Publié le 26 juin 2000 alors que le le cardinal Joseph
Ratzinger’il était préfet de la Congrégation pour
la Doctrine de la foi.
Ce commentaire a été rédigé à la
demande de Jean-Paul II. qui avait publié le texte du Troisième
secret le 13 mai 2000 à Fatima, le jour de la béatification
des deux pastoureaux Jacinta et Francisco Marto. Le document,d’une trentaine
de pages s’intitule: « Documents sur le Message de Fatima ».
COMMENTAIRE THÉOLOGIQUE
Celui qui lit avec attention le texte de ce qu'on appelle le troisième
« secret » de Fatima, qui, après un long temps, par
une disposition du
Saint-Père, est publié ci-joint dans son intégralité,
sera probablement déçu ou étonné après
toutes les spéculations qui ont été faites.
Aucun grand mystère n'est révélé; le voile
de l'avenir n'est pas déchiré. Nous voyons l'Église
des martyrs du siècle qui s'achève
représentée à travers une scène décrite
dans un langage symbolique difficile à déchiffrer. Est-ce
cela que la Mère du Seigneur voulait
communiquer à la chrétienté, à l'humanité,
dans une période de grands problèmes et de grandes angoisses?
Cela nous est-il utile au début
du nouveau millénaire? Ou bien s'agit-il seulement de projections
du monde intérieur d'enfants qui ont grandi dans une ambiance de
profonde piété, mais qui étaient en même
temps bouleversés par la tourmente qui menaçait leur époque?
Comment devons-nous
comprendre la vision, que faut-il en penser?
Révélation publique et révélations privées – leur lieu théologique
Avant d'entreprendre une tentative d'interprétation, dont les
lignes essentielles peuvent être trouvées dans la communication
que le
Cardinal Sodano a prononcée le 13 mai dernier à la fin
de la célébration eucharistique présidée par
le Saint-Père à Fatima, il convient
d'effectuer quelques clarifications de fond à propos de la manière
dont, selon la doctrine de l'Église, doivent être compris
des
phénomènes comme celui de Fatima, à l'intérieur
de la vie de foi. L'enseignement de l'Église distingue entre la
« révélation publique » et
les « révélations privées ». Entre
ces deux réalités, il y a une différence non seulement
de degré, mais de nature. Le terme « révélation
publique » désigne l'action révélatrice
de Dieu, qui est destinée à l'humanité entière
et qui a trouvé son expression littéraire dans les deux
parties de la Bible: l'Ancien et le Nouveau Testament. On l'appelle
« révélation » parce que, en elle, Dieu s'est
fait connaître
progressivement aux hommes, au point de devenir lui-même homme,
pour attirer à lui et réunir à lui tout le monde,
par son Fils incarné,
Jésus Christ. Il ne s'agit donc pas de communications intellectuelles,
mais d'un processus vital, par lequel Dieu s'approche de l'homme; et
dans ce processus, tout naturellement, se dévoilent aussi un
contenu qui intéresse également l'intelligence et la compréhension
du
mystère de Dieu. Le processus concerne l'homme tout entier et
donc aussi la raison, mais pas seulement cette dernière. Dieu étant
unique, l'histoire qu'il vit avec l'humanité est unique; elle
vaut pour tous les temps et elle a trouvé son accomplissement dans
la vie, la
mort et la résurrection de Jésus Christ. En Christ, Dieu
a tout dit, c'est-à-dire lui-même, et donc la révélation
s'est achevée avec la
réalisation du mystère du Christ, qui a trouvé
son expression dans le Nouveau Testament. Le Catéchisme de l'Église
catholique cite un
texte de saint Jean de la Croix pour expliquer que la révélation
est définitive et complète: « Dès lors qu'Il
nous a donné son Fils, qui est
sa Parole, Dieu n'a pas d'autre parole à nous donner. Il nous
a tout dit à la fois et d'un seul coup en cette seule Parole [...];
car ce qu'il
disait par parties aux prophètes, Il l'a dit tout entier dans
son Fils [...]. Voilà pourquoi celui qui voudrait maintenant l'interroger,
ou
désirerait une vision ou une révélation, non seulement
ferait une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les
yeux uniquement sur
le Christ, sans chercher autre chose en quelque nouveauté »
(CÉC, n. 65: S. Jean de la Croix, Montée au Carmel, 2, 22).
Le fait que l'unique révélation de Dieu adressée
à tous les peuples est achevée avec le Christ et par le témoignage
qui lui est rendu dans
les livres du Nouveau Testament lie l'Église à l'événement
unique de l'histoire sacrée et à la parole biblique, qui
garantit et interprète cet
événement, mais cela ne signifie pas que l'Église
pourrait maintenant regarder seulement le passé et serait ainsi
condamnée à une
répétition stérile. Le Catéchisme de l'Église
catholique dit à ce sujet: « Même si la Révélation
est achevée, elle n'est pas complètement
explicitée; il restera à la foi chrétienne d'en
saisir graduellement toute la portée au cours des siècles
» (n. 66). Les deux aspects, à savoir
le lien avec l'unicité de l'événement et la progression
dans sa compréhension, sont très bien illustrés dans
le dernier discours du Christ,
lorque, faisant ses adieux aux disciples, il leur dit: « J'aurai
encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l'instant vous
n'avez pas la
force de les porter. Quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité,
il vous guidera vers la vérité tout entière. En effet,
ce qu'il dira ne viendra pas
de lui-même [...]. Il me glorifiera, car il reprendra ce qui
vient de moi pour vous le faire connaître » (Jn 16, 12-14).
D'une part, l'Esprit
est un guide et il ouvre à une connaissance, mais il manquait
auparavant le présupposé pour porter le poids de cette connaissance
— telle
est l'ampleur et la profondeur jamais atteintes de la foi chrétienne.
D'autre part, cette fonction de guide est une manière de «
prendre »
dans le trésor de Jésus Christ lui-même, dont la
profondeur insondable se manifeste dans la conduite opérée
par l'Esprit. Le Catéchisme
cite à ce sujet une parole profonde du Pape Grégoire
le Grand: « Les divines paroles et celui qui les lit grandissent
ensemble » (CÉC, n.
94, Grégoire le Grand, Homélie sur Ezéchiel, 1,
7, 8). Le Concile Vatican II indique trois voies essentielles, par lesquelles
s'opèrent
l'action de guide de l'Esprit Saint dans l'Église et donc la
« croissance de la Parole »; cette action s'accomplit au moyen
de la méditation
et de l'étude par les fidèles, au moyen d'une profonde
intelligence qui provient de l'expérience spirituelle et de la prédication
de « ceux
qui, avec la succession dans l'épiscopat, ont reçu un
charisme certain de vérité » (Dei Verbum, n. 8).
Dans ce contexte, il devient désormais possible de comprendre
correctement le concept de « révélation privée
», qui se réfère à toutes
les visions et à toutes les révélations qui ont
lieu après la conclusion du Nouveau Testament; il s'agit donc de
la catégorie à l'intérieur de
laquelle nous devons placer le message de Fatima. À ce sujet,
commençons par lire le Catéchisme de l'Église catholique:
« Au fil des
siècles, il y a eu des révélations dites “privées”,
dont certaines ont été reconnues par l'autorité de
l'Église. [...] Leur rôle n'est pas [...] de
“compléter” la Révélation définitive du
Christ, mais d'aider à en vivre plus pleinement à une certaine
époque de l'histoire » (n. 67). Deux
éléments sont ainsi clarifiés:
1. L'autorité des révélations privées est
substantiellement différente de l'unique révélation
publique: cette dernière exige notre foi; en
effet, en elle, par l'intermédiaire de paroles humaines et de
la médiation de la communauté vivante de l'Église,
Dieu lui-même nous parle.
La foi en Dieu et dans sa Parole se distingue de toute autre foi, croyance
ou opinion humaines. La certitude que Dieu parle me donne la
sécurité que je rencontre la vérité elle-même,
et ainsi une certitude qui ne peut se vérifier par aucune forme
humaine de connaissance.
C'est la certitude sur laquelle j'édifie ma vie et à
laquelle je me confie en mourant.
2. La révélation privée est une aide pour la foi,
et elle se manifeste comme crédible précisément parce
qu'elle renvoie à l'unique
révélation publique. Le Cardinal Prospero Lambertini,
futur Pape Benoît XIV, dit à ce sujet dans son traité
classique, devenu ensuite
normatif pour les béatifications et les canonisations: «
Un assentiment de foi catholique n'est pas dû à des révélations
approuvées de
cette manière; ce n'est même pas possible. Ces révélations
requièrent plutôt un assentiment de foi humaine conforme aux
règles de la
prudence, qui nous les présentent comme probables et crédibles
dans un esprit de piété ». Le théologien flamand
E. Dhanis, éminent
connaisseur de cette question, affirme de manière synthétique
que l'approbation ecclésiale d'une révélation privée
comporte trois
éléments: le message relatif ne contient rien qui s'oppose
à la foi et aux bonnes mœurs; il est licite de le rendre publique,
et les fidèles
sont autorisés à lui donner, de manière prudente,
leur adhésion [E. Dhanis, Regard sur Fatima et bilan d'une discussion,
La Civiltà
cattolica 104 (1953, II), pp. 392-406, en particulier p. 397]. Un tel
message peut être une aide valable pour comprendre et mieux vivre
l'Évangile à l'heure actuelle; c'est pourquoi il ne doit
pas être négligé. Il est une aide qui est offerte,
mais dont il n'est nullement
obligatoire de faire usage.
Le critère pour la vérité et pour la valeur d'une
révélation privée est donc son orientation vers le
Christ lui-même. Quand elle nous
éloigne de lui, quand elle se rend autonome ou même quand
elle se fait passer pour un dessein de salut autre et meilleur, plus important
que l'Évangile, elle ne vient certainement pas de l'Esprit Saint,
qui nous guide à l'intérieur de l'Évangile, et non
hors de lui. Cela n'exclut
pas qu'une révélation privée mette de nouveaux
accents, qu'elle fasse apparaître de nouvelles formes de piété,
qu'elle en approfondisse
ou en étende d'anciennes. Mais de toute façon, en tout
cela, il doit s'agir d'une nourriture pour la foi, l'espérance et
la charité, qui sont
pour tous la voie permanente du salut. Nous pouvons ajouter que bien
souvent les révélations privées proviennent avant
tout de la piété
populaire et se reflètent sur elle, lui donnent de nouvelles
impulsions et ouvrent pour elle de nouvelles formes. Cela n'exclut pas
qu'elles
aient aussi des effets dans la liturgie elle-même, comme le montrent
par exemple les fêtes du Corpus Domini et du Sacré-Cœur de
Jésus.
D'un certain point de vue, dans la relation entre liturgie et piété
populaire, se dessine la relation entre la Révélation et
les révélations
privées: la liturgie est le critère, elle est la forme
vitale de l'Église dans sa totalité, nourrie directement
par l'Évangile. La religiosité
populaire signifie que la foi plonge ses racines au cœur des peuples
d'une façon telle qu'elle s'introduit dans le monde du quotidien.
La
religiosité populaire est la forme première et fondamentale
de l'« inculturation » de la foi, qui doit continuellement
se laisser orienter et
guider par les indications de la liturgie, mais qui, à son tour,
féconde la foi à partir du cœur.
Ainsi, nous sommes déjà passés des précisions
plutôt négatives, qui de prime abord étaient nécessaires,
aux déterminations positives des
révélations privées: comment peut-on les classer
de manière correcte à partir de l'Écriture? Quelle
est leur catégorie théologique? La plus
ancienne lettre de saint Paul qui nous a été conservée,
le texte qui, dans l'absolu, est peut-être le plus ancien du Nouveau
Testament, la
première lettre aux Thessaloniciens, me semble donner une indication.
L'Apôtre y écrit: « N'éteignez pas l'Esprit,
ne méprisez pas les
prophéties, mais discernez la valeur de toute chose, ce qui
est bien, gardez-le » (5, 19-21). À toutes les époques
est donné à l'Église le
charisme de prophétie, qui doit être examiné, mais
qui ne peut être déprécié. À ce sujet,
il convient de tenir compte du fait que la
prophétie, au sens biblique, ne signifie pas prédire
l'avenir, mais expliquer la volonté de Dieu pour le présent,
et donc montrer la voie
droite vers l'avenir. Celui qui prédit l'avenir satisfait à
la curiosité de la raison, qui désire ouvrir le voile de
l'avenir; le prophète, quant à
lui, satisfait à l'aveuglement de la volonté et de la
pensée, et éclaire la volonté de Dieu comme exigence
et indication pour le présent.
Dans ce cas, l'importance de la prédiction de l'avenir est secondaire.
Ce qui est essentiel, c'est l'actualisation de l'unique révélation,
qui
me concerne en profondeur: la parole prophétique est un avertissement
ou encore une consolation, ou même les deux à la fois. En
ce
sens, on peut associer le charisme de la prophétie à
la catégorie des « signes des temps », qui a été
remise en lumière par le Concile
Vatican II: « L'aspect de la terre et du ciel, vous savez le
juger; mais le temps où nous sommes, pourquoi ne savez-vous pas
le juger? »
(Lc 12, 56). Par « signes des temps » dans ces paroles
de Jésus, il faut entendre son propre chemin, lui-même. Interpréter
les signes des
temps à la lumière de la foi signifie reconnaître
la présence du Christ en tout temps. Dans les révélations
privées reconnues par l'Église
— donc aussi celle de Fatima — il s'agit de ceci: nous aider à
comprendre les signes des temps et à trouver pour eux la juste réponse
dans la foi.
La structure anthropologique des révélations privées
Après avoir chercher à déterminer le lieu théologique
des révélations privées par ces réflexions
et avant de nous engager dans une
interprétation du message de Fatima, nous devons encore chercher
brièvement à éclaircir un peu leur caractère
anthropologique
(psychologique). L'anthropologie théologique distingue en ce
domaine trois formes de perception ou de « vision »: la vision
des sens,
donc la perception externe corporelle, la perception intérieure
et la vision spirituelle (visio sensibilis - imaginativa - intellectualis).
Il est
clair que, dans les visions de Lourdes, Fatima, etc., il ne s'agit
pas de la perception normale extérieure des sens: les images et
les figures
qui sont vues ne se trouvent pas extérieurement dans l'espace,
comme s'y trouve par exemple un arbre ou une maison. Cela est
absolument évident, par exemple, en ce qui concerne la vision
de l'enfer (décrite dans la première partie du « secret
» de Fatima) ou
encore la vision décrite dans la troisième partie du
« secret », mais cela peut se montrer très facilement
aussi pour les autres visions,
surtout parce que toutes les personnes présentes ne les voient
pas, mais en réalité seulement les « voyants ».
De même, il est évident
qu'il ne s'agit pas d'une « vision » intellectuelle, sans
images, comme on le trouve dans les hauts degrés de la mystique.
Il s'agit donc de
la catégorie intermédiaire, la perception intérieure,
qui a certainement pour le voyant une force de présence, laquelle
équivaut pour lui à
la manifestation externe sensible.
Voir intérieurement ne signifie pas qu'il s'agit de fantaisies,
ce qui serait seulement une expression de l'imagination subjective. Cela
signifie plutôt que l'âme est effleurée par la touche
de quelque chose de réel, même si c'est suprasensible, et
qu'elle est rendue capable de
voir le non-sensible, le non-visible par les sens - une vision avec
les « sens internes ». Il s'agit de vrais « objets »
qui touchent l'âme,
bien qu'ils n'appartiennent pas à notre monde sensible habituel.
C'est pourquoi cela exige une vigilance intérieure du cœur qui,
la plupart
du temps, n'existe pas en raison de la pression des fortes réalités
externes, des images et des pensées qui remplissent l'âme.
La personne
est conduite au-delà de la pure extériorité et
les dimensions les plus profondes de la réalité la touchent,
se rendent visibles à elle. On
comprendra peut-être ainsi pourquoi ce sont précisément
les enfants qui sont les destinataires privilégiés de telles
apparitions: l'âme est
encore peu altérée, sa capacité intérieure
de perception est encore peu détériorée. « De
la bouche des enfants, des tout-petits, tu as fait
monter la louange »; c'est par une phrase de Psaume 8 (v. 3)
que Jésus répond à la critique des Chefs des Prêtres
et des Anciens, qui
trouvaient inopportun le cri « Hosanna » poussé
par des enfants (cf. Mt 21, 16).
La « vision intérieure » n'est pas une fantaisie,
mais une manière véritable et précise d'opérer
une vérification, comme nous l'avons dit.
Mais elle comporte aussi des limites. Déjà dans les visions
extérieures, il existe aussi un facteur subjectif: nous ne voyons
pas l'objet pur,
mais celui-ci nous parvient à travers le filtre de nos sens,
qui doivent accomplir un processus de traduction. Cela est encore plus
évident
dans la vision intérieure, surtout lorsqu'il s'agit de réalités
qui outrepassent en elles-mêmes notre horizon. Le sujet, le voyant,
est engagé
de manière encore plus forte. Il voit avec ses possibilités
concrètes, avec les modalités représentatives et cognitives
qui lui sont
accessibles. Dans la vision intérieure, il s'agit encore plus
largement que dans la vision extérieure d'un processus de traduction,
de sorte
que le sujet est de manière essentielle participant de la formation,
sous mode d'images, de ce qui apparaît. L'image peut advenir
seulement selon ses mesures et ses possibilités. Ces visions
ne sont donc jamais de simples « photographies » de l'au-delà,
mais elles
portent aussi en elles-mêmes les possibilités et les limites
du sujet qui perçoit.
On peut le montrer à travers toutes les grandes visions des saints;
naturellement, cela vaut aussi pour les visions des enfants de Fatima.
Les images qu'ils ont décrites ne sont pas en effet une simple
expression de leur fantaisie, mais le fruit d'une réelle perception
d'origine
supérieure et intérieure, elles ne sont pas non plus
à envisager comme si, pour un instant, le voile de l'au-delà
avait été enlevé et que le
ciel apparaissait dans ce qu'il a de purement essentiel, de la manière
dont nous espérons le voir un jour dans l'union définitive
avec Dieu.
Les images sont plutôt, pour ainsi dire, une synthèse
de l'impulsion qui provient d'En Haut et des possibilités de ce
fait disponibles du
sujet qui perçoit, en l'occurrence des enfants. C'est pour cela
que le langage imaginatif de ces visions est un langage symbolique. Le
Cardinal Sodano dit à ce sujet: les visions « ne décrivent
pas de manière photographique les détails des événements
à venir, mais
résument et condensent sur un même arrière-plan
des faits qui se répartissent dans le temps en une succession et
une durée qui ne sont
pas précisées ». Ce rassemblement de temps et d'espace
en une image unique est typique de telles visions, qui en règle
générale ne
peuvent être déchiffrées qu'a posteriori. Dans
ce domaine, on ne peut pas dire que chaque élément visuel
doive avoir un sens historique
concret. C'est la vision dans son ensemble qui compte, et c'est à
partir de l'ensemble des images que les éléments particuliers
doivent être
compris. Quel que soit le centre d'une image, elle se révèle
de manière ultime à partir de ce qui est le centre de la
« prophétie »
chrétienne elle-même: le centre est là où
la vision devient appel et guide vers la volonté de Dieu.
Une tentative d'interprétation du « secret » de Fatima
La première et la deuxième partie du « secret »
de Fatima ont déjà été discutées amplement
dans la littérature qui le concerne et qu'il
n'est pas utile de les illustrer ici une nouvelle fois. Je voudrais
seulement attirer brièvement l'attention sur le point le plus significatif.
Pendant un instant terrible, les enfants ont fait l'expérience
d'une vision de l'enfer. Ils ont vu la chute des « âmes des
pauvres pécheurs
». Et maintenant, il leur est dit pourquoi ils ont été
exposés à cet instant: « pour les sauver [les âmes]
» — pour montrer un chemin de
salut. Il vient à l'esprit la phrase de la première lettre
de Pierre: « ... Sûrs d'obtenir l'objet de votre foi: le salut
des âmes » (1, 9). Comme
chemin vers ce but, est indiquée — de manière surprenante
pour des personnes provenant de l'ère culturelle anglo-saxonne et
allemande
— la dévotion au Cœur immaculé de Marie. Pour comprendre
cela, une brève indication suffira ici. « Cœur » signifie
dans le langage de
la Bible le centre de l'existence humaine, la jonction entre la raison,
la volonté, le tempérament et la sensibilité, où
la personne trouve son
unité et son orientation intérieure. Le « cœur
immaculé » est, selon Mt 5, 8, un cœur qui, à partir
de Dieu, est parvenu à une parfaite
unité intérieure et donc « voit Dieu ». La
« dévotion » au Cœur immaculé de Marie est donc
une façon de s'approcher du comportement
de ce cœur, dans lequel le fiat — que ta volonté soit faite
— devient le centre qui informe toute l'existence. Si quelqu'un voulait
objecter
que nous ne devrions pas cependant interposer un être humain
entre le Christ et nous, on devrait alors se rappeler que Paul n'a pas
eu
peur de dire à ses propres communautés: imitez-moi (cf.
1 Co 4, 16; Ph 3, 17; 1 Th 1, 6; 2 Th 3, 7. 9). Chez l'Apôtre, les
communautés
peuvent vérifier concrètement ce que signifie suivre
le Christ. De qui pourrions-nous en tout temps apprendre d'une manière
meilleure,
sinon de la Mère du Seigneur?
Ainsi, nous arrivons finalement à la troisième partie
du « secret » de Fatima, publié ici pour la première
fois dans son intégralité. Comme
il ressort de la documentation précédente, l'interprétation
que le Cardinal Sodano a donnée dans son texte du 13 mai a, dans
un premier
temps, été présentée personnellement à
Sœur Lucie. À ce sujet, Sœur Lucie a tout d'abord observé
qu'elle avait reçu la vision, mais pas
son interprétation. L'interprétation, disait-elle, ne
revient pas au voyant, mais à l'Église. Toutefois, après
la lecture du texte, elle a dit que
cette interprétation correspondait à ce dont elle avait
fait l'expérience et que, pour sa part, elle reconnaissait cette
interprétation comme
correcte. Donc, dans ce qui suit, on pourra seulement chercher à
donner de manière approfondie un fondement à cette interprétation
à
partir des critères développés jusqu'ici.
Comme parole-clé de la première et de la deuxième
parties du « secret », nous avons découvert celle qui
dit « sauver les âmes »; de
même, la parole-clé de ce « secret » est un
triple cri: «Pénitence, Pénitence, Pénitence!
» Il nous revient à l'esprit le début de l'Évangile:
« Pænitemini et credite evangelio » (Mc 1, 15). Comprendre
les signes des temps signifie comprendre l'urgence de la pénitence
- de la
conversion - de la foi. Telle est la réponse juste au moment
historique, marqué par de graves dangers qui seront exprimés
par les images
ultérieures. Je me permets de rappeler ici un souvenir personnel;
dans un colloque avec moi, Sœur Lucie m'a affirmé qu'il lui apparaissait
toujours plus clairement que le but de toutes les apparitions a été
de faire croître toujours plus dans la foi, dans l'espérance
et dans la
charité - tout le reste entendait seulement porter à
cela.
Examinons maintenant d'un peu plus près les différentes
images. L'ange avec l'épée de feu à la gauche de la
Mère de Dieu rappelle des
images analogues de l'Apocalypse. Il représente la menace du
jugement, qui plane sur le monde. La perspective que le monde pourrait
être englouti dans une mer de flammes n'apparaît absolument
plus aujourd'hui comme une pure fantaisie: l'homme lui-même a préparé
l'épée de feu avec ses inventions. La vision montre ensuite
la force qui s'oppose au pouvoir de destruction – la splendeur de la Mère
de
Dieu et, provenant d'une certaine manière de cette splendeur,
l'appel à la pénitence. De cette manière est soulignée
l'importance de la
liberté de l'homme: l'avenir n'est absolument pas déterminé
de manière immuable, et l'image que les enfants ont vue n'est nullement
un
film d'anticipation de l'avenir, auquel rien ne pourrait être
changé. Toute cette vision se produit en réalité seulement
pour faire apparaître
la liberté et pour l'orienter dans une direction positive. Le
sens de la vision n'est donc pas de montrer un film sur l'avenir
irrémédiablement figé. Son sens est exactement
opposé, à savoir mobiliser les forces pour tout changer en
bien. Aussi sont-elles
totalement fourvoyées les explications fatalistes du «
secret » qui affirme par exemple que l'auteur de l'attentat du 13
mai 1981 aurait
été, en définitive, un instrument du plan divin,
guidé par la Providence, et qu'il n'aurait donc pas pu agir librement,
ou encore d'autres
idées semblables qui circulent. La vision parle plutôt
de dangers et de la voie pour en être sauvegardé.
Les phrases qui suivent dans le texte montrent encore une fois très
clairement le caractère symbolique de la vision: Dieu reste
l'incommensurable et la lumière qui dépasse toute notre
vision. Les personnes humaines apparaissent comme dans un miroir. Nous
devons garder continuellement présente cette limitation interne
de la vision, dont les limites sont ici visuellement indiquées.
L'avenir se
dévoile seulement « comme dans un miroir, de manière
confuse » (cf 1 Co 13, 12). Prenons maintenant en considération
les diverses
images qui suivent dans le texte du « secret ». Le lieu
de l'action est décrit par trois symboles: une montagne escarpée,
une grande ville à
moitié en ruines et finalement une grande croix en troncs grossiers.
La montagne et la ville symbolisent le lieu de l'histoire humaine:
l'histoire comme une montée pénible vers les hauteurs,
l'histoire comme lieu de la créativité et de la convivialité
humaines, mais en même
temps comme lieu de destructions, par lesquelles l'homme anéantit
l'œuvre de son propre travail. La ville peut être lieu de communion
et
de progrès, mais aussi lieu des dangers et des menaces les plus
extrêmes. Sur la montagne se trouve la croix - terme et point de
référence
de l'histoire. Par la croix, la destruction est transformée
en salut; elle se dresse comme signe de la misère de l'histoire
et comme
promesse pour elle.
Ici, apparaissent ensuite deux personnes humaines: l'évêque
vêtu de blanc (« nous avons eu le pressentiment que c'était
le Saint-Père »),
d'autres évêques, des prêtres, des religieux et
religieuses, et enfin des hommes et des femmes de toutes classes et toutes
catégories
sociales. Le Pape semble précéder les autres, tremblant
et souffrant à cause de toutes les horreurs qui l'entourent. Non
seulement les
maisons de la ville sont à moitié écroulées,
mais son chemin passe au milieu de cadavres des morts. La marche de l'Église
est ainsi
décrite comme un chemin de croix, comme un chemin dans un temps
de violence, de destruction et de persécutions. On peut trouver
représentée dans ces images l'histoire d'un siècle
entier. De même que les lieux de la terre sont synthétiquement
représentés par les deux
images de la montagne et de la ville, et sont orientés vers
la croix, de même aussi les temps sont présentés de
manière condensée: dans la
vision, nous pouvons reconnaître le siècle écoulé
comme le siècle des martyrs, comme le siècle des souffrances
et des persécutions de
l'Église, comme le siècle des guerres mondiales et de
beaucoup de guerres locales, qui en ont rempli toute la seconde moitié
et qui ont
fait faire l'expérience de nouvelles formes de cruauté.
Dans le « miroir » de cette vision, nous voyons passer les
témoins de la foi de
décennies. À ce sujet, il semble opportun de mentionner
une phrase de la lettre que Sœur Lucie a écrite au Saint-Père
le 12 mai 1982: «
La troisième partie du “secret” se réfère aux
paroles de Notre-Dame: “Sinon [la Russie] répandra ses erreurs à
travers le monde,
favorisant guerres et persécutions envers l'Église. Les
bons seront martyrisés, le Saint-Père aura beaucoup à
souffrir, diverses nations
seront détruites” ».
Dans le chemin de croix de ce siècle, la figure du Pape a un
rôle spécial. Dans sa pénible montée sur la
montagne, nous pouvons sans
aucun doute trouver rassemblés différents Papes qui,
depuis Pie X jusqu'au Pape actuel, ont partagé les souffrances de
ce siècle et se
sont efforcés d'avancer au milieu d'elles sur la voie qui mène
à la croix. Dans la vision, le Pape aussi est tué sur la
voie des martyrs.
Lorsque, après l'attentat du 13 mai 1981, le Pape se fit apporter
le texte de la troisième partie du « secret », ne devait-il
pas y
reconnaître son propre destin? Il a été très
proche des portes de la mort et il a lui-même expliqué de
la manière suivante comment il a été
sauvé: « C'est une main maternelle qui guida la trajectoire
de la balle et le Pape agonisant s'est arrêté au seuil de
la mort » (13 mai
1994). Qu'ici une « main maternelle » ait dévié
la balle mortelle montre seulement encore une fois qu'il n'existe pas de
destin immuable,
que la foi et la prière sont des puissances qui peuvent influer
sur l'histoire et que, en définitive, la prière est plus
forte que les projectiles,
la foi plus puissante que les divisions.
La conclusion du « secret » rappelle des images que Sœur
Lucie peut avoir vues dans des livres de piété et dont le
contenu provient
d'anciennes intuitions de foi. C'est une vision consolante, qui veut
qu'une histoire de sang et de larmes soit perméable à la
puissance de
guérison de Dieu. Des Anges recueillent sous les bras de la
croix le sang des martyrs et irriguent ainsi les âmes qui s'approchent
de Dieu.
Le sang du Christ et le sang des martyrs doivent être considérés
ensemble: le sang des martyrs jaillit des bras de la croix. Leur martyre
s'accomplit en solidarité avec la passion du Christ, il devient
un tout avec elle. Ils complètent pour le Corps du Christ ce qui
manque
encore à ses souffrances (cf. Col 1, 24). Leur vie est devenue
elle-même eucharistie, incorporée dans le mystère du
grain de blé qui
meurt et qui devient fécond. Le sang des martyrs est semence
de chrétiens, a dit Tertullien. De même que de la mort du
Christ, de son
côté ouvert, est née l'Église, de même
la mort des témoins est féconde pour la vie future de l'Église.
La vision de la troisième partie du «
secret », tellement angoissante à ses débuts, s'achève
donc sur une image d'espérance: aucune souffrance n'est vaine, et
précisément une
Église souffrante, une Église des martyrs, devient un
signe indicateur pour l'homme à la recherche de Dieu. Dans les mains
amoureuses
de Dieu sont accueillies non seulement les personnes qui souffrent
comme Lazare, qui a trouvé une grande consolation et qui
mystérieusement représente le Christ, Lui qui a voulu
devenir pour nous le pauvre Lazare; mais il y a plus encore: des souffrances
des
témoins provient une force de purification et de renouveau,
parce qu'elle est une actualisation de la souffrance même du Christ,
et qu'elle
transmet aujourd'hui son efficacité salvatrice.
Nous sommes ainsi arrivés à une ultime interrogation:
que signifie dans son ensemble (dans ses trois parties) le « secret
» de Fatima?
Que nous dit-il à nous? Avant tout, nous devons affirmer avec
le Cardinal Sodano: « Les situations auxquelles fait référence
la troisième
partie du “secret” de Fatima semblent désormais appartenir au
passé ». Dans la mesure où des événements
particuliers sont représentés,
ils appartiennent désormais au passé. Ceux qui attendaient
des révélations apocalyptiques excitantes sur la fin du monde
et sur le cours
futur de l'histoire seront déçus. Fatima n'offre pas
de telles satisfactions à notre curiosité, comme du reste
en général la foi chrétienne ne
veut pas et ne peut pas être une pâture pour notre curiosité.
Ce qui reste, nous l'avons vu dès le début de notre réflexion
sur le texte du «
secret »: l'exhortation à la prière comme chemin
pour le « salut des âmes » et, dans le même sens,
l'appel à la pénitence et à la
conversion.
Je voudrais enfin reprendre encore une autre parole-clé du «
secret » devenue célèbre à juste titre: «
Mon Cœur immaculé triomphera ».
Qu'est-ce que cela signifie? Le Cœur ouvert à Dieu, purifié
par la contemplation de Dieu, est plus fort que les fusils et que les armes
de
toute sorte. Le fiat de Marie, la parole de son cœur, a changé
l'histoire du monde, parce qu'elle a introduit le Sauveur dans le monde
–
car, grâce à son « oui », Dieu pouvait devenir
homme dans notre monde et désormais demeurer ainsi pour toujours.
Le Malin a du
pouvoir sur ce monde, nous le voyons et nous en faisons continuellement
l'expérience; il a du pouvoir parce que notre liberté se
laisse
continuellement détourner de Dieu. Mais, depuis que Dieu lui-même
a un cœur d'homme et a de ce fait tourné la liberté de l'homme
vers
le bien, vers Dieu, la liberté pour le mal n'a plus le dernier
mot. Depuis lors, s'imposent les paroles: « Dans le monde, vous trouverez
la
détresse, mais ayez confiance; moi je suis vainqueur du monde
» (Jn 16, 33). Le message de Fatima nous invite à nous fier
à cette
promesse.
Joseph Card. Ratzinger
Préfet de la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi