LIVRE TREIZIÈME : DE LA MORT.
Saint Augustin s’attache à établir dans ce livre que
la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché
d’Adam.
LIVRE TREIZIÈME : DE LA MORT.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ
LA SUITE.
CHAPITRE II.
DE LA MORT DE L’ÂME ET DE CELLE DU CORPS.
CHAPITRE III.
SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET
S’EST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES
UNE PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE IV.
POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME
SONT ENCORE SUJETS A LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE V.
COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI
LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.
CHAPITRE VI.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L’AME ET DU
CORPS.
CHAPITRE VII.
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI N’ONT POINT
REÇU LE BAPTÊME.
CHAPITRE VIII.
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ,
SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
CHAPITRE IX.
QUEL EST L’INSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE L’EXTINCTION DU SENTIMENT
DE LA VIE, ET S’IL LE FAUT FIXER AU MOMENT OU L’ON MEURT, OU A CELUI OU
ON EST MORT.
CHAPITRE X.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU’UNE VIE.
CHAPITRE XI.
SI L’ON PEUT DIRE QU’UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
CHAPITRE XII.
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA
MORT LES PREMIERS HOMMES, S’ILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
CHAPITRE XIII.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE
NOS PREMIERS PARENTS.
CHAPITRE XIV.
L’HOMME CRÉÉ INNOCENT NE S’EST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS
USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
CHAPITRE XV.
EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU
QUE DIEU NE L’A ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ
LA PREMIÈRE MORT DE L’ÂME.
CHAPITRE XVII
CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION
DU CORPS ET DE L’AIME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE XVII.
CONTRE CEUX QUI NE VEIlLENT PAS QUE DES CORPS TERRESTRES PUISSENT DEVENIR
INCORRUPTIBLES ET ÉTERNELS.
CHAPITRE XVIII.
DES CORPS TERRESTRES QUE LES PRILOSOPHES PRÉTENDENT NE POUVOIR
CONVENIR AUX ÊTRES CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI
EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR LA FORCE NATURELLE DE
LA PESANTEUR.
CHAPITRE XIX.
CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES PREMIERS
HOMMES SERAIENT MORTS, QUAND MÊME ILS N’AURAIENT POINT PÉCHÉ.
CHAPITRE XX.
LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITÉS SERONT PLUS PARFAITS QUE
N’ÉTAIENT CEUX DES PREMIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE,
CHAPITRE XXI
ON PEUT DONNER UN SENS SPIRITUEL A CE QUE L’ÉCRITURE DIT DU
PARADIS, POURVU QUE L’ON CONSERVE LA VÉRITÉ DE RÉCIT
HISTORIQUE.
CHAPITRE XXII.
LES CORPS DES SAINTS SERONT SPIRITUELS APRÈS LA RÉSURRECTION,
MAIS D’UNE TELLE FAÇON POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVERTIR
EN ESPRIT.
CHAPITRE XXIII.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL ET PAR LE CORPS SPIRITUEL,
ET CE QUE C’EST QUE MOURIR EN ADAM ET ÊTRE VIVIFIÉ EN JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE L’ÉCRITURE
ET QUI DONNE A L’HOMME UNE AME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST
EXHALE EN DISANT: RECEVEZ L’ESPRIT-SAINT.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ
LA SUITE.
Sorti de ces épineuses questions de l’origine des choses temporelles
et de la naissance du genre humain, l’ordre que nous nous sommes prescrit
demande que nous parlions maintenant de la chute du premier homme, ou plutôt
des premiers hommes, et de la mort qui l’a suivie. Dieu, en effet, n’avait
pas placé les hommes dans la même condition que les anges,
c’est-à-dire de telle sorte qu’ils aie pussent pas mourir , même
en devenant pécheurs ; il les avait créés pour passer
sans mourir à la félicité éternelle des anges,
s’ils fussent demeurés dans l’obéissance, ou pour tomber
dans la peine très-juste de la mort, s’ils venaient à désobéir.
CHAPITRE II.
DE LA MORT DE L’ÂME ET DE CELLE DU CORPS.
Mais il me semble qu’il est à propos d’approfondir un peu davantage
la nature de la mort. L’âme humaine, quoique immortelle, a néanmoins
en quelque façon une mort qui lui est propre. En effet, on ne l’appelle
immortelle que parce qu’elle ne cesse jamais de vivre et de sentir, au
lieu que le corps est mortel, parce qu’il peut être entièrement
privé de vie et qu’il ne vit point par lui-même. La mort de
l’âme arrive donc quand Dieu l’abandonne, comme celle du corps quand
l’âme le quitte. Et quand l’âme abandonnée de Dieu abandonne
le corps, c’est alors la mort de l’homme tout entier, Dieu n’étant
plus la vie de l’âme, ni l’âme la vie du corps. Or, cette mort
de l’homme tout entier est suivie d’une autre que la sainte Ecriture nomme
la seconde mort, et c’est celle dont veut parler le Sauveur lorsqu’il dit
: « Craignez celui qui peut faire périr et le corps et l’âme
dans la géhenne de feu 1 ». Comme cette menace ne peut avoir
son effet qu’au temps où l’âme sera tellement unie au corps
qu’ils feront un tout indissoluble, on peut trouver étrange que
l’Ecriture dise que le corps périt, puisque l’âme ne le quitte
point et qu’il reste sensible pour être éternellement tourmenté.
Qu’on dise que l’âme meurt dans ce dernier et éternel supplice
dont nous parlerons plus amplement ailleurs 2, cela s’entend fort bien,
puisqu’elle ne vit plus de Dieu; mais comment le dire du corps, lorsqu’il
est vivant ? Et il faut bien qu’il le soit pour sentir les tourments qu’il
souffrira après la résurrection. Serait-ce que la vie, quelle
qu’elle soit, étant un bien, et la douleur un mal, on peut dire
qu’un corps ne vit plus, lorsque l’âme ne l’anime que pour le faire
souffrir ?.L’âme vit donc de Dieu, quand elle vit bien; car elle
ne peut bien vivre qu’en tant que Dieu opère en elle ce qui est
bien; et quant au corps, il est vivant, lorsque l’âme l’anime, qu’elle
vive de Dieu ou non. Car les méchants ne vivent pas de la vie de
l’âme, mais de celle du corps, que l’âme lui communique; et
encore que celle-ci soit morte, c’est-à-dire abandonnée de
Dieu, elle conserve une espèce de vie qui lui est propre et qu’elle
ne perd jamais, d’où vient qu’on la nomme immortelle. Mais en la
dernière condamnation, bien que l’homme ne laisse pas de sentir,
toutefois, comme ce sentiment ne sera pas agréable, mais douloureux,
ce n’est pas sans raison que l’Ecriture l’appelle plutôt une mort
qu’une vie. Elle l’appelle la seconde mort, parce qu’elle arrivera après
cette première mort qui sépare l’âme, soit de Dieu,
soit du corps. On peut donc dire de la première mort du corps, qu’elle
est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants, et de la
seconde, que, comme elle n’est pas pour les bons, elle ne peut être
bonne pour personne.
1. Matth. X, 28
2. Voyez plus bas, les livres XX, XXI et XXII.
(267)
CHAPITRE III.
SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET
S’EST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES
UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Ici se présente une question qu’il ne faut pas éluder
: cette mort, qui consiste dans la séparation du corps et de l’âme,
est-elle un bien pour les bons ? et, s’il en est ainsi, comment y voir
une peine du péché? car enfin, sans le péché,
les hommes ne l’auraient point subie. Comment donc serait-elle bonne pour
les bons, n’ayant pu arriver qu’à des méchants? Et d’un autre
côté, si elle ne pouvait arriver qu’à des méchants,
les bons n’y devraient point être sujets. Pourquoi une peine où
il n’y a rien à punir 1? Si l’on veut sortir de cette difficulté,
il faut avouer que les premiers hommes avaient été créés
pour ne subir aucun genre de mort, s’ils ne péchaient point, mais
qu’ayant péché, ils ont été condamnés
à une mort qui s’est étendue à toute leur race. Mortels,
ils ne pouvaient engendrer que des mortels, et leur crime a tellement corrompu
la nature que la mort, qui n’était pour eux qu’une punition, est
devenue une condition naturelle pour leurs enfants. En effet, un homme
ne naît pas d’un autre homme de la même manière que
le premier homme est né de la poussière. La poussière
n’a été pour former l’homme primitif que le principe matériel,
au lieu que le père est pour le fils le principe générateur.
Aussi bien, la chair est d’une autre nature que la terre, quoiqu’elle en
ait été tirée; mais un fils n’est point d’une autre
nature que son père. Tout le genre humain était donc renfermé
par la femme dans le couple primitif au moment où il reçut
de Dieu l’arrêt de sa condamnation. Devenu pécheur et mortel,
l’homme a engendré un homme mortel et pécheur comme lui avec
cette différence que le premier homme ne fut pas réduit à
cette stupidité ni à cette faiblesse de corps et d’esprit
que nous voyons dans les enfants; car Dieu a voulu que leur entrée
dans la vie fût semblable à celle des bêtes «
L’homme, dit le Prophète, quand il était en honneur, n’a
pas su comprendre; il est tombé dans la condition des bêtes
brutes et
1. Ces questions ont été aussi traitées par saint
Jérôme. Voyez sa lettre XXIV, sur la mort de Léa, et
sa lettre XXV à Paula sur la mort de Biesilla, sa fille.
leur est devenu semblable 1 ». Il y a plus: les hommes, en venant
au monde, ont encore moins d’usage de leurs membres et moins de sentiment
que les bêtes; comme si l’énergie humaine, pareille à
la flèche qui sort de l’arc tendu, s’élançait au-dessus
du reste des animaux avec d’autant plus de force que, plus longtemps ramenée
sur soi, elle a plus contenu son essor. Le premier homme n’est donc pas
tombé par l’effet de son crime dans cet état de faiblesse
où naissent les enfants 2; mais la nature humaine a été
tellement viciée et changée en lui qu’il a senti dans ses
membres ,la révolte de la concupiscence, et qu’étant devenu
sujet à la mort, il a engendré des hommes semblables à
lui, c’est-à-dire sujets à la mort et au péché.
Quand les enfants sont délivrés de ces liens du péché
par la grâce du Médiateur, ils souffrent seulement cette mort
qui sépare l’âme du corps, et ils sont affranchis de cette
seconde mort où l’âme doit endurer des supplices éternels.
CHAPITRE IV.
POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME
SONT ENCORE SUJETS A LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
On dira: si la mort est la peine du péché, pourquoi ceux
dont le péché est effacé par le baptême sont-ils
également sujets à la mort? c’est une question que nous avons
déjà discutée et résolue dans notre ouvrage
Du baptême des enfants 3, où nous avons dit que la séparation
de l’âme et du corps est une épreuve à laquelle l’âme
reste encore soumise, quoique libre du lien du péché, parce
que, si le corps devenait immortel aussitôt après le baptême,
la foi en serait affaiblie. Or, la foi n’est vraiment la foi que quand
on attend dans l’espérance ce qu’ors ne voit pas encore dans la
réalité 4, c’est elle qui, dans les temps passés du
moins, élevait les âmes au-dessus de la crainte de la mort:
témoins ces saints martyrs en qui la foi n’aurait pu remporter tant
d’illustres victoires sur la mort, s‘ils
1. Ps. XLVIII, 13.
2. Comp. le traité de saint Augustin : De peccat. mer, et remis:.,
lib. I, n. 67, 68.
3. Saint Augustin désigne ainsi un traité qu’il avait
d’abord intitulé De peccatorum meritis et remissione; plus tard,
en ses Rétractations, il modifia ce titre en y ajoutant et de baptismo
parvulorum.
4. Saint Augustin se souvient ici de ces paroles de saint Paul, si
profondes en leur concision énigmatique : « La foi est la
réalité de ce qu’on espère et la certitude de ce qu’on
ne voit pas ».
(268)
avaient été immortels. D’ailleurs, qui n’accourrait au
baptême avec les petits enfants, si le baptême délivrait
de la mort? Tant s’en faut donc que la foi fût éprouvée
par la promesse des récompenses invisibles, qu’il n’y aurait pas
de foi, puisqu’elle chercherait et recevrait à l’heure même
sa récompense; tandis que, dans la nouvelle loi, par une grâce
du Sauveur bien plus grande et bien plus admirable, la peine du péché
est devenue un sujet de mérite. Autrefois il était dit à
l’homme : Vous mourrez, si vous péchez; aujourd’hui il est dit aux
martyrs : Mourez, pour ne pécher point. Dieu disait aux premiers
hommes : « Si vous désobéissez, vous mourrez 1 »
; il nous dit présentement : « Si vous fuyez la mort vous
désobéirez ». Cc qu’il fallait craindre autrefois,
afin de ne pécher point, est ce qu’il faut maintenant souffrir,
de crainte de pécher. Et de la sorte, par la miséricorde
ineffable de Dieu, la peine du crime devient l’instrument de la vertu;
ce qui faisait le supplice du pécheur fait le mérite du juste,
et la mort qui a été la peine du péché est
désormais l’accomplissement de la justice. Mais il n’en est ainsi
que pour lés martyrs à qui leurs persécuteurs donnent
le choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir la mort; car les
justes aiment mieux souffrir, en croyant, ce que les premiers prévaricateurs
ont souffert pour n’avoir pas cru. Si ceux-ci n’avaient point péché,
ils ne seraient pas morts; et les martyrs pèchent, s’ils ne meurent.
Les uns sont donc morts parce qu’ils ont péché; les autres
ne pèchent point parce qu’ils meurent. La faute des premiers a amené
la peine, et la peine des seconds prévient la faute: non que la
mort, qui était un mal, soit devenue un bien, mais Dieu a fait à
la foi une telle grâce que la mort, qui est le contraire de la vie,
devient l’instrument de la vie même.
CHAPITRE V.
COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI
LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.
L’Apôtre, voulant faire éclater toute la puissance malfaisante
du péché en l’absence de la grâce, n’a pas craint d’appeler
force du péché la loi même qui le défend. «
Le péché, dit-il, est l’aiguillon de la mort, et la loi est
1. Gen. II, 17.
la force du péché 1 ». Parole parfaitement vraie;
car la défense du mal en augmente le désir, si l’on n’aime
tellement la vertu que le plaisir qu’on y trouve surmonte la passion de
mal faire. Or, la grâce de Dieu peut seule nous donner l’amour et
le goût de la vertu. Mais de peur que l’expression force du péché
ne donnât à croire que la loi est mauvaise 2, l’Apôtre
dit, dans un autre endroit, sur le même sujet : « Assurément
la loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc?
Ce qui est bon est-il devenu une mort pour moi? Non, mais le péché,
pour faire paraître sa malice, s’est servi d’un bien pour me donner
la mort, de sorte que le pécheur et le péché ont passé
toute mesure à cause du commandement même ». Saint Paul
dit que toute mesure a été passée, parce que la prévarication
augmente par le progrès de la concupiscence et le mépris
de la loi. Pourquoi citons-nous ce texte? Pour faire voir que tout comme
la loi n’est pas un mal, quand elle accroît la convoitise de ceux
qui pèchent, ainsi la mort n’est point un bien, quand elle augmente
la gloire de ceux qui meurent, bien que celle-là soit violée
pour l’iniquité et fasse des prévaricateurs, et que celle-ci
soit embrassée pour la vérité et fasse des martyrs.
Ainsi donc la loi est bonne, parce qu’elle est une défense du péché,
et la mort est mauvaise, parce qu’elle est la peine du péché.
Mais de même que les méchants usent mal, non-seulement des
maux, mais aussi des biens, de même les bons font également
bon usage et des biens et des maux, et voilà pourquoi les méchants
usent mal de la loi, qui est un bien, et les bons usent bien de la mort,
qui est un mal.
CHAPITRE VI.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L’AME ET DU
CORPS.
La mort n’est donc un bien pour personne,, puisque la séparation
du corps et de l’âme est un déchirement violent qui révolte
la nature et fait gémir la sensibilité, jusqu’au moment où,
avec le mutuel embrassement de la chair et de l’âme cesse toute conscience
de la douleur. Quelquefois un seul coup reçu par le
1. I Cor. XV, 56.
2. Allusion à l’hérésie des Cerdoniens et des
Marcionites, qui abusaient du mot de saint Paul.
Rom. VII, 12 et 13.
(269)
corps ou bien l’élan de l’âme interrompent l’agonie et
empêchent de sentir les angoisses de la dernière heure. Mais
quoi qu’il en soit de cette crise où la sensibilité s’éteint
dans une sensation de douleur, quand on souffre la mort avec la patience
d’un vrai chrétien, tout en restant une peine, elle devient un mérite.
Peine de tous ceux qui naissent d’Adam, elle est un mérite pour
ceux qui renaissent de Jésus-Christ, étant endurée
pour la foi et pour la justice; et elle peut même en certains cas
racheter entièrement du péché, elle qui est le prix
du péché.
CHAPITRE VII.
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI N’ONT POINT
REÇU LE BAPTÊME.
Tous ceux, en effet, qui meurent pour la confession de Jésus-Christ
obtiennent, sans avoir reçu le baptême, le pardon de leurs
péchés, comme s’ils avaient été baptisés.
Il est écrit, à la vérité, que « personne
n’entrera dans le royaume des cieux, qu’il ne renaisse de l’eau et du Saint-Esprit
1 ». Mais l’exception à cette règle est contenue dans
ces paroles non moins formelles: « Quiconque me confessera devant
les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans
les « cieux 2». Et ailleurs: « Qui perdra sa vie pour
moi, la trouvera 3». Voilà pourquoi il est écrit: «
Précieuse est devant le Seigneur la mort de ses saints 4 ».
Quoi de plus précieux en effet qu’une mort qui efface les péchés
et qui accroît les mérites? Car il n’y a pas à établir
de parité entre ceux qui, ne pouvant différer leur mort,
sont baptisés et sortent de cette vie après que tous leurs
péchés leur ont été remis, et ceux qui, pouvant
s’empêcher de mourir ne l’ont pas fait, parce qu’ils ont mieux aimé
perdre la vie en confessant Jésus-Christ, que d’être baptisés
après l’avoir renié. Et cependant, alors même qu’ils
l’auraient renié par crainte de la mort, ce crime leur eût
aussi été remis au baptême, puisque les meurtriers
de Jésus-Christ, quand ils ont été baptisés,
ont aussi obtenu
1. Jean III, 5. – 2. Matth. X, 32 .- 3. Ibid. XVI, 25. – 4. Ps. CXV,
15
miséricorde1. Mais combien a dû être puissante la
grâce de cet Esprit qui souffle où il veut, pour avoir inspiré
aux martyrs la force de ne pas renier Jésus-Christ dans un si grand
péril de leur vie, avec une si grande espérance de pardon?
La mort des saints est donc précieuse, puisque le mérite
de celle de Jésus-Christ leur a été si libéralement
appliqué, qu’ils n’ont point hésité à lui sacrifier
leur vie pour jouir de lui, de sorte que l’antique peine du péché
est devenue en eux une source nouvelle et plus abondante de justice. Toutefois
ne concluons pas de là que la mort soit un bien en soi; si elle
a été cause d’un si grand bien, ce n’est point par sa propre
vertu, mais par le secours de la grâce. Elle était autrefois
un objet de crainte, afin que le péché ne fût pas commis;
elle doit être aujourd’hui acceptée avec joie, afin que le
péché soit évité, ou s’il a été
commis, afin qu’il soit effacé par le martyre, et que la palme de
la justice appartienne au chrétien victorieux.
CHAPITRE VIII.
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ,
SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
A considérer la chose de plus près, on trouvera que ceux
mêmes qui meurent pour la vérité ne le font que pour
se garantir de la mort, et qu’ils n’en souffrent une partie que pour l’éviter
tout entière. En effet, s’ils endurent la séparation de l’âme
et du corps, c’est de peur que Dieu ne se sépare de l’âme,
et qu’ainsi la première mort ne soit suivie de la seconde qui ne
finira jamais. Ainsi, encore une fois, la mort n’est bonne à personne,
mais on la souffre pour conserver ou pour acquérir quelque bien.
Et quant à ce qui arrive après la mort, on peut dire â
ce point de vue que la mort est mauvaise pour les méchants et bonne
pour les bons, puisque les âmes des bons séparées du
corps sont dans le repos, et que celles des méchants sont dans les
tortures jusqu’à ce que les corps des uns revivent pour la vie éternelle,
et ceux des autres pour la mort éternelle, qui est la seconde mort.
1. Voyez les Actes des Apôtres (n, 36-47), où les Juifs,
meurtriers de Jésus-Christ, se convertissent par milliers et reçoivent
le baptême.
(270)
CHAPITRE IX.
QUEL EST L’INSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE L’EXTINCTION DU SENTIMENT
DE LA VIE, ET S’IL LE FAUT FIXER AU MOMENT OU L’ON MEURT, OU A CELUI OU
ON EST MORT.
Le moment où les âmes séparées du corps
sont heureuses ou malheureuses est-il le moment même de la mort ou
celui qui la suit? Dans ce dernier cas, ce ne serait pas la mort, puisqu’elle
est déjà passée , mais la vie ultérieure, la
vie propre à l’âme, qu’on. devrait appeler bonne ou mauvaise.
La mort, en effet, est mauvaise quand elle est présente, c’est-à-dire
au moment même de la mort, parce que dans ce moment le mourant ressent
de grandes douleurs, lesquelles sont un mal (dont les bons savent d’ailleurs
bien user); mais comment, lorsque la mort est passée, peut-elle
être bonne ou mauvaise, puisqu’elle a cessé d’être?
Il y a plus: si nous y prenons garde, nous verrons que les douleurs mêmes
des mourants ne sont pas la mort. Ils vivent tant qu’ils ont du sentiment,
et ainsi ils ne sont pas encore dans la mort, qui ôte tout sentiment,
mais dans les approches de la mort, qui seules sont douloureuses. Comment
donc appelons-nous mourants ceux qui ne sont pas encore morts et qui agonisent,
nul n’étant mourant qu’à condition de vivre encore? Ils sont
donc tout ensemble vivants et mourants, c’est-à-dire qu’ils s’approchent
de la mort en s’éloignant de la vie; mais après tout, ils
sont encore en vie, parce que l’âme est encore unie au corps. Que
si, lorsqu’elle en sera sortie, on ne peut pas dire qu’ils soient dans
la mort, mais après la mort, quand sont-ils donc dans la mort? D’une
part, nul ne peut être mourant, si nul ne peut être ensemble
mourant et vivant, puisque évidemment, tant que l’âme est
dans le corps, on ne peut nier qu’on ne soit vivant; et d’autre part, si
on dit que celui-là est mourant qui tend vers la mort, je ne sais
plus quand on est vivant.
CHAPITRE X.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU’UNE VIE.
En effet, dès que nous avons commencé d’être dans
ce corps mortel, nous n’avons cessé de tendre vers la mort, et nous
ne faisons autre chose pendant toute cette vie (si toutefois il faut donner
un tel nom à notre existence passagère). Y a-t-il personne
qui ne soit plus proche de la mort dans un an qu’à cette heure,
et demain qu’aujourd’hui, et aujourd’hui qu’hier ? Tout le temps que l’on
vit est autant de retranché sur celui que l’on doit vivre, et ce
qui reste diminue tous les jours, de sorte que tout le temps de cette vie
n’est autre chose qu’une course vers la mort, dans laquelle il n’est permis
à personne de se reposer ou de marcher plus lentement ; tous y courent
d’une égale vitesse. En effet, celui dont la vie est plus courte
ne passe pas plus vite un jour que celui dont la vie est plus longue; mais
l’un a moins de chemin à faire que l’autre. Si donc nous commençons
à mourir, c’est-à-dire à être dans la mort,
du moment que nous commençons à avancer vers la mort, il
faut dire que nous commençons à mourir dès que nous
commençons à vivre 1. De cette manière, l’homme n’est
jamais dans la vie, s’il est vrai qu’il ne puisse être ensemble dans
la vie et dans la mort ; ou plutôt ne faut-il point dire qu’il est
tout ensemble dans la vie et dans la mort? dans la vie, parce qu’elle ne
lui est pas tout à fait ôtée, dans la mort, parce qu’il
meurt à tout moment? Si en effet il n’est point dans la vie, que
lui est-il donc retranché? et s’il n’est pas dans la mort, qu’est-ce
que ce retranchement même? Quand toute vie a été retranchée
au corps, ces mots après la mort n’auraient pas de sens, si la mort
n’était déjà, lorsque se faisait le retranchement
; car dès qu’il est fait, on n’est plus mourant, on est mort. On
était donc dans la mort au moment où était retranchée
la vie.
CHAPITRE XI.
SI L’ON PEUT DIRE QU’UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
Mais s’il est absurde de dire qu’un homme soit dans la mort avant qu’il
soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant,
par la même raison qu’il ne peut être ensemble veillant et
dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne,
il n’est pas mourant, mais vivant; et, lorsqu’elle sera venue, il ne sera
pas mourant, mais mort. Or, l’une de ces deux choses est avant la mort,
et l’autre après ; quand
1. Saint Augustin paraît ici se souvenir de Sénèque.
(Voyez surtout les Lettres à Lucilius, lettre 24.)
(271)
sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu’il est mourant? Comme
il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après
la mort, il faut aussi qu’il y ait trois états qui y répondent,
c’est-à-dire être vivant, être mourant, être mort.
Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est
mourant, c’est-à-dire dans la mort, en sorte qu’il ne soit ni vivant
ni mort; car tant que l’âme est dans le corps, surtout si le sentiment
n’est pas éteint, il est certain que l’homme vit ; et dès
lors il ne faut pas dire qu’il est dans la mort, mais avant la mort; et
lorsque l’âme a quitté le corps et qu’elle lui a ôté
tout sentiment, l’homme est après la mort, et l’on dit qu’il est
mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, c’est-à-dire
dans la mort, puisque s’il vit encore, il est avant la mort, et que, s’il
a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans
le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point,
parce que le passage du futur au passé n’a aucune étendue
appréciable. Ne faut-il point conclure de là qu’il n’y a
point de mort du corps ? car s’il y en a une, quand est-elle, puisqu’elle
n’est en personne et que personne n’est en elle? En effet, si l’on vit,
elle n’est pas encore, et si l’on a cessé de vivre, elle n’est plus
1. D’un autre côté, s’il n’y a point de mort, pourquoi dit-on
avant ou après la mort? Ah ! plût à Dieu que nous eussions
assez bien vécu dans le paradis pour qu’en effet il n’y en eût
point! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement
il y en a une, mais elle est même si fâcheuse qu’il est aussi
impossible de l’expliquer que de la fuir.
Conformons-nous donc à l’usage , comme c’est notre devoir, et
disons de la mort, avant qu’elle n’arrive, ce qu’en dit l’Ecriture : «
Ne louez personne avant sa mort 2 » .Disons aussi, lorsqu’elle est
arrivée : Telle ou telle chose s’est faite après la mort
de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible,
du temps présent: Telle personne en mourant a fait son testament,
et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et
tels, quoiqu’elle n’ait pu rien faire de cela si elle n’était vivante,
et qu’elle l’ait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons
aussi comme
1. C’est ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention
d’ailleurs tout autre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité
dans l’antiquité : « La mort n’a rien qui me regarde; tant
que je suis, elle est absente, et quand eue est présente, je ne
suis plus. ».
2. Eccli. XI, 30.
parle l’Ecriture, qui déclare positivement que les morts mêmes
sont dans la mort. Elle dit en effet: « Il n’est personne dans la
mort qui se souvienne de vous 1 ». Aussi bien, jusqu’à ce
qu’ils ressuscitent, on dit fort bien qu’ils sont dans la mort, comme on
dit qu’une personne est dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle se réveille.
Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil,
nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà
morts; car la séparation de leur âme et de leur corps étant
accomplie, on ne peut pas dire qu’ils continuent de mourir. Et voilà
toujours cette difficulté qui revient d’exprimer une chose qui paraît
inexprimable : à savoir comment on peut dire d’un mourant qu’il
vif, ou d’un mort qu’après la mort il est dans la mort, surtout
quand le mot mourant n’est pas pris dans le sens de dormant, c’est-à-dire
qui est dans le sommeil, ou de languissant, c’est-à-dire qui est
dans la langueur, et qu’on appelle mort, et non pas mourant, celui qui
est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion
n’a rien de téméraire ni d’invraisemblable, à ce qu’il
me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme
les autres verbes, c’est la suite, non d’une institution humaine, mais
d’un décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres,
fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble
l’u. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots
qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non
des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme
si ce qu’on ne peut décliner devait se décliner. Il est donc
arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort
ne peut se décliner, le mot qui l’exprime est aussi indéclinable.
Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce
de notre Rédempteur; celle-là est la pire de toutes ; elle
n’a pas lieu par la séparation de l’âme et du corps, mais
plutôt par l’union de l’une et l’autre pour souffrir ensemble une
peine éternelle. C’est là que les hommes seront toujours
dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.
1. Ps. VI, 6.
(272)
CHAPITRE XII.
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA
MORT LES PREMIERS HOMMES, S’ILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
Quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes
en cas de désobéissance, si c’était de celle de l’âme
ou de celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, ou de celle qu’on
nomme la seconde mort, il faut répondre : de toutes. De la même
manière que toute la terre est composée de plusieurs terres,
et toute l’Eglise de plusieurs Eglises; ainsi toute la mort est composée
de toutes les morts. La première mort, en effet, comprend deux parties,
la mort de l’âme et celle du corps, alors que l’âme, séparée
de Dieu et du corps, est soumise à une expiation temporaire; et
la seconde mort a lieu quand l’âme, séparée de Dieu
et réunie au corps, souffre des peines éternelles. Lors donc
que Dieu dit au premier homme qu’il avait mis dans le paradis terrestre,
en lui parlant du fruit défendu : « Du jour que vous en mangerez,
vous mourrez 1 » ; cette menace ne comprenait pas seulement la première
partie de cette première mort, qui sépare l’âme de
Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sépare l’âme du
corps, ni seulement toute cette première mort qui consiste dans
le châtiment temporaire de l’âme séparée de Dieu
et du corps, mais toutes les morts, jusqu’à la dernière,
qui est la seconde mort, et après laquelle il n’y en a point.
CHAPITRE XIII.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE
NOS PREMIERS PARENTS.
Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt qu’ils eurent
désobéi, ils rougirent de leur nudité. C’est pour
cela qu’ils se couvrirent de feuilles de figuier, les premières
sans doute qui se présentèrent à eux dans le trouble
où ils étaient, et en cachèrent leurs parties honteuses,
dont ils n’avaient pas honte auparavant. Ils sentirent donc un nouveau
mouvement dans leur chair devenue indocile en représailles de leur
propre indocilité. Comme l’âme s’était complu dans
un mauvais usage de sa liberté et avait dédaigné de
se soumettre à Dieu, le corps refusa de s’assujétir à
elle;
1. Gen. II, 17.
et de même qu’elle avait abandonné volontairement son
Seigneur, elle ne put désormais disposer à sa volonté
de son esclave, ni conserver son empire sur son corps, comme elle eût
fait si elle fût demeurée soumise à son Dieu. Ce fut
alors que la chair commença à convoiter contre l’esprit 1,
et nous naissons avec ce combat, traînant depuis la première
faute un germe de mort, et portant la discorde trop souvent victorieuse
dans nos membres rebelles et dans notre nature corrompue.
CHAPITRE XIV.
L’HOMME CRÉÉ INNOCENT NE S’EST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS
USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
Dieu, en effet, auteur des natures et non des vices, a créé
l’homme pur; mais l’homme corrompu par sa volonté propre et justement
condamné, a engendré des enfants corrompus et condamnés
comme lui. Nous étions véritablement tous en lui, alors que
nous étions tous cet homme qui tomba dans le péché
par la femme tirée de lui avant le péché. Nous n’avions
pas encore reçu à la vérité notre essence individuelle,
mais le germe d’où nous devions sortir était déjà,
et comme il était corrompu par le péché, chargé
des liens de la mort et frappé d’une juste condamnation, l’homme
ne pouvait pas, naissant de l’homme, naître d’une autre condition-
que lui. Toute cette suite de misères auxquelles nous sommes sujets
ne vient donc que du mauvais usage du libre arbitre, et elle nous conduit
jusqu’à la seconde mort qui ne doit jamais finir, si la grâce
de Dieu ne nous en préserve.
CHAPITRE XV.
EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU
QUE DIEU NE L’A ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ
LA PREMIÈRE MORT DE L’ÂME.
On remarquera peut-être que dans cette parole : « Vous
mourrez de mort 1 », mort est mis au singulier et non au pluriel;
mais alors même que sur ce fondement on réduirait la menace
divine à cette seule mort qui a lieu quand l’âme est abandonnée
de Dieu (par où il ne faut pas entendre que ce soit Dieu qui abandonne
l’âme le premier; car la volonté de l’âme prévient
Dieu pour le mal, comme
1. Galat. V, 17. — 2. Gen. II, 17.
(273)
la volonté de Dieu prévient l’âme pour le bien,
soit pour la créer quand elle n’est pas encore, soif pour la recréer
après qu’elle a failli, alors, dis-je, qu’on n’entendrait que cette
seule mort, et que ces paroles de Dieu: « Du jour que vous en mangerez,
vous mourrez de mort », seraient prises comme s’il disait : Du jour
que vous m’abandonnerez par désobéissance, je vous abandonnerai
par justice; il n’en est pas moins certain que cette mort comprenait en
soi toutes les autres, qui en étaient une suite inévitable.
Déjà ce mouvement de rébellion qui s’éleva
dans la chair contre l’âme devenue rebelle et qui obligea nos premiers
parents à couvrir leur nudité, leur fit sentir l’effet de
cette mort qui arrive quand Dieu abandonne l’âme. Elle est marquée
expressément dans ces paroles que Dieu adresse au premier homme
qui se cachait tout éperdu : « Adam, où es-tu 1? »
Car il ne le cherchait pas comme s’il eût ignoré où
il était, mais il lui faisait sentir que l’homme ne sait plus où
il est quand Dieu n’est plus avec lui plus tard, lorsque l’âme de
nos premiers parents abandonna leurs corps épuisés de vieillesse,
ils éprouvèrent cette autre mort, nouveau châtiment
du péché de l’homme, qui avait fait dire à Dieu: «
Vous êtes terre, et vous « retournerez en terre 2 »;
afin que ces deux morts accomplissent ensemble la première qui est
celle de l’homme entier, et qui est à la fin suivie de la seconde,
si la grâce de Dieu ne nous en délivre. En effet, le corps
qui est de terre ne retournerait point en terre, si l’âme qui est
sa vie ne le quittait; et c’est pour cela que les chrétiens, sincèrement
attachés à la foi catholique, croient fermement que la mort
même du corps ne vient point de la nature, mais qu’elle est une peine
du péché et un effet de cette parole que Dieu, châtiant
le péché, dit au premier homme en qui nous étions
tous alors : « Tu es terre, et tu retourneras en terre».
CHAPITRE XVII
CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION
DU CORPS ET DE L’AIME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Les philosophes contre qui nous avons entrepris de défendre
la Cité de Dieu, c’est-à-dire
1. Gen. III, 9. — 2. Gen.III, 9.
son Eglise, pensent être bien sages quand ils se moquent de nous
au sujet de la séparation de l’âme et du corps, que nous considérons
comme un des châtiments de l’âme; car à leurs yeux l’âme
n’atteint la parfaite béatitude que lorsque entièrement dépouillée
du corps, elle retourne à Dieu dans sa simplicité, dans son
indépendance et comme dans sa nudité primitive 1. Ici peut-être,
si je ne trouvais dans leurs propres livres de quoi les réfuter,
je serais obligé d’entrer dans une longue discussion pour montrer
que le corps n’est à charge à l’âme que parce qu’il
est corruptible. De là ce mot de l’Ecriture, déjà
rappelé au livre précédent: « Le corps corruptible
appesantit l’âme 2 ». L’Ecriture dit corruptible, pour faire
voir que ce n’est pas le corps en soi qui appesantit l’âme, mais
le corps dans l’état où il est tombé par le péché;
et elle ne le dirait pas que nous devrions l’entendre ainsi. Mais quand
Platon déclare en termes formels que les dieux inférieurs
créés par le Dieu souverain ont des corps immortels, quand
il introduit ce même Dieu promettant à ses ministres comme
une grande faveur qu’ils demeureront éternellement unis à
leur corps, sans qu’aucune mort les en sépare, comment se fait-il
que nos adversaires, dans leur zèle contre la foi chrétienne,
feignent de ne pas savoir ce qu’ils savent, et s’exposent à parler
contre leurs propres sentiments, pour le plaisir de nous contredire? Voici,
en effet (d’après Cicéron, qui les traduit), les propres
paroles que Platon prête au Dieu souverain s’adressant aux dieux
créés 3 : « Dieux, fils de dieux, considérez
de quels ouvrages je suis l’auteur et le père. Ils sont indissolubles,
parce que je le veux; car tout ce qui est composé peut se dissoudre;
mais il est d’un méchant de vouloir séparer ce que la raison
a uni. Ainsi, ayant commencé d’être, vous ne sauriez être
immortels, ni absolument indissolubles; niais vous ne serez jamais dissous
et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne
peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus
puissant que ceux dont vous fûtes, unis
1. C’est le sentiment de Platon dans le Phèdre et dans le Timée;
c’est aussi celui de Plotin (Ennéades, VI, livre IX, ch. 9) et de
tous les néoplatoniciens d’Alexandrie.
2. Sag. IX, 15.
3. On remarquera qu’en citant même le Timée, saint Augustin
n’a pas le texte grec sous les yeux, mais une traduction latine.
au moment de votre naissance ». Voilà donc les dieux qui,
tout mortels qu’ils sont comme composés de corps et d’âme,
ne laissent pas, suivant Platon, d’être immortels par la volonté
de Dieu qui les a faits. Si donc c’est une peine pour l’âme d’être
unie à un corps, quel qu’il soit, d’où vient que Dieu cherche
en quelque sorte à rassurer les dieux contre la mort, c’est-à-dire
contre la séparation de l’âme et du corps, et leur promet
qu’ils seront immortels, non par leur nature, composée et non simple,
mais par sa volonté ?
De savoir maintenant si ce sentiment de Platon touchant les astres
est véritable, c’est une autre question. Nous ne tombons pas d’accord
que ces globes de lumière qui nous éclairent le jour et la
nuit aient des âmes intelligentes et bienheureuses qui les animent,
ainsi que Platon l’affirme également de l’univers, comme d’un grand
et vaste animal qui contient tous les autres 2; mais, je le répète,
c’est une autre question que je n’ai pas entrepris d’examiner ici. J’ai
cru seulement devoir dire ce peu de mots contre ceux qui sont si fiers
de s’appeler platoniciens : orgueilleux porteurs de manteaux, d’autan t
plus superbes qu’ils sont moins nombreux et qui rougiraient d’avoir à
partager le nom de chrétien avec la multitude. Ce sont eux qui,
cherchant un point faible dans notre doctrine, s’attaquent à l’éternité
des corps, comme s’il y avait de la contradiction à vouloir que
l’âme soit bienheureuse et qu’elle soit éternellement unie
à un corps; ils oublient que Platon, leur maître, considère
comme une grâce que le Dieu souverain accorde aux dieux créés
le privilége de ne point mourir, c’est-à-dire de n’être
jamais séparés de leur corps.
CHAPITRE XVII.
CONTRE CEUX QUI NE VEIlLENT PAS QUE DES CORPS TERRESTRES PUISSENT DEVENIR
INCORRUPTIBLES ET ÉTERNELS.
Ces mêmes philosophes soutiennent encore que des corps terrestres
ne peuvent être
1. Saint Augustin ayant cité ce passage du Timée, non
pas d’après le texte, mais d’après la version de Cicéron,
e’était pour nous un devoir de nous rapprocher de Cicéron
plus que de Platon même. — Comparez les divers interprètes
M. J.-V. Le Clerc ( Pensées de Platon,) M. Cousin (tome XI, page
137) et M. Henri-Martin (tome I, page 112 et note 38, § 1).
2. Voyez particulièrement le Timée (trad. fr., tome XII,
pages 120, 125, 244) : « Dieu, dit Platon, voulant faire le monde
semblable à ce qu’il y a de plus beau et de plus parfait parmi les
choses intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui
tous les autres animaux comme étant de la même nature que
lui. »
éternels, bien qu’ils ne balancent point à déclarer
que toute la terre, qui est un membre de leur dieu, non du Dieu souverain,
mais pourtant d’un grand dieu, c’est-à-dire du monde, est éternelle.
Puis donc que le Dieu souverain leur a fait un autre dieu, savoir le monde,
supérieur à tous les autres dieux créés, et
puisqu’ils croient que ce dieu est un animal doué d’une âme
raisonnable ou intellectuelle, qui a pour membres les quatre éléments,
dont ils veulent que la liaison soit éternelle et indissoluble,
de crainte qu’un si grand dieu ne vienne à périr, pourquoi
la ferre, qui est comme le nombril dans le corps de ce grand animal, serait-elle
éternelle et les corps des autres animaux terrestres ne le seraient-ils
pas, si Dieu le veut? Il faut, disent-ils, que la terre soit rendue à
la terre 1, et comme c’est de là que les corps des animaux terrestres
ont été tirés, ils doivent y retourner et mourir.
Mais si quelqu’un disait la même chose du feu, soutenant qu’il faut
lui rendre tous les corps qui en ont été tirés pour
en former les animaux célestes, que deviendrait l’immortalité
promise par le Dieu souverain à tous ces dieux? Dira-t-on que cette
dissolution ne se fait pas pour eux, parce que Dieu, dont la volonté,
comme dit Platon, surmonte tout obstacle, ne le veut pas? Qui empêche
donc que Dieu ne le veuille pas non plus pour les corps terrestres, puisqu’il
peut faire que ce qui a commencé existe sans fin, que ce qui est
formé de parties demeure indissoluble, que ce qui est tiré
des éléments n’y retourne pas? Pourquoi ne ferait-il pas
que les corps terrestres fussent impérissables? Est-ce que Dieu
n’est puissant qu’autant que le veulent les Platoniciens, au lieu de l’être
autant que le croient les chrétiens? Vous verrez que les philosophes
ont connu le pouvoir et les desseins de Dieu, et que les Prophètes
n’ont pu les connaître, c’est-à-dire que les hommes inspirés
de l’Esprit de Dieu ont ignoré sa volonté, et que ceux-là
l’ont découverte qui ne se sont appuyés que sur d’humaines
conjectures!
Ils devaient au moins prendre garde de ne pas tomber dans cette contradiction
manifeste, de soutenir d’un côté que l’âme ne saurait
être heureuse, si elle ne fuit toute sorte de
1. Saint Augustin parait se souvenir ici d’un passage où Cicéron,
traduisant Euripide, s’exprime ainsi : « Il faut que la terre soit
rendue à la terre (Voyez les Tusculanes (lib. III, cap. 25). »
(275)
corps 1, et de dire de l’autre que les âmes des dieux sont bienheureuses
quoique éternellement unies à des corps, celle même
de Jupiter. qui pour eux est le monde, étant liée à
tom les éléments qui composent cette sphère immense
de la terre aux cieux. Platon veut que cette âme s’étende,
selon des lois musicales, depuis le centre de la terre jusqu’aux extrémités
du ciel, et que le monde soit un grand et heureux animal dont l’âme
parfaitement sage ne doit jamais être séparée de son
corps, sans toutefois que cette masse composée de tant d’éléments
divers puisse la retarder, ni l’appesantir 2. Voilà les libertés
que les philosophes laissent prendre à leur imagination, et en même
temps ils ne veulent pas croire que des corps terrestres puissent devenir
immortels par la puissance de la volonté de Dieu, et que les âmes
y puissent vivre éternellement bienheureuses sans en être
appesanties 3, comme font cependant leurs dieux dans des corps de feu,
et Jupiter même, le roi des dieux, dans la masse de tous ces éléments?
S’il faut qu’une âme, pour être heureuse, fuie toutes sortes
de corps, que leurs dieux abandonnent donc les globes célestes;
que Jupiter quitte le ciel et la terre; ou s’il ne peut s’en séparer,
qu’il soit réputé misérable. Mais nos philosophes
reculent devant cette alternative:
ils n’osent point dire que leurs dieux quittent leur corps, de peur
de paraître adorer des divinités mortelles ; et ils ne veulent
pas les priver de la félicité, de crainte d’avouer que des
dieux sont misérables. Concluons qu’il n’est pas nécessaire
pour être heureux de fuir toutes sortes de corps, mais seulement
ceux qui sont corruptibles, pesants, incommodes et moribonds, non tels
que la bonté de Dieu les donna aux premiers hommes, mais tels qu’ils
sont devenus en punition du péché.
1. C’est la doctrine des Plotin, des Porphyre et de tous ces philosophes
d’Alexandrie qui poussaient à l’extrême le spiritualisme de
Platon. Voyez plus haut la belle discussion de saint Augustin contre Porphyre,
au liv. X, ch. 29 et suiv.
2 Voyez le Timée, trad. fr., tome XII, pages 120 et suiv. «
L’auteur du monde, dit Platon, ayant achevé à son gré
la composition de l’âme, construisit au dedans d’elle tout ce qui
est corporel, rapprocha l’un de l’autre le centre du corps et celui de
l’âme, les unit ensemble, et l’âme, infuse partout, depuis
le milieu jusqu’aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement,
introduisit par son mouvement sur elle-même le divin commencement
d’une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite
des temps ».
3. Comp. saint Augustin, De Gén. ad litt., lib. VI, II. 36,
37.
CHAPITRE XVIII.
DES CORPS TERRESTRES QUE LES PRILOSOPHES PRÉTENDENT NE POUVOIR
CONVENIR AUX ÊTRES CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI
EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR LA FORCE NATURELLE DE
LA PESANTEUR.
Mais il est nécessaire, disent-ils, que le poids naturel des
corps terrestres les fixe sur la terre ou les y appelle, et ainsi ils ne
peuvent être dans le ciel. Il est vrai que les premiers hommes étaient
sur la terre, dans cette région fertile et délicieuse qu’on
a nommée le paradis; mais que nos adversaires considèrent
d’un oeil plus attentif la nature de la pesanteur; cela est important pour
résoudre plusieurs questions, notamment celle du corps avec lequel
Jésus-Christ est monté au ciel, et celle aussi des corps
qu’auront les saints au moment de la résurrection. Je dis donc que
si les hommes parviennent par leur adresse à faire soutenir sur
l’eau certains vases composés des métaux les plus lourds,
il est infiniment plus simple et plus croyable que Dieu, par des ressorts
qui nous sont inconnus, puisse empêcher les corps pesants de tomber
sur la terre, lui qui, selon Platon, fait, quand il le veut, que les choses
qui ont un commencement n’aient point de fin, et que celles qui sont composées
de plusieurs parties ne soient point dissoutes? or, l’union des esprits
avec les corps est mille fois plus merveilleuse que celle des corps les
uns avec les autres. N’est-ce pas aussi une chose aisée à
comprendre que des esprits parfaitement heureux meuvent leurs corps sans
peine où il leur plaît, corps terrestres à la vérité,
mais incorruptibles? Les anges n’ont-ils pas le pouvoir d’enlever sans
difficulté les animaux terrestres d’où bon leur semble, et
de les placer où il leur convient? Pourquoi donc ne croirions-nous
pas que les âmes des bienheureux pourront porter ou arrêter
leurs corps à leur gré? Le poids des corps est d’ordinaire
en raison de leur masse, et plus il y a de matière, plus la pesanteur
est grande; cependant l’âme porte plus légèrement son
corps quand il est sain et robuste que quand il est maigre et malade, bien
qu’il reste plus lourd à porter pour autrui dans son embonpoint
que dans sa langueur; d’où il faut conclure que, dans les corps
même mortels et corruptibles, l’équilibre et l’harmonie des
parties font plus que la masse et le poids. (276) Qui peut d’ailleurs expliquer
l’extrême différence qu’il y a entre ce que nous appelons
santé et l’immortalité future? Ainsi donc, que les philosophes
ne croient pas avec l’argument du poids des corps avoir raison de notre
foi ! Je pourrais leur demander pourquoi ils ne croient pas qu’un corps
terrestre puisse être dans le ciel, alors que toute la terre est
suspendue dans le vide; mais ils me répondraient peut-être
que tous les corps pesants tendent vers le centre du monde. Je dis donc
seulement que si les moindres dieux, à qui Platon adonné
la commission de créer l’homme avec les autres animaux terrestres,
ont pu, comme il l’avance, ôter au feu la vertu de brûler,
sans lui ôter celle de luire et d’éclairer par les yeux 1,
douterons-nous que le Dieu souverain, à qui ce philosophe donne
le pouvoir d’empêcher que les choses qui ont un commencement n’aient
une fin, et que celles qui sont composées de parties aussi différentes
que le corps et l’esprit ne se dissolvent, soit capable d’ôter la
corruption et la pesanteur à la chair, qu’il saura bien rendre immortelle
sans détruire sa nature ni la configuration de ses membres? Mais
nous parlerons plus amplement, s’il plaît à Dieu, sur la fin
de cet ouvrage, de la résurrection des morts et de leurs corps immortels.
CHAPITRE XIX.
CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES PREMIERS
HOMMES SERAIENT MORTS, QUAND MÊME ILS N’AURAIENT POINT PÉCHÉ.
Je reprends maintenant ce que j’ai dit plus haut du corps des premiers
hommes, et j’affirme que la mort, par où j’entends cette mort dont
l’idée est familière à tous et qui consiste dans la
séparation du corps et de l’âme, ne leur serait point arrivée,
s’ils n’eussent péché. Car bien qu’il ne soit pas permis
de douter que les âmes des justes après la mort ne vivent
en repos, c’est pourtant une chose manifeste qu’il leur serait plus avantageux
de vivre avec leurs corps sains et vigoureux, et cela est si vrai que ceux
qui regardent comme une condition de parfait bonheur de n’avoir point de
corps condamnent eux-mêmes cette doctrine par leurs propres sentiments.
Qui d’entre eux, en effet, oserait placer les hommes les plus sages
1. Voyez dans le Timée la théorie de la vision, tome
XII de la trad. fr., pages 192 et suiv.
au-dessus des dieux immortels? et cependant le Dieu souverain, chez
Platon, promet à ces dieux, comme une faveur signalée, qu’ils
ne mourront point, c’est-à-dire que leur âme sera toujours
unie à leur corps 1.Or, ce même Platon croit que les hommes
qui ont bien vécu en ce monde auront pour récompense de quitter
leur corps pour être reçus 2 dans Le sein des dieux (qui pourtant
ne quittent jamais le leur). C’est de là que plus tard:
« Ces âmes reviennent aux régions terrestres, libres
de leur souvenir et désirant entrer dans des corps nouveaux 3 »;
comme parle Virgile d’après Platon; car Platon estime, d’une
part, que les âmes des hommes ne peuvent pas être toujours
dans leur corps et qu’elles en sont nécessairement séparées
par la mort, et, d’autre part, qu’elles ne peuvent pas demeurer toujours
sans corps, mais qu’elles les quittent et les reprennent par de continuelles
révolutions 4. Ainsi il y a cette différence, selon lui,
entre les sages et le reste des hommes, que les premiers sont portés
dans le ciel après leur mort pour y reposer quelque temps, chacun
dans son astre 5, d’où, ensuite, oubliant leurs misères passées,
et entraînées par l’impérieux désir d’avoir
un corps, ils retournent aux travaux et aux souffrances de cette vie, au
lieu que ceux qui ont mal vécu rentrent aussitôt dans des
corps d’hommes ou de bêtes suivant leurs démérites
6. Platon a donc assujéti à cette dure condition de vivre
sans cesse les âmes mêmes des gens de bien 7 : sentiment si
étrange que Porphyre, comme nous l’avons dit aux livres précédents
8, Porphyre en a eu honte et a pris le parti non-seulement d’exclure les
âmes des hommes du corps des bêtes, mais d’assigner aux âmes
des gens de bien, une fois délivrées du corps, une demeure
éternelle au sein du Père 9. De cette façon, pour
n’en pas
1. Voyez plus haut, chap. 16.
2. Voyez, dans le Timée, la fin du discours de Dieu aux dieux
(tome XII de la trad. fr., page 138).
3. Virgile, Énéide, livre VI, vers 750, 751.
4. Voyez le Phédon, le Phèdre et le Timée.
5. Voyez le Timée, 1. 1, page 139.
6. Timée, 1. 1, pages 242 et suiv.
7. Saint Augustin parait ici beaucoup trop affirmatif et on s’aperçoit
qu’il n’a pas à son service les dialogues de Platon. Dans le Phèdre,
en effet, dans le Phédon et ailleurs, Platon exempte certaines âmes
d’élite de la transmigration perpétuelle (Voyez traduct.
fr., tome VI, pages 54 et suiv.; tome I, pages 240, 312 et suiv.) La contradiction
signalée entre Platon et Porphyre n’existe donc pas.
8. Particulièrement au livre X, ch. 30.
9. Le Père, dans le langage des néoplatoniciens d’Alexandrie,
c’est le premier principe, l’Unité absolue, première hypostase
de la trinité divine.
(277)
dire moins que Jésus-Christ, qui promet une vie éternelle
aux saints, il établit dans une éternelle félicité
les âmes purifiées de leurs souillures, sans les faire retourner
désormais à leurs anciennes misères, et, pour contredire
Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps et assure
que les âmes vivront éternellement d’une vie incorporelle
1.Et cependant il ne leur défend point d’adorer les dieux, qui ont
des corps, ce qui fait voir qu’il n’a pas cru ces âmes d’élite,
toutes dégagées du corps qu’elles soient, plus excellentes
que les dieux. Pourquoi donc trouver absurde ce que notre religion enseigne,
savoir: que les premiers hommes n’auraient point été séparés
de leur corps par la mort s’ils n’eussent péché, et que les
bienheureux reprendront dans la résurrection les mêmes corps
qu’ils ont eus en cette vie, mais tels néanmoins qu’ils ne leur
causeront plus aucune peine et ne seront d’aucun obstacle à leur
pleine félicité.
CHAPITRE XX.
LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITÉS SERONT PLUS PARFAITS QUE
N’ÉTAIENT CEUX DES PREMIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE,
Ainsi la mort paraît légère aux âmes des
fidèles trépassés, parce que leur chair repose en
espérance, quelque outrage qu’elle ait paru recevoir après
avoir perdu la vie. Car n’en déplaise à Platon, si les âmes
soupirent après un corps, ce n’est pas parce qu’elles ont perdu
la mémoire, mais plutôt parce qu’elles se souviennent de ce
que leur a promis celui qui ne trompe personne et qui nous a garanti jusqu’au
moindre de nos cheveux 2. Elles souhaitent donc avec ardeur et attendent
avec patience la résurrection de leurs corps, où elles ont
beaucoup souffert, mais où elles ne doivent plus souffrir. Aussi
bien, puisqu’elles ne haïssaient pas leur chair 3 lorsqu’elle entrait
en révolte contre leur faiblesse et qu’il fallait la retenir sous
l’empire de l’esprit, combien leur est-elle plus précieuse, au moment
de devenir spirituelle? Car de même qu’on appelle charnel l’esprit
esclave de la chair, on peut bien aussi appeler spirituelle la chair soumise
à l’esprit, non qu’elle doive être convertie en esprit, comme
le croient
1. Voyez plus bas, livre XXII, ch. 27
2. Luc, XXI, 18.- 3. Ephés. V, 29.
quelques-uns 1 sur la foi de cette parole de l’Apôtre: «
Corps animal, quand il est mis en terre, notre corps ressuscitera spirituel
2 »; mais parce qu’elle sera parfaitement soumise à l’esprit,
qui en pourra disposer à son gré sans éprouver jamais
aucune résistance. En effet, après la résurrection,
le corps n’aura pas seulement toute la perfection dont il est capable ici-bas
dans la meilleure santé, mais il sera même beaucoup plus parfait
que celui des premiers hommes avant le péché. Bien qu’ils
ne dussent point mourir, s’ils ne péchaient point, ils ne laissaient
pas toutefois de se servir d’aliments, leurs corps n’étant pas encore
spirituels. Il est vrai aussi qu’ils ne vieillissaient point, par une grâce
merveilleuse que Dieu avait attachée en leur faveur à l’arbre
de vie, planté au milieu du paradis avec l’arbre défendu;
mais cela ne les empêchait pas de se nourrir du fruit de tous les
autres arbres du paradis, à l’exception d’un seul toutefois, qui
leur avait été défendu, non comme une chose mauvaise,
mais pour glorifier cette chose excellente qui est la pure et simple obéissance,
une des plus grandes vertus que puisse exercer la créature raisonnable
à l’égard de son créateur. Ils se nourrissaient donc
des autres fruits pour se garantir de la faim et de la soif, et ils mangeaient
du fruit de l’arbre de vie pour arrêter les progrès de la
mort et de la vieillesse, tellement qu’il semble que le fruit de la vie
était dans le paradis- terrestre ce qu’est dans le paradis spirituel
la sagesse de Dieu, dont il est écrit:
« C’est un arbre de vie pour ceux qui l’embrassent 3».
CHAPITRE XXI
ON PEUT DONNER UN SENS SPIRITUEL A CE QUE L’ÉCRITURE DIT DU
PARADIS, POURVU QUE L’ON CONSERVE LA VÉRITÉ DE RÉCIT
HISTORIQUE.
De là vient que quelques-uns 4 expliquent allégoriquement
tout ce paradis où la sainte
1. C’était là, selon le docte Vivès, une des opinions
professées par Origène dans ce livre Des principes dont il
a été parlé plus haut. L’audacieux théologien
d’Alexandrie y soutenait que toute chair doit un jour être transformée
en substance spirituelle, bien plus, assimilée à la substance
divine. C’est alors, disait-il, que Dieu sera tout en tous.
2. I Cor. XV, 44. — 3. Prov. III, 18.
3. Il s’agit ici soit de Philon le juif, soit d’Origène, lesquels
avalent ce point commun de réduire les récits de 1’Ecriture
sainte à de purs symboles. Voyez Philon (De opif. mundi, au dernier
livre, et Allegor. leg., - lib. I) et les commentaires d’Origène
sur la Genèse.
(278)
Ecriture rapporte que furent mis nos premiers parents; ce qui est dit
des arbres et des fruits, ils l’entendent des vertus et des moeurs, soutenant
que toutes ces expressions ont un sens exclusivement symbolique. Mais quoi
? faut-il nier la réalité du paradis terrestre parce qu’il
peut figurer un paradis spirituel ? c’est comme si l’on voulait dire qu’il
n’y a point eu deux femmes, dont l’une s’appelait Agar et l’autre Sara,
d’où sont sortis deux enfants d’Abraham, l’un de la servante et
l’autre de la femme libre, parce que l’Apôtre dit qu’il découvre
ici la figure des deux Testaments 1; ou encore qu’il ne sortit point d’eau
de la pierre que Moïse frappa de sa baguette 2, parce que cette pierre
peut figurer Jésus-Christ, suivant cette parole du même Apôtre
« Or, la pierre était Jésus-Christ s. Rien n’empêche
donc d’entendre par le paradis terrestre la vie des bienheureux, par les
quatre fleuves, les quatre vertus cardinales, c’est-à-dire la prudence,
la force, la tempérance et la justice, par les arbres toutes les
sciences utiles, par les fruits des arbres les bonnes moeurs, par l’arbre
de vie, la sagesse qui est la mère de tous les biens, et par l’arbre
de la science du bien et du mal, l’expérience du commandement violé.
Car la peine du péché est bonne puisqu’elle est juste, mais
elle n’est pas bonne pour l’homme qui la subit. Et tout cela peut encore
se mieux entendre de l’Eglise, à titre de prophétie, en disant
que le paradis est l’Eglise même, à laquelle on donne ce nom
dans le Cantique des Cantiques 4; les quatre fleuves du paradis, les quatre
évangiles; les arbres fruitiers, les saints; leurs fruits, leurs
bonnes oeuvres; l’arbre de vie, le Saint des saints, Jésus-Christ;
l’arbre de la science du bien et du mal, le libre arbitre. L’homme en effet
qui a méprisé la volonté de Dieu ne saurait faire
de soi qu’un usage funeste; ce qui lui fait connaître quelle différence
il y a de se tenir attaché au bien commun de tous, ou de se complaire
en son propre bien; car celui qui s’aime est abandonné à
lui-même, afin que comblé de craintes et de misères,
il s’écrie avec le Psalmiste, si toutefois il sent ses maux : «
Mon âme, s’étant tournée vers elle-même, est
tombée dans la confusion 5 », et qu’il ajoute après
avoir reconnu sa faiblesse : « Seigneur, je ne
1. Galat. IV, 22-24. 2. Exod. XVII, 6 ; Num. XX, 11 .- 3. I Cor. X,
4 .- 4 Cant. IV, 13 .- 5. Ps. XLI, 7
« mettrai plus ma force qu’en vous 1 ». Ces explications
allégoriques du paradis et autres semblables sont très-bonnes,
pourvu que l’on croie en même temps à la très-fidèle
exactitude du récit historique.
CHAPITRE XXII.
LES CORPS DES SAINTS SERONT SPIRITUELS APRÈS LA RÉSURRECTION,
MAIS D’UNE TELLE FAÇON POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVERTIR
EN ESPRIT.
Les corps des saints après la résurrection n’auront plus
besoin d’aucun arbre pour les empêcher de mourir de vieillesse ou
de maladie, ni d’autres aliments corporels pour les garantir de la faim
ou de la soif, parce qu’ils seront revêtus d’une immortalité
glorieuse, en sorte que si les élus mangent, ce sera parce qu’ils
le voudront, et non par nécessité. C’est ainsi que nous voyons
que les anges ont quelquefois mangé avec les hommes, non qu’ils
en eussent besoin, mais par complaisance et-pour se proportionner à
eux. Et il ne faut pas croire que les anges n’aient mangé qu’en
apparence, quand les hommes les ont reçus chez eux 2 sans les connaître
et persuadés qu’ils mangeaient comme nous par besoin; car ces mots
de l’ange à Tobie: « Vous m’avez vu manger, mais vous ne l’avez
vu « qu’avec vos yeux 3 », signifient: Vous croyez que je mangeais
comme vous par besoin. — Que si toutefois il est permis d’entendre ce passage
autrement et d’adopter une autre opinion peut-être plus vraisemblable,
au moins la foi nous oblige-t-elle de croire que Jésus-Christ, après
la résurrection, a réellement mangé avec ses disciples
4, bien qu’il eût déjà une chair spirituelle. Ce n’est
donc que le besoin, et non le pouvoir de boire et manger, qui sera ôté
aux corps spirituels, et ils ne seront pas spirituels, parce qu’ils cesseront
d’être corps-, mais parce qu’ils seront animés d’un esprit
vivifiant.
CHAPITRE XXIII.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL ET PAR LE CORPS SPIRITUEL,
ET CE QUE C’EST QUE MOURIR EN ADAM ET ÊTRE VIVIFIÉ EN JÉSUS-CHRIST.
De même que nous appelons corps animaux
1. Ps. LVIII, 10. — 2. Gen. XVIII; et Tob. XI. — 3. Tob. XCI, 19. —
4.Luc, XXIV.
(279)
ceux qui ont une âme vivante, ainsi on nomme corps spirituels
ceux qui ont un esprit vivifiant. Dieu nous garde toutefois de croire que
ces corps glorieux deviennent des esprits! ils gardent la nature du corps,
sans en avoir la pesanteur ni la corruption. L’homme alors ne sera pas
terrestre, mais céleste, non que le corps qui a été
tiré de la terre cesse d’être, mais parce que Dieu le rendra
capable de demeurer dans le ciel, en ne changeant pas sa nature, mais ses
qualités. Or, le premier homme, qui était terrestre et formé
de la terre 1, a été créé avec une âme
vivante et non avec un esprit vivifiant, qui lui était réservé
comme prix de son obéissance. C’est pourquoi il avait besoin de
boire et de manger pour se garantir de la faim et de la soif, et il n’était
pas immortel par sa nature, mais seulement par le moyen de l’arbre de vie
qui le défendait de la vieillesse et de la mort; il ne faut donc
point douter que son corps ne fût animal et non spirituel, et cependant,
il ne serait point mort, s’il n’eût encouru par son péché
l’effet des menaces divines, condamné dès ce moment à
disputer au temps et à la vieillesse, à l’aide des aliments
dont la bonté de Dieu lui a continué le secours, une vie
que son obéissance aurait pu prolonger à jamais.
Alors donc que nous entendrions aussi de cette mort sensible qui sépare
l’âme d’avec le corps ce que Dieu dit aux premiers hommes: «
Du jour que vous mangerez de ce fruit, vous « mourrez 2», on
ne devrait point trouver étrange que cette séparation de
l’âme et du corps ne se fût pas faite dès le jour même
qu’ils mangèrent du fruit défendu, Dès ce jour, en
effet, leur nature fut corrompue, et, par une séparation très-juste
de l’arbre de vie, ils tombèrent dans la nécessité
de mourir, avec laquelle nous naissons tous. Aussi, l’Apôtre ne dit
pas que le corps mourra, « mais qu’il est mort à« cause
du péché, et que l’esprit est vivant à cause de la
justices. Et il ajoute : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité
Jésus-Christ habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ
donnera aussi la vie à vos corps mortels, parce que son Esprit habitera
en vous 3 ». Ainsi donc le corps, qui n’a maintenant qu’une âme
vivante, recevra alors un esprit vivifiant; mais, quoiqu’il ait une âme
vivante, l’Apôtre ne laisse pas de dire qu’il est mort, parce qu’il
est soumis à la nécessité de mourir, au lieu
1. I Cor. xv, 47. — 2. Gen. II, 17. — Rom. VIII, 10, 11.
que dans le paradis terrestre, quoiqu’il eût une âme vivante
sans avoir encore un esprit vivifiant, on ne pouvait pas dire qu’il fût
mort, parce qu’il n’avait point péché et qu’il n’était
pas encore sujet à la mort. Or, Dieu ayant marqué la mort
de l’âme (qui a lieu lorsqu’il la quitte), en disant: « Adam,
où es-tu? » et celle du corps (qui arrive quand l’âme
l’abandonne), en disant encore: « Vous êtes terre, et vous
retournerez en terre 1 », il faut croire qu’il n’a rien dit de la
seconde mort, parce qu’il a voulu qu’elle fût cachée dans
l’Ancien Testament, la réservant pour le Nouveau, où elle
est ouvertement déclarée, afin de faire voir que cette première
mort, qui est commune à tous, vient du premier péché,
qui d’un seul homme s’est communiqué à tous. Quant à
la seconde mort, elle n’est pas commune à tous, à cause de
ceux que Dieu a connus et prédestinés de toute éternité
»,comme dit l’Apôtre, « pour être conformes à
l’image de son Fils, afin « qu’il fût l’aîné de
plusieurs frères 3 » ; ceux-là, en effet, la grâce
du Médiateur les en a délivrés.
Voici comment l’Apôtre témoigne que le premier homme a
été créé dans un corps animal. Voulant distinguer
notre corps, qui est maintenant animal, de ce même corps qui sera
spirituel dans la résurrection, il dit : « Le corps est semé
plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible; il est semé
avec ignominie, et il ressuscitera glorieux; il est semé dans la
faiblesse, et il ressuscitera dans la vigueur; il est semé corps
animal, et il ressuscitera corps spirituel ». Et pour montrer ce
que c’est qu’un corps animal : « Il est écrit», ajoute-t-il,
« que le premier homme a été créé avec
une âme vivante ». L’Apôtre veut donc qu’on entende par
ces paroles de 1’Ecriture : « Le premier homme a été
créé avec une âme vivante 3», qu’il a été
créé avec un corps animal; et il montre ce qu’il faut entendre
par un corps spirituel, quand il ajoute : « Mais le second Adam a
été rempli d’un esprit vivifiant » ; par où
il marque Jésus-Christ, qui est ressuscité d’une telle manière
qu’il ne peut plus mourir. Il poursuit et dit : « Mais ce n’est pas
le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est
le corps animal, et ensuite le spirituel »; par où il montre
encore plus clairement qu’il a entendu le corps animal dans ces paroles
: « Le premier homme a été créé avec
une âme
1. Gen. III, 9, 19. — 2. Rom. VIII, 28, 29. — 3. Gen. II, 7.
(280)
vivante », et le spirituel, quand il a dit: « Le second
Adam a été rempli d’un esprit vivifiant ».
Le corps animal est le premier, tel que l’a eu le premier Adam (qui
toutefois ne serait point mort s’il n’eût péché), tel
que nous l’avons depuis que la nature corrompue par le péché
nous a soumis à la nécessité de mourir, tel que Jésus-Christ
même a voulu l’avoir d’abord; mais après vient le spirituel,
tel qu’il est déjà dans Jésus-Christ comme dans notre
chef et tel qu’il sera dans ses membres lors de la dernière résurrection
des morts.
L’Apôtre signale ensuite une notable différence entre
ces deux hommes, lorsqu’il dit
« Le premier homme est terrestre et formé de la terre,
et le second est céleste et descendu du ciel, Comme le premier homme
a été terrestre, ses enfants aussi sont terrestres; et comme
le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes.
De même donc que nous portons l’image de l’homme terrestre, portons
aussi l’image de l’homme céleste 1 ». Ce que dit ici l’Apôtre
commence maintenant en nous par le sacrement de la régénération,
ainsi qu’il le témoigne ailleurs par ces paroles: « Tous,
tant que vous êtes, qui avez été «baptisé
en Jésus-Christ, vous vous êtes revêtus de Jésus-Christ
2 »; mais la chose ne s’accomplira entièrement que lorsque
ce qu’il y a d’animal en nous par la naissance sera devenu spirituel par
la résurrection; car, pour me servir encore des paroles de saint
Paul : «Nous sommes sauvés par l’espérance 3».
Or, nous portons l’image de l’homme terrestre à cause de la désobéissance
et de la mort qui sont passées en nous par la génération,
et nous portons celle de l’homme céleste à cause du pardon
et de la vie que nous recevons dans la régénération
par le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme
4, qui est cet homme céleste dont veut parler saint Paul, parce
qu’il est venu du ciel pour se revêtir d’un corps mortel et le revêtir
lui-même d’immortalité 5. S’il appelle aussi les enfants du
Christ célestes, c’est qu’ils deviennent ses membres par sa grâce
pour faire ensemble un même Christ. Il déclare encore ceci
plus
1. I Cor. XV, 42-49. — 2. Galat. III, 27. — 3. Rom, VIII, 24. — 4.
I Tim.II,5. -
2. Saint Augustin parait ici penser à l’hérésie
des Va1entiniens, qui prétendaient que le corps de Jésus-Christ
n’était pas un corps humain, mais un corps spirituel et céleste.
Voyez le livre de saint Augustin : Des hérésies (haer. 11).
expressément dans la même épître, quand il
dit: « La mort est venue par un homme, et la résurrection
doit aussi venir par un homme; car comme tous meurent en Adam, ainsi tous
revivent en Jésus-Christ 1 » c’est-à-dire dans un corps
spirituel qui sera animé d’un esprit vivifiant. Ce n’est pas toutefois
que tous ceux qui meurent en Adam doivent devenir membres de Jésus-Christ,
puisqu’il y en aura beaucoup plus qui seront punis pour toute l’éternité
de la seconde mort; mais l’Apôtre se sert du terme général
de tous, pour montrer que comme personne ne meurt qu’en Adam dans ce corps
animal, personne ne ressuscitera qu’en Jésus-Christ avec un corps
spirituel. Il ne faut donc pas s’imaginer que nous devions avoir à
la résurrection un corps semblable à celui du premier homme
avant le péché : alors même, le sien n’était
pas spirituel, mais animal; et ceux qui sont dans un autre sentiment ne
se rendent pas assez attentifs à ces paroles du grand docteur :
« Comme il y a, dit-il, un corps animal, il y a aussi un corps spirituel,
ainsi qu’il est écrit Adam, le premier homme, a été
créé avec une âme vivante ». Peut-on dire qu’il
soit ici question de l’âme d’Adam après le péché?
évidemment non; car il s’agit du premier état où l’homme
a été créé, et l’Apôtre rapporte ce passage
de la Genèse pour montrer justement ce que c’est que le corps animal.
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE L’ÉCRITURE
ET QUI DONNE A L’HOMME UNE AME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST
EXHALE EN DISANT: RECEVEZ L’ESPRIT-SAINT.
Quelques-uns se sont persuadé avec assez peu de raison que le
passage de la Genèse où on lit : « Dieu souffla contre
la face d’Adam un esprit de vie, et l’homme fut créé âme
vivante 2 », ne doit pas s’entendre de Dieu donnant au premier homme
une âme, mais de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-Esprit
celle que l’homme avait déjà 3. Ce qui les porte à
interpréter ainsi l’Ecriture, c’est
1. I Cor. XV, 21, 27. — Gen. II, 7.
3. C’était le sentiment d’Origène Peri Arkon, (lib. I,
cap. 3), auquel il faut joindre Tertullien (De Bapt., cap. 5), saint Cyprien
(Epist. Ad. Jub.), saint Cyrille (In Joan., lib. IX, cap. 47), saint Basile
(In Psal. XLVIII), saint Ambroise (De Parad.), et plusieurs autres Pères
de 1’Eglise. Voyez aussi le traité de saint Augustin (De Gen. contra
Man., lib. II, n. 10, 11).
(281)
que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après la résurrection,
souffla sur ses disciples et leur dit:
« Recevez le Saint-Esprit s; d’où ils concluent que, puisque
la même chose se passa dans la création de l’homme, le même
effet s’ensuivit aussi : comme si l’évangéliste, après
avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disciples, avait
ajouté, ainsi que fait Moïse, qu’ils devinrent âmes vivantes.
Mais quand il l’aurait ajouté, cela ne signifierait autre chose,
sinon que l’Esprit de Dieu est en quelque façon la vie de l’âme,
et que sans lui elle est morte, quoique l’homme reste vivant. Mais rien
de semblable n’eut lieu au moment de la création de l’homme, ainsi
que le prouvent ces paroles de la Genèse : « Dieu créa
(formavit) l’homme poussière de la terre » ; ce que certains
interprètes croient rendre plus clair en traduisant : « Dieu
composa (finxit) l’homme du limon de la terre », parce qu’il est
écrit aux versets précédents : « Or, une fontaine
s’élevait de la terre et en arrosait toute la « surface 2
»; ce qui engendrait, suivant eux, ce limon dont l’homme fut formé;
et c’est immédiatement après que l’Ecriture ajoute
« Dieu créa l’homme poussière de la terre »,
comme le portent les exemplaires grecs sur lesquels l’Ecriture a été
traduite en latin. Au surplus, que l’on rende par formavit ou par finxit
le mot grec eplasen, peu importe à la question; finxit est le mot
propre, et c’est la crainte de l’équivoque qui a décidé
ceux qui ont préféré formavit, l’usage donnant à
l’expression finxit le sens de fiction mensongère. C’est donc cet
homme ainsi fait de la poussière de la terre ou du limon, c’est-à-dire
d’une poussière trempée d’eau, dont saint Paul dit qu’il
devint un corps animal, lorsqu’il reçut l’âme. « Et
l’homme devint âme vivante » entendez que cette poussière
ainsi pétrie devint une âme vivante.
Mais, disent-ils, il avait déjà une âme; autrement
on ne l’appellerait pas homme, l’homme n’étant pas le corps seul
ou l’âme seule, mais le composé des deux. Il est vrai que
l’âme, non plus que le corps, n’est pas l’homme entier; mais l’âme
en est la plus noble partie. Quand elles sont unies ensemble, elles prennent
le nom d’homme, qu’elles ne quittent pas néanmoins après
leur séparation. Ne disons-nous pas tous les jours: Cet homme est
mort, et maintenant il est dans la paix ou
1. Jean, XX, 22.- 2. Gen. II, 7.
dans les supplices, bien que cela ne se puisse dire que de l’âme
seule; ou : Cet homme a été enterré en tel ou tel
lieu, quoique cela ne se puisse entendre que du corps seul? Diront-ils
que ce n’est pas la façon de parler de l’Ecriture? Mais elle ne
fait point difficulté d’appeler homme l’une ou l’autre de ces deux
parties, lors même qu’elles sont unies, et de dire que l’âme
est l’homme intérieur et le corps l’homme extérieur 1,comme
si c’étaient deux hommes, bien qu’en effet ce n’en soit qu’un. Aussi
bien il faut entendre dans quel sens l’Ecriture dit que l’homme est fait
à l’image de Dieu, et dans quel sens elle l’appelle terre et dit
qu’il retournera en terre. La première parole s’entend de l’âme
raisonnable, telle que Dieu la créa par son souffle dans l’homme
, c’est-à-dire dans le corps de l’homme; et la seconde s’entend
du corps, tel que Dieu le forma de la poussière, et à qui
l’âme fut donnée pour en faire un corps animal, c’est-à-dire
un homme ayant une âme vivante.
C’est pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla sur ses disciples en disant:
« Recevez le Saint- Esprit », il voulait nous apprendre que
le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père, mais encore
l’Esprit du Fils unique, attendu que le même Esprit est l’Esprit
du Père et du Fils, formant avec tous deux la Trinité, Père,
Fils et Saint-Esprit, qui n’est pas créature, mais créateur.
En effet, ce souffle corporel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ
n’était point la substance ou la nature du Saint-Esprit, mais plutôt,
je le répète, un signe pour nous faire entendre que le Saint-Esprit
est commun au Père et au Fils; car ils n’en ont pas chacun un, et
il n’y en a qu’un pour deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans l’Ecriture
appelé en grec pneuma 2, ainsi que Notre-Seigneur l’appelle ici,
lorsque l’exprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses
disciples; et e ne me souviens point qu’il y soit appelé autrement:
au lieu que dans le passage de la Genèse, où il est dit que
« Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, et qu’il
souffla contre sa face un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma,
mais pnoè 3, terme dont l’Ecriture se sert plus souvent pour désigner
la créature que le Créateur;
1. II Cor. IV, 16
2. Pneuma, souffle, esprit.
3. Pnoé , souffle, vent.
(282)
d’où vient que quelques interprètes, pour en marquer
la différence, ont mieux aimé le rendre par le mot souffle,
que par celui d’esprit. Il se trouve employé de la sorte dans Isaïe,
où Dieu dit : « J’ai fait tout souffle 1», c’est-à-dire
toute âme. Les interprètes donc expliquent quelquefois, il
est vrai, ce dernier mot par souffle, ou par esprit, ou par inspiration
ou aspiration, ou même par âme; mais jamais ils ne traduisent
l’autre que par esprit, soit celui de l’homme dont l’Apôtre dit:
« Quel est celui des hommes qui connaît ce qui est en l’homme,
si ce n’est l’esprit même de l’homme qui est en lui 2 ? » soit
celui de la bête, comme quand Salomon dit: « Qui sait si l’esprit
de l’homme monte en haut dans le ciel, et si l’esprit de la bête
descend en bas dans la terre 3 ? » soit même cet esprit corporel
qu’on nomme aussi vent, comme dans le Psalmiste: « Le feu, la grêle,
la neige, la glace, l’esprit de tempête 4 » ; soit enfin l’esprit
créateur, tel que celui dont Notre-Seigneur dit dans l’Evangile,
en l’exprimant par son souffle: « Recevez le Saint-Esprit »,
et ailleurs : « Allez, baptisez toutes les nations « au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit 5 », paroles qui déclarent
clairement et excellemment la très-sainte Trinité; et encore
: « Dieu est esprit 6 » , et en beaucoup d’autres endroits
de l’Ecriture. Dans tous ces passages, le grec ne porte point le mot équivalent
à souffle, mais bien celui qui ne peut se rendre que par esprit.
Ainsi, alors même que dans un endroit de la Genèse où
il est dit que « Dieu souffla contre la face de l’homme un esprit
de vie », il y aurait dans le grec pneuma et non pnoè, il
ne s’ensuivrait pas pour cela que nous fussions obligés d’entendre
l’Esprit créateur, puisque, comme nous avons dit, l’Ecriture ne
se sert pas seulement du premier de ces mots pour le Créateur, mais
aussi pour la créature,
Mais, répliquent-ils, elle ne dirait pas esprit de vie, si elle
ne voulait marquer le Saint-Esprit, ni âme vivante, si elle n’entendait
la vie de l’âme qui lui est communiquée par le don de l’Esprit
de Dieu, puisque, l’âme vivant d’une vie qui lui est propre, il n’était
pas besoin d’ajouter vivante, si l’Ecriture n’eût voulu signifier
cette vie qui lui est donnée par le Saint-Esprit. Qu’est-ce à
dire? et raisonner ainsi, n’est-ce pas s’attacher avec ardeur à
ses
1. Isaïe, LVII, 16, sec. LXX.- 2. I Cor. II, 11 .- 3. Eccl. III,
21.- 4. Ps. CXLVIII, 8.- 5. Matth. XXVIII, 19.- Jean, IV, 24.
propres pensées au lieu de se rendre attentif au sens de l’Ecriture?
Sans aller bien loin, qu’y avait-il de plus aisé que de lire ce
qui est écrit un peu auparavant au même livre de la Genèse
: « Que la terre produise des âmes vivantes 1 », quand
tous les animaux de la terre furent créés? Et quelques lignes
après, mais toujours au même livre: « Tout ce qui a
esprit de vie et tout homme habitant la terre péri 2 », pour
dire que tout ce qui vivait sur la terre périt par le déluge?
Puis donc que nous trouvons une âme vivante et un esprit de vie,
même dans les bêtes, selon la façon de parler de l’Ecriture,
et qu’au lieu même où elle dit : « Toutes les choses
qui ont un esprit de vie » , le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè,
que ne disons-nous aussi: Où est la nécessité de dire
vivante, l’âme ne pouvant être, si elle ne vit, et d’ajouter
de vie, après avoir dit esprit? Cela nous fait donc voir que lorsque
l’Ecriture n usé de ces mêmes termes en parlant de l’homme,
elle ne s’est point éloignée de son langage ordinaire; mais
elle a voulu que l’on entendît par là le principe du sentiment
dans les animaux ou les corps animés. Et dans la formation de l’homme,
n’oublions pas encore que l’Ecriture reste fidèle à son langage
habituel, quand elle nous enseigne qu’en recevant l’âme raisonnable,
non pas émanée de la terre ou des eaux, comme l’âme
des créatures charnelles, mais créée par le souffle
de Dieu, l’homme n’en est pas moins destiné à vivre dans
un corps animal, où réside une âme vivante, comme ces
animaux dont l’Ecriture a dit: « Que la terre produise toute âme
vivante » ; et quand elle dit également qu’ils ont l’esprit
de vie, le grec portant toujours pnoè et non pneuma, ce n’est assurément
pas le Saint-Esprit, mais bien l’âme vivante qui est désignée
par cette expression.
Le souffle de Dieu , disent-ils encore, est sorti de sa bouche; de
sorte que si nous croyons que c’est l’âme, il s’ensuivra que nous
serons obligés aussi d’avouer qu’elle est consubstantielle et égale
à cette Sagesse qui a dit: « Je suis sortie de la bouche du
Très-Haut 3 ». Mais la Sagesse ne dit pas qu’elle est le souffle
de Dieu, mais qu’elle est sortie de sa bouche. Or, de même que nous
pouvons former un souffle, non de notre âme, qui nous fait hommes,
mais de l’air qui nous entoure et que
1. Gen. I, 24, — 2. Ibid, VII, 22. — 3. Eccli. XXIV, 5.
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nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puissant, a pu très-bien
aussi en former un, non de sa nature, ni d’aucune chose créée,
mais du néant, et le mettre dans le corps de l’homme. D’ailleurs,
afin que ces habiles personnes qui se mêlent de parler de l’Ecriture
et n’en étudient pas le langage, apprennent qu’elle ne fait pas
sortir de la bouche de Dieu seulement ce qui est de même nature que
lui, qu’elles écoutent ce que Dieu y dit : « Tu es tiède,
tu n’es ni froid ni chaud; c’est pourquoi je vais te vomir de ma bouche1
».
Il ne faut donc plus résister aux paroles expresses de l’Apôtre,
lorsque distinguant le
corps animal du corps spirituel, c’est-à-dire celui que nous
avons maintenant de celui que nous aurons un jour, il dit: « Le corps
est semé animal, et il ressuscitera spirituel. Comme il y a un corps
animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi qu’il est écrit :
Adam, le premier homme, a été créé avec une
âme vivante, et le second Adam a été rempli d’un esprit
vivifiant. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui a été
formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel.
Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second
homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a
été terrestre, ses enfants sont aussi terrestres; et comme
le second homme est céleste, ses enfants sont aussi célestes.
De la même manière donc que nous avons porté l’image
de l’homme
1. Apoc. III, 16.
terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste 1 ».
Ainsi le corps animal, dans lequel l’Apôtre dit que fut créé
le premier homme, n’était pas composé de telle façon
qu’il ne pût mourir, mais de telle façon qu’il ne fût
point mort si l’homme n’eût péché. Le corps qui sera
spirituel, parce que l’Esprit le vivifiera, ne pourra mourir, non plus
que l’âme, qui, bien qu’elle meure en quelque façon en se
séparant de Dieu, conserve néanmoins toujours une vie qui
lui est propre. Il en est de même des mauvais anges qui, pour être
séparés de Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir, parce
qu’ils ont été créés immortels, tellement que
la seconde mort même où ils seront précipités
après le dernier jugement ne leur ôtera pas la vie, puisqu’elle
leur fera souffrir de cruelles douleurs. Mais les hommes qui appartiennent
à la grâce et qui seront associés aux saints anges
dans la béatitude seront revêtus de corps spirituels, de manière
à ce qu’ils ne pécheront ni ne mourront plus.
Reste une question qui doit être discutée et, avec l’aide
de Dieu, résolue, c’est de savoir comment les premiers hommes auraient
pu engendrer des enfants s’ils n’eussent point péché, puisque
nous disons que les mouvements de la concupiscence sont des suites du péché.
Mais il faut finir ce livre, et d’ailleurs la question demande à
être traitée avec quelque étendue; il vaut donc mieux
la remettre au livre suivant.
1. I Cor. XV, 44-49.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm