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Saint Alphonse-Marie de Liguori
Préparation à la Mort
(autre titre: La Bonne Mort)
édition numérique par jesusmarie.com et Jean-Marie W
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1   Portrait d'un homme mort.
2   A la mort tout finit.
3   Brièveté de la vie.
4   Certitude de la mort.
5   Incertitude de l'heure de la mort.
6   Mort du pécheur.
7   Sentiments d'un moribond.
8   La mort des justes.
9   Paix du juste à la mort.
10 De la manière de se préparer à la mort.
11 Le prix du temps.
12 La grande affaire du salut.
13 Vanité du monde.
14 La vie présente est un voyage vers l'éternité.
15 Malice du péché mortel.
16 De la miséricorde de Dieu.
17 Abus de la miséricorde divine.
18 Du nombre des péchés.
19 L'état de grâce et l'état de péché.
20 Folie du pécheur.
21 Vie malheureuse du pécheur et vie heureuse du juste.
22 De la mauvaise habitude.
23 Illusions dont le démon berce l'esprit du pécheur.
24 Du jugement particulier.
25 Du jugement général.
26 Des peines de l'enfer.
27 Éternité de l'enfer.
28 Remords du damné.
29 Le Paradis.
30 De la prière.
31 De la persévérance.
32 De la confiance en la protection de Marie.
33 De l'amour de Dieu.
34 De la sainte communion.
35 Jésus dans le Très Saint Sacrement.
36 Union de notre volonté à la volonté de Dieu.
 
 
 

A
L'IMMACULÉE ET TOUJOURS VIERGE
MARIE
PLEINE DE GRÂCE,
BÉNIE ENTRE TOUS LES ENFANTS D'ADAM,
BIEN-AIMÉE DE DIEU, SA COLOMBE, SA TOURTERELLE PRÉFÉRÉE,
HONNEUR DU GENRE HUMAIN,
DÉLICES DE LA TRÈS SAINTE TRINITÉ,
SANCTUAIRE DE CHARITÉ, MODÈLE D'HUMILITÉ,
MIROIR DE TOUTES LES VERTUS,
MÈRE DU BEL AMOUR, MÈRE DE LA SAINTE CONFIANCE,
DE LA MISÉRICORDE,
AVOCATE DES MALHEUREUX, APPUI DES FAIBLES,
LUMIÈRE DES AVEUGLES ET GUÉRISON DES MALADES,
ANCRE D'ESPÉRANCE, CITÉ DE REFUGE,
PORTE DU PARADIS,
ARCHE DE VIE, ARC-EN-CIEL DE LA PAIX,
PORT DE SALUT,
ÉTOILE DE LA MER, OCÉAN DE DOUCEUR,
MÉDIATRICE DES PÉCHEURS, ESPOIR DES DÉSESPÉRÉS;
RESSOURCE DES DÉLAISSÉS,
CONSOLATRICE DES AFFLIGÉS, SECOURS DES MORIBONDS,
ALLÉGRESSE DU MONDE,
CET OUVRAGE EST HUMBLEMENT OFFERT
PAR
UN DE SES SERVITEURS,
BIEN VIL ET INDIGNE, MAIS TOUT DÉVOUÉ ET AFFECTIONNÉ,
ALPHONSE-MARIE DE LIGUORI
 
 
 

AVANT-PROPOS QU'IL EST NÉCESSAIRE DE LIRE
 

 Certaines personnes m'ont exprimé le désir d'avoir de ma main un livre de considérations sur les vérités éternelles à l'usage des âmes soucieuses de s'affermir dans leurs bonnes résolutions et d'avancer dans la vie spirituelle. D'autres m'ont demandé un recueil de matériaux pour la prédication pendant les missions et durant les Exercices spirituels. Pour ne point multiplier livres, travaux et frais, j'ai donc écrit le présent ouvrage, tel qu'on peut le lire, dans l'espoir qu'il pourra répondre aux voeux de tous. Afin que les laïcs puissent s'en servir pour leurs méditation, j'ai divisé chaque Considération en trois points. Chaque point forme une méditation. C'est la raison pour laquelle à chacun de ces points j'ajoute toujours des « AFFECTIONS ET PRIÈRES ». Je conjure le lecteur de ne point trouver fastidieux que, dans ces prières, on en vienne sans cesse à demander la grâce de la persévérance et de l'amour de Dieu, car ce sont là les deux grâces les plus nécessaires pour obtenir le salut éternel.

 La grâce de l'amour de Dieu est cette grâce, dit saint François de Sales (S. François de Sales, Entretiens spirituels, Sixième entretien: « Pour ce qui est des vertus, nous les pouvons et devons désirer et demander à Dieu; l'amour de Dieu les comprend toutes ». La référence est celle de l'édition d'Annecy, t. 6, 1895, p. 93. Dans l'édition de la Pléiade, le texte se trouve dans les Variantes des Entretiens spirituels Seizième entretien (RVP, p. 1629)), qui renferme à elle seule toutes les autres parce que l'amour de Dieu est une vertu qui porte en elle toutes les autres grâces: « Avec la sagesse, tous les biens sont venus vers moi » (Sagesse 6, 11). Celui qui aime Dieu est humble, chaste, obéissant, mortifié. Bref, il a toutes les vertus. « Ama et fac quod vis » disait saint Augustin: « Aime Dieu et fais ce que tu veux » (S. Augustin, Sur l'épître de saint Jean, traité 7, n. 8, PL 35, 2033: « Une fois pour toutes t'est donc donné ce court précepte: Aime et fais ce que tu veux; si tu te tais, tais-toi par amour; si tu parles, parle par amour; si tu corriges, corrige par amour; si tu pardonnes, pardonne par amour; aie au fond du coeur la racine de l'amour: de cette racine ne peut rien sortir que de bon » (SC 75, trad. P. Agaësse, p. 329)). Car celui qui aime Dieu aura toujours soin d'éviter ce qui déplaît au Seigneur; et toujours il aura soin de lui complaire en tout.

 Viens ensuite la grâce de la persévérance, celle qui nous fait obtenir la couronne éternelle. Saint Bernard dit que le ciel est promis à ceux qui s'engagent dans la vie chrétienne; mais ils ne l'obtiennent qu'après avoir persévéré: « Promise à ceux qui commencent bien, la récompense est accordée à ceux qui persévèrent » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Thomas de Froidmont, selon Glorieux, n. 184), De modo bene vivendi ad sororem, § 6, n. 15, PL 184, 1209). Or cette persévérance, affirment les saints Pères, personne ne la reçoit à moins de la demander. De là, comme l'écrit saint Thomas d'Aquin, la nécessité d'une prière continuelle pour entrer au ciel: « Après le baptême, pour que l'homme entre au ciel, la prière continuelle lui est nécessaire » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 39, art. 5.c (RJ, trad. P. Synave, p. 172). Avant lui, le Sauveur l'avait déjà dit: « Il faut toujours prier et ne jamais se lasser » (Luc 18, 1). Voilà pourquoi tant de malheureux pécheurs, après avoir obtenu leur pardon, ne se maintiennent pas dans la grâce de Dieu. Nul doute qu'ils n'aient reçu le pardon; mais parce qu'ils négligent ensuite de demander à Dieu la persévérance, surtout au moment de la tentation, ils retombent dans leurs péchés. Certes la grâce de la persévérance est une grâce toute gratuite et nous ne pouvons la mériter par nos bonnes oeuvres; néanmoins, dit le père Suarez, on l'obtient infailliblement par la prière (F. Suarez, De divina gratia, lib. 12, c. 38, n. 16, Opera, t. 8, Venise, 1741, p. 538). Bien avant lui, saint Augustin, pour nous apprendre également que la grâce de la persévérance est attachée à la prière, avait déjà dit: « Ce don de Dieu peut se mériter par la prière, c'est-à-dire qu'on l'obtient à force de demande » (S. Augustin, Le don de la persévérance, ch. 6, n. 10, PL 45, 999: « Ce don de Dieu peut donc être mérité en priant » (BA, t. 24, trad. J. Chéné et J. Pintard, p. 621) Les derniers mots ne sont pas de S. Augustin, mais avaient été ajoutés au texte par L. Habert dans son livre de Théologie morale que S. Alphonse cite de bonne foi).

 Cette nécessité de la prière, je l'ai démontrée longuement dans un petit livre intitulé: Le Grand moyen de la Prière (Le « petit livre » sur la Prière parut en 1759, un an après la Préparation à la mort. Le 31 décembre 1758, S. Alphonse écrivait à Remondini, son imprimeur de Venise: « Je ne vous l'envoie pas maintenant (La préparation à la mort) parce que je me propose de vous l'envoyer en même temps que le livre sur la Prière, qui n'est pas encore imprimé (à Naples) mais est déjà sous presse » (Lettere, t. 3, Rome, 1890, p. 84). En traduction française, cet ouvrage est publié aux éditions Saint-Paul. Le Grand Moyen de la Prière. Collection des Oeuvres spirituelles de S. Alphonse de Liguori, Versailles, 1998). Ce livre, si petit soit-il, m'a cependant coûté beaucoup de travail. Outre qu'il est d'un prix modique, je le regarde comme souverainement utile à toutes sortes de personnes. Et même, je le déclare en toute assurance, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir un seul traité de spiritualité aussi nécessaire que le traité sur la prière pour obtenir le salut éternel.

 Afin  que les prêtres qui ont peu de livres et peu de loisirs pour étudier, puissent utiliser ces Considérations au point de vue de la prédication, j'y ai mis quantité de textes des Saintes Écritures et de passages empruntés aux saints Pères. Courtes et frappantes, ces citations sont telles qu'il les faut dans la prédication. Enfin, en réunissant les trois points, on remarquera que chaque Considération forme un sermon. Pour atteindre mon double but, je me suis mis à recueillir dans un grand nombre d'auteurs les pensées qui, par leur vivacité, m'ont paru les plus capables de faire impression. Il y en a de plusieurs sortes, toutes exprimées en peu de mots, afin que chacun puisse faire son choix et les développer comme bon lui semblera.
 

 Que tout soit pour la Gloire de Dieu!
 Vive Jésus notre amour, et Marie, notre espérance!
 
 
 

PREMIÈRE CONSIDÉRATION
 

Portrait d'un homme mort depuis peu de temps

« Tu es poussière et tu retourneras en poussière »
(Genèse 3, 19)
 

PREMIER POINT
 

 Considérez que vous êtes poussière, et que bon gré mal gré, vous retournerez en poussière. Oui, un jour viendra où vous devrez mourir, puis être descendu dans une fosse et là devenir la proie des vers qui vous couvriront tout entier. Pour vêtement, dit Isaïe, tu n'auras que les vers du tombeau (Isaïe 14, 11). Nobles et gens du peuple, princes et sujets, tous subiront le même sort. A peine sortie du corps avec le dernier souffle de vie, l'âme ira dans son éternité et il ne restera plus au corps qu'à se réduire en poussière. Vous enlèverez l'esprit qui les anime et ils retourneront dans leur poussière (Psaume 103, 29).

 Imaginez-vous avoir sous les yeux le corps d'un homme qui vient de rendre l'âme. Considérez ce cadavre étendu sur ce lit. Voyez cette tête qui tombe sur la poitrine, ces cheveux en désordre et baignés encore des sueurs de la mort, ces yeux enfoncés, ces joues décharnées, ce visage livide, cette langue et ces lèvres aux teintes noirâtres, ces membres inertes et glacés! A cette vue, tous pâlissent et s'épouvantent. Combien de pécheurs qui, en présence du cadavre d'un parent ou d'un ami, ont changé de vie et quitté le monde!

 Quelle horreur plus grande encore quand ensuite commence la corruption! Il n'y a pas vingt-quatre heures que ce jeune homme est mort, et déjà l'infection se déclare. Il faut ouvrir les fenêtres, brûler beaucoup d'encens; et, de crainte que toute la maison ne s'infecte, vite on arrange tout pour envoyer le mort à l'église et le porter en terre. C'est le cadavre d'un noble, d'un riche, eh bien! « il n'en exhalera qu'une odeur plus repoussante » dit un auteur (S. Ambroise, Hexameron, 1, VI, c. 8, n. 51, PL 14, 263).

 Le voilà donc cet orgueilleux, ce voluptueux. Voilà ce qu'il est devenu. Hier, on l'accueillait, on se le disputait dans toutes les sociétés; aujourd'hui, on ne le voit plus qu'avec horreur et dégoût. Aussi sa famille s'empresse-t-elle de l'éloigner. Les porteurs sont commandés; et, chargeant sur leurs épaules la bière qui le renferme, ils s'en vont le jeter dans une fosse. Naguère on vantait partout son esprit, sa courtoisie, ses belles manières, l'enjouement de sa conversation; hélas! Il est à peine mort et déjà sa trace disparaît: « Leur souvenir s'est éteint avec le bruit qu'ils ont fait » (Psaume 9, 7).

 Voyez comment on accueille la nouvelle de sa mort. C'était, disent les uns, un homme fort considéré. Il laisse, disent les autres, une maison bien établie. Ceux-ci s'attristent parce que, de son vivant, il leur était utile. Ceux-là se réjouissent, parce que sa mort sert leurs intérêts. Du reste, il ne sera bientôt plus question de lui. Et tout d'abord, ce sont ses proches parents eux-mêmes qui ne veulent plus en entendre parler, pour ne pas renouveler leur douleur. Dans les visites de condoléances, on s'entretient de toute autre chose; et s'il échappe à quelqu'un de parler du défunt, de grâce, lui dit-on, ne prononcez plus son nom devant moi.

 Pensez-y; ce que vous avez fait, quand sont morts vos amis et vos proches, on le fera quand vous mourrez. Les vivants paraissent sur la scène pour y jouer leur rôle, et prendre les biens et les places des morts. Quant aux morts, on n'en tient plus compte, on n'en fait plus ou presque plus mention. Vos parents seront d'abord affligés. Mais leur douleur ne durera guère et, bientôt consolés, grâce à la part d'héritage qui leur sera échue, ils se réjouiront de votre mort; et dans cette même chambre où vous avez rendu l'âme et où Jésus Christ vous aura jugé, on dansera, on mangera, on jouera et on rira comme auparavant. Et votre pauvre âme, où se trouvera-t-elle alors?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Jésus, mon Rédempteur, soyez béni de ne m'avoir pas fait mourir, quand je me trouvais dans votre disgrâce! Depuis combien d'années ne devrais-je pas souffrir au fond des enfers? Ah! Seigneur, quelles actions de grâces je vous rends!

 Afin d'expier mes péchés, j'accepte ma mort; et je l'accepte telle qu'il vous plaira de me l'envoyer. Mais, puisque vous m'avez attendu jusqu'à cette heure, attendez-moi encore un peu. « Laissez-moi, un moment, donner libre cours à ma douleur » (Job 10, 20). Oui, avant que vous ayez à me juger, donnez-moi le temps de pleurer les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous. Je ne veux plus résister à votre choix. Et qui sait, si, dans cette méditation, vous ne venez pas de m'adresser votre dernier appel?

 Je ne mérite point de pitié, je l'avoue, moi qui tant de fois ai reçu mon pardon et qui tant de fois ensuite me suis montré si ingrat en recommençant à vous offenser. Mais, « Seigneur, vous ne méprisez jamais un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19). Puisqu'il en est ainsi, voici un pécheur, un traître qui vient, poussé par le repentir, se jeter à vos pieds. « De grâce, ne me rejetez pas de devant vous ». Vous l'avez dit vous même: « Je ne rejetterai pas celui qui vient à moi » (Jean 6, 37). A la vérité, je suis plus coupable que les autres; car plus que les autres, j'ai été favorisé de vos lumières et de vos grâces. Mais le sang que vous avez répandu pour moi m'encourage, et, en échange de mon repentir, il m'offre mon pardon. Oui, ô mon souverain Bien, je me repens de vous avoir méprisé; je m'en repens de tout mon coeur. Pardonnez-moi et accordez-moi la grâce de vous aimer à l'avenir. Je ne vous ai que trop outragé jusqu'ici. Les années qui me restent à vivre ne seront plus comme autrefois de malheureuses années de péché. Je veux, ô mon Jésus, les employer uniquement à pleurer sans cesse les déplaisirs que je vous ai causés et à vous aimer de tout mon coeur, ô Dieu, digne d'un amour infini.

 O Marie, mon espérance, priez Jésus pour moi.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Mais voulez-vous, chrétiens, voir encore mieux ce que vous êtes? « Va-t-en au tombeau! Dit saint Jean Chrysostome. Contemple la poussière, la cendre, les vers, et gémis amèrement » (S. Jean Chrysostome, A Théodore, liv. 1, n. 9, PG 47, 288; (SC 117, trad. J. Dumortier, p. 125)). Voyez ce cadavre. Comme il devient d'abord livide, et puis, d'une horrible noirceur. Bientôt il se couvre tout entier d'une sorte de duvet blanchâtre et hideux, pour se résoudre ensuite en je ne sais quelle matière infecte et repoussante qui s'échappe de toutes parts et qui donne naissance à une multitude de vers. Pendant qu'ils rongent les chairs, accourent quantité de rats qui s'acharnent aux flancs du cadavre et y pénètrent de tous côtés, afin d'en faire leur pâture. Déjà se détachent les joues et les lèvres, déjà tombent les cheveux; voici paraître le tronc décharné, puis les jambes et les bras. Ainsi se consument toutes les chairs. Quand enfin les vers dévorants se sont détruits entre eux, il ne reste plus de ce cadavre qu'un squelette fétide. Encore va-t-il, avec le temps, perdre sa dernière forme, les ossements se séparant les uns des autres et la tête se détachant du tronc. « Voilà donc ce qu'est l'homme, un peu de poussière que le vent emporte de l'aire du moissonneur » (Daniel 2, 35).

 Oui, le voilà ce brillant gentilhomme, qu'on proclamait le charme, l'âme de toutes les réunions. Entrez dans son appartement. Il n'y est plus. Vous cherchez son lit? D'autres l'occupent. Ses vêtements, ses armes? On s'en est emparé et tout est déjà partagé. Et lui? Si vous voulez le voir, approchez de cette fosse, où vous ne trouverez plus qu'un peu de pourriture et quelques ossements décharnés. Mon Dieu! De ce corps nourri avec tant de délicatesse, orné avec tant de recherche, escorté de tant de serviteurs, voilà donc ce qui reste! O saints du ciel, vous l'aviez bien compris, vous qui, pour l'amour de ce Dieu, l'unique objet des affections de votre coeur, étiez si ingénieux à mortifier votre chair! Maintenant vos ossements se conservent enchâssés dans l'or, et nous les vénérons comme autant de reliques sacrées; vos âmes glorifiées jouissent de Dieu, en attendant le jour de la résurrection, ce grand jour où votre corps, associé pendant la vie aux souffrances de l'âme, entrera en participation de sa gloire. Ah! Voici bien pour l'homme la vraie manière d'aimer son corps: le charger de souffrances ici-bas afin qu'il jouisse plus tard d'un bonheur éternel, et lui refuser tous les plaisirs qu'il devra payer tôt ou tard d'une éternité de tourments.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Tel est donc, ô Dieu, le sort réservé à mon corps, à ce corps que j'ai aimé au point de vous offenser pour lui faire plaisir. Un amas de vers et de pourriture! Mais, Seigneur, ce n'est pas là ce qui m'afflige. Je me réjouis au contraire qu'elle doive un jour se corrompre et se consumer, cette chair malheureuse, car c'est pour l'avoir trop aimée que je vous ai perdu, vous, mon souverain Bien. Ce qui m'afflige, c'est de vous avoir tant offensé, et cela pour de si misérables jouissances. Cependant je ne veux pas me défier de votre miséricorde. « Le Seigneur attend, afin de pardonner » (Isaïe 30, 18) a dit votre Prophète. Vous ne m'avez donc attendu que pour m'accorder le pardon; et si j'ai un vrai repentir, le pardon sera complet. O Bonté infinie! C'est de tout mon coeur que je me repens de vous avoir offensée. « Plus de péchés, vous dirai-je avec sainte Catherine de Gênes; non, mon Jésus, plus de péchés » (C. Marabotto – E. Vernazza, Vita, ... di S. Caterina Fiesca Adorna, Padoue, 1743, pp. 7-8). Je ne veux pas attendre, pour me jeter dans vos bras, que le prêtre applique votre image sur mes lèvres mourantes. Je me jette maintenant entre vos bras. « Maintenant je vous recommande mon âme et je la remets entre vos mains » (Psaume 30, 7). Trop longtemps elle appartint au monde et vous refusa son amour. Ah! Donnez moi lumière et force pour que je vous aime jusqu'à mon dernier soupir. Non, je ne veux pas attendre, pour vous aimer, que je sois sur le point de mourir. Dès maintenant je vous aime, je me jette entre vos bras, je m'unis étroitement à vous et je vous promets de ne plus jamais vous abandonner.

 O Vierge sainte, unissez-moi étroitement à Jésus Christ et faites que je ne le perde plus jamais.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Mon cher frère, dans cette peinture de la mort voyez ce que vous êtes et ce que vous deviendrez. « Souvenez-vous que vous êtes poussière et que vous retournerez en poussière » (Genèse 3, 19). Oui, songez que, dans peu d'années, peut-être dans quelques mois, dans quelques jours, vous ne serez plus qu'un amas de vers et de corruption. Cette pensée fit de Job un saint: « J'ai dit à la pourriture: tu es mon père; et aux vers: vous êtes ma mère et ma soeur » (Job 17, 14).

 Tout doit finir; et si, à la mort, votre âme se perd, tout sera perdu pour vous. « Considérez-vous comme déjà mort, dit saint Laurent Justinien; aussi bien, vous êtes assuré qu'un jour, bon gré mal gré, il vous faudra mourir » (S. Laurent Justinien, Lignum vitae, tr. 12, c. 14, Opera, Venise, 1721, p. 54). Et si ce jour était arrivé, que ne voudriez-vous point avoir fait? Maintenant donc que vous êtes en vie, songez qu'un jour viendra où vous serez mort. Le pilote, dit saint Bonaventure (S. Bonaventure (plutôt Guillaume de Lanicia, cf. Opera, t. 8, Quaracchi, 1898, p. CXI, n., 8), Diaeta salutis, tit 7, c. 1), se tient à l'arrière du navire pour le bien diriger. Ainsi faut-il, pour vivre saintement, se figurer sans cesse que l'on touche au terme de sa vie. En conséquence, dit saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, sermon 12, n. 1-2, PL 183, 571: « Rappelle-toi les origines de ta vie, sois attentif à son milieu, souviens-toi de ta fin. Les origines te rempliront de honte, le milieu de douleur, la fin de crainte. Souviens-toi d'où tu viens, et tu ne pourras que rougir. Réalise où tu es, et tu n'as plus qu'à gémir. Rappelle-toi où tu vas, et tremble » (éd. Cisterciensia, t. 1, trad. P. -Y. Emery, p. 122), songez à vos débuts dans la carrière, c'est-à-dire aux péchés de votre jeunesse, et rougissez; considérez-en le milieu, c'est-à-dire les péchés de votre âge mûr, et gémissez; regardez-en les dernières et les plus récentes iniquités, et tremblez; mais aussi hâtez-vous de tout réparer.

 Sainte Camille de Lellis ne se trouvait jamais devant une tombe sans se dire à lui même: « Si ces morts ressuscitaient, que ne feraient-ils pas pour la vie éternelle? Et moi qui ai du temps, que fais-je pour mon âme? (S. Cicatelli – p. Dolera, Vita del B. Camillo de Lellis, Rome, 1742, p. 228). C'était par humilité que le saint parlait de la sorte. Mais vous, mon cher frère, n'avez-vous aucune raison de craindre que vous ne soyez ce figuier stérile dont le Seigneur disait: « Voici trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier; et je n'en trouve pas? » (Luc 13, 7). Il y a bien plus de trois ans que vous êtes au monde. Or quels fruits avez-vous portés? Remarquez, dit saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 51 sur le Cantique des Cantiques, n. 2, PL 183, 1025: « Il n'y a pas plus d'oeuvre sans la foi que de fruit sans fleur. Mais d'autre part la foi sans les oeuvres est morte, comme s'épanouit en vain la fleur qui n'est pas suivie de son fruit » (BEG, p. 539), que le Seigneur ne réclame pas seulement les fleurs, c'est-à-dire de bons désirs, de bons propos, il veut encore des fruits, les fruits des oeuvres saintes. Sachez donc mettre à profit tout le temps que, dans sa miséricorde, Dieu veut bien vous accorder encore. N'attendez pas pour faire le bien que vous soyez réduit plus tard à soupirer après un peu de temps, alors qu'« il n'y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 6) et qu'il vous sera dit: Proficiscere (Rituel romain, Prière de la recommandation de l'âme): Partez et hâtez-vous, voici le moment de sortir de ce monde. Oui, partez: ce qui est fait est fait.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Me voici, ô mon Dieu. Hélas! Je suis cet arbre stérile qui depuis tant d'années mérite que vous prononciez la sentence fatale: « Coupez-le; pourquoi occupe-t-il encore la terre? » (Luc 13, 7). Car depuis tant d'années que je suis au monde, je ne vous ai rapporté d'autres fruits que les ronces et les épines de mes péchés. Mais, Seigneur, vous ne voulez pas que je désespère. Vous nous avez dit à tous que quiconque vous cherche, est sûr de vous trouver: « Cherchez et vous trouverez » (Matthieu 7, 7). Je vous cherche, ô mon Dieu, et je soupire après votre grâce, je déteste de tout mon coeur les péchés que j'ai commis et je voudrais en mourir de douleur. Par le passé, je vous ai fui, ô mon Dieu! Mais maintenant j'estime votre amitié bien plus que tous les royaumes du monde. Non, je ne veux plus résister à vos invitations. Vous me voulez tout entier à vous; et moi, je me donne à vous entièrement et sans réserve. Sur la croix vous vous êtes donné tout à moi; me voici tout à vous.

 Vous nous avez dit: « Si vous demandez quelque chose en mon nom, je le ferai » (Jean 14, 14). Plein de confiance dans cette promesse, je vous demande, ô mon Jésus, en votre nom et par vos mérites, votre grâce et votre amour. Ah! Soyez béni de m'avoir porté à vous adresser cette prière; et puisque vous me l'inspirez, nul doute que vous n'ayez l'intention de l'exaucer. Oui, mon Jésus, exaucez-moi; donnez-moi un grand amour pour vous; donnez-moi le courage de réaliser ce désir.

 Et vous aussi, ô Marie, ma puissante avocate, exaucez-moi; priez Jésus pour moi.
 
 
 
 

DEUXIÈME CONSIDÉRATION
 

A la mort tout finit

« la fin vient! Elle vient la fin! »
(Ézéchiel 2, 7)
 
 

PREMIER POINT
 

 Les gens du monde estiment heureux ceux-là seulement qui ont en abondance les biens de ce monde: plaisirs, richesses, honneur. Mais, devant la mort, tout cet éclat terrestre s'évanouit. Car « Qu'est-ce que votre vie? Une vapeur légère qui paraît pour peu de temps » (Jacques 4, 15). Il est beau de voir les vapeurs qu'exhale la terre se balancer parfois dans l'air et s'y empourprer des rayons de soleil. Mais combien de temps dure ce spectacle? Au moindre souffle du vent, tout se dissipe. Voyez ce grand du monde: aujourd'hui il est entouré d'un brillant cortège, il est craint, presque adoré. Qu'il meure demain et le voilà méprisé, traîné dans la boue et foulé aux pieds. A la mort il faut tout laisser. Le frère de l'illustre serviteur de Dieu, Thomas A Kempis, s'applaudissait de s'être bâti une belle maison. Un de ses amis lui déclarant qu'il y trouvait un grand défaut: Lequel? Demanda-t-il aussitôt. C'est, lui fut-il répondu, cette porte que vous y avez mise. Et lui de s'écrier: Comment! Une porte serait de trop dans cette maison! Oui! Car un jour vous ne serez plus qu'un cadavre, et on vous fera passer par cette porte et vous abandonnerez alors votre demeure et tout le reste. (C. G. Rosignoli, Il buon pensiero, p. 1, c. 7, Opere, t. 3, Venise, 1713, p. 377).

 De tous les biens de ce monde il n'y en a pas un seul dont la mort enfin ne doive nous dépouiller. Quel spectacle de voir emporter ce prince hors de son palais! Lui n'en franchira plus le seuil; mais des héritiers avides viendront prendre possession de ses meubles, de ses trésors, de tous ses biens! Ses domestiques le laissent là dans sa tombe; à peine lui reste-t-il un linceul pour couvrir son cadavre; plus personne désormais qui le loue et qui le flatte; on ne tient même plus aucun compte de ses dernières volontés. Saladin, ce conquérant qui subjugua tant de royaumes en Asie, ordonna, avant de mourir, que, lorsqu'on porterait son corps à sa dernière demeure, on fit marcher en tête du cortège un héraut chargé de tenir un linceul au bout d'une lance et de crier: « Voici tout ce que Saladin emporte dans la tombe » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tit. 14, c. 8, t. 4, Vérone, 1740, col 824).

 Il est couché dans la fosse le cadavre de ce prince; les chairs ont bientôt disparu; rien ne le distingue plus des autres. « Plongez vos regards dans les tombeaux, dit saint Basile, et voyez si vous parviendrez à saisir une différence entre le maître et le serviteur » (S. Basile de Césarée, Homilia in illud: Attente tibi ipsi, n. 5, PG 31, 211). Un jour qu'en présence d'Alexandre le Grand, Diogène se donnait beaucoup de mouvement comme pour chercher quelque chose parmi des têtes de morts, « Que fais-tu là? » lui dit le monarque intrigué. Je cherche la tête de Philippe votre père, lui répondit le philosophe; mais je ne puis la reconnaître; tâchez donc de la reconnaître vous-même et veuillez me la montrer. (Diogène selon T. Lohner, Bibliotheca manualis concionatoria, tit. 98, t. 3, Venise, 1738, p. 142, col. 2).

 Sénèque disait pareillement: « Nous sommes d'inégale condition à notre naissance, mais la mort nous met tous au même rang » (Sénèque, Épîtres, 91, 16) et Horace montre la mort « établissant l'égalité entre la houe et le sceptre » (L'idée, sinon le texte, se trouve dans Horace, Odes, I, 4, 13-14: « La pâle mort heurte du même pied les cabanes des pauvres et les châteaux des rois » (trad. A. Bourgery)). Bref, quand la mort arrive, c'est la fin – finis venit: il faut tout laisser sans rien emporter au tombeau de toutes les choses de ce monde.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, puisque, m'éclairant de votre lumière, vous me faites voir la vanité et le néant des choses que le monde estime tant, donnez-moi encore la force de m'en détacher avant que la mort me les ravisse. Quel n'est pas mon malheur de vous avoir, pour les plaisirs et les richesses de cette vie, offensé si souvent et de vous avoir perdu pour des choses de rien, ô vous, le Bien par excellence! O mon Jésus, ô céleste médecin, jetez les yeux sur ma pauvre âme, voyez que de blessures je me suis faites moi-même par mes péchés; voyez et ayez pitié de moi. « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir » (Matthieu 8, 2). Mais je sais que vous le pouvez et que vous le voulez. Seulement pour me guérir, vous demandez que je me repente de toutes les injures que je vous ai faites. Eh bien! C'est de tout mon coeur que je m'en repens. Maintenant donc que vous le pouvez, guérissez-moi. Oui, « guérissez mon âme, parce que je vous ai offensé » (Psaume 40, 5). Hélas! Je vous ai oublié; mais vous, ô mon Dieu, vous ne m'avez pas oublié et je vous entends me dire: « Si l'impie fait pénitence, je ne me souviendrai plus de toutes les iniquités qu'il a commises » (Ezéchiel 18, 21). Or, je déteste mes péchés, je les hais plus que tout autre mal. Oubliez donc, ô mon Rédempteur, toutes les peines que je vous ai causées. A l'avenir, je veux tout perdre, même la vie, plutôt que de perdre votre grâce. Car, sans votre sainte grâce, que me servirait-il de posséder même le monde entier?

 Vous connaissez ma faiblesse; venez donc à mon secours. L'enfer ne cessera pas de me tenter; déjà même il me prépare mille assauts pour me réduire de nouveau en esclavage. O mon Jésus! Ne m'abandonnez pas. Désormais je ne veux plus connaître d'autre esclavage que celui de votre amour. Vous êtes mon unique Seigneur: vous m'avez créé; vous m'avez racheté; vous m'avez aimé plus que personne ne m'aimera jamais; vous seul méritez d'être aimé, et je ne veux aimer que vous seul.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Sur le point de mourir, Philippe II, roi d'Espagne, manda son fils, et lui montrant, sous son vêtement royal, sa poitrine rongée par les vers: voyez, prince, dit-il, comment on meurt et comment finissent toutes les grandeurs de ce monde (Cf. François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 274 s). « Richesses, satellites, pourpre, rien de tout cela, dit fort bien Théodoret, ne fait reculer la mort; et pour les seigneurs, comme pour les vassaux, l'infection et la pourriture sont leur dernières compagnes » (Théodoret, De Providentia, oratio VII, PG 83, 659). Fût-on prince, pas plus que les autres, on emportera quoi que ce soit dans la tombe, et toute la gloire mondaine s'évanouit au chevet du lit où l'homme expire. « Lorsqu'il sera mort, il n'emportera pas tous ses biens et sa gloire ne descendra pas avec lui au tombeau » (Psaume 48, 18).

 Saint Antonin rapporte qu'à la mort d'Alexandre de Grand, un philosophe s'écria: « Le voilà donc cet homme! Hier, il foulait la terre en vainqueur; aujourd'hui elle pèse sur lui. Hier, le monde entier était petit pour lui; aujourd'hui, trois pieds de terre lui suffisent. Hier, il marchait à la tête des armées, aujourd'hui, quelques valets le portent dans la tombe! » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p IV, tit. 14, c. 8, t. 4, Vérone 1740, col. 824. Le Père A. Tannoia, premier biographe de saint Alphonse, raconte que « pour montrer comment l'homme en lui-même n'est qu'un amalgame destiné à se décomposer, (le saint) dessina au charbon, dans notre maison de Ciorani, le cadavre d'Alexandre le Grand, tout défiguré, assailli par les rats, avec en dessous cette inscription: Voilà où finit toute grandeur » (Della vita del ven. Servo di Dio Alfonso M. Liguori, lib. 1, c. 3, t. 1, Naples, 1798, 8)). Mais écoutons plutôt la voix de Dieu: « Pourquoi tant d'orgueil pour qui est poussière et cendre? » (Ecclésiastique 10, 9). Oui, ô homme, voilà ce que tu es: un peu de terre, un peu de cendres. Pourquoi donc t'enorgueillir? Pourquoi torturer ton esprit et dépenser tes années à te grandir en ce monde? Viendra la mort; et alors que deviendront tes dignités et tes vastes desseins? « En ce jour-là, répond le Roi Prophète, s'évanouiront toutes leurs pensées » (Psaume 145, 4).

 Quelle mort que celle de saint Paul, ermite, qui avait passé soixante années dans une grotte, et combien elle fut plus heureuse que celle d'un Néron qui vécut sur le trône impérial au sein des splendeurs de Rome! Quelle mort encore que celle de saint félix, simple frère lai de l'ordre des Capucins (B. Zucchi, Vita di S. Felice Porri, Forli 1630, p. 102); et combien elle fut plus heureuse que celle de Henri VIII, expirant au faîte de toutes les grandeurs royales, mais dans l'inimitié de Dieu! (N. Sanders, De origine ac progressu schismatis anglicani, Rome, 1586, p. 244). Pensons-y bien: pour se ménager une aussi belle mort, les saints ont tout abandonné; ils ont renoncé à leur patrie, aux plaisirs de la terre, aux espérances que le monde leur offrait, et ils ont embrassé un vie pauvre et humble, s'ensevelissant ainsi tout vivant, afin de n'être pas, après leur mort, ensevelis dans l'enfer. Au contraire, comment les partisans du monde peuvent-ils jamais espérer une heureuse mort, eux qui vivent dans les délices au milieu des occasions dangereuses et avec toutes sortes de péchés sur la conscience? Dieu fait aux pécheurs cette menace qu'à la mort ils chercheront, mais en vain: « Vous me chercherez et vous ne me trouverez point » (Jean 7, 35); il les prévient qu'alors ce sera le temps, non plus de la miséricorde, mais de la vengeance: « En ce temps-là, je leur rendrai ce qui leur sera dû » (Deutéronome 32, 35).

 Au surplus, le simple bon sens nous tient le même langage. Voici un homme du monde sur le point de mourir. Il a l'esprit affaibli et enveloppé de ténèbres, le coeur endurci par les mauvaises habitudes; en même temps les tentations fondent sur lui plus violentes que jamais. Comment résistera-t-il, lui habitué jusque-là, non pas à lutter contre l'enfer, mais à lui céder la victoire? Il faudrait qu'une grâce plus forte vint alors changer son coeur. Mais cette grâce, Dieu est-il tenu de l'accorder? Et ce pécheur, est-ce peut-être par sa vie de désordre qu'il l'a méritée? Cependant est-il possible qu'une âme ayant la foi, réfléchisse sur ces grandes vérités sans quitter tout pour se donner entièrement à ce Dieu qui doit nous juger selon nos oeuvres?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Seigneur, combien de fois, malheureux que je suis! J'ai osé me livrer au sommeil, alors que je me trouvais dans votre disgrâce! Quel état misérable que celui de mon âme en ce temps-là! Devenue votre ennemie, elle se résignait de gaieté de coeur à son sort. Déjà la sentence de ma condamnation était prononcée. Il ne restait plus qu'à l'exécuter. C'est alors même, ô mon Dieu, que vous n'avez pas dédaigné de me chercher et de m'offrir votre pardon. Mais ce pardon, qui m'assurera que vous me l'avez réellement accordé? Hélas! Faut-il donc que je vive dans cette cruelle incertitude, jusqu'au jour, ô mon Jésus, où vous me jugerez? Non: la douleur que je ressens de vous avoir offensé, le désir que j'ai de vous aimer, et plus encore votre Passion, ô mon bien-aimé Rédempteur, me donnent la confiance que je suis dans votre grâce. Je me repens de mes péchés et je vous aime par-dessus toutes choses, ô Bien souverain! Plutôt mourir que de perdre votre grâce et votre amour. Vous voulez que l'on vous cherche avec joie. « Qu'il se réjouisse, avez-vous dit, le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur » (Psaume 16, 10).

 Je déteste donc, Seigneur, les injures que je vous ai faites. Donnez-moi courage et confiance; ne me reprochez plus mon ingratitude: moi-même, je la reconnais et je la déteste. Vous avez dit: « Je ne veux pas la mort du pécheur; mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ezéchiel 33, 11). Me voici, mon Dieu; je quitte tout pour aller à vous. Je vous cherche; je vous désire; je vous aime par-dessus toutes choses. Donnez-moi votre amour et je vous demande rien de plus.

 Vous êtes mon espérance, ô Marie; obtenez-moi la sainte persévérance.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Toute la félicité de la vie présente n'est, suivant la parole de David, que « comme le songe des gens qui se réveillent » (Psaume 72, 20). Oui, un songe! Car, ainsi que le remarque un commentateur (Th. Le Blanc, Psalmorum Davidicorum analysis, t. 4, Cologne 1723, col. 486), dans l'assoupissement des sens, nous voyons apparaître de grandes choses, lesquelles n'ont aucune réalité et s'évanouissent bien vite. Quelle belle apparence n'ont pas les biens de ce monde! Et pourtant ils ne sont rien et ils durent fort peu de temps, tout ainsi qu'un songe passe en un instant et se dissipe sans rien laisser après lui. A la mort tout finit. Cette pensée décida saint François de Borgia à se donner entièrement au Seigneur (D. Batoli, Della vita di S. Francesco Borgia, Rome, 1681, p. 23s). Le saint avait été chargé de conduire à Grenade la dépouille mortelle de l'impératrice Isabelle. Quand on ouvrit le cercueil, le cadavre parut si hideux et il s'en exhala une telle infection que tous les assistants prirent la fuite. Éclairé alors d'une lumière divine, saint François s'arrêta à contempler, dans ce spectacle, la vanité du monde; et, les yeux fixés sur le cadavre, il s'écria: Est-ce bien vous, ô grande impératrice? Est-ce bien celle qui commandait tant de respects et devant qui tant de grands seigneurs fléchissaient le genou! O Isabelle, que sont devenues votre majesté et votre beauté? Voilà donc, se dit-il ensuite à lui-même, où viennent aboutir les grandeurs et les dignités de la terre. Ah! Je veux désormais servir un maître que la mort ne puisse plus me ravir. Sur l'heure même, il se donna tout entier à l'amour de Jésus crucifié et fit voeu d'embrasser l'état religieux après la mort de la duchesse, sa femme: ce qu'il exécuta plus tard en entrant dans la Compagnie de Jésus.

 Il avait donc bien raison, cet homme désillusionné, qui traça ces mots sur une tête de mort: « A cette vue tout devient méprisable » (S. Grégoire le Grand, Homélie 37 sur les Évangiles, n. 1, PL 76, 1275). Impossible de penser à la mort et d'aimer encore les choses de la terre. Pourquoi donc trouve-t-on tant d'hommes, si malheureusement épris d'amour pour le monde? C'est qu'ils ne pensent pas à la mort. Enfants des hommes, dit l'Esprit Saint, jusqu'à quand aurez-vous le coeur appesanti? « Pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge? » (Psaume 4, 3). Pauvres enfants d'Adam, pourquoi n'extirpez-vous pas de votre coeur ces affections terrestres dont l'unique objet est la vanité et le mensonge? Ce qui est arrivé à vos ancêtres doit vous arriver à vous-même; cette maison qui est à vous, ils l'ont habitée; ce lit leur a servi de couche. Aujourd'hui ils ne sont plus; un jour vous disparaîtrez de même.

 Donc, mon cher frère, hâtez-vous de vous donner à Dieu, avant que la mort arrive. « Ce que peut faire votre main, faites-le sans tarder » (Ecclésiaste 9, 10). Non; ne remettez pas à demain ce que vous pouvez faire aujourd'hui; parce que le jour présent passe et ne revient plus, et le jour de demain peut vous amener la mort, la mort qui ne vous permettra plus de rien faire. Vite, détachez-vous de tout ce qui vous retient ou peut vous retenir loin de Dieu. Ah! Quittons promptement et de plein gré les biens de ce monde, avant que la mort nous en dépouille de force. « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur » (Apocalypse 14, 31). Oui, ils sont bienheureux, ceux que la mort trouve déjà morts aux choses d'ici-bas! Elle n'a rien qui les effraie; que dis-je? Ils soupirent après elle et ils l'accueillent avec allégresse, parce qu'ils ne tiennent à rien; dès lors, loin de leur imposer une cruelle séparation, la mort ne fait que les unir à ce souverain Bien qu'ils aiment uniquement et qui les rendra éternellement heureux.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon bien-aimé Rédempteur! Je vous remercie de m'avoir attendu jusqu'à ce soir. Qu'en serait-il de moi, si vous m'aviez frappé lorsque je me trouvais dans votre disgrâce. Bénies soient donc éternellement votre miséricorde et cette patience divine qui m'a si longtemps attendu! Bénie soit également la bonté avec laquelle vous m'accordez maintenant votre lumière et votre grâce! Par le passé je ne vous ai pas aimé et je me suis fort peu soucié d'être aimé de vous. Mais maintenant je vous aime de tout mon coeur; et rien ne m'afflige autant que d'avoir déplu à un Dieu si bon. Cependant quelque grande que soit mon affliction, combien je la trouve douce! Car, grâce à elle, j'ose en ce moment espérer que déjà vous m'avez pardonné.

 Mon doux Sauveur, que ne suis-je mort mille fois avant de vous avoir offensé! Je tremble qu'il ne m'arrive de vous offenser encore. Ah! Faites-moi mourir, fût-ce de la mort la plus cruelle, avant que j'en vienne de nouveau à perdre votre grâce. Trop longtemps esclave de l'enfer, j'ai maintenant, ô Dieu de mon âme, le bonheur d'être votre serviteur. « J'aime ceux qui m'aiment » (Proverbe 8, 17), avez-vous dit. Or je vous aime; je suis donc à vous et vous êtes à moi. Mais je puis vous perdre de nouveau. C'est pourquoi, je vous le demande en grâce, faites-moi mourir avant que j'ai le malheur de vous perdre encore une fois. Que de grâces vous m'avez accordées, sans que je vous les eusse demandées! Je ne puis donc pas craindre de me voir refuser celle que je vous demande en ce moment. Non; ne permettez pas que je vous perde encore; donnez-moi votre amour; c'est tout ce que je désire.

 O Marie, ô mon espérance, intercédez pour moi.
 
 
 
 

TROISIÈME CONSIDÉRATION
 

Brièveté de la vie
 

« Qu'est-ce que votre vie? Une vapeur qui paraît pour peu de temps »
(Jacques 4, 15)
 
 

PREMIER POINT
 

 Qu'est-ce que votre vie? Elle est comme ces vapeurs qu'un peu de vent dissipe, sans qu'il en reste rien. On sait, à n'en pouvoir douter, qu'il faut mourir. Mais, pour la plupart des hommes, la mort n'apparaît que dans le plus lointain avenir et comme si elle ne devait jamais arriver. Erreur funeste! Car notre vie est bien courte. « L'homme vit peu de temps, dit Job; semblable à la fleur, il s'épanouit et il est foulé aux pieds » (Job 14, 1-2). Voici, dit le Seigneur à Isaïe, ce que je te commande d'annoncer: « Crie donc: toute chair est comme l'herbe s'est desséchée et la fleur est tombée » (Isaïe 40, 6-7). Il en est de la vie de l'homme comme un brin d'herbe: la mort vient et l'herbe se dessèche, c'est-à-dire que la mort met fin à notre vie; et alors tombent les fleurs de toutes les grandeurs et de tous les biens de ce monde.

 « Mes jours se sont précipités plus rapides qu'un courrier » (Job 9, 25). Plus prompte qu'un courrier, la mort s'élance à notre rencontre; et nous, à chaque instant, nous courons au-devant de la mort. Chaque pas, chacune de nos respirations nous en rapproche. « Ce que j'écris, disait saint Jérôme, c'est autant d'enlevé à ma vie » (S. Jérôme, Lettre 60, à Hélindore, n. 19, PL 22, 602); et la minute que j'y emploie m'avance d'autant vers la mort. « Nous mourons tous, et nous nous écoulons sur la terre comme les eaux qui ne reviennent pas » (2 Samuel 14, 14). Voyez ce ruisseau. Comme il court à la mer! De toutes ses eaux il n'y a pas une seule goutte qui doive revenir sur ses pas. Ainsi, mon cher frère, passent vos jours; ainsi vous rapprochent-ils de la mort. Les plaisirs passent; les amusements, tout passe et qu'en reste-t-il? « Il me reste un tombeau, répond Job, rien qu'un tombeau » (Job 17, 1). Nous serons jetés dans une fosse et il faudra rester là, en proie à la corruption et dans le plus complet dénuement. Au moment de la mort, le souvenir de tous les plaisirs que nous aurons goûtés et de tous les honneurs que nous aurons obtenus pendant la vie, ne servira qu'à augmenter nos angoisses et à nous faire trembler davantage pour notre salut éternel. Ainsi, s'écriera alors le pauvre mondain, ma maison, mes jardins, tous ces meubles de prix, ces tableaux, ces vêtements, bientôt ne m'appartiendront plus. Et je n'ai plus en perspective qu'un tombeau, rien qu'un tombeau.

 Alors encore quelle peine causera la vue de chacun des objets auxquels on avait attaché son coeur! Et cette peine hélas! Ne servira qu'à mettre en plus grand péril le salut de l'âme. Car il est d'expérience que les personnes, ainsi attachées au monde, ne veulent plus, à la mort, entendre parler que de leur maladie; elles ne réclament plus que des médecins à consulter et des remèdes pour guérir. Essayez de les entretenir de leur âme; aussitôt vous leur êtes à charge et elles vous prient de les laisser en repos: elles ont mal à la tête; le son de votre voix suffit pour les fatiguer. Si parfois elles répondent, c'est pour balbutier quelques paroles vagues et évasives. Aussi combien de fois n'arrive-t-il pas aux confesseurs de donner l'absolution non pas à cause des dispositions qu'ils reconnaissent dans le moribond, mais parce que le temps presse! Ainsi meurent ceux qui pensent peu à la mort.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Seigneur, j'ai honte de paraître devant vous, qui êtes un Dieu d'une majesté infinie! Trop souvent je vous ai déshonoré en préférant à votre grâce un vil plaisir, un transport de colère, un peu de poussière et de boue, un caprice, quelque vaine fumée d'honneur. J'adore, ô mon Rédempteur, et je baise vos plaies sacrées. Ces plaies sont, à la vérité, mon ouvrage, l'ouvrage de mes péchés. Cependant c'est par elles que j'espère obtenir le pardon et le salut. Faites-moi comprendre, ô mon Jésus, combien j'ai été coupable envers vous en vous abandonnant ainsi, vous, la source de tout bien, pour aller me désaltérer à des eaux bourbeuses et empoisonnées. Et maintenant, de tant d'injures que je vous ai faites, que me reste-t-il, sinon des peines cuisantes, des remords de conscience et des titres à l'enfer? « Non, mon Père, non, je ne mérite plus d'être appelé votre fils » (Luc 15, 21).

 Il est vrai que je ne mérite plus de redevenir par votre grâce l'enfant de votre coeur. Mais vous êtes mort pour me pardonner et vous avez dit: « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous » (Zacharie 1, 3). Je renonce à toutes mes satisfactions, je dis adieu à tous les plaisirs que le monde peut me donner et je reviens à vous.

 Par votre sang, répandu pour moi, pardonnez-moi; car de tout mon coeur je me repens et je vous aime par-dessus toutes choses. Je ne suis point digne de vous aimer; mais vous, ô mon Dieu, vous êtes bien digne d'être aimé. Permettez donc que je vous aime et ne dédaignez pas l'amour d'un coeur qui, par le passé, a eu le malheur de vous mépriser. Et pourquoi ne m'avez-vous pas frappé à mort quand j'étais en état de péché, sinon pour que je vous aime? Eh bien! Je veux vous aimer tout le reste de ma vie et je ne veux plus aimer que vous. Aidez-moi, donnez-moi la sainte persévérance et votre amour.

O Marie, mon refuge, recommandez-moi à Jésus Christ.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Ma vie, disait en gémissant le roi Ezéchias, a été coupée comme la trame sous les ciseaux du tisserand; je commençais à peine de l'ourdir quand Dieu me trancha » (Isaïe 38, 12). Que de gens, au moment même où ils sont occupés avec tant de succès à tisser leur toile, c'est-à-dire à combiner leur plan mondain et à prendre les plus sages mesures pour réussir, voient subitement arriver la mort qui tranche tout! A la lumière du flambeau funèbre s'évanouissent tous les biens terrestres: applaudissements, plaisirs, gloire, dignités. Grand secret de la mort! Elle nous découvre ce qui échappe aux partisans du monde. Regardés du lit de la mort, les fortunes les plus enviées, les postes les plus considérables, les plus éclatants succès perdent tout leur prestige. Alors les idées que nous nous étions faites de  certaines félicités trompeuses, se changent en indignation contre notre propre folie. Et il n'y a pas jusqu'à la dignité royale sur laquelle la mort ne jette son ombre lugubre et funeste pour l'obscurcir avec toutes les autres grandeurs d'ici-bas.

 Maintenant les passions font apparaître les biens de ce monde tout autre qu'ils ne sont. La mort les met à nu et montre ce qu'ils sont en réalité: un peu de fumée et de boue, une vanité, une misère. Mon Dieu! De quoi servent les richesses, les grands domaines, les royaumes même, au moment de la mort, quand on n'a plus en partage que quelques planches pour demeure et un étroit linceul pour vêtement? De quoi servent les honneurs quand on n'a plus en perspective qu'un cortège funèbre et de pompeuses funérailles dont l'âme, si elle est damnée, ne retirera aucune utilité? De quoi servent les agréments du corps, si alors, et avant même qu'on ait rendu le dernier soupir, il ne reste de tout cela qu'une horrible corruption où s'agitent les vers du tombeau, et, bientôt après un peu d'infecte poussière?

 « Il m'a placé comme en dérision au peuple et je leur suis devenu un sujet de risée » (Job 17, 6). Qu'ils viennent à mourir, ce riche, ce ministre, ce grand capitaine, ils vont à eux seuls défrayer toutes les conversations. Mais, s'ils ont mal vécu, ils ne tardent pas à devenir la fable du peuple; et transformés, pour ainsi dire, en monument de la vanité du monde et de justice divine, ils ne serviront plus que d'instruction aux autres. Une fois en terre, leur cadavre sera confondu avec les cadavres des pauvres, selon cette parole de Job: « Les grands y sont mêlés avec les petits » (Job 3, 19). Quels avantages celui-ci retire-t-il de sa beauté physique, maintenant que son cadavre est rongé par les vers? Et celui-là, que lui revient-il de ses charges et de son autorité, si son corps est maintenant condamné à pourrir dans une fosse, et si son âme, jetée en enfer, est devenue la proie des flammes? Quel malheur d'être pour les autres le sujet de pareilles réflexions et de ne les avoir pas faites soi-même alors qu'elles pouvaient produire des fruits de salut! Persuadons-nous donc que, pour remédier au désordre de notre conscience, le temps propice ce n'est pas le moment de la mort, mais le temps de la vie. Hâtons-nous de faire maintenant ce que nous ne pourrons pas faire alors: « Le temps se fait court » (1 Corinthiens 7, 29). Tout passe vite et tout finit; faisons donc en sorte que tout nous serve à acquérir la vie éternelle.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Dieu de mon âme, ô bonté infinie, ayez pitié de moi qui vous ai tant offensé. Je savais bien qu'en péchant, je perdrais votre grâce. Néanmoins j'ai voulu pécher et perdre ainsi votre sainte grâce. Ah! Dites-moi ce que je dois faire pour la recouvrer. Voulez-vous que je me repente de mes péchés? Je m'en repens de tout mon coeur et je voudrais en mourir de douleur. Voulez-vous que j'espère de vous mon pardon? Je l'espère, ce pardon, par les mérites de votre sang. Voulez-vous que je vous aime par-dessus toutes choses? Je quitte tout, je renonce à tous les plaisirs et à tous les biens que le monde peut me donner; et je vous aime plus que tout autre bien, ô mon très aimable Sauveur. Voulez-vous enfin que je vous demande vos grâces? En voici deux que je sollicite: Ne permettez pas que je vous offense encore et faites que je vous aime; puis, traitez-moi comme il vous plaira.

 O Marie, mon espérance, obtenez-moi ces deux grâces; c'est de vous que je les attends.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Quelle folie de s'exposer, pour les misérables et fugitifs plaisirs de cette vie si courte, à faire une mauvaise mort, prélude d'une éternité malheureuse! Oh! Qu'il est important ce dernier moment, ce dernier soupir, cette dernière chute du rideau! Car un éternité entière en dépend; une éternité avec toutes les délices réunies, ou bien une éternité avec tous les tourments ensemble: une vie à jamais heureuse, ou bien à jamais malheureuse! Pensons-y: c'est pour nous obtenir une bonne mort que Jésus Christ a voulu subir une mort si amère et si ignominieuse. Et maintenant encore, s'il nous adresse tant de menaces, c'est afin que nous prenions nos mesures de manière à terminer notre vie dans la grâce de Dieu.

 On demandait à Antisthène quelle était la plus belle fortune qu'on pût faire en ce monde: « Une bonne mort, » répondit-il aussitôt, tout païen qu'il était (D. Erasme, Apophtegmata, lib. 7, n. 14, Lyon, 1556, p. 549). Que dira donc un chrétien, lui qui sait par la foi que du moment de la mort dépend l'éternité? Alors, en effet, on saisit l'une des deux roues qui conduisent soit à l'éternel bonheur du ciel, soit aux souffrances éternelles de l'enfer. Voici une bourse qui renferme deux billets: sur l'un des deux on lit: Enfer, et sur l'autre: Paradis. Si vous aviez à tirer au sort l'un des deux billets, que ne feriez-vous pas pour vous assurer le bonheur d'amener le second? Les malheureux qui sont réduits à risquer leur vie sur une table de jeu, grand Dieu! Comme ils tremblent en étendant la main pour jeter leurs dés et amener le coup qui décidera de leur vie ou de leur mort!

 Et vous, quelle ne sera pas votre épouvante, quand vous vous trouverez au moment suprême et que vous vous direz: De l'instant auquel je touche, dépend ma vie ou ma mort pour l'éternité? Maintenant il va se décider si je serai heureux à jamais ou condamné pour toujours au désespoir? Saint Bernardin de Sienne raconte d'un prince sur le point de mourir qu'on l'entendait s'écrier dans son épouvante: « Je possède en ce monde tant de terres et de palais; mais, si je meurs cette nuit, je ne sais pas où je pourrai trouver un abri » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de christiana religione, semo 14, art. 2, c. 1, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950, p. 161).

 Mon frère, si vous croyez qu'il faut mourir, qu'il y a une éternité et qu'on meurt une fois seulement, en sorte que se tromper alors c'est se tromper pour toujours, sans espérance de pouvoir jamais revenir sur ses pas, comment ne vous décidez-vous point, dans ce moment même où vous lisez ces lignes, à faire tout ce qu'il est possible pour vous assurer une bonne mort? Un saint André Avelin se demandait en tremblant: « Quel sort m'est réservé dans l'autre vie? Qui sait si je serai sauvé ou damné? » (G. B. Bagatta, Vita del B. Andrea Avellino, Naples, 1696, p. 189). Ainsi tremblait également saint Louis Bertrand au point de ne pouvoir, la nuit, goûter un instant de repos, « car, se disait-il à lui-même, qui sait si tu ne te damneras pas? » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 53 (10 octobre), Paris, 1868, p. 376). Et vous, chargé de tant de péchés, vous ne tremblez pas! Ah! Ne perdez pas une minute, réparez le passé, prenez le parti de vous donner véritablement à Dieu et commencez en ce moment même une vie qui vous soit à l'heure de la mort un sujet, non d'angoisses, mais de consolation. Adonnez-vous à l'oraison, fréquentez les sacrements, rompez avec les occasions dangereuses et, s'il le faut, quittez le monde; en un mot, assurez votre salut éternel, et persuadez-vous bien que, pour assurer son salut éternel, on ne saurait prendre trop de précautions.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Quelles obligations je vous ai, ô mon bien-aimé Sauveur! Et comment avez-vous pu me combler de vos grâces après les ingratitudes et les trahisons dont je me suis rendu coupable contre vous? Vous m'avez créé, et en me créant vous prévoyiez déjà les injures que je vous ferais. Vous êtes mort pour me racheter, et déjà, en mourant, vous comptiez les ingratitudes que je commettrais envers vous. Placé ensuite sur la terre je ne tardais pas à vous mépriser. Et dès lors qu'étais-je, ainsi privé de la véritable vie, sinon un être abominable à vos yeux? Mais vous, par votre grâce, vous m'avez arraché à la mort. J'étais plongé dans les ténèbres, et vous m'avez éclairé. Je vous avais perdu, et vous m'avez aidé à vous retrouver. J'étais votre ennemi, et vous m'avez fait rentrer dans votre amitié.

 O Dieu de miséricorde, faites-moi comprendre la grandeur de mes obligations envers vous et faites-moi pleurer les offenses dont je me suis rendu coupable à votre égard. Ah! Vengez-vous sur moi en m'accordant une grande douleur de mes péchés, mais ne me châtiez pas en me privant de votre grâce et de votre amour.

 O Père éternel, j'abhorre et je déteste de toutes mes forces les injures que je vous ai faites. Pour l'amour de Jésus Christ, ayez pitié de moi. Regardez votre Fils mort sur la croix. Que son sang se répande sur moi! Oui, que ce sang divin coule sur mon âme pour la purifier! O Roi de mon coeur, que votre règne arrive! Je suis bien décidé à n'admettre jamais dans mon coeur aucune affection qui ne soit pas pour vous. Je vous aime par-dessus toutes choses. Venez régner et régner seul dans mon âme. Faites que je vous aime vous seul et aucun autre. Puissé-je m'appliquer tout entier à vous être agréable et à vous contenter pleinement pendant le temps qui me reste à vivre. Vous-même, ô mon Père, bénissez ce désir et faites-moi la grâce de vivre toujours uni à vous. Je vous consacre toutes les affections de mon coeur, et dès ce jour je ne veux appartenir qu'à vous seul, ô mon trésor, ma paix, mon espérance, mon amour, mon tout; aussi j'espère tout de vous par les mérites de votre Fils.

 O Marie, ma Reine et ma Mère, accordez-moi le secours de votre intercession. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour moi.
 
 
 
 

QUATRIÈME CONSIDÉRATION
 

Certitude de la mort
 

« Il est arrêté que tous les hommes meurent une fois »
(Hébreux 9, 27)
 
 

PREMIER POINT
 

 La sentence de mort est portée contre tous les hommes. Vous êtes homme, vous devez donc mourir. « Dans votre destinée, disait saint Augustin, tout est incertain, le bonheur comme le malheur, seule la mort est certaine » (S. Augustin, Sermon 97, ch. 3, n. 3, PL 38, 590 (Vivès, t. 17, p. 95)). Cet enfant qui vient de naître, sera-t-il pauvre ou riche? Aura-t-il une bonne ou un mauvaise santé? Mourra-t-il jeune ou dans un âge avancé? Tout cela est incertain. Ce qui est certain c'est qu'il doit mourir. Noble ou roi, n'importe; il faut tomber sous le coup de la mort. Et quand la mort se présente, il n'y a pas de force capable de lui résister. « On résiste, dit saint Augustin, au feu, à l'eau, au fer: on résiste à la puissance des princes; la mort vient: qui est-ce qui lui résiste? » (S. Augustin, Sur le Psaume 121, n. 12 PL 37, 1628 (Vivès, t. 15, p. 35)). Vincent de Beauvais rapporte qu'un roi de France disait dans ses derniers moments: « Avec toute ma puissance je ne puis obtenir que la mort m'attende encore une heure » (Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 1, dist. 3, Venise, 1591, p. 125). La fin de la vie une fois arrivée, impossible de retarder la mort, ne fût-ce que d'un instant: « O Dieu, s'écriait Job, vous avez marqué un terme pour les jours de l'homme, et il ne pourra être dépassé » (Job 14, 5).

 Oui, mon cher lecteur, puissiez-vous vivre autant de temps que vous le  désirez; il doit néanmoins arriver un jour qui sera le dernier; et, dans ce jour, une heure qui sera votre dernière heure. Pour moi qui écris ces lignes, pour vous qui les lisez, le moment est déjà fixé où je n'écrirai plus, où vous ne lirez plus. « Quel est l'homme qui vivra et qui ne verra pas la mort » (Psaume 88, 49). La sentence est portée et jamais il ne s'est rencontré un homme assez insensé pour se promettre d'échapper à la mort. Ce qui est arrivé à vos devanciers, vous arrivera à vous-même. De tant d'hommes qui vivaient dans notre pays au commencement du siècle dernier, voilà qu'il n'en existe plus un seul. Il n'y a pas jusqu'aux princes et aux rois qui n'aient été enlevés de ce monde. Et qu'ont-ils laissé après eux? Un mausolée de marbre avec une pompeuse inscription; et cette inscription ne sert qu'à vous apprendre ce que deviennent les grands de ce monde: un peu de cendre cachée sous quelques pierres. « Dites-moi, demande saint Bernard ce que sont devenus les partisans du monde? Un peu de cendre, répond-il lui-même; quelques vers; pas autre chose » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses sur la connaissance de la condition humaine, ch. 3, n. 9, PL 184, 491).

 Puisqu'il en est ainsi, nous devons assurer la possession non pas de ces biens qui finissent, mais de ceux qui, semblables à notre âme, durent éternellement. A supposer même que le bonheur pût être le partage d'une âme sans Dieu, de quoi servirait-il à notre âme d'être heureuse maintenant, si, dans la suite, elle doit être malheureuse durant toute l'éternité? Assurément, elle est grande la satisfaction que vous goûtez d'avoir bâti cette maison. Songez que bientôt vous devrez la quitter pour l'échanger contre la pourriture du tombeau. Combien vous vous félicitez de tenir enfin ce poste qui vous élève au-dessus des autres. Mais voici venir la mort qui va vous réduire à la condition des plus pauvres et des plus délaissés de ce monde.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Infortuné que je suis! Durant tant d'années je n'ai pensé qu'à vous offenser, ô Dieu de mon âme. Les années sont passées, la mort se tient peut-être à mes côtés; et qu'est-ce que je découvre en moi, sinon des inquiétudes et des remords de conscience? Ah! Seigneur, si je vous avais toujours servi! Mais non, insensé que j'ai été, il y a si longtemps que je vis en ce monde; et bien loin de m'être enrichi de mérites pour le ciel, voici que je me trouve tout chargé de dettes envers la justice divine.

 Mon bien-aimé Rédempteur, accordez-moi lumières et force, afin que je règle dès à présent les affaires de mon âme. La mort n'est peut-être plus qu'à deux pas de moi. Je veux me préparer pour ce grand moment qui décidera de mon bonheur ou de mon malheur éternel. Je vous remercie de m'avoir attendu jusqu'à présent; et, puisque vous me donnez le temps de réparer le passé, me voici, mon Dieu; dites-moi ce que je dois faire pour vous. Voulez-vous que je me repente des injures que je vous ai faites? Oui: je m'en repens; je les déteste de tout mon coeur. Voulez-vous que j'emploie à vous aimer les années, les jours qui me restent? Je suis tout décidé à le faire. Mais, ô mon Dieu, que de fois j'en ai jusqu'ici formé la résolution! Et mes promesses, hélas! Ont été suivies de trahisons! Non, mon Jésus, non, je ne veux plus répondre par l'ingratitude aux grâces sans nombre que vous m'avez faites. Car, si je laissais passer encore cette heure sans changer de vie, comment pourrais-je, à la mort, espérer mon pardon et le Paradis? Maintenant donc je fais le ferme propos de vous servir en toute fidélité. Mais vous-même aidez-moi; ne m'abandonnez pas. Vous ne m'avez pas abandonné dans le temps même que je vous offensais; à combien plus forte raison dois-je compter sur votre secours, maintenant que je veux renoncer à tout pour vous plaire!

 Permettez donc que je vous aime, ô Dieu, digne d'un amour infini! Daignez accueillir un traître qui vient, le coeur contrit, se jeter à vos pieds: maintenant il vous aime et il implore votre pitié. Oui, je vous aime, ô mon Jésus! Je vous aime de tout mon coeur; je vous aime plus que moi-même. Me voici tout à vous. Disposez de moi et de tout ce qui est à moi, comme il vous plaît. Donnez-moi la persévérance dans votre service; donnez-moi votre amour; puis, faites de moi ce que vous voulez.

 Marie, ma Mère, mon espérance, mon refuge, je me recommande à vous; je vous confie mon âme; priez Jésus pour moi.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Statutum est. » Il est arrêté. Impossible donc d'en douter: tous, nous sommes condamnés à mourir. « Tous, dit saint Cyprien, nous naissons la corde au cou; et autant de pas nous faisons dans la vie, autant en faisons-nous vers la mort » (S. Cyprien, De bono patientiae, n. 12, PL 4, 630). Oui, mon cher frère, comme on vous inscrivit un jour sur le registre des baptêmes, ainsi faudra-t-il un jour qu'on vous inscrive sur le registre des décès. Comme vous dites aujourd'hui de ceux qui vous ont précédé: feu mon père, feu mon oncle, feu mon frère; ainsi parleront de vous ceux qui vous auront survécu. Comme vous avez tant de fois entendu sonner le glas funèbre, ainsi d'autres l'entendront sonner pour vous.

 Mais que diriez-vous d'un condamné à mort qui s'avancerait vers le lieu de son supplice en plaisantant, en riant, en promenant autour de lui des regards de curiosité, en ne rêvant que spectacle, festins et divertissements? Et vous, en ce moment même, ne vous acheminez-vous pas vers la mort? Et à quoi pensez-vous? Contemplez dans cette fosse, ces amis, ces parents, pour lesquels la justice divine à déjà suivi son cours. Quel épouvantable spectacle pour un condamné que ses compagnons suspendus à la potence et déjà raidis par la mort! Contemplez donc ces cadavres et entendez chacun d'eux qui vous crie: « Moi hier, toi aujourd'hui » (Ecclésiastique 38, 23). Voilà ce que vous disent également les portraits de vos parents défunts, leurs papiers, leurs maisons, les lits et les vêtements qu'ils ont laissés.

 Savoir qu'il faut mourir et qu'après la mort il faut s'attendre à une éternité de délices ou bien à une éternité de tourments; savoir que tout ce bonheur éternel et cet éternel malheur dépendent du moment de la mort; et puis, ne songer aucunement à régler ses comptes et à prendre toutes ses mesures pour s'assurer une bonne mort, quelle folie! Quelle étrange folie! Nous compatissons au sort de ceux qui meurent subitement et que la mort saisit à l'improviste. Mais nous-mêmes, pourquoi donc ne pas faire en sorte d'être prêts, puisque la même chose peut nous arriver? Après tout, un peu plus tôt, un peu plus tard, à l'heure prévue ou à l'improviste, que nous y pensions ou que nous n'y pensions pas, il nous faudra mourir; et chaque heure, chaque moment nous rapproche de notre gibet, je veux dire, de la dernière maladie qui doit nous jeter hors de ce monde.

 Chaque siècle voit les maisons, les places publiques, les villes se remplir de nouveaux habitants, tandis que leurs devanciers disparaissent dans la poussière du tombeau. De même que nos devanciers ont terminé le cours de leur existence, ainsi viendra le temps où ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui comptent à cette heure parmi les vivants, ne sera plus de ce monde. « Il se formera des jours, dit le Roi-prophète, mais il ne s'y trouvera personne » (Psaume 138, 16). alors nous serons tous dans l'éternité. Et l'éternité sera pour nous ou l'éternel jour des délices ou l'éternelle nuit des tourments. Il n'y a pas de milieu; c'est certain et c'est de foi: nous aurons en partage l'une des deux éternités.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon bien-aimé Rédempteur, je n'aurais pas l'audace de paraître en votre présence, si je ne vous voyais suspendu à cette croix, tout déchiré de coups, accablé d'outrages et mort pour moi. Grande a été mon ingratitude; mais plus grande est votre miséricorde. Mes iniquités aussi ont été bien grandes; mais vos mérites les surpassent encore! Vos plaies, votre sang, votre mort, sont toute mon espérance. Déjà, après mon premier péché, je méritais l'enfer. Que de fois j'ai recommencé ensuite à vous offenser! Et vous, au lieu de me frapper à mort, avec quelle bonté et quel amour vous m'avez appelé au repentir et offert la paix! Comment puis-je craindre que vous me chassiez de votre présence, maintenant que je vous aime et que je désire uniquement votre grâce?

 Oui, je vous aime de tout mon coeur, ô mon bien-aimé Seigneur, et je ne désire que de vous aimer. Je vous aime, et je me repens de vous avoir méprisé, sans doute parce que je me suis ainsi condamné à l'enfer, mais surtout parce que je vous ai offensé, vous, mon Dieu, qui m'avez tant aimé. Et maintenant, ouvrez-moi, ô mon Jésus, votre coeur plein de bonté, et ajoutez une nouvelle miséricorde à toutes vos miséricordes passées. Faites que je ne sois plus un ingrat et changez entièrement mon coeur. Ce coeur, autrefois, il osa compter pour rien votre amour et l'échanger contre les misérables plaisirs du monde; faites que désormais il vous appartienne tout entier que sans cesse il brûle d'amour pour vous.

 Un jour, je l'espère, je serai admis dans le ciel pour vous aimer à jamais. Ma place n'y sera pas parmi les âmes innocentes, mais parmi celles qui ont suivi les sentiers de la pénitence. Là, je veux surpasser en amour même les âmes innocentes. Oui, qu'à la gloire de votre miséricorde, le ciel voie brûler d'un grand amour pour vous, un pécheur qui vous a tant offensé! Je prends la résolution de vous appartenir tout entier et de ne plus penser désormais qu'à vous aimer. Vous-même, venez à mon secours avec votre lumière et votre force, afin que ce désir, inspiré à mon coeur par votre bonté, se réalise par votre grâce.

 O Marie, ô Mère de la persévérance, obtenez-moi la fidélité à mes promesses.
 
 
 

TROISIÈME POINT
 

 La mort est certaine. O Dieu! Les Chrétiens le savent, ils le croient, ils le voient; et comment, après cela, vivent-ils, pour la plupart, dans un complet oubli de la mort, absolument comme s'ils ne devaient jamais mourir? En vérité, s'il n'y avait après cette vie ni paradis ni enfer, les hommes ne pourraient montrer à cet égard plus d'indifférence qu'ils n'en témoignent. Aussi quel dérèglement dans leur vie!

 Mon frère, si vous voulez passer chrétiennement les jours qui vous restent à vivre ici-bas, ayez soin d'avoir toujours la mort devant les yeux. « O mort! Dit la Sainte Écriture, que ton jugement est bon! » (Ecclésiastique 41, 3). Oh! Qu'il apprécie  bien les choses et qu'il règle bien ses actions, celui qui appelle l'image de la mort pour présider à ses jugements et à ses résolutions! La pensée de la mort détache de toutes les choses de la terre. « Que l'on fixe les yeux sur le terme de la vie, dit saint Laurent Justinien, et l'on ne trouvera plus rien à aimer ici-bas » (S. Laurent Justinien, Lignum vitae, tr. 12, c. 4, Opera, Venise, 1721, p. 54). « Tout ce qui est dans le monde, dit saint Jean, est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la vie » (I Jean 2, 16). Plaisirs des sens, richesses, dignités, voilà en définitive tous les biens que nous offre le monde. Mais, comme il méprise tout cela, l'homme pénétré de cette pensée que bientôt il doit être réduit en poussière et devenir dans le tombeau la pâture des vers.

 Et de fait, c'est au souvenir de la mort que les saints ont méprisé tous les biens d'ici-bas. Saint Charles Borromée avait sur sa table une tête de mort, afin que la pensée de la mort ne le quittât jamais (C. G. Rossignoli, Il buon pensiero, p. 1, c. 4, Opere, t. 3, Venise, 1713, p. 375). Sur l'anneau du cardinal Baronius étaient gravés ces mots: « Pense à la mort » (H. Banabeus, Vita Caesaris Baronii, lib. 3, c. 1, Rome, 1651, p. 127). Le vénérable Père Ancina, évêque de Saluces, avait constamment devant les yeux cette sentence tracée sur une tête de mort: « J'ai été ce que tu es; tu seras ce que je suis » (G. Ricci, Notizia...vita del Ven. G. Ancina, Macerat 1671, p. 28). Un saint ermite tressaillait de joie à l'approche de la mort. Comme on lui en demandait la cause: « J'ai souvent envisagé la mort, répondit-il, aussi ce n'est pas une inconnue que je vois venir maintenant » (G. Campadelli, Sermoni sacri morali, disc. 23, Venise, 1751, p. 553. S. Alphonse cite explicitement Campadelli dans ses Sermons abrégés (sermon 52, 1er point). Devenu évêque en 1762, parmi les livres qu'il emporta de Pagani à S. Agathe-des-Goths, figurait le livre de cet auteur).

 Quelle folie ce serait pour un homme en voyage de ne songer qu'à mener grand train dans les pays qu'il traverse, sans se soucier du sort misérable qu'il se prépare ainsi dans le pays où il doit séjourner toute sa vie! Et on ne regardera pas comme une folie de se procurer toutes sortes de plaisirs pour les quelques jours que l'on doit vivre ici-bas, et de courir ainsi le risque d'être malheureux dans l'autre monde, où l'on doit demeurer toute l'éternité? Celui qui a reçu une chose en prêt, s'y attache peu, pensant qu'il ne tardera pas à la rendre. Or les biens de ce monde ne nous sont tous donnés qu'en prêt. Quelle folie, par conséquent, d'y mettre son affection, puisqu'il faudra bientôt s'en dessaisir! La mort en effet doit nous dépouiller de tout; et c'est à un dernier soupir, à des funérailles, à une fosse que vont aboutir tous les biens, toutes les richesses de ce monde. La maison que vous vous êtes bâtie, vous devrez bientôt la céder à d'autres; votre corps, jusqu'au jour du jugement, aura pour demeure un tombeau, et ce tombeau, il ne le quittera que pour passer soit au ciel, soit en enfer, où votre âme l'aura précédé.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 A la mort, tout sera donc fini pour moi; et alors il ne me restera rien, ô mon Dieu, hormis le peu que j'aurai fait par amour pour vous. Puisqu'il en est ainsi, qu'est-ce que j'attends? Car enfin attendrai-je que la mort vienne et me trouve encore misérablement plongé dans la fange de mes péchés? Si je devais mourir maintenant, quelles inquiétudes n'aurai-je pas et quels tourments ne me causerait pas ma vie passée? Non, mon Jésus, je ne veux pas mourir dans ces angoisses. Vous me donnez le temps de pleurer mes péchés et de vous aimer. Ah! Soyez béni! Je veux commencer dès maintenant.

 J'ai un extrême regret de vous avoir offensé, ô mon souverain Bien, et je vous aime plus que toutes choses, plus que ma vie. Je me donne tout à vous, ô mon Jésus. Dès à présent je vous confie toute mon âme et « je la remets entre vos mains » (Psaume 30, 6). Je ne veux pas attendre jusque-là pour vous prier de me sauver. « O Jésus, soyez-moi Jésus ». Mon Sauveur, sauvez-moi dès maintenant, en me pardonnant mes péchés et en m'accordant le don de votre saint amour. Qui sait si cette considération que je viens de faire, n'est pas votre dernier appel et le terme de vos miséricordes à mon égard? Tendez-moi donc la main, ô mon Amour, et tirez-moi de ma misérable tiédeur. Donnez-moi la ferveur; faites que je vous obéisse avec un grand amour, en tout ce que vous voulez de moi. Père éternel, pour l'amour de Jésus Christ, accordez-moi la sainte persévérance et la grâce de vous aimer, de vous aimer beaucoup tout le temps qui me reste à vivre.

 O Marie, Mère de miséricorde, je vous en prie, par l'amour que vous portez à votre Jésus, obtenez-moi la double grâce de la persévérance et de l'amour divin.
 
 
 
 
 

CINQUIÈME CONSIDÉRATION
 

Incertitude de l'heure de la mort
 

« Tenez-vous prêts parce que le Fils de l'homme viendra
à l'heure que vous ne pensez pas »
(Luc 12, 40)
 

PREMIER POINT
 

 Tous nous devons mourir; cela est absolument certain. Mais quand? Nous ne le savons point. « Rien de plus certain que la mort, dit l'Idiota, rien de plus incertain que l'heure de la mort » (Raymond Jourdan (dit l'Idiota), De morte, c. 14, Lyon, 1546, pp. 104-105). Mon frère, déjà sont fixés l'année, le mois, le jour, l'heure, le moment où vous et moi, nous devrons quitter ce monde et entrer dans l'éternité; mais de tout cela rien ne nous est connu. Jésus Christ veut que nous soyons toujours prêts. C'est pourquoi il nous dit: tantôt, que la mort arrive à la dérobée: « Comme un voleur vient pendant la nuit, ainsi viendra le Seigneur » (I Thessaloniciens 5, 2); tantôt, que nous devons veiller, parce qu'il se présentera pour nous juger, quand nous y penserons le moins: « Le Fils de l'homme viendra à l'heure que vous ne pensez pas » (Luc 12, 40). C'est pour notre bien, dit saint Grégoire, que Dieu nous cache l'heure de notre mort; « car, en nous tenant dans cette incertitude, il veut que nous nous tenions toujours prêts à mourir » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 12, ch. 38, n. 43, PL 75, 1006: « Si notre créateur a voulu que le jour de notre fin nous soit caché, c'est parce que, dans l'incertitude du moment de notre mort, nous nous trouvions toujours préparés à mourir » (SC 10, trad. A. Bocognano, p. 209)). Puis donc que la mort peut nous ôter la vie en tout temps et tout lieu, il faut qu'en tout temps et en tout lieu nous l'attendions, si nous voulons faire une bonne mort et nous sauver. « La mort nous attend partout, dit saint Bernard, partout attendez-la » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch.3, n. 10, PL 184, 491).

 On sait fort bien qu'il faut mourir. Seulement le malheur est que la plupart des hommes relèguent la mort dans un tel lointain qu'ils ne l'aperçoivent plus. Il n'y a pas jusqu'aux vieillards décrépits et jusqu'aux personnes les plus minées par la maladie, qui ne se flattent d'avoir encore trois ou quatre ans à vivre. Mais moi, je dis: Combien, même de nos jours, n'en connaissons-nous pas, qui sont morts à l'improviste, ceux-ci tranquillement assis, ceux-là en marchant, d'autres pendant leur sommeil! Or il est certain qu'aucun d'eux ne s'attendait à faire une mort subite, ni à mourir le jour où il est mort. J'ajoute ceci: de tous ceux que la mort, cette année, a fait passer de leur lit dans l'éternité, pas un ne s'imaginait qu'il dût mourir cette année et voir de sitôt la fin de ses jours. En vérité, il n'y a guère que des morts imprévues.

 Donc, chrétien, mon frère, quand le démon, pour vous pousser au péché, vous dit que vous vous en confesserez demain, répondez-lui: Qui sait si ce jour n'est pas le dernier de ma vie? Et si réellement cette heure, ce moment où j'aurais trahi mon  Dieu, était le dernier de ma vie, il ne me resterait plus de temps pour faire pénitence; et alors que deviendrais-je durant toute l'éternité? Combien de pécheurs ont succombé sous le coup de la mort et sont tombés en enfer, au moment même où ils goûtaient quelque plaisir empoisonné! « De même que les poissons, dit l'Ecclésiaste, sont pris à l'hameçon, ainsi sont pris les hommes au temps mauvais » (Ecclésiaste 9, 12). Par le temps mauvais, il faut proprement entendre ici le moment où le pécheur est occupé à offenser Dieu. « Ce malheur, dit le démon, ne vous arrivera pas ». « Et s'il m'arrive, devez-vous lui répondre, qu'en sera-t-il de moi durant toute l'éternité? »
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, ce n'est pas ici que je devrais me trouver à présent, mais dans ce enfer que j'ai tant de fois mérité par mes péchés. Hélas! Oui, « ma maison, c'est l'enfer » (Job 17, 13). Mais votre apôtre m'assure que « Dieu use de patience, ne voulant pas qu'un seul périsse, mais que tous retournent à lui par la pénitence » (II Pierre, 3, 9). Si donc vous avez eu tant de patience à mon égard et si vous m'avez attendu jusqu'ici, c'est parce que vous ne voulez pas me voir périr; mais vous voulez que je vienne à résipiscence. Oui, ô mon Dieu, je reviens à vous, je me jette à vos pieds et j'implore votre pitié. « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon la grandeur de votre miséricorde » (Psaume 50, 1). Seigneur, pour me pardonner, il vous faut une grande, une extraordinaire miséricorde; car c'est en pleine lumière que je vous ai offensé. D'autres pécheurs vous ont aussi offensé; mais ils n'avaient pas les lumières que vous m'aviez données. Et, malgré tout, vous voulez encore que je me repente et que j'espère de vous votre pardon. Oui, mon bien-aimé Rédempteur, de tout mon coeur je me repens de vous avoir offensé, et, par les mérites de votre Passion, j'espère que mes péchés me seront pardonnés. Vous, ô mon Jésus, vous l'innocence même, vous avez voulu mourir sur une croix comme un criminel et répandre tout votre sang pour effacer tous mes péchés. O sang de Jésus innocent, lavez les fautes d'un pécheur pénitent! Et vous, ô Père éternel, pour l'amour de Jésus Christ, pardonnez-moi, écoutez les prières de votre Fils, maintenant qu'il s'est fait mon avocat et qu'il vous prie pour moi.

 Mais il ne me suffit pas que je sois pardonné. Je veux encore, ô Dieu, digne d'un amour infini, la grâce de vous aimer. Je vous aime, ô Bien suprême, et je vous offre dès aujourd'hui et pour toujours mon corps, mon âme, ma volonté, ma liberté. Dès aujourd'hui et à jamais je ne veux plus vous offenser en rien. Non, plus de fautes, ni graves ni même légères. Je veux fuir toutes les occasions de péchés. « Ah! Ne me laissez point succomber à la tentation »; mais, pour l'amour de Jésus Christ, délivrez-moi vous-même de ces occasions funestes où je pourrais vous offenser. « Délivrez-nous du mal ». Oui, délivrez-moi du péché et châtiez-moi ensuite comme il vous plaît. Maladies, douleurs, revers, j'accepte tous les maux que vous voudrez m'envoyer. Il me suffit que je ne perde pas votre grâce ni votre amour. Vous me promettez d'exaucer toutes mes prières; « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). Voici donc les deux faveurs que je vous demande: la sainte persévérance et la grâce de vous aimer.

 O Marie, Mère de miséricorde, priez pour moi: je me confie à vous.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Le Seigneur ne veut pas que nous nous perdions. En effet, il ne cesse de nous exhorter à changer de vie; et même aux exhortations il ajoute la menace de ses châtiments. « Si vous ne vous convertissez il brandira le glaive » (Psaume 7, 13). Voyez, dit-il autre part, tant d'hommes qui, pour n'avoir pas voulu se convertir, ont été frappés de mort subite, au moment même où ils y pensaient le moins, et alors qu'ils se tenaient parfaitement assurés d'avoir encore de longues années devant eux. « Lorsqu'ils diront: paix et sécurité, alors même fondra sur eux une ruine soudaine » (I Thessaloniciens 5, 3). Et dans un autre endroit: « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière » (Luc 23, 3). Pourquoi tant de menaces avant de frapper sinon parce qu'il veut que nous nous corrigions, et qu'ainsi nous évitions une mauvaise mort? « Celui qui vous crie: Gare! Gare! Dit saint Augustin, n'en veut certainement pas à votre vie » (S. Augustin, Sermon 22, ch. 3, n. 3, PL 38, 150 (Vivès, t. 16, p. 82)).

 Il est donc nécessaire de mettre ordre aux affaires de notre conscience, avant qu'arrive le jour des comptes. Chrétien, mon frère, si vous deviez mourir aujourd'hui même, et que votre sort éternel dût se décider avant cette nuit, dites-moi, auriez-vous à présenter des comptes en règle? Ou plutôt, que ne donneriez-vous pas pour obtenir une année, un mois et même un seul jour de sursis? Et maintenant que Dieu vous donne ce temps, pourquoi ne pas l'employer à mettre tout en ordre dans votre conscience? Est-il dont impossible que ce jour soit effectivement le dernier pour vous? « Ne tarde pas à te convertir au Seigneur et ne diffère pas de jour en jour. Car subitement viendra sa colère; et au temps de la vengeance il te perdra entièrement » (Ecclésiastique 5, 8). Or, pour vous sauver, mon frère, il faut quitter le péché. Aussi bien, il faudra le quitter un jour; pourquoi donc ne pas le quitter à l'heure même? « S'il faut tôt ou tard en venir là, dit saint Augustin, pourquoi pas maintenant? » (L'idée se trouve dans S. Augustin, Les Confessions, liv. 8, ch. 12, n. 28, PL 32, 762: « Je jetais des cris pitoyables: Dans combien de temps? Dans combien de temps? Demain, toujours demain. Pourquoi pas tout de suite? Pourquoi pas, sur l'heure, en finir avec mes turpitudes? » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 65)). Attendrez-vous peut-être jusqu'à la mort? Mais pour les obstinés, le temps de la mort n'est pas le temps du pardon, c'est celui de la justice. « Au temps de la vengeance, il te ruinera de fond en comble ».

 Que quelqu'un vous doive une forte somme d'argent, vous avez soin de lui faire aussitôt signer une obligation. Car, dites-vous, qui sait ce qui peut arriver? Et pour votre âme, à laquelle se rattachent des intérêts autrement considérables, pourquoi ne prenez-vous pas les mêmes précautions? Pourquoi ne dites-vous pas, pour elle aussi: Qui sait ce qui peut arriver? Si vous perdez cet argent, il vous restera bien quelque chose encore; et quand même vous auriez par le fait perdu toute votre fortune, il vous reste toujours l'espoir de la rétablir. Mais, à la mort, si vous perdez votre âme, c'est alors que véritablement vous vous verrez réduit à rien, et qu'il ne vous restera pas le moindre espoir de recouvrer quoi que ce soit. Vous tenez note exacte de tous les biens que vous possédez; car vous craindriez, et cas de mort subite, qu'il ne se commît quelque fraude. Mais si réellement cette mort subite vient à vous frapper et qu'elle vous trouve dans la disgrâce de Dieu, qu'en sera-t-il de votre âme pour toute l'éternité?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon divin Rédempteur, vous avez versé tout votre sang, vous avez donné votre vie pour sauver mon âme. Et moi, que de fois je l'ai perdue, cette âme, et cela en me prévalant de votre miséricorde. Oui, trop souvent j'ai abusé de votre bonté pour vous offenser. A ce titre seul, je mériterais d'être aussitôt frappé de mort et précipité dans l'enfer. En vérité, il semble que nous ayons pris à tâche de lutter ensemble: vous me faisiez miséricorde, et moi, je vous offensais; vous me recherchiez, et moi, je vous fuyais; vous me donniez du temps pour réparer mes fautes, et moi, je ne profitais de tous vos miséricordieux délais que pour accumuler injures sur injures. Ah! Seigneur, faites-moi connaître la grandeur de mes torts envers vous et l'obligation que j'ai maintenant de vous aimer.

 Comment se peut-il, ô mon Jésus, que je vous aie été cher à ce point qu'autant de fois que je vous repoussais, autant de fois vous me poursuiviez? Comment avez-vous pu accorder tant de grâces à celui qui vous avait causé tant de déplaisirs? Tout cela me montre bien quel désir vous avez de m'arracher à ma perte éternelle! Bonté infinie, de tout mon coeur je me repens de vous avoir offensée. Daignez recevoir cette ingrate brebis, qui revient, pleine de repentir, à vos pieds: recevez-la et placez-la sur vos épaules afin qu'elle ne s'enfuie plus loin de vous. Non, je ne veux plus m'éloigner loin de vous; je veux vous aimer; je veux vous appartenir; et, pourvu que je goûte le bonheur d'être à vous, j'accepte de tout souffrir. D'ailleurs, quelle plus grande peine pourrais-je jamais endurer que celle de vivre privé de votre grâce, séparé de vous qui êtes mon Dieu, qui m'avez créé et qui êtes mort pour moi? Péchés, maudits péchés, qu'avez-vous faits? Jésus m'a tant aimé, et vous êtes cause que j'ai rempli son coeur d'amertume.

 Ah! Mon Jésus, vous êtes mort pour moi; pour vous à mon tour je devrais mourir. C'est l'amour qui vous a fait mourir, et moi je devrais mourir de douleur de vous avoir offensé. J'accepte la mort, oui, la mort de la manière et à l'heure qu'il vous plaira. Mais, hélas! Jusqu'ici je ne vous ai point aimé, ou je vous ai trop peu aimé. Je ne veux pas mourir en cet état. De grâce, accordez-moi de vivre encore un peu de temps, afin que je vous aime avant de mourir; et pour cela, changez mon coeur; blessez, enflammez ce coeur de votre saint amour; faites-le, Seigneur, par ce même mouvement de charité qui vous porta à mourir pour moi. Je vous aime de toute mon âme. Oui, mon âme s'est éprise de vous; ne permettez pas qu'elle vienne à vous perdre de nouveau. Donnez-moi la sainte persévérance; donnez-moi votre amour.

 Très sainte Vierge Marie, mon refuge et ma mère, intercédez pour moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 « Estote parati. Soyez prêts » (Luc 12, 40). Le Seigneur ne nous recommande pas de faire nos préparatifs à l'approche de la mort, mais de nous tenir prêts. Quand la mort viendra, il sera comme impossible, dans ce moment de trouble et de confusion, de mettre ordre aux affaires d'une conscience embrouillée. C'est ce que dit la raison. C'est aussi le châtiment dont Dieu nous menace quand il déclare qu'alors il viendra, non pour pardonner, mais pour venger le mépris qu'on aura fait de sa grâce. « A moi la vengeance; et je saurai bien rendre à chacun selon ses oeuvres » (Romains 12, 19). « Juste châtiment, s'écrie saint Augustin, juste châtiment de celui qui, pouvant se sauver, ne l'aura pas voulu: voici qu'il veut et qu'il ne le peut plus » (S. Augustin, Le libre arbitre, liv. 3, ch. 18, n. 52, PL 32, 1296: « Telle est en effet la punition très juste du péché, que l'on perde ce dont on n'a pas voulu faire bon usage quand on l'aurait eu sans difficulté, si on l'avait voulu: à savoir que celui qui sait et n'agit pas bien, soit privé de savoir ce qui est bien, et que celui qui n'a pas voulu bien agir quand il le pouvait, en perde le pouvoir quand il le veut » (BA, t. 6, trad. F.J. Thonnard, p. 423)). Mais qui sait, dira quelqu'un; il peut pourtant se faire que je me convertisse encore en ce moment, et que je sauve mon âme? Or, répondez-moi: Vous jetteriez-vous dans un puits sur cette parole: Qui sait? Peut-être que je ne mourrai pas de cette chute et que la vie me sera conservée? Étrange effet du péché! Comme il aveugle l'esprit et fait même perdre la raison! Mon Dieu! Tant qu'il s'agit de leur corps, les hommes raisonnent avec sagesse! S'agit-il ensuite de leur âme, ces mêmes hommes ne sont plus que des insensés.

 Mon frère, qui sait si ce point de méditation que vous lisez n'est pas pour vous le dernier avertissement de Dieu? Hâtons-nous donc; préparons-nous à la mort, de peur qu'elle ne nous frappe à l'improviste. Le Seigneur nous cache le dernier jour de notre vie afin que chaque jour nous nous tenions prêts à mourir; et comme s'exprime saint Augustin: « Nous ne savons quel sera notre dernier jour afin que nous sanctifiions tous nos jours » (S. Augustin, Sermon 39, ch. 1, n.1, PL 38, 241: « Dieu nous a caché notre dernier jour, afin que nous prenions garde à tous les jours » (Vivès, t. 16, p. 211). Saint Paul nous avertit de travailler à notre salut, « non seulement avec crainte, mais encore avec tremblement » (Philippiens 2, 12). Saint Antonin (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tit. 14, c. 8, § 3, t. 4, Vérone, 1740, col. 818) rapporte qu'un roi de Sicile, voulant faire comprendre à l'un de ses sujets la crainte dont il était tourmenté même sur son trône, le fit asseoir à sa table. Or au-dessus de la tête du malheureux convive, se balançait une épée, suspendue seulement par un léger fil, de sorte que, dans cette position, il put à peine prendre quelque peu de nourriture. Tous, nous courrons le même danger, puisqu'à chaque moment la mort peut abaisser son glaive, et nous donner ce coup qui doit décider de notre salut éternel.

 Car c'est bien de l'éternité qu'il s'agit. « Si l'arbre tombe au midi ou à l'aquilon, en quelque lieu qu'il tombe, il y demeure » (Ecclésiaste 11, 3). Si la mort nous trouve dans la grâce de Dieu, quelle ne sera pas notre allégresse de pouvoir dire alors: j'ai pris toutes mes assurances; je ne puis plus perdre mon Dieu; je vais être heureux pour toujours! Mais si la mort nous trouve en état de péché, avec quel désespoir notre âme s'écriera: « Ergo erravimus! » (Sagesse 5, 6). je me suis donc trompée; et à mon erreur il n'y aura jamais de remède; c'en est fait pour toute l'éternité! Ainsi tremblait le vénérable Père Jean d'Avila, l'apôtre de l'Espagne. Quand on lui apprit que sa mort était proche: « Ah! S'écria-t-il, que n'ai-je encore un peu de temps pour me préparer! » (L. Mugnons, Vita del... P. M. Giovanni d'Avila, lib. 3, c. 23, Milan, 1667, p. 400-401). Ainsi tremblait également l'abbé Agathon, qui après de longues années passées dans la pénitence, mourut en s'écriant: « Que vais-je devenir? Car qui peut connaître les jugements de Dieu! » (Vies. des Pères, lib. 3, n. 161, PL 73, 793). Saint Arsène tremblait aussi à l'approche de la mort; et comme ses disciples lui demandaient la cause de sa frayeur: « Mes enfants, répondit-il, ce n'est pas d'aujourd'hui que j'éprouve cette crainte; elle ne m'a pas quitté un seul instant de toute ma vie » (Vies des Pères, lib. 3, n. 163, PL 73, 794). Job surtout était effrayé. « Que ferai-je, s'écriait-il, lorsque Dieu se lèvera pour me juger? Et, lorsqu'il m'interrogera, que lui répondrai-je? » (Job 31, 14).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, de qui ai-je jamais été plus aimé que de vous? Et pour qui ai-je eu autant de mépris et d'insultes que pour vous? O sang, ô plaies de Jésus, vous êtes mon espérance. Père éternel, regardez votre Fils bien-aimé, qui meurt de douleurs pour moi et qui vous prie de me pardonner. Je me repens, ô mon créateur, du mal que j'ai fait en vous offensant et je le déteste plus que n'importe quel autre mal. Vous m'avez créé pour que je vous aime, et moi, j'ai vécu comme si j'avais été créé pour vous offenser. Pardonnez-moi pour l'amour de Jésus Christ, et accordez-moi de vous aimer.

 Par le passé, j'ai résisté à votre volonté; maintenant, au lieu de vous résister, je veux observer tous vos commandements. Vous me commandez de détester les outrages que je vous ai faits; je les déteste de tout mon coeur. Vous me commandez de prendre la résolution de ne plus vous offenser; me voici, je veux perdre mille fois la vie plutôt que de perdre votre grâce. Vous me commandez de vous aimer de tout mon coeur; ah! Certes, je ne veux plus aimer que vous; désormais vous serez l'unique objet de mon amour, mon unique amour. Je vous demande à vous-même et j'espère de vous la sainte persévérance. Pour l'amour de Jésus Christ, faites que je vous sois fidèle et que toujours je dise avec saint Bonaventure: « Dieu seul m'est cher! Dieu seul est mon amour! » (Texte resté introuvable. L'idée cependant se rencontre dans les écrits de S. Bonaventure, qu'ils soient authentiques ou qu'il lui soient attribués). Non, je ne veux plus employer ma vie à vous offenser, mais uniquement à pleurer les déplaisirs dont je vous ai abreuvé et à brûler de votre amour.

 Marie, ma Mère, vous priez pour tous ceux qui se recommandent à vous, priez Jésus pour moi.
 
 
 
 

SIXIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Mort du pécheur

« Dans la suprême angoisse ils chercheront la paix; mais il n'y aura pas de paix et il n'y aura que trouble sur trouble »
(Ezéchiel 7, 25)
 
 

PREMIER POINT
 

 Maintenant, les pécheurs écartent le souvenir et la pensée de la mort, et ainsi cherchent-ils, sans jamais y parvenir, à goûter un peu de paix au milieu de leur vie déréglée. Mais quand ils se trouveront dans les angoisses de la mort et sur le point d'entrer dans l'éternité, ils ne pourront plus se dérober aux tourments de leur conscience coupable. « Dans la suprême angoisse, ils chercheront la paix. Mais il n'y aura pas de paix. » Oui, ils chercheront la paix. Mais quelle paix peut trouver une âme, quand elle se sent remplie de péchés et que ces péchés la torturent comme autant de vipères? Quelle paix, quand elle pense que dans peu d'instants elle doit comparaître devant le tribunal de Jésus Christ, de ce Jésus Christ dont elle a jusqu'alors méprisé la loi et l'amitié? « Et il n'y aura que trouble sur trouble ». On vient de lui déclarer que la mort est imminente; aussitôt la pensée que toutes les choses du monde vont lui échapper, les remords de la conscience, le temps perdu, le temps qui lui fera bientôt défaut, la rigueur des jugements de Dieu, l'éternité malheureuse réservée aux méchants, tout cela déchaîne sur le pécheur moribond, comme une horrible tempête qui accable son esprit et met le comble dans ses alarmes; et c'est ainsi que, tout hors de lui-même, sans espérance, il va passer à l'autre vie.

 Ce fut un grand mérite à Abraham de s'appuyer sur la promesse divine au point d'espérer en Dieu contre toute espérance humaine. « La foi, dit saint Paul, le fit espérer contre l'espérance » (Romains 4, 18). C'est au contraire à leur grand détriment et pour leur malheur que, dans leur criminel aveuglement, les pécheurs espèrent non seulement contre l'espérance, mais encore contre la foi, puisqu'ils méprisent les menaces de Dieu à l'adresse des obstinés. Ils craignent de faire une mauvaise mort, mais ils ne craignent pas de mener une mauvaise vie. Or quelle assurance ont-ils de ne pas mourir subitement, d'un coup de foudre, d'une hémorragie, d'une attaque d'apoplexie? Et quand bien même ils auraient, à la mort, le temps de se convertir, sont-ils donc assurés de se convertir réellement? Saint Augustin eut à combattre douze ans pour triompher de ses mauvaises habitudes (S. Augustin, Les Confessions, liv. 6, ch. 11, n. 18, PL 32, 728: « Quel long temps s'était écoulé depuis la dix-neuvième année de mon âge (...) Voici déjà trente ans, et je vivais pataugeant dans la même boue, avide de jouir du présent qui me fuyait et dispersait... » (BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 557)); et comment un pauvre moribond, dont la conscience a toujours été en désordre, pourra-t-il, avec toutes ses douleurs, avec ses maux de tête, au milieu des agitations de la dernière heure, revenir facilement et vraiment à Dieu? Je dis vraiment, car alors des paroles et des promesses ne suffisent pas; il faut des paroles et des promesses qui viennent du coeur. Grand Dieu! À quelle épouvante et à quelles angoisses ne sera pas alors en proie le pauvre malade qui n'aura pas pris soin de son âme, quand il se verra chargé de péchés, avec la perspective menaçante du jugement, de l'enfer et de l'éternité! Dans quel trouble ne le jetteront pas ces pensées, alors qu'il sentira sa tête affaiblie, son esprit obscurci, tout son être assailli par les douleurs d'une mort prochaine! Ils se confessera, il promettra tout, il pleurera, il invoquera la miséricorde de Dieu, mais sans savoir ce qu'il fait; et c'est dans cette tempête d'agitations, de remords, d'angoisses, de terreurs qu'il passera à l'autre vie. « Ils seront troublés dit Job, et ils passeront » (Job 34, 20).

 « Les prières, les lamentations, les promesses d'un pécheur qui va mourir, dit avec raison un auteur (Nous ne savons pas qui est cet auteur), ressemblent exactement aux supplications et aux promesses d'un homme que son ennemi aurait saisi et qu'il tiendrait à la gorge pour lui ôter la vie ». Malheur à celui que la dernière maladie surprend dans la disgrâce de Dieu et qui passe ensuite dans l'éternité!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Plaies de Jésus, vous êtes mon espérance. En vérité, je désespérais de mon pardon et de mon salut éternel, si je vous perdais de vue, vous, qui êtes les sources de la miséricorde et de la grâce, puisque, par vous, un Dieu a répandu tout son sang pour purifier mon âme de tant de fautes dont elle s'est rendue coupable. Je vous adore donc, ô Plaies sacrées, et je mets en vous ma confiance. Je déteste et je maudis mille fois ces indignes plaisirs par lesquels j'ai contristé mon Rédempteur, et j'ai si misérablement perdu son amitié. En vous contemplant, je sens mes espérances se relever et toutes les affections de mon âme se tourner vers vous.

 Mon bien-aimé Jésus, vous méritez que tous les hommes vous aiment et qu'ils vous aiment de tout leur coeur. Mais moi, je vous ai tant offensé, j'ai tant méprisé votre amour! Malgré cela, vous m'avez supporté si patiemment et vous m'avez, avec une si grande bonté, offert mon pardon. Ah! Mon Sauveur, ne permettez pas que je vous offense encore et que je me damne. Mon Dieu, quels tourments me causeraient en enfer la vie de votre sang et le souvenir de tant de miséricordes dont vous avez usé envers moi! Je vous aime et je veux toujours vous aimer. Donnez-moi la sainte persévérance. Détachez mon coeur de tout amour qui n'est pas pour vous, et affermissez-moi dans le sincère désir et dans la résolution de ne plus aimer désormais que vous seul, ô mon souverain Bien.

 O Marie, ma Mère, attirez-moi vers Dieu, et faites qu'avant de mourir je sois tout à lui.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Hélas! Combien seront nombreuses les angoisses du pauvre pécheur sur son lit de mort.

 Et d'abord viendront pour le tourmenter, les démons de l'enfer. C'est au moment de la mort à l'heure où l'âme va quitter la terre, que ces horribles ennemis mettent tout en oeuvre pour la perdre. Car ils savent qu'ils ont peu de temps pour s'en assurer la possession, et que, si elle leur échappe alors, elle est à jamais perdue pour eux. « Satan est descendu vers vous, plein d'une grande colère, sachant qu'il lui reste peu de temps » (Apocalypse 12, 12).

 Et ce ne sera pas seulement un démon, mais une innombrable armée de démons qui viendra tenter alors le moribond pour le perdre. « Leurs demeures se rempliront de dragons, selon la parole du Prophète » (Isaïe 13, 21). -- Ne crains pas, lui dira l'un, tu guériras. -- Eh quoi! Dira l'autre, durant tant d'années tu as été sourd à la voix de Dieu et maintenant il te traiterait avec bonté. -- Mais, demandera un troisième, comment t'y prendras-tu maintenant pour réparer tant de torts que tu as faits au prochain dans sa fortune et dans sa réputation? -- Va, s'écriera un quatrième, toutes tes confessions ont été nulles, sans vraie douleur ni bon propos. Quel moyen à présent de les refaire?

 Ensuite le moribond verra tous ses péchés se ranger autour de lui. « Les maux se saisiront de l'homme pervers à sa mort » (Psaume 139, 12). « Oui, dit saint Bernard, semblables à autant de satellites, venus en armes pour le saisir, ses péchés lui crieront: Nous sommes ton ouvrage; nous ne te quitterons pas; nous t'accompagnerons jusque dans l'autre vie et, à tes côtés, nous nous présenterons devant le Souverain juge » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 11, n. 5, PL 184, 488).

 Le malheureux, comme il voudrait alors se débarrasser de ces ennemis! Mais pour cela il faudrait les haïr, il faudrait sincèrement se tourner vers Dieu. Hélas! Son esprit est enveloppé de ténèbres et son coeur tout endurci. « Le coeur dur, dit l'Ecclésiastique, sera accablé de maux à la fin de sa vie et celui qui aime le danger périra » (Ecclésiastique 3, 27).

 Selon saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, ibid.), le pécheur, après s'être obstiné dans le mal pendant sa vie, fera à la vérité des efforts pour sortir de son état de damnation, mais il n'y pourra réussir; et c'est dans ce lamentable état que, succombant sous sa propre malice, il terminera ses jour. Comme il aima le péché jusqu'à ses derniers moments, jusqu'à ses derniers moments aussi il aima le danger de se perdre, et ce sera justice que Dieu le laisse succomber au danger dans lequel ce malheureux voulut vivre jusqu'à sa mort. « Il en est, dit saint Augustin, que le péché quitte avant qu'eux-même ne quittent le péché; aussi quelle difficulté n'auront-ils pas à la mort de détester sérieusement le péché, parce qu'alors ils agiront non de gré, mais de force! » (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), De vera et falsa poenitentia, c. 17, n? 33, PL 40, 1127).

 Malheur donc au pécheur qui s'obstine dans le mal et qui résiste à la voix de Dieu! « Son coeur s'endurcira comme une pierre et comme l'enclume du forgeron » (Job 41, 16). L'ingrat! Au lieu d'écouter l'appel de Dieu et de se laisser toucher, il n'a fait durant toute sa vie que s'endurcir davantage comme l'enclume sous les coups du marteau. Aussi, par un juste châtiment, ne changera-t-il pas même à la fin de ses jours et alors qu'il aura déjà un pied dans l'éternité. « Oui, le coeur dur sera accablé de maux à la fin de sa vie. » Ah! Certes, les pécheurs crieront vers Dieu au moment de la mort. Mais Dieu leur répondra: Vous m'avez abandonné pour aimer les créatures. Pourquoi vouloir que je me lève et que je vous sauve? Criez vers les créatures. Demandez qu'elles vous viennent en aide. « Ne sont-ce pas là les dieux que vous avez faits? Eh bien! Que ces dieux se lèvent et vous délivrent! » (Jérémie 11, 27). Le Seigneur leur parlera de la sorte, parce qu'ils auront, il est vrai, recours à lui, mais sans un vrai désir de se convertir. « Je tiens en quelque sorte pour certain, dit saint Jérôme, et une longue expérience me l'a appris, qu'on ne fait jamais une bonne mort, quand on a toujours mené une mauvaise vie » (Eusèbe (auteur inconnu), Lette à Damase d'Ostie sur la mort de Jérôme, ch. 33, PL 22, 254, La lettre qui est plutôt un opuscule de 62 chapitres, n'est pas authentique; l'auteur se présente comme un « disciple de Jérôme »).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon bien-aimé Sauveur! Venez à mon aide, ne m'abandonnez pas. Je vois mon âme couverte de péchés comme autant de blessures; mes passions me tyrannisent; mes mauvaises habitudes m'accablent. Je me jette à vos pieds, ayez pitié de moi et délivrez-moi de tant de maux. « Seigneur, c'est en vous que j'espère; je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 2). Non, vous ne permettrez pas qu'une âme se perde après qu'elle a mis sa confiance en vous: « et vous ne la livrerez pas aux bêtes féroces » (Psaume 73, 19). Je me repens de vous avoir offensée, ô Bonté infinie! J'ai péché; je le confesse. A tout prix je veux me convertir. Mais si vous ne m'accordez pas le secours de votre grâce, je suis perdu. O Jésus, accueillez ce rebelle qui vous a tant outragé; songez que je vous ai coûté votre sang et votre vie. Par les mérites de votre Passion et de votre mort, recevez-moi donc entre vos bras, et donnez-moi la sainte persévérance. J'étais perdu; mais vous m'avez rappelé. Me voici donc; je ne veux plus résister; je me consacre tout à vous; enchaînez-moi à votre amour et ne permettez pas que je me perde encore en perdant de nouveau votre grâce. Non, ô mon Jésus, ne le permettez pas.

 Et vous, ô Marie, ma Reine, ne le permettez pas non plus. Obtenez que je meure mille fois plutôt que de perdre encore la grâce de votre divin Fils.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Étrange mystère! Dieu ne fait pas autre chose que de menacer les pécheurs d'une mauvaise mort. « Alors ils m'invoqueront, dit-il, et je ne les exaucerai pas » (Proverbes 1, 28). « Est-ce que Dieu entendra les cris de cet homme, lorsque l'affliction viendra fondre sur lui? » (Job 27, 9). « A votre mort je rirai et je me moquerai » (Proverbes 21, 26). « De la part de Dieu, se moquer, c'est, dit saint Grégoire, refuser de faire miséricorde » (S. Grégoire Le Grand, Morales sur Job, liv. 9, ch. 27, n. 42, PL 75, 881). « A moi est la vengeance et je saurai la tirer en son temps, afin que leur pied chancelle » (Deutéronome 32, 35). En combien d'autres endroits Dieu ne fait-il pas la même menace! Et les pécheurs, eux, vivent en paix, aussi tranquilles que si Dieu avait pris l'engagement le plus formel de leur accorder à la mort le pardon et le ciel! Oui, sans doute, à quelque moment que le pécheur se convertisse, Dieu promet que le pécheur se convertira au moment de la mort; que de fois n'a-t-il pas tout au contraire protesté qu'après avoir vécu dans le péché on mourait dans le péché. « Tu mourras dans ton péché », dit-il et encore: « Vous mourrez dans vos péchés » (Job 8, 21, 24). Il a déclaré que celui-là ne le trouvera pas qui, pour le chercher, attendra l'heure de la mort: « Vous me chercherez et vous ne me trouverez pas » (Jean 7, 34). Il faut donc chercher Dieu, alors qu'on peut le trouver, suivant cette parole du Prophète: « Cherchez le Seigneur, tandis qu'on peut le trouver » (Isaïe 55, 6). Oui, parce qu'un temps viendra, où toute recherche sera inutile. Pauvres pécheurs! Pauvres aveugles, qui attendent pour se convertir l'heure de la mort, cette heure où il ne sera plus temps de se convertir! « Les impies, dit Jérôme d'Oléaster, n'ont jamais voulu se mettre à faire le bien que lorsque le temps de faire le bien leur manquait » (Jérôme d'Oleastro, Commentaria in Moysis Pentateuchum, Anvers, 1569, fol. 56). Dieu veut que tout le monde se sauve; mais il châtie les obstinés.

 Qu'un malheureux, en état de péché, soit frappé d'apoplexie et vienne à perdre connaissance, combien les assistants ne le plaindront-ils pas de mourir ainsi sans les sacrements et sans donner aucun signe de repentir! Mais ensuite, quelle joie pour tous s'il revient à lui et que, demandant l'absolution, il se mette à faire des actes de contrition! En vérité, n'est-ce pas une folie d'avoir le temps de se réconcilier avec Dieu et de persister à vivre dans le péché? Bien plus, on entasse péchés sur péchés et l'on s'expose à être frappé de mort subite, sans savoir si l'on pourra, oui ou non, faire alors pénitence. Et cependant que de personnes courent de gaieté de coeur le risque d'avoir cette triste mort et de finir dans le péché!

 « Les jugements du Seigneur sont pesés à la balance, dit la Sainte Écriture » (Proverbes 16, 11). Nous autres, nous ne comptons pas les grâces que le Seigneur nous fait. Mais le Seigneur les pèse et il en tient note exacte. Quand enfin il voit qu'on a méprisé les grâces au point de combler la mesure, alors il abandonne le pécheur dans son péché et il le fait mourir. Malheureux, celui qui renvoie sa conversion jusqu'à l'heure de la mort! « Pénitence de malade, pénitence malade » dit saint Augustin (S. Augustin (plutôt S. Césaire d'Arles selon Glorieux, n. 39), Sermon 225, PL 39, 2217). « De cent mille personnes qui ont vécu dans le péché et qui ont voulu attendre jusqu'au moment de la mort pour sortir de leur péché, à peine, dit saint Jérôme, en est-il une seule qui alors obtienne de Dieu miséricorde et opère son salut ». « Ce serait un plus grand miracle, dit saint Vincent Ferrier, de bien finir après avoir mal vécu, que d'opérer la résurrection d'un mort » (S. Vincent Ferrier, Sermones de Sanctis de Nativitate B. M. V., sermon 1, Cologne, 1675, p. 459). Au surplus, quelle douleur, quel repentir voulez-vous que ressente à la mort, celui qui jusqu'à la mort s'est affectionné au péché?

 Bellarmin raconte qu'étant allé un jour assister un moribond, il l'exhortait à faire un acte de contrition. Mais cet homme lui répondit qu'il ne savait pas ce que c'était la contrition. Sur quoi, Bellarmin s'étant mis en devoir de le lui apprendre: « Mon Père, lui dit le malade, je ne vous comprend pas. Ces choses-là ne sont pas pour moi ». « Et il mourut de la sorte, ajoute le pieux Cardinal, laissant des signes trop manifestes de sa damnation » (S. Robert Bellarmin, De arte bene moriendi, lib. 2, c. 6, Rome, 1620, p. 258). « Par un juste châtiment, dit saint Augustin, le pécheur sur son lit de mort ne songera nullement à lui-même, ayant négligé pendant sa vie de penser à Dieu » (S. Augustin (plutôt S. Césaire d'Arles selon Glorieux, n. 39), Sermon 257, n. 3, PL 39, 2220).

 « Ne vous trompez pas, s'écrie l'Apôtre, on ne se moque pas de Dieu. Ce que l'homme aura semé, il le recueillera. Ainsi celui qui sème dans la chair, recueillera de la chair la corruption » (Galates 6, 7). En vérité, ce serait par trop se moquer de Dieu que de mépriser ses lois pendant la vie et de prétendre ensuite à une récompense, à une gloire éternelle! Mais non, on ne se moque pas de Dieu. Ce que l'on sème en cette vie, on le recueillera dans l'autre: et celui qui sème les honteux plaisirs de la chair, n'aura un jour en partage que corruption, misère et mort pour l'éternité.

 Chrétien, mon frère, ce qui est vrai pour les autres, l'est également pour vous. Dites-moi: si vous vous trouviez maintenant sur le point de mourir, abandonné des médecins, privé de sentiment et réduit à l'agonie, oh! Comme alors vous prierez Dieu de vous accorder encore un mois, une semaine, pour mettre ordre aux affaires de votre conscience! Ce temps, voici que Dieu vous l'accorde en ce moment même. Remerciez-le donc; et bien vite, réparez le passé et prenez toutes vos mesures, pour que la mort vous trouve en état de grâce; car à son arrivée, il ne sera plus temps, il n'y aura plus de remède.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, quel autre que vous et vous seul, eût pu montrer autant de patience envers moi? Si votre bonté n'était infinie, je désespérerais de mon pardon. Mais j'ai affaire à un Dieu, mort pour me pardonner et me sauver. Vous voulez que j'espère en vous; et moi, je ne demande pas mieux que d'espérer. Si mes péchés m'épouvantent et me condamnent, vos mérites et vos promesses me rassurent. Vous avez promis de faire vivre de votre grâce celui qui revient à vous: « Revenez et vivez » (Eséchiel 18, 32). Vous avez promis d'ouvrir vos bras à celui qui se tourne vers vous: « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous » (Zacharie 1, 3). Vous avez dit que « vous ne savez point repousser celui qui s'humilie et se repent: jamais vous ne mépriserez un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19).

 Me voici, Seigneur, je reviens à vous; je reconnais avoir mérité mille enfers; mais je me repens de vous avoir méprisé. Je vous le promets sincèrement: non, je ne veux plus jamais vous déplaire; je veux toujours vous aimer. De grâce, ne permettez pas que je réponde à tant de bonté par une vie d'ingratitude.

 Père éternel, je vous en prie par les mérites de l'obéissance que vous rendit Jésus Christ en mourant pour vous obéir, faites que jusqu'à la mort j'accomplisse toutes vos volontés. Je vous aime, ô souverain Bien! Et parce que je vous aime, je veux vous obéir en tout. Donnez-moi la sainte persévérance; donnez-moi votre amour; et je ne vous demande plus rien.

 Marie, ma Mère, intercédez pour moi.
 
 
 
 

SEPTIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Sentiments d'un moribond qui a vécu dans la négligence de son salut et dans l'oubli de la mort
 

« Mets ordre à ta maison; car tu mourras, et tu ne vivras plus »
(Isaïe 38, 1)
 
 

PREMIER POINT
 

 Figurez-vous que vous êtes auprès d'un malade auquel il reste seulement quelques heures à vivre. Pauvre moribond! Voyez, que de maux l'accablent: évanouissements, suffocations, spasmes, sueur froide; en outre, sa tête est tellement affaiblie qu'il n'entend et ne comprend presque plus rien et qu'il peut à peine articuler une parole! Mais que sont toutes ces misères auprès de celle-ci: cet homme va mourir, et il ne pense pas à sauver son âme et à régler ses comptes pour l'éternité. Il ne pense qu'aux médecins et aux remèdes; il demande à être délivré de la maladie qui menace ses jours. Hélas! S'écrie saint Laurent Justinien en parlant de cette sorte de moribond, « ils ne sont plus capable de rien, sinon de s'occuper d'eux-même » (S. Laurent Justinien, De contemptu mundi, c. 15, Opera, Venise,1721, p 435). Si du moins ses parents, ses amis, avertissaient le pauvre moribond du danger qu'il court. Mais non; parmi tous ses parents et tous ses amis, il ne s'en trouve pas un seul qui ait le courage de l'avertir que sa mort est proche, et de l'engager à recevoir les derniers sacrements. Tous refusent de lui en parler, de peur de l'affliger.

 (O mon Dieu! Dès maintenant je vous remercie de la grâce que vous me ferez d'être assisté à l'heure de ma mort par mes chers confrères de ma Congrégation. Uniquement occupés de mon salut éternel, avec quelle sollicitude ils m'aideront à bien mourir). (Il s'agit de la Congrégation du Très-Saint Rédempteur fondée par S. Alphonse en 1732 à Scala (Salerne). La parenthèse est de l'auteur.)

 Cependant, malgré le silence que l'on garde, le malade n'est pas sans remarquer l'inquiétude de la famille; ces consultations multipliées des médecins, ces fréquents et violents remèdes qu'on lui administre, tout cela jette sa pauvre âme dans le trouble et la frayeur; et c'est alors qu'agité par toutes sortes de craintes, de remords et de tentations  de désespoir, il se dit en lui-même: « Hélas! Qui sait si je ne touche pas à la fin de mes jours? » Enfin la triste nouvelle lui est communiquée. Et alors que se passe-t-il dans son coeur? « Mets ordre à ta maison, vient-on lui dire, car tu mourras et tu ne vivras plus » (Isaïe 38, 1). Quelle douleur, quand il s'entend dire: Votre maladie est mortelle; il faut recevoir les derniers sacrements, vous unir à Dieu et quitter ce monde! -- « Quitter ce monde! S'écrie-t-il alors. Quoi! Il me faut tout laisser: cette maison, cette villa, ces parents, ces amis, ces réunions, ces jeux, ces divertissements? » -- Oui, il faut dire adieu à tout. Déjà le notaire est là, déjà sa main a tracé la fatale formule: je laisse, je laisse. Et que va donc emporter le moribond? Rien qu'un misérable linceul, qui pourrira bientôt avec lui dans la tombe.

 Puis, que de noires et désolantes pensées agitent l'âme du pécheur, à la vue de ses serviteurs en larmes et de ses amis rangés silencieusement autour de lui, et qui le considèrent sans trouver la force de proférer un seul mot! Mais quelle peine bien plus cruelle il éprouve quand, au milieu de cette tempête, les remords de la conscience se font sentir plus que jamais! Car il voit se déployer sous son regard cette vie de désordres qu'il n'a cessé de mener malgré tant d'invitations et de lumières du ciel, malgré tous les avis de ses confesseurs, et malgré tant de résolutions qu'il a prises, mais qu'il n'a jamais exécutées ou qu'il a bientôt abandonnées. « Malheureux que je suis, se dit-il alors, avoir reçu de Dieu tant de lumières, avoir eu tout le temps de mettre ordre aux affaires de ma conscience et ne l'avoir pas fait! Et maintenant me trouver en face de la mort! Que m'en coûtait-il de fuir cette occasion, de renoncer à cette amitié, de me confesser chaque semaine? Et quand il m'en eût coûté beaucoup, je devais tout faire pour sauver mon âme, cette âme qui était tout pour moi. Oh! Si j'avais tenu telle résolution, si j'avais continué, comme j'avais commencé, quel serait maintenant mon bonheur! Mais je ne l'ai pas fait, et il n'est plus temps de le faire. » Les sentiments qu'éprouvent à la mort ceux qui ont négligé leur conscience pendant la vie, ressemblent aux sentiments des damnés: car en enfer aussi on déplore le péché à cause du châtiment, mais c'est sans fruit et sans remède.
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, si l'on venait m'apprendre maintenant que ma mort est proche, voilà quels sentiments de douleur j'éprouverais. Mais je vous remercie de m'éclairer et de m'accorder le temps nécessaire pour me reconnaître. Non, mon Dieu, je ne veux plus m'éloigner de vous. C'est bien assez que vous ayez tant couru après moi; et j'ai tout lieu de craindre que vous ne m'abandonniez, si je résiste encore et si je ne me rends pas tout de suite.

 Vous m'aviez donné un coeur pour vous aimer. Et ce coeur, hélas! Qu'en ai-je fait? J'ai tant aimé les créatures et je ne vous ai pas aimé, vous, mon Créateur et mon Rédempteur, qui avez donné votre vie pour moi. Bien loin de vous aimer, que de fois je vous ai offensé, méprisé, trahi! Je savais quelle peine je vous causais par mes péchés; néanmoins, je les ai commis. O mon Jésus, je m'en repens, je les déteste de tout mon coeur et je veux changer de vie. Je renonce donc à tous les plaisirs du monde pour vous aimer et pour vous plaire, ô Dieu de mon âme! Vous m'avez donné de si grandes marques de votre amour; je voudrais, avant de mourir, vous donner aussi quelques marques de mon amour.

 Dès à présent, j'accepte toutes les maladies, les croix, les mépris, les contradictions qui me viendront de la part des hommes. Donnez-moi la force de les souffrir en paix; car je veux tout endurer par amour pour vous. Je vous aime, ô Bonté infinie; je vous aime plus que tout autre bien. Donnez-moi plus d'amour encore et accordez-moi la sainte persévérance.

 Marie, mon espérance, priez Jésus pour moi.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Oh! Comme les vérités de la Foi apparaissent dans tout leur jour au moment de la mort! Mais c'est pour le plus grand tourment de celui qui a mal vécu; surtout s'il s'agit d'une personne consacrée à Dieu, celle-ci ayant eu plus de facilités de le servir, plus de temps, plus de bons exemples, plus d'inspirations! O ciel! Quelle peine elle éprouvera, quand après mûre réflexion, elle devra se dire: j'ai repris les autres, et ensuite j'ai fait plus mal qu'eux; j'ai quitté le monde, et je n'en ai pas moins continué à rechercher toujours les plaisirs, les vanités, les séductions du monde. Quels remords aussi n'éprouvera pas cette âme religieuse, en pensant qu'avec les lumières dont Dieu l'avait favorisée, un païen même se serait sanctifié! Quelle douleur enfin de se rappeler, d'une part, le mépris qu'elle professait pour les pratiques pieuses, au point de les reprocher aux autres comme autant de faiblesses d'esprit, et, d'autre part, le cas qu'elle faisait de certaines maximes mondaines, favorables à l'orgueil ou à l'amour-propre, par exemple qu'il ne faut pas se laisser mettre au dernier rang, qu'il faut s'épargner toute espèce de souffrances et s'accorder au contraire tous les divertissements qui se présentent!

 « Le désir des pécheurs périra » (Psaume 111, 10). Combien on désirera au moment de la mort ce temps que l'on perd maintenant! Saint Grégoire rapporte, dans ses Dialogues (S. Grégoire le Grand, Dialogues, liv. 4, ch. 40, n. 6-8, PL 77, 392 (SC 265, trad. P. Antin, pp. 143-145)), le fait suivant: Un certain Chrysance, homme riche, mais de mauvaises moeurs, aperçut, à ses derniers moments, une troupe de démons venus sous un forme visible pour s'emparer de son âme. Donnez-moi du temps, leur criait-il, donnez-moi du temps jusqu'à demain. -- Les démons répondaient: Insensé! Tu demandes du temps. Il ne t'a jamais manqué; mais tu t'en es servi pour commettre le mal. Maintenant que tu demandes du temps, il n'y en a plus. L'infortuné continuait à crier et à réclamer du secours. Il y avait là un de ses fils, religieux, du nom de Maxime. Mon fils, lui disait le moribond, viens à mon aide! Mon cher Maxime, au secours! -- Et, le visage tout en feu, il se roulait avec fureur sur son lit; et c'est au milieu de ces convulsions et de ces cris désespérés que sa malheureuse âme s'échappa de son corps.

 Hélas! Avec quelle ardeur pendant leur vie ces insensés se sont attachés à leur folie! Mais, à la mort, ils ouvrent les yeux et ils confessent qu'ils ont été réellement des insensés. Toutefois, cela ne sert alors qu'à leur faire perdre de plus en plus l'espoir de réparer le passé; et en mourant dans ces conditions, ils laissent après eux la plus cruelle incertitude au sujet de leur salut éternel.

 Courage donc! Puisqu'il est temps encore d'éviter une mort si épouvantable, mettez tout de suite la main à l'oeuvre et ne différez pas jusqu'au jour où le temps favorable vous ferait défaut. Ne remettez pas au mois prochain, ni à la semaine prochaine. Qui sait si cette lumière que, dans sa miséricorde, Dieu vous envoie maintenant, n'est pas pour vous la dernière lumière et le dernier appel? Quelle folie de ne vouloir pas penser à la mort, puisqu'elle est certaine et que notre éternité en dépend! Mais quelle folie plus grande encore d'y penser et de ne pas s'y préparer! Faites maintenant les réflexions que vous feriez, prenez les résolutions que vous prendriez alors. Fructueuses maintenant, routes vos résolutions et toutes vos réflexions seraient alors inutiles. Maintenant, il s'y joindra l'espérance de vous sauver; alors, elles seraient accompagnées d'une terrible inquiétude au sujet de votre salut. Un gentilhomme, à la veille de quitter la cour de Charles-Quint afin de se consacrer au service de Dieu, fut questionné par l'empereur sur les motifs de sa retraite. « C'est, répondit-il, que pour se sauver, on doit, entre une vie désordonnée et la mort, donner place à la pénitence » (E. Dubois (dit l'abbé de Bretteville), Essais de sermons, 1684, traduits en italien par G. Colucci, Orditure di sermoni per l'Avvento, Padoue, 1754, p. 107. Certains identifient ce gentilhomme à S. François Borgia. Il s'agit plus probablement du comte de Feria, Pedro Fernandez, qui déclina la fonction de Grand Majordome, offerte par Charles-Quint, pour mieux se sanctifier).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Non, mon Dieu! Je ne veux pas abuser davantage de votre miséricorde. Je vous remercie de la lumière que vous m'accordez en ce moment et je vous promets de changer de vie. Votre coeur, je le sens, ne peut déjà plus me supporter. Vais-je donc attendre que vous me précipitiez en enfer, ou que, par un châtiment plus terrible que la mort même, vous me laissiez poursuivre le cours de mes désordres? Voici que je me jette à vos pieds; recevez-moi dans votre grâce. Je ne le mérite pas. Mais vous l'avez dit: « L'impiété de l'impie ne lui nuira pas, en quelque jour qu'il se convertisse » (Ezéchiel 33, 12).

 Si donc, ô mon Jésus, par le passé j'ai offensé votre bonté infinie, maintenant je m'en repens de tout mon coeur, et j'espère de vous mon pardon. De grâce, vous dirai-je avec saint Anselme (S. Anselme, Prières et Méditations, méditation 2, PL 158, 725: « Toi qui m'as racheté, ne me condamne pas. Toi qui m'as créé par ta bonté, que ne périsse pas ton oeuvre par mon iniquité » (L'Oeuvre de S. Anselme de Cantorbéry, t. 5, Paris, 1988, méditation 1, trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 407)), ne permettez pas que mon âme se perde par ses péchés, elle que vous avez rachetée par votre sang. Ne considérez pas mon ingratitude, mais ayez seulement égard à l'amour qui vous fit embrasser la mort pour moi. Si moi,  j'ai perdu votre grâce, vous, vous n'avez pas perdu le pouvoir de me la rendre. Ayez donc pitié de moi, ô mon bien-aimé Rédempteur. Pardonnez-moi et accordez moi la grâce de vous aimer, puisque je vous promets de ne vouloir désormais aimer que vous. Entre tant de créatures que vous pouviez appeler à l'existence, vous m'avez choisi pour vous aimer; et moi, je vous choisis, ô mon Souverain Bien, pour vous aimer par-dessus tous les biens. Vous me précédez avec votre croix sur les épaules; et moi, je ne veux pas cesser de vous suivre avec la croix qu'il vous plaira de m'imposer. Envoyez-moi les mortifications et les peines que vous voudrez; je les embrasse. Pourvu que vous ne me priviez pas de votre grâce, cela me suffit, je suis content.

 O Marie, mon espérance, obtenez-moi de Dieu la persévérance et la grâce du saint amour de Dieu, et je ne vous demande rien de plus.
 
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Le chrétien qui, pendant sa vie aura négligé les intérêts de son âme, verra, sur son lit de mort, se changer en épines tout ce qui frappera ses regards. Épines, la pensée des divertissements qu'il a pris, des succès qu'il a obtenus, du train de vie qu'il a mené; épines, ces amis qui sont venus pour le visiter et les souvenirs que leur présence évoque; épines, ces prêtres qui viennent l'assister; épines, les sacrements à recevoir, confession, communion, extrême-onction; épines, le Crucifix lui-même que l'on place à ses côtés; car il y voit combien il fut infidèle à l'amour d'un Dieu, mort pour le sauver.

 Insensé que j'ai été, se dit alors le pauvre malade, avec tant de lumières et toutes les facilités que Dieu m'a données, je pouvais me sanctifier et vivre heureux dans son amitié! Que me reste-t-il maintenant de tant d'années que j'ai eues à ma disposition, sinon des peines cuisantes, des inquiétudes, des craintes, des remords de conscience et un compte rigoureux qu'il me faut rendre à Dieu? Ah! Que difficilement je pourrais me sauver! Mais en quel moment parle-t-il ainsi? Au moment où l'huile va manquer dans la lampe et que la scène de ce monde va finir pour lui. Déjà il se trouve en face des deux éternités: éternité bienheureuse, éternité malheureuse. Encore un instant, et il exhalera ce dernier soupir qui va décider s'il sera heureux ou malheureux pour toujours, tant que Dieu sera Dieu. Que ne donnerait-il pas alors pour avoir une année, un mois ou seulement une semaine, mais avec la jouissance de ses facultés! Car, dans l'état où il se trouve, la tête appesantie, la poitrine oppressée, la respiration embarrassée, il est réduit à une impuissance absolue, il ne peut ni réfléchir, ni appliquer son esprit à produire un acte de vertu; il est là, comme plongé dans un abîme de ténèbres et de confusion, n'ayant d'autre idée que celle d'un grand malheur qui  le menace et qu'il se voit impuissant à conjurer. C'est pourquoi il voudrait du temps, mais on va lui dire: Proficiscere. Partez vite, réglez vos comptes le mieux possible; vous n'avez plus que quelques moments à vous et partez. Ne savez-vous donc pas que la mort n'attend jamais et n'a d'égard pour personne?

 Oh! Avec quelle épouvante il se dit en lui-même: ce matin, je suis en vie, et ce soir probablement je serai mort; aujourd'hui, dans une chambre, demain dans une fosse; et mon âme, où sera-t-elle? Quelle épouvante encore, quand il voit paraître le cierge béni, quand il sent la froide sueur de la mort, quand il entend l'ordre intimé à ses proches de quitter la chambre pour n'y plus entrer, quand il commence à constater que ses yeux se voilent et que sa vue s'éteint! Quelle épouvante enfin quand, aux approches de la mort, on allume le cierge bénit! O flambeau funèbre, que de vérités tu dévoileras! Comme tu feras voir les choses tout autres qu'elles ne paraissent à présent. Comme tu montreras ce que sont tous les biens de ce monde: vanité, folie, mensonge! Mais que servira-t-il de comprendre ces vérités, lorsqu'il ne sera plus temps de remédier à rien!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, vous ne voulez pas ma mort, mais vous voulez que je me convertisse et que je vive. Je vous remercie de m'avoir attendu jusqu'à ce jour, et je vous remercie également des lumières que vous m'accordez en ce moment. Grande a été mon erreur de préférer à votre amitié les vils et misérables biens pour lesquels je vous ai méprisé! Je le reconnais et je m'en repens. Oui, j'ai le coeur brisé de vous avoir fait une si énorme injure. Ne cessez pas, durant le jours qui me restent de m'assister de votre lumière et de votre grâce, afin que je connaisse et que j'accomplisse ce qui est nécessaire pour mon amendement. Que me servira-t-il en effet de connaître la vérité, quand je n'aurai plus le temps de réparer le passé? « Ne livrez pas aux bêtes féroces les âmes qui vous reconnaissent » (Psaume 73, 19).

 Quand le démon viendra me tenter encore de vous offenser, ah! Mon Jésus, je vous en prie par les mérites de votre Passion, tendez-moi la main et  arrachez-moi au péril de retomber dans le péché et de redevenir l'esclave de mes ennemis. Faites qu'alors je sois fidèle à réclamer votre secours et que je ne cesse pas de vous implorer, tant que durera la tentation. Votre sang est mon espérance, votre bonté est mon amour. Je vous aime, mon Dieu digne d'un amour infini; faites que je vous aime toujours. Apprenez-moi de quelles choses il faut que je me détache pour vous appartenir tout entier; car je veux m'en détacher. Mais vous, Seigneur, donnez-moi la force d'accomplir ce généreux dessein.

 O Reine du ciel! Ô Mère de Dieu! Priez pour moi, pauvre pécheur. Faites que dans les tentations, je ne cesse jamais de recourir à Jésus et à vous, puisque par votre intercession vous préservez du péché quiconque implore votre secours.
 
 
 
 

HUITIÈME CONSIDÉRATION
 
 

La mort des justes
 

« Elle est précieuse en présence du Seigneur la mort des saints »
(Psaume 115, 25)
 
 

PREMIER POINT
 
 

 Aux yeux de la nature, la mort est épouvantable et elle fait frémir. Mais considérée des yeux de la foi, elle est consolante et désirable. Terrible aux pécheurs, elle n'apparaît aux saints que comme une chose aimable et précieuse. Oui, « vraiment précieuse, dit saint Bernard, puisqu'elle est la fin des travaux, la consommation du triomphe, la porte de la vie » (S. Bernard de Clairvaux, Sur la mort de S. Malachie, sermon, n. 4, PL 183, 484: « Oui, précieuse (la mort des saints) parce qu'elle représente la fin de leurs peines, l'achèvement de leur victoire, la porte de la vie, l'entrée pour eux dans la parfaite tranquillité » (SC 367, trad. P.-Y. Emery, p. 391)). La fin des travaux! Car la mort met un terme aux fatigues et aux labeurs. « L'homme, né de la femme, vit peu de temps et il est rempli de beaucoup de misères » (Job 14, 1).  Voilà bien ce qu'est notre vie: courte et en outre pleine de misères, de maladies, de craintes, de souffrances. Les mondains désirent une longue vie; mais en cela que veulent-ils, sinon un tourment d'une plus longue durée? D'après ce mot de Sénèque: « cette vie, à laquelle on tient tant, n'est qu'une prolongation de supplice » (Sénèque, Lettres, 101, 12).

 Comme le dit saint Augustin, « vivre longtemps, est-ce autre chose que longtemps souffrir? » (S. Augustin, Sermon 84, ch. 1, n. 2, PL 38, 519 (Vivès, t. 16, p. 603)). En effet, saint Ambroise (S. Maxime de Turin (et non S. Ambroise), Homélie 88, PL 57, 453. Les anciennes éditions publiaient cette homélie avec les sermons de saint Ambroise) remarque que nous recevons la vie présente non pour goûter les douceurs du repos, mais pour travailler, et, par nos travaux, mériter la vie éternelle. « C'est pourquoi, dit fort bien Tertullien (Tertullien selon G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 50, disc. 31, n. 10, t. 3, Venise, 1703, p. 324), quand Dieu abrège la vie de quelqu'un, il abrège d'autant son supplice. » Sans doute la mort est pour l'homme un châtiment du péché. Néanmoins tant de misères sont inhérentes à cette vie, que la mort ne semble plus un châtiment, dit saint Ambroise (S. Ambroise, De Caïn et Abel, lib. 2, c. 35, PL 14, 358), mais plutôt une délivrance. Aussi Dieu proclame-t-il bienheureux ceux qui meurent dans sa grâce parce qu'ils touchent au terme de leurs travaux et qu'ils vont jouir du repos. « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur. Que dès maintenant, dit l'Esprit, ils se reposent de leurs travaux » (Apocalypse 14, 13).

 Rien de ce qui fait le tourment des pécheurs à la mort, ne vient affliger les justes. « Car, dit la Sainte Écriture, les âmes des justes sont dans la main de Dieu et le tourment de la mort ne les touchera pas » (Sagesse 3, 1). Les justes ne se désolent pas, quand retentit à leurs oreilles le Proficiscere, ce signal du départ, qui jette l'épouvante dans l'âme des mondains. Les justes ne s'affligent non plus de devoir quitter les biens de ce monde, puisqu'ils en ont toujours tenu leur coeur détaché. Ils allaient, par le chemin de la vie, disant et répétant: « O le Dieu de mon coeur! O vous, mon Dieu, vous êtes mon partage pour l'éternité » (Psaume 72, 26). « Bienheureux êtes-vous d'avoir supporté avec joie l'enlèvement de vos biens, sachant que vous en avez d'autres plus excellents et qui ne passeront pas » (Hébreux 10, 34). Ce ne sont pas davantage les honneurs, que les justes ont de la peine à quitter; car ils n'ont pas attendu la mort pour les détester et les considérer sous leur vrai aspect, c'est-à-dire, comme un peu de fumée et une vanité. Ils n'ont tenu qu'à l'honneur d'aimer Dieu et d'en être aimés. Quant à leurs parents, ils ne se désolent pas de les quitter, car ils ne les ont aimés qu'en Dieu, et à cette heure ils les abandonnent aux soins de ce Père céleste, qui aime nos proches plus que nous ne les aimons nous-même; d'ailleurs, dans l'espoir qu'ils ont de se sauver, ils comptent les assister bien mieux du haut du ciel qu'ils ne sauraient le faire ici-bas. Bref, ce qu'ils ont toujours dit pendant la vie: Mon Dieu est mon tout! Deus meus est omnia! (Marc de Lisbonne, Chronique de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 1, ch. 8, t. 1, Venise, 1582, p. 14) ils le disent, ils le répètent avec plus de tendresse encore et une plus grande consolation à l'heure de la mort.

 Celui qui meurt dans l'amour de Dieu ne s'afflige pas non plus des douleurs qui accompagnent la mort. Que dis-je? Il s'en réjouit plutôt, car il ne pourra plus souffrir pour Dieu ni lui donner des preuves de son amour; aussi est-ce avec paix et amour qu'il lui offre ces derniers restes de vie; et il goûte une vraie consolation à unir sa mort, comme un sacrifice, au sacrifice que, sur la croix, Jésus Christ offrit un jour pour lui au Père éternel. Il expire ainsi plein d'allégresse en disant: « Je m'endormirai et je me reposerai dans la paix » (Psaume 4, 9). Oh! Quelle paix goûte celui qui meurt en s'abandonnant et en se reposant entre les bras de Jésus Christ, de ce bon Jésus, qui nous aima jusqu'à la mort et qui voulut subir la mort la plus cruelle, afin de nous mériter une mort douce et consolée!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon bien-aimé Jésus, ô vous, qui, pour me mériter une mort douce et consolée, avez voulu endurer sur le Calvaire une mort si amère et si pénible, quand me sera-t-il donné de contempler votre visage? Mais, hélas! La première fois que je me trouverai en votre présence, vous m'apparaîtrez, comme un juge, là même où j'aurai expiré. Que vous dirai-je alors et que me direz-vous? Non, je ne veux pas attendre le moment de cette entrevue pour m'y préparer; dès maintenant je veux y penser. Mon bien aimé Rédempteur, vous dirai-je alors, c'est donc vous qui avez subi la mort pour moi! Autrefois je vous ai offensé, j'ai offensé, j'ai été ingrat envers vous; et bien que je ne méritasse pas le pardon, j'ai pleuré mes péchés tout le reste de ma vie et vous m'avez pardonné. En ce moment, où je suis à vos pieds, pardonnez-moi de nouveau; oui, vous-même, donnez-moi l'absolution générale de toutes mes fautes. Ah! Certes, après avoir ainsi méprisé votre amour, je ne méritais plus de vous aimer. Mais vous, dans votre miséricorde, vous avez attiré mon coeur à vous; et mon coeur, s'il ne vous a pas aimé comme vous le méritez, du moins vous a-t-il aimé souverainement, en sacrifiant tout pour votre bon plaisir. Et maintenant, que me dites-vous, Seigneur? Je le sais, aller en Paradis, vous posséder dans votre Royaume, c'est trop de bonheur pour moi. Mais il m'est impossible désormais de vivre loin de vous, maintenant surtout que vous avez fait briller à mes yeux les charmes et la beauté de votre face. Je vous demande donc le Ciel, non pour être heureux, mais afin de vous aimer plus parfaitement. Envoyez-moi en Purgatoire pour tout le temps qu'il vous plaira; car je ne veux pas, souillé comme je le suis en ce moment, entrer dans le séjour de toute pureté, ni me voir au milieu de ces âmes sans taches qui l'habitent. Envoyez-moi dans le lieu de l'expiation; mais ne me chassez pas pour toujours de votre présence. Il me suffit qu'un jour, dans la suite des temps et quand il vous plaira, vous m'appeliez au Paradis, pour y chanter éternellement vos miséricordes. En ce moment, levez la main sur moi, ô mon Juge bien-aimé; bénissez-moi et dites-moi que je suis à vous, que vous êtes et que vous serez toujours à moi. Moi, je vous aimerai toujours, et toujours aussi vous m'aimerez. Il faut donc que maintenant je vous quitte pour descendre dans les flammes expiatoires. Je pars content, parce que j'y vais pour vous aimer, mon Rédempteur, mon Dieu, mon tout. Oui, je pars content; mais sachez-le, durant tout le temps qu'il me faudra passer loin de vous, la plus grande de mes peines sera précisément de me trouver loin de vous. Oh! Comme je vais, Seigneur, compter les moments jusqu'à votre appel! Ayez pitié d'une âme qui vous aime de toutes ses forces et qui soupire après vous, afin de vous aimer plus parfaitement.

 Voilà, ô mon Jésus, ce que j'espère vous dire alors. Je vous en prie, accordez-moi la grâce de vivre en sorte que je puisse alors vous tenir ce langage. Donnez-moi la sainte persévérance; donnez-moi votre amour.

 Et vous, ô sainte Mère de Dieu, ô Marie, secourez-moi; priez Jésus pour moi.
 
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Dieu essuiera toute larme de leurs yeux et il n'y aura plus de mort » (Apocalypse 21, 4). Le Seigneur essuiera donc lui-même des yeux de ses serviteurs mourants les larmes que, durant leur vie, ils auront répandues parmi tant de peines, de craintes, de périls et de luttes avec l'enfer. Oui, ce qui consolera plus particulièrement un chrétien, quand au terme d'une vie sanctifiée par l'amour de Dieu, il recevra la nouvelle de sa mort prochaine, ce sera de penser que bientôt vont cesser pour lui tant d'occasions d'offenser Dieu, tant d'angoisses de consciences et tant de lamentations suscitées par les démons. La vie présente est une guerre sans trêve ni merci avec l'enfer; et nous y courons sans cesse le risque de perdre notre âme et Dieu. « Sur cette terre, dit saint Ambroise, nous marchons toujours au milieu des pièges que nous tendent nos ennemis dans le but de nous enlever la vie de la grâce » (S. Ambroise, De bono mortis, c. 3, n. 12, PL 14, 545). Saint Pierre d'Alcantara avait le sentiment de ce péril lorsque, étant déjà à l'agonie et se sentant touché par le religieux qui le soignait, il s'écria: « Retirez-vous, mon frère, retirez-vous; car je suis encore en vie et encore en danger de me perdre » (L. Sueco, Vita S. Petri de Alcantara, lib. 5, c. 7, Rome, 1669, p. 252). Sous l'impression de ce même sentiment sainte Thérèse tressaillait de joie, chaque fois qu'elle entendait sonner l'heure (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 40, n. 20; « Entendre la pendule me console, il me semble que le moment de voir Dieu se rapproche lorsque je vois que cette heure de ma vie est passée » (MA, p. 317)); car, disait-elle en se réjouissant qu'une heure de combat fût encore passée, à chaque instant de ma vie je puis pécher et perdre Dieu. C'est pourquoi tous les saints reçoivent avec tant de joie la nouvelle de leur mort: elle leur laisse entrevoir, outre la cessation de la lutte et du péril, l'heure prochaine où ils auront enfin le bonheur de ne pouvoir plus perdre Dieu.

 On lit, dans les vies des Pères du désert (Vies des Pères, lib. 5, n. 52, PL 73, 940), qu'un vieux moine de la Scythie, étant à ses derniers moments, riait, tandis que les autres versaient des larmes. Comme on lui demandait la cause de sa joie: « Mais vous, répondit-il, pourquoi pleurez-vous en me voyant passer du combat au repos? » -- « Réjouissez-vous avec moi, disait également sainte Catherine de Sienne en mourant, de ce que je quitte cette terre de misères pour aller au séjour de la paix. » (Raymond de Capoue, Vie de S. Catherine de Sienne, 3è partie, ch. 4, n. 4, t. 2, Paris, 1877, trad. E. Cartier, p. 35: « Mes fils bien-aimés, vous ne devez pas vous affliger de ma mort; il faut plutôt vous réjouir avec moi et me féliciter parce que je quitte ce lieu de peines, et que je vais me reposer dans l'océan de paix, Dieu éternel ») -- « Si quelqu'un, dit saint Cyprien, habitait une maison dont les murs chancelants, ainsi que les plafonds et le toit en mauvais état fissent craindre une ruine prochaine, quel ne serait pas son désir de la quitter au plus tôt? » (S. Cyprien, De mortalitate, n. 25, PL 4, 600). Or ici-bas tout menace de ruiner notre âme, le monde, l'enfer, les passions, les sens rebelles, tout nous entraîne au péché et à la mort éternelle. « Qui me délivrera de ce corps de mort, s'écriait l'Apôtre » (Romains 7, 24) ? Oh! Quelle allégresse pour une âme de s'entendre dire: « Viens du Liban, ô mon épouse, sors des antres des lions » (Cantiques 4, 8). Sortez de cette vallée de larmes, sortez des repaires de ces lions qui cherchent à vous dévorer et à vous faire perdre la grâce divine. Aussi, pressé du désir de la mort, saint Paul disait-il que Jésus Christ était son unique vie; et la mort, il la regardait comme l'unique gain qu'il pût faire, puisque, grâce à elle, une vie qui ne connaît point de fin allait devenir son partage. « Pour moi, vivre c'est Jésus Christ et mourir m'est un gain » (Philippiens 1, 21).

 C'est une grande faveur que Dieu fait à une âme de l'enlever de ce monde, quand elle se trouve en étant de grâce; car en cette vie on peut toujours faillir et perdre l'amitié de Dieu. « Il a été enlevé, dit la sagesse, de peur que son esprit ne fût corrompu par la malice » (Sagesse 4, 11). Sans doute il est heureux ici-bas, celui qui vit dans l'union avec Dieu. Mais de même que le navigateur ne peut se croire hors de danger, à moins d'être entré dans le port et de se trouver à l'abri de la tempête, de même une âme ne peut s'estimer pleinement heureuse qu'au moment où elle sort de ce monde en état de grâce. « Félicitez l'heureux navigateur, dit saint Maxime, mais seulement quand il est parvenu au port » (S. Maxime de Turin, Homélie 78, PL 57, 419. Cette homélie fut un temps attribuée à saint Ambroise). Si donc le pilote ressent une grande joie quand, après tant de périls, il se voit sur le point d'aborder au port, combien plus grande sera l'allégresse de l'âme au moment de voir son salut assuré pour toujours!

 De plus, on ne peut vivre ici-bas sans commettre au moins des fautes légères. « Car le juste tombera sept fois » (Proverbes 24, 16). Celui qui sort de cette vie, cesse donc de causer du déplaisir à Dieu. « Qu'est-ce que la mort, dit saint-Ambroise, sinon le tombeau des vices? » (S. Ambroise, De bono mortis, c. 4, n. 15, PL 14, 547). Et voilà encore ce qui fait vivement désirer la mort à ceux qui aiment Dieu. C'est ainsi que le vénérable père Vincent Caraffa (D. Bartoli, Della vita del P. Vincenzo Carafa, lib. 2, c. 10, Rome, 1651, p. 202), près d'expirer, se consolait; car, se disait-il, en cessant de vivre, je cesse d'offenser Dieu. « Pourquoi tant désirer de vivre, disait saint Ambroise, quand le fardeau de nos péchés ne fait que s'accroître avec le nombre de nos années? » (S. Ambroise, De bono mortis, c. 2, n. 6, PL 14, 542). Celui qui meurt dans la grâce de Dieu, va se trouver hors d'état de pouvoir offenser Dieu et même d'en avoir la pensée. « Un mort a désappris de pécher, disait encore saint Ambroise » (S. Ambroise, Expositio in Ps. 118, sermons 18, n. 3, PL 15, 1453). C'est la raison pour laquelle le Seigneur donne aux morts la préférence sur tout homme vivant quel qu'il soit et si saint qu'on le suppose. « J'ai loué les morts plus que les vivants » (Ecclésiaste 4, 2). Un homme de bien ordonna qu'à l'approche de sa mort, celui qui serait chargé de l'avertir, le fit en ces termes: consolez-vous; le temps est venu, où vous ne pourrez plus offenser Dieu.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 « Je remets mon âme entre vos mains, c'est vous qui m'avez racheté, Seigneur, Dieu de vérité » (Psaume 30, 6). Ah! Mon doux Rédempteur, qu'en serait-il de moi, si vous m'aviez fait mourir lorsque je m'égarais loin de vous? Hélas! Je me trouverais en enfer, où je ne pourrais plus vous aimer. Je vous remercie non seulement de ne m'avoir pas abandonné, mais encore de m'avoir comblé de vos grâces pour gagner mon coeur. Je me repens de vous avoir offensé. Je vous aime par-dessus toutes choses. Ah! Je vous en prie, faites-moi connaître de plus en plus le tort que j'ai eu en vous méprisant et l'amour que mérite votre infinie bonté. Je vous aime; et, si tel est votre bon plaisir, je voudrais mourir bientôt pour ne plus me trouver en danger de perdre encore votre grâce et pour être assuré de vous aimer éternellement. Durant les années que j'ai encore à vivre et avant que la mort vienne, donnez-moi, ô mon bien-aimé Jésus, la force de faire quelque chose pour vous. Fortifiez-moi contre les tentations et contre mes passions, surtout contre la passion qui m'a jusqu'ici le plus entraîné dans le péché. Donnez-moi la patience dans les maladies, donnez-moi la patience dans les injures que me feront les hommes. Pour l'amour de vous, je pardonne en ce moment à tous ceux qui m'ont fait quelque tort et je vous prie de leur accorder les grâces qu'ils désirent. Donnez-moi la force d'être plus attentif à éviter le péché, même les fautes vénielles, dont je reconnais avoir fait trop peu de cas. O mon Sauveur, assistez-moi: c'est en vos mérites que je mets toute mon espérance. Et vous, ô Marie, ma mère et mon espérance, j'implore en toute confiance votre intercession.
 
 
 

TROISIÈME POINT
 

 La mort n'est pas seulement la fin de nos misères, elle est encore « la porte de la vie », comme dit saint Bernard. Pour aller jouir de la vue de Dieu dans le ciel il faut nécessairement passer par cette porte. « Voici, s'écriait le Psalmiste, la porte du Seigneur; par elle entreront les justes » (Psaume 117, 20). Et saint Jérôme, s'adressant à la mort, lui disait: « Ouvre-moi, ô ma Soeur » (Eusèbe (plutôt auteur inconnu), Lettre à Damase d'Ostie sur la mort de Jérôme, ch. 37, PL 22, 264. Cf. Sixième Considération). Car, ô mort, ô ma Soeur bien-aimée, si tu ne m'ouvres la porte, je ne puis aller jouir de la vue de mon Dieu. Saint Charles Borromée (S. Charles Borromée cité par C. G. Manse, Bibliotheca moralis praedicabilis, t. 3, Venise, 1703, p. 328), ayant aperçu dans son palais un tableau, où la mort était représentée sous la forme d'un squelette tenant une faux à la main, fit venir le peintre et lui demanda de remplacer cette faux par une clef d'or. Le saint voulait par là s'exciter toujours d'avantage à désirer la mort. C'est qu'en effet la mort seule a le privilège de nous ouvrir le ciel, où nous aurons le bonheur de voir notre Dieu.

 Saint Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Au peuple d'Antioche, homélie 5, n. 2, PG 49, 71) a dit: Si un roi avait préparé pour l'un de ses sujets un appartement dans son palais, et qu'en attendant il lui assignât pour demeure une étable, avec quelle ardeur cet homme ne devrait-il pas soupirer après le jour où, quittant ce réduit, il franchirait le seuil du palais? Ici-bas, l'âme est dans le corps, comme dans une prison; et, à moins d'en sortir, elle ne peut entrer dans le palais du ciel. C'est pourquoi David adressait à Dieu cette prière: « Retirez mon âme de la prison » (Psaume 141, 8). Et quand le saint vieillard Siméon prit dans ses bras l'Enfant Jésus, il ne sut lui demander d'autre grâce que celle de mourir, afin d'être délivré de la prison de cette vie: « Maintenant, Seigneur, vous laisserez partir votre serviteur » (Luc 2, 29). « Il demande, remarque saint Ambroise, qu'on le laisse partir, comme si on le retenait de force » (S. Ambroise, De bono mortis, c. 2, n. 5, PL 14, 541). Telle était également la grâce que désirait l'Apôtre quand il disait: « Je désire d'être dissous et d'être avec Jésus Christ » (Philippiens 1, 23).

 Quelle joie ce fut pour l'échanson de Pharaon d'apprendre de la bouche de Joseph qu'il allait bientôt sortir de prison et reprendre ses anciennes fonctions. Et une âme qui aime Dieu, ne se réjouirait pas de savoir que bientôt elle va quitter la prison de ce monde pour aller jouir de la vue de Dieu! « Tant que nous sommes dans ce corps, dit l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur » (2 Corinthiens 5, 6). Oui, tant que notre âme se trouve unie à notre corps, nous sommes privés de la vue de Dieu, relégués en quelque sorte sur une terre étrangère et loin de notre patrie. C'est pourquoi saint Bruno disait en parlant de la fin de notre vie: « Il ne faut pas l'appeler la mort, mais le commencement de la vie, la vie-elle même » (S. Bruno d'Asti, évêque de Segni, Expositio in Job, ch. 11, PL 164, 593; cf. aussi S. Bruno, évêque de Wurtzbourg, Expositio Psalmorum, Ps. 43, 21, PL 142, 185). C'est pour cela aussi que le jour de la mort des saints se nomme le jour de leur naissance. En effet, ce jour-là ils naissent à cette vie bienheureuse qui n'aura jamais de fin. « Pour les justes, dit saint Athanase, ce n'est pas une mort, mais une translation, » (S. Athanase (douteux), De virginitate sive de ascesi, n. 18, PG 28, 274) un passage à la vie éternelle. « O mort, s'écriait saint Augustin, aimable mort, comment ne pas te désirer, toi, le terme de tous nos maux, la  fin du travail et le commencement de l'éternel repos? » (S. Augustin (plutôt auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), De vistatione infirmorum, lib. 1, c. 6, PL 40, 1152). Aussi disait-il à Dieu de toute l'ardeur de son âme: « Puissé-je mourir, Seigneur, afin d'aller jouir de votre vue! » (S. Augustin (Plutôt compilateur anonyme du XIIIè selon Glorieux, n. 40), Soliloquiorum animae ad Deum, c. 1, PL 40, 865).

 « Que le pécheur craigne de mourir, lui, qui doit passer de la mort temporelle à la mort éternelle, on le conçoit », dit saint Cyprien (S. Cyprien, De mortalitate, n. 14, PL 4, 592). Mais qu'elle soit dans la crainte, l'âme, qui possédant la grâce de Dieu, espère passer de la mort à la vie. On rapporte, dans l'histoire de saint Jean l'Aumônier (Leontius, Vita S. Joannis Eleemosynarii, c; 25, PL 73, 362), qu'un homme riche, désirant obtenir de Dieu une longue vie pour son fils unique, avait, à cette intention, réclamé les prières du saint et lui avait fait de grandes largesses. Or, l'enfant mourut à quelques temps de là; et, comme le père sa lamentait de cette mort, un ange vint lui dire de la part de Dieu: Vous avez demandé une longue vie pour votre fils. Sachez donc qu'il vit déjà dans le ciel et pour toujours. Telle est la grâce que Jésus Christ nous a obtenue, selon cette promesse faite par le prophète Osée: « O mort, je serai ta mort » (Osée 13, 14); c'est-à-dire que Jésus en mourant pour nous, a fait que la mort devint vie. Lorsque l'on conduisait saint Pionius au lieu de son supplice, les gardes lui demandèrent comment il pouvait aller à la mort avec tant de joie. « Vous vous trompez, leur répondit le saint martyr, ce n'est pas à la mort que je vais, mais à la vie » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 4 (1er février), Paris, 1863, p. 46). La mère de Saint Symphorien encourageait de la même manière son fils au moment où il allait endurer le martyre. « Mon enfant, disait-elle, on ne t'arrache pas la vie; on te la change en une meilleure » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 38 (22 août), Paris, 1867, p. 497).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Dieu de mon âme! Par le passé je vous ai déshonoré en vous abandonnant; mais votre divin Fils vous a honoré en vous offrant sa vie sur l'autel de la Croix. Par cet honneur que vous a rendu votre Fils bien-aimé, pardonnez-moi le déshonneur que je vous ai causé; O souverain Bien, je me repens de vous avoir offensé et je vous promets de n'aimer désormais que vous seul. C'est de vous que j'espère mon salut. Tout ce que j'ai de bien en ce moment, je le tiens de votre grâce; oui, je reconnais que tout me revient de vous. « C'est par la grâce de Dieu que je suis tout ce que je suis » (I Corinthiens 15, 10). Si, par le passé, je vous ai déshonoré, j'espère vous honorer éternellement, en bénissant à jamais votre miséricorde. Je me sens un grand désir de vous aimer. Ce désir, c'est vous qui me le donnez; je vous en remercie, ô mon Amour. Continuez, continuez de m'aider comme vous avez commencé de le faire: j'espère être désormais à vous et tout à vous. Je renonce à tous les plaisirs du monde. Et quel plus grand plaisir puis-je avoir de vous être agréable, à vous, Seigneur, qui êtes si aimable et qui m'avez tant aimé? Je vous demande seulement votre amour, ô mon Dieu; oui, votre amour, rien que votre amour. Et cette demande, j'espère vous l'adresser toujours et toujours vous demander votre amour,jusqu'à ce qu'enfin, expirant dans votre amour, je parvienne au royaume de l'amour, pour y être rempli d'amour, sans avoir besoin de le demander encore et sans jamais cesser durant toute l'éternité de vous aimer un seul instant de toutes mes forces.

 O Marie, ma Mère, vous qui aimez tant votre Dieu et qui désirez tant de le voir aimé, faites que je l'aime beaucoup en cette vie afin que je l'aime beaucoup en l'autre et pour toujours.
 
 
 
 

NEUVIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Paix du juste à la mort
 

« Les âmes des justes sont dans la main de Dieu et le tourment de la mort ne les touchera pas. Aux yeux des insensés, ils ont paru mourir... mais eux sont en paix »
(Sagesse 3, 1-3)
 
 

PREMIER POINT
 

 « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu » (Sagesse 3, 1). Si Dieu tient ainsi dans ses mains les âmes des justes, qui pourra jamais les en arracher? Il est vrai que l'enfer ne manque pas de tenter et d'assaillir les saints eux-mêmes au moment de leur mort. Mais Dieu, de son côté, ne manque pas de les secourir; et plus ses fidèles serviteurs courent de dangers, plus il les assiste et multiplie ses secours. « Plus il y a de périls, dit saint Ambroise, plus Dieu envoie d'assistance; car il est le Dieu qui aide en temps opportun » (S. Ambroise, De Ioseph patriarcha, c. 5, n. 27, PL 14, 653). Grande fut la frayeur du serviteur d'Elisée, quand il vit les ennemis se ranger autour de la ville. Mais le prophète lui rendit bon courage par ces paroles: « Ne crains pas; car il y a plus de monde avec nous qu'il n'y en a avec eux » (2 Rois 6, 16). Et il lui fit voir une armée d'anges que Dieu avait envoyés pour défendre la ville. Oui, le démon viendra tenter le moribond. Mais l'ange gardien viendra aussi pour le fortifier. Viendront également ses saints patrons, ainsi que saint Michel, spécialement chargé de défendre les fidèles serviteurs de Dieu dans leur dernier combat avec l'enfer. Elle viendra aussi, la divine Mère, pour chasser les ennemis et pour prendre son enfant dévoué sous sa spéciale protection. Mais c'est surtout Jésus Christ qui viendra prémunir cette âme contre les tentations, car innocente ou pénitente, peu importe, elle est sa chère brebis et il a donné sa vie pour la sauver. Tout ce qu'une pareille lutte exige de confiance et de force, elle le recevra de Jésus Christ; et toute remplie de courage, elle s'écriera: « Le Seigneur est devenu mon aide » (Psaume 29, 11). « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrais-je? » (Psaume 26, 1). « Dieu, dit Origène, prend beaucoup plus de soin pour nous sauver, que le démon n'en prend pour nous perdre » (Origène, Homélie 20 sur les Nombres, PG 12, 734). Car Dieu nous aime bien plus que le démon ne nous hait.

 « Dieu est fidèle, dit l'Apôtre, et il ne permet pas que nous soyons tentés au delà de nos forces » (1 Corinthiens 10, 13). Cependant direz-vous, nombre de saints ont en mourant éprouvé de grandes craintes au sujet de leur salut éternel. Je réponds: on trouve peu d'exemples de chrétiens, qui, après avoir mené une bonne vie, aient éprouvé une telle crainte à leurs derniers moments. Et si parfois Dieu permet que quelques-uns l'éprouvent réellement « c'est dit Vincent de Beauvais, pour achever ici-bas de les purifier de leurs défauts » (Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 1, dist. 3, Venise, 1591, p. 125). Du reste, en lisant l'histoire des serviteurs de Dieu, on voit que presque tous sont morts le sourire aux lèvres. Oui, tous les hommes à la mort tremblent devant les jugements de Dieu. Mais, tandis que les pécheurs tombent de la crainte dans le désespoir, les justes passent au contraire de la crainte à la confiance. -- Durant une de ses maladies, saint Bernard éprouvait ce sentiment de crainte et il était tenté de défiance; mais la pensée des mérites de Jésus Christ dissipa ses craintes. « Mon Jésus disait-il, vos blessures sont mes mérites » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tr. 13, c. 3, t. 4, Vérone 1740, col 706. Cf. Bernardi vita prima auctore Guillermo, lib. 1, c. 12, n. 57, PL 185, 258). Saint Hilarion eut aussi ses frayeurs; mais ensuite il s'écria plein de joie: « Sors, ô mon âme, sors. Que crains-tu? Voilà près de soixante-dix ans que tu sers le Christ, et tu crains la mort? » (Cf. S. Jérôme, Vita S. Hilarionis, n. 45, PL 23, 52). O mon âme, voulait-il dire, qu'as-tu à craindre, après avoir servi un Dieu fidèle dans ses promesses et incapable d'abandonner ceux qui lui furent fidèles pendant leur vie? On demandait au Père Joseph Scamacca, de la Compagnie de Jésus, s'il mourait avec confiance: « Hé quoi! Répondit-il, ai-je servi Mahomet pour que je doive maintenant mettre en doute la bonté de mon Dieu et sa volonté sincère de me sauver? » (P. De Barry, L'arte d'imparare a ben morire, Milan, 1674, p. 290).

 Que si jamais le souvenir des offenses, dont nous nous sommes autrefois rendus coupables contre Dieu, vient nous tourmenter au moment de la mort, sachons que le Seigneur a protesté de ne plus même se rappeler les péchés de ceux qui se repentent: « Si l'impie fait pénitence... je ne me souviendrai plus de toutes les iniquités qu'il a commises » (Ézéchiel 18, 21). Mais, direz-vous encore, comment pouvons-nous être assurés que Dieu nous a pardonné? Saint Basile se demandait également par quel moyen on peut à bon droit se tenir pour certain d'avoir obtenu le pardon de ses péchés; et il répondait: pour cela il suffit de dire: « Je hais l'iniquité et je l'ai en abomination » (S. Basile de Césarée, Petites Règles, question 12, PG 31, 1090: « Comment l'âme aura-t-elle la conviction que Dieu lui a pardonné ses fautes? Lorsqu'elle se verra dans les sentiments de celui qui a dit « j'ai détesté l'iniquité et je l'ai prise en horreur », car Dieu nous a, quant à lui, déjà pardonné d'avance » (Les Règles monastiques, trad. L. Lèbe, Maredsous, 1969, p. 181). Oui, celui qui hait le péhcé, peut être sûr que Dieu lui a déjà pardonné. Le coeur de l'homme ne peut vivre sans aimer: ou bien il aime les créatures, ou bien il aime Dieu; si donc il n'aime pas les créatures, c'est Dieu qu'il aime. Mais qui aime Dieu? Celui qui observe ses commandements, suivant cette parole de Jésus Christ: « Celui qui a mes commandements et les garde, c'est celui-là qui m'aime » (Jean 14, 21). Par conséquent mourir dans la fidélité aux commandements, c'est mourir dans l'amour de Dieu. Or celui qui aime Dieu, est à l'abri de toute crainte. « Car la charité bannit la crainte » (1 Jean 4, 18).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, quand viendra ce jour où je pourrai dire: Mon Dieu, je ne puis plus vous perdre! Quand sera-ce que je vous verrai face à face et que j'aurai l'assurance de vous aimer de toutes mes forces durant toute l'éternité! Hélas! Mon souverain bien, mon unique amour, faut-il donc que durant toute ma vie je sois exposé à vous offenser et à perdre le trésor si précieux de votre grâce? Il fut malheureusement un temps où je ne vous aimais point et où je méprisais votre amour. Mais je me repens de toute mon âme et j'espère que vous m'avez déjà pardonné. Maintenant je vous aime de tout mon coeur et il n'est rien que je ne sois prêt à faire pour vous contenter. Mais je suis encore en danger de vous retirer mon amour et de vous abandonner à nouveau. Ah! Mon Jésus, ma vie, mon trésor, ne le permettez pas. Si jamais je devais tomber dans ce suprême malheur, faites-moi mourir à l'instant même, de n'importe quelle mort. Si dure qu'elle doive être, je l'accepterai avec bonheur et je vous la demande, Père éternel, pour l'amour de Jésus Christ, ne me laissez pas courir à ma ruine; mais plutôt infligez-moi tel châtiment qu'il vous plaît; je le mérite et je m'y soumets; mais épargnez-moi la peine de me voir privé de votre grâce et de votre amour. Mon Jésus, recommandez-moi à votre Père céleste.

 Marie, ma mère, recommandez-moi à votre divin Fils, obtenez-moi la persévérance dans son amitié et la grâce de l'aimer. Qu'il fasse ensuite de moi ce qui lui plaît.
 
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu et le tourment de la mort ne les touchera pas. Aux yeux des insensés ils ont paru mourir; mais ils sont en paix » (Sagesse 3, 1-3). Oui, aux yeux des insensés, les serviteurs de Dieu semblent mourir absolument comme les mondains, c'est-à-dire dans l'affliction et à contre-coeur. Mais il n'en est pas ainsi, car Dieu sait bien consoler ses enfants à leur dernier moment, et jusqu'au milieu des douleurs de la mort, leur faire éprouver certaines joies ineffables, qui sont comme un avant-goût du ciel où bientôt il va les introduire. Ceux qui meurent dans le péché, commencent, dès leur lit de mort, à ressentir comme un prélude de l'enfer par les remords, les terreurs et le désespoir qui les accablent. Mais les saints, grâce aux actes d'amour divin qu'ils multiplient alors plus que jamais, grâce aussi à leurs désirs et à leur confiance de posséder bientôt le souverain Bien, les saints commencent, avant de mourir, à goûter cette paix dont ensuite ils jouiront pleinement dans le ciel. Car la mort des saints n'est pas un châtiment, mais une récompense. « Lorsqu'il aura donné le sommeil à ses bien-aimés, dit le Psalmiste, alors l'héritage du Seigneur leur sera accordé » (Psaume 126, 2). Le trépas de celui qui aime Dieu ne doit pas s'appeler mort, mais sommeil. De sorte que le juste peut à bon droit dire alors: « Je m'endormirai et je reposerai dans la paix » (Psaume 4, 9).

 Le Père Suarez mourut dans une si grande paix qu'à ses derniers moments il disait: « Non, je ne croyais pas qu'il fût si doux de mourir » (G. Patrignani, Menologio... di alcuni religiosi della Compagnia di Gesù, t. 3, Venise, 1730, p. 221). -- Le médecin du cardinal Baronius lui ayant recommandé de ne pas penser à la mort, « et pourquoi, lui répondit le malade? Pensez-vous donc que je la craigne? Loin de la craindre, je l'aime! » (H. Barnabeus, Vita Caesaris Baronio, lib. II, c. 9, Rome, 1651, p. 112) – Le cardinal Fisher, évêque de Rochester, étant sur le point d'aller mourir pour la Foi, voulut, ainsi que le rapporte Sanders, se revêtir, de ses plus beaux habits; « car, disait-il, je vais aux noces. » A peine se trouva-t-il en vue de l'échafaud que, jetant son bâton: « En avant mes pieds, s'écria-t-il, nous ne sommes pas loin du ciel » (N. Sanders, De origine ac progressu schismatis anglicani, t. 1, Rome, 1586, p. 133, Jean Fisher (1469-1535) a été canonisé en 1935 par Pie XI). Au dernier moment, il entonna le Te Deum en action de grâces du bonheur que Dieu lui faisait de mourir pour la Foi; et c'est ainsi que, plein d'allégresse, il posa sa tête sur le billot fatal. -- Saint François d'Assise chantait à l'approche de la mort et il priait ses confrères de chanter avec lui. « Père, lui dit alors un frère, il ne convient pas de chanter en mourant, mais plutôt de pleurer. » « Et moi, reprit le saint, je ne puis me défendre de chanter à la pensée que bientôt j'irai jouir de mon Dieu! » (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 2, ch. 65, t. 1, Venise, 1582, p. 258) – Une religieuse carmélite se mourait à la fleur de l'âge, et ses compagnes, rangées autour d'elle, versaient des larmes. « Oh Dieu! Leur dit-elle, pourquoi pleurez-vous? Je vais voir mon bien-aimé Jésus; si vous m'aimez, réjouissez-vous avec moi. » (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 264. La religieuse morte à 19 ans en 1684 au Carmel de Palerme s'appelait soeur Geronima Francesca Maurice).

 Le Père de Grenade (L'histoire ne se trouve pas dans Louis de Grenade mais dans Henri Gran, Magnum speculum exemplorum, dist. IX, ex. 138, Venise, 1605, p. 641, Saint Alphonse a cité trois fois cette histoire: ici, dans la Sainte Religieuse et dans la Conformité à la volonté de Dieu, variant les détails selon ses sources: G. F. Barbieri, Scaramelli, Rodriguez), rapporte qu'un chasseur se trouva un jour en présence d'un solitaire, lequel atteint de la lèpre et sur le point de mourir, faisait retentir l'air de ses chants. « Comment, lui dit le chasseur, vous pouvez chanter dans cet état. » « Mon frère, répondit-il, entre Dieu et moi il n'y a que la muraille de mon corps; je le vois maintenant tomber morceaux par morceaux; c'est ma prison qui s'écroule et je vais voir mon Dieu. » Dans l'ardeur du désir qui le consumait de voir Dieu, saint Ignace, martyr, protestait que si les bêtes féroces ne venaient pas lui ôter la vie, lui-même les provoquerait. « Oui, disait-il, je les forcerai bien de me dévorer » (Le texte provient de S. Jérôme, De viris illustribus, c. 16, PL 23, 635. Cf. S. Ignace D'Antioche, Épître aux Romains, n. 5, PG 5, 691: « Puissé-je jouir des bêtes qui me sont préparées. Je souhaite qu'elles soient promptes pour moi. Et je les flatterai, pour qu'elles me dévorent promptement, non comme certains dont elles ont peur » (SC 10, trad. Th. Camelot, p. 101)) – Sainte Catherine de Sienne ne pouvait souffrir que devant elle on parlât de la mort comme d'un malheur. « O mort bien-aimée, s'écriait-elle, que les hommes sont injustes envers toi! Mais pourquoi ne viens-tu pas à moi, quand jour et nuit je t'appelle? » (C. Marabotto – E. Vernazza, Vita... di S. Catherina fiesca Adorna, c. 7, Padoue, 1743, p. 28) – Telle était même l'ardeur avec laquelle sainte Thérèse soupirait après la mort que pour elle la mort consistait à ne pas mourir; et ce fut dans ce sentiment qu'elle composa son célèbre cantique: « Je me meurs de ne point mourir! » (S. Thérèse d'Avila, Poésies, I: « Je vis sans vivre en moi-même / et de telle manière j'espère / que je meurs de ne pas mourir » (MA, p. 1067). Sur ces paroles saint Alphonse a composé le cantique O Angeli amanti (Anges qui dans le ciel brûlez du pur amour, / Du ciel venez en aide)) – Voilà quelle idée les saints ont de la mort.
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Dieu, mon souverain bien, si, par le passé, je ne vous ai pas aimé, maintenant je me donne tout à vous. Je dis adieu à toutes les créatures; et c'est vous, ô mon très aimable Seigneur, que je choisis pour l'unique objet de mon amour. Dites ce que vous voulez de moi; je suis tout disposé à le faire. Hélas! Je ne vous ai que trop offensé. Aussi est-ce à vous plaire que je veux employer tout le reste de ma vie. Vous-même donnez-moi la force de réparer par mon amour l'ingratitude que je vous ai montrée jusqu'ici. Depuis un si grand nombre d'années je méritais de brûler dans le feu de l'enfer et vous m'avez tant poursuivi qu'enfin vous m'avez ramené à vous; faites donc que maintenant je brûle du feu de votre amour. Je vous aime, ô mon Dieu, Bonté infinie! Vous voulez être l'unique maître de mon coeur. Ah! Certes, vous en avez le droit, puisque personne ne m'a aimé comme vous m'avez aimé. Et moi, je ne veux aimer que vous seul et je suis prêt à tout pour entreprendre pour vous faire plaisir. Disposez de moi comme vous voulez. C'est assez pour moi que je vous aime et que vous m'aimiez.

 Marie, ma Mère, aidez-moi; priez Jésus pour moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Comment pourrait-on craindre la mort quand on espère qu'après la mort on sera couronné roi dans le ciel? « Ne craignons pas de tomber sous le glaive, disait saint Cyprien, car il est certain qu'à peine immolé, nous recevrons la couronne. » (S. Cyprien, Lettre aux fidèles de Thibaris, n. 3, PL 4, 352). Quel moyen encore de craindre la mort, quand nous savons que mourir en état de grâce c'est assurer à notre corps la gloire de l'immortalité? « Il faut, dit saint Paul, que ce corps mortel revête l'immortalité » (1 Corinthiens 15, 53). Celui qui aime Dieu et aspire à le voir, ne regarde cette vie que comme un supplice et la mort comme un bonheur. « Il se résigne à vivre, dit saint Augustin, mais il se réjouit de mourir » (S. Augustin, Sur l'épître de saint Jean, traité 9, n. 2, PL 35, 2046: « Mais celui qui désire, comme le dit l'Apôtre, s'en aller et être avec le Christ, ne meurt pas avec patience, mais vit avec patience et meurt avec délices » (SC 75, trad. P. Agaëse, p. 381)). « Il est vrai, ajoute saint Thomas de Villeneuve, que si la mort trouve l'homme endormi, elle se jette sur lui comme un voleur; elle le dépouille, le tue et le précipite dans le puits de l'enfer; mais si elle le trouve éveillé, elle vient, ambassadrice de Dieu, le saluer et lui dire: Le Seigneur vous invite aux noces. Venez; je vous conduirai dans ce bienheureux Royaume, après lequel vous soupirez » (S. Thomas de Villeneuve, De S. Ildephonso, concio 2, n. 10, Conciones, t. 2, Milan, 1760, col. 631. Parlant des ouvrages de Thomas de Villeneuve, S. Alphonse écrivait: « C'est très beau! » (Lettere, I, p. 233)).

 Oh! Avec quelle allégresse on attend l'arrivée de la mort, quand on se trouve en état de grâce et qu'on espère voir bientôt Jésus Christ et entendre sortir de sa bouche ces douces paroles: « Courage, bon et fidèle serviteur; parce que tu as été fidèle dans les petites choses, je t'établirai sur les grandes » (Matthieu 25, 21). Quelle consolation procureront alors les pénitences, les oraisons, le détachement des biens de la terre, et tout ce qu'on aura fait pour Dieu! « Dites au juste que c'est bien; parce qu'il recueillera le fruit de ses oeuvres » (Isaïe 3, 10). Oui, celui qui aura aimé Dieu, goûtera alors le fruit de toutes ses saintes oeuvres. C'est pour cette raison que le Père Hippolyte Durazzo (T. Campora, Vita del P. Ippolito Durrazzo, lib. I, Gênes, 1690, pp. 221, 243, etc.), de la compagnie de Jésus, loin de pleurer, se sentait inondé de joie quand quelque religieux de ses amis mourait avec des signes de prédestination. « Quelle absurdité ne serait-ce pas, disait saint Jean Chrysostome. « Quelle absurdité ne serait-ce pas, disait saint Jean Chrysostome, de croire à un paradis éternel et de plaindre celui qui s'y rend! » (S. Jean Chrysostome, A une jeune veuve, n. 3, PG 48, 102: « Quoi? N'est-ce pas absurde d'avouer que le ciel est bien supérieur à la terre, et de pleurer ceux qui, de cette terre, sont passés au ciel? » (SC 138, trad. G. G. Ettlinger, p. 129)) Quelle consolation surtout de se rappeler, dans ses derniers moments, tant d'hommages qu'on aura rendus à la Mère de Dieu: rosaires, visites, jeûnes du samedi, pieuses réunions en son honneur! Marie est appelée la Vierge fidèle, et combien n'est-elle pas fidèle à consoler ses fidèles serviteurs au moment de la mort! Un de ces chrétiens, dévoués à la très sainte Vierge, disait en mourant au Père Binet: « Mon Père, vous ne sauriez croire la consolation que donne à un moribond la pensée d'avoir servi la très sainte Vierge! Mon Père, si vous saviez quel contentement j'éprouve d'avoir été le serviteur de cette bonne Mère! Oh non! Je ne saurais l'exprimer » (E. Binet, Marie, chef-d'oeuvre de Dieu, 3è partie, ch. 5, Paris, 1864, p. 387). Et pour celui qui a, durant sa vie, aimé Jésus Christ, qui l'a souvent visité au Saint Sacrement et fréquemment reçu dans la sainte Communion, quelle joie de voir le Seigneur franchir le seuil de sa chambre et de se faire son Viatique pour l'accompagner dans le passage de cette vie à l'éternité! Oh! Bienheureux celui qui pourra dire alors avec saint Philippe Néri: « Voici mon amour! Voici mon amour! Donnez-moi mon amour! » (G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 4, c. 1, n. 4, Bologne, 1686, p. 273)

 Mais, direz-vous, qui sait quel sort m'est réservé? Qui sait si je ne finirai par faire une mauvaise mort? Et moi, je vous demande à vous qui parlez de la sorte: qu'est-ce qui rend la mort mauvaise? Le péché, le péché seul. C'est donc le péché seul que nous devons craindre et non pas la mort. « Nul doute, dit saint Ambroise, que l'amertume de la mort ne soit causée par le péché plutôt que par la mort elle-même. Ce n'est donc pas à la mort, mais à notre conduite qu'il faut nous en prendre de toutes nos terreurs! » (S. Ambroise, De bono mortis, c. 8, n. 31-33, PL 14, 555-556). Voulez-vous que la mort ne soit plus à craindre? Eh bien! Menez une bonne vie. « Celui qui craint le Seigneur se trouvera heureux dans ses derniers moments » (Ecclésiastique 1, 13).

 Le Père de la Colombière regardait comme une chose moralement impossible que l'on fit une mauvaise mort, après avoir été fidèle à Dieu pendant sa vie. (B. Claude de La Colombière, Sermon 50 sur la nécessité de se préparer à la mort, Sermons prêchez devant S. A. R. Madame la Duchesse d'York, t. 3, Lyon, 1716, pp. 214-215: « Quoique ces exemples ne doivent nullement épouvanter les gens de bien, parce que je ne vois pas qu'il soit jamais arrivé qu'une âme, après avoir servi Dieu de bonne foi, ait fini ses jours malheureusement, et que je tiens cela pour moralement impossible, néanmoins cela doit inspirer aux plus vertueux une grande vigilance et les porter à se préparer à mourir »). Et longtemps auparavant, saint Augustin avait dit: « Celui qui a bien vécu ne peut faire une mauvaise mort » (S. Augustin, Sermon sur la discipline chrétienne, ch. 12, n. 13, PL 40, 676). Oui, quelle que soit ma mort, subite ou non, celui qui se tient prêt n'a pas sujet de craindre. Alors même, dit la Sagesse, que le juste se trouve prévenu par la mort, il n'en est pas moins dans le repos. Puisque nous ne pouvons aller jouir de Dieu, qu'en passant par la mort, suivons le conseil de saint Jean Chrysostome: « Offrons de bon coeur à Dieu ce que nous sommes obligés de lui rendre » (S. Jean Chrysostome (plutôt un évêque arien du VIè siècle, cf. Dekkers, Clavis, n. 707), L'Oeuvre imparfaite sur Matthieu, homélie 25, PL 56, 762). Comprenons bien ceci: celui qui offre sa mort au Seigneur fait l'acte d'amour le plus parfait dont il soit capable. Car accepter de bon coeur telle mort qui plaît à Dieu de nous envoyer, l'accepter en nous conformant à sa divine volonté pour le temps et la manière qui lui plaira, c'est nous rendre semblables aux saints martyrs. Celui qui aime Dieu doit désirer la mort et soupirer après elle, parce que la mort nous unit à Dieu pour toujours et nous délivre du danger de le perdre. C'est faire preuve d'un bien faible amour pour Dieu que de n'avoir pas le désir d'aller le voir bientôt avec l'assurance de ne le perdre jamais. En attendant, aimons-le dans cette vie le plus que nous pouvons. Aussi bien la vie doit nous servir uniquement à croître sans cesse en amour; car autant nous aurons d'amour de Dieu au moment de la mort, autant nous en aurons durant toute la bienheureuse éternité.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Jésus, unissez-moi à vous de telle sorte que je ne puisse plus vous quitter. Faites qu'avant de mourir je sois tout à vous afin  qu'au jour où je vous verrai pour la première fois, ô mon divin Rédempteur, je vous trouve plein de miséricorde. Vous m'avez cherché quand je vous fuyais. Ah! Ne me rejetez pas, maintenant que je vous cherche. Pardonnez-moi tant de déplaisirs que je vous ai causés. Dorénavant je ne veux plus penser qu'à vous servir et à vous aimer. Que d'obligations ne vous ai-je pas! Car, par amour pour moi, vous n'avez pas refusé de donner votre sang et votre vie. Je voudrais, en retour, me consumer tout entier pour vous, ô mon Jésus, qui vous êtes consumé tout entier pour moi! Oh! Dieu de mon âme, je veux vous aimer beaucoup en cette vie, pour vous aimer beaucoup dans l'autre. De grâce, ô Père éternel, attirez à vous mon coeur tout entier; détachez-le des affections de la terre, blessez-le, enflammez-le entièrement de votre saint amour. Par les mérites de Jésus Christ, exaucez-moi, accordez-moi la sainte persévérance et faites que je vous la demande toujours.

 Aidez-moi, ô Marie, ma mère, et obtenez-moi la grâce de vous demander toujours à votre divin Fils la sainte persévérance.
 
 
 
 

DIXIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la manière de se préparer à la mort
 

« Souviens-toi de tes fins dernières et jamais tu ne pécheras »
(Ecclésiastique 7, 40)
 
 

PREMIER POINT
 

 Il faut mourir; on ne meurt qu'une seule fois; rien n'est important comme la mort, parce que du moment de la mort dépend notre bonheur ou notre malheur éternel: autant de vérités dont tout le monde convient. Tout le monde sait également que la mort sera bonne ou mauvaise, suivant qu'on mène une bonne ou une mauvaise vie. Comment se fait-il néanmoins que les chrétiens vivent pour la plupart comme si on ne devait jamais mourir ou que ce fût indiffèrent de bien ou de mal mourir? On vit mal, parce qu'on ne pense pas à la mort. « Souviens-toi de tes fins dernières et jamais tu ne pécheras » (Ecclésiastique 7, 40). Il faut bien se persuader que le temps de la mort n'est pas le temps favorable pour se mettre en mesure d'assurer la grande affaire du salut éternel. C'est par avance que les personnes prudentes prennent, dans les affaires de ce monde, toutes les dispositions nécessaires pour s'assurer tel avantage, tel poste, tel alliance; et s'il s'agit de la santé du corps, elles recourent aussitôt aux remèdes prescrits. Que diriez-vous de celui qui, devant concourir pour une chaire de professeur, ne voudrait s'appliquer à l'étude avant l'ouverture du concours? Ne serait-ce pas une folie à un général d'attendre, pour se pourvoir de vivres et d'armes, qu'on vint l'assiéger? Ne serait-ce pas une folie à un pilote de ne vouloir se procurer des ancres et des câbles qu'au moment de la tempête? Voilà de point en point ce que fait ce chrétien qui attend, pour régler les affaires de sa conscience, que la mort frappe à sa porte. « Quand tout à coup arrivera la mort comme une tempête, alors ils m'invoqueront et alors je ne les exaucerai pas et alors ils mangeront les fruits de leurs errements » (Proverbes 1, 27). Le temps de la mort est un temps de trouble et de confusion. Les pécheurs implorent alors le secours de Dieu; mais c'est uniquement par la crainte de l'enfer, dont ils se voient si proches, et sans songer vraiment à se convertir; aussi Dieu refuse-t-il de les exaucer. Au surplus, c'est justice qu'alors ils recueillent les résultats de leur mauvaise vie. « Ce que l'homme aura semé, il le recueillera » (Galates 6, 8). Hélas! Il ne suffit pas alors de recevoir les sacrements; il faut, en mourant, haïr le péché et aimer Dieu par-dessus toutes choses. Mais comment haïr ces plaisirs défendus qu'on a jusqu'alors tant aimés? Et comment aimer par-dessus toutes choses ce même Dieu, auquel on n'a pas cessé de préférer les créatures?

 Le Seigneur traita de vierges folles, celles qui voulaient préparer leurs lampes à l'approche de l'Époux (cf. Matthieu 25, 112). Et de ce fait, tout le monde craint la mort subite, précisément parce qu'elle ne laisse pas à l'âme le temps de régler ses comptes. Tout le monde reconnaît que les saints furent de vrais sages, parce que, à l'arrivée de la mort, ils se trouvèrent tout prêts pour l'accueillir. Et nous, que faisons-nous? Voulons-nous courir le risque de ne nous préparer à bien mourir qu'au moment où la mort sera déjà là? Il faut faire maintenant ce qu'à la mort nous serons bien aise d'avoir fait. Oh! Quelle peine cause alors le souvenir du temps perdu et surtout du temps mal employé! Le temps, Dieu nous l'avait donné comme un moyen de salut; mais c'est fini et il n'y en a plus de temps. Avec quelle épouvante on s'entendra dire: « Désormais vous ne pourrez plus administrer mon bien » (Luc 16, 2). Non, il n'est plus temps de faire pénitence, de fréquenter les sacrements, d'assister aux sermons, de visiter Jésus Christ au Tabernacle, de méditer et de prier. Ce qui est fait est fait. Il vous faudrait alors plus de présence d'esprit, et plus de tranquillité, pour faire une confession convenable, pour résoudre certaines difficultés fort importantes et mettre ainsi votre conscience au repos. « Mais il n'y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 6).
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 
 

 Ah, mon Dieu, si la mort m'avait frappé dans ces nuits que vous savez, où serais-je à présent? Je vous remercie de m'avoir attendu et je vous remercie autant de fois que j'aurais dû passer de minutes en enfer depuis mon premier péché. Daignez m'éclairer et faites-moi comprendre combien j'étais coupable lorsque je consentais à perdre cette grâce, que vous m'avez méritée en vous immolant pour moi sur la croix. Mon Jésus, pardonnez-moi; car je me repens de tout mon coeur et par-dessus tout de vous avoir méprisé, vous qui êtes la Bonté infinie. Mais j'ai la confiance que vous m'avez déjà pardonné. De grâce, ô mon Sauveur, venez à mon secours afin que je ne vous perde plus. Ah! Seigneur mon Dieu, s'il m'arrivait, après avoir reçu tant de lumières et tant de grâces, de reprendre ma vie de péchés, ne faudrait-il pas un enfer à part pour moi? Ne le permettez pas, je vous en supplie par les mérites de ce sang que vous avez versé par amour pour moi. Donnez-moi la sainte persévérance; donnez-moi votre amour; je vous aime, ô Bien suprême; et je ne veux plus, jusqu'à la mort, cesser un seul instant de vous aimer. Mon Dieu, par amour pour Jésus Christ, ayez pitié de moi.

 Et vous aussi, ô Marie, mon espérance, ayez pitié de moi; recommandez-moi à Dieu, jamais ce souverain Seigneur, qui vous aime tant, ne repousse aucune de vos prières.
 
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 A l'oeuvre donc, mon cher frère! Puisqu'il est certain que vous devez mourir, jetez-vous aux pieds de Jésus crucifié, remerciez-le du temps que, dans sa bonté, il vous donne pour mettre ordre aux affaires de votre conscience et occupez-vous ensuite de voir quelles fautes vous avez commises par le passé, surtout dans votre jeunesse. Repassez dans votre esprit les commandements de Dieu; examinez comment vous avez rempli vos devoirs; rappelez-vous les principales circonstances de votre vie; dressez la liste de vos péchés et faites ainsi une confession générale de toute votre vie, si vous ne l'avez pas encore faite. Oh! Combien est utile une confession générale pour remettre un chrétien sur la route du salut! Songez que vous faites vos comptes pour l'éternité, préparez-les donc avec autant de soin que si vous étiez au moment de les rendre à Jésus Christ lui-même. Arrachez de votre coeur toute affection déréglée, tout ressentiment, réparez tous les torts que vous avez faits au prochain dans sa fortune, sa réputation, et à son âme par vos mauvais exemples; enfin, prenez la résolution de fuir tout ce qui peut faire perdre encore la grâce de Dieu. Tout   cela vous semble bien difficile maintenant; mais pensez qu'au moment de la mort tout cela vous semblera impossible.

 Le plus important, c'est que vous vous décidiez à mettre en pratique les moyens de vous maintenir dans l'état de grâce. Ces moyens sont: l'assistance quotidienne à la sainte messe, la méditation des vérités éternelles, la réception des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie au moins tous les huit jours, chaque jour la visite au Saint Sacrement et à la sainte Vierge, ainsi que la lecture spirituelle, l'examen de conscience chaque soir, quelque dévotion spéciale envers la très sainte Vierge Marie, comme la fidélité à sa confrérie, outre le jeûne du samedi. Surtout prenez la résolution de recourir fréquemment à Jésus et à la bienheureuse Vierge, en invoquant sans cesse, et particulièrement dans les tentations, les noms sacrés de Jésus et de Marie. Voilà par quels moyens vous pourrez faire une bonne mort et assurer votre salut.

 Votre fidélité à ces pratiques vous sera un signe de prédestination. Et quant au passé, confiance dans le sang de Jésus Christ; car s'il vous donne maintenant ces lumières, c'est parce qu'il veut vous sauver; confiance aussi dans l'intercession de Marie puisqu'elle vous a obtenu ces lumières. Avec une vie ainsi réglée, et avec la confiance en Jésus et Marie, que de secours on obtient de Dieu et combien l'âme acquiert de forces! Courage donc, mon cher lecteur. Dieu vous appelle; donnez-vous entièrement à lui, et commencez à goûter les délices de cette paix dont, par votre faute, vous avez été privé jusqu'ici. Et quelle plus douce joie peut-on goûter que de se dire le soir avant de les livrer au sommeil: Si la mort vient cette nuit, j'espère qu'elle me trouvera dans la grâce de Dieu! Quelle consolation de pourvoir, au milieu du fracas d'un orage ou dans un tremblement de terre, attendre tranquillement la mort et se dire: Comme Dieu voudra!
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Combien je vous remercie, ô mon Dieu, de m'éclairer en ce moment! Que de fois je vous ai quitté! Que de fois je vous ai trahi! Mais vous ne m'avez pas abandonné. Si vous m'aviez abandonné, je serais encore plongé dans ces ténèbres, où je me complaisais par le passé; obstiné dans mon péché, je n'aurais ni la volonté d'en sortir ni la volonté de vous aimer. La grande douleur que je ressens de vous avoir offensé, le vif désir que j'ai de rentrer en grâce avec vous, l'horreur que j'éprouve pour tous ces maudits plaisirs auxquels j'ai sacrifié votre amitié, toutes ces grâces dont je vous suis redevable, me font espérer que vous voulez me pardonner et me sauver. Eh bien! Puisque malgré tous vos péchés, vous ne m'avez pas abandonné et que vous voulez me sauver, me voici. Seigneur, je me donne tout entier à vous. Je me repens souverainement de vous avoir offensé, et je suis résolu de perdre mille fois la vie plutôt que votre sainte grâce. Je vous aime, mon souverain Bien. Je vous aime, ô mon Jésus, qui êtes mort pour moi. Vous ne permettrez pas, je l'espère par les mérites de votre sang, que j'aie encore le malheur de me séparer de vous. Non, mon Jésus, non, je ne veux plus vous perdre. Je veux vous aimer toute ma vie; je veux vous aimer à la mort; je veux vous aimer durant toute l'éternité. Conservez en moi cet amour; et même, faites que je vous aime toujours de plus en plus: je vous le demande au nom de vos mérites.

 O Marie, mon espérance, priez Jésus pour moi.
 
 
 

TROISIÈME POINT
 

 En outre, tels nous voulons que la mort nous trouve, tels il faut que nous ayons à coeur d'être pendant toute notre vie. « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur » (Apocalypse 14, 13). D'après saint Ambroise (S. Ambroise, De bono mortis, c. 3, n. 8-9, PL 14, 543), ceux-là font une bonne mort qui, à l'approche de l'heure suprême, sont déjà morts au monde, c'est-à-dire détachés de toutes ces choses, dont aussi bien il faut, bon gré mal gré, se séparer alors. C'est donc dès maintenant que nous devons nous décider à nous voir un jour dépouillé de nos richesses, séparés de nos parents et privés de tous les biens de ce monde. Car si nous n'en faisons pas le sacrifice de bon coeur pendant la vie, il faudra qu'au moment de la mort nous le fassions de force, par conséquent avec une peine extrême et non sans péril de nous perdre éternellement. Aussi saint Augustin (S. Augustin (plutôt un auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), Aux frères dans le désert, sermon 48, PL 40, 1351. Sur les sermons Aux frères dans le désert, cf. J. P. Bonnes, Un des plus grands prédicateurs du XIIè siècle, Geoffroy du Loron dit Geoffroy Babion, in Revue Bénédictine, 56 (1945-1946), pp. 175-179) remarque-t-il qu'un excellent moyen pour mourir en paix, c'est de mettre pendant sa vie ses affaires temporelles si bien en ordre qu'ayant par avance disposé de tout ce qu'on doit laisser, on n'ait plus, sur son lit de mort, d'autre préoccupation que de s'unir à Dieu. Quel bonheur alors de se tenir uniquement dans la pensée de Dieu et du ciel! Elles sont bien trop précieuses les dernières heures de notre vie pour les perdre en préoccupations terrestres. Alors s'achève la couronne des élus; parce qu'alors peut-être ils font la plus abondante moisson de mérites en acceptant leurs souffrances et la mort avec résignation et amour.

 Mais pour être animé de ces bons sentiments à l'heure de la mort, il faut qu'on s'y exerce pendant la vie. C'est pourquoi certaines personnes pieuses ont coutume, à leur grand avantage, de faire chaque mois l'exercice de la Protestation pour la bonne mort. A cette fin, se figurant qu'on est sur le point de mourir et qu'on va quitter cette vie, on se confesse et on communie; puis on récite la formule usitée. Ce qu'on n'aura point fait pendant la vie, il sera bien difficile de le faire au moment de la mort. Une grande servante de Dieu, la soeur Catherine de Saint Robert, carmélite, disait, en soupirant, sur son lit de mort: « Mes soeurs, ce n'est pas la crainte de la mort qui me fait soupirer, car il y a vingt-cinq années que je l'attends. Je soupire à la pensée de tous ces pauvres insensés qui vivent dans le péché et qui se promettent de rentrer en grâce avec Dieu au moment de la mort, tandis que moi je puis à peine prononcer le nom de Jésus » (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 388. Soeur Catherine de S. Albert, chère à S. Thérèse et à S. Jean de la Croix, mourut le 24 août 1599).

 Examinez donc, mon frère, si en ce moment, vous ne vous sentez pas au coeur de l'attache pour quelque chose de terrestre, pour une personne, une dignité, une maison, pour votre fortune, pour telle relation, tel divertissement; et pensez que vous n'êtes pas éternel. Il faudra qu'un jour vous laissiez tout cela, et peut-être bientôt; dès lors pourquoi vous y attacher avec tant d'ardeur ou risquer de mourir dans l'inquiétude? Dès maintenant offrez-vous tout entier à Dieu et tenez-vous prêt à tout quitter quand il lui plaira. Si vous voulez être résigné en présence de la mort, il faut désormais pratiquer la résignation dans tous les accidents fâcheux qui vous surviendront et vous dépouiller en même temps de toute affection aux choses de la terre. Placez-vous par la pensée à l'heure de votre mort et votre coeur n'aura plus que du mépris pour toutes ces choses. « Celui-là, dit saint Jérôme, parvient sans peine à tout mépriser, qui vit dans la pensée continuelle de la mort » (S. Jérôme, Lettre 53 à Paulin, n. 11, PL 22, 549).

 Peut-être avez-vous encore à faire le choix d'un état de vie; alors embrassez celui qu'au moment de la mort vous vous applaudirez le plus d'avoir embrassé et qui vous mettra le plus à même de faire une bonne mort. Que si votre choix est fait, vivez dans votre état, comme vous voudrez alors avoir vécu. Agissez, comme si chaque jour était le dernier de votre vie et chaque action la dernière de toutes, la dernière confession, la dernière communion. Regardez-vous en tout temps comme un moribond, étendu sur son lit de mort et auquel on fait entendre et qui entend le grand Proficiscere de hoc mundo, -- Partez, âme chrétienne, partez de ce monde. Oh! Que cette pensée vous servira merveilleusement pour vous tenir dans le bon chemin et pour vous détacher du monde! « Bienheureux ce serviteur que son maître, lorsqu'il viendra, trouvera agissant de la sorte » (Matthieu 24, 46). Celui qui vit toujours dans l'attente de la mort ne peut pas manquer de mourir chrétiennement, dût la mort le frapper à l'improviste.
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Il faut que chaque chrétien, averti de l'approche de sa mort, puisse de bon coeur dire à Dieu: Il ne me reste donc, ô mon Dieu, que quelques heures à vivre; je veux les employer à vous aimer encore ici-bas le plus que je pourrai, afin de vous aimer d'autant plus dans le ciel. Il me reste aussi fort peu à vous offrir, rien que mes souffrances et le sacrifice de ma vie; je vous les offre en union avec le sacrifice que Jésus Christ vous offrit sur le Calvaire. Ce que je souffre est peu de choses en comparaison des supplices que j'ai mérités. Cependant, telles qu'elles sont, j'accepte mes souffrances pour vous prouver mon amour. Je me soumets de bon coeur à tous les châtiments que vous voulez m'infliger dans cette vie ou dans l'autre, pourvu que j'aie le bonheur de vous aimer durant toute l'éternité; oui, châtiez-moi, comme il vous plaît; mais ne me privez pas de votre amour. Je reconnais qu'après avoir tant de fois méprisé votre amour, je ne mérite plus de vous aimer. Mais vous ne savez pas repousser une âme qui se repent. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé. Je vous aime de tout mon coeur et je m'abandonne tout à vous. Votre mort est mon espérance, ô mon Rédempteur, et c'est entre vos mains transpercées que je remets mon âme. « En vos mains je remets mon esprit; vous m'avez racheté, Seigneur Dieu de vérité » (Psaume 30, 6). O mon Jésus, vous avez donné votre sang pour me sauver; ne permettez pas que j'aie le malheur d'être à jamais séparé de vous. Je vous aime, ô Dieu éternel, et j'espère vous aimer éternellement.

 O Marie, ma Mère, secourez-moi en ce moment suprême. Dès maintenant je vous consacre mon âme; dites à votre divin Fils qu'il ait pitié de moi. Je me recommande à vous; délivrez-moi de l'enfer.
 
 
 
 

ONZIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Le prix du temps
 

« Mon fils, ménage le temps »
(Ecclésiastique 4, 23)
 
 
 

PREMIER POINT
 
 

 Mon fils, dit l'Esprit Saint, sois attentif à ménager le temps: à nous qui vivons en ce monde Dieu ne peut pas accorder une chose plus précieuse, ni faire un don plus considérable. Les païens eux-mêmes savaient ce que vaut le temps; et Sénèque (Sénèque, De brevitate vitae, c. 8, 1) entre autres déclarait que le temps vaut à lui seul plus que tout le reste, qu'il est hors de prix. Mais les saints ont bien mieux connu et plus hautement estimé le prix du temps. « Chaque minute, dit saint Bernardin de Sienne, vaut autant que Dieu; car à chaque instant bien employé c'est Dieu lui-même dont on assure la possession, attendu qu'à chaque instant l'homme peut, par un acte de contrition ou d'amour, acheter la divine grâce et la gloire éternelle » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de christiana religione, sermon 13, art. 3, c. 4, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950, p. 153).

 Le temps, ce grand trésor ne se trouve que dans cette vie. On ne le trouve pas dans l'autre, pas plus en enfer qu'au ciel. Dans l'enfer, les damnés se disent en gémissant: « Ah! Si nous avions encore un peu de temps ». Que ne donneraient-ils pas pour avoir seulement une heure, afin d'être à même de réparer leur malheur? Mais jamais ils n'obtiendront cette heure. Dans le ciel on ne connaît pas les regrets, mais si, par impossible, les Bienheureux concevaient jamais ce regret, ce serait uniquement de ne pouvoir plus rentrer en possession de tout le temps qu'ils ont perdu pendant la vie et dont le bon usage leur aurait mérité une plus grande gloire. Une religieuse bénédictine (P. De Barry, Trattenimenti di Filagia... , tr. 48, Bologne (s. d.), p. 502-503), après sa mort, apparut toute brillante de gloire à l'une de ses amies, et lui dit qu'elle se trouvait au comble du bonheur, mais que, si elle pouvait encore former un désir, ce serait uniquement de retourner sur la terre et de recommencer à souffrir, afin de mériter une augmentation de gloire. Bien plus, ajouta-t-elle, j'endurerais volontiers jusqu'au jour du jugement général toutes les cruelles souffrances qui ont précédé ma mort, et cela pour obtenir seulement la félicité correspondante au mérite d'un Ave Maria.

 Eh bien, mon cher frère, quel usage faites-vous du temps? Pourquoi remettre sans cesse au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd'hui? Pensez-y bien: le passé s'est évanoui et il ne vous appartient plus; l'avenir ne se trouve pas encore en votre pouvoir; seul le présent est à vous pour l'employer à faire le bien. « Malheureux, dit saint Bernard, pourquoi compter sur l'avenir, comme si le Père céleste avait mis en votre puissance tous les temps et tous les moments? » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Geoffroy d'Auxerre selon Glorieux, n. 184), Declamationes de colloquio Simonis cum Iesu, c. 44, n. 5, PL 184-465. Les textes sont extraits des sermons de saint Bernard; Geoffroy en est le compilateur). Eh quoi! Dit également saint Augustin (S. Augustin, Sur le Psaume 38, n. 7, PL 36, 419 (Vivès, t. 12, p. 242)), vous comptez sur un jour, vous qui n'êtes pas sûr d'une heure. Oui, comment pouvez-vous vous promettre la journée de demain, vous qui ne savez même pas s'il vous est encore réservé une heure de vie? Si donc, conclut sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Avis, 68: « Rappelle-toi que tu n'as qu'une âme, que tu ne mourras qu'une fois, que tu n'as qu'une vie brève, une seule, qui t'est particulière, qu'il n'y a qu'un ciel, éternel celui-là, et tu renonceras à beaucoup de choses » (MA, p. 1054)), vous ne vous tenez pas prêt à mourir aujourd'hui même, craignez de faire une mauvaise mort.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Dieu, je vous remercie de me donner le temps nécessaire pour réparer les désordres de ma vie passée. Si je venais maintenant à mourir, l'un de mes plus grands chagrins serait de penser au temps que j'ai perdu. Mon bien-aimé Sauveur, vous m'aviez donné le temps pour vous aimer, et moi je m'en suis servi pour vous offenser. Je méritais d'être précipité en enfer au même instant où, pour la première fois, je vous trahissais, mais vous m'avez appelé à la pénitence et vous m'avez pardonné. Je vous ai promis ensuite de ne plus vous offenser. Mais combien de fois n'ai-je pas recommencé à vous injurier! Cependant vous m'avez de nouveau pardonné. Bénie soit éternellement votre miséricorde. En vérité, si elle n'était infinie, comment aurait-elle pu me supporter? Non; il n'y avait que vous pour me traiter avec tant de patience. Quel malheur d'avoir offensé un Dieu si bon! Mon bien-aimé Sauveur, la patience dont vous avez usé envers moi devrait suffire pour m'enflammer de votre amour. De grâce, ne permettez pas que je persévère dans mon ingratitude envers vous, qui m'avez témoigné tant d'amour. Non, mon Dieu, ce temps qui m'est accordé pour réparer mes torts, je ne veux pas le perdre; mais je veux l'employer entièrement à vous aimer. Donnez-moi la sainte persévérance. Je vous aime, ô Bonté infinie; et j'espère vous aimer durant toute l'éternité.

 O Marie, soyez bénie; car vous avez, par vos prières, obtenu qu'il me fût encore donné du temps. Maintenant donc assistez-moi, afin que je l'emploie tout entier à aimer votre divin Fils, mon Rédempteur, et vous aussi, ma Reine et ma mère.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Il n'y a rien de plus précieux que le temps; mais il n'y a rien non plus dont les mondains fassent moins de cas et qu'ils méprisent davantage. « Rien de plus précieux que le temps, dit saint Bernard; et, ajoute-t-il en gémissant, rien de moins estimé ». « Ah! S'écrie-t-il encore, les jours de salut disparaissent les uns après les autres; et on n'y pense pas et personne ne réfléchit qu'ils s'en vont pour ne plus revenir » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Geoffroy d'Auxerre selon Glorieux, n. 184), Declamationes de colloquio Simonis cum Iesu, c. 44, n. 5, PL 184, 465). Voyez ce joueur, qui passe ses jours et ses nuits à perdre le temps au jeu; si vous lui dites: que faites-vous? Il répond: nous passons le temps. Voyez ce désoeuvré qui reste des heures entières dans la rue à regarder les passants ou bien à tenir des propos obscènes ou tout au moins à parler de choses inutiles; si vous lui dites à lui aussi: que faites-vous? Il répond également: je passe le temps. Pauvres aveugles! Que de jours ils perdent; et de tout les jours perdus pas un ne reviendra!

 O temps, les mondains te méprisent maintenant; mais à l'approche de la mort, tu seras la chose qu'ils désireront le plus vivement! Alors ils demanderont une année encore, un mois, un jour; mais ils ne l'obtiendront pas; et pour toute réponse il sera dit: « Il n'y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 6). Que ne donneraient-ils pas pour avoir une semaine, un jour encore, afin de mettre ordre aux affaires de leur conscience? Que dis-je? Pour obtenir seulement une heure, dit saint Laurent Justinien (S. Laurent Justinien, De vita solitaria, c. 10, Opera, Venise, 1721, p. 406), ils sacrifieraient tout: richesses, dignités, plaisirs. Mais cette heure leur sera refusée. Partez, dira le prêtre debout près de leur lit de mort, hâtez-vous de quitter ce monde; car pour vous il n'y a plus de temps.

 Le sage nous exhorte en conséquence à nous souvenir de Dieu et à recouvrer sa sainte grâce avant que la lumière disparaisse. « Souviens-toi de ton Créateur avant que le soleil s'obscurcisse et te retire sa lumière » (Ecclésiastique 12, 1). Quelle désolation n'éprouve pas le voyageur qui, s'étant trompé de route, s'en aperçoit, quand les ténèbres de la nuit l'enveloppent et lorsqu'il ne peut plus rebrousser chemin! Telle sera sur son lit de mort, la désolation de celui qui aura passé passé de longues années en ce monde sans les employer pour Dieu. « La nuit vient, pendant laquelle personne ne peut travailler » (Jean 9, 4). Cette nuit, c'est le temps de la mort; et de ce fait, il sera impossible de rien faire alors. Que dis-je? « Voici, dit le prophète, que le Seigneur appelle le temps contre moi » (Lamentations 1, 15). Alors devant la conscience de ce pauvre moribond se présentent toutes les années qui lui furent accordées et qu'il employa de manière à perdre son âme; tant de lumières, tant de grâces qu'il avait reçues de Dieu pour se sanctifier et dont il n'a pas voulu profiter; puis, il se verra dans l'impossibilité de faire encore le moindre bien; et enfin, gémissant et se désolant: Insensé que j'ai été, dira-t-il à lui même, oh! Temps perdu! Perdue également toute ma vie! Perdues toutes ces années où je pouvais me sanctifier! Et je ne me suis pas sanctifié et maintenant il n'est plus temps de le faire! Mais de quoi lui serviront ces regrets et ces lamentations à cette heure, où la scène du monde va finir, la lampe jeter sa dernière lueur et le moribond toucher à ce grand moment qui décide de l'éternité?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Jésus, vous avez employé toute votre vie pour sauver mon âme; et il n'y a pas dans toute votre existence un seul moment où vous ne vous soyez pas offert pour moi à votre Père céleste, afin de m'obtenir le pardon de mes péchés et le salut éternel. Et moi, de toutes les années que j'ai déjà passées sur la terre, combien en ai-je employées pour vous? Hélas, quand je repasse ma vie, tous mes souvenirs se changent en autant de remords de conscience. Oui, j'ai tant commis de péchés et j'ai fait si peu de bien, et encore dans ce peu de bien je ne vois qu'imperfections et tiédeur, amour-propre et distractions. Je perdais de vue tout ce que vous avez fait pour moi, ô mon bien-aimé Rédempteur; et voilà la cause de tout mon malheur. Mais, si moi je vous oubliais, vous, ô mon Jésus, vous ne m'oubliiez pas; et tandis que je vous fuyais, vous me poursuiviez et combien de fois ne m'avez-vous pas appelé à votre amour! Me voici, ô mon Jésus; je ne veux plus résister. Aussi bien, qu'est-ce que je veux attendre? Je me repens, ô mon souverain Bien, de m'être séparé de vous par le péché. Je vous aime, ô Bonté infinie, digne d'amour infini. De grâce, ne permettez pas que je continue à dissiper ce précieux trésor du temps, dont je ne suis redevable qu'à votre miséricorde. Toujours, ô mon bien-aimé Sauveur, rappelez-moi l'amour que vous m'avez porté et les souffrances que vous avez endurées pour moi; en même temps faites que j'oublie toutes choses, afin que désormais je pense uniquement à vous aimer et à vous plaire. Je vous aime, ô Jésus, mon amour, mon tout! Je vous promets de ne jamais penser à vous, sans faire des actes d'amour. Accordez-moi la sainte persévérance. Je place toute mes espérances dans les mérites de votre sang.

 Je les place également dans votre intercession, ô Marie, ma bien-aimée Mère.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 « Marchez pendant que vous avez la lumière » (Jean 12, 35). Nous devons marcher dans la voie des commandements de Dieu, maintenant que la lumière brille devant nous; car à la mort il fait nuit et il ne s'agit pas alors de se préparer, mais de se trouver prêt. « Soyez prêts », dit le Seigneur (Luc 12, 40). Impossible, à l'approche de la mort, de rien faire; alors ce qui est fait est fait. O Dieu! Si l'on venait annoncer à un homme qu'il sera bientôt engagé dans un procès d'où dépendra toute sa fortune et même sa vie, quelles peines ne se donnerait-il pas pour trouver un bon avocat, pour démontrer aux juges la justice de sa cause et pour se les rendre favorables! Et nous, que faisons-nous? Nous savons, à n'en pouvoir douter, que bientôt, peut-être même dans un instant, va se débattre la cause de notre éternité; et nous perdons le temps!

 Mais, dira quelqu'un, je suis jeune; plus tard je me donnerai à Dieu. Je lui réponds: Rappelez-vous le figuier que le Seigneur a maudit, parce qu'il n'y trouva pas de fruits; et pourtant, comme le fait remarquer l'Évangéliste, « ce n'était pas la saison des figues » (Marc 11,13). Par là, Jésus Christ a voulu nous apprendre que l'homme doit en tout temps, même dans sa jeunesse, produire des fruits, c'est-à-dire des bonnes oeuvres; autrement il sera maudit; et, le frappant de stérilité, Dieu lui dira: Personne ne viendra désormais goûter de ton fruit. De même donc le Rédempteur a maudit cet arbre, ainsi il maudit toute âme qu'il appelle et qui lui résiste. Chose étonnante! Le démon trouve bien court tout le temps de notre vie; aussi, pour nous tenter, ne perd-il pas une minute. « Le démon est descendu vers nous, plein d'une grande colère, sachant qu'il n'a que peu de temps » (Apocalypse 12, 12). Et pendant que l'ennemi, pour nous perdre, ne perd rien du temps qu'il a devant lui, nous perdons le temps que nous avons pour nous sauver.

 Un autre dira: Quel mal est-ce que je fais? -- Et n'est-ce donc pas un mal de passer le temps au jeu, en des conversations inutiles et sans profit pour l'âme? Est-ce que par hasard Dieu vous donne le temps, pour que vous le perdiez? « Non, vous dit l'Esprit Saint, ne laisse rien, absolument rien, se perdre d'un trésor si précieux » (Ecclésiastique 14, 14). Ces ouvriers, dont parle saint Matthieu, ne faisaient rien de mal; ils perdaient seulement leur temps. Néanmoins le maître de la vigne leur dit sur le ton du reproche: « Pourquoi êtes-vous là tout le jour sans rien faire » (Matthieu 20, 6) ? Au jour du jugement Jésus Christ nous demandera compte de chaque parole oiseuse. C'est perdre son temps de ne pas l'employer pour Dieu. « Regardez comme perdu, dit saint Bernard, tout le temps que vous passez sans avoir Dieu en vue » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 6, n. 18, PL 184-498). De là, cette exhortation que vous adresse le Seigneur: « Tout ce que peut faire ta main, fais-le promptement, parce que dans la tombe où tu descends, il n'y aura plus ni oeuvre ni habileté » (Ecclésiaste 9, 10). Un religieuse carmélite, la Vénérable Mère Jeanne de la Sainte Trinité (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 453), disait que, dans la vie des saints, il n'y a pas de lendemain; il n'y en a que dans la vie des pécheurs. Plus tard, ne cessent-ils de dire, plus tard; et ainsi arrivent-ils à la mort. « C'est maintenant le temps favorable » dit l'apôtre (2 Corinthiens 6, 2). « Aujourd'hui, dit aussi le Psalmiste, si vous entendez sa voix, n'endurcissez pas vos coeurs » (Psaume 94, 8). Dieu vous invite à faire le bien aujourd'hui; car il se peut que demain le temps vous fasse défaut ou que Dieu ne vous appelle plus.

 Si, par le passé, vous avez employé le temps à offenser Dieu, ne manquez pas de déplorer votre malheur pendant tout le reste de votre vie; et, comme le roi Ezéchias, dites: « Devant vous,  Seigneur, je repasserai toutes mes années, dans l'amertume de mon âme » (Isaïe 38, 15). Dieu vous laisse vivre pour vous donner l'occasion de réparer toutes les pertes de temps que vous avez faites par le passé. « Oui, dit saint Paul, rachetez le temps, parce que les jours sont mauvais » (Ephésiens 5, 16). Sur quoi saint Anselme observe que racheter le temps c'est faire le bien qu'on a négligé de faire (Hervé de Bourg-Dieu, Commentaires sur l'épître aux Ephésiens, 5, 16, PL 181, 1264. Ce commentaire était édité autrefois sous le nom de S. Anselme). Saint Paul fut appelé par Notre Seigneur après tous les autres Apôtres, et cependant il parvint à la première place, grâce aux mérites que lui valurent ses travaux; et, comme dit saint Jérôme (S. Jérôme, Lettre 58, à Paulin, n. 1, PL 22, 580), le dernier dans l'ordre de vocation, il devint le premier en mérites, parce qu'il travailla plus que les autres. A défaut d'autre motif, pensons qu'à chaque instant nous pouvons nous enrichir de plus en plus pour le ciel. Si l'on vous cédait en propriété tout le terrain que vous parviendriez à parcourir en une journée, ou tout l'argent que vous pourriez compter dans l'espace de vingt-quatre heures, avec quelle ardeur vous vous mettriez à l'oeuvre! Voici que vous pouvez à chaque instant acquérir des trésors éternels, et vous avez le coeur de perdre votre temps. Ne dites pas: ce que je puis faire aujourd'hui, je pourrai le faire demain; car en attendant demain, le jour présent sera perdu pour vous et ne reviendra plus. Quand on parlait devant saint François de Borgia des choses du monde, il élevait son coeur vers Dieu et s'entretenait en de pieuses affections, de sorte que, prié de dire son sentiment, il ne savait que répondre. Un jour qu'on lui en faisait des reproches: « J'aime mieux, reprit-il, passer pour un homme sans esprit que de perdre mon temps » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 53 (10 octobre), Paris, 1868, p. 284).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Non, mon Dieu, non, je ne veux plus perdre le temps que vous me donnez dans votre miséricorde. A l'heure qu'il est, je devrais me trouver dans l'enfer, en proie à un affreux et stérile désespoir. Soyez béni de m'avoir conservé la vie; je ne veux donc plus vivre désormais que pour vous; oui, pour vous seul. Si je me trouvais maintenant dans l'enfer, je pleurerais, mais ce serait en vain et sans aucun espoir. Je veux pleurer toutes les offenses dont je me suis rendu coupable contre vous; et si je les pleure, je suis certain que vous me les pardonnerez; car, ainsi que l'assure votre prophète, « celui qui pleure ne pleurera pas inutilement et dans votre bonté vous en aurez pitié » (Isaïe 30, 19). Si je me trouvais dans l'enfer, je ne pourrais plus vous aimer; mais maintenant je vous aime et j'espère ne plus cesser un seul jour de vous aimer. Si je me trouvais dans l'enfer, je ne pourrais plus vous demander vos grâces; mais maintenant je vous entends me dire: « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). Puis donc que j'ai encore le temps de vous demander vos grâces, en voici deux que je vous prie de m'accorder, ô Dieu de mon âme: Donnez-moi la persévérance dans votre grâce; donnez-moi votre amour; et puis, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. Faites que je ne cesse plus, tout le temps qu'il me reste à vivre, d'implorer votre secours, ô mon Jésus, en vous disant à chaque instant: Seigneur, aidez-moi, Seigneur ayez pitié de moi! Seigneur, ne permettez pas que je vous offense encore; mais faites que je vous aime.

 Très sainte Vierge Marie, ma Mère, obtenez-moi la grâce de me recommander toujours à Dieu et de lui demander sans cesse la persévérance ainsi que son saint amour.
 
 
 
 

DOUZIÈME CONSIDÉRATION
 
 

La grande affaire du salut
 

« Nous vous exhortons, mes frères, à vous occuper de votre affaire »
(1Thessaloniciens 4, 10)
 
 
 

PREMIER POINT
 

 L'affaire de notre salut éternel est certainement de toutes les occupations celle qui nous importe le plus. Et cependant il n'en est pas une seule que les chrétiens négligent autant. S'agit-il d'obtenir un emploi, de gagner un procès, de conclure un mariage, on ne perd pas une minute et on met tout en oeuvre. Ce ne sont plus que conseils et mesures à prendre. Adieu même le sommeil et la nourriture! Et puis, pour mener à bonne fin l'affaire du salut éternel, que fait-on et comment vit-on? Hélas! On ne fait rien. Que dis-je? On fait tout pour le compromettre. En vérité, la plus grande partie des chrétiens vit comme si la mort, le jugement, l'enfer, le paradis, l'éternité n'étaient pas des vérités de foi, mais autant de fables inventées par les poètes. Si l'on perd un procès, une récolte, quelle peine n'en éprouve-t-on pas, et avec quelle ardeur ne s'applique-t-on pas à réparer le dommage! Qu'un cheval ou un chien s'égare, quelles recherches ne fait-on pas pour le retrouver! On perd la grâce de Dieu et on n'en continue pas moins à dormir, à s'amuser, à rire. Chose étonnante! Il n'y a personne qui ne rougisse d'être taxé de négligence dans les affaires du monde; et il y en a tant qui ne rougissent pas de négliger la plus importante de toutes: celles de l'éternité! On proclame que les saints furent de vrais sages, parce qu'ils s'appliquèrent uniquement à faire leur salut; et ensuite on ne s'applique soi-même qu'aux entreprises temporelles, sans se soucier aucunement de son âme. Mais vous, dit saint Paul, vous mes frères bien-aimés, n'ayez en vue que la grande entreprise de votre salut éternel; parce que, de toutes les affaires que vous ayez entre les mains, celle-ci est la plus importante pour vous. « Oui; nous vous exhortons à vous occuper de votre affaire » (1 Thessaloniciens 4, 10). En conséquence persuadons-nous bien de ceci: le salut éternel est notre affaire la plus importante, notre seule affaire, une affaire irréparable, si elle vient à manquer.

 C'est notre affaire la plus importante, parce que nos intérêts les plus considérables en dépendent, attendu qu'il s'agit de notre âme, et que, notre âme venant à se perdre, tout est perdu. Nous devons estimer notre âme plus que tous les biens de ce monde, « car, dit saint Jean Chrysostome, elle est plus précieuse que l'univers tout entier » (S. Jean Chrysostome, Homélie 3 sur la 1ère épître aux Corinthiens, n. 5, PG 61, 29). Pour le comprendre, il suffit de se rappeler que Dieu lui-même livra son Fils à la mort afin de sauver nos âmes. « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique » (Jean 3, 16). Et le Verbe éternel n'a pas refusé de les racheter au prix de son propre sang. « Vous avez été, dit saint Paul, achetés à haut prix » (1 Corinthiens 6, 20). Vraiment ne semble-t-il pas que l'homme vaille autant que Dieu? « Oui, dit saint Augustin, telle est la grandeur du prix offert pour la rédemption du genre humain, que l'homme semble valoir autant que Dieu » (S. Augustin (plutôt Alcher de Clairvaux selon Glorieux, n. 40), De diligendo Deo, c. 4, PL 40, 853). Aussi Jésus Christ a-t-il dit: « Qu'est-ce que l'homme pourra donner en échange de son âme? » (Matthieu 16, 26). Et en effet, puisque l'âme est si précieuse, se peut-il que l'homme, après l'avoir perdue, trouve, parmi tous les biens visibles, de quoi compenser cette perte?

 Saint Philippe Néri avait raison d'appeler insensé celui qui ne s'applique pas à sauver son âme (C. Crispino, La scuola di S. Filippo Neri, Naples, 1675, pp. 101, 474, 478). S'il y avait ici-bas deux sortes d'hommes, les uns mortels et les autres immortels, que diraient les premiers en voyant les seconds, tout occupés des choses de ce monde, ne rechercher qu'honneurs, richesses et plaisirs terrestres? Insensés que vous êtes, s'écrieraient-ils bien certainement, eh quoi! Il ne tient qu'à vous d'acquérir des biens éternels, et vous vous souciez de ces choses misérables et passagères? Laissez-nous chercher les biens de la terre, puisque nous sommes assez malheureux pour n'espérer plus rien après la mort. -- Mais non; tous, nous sommes immortels. Et comment se fait-il néanmoins que tant d'hommes perdent leur âme pour les misérables jouissances de cette vie? Comment se fait-il que les chrétiens croient au jugement, à l'enfer, à l'éternité et vivent néanmoins sans les craindre? Si ce chrétien, dit Salvien, croit à l'éternité, pourquoi l'éternité ne le fait-elle pas trembler? (Salvien, Contre l'avarice, liv. 3, ch. 15, PL 53, 220).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, qu'ai-je fait de tant d'années que j'avais reçues de vous pour travailler à mon salut éternel? Vous, ô mon Rédempteur, vous avez acquis mon âme au prix de votre sang et vous me l'avez ensuite confiée, afin que je m'appliquasse à la sauver; et moi, je ne me suis appliqué qu'à la perdre en vous offensant, vous qui m'avez tant aimé.

 Soyez béni de m'accorder encore le temps nécessaire pour réparer le tort si grave que je me suis fait. Car j'ai perdu mon âme et le précieux trésor de votre grâce. Seigneur, je m'en repens et je le déplore de tout mon coeur. Ah! Pardonnez-moi puisque je suis résolu de tout perdre désormais et même la vie, plutôt que de perdre votre amitié. Je vous aime par dessus toutes choses et je proteste que je veux toujours vous aimer, ô Bien suprême, digne d'être infiniment aimé. Aidez-moi, mon Jésus, afin que cette résolution ne se change pas, comme tant d'autres, en actes d'infidélité. Faites-moi mourir avant que j'aie de nouveau le malheur de retomber dans le péché et que je cesse de vous aimer.

 O Marie, mon espérance, sauvez-moi en m'obtenant la sainte persévérance.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 L'affaire de notre salut éternel n'est pas seulement la plus importante, c'est encore la seule affaire que nous ayons en ce monde. « Une seule chose est nécessaire », disait Jésus Christ (Luc 10, 42). Et saint Bernard, déplorant l'inconséquence des chrétiens, s'écrie: « Aux bagatelles des enfants on laisse le nom de bagatelles, mais aux bagatelles des grandes personnes on donne le nom d'affaires, tandis que ces affaires ne sont en réalité que de plus grandes folies » (Ici S. Alphonse confond deux auteurs à propos de deux textes similaires: S. Bernard de Clairvaux, De la considération, liv. 2, ch. 13, n. 22, PL 183, 1202: « Les bavardages (nugae), qui ne sont que des bavardages dans la bouche des gens du monde, deviennent des blasphèmes chez le prêtre » (De la Considération, Paris, 1986, trad. P. Dalloz, p. 66). S. Augustin, Les Confessions, liv. 1, ch. 9, n. 15, PL 32, 668: « Mais nous aimions le jeu, et nous en étions punis par des gens qui, bien entendu, agissaient de même sorte. Seulement les amusements (nugae) des adultes s'appellent des affaires; et bien que ceux des enfants soient de même sorte, les adultes les châtient... «  (BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 301). « Que sert à l'homme de gagner le monde entier s'il perd son âme » (Matthieu 16, 26)? Mon cher frère, si vous vous sauvez il importera fort peu que vous ayez ici-bas vécu dans la pauvreté, la douleur et l'humiliation; car, en vous sauvant, vous serez à l'abri de tous les maux et vous serez heureux durant toute l'éternité. Mais si malheureusement vous venez à vous damner, quel profit retirerez-vous, au fond de l'enfer, d'avoir joui de tous les plaisirs du monde et d'avoir vécu dans l'opulence et les honneurs? Perdre son âme, c'est perdre richesses, honneurs, plaisirs, c'est perdre tout.

 Que répondrez-vous à Jésus Christ, lorsqu'il vous jugera? Si un roi avait envoyé dans une ville un ambassadeur pour y négocier une affaire fort importante et que celui-ci, bien loin de songer à remplir sa mission, ne s'occupât que de fêtes, de spectacles et de festins au point d'échouer complètement, quel compte serait-il ensuite en mesure de rendre à son roi? Mais, ô Dieu! Quel compte bien plus terrible devra rendre au juge suprême celui qui, placé sur terre, non pas pour jouir, non pas pour faire fortune, non pas pour s'élever aux honneurs, mais pour sauver son âme, s'est occupé de tout, hormis de son âme? Le malheur des mondains, c'est de n'envisager que le présent et nullement l'avenir. Un jour que saint Philippe Néri s'entretenait à Rome avec François Zazzera, jeune homme de grands talents et tout épris du monde: « Mon fils, lui dit-il, vous ferez une brillante fortune, vous serez un excellent avocat, vous parviendrez à la prélature, peut-être au cardinalat et qui sait? Peut-être à la papauté. Et puis? Et puis? Allez, ajouta-t-il en le congédiant, et pensez à ces deux derniers mots » (G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. II, c. 15, Bologne, 1686, p. 150). De retour chez lui François pensa si bien à ces deux mots: Et puis? Et puis? Que disant adieu à ses espérances terrestres et au monde, il entra dans la congrégation de saint Philippe pour ne plus s'occuper que de Dieu seul.

 « Unique » affaire, parce que nous n'avons qu'une âme. Un prince avait envoyé demander à Benoit XII une grâce que celui-ci ne pouvait accorder sans péché. Le pape répondit à l'ambassadeur: « Dites à votre maître que si j'avais deux âmes, j'en pourrais perdre une pour lui et me réserver l'autre; mais je n'en ai qu'une et je ne puis ni ne veux la perdre » (O. Raynaldus, Annales Ecclesiastici (an. 1337), t. 6, Lucques, 1750, p. 108, col. 2: réponse du Pape Benoît XII à Philippe VI, roi de France). « Il n'y a sur la terre, disait saint François Xavier, qu'un seul bien et un seul mal: le seul bien, c'est de se sauver, et le seul mal, c'est de se damner » (P. Garcia, Vida de S. Francisco Javier, lib. 3, c. 16). C'est aussi ce que sainte Thérèse ne cessait de dire à ses religieuses: « Mes soeurs, une âme, une éternité! » (S. Thérèse d'Avila, Avis, 68: « Rappelle-toi que tu n'as qu'une âme, que tu ne mourras qu'une fois, que tu n'as qu'une vie brève, une seule, qui t'est particulière, qu'il n'y a qu'un ciel, éternel celui-là, et tu renonceras à beaucoup de choses » (MA, p. 1054)). Une âme; et par là elle voulait dire que l'âme perdue, tout est perdu; une éternité, car l'âme, une fois perdue, est perdue pour toujours. Aussi David faisait-il cette prière: « J'ai demandé une seule chose au Seigneur, je la chercherai: c'est d'habiter dans la maison du Seigneur » (Psaume 26, 4). Oui, Seigneur, je vous demande de sauver mon âme; et je ne vous demande pas autre chose.

 « Opérez votre salut avec crainte et tremblement » (Philippiens 2, 12). Celui qui ne craint pas et ne tremble pas de se perdre, ne se sauvera pas; comme si, pour se sauver, il faut qu'on se donne de la peine et qu'on se fasse violence. « Le Royaume des cieux souffre de violence et les violents le ravissent » (Matthieu 11, 12). Pour obtenir le salut, il faudra de toute nécessité qu'à la mort notre vie se trouve en conformité avec celle de Jésus Christ: car, dit saint Paul, « Dieu nous prédestine pour devenir conformes à l'image de son Fils » (Romains 8, 29). Nous devons donc nous faire violence, d'une part pour fuir les occasions de péché, et d'autre part pour pratiquer les oeuvres nécessaires au salut. « Non, non, dit saint Bernard, ce n'est pas aux lâches que se donnera le royaume céleste, mais à ceux qui se dépensent noblement au service de Dieu » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Thomas de Froidmont selon Glorieux, n. 184), De modo bene vivendi, n. 121, PL 184, 1273). Tous voudraient se sauver, mais sans qu'il en coûtât rien. « Eh quoi! S'écrie saint Augustin, le démon, pour nous perdre, se donne tant de peines et ne s'accorde aucun repos, et vous, vous êtes si négligent; et pourtant il s'agit de votre bonheur ou de votre malheur éternel. L'ennemi veille, et vus, vous dormez » (S. Augustin, Sur le Psaume 65, n. 24, PL 36, 801 (Vivès, t; 13, p. 135)).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu! Je vous rends grâce de ce que, par un effet de votre bonté, je me trouve maintenant à vos pieds et non pas dans l'enfer que j'ai tant de fois mérité. Mais de quoi me servira-t-il que vous me conserviez la vie, si de mon côté je continue à vivre sans votre grâce? Ah! Qu'il n'en soit pas ainsi. Je vous ai méprisé et je vous ai perdu, ô mon souverain Bien; je le déplore de tout mon coeur; que n'ai-je plutôt mille fois perdu la vie! Je vous ai perdu; mais votre Prophète m'assure que vous êtes toute bonté pour l'âme qui vous cherche et que vous allez au-devant d'elle. Le Seigneur est bon, s'écrie-t-il, envers l'âme qui le cherche. Si par le passé j'ai fui loin de vous, ô Roi de mon coeur, maintenant je vous cherche et c'est vous seul que je cherche. A vous toutes les affections de mon coeur. Accueillez-moi et ne dédaignez pas de vous imposer à l'amour de ce coeur qui par le passé vous méprisa. « Apprenez-moi à faire votre volonté » (Psaume 142, 10). Oui, dites-moi ce que je dois faire pour contenter votre coeur; car il n'est rien que je ne veuille entreprendre pour vous. Mon Jésus, sauvez cette âme, pour laquelle vous avez donné votre sang et votre vie; sauvez-moi en m'accordant la grâce de vous aimer toujours dans cette vie et dans l'autre. Voilà ce que j'espère de vos mérites.

 Et je l'espère aussi de votre intercession, ô Marie.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Affaire importante, affaire unique, affaire irréparable. Assurément, dit saint Eucher (S. Eucher, Epistola... de contemptu mundi, PL 50, 718), le comble de l'erreur, c'est de méconnaître l'importance du salut éternel; et c'est par conséquent le comble du malheur que de manquer son salut. A tout autre mal il y a un remède: on perd son emploi, mais il se peut qu'on le recouvre; et quand même on perdrait sa vie, si on sauve son âme, tout est réparé. Mais celui qui sa damne, se damne sans remède. Car on ne meurt qu'une fois; et l'âme, une fois perdue, est perdue pour toujours. De là ce mot célèbre: « Se perdre une fois, c'est à jamais se perdre » (C. G. Rosignoli, L'elezione della morte, conclusion, §1, Opere, t. 3, Venise, 1713, p. 727). Dès lors il ne reste plus qu'à se désoler éternellement avec les autres insensés qui gémissent dans l'enfer. Et en effet l'un des plus cruels supplices des damnés, c'est de voir que le temps leur fait complètement défaut pour réparer leur malheur. « L'été est fini, se disent-ils, et voilà que nous ne sommes pas sauvés » (Jérémie 8, 20). Demandez à ces sages du monde quelles sont leurs pensées, demandez-leur s'ils se félicitent encore d'avoir fait fortune sur la terre, maintenant qu'ils se voient condamnés à cette prison éternelle. Écoutez comme ils se lamentent et s'écrient: « Nous nous sommes donc trompés ». Mais quel avantage retirent-ils de reconnaître actuellement leur erreur, puisqu'ils ne peuvent remédier à leur éternelle damnation? Quel ne serait pas le chagrin de celui qui, pouvant à peu de frais empêcher l'écroulement de sa maison, la trouverait un jour en ruines et serait ainsi contraint, mais trop tard, de reconnaître sa négligence?

 Mais rien ne tourmente cruellement les réprouvés, comme la pensée qu'ils ont perdu leur âme et qu'ils se trouvent en enfer par leur propre faute. « Ta perte vient de toi, ô Israël, en moi seul est ton secours » (Osée 13, 9). Sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, XIV: « Oh! Quelle folie et quel aveuglement! Car si nous perdons quelque chose, une aiguille, ou un épervier qui ne sert qu'à procurer aux yeux le petit plaisir de le voir voler dans les airs, nous avons de la peine, alors que nous n'en aurions point de perdre cet aigle impétueux de la majesté de Dieu, et un royaume dont nous jouirons sans fin! » (MA, p. 533)) observe que si certaines personnes perdent par leur faute un vêtement, un anneau, et même moins que cela, elles n'ont plus ni repos, ni appétit, ni sommeil. O Dieu! Quel est donc le supplice du damné lorsqu'il fait son entrée en enfer et que, se voyant renfermé dans cette horrible prison, il se met à réfléchir sur son malheur et à considérer qu'il est là pour l'éternité, sans pouvoir jamais en sortir. Ainsi donc, se dira-t-il, j'ai tout perdu pour toujours et cela par ma faute.

 Mais, dira quelqu'un, si je commets ce péché, est-il donc si certain que je vais me damner? Car enfin il se peut que je me sauve encore. -- Je réponds: Mais il se peut aussi que vous vous damniez. J'ajoute même: il y a beaucoup plus à craindre que vous ne vous damniez; car l'Esprit Saint menace de l'enfer les pécheurs obstinés, parmi lesquels vous vous rangez en ce moment: « Malheur à vous, fils déserteurs, dit le Seigneur » (Isaïe 30, 1). « Malheur à eux puisqu'ils se sont retirés de moi » (Osée 7, 13). Convenez au moins que, par ce péché, vous mettez votre salut éternel en péril et qu'il y a lieu de craindre pour votre âme. Or le salut est-il une chose à mettre en péril? Il ne s'agit pas d'une maison, d'une villa, d'un emploi; il s'agit, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Homélie 24, sur Matthieu, n. 2, PG 57, 326), de savoir si vous voulez être plongé dans une éternité de tourments et privé d'un bonheur éternel. Et cette affaire, qui est tout pour vous, voilà que vous avez le coeur de la risquer sur un Peut-être.

 Vous dites encore: Qui sait? Peut-être ne me damnerai-je pas. J'espère que Dieu me pardonnera plus tard. -- Mais en attendant? Hélas! En attendant, vous vous condamnez vous même et tout de suite à l'enfer. Dites-moi: vous jetteriez-vous dans un puits sur cette parole: qui sait si je n'aurai pas la chance d'échapper à la mort? Non, assurément. Et comment se fait-il que vous exposiez votre salut éternel sur un si fragile espoir, sur un qui sait? Oh! Que cette maudite espérance en a déjà jetés dans l'enfer! Ignorez-vous donc que la confiance de ceux qui s'obstinent à vivre dans le péché, n'est pas de l'espérance, mais de la folie et de la présomption et qu'elle provoque non pas les miséricordes de Dieu, mais ses plus vigoureux châtiments? Si maintenant, de votre propre aveu, vous ne vous sentez pas de force à lutter contre la tentation et la passion qui vous domine, comment résisterez-vous plus tard, alors que, par de nouveaux péchés, vous aurez non pas augmenté mais diminué vos forces? Car d'un côté, votre intelligence sera plus obscurcie et votre volonté plus pervertie, et d'un autre côté, les secours divins vous feront défaut; à moins de vous flatter peut-être que plus vous aurez commis de péchés, plus il faudra que Dieu vous comble de ses lumières et de ses grâces.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, rappelez-moi sans cesse la mort que vous avez enduré pour moi et donnez-moi une ferme confiance. Car je crains qu'à la mort le démon ne me jette dans le désespoir en me mettant sous les yeux tant d'infidélités dont je me suis rendu coupable contre vous. Que de fois, grâce aux lumières que vous me donniez, j'ai promis de ne plus jamais vous offenser; et puis, comptant sur le pardon, j'ai recommencé le cours de mes ingratitudes! Ainsi donc, parce que vous ne me punissiez pas, je multipliais mes insultes; et je vous outrageais d'autant plus que vous me traitiez avec plus de miséricorde. Mon Rédempteur, donnez-moi une grande douleur de mes péchés, avant que je parte de ce monde. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé; et je prends pour l'avenir l'engagement de mourir plutôt mille fois que de vous abandonner encore. En attendant adressez-moi comme à Madeleine, ces douces paroles: « Vos péchés vous sont remis » (Luc 7, 48); et pour cela, faites-moi ressentir une grande douleur de mes péchés, avant que ma mort arrive. Autrement, je crains de mourir dans le trouble et de faire une fin malheureuse. Ah! Mon Jésus crucifié, « ne me soyez pas un objet de terreur, vous êtes mon espoir au jour de l'affliction » (Jérémie 17, 17). Si je venais à mourir avant d'avoir pleuré mes péchés et avant de vous avoir aimé, vos plaies et votre sang m'inspireraient en ce moment suprême bien plus de crainte que de confiance. Je ne demande pas que, durant les jours qui me restent à vivre, vous m'accordiez vos consolations et que vous me combliez des biens de ce monde, je vous demande de me repentir et de vous aimer. Exaucez-moi, ô mon bien-aimé Rédempteur, au nom de l'amour qui vous fit sacrifier pour moi votre vie sur le Calvaire.

 Marie, ma Mère, obtenez-moi toutes ces grâces ainsi que la sainte persévérance jusqu'à la mort.
 
 
 

TREIZIÈME CONSIDÉRATION
 
 
 

Vanité du monde
 

« Que sert à l'homme de gagner le monde entier s'il perd son âme? »
(Matthieu 6, 26)
 
 

PREMIER POINT
 

 Un philosophe de l'antiquité, nommé Aristippe, faisant un voyage sur mer, le vaisseau vint à périr et lui-même perdit toutes ses richesses. Mais il parvint au rivage et, grâce à la réputation de science dont il jouissait parmi les habitants du pays, il fut amplement dédommagé de tout ce qu'il avait perdu. Alors écrivant son aventure aux amis qu'il avait laissés dans sa patrie, il les engagea à se pourvoir seulement des richesses que la tempête  ne peut engloutir (D. Erasme, Apophtegmata, lib. 3, n. 61, Lyon, 1556, p. 199). Nous aussi, entendons nos proches et nos amis qui, du sein de l'éternité où ils sont parvenus, nous avertissent de ne nous appliquer en ce monde qu'à l'acquisition des seuls biens, sur lesquels la mort ne peut mettre la main. L'Écriture sainte appelle le jour de la mort un jour de perdition. « Il est proche, dit Dieu, le jour de la perdition » (Deutéronome 32, 35). Et de ce fait, en ce jour-là tous les biens de la terre, honneurs, richesses, plaisirs, tous nous sont enlevés. Aussi, saint Ambroise estime-t-il que nous ne pouvons pas les emporter avec nous, et que nos vertus seules nous suivent au delà du tombeau (S. Ambroise, Traité sur l'Évangile de S. Luc, liv. 7, n. 122, PL 15, 1730: « Nous n'avons pas à nous ce que nous ne pouvons emporter avec nous. Seule la vertu accompagne les défunts... » (SC 52, trad. G. Tissot, p. 51)).

 A quoi nous sert-il, dit Jésus Christ, de gagner le monde entier, si, à la mort nous perdons notre âme et qu'ainsi nous perdions tout? Combien de jeunes gens ont pris la route du cloître, combien d'anachorètes ont vécu dans les déserts, combien de martyrs ont donné leur vie pour Jésus Christ, pénétrés qu'ils étaient de cette grande maxime: « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme? » (Matthieu 16, 26). Avec cette maxime saint Ignace de Loyola fit à Dieu de nombreuses conquêtes et entre autre l'insigne conquête de saint François Xavier (O. Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 1, c. 2, Milan, 1606, p. 6-7. D. Bartoli, Vita di S. Ignazio, lib. 2, n. 2, Venise, 1735, p. 97). Celui-ci ne rêvait que grandeurs mondaines, quand un jour Ignace lui dit: « François, pensez-y bien, le monde est un maître qui promet et qui ne tient pas parole. Et quand même il tiendrait ses promesses à votre égard, jamais il ne pourra contenter votre coeur. Mais supposons qu'il le contente, combien de temps durera votre bonheur? En tout cas, pourra-t-il durer plus que votre vie; et à la mort qu'emporterez-vous dans l'éternité? A-t-on jamais vu un riche emporter avec lui une pièce de monnaie ou se faire suivre d'un de ses serviteurs? Quel roi a pu seulement conserver un fils de sa pourpre, afin d'être encore honoré dans l'autre vie? » -- Frappé de ces paroles, François quitta le monde, suivit saint Ignace et devint, lui aussi, un grand saint. « Vanités des vanités! » Voilà ce qu'étaient aux yeux de Salomon tous les biens de la terre; et pourtant il ne s'était refusé aucun des plaisirs que le monde peut procurer, comme il le confesse lui-même: « De tout ce qu'ont désiré mes yeux, je ne leur ai rien refusé » (Ecclésiaste 2, 10). A quoi servent les royaumes au moment de la mort? Disait la soeur Marguerite de sainte Anne, carmélite déchaussée, fille de l'empereur Rodolphe (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 167). Chose étonnante! Les saints tremblent en pensant à la grande question de leur salut éternel. Le Père Paul Segneri tremblait et se tournant avec épouvante vers son confesseur, il s'écriait: « Dites-moi, mon père, serai-je sauvé? » (G. Massei, Ragguaglio della vita del... P. Paolo Segneri, n. 62, Florence, 1701, p. 94). -- Saint André Avellin tremblait et il disait en versant un torrent de larmes: « Qui sait si je me sauverai! » (G. B. Bagatta, Vita del B. Andrea Avellino, Naples, 1696, p. 189) – Saint Louis Bertrand était tellement tourmenté de cette pensée qu'il passait ses nuits à trembler et à s'agiter dans son lit « Qui sait, se disait-il, si  je ne serai pas damné! » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 53 (10 octobre), Paris, 1868, p. 376). – Et les pécheurs, qui vivent en état de damnation, dorment, se divertissent et rient.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, mon Rédempteur, soyez béni de me faire comprendre combien j'ai été insensé et coupable en vous abandonnant, vous qui avez donné pour moi votre sang et votre vie. Hélas! S'il me fallait mourir maintenant, que trouverais-je en moi, sinon des péchés et des remords de conscience; et dès lors avec quelle frayeur ne verrais-je pas venir la fin de ma vie? Mon Sauveur, je le confesse, j'ai mal fait, je me suis égaré en vous quittant, vous, le Bien suprême, pour courir après les misérables plaisirs du monde; je m'en repens de tout mon coeur. Par cette douleur, qui causa votre mort sur la croix, je vous supplie de m'accorder une si grande douleur de mes péchés que, durant tout le reste de ma vie, je ne cesse plus de pleurer mes torts envers vous. Mon Jésus! Mon Jésus! Pardonnez-moi; car je promets de ne plus vous déplaire et de vous aimer toujours. Il est vrai, je ne mérite plus que vous m'aimiez; car j'ai, par le passé, tant méprisé votre amour! Mais vous avez dit que « vous aimez ceux qui vous aiment » (Proverbes 8, 17). Je vous aime; aimez-moi donc aussi! Je ne veux plus me voir dans votre disgrâce. Eh! Que m'importe toute les grandeurs et les plaisirs du monde. J'y renonce, pourvu que vous m'aimiez. Mon Dieu, exaucez-moi pour l'amour de Jésus Christ. Exaucez Jésus Christ lui-même qui vous supplie de ne pas me bannir de votre coeur. Je me consacre entièrement à vous: je vous consacre ma vie, mes satisfactions, mes sens, mon âme, mon corps, ma volonté, ma liberté. Agréez mon offrande et ne me repoussez pas, comme je le mériterais pour avoir tant de fois repoussé votre amitié. « Non, ne me rejetez pas de devant votre face » (Psaume 50, 13).

 Vierge très sainte, ô Marie, ma Mère, priez Jésus pour moi; je mets toute ma confiance dans votre intercession.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Dans sa main est une balance trompeuse » dit le prophète (Osée 12, 7). Ce n'est pas dans la balance du monde, qui trompe, mais dans celle de Dieu qu'il faut peser les biens d'ici-bas. En vérité ces biens sont par trop misérables! Outre qu'ils ne contentent pas notre coeur, ils passent si vite! « Mes jours, disait Job, ont été plus rapides qu'un coureur; ils ont passé comme des vaisseaux qui portent des fruits » (Job 9, 25). Oui, ils passent et ils s'enfuient les jours de notre vie; et de tous les plaisirs de ce monde que nous reste-t-il à la fin? Tous ont passé comme des vaisseaux. Or les vaisseaux passent sans même laisser trace de leur passage! « Comme un navire qui fend l'eau agitée, dit la Sagesse, lorsqu'il est passé, on ne peut trouver sa trace » (Sagesse 5, 10). Demandons à tous ces heureux du monde, qui sont maintenant dans l'éternité, riches, savants, princes, empereurs, ce qui leur reste du faste, des délices, des grandeurs dont ils ont joui sur cette terre. Tous répondent: Rien! Rien! « Ah! S'écrie saint Augustin, vous admirez les biens que possède ce grand du monde; mais considérez donc aussi ce qu'en mourant il emporte avec lui, un cadavre infect, un misérable linceul qui vont pourrir ensemble » (S. Augustin, Sur le Psaume 48, sermon 2, n. 7, PL 36, 540 (Vivès, t. 12, p. 452)). Ils meurent, les heureux du siècle; à peine s'en entretient-on durant quelques jours et bientôt on en perd jusqu'au souvenir. « Leur mémoire périt avec le bruit qu'ils faisaient » (Psaume 9, 7). Et les malheureux, s'ils vont en enfer, que font-ils, que disent-ils? Ils se lamentent et ils s'écrient: « De quoi nous a servi l'orgueil? Et que nous a rapporté l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme une ombre » (Sagesse 5, 8), et maintenant que nous en reste-t-il? Hélas! Des supplices, des regrets, un désespoir éternel.

 « Les enfants du siècle sont plus prudents que les enfants de lumière » (Luc 16, 8). Oui, quelle prudence que celle des mondains dans les choses de la terre! Quelles fatigues ils s'imposent pour parvenir à un poste, à la fortune! Et pour conserver la santé du corps, que ne font-ils pas! Avec quels soins ils choisissent les moyens les plus efficaces, les meilleurs médecins, les meilleurs remèdes, le meilleur climat! Quant à leur âme, ils sont d'une insouciance complète. Et cependant, santé, emploi, fortune, il est certain que tout cela doit finir un jour, tandis que l'âme et l'éternité ne finiront jamais. « Voyez donc, dit saint Augustin, quelles peines les hommes se donnent pour des choses qu'ils ne peuvent aimer sans crime! » (S. Augustin, La patience, ch. 3, n. 3, PL 40, 612 (BA, t. 2, trad. G. Combès, pp. 533-534). Ce vindicatif, ce voleur, cet impudique, que ne souffrent-ils pas pour parvenir à leur fin criminelle? Et pour leur âme ils ne veulent se donner aucune peine! O Dieu! Il faudra bien qu'un jour à la lueur du flambeau funèbre, les mondains reconnaissent et avouent leur folie. Hélas! Se dit-on alors, que n'ai-je renoncé à tout pour me sanctifier! Le pape Léon XI disait sur son lit de mort: « Il vaudrait bien mieux, pour moi, n'avoir jamais été que le portier de mon couvent » (H. Engelgrave, Lux evangelica in omnes anni domicicas, emblema 44, § 3, p. 1, Cologne, 1677, p. 315. Il s'agit plutôt de Léon IX (+ 1054) qui fut élevé au monastère clunisien de St-Evre (cf. PL 143, 507)). – Le pape Honorius III disait également à sa mort: « Que n'ai-je vécu dans la cuisine de mon couvent, occupé à laver la vaisselle! » (H. Engelgrave, ibid., 315. C'est à Paul III, semble-t-il, qu'il faut attribuer cette parole). – Sur le point de mourir, Philippe II, roi d'Espagne, appela son fils (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 277), et, ouvrant son vêtement royal pour lui montrer sa poitrine rongée par les vers: Prince, lui dit-il, voyez comment on meurt et comment finissent les grandeurs de la terre. Ah! S'écria-t-il ensuite, que n'ai-je été simple frère convers plutôt que monarque! Puis, il se fit passer une corde au cou avec une simple croix de bois, et, ayant tout disposé pour sa mort, il ajouta: j'ai voulu, mon fils, que vous fussiez ici en ce moment, pour vous montrer comment le monde traite enfin les rois eux-mêmes. Leur mort ne diffère pas de celle de leur propres sujets. Après tout, celui qui a le mieux vécu obtiendra la meilleure place auprès de Dieu. – Et ce jeune prince lui-même, devenu Philippe III et mourant à l'âge de quarante-trois ans, s'écriait (François de la Croix, ibid., p. 280): Ah! Mes sujets, ne faites mon oraison funèbre, que pour retracer le spectacle que vous avez sous les yeux. Dites qu'au moment de la mort la dignité des rois ne sert qu'a les tourmenter davantage. Hélas! Ajouta-t-il, au lieu de servir Dieu! Maintenant je m'en irais avec plus de confiance devant mon Juge et je ne serais pas en si grand danger de damnation! Mais à quoi servent les regrets, sinon à augmenter la peine et le désespoir de ceux qui, pendant leur vie, n'ont pas aimé Dieu! De là cette réflexion de sainte Thérèse: « Ne faisons aucun cas de ce qui finit avec la vie. Vivre véritablement, c'est vivre de telle sorte qu'on ne craigne pas la mort » (S. Thérèse d'Avila, Le Chemin de la perfection, ch. 12, n. 2: « Toute vie est courte, quelques-unes sont même extrêmement courtes. Savons-nous si la nôtre n'est pas si courte qu'elle s'achèvera à l'heure et au moment où nous déciderons de servir Dieu totalement? Ce serait possible; car enfin, nous n'avons pas à faire cas de tout ce qui passe, et lorsqu'on pense que chaque heure est la dernière, qui donc ne l'emploierait à travailler? » (MA, p. 401)). Si donc nous voulons savoir de quelle valeur sont les biens de la terre, considérons-les du lit de la mort et disons-nous: Ces honneurs, ces divertissements, ces richesses nous sont enlevés un jour. Il faut par conséquent travailler à nous sanctifier et à nous enrichir des seuls biens qui nous suivront dans l'éternité et qui nous rendront heureux pour toujours.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon bien-aimé Rédempteur, quelles souffrances et quelles ignominies n'avez-vous pas endurées par amour pour moi! Et moi, j'ai tant aimé les plaisirs et les vanités du monde, que, par amour pour eux, j'en suis venu tant de fois à fouler aux pieds votre sainte grâce! Mais si vous n'avez pas cessé de me chercher, alors même que je vous méprisais, comment pourrais-je craindre, ô mon Jésus, d'être repoussé de vous, maintenant que je vous cherche, que je vous aime de tout mon coeur et que je me repens bien plus de vous avoir offensé que s'il m'était arrivé n'importe quel autre malheur? O Dieu de mon âme! Je veux éviter désormais de vous causer même le plus léger déplaisir! Faites-moi connaître ce qui vous déplaît, afin que je l'évite, dut-il m'en coûter tout l'or du monde. Faites-moi connaître ce que je dois faire pour vous plaire; me voici prêt à tout exécuter. C'est bien sincèrement que je veux vous aimer. J'embrasse, Seigneur, toutes les souffrances et toutes les croix qui me viendront de votre main; donnez-moi la résignation dont j'ai besoin. « Brûlez maintenant; coupez maintenant. Oui, châtiez-moi dans cette vie afin que dans l'autre je puisse éternellement vous aimer » (La pensée est de S. Augustin, Cf. Sur le Psaume 33, sermon 2, n. 20, PL 36, 319)

 O Marie, ma Mère, je me recommande à vous; ne cessez jamais de prier Jésus pour moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 « Le temps est court, dit l'apôtre, que ceux qui usent du monde, se conduisent, comme s'ils n'en usaient pas, car la figure du monde passe » (1 Corinthiens 7, 29.31). La figure, c'est-à-dire une pièce de théâtre, une représentation. Qu'est-ce en effet notre vie ici-bas, sinon un drame dont les parties se succèdent et qui ne tarde pas à finir? « Il en est du monde, dit Cornelius a Lapide (Cornelius a Lapide, Sur la 1ère aux Corinthiens, 8, 31, t. 18, Paris, 1861, p. 316), comme d'une pièce de théâtre: une génération passe, une génération arrive. Le roi s'en va, sans emporter sa pourpre. Et vous ô villa, ô maison, dites-nous combien vous avez eu de maîtres. » Quand la pièce est jouée, celui qui a rempli le rôle de roi, n'est plus roi; et celui qui était maître et seigneur, ne l'est plus. Cette villa, cette maison sont maintenant à vous; mais vienne la mort et elles passeront en d'autres mains.

 « Le mal de la dernière heure ôte le souvenir des plus grandes joies » (Ecclésiastique 11, 29). A l'heure funeste de la mort s'oublient et s'évanouissent les dignités, les titres, le faste du monde. Casimir, roi de Pologne, se trouvant un jour à table avec les grands de son royaume, meurt au moment où il approche la coupe de ses lèvres; ainsi disparut-il de la scène (S. Léonard de Port-Maurice, Lezioni sopra la morte, 1ez. II, Opere, t. 1, Venise, 1868, p. 436). – Celse est élu empereur, mais sept jours après on l'assassine: là finit le rôle de Celse (C. Baronius, Annales Ecclesiastici, an. 264, n. 8, t. 3, Lucques, 1738, p. 147). – Ladislas, roi de Bohème, âgé de dix-huit ans, attendait la fille du roi de France pour l'épouser, et déjà on préparait des fêtes splendides, quand un matin il se sent mal et meurt; on expédie aussitôt des courriers pour faire retourner la princesse dans son pays; car pour Ladislas la pièce venait de finir. – C'est en considérant la vanité du monde que saint François de Borgia, comme nous l'avons vu plus haut, se fit saint (D. Bartoli, Della vita di S. Francesco Borgia, Rome, 1681, p. 23). Il avait sous les yeux l'impératrice Isabelle, moissonnée par la mort au milieu des grandeurs et dans la fleur de son âge; et c'est alors qu'il résolut de se donner tout à Dieu: « Car, se disait-il, voilà donc où viennent aboutir les grandeurs de ce monde et même la dignité royale! Ah! Je veux désormais servir un maître sur lequel la mort n'ait pas pouvoir ».

 Tâchons de vivre de telle sorte qu'au moment de la mort il ne soit pas dit comme à cet insensé de l'Évangile: « Insensé! Cette nuit même on te redemandera ton âme; et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il? » (Luc 12, 20). Ainsi, remarque saint Luc, en est-il de celui « qui thésaurise pour lui-même et qui ne s'enrichit pas devant Dieu » (Luc 12, 21). Notre Seigneur ajoute donc: « Amassez-vous dans le ciel, des trésors que ne peuvent ronger ni la rouille ni les vers » (Matthieu 6, 20). Oui; ayez à coeur de vous enrichir non pas des biens du monde, mais de Dieu lui-même, de vertus et de mérites, autant de biens qui vous suivront dans le ciel et dureront éternellement. A cette fin travaillons de toutes nos forces pour acquérir le grand trésor de l'amour divin. « Si un riche, dit saint Augustin, n'a pas la charité, que possède-t-il? Et si un pauvre a la charité, que lui manque-t-il? (S. Augustin (plutôt S. Césaire d'Arles selon Glorieux, n. 39), Sermon 112, n. 2, PL, 1968).  En effet, un homme a beau posséder tous les trésors du monde, s'il ne possède pas Dieu, il est le plus pauvre des pauvres. Mais du moment qu'un pauvre possède Dieu, il possède tout. Or qui est-ce qui possède Dieu? Celui qui l'aime. « Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jean 4, 16).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Non, ô mon Dieu, non je ne veux plus que le démon possède mon âme; je veux que vous seul en soyez le maître et que vous seul fassiez la loi. De grand coeur je renonce à tout, pour acquérir votre grâce; car je la préfère à toutes les couronnes et à tous les royaumes. A qui donc faut-il que soit mon coeur, sinon, à vous, ô Amabilité infinie, ô Bien infini, ô Beauté, Bonté, Amour infinis! Autrefois je vous ai laissé pour courir après les créatures. Ah! Quel glaive de douleur c'est et ce sera toujours pour mon coeur que de vous avoir offensé, vous, qui m'avez tant aimé. Mais maintenant qu'à force de grâces, vous êtes ô mon Dieu, redevenu le maître de mon âme, non, je ne saurais plus me voir privé de votre amour. Prenez donc, ô mon Amour, toute ma volonté et tout ce qui m'appartient; puis, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. Si par le passé j'ai manqué de résignation dans les adversités, je vous demande pardon. Je ne veux plus, ô mon bien-aimé Seigneur, me plaindre de vos dispositions à mon égard; je sais que toutes sont saintes et qu'elles sont toutes pour mon bien. Que votre volonté s'accomplisse, ô mon Dieu! Je vous promets d'y trouver toujours mon bonheur et de toujours vous en remercier. Faites que je vous aime et je ne vous demande pas autre chose. Eh! Que me parle-t-on de richesses, d'honneurs, du monde! Non, non, Dieu seul! Je ne veux que Dieu.

 O Marie, bienheureuse êtes-vous de n'avoir aimé ici-bas que Dieu! Obtenez que je m'associe à vous du moins pour le reste de ma vie. Je me confie en vous.
 
 
 
 

QUATORZIÈME CONDIDÉRATION
 
 

La vie présente est un voyage vers l'éternité
 

« L'homme s'en ira dans la maison de son éternité »
(Ecclésiaste 12, 5)
 
 

PREMIER POINT
 

 En voyant un si grand nombre de méchants vivre ici-bas dans la prospérité, et, par contre, tant de justes passer leur vie dans les tribulations, les païens eux-même, avec les seules lumières de leur raison naturelle, se sont dit: Puisque Dieu existe et que Dieu est juste, il faudra bien que dans une autre vie les méchants soient punis et les bons récompensés. Or cette vérité que les païens ont reconnue, grâce à la lumière de leur raison, nous, chrétiens, nous la confessons sur l'autorité de la foi. « Nous n'avons point ici de cité permanente, dit saint Paul, mais nous cherchons la cité future » (Hébreux 13, 14). Cette terre n'est pas notre patrie. Elle n'est qu'un lieu de passage et nous ne faisons que la traverser pour nous rendre à la demeure de notre éternité. « L'homme ira dans la maison de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Ainsi mon cher lecteur, la maison que vous occupez n'est pas votre maison; c'est une hôtellerie qu'il faudra quitter; et alors que vous y penserez le moins. Sachez-le, la mort ne vous aura pas plutôt fermé les yeux, que vos proches et vos plus chers amis seront les premiers à vous mettre hors de chez vous. Quelle sera donc enfin votre vraie demeure? Une fosse sera la demeure de votre corps jusqu'au jour de jugement; et votre âme devra se rendre dans la demeure de l'éternité, dans le ciel ou dans l'enfer. De là cet avis que vous donne saint Augustin: « Voyageurs que vous êtes, vous passez et vous vous contentez de regarder » (S. Augustin, Sermon 111, ch. 2, PL 38, 643: « Notre patrie est le ciel; là nous ne seront plus comme des étrangers. Ici-bas, chacun de nous est voyageur jusque dans sa maison. S'il n'est pas voyageur, il ne doit jamais en sortir. S'il doit un jour la quitter, il n'est qu'un voyageur » (Vivès, t. 17, p. 171)). Bien insensé serait le voyageur qui, traversant un pays, voudrait consacrer toute sa fortune à l'acquisition d'une campagne, d'une maison qu'il devrait abandonner quelques jours après! Pensez-y donc, dit le saint Docteur, vous n'êtes en ce monde qu'un voyageur; n'attachez pas votre coeur aux choses qui frappent vos regards; contentez-vous de les voir et passez; mais assurez-vous une bonne demeure dans cette éternité où vous entrerez pour toujours.

 Quel bonheur, si vous vous sauvez. Oh! La belle demeure que le ciel! Les plus splendides palais des rois sont à peine des étables en comparaison de la cité céleste, qui seule peut s'appeler la « Ville de toute beauté » (Lamentations 2, 15). Là, dans la compagnie des saints, de la Divine Mère et de Jésus Christ, vous n'aurez plus rien à désirer et la crainte d'aucun mal ne vous tourmentera plus: en un mot, vous serez plongé dans un océan de délices et vous goûterez sans cesse les enivrements de la joie et cela pour toujours. « Une allégresse éternelle sera sur leur tête », dit Isaïe (Isaïe 35, 10). Et pour comble de félicité, à chaque instant durant toute l'éternité, votre bonheur vous semblera toujours nouveau. Mais si vous vous damnez, hélas! Quel sera votre malheur! Vous habiterez une mer de feu, en proie à tous les tourments, dans le plus affreux désespoir, abandonné de tout le monde, loin de Dieu. Et pour combien de temps? Est-ce que peut-être après cent ou mille ans, votre supplice finira? Quoi, finir? Cent et mille millions d'années et de siècles passeront et votre enfer sera toujours à son commencement. Qu'est-ce auprès de l'éternité que mille ans? Moins qu'un jour. « Mille ans devant vos yeux, dit le Prophète-Roi, sont comme le jour d'hier qui est passé » (Psaume 89, 4). Or, voulez-vous savoir quelle demeure vous sera assignée pour toute l'éternité? Eh bien! Ce sera celle que vous-même, par vos oeuvres, vous méritez et que vous choisissez.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! ô mon Dieu, c'est donc l'enfer que, par ma coupable vie, j'ai mérité pour demeure; oui, l'enfer où depuis le premier péché que j'ai commis, je devrais me trouver, abandonné de vous et sans espérance de pouvoir jamais vous aimer. Ah! Bénie soit éternellement votre miséricorde qui m'a attendu et qui me donne le temps de réparer le mal que j'ai fait! Béni soit aussi le sang de Jésus Christ, qui a si puissamment plaidé en ma faveur! Non, mon Dieu, non, je ne veux pas abuser davantage de votre patience. De tout mon coeur je me repens de vous avoir offensé à cause de l'enfer que j'ai mérité, mais plus à cause de l'outrage que je vous ai fait, ô Bonté infinie. Mais c'est fini, ô mon Dieu, oui, c'est fini. Plutôt mourir que de vous offenser encore! Si maintenant j'étais en enfer je ne pourrais plus, ô mon Souverain Bien, vous aimer: et vous ne pourriez plus m'aimer. Je vous aime et je veux que vous m'aimiez. Je ne le mérite pas. Mais Jésus Christ le mérite, lui qui s'est, entre les bras de la croix, immolé à votre gloire afin que vous puissiez me pardonner et m'aimer. Par amour pour votre Fils, accordez-moi donc, ô Père Éternel, la grâce de vous aimer toujours et de vous aimer beaucoup. Je vous aime, ô mon Père, qui m'avez donné votre Divin Fils. Je vous aime, ô vrai Fils de Dieu, qui êtes mort pour moi.

 Je vous aime, ô Mère de Jésus, qui m'avez, par votre intercession, obtenu le temps de faire pénitence. Et maintenant, ô Marie ma souveraine, obtenez-moi la douleur de mes péchés, l'amour de Dieu et la sainte persévérance.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « Si l'arbre tombe soit au midi, soit à l'aquilon, en quelque lieu qu'il tombe, il y restera » (Ecclésiaste 11, 3). Ainsi en est-il de l'arbre de votre âme: de quelque côté qu'il tombe à la mort, c'est là qu'il restera durant toute l'éternité. Il n'y a pas de milieu: ou toujours roi dans le ciel, ou toujours esclave en enfer, ou toujours bienheureux dans un océan de délices, ou toujours en proie au désespoir dans un abîme de tourments. Le riche de l'Évangile passait en ce monde pour un homme parfaitement heureux à cause de son opulence; mais ensuite il fut précipité dans l'enfer. Lazare, au contraire, à cause de sa pauvreté, passait pour misérable; mais il fut ensuite introduit dans les délices du ciel. Sur quoi saint Jean Chrysostome s'écrie: « O malheureuse félicité qui précipita le riche dans l'éternelle misère! O bienheureuse misère, qui conduisit le pauvre dans l'éternelle félicité! » (Cité d'après D. Bartoli, L'eternità consigliera, p. 1, c. 3, Venise, 1665, p. 36, qui renvoie à l'homélie 1 sur le riche et Lazare où ne se trouve pas le texte allégué).

 A quoi bon après cela s'agiter et dire, comme quelques-uns: Qui sait si je suis réprouvé ou prédestiné? Quand on abat un arbre, de quel côté tombe-t-il? Du côté où il penche. Vous donc, mon frère, de quel côté penchez-vous, c'est-à-dire, quelle vie menez-vous? Ayez soin de pencher toujours du côté du midi, c'est-à-dire, conservez-vous dans la grâce de Dieu, fuyez le péché; ainsi vous vous sauverez et vous serez prédestiné. Or, pour fuir le péché, ayez toujours devant les yeux la pensée de l'éternité que saint Augustin appelle si bien la grande pensée (S. Augustin, Sur le Psaume 76, n. 8, PL 36, 976 (Vivès, t. 13, p. 403)). C'est cette pensée qui porta tant de jeunes gens à quitter le monde et à vivre dans les déserts pour ne s'occuper que de leur âme. Ainsi ont-ils assuré leur salut. Et maintenant que les voilà parvenus au port, ah! Que leur joie est grande et cela pour toute l'éternité.

 Une dame qui vivait dans la disgrâce de Dieu, se convertit, rien qu'à entendre de la bouche du Vénérable Jean d'Avila ces paroles: « Madame, pensez à ces deux mots: Toujours; jamais » (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria..., t. 1, Naples, 1756, p. 303). Le père Paul Segneri fut un jour tellement frappé de la pensée de l'éternité qu'il passa plusieurs nuits sans dormir; dès lors aussi son genre de vie devint plus austère (G. Massei, Ragguaglio della vita del P. Paolo Segneri, n. 7, Florence, 1701, p. 9). – Drexel parle également d'un évêque qui se servait de cette pensée de l'éternité pour s'animer à la sainteté; car, se disait-il sans cesse en lui-même, je me trouve toujours à la porte de l'éternité (J. Drexel, Infernus damnatorum..., c. 10, § 3, Opera, t. 1, Lyon, 1658, p. 170). – On raconte qu'un moine s'était enfermé dans un tombeau, et que là, il ne faisait que s'écrier: O Éternité! O Éternité! (S. Jean Climaque, L'échelle du Paradis, 6è degré, PG 88, 798). Celui qui croit à l'éternité et qui ne vit pas en saint, celui-là, disait Jean d'Avila, il faudrait l'enfermer dans une maison de fous (S. Jean d'Avila, Trattato spirituale sopra il verso « Audi filia », c. 48, Rome, 1610, p. 147. Jean d'Avila a été canonisé en 1970 par Paul VI).
 
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Dieu, ayez pitié de moi. Je n'ignorais pas qu'en péchant je prononçais moi-même la sentence de ma condamnation à une éternité de tourments; et, malgré cela, j'ai voulu me donner le plaisir de résister à votre volonté; et pourquoi? Hélas! Pour une vile satisfaction. Ah! Seigneur, pardonnez-moi; car je me repens de tout mon coeur. Je ne veux plus me mettre en opposition avec votre sainte volonté. Malheureux que je suis! Si vous m'aviez frappé de mort dans le temps de mes désordres, je serais maintenant dans l'enfer et éternellement je haïrais votre volonté. Mais maintenant je l'aime, cette sainte volonté; et je veux toujours l'aimer. « Apprenez-moi à faire votre volonté » (Psaume 142, 10). Oui, enseignez-moi et aidez-moi à faire désormais votre bon plaisir. Je ne veux plus vous résister, ô bonté infinie; et je vous demande pour toute grâce que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel. Que vous me fassiez accomplir parfaitement votre volonté, c'est tout ce que je vous demande. Et n'est-ce pas, ô mon Dieu, mon bien et mon salut que vous voulez uniquement? Père Éternel, exaucez-moi par amour pour Jésus Christ qui m'apprit lui-même à vous prier sans cesse, et en son nom je vous demande que votre volonté se fasse, que votre volonté se fasse, que votre volonté se fasse. Quel bonheur pour moi, si je passe le reste de ma vie et si je l'achève un jour en faisant votre volonté!

 O Marie! Bienheureuse êtes-vous d'avoir toujours accompli si parfaitement la volonté de Dieu! Obtenez, par vos mérites, qu'au moins je l'accomplisse désormais jusqu'à la fin de ma vie.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 « L'homme s'en ira dans la maison de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Il ira! Le Sage s'exprime ainsi pour marquer que chacun se rendra dans celle des deux demeures qui lui plaira. On n'y sera pas porté; chacun s'y rendra de lui-même. Il est certain que Dieu nous veut tous sauvés; mais il ne veut pas nous sauver de force. « Devant chaque homme sont la vie et la mort ». mais Dieu place devant chacun de nous la vie et la mort; c'est nous qui devons choisir; et, dit l'Ecclésiastique, « ce que chacun aura choisi, il l'obtiendra » (Ecclésiastique 15, 18). Jérémie nous montre également le Seigneur qui ouvre devant nos pas deux routes: celle du ciel, et celle de l'enfer. « Voilà, nous dit-il que je mets devant vous la voie de la vie et la voie de la mort » (Jérémie 21, 8); à vous de choisir. Mais celui qui veut suivre la route de l'enfer, comment pourra-t-il aboutir au paradis? Chose étrange! Il n'y a pas un pécheur qui ne veuille se sauver. En attendant, tous se condamnent eux-mêmes à l'enfer; puis, ils nous disent: J'espère me sauver. Mais, dit saint Augustin, « A-t-on jamais vu, un homme assez insensé pour prendre du poison sur je ne sais quel espoir de guérison? » (S. Augustin (plutôt S. Fulgence, selon Glorieux, n. 40), De fide ad Petrum sive de regula verae fidei, c. 3, n. 40, PL 10, 766). Et tant de chrétiens, tant d'insensés se donnent la mort par le péché, en se promettant de recourir plus tard au remède! Lamentable illusion! Que d'âmes elle a déjà jetées en enfer!

 Ne soyons pas de ces insensés; pensons qu'il s'agit de l'éternité. Que de fatigues on s'impose pour avoir une maison bien commode, bien saine et agréablement située; par la raison qu'on veut y passer le reste de sa vie. Et pourquoi donc s'occupe-t-on si peu de cette demeure où l'on devra passer toute l'éternité? Une affaire digne de tous nos efforts, c'est l'éternité, dit saint Eucher (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 3 (23 janvier), Paris, 1863, p. 71). Il ne s'agit pas d'une maison plus ou moins commode, plus ou moins saine; il s'agit de savoir si l'on habitera dans la plénitude de tous les délices avec les amis de Dieu, ou bien dans l'abîme de tous les supplices au milieu de l'infâme cohue de tant de scélérats, d'hérétiques et de païens. Et pour combien de temps? Non pas pour vingt ou quarante ans, mais pour l'éternité. La grande question est celle-là! Non, non; ce dont tout dépend. Condamné à mort par Henry VIII, Thomas More voit venir à lui sa femme qui le supplie de consentir aux volontés du roi. Vous voyez que je suis déjà vieux, lui répond-il; eh bien! Dites-moi combien d'années je puis vivre encore. – Vingt ans, dit-elle. Et alors Thomas More de s'écrier: Oh! Que vous vous entendez peu en négoce! Comment! Pour vingt ans de vie en ce monde vous voulez que je perde une éternité de bonheur et que je me condamne à une éternité de tourments? (N. Sanders, De origine ac progressu schismatis anglicani, t. 1, Rome, 1586, p. 138).

 O mon Dieu éclairez-nous! Quand même l'éternité serait une chose douteuse, ou une opinion simplement probable, nous devrions encore nous appliquer de toutes nos forces à mener une bonne vie, pour ne pas nous mettre en danger d'être éternellement malheureux, s'il arrivait que cette opinion se trouvât véritable. Or ce n'est pas là une chose douteuse, mais certaine; ce n'est pas une simple opinion, mais une vérité de foi. « L'homme, dit Dieu lui-même, s'en ira dans la maison de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Hélas c'est du manque de foi, disait sainte Thérèse, que viennent tant de péchés et la damnation d'un si grand nombre de chrétiens. (S. Thérèse d'Avila, Le Chemin de la Perfection, ch. 30, n. 3: « Nous sommes ainsi faits que si on ne nous donne pas ce que nous voulons, nous usons de notre libre arbitre pour refuser ce que nous offre le Seigneur; même lorsqu'il nous offre ce qu'il y a de meilleur, si ce n'est pas argent comptant, nous craignons de ne jamais nous enrichir. O mon Dieu! Notre foi est si endormie que nous n'arrivons pas à comprendre dans l'un et l'autre cas combien le châtiment est certain, et certaine la récompense » (MA, p. 467)). Ranimons donc sans cesse notre foi et disons: « Credo, je crois à la vie éternelle ». je crois qu'après cette vie il y en a une autre qui ne finit pas; et, les yeux toujours fixés sur cette grande vérité, prenons les moyens pour assurer notre salut éternel. Approchons souvent des sacrements; et faisons chaque jour la méditation; pensons à la vie éternelle; fuyons les occasions dangereuses. Et s'il faut quitter ce monde, quittons-le; « car dit saint Bernard, nous ne saurions prendre trop de précautions quand notre éternité est en péril » (H. Engelgrave, Lux evangelica, emblema I, § 4, t. 1, Cologne, 1677, p. 11, attribue ce texte à saint Bernard, de même que Drexel et Crasset).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Il n'y a donc pas de milieu, ô mon Dieu! Ou toujours heureux ou toujours malheureux, dans un océan de délices ou bien dans un abîme de tourments; ou toujours avec vous dans le ciel, ou loin, bien loin de vous en enfer; voilà ce qui m'attend. Et cet enfer, je le sais à n'en pouvoir douter, que de fois je l'ai mérité! Mais je sais avec une égale certitude que vous pardonnez au coeur contrit et que vous délivrez de l'enfer celui qui espère en vous. C'est vous-même qui m'en donnez l'assurance, quand vous dites: « Il criera vers moi... je le délivrerai et je le glorifierai » (Psaume 90, 15). Hâtez-vous donc, ô mon bien aimé Seigneur de m'accorder mon pardon et de m'arracher à l'enfer. J'ai plus de regrets, ô souverain Bien, de vous avoir offensé que s'il m'était arrivé n'importe quel autre mal. Hâtez-vous de me rétablir dans votre grâce et de m'enflammer de votre saint amour. Si j'étais maintenant en enfer, je ne pourrais plus vous aimer; je serais hélas! Dans la nécessité de vous haïr éternellement. Ah! Mon Dieu, quel mal m'avez-vous fait, pour que je doive vous haïr? Vous m'avez aimé jusqu'à mourir pour moi. Vous méritez qu'on vous aime d'un amour infini. De grâce Seigneur, ne permettez pas que je me sépare encore de vous. Je vous aime et je veux toujours vous aimer. « Qui me séparera de la charité de Jésus Christ » (Romains 8, 35)? Ah! Mon Jésus, seul le péché peut me séparer de vous. Mais ne le permettez pas, je vous en supplie au nom du sang que vous avez répandu pour moi. Faites-moi plutôt mourir. « Non, ne me permettez pas que je me sépare de vous » (Prière: Âme du Christ, attribuée à S. Ignace de Loyola qui l'adopta dans ses écrits. Mais elle lui est antérieure).

 O Marie, ma Reine et ma Mère, aidez-moi de vos prières; obtenez que je meure, oui, que je meure mille fois, plutôt que de me séparer de l'amour de votre Divin Fils.
 
 
 

QUINZIÈME CONSIDÉRATION
 
 
 

Malice du péché mortel
 

« J'ai nourri des enfants et je les ai élevés; mais eux m'ont méprisé »
(Isaïe, 1,2)
 
 

PREMIER POINT
 

 Et d'abord le péché mortel est une injure qu'on fait à Dieu. La malice d'une injure se mesure, selon saint Thomas (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 1, art. 2, c: « Le péché commis contre Dieu comporte une certaine infinité en raison de l'infinie majesté qu'il offense: la faute, en effet, se mesure à la dignité de celui qu'elle outrage » (RJ, trad. Ch. V. Héris, p. 25)), sur la personne qui la reçoit et sur celle qui la fait. Une injure faite à un homme de basse condition, est un mal assurément; mais c'en est un plus grand, si elle s'adresse à un noble, et le mal est plus grand encore si elle s'adresse à un monarque. Or qu'est-ce que Dieu? « Le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois », dit la Sainte Écriture (Apocalypse 17, 14). Infinie est la majesté de Dieu; et auprès de lui tous les princes de la terre, tous les saints et tous les anges du ciel sont moins qu'un grain de sable, et, comme dit Isaïe, « ils ne sont qu'une goutte d'eau, une poussière légère » (Isaïe 40, 15). Et même ajoute-t-il, telle est, devant la grandeur de Dieu, la petitesse des créatures qu'elles semblent ne pas même exister. « En sa présence toutes les nations sont comme si elles n'existaient pas » (Isaïe 40, 17). Voilà ce qu'est Dieu. Et l'homme qu'est-il? « Un amas de pourriture, répond saint Bernard, en attendant qu'il devienne bientôt la proie des vers » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 3, n. 8, PL 184, 485). O homme, dit l'Esprit Saint, « que tu es misérable et pauvre et aveugle et nu » (Apocalypse 3, 17). Voilà donc l'homme, un ver de terre, si misérable qu'il ne peut rien, si aveugle qu'il ne sait rien voir, si pauvre et si nu qu'il n'a rien. Et c'est ce misérable ver de terre qui ose insulter ce grand Dieu. « Cette vile poussière, dit encore saint Bernard, ose provoquer une si grande majesté » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 16 sur le Cantique des Cantiques, n. 7, PL 183, 852 (SC 431, trad. P. Verdeyen et R. Fassetta, p. 55)). Le Docteur angélique a donc raison d'attribuer au péché de l'homme une malice en quelque sorte infinie. « Le péché, dit-il, renferme une malice comme infinie, à cause de l'infinie majesté de Dieu » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 1, art. 2 (RJ, trad. Ch. -V. Héris, p. 25). Et saint Augustin va jusqu'à déclarer en termes absolus que le péché est un mal infini (L'expression comme telle n'est pas d'Augustin. Dans son opuscule Du libre arbitre, liv. 2, ch. 19, n. 53, PL 32, 1269, il écrit: « La volonté obtient, en adhérant au bien immuable et universel, les premiers et les plus grands biens de l'homme... Mais elle pèche en se détournant du bien immuable et universel pour se tourner vers son bien particulier, soit extérieur, soit inférieur » (BA, t. 6, trad. F. J. Thonnard, p. 317)). Aussi, quand bien même tous les hommes et tous les anges ensemble s'offriraient non seulement à perdre la vie mais encore à s'anéantir, ils ne pourraient pas satisfaire pour un seul péché. Terribles sont les peines dont Dieu châtie en enfer le péché mortel. Et bien! Si grandes soient-elles, tous les théologiens enseignent qu'elles restent au-dessous de la faute, c'est-à-dire que le châtiment est bien inférieur à ce qu'il devrait être (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément qu. 99, art. 2, ad. 1: « On peut dire que même à leur égard (celui des damnés) la miséricorde intervient, en tant qu'ils sont punis moins qu'ils le méritent, sans être totalement libérés de leur peine » (RJ, trad. Réginald-Omez, p. 458)).

 Et de fait, quelle peine pourra-t-on jamais inventer pour punir, comme il le mérite, un ver de terre en révolte contre son Seigneur? Dieu est le souverain maître de tout ce qui existe, parce qu'il a tout créé. « Seigneur, toutes choses sont soumises à votre domination. C'est vous qui avez fait le ciel et la terre » (Esther 13, 9). En effet nous voyons toutes les créatures lui obéir. « A Dieu obéissent les vents et la mer », dit la Sainte Écriture (Matthieu 8, 27). « Le feu, la grêle, la neige, la glace exécutent ses ordres » (Psaume 148, 8). Mais l'homme pèche; et alors que fait-il? Il dit à Dieu: Seigneur je ne veux pas vous servir. « Tu as brisé mon joug, lui reproche le Très-Haut, et tu as dit: je ne servirai pas » (Jérémie 2, 20). – Ne te venge pas, dit le Seigneur à l'homme. Et l'homme répond: Je veux me venger. – Ne prends pas le bien d'autrui. Et moi je veux le prendre. – Abstiens-toi de ce plaisir déshonnête. Non, je ne veux pas me l'interdire. – Il en est du pécheur comme du Pharaon. Quand Moïse vint de la part de Dieu commander à Pharaon qu'il laissât aller son peuple en liberté. « Et qui est le Seigneur, répondit le téméraire, pour que j'écoute sa voix? Je ne connais point le Seigneur » (Exode 5, 2). Seigneur, dit également le pécheur, je ne vous connais pas; je veux faire ce qui me plaît à moi. Bref, il outrage Dieu en face, puis il lui tourne le dos. Le péché mortel, c'est proprement de tourner le dos à Dieu. « Par le péché mortel, dit saint Thomas, on se détourne du bien immuable » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la – IIae, qu., 87, art. 4, c: « dans le péché, il y a deux choses. L'éloignement d'un bien impérissable qui est infini: à cet égard, par conséquent, le péché est infini. D'autre part, l'attachement déréglé au bien périssable: de ce côté, le péché est fini... » (RJ, trad. R. Bernard, p. 188)). Et Dieu lui-même s'en plaint, quand il dit au pécheur: « Tu m'as abandonné et tu es retourné en arrière » (Jérémie 15, 6), c'est-à-dire, tu es un ingrat, puisque tu m'as abandonné; car moi, je ne t'aurais jamais quitté; oui, tu m'as tourné le dos; tu es retourné en arrière.

 De même donc que Dieu déclare qu'il hait le péché, ainsi il ne peut moins faire que de haïr celui qui le commet, selon cette parole de la Sainte Écriture: « L'impie et son impiété sont également abominables au yeux de Dieu » (Sagesse 14, 9). En péchant, l'homme ose se déclarer l'ennemi de Dieu et lutter avec lui corps à corps. « Il ramasse ses forces contre le Tout Puissant », dit Job (Job 15, 28). Que penseriez-vous à la vue d'une fourmi qui voudrait se mesurer avec un homme armé? Dieu est tout-puissant; c'est lui qui d'un signe a fait le ciel et la terre « en les tirant du néant » (2 Maccabées 7, 28), et s'il le voulait, d'un signe encore il pourrait les y faire entrer. « D'un clin d'oeil il peut, dit l'Écriture, détruire l'univers tout entier » (2 Maccabées 8, 18). Et c'est à ce Dieu que le pécheur s'attaque quand il consent au péché! Voyez-le, s'écrie Job « étendre sa main contre Dieu, courir sur lui la tête levée et dresser contre lui son cou fort et épais » (Job 15, 25). Il lève la tête c'est-à-dire son orgueil, et il s'élance pour insulter Dieu; puis, dans son ignorance, représentée par ce cou fort et épais, on l'entend s'écrier: Après tout qu'ai-je fait? J'ai commis le péché; mais est-ce donc un si grand mal? D'ailleurs Dieu est un Dieu de miséricorde et il pardonne au pécheur. Ah! Quelle insulte! Quelle témérité! Quel aveuglement!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Voici à vos pieds, ô mon Dieu, un rebelle, un téméraire qui tant de fois eut la hardiesse de vous outrager et de vous mépriser; le voici qui implore maintenant votre pitié. Vous l'avez dit: « Crie vers moi et je t'exaucerai » (Jérémie 33, 3). C'est peu pour moi d'un enfer, je le confesse. Mais sachez que j'ai plus de regret de vous avoir offensé, ô Bonté infinie, que si j'avais perdu tous mes biens et même la vie. Ah! Seigneur, pardonnez-moi et ne permettez pas que je vous offense encore. Si vous m'avez attendu, c'est afin que je bénisse à jamais votre miséricorde et que je vous aime; et par les mérites de Jésus Christ j'espère que jamais plus je ne renoncerai à votre amour. Votre amour! C'est lui qui m'a délivré de l'enfer et c'est lui qui doit désormais me préserver du péché. Je vous remercie Seigneur, de toutes ces lumières et du désir que vous me donnez de vous aimer toujours. Prenez-moi et possédez-moi tout entier: mon âme, mon corps, mes puissances, mes sens, ma volonté, ma liberté. « Je suis tout à vous, sauvez-moi » (Psaume 118, 94). O vous qui êtes mon unique bien, vous qui seul êtes aimable, soyez aussi mon unique amour et faites que je vous aime de toute l'ardeur de mon âme. Je vous ai beaucoup offensé. Il ne suffit donc pas que je vous aime; je veux vous aimer beaucoup afin de réparer les outrages dont je me suis rendu coupable envers vous. Voilà ce que j'espère de vous, qui êtes tout puissant.

 Et je l'espère aussi de vos prières, ô Marie! Car vos prières sont toutes puissantes auprès de Dieu.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Le pécheur fait plus qu'outrager Dieu; il le déshonore. « En transgressant la loi, ô pécheur, tu déshonores Dieu », dit l'apôtre saint Paul (Romains 2, 23). En effet, il renonce à la divine grâce; et, pour une misérable satisfaction, il foule aux pieds l'amitié de Dieu. Si du moins il sacrifiait l'amitié de son Créateur, pour acquérir un royaume ou même le monde entier, certes, il ferait encore un grand mal; car l'amitié de Dieu vaut plus que le monde entier et que mille mondes. Mais pourquoi cet homme offense-t-il Dieu? Oui, pourquoi « l'impie a-t-il irrité le Seigneur » (Psaume 10, 13)? Pour un peu de terre, pour un accès de colère, pour un plaisir honteux, pour une vanité, un caprice. « Ils me déshonoraient, dit le Seigneur, pour une poignée d'orge, pour un morceau de pain » (Ezéchiel 13, 19). Quand le pécheur se met à délibérer s'il va ou non consentir au péché, alors il prend, en quelque sorte, la balance pour voir ce qui pèse le plus, ou bien la grâce de Dieu ou bien cette colère, cette vanité, ce plaisir; et lorsque enfin il donne son consentement, alors il proclame qu'à ses yeux cette colère, cette satisfaction valent plus que l'amitié de Dieu. Et voilà le cas que le pécheur fait à Dieu. « Seigneur, qui vous est semblable? » disait David (Psaume 34, 10) en considérant la grandeur et la majesté divines. Mais en voyant les pécheurs, qui lui comparent et lui préfèrent une misérable satisfaction, Dieu leur dit: « A qui m'avez-vous assimilé? A qui m'avez-vous égalé, moi qui suis le Saint » (Isaïe 40, 25)? Ce vil plaisir valait donc plus que ma grâce? « Tu m'as rejeté derrière ton corps » (Ezéchiel 23, 35). Non, ce péché, tu ne l'aurais pas commis, s'il eût dû t'en coûter une de tes mains, une centaine de francs, et même moins que cela. Dieu seul, dit Salvien (Salvien, De gubernatione Dei, lib. VI, n. 7, PL 53, 116), est-il donc assez vil selon vous pour mériter d'être sacrifié à une colère, à quelque misérable plaisir? Il y a plus. Quand le pécheur, pour se procurer quelque plaisir, offense Dieu, il fait son Dieu de ce plaisir, vu qu'il y place sa fin dernière. « Ce que chacun convoite et vénère, dit saint Jérôme, c'est cela même qui devient son Dieu » (S. Jérôme (auteur inconnu selon Glorieux, n. 26), Breviarium in Psalmos, in Ps. 80, PL 26, 1060). Saint Thomas dit dans le même sens: « Vous aimez les plaisirs, eh bien! Les plaisirs sont votre Dieu » (S. Thomas d'Aquin, Commentaire sur la 2ème épître aux Corinthiens, ch. 4, leçon 2, Turin, 1924, p. 440). Et saint Cyprien: « L'homme fait son Dieu de tout ce qu'il préfère à Dieu » (S. Cyprien (auteur inconnu selon Glorieux, n. 4), Liber de duplici martyrio ad Fortunatum, n. 23, PL 4, 894). Lorsque Jéroboam se révolta contre le Seigneur, il voulut entraîner son peuple avec lui dans l'idolâtrie; et pour cela, lui présenta ses idoles: « Voilà tes dieux, ô Israël », dit-il (1 Rois 12, 28). Ainsi fait le démon. Il vient devant le pécheur avec certains plaisirs, et il lui dit: que veux-tu faire de Dieu? Ton Dieu, le voici, c'est ce plaisir, cette colère; prends donc celui-ci et laisse l'autre. Ainsi fait à son tour le pécheur au moment où il donne son consentement: dans son coeur, il adore ce plaisir comme un Dieu. Le vice est une idole qui a pour autel notre coeur.

 Au moins, si le pécheur déshonore Dieu, qu'il ne le déshonore pas en sa sainte présence. C'est pourtant ce qu'il fait; il l'insulte et il le déshonore en face, puisque Dieu est présent partout. « Je remplis le ciel et la terre », dit le Seigneur (Jérémie 23, 24). Et le pécheur le sait, mais cela ne l'empêche pas de provoquer Dieu sous ses yeux: « Ils ne cessent de me provoquer en face » (Isaïe 65, 3).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ainsi donc, ô mon Dieu, vous êtes un bien infini; et moi, je vous ai tant de fois préféré un plaisir, un misérable plaisir qui, à peine goûté, s'évanouissait. Mais voici que, malgré tous mes mépris, vous m'offrez mon pardon, si je le veux; voici que vous vous engagez à me rendre vos bonnes grâces, si je me repens de vous avoir offensé. Oui, Seigneur, c'est de tout mon coeur que je me repens de vous avoir outragé; je déteste mon péché plus que tout autre mal. Maintenant, je reviens à vous; et vous, dès maintenant, j'en ai la confiance, vous m'accueillez et vous m'embrassez comme votre enfant. Je vous rends grâce, Bonté infinie. Aidez-moi, et ne permettez pas que je vous chasse encore de mon coeur. L'enfer ne laissera pas de me tenter. Mais vous êtes plus puissant que l'enfer. Je le sais, je ne me séparerai plus de vous, si toujours je me recommande à vous. Aussi la grâce que je sollicite, c'est que toujours, comme en ce moment, je vous adresse cette prière. Seigneur, venez à mon secours. Donnez-moi lumière, force et espérance; donnez-moi le paradis; mais surtout donnez-moi votre amour, ce vrai paradis des âmes. Je vous aime, ô Bonté infinie! Et je veux toujours vous aimer. Pour l'amour de Jésus Christ, exaucez-moi.

 O Marie, vous êtes le Refuge des pécheurs, secourez un pécheur qui veut aimer votre Dieu.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Le pécheur insulte Dieu; il le déshonore; de plus il lui cause une immense affliction. Aucune peine n'est comparable à celle que nous ressentons en voyant notre affection et nos bienfaits payés d'ingratitude. Or à qui s'en prend le pécheur? Il vient d'insulter le Dieu vivant qui l'a créé et qui l'a aimé au point de donner son sang et sa vie par amour pour lui. Et maintenant, ce même Dieu, voici que le pécheur le chasse de son coeur par le péché mortel. Dieu vient en effet habiter l'âme dont il est aimé. « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous établirons en lui notre demeure » (Jean 14, 23). Remarquez cette parole: « Nous établirons en lui notre demeure ». Car Dieu vient dans l'âme pour s'y établir à jamais; puisqu'il ne s'en sépare pas, sil elle-même ne se sépare de lui; et, comme dit le concile de Trente (Concile de Trente, Session 6, Décret sur la justification, ch. 11: « Car Dieu n'abandonne pas ceux qu'il a une fois justifiés par sa grâce, à moins qu'eux d'abord ne l'abandonnent (S. Augustin) » (FC 570)), il ne nous quitte pas, à moins que nous le quittions d'abord. Mais, Seigneur, vous savez déjà qu'il viendra un moment où vous serez chassé de ce coeur ingrat. Pourquoi donc n'en sortez-vous pas immédiatement? Voulez-vous attendre que lui-même vous  chasse? Ah! Laissez-le et partez de vous-même, avant qu'il vous fasse cette cruelle injure. Et Dieu répond: Non, je ne veux pas me retirer, qu'il ne me chasse lui-même.

 Quand donc l'âme consent au péché, elle dit à Dieu: Seigneur, retirez-vous d'ici. « Les impies ont dit à Dieu: Retire-toi de nous » (Job 21, 14). Ce n'est pas de bouche qu'on le dit, remarque saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch. 44, n. 50, PL 75, 1106: « Voilà quelque chose que l'insensé n'a pas le front de dire en paroles et pourtant les pervertis disent à Dieu: Retire-toi, non en paroles, mais par leur conduite » (SC 221, trad A. Bocognano, p. 87)), mais de fait. Le pécheur sait fort bien que Dieu ne peut pas demeurer avec le péché; il comprend parfaitement que, si son coeur s'ouvre au péché, Dieu doit en sortir; il lui dit donc: Puisque vous ne pouvez pas demeurer avec mon péché, partez-vous même et allez-vous-en. Tandis que le pécheur chasse Dieu de son âme, il fait en sorte que le démon vienne tout de suite s'y installer en maître. La même porte, qui a vu sortir Dieu, voit entrer l'ennemi. « Alors l'esprit impur va et il prend sept autres esprits plus méchants que lui, et entrant ils y demeurent tous » (Matthieu 12, 45). lorsque le prêtre baptise un enfant, il intime au démon l'ordre de partir: Retire-toi de cette âme, esprit immonde, et cède la place à l'Esprit Saint; et de fait, en recevant la grâce, l'âme devient le Temple de Dieu. « Ignorez-vous, dit saint Paul, que vous êtes le Temple de Dieu » (1 Corinthiens 3, 16)? Mais il en va tout autrement lorsque l'homme consent au péché. Il possède dieu dans son âme et il lui dit: « Retirez-vous, Seigneur, et cédez la place au démon ». Dieu lui-même s'en plaignit un jour à sainte Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch. 1: « Maintenant je suis oublié de tous, négligé, méprisé, et chassé de mon propre royaume comme un roi à la place duquel le larron pernicieux (le diable) est élevé et honoré » (Ferraige, t. 1, p. 2)), lorsque se comparant à un roi dépossédé de son trône, il lui dit: Je suis comme un roi chassé de son propre royaume et c'est le plus infâme brigand qu'on appelle à me remplacer.

 Quelle ne serait pas votre douleur, si un homme, comblé de vos bienfaits, vous faisait quelque grave insulte! Voilà précisément la peine que vous avez faite à votre Dieu, à celui qui vous aima au point de donner sa vie pour vous sauver. Le Seigneur invite le ciel et la terre à compatir, en quelque sorte, à la douleur que lui cause l'ingratitude des pécheurs: « Cieux, écoutez; terre, prête l'oreille, j'ai nourri tes enfants, je les ai comblés de biens et ils m'ont méprisé » (Isaïe 1, 2). En un mot, les pécheurs ne commettent jamais un péché sans affliger le coeur de Dieu: « Ils ont provoqué sa colère, ils ont affligé son Esprit Saint! » (Isaïe 63, 10). Sans doute, Dieu ne peut pas souffrir. Mais s'il se pouvait que Dieu fut accessible à la douleur, un péché mortel suffirait pour le faire mourir de pure tristesse, ainsi que l'enseigne le Père Médina (J. Médina, De poenitentia, I, tr. 3, qu. 1, Ingolstadt 1581, p. 248). Le péché mortel anéantirait Dieu lui-même, si c'était possible; car Dieu en ressentirait une peine infinie; par conséquent ajoute saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 3 sur le temps de la résurrection, n. 3, PL 183, 290: « Or, c'est ce qu'elle fait, dans la mesure où elle le peut: oui, la volonté propre entend supprimer Dieu. Elle voudrait absolument que Dieu ne puisse ou ne veuille – ou encore ne sache – punir ses péchés » (TZ, p. 497)), autant qu'il le peut, le péché détruit Dieu. Lors donc que l'homme commet le péché mortel, il donne, pour ainsi dire, à Dieu un breuvage empoisonné; et il ne tient pas à lui que Dieu n'en perde la vie. « Le pécheur remplit Dieu d'amertume », dit David (Psaume 10, 4); et selon la parole de saint Paul, « il foule aux pieds le Fils de Dieu » (Hébreux 10, 29); car il méprise tout ce qu'a fait et souffert Jésus Christ pour ôter le péché au monde.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ainsi donc, ô mon Rédempteur, chaque fois que j'ai péché, je vous ai chassé de mon âme et je n'ai rien négligé pour vous ôter la vie, si vous aviez pu la perdre. Et maintenant je vous entends me demander: « Que t'ai-je fait, en quoi t'ai-je contristé? Réponds-moi » (Michée 6, 3). Seigneur, vous m'avez tiré du néant, vous m'avez donné la vie et vous êtes mort pour moi, voilà le mal que vous m'avez fait. Que puis-je donc vous répondre, sinon que je mérite mille fois l'enfer et que vous auriez mille fois raison de m'y précipiter? Mais souvenez-vous de cet amour qui vous fit endurer la mort pour moi sur la croix. Souvenez-vous du sang que vous avez versé par amour pour moi, et ayez pitié de moi. Mais déjà je l'entends. Vous ne voulez pas que je désespère; vous m'avertissez même que vous vous tenez à la porte de mon coeur, de ce coeur dont je vous ai banni, et par vos inspirations vous frappez pour entrer. « Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse 3, 20). Et vous me dites d'ouvrir. « Ouvre-moi, ma soeur » (Cantique 5, 2). Oui, mon Jésus, je chasse de mon coeur le péché, je le déplore souverainement et je vous aime par-dessus toutes choses. Entrez, ô mon amour, la porte est ouverte, entrez et ne vous éloignez plus de moi. Unissez-moi entièrement à vous par les liens de votre amour et ne permettez pas que je me sépare encore de vous. Mon Dieu, puissions-nous ne plus nous séparer! Je vous embrasse; je vous presse contre mon coeur; donnez-moi la sainte persévérance. Ah! Ne permettez pas que je me sépare de vous.

 O Marie, ma Mère, venez sans cesse à mon secours; priez Jésus pour moi, obtenez-moi la grâce de ne perdre plus jamais son amitié.
 
 
 

SEIZIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la miséricorde de Dieu
 

« La miséricorde s'élève au-dessus de la justice »
(Jacques 2, 13)
 
 

PREMIER POINT
 

 La bonté est de sa nature communicative, c'est-à-dire portée à répandre ses biens autour d'elle. Or Dieu est, par nature, la bonté infinie; et, comme dit saint Léon, la nature de Dieu est la bonté (S. Léon le Grand, Sermon 2 sur la Nativité, ch. 1, PL 54, 194: « Notre Dieu, en effet, tout-puissant et clément, dont la nature est bonté, dont la volonté est puissance, dont l'activité est miséricorde (...) déterminé les remèdes qu'emploierait sa bonté pour la rénovation de l'humanité... » (SC 22bis, trad. R. Dolle, p. 77)). Il a donc un immense désir de nous communiquer son bonheur. Aussi son coeur incline-t-il, non pas à châtier les hommes, mais à les traiter tous avec miséricorde. Isaïe déclare même que Dieu va, quand il punit, à l'encontre de toutes ses inclinations. « Il se mettra en colère, dit-il, afin de faire son oeuvre, mais cela ne vient pas de lui; cela lui est étranger » (Isaïe 28, 21). Dieu ne châtie jamais ici-bas que pour exercer sa miséricorde dans l'autre vie. « Vous avez été irrité et vous avez eu pitié de nous » (Psaume 59, 3). S'il se montre irrité, c'est afin que nous rentrions en nous-mêmes et que nous détestions nos péchés. « Vous avez traité votre peuple bien durement, vous nous avez fait boire du vin de componction » (Psaume 59, 5). Et s'il en vient à nous infliger quelque châtiment, c'est parce qu'il nous aime et qu'il veut nous épargner le châtiment éternel. « Vous avez donné un signal à ceux qui vous craignent, afin qu'ils fuient à la vue de l'arc, afin que vos bien-aimés soient délivrés ». (Psaume 59, 6). Envers les pécheurs en particulier, qui pourrait assez admirer et assez louer la miséricorde que Dieu met à les attendre, à les appeler, à les accueillir quand ils reviennent? Quelle patience que la patience de Dieu, attendant les pécheurs à résipiscence! Mon frère, quand vous offensez Dieu, il pouvait vous frapper à mort. Mais non; il a mieux aimé vous attendre; et, au lieu de vous punir, il vous faisait du bien, il vous conservait la vie, il vous entourait des soins de sa Providence. Quant à vos péchés, il feignait même de ne pas les connaître, dans l'espoir que vous rentriez en vous-même. « Seigneur, vous dissimuliez les péchés des hommes en vue de leur repentir » (Sagesse 11, 24). Mais, Seigneur, vos yeux ne peuvent supporter la vue d'un seul péché; comment donc souffrez-vous en silence que tant d'hommes commettent l'iniquité? « Vous ne pouvez, dit votre prophète, regarder l'iniquité. Pourquoi donc regardez-vous ceux qui font des iniquités, et demeurez-vous en silence » (Habacuc 1, 13)? Vous voyez ce débauché, ce vindicatif, ce blasphémateur, qui accumulent de jour en jour péché sur péché et vous ne les frappez pas. Pourquoi une telle patience? « Voici, répond Isaïe, pourquoi le Seigneur attend; c'est afin d'avoir pitié de nous » (Isaïe 30, 18). Dieu donc attend le pécheur, afin que le pécheur s'amende et qu'il puisse ainsi recevoir le pardon et se sauver.

 Saint Thomas (S. Thomas d'Aquin, Sermones dominicales, sermon 4 du 2e dimanche de l'Avent, Opera, t. 16, Rome, 1570, fol. 2, col. 3-4) nous montre toutes les créatures, le feu, la terre, l'air, l'eau qui, poussés par leur instinct naturel, se lèvent contre le pécheur pour le punir et venger ainsi l'outrage fait à leur créateur. Car, dit-il en s'adressant à Dieu, chaque créature, vous rendant le service qu'elle vous doit comme à son auteur, brûle de faire expier aux impies leurs attentats contre vous. Or Dieu, n'écoutant que sa bonté, les retient toutes. Mais Seigneur, vous qui attendez que ces impies rentrent en eux-mêmes, ne les voyez-vous pas, dans leur ingratitude, se prévaloir de votre miséricorde pour vous offenser davantage? « Vous avez été indulgent, Seigneur, vous avez usé de la plus grande indulgence; est-ce que vous en avez été glorifié » (Isaïe 26, 15)? Encore une fois, pourquoi tant de patience? Parce que Dieu ne veut pas que le pécheur périsse; c'est sa conversion et son salut qu'il veut, ainsi que lui-même le déclare: « Non; je ne veux pas la mort du pécheur; mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ezéchiel 33, 11). O patience divine! Saint Augustin (S. Augustin (plutôt Baudri de Bourgueil selon Glorieux, n. 40), De visitatione infirmorum, lib. 1, c. 5, PL 40, 1150) va jusqu'à dire que, si Dieu n'était pas Dieu, il y aurait de l'injustice dans sa trop grande patience envers les pécheurs. Oui, Seigneur, souffrez que je vous le dise, il faut que vous soyez Dieu, pour échapper ici à l'injustice. Épargner quelqu'un, qui se conduit ensuite avec plus d'insolence, c'est en effet, semble-t-il, contraire à l'honneur de Dieu. Le saint Docteur continue: nous commettons le péché, nous nous y attachons; car il en est qui font la paix avec leurs crimes, qui s'y endorment des mois et des années; nous nous glorifions du péché; car il en est qui vont jusqu'à se vanter de leurs scélératesses; et vous, conclut saint Augustin, vous, ô Dieu, vous restez tranquille. Nous vous provoquerons à la colère; et vous ne nous offrez que la miséricorde. Il semble en vérité que nous luttions avec Dieu à qui sera le plus fort, nous à provoquer ses châtiments, lui, à nous offrir le pardon.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Seigneur, je comprends que je devrais maintenant me trouver en enfer; oui, « ma demeure c'est l'enfer » (Job 17, 13). Mais, par votre miséricorde, ce n'est pas  dans l'enfer, mais ici à vos pieds que je me trouve maintenant; et dans le désir que vous avez d'obtenir mon amour, je vous entends m'intimer ce précepte: « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu » (Deutéronome 6, 5). Et vous me dites encore que vous voulez me pardonner, si je me repens des injures que je vous ai faites. Oui, mon Dieu, puisque vous voulez être aimé de moi, malgré toutes mes honteuses révoltes contre votre Majesté, je vous aime de tout mon coeur et j'ai bien plus de douleur de vous avoir outragé que s'il m'arrivait n'importe quel autre malheur! Ah! Éclairez-moi, Bonté infinie; faites-moi connaître la grandeur de mes torts à votre égard. Non; je ne veux plus résister aux appels de votre tendresse et je ne veux plus contrister un Dieu qui m'a tant aimé et qui m'a, tant de fois avec tant d'amour, accordé mon pardon. Plût à Dieu que je ne vous eusse jamais offensé, ô mon Jésus! Pardonnez-moi; et faites que désormais je n'aime plus que vous; faites que je vive uniquement pour vous qui êtes mort pour moi; faites que je souffre par amour pour vous, puisque vous avez tant souffert par amour pour moi. Vous m'avez aimé de toute éternité, faites que, durant toute l'éternité, je brûle d'amour pour vous. O mon Sauveur, j'attends tout de vos mérites.

 Je me confie également à vous, ô Marie; à vous de me sauver par votre intercession.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Considérez, de plus, avec quelle miséricorde Dieu traite le pécheur en l'appelant à la pénitence. Adam se révolte contre le Seigneur, et il se dérobe à ses regards. Mais Dieu, voyant qu'Adam est perdu pour lui, se met à le chercher et à l'appeler en quelque sorte avec des gémissements: « Adam, où es-tu? » (Genèse 3, 9). Paroles d'un père à la recherche de l'enfant qu'il vient de perdre, remarque ici Pereira (B. Pereira, Commentaires sur la Genèse, liv. 6, ch. 3, Rome, 1589, p. 481). Mon frère, Dieu a tant de fois agi de même envers vous. Vous fuyiez loin de Dieu et Dieu vous adressait appels sur appels; inspirations, remords de conscience, prédictions, épreuves, il mettait tout en oeuvre, même la mort de vos amis. C'est de vous, semble-t-il, que Jésus Christ parle en ces termes: « Je me suis fatigué à force de prier, j'ai presque perdu la voie » (Psaume 68, 4). Oui, mon enfant, j'ai, en quelque sorte, perdu la voix à force de t'appeler. « Ah! Pécheurs, s'écrie sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, X: « Songez, songez qu'en ce moment le Juge qui doit vous condamner vous supplie, et que pas un seul instant vous n'êtes certains de vivre. Pourquoi ne voulez-vous pas vivre à jamais? O dureté des coeurs humains! Que votre immense pitié les attendrisse, mon Dieu! » (MA, p. 528)), faites-y attention: ce Seigneur qui vous appelle, c'est lui-même qui doit vous juger un jour. »

 Chrétien, mon frère, que de fois n'avez vous pas fait la sourde oreille, quand Dieu vous appelait? Vous méritiez de n'être pas appelé. Mais non, lui, votre Dieu, n'en a pas moins continué de vous adresser ses invitations, parce qu'il voulait faire la paix avec vous et vous sauver. O ciel! Et qui donc vous appelait de la sorte? Un Dieu d'infinie Majesté. Et vous, qu'étiez-vous, sinon un misérable ver de terre? Et pourquoi vous appelait-il? Uniquement pour vous rendre cette vie de la grâce que vous même aviez perdu. « Revenez à moi, vous disait-il, et vivez » (Ezéchiel 18, 32). Pour obtenir la grâce de Dieu ce serait peu de passer toute notre vie dans un désert. Eh bien! Cette grâce, Dieu s'offrait à nous la donner aussitôt, si vous la vouliez, moyennant un seul acte de repentir. Mais vous, vous la refusiez! Et malgré tout, Dieu ne vous a pas abandonné, il n'a pas cessé de vous poursuivre. Mon fils, vous disait-il comme en gémissant, pourquoi voulez-vous donc vous damner? « O Maison d'Israël, pourquoi mourrez-vous? » (Ezéchiel 18, 31).

 Quand l'homme commet un péché mortel, il chasse Dieu de son âme. « Ils ont dit à Dieu: Retire-toi de nous » (Job 21, 14). Mais que fait Dieu? Il se place à la porte de ce coeur ingrat: « Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse 3, 20). Il semble prier l'âme de lui donner entrée: « Ouvre-moi, ma soeur » (Cantique 5, 20). Il se fatigue à la prier: « Je suis las de te prier » (Jérémie 15, 6). « Oui, dit saint Denys l'Aréopagite, les pécheurs s'éloignent de Dieu; mais Dieu, emporté par l'ardeur de son amour, court après eux et il les conjure de ne pas se perdre » (Denys l'Aéropagite, (pseudo), Lettre 8 au moine Démophile, PG 3, 1087). Voilà précisément ce que voulait dire l'Apôtre saint Paul, lorsqu'il écrivait à ses disciples: « C'est de la part du Christ que nous vous conjurons, réconciliez-vous avec Dieu » (2 Corinthiens 5, 20). Sur quoi saint Jean Chrysostome fait cette belle réflexion: « Jésus Christ lui-même vous supplie. Et que veut-il donc obtenir? Que vous vous réconciliiez avec Dieu. Car l'hostilité vient de vous et non de Dieu » (S. Jean Chrysostome, Homélie 11 sur la 2ème Épître aux Corinthiens, n. 3, PG 50, 478: « C'est le Christ lui-même, comme son Père, qui vous prie par notre bouche... Et qui demande-t-il? Réconciliez-vous avec Dieu. Il ne dit pas: réconciliez Dieu avec vous. Ce n'est pas lui qui nous hait, c'est vous qui voulez être ses ennemis. Dieu éprouve-t-il jamais un sentiment de haine? (JEA, t. 10, p. 74)). Le saint veut dire que le pécheur ne doit pas se donner beaucoup de peine pour obtenir que Dieu fasse la paix. Il suffit que lui-même consente à la faire; car ce n'est pas Dieu, mais le pécheur, qui la refuse.

 Oh! Comme le Seigneur, plein de bonté, est tout le jour à la poursuite d'une multitude de pécheurs! Ingrats, leur répète-t-il, ne me fuyez pas davantage. Pourquoi me fuyez-vous? J'ai à coeur votre bien, et je n'ai d'autre désir que de vous rendre heureux. Pourquoi voulez-vous vous perdre? -- Mais vous-même, Seigneur, que faites-vous? Pourquoi traiter ces rebelles avec tant de patience et leur témoigner tant d'amour? Quel bien en espérez-vous donc? N'est-ce pas déroger à votre grandeur que de vous montrer si passionnément épris de ces misérables vers de terre qui vous fuient? « Qu'est-ce que l'homme, pour que vous fassiez un si grand cas de lui? Et pourquoi lui donnez-vous votre coeur? » (Job 7, 17).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, voici à vos pieds un ingrat qui implore votre pitié. « Mon Père, pardonnez-moi. » Je vous appelle mon Père, car vous-même, vous voulez que je vous donne ce nom. Pardonnez-moi donc, ô mon Père. Je ne mérite pas de compassion; car, plus vous avez eu de bonté envers moi, plus j'ai eu d'ingratitude envers vous. Mais au nom de cette même bonté, qui vous empêchait de m'abandonner alors que je vous fuyais, de grâce, ô mon Dieu, accordez-moi, ô mon Jésus, une grande douleur des injures que je vous ai faites et donnez-moi le baiser de paix. Hélas! Que d'offenses j'ai commises contre vous! Mais je m'en repens plus que tout autre mal; je les déteste; je les ai en horreur; et j'unis cette horreur à celle que vous avez éprouvée, ô mon Rédempteur, dans le jardin de Gethsémani. Ah! Pardonnez-moi par les mérites de votre sang que vous y avez répandu pour moi. Je prends la ferme résolution et je vous promets de ne plus m'éloigner de vous, de chasser de mon coeur toute affection qui n'est pas pour vous. Mon Jésus, mon amour, je vous aime par dessus toutes choses; je veux toujours vous aimer et je ne veux aimer que vous. Mais donnez-moi vous même la force d'être fidèle à ma résolution; faites que je sois tout à vous.

 O Marie, mon espérance, vous êtes la Mère de la miséricorde, priez Dieu pour moi et ayez pitié de moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Les princes de la terre ne daignent pas même jeter un regard sur des sujets rebelles qui viennent implorer leur pardon. Telle n'est pas la conduite de Dieu à notre égard. « Il ne détournera pas sa face de vous, si vous revenez à lui » (2 Chroniques 30, 9). Dieu ne saurait dédaigner celui qui vient se jeter à ses pieds. Que dis-je? Lui-même invite le pécheur et il s'engage à l'accueillir tout aussitôt. « Reviens à moi, dit le Seigneur, et je te recevrai » (Jérémie 3, 1). « Tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous », dit le Seigneur (Zacharie 1, 3). Oh! Avec quel amour, avec quelle tendresse Dieu presse contre son coeur le pécheur qui revient à lui! C'est ce que Jésus Christ nous donne à entendre par la Parabole de la brebis perdue. Elle s'était égarée; mais à peine le berger l'a-t-il retrouvée que, tout joyeux, il la charge sur ses épaules; et il invite ses amis à se réjouir avec lui: « Réjouissez-vous avec moi, leur dit-il, parce que j'ai trouvé ma brebis qui était perdue » (Luc 15, 6). Et saint Luc ajoute: « Grande sera dans le ciel la joie pour un seul pécheur qui fait pénitence ». Mais le Rédempteur nous le fait encore mieux comprendre par la Parabole de l'enfant prodigue. Il se donne lui-même pour ce père qui, voyant revenir son fils égaré, court au-devant de lui et, sans lui laisser le temps de parler, le prend dans ses bras, l'embrasse et le caresse si tendrement qu'il semble sur le point de s'évanouir. Tant est grande la consolation qu'il éprouve! « Il accourt vers lui, dit le saint Évangile, il se jette à son cou et l'embrasse » (Luc 15, 20).

 Bien plus, dès que le pécheur se repent, ses péchés sont oubliés comme s'il n'en avait jamais commis aucun, ainsi que Dieu le déclare lui-même: « Si l'impie fait pénitence, il vivra de la vie et je ne me souviendrai d'aucune de ses iniquité » (Ezéchiel 18, 21). Le Seigneur en vient même jusqu'à dire: « Venez et accusez-moi, si vos péchés, fussent-ils comme l'écarlate, ne deviennent blancs comme la neige » (Isaïe 1, 18). C'est comme s'il disait: Venez, pécheurs; venez et faites-moi des reproches si je ne vous pardonne pas, accusez-moi et traitez-moi d'infidèle. Mais non; Dieu ne sait pas mépriser un coeur qui s'humilie et se repent, comme dit le Prophète-Roi: « Vous ne dédaignez pas, ô Dieu, un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19).

 Il met sa gloire à user de miséricorde envers les pécheurs et à leur pardonner. « Notre Dieu, dit Isaïe, sera exalté en vous épargnant » (Isaïe 30, 18). Et combien de temps le Seigneur fait-il attendre le pardon? Il pardonne aussitôt. « Les larmes ne couleront pas longtemps, dit encore Isaïe, car s'abandonnant à sa compassion, Dieu aura pitié de toi; à la voix de ta prière dès qu'il entendra, il répondra » (Isaïe 30, 10). Pécheur, dit donc le prophète, tu ne seras pas longtemps à pleurer; car dès la première larme, le Seigneur aura pitié de toi; il ne t'aura pas plutôt entendu qu'il te répondra. Non, non; Dieu ne nous traite pas comme nous le traitons nous-même. Dieu nous appelle et nous faisons la sourde oreille. Mais nous, à peine avons-nous fait entendre notre prière, que Dieu nous répond. Oui, aussitôt que vous vous repentez et que vous demandez grâce et miséricorde, Dieu vous répond et vous pardonne.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! Mon Dieu, avec qui suis-je entré en lutte? Avec vous, la Bonté même, avec vous qui m'avez créé et qui êtes mort pour moi. Et comment, après tant de trahisons, m'avez-vous supporté? Ah! Le souvenir seul de votre patience envers moi devrait suffire pour transformer ma vie en un continuel acte d'amour envers vous. Qui donc m'aurait supporté, comme vous m'avez supporté, moi, qui vous ai si gravement insulté? Quel malheur si je recommençais à vous offenser! Quel malheur si je me damnais! Toutes les miséricordes dont vous avez usé envers moi seraient, ô mon Dieu, un enfer plus terrible pour moi que l'enfer avec tous ses tourments. Non, mon Rédempteur, ne permettez pas qu'il m'arrive jamais de vous mépriser encore. Faites-moi plutôt mourir. Je le comprends, c'est bien assez que votre miséricorde m'ait supporté jusqu'à présent. Je me repens, ô mon souverain Bien, de vous avoir offensé. Je vous aime de tout mon coeur et je suis bien résolu de vous consacrer entièrement tout le reste de ma vie. Exaucez-moi, ô Père éternel, par les mérites de Jésus Christ et accordez-moi la sainte persévérance ainsi que votre amour. Exaucez-moi, ô mon Jésus, par le sang que vous avez versé pour moi. « Nous vous en supplions, secourez vos serviteurs que vous avez rachetés par votre précieux sang » (Hymne Te Deum).

 O Marie, ma Mère, jetez les yeux sur moi: tournez vers moi vos regards, pleins de miséricorde; et faites que je sois tout à Dieu.
 
 
 
 

DIX-SEPTIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Abus de la miséricorde divine
 

« Ignores-tu que la clémence de Dieu t'invite à la pénitence? »
(Romains 2, 4)
 
 

PREMIER POINT
 

 On lit dans la parabole de l'ivraie, au chapitre 13, de saint Matthieu, que, l'ivraie ayant levé dans un champ avec le bon grain, les serviteurs voulaient aller l'arracher. « Voulez-vous? Dirent-ils au maître; nous irons et nous l'enlèverons. » Mais le maître répondit: Non, laissez-là croître; plus tard on l'arrachera et on la jettera dans le feu. « Quand le temps de la moisson sera venu, je dirai aux moissonneurs: ôtez d'abord l'ivraie et liez-la en gerbes pour la brûler » (Matthieu 13, 30). Cette Parabole nous fait comprendre, d'une part, avec quelle patience Dieu traite les pécheurs et, d'autre part, de quelles rigueurs il accable les obstinés. Saint Augustin dit que le démon a deux moyens de tromper les hommes: « le désespoir et l'espoir » (S. , Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, traité 33, n. 8, PL 35, 1651: « Les hommes se trouvent donc en danger Des deux côtés, en espérant comme en désespérant, deux choses opposées, deux sentiments contraires » (BA, t. 72, trad. M. F. Berrouard, p. 709)). Une fois le péché commis, il tente le pécheur de désespoir par la crainte de la divine justice; avant le péché, il y pousse par l'espoir de la divine miséricorde. En conséquence, le saint donne à chacun de nous cet avertissement: Après le péché, comptez sur la miséricorde; avant le péché, craignez la justice (On trouve l'idée, sinon le texte, dans saint Augustin. Voir, par exemple, notre précédente, ibidem, pp. 707-709). Sans nul doute, celui-là est indigne de miséricorde qui se prévaut de la miséricorde de Dieu pour l'offenser. C'est envers celui qui craint Dieu, que s'exerce la miséricorde, et non envers celui qui s'autorise de la bonté de Dieu pour s'affranchir de la crainte. Après qu'on a offensé la justice, dit Tostat (A. Tostado, Sur l'Exode, ch. 9, qu. 8; ch. 33, qu. 18, Opera, Venise, 1596, p. 58, col. 4; p. 160, col. 1), on peut bien se réfugier dans la miséricorde; mais, après avoir offensé la miséricorde elle-même, quel refuge trouvera-t-on encore?

 Il est bien difficile de trouver un pécheur qui désespère au point de vouloir proprement se damner. Tous veulent pécher, mais sans renoncer à l'espoir de se sauver. Ils pèchent et ils disent: « Dieu est miséricorde. Je ferai ce qu'il me plaît; je commettrai ce péché; puis je m'en confesserai ». Voilà, dit saint Augustin (Cf. Sermon 20; PL 38, 139-140), le langage des pécheurs. Hélas! Combien n'y en a-t-il pas qui l'ont tenu et qui sont maintenant au fond de l'enfer!

 On dit: les miséricordes de Dieu sont grandes; quelque péché que je commette, un acte de repentir m'en obtiendra le pardon. Mais Dieu lui-même nous défend de tenir ce langage. « Ne dis pas: La miséricorde du Seigneur est grande; de la multitude de mes péchés il aura pitié » (Ecclésiastique 5, 6). Et pourquoi Dieu ne veut-il pas que nous parlions de la sorte? « C'est parce que la miséricorde et la colère regarde attentivement les pécheurs ». Sans doute la miséricorde de Dieu est infinie. Mais les actes de cette miséricorde, et par conséquent les grâces de pardon ont leurs limites. Dieu est miséricorde, mais il est juste aussi. « Je suis dit un jour le Seigneur à sainte Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch. 5: « Tous croient en moi et publient ma miséricorde, mais presque pas un ne me publie juste juge ni ne croit que je juge justement » (Ferraige, t. 1, p. 14)), juste et miséricordieux. Mais les pécheurs me regardent seulement comme miséricordieux. » « Ils ne veulent voir, remarque saint Basile, qu'une moitié de Dieu, car s'il est bon, il est également juste » (S. Basile de Césarée, Les Règles monastiques, Prologue, n. 4, PG 31, 898: « Dieu est miséricordieux, oui, mais il est juste... Ne nous faisons donc pas de Dieu une idée tronquée et ne cherchons pas dans sa bonté un prétexte à la négligence » (trad. L. Lèbe, Maredsous, 1969, p. 40)). Or, supporter celui qui s'autorise de la miséricorde pour pécher davantage, ce ne serait pas de la part de Dieu faire acte de miséricorde, dit le Père Avila (S. Jean d'Avila, Lettres spirituelles, 3e p., lettre 12, Rome, 1668, p. 64), mais manquer de justice. La miséricorde est promise à celui qui craint Dieu et non pas à celui qui abuse de la miséricorde. « Sa miséricorde, s'écrie la divine Mère dans son sublime cantique, se répand sur ceux qui le craignent » (Luc 1, 50). Quant aux obstinés, ils sont menacés de sa justice. Or, dit saint Augustin (S. Augustin (plutôt anonymedu XIe siècle selon Glorieux, n. 40), De vera et falsa poenitentia, c. 7, n. 18, PL 40, 1119), si Dieu ne trompe pas quand il promet, il ne trompe pas non plus quand il menace. Fidèle dans ses promesses, il l'est également dans ses menaces.

 Ce n'est pas Dieu, mais le démon qui vous pousse au péché dans l'espoir de la miséricorde. Aussi tenez-vous bien sur vos gardes. Oui, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean Climaque, L'échelle du Paradis, 6e degré, PG 88, 795. Une erreur de transcription de saint Alphonse, due peut-être à une lecture de Gisolfo qui cite ces deux auteurs, a attribué à Jean Chrysostome ce qui appartient à Jean Climaque), gardez-vous de prêter l'oreille à ce monstre infernal qui vient vous assurer de la miséricorde de Dieu. Malheur à celui qui se porte au péché par l'espoir du pardon! « Espérer afin de pécher, s'écrie saint Augustin, ah! Maudite soit cette inique espérance » (S. Augustin, Sur le Psaume 144, n. 11, PL 37, 1877: « Écoutez ce que dit le désespéré: Je suis déjà condamné, pourquoi ne ferais-je pas tout ce que je veux? Écoutez ce que dit le présomptueux: la miséricorde divine est grande; lorsque je me convertirai, Dieu me pardonnera tous mes péchés; pourquoi ne ferais-je pas tout ce que je veux? Le premier désespère pour pécher, le second espère pour pécher. Ces deux excès sont redoutables, ces deux excès sont un péril; malheur ou désespoir! Malheur à l'espérance présomptueuse! » (Vivès, t. 15, p. 420)). « Ils sont innombrables, ajoute le saint Docteur, ceux que cette ombre de vaine espérance à trompés » (S. Augustin (plutôt Eusèbe le Gaulois ou Fauste selon Glorieux, n. 39), Sermon 154, n. 9, PL 39, 2040). Malheur à celui qui compte sur la bonté de Dieu pour l'outrager davantage! Saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de l'humilité et de l'orgueil, ch. 10, n. 36, PL 182, 962: « Pensant à la bonté de Dieu, tu as dit dans ton coeur: 'Il ne punira pas' (et ainsi, ô impie, tu as irrité dieu) » (S. Bernard, coll. Les écrits des Saints, trad. E. de Solms, p. 62)) dit que le châtiment de Lucifer ne se fit pas attendre, précisément parce qu'il s'est révolté dans l'espoir d'y échapper. Le roi Manassès tomba dans le péché; mais ensuite il se convertit et Dieu lui pardonna. Son fils Ammon, voyant la facilité de Dieu à pardonner, s'abandonna au désordre dans l'espoir que Dieu lui ferait grâce aussi; mais il n'y eut pas de miséricorde pour Ammon. C'est ainsi que se perdit également Judas; car il pécha, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Homélie 83 sur Matthieu, n. 2, PG 58, 748), en comptant sur la douceur et la bonté de son divin maître. Bref, Dieu supporte, mais il ne supporte pas toujours. Si Dieu supportait toujours, personne ne se damnerait. Or c'est l'opinion la plus commune que, même parmi les chrétiens, le plus grand nombre de ceux qui parviennent à l'usage de la raison se damnent. « Elle est large la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition; et nombreux sont ceux qui entrent par elle » (Matthieu 7, 13).

 « Offenser Dieu en comptant sur sa bonté, c'est, dit saint Augustin, se moquer de Dieu et non pas se repentir » (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), Aux frères dans le désert, sermon 2, PL 40, 1255. Cf. Dixième considération, note 2). Or Dieu ne souffre pas qu'on se joue de lui. Non, dit saint Paul, « on ne se moque pas de Dieu » (Galates 6, 7). Et quelle moquerie ne serait-ce pas que d'offenser Dieu tout à son aise et ensuite d'aller également en Paradis! « Ce que chacun aura semé, ajoute l'apôtre, c'est cela même qu'il récoltera » (Galates 6, 8). Après donc qu'on a semé des péchés, il n'y a nulle raison d'attendre autre chose que des châtiments et l'enfer. Le filet dont se sert le démon pour traîner en enfer presque tous les chrétiens qui se damnent, c'est cette folie qu'il leur insinue: Péchez hardiment; avec tous les péchés du monde, vous vous sauverez encore. Mais Dieu « maudit celui qui pèche dans l'espérance » (Job 11, 20), c'est-à-dire avec l'espoir du pardon. Autant il plaît à Dieu que le pécheur, après sa chute, vienne, plein de repentir, mettre en lui sa confiance, autant l'espérance des obstinés lui inspire d'horreur, suivant cette parole: « Leur espérance lui est en abomination » (Job 11, 20). Pareille espérance irrite Dieu et arme son bras, comme s'irrite le maître qui voit son serviteur s'autoriser de sa bonté pour l'offenser.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! Ô mon Dieu, moi aussi je vous ai offensé, parce que vous me traitiez avec bonté! Ah! Seigneur attendez-moi et ne m'abandonnez pas; car j'espère, avec votre grâce, que je ne vous provoquerai plus à m'abandonner. Je me repens, ô Bonté infinie, de vous avoir offensée et d'avoir tant abusé de votre patience. Soyez bénie de m'avoir attendu jusqu'aujourd'hui! Désormais, je ne veux plus vous trahir, comme je l'ai fait par le passé. Vous m'avez tant supporté, afin de me voir enfin un jour épris d'amour pour votre bonté. Voici ce jour enfin arrivé, je l'espère; je vous aime par dessus toutes choses et j'estime votre grâce plus que tous les royaumes du monde. Plutôt perdre mille fois la vie que de perdre votre sainte grâce! Mon Dieu, pour l'amour de Jésus Christ, donnez-moi la persévérance jusqu'à la mort avec votre saint amour. Ne permettez pas que je vous trahisse de nouveau et que je cesse de vous aimer.

 O Marie, vous êtes mon espérance, obtenez-moi cette grâce de la persévérance et je ne vous demande rien de plus.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Dieu, dira quelqu'un, m'a jusqu'ici traité avec tant de miséricorde, j'espère bien qu'il en sera de même encore à l'avenir. Mais moi je réponds: Eh quoi! Parce que Dieu s'est montré si miséricordieux à votre égard, vous voulez de nouveau l'offenser! Voilà donc comment vous méprisez la bonté et la patience de Dieu. Et ne savez-vous pas que si le Seigneur vous a supporté jusqu'ici, c'est pour que vous pleuriez vos péchés et non pour que vous y persévériez? « Vas-tu, demande saint Paul, mépriser les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité? Ignores-tu que la bonté de Dieu t'invite à la pénitence » (Romains 2, 4)? Vainement, dans votre confiance en la divine miséricorde, refusez-vous de lui reconnaître des bornes, Dieu saura bien lui en donner. « Si vous ne vous convertissez pas, il brandira son glaive » (Psaume 7, 13). « A moi est la vengeance et je l'exercerai en son temps » (Deutéronome 32, 35). Dieu attend, mais, vienne à sonner l'heure de la vengeance, il n'attend plus et il frappe.

 « Le Seigneur attend afin de vous faire miséricorde » (Isaïe 30, 18). Voilà donc pourquoi Dieu attend le pécheur: afin que celui-ci se convertisse. Mais quand il voit le temps accordé au pécheur pour pleurer ses péchés, ne lui servir qu'à commettre de nouveaux péchés, alors il appelle le temps lui-même pour juger le coupable. « Contre moi, dit Jérémie, il a appelé le temps » (Lamentations 1, 15). Oui, dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Homélie 11 sur Ezéchiel, liv. 1, n. 25, PL 76, 916: « Miséricorde, en effet, Dieu nous laisse du temps pour le repentir; mais quand nous faisons servir la patience de sa grâce à l'aggravation de notre faute, il fait servir à frapper plus sévèrement le temps qu'il avait ménagé pour pardonner... » (SC 327, trad. C. Morel, p. 483)), il n'y a pas jusqu'au temps qui ne vienne déposer contre le pécheur. Et de ce fait, le temps et les miséricordes qui lui furent si libéralement concédés, lui attireront de plus rigoureux châtiments et un plus prompt abandon de Dieu. « Nous avons soigné Babylone et elle n'a pas été guérie; abandonnons-la » (Jérémie 51, 9). Or, comment Dieu abandonne-t-il le pécheur? Pour cela il envoie la mort le frapper en état de péché ou bien il retire l'abondance de ses grâces afin de ne lui laisser que la seule grâce suffisante, avec laquelle le pécheur pourrait à la vérité se sauver, mais avec laquelle il ne se sauvera pas. L'aveuglement de l'esprit, l'endurcissement du coeur, la force de la mauvaise habitude lui rendront le salut moralement impossible: ainsi restera-t-il, sinon absolument, du moins moralement abandonné. « Voici ce que je ferai à ma vigne, dit le Seigneur; j'arracherai sa haie et elle sera livrée au pillage » (Isaïe 5, 5). Oh! Quel châtiment! En effet, lorsque le maître enlève la haie de sa vigne et qu'il y laisse pénétrer n'importe qui, hommes ou animaux, n'est-ce pas un signe évident qu'il l'abandonne? Dieu fait de même, quand il abandonne une âme: il lui enlève la haie de la crainte, des remords de conscience, et il la laisse au milieu des ténèbres; alors pénètrent dans cette âme tous les vices, comme autant de bêtes féroces: « Vous avez établi les ténèbres et la nuit a été faite; c'est durant la nuit que toutes les bêtes de la forêt feront leurs courses » (Psaume 103, 20). Abandonné de la sorte et enveloppé de ces ténèbres, le pécheur méprisera tout: grâce de Dieu, paradis, avertissements, excommunications; il se rira même de sa damnation: « Arrivé au fond de l'abîme, l'impie méprise tout » (Proverbes 18, 3).

 Que si Dieu laisse vivre ce pécheur sans lui faire sentir les rigueurs de sa justice, alors l'impunité même devient le plus grand des châtiments. « Ayons pitié de l'impie et il n'apprendra pas à être juste » (Isaïe 26, 10). « Que Dieu me garde de cette pitié, dit à ce propos saint Bernard, car elle est plus terrible que sa colère! » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 42 sur le Cantique des Cantiques, n. 4, PL 183, 989: « C'est lorsque Dieu ne se met pas en colère que vous pouvez supposez que sa colère est la plus forte. Si nous avons pitié de l'impie, il n'apprendra pas à être juste (Isaïe 26, 10). je ne veux pas de cette pitié-là, qui est au delà de toute colère et me ferme les voies de la justice » (BEG, p. 469)). Oh! Quel châtiment, lorsque Dieu laisse le pécheur au pouvoir de son péché et ne paraît pas lui en demander compte! « A cause de la grandeur de sa colère, il ne surveille plus » (Psaume 10, 4). On dirait qu'il ne s'indigne plus contre lui. « Alors s'apaisera mon indignation contre toi; je me tiendrai en paix et je ne m'irriterai plus » (Ezéchiel 16, 42); il semble même permettre qu'ici-bas tous les désirs du pécheur soient comblés: « Je les ai abandonnés aux désirs de leur coeur » (Psaume 80, 13). Qu'ils sont à plaindre ces pécheurs, auxquels tout réussit en ce monde! Leur prospérité est une preuve que Dieu se réserve l'éternité pour faire alors de tous ces criminels autant de victimes de sa justice. « Pourquoi, se demande Jérémie, la voie des impies est-elle prospère? » Et il répond: « Seigneur, vous les assemblez comme un troupeau destiné à l'immolation » (Jérémie 12, 1). Que Dieu laisse un pécheur accumuler péchés sur péchés: voilà le plus grand des châtiments, selon ce que dit David: « Seigneur, laissez-les mettre iniquité sur iniquité... Et qu'ils soient effacés du livre des vivants » (Psaume 68, 28). Le péché devenant le châtiment du péché, remarque Bellarmin (S. Robert Bellarmin, Explanatio in Psalmos, in Ps. 68, v. 32, Lyon, 1682, p. 492) sur ce texte, quel châtiment comparable à celui-là? Assurément il aurait mieux valu pour chacun de ces infortunés que Dieu l'eût frappé de mort après le premier péché. Pourquoi? Parce que, la mort venant plus tard, autant le malheureux aura commis de péchés, autant il aura d'enfer à subir.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Dieu, dans l'état misérable où je me vois, je reconnais que j'ai mérité d'être pour toujours privé de votre grâce et de vos lumières. Mais la lumière dont vous m'éclairez en ce moment et cet appel à la pénitence que vous m'adressez, me prouvent que vous ne m'avez pas encore abandonné. Eh bien! Puisque vous ne m'avez pas abandonné, de grâce, ô mon Dieu, redoublez de miséricorde envers ma pauvre âme, augmentez vos lumières, augmentez en moi le désir de vous servir et de vous aimer. Changez-moi, ô Dieu tout-puissant! De traître et de rebelle que j'ai été, faites que je vive désormais, tout épris de votre volonté, afin qu'un jour j'aille au ciel louer éternellement vos miséricordes.

 Vous voulez donc me pardonner; et moi, je ne désire recevoir de vous que mon pardon et votre amour. Je me repens, ô Bonté infinie! De vous avoir causé tant de déplaisirs. O souverain Bien! Je vous aime parce que vous me le commandez; je vous aime parce que vous le méritez. Ah! Mon Rédempteur, je vous en supplie par les mérites de votre sang, faites-vous aimer d'un pécheur que vous avez tant aimé, et que vous avez, durant de si longues années, supporté avec tant de patience. J'espère tout de votre bonté. J'espère désormais vous aimer jusqu'à la mort et durant toute l'éternité. « A jamais je chanterai les louanges du Seigneur » (Psaume 88, 2). Oui, à jamais je glorifierai votre bonté, ô Jésus.

 A jamais aussi je chanterai vos miséricordes, ô Marie, ô vous qui m'avez obtenu tant de grâces; car, je le reconnais, je les dois toutes à votre intercession. Et maintenant, ô ma Souveraine, continuez de m'assister et de m'obtenir la sainte persévérance.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 On lit dans la vie du Père Louis la Nusa qu'à palerme vivaient deux amis (M. Frazzetta, Vita e virtù del... P. Luigi La Nuza, lib. 3, c. 1, Palerme, 1709, p. 266 s). Un jour qu'ils se promenaient ensemble, l'un des deux, appelé César, comédien de profession, dit à l'autre, qu'il voyait tout pensif: Y aurait-il longtemps, que tu ne te serais pas confessé? Et serait-ce la cause de ton inquiétude? Eh bien! Écoute: « Le Père la Nusa me dit un jour que Dieu m'accorderait encore douze ans de vie et que, si je ne me convertissait pas dans cet espace de temps, je ferais un mauvaise fin. Or, depuis ce jour, j'ai parcouru le monde entier, j'ai fait bien des maladies, une entre autres qui me réduisait à l'extrémité; nous voici dans le mois où doivent s'accomplir les douze années en question; et il se trouve que je me sens mieux portant que jamais ». Puis, il invita son ami à venir le samedi suivant écouter une nouvelle comédie de sa composition. Mais qu'arriva-t-il? Le samedi, 24 novembre 1668, au moment où César entre en scène, il est frappé d'apoplexie, il tombe dans les bras d'une actrice, et il meurt à l'instant même. Ainsi se termina la comédie. Or, venons-en à nous mêmes. Mon cher frère, quand le démon vous pousse à retourner au péché, si vous voulez vous damner, libre à vous de commettre alors le péché; mais aussi, cessez de dire que vous voulez vous sauver. Puisque vous voulez pécher, tenez-vous pour damné; et représentez-vous Dieu écrivant en ce moment-là votre condamnation et vous disant: « Qu'ai-je dû faire à ma vigne, que je n'aie point fait? » (Isaïe 5, 4). Après tout ce que j'ai fait, que me reste-t-il, ingrat, à faire encore pour toi? Tu veux te damner. Eh bien! Sois damné; mais c'est ta faute.

 Vous me direz: et la miséricorde de Dieu où est-elle? -- Ah! Malheureux, vous ne voyez pas tout ce qu'il y a de miséricorde de la part de Dieu, à vous supporter durant tant d'années malgré tant de péchés? Vous devriez être continuellement la face contre terre à le remercier et à lui dire: C'est grâce aux miséricordes du Seigneur que nous n'avons pas été consumés. Par un seul péché mortel, vous avez commis un plus grand crime que si vous aviez foulé aux pieds le premier monarque du monde; et vous avez commis tant de péchés! Ah! Certes, si vos outrages, au lieu de s'adresser à Dieu, se fussent adressés à l'un de vos frères selon la nature, jamais celui-ci ne les eût supportés. Et Dieu vous a non seulement attendu, mais que de fois encore il vous a appelé! Que de fois il vous a offert le pardon! Qu'ai-je dû faire de plus, vous dit-il? En vérité, si Dieu avait eu besoin de vous ou si vous lui aviez fait quelque grande faveur, pouvait-il vous témoigner plus de bonté? Sachez-le donc: si vous l'offensez de nouveau, toute sa bonté se changera, par votre faute, en fureur et en châtiments.

 Si ce figuier, que le maître trouva stérile et auquel il accorda un délai d'une année, eût continué à ne pas porter de fruits, aurait-on pu espérer que le Seigneur lui accorda un nouveau délai et lui épargna les coups de la cognée? Écoutez donc l'avertissement que vous donne saint Augustin: « O arbre stérile, le coup de hache n'est que différé; mais ne t'y fie pas, tu seras abattu » (S. Augustin, Sermon 110, n. 4, PL 38, 640 (Vivès, t. 17, p. 168)). Ainsi, d'après le saint Docteur, le châtiment est différé, et non pas supprimé, de telle sorte que, si vous abusez davantage de la divine miséricorde, on finira par vous abattre. Qu'avez-vous donc à attendre? Voulez-vous décidément que Dieu vous jette en enfer? Mais, s'il vous y jette, sachez-le bien, dès lors pour vous plus de remède. Le Seigneur se tait; mais il ne se tait pas toujours. Arrive enfin l'heure de la vengeance, et il sort de son silence. « Tu as fait ces choses et je me suis tû. Tu as pensé, homme d'iniquité, que je te serai semblable. Eh bien! Je te reprendrai durement et je te poserai toi-même en face de toi » (Psaume 49, 21). Il vous mettra devant les yeux ses miséricordes à votre égard; et il les chargera de se faire elles-mêmes vos juges et de prononcer votre condamnation.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu! Malheur à moi, si désormais, après les lumières que vous m'accordez en ce moment, je ne vous étais pas fidèle et si je recommençais à vous trahir! Vous voulez me pardonner, puisque vous m'éclairez. Et moi, je me repens, ô Souverain Bien, de toutes les injures que je vous ai faites; je les déteste parce que je vous ai offensé, ô Bonté infinie. C'est par les mérites de votre sang que j'espère mon pardon et que je l'espère en toute assurance. Mais si je vous trahissais de nouveau, en vérité, je mériterais un enfer à part. Et précisément ce qui me fait trembler, ô Dieu de mon âme, c'est que je puis de nouveau perdre votre grâce. Que de fois je vous ai promis fidélité! Et je vois qu'ensuite je me suis de nouveau révolté contre vous. Ah! Seigneur, ne le permettez pas; ne me laissez pas tomber dans l'immense malheur de me voir encore au nombre de vos ennemis. Infligez-moi n'importe quel châtiment, mais non celui-là. « Non, ne permettez pas que je sois séparé de vous ». Si vous prévoyez que je doive encore offenser, faites-moi plutôt mourir. Oui, même la mort la plus douloureuse, plutôt que d'avoir à déplorer le malheur d'être de nouveau privé de votre grâce! Non, ne permettez pas que je sois séparé de vous. Je le répète, mon Dieu, et faites que je ne cesse de le répéter: Ne permettez pas que je sois séparé de vous. Je vous aime, ô mon bien-aimé Rédempteur, et je ne veux plus me séparer de vous. Par les mérites de votre mort, donnez-moi un amour si grand, un amour qui m'unisse si étroitement à vous que je ne puisse plus vous quitter.

 O Marie, ma Mère, si jamais je venais à offenser de nouveau mon Dieu, je crains que vous aussi, vous ne m'abandonniez. Aidez-moi donc de vos prières; obtenez-moi la sainte persévérance et l'amour de Jésus Christ.
 
 
 

DIX-HUITIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Du nombre des péchés
 

« Parce que la sentence n'est pas promptement portée contre les méchants, les fils des hommes s'abandonnent sans crainte à faire le mal »
(Ecclésiaste 8, 11)
 
 

PREMIER POINT
 

 Si Dieu punissait les péchés sitôt qu'ils se commettent, certainement on ne l'outragerait pas comme on le fait. Mais parce qu'il ne châtie pas tout de suite et qu'il attend, les pécheurs s'enhardissent à l'offenser davantage. Or, comprenons-le bien, Dieu attend et supporte, mais il n'attend pas et ne supporte pas toujours. D'après un grand nombre de saints Pères, comme saint Basile, saint Jérôme, saint Jean-Chrysostome, saint Augustin et plusieurs autres, de même que Dieu a déterminé pour chaque homme le nombre de jours, le degré de santé ou de talent, qu'il veut lui accorder, selon cette parole de la Sagesse: « Vous avez disposé toutes choses avec mesure et nombre et poids » (Sagesse 11, 21) de même aussi il a déterminé pour chacun le nombre des péchés dont il veut lui accorder le pardon, de telle sorte que, ce nombre une fois atteint, il ne pardonne plus. « Sachons bien une chose, dit saint Augustin, c'est que la patience de Dieu supporte chaque homme, mais à la condition qu'il ne dépassera pas une certaine limite; dès que celle-ci est atteinte, tout espoir de pardon s'évanouit » (S. Augustin (plutôt Pélage, selon Glorieux, n. 40), De vita christiana, c. 4, PL 40, 1035). Ainsi parle également Eusèbe de Césarée: « Dieu prend patience mais dans une certaine mesure; après quoi, il abandonne » (Eusèbe de Césarée, Démonstrations évangéliques, liv. 8, c. 2, PG 22, 602). Les autres Pères, nommés plus haut, tiennent tous le même langage.

 Et ce n'est pas au hasard, mais appuyés sur les divines Écritures que tous les saints ont parlé de la sorte. Le Seigneur déclare dans un endroit qu'il suspendait la ruine des Amorrhéens parce que le chiffre de leurs péchés n'était pas encore atteint: « Les iniquités des Amorrhéens ne sont pas encore parvenus à leur comble » (Genèse 15, 16). « Désormais, dit-il autre part, je n'aurai plus de pitié pour la maison d'Israël » (Osée 1, 6). Ailleurs: « Ils m'ont déjà tenté par dix fois, ils ne verront pas la terre promise » (Nombres 14, 22). Job dit pareillement: « Vous avez mis mes offenses en réserve comme dans un sac scellé » (Job 14, 17). Les pécheurs ne comprennent pas leurs péchés; mais Dieu en tient bonne note, afin de châtier, quand la moisson est mûre, c'est-à-dire quand la mesure est pleine. « Mettez les faucilles dans le blé, car la moisson est mûre » (Joël 3, 13). Dieu dit ailleurs: « Au sujet du péché, même remis, ne sois pas sans crainte et n'ajoute pas péché sur péché » (Ecclésiastique 5, 5); c'est-à-dire, tremble, pécheur, même pour les péchés que je t'ai pardonnés; car, si tu en commets encore un seul, il se peut que ce péché, venant se joindre aux autres déjà remis, comble la mesure; et alors il n'y aura plus pour toi de miséricorde. Autre part la Sainte Écriture dit encore plus clairement: « Le Seigneur attend patiemment jusqu'à ce que, le jour du jugement étant arrivé, il punisse les nations dans la plénitude de leurs péchés » (2 Maccabées 6, 14). Dieu attend donc, mais seulement jusqu'au jour où la mesure des péchés est comble; et alors il frappe.

 Les saints Livres nous fournissent beaucoup d'exemples de cette sorte de châtiment, et en particulier l'exemple de Saül. La dernière fois qu'il enfreignit les ordres divins, Saül fut abandonné de Dieu, au point qu'ayant prié Samuel d'intercéder pour lui, « Portez, lui avait-il dit, portez, je vous prie, mon péché sur vous et retournez avec moi afin que j'adore le Seigneur », il reçut cette réponse: « Je ne retournerai pas avec vous, car vous avez rejeté la parole du Seigneur, et c'est pourquoi le Seigneur vous a rejeté » (1 Samuel 15, 24-26). Tel encore l'exemple de Balthasar. Pendant qu'il est à table et qu'il y profane les vases du Temple, une main se fait voir qui écrit sur la muraille: Mane-Thecel-Phares. Daniel arrive; et, expliquant ces paroles, il dit entre autres choses au roi: « Vous avez été pesé dans la balance et vous avez été trouvé trop léger » (Daniel 5, 27). C'était bien lui faire entendre que le poids de ses péchés, avait déjà fait pencher le plateau de la divine justice; et, de fait, cette nuit-là même on le mit à mort. Dans la même nuit, dit Daniel, fut tué Balthasar, roi de Chaldée. Oh! Que de malheureux subissent le même sort! Ils passent de longues années dans le péché; puis, quand le nombre de leurs iniquités est atteint, la mort les frappe et les précipite en enfer. « Ils passent leur jours dans le bonheur, dit Job, et en un moment ils descendent au fond des enfers » (Job 21, 13). Il en est qui s'appliquent à rechercher le nombre des étoiles, le nombre des anges, le nombre des années que chacun doit passer ici-bas. Mais quelqu'un eut-il jamais la pensée de rechercher combien de péchés Dieu veut pardonner à chaque homme? Et c'est là un bien grand sujet de crainte. Car qui sait, mon frère, si cette première jouissance indigne, cette première mauvaise pensée à laquelle vous consentiriez, ce premier péché que vous commettez, Dieu ne refusera pas de vous en accorder le pardon?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, je vous rends grâce. Que d'âmes se trouvent maintenant en enfer; et pour elles il n'y aura plus de pardon, plus d'espérance. Et pourtant elles ont moins commis de péchés que moi. Et moi, je vis, je ne gémis pas en enfer, et je puis, si je le veux, obtenir mon pardon et le ciel. Oui, mon Dieu, je veux obtenir mon pardon. Je me repens souverainement de vous avoir offensé, parce que c'est vous, Bonté infinie, que j'ai offensé. « Père éternel, jetez les yeux sur la face de votre Christ » (Psaume 83, 10); regardez votre fils, mort pour moi sur cette croix; et, au nom de ses mérites, faites-moi miséricorde. Je prends l'engagement de mourir plutôt que de vous offenser encore. Après les péchés que j'ai commis et après tant de grâces que vous m'avez accordées, j'ai bien sujet de craindre qu'un nouveau péché, venant s'ajouter aux autres, ne comble la mesure; et alors je serai damné. Ah! Prêtez-moi le secours de votre grâce. J'espère de vous lumière et force pour vous être fidèle. Et si vous prévoyez que je doive jamais vous offenser encore, faites-moi mourir, maintenant que j'espère être en état de grâce. Mon Dieu, je vous aime par dessus toutes choses. Plutôt mourir que de retomber dans votre disgrâce. Par pitié, ne le permettez pas.

 O Marie, ma Mère, je vous en conjure, aidez-moi, obtenez-moi la sainte persévérance.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Dieu, dira ce pécheur, est un Dieu de miséricorde. Et qui donc le nie, lui répondrai-je? Infinie est la miséricorde de Dieu. Cependant combien n'y en a-t-il pas chaque jour qui se damnent? Le Seigneur m'a envoyé, dit le Messie, « pour guérir ceux qui ont le coeur contrit » (Isaïe 61, 1). Dieu guérit les âmes de bonne volonté et il pardonne leurs péchés; mais la volonté de pécher, il ne peut la pardonner. Je suis jeune encore, reprend le pécheur. Qu'importe que vous soyez jeune? Ce ne sont pas les années que Dieu compte, mais les péchés. Or le nombre des péchés n'est pas le même pour tous: à l'un Dieu pardonne cent péchés, à l'autre mille; celui-ci tombe en enfer dès son second péché; combien même y ont été précipités après leur premier péché! Saint Grégoire le Grand (S. Grégoire le Grand, Dialogues, liv. 5, ch. 18, PL 77, 349) rapporte qu'un enfant de cinq ans tomba en enfer au moment où il proférait un blasphème. La très sainte Vierge apprit à la servante de Dieu, Benoîte de Florence (Cf. F. A. Coppenstein, Beati Alani redivivi Rupensis tractatus mirabilis de ortu atque progressu Psalterii Christi et Mariae, p. 5, c. 60, Venise, 1665, p. 432), qu'une petite fille de douze ans avait été condamnée à son premier péché. Un autre enfant de huit ans mourut tout de suite aussi après son premier péché et se damna. Nous lisons dans l'Évangile de saint Matthieu que Notre Seigneur, apercevant pour la première fois le figuier stérile, le maudit aussitôt. « Que jamais, lui dit-il, aucun fruit ne naisse de toi; et à l'instant même le figuier sécha » (Matthieu 21, 19). Autre part le Seigneur dit: « Damas a commis trois crimes, au quatrième je ne le convertirai plus » (Amos 1, 3). Peut-être quelqu'un aura-t-il la témérité de demander à Dieu raison de sa conduite et pourquoi il veut bien pardonner trois péchés et non pas quatre. Mais il faut adorer en cela les jugements divins et dire avec l'Apôtre: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! » (Romains 11, 33). « Dieu sait, dit saint Augustin, quand il y a lieu de pardonner, et quand il y a lieu de ne pas pardonner. Aux uns il fait miséricorde et c'est par libéralité; aux autres il la refuse et c'est justice » (S. Augustin, La correction et la grâce, ch. 5, n. 8, PL 44, 920): « L'homme profite du reproche quand celui qui fait progresser ceux qu'il veut, même sans qu'intervienne le reproche, prend pitié et accorde son secours. Quant à savoir pourquoi les uns sont appelés à se convertir ainsi, d'autres autrement, d'autres autrement encore, de façon diverses et innombrables, à Dieu ne plaise que nous disions qu'il appartient à l'argile d'en juger: c'est au potier de le faire » (BA, t. 24, trad. J. Chéné et J. Pintard, p. 283)).

 L'obstiné réplique: J'ai déjà tant de fois offensé Dieu et Dieu m'a pardonné; j'espère donc qu'il me pardonnera bien encore ce nouveau péché. Et moi je dis: Parce que Dieu vous a jusqu'ici épargné devra-t-il toujours en être de même? La mesure se comblera, et alors viendra le châtiment. Tout en continuant ses relations avec Dalila, Samson espérait néanmoins échapper aux mains des Philistins, comme par le passé. « Je sortirai comme j'ai fait auparavant, pensait-il, et je me dégagerai » (Judith 16, 20). Mais dans une dernière rencontre, il succomba et perdit la vie. Voici en conséquence l'avis que vous donne le Seigneur: Ne dis pas: « J'ai péché; et que m'est-il arrivé de fâcheux »? Non: ne dis pas, après tant de péchés que j'ai commis Dieu ne m'a pas châtié; « car le Très Haut, quoique lent à punir, punit enfin » (Ecclésiastique 5, 4). C'est-à-dire qu'il viendra une fois et qu'il réglera enfin les comptes. Alors plus la miséricorde aura été grande, plus sévère aussi sera le châtiment. « Dieu est plus redoutable, lorsqu'il supporte un obstiné, dit saint Jean Chrysostome, que lorsqu'il se hâte de frapper pour punir aussitôt » (S. Jean Chrysostome, Homélie 3 au peuple d'Antioche, n. 7, PG 49, 58: « Si vous avez péché et que vous n'ayez pas été puni, ne vous croyez pas à l'abri de tout danger; mais au contraire, tremblez davantage, sachant bien qu'il est facile à Dieu de se venger quand il le voudra; s'il ne vous a point puni alors, c'était pour vous donner le temps de la pénitence » (JEA, t. 2, p. 564)). « Cet ingrat, remarque saint Grégoire, plus Dieu met de patience à l'attendre, plus il punit ensuite avec rigueur » (S. Grégoire le Grand, Homélie 13, sur les Évangiles, n. 5, PL 76, 1126). « Et souvent, ajoute le saint, ceux que Dieu a supportés durant de longues années, sont subitement enlevés par la mort, sans avoir eu le temps de se convertir et de pleurer leurs péchés » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch. 43, PL 75, 1105: « Souvent ceux qui sont tolérés longtemps dans leur iniquité sont emportés par une mort subite sans avoir le loisir de pleurer avant leur mort les péchés qu'ils ont commis » (SC 221, trad. A. Bocognano, p. 85)). Vous, en particulier, vous que Dieu a plus favorisé de ses lumières, votre aveuglement et votre obstination dans le péché n'en seraient que plus grands. « Il eût mieux valu pour eux, dit saint Pierre, de ne pas connaître la voie de la justice que de retourner ensuite en arrière après l'avoir connue » (2 Pierre 2, 21). Et saint Paul déclare impossible, moralement impossible, qu'une âme se convertisse. « Il est impossible à ceux qui ont été une fois illuminés, qui ont goûté le don du ciel, d'être renouvelés par la pénitence s'ils viennent à tomber » (Hébreux 6, 4).

 Qu'elle est donc effrayante cette menace de Dieu contre ceux qui ferment l'oreille à ses appels: « Parce que j'ai appelé et que vous avez refusé de m'entendre, moi aussi à votre mort je rirai et je me moquerai » (Proverbes 1, 24)! Qu'on remarque ces deux mots: moi aussi; ils signifient que, si le pécheur s'est moqué de Dieu en se confessant, en faisant de belles promesses, puis en continuant de le trahir, Dieu, de son côté, se moquera de lui au moment de la mort. Écoutons cette autre parole: « Comme le chien qui retourne à son vomissement, dit le sage, ainsi est l'imprudent qui réitère sa folie » (Proverbes 26, 11). Ce que Denys le Chartreux explique de la manière suivante: « De même qu'on est saisi d'horreur et de dégoût à la vue d'un animal qui reprend ce qu'il vient de vomir, ainsi Dieu a en horreur celui qui réitère ses péchés après les avoir détestés aux pieds du prêtre » (Denys le Chartreux, Enarrationes in Epist, secundam B. Petri, a. 2, in c. 2, 21, Opera, t. 13, Montreuil-Tournai, 1901, p. 691).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Me voici à vos pieds, ô mon Dieu. Je suis cet être méprisable qui s'est repu tant de fois du fruit défendu après l'avoir détesté. Je ne mérite pas, ô mon Rédempteur, que vous ayez pitié de moi. Mais le sang que vous avez répandu pour moi m'encourage et m'oblige à espérer. Que de fois je vous ai offensé! Et vous, que de fois vous m'avez pardonné! Je vous promettais de ne plus vous offenser, et sans cesse je recommençais à vous offenser. Mais vous, vous ne cessiez pas de me pardonner. Eh quoi! Veux-je donc attendre qu'enfin vous me jetiez en enfer? Ou bien, châtiment plus terrible que l'enfer même, veux-je attendre que vous m'abandonniez dans mon péché? Non, mon Dieu; je veux me convertir et, pour vous être fidèle, je veux mettre en vous toute ma confiance. Dans mes tentations, je veux à l'instant même et toujours réclamer  votre secours. Par le passé, j'ai compté sur mes promesses et sur mes résolutions; et j'ai négligé, dans les tentations, de me recommander à vous: c'est ce qui m'a perdu. Désormais vous seul serez mon espérance et ma force; et ainsi je pourrai tout. « Oui, je puis tout en celui qui me fortifie » (Philippiens 4, 13). Accordez-moi donc, ô mon Jésus, je vous en conjure par vos mérites, la grâce de me recommander toujours à vos et de vous demander assistance dans tous mes besoins. Je vous aime, ô souverain Bien, aimable par-dessus tout bien, et je ne veux aimer que vous; mais c'est à vous de m'assister.

 C'est à vous aussi, ô Marie, ma Mère, de me prêter le secours de votre intercession. Mettez-moi au nombre de vos protégés et faites que toujours, quand je serai tenté, je vous appelle à mon aide. O Marie, votre nom sera ma défense.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 « Mon fils, as-tu péché? Ne recommence pas de nouveau; mais prie pour les fautes anciennes, afin qu'elles te soient remises » (Ecclésiastique 21, 1). Voilà, chrétien, mon frère, l'avertissement que, dans sa bonté, vous donne votre Seigneur, parce qu'il veut nous sauver. Mon fils, vous dit-il, au lieu de recommencer à faire le mal, ne songez plus désormais qu'à mériter le pardon des péchés commis! Oui, mon frère, plus vous avez offensé Dieu, plus vous devez craindre de l'offenser encore; car ce nouveau péché fera pencher la balance de la divine justice et vous serez damné! Je ne dis pas absolument qu'après ce nouveau péché il n'y aura plus de pardon pour vous; car personne n'en sait rien; mais je dis qu'il peut en être ainsi. Quand donc vous serez tenté, dites: qui sait si Dieu me pardonnera cette fois encore et si je ne serai pas définitivement damné? Répondez-moi, je vous prie; s'il était probable que tel mets fût empoisonné, le prendriez-vous? Si vous aviez lieu de penser que sur tel chemin vous rencontrerez vos ennemis prêts à vous ôter la vie, y passeriez-vous, alors que vous pouvez en prendre un autre parfaitement sûr? Or quelle assurance et même quelle probabilité avez-vous d'abord qu'après être retourné au péché, vous en aurez ensuite une vraie douleur et que vous en sortirez une bonne fois; et de plus, que Dieu ne vous fera pas mourir dans l'acte du péché ou qu'il ne vous abandonnera pas après ce péché?

 Eh quoi! Lorsque vous achetez une maison, avec quel soins ne prenez-vous pas vos assurances, afin, comme on dit, de ne pas jeter votre argent par la fenêtre. Jamais vous ne prendrez une médecine, sans vous être assuré qu'elle ne peut vous nuire. Que vous ayez à passer un torrent, vous vous tenez bien sur vos gardes afin de n'y pas tomber. Et après cela, pour une misérable satisfaction, pour un vil et honteux plaisir, vous voulez risquer votre salut éternel? Je vous entends: J'espère me confesser, dites-vous. Mais je vous le demande: quand vous confesserez-vous? Dimanche. Et qui vous a promis que vous vivrez jusqu'à dimanche? Demain alors. Et qui vous garantit ce demain? Vous n'avez pas même une heure à vous, dit saint Augustin (S. Augustin, Sur le Psaume 38, n. 7, PL 36, 419: « Qu'allez-vous me donner dans l'heure qui s'écoule maintenant? Quelle partie m'en donnerez-vous pour lui appliquer ce mot: elle est? Mais, quand vous prononcez ce mot est, il ne renferme qu'une syllabe prononcée en un seul moment, et cette syllabe contient trois lettres; cependant, dans cette unique émission de voix, vous n'arrivez pas à la seconde lettre que la première ne soit finie, et la troisième n'arrivera pas que la deuxième ne soit passée. Quelle partie de cette syllabe unique me donnez-vous? Et vous croyez saisir un jour, vous qui ne saisissez pas même une syllabe? » (Vivès, t. 12, p. 243)), et vous prétendez avoir une journée? Eh quoi! Vous osez vous promettre de vous confesser demain, vous qui ne savez pas même s'il vous reste une heure à vivre. Celui qui a promis le pardon au pécheur repentant, ajoute saint Augustin (Fusion, semble-t-il, de textes de plusieurs auteurs, surtout S. Augustin, Sur le Psaume 101, sermon 1, n. 10, PL 37, 1301; Sur le Psaume 144, n. 11, PL 37, 1877. S. Grégoire le Grand, Homélie 12 sur les Évangiles, 1. 1, n. 6, PL 76, 1122. S. Jean Chrysostome, Homélie 22 sur la 2ème Épître aux Corinthiens, PG 61, 552), n'a pas promis le lendemain au pécheur qui commet le mal; peut-être le donnera-t-il, peut-être ne le donnera-t-il pas. Si donc vous péchez maintenant, il se peut que Dieu vous accorde le temps de faire pénitence et il se peut aussi que Dieu vous le refuse. Et s'il vous le refuse, que deviendrez-vous durant toute l'éternité? Voilà donc que, pour un misérable plaisir, vous allez perdre votre âme et que vous l'exposez à être perdue pendant toute l'éternité? Or, risqueriez-vous mille écus pour cette vile satisfaction? Que dis-je? Pour ce plaisir d'un instant, consentiriez-vous à tout risquer: argent, maison, terres, liberté et jusqu'à votre vie? Assurément non. Et comment donc pour ce misérable plaisir voulez-vous tout perdre à la fois, votre âme, le ciel et Dieu? Dites-moi: ciel, enfer, éternité, sont-ce là des vérités que vous enseigne la foi, ou bien autant de fables? Croyez-vous que, si la mort vous surprend dans le péché, vous êtes à jamais perdu? Quelle témérité donc, quelle folie de vous condamner vous-même à une éternité de tortures, en vous disant: J'espère bien me convertir un jour! Personne, dit saint Augustin (S. Augustin (plutôt S. Fulgence de Ruspe, selon Glorieux, n. 40), De fide... ad Petrum, c. 3, n. 40, PL 40, 766. Qu'on nous permette ici quelques réflexions. Certains prédicateurs, en se servant de cette Dix-huitième considération, mais en forçant la signification des textes, on rendu S. Alphonse responsable de leurs idées trop rigides. S. Alphonse n'a pas été l'inventeur du sermon sur le nombre des péchés, qui était de tradition chez les missionnaires populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme on peut le voir dans les oeuvres de P. Segneri, s. j., F. Nepveu, s. j., Pawlowski, s. j., S. Léonard de Port-Maurice, etc. Moraliste réputé et modéré, mais aussi missionnaire de grande expérience, S. Alphonse prêchait d'habitude sur la « mesure des grâces » avant de parler du péché et ensuite proclamait aux pécheurs l'infinie miséricorde de Dieu. Il utilisait en somme une tactique opposée à celle du démon qui avant le péché excite à la confiance dans le pardon et, après, pousse au désespoir. Jamais il n'eut l'intention de construire une théorie qui refuse toute grâce aux pécheurs, passé un certain nombre de fautes; au contraire, il combattit un tel système. Quelques-unes de ses expressions, isolées, pourraient prêter à de fausses interprétations: elles doivent être examinées dans leur contexte pour ne pas le mettre à tort en opposition avec la doctrine traditionnelle de la saine théologie. (Cf. O. Gregorio, Il calcolo dei dannati, in Divinitas, 2, Rome, 1963, pp. 387-392)), ne consent à être malade, même avec l'espoir de guérir. Il ne se trouve pas d'homme assez insensé pour prendre du poison, en disant: peut-être pourrai-je guérir au moyen de remèdes. Et vous, sur un peut-être, vous voulez vous condamner à une mort éternelle. Peut-être, dites-vous, se présentera-t-il une planche de salut. O folie qui a jeté et qui jette encore tant d'âmes en enfer! Car voici la menace du Seigneur: « Tu as péché en comptant sur ma bonté... un châtiment fondra sur toi, sans que tu en saches l'origine » (Isaïe 47, 10-11).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Voici, Seigneur, un de ces insensés qui, sur un fol espoir de future conversion, a tant de fois perdu son âme et votre grâce. Si vous m'aviez fait mourir à tel moment et durant ces nuits où je me trouvais dans le péché, que serais-je devenu? Bénie soit votre miséricorde de m'avoir attendu et de me faire maintenant connaître ma folie! Vous voulez mon salut, je le vois; je le veux aussi. Je me repens, ô Bonté infinie, de m'être si souvent éloigné de vous; je vous aime de tout mon coeur, et par les mérites de votre Passion, j'espère de ne plus retomber dans ma folie. Vite, ô mon Jésus, accordez-moi mon pardon et rendez-moi votre sainte grâce; je ne veux plus me séparer de vous. « Seigneur, j'ai espéré en vous et je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 2). Non, ô mon Rédempteur, je n'aurai plus, je l'espère, à subir encore le malheur et la honte de me voir privé de votre grâce et de votre amour. Accordez-moi la sainte persévérance et faites que toujours je vous la demande, spécialement quand je serai tenté. Qu'alors surtout j'invoque votre saint nom et celui de votre sainte Mère, en disant: Mon Jésus, aidez-moi; Marie, ma Mère, venez à mon secours.

 Tant que je recourrai ainsi à vous, ô ma Souveraine, jamais je ne serai vaincu; et si la tentation persiste, obtenez-moi la grâce de persister également à vous invoquer.
 
 
 
 

DIX-NEUVIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Quel grand bien est l'état de grâce
et quel mal, l'état de péché
 

« L'homme n'en connaît pas le prix »
(Job 28, 13)
 
 

PREMIER POINT
 

 « Si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, dit le Seigneur, tu seras comme ma bouche » (Jérémie 5, 19), c'est-à-dire que, le propre de Dieu étant de réprouver le mal et de choisir le bien, on se rend semblable à Dieu, quand on distingue les choses précieuses des choses méprisables. Voyons donc quel bien est l'état de grâce et quel mal est l'état de péché. « Les hommes, selon la parole de Job, ne connaissent pas le prix de la divine grâce » (Job 28, 13). Aussi l'échangent-ils contre un rien, une vanité, un peu de terre, un vil et honteux plaisir. Mais elle est ce trésor dont parle la Sainte Écriture: « un trésor infini pour les hommes; et ceux qui en ont usé sont devenus participants de l'amitié de Dieu » (Sagesse 7, 14). une âme en état de grâce est donc l'amie de Dieu. Dépourvus qu'ils étaient des lumières de la foi, les païens regardaient comme impossible qu'une créature parvint à lier amitié avec Dieu, et de fait, à ne parler que d'après les lumières naturelles, ils avaient raison; car, ainsi que le remarque saint Jérôme (S. Jérôme, Commentaires sur Michée, liv. 2, sur le ch. 7. vers. 5-7, PL 25, 1219), l'amitié n'existe qu'entre égaux; elle suppose ou établit l'égalité. Mais Dieu nous déclare, en plusieurs endroits des divines Écritures, que par sa grâce nous devenons ses amis, à condition toutefois que nous observions sa loi. « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appellerai plus mes serviteurs... mais je vous ai appelés mes amis » (Jean 15, 14-15). O bonté de Dieu, s'écrie saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Homélie 27 sur les Évangiles, n. 4, PL 76, 1206), ô admirable condescendance de notre Dieu, nous ne méritons même pas d'être appelés serviteurs, et voilà qu'il daigne nous donner le nom d'amis!

 Combien ne s'estimerait-il pas heureux, celui qui aurait la bonne fortune de devenir l'ami de son roi! Mais quelle témérité ne serait-ce pas à son sujet s'il prétendait lier amitié avec son prince? Et pourtant, c'est sans aucune témérité que l'âme aspire à devenir l'amie de son Dieu. Saint Augustin (S. Augustin, Les Confessions, liv. 8, ch. 6, n. 15, PL 32, 755: « L'un d'eux se mit à lire (la vie d'Antoine), et le voilà qui s'émerveille... Alors, tout d'un coup, lui que remplit un saint amour et qu'une sage honte irrite contre lui-même, il jette les yeux sur son ami... Que cherchons-nous? A quoi tend notre service (auprès de l'empereur)?... tout n'est-il pas fragile et plein de périls?... Et quand y sera-t-on tandis que, ami de Dieu, si je veux le devenir, voici qu'à l'instant c'est fait » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, pp. 39-41)) rapporte que deux courtisans se trouvant un jour dans un monastère, l'un d'eux se mit à lire la vie de saint Antoine, abbé. Il lisait, remarque le saint Docteur, et son coeur se dépouillait du monde, c'est-à-dire que les affections pour les choses de ce monde disparaissaient de son coeur, à mesure qu'il avançait dans sa lecture. Puis, se tournant vers son compagnon: Insensés que nous sommes, s'écrie-t-il, que cherchons-nous? Pouvons-nous, en servant l'empereur, espérer mieux que de devenir ses amis? Si nous réussissons, quels périls nous auront courus, pour courir ensuite un péril plus grand encore: celui de nous perdre à jamais. Et puis, combien de temps durera notre fortune? Mais non, il sera bien difficile que nous arrivions jamais à avoir César pour ami. Si, au contraire, je veux devenir l'ami de Dieu, il ne tient qu'à moi de l'être aussitôt.

 L'homme qui est en état de grâce devient donc l'ami de Dieu. Ce n'est pas assez: il devient son enfant. « Vous êtes des dieux: et tous, vous êtes les fils du Très Haut » (Psaume 81, 6). Tel est l'immense bonheur que nous a procuré l'amour divin par le moyen de Jésus Christ. « Voyez donc, s'écrie saint Jean, quelle grande charité le Père a eue pour nous, que nous soyons appelés et que nous soyons réellement enfants de Dieu » (1 Jean 3, 1). De plus, l'âme en état de grâce devient l'Épouse de Dieu. « Je te rendrai mon épouse éternelle par une inviolable fidélité » (Osée 2, 20). Aussi le Père de l'enfant prodigue, non content de lui rendre ses bonnes grâces, voulut encore qu'on lui donnât un agneau, signe des épousailles. « Mettez-lui un anneau au doigt » (Luc 15, 22).

 En outre elle devient le temple de l'Esprit Saint. Un jour qu'on baptisait un enfant, sainte Marie d'Oignies vit un démon sortir du nouveau chrétien, et en même temps le Saint-Esprit y entrer, entouré d'une troupe d'anges (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 25 (23 juin), Paris, 1867, p. 563. Jacques de Vitry a écrit la vie de la bienheureuse Marie d'Oignies (1177-1213), la mystique brabançonne).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ainsi donc, ô mon Dieu, quand mon âme avait le bonheur de posséder votre grâce, elle était votre amie, votre fille, votre épouse, votre temple. Hélas! Par le péché elle a tout perdu et elle est devenue votre ennemie et l'esclave du démon. Mais vous me donnez encore le temps de recouvrer votre grâce. Soyez-en béni, ô mon Dieu. Je me repens par-dessus tout de vous avoir offensé et par-dessus tout je vous aime, ô Bonté infinie; de grâce, recevez-moi et ne me rejetez pas. Je sais bien que je mériterais d'être chassé de votre présence. Mais le sacrifice que Jésus Christ fit de lui-même sur le Calvaire mérite bien que vous me receviez encore, car je me repens de mes péchés. « Que votre règne arrive. » Mon Père, oui, mon Père, puisque votre Fils m'a lui-même recommandé de vous donner ce nom, mon Père, venez avec votre grâce régner dans mon coeur, faites que ce coeur vous serve uniquement, qu'il vive uniquement pour vous, et qu'il vous aime uniquement. « Ne nous laissez pas succomber à la tentation. » Non, ne permettez pas que mes ennemis puissent jamais me tenter au point que je succombe dans la lutte. « Mais délivrez-nous du mal. » Délivrez-moi de l'enfer; mais d'abord délivrez-moi du péché qui peut seul me conduire en enfer.

 O Marie priez pour moi et défendez-moi, afin que jamais je n'aie cet épouvantable malheur de me voir dans le péché, privé de la grâce de Dieu, votre Seigneur et le mien.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 D'après saint Thomas d'Aquin (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia – IIae, qu. 112, art. 1, c: « Le don de la grâce surpasse la puissance de toute nature créée, puisque la grâce est une participation à la nature divine, laquelle surpasse toute autre nature » (RJ, trad. R. Mulard, p. 120)), entre tous les dons qu'une créature peut recevoir, la grâce est de beaucoup le plus grand, attendu qu'elle est une participation à la nature même de Dieu. Saint Pierre l'avait déjà dit: « Par elle, nous devenons participants de la nature divine » (2 Pierre 1, 4). Tel est le don que Jésus Christ nous a mérité par sa passion: cette même splendeur qu'il tient de son Père il nous la communique. Oui, disait-il, « je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée » (Jean 17, 22). En un mot, celui qui est en état de grâce devient une même chose avec Dieu. « Celui qui s'unit au Seigneur est un même esprit avec lui » (1 Corinthiens 6, 17). Et le Rédempteur assure que dans son âme où règne l'amour de Dieu, la Sainte Trinité toute entière vient établir sa demeure: « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure » (Jean 14, 23).

 Une âme en état de grâce est si belle aux yeux de Dieu que lui-même en fait l'éloge: « Que tu es belle, ô mon amie, que tu es belle » (Cantique 4, 1)! Il semble que le Seigneur ne puisse détacher ses yeux d'une âme qui l'aime, ni fermer ses oreilles à aucune des demandes qu'elle lui adresse: « Les yeux du Seigneur sont sur les justes et ses oreilles sont attentives à leurs prières » (Psaume 33, 16). Sainte Brigitte disait que personne ne pourrait, sans mourir de joie, voir la beauté d'une âme en grâce avec Dieu (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 2, ch. 18: « Si vous pouviez voir l'éclat et la beauté spirituelle des anges et des âmes bienheureuses, votre corps ne pourrait le supporter, mais il romprait en deux... à raison de la joie que l'âme recevrait de cette vision » (Ferraige, t. 1, p. 288)). Et sainte Catherine de Sienne (B. Raymond de Capoue, Vie de S. Catherine de Sienne, 2e partie, ch. 4, n. 5-6, t. 1, Paris, 1877, pp. 132-136: « Il m'a montré (mon sauveur) la beauté de cette âme, et depuis, il est bien rare que je voie quelqu'un sans connaître aussitôt son état intérieur. Et elle ajoutait: O mon Père, si vous pouviez voir la beauté d'une âme douée de raison, vous sacrifieriez cent fois votre vie, s'il le fallait, pour assurer son salut. Non, il n'y a rien dans ce monde matériel qui puisse être comparé à sa beauté »), ayant un jour vu une âme en état de grâce, disait que, pour lui conserver toujours cette admirable beauté, elle eût volontiers sacrifié sa propre vie. Aussi, pénétrée de cette pensée que les âmes recouvrent la grâce de Dieu par le ministère des prêtres, la voyait-on baiser sur le sol la trace de leurs pas.

 Ensuite, quels trésors de mérites peut s'amasser une âme en état de grâce! A chaque instant elle peut acquérir une gloire éternelle; et, comme s'exprime saint Thomas (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia – IIae, qu. 114, art. 7, ad. 3: « Il faut donc dire que n'importe quel acte de charité mérite la vie éternelle d'une façon absolue » (RJ, trad. R. Mulard, p. 233)), c'est un nouveau paradis qu'elle mérite par chacun de ses actes d'amour. Comment pourrions-nous encore porter envie aux grands du monde? Car, si nous sommes en grâce avec Dieu, il ne tient qu'à nous de nous assurer sans cesse un trône plus élevé dans le ciel. Un frère coadjuteur de la compagnie de Jésus, comme le rapporte le père Patrignani dans ses Ménologes (Patrignani, Menoligio, t. 3, Venise, 1730, pp. 6-8. Patrignani ne parle pas de la vision mais bien Schinosi, Istoria della Compagnia di Gesù al Regno di Napoli, lib. 4, c. 4, t. 1, Naples, 1706, p. 300), apparut après sa mort et déclara qu'il était sauvé ainsi que Philippe II roi d'Espagne. Il ajouta qu'ils se trouvaient déjà tous les deux en possession de la gloire; mais qu'autant il avait été au-dessous de ce prince sur la terre, autant il était au-dessus de lui dans le ciel. Enfin de quelle paix ne jouit pas, dès cette vie, l'âme en grâce avec Dieu! Ceux-là seuls peuvent le comprendre, qui le savent par expérience: « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux » (Psaume 33, 9). Il faut bien que se réalise cette parole des Saintes Écritures: « Une grande paix est le partage de ceux qui accomplissent votre loi » (Psaume 118, 165). Et cette paix, que goûte l'âme avec Dieu, l'emporte sur tous les plaisirs que procurent les sens et le monde. « La paix de Dieu, dit l'Apôtre, surpasse tous les sentiments » (Philippiens 4, 7).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Jésus, vous êtes ce bon Pasteur, qui se laisse immoler pour nous donner la vie à nous, vos pauvres brebis. Lorsque je fuyais loin de vous, vous n'avez pas cessé de me poursuivre et de me chercher; maintenant donc que je vous cherche et que, plein de repentir, je reviens me jeter à vos pieds, recevez-moi. Rendez-moi votre sainte grâce que j'ai si misérablement perdue par ma faute. Je me repens de tout mon coeur. Quand je pense que je vous ai tant de fois trahi, je voudrais en mourir de douleur. Pardonnez-moi par les mérites de cette mort douloureuse que vous avez endurée pour moi sur la croix. Unissez-moi étroitement à vous par les douces chaînes de votre amour et ne permettez pas que je m'éloigne encore de vous. Donnez-moi la force de porter avec patience toutes les croix que vous m'enverrez; aussi bien j'ai mérité les peines éternelles de l'enfer. Faites que j'accepte avec amour les injures qui me viendront des hommes; car je devrais pour l'éternité me trouver sous les pieds des démons. Faites en un mot que j'obéisse en tout à vos aspirations et qu'en toute circonstance je remporte par votre amour la victoire sur le respect humain. C'est vous seul que désormais je suis résolu de servir; et, quoique puissent dire les autres, je ne veux aimer que vous, ô mon Dieu, infiniment aimable; je ne veux plaire qu'à vous. Vous-même prêtez-moi votre secours sans lequel je ne puis rien. Je vous aime de tout mon coeur, ô mon Jésus, et j'ai confiance en votre précieux sang.

 O Marie, mon Espérance, aidez-moi de vos prières. Je me glorifie d'être votre serviteur; et vous, puisque vous vous glorifiez de sauver les pécheurs qui recourent à vous, secourez-moi et sauvez-moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Voyons maintenant quelle est la misère d'une âme tombée dans la disgrâce de Dieu. Elle est séparée de Dieu, son souverain Bien! « Vos péchés ont élevé une séparation entre vous et votre Dieu » (Isaïe 59, 2). Cette âme n'est donc plus à Dieu et Dieu n'est plus à cette âme. « Non, dit le Seigneur lui-même, vous n'êtes plus mon peuple, et moi, je ne serai plus votre Dieu » (Osée 1, 9). Non seulement elle n'est plus à Dieu, mais Dieu la hait et il da destine à l'enfer. Le Seigneur ne hait aucune de ses créatures, pas même les bêtes sauvages, les vipères et les animaux les plus immondes. « Vous aimez, Seigneur, tout ce qui existe et vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez créé » (Sagesse 11, 25). Mais Dieu ne peut faire autrement que de haïr les pécheurs. « Vous haïssez, s'écrie David, tous ceux qui opèrent l'iniquité » (Psaume 5, 7). En effet le péché est un ennemi tout à fait opposé à la volonté divine et par conséquent Dieu le hait, il le hait nécessairement. Haïssant de sorte le péché, il doit nécessairement haïr aussi le pécheur, lequel a fait alliance avec le péché. « Ils sont également abominables à Dieu et l'impie et son impiété » (Sagesse 14, 9).

 O ciel! Si quelqu'un a pour ennemi un prince de la terre, impossible qu'il goûte encore un instant de repos, tant il y a lieu de trembler incessamment pour ses jours. Et celui qui a Dieu même pour ennemi, comment peut-il vivre en paix? Car on peut échapper à la fureur d'un prince, en se cachant dans une forêt ou bien, en fuyant sur une terre lointaine. Mais qui peut se soustraire aux mains de Dieu? « Seigneur, disait David, si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends dans l'enfer, vous vous y trouvez car c'est votre main qui m'y conduira » (Psaume 138, 8), et partout votre main peut m'atteindre.

 Pauvres pécheurs! Ils sont maudits de Dieu, maudits des anges, maudits des saints, et même sur la terre ils sont à toute heure maudits des prêtres et des religieux, lesquels en récitant l'office divin profèrent contre eux cette malédiction: « Maudits soient ceux qui s'écartent de la voie de vos commandements » (Psaume 118, 21). ce n'est pas tout; la disgrâce de Dieu entraîne la perte de tous les mérites. Un homme aura acquis autant de richesses spirituelles qu'un saint Paul ermite durant ses quatre-vingt-dix-huit ans passés  dans une grotte, autant qu'un saint François-Xavier, lequel eut le bonheur de gagner à Dieu dix millions d'âmes, autant qu'un saint Paul, dont les mérites, au dire de saint Jérôme (S. Jérôme, Lettre 58 à Paulin, n. 1, PL 22, 580), dépassèrent ceux de tous les autres Apôtres, si cet homme commet un seul péché mortel, il perd tout. « Toutes les oeuvres de justice qu'il a faites seront oubliées » (Ezéchiel 18, 24). Telle est la ruine que produit la perte de la grâce. On était l'enfant de Dieu et on est plus qu'un esclave de Lucifer; d'ami cher au coeur de Dieu, on devient son ennemi, un ennemi souverainement odieux; au lieu d'être un héritier du paradis, on n'est plus qu'un condamné à l'enfer. Saint François de Sales (S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, liv. 4, ch. 3: « Hélas, Théotime, quel pitoyable spectacle aux Anges de paix, de voir ainsi sortir le Saint Esprit et son amour de nos âmes pécheresses! Hé, je crois certes, que s'ils pouvaient alors pleurer, ils verseraient des larmes infinies » (RVP, p. 536)) disait que si les anges pouvaient pleurer, ils se mettraient certainement à verser des larmes de compassion sur la misère d'une âme qui commet un péché mortel et qui perd la grâce de Dieu.

 Mais le comble de la misère, c'est que les anges pleureraient s'ils le pouvaient, tandis que le pécheur lui ne pleure pas. Pour un misérable animal, une brebis que l'on perd, dit saint Augustin (Les sermonnaires attribuent ce texte tantôt à S. Augustin, tantôt à S. Bonaventure, mais on ne le trouve ni chez l'un ni chez l'autre, du moins cité de cette façon. L'idée est exprimée dans S. Augustin, Sur le Psaume 101, sermon 1, n. 6, PL 37, 1298: « Un homme a perdu de l'argent, il en gémit; il a perdu la foi, il n'en gémit pas » (Vivès, t. 14, p; 197)), on n'a plus ni appétit ni sommeil et on verse des larmes; vient-on à perdre la grâce de Dieu, on mange, on dort, on ne verse pas une seule larme.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Voilà donc, ô mon Rédempteur, l'état misérable auquel je me suis réduit. Vous, vous avez dépensé trente-trois années de fatigues et de souffrances, pour me rendre digne de votre grâce; et moi, pour un plaisir empoisonné d'un instant, je l'ai méprisée et je l'ai échangée contre une bagatelle, un rien. Mais bénie soit votre sainte grâce, si je le veux. Oui, je veux faire tout ce que je puis pour la recouvrer. Dites-moi ce que je dois faire pour obtenir mon pardon. Voulez-vous que je me repente? O mon Jésus, je me repens de tout mon coeur d'avoir offensé votre bonté infinie. Voulez-vous que je vous aime? Je vous aime par-dessus toutes choses. Que j'ai eu tort, par le passé, de laisser aller mon coeur à aimer les créatures, les vanités! Dorénavant je veux vivre pour vous seul, je ne veux aimer que vous seul, ô mon Dieu, mon trésor, mon espérance et ma force. « Je vous aimerai, Seigneur, vous qui êtes ma force » (Psaume 17, 2). Vos mérites, ô mon Jésus, vos saintes plaies doivent être mon espérance, et mon appui. J'espère que vous me donnerez la force de vous être fidèle. Recevez-moi donc dans votre amitié, ô mon Sauveur, et ne permettez pas que je vous abandonne encore. Ôtez de mon coeur toute affection aux choses de la terre et enflammez-le de votre saint amour. Oui, allumez-y le feu de votre amour.

 O Marie, ma Mère, faites qu'à votre exemple je sois tout enflammé d'amour pour Dieu.
 
 
 
 

VINGTIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Folie du pécheur
 

« La sagesse de ce siècle est folie devant Dieu »
(1Corinthiens 3, 19)
 

PREMIER POINT
 

 Le vénérable Jean d'Avila (S. Jean d'Avila, Trattati del SS. Sacramento dell'Eucharistia, tr. 9-10, Rome, 1608, pp. 138, 161; Trattato spirituale sopra il verso « Audi filia », c. 48, Rome, 1610, p; 147) aurait voulu ouvrir dans le monde deux prisons: une pour renfermer ceux qui ne croient pas, et l'autre, ceux qui croient et qui vivent dans le péché, loin de Dieu; et, ajoutait-il, c'est une prison de fous qui convient à ces derniers. Les malheureux! Ils en viennent dans les excès de leur misère et de leur infortune, à se regarder comme des sages et prudents, eux les plus vains et les plus insensés de tous les hommes! Et pour comble de désolation, « leur nombre, dit l'Ecclésiaste, est infini » (Ecclésisate 1, 15). Leur folie, c'est pour celui-ci les honneurs, pour celui-là les plaisirs, pour un autre les misérables biens de la terre; avec cela, ils ont l'audace de traiter de folie la conduite des Saints qui foulent aux pieds les avantages de ce monde pour conquérir le salut éternel et Dieu, le vrai Bien. Ainsi, c'est folie à leurs yeux que d'embrasser les mépris et de pardonner les injures; folie encore de se priver des plaisirs des sens pour s'adonner à la mortification; folie de renoncer aux honneurs et richesses, folie d'aimer la solitude, la vie humble et cachée. Hélas! Ils ne veulent pas entendre la parole du Seigneur, proclament leur sagesse une vraie folie: « La sagesse de ce siècle est folie devant Dieu » (1 Corinthiens 3, 19).

 Ah! Un jour viendra bien où ils confesseront hautement leur folie. Mais quand? Alors qu'il n'y aura plus de remède. « Insensés que nous étions, s'écrieront-ils dans leur désespoir, nous estimions leur vie une folie et leur fin sans honneur » (Sagesse 5, 4). Mais, nous le voyons à présent, la folie n'était pas de leur côté. « Car voilà qu'ils sont comptés parmi les fils de Dieu et que leur sort est au milieu des saints » (Sagesse 5, 5). Éternelle sera leur gloire et leur bonheur n'aura jamais de fin. Pour nous, nous voici relégués parmi les esclaves de Satan, condamnés à brûler durant toute l'éternité dans cet abîme de tourments. « Nous avons donc erré hors du chemin de la vérité et la lumière de la justice n'a pas lui sur nous » (Sagesse 5, 6). Oui, nous avons voulu fermer les yeux à la lumière de Dieu et nous nous sommes égarés. Hélas! Pour comble d'infortune, notre erreur est sans remède et jamais nous n'en reviendrons tant que Dieu sera Dieu.

 Quelle folie donc de perdre la grâce de Dieu, et cela pour un vil intérêt, pour un peu de fumée, pour un plaisir qui passe si vite! Que ne fait pas un sujet pour gagner les bonnes grâces de son prince? Et voilà que, pour une misérable satisfaction, on va perdre le souverain Bien, Dieu lui-même, perdre le ciel, perdre encore la paix ici-bas en livrant son âme au péché qui la déchirera de continuels remords et se condamner ainsi de gaieté de coeur à un malheur éternel! Prendriez-vous ce plaisir défendu, s'il fallait en retour avoir une main brûlée ou seulement passer une année dans un obscur cachot? Commettriez-vous ce péché, s'il devait vous en coûter cent écus? Et vous croyez, vous savez qu'en péchant vous perdez le ciel et Dieu et que vous vous condamnez pour toujours à l'enfer; et néanmoins vous péchez!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Dieu de mon âme, quel serait maintenant mon sort, si vous ne m'aviez traité avec tant de miséricorde? Hélas! Je me trouverais en enfer, dans la compagnie de tous les insensés, auxquels je n'ai que trop ressemblé! Je vous remercie, Seigneur, de votre bonté et je vous prie de ne pas ma laisser dans mon aveuglement. Je méritais que votre lumière me fût retirée pour toujours; mais je vois que votre grâce ne m'a pas encore abandonnée. Je sens qu'elle m'appelle avec tendresse et qu'elle me presse de vous demander pardon et d'espérer de vous en de grandes choses malgré la grandeur de mes offenses. Oui, mon Sauveur, je l'espère, vous m'accueillerez encore comme votre enfant. « Il est vrai, ô mon Père, que je ne mérite plus d'être appelé votre fils, moi qui ai péché contre le ciel et sous vos yeux » (Luc 15, 18). Mais je sais que vous allez à la recherche des brebis égarées et que vous vous faites un bonheur d'accorder à l'enfant prodigue le baiser de paix. O mon Père bien-aimé, je me repens de vous avoir offensé, je me jette à vos pieds et je les tiens embrassés. « Non, je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez béni et pardonné » (Genèse 32, 26). Bénissez-moi donc, ô mon Père, et que, par votre bénédiction, je conçoive une grande douleur de mes péchés et un grand amour pour vous. Je vous aime, ô mon Père, de tout mon coeur; ne permettez pas que je vous quitte de nouveau. Ôtez moi tout, mais ne m'ôtez pas votre amour.

 O Marie, si Dieu est mon Père, vous êtes ma Mère, bénissez-moi donc, vous aussi. Et puisque je ne mérite pas d'être votre enfant, au moins acceptez-moi pour votre serviteur; mais faites de moi un serviteur qui vous aime toujours avec tendresse et qui se confie toujours en votre protection.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Pauvres pécheurs! Ils se fatiguent, ils s'épuisent pour acquérir les sciences mondaines, c'est-à-dire l'art d'amasser les biens de cette vie qui doit sitôt finir; et les biens de l'autre vie, de celle qui ne finira jamais, ils les regardent avec indifférence. Que dis-je? Ils en viennent, dans leur stupidité, à perdre le sens commun et à se rendre semblables aux animaux sans raison. En effet, à la façon des brutes, ils vivent sans considérer ce qui est bien et ce qui est mal; mais n'ayant d'autre loi que l'instinct brutal de leurs sens, ils s'attachent à ce qui flatte leur chair pour le moment et ils ne songent aucunement à ce qu'ils perdent et à la ruine éternelle qu'ils se préparent. Évidemment ce n'est pas là se conduire en homme, mais comme un animal sans raison, ainsi que l'explique saint Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Homélie 23 sur la Genèse, n. 3, PG 53, 191). « A nos yeux, dit-il, un homme, c'est celui qui conserve intact le trait distinctif de l'homme. Or ce trait n'est autre que la raison. » Être homme, c'est être raisonnable et par conséquent c'est agir, non suivant l'attrait des sens, mais d'après la raison. Si Dieu donnait la raison à un animal et que celui-ci dans sa conduite s'inspirât des lumières de la raison, on dirait de cet animal qu'il agit en homme; par contre, on doit donc dire qu'un homme se conduit en animal, quand il refuse d'écouter sa raison pour obéir aux sens.

 « Plût à Dieu qu'ils fussent sages, qu'ils comprissent et qu'ils songeassent à leur fins dernières » (Deutéronome 32, 29)! L'homme prudent et qui se conduit selon les règles de la raison se préoccupe de l'avenir, c'est-à-dire de ce qui l'attend au terme de ses jours; il a donc devant les yeux la mort, le jugement et ce qui doit les suivre: le ciel ou l'enfer. Oh! Qu'un paysan, qui se sauve, l'emporte en sagesse sur un monarque qui se damne! « Mieux vaut un enfant pauvre et sage qu'un roi vieux et insensé qui ne sait pas prévoir pour l'avenir » (Ecclésiaste 4, 13). O Dieu! Ne regarderait-on pas comme un insensé celui qui s'exposerait à perdre toute sa fortune pour gagner sur-le-champ une pièce de monnaie? Et celui qui pour un plaisir d'un instant perd son âme et l'expose à une perte éternelle, on ne devra pas le regarder comme un insensé! Ce qui cause la ruine et la damnation de tant d'âmes, c'est qu'elles ont uniquement en vue les biens et les maux de la vie présente, sans songer aux biens et maux éternels.

 Assurément Dieu ne nous a pas placés ici-bas, pour que nous nous procurions richesses, honneurs, plaisirs des sens, mais bien que nous méritions la vie éternelle. « Vous avez pour fin, dit l'Apôtre, la vie éternelle » (Romains 6, 22). Par conséquent, parvenir à cette fin, telle doit être notre unique sollicitude. « Car une seule chose est nécessaire » (Luc 10, 42). Or c'est surtout cette fin que les pécheurs mettent de côté: ils ne pensent qu'au présent, ils s'acheminent vers la mort, ils se trouvent à la veille d'entrer dans l'éternité, sans même savoir où ils vont. « Que diriez-vous, dit saint Augustin (S. Augustin, Sur le Psaume 31, sermon 2, n. 4, PL 36, 259-260 (Vivès, t. 12, p. 7) d'un pilote à qui l'on demanderait où il va, et qui répondrait: Je n'en sais rien? Est-ce que tout le monde ne dirait pas de cet homme qu'il conduit le navire à sa perte, à un naufrage assuré? Ainsi, conclut le saint Docteur, en est-il de celui qui court hors du vrai chemin. » Et ainsi en est-il des sages du monde. Ils savent bien s'enrichir, se divertir, s'avancer dans les honneurs; mais ils ne savent pas sauver leur âme. Ce fut un sage que le mauvais riche, si habile à grossir ses trésors; « mais il mourut et fut enseveli dans l'enfer » (Luc 16, 22). Ce fut un sage qu'Alexandre le Grand, étendant son sceptre sur tant de royaumes; mais, à quelques années de là, il mourait et se damnait pour toujours. Ce fut un sage que Henri VIII, assez heureux pour se maintenir sur le trône, malgré sa révolte contre l'Église; mais à la fin il vit lui-même que c'en était fait pour son âme et il s'écriait: « Nous avons tout perdu! » (N. Anders, De origine ac progressu schismatis anglicani, lib. 1, Rome, 1586, p. 244). Aussi, que de malheureux gémissent et s'écrient maintenant en enfer: « De quoi nous ont servi l'orgueil et l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme une ombre » (Sagesse 5, 8); et de toutes ces choses, ainsi évanouies, il ne nous reste que des larmes et des peines éternelles.

 « Devant l'homme est la vie ou la mort... Ce qui lui plaira, lui sera donné » (Ecclésiaste 15, 18). Oui, chrétien, mon frère, devant vous sont placées en ce moment la vie et la mort; renoncer aux plaisirs défendus, c'est mériter la vie éternelle; vous accorder ces plaisirs, c'est encourir la mort éternelle. Qu'en dites-vous? Que choisissez -vous? Ah! Choisissez en homme et non pas en être sans raison, choisissez en chrétien qui a la foi et qui dit: « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme » (Matthieu 16, 26)?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, vous m'avez donné la raison, vous m'avez donné la lumière de la foi; et moi, par le passé, je me suis conduit en être sans raison, puisque j'ai perdu votre grâce pour de misérables plaisirs sensuels. Les plaisirs se sont évanouis comme un souffle léger et maintenant il ne me reste que des remords de conscience et un compte terrible à présenter devant votre tribunal. Ah! Seigneur, « n'entrez pas en jugement avec votre serviteur » (Psaume 142, 2), et ne me jugez pas selon mes iniquités; mais traitez-moi selon votre miséricorde. Éclairez-moi, donnez-moi une grande douleur de vous avoir offensé; et pardonnez-moi. « J'ai erré comme une brebis qui s'est perdue; cherchez votre serviteur » (Psaume 118, 176). Je suis cette pauvre brebis perdue; si vous ne me cherchez pas, je suis perdu sans ressource. Par le sang que vous avez répandu pour mon amour, ayez pitié de moi. O mon souverain Bien, je me repens de vous avoir quitté et d'avoir de gaieté de coeur renoncé à votre grâce. Je voudrais en mourir de douleur: vous-même donnez-moi la plus grande douleur. Faites qu'un jour j'aille au ciel chanter vos miséricordes.

 O Marie, ma Mère, vous êtes mon refuge, priez Jésus pour moi; priez-le qu'il m'accorde mon pardon et qu'il me donne la sainte persévérance.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Comprenons-le bien, les vrais sages sont ceux qui savent acquérir la grâce de Dieu et mériter le ciel. Prions donc continuellement le Seigneur qu'il nous donne la science des saints. Car il la donne à ceux qui lui en font la demande. « Dieu lui a donné la science des saints, dit le livre de la Sagesse » (Sagesse 10, 10). Oh! La belle science que de savoir aimer Dieu et sauver son âme, c'est-à-dire de prendre le chemin du salut éternel et les moyens d'y parvenir! De toutes les études la plus nécessaire c'est celle qui nous apprend à sauver notre âme. En vain aurions-nous toutes les autres connaissances, si nous ne savons pas faire notre salut, tout ne nous servira de rien et éternellement nous serons malheureux. Au contraire, si nous savons aimer Dieu, encore que nous fussions ignorants en tout le reste, éternellement nous serons heureux. O mon Dieu, dit saint Augustin (S. Augustin, Les Confessions, liv. 5, ch. 4, n. 7, PL 32, 708: « Est-il possible que, Seigneur, Dieu de vérité, quiconque possède ces connaissances te plaise déjà! Car il est malheureux, l'homme qui connaît toutes ces vérités mais ne te connaît pas; bienheureux au contraire qui te connaît, même s'il ne les connaît pas » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 473)), bienheureux celui qui vous connaît, ignorât-il toutes les autres choses. Un jour le frère Gilles disait à saint Bonaventure (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 7, ch. 14, t. 1, Venise, 1582, p. 131): Que vous êtes heureux, Père Bonaventure, de savoir tant de choses. Moi, pauvre ignorant, je ne sais rien. Aussi vous pouvez devenir plus saint que moi. -- Écoutez, mon frère, lui répondit le saint, si une pauvre vieille femme, toute ignorante, sait aimer Dieu plus que moi, elle sera plus sainte que moi. -- Sur quoi le frère Gilles se mit à crier de toutes ses forces: Écoutez, vieille femme, écoutez: si vous aimez Dieu, vous pouvez devenir plus sainte que le Père Bonaventure.

 « Les ignorants se lèvent, dit saint Augustin, et ils ravissent le ciel » (S. Augustin, Les Confession, liv. 8, ch. 8, n. 19, PL 32, 757: « Alors, au milieu de ce grand combat qui se livrait dans ma maison intérieure et que j'avais violemment engagé dans mon âme... je me jette sur Alypius, je crie: Quoi! Nous supportons cela! Quoi, tu as entendu? Des ignorants se dressent, ils enlèvent le ciel, et nous, avec notre science sans coeur, voilà où nous roulons! Dans la chair et le sang! » (BA, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 47)). Que de pauvres gens se sauvent, qui ne savent pas lire, mais qui savent aimer Dieu! Et combien de savants du monde, qui se damnent misérablement! Ce ne sont pas ceux-ci, mais les autres qu'il faut tenir pour de vrais savants. Oh! Quel savant qu'un saint Pascal, un saint Félix, capucin, un saint Jean de Dieu, si étranger pourtant aux sciences humaines! Quels savants encore que tous ces hommes qui, renonçant au monde, sont allés s'enfermer dans les cloîtres ou vivre dans les déserts, un saint Benoît, un saint François d'Assise, un saint Louis de Toulouse, qui renonça à un trône! Quels savants que ces innombrables martyrs, ces légions de vierges, qui refusèrent les plus brillantes alliances, afin d'aller à la mort pour Jésus Christ! Les mondains eux-mêmes le reconnaissent bien. Aussi ne manquent-ils pas de dire, en voyant une personne se donner à Dieu: Elle est heureuse, celle-là! Elle comprend bien les choses et elle sauve son âme. Bref, ceux qui quittent les biens de ce monde pour se vouer au service de Dieu, ne les appelle-t-ion pas des hommes désabusés? Par conséquent, ceux qui abandonnent Dieu pour les biens du monde, que sont-ils, sinon des dupes?

 Vous, mon frère, desquels voulez-vous être? Pour éclairer votre choix, saint Jean Chrysostome vous conseille de vous rendre dans un cimetière. « Allons, dit-il, auprès des tombeaux » (S. Jean Chrysostome, Homélie 76 sur Matthieu, n. 5, PG 58, 700-701: « Allons ensemble aux tombeaux des morts. Venez me montrer votre père ou votre femme. Faites-m'y voir ceux qui étaient ici revêtus de pourpre... Je ne vois maintenant que des os secs et pourris, que des vers, que des araignées, qu'un peu de poussière et de pourriture. Toutes ces grandeurs se sont évanouies comme un ombre, comme un songe, comme une fable et comme un tableau, si l'on peut dire toutefois qu'il s'y trouve même la réalité d'une image » (JEA, t. 7, p. 595)).  L'excellente école en effet qu'un cimetière pour connaître la vanité des biens de ce monde et pour apprendre la science des saints! Dites-moi, ajoute saint Jean Chrysostome, pouvez-vous y discerner encore celui qui a été prince, noble, savant? Pour moi, je n'aperçois rien que de la pourriture, des ossements et des vers. Tout se réduit donc à une vaine apparence, un rêve, une ombre fugitive. Oui, toutes les choses de ce monde passeront vite comme une pièce de théâtre, toutes s'évanouiront comme un songe et une ombre. Mais, pour devenir un vrai sage, il ne suffit pas, mon frère, de connaître l'importance de votre fin, il faut encore prendre les moyens de l'atteindre. Tous voudraient se sauver et se sanctifier, mais, faute d'en prendre les moyens, combien ne se sanctifient pas et sa damnent! Il faut fuir les occasions dangereuses, fréquenter les sacrements, faire oraison, et, avant tout, graver profondément dans son coeur ces maximes du saint Évangile: « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme » (Matthieu 16, 26)! « Celui qui aime son âme, la perdra » (Jean 12, 25), c'est-à-dire qu'il faut même sacrifier sa vie pour le salut de son âme. « Celui qui veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même » (Matthieu 16, 24). Pour suivre Jésus Christ nous devons refuser à l'amour-propre les satisfactions qu'il réclame. La vie est dans sa volonté, c'est-à-dire, votre salut consiste à faire la volonté de Dieu. Il importe que nous ayons sans cesse devant les yeux ces maximes et autres semblables.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Père de miséricorde! Jetez les yeux sur toutes mes misères et ayez pitié de moi; éclairez-moi et faites-moi bien connaître ma folie du passé, afin que je la déplore, et votre Bonté infinie, afin que je l'aime. Mon Jésus, « ne livrez pas aux bêtes infernales les âmes qui vous louent » (Psaume 73, 19). O vous, qui avez versé votre sang pour me sauver, ne permettez pas que je redevienne encore l'esclave du démon. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir abandonné; maudits soient tous ces instants où, par ma faute, j'ai livré ma volonté au péché. Maintenant je l'unis à la vôtre, à cette sainte volonté qui désire uniquement mon bien. Père Éternel, au nom des mérites de Jésus Christ, donnez-moi la force d'accomplir tout ce qui vous est agréable. Faites que je meure plutôt que de résister encore à vos divines volontés. Aidez-moi de votre grâce, afin que je place en vous seul tout mon amour et que j'ôte de mon coeur toutes les affections qui ne tendent pas à vous. Je vous aime, ô Dieu de mon âme;  je vous aime par dessus toute chose; et j'espère de vous tous les biens, le pardon de mes péchés, la persévérance dans votre amour, et enfin le ciel pour vous aimer éternellement.

 O Marie, demandez pour moi toutes les autres grâces. Votre divin Fils ne vous refuse rien. O mon espérance, je me confie en vous.
 
 
 
 

VINGT ET UNIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Vie malheureuse du pécheur et vie heureuse du juste
 

« Il n'y a point de paix pour les impies, dit le Seigneur »
(Isaïe 48, 22)

« Paix abondante pour ceux qui aiment votre loi »
(Psaume 118, 165)
 

PREMIER POINT
 

 Les hommes se fatiguent tous ici-bas pour trouver la paix. Ce marchand, ce soldat, ce plaideur, pourquoi se donnent-ils tant de peine? Ils espèrent qu'une fois ce gain obtenu, ce poste acquis, ce procès gagné, ils auront fait leur fortune et par là même trouvé la paix. Mais hélas! Pauvres mondains, ils demandent la paix au monde et le monde ne peut la donner. Dieu seul peut nous donner la paix, ainsi que l'Église le proclame dans une de ses prières: « Donnez à vos serviteurs cette paix que le monde ne peut donner ». Non, le monde, avec tous ses biens, ne peut satisfaire le coeur de l'homme, parce que l'homme a été créé non pas pour ces biens, mais pour Dieu seul; par conséquent, pour le satisfaire. Créés pour les plaisirs des sens, les animaux trouvent leur contentement dans les choses de la terre. Donnez à un cheval une poignée de foin, à un chien un morceau de viande, les voilà contents, ils ne désirent plus rien. Mais l'âme, créée uniquement pour aimer Dieu et pour vivre dans l'union avec Lui, en vain aurait-elle tous les plaisirs des sens, jamais elle n'y trouvera sa quiétude; Dieu seul peut la satisfaire pleinement.

 Le riche, dont parle saint Luc, qui avait retiré de ses champs une abondante récolte, se disait à lui-même: « Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; repose-toi, mange et bois » (Luc 12, 19). Or le Seigneur l'appelle un insensé. Et saint Basile (S. Basile de Césarée, Homilia in illud Lucae 'Destruam horrea mea', n. 6, PG 31, 274), lui adressant la parole, s'écrie: « O homme insensé et misérable, aurais-tu par hasard une âme de brute, une âme de porc ou de quelque autre animal, puisque tu prétends rassasier ton âme à force de manger, de boire et de jouir? » Va donc, lui dit un autre auteur, sois en paix, mange et bois. L'homme, dit saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermon sur la conversion, ch. 14, n. 26, PL 182, 848-849) peut, à la vérité, se gorger des biens de ce monde, mais non s'en rassasier. Le même saint (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Geoffroy d'Auxerre selon Glorieux, n. 184), Declamationes de colloquio Simonis cum Iesu, c. 25, n. 30, PL 184, 454-456) commentant l'Évangile: « Voilà que nous avons tout quitté » (Matthieu 19, 27), déclare avoir rencontré plusieurs sortes de fous suivant leurs différentes espèces de folie. Tous, dit-il, souffraient d'une grande faim; mais les uns, figure des avares, se remplissaient de terre; les autres, figure des ambitieux qui courent après les honneurs, se gonflaient d'air; ceux-ci, placés autour d'une fournaise, aspiraient avec avidité les étincelles qui en jaillissaient, ainsi font les vindicatifs; ceux-là enfin, images des impudiques, rangés autour d'un lac fétide, en buvaient les eaux corrompues. Et se tournant vers eux: « Insensés! Leur dit le saint, ne voyez-vous pas qu'au lieu d'apaiser votre faim, vous ne faites que l'irriter? » Les biens de ce monde ne sont que des apparences de biens; aussi ne peuvent-ils satisfaire le coeur de l'homme: « Vous avez mangé, dit le prophète Aggée, et vous n'avez pas été rassasiés » (Aggée 1, 6). Voyez l'avare; plus il possède de richesses, plus il cherche à s'enrichir. « Plus l'avarice, dit saint Augustin, possède de trésors, plus elle crie pour en avoir davantage » (S. Augustin, Sermon 50, ch. 4, n. 6, PL 38, 328 (Vivès, t. 16, p. 333)). Plus cet impudique se roule dans les honteux plaisirs, plus il sent augmenter et ses dégoûts et ses désirs; et de fait, est-ce que la fange et les basses voluptés sont de nature à contenter notre coeur? Et cet ambitieux, lui non plus, ne parvient pas à se rassasier avec les fumées de la gloire; car il considère bien plus ce qui lui manque que ce qu'il a déjà. Alexandre le Grand, après avoir conquis tant de royaumes, pleurait de ce que tous les autres ne lui étaient pas soumis (Valère Maxime, Factorum dictorumque mirabilium, lib. 8, c. 14, § 2, n. 2). Au surplus, si les biens de la terre pouvaient faire le bonheur de l'homme, les riches, les monarques seraient tous pleinement heureux. Or, l'expérience fait voir le contraire. Salomon en convenait hautement, lui qui assure n'avoir jamais rien refusé à ses sens: « De tout ce que mes yeux ont désiré, je ne leur ai rien refusé » (Ecclésiaste 2, 10); et cependant il s'écrie: « Vanité des vanités, tout n'est que vanité » (Ecclésiaste 1, 2). En d'autres termes: Tout ce que présente le monde est pure vanité, pure illusion, pure folie.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, que me reste-t-il des offenses dont je me suis rendu coupable envers vous, sinon des peines, des tristesses et des titres en enfer? Ce qui m'afflige, ce n'est pas la douleur que je ressens, elle me console plutôt, parce qu'elle est un don de votre grâce et parce que, venant de vous, elle me donne la confiance que vous voulez me pardonner. Ce qui m'afflige, c'est la peine que je vous ai faite, à vous, mon Rédempteur, qui m'avez tant aimé. Seigneur, j'ai mérité d'être abandonné de vous. Mais voici qu'au lieu de m'abandonner, vous m'offrez le pardon et même vous me demandez le premier à faire la paix. Oui, ô mon Jésus, je veux faire la paix avec vous et je désire votre grâce plus que tout autre bien. Je me repens, ô bonté infinie, de vous avoir offensée et j'en voudrais mourir de douleur. Ah! Par cet amour, que vous me portiez en mourant pour moi sur la croix, pardonnez-moi et recevez-moi dans votre coeur; puis changez mon coeur, de telle sorte qu'autant je vous ai fait de peine par le passé, autant à l'avenir je vous donne de consolation. Par amour pour vous, je renonce en ce moment à tous les plaisirs que le monde peut m'offrir et je prends la résolution de perdre la vie plutôt que votre grâce. Dites-moi ce que j'ai à faire pour vous plaire; je veux m'y conformer entièrement. Plaisirs, honneurs, richesses, qu'est-ce que tout cela? O mon Dieu, c'est uniquement vous que je veux, vous, ma joie, ma gloire, mon trésor, ma vie, mon amour, mon tout. Donnez-moi, Seigneur, votre secours, afin que je vous sois fidèle; donnez-moi la grâce de vous aimer et faites de moi tout ce qu'il vous plaît.

 Marie, ma Mère, vous êtes, après Jésus, mon espérance. Prenez-moi donc sous votre protection et faites que je sois tout à Dieu.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Les biens de ce monde ne sont pas seulement, au dire de Salomon, des vanités incapables de nous satisfaire; au contraire ce sont encore, ajoute-t-il, autant de peines qui affligent l'esprit: « Tout n'est que vanité et affliction d'esprit » (Ecclésiaste 1, 14). Pauvres pécheurs! Ils prétendent trouver le bonheur dans leurs péchés et il n'y trouvent qu'amertume et remords. « La désolation et le malheur sont sur leurs voies; mais la voie de la paix, ils ne l'ont pas connue » (Psaume 13, 3). La paix! La paix! Non, non, dit Dieu, « il n'y a point de paix pour les impies » (Isaïe 48, 22). D'abord le péché traîne à sa suite la crainte des vengeances divines. Que quelqu'un ait pour ennemi un homme puissant, il lui devient dès lors impossible de manger et de boire tranquillement. Et celui qui a Dieu lui-même pour ennemi pourra goûter les douceurs de la paix! « L'effroi est sur ceux qui font le mal » (Proverbes 10, 21). S'il survient un tremblement de terre ou que le tonnerre gronde, quelle frayeur n'éprouve pas celui qui est dans l'état du péché. Une feuille qui s'agite suffit pour l'effrayer. « Le bruit de la terreur est toujours dans ses oreilles » (Job 15, 21). Et même « l'impie prend la fuite, sans que personne le poursuive » (Proverbes 28, 1). Qui donc le force à fuir? Son propre péché. « Quiconque me trouvera me tuera » (Genèse 4, 14), disait Caïn, après qu'il eut tué son frère Abel. En vain, pour l'assurer que personne ne lui ferait de mal, « le Seigneur lui dit: Il n'en sera pas ainsi », l'Écriture Sainte nous apprend néanmoins de Caïn « qu'il parcourut la terre en fugitif, sans pouvoir se fixer nulle part ». Qui donc poursuivait Caïn, sinon son péché?

 En outre, le péché traîne à sa suite le remords de la conscience, ce ver impitoyable qui ne cesse de ronger le coeur. Le malheureux pécheur court les théâtres, les festins, les bals; mais tu es dans la disgrâce de Dieu, lui dit sa conscience, et si tu meurs, où iras-tu? Le remords de la conscience est, même dès cette vie, une peine si grande que plusieurs, pour s'y dérober, en vinrent jusqu'à se donner volontairement la mort; entre autres Judas, lequel, comme on sait, se pendit de désespoir. On raconte d'un autre criminel qu'ayant tué un enfant, il alla, pour échapper aux tortures de sa conscience, s'enfermer dans un couvent. Et encore ne trouva-t-il pas la paix, même en religion; c'est pourquoi il se présenta devant le juge, pour lui confesser son crime et se faire ainsi condamner à mort (Jean Moschus, Le pré spirituel: Vies des Pères, liv. 10, ch. 166, PL 74, 203).

 Qu'est-ce qu'une âme privée de Dieu? Une mer agitée par la tempête, comme dit l'Esprit Saint: « Les impies sont comme une mer impétueuse qui ne peut s'apaiser » (Isaïe, 57, 20). Je le demande: si l'on conduisait quelqu'un à une partie de plaisir où il y eut musique, danses et rafraîchissements et que là on le suspendit par les pieds, la tête en bas, est-ce qu'il se divertirait un seul instant? Tel est l'homme dont l'âme se trouve bouleversée: tel est-il, comblé, si l'on veut, des biens de ce monde, mais privé de Dieu. Il mangera, boira, dansera, portera avec grâce de riches vêtements, recevra des honneurs, obtiendra tel poste, acquerra telle propriété; mais la paix, il ne l'aura jamais. « Il n'y a pas de paix pour les impies » (Isaïe 57, 21). La paix vient de Dieu seul et Dieu l'accorde non pas à ses ennemis, mais à ses amis.

 Les biens de la terre sont hors de nous, ils ne pénètrent pas dans le coeur. Ce sont, dit saint Vincent Ferrier, des eaux qui n'entrent pas où est le siège de la soif (S. Vincent Ferrier, Sermones aestivales, Dom. XV post festum SS. Trinitatis, sermon 3, Venise, 1573, p. 436). Le pécheur a beau se vêtir richement, avoir au doigt un diamant précieux et faire de délicieux festins, jamais il n'y aura dans son pauvre coeur que des épines et du fiel; aussi, avec toutes ses richesses, ses plaisirs, ses divertissements, est-il en proie à de continuelles inquiétudes et, pour la moindre contradiction, le voyez-vous s'irriter, se mettre en fureur et ne ressembler plus qu'à une chien pris de rage. Celui qui aime Dieu se résigne à la volonté de Dieu dans toutes les adversités; et ainsi trouve-t-il la paix. Mais celui qui s'est mis en état de révolte contre la volonté de Dieu, comment peut-il s'y résigner? Impossible par conséquent qu'il trouve le repos. Le malheureux! Il est au service du démon, c'est-à-dire d'un tyran qui, pour prix de ses services, l'accable d'inquiétudes et d'amertumes. Dieu l'a déclaré, et ses paroles ne peuvent recevoir de démenti: « Parce que tu n'auras pas servi le Seigneur, ton Dieu, dans la joie de ton coeur, tu serviras ton ennemi dans la faim et la soif, dans la nudité et une pénurie absolue » (Deutéronome 28, 47). Que ne souffre pas ce vindicatif, après avoir assouvi sa vengeance? Cet impudique, après qu'il a satisfait ses désirs? Cet ambitieux et cet avare? Oh! Combien n'y en a-t-il pas qui deviendraient de grands saints, et cela sans souffrir pour Dieu autre chose que ce qu'ils endurent pour se damner.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! Vie perdue que la mienne! Si j'avais souffert pour vous servir ce que j'ai enduré pour vous offenser ô mon Dieu, que de titres j'aurai maintenant à votre Paradis! Ah! Seigneur, pourquoi vous ai-je abandonné et pourquoi ai-je perdu votre grâce? Pour des plaisirs empoisonnés et éphémères que j'eus à peine le temps de goûter et qui m'ont laissé le coeur rempli d'angoisses et d'amertumes. Ah! Mes péchés, je vous déteste, je vous maudis mille fois; et je bénis, ô mon Dieu, votre bonté de m'avoir supporté avec tant de patience. Je vous aime, ô mon Créateur et mon Rédempteur, qui avez donné votre vie pour moi; et parce que je vous aime, c'est de tout mon coeur que je me repens de vous avoir offensé. Mon Dieu! Mon Dieu! Pourquoi vous ai-je sacrifié et qu'ai-je obtenu en échange? Maintenant je comprends le mal que j'ai fait et je suis résolu de perdre tout, même la vie plutôt que votre amour. Éclairez-moi, ô Père Éternel, au nom des mérites de Jésus Christ; faites-moi connaître le grand bien que vous êtes et la misère des biens que le démon me présente pour me faire perdre votre grâce. Je vous aime; mais je désire vous aimer davantage. Faites que vous soyez mon unique pensée, mon unique désir, mon unique amour. J'espère tout de votre bonté, par les mérites de votre divin Fils.

 Marie, ma Mère, je vous supplie, par l'amour que vous portez à Jésus Christ, de m'obtenir lumière et force afin que je le serve et que je l'aime jusqu'à la mort.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Tous les biens et tous les plaisirs du monde sont donc incapables de satisfaire le coeur de l'homme. Qui donc pourra le satisfaire? Dieu seul. « Mets ton bonheur à plaire au Seigneur et il comblera de lui-même les désirs de ton coeur » (Psaume 36, 4). Le coeur de l'homme est toujours à la recherche du bien qui puisse le contenter. Il  rencontre, à la vérité, les richesses, les jouissances, les dignités, mais elles ne le contentent pas, parce que tous ces biens sont finis et que lui même est créé pour un bien infini. Mais s'il vient à trouver Dieu et à s'unir avec lui, le voilà content et il ne désire plus rien. Mets ton bonheur à plaire au Seigneur et lui-même te comblera les désirs de ton coeur. Saint Augustin avait passé de longues années dans les plaisirs sans pouvoir jamais trouver la paix. Mais ensuite, il ne se fut pas plutôt donné au Seigneur, qu'il poussa ce cri convaincu: « Notre coeur est toujours dans l'inquiétude, jusqu'à ce qu'il se repose en vous » (S. Augustin, Les Confessions, liv. 1, ch. 1, PL 32, 661: « C'est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer, parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi » (BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 273)). « Mon Dieu, disait-il encore, je le vois présentement, tout est vanité, tout est peine d'esprit, vous seul êtes le vrai repos de l'âme » (S. Augustin, Ibid, liv. 6, ch. 16, PL 32, 732 (BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 573)). Puis, devenu maître et docteur à ses dépens, il disait: « Pauvre créature, pourquoi t'égarer à la recherche de toutes sortes de biens? Cherche le bien unique, en qui sont tous les biens » (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), Manuale, c. 34, PL 40, 966). En vain, tandis qu'il était dans l'état du péché, le roi David avait-il à sa disposition toutes les ressources de la royauté, chasse jardins somptueux, festins; les festins, les jardins, et toutes les autres créatures, auxquelles il demandait des jouissances, n'avaient qu'une voix pour lui dire: « Où est ton Dieu? » (Psaume 41, 4). Tu veux trouver ton contentement en nous; mais nous sommes impuissants à te satisfaire. Va trouver ton Dieu qui seul peut te contenter. Aussi David, au milieu de toutes ses délices, ne cessait-il de pleurer. Mes larmes m'ont servi de pain le jour et la nuit pendant qu'on me dit sans cesse: « Où est ton Dieu? »

 Par contre, quelles joies Dieu ne fait-il pas goûter aux âmes fidèles, qui l'aiment véritablement. Saint François d'Assise avait tout quitté pour Dieu, et ainsi allait-il nu-pieds, couvert de pauvres haillons, mourant de froid et de faim. Mais il lui suffisait de s'écrier: Mon Dieu et mon tout! Pour goûter les joies du Paradis (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 1, ch. 8, t. 1, Venise, 1582). -- Devenu religieux et réduit à ne trouver dans ses voyages qu'un peu de paille pour lit, saint François de Borgia éprouvait néanmoins une telle joie, qu'il ne pouvait en dormir de bonheur (D. Bartoli, Della vita di S. Francesco Borgia, lib. 4, c. 7, Rome, 1681, p. 254). -- Pareillement saint Philippe Néri, après avoir tout quitté, recevait de Dieu une telle abondance de consolations que la nuit, ne pouvant s'endormir, il lui arrivait de s'écrier: Mais, mon Jésus, laissez-moi donc prendre un peu de sommeil (G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 2, c. 5, n. 4, Bologne, 1686, p. 96). -- Le Père Charles de Lorraine, de prince devenu jésuite, se mettait parfois à danser de contentement dans sa pauvre cellule (Patrignani, Menologio, t. 2 (28 avril), Venise, 1730, p. 260. Cf. F. Galluzzi, Vita del P. Carlo di Lorena, Rome, 1725, p. 40). -- Saint François-Xavier, au milieu des vastes plaines de l'Inde, se découvrait la poitrine et disait à Dieu: Assez, Seigneur, assez. Suspendez vos consolations, mon coeur n'est pas capable d'en supporter davantage (O. Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 6, c. 5, Milan, 1606, p. 253). -- Une seule goutte des célestes consolations, disait sainte Thérèse, donne plus de joie que tous les plaisirs et tous les divertissements du monde (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 27, n. 12: « Je ne puis traduire ce que l'âme ressent quand le Seigneur lui fait entendre ses secrets et ses magnificences... Je répugne à les comparer, même si je devais en jouir sans fin et si le Seigneur ne me donnait qu'une goutte d'eau du fleuve torrentiel qui nous est préparé » (MA, p. 189)). Et de fait, Dieu pourrait-il oublier sa promesse de donner, dès cette vie, le centuple en paix et en joie à ceux qui, pour son amour, renonceraient aux biens de ce monde? « Quiconque aura quitté sa maison ou ses frères, etc... à cause de mon nom, recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle » (Matthieu 19, 29).

 Qu'avons-nous donc à chercher encore? Allons trouver Jésus Christ qui nous appelle et nous dit: « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés et je vous soulagerai » (Matthieu 11, 28). Quelle paix que celle d'une âme qui aime Dieu! Car elle goûte « la paix de Dieu lui-même, laquelle surpasse tout sentiment » (Philippiens 4, 7), c'est-à-dire tous les plaisirs et toutes les satisfactions que peuvent donner les sens et le monde. Il est vrai qu'ici-bas les saints eux-mêmes ont à souffrir parce que cette terre est un lieu de mérites et qu'on ne peut mériter sans souffrir. Mais, semblable au miel, l'amour divin, dit saint Bonaventure (S. Bonaventure, Vitis mystica, c. 44, addit. 6, n. 154, Opera, t. 8, Quaracchi, 1898, p. 222), rend douces et agréables les choses les plus amères. Celui qui aime Dieu, aime la volonté de Dieu et par conséquent son âme est dans la joie, même au milieu des afflictions, car il sait combien, en les embrassant courageusement, il fait plaisir au Seigneur et combien il le contente. O Dieu! Les pécheurs prétendent déprécier la vie spirituelle sans en avoir fait l'expérience. « Ils aperçoivent la croix, dit saint Bernard, mais ils ne voient pas l'onction qui l'accompagne » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 1 pour la dédicace de l'église, n. 5, PL 183, 520: « Voilà la raison pour laquelle beaucoup ont la croix en horreur et fuient la pénitence: c'est qu'ils voient la croix, oui, mais pas l'onction » (TZ, P. 815)). Ils considèrent bien les mortifications qu'endurent et les plaisirs auxquels renoncent les amis de Dieu. Quant aux délices spirituels dont Dieu enivre ceux qui lui sont chers, les pécheurs n'en soupçonnent rien. Ah! S'ils pouvaient goûter cette paix, dont jouit une âme qui ne veut autre chose que Dieu! « Goûtez et voyez, dit David, combien le Seigneur est doux » (Psaume 33, 9). Pour vous, mon frère, désormais faites chaque jour la méditation, communiez fréquemment, visitez le Saint Sacrement, commencez à laisser là le monde pour vivre avec Dieu et vous verrez que, même dans les courts instants passés à vous entretenir avec lui, il vous fera sentir plus de consolations que le monde vous en a procurées par tous ses plaisirs. Oui, goûtez et voyez. Celui qui n'en fait pas l'expérience ne peut comprendre combien Dieu sait combler de joie une âme qui l'aime.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon bien-aimé Rédempteur, j'ai donc été si aveugle par le passé que de vous délaisser, vous le Bien infini, la source de toutes consolations, et cela pour les misérables et fugitives satisfactions des sens! Mon aveuglement m'étonne, mais votre miséricorde m'étonne bien davantage, elle qui m'a supporté avec tant de bonté. Soyez béni de me faire voir à présent ma folie et l'obligation que j'ai de vous aimer. Je vous aime, ô mon Jésus, de toute mon âme, et je désire vous aimer encore davantage. Augmentez vous-même et mon désir et mon amour. Oui, faites que je brûle d'amour pour vous, ô Amabilité infinie, qui avez épuisé toutes les ressources pour vous faire aimer de moi et qui désirez tant mon amour. « Si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matthieu 8, 2). Ah! Mon Rédempteur bien-aimé, purifiez mon coeur de tant d'affections impures qui m'empêchent de vous aimer comme je le voudrais. Je ne puis faire que mon coeur s'embrase tout entier pour vous et n'aime que vous; mais votre grâce peut le faire, car elle peut tout ce qu'elle veut. Détachez-moi donc de tout, chassez de mon âme toute affection qui n'est pas pour vous et faites que je sois entièrement à vous. Je me repens par dessus tout des déplaisirs que je vous ai causés et je prends la résolution de consacrer tout entier à votre amour le temps que je dois encore passer ici-bas. Mais, ô mon Dieu, c'est à vous de faire que je tienne ma résolution. Faites-le au nom du sang que vous avez répandu pour moi avec tant de douleur et tant d'amour. Oui, qu'à la gloire de votre puissance, mon coeur, autrefois plongé dans les affections terrestres, devienne tout de flamme pour vous, ô Bien infini.

 O Marie, mère du bel amour, faites par vos prières qu'à votre exemple je m'embrase tout entier pour Dieu.
 
 
 
 

VINGT-DEUXIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la mauvaise habitude
 

« Quand l'impie arrive au fond de l'abîme, il méprise tout »
(Proverbes 18, 3)
 
 

PREMIER POINT
 

 Parmi les plus grands dommages que nous a causés le péché d'Adam, il faut compter notre funeste inclination au mal. L'Apôtre gémissait de se sentir poussé par la concupiscence vers ces mêmes péchés qu'il avait tant en horreur. « Je vois, disait-il, dans mes membres une autre loi qui me captive sous la loi du péché » (Romains 7, 23). Aussi, infectés que nous sommes de cette concupiscence et entourés de tant d'ennemis qui nous poussent au mal, quelle difficulté n'avons-nous pas pour parvenir sans péché à la patrie bienheureuse! Et maintenant, puisque telle est la fragilité de notre nature, voici la question que je pose: Un voyageur doit traverser la mer pendant une tempête furieuse; il ne peut disposer que d'une barque à demi brisée; et encore veut-il la charger d'un poids, capable de faire sombrer la barque la plus solide et pendant le plus grand calme. Que diriez-vous de ce voyageur? Quel pronostic porteriez-vous sur la vie de cet homme? Eh bien! Augurez de même d'un esclave des mauvaises habitudes. Lui aussi, il doit traverser l'océan de la vie, cet océan si agité et qui engloutit un si grand nombre d'hommes. Il monte une barque bien fragile et toute avariée, je veux dire ce corps auquel nous sommes unis; et il voudrait encore la charger du poids de ses péchés d'habitude. Ah! Qu'il est difficile à cet homme de se sauver! La mauvaise habitude, en effet, aveugle l'esprit, endurcit le coeur et ainsi jette facilement l'homme dans l'obstination jusqu'à la mort.

 En premier lieu la mauvaise habitude aveugle. Pourquoi les saints demandent-ils sans cesse à Dieu sa lumière et craignent-ils de devenir les plus grands pécheurs du monde? Parce qu'ils savent que, la lumière de Dieu leur faisant défaut, ne fût-ce qu'un instant, ils peuvent commettre toutes les scélératesses. Pourquoi tant de chrétiens ont-ils obstinément voulu vivre dans le péché au point que finalement ils ont abouti à l'enfer? « Leur malice les avait aveuglés », répond la Sagesse (Sagesse 2, 21). Le péché leur avait enlevé la vue et ainsi ils se sont perdus. Tout péché entraîne après soi l'aveuglement; par conséquent, à mesure que se multiplient les péchés, l'aveuglement augmente. En effet Dieu est notre lumière; plus donc une âme s'éloigne de Dieu, plus elle s'enfonce dans les ténèbres. « Leurs dérèglements pénétreront jusque dans leurs os », dit Job (Job 20, 11). De même que la lumière du soleil ne peut entrer dans un vase plein de terre, de même dans un coeur plein de vices ne peut entrer la lumière de Dieu. Et c'est ainsi que certains pécheurs en viennent dans la suite à ce point de dissolution qu'ils perdent toute lumière, marchent de péché en péché et ne songent plus même à s'amender. Car, dit l'Écriture, « les impies tournent dans leur cercle » (Psaume 11, 9). Tombés dans ce gouffre ténébreux, les malheureux ne savent faire que des péchés, ne parlent que de péchés, ne pensent qu'à pécher et ils ne savent en quelque sorte plus que c'est un mal de pécher. « L'habitude du mal, dit saint Augustin, ne laisse plus voir aux pécheurs le mal qu'ils font » (S. Augustin, Sermon 98, ch. 5, n. 5, PL 38, 594 (Vivès, t. 17, p. 101)). En sorte qu'ils vivent, comme s'ils ne croyaient plus à l'existence d'un Dieu, d'un ciel, d'un enfer, d'une éternité.

 Tel péché faisait horreur d'abord; mais il arrive, par l'effet de la mauvaise habitude, que ce même péché n'inspire plus aucune horreur. « Mon Dieu, placez-les comme une roue mobile et une paille légère en face du vent » (Psaume 82, 14). Voyez dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 16, ch. 65, n. 79, PL 75, 1159: « Et l'on est en droit de les comparer aussi (les impies) à la paille exposée au vent, puisque, si vient à fondre sur eux la brise de la tentation, comme ils ne s'appuient pas sur une raison qui ait du poids, ils ne sont soulevés que pour s'effondrer; et souvent, ils s'imaginent manifester quelque mérite, quand ils sont portés sur les cimes par le souffle de l'erreur » (SC 221, trad. A. Bocognano, p. 261)), avec quelle facilité le plus léger souffle du vent se joue d'une petite paille; ainsi verrez-vous une personne résister d'abord, au moins quelque temps, et lutter contre la tentation avant de succomber; mais une fois la mauvaise habitude prise, elle succombe à la moindre tentation, à la plus petite occasion de péché qui se présente. Et pourquoi? Parce que la mauvaise habitude l'aveugle. Selon saint Anselme, le démon fait avec certains pécheurs, comme on fait avec un oiseau attaché par un fil. On laisse voler l'oiseau; mais, quand on le veut, rien de plus facile que de le faire tomber à terre. Voilà, dit le saint, ce qui arrive: ces pécheurs, pris dans les filets d'une mauvaise habitude, sont au pouvoir de l'ennemi; en vain s'élancent-ils, bientôt ils se trouvent rejetés dans l'abîme des mêmes vices (Eadmer, Vita S. Anselmi, lib. 2, c. 3, n. 28, PL 158, 92). On en vient même à commettre le péché, sans attendre l'occasion; et, comme dit saint Bernardin de Sienne (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t. 3, Venise, 1745, p. 192, col. 2. Ces sermons ne se trouvent pas dans l'édition critique de Quaracchi), les esclaves des mauvaises habitudes deviennent semblables aux moulins qui tournent à tout vent, c'est-à-dire qui tournent, même quand ils n'ont pas de grains à moudre et que leur maître les voudrait en repos. Ainsi verrez-vous un de ces pauvres pécheurs s'entretenir dans de mauvaises pensées, même sans occasion, sans plaisir et presque sans le vouloir, uniquement entraîné par la force de la mauvaise habitude. « Quelle chose tyrannique, s'écrie saint Jean Chrysostome, que la mauvaise habitude, puisque bien souvent elle nous fait commettre malgré nous des actions coupables! » (S. Jean Chrysostome, Aux Cathéchumènes, catéchèse 1, n. 5, PG 49, 230: « C'est une chose dangereuse que l'habitude, capable de nous faire terriblement trébucher, dont il est difficile de se garder et qui souvent nous entraîne malgré nous et à notre insu » (SC 366, trad. A. Piédagnel, p. 157)). Et de fait, ainsi que le remarque saint Augustin, « La mauvaise habitude, ne trouvant plus de résistance, devient comme une nécessité » (S. Augustin, Les Confessions, liv. 8, c. 5, n. 10, PL 32, 735: « L'ennemi tenait mon vouloir; il m'en avait fait une chaîne et il me serrait étroitement. Oui, de la volonté perverse naît la passion, de l'esclavage de la passion naît l'habitude, et de la non-résistance à l'habitude naît la nécessité » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 29)); et, ajoute saint Bernardin, « elle se tourne en une seconde nature » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t. 3, Venise, 1745, p. 192). De même donc que c'est pour nous une nécessité de respirer, ainsi semble-t-il que les pécheurs d'habitude, devenus esclaves du vice, se trouvent en quelque sorte dans la nécessité de pécher. J'ai dit: esclaves du vice et non pas serviteurs; car ceux-ci servent moyennant salaire; mais de même que les esclaves servent par force et sans recevoir de salaire, ainsi se trouve-t-il des malheureux qui font le mal sans aucune satisfaction.

 « Quand l'impie arrive au fond de l'abîme, il méprise » (Proverbes, 18, 3). C'est précisément au pécheur d'habitude que saint Jean Chrysostome applique ce texte (S. Jean Chrysostome, Homélie 22 sur la Genèse, n. 4, PG 53, 191: « C'est une chose grave, bien grave, bien-aimés, de tomber dans les pièges du diable. L'âme saisie dans ces filets est entraînée... ensevelie sous ses habitudes vicieuses, elle ne sent même plus l'infection de ses péchés » (JEA, t. 5, p. 139). La comparaison entre le pécheur invétéré et le vautour se trouve aussi dans P. Segneri, Cristiano istruito, p. II, ragion. X; elle est reprise par S. Alphonse dans ses Sermons abrégés, sermon 45, n. 8, mais il ne l'attribue plus à S. Jean Chrysostome). Au fond de son ténébreux abîme, il méprise corrections, prédications, censures, enfer, Dieu; il méprise tout et, dans son malheur, il devient comme le vautour qui s'abat sur un cadavre et se laisse tuer par les chasseurs plutôt que de lâcher sa proie. Le Père Recupito raconte qu'un condamné à mort, en route vers le lieu de son supplice, ayant levé les yeux, aperçut une jeune fille et consentit à une mauvaise pensée  (I. C. Recupito, De signis praedestinationis, tr 2, c. 7, n. 32, Naples, 1634, p. 74). -- Le Père Gisolphe raconte aussi d'un blasphémateur également condamné à mort, qu'il proféra encore un blasphème au moment de recevoir le coup fatal (P. Gisolfo, La guida de' peccatori, p. I, disc. I, n. 1, t. 1, Naples, 1667, p. 4). -- Saint Bernard va jusqu'à dire qu'il est inutile de prier pour les pécheurs d'habitude et qu'il faut pleurer sur eux comme sur des damnés (S. Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de l'humilité et de l'orgueil, ch. 21, n. 51 – ch . 22, n. 52, PL 182, 969-970: « Le douzième degré peut donc s'appeler l'habitude du péché. On y perd la crainte de Dieu; on entre dans le mépris de Dieu » (coll. Les écrits des Saints, trad. E. de Solms, p. 79)). Et comment auraient-ils la volonté de sortir de leur abîme, s'ils ne savent pas même qui ils sont? Il leur faudrait un miracle de la grâce. Les malheureux! C'est en enfer qu'ils ouvriront les yeux, mais alors, il ne leur servira de rien de les ouvrir, sinon pour pleurer plus amèrement leur folie.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Dieu, plus qu'aucun autre j'ai été par vous comblé de bienfaits; et vous, plus que par tout autre à ma connaissance, vous avez été outragé par moi! O coeur de mon Rédempteur, coeur plein de douleurs, que la vue de mes péchés a si affligé et si tourmenté sur la Croix, donnez-moi, par vos mérites, une vive connaissance et une vive douleur de mes péchés. Ah! Mon Jésus, je suis rempli de vices; mais vous êtes tout-puissant et vous pouvez faire que je sois rempli de votre saint amour. Je mets donc en vous ma confiance, en vous qui êtes une bonté, une Miséricorde infinie. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé. Ah! Que ne suis-je mort avant de vous avoir causé aucun déplaisir. Je vous ai oublié; mais vous, vous ne m'avez pas oublié, je le vois à la lumière que vous m'accordez en ce moment. Puisque vous me donnez la lumière, donnez-moi aussi la force de vous être fidèle. Je vous promets de mourir mille fois plutôt que de vous trahir encore. Mais c'est en votre secours que je place toutes mes espérances. « En vous, Seigneur, j'ai espéré; je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 1). Je compte donc sur vous, ô mon Jésus, et j'espère que je n'aurai plus jamais le malheur de me voir retombé dans l'abîme du péché et privé de votre grâce.

 Je me tourne aussi vers vous, ô Marie, ma souveraine. En vous, ô ma Reine, j'ai espéré et je ne serai pas confondu à jamais. J'ai confiance que, grâce à votre intercession, ô mon espérance, je n'encourrai plus l'inimitié de votre Fils. Ah! Demandez-lui qu'il me fasse mourir plutôt que de me laisser tomber de nouveau dans ce malheur des malheurs.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Un autre effet de la mauvaise habitude, c'est d'endurcir le coeur. A force de pécher, dit Cornelius a Lapide, le coeur devient dur (Cornelius a Lapide, Commentaire sur l'Ecclésiastique, III, 27, t. 9, Paris, 1859, p. 133); et Dieu le permet justement en punition de nos résistances à ses appels. « Dieu, dit l'Apôtre, a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut » (Romains 9, 18). Ce que saint Augustin explique ainsi: « De la part de Dieu, endurcir c'est refuser d'avoir pitié (S. Augustin, A. Simplicien, sur diverses questions, liv.1, question 2, n. 15, PL 40, 120 (BA, t. 10, trad. G. Bardy, J. A. Beckaert, J. Boutet, p. 477)). Dieu n'endurcit donc pas positivement le pécheur d'habitude, mais il lui retire sa grâce, et cela pour le punir d'avoir répondu par l'ingratitude à ses grâces antérieures; ainsi tombe dans l'endurcissement le coeur du pécheur, ainsi devient-il comme une pierre. « Son coeur, dit Job, se durcira comme une pierre et il se resserrera comme l'enclume du forgeron » (Job 41, 15).

 Dès lors on verra ce pécheur habitudinaire demeurer insensible, tandis qu'autour de lui tous s'attendriront et pleureront en entendant prêcher les rigueurs des jugements de Dieu, les peines des damnés, la Passion de Jésus Christ. Ces vérités, il en parle, il en entend parler avec indifférence, comme de choses qui ne le concernent pas; et sous de tels coups il ne fait que s'endurcir davantage, comme l'enclume du forgeron. Morts subites, tremblements de terre, coups de tonnerre, éclats de la foudre, rien ne l'épouvante plus. Que dis-je? Au lieu de le réveiller et de le faire rentrer en lui-même, tout cela lui donne ce sommeil de mort dans lequel il s'enfonce et se perd. « A votre voix pleine de reproches, ô Dieu de Jacob, ils se sont endormis » (Psaume 75, 7). La mauvaise habitude finit par étouffer peu à peu les remords de conscience. A l'esclave de la mauvaise habitude, les crimes les plus énormes ne paraissent que des bagatelles. « Les péchés les plus horribles, dit saint Augustin, lorsqu'on en contracte l'habitude, semblent tout petits ou même des riens » (S. Augustin, Manuel de la foi, de l'espérance et de la charité, liv. 1, ch. 80, PL 40, 270 (BA, t. 9, trad. J. Rivière, p. 249)). A toute mauvaise action s'attache naturellement une certaine honte. Mais saint Jérôme remarque que « Les esclaves des mauvaises habitudes pèchent sans pudeur aucune » (S. Jérôme, Commentaire sur Ezéchiel, liv. 1, ch. 1, v. 7, PL 25, 22). Saint Pierre compare ces sortes de pécheurs « à l'animal immonde qui se vautre dans la fange » (2 Pierre 2, 22). De même que l'animal ne sent pas l'odeur fétide de la boue où il se roule, ainsi cette odeur infecte que tous les autres sentent, le pécheur d'habitude seul ne la sent pas. Quelle merveille dès lors qu'aveuglé par la fange, le pécheur ne se reconnaisse même pas sous la main de Dieu qui le frappe! Ce peuple, dit saint Bernardin (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio oeterno, sermon 20, art. 2, c. 5, Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 348-349), se roule dans toutes sortes d'iniquités, comme l'animal dans la boue; pourquoi donc nous étonner que les coups de la colère divine ne lui ouvrent pas les yeux sur les châtiments de la vie future? Ainsi en vient-il, non certes à s'attrister, mais à se réjouir, à s'applaudir, à se vanter de ses péchés. « Ils se réjouissent, dit la Sainte Écriture, après qu'ils ont fait le mal » (Proverbes 2, 14). « L'insensé commet le crime, comme en se jouant » (Proverbes 10, 23). Oh! Que voilà bien autant de caractères d'une insensibilité vraiment diabolique et par conséquent autant de signes de damnation! « Oui, dit saint Thomas de Villeneuve, l'endurcissement est un signe de réprobation » (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315). Mon frère, tremblez que vous ne tombiez dans ce malheur. Si peut-être vous aviez quelque mauvaise habitude, hâtez-vous d'en sortir, maintenant que Dieu vous appelle. Et si vous sentez encore les remords de votre conscience, ah! Réjouissez-vous; car c'est un signe que Dieu ne vous a pas encore abandonné. Mais hâtez-vous de vus amender et de sortir de votre triste état; sinon la gangrène se mettra dans la plaie et vous serez perdu.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, comment pourrai-je vous remercier dignement des grâces sans nombre dont je vous suis redevable? Vous m'avez si souvent appelé: et moi j'ai résisté. Quelle reconnaissance et quel amour ne vous devais-je pas pour m'avoir délivré de l'enfer et attiré à vous avec tant d'amour! Mais loin de là; j'ai continué de provoquer votre colère en continuant de vous offenser. Non, mon Dieu, non, je ne veux plus insulter à votre patience. Je vous ai bien assez offensé. Vous seul, qui êtes une Bonté infinie, vous seul avez pu me supporter jusqu'à présent. Mais maintenant, je le comprends, la mesure est comble et vous ne pouvez plus me supporter. Pardonnez-moi donc, ô mon Dieu et mon souverain Bien, toutes les injures que je vous ai faites. Je m'en repens de tout mon coeur et je prends la résolution, de ne plus vous offenser à l'avenir. Hé quoi! Voudrais-je continuer toujours à vous irriter? Ah! Soyez-moi miséricordieux, ô Dieu de mon âme, non certes pour mes mérites, car je ne mérite que des châtiments et l'enfer; mais à cause des mérites de votre divin Fils qui est mon Rédempteur et dont les mérites font toute mon espérance. Pour l'amour donc de Jésus Christ, rendez-moi vos bonnes grâces et accordez-moi la persévérance dans votre amour. Détachez-moi de toute affection déréglée et attirez-moi entièrement à vous. Je vous aime, ô Bien suprême, ô souverain aimant des âmes. Hélas! Que ne vous ai-je toujours aimé, vous qui êtes dignes d'un amour infini!

 O Marie, ma Mère, faites que j'emploie tout le reste de ma vie, non pas à offenser encore votre Fils, mais uniquement à l'aimer et à pleurer les déplaisirs que je lui ai causés.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Quand la lumière divine aura disparu de la sorte et que le coeur se sera endurci, il deviendra moralement impossible que le pécheur ne fasse pas une mauvaise mort, en s'obstinant jusqu'à la fin dans son péché. « Le coeur dur sera malheureux à la fin » (Ecclésiastique 3, 27). « Tandis que le juste ne cesse de marcher par le droit chemin », comme dit Isaïe (Isaïe 26, 7); c'est tout au contraire par un chemin tournant que marchent toujours les pécheurs d'habitude: « les impies tournent dans leur cercle », dit le Roi Prophète (Psaume 11, 9), c'est-à-dire qu'ils laissent le péché pour un peu de temps et qu'ils y retournent ensuite. Ceux-là, d'après saint Bernard, n'ont plus que l'enfer en perspective. « Malheur, s'écrie-t-il, malheur à celui qui s'engage dans ces circuits! » (S. Bernard de Clairvaux, Sur le Psaume 'Qui habite', sermon 12, n. 1, PL 182, 231: « Qui marche en rond (Psaume 11, 9) avance, oui, mais sans réaliser le moindre progrès. Malheur à l'homme qui suit un tel cercle, qui ne sort jamais de sa volonté propre. Si tu t'efforces de l'en arracher, il paraîtra te suivre quelque peu, mais ce sera par ruse. En réalité, il aura tourné en rond pour regagner son point de départ, dont il ne s'éloignera jamais beaucoup » (TZ, p. 350)). Mais, dira ce malheureux, je veux me corriger avant de mourir. -- Or voilà précisément la difficulté, à savoir, qu'un homme livré aux mauvaises habitudes se corrige, même dans la vieillesse. L'Esprit Saint le dit: « Le jeune homme suit sa voie; lors même qu'il sera vieux, il ne s'en écartera pas » (Proverbes 22, 6). Saint Thomas de Villeneuve en donne pour raison que notre force est bien faible (S. Thomas de Villeneuve, In domin. III Quadra., concio 2, n. 5, conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 377): car elle n'est, d'après Isaïe, que « comme la cendre chaude de l'étoupe » (Isaïe 1, 31); « de telle sorte, conclut le saint, que l'âme privée de la grâce ne peut demeurer longtemps sans commettre de nouveaux péchés ». Et même, à part cela, quelle folie ne serait-ce pas de vouloir engager au jeu et de perdre volontairement toute sa fortune, dans l'espoir de la regagner à la dernière partie? Telle est précisément la folie de celui qui continue à vivre dans le péché en se promettant bien de tout réparer au dernier moment. « Un Éthiopien peut-il changer sa peau ou un léopard ses couleurs variées? Comment donc pourrez-vous faire le bien après avoir tant appris le mal » (Jérémie 13, 23)? Aussi arrive-t-il que ces pécheurs finissent par se jeter et terminer leur vie dans le désespoir? « L'homme, qui est d'un coeur dur, finira dans le mal » (Proverbes 28, 14).

 Sur ce passage de Job: « Il m'a criblé de blessures; il s'est lancé sur moi comme un géant » (Job 16, 15), voici ce que dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 13, ch. 18, PL 75, 1027: « Il est facile, en effet, de résister à l'ennemi si, dans de nombreuses chutes, dans une seule même, on ne lui donne pas trop longtemps son consentement. Mais que l'âme prenne l'habitude de se soumettre à ses insinuations, plus fréquentes sont ses capitulations, plus elle rend l'ennemi irrésistible; elle n'a plus la force de soutenir la lutte, car en face de cette âme dominée par une habitude perverse, le Malin notre adversaire combat comme un géant » (SC 212, trad. A. Bocognano, p. 277)): Si quelqu'un est assailli par son ennemi, peut-être, après un premier coup reçu, lui restera-t-il encore assez de force pour se défendre; mais plus il reçoit de coups, plus ses forces déclinent, jusqu'à ce qu'il finisse par expirer. Ainsi en est-il du pécheur: après une première, une seconde faute, le pécheur conserve encore un peu de force, moyennant bien entendu la grâce divine qui l'assiste; mais s'il continue à commettre le péché, le péché devient un géant qui s'élance sur lui; et comme, de son côté, le pécheur se trouve si faible et percé de tant de coups, comment pourra-t-il échapper à la mort? Le péché est comparé par Jérémie à une grosse pierre qui pèse sur l'âme pour l'écraser. « Ils ont posé, dit-il, une pierre sur moi » (Lamentations 3, 53). Or, d'après saint Bernard, il est aussi difficile à un esclave des mauvaises habitudes de se relever qu'il est difficile à un homme de se remettre sur pieds, quand, écrasé sous une grosse pierre, la force lui manque pour la soulever et se tirer de là. « Bien difficilement, dit-il, se relève celui qu'accable le poids de la mauvaise habitude » (Pour rendre la pensée de S. Bernard, S. Alphonse cite en fait un texte de S. Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, tr. 49, n. 24, PL 35, 1756: « Qu'il est difficile de se lever à celui qui est écrasé par le poids de l'habitude mauvaise! Mais cependant il se lève: par une grâce cachée il reprend vie intérieurement » (BA, t. 73B, trad. M. F. Berrouard, p. 249). S. Bernard parle de l'habitude du péché dans le Traité des règles de l'humilité et de l'orgueil, ch. 21, n. 51, PL 182, 969).

 C'en est donc fait de moi, dira le pécheur? Non pas; mais il faut que ce pécheur emploie des remèdes. Or aux grands maux les grands remèdes. « Aux grandes maladies, dit fort bien un auteur, il faut dès le principe appliquer de grands remèdes » (G. Campadelli, Sermoni sacri morali, Venise, 1751, p. 196). Or, qu'un malade en danger de mort et qui repousse les remèdes prescrits, parce qu'il ignore la gravité de son état, entende les médecins lui dire: Mon ami, vous êtes mort, si vous ne prenez pas ce remède. -- Me voici, s'écriera-t-il aussitôt, je suis prêt à tout, puisqu'il y va de ma vie. Et vous, chrétiens, mon frère, si vous êtes l'esclave de quelque mauvaise habitude, je vous dis la même chose: Quel état que le vôtre! Vous êtes de ces malades qui guérissent rarement, comme dit saint Thomas de Villeneuve (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315); et vous êtes sur le point de vous damner. Cependant, si vous voulez vous guérir, il y a remède; mais ne comptez pas sur un miracle de la grâce. Qu'avez vous à faire? Il faut que vous vous fassiez violence pour éloigner les occasions dangereuses, pour fuir les mauvaises compagnies, pour résister aux tentations en implorant le secours de Dieu. Il faut encore que vous preniez les moyens suivants: Vous confesser souvent, faire chaque jour une lecture spirituelle, pratiquer la dévotion envers la très sainte Vierge Marie. La priant continuellement qu'elle vous obtienne la force de ne plus retomber. Il faut absolument vous faire violence; sinon, la menace du Seigneur contre les obstinés tombera sur vous: « Vous mourrez dans votre péché » (Jean 8, 21). Et si vous ne remédiez pas à l'état de votre âme, maintenant que Dieu vous éclaire, difficilement pourrez-vous dans la suite y remédier. Entendez Dieu qui vous crie: « Lazare, sors du tombeau » (Jean 11, 43). Pauvre pécheur, que la mort a déjà saisi, sortez du sépulcre de votre mauvaise vie. Vite, répondez à l'appel de Dieu; donnez-vous à lui et tremblez que cet appel ne soit le dernier.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, qu'ai-je encore à attendre? Que vous m'abandonniez absolument et que vous me jetiez en enfer? De grâce, Seigneur, épargnez-moi, car je veux changer de vie et me donner à vous. Dites ce que je dois faire, car je suis prêt à tout. O sang de Jésus, aidez-moi. O Marie, avocate des pécheurs, venez à mon secours. Et vous, ô Père éternel, par les mérites de Jésus et de Marie, ayez pitié de moi. Je me repens, ô Dieu infiniment bon, de vous avoir offensé et je vous aime par-dessus toutes choses. Pour l'amour de Jésus Christ, pardonnez-moi et donnez-moi votre amour. Donnez-moi aussi une grande crainte de la ruine à laquelle je m'exposerais, en vous offensant de nouveau. Éclairez-moi, ô Dieu, oui, éclairez-moi et donnez-moi de la force. J'espère tout de votre miséricorde. Vous m'avez accordé tant de grâces quand j'étais loin de vous; j'en espère beaucoup plus, maintenant que je reviens à vous avec la résolution de n'aimer que vous seul. Je vous aime, ô mon Dieu, ma vie, mon tout.

 Je vous aime aussi,  ô Marie, ma tendre Mère, et c'est à vous que je confie mon âme. Préservez-la, par votre intercession, du malheur de retomber dans la disgrâce de Dieu.
 
 
 
 

VINGT-TROISIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Illusions dont le démon berce l'esprit du pécheur
 

(On retrouvera dans cette considération beaucoup de pensées déjà exposées plus haut. Mais il était bon de les représenter ici toutes ensemble, afin de dissiper les illusions qui servent d'ordinaire au démon pour faire retomber l'homme dans le péché.)

(Cette Vingt-troisième considération, ajoutée par S. Alphonse à la troisième édition napolitaine « revue et corrigée » (1762), est la seule qui ne porte pas de texte biblique en épigraphe et qui omette les « Affections » après chacun des trois points.)
 
 

PREMIER POINT
 

 Représentons-nous un jeune homme, coupable autrefois de grands péchés, mais qui s'en est confessé et qui a retrouvé la grâce de Dieu. Voici le démon qui le tente de nouveau pour le faire retomber. Le jeune homme commence par résister; mais peu à peu il se laisse ébranler par les idées trompeuses que lui suggère l'ennemi. Jeune homme, lui dis-je, qu'allez-vous faire? Dites-moi: voulez-vous, par cette misérable satisfaction, perdre la grâce de Dieu que vous venez de recouvrer et qui vaut plus que le monde entier? Voulez-vous écrire vous-même la sentence de votre mort éternelle et vous condamner à brûler pour toujours en enfer? Non, me répondez-vous, je ne veux pas me damner; je veux me sauver; et quant à ce péché, si je le commets, je m'en confesserai ensuite. Or voilà bien la première ruse du tentateur. Vous me dites donc qu'ensuite vous irez à confesse. Mais, en attendant, vous perdez votre âme. Dites-moi, si vous aviez une perle précieuse de la valeur de mille ducats, la jetteriez-vous dans un fleuve, en disant: Je la chercherai ensuite avec soi et je compte bien la retrouver? Vous avez en main cette belle perle de votre âme, que Jésus Christ a bien voulu racheter au prix de son sang; et de gaieté de coeur vous la jetez dans l'enfer. Car enfin, par le péché, même selon la justice qui a cours présentement, vous vous mettez en état de damnation et vous dites: je compte bien recouvrer mon âme au moyen de la confession. Mais, si pourtant vous ne la recouvrez pas? Car, pour la recouvrer, il faut un vrai repentir, et ce repentir est un don de Dieu. Et si Dieu ne vous l'accorde pas, ou bien si la mort arrive sans vous laisser le temps de faire votre confession?

 Je vous entends: une semaine, m'assurez-vous, ne s'écoulera pas avant que vous ne vous confessiez. Et qui donc vous promet cette semaine? -- Alors, dites-vous, je veux me confesser dès demain. Mais ce demain, qui donc vous le promet? « Dieu n'a pas promis le lendemain, dit saint Augustin, peut-être le donnera-t-il; peut-être aussi ne le donnera-t-il pas » (Cf. Dix-septième considération, note 11). Il en sera peut-être de vous comme de tant d'autres qui le soir s'endormirent pleins de vie et qu'on trouva morts le lendemain. Combien n'en est-il pas que le Seigneur a frappés de mort dans l'acte même du péché et envoyé en enfer? Et s'il agit de la sorte avec vous, comment pourrez-vous remédier à votre ruine éternelle? Sachez qu'avec cette illusion: Je m'en confesserai, le démon a jeté dans l'enfer des milliers et des milliers de chrétiens. En effet, on aurait bien de la peine à trouver un pécheur, assez désespéré pour vouloir formellement se damner. Lorsqu'ils pèchent, tous le font avec l'espoir de se confesser. Mais cet espoir, combien de malheureux n'a-t-il pas jetés en enfer? Et maintenant ils sont perdus sans ressource.

 Mais vous ajoutez: Pour le moment, je ne me crois pas en état de résister à la tentation. Voilà la seconde illusion. Le démon vous fait accroire que vous n'avez pas la force de résister aux assauts actuels de la passion. Mais d'abord sachez, comme dit l'Apôtre, que « Dieu est fidèle et qu'il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces » (1 Corinthiens 10, 13). De plus, je vous le demande, si vous ne croyez pas pouvoir résister maintenant, quelle espérance pouvez-vous avoir de triompher plus tard? Plus tard, le démon ne cessera de vous porter à d'autres péchés; par conséquent, il sera beaucoup plus fort contre vous; et vous, plus faible en face de lui. Si donc vous ne vous croyez pas en état d'éteindre aujourd'hui cette flamme, comment vous flattez-vous de l'éteindre quand elle aura grandi encore? Vous répliquez: Dieu me donnera bien son secours. -- Mais ce secours, Dieu vous le donne présentement. Pourquoi donc ne voulez-vous pas en profiter pour tenir tête à la tentation? Vous imaginez-vous par hasard que Dieu devra multiplier ses secours et ses grâces, quand vous aurez multiplié vos péchés? Et si sur l'heure même vous désirez une plus puissante intervention de la grâce, que ne la demandez-vous? Mettez-vous en doute par hasard la fidélité de Dieu, de ce Dieu qui a promis d'accorder tout ce qu'on lui demande: « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24)? Dieu ne peut manquer à sa parole. Vous n'avez donc pas à réclamer son secours; et la force dont vous aurez besoin pour résister ne vous manquera certainement pas. « Dieu ne commande rien d'impossible, dit le Concile de Trente, mais en vous donnant ses commandements, il vous avertit de faire ce que vous pouvez; puis, pou ce que vous ne pouvez pas, d'implorer son aide; et il vient à votre secours pour vous mettre en état de faire sa volonté » (Concile de Trente, Session 6, Décret sur la justification, ch. 11: « Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas (S. Augustin), et il t'aide à pouvoir » (FC 570)). Ainsi, Dieu nous avertit de faire ce que nous pouvons moyennant la grâce actuelle qu'il nous donne; et cette grâce ne suffisant pas pour résister, il nous presse d'en demander une plus puissante; et à ceux qui la demandent comme il faut, nul doute qu'il ne l'accorde.
 
 

PRIÈRE
 

 Eh quoi, ô mon Dieu! est-ce donc pour répondre à vos bontés envers moi, que j'ai montré tant d'ingratitude envers vous? Que n'avons-nous pas tenté l'un et l'autre, moi pour vous fuir, vous pour me poursuivre; vous, pour me faire du bien, moi pour vous faire du mal? Ah! Seigneur, n'y eut-il aucun autre motif, votre bonté pour moi devrait m'enflammer d'amour pour vous, puisque vous avez multiplié vos grâces, tandis que je multipliais mes péchés. Et qu'ai-je fait pour mériter les lumières que vous me donnez en ce moment? Seigneur, je vous en remercie de tout mon coeur et j'espère au ciel vous en remercier durant toute l'éternité. Oui, j'espère que, par les mérites de votre sang, je me sauverai; et je l'espère avec d'autant plus d'assurance que vous m'avez traité avec plus de miséricorde. En attendant, j'espère que vous m'accorderez la force de ne plus vous trahir. Je suis résolu, avec le secours de votre grâce, de mourir plutôt mille fois que de recommencer encore à vous offenser. Je vous ai bien assez offensé; je veux employer tout le reste de ma vie à vous aimer. Et comment n'aimerais-je pas un Dieu qui, non content de mourir pour moi, m'a supporté avec tant de patience malgré les insultes que je lui ai prodiguées? Dieu de mon âme, je me repens de tout mon coeur et je voudrais en mourir de douleur. Et si par le passé je vous ai lâchement trahi; maintenant je vous aime plus que toutes choses, je vous aime plus que moi-même. Père éternel, par les mérites de Jésus Christ, secourez un misérable pécheur qui veut vous aimer.

 Marie, mon espérance, assistez-moi; obtenez-moi la grâce de recourir toujours à votre divin Fils et à vous, ô ma mère, chaque fois que le démon tentera encore de me jeter dans le péché.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 On dit encore: Dieu est un Dieu de miséricorde. Voici la troisième illusion familière aux pécheurs et qui en perd un si grand nombre. D'après un savant auteur (P. Gisolfo, La guida de'peccatori, p. I, disc. 6, n. 1, t. 1, Naples, 1694, p. 165), la miséricorde de Dieu précipite plus d'âmes en enfer que sa justice, parce que, comptant témérairement sur la miséricorde, tant de malheureux continuent à pécher et finissent par se perdre. Que Dieu soit un Dieu de miséricorde, personne ne le nie. Cependant, combien d'âmes n'envoie-t-il pas chaque jour en enfer? Car s'il est miséricordieux, il est juste aussi; et par conséquent, obligé de punir celui qui l'offense. Ah! Certes, il use de miséricorde. Mais envers qui? Envers ceux qui le craignent. « Il a étendu sa miséricorde sur ceux qui le craignent, dit David, et c'est de ceux qui le craignent que le Seigneur a compassion » (Psaume 102, 11). Mais contre ceux qui le méprisent et qui s'autorisent de sa miséricorde pour le mépriser davantage, il en appelle à sa justice. Et il doit en être ainsi. Car Dieu pardonne le péché, mais il ne peut pardonner la volonté de pécher. Celui qui pèche avec le dessein de se repentir ensuite, celui-là, dit saint Augustin (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40; cf. Dixième considération, note 2), Aux frères dans le désert, sermon 11, PL 40, 1255), ne se repent pas, mais il se moque. Or l'Apôtre nous apprend que Dieu ne se laisse pas tourner en dérision: « Ne vous y trompez pas: on ne se rit pas de Dieu » (Galates 6, 7). Et ne serait-ce pas le tourner en dérision que de l'offenser comme il nous plaît, autant qu'il nous plaît, et de prétendre ensuite au Paradis?

 Dieu m'a toujours traité avec tant de miséricorde et il m'a épargné jusqu'ici; j'espère donc qu'il ne se départira pas à l'avenir de sa miséricorde envers moi. Quatrième illusion. Ainsi, parce que le Seigneur a eu compassion de vous, le voilà donc tenu d'user toujours de miséricorde à votre égard et de jamais vous punir. Eh bien, non. Plus ses miséricordes envers vous ont été grandes, plus aussi vous devez craindre qu'il ne vous refuse le pardon et qu'il vous punisse, si vous l'offensez de nouveau. « Ne dis pas: j'ai péché; et que m'est-il arrivé de triste? Car le Très Haut, quoique patient, rend selon les mérites » (Ecclésiastique 5, 4). Dieu supporte, mais il ne supporte pas toujours. La limite de sa miséricorde envers chaque pécheur est déterminée d'avance; une fois cette limite atteinte, il frappe de façon à punir pour tous les péchés ensemble. « Et plus il aura attendu qu'on fasse pénitence, dit saint Grégoire, plus l'enfer sera terrible » (S. Grégoire le Grand, Homélie 13, sur les Évangiles, n. 5, PL 76, 1126).

 Vous donc, mon frère, qui reconnaissez avoir si souvent offensé Dieu, sans qu'il vous ait précipité en enfer, vous avez bien sujet de vous écrier: « C'est grâce aux miséricordes du Seigneur que nous n'avons pas été consumés » (Lamentation 3, 22). Oui, Seigneur, je vous remercie de ne m'avoir pas précipité en enfer comme je le méritais! Car pensez combien d'âmes sont maintenant damnées pour avoir commis moins de péchés que vous. Que cette pensée vous anime à la pénitence et à d'autres bonnes oeuvres, afin de réparer les offenses dont vous vous êtes rendu coupable envers Dieu. Ne faites pas de sa patience à votre égard un motif pour l'outrager davantage. Au contraire, servez-le et aimez-le d'autant plus que vous voyez avec quelle miséricorde il vous traite, de préférence aux autres.
 
 

PRIÈRE
 

 Mon Jésus crucifié, mon Rédempteur et mon Dieu, je me jette à vos pieds. Traître que j'ai été, je rougis de paraître devant vous. Que de fois je me suis joué de vous! Que de fois je vous ai promis de ne plus vous offenser! Hélas! Toutes mes promesses n'ont été que des trahisons; car, à chaque occasion qui se présentait, je vous oubliais pour recommencer mes infidélités. Soyez béni de me retenir en ce moment, non pas dans les flammes de l'enfer, mais à vos pieds afin de m'éclairer et m'attirer à votre amour. Oui, je veux vous aimer, mon Sauveur et mon Dieu, et je ne veux plus vous mépriser. Vous ne m'avez jusqu'ici que trop supporté; je vois bien que vous ne pouvez pas me supporter davantage. Malheur à moi, si, après tant de grâces, je vous offensais de nouveau! Seigneur, c'en est fait, je veux changer de vie et autant je vous ai offensé, autant je veux vous aimer. Ce qui me console, c'est d'avoir affaire à une Bonté infinie comme la vôtre! Je me repens souverainement de vous avoir ainsi méprisé et c'est de tout mon coeur, je vous le promets, que je vous aimerai à l'avenir. Vous, ô mon Dieu, pardonnez-moi par les mérites de votre Passion; oubliez les injures que je vous ai faites et donnez-moi la force de vous être fidèle tout le reste de ma vie. Je vous aime, mon souverain Bien, et j'espère vous aimer toujours. Mon Dieu, mon amour, je ne veux plus me séparer de vous.

 O Mère de Dieu, ô Marie, unissez-moi étroitement à Jésus Christ et obtenez-moi la grâce de ne plus m'éloigner de ses pieds sacrés; je mets en vous toute ma confiance.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Mais je suis jeune; Dieu est plein d'indulgences pour la jeunesse; plus tard je me donnerai à Dieu. Nous voilà à la cinquième illusion. Oui, vous êtes jeune. Mais ignorez-vous que Dieu ne compte pas les années, mais les péchés de chaque homme? Oui, vous êtes jeune. Mais combien de péchés vous avez déjà commis! Il se trouvera beaucoup de vieillards qui n'en auront pas commis la dixième partie. Et ne savez-vous pas que le Seigneur a déterminé pour chaque homme le nombre et la mesure des péchés qu'il veut lui pardonner? « Le Seigneur attend patiemment que le jour du jugement soit venu, afin de les punir dans la plénitude de leurs péchés » (2 Maccabées 6, 14). Cela veut dire que Dieu patiente et attend, mais seulement jusqu'à ce que la mesure des péchés qu'il veut pardonner soit comble; car alors il ne pardonne plus; mais il punit le pécheur, soit en le frappant de mort subite dans son état de damnation, soit, châtiment plus terrible encore, en l'abandonnant dans son péché. « Je lui ôterai sa haie et elle sera livrée au pillage » (Isaïe 5, 5). Vous possédez une terre. Après l'avoir entourée d'une haie et après avoir fait, pendant plusieurs années, de grandes dépenses pour la cultiver, vous constatez qu'elle ne vous rapporte rien. Alors que faites-vous? Vous enlevez la haie et vous laissez tout à l'abandon. Ah! Tremblez que Dieu ne vous en fasse autant. Si vous continuez à pécher, les remords de votre conscience iront en s'éteignant; ni l'éternité, ni votre âme n'occuperont plus vos pensées; vous perdrez toute lumière; vous perdrez jusqu'à la crainte; voilà que la haie est enlevée et voilà que l'abandon de Dieu a déjà commencé.

 Venons-en à la dernière illusion. Il est vrai, dites-vous, que, par ce péché, je perds la grâce de Dieu et que je me mets en état de damnation; peut-être même est-ce aussi que je m'en confesserai et qu'ainsi je me sauverai. Oui, mon frère, je vous l'accorde, il est possible encore que vous vous sauviez; car enfin je ne suis pas prophète et par conséquent je ne puis affirmer comme chose certaine,, qu'après ce péché Dieu n'usera plus de miséricorde à votre égard. Mais, de votre côté, vous ne pouvez non plus nier que si vous recommencez à offenser le Seigneur, après en avoir reçu tant de grâces, il est bien à craindre que vous ne vous perdiez définitivement. Voici comment parlent les Saintes Écritures: « Le coeur dur sera malheureux à la fin » (Ecclésiastique 3, 27); en d'autres termes, l'homme au coeur obstiné fera une mauvaise mort. « Ceux qui font le mal seront exterminés » (Psaume 36, 9); ils tomberont sous les coups de la vengeance divine. « Ce que l'homme aura semé, c'est cela qu'il recueillera » (Galates 6, 8). Si donc on sème des péchés, on ne recueillera non plus à la fin que des peines et des tourments. « J'ai appelé et vous avez refusé de m'entendre; à votre mort, je rirai et je me moquerai » (Proverbes 1, 24). « A moi est la vengeance et c'est moi qui ferai la rétribution en son temps » (Deutéronome 32, 35). Ainsi s'expriment les Saintes Écritures au sujet des pécheurs obstinés; ainsi l'exigent la justice et la raison. Vous me direz encore: mais il se peut qu'avec tout cela je me sauve. Et je vous réponds de nouveau: oui, cela est possible; mais quelle folie, je vous le demande, de faire reposer le salut de son âme sur un peut-être et un peut-être si périlleux! Est-ce donc une chose qu'on puisse exposer à un si grand péril?
 
 

PRIÈRE
 

 Prosterné à vos pieds, je vous remercie, ô mon bien-aimé Rédempteur, de ne m'avoir pas abandonné après tant de péchés. Combien n'y en a-t-il pas de moins coupables que moi et cependant vous ne leur accorderez pas les lumières que vous me donnez en ce moment! Je vois que véritablement vous voulez me sauver; et moi, je le veux aussi, principalement en vue de vous plaire. Je veux aller au ciel chanter éternellement vos immenses miséricordes envers moi. J'ai la confiance que déjà vous m'avez pardonné les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous; mais si malheureusement je me trouvais encore dans votre disgrâce, faute de m'être assez repenti de mes péchés, maintenant je m'en repens de toute mon âme et je les déteste plus que tout autre mal. De grâce, pardonnez-moi et donnez-moi une douleur toujours plus grande de vous avoir offensé, vous, ô mon Dieu, qui êtes si bon! Donnez-moi de la douleur; donnez-moi aussi de l'amour! Je vous aime par dessus toutes choses; mais je vous aime trop peu; je veux avoir pour vous un grand amour! Et cet amour, je vous le demande, c'est de vous que je l'attends. Exaucez-moi, ô mon Jésus, vous qui avez promis d'exaucer celui qui vous prie.

 O Mère de Dieu, ô Marie, tout le monde m'assure que jamais vous ne laissez aller, sans le consoler, celui qui se recommande à vous. O vous qui êtes, après Jésus, toute mon espérance, je me confie en vous, recommandez-moi à votre divin Fils et sauvez-moi.
 
 
 
 

VINGT-QUATRIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Du jugement particulier
 

« Tous nous devons comparaître devant le tribunal du Christ »
(2Corinthiens 5, 10)
 

PREMIER POINT
 

 Considérons la comparution de l'âme devant son juge, l'accusation, l'examen et la sentence. Commençons par la comparution de l'âme devant son juge. C'est  un sentiment commun parmi les théologiens que le jugement particulier se fait au moment où l'homme expire et que, dans le lieu même où l'âme se sépare de son corps, elle est jugée par Jésus Christ. Jésus Christ, n'envoie personne à sa place; c'est lui-même qui vient pour le jugement. « A l'heure que vous ne penserez pas, dit saint Luc, le Fils de l'homme viendra » (Luc 12, 40). « Objet de joie pour les justes, la venue de Jésus Christ, dit saint Augustin, sera terrible pour les impies » (S. Augustin (auteur inconnu, selon Glorieux, n. 39), Sermon 181, n. 3, PL 39, 2087). Oh! Quelle épouvante s'emparera de celui qui, se trouvant pour la première fois en face du Rédempteur, le verra tout indigné. « Devant la face de son indignation, qui subsistera? » (Nahum 1, 6) se demande le prophète. A cette pensée, le vénérable Père Louis du Pont était saisi d'un tel tremblement qu'il faisait trembler même sa cellule (G. Patrignani, Menologio... di alcuni religiosi della Compagnia di Gesù, t. 1 (16 février), Venise, 1730, p. 143). Le vénérable Père Juvénal Ancina, entendant un jour chanter le Dies irae, et se représentant les terreurs de l'âme sur le point d'être jugée, prit aussitôt la résolution de quitter le monde et il le quitta en effet (G. Forti, Vita del Vener... Giovenale Ancina, c. 4, Macerata 1679, p. 15-16); « L'indignation du roi est un message de mort » (Proverbes 16, 14); et pour le pécheur la vue de son juge irrité sera le prélude de sa condamnation. D'après saint Bernard, l'âme souffrira plus de voir le courroux de Jésus Christ que de se trouver même en enfer. « Oui, dit le Saint, elle aimerait mieux être au fond de l'enfer » (Texte cité d'après S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de christiana religione, sermon 11, art. 3, c. 1, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950, p. 45, qui l'attribue à S. Grégoire le Grand où nous ne l'avons pas trouvé. La pensée se lit chez le disciple de S. Bernard, Gueric d'Igny, In festo S. Benedicti, sermon 4, n. 6, PL 185, 116).

 On a parfois vu des criminels se couvrir d'une sueur froide rien qu'à se trouver en présence d'un juge sur la terre. Pison, comparaissant devant le Sénat en habit d'accusé, éprouva une telle confusion qu'il se donna lui-même la mort (Tacite, Annales, liv. 3, n. 14-16). Quelle peine pour un enfant ou pour un sujet de savoir, l'un son père, l'autre son roi gravement irrité contre lui! Mais quelle peine bien plus grande encore éprouvera l'âme en voyant ce Jésus Christ, qu'elle aura méprisé pendant sa vie. « Ils verront, dit l'Écriture, celui qu'ils auront transpercé » (Jean 19, 37). Cet Agneau, qui l'a traitée jusque-là avec tant de patience, l'âme alors le verra plein d'une indignation qu'elle désespérera de jamais apaiser. Aussi demandera-t-elle aux montagnes de l'écraser et de la dérober ainsi au courroux de l'Agneau divin. « Montagnes et rochers, tombez sur nous, et cachez-nous de la colère de l'Agneau » (Apocalypse 6, 16). « A cette heure ils verront le Fils de l'homme », dit saint Luc en parlant du jugement (Luc 21, 27). C'est dans son humanité que le juge se fera voir et quel supplice en ressentira le pécheur! Car à la vue de celui qui s'immola pour son salut, sa conscience ne lui reprochera que plus vivement son ingratitude. Quand le Sauveur s'élevait vers les cieux, les anges disaient aux disciples: « Ce Jésus qui, du milieu de vous, a été enlevé au ciel, viendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel » (Actes 1, 11). Il viendra donc, comme juge, avec les mêmes plaies qu'il avait en quittant cette terre. Quelle joie pour ceux qui sont avides de le contempler, s'écrie l'abbé Rupert, mais pour ceux qui sont réduits à l'attendre quel sujet de crainte! (Ruppert de Deutz, De Trinitate et operibus eius, lib. IX, c. 8, PL 167, 1861). Comme la vue de ces plaies consolera les justes et comme elle épouvantera les pécheurs! Lorsque Joseph dit à ses frères: « Je suis Joseph que vous avez vendu », ceux-ci, raconte la Sainte Écriture, « furent terrifiés au point de ne pouvoir même plus proférer une seule parole » (Genèse 45, 3). Que répondra donc le pécheur à Jésus Christ? « Aura-t-il par hasard, dit Eusèbe d'Emèse, le front d'en appeler à sa miséricorde, quand il devra précisément rendre compte du mépris qu'il aura fait de cette même miséricorde? » (Eusèbe d'Emèse, De Symbolo, hom. 2, Opera, Paris, 1575, fol. 257. Dans la Maxima Bibliotheca Patrum, t. 6, Lyon, 1677, col. 631, cette homélie est attribuée à Eusèbe le Gaulois). « Que fera-t-il donc, s'écrie saint Augustin? Où fuira-t-il, alors qu'il verra au-dessus de lui son juge irrité, sous ses pieds l'horrible enfer, à sa droite tant de péchés qui l'accablent, à sa gauche les démons tout prêts à exécuter la sentence, au-dedans de lui-même sa conscience qui le déchire? Ainsi cerné de toutes parts, où fuira-t-il? » (S. Bonaventure (plutôt Guillaume de Lancia, cf. éd. Quaracchi, VIII, CXI), Diaeta salutis, tit. 9. Le texte est attribué à S. Augustin; en fait, il vient de S. Anselme, Prières et méditations, médit. 2, PL 158, 724: « O angoisses! D'un côté des péchés qui accusent, de l'autre une justice qui effraie. En bas l'horrible chaos de l'enfer qui s'ouvre, en haut le juge en colère; à l'intérieur la conscience brûlante, au-dehors le monde ardent. Le juste à grand peine sera sauvé. Le pécheur, pris en cet état, à quel parti se rangera-t-il? » (L'Oeuvre de S. Anselme de Cantorbéry, t. 5, Paris, 1988, médit. 1 (et non 2), trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 405-407).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Jésus! C'est ainsi que je veux toujours vous appeler; car votre nom de Jésus me console et m'encourage en me rappelant que vous êtes mon Sauveur, mon Sauveur mort pour me sauver. Me voici donc à vos pieds. Je le confesse, autant de fois je vous ai offensé par le péché mortel, autant j'ai mérité d'enfers. Je ne mérite point de pardon; mais vous êtes mort pour me pardonner. O bon Jésus, daignez vous en souvenir, c'est à cause de moi que vous avez vécu ici-bas. Pardonnez-moi, tout de suite, ô mon Jésus; oui, avant que vous veniez me juger. Car alors je ne pourrai plus implorer mon pardon; mais maintenant je puis vous le demander et je l'espère. Alors vos plaies seront pour moi un objet d'épouvante; mais maintenant elles m'inspirent confiance. Mon bien-aimé Rédempteur, j'ai un souverain repentir d'avoir offensé votre bonté infinie. Je fais le ferme propos de tout souffrir, de tout perdre, plutôt que de perdre votre grâce. Je vous aime de tout mon coeur. Ayez pitié de moi. Oui, « ayez pitié de moi, mon Dieu, selon l'étendue de votre miséricorde » (Psaume 50, 1).

 O Marie, Mère de miséricorde, ô Avocate des pécheurs, obtenez-moi une grande douleur de mes péchés, le pardon et la persévérance dans l'amour de Dieu. Je vous aime, ô ma Reine, et je mets en vous ma confiance.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Considérez l'accusation et l'examen. « Le jugement se tint, dit Daniel, et , les livres furent ouverts » (Daniel 7, 10). Il y aura deux livres: l'Évangile, on lira ce que l'accusé devait faire; dans la conscience, on verra ce qu'il a fait. « Chacun, dit saint Jérôme, verra ses oeuvres » (S. Jérôme, Commentaire sur Daniel, ch. 7, vers. 10, PL 25, 532). Richesses, dignité, titres de noblesse, rien de tout cela ne sera placé dans la balance de la justice divine; on n'y placera que nos oeuvres. « Vous avez été pesé dans la balance, dit Daniel au roi Balthasar, et vous avez été trouvé trop léger » (Daniel 5, 27). Sur quoi le P. Alvarez fait cette remarque: « Ce n'est pas l'or du roi, ce ne sont pas ses royaumes que l'on met dans la balance; c'est le roi seul qu'on pèse » (A. Spanner, Polyanthea sacra, t. 1, Venise, 1709, p. 476). Voici venir les accusateurs; et d'abord le démon. « Debout tout à côté du tribunal de Jésus Christ, le démon, dit saint Augustin, lira notre profession de foi et il nous mettra sous les yeux tout ce que nous aurons fait de péchés; à quel jour, à quelle heure nous les aurons commis » (S. Augustin (plutôt S. Paulin d'Aquilée, selon Glorieux, n. 40), De salutaribus documentis, c. 62, PL 99, 271. Cet ouvrage est publié en Appendice aux oeuvres de S. Augustin, PL 40, 1073). Il lira notre profession de foi, c'est-à-dire qu'il nous rappellera parmi nos promesses, celles que nous aurons violées; après quoi il présentera la liste de tous nos péchés avec le jour et l'heure où nous y serons tombés. Alors, selon saint Cyprien, s'adressant au souverain Juge, il s'écriera: « Je n'ai été ni souffleté ni flagellé pour eux » (S. Cyprien, Liber de opere et eleemosynis, n. 22, PL 4, 618). Non, Seigneur, je n'ai rien souffert pour ce coupable; mais vous, vous êtes mort pour le sauver. Eh bien! Il vous a abandonné pour se faire mn esclave; par conséquent il m'appartient. Les anges gardiens se présentent aussi comme accusateurs. « Chaque Ange gardien, dit Origène, vient rendre témoignage. Il rappelle combien d'années il a entouré cet homme de ses soins et avec quel mépris il en fut repoussé » (Origène, Homélie 11 sur les Nombres, n. 4, PG 12, 647). Ainsi se vérifiera cette parole: « Ses amis l'ont tous méprisé » (Lamentations 1, 2). Il n'y a pas jusqu'aux murs qui ne se fassent accusateurs, ces murs qui ont vu le coupable à l'oeuvre. « Du milieu de la muraille, di Habacuc, la pierre criera » (Habacuc 2, 11). Quelle accusatrice aussi que la propre conscience du coupable! « Leur conscience rendra témoignage contre eux... au jour où Dieu jugera » (Romains 2, 15-16). Et, dit saint Bernard, les péchés eux-mêmes parleront. « C'est toi, s'écrieront-ils, c'est toi qui nous a faits; nous sommes ton ouvrage: nous ne te quitterons pas » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou au auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses... ch. 2, n. 5, PL 184, 488). Enfin, pour derniers accusateurs, il y aura, dit saint Jean Chrysostome, les plaies de Jésus Christ. Les clous se plaindront de toi; les cicatrices du Sauveur prendront une voix contre toi; sa croix se fera ton accusateur (G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 41, disc. 3, n. 12, t. 3, Venise, 1703, p. 921, attribue ce texte à S. Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 2, dist. IX, Venise, 1591, fol. 143). On passera ensuite à l'examen.

 « En ce jour-là, dit le Seigneur, je scruterai Jérusalem avec des lampes » (Sophonie 1, 12). La lampe, dit Mendoza (A. Spanner, Polyanthea sacra, t. 1, Venise, 1709, p. 477), projette sa lumière dans tous les coins et recoins de la maison. Et Cornelius a Lapide (Cornelius a Lapide, Commentaires sur Sophonie, c. 1, v. 12, Opera, t. 14, Paris, 1860, p. 282), expliquant aussi cette expression: avec des lampes, dit qu'en ce moment Dieu mettra sous les yeux du coupable les exemples des saints, toutes les inspirations et les lumières qu'il lui aura données pendant sa vie, comme aussi toutes les années qu'il lui aura concédées pour opérer le bien. « Il appellera le temps contre moi » (Lamentations 1, 15). Il faudra, dit saint Anselme (S. Anselme, Prières et méditations, médit. 2, PL 158, 723): « Que répondras-tu en ce jour-là, quand il te sera demandé compte, jusqu'au moindre coup d'oeil, de tout le temps de vie à toi octroyé et de la manière dont tu l'auras employé? » (L'Oeuvre... t. 5, Paris, 1988, médit. 1, trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 403), « que le pécheur rende compte du moindre clin d'oeil ». Le prophète ajoute: « Le Seigneur purifiera les fils de Lévi et il les fera passer par le creuset » (Malachie 3, 3), c'est-à-dire que, comme on purifie l'or, en le dégageant de toutes les scories, ainsi seront examinées même les bonnes oeuvres, confessions, communions, etc. « Car dit le Seigneur, lorsque le temps en sera venu, je jugerai les justices » (Psaume 74, 3). Que dis-je? C'est à peine si le juste lui-même se sauvera, comme saint Pierre le déclare: « Le juste aura de la peine à se sauver; mais l'impie et le pécheur, où se présenteront-ils? » (1 Pierre 4, 18). « Mais, reprend saint Grégoire, si l'on doit rendre compte de la moindre parole oiseuse, quel compte ne faudra-t-il pas rendre d'une parole impure? » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 7, ch. 37, PL 75, 800). Que sera-ce donc de tant de mauvaises pensées, auxquelles on aura consenti, et de cette multitude de paroles déshonnêtes qu'on aura proférées? Et quant aux scandaleux en particulier, voici ce que le Seigneur dit à l'adresse de ces ravisseurs d'âmes: « J'irai à leur rencontre comme une ourse qui vient de se voir arracher ses petits » (Osée 13, 8). Enfin le juge prononcera sur les oeuvres du pécheur. « Donnez-lui, dira-t-il, le fruit de ses mains » (Proverbes 31, 31); payez-le selon les oeuvres qu'il a faites.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, si vous vouliez maintenant me traiter selon mes oeuvres, je n'aurais en partage que l'enfer. Mon Dieu, que de fois, écrivant moi-même ma sentence de mort, je me suis condamné à ce lieu de tourments! Soyez béni de m'avoir jusqu'ici supporté avec tant de patience! S'il me fallait en ce moment comparaître à votre tribunal, hélas! Quel compte vous rendrais-je de ma vie? « Seigneur, n'entrez donc pas en jugement avec votre serviteur » (Psaume 142, 2). Mais plutôt attendez-moi un peu et ne me jugez pas encore. Si vous vouliez me juger maintenant, que deviendrais-je? Oui, attendez-moi, et puisque vous m'avez fait jusqu'ici tant de miséricordes, accordez-moi encore celle-ci, que j'aie une grande douleur de mes péchés. Je me repens, ô mon souverain Bien, de vous avoir tant de fois méprisé. Je vous aime par dessus toutes choses. Père éternel, pardonnez-moi pour l'amour de Jésus Christ et par ses mérites, accordez-moi la sainte persévérance. Mon Jésus, j'espère tout de votre sang divin.

 Très sainte vierge Marie, je me confie en vous. « De grâce, ô mon Avocate, tournez vers moi os yeux pleins de miséricorde. » Regardez mes misères et ayez pitié de moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 En définitive, pour obtenir le salut éternel, il faudra que l'âme se présente au jugement avec des oeuvres conformes à celles de Jésus Christ. « Car ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils » (Romains 8, 29). Voilà précisément ce qui faisait trembler Job: « Que ferais-je, s'écriait-il, lorsque Dieu se lèvera pour me juger? Et lorsqu'il m'interrogera, que lui répondrai-je? » (Job 31, 14). Un serviteur de Philippe II, ayant proféré un mensonge, en fut repris par le roi qui lui dit: Eh quoi! Vous me trompez. Il n'en fallut pas davantage pour que le malheureux, rentré chez lui, mourût de douleur (E. Nieremberg, Della virtù coronata, c. 4, § 2, Opera, t. 3, Venise, 1715, p. 643). Or, en face de Jésus Christ, son juge, que fera le pécheur et que répondra-t-il? Hélas! Il imitera cet homme de l'Évangile, lequel, étant entré sans la robe nuptiale et ne sachant que répondre, « resta muet » (Matthieu 22, 12). Son péché même lui fermera la bouche, et, comme dit le Psalmiste, « chacune de ses iniquités lui servira de bâillon » (Psaume 106, 42). D'après saint Basile, la confusion qu'éprouvera le pécheur en ce moment lui sera un plus grand tourment que le feu même de l'enfer. « Horrible sera le feu, mais plus horrible sera la honte » (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 4, PG 29, 359).

 Enfin voici que le juge va prononcer la sentence. « Va-t'en loin de moi, maudit, au feu éternel » (Matthieu 25, 41). « Oh! Quel épouvantable coup de tonnerre, s'écrie Denys le Chartreux » (Denys le Chartreux, De quatuor novissimis, art. 26, Opera, t. 41, Montreuil-Tournai 1912, p. 530). « Celui que ce coup de foudre ne fait pas trembler, dit saint Anselme, n'est pas seulement endormi, il est mort » (S. Anselme, Prières et méditations, médit. 2, PL 158, 722: « Âme stérile, que fais-tu?... Le jour du jugement vient... Pourquoi dors-tu? Celui qui ne s'éveille pas, qui ne tremble pas à un tel tonnerre, ne dort pas, il est mort » (L'Oeuvre..., t. 5, Paris, 1988, médit. 1, trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 403)). Et Eusèbe ajoute: « Telle sera l'épouvante des pécheurs, en entendant retentir la sentence de leur condamnation, que, s'ils n'étaient immortels, ils mourraient une seconde fois » (A. Calamato, Selva novissima di concetti, Padoue 1717, p. 157, attribue cette citation à Eusèbe de Césarée. A. Giardina, Sacrum stagnum sententiarum, Messine 1645, p. 410, l'attribue à S. Jérôme. Nous ne l'avons trouvée ni chez l'un ni chez l'autre). « Il ne s'agira pas alors, dit saint Thomas de Villeneuve, de recourir à la prière; personne non plus ne lèvera une voix suppliante; plus d'amis, plus de père » (S. Thomas de Villeneuve, In dominica I Adventus, concio 2, n. 14, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 21). Aussi bien à qui recourraient les pécheurs? A Dieu, peut-être, après l'avoir tant méprisé? « Malheureux! Dit saint Basile, qui te sauvera alors et comptes-tu sur ce Dieu, que tu as tant outragé? » (S. Basile de Césarée, Homélie sur le baptême, n. 7, PG 31, 442). Est-ce aux saints, à la Vierge Marie qu'ils vont avoir recours? Non. « Car alors les étoiles, c'est-à-dire nos saints Patrons, tomberont du ciel, et la lune, c'est-à-dire Marie, ne donnera plus sa lumière » (Matthieu 24, 29). « La Vierge Marie s'enfuira, dit saint Augustin, de la porte du paradis » (S. Augustin (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Aux frères dans le désert, sermon 16, PL 40, 1262).

 « Hélas! S'écrie saint Thomas de Villeneuve, avec quelle indifférence nous entendons parler du jugement, comme si la sentence de condamnation ne pouvait pas nous frapper et que le jour de notre propre jugement ne dût jamais arriver » (S. Thomas de Villeneuve, In dominica I Adventus, concio 1, n. 18, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 12). « Quelle folie, dit encore le même saint, que nous soyons en si grande assurance au milieu d'un si grand péril! » (S. Thomas de Villeneuve, De S. Martino, concio 1, n. 4, Conciones, t. 2, Milan 1760, col. 486). Écoutez, mon cher frère l'avertissement que vous donne saint Augustin: « Ne dites jamais en vous-même: Est-il possible que Dieu se décide à me damner? » (S. Augustin, Sur le Psaume 73, n. 25, PL 36, 945: « Maintenant encore, le Serpent ne cesse de murmurer à nos oreilles et de dire: Est-ce que véritablement Dieu condamnera de si grandes fautes et ne sauvera qu'un si petit nombre d'hommes? » (Vivès, t. 13, p. 356)). Non, ne parlez pas de la sorte; car les Juifs, non plus ne voulaient pas admettre qu'ils dussent être exterminés; et tant de damnés ne croyaient pas davantage qu'ils seraient précipités dans l'abîme. Mais le châtiment a fini par éclater. « La fin vient. Elle vient la fin. C'est maintenant que je répandrai ma colère sur toi et que je te jugerai » (Ezéchiel 7, 6). « Pour vous aussi, dit saint Augustin, arrivera le jour du jugement, et vous verrez combien étaient véritables les menaces du Seigneur » (S. Augustin, Ibid: « Si vous écoutez les suggestions du démon, et si vous méprisez les commandements de Dieu, le jour du jugement viendra, et vous reconnaîtrez la vérité des menaces de Dieu et la fausseté des promesses du démon »). « Et maintenant, ajoute saint Eloi, à nous de décider ici même quel jugement nous voulons avoir » (S. Eloi (auteur inconnu du IXe siècle, selon Glorieux, n. 87), Homélie 8, PL 87, 616). Pour cela qu'avons-nous à faire? Régler nos comptes avant le jugement, d'après le conseil du Saint-Esprit: « Avant le jugement prépare la justice » (Ecclésiastique 18, 19). Saint Bonaventure (S. Bonaventure (auteur inconnu, cf. Opera, éd. Quaracchi, X, 30), De vera confessione, t. I, fol. 15.33) dit que les négociants prudents ont soin, pour éviter la ruine, de réviser leurs comptes, et de les tenir en bon état; et saint Augustin: « Nous pouvons apaiser le juge avant le jugement; mais une fois à son tribunal, nous ne le pouvons plus » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 14, ch. 59, PL 75, 1082: « Car on ne peut éviter la terreur du Juge qu'avant le jugement. Maintenant on ne le voit pas, mais on l'apaise par la prière. Le jour où il sera sur son trône pour ce jugement redoutable, on pourra le voir et on ne pourra plus l'apaiser, car les fautes des méchants qu'aura supportés longtemps son silence, seront toutes châtiées d'un seul coup par sa prière » (SC 212, trad. Bocognano, p. 445). S. Augustin est cité par inadvertance). Disons donc au Seigneur avec saint Bernard: « C'est avec mon jugement tout fait et non pas à faire, que je veux me présenter devant vous » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 55 sur le Cantique des Cantiques, n. 3, PL 183, 1046: « J'ai grand peur de tomber aux mains du Dieu vivant: je souhaite paraître devant sa face de colère jugé d'avance, plutôt que pour être jugé » (BEG, p. 577)). O Jésus, mon juge, je veux que vous me jugiez et que vous me punissiez en cette vie; car maintenant c'est le temps de la miséricorde et vous pouvez me pardonner; mais après la mort ce sera le temps de la justice.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Si je ne vous fléchis à présent, ô mon Dieu, alors il n'en sera plus temps. Mais comment vous apaiserai-je, moi qui ai tant de fois méprisé votre amitié pour de misérables et vils plaisirs, moi qui ai répondu par l'ingratitude à votre immense amour. Et comment une créature peut-elle dignement satisfaire pour des offenses faites à son Créateur? Ah! Seigneur, soyez béni de m'avoir, dans votre miséricorde, fourni le moyen de vous apaiser et de satisfaire à votre justice. Je vous offre le sang et la mort de Jésus Christ, votre Fils; et voilà qu'à l'instant même je vois votre justice apaisée et surabondamment satisfaite. Mais encore faut-il que j'y joigne mon repentir. Eh bien! Oui, mon Dieu, de tout mon coeur je me repens de toutes les injures dont je me suis rendu coupable envers vous. Et maintenant, ô mon bien-aimé Rédempteur, jugez-moi. Je déteste plus que tout autre mal les déplaisirs que je vous ai donnés. Je vous aime par dessus toutes choses et de tout mon coeur. Je me propose de vous aimer toujours et de mourir plutôt que de vous offenser. Vous avez promis de pardonner à celui qui se repent. Maintenant donc jugez-moi et accordez-moi le pardon de mes péchés. J'accepte la peine que j'ai méritée; mais, rétablissez-moi dans votre grâce et veuillez m'y conserver jusqu'à la mort. Voilà ce que j'espère.

 O Marie, ma mère, je vous remercie des miséricordes sans nombre que vous m'avez obtenues. De grâce, continuez à me protéger.
 
 
 
 

VINGT-CINQUIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Du jugement général
 

« On connaîtra le Seigneur quand il fera justice »
(Psaume 9, 17)
 
 

PREMIER POINT
 

 A bien considérer les choses, personne ici-bas n'est présentement plus méprisé que Jésus Christ. On a plus d'égards pour le dernier des hommes que pour Dieu; car on craint que cet homme, exaspéré par trop d'injures, n'en vienne, dans un accès de colère, à se venger. Mais Dieu, on l'insulte, on lui prodigue sans crainte toutes sortes d'injures, absolument comme s'il ne pouvait pas, à son gré, punir ceux qui l'insultent. « Ils estimaient, dit Job, que le Tout-Puissant ne pouvait rien faire » (Job 22, 17). Aussi notre Rédempteur s'est-il réservé un jour, le jour du jugement général, que l'Écriture appelle pour cette raison « le jour du Seigneur » (1 Corinthiens 3, 13); afin de se faire alors reconnaître pour ce qu'il est réellement: le souverain Seigneur. » On connaîtra le Seigneur quand il fera justice » (Psaume 9, 17). En conséquence, ce jour ne s'appelle plus un jour de miséricorde et de pardon: mais, dit le prophète Sophonie, « c'est un jour de colère, un jour de tribulations et d'angoisse, un jour de calamité et de misère » (Sophonie 1, 15). Et de ce fait, le Seigneur dans sa justice viendra reprendre alors l'honneur que les pécheurs avaient voulu lui ravir ici bas. Voyons comment se fera le jugement en ce jour solennel.

 Avant de paraître en personne, le juge, dit la Sainte Écriture, « fera marcher le feu devant lui » (Psaume 96, 3). Il tombera donc du ciel un feu qui consumera tout ici-bas. « La terre et toutes les choses de la terre seront, dit l'apôtre saint Pierre, consumées par le feu » (2 Pierre 3, 10). Ainsi, palais, églises, maisons de campagne, cités, royaumes, tout doit être réduit en un monceau de cendre. Il faut que le feu purifie cette demeure, infectée par tant de péchés. Voilà le sort réservé à toutes les richesses, aux pompes, aux délices de ce monde. Les derniers hommes ont à peine cessé de vivre; déjà la trompette retentit et tous les morts ressuscitent. « Oui, dit saint Paul, le son de la trompette se fera entendre et les morts ressusciteront » (1 Corinthiens 15, 52). « Jamais, disait saint Jérôme, je ne pense au jour du jugement sans trembler et toujours il me semble entendre la trompette crier à mon oreille: Morts, levez-vous et venez au jugement » (La citation est attribuée à S. Jérôme par plusieurs auteurs anciens, par exemple Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. II, p. 2, dist. 5, Venise, fol. 140, qui renvoie à S. Jérôme, Lettre 14 à Héliodore, n. 11, PL 22, 354. La citation semble composée de bouts de textes extraits de diverses oeuvres de Jérôme). Pendant que la trompette retentit, les Bienheureux descendent du Ciel et l'on voit ces âmes, toutes resplendissantes de beauté, s'unir à ces mêmes corps avec lesquels elles ont servi Dieu en cette vie; les malheureuses âmes des damnés s'élancent du fond des enfers pour entrer dans ces corps maudits avec lesquels elles ont offensé Dieu.

 Oh! Quelle différence entre les corps des Bienheureux et ceux des damnés! Beaux, éclatants, plus resplendissants que le soleil, « car les justes brilleront alors comme le soleil » (Matthieu 13, 43), tels se montrent les justes. Bienheureux donc celui qui, à l'exemple des saints, sait ici-bas mortifier sa chair, en lui refusant les plaisirs défendus, et qui, pour mieux la tenir dans le devoir, lui interdit même les jouissances licites et ne craint pas le la maltraiter. Quel ne sera pas alors son bonheur et avec quelle joie il dira ce que saint Pierre d'Alcantara disait, après sa mort, à sainte Thérèse: « Heureuse pénitence, qui me vaut une si grande gloire! » (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 27, n. 19 (MA, p. 192)). Quant aux réprouvés, leurs corps hideux et noirs exhalent une odeur infecte! Aussi quelle peine n'éprouve pas le damné à reprendre son corps! -- Corps maudit, s'écrie l'âme, c'est pour te contenter que je me suis perdue. -- Et toi, âme maudite, répond le corps, toi qui avais la raison en partage, pourquoi m'as-tu accordé ces plaisirs qui nous ont perdus l'un et l'autre pour toute l'éternité?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 De grâce, ô mon Jésus et mon Rédempteur, vous qui devez être un jour mon juge, pardonnez-moi, avant que ce grand jour arrive. « Ne détournez pas de moi votre visage » (Psaume 26, 9). Soyez-moi maintenant un père; et avec  la bonté d'un père, recevez dans votre grâce un fils qui vient, plein de repentir, se jeter à vos pieds. Mon Père, je vous demande pardon. J'ai eu tort de vous offenser et de vous abandonner! Non, vous ne méritez pas d'être traité comme je vous ai traité. Je m'en repens et j'en ai le coeur navré de douleur. Pardonnez-moi; ne détournez pas de moi votre visage; ne me repoussez pas, comme je le mériterais. Souvenez-vous du sang que vous avez répandu pour mon salut et ayez pitié de moi. Mon Jésus, je ne veux d'autre juge que vous. « Quel bonheur, s'écriait saint Thomas de Villeneuve, que je doive être jugé par celui qui voulut mourir pour moi et qui se laissa condamner à la mort afin de ne pas me condamner à l'enfer! » (S. Thomas de Villeneuve, In dominaca I Adventus, concio I, n. 1, Conciones, t. 1, Milan, 1760, p. 10). Et déjà l'apôtre saint Paul avait dit: « Quel est celui qui me condamnera? Est-ce le Christ Jésus, lui qui a voulu subir la mort pour moi? » (Romains 8, 34).

 Mon Père, je vous aime, et à l'avenir je ne veux plus m'éloigner de vos pieds. Oubliez les injures que je vous ai faites et donnez-moi un grand amour pour vous, qui êtes la Bonté infinie. Je voudrais vous aimer encore plus que je ne vous ai offensé; mais si vous ne m'aidez, impossible que jamais je vous aime.

 Aidez-moi donc, ô mon Jésus, faites-moi vivre de telle sorte qu'ayant eu le bonheur de répondre à votre amour, je me trouve, dans la vallée de Josaphat, parmi vos plus fervents serviteurs.

 O Marie, ma Reine et mon Avocate, aidez-moi maintenant, parce que, si je me perds, vous ne pourrez plus venir à mon aide au jour du jugement. Vous qui priez pour tous, priez aussi pour moi; car je me fais gloire d'être votre dévoué serviteur et j'i une grande confiance en vous.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 A peine ressuscités, les hommes recevront des anges l'ordre de se rendre tous dans la vallée de Josaphat pour y être jugés. « Peuples! Peuples! A la vallée du carnage! Car le jour du Seigneur est proche » (Joël 3, 14). Quand tous seront réunis, les anges viendront faire la séparation des justes d'avec les réprouvés. « Les anges s'élanceront, dit Jésus Christ, et ils sépareront les méchants du milieu des justes » (Matthieu 13, 49). Les élus prendront place à droite, tandis que les damnés seront chassés à gauche. Quelle peine n'éprouverait pas une personne de se voir honteusement chassée d'une réunion, d'une église! Mais combien plus grande sera la peine de ceux qui se verront alors chassés de la compagnie des saints! De quelle confusion ne seront pas couverts les impies en se voyant abandonnés, après qu'on aura soigneusement réuni les justes? Et quand bien même, dit saint Jean Chrysostome, les damnés n'auraient aucune autre peine à souffrir, cette honte seule suffirait pour faire leur enfer » (S. Jean Chrysostome (plutôt un évêque arien du VIe siècle, cf. Dekkers, Clavis, n. 707), L'Oeuvre imparfaite sur Matthieu, homélie 54, PG 56, 943). Séparation du fils d'avec le père, de l'époux d'avec l'épouse, du maître d'avec le serviteur. « L'un sera pris, l'autre sera laissé » (Matthieu 24, 40). Dites-moi, mon cher frère, quelle place comptez-vous obtenir alors? Si c'est à droite que vous voulez vous trouver, commencez par quitter la route qui mène à gauche.

 Ici-bas on regarde présentement comme heureux les princes et les riches. Quant aux saints, qui vivent dans leur pauvreté et leur humilité, on les méprise. Mais, ô fidèles amis de Dieu, ne vous désolez pas de vous voir si vilipendés et si affligés dans ce monde. « Votre tristesse se changera en joie » (Jean 16, 20). Viendra ce jour, où vous serez appelés à l'honneur de faire partie de la cour de Jésus Christ. Alors on vous proclamera les vrais heureux. Oh! La belle figure que feront alors un saint Pierre d'Alcantara (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 56 (19 oct. ), Paris, 1865, p. 759), méprisé de son vivant comme un apostat, un saint Jean de Dieu (Bollandistes, Ibid., t. 7 (8 mars), Paris, 1865, p. 836), traité d'insensé, un saint Pierre Célestin (Bollandistes, Ibid., t. 16, (19 mai), Paris, 1866, p. 427), expirant dans une prison après avoir abdiqué le souverain Pontificat! Quels honneurs recevront alors ces innombrables martyrs, déchirés si cruellement par leurs bourreaux! « Alors chacun recevra de Dieu sa louange » (I Corinthiens 4, 5). Quelle horrible figure feront au contraire un Hérode, un Pilate, un Néron, tombés du faîte de la grandeur dans l'enfer! O partisans du monde, c'est à la vallée, à la vallée de Josaphat que je vous attends. Là, il vous faudra bien changer de sentiment. Là, vous pleurerez votre folie. Malheureux! Pour cette gloire éphémère qui vous environne sur la scène de ce monde, vous aurez à jouer le rôle de damnés dans la tragédie du jugement général. Déjà si glorieusement placés à la droite, voici que les élus, pour comble d'honneur, s'élèvent dans les airs par-dessus les nuées, afin d'aller avec les anges au-devant de Jésus Christ qui va descendre du Ciel. « Nous serons, dit saint Paul, emportés avec eux dans les airs au-devant du Christ » (I Thessaloniciens 4, 17). Et les damnés, comme autant de boucs marqués pour la boucherie, resteront confinés à gauche, attendant que leur Juge vienne prononcer publiquement la condamnation de tous ses ennemis.

 Les cieux s'ouvrent. Les anges arrivent, avec les insignes de la Passion, pour assister au jugement. « Quand le Seigneur viendra juger le monde, dit saint Thomas, la Croix et les autres instruments de la Passion de Jésus Christ seront exposés à la vue de tous » (S. Thomas d'Aquin, Compendium theologiae ad Fr. Reginaldum, opusc. 1, c. 244, n. 539, Opuscula theologica, t. 1, Turin, 1954, p. 125). La Croix surtout frappera les regards. « Alors on verra le signe du Fils de l'homme dans le ciel; alors pleureront toutes les tribus de la terre » (Matthieu 24, 30). Oh! Quels gémissements, dit Cornélius a Lapide (Cornelius a Lapide, Commentaires sur Matthieu, t. 15, Paris, 1860, p. 515), pousseront à la vue de la Croix tous ces pécheurs qui, pendant leur vie, n'auront fait aucun cas de leur salut éternel, tandis que le Fils de Dieu l'eut tant à coeur! « Pécheur, ajoute saint Jean Chrysostome, les clous du Sauveur se plaindront de toi; ses cicatrices prendront une voix contre toi; sa croix se fera ton accusateur » (S. Alphonse prend pour un texte de Chrysostome ce qui est un commentaire de Vincent de Beauvais. Cf. Vingt-quatrième condération, note 15).

 Les saints Apôtres et ceux qui les ont imités se présentent aussi comme assesseurs du Divin Juge. Tous, de concert avec Jésus Christ, vont juger les nations. « Les justes, dit la Sagesse, seront revêtus de gloire et ils jugeront les peuples » (Sagesse 3, 7). Puis apparaît, pour prendre également part au jugement, la Reine des anges et des Saints, la Très Sainte Vierge Marie. Enfin sur un trône de lumière arrive le Juge éternel dans tout l'éclat de sa majesté. « Ils verront le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté » (Matthieu 24, 30). « Et tous les peuples, en le voyant, seront dans un affreux tourment » (Joël 2, 6). A la vue de Jésus Christ, tous les élus ont tressailli de joie, tandis que les réprouvés sont en proie à des tourments plus cruels que l'enfer lui-même. « Oui, dit saint Jérôme, les damnés aimeraient mieux endurer tous les supplices de l'enfer que la seule présence du Seigneur » (P. Gisolfo, La guida de'peccatori, et C. G. Rosignoli, Il buon pensiero, attribuent ce texte à S. Jérôme. Nous ne l'avons pas trouvé dans ses oeuvres authentiques). De là cette prière de sainte Thérèse: « Mon Jésus, envoyez-moi tous les châtiments; mais en ce jour-là ne me faites pas voir votre visage indigné contre moi » (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, XIV: « Vous savez, mon Seigneur, que j'ai été souvent plus effrayé de songer que je verrais peut être de la colère contre moi sur votre divin visage en cet épouvantable jour du jugement dernier que d'imaginer toutes les peines et fureurs de l'enfer; j'ai supplié votre miséricorde de me délivrer de chose si lamentable pour moi, et je vous en supplie maintenant, Seigneur. Que peut-il m'arriver sur terre qui atteigne cela? » (MA, p. 532-533)). « Que sont toutes les peines, dit saint Basile, auprès de cette confusion? » (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 4, PG 29, 359). Alors, selon la prédiction de saint Jean, les damnés demandent aux montagnes de tomber sur eux et de les dérober aux regards de leur Juge irrité: « Ils crieront aux montagnes et aux rochers: Tombez sur nous et cachez-nous de celui qui est assis sur le trône et de la colère de l'Agneau » (Apocalypse 6, 16).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon bien-aimé Rédempteur, ô Agneau de Dieu, qui êtes venu en ce monde, non pour punir, mais pour pardonner les péchés, ah! Pardonnez-moi dès maintenant et avant qu'arrive le jour où vous aurez à me juger. Avec quelle patience vous m'avez supporté! Aussi, ô Agneau divin, si je me perdais, votre vue serait pour moi en ce grand jour l'enfer de mon enfer. Encore une fois pardonnez-moi dès maintenant et que votre miséricordieuse main m'arrache tout de suite au précipice où je me vois tombé par mes péchés. Je me repens, ô Bien suprême, de vous avoir tant offensé. Je vous aime, ô mon divin Juge, qui m'avez tant aimé. Ah! Par les mérites de votre mort, donnez-moi une grâce assez puissante pour que, d'un pécheur, elle fasse de moi un saint. Vous avez promis d'exaucer celui qui vous prie. « Criez vers moi, avez-vous dit, et je vous exaucerai » (Jérémie 33, 3). Je ne vous demande pas les biens de la terre; je vous demande votre grâce, votre amour et rien de plus. Exaucez-moi, ô mon Jésus, par l'amour que vous m'avez porté en mourant pour moi sur la croix. Mon bien-aimé Juge, je suis un coupable, mais un coupable qui vous aime plus que lui même; ayez pitié de moi.

 Marie, ma Mère,hâtez-vous; oui, hâtez-vous de me secourir, car maintenant vous le pouvez encore. Vous ne m'avez pas abandonné quand je vivais loin de vous et de Dieu; secourez-moi, maintenant que je suis résolu de vous servir toujours et de ne plus offenser mon bien-aimé Seigneur. O Marie, vous êtes mon espérance.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Mais déjà le jugement commence. Les débats s'ouvrent, c'est-à-dire que chaque conscience est mise à découvert. « Le jugement se tient, dit Daniel, et les livres sont ouverts » (Daniel 7, 10). Contre les réprouvés se présentent, comme témoins, d'abord les démons. « On les entend, dit saint Augustin, s'écrier: O Dieu infiniment juste, décidez que cet homme soit à moi, puisqu'il ne voulut pas être à vous » (S. Augustin (plutôt Paulin d'Aquilée, selon Glorieux, n. 40), Liber exhortationis, c. 62, PL 40, 1073). Puis leur propre conscience. « Elle rendra témoignage contre eux », dit saint Paul (Romains 2, 15). A leur tour, les murs de ces demeures, où les pécheurs ont offensé Dieu, se transforment eux-même en témoins et crient vengeance. « La pierre criera du milieu de la muraille » (Habacuc 2, 11). Enfin, comme dernier témoin, se lève le juge lui-même; car il était là, à chaque insulte que lui faisait le pécheur. « C'est moi le juge et le témoin », dit le Seigneur (Jérémie 29, 23). Et saint Paul nous apprend qu'alors « le Seigneur illuminera le secret des ténèbres » (1 Corinthiens 4, 5). Il découvrira au genre humain tout entier les péchés les plus honteux et les plus secrets des réprouvés, ceux que les confesseurs eux-même ne connurent point. « Je te jetterai tes turpitudes à la face » (Nahum 3, 5). D'après le Maître des sentences et d'autres théologiens (Pierre Lombard, In Psalterio, Ps. 31, 1, Paris, 1541, fol. 66), les péchés des élus ne seront pas manifestés en ce jour, mais ils resteront couverts, selon cette parole de David: « Bienheureux ceux dont les iniquités ont été remises et les péchés couverts » (Psaume 31, 1). « Mais pour les péchés des réprouvés, le monde entier, dit saint Basile, les verra tous d'un seul coup d'oeil et comme dans un tableau » (S. Basile de Césarée (auteur incertain), Liber de vera virginitatis integritate, n. 30, PG 30, 730). Si, au jardin de Gethsémani, observe saint Thomas (S. Thomas d'Aquin (auteur incerain, cf. Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954, XV), De humanitate Iesu Christi, opusc. 60, c. 25, Opera, t. 17, Rome, 1570, fol. 78. Même texte dans S. Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, traité 112, n. 3, PL 35, 1931), Jésus Christ par ce seul mot: C'est moi, fit tomber à la renverse les soldats venus pour se saisir de lui, que sera-ce quand, du haut de son tribunal, il dira aux réprouvés: Je suis celui que vous avez tant méprisé? S'il eut tant de puissance au moment où il allait être jugé, que fera-t-il quand lui-même sera le Juge.

 Et maintenant, la sentence va être prononcée. Jésus Christ tourne d'abord vers les élus et il leur adresse ces douces paroles: « Venez, les bénis de mon Père; possédez le royaume préparé pour vous depuis l'origine du monde » (Matthieu 25, 34). Saint François d'Assise, ayant appris par révélation qu'il était prédestiné, ne se possédait plus de bonheur (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, p. 1, liv. 1, ch. 60, t. 1, Venise, 1582, p. 97). Avec quelle joie par conséquent les justes entendront le souverain Juge leur dire: Venez, enfants de bénédiction, venez au royaume céleste! Pour vous plus de peines, plus de craintes. Vous êtes sauvés et sauvés pour l'éternité. Je bénis le sang que j'ai répandu pour vous et je bénis les larmes que vous avez répandues sur vos péchés. Allons en paradis, où nous serons toujours ensemble durant toute l'éternité. La très sainte Vierge Marie bénit, elle aussi, ses fidèles serviteurs et elle les invite à monter au ciel avec elle. Alleluia! Alleluia! S'écrient les élus; et c'est en poussant ce cri de joie qu'ils entrent en triomphe dans le ciel pour posséder Dieu, le louer et l'aimer à jamais.

 Et nous, disent alors les réprouvés, en se tournant vers Jésus Christ, qu'allons-nous devenir, malheureux que nous sommes? Vous, leur répond le souverain Juge, puisque vous avez rejeté et méprisé ma grâce, « retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel » (Matthieu 25, 41). Oui, retirez-vous et allez-vous-en loin de moi. Je ne veux plus vous voir ni vous entendre. Maudits, partez et partez avec ma malédiction, puisque vous avez méprisé ma bénédiction. Et où donc Seigneur, où doivent-ils aller, ces misérables? Au feu, brûler corps et âme; dans l'enfer. Et pour combien d'années, et pour combien de siècles? Quoi! Des années et des siècles. Au feu éternel! Pour toute l'éternité, tant que Dieu sera Dieu. La sentence est prononcée. Alors, dit saint Ephrem, les réprouvés font leurs adieux aux anges, aux saints, à leurs parents, et à la divine Mère: « Adieu, juste; adieu, Croix; adieu, Paradis! Pères et enfants, adieu, puisque nous ne verrons plus jamais aucun de vous! A vous aussi, adieu, sainte Vierge Marie Mère de Dieu » (S. Ephrem, Sermo in... crucem et in secundum adventum, Opera, t. 2, Rome, 1743, p. 288). Au milieu de la vallée s'ouvre aussitôt un vaste abîme, où tombent tous ensemble démons et damnés; puis ils entendent, grand Dieu! Se fermer sur eux pour toute l'éternité ces portes qui ne doivent plus s'ouvrir à jamais, jamais, non jamais. O Péché maudit, voilà donc où, pour leur malheur éternel, tu conduiras un jour tant de pauvres âmes! Malheureuses ces âmes auxquelles est réservée une fin si lamentable!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon sauveur et mon Dieu, quelle sera la sentence que vous prononcerez un jour sur moi? Si maintenant, mon Jésus, vous me demandiez compte de ma vie, qu'aurais-je à répondre, sinon que je mérite mille enfers? Oui, il n'est que trop vrai, mon bien-aimé Rédempteur, je mérite mille enfers. Mais, vous le savez, je vous aime, et je vous aime plus que moi-même; et si je vous ai tant offensé, vous le savez également, je le déplore et j'aimerais mieux avoir enduré tous les tourments que de vous avoir déplu. Vous condamnez, ô mon Jésus, les pécheurs obstinés; mais vous ne condamnez pas ceux qui se repentent et qui veulent vous aimer. Me voici à vos pieds, le coeur plein de repentir. Ah! Faites-moi entendre la parole du pardon. Mais déjà vous me l'adressez par votre prophète: « Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous » (Zacharie 1, 3). Je quitte tout: je renonce à tous les plaisirs et à tous les biens du monde et je m'unis à vous de toutes les forces de mon âme, ô on bien-aimé Rédempteur. De grâce, recevez-moi dans votre coeur; là, embrasez-moi de votre amour, mais embrasez-moi tellement que je n'aie plus même la pensée de me séparer de vous. Mon Jésus, sauvez-moi et que mon salut soit de vous aimer toujours et de louer vos miséricordes. « Éternellement je chanterai les miséricordes du Seigneur » (Psaume 88, 2).

 Marie, mon espérance, mon refuge, et ma mère, secourez-moi et obtenez-moi la sainte persévérance. Personne ne s'est perdu après avoir eu recours à vous. Je recours à vous; ayez pitié de moi.
 
 
 

VINGT-SIXIÈME CONSIDÉRATION
 

Des peines de l'enfer

« Ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice »
(Matthieu 25, 46)
 

PREMIER POINT
 

 L'homme en péchant, fait un double mal: il se détourne de Dieu, le souverain Bien, et il se tourne vers les créatures. « Car, dit le Seigneur, mon peuple a fait deux maux: ils m'ont abandonné, moi, la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes rompues qui ne peuvent retenir les eaux » (Jérémie 2, 13). Puisque le pécheur se tourne ainsi vers les créatures, au mépris de Dieu, il sera de toute justice qu'en enfer ces mêmes créatures, le feu, les démons le tourmentent: voilà la peine du sens. Mais comme la plus grande faute, celle qui constitue proprement le péché, consiste à se détourner de Dieu, par suite la plus grande peine des damnés, celle qui fera vraiment leur enfer, ce sera la peine du dam, ou la peine qui résulte de la perte de Dieu.

 Considérons d'abord la peine du sens. Il est de foi que l'enfer existe. C'est au centre de la terre que se trouve cette prison destinée à punir les pécheurs révoltés contre Dieu. Qu'est-ce que l'enfer? « Le lieu des tourments », comme l'appelle le mauvais Riche qui s'y trouve(Luc 16, 28). Lieu de tourments, où tous les sens et toutes les puissances du réprouvé ont à subir chacun son supplice spécial, et chaque sens sera d'autant plus tourmenté qu'il aura servi davantage à l'offense de Dieu. « Par où quelqu'un a péché, c'est par là qu'il est tourmenté » (Sagesse 11,17). « Autant il a été dans les délices, autant infligez-lui de tourments » (Apocalypse 18,7). La vue sera tourmentée par les ténèbres. Terre ténébreuse et « couverte des ombres de la mort », dit Job (Job 10, 21). Quelle compassion n'éprouvons-nous pas à savoir qu'un malheureux est enfermé pour la vie, pour quarante, pour cinquante ans dans un obscur cachot! L'enfer est un cachot, fermé de toutes part, où jamais ne pénétrera le moindre rayon de soleil ni aucune autre lumière. « Durant toute l'éternité il sera privé de lumière » (Psaume 48, 20). En ce monde le feu éclaire: mais en enfer il sera tout obscur. « La voix du Seigneur partage en deux la flamme du feu » (Psaume 28, 7), c'est à dire, selon l'explication de saint Basile (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 8, PG 29, 371), le Seigneur séparera le feu d'avec sa lumière, de telle sorte qu'il ne fera plus l'office d'éclairer, mais seulement de brûler; et comme le dit plus brièvement Albert le Grand (S. Albert le Grand, Summa theologica, p. II, qu. 2, Opera, t. 18, Lyon, 1651, p. 85), il séparera la clarté de la chaleur. De ce feu sortira une fumée, qui formera, pour aveugler les damnés, cet ouragan de ténèbres dont parle saint Jude: « Une tempête de ténèbres leur est réservée pour l'éternité » (Jude 13). A quoi saint Thomas ajoute que les réprouvés auront bien quelque lumière, mais « seulement ce qu'il faudra pour leur faire voir tout ce qui est de nature à les torturer (S. Thomas D'Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 97, art. 4, c: « L'enfer sera disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et les ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de souffrance... absolument parlant, ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là assez de lumière pour qu'on puisse voir ce qui peut faire souffrir l'âme » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 387-377). C'est ainsi qu'à ce faible rayon de lumière ils apercevront la laideur des autres damnés et qu'ils verront les démons prendre les formes les plus horribles et les plus épouvantables.

 L'odorat aura son tourment. Quel supplice d'être enfermé dans un chambre avec un cadavre putréfaction! « De leurs cadavres, dit Isaïe, s'élèvera une odeur fétide » (Isaïe 34,3). Le damné est contraint de rester parmi ces millions et ces millions de damnés, tous vivants pour souffrir et néanmoins à l'état de cadavres par l'infection qu'ils exhalent. D'après saint Bonaventure, si le corps d'un réprouvé était rejeté sur la terre, il suffirait, par son odeur infecte, à faire mourir tous les hommes. (Plusieurs auteurs anciens citent fréquemment ce texte mais sans jamais donner de référence à une oeuvre précise de S. Bonaventure.) Après cela, des insensés viendront nous dire: Si je vais en enfer, je n'y serai pas seul. Les malheureux! Plus il y a de monde dans l'enfer, plus on y souffre. « Réunis tous ensemble, ces malheureux, dit saint Thomas, loin de soulager leur misère, ne feront que l'aggraver » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 89, art. 4, c: « Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes. La société de ces malheureux ne diminue pas leur malheur, elle l'augmente » (RJ, trad. Réginald-Omez, p. 68-69). En effet tout contribue à les faire souffrir davantage: cette infection, les hurlements et aussi l'étroitesse de leur prison. Car dans l'enfer ils sont entassés, comme les brebis qui se pressent pendant l'hiver les unes contre les autres. « Ils sont jetés en enfer comme des brebis », dit David (Psaume 48, 15). Bien plus, ils y sont entassés, comme des raisins qu'on foule dans le pressoir. « Son pied foule le pressoir du vin de la fureur et de la colère de Dieu » (Apocalypse 19, 15). De là résulte un nouveau supplice: celui de l'immobilité. « Qu'ils deviennent immobiles comme la pierre » (Exode 15, 16). Par conséquent, dans quelque position que le damné tombe en enfer, au jour du jugement général, il devra la garder sans pouvoir jamais changer de place, ni même remuer le pied ou la main, tant que Dieu sera Dieu.

 L'ouïe sera tourmentée par les hurlements continuels et les lamentations de tous ces misérables désespérés, outre que les démons ne cesseront de faire le vacarme le plus assourdissant. « Des bruits terribles retentiront toujours à leurs oreilles », dit Job (Job 15, 21). Pour quelqu'un qui veut dormir, quel supplice n'est-ce pas d'entendre sans cesse un malade qui se lamente, un chien qui aboie, un enfant qui pleure? Malheureux réprouvés! Il leur faut entendre sans cesse et durant toute l'éternité les clameurs et les hurlements de tant de suppliciés. Pour le goût, le supplice de la faim. Dévorante est la faim qu'endure le damné. « Comme des chiens affamés, dit l'Écriture, ainsi souffriront-ils de la faim » (Psaume 58, 15). Mais jamais le damné n'aura même une miette de pain. De plus, telle est sa soif que toute l'eau de l'océan ne suffirait pas pour l'étancher. Mais il n'en recevra pas une seule goutte. Une goutte! Le Mauvais Riche la demandait, mais il ne l'a pas encore obtenue; et jamais, jamais il ne l'obtiendra.
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, voici à vos pieds un malheureux, coupable d'avoir si peu tenu compte de votre grâce et de vos châtiments. Quel serait à présent mon malheur, ô mon Jésus, si vous n'aviez pas eu pitié de moi! Depuis combien d'années je serais plongé dans cette fournaise horrible où brûlent déjà tant d'autres pécheurs! Ah! Mon Rédempteur, comment cette pensée ne m'enflamme-t-elle pas d'amour pour vous? Et comment pourrais-je jamais songer à vous offenser encore? De grâce, qu'il n'en soit pas ainsi, ô Jésus Christ, ô mon Dieu! Faites-moi plutôt mourir mille fois. Puisque vous avez commencé l'oeuvre, achevez-là. Vous m'avez tiré du bourbier de mes nombreux péchés et vous m'avez appelé avec tant d'amour à vous aimer. Faites que j'emploie entièrement à votre service tout ce temps que vous m'accordez. Ah! Comme les damnés désireraient un jour, une heure de ce temps que me donne votre miséricorde. Et moi, que ferai-je? Vais-je continuer à le dissiper en choses qui vous déplaisent? Ne le permettez pas, ô mon Jésus; je vous en supplie par les mérites de ce sang qui m'a jusqu'ici délivré de l'enfer. Je vous aime, ô Bien suprême; et, parce que je vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Non, je ne veux plus vous offenser, mais toujours vous aimer.
 Ma Reine et ma Mère, ô Marie, priez Jésus pour moi et obtenez-moi le don de la persévérance et de son saint amour.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 De toutes les peines que le damné souffre dans ses sens, la plus cruelle c'est celle du feu, qui affecte le toucher. « La chair de l'impie, dit l'Ecclésiastique, aura pour bourreaux le feu et le ver » (Ecclésiastique 7, 17). Aussi, dans la sentence finale, le Seigneur en fait-il mention à part: « Retirer-vous de moi, maudits, allez au feu éternel » (Matthieu 25, 41). Même en ce monde, la peine du feu est la plus grande de toutes les peines. Et pourtant notre feu et le feu de l'enfer diffèrent tellement que, mis à côté l'un de l'autre, le premier ne conserve plus que l'apparence du feu; et, comme dit saint Augustin, « ce n'est du feu qu'en peinture » (S. Augustin, Sur le Psaume 49, n. 7, PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465)). Saint Vincent Ferrier ajoute qu'auprès du feu de l'enfer, le nôtre perd toute sa chaleur (S. Alphonse fait référence à une pensée chère à S. Vincent Ferrier qui parle souvent du feu « intolérable » et « inextinguible » de l'enfer. Cf., par exemple, Sermones oestivales, Venise, 1573, pp. 195, 230, 472, 478). La raison en est que Dieu à crée le feu d'ici-bas pour notre utilité, tandis que le feu de l'enfer, il l'a formé tout exprès pour tourmenter. « Autre est le feu qui sert aux usages de l'homme, dit Tertullien, autre le feu qui sert à la justice de Dieu » (Tertullien, Apologétique, c. 48, 14-15, PL 1, 527-528). C'est au souffle de la colère que ce feu vengeur s'alluma, comme Dieu le déclare lui-même: « Un feu s'est allumé dans ma fureur » (Jérémie 15, 14). Aussi Isaïe l'appelle-t-il un esprit d'ardeur: « Vienne le Seigneur laver les souillures par un esprit d'ardeur » (Isaïe 4, 4). Le damné ne sera pas seulement exposé au feu, mais plongé dans le feu: « Maudits, allez dans le feu éternel ». Aussi le malheureux damné sera tout environné de flammes, comme le bois dans une fournaise. Il aura donc un abîme de feu sous ses pieds, un abîme de feu par-dessus la tête; un abîme de feu autour de lui. Ce qu'il touche, ce qu'il voit, ce qu'il respire, c'est du feu, rien que du feu. Il sera dans le feu, comme le poisson dans l'eau. Que dis-je? Non content de l'entourer, le feu, pénétrant à l'intérieur, ira tourmenter le damné jusque dans ses entrailles. Son corps ne sera plus que du feu, en sorte que les entrailles lui brûleront dans le corps, le coeur dans la poitrine, le cerveau dans la tête, le sang dans les veines, la moelle même dans les os. « O Dieu! S'écrie le Roi Prophète, vous en ferez autant de fournaises embrasées. » (Psaume 20, 10). Voilà donc ce que deviendra chaque damné: une fournaise ardente au dedans de lui-même. Combien de personnes qui ne voudraient pour rien au monde voyager par un chemin exposé aux rayons du soleil, demeurer dans une chambre trop chauffée, supporter une étincelle qui jaillit d'un cierge, d'une bougie. Et ces mêmes personnes ne craignent pas le feu de l'enfer! « Qui de vous, s'écrie Isaïe, pourra séjourner dans ce feu dévorant? » « Isaïe 23, 14). Oui, dévorant; car de même qu'une bête féroce dévore un chevreau, ainsi le feu de l'enfer dévore le damné; il dévore, mais sans jamais le faire mourir. « Continue, dit saint Pierre Damien s'adressant à l'impudique, continue, ô insensé, à tenter ta chair. Un jour viendra, ou plutôt une nuit, où tes impuretés se changeant en une poix brûlante raviveront dans tes entrailles et rendront d'autant plus terrible la flamme qui te brûlera sans cesse en enfer » (S. Pierre Damien, De caelibatu sacerdotum, c. 3,  145, 385). Saint Jérôme ajoute que ce feu fera ressentir tous les tourments, toutes les douleurs que l'on souffre sur cette terre, douleurs de côté, de tête, d'entrailles, de nerfs. « Par le seul supplice du feu, dit-il, les pécheurs subissent en enfer tous les supplices ».  (S. Jérôme selon G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 34, disc. 7, t. 2, Venise, 1703, p. 614. Mansi renvoie à une lettre de S. Jérôme à Pammachius, mais le texte cité ne se trouve dans aucune lettre authentique.) Il n'y a même pas jusqu'au supplice du froid que ce feu ne fasse endurer. « Que le damné, dit Job, passe du froid le plus glacial à la plus excessive chaleur » (Job 24, 19)! Mais, qu'on y fasse attention, toutes ces tortures d'ici-bas ne sont qu'une ombre, d'après saint Jean Chrysostome, en comparaison des peines de l'enfer. « Entassez flammes sur flammes, aiguisez le fer; comparés à ceux de l'enfer, que sont ces supplices? Une ombre légère », répond le saint docteur. (S. Jean Chrysostome, Homélie 31 sur l'épître aux Romains, n. 5, PG 60, 674: « Car enfin de quel mal prétendez-vous me parler? De la pauvreté, de la maladie, de la captivité, de la mutilation de nos corps? Mais tous ces maux ne sont que risibles, comparés à l'autre châtiment » (JEA, t. 10, p. 421)).

 Chaque puissance de l'âme aura pareillement son tourment à part. Le damné sera tourmenté dans sa mémoire par le souvenir des années que le ciel lui donna pour se sauver et qu'il fit servir à se perdre, et des grâces qu'il reçut de Dieu et dont il ne voulut pas profiter. Il sera tourmenté dans son intelligence, parce qu'il comprendra d'une part la grandeur du bien qu'il a perdu en perdant le ciel et Dieu, et d'autre part, son impuissance de jamais les recouvrer. Il sera tourmenté dans sa volonté, en voyant que de toutes ses demandes aucune ne sera plus exaucée. « Le désir des pécheurs périra » (Psaume 111, 10). Le malheureux! Jamais il n'aura rien de ce qu'il désire et toujours il aura ce qu'il abhorre, c'est-à-dire ces éternels supplices. Il voudrait sortir de ces tourments et trouver la paix; mais sans cesse il sera tourmenté et jamais il n'aura la paix.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Jésus, c'est votre sang et c'est votre mort qui font toute mon espérance. Vous avez voulu mourir pour me délivrer de la mort éternelle, mais moi, misérable que j'étais, tant de fois j'ai mérité l'enfer! Et pourtant, Seigneur, à qui donc avez-vous fait part, plus qu'à moi, des mérites de votre Passion? Je vous en conjure, ne me laissez pas vivre plus longtemps, oublieux des grâces sans nombre que vous m'avez faites. Vous m'avez délivré du feu de l'enfer parce que vous ne voulez pas que je brûle de ce feu horrible, mais bien du feu si doux de votre amour. Aidez-moi donc afin que je puisse répondre à votre désir. Si je me trouvais maintenant en enfer, je ne pourrais plus vous aimer. Je vous aime, ô Bonté infinie; je vous aime, ô mon Rédempteur, qui m'avez tant aimé. Comment ai-je pu vivre si longtemps sans penser à vous? Vous au contraire, vous n'avez jamais cessé de penser à moi; soyez-en béni, Seigneur! Car si vous m'aviez oublié, ou bien je serai maintenant dans l'enfer ou bien je n'aurais pas la douleur de mes péchés. Cette douleur que je ressens de vous avoir offensé, ce désir que j'éprouve de vous aimer beaucoup sont des dons de votre bonté et me prouvent que votre grâce continue à m'assister. Je vous en remercie, ô mon Jésus! Désormais j'espère vous consacrer tout le reste de ma vie. Je renonce à tout. Je ne veux plus penser qu'à vous servir et à vous plaire. Rappelez-moi toujours l'enfer que j'ai mérité et les grâces que vous m'avez faites. Ne permettez pas que j'aille de nouveau vous trahir et me condamner moi-même à cet affreux abîme.

 Sainte Mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur. C'est votre intercession qui m'a délivré de l'enfer. Qu'elle me délivre également, ô ma mère, du péché qui seul peut de nouveau me condamner à l'enfer.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Mais toutes ces peines ne sont rien, comparées à la peine du dam. Ténèbres, infections, hurlements, feu dévorant, tout cela ne fait pas l'enfer. Ce qui fait l'enfer, c'est le malheur d'avoir perdu Dieu. « Qu'on ajoute tourments à tourments, dit saint Bruno, qu'importe, s'il n'y avait pas la privation de Dieu » (G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 34; disc. 22, t. 2, Venise, 1703, p. 646, attribue ce texte à saint Bruno). « Mettez mille enfers, dit également saint Jean Chrysostome, vous n'aurez encore rien de comparable à la peine du dam » (S. Jean Chrysostome, Homélie 13 sur l'épître aux Philippiens, ch. 4, n. 4, PG 62, 280: « Multipliez tant qu'il vous plaira les douleurs de l'enfer, vous n'aurez pas encore la douleur, l'angoisse d'une âme à cette heure terrible où l'univers s'ébranle... » (JEA, t. 11, p. 86)). Et saint Augustin ajoute que si les damnés jouissaient de la vue de Dieu, ils ne sentiraient plus aucune peine et l'enfer se changerait en paradis. (S. Augustin (auteur inconnu, selon Glorieux,n. 40), De triplici habitaculo, c. 4, PL 40, 995). Pour comprendre quelque peu la peine du dam, représentons-nous, par exemple, une personne qui vient de perdre une pierre précieuse d'une valeur de cent écus. Assurément elle a un grand chagrin. Mais si le diamant vaut deux cents écus, son chagrin croît d'autant. Bref, plus est considérable la valeur de l'objet perdu, plus aussi est grande la peine qu'on ressent de sa perte. Or, quel bien le damné a-t-il perdu? Un bien infini qui est Dieu. C'est pourquoi il ressent en quelque sorte une peine infinie, ainsi que s'exprime saint Thomas: « La peine du damné est infinie, parce qu'il y a pour lui perte d'un bien infini ». (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la - IIae, qu. 87, art. 4, c: « Ce qui correspond à l'éloignement de Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie comme cet éloignement, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire de Dieu même » (RJ, trad. R. Bernard, p.188)).

 Les saints sont les seuls ici-bas à redouter cette peine. « Autant, dit saint Augustin, elle est sensible à ceux qui aiment Dieu, autant elle est étrangère à ceux qui la méprisent » (S. Augustin, Sur le Psaume 49, n. 7, PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465)). Saint Ignace de Loyola disait: « Seigneur, je consens à tout, excepté au malheur de me trouver séparé de vous! » (Orlandini, Historia Societatis Iesu, lib. 10, n. 55-62, Rome, 1615, p. 318). Quant aux pécheurs, ils ne comprennent rien à cette peine, eux qui, de gaieté de coeur, passent des mois et des années loin de Dieu parce qu'ils vivent dans les ténèbres. Mais à la mort, ils devront reconnaître la grandeur du bien qu'ils perdent. Au sortir de cette vie, l'âme comprend sur-le-champ que Dieu est sa fin suprême. « Libre des entraves du corps, dit saint Antonin, elle voit que Dieu est le souverain bien et qu'elle a été créée pour lui » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. I, tit. 5, c. 3 § 3, t. 1, Vérone, 1740, p. 402). La voilà donc qui s'élance aussitôt pour le posséder. Mais si elle est en état de péché, Dieu la repousse. Qu'un chien, tenu à la chaîne, aperçoive un lièvre, quels efforts ne fait-il pas pour rompre sa chaîne et s'élancer sur sa proie? Ainsi l'âme, à sa sortie du corps, est naturellement attirée vers Dieu; mais le péché la tient au loin et la jette dans l'enfer. « Vos iniquités ont mis une séparation entre vous et votre Dieu » (Isaïe 59,2). L'enfer est donc tout entier dans cette première parole de la sentence de condamnation: « Maudits, retirez-vous de moi ». Allez, dira Jésus Christ, je ne veux pas que vous voyiez jamais ma face. « Que l'on parle de mille enfers, s'écrie saint Jean Chrysostome, jamais on ne dira quel est le malheur de celui qui devient pour Jésus Christ un objet d'horreur » (S. Jean Chrysostome, Homélie 23 (al. 24) sur saint Matthieu, n. 8, PG 57, 317: « L'enfer est sans doute une chose terrible; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de ces autres maux: d'être chassé de la gloire, d'être haï de Jésus Christ, d'entendre de sa bouche: Je ne vous connais pas » (JEA, t. 7, p. 199)). Quand David fit signifier à son fils Absalon de ne plus paraître en sa présence, ce fut pour le jeune prince une telle douleur qu'il répondit: « Dites à mon père qu'il me permette de voir sa face ou qu'il me donne la mort » (2 Samuel 14, 32). Philippe II (L. Siniscalchi, La scienza della salute, médit. 5, p. 2, Padoue, 1773, p. 136), voyant un grand de sa cour se tenir avec irrévérence dans l'église, lui dit: Ne paraissez plus devant moi. Ce seigneur en conçut un tel chagrin que, rentré chez lui, il mourut de douleur. Que sera-ce donc quand, à l'heure de la mort, Dieu dira au réprouvé: Retire-toi; je ne veux plus te voir? « Je lui cacherai ma face; et tous les maux viendront fondre sur lui » (Deutéronome 31, 17). Vous n'êtes plus à moi, dira Jésus Christ aux réprouvés dans la vallée de Josaphat, et je ne suis plus à vous. « Et Dieu dit: Voici son nom; nomme-le celui qui n'est plus mon peuple; parce que vous n'êtes plus mon peuple et que moi je ne serai plus rien pour vous » (Osée 1, 9).

 Quelle douleur pour un fils, une épouse, de dire à son père, à son époux expirant: Mon père, mon époux, je ne vous verrai plus! Si en ce moment nous entendions une âme damnée gémir et se lamenter, et que nous lui disions: O âme, pourquoi verses-tu tant de larmes? Certainement elle ne nous répondrait que par ces mots: Je pleure parce que j'ai perdu Dieu et que jamais je ne le verrai. La malheureuse! Si du moins elle pouvait aimer Dieu dans l'enfer et se résigner à la divine volonté! Si elle le pouvait, l'enfer ne serait plus l'enfer. Mais non; elle ne peut, infortunée qu'elle est, se résigner à la volonté de Dieu; parce qu'elle s'est constituée l'ennemie de cette divine volonté. Elle ne peut pas non plus aimer son Dieu; mais elle le hait et toujours le haïra; et ce sera son enfer de reconnaître Dieu pour le Bien suprême et de se voir forcée de le haïr dans le temps même où elle comprend qu'il est digne d'un amour infini. « Je suis ce pervers privé de l'amour de Dieu »: ainsi répondit le démon à sainte Catherine de Gênes, quand celle-ci lui demanda qui il était. (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria SS... t . 2, Naples, 1756, p. 228. Cf. C. Marabotto-E. Vernazza, Vita... di S. Caterina Fiesca Adorna, c. 14, n. 12, Padoue, 1743, pp. 59-60)

 Le réprouvé haïra et il maudira Dieu; en maudissant Dieu, il maudira tous les bienfaits qu'il a reçus de Dieu: la Création, la Rédemption, les sacrements; spécialement le Baptême et la Pénitence et surtout le très Saint Sacrement de l'autel. Il maudira tous les anges et tous les saints, mais surtout son Ange Gardien et ses saints Patrons, et plus particulièrement encore la très sainte Mère de Dieu. Mais ses plus furieuses malédictions seront pour les trois Personnes Divines et en particulier pour le Fils de Dieu, qui s'immola sur la croix afin de le sauver et dont il maudira les plaies, le sang, les douleurs et la mort.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, vous êtes donc mon souverain Bien, un Bien infini! Et moi, j'ai consenti tant de fois à vous perdre. Je savais qu'en péchant je vous causais la plus grande des peines et que je perdais votre grâce; néanmoins j'ai péché. Si je ne vous voyais pas attaché à la croix, donnant votre vie pour moi, non certes, ô Fils de Dieu! Je n'aurai pas l'audace de vous demander ni d'espérer de vous mon pardon. Père éternel, ne jetez pas les yeux sur moi, mais sur votre Fils bien-aimé, qui vous demande pour moi grâce et miséricorde, exaucez-le et pardonnez-moi. A cette heure, je devrais depuis tant d'années me trouver en enfer, sans espérance de pouvoir jamais vous aimer ni recouvrer votre grâce que j'ai perdue. Mon Dieu, je me repens par-dessus toutes choses de vous avoir outragé au point de renoncer à votre amitié et de mépriser votre amour, et cela pour les misérables plaisirs de ce monde. Ah! Que ne suis-je mort plutôt mille fois! Et comment ai-je pu venir à cet excès d'aveuglement et de folie? Soyez béni, Seigneur, de me donner le temps nécessaire pour réparer le mal que j'ai fait. Puisque, par votre miséricorde, je me vois hors de l'enfer et que je puis encore vous aimer. Non, je ne veux plus différer de me convertir et de me donner tout à vous. Je vous aime, Bonté infinie; je vous aime, ma vie, mon trésor, mon amour, mon tout. Rappelez-moi sans cesse, Seigneur, l'amour que, vous m'avez porté et l'enfer où je devrais me trouver, afin que cette pensée m'anime sans cesse à vous offrir des actes d'amour et à vous dire continuellement: Je vous aime, je vous aime, je vous aime.

 O Marie, ma Reine, mon Espérance et ma Mère, si j'étais en enfer, je ne pourrais plus vous aimer. Je vous aime, ô ma Mère, et j'espère que, grâce à votre secours, je ne cesserai plus de vous aimer, vous et mon Dieu. Aidez-moi; priez Jésus pour moi.
 
 
 

VINGT-SEPTIÈME CONSIDÉRATION
 

Éternité de l'enfer
 

« Et ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice »
(Matthieu 25, 46)
 
 

PREMIER POINT
 

 Si l'enfer n'était pas éternel, ce ne serait pas l'enfer. Une souffrance qui ne dure pas longtemps n'est pas une grande souffrance. A ce malade on perce un abcès, à cet autre on brûle un membre gangrené; certes, la douleur est vive; mais, comme elle passe vite, ce n'est pas un grand tourment. Au contraire quelle souffrance ne serait-ce pas, si l'une ou l'autre de ces deux opérations se prolongeait durant toute une semaine, tout un mois? Quand la douleur dure longtemps, fut-elle légère, comme un mal d'yeux, un mal de dents, elle devient insupportable; et que serait-ce si elles duraient un mois, une année? Que sera-ce donc de l'enfer? Car ce n'est pas la même comédie ni la même musique, qu'on y entend toujours; ce n'est pas un simple mal d'yeux ou de dents qu'il s'agit d'endurer; et ce n'est pas seulement au supplice de la taille ou du fer rougi qu'on se voit condamné; en enfer se trouvent réunis tous les tourments et toutes les douleurs. Et pour combien de temps? Pour toute l'éternité. « Ils seront tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles » (Apocalypse 20, 10).

 L'éternité de l'enfer est de foi. Ce n'est pas là une opinion quelconque, mais une vérité, fréquemment attestée par Dieu dans les Saintes Écritures: « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel... Ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice » (Matthieu 25, 41-46). Ils subiront les peines de la perdition éternelle » (2 Thessaloniciens 1, 9). « Tous seront salés par le feu » (Marc 9, 48). Comme le sel conserve les aliments, ainsi le feu de l'enfer tourmente les damnés, de telle sorte qu'à l'instar du sel il leur conserve la vie. « Là, dit saint Bernard, le feu consume de manière à conserver toujours ». (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 3, n. 10 PL 184, 491).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, si vous m'aviez envoyé en enfer, comme je l'ai déjà tant de fois mérité, et qu'ensuite vous m'en eussiez fait sortir par votre miséricorde, quelles obligations je vous aurais et quelle vie sainte je me serais empressé de mener! Et maintenant que, par votre miséricorde bien plus grande, vous m'avez empêché de tomber en enfer, que ferais-je? Vais-je de nouveau vous offenser et provoquer votre colère pour qu'enfin vous m'envoyiez brûler dans cette prison, où brûlent déjà tant de rebelles, moins coupables que moi? Hélas! Oui, mon Rédempteur telle a été ma conduite par le passé: dans votre miséricorde, vous me donniez du temps; et moi, au lieu de l'employer à pleurer mes péchés, je l'employais à vous irriter davantage. Bénie soit votre bonté infinie de m'avoir tant supporté! Si elle n'était pas infinie, comment aurait-elle pu me souffrir? Je vous remercie donc de m'avoir attendu avec tant de patience jusqu'à ce jour, mais surtout je vous remercie de m'accorder en ce moment votre lumière et de me montrer ainsi ma folie et le tort que j'ai eu de vous outrager par tant de péchés. Mes péchés, je les déteste, ô mon Jésus, et je m'en repens de tout mon coeur. Pardonnez-moi par les mérites de votre Passion et assistez-moi de votre grâce afin que je ne vous offense plus. J'ai bien lieu de craindre que désormais vous ne m'abandonniez dès mon premier péché mortel! Seigneur, je vous en prie, ranimez dans mon coeur cette trop juste crainte chaque fois que le démon viendra de nouveau me pousser au péché. O mon Dieu! Je vous aime et je ne veux plus vous perdre; assistez-moi de votre grâce.

 Vous aussi, ô très sainte Vierge Marie, aidez-moi; faites que dans mes tentations, je recoure toujours à vous, afin que je ne perde plus mon Dieu. O Marie, vous êtes mon Espérance.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Quand on entre en enfer, c'est pour toute l'éternité. On n'en sort jamais plus. Cette pensée faisait trembler David. « Que l'abîme ne m'engloutisse pas, disait-il, et que le puits ne ferme pas sa bouche sur moi. » (Psaume 68, 16). Le réprouvé n'est pas plutôt tombé dans cet abîme de tourments que l'ouverture se ferme et se ferme pour toujours. En enfer il y a une porte pour entrer, et il n'y en a pas pour sortir; et, comme dit Eusèble d'Emèse, « on y descend, mais jamais on ne remonte » (Eusèbe d'Emèse (ou Eusèbe le Gaulois), Homélie 3 sur l'Épiphanie, Opéra, Paris, 1575, fol. 247. Sur l'attribution de ces homélies à Eusèbe d'Emèse ou Eusèbe le Gaulois, voir PG 86, 287-291, 461-464); et c'est ainsi qu'il explique les paroles du Psalmiste: « que le puits ne ferme pas sa bouche sur moi »; car, au fur et à mesure qu'il engloutit ses victimes, le gouffre se ferme en haut et ne s'ouvre qu'en bas. Tant que le pécheur conserve un souffle de vie, on peut toujours espérer sa conversion; mais si la mort vient à le frapper dans l'état de péché, toute espérance s'évanouit. « Quand la mort sera venue, il n'y aura plus pour l'impie aucune espérance » (Proverbes 11, 7). Si du moins les damnés pouvaient se bercer de quelques fausses espérances et trouver ainsi un certain allégement à leur désespoir. Voyez ce malheureux, tout couvert de plaies et abandonné sur son lit de douleur. En vain les médecins désespèrent de le guérir, lui se nourrit d'illusions et il se console encore: Qui sait, se dit-il, si on ne finira pas par trouver quelque médecin ou quelque remède capable de me guérir? Le malheureux, condamné aux galères pour toute sa vie, trouve également le moyen de se consoler: Qui sait, pense-t-il, ce qui peut arriver et si je ne verrai pas tomber mes chaînes? Le damné pourrait-il, lui aussi, se flatter au moins d'une fausse espérance et se dire en lui-même: Qui sait si je ne sortirais pas un jour de cette prison? Non; en enfer il n'y a nulle espérance, ni vraie, ni fausse; ce terme: qui sait? N'y a pas cours. « Je te poserai, dit Dieu, devant ta propre face » (Psaume 49, 21). Le malheureux aura toujours écrite devant ses yeux la sentence qui le condamne à gémir toujours dans cet abîme de tourments. « Ils s'éveilleront, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour l'opprobre, afin qu'ils l'aient toujours sous les yeux » (Daniel 12, 2). Conséquemment ce que le damné souffre, il le souffre non pas instant par instant, mais à chaque moment il endure la peine de l'éternité; car, se dit-il, ce que je souffre actuellement je dois toujours le souffrir! « Oui, s'écrie Tertullien, ils supportent le poids de l'éternité ». (Tertullien, Apologétique, c. 48, PL 1, 527).

 Adressons donc au Seigneur la prière de saint Augustin: « Brûlez, taillez; frappez sans pitié dans le temps afin que vous m'épargniez dans l'éternité » (La phrase, citée par beaucoup d'auteurs ascétiques, ne se trouve pas telle quelle chez S. Augustin. Mais on y trouve l'idée dans: Sur le Psaume 33, sermon 2, n. 20, PL 36, 139; Sermon 70, n. 2, PL 38, 443). Les châtiments de cette vie passent; mais ceux de l'autre vie ne passeront jamais. « Vos flèches traversent l'air, la voix de votre tonnerre roule comme dans une roue » (Psaume 76, 18-19). Redoutons les châtiments de l'autre vie; oui, redoutons cette voix du tonnerre divin, c'est-à-dire cette sentence de l'éternelle damnation qui sortira de la bouche du Juge suprême au jour du jugement général pour frapper les réprouvés: « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel ». Il est dit: comme dans une roue. La roue est la figure de l'éternité; car on n'en trouve pas le bout. « Voilà que j'ai tiré de son fourreau mon glaive irrévocable » (Ezéchiel 21, 5). Grand sera le supplice de l'enfer; mais ce qui doit surtout nous épouvanter, c'est son irrévocable durée.

 Eh quoi, dira quelque incrédule, est-ce là de la justice? Comment, pour un péché d'un instant une peine est éternelle! Et moi, je dis: Comment le pécheur peut-il, précisément pour un plaisir d'un instant, avoir l'audace d'offenser un Dieu d'une Majesté infinie? Même auprès des tribunaux de la terre, la peine ne se mesure pas à la durée, mais à la qualité du délit. « Bien qu'un homicide se commette en un clin d'oeil, dit saint Thomas, ce n'est pourtant pas une peine d'un instant qu'on lui applique » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la – IIae, u. 87, art. 3, ad. 1: « Aussi bien dans les jugements de Dieu que dans ceux des hommes, la peine est, quant à sa rigueur, proportionnée au péché. Mais... dans aucun jugement, il n'est requis que la peine soit égale à la faute quant à la durée. Car, parce que l'adultère ou l'homicide se commettent en un moment, ce n'est pas une raison de les châtier par une peine d'un moment » (RJ, trad. R. Bernard, p. 184)). Pour un péché mortel, c'est encore trop peu d'un enfer. Car l'offense, faite à une Majesté infinie, appelle un châtiment infini. « Tout péché mortel fait à Dieu une injure infinie, dit saint Bernardin de Sienne, et pour une injure infinie il faut une peine infinie » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 12, a. 2, c. 2, Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 237). Mais, parce que la créature ne peut endurer une peine infinie en intensité, c'est justice, dit le docteur Angélique, que Dieu rende cette peine infinie en durée. (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 99, art. 1, c (RJ, trad. Réginald-Omez, p. 450)).

 Outre cela, cette peine doit nécessairement être éternelle, d'abord parce que le damné ne peut plus satisfaire pour son crime. Ici-bas, le pécheur peut, en faisant pénitence, satisfaire dans la mesure que les mérites de Jésus Christ lui sont appliqués. Mais il n'y a plus pour le damné aucune application des mérites de Jésus Christ. C'est pourquoi, lui-même ne pouvant apaiser Dieu et son péché devenant ainsi éternel, éternelle aussi doit être sa peine. « Dieu ne recevra pas de satisfaction et le pécheur sera éternellement dans la douleur » (Psaume 48, 8). De là cette parole de Vincent de Beauvais: « Toujours il y aura lieu de punir la faute et jamais il y aura moyen de l'expier » (Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 3, dist. 3, Venise, 1591, p. 147). Car, remarque saint Antonin, en enfer le pécheur ne peut se repentir, et par conséquent Dieu reste toujours irrité contre lui. (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tit. 14, c. 5, § 2, t. 4, Vérone, 1740, col. 792). « Peuple, s'écrie Malachie, peuple, contre lequel Dieu s'est irrité à jamais » (Malachie 1, 4). J'ajoute ceci: encore que Dieu voulût accorder le pardon, le pécheur n'en voudrait pas, parce que sa volonté est obstinée et confirmée dans la haine de Dieu. « Bien loin que les réprouvés s'humilient jamais, dit Innocent III, la malignité de leur haine ira toujours en augmentant » (Innocent III, De contemptu mundi, lib. 3, c. 10, PL 217, 741). Et saint Jérôme ajoute: « Ils sont en proie au plus insatiable désir de pécher » (W. Strabus, Glossa ordinaria in Prov. 27, 20, PL 113, 1110). La guérison du damné est donc désespérée puisqu'il refuse de guérir. « Ma douleur est devenue perpétuelle et ma plaie désespérée refuse de guérir » (Jérémie 15, 18).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Rédempteur, si maintenant je me trouvais en enfer, comme je ne l'ai que trop mérité, je m'obstinerais donc à vous haïr, vous, mon Dieu, qui êtes mort pour moi. Grand Dieu! Quel enfer que cet enfer! Vous haïr, vous, qui m'avez tant aimé! Vous haïr, vous, une Beauté infinie, une Bonté infinie, digne par conséquent d'un amour infini! Oui; si je me trouvais en enfer, telle serait présentement ma misère que je ne voudrais pas même du pardon que vous m'offrez en ce moment. Soyez donc béni, ô mon Jésus! de m'avoir traité avec tant de miséricorde; et puisque maintenant je puis être pardonné et que je puis vous aimer, je veux être pardonné et je veux vous aimer. Vous m'offrez mon pardon; et moi je vous le demande et j'espère que, par vos mérites, je l'obtiendrai. Je me repens de toutes les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous, ô Bonté infinie! Daignez me pardonner. Je vous aime de tout mon coeur. Ah! Seigneur, quel mal m'avez-vous fait pour que j'aille en enfer vous haïr à jamais comme mon ennemi? Lequel de mes amis a fait et souffert pour moi ce que pour moi vous avez fait et souffert, ô mon Jésus? De grâce, ne permettez pas que j'encoure encore votre inimitié et que je perde de nouveau votre amour; faites-moi mourir plutôt que de me laisser retomber dans ce malheur suprême.

 O Marie, cachez-moi sous votre manteau et ne permettez pas que je m'en éloigne jamais pour me révolter contre Dieu et contre vous.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 En cette vie, il n'y a rien que les pécheurs redoutent comme la mort. Mais en enfer ce sera la chose qu'ils désireront le plus. « Ils chercheront la mort et ils ne la trouveront pas; ils souhaiteront de mourir et la mort s'enfuira d'eux » (Apocalypse 9,6). Aussi saint Jérôme s'écrie-t-il: « O mort, que tu serais maintenant douce à ceux qui te trouvaient si cruelle! » (S. Bonaventure, Soliloquium, c. 3, § 3, Opera, t. 8, Quarrachi, 1898, p. 54. Dans l'édition critique de ce livre, l'attribution du texte à S. Jérôme a été supprimée). « Les damnés, dit David, serviront de pâture à la mort » (Psaume 48, 15). Ce que saint Bernardin explique ainsi (S. Bernardin de Sienne ( et non S. Bernard), Quadragesimale de Evangelio aerterno, sermo 11 art. 3, c. 3 § 3, Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 227): De même que la brebis, en paissant l'herbe, prend la verdure sans s'attaquer aux racines; de même la mort se repaît des damnés. Elle les tue à chaque instant, mais elle les conserve en vie, pour continuer éternellement de les tuer à force de souffrances. Il arrive ainsi que le damné meurt à chaque minute sans jamais mourir. « En proie aux flammes vengeresses, dit saint Grégoire, la vie ne sera jamais qu'une mort continuelle ». (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch. 17, n. 21, PL 75, 1092 « Il paiera tout ce qu'il a fait et il ne sera pas consumé. Il paie, en effet, dans la torture les désirs qu'en ce monde il a gardés intacts en dépit de la loi, et livré aux flammes vengeresses, il meurt toujours parce qu'il est toujours gardé intact de la mort » (SC 221, trad. A. Bocognano, p. 43)). Qu'un homme expire de douleur, il n'y a personne qui ne lui porte compassion. Ah! Si du moins le damné avait quelqu'un pour compatir à son sort! Mais non; le malheureux meurt de moment en moment à force de douleurs, et il n'y a pas et il n'y aura jamais personne pour le plaindre. Ouvrez-moi par pitié, criait l'empereur Zénon, enfermé dans un cachot (C. Baronius, Annales Ecclesiastici, an 491, n. 1, t. 8, Lucques, 1741, p. 532). Mais on n'y prit pas seulement garde; et après sa mort, on trouva que, dans son désespoir, il avait dévoré la chair de ses bras. Du fond de leur prison les damnés poussent des cris affreux. Mais personne ne leur vient en aide; et même personne ne leur porte la moindre compassion. « Ils se lamentent, dit saint Cyrille, mais aucune main secourable n'est tendue vers eux; ils pleurent, mais ils n'obtiennent aucune compassion » (S. Cyrille d'Alexandrie, De exitu animi et de secundo adventu, homélie 14, PG 77, 1075).

 Et cette misère, combien de temps ont-ils à l'endurer? Toujours, toujours. On lit, dans les Exercices spirituels du Père Segneri le jeune, publiés par Muratori (L. A. Muratori, Esercizi spirituali esposti secondo il metodo del P. Paolo Segneri iuniore, Venise, 1739, p. 222), qu'à Rome, un démon qui tenait le corps d'un possédé, ayant été interrogé sur le nombre d'années qu'il avait à rester dans l'enfer, répondit avec rage et en frappant de la main sur un siège: Toujours, toujours! L'épouvante fut telle que beaucoup de jeunes gens du Séminaire Romain, témoins de cette scène, firent une confession générale et changèrent de vie, grâce à cette grande prédication en deux mots: Toujours, toujours! Malheureux Judas! Voilà dix-sept cents ans et plus qu'il est en enfer; et son enfer ne fait encore que de commencer. Malheureux Caïn! Voilà cinq mille sept cents ans qu'il est dans le feu, et pour lui aussi l'enfer en est à son commencement. Un jour on demandait à un autre démon depuis combien de temps il se trouvait en enfer: depuis hier, répondit-il. Comment! Depuis hier, lui dit-on. Mais n'es-tu pas damné depuis plus de cinq mille ans? Ah! Reprit-il, si vous saviez ce que veut dire ce mot: Éternité, vous comprendriez que cinq mille ans ne comptent pas même pour un instant (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria SS.... , t. 1, Naples, 1756, p. 305). Si un ange disait à un damné: Vous sortirez de l'enfer, mais seulement quand il se sera écoulé autant de siècles qu'il existe de gouttes d'eau dans l'océan, de feuilles sur les arbres, de grains de sable au bord de la mer, le damné en aurait plus de joie qu'un mendiant à la nouvelle de son élévation à la royauté. Oui; parce que tous les siècles s'écouleront et se multiplieront une infinité de fois et l'enfer sera toujours à son commencement. Volontiers chaque damné ferait à Dieu cette proposition: Seigneur, augmentez mon supplice, tant qu'il vous plaît; faites-le durer autant que vous voulez; mettez-y seulement un terme et je serai content. Mais non; ce terme n'arrivera jamais. En enfer, la trompette de la justice divine ne sonnera que ces mots: Toujours! Toujours! Jamais! Jamais!

 « Où en sommes-nous de la nuit », demanderont les damnés au démon (Isaïe 21, 11)? Quand finira-t-elle? Quand cesseront ces sons lugubres de la trompette, ces hurlements, cette infection, ces flammes, ces tortures? Réponse: Jamais! Jamais! Combien de temps durera tout cela? Réponse: Toujours! Toujours! Ah! Seigneur, éclairez tant d'aveugles. On les supplie de ne pas se damner; et ils répondent: Après tout, si je vais en enfer, patience. Grand Dieu! Ils n'ont pas la patience de supporter un léger froid, de demeurer dans un appartement trop chaud, d'endurer une contusion; et après cela, ils auront la patience d'être plongés dans un océan de feu, foulés aux pieds des démons, abandonnés de Dieu et des hommes, durant toute l'éternité.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Père des miséricordes, « Seigneur, mon Dieu, vous n'abandonnez pas ceux qui vous cherchent » (Psaume 9, 11). Par le passé, je vous ai tant de fois trahi et méprisé et vous ne m'avez pas abandonné; ne m'abandonnez donc pas, maintenant que je reviens à vous. Je me repens, ô mon souverain Bien, d'avoir fait assez peu  cas de votre grâce pour l'échanger contre de misérables bagatelles. Regardez les plaies de votre divin Fils; entendez-les élever vers vous leurs voix suppliantes pour implorer mon pardon; et pardonnez-moi. Et vous, mon Rédempteur, rappelez-moi sans cesse les peines que vous avez endurées pour moi et l'amour que vous m'avez porté; rappelez-moi aussi mes ingratitudes et l'enfer qu'elles m'ont tant de fois mérité afin que je pleure sans cesse mes torts envers vous et que je brûle continuellement de votre saint amour. Et comment, ô mon Jésus, ne brûlerais-je pas de votre amour, quand je pense que depuis tant d'années je devrais brûler dans l'enfer et continuer d'y brûler durant toute l'éternité; et quand ensuite je vous vois, non content d'être mort pour m'en délivrer, vous employer encore avec tant de bonté pour m'en arracher? Si j'étais en enfer, je vous haïrais maintenant et je devrais vous haïr à jamais. Mais maintenant je vous aime et je ne veux point cesser de vous aimer. J'espère que, par les mérites de votre sang, je vous aimerai toujours. Vous m'aimez et je vous aime à cette heure. Toujours vous m'aimerez, si je ne m'éloigne pas de vous. M'éloigner de vous! Ah! Seigneur, préservez-moi de ce malheur et faites ensuite de moi tout ce qu'il vous plaît. Je mérite toutes sortes de châtiments et je les accepte tous pour que vous ne me punissiez pas en me privant de votre amour.

 O Marie, mon refuge, que de fois je me suis condamné moi-même à l'enfer! Et vous m'en avez préservé! Ah! Préservez-moi maintenant du péché, qui seul peut me faire perdre la grâce de Dieu et me conduire en enfer.
 
 
 
 

VINGT-HUITIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Remords du damné
 

« Le vers qui les ronge ne meurt pas »
(Marc 9,47)
 
 

PREMIER POINT
 

 Par ce ver qui ne meurt pas, il faut entendre, d'après saint Thomas, « les remords de la conscience », qui tourmenteront éternellement le damné dans l'enfer.(S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément qu. 97, art. 2, c: « Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être considéré comme corporel, mais comme spirituel: c'est le remords de la conscience qui est ainsi appelé, parce qu'il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir l'âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, fait souffrir en mordant » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 381-382)). A quel remords le coeur du pauvre réprouvé ne sera-t-il pas en proie! Mais on en compte trois qui le feront plus particulièrement souffrir, savoir: la pensée qu'il s'est damné pour si peu de chose; la connaissance du peu qu'il avait à faire pour se sauver; enfin la grandeur du bien qu'il a perdu. Le premier remords du damné consistera donc à penser qu'il s'est perdu pour si peu de chose. Après qu'il eut mangé le plat de lentilles, obtenu en échange de son droit d'aînesse, Essaü se prit à hurler de douleur et de regrets d'avoir fait une si grande perte. Il poussa, dit la Sainte Écriture, « un grand cri de fureur » (Genèse 27, 34). Oh! Quels hurlements et quels rugissements poussera le damné, en pensant que, pour quelques satisfactions passagères et empoisonnées, il a perdu l'éternel bonheur du ciel et qu'il se voit pour toujours condamné à une mort de tous les instants. Bien amère fut la douleur de Jonathan, quand il se vit condamné par Saül, son père, pour avoir pris un peu de miel: « Je n'ai fait que goûter un peu de miel, disait-il, et voici que je meurs » (1 Samuel 14, 43). Plus amère sera la douleur du damné. O Dieu! Qu'il souffrira cruellement à la pensée des choses pour lesquelles il s'est perdu! Toutes les années déjà écoulées de notre vie ne nous semblent présentement qu'un songe, une minute. Que pensera donc un habitant de l'enfer des cinquante ou soixante années qu'il aura vécu sur cette terre, lorsque, se trouvant au fond de l'éternité, il verra qu'après cent et mille millions d'années, son éternité vient seulement de commencer? Et encore, ces cinquante années de vie, peut-il se les rappeler comme cinquante années de bonheur? Ah! Tant s'en faut. Qui croira en effet qu'en vivant loin de Dieu, le pécheur ne trouve dans ses péchés que satisfaction? Les plaisirs coupables ne durent qu'une minute, et tout le reste du temps, passé dans la disgrâce de Dieu, n'est que peines et amertumes. Que pensera donc le malheureux damné de ces instants de plaisirs? Et en particulier, que pensera-t-il du dernier péché qui, à lui seul, décida de sa perte? Ainsi donc, se dira-t-il, pour un misérable, pour un vil plaisir, qui ne dura qu'un instant et qui, à peine goûté, s'est évanoui comme un souffle, il me faut brûler dans ces flammes et rester ici, en proie au désespoir et abandonné de tous, tant que Dieu sera Dieu, durant toute l'éternité.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Seigneur, donnez-moi votre lumière pour me faire comprendre et l'injustice que j'ai commise contre vous en vous offensant et le châtiment éternel que je me suis attiré! Mon Dieu, je me sens une grande douleur de vous avoir offensé. Mais cette douleur fait ma consolation. Si vous m'aviez envoyé en enfer, comme je l'ai mérité, l'enfer de mon enfer serait précisément ce remords causé par la pensée de m'être damné pour si peu de chose. Mais maintenant je le répète, c'est ce remords même qui fait ma consolation; car il m'anime à espérer le pardon que vous avez promis au coeur repentant. Oui, mon bien-aimé Seigneur, je me repens de vous avoir outragé. J'accepte avec bonheur cette peine; elle m'est douce. Je vous prie même de l'accroître et de me la conserver jusqu'à la mort, pour que je ne cesse de déplorer, dans l'amertume de mon coeur, les déplaisirs que je vous ai causés. O mon Jésus pardonnez-moi. O mon Rédempteur, qui ne vous êtes pas épargné vous-même afin de m'épargner, et qui vous êtes condamné à mourir de douleur afin de me délivrer de l'enfer, ayez pitié de moi. Faites que le remords de vous avoir offensé me donne un continuel regret de mes fautes et m'enflamme en même temps d'un continuel amour pour vous, qui m'avez tant aimé, qui m'avez supporté si patiemment et qui, à cette heure encore, au lieu de m'accabler de châtiments, me prodiguez vos lumières et vos grâces. Je vous en remercie, ô mon Jésus, et je vous aime; je vous aime plus que moi-même; je vous aime de tout mon coeur. Vous ne savez point repousser celui qui  vous aime. Je vous aime; ne me chassez donc pas de votre présence; mais recevez-moi dans votre grâce et ne permettez pas que je la perde encore.

 O Marie, ma Mère, acceptez-moi pour votre serviteur et unissez-moi étroitement à Jésus, votre divin Fils. Demandez-lui qu'il me pardonne et qu'il m'accorde son amour et la grâce de la persévérance jusqu'à la mort.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 « La principale peine des damnés consistera, dit saint Thomas, à voir qu'ils se sont perdus pour rien et qu'ils pouvaient si facilement, avec de la bonne volonté, mériter la gloire du paradis ». (Il s'agit sans doute d'un texte condensé par S. Alphonse. Cf. S. Thomas, Compendium theologiae, c. 175, n. 348, Opuscula theologica, t. 1, Turin, 1954, p. 82). Le second remords du damné sera donc de penser qu'il s'était damné pour si peu de chose et qu'il avait si peu à faire pour se sauver. Un damné apparut à saint Humbert (C. G. Rosignoli, Verità eterne, lez. 6, § 2, Bologne, 1689, p. 114) et lui dit précisément que rien ne l'affligeait et ne le tourmentait en enfer comme de penser qu'il s'était damné pour si peu de chose et qu'il avait si peu à faire pour se sauver. Alors le malheureux se dira: si j'avais interdit à mes yeux de regarder tel objet, si, dans telle circonstance, j'avais vaincu le respect humain, si j'avais fui telle occasion, tel ami, telle conversation, je ne me serais pas damné. Si j'avais eu soin de me confesser chaque semaine, d'assister fidèlement aux réunions de la Congrégation, de faire une lecture spirituelle, de me recommander à Jésus et à Marie, je ne serais pas retombé dans mes péchés. Pourtant, j'en avais pris souvent la bonne résolution. Mais je n'en ai rien fait; ou plutôt, après avoir mis la main à l'oeuvre, je ne persévérais pas, et voilà comment je me suis perdu.

 Ce qui rendra ce remords plus déchirant ce sera le souvenir des bons exemples que lui auront donnés ses amis et ses compagnons; ce sera plus particulièrement le souvenir des dons que Dieu lui avait départis en vue de son salut: dons naturels, tels que santé, fortune, talents, autant de faveurs qu'il avait reçues de la bonté de Dieu et qu'il devait faire servir à sa sanctification; dons surnaturels: tant de lumières, d'inspirations, d'appels, tant d'années qui lui furent accordées pour réparer sa vie désordonnée; et voilà que, dans le misérable état où il se trouve, il n'a plus le temps de rien réparer. Pour lui aussi, selon la parole de l'Apocalypse, « l'Ange qui se tenait debout jura par celui qui vit dans les siècles des siècles, disant: il n'y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 5-6)

 Oh! Quels terribles coups de poignard pour le coeur du pauvre damné que le souvenir de toutes ces grâces de Dieu, quand il verra que, faute de temps, il est à jamais dans l'impuissance de réparer son éternelle ruine. Il dira donc en pleurant, avec ses compagnons de désespoir: « La moisson est passée; l'été est fini; et nous, nous n'avons pas été sauvés » (Jérémie 8, 20). Oh! S'écriera-t-il, si j'avais souffert pour Dieu seulement ce que j'ai souffert pour me damner, je serais à présent un grand saint; et, au lieu de cela, qu'est-ce que j'ai maintenant, sinon des remords et des supplices qui me tourmenteront éternellement? Ah! Comme cette pensée torturera le pauvre damné plus encore que le feu et que tous les autres supplices de l'enfer: je pouvais être éternellement heureux et me voilà malheureux pour toujours.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, comment avez-vous pu me supporter avec tant de patience! Je vous ai si souvent abandonné et vous avez continué à me rechercher. Je vous ai si souvent offensé et vous m'avez pardonné. Je commençais et je recommençais sans cesse à vous offenser et vous ne vous lassiez pas de me pardonner. De grâce, donnez-moi un peu de cette douleur que vous ressentiez de mes péchés, quand ils vous faisaient suer du sang au jardin de Gethsémani. Je me repens, ô Rédempteur, d'avoir si mal répondu à votre amour. O mes misérables plaisirs, je vous déteste et je vous maudis! Vous m'avez fait perdre la grâce de mon Dieu. Mon bien-aimé Jésus, maintenant je vous aime par-dessus toutes choses je renonce à toute satisfaction défendue et je me propose de mourir mille fois plutôt que de vous offenser encore. Par cet amour, que vous me portiez sur la croix et qui vous porta à sacrifier pour moi votre vie divine, accordez-moi, je vous supplie, lumière et force pour résister aux tentations et pour implorer votre assistance aussitôt que je serai tenté.

 O Marie, mon Espérance, vous êtes toute-puissante sur le coeur de Dieu, obtenez-moi la sainte persévérance, obtenez-moi de ne plus jamais cesser d'aimer mon Dieu.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Le damné verra la grandeur du bien qu'il a perdu: ce sera son troisième sujet de remords. D'après saint Jean  Chrysostome, la perte qu'ils ont faite du  Ciel fera souffrir les damnés beaucoup plus que tous les supplices de l'enfer. « Le ciel, dit-il, les torturera plus que l'enfer » (S. Jean Chrysostome, A Théodore, liv. 1, n. 12, PG 47, 292: « J'affirme pour ma part qu'il y a un châtiment beaucoup plus terrible que la Géhenne, celui de ne point jouir de cette gloire » (SC 117, trad. J. Dumortier, p. 145)). L'infortunée Elisabeth, reine d'Angleterre, s'était un jour écriée: Que Dieu me donne seulement quarante ans de règne et je lui fais grâce de son Paradis. (G. F. Barbieri, Considerazioni sopra alcune verità pricipali della nostra santa fede, p. I, cons. 5, t. 1, Venise, 1739, p. 232. Nous pensons que la légende de la « perdition » de la reine Elisabeth Ière (1558-1603) provient de l'interprétation d'une vision de S. Marie-Madeleine de Pazzi (+ 1607) répandue parmi les prédicateurs populaires. Cf. Una carmelitana del Monastero di S. M. M. de'Pazzi, Santa Maria Maddalena de'Pazzi, Florence, 1942, p. 72) Eh bien! Ces quarante années de règne, elle les a eues. Mais, maintenant que son âme a quitté ce monde, la malheureuse! Que dit-elle? Certainement elle ne pense plus ainsi. Quelle affliction à présent et quel désespoir de penser que, pour quarante ans de règne ici-bas, parmi tant de craintes et d'angoisses, elle s'est éternellement privée du royaume céleste!

 Mais surtout, ce qui affligera sans cesse le damné, ce sera de voir qu'il a perdu le Ciel et Dieu, son souverain Bien, non pas par quelque malheureux accident ou par la malice du prochain, mais par sa propre faute. Il verra qu'il était créé pour le Ciel; il verra que, constitué par Dieu le maître de sa destinée, il pouvait faire le choix de la vie ou de la mort éternelle. « Devant l'homme sont la vie et la mort: ce qui lui plaira lui sera donné » (Ecclésiastique 15, 18). Il verra par conséquent qu'il pouvait, à son gré, jouir éternellement du bonheur et qu'il s'est de lui-même précipité dans cet abîme de tourments, à jamais sans issue et d'où personne ne pourra jamais l'arracher. Bon nombre de ses amis qui se sont trouvés aux prises avec les mêmes tentations, peut-être avec de plus grandes, il les verra sauvés. Il les verra sauvés parce qu'ils seront parvenus à se maintenir, en implorant le secours de Dieu; ou bien parce que, tombés dans le péché, ils auront su se relever promptement et se donner à Dieu; tandis que lui, pour n'avoir pas voulu en finir une bonne fois avec le péché, le voilà misérablement réduit à gémir dans l'enfer, dans cet océan de peines, sans espoir d'être jamais délivré.

 Mon frère, si par le passé, vous aussi, vous avez poussé la folie jusqu'à vouloir, pour un misérable plaisir, perdre le Ciel et votre Dieu, hâtez-vous de porter remède au mal, tandis qu'il en est temps encore. Ne persévérez pas dans votre folie. Tremblez d'aller éternellement gémir sur votre malheur. Qui sait si cette Considération que vous lisez n'est pas le dernier appel de Dieu à votre âme? Et si à l'heure même vous ne changez pas de vie, ne se peut-il pas qu'après un nouveau péché mortel, le Seigneur vous abandonne et vous envoie souffrir éternellement pour ce péché avec cette tourbe d'insensés, qui sont maintenant dans l'enfer et qui confessent leur erreur? « Nous nous sommes donc trompés », s'écrient-ils (Sagesse 5, 6). Hélas! Ils confessent leur erreur, mais c'est par désespoir, la voyant irréparable. Quand donc le démon vous tente de retourner au péché, rappelez-vous l'enfer, implorez le secours de Dieu et de la très sainte Vierge. La pensée de l'enfer vous délivrera de l'enfer. -- « Rappelez-vous vos fins dernières et jamais vous ne pécherez » (Ecclésiastique 7, 40), parce que la pensée de l'enfer vous fera recourir à Dieu.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Souverain Bien, que de fois je vous ai perdu pour un rien! Que de fois par conséquent j'ai mérité de vous perdre pour toujours! Mais je me rassure à la voix de votre prophète: « Que la joie, dit-il, remplisse le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur » (Psaume 104, 3). Je ne dois donc pas désespérer de vous retrouver, ô mon Dieu! Si je vous cherche avec sincérité. Seigneur, c'est votre grâce que je désire maintenant plus que tout autre bien; et volontiers je perdrais tout, même la vie, plutôt que de perdre votre amour. Je vous aime, ô mon Créateur, par dessus toutes choses; et parce que je vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Mon Dieu, vous que j'ai perdu et méprisé, hâtez-vous de me pardonner et faites que je vous trouve, puisque je ne veux plus vous perdre. Si je consentais encore à vous perdre, je n'aurais que trop lieu de craindre que vous n'en veniez à m'abandonner.

 O Marie, ô Médiatrice des pécheurs, réconciliez-moi avec Dieu; et pour que je ne le perde plus, retenez-moi sous l'égide de votre maternelle protection.
 
 
 
 

VINGT-NEUVIÈME CONSIDÉRATION
 

Le Paradis
 

« Votre tristesse se changera en joie »
(Jean 16, 20)
 
 

PREMIER POINT
 

 Efforçons-nous, tant que nous sommes ici-bas, de supporter avec patience les misères de cette vie; offrons-les à Dieu, en les unissant aux peines que Jésus Christ endura pour notre amour, et soutenons notre courage par l'espérance du Paradis. Elles finiront un jour toutes ces angoisses, ces douleurs, ces persécutions, ces craintes; et, après avoir servi à notre salut, elles serviront à notre joie et à notre félicité dans le royaume des Bienheureux. « Votre tristesse, dit Jésus Christ pour nous inspirer du courage, votre tristesse se changera en joie » (Jean 16, 20). Essayons donc aujourd'hui de comprendre un peu ce qu'est le ciel. Mais que dire du ciel, puisque, parmi les saints, ceux même qui furent favorisés des plus hautes lumières n'ont pu nous donner une idée des délices que Dieu réserve à ses fidèles serviteurs? Tout ce que David a pu dire, c'est que le ciel lui paraissait un bien infiniment désirable: « Que vos tabernacles sont aimables, ô Dieu des vertus » (Psaume 83, 2)! Mais vous du moins, grand apôtre, vous qui avez eu le bonheur d'être « ravi dans le ciel » (2 Corinthiens 12, 4), et d'en contempler la beauté, dites-nous quelque chose de ce que vous avez vu. Non, répond l'Apôtre, ce que j'ai vu, il ne m'est pas possible de le faire entendre. Elles sont si grandes les délices du Paradis; « ce sont des choses si mystérieuses que personne ne peut les expliquer » (2 Corinthiens 12, 4), à moins d'en jouir. Voici, ajoute l'Apôtre, tout ce que je puis vous en dire: « L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, il n'est point monté dans le coeur de l'homme ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment » (1 Corinthiens 2, 9). Non, personne ici-bas n'a vu, personne n'a entendu, personne ne s'est imaginé quelles beautés, quelles harmonies, quelles félicités Dieu tient en réserve pour ses fidèles serviteurs.

 Nous ne pouvons pas parvenir maintenant à comprendre tous les biens du Paradis, et cela par la raison que nous n'avons ici-bas que l'idée des biens de ce monde. Si de vils animaux, des chevaux par exemple, doués pour un instant d'intelligence, apprenaient que leur maître, à l'occasion de ses noces, prépare un grand festin, ils ne s'imagineraient pas qu'on dût présenter aux convives autre chose, sinon de la paille, de l'avoine et de l'orge aussi bonne que possible; car les chevaux n'ont l'idée d'aucune autre nourriture. Ainsi raisonnent les hommes à l'égard des biens du Paradis. Il fait beau s'arrêter, pendant une nuit d'été, à regarder le ciel parsemé d'étoiles; il est délicieux, au printemps, de se trouver sur le bord de la mer et de considérer, à travers ses eaux tranquilles, les rochers recouverts de verdure et les poissons qui prennent leurs ébats; on est ravi de contempler un jardin où abondent les fruits et les fleurs, où jaillissent partout de rafraîchissantes fontaines, où voltigent et chantent à l'envi toutes sortes d'oiseaux! Quel Paradis, s'écrie-t-on! Eh quoi! Cela le paradis, le ciel! Ah! Qu'il y a loin de là aux biens du Paradis! Pour entrevoir un peu ce qu'est le ciel, il faut se représenter un Dieu tout-puissant, occupé à combler de délices les âmes qui lui sont chères. Voulez-vous savoir ce qu'il y a dans le ciel? Dit saint Bernard. Eh bien! Dans le ciel « il n'y a rien de ce qui déplaît et il y a tout ce qui plaît » (S. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, sermon 16, n. 7, PL 183, 582: « Là rien ne manque: la voilà l'abondance capable de combler la passion de posséder qui habite l'homme. Qu'est donc cette abondance où rien ne se trouve que tu ne veuilles, où rien ne manque de ce qui tu désires? » (éd. Cisterciensia, t. 1, trad. P.-Y. Emery, p. 149)).

 O Dieu! Quels sentiments éprouve une âme à son entrée dans ce bienheureux royaume! Représentons-nous cette jeune personne, ce jeune homme, parvenus au terme d'une existence qu'ils ont consacrée à l'amour de Jésus Christ. La mort arrive; l'âme quitte cette terre et elle se présente au tribunal de Dieu: son juge l'embrasse et lui déclare qu'elle est sauvée. L'Ange Gardien s'empresse de venir lui adresser ses félicitations; elle-même le remercie des services qu'il lui a rendus; puis il s'écrie: Allons, réjouissons-nous, âme chérie; vous voilà sauvée; venez contempler la face de votre Seigneur. Mais déjà l'âme plane par-dessus les nuées, les sphères, les étoiles, et voici qu'elle entre dans le Ciel. O Dieu! Que dira-t-elle en touchant pour la première fois le seuil de la bienheureuse patrie et en jetant son premier regard sur cette cité de délices! Les anges et les saints viendront à sa rencontre avec des transports de joie pour lui souhaiter la bienvenue. Quelle consolation de trouver parmi eux ses parents, ses amis entrés avant elle au Paradis! Quelle joie aussi de voir tous ses saints Patrons! Volontiers elle fléchirait le genou devant eux pour les vénérer. « Mais, lui diront les saints, gardez-vous de le faire, car nous ne sommes comme vous que des serviteurs » (Apocalypse 22, 9). Ensuite on la conduit baiser les pieds de Marie, la Reine du ciel. Quelle tendresse n'éprouve pas l'âme quand ses yeux se fixent pour la première fois sur cette divine Mère, qui l'aida si puissamment à se sauver! Alors, en effet, elle connaît toutes les grâces dont elle fut redevable à l'intercession de Marie. Et après lui avoir donné un baiser plein d'amour, la Reine du ciel elle-même la conduit vers Jésus. Jésus la reçoit comme son épouse. « Venez du Liban, lui dit-il, venez, mon épouse, et soyez couronnée » (Cantique 4, 8). Réjouissez-vous, ô mon épouse; les larmes, les craintes sont passées; recevez la couronne éternelle que je vous ai acquise au prix de mon sang. Enfin Jésus Christ la présente lui-même à son Père céleste pour qu'il la bénisse. Et Dieu la bénit; et l'embrassant avec amour: « Entrez lui dit-il, dans la joie de votre Seigneur » (Matthieu 25, 21), et il la rend heureuse de son propre bonheur.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Voici à vos pieds, ô mon Dieu! Un ingrat que vous avez créé pour le ciel, mais qui tant de fois et avec tant d'audace y renonça pour de misérables plaisirs et qui s'est ainsi, de gaieté de coeur, condamné à l'enfer. Mais déjà, j'en ai la confiance, vous m'avez pardonné toutes les injures que je vous ai faites. C'est toujours avec une nouvelle douleur que je m'en repens et que je veux m'en repentir jusqu'à la mort; et vous, je veux que toujours aussi vous m'en accordiez de nouveau le pardon. Et pourtant, ô mon Dieu, bien que vous m'ayez déjà pardonné, toujours il est vrai que j'ai eu le coeur de vous affliger, vous, mon Rédempteur, qui, pour me donner une place dans votre royaume, avez donné votre vie. Mais que votre miséricorde soit éternellement louée et bénie, ô mon Jésus, de m'avoir supporté avec une si grande patience et d'avoir multiplié à mon égard non pas les châtiments, mais les grâces, les lumières, les appels! Je le vois, mon bien-aimé Rédempteur, vous voulez véritablement que je me sauve; vous voulez que j'aille dans votre royaume vous aimer éternellement; mais vous voulez que d'abord je vous aime ici-bas. Oh! Oui, je veux vous aimer. Quand bien même il n'y aurait pas de paradis, je n'en veux pas moins, tant que je vivrai, vous aimer de toute mon âme, de toutes mes forces. Il me suffit de savoir que vous, ô mon Dieu, vous désirez que je vous aime. O mon Jésus, aidez-moi de votre grâce et ne m'abandonnez pas. Mon âme est immortelle: je suis donc dans l'alternative de vous aimer ou de vous haïr à jamais. Ah! Je veux éternellement vous aimer et je veux vous aimer beaucoup en cette vie pour vous aimer beaucoup dans l'autre. Disposez de moi comme il vous plaît; punissez-moi maintenant, comme vous le voulez: pourvu que vous ne me priviez pas de votre amour, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. O mon Jésus, vos mérites sont mon espérance.

 O Marie, je me confie entièrement en votre intercession. Vous m'avez délivré de l'enfer, quand j'étais dans le péché; maintenant que je veux servir Dieu, c'est à vous de me faire arriver au salut et à la sainteté.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Voilà donc l'âme entrée dans la béatitude de Dieu. Désormais elle est à l'abri de toute souffrance. « Car, dit saint Bernard, dans le ciel il n'y a rien qui déplaise. » Dieu essuiera toute larme de leurs yeux, et il n'y aura plus de mort, plus de deuil, plus de cri, plus de douleur; car le premier état est passé. Alors celui qui est assis sur le trône dit: « Voici que je vais faire toutes choses nouvelles » (Apocalypse 21, 4). Dans le ciel il n'y a plus ni maladie, ni pauvreté, ni incommodités; on n'y connaît plus toutes ces vicissitudes de jours et de nuits, de froid et de chaleur; il y règne un jour d'une inaltérable sérénité et un printemps toujours également délicieux. Là, plus de persécutions, ni de jalousies: dans ce royaume de l'amour, tous s'aiment tendrement et chacun se réjouit du bonheur des autres comme de son propre bonheur. Là, plus de craintes, parce que l'âme, confirmée en grâce, ne peut plus pécher ni perdre Dieu. « Voici que je vais faire toutes choses nouvelles ». Tout y est nouveau et tout y est de nature à réjouir et à consoler les bienheureux. « Il y a là, dit saint Bernard tout ce qui plaît ». Dans le ciel, la vue jouira du ravissant spectacle que présente «  la cité d'une beauté parfaite » (Lamentations 2, 15). Quel charme on éprouverait à parcourir une ville dont le cristal formerait le pavé et dont les palais, tous d'argent, seraient garnis de lambris d'or et ornés de guirlandes de fleurs. Plus belle, beaucoup plus belle est la cité céleste! Quelle joie encore de voir tous les élus, décorés des insignes de la royauté; tous en effet sont rois, comme dit saint Augustin: « autant de citoyens, autant de rois » (L'idée, sinon l'expression, se trouve dans S. Augustin, Annotationes in Job, c. 36, PL 34, 865; Sur le Psaume 67, n. 20-21, PL 36, 825). Et que sera-ce donc de voir Marie, plus belle à elle seule que tout le Paradis! Que sera-ce surtout de voir l'Agneau divin, Jésus, l'époux des âmes, puisqu'une de ses mains, à peine entrevue, suffit pour ravir d'admiration l'âme de sainte Thérèse? (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch 28, n. 1: « Un jour où j'étais en oraison, il plut au Seigneur de me montrer uniquement ses mains, si admirablement belles que je ne saurais les décrire... Quelques jours plus tard, je vis aussi ce divin visage qui, ce me semble, m'absorba tout entière » (MA, p. 193)). Pour la satisfaction de l'odorat, quels parfums du paradis! Et pour l'ouïe, quelles harmonies que les harmonies célestes! Si saint François d'Assise (S. Bonaventure, Legenda Major, c. 5, n. 11 (DV, p. 629)) pensa mourir de joie, un jour qu'un Ange lui fit entendre une seule note sur un instrument de musique, quelle joie ce sera d'entendre tous les saints et tous les anges chanter en choeur les louanges de Dieu! « Ils vous loueront, Seigneur, s'écrie le Psalmiste, dans toute la durée des siècles » (Psaume 83, 5). Et surtout quelle joie d'entendre Marie exalter la gloire de Dieu! La voix de Marie est dans le ciel, dit saint François de Sales, ce qu'est dans une forêt la voix du rossignol, dont le chant surpasse celui de tous les autres oiseaux (S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, liv. 5; ch 11: « Ainsi, Théotime, entre tous les choeurs des hommes et tous les choeurs des anges, on entend cette voix hautaine de la très sainte Vierge, qui, relevée au-dessus de tout, rend plus de louange à Dieu que tout le reste des créatures » (RVP, p. 597). C'est à la voix du Sauveur qu'est comparée (p. 598) l'admirable voix d'un maître rossignol). Bref, là sont réunies toutes les jouissances qu'on peut désirer.

 Mais la réunion de toutes ces délices ne constitue que la moindre partie du ciel. Ce qui fait vraiment le ciel, c'est le souverain Bien, c'est Dieu lui-même. Deux syllabes nous suffisent, dit saint Augustin, pour exprimer tout ce que nous attendons: Deus, Dieu! (S. Augustin, Sur l'épître de saint Jean, traité 4, n. 6, PL 35, 2009: « Et, quand nous disons Dieu, que disons-nous? Ces deux syllabes, est-ce là seulement ce à quoi nous aspirons? » (SC 75, trad. P. Agaësse, p. 233). L'édition de Lyon (1562) a une autre leçon retenue par S. Alphonse (et le texte latin de SC): « est-là tout ce que nous attendons? »). Au-dessus de ces beautés, de ces harmonies, et de toutes les autres délices, que le Seigneur promet de nous donner en récompense, la principale béatitude de la cité céleste, c'est Dieu, c'est de voir et d'aimer Dieu face à face. « Moi-même, dit le Seigneur au patriarche Abraham, je serai ta récompense infiniment grande » (Genèse 15, 1). Saint Augustin assure que, si Dieu se faisait seulement voir aux damnés, l'enfer serait converti sur-le-champ en un délicieux paradis (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), De triplici habitaculo, c. 4, PL 40, 995).  Il ajoute que si une âme, au sortir de cette vie, avait le choix ou bien d'être en enfer, mais de telle sorte qu'elle y verrait Dieu, elle choisirait les peine de l'enfer avec la vision de Dieu (P. Gisolfo, La guida de' peccatori, t. 1, Naples, 1694, p. 537, attribue ce texte à saint Augustin).

 Impossible que nous comprenions en cette vie quelle joie c'est de voir et d'aimer Dieu face à face. Toutefois, nous pouvons nous en former quelque idée par ce que nous savons de l'amour divin. Et de fait, tel est son charme que, même ici-bas, il a parfois soulevé de terre non seulement l'âme, mais même le corps des saints. Saint Philippe Néri s'éleva un jour en l'air avec le siège auquel il avait voulu se retenir (PG. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 3, c. 1, n. 10-17, Bologne, 1686, p. 192 s). On vit une fois saint Pierre d'Alcantara se soulever de terre avec l'arbre qu'il tenait embrassé et qui fut déraciné (F. Marchese, Vita di S. Pietro Alcantara, Venise, 1702, pp. 7, 37, 53, 176 etc...). Sachons en outre que les saint martyrs, au milieu de leurs supplices, tressaillaient de joie, enivrés qu'ils étaient des douceurs de l'amour divin. Au plus fort de ses tourments, saint Vincent parlait avec une telle liberté d'esprit qu'il semblait, remarque saint Augustin, « qu'un autre souffrît et qu'un autre parlât » (S. Augustin, (plutôt S. Césaire, selon Glorieux, n. 39), Sermon 270, n. 1, PL 38, 1254). Saint Laurent, étendu sur son gril ardent, insultait au bourreau. « Tourne-moi, lui disait-il, et mange » (S. Augustin, Sermon 303, n. 1, PL 38, 1394 (Vivès, t. 18, p. 613)). Ainsi, remarque encore saint Augustin (S. Augustin (plutôt Maxime de Turin, selon Glorieux, n. 39), Sermon 206, n. 1, PL 39, 2127), Laurent ne sent pas même les ardeurs de la flamme; car il est embrasé d'un autre feu, du feu de l'amour divin. Ici-bas, quelle consolation ne goûte pas le pauvre pécheur, rien qu'à pleurer ses péchés! « Ah! Seigneur, disait saint Bernard, s'il est si doux de pleurer pour vous, combien sera-t-il doux de jouir de vous? » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Guigues II le Chartreux, selon Glorieux, n. 184), L'échelle des moines, c. 6, n. 7, PL 184, 479 (SC 163, trad. par un Chartreux, p. 99)). Quelle suavité n'éprouve pas une âme, lorsque, éclairée d'un rayon de lumière divine, elle découvre dans l'oraison la bonté de Dieu, ses miséricordes envers elle, l'amour que lui a porté et que lui porte toujours Jésus Christ! L'âme se sent toute consumée et défaillante d'amour. Et pourtant, en cette vie, nous ne voyons pas Dieu clairement comme il est. Nous voyons maintenant, dit saint Paul, « à travers un miroir, en énigme; mais alors nous verrons face à face » (1 Corinthiens 13, 12). Pour le moment nous avons un bandeau devant les yeux; et Dieu de son côté, se dérobant derrière le voile de la foi, ne se montre pas à nos regards. Mais que sera-ce quand le bandeau tombera de nos yeux et que, le voile disparaissant, nous verrons Dieu face à face? Alors nous admirerons combien Dieu est beau, combien il est grand, combien il est juste, combien il est parfait, combien il est aimable, et combien il nous aime.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Malheureux que je suis! Je vous ai abandonné, ô mon souverain Bien, et j'ai renoncé à votre amour. Je mériterais donc de ne jamais vous voir et de ne jamais vous aimer. Mais vous, ô mon Jésus, vous avez eu pitié de moi, au point que, n'ayant aucune pitié de vous-même, vous vous êtes condamné à mourir de douleur et dans un océan d'ignominies sur un infâme gibet. Votre mort me fait donc espérer qu'un jour j'aurai la joie de contempler votre face et que dès lors je vous aimerai de toutes mes forces. Mais maintenant que je suis en danger de vous perdre pour toujours, maintenant que je sais vous avoir déjà perdu par mes péchés, que ferai-je pendant le temps qu'il me reste à vivre? Continuerai-je donc à vous offenser? Non, ô mon Jésus: je déteste autant que je le peux les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous. Grande, aussi grande que possible est ma douleur de vous avoir outragé, et c'est de tout mon coeur que je vous aime. Repousserez-vous une âme qui se repent et qui vous aime? Non; car, ô mon bien-aimé Rédempteur, je sais que vous avez dit: « Celui qui vient plein de repentir se jeter à mes pieds, je ne le rejetterai pas » (Jean 6, 37). Mon Jésus, je quitte tout et je reviens à vous; je me jette dans vos bras et je vous presse sur mon coeur: à votre tour, ouvrez-moi vos bras et recevez-moi sur votre coeur. J'ose tenir ce langage, parce que je parle et je m'adresse à une Bonté infinie; je m'adresse à un Dieu, qui mit son bonheur à mourir par amour pour moi. O mon bien-aimé Sauveur, donnez-moi la persévérance dans votre amour.

O ma bien-aimée Mère Marie, au nom du grand amour que vous portez à Jésus Christ, obtenez-moi cette grâce de la persévérance. Ainsi j'espère. Amen.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Pour les âmes qui aiment Dieu et qui se trouvent dans la désolation, il n'y a pas de plus grande peine ici-bas que la crainte de ne pas l'aimer et de n'en être pas aimé. « L'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine » (Ecclésiaste 9,1). Mais en Paradis, l'âme est assurée qu'elle est aimée de Dieu; elle se voit heureusement perdue dans l'amour de son Seigneur qui la tient étroitement embrassée comme sa fille chérie; et elle comprend en même temps que leur mutuel amour ne se brisera plus jamais durant toute l'éternité. Dans le Ciel, elle connaîtra plus parfaitement l'amour que Dieu nous a témoigné en se faisant homme et en donnant sa vie pour nous, en instituant le Très Saint Sacrement: cette merveille où un Dieu devient la nourriture d'un ver de terre; alors s'accroîtront en elle les heureuses flammes de la charité. En même temps elle verra distinctement toutes les grâces que Dieu lui fit pour l'arracher si souvent à la tentation et au danger de se perdre. Alors aussi tribulations, maladies, persécutions, revers de fortune, toutes choses qu'elle appelait des malheurs et des châtiments ne lui apparaîtront plus que comme des oeuvres d'amour et des industries de la divine Providence pour la conduire au ciel. Comme elle admirera particulièrement la patience de Dieu à la supporter après tant de péchés et sa miséricordieuse bonté à multiplier envers elle ses lumières et ses appels pleins d'amour! Du haut de cette bienheureuse montagne elle verra tant d'âmes, moins coupables qu'elle, gémir au fond de l'enfer; et elle-même, elle se verra sauvée, en possession de Dieu et certaine de conserver le souverain Bien durant toute l'éternité.

 C'est donc pour toute l'éternité que le bienheureux se trouve en possession de sa félicité. Bien plus, durant toute l'éternité et à chaque instant, sa félicité sera sans cesse nouvelle, comme s'il ne faisait sans cesse que la goûter pour la première fois. Toujours il désirera ce bonheur et toujours il l'obtiendra; toujours satisfait et toujours avide; toujours avide et toujours rassasié; oui, car au Ciel le désir est sans souffrance, comme la possession est sans ennui. En un mot, de même que les damnés sont des vases pleins de colère, ainsi les bienheureux sont des vases débordants de joie, tellement qu'il ne leur reste plus rien à désirer. Sainte Thérèse dit que, même en cette vie, quand Dieu introduit une âme dans ses divins celliers, c'est-à-dire dans les secrets de son divin amour, il la remplit d'une sainte ivresse, au point de lui faire perdre toute affection pour les choses de la terre (S. Thérèse d'Avila, Pensées sur l'amour de Dieu, ch 6, nn. 3, 6, 13 (Ma, 596-599)). Mais à leur entrée dans le ciel, de quel enivrement plus profond ne seront pas saisis les Bienheureux! « Ils seront enivrés, s'écrie David, de l'abondance de votre maison » (Isaïe 35, 9). Alors, voyant à découvert son souverain Bien et s'unissant intimement avec lui, l'âme entrera dans une telle ivresse d'amour qu'elle se perdra heureusement en Dieu, c'est-à-dire qu'elle s'oubliera complètement elle-même et ne pensera désormais qu'à aimer, louer et bénir le bien infini qu'elle possède.

 Au milieu donc des croix et des afflictions de la vie présente, excitons-nous, par l'espérance du Paradis, à les porter avec patience. L'abbé Zozime demandait à sainte Marie d'Égypte parvenue au terme de sa carrière, comment elle avait pu passer de si longues années dans son affreux désert. « Grâce à l'espérance du Ciel », répondit la sainte pénitente (Sophrone, Vie de S. Marie l'Égyptienne, c. 19, PL 73, 685). Comme on offrait à saint Philippe Néri la pourpre romaine: Paradis! Paradis! S'écria-t-il en jetant en l'air sa barrette (P.G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 2, c. 16, n. 6, Bologne, 1686, p. 153). Au seul nom de Paradis, le frère Gilles, de l'ordre de saint François, éprouvait de tels élans de joie qu'il en était soulevé de terre (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 7, ch 11, t. 1, Venise 1582, p. 127).

 Et nous, soumis ici-bas à tant de misères, élevons aussi notre regard vers le Ciel, et, pour nous consoler, soupirons et répétons: Paradis! Paradis! (Sur le thème du Paradis, S. Alphonse a composé une poésie: Anima che sospira il paradiso: L'ennui, mon doux Jésus! Ici-bas me dévore. / je me meurs chaque jour du désir de te voir./ Et ce n'est pas trop cruel, ô Dieu! D'y vivre encore/ Soupirant loin de toi, je dis/ Et répète sans cesse/ Comptant sur ta promesse:/ Paradis! Paradis! (L'âme qui soupire après le paradis, 1er couplet, trad. Hayois). Ne l'oublions jamais: si nous sommes fidèles à Dieu, elles finiront un jour toutes ces peines, toutes ces tribulations, toutes ces inquiétudes; et nous serons admis dans la bienheureuse patrie et nous y serons au comble de la fidélité, à jamais, tant que Dieu sera Dieu. Déjà les saints nous attendent. Marie est là, Jésus est là, déjà il tient en sa main la couronne royale qui doit ceindre notre front dans son royaume éternel.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 « Que votre règne arrive. » Ainsi, ô mon bien-aimé Sauveur, m'avez-vous enseigné à vous prier et c'est ainsi que je vous prie en ce moment. Que votre règne arrive dans mon âme, pour que vous la possédiez toute entière et qu'à son tour elle vous possède, vous, le souverain Bien! O mon Jésus, vous n'avez rien épargné pour me sauver et pour m'obtenir mon amour. Sauvez-moi donc; et que mon salut consiste à vous aimer toujours dans cette vie et dans l'autre. Que de fois je vous ai abandonné! Néanmoins vous m'assurez qu'au Ciel vous ne dédaignerez pas de me recevoir entre vos bras pour toute l'éternité, avec autant d'amour que si je ne vous avais jamais offensé; et moi je sais cela; et je pourrais encore aimer autre chose que vous, quand je vous vois persister à m'offrir le Paradis, après que j'ai si souvent mérité l'enfer. Ah! Mon Jésus, puissé-je ne vous avoir jamais offensé! Si j'avais à recommencer le cours de ma vie, je ne voudrais que vous aimer. Mais ce qui est fait est fait. Tout ce que je puis vous donner maintenant, c'est le temps qui me reste à vivre. Je vous le donne tout entier, ô mon Rédempteur, mon Amour, mon Dieu. Désormais je ne veux plus penser qu'à faire votre bon plaisir; aidez-moi de votre sainte grâce. Ah! J'espère que par vos mérites elle ne me fera pas défaut. Donnez-moi toujours plus d'amour pour vous et un plus grand désir de vous satisfaire en tout. Paradis! Paradis! Quand sera-ce enfin, Seigneur, que je vous verrai face à face et que je m'unirai étroitement à vous sans craindre de jamais plus vous perdre. Ah! Mon Dieu, que votre main me soutienne toujours afin que je ne vous offense plus.

 O Marie, quand me verrai-je à vos pieds en Paradis? Secourez-moi, ô ma Mère; ne permettez pas que je me damne et que je sois réduit à vivre éternellement loin de vous et loin de votre Fils.
 
 
 
 

TRENTIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la prière
 

« Demandez et il vous sera accordé...
   car quiconque demande, obtient »
(Luc 11, 9)
 
 

PREMIER POINT
 

 Ce n'est pas seulement en un seul endroit, mais en mille de l'Ancien et du Nouveau Testament que Dieu promet d'exaucer celui qui prie. « Crie vers moi et je t'exaucerai » (Jérémie 33, 3). « Invoque-moi et je te délivrerai du péril » (Psaume 49, 15). « Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai » (Jean 14, 14). « En mon nom, dit Jésus Christ, c'est-à-dire par mes mérites. Vous demanderez tout ce que vous voudrez; et il vous sera fait » (Jean 15, 7). Quoi que ce soit donc que vous désirez, il suffit que vous le demandiez; rien ne vous fera défaut. Et cent autres passages semblables. De tout cela Théodoret conclut que la prière, bien qu'elle se présente seule, suffit néanmoins pour obtenir toutes les choses dont nous avons besoin. « A elle seule, la prière peut tout » (Texte cité d'après A. Rodriguez, Esercizio di perfezione e di virtù cristiane, p. I, tr. V, c. 14, Venise, 1686, col. 317, Cf. Théodoret, Religiosa historia, c. 15, PG 82, 1418). Jamais ajoute saint Bernard (S. Bernard de Clairveaux, Pour le Carême, sermon 5, n. 5, PL 183, 180: « Voici donc l'espérance incontestable que nous avons: de deux choses l'une – ou bien il nous donne ce que nous lui demandons (cf. Jean 16, 23), ou bien il a en vue pour nous quelque chose de plus utile » (TZ, p. 269)), nous ne prions, sans que le Seigneur ne nous accorde la grâce demandée ou quelque autre faveur qu'il sait nous être plus utile! En conséquence le Prophète-Roi nous presse de prier, parce que Dieu est toute bonté pour ceux qui l'appellent au secours: « Seigneur, s'écrie-t-il, vous êtes bienveillant et doux et d'une grande miséricorde pour tous ceux qui vous invoquent » (Psaume 85,5). Et saint Jacques nous y encourage encore davantage: « Que celui d'entre vous à qui manque la sagesse, la demande à Dieu; car il donne à tous en abondance et ne reproche rien » (Jacques 1, 5). Ainsi, d'après l'apôtre saint Jacques quand nous prions Dieu, aussitôt Dieu ouvre largement ses mains, il nous donne même plus que nous lui demandons et il ne nous reproche pas les déplaisirs que nous lui avons causés; c'est assez de le prier pour qu'il semble oublier tous nos torts envers lui.

 Saint Jean Climaque disait que la prière force en quelque sorte Dieu à nous accorder tout ce que nous lui demandons: « elle fait une pieuse violence à Dieu » ( S. Jean Climaque, L'échelle du Paradis, 28è degré, PG 88, 1139). Oui, violence; mais une violence qui lui est chère et qu'il désire de nous; cette violence, dit Tertullien, « Dieu l'a pour agréable » (Tertullien, Apologétique, ch. 39, n. 2, PL 1, 468). Et de fait, comme parle saint Augustin, « Dieu désire bien plus de répandre sur nous ses bienfaits que nous ne désirons les recevoir » (S. Augustin, Sermon 105, ch. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). Car Dieu est de sa nature la bonté infinie, et comme s'exprime saint Léon, « La bonté, telle est la nature de Dieu » (S. Léon le Grand, 2è sermon en la Nativité du Seigneur, c. 1, PL 54, 194 (SC 22 bis, trad. R. Dolle, p. 77)). Il a donc un souverain désir de nous faire part de ses biens. Aussi sainte Marie Madeleine de Pazzi disait que Dieu se tient en quelque sorte pour obligé envers l'âme qui le prie, parce que, grâce à elle, il peut contenter son désir de nous dispenser ses bienfaits (V. Puccini, Vita della veneranda Madre Suor Maddalena de' Pazzi, p. III, Florence, 1611, pp. 126-127). Et David avait déjà dit qu'il reconnaissait le Seigneur pour son vrai Dieu, rien qu'à voir la bonté avec laquelle il exauce sur-le-champ tous ceux qui le prient. « En quelque jour que je vous ai invoqué, j'ai connu que vous êtes mon Dieu » (Psaume 55, 10). Quelques-uns se plaignent, dit saint Bernard, que le Seigneur leur fait défaut: mais ils ont tort. Combien au contraire le Seigneur n'est-il pas en droit de se plaindre qu'eux-mêmes lui font défaut, et cela par leur négligence à lui demander ses grâces: « Tous, nous nous plaignons de ce que la grâce nous manque; plus justement peut-être serait-ce à la grâce de se plaindre que beaucoup d'entre nous lui manquent » (S. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, sermon 17, n. 1, PL 183, 583 (éd. Cisterciensia, t. 1, trad. P.-Y. Emery, p. 152). C'est précisément de cette négligence que le Rédempteur semblait se plaindre un jour à ses disciples: « Jusqu'ici vous n'avez rien demandé en mon nom: demandez et vous recevrez afin que votre joie soit complète » (Jean 16, 24). C'est comme s'il leur avait dit: Ne vous plaignez pas de moi, si vous ne vous trouvez pas pleinement heureux. Plaignez-vous de vous-même; car vous ne m'avez pas demandé de grâces; désormais ayez soin de m'en demander et vous serez satisfaits.

 De tout cela les anciens moines (Cf. J. Cassien, Institutions cénobitiques, liv. 2, ch. 10, n. 3, PL 49, 99: « C'est pourquoi les Pères estiment préférable de faire des prières brèves mais très fréquentes: fréquentes, afin que nous puissions, en priant Dieu plus souvent, adhérer constamment à lui; brèves, pour éviter par ce moyen les traits dont le diable nous attaque et dont il s'efforce de nous accabler surtout au temps de la prière » (SC 109, trad. J.-C. Guy, p. 77)), réunis en conférence, ont conclu que le plus petit utile exercice pour se sauver, c'est d'adresser sans cesse à Dieu cette prière: « Mon Dieu, venez à mon aide » (Psaume 75, 2). Le vénérable Père Paul Ségneri disait, en parlant de lui-même, que dans ses méditations il s'était appliqué d'abord à produire des affections; mais ensuite, convaincu de la grande efficacité de la prière, il ne s'était plus guère occupé que de prier (G. Massei, Ragguaglio delle vita del... P. Paolo Segneri, n. 51, Florence, 1701, p. 76). Faisons toujours ainsi. Notre Dieu nous aime tant et il désire si vivement notre salut. Aussi s'empresse-t-il toujours d'exaucer celui qui le prie. « Les princes de la terre, dit saint Jean Chrysostome, ne donnent audience qu'à fort peu de personnes; mais Dieu écoute tous ceux qui se présentent » (ce ne sont pas les mots, mais c'est bien la pensée de S. Jean Chrysostome qui souligne souvent la bonté et la promptitude avec lesquelles Dieu écoute celui qui le prie. Voir, par exemple, Homélie 2 sur la prière, PG 50, 779).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Dieu éternel! Je vous adore et je vous remercie pour tant de bienfaits, dont je vous suis redevable. Vous m'avez créé; vous m'avez racheté par Jésus Christ; vous m'avez élevé à la dignité de chrétien; lorsque j'étais dans le péché, vous m'avez attendu et tant de fois vous m'avez pardonné. Ah! Mon Dieu! Jamais je n'en serais venu à vous offenser, si dans les tentations, j'avais réclamé votre secours. Je vous remercie de m'éclairer en ce moment et de me faire comprendre que tout mon salut consiste à prier et à vous demander vos grâces. Je vous prie donc, au nom de Jésus Christ, de m'accorder une grande douleur de mes péchés, la sainte persévérance dans  votre grâce, une bonne mort, le paradis, mais, par dessus tout, le don, le don suprême de votre amour, ainsi, qu'une parfaite résignation à votre très sainte volonté. Je le sais, de toutes ces grâces je n'en mérite aucune; mais vous les avez promises à celui qui vous les demande par les mérites de Jésus Christ. C'est donc par les mérites de Jésus Christ que je les demande et que je les espère.

 O Marie, par vos prières, vous obtenez tout ce que vous demandez: Priez donc pour moi.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Considérons en second lieu la nécessité de la prière. De même, dit saint Jean Chrysostome, que le corps sans l'âme est mort, ainsi l'âme sans la prière est morte. Il dit encore qu'autant l'eau est nécessaire aux plantes pour empêcher qu'elles ne se dessèchent, autant avons-nous besoin de la prière pour ne pas nous perdre (S. Jean Chrysostome, Homélie 1 sur la prière, PG 50, 776-779). « Dieu veut que nous soyons tous sauvés » (I Timothée 2, 4); et il ne veut pas que personne se perde. « Il agit patiemment, dit saint Pierre, à cause de vous, ne voulant pas qu'un seul périsse, mais que tous recourrent à la pénitence » (2 Pierre 3, 9). Seulement, il veut aussi que nous lui demandions les grâces nécessaires pour nous sauver. D'un côté, nous ne pouvons, sans le secours actuel de Dieu, observer les commandements et faire notre salut; et de l'autre, Dieu ne veut pas, ordinairement parlant, nous accorder ses grâces à moins que nous ne lui en fassions la demande. C'est pourquoi le Concile de Trente (Concile de Trente, Session 6, Décret sur la justification, ch. 11: « Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas (S. Augustin), et il t'aide à pouvoir » (FC 585)) enseigne que Dieu n'impose pas de commandements impossibles; car il nous donne ou bien la grâce prochaine et actuelle pour les observer, ou bien il nous donne au moins la grâce de lui demander cette grâce actuelle: Dieu ne nous impose aucune chose impossible; mais en même temps qu'il nous donne ses ordres, il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander son secours pour ce que nous ne pouvons pas faire. De son côté, saint Augustin (S. Augustin, Le don de la persévérance, ch. 6, n. 39, PL 45, 1017(BA, t. 24, trad. J. Chéné et J. Pintard, p. 695) enseigne que, si nous exceptons les premières grâces, telles que la vocation à la foi et l'appel à la pénitence, toutes les autres grâces, et en particulier la persévérance finale, Dieu les accorde seulement à ceux qui prient.

 Les théologiens concluent là, d'accord avec saint Basile, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, Clément d'Alexandrie et autres, que la prière est nécessaire aux adultes de nécessité de moyen: en sorte que, si on ne prie pas, il est impossible de se sauver. Et le très docte Lessius veut même que cela soit de foi: « Il faut, dit-il, tenir comme vérité de foi que la prière est nécessaire aux adultes pour le salut, ainsi qu'on le conclut des Saintes Ecritures » (Lessius, De iustitia et iure, lib. II, c. 37, dub. 3, Lyon 1653, p. 416).

 Rien de plus clair en effet que les textes suivants: « Il faut toujours prier » (Luc 18,1). « Priez pour que vous n'entriez point en tentation » (Luc 22, 40). « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). « Priez sans relâche » (1 Thessaloniciens 5, 17). Or ces expressions: il faut, priez, demandez, selon l'avis commun des docteurs et de saint Thomas, impliquent un précepte qui oblige sous peine de péché grave, spécialement dans trois cas: 1° quand on se trouve en  état de péché; 2° en danger de mort; 3° lorsqu'on est gravement exposé a pécher. Au surplus, les docteurs enseignent que, dans le cours ordinaire de la vie, on ne peut excuser de péché mortel celui qui reste un mois, ou au plus deux mois, sans prier (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 39, art. 5, c: « Après le baptême, pour que l'homme entre au ciel, la prière continuelle lui est nécessaire » (RJ, trad. P. Synave, p. 172)). Et ils en donnent pour raison que la prière est le moyen indispensable pour obtenir les secours nécessaires au salut.

 « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). Celui qui demande obtient; par conséquent, dit sainte Thérèse, celui qui ne demande pas, n'obtient pas! (Cf. Lettre di S. Teresa con annotazioni di Mons. Giovanni Palafox y Mendoza, Lettera VIII, Annotazione 10, t. 1, Venise, 1739, p. 35. Cette lettre n'est pas authentique (cf. Obras, t. IX, p. 280), mais la doctrine est bien de Thérèse. Cf. Autobiographie, ch 8 (MA, p. 54); Le Chemin de la perfection, ch 23 (MA, p. 444)). Et saint Jacques l'avait déjà dit: « Vous n'avez pas, parce que vous ne demandez pas » (Jacques 4, 2). La prière est spécialement nécessaire pour obtenir la vertu et la chasteté. « Comme je savais que je ne pouvais être continent, si Dieu ne m'en faisait la grâce, je recourus au Seigneur et je le suppliais » (Sagesse 8, 21). Concluons ce point. Celui qui prie se sauve certainement; celui qui ne prie pas se damne certainement. Tous ceux qui se sont sauvés, se sont sauvés par la prière; tous ceux qui se sont damnés, se sont damnés pour n'avoir pas prié. Ils pouvaient si facilement se sauver en priant; et maintenant ce n'est plus le temps de prier: voilà ce qui fait et fera toujours leur plus grand désespoir en enfer.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Rédempteur, comment ai-je pu par le passé vous oublier si complètement? Vous vous teniez prêt à répondre par une grâce à chacune de mes prières; vous attendiez seulement que je vous en fisse la demande; et moi, tout occupé à satisfaire mes sens, je comptais pour peu de vivre privé de votre amour et de vos grâces. Seigneur, oubliez tant d'ingratitudes et ayez pitié de moi; pardonnez-moi tant de peines que je vous ai causées et accordez-moi la persévérance; accordez-moi la grâce de réclamer sans cesse votre secours, afin que je ne vous offense plus, ô Dieu de mon âme! Ne permettez pas que je retombe dans ma négligence à vous prier. Donnez-moi lumière et force afin que je vous implore toujours, et en particulier quand mes ennemis me porteront de nouveau à vous offenser. Accordez-moi cette grâce. O mon Dieu! Par les mérites de Jésus Christ et en considération de l'amour que vous lui portez. Assez longtemps je vous ai offensé, Seigneur; c'est à vous aimer que je veux désormais employer le reste de mes jours. Donnez-moi votre saint amour et que votre amour m'inspire la pensée de réclamer votre secours, chaque fois que je serai en danger de vous perdre par le péché.

 Marie, mon Espérance, j'espère de vous la grâce de me recommander toujours à votre Fils dans mes tentations. Exaucez-moi, ô ma Reine, au nom de votre grand amour pour Jésus Christ.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Considérons en dernier lieu les conditions de la prière. Beaucoup de personnes prient, mais sans rien obtenir, parce qu'elles ne prient pas comme il faut. « Vous demandez et vous ne recevez rien, dit saint Jacques, parce que vous demandez mal » (Jacques 4, 3).

 Avant tout, ce qu'il faut pour bien prier, c'est l'humilité. « Dieu, dit encore saint Jacques, résiste aux superbes et il donne sa grâce aux humbles » (Jacques 4, 6). Il n'exauce donc pas les demandes des orgueilleux; mais quant à la prière des humbles, elle ne reste jamais sans résultat. « La prière de celui qui s'humilie pénétrera les nues et elle ne se retirera pas, que le Très Haut ne l'ai regardée » (Ecclésiastique 35, 21), et cela, malgré tous les péchés qu'on a commis par le passé. « Non, Seigneur, vous ne mépriserez jamais un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19). En second lieu, il faut prier avec confiance. « Personne n'a espéré dans le Seigneur et n'a été confondu » (Ecclésiastique 2, 11). Si Jésus Christ nous recommande de donner à Dieu aucun autre nom que celui de Père – Pater noster – quand nous lui demandons ses grâces, c'est précisément afin que nous le priions avec la confiance d'un enfant qui recourt à son père. On obtient donc tout quand on demande avec confiance. « Tout ce que vous demanderez dans la prière, croyez que vous l'obtiendrez et il vous arrivera » (Marc 11, 24). « Et comment est-il possible qu'une chose, promise par Dieu, la vérité même, vienne jamais à nous faire défaut? » (S. Augustin, Les Confession, liv. 12, ch. 1, n. 1, PL 32, 826: « Nous avons une promesse... oui, quiconque demande reçoit, et qui cherche trouvera et à qui frappe on ouvrira (Mt 7, 7). Ce sont tes promesses; et qui craindrait d'être trompé lorsque c'est la vérité qui promet? » (Ba, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 345)). Il n'en est pas de Dieu comme des hommes; ceux-ci promettent, mais ensuite ils ne tiennent pas parole, soit parce qu'ils mentent en promettant, soit parce que leur volonté change. Non, non, dit la Sainte Écriture, « Dieu n'est pas comme un homme pour qu'il mente, ou comme un fils de l'homme pour qu'il change. Il a dit; et croit-on qu'il ne le fera pas? » (Nombres 23, 19). Mais pourquoi donc, dit encore saint Augustin, le Seigneur nous presserait-il tant de demander ses grâces, s'il ne voulait pas nous les accorder? (S. Augustin, Sermon 105, c. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). Il y met tant d'insistance , précisément parce qu'il veut nous exaucer. En effet il n'a pas pu nous promettre, sans s'obliger à nous donner les grâces que nous lui demandons; et, comme dit saint Augustin, « Sa promesse l'a constitué notre débiteur » (S. Augustin, Sermon 110, c. 4, n. 4, PL 38, 641 (Vivès, t. 17, p. 168)).

 Mais, dira quelqu'un, je suis un pécheur; par conséquent je ne mérite pas que Dieu m'exauce. Saint Thomas répond: ce n'est pas à cause de nos mérites, mais par suite de la miséricorde de Dieu que la prière est exaucée (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIa – IIae, qu. 178, art. 2, ad 1: « On l'a dit ailleurs à propos de la prière: si elle est exaucée, ce n'est pas à cause du mérite de celui qui la fait, mais par suite de la miséricorde divine, qui s'étend jusque sur les méchants. Aussi Dieu exauce-t-il parfois même la prière des pécheurs » (RJ, trad. P. Synave et P. Benoit, p. 221)). Jésus Christ l'a dit: « Quiconque demande reçoit » (Matthieu 7, 8), c'est à dire, selon que l'explique l'auteur de l'Ouvrage imparfait, quiconque soit juste ou pécheur (S. Jean Chrysostome (plutôt un évêque arien du Viè siècle d'après Dekkers, Clavis, n. 707), L'oeuvre imparfaite sur Matthieu, homélie 18, PG 56, 732). Mais notre Rédempteur lui-même nous ôte ici toute crainte, quand il dit: « En vérité, en vérité je vous le dis, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera » (Jean 16, 23). C'est comme s'il avait dit: Pécheurs, si vous n'avez pas de crédit auprès de mon Père, moi j'en ai; demandez donc en mon nom; et je vous le promets, tout ce que vous demanderez vous l'obtiendrez. Toutefois il faut bien le comprendre, cette promesse n'a point trait aux grâces temporelles, comme la santé, la fortune et autres grâces semblables; car il arrive souvent que ces grâces, pouvant devenir un obstacle à notre salut éternel, le Seigneur dans cette prévision ne nous l'accorde pas. « Mieux que le malade, dit saint Augustin, le médecin sait ce qui est utile au malade » (S. Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, traité 73, n. 3, PL 35, 1825: « Le médecin sait en effet ce que le malade demande pour sa santé et ce qu'il demande contre sa santé, et c'est pourquoi il ne fait pas la volonté de celui qui demande ce qui est contraire à sa santé, afin de lui donner la santé » (BA, t. 74A, trad. M. F Berrouard, p. 307). Le texte cité vient de S. Prosper, Liber sentitiarum ex operibus S. Augustini, sent. 213, PL 51, 457). Et il ajoute: « Dieu refuse à l'un par miséricorde ce qu'il accorde à l'autre par colère » (S. Augustin, Ibid., traité 73, n. 1, PL 35, 1824: « Dès lors, si l'homme lui demande quelque chose qui le blesserait s'il était exaucé, il faut craindre plutôt qu'il ne lui donne dans sa colère ce qu'il pourrait ne pas lui donner dans sa miséricorde » (BA, t. 74A, trad. M. F. Berrouard, p. 301-302); Sermon 354, c. 7, PL 39, 1567). En conséquence, nous ne devons jamais demander les grâces temporelles que sous cette condition: si elles sont utiles à notre âme. Par contre, les grâces spirituelles, comme le pardon des péchés, la persévérance, l'amour divin et autres semblables, nous devons les demander d'une manière absolue et avec la plus entière assurance de les obtenir: « Si donc, vous qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants des choses bonnes, dit Jésus Christ, combien à plus forte raison, votre Père céleste donnera-t-il un esprit bon à ceux qui le lui demanderont » (Luc 11, 13).

 C'est surtout avec persévérance qu'il faut prier. Cornélius a Lapide dit que « Dieu veut nous voir persévérer dans la prière jusqu'à l'importunité » (Cornelius a Lapide, Commentaires sur Luc, XI, 8, Opera, t. 16, Paris 1860, p. 161). Et c'est ce qui signifient ces paroles de l'Écriture: « Il faut toujours prier » (Luc 18, 1), « Veillez et priez en tout temps » (Luc 21, 36). « Ne cessez pas de prier » (I Thessaloniciens 5, 17). C'est également ce que signifie la répétition qui se remarque dans ces autres paroles: « Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira » (Luc 11, 9). Il eût été suffisant de dire: Demandez; mais non; le Seigneur veut nous donner à entendre que nous devons faire comme les mendiants: ils ne cessent de demander, d'insister, de frapper à la porte, tant qu'ils n'ont pas reçu l'aumône. La persévérance finale, en particulier, est une grâce qui ne s'obtient pas sans une prière continuelle. Cette persévérance, nous ne pouvons pas la mériter, si ce n'est d'une certaine manière et par des prières continuelles, comme dit saint Augustin: « ce don de Dieu peut se mériter par voie de supplication, c'est-à-dire, qu'on l'obtient en le demandant » (S. Augustin, Le don de la persévérance, ch. 6, n. 10, PL 45, 999: « Ce don de Dieu peut donc être mérité en priant » (BA, t. 24, trad J. Chéné et J. Pintard, p. 621). La fin de la phrase est extraite de H. Habert, Theologia dogmatica et moralis, t. 4, Venise, 1747, p. 447). Prions donc toujours et ne cessons pas de prier, si nous voulons nous sauver. Que les confesseurs et les prédicateurs ne se lassent pas, s'ils veulent sauver les âmes, de les exhorter à prier. Recourrons toujours aussi, comme le recommande saint Bernard, à l'intercession de Marie: « Cherchons la grâce, s'écrie-t-il, et cherchons-la par Marie; car ce qu'elle cherche elle le trouve et jamais elle ne demande en vain » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon pour la Nativité de la B. V. Marie, L'Aqueduc, n. 8, PL 183, 441: « Recherchons la grâce, et recherchons-la par Marie, car ce qu'elle cherche, elle le trouve (Mt. 7, 7) et ne saurait en être privée » (TZ, p. 704)).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 J'espère, ô mon Dieu, que vous m'avez déjà pardonné. Mais mes ennemis ne cesseront de me combattre jusqu'à la mort; et par conséquent, si vous ne me prêtez aide et assistance, je me perdrai de nouveau. Par les mérites de Jésus Christ, je vous demande la sainte persévérance. Ne permettez pas que je me sépare de vous; et ne permettez pas non plus que, de toutes les âmes qui sont maintenant en votre grâce, une seule se sépare de vous. Je tiens pour certain, car j'en ai pour garant votre promesse, que vous m'accorderez la persévérance, si je continue à vous la demander. Hélas! Ce que je crains, c'est précisément que dans les tentations je cesse de vous appeler à mon secours et qu'ainsi je fasse de nouvelles chutes. Je vous demande donc la grâce de ne jamais cesser de prier. Faites que, dans les occasions de péché, je me recommande toujours à vous et que j'invoque humblement les saints noms de Jésus et de Marie. Mon Dieu, c'est ainsi que je veux et c'est ainsi que j'espère me conduire avec votre grâce. Exaucez-moi pour l'amour de Jésus Christ.

 O Marie, ma mère, obtenez que jamais je ne sois en danger de perdre mon Dieu, sans recourir à vous et à votre divin Fils.
 
 
 
 

TRENTE ET UNIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la persévérance
 

« Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé »
(Matthieu 24, 13)
 

PREMIER POINT
 

 Grand est le nombre de ceux qui commencent bien, mais il est petit le nombre de ceux qui persévèrent; et, comme le dit saint Jérôme, « commencer est le fait de beaucoup, persévérer est le privilège de quelques uns » (S. Jérôme, Contre Jovinien, liv. 1, n. 36, PL 23, 259). Saül, Judas, Tertullien commencèrent bien; mais ils finirent mal, faute de persévérer dans la bonne voie. Ce qu'on demande des chrétiens, dit encore saint Jérôme (S. Jérôme, Lettre 54 à Furia, n. 6, PL 22, 552), ce ne sont pas de bons commencements, mais une bonne fin; ou plutôt, ajoute-t-il, le Seigneur veut que notre vie ait non seulement un bon commencement, mais encore une bonne fin. Seule, la fin obtiendra la récompense. Saint Bonaventure dit également: « la couronne n'est donnée qu'à la persévérance » (S. Bonaventure, Exposition super regulam Fratrum Minorum, opusc. 16, c. II, n. 5, Opera, t. 8, Quaracchi, 1898, p. 398). C'est pourquoi saint Laurent Justinien appelle la persévérance la Porte du ciel (S. Laurent Justinien, Liber de obedientia, c. 26, Opera, Venise, 1721, p. 547). Par conséquent celui qui ne trouve pas cette porte ne peut entrer dans le ciel. Mon frère, vous avez présentement quitté le péché et vous avez lieu d'espérer que le pardon vous a été accordé. Vous voilà donc devenu l'ami de Dieu. Mais, sachez, vous n'êtes pas encore sauvé. Quand serez-vous sauvé? Quand vous aurez persévéré jusqu'à la fin. « Celui qui persévère jusqu'à la fin sera sauvé » (Matthieu 24, 13). Vous avez commencé de bien vivre; remerciez-en le Seigneur; mais tenez-vous pour averti: ceux qui commencent ne tiennent la palme qu'en espérance; ceux-là seuls la tiennent en réalité, qui ont persévéré. « Promise à ceux qui commencent, dit saint Bernard, la récompense est accordée à ceux qui persévèrent » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Thomas de Froidmont, selon Glorieux, n. 184), De modo bene vivendi, c. 6, n. 15, PL 184, 1209). Il ne suffit pas de courir vers le but; mais dit l'apôtre saint Paul, « courez de telle sorte que vous y parveniez » (1 Corinthiens 9, 24).

 Maintenant donc vous avez mis la main à la charrue, je veux dire que vous avez commencé de vivre chrétiennement. Mais maintenant aussi vous avez plus que jamais à craindre et à trembler. « Opérez votre salut avec crainte et tremblement » (Philippiens 2, 12). Et pourquoi? Parce que s'il vous arrivait, ce qu'à dieu ne plaise! De regarder en arrière ou de reprendre votre mauvaise vie, Dieu vous déclarerait exclus du Paradis: « Quiconque, ayant mis la main à la charrue, regarde en arrière, n'est pas propre au Royaume de Dieu » (Luc 9, 62) (En se basant sur ce texte et en l'isolant, certains taxeront S. Alphonse de rigorisme moral. Mais ces paroles doivent être comprises dans le contexte. Cf. dix-septième considération, 2é point). Maintenant, par la grâce de Dieu, vous vous appliquez à fuir les occasions dangereuses, à fréquenter les sacrements, à faire chaque jour la méditation, quel bonheur pour vous, si vous continuez à vivre de la sorte et si Jésus Christ vous trouve en cet état lorsqu'il viendra vous juger. « Heureux ce serviteur que son maître, quand il viendra, trouvera agissant ainsi » (Matthieu 24, 46)! mais, parce que vous vous êtes mis à servir Dieu, ne croyez pas que les tentations vont cesser ou seulement diminuer. Écoutez cet avertissement que vous donne l'Esprit Saint: « Mon fils, entrant au service de Dieu, prépare ton âme à la tentation » (Ecclésiastique 2, 1). Et même, sachez-le, maintenant plus que jamais vous devez vous préparer à la lutte, parce que vos ennemis, le démon, le monde et la chair, seront plus que jamais armés pour vous combattre et pour vous faire perdre tout ce que vous avez gagné. Denys le Chartreux dit que plus une âme se donne à Dieu avec ferveur et s'applique à le servir, plus l'enfer s'acharne contre elle, pour l'abattre (Denys le Chartreux, Summa de vitiis et virtutibus, lib. 2, art. 43, Opera, t. 39, Montreuil-Tournai, 1910, p. 232). Et l'Évangile le dit assez clairement dans ce passage de saint Luc: « Lorsque l'esprit impur sort de l'homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos; et n'en trouvant pas, il dit: Je retournerai dans ma maison, d'où je suis sorti. Alors il s'en va et prend avec lui sept autres esprits pires que lui; et, étant entrés dans cette maison, ils y demeurent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier » (Luc 11, 24).

 A l'oeuvre donc; et sachez quelles armes il faut que vous employiez pour triompher du démon et pour vous maintenir dans la grâce de Dieu. Pour ne pas succomber sous les coups du démon, nous n'avons d'autre défense que la prière. « Ce n'est pas, dit saint Paul, avec la chair et le sang que nous sommes en lutte, c'est-à-dire, avec des hommes de chair et de sang comme nous, mais avec les princes et les puissances des ténèbres » (Ephésiens 6, 12). L'apôtre nous avertit par là qu'étant incapables de résister à de semblables ennemis, nous avons besoin que Dieu nous aide. Mais aussi, avec l'aide de Dieu, il n'y a rien dont nous ne soyons capables. « Je puis tout en celui qui me fortifie » (Philippiens 4, 13). Ainsi parlait le grand Apôtre; ainsi doit parler chacun de nous. Or ce secours se donne seulement à celui qui prie pour l'obtenir. « Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). Ne comptons donc aucunement sur nos bonnes résolutions; si nous mettons en elles notre confiance, nous sommes perdus. Dans toutes les tentations du démon, c'est en Dieu que nous devons mettre notre confiance, en nous recommandons à Jésus Christ et à la très sainte Vierge Marie. Ainsi devons-nous agir, particulièrement dans les tentations, celles-ci sont les plus terribles, celles qui font remporter au démon le plus de victoires. Par nous-mêmes nous n'avons pas la force de conserver la chasteté; cette force doit nous venir de Dieu; aussi Salomon disait-il: « Dès que j'ai su que je ne pouvais être continent, si Dieu ne m'en faisait pas la grâce, je recourus au Seigneur pour le supplier » (sagesse 8, 21). Il faut donc, dans toutes ces tentations, recourir immédiatement à Jésus Christ et à sa sainte Mère en invoquant fréquemment leurs noms bénis. Agir de la sorte, c'est s'assurer la victoire; agir autrement, c'est se perdre.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 « Ne me rejetez pas de devant votre face » (Psaume 50, 13). Non, mon Dieu, ne me repoussez pas loin de vous. Je le sais bien, vous ne m'abandonnerez jamais, si je commence moi-même à vous abandonner. Hélas! C'est précisément ce qu'une malheureuse expérience me fait craindre de ma faiblesse. Seigneur, cette force sans laquelle je ne puis triompher des assauts que me livre l'enfer pour me réduire de nouveau en l'esclavage, c'est à vous de me la donner et c'est à vous que je la demande pour l'amour de Jésus Christ. Faites régner entre vous et moi, ô mon Sauveur, une paix continuelle, une paix à jamais indissoluble. A cette fin donnez-moi votre saint amour. « Celui qui n'aime pas demeure dans la mort » (1 Jean 3, 14). C'est à vous, ô Dieu de mon âme, de me préserver de cette mort malheureuse. J'étais perdu, vous le savez; et je ne dois qu'à votre infinie bonté d'être rentré dans vos bonnes grâces. Ah! J'espère bien ne les perdre plus jamais. O mon Jésus, par cette mort douloureuse que vous avez endurée pour moi, ne souffrez pas que j'aille encore, de gaieté de coeur, perdre votre amitié. Je vous aime par-dessus toutes choses. Les chaînes de votre saint amour, j'espère les porter toujours; j'espère mourir avec elles et vivre avec elles durant toute l'éternité.

 O Marie, vous vous appelez la Mère de la persévérance; vous êtes la dispensatrice de ce grand don. C'est donc à vous que je le demande, et de vous que j'espère.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Venons-en maintenant à la manière de vaincre le monde. Le démon est un ennemi redoutable, mais le monde est plus redoutable encore. Si le démon n'avait pas à son service le monde, c'est-à-dire, les hommes pervers qui constituent le monde, nous ne le verrions pas remporter autant de victoires. Aussi le Rédempteur nous avertit d'être bien plus sur nos gardes contre les hommes que contre le démon: « Gardez-vous des hommes » dit-il (Matthieu 10, 17). Et, en effet, les hommes sont souvent pires que les démons; car ceux-ci au moins s'enfuient devant la prière et l'invocation des saints noms de Jésus et Marie. Mais pour les méchants, en vain, quand ils veulent perdre une âme, leur propose-t-on quelque sainte parole, non seulement ils ne prennent pas la fuite, mais ils redoublent d'efforts; ils appellent le ridicule à leur secours; on n'est plus qu'un homme de rien, sans éducation, sans capacité; et, à défaut d'autres accusations, c'est, disent-ils un hypocrite qui joue la sainteté. Et certaines âmes faibles, pour se dérober à ces critiques et à ces moqueries, pactisent misérablement avec ces ministres de Satan et retournent à leur vomissement. Mon frère, persuadez-vous bien que, si vous voulez mener une vie chrétienne, vous ne pouvez échapper aux railleries et aux mépris des impies. « Car les impies ont en abomination ceux qui sont dans la voie droite » (Proverbes 29, 27). Celui qui vit mal ne peut supporter la vue de ceux qui mènent une bonne vie. Et pourquoi? Parce que leur vie est une continuelle censure de la sienne. Aussi, pour mettre fin aux remords que lui cause le spectacle de la vertu, l'impie voudrait-il que tout le monde l'imitât dans ses désordres. Celui qui sert Dieu ne peut échapper aux persécutions du monde, selon ce que dit l'Apôtre: « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus Christ, souffriront persécution » (2 Timothée 3, 12). Tous les saints ont été persécutés. Qui fut plus saint que Jésus Christ? Aussi le monde l'a-t-il persécuté, au point de le faire mourir de douleur sur une croix.

 Impossible de changer cet état de choses; car les maximes du monde sont entièrement opposées à celles de Jésus Christ. Ce que le monde estime, Jésus Christ l'appelle folie: « La sagesse de ce siècle est folie devant Dieu » (1 Corinthiens 3, 19). Le monde, en revanche, traite de folie tout ce que Jésus Christ estime, telles les croix, les souffrances, les humiliations: « La parole de la croix est folie pour ceux qui se perdent » (1 Corinthiens 1, 18). Mais consolons-nous: si les méchants nous méprisent, Dieu nous bénit et nous loue. « Ils le maudiront; mais vous, Seigneur, vous le bénirez » (Psaume 108, 28). Au surplus, ne nous suffit-il pas d'être loués par Dieu, par Marie, par tous les anges, par tous les saints et par tous les hommes de bien? Laissons les pécheurs dire ce qu'il leur plaît et continuons de contenter notre Dieu, lui, si libéral et si fidèle envers ceux qui le servent. Plus nous rencontrons d'obstacles et d'oppositions dans la pratique de la vertu, plus nous ferons plaisir à Dieu et plus aussi notre mérite sera grand. Quand les méchants nous tournent en ridicule, recommandons-les au Seigneur, et, pleins de reconnaissance pour la lumière que Dieu nous donne et qu'il ne donne pas à ces malheureux, poursuivons notre chemin. Ne rougissons pas de paraître chrétiens; car, si nous rougissons de Jésus Christ, Jésus Christ proteste qu'à son tour il rougira de nous et nous refusera de nous mettre à sa droite au jour du jugement. « Quiconque aura rougi de moi, et de mes paroles, le Fils de Dieu rougira de lui lorsqu'il viendra dans sa sainteté » (Luc 9, 26).

 Si nous avons à coeur de nous sauver, il faut que nous nous résignions à souffrir, à faire des efforts et même à nous faire violence. « Combien est resserrée la voie qui conduit à la vie! » dit Jésus Christ (Matthieu 7,14). Il ajoute: « Le Royaume des cieux souffre violence et seuls les violents le ravissent » (Matthieu 11, 12). Donc sans efforts pas de salut. Car, bon gré, mal gré, pour pratiquer la vertu il faut que nous allions à l'encontre de notre nature rebelle. Ces efforts, il est particulièrement nécessaire de les faire dès le commencement, afin de déraciner ainsi nos mauvaises habitudes et d'en acquérir de bonnes; car la bonne habitude, une fois prise, vous rend facile, douce même l'observation de la loi de Dieu. On ne pratique pas la vertu sans rencontrer des épines; mais, disait Jésus Christ à sainte Brigitte, pour celui qui en souffre les premières piqûres avec patience et courage, les épines ne sont bientôt plus que des roses (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch. 15, « Ce qui semblait fort pesant devient léger, et ce qui semblait âpre et poignant devient doux » (Ferraige, t. 1, p. 38). Attention donc, chrétien, mon frère. Jésus Christ nous dit en ce moment, comme au paralytique: « Vous voilà guéri; ne péchez plus, de crainte qu'il ne vous arrive pire » (Jean 5, 14). « Sachez-le, reprend saint Bernard, et pensez-y bien, si vous avez le malheur de retomber, votre chute vous sera plus funeste que toutes vos chutes précédentes » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 54 sur le Cantique des Cantiques, n. 11, PL 183, 1043: « La rechute est donc pire que la chute, et devant un péril accru, la crainte doit s'accroître » (BEG, p. 573). Malheur, dit Dieu, à ceux qui prennent le bon chemin et qui le quittent ensuite! « Malheur à vous fils de désertion » (Isaïe 30, 1). « Ils furent rebelles à la lumière », s'écrie Job (Job 24, 13); eh bien; ils seront punis comme rebelles à la lumière. Or, à ceux qui, favorisés d'abord de grandes lumières d'en haut, sont ensuite devenus infidèles, le châtiment que Dieu inflige, c'est de les abandonner dans leur aveuglement et de les laisser ainsi mourir dans leur péché. « Si le juste se détourne de la justice, est-ce qu'il vivra? Toutes les oeuvres de justice qu'il avait faites, seront oubliées et il mourra dans son péché » (Eséchiel 18, 24).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! Mon Dieu, plus d'une fois déjà j'ai mérité ce châtiment, puisque plus d'une fois sorti du péché, grâce à la lumière que vous m'aviez donnée, j'y suis misérablement retombé. Je bénis infiniment votre miséricorde de ne m'avoir pas abandonné dans mon aveuglement, en me privant entièrement de votre lumière, comme je le méritais. Que d'obligations je vous ai, ô mon Jésus, et combien je serais ingrat envers vous, si je vous abandonnais de nouveau. Non, ô mon Rédempteur. « Éternellement je chanterai les miséricordes du Seigneur » (Psaume 88, 2). Tout le temps qui me reste à vivre et durant toute l'éternité, j'espère chanter et louer sans cesse vos grandes miséricordes, en vous aimant toujours et en demeurant toujours dans votre grâce. Mes ingratitudes passées, non seulement je les déteste et je les maudis maintenant plus que tout autre mal, mais je veux m'en servir encore pour déplorer toujours avec d'autant plus de douleur les offenses que je vous ai faites et pour m'animer davantage à vous aimer, puisque après avoir reçu de moi tant d'injures, vous m'avez accordé tant de grâces. Oui, ô mon Dieu, vous êtes digne d'un amour infini et je vous aime. Désormais c'est vous que je choisis pour mon unique amour, mon unique bien. Père éternel, je vous demande, par les mérites de Jésus Christ, la persévérance finale dans votre grâce et dans votre amour. Je le sais, chaque fois que je vous demanderai la persévérance, vous me l'accorderez. Mais hélas! Qui m'assure que j'aurais toujours soin de vous la demander? C'est pourquoi ô mon Dieu, je vous demande et la persévérance et la grâce de toujours vous la demander.

 O Marie, mon avocate, mon refuge, mon espérance, obtenez-moi par votre intercession la constance à solliciter sans cesse de Dieu la persévérance finale. Obtenez-moi cette grâce, je vous en supplie au nom de tout l'amour que vous avez pour Jésus Christ.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Venons-en au troisième ennemi, le pire de tous, la chair; et voyons par quels moyens nous devons lui résister. Premier moyen: la prière; il en étais question plus haut. Second moyen: la fuite des occasions; ce second moyen demande une particulière attention. D'après saint Bernardin de Sienne, « de tous les conseils donnés par Jésus Christ, voici le plus important, celui qui sert en quelque sorte de fondement à la vie chrétienne: fuir les occasions du péché » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de christiana religione, sermon 21, art. 3, c. 3, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950, p. 268). Le démon lui-même, contraint un jour par les exorcismes de l'Église, confessa que de tous les sermons aucun ne lui déplaît comme le sermon sur la fuite des occasions (S. Léonarde de Port – Maurice, Manuale sacro, p. I, n. 4, Rome, 1734, p. 19). Et cela se comprend. Car le démon se moque bien de toutes les résolutions et de toutes les promesses d'un pécheur qui se repent de ses péchés, mais qui ne s'éloigne pas de l'occasion. L'occasion, spécialement en matière de plaisirs sensuels, est pour l'homme comme un bandeau qui s'applique sur les yeux, ne lui laisse plus voir ni résolutions prises, ni lumières reçues, ni vérités éternelles, bref, elle lui fait tout oublier et le frappe d'une sorte de cécité. C'est pour n'avoir pas fui l'occasion que nos premiers parents succombèrent. Dieu ne voulait même pas qu'ils touchassent au fruit défendu, comme Ève s'en expliquait avec le serpent: « Dieu nous a commandé de n'en point manger et de n'y point toucher » (Genèse 3, 3). Mais l'imprudente regarda, prit et mangea. Ève commence donc par regarder la pomme; puis, elle la prend en main et elle finit par la manger. Quiconque, de propos délibéré, s'expose au péril, y trouvera sa perte. « Celui qui aime le danger y périra » (Ecclésiastique 3, 27). Saint Pierre nous apprend que « le démon rôde sans cesse, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Or, pour rentrer dans une âme d'où il a été chassé, que fait-il? Se demande saint Cyprien (S. Cyprien, Liber de zelo et livore, c. 2, PL 4, 639). Il épie l'occasion, répond le saint, il examine s'il ne découvrira pas quelque part une issue pour pénétrer. Et si l'âme consent à se laisser entraîner dans l'occasion, bientôt elle sera envahie et dévorée par l'ennemi. L'abbé Guerric observe que Lazare ressuscita les mains et pieds liés; aussi, ajoute-t-il, ressuscité de la sorte, Lazare subit une seconde fois la mort (Guerric d'Igny, Sermonum miscella, Lyon, 1630, p. 382). L'auteur veut par là nous faire comprendre combien est à plaindre l'infortuné qui, sortant de la tombe du péché, demeure enlacé dans quelque occasion. C'est pourquoi quiconque veut se sauver doit nécessairement quitter, non pas seulement le péché, mais encore l'occasion du péché, c'est-à-dire, tel ami, telle maison, telle correspondance.

 Mais direz-vous, j'ai maintenant changé de vie et je ne me sens plus, à l'égard de cette personne, aucune mauvaise intention, pas même de tentation. Je réponds. Il se trouve, dit-on, en Mauritanie certains ours qui vont à la chasse des singes (Cf. Aelianus, De natura animalium, lib. 5, n. 54, Paries, 1858, p. 92). Dès que ceux-ci les voient venir, ils se sauvent sur les arbres. Que fait alors l'ours? Ils se couche au pied de l'arbre et fait le mort. Mais à peine les singes sont-ils descendus que l'ours se redresse, se jette sur eux et les dévore. Ainsi fait le démon. A l'en croire, la tentation est morte. Alors l'âme descend et se met dans l'occasion du péché; mais aussitôt le démon réveille la tentation et l'âme est dévorée. Oh! Combien d'âmes, qui pratiquaient l'oraison, fréquentaient les sacrements et qu'on pouvait regarder comme autant de saintes, devinrent misérablement la proie de l'enfer pour s'être exposées à l'occasion! On rapporte, dans l'histoire ecclésiastique (H. Engelgrave, Lux evangelica in omnes anni dominicas, embl. 41, § 1, t. 1, Cologne, 1677, p. 291), qu'une sainte dame, pieusement occupée à donner la sépulture aux corps des martyrs, trouva une fois un de ces martyrs qui donnait encore signe de vie. Elle le recueillit dans sa maison: et il guérit. Mais qu'arriva-t-il à ces deux saints; car on pouvait bien les tenir pour tel? Eh bien, exposés qu'ils étaient à l'occasion prochaine, ils perdirent d'abord la grâce de Dieu et ensuite la vraie foi.

 « Va, disait le Seigneur à Isaïe, et crie: Toute chair est comme l'herbe » (Isaïe 40, 6). Sur quoi saint Jean Chrysostome fait la réflexion suivante: « Mettez le feu à l'herbe sèche et osez prétendre qu'elle ne brûle pas! » (S. Jean Chrysostome (auteur incertain), Homélie 1 sur le Psaume 50, n. 5, PG 55, 570) « Est-il possible, s'écrie dans le même sens saint Cyprien, de se trouver au milieu des flammes et de ne pas brûler? » (S. Cyprien (auteur inconnu, selon Glorieux, n. 4), De singularitate clericorum, c. 2, PL 4, 837). Le prophète Isaïe nous avertit encore que « notre force est semblable à celle de l'étoupe jetée dans le  feu » (Isaïe I, 31). Et Salomon demande pareillement: « Est-ce qu'un homme peut marcher sur des charbons sans se brûler la plante des pieds? » (Proverbes 6, 28). De même, bien insensé serait l'homme qui prétendrait se jeter dans l'occasion, sans pécher. Il faut donc de toute nécessité fuir devant le péché, comme devant un serpent, ainsi que l'ordonne l'Écriture. « Fuis le péché comme à l'aspect du serpent » (Ecclésiastique 21, 2). Ce n'est pas assez d'éviter la morsure du serpent, remarque Walfrie, il faut de plus éviter de le toucher et même de l'approcher (Cf. G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 55, disc. 2, n. 3, t.3, Venise, 1703, p. 495). Mais, dites-vous au sujet de cette maison, de cette liaison, il y va de mes intérêts. Qu'importe! Vous voyez que « cette maison est pour vous le chemin de l'enfer » (Proverbes 7, 27), dès lors il faut absolument la quitter, si vous avez à coeur votre salut. Ce serait même votre oeil droit, du moment qu'il devient pour vous une cause de damnation, vous devez l'arracher et le jeter loin de vous. « Si ton oeil droit te scandalise, dit le Seigneur, arrache-le et jette-le loin de toi » (Mattieu 5, 29). Qu'on remarque cette parole: loin de toi; il faut jeter non à deux pas, mais au loin; autrement dit, il faut en finir tout à fait avec l'occasion. Parlant des personnes de piété qui se sont données à Dieu, saint François d'Assise disait que le démon ne les tente pas de la même manière que les mauvais chrétiens (S. Bonaventure, Legenda Major, c. 5, n. 5 (DV, p. 625)). Ce n'est pas au moyen d'une corde qu'il songe à les lier tout d'abord; il se contente, pour commencer, de les lier avec un cheveu, puis il les lie par un fil, ensuite par une ficelle, jusqu'à ce qu'enfin, les tenant avec une corde, il les entraîne dans le péché. Aussi, pour échapper à ce dernier, est-il de toute nécessité que de prime abord on écarte tous les cheveux, c'est-à-dire toutes les occasions: Politesses, présents, billets et choses semblables. Et pour parler en particulier de celui qui a vécu dans l'habitude du vice impur, ce ne sera pas assez qu'il fuie les occasions prochaines; à moins de fuir même les occasions éloignées, il retombera dans son péché.

 Celui qui veut véritablement faire son salut, doit s'affermir et se retremper sans cesse dans la résolution de ne plus vouloir jamais se séparer de Dieu; et, pour cela, qu'il se rende familière cette parole des saints: « Tout perdre plutôt que de perdre Dieu ». Toutefois la résolution de ne plus vouloir se séparer de Dieu ne suffit pas, il faut en outre employer les moyens. Le premier moyen, c'est la fuite des occasions. Nous venons d'en parler. Le second, c'est la fréquentation des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Quand on balaye souvent une maison, la propreté y règne partout. Ainsi, par la confession l'âme se conserve nette et pure, parce que par la confession elle n'obtient pas seulement la rémission de ses péchés, mais encore les secours nécessaires pour résister aux tentations. Quand à la Sainte Communion, elle est appelée le pain céleste, parce que, comme le corps ne peut vivre sans la nourriture tirée de la terre, ainsi l'âme ne peut vivre sans ce pain descendu du ciel. « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous » (Jean 6, 54). Par contre, à celui qui s'en nourrit souvent, promesse est faite qu'éternellement il vivra: « Celui qui mangera de ce pain aura la vie éternelle » (Jean 6, 52). Et c'est pourquoi le concile de Trente appelle la sainte communion: « un remède qui nous délivre des péchés véniels et nous préserve des mortels » (Concile de Trente, Session 13, Décret sur le T.S. Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Mais il a voulu que ce sacrement fût reçu comme l'aliment spirituel des âmes qui nourrisse et fortifie ceux qui vivent de la vie de celui qui a dit: Qui me mange vivra aussi par moi (Jean 6, 58), et qu'il fût l'antidote qui nous libère de nos fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels » (737)). Le troisième moyen, c'est la méditation, ou l'oraison mentale. « Rappelez-vous vos fins dernières et jamais vous ne pécherez » (Ecclésiastique 7, 40). Celui qui a toujours devant les yeux les vérités éternelles, la mort, le jugement, l'éternité, ne commettra pas le péché. Dans la méditation, Dieu nous éclaire. « Approchez-vous de moi et soyez éclairés » (Psaume 33, 6). C'est là qu'il nous parle et qu'il nous montre ce que nous devons fuir et ce qui nous devons faire: « Je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai au coeur » (Osée 2, 14). Là encore, comme dans une bienheureuse fournaise d'amour, il nous embrase de son saint amour: « Dans ma méditation le feu s'est embrasé » (Psaume 38, 4). Ce n'est pas tout: plusieurs fois déjà nous avons dit que, pour persévérer dans la grâce de Dieu, il est absolument nécessaire de toujours prier et de demander sans cesse les grâces dont nous avons besoin. Or celui qui ne fait point d'oraison mentale priera difficilement; et, ne priant pas, nul doute qu'il ne se perde.

 Nécessité donc d'employer les moyens pour se sauver; de là, nécessité de se tracer un règlement de vie: Le matin, dès le lever, réciter les actes du chrétien: actes du remerciement, d'amour, d'offrande et de bon propos, prière à Jésus Christ et à Marie de nous préserver en ce jour de tout péché. Puis, faire sa méditation et entendre la sainte messe. Pendant la journée faire la lecture spirituelle ainsi que la visite au Très Saint Sacrement et à la divine Mère. Le soir, chapelet et examen de conscience. La sainte communion, plusieurs fois par semaine, selon le conseil du directeur qu'on a choisi et qu'il faut bien se garder de quitter. Il serait aussi fort utile de faire une retraite dans quelque maison religieuse. Il faut encore honorer la très Sainte Vierge Marie par quelque hommage spécial, tel par exemple que le jeûne du samedi. Elle s'appelle la Mère de la persévérance; et cette grande grâce de la persévérance, elle la promet à ses serviteurs. « Ceux qui agissent à l'ombre de ma protection ne pécheront pas » (Ecclésiastique 24, 30). C'est surtout la sainte persévérance que nous devons sans cesse demander à Dieu et particulièrement au moment de la tentation, et cela, en invoquant alors plus souvent, et tant que la tentation dure, les saints noms de Jésus et de Marie. Si vous agissez de la sorte, certainement vous vous sauverez; et si vous n'agissez pas ainsi, certainement vous vous damnerez.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon bien aimé Rédempteur, je vous remercie de m'éclairer en ce moment et de me faire connaître les moyens que je dois prendre pour me sauver. Je forme la résolution et je vous fais la promesse de les mettre constamment à exécution. Accordez-moi votre secours afin que je vous sois fidèle. Ah! Je le vois, vous voulez mon salut; et moi aussi je le veux, principalement pour plaire à votre coeur, qui désire tant de me voir sauvé. Non, mon Dieu, non, je ne veux pas résister davantage à l'amour que vous me portez. C'est parce que vous m'aimez tant que vous m'avez supporté avec tant de patience alors que je vous offensais. Vous m'invitez à vous aimer; et moi, je ne désire que de vous aimer. Je vous aime, ô Bonté infinie; je vous aime, ô Bien infini. Je vous en conjure par les mérites de Jésus Christ, ne permettez pas que je persévère dans mon ingratitude, faites que je cesse d'être ingrat ou que je cesse de vivre. Seigneur, vous avez commencé l'oeuvre; achevez-là. « Confirmez, Seigneur, ce que vous avez opéré en nous » (Psaume 67, 29). Que votre lumière me guide, que votre force me soutienne, que votre amour m'embrase!

 O Marie, ô  vous qui êtes la trésorière des grâces, secourez-moi. Vous-même décernez-moi ce titre de serviteur de Marie; et priez Jésus pour moi. Les mérites de Jésus Christ d'abord, puis vos prières, voilà ce qui doit me sauver.
 
 
 
 

TRENTE-DEUXIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la confiance en la protection de Marie
 

« Celui qui m'aura trouvé trouvera la vie et il puisera le salut dans le Seigneur »
(Proverbes 8, 35)
 
 

PREMIER POINT
 

 Quels remerciements ne devons-nous pas à la miséricorde de notre Dieu pour nous avoir donné, dans la très sainte Vierge Marie, une avocate capable, par ses prières, de nous obtenir toutes les grâces que nous désirons! « O bonté vraiment étonnante de notre Dieu, s'écrie saint Bonaventure, nous sommes coupables; et néanmoins, ô Marie, il vous a établie notre avocate avec un pouvoir assez grand pour nous obtenir tout ce que vous voulez! » (S. Bonaventure (plutôt F. Jacques de Milan, cf éd. Quaracchi VIII, CXI), Stimulus amoris, p. 3, c. 19, medit. Super Salve Regina, Opera, t. 7, Lyon, 1668, p. 233). Pécheurs, mes frères, quelles que soient nos dettes envers la Justice divine et quant même nos péchés nous auraient déjà condamnés à l'enfer, ne désespérons pas, mais recourons à cette divine Mère; réfugions-nous sous le manteau de sa protection et elle nous sauvera. Elle demande seulement que nous désirions avoir la bonne volonté de changer de vie. Désir sincère, et grande confiance en Marie; et nous voilà sauvés. Pourquoi? Parce que Marie est une Avocate puissante, une Avocate miséricordieuse, une Avocate désireuse de nous sauver tous.

 Considérons premièrement que Marie est une avocate puissante, en sorte quelle peut tout en faveur de ses serviteurs auprès du souverain juge; c'est là une prérogative toute spéciale et qu'elle tient du souverain Juge lui-même, lequel n'est autre que sont Fils. « Oui, s'écrie saint Bonaventure, c'est le grand privilège de Marie, de pouvoir tut auprès de son Fils! » (S. Bonaventure (plutôt Conrad de Saxe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Sepculum B. Mariae Virginis, lect. 6, Opera, t. 4, Lyon, 1668, p. 439). Jamais, dit Jean Gerson (Jean Gerson, Sur le Magnificat, traité 6, Opera, t. 4, Anvers, 1706, col. 316), la Sainte Vierge ne demande rien à Dieu d'une volonté absolue, qu'elle ne l'obtienne; et même, en sa qualité de Reine, elle envoie les anges vers ses serviteurs pour les éclairer, les purifier et les conduire à la perfection. Aussi la sainte Église, pour nous inspirer la confiance en cette grande Avocate, veut que nous l'invoquions sous le titre de Vierge puissante: Vierge puissante, priez pour nous. Et pourquoi Marie Jouit-elle d'un si puissant crédit? Parce qu'elle est la Mère de Dieu. « Dans la prière de la Mère de Dieu, il y a, dit saint Antonin, comme un commandement; impossible, dès lors, qu'elle ne soit pas exaucée » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tit. 15, c. 17, § 4, t. 4, Vérone, 1740, col. 1029). Ses prières sont toujours celles d'une mère et jamais elles ne perdent aux yeux de Jésus un certain caractère d'autorité. Par conséquent il ne se peut pas que Marie prie et que Jésus ne l'exauce point. « Et ajoute saint Grégoire, archevêque de Nicomédie, c'est en quelque sorte pour acquitter sa dette envers sa Mère que le Rédempteur l'exauce toujours, car il en a reçu l'être humain, et toutes les demandes qu'elle lui adresse, il les accueille favorablement, comme pour satisfaire à un devoir de piété filiale » (Georges de Nicomédie, Oratio VI in SS. Deiparae ingressum, PG 100, 1439). Saint Théophile, évêque d'Alexandrie, va même jusqu'à dire: Le Fils aime à être prié par sa Mère; car il veut lui accorder tout ce qu'elle demande, pour reconnaître ainsi le service qu'elle lui rendit en le revêtant de la chair humaine (S. Ephrem, Oration ad Deiparam, Opera, t. 3, Rome, 1746, p. 531. Quelques éditions anciennes attribuent certaines de ces prières à Théophile d'Alexandrie). « Réjouissez-vous, s'écriait en conséquence le martyr saint Méthode, réjouissez-vous, ô Marie! Car tel est votre bonheur que vous avez pour débiteur le Fils de Dieu lui-même. Tous, nous sommes les débiteurs de Dieu; vous seule, l'avez pour débiteur ».

 C'est donc, conclut Cosme de Jérusalem (Cosme de Jérusalem, Hymnus VI ad Deiparam, PG 978, 482), un crédit tout-puissant que celui dont vous jouissez, ô Marie! Oui, tout-puissant: et voici comment le prouve Richard de Saint Laurent: « Il est juste que la Mère partage la puissance avec son Fils; et ainsi, leur puissance devant être la même, le Fils tout-puissant a rendu sa Mère toute-puissante. » (Richard de Saint-Laurent, De laudibus B.M. Virginis, lib. 4, c. 29, n. 1. L'ouvrage se trouve parmi les écrits de S. Albert le Grand, Opera, t. 20, Lyon, 1651, p. 146). Seulement, le Fils est tout-puissant par nature, la Mère est toute-puissante par grâce, c'est-à-dire qu'elle obtient par ses prières tout ce qu'elle demande, selon ce vers célèbre qu'on lui adresse: « Dieu peut tout, s'il commande; et vous, si vous priez » (Ce distique est cité dans plusieurs ouvrages, toujours sans indication de la source). Telle est précisément la révélation faite à sainte Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 6, ch. 23: « Vous êtes publiée Mère de miséricorde, et l'êtes, attendu que vous considérez les misères de tous, et me fléchissez à miséricorde; demandez donc ce que vous désirez, car votre charitable demande ne peut être vaine » (Ferraige, t. 3, p. 249)). Un jour elle entendit Jésus adresser à Marie ces paroles: « Ma Mère, demandez-moi ce que vous voulez; car, vous le savez, quelle que soit votre demande, impossible que je ne l'exauce point ». Et il en donna tout aussitôt la raison: « De même que vous ne m'avez rien refusé, quand j'étais avec vous sur la terre, ainsi je ne puis, à mon tour, rien vous refuser, maintenant que vous êtes avec moi dans le ciel » (S. Brigitte de Suède, Ibid. lib. 1, ch. 24: « Comme vous ne m'avez rien refusé sur la terre, je ne veux rien vous refuser dans le ciel » (Ferraige, t. 1, p. 68)).

 En somme, il n'y a personne, si criminel soit-il, que Marie ne puisse sauver par son intercession. « O Mère de Dieu, lui disait saint Grégoire de Nicomédie, vous avez une puissance qui dépasse tout; afin que la multitude des péchés ne dépasse jamais votre clémence. Rien ne résiste à votre pouvoir; car le Créateur regarde votre gloire comme la sienne propre » (Georges (et non Grégoire) de Nicomédie, Oratio VI in SS. Deiparae ingressum, PG 100, 1439). « Rien ne vous est impossible, lui dit également saint Pierre Damien, ô vous qui pouvez sauver même les désespérés » (S. Pierre Damien (plutôt Nicolas de Clairvaux, selon Glorieux, n. 144), Sermo 44 in Nativitate B. M. Virginis, sermon 1, PL 144, 740).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O ma reine et ma Mère bien aimée, ô Marie, je vous dis avec saint Germain: « Vous êtes toute-puissante pour sauver les pécheurs, et vous n'avez pas besoin que personne vous appuie auprès de Dieu, car vous êtes la Mère de la véritable vie » (S. Germain, In beatam SS. Deiparae dormitionem, sermon 2, PG 98, 350). Si donc je recours à vous, ô ma souveraine, tous mes péchés ne peuvent me faire désespérer de mon salut. Vous obtenez par vos prières tout ce que vous voulez; si vous priez pour moi, certainement je serai sauvé. Sainte Mère de Dieu, ajouterai-je donc avec saint Bernard, « priez pour moi, pauvre pécheur, car votre Fils vous écoute toujours et vous accorde tout ce que vous lui demandez » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Ekbert de Schönau, selon Glorieux, n. 184), Deprecatio ad gloriosam Virginem, n. 7, PL 184, 1014). Il est vrai que je suis pécheur; mais je veux me convertir et je me fais gloire de vous appartenir d'une manière spéciale. Il est vrai encore que je suis indigne de votre protection; mais je sais que vous n'avez jamais abandonné aucun de ceux qui ont mis en vous leur confiance. Vous pouvez me sauver; vous voulez me sauver; et moi je me confie en vous. Quand j'étais perdu et que je ne pensais pas à vous, vous avez pensé à moi et vous m'avez obtenu la grâce de rentrer en moi-même. Combien plus dois-je me confier en vous, maintenant que je suis consacré à votre service et que, plein de confiance, je me recommande à votre bonté! O Marie, priez pour moi et rendez-moi saint. Obtenez-moi la sainte persévérance; obtenez-moi un grand amour pour votre Fils et pour vous, ô ma Mère tout aimable. Je vous aime, ô ma Reine, et j'espère vous aimer toujours. Et vous, aimez-moi aussi et que votre amour me change de pécheur en saint.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Considérons en second lieu qu'autant Marie est une avocate puissante, autant elle est miséricordieuse, tellement miséricordieuse qu'elle ne saurait exclure de sa protection aucun de ceux qui l'implorent. « Les yeux du Seigneur sont arrêtés sur les justes », dit David (Psaume 33, 16). Mais, observe Richard de Saint Laurent, cette mère de miséricorde tient ses yeux fixés non seulement sur les justes, mais encore sur les pécheurs, pour empêcher les âmes de succomber, ou, tout du moins, pour relever par ses prières celles qui viennent à tomber. Telle une mère, les yeux attachés sur son enfant, l'empêche de tomber, ou, s'il tombe, s'empresse de le relever (Richard de Saint Laurent, De laudibus B. M. Virginis, lib. 5, c. 2, n. 10, op. cit. 162). Saint Bonaventure disait qu'en regardant Marie il lui semblait ne plus apercevoir que la miséricorde même. Aussi saint Bernard veut-il que, dans toutes nos nécessités, nous nous recommandions avec la plus grande confiance à cette puissante Avocate, parce qu'elle est toute douceur et toute bonté envers ceux qui réclament son secours. « Pourquoi, s'écrie le saint, la faiblesse humaine craindrait-elle de s'adresser à Marie? Elle n'a rien d'austère, rien de terrible; elle est toute suavité » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon pour le dimanche dans l'octave de l'Assomption, n. 2, PL 183, 430: « Que pourrait redouter notre humaine fragilité à s'approcher de Marie? Il n'est rien de sévère en elle, rien de terrifiant: elle se révèle toute tendresse, offrant à tous le lait et la laine » (TZ, p. 683)). De là ce texte où Marie se compare à l'olivier: « Je suis comme un bel olivier dans les champs » (Ecclésiastique 24, 19). De l'olive on ne retire que de l'huile, symbole de la bonté; et des mains de Marie il ne découle que grâce et miséricordes en faveur de tous ceux qui se placent sous sa protection. De là encore ce titre que lui décerne Denys le Chartreux: « Avocate de tous les pécheurs qui se réfugient près d'elle » (Denys le Chartreux, De dignitate et laudibus B. V. Mariae, lib. 2, art. 3, Opera, t. 36, Montreuil-Tournai 1908, p. 99). O Dieu! Quelle peine n'éprouvera pas le chrétien, quand au fond, de l'enfer, il pensera qu'il pouvait si aisément faire ici-bas son salut en implorant cette Mère de miséricorde et qu'il ne l'a pas fait, et que désormais il se trouve dans l'impossibilité de le faire! La Très Sainte Vierge dit un jour à sainte Brigitte: « Tout le monde m'appelle la Mère de miséricorde et je le suis en effet; parce que la miséricorde de mon Fils m'a rendu miséricordieuse » (S. Brigitte de Suède,  Révélation, lib. 2, c. 23: « Je suis appelée de tous Mère de miséricorde. Vraiment, ô ma fille! La miséricorde de mon Fils m'a rendue miséricordieuse; et moi, ayant vu ses miséricordes, j'ai été compatissante » (Ferraige, t. 1, p. 314)). Et de fait, à qui sommes-nous redevable d'une telle Avocate et d'une telle protectrice, sinon à la miséricorde de Dieu, qui veut nous sauver tous? En conséquence, ajoute Marie, « malheur à celui qui n'aura pas imploré ma miséricorde, alors qu'il le pouvait! » Oui, malheur et éternel malheur à lui, d'avoir pu sur la terre m'implorer, moi, si bienfaisante et si bonne pour tous, et de s'être ainsi, par sa négligence, misérablement damné.

 Mais ce secours que nous réclamons de Marie, n'est-il pas à craindre, se demande saint Bonaventure, qu'elle nous le refuse? Non, répond le saint; il est impossible que Marie n'ait pas compassion des misérables; et jamais elle n'eut le coeur de les abandonner dans leur misère (S. Bonaventure (plutôt F. Jacques de Milan), Stimulus amoris, p. 3, c. 13). Elle ne peut donc et jamais elle n'a pu refuser sa compassion et son assistance aux malheureux, quels qu'ils soient, qui ont réclamé son secours. Et cela par la raison que Dieu lui-même l'a constitué Reine et Mère de miséricorde. Et d'abord, comme Reine de miséricorde, il faut que Marie prenne à coeur les intérêts des misérables. « Vous êtes Reine de miséricorde, lui dit saint Bernard; et quels sont les sujets de la miséricorde, sinon les misérables? » (S. Bernard de Clairvaux (inauthentique, cf. Glorieux, 184), Meditatio in Salve Regina, n. 1, PL 184, 1077. Cette Meditatio est identique, selon Glorieux, au Stimulus amoris, pars. 3, c. 19, du pseudo-Bonaventure cité plusieurs fois dans ce chapitre). « Et ajoutait-il par humilité, puisque vous êtes Reine de miséricorde, et que je suis le plus misérable de tous les pécheurs, j'ai plus que personne le droit de me regarder comme votre sujet et vous devez avoir soin de moi plus que de tout autre, ô Reine de miséricorde ». Elle est en outre Mère de miséricorde; et, comme telle, il lui faut veiller sur ses enfants malades, afin de les préserver de la mort; car, grâce à sa bonté et à sa bonté toute seule, voilà ceux dont elle est devenue la Mère. Saint Basile l'appelle en conséquence un « hôpital public » (Basile de Séleucie, Orationes, oratio 17, PG 85, 222). Les hôpitaux sont faits pour tous les malades pauvres; et plus on est pauvre, plus on a le droit d'y entrer. Ainsi, d'après saint Basile, plus sont misérables les pécheurs qui recourent à Marie, plus elle doit leur accorder sa bienveillance et ses soins.

 Gardons-nous bien de douter un seul instant de la bonté de Marie. Un jour sainte Brigitte entendit le Sauveur dire à sa Mère: « Vous feriez miséricorde au démon lui-même, s'il vous en priait avec humilité » (S. Brigitte de Suède, Révélations extravagantes, c. 50: « Vous feriez en quelque sorte miséricorde au diable s'il la demandait humblement » (Ferraige, t. 4, p. 255). Jamais l'orgueilleux Lucifer ne voudra s'humilier jusqu'à prier Marie. Mais si le misérable s'humiliait devant la divine Mère et qu'il implorât son secours, Marie par son intercession le délivrerait de l'enfer. Ce que Jésus Christ a voulu nous faire entendre par là, c'est précisément ce que la Très Sainte Vierge Marie elle-même dit à la sainte: « Lorsqu'un pécheur, si coupable soit-il, se présente avec un vrai désir de s'amender, aussitôt je me sens disposée à l'accueillir. Je n'examine pas combien il a péché, mais quelle volonté l'amène en ma présence. Car je n'ai pas la moindre répugnance à panser et à guérir ses blessures, puisqu'on me proclame et que je suis la Mère des miséricordes » (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 2, c. 23; liv. 6, c. 117 (cf. Ferraige, t. 1, p. 314 et t. 3, p. 459). S. Alphonse réunit ici deux textes tirés de deux livres différents). De là ces encourageantes paroles de saint Bonaventure: « Pauvres pécheurs, déjà perdus sur la route de l'enfer, ne vous désespérez pas; mais levez les yeux vers Marie et respirez en toute confiance; car, dans sa miséricorde, cette bonne Mère vous conduira jusqu'à la mort » (S. Bonaventure (auteur inconnu, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Psalterium B. M. Virginis, Ps. 18, Opera, t. 6, Lyon, 1668). « Cherchons donc, dit saint Bernard, la grâce que nous avons perdue et cherchons-la par Marie » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon pour la Nativité de la B. V. Marie, L'Aqueduc, n. 8, PL 183, 441: « Recherchons la grâce, et recherchons-la par Marie, car ce qu'elle cherche, elle le trouve (Mt 7, 7) et ne saurait en être privée » (TZ, p. 704)). Cette grâce que nous avons perdue, elle l'a retrouvée, ajoute Richard de Saint-Laurent; c'est donc à elle que nous devons nous adresser pour la recouvrer (Richard de Saint-Laurent, De laudibus B. M. Virginis, lib. 2, c. 3). Quand l'archange Gabriel vint annoncer à Marie quelle deviendrait Mère de Dieu, il lui dit entre autres choses: « Ne craignez point, Marie; vous avez trouvé la grâce » (Luc 1, 30). Mais Marie, n'a jamais été privée de la grâce et même elle en a été toujours remplie; comment alors l'Ange pouvait-il affirmer qu'elle avait trouvé la grâce? Le cardinal Hugues répond que Marie retrouva la grâce non pas pour elle, puisqu'elle en avait toujours joui, mais pour nous, qui l'avons réellement perdue. C'est pourquoi, ajoute-t-il, nous devons aller à Marie et lui dire: O Reine, une chose perdue doit faire retour à son propriétaire; cette grâce que vous avez retrouvée ne vous appartient pas, car vous n'avez jamais perdu la grâce; mais elle est à nous qui l'avons perdue par le péché; rendez-nous donc ce qui est à nous: « Qu'ils accourent donc aux pieds de Marie; qu'ils accourent les pécheurs, et qu'ils lui disent avec confiance: Par nos péchés nous avons perdu la grâce; vous l'avez trouvée: rendez-nous notre bien » (Hugues de Saint-Cher, Postilla super Lucam, in 1, 30, Opera, t. 6, Venise, 1703, p. 133).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Voyez à vos pieds, Auguste Mère de Dieu, un misérable pécheur qui tant de fois par sa faute a perdu la grâce divine que votre Fils lui avait acquise par sa mort. O Mère de miséricorde, je viens à vous l'âme toute blessée et meurtrie; ne me repoussez pas à cause de mes plaies; mais que votre coeur s'ouvre d'autant plus à la compassion et secourez-moi. Voyez ma confiance en vous et ne m'abandonnez pas. Je ne vous demande pas les biens de la terre; ce que je vous demande, c'est la grâce de Dieu et l'amour de votre Fils. O ma Mère; priez et ne cessez jamais de prier pour moi. Mon salut doit me venir des mérites de Jésus Christ et de votre intercession. Puisque votre office est d'intercéder en faveur des pécheurs, je vous dirai avec saint Thomas de Villeneuve: O notre Avocate, remplissez votre office; recommandez-moi à Dieu et défendez-moi (S. Thomas de Villeneuve, in festo Nativitatis B. M. Virginis, concio 3, Conciones, t. 2, Milan, 1760, col. 406). Si désespérée que soit ma cause, entre vos mains elle ne peut se perdre, vous êtes mon espérance. O Marie, je ne cesserai de vous servir, de vous secourir, surtout recourir à vous. Et vous, ne cessez de me secourir, surtout lorsque vous me verrez en danger de me perdre encore une fois la grâce de Dieu. O Marie, ô sainte Mère de Dieu, ayez pitié de moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Considérons en troisième lieu que Marie est une Avocate si miséricordieuse que non seulement elle secourt ceux qui l'implorent, mais elle-même se met à la recherche des malheureux pour les défendre et les sauver. Voici l'invitation qu'elle nous adresse, afin de nous encourager tous à espérer toutes sortes de biens, si nous l'invoquons: « En moi est toute l'espérance de la vie et de la vertu, venez tous à moi » (Ecclésiastique 24, 25). Elle nous appelle tous, justes et pécheurs, dit le dévot Pelbart, commentant ce passage (Pelbart de Themeswar, Stellarium coronae gloriosissimae Virginis, lib. 1, p. 4, art. 1, quarto, Venise, 1586, fol 19). « Le démon, dit saint Pierre, rôde sans cesse cherchant qui il pourra dévorer » (1 Pierre 5, 8). Cette divine Mère remarque Bernardin de Bustis, est, elle aussi, toujours en mouvement, mais pour trouver l'occasion d'arracher quelqu'un au danger (Bernardin de Busto, Mariale, p. 3, sermon 1, Milan, 1493, fol 1). Et en effet Marie ne serait plus une mère de miséricorde si elle n'avait assez de bonté pour compatir à nos maux et pour veiller toujours à notre salut, comme une mère ne peut voir ses enfants en danger de se perdre, sans qu'aussitôt elle vole à leur secours. « Et qui donc, dit saint Germain, qui donc, après Jésus Christ, votre Divin Fils, s'intéresse plus à notre salut que vous, ô Mère de miséricorde? » (S. Germain, In Encaenia venerandae aedis SS. Deiparae..., PG 98, 379). « Vous montrez, ajoute saint Bonaventure, tant de miséricorde à secourir les misérables que votre plus grand désir semble être de faire miséricorde » (S. Bonaventure (plutôt F. Jacques de Milan), Stimulus amoris, medit. super Salve Regina, Opera, t. 8, Lyon, 1668, p. 231).

 Nul doute donc que la Très Sainte Vierge ne nous secoure quand nous l'implorons; et jamais elle ne répond à nos prières par un refus. Sa bonté est si grande, dit l'Idiota (Raymon Jourdan (dit l'Idiota), Contemplationes super vita gloriosae V. Mariae, prooemium, Summa aurea, t. 4, Paris, 1862, col. 851), qu'elle ne repousse personne. Mais c'est encore trop peu pour le coeur miséricordieux de Marie. Elle prévient nos demandes et s'emploie à nous secourir avant même que nous l'en priions. « Sa bonté, dit Richard de Saint-Victor (Richard de Saint-Victor, Explicatio in Cant. Canticorum, c. 23, PL 196, 475), est plus prompte que nos prières et elle plaide d'avance la cause des misérables. » Le même auteur dit encore: « Marie est si miséricordieuse qu'elle ne peut voir aucune misère sans y subvenir aussitôt; à la vue d'une âme en peine, le lait de la miséricorde s'échappe de son coeur compatissant ». Ainsi faisait-elle durant les jours de sa vie terrestre, comme nous le voyons par ce qui arriva aux noces de Cana en Galilée. Le vin venant à manquer, elle n'attend pas qu'on la prie; mais touchée de l'affliction et de la honte des époux, elle demande à son Fils de les consoler: « Ils n'ont plus de vin », lui dit-elle (Jean 11, 3); et c'est ainsi qu'elle obtient de Jésus le miraculeux changement de l'eau en vin. « Or, dit saint Bonaventure, si telle était la bonté de Marie pour les affligés, pendant qu'elle vivait encore ici-bas, bien plus grande est sa bonté, maintenant qu'élevée sur son trône dans le ciel, elle connaît mieux nos misères et y compatit davantage » (S. Bonaventure (plutôt Conrad de Saxe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Speculum B. M. Virginis, lect. 10, Opera, t. 6, Lyon, 1668, p. 444). « Et, ajoute Novarin (A. Novarinus, Electa sacra, lib. 4, exc. 72, n. 668, Venise, 1632, p. 287), puisque Marie fut si prompte à porter secours alors qu'on ne l'en priait pas, que ne fera-t-elle pas pour celui qui la prie; et avec quel empressement ne lui viendra-t-elle pas en aide.

 Ne cessons donc jamais de recourir dans tous nos besoins à cette Divine Mère. « Toujours, dit Richard de saint Laurent, vous la trouverez prête à vous accorder tous les secours que vous demanderez » (Richard de Saint-Laurent, De Laudibus B. M. Virginis, lib. 2, c. 1, n. 7). Et Bernardin de Bustis ajoute: « Elle désire plus nous faire du bien et de nous accorder ses faveurs que nous ne désirons de les recevoir » (Bernardin de Busto, Mariale, p. 2, sermon 5, Milan, 1493, fol. k 3). Marie est animée d'un tel désir de nous faire du bien et de nous sauver que, d'après saint Bonaventure, elle se tient pour offensée non seulement quand on l'insulte positivement, mais encore quand on ne lui demande aucune grâce. « O notre Reine, lui dit-il, ceux-là pèchent contre vous, non seulement qui vous font quelque injure mais encore qui ne vus prient pas » (Cité par Salazar, In Proverbiis, 8, 36, Paris, 1619, 725. Ces paroles, attribuées par Salazar au Speculum B. M. V., ne s'y trouvent pas). Par contre, affirme le saint docteur, celui qui recourt à Marie, toujours bien entendu avec la volonté de s'amender, celui-là est déjà sauvé. Aussi la proclame-t-il le salut de ceux qui l'invoquent. Recourons donc sans cesse à cette divine Mère et sans cesse disons-lui avec saint Bonaventure: « O ma Reine, j'ai mis en vous ma confiance et je ne serai pas confondu pour l'éternité. Non, non, je ne me damnerai pas, après avoir espéré en vous » (S. Bonaventure (inconnu, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Psalterium B. M. Virginis, Ps. 30, Opera, t. 6, Lyon, 1668, p. 480).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Marie, voici qu'un malheureux esclave de l'enfer se jette à vos pieds pour implorer votre pitié. A la vérité, il ne mérite aucune faveur; mais vous êtes la Mère de la miséricorde et c'est envers les plus indignes que la pitié s'exerce plus particulièrement. Tous le monde vous proclame le refuge et l'espérance des pécheurs; vous êtes donc mon refuge et mon espérance. Je suis une pauvre brebis perdue; mais, pour sauver les brebis perdues, le Verbe Éternel descendit du ciel et se fit votre fils; et maintenant il veut que je recoure à vous et que vous me secouriez par vos prières,. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs. O Sainte Mère de Dieu, priez pour tous; priez aussi votre fils pour moi. Dites-lui que je suis votre fidèle serviteur et que vous m'avez pris sous votre protection. Dites lui que j'ai mis en vous toutes mes espérances. Dites-lui qu'il me pardonne; dites-lui que je me repens de toutes les offenses dont je me suis rendu coupable envers lui. Dites-lui que, s'inspirant de la miséricorde, il me donne la sainte persévérance. Dites-lui qu'il m'accorde la grâce de l'aimer de tout mon coeur. En un mot, dites-lui que vous voulez me sauver. Car il fait tout ce que vous voulez.

 O Marie, mon Espérance, je m'abandonne à vous; ayez pitié de moi.
 
 
 
 

TRENTE-TROISIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De l'amour de Dieu
 
 

« Nous donc aimons Dieu, parce que Dieu nous a aimés le premier »
(2Jean 4, 19)
 
 

PREMIER POINT
 

 Considérez en premier lieu que Dieu mérite l'amour de votre coeur, parce qu'il vous aima bien avant d'être aimé de vous et qu'il fut le premier de tous à vous aimer. « Je t'ai aimé d'un amour éternel » (Jérémie 31, 3), vous dit-il. Les premiers qui vous aient aimé ici-bas, ce sont vos parents; mais ils ne vous ont aimé qu'après vous avoir connu, tandis que Dieu, bien avant que vous eussiez l'être, vous aimait déjà. Et même votre père ni votre mère n'étaient pas encore au monde, que déjà Dieu vous aimait. Bien plus, ce monde n'existait pas encore et Dieu vous aimait. Et, avant la création, depuis combien de temps Dieu vous aimait-il? Depuis mille ans, peut-être, depuis mille siècles? Il s'agit bien ici de compter les années et les siècles. Sachez que Dieu vous aime de toute éternité. « Je t'ai aimé d'un amour éternel; c'est pour cela que je t'ai attiré par pitié pour toi » (Jérémie 31, 3). Bref, depuis qu'il est Dieu, toujours Dieu vous a aimé et jamais il ne s'est aimé lui-même sans vous aimer aussi. Elle avait donc bien raison cette douce et héroïque vierge, sainte Agnès (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 2 (21 janvier), Paris (s. d. ), p. 715), de répondre au monde et aux créatures qui lui demandaient l'amour de son coeur: C'est trop tard; je ne m'appartiens plus. Non, non, je ne puis vous aimer, ô monde, ô créatures; mon Dieu m'a aimée le premier; il est donc juste que je consacre à Dieu seul toutes mes affections.

 Ainsi, mon frère, c'est depuis toute une éternité que votre Dieu vous aime; et c'est uniquement par amour que, pouvant créer tant d'autres hommes, il a fixé son choix sur vous, vous a donné l'être et vous a placé dans ce monde. Par amour pour vous encore, il a fait toutes ces admirables créatures, afin que toutes vous servent et vous rappellent combien il vous a aimé et combien de votre côté vous devez l'aimer. « Le ciel et la terre, disait saint Augustin, et tout ce qui existe me disent de vous aimer » (S. Augustin, Les confessions, liv. 10, ch. 6, n. 8, PL 32, 782: « D'ailleurs, et ciel et terre et tout ce qui est en eux, les voici de partout qui me disent de t'aimer et ils ne cessent de le dire à tous les hommes, pour qu'ils soient sans excuse » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 153). Lorsque le saint considérait le soleil, la lune, les étoiles, les montagnes, les fleuves, il lui semblait entendre autant de voix, qui lui criaient: Augustin, aime Dieu: car il nous a créés pour toi, afin que tu l'aimes. -- A la vue des collines, des sources, des fleurs, l'abbé de Rancé, fondateur de la Trappe; disait que toutes ces belles créatures lui rappelaient quel amour Dieu lui avait porté (De Marsollier, La vie de Dom Amand-Jean Le Bouthillier de Rancé, liv. 6, ch. 1, t. 2, Paris, 1703, p. 332). -- Pareillement sainte Thérèse disait que les créatures lui reprochaient son ingratitude envers Dieu (S. thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 9, n. 5: « Quant à moi, il m'était également favorable de voir la campagne, ou de l'eau, ou des fleurs. Ces choses évoquaient pour moi le Créateur, je dis bien qu'elles m'éveillaient, me recueillaient, me servaient de livre; et je me rappelais mon ingratitude et mes péchés » (MA, p. 61)). -- Et sainte Marie Madeleine de Pazzi, quand elle tenait en main quelque belle fleur ou quelque fruit, sentait comme une flèche qui pénétrait dans son coeur et le blessait d'amour pour Dieu; car, pensait-elle alors en elle-même, de toute éternité mon Dieu songeait à créer cette fleur, ce fruit, afin de gagner mon amour (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 69, Venise, 1642, p. 102).

 Considérez en outre l'amour spécial que Dieu vous a porté en vous faisant naître dans un pays chrétien et dans le sein de la véritable Église. Combien qui viennent au monde parmi les idolâtres, parmi les Juifs, parmi les Mahométans ou les hérétiques et qui se perdent tous! Il est bien petit le nombre de ceux qui ont le bonheur de naître dans les régions où règne la vrai foi! Et voilà que, par la bonté de Dieu, vous appartenez à ce petit nombre! Oh! Quel don immense que ce don de la foi! Que de millions de personnes vivent sans sacrements, sans prédications, sans bons exemples et sans tous les autres secours que la véritable Église offre à ses enfants pour leur salut! Et tous ces précieux secours, Dieu a voulu vous les accorder sans aucun mérite de votre part, que dis-je? Malgré tous vos démérites dont il avait dès lors la prévision; car en même temps que Dieu décidait de vous créer et de vous combler de ses faveurs, il voyait d'avance les injures que vous deviez lui faire.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Souverain Seigneur du ciel et de la terre, Bien infini, infinie Majesté, vous avez tant aimé les hommes et les hommes après cela vous ont tant méprisé! Et moi que vous avez si spécialement aimé, ô mon Dieu, et que vous avez de préférence aux autres comblé de vos grâces particulières, j'ai surpassé les autres en insultes et en mépris contre vous. Je me jette à vos pieds, ô Jésus, mon Sauveur. « Ne me rejetez pas de devant votre face » (Psaume 50, 13). Je n'ai que trop mérité, par toutes mes ingratitudes, d'être chassé de votre présence. Mais, vous l'avez dit, « celui qui revient à moi, avec un coeur contrit, je ne le jetterai pas dehors » (Jean 6, 37). Je me repens, ô mon Jésus, de vous avoir offensé. Par le passé, je vous ai méconnu, mais en ce moment je vous reconnais pour mon Seigneur et mon Rédempteur, mort sur la croix afin de me sauver et de gagner mon amour. Quand commencerai-je à vous aimer véritablement? Voici que la résolution en est prise: désormais je vous aimerai de tout mon coeur et je n'aimerai que vous. O Bonté infinie, je vous adore pour ceux qui ne vous aiment pas. Je crois en vous; j'espère; je vous aime et je m'offre à vous. Aidez-moi par votre sainte grâce. Vous connaissez bien ma faiblesse. Mais si vous m'avez ainsi favorisé quand je ne vous aimais pas, quand je ne désirais même pas de vous aimer, que ne dois-je pas espérer de votre miséricorde maintenant que je vous aime et que je désire uniquement vous aimer? Mon Seigneur, donnez-moi votre amour, mais un amour fervent qui me fasse oublier toutes les créatures, un amour fort qui me fasse surmonter toutes les difficultés pour vous plaire, un amour perpétuel qui unisse à jamais votre coeur et le mien. J'entends tout de vos mérites, ô mon Jésus; et vous, ô Marie ma Mère, j'espère tout de votre intercession.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Dieu ne nous a pas seulement donné tant de belles créatures. Mais pour contenter entièrement son amour, il lui fallu encore à tous ces dons ajouter le don de lui-même. « Il nous a aimés et il s'est livré lui-même pour nous » (Ephésiens 5, 22). Le maudit péché nous avait ravi la grâce de Dieu et le ciel; en même temps il avait fait de nous autant d'esclaves de l'enfer. Mais, par un prodige qui frappa de stupeur le ciel et la nature, le Fils de Dieu voulut descendre sur la terre et se faire homme pour nous racheter de la mort éternelle; nous rendre la divine grâce et nous ouvrir de nouveau les portes du ciel. Avec quels étonnement ne verrions-nous pas un monarque, par amour pour des vermisseaux, se faire vermisseau lui-même! Mais de quel étonnement infiniment plus grand ne faut-il pas que nous soyons saisis à la vue d'un Dieu, fait homme par amour pour les hommes! « Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave et en se faisant semblable aux hommes » (Philippiens 2, 7). Un Dieu revêtu de notre chair! « Le Verbe s'est fait chair », dit saint Jean (Jean 1, 14). Mais notre étonnement augmente encore quand nous considérons ce qu'ensuite le Fils de Dieu a fait et souffert par amour pour nous. Il suffisait, pour nous racheter, d'une seule goutte de sang, d'une seule de ses larmes, et même d'une prière, parce que cette prière, venant d'une personne divine, avait une valeur infinie et par conséquent était suffisante pour sauver le monde entier et une infinité de mondes. Mais non, dit saint Jean Chrysostome, « ce qui suffisait à notre Rédemption ne suffisait pas à l'amour » (de qui est ce texte? Les écrivains que S. Alphonse consultait l'attribuent tantôt à Jean Chrysostome, tantôt à Pierre chrysologue; notre auteur les suit. Mais en 1771, doutant de la paternité de ce texte, il écrira dans les Sermons abrégés, sermon 4, n. 2: « Chrysostome ou un autre auteur ancien ». On trouve cependant l'idée dans S. Jean Chrysostome, par exemple, dans l'Homélie sur la parabole des dix mille talents, n. 1, PG 51, 17) immense que Dieu nous portait! Il ne voulait pas seulement nous sauver. Mais, parce qu'il nous aimait beaucoup, il voulait être beaucoup aimé de nous.

 En conséquence, il voulait se choisir d'abord une vie toute remplie de souffrances et d'humiliations, puis la plus amère de toutes les morts, et cela pour nous faire comprendre l'amour infini que son coeur nous avait voué. « Il s'est humilié lui-même, s'étant fait obéissant jusqu'à la mort et à la mort sur la croix » (Philippiens 2, 8). O excès de l'amour divin, que tous les hommes et tous les anges ensemble ne parviendront jamais à comprendre! Oui, excès; et n'est-ce pas ainsi que Moïse et Elie, s'entretenant sur le Thabor, appelèrent la Passion de Jésus Christ? « Ils parlaient, dit saint Luc, de ce grand excès qu'il devait accomplir à Jérusalem » (Luc 9, 31). « Excès de douleur et excès d'amour », s'écrie saint Bonaventure (S. Bonaventure, Commentaire sur l'Évangile de Luc, ch. 9, 31, n. 54; Opera, t. 7, éd. Quaracchi, 1895, p. 234). Si le Rédempteur avait été non pas Dieu, mais simplement notre ami ou l'un de nos proches, quelle plus grande preuve d'affection aurait-il pu nous donner que de mourir pour nous? « Car personne n'a un plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis » (Jean 15, 13). Ou encore, si Jésus Christ avait eu à sauver son Père lui-même, qu'aurait-il pu faire davantage pour lui? Et vous-même, mon frère, si vous aviez été Dieu et le Créateur de Jésus Christ, aurait-il pu faire pour vous plus que de sacrifier sa vie dans un océan d'opprobre et de douleurs? Si le dernier des hommes avait fait pour vous ce qu'a fait Jésus Christ, pourriez-vous vivre sans l'aimer?

 Qu'en dites vous? Croyez en l'Incarnation et à la mort de Jésus Christ? Vous y croyez et vous n'aimez pas Jésus Christ, et vous pouvez songer un seul instant à aimer quelque chose en dehors de Jésus Christ! Peut-être en êtes-vous encore à vous demander s'il vous aime. « Mais, dit saint Augustin, s'il est venu sur la terre pour souffrir et mourir pour nous, c'est uniquement pour nous faire connaître combien il nous aime » (S. Augustin, La catéchèse des débutants, ch. 4, n. 8, PL 40, 415: « Si donc le Christ est venu avant tout afin de faire connaître à l'homme combien Dieu l'aime... ». (BA, t. 11, trad. G. Combès et J. Farges, p. 35)). Avant l'Incarnation, l'homme pouvait douter que Dieu l'aimât jusqu'à la tendresse. Mais depuis l'Incarnation et la mort de Jésus Christ, comment est-il possible d'en douter encore? Et pouvait-il mieux nous prouver la tendresse de son amour qu'en sacrifiant pour vous la vie divine? Création! Rédemption! Un Dieu dans sa crèche! Un Dieu sur une croix! Autant de mystères avec lesquels nous sommes malheureusement familiarisés. O sainte foi, éclairez-nous.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Jésus, je le confesse, vous avez fait tout ce qu'il était possible de faire pour me mettre dans la nécessité de vous aimer, et moi, je le confesse, aussi, j'ai tout fait, par mon ingratitude, pour vous mettre dans la nécessité de m'abandonner. Bénie soit à jamais votre patience de m'avoir si longtemps supporté! Il faudrait un enfer à part pour me punir; mais votre mort me donne confiance. De grâce, faites-moi comprendre les droits que vous avez à l'amour de mon coeur, ô Bien infini, et l'obligation où je suis de vous aimer. Je n'ignorais pas, ô mon Jésus, que vous étiez mort pour moi; comment ai-je pu, ô mon Dieu, vous oublier ensuite durant tant d'années! Ah! Que ne puis-je reprendre une à une toutes les années ainsi écoulées! Je voudrais, ô mon Seigneur, vous les consacrer entièrement. Mais tout est passé sans retour. Faites du moins que j'emploie uniquement à vous aimer et à vous plaire tout le reste de ma vie. Mon bien-aimé Rédempteur, je vous aime de tout mon coeur; mais augmentez vous-même en moi cet amour; rappelez-moi sans cesse ce que vous avez fait pour moi et ne permettez pas que je persévère plus longtemps dans mon ingratitude. Non, je ne veux pas résister davantage aux lumières que vous m'avez données. Vous voulez que je vous aime et moi je veux vous aimer. Et qui donc voudrai-je aimer, sinon un Dieu qui est l'infinie Beauté, l'infinie Bonté, un Dieu qui est mort pour moi, un Dieu qui m'a supporté avec tant de patience et qui, au lieu de me châtier comme je le méritais, a changé ses châtiments en grâces et en faveurs? Oui, je vous aime, ô Dieu digne d'un amour infini, et je ne cherche, je n'aspire qu'à vivre tout occupé de vous aimer, sans même me souvenir de ce qui n'est pas vous. O charité infinie de mon bien-aimé Seigneur, secourez mon âme, toute embrasée du désir d'être entièrement à vous.

 Et vous ô Marie, auguste Mère de Dieu, prêtez-moi le secours de votre intercession; obtenez que Jésus me fasse la grâce d'être tout à lui.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 L'étonnement augmente encore quand on considère le désir qu'avait Jésus Christ de souffrir et de mourir pour nous. « Je dois être baptisé d'un baptême, disait-il durant sa vie mortelle, et combien je me sens pressé du désir de le recevoir » (Luc 12, 50). C'était dans son propre sang qu'il devait recevoir ce baptême; et il se sentait mourir, tant il avait un vif désir de voir bientôt arriver sa Passion et sa mort, afin que bientôt aussi nous puissions connaître son amour pour nous. Et durant la nuit qui précéda sa Passion, il disait, toujours pressé par son amour: « J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque avec vous » (Luc 22, 15). « En vérité, s'écrie saint Basile de Séleucie, il semble que notre Dieu ne peut contenter sa soif d'amour pour les hommes » (Basile de Séleucie, Orationes, oratio 5, n. 2, PG 85, 79).

 Ah! Mon Jésus, si les hommes ne vous aiment pas, c'est parce qu'ils ne pensent pas à l'amour que vous leur avez porté! O ciel! Si une âme considère un Dieu mort pour son amour et mort avec un tel désir de mourir, précisément afin de lui montrer quel est son amour pour elle, comment peut-elle vivre sans aimer Dieu? « La charité du Christ nous presse » (2 Corinthiens 5, 14); ce qui nous oblige donc, ce qui nous contraint en quelque sorte d'aimer Jésus Christ, ce n'est pas seulement ce qu'il a fait et souffert pour nous, mais, dit l'apôtre saint Paul, c'est surtout l'amour qu'il nous a témoigné en souffrant ainsi pour nous. Nous avons vu, s'écriait saint Laurent Justinien (S. Laurent Justinien, Sermo in festo Nativitatis Domini, Opera, Venise, 1721, p. 328) en contemplant ce mystère, nous avons vu un Dieu, qui est la sagesse suprême, aller, pour ainsi dire, jusqu'à la folie par excès d'amour. En effet, si la foi ne nous en donnait pas l'assurance, pourrait-on jamais croire que le Créateur ait voulu mourir pour ses créatures? Dans une de ses extases, sainte Marie Madeleine de Pazzi ne cessait, en s'adressant au Crucifix qu'elle tenait entre ses mains, d'appeler Jésus Christ « fous d'amour » (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 86, Venise, 1642, 157-158). C'est également ce que disaient les païens, quand ils entendaient prêcher la mort de Notre Seigneur; elle leur semblait une folie impossible à croire, ainsi que l'atteste l'Apôtre: « Nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Corinthiens 1, 23). Comment, disaient-ils, comment un Dieu, souverainement heureux par lui-même et n'ayant besoin de rien, a-t-il pu descendre sur terre, se faire homme et mourir pour l'amour des hommes ses créatures? Autant vaudrait croire à un Dieu devenu fou par amour pour les hommes. Et pourtant il est de foi que Jésus Christ, vrai Fils de Dieu, se livra par amour pour nous à la mort de la croix. « Il nous a aimés et il s'est livré lui-même pour nous » (Ephésiens 5, 2).

 Et pourquoi l'a-t-il fait? Il l'a fait afin que nous ne vivions plus pour le monde ni pour nous même, mais uniquement pour ce Seigneur qui a voulu mourir pour nous. « Le Christ, dit saint Paul, est mort pour nous, afin que ceux qui vivent, ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est mort pour eux » (2 Corinthiens 5, 15). Il l'a fait afin de gagner, par cette preuve éclatante de son amour, toutes les affections de nos coeurs. « Le Christ, dit encore saint Paul, est mort et il est ressuscité, afin de régner sur les morts et sur les vivants » (Romains 14, 9). Aussi les saints, en considérant la mort de Jésus Christ, estimaient-ils faire bien peu de chose, alors même que, pour l'amour de ce Dieu si aimant, ils renonçaient à tout et sacrifiaient jusqu'à leur vie. Que de gentilshommes et de princes ont quitté parents, richesses, patrie, le trône même, afin de s'enfermer dans un cloître et de vivre uniquement pour aimer Jésus Christ! Que de martyrs lui ont immolé leur vie! Que de vierges, sacrifiant les plus brillantes alliances, s'en sont allées joyeuses à la mort afin de pouvoir ainsi reconnaître, au moins un peu, l'amour d'un Dieu mort pour leur amour. Et vous, mon frère, qu'avez-vous fait jusqu'ici pour l'amour de Jésus Christ? Comme il est mort pour  pour les saints, pour saint Laurent, pour sainte Lucie, pour sainte Agnès, ainsi est-il également mort pour vous. Du moins, que pensez-vous faire pour lui durant le temps que vous avez encore à vivre et que Dieu vous accorde précisément afin que vous l'aimiez? Désormais, jetez souvent les yeux sur le crucifix; et, cette vue vous rappelant l'amour que Jésus Christ vous a porté, dites vous alors: O mon Dieu! Vous êtes donc mort pour moi! -- Oui, faites au moins cela; mais faites-le souvent; et alors il ne se pourra pas qu'au moins vous ne vous sentiez doucement contraint d'aimer un Dieu qui vous a tant aimé.
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Hélas! Il n'est que trop vrai, ô mon bien-aimé Rédempteur, si je ne vous ai pas aimé, c'est pour n'avoir point pensé à l'amour que vous m'avez porté. O mon Jésus, que j'ai donc été ingrat envers vous! Pour moi vous avez sacrifié votre vie dans les souffrances de la mort la plus amère; et moi, dans l'excès de mon ingratitude, je n'ai pas même voulu penser à vous. Pardonnez-moi; je vous promets que désormais, ô mon Amour crucifié, vous serez l'unique objet de mes pensées et de toutes mes affections. Et quand le démon ou le monde me présentera quelque fruit défendu, de grâce, ô mon bien-aimé Sauveur, rappelez-moi alors les peines que vous avez endurées pour mon amour, afin que je vous aime et que je ne vous offense plus. Si l'un de mes serviteurs avait fait pour moi ce que vous avez fait, je n'aurais pas le coeur de lui causer le moindre déplaisir. Et vous qui êtes mort pour moi, hélas! J'ai tant de fois eu le triste courage de vous trahir. O belles flammes d'amour, vous qui avez contraint un Dieu de donner sa vie pour moi; venez dans mon coeur, embrasez-le, possédez-le tout entier et détruisez-y toute affection aux choses créées. O mon bien-aimé Rédempteur, comment est-il possible que je vous considère à Bethléem dans la crèche, au Calvaire sur la croix, dans le Sacrement de l'autel, sans me sentir tout transporté d'amour pour vous? Mon Jésus, je vous aime de toute mon âme. Durant les années qui me restent à vivre, vous serez mon unique bien, mon unique amour. C'est bien assez d'avoir misérablement passé tant de malheureuses années dans l'oubli de votre Passion et de votre amour. Je me donne tout entier à vous, et si je ne sais pas me donner comme je le dois, prenez-moi et soyez le maître de tout mon coeur. Que votre règne arrive! Que je ne connaisse plus d'autre esclavage que celui de votre amour! Que ne parle plus que de vous aimer et de vous êtres agréable! Que je n'aie plus d'autre occupation, d'autre pensée, d'autre désir! Assistez-moi toujours de votre grâce, afin que je vous sois fidèle. Je me confie en vos mérites, ô mon Jésus.

 O Mère du bel amour, faites que j'aime beaucoup votre bien-aimé Fils, qui est si digne d'amour et qui m'a tant aimé.
 
 
 
 

TRENTE QUATRIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la sainte communion
 

« Prenez et mangez: ceci est mon corps »
(Matthieu 26, 26)
 
 

PREMIER POINT
 

 Voyons quel grand don est le Très Saint Sacrement; quel grand amour Jésus nous a témoigné en nous faisant un tel don; et quel désir il a que nous recevions ce don, qui est le sien par excellence. Considérons d'abord la grandeur du don que Jésus Christ nous fit, quand il se donna lui-même tout entier à nous en nourriture dans la sainte Communion. « Bien que Jésus Christ soit tout-puissant, dit saint Augustin, il n'a pas pu nous donner davantage » (Ce texte, attribué à S. Augustin par plusieurs auteurs anciens, ne se trouve pas aux endroits auxquels ils renvoient). Et, ajoute saint Bernardin de Sienne, quel plus grand trésor une âme peut-elle désirer ou recevoir que l'adorable corps de Jésus Christ? (S. Bernardin de Sienne, Sermones eximii de Christo Domino, sermon 12, a. 1, c. 4, Opera, Venise, 1745, p. 67, col. 1 (Ces sermons ne figurent pas dans l'édition critique de Quaracchi)). « Faites partout connaître ses inventions », s'écriait le prophète Isaïe (Isaïe 12, 4). O hommes! Publiez les inventions pleines d'amour que nous devons à la bonté de Dieu. En vérité, si notre Rédempteur ne nous avait fait ce don, quel homme serait avisé de le lui demander? Car qui aurait jamais eu la hardiesse de lui dire: Seigneur, si vous voulez nous prouver votre amour, placez-vous sous les espèces du pain et permettez que nous vous prenions en nourriture? On eût regardé comme une folie, rien que d'y penser. Ne semble-t-il pas, dit saint Augustin, que ce soit folie de dire: Mangez mon corps, buvez mon sang? (S. Augustin, Sur le Psaume 33, sermon 1, n. 8, PL 36, 305 (Vivès, t. 12, p. 75)). Et de fait, lorsque Jésus Christ s'ouvrit à ses disciples du dessein qu'il avait de leur laisser ce grand don de la divine Eucharistie, ils ne purent parvenir à le croire et ils disaient, en s'éloignant: « Comment celui-ci peut il nous donner sa chair à manger? Ces paroles sont dure, et qui peut les écouter » (Jean 6, 61) ? Mais ce que les hommes étaient même incapables d'imaginer, le grand amour de Jésus Christ y a pensé et il l'a réalisé.

 C'est en souvenir de l'amour qu'il nous a témoigné dans sa Passion que le Seigneur a voulu nous laisser ce sacrement. Aussi saint Bernardin l'appelle-t-il le « mémorial de l'amour divin » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 54, a. 1, Opera, t. 5, Quaracchi, 1956, p. 7). Et cela est conforme à ce que Jésus Christ lui-même dit dans saint Luc: « Faites ceci en mémoire de moi » (Luc 22, 19). « Telle était, ajoute saint Bernardin, l'ardeur de son amour que l'excès de sa charité le contraignit d'opérer, au moment où il allait mourir pour nous, un prodige plus grand encore: ce fut de nous donner sa propre chair en nourriture » (S. Bernardin de Sienne, Ibid., p. 7). L'abbé Guerric dit que, dans ce sacrement, Jésus faisant un dernier effort d'amour épuisa toute sa force d'aimer en faveur de ses amis (Guerric d'Igny, Sermo in die Ascensionis Domini, n. 1, PL 185, 155). Et le concile de Trente le dit bien mieux, quand il déclare que, dans l'Eucharistie, Jésus Christ a voulu en quelque sorte tirer de son sein et répandre sur les hommes les richesses de l'amour qu'il leur portait (Concile de Trente, Session 13, Décret sur le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Notre Sauveur, près de quitter ce monde pour aller à son Père, a institué ce sacrement dans lequel il a, pour ainsi dire, répandu les richesses de son divin amour pour les hommes, laissant le mémorial de ses merveilles (Ps 111, 4) » (FC 737)).

 Quelle délicatesse d'amour, dit saint François de Sales (S. François de Sales, Sermon 20 sur le Saint-Sacrement, début, Oeuvres, t. 7, Annecy, 1896, p. 182), ne serait-ce pas de la part d'un prince que, durant son repas, il envoyât à quelque pauvre un plat de sa table? Que serait-ce s'il lui envoyait tous ses mets? Et surtout que serait-ce s'il lui envoyait en nourriture de la chair même de son bras? Dans la sainte Communion, ce n'est pas seulement une portion de son repas, ni même une partie de son corps que Jésus Christ nous donne en nourriture, mais son propre corps tout entier. « Prenez et mangez, ceci est mon corps » (Matthieu 26, 26). Et en même temps que son corps, il nous donne également son âme et sa Divinité. Bref, Jésus Christ se donnant à vous dans la sainte Communion, « vous donne, dit saint Jean Chrysostome, tout ce qu'il possède sans rien se réserver » (S. Jean Chrysostome, Sur le Psaume 44, n. 11, PG 55, 200). Et un autre auteur écrit: « Tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, Dieu nous le donne dans l'Eucharistie » (S. Thomas (auteur incertain, cf. Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954, XV), Opusculum 63 de beatitudine, c. 2, Opera, t. 17, Rome, 1570, fol. 99. Dans les premières éditions de Naples, et de Venise, S. Alphonse avait attribué le texte à S. Thomas. Ensuite, suspectant l'authenticité, il supprima le nom « Angelico » et le remplaça par « un autre auteur » dan s les rééditions de 1777 et 1780 faites à Naples. Remondini, l'imprimeur de Venise, ne fit jamais la correction). « Le voilà donc, s'écrie avec admiration saint Bonaventure, ce grand Dieu que le monde ne peut contenir, le voilà devenu notre prisonnier dans le saint Sacrement! » (S. Bonaventure (apocryphe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXIII), Expositio Missae, c. 4, Opera, t. 7, Lyon, 1668, p. 78). Et si le Seigneur se donne ainsi tout entier à nous dans l'Eucharistie, comment pouvons-nous craindre que, sollicitant une grâce quelconque, nous essuyons jamais un refus. « Comment, dit saint Paul, ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec son propre Fils? » (Romains 8, 32).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O mon Jésus, qui donc vous inspira de vous donner ainsi tout entier à nous pour nourriture? Et, après un pareil don, que vous reste-t-il encore à nous donner pour nous mettre dans l'obligation de vous aimer? Ah! Seigneur, éclairez-nous; et faites-nous comprendre par quel excès d'amour vous vous êtes réduit en nourriture afin de vous unir à nous, pauvres pécheurs. Mais si vous vous donnez tout entier à nous, il est juste que, de notre côté, nous nous donnions tout entier à vous. Mon Rédempteur, comment ai-je pu vous offenser, vous qui m'avez tant aimé et qui n'avez rien négligé pour gagner mon amour? Vous vous êtes fait homme pour moi; vous êtes mort pour moi; vous vous êtes réduit en nourriture pour moi. Que pouviez-vous faire de plus en ma faveur? Je vous aime, ô Bonté infinie. Je vous aime, ô amour infini. Seigneur, venez fréquemment dans mon âme; enflammez-moi tout entier de votre saint amour et faites que j'oublie tout le reste pour ne plus penser qu'à vous, pour ne plus aimer que vous.

 Très sainte Vierge Marie, priez pour moi et, par votre intercession, rendez-moi digne de recevoir souvent votre Fils dans son divin Sacrement.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Considérons ensuite le grand amour que nous a témoigné Jésus Christ en nous faisant un tel don. Le Très Saint Sacrement est un don qui procède uniquement de l'amour. Selon le décret divin, il est nécessaire pour notre salut que le Rédempteur mourût et que, par le sacrifice de sa vie, il donnât satisfaction à la justice divine irritée par nos péchés. Mais quelle nécessité y avait-il que Jésus Christ, après avoir subi la mort, se laissât à nous en nourriture? Ainsi le voulut son amour. Jésus Christ, dit saint Laurent Justinien, n'eut, en instituant l'Eucharistie, aucun autre motif que de nous donner un témoignage de son insigne charité (S. Laurent Justinien, De Christi corpore sermo, Opera, Venise, 1721, p. 390). Et c'est précisément ce que dit saint Jean: « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, Jésus, qui avait aimé les siens, les aima jusqu'à la fin » (Jean 13, 1). Il ne voulut donc pas quitter la terre sans nous laisser, à cette heure suprême, la plus grande marque de son amour dans le don qu'il nous fit de son auguste Sacrement. Voilà bien ce que signifie cette parole: « il les aima jusqu'à la fin », c'est-à-dire, d'un amour extrême, extraordinaire ainsi que l'expliquent Théophylacte et saint Jean Chrysostome (Théophylacte, Sur l'Évangile de Jean, ch. 13,1, PG 124, 446. S. Jean Chrysostome, Homélie 70 sur Jean, n. 1, PG 59, 382).

 Qu'on remarque en outre, avec saint Paul, quel temps Jésus Christ a choisi pour nous faire ce don. Or, dit saint Paul, « en cette nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, et, rendant grâce, le rompit et dit: Prenez et mangez; ceci est mon corps » (1 Corinthiens 11, 23). Les hommes lui préparaient donc des fouets et des épines ainsi que la croix pour le mettre à mort, et c'est en ce moment-là même que notre très aimant Sauveur voulut nous donner cette suprême marque de son amour. Et pourquoi ne le fit-il pas plus tôt, mais seulement au temps de sa mort? » C'est, répond saint Bernardin de Sienne, parce que de toutes les marques d'amitié celles qui se donnent à l'approche de la mort se gravent plus profondément dans la mémoire et nous tiennent plus au coeur » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 54, art. 1, c. 1, Opera, t. 5, Quaracchi, 1956, p. 7). Jésus Christ s'était auparavant donné à nous de plusieurs manières. Déjà nous le possédions comme ami, maître, père, lumière, modèle de victimes. Il ne lui restait plus qu'à se donner sous forme de nourriture, afin de ne faire qu'un avec celui qui la prend; et ce suprême effort d'amour il le fit en se donnant à nous dans le Saint Sacrement. Voilà bien, dit encore saint Bernardin de Sienne (S. Bernardin de Sienne, Ibid., p. 28-29), « le dernier terme possible de son amour; Jésus qui se donne à nous en nourriture et qui s'identifie avec nous aussi réellement que s'identifient avec nous les aliments dont nous vivons ». Ainsi, non content de s'unir à la nature humaine, notre Rédempteur voulut, par ce Sacrement, trouver le moyen de s'unir avec chacun de nous en particulier.

 « Non, disait saint François de Sales, le Sauveur ne peut être considéré en une action ni plus amoureuse, ni plus tendre que celle-ci, en laquelle il s'anéantit par manière de dire et se réduit en viande, afin de pénétrer nos âmes et s'unir entièrement au coeur et au corps de ses fidèles » (S. François de Sales, Introduction à la vie dévote, 2è partie, ch. 21: « Non, le Sauveur ne peut être considéré en une action ni plus amoureuse ni plus tendre que celle-ci, en laquelle il s'anéantit, par manière de dire, et se réduit en viande afin de pénétrer nos âmes et s'unir intimement au coeur et au corps de ses fidèles » (RVP, p. 120)). « Ainsi, dit saint Jean Chrysostome, c'est à ce Seigneur sur lequel les anges n'osent fixer leurs regards, que nous nous unissons; c'est avec lui que nous devenons un même corps, une même chair. » « Quel est, continue le même saint, le pasteur qui nourrisse ses brebis de son propre sang? Que dis-je: un pasteur? Souvent les mères elles-mêmes confient leurs enfants à des nourrices. Bien loin que Jésus Christ ait jamais consenti à les imiter, c'est de son propre sang qu'il nous nourrit et c'est ainsi qu'il nous unit à lui » (Le texte cité reprend littéralement la version de l'ancien bréviaire, au deuxième nocturne de l'office du dimanche pendant l'octave du Saint-Sacrement, avec la référence, ancienne aussi, à l'Homélie 60 au peuple d'Antioche. Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 82 sur Matthieu, n. 5, PG 58, 260: « Voilà pourquoi il a uni, confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul chef. En effet, c'est là la marque d'un ardent amour » (JEA, t. 8, p. 323)). Mais pourquoi se faire notre nourriture? « C'est, répond le saint, pour s'unir tellement avec nous que nous devenions une seule et même chose avec lui; car voilà l'amour dans ses plus ardentes aspirations » (Citation tirée de l'office du bréviaire, au samedi dans l'octave de Saint-Sacrement, deuxième nocturne (Homélie 61 au peuple d'Antioche). Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 46 sur Jean, n. 3, PG 59, 260: « Voilà pourquoi il a uni, confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul chef. En effet, c'est là la marque d'un ardent amour » (JEA, t. 8, p. 323)). Jésus Christ a donc voulu faire le plus grand de ses miracles et, comme dit le Psalmiste, « le Seigneur, tout miséricordieux et animé de la plus paternelle tendresse, a consacré la mémoire de toutes ses autres merveilles; il a donné la nourriture à ceux qui le craignent » (Psaume 110, 4), et cela pour satisfaire le désir qu'il avait de rester avec nous et pour ne faire de son Très Saint Coeur et du nôtre qu'un seul coeur. « Combien votre amour est admirable, Seigneur Jésus, s'écrie saint Laurent Justinien, car vous avez voulu nous incorporer tellement à votre chair qu'indissolublement unis nous fissions avec vous un seul coeur et une âme » (S. Laurent Justinien, De incendio divini amoris, c. 5, Opera, Venise, 1721, p. 621).

 Le Père de la Colombière, ce grand serviteur de Dieu, disait: « Si quelque chose pouvait ébranler ma foi sur le mystère le l'Eucharistie, ce ne serait pas de cette puissance infinie que Dieu y fait voir que je douterais: ce serait plutôt de l'amour extrême qu'il nous témoigne. Comment ce qui est pain devient-il chair sans cesser de paraître pain? Comment le corps de Jésus se trouve-t-il en même temps en plusieurs lieux? Comment peut-il être renfermé dans un espace presque indivisible? A tout cela je n'ai qu'à répondre que Dieu peut tout. Mais si l'on me demande comment il se peut faire que Dieu aime une créature aussi misérable que l'homme et qu'il l'aime à tel point, je confesse que je n'ai nulle réponse et que c'est une vérité qui me passe » (B. Claude de la Colombière, Sermon 20 pour le jour du Corps de Dieu, Sermons prêchez devant S. A. R. Madame la Duchesse d'York, t. 2, Lyon, 1692, p. 2: « Si quelque chose pouvait ébranler ma foi sur ce mystère, ce ne serait pas de cette puissance infinie que Dieu y fait voir que je douterais, ce serait plutôt de l'amour extrême qu'il nous y témoigne. Comment ce qui est pain devient-il chair, sans cesser de paraître pain? Comment le corps d'un homme se trouve-t-il en même temps en plusieurs lieux? Comment peut-il être renfermé dans un espace presque indivisible? A tout cela je n'ai qu'à répondre que Dieu peut tout. Mais si l'on me demande comment il se peut faire que Dieu aime une créature aussi faible, aussi imparfaite, aussi misérable que l'homme, et qu'il l'aime avec passion, avec transport; qu'il ait pour cet homme des empressements qu'un homme même n'aurait pas pour un autre homme; je confesse, Messieurs, que je n'ai nulle réponse, et que c'est une vérité qui me passe »). Mais, Seigneur, vous réduire en nourriture, n'est-ce pas un excès d'amour qui ne semble pas convenir à votre majesté? « L'amour, répond saint Bernard, ne se soucie pas de dignité » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 64, sur le Cantique des Cantiques, n. 10, PL 183, 1088 (BEG, p. 661)). « L'amour, répond également Saint Pierre Chrysologue, ferme les yeux quand il s'agit de se faire connaître à l'objet aimé, toutes les raisons de convenance ne lui sont plus rien; il va non pas où il convient, mais où le portent ses désirs » (S. Pierre Chrysologue, Sermo 147, PL 52, 595). « Saint Thomas, le Docteur angélique, avait donc raison d'appeler ce Sacrement le Sacrement de l'amour, le gage de l'amour (S. Thomas d'Aquin (auteur inconnu, cf. Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954, XV), Opusculum 58 de sacramento altaris, c. 25, Opera, t. 17, Rome, 1570, fol. 56. L'idée se trouve dans les oeuvres authentiques de S. Thomas: Somme théologique, IIIa, qu. 75, art. 1, c), et saint Bernard « L'amour des amours » (S. Bernard de Clairvaux (auteur inconnu selon Glorieux, n. 184), Sermo de excellentia ss. Sacramenti, n. 10, PL 184, 987). Combien aussi saint Marie Madeleine de Pazzi avait donné raison de n'appeler le jeudi saint, jour de l'institution du Très Saint Sacrement, que le jour de l'amour! (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de'Pazzi, c. 92, Venise, 1642, p. 170).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Amour infini de Jésus, vous méritez qu'on vous aime infiniment! Quand donc, ô mon Jésus, vous aimerai-je comme vous m'avez aimé? En vérité, vous ne pouvez rien ajouter à tout ce que vous avez fait pour obtenir l'amour de mon coeur, et moi j'ai pu vous abandonner, vous, le Bien infini, pour m'en aller après de vils objets et de misérables créatures! Ah! Mon Dieu, éclairez-moi; découvrez-moi toujours de plus en plus vos immenses bontés afin que je m'enflamme d'amour pour vous et que je m'applique sans cesse à vous plaire. Je vous aime, mon Jésus, mon amour, mon tout; et je veux m'unir souvent à vous dans ce Sacrement, pour me détacher de tout et n'aimer que vous, ô ma vie. Et vous, ô mon Rédempteur, secourez-moi par les mérites de votre Passion.

 Vous aussi, ô Mère de Jésus et ma mère, assistez-moi; demandez à Jésus qu'il m'embrase tout entier de son saint amour.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Considérons, en troisième lieu, combien Jésus Christ désire que nous le recevions dans la sainte Communion. « Jésus sachant que son heure était venue » (Jean 13, 1). Mais comment Jésus pouvait-il appeler son heure, cette nuit-là même où devait commencer sa douloureuse Passion? Il l'appelle son heure, parce qu'en cette nuit-là il devait nous laisser ce Divin Sacrement pour s'unir tout entier aux âmes qui lui sont chères. En même temps, pour nous faire comprendre avec quelle ardeur il désirait contracter cette union avec chacun de nous dans son Sacrement, le Rédempteur disait à ses disciples: « J'ai brûlé du désir de manger cette Pâque avec vous » (Luc 22, 15). Ces paroles: J'ai brûlé du désir, viennent de l'immense amour qu'il nous porte. « Elles sont, dit saint Laurent Justinien, le cri de l'amour le plus brûlant » (S. Laurent Justinien, De triumphali Christi agone, c. 2, Opera, Venise, 1721, p. 229). Et s'il se donna de préférence sous les espèces du pain, c'est afin que chacun puisse le recevoir. En effet, s'il s'était placé sous les espèces d'un aliment de grand prix, les pauvres se verraient dans l'impossibilité de le recevoir; ou même s'il avait fait choix de tout aliment, celui-ci aurait pu être d'un bas prix, sans pour cela se rencontrer dans tous les lieux de la terre. Jésus Christ a donc voulu se mettre sous les espèces du pain, parce que le pain coûte peu et qu'on le trouve partout; et ainsi tous peuvent en tout lieu trouver Jésus Christ et le recevoir.

 Enfin, pressé par son grand désir de se donner à nous, le Rédempteur ne se contente pas de nous adresser invitations sur invitations pour que nous allions le recevoir: « Venez, mangez mon pain et buvez le vin que je vous ai préparé » (Proverbes 9, 5). « Mangez mes amis, et buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés » (Cantique 5, 1). Il nous en fait en même temps une loi: « Prenez et mangez: ceci est mon corps » (Matthieu 26, 26). De plus, pour nous décider à le recevoir, il nous excite par la promesse de la vie éternelle: « Celui qui mange ce pain vivra éternellement » (Jean 6, 58), comme aussi il menace d'exclure du Ciel ceux qui résistent à son appel: « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'aurez pas la vie en vous » (Jean 6, 53). Invitations, promesses, menaces, tout est inspiré à Jésus Christ par son désir de s'unir avec nous dans ce Sacrement. Et ce désir lui-même vient du grand amour qu'il nous porte. Car, dit saint François de Sales (S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, liv. 1, ch. 10: « Comme l'amour tend à l'union, ainsi l'union étend bien souvent et agrandit l'amour » (RVP, p. 379)), comme l'amour ne veut que l'union à l'objet aimé et comme dans ce Sacrement Jésus s'unit tout entier à notre âme, -- « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », -- voilà pourquoi il désire si ardemment que nous le recevions. Une abeille, dit un jour Notre Seigneur à sainte Mechtilde (G. Lansperge, Libreo... delle visioni della B. Metilde, lib. 2, c. 4, Venise, 1710), ne se jette pas sur les fleurs pour en sucer le miel, avec autant d'ardeur que j'en mets à me donner aux âmes désireuses de me recevoir.

 Oh! Si les fidèles comprenaient le grand bien que l'âme retire de la Sainte Communion! Entre les mains de Jésus se trouvent toutes les richesses, puisque « son Père l'a constitué le maître de toutes choses » (Jean 13, 3). Quand donc Jésus Christ vient dans une âme par la Sainte Communion, il apporte avec lui d'immenses trésors de grâces. « Avec elle, dit Salomon en parlant de la Sagesse éternelle, me sont venus ensemble tous les biens » (Sagesse 7, 11).

 Saint Denys attribue au Saint Sacrement une souveraine vertu de sanctification. « Là, dit-il, se trouve au suprême degré la force qui nous élève au sommet de la perfection » (Denys l'Aéropagiste (pseudo), La Hiérarchie ecclésiastique, ch. 3, PG 3, 423, 426). Et d'après saint Vincent Ferrier, on gagne plus à communier une fois que si l'on jeûnait pendant une semaine au pain et à l'eau. (S. Vincent Ferrier, Sermones aestivales, sermo 2 in festo Corporis Christi, Venise, 1573, p. 221). La Sainte Communion, ainsi que l'enseigne le concile de Trente, est le grand remède institué par Dieu pour nous délivrer des fautes vénielles et nous préserver des péchés mortels (Concile de Trente, Session 13, Décret sur le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Mais il a voulu que ce sacrement fût reçu comme l'aliment spirituel de nos âmes... et qu'il fût l'antidote qui nous libère de nos fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels » (FC 737)). Aussi saint Ignace, martyr, appelait-il ce Sacrement « Le remède de l'immortalité » (S. Ignace d'Antioche, Lettre aux Ephésiens, ch. 20, PG 5, 662: « ... pour obéir à l'évêque et au presbyterium, dans une concorde sans tiraillements, rompant un même pain qui est remède d'immortalité, antidote pour ne pas mourir, mais pour vivre en Jésus Christ pour toujours » (SC 10 bis, trad. TH. Camelot, p. 91)). Et Innocent III a dit: « Par sa passion, Jésus Christ nous a retiré de la puissance du péché, par l'Eucharistie il nous ôte la volonté de pécher » (Innocent III, De sacro altaris mysterio, lib. 4, c. 44, PL 217, 285).

 En outre, ce Sacrement allume dans nos coeurs la flamme de l'amour divin. « Le roi m'a introduit dans son cellier; il a réglé en moi la charité. Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des fruits, parce que je languis d'amour » (Cantique 2, 4). Saint Grégoire de Nysse dit que ce mystérieux cellier c'est précisément la sainte Communion, car l'âme s'y enivre tellement d'amour pour Dieu qu'elle oublie la terre et toutes les  choses créées; et voilà cette langueur d'amour que ressentait l'Épouse sacrée (S. Grégoire de Nysse, Homélie 4 sur le Cantique, PG 44, 846). Le vénérable Père François Olympio, Thétin, disait également que rien au monde n'est propre à nous enflammer d'amour pour Dieu, comme la sainte Communion ( G. Silos, Vita del Venerabile... Francesco Olimpio, lib. 2, c. 5, Naples, 1685, p. 169).

 « Dieu est amour », dit saint Jean (I Jean 4, 8); et il est aussi « un foyer d'amour pour se consumer » (Deutéronome 4, 24). Or, c'est ce foyer d'amour que le Verbe éternel vint allumer sur terre. « Je suis venu jeter un feu sur la terre; et qu'est-ce que je veux, sinon qu'il s'allume » (Luc 12, 49)? ah! Quelles belles flammes du saint amour Jésus allume dans les âmes, qui ont soif d'amour en le recevant par la sainte Communion! Saint Catherine de Sienne vit un jour, dans les mains d'un prêtre, la sainte Hostie sous la forme d'une fournaise d'amour et elle s'étonnait qu'au contact de ce vase incendié tous les coeurs ne fussent pas tout de flammes et entièrement consumés (B. Raymond de Capoue, Vie de S. Catherine de Sienne, 2e partie, ch. 6, n. 3, t. 1, Paris, 1877, p. 168: « Jamais elle ne s'approchait de l'autel sans voir des choses supérieures aux sens, surtout quand elle recevait la sainte communion. Souvent elle apercevait entre les mains du prêtre un enfant nouveau-né, ou un tout jeune homme. Quelquefois c'était une fournaise d'un feu ardent, dans laquelle le prêtre semblait entrer au moment où il consommait l'Eucharistie »). Sainte Rose de Lima disait qu'en communiant il lui semblait recevoir le soleil; aussi de son visage s'échappait-il des rayons qui éblouissaient et de sa bouche il sortait une telle chaleur qu'on ne pouvait, après la Communion, lui présenter à boire sans se sentir la main brûlante comme en présence d'un brasier. (L. Hannssen, Vita... Rosae de S. Maria Limensis, c. 22, Rome, 1664, p. 216 s). Le saint roi Wenceslas, rien qu'en allant visiter le Saint Sacrement, éprouvait même dans son corps une ardeur si grande que le serviteur, dont il se faisait accompagner, ne sentait plus le froid, dès qu'en cheminant sur la neige il posait le pied dans les traces laissées par le saint (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 47 ( 28 septembre), Paris, 1867, p. 780). L'Eucharistie, disait saint Jean Chrysostome, est un feu qui nous embrase, de telle sorte que, transformés par la sainte Communion en autant de lions, et ne respirant plus que l'amour de Dieu, nous devenons l'effroi de l'enfer, au point qu'il n'a plus même le courage de nous tenter! (Citation tirée de l'office de l'ancien bréviaire, au samedi dans l'octave du Saint-Sacrement, deuxième nocturne (Homélie 61 au peuple d'Antioche). Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 46 sur Jean, n. 3, PG 59, 260: « Sortons donc de cette table, comme des lions remplis d'ardeur et de feu, terribles au démon » (JEA, t. 8, p. 323)).

 Si je ne communie pas souvent, me dira quelque chrétien, c'est parce que je me sens froid dans l'amour de Dieu. Mais répond Gerson (J. Gerson, De praeparatione ad Missam, cons. 4, Opera, t. 3, Anvers 1706, col. 323), agir de la sorte n'est-ce pas se défendre d'approcher du feu, par la raison qu'on a froid? Or, plus nous nous sentons froids, plus aussi nous avons besoin de nous rapprocher fréquemment de la sainte Table, si tant est que nous ayons le désir d'aimer Dieu! « Quand on vous demande, disait saint François de Sales, pourquoi vous communiez si souvent, dites que deux sortes de personnes doivent souvent communier, les parfaits et les imparfaits: les premiers, pour se maintenir dans la perfection; et les autres, pour y arriver » (S. François de Sales, Introduction à la vie dévote, 2e partie, ch. 21: « Dites-leur (aux mondains) que deux sortes de gens doivent souvent communier: les parfaits, parce qu'étant bien disposés, ils auraient grand tort de ne point s'approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection » (RVP, p. 120-121)). Et saint Bonaventure dit également: « Allez à la sainte Table, toute tiède que soit votre âme. Mais allez-y plein de confiance en la miséricorde de Dieu. Plus on se sent malade, plus on a besoin de médecin » (S. Bonaventure (plutôt David d'Augsbourg, cf. éd. Quaracchi VIII, XCV), De prodectu religiosorum, lib. 2, c. 77, Opera, t. 7, Lyon, 1668, p. 612). Ma fille, dit un jour Jésus Christ à sainte Mechtilde, avant chacune de tes communions souhaite d'avoir tout l'amour dont jamais coeur a été embrasé pour moi. De mon côté, je tiendrai compte de ce bon désir comme si tu avait réellement tout cet amour (G. Lansperge, Libro delle... visioni della B. Metilde, lib. 3, c. 23, Venise, 1710, p. 86).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Mon Jésus, ô vous qui aimez tant les âmes, non, il n'est pas possible que, pour nous convaincre de votre amour, vous nous en donniez de plus grandes preuves. En vérité, que pourriez-vous inventer encore pour vous faire aimer de nous? Faites donc, ô bonté infinie, que désormais je vous aime de toutes mes forces et de toute la tendresse de mon coeur. A qui mon coeur doit-il s'attacher avec plus d'amour qu'à vous, ô mon Rédempteur, qui, après avoir donné votre vie pour moi, vous êtes donné à moi vous-même tout entier dans ce Sacrement? Que ne puis-je, ô mon bien-aimé Seigneur, me rappeler sans cesse votre amour, de telle sorte qu'oubliant toutes choses je vous aime vous seul, sans cesse et sans réserve? Mon Jésus, je vous aime par dessus toutes choses et je ne veux aimer que vous. Chassez, je vous en conjure, chassez de mon coeur toutes les affections qui ne sont point pour  vous. Soyez béni de me donner encore du temps pour vous aimer et pour pleurer les déplaisirs que je vous ai causés. O mon Jésus, ce que je désire, c'est que vous soyez l'unique objet de mes affections. Secourez-moi; sauvez-moi; et que mon salut consiste à vous aimer toujours et de tout mon coeur, en cette vie et en l'autre.

 Marie, ma Mère, aidez-moi afin que j'aime Jésus et priez-le pour moi.
 
 
 
 

TRENTE-CINQUIÈME CONSIDÉRATION
 
 

De la demeure pleine d'amour que fait Jésus dans le Très Saint Sacrement
 

« Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai! »
(Matthieu 11, 28)
 
 

PREMIER POINT
 

 Notre très aimant Sauveur, voyant approcher l'heure où il devait quitter ce monde après avoir opéré par sa mort l'oeuvre de notre Rédemption, ne voulut pas nous laisser seuls dans cette vallée de larmes. « Aucune langue, dit saint Pierre d'Alcantara, ne pourra jamais parvenir à exprimer la grandeur de l'amour que Jésus porte aux âmes. Aussi, sur le point de quitter ce monde, et afin que son absence ne devint pas pour ses épouses une occasion de l'oublier, ce tendre Époux leur laissa, comme souvenir, cet adorable Sacrement dans lequel il demeure en personne. Entre elles et lui, il ne voulut, pour tenir leur mémoire toujours en éveil, d'autre gage que lui-même » (S. Pierre d'Alcantara, Trattato dell' orazione e meditazione, p. 1, c. 4, Rome, 1706, p. 96). Quel grand amour ne devons-nous pas en conséquence à Jésus Christ pour cette grande marque de son amour! S'il a voulu que, dans ses derniers temps, on instituât la Fête du Sacré-Coeur, c'est précisément, comme il le révéla lui-même à sa servante, Marguerite Marie Alacoque ( S. Marguerite-Marie Alacoque, Vie et oeuvres, t. 2, Paris, (s. d. ), p. 355: « C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi d'après l'octave du Saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Coeur, en communiant ce jour-là, et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels »), afin que par nos hommages et les affections de notre coeur nous payions en quelque sorte de retour son amoureuse présence sur les autels; c'est encore afin que nous fassions amende honorable pour les mépris, dont les hérétiques et les mauvais chrétiens l'ont abreuvé et ne cessent de l'abreuver dans le Sacrement de son amour.

 Jésus Christ demeure dans le Très Saint Sacrement: 1° pour être à la portée de tous; 2° pour donner audience à tous; 3° pour accorder ses grâces à tous. Et d'abord, s'il veut résider sur tant d'autels différents, c'est afin de se tenir à la portée de tous ceux qui désirent le trouver. Dans cette nuit, où le Rédempteur, avant d'aller à la mort, prit congé de ses disciples, ceux-ci, se voyant sur le point de perdre leur maître bien-aimé, se désolaient et se lamentaient. Mais Jésus, pour les consoler, leur dit, à eux et à nous en même temps: Mes enfants, je vais mourir pour vous, pour vous montrer l'amour que je vous porte; mais je ne veux pas, même en mourant, vous laisser seuls; tant que vous serez sur la terre, je veux y rester avec vous dans le Saint Sacrement de l'autel. Je vous laisse mon corps, mon âme, ma divinité, moi-même. Tant que vous resterez sur la terre, je ne veux pas me séparer de vous. « Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles » (Matthieu 28, 20). « L'Époux divin, dit saint Pierre d'Alcantara, ne voulait pas  laisser son Épouse sans quelque compagnie afin que, durant une si longue absence, elle ne demeurât pas seule. Il lui laissa donc ce Sacrement; et comme il y réside en personne, c'était bien la meilleure compagnie qu'il pût lui laisser » (S. Pierre d'Alcantara, op. cit., p. 97). Les païens se sont donné toutes sortes de dieux; mais jamais ils n'ont pu s'imaginer un Dieu plus aimant que le nôtre, un Dieu qui se tient aussi près des hommes et qui les assiste avec autant de tendresse. « Aucune autre nation, si grande qu'elle soit, n'a des dieux s'approchant d'elle, comme notre Dieu s'approche de nous » (Deutéronome 4, 7). Ainsi parle Moïse dans le Deutéronome, et l'Église chante ce texte précisément à la fête du Très Saint Sacrement.

 Voilà donc que Jésus Christ se tient renfermé dans nos Tabernacles, comme dans autant de prisons d'amour. Les prêtres l'en retirent pour l'exposer sur l'autel ou pour le distribuer aux fidèles; puis ils l'y remettent, et Jésus consent à demeurer la nuit et le jour. Mais, ô mon Rédempteur, à quoi bon rester dans tant d'églises, même la nuit, alors que les hommes retirés chez eux, vous laissent absolument seul? Ne suffisait-il pas de vous y trouver durant le jour? Non, Jésus veut y demeurer même la nuit; dans la plus complète solitude, il est vrai tout prêt à accueillir dès le matin celui qui le cherchera. Elle allait çà et là, l'Épouse sacrée, cherchant son bien-aimé, et demandant à ceux qu'elle rencontrait: « N'avez-vous pas aperçu celui que chérit mon âme » (Cantique 3, 3). Et ne le trouvant pas, elle élevait la voix pour lui demander à lui-même où elle le trouverait: « O vous que chérit mon âme, disait-elle, indiquez-moi où vous arrêtez, où vous prenez votre repos » (Cantique 1, 6). Alors l'Épouse ne trouvait pas l'Époux parce que le Saint Sacrement n'existait pas encore. Mais à présent, dès qu'une âme veut trouver Jésus Christ, elle prend le chemin de l'église ou de quelque couvent où se trouve son bien-aimé qui l'attend. Il n'y a pas de village si misérable soit-il, il n'y a pas de couvent où ne se trouve le Saint Sacrement, et là le roi du ciel consent à demeurer enfermé dans un pauvre tabernacle de bois ou de pierre; souvent même il est seul, à peine une lampe brûle-t-elle en sa présence et personne ne lui tient compagnie. Mais, Seigneur, s'écrie saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 59 sur le Cantique des Cantiques, n. 1-2, PL 183, 1062: « C'est le langage de l'amour qui ignore toute domination... Comprenez-vous que la majesté même cède à l'amour? » (BEG, p. 610-611)), cela ne convient pas à votre Majesté. N'importe, répond Jésus, si cela ne convient pas à ma Majesté, cela convient à mon amour.

 Quels tendres sentiments d'amour éprouvent les pèlerins à visiter la sainte maison de Lorette, à parcourir les stations de la Terre Sainte, la grotte de Bethléem, le Calvaire, le Saint Sépulcre, tous ces lieux marqués par la naissance, le séjour, la mort, la sépulture de Jésus Christ! Et nous, quels sentiments plus tendres encore notre coeur ne doit-il pas éprouver dans une église en face du tabernacle où Jésus lui-même est réellement présent! Le Vénérable Père Jean d'Avila disait que, dans aucun sanctuaire, il ne pouvait goûter de dévotion et de consolation comme dans une église où réside Jésus au Saint Sacrement de l'autel (L. Mugnos, Vita dell' apostolico predicatore il P. Maestro Giov. Avila, lib. 3, c. 15, Milan, 1667, p. 317). Par contre, le Père Balthazar Alvarez pleurait de voir les palais des princes remplis de monde, tandis que les églises, où se trouvent Jésus Christ, sont abandonnées et désertes (Louis du Pont, Vita del Vert. P. B. Alvarez, c. 6 § 2, Rome, 1692, p. 61). O Dieu! Si Notre Seigneur n'avait établi sa demeure qu'en une église du monde, par exemple, à Saint-Pierre de Rome, et qu'il n'y fût accessible qu'un seul jour de l'année, que de pèlerins, que de gentilshommes, que de monarques feraient en sorte de s'y trouver ce jour-là, afin de faire leur cour au Roi du ciel, descendu de nouveau parmi les hommes! Quel magnifique tabernacle, tout étincelant d'or et de pierres précieuses, on lui préparerait! Quelle pompe et quelles lumières environneraient sa courte apparition au milieu de nous! Mais non, dit le Rédempteur, je ne veux pas demeurer dans une église seulement ni pour un seul jour; je n'exige ni tant de richesses, ni tant de lumières; je veux continuellement et tous les jours demeurer dans tous les lieux où sont mes fidèles, afin que toujours et à toute heure chacun ait la facilité, s'il le veut, de me trouver.

 Ah! Certes, si Jésus Christ n'avait eu lui-même l'idée de cette merveille d'amour, qui donc aurait pu jamais y penser? Si quelqu'un lui eût dit lors de son Ascension au ciel: Seigneur, voulez-vous nous donner une preuve de votre amour? Eh bien! Demeurez avec nous sur les autels, cachez-vous sous les espèces du pain, afin que nous puissions vous y trouver quand nous le voudrons, combien cette demande n'aurait-elle pas paru téméraire? Or ce qu'aucun homme n'a pu même imaginer, notre Sauveur l'a imaginé et il l'a réalisé. Mais hélas! Où est notre reconnaissance pour un tel bienfait? Si un prince venait de loin dans quelque bourgade, expressément pour fournir à un villageois l'occasion de lui faire visite, quelle ingratitude ne serait-ce pas à ce villageois de ne vouloir pas même se rendre près du prince ou de ne lui accorder que quelques instants à la dérobée?
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Jésus, mon Rédempteur! O amour de mon âme, combien il vous en a coûté pour demeurer avec nous dans ce Sacrement! Et d'abord vous avez dû mourir, avant de pouvoir résider sur les autels. Puis, que d'injures il vous a fallu souffrir dans l'Eucharistie, pour nous faire jouir de votre présence! Et nous, quelle n'est pas notre lâcheté et notre négligence à vous rendre visite! Cependant nous savons quel plaisir vous prenez à nous voir prosternés devant vous, afin de nous combler alors de vos biens. Seigneur, pardonnez-moi; car moi aussi, j'ai été du nombre des ingrats. Désormais, ô mon Jésus, je veux souvent vous rendre visite et me tenir le plus que je pourrai en votre présence, tout occupé à vous remercier, à vous aimer et à vous demander des grâces; car c'est à cette fin que vous demeurez ici-bas dans nos tabernacles et que vous vous constituez notre prisonnier d'amour. Je vous aime, Bonté infinie; je vous aime, ô Dieu d'amour; je vous aime ô souverain Bien, aimable par dessus tous les biens. Faites que j'oublie toutes choses et que je m'oublie moi-même pour ne me souvenir que de votre amour et pour m'employer tout le reste de ma vie uniquement à vous plaire. Faites que désormais mon plus grand bonheur soit de me tenir à vos pieds. Enflammez-moi tout entier de votre amour.

 O Marie, ma Mère, obtenez-moi un grand amour envers le Saint Sacrement; et, quand vous me verrez retomber dans ma négligence, rappelez-moi la promesse que je fais en ce moment d'aller le visiter tous les jours.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 En second lieu, Jésus Christ, dans le Saint Sacrement, donne audience à tout le monde. Il n'est pas permis à tout le monde, dit sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie », ch. 37, n. 5-6 (MA, p. 282)), de parler au roi. A peine les pauvres peuvent-ils espérer parvenir jusqu'à lui et de lui exposer leurs nécessités par l'intermédiaire d'une tierce personne. Mais avec le Roi du ciel il n'est pas besoin de tierces personnes: tous, riches et pauvres, peuvent l'aborder dans son Sacrement et lui parler face à face. C'est pour cela que Jésus Christ s'appelle lui-même la fleur des champs: « Je suis la fleur des champs et le lys des vallées » (Cantique 2, 1). Les fleurs des jardins sont enfermées, et seul le maître y a droit; tandis que les fleurs des champs se trouvent à la disposition de tout le monde. « Je suis la fleur des champs, lui fait dire le cardinal Hugues, car je me tiens ici pour tous, et tous peuvent me trouver » (Hugues de Saint-Cher, Postilla super librum Canticorum, in c. 2, 1, Opera, t. 3, Venise, 1703, fol. 112).

 Et non seulement Jésus Christ dans le Saint Sacrement donne audience à tout le monde, mais il la donne à toute heure. Saint Jean Chrysostome, parlant de la naissance du Rédempteur dans l'étable de Bethléem, observe que les rois ne donnent pas continuellement audience. Souvent il arrive qu'on se présente pour leur parler; mais les gardes arrêtent au passage, en disant que ce n'est pas l'heure de l'audience et qu'il faut venir à un autre moment. La grotte, où le Rédempteur veut naître, n'a ni portes ni gardes; elle est ouverte de toutes parts, afin que tout le monde obtienne audience à toute heure. « Vous ne voyez là, dit le saint, aucune garde pour vous dire: Ce n'est pas l'heure » (S. Jean Chrysostome, Sur le Psaume 4, n. 2, PG 55, 42). Ainsi en est-il pour Jésus au Saint Sacrement. Continuellement nos églises sont ouvertes; libre à chacun d'y entrer, quand il lui plaît, pour s'entretenir avec le Roi du ciel. Ce que veut encore Jésus Christ, c'est que nous conversions avec lui en toute confiance; et voilà pourquoi il se cache dans son Sacrement sous les espèces du pain. Si Jésus s'y montrait sur un trône resplendissant comme il le fera au jugement universel, qui de nous oserait l'approcher et se tenir à ses pieds? « Mais, dit sainte Thérèse, Notre Seigneur désire que nous l'entretenions et que nous lui demandions ses grâces avec confiance et sans crainte; c'est pourquoi il a voilé sa Majesté sous les espèces du pain » (S. Thérèse d'Avila, Le Chemin de la perfection, ch 34, n. 9: « Devant une si grande Majesté, comment une pauvre petite pécheresse comme moi, qui l'ai tant offensé, oserait-elle se tenir tout près de lui? Sous les apparences de ce pain, il est accessible » (MA, p. 487)). « Il souhaite, dit également Thomas a Kempis, que nous traitions avec lui comme un ami avec son ami » (Thomas a Kempis, L'imitation de Jésus Christ, liv. 4, ch. 13).

 A l'âme, qui se tient ainsi au pied des autels, Jésus semble adresser ces paroles du Cantique: « Lève-toi et approche, ô mon amie, ma toute belle, et viens » (Cantique 2, 10). Lève toi, âme fidèle, et dépose toute crainte. Approche, et prends place près de moi. Mon amie; non tu n'es plus mon ennemi, puisque tu m'aimes et que tu te repens de m'avoir offensé. Ma toute belle; ta difformité a disparu et te voilà, par ma grâce, redevenue tout belle à mes yeux. Viens donc, et dis-moi les désirs de ton coeur; car je ne suis sur cet autel que pour les entendre. Quelle joie n'éprouveriez-vous pas, mon cher lecteur, si le roi vous appelait dans son appartement et s'il vous disait: Que désirez-vous et de quoi avez-vous besoin? Parlez; car je vous aime et je veux vous faire du bien. Ce langage, le Roi du ciel, Jésus Christ, le tient à tous ceux qui le visitent: « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai » (Matthieu 11, 28). Oui, venez, pauvres, malades, affligés; venez à moi: je puis et je veux vous enrichir, vous guérir, vous consoler. C'est pour cela que je demeure sur les autels. « Tu appelleras, il dira: Me voici » (Isaïe 52, 6).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ainsi, ô mon bien-aimé Jésus, vous demeurez sur les autels pour écouter les demandes des malheureux qui ont recours à vous. Écoutez donc celle qu'un pauvre pécheur vous adresse en ce moment. O Agneau de Dieu, offert en sacrifice et immolé sur la croix, je suis une âme rachetée par votre sang. Pardonnez-moi toutes les injures que je vous ai faites et aidez-moi, afin que, moyennant votre grâce, je ne vous perde plus. Donnez-moi, ô mon Jésus, un peu de cette douleur que, dans le jardin de Gethsémani, vous avez ressentie à cause de mes péchés. Pourquoi faut-il que je vous aie offensé, ô mon Dieu? Hélas! Si j'étais mort dans mon péché, je me verrais déjà, ô mon bien-aimé Seigneur, dans l'impossibilité de vous aimer. Mais vous m'avez attendu, précisément pour que je vous aime. Soyez béni de m'en donner le temps; et puisque je peux maintenant vous aimer, je veux vous aimer. Vous-même accordez-moi le don de votre saint amour, mais d'un amour tel qu'il me fasse oublier toutes les créatures et que je m'applique uniquement à contenter votre Coeur très aimant. Ah! Mon Jésus, vous m'avez consacré toute votre vie, faites qu'au moins je vous consacre le reste de ma vie. Attirez-moi tout entier à votre amour et ne me laissez pas mourir avant que je vous appartienne entièrement. C'est dans les mérites de votre Passion que je place toutes mes espérances.

 Et c'est aussi dans votre intercession, ô Marie, que je mets ma confiance. Vous savez que je vous aime, ayez pitié de moi.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Si Jésus, dans le Saint Sacrement, donne audience à tout le monde, c'est pour répandre ses grâces sur tout le monde. Notre Seigneur désire bien plus de nous dispenser ses grâces que nous désirons les recevoir; « et, comme le dit saint Augustin, sa volonté de donner surpasse notre avidité à recevoir » (S. Augustin, Sermon 105, ch. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). En effet Dieu est la Bonté infinie. Or, de sa nature, la bonté est expansive; voilà pourquoi Dieu désire faire part de ses biens à tout le monde. Et même il se plaint des âmes qui ne lui demandent pas ses grâces: « Est-ce que je suis devenu pour Israël une solitude ou une terre tardive? Pourquoi donc mon peuple a-t-il dit: nous nous sommes retirés et nous ne viendrons plus à vous » (Jérémie 2, 31)? Oui, dit le Seigneur, pourquoi ne voulez-vous plus venir à moi? Quoi donc? Lorsque vous m'avez prié, ai-je une seule fois été pour vous comme une terre stérile ou lente à produire? « J'ai vu, dit saint Jean, le fils de l'homme avec une ceinture d'or autour de la poitrine » (Apocalypse 1, 13). Ainsi se montrera Notre Seigneur: sa poitrine était pleine de lait, c'est-à-dire de miséricordes, et il portait une ceinture d'or, image de l'amour qui le presse de nous dispenser ses grâces. Sans doute, Jésus Christ est toujours disposé à nous faire du bien; mais, dit le Disciple (J. Herolt (dit le Disciple), Sermones de tempore et de sanctis, sermon 48, VII, t. 2, Venise, 1598, p. 158), c'est dans la sainte Eucharistie spécialement qu'il se plaît à distribuer ses grâces avec le plus d'abondance. C'est là, disait le bienheureux Henri Suso (Cf. I. Del Niente, Vita ed opere spirituali del B. E. Susone, c. 25, Padoue, 1686, p. 90), que Jésus se plaît davantage à exaucer nos prières.

 De même qu'une mère va cherchant ses enfants pour leur offrir son sein rempli de lait, et se décharger de son fardeau, ainsi, du fond de son Sacrement d'amour, Notre Seigneur nous appelle tous: « Vous serez portés à la mamelle, nous dit-il; comme une mère caresse son enfant, ainsi moi je vous consolerai » (Isaïe 66, 12). Et de fait, le Père Balthazar Alvarez vit un jour Jésus au Saint Sacrement les mains pleines de grâces cherchant à les distribuer aux hommes (Louis du Pont, Vita del Ven. P. B. Alvarez, c. 7, § 2, Rome, 1692, p. 66). Mais il ne se trouvait personne qui en voulut.

 Oh! Heureuse l'âme qui se tient devant le tabernacle à prier Jésus Christ! La comtesse de Féria, devenue religieuse de sainte Claire, passait en présence du Saint Sacrement tout le temps dont elle pouvait disposer et elle ne cessait d'y recevoir des trésors de grâces. Comme on lui demandait un jour ce qu'elle faisait durant ses longues visites au Saint Sacrement: « J'y demeurerais toute l'éternité. Ce qu'on fait devant le Saint Sacrement? Mais que n'y fait-on pas? Que fait un pauvre devant un riche, un malade devant un médecin? Ce qu'on y fait? On remercie, on aime, on demande » (Martin de Rosa, Vida, lib. 3, c. 1, Rome, 1666, p. 67). Oh, combien précieuses ces dernières paroles pour se tenir avec profit devant le tabernacle!

 Avec quelle douleur Jésus Christ se plaignit un jour à sa fidèle servante soeur Marguerite Marie Alacoque, de l'ingratitude des hommes envers son Sacrement d'amour. Il lui montra sur un trône de flammes son Sacré-Coeur, entouré d'épines et surmonté d'une croix; et après lui avoir fait comprendre ainsi quel amour il nous témoigne en demeurant dans le Très Saint Sacrement, il ajouta: « Voilà ce coeur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné, jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour; et en reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce Sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore plus sensible est que ce sont des coeurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi » (S. Marguerite-Marie Alacoque, Vie et oeuvres, t. 1, Paris, (s. d.), p. 87: « Le Coeur divin me fut représenté comme sur un trône de feu et de flammes, rayonnant de tous côtés, plus brillant que le soleil et transparent comme un cristal. La plaie qu'il reçut sur la croix y paraissait visiblement; il y avait une couronne d'épines autour de ce divin Coeur, et une croix au-dessus. Mon divin Maître me fit entendre que ces instruments de sa passion signifiaient que l'amour immense qu'il a eu pour les hommes avait été la source de toutes ses souffrances »; t. 2, p. 355: « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes... »). Hélas! C'est faute de l'aimer que les hommes ne vont pas s'entretenir avec Jésus Christ! C'est un plaisir pour eux de converser des heures entières avec un ami; et puis, ils éprouvent de l'ennui à s'entretenir une demi-heure avec Jésus Christ. Pourquoi aussi, me dira quelqu'un, Jésus Christ ne me fait-il pas la grâce de l'aimer? -- A cela je réponds: Si vous ne chassez pas de votre coeur les affections terrestres, comment voulez-vous que l'amour divin puisse y pénétrer? Si vous pouviez vraiment dire de tout votre coeur ce que disait saint Philippe Néri à la vue du Saint Sacrement: « Voilà mon amour! Voilà mon amour! » (P. G. Bacci, vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 4, c. 1, n. 4, bologne, 1686, p. 273) bien certainement vous n'éprouveriez pas de l'ennui à vous tenir des heures et des journées entières au pied du saint tabernacle.

 Pour une âme embrasée de l'amour divin, les heures, en présence de Jésus au Saint Sacrement, ne semblent plus que des moments. Quand saint François-Xavier s'était, toute la journée dépensé pour le prochain, allait-il peut-être se reposer durant la nuit? Non; son repos c'était de se tenir devant le Saint Sacrement (O. Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 6, c. 5, Milan, 1606, p. 251). De même, saint François Régis (G. Daubenton, La vie du Bx Jean-François Régis, liv. 4, Lyon, 1803), ce grand apôtre de France, après avoir employé tout le jour à confesser et à prêcher, s'en allait passer la nuit dans quelque église. Plus d'une fois il arriva de la trouver fermée; et alors, malgré le froid et le vent, il demeurait devant la porte pour tenir compagnie au moins de loin à son bien-aimé Seigneur. Saint Louis de Gonzagues aurait voulu se tenir sans cesse en présence du Saint Sacrement. Mais comme il avait reçu de ses supérieurs la défense de s'y arrêter, on le voyait, chaque fois qu'il passait devant l'autel, réduit à se faire violence. Car il se sentait d'un côté attiré aux pieds de Jésus Christ, et il se voyait d'autre part contraint par l'obéissance de s'éloigner. « Laissez-moi Seigneur, laissez-moi », disait alors le saint jeune homme avec l'accent du plus tendre amour; ne me retenez pas; laissez-moi m'en aller; ainsi le veut l'obéissance (V. Cepari, Vita del B. Luigi Gonzaga, p. II, c. 3, Rome, 1606, p. 155. Sur ce thème, S. Alphonse a composé et mis en musique une poésie qu'il envoya au P. Tannoia, maître des novices, en 1755: « moi povero Core... »). Quant à vous, mon cher frère, si vous ne vous sentez pas le coeur tout brûlant d'amour pour Jésus Christ, soyez fidèle à le visiter chaque jour au tabernacle, et lui-même saura bien allumer dans votre coeur la flamme de son amour. Vous vous sentez froid, disait sainte Catherine de Sienne; eh bien! Approchez-vous du feu (S. Catherine de Sienne, Lettre 87 (41) à l'abbé de Marmoutier, n. 2, Lettres, t. 2,Paris, 1858, trad. E. Cartier, p. 49-50). Quel bonheur pour vous si Jésus vous fait la grâce de brûler d'amour pou lui! Alors certainement vous n'aimerez plus, que dis-je! Vous mépriserez toutes les choses de la terre. « Quand le feu est à la maison, disait saint François de Sales, on jette tous les meubles par la fenêtre » (J.-P. Camus, L'esprit de S. François de Sales, liv. 3, ch. 27, éd. Pierre Collot, Avignon, 1770, p. 121: « Quand le feu est dans une maison, disait-il, voyez-vous comme l'on jette les meubles par les fenêtres? Quand le vrai amour de Dieu possède un coeur, tout ce qui n'est point Dieu nous semble fort peu de choses »).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Jésus, faites-vous connaître et faites-vous aimer! Vous êtes si digne d'amour et vous avez vraiment épuisé tous les moyens pour vous faire aimer des hommes. Et, après cela, comment y a-t-il si peu d'hommes qui vous aiment? Moi-même, j'ai eu le malheur d'être hélas! du nombre de ces ingrats. J'ai bien su pratiquer la reconnaissance envers les créatures, lorsqu'elles me faisaient quelque don, ou me rendaient quelque service. C'est envers vous seulement que j'ai été si souvent ingrat. Vous vous êtes donné vous-même à moi; et moi, par mes péchés, je vous ai causé tant de déplaisirs et je vous ai insulté avec tant d'audace. Mais, je le vois, au lieu de m'abandonner, vous continuez à vous tenir près de moi et à me demander que je vous aime. Je vous entends m'intimer sans cesse ce commandement, plein d'amour: Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre coeur. Puisqu'il en est ainsi et que, malgré mes ingratitudes, vous voulez encore l'amour de mon coeur, je veux vous aimer. Vous désirez mon amour; et moi, favorisé en ce moment de votre grâce, je ne désire que de vous aimer. Je vous aime, mon amour, mon tout. Par le sang que vous avez répandu pour moi, aidez-moi à vous aimer. Mon bien-aimé Rédempteur, c'est dans ce sang précieux que je mets toutes mes espérances: et aussi dans l'intercession de votre très sainte Mère puisque vous voulez que votre salut dépende aussi de ses prières.

 O Marie, ma Mère, priez Jésus pour moi; vous allumez la flamme du divin amour dans tous les coeurs qui vous aiment; je vous aime beaucoup; embrasez-moi donc d'amour pour Dieu.
 
 
 
 

TRENTE-SIXIÈME CONSIDÉRATION
 
 

Union de notre volonté à la volonté de Dieu
 

« Notre vie est dans sa volonté »
(Psaume 29, 6)
 

PREMIER POINT
 

 Aimer Dieu: voilà en quoi consiste tout notre salut et toute la perfection. « Celui qui n'aime pas demeure dans la mort », dit saint Jean (1 Jean 3, 14); et saint Paul: « Ayez la charité, qui est le lien de la perfection » (Colossiens 3, 4). Mais, de son côté, la perfection de l'amour consiste dans la conformité de notre volonté à celle de Dieu; car l'amour, comme dit l'Aéropagite, a pour principal effet, dans ceux qui aiment, d'unir si bien leur volonté qu'ils n'aient plus qu'un seul coeur et un seul vouloir (Denys l'Aéropaggite (pseudo), Des Noms divins, ch. 4, § 15, PG 3, 714). Nos oeuvres, pénitences, communions, aumônes, ne plaisent au Seigneur qu'à la condition d'être en conformité avec sa divine volonté; autrement, ce ne sont plus des oeuvres de vertu, mais des oeuvres défectueuses et dignes de châtiment.

 C'est principalement pour nous enseigner cette doctrine par ses exemples, que notre Sauveur descendit du ciel. Voici, d'après l'apôtre saint Paul, le langage qu'il tint en entrant dans le monde: « Vous n'avez pas voulu d'hostie ni d'oblation; me voici, ô mon Dieu, pour faire votre volonté » (Hébreux 10, 5). Vous avez, ô mon Père, rejeté toutes les victimes offertes par les hommes; le sacrifice que vous voulez, c'est celui de ce corps que vous m'avez donné. Eh bien! Me voici tout à votre disposition, pour faire votre volonté. Que de fois il renouvela dans la suite cette protestation! « Je suis descendu du ciel, disait-il, non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé » (Jean 6, 38). Immense était son amour envers son Père. Or cet amour, il voulait qu'on le reconnût à la mort qu'il allait endurer, précisément afin d'accomplir la divine volonté: « Pour que le monde sache que j'aime mon Père, je fais comme mon Père m'a commandé. Levez-vous et allons » (Jean 14, 31). Il déclare enfin qu'il reconnaîtra pour siens ceux-là seulement qui accompliront la volonté de Dieu: « Quiconque aura fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère et ma soeur et ma mère » (Matthieu 12, 50). Tel a toujours été le but unique, l'unique désir de tous les saints dans toutes leurs actions: accomplir la volonté de Dieu. Le bienheureux Henri Suso disait: « J'aimerais mieux être le plus vil des vermisseaux par la volonté de Dieu que de me trouver par ma propre volonté parmi les séraphins du ciel » (G. Pinamonti, La religiosa in solitudine, 6e jour, Opera, Parme 1710, p. 185). Et sainte Thérèse a écrit: « Tout ce que doit ambitionner celui qui s'adonne à l'oraison, c'est de mettre sa volonté en conformité avec la volonté divine. Au surplus, ajoute-t-elle, il faut bien se persuader qu'en cela consiste la plus haute perfection. Celui qui pratiquera le plus excellemment cet exercice, c'est celui-là qui recevra de Dieu les plus grandes faveurs et qui fera le plus de progrès dans la vie intérieure » (S. Thérèse d'Avila, Le Château intérieur, Deuxièmes Demeures, ch. Unique, n. 8: « Quiconque débute dans l'oraison (n'oubliez pas cela, c'est très important), doit avoir l'unique prétention de peiner, de se déterminer, de se disposer, aussi diligemment que possible, à conformer sa volonté à celle de Dieu; et comme je le dirai plus loin, soyez bien certaines que telle est la plus grande perfection qu'on puisse atteindre dans la voie spirituelle » (MA, P. 889)). Au ciel les bienheureux aiment Dieu parfaitement. Mais pourquoi? Parce qu'ils ont leur volonté conforme en tout à la volonté de Dieu. Aussi Jésus Christ nous enseigne-t-il à demander la grâce d'accomplir la volonté de Dieu sur la terre comme les saints l'accomplissent dans le ciel: « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Matthieu 6, 10). Celui qui fait la volonté de Dieu deviendra un homme selon le coeur de Dieu. Tel était David, comme le Seigneur nous l'apprend: « J'ai trouvé dans David un homme selon mon coeur, qui fera toutes mes volontés » (Actes 13, 22). Et en effet David se tenait toujours à la disposition de Dieu, pour faire sa divine volonté: « Mon coeur est prêt, mon Dieu, mon coeur est prêt » (Psaumes 56, 8 et 107, 2). Et tout ce qu'il demandait ensuite au Seigneur, c'était de savoir exécuter ses ordres: « Apprenez-moi à faire votre volonté » (Psaume 142, 10).

 Oh! Qu'un acte de parfaite conformité à la volonté de Dieu est d'un grand prix! Il suffit pour faire une saint. Pendant que saint Paul persécute l'Église, Jésus lui apparaît, l'éclaire et le convertit. Or, en ce moment le Saint ne fait qu'une chose: il s'offre à faire la volonté de Dieu: « Seigneur, que voulez-vous que je fasse? » (Actes 9, 6)? Et voilà que Jésus Christ le proclame aussitôt vase d'élection et apôtre des nations. « Cet homme n'est un vase d'élection pour porter mon nom devant les païens » (Actes 9, 15). Jeûnes, aumônes, mortifications, faire tout cela pour Dieu, c'est donner à Dieu une partie de nous-même; mais lui donner notre volonté, c'est lui donner tout. Or, c'est ce tout que Dieu nous demande: « Mon fils, donne-moi ton coeur » (Proverbes 23, 26), c'est-à-dire ta volonté. Accomplir la volonté de Dieu: tel est, en définitive, le but où tout doit tendre: désirs, dévotions, méditations, communions, etc. Et dans toutes nos prières, nous devons avoir en vue d'obtenir la grâce nécessaire pour exécuter ce que Dieu veut de nous. Oui, réclamons l'intercession de nos saints patrons et tout particulièrement de la très sainte Vierge Marie; mais afin qu'ils nous obtiennent lumière et force pour nous conformer en toutes choses à la volonté de Dieu, spécialement lorsqu'il s'agit d'embrasser ce qui répugne à notre amour-propre. Le vénérable Père Jean d'Avila disait: un seul « Dieu soit béni » dans l'adversité vaut plus que mille actions de grâces dans la prospérité (S. Jean d'Avila, Lettre 81, Obras, t. 1, Epistolario, 2e p. , Madrid, 1952, p. 608).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon Dieu, quelle vie j'ai menée jusqu'ici pour n'avoir pas voulu me conformer à votre sainte volonté! Je déteste et je maudis mille fois ces jours et ces moments où, pour faire ma volonté, j'ai contrevenu à la vôtre, ô Dieu de mon âme. Mais maintenant je vous donne toute ma volonté. Recevez-la, Seigneur, et unissez-la tellement à votre amour qu'elle ne puisse plus se révolter. Je vous aime, ô bonté infinie; et par l'amour que je vous porte, je m'offre entièrement à vous. Disposez de moi et de tout ce qui m'appartient, comme il vous plaît; je me soumets en tout à vos saintes dispositions. Préservez-moi du malheur d'agir encore contre votre bon plaisir. Père Éternel exaucez-moi par l'amour de Jésus Christ. Mon Jésus, par les mérites de votre Passion, exaucez-moi.

 Vous aussi, ô très sainte Vierge Marie, assistez-moi. Obtenez-moi la grâce d'accomplir la volonté de Dieu. Là est tout mon salut, et c'est aussi ce que je vous demande.
 
 

DEUXIÈME POINT
 

 Nous devons unir notre volonté à la volonté divine non seulement dans les événements fâcheux qui nous viennent directement de Dieu, comme les maladies, les désolations intérieures, les revers de fortune, la mort de nos proches, mais encore dans ceux qui ne nous viennent qu'indirectement de Dieu, c'est-à-dire par l'intermédiaire des hommes, comme les calomnies, les humiliations, les injustices et toutes les autres espèces de persécutions. Lorsqu'on nous fait quelque tort dans nos biens ou dans notre honneur, Dieu ne veut pas, il est vrai, le péché de celui qui lèse nos droits; mais remarquons-le soigneusement, il veut notre appauvrissement et notre humiliation. Quoi qu'il arrive, nul doute que cela n'arrive par la volonté de Dieu. « Je suis le Seigneur et il n'y en a pas d'autre; c'est moi qui forme et qui crée les ténèbres, qui fais la paix et qui crée les maux dont les hommes sont affligés » (Isaïe 45, 6). L'Ecclésiastique le dit également: « Les biens et les maux, la vie et la mort, la pauvreté et les richesses viennent de Dieu » (Ecclésiastique 11, 14). Bref, tout vient de Dieu, les biens et les maux.

 Et même les maux, en quel sens sont-ce des maux? Parce que nous les appelons ainsi et que nous les faisons tels; car si nous les recevions comme il convient, c'est-à-dire avec soumission et des mains de Dieu, ce ne seraient plus pour nous des maux, mais autant de biens. Les perles qui forment la plus belle partie de la couronne des saints, ce sont les tribulations de cette vie qu'ils endurèrent pour Dieu, avec la persuasion que tout vient de ses mains. Quand le saint homme Job apprit que les Sabéens lui avaient tut enlevé, il ne répondit autre chose que ces paroles: « Le Seigneur m'a donné, le Seigneur m'a ôté » (Job 1, 21). Il ne dit pas: Le Seigneur m'a donné ces biens et les Sabéens me les ont enlevés, mais: « Le Seigneur me les a donnés, le Seigneur me les a ôtés ». Puis il se met à bénir Dieu, bien convaincu que tout était arrivé par sa volonté. « Comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait. Que le nom du Seigneur soit béni » (Job 1, 21). Pendant que les bourreaux déchiraient avec des ongles de fer et brûlaient avec des torches ardentes les saints martyrs Epiclète et Astion (J.-B. Saint-Jure, De la connaissance et de l'amour de Notre Seigneur Jésus Christ, liv. 3, ch. 8, section 7, Paris, 1688, p. 295. Cf. Vita SS. Epitecti presbyteri et Astionis monachi, ch. 13-17, PL 73, 402 s), on ne les entendait l'un et l'autre que répéter ces mots: Seigneur, que votre volonté se fasse en nous! Et leurs dernières paroles, en expirant, furent celles-ci: Soyez béni, ô Dieu éternel, de ce que vous nous faites la grâce d'accomplir en nous votre bon plaisir! Césaire (Césaire d'Arles, Dialogus miraculorum, dist. 10, c. 6, Anvers, 1604, p. 603) parle d'un moine dont la vie n'était pas plus austère que celle des autres religieux et qui faisait néanmoins beaucoup de miracles. Son abbé, tout étonné, lui répondit qu'il était le plus imparfait de tous les religieux, mais qu'il s'appliquait seulement à ne vouloir en toutes choses que ce que Dieu voulait. « Mais, reprit le supérieur, ces dégâts que notre ennemi causa l'autre jour sur nos terres, n'en avez-vous ressenti aucune peine? Aucune, mon Père, répondit-il, et même j'en ai remercié le Seigneur; car c'est lui qui fait ou permet tout pour notre bien ». A ces mots, l'abbé reconnut la sainteté du bon religieux.

 Voilà ce que nous devons faire nous-même quand surviennent les adversités. Recevons-les toutes des mains de Dieu, non seulement avec patience, mais encore avec allégresse, à l'exemple des Apôtres qui se réjouissaient d'êtres maltraités pour l'amour de Jésus Christ. « Sortis du Conseil ils s'en allaient plein de joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des outrages pour le nom de Jésus » (Actes 5, 41). Et de fait, quelle plus grande joie pouvons-nous avoir que celle de porter la croix et de savoir qu'en la portant généreusement nous réjouissons le coeur de Dieu? Si donc nous voulons vivre dans une paix continuelle, faisons en sorte de nous unir étroitement à la volonté de Dieu. Quoi qu'il arrive, disons-nous toujours: « Oui, mon Père, qu'il en soit ainsi parce qu'ainsi il vous a plu » (Matthieu 11, 26)! Méditations, communions, visites, prières, conjurons sans cesse le Seigneur qu'il nous fasse pratiquer la conformité à sa divine volonté! En même temps offrons-nous à lui, disant et répétant: Mon Dieu, me voici; faites de moi ce qu'il vous plaît. Sainte Thérèse s'offrait à Dieu au moins cinquante fois par jour, pour qu'il disposât d'elle selon son bon plaisir (S. Thérèse d'Avila, Avis, 30: « Offre-toi à Dieu cinquante fois par jour, cela avec grande ferveur et désir de Dieu » (MA, p. 1051)).
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 Ah! Mon divin roi, mon bien-aimé Rédempteur, venez et désormais régnez seul dans mon âme! Emparez-vous si bien de toute ma volonté qu'elle ne désire ni ne veuille plus rien, sinon ce que vous voulez. O mon Jésus, que de déplaisirs je vous ai causés jusqu'ici, en m'opposant aux saintes volontés! Mais aussi, que ma douleur est grande, bien plus grande que si j'avais à souffrir n'importe quel autre mal! Oui, je me repens de mes révoltes contre vous et je les déteste de tout mon coeur. Bien loin de vouloir me dérober au châtiment que je mérite, volontiers je l'accepte. Seulement ne me punissez pas en me privant de votre amour; et puis, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. Je vous aime, ô mon bien-aimé Rédempteur! Je vous aime, ô mon Dieu! Et parce que je vous aime, je veux faire tout ce que vous voulez. O volonté de Dieu, vous êtes mon amour. O sang de mon Jésus, vous êtes mon espérance, et par vous j'espère vivre désormais uni en toutes choses à la divine volonté. La volonté de Dieu sera mon guide, mon désir, mon amour, ma paix. En elle je veux vivre et me reposer toujours. « Je m'endormirai dans la paix et je me reposerai » (Psaume 4, 9). Quoi qu'il puisse m'arriver, toujours je dirai: Mon Dieu, vous l'avez ainsi voulu, ainsi je le veux moi-même! Mon Dieu, ce que vous voulez, voilà ce que je veux! Que votre volonté se fasse toujours en moi. Mon Jésus, par vos mérites, accordez-moi la grâce de dire et de répéter sans cesse cette belle maxime d'amour: Que votre volonté soit faite! Que votre volonté soit faite.

 O Marie, ma Mère; bienheureuse êtes-vous d'avoir toujours et en toutes choses accompli la divine volonté. Obtenez que moi aussi je l'accomplisse désormais. Ma Reine, par le grand amour que vous portez à Jésus Christ, obtenez-moi cette grâce; c'est de vous que j'espère.
 
 

TROISIÈME POINT
 

 Celui qui se tient uni à la volonté de Dieu jouit, même ici-bas, d'une paix continuelle. « Quoi qu'il arrive, rien ne contristera le juste » (Proverbe 12, 21). En effet, notre âme ne peut goûter une plus douce satisfaction que de voir ses désirs se réaliser. Or, si elle veut uniquement ce que Dieu veut, elle a tout ce qu'elle désire, puisque rien n'arrive que par la volonté de Dieu. « Les âmes résignées à la volonté de Dieu, dit Salvien, reçoivent, il est vrai, des humiliations, mais elles veulent être humiliées; elles tombent dans la pauvreté, mais la pauvreté leur plaît; bref, tout ce qui leur arrive, elles le veulent; ainsi mènent-elles une vie heureuse » (Salvien, De gubernatione Dei, lib. 1, n. 2, PL 53, 31). Vienne le froid, le chaud, la pluie, le vent, celui qui se tient uni à la volonté de Dieu dit: Je veux tout cela, parce qu'ainsi Dieu le veut. Vienne un revers de fortune, la persécution, une maladie, même la mort: Je veux, dit-il, ce malheur, cette disgrâce, je veux être malade et même mourir, parce qu'ainsi Dieu le veut. Celui qui s'abandonne à la volonté divine et trouve bon tout ce que fait le Seigneur, est comme un homme élevé au-dessus des nuages et qui voit les tempêtes se déchaîner à ses pieds, sans être atteint ni troublé. C'est là cette paix dont parle l'Apôtre, « laquelle surpasse tout sentiment et toutes les délices du monde » (Philippiens 4, 7).

 De plus, cette paix est solide et à l'abri de toutes les vicissitudes. « L'homme saint demeure dans la sagesse, comme le soleil, dit l'Ecclésiastique, l'insensé est changeant comme la lune » (Ecclésiastique 27, 12). Cet insensé, c'est le pécheur; il change comme la lune; et de même que celle-ci croît aujourd'hui et décroît demain, ainsi on voit d'un jour à l'autre le pécheur qui passe du rire au larmes; aujourd'hui d'humeur aimable et prévenante, demain il sera triste et furieux; en un mot, il change avec les événements et, comme eux, il est heureux ou malheureux. Par contre, le juste ressemble au soleil: quelque chose lui arrive, on le trouve toujours égal à lui-même, toujours calme et tranquille, parce que la paix dont il jouit consiste dans sa conformité à la volonté du Dieu. « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » (Luc 2, 14). Sainte Marie Madeleine de Pazzi ne pouvait entendre ces mots: volonté de Dieu, sans ressentir une consolation qui la mettait hors d'elle-même et la jetait dans une extase d'amour (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 83, Venise, 1642, p. 152). Sans doute, pour avoir sa volonté unie à celle de Dieu, on ne laissera pas que de sentir, dans la partie inférieure de l'âme, les coups de l'adversité, mais en même temps on goûtera une paix inaltérable dans la partie supérieure. « Personne, dit Jésus-Christ, ne vous ravira votre joie » (Jean 16, 22). Quelle folie de ne pas vouloir se soumettre à la volonté de Dieu! Ce que Dieu veut doit s'accomplir, car, dit saint Paul, « qui peut résister à sa volonté » (Romains 9, 19)? Les malheureux qui se révoltent ne peuvent se dérober à la croix, mais ils la portent sans profit et dans le trouble. « Qui lui a résisté et a joui dans la paix » (Job 9, 4)?

 Et qu'est-ce que Dieu veut, sinon notre bien? « Votre sanctification, voilà, dit saint Paul, la volonté de Dieu à votre égard » (1 Théssaloniciens 4, 3). Il veut que nous soyons saints, parce qu'il veut que nous soyons contents en cette vie et bienheureux dans l'autre. Comprenons-le: les croix, comme toutes les choses qui viennent de Dieu, « coopèrent à notre bien » (Romains 8, 28). Et même les châtiments, Dieu nous les inflige en ce monde, non pas pour nous perdre, mais afin que nous nous corrigions et que nous obtenions la béatitude éternelle. « Croyons qu'ils nous viennent pour notre amendement et non pour notre perte » (Judith 8, 27). Tel est l'amour de Dieu pour nous, que non seulement il désire le salut de chacun de nous, mais encore qu'il s'en inquiète. « Dieu, s'écrie David, est pour moi plein de sollicitude » (Psaume 39, 18). Pourra-t-il jamais nous refuser quelque chose, ce Dieu qui nous a donné son Fils unique? « Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré pour nous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui » (Romains 8, 32)? Tant que nous sommes ici-bas, ayons donc toujours soin de nous abandonner entre les mains de ce Dieu, qui nous porte un si tendre intérêt. Oui, « jetez en lui toute votre sollicitude, parce qu'il a lui-même soin de vous » (1 Pierre 5, 7). « Ma fille, disait Notre Seigneur à sainte Catherine de Sienne, pense à moi et je penserai toujours à toi » (B. Raymond de Capoue, Vie de S. Catherine de Sienne, 1e p. , ch. 10, n. 6, Paris, 1877, p. 76: « Il lui dit dans une autre apparition: Ma fille, pense à moi: si tu le fais, je penserai sans cesse à toi... Elle me disait que Dieu lui ordonnait par là d'ôter toute pensée de son coeur, de n'y garder que la sienne sans s'inquiéter d'elle-même et de son salut, pour que rien ne pût l'en distraire »). Disons souvent avec l'Épouse sacrée: « Mon bien-aimé pense à mon bonheur; et moi, je veux que mon unique pensée soit de lui plaire et de m'unir à sa sainte volonté. Nous ne devons pas prier, disait le saint abbé Nil (S. Nil, Abbé, De oratione, c. 31, PG 79, 1174), pour amener Dieu à faire ce que nous voulons, mais pour faire nous-même ce qu'il veut.

 Se conduire constamment ainsi, c'est se ménager d'abord une vie heureuse, puis une sainte mort. Celui qui meurt entièrement soumis à la volonté de Dieu donne à ses proches et à ses amis une certitude morale qu'il est sauvé. Mais celui qui ne se sera pas conformé durant sa vie à la volonté de Dieu, ne s'y conformera pas non plus au moment de la mort et ne se sauvera pas. Ayons donc soin de nous rendre familières certaines paroles de la Sainte Écriture et servons-nous-en pour nous tenir constamment unis à la volonté divine: « Seigneur, que voulez-vous que je fasse » (Actes 9, 6)? Oui, dites-moi ce que vous voulez de moi: je veux vous obéir. « Voici la servante du Seigneur » (Luc 1, 38). Voici mon âme; elle est votre servante; commandez et vos ordres seront exécutés. « Je suis à vous: sauvez-moi » (Psaume 118, 94). Seigneur, sauvez-moi et faites ensuite de moi ce qu'il vous plaît; je suis à vous; je ne m'appartiens plus. Survient-il quelque crois plus lourde, disons aussitôt: « Oui, Père, qu'il en soit ainsi, parce qu'ainsi il vous a plu » (Matthieu 11, 26). Que surtout la troisième demande du Pater nous soit chère: « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Matthieu 6, 10)! Disons-la souvent; répétons-la plusieurs fois de suite et toujours avec amour. Quel bonheur de vivre et de mourir et nous écriant: Que votre volonté soit faite, oui, qu'elle soit faite à jamais!
 
 

AFFECTIONS ET PRIÈRES
 

 O Jésus, mon Rédempteur vous avez voulu, à force de tourments, consommer votre vie sur la croix, afin de devenir ainsi le principe de mon salut. Ayez donc pitié de moi et sauvez-moi. Ne permettez pas qu'une âme, rachetée par vous au prix de tant de peines et avec un tel amour, ait le malheur de vous haïr éternellement dans l'enfer. En vérité, il ne vous reste plus rien à faire pour m'obliger de vous aimer; et vous me le donniez bien à entendre lorsque, au moment d'expier sur le Calvaire, vous disiez avec tant d'amour: « Tout est consommé » (Jean 19, 30)! Mais moi, de quelle manière ai-je répondu à votre amour? Hélas! Je puis bien dire que par le passé j'ai absolument tout fait pour vous déplaire et pour vous obliger de me haïr. Je vous remercie de m'avoir supporté avec tant de patience et de me donner encore le temps de réparer mon ingratitude et de vous aimer avant de mourir. Oui, mon Dieu, je veux vous aimer et je veux faire tout ce qui vous plaît. Je vous donne toute ma volonté, toute ma liberté, et tout ce qui m'appartient. Dès ce moment je vous offre le sacrifice de ma vie et j'accepte la mort que vous m'enverrez avec toutes les peines et toutes les circonstances qui l'accompagneront. O mon Jésus, j'unis maintenant ce sacrifice au grand sacrifice de votre vie que vous avez offert pour moi sur la croix. Je veux mourir pour faire votre volonté. Ah! Par les mérites de votre Passion, accordez-moi la grâce de me résigner toujours pendant ma vie à toutes vos saintes dispositions; et quand viendra la mort, faites que je l'accepte avec la plus entière conformité à votre bon plaisir. Je veux mourir, en disant: « Que votre volonté soi faite! »

 Marie, ma Mère, ainsi avez-vous eu le bonheur de mourir; obtenez qu'ainsi je meure moi-même.

 
 
 

NOTE PRÉLIMINAIRE
 

Les notes de cette édition, établies par le P. LUCIEN CALLEWAERT, sont tributaires pour l'essentiel de l'édition italienne: Apparecchio alla morte, volume IX, des Opere ascetiche di San Alfonso M. de Liguori, Rome, 1965, dont les notes ont été rédigées par le P. ORESTE GREGORIO, c.ss.r.
Saint Alphonse, avec son époque, cite la Bible selon le latin de la Vulgate: la traduction est faite en conséquence. Dans cette édition, les références sont indiquées selon les sigles de la Bible de Jérusalem.
 
 
 

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