LIVRE ONZIÈME : ORIGINE DES DEUX CITÉS.
Ici commence la seconde partie de l’ouvrage, celle qui a pour objet
propre d’exposer l’origine, le progrès et le terme des deux Cités.
Saint Augustin montre en premier lieu la lutte de la Cité céleste
et de la Cité terrestre préexistant déjà dans
la séparation des bons anges et des mauvais anges, et à cette
occasion, il traite de la formation du monde, telle qu’elle est décrite
par les saintes Ecritures au commencement de la Genèse.
LIVRE ONZIÈME : ORIGINE DES DEUX CITÉS.
CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE PARTIE DE NOTRE OUVRAGE OU NOUS COMMENÇONS D’EXPOSER
L’ORIGINE ET LA FIN DES DEUX CITÉS.
CHAPITRE II.
PERSONNE NE PEUT ARRIVER A LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE PAR JÉSUS-CHRIST
HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
CHAPITRE III.
DE L’AUTORITÉ DE L’ÉCRITURE CANONIQUE, OU VISAGE DE L’ESPRIT
DIVIN.
CHAPITRE IV.
LE MONDE N’A PAS ÉTÉ CRÉÉ DE TOUTE ÉTERNITÉ
, SANS QU’ON PUISSE DIRE QU’EN LE CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER
UNE VOLONTÉ NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.
CHAPITRE V.
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS INFINIS AVANT LE MONDE QUE
DES LIEUX INFINIS AU-DELA DU MONDE.
CHAPITRE VI.
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE.
CHAPITRE VII.
DE LA NATURE DE CES PREMIERS JOURS QUI ONT EU UN SOIR ET UN MATIN AVANT
LA CRÉATION DU SOLEIL.
CHAPITRE VIII.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE REPOS DE DIEU APRÈS L’OEUVRE DES
SIX JOURS.
CHAPITRE IX.
CE QUE L’ON DOIT PENSER DE LA CRÉATION DES ANGES, D’APRÈS
LES TÉMOIGNAGES DE L’ÉCRITURE SAINTE.
CHAPITRE X.
DE L’IMMUABLE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE PÈRE, LE
FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT QU’UN SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ
ET LA SUBSTANCE S’IDENTIFIENT.
CHAPITRE XI.
SI LES ANGES PRÉVARICATEURS ONT PARTICIPÉ A LA BÉATITUDE
DONT LES ANGES FIDÈLES ONT JOUI SANS INTERRUPTION DEPUIS QU’ILS
ONT ÉTÉ CRÉÉS?
CHAPITRE XII.
COMPARAISON DE LA FÉLICITÉ DES JUSTES SUR LA TERRE ET
DE CELLE DE NOS PREMIERS PARENTS AVANT LE PÉCHÉ.
CHAPITRE XIII
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME
ÉTAT DE FÉLICITÉ, DE TELLE SORTE QUE CEUX QUI DEVAIENT
DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE FUTURE, ET QUE LES BONS N’ONT EU LA
PRESCIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU’APRÈS LA CHUTE
DES MAUVAIS.
CHAPITRE XIV.
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L’ÉVANGILE : « LE DIABLE
N’EST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉRITÉ, PARCE QUE LA VÉRITÉ
N’EST POINT EN LUI».
CHAPITRE XVI.
DES DEGRÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT ENTRE LES CRÉATURES
SELON QU’ON ENVISAGE LEUR UTILITÉ RELATIVE OU L’ORDRE ABSOLU DE
LA RAISON.
CHAPITRE XVII.
LA MALICE N’EST PAS DANS LA NATURE, MAIS CONTRE LA NATURE, ET ELLE
A POUR PRINCIPE, NON LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTE.
CHAPITRE XVIII.
DE LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS QUI, PAR L’ART DE LA PROVIDENCE, TIRE
UNE SPLENDEUR NOUVELLE DE L’OPPOSITION DES CONTRAIRES.
CHAPITRE XIX.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES DE L’ÉCRITURE : «
DIEU SÉPARA LA LUMIÈRE DES TÉNÈBRES ».
CHAPITRE XX.
EXPLICATION DE CE PASSAGE : « ET DIEU VIT QUE LA LUMIÈRE
ÉTAIT BONNE ».
CHAPITRE XXI.
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU ET DE SA VOLONTÉ,
PAR QUI TOUTES SES ŒUVRES LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT D’ÊTRE CRÉÉES,
TELLES QU’IL LES A CRÉÉES EN EFFET.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CIÏOSES A REPRENDRE DANS CET UNIVERS,
OUVRAGE EXCELLENT D’UN EXCELLENT CRÉATEUR, ET QUI CROIENT A L’EXISTENCE
D’UNE MAUVAISE NATURE.
CHAPITRE XXIII.
DE L’ERREUR REPROCHÉE A LA DOCTRINE D’ORIGÈNE.
CHAPITRE XXV.
DE LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
CHAPITRE XXVI.
L’IMAGE DE LA TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE EMPREINTE DANS L’HOMME,
AVANT MÊME QU’IL NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.
CHAPITRE XXVII.
SI NOUS DEVONS AIMER L’AMOUR MÊME PAR LEQUEL NOUS AIMONS NOTRE
ÊTRE ET NOTRE CONNAISSANCE, POUR MIEUX RESSEMBLER A LA TRINITÉ.
CHAPITRE XXIX.
DE LA SCIENCE DES ANGES QUI ONT CONNU LA TRINITÉ DANS L’ESSENCE
MÊME DE DIEU ET LES CAUSES DES OEUVRES DIVINES DANS L’ART DU DIVIN
OUVRIER.
CHAPITRE XXX.
DE LA PERFECTION DU NOMBRE SENAIRE, QUI, LE PREMIER DE TOUS LES NOMBRES,
SE COMPOSE DE SES PARTIES.
CHAPITRE XXXI.
DU SEPTIÈME JOUR, QUI EST CELUI OU DIEU SE REPOSE APRÈS
L’ACCOMPLISSEMENT DE SES OUVRAGES.
CHAPITRE XXXII.
DE CEUX QUI CROIENT QUE LA CRÉATION DES ANGES A PRÉCÉDÉ
CELLE DU MONDE.
CHAPITRE XXXIII.
ON PEUT ENTENDRE PAR LA LUMIÈRE ET LES TÉNÈBRES
LES DEUX SOCIÉTÉS CONTRAIRES DES BONS ET DES MAUVAIS ANGES.
CHAPITRE XXXIV.
DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE SÉPARA LE FIRMAMENT
IL FAUT ENTENDRE LES ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT QUE LES EAUX
N’ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.
CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE PARTIE DE NOTRE OUVRAGE OU NOUS COMMENÇONS D’EXPOSER
L’ORIGINE ET LA FIN DES DEUX CITÉS.
Nous appelons Cité de Dieu celle à qui rend témoignage
cette Ecriture dont l’autorité divine s’est assujétie toutes
sortes d’esprits, non par le caprice des volontés humaines, mais
par la disposition souveraine de la providence de Dieu. « On a dit
de toi des choses glorieuses, Ô Cité de Dieu1! » Et
dans un autre psaume: « Le Seigneur est grand et digne des plus hautes
louanges dans la Cité de notre Dieu et sur sa montagne sainte, d’où
il accroît les allégresses de toute la terre 2 ». Et
un peu après: « Ce que nous avions entendu, nous l’avons vu
dans la Cité du Seigneur des armées, dans la Cité
de notre Dieu; Dieu l’a fondée pour l’éternité 3 ».
Et encore dans un autre psaume: « Un torrent de joie inonde la Cité
de Dieu; le Très-Haut a sanctifié son tabernacle; Dieu est
au milieu d’elle, elle ne sera point ébranlée4 ». Ces
témoignages, et d’autres semblables qu’il serait trop long de rapporter,
nous apprennent qu’il existe une Cité de Dieu dont nous désirons
être citoyens par l’amour que son fondateur nous a inspiré.
Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent leurs
divinités à ce fondateur de la Cité sainte, faute
de savoir qu’il est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c’est-à-dire
des dieux impies et superbes, qui, privés de la lumière immuable
et commune à tous, et réduits à une puissance stérile
, s’attachent avec fureur à leurs misérables priviléges
pour obtenir des honneurs divins de ceux qu’ils ont trompés et assujétis,
mais des dieux saints et pieux qui aiment mieux rester soumis à
un seul que de se soumettre aux autres et adorer Dieu que d’être
adorés en sa place. J’ai répondu aux ennemis de cette sainte
Cité dans les livres
1. Ps. LXXXV, 3.- 2. Ibid. XLVII .- 3. Ibid. 9.- 4. Ibid.- XLV, 5,
6.
précédents, selon les forces que m’a données le
Seigneur; je dois maintenant, avec son secours, exposer, ainsi que je l’ai
promis, la naissance, le progrès et la fin des deux Cités,
de celle de la terre et de celle du ciel, toujours mêlées
ici-bas. Voyons d’abord comment elles ont préexisté dans
la diversité des anges.
CHAPITRE II.
PERSONNE NE PEUT ARRIVER A LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE PAR JÉSUS-CHRIST
HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
C’est chose difficile et fort rare, après avoir considéré
toutes les créatures corporelles et incorporelles, et reconnu leur
instabilité, de s’élever au-dessus d’elles pour contempler
la substance immuable de Dieu et apprendre de lui-même que nul autre
que lui n’a créé tous les êtres qui diffèrent
de lui. Car pour cela Dieu ne parle pas à l’homme par le moyen de
quelque créature corporelle, comme une voix qui. se fait entendre
aux oreilles en frappant l’air interposé entre celui qui parle et
celui qui écoute, ni par quelque image spirituelle, telle que celles
qui se présentent à nous dans nos songes et qui ont beaucoup
de ressemblance avec les corps, mais il parle par la vérité
même, dont l’esprit seul peut entendre ce langage. Il s’adresse à
ce que l’homme a de plus excellent et en quoi il ne reconnaît que
Dieu qui lui soit supérieur. L’homme, en effet, ainsi que l’enseigne
la saine raison, ou à défaut d’elle, la foi, ayant été
créé à l’image de Dieu, il est hors de doute qu’il
approche d’autant plus de Dieu qu’il s’élève davantage au-dessus
des bêtes par cette partie de lui. même supérieure à
celles qui sont communes à la bête et à l’homme. Mais
comme ce même esprit, naturellement doué de raison et d’intelligence,
se trouve incapable, au milieu des vices invétérés
qui l’offusquent, non- seulement de jouir de cette lumière immuable,
mais même d’en soutenir l’éclat, jusqu’à ce (224) que
sa lente et successive guérison le renouvelle et le rende capable
d’une si grande félicite, ii fallait qu’au préalable il fût
pénétré et purifié par la foi. Et afin que
par elle il marchât d’un pas plus ferme vers la vérité,
la Vérité même, c’est-à-dire Dieu, Fils de Dieu,
fait homme sans cesser d’être Dieu, a fondé et établi
cette foi qui ouvre à l’homme la voie du Dieu de l’homme par l’homme-Dieu;
car c’est Jésus-Christ homme qui est médiateur entre Dieu
et les hommes, et c’est comme homme qu’il est notre médiateur aussi
bien que notre voie. En effet, quand il y a une voie entre celui qui marche
et le lieu où il veut aller, il peut espérer d’aboutir; mais
quand il n’y en a point ou quand il l’ignore, à quoi lui sert de
savoir où il faut aller? Or, pour que l’homme ait une voie assurée
vers le salut, il faut que le même principe soit Dieu et homme tout
ensemble; on va à lui comme Dieu, et comme homme, on va par lui.
CHAPITRE III.
DE L’AUTORITÉ DE L’ÉCRITURE CANONIQUE, OU VISAGE DE L’ESPRIT
DIVIN.
Ce Dieu, après avoir parlé autant qu’il l’a jugé
à propos, d’abord par les Prophètes, ensuite par lui-même
et en dernier lieu par les Apôtres, a fondé en outre 1’Ecriture,
dite canonique, laquelle a une autorité si haute et s’impose à
notre foi pour toutes les choses qu’il ne nous est pas bon d’ignorer et
que nous sommes incapables de savoir par nous-mêmes. Aussi bien,
s’il nous est donné de connaître directement les objets qui
tombent sous nos sens, il n’en est pas de même pour ceux qui sont
placés au-delà de leur portée, et alors il nous faut
bien recourir à d’autres moyens d’information et nous en rapporter
aux témoins. Hé bien! ce que nous faisons pour les objets
des semis, nous devons aussi le faire pour les objets de l’intelligence
ou du sens intellectuel. Et par conséquent, nous ne saurions nous
empêcher d’ajouter foi, pour les choses invisibles qui ne tombent
point sous les sens extérieurs, aux saints qui les ont vues ou aux
anges qui les voient sans cesse dans la lumière immuable et incorporelle.
CHAPITRE IV.
LE MONDE N’A PAS ÉTÉ CRÉÉ DE TOUTE ÉTERNITÉ
, SANS QU’ON PUISSE DIRE QU’EN LE CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER
UNE VOLONTÉ NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.
Le monde est le plus grand de tous les êtres visibles, comme
le plus grand de tous les invisibles est Dieu; mais nous voyons le monde
et nous croyons que Dieu est. Or, que Dieu ait créé le monde,
nous n’en pouvons croire personne plus sûrement que Dieu même,
qui dit dans les Ecritures saintes par la bouche du Prophète : «
Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre 1 ». Il est
incontestable que le Prophète n’assistait pas à cette création
mais la sagesse de Dieu, par qui toutes choses ont été faites
2, était présente ; et c’est elle qui pénètre
les âmes des saints, les fait amis et prophètes de Dieu3,
et leur raconte ses oeuvres intérieurement et sans bruit. Ils conversent
aussi avec les anges de Dieu, qui voient toujours la face du Père
et qui annoncent sa volonté à ceux qui leur sont désignés.
Du nombre de ces prophètes était celui qui a écrit
: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre »
, et nous devons d’autant plus l’en croire que le même Esprit qui
lui a révélé cela lui a fait prédire aussi,
tant de siècles à l’avance, que nous y ajouterions foi.
Mais pourquoi à-t-il plu au Dieu éternel de faire alors
le ciel et la terre que jusqu’alors il n’avait pas faits 4 ? Si ceux qui
élèvent cette objection veulent prétendre que le monde
est éternel et sans commencement, et qu’ainsi Dieu ne l’a point
créé, ils s’abusent étrangement et tombent dans une
erreur mortelle. Sans parler des témoignages des Prophètes,
le monde même proclame en silence, par ses révolutions si
régulières et par la beauté de toutes les choses visibles,
qu’il a été créé , et qu’il n’a pu l’être
que par un Dieu dont la grandeur et la beauté sont invisibles et
ineffables. Quant à ceux 5 qui, tout en avouant qu’il est l’ouvrage
de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée,
mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à
dire d’une
1. Gen. I, 1. — 2. Sag. VII, 27. — 3. Matt. XVIII, 10.
4. Cette objection était familière aux Epicuriens, comme
nous l’apprend Cicéron (De nat. Deor., lib. I, cap. 9); reprise
par les Manichéens, elle a été combattue plusieurs
fois par saint Augustin. Voyez De Gen. contra Man., lib. I, n. 3.
5. Saint Augustin s’adresse ici, non plus aux Epicuriens, ou aux Manichéens,
mais aux néo-platoniciens d’Alexandrie.
(225)
façon presque inintelligible que le monde a toujours été
fait, ils semblent, il est vrai, mettre par là Dieu à couvert
d’une témérité fortuite, et empêcher qu’on ne
croie qu’il ne lui soit venu tout d’un coup quelque chose en l’esprit qu’il
n’avait pas auparavant, c’est-à-dire une volonté nouvelle
de créer le monde, à lui qui est incapable de tout changement
; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d’autres
égards et surtout à l’égard de l’âme. Soutiendront-ils
qu’elle est coéternelle à Dieu? mais comment expliquer alors
d’où lui est survenue une nouvelle misère qu’elle n’avait
point eue pendant toute l’éternité ? En effet, s’ils disent
qu’elle a toujours été dans une vicissitude de félicité
et de misère, il faut nécessairement qu’ils disent qu’elle
sera toujours dans cet état; d’où s’ensuivra cette absurdité
qu’elle est heureuse sans l’être, puisqu’elle prévoit sa misère
et sa difformité à venir. Et si elle ne la prévoit
pas, si elle croit devoir être toujours heureuse, elle n’est donc
heureuse que parce qu’elle se trompe, ce que l’on ne peut avancer sans
extravagance. S’ils disent que dans l’infinité des siècles
passés elle a parcouru une continuelle alternative de félicité
et de misère, mais qu’immédiatement après sa délivrance
elle ne sera plus sujette à cette vicissitude, il faut donc toujours
qu’ils tombent d’accord qu’elle n’a jamais été vraiment heureuse,
qu’elle commencera à l’être dans la suite, et qu’ainsi il
lui surviendra quelque chose de nouveau et une chose extrêmement
importante qui ne lui était jamais arrivée dans toute l’éternité.
Nier que la cause de cette nouveauté n’ait toujours été
dans les desseins éternels de Dieu, c’est nier que Dieu soit l’auteur
de sa béatitude : sentiment qui serait d’une horrible impiété.
S’ils prétendent d’un autre côté que Dieu a voulu,
par un nouveau dessein, que l’âme soit désormais éternellement
bienheureuse, comment le défendront-ils de cette mutabilité
dont ils avouent eux-mêmes qu’il est exempt? Enfin, s’ils confessent
qu’elle a été créée dans le temps, mais qu’elle
subsistera éternellement, comme les nombres qui ont un commencement
et point de fin 1, et qu’ainsi, après avoir éprouvé
la misère, elle
1. Les nombres, dit fort bien un savant commentateur de la Cité
de Dieu, L. Vivès, les nombres ont un commencement, savoir l’unité;
ils n’ont point de fin, en ce sens que la suite des nombres est indéfinie,
nul nombre, si grand qu’il soit, n’étant le plus grand possible.
n’y retombera plus, lorsqu’elle sera une fois délivrée,
ils avoueront sans doute aussi que cela se fait sans qu’il arrive aucun
changement dans les desseins immuables de Dieu. Qu’ils croient donc de
même que le monde a pu être créé dans le temps,
sans que Dieu en le créant ait changé de dessein et de volonté.
CHAPITRE V.
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS INFINIS AVANT LE MONDE QUE
DES LIEUX INFINIS AU-DELA DU MONDE.
D’ailleurs, que ceux qui, admettant avec nous un Dieu créateur,
ne laissent pas de nous faire des difficultés sur le moment où
a commencé la création, voient comment ils nous satisferont
eux-mêmes touchant le lieu où le monde a été
créé. De même qu’ils veulent que nous leur disions
pourquoi il a été créé à un certain
moment plutôt qu’auparavant, nous pouvons leur demander pourquoi
il a été créé où il est plutôt
qu’autre part. En effet, s’ils s’imaginent avant le monde des espaces infinis
de temps, où il ne leur semble pas possible que Dieu soit demeuré
sans rien faire, qu’ils s’imaginent donc aussi hors du monde des espaces
infinis de lieux; et si quelqu’un juge impossible que le Tout-Puissant
soit resté oisif au milieu de tous ces espaces sans bornes, ne sera-t-il
pas obligé d’imaginer, comme Epicure, une infinité de mondes,
avec cette seule différence qu’Epicure veut qu’ils soient formés
et détruits par le concours fortuit des atomes, au lieu que ceux-ci
diront, selon leurs principes, que tous ces mondes sont l’ouvrage de Dieu
et ne peuvent être détruits. Car il ne faut pas oublier que
nous discutons ici avec des philosophes persuadés comme nous que
Dieu est incorporel et qu’il a créé tout ce qui n’est pas
lui. Quant aux autres, ils ne méritent pas d’avoir part à
une discussion religieuse, et si les adversaires que nous avons choisis
ont surpassé tous les autres en gloire et en autorité, c’est
uniquement pour avoir approché de plus près de la vérité,
quoiqu’ils en soient encore fort éloignés. Diront-ils donc
que la substance divine, qu’ils ne limitent à aucun lieu, mais qu’ils
reconnaissent être tout entière partout (sentiment bien digne
de la divinité), est absente de ces grands espaces qui sont hors
du monde, et n’occupe que le petit espace où le monde est (226)
placé? Je ne pense pas qu’ils soutiennent une opinion aussi absurde.
Puis donc qu’ils disent qu’il n’y a qu’un seul monde, grand à la
vérité, mais fini néanmoins et compris dans un certain
espace, et que c’est Dieu qui l’a créé, qu’ils se fassent
à eux-mêmes touchant les temps infinis qui ont précédé
le monde, quand ils demandent pourquoi Dieu y est demeuré sans rien
faire, la réponse qu’ils font aux autres touchant les lieux infinis
qui sont hors du monde, quand on leur demande pourquoi Dieu n’y fait rien.
De même, en effet, qu’il ne s’ensuit pas, de ce que Dieu a choisi
pour créer le monde un lieu que rien ne rendait plus digne de ce
choix que tant d’autres espaces en nombre infinis, que cela soit arrivé
par hasard, quoique nous n’en puissions pénétrer la raison,
de même on ne peut pas dire qu’il soit arrivé quelque chose
de fortuit en Dieu, parce qu’il a fixé à la création
un temps plutôt qu’un autre. Que s’ils disent que c’est une rêverie
de s’imaginer qu’il y ait hors du monde des lieux infinis , n’y ayant point
d’autre lieu que le monde, nous disons de même que c’est une chimère
de s’imaginer qu’il y ait eu avant le monde des temps infinis où
Dieu soit demeuré sans rien faire, puisqu’il n’y a point de temps
avant le monde 1.
CHAPITRE VI.
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE.
Si la véritable différence du temps et de l’éternité
consiste en ce que le temps n’est pas sans quelque changement et qu’il
n’y a point de changement dans l’éternité 2, qui ne voit
qu’il n’y aurait point de temps, s’il n’y avait quelque créature
dont les mouvements successifs, qui ne peuvent exister simultanément,
fissent des intervalles plus longs ou plus courts, ce qui constitue le
temps? Et dès lors je ne conçois pas comment on peut dire
que Dieu, être éternel et immuable, qui est le créateur
et l’ordonnateur des temps, a créé le monde après
de longs espaces de temps, à
1. Pour bien entendre ce chapitre, il faut se souvenir qu’il est écrit
contre des philosophes qui se déclaraient disciples de Platon, et
qui eu même temps soutenaient l’éternité du monde.
Saint Augustin se fait une arme contre eux de la cosmologie du Timée,
où Platon conçoit le monde comme fini en étendue et
ayant une forme précise, la forme sphérique. (Voyez tome
XII de la trad. fr., p. 123). si votre monde, dit saint Augustin aux disciples
de Platon, est fini dans l’espace, pourquoi ne le serait-il pas dans le
temps?
2. Sur le temps et l’éternité, voyez les amples développements
où est entré saint Augustin dans les Confessions (livre XI,
chap. 13 et suiv.) Voyez aussi son De Gen. ad litt. XV, n. 12.
moins qu’on ne veuille dire aussi qu’avant le monde il y avait déjà
quelque créature dont les mouvements mesuraient le temps. Mais puisque
1’Ecriture sainte, dont l’autorité est incontestable, nous assure
que « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre 1 »
ce qui fait bien voir qu’il n’avait rien créé auparavant,
il est indubitable que le monde n’a pas été créé
dans le temps, mais avec le temps : car ce qui se fait dans le temps se
fait après et avant quelque temps, après le temps passé
et avant le temps à venir. Or, avant le monde, il ne pouvait y avoir
aucun temps passé, puisqu’il n’y avait point de créature
dont les mouvements pussent mesurer le temps. Le monde a donc été
créé avec le temps, puisque le mouvement a été
créé avec le monde, comme cela est visible par l’ordre même
des six ou sept premiers jours, pour lesquels le soir et le matin sont
marqués, jusqu’à ce que l’oeuvre des six jours fût
accomplie et que le septième jour fût marqué par le
grand mystère du repos de Dieu. Maintenant quels sont ces jours
? c’est ce qui nous est très-difficile ou même impossible
d’entendre; combien plus de l’expliquer !
CHAPITRE VII.
DE LA NATURE DE CES PREMIERS JOURS QUI ONT EU UN SOIR ET UN MATIN AVANT
LA CRÉATION DU SOLEIL.
Nos jours ordinaires n’ont leur soir que par le coucher du soleil et
leur matin que par son lever. Or, ces trois premiers jours se sont écoulés
sans soleil, puisque cet astre ne fut
1. Gen. 1, I
2. C’est la doctrine du Timée : « Le temps, dit Platon,
a donc été fait avec le monde, afin que, nés ensemble,
ils finissent aussi ensemble, si jamais leur destruction doit arriver (tome
XII de la trad. fr., p. 131) ». — Voici encore un admirable passage
du Timée, dont saint Augustin s’est visiblement inspiré dans
toute la suite des livres XI et XII de la Cité de Dieu, aussi bien
que dans les chapitre, déjà cités des Confessions:
« Dieu résolut de faire une image mobile de l’éternité,
et par la disposition qu’il mit entre toutes le, parties de l’univers,
il fit de l’éternité qui repose dans l’unité. Cette
image éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. Avec
le monde naquirent les jours, les nuits; les mois et les année qui
n’existaient point auparavant. Ce ne sont là que des partie, du
temps; le passé, le futur en sont des forme, passagères que,
dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la
substance éternelle; car noua avons l’habitude de dire : elle fut,
elle est et sera; elle est, voilà ce qu’il faut dire en vérité.
Le passé et le futur ne conviennent qu’à la génération
qui se succède dans le temps, car ce sont-là des mouvements.
Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable,
ne peut devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu’elle n’est,
ni ne fut, ni ne sera jamais dans le temps. Elle n’est sujette à
aucun des accidents que la génération s impose aux choses
sensibles, à ces formes du temps qui imite l’éternité
et se meut dans un cercle mesuré par le nombre (Ibid., page 130).
(227)
créé que le quatrième jour 1. L’Ecriture nous
dit bien que Dieu créa d’abord la lumière 2, et la sépara
des ténèbres 3, qu’il appela la lumière jour, et les
ténèbres nuit 4 mais quelle était cette lumière
et par quel mouvement périodique se faisait le soir et le matin,
voilà ce qui échappe à nos sens et ce que nous devons
pourtant croire sans hésiter, malgré l’impossibilité
de le comprendre. En effet, ou bien il s’agit d’une lumière corporelle,
soit qu’elle réside loin de nos regards, dans les parties supérieures
du monde, soit qu’elle ait servi plus tard à allumer le soleil;
ou bien ce mot de lumière signifie la sainte Cité composée
des anges et des esprits bienheureux dont l’Apôtre parle ainsi :
« La Jérusalem d’en haut, notre mère éternelle
dans les cieux 5 ». Il dit, en effet, ailleurs: « Vous êtes
tous enfants de lumière et enfants du jour; nous ne sommes point
les fils de la nuit ni des ténèbres 6». Peut-être
aussi pourrait-on dire, en quelque façon, que ce jour a son soir
et son matin, dans ce sens que la science des créatures est comme
un soir en comparaison de celle du Créateur, mais qu’elle devient
un jour et un matin, lorsqu’on la rapporte à sa gloire et à
son amour, et, pareillement, qu’elle ne penche point vers la nuit, quand
on n’abandonne point le Créateur pour s’attacher à la créature.
Remarquez enfin que l’Ecriture, comptant par ordre ces premiers jours,
ne se sert jamais du mot de nuit; car elle ne dit nulle part: Il y eut
nuit, mais : « Du soir et du matin se fit un jour 7 »; et ainsi
du second et du suivant. Aussi bien, la connaissance des choses créées,
quand on les regarde en elles-mêmes, a moins d’éclat que si
on les contemple dans la sagesse de Dieu comme dans l’art qui les a produites,
de sorte qu’on peut l’appeler plus convenablement un soir qu’une nuit;
et néanmoins, comme je l’ai dit, si on la rapporte à la gloire
et à l’amour du Créateur, elle devient en quelque façon
un matin. Ainsi envisagée, la connaissance des choses créées
constitue le premier jour en tant qu’elle se connaît elle-même;
en tant qu’elle a pour objet le firmament, qui a été placé
entre les eaux inférieures et supérieures et a été
appelé le ciel, c’est le second jour; appliquée à
la terre, à la mer et à toutes les plantes qui tiennent à
la terre par leurs
1. Gen. I, 14 et seq. – 2. Ibid. 3.- 3. Ibid. 4. – 4.- Gen. 1,5 .-
5.- Galat. IV, 26 .- 6. I Thess. V, 5.- 7.- Gen. I, 5.
racines, c’est le troisième jour; aux deux grands astres et
aux étoiles, c’est le quatrième jour; à tous les animaux
engendrés des eaux, soit qu’ils nagent, soit qu’ils volent, c’est
le cinquième jour ; enfin, le sixième jour est constitué
par la connaissance de tous les animaux terrestres et de l’homme même
1.
CHAPITRE VIII.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE REPOS DE DIEU APRÈS L’OEUVRE DES
SIX JOURS.
Quand 1’Ecriture dit que Dieu se reposa le septième jour et
le sanctifia 2, il ne faut pas entendre cela d’une manière puérile,
comme si Dieu s’était lassé à force de travail; Dieu
a parlé et l’univers a été fait 3, et cette parole
n’est pas sensible et passagère, mais intelligible et éternelle.
Le repos de Dieu, c’est le repos de ceux qui se reposent en lui, comme
la joie d’une maison, c’est la joie de ceux qui se réjouissent dans
la maison, bien que ce ne soit pas la maison même qui cause leur
joie. Combien donc sera-t-il plus raisonnable d’appeler cette maison joyeuse,
si par sa beauté elle inspire de la joie à ceux qui l’habitent?
En sorte qu’on l’appelle joyeuse, non-seulement par cette façon
de parler qui substitue le contenant au contenu (comme quand on dit que
les théâtres applaudissent, que les prés mugissent,
parce que les hommes applaudissent sur les théâtres et que
les boeufs mugissent dans les prés), mais encore par cette figure
qui exprime l’effet par la cause, comme quand on dit qu’une lettre est
joyeuse, pour marquer la joie qu’elle donne à ceux qui la lisent.
Ainsi, lorsque le prophète dit que Dieu s’est reposé, il
marque fort bien le repos de ceux qui se reposent en Dieu et dont Dieu
même fait le repos; et cette parole regarde aussi les hommes pour
qui les saintes Ecritures ont été composées; elle
leur promet un repos éternel à la suite des bonnes oeuvres
que Dieu opère en eux et par eux, s’ils s’approchent d’abord de
lui par la foi. C’est ce qui a été pareillement figuré
par le repos du sabbat que la loi prescrivait à l’ancien peuple
de Dieu, et dont je me propose de parler ailleurs plus au long 4.
1. Ce système d’interprétation est plus amplement développé
dans un traité spécial de saint Augustin, le De Genesi ad
litteram. Voyez surtout les livres III et IV.
2. Gen. II, 2 et.3. — 3. Gen. I, 5.
3. Sur le sens symbolique du repos de Dieu, voyez le De Gen. ad litt.,
n. 15 et seq.
(228)
CHAPITRE IX.
CE QUE L’ON DOIT PENSER DE LA CRÉATION DES ANGES, D’APRÈS
LES TÉMOIGNAGES DE L’ÉCRITURE SAINTE.
Puisque j’ai entrepris d’exposer la naissance de la sainte Cité
en commençant par les saints anges, qui en sont la partie la plus
considérable, élite glorieuse qui n’a jamais connu les épreuves
du pèlerinage d’ici-bas, je vais avec l’aide de Dieu expliquer,
autant qu’il me paraîtra convenable, les témoignages divins
qui se rapportent à cet objet. Lorsque l’Ecriture parle de la création
du monde, elle n’énonce pas positivement si les anges ont été
créés, ni quand ils l’ont été; mais à
moins qu’ils n’aient été passés sous silence, ils
sont indiqués, soit par le ciel, quand il est dit « Dans le
principe, Dieu créa le ciel et la terre »; soit par la lumière
dont je viens de parler. Ce qui me persuade qu’ils n’ont pas été
omis dans le divin livre, c’est qu’il est écrit d’une part que Dieu
se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu’il avait faits,
et que, d’autre part, la Genèse commence ainsi : « Dans le
principe, Dieu créa le ciel et la terre » , ce qui semble
dire que Dieu n’avait rien fait auparavant. Puis donc qu’il a commencé
par le ciel et la terre, et que la terre, ajoute l’Ecriture, était
d’abord invisible et désordonnée, la lumière n’étant
pas encore faite et les ténèbres couvrant la face de l’abîme,
c’est-à-dire le mélange confus des éléments,
puisque enfin toutes choses ont été successivement ordonnées
par une opération qui a duré six jours, comment les anges
auraient-ils été omis, eux qui font une partie si considérable
de ces ouvrages dont Dieu se reposa le septième jour? Et cependant
il faut convenir que, sans avoir été omis, ils ne sont pas
marqués d’une manière claire dans ce passage; aussi l’Ecriture
s’en explique-t-elle ailleurs en termes de la plus grande clarté.
Dans le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise qui commence
ainsi : «Ouvrages du Seigneur, bénissez tous le Seigneur 1»,
les anges sont nommés immédiatement après, dans le
dénombrement de ces ouvrages. Et dans les Psaumes : « Louez
le Seigneur dans les cieux; louez-le du haut des lieux sublimes. Louez-le,
vous tous qui êtes ses anges; louez-le, vous qui êtes ses
1. Dan. III, 57 et58.
Vertus! Soleil et Lune, louez le Seigneur; étoiles et lumière,
louez-le toutes ensemble. Cieux des cieux, louez le Seigneur, et que toutes
les eaux qui sont au-dessus des cieux louent son saint nom; car il a dit,
et toutes choses ont été faites : il a commandé, et
elles ont été créées 1 ». Les anges sont
donc évidemment un des ouvrages de Dieu. Le texte divin le déclare,
quand après avoir énuméré toutes les choses
célestes, il est dit de l’ensemble: Dieu a parlé, et tout
a été fait. Osera-t-on prétendre maintenant que la
création des anges est postérieure à l’oeuvre des
six jours? Cette folle hypothèse est confondue par l’Ecriture, où
Dieu dit: « Quand les astres ont été créés,
tous mes anges m’ont béni à haute voix 2 ». Les anges
étaient donc déjà, quand furent faits les astres.
Les astres, il est vrai, n’ont été créés que
le quatrième jour:
en conclurons-nous que les anges ont été créés
le troisième ? nullement; car l’emploi de jour est connu : les eaux
furent séparées la terre; ces deux éléments
reçurent les espèces d’animaux qui leur conviennent, et la
terre produisit tout ce qui lient à elle par des racines. Remonterons-nous
au second jour? pas davantage; car en ce jour le firmament fut créé
entre les eaux supérieures et inférieures; il reçut
le nom de ciel, et ce fut dans son enceinte que les astres furent créés
le quatrième jour. Si donc les anges doivent être comptés
parmi les ouvrages des six jours, ils sont certainement cette lumière
qui est appelée jour et dont l’Ecriture marque l’unité 3
en ne l’appelant pas le premier jour (dies primus), mais un jour (dies
unus). Car le second jour, le troisième et les suivants ne sont
pas d’autres jours, mais ce jour unique 4, qui a été ainsi
répété pour accomplir le nombre six ou le nombre sept,
dont l’un figure la connaissance des oeuvres de Dieu, et l’autre celle
de son repos. En effet, quand Dieu a dit: Que la lumière soit et
la lumière fut, s’il est
1.Ps. CXLVIII, 1-5. — 2. Job, XXXVIII, 7.
2. Voyez le texte de la Vulgate.
3. La plupart des théologiens grecs, d’accord sur ce point avec
les philosophes platoniciens, pensent, dit Vivès, que les êtres
spirituels ont été créés avant les êtres
corporels et qu’ils ont même servi au créateur, comme ministres,
à composer le reste de l’univers. Telle n’est point la doctrine
des Pères latins; saint Jérôme est le seul peut-être
qui fasse exception; tous le, autres, notamment saint Ambroise, Bède,
Cassiodore, enseignent, comme saint Augustin, que tous les êtres
ont été produits à la fois par le Créateur,
sentiment qui parait autorisé avec une force singulière par
ce mot de l’Ecclésiastique : « Celui qui vit dans l’éternité
a créé à la fois toutes choses (XVIII, 31) ».
Sain Basile s’est rangé, en cette occasion, du côté
des Pères latins.
(229)
raisonnable d’entendre par là la création des anges,
ils ont été certainement créés participants
de la lumière éternelle, qui est la sagesse immuable de Dieu,
par qui toutes choses ont été faites, et que nous appelons
son Fils unique; et s’ils ont été éclairés
de cette lumière qui les avait créés, ç’a été
pour devenir eux-mêmes lumière et être appelés
jour par la participation de cette lumière et de ce jour immuable
qui est le Verbe de Dieu, par qui eux et toutes choses ont été
créés. La vraie lumière qui éclaire tout homme
venant en ce monde 1 éclaire pareillement tout ange pur, afin qu’il
soit lumière, non en soi, mais en Dieu; aussi tout ange qui s’éloigne
de Dieu devient-il impur, comme sont tous ceux qu’on nomine esprits immondes,
lorsqu’ils ne sont plus lumière dans le Seigneur, mais ténèbres
en eux-mêmes, parce qu’ils sont privés de la participation
de la lumière éternelle. En effet, le mal n’est point une
substance, mais on a appelé mal la privation du bien 2.
CHAPITRE X.
DE L’IMMUABLE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE PÈRE, LE
FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT QU’UN SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ
ET LA SUBSTANCE S’IDENTIFIENT.
Il existe un bien, seul simple, seul immuable, qui est Dieu. Par ce
bien, tous les autres biens ont été créés;
mais ils ne sont point simples, et partant ils sont muables. Quand je dis,
en effet, qu’ils ont été créés, j’entends qu’ils
ont été faits et non pas engendrés 3, attendu que
ce qui est engendré du bien simple est simple comme lui, est la
même chose que lui. Tel est le rapport de Dieu le Père avec
Dieu le Fils, qui tous deux ensemble, avec le Saint-Esprit, ne font qu’un
seul Dieu; et cet Esprit du Père et du Fils est appelé le
Saint-Esprit dans l’Ecriture, par appropriation particulière de
ce nom. Or, il est autre que le Père et le Fils, parce qu’il n’est
ni le Père ni le Fils; je dis autre, et non autre chose, parce qu’il
est, lui
1. Jean, I, 9.
2. C’est la théorie de toute l’école platonicienne, formulée
avec une précision parfaite par Plotin au livre II de la 3e Ennéade,
ch. 5.
3. La théologie chrétienne distingue sévèrement
deux sortes d’opérations : faire et engendrer. Faire, c’est proprement
créer, faire de rien, produire une chose qui auparavant n’existait
absolument pas, engendrer, c’est tirer quelque chose de soi-même.
Cela posé, il ne faut pas dire que le monde est engendré
de Dieu, mais qu’il est créé par lui; il ne faut pas dire
que le Verbe, le Fils, est créé ou fait par le Père,
mais qu’il est engendré de lui (genitum, non factum, consubstantialem
Patri).
aussi, le bien simple, immuable et éternel. Cette Trinité
n’est qu’un seul Dieu, qui n’en est pas moins simple pour être une
Trinité; car nous ne faisons pas consister la simplicité
du bien en ce qu’il serait dans le Père seulement, ou seulement
dans le Fils, ou enfin dans le seul Saint-Esprit 1 et nous ne disons pas
non plus, comme les Sabelliens, que cette Trinité n’est qu’un nom,
qui n’implique aucune subsistance des personnes; mais nous disons que ce
bien est simple, parce qu’il est ce qu’il a, sauf la seule réserve
de ce qui appartient à chaque personne de la Trinité relativement
aux autres. En effet, le Père a un Fils et n’est pourtant pas Fils,
le Fils a un Père sans être Père lui-même. Le
bien est donc ce qu’il a, dans tout ce qui le constitue en soi-même,
sans rapport à un autre que soi. Ainsi, comme il est vivant en soi-même
et sans relation, il est la vie même qu’il a.
La nature de la Trinité est donc appelée une nature simple,
par cette raison qu’elle n’a rien qu’elle puisse perdre et qu’elle n’est
autre chose que ce qu’elle a. Un vase n’est pas l’eau qu’il contient, ni
un corps la couleur qui le colore, ni l’air la lumière ou la chaleur
qui l’échauffe ou l’éclaire, ni l’âme la sagesse qui
la rend sage. Ces êtres ne sont donc pas simples, puisqu’ils peuvent
être privés de ce qu’ils ont, et recevoir d’autres qualités
ou habitudes. Il est vrai qu’un corps incorruptible, tel que celui qui
est promis aux saints dans la résurrection, ne peut perdre cette
qualité ; mais cette qualité n’est pas sa substance même.
L’incorruptibilité réside tout entière dans chaque
partie du corps, sans être plus. grande ou plus petite dans l’une
que dans l’autre, une partie n’étant pas plus incorruptible que
l’autre, au lieu que le corps même est plus grand dans son tout que
dans une de ses parties. Le corps n’est pas partout tout entier, taudis
que l’incorruptibilité est tout entière partout; elle est
dans le doigt, par exemple, comme dans le reste de la main, malgré
la différence qu’il y a entre l’étendue de toute la main
et celle d’un seul doigt. Ainsi, quoique l’incorruptibilité soit
inséparable d’un corps incorruptible, elle n’est pas néanmoins
1. Il s’agit ici de tous les systèmes qui anéantissent
l’égalité des personnes. — Nous avons traduit ce passage
de saint Augustin autrement que la plupart des interprètes. Suivant
eux, il serait uniquement dirigé contre les Sabelliens. Suivant
nous, saint Augustin écarte tour à cour la théologie
arienne et celle de Sabellius, pour se placer avec l’Eglise à égale
distance de l’une et de l’autre.
(230)
la substance même du corps, et par conséquent le corps
n’est pas ce qu’il a. Il en est de même de l’âme. Encore qu’elle
doive être un jour éternellement sage, elle ne le sera que
par la participation de la sagesse immuable, qui n’est pas elle. En effet,
quand même l’air ne perdrait jamais la lumière qui est répandue
dans toutes ses parties, il ne s’ensuivrait pas pour cela qu’il fût
la lumière même; et ici je n’entends pas dire que l’âme
soit un air subtil, ainsi que l’ont cru quelques philosophes, qui n’ont
pas pu s’élever à l’idée d’une nature incorporelle
1. Mais ces choses, dans leur extrême différence, ne laissent
pas d’avoir assez de rapport pour qu’il soit permis de dire que l’âme
incorporelle est éclairée de la lumière incorporelle
de la sagesse de Dieu, qui est parfaitement simple, de la même manière
l’air corporel est éclairé par la lumière corporelle,
et que, comme l’air s’obscurcit quand la lumière vient à
se retirer (car ce qu’on appelle ténèbres 2 n’est autre chose
que l’air privé de lumière), l’âme s’obscurcit pareillement,
lorsqu’elle est privée de la lumière de la sagesse.
Si donc on appelle simple -la nature divine, c’est qu’en elle la qualité
n’est autre chose que la substance, en sorte que sa divinité, sa
béatitude et sa sagesse ne sont point différentes d’elle-même.
L’Ecriture, il est vrai, appelle multiple l’esprit de sagesse 3, mais c’est
à cause de la multiplicité des choses qu’il renferme en soi,
lesquelles néanmoins ne sont que lui-même, et lui seul est
toutes ces choses. Il n’y a pas, en effet, plusieurs sagesses, mais une
seule, en qui se trouvent ces trésors immenses et infinis où
sont les raisons invisibles et immuables de toutes les choses muables et
visibles qu’elle a créées; car Dieu n’a rien fait sans connaissance,
ce qui ne pourrait se dire avec justice du moindre artisan. Or, s’il a
fait tout avec connaissance, il est hors de doute qu’il n’a fait que ce
qu’il avait premièrement connu: d’où l’on peut tirer cette
conclusion merveilleuse, mais véritable, que nous
1. Anaximène de Milet, disciple de Thalès, et Diogène
d’Apollonie , disciple d’Anaximène, soutenaient que l’air est te
principe unique de toutes choses et faisaient de l’âme une des transformations
infinies de l’air. Voyez Aristote, Metaphys., lib.I, cap. 4, et De anim.,
lib. I, cap. 2. Camp. Tertullien, De anim., cap. 3.
2. Ceci est dirigé contre les Manichéens, qui soutenaient
que le principe ténébreux est aussi réel et aussi
positif que le principe lumineux. Voyez l’écrit de saint Augustin
: De Gen. Contr. Manich., lib. 2, n.7 —. Comp. Aristote, De anim.-, lib.
II, cap. 7.
3. Sag. VII, 22.
ne connaîtrions point ce monde, s’il n’était, au lieu
qu’il ne pourrait être, si Dieu ne le connaissait 1.
CHAPITRE XI.
SI LES ANGES PRÉVARICATEURS ONT PARTICIPÉ A LA BÉATITUDE
DONT LES ANGES FIDÈLES ONT JOUI SANS INTERRUPTION DEPUIS QU’ILS
ONT ÉTÉ CRÉÉS?
Il suit de là qu’en aucun temps ni d’aucune manière les
anges n’ont commencé par être des esprits de ténèbres
2; dès qu’ils ont été, ils ont été lumière
3, n’ayant pas été créés pour être ou
pour vivre d’une manière quelconque, mais pour vivre sages et heureux.
Quelques-uns, il est vrai, s’étant éloignés de la
lumière, n’ont point possédé la vie parfaite, la vie
sage et heureuse, qui est essentiellement une vie éternelle accompagnée
d’une confiance parfaite en sa propre éternité; mais ils
ont encore la vie raisonnable, tout en l’ayant pleine de folie, et ils
ne sauraient la perdre, quand ils le voudraient. Au surplus, qui pourrait
déterminer à quel degré ils ont participé à
la sagesse avant leur chute, et comment croire qu’ils y aient participé
autant que les anges fidèles qui trouvent la perfection de leur
bonheur dans la certitude de sa durée? S’il en était de la
sorte, les mauvais anges seraient demeurés, eux aussi, éternellement
heureux, étant également assurés de leur bonheur.
Mais si longue qu’on suppose une vie, elle ne peut être appelée
éternelle, si elle doit avoir une fin. Par conséquent, bien
que l’éternité ne suppose pas nécessairement la félicité
(témoin le feu d’enfer qui, selon l’Ecriture, sera éternel),
si une vie ne peut être pleinement et véritablement heureuse
qu’elle ne soit éternelle, la vie de ces mauvais anges n’était
pas bienheureuse, puisqu’elle devait cesser de l’être, soit qu’ils
l’aient su, soit qu’ils l’aient ignoré. Dans l’un ou l’autre cas,
la crainte ou l’erreur s’opposait à leur parfaite félicité.
Et si l’on suppose que, sans être ignorants ou trompés, ils
étaient seulement dans le doute sur l’avenir, cela même. était
incompatible avec la béatitude parfaite que
1. Cette belle et profonde métaphysique, toute pénétrée
de Platon, se retrouve dans les Confessions. Saint Augustin dit à
Dieu : « C’est parce que les choses que tu as faites existent que
nous les voyons; mais c’est parce que tu les vois qu’elles existent. (Confess.,
ad calc.) ». -
2. Contre le dualisme des Manichéens.
3. Voyez plus bas, livre XII, ch. 9. — Comp. De Gen. ad litt., n. 32.
(231)
nous attribuons aux bons anges. Quand nous parlons de béatitude,
en effet, nous ne restreignons pas tellement l’étendue de ce mol
qu’il ne puisse convenir qu’à Dieu seul; et toutefois Dieu seul
est heureux en ce sens qu’il ne peut y avoir de béatitude plus grande
que la sienne, et celle des anges, appropriée à leur nature,
qu’est-elle en comparaison?
CHAPITRE XII.
COMPARAISON DE LA FÉLICITÉ DES JUSTES SUR LA TERRE ET
DE CELLE DE NOS PREMIERS PARENTS AVANT LE PÉCHÉ.
Nous ne bornons même pas la béatitude aux bons anges.
Et qui oserait nier que nos premiers parents, avant la chute, n’aient été
heureux dans le paradis terrestre 1, tout en étant incertains de
la durée de leur béatitude, qui aurait été
éternelle, s’ils n’eussent point péchés 2 ? Aujourd’hui
même, nous n’hésitons point à appeler heureux les bons
chrétiens qui, pleins de l’espérance de l’immortalité
future, vivent exempts de crimes et de remords, et obtiennent aisément
de la miséricorde de Dieu le pardon des fautes attachées
à l’humaine fragilité. Et cependant, quelque assurés
qu’ils soient du prix de leur persévérance, ils ne le sont
pas de leur persévérance même. Qui peut, en effet,
se promettre de persévérer jusqu’à la fin, à
moins que d’en être assuré par quelque révélation
de celui qui, par un juste et mystérieux conseil, ne découvre
pas l’avenir à tous, mais qui ne trompe jamais personne? Pour ce
qui regarde la satisfaction présente, le premier homme était
donc plus heureux dans le paradis que quelque homme de bien que ce soit
en cette vie mortelle; mais quant à l’espérance du bien avenir,
quiconque est assuré de jouir un jour de Dieu en la compagnie des
anges, est plus heureux, quoiqu’il souffre, que ne l’était le premier
homme, incertain de sa chute; dans toute la félicité du paradis
3.
1. Comp. De corrept. et grat., lib. X, n. 26.
2. Comp. De Gen. ad litt., lib. XI, n. 24, 25.
3. Le sentiment de saint Augustin sur cette matière est plus
développé dans un traité exprès, le De dono
perseverantiae , ainsi que dans le De corrept. et grat., passim.
CHAPITRE XIII
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME
ÉTAT DE FÉLICITÉ, DE TELLE SORTE QUE CEUX QUI DEVAIENT
DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE FUTURE, ET QUE LES BONS N’ONT EU LA
PRESCIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU’APRÈS LA CHUTE
DES MAUVAIS.
Dès lors, il est aisé de Voir que l’union de deux choses
constitue la béatitude, objet
légitime des désirs de tout être intelligent :
premièrement, jouir sans trouble du bien immuable, qui est Dieu
même; secondement, être pleinement assuré d’en jouir
toujours. La foi nous apprend que les anges de lumière possèdent
cette béatitude, et la raison nous fait conclure que les anges prévaricateurs
ne la possédaient pas, même avant leur chute. Cependant on
ne peut leur refuser quelque félicité, je veux dire une félicité
sans prescience, s’ils ont vécu quelque temps avant leur péché
1. Semble-t-il trop dur de penser que, parmi les anges, les uns ont été
créés dais l’ignorance de leur persévérance
future ou de leur chute, tandis que les autres ont su de science certaine
l’éternité de leur béatitude, et veut-on que tous
aient été créés dans une égale félicité,
y étant demeurés jusqu’au moment mi quelques-uns ont quitté
volontairement la source de leur bonheur? mais il est certes beaucoup plus
dur’ de croire que les bons anges soient encore, à cette heure,
incertains de leur béatitude, et qu’ils ignorent sur eux-mêmes
ce que nous avons pu, nous, en apprendre par le témoignage des saintes
Ecritures. Car quel chrétien catholique ne sait qu’il ne se fera
plus de démons d’aucun des bons anges, comme il ne se fera point
de bons anges d’aucun des démons? En effet, la Vérité
promet dans l’Evangile aux fidèles chrétiens, qu’ils seront
semblables aux anges de Dieu 2, et elle dit en même temps qu’ils
jouiront de la vie éternelle 3. Or, si nous devons être un
jour certains de ne jamais déchoir de la félicité
immortelle, supposez que les anges ne le fussent pas, nous ne serions plus
leurs égaux, nous serions leurs supérieurs. Mais la Vérité
ne trompe jamais, et puisque nous devons être leurs égaux,
il s’ensuit qu’ils sont certains de
1. Cette question est traitée dans le De Gen. ad litt., lib.
XI, n. 21—24. — Voyez aussi le De corrept. et grat., n. 10.
2. Matt. XXII, 30. — 3. Matt. XXV, 46.
(232)
l’éternité de leur bonheur. Et comme d’ailleurs les autres
anges n’en pouvaient pas être certains, il faut conclure ou que la
félicité n’était pas pareille, ou que, si elle l’était,
les bons n’ont été assurés de leur bonheur qu’après
la chute des autres. Mais, dira-t-on peut-être, est-ce que cette
parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile touchant le diable « Qu’il
était homicide dès le commencement et qu’il n’est point demeuré
dans la vérité», ne doit pas s’entendre du commencement
de la création? et à ce compte, le diable n’aurait jamais
été heureux avec les saints anges, parce que, dès
le moment de sa création, il aurait refusé de se soumettre
à son Créateur, et c’est aussi dans ce sens qu’il faudrait
entendre le mot de l’apôtre saint Jean : « Le diable pèche
dès le commencement 2», c’est-à-dire que, dès
l’instant de sa création, il aurait rejeté la justice, qu’on
ne peut conserver, si l’on ne soumet sa volonté à celle de
Dieu. En tout cas, ce sentiment est bien éloigné de l’hérésie
des Manichéens et autres fléaux de la vérité,
qui prétendent que le diable possède en propre- une nature
mauvaise qu’il a reçue d’un principe contraire à Dieu 3 :
esprits extravagants, qui ne prennent pas garde que dans cet Evangile dont
ils admettent l’autorité aussi bien que nous, Notre-Seigneur ne
dit pas : Le diable a été étranger à la vérité,
mais: Il n’est point demeuré dans la vérité, ce qui
veut dire qu’il est déchu, et certes, s’il y était demeuré,
il en participerait encore et serait bienheureux avec les saints anges.
CHAPITRE XIV.
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L’ÉVANGILE : « LE DIABLE
N’EST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉRITÉ, PARCE QUE LA VÉRITÉ
N’EST POINT EN LUI».
Notre-Seigneur semble avoir voulu répondre à cette question
: Pourquoi le diable n’est-il point demeuré dans la vérité?
quand il ajoute : « Car la vérité n’est point eu lui
4 ». Or, elle serait en lui , s’il fût demeuré en elle.
Cette parole est donc assez extraordinaire, puisqu’elle paraît dire
que si le diable n’est point demeuré dans la vérité,
c’est que la vérité n’est point en lui; tandis qu’au
1. Jean, VIII, 44. — 2. I Jean, III, 8.
3. Comp. De Gen. ad litt., n. 27 et seq.
4. Jean, VIII, 44.
contraire, ce qui fait que la vérité n’est point en lui,
c’est qu’il n’est point demeuré dans la vérité. Cette
même façon de parler se retrouve aussi dans un psaume : «
J’ai crié, mon Dieu », dit le Prophète, « parce
que vous m’avez exaucé 1», au lieu qu’il semble qu’il devait
dire : Vous m’avez exaucé, mon Dieu, parce que j’ai crié.
Mais il faut entendre que le Prophète, après avoir dit :
« J’ai crié », prouve la réalité de son
invocation par l’effet qu’elle a obtenu : la preuve que j’ai crié,
c’est que vous m’avez exaucé.
CHAPITRE XV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CETTE PAROLE: « LE DIABLE PÈCHE
DÉS LE COMMENCEMENT ».
Quant à cette parole de saint Jean : « Le diable pèche
dès le commencement 2 », les hérétiques 3 ne
comprennent pas que si le péché est naturel, il cesse d’être.
Mais que peuvent-ils répondre à ce témoignage d’Isaïe
qui , désignant le diable sous la figure du prince de Babylone,
s’écrie : « Comment est tombé Lucifer, qui se levait
brillant au matin 4 ? » et ce passage d’Ézéchiel 5
: « Tu as joui des délices du paradis, orné de toutes
sortes de pierres précieuses 6 ? » Le diable a donc été
quelque temps sans péché ; et c’est ce que le prophète
lui dit un peu après en termes plus formels: « Tu as marché
pur de souillure en tes jours 7». Que si l’on ne peut donner un sens
plus naturel à ces paroles, il faut donc entendre par celle-ci :
« Il n’est point demeuré dans la vérité»,
que le diable a été dans la vérité, mais qu’il
n’y est pas demeuré ; et quant à cette autre, « que
le diable pèche dès le commencement », il ne faut pas
entendre qu’il a péché dès le commencement de sa création,
mais dès celui de son orgueil. De même, quand nous lisons
dans Job, à propos du diable : « Il est le commencement de
l’ouvrage de Dieu, qui l’a fait pour le livrer aux railleries de ses anges
8 » ; et ce passage analogue du psaume: « Ce dragon que vous
avez formé pour servir de jouet »; nous ne devons pas croire
que le diable ait été créé primitivement pour
être
1. Ps. XVI, 7. — 2. I Jean, III, 8.
3. Ces hérétiques sont évidemment les Manichéens.
4. Isaïe, XIV, 12.
5. Sur ce même passage d’Ezéchiel, comp. saint Augustin,
De Gen. ad litt., n. 32.
6. Ezech. XXVIII, 13, 14. — 7. Ibid. 15.
8. Job, XI, 14.— 8. Ps. CIII, 28.
moqué des anges, mais bien que leurs railleries sont la peine
de son péché 1. Il est donc l’ouvrage du Seigneur ; car il
n’y a pas de nature si vile et si infime qu’on voudra, même parmi
les plus petits insectes, qui ne soit l’ouvrage de celui d’où vient
toute mesure, toute beauté, tout ordre, c’est-à-dire ce qui
fait l’être et l’intelligibilité de toute chose. A plus forte
raison est-il le principe de la créature angélique, qui surpasse
par son excellence tous les autres ouvrages de Dieu.
CHAPITRE XVI.
DES DEGRÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT ENTRE LES CRÉATURES
SELON QU’ON ENVISAGE LEUR UTILITÉ RELATIVE OU L’ORDRE ABSOLU DE
LA RAISON.
Parmi les êtres que Dieu a créés, on préfère
ceux qui ont la vie à ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont la puissance
de la génération ou seulement l’appétit à ceux
qui en sont privés. Parmi les vivants, on préfère
ceux qui ont du sentiment, comme les animaux, aux plantes, qui sont insensibles;
et entre les êtres doués de sentiment, les êtres intelligents,
comme les hommes, à ceux qui sont dépourvus d’intelligence,
comme les bêtes; et entre les êtres intelligents, les immortels,
comme les anges, aux mortels, comme les hommes. Cet ordre de préférence
est celui de la nature. Il en est un autre qui dépend de l’estime
que chacun fait des choses, selon l’utilité qu’il en tire ; par
où il arrive que nous préférons quelquefois certains
objets insensibles à des êtres doués de sentiment,
et cela à tel point que, s’il ne dépendait que de nous, nous
retrancherions ceux-ci de la nature, soit par ignorance du rang qu’ils
y tiennent, soit par amour pour notre avantage personnel que nous mettons
au-dessus de tout. Qui n’aimerait mieux, par exemple, avoir chez soi du
pain que des souris, et des écus que des puces? Et il n’y a pas
lieu de s’en étonner, quand on voit tes hommes, dont la nature est
si noble, acheter souvent plus cher un cheval ou une pierre précieuse
qu’un esclave ou une servante. Ainsi les jugements de la-raison sont bien
différents de ceux de la nécessité ou de la volupté
: la raison juge des choses en elles-mêmes et selon la vérité,
au lieu que la nécessité n’en juge que selon les besoins,
et la
1. Comp. De Gen. ad litt., n. 29, 30, 34,35.
volupté selon les plaisirs. Mais la volonté et l’amour
sont d’un tel prix dans les êtres raisonnables que , malgré
la supériorité des anges sur les hommes selon l’ordre de
la nature, l’ordre de la justice veut que les hommes bons soient mis au-dessus
des mauvais anges.
CHAPITRE XVII.
LA MALICE N’EST PAS DANS LA NATURE, MAIS CONTRE LA NATURE, ET ELLE
A POUR PRINCIPE, NON LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTE.
C’est donc de la nature du diable et non de sa malice qu’il est question
dans ce passage
« Il est le commencement de l’ouvrage de Dieu 1 » ; car
la malice, qui est un vice, ne peut se rencontrer que dans une nature auparavant
non viciée, et tout vice est tellement contre la nature qu’il en
est par essence la corruption. Ainsi, s’éloigner de Dieu ne serait
pas un vice, s’il n’était naturel d’être avec Dieu. C’est
pourquoi la mauvaise volonté même est une grande preuve de
la bonté de la nature. Mais comme Dieu est le créateur parfaitement
bon des natures, il est le régulateur parfaitement juste des mauvaises
volontés, et il se fait bien servir d’elles, quand elles se servent
mal de la bonté naturelle de ses dons. C’est ainsi qu’il a voulu
que le diable, qui était bon par sa nature et qui est devenu mauvais
par sa volonté, servît de jouet à ses anges, ce qui
veut dire que les tentations dont le diable se sert pour nuire aux saints
tournent à leur profit. En créant Satan, Dieu n’ignorait
pas sa malignité future, et comme il savait d’une manière
certaine le bien qu’il devait tirer de ce mal, il a dit par l’organe du
Psalmiste : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de
jouet a vos anges » , cela signifie que tout en le créant
bon, sa providence disposait déjà les moyens de se servir
utilement de lui, quand il serait devenu mauvais.
CHAPITRE XVIII.
DE LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS QUI, PAR L’ART DE LA PROVIDENCE, TIRE
UNE SPLENDEUR NOUVELLE DE L’OPPOSITION DES CONTRAIRES.
En effet, Dieu n’aurait pas créé un seul ange, que dis-je?
un seul homme dont il aurait prévu la corruption , s’il n’avait
su en même temps comment il ferait tourner ce
1. Job, XI., 14.
(234)
mal à l’avantage des justes et relèverait la beauté
de l’univers par l’opposition des contraires, comme on embellit un poème
par les antithèses. C’est, en effet, une des plus brillantes parures
du discours que l’antithèse, et si ce mot n’est pas encore passé
dans la langue latine, la figure elle-même, je veux dire l’opposition
ou le contraste, n’en fait pas moins l’ornement de cette langue ou plutôt
de toutes les langues du monde 1. Saint Paul s’en est servi dans ce bel
endroit de la seconde épître aux Corinthiens: « Nous
agissons en toutes choses comme de fidèles serviteurs de Dieu,…
par les armes de justice pour combattre à droite et à gauche,
parmi la gloire et l’infamie, parmi les calomnies et les louanges, semblables
à des séducteurs et sincères, à des inconnus
et connus de tous, toujours près de subir la mort et toujours
vivants, sans cesse frappés, mais non exterminés , tristes
et toujours dans la joie, pauvres et enrichissant nos frères, n’ayant
rien et possédant tout 2 » Comme l’opposition de ces contraires
fait ici la beauté du langage, de même la beauté du
monde résulte d’une opposition, mais l’éloquence n’est plus
seulement dans les mots, elle est dans les choses. C’est ce qui est clairement
exprimé dans ce passage de l’Ecclésiastique : « Le
bien est contraire au mal, et la mort à la vie ainsi le pécheur
à l’homme pieux; regarde toutes les oeuvres du Très-Haut
: elles vont ainsi deux à deux, et l’une contraire à l’autre
3 »
CHAPITRE XIX.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES DE L’ÉCRITURE : «
DIEU SÉPARA LA LUMIÈRE DES TÉNÈBRES ».
L’obscurité même de l’Ecriture a cet avantage, que l’on
peut d’un passage tirer divers sens, tous conformes à la vérité,
tous confirmés par le témoignage de choses manifestes ou
par d’autres passages très-clairs, de sorte que, dans le cours d’un
long travail, si on ne parvient pas à découvrir le véritable
sens du texte, on a du moins l’occasion de proclamer d’autres vérités.
C’est pourquoi je crois pouvoir proposer d’entendre par la création
de la première lumière la création des anges, et de
voir la distinction des bons et des mauvais
1. Comp. Quintilien, Instit. , lib. IX, cap. I, § 81.
2. II Cor. VI, 4, 7, 9 et 10 .-
3. Eccli. XXXIII, I, 15
dans ces paroles : « Dieu sépara la lumière des
ténèbres, et nomma la lumière jour et les ténèbres
nuit 1 » En effet, celui-là seul a pu les séparer qui
a pu prévoir leur chute et connaître qu’ils demeureraient
obstinés dans leur présomptueux aveuglement. Quant au jour
proprement dit et à la nuit, Dieu les sépara par ces deux
grands astres qui frappent nos sens : « Que les astres, dit-il, soient
faits dans le firmament du ciel pour luire sur la terre et séparer
le jour de la nuit 2 ». Et un peu après : « Dieu fit
deux grands astres, l’un plus grand pour présider au jour, et l’autre
moindre pour présider à la nuit avec les étoiles;
Dieu les mit dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, et présider
au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres
3 ». Mais cette lumière, qui est la sainte société
des anges, toute éclatante des splendeurs de la vérité
intelligible, et ces ténèbres qui lui sont contraires, c’est-à-dire
ces esprits corrompus, ces mauvais anges éloignés par leur
faute de la lumière de la justice, je répète que celui-là
seul pouvait opérer leur séparation, à qui le mal
à venir (mal de la volonté, non de la nature) n’a pu être,
avant de se produire, douteux ou caché.
CHAPITRE XX.
EXPLICATION DE CE PASSAGE : « ET DIEU VIT QUE LA LUMIÈRE
ÉTAIT BONNE ».
Il importe de remarquer aussi qu’après cette parole : «
Que la lumière soit faite, et la
lumière fut faite 4 », l’Ecriture ajoute aussitôt
: « Et Dieu vit que la lumière était bonne 5 ».
Or, elle n’ajoute pas cela après que Dieu eût séparé
la lumière des ténèbres et appelé la lumière
jour et les ténèbres nuit. Pourquoi? c’est que Dieu aurait
paru donner également son approbation à ces ténèbres
et à cette lumière. Quant aux ténèbres matérielles,
incapables par conséquent de faillir, qui, à l’aide des astres,
sont séparées de cette lumière sensible qui éclaire
nos yeux, l’Ecriture ne rapporte le témoignage de l’approbation
de Dieu qu’après la séparation accomplie : « Et Dieu
plaça ces astres dans le firmament du ciel pour luire sur la terre,
présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière
des ténèbres. Et Dieu vit que cela était
1. Gen. I, 4 et 5 .- 2. Ibid. 14.- 3. Ibid. 16, 17 et 18.- 4. Gen.
I, 3 .- Ibid. 4.
(235)
bon 1 ». L’un et l’autre lui plut, parce que l’un et l’autre
est sans péché. Mais lorsque Dieu eut dit : « Que la
lumière soit faite, et la « lumière fut faite : et
Dieu vit que la lumière était bonne »; l’Ecriture ajoute
aussitôt: « Et Dieu sépara la lumière des ténèbres,
et appela la lumière jour et les ténèbres nuit».
Elle n’ajoute pas : Et Dieu vit que cela était bon, de peur que
l’un et l’autre ne fut nommé bon, tandis que l’un des deux était
mauvais, non par nature, mais par son propre vice. C’est pourquoi, en cet
endroit, la seule lumière plut au Créateur, et quant aux
ténèbres, c’est-à-dire aux mauvais anges, tout en
les faisant servir à l’ordre de ses desseins, il ne devait pas les
approuver.
CHAPITRE XXI.
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU ET DE SA VOLONTÉ,
PAR QUI TOUTES SES ŒUVRES LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT D’ÊTRE CRÉÉES,
TELLES QU’IL LES A CRÉÉES EN EFFET.
En quel sens entendre ces paroles qui sont répétées
après chaque création nouvelle
« Dieu vit que cela était bon », sinon comme une
approbation que Dieu donne à son ouvrage fait selon les règles
d’un art qui n’est autre que sa sagesse? En effet, Dieu n’apprit pas que
son ouvrage était bon, après l’avoir fait, puisqu’il ne l’aurait
pas fait s’il ne l’avait connu bon avant de le faire. Lors donc qu’il dit
: Cela était bon, il ne l’apprend pas, il l’enseigne. Platon est
allé plus loin, quand il dit que Dieu fut transporté de joie
après avoir achevé le monde 2. Certes, Platon était
trop sage pour croire que la nouveauté de la création eût
ajouté à la félicité divine; mais il a voulu
faire entendre que l’ouvrage qui avait plu à Dieu avant que de le
faire, lui avait plu aussi lorsqu’il fut fait. Ce n’est pas que la science
de Dieu éprouve aucune variation et qu’il connaisse de plusieurs
façons diverses ce qui est, ce qui a été et ce qui
sera. La connaissance qu’il a du présent, du passé et de
l’avenir n’a rien de commun avec la nôtre. Prévoir, voir,
revoir, pour lui c’est tout un. Il ne passe pas comme nous d’une chose
à
1. Gen. I, 17, 18.
2. Allusion à ce sublime passage du Timée : « L’auteur
et le père du monde voyant cette image des dieux éternel,
en mouvement et vivante, se réjouit, et dans sa joie il pensa à
la rendre encore plus semblable à son modèle... » (Trad.
franç., tome XI, p. 129 et 130).
une autre en changeant de pensée, mais il contemple toutes choses
d’un regard immuable 1. Ce qui est actuellement, ce qui n’est pas encore,
ce qui n’est plus, sa présence stable et éternelle embrasse
tout. Et il ne voit pas autrement des yeux, autrement de l’esprit, parce
qu’il n’est pas composé de corps et d’âme; il ne voit pas
aujourd’hui autrement qu’il ne faisait hier ou qu’il ne fera demain, parce
que sa connaissance ne change pas, comme la nôtre , selon les différences
du temps. C’est de lui qu’il est dit : « Qu’il ne reçoit de
changement ni d’ombre par aucune révolution 2 ». Car il ne
passe point d’une pensée à une autre, lui dont le regard
incorporel embrasse tous les objets comme simultanés. Il connaît
le temps d’une connaissance indépendante, du temps, comme il meut
les choses temporelles sans subir aucun mouvement temporel. Il a donc vu
que ce qu’il avait fait était bon là même où
il avait vu qu’il était bon de le faire, et, en regardant son ouvrage
accompli, il n’a pas doublé ou accru sa connaissance, comme si elle
eût été moindre auparavant, lui dont l’ouvrage n’aurait
pas toute sa perfection, si l’accomplissement de sa volonté pouvait
ajouter quelque chose à la perfection de sa connaissance. C’est
pourquoi, s’il n’eût été question que de nous apprendre
quel est l’auteur de la lumière, il aurait suffi de dire : Dieu
fit la lumière ; ou si l’Ecriture eût voulu nous faire savoir
en outre par quel moyen il l’a faite, c’eût été assez
de ces paroles : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et
la lumière fut faite », car nous aurions su de la sorte que
non-seulement Dieu a fait la lumière, mais qu’il l’a faite par sa
parole. Mais comme il était important de nous apprendre trois choses
touchant la créature qui l’a faite, par quel moyen, et pourquoi
elle a été faite, l’Ecriture a marqué tout cela en
disant: « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière
fut faite, et Dieu vit que la « lumière était bonne
». Ainsi, c’est Dieu qui a fait toutes choses ; c’est par sa parole
qu’il les a faites, et il les a faites parce qu’elles sont bonnes. Il n’y
a point de plus excellent ouvrier que Dieu, ni d’art plus efficace que
sa parole, ni de meilleure raison de la création que celle-ci: une
oeuvre bonne a été produite
1. Voyez le Timée, p. 130 et 131. — Comp. Plotin, Ennéades,
V, lib.VIII,cap.8.
2. Jacob, I,17.
(236)
par un bon ouvrier. Platon apporte aussi cette même raison de
la création du monde, et dit qu’il était juste qu’une oeuvre
bonne fût produite par un Dieu bon 1; soit qu’il ait lu cela dans
nos livres, soit qu’il l’ait appris de ceux qui l’y avaient lu, soit que
la force de son génie l’ait élevé de la connaissance
des ouvrages visibles de Dieu à celle de ses grandeurs invisibles,
soit enfin qu’il ait été instruit par ceux qui étaient
parvenus à ces hautes vérité 2.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CIÏOSES A REPRENDRE DANS CET UNIVERS,
OUVRAGE EXCELLENT D’UN EXCELLENT CRÉATEUR, ET QUI CROIENT A L’EXISTENCE
D’UNE MAUVAISE NATURE.
Cependant quelques hérétiques 3 n’ont pas su reconnaître
cette raison suprême de la création, savoir, la bonté
de Dieu, raison si juste et si convenable qu’il suffit de la considérer
avec attention et de la méditer avec piété pour mettre
fin à toutes les difficultés qu’on peut élever sur
l’origine des choses. Mais on ne veut considérer que les misères
de notre corps, devenu mortel et fragile en punition du péché,
et exposé ici-bas à une foule d’accidents contraires, comme
le feu, le froid, les bêtes farouches et- autres choses semblables.
On ne remarque pas combien ces choses sont excellentes dans leur essence,
et dans la place qu’elles occupent avec quel art admirable elles sont ordonnées,
à quel point elles contribuent chacune en particulier à la
beauté de l’univers, et quels avantages elles nous apportent quand
nous savons en bien user, en sorte que les poisons mêmes deviennent
des remèdes, étant employés à propos, et qu’au
contraire les choses qui nous flattent le plus, comme la lumière,
le boire et le manger, sont nuisibles par l’abus que l’on en fait. La divine
Providence nous avertit par là de ne pas blâmer témérairement
1. Voici les passages du Timée auxquels saint Augustin fait
allusion: « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur
à produire et à composer cet univers. Il était bon,
et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie,
il a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à
lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettra ceci
comme la raison principale de l’origine et de la formation du monde, sera
dans le vrai... » Et plus bas : « ... Celui qui est parfait
en bonté n’a pu et ne peut rien faire qui ne soit très-bon
(Trad. franç., tome XI, page 110) ».
2.Voyez, sur ces différente, hypothèses, le livre VIII,
chap. 11. et 12.
3. Evidemment, les Manichéens. Comparez le traité De
Genesi contra Manichœos, lib. I, n. 25, 26.
Ses ouvrages, mais d’en rechercher soigneusement l’utilité,
et, lorsque notre intelligence se trouve en défaut, de croire que
ces choses sont cachées comme l’étaient plusieurs autres
que nous avons eu peine à découvrir. Si Dieu permet qu’elles
soient cachées, c’est pour exercer notre humilité ou pour
abaisser notre orgueil. En effet, il n’y a aucune nature mauvaise, et le
mal n’est qu’une privation du bien; mais depuis les choses de la terre
jusqu’à celles du ciel, depuis les visibles jusqu’aux invisibles,
il en est qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence
à toutes tient essentiellement à leur inégalité.
Or, Dieu n’est pas moins grand dans les petites choses que dans les grandes;
car il ne faut pas mesurer les petites par leur grandeur naturelle, qui
est presque nulle, mais par la sagesse de leur auteur. C’est ainsi qu’en
rasant un sourcil à un homme on ôterait fort peu de son corps,
mais on ôterait beaucoup de sa beauté, parce que la beauté
du corps ne consiste pas dans la grandeur de ses membres, mais dans leur
proportion. Au reste, il ne faut pas trop s’étonner de ce que ceux
qui croient à l’existence d’une nature mauvaise, engendrée
d’un mauvais principe, ne veulent pas reconnaître la bonté
de Dieu comme la raison de la création du monde, puisqu’ils s’imaginent
au contraire que Dieu n’a créé cette machine de l’univers
que dans la dernière nécessité, et pour se défendre
du mal qui se révoltait contre lui; qu’ainsi il a mêlé
sa nature qui est bonne avec celle du mal, afin de le réprimer et
de le vaincre; qu’il a bien de la peine à la purifier et à
la délivrer, parce que le mal l’a étrangement corrompue,
et qu’il ne la purifie pas même tout entière, si bien que
cette partie non purifiée servira de prison et de chaîne à
son ennemi vaincu. Les Manichéens ne donneraient pas dans de telles
extravagances, s’ils étaient convaincus de ces deux vérités:
l’une, que la nature de Dieu est immuable, incorruptible, inaltérable;
l’autre, que l’âme qui a pu déchoir par sa volonté
et ainsi être corrompue par le péché et privée
de la lumière de la vérité immuable, l’âme,
dis-je, n’est pas une partie de Dieu ni de même nature que la sienne,
mais une créature infiniment éloignée de la perfection
de son Créateur. (237)
CHAPITRE XXIII.
DE L’ERREUR REPROCHÉE A LA DOCTRINE D’ORIGÈNE.
Mais voici qui est beaucoup plus surprenant: c’est que des esprits
persuadés comme nous qu’il n’y a qu’un seul principe de toutes choses,
et que toute nature qui n’est pas Dieu ne peut avoir d’autre créateur
que Dieu, ne veuillent pas admettre d’un coeur simple et bon cette explication
si simple et si bonne de la création, savoir qu’un Dieu bon a fait
de bonnes choses, lesquelles, étant autres que Dieu, sont inférieures
à Dieu, sans pouvoir provenir toutefois d’un autre principe qu’un
Dieu bon. Ils prétendent que les âmes, dont ils ne font pas
à la vérité les parties de Dieu, mais ses créatures,
ont péché en s’éloignant de leur Créateur;
qu’elles ont mérité par la suite d’être enfermées,
depuis le ciel jusqu’à la terre, dans divers corps, comme dans une
prison, suivant la diversité de leurs fautes; que c’est là
le monde, et qu’ainsi la cause de sa création n’a pas été
de faire de bonnes choses mais d’en réprimer de mauvaises. Tel est
le sentiment d’Origène 1, qu’il a consigné dans son livre
Des principes. Je ne saurais assez m’étonner qu’un si docte personnage
et si versé dans les lettres sacrées n’ait pas vu combien
cette opinion est contraire à l’Ecriture sainte, qui, après
avoir mentionné chaque ouvrage de Dieu, ajoute: « Et Dieu
vit que cela était bon » ; et qui, après les avoir
dénombrés tous, s’exprime ainsi: « Et Dieu vit toutes
les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes
», pour montrer qu’il n’y a point eu d’autre raison de créer
le monde, sinon la nécessité que des choses parfaitement
bonnes fussent créées par un Dieu tout bon, de sorte que
si personne n’eût péché, le monde ne serait rempli
et orné que de bonnes natures. Mais, de ce que le péché
a été commis, il ne s’ensuit pas que tout soit plein de souillures,
puisque dans le ciel le nombre des créatures angéliques qui
gardent l’ordre de leur nature est le plus grand. D’ailleurs, la .mauvaise
volonté, pour s’être écartée de cet ordre, ne
s’est pas soustraite aux lois de la justice de Dieu, qui dispose bien de
toutes choses. De même qu’un tableau plaît avec ses
1. Il s’agit ici d’Origène le chrétien, qui ne doit pas
être confondu avec un philosophe païen du même nom, disciple
d’Ammonius Saccas. Le théologien savant et téméraire
que combat saint Augustin a été condamné par l’Eglise.
Voyez Nicéphore Caliste, Hist. eccles. lib. XVI, cap. 27.
ombres, quand elles sont bien distribuées, ainsi l’univers est
beau, même avec les pécheurs, quoique ceux-ci, pris en eux-mêmes,
soient laids et difformes.
Origène devait en outre considérer que si le monde avait
été créé afin que les âmes, en punition
de leurs péchés, fussent enfermées dans des corps
comme dans une prison, en sorte que celles qui, sont moins coupables eussent
des corps plus légers, et les autres de plus pesants, il faudrait
que les démons, qui sont les plus perverses de toutes les créatures,
eussent des corps terrestres plutôt que les hommes. Cependant, pour
qu’il soit manifeste que ce n’est point par là qu’on doit juger
du mérite des âmes, les démons ont des corps aériens,
et l’homme, méchant, il est vrai, mais d’une malice beaucoup moins
profonde, que dis-je? l’homme, avant son péché, a reçu
un corps de terre. Qu’y a-t-il, au reste, ‘de plus impertinent que de dire
que, s’il n’y a qu’un soleil dans le monde, cela ne vient pas de la sagesse
admirable de Dieu qui l’a voulu ainsi et pour la beauté et pour
l’utilité de l’univers, mais parce qu’il est arrivé qu’une
âme a commis un péché qui méritait qu’on l’enfermât
dans un tel corps? De sorte que s’il fût arrivé, non pas qu’une
âme, mais que deux, dix ou cent eussent commis le même péché,
il y aurait cent soleils dans le monde. Voilà une étrange
chute des âmes, et ceux qui imaginent ces belles choses, sans trop
savoir ce qu’ils disent, font assez voir que leurs propres âmes ont
fait de lourdes chutes sur le chemin de la vérité. Maintenant,
pour revenir à la triple question posée plus haut: Qui a
fait le monde? par quel moyen? pour quelle fin? et la triple réponse
: Dieu, par son Verbe, pour le bien, on peut se demander s’il n’y a pas
dans les mystiques profondeurs de ces vérités une manifestation
de la Trinité divine, Père, Fils et Saint-Esprit, ou bien
s’il y a quelque inconvénient à interpréter ainsi
l’Ecriture sainte? C’est une question qui demanderait un long discours,
et rien ne nous oblige à tout expliquer dans un seul livre.
CHAPITRE XXIV.
DE LA TRINITÉ DIVINE,QUI A RÉPANDU EN TOUTES SES OEUVRES
DES TRACES DE SA PRÉSENCE.
Nous croyons, nous maintenons, nous enseignons comme un dogme de notre
foi, que (238) le Père a engendré le Verbe (c’est-à-dire
la sagesse, par qui toutes choses ont été faites), Fils unique
du Père, un comme lui, éternel comme lui, et souverainement
bon comme lui; que le Saint-Esprit est ensemble l’esprit du Père
et du Fils, consubstantiel et coéternel à tous deux; et que
tout cela est Trinité, à cause de la propriété
des personnes, et un seul Dieu, à cause de la divinité inséparable,
comme un seul tout-puissant, à cause de la toute-puissance inséparable;
de telle sorte que chaque personne est Dieu et tout-puissant, et que toutes
les trois ensemble ne sont point trois dieux, ni trois tout-puissants,
mais un seul Dieu tout-puissant; tant l’unité de ces trois personnes
divines est inséparable Or, le Saint-Esprit du Père, qui
est bon, et du Fils, qui est bon aussi, peut-il avec raison s’appeler la
bonté des deux, parce qu’il est commun aux deux? Je n’ai pas la
témérité de l’assurer. Je dirais plutôt qu’il
est la sainteté des deux, en ne prenant pas ce mot pour une qualité,
mais pour une substance et pour la troisième personne de la Trinité
1. Ce qui me déterminerait à hasarder cette réponse,
c’est qu’encore que le Père soit esprit et soit saint, et le Fils
de même, la troisième personne divine ne laisse pas toutefois
de s’appeler proprement l’Esprit-Saint, comme la sainteté substantielle
et consubstantielle de tous deux. Cependant, si la bonté divine
n’est autre-chose que la sainteté divine, ce n’est plus une témérité
de l’orgueil, mais un exercice légitime (le la raison, de chercher
sous le voile d’une expression mystérieuse le dogme de la Trinité
manifestée dans ces trois conditions, dont on peut s’enquérir
en chaque créature: qui l’a faite, par quel moyen a-t-elle été
faite et pour quelle fin? Car c’est le Père du Verbe qui a dit :
« Que cela soit fait »; ce qui a été fait à
sa parole, l’a sans doute été par le Verbe; et lorsque l’Ecriture
ajoute : « Dieu vit que cela était bon », ces paroles
nous montrent assez que ce n’a point été par nécessité,
ni par indigence, mais par bonté, que Dieu a fait ce qu’il a fait,
c’est-à-dire parce que cela est bon. Et c’est pourquoi la créature
n’a été appelée bonne qu’après sa création,
afin de marquer qu’elle est conforme â cette bonté, qui est
la raison finale de son existence. Or,
1. Saint Augustin se sépare ici des hérétiques
macédoniens, pour qui le Saint-Esprit n’avait pas une réalité
propre et substantielle. Voyez son traité De haeres., haer. 52.
si par cette bonté on peut fort bien entendre le Saint-Esprit,
voilà la Trinité tout entière manifestée dans
tous ses ouvrages. C’est en elle que la Cité sainte, la Cité
d’en haut et des saints anges trouve son origine, sa forme et sa félicité.
Si l’on demande quel est l’auteur de son être, c’est Dieu qui l’a
créée; pourquoi elle est sage, c’est que Dieu l’éclaire;
d’où vient qu’elle est heureuse, c’est qu’elle jouit de Dieu. Ainsi
Dieu est le principe de son être, de sa lumière et de sa joie;
elle est, elle voit, elle aime; elle est dans l’éternité
de Dieu, elle brille dans sa vérité, elle jouit dans sa bonté.
CHAPITRE XXV.
DE LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
Tel est aussi, autant qu’on en peut juger, le principe de cette division
de la philosophie en trois parties, établie ou, pour mieux dire,
reconnue par les sages; car si la philosophie se partage en physique, logique
et éthique, ou, pour employer des mots également usités,
en science naturelle, science rationnelle et science morale 1, ce ne sont
pas les philosophes qui ont fait ces distinctions, ils n’ont eu qu’à
les découvrir. Par où je n’entends pas dire qu’ils aient
pensé à Dieu et à la Trinité, quoique Platon,
à qui on rapporte l’honneur de la découverte 2, ait reconnu
Dieu comme l’unique auteur de toute la nature, le dispensateur de l’intelligence
et l’inspirateur de cet amour qui est la source d’une bonne et heureuse
vie; je remarque seulement que les philosophes, tout en ayant des opinions
différentes sur la nature des choses, sur la voie qui mène
à la vérité et sur le bien final auquel nous devons
rapporter toutes nos actions, s’accordent tous à reconnaître
cette division générale, et nul d’entre eux, de quelque secte
qu’il soit, ne révoque en doute que la nature n’ait une cause, la
science une méthode et la vie une loi. De même chez tout artisan,
trois choses concourent à la production de ses ouvrages, la nature,
l’art et l’usage. La nature se fait reconnaître par le génie,
l’art par l’instruction et l’usage par le fruit. Je sais bien
1. Saint Augustin renvoie ici à son huitième livre, ou
il s’est déjà expliqué sur cette division de la philosophie,
au chap. 4 et suiv.
2. Saint Augustin s’exprime en cet endroit avec plus de réserve
qu’au livre VIII, et il a raison; car si la tradition rapporte en effet
à Platon la première division de la philosophie, il n’en
est pas moins vrai que cette division ne se rencontre pas dans les Dialogues.
(239)
qu’à proprement parler, le fruit concerne la jouissance et l’usage
l’utilité, et qu’il y a cette différence entre jouir d’une
chose et s’en servir, qu’en jouir, c’est l’aimer pour elle-même,
et s’en servir, c’est l’aimer pour une autre fin 1, d’où vient que
nous ne devons qu’user des choses passagères, afin de mériter
de jouir des éternelles, et ne pas faire comme ces misérables
qui veulent jouir de l’argent et se servir de Dieu, n’employant pas l’argent
pour Dieu, mais adorant Dieu pour l’argent. Toutefois, à prendre
ces mots dans l’acception la plus ordinaire, nous usons des fruits de la
terre, quoique nous ne fassions que nous en servir. C’est donc en ce sens
que j’emploie le nom d’usage en parlant des trois choses propres à
l’artisan, savoir la nature, l’art ou la science, et l’usage. Les philosophes
ont tiré de là leur division de la science qui sert à
acquérir la vie bienheureuse, en naturelle, à cause de la
nature, rationnelle à cause de la science, et morale à cause
de l’usage. Si nous étions les auteurs de notre nature, nous serions
aussi les auteurs de notre science et nous n’aurions que faire des leçons
d’autrui ; il suffirait pareillement, pour être heureux, de rapporter
notre amour à nous-mêmes et de jouir de nous; mais puisque
Dieu est l’auteur de notre nature, il faut, si nous voulons connaître
le vrai et posséder le bien, qu’il soit notre maître de vérité
et notre source de béatitude.
CHAPITRE XXVI.
L’IMAGE DE LA TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE EMPREINTE DANS L’HOMME,
AVANT MÊME QU’IL NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.
Nous trouvons en nous une image de Dieu, c’est-à-dire de cette
souveraine Trinité, et, bien que la copie ne soit pas égale
au modèle, ou, pour mieux dire, qu’elle en soit infiniment éloignée,
puisqu’elle ne lui est ni coéternelle ni consubstantielle, et qu’elle
a même besoin d’être réformée pour lui ressembler
en quelque sorte, il n’est rien néanmoins, entre tous les ouvrages
de Dieu, qui approche de plus près de sa nature. En effet, nous
sommes, nous connaissons que nous sommes, et nous aimons notre être
et la connaissance que nous en avons. Aucune illusion n’est possible sur
ces trois objets; car nous n’avons pas besoin
1. Comp. saint Augustin, De doctr. chris., lib. I, n. 3-5, et De Trinit.,
lib. X, n.13
pour les connaître de l’intermédiaire d’un sens corporel,
ainsi qu’il arrive des objets qui sont hors de nous, comme la couleur qui
n’est pas saisie sans la vue, le son sans l’ouïe, les senteurs sans
l’odorat, les saveurs sans le goût, le dur et le mou sans le toucher,
toutes choses sensibles dont nous avons aussi dans l’esprit et dans la
mémoire des images très-ressemblantes et cependant incorporelles,
lesquelles suffisent pour exciter nos désirs; mais je suis très-certain,
sans fantôme et sans illusion de l’imaginative, que j’existe pour
moi-même, que je connais et que j’aime mon être. Et je ne redoute
point ici les arguments des académiciens ; je ne crains pas qu’ils
me disent: Mais si vous vous trompez? Si je me trompe, je suis; car celui
qui n’est pas ne peut être trompé, et de cela même que
je suis trompé, il résulte que je suis. Comment donc me puis-je
tromper, en croyant que je suis, du moment qu’il est certain que je suis,
si je suis trompé? Ainsi, puisque je serais toujours, moi qui serais
trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable
que je ne puis me tromper, lorsque je crois que je suis 1. Il suit de là
que, quand je connais que je connais, je ne me trompe pas non plus; car
je connais que j’ai cette connaissance de la même manière
que je connais que je suis. Lorsque j’aime ces deux choses, j’y en ajoute
une troisième qui est mon amour, dont je ne suis pas moins assuré
que des deux autres. Je ne me trompe pas, lorsque je pense aimer, ne pouvant
pas me tromper touchant les choses que j’aime: car alors même que
ce que j’aime serait faux, il serait toujours vrai que j’aime une chose
fausse. Et comment serait-on fondé à me blâmer d’aimer
une chose fausse, s’il était faux que je l’aimasse? Mais l’objet
de mon amour étant certain et véritable, qui peut douter
de la certitude et de la vérité de mon amour? Aussi bien,
vouloir ne pas être, c’est aussi impossible que vouloir ne pas être
heureux; car comment être heureux, si l’on n’est pas?
1. Ce raisonnement, très-familier à saint Augustin et
qu’il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages (notamment dans le De
Trinitate, lib. X, cap. 10, dans le De lib. arb., lib. II, cap. 3, et dans
les Soliloques, livre I, cap. 3), contient le germe d’où devait
sortir, douze siècles plus tard, le Cogito, ergo sum et toute la
philosophie moderne. Voyez Descartes, Discours de la méthode, 4e
partie; Méditations , I et II; Lettres, tome VIII de l’édition
de M. Cousin, p. 421; comp. Pascal, Pensées, p. 469 de l’édition
de M. Havet.
(240)
CHAPITRE XXVII.
DE L’ÊTRE ET DE LA SCIENCE, ET DE L’AMOUR DE L’UN ET DE L’AUTRE.
Être, c’est naturellement une chose si douce que les misérables
mêmes ne veulent pas mourir, et quand ils se sentent misérables,
ce n’est pas de leur être, mais de leur misère qu’ils souhaitent
l’anéantissement. Voici des hommes qui se croient au comble du malheur,
et qui sont en effet très-malheureux, je ne dis pas au jugement
des sages qui les estiment tels à cause de leur folies mais dans
l’opinion de ceux qui se trouvent heureux et qui font consister le malheur
des autres dans l’indigence et la pauvreté; donnez à ces
hommes le choix ou de demeurer toujours dans cet état de misère
sans mourir, ou d’être anéantis, vous les verrez bondir de
joie et s’arrêter au premier parti. J’en atteste leur propre sentiment.
Pourquoi craignent-ils de mourir et aiment-ils mieux vivre misérablement
que de voir finir leur misère par la mort, sinon parce que la nature
abhorre le néant? Aussi, lorsqu’ils sont près de mourir,
ils regardent comme une grande faveur tout ce qu’on fait pour leur conserver
la vie, c’est-à-dire pour prolonger leur misère. Par où
ils montrent bien avec quelle allégresse ils recevraient l’immortalité,
alors même qu’ils seraient certains d’être toujours malheureux.
Mais quoi! les animaux mêmes privés de raison, à qui
ces pensées sont inconnues, tous depuis les immenses reptiles jusqu’aux
plus petits vermisseaux, ne témoignent-ils pas, par tous les mouvements
dont ils sont capables, qu’ils veulent être et qu’ils fuient le néant?
Les arbres et les plantes, quoique privés de sentiment, ne jettent-ils
pas des racines en terre à proportion qu’ils s’élèvent
dans l’air, afin d’assurer leur nourriture et de conserver leur être?
Enfin, les corps bruts, tout privés qu’ils sont et de sentiment
et même de vie, tantôt s’élancent vers les régions
d’en haut, tantôt descendent vers celles d’en bas, tantôt enfin
se balancent dans une région intermédiaire, pour se maintenir
dans leur être et dans les conditions de leur nature.
Pour ce qui est maintenant de l’amour que nous avons pour connaître
et de la crainte qui nous est naturelle d’être trompés, j’en
donnerai pour preuve qu’il n’est personne qui n’aime mieux l’affliction
avec un esprit sain que la joie avec la démence. L’homme est le
seul de tous les êtres mortels qui soit capable d’un sentiment si
grand et si noble. Plusieurs animaux ont les yeux meilleurs que nous pour
voir la lumière d’ici-bas; mais ils ne peuvent atteindre à
cette lumière spirituelle qui éclaire notre âme et
nous fait juger sainement de toutes choses; car nous n’en saurions juger
qu’à proportion qu’elle nous éclaire. Remarquons toutefois
que s’il n’y a point de science dans les bêtes, elles en ont du moins
quelque reflet, au lieu que, pour le reste des êtres corporels, on
ne les appelle pas sensibles parce qu’ils sentent, mais parce qu’on les
sent, encore que les plantes, par la faculté de se nourrir et d’engendrer,
se rapprochent quelque peu des créatures douées de sentiment.
En définitive, toutes ces choses corporelles ont leurs causes secrètes
dans la nature, et quant à leurs formes, qui servent à l’embellissement
de ce monde visible, elles font paraître ces objets à nos
sens, afin que s’ils ne peuvent connaître, ils soient du moins connus.
Mais, quoique nos sens corporels en soient frappés, ce ne sont pas
eux toutefois qui en jugent. Nous avons un sens intérieur beaucoup
plus excellent, qui connaît ce (lui est juste et ce qui ne l’est
pas, l’un par une idée intelligible, et l’autre par la privation
de cette idée. Ce sens n’a besoin pour s’exercer ni de pupille,
ni d’oreille, ni de narines, ni de palais, ni d’aucun toucher corporel.
Par lui, je suis certain que je suis, que je connais que je suis, et que
j’aime mon être et ma connaissance.
CHAPITRE XXVII.
SI NOUS DEVONS AIMER L’AMOUR MÊME PAR LEQUEL NOUS AIMONS NOTRE
ÊTRE ET NOTRE CONNAISSANCE, POUR MIEUX RESSEMBLER A LA TRINITÉ.
Mais c’en est assez sur notre être, notre connaissance, et l’amour
que nous avons pour l’un et pour l’autre, aussi bien que sur la ressemblance
qui se trouve à cet égard entre l’homme et les créatures
inférieures. Quant à savoir si nous aimons l’amour même
que nous avons pour notre être et notre connaissance, c’est ce dont
je n’ai encore rien dit. Mais il est aisé de montrer que nous l’aimons
en effet, puisqu’en ceux que nous aimons d’un amour plus pur et plus parfait,
nous aimons cet amour-là encore plus que nous (241) ne les aimons
eux-mêmes. Car on n’appelle pas homme de bien celui qui sait ce qui
est bon, mais celui qui l’aime. Comment donc n’aimerions-nous pas en nous
l’amour même qui nous fait aimer tout ce que nous aimons de bon?
En effet, il y a un autre amour par lequel on aime ce qu’il ne faut pas
aimer, et celui qui aime cet amour par lequel on aime ce qu’on doit aimer,
hait cet autre amour-là. Le même homme peut les réunir
tous les deux, et cette réunion luit est profitable lorsque l’amour
qui fait que nous vivons bien augmente, et que l’autre diminue, jusqu’à
ce qu’il soit entièrement détruit et que tout ce qu’il y
a de vie en nous soit purifié. Si nous étions brutes, nous
aimerions la vie de la chair et des sens, et ce bien suffirait pour nous
rendre contents, sans que nous eussions la peine d’en chercher d’autres.
Si nous étions arbres, quoique nous ne puissions rien aimer de ce
qui flatte les sens, toutefois nous semblerions comme désirer tout
ce qui pourrait nous rendre plus fertiles. De même encore, si nous
étions pierres, flots, vent ou flamme, ou quelque autre chose semblable,
nous serions privés à la vérité de vie et de
sentiment, mais nous ne laisserions pas d’éprouver comme un certain
désir de conserver le lieu et l’ordre où la nature nous aurait
mis. Le poids des corps est comme leur amour, qu’il les fasse tendre en
haut ou en bas; et c’est ainsi que le corps, partout où il va, est
entraîné par son poids comme l’esprit par son amour 1. Puis
donc que nous sommes hommes, faits à l’image de notre Créateur,
dont l’éternité est véritable, la vérité
éternelle, et la charité éternelle et véritable,
et qui est lui-même l’aimable, l’éternelle et la véritable
Trinité, sans confusion ni division, parcourons tous ses ouvrages
d’un regard pour ainsi dire immobile, et recueillons des traces plus ou
moins profondes de sa divinité dans les choses qui sont au-dessous
de nous et qui ne seraient en aucune façon, ni n’auraient aucune
beauté, ni ne demanderaient et ne garderaient aucun ordre, si elles
n’avaient été créées par celui qui possède
un être souverain, une sagesse souveraine et une souveraine bonté.
Quant à nous, après avoir contemplé son image en nous-mêmes,
levons-nous et rentrons dans notre coeur, à l’exemple
1. Cette théorie de l’amour est plus développée
dans les Confessions, au livre XIII, chap. 9 et ailleurs.
de l’enfant prodigue de l’Evangile 1 ou pour retourner vers celui de
qui nous nous étions éloignés par nos péchés.
Là, notre être ne sera point sujet à la mort, ni notre
connaissance à l’erreur, ni notre amour au déréglement.
Et maintenant, bien que nous soyons assurés que ces trois choses
sont en nous et que nous n’ayons pas besoin de nous en rapporter à
d’autres, parce que nous les sentons et que nous en avons une évidence
intérieure, toutefois, comme nous ne pouvons savoir par nous-mêmes
combien de temps elles dureront, si elles ne finiront jamais et où
elles doivent aller, selon le bon et le mauvais usage que nous en aurons
fait, il y a lieu de chercher à cet égard (et nous en avons
déjà trouvé) d’autres témoignages dont l’autorité
ne souffre aucun doute, comme je le prouverai en son lieu. Ne fermons donc
pas le présent livre sans achever ce que nous avions commencé
d’expliquer touchant cette Cité de Dieu, qui n’est point sujette
au pèlerinage de la vie mortelle, mais qui est toujours immortelle
dans les cieux: parlons des saints anges demeurés pour jamais fidèles
à Dieu et que Dieu sépara des anges prévaricateurs,
devenus ténèbres pour s’être éloignés
de la lumière éternelle.
CHAPITRE XXIX.
DE LA SCIENCE DES ANGES QUI ONT CONNU LA TRINITÉ DANS L’ESSENCE
MÊME DE DIEU ET LES CAUSES DES OEUVRES DIVINES DANS L’ART DU DIVIN
OUVRIER.
Ces saints anges n’apprennent pas à connaître Dieu par
des paroles sensibles, mais par la présence même de la parole
immuable de la vérité, c’est-à-dire par le Verbe,
Fils unique de Dieu, et ils connaissent le Verbe, et son Père, et
leur Esprit, et cette Trinité inséparable où trois
personnes distinctes ne font qu’une seule et même substance, de sorte
qu’il n’y a pas trois dieux, mais un seul, ils connaissent cela plus clairement
que nous ne nous connaissons nous-mêmes. C’est encore ainsi qu’ils
connaissent les créatures, non en elles-mêmes, mais dans la
sagesse de Dieu comme dans l’art qui les a produites; par conséquent,
ils se connaissent mieux en Dieu qu’en eux-mêmes, quoiqu’ils se
1. Luc, XV, 18.
connaissent aussi en eux-mêmes. Mais comme ils ont été
créés, ils sont autre chose que celui qui les a créés;
ainsi ils se connaissent en lui comme dans la lumière du jour, et
en eux-mêmes comme dans celle du soir, ainsi que nous l’avons dit
ci-dessus 1. Or, il y a une grande différence entre connaître
une chose dans la raison qui est la cause de son être, ou la connaître
en elle-même; comme on connaît autrement les figures de mathématiques
en les contemplant par l’esprit qu’en les voyant tracées sur le
sable, ou comme la justice est autrement représentée dans
la vérité immuable que dans l’âme du juste. Il en est
ainsi de tous les objets de la connaissance: du firmament, que Dieu a étendu
entre les eaux supérieures et les inférieures, et qu’il a
nommé ciel, de la mer et de la terre, des herbes et des arbres,
du soleil, de la lune et des étoiles, des animaux sortis des eaux,
oiseaux, poissons et monstres marins, des animaux terrestres, tant quadrupèdes
que reptiles, de l’homme même, qui surpasse en excellence toutes
les créatures de la terre et de tout le reste. Toutes ces merveilles
de la création sont autrement connues des anges dans le Verbe de
Dieu, où elles ont leurs causes et leurs raisons éternellement
subsistantes et selon lesquelles elles ont été faites qu’elles
ne peuvent être connues en elles-mêmes 2. Ici, connaissance
obscure qui n’atteint que les ouvrages de l’art; là, connaissance
claire qui atteint l’art lui-même; et cependant ces ouvrages où
s’arrête le regard de l’homme, quand on les rapporte à la
louange et à la gloire du Créateur, il semble que, dans l’esprit
qui les contemple, brille la lumière du matin.
CHAPITRE XXX.
DE LA PERFECTION DU NOMBRE SENAIRE, QUI, LE PREMIER DE TOUS LES NOMBRES,
SE COMPOSE DE SES PARTIES.
Or, l’Ecriture dit que la création fut achevée en six
jours 3, non que Dieu ait eu besoin de ce temps, comme s’il n’eût
pu créer tous les êtres à la fois et leur faire ensuite
marquer le cours du temps par des mouvements convenables ;
1. Au chap. 7.
2. Toute cette doctrine psychologique et métaphysique de la
connaissance est parfaitement conforme à la théorie des Idées,
telle qu’on la trouve exposée dans le Timée. Voyez surtout
au tome XI de la traduction française les pages 120 et suiv.
3. Gen. I, 31.
mais le nombre senaire exprime ici la perfection de l’ouvrage divin.
Il est parmi tous les nombres le premier qui se compose de ses parties,
je veux dire du sixième, du tiers et de la moitié de lui-même;
en effet, le sixième de six est un, le tiers est deux et la moitié
est trois, or, un, deux et trois font six. Les parties dont je parle ici
sont celles dont on peut préciser le rapport exact avec le nombre
entier, comme la moitié, le tiers, le quart ou telle autre fraction
semblable. Quatre, par exemple, n’est point partie aliquote de neuf, comme
un, qui en est le neuvième, ou trois, qui en est le tiers; d’un
autre côté, le neuvième de neuf qui est un, et le tiers
de neuf qui est trois, ajoutés ensemble, ne font pas neuf. Quatre
est encore partie de dix, mais non partie aliquote, comme un qui en est
le dixième. Deux en est le cinquième, cinq la moitié;
ajoutez maintenant ces trois parties, un, deux et cinq, vous formez non
le total dix, mais le total huit. Au contraire, les parties additionnées
du nombre douze le surpassent;. car, prenez le douzième de douze
qui est un, le sixième qui est deux, le tiers qui est trois, le
quart qui est quatre, et la moitié qui est six, vous obtenez, en
ajoutant tout cela, non pas douze, mais seize. J’ai cru devoir toucher
en passant cette question, afin de montrer la perfection du nombre senaire,
qui est, je le répète, le premier de tous qui se compose
de la somme de ses parties 1. C’est dans ce nombre parfait que Dieu acheva
ses ouvrages 2. On aurait donc tort de mépriser les explications
qu’on peut tirer des nombres, et ceux qui y regardent de près reconnaissent
combien elles sont considérables en plusieurs endroits de l’Ecriture.
Ce n’est pas en vain qu’elle a donné à Dieu cette louange:
« Vous avez ordonné toutes choses avec poids, nombre et mesure
3 »
CHAPITRE XXXI.
DU SEPTIÈME JOUR, QUI EST CELUI OU DIEU SE REPOSE APRÈS
L’ACCOMPLISSEMENT DE SES OUVRAGES.
Quant au septième jour, c’est-à-dire au
1. Ces idée, étranges sur la vertu des nombres étaient
alors fort répandues, et l’école d’Alexandrie, qui les empruntait
en les exagérant à la tradition pythagoricienne, avait singulièrement
contribué à les mettre en honneur.
2. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 2-7, et De Trin., lib.
IV, n. 31.37.
3. Sag. XI, 21.
(243)
même jour répété sept fois, nombre qui est
également parfait, quoique pour une autre raison, il marque le repos
de Dieu 1 , et il est le premier que Dieu ait sanctifié 2. Ainsi,
Dieu n’a pas voulu sanctifier ce jour par ses ouvrages, mais par son repos,
qui n’a point de soir, car il n’y a plus dès lors de créature,
qui, étant connue dans le Verbe de Dieu autrement qu’en elle-même,
constitue la distinction du jour en matin et en soir 3. Il y aurait beaucoup
de choses à dire touchant la perfection du nombre sept; mais ce
livre est déjà long, et je crains que l’on ne m’accuse de
vouloir faire un vain étalage de ma faible science. Je dois donc
imposer une règle à mes discours, de peur que, parlant du
nombre avec excès, il ne semble que je manque moi-même à
la loi du nombre et de la mesure. Qu’il me suffise d’avertir ici que trois
est le premier nombre impair, et quatre le premier pair, et que ces deux
nombres pris ensemble font celui de sept. On l’emploie souvent par cette
raison, pour marquer indéfiniment tous les nombres, comme quand
il est dit: « Sept fois le juste tombera, et il se relèvera
4 », c’est-à-dire, il ne périra point, quel que soit
le nombre de ses chutes. Par où il ne faut pas entendre des péchés,
mais des afflictions qui conduisent à l’humilité. Le Psalmiste
dit aussi : « Je vous louerai sept fois le jour 5 » ; ce qui
est exprimé ailleurs ainsi: « Les louanges seront toujours
en ma bouche 6». Il y a beaucoup d’autres endroits semblables dans
l’Ecriture, où le nombre sept marque une généralité
indéfinie. Il est encore souvent employé pour signifier le
Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur dit : « Il vous enseignera toute
vérité 7 » En ce nombre est le repos de Dieu, je veux
dire le repos qu’on goûte en Dieu; car le repos se trouve dans le
tout, c’est à savoir dans le plein accomplissement, et le travail
dans la partie. Aussi la vie présente est-elle le temps du travail,
parce que nous n’avons que des connaissances partielles 8; mais lorsque
ce qui est parfait sera arrivé, ce qui n’est que partiellement s’évanouira.
De là vient encore que nous avons ici-bas de là peiné
à découvrir le sens de l’Ecriture ; mais il en est tout autrement
des saints anges, dont la société
1. Gen. II, 1
2. Comp. De Gen. ad litt., lib. V, n. 1-3, et lib. IV, n. 7-9; Gen.
I,3.
3. Voyez plus haut, ch. 7.
4. Prov. XXIV, 16. — 5. Ps. CXVIII, 164. — 6. Ps. XXXIII, 1. — Jean,
xvi, 13. — 7. I Cor. XIII, 9.
glorieuse fait l’objet de nos désirs dans ce laborieux pèlerinage:
comme ils jouissent d’un état permanent et immuable, ils ont une
facilité pour comprendre égale à la félicité
de leur repos. C’est sans peine qu’ils nous aident, et leurs mouvements
spirituels, libres et purs, ne leur coûtent aucun effort.
CHAPITRE XXXII.
DE CEUX QUI CROIENT QUE LA CRÉATION DES ANGES A PRÉCÉDÉ
CELLE DU MONDE.
Quelqu’un prétendra-t-il que ces paroles de la Genèse
: « Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite
», ne doivent point s’entendre de la création des anges, mais
d’une lumière corporelle, quelle qu’elle soit; et que les anges
ont été créés, non-seulement avant le firmament,
mais aussi avant toute autre créature ? alléguera-t-il ,
à l’appui de cette opinion, que le premier verset de la Genèse
ne signifie pas que le ciel et la terre furent les premières choses
que Dieu créa, puisqu’il avait déjà créé
les anges, mais que toutes choses furent créées dans sa sagesse,
c’est-à-dire dans son Verbe, que l’Ecriture nomme ici Principe 1,
nom qu’il prend lui-même dans l’Evangile 2, lorsqu’il répond
aux Juifs qui lui demandaient qui il était 3. Je ne combattrai point
cette interprétation, à cause de la vive satisfaction que
j’éprouve à voir la Trinité marquée dès
le commencement du saint livre de la Genèse. On y lit, en effet:
« Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre »,
ce qui peut signifier que le Père a créé le monde
dans son Fils, suivant ce témoignage du psaume : « Que vos
oeuvres, Seigneur, sont magnifiques ! Vous avez fait toutes choses dans
votre sagesse 4 ». Aussi bien l’Ecriture ne tarde pas à faire
mention du Saint-Esprit. Après avoir décrit la terre, telle
que Dieu l’a créée primitivement, c’est-à-dire cette
masse ou matière que Dieu avait préparée sous le nom
du ciel et de la terre pour la structure de l’univers, après avoir
dit : « Or, la terre était invisible et informe, et les ténèbres
étaient répandues sur l’abîme » ; elle ajoute
aussitôt, comme pour compléter le nombre des personnes de
la Trinité : « Et l’Esprit de Dieu
1. Dans le principe, dit la Genèse, Dieu créa le ciel
et la terre.
2. Jean, VIII, 25.
3. Voici le passage de saint Jean : « Ils lui dirent : Qui êtes-vous
donc? Jésus leur répondit : Je suis le principe ».
4. Ps. CIII, 25.
était porté sur les eaux». Chacun, au reste, est
libre d’entendre comme il le voudra ces paroles si obscures et si profondes
qu’on en peut faire sortir beaucoup d’opinions différentes toutes
conformes à la foi, pourvu cependant qu’il soit bien entendu que
les saints anges, sans être coéternels à Dieu, sont
certains de leur véritable et éternelle félicité.
C’est à la société bienheureuse de ces anges qu’appartiennent
les petits enfants dont parle le Seigneur, quand il dit « Ils seront
les égaux des anges du ciel 1 ». Il nous apprend encore de
quelle félicité les anges jouissent au ciel, par ces paroles
: « Prenez garde de ne mépriser aucun de ces petits ; car
je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon
Père, qui est dans les cieux 2 ».
CHAPITRE XXXIII.
ON PEUT ENTENDRE PAR LA LUMIÈRE ET LES TÉNÈBRES
LES DEUX SOCIÉTÉS CONTRAIRES DES BONS ET DES MAUVAIS ANGES.
Que certains anges aient péché et qu’ils aient été
précipités dans la plus basse partie du monde, où
ils sont comme en prison jusqu’à la condamnation suprême,
c’est ce que l’apôtre saint Pierre montre clairement lorsqu’il dit
que Dieu n’a point épargné les anges prévaricateurs,
mais qu’il les a précipités dans les prisons obscures de
l’enfer, en attendant qu’il les punisse au jour du jugement 3. Qui doutera
dès lors que Dieu, soit dans sa prescience, soit dans le fait, n’ait
séparé les mauvais anges d’avec les bons? et qui niera que
ces derniers ne soient fort bien appelés lumière, alors que
l’Apôtre nous donne ce nom, à nous qui ne vivons encore que
par la foi et qui espérons, il est vrai, devenir les égaux
des anges, mais ne le sommes pas encore? « Autrefois, dit-il, vous
étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière
en Notre-Seigneur 4 ». A l’égard des mauvais anges, quiconque
sait qu’ils sont au-dessous des hommes infidèles, reconnaîtra
que l’Ecriture les a pu nommer très-justement ténèbres.
Ainsi, quand on devrait prendre lumière et ténèbres
au sens littéral dans ces passages de la Genèse : «
Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite
». — « Dieu sépara la lumière des ténèbres,
on ne saurait toutefois
1. Matt. XIX, 14 .- 2. Ibid. XVIII, 10 .- 3. II Pierre, II, 4 .- 4.
Ephés. V, 8.
nous blâmer de reconnaître ici les deux sociétés
des anges : l’une qui jouit de Dieu, et l’autre qui est enflée d’orgueil
; l’une à qui l’on dit : « Vous tous qui êtes ses anges,
adorez-le 1 » ; et l’autre qui ose dire par la bouche de son prince:
« Je vous donnerai « tout cela, si vous voulez vous prosterner
« devant moi et m’adorer 2 »; l’une embrasée du saint
amour de Dieu, et l’autre consumée de l’amour impur de sa propre
grandeur; l’une habitant dans les cieux des cieux, et l’autre précipitée
de ce bienheureux séjour et reléguée dans les plus
basses régions de l’air, suivant ce qui est écrit que «
Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles 3
»; l’une tranquille et doucement animée d’une piété
lumineuse, l’autre turbulente et agitée d’aveugles convoitises;
l’une qui secourt avec bonté et punit avec justice, selon le bon
plaisir de Dieu, et l’autre à qui son orgueil inspire une passion
furieuse de nuire et de dominer; l’une ministre de la bonté de Dieu
pour faire du bien autant qu’il lui plaît, et l’autre liée
par la puissance de Dieu pour ne pas nuire autant qu’elle voudrait ; la
première enfin se riant de la seconde. et de ses vains efforts pour
entraver son glorieux progrès à travers les persécutions
, et celle-ci consumée d’envie quand elle voit sa rivale recueillir
partout des pèlerins. Et maintenant que, d’après d’autres
passages de l’Ecriture qui nous représentent plus clairement ces
deux sociétés contraires, l’une bonne par sa nature et par
sa volonté, et l’autre mauvaise par sa volonté, quelque bonne
par sa nature, nous avons cru les voir marquées dans ce premier
chapitre de la Genèse sous les noms de lumière et de ténèbres,
si nous supposons que telle n’ait pas été la pensée
de l’écrivain sacré, il n’en résulte pas que nous
ayons perdu le temps en paroles inutiles ; car enfin, bien que le texte
reste obscur, la règle de la foi n’a pas été atteinte
et elle est assez claire aux fidèles par d’autres endroits. Si en
effet le livre de la Genèse ne fait mention que des ouvrages corporels
de Dieu, ces ouvrages-mêmes ne laissent pas d’avoir quelque rapport
avec les spirituels, suivant cette parole de saint Paul: « Vous êtes
tous enfants de lumière et enfants du jour; nous ne sommes pas enfants
de la nuit ni des ténèbres 4 ». Et si, au contraire,
1. Ps. XCVI, 8. – 2. Matt. IV, 9. – 3. – Jacob, IV, 6. – 4. I Thess.
V, 5.
(245)
l’écrivain sacré a eu les pensées que nous lui
supposons, alors le commentaire auquel nous nous sommes livré en
tire une nouvelle force, et il faut conclure que cet homme de Dieu, tout
pénétré d’une sagesse divine, ou plutôt que
l’esprit de Dieu qui parlait en lui n’a pas oublié les anges dans
l’énumération des ouvrages de Dieu, soit que par ces mots
: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre »,
on entende que Dieu créa les anges dès le principe, c’est-à-dire
dès le commencement, soit, ce qui me paraît plus raisonnable,
qu’on entende qu’il les créa dans le Verbe de Dieu, son Fils unique,
en qui il a créé toutes choses. De même, par le ciel
et la terre, on peut entendre toutes les créatures, tant spirituelles
que corporelles, explication la plus vraisemblable, ou ces deux grandes
parties du monde corporel qui contiennent tout le reste des êtres,
et que Moïse mentionne d’abord en général, pour en faire
ensuite une description détaillée selon le nombre mystique
des six jours.
CHAPITRE XXXIV.
DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE SÉPARA LE FIRMAMENT
IL FAUT ENTENDRE LES ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT QUE LES EAUX
N’ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.
Quelques-uns ont cru que les eaux, dans la Genèse, désignent
la légion des anges, et que c’est ce qu’on doit entendre par ces
paroles : « Que le firmament soit fait entre l’eau et l’eau 2 »;
en sorte que les eaux supérieures seraient les bons anges, et que
par les eaux inférieures il faudrait entendre, soit les eaux visibles,
soit les mauvais anges, soit toutes les nations de la terre. A ce compte,
la Genèse ne nous dirait pas quand les anges ont été
créés, mais quand ils ont été séparés.
Mais croira-t-on qu’il se soit trouvé des esprits
1. Ce système d’interprétation est celui d’Origène,
et saint Augustin y incline dans les Confessions (lib. XIII, chap. 15 et
chap. 32); plus tard il l’abandonna complétement. Voyez ses Rétractations
(livre II, ch. 6, n. 2).
2. Gen., I, 6.
assez frivoles et assez impies pour nier que Dieu ait créé
les eaux, sous prétexte qu’il n’est écrit nulle part: Dieu
dit: Que les eaux soient faites? Par la même raison, ils pourraient
en dire autant de la terre, puisqu’on ne lit nulle part : Dieu dit : Que
la terre soit faite. Mais, objectent ces téméraires, il est
écrit: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la
terre ». Que conclure de là ? que l’eau est ici sous-entendue,
et qu’elle est comprise avec la terre sous un même nom. Car «
la mer est à lui » dit le Psalmiste, « et c’est lui
qui l’a faite; et ses mains ont formé la terre 1 ». Pour revenir
à ceux qui veulent que, par les eaux qui sont au-dessus des cieux,
on entende les anges, ils n’adoptent cette opinion qu’à cause de
la nature à la fois pesante et liquide de cet élément,
qu’ils ne croient pas pouvoir demeurer ainsi suspendu. Mais cela prouve
simplement que s’ils pouvaient faire un homme, ils ne mettraient pas dans
sa tête le flegme ou la pituite, laquelle joue le rôle de l’eau
dans les quatre éléments dont notre corps est composé.
Cependant, la tête n’en reste pas moins le siége de la pituite,
et cela est fort bien ordonné. Quant au raisonnement de ces esprits
hasardeux, il est tellement absurde que si nous ignorions ce qui en est
et qu’il fût écrit de même dans le livre de la Genèse
que Dieu a mis un liquide froid et par conséquent pesant dans la
plus haute partie du corps de l’homme, ces peseurs d’éléments
ne le croiraient pas et diraient que c’est une expression allégorique.
Mais si nous voulions examiner en particulier tout ce qui est contenu dans
ce récit divin de la création du monde, l’entreprise demanderait
trop de temps et nous mènerait trop loin. Comme il nous semble avoir
assez parlé de ces deux sociétés contraires des anges,
où se trouvent quelques commencements des deux cités dont
nous avons dessein de traiter dans la suite, il est à propos de
terminer ici ce livre.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm