ou le pèche philosophique était clairement
enseigne, furent défavorables a leur cause La condamnation passa
« presque tout d'une v oix > Elle fut publiée sans difficulté
à Paris
\i\a, op cit , part III, p 8, prétend
que la proposi-tion condamnée n a ete obtenue qu en changeant le
texte de la thèse originale de Dijon ( inqmbus licet hsec thesis
prout jacet non repenretui, nihilominus pau cis per invidiam mulatis m
hanc prœsentem thesim una ex us concmnata fuit) De même, dans 1 édition
de 1854 de son Enchiridwn, Denzinger attribuait a Arnauld la rédaction
calomnieuse de cette proposition Mais on ne trouve plus ce jugement dans
les éditions plus récentes De fait, il est difficile de charger
Arnauld d'une telle déformation, il cite le texte de la thèse
en tête de sa Première dénonciation (nous avons dit
déjà qu'il coïncide exactement avec la proposition con-damnée)
, or, il eût donne a ses adversaires des armes trop faciles en falsifiant
ce fondement de ses accusa tions, et, par ailleurs, jamais dans la controverse
il ne lui fut reproche d'avoir rien change au texte de la thèse
Cf aussi Reusch, Der Index der verbotenen Bûcher, t n, Bonn,
1886, p 537
Il n'est pas douteux que la campagne
d Arnauld a contribue à la condamnation du pèche philosophique
et que ses publications, comme ses lettres privées, ont agi sur
les milieux romains Nous ne pouvons dire plus Reusch pour son compte, loc
cit, estime que les écrits de ce théologien < ont donne
occasion a la condamna tion » On avait attribue a un religieux bénédictin,
dom Étiennot, procureur gênerai de la congrégation
de Saint-Maur, la paternité des quatre premières Dénonciations
et d'avoir défère au Saint-Siège la thèse du
pèche philosophique une lettre du cardinal d Aguirre au gênerai
des bénédictins, 10 septembre 1690, 1 en détrompe,
mais quand le fait serait vrai, ajoute le cardinal, ce religieux mériterait
plutôt d'être loue que blâme, et on devrait lui avoir
obliga-tion d'avoir fait ce que chacun aurait dû faire en par-ticulier
« Histoire littéraire de la congrégation de Samt-Maur,
p 178 D'après Dollinger et Reusch, Geschichte der Moralstreitigkeilen
in der romisch katho lischen Kirche seit dem XVI Jahrhundert, t i, p 79,
n 1, c'est par Mabillon qu on aurait eu connaissance a Rome de la thèse
du pèche philosophique, comme il avait dénonce celle des
actes d'amour de Dieu non nécessaires condamnée en même
temps, mais ces auteurs n'en donnent point de preuve, et la joie que témoigne
Mabillon de cette condamnation n en est point une
A la condamnation romaine il y a
lieu d'adjoindre le mandement de l'evêque de Langres déjà
cite, la lettre
pastorale de 1 eveque d'Agde,
datée d'Issoudun, 11 no-vembre 1689, une Lettre contre la nouvelle
hérésie du vicaire capitulaire de Pamiers, le 2 janvier 1690
//. HISTOIRE CRITIQUE DE L'OPINION.
— Les evene ments que nous venons de raconter annoncent d eux mêmes
que le pèche philosophique n était point une nouveauté
en 1686 La thèse de Dijon, devenue celebie, s inscrit dans un vaste
mouvement theologique, nous avons pu voir qu'en France, aux Pays Bas, a
Rome même, le « pèche philosophique > était une
opinion depuis longtemps répandue et enseignée Arnauld et
ses émules ont tente de découvrir les principes d'où
cette opinion dérive, la recherche s'en impose en effet et nous
voudrions a notre tour contribuer a son heureux succès.
1° Ses origines historiques
— L expansion mission-naire du catholicisme au xvne siècle semble
avoir détermine pour une part cette direction de la pensée
theologique Des 1674, la congrégation romaine de 1 Inquisition répondait
à une consultation ou il était demande si les pèches
des païens ignorant Dieu men-taient bien la peine éternelle
Le doute propose et la réponse romaine dans les œuvres du P dom
Navar-rette, O P,t i, Madrid, 1676, tr VII, cf Scriptores ord prsed , t
n, p 721 Ce dogme de l'eternite des peines paraissait, si 1 on peut dire,
d'exportation difficile et l'on aurait aime pouvoir dire aux Chinois qu'avant
la prédication en leur pays de la vraie reli-gion leurs ancêtres
n'avaient point mente pareil châti-ment Dans la violente controverse
de la Compagnie de Jésus et des Missions étrangères
au début du xv me siècle, il était naturel que cette
question reparût, liée comme elle l'était a celle des
méthodes de l'apos tolat auprès des païens Qu il nous
suffise d'avoir indique ici la connexion d une notion theologique avec
un ordre d'événements relatifs à l'apostolat catholique
2° Ses origines theologiques
— Nous voudrions rele-ver chez les théologiens eux mêmes les
origines doc-trinales de cette notion
1 La Relectio, de Fr de Victoria,
O P , dont nous parlions, col 255, témoigne d'une préoccupation
d'es-prit à quoi se lie naturellement l'idée du pèche
philo-sophique Elle est intitulée De eo ad quod tenetur veniens
ad usum rationis, et fut tenue en juin 1535 Le thème en est, nous
1 avons dit, le cas de 1 enfant accé-dant a la vie raisonnable,
mais la question s'y trouve débattue des rapports de l'action morale
avec la con-naissance de Dieu \ictona ne répugnerait pas à
cette pensée que l'ignorance de Dieu est de nature à suppri-mer
la vie morale, mais en ce sens que, de celui qui ne connaît pas Dieu,
on peut dire qu'il n'a pas l'usage de la raison ainsi maintiendrait-il
la coïncidence de la vie morale et de l'usage de la raison, l'opinion,
dit-il, n en aurait pas de graves inconvénients puisqu une telle
ignorance, par la providence de Dieu, ne se veri fie jamais que pour un
temps très court II se garde toutefois de se ranger a cet avis paradoxal
et dont la nouveauté ne plairait pas a toutes les oreilles, et il
énonce antequam aliquis aut cognoscat aut possit cognoscere Deum,
potest peccare Et Victoria invoque entre autres cet argument qu'il n est
pas nécessaire, pour que la loi oblige, qu'elle soit connue du pécheur
comme émanant du souverain législateur On peut connaître
le bien et le mal et ignorer Dieu, encore que bien et mal se prennent en
soi de la loi divine Le P deBhc, Revue de philosophie, 1931, p 581-610,
a récemment attire 1 attention sur ce document II a cet intérêt,
en effet, de signaler comme posée en théologie la question
de la nécessite de connaître Dieu pour qu il v ait vie morale
et l'on voit qu'elle se pose à propos du cas des enfants étudie
par saint Thomas, l'on y assiste a la genèse
d une dissociation opérée non
263 PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.
LES ANTÉCÉDENTS 264
pas entre la règle
morale rationnelle et la règle divine, mais entre l'usage commun
de la raison et son exercice moral, lequel serait lié à la
connaissance de Dieu. Mais Victoria ne retient pas cette dissociation,
et le P. de Blic signale à. juste raison que telle est la position
de l'école thomiste en ce débat, ajoutant que les théolo-giens
postérieurs à celui-ci tiendront pour une conver-sion implicite
à Dieu la conversion au bien honnête, pour une reconnaissance
implicite de la loi divine la connaissance de la loi naturelle. Ainsi Soto,
Bafies, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart. Ce que nous disions col.
254 révèle que Cajétan et les Salmanti-censes l'entendent
de même. Il n'est pas douteux que tel est le sentiment de saint Thomas
chez qui cette question n'est pas dégagée, ou, plus exactement,
pour qui il n'y avait pas en ceci de question. En même temps que
le problème, qui est l'un de ceux auxquels se rattache l'idée
du péché philosophique, Victoria nous annonce donc 1 a doctrine
qui contient la réf ut ation radi-cale de cette erreur. On notera
que ce théologien prend position contre Grégoire de Rimini,
In II"™ Sent, dist. XXXIV, n. 2 (texte dans de Blic, loc. cit., p. 598),
pour qui il y aurait encoTe péché quand on ne s'oppo-serait
qu'à la raison droite, et si même, par impossible, il n'y
avait pas de raison divine; pour Victoria, si Dieu n'était pas ou
si Dieu ne commandait rien, il n'y aurait pas de mal moral. Assurément,
Dieu est cause pre-mière, ici comme partout; la proposition de Grégoire
de Rimini ne serait recevable que comme une façon paradoxale de
revendiquer l'autorité immédiate de la raison sur la vie
morale. En ce sens, il ne la faudrait point dédaigner, car c'est
justement le souci de fonder en Dieu, en dernier ressort, l'ordre moral
(de quoi l'on trouve la formule sagement équilibrée dans
l'école tho-miste citée), qui donnera lieu chez certains
théologiens à une dissociation de l'ordre raisonnable et
de l'ordre divin, à la faveur de quoi doit naître fatalement
l'er-reur du péché philosophique.
2. Lessius est l'un d'eux, et nous
croyons que son influence ne fut pas étrangère à cette
fortune du péché philosophique que nous avons observée
dans les Pays-Bas au cours de la seconde moitié du xvne siècle.
Nous alléguons ici l'une des opinions défendues en son célèbre
ouvrage De perfectionibus moribusque divinis libri XIV (lre éd.,
Anvers, 1620; édition récente, Lessii opuscula, t. i, Paris,
1881). Sur la question de l'éternité de la peine due au péché
mortel, où il se sépare, nous l'avons dit, de saint Thomas,
Lessius en arrive, 1. XIII, c. xxv, n. 184, à distinguer dans le
péché mortel une double malice dont l'une est subor-donnée
à l'autre : selon que ce péché est un acte dis-cordant
d'avec la nature raisonnable, selon qu'il est un mépris de Dieu.
Au premier titre, l'acte n'a pas rai-son de péché mortel,
mais seulement d'acte mauvais en général; il ne reçoit
raison de péché mortel qu'au second titre. La dissociation
est nette, non pas entre l'usage non moral et l'usage moral de la raison,
mais entre un ordre moral défini par la raison et un ordre moral
relatif à Dieu. On devine si saint Thomas et Cajétan peuvent
être invoqués, comme le fait Lessius, en faveur d'une telle
opération, qui ne peut que ruiner leurs positions les plus fondamentales.
Lessius lui-même tire de son
principe quelques consé-quences. La première, n. 185, est
que, s'il n'y avait pas de Dieu, il n'y aurait non plus aucun péché
vraiment et proprement mortel ; tous les péchés seraient
véniels. Gré-goire de Rimini disait « ils auraient
toute leur force de péché »; Victoria « ils ne
seraient pas des péchés du tout ». Tous deux ont raison
de quelque façon, mais certainement pas Lessius. Il s'objecte opportunément
« les infidèles qui ne connaissent pas Dieu ne pèchent
non plus mortellement ». Et il répond « tous con-naissent
Dieu, au moins confusément, comme la divi-
nité, comme le vengeur
du bien offensé », etc., et c'est pourquoi ils éprouvent
le remords; s'il y avait de tels peuples qu'ils n'eussent pas même
cette connaissance de Dieu, ils pourraient cependant mortellement pécher
car ils pourraient être à ce point inclinés au mal
qu'ils ne fussent pas disposés à s'en abstenir, connussent-ils
le divin, et par là ils mépriseraient virtuellement Dieu.
Mais s'il n'y avait point ce mépris virtuel? s'il n'y avait point
cette inclination résolue au mal? Lessius n'en dit rien. La possibilité
apparaît donc ici de péchés qui ne seraient point mortels
chez qui ignore absolument Dieu, conséquence de la dissociation
opé-rée d'abord. U"ne autre, n. 186, est qu'il n'y aurait
aucun péché mortel si Dieu n'avait interdit le péché,
au moins par la loi naturelle inscrite dans le cœur des hommes. Les péchés
commis en cet état seraient seule-ment contraires à la nature
raisonnable. II est vrai que la loi éternelle est au principe de
tout discernement du bien et du mal; mais, pour cette raison, il faut dire,
comme faisait Victoria, que sans elle il n'y a plus d'ordre moral, de même
que sans la cause première il n'y a plus de causes secondes. La
distinction où s'en tient Lessius est incompréhensible et
dangereuse. La troisième conséquence, n. 187, ne concerne
pas noire sujet. Le mot de péché philosophique n'est pas
encore prononcé, mais la chose est en effet introduite. Et l'origine
en est très exactement la dissociation opérée de deux
ordres de moralité. L'idée chrétienne de l'énormité
du péché mortel et l'infinité de sa malice semblent
avoir inspiré à Lessius cette nouveauté. Et la manière
dont il justifie l'éternité des peines n'a pas été
étrangère à cette direction de sa pensée.
Sans doute retrouverait-on la double
malice de Les-sius dans l'école des jésuites d'Anvers et
de Louvain. Quelques-unes des thèses incriminées par Arnauld
dans la Deuxième et la Cinquième dénonciation le confirment.
Nous ne relèverons, à titre d'exemple, qu'un endroit de Coninck,
successeur de Lessius dans la chaire de théologie de Louvain : De
moralitate, natura et effectibus actutzm supernaluralium in génère,
et flde, spe ac cantate speciatim libri IV (lre éd., Anvers, 1623),
disp. XXXII, dub. v, n. 39, où l'on retrouve équivalemment
la distinction des deux malices, avec une pointe très accusée
de volontarisme : ...Si enim furtum, v. g., nullo modo a Deo prohiberetur
eioe displi-ceret, quantumvis pergeret non minus quam modo repu-gnare justitise,
tamen nullo modo mererelur pœnam œternam et consequenter non contraheret
omnem malitiam quam modo contrahii. Item si Deus nollet propler furtum
privarehominem vita spirituali, fur longe minus peccaret contra caritalem
sui quam jam peccet. Éd. cit., p. 646.
3. De Lugo. — On a vu quel prix
les défenseurs du péché philosophique attachaient
à l'autorité de Jean de Lugo. D'origine espagnole, il est
à Rome dès 1621 où il doit faire toute sa carrière
de professeur; il reçoit la pourpre en 1643 et meurt en 1660. Ses
œuvres complètes ont été éditées à
Lyon en 1652 (voir Hur-ter, Nomenclator, t. in, 3e éd., col. 911-915).
Reusch a consigné, dans son Index..., une information attes-tant
qu'au temps où de Lugo arrivait à Rome le péché
philosophique y était connu et, si l'on peut dire, essayé,
mais non accrédité. Op. cit., t. n, p. 537, n. 1. On apprend
en effet, par un document d'archivé, qu'un théologien jésuite
ayant enseigné, en 1619, qu'un homme ignorant invinciblement Dieu
mais con-naissant la malice morale de son acte ne commet pas un péché
grave, de quelque matière qu'il s'agisse, quatre examinateurs de
la Compagnie avaient décidé que ce théologien eût
à retirer son opinion comme pernicieuse, bien que des auteurs catholiques
l'eussent déjà avancée, et à dicter le contraire
à ses élèves. Sem-blable mesure fut prise, ajoute-t-on,
en 1659; mais, avant cette date, se place l'enseignement de de Lugo.
265 PÊCHE PHILOSOPHIQ
Son texte est notoire : De mysterio
incarnationis, disp. V, sect. v, éd. Vives, t. n, p. 337 sq. Mais
l'auteur avertit qu'il a défendu déjà la même
doctrine dans son traité De bonitate et malitia humanorum actuum.
Il la reprend ici et la confirme contre un enseignement adverse, en faveur
duquel des théologiens récents, dit-il, invoquent l'autorité
de J. de Salas : celui-ci, en effet (théologien jésuite,
1553-1612; cf. Hurter, op. cit., t. m, col. 589), au témoignage
de de Lugo, a vivement combattu l'opinion selon laquelle les actes commis
dans l'ignorance de la loi divine ne peuvent être des péchés
mortels. Disputationum in I^m-Ilœ £). xh., lre éd., t. II,
Barcelone, 1607, tract. XIII, disp. XVI, sect. xxn. Voici comment de Lugo,
pour son compte, entend le problème.
Il le rencontre dans l'étude
de la nécessité de l'incar-nation pour la satisfaction des
péchés. Ayant établi que l'homme est impuissant à
satisfaire pour les péchés mortels à cause de l'infinité
de Dieu offensé, ce théolo-gien est conduit à rechercher
s'il n'y a point des péchés tels que l'homme pût les
réparer, et qui ne seraient donc point des péchés
mortels au sens où l'entendent les Pères et les théologiens.
Cette question naît en lui de cette pensée que l'ignorance
invincible de Dieu, ou l'invincible sentiment que Dieu est indifférent
à la bonté ou à la malice des hommes, semble devoir
ôter au péché sa raison d'offense de Dieu. L'acte mau-vais
commis en ces conditions, un homicide par exemple ou un adultère,
déplaît sans doute à Dieu et fournit une juste cause
à sa colère, mais sa malice naturelle en est seule la cause
et non point l'offense de Dieu qu'un tel acte, commis hors la prévision
d'une telle malice, ne saurait vérifier. Car autre est la malice
qu'un acte tient de son opposition à la raison, autre celle qu'il
tient de son opposition au précepte divin. Celle-là est antérieure
à la prohibition divine et indé-pendante d'elle; celle-ci
est due à une intervention de Dieu et elle s'ajoute à la
malice que de Lugo appelle philosophique, d'ores et déjà
contractée. Il est diffi-cile d'accuser plus fortement la dissociation
des deux ordres de moralité, à laquelle nous assistions déjà
chez Lessius. En cette position, où de Lugo s'établit d'em-blée,
on requiert logiquement à l'offense de Dieu, élé-ment
autonome dans le péché, une psychologie nou-velle par rapport
à celle qui joue dans l'acte purement déraisonnable : c'est
pourquoi ce théologien estimait dès l'abord que l'ignorance
de l'offense divine ôte en effet de l'acte commis son caractère
offensant pour Dieu. N'en vient-il pas à déclarer qu'un homme,
igno-rant que sa raison représente la loi de Dieu, peut à
la fois agir contre sa raison et faire un acte d'amour de Dieu? Ainsi portée
dans le sujet, la dissociation des deux ordres de moralité découvre
son défaut : on ne l'y soutient qu'au prix d'une psychologie invraisem-blable
et proprement monstrueuse. Comment un homme, sachant qu'un acte répugne
à sa raison, s'il pense à Dieu, peut-il concevoir que Dieu
l'approuve et se persuader qu'il aime Dieu, cédant à cet
acte? Nous renonçons à élucider pareille inversion.
De Lugo pro-fesse la même logique et verse dans les mêmes invrai-semblances
quand il dit que le pécheur ignorant l'of-fense de Dieu ne peut
ni formellement ni virtuellement mettre sa fin dernière dans la
créature ni aimer la créature plus que Dieu. Il avoue ingénument,
quelque part, que les anciens théologiens n'ont point distinc-tement
posé le problème qu'il entreprend de résoudre. Mais
il ne manque pas en chemin d'invoquer l'auto-rité de quelques-uns
d'entre eux, comme si, pour avoir reconnu que la malice infinie du péché
consistait dans l'offense de Dieu, ils avaient d'avance approuvé
ses propres déductions! Il traite notamment saint Tho-mas d'Aquin
avec cette inconscience, l'interprétant selon ce principe devenu
pour lui évident qu'autre est
E. LES ANTÉCÉDENTS
266
la malice de la transgression déraisonnable,
autre la malice de l'offense divine.
Pour son excuse, de Lugo a prévenu
qu'il entendait considérer les choses absolument et sans préjuger
de leur vérification expérimentale. Il avoue l'application
en effet très restreinte du cas qu'il a considéré.
Chez les fidèles, un tel péché, un adultère
philosophique par exemple (on lit le mot chez cet auteur), n'arrive jamais
ou très rarement. Chez les infidèles, l'ignorance invin-cible
de Dieu ne peut être que brève; ils ne mourront pas, selon
l'ordre de la providence divine, avant d'avoir pu ou pécher mortellement
ou être justifiés. Il reste que la possibilité du péché
philosophique a été reconnue et la dissociation consommée
d'une atteinte à la raison et d'une offense de Dieu. Lessius lui-même
reste en deçà de son émule romain.
4. Autres manifestations. — On peut
relever en France, au cours du xvne siècle, des opinions que devait
s'annexer la notion du péché philosophique, et qui sont relatives
à la nécessité de la pensée de Dieu et de Padvertance
actuelle du mal sans quoi il n'y aurait point de péché. L'extension
du volontaire était ainsi considérablement restreinte. Le
Moine avait défendu ces théories qu'Arnauld combattit dans
l'Apologie pour les saints Pères (1650), 1. VIII, c. m, sans qu'il
eût encore le moindre soupçon du péché phi-losophique.
Ces pages ont, pour une part, inspiré Pas-cal, de qui la 4e Provinciale
(25 février 1656) roule sur les conditions d'advertance requises
au péché, selon les jésuites, et sur la prétendue
nécessité d'une grâce actuelle repoussée, faute
de quoi l'on ne serait pas cou-pable : les Pères Bauny et Annat
y sont principalement accusés (Œuvres, éd. des Grands écrivains
de la France, t. iv, p. 249 sq.). On reconnaît dans ce dernier thème
l'opinion où Serry dénonçait l'origine du péché
philo-sophique. Voir aussi la dénonciation faite au P. Oliva par
le P. de la Quintinye, art. OLIVA, col. 992.
3. Conclusion critique. — Au terme
de cet exposé, où nous avons relevé non certes tous
les témoignages, mais peut-être des témoignages significatifs,
nous esti-mons que la notion du péché philosophique est due,
dans l'histoire doctrinale, à une dissociation opérée
entre deux ordres de moralité, l'un commandé par la raison
et l'autre par la loi divine. A quoi répond logiquement une dissociation
psychologique, et l'exi-gence de conditions propres par lesquelles l'acte
déréglé devient une offense de Dieu. Celles-là
sont interprétées selon des théories relatives à
l'advertance actuelle de la malice, où Arnauld a vu de préférence
l'origine du péché philosophique. Par ailleurs, ces théories
relèvent d'une conception plus générale sur la nécessité
des grâces actuelles suffisantes, où Serry, pour son compte,
rattachait cette notion malheureuse.
On peut dire que le péché
philosophique représente une issue inattendue et paradoxale de l'effort
spéci-fique de la théologie chrétienne. Celle-ci n'eut
pas de soin plus grand que de rattacher à la majesté de la
Loi éternelle l'ordre de la raison humaine. Cet ordre ne détient
son autorité qu'en vertu de cette dérivation au principe
de laquelle se rencontre Dieu. Non point deux règles superposées,
mais entre elles le rapport de l'ab-solu au participé. Psychologiquement,
un seul mouve-ment intéresse à la fois l'une et l'autre loi,
et l'on offense Dieu en cela même que l'on transgresse la rai-son.
Or, ce couronnement de l'ordre moral qu'est la loi divine, voici qu'une
théologie tardive, émue sans doute de sa grandeur, le détache
du reste et restitue à son isolement l'ordre de la raison, aggravant
ainsi l'in-suffisance des anciennes philosophies morales; car celles-ci,
qui ne s'élevaient point jusqu'à une concep-tion de la Loi
éternelle, ne professaient point cependant la séparation
de deux ordres et leur indépendance. Par ailleurs, cette dissociation
semble signifier aussi une
267 PÉCHÉ
PHILOSOPHIQUE
HISTOIRE ULTERII
URE 268
méconnaissance du caractère
déraisonnable de 1 of fense divine, •comme si 1 on offensait Dieu
dans un ordre étranger a la constitution naturelle des choses et
sans que la raison y fût intéressée D'une
part donc, an pèche positivement laïque; de l'autre, une offense
de Dieu surerogatoire ; au total, la rupture navrante d'un accord qui avait
ete le chef-d œuvre de la théologie chrétienne Du même
coup, plusieurs des points de la synthèse élaborée
étaient compromis le pèche d'igno rance, le pèche
d habitus, 1 endurcissement des pe cheuTs, le pèche
mortel de la raison inférieure, le pèche
des enfants, il n est rien de tout cela que n at teigne le pèche
philosophique II n'y a de vrai, dans les revendications comprises
en cette notion, que la gravite plus grande du pèche commis dans
la connais sance expresse de 1 offense de Dieu qu il comporte car on trahit
alors une volonté plus attachée a 1 objet dérègle
Mais, pour ce bénéfice que nous enregistrons, combien de
ravages I La condamnation de 1690 les a heureusement limites
m HISTOIRE ULTERIEURE
— 1= Premières rcac lions — Le décret d Alexandre \
III n a point cepen dant arrêté d un coup cette histoire
Et le pèche phi losophique engageait trop de choses pour qu il cédât
soudain
Beaucoup, et qui n étaient
point jansénistes, reçu rent le décret avec joie
Nous avons dit de]a le senti ment du cardinal d Aguirre De
Mabillon, on a une lettre a Sergardi Decretum de peccato philosophico
ad nos maximo bonorum plausu perlatum est, frementibus licet Mis quorum
intereraf {Lud Sergardu orationes dans Dollinger Reusch, op
cit , t i, p 79, n 1) Mais une littérature
polémique et des incidents divers se produisent sans retard
Aux Véritables sentiments des jésuites
dont nous avons parle, le P le Tellier oppose des Réflexions sur
le libelle intitule < Véritables senti ments des jésuites
touchant le péché philosophique , adressées
a l auteur même de ce libelle, La Haje, 1691 Voir Scnptores ord
prsed , t ni, p 633 A la Recn mmatwn des
jésuites dont nous avons aussi parle, le P Bouhours
riposte en faisant paraître pour la troi sieme fois sa Lettre a un
seigneur de la cour, dont la première édition est de 1668
il la fait précéder d un avertissement ou la querelle est
portée sur le plan des disputes jansénistes quant
au pèche philosophique l'auteur le présente en passant comme
une « proposi tion métaphysique qui n a rien de commun avec
le fond de la religion 11 s attire aussitôt
une réplique Le Père Bouhours, convaincu de nouveau de ses
an ciennes impostures, faussetés ou calomnies
au sujet lu pèche philosophique, Cologne, 1691 En butte
a des attaques, Arnauld avait conçu le dessein d'un écrit
auquel il se proposait de donner pour titre La contra vention
des jésuites au décret du
Saint Siège qui a condamne la doctrine du pèche
philosophique dénoncée a l Église Pref
hisl, p x\-x\i II n'y donna pas suite Mais comme il avait
reproduit, a la fin de sa Cinquième dénonciation, des
propositions du P Beon jésuite tirées
d'écrits dictes a Marseille en 1689, on publia a ce sujet, en 1692,
un écrit intitule Le philosophisme des jtsuites de Marseille
en deux parties, ou 1 on critiquait cette allégation que les
partisans du pèche philoso phique ne voulaient défendre qu
une hypothèse sans préjuger rien de sa vérification
réelle La même année un théologien de Louvain
fait paraître Triplex hœre sis in moralibus, Mater peccati
philosophici denun ciata, dans le sens contraire, le P
Segers, jésuite fia mand, publie une Apologia pro jesmtis belgis
Von Pref hist, p xvi-xvn
A Rome même, la Première
dénonciation d Arnauld, pour la condamnation de laquelle le cardinal
d'Estrees avait agi, fut retournée sans jugement par 1 Inquisi tion
en avril 1693 Cf Pref hiit
p xm, Œuvra,
d'Arnauld, t ni,p 640, Reusch
Index ,t n, p 539 Le 1er juillet de la même année
étaient mis a 1 Index 1 Le dénonciateur du pèche philosophique
convaincu de méchants principes dans la morale, par M
du Pont, théologien, Cologne, 1690, 2 Diatriba
theologica de peccato philosophico cum expositione
decreti Inquis Rom ed 2i aug
1690, sans lieu ni date (l'auteur en était le jésuite Robert
Mansfeld, du collège anglais de Liège, Pref hist.,]) xiv,
Reusch, Index ,t n, p 539) C est vers le même temps sans
doute que le maître du Sacre Palais, Ferrari, composa son écrit
Dispulatio adversus commentum probabilismi et ejus legilimum fa? tum peccalum
pfulosophicum, que 1 on trouva dans ses papiers, avec un écrit contre
Tenllus, mais qui ne fut pas imprime Concina, De vita et gestis card
Ferrant, p 109 \ oir Dollinger Reusch, op
cit t i, p 196, n 3, Script
ord pr<sd , t in, p 247
Parmi 1 abondance de la littérature
de circonstance engendrée en ces années par l'affaire du
pèche philo-sophique, il y a lieu de distinguer 1 ouvrage doctrinal
du P Norbert d Elbecque, O P , intitule Disserlalio theologica de adverlenlia
requisita ad peccandum ferma hter, Liège, 1695 Ce titie indique
sous quel angle 1 au teur aborde la critique du pèche philosophique
\ oir Pref hist, p xix Script ord prsed
, t ni, p 197
2° Interventions des eveques
de France —Un nouveau débat s'éleva en 1696 1697 a 1 occasion
d'un mande-ment de l'arche\êque de Rouen On y recommandait au cierge
du diocèse certains ouvrages de théologie morale, entre autres
ceux du P Noël Alexandre, O P Sur quoi parut bientôt un écrit
anonyme Difficultés proposées à M l archevêque
de Rouen par un ecclesias tique de son diocèse sur divers endroits
des livres et sui-tout de la théologie dogmatique du P Alexandre
dont il recommande la lecture a ses cures Le P Buffier, jésuite,
fut convaincu d en être l'auteur L archevêque requit de lui
1 adhésion à dix propositions, dont deux con-cernaient le
pèche philosophique « 2 Au sujet du pèche philosophique,
je condamne ce qu'Alexan dre VIII a condamne le 24 août 1690 et reconnais
ce que les jésuites ont déjà reconnu dans leurs Sentiments
sur le pèche philosophique, savoir qu il est faux de dire qu'une
advertance actuelle de la malice del action ?-oit requise pour que l'action
soit un pèche 3 Les pe cheurs aveugles et endurcis qui commettent
des meui -très, des adultères et autres crimes sans remords,
ne pensant pas qu'ils offensent Dieu en les commettant, ni que ces crimes
sont contraires a la loi naturelle, ne laissent pas de mériter les
peines de 1 enfer leur inap-plication actuelle a la malice de l'action
ne les excu saut pas de pèche mortel » On voit a quels principes
est ici liée la notion du pèche philosophique \pres toute
sorte de complications, 1 affaire se termina par l'exil du P Buffier a
Quimper Corentin Entre temps une seconde lettre pastorale de 1 archevêque
répliquait aux Difficultés et mettait au point la question
Lettre pastorale de M l archevêque de Rouen au sujet d une lettre
publiée dans son diocèse, intitulée Difficultés,
etc , 1697 Le P Alexandre, pris a partie comme on 1 a \u, était
intervenu par des Éclaircissements des prétendues difficultés
proposées a Mgr l archevêque de Rouen sur plusieurs points
importants de la morale de J C 1697 VOIT Script ord prsed t in,p 389 L
affaire de Rouen est racontée tout au long dans Dollinger Reusch,
t i, p 617 623, et t n, p 359 360 Cf Pref h st
p wii-
XMII
Dans une lettre collective du 23
février lb97, cinq evêques français, parmi lesquels
Bossuet, dénonçaient au pape Innocent XII plusieurs des doctrines
soute nues dans 1 ouvrage posthume du cardinal Sfondrati, intitule Nodus
prsedestmatioms dissolutus L'une d'elles regarde le pèche philosophique
Cet auteur estime, en effet, que l'ignorance de Dieu empêche que
269 PECHE PHILOSOPHIQUE
HISTOIRE ULTERIEURE 270
1 acte dérègle
offense Dieu et mente la peine éternelle, et qu'il faut tenir pour
un grand bienfait du ciel que certains ignorent Dieu, si toutefois le cas
s'en ren contre, car ils sont ainsi rendus impeccable1-, eux qui, s ils
1 eussent connu, 1 eussent certainement offense Les cinq e\êques
font une critique excellente de cette conception
Neque emm flen potest ut innocens Deo sit qui, extincta hcet cognitwne
Dei, rectse rationis et conscientiœ lucem a Deo exonentem spernit Neque
emm fieri potest ut non sit contumehosus in Deum qui rectse rationi, cujus
Deus auctor et vindex est, infert injunam Ils écrivent aussi une
belle page de théologie sur le fondement de 1 éternité
des peines, par mode de com mentaire du mot de saint Grégoire, a\ec
cette for-mule Inest ergo cuicumque mortah peccalo
qusedam concupiscentise seternilas atque, ut lia dicam, immensi tas, cui
profecto Deum Iota sua infimtate atque selerm laie ac sanclilate adversan
necesse sit La supplique n eut pas de suite et le livre dénonce
ne fut pas con damne Le texte de la lettre avec des notes historiques dans
la Correspondance de Bossuet, ed des Grands écrivains
de la France, t \m, p 151 172
cf ibid , p 148
Par ailleurs, 1 une des 127 propositions
censurées par l'assemblée du cierge de France de 1700 regarde
le pèche philosophique Si peccatores lonsummalse mail /(# cum blasphémant
et flagitiis se immergunt non habent conscientise slimulos nec mail quod
agunt noti tiam, cum omnibus tbeologis propugno eos hisce aciw nibus non
peccare La proposition est extraite de 1 Apologia casuistarum, du P Pirot,
jésuite elle est censurée, sous le numéro 112, avec
cette note Hœc propositio falsa est, temeraria, pernicwsa, bonos mores
lorrumpit, blasphemias aliaque peccata excusât et ut talis a clero
gallicano jam damnala est ou l'on se réfère à la condamnation
portée par 1 assemblée gène laie du 12 avril 1641
Collection des procès-verbaux des ussemblees générales
du cierge de France depuis 1560 jusqua présent, Paris, 1767-1780
Beaucoup d autres censures particulières furent portées contre
la même erreur au cours du x\me siècle (Prej hist, p xvni
xix) Elles ne furent pas absolument vaines et certains ouvrages furent
corriges, par exemple, \rchdekin, de qui la Theologia tnpartita, dans l'édition
de 1718 (la première est de 1678, 1 auteur est mort en 1693 cf Hurter,
Nomcnclator, t iv, col 407) omet ce qu on tiouvait dans les précédentes
sur le pèche philoso-phique
3° Écrits ultérieurs
— Pour leur intérêt doctrinal, nous devons rele\er quelques
écrits qui ne laissèrent point de paraître sur ces
questions Le P Serrv, qui était intervenu comme docteur de Sorbonne
dans la querelle, comme nous l'avons dit, introduisit dans la 2e édition
(Anvers, 1709) de son Histona congregatio num De auxilus dwinœ gratise
deux chapitres mtères sant le pèche philosophique, 1 III,
c XLVII, XLVIII II V est détermine par suite des thèses soutenues
a Pans le 14 décembre 1699 par le P Bechefer, jésuite (un
jésuite du même nom a ete signale par Arnauld, Cm quieme dénonciation,
comme ayant enseigne le philo sophisme a Reims \ers 1660), dont la huitième
nie qu on doive imputer le pèche commis par 1 homme a qui Dieu aurait
soustrait toute sa grâce ensuite d'un premier pèche, Serry
signale un précèdent et renvoie au c xxxn de ce même
livre III Ce théologien signa, le 3 avnl 1700, une déclaration
a 1 archevêque de Pans, dans laquelle du reste, Serrv 1 observe justement,
il évite d'affirmer que les pèches des endurcis, destitues
de tout secours, soient imputables Comme il le faisait déjà
dans sa seconde Lettre, Serr\ rattache 1 erreur du pèche philosophique
au principe molmiste des grâces suffisantes On crovait communément
jusqua ce jour, dit il, que la giace était nicessiire poui ne
pécher point les nouveaux
théologiens ont change tout cela, et désormais c est pour
commettre le pèche que la grâce est nécessaire Contre
ces funestes fan-taisies, Serry n'a point de peine à revendiquer
les pnn-cipes de la théologie traditionnelle ou plutôt de
la morale chrétienne
Selon Viva, S J , Damnatarum thesium
theologica trutina, le décret de 1690 entraîne que la proposition
condamnée est fausse en 1 ordre présent de la provi-dence,
ou ne se vérifie point l'ignorance in\ incible de Dieu chez 1 homme
usant de la raison, s'il y a\ait chez un homme l'ignorance invincible de
Dieu, il ne pourrait non plus offenser Dieu, et la condamnation n interdit
pas de le penser, de Lugo et d'autres, le professeur de Dijon lui même
n ont vu dans le pèche philosophique qu une hjpothese et parlaient
dans un sens conditionnel les anciens théologiens, partisans du
pèche philosophique, ne sont pas atteints par le décret,
ou cette opinion est présentée comme nouvelle Avec cela,
et quoi qu il en soit de ces gloses, Viva montre aslez bien que le pèche
philosophique, conformément a la sentence qu il reconnaît
être commune, est impos sible même metaphysiquement, car la
connaissance de la prohibition divine est implicitement comprise dans la
connaissance de la prohibition raisonnable Que ne s en est-il tenu a cette
droite doctrine!
Son exégèse bénigne
du décret a ete prise vivement a partie par le dominicain D Concma
dans son ouv rage Délia slona dei probabihsmo e dei rigonsmo disserla-ziom
theologiche, morale e entiche, Lucques, 2 vol,
1743, diss III, c -v, § 1-4, t
i, p 87 134 Entre les informations historiques
dont ces pages abondent, celle ci nous est encore
inconnue Un apologiste de la Compagnie de Jésus avait prétendu
que d îllusties thomistes s étaient faits partisans du pèche
philoso phique, et plus audacieusement, disait il, que ne fit jamais aucun
jésuite Concina ne convient pas que \ictona, en sa
célèbre Relectio soit de ce nombre, et nous savons
qu'il a raison 11 tient que, seul entre les thomistes, le P G Marletta,
O P , a défendu le philo sophisme, mais il fut pour ce fait renie
par un théolo-gien comme \mcent Ferre
(le texte de Marletta, p 126, sur ce théologien,
Script ord prsed ,t n,p 676 Sur \ Ferre, ibid , p
696) Et parmi les thomistes illustres, je n en ai pas trouve
un seul, déclare fière-ment Concina, qui ait
soutenu cette erreur II est cuneux que cet histonen tente
d excuser du philoso-phisme de Lugo dont les textes, dit il, peuvent s
en-tendre dans un bon sens Doctnnalement, Concina fait du philosophisme
un rejeton du probabihsme Sous ce dernier terme, il entend le groupe
des thèses chères a certains théologiens, et dont
1 une interesse l'adver tance actuelle de la malice nécessaire au
pèche A la faveur de cette doctrine, qui ruine le pèche
d'igno rance, le philosophisme a commencé de s'introduire dans les
écoles catholiques 11 a progresse, lorsqu on en vint a penser
qu'il peut v avon une ignorance invin cible et innocente de Dieu, car certains
sont de ce sen timent Mais, sur la nature même de cette erreur, Con-cina
a écrit quelques lignes excellentes et qui decou vrent aussi bien,
crovons nous, 1 origine historique du pèche philosophique
C'est dans la séparation de ces deux concepts inséparables
[acte contraire a la raison, acte contraire a Dieu] que consiste proprement
le phi losophisme Le fondement premier de cette erreur est qu en
chaque pèche se trouvent deux malices, 1 une par rapport a la droite
raison, 1 autre par rapport a la transgression de la loi de Dieu Ces deux
malices selon les philosophistes, ne sont pas inséparables
mais, au contraire, 1 une peut être sans 1 autre dans 1 esprit de
celui qui pèche De sorte que celui qui, en péchant,
réfléchit a la première de ces deux malices et ne
consi dere pas actuellement la seconde, ne se rend pas cou
271 PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.
HISTOIRE ULTÉRIEURE
272
pable de celle-ci, mais de
la première seulement; en conséquence, il commet un péché
philosophique » (p. 122).
4° Les traces de la querelle
— Aujourd'hui, et depuis longtemps, le péché philosophique
a perdu, grâce à Dieu, de son actualité. Il ne semble
pas avoir ému les Salmanticenses dans le copieux traité desquels
nous n'avons pas trouvé la mention de cette erreur. A peine y relève-t-on,
à propos de l'offense comme essentielle au péché,
une objection qui nous rappelle les doctrines ci-dessus rapportées
: si quelqu'un, dit-elle, ignorant invinciblement Dieu, commettait un péché,
ce péché serait contraire à la loi, faute de quoi
il ne serait pas un péché; et, cependant, il ne serait pas
une offense de Dieu, car il «t de la raison de l'offense qu'elle
soit volontaire; or, chez qui.ignore Dieu, l'offense ne peut être
volontaire, puisque l'ignorance ôte le volontaire. La réponse
est brève mais décisive : « On nie qu'un homme puisse
pécher sans connaître du même coup, au moins in. actu
exercito, qu'il y a un supérieur com-mandant légitimement,
auquel il est tenu d'obéir : en quoi virtuellement au moins et implicitement,
il con-naît Dieu législateur et sait, ou peut savoir, qu'en
violant la loi il agit contre lui et l'offense. « Op. cit., disp.
VII, dub. II, n. 18. Chez Billuart, et donc chez un théologien français
du milieu du XVIII"1 siècle, le péché philosophique
laisse à peine plus de traces. On retrouve en son ouvrage, au traité
du péché, la diffi-culté que se faisaient déjà
les carmes de Salamanque. Il y est répondu d'une manière
un peu différente. Tout d'abord, l'hypothèse est illusoire
attendu qu'il ne peut y avoir ignorance invincible de l'existence de Dieu.
Ensuite, admis qu'un homme pût ignorer, pour un temps très
court, l'existence de Dieu, du fait même qu'il pécherait il
connaîtrait qu'il y a un Dieu, car il connaîtrait qu'il pèche
contre la loi naturelle, en con-séquence contre l'auteur de la loi;
et ainsi, dans la connaissance même de la loi, il connaîtrait
au moins implicitement le législateur. Et Billuart conclut : d'où
il ressort qu'il n'y a point de péché purement philo-sophique,
c'est-à-dire qui ne soit que contraire à la raison, sans
être contraire à Dieu ni l'offenser. De peccatis, diss. I,
art. 2, fin.
Dans l'enseignement contemporain,
le péché philo-sophique ne trouve plus guère refuge
que chez quel-ques auteurs. Lacroix, S. J., par exemple, dans sa Theologia
moralis, 1866, De peccatis, n. 52, en vient à avouer la possibilité
absolue du péché philosophique (on peut voir aussi chez cet
auteur la manière curieuse dont il accommode la proposition condamnée
en vue de la rendre acceptable, n. 58). Équivalemment, Ni* vard,
S. J., Ethica, 1928, c. vi, art. 1, p. 169-170, tient que le péché
philosophique ne peut qu'être exception-nel, comme est exceptionnelle
l'ignorance invincible de Dieu ; c'est assez dire qu'il n'est pas absolument
exclu. En revanche, Cathrein, S. J., Philosophia moralis, part. I, c. vu,
art. 1, bien qu'il restreigne la portée de la condamnation et n'échappe
pas à l'idée des deux malices, refuse la notion du péché
philosophique. L. Bil-lot, S. J., à son tour, qui professe que la
condamnation laisse licite l'hypothèse de la possibilité
absolue d'un péché philosophique, accuse -fortement, au nom
d'un argument rationnel, que cette notion répugne méta-physiquement
et il n'invoque rien d'autre que la con-sidération traditionnelle
de la meilleure théologie ...Quisquis actus humani capax diseernit
inter bonum et malum morale, eo ipso scit se esse positum sab potes-tate
alicujus Entls supremi, cujus œquissima voluntas naturalem ordinem servari
vult, perturbari vetat. Quin imo, pro tanto apprehendit aliquid ut prohibition
in conscientia, pro quanto invisibilis et indeclinabilis supe-rioris legem
agnoscit. Op. cit., part. I, c. i, § 4, p. 27. Par ailleurs,
le même théologien, appliqué plus tard au
problème du salut des
infidèles, fut conduit à poser comme condition de la vie
morale elle-même une connaissance de Dieu relativement perfectionnée,
par quoi il limitait considérablement chez les païens le nombre
des adultes spirituels et la faculté de pécher. Voir ses
articles dans les Études, 1920-1921; ci-dessus art. INFIDELES (Salut
des), col. 1891-1892,1907-1911. II ne versait pas ainsi dans le philosophisme
; mais, main-tenant la vraie nature du péché, il en soumettait
l'ac-complissement à des exigences insolites et démesurées.
On observera que chez certains adversaires du péché philosophique,
la raison alléguée n'est point toujours pertinente: par exemple,
Prûmmer, O. P., Manuale théo-logies moralis, t. i, n. 25,
déduit l'impossibilité du péché philosophique
de ce que l'homme, en fait, est appelé à une fin surnaturelle.
Il était peut-être utile que l'on tentât de dégager
ici les principes propres de cette erreur.
Hors le monde des théologiens,
qu'on lise sur notre sujet la page badine de Sainte-Beuve : il trouve qu'Ar-nauld
s'est donné beaucoup de mal à propos de cette doctrine «
à laquelle il faudrait changer si peu de chose pour la rendre agréable
au sens commun ». Port-Royal, t. v, p. 301. Sainte-Beuve pour cette
fois divertit, mais n'enseigne pas.
Notre tâche fut de représenter
et de défendre un système doctrinal du péché.
Autre chose est d'éprou-ver ce que l'on appelle communément
le sens du péché, où le péché originel
du reste a pour le moins autant de part que le péché actuel.
Autre chose même est de décrire la psychologie qu'engage ce
sentiment ou d'en suivre les traces parmi l'histoire humaine. Cette der-nière
étude serait passionnante comme l'objet en est chose en elle-même
enviable. Notre exposé théolo-gique aurait trouvé
sa récompense si, outre sa fin propre, il favorisait chez plusieurs
le sens du péché et suscitait chez quelqu'un le goût
d'en essayer l'étude.
I. INTRODUCTION. — 1° Sur les
mots, voir : E. Littré, Dic-tionnaire de la langue française,
Paris, 1873; A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
Paris, 1928; A. Forcellini, Totius latinitatis lexicon, Prato, 1858-1860;
H. Etienne, Thésaurus grsecee linguœ, Paris, Didot, 1831-1856; J.
Grimm, Abstammung des Wortes Sûnde, dans Theologische Studien und
Kritiken, t. n, 1839, p. 747 sq.
2° Sur le péché
dans les religions et la philosophie, voir J. Hastings, Encgclopsedia 0/
religion and ethics, art. Sin, t. xi, 1920 (avec bibliographie); E. Westermack,
L'origine et le développement des idées morales, trad. franc.,
2 vol.. t. n, Paris, 1928, c. XLIX-LII et passim (avec bibliographie);
G. Mensching, Die Idée der Sûnde, Leipzig, 1931 (avec bibliographie)
; W. Sesemann, Die Ethik Plato und das Pro-blem des Bôsen, dans Phil.
Abhandl. Herm. Cohen dargebr., Berlin, 1912, p. 170-189; Aristote, Éthique
à Nicomaque, passim; P. vanBraam, Aristoleles use 0/ à[iapTi'a,dans
Clas-sical Quarterlg, 1912, p. 266 sq. ; A.-M. Festugière, La notion
de péché présentée par saint Thomas (Ia-II®,
q. LXXI) et sa relation à lamorale aristotélicienne, dans
The neiv scolasticism, 1931, p. 332-341; W. D. Ross, Aristote, trad. franc.,
Paris, 1930, c. vu, Éthique; M.-D. Roland-Gosselin, Aristote, Paris,
1928, c. vu, Le moraliste; E.-V. Arnold, Roman Stoi-cism, Cambridge, 1911,
c. xiv, Sin and weakness; Marin O. Liscu, Étude sur la langue de
la philosophie morale chez Cicéron, Paris, 1930; Fr. Cumont, Les
religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929
(avec biblio-graphie); V. Brochard, Éludes de philosophie ancienne
et de philosophie moderne, Paris, 1912, c. La morale ancienne et la morale
moderne, cf. A.-D. Sertillanges, dans Revue philo-sophique, t. 1, 1901,
p. 280 sq.
3° Sur le péché
dans l'Écriture sainte et chez les Pères ou écrivains
ecclésiastiques, voir F. Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, art.
Péché, t. v, 1912 (avec bibliographie); J. Has-tings, A Dictionarg
0/ the Bible, art. Sin (avec bibliogra-phie); J. Hastings, Dictionarg of
Christ and the Gospels, art. Sin, t. 11, 1909 (avec bibliographie); P.
Dhorme, Le livre de Job, Paris, 1926; Hauck, Protest. Realencyklopâdie,
art. Siinde, t. xrx, 1907 (avec bibliographie); Cavallera, La doctrine
de la pénitence au IIIe siècle, dans Bulletin de litté-
rature ecclésiastique,
Toulouse, 1929, p. 19-36; 1930, p. 49-63; J. Mausbach, Die Ethik des heiligen
Augustinus, 2" éd., 2 vol., 1.1, Fribourg-en-B., 1929, c. n, v.
II. NATURE DU PECHE. —1° Traités
et ouvrages généraux.—
Il est traité du péché
chez tous les théologiens et dans tous
les manuels de théologie.
Nous ne relèverons ici que P. Lom-
bard, Libri IV Sententiwum, Quaracchi,
1916, pour son
influence sur la théologie
médiévale ; Alex, de Haies, Summa
theologica..., t. m (1. II, 2e part.),
Quaracchi, 1930 (avec
introduction), comme un représentant
soigneusement édité
de l'état de la doctrine
à l'approche de saint Thomas ; saint
Thomas d'Aquin, de qui nous avons
suivi le traité du péché,
Summa theologica, Ia-II»,
q. LXXI-LXXX, LXXXIV-LXXXIX ;
cf. : II Sent., dist. XXXV, XXXVI,
XXXVII, XXXIX,
XLI, XLII, XLIII passim; question
disputée De malo,
q. il, m, vu. On trouvera, au cours
de l'article, maints
autres endroits des œuvres de saint
Thomas auxquels on
s'est référé
pour des points particulieis.
Entre les commentateurs, nous avons
recouru ordinaire-ment à Cajétan, Commentaria in Izm-II'e,
loc. cit. et passim; Salmanticenses, Cursus theologicus, tr. XIII, De viiiis
et peccatis, Paris, 1877, t. vu, vm; Billuart, Summa sancti Thomœ..., tr.
De peccatis, t. iv, Paris, 1895, p. 274-443. Parmi les commentaires modernes
: L. Billot, De personali et originali peccato, commentarius in Iam-IIœ,
q. LXXI-LXXXIX, 4e éd., Prato, 1910; R. Bernard, S. Thomas d'A„
Somme théologique. Le péché, éd. Revue des
jeunes, Paris, 1930-1931, 2 vol.
Comme théologiens d'une autre
école, nous avons cité ordinairement Vasquez, Commentariorum
ac disputationum in lam-j/iB Sum. theol. S. Th. Aq., t. i, Venise, 1608,
q. LXXI-LXXXIX, p. 505-794; Suarez, Opéra omnia, Paris, Vives, t.
iv, tr. y. De vitiis et peccatis, p. 513-628. Comme type de manuel, on
peut noter : Prùmmer, Manuale théolo-gies moralis, Fribourg-en-B.,
4e et 5e éd., 1928.
Exposés plus libres de la
doctrine thomiste du péché, K. Janvier, Exposition de la
morale catholique, t. v-vi, Le uice et le péché, Paris, 1907-1908;
H.-D. Noble, La conscience morale, Paris, 1923, IIIe pari., c. ix, La conscience
péche-resse; M.-D. Roland-Gosselin, L'amour a-t-il tous les droits?
peut-il être un péché? Paris, 1929. Autres exposés
: P. Gal-tier, Le péché et la pénitence, Paris, 1929,
c. i, le péché, sa malice; c. n, le péché,
ses conséquences; art. Sûnde, dans Kirchenlexikon,t. n, 1899,col.
946-971 (avec bibliographie).
2° Nature du péché.
— S. Augustin, Contra Faustum, loc. cit., P. L., t. XLII, col. 418; cf.
E. Neveut, Formules augus-tiniennes : la définition du péché,
dans Divus Thomas (Plai-sance), 1930, p. 617-622; Durand de Saint-Pourçain,
In /Jum Sent., dist. XXXV, q. n, n.6, éd. Lyon, 1556, p. 165; Capréolus,
In Ilam Sent., dist. XXXV, q. i, a. 3, ad 2um Dur. contra 2 concl., t.
iv, Tours, 1903, p. 418; Fr. de Sylvestris Ferrar., In Summam contra gentiles,
1. III, c. vin-ix, éd. Rome, 1926, p. 22-25; Jean de Saint-Thomas,
Cur-sus theologicus, In /ani-II», disp. IX, a. 2-3, Paris, Vives,
t. v, p. 691-739; Sylvius, Commentarii in totam Iam-ijœ S. Th. Aq., q.
LXXI, art. 6, quaeritur il, Anvers, 1684,p. 313-318; Gonet, Clypeus théologies
thomisticœ, IIe p., tr. V, disp. III, art. 1, Lyon, 1681, t. ni, p. 362-372;
Contenson, Theologia mentis et cordis, lib. VI, diss. n, c. n, Paris, Vives,
t. n, p. 66-84; cf. t. m, p. 310-311.
III. DISTINCTION DES PECHES. — D.
Scot, Quœst. in
I/um ; ,7,. Sent., dist. XXXVII,
q. I, Opéra omnia, Paris, Vives,
t. XIII, 1893, p. 359; S. Jérôme,
Sup. Ezech., P. L., t. xxv,
col. 427; S. Grégoire, Moralia,
P. L., t. LXXVI, col. 620-623.
IV. LES PECHES COMPARES ENTRE EUX.
— Cicéron, Para-doxa ad M. Brutum, in; cf. Pro Murena, c. xxix-xxx;
De finibus..., 1. IV, c. XII, xxvn; J. Chaîne, L'épttre de
saint Jacques, in l. c, Paris, 1927; S. Augustin, Epistolee, loc. cit.,
P. L., t. xxxni, col. 733.
V. LE SUJET DU PECHE. —? S. Augustin,
De Triniiate, loc. cit., P. L., t. XLH, col. 1007-1009; Henri de Gand,
Quad-libet, VI, q. xxxn; Durand de Saint-Pourçain, op. cit., 1.
II, dist. XXIV, q. v, éd. cit., p. 149; Capréolus, op. cit.,
1. II, dist. XL, a. 3, ad arg. Dur. contra 1 concl., éd. cit., t.
iv, p. 459; Cajétan, Summa Cajetana de peccatis, au mot Opinio,
Rome, 1525, p. 181-182; B. Médina, In /a^-I/œ, q. LXXIV, a. 3, Venise,
1580, p. 388-390; Sylvius, op. cit., q. LXXIV, a. 3, éd. cit., p.
338-344; Gonet, op. cit., 1. c, disp. V, a. 2 et 3, éd. cit., p.
395-401; Contenson, op. eu., ad lib. X appendix de peccatis, diss. II,
ci, éd. cit., t. m, p. 339-342.
Travaux modernes. — A. Landgraf,
Portes animée norma qramtatis peccati. Inquisitio dogmatico-historica,
Léopold,
1925; K. Schmid, Die menschliclie
Willenstreiheit in ihrem Verhaltnis zu den Leidenschajten nach der Lehre
des hl. Th. v. A., Engelberg, 1925; Th. Pègues, Comm. jranc. Ml.
de la Somme théol., t. vm, 1913, p. 498-509 ; Th. Deman, Le péché
de
sensualité, dans Mélanges Mandonnet, t. I, Paris, 1930, p.
265-283; O. Lottin, La doctrine morale des mouve-ments premiers de l'appétit
sensible aux XIIS et XIIIe siècles, dans Archives d'histoire doctrinale
et littéraire du Moyen Age, Paris, 1931, p. 49-173; M.-D. Roland-Gosselin,
La théorie thomiste de l'erreur, dans Mélanges thomistes,
1923, p. 253-274; J. Henry, L'imputabiliié de l'erreur d'après
S. Thomas d'Aquin, dans Revue néo-scolastique de philoso-phie, t.
xxvn, 1925, p. 225-242; M.-D. Roland-Gosselin, Erreur et péché,
dans Revue de philosophie, t. xxvm, 1928, p. 466-478 (compte rendu critique
des 3 précédents, dans Bulletin thomiste, 1929, p. 480-490);
J. de Blic, Erreur et péché d'après saint Thomas,
dans Revue de philosophie, t. xxix, 1929, p. 310-314; F. Delerue, Le système
moral de saint Alphonse de Ligori, Saint-Étienne, 1929, p. 109-115.
VI. CAUSES DU PECHE. — Cicéron,
Tusculanee disputa-
tiones, 1. IV, c. xm; S. Jérôme,
Adversus Jovinianum, 1. II,
P. L., t. xxin, col. 281 sq.; Condamin,
Le livre d'Isale,
Paris, 1905; M.-J. Lagrange, Évangile
selon S. Matthieu,
Paris, 1923; Évangile selon
S. Luc, Paris, 1921; Évangile
selon S. Marc, Paris, 1911 ; Épttre
aux Romains, Paris, 1916;
J. Chaîne, op. cit.; A. Lemonnyer,
Théologie du Nouveau
Testament, Paris, 1928; A. Wurm,
Die Irrlehrer im ersten
Johannesbrief, dans Biblische Studien,
t. vin, p. 84 sq.;
M. Meinert, Die Pasloralbriefe deshl.
Paulus, Bonn, 1931;
L. Rohr, Die soziale Frage und das
neue Testament, Munster,
1930; A. Srinjar, Le but des paraboles
sur le règne et l'écono-
mie des lumières divines
d'après l'Écriture sainte, dans
Biblica, 1930, p. 291-321, 426-449;
1931, p. 27-40; Jean de
Saint-Thomas, op. cil., disp. IX,
a. 2, n. 76, éd. cit., t. v,
p. 718; C. Frlethofl, Die Prâdeslinalionslehre
bei Thomas
v. A. und Calvin, Fribourg (Suisse),
1926; P. Galtier, De
psenitenlia, Paris, 1931 ; A. Landgraf,
Siinde und Trennung
von der Kirche in der Frûhscholastik,
dans Scholastik, t. a,
1930,p. 210-248; L'Ami du clergé,!"
novembre 1928, p. 771-
779; V. Cathrein, Utrum in omni
peccato occurrat error vel
ignorantia, dans Gregorianum, 1930,
p. 553-567; Ruth Ellis
Messenger, Ethical leachings in
the latin hymns of médiéval
England, New-York, 1930, Denzinger,
n. 196, 200, 816.
VII. EFFETS DU PECHE. —? S. Augustin,
De nalura boni,
loc. cit., P. L., t. XLII, col.
553; De libero arbitrio, loc. cit.,
P. L., t. XXXII, col. 1293; Confess.,
loc. cit., P. L., t. xxxn,
col. 670; S. Grégoire, Moralia,
P. L., t. LXXVI, col. 334-336;
Sup. Ezech., P. L., t. LXXVI, col.
914-916; Lessius, De per-
fectionibus moribusque divinis libri
XIV, loc. cit., dans
Lessii opuscula, t. i, Paris, 1881
; A. Landgraf, Jf Cor. ///,
10-17, bei den lateinischen Vâtern
und in der Frilhscholastik,
dans Biblica, 1924, p. 140-172;
C. Joumet, La peine tempo-
relle due au péché,
dans Revue thomiste, 1927, p. 20-39, 89-
103; B. Augier, Le sacrifice du
pécheur, dans Revue thomiste,
1929 p. 476-488.
Denzinger, n. 464, 693, 904-906,
922-925, 1056-1057.
VIII. PECHE MORTEL ET PECHE VENIEL.
— S. Augustin,
Enchiridion; loc. cit., P. L., t.
XL, col. 269; Guillaume
d'Auxerre, Summa aurea, Paris, 1500,
fol. 62 d, 91 c;
Alex, de Haies, op. ci(., loc. cit.,
Quaracchi, t. m, p. 299;
S. Bonaventure, In Sent., 1. II,
loc. cit., Quaracchi, t. n,
n. 969; S. Albert le Grand, In Sent.,
1. II, éd. Borgnet,
t. xxvn, p. 659; D. Scot, Quœst.
in 4 lib. Sent., loc. cit., éd.
cit., t. xxi, p. 382-388; Fr. de
Victoria, Relectiones XII iheo-
logicœ, rel. ix, De eo ad quod tenetur
veniens ad usum rationis,
Lyon, 1586, p. 489 sq.; Gerson,
De vita spirituali, dans
Opéra omnia, t. m, Anvers,
1706; Curiel, Lecturee in
D. Thomas Jum-JI*, Douai, 1618;
Martinez, Commenforia
super ram-jjœ D. Th., t. n, Tolède,
1622; Jean de Saint-
Thomas, op. cit.,disp. I,a. 7, éd.
cit.,t. v, p. 134-157; Gonet,
op. cit., éd. cit., t. m,
p. 473-474; Calvin, Acfa synodi Tri-
dentinœ (cum aniidoto), 1547.
Études modernes. — F. Prat,
La théologie de saint Paul, t. i, Paris, 9" éd., p. 112;
E. Hugueny, L'éveil du sens moral, dans Revue thomiste, 1905, p.
509-529, 646-668; A. Landgraf, Das Wesen der làsslichen Sûnde
in der Scho-lastik bis Thomas v. Aquin. Eine dogmengeschichtliche Unlersuchung
nach den gedruckten und den ungedruckten Quellen, Bamberg, 1923 (cf. Bulletin
thomiste, 1924, p. 136-142); M. de la Taille, Le péché véniel
dans la théologie de saint Thomas d'après un livre récent,
dans Gregorianum, 1926, p. 28-43; R. Garrigou-Lagrange, La fin ultime du
péché véniel, dans Revue thomiste, 1924, p. 313-317;
F. Bla-