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Saint Augustin d'Hippone
Contre un Adversaire de la Loi et des Prophètes
livre 1

CONTRE UN ADVERSAIRE DE LA LOI ET DES PROPHÈTES.
LIVRE PREMIER.
 Traduction de M. BURLERAUX.

Réfutation des calomnies formulées contre certains passages de l'Ancien Testament.

 

1. Frère bien-aimé, vous m'avez dit que le livre que vous m'avez envoyé avait été trouvé sur la place maritime, au moment où le manuscrit-même circulait de rue en rue, et qu'une foule de curieux se pressaient pour en entendre la lecture. Vous me demandez ensuite de vous adresser une réfutation succincte de cet ouvrage écrit par je ne sais quel hérétique, et qui, peut-être par cette raison surtout, soulève, non sans danger, la curiosité et les applaudissements de la multitude. Avant de vous répondre, j'ai dû chercher à savoir à quelle hérésie il appartenait. En effet, les Manichéens ne sont pas les seuls ennemis de la Loi et des Prophètes; leur haine contre l'Ancien Testament est partagée par les Marcionites et par d'autres sectes moins connues du peuple chrétien. Or, si je n'ai pu trouver le nom de l'auteur, j'ai pu me convaincre qu'il refuse d'attribuer à Dieu la création du monde. D'un autre côté, quoique les Manichéens ne reconnaissent pas là divinité de la Genèse, ils conviennent cependant que Dieu est l'auteur du monde bon, quoique pour le former il se soit servi d'une matière préexistante. Quelle que soit donc la secte à laquelle ce blasphémateur appartienne, il est de mon devoir de justifier la sainte Ecriture de toutes les accusations injustes et malveillantes dont elle est l'objet dans cet écrit. Afin de sauver au moins les dehors du christianisme, il cite quelques passages de l'Evangile et de saint Paul; je ne laisserai pourtant pas que de le réfuter, même en ce qui concerne le Nouveau Testament: on n'en reconnaîtra que mieux la folie et l'absurdité de ses attaques contre l'Ancien Testament.

II. Il s'agit d'abord de la création. Ce sujet, que tout homme pieux traite avec respect, cet impie l'entreprend d'un ton sacrilège et se demande comment on doit entendre ces paroles : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (1) » ; il est vrai qu'il supprime le mot terre, mais il en parlera plus loin. Il demande donc : « De quel commencement s'agit-il? « Est-ce de celui où Dieu entra dans l'existence ou de celui où il rougit de n'être qu'un vide immense ?» Je réponds que l'être en Dieu n'a jamais eu de commencement; que Dieu n'a jamais eu à rougir de n'être qu'un vide immense; il a toujours été, son repos n'a jamais été de la torpeur, ni son activité de la fatigue; avant la création du ciel, il n'était pas privé de trône, et après la création du ciel, il n'eut pas à attendre la destruction des erreurs pour posséder son trône. C'est en lui-même qu'il habite et qu'il trouve son bonheur ; son temple extérieur, ce sont les anges et les hommes; il habite au milieu d'eux, mais c'est lui qui leur accorde le bien dont ils jouissent, et ce ne sont pas eux qui lui procurent la demeure sans laquelle il ne pourrait être heureux. Dès lors ces paroles : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre », peuvent s'interpréter de plusieurs manières. Ou bien il s'agit du moment où le ciel et la terre commencèrent à exister; car, loin d'être coéternels à Dieu, ils ont été créés, et dès lors il fut un moment où ils commencèrent à exister. Ou bien le sens serait que Dieu a fait le ciel et la terre dans le commencement coéternel à lui-même, c'est-à-dire, dans son Fils unique. C'est ce Fils

 

1. Gen. I, 1.

 

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unique qui est la Sagesse dont l'Apôtre a dit: « Le Christ, la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu (1) ». Le Psalmiste, s'adressant à Dieu qui a fait le ciel et la terre, lui dit: «Vous avez tout fait dans la sagesse (2) ». Peut-être que notre adversaire n'admet pas le témoignage du Psalmiste ; alors qu'il entende l'Apôtre parlant de Jésus-Christ : « Tout a été créé en lui, au ciel et sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles (3) ».

III. Dieu n'a donc pas eu de commencement et il n'aura pas de fin; quant à ses oeuvres, elles ont commencé et elles cessent à un moment donné : tel est le temps et les choses temporelles; d'autres, quoique ayant commencé, ne finiront pas: telle est la vie éternelle promise aux élus. C'est ce que notre auteur n'a pas compris, quand il a dit d'une manière absolue que tout ce qui a commencé finira; il aurait dû penser à un nombre qui commence à l'unité et finit à rien. Imaginez un nombre aussi grand que vous voudrez, si grand qu'il soit il vous paraît toujours Capable d'être augmenté. Pourtant, quelle que soit l'hérésie qu'il embrasse au nom du Christ et contre le Christ, je pense que notre adversaire se promet la vie bienheureuse en Jésus-Christ, dont le commencement coïncidera avec la fin de notre misérable existence ici-bas. Eh bien ! qu'il me dise si cette vie  heureuse à laquelle il dorme un commencement, aura ou n'aura pas de fin. Si elle doit en avoir une, comment ose-t-il encore se déclarer chrétien? Si elle ne doit pas en avoir, comment a-t-il osé dire que tout ce qui a commencé aura une fin ?

IV. Il pose ensuite cette seconde question « Si ce monde est un bien, pourquoi n'a-t-il pas commencé à exister dès l'origine de toutes choses ? » Mais Dieu pouvait-il donc créer quelque chose qui l'emportât sur lui en bonté ; ou bien, quoique bon, ce monde aurait-il dû ne pas être créé, par la raison qu'il n'est pas égal au Créateur ? Il demande pourquoi le monde n'a pas été créé dès le commencement; je réponds qu'il a été créé au commencement, je veux dire que c'est par la création qu'il a commencé à être, ce qui ne veut pas dire qu'il a commencé à exister aussitôt que Dieu, car Dieu n'a pas bu de commencement. Si c'est là le commencement qui lui paraît signifié dans les paroles de l'Ecriture,

 

1. I Cor. I, 24. — 2. Ps. CIII, 24. — 3. Coloss. I, 16.

 

pourquoi donc pousser la calomnie jus. qu'à demander pourquoi ce n'est pas au commencement de toutes choses que Dieu a créé le ciel et la terre? Il suffit alors de le renvoyer à ses propres paroles. En effet, après avoir cité ces paroles : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre », voici comme il raisonne: « A quel commencement? Est-ce quand  Dieu commença à exister, ou bien quand il eut honte de n'être qu'un vide immense? Pourquoi la création ne se fit-elle pas précédemment, au commencement de toutes choses ? » Je lui demande à mon tour: De quel commencement parlez-vous? Est-ce de celui où Dieu commença à exister, où de celui où il rougit de n'être qu'un vide immense ? Une chose lui déplaît, c'est que Dieu n'ait pas accompli la création dès le commencement,  comme s'il avait dû créer aussitôt qu'il a commencé à exister. Comment donc ne voit-il pas que, dans cette hypothèse, on peut lui objecter : Dieu a donc eu un commencement, et par conséquent il aura aussi une fin, car vous avez affirmé vous-même que tout ce qui a eu un commencement doit avoir une fin? Mais si Dieu n'a pas eu de commencement, comment soutenir qu'il aurait dû faire le monde aussitôt qu'il a commencé à exister? Le commencement dont il est ici parlé, désigné donc uniquement le moment où ce qui est a commencé à exister. Ou bien leur dieu n'a jamais rien créé de bon, ou bien ce qu'il a fait de bon, il l'a créé aussitôt qu'il a lui-même commencé à exister, et dès lors, puisqu'il a eu un commencement, il doit s'attendre à avoir une fin; ou enfin, il faut accepter comme règle absolue les paroles mêmes de la sainte Ecriture, et conclure que Dieu, qui a toujours existé, a créé le ciel au commencement, c'est-à-dire, ou bien dans le moment où le ciel commença à exister, ou bien dans son Fils. Quand les Juifs lui demandèrent qui il était, ne leur a-t-il pas répondu qu'il était le commencement (1) ?

V. Mais peut-être voudra-t-il établir une distinction entre le début, initium, et le commencement, principium. Si donc nous lisions dans le texte : Au début Dieu fit le ciel et la terre, il n'y aurait plus lieu de demander; « Pourquoi n'est-ce pas dès le début que Dieu a fait le ciel et la terre? » Un impie n'attache aucune importance à admettre que Dieu ait

 

1. Jean, VIII, 25.

 

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eu, ou non, un commencement. Mais alors il faut aussi corriger l'Evangile, où nous lisons « Au commencement était le Verbe ». Pourquoi notre hérétique ne demande-t-il pas Dans quel commencement ? est-ce celui où le Verbe a commencé à exister ? Et puisque le Verbe était Dieu, il aurait pu ajouter : Est-ce celui où Dieu commença à exister ? Qu'il continue donc, sans reculer devant sa définition favorite : « Ce qui a eu un commencement doit, avoir une fin », et alors il ne manquera pas d'être accusé de folie, même par les Manichéens, qui cependant doivent le lire volontiers, par la raison qu'ils trouvent en lui un ennemi déclaré de la loi et des Prophètes. Puisque le Dieu qui a fait le monde n'a pas le bonheur de lui plaire, comment serait plus heureux Celui par qui le monde a été fait? C'est de Jésus-Christ qu'il est écrit : « Il était dans le monde et le monde a été fait par lui (1) ».

VI. Que cet adversaire veuille bien comprendre aussi que Dieu a pu créer tous les biens, sans qu'aucun besoin ait pu l'y déterminer. Or, celui qui est le souverain bien, a créé toutes choses, et tout ce qu'il a créé est bon d'une bonté réelle, quoique inférieure à la sienne. En effet, tout bien qui n'est pas le bien suprême, quel que soit d'ailleurs son rang d'infériorité, n'a pu avoir d'autre principe que le bien suprême. C'est donc se faire de Dieu une idée radicalement fausse que de nier l'existence de tout bien, parce que ce bien ne peut être égal à Dieu. Voulez-vous reconnaître, non pas le bien suprême, mais le bien le plus infime ? en voici le caractère infaillible: Tout ce qui lui est intérieur, cesse d'être bon. Si donc, parmi les choses créées, celles qui sont les meilleures- sont encore à une distance infinie de Dieu, par cela même qu'elles sont créées, comment croire que celui qui, pour augmenter son bonheur, n'avait aucun besoin des choses les plus excellentes, pouvait avoir besoin dés choses les plus inférieures? Et cependant il les a créées par cela seul qu'il est l'auteur de tous les biens. Notre-Seigneur, par qui le monde a été fait, nous indique clairement que Dieu a créé non-seulement les choses célestes, mais aussi les choses terrestres depuis les plus grandes jusqu'aux plus petites; voici ses paroles : « Si donc Dieu donne une si belle parure à l'herbe des champs qui naît aujourd'hui et demain sera jetée au four,

 

1. Jean, I, I,10.

 

que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi (1) ? » C'est donc le seul et même Dieu qui a créé le ciel et la terre, les étoiles et les plantes, tout ce qui au ciel et sur la terre possède mesure, forme et ordre, tout ce qui vit au ciel et sur la terre, tout ce qui sent, tout ce qui comprend au ciel et sur la terre. Non-seulement tous ces biens ont été créés par Dieu, mais ils ont dû être placés dans des degrés différents quant à la bonté. Supposé qu'ils fussent égaux, il n'y aurait plus qu'un seul genre de biens, d'où tous les autres seraient exclus. Dès lors, ce qui constitue leur principal caractère de bonté, c'est que les uns sont supérieurs aux autres, et que la bonté des inférieurs rehausse la bonté de ceux qui sont supérieurs; il y a ainsi entre eux une admirable gradation qui ne fait que mieux ressortir la bonté de tous.

VII. Quant au mal lui-même, nous désignons uniquement sous ce nom, ou bien les vices inhérents aux choses bonnes et qui ne peuvent avoir d'existence indépendante; ou bien les châtiments infligés aux pécheurs et qui sont la conséquence de la beauté de la justice. Les vices eux-mêmes rendent témoignage à la bonté inhérente à toutes les natures. Car ce qui devient mauvais par l'effet du vice, est réellement bon par nature. En effet, ce qui fait du vice une chose contraire à la nature, c'est qu'il nuit à la nature; et comment peut-il lui nuire, si ce n'est en diminuant sa bonté? Le mal est donc, à proprement parler, la privation du bien ; c'est dire clairement que le mal n'existe que dans une chose bonne, puisqu'il ne peut nuire qu'en diminuant ce qui est bon. Il est évident, dès lors, que le mal ne se trouve pas dans le souverain bien, parce qu'une chose souverainement bonne, comme Dieu, est essentiellement incorruptible et immuable. On peut donc admettre qu'il y ait des biens sans aucun mélange de mal; tel est Dieu, telles  sont même les choses célestes supérieures. Mais le mal ne peut exister que par son mélange avec le bien, car il ne peut être le mal et ne pas nuire, il ne peut nuire sans diminuer le bien; plus il nuit, plus il doit y avoir de bien à diminuer; si tout ce bien disparaît, la nature elle-même cesse d'exister et d'offrir matière aux ravages du mal. Il suit de là que, quand la nature disparaît, le mal y devient impossible.

 

1. Matt. VI, 30.

 

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VIII. Une nature peut-elle être absolument anéantie? Cette question est extrêmement subtile et délicate. La foi chante en s'adressant à Dieu : « Vous les changerez et ils seront changés; mais vous êtes toujours le même (1)». Dieu donc, le seul bien immuable, a créé et régit tous les biens muables, et ces biens, à leur tour, ne sont tels que parce qu'ils ont été créés par le souverain bien ; et ils sont rouables et changeants parce qu'ils ont été tirés du néant. Si maintenant nous envisageons ces maux en eux-mêmes, il est vrai qu'ils ont un caractère de châtiment pour ceux en faveur desquels l'immortalité seule peut combler la mesure du bonheur parfait; cependant, même en ce sens, ils ne sont pas sans quelque beauté dans l'harmonie des temps; j'avoue seulement que cette beauté ne peut être perçue par le sens humain. Ecoutons donc la foi, qui dit à Dieu : « Vous avez tout fait avec poids, nombre et mesure (2) » ; l'amour de la vie lui inspire assurément une profonde horreur de la mort, mais elle ne laisse pas de louer le Créateur de tous les biens, elle le loue même des biens caducs et mortels. J'invoque en preuve cet adversaire lui-même: il prodigue les reproches, il ne peut pas croire que Dieu soit l'auteur de tous ces biens terrestres qui n'ont qu'une existence passagère; il ne voit donc pas que ce discours qu'il prononce, et qui lui a tellement plu qu'il a cru devoir le confier au papier, ne se compose que de sons articulés qui naissent et disparaissent aussitôt, sans quoi tout discours deviendrait impossible. Ainsi cette discussion où il se propose précisément de prouver que tout ce qui naît et meurt ne peut être bon, tire toute sa beauté de la succession continuelle de syllabes qui ne naissent que pour disparaître aussitôt. Comment donc s'étonner que dans cette immensité de la nature, tel bien inférieur tire toute la beauté qui lui est propre, non pas de sa durée indéfinie, mais au contraire de la rapidité avec laquelle elle naît et disparaît?

IX. Puisqu'il en est ainsi, il n'y a donc pas lieu de calomnier ce mot de la sainte Ecriture : « Dieu vit que la lumière est bonne (3)?» Non-seulement la lumière que Dieu a appelée le jour, le firmament qu'il a appelé le ciel, le soleil, la lune et tous les astres, mais les bois et les herbes; en un mot, tout ce qu'il y a de périssable dans les eaux et sur la terre, tout

 

1. Ps. CI, 27, 28. — 2. Sag. XI, 21. — 3. Gen. I, 4.

 

cela a été créé par Dieu, souverain bien, et Dieu vit que chaque chose en particulier est bonne dans son genre et dans son ordre. L'écrivain sacré, qui, sous l'inspiration du Saint-Esprit, a tracé ce passage et décrit la création, a pu jeter un regard de mépris sur ces futurs impies qui devaient prodiguer les accusations et les sophismes, pour mieux se tromper eux-mêmes et séduire plus sûrement tous ceux qui trouveraient du charme dans leur loquacité blasphématoire. Il suffit qu'ils soient hommes, qu'ils soient formés d'un corps et d'une âme raisonnable, que les membres de leur corps soient disposés dans une harmonie réelle avec leurs fonctions et avec l'unité générale de la personne, que l'âme les dominé et les gouverne en vertu de son excellence naturelle, qu'elle remplisse et anime les cinq sens du corps, qu'elle leur laisse leur action, tout en les coordonnant dans un ensemble parfait; enfin qu'elle soit capable de connaître et de comprendre : cela suffit, ai-je dit, pour que Dieu en les voyant les trouve bons; pourquoi, dès lors, ne les aurait-il pas créés? Remarquons, en effet, que pour voir les hommes Dieu n'a pas besoin que ces hommes soient créés, il les voit avant de les créer. Supposé qu'ils lui apparaissent alors victimes volontaires d'une volonté perverse et d'un aveuglement coupable, cette vue n'est pas pour Dieu une raison de ne pas les créer, car il prévoit la place qu'il doit leur assigner dans l'harmonie universelle. Enfin supposons qu'ils doivent persévérer jusqu'à la fin dans l'amour du mal, Dieu les forme, il est vrai, de la masse de prévarication, mais comme des vases de colère destinés à être utiles aux vases de miséricorde (1), en les portant à une recherche d'autant plus attentive de la vérité, qu'ils ont sous les yeux, dans la personne des méchants, de plus tristes exemples d'une coupable vanité. En effet,« les oeuvres de Dieu sont grandes et sont l'objet des complaisances de sa volonté (2) ». Et la folie humaine voit avec déplaisir que la sagesse divine se complaise dans ses œuvres ! Quoi qu'elle en dise, cette complaisance nous est clairement formulée dans ces paroles « Dieu vit que la lumière est bonne ».

X. Revenons à ce loquace blasphémateur et à son livre, véritable tissu de honteux blasphèmes ; plût à Dieu qu'il. rougît de son

 

1. Rom. IX, 22, 23. — 2. Ps. CX, 2.

 

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oeuvre, et qu'au lieu de la trouver bonne, il la trouvât mauvaise ! Voici ce qu'il nous dit «Dieu ne savait pas encore ce qu'était la lumière ; et déjà, en la voyant pour la première fois, il jugea qu'elle était bonne». Quand le Sauveur, après avoir entendu le centurion, fut saisi d'admiration et dit à ses disciples : « En vérité, je vous l'affirme, je n'ai pas encore trouvé une foi aussi grande en Israël (1) », il ne savait pas encore ce qu'était cette foi; et, dès qu'il la vit, il l'admira? Et qui donc produisait cette foi dans le coeur du centurion, si ce n'est celui-là même qui l'admirait? Pourtant, les insensés et les impies ont plus de raisons apparentes de blasphémer au sujet de l'admiration que témoigne Jésus sur la foi de cet homme, qu'ils n'en ont de reprocher à Dieu de trouver la lumière bonne aussitôt qu'il la vit. En effet, que l'on arrête ses regards sur des objets que l'on rencontre habituellement, on peut les trouver bons, c'est-à-dire s'y complaire et les approuver. Au contraire, dans le langage ordinaire des hommes, l'admiration suppose que l'objet auquel elle s'applique se présente d'une manière inopinée et imprévue. Or, Jésus possédait la prescience universelle, et cependant, ce qu'il présentait à l'admiration de ses disciples, il le louait et l'admirait lui-même. De même, quand Dieu contempla ses oeuvres après les avoir créées, il est clair qu'il n'en aperçut aucune qu'il n'eût déjà vue en lui-même avant de la créer. Etait-il donc nécessaire que la sainte Ecriture répétât si souvent que Dieu, en considérant ses créatures, vit qu'elles étaient bonnes? Mais ne fallait-il pas former la piété des fidèles et leur apprendre que, quand ils ont à juger des choses visibles et invisibles, ils ne doivent pas s'en rapporter uniquement au sens humain, qui se scandalise souvent de choses bonnes en elles-mêmes, parce qu'il n'en connaît ni les causes ni la destinée? Avant tout, ils doivent croire à la parole de complaisance prononcée par Dieu, et en tirer pour eux la règle de leur jugement. En effet, la facilité avec laquelle on développe ses connaissances, est toujours en proportion de la piété avec laquelle on croyait à la parole de Dieu avant de la comprendre. Dieu vit donc que la lumière qu'il avait faite était bonne, parce qu'il lui avait plu de la faire, et qu'après l'avoir faite, il lui plaisait de lui conserver l'existence ;

 

1. Matt. VIII, 10.

 

et c'est ainsi qu'il se prononça sur la mesure d'existence ou de durée qu'il lui plut d'accorder à chacune de ses oeuvres. Mais infinie est la distance qui sépare la lumière incréée qui est Dieu, et la lumière que Dieu a faite. Pourquoi donc notre adversaire se plaint-il de ce que ces biens créés ne sont pas coéternels à Dieu ? Qu'il convienne plutôt qu'en créant ces biens, Dieu n'en avait nullement besoin, puisque, de toute éternité, il avait joui sans eux d'une félicité parfaite. Si aucune nécessité ne forçait Dieu à créer ces biens, sa bonté est donc la seule cause de leur existence. Quant à faire un crime à Dieu d'avoir d'abord trouvé bonne une lumière qu'il ne connaissait pas, quiconque serait éclairé du plus faible rayon de lumière, comprendrait ce qu'une telle accusation doit inspirer d'indignation et d'horreur.

XI. Pour mettre le comble à sa folie, notre adversaire soutient que les ténèbres n'ont pas eu de commencement, et que c'est d'elles que la lumière a pris naissance. Voici les paroles qui lui ont fourni cette absurdité des ténèbres éternelles : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre; or, la terre était invisible et informe, et les ténèbres s'étendaient au-dessus de l'abîme ». Ce qui produisit les ténèbres, c'est le mélange confus du ciel et de la terre, et comme la lumière n'était pas encore, tout ce chaos était nécessairement ténébreux. Or, quel inconvénient peut-il y avoir à ce que les premiers fondements de l'univers eussent été jetés dans les ténèbres, puisque la lumière, en apparaissant, devait leur donner un caractère de bonté qu'ils n'avaient pas encore? L'homme, qui devait venir plus tard, ne trouverait-il pas dans ce perfectionnement l'image du progrès qu'il lui faudrait réaliser dans ses affections? Toutefois, celui qui, avec l'assistance de Dieu, pourra se livrer sur ce point à des recherches plus approfondies, arrivera peut-être à découvrir l'ordre admirable qui a présidé à la création de toutes choses. Il est certain d'abord qu'on ne peut assimiler au néant la matière, dont l'auteur du livre de la Sagesse a pu dire : « Vous qui avez fait le monde d'une matière informe (1) ». Parce qu'on la dit informe, on ne doit pas en conclure qu'elle n'était absolument que néant; d'un autre côté, elle ne fut pas coéternelle à Dieu, puisqu'elle a été créée; enfin, elle ne

 

1. Sag. XI, 18.

 

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fut pas créée par un autre que par Dieu. Du moment que nous admettons en Dieu la toute puissance, nous affirmons que pour créer tout ce qui existe, Dieu n'a eu aucun besoin de trouver déjà faite une matière préexistante. Si donc cette matière existait, c'est Dieu qui l'avait créée. Loin de la regarder comme mauvaise parce qu'elle était informe, elle doit nous paraître bonne puisqu'elle pouvait recevoir une forme. En effet, si cette forme est un bien, n'est-ce pas un bien aussi d'être susceptible de quelque bien? Ainsi toute voix confuse n'est qu'un cri inarticulé, et toute voix devient articulée quand elle se forme de paroles distinctes ; toute la différence vient donc de ce que l'une n'a pas encore de forme, tandis que l'autre est formée. Ce ne sont pas les paroles qui forment le son de la voix, c'est plutôt la voix qui forme le son des paroles.

XII. On ne saurait admettre que Dieu ait d'abord créé une matière informe, et qu'après un intervalle de temps plus ou moins long, il ait seulement donné la forme à ce qu'il avait fait. De même que celui qui parle émet immédiatement des paroles articulées, et non pas une voix informe qu'il formerait plus tard; de même, tout en admettant que Dieu a tiré le monde d'une matière informe, on doit admettre aussi qu'il créa cette matière en même temps que le monde. Toutefois, il n'est pas inutile d'établir une distinction entre la matière première et l'oeuvre même qui en a été produite; ces deux choses ont pu fort bien être créées en même temps, mais dans le discours on ne peut en parler simultanément.

XIII. Si donc cette matière première nous est d'abord désignée sous le nom de ciel, de terre, de terre invisible et informe, d'abîme ténébreux, ne fallait-il pas lui prêter la dénomination de choses qui nous sont connues, puisque nos sens n'en pouvaient avoir aucune perception, puisque nous ne pouvions même pas en avoir l'idée? Nous pouvions bien la comparer à ce qui nous parait le plus difforme, cependant nous ne pourrons jamais concilier une difformité absolue avec l'idée d'une chose visible permanente, ou avec une forme intelligible. Que par ces mots, le ciel et la terre, on ait désigné la nature spirituelle et la nature corporelle, soit toute autre chose qui puisse se concilier avec les principes de la foi, toujours est-il que Dieu, le bien suprême et véritable, a créé tout ce que nous voyons, et les choses plus parfaites que nous ne voyons pas. Nous ne pouvons sans doute arriver à comprendre le mode même de la création, mais cette création elle-même s'impose invinciblement à notre intelligence. Avouons enfin que, quand on discute ces matières avec des ignorants dont l'unique désir est de blasphémer la sainte Ecriture, il est inutile de recourir à cette subtilité de raisonnements, qui n'ont de prix et de valeur que quand la discussion s'établit entre des inter. locuteurs qui, avant tout, tiennent à rester,les enfants soumis de Dieu.

XIV. Mais voici que notre adversaire fait sa profession de foi; il sait, dit-il, « que le Dieu suprême est la splendeur incomparable de l'incompréhensible lumière » ; il en conclut aussitôt que cette science lui fournit une multitude de connaissances contre les livres de la loi et des Prophètes. Je voudrais d'abord qu'il voulût me dire de quelle lumière Dieu lui paraît curé la splendeur. Est-ce Dieu lui-même qui est cette lumière? est-ce le Père, et lui donne-t-il pour splendeur son Fils unique, dont il proclame la divinité ? Si c'est là sa pensée, je l'approuve, je le félicite. Mais quand je l'entends soutenir que Celui qui est la lumière de lumière, la splendeur incomparable de l'incompréhensible lumière, n'est pas le créateur de l'univers, je le désapprouve et je le condamne. Ces paroles : « Le monde a été fait par lui », ne peut-il pas les lire en même temps que celles-ci : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1)?» S'il ignore ces paroles, je condamne son ignorance, mais je le condamne et le réprouve plus énergiquement encore si, les connaissant, il n'aspire qu'à séduire et tromper ceux qui ne savent pas qu'il est écrit dans l'Ancien Testament : «Approchez-vous de lui et vous a serez éclairés (2). Le commandement du a Seigneur est brillant de clartés et illumine les coeurs (3) ; éclairez mes yeux, de crainte que je ne m'endorme du sommeil de la mort (4) ». Ce que demandait cet homme mortel, ce n'était pas de ne jamais goûter les horreurs de la mort corporelle, ni de ne jamais sentir le sommeil appesantir ses paupières; il demandait que ses yeux fussent éclairés et réalisassent par avance cette parole

 

1. Jean, I, 10, 9. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. Ps. XVIII, 9. — 4. Ps. XII, 4.

 

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de l'Apôtre : « Les yeux de votre cœur sont illuminés (1) ».

XV. Si donc, pour se donner un certain ton de vanité, il affecte une certaine répugnance à admettre que la lumière ait tiré son origine des ténèbres, qu'il rapproche ses hésitations de ces paroles de l'Apôtre : « Autrefois vous n'étiez que ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2) ». Et qui donc a opéré ce changement, si ce n'est Celui qui, au moment où les ténèbres couvraient l'abîme, s'est écrié : « Que la lumière soit, et la lumière fut (3) ? » Cette vérité se trouve encore plus clairement formulée dans cette autre parole de l'Apôtre : « Dieu qui a fait sortir la lumière des ténèbres, a illuminé nos coeurs (4) ». Mais peut-être qu'il ignore que les Ecritures prophétiques nous enseignent que le Fils est la lumière de la lumière ou la splendeur de la lumière; qu'il lise donc ce qui y est dit de la Sagesse : « Elle est la splendeur de la lumière éternelle (5) »; ou encore : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; que toute la terre chante la gloire du Seigneur, chantez au Seigneur et bénissez son nom, proclamez hautement que le jour, son salut, est sorti du jour (6) ». Quel est ce jour issu du jour? n'est-ce pas le Fils, lumière de lumière? Que Jésus-Christ soit le salut de Dieu, il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir l'Evangile et de méditer ces paroles prononcées par le vieillard Siméon, au moment où, tenant le Sauveur dans ses bras, il fut soudain éclairé, non pas par la chair, mais par l'esprit : « Maintenant, Seigneur, laissez mourir en paix votre serviteur, parce que mes yeux ont, vu votre Salut (7) » .

XVI. Mais, dira notre adversaire, vous confondez deux lumières parfaitement distinctes. Celle dont il est parlé en ces termes : « Autrefois vous étiez ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur », c'est la lumière spirituelle de l'âme et non celle de la chair. Au contraire, quand nous lisons : « Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut», il s'agit de la lumière physique ou corporelle. Cette distinction est légitimement fondée ; cependant notre auteur ne doit-il pas, avant tout, avouer que la lumière souveraine, qui est Dieu, a pu créer toute lumière inférieure et la créer bonne, quoique inférieure ? Et

 

1. Ephés. I, 18. — 2. Id. V, 8. — 3. Gen. I, 3. — 4. II Cor. IV, 6. — 5. Sag. VII, 26. — 6. Ps. XCV, 1, 2. — 7. Luc, II, 29, 30.

 

puis, comment connaît-il la qualité et la quantité de cette lumière? comment sait-il qu'elle est spirituelle ou corporelle? Admettra-t-on que les hommes fidèles, dont la vie corporelle sur la terre n'est qu'un pèlerinage loin de Dieu (1), peuvent, en toute justice, être appelés la lumière de la foi, tandis que les anges, qui contemplent sans cesse la face du Père, ne pourront s'appeler la lumière (2)? Comment sait-il que cette lumière a été primitivement créée? comment sait-il que dans cette lumière il peut y avoir un soir et un matin? Où a-t-il appris que Dieu accomplit toutes ses oeuvres en six jours, et que le septième il se reposa? les sept jours dont il vient d'être question, sont-ils des jours semblables à nos jours ordinaires dont la durée est déterminée par la course du soleil? Si la lumière corporelle a été créée, comment sait-il qu'elle a pu exister avant le soleil et avant le firmament, qui plus tard fut appelé le ciel, et qu'ensuite elle a été séparée de la terre pour habiter les hautes parties du monde? Comment sait-il que c'est Dieu seul qui a opéré cette séparation de la lumière et des ténèbres ? En effet, entre ces ténèbres qui constituent la nuit, et la lumière qui nous procure l'éclat si connu du jour, Dieu a placé des astres visibles à nos yeux, et qu'il a chargés de marquer pour nous cette séparation. Est-ce l'indignation ou le rire du mépris que mériterait à nos yeux celui qui viendrait nous dire, qu'en parlant des heures qui partagent le jour, et du soleil qui détermine la durée des heures, Moïse ne savait ce qu'il disait; ce qui explique pourquoi il nomme la lumière et le jour avant le soleil ? Que les hommes se réunissent donc pour étudier à fond le livre de notre adversaire, et qu'ils aient à répondre sur la question suivante : Est-ce notre adversaire qui ignore la nature, bien connue par Moïse, de la lumière et du jour; ou bien est-ce Moïse qui ignorait cette lumière et ce jour, bien connus de notre hérétique et de ceux mêmes qui ne comprennent pas son langage ? De ces deux propositions, laquelle leur paraît la plus acceptable?

XVII. Au sujet de la réunion des eaux dans un seul bassin, quelle est cette question ou plutôt ce reproche inspiré sans doute par la plus profonde ignorance ? Ce serait à tort qu'il aurait été dit: « Que les eaux se rassemblent en un seul lit, et que la terre

 

1. II Cor. V, 6. — 2. Matt. XVIII, 10.

 

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apparaisse (1) ». La raison qu'il en donne, c'est que tous les objets créés étaient renfermés dans les eaux. Il ne sait donc pas que l'eau en s'évaporant se raréfie et devient plus légère? que quand elle se forme en épais nuages elle occupe plus d'espace? que cet espace est toujours en proportion de sa densité? et qu'enfin quand elle quitte la forme de vapeur pour prendre celle de liquide, elle ne vole plus dans les airs, mais coule sur la terre? Qu'y a-t-il donc d'étonnant que l'eau en vapeur ait enveloppé toute la terre, tandis qu'en reprenant sa nature de liquide elle fut restreinte à un plus petit espace, laissant tout le reste à nu ? Voyez ensuite, sous la puissance infinie de Dieu, là terre ouvrant dans son sein d'immenses sillons où se concentre toute l'humidité, c'est-à-dire l'eau dispersée sur toute la face et dans l'intérieur de la terre, et formant le lit majestueux de l'océan et des fleuves. Quelle contradiction présentent donc ces vastes sillons tortueux s'enfonçant de plus en plus, à mesure que le continent s'élève de plus en plus sur leurs rives? Ne pourrait-on pas aussi trouver, dans cette matière encore informe de l'eau ou de l'abîme, la désignation évidente de ces deux éléments fondamentaux, l'eau et la terre ? Dès lors cette parole : « Que l'eau se rassemble », indique qu'il lui a été donné une forme fluide et mobile ; cette autre : « Que la terre aride paraisse », désigne son immobilité dans le lit qui lui a été assigné. Il est certain, en effet, que le Prophète, auteur de la Genèse, entrevoyait dans son récit, en même temps que le sens littéral, la figure de ce qui devait arriver; mais ce sens spirituel ne peut être saisi et compris que par les hommes pacifiques et fidèles. Quoi qu'il en soit, il est facile de se convaincre que tout homme qui cherche pieusement la vérité, ne trouve plus de difficultés insurmontables, et peut justifier de mille manières l'infaillible autorité de l'écrivain sacré. Il n'y a donc qu'un instinct véritablement diabolique qui ait pu inspirer à notre adversaire la pensée de calomnier des vérités qu'il est incapable d'approfondir.

XVIII. Mais voici qu'il se soulève, ingrat et aveugle, contre le Dieu son créateur ; voici que, s'adressant à celui qui l'a formé, il ose lui dire : « Pourquoi m'avez-vous fait ainsi? » Puisqu'il ignore comment il a été fait, son langage n'est-il pas le comble de l'audace ?

 

1. Gen. I, 9.

 

Toutefois, Dieu lui-même permet aux vases de colère de murmurer de semblables blasphèmes, afin que les vases de miséricorde secouent le sommeil de leur négligence (1), et que, saisis tout à coup d'une sainte ardeur pour répondre à ce langage pestilentiel, ils recueillent avec plus de sollicitude les salutaires paroles de la sainte Ecriture. Notre adversaire reproche amèrement au Créateur d'avoir défendu à l'homme, sa créature, de porter la main sur le fruit de la science du bien et du mal (2). N'était-ce pas vouloir que l'homme ressemblât aux animaux qui, eux non plus, n'ont pas le discernement du bien et du mal? Après avoir donné à l'homme la supériorité sur les animaux, n'était-ce pas lui refuser ce qui seul l'élève au-dessus d'eux ? A cela je réponds d'abord que cette défense portée par le Seigneur, nous enseigne cette vérité d'expérience, que dans la direction à imprimer à notre vie, il est souvent malheureux d'apprendre certaines choses, et qu'il en est d'autres dont l'ignorance est pour nous la source du plus grand malheur. Ne serions nous pas plus heureux d'ignorer les maladies et les douleurs ? Je suppose qu'un médecin nous interdise tel aliment qu'il saurait devoir nous rendre malades ; qu'il appelle cet aliment l'aliment de la connaissance de la santé et de la maladie, par la raison qu'en le prenant nous apprendrions par notre expérience personnelle, la différence qui sépare la santé de la maladie ; ne vaudrait-il pas mieux, pour nous, ignorer à jamais cette différence et conserver une bonne santé, en acceptant par obéissance la parole du médecin, et en renonçant à faire l'expérience de la maladie? En agissant ainsi nous agirions sagement, et jamais la pensée nous viendrait-elle de dire que ce médecin eût été jaloux que nous acquérions cette science ? Quelqu'un peut-il douter que le péché soit un mal ? Cependant il a été dit à la louange de Jésus-Christ, «qu'il ne connaissait pas le péché (1) ». Jésus-Christ ne connaissait donc pas le mal par expérience; il n'avait donc pas cette connaissance du bien et du mal qu'il fut défendu à Adam de chercher à acquérir. Me demanderez-vous comment il condamnait ce qu'il ne connaissait pas? Il le condamnait ; or, l'Apôtre a dit : « Tout ce qui mérite d'être repris se découvre par la lumière, car il n'y a que la lumière qui

 

1. Rom. IX, 20, 23. — 1 Gen. II, 17. — 1 II Cor. V, 21.

 

487

 

couvre tout (1)». Comment donc reprendre des choses que l'on ne connaissait pas ? Je réponds hardiment que Dieu connaissait le mal et ne le connaissait pas ; il le connaissait par sa sagesse et ne le connaissait pas par expérience. Adam devait donc croire à cette divine sagesse; et par son obéissance à l'ordre de Dieu, il se serait épargné de connaître le mal par expérience. Sans cette désobéissance il n'aurait pas connu le mal. C'est donc sur lui et non sur Dieu que le mal est retombé. Car en voulant enfreindre la loi de la soumission, il devait s'attendre à être frappé par la loi de la justice. Voyez à cette occasion l'économie du châtiment; parce qu'il refuse d'obéir à Dieu, il lui devient impossible de s'obéir à lui-même. Mais j'ai développé cette pensée dans d'autres ouvrages,et en particulier dans le quatorzième livre de la Cité de Dieu.

XIX. Maintenant je réponds en peu de mots au reproche que notre adversaire adresse à Dieu, d'avoir défendu à l'homme, sa créature, ce qui devait lui procurer le plus grand bonheur, d'avoir voulu le rendre semblable aux animaux en lui interdisant la connaissance du bien et du mal. Cette connaissance, loin d'être l'œuvre de la sagesse dans un homme heureux, n'est, en effet, que le fruit de la triste expérience d'un malheureux. Si donc défense fut intimée à l'homme de manger du fruit de cet arbre, c'est que Dieu voulait lui donner une haute idée de cette vertu d'obéissance qui est la plus grande, et pour ainsi dire, la source et la mère de toutes les vertus ; il voulait aussi lui faire comprendre que tout gratifié qu'il fût de l'immense bienfait du libre arbitre, c'était une nécessité pour lui de vivre sous la dépendance d'un être meilleur. Je sais que certains auteurs ont regardé comme un grand bien cette connaissance du bien et du mal seulement ils attribuent à l'incapacité de la posséder le malheur de ceux qui se sont appuyés sur elle pour violer le précepte et se rendre coupables de désobéissance.

XX. A les en croire, il aurait fallu que l'homme fût créé de telle sorte qu'il n'eût jamais la volonté de pécher; mais ne devrait-il pas leur suffire qu'il eût le pouvoir de ne pas pécher, s'il n'en avait pas la volonté? Admettons que l'homme eût été plus parfait s'il n'eût pas eu la volonté de pécher, mais ne suffit-il pas, pour justifier sa création, qu'il ait le pouvoir de ne pas pécher? Ou bien

 

1. Ephés. V, 13.

 

pousseront-ils la folie jusqu'à soutenir, ou bien que l'homme voit ce qu'il aurait dû y avoir de mieux dans sa création, tandis que Dieu ne l'a pas vu; ou bien que Dieu l'a vu, mais qu'il n'a pas voulu le réaliser; ou enfin que Dieu l'aurait voulu, mais qu'il ne l'a pas pu? Que le Seigneur éloigne des coeurs fidèles de semblables blasphèmes ! Une raison droite nous enseigne que toute créature raisonnable, qui ne se sépare pas de Dieu par la désobéissance, est meilleure que celle qui s'en sépare; tout homme qui comprend ce principe ne doit pas oublier que toute nature qui n'a pas abandonné Dieu , jouit de tous les dons célestes, et, de plus, qu'il n'y a aucune nécessité au monde qui puisse la forcer de se séparer de Dieu. D'un autre côté, quoique cette nature se soit volontairement séparée de Dieu, Dieu n'a rien changé dans les dispositions de son infinie sagesse ; les bons et les méchants sont soumis à ses décrets éternels ; et il nous atteste lui-même que, de ce genre humain justement condamné, il en séparera une famille sainte et nombreuse, qu'il sanctifiera par le don gratuit de sa grâce, pour lui faire goûter ensuite les joies de son royaume éternel.

XXI. A ce prix, pourquoi donc Dieu aurait-il caché l'arbre funeste qu'il a appelé l'arbre de la science du bien et du mal, puisqu'après y avoir touché contre la défense, si l'homme laisse ouvrir son coeur à la connaissance du bien infini dont il s'est séparé et de la profondeur du mal dans lequel il est tombé, il obtiendra infailliblement miséricorde? Pour

'- quoi cacher ce qui faisait l'objet d'un précepte et ce qui devait faire ressortir le mérite de l'obéissance ? Dieu n'ignorait pas que l'homme pécherait, mais il savait en même temps, dans sa prescience divine, ce qu'il devait faire de l'homme pécheur, et comment il déploierait à son sujet l'immensité de sa justice et de sa bonté. Il n'imposa à l'homme aucune nécessité de pécher, si l'homme refusait de pécher. On peut même dire que Dieu ne fit qu'aider la volonté de l'homme à persévérer dans le bien; car, pour observer l'obéissance, l'homme avait besoin d'avoir la promesse d'une grande récompense; d'un autre côté, le châtiment dont sa révolte serait frappée, devait servir d'exemple salutaire à sa postérité, et rehausser à ses yeux le mérite de l'obéissance. Dieu n'a donc pas demandé (488) l'impossible; ce qu'il a voulu, c'est ou bien que l'homme obéît, ou bien, s'il désobéissait, qu'il fût justement puni. Ce ne fut pas même en vain qu'il intima un commandement auquel l'homme devait se soustraire, car le châtiment qui frappa le coupable apprit éloquemment aux autres à obéir. Qu'on ne dise pas que dans l'homme c'est une partie de Dieu qui a résisté à Dieu ; car si l'âme était une partie de Dieu, elle n'aurait pu être séduite par quoi que ce soit; rien n'aurait pu la déterminer ni à pécher ni à souffrir; elle n'aurait pu changer ni en bien ni en mal.

XXII. Quant à ce souffle que Dieu inspira à l'homme (1), il fut formé par Dieu, mais non de sa substance. Le souffle de l'homme n'est pas une partie de l'homme ; il ne le forme pas de sa propre substance, mais de l'air qu'il respire et qu'il exhale; Dieu, au contraire, peut le tirer du néant et le douer de la vie et de la raison. Quelques auteurs ont prétendu que le premier homme n'était point animé avant que Dieu lui soufflât sur le visage, et que ce ne fut qu'alors qu'il fut doué d'une âme vivante, et qu'il reçut le Saint-Esprit. Cette question, quelque opinion que l'on adopte, nous entraînerait trop loin ; qu'il nous suffise de savoir que l'âme n'est point une partie de Dieu, qu'elle n'a pas été tirée de sa propre substance, mais qu'elle a été créée du néant.

XXIII. Il nous paraît. également absurde de soutenir, avec notre blasphémateur, que le serpent eut un sort plus heureux que celui de Dieu, puisqu'il parvint à tromper l'homme créé par Dieu (2). En effet, jamais l'homme n'aurait été trompé, si son coeur gonflé par l'orgueil ne se fût séparé de Dieu. Elle est donc vraie, puisqu'elle est divine, cette maxime : « Avant la ruine le coeur est exalté (3) »: Dès qu'il s'élève contre Dieu, il en est abandonné et se couvre aussitôt de ténèbres épaisses. Qu'y a-t-il d'étonnant si, au sein des ténèbres qui l'environnent, il ne sait plus à qui il obéit? Car la lumière dont il est éclairé ne vient pas de lui, mais de Dieu qui est la lumière véritable. Ce qui prouve que Dieu est toujours resté vainqueur, c'est que l'homme est vaincu; et il n'eût pas été vaincu, s'il ne s'était pas séparé de celui qui est toujours victorieux. Comment donc le séducteur de l'homme a-t-il

 

1. Gen. I, 7. — 2. Id. III, 1-6. — 3. Prov. XVI, 18.

 

été vainqueur, puisque, avant tout, il a été pour lui-même son propre séducteur? Pour être vrai, je dois dire que le séducteur et celui qui s'est laissé séduire ont tous deux été trompés, en s'éloignant de celui qui ne peut être trompé; tous deux ont été vaincus, en se séparant de celui qui ne peut être vaincu. Celui qui s'en est séparé le plus, c'est celui qui a subi la plus grande défaite, car il lui est devenu d'autant plus inférieur qu'il est devenu plus mauvais. Il suit de là que celui qui extérieurement paraît vaincre en soufflant le mal à un autre, est lui-même englouti sous une ruine plus profonde, à raison du bien qu'il a perdu. Il n'est donc pas possible que sa condition soit meilleure, puisque sa cause est pire. Admettons que le démon ait vaincu pour un temps, en triomphant de l'homme, quelle défaite éternelle ne subit-il pas par la rédemption de l'homme ! Il s'écrie sans doute: « Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous (1) »; mais ces paroles, loin d'être une affirmation véritable, sont plutôt un reproche. « Pardonnez-moi cette injure (2) », dit également l'Apôtre, donnant à ses paroles un sens ironique qui supposait qu'il s'adressait non pas à un juge instruit, mais à un ignorant calomniateur.

XXIV. Or, celui qui ne peut souffrir que l'arbre de vie soit interdit au pécheur, ne prouve-t-il pas qu'il veut faire le mal et rester impuni? Il était facile à Dieu de retirer la vie à l'homme s'il l'avait voulu; mais parce que les âmes raisonnables vivent de la sagesse, parce que l'ignorance est pour elles une mort véritable, quoi de plus naturel que d'entendre Dieu défendant à l'homme de toucher au fruit de l'arbre, voulant même le soustraire à la mort corporelle ? Maintenant, si après sa séparation d'avec Dieu, nous voyons l'homme condamné aux horreurs de la mort, à la consomption de l'âge, malheurs qu'il n'aurait pas connus s'il avait voulu se contenter de la nourriture qui lui était permise, tout cela ne nous révèle-t-il pas que déjà, par le péché, son âme était séparée de l'arbre spirituel de la vie, et qu'elle était déjà morte d'une mort intérieure? L'Esprit-Saint nous dit, en parlant de la sagesse: « Elle est l'arbre de vie pour ceux qui l'embrassent (3) ». C'est cette parole que notre adversaire ne comprend pas, comme il le prouve par ce passage

 

1. Gen. III, 22. — 2. II Cor. XII, 13. — 3. Prov. III, 18.

 

489

 

« Avant la malédiction, avant d'avoir touché au fruit de l'arbre, l'homme immortel pouvait-il donc vivre éternellement?» Ne dirait-on pas que quelqu'un lui à enseigné ou qu'il a lu dans un livre qu'Adam n'avait pas encore touché à l'arbre de vie? La seule conclusion à tirer, c'est que, si l'homme pouvait y puiser une vie inamissible, c'était pour le soustraire à la corruption de l'âge; et si ce même homme reçut la défense de toucher à cet arbre, Dieu avait arrêté, dans ses décrets éternels, que la mort serait le châtiment nécessaire de son péché.

XXV. Notre adversaire demande : « Comment, par suite de la malédiction de Dieu, l'homme a-t-il commencé à mourir, puisque ce n'est pas la malédiction qui a commencé à le faire vivre ? » Ne dirait-on pas que Dieu â souhaité la mort à l'homme, comme nous voyons des hommes se la souhaiter les uns aux autres? N'est-il pas évident que les paroles de Dieu sont la sentence d'un maître qui punit, et non l'expression d'une colère qui maudit? En punissant l'homme de la mort corporelle, Dieu, simplement, le séparait de l'arbre de vie parce qu'il était déjà mort spirituellement, et que dans son âme il était privé de l'aliment de la sagesse. En le séparant de l'arbre de vie, symbole de la sagesse, Dieu voulait donc faire connaître à l'homme ce qui s'était passé dans son âme.

XXVI. « Cet arbre qui dans le paradis portait des fruits de vie, à qui servait-il ? » A qui ? mais au premier homme et à la première femme, placés par Dieu dans ce jardin de délices. Plus tard, quand, en punition de leur iniquité, ils eurent été chassés de ce lieu, cet . arbre resta pour leur rappeler le souvenir de la vie de l'arbre spirituel. Cet arbre, nous l'avons dit, c'est la sagesse elle-même, immuable nourriture des âmes bienheureuses. Si nous en exceptons peut-être Enoch et Elie, quelqu'un se nourrit-il maintenant de cet aliment? je crois qu'on ne peut l'affirmer sans témérité. Mais si les âmes des bienheureux ne se nourrissaient pas des fruits de cet autre arbre de vie, planté dans le paradis spirituel, nous ne lirions pas dans l'Evangile que le bon larron, en récompense de sa piété et de sa noble profession de foi, reçut de Jésus-Christ la promesse solennelle que son âme entrerait ce jour-là même en paradis : « En vérité, je te l'assure, tu seras aujourd'hui avec moi en paradis (1) ». Etre avec Jésus-Christ, c'est être avec l'arbre de vie. Car c'est lui-même qui est la sagesse dont il est écrit : « Elle est l'arbre de vie pour ceux qui l'embrassent ».

XXVII. Dois-je m'attacher à réfuter ces autres objections qui ne lui paraissent à lui-même que des plaisanteries spirituelles? D'abord, Dieu n'aurait pas su par avance ce qui est arrivé; ensuite, il n'aurait pu réaliser ce qu'il s'était proposé ; en troisième lieu, pour se venger de sa défaite, il aurait eu recours aux malédictions. Comment sait-il que Dieu n'avait pas prévu ce qui est arrivé ? Est-ce par ce qui est arrivé ? Mais si ces événements ne s'étaient pas accomplis, il n'aurait pas pu les prévoir, puisqu'ils ne devaient pas arriver. Dira-t-il que, s'il les avait prévus, il aurait à l'avance pris toutes ses mesures pour en empêcher la réalisation? On pourrait en dire autant de Jésus-Christ, qui confia un talent à un homme qui ne devait pas le faire fructifier, quand, cependant, il ne le lui confiait que dans le but d'augmenter son trésor. Parce que, grâce à sa paresse, ce dépositaire n'obtint aucun profit, en conclurez-vous que son Maître n'avait pas prévu cette paresse ? Vous pouvez conclure également que Jésus-Christ n'a pu réaliser ce bénéfice malgré ses ardentes préoccupations à ce sujet. Ou bien pourquoi ne pas dire que pour se venger de sa déception, il eut recours aux malédictions ? N'est-il pas dit

« Liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dans les ténèbres extérieures (2) ? » Adam avait été traité de la même manière, Dieu ne l'avait séparé de l'arbre de vie que pour le frapper de la mort corporelle (3). Ainsi, aux yeux de notre habile adversaire, la malédiction lancée par le vaincu est la conséquence de l'impuissance où il s'est trouvé de faire accomplir son commandement. Alors qu'il affirme l'impuissance de Jésus-Christ, puisqu'il n'a pu réaliser, malgré ses désirs, son trésor de richesses spirituelles ; qu'il dise qu'il est devenu la proie de la jalousie et de la méchanceté, jusqu'à envier la lumière et le salut à son propre serviteur qu'il fait jeter dans les ténèbres, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. S'il n'ose tenir ce langage contre Jésus-Christ, c'est qu'il craint de ne plus paraître chrétien aux yeux de la foule, qui le prendrait pour un apostat. Comment donc ose-t-il, contre le

 

1. Luc, XXIII, 43. — 2. Matt. XXV, 15-30. — 3. Gen. III, 24, 19.

 

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Créateur de l'homme et son juge équitable, tenir un langage qu'il n'ose pas se permettre contre le Rédempteur de l'homme, quoique le mépris de ses préceptes entraîne également la réprobation éternelle? Mais, quoi qu'il fasse, ses traits se retourneront toujours directement contre Jésus-Christ qui a dit lui-même : « Si vous croyiez Moïse,vous me croiriez sans doute aussi, car il a parlé de moi (1) » . Qu'est-ce donc que le Père a fait, qu'est-ce qu'il fait encore sans son Fils? C'est pour aider à notre salut que la sainte Ecriture exalte non-seulement la bonté, mais encore la sévérité de Dieu; car s'il est utile d'aimer Dieu, il ne l'est pas moins de le craindre, ce qui a fait dire à l'Apôtre: « Vous voyez donc la bonté et la sévérité de Dieu (2) ». Pourquoi, dès lors, cet insensé, qui affiche encore son christianisme, reproche-t-il au Dieu des Prophètes ce qu'il approuve dans le Dieu des Apôtres? Le Dieu des uns n'est-il pas le même que le Dieu des autres?

XXVIII. J'ai parlé du serviteur jeté dans les ténèbres extérieures; c'est là l'oeuvre de la sévérité de Dieu. L'accusera-t-on d'imprévoyance pour avoir confié son argent à un tel serviteur ? L'accusera-t-on d'impuissance parce qu'il n'a pas obtenu le résultat qu'il se proposait ? L'accusera-t-on de jalousie et de méchanceté parce qu'il a jeté ce serviteur dans les ténèbres? Eh bien ! on ne saurait trop le remarquer, il y a une similitude parfaite entre cette manière évangélique de procéder, et tous les châtiments dont nous trouvons le récit dans les livres prophétiques. S'agit-il du déluge? Le Sauveur Jésus annonce quelque chose de semblable pour le moment de son retour sur la terre: «Au temps de Noé les hommes mangeaient, buvaient, plantaient, bâtissaient, se mariaient; le déluge arrive et tout est détruit; il en sera ainsi à la venue du Fils de l'homme (3) ». S'agit-il de l'endurcissement du coeur de Pharaon ? En parlant de certains hommes, le Nouveau Testament nous dit : « Dieu les a livrés à un esprit réprouvé, afin qu'ils fassent ce qui ne convient pas (4) ». L'Apôtre parle ici de cet esprit menteur que Dieu, par un juste jugement et pour montrer qu'il se sert des justes et des pécheurs, envoya à un roi impie pour le tromper ; c'est le prophète Michée qui nous l'atteste dans le récit de l'une de ses

 

1. Jean, V, 46. — 2. Rom. XI, 22. — 3. Luc, XVII, 26, 27. — 4. Rom. I, 28.

 

révélations (1). Saint Paul n'hésite pas à nous enseigner la même doctrine, parce qu'il en connaissait toute la vérité : « Dieu leur enverra des illusions si efficaces qu'ils croiront au mensonge, afin que tous ceux qui n'ont point cru à la vérité et qui ont consenti à l'iniquité, soient condamnés (2) ». C'est ce qui eut lieu sous le gouvernement de Moïse, car Dieu lui dit : « Prends tous les chefs du peuple et immole-les au Seigneur en face du soleil », c'est-à-dire au grand jour (3). De même, à l'occasion de l'idole fabriquée pendant l'absence de Moïse, celui-ci en tira une vengeance éclatante en frappant tous les impies, sans en excepter ses propres parents (4). Jésus a dit aussi : « Ceux qui ne veulent pas que je sois leur roi, amenez-les et frappez-les de mort en ma présence (5) ». Il s'agit ici évidemment de la mort des âmes, mais n'est-elle pas plus à craindre et plus horrible que la mort du corps? Le même Sauveur dit à ce sujet : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans les flammes éternelles (6) ».

XXIX. Il suffit d'étudier attentivement ce genre de mort qui précipite les âmes dans les flammes éternelles, pour envisager avec un profond mépris ces hécatombes horribles, ces fleuves de sang, où périssent des corps qui doivent périr quelque jour et de quelque manière. Notre adversaire fait de ces supplices une peinture exagérée, où il déroule tous les ressorts de sa rhétorique, et cela dans le but évident de soulever le blasphème contre Dieu et de l'accuser de cruauté à l'égard de ceux à qui il voulait inspirer pour ses jugements éternels une crainte salutaire. Dans toutes ses descriptions, on voit qu'il cherche à produire sur les sens une horreur profonde, et il croit faire beaucoup en se ruant contre l'aiguillon ; comment donc ne voit-il pas qu'en reprochant à la providence de Dieu la mort de la chair, il mérite pour son âme les tourments de la mort éternelle? Quel homme ne préférerait être frappé du glaive, comme les fornicateurs le furent, au sein même de la volupté, par le grand prêtre Phinées, donnant ainsi l'exemple de la terrible vengeance que méritent ces honteuses passions, et se rendant par là très

 

1. III Rois, XXII, 19-23. — 2. II Thess. II, 10, 1l. — 3. Nombr. XXV, 4. —  4. Exode, XXXII. — 5. Luc, XIX, 27. — 6. Matt. X, 28.

 

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agréable à Dieu; quel homme, disons-nous, ne préférerait mourir de cette manière, être consumé par le feu et voir son corps mis en lambeaux, plutôt que d'être précipité dans les flammes éternelles? Pourquoi donc le Dieu des chrétiens frappe-t-il les pécheurs de trépas plus cruels, et leur annonce-t-il qu'après cette mort temporelle il y aura pour eux un supplice sans fin? N'est-ce pas parce que le Dieu des deux Testaments est un seul et même Dieu? Pour confondre l'impiété de notre adversaire, quelque complaisance qu'il mette à exagérer les guerres, les massacres, les blessures, les ruisseaux de sang, les Juifs ne pourraient-ils pas lui répondre qu'ils servaient un Dieu beaucoup moins cruel que le nôtre, car la mort corporelle dont il frappait les coupables était bien douce en comparaison des flammes éternelles de l'enfer?

XXX. Mais du moins ne peut-on pas reprocher au Dieu de la loi et des Prophètes d'avoir puni de la mort corporelle des fautes bien légères et presque méprisables? Ainsi David est sévèrement châtié pour s'être permis le dénombrement de son peuple (1); les enfants, c'est l'expression dont il se sert, les fils du grand prêtre Héli, furent frappés de mort pour avoir puisé dans les chaudières quelques parties des victimes brûlées en l'honneur du Très-Haut. Je n'ai pas à déterminer le degré de culpabilité de ce vice de l'orgueil qui inspira David dans le dénombrement qu'il fit de son peuple; je constate seulement que le châtiment n'a été que la mort temporelle, laquelle devait toujours arriver à ces hommes dont la multitude avait enflammé l'orgueil de David. Je nie aussi que les fils d'Héli n'aient été que des enfants, comme il les appelle par ignorance; pour oser, dans les sacrifices, se donner à eux-mêmes la préférence sur le Seigneur Dieu, ne devaient-ils pas être arrivés à cet âge où l'on peut commettre un crime et en subir le châtiment? C'est pour venger cet outrage que Dieu fit éclater la guerre, non pas assurément dans un but purement personnel, mais pour sauvegarder la religion et la piété sur lesquelles reposaient l'existence et la prospérité du peuple d'Israël. La mort venant les frapper dans le combat d'une manière et dans des circonstances aussi tragiques, a pu réveiller dans les âmes la crainte salutaire du Seigneur; sans ce bâtiment ces coupables

 

1. II Rois, XXIV.

 

auraient pu vieillir; mais, un peu plus tôt ou un peu plus tard, la mort devait toujours clore leur existence. Nous voyons même dans l'Écriture (1) que des hommes furent frappés de la mort corporelle, en punition, non pas de leurs propres péchés, mais des péchés des autres. Au point de vue temporel, le malheur des vivants est plutôt dans la douleur du coeur, que le châtiment des mourants n'est dans la dissolution du corps; quant aux âmes, à leur sortie du corps leur destinée est toute faite, bonne ou mauvaise, et cette destinée n'est nullement aggravée par la manière plus ou moins violente dont le corps a été dissous; on peut être frappé de la mort corporelle pour le crime d'autrui, on ne l'est jamais de la mort de l'âme. Voyez aussi ce qui est advenu à cet homme qui osa se présenter au festin des noces, sans avoir pris le vêtement nuptial. A ne juger ce fait qu'au point de vue purement humain, tout ce qu'il méritait c'était la honte et l'obligation de changer de vêtement, pour satisfaire a l'indignation trop légitime du maître. Et cependant, écoutez la sentence : « Liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dans les ténèbres extérieures, où il y aura pleur et grincement de dents (2) ». Mais, dira notre adversaire, ce n'était pas une faute légère de n'avoir pas pris le vêtement nuptial, car souvent de petites choses en indiquent de plus grandes. Les sacrifices visibles sont peu de chose, envisagés au point de vue matériel, et cependant ils ont une haute importance pour le culte et l'honneur de Dieu; n'est-ce pas dans cet honneur rendu à Dieu par les sacrifices que les fils d'Héli se préféraient à Dieu? Ici le convive ne se préféra point à l'époux, mais il l'humilia par la simplicité et la négligence de son vêtement. Et cependant, si on examine le châtiment dans ces deux circonstances, il est facile de comprendre que le dernier l'emporte en sévérité sur le premier, dans la proportion que les châtiments spirituels et éternels l'emportent sur les châtiments corporels et temporels.

XXXI. Mais à une intelligence charnelle, pourquoi essayer de faire comprendre la signification symbolique des sacrifices et du vêtement nuptial? Parlons de choses plus faciles à saisir. Le Sauveur comparant l'Évangile à la loi ancienne, déclare ouvertement que la loi ancienne était bonne en elle-même,

 

1. I Rois, II-IV. — 2. Matt. XXII, 11-13.

 

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mais que l'Evangile qu'il enseigne est plus parfait : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez pas, et celui qui se rendra homicide sera déclaré coupable au jugement. Et moi je vous dis: Quiconque nourrira la colère contre son frère, sera coupable au jugement; celui qui lui dira Racha, sera coupable devant le conseil, et celui qui lui dira : Fou, sera digne du feu éternel (1) ». Quel péché nous paraît plus léger que de dire à son frère: Vous êtes un fou? Quel châtiment peut être comparé au feu éternel ? Si la loi ou les Prophètes, sous l'inspiration de Dieu, avaient condamné à être lapidé celui qui aurait dit à son frère: Vous êtes un fou, de quelle cruauté Dieu ne serait-il pas accusé par notre adversaire? Eh bien 1 qui n'eût pas préféré non-seulement être lapidé, mais déchiré dans toutes les parties de son corps, que de devenir la proie du feu éternel? Et cependant aucun homme sensé ne dira que le Dieu de l'Evangile est plus cruel que le Dieu de la loi, puisque c'est un seul et même Dieu. Sous la loi, Dieu, pour se faire craindre de son peuple, le menaçait de châtiments charnels; dans l'Evangile il le menace de châtiments spirituels. Dans la loi comme dans l'Evangile, Dieu est juste, mais il n'est pas cruel.

XXXII. Ne faut-il pas supposer une haine bien prononcée contre Jésus-Christ, et le désir bien vif de lui prodiguer le blasphème, pour reprocher à Dieu d'avoir puni la profanation si souvent répétée des sacrifices offerts en son honneur, quand on entend le Sauveur, prédisant sa seconde venue sur la terre, lancer contre les nations placées à sa gauche cette terrible menace: « Allez au feu éternel, qui a été préparé aux démons et à ses anges? » Et pourquoi cette sentence rigoureuse ? « J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger ». Ainsi pour un aliment temporel, non pas pour l'avoir enlevé sacrilègement, mais pour ne l'avoir pas donné, Jésus-Christ menace d'un supplice éternel. Et il est facile de saisir la vérité de cette sentence. L'aumône en elle-même est une petite chose; mais quand on la fait avec piété, elle acquiert un mérite éternel. D'un autre côté, c'est précisément parce que l'objet de l'aumône est d'une faible importance, qu'on ne peut le refuser sans une grande impiété. On se frappe alors d'une véritable

 

1. Matt. V, 21, 22.

 

stérilité, et comme l'arbre stérile on acquiert des droits au supplice éternel. Vous voyez donc comment se réalise cette parole: « Tout homme est menteur (1) »; si vous mettez cet adversaire en demeure de répondre, pour se justifier il atténue la faute et aggrave le châtiment; son esprit tout charnel l'empêche de voir la faute, et sa chair mortelle se prend d'horreur pour le châtiment. C'est là ce qui nous explique pourquoi les châtiments corporels infligés aux hommes sous l'ancienne loi, lui paraissent beaucoup plus rigoureux que ceux dont menace l'Evangile. Que sont les horreurs du déluge en comparaison de celles de l'enfer ? Auprès des tourments éternels que sont les massacres, les blessures et la mort des corps? Cet insensé fait sonner bien haut la mort de vingt-quatre mille hommes, comme si vraiment il n'en mourait un bien plus grand nombre chaque jour sur toute la face de la terre. La mort du corps n'est qu'une chose transitoire ; mais comment compter les milliers de pécheurs appartenant à toutes les nations et qui, au jugement dernier, seront placés à la gauche et condamnés aux flammes éternelles ?

