LIVRE PREMIER : LES GOTHS A ROME.
Argument. — Saint Augustin combat cette erreur des païens qui
attribuaient les malheurs du monde et surtout la prise récente de
Rome par les Goths à la religion chrétienne et à l’interdiction
du culte des dieux. Il fait voir que les biens et les maux de la vie ont
été de tout temps communs aux bons et aux méchants.
Enfin il châtie l’impudence de ceux qui ne rougissaient pas de triompher
contre le christianisme du viol que des femmes chrétiennes avaient
eu à subir.
LIVRE PREMIER : LES GOTHS A ROME.
CHAPITRE PREMIER.
BEAUCOUP D’ADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES,
A LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.
CHAPITRE lI.
IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉREURES QUE LES VAINQUEURS
AIENT ÉPARGNÉ LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.
CHAPITRE III
LES ROMAINS S’IMAGINANT QUE LES DIEUX PÉNATES QUI N’AVAIENT
PU PROTÉGER TROIE LEUR SERAIENT D’EFFICACES PROTECTEURS.
CHAPITRE IV.
LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES
PENDANT LE SAC DE ROME.
CHAPITRE V.
SENTIMENT DE CÉSAR TOUCHANT LA COUTUME UNIVERSELLE DE PILLER
LES TEMPLES DANS LES VILLES PRISES D’ASSAUT.
CHAPITRE VI.
LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT UNE VILLE D’ASSAUT,
N’AVAIENT POINT COUTUME DE FAIRE GRACE Aux VAINCUS RÉFUGIÉS
DANS LES TEMPLES DES DIEUX.
CHAPITRE VII.
LES CRUAUTÉS QUI ONT ACCOMPAGNÉ LA PRISE DE ROSIE DOIVENT
ÊTRE ATTRIBUÉES AUX USAGES DE LA GUERRE, TANDIS QUE LA CLÉMENCE
DONT LES BARBARES ONT FAIT PREUVE VIENT DÉ LA PUISSANCE DU NOM DU
CHRIST.
CHAPITRE VIII.
LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS
AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.
CHAPITRE IX.
BIlE SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES GENS DE BIEN SONT
CHÂTIÉS AVEC LES MÉCHANTS.
CHAPITRE X.
LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANTLES CHOSES TEMPORELLES.
CHAPITRE XI.
S’IL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.
CHAPITRE XlI.
LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS
AUCUN DOMMAGE .
CHAPITRE XIII.
POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES.
CHAPITRE XIV.
LES CONSOLATIONS DIVINES N’ONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS
LA CAPTIVITÉ.
CHAPITRE XV.
LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIREMENT
LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE ENVERS LES DIEUX, NE LE PRÉSERVA
PAS DE LA MORT.
CHAPITRE XVI.
LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ,
SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU
DE LEUR ÂME?
CHAPITRE XVII.
DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.
CHAPITRE XVIII.
DES VIOLENCES QUE L’IMPURETÉ D’AUTRUI PEUT FAIRE SUBIR A NOTRE
CORPS, SANS QUE NOTRE VOLONTÉ Y PARTICIPE.
CHAPITRE XIX.
DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ
OUTRAGÉE.
CHAPITRE XX.
LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE.
CHAPITRE XXI.
DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, N’IMPLIQUENT POINT CRIME D’HOMICIDE.
CHAPITRE XXII.
LA MORT VOLONTAIRE N’EST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR D’ÂME.
CHAPITRE XXIII.
DE L’EXEMPLE DE CATON, QUI S’EST DONNÉ LA MORT POUR N’AVOIR
PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.
CHAPITRE XXIV.
LA VERTU DES CHRÉTIENS L’EMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS,
SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE CATON.
CHAPITRE XXV.
IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE.
CHAPITRE XXVI.
IL N’EST POINT PERMIS DE SUIVRE L’EXEMPLE DES SAINTS EN CERTAINS CAS
OU LA FOI NOUS ASSURE QU’ILS ONT AGI PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.
CHAPITRE XXVII.
SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE
PÉCHÉ.
CHAPITRE XXVIII
POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR
DES FEMMES CHRÉTIENNES.
CHAPITRE XXIX_
RÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT FAIRE AUX INFIDÈLES,
QUAND CEUX-CI LEUR REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS A COUVERT
DE LA FUREUR DES ENNEMIS.
CHAPITRE XXX.
CEUX QUI S’ÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE
NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.
CHAPITRE XXXI.
PAR QUELS DEGRÉS S’EST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE
LA DOMINATION.
CHAPITRE XXXII.
DE L’ÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.
CHAPITRE XXXIII.
LA RUINE DE ROME N’A PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.
CHAPITRE XXXIV.
LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME.
CHAPITRE XXXV.
L’ÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE
FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS.
CHAPITRE XXXVI.
DES SUJETS QU’IL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.
En écrivant cet ouvrage dont vous m’avez suggéré
la première pensée, Marcellinus 1, mon très-cher fils,
et que je vous ai promis d’exécuter, je viens défendre la
Cité de Dieu contre ceux qui préfèrent à son
fondateur leurs fausses divinités; je viens montrer cette cité
toujours glorieuse, soit qu’on la considère dans son pèlerinage
à travers le temps, vivant de foi au milieu des incrédules
2, soit qu’on la contemple dans la stabilité du séjour éternel,
qu’elle attend présentement avec patience 3 a, jusqu’à ce
que la patience se change en force 4 au jour de la victoire suprême
et de la parfaite paix 5. Cette entreprise est, à la vérité,
grande et difficile, mais Dieu est notre
1. Marcellinus était un personnage considérable à
la cour de l’empereur Honorius. Il fut envoyé en Afrique en 411,
pour connaître de l’affaire des Donatistes, qui parvinrent par leurs
intrigue, à le faire condamner au dernier supplice. L’Eglise le
compte parmi ses saints et ses martyrs. Voyez sur Marcellinus (saint Marcellin)
les lettres de saint Augustin, notamment la 136e, n. 3, la 138e, n. 20,
et la 259e.
2. Habac. II, 4.
3. Rom. VIII, 25.
4. J’ai traduit ces mots, empruntée au Psalmiste, dans le sens
indiqué par saint Augustin lui-même en divers écrits.
Voyez De Trin., lib. III, cap. 15 De gen. ad litt., lib. II, cap. 22.
5. Psal. XCIII, 15.
appui 1 .Aussi bien de quelle force n’aurai-je pas besoin pour persuader
aux superbes que l’humilité possède une vertu supérieure
qui nous élève, non par une insolence toute humaine, mais
par une grâce divine, au-dessus des grandeurs terrestres toujours
mobiles et chancelantes? C’est le sens de ces paroles de l’Ecriture, où
le roi et le fondateur de la cité que nous célébrons,
découvrant aux hommes sa loi, déclare que « Dieu résiste
aux superbes et donne sa grâce aux humbles 2 ». Cette conduite
toute divine, l’orgueil humain prétend l’imiter, et il aime à
s’entendre donner cet éloge :
« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes 3».
C’est pourquoi nous aurons plus d’une fois à parler dans cet
ouvrage, autant que notre plan le comportera, de cette cité terrestre
dévorée du désir de dominer et qui est elle-même
esclave de sa convoitise, tandis qu’elle croit être la maîtresse
des nations.
1. Psal. LXI, 9. — 2. Jac. IV, 6; I Petr. V, 5. — 3 Enéide,
liv. VI, vers 854.
(1)
CHAPITRE PREMIER.
BEAUCOUP D’ADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES,
A LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.
C’est contre cet esprit d’orgueil que j’entreprends de défendre
la Cité de Dieu. Parmi ses ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant
leur erreur impie, deviennent ses citoyens; mais un grand nombre sont enflammés
contre elle d’une si grande haine et poussent si loin l’ingratitude pour
les bienfaits signalés de son Rédempteur, qu’ils ne se souviennent
plus qu’il leur serait impossible de se servir pour l’attaquer de leur
langue sacrilège, s’ils n’avaient trouvé dans les saints
lieux un asile pour échapper au fer ennemi et sauver une vie dont
ils ont la folie de s’enorgueillir 1.
Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les barbares ont épargnés
par respect pour le Christ, qui sont aujourd’hui les adversaires déclarés
du nom du Christ? J’en puis attester les sépulcres des martyrs et
les basiliques des Apôtres qui, dans cet horrible désastre
de Rome, ont également ouvert leurs portes aux enfants de 1’Eglise
et aux païens. C’est là que venait expirer la fureur des meurtriers;
c’est là que les victimes qu’ils voulaient sauver étaient
conduites pour être à couvert de la violence d’ennemis plus
féroces, qui n’étaient pas touchés de la même
compassion 2. En effet, lorsque ces furieux, qui partout ailleurs s’étaient
montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux sacrés,
où ce qui leur était permis autre part par le droit de la
guerre leur avait été défendu 3, l’on voyait se ralentir
cette ardeur brutale de répandre le sang et ce désir avare
de faire des prisonniers. Et c’est ainsi que plusieurs ont échappé
à la mort, qui maintenant se font les détracteurs de la religion
chrétienne, imputant au Christ les maux que Rome a soufferts, et
n’attribuant qu’à leur bonne fortune la conservation de leur vie,
dont ils sont pourtant redevables au respect des barbares pour le Christ.
Ne devraient-ils pas plutôt, s’ils étaient un peu raisonnables,
attribuer les maux qu’ils ont éprouvés à cette Providence
divine qui a coutume de châtier les méchants pour les amender,
et qui se plaît
1. Allusion à ta prise récente de Rome par Alerte (410
après 3.-C.).
2. Nous savons, par une lettre de saint Jérôme (ad Principiam
CLIV), qu’une dame romaine, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent
un sûr asile dans la basilique de saint Paul.
3. Par Alaric, Voyez Orose, liv, VII, ch. 39.
même quelquefois à exercer par ces sortes d’afflictions
la patience des gens de bien, afin qu’étant éprouvés
et purifiés, elle les fasse passer à une meilleure vie, ou
les laisse encore sur la terre pour l’accomplissement de ses fins? Ne devraient-ils
pas reconnaître comme un des fruits du christianisme cette modération
inouïe des barbares, d’ailleurs cruels et sanguinaires, qui les ont
épargnés contre la loi de la guerre en considération
du Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans les lieux consacrés,
lesquels semblaient avoir été choisis à dessein vastes
et spacieux pour étendre la miséricorde à un plus
grand nombre? Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à
Dieu, et que n’adorent-ils sincèrement son nom pour éviter
le feu éternel, eux qui se sont faussement servis de ce nom sacré
pour éviter une mort temporelle? Tout au contraire, parmi ceux que
vous voyez aujourd’hui insulter avec tant d’insolence aux serviteurs du
Christ, il en est plusieurs qui n’auraient jamais échappé
au carnage, s’ils ne s’étaient déguisés en serviteurs
du Christ. Et maintenant, dans leur superbe ingratitude et leur démence
impie, ces coeurs pervers s’élèvent contre Je nom de chrétien,
au risque d’être ensevelis dans des ténèbres éternelles,
après s’être fait de ce nom une protection frauduleuse pour
conserver la jouissance de quelques jours passagers.
CHAPITRE lI.
IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉREURES QUE LES VAINQUEURS
AIENT ÉPARGNÉ LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.
On a écrit l’histoire d’un grand nombre de guerres qui se sont
faites avant la fondation de Rome et depuis son origine et ses conquêtes;
eh bien! qu’on en trouve une seule où les ennemis, après
la prise d’une ville, aient épargné ceux qui avaient cherché
un refuge dans le temple de leurs dieux 1! qu’on cite un seul chef des
barbares qui ait ordonné à ses soldats de ne frapper aucun
homme réfugié dans tel ou tel lieu sacré! Enée
ne vit-il pas Priam traîné au pied des autels et
1. Les bénédictins citent deux exemples qui atténuent,
sans la contredire, la remarque de saint Augustin l’exemple d’Agésilas,
après la victoire de Coronée, et celui d’Alexandre, qui,
à la prise de Tyr, fit grâce à toue ceux qui s’étaient
réfugiés dans te temple d’Hercule. Voyez Plutarque, Vie d’Agésilas,
ch. 19; et Arrien, De reb. gest. Alex., lib. n, cap. 24,
(2)
« Souillant de son sang les autels et les feux qu’il avait lui-même
consacrés 1? »
Est-ce que Diomède et Ulysse, après avoir massacré
les gardiens de la citadelle, n’osèrent pas
« Saisir l’effigie sacrée de Pallas, et de leurs mains
ensanglantées profaner les bandelettes virginales de la déesse?
»
Ce qu’ajoute Virgile n’est pas vrai:
« Dès ce moment disparut sans retour l’espérance
des Grecs 2
C’est depuis lors, en effet, qu’ils furent vainqueurs; c’est depuis
lors qu’ils détruisirent Troie par le fer et par le feu; c’est depuis
lors qu’ils égorgèrent Priam abrité près des
autels. La perte de Minerve ne fut donc pas la cause de la chute de Troie.
Minerve elle-même, pour périr, n’avait-elle rien perdu? Elle
avait, dira-t-on, perdu ses gardes. Il est vrai, c’est après le
massacre de ses gardes qu’elle fut enlevée par les grecs. Preuve
évidente que ce n’étaient pas les Troyens qui étaient
protégés par la statue, mais la statue qui était protégée
par les Troyens. Comment donc l’adorait-on pour qu’elle fût la sauvegarde
de Troie et de ses enfants, elle qui n’a pas su défendre ses défenseurs?
CHAPITRE III
LES ROMAINS S’IMAGINANT QUE LES DIEUX PÉNATES QUI N’AVAIENT
PU PROTÉGER TROIE LEUR SERAIENT D’EFFICACES PROTECTEURS.
Voilà les dieux à qui les Romains s’estimaient heureux
d’avoir confié la protection de leur ville. Pitoyable renversement
d’esprit ! Ils s’emportent contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs
dieux, et ils s’emportent si peu contre leurs écrivains, qui pourtant
en parlent de même, qu’ils les font apprendre à prix d’argent
et prodiguent les plus magnifiques honneurs aux maîtres que l’Etat
salarie pour les enseigner. Ouvrez Virgile, qu’on fait lire aux petits
enfants comme un grand poète, le plus illustre et le plus excellent
qui existe; Virgile, dont on fait couler les vers dans ces jeunes âmes,
pour qu’elles n’en perdent jamais le souvenir, suivant le précepte
d’Horace:
« Un vase garde longtemps l’odeur de la première liqueur
qu’on y a versée 3 ».
1. Enéide, liv. II, vers 501, 502.- 2. Enéide, liv. II,
vers 166-170.- 3. Epîtres, liv. I, ép. 2, vers 69, 70.
Lisez Virgile, et vous le verrez introduire Junon; l’ennemie des Troyens,
qui pour animer contre eux Eole, roi des vents, s’écrie :
« Une nation qui m’est odieuse navigue sur la mer Tyrrhénienne,
portant en Italie Troie et ses Pénates vaincus 1 ».
Des hommes sages devaient-ils mettre Rome sous la protection de ces
Pénates vaincus, pour l’empêcher d’être vaincue à
son tour? On dira que Junon parle ainsi comme une femme en colère,
qui ne sait trop ce qu’elle dit. Soit; mais Enée, tant de fois appelé
le Pieux, ne s’exprime-t-il pas en ces termes
« Panthus, fils d’Othrys, prêtre de Pallas et d’Apollon,
tenant dans ses mains les vases sacrés et ses dieux vaincus, entraîne
avec lui son petit-fils et court éperdu vers mon palais 2».
Ces dieux, qu’il n’hésite pas à appeler vaincus, ne paraissent-ils
pas mis sous la protection d’Enée, bien plus qu’Enée sous
la leur, lorsque Hector lui dit
« Troie commet à ta garde les objets de son culte et ses
Pénates 3 ».
Si donc Virgile ne fait point difficulté, en parlant de pareils
dieux, de les appeler vaincus et de les montrer protégés
par un homme qui les sauve du mieux qu’il peut, n’y a-t-il pas de la démence
à croire qu’on ait sagement fait de confier Rome à de tels
défenseurs, et à s’imaginer qu’elle n’aurait pu être
saccagée si elle ne les eût perdus? Que dis-je! adorer des
dieux vaincus comme des gardiens et des protecteurs, n’est-ce pas déclarer
qu’on les tient, non pour des divinités bienfaisantes, mais pour
des présages de malheurs 4 ? N’est-il pas plus sage, en effet, de
penser qu’ils auraient péri depuis longtemps, si Rome ne les eût
conservés de tout son pouvoir, que de s’imaginer que Rome n’eût
point été prise, s’ils n’eussent auparavant péri?
Pensez-y un instant, et vous verrez combien il est ridicule de prétendre
qu’on eût été invincible sous la garde de défenseurs
vaincus. La ruine des dieux, disent-ils, a fait celle de Rome : n’est-il
pas plus croyable qu’il a suffi pour perdre Rome d’avoir adopté
pour protecteurs des dieux condamnés à périr?
Qu’on ne vienne donc pas nous dire que les poëtes ont parlé
par fiction, quand ils ont fait paraître dans leurs chants des dieux
vaincus.
1. Enéide, liv. I, vers 71, 72. — 2. Enéide, liv. II,
vers 319-321. — 3. Enéide, liv. II, vers 293.
4. Je lis omina avec l’édition bénédictine, et
non pas numina ou nomina, comme ont fait divers interprètes.
(3)
Non, c’est la force de la vérité qui a arraché
cet aveu à leur bonne foi. Au surplus, nous traiterons ce sujet
ailleurs plus à propos et avec le soin et l’étendue convenables
; je reviens maintenant à ces hommes ingrats et blasphémateurs
qui imputent au Christ les maux qu’ils souffrent eu juste punition de leur
perversité. Ils ne daignent pas se souvenir qu’on leur a fait grâce
par respect pour le Christ, et que la langue dont ils se servent dans leur
démence sacrilége pour insulter son nom, ils l’ont employée
à faire un mensonge pour conserver leur vie. Ils savaient bien la
retenir, cette langue, quand réfugiés dans nos lieux sacrés,
ils devaient leur salut au nom de chrétiens; et maintenant, échappés
au fer de l’ennemi, ils lancent contre le Christ la haine et la malédiction
!
CHAPITRE IV.
LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES
PENDANT LE SAC DE ROME.
Troie elle-même, cette mère du peuple romain, ne put,
comme je l’ai déjà dit, mettre à couvert dans les
temples de ses dieux ses propres habitants contre le fer et le feu des
Grecs, qui adoraient pourtant les mêmes dieux. Ecoutez Virgile:
« Dans le temple de Junon, deux gardiens choisis, Phénix
et le terrible Ulysse, veillaient à la garde du butin; on voyait
entassés çà et là les trésors dérobés
aux temples incendiés des Troyens et les tables des dieux et les
cratères d’or et les riches vêtements. A l’entour, debout,
se presse une longue troupe d’enfants et de mères tremblantes 1
»
Ce lieu consacré à une si grande déesse fut évidemment
choisi pour servir aux Troyens, non d’asile, mais de prison. Comparez maintenant,
je vous prie, ce temple qui n’était pas consacré à
un petit dieu, au premier venu du peuple des dieux, mais à la reine
des dieux, soeur et femme de Jupiter, comparez ce temple avec les basiliques
de nos apôtres. Là, on portait les dépouilles des dieux
dont on avait brûlé les temples, non pour les rendre aux vaincus,
mais pour les partager entre les vainqueurs ; ici, tout ce qui a été
reconnu, même en des lieux profanes, pour appartenir à ces
asiles sacrés, y a été rapporté religieusement,
avec honneur et avec respect. Là, on perdait sa liberté;
ici, on la conservait. Là, on s’assurait de ses prisonniers; ici,
il était défendu d’en faire. Là, on était traîné
par des dominateurs
1. Enéide, liv. II, vers 761-767
insolents, décidés à vous rendre esclaves; ici,
on était conduit par des ennemis pleins d’humanité, décidés
à vous laisser libres. En un mot, du côté de ces Grecs
fameux par leur politesse, l’avarice et la superbe semblaient avoir choisi
pour demeure le temple de Junon; du côté des grossiers barbares,
la miséricorde et l’humilité habitaient les basiliques du
Christ. On dira peut-être que, dans la réalité, les
Grecs épargnèrent les temples des dieux troyens, qui étaient
aussi leurs dieux, et qu’ils n’eurent pas la cruauté de frapper
ou de rendre captifs les malheureux vaincus qui se réfugiaient dans
ces lieux sacrés. A ce compte, Virgile aurait fait un tableau de
pure fantaisie, à la manière des poètes; mais point
du tout, il a décrit le sac de Troie selon les véritables
moeurs de l’antiquité païenne.
CHAPITRE V.
SENTIMENT DE CÉSAR TOUCHANT LA COUTUME UNIVERSELLE DE PILLER
LES TEMPLES DANS LES VILLES PRISES D’ASSAUT.
Au rapport de Salluste, qui a la réputation d’un historien véridique,
César dépeignait ainsi le sort réservé aux
villes prises de vive force, quand il donna son avis dans le sénat
sur le sort des complices de Catilina: « On ravit les vierges et
les jeunes garçons; on arrache les enfants des bras de leurs parents;
les mères de famille sont livrées aux outrages « des
vainqueurs; on pille les temples et les « maisons; partout le meurtre
et l’incendie; « tout est plein d’armes, de cadavres, de sang et
e de cris plaintifs 1 ». Si César n’eût point parlé
des temples, nous croirions que la coutume était d’épargner
les demeures des dieux; or, remarquez bien que les temples des Romains
avaient à craindre ces profanations, non pas d’un peuple étranger,
mais de Catilina et de ses complices, c’est-à-dire de citoyens romains
et des sénateurs les plus illustres; mais on dira peut-être
que c’étaient des hommes perdus et des parricides.
CHAPITRE VI.
LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT UNE VILLE D’ASSAUT,
N’AVAIENT POINT COUTUME DE FAIRE GRACE Aux VAINCUS RÉFUGIÉS
DANS LES TEMPLES DES DIEUX.
Laissons donc de côté cette infinité de peuples
qui se sont fait la guerre et n’ont jamais
1. Salluste, De la conjuration de Catilina, ch. 51.
(4)
épargné les vaincus qui se sauvaient dans les temples
de leurs dieux : parlons des Romains, de ces Romains dont le plus magnifique
éloge est renfermé dans le vers fameux du poète:
« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes».
Considérons ce peuple à qui un auteur a rendu ce témoignage,
qu’il aimait mieux pardonner une injure que d’en tirer vengeance 1. Quand
ils ont pris et saccagé tant de grandes villes pour étendre
leur domination, qu’on nous dise quels temples ils avaient coutume d’excepter
pour servir d’asile aux vaincus. S’ils en avaient usé de la sorte,
est-ce que leurs historiens en auraient fait mystère? Mais quelle
apparence que des écrivains qui cherchaient avidement l’occasion
de louer les Romains eussent passé sous silence des marques si éclatantes
et à leurs yeux si admirables de respect envers leurs dieux! Marcus
Marcellus, l’honneur du nom romain, qui prit la célèbre ville
de Syracuse, la pleura, dit-on, avant de la saccager, et répandit
des larmes pour elle avant que de répandre le sang de ses habitants2.
Il fit plus: persuadé que les lois de la pudeur doivent être
respectées même à l’égard d’un ennemi, il donna
l’ordre avant l’assaut de ne violer aucune personne libre. La ville néanmoins
fut saccagée avec toutes les horreurs de la guerre, et l’on ne lit
nulle part qu’un capitaine si chaste et si clément ait commandé
que ceux qui se réfugieraient dans tel ou tel temple eussent la
vie sauve. Et certes, si un pareil commandement eût été
donné, les historiens ne l’auraient point passé sous silence,
eux qui n’ont oublié ni les larmes de Marcellus, ni ses ordres pour
protéger la chasteté. Fabius3, le vainqueur de Tarente, est
loué pour s’être abstenu de toucher aux images des dieux.
Un de ses secrétaires lui ayant demandé ce qu’il fallait
faire d’un grand nombre de statues tombées sous la main des vainqueurs,
il fit une réponse dont la modération est relevée
de fine ironie. « Comment sont-elles? » demanda-t-il. Et sur
la réponse qu’on lui fit, qu’elles étaient fort grandes et
même armées: « Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs
dieux irrités ». Puis donc que les historiens romains n’ont
pas manqué de nous dire les larmes de celui-ci et le rire de celui-là,
la
1. Salluste, ibid., ch, 9. — 2. Voyez Tite-Live liv. XXV, ch. 24. —
3. Q.Fabius Maximus Verrucosus. Voyez Tite-Live, liv. XXVII, ch. 16; et
Plutarque, Vie de Fabius, ch. 23.
chaste compassion du premier et la modération spirituelle du
second, comment auraient-ils gardé le silence, si quelques généraux
avaient ordonné de tel ou tel de leurs dieux que l’on ne fit dans
son temple ni victimes ni prisonniers?
CHAPITRE VII.
LES CRUAUTÉS QUI ONT ACCOMPAGNÉ LA PRISE DE ROSIE DOIVENT
ÊTRE ATTRIBUÉES AUX USAGES DE LA GUERRE, TANDIS QUE LA CLÉMENCE
DONT LES BARBARES ONT FAIT PREUVE VIENT DÉ LA PUISSANCE DU NOM DU
CHRIST.
Ainsi donc, toutes les calamités qui ont frappé Rome
dans cette récente catastrophe, dévastation, meurtre, pillage,
incendie, violences, tout doit être imputé aux terribles coutumes
de la guerre; mais ce qui est nouveau, c’est que des barbares se soient
adoucis au point de choisir les plus grandes églises pour préserver
un plus grand nombré de malheureux, d’ordonner qu’on n’y tuât
personne, qu’on n’en fit sortir personne, d’y conduire même plusieurs
prisonniers pour les arracher à la mort et à l’esclavage;
et voilà ce qui ne peut être attribué qu’au nom du
Christ et à l’influence de la religion nouvelle. Qui ne voit pas
une chose si évidente est aveugle; qui la voit et n’en loue pas
Dieu est ingrat; qui s’oppose à ces louanges est insensé.
Loin de moi l’idée qu’aucun homme sage puisse faire honneur de cette
clémence aux barbares. Celui qui a jeté l’épouvante
dans ces âmes farouches et inhumaines, qui les a contenues, qui les
a miraculeusement adoucies , est celui-là même qui a dit,
dès longtemps, par la bouche du Prophète: « Je visiterai
avec ma verge leurs iniquités, et leurs péchés avec
mes fléaux; mais je ne leur retirerai point ma miséricorde
1 »
CHAPITRE VIII.
LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS
AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.
Quelqu’un dira : Pourquoi cette miséricorde divine a-t-elle
fait aussi sentir ses effets à des impies et à des ingrats?
Pourquoi ? c’est parce qu’elle émane de celui « qui fait chaque
jour lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber
sa pluie sur les justes
1. Psalm. LXXXVIII, 33, 34
(5)
et sur les injustes.1 » Si quelques-uns de ces impies, se rendant
attentifs à ces marques de bonté, viennent à se repentir
et à se détourner des sentiers de l’impiété,
il en est d’autres qui, suivant 1a parole de l’Apôtre, « méprisant
les trésors de la bonté et de la longanimité divines,
s’amassent par leur dureté et l’impénitence de leur coeur
un trésor de colère pour le jour de la colère et de
la manifestation du juste châtiment de Dieu qui rendra à chacun
selon ses œuvres. 2 » Et cependant, il est toujours vrai de dire
que la patience de Dieu invite les méchants au repentir, comme ses
châtiments exercent les bons à la résignation, et que
sa miséricorde protége doucement les bons, comme sa justice
frappe durement les méchants. Il a plu, en effet, à la divine
Providence de préparer aux bons, pour la vie future, des biens dont
les méchants ne jouiront pas, et aux méchants des maux dont
les bons n’auront point à souffrir; mais quant aux biens et aux
maux de cette vie, elle a voulu qu’ils fussent communs aux uns et aux autres,
afin qu’on ne désirât point avec trop d’ardeur des biens dont
on entre en partage avec les méchants; et qu’on n’évitât
point comme honteux des maux qui souvent éprouvent les bons.
Il y a pourtant une très-grande différence dans l’usage
que les uns et les autres font de ces biens et de ces maux; car l’homme
bon ne se laisse point enivrer par les biens de cette vie, ni abattre par
ses disgrâces, : le méchant, au contraire, considère
la mauvaise fortune comme une très grande peine, parce qu’il s’est
laissé corrompre par la bonne. Plus d’une fois cependant Dieu fait
paraître plus clairement sa main dans cette distribution des biens
et des maux; et véritablement, si tout péché était
frappé dès cette vie d’une punition manifeste, l’on croirait
qu’il ne reste plus rien à faire au dernier jugement; tout comme
si Dieu n’infligeait à aucun péché un châtiment
visible; on croirait qu’il n’y a point de Providence. Il en est de même
des biens temporels. Si Dieu, par une libéralité toute évidente,
ne les accordait à quelques-uns de ceux qui les lui demandent, nous
penserions qu’ils ne dépendent point de sa volonté ; et s’il
les donnait à tous ceux qui les lui demandent, nous nous accoutumerions
à ne le servir qu’en
1. Matt. V, 45. — 2.Rom. II, 4, 5 et 6.
vue de ces récompenses, et le culte que nous lui rendrions n’entretiendrait
pas en nous la piété, mais l’avarice et l’intérêt.
Or, puisqu’il en est ainsi, il ne faut point s’imaginer, quand les bons
et les méchants sont également affligés, qu’il n’y
ait point entre eux de différence parce que leur affliction est
commune. La différence de ceux qui sont frappés demeure dans
la ressemblance des maux qui les frappent; et pour être exposés
aux mêmes tourments, la vertu et le vice ne se confondent pas. Car,
comme un même feu fait briller l’or et noircir la paille, comme un
même fléau écrase le chaume et purifie le froment,
ou encore, comme le marc ne se mêle pas avec l’huile, quoiqu’il soit
tiré de l’olive par le même pressoir, ainsi un même
malheur, venant à tomber sur les bons et sur les méchants,
éprouve, purifie et fait resplendir les uns, tandis qu’il damne,
écrase et anéantit les autres. C’est pour cela qu’en une
même affliction, les méchants blasphèment contre Dieu,
les bons, au contraire, le prient et le bénissent : tant il importe
de considérer, non les maux qu’on souffre, mais l’esprit dans lequel
on les subit; car le même mouvement qui tire de la boue une odeur
fétide, imprimé à un vase de parfums, en fait sortir
les plus douces exhalaisons.
CHAPITRE IX.
BIlE SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES GENS DE BIEN SONT
CHÂTIÉS AVEC LES MÉCHANTS.
Quels maux ont donc souffert les chrétiens, dans ces temps de
désolation universelle, qui ne leur soient avantageux, s’ils savent
les accepter dans l’esprit de la foi? Qu’ils considèrent d’abord,
en pensant humblement aux péchés qui ont allumé la
colère de Dieu et attiré tant de calamités sur le
monde, que si leur conduite est meilleure que celle des grands pécheurs
et des impies, ils ne sont pas néanmoins tellement purs de toutes
fautes qu’ils n’aient besoin, pour les expier, de quelques peines temporelles.
En effet, outre qu’il n’y a personne, si louable que soit sa vie, qui ne
cède quelquefois à l’attrait charnel de la concupiscence,
et qui, sans se précipiter dans les derniers excès du vice
et dans le gouffre de l’impiété, parvienne à se garantir
de quelques pêchés, ou rares, ou d’autant plus fréquents
qu’ils sont plus légers; quel est celui
(6)
qui se conduit aujourd’hui comme il le devrait à l’égard
de ces méchants dont l’orgueil, l’avarice, les débauches
et les impiétés, ont décidé Dieu à répandre
la désolation sur la terre, ainsi qu’il en menace les hommes par
la bouche de ses prophètes 1? En effet, il arrive souvent que, par
une dangereuse dissimulation, nous feignons de ne pas voir leurs fautes,
pour n’être point obligés de les instruire, de les avertir,
de les reprendre et quelquefois même de les corriger, et cela, soit
parce que notre paresse ne veut pas s’en donner le soin, soit parce que
nous n’avons pas le courage de leur rompre en visière, soit enfin
parce que nous craignons de les offenser et par suite de compromettre des
biens temporels que notre convoitise veut acquérir ou que notre
faiblesse a peur de perdre. Et de la sorte bien que les gens honnêtes
aient en horreur la vie des méchants, et qu’à cause de cela
ils ne tombent pas dans la damnation réservée aux pécheurs
après cette vie; toutefois, de cela seul qu’ils se sont montrés
indulgents pour les vices damnables dont les méchants sont souillés,
par la seule crainte de perdre des biens passagers, c’est justement qu’ils
sont châtiés avec eux dans le temps, sans être punis
comme eux dans l’éternité; c’est justement qu’ils sentent
l’amertume de la vie, pour en avoir trop aimé la douceur et s’être
montrés trop doux envers les méchants.
Je ne blâme pourtant pas la conduite de ceux qui ne reprennent
pas et ne corrigent pas les pécheurs, parce qu’ils attendent une
occasion plus favorable, ou parce qu’ils craignent, soit de les rendre
pires, soit de les por~ ter à mettre obstacle à la bonne
éducation des faibles et aux progrès de la foi; car alors
é’est plutôt l’effet d’une charité prudente que d’un
calcul intéressé. Mais le mal est que ceux qui vivent tout
autrement que les impies et qui abhorrent leur conduite, leur sont indulgents
au lieu de leur être sévères, de peur de s’en faire
des ennemis et d’en être traversés dans la possession de biens-fort
légitimes, il est vrai, mais auxquels devraient être moins
attachés des chrétiens, voyageurs en ce monde et qui font
profession de regarder le ciel comme leur patrie. Je ne parle pas seulement
de ces personnes naturellement plus faibles, qui sont engagées dans
le mariage, ont des enfants ou veulent en avoir, et possèdent des
maisons et
1. Isa. XXIV et ailleurs.
des serviteurs, de toutes celles enfin à qui l’Apôtre
s’adresse, quand il donne des préceptes sur la manière dont
les femmes doivent vivre avec leurs maris et les maris avec leurs femmes,
sur les devoirs mutuels des pères et des enfants, des maîtres
et des serviteurs 1; ces personnes, dis-je, ne sont pas les seules qui
soient très-aises d’acquérir plusieurs biens temporels et
très-fâchées de les perdre, et qui n’osent par cette
raison choquer des hommes dont elles détestent les moeurs; je parle
aussi de celles qui font profession d’une vie plus parfaite, qui ne sont
point engagées dans le mariage et se contentent de peu pour leur
subsistance; je dis que celles-là-même ne peuvent souvent
se résoudre à reprendre les méchants, parce qu’elles
craignent de hasarder contre eux leur réputation et leur vie, et
redoutent leurs embûches et leurs violences. Et quoique cette crainte
et les menaces mêmes des impies n’aillent pas jusqu’à décider
ces personnes timides à imiter leurs exemples, c’est cependant une
chose déplorable qu’elles n’aient point le courage, en présence
de désordres dont la complicité leur ferait horreur, de les
frapper d’un blâme qui serait pour plusieurs une correction salutaire.
Pourquoi cette réserve? est-ce afin de conserver leur considération
et leur vie pour l’utilité du prochain? Non, c’est par amour pour
leur considération même et pour leur vie; c’est par cette
complaisance dans les paroles flatteuses et dans les opinions du jour,
qui fait redouter le jugement du vulgaire, les tourments et la mort de
la chair; en un mot, c’est l’esclavage de l’intérêt personnel
qu’on subit, au lieu de s’affranchir par la charité.
Voilà donc, ce me semble, une raison d’assez grand poids pour
que les bons soient châtiés avec les méchants, lorsqu’il
plaît à Dieu de punir par de simples maux temporels les mœurs
corrompues des pécheurs. Ils sont châtiés ensemble,
non pour mener avec eux une mauvaise vie, mais pour être comme eux,
moins qu’eux cependant, attachés à la vie, à cette
vie temporelle que les bons devraient mépriser, afin d’entraîner
sur leurs pas les méchants blâmés et corrigés
au séjour de la vie éternelle. Perd-on l’espoir de s’en faire
ainsi des compagnons? qu’on se résigne alors à les avoir
pour ennemis et à les aimer comme tels ;car, tant qu’ils vivent,
on ne peut savoir
1. Colos. III, 18-22.
(7)
s’ils ne viendront pas à se convertir. Et ceux-là sont
encore plus coupables dont parle ainsi le Prophète « Cet homme
mourra dans son péché; mais je demanderai compte de sa vie
à qui dut veiller sur lui 1 ». Car ceux qui veillent, c’est-à-dire
ceux qui ont dans l’Eglise la conduite des peuples, sont établis
pour faire au péché une guerre implacable. Et il ne faut
pas croire cependant que celui-là soit exempt de toute faute, qui,
n’ayant pas le caractère de pasteur, se montre indifférent
pour la conduite des personnes que le commerce de la vie rapproche de lui,
et néglige de les reprendre de peur d’encourir leur disgrâce
et de compromettre des intérêts peut-être légitimes,
mais dont il est charmé plus qu’il ne convient. Il y a là
une faiblesse répréhensible et que Dieu punit justement par
des maux temporels. Je signalerai une dernière explication de ces
épreuves subies par les justes; c’est Job quj me la fournit : il
est bon que l’âme humaine s’estime à fond ce qu’elle vaut,
et qu’elle sache bien si elle a pour Dieu un amour désintéressé
2.
CHAPITRE X.
LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANTLES CHOSES TEMPORELLES.
Pesez bien toutes ces raisons, et dites-moi s’il peut arriver aucun
mal aux hommes de
foi et de piété qui ne se tourne en bien pour eux. Serait-elle
vaine, par hasard, cette parole
de l’Apôtre : « Nous savons que tout concourt « au
bien de ceux qui aiment Dieu 3 ? » — Mais ils ont perdu tout ce qu’ils
avaient. Ont-ils perdu la foi, la piété? Ont-ils perdu les
biens
de l’homme intérieur, riche devant Dieu 4 ? Voilà l’opulence
des chrétiens, commue parle le
très-opulent apôtre « C’est une grande richesse
que la piété et la modération d’un esprit qui se contente
de ce qui suffit. Car nous n’avons rien apporté en ce monde, et
il est sans aucun doute que nous ne pouvons aussi en rien emporter. Ayant
donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être
contents. Mais ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation
et dans le piége du diable, et en divers désirs inutiles
1.Ezech. XXXIII, 6.
2.Comparez avec ce chapitre de saint Augustin l’homélie de saint
Chrysostome au peuple d’Antioche, où il explique, par huit raisons
tirées de l’Ecriture, les afflictions des justes ici-bas (Hom. II,
p. 10 et seq. de la nouvelle édition).
3. Rom. VIII, 28.
4. I Petr., III, 4.
et pernicieux qui précipitent les hommes dans l’abîme
de la perdition et de la damnation. Car l’amour des richesses est la racine
de tous les maux, et quelques-uns, pour en avoir été possédés,
se sont détournés de la foi et embarrassés en une
infinité d’afflictions et de peines 1».
Ceux donc qui, dans le sac de Rome, ont perdu les richesses de la terre,
s’ils les possédaient de la façon que recommande l’Apôtre,
pauvres au dehors, riches au dedans, c’est-à-dire s’ils en usaient
comme n’en usant pas 2 , ils ont pu dire avec un homme fortement éprouvé,
mais nullement vaincu: « Je suis sorti nu du ventre de ma mère,
et je retournerai nu dans la terre. Le Seigneur m’avait tout donné,
le Seigneur m’a tout ôté. Il n’est arrivé que ce qui
lui a plu; que le nom du Seigneur soit béni ! 3 » Job pensait
donc que la volonté du Seigneur était sa richesse, la richesse
de son âme, et il ne s’affligeait point de perdre pendant la vie
ce qu’il faut nécessairement perdre à la mort. Quant aux
âmes plus faibles, qui, sans préférer ces biens terrestres
au Christ, avaient pour eux quelque attachement profane, elles ont senti
dans la douleur de les perdre le péché de les avoir aimés.
Suivant la parole de l’Apôtre, que je rappelais tout à l’heure,
elles ont d’autant plus souffert qu’elles avaient donné plus de
prise à la douleur en s’embarrassant dans ses voies. Après
avoir si longtemps fermé l’oreille aux leçons de la parole
divine, il était bon qu’elles fussent rendues attentives à
celles de l’expérience; car lorsque l’Apôtre a dit: «
Ceux qui veulent devenir « riches tombent dans la tentation, etc.
», ce qu’il blâme dans les richesses, ce n’est pas de les posséder,
mais de les convoiter; aussi donne-t-il ailleurs des règles pour
leur usage: « Recommandez », dit-il à Timothée,
« aux riches de ce monde de n’être point orgueilleux, de ne
mettre point leur confiance dans les richesses incertaines et périssables,
mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance tout ce qui est
nécessaire à la vie; ordonnez-leur d’être charitables
et bienfaisants, de se rendre riches en bonnes oeuvres, « de donner
l’aumône de bon coeur, de faire « part de leurs biens, de se
faire un trésor et un fondement solide pour l’avenir, afin
1. I Tim. VI, 10 – 2. I Cor. VII, 31 – 3. Job. I, 21
(8)
d'arriver à la véritable vie 1 ». Ceux qui faisaient
un tel usage de leurs biens ont été consolés de pertes
légères par de grands bénéfices, et ils ont
tiré plus de satisfaction des biens qu’ils ont mis en sûreté,
en les employant en aumônes, qu’ils n’ont ressenti de tristesse de
ceux qu’ils ont perdus en voulant les retenir par avarice. Tout ce qu’ils
n’ont pas eu la force d’enlever à la terre, la terre le leur a ravi
pour jamais.
Il en est tout autrement de ceux qui ont écouté ce commandement
de leur Seigneur: «Ne vous faites point des trésors dans la
terre, où la rouille et les vers les dévorent, et où
les voleurs les déterrent et les dérobent; mais faites-vous
des trésors dans le ciel, où les voleurs ne peuvent les dérober,
ni la rouille et les vers les corrompre; car, où est votre trésor,
là est aussi votre cœur 2 ». Ceux qui ont écouté
cette voix ont éprouvé, dans les jours d’affliction, combien
ils ont été sages de ne point mépriser le conseil
d’un maître si véridique et d’un gardien si puissant et si
fidèle de leur trésor. Si plusieurs se sont applaudis d’avoir
caché leurs richesses en des lieux que le hasard a préservés
pour un jour des atteintes de l’ennemi, quelle joie plus solide et plus
sûre d’elle-même ont dû éprouver ceux qui, fidèles
à l’avertissement de leur Dieu, ont cherché un asile à
jamais inviolable à toutes les atteintes!
C’est ainsi que notre cher Paulin, évêque de Noie, de
très-riche qu’il était, devenu volontairement très-pauvre,
et d’autant plus opulent en sainteté, quand il fut fait prisonnier
des barbares, à la prise de Nole 3, adressait en son coeur (c’est
lui-même qui nous l’a confié) cette prière à
Dieu.: « Seigneur, ne permettez pas que je sois torturé pour
de l’or et de l’argent; car où sont toutes mes richesses, vous le
savez ». Elles étaient, en effet, aux lieux où nous
recommande de les recueillir et de thésauriser le Prophète
qui avait prédit au monde toutes ces calamités. Ainsi, ceux
qui avaient obéi à leur Seigneur et thésaurisé
suivant ses conseils, n’ont pas même perdu leurs richesses terrestres
dans cette invasion des barbares; et pour ceux qui ont eu à se repentir
de leur désobéissance, ils ont appris le véritable
usage de ces biens, non par une sagesse
1. I Tim. VI, 17-19. — 2.Matt. vi, 19-21.
3. Nole fut prise par Alaric, peu après le sac de Rome, Sur
l’héroïque résignation de saint Paulin, voyez Montaigne,
Essais, liv. I, ch. 38.
qui ait prévenu leur perte, mais par l’expérience qui
l’a suivie.
Mais, dit-on, parmi les bons, il s’en est trouvé plusieurs,
même chrétiens, qu’on a mis à la torture pour leur
faire livrer leurs biens. Je réponds que le bien qui les rendait
bons, ils n’ont pu ni le livrer, ni le perdre. S’ils ont préféré
supporter les tourments que de livrer ces richesses, tristes gages d’iniquité,
je dis qu’ils n’étaient pas vraiment bons. Ils avaient donc besoin
d’être avertis par les souffrances que l’amour de l’or leur a fait
subir, de celles que l’amour du Christ doit nous faire surmonter, afin
d’apprendre ainsi à aimer celui qui enrichit d’une félicité
éternelle les fidèles qui souffrent pour lui, de préférence
à l’or et à l’argent, biens misérables qui ne sont
pas dignes qu’on souffre pour eux, soit qu’on les conserve par un mensonge,
soit qu’on les perde en avouant la vérité. Au surplus, nul
dans les tortures n’a perdu le Christ en le confessant; nul n’a conservé
sa fortune qu’en la niant. Aussi, je dirai que les tourments leur étaient
peut-être plus utiles, en leur apprenant à aimer un bien qui
ne se corrompt pas, que ces biens temporels, dont l’amour ne servait qu’à
tourmenter leurs possesseurs d’agitations sans fruit. Mais, dit-on encore,
quelques-uns, qui n’avaient aucun trésor à livrer, n’ont
pas laissé d’être mis à la torture, parce qu’on ne
les en croyait pas sur parole. Je réponds que, s’ils n’avaient rien,
ils désiraient peut-être avoir; ils n’étaient point
saintement pauvres dans leur volonté; il a donc fallu leur montrer
que ce ne sont point les richesses, mais la passion d’en avoir, qui rendent
dignes de pareils châtiments. En est-il maintenant qui, ayant embrassé
une vie meilleure, ne possédant ni or ni argent cachés, aient
été torturés à cause des trésors qu’on
leur supposait? Je n’en sais rien, mais en serait-il ainsi, je dirais encore
que celui qui, au milieu des tourments, confessait la pauvreté sainte,
celui-là, certes, confessait Jésus-Christ. Or, tin confesseur
de la pauvreté sainte a bien pu être méconnu par les
barbares, mais il n’a pu souffrir sans recevoir du ciel le prix de sa vertu.
J’entends dire que plusieurs chrétiens ont eu à subir
une longue famine. Mais c’est encore une épreuve que les vrais fidèles
ont tournée à leur avantage en la souffrant pieusement. Pour
ceux, en effet, que la faim a
(9)
tués, elle les a délivrés des maux de la vie,
comme aurait pu faire une maladie; pour
ceux qu’elle n’a pas tués, elle leur a appris à mener
une vie plus sobre et à faire des jeûnes plus longs.
CHAPITRE XI.
S’IL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.
On ajoute: Plusieurs chrétiens ont été massacrés,
plusieurs ont été emportés par divers genres de morts
affreuses. Si c’est là un malheur, il est commun à tous les
hommes; du moins, suis-je assuré qu’il n’est mort personne qui ne
dût mourir un jour. Or, la mort égale la plus longue vie à
la plus courte: car, ce qui n’est plus n’est ni pire, ni meilleur, ni plus
court, ni plus long. Et qu’importe le genre de mort, puisqu’on ne meurt
pas deux fois? Puisqu’il n’est point de mortel que le cours des choses
de ce monde ne menace d’un nombre infini de morts, je demande si, dans
l’incertitude où l’on est de celle qu’il faudra endurer, il ne vaut
pas mieux en souffrir une seule et mourir que de vivre en les craignant
toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre
sous la crainte de tant de morts que de mourir une fois pour n’en plus
redouter aucune; mais autre chose est l’aveugle horreur de notre chair
infirme et la conviction éclairée de notre raison. Il n’y
a pas de mauvaise mort après une bonne vie; ce qui rend la mort
mauvaise, c’est l’événement qui la suit. Ainsi donc qu’une
créature faite pour la mort vienne à mourir, il ne faut pas
s’en mettre en peine; mais où va-t-elle après la mort? Voilà
la question. Or, puisque les chrétiens savent que la mort du -bon
pauvre de I’Evangile 1, au milieu des chiens qui léchaient ses plaies,
est meilleure que celle du mauvais riche dans la pourpre, je demande en
quoi ces horribles trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts,
s’ils avaient bien vécu?
CHAPITRE XlI.
LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS
AUCUN DOMMAGE 2.
Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs
chrétiens n’ont pu
1. Luc. XVI, 19-31.
2. Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées
dans le petit traité de saint Augustin : De cura. pro mortuis gerenda.
Voir tome XII.
être ensevelis. Eh bien! est-ce un si grand sujet de crainte
pour des hommes de foi, qui ont appris de l’Evangile que la dent des bêtes
féroces n’empêchera pas la résurrection des corps,
et qu’il n’y a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr
1? Si les traitements que l’ennemi fait subir à nos cadavres pouvaient
faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle
: «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l’âme
2?» A moins qu’il ne se rencontre un homme assez insensé pour
prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à
redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort,
en ce qu’ils peuvent priver le corps de sépulture. A ce compte,
elle serait fausse cette parole du Christ : « Ne craignez point ceux
qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous 3 »;
car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de
nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité!
S’il est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsqu’ils
tuent, c’est que le corps ressent le coup dont il est frappé; une
fois mort, il n’y a plus rien à faire contre lui, parce qu’il a
perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre n’a pas recouvert le
corps d’un grand nombre de chrétiens; mais aucune puissance n’a
pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa
présence le maître de la création et de la résurrection
des hommes. On m’opposera cette parole du Psalmiste: « Ils ont exposé
les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux
du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes
de la terre. Ils ont répandu leur sang comme l’eau autour de Jérusalem,
et il n’y avait personne qui leur donnât la sépulture 4 ».
Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté
des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort
paraît horrible aux yeux des hommes; « mais elle est précieuse
aux yeux du Seigneur, la mort des saints 5». Ainsi donc, toute cette
pompe des funérailles, sépulture choisie, cortége
funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais
non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche
sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait
croire que c’est un obstacle à la
1. Luc, XXI, 18 – 2. Matt. X, 28 – 3. Luc, XII, 4. – 4. Psal. LXXVIII,
2-3 . – 5. Psal. CXV, 15.
(10)
gloire du juste d’être enseveli simplement ou de ne pas l’être
du tout. Certes, cette multitude de serviteurs qui suivait le corps du
riche voluptueux de l’Evangile composait aux yeux des hommes une pompe
magnifique, mais elles furent bien autrement éclatantes aux yeux
de Dieu les funérailles de ce pauvre couvert d’ulcères que
les anges portèrent, non dans un tombeau de marbre, mais dans le
sein d’Abraham 1.
Je vois sourire les adversaires contre qui j’ai entrepris de défendre
la Cité de Dieu. Et cependant leurs philosophes ont souvent marqué
du mépris pour les soins de la sépulture 2. Plus d’une fois
aussi, des armées entières, décidées à
mourir pour leur patrie terrestre, se sont mises peu en peine de ce que
deviendraient leurs corps et à quelles bêtes ils serviraient
de pâture. C’est ce qui fait applaudir ce vers d’un poëte 3
:
« Le ciel couvre celui qui n’a point de tombeau ».
Pourquoi donc tirer un sujet d’insulte contre les chrétiens
de ces corps non ensevelis? N’a-t-il pas été promis aux fidèles
que tous leurs membres et leur propre chair sortiront un jour de la terre
et du plus profond abîme des éléments, pour leur être
rendus dans leur
première intégrité?
CHAPITRE XIII.
POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES.
Toutefois il ne faut pas négliger et abandonne-r la dépouille
des morts, surtout les corps
des justes et des fidèles qui ont servi d’instrument et d’organe
au Saint-Esprit pour toutes
sortes de bonnes oeuvres. Si la robe d’un père ou son anneau
ou telle autre chose semblable sont d’autant plus précieux à
ses enfants que leur affection est plus grande, à plus forte raison
devons-nous prendre soin du corps de ceux que nous aimons, car le corps
est uni
à l’homme d’une façon plus étroite et plus intime
qu’aucun vêtement; ce n’est point un secours ou un ornement étranger,
c’est un élément de notre nature. Aussi voyons-nous qu’on
a rendu aux justes des premiers temps
1. Luc. XVI, 19 et seq.
2. Notamment les philosophes de l’école cynique et ceux de l’école
stoïcienne. Voyez Sénèque, De tranquill. an., cap. 14,
et Epist. 92; — et Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 42 et seq.
3. Lucain, Pharsale, liv. VII, vers 819. — 4. I Cor. XV, 52. -
ces suprêmes devoirs de piété, qu’on a célébré
leurs funérailles et pourvu à leur sépulture 1, et
qu’eux-mêmes durant leur vie ont donné des ordres à
leurs enfants pour faire ensevelir ou transférer leurs dépouilles
2. Je citerai Tobie qui s’est rendu agréable à Dieu, au témoignage
de l’ange, en faisant ensevelir les morts 3. Notre-Seigneur lui-même,
qui devait ressusciter au troisième jour, approuve hautement et
veut qu’on loue l’action de cette sainte femme qui répand sur lui
un parfum précieux, comme pour l’ensevelir par avance 4. L’Evangile
parle aussi avec éloge de ces fidèles qui reçurent
le corps de Jésus à la descente de la croix, le couvrirent
d’un linceul et le déposèrent avec respect dans un tombeau.
Ce qu’il faut conclure de tous ces exemples, ce n’est pas que le corps
garde après la mort aucun sentiment, mais c’est que la providence
de Dieu s’étend jusque sur les restes des morts, et que ces devoirs
de piété lui sont agréables comme témoignages
de foi dans la résurrection. Nous en pouvons tirer aussi cet enseignement
salutaire, que si les soins pieux donnés à la dépouille
inanimée de nos frères ne sont point perdus devant Dieu,
l’aumône qui soulage des hommes pleins de vie doit nous créer
des droits bien autrement puissants à la rémunération
céleste. Il y a encore sous ces ordres que les saints patriarches
donnaient à leurs enfants pour la sépulture ou la translation
de leurs derniers restes, des choses mystérieuses qu’il faut entendre
dans un sens prophétique;
mais ce n’est pas ici le lieu de les approfondir, et nous en avons
assez dit sur cette matière. Si donc la privation soudaine des choses
les plus nécessaires à la vie, comme la nourriture et le
vêtement, ne triomphe pas de la patience des hommes de bien, et,
loin d’ébranler leur piété, ne sert qu’à l’éprouver
et à la rendre plus féconde, pouvons-nous croire que l’absence
des honneurs funèbres soit capable de troubler le repos des saints
dans l’invisible séjour de l’éternité? Concluons que
si les derniers devoirs n’ont pas été rendus aux chrétiens
lors du désastre de Rome ou à la prise d’autres villes, ni
les vivants n’ont commis un crime, puisqu’ils n’ont rien pu faire, ni les
morts n’ont éprouvé une peine, puisqu’ils n’ont rien pu sentir.
1. Gen. XXV, 9; XXXV,-29;- L, 2-13, etc. — 2. Gen. XLVII, 29, 30; L,
24.—3 Tob. II, 9.— 4. Matt.XXVI,10-13.
(11)
CHAPITRE XIV.
LES CONSOLATIONS DIVINES N’ONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS
LA CAPTIvITÉ.
On se plaint que des chrétiens aient été emmenés
captifs. Affreux malheur, en effet, si les barbares avaient pu les emmener
quelque part où ils n’eussent point trouvé leur Dieu ! Ouvrez
les saintes Ecritures, vous y apprendrez comment on se console dans de
pareilles extrémités. Les trois enfants de Babylone furent
captifs; Daniel le fut aussi, et comme lui d’autres prophètes; le
divin consolateur leur a-t-il jamais fait défaut? Comment eut-il
abandonné ses fidèles tombés sous la domination des
hommes, celui qui n’abandonne pas le Prophète jusque dans les entrailles
de la baleine 1? Nos adversaires aiment mieux rire de ce miracle que d’y
ajouter foi; et cependant ils croient sur le témoignage de leurs
auteurs qu’Arion de Méthymne, le célèbre joueur de
lyre, jeté de son vaisseau dans la mer, fut reçu et porté
au rivage sur le dos d’un dauphin 2. Mais, diront-ils, l’histoire de Jonas
est plus incroyable. Soit, elle est plus incroyable, parce qu’elle est
plus merveilleuse, et elle est plus merveilleuse, parce qu’elle trahit
un bras plus puissant.
CHAPITRE XV.
LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIREMENT
LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE ENVERS LES DIEUX, NE LE PRÉSERVA
PAS DE LA MORT.
Les païens ont parmi leurs hommes illustres un exemple fameux
de captivité volontairement subie par esprit de religion. Marcus
Attilius Régulus, général romain, avait été
pris par les Carthaginois 3. Ceux-ci, tenant moins à conserver leurs
prisonniers qu’à recouvrer ceux qui leur avaient été
faits par les Romains, envoyèrent Régulus à Rome avec
leurs ambassadeurs, après qu’il se fut engagé par serment
à revenir à Carthage, s’il n’obtenait pas ce qu’ils désiraient.
Il part, et convaincu que l’échange des captifs n’était pas
avantageux à la république, il en dissuade le sénat;
puis, sans y être contraint autrement
1. Jon. II.
2. Hérodote, I, ch. 23, 24; Ovide, Fastor., li. II, vers 80
et sq.
3. Voyez Polybe, I, 29; Cicéron, De offic. , lib. I, cap. 13,
et lib. III, cap. 26.
que par sa parole, il reprend volontairement le chemin de sa prison.
Là, les Carthaginois lui réservaient d’affreux supplices
et la mort. On l’enferma dans un coffre de bois garni de pointes aigües,
de sorte qu’il était obligé de se tenir debout, ou, s’il
se penchait, de souffrir des douleurs atroces ; ce fut ainsi qu’ils le
tuèrent en le privant de tout sommeil. Certes, voilà une
vertu admirable et qui a su se montrer plus grande que la plus grande infortune!
