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Dictionnaire de Théologie Catholique

Pères Apostoliques. – I. Pères désignés par ce titre. II. Historique. III. Place dans la littérature chrétienne. IV. Forme et fond. V. Enseignements.

I. PERES DESIGNES PAR CE TITRE. – Le titre de Pères apostoliques est inconnu dans la littérature chrétienne des premiers siècles. Le mot d’ἀποστολικός ne paraît qu’à la génération qui suit les apôtres et, pour la première fois, dans saint Ignace, qui écrit aux Tralliens ἐν ἀποστολικῷ χαρακτῆρι, par allusion à la forme épistolaire de sa communication. Funk, Patr. apost., Tubingue, 1881, t. I, p. 202 (c’est l’édition que nous citerons dans tout le courant de l’article.) Mais, dès la fin du IIe siècle et durant le IIIe, son emploi se généralise pour qualifier certains personnages, certains écrits, certaines églises. C’est ainsi que la Lettre de l’Eglise de Smyrne, XVI, Funk, t. I, p. 300, et saint Irénée, Lettre à Florinus, dans Eusèbe, H. E., V, 20, P. G., t. XX, col. 485, traitent Polycarpe d’ ἀποστολικός. Pour Clément d’Alexandrie, Barnabé est tantôt ἀποστολικός, Strom., II, 20, P. G., t. VIII, col. 1060, tantôt ἀπόστολος, Strom., II, 6-7, col. 965, 969. Tertullien désigne les évangélistes Marc et Luc sous le nom d’apostoliques, pour les distinguer des deux autres évangélistes, les apôtres Matthieu et Jean. Præscr., XXXII, P. L., t. II, col. 44 ; Adv. Marc., IV, 2, 3, ibid., col. 363, 364. Ainsi entendu, apostolique sert à désigner une étroite relation personnelle et une complète conformité de doctrine entre les personnages auxquels on l’applique et les apôtres. Si apostolicus es, dit Tertullien, cum apostolis senti. De car. Chr., II, P. L., t. II, col. 755. Parmi les écrits, seuls les livres du Nouveau Testament et le Nouveau Testament lui-même sont traités d’apostoliques. Clément d’Alexandrie l’applique à saint Paul : ἡ ἀποστολικὴ γραφή, Protr., I, P. G., t. VIII, col. 57 ; de même Origène, De princ., III, 8, P. G., t. XI, col. 261. Irénée, Cont. hær., I, 3, 6, P. G., t. VII ? col. 477, et après lui Origène, De orat., XXIX, P. G., t. XI, col. 536, distinguent dans le Nouveau Testament la partie apostolique de la partie évangélique. Tertullien range les Actes dans la première. Adv. Marc., V, 2, P. L., t. II, col. 472.

Le titre de Pères apostoliques est d’un emploi récent pour désigner les œuvres des écrivains ecclésiastiques, qui ont vécu dans l’entourage des apôtres ou ont été leurs disciples. Cotelier les publia, en 1672, sous ce titre : SS. Patrum, qui temporibus apostolicis floruerunt, opera. Mais Ittig, en rééditant Cotelier, se contenta du titre plus court de Pères apostoliques, et depuis lors, ce titre a servi à désigner les Pères, dont l’enseignement était un écho de celui des apôtres, plus spécialement ceux qui entretinrent avec les apôtres des relations personnelles. Clément de Rome, Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne sont les principaux. Car on sait, à n’en pas douter, qu’il furent des disciples des apôtres. D’autres noms pourraient grossir cette liste si l’on possédait la certitude sur leur identité ou sur l’authenticité de leurs œuvres ; tel, celui de Denys l’Aréopagite, un contemporain des apôtres, mais dont les soi-disant œuvres sont de beaucoup postérieures ; celui de Barnabé, s’il était constant que l’auteur de l’épître, qui porte son nom, était le compagnon de saint Paul ; l’épître du moins est de la fin du Ier siècle ; celui de Papias, disciple de l’évangéliste Jean, d’après Irénée, Cont. hær., V, 33, 4, P. G., t. VII, col. 1214, du presbytre Jean, d’après Eusèbe, H. E., III, 39, P. G., t. XX, col. 296, si l’identité des deux Jean n’était chose définitivement acquise ; celui de l’auteur de l’Epître à Diognète, qui se dit ἀποστολῶν μαθητής, XI, Funk, t. I, p. 28, sans qu’on puisse vérifier la vérité de son dire ; celui d’Hermas, le frère du pape Pie ; enfin, celui de l’auteur de la Didaché, qui se réclame de l’enseignement des apôtres et paraît être le premier écrivain ecclésiastique connu. Quant à la Seconde lettre de Clément, à ses deux Epîtres aux vierges, aux Constitutions et aux Canons apostoliques, aux Reconnaissances et aux Homélies clémentines, à l’Epitome des gestes de Pierre, et aux cinq Epîtres, dont deux à Jacques de Jérusalem, on ne saurait les ranger parmi les œuvres des Pères apostoliques, parce qu’elles sont ou apocryphes, ou de date plus récente. Quoi qu’il en soit de l’extension plus ou moins grande du titre de Pères apostoliques, ç’a été l’usage des éditeurs d’y comprendre, outre les œuvres de Clément, d’Ignace et de Polycarpe, tout ce qui nous reste de la littérature chrétienne du temps des apôtres ou de l’âge suivant, en dehors des livres canoniques ; par suite, la Didaché, le pseudo-Barnabé, Papias, l’auteur de l’Epître à Diognète, et Hermas.

II. HISTORIQUE. – Toutes ces œuvres, à l’exception de l’Epître à Diognète restée inconnue à l’antiquité chrétienne, ont été appréciées et utilisées dès leur apparition. Quelques-unes jouirent même dans certaines églises d’une autorité presque égale à celle de l’Ecriture. Mais déjà, au début du IVe siècle, Eusèbe croyait qu’elles avaient donné tout ce qu’elles pouvaient donner. Il est vrai que, lors des conflits théologiques et des définitions dogmatiques, les Pères apostoliques furent négligés, surtout en Occident. L’activité littéraire s’exerçait sur un plus vaste champ et devant de plus larges horizons. Rufin, qui traduisit les fausses Clémentines, négligea complètement la Lettre aux Corinthiens de Clément. Plus tard, au moyen âge, ce fut pire. On continua à traduire les épîtres de saint Ignace et de saint Polycarpe, mais on fit circuler des collections fortement interpolées. A l’époque de l’organisation scientifique de la théologie, on laissa presque complètement de côté ces premiers témoins des origines chrétiennes. Sous la Réforme, l’oubli aurait pu se faire ; mais alors se produisit un changement à vue : l’attention fut vivement et définitivement ramenée sur les Pères apostoliques. Protestants et catholiques se prirent d’ardeur pour consulter ces témoins et apprendre d’eux la foi de l’église primitive, son organisation intime, sa hiérarchie. De plus, la curiosité, tenue en éveil par l’importance des questions alors débattues, fut excitée et en partie satisfaite par les découvertes du XVIIe siècle. Les lettres de Clément et de Polycarpe parurent en 1633 ; celles d’Ignace, en 1644 et 1646 ; le pseudo-Barnabé, en 1645. Depuis, l’intérêt n’a pas cessé. Dans notre siècle surtout, l’effort de la critique s’est concentré sur la question des origines, et les Pères apostoliques sont ainsi restés le champ de bataille de la controverse. Et des découvertes se sont ajoutées aux précédentes : Cureton trouve et publie la traduction syriaque de saint Ignace, en 1845 et 1849 ; Pétermann, sa traduction arménienne, en 1849. Grâce à la publication du Codex Lipsiensis par Auger, en 1856, du Codex Sinaiticus par Tischendorf, en 1862, on eut presque tout Hermas et l’original grec de Barnabé dans son intégrité. Dès 1857, Dressel avait apporté une large contribution à cette publication de textes, soit dans l’original, soit dans des versions. D’Abbadie donna, en 1860, la traduction éthiopienne d’Hermas. En 1875, Bryennios combla une lacune par la découverte et la publication de la lettre de saint Clément dans l’original grec complet ; et en 1894, dom Morin trouva et publia une traduction latine de cette même Lettre. Enfin parut la Didaché, en 1883, grâce à l’heureuse découverte par Bryennios de ce document depuis si longtemps cherché. Il est à croire que la série n’est pas close ; quant à l’intérêt des Pères apostoliques, déjà si puissamment excité, Il n’est pas près de languir.

III. PLACE DANS LA LITTERATURE CHRETIENNE. – Les Pères apostoliques servent de trait d’union entre les apôtres et les apologistes ; ils forment le premier anneau solide de la tradition. Dès le IIe siècle, leurs œuvres sont entourées d’un profond respect ; quelques-unes même, telles que la Ire lettre aux Corinthiens de Clément, celle de Barnabé et le Pasteur d’Hermas, jouissent d’un privilège à part ; elles sont lues publiquement dans les réunions chrétiennes, l’une à Corinthe, l’autre à Alexandrie, la troisième en Occident ; elles sont même insérées dans les manuscrits à la suite des livres canoniques et traitées presque à l’égal de l’Ecriture. Pour Barnabé, voir Clément d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., VI, 14, P. G., t. XX, col. 549 ; Origène, In Rom., I, 18, P. G., t. XIV, 866 ; Eusèbe, H. E., III, 25, P. G., t. XX, col. 269. Pour Clément, voir Eusèbe, H. E., III, 16, IV, 23, P. G., t. XX, col. 259, 388 ; S. Jérôme, De vir. ill., 15, P. L., t. XXIII, col. 663. Pour Hermas, voir Irénée, dans Eusèbe, H. E., V, 8, P. G., t. XX, col. 449 ; Clément d’Alexandrie, Strom., I, 29 ; II, 1, P. G., t. VIII, col. 928, 933 ; Strom., VI, 15, P. G., t. IX, col. 356 ; Origène, De princ., I, 3, P. G., t. XI, col. 148 ; In Rom., X, 31, P. G., t. XIV, col. 1282 ; Tertullien, De orat., XVI, P. L., t. I, col. 1172 ; le canon de Muratori, P. L., t. III, col. 189 ; le De alealoribus, 2, 4, P. L., t. IV, col. 904, 905.

Les Pères apostoliques sont pleinement fidèles à l’enseignement des apôtres ; l’Evangile et les Epîtres ont une égale répercussion dans leurs œuvres, inspirent leur pensée, se fondent dans leur langage. Ils sont de même dans le courant de la tradition vivante : cela est surtout vrai pour Clément, Ignace et Polycarpe. Pour les autres, le cas diffère un peu ; quoique, intimement unis à la foi de l’Eglise, ils n’en manifestent pas moins certaines tendances exagérées. C’est d’une part une répulsion violente contre le judaïsme dans Barnabé et la Lettre à Diognète ; et d’autre part une vive sympathie pour l’ancienne dispensation dans le Didaché et le Pasteur. Mais à égale distance de ces deux extrêmes se trouvent Clément, Ignace et Polycarpe. Ce qu’il y a de remarquable, c’est l’attestation de la double autorité de Pierre et de Paul sans le moindre soupçon d’un antagonisme quelconque. Déjà, aux temps apostoliques, on avait cherché à abuser du nom de ces deux apôtres ; au IIe siècle, certaines hérésies en firent leur mot de ralliement. Et c’est ce qui a permis à une école critique de notre siècle de faire de ces prétendus dissentiments la base d’un système, dans lequel l’Eglise ne serait arrivée à l’unité qu’après plusieurs générations de conflits et grâce à une conciliation harmonieuse de ces éléments antagonistes. Mais ce système se heurte à des faits trop explicites et se trouve réfuté d’avance par les témoignages concordants venus de Rome, de Syrie et d’Asie Mineure. C’est ainsi que Clément joint la mort de Paul à celle de Pierre, I Cor., V, Funk, t. I, p. 66-68 ; qu’Ignace s’excuse d’écrire aux Romains sans avoir sur eux l’autorité de Pierre et Paul, Ad Rom., IV, p. 218 ; et que Polycarpe rappelle aux Philippiens le nom de Paul, leur apôtre et leur correspondant, tout en mêlant à cette évocation plusieurs passages empruntés aux Epîtres de saint Pierre. Ad Philip., III, p. 270. De telle sorte qu’en associant ainsi ces deux grandes autorités dans la direction des églises, ils n’en soupçonnent ni les divergences ni les incompatibilités, qu’on a prétendu y voir. Il y a plus : dans la question du salut, ils proclament simultanément, avec Paul, la nécessité de la foi, et avec Jacques, la nécessité des œuvres. Voir plus bas. Enfin ils connaissent de même les autres apôtres ; car ils font appel aux Actes, aux Epîtres, à l’Apocalypse, aussi bien qu’aux Evangiles. Et si rien n’indique qu’ils aient entre les mains ou sous les yeux une liste, un canon des livres du Nouveau Testament, ou même qu’ils aient désigné le Nouveau Testament par le nom propre de Καινὴ Διαθήκη, il n’en est pas moins vrai que, à l’exception de l’Epître à Philémon, et de la IIIe Epître de saint Jean, tous les livres du Nouveau Testament leur fournissent, mieux que de simples réminiscences, des citations textuelles en grand nombre. En voir la liste aussi curieuse qu’instructive dans Funk, t. I, p. 564-575. La formule ordinaire pour introduire une citation, ὡς γέγραπται, est encore réservée pour l’Ancien Testament, sauf, dans un seul cas, Barnabé, IV, p. 12. Quand il s’agit du Nouveau, le plus souvent l’emprunt n’est pas signalé. On trouve cependant la formule : ὡς ἐκέλευσεν ὁ Κύριος ἐν τῷ Εὺαγγελίῳ, Didaché, VIII, p. 24 ; ὁ Κύριος εἴπεν, ὡς ἔχετε ἐν τῷ Εὺαγγελίῳ. Didaché, XV, p. 44. Seul Palias cite nommément Matthieu et Marc. Clément rappelle aux Corinthiens les injonctions de Paul, I Cor., XLVII, p. 120 ; Ignace rappelle aux Ephésiens qu’ils doivent à Paul leur initiation à la foi et la place qu’ils occupent dans ses lettres, Ad Eph., XII, p. 182 ; Polycarpe rappelle aux Philippiens le cas que Paul faisait d’eux. Ad Phil., III, p. 270. Mais, en dehors de ces cas, pas d’autres références à tel ou tel écrivain inspiré, désigné par son nom, bien que les emprunts textuels soient nombreux.

Une autre remarque importante, c’est l’absence, chez les Pères apostoliques, de citations empruntées aux apocryphes du Nouveau Testament. Et pourtant ils connaissaient certains apocryphes de l’Ancien. Barnabé fait allusion à une parole de l’Ecriture qu’il croit avoir lue dans Hénoch, IV, p. 8 ; Clément cite plusieurs passages prophétiques étrangers à l’Ancien Testament ; Hermas nomme le livre de Eldad et Modad, Vis., II, 3, p. 348 ; Papias doit vraisemblablement son erreur millénaire à l’influence de Hénoch et de Baruch. Les passages d’Ignace, qui semblent dériver d’une source apocryphe du Nouveau Testament, sont plutôt l’écho de la tradition orale ; car toutes ces allusions aux faits évangéliques, et elles sont nombreuses, se trouvent fondées sur les Evangiles canoniques. Seul, ce passage : « Touchez, palpez et voyez, je ne suis pas un démon incorporel, » de As Smyrn., III, p. 236, paraît emprunté à la Doctrine ou à la Prédication de Pierre, d’après Origène, De princ., præf., 8, P. G., t. XI, col. 119, ou à l’Evangile des Nazaréens, au dire de Jérôme, De vir. ill., 16, P. L., t. XXIII, col. 686, et In Isai., XVIII, prolog., P. L., t. XXIV, col. 652 ; mais ce n’est là qu’un écho de Luc, XXIV, 39, ainsi que le remarque avec raison Lightfoot. Apost. Fath., part. I, t. I, p. 11. Papias lui-même, lui si porté à interroger les témoins et à consigner les dires des anciens, peut passer jusqu’à preuve du contraire pour avoir échappé à l’influence des apocryphes du Nouveau Testament. Il y a dans cette fidélité si exclusive des Pères apostoliques à l’enseignement écrit ou oral des apôtres un phénomène unique et de capitale importance, dont on voudrait voir se multiplier les preuves par la découverte des Λογίων κυριακῶν ἐξεγήσεως συγγράμματα πέντε de Papias.

IV. FORME ET FOND. – C’est surtout sous forme de lettre, à l’exemple de saint Paul qu’ont écrit les Pères apostoliques, selon les besoins de l’heure et les circonstances, sans la moindre préoccupation d’ordre littéraire, sans vue d’ensemble sur un système lié de théologie, simplement pour accomplir un devoir, pour répondre à une nécessité, pour faire œuvre de sentinelles vigilantes. Clément ne cherche qu’à apaiser les troubles intérieurs qui divisent l’église de Corinthe, et fait valoir les principes d’ordre, d’unité, de hiérarchie, les plus propres à rétablir la paix. Ignace obéit à un sentiment de reconnaissance envers les communautés d’Asie Mineure, dont il a reçu les délégués, à son passage à Smyrne, et glisse des conseils pour les mettre en garde contre les dangers de l’hérésie qui menacent l’intégrité de la foi et l’unité de l’Eglise ; seule sa Lettre aux Romains exprime un violent désir du martyre et adresse un appel suppliant pour qu’on ne s’oppose pas à l’honneur qu’il ambitionne. Polycarpe, prié de communiquer les lettres d’Ignace, dont il possède l’original ou la copie, les expédie non sans y joindre quelques paroles d’édification. C’est encore sous forme de lettre qu’écrivent le pseudo-Barnabé et l’auteur de l’Epître à Diognète, mais sans que l’on puisse constater les circonstances ou les relations personnelles qui les mettent en rapport avec leurs correspondants ; ils imitent plus tôt la forme de l’Epître aux Hébreux et composent, l’un un traité polémique, l’autre une espèce d’apologie. Quant aux autres écrits des Pères apostoliques, ils n’ont pas la forme épistolaire : la Didaché est une catéchèse et un manuel de liturgie ; le Pasteur, une allégorie ; les Expositions, un commentaire.

Aucun des Pères apostoliques ne brille par le style, l’ordonnance et le mérite de la composition littéraire, à l’exception de l’Epître à Diognète ; aucun ne trahit la possession d’un enseignement théologique systématiquement ordonné. Ce n’est déjà plus la simplicité, la clarté, la profondeur des évangélistes, ni la marque de leur inspiration divine ; et c’est encore moins l’exposition méthodique ou scientifique des Pères du IVe et du Ve siècle. Toutefois cette infériorité sous le rapport littéraire, se trouve largement compensée par la noblesse et la grandeur du caractère. Ce sont de vrais directeurs d’âmes ; ils portent l’empreinte de l’Evangile ; ils se meuvent dans un large courant de haute inspiration morale ; ils se préoccupent des intérêts et des besoins des communautés chrétiennes ; et ils apportent dans leurs interventions le sentiment profond de leur responsabilité. Clément de Rome, avec une mesure et une modération qui n’excluent pas l’énergie, montre l’unité dans le plan divin, les harmonies de la nature et de la grâce, tout ce qui peut ramener des égarés au devoir, des insubordonnés à la soumission ; c’est déjà la marque romaine dans les affaires de l’Eglise. Ignace est l’homme de l’Orient, vif, impétueux, dominé par la soif du martyre ; il a le zèle sympathique et clairvoyant qui aperçoit et signale le danger, montrant dans l’union des fidèles avec leurs chefs le remède approprié. Polycarpe est par excellence l’homme de la tradition, le témoin inébranlable de la foi, πέτρα ἀκίνητος, l’ἑδραῖος ὡς ἄκμων, de la lettre d’Ignace. Ces trois Pères ont une personnalité nettement accusée, pleine de relief, et très caractéristique. Les autres, sans atteindre au même degré, ont un cachet suffisamment révélateur. L’auteur de la Didaché traite de la question morale, du bon fonctionnement des réunions, du ministère ecclésiastique, dans un but eschatologique. Le pseudo-Barnabé respire le plus haut spiritualisme, mais a tort d’y mêler un allégorisme rigide et exagéré jusqu’à l’extravagance. Papias, à le juger par les rares fragments qui nous restent, semble avoir été un personnage crédule et naïf, mais très curieux du dire des anciens, qu’il aime à interroger et dont il a soin de noter les réponses. Hermas, homme de foi antique et de ferveur, se plait à moraliser sous forme de révélations et de visions, et nous donne le premier essai de théologie morale. L’auteur de l’Epître à Diognète est un penseur ; loin de se laisser déconcerter par l’isolement dédaigneux où l’on tient les chrétiens, il note la tendance du christianisme à la catholicité ; l’apparition tardive du christianisme, qu’on lui objecte, lui sert à prouver l’incapacité de l’homme à arriver, par ses seules forces, à la pleine connaissance de la vérité et par suite la nécessité de la révélation ; de plus il dégage du spectacle de la vie chrétienne la preuve de la dignité du christianisme.

V. ENSEIGNEMENT. – On peut déjà juger de l’importance de l’étude des Pères apostoliques par ce qui a été dit de leur relation avec le Nouveau Testament et de la manière dont ils ont également parlé de l’autorité de saint Pierre et de saint Paul. Mais là ne se bornent pas les enseignements qu’ils nous donnent et qu’il importe de relever.

1. Dogme. – Etant donné la nature et le caractère des œuvres des Pères apostoliques, on ne peut pas s’attendre à trouver complète et détaillée l’exposition de tous les dogmes du symbole. Toutefois il en est plusieurs de clairement indiqués : tels celui de l’unité de Dieu et de la création du monde ex nihilo par l’intermédiaire du Fils. Voir en particulier Hermas, Mandat., I ; Simil., IX, 12, p. 386, 388, 522. La formule trinitaire paraît également plusieurs fois. Didaché, VII, p. 20 ; Clément, I Cor., XLVI, LVIII, p. 118, 134 ; Ignace, Ad Magn., XIII ; Ad Eph., IX. La Trinité, dit Ignace, est le fondement de notre foi, Ad Smyrn., X, et de notre espérance. Ad Magn., XI. Dieu a créé le monde pour les hommes, Epist. ad Diogn., X, p. 326 ; pour la sainte Eglise, Hermas, Vis., I, 1, p. 336 ; pour son nom. Didaché, X, p. 28.

Dieu s’est manifesté par son Fils. Le Verbe sortant du silence, Ignace, Ad Magn., VIII ; le Christ était auprès du Père avant tous les siècles, Ad Magn., VI ; c’est lui, son Fils, le créateur, que Dieu a envoyé, de préférence à toute créature, ange ou prince, gouverneur de la terre ou gouverneur des cieux ; et cet envoyé est le révélateur du Père, Epist. ad Diogn., VII, VIII, p. 320 sq. Il existe de tout temps, οὖτος ὁ ἀεί ; il est le Fils propre, ἴδιος, unique, μονογενής, de Dieu, son verbe, l’architecte, le démiurge de tout, roi, Dieu et juge futur du monde. Ibid., XI. Or ce Fils de Dieu est venu dans la chair, ἐν σαρκί. Barn., V, p. 14 ; VI, p. 20. Il s’est incarné, est né de la vierge Marie, Ignace, Ad Eph., XX, vraiment né, Ad Trall., IX, tout à la fois Fils de Dieu et Fils de l’homme, Ad Eph., XX, Dieu et homme tout ensemble. Epist. ad Diogn., VII. Et il est venu pour nous sauver par son sang, Ad Eph., I ; il a pris sur lui nos iniquités, il est notre rédemption, Epist. ad Diogn., IX ; il a souffert, Ad Eph., XX, et vraiment souffert sous Ponce Pilate ; il a été crucifié, il est mort, Ad Trall., IX ; il a souffert sur le bois pour nous sauver ; il a répandu son sang sur la croix pour détruire la mort, Barn., V ; il s’est révélé Fils de Dieu en choisissant pour apôtres de son évangile des pêcheurs, Barn., V ; il doit enfin juger les vivants et les morts, Barn., VII ; en attendant, il est le pontife de nos oblations, le patron et l’auxiliaire de notre infirmité. Clément, I Cor., XXXVI. Le Saint-Esprit est celui qui a parlé par les prophètes. Sur cette question trinitaire, des réserves sont à faire au sujet du langage embrouillé et fautif du Pasteur : il en sera traité à l’article HERMAS. On le voit, les Pères apostoliques ont plus particulièrement insisté sur le rôle du Fils, sur son incarnation et la rédemption ; et cela se comprend, la seule hérésie menaçante étant alors le docétisme. Ce n’est que plus tard, au IVe siècle surtout, qu’on approfondira les questions relatives à la Trinité, qu’on précisera la notion d’hypostase ou de personne, qu’on définira la nature des relations divines ad intra, et le reste.

En dehors de Dieu et de la trinité, il y a les créatures, et d’abord les anges. Clément rappelle le texte qui les montre empressés autour de Dieu et donne leur obéissance comme le modèle de la soumission des Corinthiens. I Cor., XXXIV. Barnabé distingue les bons, les anges de Dieu, qui marquent la voie de la lumière, φωταγωγοί, et les mauvais anges de Satan, qui mènent dans la voie des ténèbres. Barn., XVIII, p. 32. Satan, il l’appelle deux fois le Noir, ὁ μέλας, IV et XX. Ignace parle des esprits célestes, des princes visibles et invisibles, Ad Smyrn., VI ; du lieu des anges, Ad Trall., V ; du diable, Ad Eph., X ; Ad Trall., VIII ; Ad Smyrn., IX ; de Satan, Ad Eph., XII ; du prince de ce siècle, Ad Eph., XVII, XIX ; Ad Magn., I ; Ad Rom., VII : noms différents servant à désigner le chef des rebelles. Hermas dit que les anges ont été les premiers créés, que Dieu leur a confié toutes ses créatures, en particulier l’édification de la Tour, c’est-à-dire de l’Eglise, Vis., III, 4 ; que le Fils de Dieu a placé des anges à la garde de son peuple, Vis., V, 6 ; que chaque homme a deux anges, celui de la justice et celui de l’iniquité, Mandat., VI, p. 406 ; que l’on doit écouter le premier et repousser le second, sans le craindre, car celui-ci ne peut pas vaincre le serviteur de Dieu, qui est rempli de la foi. Mandat., XII, 5, p. 436. Il cite, entre autres, l’ange de la pénitence, Vis., V, 5 ; de la peine, Simil., VI, 3 ; de la luxure et de la volupté, Simil., VI, 2, etc. Il nomme l’ange des bêtes, Thégri, Vis, IV, 2, p. 382, et l’ange du Seigneur, Michel, Simil., VIII, 3, p. 484.

Après l’ange, l’homme, image de Dieu, sa créature, l’objet de son amour, pour lequel Jésus-Christ s’est incarné et a versé son sang afin de lui assurer la rémission de ses péchés, ἄφεσις ἁμαρτιῶν, et de lui donner par sa résurrection un gage de la résurrection des morts, νεκρῶν ἀνάστασις. Barn., V. Ce dernier dogme, déjà signalé par la Didaché, XVI, p. 48, Clément le fonda également sur la résurrection du Christ ; il essaya même de le prouver par les images qu’il emprunta à la succession du jour et de la nuit, à la transformation que subit le grain ensemencé, à l’exemple du phénix renaissant de ses cendres. I Cor., XXIV, XXV, p. 92 sq.

2. Morale. – La morale des Pères apostoliques n’est autre que celle de l’Evangile. Ils parlent, en effet, de deux voies, l’une qui mène à la vie, l’autre à la mort ; la première par la fidélité aux commandements, la seconde par le péché ; il faut prendre l’une et éviter l’autre ; et on a soin de spécifier, et avec détails, quelles sont les œuvres propres à chacune. Didaché, I-VI ; Barnabé, XVIII-XXI. Cette morale des Pères apostoliques a un cachet d’austérité grave, conformément à l’idéal chrétien que réalisaient les fidèles de la primitive Eglise. Elle admet l’hypothèse d’une défaillance, mais s’efforce de la prévenir.

La justification reste, comme dans saint Paul, le fruit de la foi, mais pas de la foi seule ; car, avec saint Jacques, on réclame la présence simultanée des œuvres. La Didaché et Barnabé nous ont dit quelles devaient être ces œuvres, qui mènent dans le chemin de la vie. Saint Clément reprend les exemples, dont s’était servi l’apôtre des gentils pour démontrer la nécessité de la foi, et il montre que la foi a toujours été et doit toujours être accompagnée des œuvres ; il ajoute la φιλοξενία à la πίστις : il marque qu’il faut se sanctifier par les œuvres et non par des paroles, ἔργοις δικαιούμενοι καὶ μὴ λόγοις, I Cor., XXXI, p. 98 ; et il conclut : ἐξ ὅλης τῆς ἰσχὐος ἡμῶν ἐργασώμεθα ἔργον δικαιοσύνης. I Cor., XXXIII, p. 102. Saint Ignace recommande d’éviter l’erreur, de conserver la foi dans son intégrité et de faire le bien. Polycarpe ajoute à la πίστις la nécessité de la δικαιοσύνη, justice, explique-t-il, qui ne saurait se réaliser que par les œuvres. Ad Phil., IX, p. 276. Quant à Hermas, il est tout entier à assurer le salut par la fidélité aux commandements. Mandat., I-XII. C’est ainsi que les Pères apostoliques unissent l’enseignement de saint Jacques à celui de saint Paul.

L’homme, qui est pécheur, doit avant tout se faire pardonner ses péchés. Il a pour cela le baptême, qui, en effet, remet tous les péchés, Barn., XI, p. 34 ; transforme son âme et fait de lui une créature nouvelle. Barn., XVI, p. 50. Il a aussi la pénitence, μετάνοια, qui est le changement de l’âme, la réforme de l’intérieur, le renouvellement moral des sentiments, des idées, des mœurs, et sur laquelle revient sans cesse Hermas. Il est vrai qu’Hermas n’admet qu’une seule pénitence, Mandat., IV, 1, p. 394, celle du baptême, où se fait la rémission des péchés, ibid., IV, 3, p. 396, après laquelle le chrétien, redevenu pécheur, ne pourra pas recourir efficacement à une autre et éprouvera beaucoup de difficultés pour vivre. Mais, à la Similitude IX, au sujet des pierres qui entrent dans la construction de la Tour, c’est-à-dire au sujet de ceux qui composent l’Eglise, il dit que quelques-unes, après avoir été insérées, sont rejetées pour faire pénitence. Mais comme ces hommes n’ont été insérés que parce qu’ils portaient le nom de Dieu ou le sceau du baptême, il s’ensuit qu’il doit y avoir une seconde pénitence, distincte de celle du baptême, et capable de faire réintégrer les pierres dans la construction de la Tour, c’est-à-dire les pénitents dans le sein de l’Eglise. Et c’est ainsi que Ignace affirme que tous ceux qui reviennent par la pénitence à l’unité de l’Eglise seront à Dieu. Ad Philad., III, p. 226.

3. L’Eglise. – Aux yeux des Pères apostoliques, l’Eglise est un chœur où chacun doit donner sa note dans le concert harmonieux de tous pour chanter avec Jésus-Christ les louanges du Père, Ignace, Ad Eph., IV ; un corps moral, le corps mystique de Jésus-Christ, Clément, I Cor., XXXVIII, dont chaque fidèle est un membre. Ignace, Ad Trall., XI. L’Eglise est une par l’unité de la foi et du gouvernement ; unie au Christ comme le Christ l’est au Père, Ignace, Ad Eph., V ; et pas d’Eglise sans évêque, prêtres et diacres. Ad Trall., III. Cette unité a pour symbole le pain eucharistique, fat de grains auparavant dispersés, Didaché, IX, et le repas eucharistique, Ignace, Ad Philad., IV. Elle est sainte, comme la qualifie Hermas, Vis., I, 1, 3 ; IV, 1. Elle est catholique, c’est-à-dire universelle, ainsi que le proclame pour la première fois saint Ignace, qui nous donne cette formule expressive : ὅπου ἄν ᾗ Χριστὸς Ἰησοῦς, ἐκεὶ ἡ καθολικὴ Ἐκκλησία. Ad Smyrn., VIII, p. 240. Elle est apostolique enfin, car tous ces Pères sont l’écho authentique de la tradition des apôtres. Hermas la compare à une tour bâtie sur les eaux (le baptême), où les fidèles qui entrent dans sa construction sont les vrais fidèles qui ont soin d’ajouter les bonnes œuvres à la foi, Vis., III, 3 ; bâtie sur la pierre, n’ayant qu’une porte d’entrée, le Fils de Dieu, composée de plusieurs pierres, mais si fortement cimentée qu’elle paraît monolithe. Simil., IX, 12 et 13.

4. Le ministère chrétien. – Si la foi assure l’unité de l’Eglise, c’est le ministère chrétien qui maintient l’unité de la foi. La Didaché nous montre des ministres de la parole, tels que les apôtres, les prophètes, les didascales, sorte de missionnaires itinérants, sans résidence fixe, Did., XIV, et des ministres du sacrifice public, plus spécialement de la liturgie eucharistique, les évêques et les diacres, ibid., XV, sans qu’on puisse nettement déterminer leur ordre hiérarchique. Cependant elle rattache au sacrifice eucharistique le choix de ces derniers. Ceux-ci ne son donc pas exclusivement des administrateurs temporels, des économes, ni même de simples prédicateurs de la parole. Ils sont avant tout les ministres de la liturgie eucharistique, ce qui ne doit pas les empêcher de remplir au besoin le rôle des prophètes et des didascales. Clément de Rome prend pour exemple l’ordre qui règne dans l’armée, dans le corps humain, pour légitimer celui qui doit régner dans le corps du Christ. Or, jadis, les oblations et les sacrifices incombaient au souverain pontife, aux prêtres et aux lévites de l’Ancien Testament ; désormais la προσφορά et la λειτουργία doivent incomber à la nouvelle hiérarchie, à trois degrés comme l’ancienne. I Cor., XXXVII-XL. Cette hiérarchie est d’origine divine, car Dieu a envoyé le Christ, le Christ a envoyé les apôtres, et les apôtres ont envoyé leurs successeurs. I Cor., XLII. Quant au nom propre du chef de cette hiérarchie, peut-être n’y en a-t-il pas encore de consacré par l’usage, mais Clément laisse entendre que ce doit être celui de ἐπίσκοπος, car l’ἐπιςκοπή excite l’ambition. I Cor., XLIV. Et c’est bien de l’épiscopat monarchique et unitaire, au sens actuel du mot, ainsi que de la hiérarchie à trois degrés, composée de l’évêque, des prêtres et diacres qu’il s’agit. Saint Ignace ne permet pas d’en douter. Il a vu en passant l’évêque de Philadelphie ; il reçoit la visite de celui de Tralles, de Magnésie et d’Ephèse ; il séjourne chez celui de Smyrne ; et il est lui-même évêque d’Antioche. Or, à ses yeux, l’évêque, c’est Dieu, Ad Eph., VI, le type du Père, Jésus-Christ, Ad Trall., III ; le remplaçant, le familier, le ministre de Dieu, Ad Polyc., VI ; celui qui préside à sa place, Ad Magn., VI ; celui qui est le centre de l’unité, la garantie de l’ordre, la sauvegarde de la vérité ; celui qui personnifie l’Eglise ; car là où est l’évêque, là est l’Eglise : ὅπου ἄν φανῇ ὁ ἐπίσκοπος, ἐκεῖ τὸ πλῆθως ἔστω, de même que là où est le Christ, là est l’Eglise catholique. Ad Smyrn., VIII, p. 240. A côté et au-dessous de l’évêque se placent les prêtres qui composent son presbyterium, Ad Eph., II, XX ; Ad Trall., VII, XIII ; Ad Magn., VII ; son sénat apostolique, Ad Magn., VI ; unis à lui comme les cordes à la lyre, Ad Eph., IV ; et chargés de le réconforter. Ad Trall., XII. Enfin viennent les diacres, ministres des mystères de Jésus-Christ, Ad Trall., II, et collaborateurs de l’évêque. Ne rien faire en dehors de l’évêque ; lui obéir en tout ; être soumis à l’évêque et à son presbyterium ; ne faire qu’un avec l’évêque, les prêtres et les diacres. Ad Magn., XIII ; Ad Trall., VII ; Ad Philad., IV, VII ; Ad Smyrn., VIII. Cette unité étroite garantit l’unité de la foi et assure la pureté de la doctrine. Le recrutement de cette hiérarchie se fait par l’ordination, par l’ἐπίθεσις τῶν χειρῶν. La Didaché parle du choix des candidats à l’épiscopat et au diaconat, et se sert du mot χειροτονία. Did., XV, p. 42. Mais ce terme n’implique pas encore le double sens de choix et d’ordination. Il indique simplement la part de la communauté dans la désignation des candidats ; aux chefs était réservé le droit de ratifier ce choix et d’imposer les mains aux élus. Saint Clément écrit : « Nos apôtres apprirent de Notre-Seigneur qu’il y aurait des rivalités au sujet de l’épiscopat. A cause de cela, doués d’une prescience parfaite, ils établirent προειρημένους (c’est-à-dire ceux dont il vient de parler et qui correspondent au souverain pontife, aux prêtres et aux lévites de l’ancienne loi) ; ils ordonnèrent ensuite qu’après la mort de ces derniers, d’autres hommes éprouvés fussent chargés de leur ministère. Ceux donc qui ont été établis par eux ou ensuite par les autres hommes distingués avec le consentement de toute l’Eglise, etc. » I Cor., XLIV, p. 116. Voilà l’ordre de succession : à la communauté, le choix ou plutôt la désignation des candidats ; aux chefs constitués, la ratification et l’ordination.

Reste à savoir si, en dehors de cette hiérarchie à trois degrés propres à chaque église, il n’y a pas un évêque supérieur à tous les autres. L’intervention de Clément de Rome dans les affaires de Corinthe permet de répondre affirmativement. Rome a été fondée par Pierre, et s’il était vrai que toutes les églises de fondation apostolique fussent égales en autorité, on ne voit pas pourquoi c’est Rome qui intervient à Corinthe, quand en Grèce même se trouvent Bérée, Philippe ou Thessalonique, quand sur la côte d’Asie et à proximité se trouvent Smyrne et Ephèse, surtout quand reste un survivant de l’âge apostolique, l’apôtre Jean. Les plus modérés parmi les protestants, entre autres Lightfoot, cherchent à éluder cette question ou plutôt la tranchent en affirmant que c’est là la première usurpation de l’évêque de Rome dans le sens de la primauté, en attendant la seconde, celle de Victor, au IIe siècle, quand il menace d’excommunier certains évêques d’Asie, lors du différend pascal, en attendant les autres. C’est oublier trop facilement le : Tu es Petrus ; et le : Pasce oves, pasce agnos. C’est oublier aussi le langage de saint Ignace. Il écrit à l’église qui préside dans le lieu de la région des Romains ; adresse peu claire, où quelques-uns ont voulu voir une simple préséance locale ou régionale, mais où l’on peut voir aussi une préséance religieuse semblable à la préséance politique de Rome sur le monde. Funk ne craint pas de traduire ainsi : quæ præsidet universæ ecclesiæ, idque Romæ, ubi habitat. Patr. apost., t. I, p. 212. Quoiqu’il en soit de l’interprétation de ce titre, Ignace signale Rome comme προκαθημένη τῆς ἀγάπης ; cela signifie, d’après Pearson, Zahn, Lightfoot, présidente de la charité, par allusion à la charité romaine. Or, d’après l’usage, προκαθῆσθαι ne s’applique qu’à un lieu ou à une société ; et dès lors, ἀγάπη peut être synonyme d’ἐκκλησία et signifie réellement l’Eglise dans d’Ignace. L’ἀγάπη des Smyrniotes et des Ephésiens vous salue, Ad Trall., XIII ; l’ἀγάπη des frères qui sont à Troas vous salue. Ad Philad., XI ; Ad Smyrn., XII. Si donc, dans la langue d’Ignace, ἀγάπη désigne une église en particulier, pourquoi ne désignerait-elle pas l’Eglise universelle dans la suscription de l’Epître aux Romains ? Voir Funk, t. I, p. 213.

5. La vie chrétienne. – Les candidats à la vie chrétienne subissent une double préparation intellectuelle et morale. Ils sont d’abord instruits sur la nature, l’importance et l’étendue de leurs futurs devoirs : c’est la catéchèse dont nous avons un spécimen dans les deux voies de la Didaché et de Barnabé ; ils doivent également apprendre ce qui doit faire l’objet de leur foi : c’est la traditio symboli ; mais les Pères apostoliques n’en parlent pas. La Didaché indique, à titre de préparation ascétique, le jeûne obligatoire chez le futur baptisé ; Hermas, sans spécifier, laisse entrevoir d’autres pratiques de pénitence. Le baptême couronne cette préparation ; sa matière, sa forme, ses effets sont signalés par la Didaché, VII, p. 20. Barnabé dit que le baptême nous purifie complètement, XI ; Hermas, qu’on descend mort dans l’eau et qu’on en sort vivant, Simil., IX, 16, p. 532, avec l’empreint propre au chrétien, la σφραγἰς.

Une fois baptisé, le fidèle s’entretient dans la vie chrétienne par l’assistance au sacrifice et la participation à l’eucharistie. Qu’il s’agisse de l’eucharistie, sacrifice et communion, la Didaché ne permet pas d’en douter. Car la préparation qu’elle exige, baptême, IX, p. 28, exomologèse, XIV, p. 42, et conscience pure pour que le sacrifice soit pur ; les expressions qu’elle emploie, le κλάσμα et le ποτήριον, IX, p. 26, deux termes à signification chrétienne ; les effets qu’elle indique, cette nourriture spirituelle communiquant la vie et la science, l’immortalité, la vie éternelle, faisant habiter Dieu dans nos cœurs, tout le prouve. Saint Ignace est encore plus explicite : la fraction du pain est le remède de l’immortalité, l’antidote de la mort, la vie dans le Christ. Ad Eph., XX. « Je veux le pain de Dieu, qui est la chair du Christ… et pour boisson son sang. » Ad Rom., VII. L’eucharistie est, en effet, la chair et le sang de Jésus-Christ. Ad Philad., IV ; Ad Smyrn., VII. Il n’y a d’eucharistie que celle que fait l’évêque ou, en sa présence, celui à qui il en a donné l’autorisation. Ad Smyrn., VIII.

Si le fidèle vient à commettre une faute grave, il n’a pour rentrer dans la vie chrétienne, qu’à recourir à la pénitence. Les Pères apostoliques ne disent pas en quoi elle consiste. Hermas fait entendre qu’elle est dure ; il dit qu’il n’y en a qu’une. Voir plus haut. Sûrement la confession devait en faire partie. Et si Clément se contente de dire que celle-ci est salutaire et qu’il vaut mieux confesser ses péchés que d’endurcir son cœur, I Cor., LI, p. 124, Barnabé en fait une obligation, XIX, p. 56, répétant la prescription de la Didaché, qui avait spécifié qu’elle devait se faire en public et qu’elle devait précéder la fraction du pain et l’action de grâces pour que le sacrifice fût pur. Did., IV, p. 16 ; XIV, p. 42. Hermas nous apprend que Dieu oublie l’injure de ceux qui confessent leurs péchés. Simil., IX, 23, p. 542.

L’ascétisme n’était pas étranger à la vie chrétienne. Nous avons déjà parlé du jeûne à l’occasion du baptême. La Didaché veut qu’on ne jeûne pas comme les hypocrites le second et le cinquième jour, mais le quatrième et le sixième, c’est-à-dire le mercredi et le vendredi, VII, p. 22. Hermas observe les jours de station. Simil., V, 1, p. 450. Son jeûne consiste à n’user que de pain et d’eau : c’est la xérophagie. Simil., V, 3, p. 454. Mais le Pasteur lui fait observer que le vrai jeûne, le jeûne efficace, consiste dans l’abstention de tout mal, dans l’obéissance et la fidélité aux commandements. L’aumône accompagnait le jeûne. Simil., V, 3, p. 454. Hermas, dans l’allégorie de l’ormeau et de la vigne, nous donne l’image du riche et du pauvre, l’un portant l’autre, et unis par une mutuelle réciprocité de services. Simil., II. Il faut faire l’aumône à tous, mais non sans discrétion. La Didaché rappelle ce conseil : que ton aumône transpire dans ta main jusqu’à ce que tu saches à qui tu donnes, I, p. 8. On ignore d’où elle l’a tiré.

La Didaché dit : Si tu peux porter tout le joug du Seigneur, tu seras parfait ; si non, fais du moins ce que tu pourras. Did., VI, p. 18. Il y avait des chrétiens pratiquant les conseils évangéliques. Des femmes faisaient profession de virginité. Saint Ignace salue « les vierges appelées veuves ». Ad Smyrn., XIII, p. 244. On a voulu y voir une allusion aux diaconesses. Mais c’est une question de savoir si alors diaconesses et veuves ne faisaient qu’un ; l’identification fût-elle admise, c’est encore une question de savoir si, au commencement du IIe siècle, les diaconesses étaient choisies parmi les vierges, contrairement à la prescription de saint Paul, I Tim., V, 3-16 ; il s’agit ici plus vraisemblablement des femmes faisant profession de virginité et improprement appelées veuves, parce qu’on les inscrivait parmi les veuves, comme nous l’apprend Tertullien, De vel. virg., IX, P. L., t. I, col. 902. Hermas, Simil., IX, 11, p. 518, fait allusion à des vierges, dont la conduite encore irrépréhensible, deviendra plus tard un danger et sera réprouvée : ce sont les futures subintroductæ, dont il est question dans Tertullien, De jej., XVII, P. L., t. II, col. 977, et De vel. virg., XIV, ibid., col. 909 ; et dont s’occuperont les conciles d’Elvire, can. 27, d’Ancyre, can. 19, et de Nicée, can. 3.

Rien d’étonnant si les Pères apostoliques ont traité les fidèles de temple de Dieu, Barnabé, VI, XVI ; Ignace, Ad Eph., XV ; Ad Philad., VII ; de membres du Christ, Ignace, Ad Trall., XI ; d’imitateurs de Dieu, μιμηθὴς Θεοῦ. Epist ad Diogn., X. La vie des chrétiens ne pouvait que servir de modèle et produire une impression profonde sur tout observateur attentif et sincère. De là le tableau de la vie chrétienne dans l’Epître à Diognète, V, VI. Les chrétiens, semblables aux autres hommes sous le rapport de l’habitation, du vêtement et du langage, s’en diffèrent beaucoup ; car ils sont citoyens d’une autre patrie, se considèrent comme des étrangers ici-bas. Fidèles aux lois, époux modèles, pauvres mais généreux, aimant ceux qui les persécutent et rendant le bien pour le mal, ils sont toujours heureux et jouent dans le monde le rôle de l’âme dans le corps : ὅπερ ἐστὶν ἐν σώματι ψυχή, τουτ᾽ εἰσὶν ἐν κόσμῳ Χριστιανοί. Sans eux, le monde s’écroulerait. Epist. ad Diogn., VI.

6. La liturgie. – Les Pères apostoliques ne font allusion qu’à la liturgie eucharistique, et encore très discrètement. C’est le dimanche, la κυριακή, un nom nouveau dans la langue chrétienne, Did., XIV, p. 42, qu’on se réunit pour participer au κλάσμα et au ποτήριον, après s’être préalablement confessé et réconcilié avec ses ennemis. Barnabé appelle ce jour le huitième et donne la raison de ce choix : c’est le jour où Notre-Seigneur est ressuscité. Barn, XV, p. 48. Ce fut le jour par excellence, qui coexista d’abord avec le sabbat et finit par le remplacer, dès le commencement du IIe siècle. Saint Ignace recommande, en effet, de ne plus observer le sabbat, mais le dimanche. Ad Magn., IX, p. 198. L’agape fait encore partie du service eucharistique.

La Didaché, qui signale comme prière quotidienne le Πάτερ ἡμῶν ὁ ἐν τῷ οὐρανῷ, VIII, p. 24, nous offre de courts modèles de la manière de faire l’action de grâces, le dimanche, sur le pain et le vin eucharistiques, IX. Clément finit son Epître par une longue et magnifique prière qui rappelle le ton de nos préfaces et qui, si elle n’est pas un écho officiel de la prière universelle des synaxes, reste en tout cas un beau spécimen de la prière publique et servira de moule aux futures litanies. I Cor., LIX-LXI. A remarquer la prière pour les pouvoirs constitués, bien que persécuteurs, dont parlent Clément, loc. cit., et Polycarpe. Ad Philip., XII, p. 280.

7. Polémique et apologétique. – Les Pères apostoliques ne sont rien moins que des polémistes. Cependant l’auteur de l’Epître à Diognète, II, p. 310, s’en prend à la forme fétichiste du polythéisme, et reproche au judaïsme ses sacrifices, sa distinction des mets, sa pratique superstitieuse du sabbat, sa jactance au sujet de la circoncision, ses jeûnes, ses néoménies, qu’il qualifie de puérilité ou de folie, III. Barnabé, dur et sévère contre les Juifs, montre qu’ils s’en tiennent au sens littéral et charnel sans s’élever au sens spirituel et à la signification morale de leurs observances, VIII-X. Hermas rejette hors de l’Eglise les gnostiques insensés, ἄφρονες, qui veulent tout savoir et ne connaissent rien à fond, θέλοντες πάντα γινώσκειν καὶ οὐδὲν ὅλως γιγνώσκουσι. Simil., p. 22. Mais ce ne sont là que des indications sommaires. Le polythéisme trouvera d’autres adversaires, beaucoup plus puissants. Le judaïsme intransigeant, traitant saint Paul d’apostat et se perdant dans la secte des ébionites, aura de vigoureux antagonistes. Quant au gnosticisme, le grand danger du christianisme au IIe siècle, c’est Irénée et Tertullien qui lui barreront le passage. Il n’en est pas moins vrai que l’erreur et l’hérésie cherchent à se glisser dans les communautés chrétiennes d’Asie. C’est le même mouvement d’idées, mais renforcé, plus habile et plus dangereux que du temps des apôtres. Le docétisme, d’une part, substitue un fantôme à l’humanité de Jésus-Christ : il nie son origine et sa naissance humaine ; il ne voit dans les événements de sa vie, baptême, souffrances, passion, mort et résurrection que des irréalités, des apparences. Et, d’autre part, le judaïsme cherche à maintenir ses positions et à imposer ses pratiques. C’est en face de ce double courant que se trouve saint Ignace. Dans ses Epîtres aux Tralliens et aux Smyrniotes, il attaque plus particulièrement le premier, en affirmant la réalité sensible de la naissance, de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ. Dans ses Epîtres aux Magnésiens et aux Philadelphiens, il s’en prend plus spécialement au second, en dénonçant l’inutilité des observances, le danger des fables et des mythes aux interminables généalogies d’anges, en recommandant de ne pas écouter quiconque prêche le judaïsme, Ad Philad., VI, et de repousser le mauvais ferment, vieilli et aigri. Ad Magn., X. Mais on voit qu’il ne vise pas le docétisme particulier de Simon, de Cérinthe ou de Saturnin, mais plutôt une espèce de docétisme à forme judaïsante, une seule et même erreur, propre à la province d’Asie, mâtinée de gnose docète et de judaïsme intransigeant, complètement étrangère au plan du Père, prônée par des docteurs hétérodoxes qui parlent autrement que le Christ, menacent l’unité et engendrent la mort.

Le seul des Pères apostoliques qui ait fait valoir un argument en faveur du christianisme est l’auteur de l’Epître à Diognète. Si Dieu a tant tardé à paraître, c’est, dit-il, pour nous convaincre expérimentalement de notre indignité, de notre impuissance à conquérir le royaume de Dieu, et pour nous prouver son amour en nous appelant à la vie, et sa puissance en nous aidant à l’obtenir par la manifestation de son Verbe, par la foi en sa parole. Epist. ad Diogn., IX, p. 324. Et c’est là le début de la Thèse sur la nécessité de la révélation. Après avoir écarté le polythéisme et le judaïsme, l’auteur de l’Epître montre le rôle du chrétien dans le monde, trace le tableau de la vie chrétienne, et conclut à la divinité du christianisme ; ταῦτα ἀνθρώπου οὐ δοκεὶ τὰ ἔργα· ταῦτα δύναμις ἐστι Θεοῦ ταῦτα τῆς παρουσίας αὐτοῦ δείγματα, VII, p. 322. Et c’est ainsi que l’auteur de l’Epître à Diognète sert de passage des Pères apostoliques aux Pères apologistes.
 
 

I. EDITIONS. – Migne, P. G., t. I, II, V ; Hefele, Opera Patr. apostol., 4e édit., Tubingue, 1855 ; Dressel, Patr. apostol. opera, Leipzig, 1857 ; édition revue et augmentée par Gebhardt, Harnack, et Zahn, Patr. apostol. opera, Leipzig, 1877, 1894 ; Jacobson, Patr. apostol. quæ supersunt, 2 in-8°, 4e édit., Oxford, 1863 ; Funk, Opera Patr. apostol., Tubingue, 1881 ; Doctrina duodec. Apost., Tubingue, 1887 ; Patres apostolici, 1901.

II. TRAVAUX. – Hilgenfeld, Die apostolischen Väter, Halle, 1853 ; Freppel, Les Pères apostoliques, Paris, 1859 ; Donaldson, dans Critical history… I. The apostolical fathers, Londres, 1864 ; Sprinzl, Die Theologie der apostolischen Väter, Vienne, 1880 ; Lesquoy, De regimine Ecclesiæ juxta Patrum apostol. doctrinam, Louvain, 1881 ; Lightfoot, The apostolic fathers, Londres, 1890 ; Smith et Wace, Dict. of christ. Biography, art. Apost. Fathers.
 
 

G. BAREILLE
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