XXXIII. Mais voici que, les yeux fermés et la bouche ouverte, il proclame à grands cris que Dieu lui-même a avoué sa cruauté, quand il a dit par le Prophète : « J'aiguiserai mon glaive comme la foudre, j'enivrerai de sang toutes mes flèches, et mon glaive dévorera la chair de tous ceux qui seront blessés par le sang (2) ». Fort de ces paroles, il accuse Dieu d'être toujours altéré de sang humain, comme s'il avait dit: Je m'enivrerai de sang ; ou: Je mangerai la chair trempée dans le sang; Eh bien ! supposant même à ces paroles toute la cruauté qu'il se plaît à leur donner, je dirais encore: Qu'est-ce que ces paroles rapprochées de celles-ci : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges ? » Là, ce ne sont plus des flèches toujours altérées de sang, mais des flammes toujours affamées des membres de leurs victimes; ce n'est plus un glaive qui dévore des chairs, en privant les morts de tout sentiment de douleur, aussi promptement qu'il leur imprime sa blessure, ce sont des souffrances éternelles auxquelles personne ne peut se soustraire par la mort, car le châtiment ne meurt pas. Pourquoi donc ne dit-il pas de

 

1. Ps. CXV, 11. — 2. Deut. XXXII, 41, 42.

 

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Jésus-Christ: « Un tel Dieu doit-il être adoré, ne mérite-t-il pas plutôt qu'on le maudisse et qu'on le fuie avec horreur? » S'il ne tient pas ce langage contre Jésus-Christ, est-ce parce qu'il craint de ne pas échapper au supplice éternel qu'il prépare aux impies ? ce misérable ignore donc qu'en formulant ce blasphème contre le Dieu des Prophètes il le formule nécessairement et par le fait même contre le Dieu de l'Évangile, dont il craint d'offenser la redoutable sévérité ?

XXXIV. Il attaque ensuite le raisin de fiel, la grappe d'amertume et la fureur des dragons et des aspics, toutes ces vengeances que Dieu nourrit en lui-même pour en frapper les impies quand leur pied viendra à défaillir (1). Il ignore donc que ce sont là des figures sous lesquelles Dieu nous dépeint sa justice qui rendra à chacun selon ses oeuvres. De là ces paroles de l'Apôtre : « Cependant, par votre dureté et par l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2) ». En qui donc le coeur impénitent s'amasse-t-il un trésor de colère? n'est-ce pas en Celui qui doit juger les vivants et les morts? L'Ancien Testament ne nous parle-t-il pas d’un trésor d'amour qui repose sur les lèvres du sage (3)? Nous lisons dans les Proverbes que « Dieu amasse un trésor de salut pour ceux qui l'aiment (4) », et dans Isaïe : « Notre salut est dans les trésors : là est la sagesse, la science et la piété envers Dieu. Tels sont les trésors de la justice (5) ». Mais voici le comble de la fourberie de la part de ces insensés. Pour se donner raison dans leur haine contre l'Ancien Testament qu'ils ne veulent pas comprendre, ils y choisissent tous les passages les plus sévères afin de prouver la cruauté de Dieu, et de l'Évangile ils ne citent que les endroits les plus doux, afin de faire ressortir la bonté de Dieu. Leur stratagème réussit auprès des hommes ignorants qui se prennent aussitôt d'horreur pour le Dieu de l'Ancien Testament, et d'amour pour le Dieu de l'Évangile. Pourquoi, dès lors, un impie ne pourrait-il pas se donner le droit d'attaquer le Nouveau Testament comme notre adversaire attaque l'Ancien? Il lui suffirait pour cela de prendre dans l'Ancien Testament

 

1. Deut. XXXII, 32-35. — 2. Rom. II, 5, 6. — 3. Prov. XXI, 20. — 4. Id. VIII, 21. — 5. Isa. XXXIII, 6.

 

tous les passages où se peint la bonté de Dieu, et dans le Nouveau tous ceux qui reflètent sa sévérité. La tâche ne serait pas difficile, et alors il pourrait s'écrier : « Le Dieu que nous devons adorer, c'est le Dieu bon et miséricordieux, plein de patience et de longanimité, qui ne s'irrite pas jusqu'à la fin et ne s'indigne pas éternellement ; qui ne nous traite pas selon nos péchés, et ne nous punit pas selon nos iniquités; qui rejette nos péchés aussi loin de nous que l'Orient est loin de l'Occident, qui a pitié de ceux qui le craignent, comme un père a pitié de ses enfants (1) ;  — je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive (2) » ; mais nous ne devons pas adorer le Dieu qui, sous prétexté de punir l'avarice, s'irrite contre le serviteur qui, sans perdre le talent qui lui avait été confié, ne l'avait pas fait fructifier, et le condamne à être jeté, les pieds et les mains liés, dans les ténèbres extérieures où il y aura pleur et grincement de dents (3) ? N'adorons pas celui qui ne se contente pas de chasser du festin le malheureux convive qui n'avait pas le vêtement nuptial, mais le condamne également à un éternel supplice (4) ; celui qui, à celles qui viennent à lui, frappent et disent : « Seigneur, ouvrez-nous », répond durement: « Je ne vous connais pas», et cependant tout leur crime était de ne pas avoir pris d'huile pour en remplir leur lampe (5) ; celui qui, pour une seule parole injurieuse, condamne à l'enfer (6); celui enfin qui, pour le refus de donner à un pauvre une nourriture temporelle, condamne également au feu éternel (7). En recueillant ainsi tous les passages les plus doux de l'Ancien Testament et les plus sévères de l'Évangile, l'impie dont nous parlons pourra facilement tromper les simples, leur inspirer une profonde horreur pour la sévérité et la cruauté de Jésus-Christ, et, au contraire, un amour vif et tendre pour le Dieu miséricordieux et doux de la loi et des Prophètes. Que cet impie fasse pour le Nouveau Testament ce que notre adversaire a fait pour l'Ancien, où trouverait-on entre les deux une différence, quant à l'impiété et au blasphème? Celui donc qui rend à Dieu l'adoration qui lui est due, proclame un seul et même Dieu pour

 

1. Ps. CII, 8-13. — 2. Ezéch. XVIII, 23; XXXIII, 11. — 3. Matt. XXV, 14-30. — 4. Id. XXII, 11-13. — 5. Id. XXV, 1, 2. — 6. Id. V, 22. — 7. Id. XXV, 41, 42.

 

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les deux Testaments, dans chacun des deux il trouve une bonté infinie à aimer, et une juste sévérité à craindre; dans l'Ancien, il lit la promesse évidente de Jésus-Christ; dans le Nouveau, il trouve les preuves infaillibles de sa venue sur la terre.

XXXV. Dans les livres anciens, ne lisons-nous pas qu'on ne doit point rendre le mal pour le mal, puisque, si quelqu'un rencontre, errant dans la campagne, la bête de somme de son ennemi, il lui est commandé de la reconduire à la maison de son maître; si elle a succombé sur le chemin, il ne doit pas continuer sa route, mais aider son ennemi à la relever (1)? N'y trouvons-nous pas ce précepte, renouvelé depuis par l'Apôtre : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, et s'il a soif, donnez-lui à boire (2)? » N'y lisons-nous pas ces paroles qu'adresse à Dieu tout homme qui veut lui plaire : « Seigneur mon Dieu, si j'ai fait cela, si l'iniquité est dans mes mains, si j'ai rendu le mal pour le mal (3)? » Jérémie ne nous y décrit-il pas la patience du juste, qui présente la face à celui qui le frappe (4)? Un autre prophète n'ordonne-t-il pas à chacun d'oublier la méchanceté de son frère (5)? Comment donc notre blasphémateur ose-t-il sur tous ces points opposer l'Ancien Testament au Nouveau ? comment, pour mieux tromper les faibles, lui qui n'a aucune connaissance des Ecritures, ose-t-il avancer qu'il connaît la Bible et l'Evangile? Demandez-lui si Celui qui condamne au feu éternel pour un refus d'aumône, ne rend pas le mal pour le mal, il se trouble; qu'il sache donc, qu'user de la vengeance traditionnelle, oeil pour oeil, dent pour dent, est un châtiaient infiniment plus doux, quand la vengeance ne dépasse pas les limites de l'injure, que celui dont l'Evangile menace un refus d'aumône; car ici la faute est transitoire et momentanée, et le châtiment éternel. Que faut-il de plus, s'il ne veut pas s'obstiner dans son erreur, pour le convaincre que les deux Testaments sont l'oeuvre d'un seul et même Dieu, dont nous devons tout à la fois aimer la bonté et craindre la justice? Il est vrai que dans l'Ancien Testament, ce qui domine, c'est la promesse de biens temporels et la menace de châtiments temporels, et ce caractère a surtout pour effet d'enfanter des esclaves de la

 

1. Exod. XXIII, 4, 5. — 2. Prov. XXV, 21 ; Rom. XII, 20. — 3. Ps. VII, 4, 5. — 4. Thren. III 30. — 5. Lévit. XIX, 18.

 

Jérusalem temporelle. Au contraire, sous le Nouveau Testament, la foi produit la charité, et la charité fait accomplir la loi, moins par la crainte des châtiments que par amour pour la justice ; voilà pourquoi nous disons que la foi et la charité enfantent les enfants de la Jérusalem éternelle (1). Malgré cette différence bien sensible, il est vrai de dire que sous la loi il y avait certainement des justes spirituels que ne tuait pas la lettre du précepte, mais que vivifiaient l'esprit et la grâce (2). La foi au Messie futur habitait dans les Prophètes et leur dictait, sous l'inspiration de Dieu, ces belles prophéties, histoire anticipée de Jésus-Christ. De même, il est de nos jours un grand nombre de chrétiens charnels, pour qui l’ignorance des saintes Ecritures devient souvent un principe d'hérésie, ou bien qui, tout en restant dans le sein de l'Eglise catholique, ne peuvent se nourrir que du lait des enfants, ou enfin qui, en persévérant à n'être que la paille, s'exposent à brûler dans les flammes éternelles. Or, de même que Dieu est le seul et véritable Créateur des biens temporels et éternels; de même il est l'auteur unique des deux Testaments, car le Nouveau est figuré dans l'Ancien, et l'Ancien a été révélé et accompli dans le Nouveau.

XXXVI. L'Evangile a poussé la miséricorde et l'oubli des injures jusqu'à ordonner de pardonner les péchés à son frère, non pas sept fois, mais septante sept fois. Or, faut-il en conclure que l'iniquité doit rester impunie, que la doctrine doit être somnolente et oisive ? Assurément non, et j'ajoute que cette miséricorde n'est nullement incompatible avec une punition vigilante et sagement modérée. En effet, quand Jésus-Christ a remis à son Eglise les clefs du royaume des cieux, il ne s'est pas contenté de dire : « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel », lui traçant ainsi d'une manière évidente l'obligation de rendre le bien et non le mal pour le mal. Il a dit aussi : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel », pour nous enseigner que le propre de la justice, c'est de punir le péché. Ces autres paroles : « S'il n'écoute pas l'Eglise, qu'il soit pour vous comme un païen et un publicain », formulent assurément une sentence bien plus redoutable que si le Sauveur avait permis de frapper avec le glaive, de consumer

 

1. Gal. IV, 22-31. — 2. II Cor. III, 6.

 

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dans les flammes ou d'exposer à la cruauté des bêtes féroces. Quand donc le Sauveur ajoute: «En vérité, je vous le dis, ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel », il veut nous faire comprendre toute la gravité du châtiment qui pèse en réalité sur celui qui paraissait rester impuni. Qu'il vienne nous dire, s'il l'ose: Est-ce ainsi que vous interprétez le précepte du Seigneur : « Ne rendez à personne le mal pour le mal; si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui l'autre; pardonnez à vos frères leurs injures à votre égard (1) ? » Voici que les hommes entre eux ne se rendent pas le mal pour le mal, et un malheureux pécheur est plus cruellement attaché par les clefs de l'Eglise, qu'il ne le serait par les chaînes les plus dures de fer ou de diamant ! Loin de moi, ajoute-t-il, de soutenir une semblable doctrine, car je suis chrétien ! Lors même qu'il le serait réellement, il aurait gardé le plus profond silence, car le Dieu des Prophètes, dont il blasphème les écrits avec une complaisance si marquée, est un même Dieu avec le Dieu des Apôtres, dont il n'ose blasphémer les paroles.

XXXVII. Notre adversaire ajoute : « David demanda à Dieu d'épargner ceux qui n'avaient pas péché, mais ce ne fut qu'après l'oblation d'un sacrifice qu'il fut exaucé (2) »; « on ne doit donc pas regarder comme un Dieu véritable, un Dieu qui fait ses délices des sacrifices ». Déjà nous avons parlé de ces châtiments qui entraînaient la mort d'un certain nombre d'hommes, mort temporelle qui ne les conduisait pas à la mort de l'âme, et qui était bien propre à étouffer tout sentiment d'orgueil dans le coeur d'un roi. Quant au sacrifice en particulier, notre adversaire prouve qu'il n'en a aucune idée. Du reste, il est dans l'erreur, puisque le peuple de Dieu n'offre plus de sacrifices sanglants à Dieu, depuis qu'il possède le sacrifice unique dont les autres n'étaient que la figure. De même qu'une seule et même chose peut être exprimée en différentes phrases et en beaucoup de langues, de même le sacrifice véritable et par excellence, a pu être prédit et figuré de différentes manières et par différents sacrifices. Il serait évidemment trop long de traiter ici de chacun de ces sacrifices. Toutefois j'adresse une observation à ces insensés qui apportent toujours autant de lenteur à comprendre, que d'empressement à

 

1. Matt. V, 39-44 ; XVIII, 35. — 2. II Rois, XXIV.

 

blâmer; c'est que si le démon ne savait pas que le sacrifice est dû au seul Dieu véritable, il ne serait pas si ardent à se le faire offrir à lui-même. En sa qualité de faux dieu, il veut être honoré par ceux qu'il trompe, comme le vrai Dieu l'est par ceux qui le servent; or, le sacrifice est l'acte principal de tout le culte que nous rendons à Dieu. Quant à toutes les autres marques d'honneur dont nous entourons la divinité, souvent des hommes aveuglés par un orgueil insensé ont voulu se les attribuer à eux-mêmes. Mais on n'en connaît qu'un très-petit nombre qui aient poussé l'audace jusqu'à user de leur puissance royale pour se faire offrir des sacrifices. Si peu nombreux qu'ils soient, par cela seul qu'ils l'ont osé, ils ont voulu passer pour autant de dieux. Or, que Dieu n'ait aucun besoin de nos sacrifices, qui donc peut en douter? Nos louanges 'ne lui sont pas plus nécessaires. De même donc que c'est à nous et non pas à Dieu que revient l'utilité des louanges que nous lui adressons; de même ce n'est pas pour Dieu, mais pour nous qu'il est utile de lui offrir le sacrifice. Le seul et véritable sacrifice, c'est l'effusion du sang de Jésus-Christ; or, c'est pour nous que ce sang a été répandu. C'est pour figurer et annoncer ce sacrifice, que Dieu, dès les premiers jours du monde, ordonna aux hommes de lui offrir des sacrifices dont les victimes devaient être des animaux sans tache. Cette exemption de tout vice corporel dans ces victimes, faisait espérer aux hommes que Celui qui serait immolé pour nous, serait seul immaculé et exempt de toute souillure du péché. Voici dans quels termes le Prophète annonce ces heureux jours : « Le Seigneur, Dieu des dieux, a parlé et il a appelé la terre depuis l'orient jusqu'au couchant; c'est de Sion qu'il tire sa gloire et sa beauté ». Un peu plus loin, dans le même psaume, nous lisons : « Ecoute, mon peuple, et je te parlerai ; Israël, et je t'affirmerai par serment, car je suis le Seigneur ton Dieu. Ce n'est pas à l'égard de vos sacrifices que je vous adresserai des reproches, car vos sacrifices sont toujours présents à mes yeux. Je ne recevrai plus les veaux de vos étables ni les boucs de vos troupeaux. Car tous les animaux des forêts m'appartiennent aussi bien que les troupeaux de vos montagnes et les boeufs de vos pâturages. Je connais tous les oiseaux du ciel, et la beauté de la campagne est en (496) moi. Si j'ai faim je ne vous le dirai pas, car c'est à moi qu'appartient l'univers et toute sa plénitude. Mangerai-je donc la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs ? Offrez à Dieu le sacrifice de louange, et rendez vos voeux au Très-Haut ». Enfin, le psaume se termine par ces mots : « Le sacrifice de louange m'honorera, et c'est là la voie par laquelle je lui montrerai le salut de Dieu (1) ». J'ai montré plus haut que ce salut de Dieu, c'est Jésus-Christ lui-même (2). Or, n'est-ce pas dans l'action de grâces que le sacrifice de louange revêt son caractère le plus sacré? Nos plus vives actions de grâces à rendre à Dieu, n'est-ce pas de nous avoir donné Notre-Seigneur Jésus-Christ? Ces pensées sont familières aux fidèles qui assistent au sacrifice catholique, dont tous les sacrifices anciens n'étaient que l'ombre et la figure. Quant à ces insensés qui se posent en ennemis déclarés de l'Ancien Testament, lors même qu'ils ne comprendraient rien au psaume que je viens de citer, qu'il leur suffise, dans la question présente, de savoir que le Dieu des Prophètes, qui est aussi le Dieu des Apôtres, ne mange point la chair des taureaux et ne boit point le sang des boucs. C'est cette vérité, si familière aux saints, qui leur dictait, sous l'inspiration du Saint-Esprit, le beau langage que nous venons d'entendre. Il suit de là que le sacrifice offert par David pour obtenir grâce en faveur de son peuple, n'était que l'ombre de ce sacrifice futur qui devait sauver spirituellement le genre humain tout entier. En effet, comme le dit l'Apôtre, c'est Jésus-Christ, «qui a été livré pour nos péchés et qui est ressuscité pour notre justification (3) ». Voilà pourquoi il ajoute : « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé (4) ».

XXXVIII. Tenter de prouver que c'était se livrer au culte des démons que d'offrir un sacrifice, et laisser clairement entendre que c'est de David qu'on parle, n'est-ce pas montrer évidemment que l'on est prêt à ne reculer devant aucune fourberie pour mieux tromper les simples ? Il invoque le témoignage de l'Apôtre, à qui il fait dire : « Voyez Israël charnellement : est-ce que ceux qui mangent des victimes ne participent pas à l'autel? Quoi donc? Ai-je dit que l'idole soit quelque chose? Mais ceux qui sacrifient, c'est aux démons qu'ils sacrifient ». Ce n'est

 

1. Ps. XLIX. — 2. No XV. — 3. Rom. IV, 25. —  4. I Cor. V, 7.

 

point là le véritable langage de l'Apôtre; le voici textuellement : « Voyez Israël selon la chair; est-ce que ceux d'entre eux qui mangent de la victime immolée, ne prennent point part à l'autel? Quoi donc? Est-ce que je veux dire que ce qui a été immolé aux idoles ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose ? Mais je dis que ce qu'ils immolent, ils l'immolent aux démons et non à Dieu. Or, je veux que vous n'ayez aucune société avec les démons ». Il se trouve, il est vrai, différentes versions sur ce texte, mais elles ne varient que sur les mots et non sur les choses. Ainsi on peut dire charnellement ou selon la chair; ceux qui mangent des choses offertes en sacrifices, ou qui mangent des victimes; à la rigueur, il peut même se faire que dans certains exemplaires, on lise seulement : Est-ce donc que je veuille dire que l'idole soit quelque chose, quoiqu'on lise ailleurs : Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose? Il n'y a dans tout cela que des différences de mots. Mais ce qui suit est essentiel, et notre adversaire a réellement interpolé le texte pour le besoin de sa cause. L'Apôtre dit: « Ce qu'ils immolent, ils l'immolent aux démons et non à Dieu ». Notre adversaire y substitue les paroles suivantes : « Ceux qui sacrifient, sacrifient aux démons », affirmant ainsi d'une manière absolue que tous ceux qui sacrifient ne peuvent sacrifier qu'aux démons. Voici donc les paroles de l'Apôtre: « Ce qu'ils immolent, ils l'immolent aux démons et non à Dieu » ; voilà pourquoi il ajoute aussitôt : ci Or, je ne veux pas que vous ayez de société avec les démons » ; c'était leur défendre toute espèce d'idolâtrie. Or, il déclare qu'ils feraient société avec les démons s'ils mangeaient des viandes qui leur sont offertes, comme Israël, selon la chair, prenait part à l'autel dans le temple, quand il mangeait des viandes qui avaient été offertes sur l'autel. Il se sert de cette expression : selon la chair, parce qu'il y a un Israël selon l'esprit, lequel peuple ne suit plus les anciennes figures, mais adore la réalité annoncée par ces images et ces figures. Plus haut il avait dit : « C'est pourquoi, mes très-chers frères, fuyez l'idolâtrie ». Il leur montre ensuite à quel sacrifice ils doivent s'attacher : « Je vous parle comme à des personnes sages; jugez (497) vous-mêmes de ce que je dis. N'est-il pas vrai que le calice de bénédiction, que nous bénissons, est la communion du sang de Jésus-Christ, et que le pain que nous rompons est la communion du corps de Jésus-Christ? Car nous ne sommes tous ensemble qu'un seul pain et un seul corps, nous tous qui participons à un même pain (1) ». Voilà pourquoi il ajoute : « Voyez Israël selon la chair; est-ce que ceux qui mangent des viandes offertes sur l'autel ne sont pas en société avec l'autel? » C'était leur dire clairement qu'ils étaient en société avec le corps de Jésus-Christ, comme les Juifs charnels étaient en société avec l'autel. Il était donc tout naturel qu'il leur défendît l'idolâtrie, pour réfuter ce raisonnement que quelques-uns auraient pu se faire : l'idole n'est rien; donc, nous pouvons nous permettre sans crainte la manducation des viandes offertes aux idoles. L'Apôtre répète comme eux que l'idole n'est rien; ce n'est donc pas à ce titre qu'il leur défend les viandes offertes, mais parce que, dit-il, ce que les païens offrent, ils l'offrent aux démons et non à Dieu, et je ne veux pas que vous ayez de société avec les démons. Cette interprétation est fondée sur l'évidence même; car, dans le temple, le culte d'Israël était charnel, et cependant il n'était pas idolâtrique. Supposez, en effet, que les sacrifices offerts dans le temple, selon l'ancienne loi, aient été condamnés comme étant des sacrifices offerts aux idoles, comment Jésus-Christ, après avoir guéri le lépreux, pouvait-il lui dire : « Allez, montrez-vous au prêtre, et offrez le sacrifice prescrit par Moïse, pour leur  servir de témoignage (2) ? » Jusqu'alors il n'avait pas encore remplacé ces sacrifices par celui de son corps, il n'avait pas encore reconstruit le temple de son corps. De même, quand il chassa les vendeurs du temple, comment aurait-il pu leur dire, de ce temple : « Ma maison sera appelée une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de voleurs (3)?»

XXXIX. Notre adversaire a tiré le passage qu'il a cité des livres apocryphes que l'on attribue à André et à Jean. Si ces livres étaient véritablement l'oeuvre de ces apôtres, l'Eglise les aurait reçus, cette Eglise qui, par la succession visible de ses évêques, descend des Apôtres jusqu'à nous, et offre à Dieu, dans le sacrifice du corps de Jésus-Christ, le véritable

 

1. I Cor. X, 14-20. — 2. Matt. VIII, 4. — 3. Id. XXI, 13.

 

sacrifice de louange auquel le Dieu des dieux convie la terre depuis l'Orient jusqu'à l'Occident. Cette Eglise, c'est l'Israël selon l'esprit, différent de cet Israël selon la chair, lequel n'avait, dans ses sacrifices charnels, que l'ombre ou la figure de ce grand sacrifice qu'offre maintenant Israël selon l'esprit, à qui il a été dit prophétiquement : « Ecoute, mon peuple, et je te parlerai ; Israël, et je te rendrai témoignage (1) », et le psaume tout entier. En effet, ce ne sont plus ni les veaux de l'étable, ni les boucs des troupeaux qu'il offre à Dieu, mais le sacrifice de louange, non pas selon l'ordre d'Aaron, mais selon l'ordre de Melchisédech. Dans l'Evangile, Jésus-Christ s'est appliqué à lui-même ce psaume, quand, répondant aux Juifs qui, en proclamant le Christ Fils de David, n'y voyaient qu'une filiation charnelle, il leur montra comment David avait pu, en esprit, appeler le Christ son Seigneur et son Dieu. Il leur rappela donc le commencement du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma  droite, jusqu'à ce que je place vos ennemis pour vous servir de marchepied ». Il y est dit aussi : « Le Seigneur l'a juré, et il ne s'en repentira pas. Vous êtes prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech (2) ». On sait ce que Melchisédech offrit en sacrifice, quand il vint bénir Abraham (3), et il est facile de voir que c'est le même sacrifice qui est maintenant offert à Dieu sur toute la face de la terre. Or, ce serment prononcé par Dieu est la condamnation évidente des incrédules. Quand le Prophète dit de Dieu qu'il ne se repentira pas, il annonce que ce sacerdoce ne changera pas, tandis qu'il est certain que le sacerdoce d'Aaron a changé. C'est même ce qui a fait dire à un autre Prophète, s'adressant à Israël selon la chair : « Ma volonté, dit le Dieu tout-puissant, ne repose pas sur vous, et je ne recevrai plus d'hostie de vos mains ». Voilà pour ce qui regarde l'ordre d'Aaron. Le même Prophète nous donne la raison de ce changement : « Parce que, depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, mon nom est glorifié parmi les nations, et en tous lieux on m'offre de l'encens et une Hostie pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur tout-puissant (4) ». Voilà pour ce qui regarde l'ordre de Melchisédech. Cet encens dont il est

 

1. Ps. XLIX, 2, 7. — 2. Matt. XXII, 42-45; Ps. CXLX, 1, 4. — 3. Gen. XIV, 18, 19. — 4. Malach. I, 10, 11.

 

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parlé, comme l'indiquent du reste le mot grec, et un passage de saint Jean dans l'Apocalypse, signifie les prières des saints. Le même Dieu dont il est dit au psaume « qu'il a appelé la terre depuis l'Orient jusqu'à l'Occident », c'est-à-dire que, s'adressant à tous les peuples répandus sur la face de la terre, il leur a dit : « Je ne recevrai plus les veaux de vos étables, immolez à Dieu un sacrifice de louange (1) », c'est le même Dieu qui annonce par son Prophète, comme déjà réalisé, ce grand prodige réservé aux siècles futurs : « Depuis l'Orient jusqu'à l'Occident mon nom est glorifié parmi les nations, et en tous lieux on offre à mon nom l'encens et une Hostie pure, parce que mon nom est grand parmi les peuples ».

XL. Quand on dit de Dieu qu'il se repent, on ne veut pas assimiler le repentir de Dieu à celui de l'homme ; on dirait plutôt que l'homme imite le repentir de Dieu, comme on dit de l'homme qu'il imite la colère, la miséricorde et le zèle de Dieu. Si Dieu se repent, ce n'est pas parce qu'il s'est trompé; s'il s'irrite, c'est sans éprouver aucune agitation dans l'esprit; s'il fait miséricorde, ce n'est pas qu'il ait le cœur malheureux; s'il a du zèle, c'est sans aucune lividité d'âme. On dit de Dieu qu'il se repent quand, dans les choses qui dépendent de son souverain domaine, il arrive un changement inopiné pour les hommes; la colère, en Dieu, c'est la vengeance qu'il tire du péché; sa miséricorde, c'est la bonté qu'il déploie pour secourir les malheureux; son zèle ou sa jalousie, c'est sa providence en vertu de laquelle il ne permet pas que ses créatures se livrent impunément à une affection qu'il condamne. A l'occasion de ce repentir attribué à Dieu, notre adversaire a lancé tout un fleuve de paroles et d'incriminations ; or, qu'il sache donc d'abord qu'à proprement parler, nous ne pouvons rien dire de Dieu qui soit digne de lui; mais comme il faut que nous en parlions, et que pour en parler nous sommes réduits à nous servir du langage humain, il n'y a pour nous comprendre que ceux qui savent interpréter toutes choses dans le sens spirituel, et ceux-là sont en bien petit nombre. C'est là ce qui nous explique pourquoi des hommes charnels ne voient que des inconvenances et des absurdités dans le langage emprunté aux hommes par la sainte

 

1. Ps. XLIX, 2, 9, 14.

 

Ecriture, pour nous révéler les secrets les plus ineffables de la Divinité. Combien de ces paroles qui, interprétées dans leur sens naturel, deviendraient pour Dieu de véritables outrages ; celles mêmes qui nous paraissent les plus dignes de lui, ont encore besoin d'être interprétées, et pour ainsi dire spiritualisées. Par exemple, s'agit-il du repentir, on comprend immédiatement qu'il ne peut être pour Dieu ce qu'il est pour l'homme ; il n'en est pas de même de la miséricorde, on ne voit pas aussitôt qu'elle ne peut s'appliquer à Dieu avec les caractères que nous lui trouvons dans l'homme. En toute circonstance on doit donc d'abord se demander dans quelle proportion telle manière de parler peut s'appliquer à Dieu. Ainsi, quand nous disons qu'il se repent, ce repentir exclut nécessairement toute idée de changement dans sa volonté; quand nous disons qu'il s'irrite, nous comprenons qu'il punit, mais sans aucune perturbation intérieure; quand il use de miséricorde, c'est sans aucune souffrance de sa part; quand il est jaloux, c'est sans éprouver aucun des tourments qui dans l'homme accompagnent la jalousie.

XLI. Ne peut-on pas trouver dans les livres du Nouveau Testament de ces expressions qui, appliquées à la Divinité dans leur sens naturel et humain, ne pourraient nullement lui convenir et constitueraient à son égard une offense grave et réelle ? C'est en toute vérité que l'Evangéliste avait dit de Jésus-Christ, « qu'il n'avait pas besoin que personne lui rendit témoignage d'aucun homme, car il connaissait par lui-même ce qu'il y avait dans l'homme (1)». Comment donc le Sauveur dit-il à quelques hommes : « Je ne vous connais pas (2) ? » De toute éternité et dès avant la création du monde, Dieu a connu et choisi ses saints; pourquoi donc l'Apôtre dit-il: « Maintenant ils connaissent Dieu et ils sont connus de Dieu (3) », comme si Dieu connaissait maintenant ceux qu'il ne connaissait pas auparavant?Le même Apôtre dit ailleurs: « Gardez-vous d'éteindre l'Esprit (4) » ; est-ce donc que l'on peut éteindre le Saint-Esprit? Cependant c'est la conclusion qu'il faudrait tirer de ces paroles, si dans leur interprétation on ne suivait pas toutes les règles de la prudence. Ne lisons-nous pas dans l'Evangile : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, et celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie,

 

1. Jean, II, 25. — 2. Matt. XXV, 12. — 3. Gal. IV, 9. — 4. Thess. V, 19.

 

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et la colère de Dieu pèse sur lui (1) ? » Quelle belle occasion pour notre blasphémateur de calomnier et de dire : Quel est celui qui s'irrite quand il est écrit: « La colère de l'homme  n'accomplit point la justice de Dieu (2) ? » Pourquoi ne pas calomnier aussi cette parole de l'Apôtre : « Dieu n'est-il pas injuste de nous accabler de sa colère (3) ? » Si quelque impie osait dire : Jésus-Christ rougira au moment même où il viendra juger les vivants et les morts, quel chrétien pourrait supporter un semblable langage? Cependant, nous lisons dans l'Evangile : « Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles au sein de cette génération adultère et pécheresse , le Fils de «l'homme rougira de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec ses saints anges (4) ». Pourquoi adressons-nous cette demande : « Que votre nom soit sanctifié », puisque le nom du Seigneur est toujours saint? N'est-ce pas parce que ce mot de l'Ecriture ne se réalise que trop souvent de la part d'un certain nombre d'hommes : « Ils ont souillé le nom du Seigneur leur Dieu (5) ? » Pourquoi le bon larron dit il au Sauveur; « Souvenez- vous de moi quand vous serez entré dans votre royaume (6) », puisque Dieu n'oublie rien ? N'est-ce pas parce que c'est le propre d'une profonde sagesse de lui dire : « Oublierez-vous notre misère et notre tribulation (7) ? » On peut donc affirmer que Dieu ignore en sachant; qu'il connaît parfois ce qu'il a toujours connu; qu'il reste éternellement existant au moment où il paraît anéanti par ceux qui le nient; qu'il s'irrite en conservant la tranquillité la plus parfaite; qu'il ne peut être confondu, alors même qu'on rougit de lui; que son nom ne peut être souillé, alors même qu'on le souille ; qu'il ne peut rien oublier, alors même qu'il oublie ; et qu'il se souvient, même quand le souvenir lui est rappelé. Tout cela nous prouve que Dieu est essentiellement ineffable. En effet, on peut dire de Dieu ce qui, d'un côté, ne pourrait se dire de l'homme ou ce qui, appliqué à l'homme, ne serait ni assez digne, ni assez convenable. Par conséquent, aux yeux de tout homme religieux, cet adversaire ne mérite-t-il pas uniquement le souffle de mépris que l'on accorde à la poussière que le vent emporte de la surface de la terre (8)?

 

1. Jean, M, 36. —  2. Jacq. I, 20. — 3. Rom. III, 5. — 4. Marc, VIII, 38. — 5. Ezéch. XLIII, 8. — 6. Luc, XXIII, 42. — 7. Ps. XLIII, 24. — 8. Ps. I, 4.

 

aveuglé par son orgueil, cherchant à en imposer aux faibles et à les troubler dans leur simplicité, il croit enfanter des merveilles, en accusant dans l'Ancien Testament des paroles qu'il ne comprend pas, et en fermant les yeux sur celles qu'il comprend dans le Nouveau.

XLII. « Le Seigneur l'a juré et il ne s'en repentira pas: Vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech ». C'est sur ces paroles que nous nous sommes appuyé pour montrer la dignité de ce sacrifice salutaire dans lequel Jésus-Christ versa son sang pour laver nos iniquités, et qui avait été figuré par les sacrifices anciens et l'immolation de victimes sans tache. Toutefois ce sont ces mêmes paroles qui ont fourni à notre adversaire l'occasion de lancer, contre le repentir de Dieu, qu'il ne comprend pas, ces blasphèmes aussi insensés que criminels. N'avait-il donc pas sous les yeux la lumière pour s'instruire et s'éclairer? En effet, il cite lui-même aussitôt ces paroles du Seigneur à Samuel : « Je me repens d'avoir sacré roi Saül ». Or, c'est par ce même Samuel que Dieu reprocha à Saül d'avoir épargné l'homme qu'il lui avait ordonné d'immoler, et d'avoir ainsi usé de miséricorde en foulant aux pieds l'obéissance. Saül se flattait-il donc de mieux savoir ce qu'il fallait faire de l'homme, que Celui qui a créé l'homme? Dieu pouvait-il nous apprendre d'une manière plus éloquente qu'en face d'un précepte divin, toute affection doit céder et disparaître ? Quoi qu'il en soit, ce même Samuel, à qui Dieu avait dit : « Je me repens d'avoir sacré roi Saül », proclame hautement que Dieu ne se repent jamais. Voici ce que nous lisons : « Le Seigneur fit entendre sa voix à Samuel et lui dit : Je me repens d'avoir sacré roi Saül, car il s'est détourné de moi et il n'a pas observé mes commandements ». Un peu plus loin Samuel adresse à Saül ces paroles

« Le Seigneur a arraché aujourd'hui de vos mains le royaume d'Israël, il le donnera à un autre qui en sera plus digne que vous; et Israël se partagera en deux camps; et le Seigneur ne changera point, et il ne se repentira pas, car il n'est point semblable à l'homme jusqu'à se repentir (1) ». Samuel savait donc comprendre que Dieu est miséricordieux sans avoir le coeur malheureux,

 

1. I  Rois, XV, 11, 29, 29.

 

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qu'il s'irrite sans colère, qu'il est jaloux sans jalousie, qu'il ignore sans ignorance, qu'il oublie sans oublier, qu'il se repent sans repentir. C'est la, au contraire, ce que ne saurait comprendre notre adversaire; ne sachant parler que contre la parole de Dieu, dédaignant l'étude des saintes lettres et plein de mépris pour leurs enseignements, il est devenu un accusateur muet, un auditeur sourd et un lecteur aveugle.

XLIII. « Ce Dieu oublieux, dit-il, comme s'il eût perdu la mémoire, plaça dans les nuées cet arc que nous appelons Iris, afin qu'à sa vue il se rappelât qu'il ne doit plus détruire le genre: humain par un nouveau déluge (1) ; il ne sait donc ce qu'il fait, puisqu'il a besoin d'un moniteur continuel ». Ce langage ne peut venir que d'un homme qui ne sait ce qu'il dit, non pas parce qu'il a perdu la mémoire, mais parce que son âme est réellement morte. Si donc il peut ainsi calomnier l'évidence quand il s'agit de nuées quel ne doit pas être son aveuglement et son délire? Mais je lui dois une réponse immédiate, et je dis que Dieu a voulu se faire avertir quoiqu'il ne soit pas oublieux; comme Jésus-Christ a voulu qu'on lui apprît où reposait Lazare, quoiqu'il le sût parfaitement bien. Je m'abstiens de nommer ceux que je trouve figurés dans l'arc-en-ciel; l'éclat dont il brille au sein des nuées, les rayons de lumière dont il illumine l'obscurité de la pluie, me répondent suffisamment dans leur charmant langage. Je comprends pourquoi Dieu ne veut pas perdre le monde dans un déluge spirituel, quand il se souvient de ceux que figurent ces nuées éclatantes. Leurs noms, en effet, sont écrits dans le ciel, afin que leur Père qui est au ciel s'en souvienne ; car ils savent que s'ils brillent, ce n'est pas de leur propre lumière, mais de la lumière du soleil de justice, comme ces nuées ne font que refléter la splendeur de l'astre du jour. Mais revenons au passage que j'ai cité plus haut, et voyons comment il interprète cette demande faite par le Sauveur au sujet de Lazare : « Où l'avez-vous placé? » Comment se fait-il qu'on lui montre ce lieu comme s'il l'ignorait? A moins d'avouer que cette recherche couvre quelque mystère, comment proclamer que Jésus-Christ connaît, non-seulement les choses présentes, mais encore les choses futures ?

 

Gen. IX, 12-17.

 

N'oublions pas surtout ce principe sur lequel notre adversaire se précipite avec une sorte d'aveuglement forcené : «Personne ne demande que ce qu'il ignore ». Il avait donc oublié que Jésus-Christ se permit très-souvent d'interroger. N'interroge-t-il pas, en disant: « Que vous semble-t-il du Christ? De qui est-il Fils (1) ? » Se peut-il une preuve plus manifeste? Si pourtant il n'est point encore convaincu, comment pourra-t-il nier que Jésus-Christ ait interrogé, quand Jésus-Christ atteste lui-même qu'il interroge? « Je vous poserai une seule question; si vous y répondez je vous dirai à mon tour en vertu de quelle puissance j'opère ces prodiges : d'où venait le baptême de Jean ? est-ce de Dieu ou des hommes (2) ? » Quand un Dieu parle, où se cachera ce partisan forcené de la loquacité et de la dispute? Alléguera-t-il son principe favori : « Personne n'interroge que parce qu'il ignore ? » Jésus-Christ a la science infinie, et cependant il interroge.

Se peut-il donc. que notre adversaire trouve des sujets d'accusation dans le Dieu des Prophètes, quand ses yeux sont impuissants à lui découvrir Jésus-Christ même? En effet, ces interrogations prouvent avec évidence ce que le Christ veut enseigner. Peu importe donc qu'il semble ignorer extérieurement quand il pose ces questions ou autres semblables; « Où l'avez-vous placé? qui m'a touché? » Ce qu'il demandait, il le savait d'une science divine. C'est ainsi que, dans l'Ecriture, Dieu semble avoir besoin que tel objet lui rappelle tel souvenir; ce sont là des formes de parler empruntées au langage humain ; mais loin de nous de supposer que Dieu perde la mémoire de quoi que ce soit !

XLIV. Ecoutons ces paroles adressées parle Sauveur à ses disciples : « Réjouissez-vous,  parce que vos noms sont écrits dans le ciel (3) ». N'y a-t-il pas une ressemblance parfaite entre ces expressions, et cet arc-en-ciel qui semble écrit sur les nuées pour rappeler à Dieu ses! souvenirs? Si donc la foi, aidée par la prière, ne vient pas en diriger l'interprétation, on les prendrait facilement pour une fable ridicule. Pour rire de ces paroles ne faudrait.il pas être insensé, et d'autant plus insensé qu'on se croirait plus sage ? Comment supposer que le nom des disciples du Sauveur soit réellement écrit dans le ciel, pour empêcher

 

1. Matt. XXII, 42. — 2. Id. XXI, 24. — 3. Id. X, 20.

 

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que Dieu ne les oublie, tandis que le nom de ceux qui abandonnent le Sauveur serait écrit sur la terre, selon cette parole de Jérémie : « Que ceux qui abandonnent le Seigneur soient confondus, et que leur nom soit écrit sur la terre (1)? » Ce sont ces pécheurs, sans doute, que Jésus-Christ désignait quand, vaincus et confondus par cette réponse : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre », les Juifs se retirèrent honteusement les uns à la suite des autres. Et pour indiquer à quelle classe ils appartenaient, le Sauveur traçait de son doigt leur nom sur la terre (2).

XLV. Notre adversaire continue : « Si nous a pensons que c'est à cause de leurs crimes que les hommes périrent dans les eaux du déluge, et que c'est en raison de son innocente que Noé a été destiné à renouveler le genre humain, pourquoi donc, après le déluge, les hommes devinrent-ils plus coupables qu'auparavant? pourquoi aujourd'hui encore le genre humain se roule-t-il dans a les mêmes iniquités? » A l'entendre, on serait tenté de conclure qu'il vivait avec ceux qui ont péri dans les eaux du déluge, et qu'ainsi il peut savoir d'une manière certaine que les hommes d'aujourd'hui sont plus criminels que ceux qui vivaient alors. Que le genre humain soit pire, semblable ou meilleur depuis le déluge, Dieu seul le sait, car il sait rendre à chacun selon ses mérites; mais à quel titre pourrait en juger ce furieux ennemi du Seigneur, cet insensé qui regimbe contre l'aiguillon ? L'Apôtre s'écrie : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont impénétrables et ses voies inconnues ! Qui donc connaît la pensée de Dieu ; qui a pris part à ses conseils (3)? » Et voici qu'un homme qui n'a point assisté à ses conseils se déclare son adversaire ! Puisque tous étaient condamnés à mourir de la mort corporelle, qu'ils meurent successivement ou qu'ils meurent tous à la fois, que nous importe? Quand le trépas ne frappe que successivement, chacun joint à la triste attente de la mort la douleur de voir mourir les autres; au contraire, quand tous sont frappés d'un seul et même coup, quel deuil peut-il rester? Or, dans ce déluge universel Dieu avait des vues que le coeur des infidèles ne peut ni connaître ni saisir. Mais

 

1. Jer. XVII, 13. —  2. Jean, VIII, 7-9. — 3. Rom. XI, 33, 34.

 

je laisse l'Apôtre saint Pierre lui répondre « Au temps de Noé, pendant qu'on préparait l'arche dans laquelle huit personnes seulement furent sauvées des eaux, ce qui était la figure à laquelle répond maintenant le baptême, qui ne consiste pas dans la purification des souillures de la chair, mais dans la promesse que l'on fait à Dieu de garder une conscience pure et qui nous sauve par la résurrection de Jésus-Christ (1) ». Tel est le mystère caché sous le fait extérieur du déluge. Ces, mots : « par la résurrection de Jésus-Christ », ont été employés pour signifier le huitième jour figuré par les huit personnes sauvées. En effet, c'est le huitième jour, c'est-à-dire le lendemain du sabbat, que Jésus-Christ est ressuscité. Il suffit donc d'y réfléchir un peu pour comprendre que tous ces événements ont un caractère évidemment prophétique. Pourquoi donc notre adversaire, s'obstinant à se placer en dehors de l'arche, c'est-à-dire en dehors de l’Eglise, s'expose-t-il à être submergé, quand il devrait n'être que purifié?

XLVI. Il prodigue également la calomnie et le blasphème au prophète Isaïe à l'occasion de ces paroles : « J'ai engendré des enfants et je les ai élevés, mais ils m'ont méprisé ». Un peu plus loin le Prophète désigne ces enfants sous le nom de race perverse (2), d'où l'on pourrait conclure qu'il fait de Dieu le principe du mal. Mais comment notre adversaire peut-il ignorer que ces hommes sont flétris du nom de race perverse, parce qu'après avoir été appelés à la grâce de Dieu, ils y ont renoncé par le péché et sont devenus les enfants de ceux dont ils se sont faits les imitateurs? De là ce reproche qui leur est adressé par un autre Prophète : « Amorrhéus est votre père et Céthée votre mère (3) » ; non pas, sans doute, qu'ils eussent reçu d'eux l'existence, mais parce qu'ils imitaient leur impiété et leur corruption. Mais je me contente de demander qu'il m'explique cette parole de l'Evangile : « Si vous, qui êtes mauvais, vous savez faire du bien à vos enfants; combien plus votre Père qui est au ciel saura distribuer ses faveurs à ceux qui l'implorent (4)? » Qu'il me dise comment Dieu, le père des méchants, peut être bon; qu'il concilie ces deux expressions sorties des lèvres mêmes de la souveraine Vérité? Ces hommes

 

1. I Pierre, III, 20, 21. — 2. Isaïe, 1, 2-4. — 3. Ezéch. XVI, 3. — 4. Luc, XI, 13.

 

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étaient mauvais, puisqu'il leur est dit : « Si vous, qui êtes mauvais ». D'un autre côté, Dieu, leur père, est essentiellement bon : « A plus forte raison, votre Père, qui est au ciel, n'accordera-t-il pas ses biens à ceux qui l'implorent? » C'est donc à cause de leurs péchés qu'ils sont appelés mauvais; et, grâce à notre misérable mortalité, les justes eux-mêmes ne sont pas toujours à l'abri de ces tristes souillures; faut-il dès lors s'étonner d'entendre le Seigneur flétrir du nom de race perverse ceux qui se livrent aux désordres d'une volonté impie et de moeurs impures?

XLVII. Bien plus, ajoute-t-il, dans l'Evangile, par l'organe de Jésus-Christ lui-même, Dieu est appelé l'arbre mauvais, portant de mauvais fruits. Tout d'abord si j'avais à chercher ce fruit mauvais d'un mauvais, arbre je le trouverais dans cette parole qui n'est à nos yeux qu'un horrible blasphème. L'arbre mauvais dont parle le Seigneur, c'est l'homme pécheur dont les oeuvres mauvaises sont réellement les fruits mauvais (1); l'homme bon, c'est le bon arbre, les bons fruits sont ses bonnes couvres. Ainsi, parmi les hommes, il en est qui ont la volonté bonne et d'autres l'ont mauvaise ; c'est cette différence de volontés qui nous est désignée sous la figure de ces arbres bons et mauvais. Nous en avons la preuve évidente dans les paroles suivantes : « L'homme bon tire du bon trésor de son coeur de quoi faire le bien, et l'homme mauvais tire du mauvais trésor de son coeur de quoi faire le mal ». Du reste, si l'homme n'avait pas le pouvoir de porter sa volonté tantôt vers le bien et tantôt vers le mal, que signifieraient ces paroles: « Ou rendez l'arbre bon et bons ses fruits, ou rendez mauvais l'arbre et ses fruits (2) ? »

XLVIII. « Dieu lui-même, dit-il, proclame parle même Prophète: Je suis le Dieu faisant les biens et créant les maux (3)». En quoi donc ces paroles sont-elles répréhensibles; ce Dieu n'est-il pas celui dont l'Apôtre a dit : « Vous voyez donc la bonté et la sévérité de Dieu (4) ? » Cette sévérité est évidemment un mal pour les réprouvés, puisque c'est elle qui formule leur sentence de condamnation. Mais comme cette sévérité est équitable, elle est un bien sous ce rapport, car tout ce qui est juste est bon. Mais voyons notre adversaire ; il ne sait ce

 

1. Matt. VII, 15-20. — 2. Id. XII, 35, 33. — 3. Isaïe, XLV, 7. — 4. Rom. XI, 22.

 

qu'il dit; n'importe, il sourit avec bonheur à ce qui lui semble de sa part une discussion élégante, un discernement profond. Remarquez, dit-il, les paroles mômes du texte: Dieu n'y est pas représenté faisant les biens et les maux, ou créant les biens et les maux, ou créant les biens et faisant les maux, mais « faisant les biens et créant les maux ». Dans l'intérêt de sa cause, il insiste sur cette distinction, et observe que ce qui se fait se pro. duit ou s'accomplit au dehors, tandis que ce qui est créé: est inhérent au Créateur lui-même, et procède de lui. Ainsi le Dieu des Prophètes est sans doute l'auteur du bien en tant qu'il l'a fait en dehors de lui, tandis qu'il est le Créateur du mal, en tant qu'il est lui-même mauvais par nature, et qu'il a tiré de lui-même ce qu'il a créé. Si l'on appliquait à l'examen de ces paroles les règles du langage humain, on devrait conclure que ces ex. pressions: être fait et être créé, peuvent se dire non-seulement des enfants que l'on en. gendre de sa propre substance, mais même des magistrats et des villes, et en général de tout de qui se fait au dehors par tout autre mode que celui de la génération. Au contraire, si nous examinons attentivement le langage des saintes Ecritures, nous trouvons que ces deux mots : faire et créer, sont pris absolument dans le même sens, quoique ce sens soit tout différent de celui que nous attachons au mot génération. Ces deux mots : faisant les biens et créant les maux, expriment donc absolument la même idée, quoique l'expression soit différente; on aurait pu dire également créant les biens et faisant les maux, D'un autre côté, si l'on veut que l'Esprit prophétique ait attaché à ces deux expressions une distinction réelle, on doit alors entendre le mot faire, dans le sens de faire prendre naissance, de faire commencer l'existence, et le mot créer, dans le sens de composer, en se servant de quelque chose de préexistant; c'est dans ce sens que nous disons créer des magistrats, des villes. En effet, créer un magistrat, ce n'est pas faire un homme, mais simplement l'élever aux honneurs de la magistrature; de même, quand on crée une ville on se sert de bois et de pierres, auxquels on donne telle ou telle forme, telle ou telle disposition; mais ces bois et ces pierres existaient déjà. Dans la langue grecque comme dans la langue latine, ces mots créer, constituer, fonder, sont (503) très-souvent employés l'un pour l'autre, comme dans les saintes Ecritures, ces mots créer et faire ont ordinairement la même signification. Ainsi, dans un endroit, nous lisons : « Dieu fit l'homme à l'image de Dieu », et dans un autre : « Dieu créa l'homme immortel (1) ». Quant à établir une différence entre ces deux expressions, on ne peut en trouver d'autre que celle que j'ai exposée précédemment. Quand donc Dieu nous est montré « créant les maux », on nous fait comprendre que Dieu, dans la sévérité de sa justice, change en mal contre les pécheurs les biens qu'il leur avait départis dans sa bonté. De là ce mot de l'Apôtre : « Nous sommes en tous lieux la bonne odeur de Jésus-Christ, et dans ceux qui sont sauvés et dans ceux qui périssent; odeur de vie pour la vie, en faveur de quelques-uns, odeur de mort pour la mort, contre d'autres ». Mais pourquoi ajoute-t-il aussitôt : « Qui est capable de nous comprendre (2)? » n'est-ce pas pour nous faire comprendre que nous nous montrons en quelque sorte importuns en insistant sur ces vérités devant des hommes charnels, légers, ergoteurs et incapables de les comprendre? Plaise seulement à Dieu qu'ils cessent de les blasphémer !

XLIX. Peut-être notre adversaire ignore-t-il la lutte ardente soulevée contre les Ariens, qui soutenaient que le Fils unique de Dieu est une simple créature, et qui, pour justifier leur erreur, établissaient une similitude parfaite entre ces expressions : être créé et être engendré. Pour prouver la fausseté de son principe, il suffit de lire dans le même Prophète les paroles suivantes : « Je suis le Dieu créant la lumière et faisant les ténèbres, faisant la paix et créant les maux (3) ». Pourquoi donc n'a-t-il pas cité ce passage tout entier, pourquoi même ne l'a-t-il pas cité textuellement? On pourrait facilement admettre que, sans aucune arrière-pensée mauvaise, il ait substitué le mot biens au mot paix, puisque la paix est un bien réel. Mais il n'en est pas de même quand, dans la première partie du texte, il passe sous silence la lumière, et refuse de citer ces paroles: « Créant la lumière. » Il ne pouvait pas dire créant la lumière ; car, du moment qu'il admet que la lumière est bonne, il ne pouvait en rapporter à Dieu la création, puisqu'il

 

1. Sag. II, 23. — 2. II Cor. II, 15, 16. — 3. Isaïe, XLV, 7.

 

soutient que ce Dieu n'a créé que les maux. Nous devons donc prendre dans une seule et même signification ces deux mots: faire et créer; quant à la distinction que l'on pourrait y voir, notre adversaire la méconnaît entièrement, car il refuse d'attribuer la création des biens à ce Dieu des Prophètes contre lequel il formule les plus graves accusations sans les comprendre. Si de la prophétie nous passons à l'Evangile, la conclusion est la même. Le Seigneur a dit d'une manière absolue : « Le bon arbre fait de bons fruits, et le mauvais arbre en produit de mauvais (1) ». Pourquoi, dans ce second membre de phrase, ne pas employer le mot créer au lieu de faire ou produire, puisqu'il affirme que ces deux expressions sont essentiellement différentes l'une de l'autre? En effet, parce qu'il est dit de Dieu qu'il crée les maux, il en conclut que Dieu les engendre, et en cela il est parfaitement d'accord avec les Ariens, qui soutiennent comme lui que, dans les Ecritures, créer et engendrer sont une seule et même chose. S'il en est ainsi, comment donc le Seigneur nie dit-il pas du bon arbre qu'il crée de bons fruits, et du mauvais arbre qu'il crée de mauvais fruits? Il affirme au contraire que cet arbre fait ses fruits bons ou mauvais ; quelle preuve plus évidente que faire et créer sont souvent pris dans le même sens? que peut-il donc opposer à ce raisonnement ? N'est-ce pas une étrange folie de soutenir que le Dieu des Prophètes soit l'arbre mauvais et que ce soit là le sens de ces paroles du Sauveur: « L'arbre mauvais fait de mauvais fruits »; sur quoi il ose raisonner ainsi : « Dieu ne fait pas les maux, mais il les crée, parce que s'il les faisait, ces maux seraient extérieurs à sa nature et en dehors de lui ; il les crée parce qu'il les engendre de lui-même ». Ce n'est donc pas de ce Dieu que le Seigneur a dit : « L'arbre mauvais fait de mauvais fruits », car ce Dieu ne fait pas ces maux, il les crée. Comment donc oser accuser les Prophètes, et ne pas voir que ces honteuses accusations sont confondues par l'Evangile ?

L. Mais voici qu'un passage du Deutéronome qu'il accuse d'une impureté grossière, nous fournit l'occasion de connaître la bassesse et l'impureté de son coeur. Dieu, dit-il, aurait dû rougir de honte à la seule pensée

 

1. Matt. VII, 17.

 

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des horribles châtiments dont il frappe les pécheurs; et voici pourtant la sentence qu'il formule d'une manière absolue: « La femme délicate accoutumée a une vie molle, qui avait peine à poser un pied sur la terre à cause de sa délicatesse et de sa mollesse extrêmes, jettera un oeil d'envie sur son mari, sur son fils, sur sa fille, sur cette masse impure qu'elle a rejetée au dehors, et elle dévorera ce qui est sorti de son sein (1) » . L'horrible ici le dispute à la terreur. En. effet, ce n'est point là une prophétie mais- une menace; l'écrivain sacré n'invite point les hommes à réaliser ces hontes; il les prévient seulement que s'ils s'abandonnent aux instincts de leur sens dépravé, ils deviendront les victimes de châtiments horribles. Comment donc exprimer par le langage le degré d'abjection d'une intelligence qui a horreur du châtiment, et qui n'hésite pas à commettre lés crimes qui peuvent l'en rendre digne? Que, l'Esprit-Saint, qui est la pureté par essence,n'hésite pas à nous dire les crimes qu'une âme immonde refuse d'entendre, et dont elle ne rougit pas de se rendre coupable. Les sens charnels s'offensent quand-on leur déroule les impuretés de la chair, et l'impudique étouffe les sens de son coeur pour se livrer plus librement à l'amour de l'impudicité. Oui, que l'Esprit-Saint proclame hautement toutes ces hontes, afin que l'horreur du châtiment inspire l'horreur de la faute.

LI. Ce même Esprit, inspirant l'Apôtre, n'hésite pas à offenser les sens impies et criminels, pour instruire les fidèles. En effet, après avoir rappelé l'impiété de ceux qui ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur, l'Apôtre ajoute : « C'est pourquoi Dieu les a livrés à des passions honteuses, car les femmes parmi eux ont changé l'usage qui est selon la nature, en un autre qui est contre la nature : les hommes, de même, rejetant l'union des deux sexes qui est selon la nature; ont été embrasés d'un désir brutal les uns à l'égard des autres, l'homme commettant avec l'homme des crimes infâmes, et recevant ainsi en eux-mêmes la juste peine qui était due à leur erreur ». Si un ennemi de l'Apôtre profitait de ces paroles pour lancer contre lui les blasphèmes que notre adversaire vomit contre certains passages de l'Ancien Testament, n'aurait-il pas

 

1. Deut. XXVIII, 56, 57.

 

ample matière pour y dérouler ses folies? Plus ce langage lui paraîtrait juste, plus ne sentirait-il pas le besoin d'y répondre par d'horribles malédictions, ne fût-ce que parce qu'il est dit : « Recevant ainsi en eux-mêmes la juste peine qui était due à leur erreur? » En effet, l'Apôtre n'a pas hésité un seul instant à proclamer que ceux qui ont servi la créature de préférence au Créateur, ont dû nécessairement recevoir la récompense qu'ils méritaient, non pas en ce sens qu'ils aient subi malgré eux ces, turpitudes, mais en ce sens qu'ils s'y sont abandonnés volontairement et avec plaisir. Qu'on n'oublie pas surtout que cet abîme s'est ouvert sous leurs pieds, non pas à la suggestion d'un homme qui aurait fait ses délices de toutes ces impuretés, mais. par l'effet du juste jugement de Dieu « qui les a livrés à ces passions ignominieuses ». C'est ainsi que leurs crimes sont punis par de nouveaux crimes, et que le supplice du pécheur consiste dans l'accroissement de ses vices, et non pas dans tel tourment particulier. Que le sage médite ces paroles, et il comprendra aussitôt que le plus terrible châtiment dont Dieu puisse nous frapper en cette vie, ce n'est pas de nous envoyer des souffrances aiguës, mais de nous livrer aux déréglementa de notre coeur. Quiconque se révolte contre ces justes jugements de Dieu, prouve assez clairement qu'il subit déjà le châtiment de Pharaon, l'endurcissement du coeur ; quoi qu'il dise dès lors, le sage méprise ses paroles insensées. « Dieu», dit l'Apôtre, «a livré à un sens dépravé ceux qui n'ont pas fait usage de la connaissance qu’ils avaient de Dieu, en sorte qu'ils se sont abandonnés à des actions indignes (1) ». Qu'y a-t-il donc d'étonnant que celui qui blasphème les,oracles sacrés, et que Dieu a abandonné à son intelligence dépravée, se livre à des discours indignes et scandaleux? « Il faut », dit encore l'Apôtre, « qu'il y ait des hérésies, afin de donner aux justes l'occasion, de se déclarer parmi vous (2) ». C'est ainsi que les vases de colère sont destinés à certains lieux et à certaines époques, et Dieu s'en sert pour rendre plus visibles les richesses de sa gloire en faveur des vases de miséricorde, tirés comme les autres de la masse commune de damnation, et appelés à un rang d’honneur, non pas en vertu de leurs propres mérites, mais par la pure libéralité de Dieu (3). Dans les

 

1. Rom. I, 25-28. — 2. I Cor. XI, 19. — 3. Rom. IX, 22, 23.

 

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desseins de Dieu, nous devons tirer notre profit non-seulement des enseignements que nous donne la vérité, - mais aussi des folies auxquelles la vanité s'abandonne; c'est ainsi qu'en réfutant les absurdités dont la vanité se nourrit, on arrive à une connaissance plus claire et plus précise de la vérité.

LII. Une sotte vanité reproche à Dieu de tenir un honteux langage; mais si nous prêtons l'oreille aux accents d'une miséricordieuse. vérité, nous comprendrons qu'il n'est aucunement honteux de se servir d'expressions honteuses, pour inspirer toute l'horreur possible de l'impureté. S'il n'en était pas ainsi, quelles accusations ne mériteraient pas à saint Paul, de la part des impies, ces paroles énergiques : « Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent plus que circoncis (1) ! ». Et pourtant, si l'on veut bien comprendre ces paroles, on verra qu'elles renferment plutôt une bénédiction, la bénédiction réservée à ceux qui se rendent chastes, en vue du royaume des cieux. Mais un aveugle besoin de la chicane ne laissera pas d'en faire un crime à l'Apôtre, sous le vain prétexte qu'il ne devait pas couvrir d'une expression honteuse, une idée chaste et honnête. Il faut donc adresser le même reproche au Sauveur qui, pour exalter le don de la continence, affirme qu'il en est « qui se font eunuques pour le royaume des cieux (2) ». Examinez donc ces beaux esprits, et j'appelle ainsi ceux qui lisent, sans les comprendre, les oeuvres des littérateurs; est-ce que dans les oeuvres mêmes de Cicéron, ils ne rencontrent pas des expressions semblables à celles qu'ils se font gloire d'incriminer en Jésus-Christ, prouvant ainsi qu'ils sont plus corrompus qu'ils ne sont habiles? Cicéron, qui avait défendu d'employer dans le langage aucune parole obscène, s'exprime ainsi en parlant de la mort de Scipion : « Je ne veux pas qu'on dise que la république a été rendue eunuque par la mort de l'Africain (3) ». Si donc, malgré sa propre défense, il s'est servi de cette expression; si, pour mieux flétrir le crime qu'il voulait faire éviter, il s'est vu réduit, malgré ses principes, à formuler un semblable langage; comment condamner dans l'écrivain sacré une expression qui, après tout, n'exprimait que la réalité et avait besoin d'être parfaitement comprise par l'auditeur? Mais revenons, quant au Deutéronome,

 

1. Gal. V, 12. — 2. Matt. XIX, 12. — 3. De Oratore, liv. III.

 

au passage qui nous occupe. Si Cicéron, malgré sa grande éloquence et les soins minutieux avec lesquels il châtiait son langage, a cru devoir dire lui-même ce qu'il ne voulait pas qui fût dit; a combien plus forte raison Dieu, qui est plus désireux encore de la beauté et de la pureté des moeurs que de celles du langage, n'avait-il pas le droit d'user, non pas de paroles obscènes, mais de menaces horribles pour inspirer la plus vive horreur du crime dont il défendait la perpétration ? Evidemment Dieu avait ce droit, et cependant, en face de ce langage l'infidélité ferme ses oreilles, détourne ses regards, rougit sur son front, agite sa langue et lance le blasphème. Dites-moi, de tels hommes ne sont-ils pas de la race de ceux qui, entendant le Sauveur parler du sacrement de son corps et de son sang, s'écrièrent : « Ce discours est dur, et qui peut l'entendre ? » Si l'on voulait pourtant établir entre eux une différence, elle serait en faveur de ceux qui, sans comprendre le langage divin, y voyaient quelque chose d'horrible, non pas dans le sens d'une malédiction, mais à un point de vue de bénédiction. En effet, il n'est pas étonnant qu'une malédiction inspire de l'horreur, et on n'exige pas que celui qui veut inspirer de la terreur se serve d'expressions qui ne soient pas propres à la produire. Or, tel était le sens dans lequel le Seigneur parlait, c'était l'amour qu'il commandait et non la crainte. Et cependant, quelle infidélité pourra jamais entendre un langage comme celui-ci : « Ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang véritablement un breuvage; si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas en vous la vie (1) ? » Ainsi la sagesse divine n'a pas craint, pour produire la foi dans les âmes, de se servir des expressions les plus propres à désigner le sacrement, sans prendre souci des répugnances qu'elles pourraient faire naître dans des intelligences charnelles. A plus forte raison, sous la loi de crainte, cette même sagesse, pour inspirer une terreur plus vive, n'a-t-elle pas dû se préoccuper des erreurs d'un insensé, ni de l'horreur que ces paroles devaient lui inspirer ! Ce qui doit inspirer une horreur profonde, n'est-ce pas la dégradation spirituelle de ces hommes, qui nous paraissent saisis du désir famélique de se repaître de pensées

 

1. Jean, VI, 61, 56, 54.

 

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charnelles et grossières? Cette malédiction, qu'il reproche si amèrement au Prophète, ne s'est réalisée que rarement, car comment supposer que le tourment de la faim puisse aller jusqu'à dévorer ces hideuses productions du corps humain? Il n'en est pas de même de cette faim dévorante qui pousse toutes ces âmes privées de vérité, à se nourrir de toutes ces erreurs grossières enfantées par des sens charnels; plus elles s'en assimilent, plus elles sont malheureuses ; plus elles s'abaissent et se matérialisent, et moins elles sont capables d'en éprouver une horreur salutaire.

LIII. Mais je vois que je ne puis renfermer dans un seul livre la réponse à celui que vous m'avez envoyé. Arrêtons-nous donc ici, sauf à en former un second avec les observations qu'il nous reste à présenter. La fin d'un livre est en quelque sorte pour le lecteur, ce qu'est une hôtellerie pour le voyageur, un lieu et un moment de repos.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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