Et cependant quels dieux avait pris à témoin Régulus,
sinon ces mêmes dieux dont on s’imagine que le culte aboli est la
cause de tous les malheurs du monde? Si ces dieux qu’on servait pour être
heureux en cette vie ont voulu ou permis le supplice d’un si religieux
observateur de son serment, que pouvait faire de plus leur colère
contre un parjure? Mais je veux tirer de mon raisonnement une double conclusion
nous avons-vu que Régulus porta le respect pour les dieux jusqu’à
croire qu’un serment ne lui permettait pas de rester dans sa patrie, ni
de se réfugier ailleurs, mais lui faisait une loi de retourner chez
ses plus cruels ennemis. Or, s’il croyait qu’une telle conduite lui fût
avantageuse pour la vie présente, il était évidemment
dans l’illusion, puisqu’il n’en recueillit qu’une affreuse mort. Voilà
donc un homme dévoué au culte des dieux qui est vaincu et
fait prisonnier; le voilà qui, pour ne pas violer un serment prêté
en leur nom, périt dans le plus affreux et le plus inouï des
supplices! Preuve certaine que le culte des dieux ne sert de rien pour
le bonheur temporel. Si vous dites maintenant qu’il nous donne après
la vie la félicité pour récompense, je vous demanderai
alors pourquoi vous calomniez le christianisme, pourquoi vous prétendez
que le désastre de Rome vient de ce qu’elle a déserté
les autels de ses dieux, puisque, malgré le culte le plus assidu,
elle aurait pu être aussi malheureuse que le fut Régulus?
Il ne resterait plus qu’à pousser l’aveuglement et la démence
jusqu’à prétendre que si un individu a pu, quoique fidèle
au culte des dieux, être accablé par l’infortune, il n’en
saurait être de même d’une cité tout entière,
la puissance des dieux étant moins faite pour se déployer
sur un individu que sur un grand nombre. Comme si la multitude ne se composait
pas d’individus!
Dira-t-on que Régulus, au milieu de sa captivité et de
ses tourments, a pu trouver le
(12)
bonheur dans le sentiment de sa vertu 1? Que l’on se mette alors à
la recherche de cette vertu véritable qui seule peut rendre un Etat
heureux. Car le bonheur d’un Etat et celui d’un individu viennent de la
même source, un Etat n’étant qu’un assemblage d’individus
vivant dans un certain accord. Au surplus, je ne discute pas encore la
vertu de Régulus; qu’il me suffise, par l’exemple mémorable
d’un homme qui aime mieux renoncer à la
vie que d’offenser les dieux, d’avoir forcé mes adversaires
de convenir que la conservation des biens corporels et de tous les avantages
extérieurs de la vie n’est pas le véritable objet de la religion.
Mais que peut-on attendre d’esprits aveuglés qui se glorifient d’un
semblable citoyen et qui craignent d’avoir un Etat qui lui ressemble? S’ils
ne le craignent pas, qu’ils avouent donc que le malheur de Régulus
a pu 1arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des
dieux, et qu’ils cessent de calomnier le christianisme. Mais puisque nous
avons soulevé ces questions au sujet des chrétiens emmenés
en captivité, je dirai à ces hommes qui sans pudeur et sans
prudence prodiguent l’insulte à notre sainte religion: Que l’exemple
de Régulus vous confonde ! Car si ce n’est point une chose honteuse
à vos dieux qu’un de leurs plus fervents admirateurs, pour garder
la foi du serment, ait dû renoncer à sa patrie terrestre,
sans espoir d’en trouver une autre, et mourir lentement dans les tortures
d’un supplice inouï, de quel droit viendrait-on tourner à la
honte du nom chrétien la captivité de nos fidèles,
qui, l’oeil fixé sur la céleste patrie, se savent étrangers
jusque dans leurs propres foyers 2.
CHAPITRE XVI.
LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ,
SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU
DE LEUR ÂME?
On s’imagine couvrir les chrétiens de honte, quand pour rendre
plus horrible le tableau de leur captivité, on nous montre les barbares
violant les femmes; les filles et même les vierges consacrées
à Dieu 3. Mais ni la foi, ni
1. C’est, en effet, ce que soutient Sénèque, en bon stoïcien,
de Prov. , cap. 3, et Epist. LXVII.
2. I Petr. II, 11.
3. Sur cette même question, Voyez saint Jérôme,
Epist. III, ad Heliod.; Epist. VIII, ad Demetriadem.
la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont
ici le moins du monde intéressées; le seul embarras que nous
éprouvions, c’est de mettre d’accord avec la raison ce sentiment
qu’on nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons sur ce sujet aura moins pour
but de répondre à nos adversaires que de consoler des cœurs
amis. Posons d’abord ce principe inébranlable que la vertu qui fait
la bonne vie a pour siége l’âme, d’où elle commande
aux organes corporels, et que le corps tire sa sainteté du secours
qu’il prête à une volonté sainte. Tant que cette volonté
ne faiblit pas, tout ce qui arrive au corps parle fait d’une volonté
étrangère, sans qu’on puisse l’éviter autrement que
par un péché, tout cela n’altère en rien notre innocence.
Mais, dira-t-on, outre les traitements douloureux que peut souffrir le
corps, il est des violences d’une autre nature, celles que le libertinage
fait accomplir. Si une chasteté ferme et sûre d’elle-même
en sort triomphante, la pudeur en souffre cependant, et on a lieu de craindre
qu’un outrage qui ne peut être subi sans quelque plaisir de la chair
ne se soit pas consommé sans quelque adhésion de la volonté.
CHAPITRE XVII.
DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.
S’il est quelques-unes de ces vierges qu’un tel scrupule ait portées
à se donner la mort, quel homme ayant un coeur leur refuserait le
pardon? Quant à celles qui n’ont pas voulu se tuer, de peur de devenir
criminelles en épargnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque
les croira coupables ne sera-t-il pas coupable lui-même de folle
légèreté ? S’il n’est pas permis, en effet, de tuer
un homme, même criminel, de son autorité privée, parce
qu’aucune loi n’y autorise, il s’ensuit que celui qui se tue est homicide;
d’autant plus coupable en cela qu’il est d’ailleurs plus innocent du motif
qui le porte à s’ôter la vie. Pourquoi détestons-nous
le suicide de Judas? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle
déclaré 1 qu’en se pendant il a plutôt accru qu’expié
le crime de son infâme trahison ? C’est qu’en désespérant
de la miséricorde de Dieu, il s’est fermé la voie à
un repentir salutaire 2. A combien plus forte raison faut-il donc rejeter
la tentation du suicide
1. Act. I. – 2. Matth. XXVIII, 3.
(13)
quand on n’a aucun crime à expier! En se tuant, Judas tua un
coupable, et cependant il lui sera demandé compte, non-seulement
de la vie du Christ, mais de sa propre vie, parce qu’en se tuant à
cause d’un premier crime, il s’est chargé d’un crime nouveau. Pourquoi
donc un homme qui n’a point fait de mal à autrui s’en ferait-il
à lui-même? Il tuerait donc un innocent dans sa propre personne,
pour empêcher un coupable de consommer son dessein, et il attenterait
criminellement à sa vie, de peur qu’elle ne fût l’objet d’un
attentat étranger !
CHAPITRE XVIII.
DES VIOLENCES QUE L’IMPURETÉ D’AUTRUI PEUT FAIRE SUBIR A NOTRE
CORPS, SANS QUE NOTRE VOLONTÉ Y PARTICIPE.
On alléguera la crainte qu’on éprouve d’être souillé
par l’impureté d’autrui. Je réponds Si l’impureté
reste le fait d’un autre que vous, elle ne vous souillera pas ; si elle
vous souille, c’est qu’elle est aussi votre fait. La pureté est
une vertu de l’âme ; elle a pour compagne la force qui nous rend
capables de supporter les plus grands maux plutôt que de consentir
au mal. Or, l’homme le plus pur et le plus ferme est maître, sans
doute, du consentement et du refus de sa volonté, mais il ne l’est
pas des accidents que sa chair peut subir; comment donc pourrait-il croire,
s’il a l’esprit sain, qu’il a perdu la pureté parce que son corps
violemment saisi aura servi à assouvir une impureté dont
il n’est pas complice? Si la pureté peut être perdue de la
sorte, elle n’est plus une vertu de l’âme ; il faut cesser de la
compter au nombre des biens qui sont le principe de la bonne vie, et le
ranger parmi les biens du corps, avec la vigueur, la beauté, la
santé et tous ces avantages qui peuvent souffrir des altérations,
sans que la justice et la vertu en soient aucunement altérées.
Or, si la pureté n’est rien de mieux que cela, pourquoi s’en mettre
si fort en peine au péril même de la vie? Rendez-vous à
cette vertu de l’âme son vrai caractère, elle ne peut plus
être détruite par la violence faite au corps. Je dirai plus
s’il est vrai qu’en faisant des efforts pour ne pas céder à
l’attrait des concupiscences charnelles, la sainte continence sanctifie
le corps lui-même, j’en conclus que tarit que l’intention de leur
résister se maintient ferme et inébranlable, le corps ne
perd pas sa sainteté, car la volonté de s’en servir saintement
persévère, et, autant qu’il dépend de lui, il nous
en laisse la faculté.
La sainteté du corps ne consiste pas à préserver
nos membres de toute altération et de tout contact : mille accidents
peuvent occasionner de graves blessures, et souvent, pour nous sauver la
vie, les chirurgiens nous font subir d’horribles opérations. Une
sage-femme, soit malveillance, soit maladresse, soit pur hasard, détruit
la virginité d’une jeune fille en voulant la constater, y a-t-il
un esprit assez mal fait pour s’imaginer que cette jeune fille par l’altération
d’un de ses organes, ait perdu quelque chose de la pureté de son
corps? Ainsi donc, tant que l’âme garde ce ferme propos qui fait
la sainteté du corps, la brutalité d’une convoitise étrangère
ne saurait ôter au corps le caractère sacré que lui
imprime une continence persévérante. Voici une femme au coeur
perverti qui, trahissant les voeux contractés devant Dieu, court
se livrer à son amant. Direz-vous que pendant le chemin elle est
encore pure de corps, après avoir perdu la pureté de l’âme,
source de l’autre pureté ? Loin de nous cette erreur ! Disons plutôt
qu’avec une âme pure, la sainteté du corps ne saurait être
altérée, alors même que le corps subirait les derniers
outrages; et pareillement, qu’une âme corrompue fait perdre au corps
sa sainteté, alors même qu’il n’aurait éprouvé
aucune souillure matérielle. Concluons qu’une femme n’a rien à
punir en soi par une mort volontaire, quand elle a été victime
passive du péché d’autrui ; à plus forte raison, avant
l’outrage : car alors elle se charge d’un homicide certain pour empêcher
un crime encore incertain.
CHAPITRE XIX.
DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ
OUTRAGÉE.
Nous soutenons que lorsqu’une femme, décidée à
rester chaste , est victime d’un viol sans aucun consentement de sa volonté,
il n’y a de coupable que l’oppresseur. Oseront-ils nous contredire, ceux
contre qui nous défendons la pureté spirituelle et aussi
la pureté corporelle des vierges chrétiennes outragées
dans leur captivité? Nous leur demanderons pourquoi la pudeur de
Lucrèce, cette noble dame de l’ancienne Rome, est en si grand honneur
auprès d’eux? Quand le fils de
(14)
Tarquin eut assouvi sa passion infâme, Lucrèce dénonça
le crime à son mari, Collatin, et à son parent, Brutus, tous
deux illustres par leur rang et par leur courage, et leur fit prêter
serment de la venger; puis, l’âme brisée de douleur et ne
voulant pas supporter un tel affront, elle se tua1. Dirons-nous qu’elle
est morte chaste ou adultère ? Poser cette question c’est la résoudre.
J’admire beaucoup cette parole d’un rhéteur qui déclamait
sur Lucrèce : « Chose admirable !» s’écriait-il
; « ils étaient deux; et un seul fut adultère ! »
Impossible de dire mieux et plus vrai. Ce rhéteur a parfaitement
distingué dans l’union des corps la différence des âmes,
l’une souillée par une passion brutale, l’autre fidèle à
la chasteté, et exprimant à la fois cette union toute matérielle
et cette différence morale, il a dit excellemment: « Ils étaient
deux, un seul fut adultère».
Mais d’où vient que la vengeance est tombée plus terrible
sur la tête innocente que sur la tête coupable? Car Sextus
n’eut à souffrir que l’exil avec son père, et Lucrèce
perdit la vie. S’il n’y a pas impudicité à subir la violence,
y -a-t-il justice à punir la chasteté ? C’est à vous
que j’en appelle, lois et juges de Rome ! Vous ne voulez pas que l’on puisse
impunément faire mourir un criminel, s’il n’a été
condamné. Eh bien! supposons qu’on porte ce crime à votre
tribunal : une femme a été tuées non-seulement elle
n’avait pas été condamnée, mais elle était
chaste et innocente ne punirez-vous pas sévèrement cet assassinat
? Or, ici, l’assassin c’est Lucrèce. Oui, cette Lucrèce tant
célébrée a tué la chaste, l’innocente Lucrèce,
l’infortunée victime de Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous
ne le faites point, parce que la coupable s’est dérobée à
votre sentence, pourquoi tant célébrer la meurtrière
d’une femme chaste et innocente ? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre
devant les juges d’enfer, tels que vos poètes nous les représentent,
puisqu’elle est parmi ces infortunés
« Qui se sont donné la mont de leur propre main, et sans
avoir commis aucun crime, on haine de l’existence, ont jeté leurs
âmes au loin... »
Veut-elle revenir au jour ?
« Le destin s’y oppose et elle est arrêtée par l’onde
lugubre du marais qu’on ne traverse pas 2 ».
1. Tite-Live, lib. I, cap. 57, 58.
2. Virgile, Enéide, liv. VI, vers 434 à 439
Mais peut-être n’est-elle pas là ; peut-être s’est
elle tuée parce qu’elle se sentait coupable; peut-être (car
qui sait, elle exceptée, ce qui se passait en son âme), touchée
en secret par la volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, regrettant
sa faute, s’est-elle tuée pour l’expier, mais, dans ce cas même,
son devoir était, non de se tuer, mais d’offrir à ses faux
jeux une pénitence salutaire. Au surplus, si les choses se sont
passées ainsi, si on ne peut pas dire « Ils étaient
deux, un seul fut adultère » ; si tous deux ont commis le
crime, l’un par une brutalité ouverte, l’autre par un secret consentement,
il n’est pas vrai alors qu’elle ait tué une femme innocente, et
ses savants défenseurs peuvent soutenir qu’elle n’habite point cette
partie des enfers réservée à ces infortunés
« qui, purs de tout crime, se sont « arraché la vie
». Mais il y a ici deux extrémités inévitables
: veut-on l’absoudre du crime d’homicide? on la rend coupable d’adultère
; l’adultère est-il écarté ? il faut qu’elle soit
homicide ; de sorte qu’on ne peut éviter cette alternative : si
elle est adultère, pourquoi la célébrer? si aile est
restée chaste, pourquoi s’est-elle donné la mort ?
Quant à nous, pour réfuter ces hommes étrangers
à toute idée de sainteté qui osent insulter les vierges
chrétiennes outragées dans la captivité, qu’il nous
suffise de recueillir cet éloge donné à l’illustre
Romaine : « Ils étaient deux, un seul fut adultère
». On n’a pas voulu croire, tant la confiance était grande
dans la vertu de Lucrèce, qu’elle se fût souillée par
la moindre complaisance adultère. Preuve certaine que, si elle s’est
tuée pour avoir subi un outrage auquel elle n’avait pas consenti,
ce n’est pas l’amour de la chasteté qui a armé son bras,
mais bien la faiblesse de la honte. Oui, elle a senti la honte d’un crime
commis sur elle, bien que sans elle. Elle a craint, là fière
Romaine, dans sa passion pour la gloire, qu’on ne pût dire, en la
voyant survivre à son affront, qu’elle y avait consenti. A défaut
de l’invisible secret de sa conscience, elle a voulu que sa mort fût
un témoignage écrasant de sa pureté, persuadée
que la patience serait contre elle un aveu de complicité
Telle n’a point été la conduite des femmes chrétiennes
qui ont subi la même violence. Elles ont voulu vivre, pour ne point
venger sur elles le crime d’autrui, pour ne point commettre un crime de
plus, pour ne point
(15)
ajouter l’homicide à l’adultère; c’est en elles-mêmes
qu’elles possèdent l’honneur de la chasteté, dans le témoignage
de leur conscience; devant Dieu, il leur suffit d’être assurées
qu’elles ne pouvaient rien faire de plus sans mal faire, résolues
avant tout à ne pas s’écarter de la loi de Dieu, au risque
même de n’éviter qu’à grand’peine les soupçons
blessants de l’humaine malignité.
CHAPITRE XX.
LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE.
Ce n’est point sans raison que dans les livres saints on ne saurait
trouver aucun passage où Dieu nous commande ou nous permette, soit
pour éviter quelque mal, soit même pour gagner la vie éternelle,
de nous donner volontairement la mort. Au contraire, cela nous est interdit
par le précepte : « Tu ne tueras point ». Remarquez
que la loi n’ajoute pas:
«Ton prochain », ainsi qu’elle le fait quand elle défend
le faux témoignage : « Tu ne porteras point faux témoignage
contre ton prochain 1 ». Cela ne veut pas dire néanmoins que
celui qui porte faux témoignage contre soi-même soit exempt
de crime; car c’est de l’amour de soi-même que la règle de
l’amour du prochain tire sa lumière, ainsi qu’il est écrit
: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même 2 ». Si donc
celui qui porte faux témoignage contre soi-même n’est pas
moins coupable que s’il le portait contre son prochain, bien qu’en cette
défense il ne soit parlé que du prochain et qu’il puisse
paraître qu’il n’est pas défendu d’être faux témoin
contre soi-même, à combien plus forte raison faut-il regarder
comme interdit de se donner la mort, puisque ces termes « Tu ne tueras
« point », sont absolus, et que la loi n’y ajoute rien qui
les limite; d’où il suit que la défense est générale,
et que celui-là même à qui il est commandé de
ne pas tuer ne s’en trouve pas excepté. Aussi plusieurs cherchent-ils
à étendre ce précepte jusqu’aux bêtes mêmes,
s’imaginant qu’il n’est pas permis de les tuer 3. Mais que ne l’étendent-ils
donc aussi aux arbres et aux plantes ? car, bien que les plantes n’aient
point de sentiment, on ne laisse pas
1. Exode, XX, 13, 16. — 2. Matt., XXII, 39.
3. Allusion à la secte des Marcionites et à celle des
Manichéens. Voyez sur la première, Epiphane, Haer.. 42, et
sur la seconde, Augustin, Contr. Faust., lib. VI, cap. 6, 8.
de dire qu’elles vivent, et par conséquent elles peuvent mourir,
et même, quand la violence s’en mêle, être tuées.
C’est ainsi que l’Apôtre, parlant des semences, dit : « Ce
que tu sèmes ne peut vivre, s’il ne meurt auparavant 1 » et
le Psalmiste : « Il a tué leurs vignes par la grêle
2 ». Est-ce à dire qu’en vertu du précepte : «
Tu ne tueras point », ce soit un crime d’arracher un arbrisseau,
et serons-nous assez fous pour souscrire, en cette rencontre, aux erreurs
des Manichéens 3? Laissons de côté ces rêveries,
et lorsque nous lisons: «Tu « ne tueras point », si nous
rie l’entendons pas des plantes, parce qu’elles n’ont point de sentiment,
ni des bêtes brutes, qu’elles volent dans l’air, nagent dans l’eau,
marchent ou rampent sur terre, parce qu’elles sont privées de raison
et ne forment point avec l’homme une société, d’où
il suit que par une disposition très-juste du Créateur, leur
vie et leur mort sont également faites pour notre usage, il reste
que nous entendions de l’homme seul ce précepte: « Tu ne tueras
point », c’est-à-dire, tu ne tueras ni un autre ni toi-même,
car celui qui se tue, tue un homme.
CHAPITRE XXI.
DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, N’IMPLIQUENT POINT CRIME D’HOMICIDE.
Dieu lui-même a fait quelques exceptions à la défense
de tuer l’homme, tantôt par un commandement général,
tantôt par un ordre temporaire et personnel. En pareil cas, celui
qui tue ne fait que prêter son ministère à un ordre
supérieur ; il est comme un glaive entre les mains de celui qui
frappe, et par conséquent il ne faut pas croire que ceux-là
aient violé le précepte: « Tu ne tueras point »,
qui ont entrepris des guerres par l’inspiration de Dieu, ou qui, revêtus
du caractère de la puissance publique et obéissant aux lois
de l’Etat, c’est-à-dire à des lois très-justes et
très-raisonnables, ont puni de mort les malfaiteurs. L’Ecriture
est si loin d’accuser Abraham d’une cruauté coupable pour s’être
déterminé, par pur esprit d’obéissance, à tuer
son fils, qu’elle loue sa piété 4. Et l’on a raison de se
demander si l’on peut considérer Jephté comme obéissant
à un ordre de Dieu,
1. I Cor. XV, 36. — Psal. LXXVII, 47.
2. Voyez le traité de saint Augustin, De morib. Manich., n.
54.
3. Gen. XXII.
(16)
quand, voyant sa fille qui venait à sa rencontre, il la tue
pour être fidèle au voeu qu’il avait fait d’immoler le premier
être vivant qui s’offrirait à ses regards son retour après
la victoire 1. De même, comment justifie-t-on Samson de s’être
enseveli avec les ennemis sous les ruines d’un édifice? en disant
qu’il obéissait au commandement intérieur de l’Esprit, qui
se servait de lui pour faire des miracles 2. Ainsi donc, sauf les deux
cas exceptionnels d’une loi générale et juste ou d’un ordre
particulier de celui qui est la source de toute justice, quiconque tue
un homme, soi-même ou son prochain, est coupable d’homicide.
CHAPITRE XXII.
LA MORT VOLONTAIRE N’EST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR D’ÂME.
On peut admirer la grandeur d’âme de ceux qui ont attenté
sur eux-mêmes, mais, à coup sûr, on ne saurait louer
leur sagesse. Et même, à examiner les choses de plus près
et de l’oeil de la raison, est-il juste d’appeler grandeur d’âme
cette faiblesse qui rend impuissant à supporter son propre mal ou
les fautes d’autrui? Rien ne marque mieux une âme sans énergie
que de ne pouvoir se résigner à l’esclavage du corps et à
la folie de l’opinion. Il y a plus de force à endurer une vie misérable
qu’à la fuir, et les lueurs douteuses de l’opinion, surtout de l’opinion
vulgaire, ne doivent pas prévaloir sur les pures clartés
de la conscience. Certes, s’il y a quelque grandeur d’âme à
se tuer, personne n’a un meilleur droit à la revendiquer que Cléombrote,
dont on raconte qu’ayant lu le livre où Platon discute l’immortalité
de l’âme, il se précipita du haut d’un mur pour passer de
cette vie dans une autre qu’il croyait meilleure 3; car il n’y avait ni
calamité, ni crime faussement ou justement imputé dont le
poids pût lui paraître insupportable; si donc il se donna la
mort, s’il brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par pure grandeur
d’âme. Eh bien ! je dis que si l’action de Cléombrote est
grande, elle n’est du moins pas bonne; et j’en atteste Platon lui-même,
Platon, qui n’aurait pas manqué de se donner la mort et de prescrire
le suicide aux autres, si ce même génie qui lui révélait
l’immortalité de l’âme, ne lui avait fait
1. Jug. XI. — 2. Ibid. XVI, 30.
2. Voyez Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 31.
comprendre que cette action, loin d’être permise, doit être
expressément défendue 1.
Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne pas tomber en la
puissance des ennemis. Je réponds qu’il ne s’agit pas de ce qui
a été fait, mais de ce qu’on doit faire. La raison est au-dessus
des exemples, et les exemples eux-mêmes s’accordent avec la raison,
quand on sait choisir ceux qui sont le plus dignes d’être imités,
ceux qui viennent de la plus haute piété. Ni les Patriarches,
ni les Prophètes, ni les Apôtres ne nous ont donné
l’exemple du suicide. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui avertit
ses disciples, en cas de persécution, de fuir de ville en ville2,
ne pouvait-il pas leur conseiller de se donner la mort, plutôt que
de tomber dans les mains de leurs persécuteurs? Si donc il ne leur
a donné ni le conseil, ni l’ordre de quitter la vie, lui qui leur
prépare, suivant ses promesses, les demeures de l’éternité
3, il s’ensuit que les exemples invoqués par les Gentils, dans leur
ignorance de Dieu, ne prouvent rien pour les adorateurs du seul Dieu véritable.
CHAPITRE XXIII.
DE L’EXEMPLE DE CATON, QUI S’EST DONNÉ LA MORT POUR N’AVOIR
PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.
Après l’exemple de Lucrèce, dont nous avons assez parlé
plus haut, nos adversaires ont beaucoup de peine à trouver une autre
autorité que celle de Caton, qui se donna la mort à Utique
4 : non qu’il soit le seul qui ait attenté sur lui-même, mais
il semble que l’exemple d’un tel homme, dont les lumières et la
vertu sont incontestées, justifie complétement ses imitateurs.
Pour nous, que pouvons-nous dire de mieux sur l’action de Caton, sinon
que ses propres amis, hommes éclairés tout autant que lui,
s’efforcèrent de l’en dissuader, ce qui prouve bien qu’ils voyaient
plus de faiblesse que de force d’âme dans cette résolution,
et l’attribuaient moins à un principe d’honneur qui porte à
éviter l’infamie qu’à un sentiment de pusillanimité
qui rend le malheur insupportable. Au surplus, Caton
1. En effet, dans le Phédon même, Platon se prononce formellement
contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de la philosophie.
Voyez le Phédon, trad. fr., tome I, p. 194 et suis.
2. Matt. X, 23. — 3. Joan. XIV, 2.
3. Voyez Tite-Live, lib. CXIV, Epitome, et Cicéron, De offic.,
lib. I, cap. 31, et Tuscul., lib. I, cap. 30.
(17)
lui-même s’est trahi par le conseil donné en mourant à
son fils bien-aimé. Si en effet c’était une chose honteuse
de vivre sous la domination de César, pourquoi le père conseille-t-il
au fils de subir cette honte, en lui recommandant de tout espérer
de la clémence du vainqueur? Pourquoi ne pas l’obliger plutôt
à périr avec lui? Si Torquatus a mérité des
éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique vainqueur, parce
qu’il avait combattu contre ses ordres 1, pourquoi Caton épargne-t-il
son fils, comme lui vaincu, alors qu’il ne s’épargne pas lui-même?
Y avait-il plus de honte à être vainqueur en violant la discipline,
qu’à reconnaître un vainqueur en subissant l’humiliation?
Ainsi donc Caton n’a point pensé qu’il fût honteux de vivre
sous la loi de César triomphant, puisque autrement il se serait
servi, pour sauver l’honneur de son fils, du même fer dont il perça
sa poitrine. Mais la Vérité est qu’autant il aima son fils,
sur qui ses voeux et sa volonté appelaient la clémence de
César, autant il envia à César (comme César
l’a dit lui-même, à ce qu’on assure 2), la gloire de lui pardonner;
et si ce ne fut pas de l’envie, disons, en termes plus doux, que ce fut
de la honte.
CHAPITRE XXIV.
LA VERTU DES CHRÉTIENS L’EMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS,
SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE CATON.
Nos adversaires ne veulent pas que nous préférions à
Caton le saint homme Job, qui aima mieux souffrir dans sa chair les plus
cruelles douleurs, que de s’en délivrer par la mort, sans parler
des autres saints que l’Ecriture, ce livre éminemment digne d’inspirer
confiance et de faire autorité, nous montre résolus à
supporter la captivité et la domination des ennemis plutôt
que d’attenter à leurs jours. Eh bien! prenons leurs propres livres,
et nous y trouverons des motifs de préférer quelqu’un à
Marcus Caton : c’est Marcus Régulus. Caton, en effet, n’avait jamais
vaincu César; vaincu par lui, il dédaigna de se soumettre
et préféra se donner la mort. Régulus, au contraire,
avait vaincu les Carthaginois. Général romain, il avait remporté,
à la gloire
1. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap.7 ; Aulu-Gelle, lib. IX, cap. 13
; Valère Maxime, lib. 33, cap. 7, § 8.
2. Plutarque, Vie de Caton, ch. 72.
de Rome, une de ces victoires qui, loin de contrister les bons citoyens,
arrachent des louanges à l’ennemi lui-même. Vaincu à
son tour, il aima mieux se résigner et rester captif que s’affranchir
et devenir meurtrier de lui-même. Inébranlable dans sa patience
à subir le joug de Carthage, et dans sa fidélité à
aimer Rome, il ne consentit pas plus à dérober son corps
vaincu aux ennemis, qu’à sa patrie son coeur invincible. S’il ne
se donna pas la mort, ce ne fut point par amour pour la vie. La preuve,
c’est que pour garder la foi de son serment, il n’hésita point à
retourner à Carthage, plus irritée contre lui de son discours
au sénat romain que de ses victoires. Si donc un homme qui tenait
si peu à la vie a mieux aimé périr dans les plus cruels
tourments que se donner la mort, il fallait donc que le suicide fût
à ses yeux un très-grand crime. Or, parmi les citoyens de
Rome les plus vertueux et les plus dignes d’admiration, en peut-on citer
un seul qui soit supérieur à Régulus? Ni la prospérité
ne put le corrompre, puisqu’après de si grandes victoires il resta
pauvre 1; ni l’adversité ne put le briser, puisqu’en face de si
terribles supplices il accourut intrépide. Ainsi donc, ces courageux
et illustres personnages, mais qui n’ont après tout servi que leur
patrie terrestre, ces religieux observateurs de la foi jurée, mais
qui n’attestaient que de faux dieux, ces hommes qui pouvaient, au nom de
la coutume et du droit de la guerre, frapper leurs ennemis vaincus, n’ont
pas voulu, même vaincus par leurs ennemis, se frapper de leur propre.
main; sans craindre la mort, ils ont préféré-subir
la domination du vainqueur que s’y soustraire par le suicide. Quelle leçon
pour les chrétiens, adorateurs du vrai Dieu et amants de la céleste
patrie ! avec quelle énergie ne doivent-ils pas repousser l’idée
du suicide, quand la Providence divine, pour les éprouver ou les
châtier, les soumet pour un temps au joug ennemi t Qu’ils rie craignent
point, dans cette humiliation passagère, d’être abandonnés
par celui qui a voulu naître humble, bien qu’il s’appelle le Très-Haut;
et qu’ils se souviennent enfin qu’il n’y a plus pour eux de discipline
militaire, ni de droit de la guerre qui les autorise ou leur commande la
mort du vaincu. Si donc un vrai
1. Sur la pauvreté de Régulus, voyez Tite-Live, lib.
XVIII, epit.; Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § 6; Sénèque,
Consol ad Helv., cap. 12.
(18)
chrétien ne doit pas frapper même un ennemi qui a attenté
ou qui est sur le point d’attenter contre lui, quelle peut donc être
la source de cette détestable erreur que l’homme peut se tuer, soit
parce qu’on a péché, soit de peur qu’on ne pèche à
son détriment?
CHAPITRE XXV.
IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE.
Mais il est à craindre, dit-on, que soumis à un outrage
brutal, le corps n’entraîne l’âme, par le vif aiguillon de
la volupté, à donner au péché un coupable contentement;
et dès lors, le chrétien doit se tuer, non pour éviter
le péché à autrui, niais pour s’en préserver
lui-même. Je réponds que celui-là ne laissera point
son âme céder à l’excitation d’une sensualité
étrangère qui vit soumis à Dieu et à la divine
sagesse, et non à la concupiscence de la chair. De plus, s’il est
vrai et évident que c’est un crime détestable et digne de
la damnation de se donner la mort, y a-t-il un homme assez insensé
pour parler de la sorte: Péchons maintenant, de crainte que nous
ne venions à pécher plus tard. Soyons homicides, de crainte
d’être plus tard adultères. Quoi donc! si l’iniquité
est si grande qu’il n’y ait plus-à choisir entre le crime et l’innocence,
mais à opter entre deux crimes, ne vaut-il pas mieux préférer
un adultère incertain et à venir à un homicide actuel
et certain; et le péché, qui peut être expié
par la pénitence n’est-il point préférable à
celui qui ne laisse aucune place au repentir? Ceci soit dit pour ces fidèles
qui se croient obligés à se donner la mort, non pour épargner
un crime à leur prochain, mais de peur que la brutalité qu’ils
subissent n’arrache à leur volonté un consentement criminel.
Mais loin de moi, loin de toute âme chrétienne, qui, ayant
mis sa confiance en Dieu, y trouve son appui, loin de nous tous cette crainte
de céder à l’attrait honteux de la volupté de la chair!
Et si cet esprit de révolte sensuelle, qui reste attaché
à nos membres, même aux approches de la mort, agit comme par
sa loi propre en dehors de la loi de notre volonté, peut-il y avoir
faute, quand la volonté refuse, puisqu’il n’y en a pas, quand elle
est suspendue par le sommeil?
CHAPITRE XXVI.
IL N’EST POINT PERMIS DE SUIVRE L’EXEMPLE DES SAINTS EN CERTAINS CAS
OU LA FOI NOUS ASSURE QU’ILS ONT AGI PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.
On objecte l’exemple de plusieurs saintes femmes qui, au temps de la
persécution, pour soustraire leur pudeur à une brutale violence,
se précipitèrent dans un fleuve où elles devaient
infailliblement être entraînées et périr. L’Eglise
catholique, dit-on, célèbre leur martyre avec une solennelle
vénération 1. Ici je dois me défendre tout jugement
téméraire. L’Eglise a-t-elle obéi à une inspiration
divine, manifestée par des signes certains, en honorant ainsi la
mémoire de ces saintes femmes ? Je l’ignore; mais cela peut être.
Qui dira si ces vertueuses femmes, loin d’agir humainement, n’ont pas été
divinement inspirées, et si, loin d’être égarées
par le délire, elles n’ont pas exécuté un ordre d’en
haut, comme fit Samson, dont il n’est pas permis de croire qu’il ait agi
autrement 2? Lorsque Dieu parle et intime un commandement précis,
qui oserait faire un crime de l’obéissance et accuser la piété
de se montrer trop docile? Ce n’est point à dire maintenant que
le premier venu ait le droit d’immoler son fils à Dieu, sous prétexte
d’imiter l’exemple d’Abraham. En effet, quand un soldat tue un homme pour
obéir à l’autorité légitime, il n’est coupable
d’homicide devant aucune loi civile; au contraire, s’il n’obéit
pas, il est coupable de désertion et de révolte 3 . Supposez,
au contraire, qu’il eût agi de son autorité privée,
il eût été responsable du sang versé; de sorte
que, pour une même action, ce soldat est justement puni, soit quand
il la fait sans ordre, soit quand ayant ordre de la faire, il ne la fait
pas. Or, si l’ordre d’un général a une si grande autorité,
que dire d’un commandement du Créateur? Ainsi donc, permis à
celui qui sait qu’il est défendu d’attenter sur soi-même,
de se tuer, si c’est pour obéir à celui dont il n’est pas
permis de mépriser les ordres; mais qu’il prenne garde que l’ordre
ne soit pas douteux. Nous ne pénétrons, nous, dans les secrets
de la conscience d’autrui que par ce qui est confié à notre
1. On peut citer, parmi ces saintes femmes, Pélagie, sa mère
et ses soeurs, louées par saint Ambroise, De Virgin., lib. III,
et Epist. VII. Voyez aussi, sur la mort héroïque des deux vierges,
Bernice et Prosdoce, le discours de saint Jean Chrysostome, t. II, p. 756
et suie, de la nouvelle édition.
2. Voyez plus haut, ch. 21.
3. Comparez saint Augustin, De lib. arb., lib. I, n. 11 et 12.
(19)
oreille, et nous ne prétendons pas au jugemeni des choses cachées
: « Nul ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit
de «l’homme qui est en lui 1 ». Ce que nous disons, ce que
nous affirmons, ce que nous approuvons en toutes manières, c’est
que personne n’a le droit de se donner la mort, ni pour éviter les
misères du temps, car il risque de tomber dans celles de l’éternité,
ni à cause des péchés d’autrui, car, pour éviter
un péché qui ne le souillait pas, il commence par se charger
lui-même d’un péché qui lui est propre, ni pour ses
péchés passés, car, s’il a péché, il
a d’autant plus besoin de vivre pour faire pénitence, ni enfin,
par le désir d’une vie meilleure, car il n’y a point de vie meilleure
pour ceux qui sont coupables de leur mort.
CHAPITRE XXVII.
SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE
PÉCHÉ.
Reste un dernier motif dont j’ai déjà parlé, et
qui consiste à fonder le droit de se donner la mort sur la crainte
qu’on éprouve d’être entraîné au péché
par les caresses de la volupté ou par les tortures de la douleur.
Admettez ce motif comme légitime, vous serez conduits par le progrès
du raisonnement à conseiller aux hommes de se donner la mort au
moment où, purifiés par l’eau régénératrice
du baptême, ils ont reçu la rémission de tous leurs
péchés. Le vrai moment, en effet, de se mettre à couvert
des péchés futurs, c’est quand tous les anciens sont effacés.
Or, si la mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas choisir
ce moment de préférence? quel motif peut retenir un nouveau
baptisé? pourquoi exposerait-il encore son âme purifiée
à tous les périls de la vie, quand il lui est si facile d’y
échapper, selon ce précepte : « Celui qui aime le péril
y tombera 2? » pourquoi aimer tant et de si grands périls,
ou, si on ne les aime pas, pourquoi s’y exposer en conservant une vie dont
on a le droit de s’affranchir? est-il possible d’avoir le coeur assez pervers
et l’esprit assez aveuglé pour se créer ces deux obligations
contradictoires : l’une, de se donner -la mort, de peur que la domination
d’un maître ne nous fasse tomber dans le péché; l’autre,
de vivre, afin de supporter une existence pleine à chaque heure
de
1. I Cor, II, 11.— 2. Eccles. III, 27
tentations, de ces mêmes tentations que l’on aurait à
craindre sous la domination d’un maître, et de mille autres qui sont
inséparables de notre condition mortelle? à ce compte, pourquoi
perdrions-nous notre temps à enflammer le zèle des nouveaux
baptisés par de vives exhortations, à leur inspirer l’amour
de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, de la
fidélité au lit conjugal, quand nous avons à leur
indiquer un moyen de salut beaucoup plus sûr et à l’abri de
tout péril, c’est de se donner la mort aussitôt après
la rémission de leurs péchés, afin de paraître
ainsi plus sains et plus purs devant Dieu? Or, s’il y a quelqu’un qui s’avise
de donner un pareil conseil, je ne dirai pas : Il déraisonne je
dirai : Il est fou. Comment donc serait-il permis de tenir à un
homme le langage que voici : « Tuez-vous, de crainte que, vivant
sous la domination d’un maître impudique, vous n’ajoutiez à
vos fautes vénielles quelque plus grand péché»,
si c’est évidemment un crime abominable de lui dire: « Tuez-vous,
aussitôt après l’absolution de vos péchés, de
crainte que vous ne veniez par la suite à en commettre d’autres
et de plus grands, vivant dans un monde plein de voluptés attrayantes,
de cruautés furieuses, d’illusions et de terreurs ». Puisqu’un
tel langage serait criminel, c’est donc aussi une chose criminelle de se
tuer. On ne saurait, en effet, invoquer aucun- motif qui fût plus
légitime; celui-là né l’étant pas, nul ne saurait
l’être.
CHAPITRE XXVIII
POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR
DES FEMMES CHRÉTIENNES.
Ainsi donc, fidèles servantes tic Jésus-Christ, que la
vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait
un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation,
si votre conscience vous rend ce témoignage que vous n’avez point
consenti au péché qui a été permis contre vous.
Demanderez-vous pourquoi il a été permis? qu’il vous suffise
de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le
gouverne, est profonde en ses conseils; « impénétrables
sont « ses jugements et insondables ses voies 1 ». Toutefois
descendez au fond de votre
1. Rom. XI, 33.
(20)
conscience, et demandez-vous sincèrement si ces dons de pureté,
de continence, de chasteté n’ont pas enflé votre orgueil,
si, trop charmées par les louanges des hommes, vous n’avez point
envié à quelques-unes de vos compagnes ces mêmes vertus.
Je n’accuse point, ne sachant rien, et je ne puis entendre la réponse
de votre conscience ; mais si elle est telle que je le crains, ne vous
étonnez plus d’avoir perdu ce qui vous faisait espérer les
empressements des hommes, et d’avoir conservé ce qui échappe
à leurs regards. Si vous n’avez pas consenti au mal, c’est qu’un
secours d’en haut est venu fortifier la grâce divine que vous alliez
perdre, et l’opprobre subi devant les hommes a remplacé pour vous
cette gloire humaine que vous risquiez de trop aimer. Ames timides, soyez
deux fois consolées; d’un côté, une épreuve,
de l’autre, un châtiment; une épreuve qui vous justifie, un
châtiment qui vous corrige. Quant à celles d’entre vous dont
la conscience ne leur reproche pas de s’être enorgueillies de posséder
la pureté des vierges, la continence des veuves, la chasteté
des épouses, qui, le coeur plein d’humilité 1, se sont réjouies
avec crainte de posséder le don de Dieu 2, sans porter aucune envie
à leurs émules en sainteté, qui dédaignant
enfin l’estime des hommes, d’autant plus grande pour l’ordinaire que la
vertu qui les obtient est plus rare, ont souhaité l’accroissement
du nombre des saintes âmes plutôt que sa diminution qui les
eût fait paraître davantage; quant à celles-là,
qu’elles ne se plaignent pas d’avoir souffert la brutalité des barbares
qu’elles n’accusent point Dieu de l’avoir permise, qu’elles ne doutent
point de sa providence, qui laisse faire ce que nul ne commet impunément.
Il est en effet certains penchants mauvais qui pèsent secrètement
sur l’âme, et auxquels la justice de Dieu lâche les rênes
à un certain jour pour en réserver la punition au dernier
jugement. Or, qui sait si ces saintes femmes, dont la conscience est pure
de tout orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps la violence
des barbares, qui sait si elles ne nourrissaient pas quelque secrète
faiblesse, qui pouvait dégénérer en faste ou en superbe,
au cas où, dans le désordre universel, cette humiliation
leur eût été épargnée? De même
que plusieurs ont été. emportés par la mort, afin
que l’esprit du mal ne pervertît pas leur
1. Rom. XII, 16. — 2. Psal. II, 11.
volonté 1, ces femmes ont perdu l’honneur par la violence, afin
que la prospérité ne pervertît pas leur modestie. Ainsi
donc, ni celles qui étaient trop fières de leur pureté,
ni celles que le malheur seul a préservées de l’orgueil,
n’ont perdu la chasteté; seulement elles ont gagné l’humilité;
celles-là ont été guéries d’un mal présent,
celles-ci préservées d’un mal à venir.
Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de la violence des barbares,
plus d’une peut-être s’était imaginée que la continence
est un bien corporel que l’on conserve tant que le corps n’est pas souillé,
tandis qu’elle est un bien du corps et de l’âme tout ensemble, lequel
réside dans la force de la volonté, soutenue par la grâce
divine, et ne peut se perdre contre le gré de son possesseur. Les
voilà maintenant délivrées de ce faux préjugé;
et quand leur conscience les assure du zèle dont elles ont servi
Dieu, quand leur solide foi les persuade que ce Dieu ne peut abandonner
qui le sert et l’invoque de tout son coeur, sachant du reste, de science
certaine, combien la chasteté lui est agréable, elles doivent
nécessairement conclure qu’il eût jamais permis l’outrage
souffert par des âmes saintes, si cet outrage eût pu leur ravir
le don qu’il leur a fait lui-même et qui les lui rend aimables, la
sainteté.
CHAPITRE XXIX
RÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT FAIRE AUX INFIDÈLES,
QUAND CEUX-CI LEUR REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS A COUVERT
DE LA FUREUR DES ENNEMIS.
Toute la famille du Dieu véritable et souverain a donc un solide
motif de consolation établi sur un meilleur fondement que l’espérance
de biens chancelants et périssables; elle doit accepter sans regret
la vie temporelle elle-même, puisqu’elle s’y prépare à
la vie éternelle, usant des biens de ce monde sans s’y attacher,
comme fait un voyageur, et subissant les maux terrestres comme une épreuve
ou un châtiment. Si on insulte à sa résignation, si
on vient lui dire, aux jours d’infortune: « Où est ton Dieu
2? » qu’elle demande à son tour à ceux qui l’interrogent,
où sont leurs dieux, alors qu’ils endurent ces mêmes souffrances
dont la crainte est le seul principe
1. Sap. IV, 11. — 2. Psal. XLI, 4.
(21)
de leur piété 1. Pour nous, enfants du Christ, nous répondrons
: Notre Dieu est partout présent et tout entier partout; exempt
de limites, il peut être présent en restant invisible et s’absenter
sans se mouvoir. Quand ce Dieu m’afflige, c’est pour éprouver ma
vertu ou pour châtier mes péchés; et en échange
de maux temporels, si je les souffre avec piété, il me réserve
une récompense éternelle. Mais vous, dignes à peine
qu’on vous parle de vos dieux, qui êtes-vous en face du mien, «
plus redoutable que tous les dieux; car tous les dieux des nations sont
des démons, et le « Seigneur a fait les cieux 2? »
CHAPITRE XXX.
CEUX QUI S’ÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE
NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.
Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre souverain Pontife,
qui dans la terreur de la guerre punique fut choisi d’une voix unanime
par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir
de Phrygie l’image de la mère des dieux 3, si ce grand homme, dont
vous n’oseriez affronter l’aspect, pouvait revenir à la vie, c’est
lui qui se chargerait de rabattre votre impudence. Car enfin, qu’est-ce
qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez?
C’est le désir de trouver la sécurité dans le vice,
et de vous livrer sans obstacle à tout le déréglement
de vos moeurs. Si vous souhaitez la paix et l’abondance, ce n’est pas pour
en user honnêtement, c’est-à-dire avec mesure, tempérance
et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités,
une variété infinie de voluptés, et répandre
ainsi dans les moeurs, au milieu de la prospérité apparente,
une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté
des ennemis. C’est ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au
jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il
s’opposait à la ruine de Carthage,
1. On sait assez qu’il était d’usage dans l’ancienne république
de faire de prières publiques, aux jours de grand péril;
mais il est bon de rappeler ici qu’au moment où Alaric parut devant
Rome, cette vieille coutume fut encore miss en pratique par le sénat
romain. Voyez Sozomène, lib. IX, cap. 6; Nicéphore, Annal.,
lib. XIII, cap. 35, et Zozime, lib. V, cap. 41.
2. Psal. XCV, 4, 5.
3. C’est à Pessinonte, en Phrygie, qu’on alla chercher la statue
de Cybèle. L’oracle de Delphes avait prescrit d’envoyer à
sa rencontre le meilleur citoyen de Rome. Voyez Cicéron, De arusp.
resp., cap. 13; Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14.
cette rivale de l’empire romain, et combattait l’avis contraire de
Caton 1. Il prévoyait les suites d’une sécurité fatale
à des âmes énervées et voulait qu’elles fussent
protégées par la crainte, comme des pupilles par un tuteur.
Il voyait juste, et l’événement prouva qu’il avait raison.
Carthage une fois détruite, la république romaine fut délivrée
sans doute d’une grande terreur; mais combien de maux naquirent successivement
de cette prospérité! la concorde entre les citoyens affaiblie
et détruite, bientôt des séditions sanglantes, puis,
par un enchaînement de causes funestes, la guerre civile avec ses
massacres, ses flots de sang, ses proscriptions, ses rapines; enfin, un
tel déluge de calamités que ces Romains, qui, au temps de
leur vertu, n’avaient rien à redouter que de l’ennemi, eurent beaucoup
plus à souffrir, après l’avoir perdue, de la main de leurs
propres concitoyens. La fureur de dominer, passion plus effrénée
chez le peuple romain que tous les autres vices de notre nature, ayant
triomphé dans un petit nombre de citoyens puissants, tout le reste,
abattu et lassé, se courba sous le joug 2.
CHAPITRE XXXI.
PAR QUELS DEGRÉS S’EST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE
LA DOMINATION.
Comment, en effet, cette passion se serait-elle apaisée dans
ces esprits superbes, avant que de s’élever par des honneurs incessamment
renouvelés jusqu’à la puissance royale? Or, pour obtenir
le renouvellement de ces honneurs, la brigue était indispensable;
et la brigue elle-même ne pouvait prévaloir que chez un peuple
corrompu par l’avarice et la débauche. Or, comment le peuple devint-il
avare et débauché? par un effet de cette prospérité
dont s’alarmait si justement Scipion, quand il s’opposait avec une prévoyance
admirable à la ruine de la plus redoutable et de la plus opulente
ennemie de Rome. Il aurait voulu que la crainte servit de frein à
la licence, que la licence comprimée arrêtât l’essor
de la débauche et de l’avarice, et qu’ainsi la vertu pût croître
et fleurir pour le salut de la république, et avec la vertu, la
liberté! Ce fut par le même principe et dans un même
1. Voyez Plutarque, Vie de Caton l’ancien, et Tite-Live, lib. XLIX,
epit.
2. Voyez Salluste, de Bello Jugirth.., cap. 41 et sq., et Velleius
Paterculus, lib. II, init.
(22)
sentiment de patriotique prévoyance que Scipion, je parle toujours
de l’illustre pontife que le sénat proclama par un choix unanime
le meilleur citoyen de Rome, détourna ses collègues du dessein
qu’ils avaient formé de construire un amphithéâtre.
Dans un discours plein d’autorité, il leur persuada de ne pas souffrir
que la mollesse des Grecs vînt corrompre la virile austérité
des antiques moeurs et souiller la vertu romaine de la contagion d’une
corruption étrangère. Le sénat fut si touché
par cette grave éloquence qu’il défendit l’usage des siéges
qu’on avait coutume de porter aux représentations scéniques.
Avec quelle ardeur ce grand homme eût-il entrepris d’abolir les jeux
mêmes, s’il eût osé résister à l’autorité
de ce qu’il appelait des dieux ! car il ne savait pas que ces prétendus
dieux ne sont que de mauvais démons, ou s’il le savait, il croyait
qu’on devait les apaiser plutôt que de les mépriser. La doctrine
céleste n’avait pas encore été annoncée aux
Gentils, pour purifier leur coeur par la foi, transformer en eux la nature
humaine par une humble piété, les rendre capables des choses
divines et les délivrer enfin de la domination des esprits superbes.
CHAPITRE XXXII.
DE L’ÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.
Sachez donc, vous qui l’ignorez, et vous aussi qui feignez l’ignorance,
n’oubliez pas, au milieu de vos murmures contre votre libérateur,
que ces jeux scéniques, spectacles de turpitude, oeuvres de licence
et de vanité, ont été établis à Rome,
non par la corruption des hommes, muais par le commandement de vos dieux.
Mieux eût valu accorder les honneurs divins à Scipion que
de rendre un culte à des dieux de cette sorte, qui n’étaient
certes pas meilleurs que leur pontife. Ecoutez-moi un instant avec attention,
si toutefois votre esprit, longtemps enivré d’erreurs, est capable
d’entendre la voix de la raison : Les dieux commandaient que l’on célébrât
des jeux de théâtre pour guérir la peste des corps
1, et Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne voulait
pas que le théâtre même fût construit. S’il vous
reste encore quelque lueur d’intelligence pour préférer l’âme
au corps, dites-
1. Voyez Tite-Live, lib. VII, cap.-2; Val. Max., lib. II, cap. 4, §
2, et Tertullien, De Spectac., cap. 5.
moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de vos dieux. Au surplus,
si la peste vint à cesser, ce ne fut point parce que la folle passion
des jeux plus raffinés de la scène s’empara d’un peuple belliqueux
qui n’avait connu jusqu’alors que les jeux du cirque; mais ces démons
méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt
finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup
plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu’elle s’attaque , non point
au corps, mais aux moeurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement
l’esprit des Romains que dans ces derniers temps (la postérité
aura peine à le croire), parmi les malheureux échappés
au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en
a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange
maladie qu’ils couraient chaque jour au théâtre s’enivrer
follement du spectacle des histrions.
CHAPITRE XXXIII.
LA RUINE DE ROME N’A PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.
Quelle est donc votre erreur, insensés, ou plutôt, quelle
fureur vous transporte ! Quoi! au moment où, si l’on en croit les
récits des voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un cri
de douleur jusque chez les peuples de l’Orien 1, au moment où les
cités les plus illustres dans les plus lointains pays font de votre
malheur un deuil public, c’est alors que vous recherchez les théâtres,
que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore
le poison. C’est cette souillure et cette perte des âmes, ce renversement
de toute probité et de tout sentiment honnête que Scipion
redoutait pour vous, quand il s’opposait à la construction d’un
amphithéâtre, quand il prévoyait que vous pourriez
aisément vous laisser corrompre par la bonne fortune, quand il ne
voulait pas qu’il ne vous restât plus d’ennemis à redouter.
Il n’estimait pas qu’une cité fût florissante, quand ses murailles
sont debout et ses moeurs ruinées. Mais le séducteur des
démons a eu plus de pouvoir sur vous que la prévoyance des
sages. De là vient que vous ne voulez pas qu’on vous impute le mal
que vous faites et que vous imputez
1. Les témoignages de cette douleur immense et universelle abondent
dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notamment
Epist. XVI, ad Principiam, et LXXXII, ad Marcell. Et Anapsychiam.
(23)
aux chrétiens celui que vous souffrez. Corrompus par la bonne
fortune, incapables d’être corrigés par la mauvaise, vous
ne cherchez pas dans la paix la tranquillité de, l’Etat, mais l’impunité
de vos vices. Scipion vous souhaitait la crainte de l’ennemi pour vous
retenir sur la pente de la licence, et vous, écrasés par
l’ennemi, vous ne pouvez pas même contenir vos déréglements;
tout l’avantage de votre calamité, vous l’avez perdu; vous êtes
devenus misérables, et vous êtes restés vicieux.
CHAPITRE XXXIV.
LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME.
Et cependant si vous vivez, vous le devez à Dieu, à ce
Dieu qui ne vous épargne que pour vous avertir de vous corriger
et de faire pénitence, à ce Dieu qui a permis que malgré
votre ingratitude vous ayez évité la fureur des ennemis,
soit en vous couvrant du nom de ses serviteurs, soit en vous réfugiant
dans les églises de ses martyrs.
On dit que Rémus et Romulus, pour peupler leur ville, établirent
un asile où les plus grands criminels étaient assurés
de l’impunité 1. Exemple remarquable et qui s’est renouvelé
de nos jours à l’honneur du Christ! Ce qu’avaient ordonné
les fondateurs de Rome, ses destructeurs l’ont également ordonné.
Mais quelle merveille que ceux-là aient fait pour augmenter le nombre
de leurs citoyens ce que ceux-ci ont fait pour augmenter le nombre de leurs
ennemis?
CHAPITRE XXXV
L’ÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE
FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS.
Tels sont les moyens de défense (et il y en a peut-être
de plus puissants encore) que nous pouvons opposer à nos ennemis,
nous enfants du Seigneur Jésus, rachetés de son sang et membres
de la cité ici-bas étrangère, de 1a cité royale
du Christ. N’oublions pas toutefois qu’au milieu de ces ennemis mêmes
se cache plus d’un concitoyen futur, ce qui doit nous faire voir qu’il
n’est pas sans avantage de supporter patiemment comme adversaire de notre
foi celui qui peut en devenir confesseur. De même, au sein de la
cité de Dieu.
1. Saint Augustin parait ici suivre Plutarque, Vit. Rom., cap. 9.
pendant du moins qu’elle accomplit son voyage à travers ce monde,
plus d’un qui est uni à ses frères par la communion des mêmes
sacrements, sera banni un jour de la société des saints.
De ces faux amis, les uns se tiennent dans l’ombre, les autres osent mêler
ouvertement leur voix à celle de nos adversaires, pour murmurer
contre le Dieu dont ils portent la marque sacrée, jouant ainsi deux
rôles contraires et fréquentant également les théâtres
et les lieux saints. Faut-il cependant désespérer de leur
conversion? Non, certes, puisque parmi nos ennemis les plus déclarés,
nous avons des amis prédestinés encore inconnus à
eux-mêmes. Les deux cités, en effet, sont mêlées
et confondues ensemble pendant cette vie terrestre jusqu’à ce qu’elles
se séparent au dernier jugement. Exposer leur naissance, leur progrès
et leur fin, c’est ce que je vais essayer de faire, avec l’assistance du
ciel et pour la gloire de la cité de Dieu, qui tirera de ce contraste
mi plus vif éclat.
CHAPITRE XXXVI.
DES SUJETS QU’IL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.
Mais avant d’aborder cette entreprise, j’ai encore quelque chose à
répondre à ceux qui rejettent les malheurs de l’empire romain
sur notre religion, sous prétexte qu’elle défend de sacrifier
aux dieux 1. Il faut pour cela que je rapporte (autant du moins que ma
mémoire et le besoin de mon sujet le permettront) tous les maux
qui sont arrivés à l’empire ou aux provinces qui en dépendent
avant que cette défense n’eût été faite : calamités
qu’ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût
paru dès ce temps-là et interdit leurs sacrifices impies.
Je montrerai ensuite pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les
royaumes de la terre, a daigné accroître le leur, et je ferai
voir que leurs prétendus dieux, loin d’y avoir contribué,
y ont plutôt nui, au contraire, par leurs fourberies et leurs prestiges.
Je terminerai en réfutant ceux qui, convaincus sur ce dernier point
par des preuves si claires, se retranchent à soutenir qu’il faut
servir les dieux, non pour
1. La prohibition du culte païen daté de Constantin. Elle
fut poursuivie par Valentinien et consommée par Théodose.
Voyez Eusèbe, Vit. Const., lib. II, cap. 43, 44, et lib. IV, cap.
23; Nicéphore, lib. VII cap. 46; Théodoret, Hist. Eccl.,
lib. V, cap. 21, et saint Augustin, De Cons. Evang., lib. I, n. 42.
(24)
les biens de la vie présente, mais pour ceux de la vie future.
Ici la question, si je ne me trompe, devient plus difficile et monte vers
les régions sublimes. Nous avons affaire à des philosophes,
non pas aux premiers venus d’entre eux, mais aux plus illustres et aux
plus excellents, lesquels sont d’accord avec nous sur plusieurs choses,
puisqu’ils reconnaissent l’âme immortelle et le vrai Dieu, auteur
et providence de l’univers. Mais comme ils ont aussi beaucoup d’opinions
contraires aux nôtres, nous devons les réfuter et nous ne
faillirons pas à ce devoir. Nous combattrons donc leurs assertions
impies dans toute la force qu’il plaira à Dieu de nous départir,
pour l’affermissement de la cité sainte, de la vraie piété
et du culte de Dieu, sans lequel on ne saurait parvenir à la félicité
promise. Je termine ici ce livre, afin de passer au nouveau sujet que je
me propose de traiter. (25)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm