LIVRE SEIZIÈME : DE NOÉ À DAVID.
Dans la première partie de ce livre, du premier chapitre au
deuxième, saint Augustin expose le développement des deux
cités, d’après l’Histoire sainte, depuis Noé jusqu’à
Abraham; dans la dernière partie, il s’attache à la seule
cité céleste depuis Abraham jusqu’aux rois hébreux.
LIVRE SEIZIÈME : DE NOÉ À DAVID.
CHAPITRE PREMIER.
SI, DEPUIS NOÉ JUSQU’À ABRAHAM, IL Y A EU DES HOMMES
QUI AIENT SERVI LE VRAI DIEU.
CHAPITRE II.
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT
DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
CHAPITRE III.
GÉNÉALOGIE DES TROIS ENFANTS DE NOÉ.
CHAPITRE IV.
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
CHAPITRE V.
DE LA DESCENTE DE DIEU POUR CONFONDRE LES LANGUES.
CHAPITRE VI.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE DIEU PARLE AUX ANGES.
CHAPITRE VII.
COMMENT, DEPUIS LE DÉLUGE, TOUTES SORTES DE BÊTES ONT
PU PEUPLER LES ÎLES LES PLUS ÉLOIGNÉES.
CHAPITRE VIII.
SI LES RACES D’HOMMES MONSTRUEUX DONT PARLE L’HISTOIRE VIENNENT D’ADAM
OU DES FILS DE NOÉ.
CHAPITRE IX.
S’IL Y A DES ANTIPODES.
CHAPITRE X.
GÉNÉALOGIE DE SEM, DANS LA RAGE DE QUI LE PROGRÈS
DE LA CITÉ DE DIEU SE DIRIGE VERS ABRAHAM.
CHAPITRE XI.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE, QUI ÉTAIT CELLE DONT TOUS LES
HOMMES SE SERVAIENT D’ABORD, SE CONSERVA DANS LA POSTÉRITÉ
D’HÉBER, APRÈS LA CONFUSION DES LANGUES.
CHAPITRE XII.
DU PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU, A PARTIR D‘ABRAHAM.
CHAPITRE XIII.
POURQUOI L’ÉCRITURE NE PARLE POINT DE NACHOR, QUAND SON PÈRE
THARÉ PASSA DE CHALDÉE EN MÉSOPOTAMIE.
CHAPITRE XIV.
DES ANNÉES DE THARÉ, QUI MOURUT A CHARRA.
CHAPITRE XV.
DU TEMPS DE PROMISSION OU ABRAHAM SORTIT DE CHARRA, D’APRÈS
L’ORDRE DE DIEU.
CHAPITRE XVI.
DES PROMESSES QUE DIEU FIT A ABRAHAM.
CHAPITRE XVII.
DES TROIS MONARCHIES QUI FLORISSAIENT DU TEMPS D’ABRAHAM, ET NOTAMMENT
DE CELLE DES ASSYRIENS.
CHAPITRE XVIII.
DE LA SECONDE APPARITION DE DIEU A ABRAHAM, À QUI IL PROMET
LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SA POSTÉRITÉ.
CHAPITRE XIX.
DE LA PUDICITÉ DE SABRA, QUE DIEU PROTÉGE EN ÉGYPTE,
OU ABRAHAM LA FAISAIT PASSER, NON POUR SA FEMME, MAIS POUR SA SOEUR.
CHAPITRE XX.
DE LA SÉPARATION D’ABRAHAM ET DE LOT, QUI EUT LIEU SANS ROMPRE
LEUR UNION.
CHAPITRE XXI.
DE LA TROISIÈME APPARITION DE DIEU A ABBAHAM, OU IL LUI RÉITÈRE
LA PROMESSE DE LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SES DESCENDANTS A PERPÉTUITÉ.
CHAPITRE XXII.
ABRAHAM SAUVE LOT DES MAINS DES ENNEMIS ET EST BÉNI PAR MELCHISÉDECH.
CHAPITRE XXIII.
DIEU PROMET A ABRAHAM QUE SA POSTÉRITÉ SERA AUSSI NOMBREUSE
, QUE LES ÉTOILES, ET LA FOI D’ABRAHAM AUX PAROLES DE DIEU LE JUSTIFIE,
QUOIQUE NON CIRCONCIS.
CHAPITRE XXIV.
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA A ABRAHAM DE LUI OFFRIR,
QUAND CE PATRIARCHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE L’ACCOMPLISSEMENT
DE SA PROMESSE,
CHAPITRE XXV.
D’AGAR, SERVANTE DE SARRA, QUE SARRA DONNA POUR CONCUBINE A SON MARI.
CHAPITRE XXVI.
DIEU PROMET A ABRAHAM, DÉJA VIEUX, UN FILS DE SA FEMME SARRA,
QUI ÉTAIT STÉRILE; IL LUI ANNONCE QU’IL SERA LE PÈRE
DES NATIONS, ET CONFIRME SA PROMESSE PAR LA CIRCONCISION.
CHAPITRE XXVII.
DE LA RÉPROBATION PORTÉE CONTRE TOUT ENFANT MALE QUI
N’AVAIT POINT ÉTÉ CIRCONCIS LE HUITIÈME JOUR, COMME
AYANT VIOLÉ L’ALLIANCE DE DIEU.
CHAPITRE XXVIII.
DU CHANGEMENT DE NOM D’ABRAHAM ET DE SARRA, LESQUELS N’ÉTAIENT
POINT EN ÉTAT, CELLE-CI ACAUSE DE SA STÉRILITÉ, TOUS
DEUX A CAUSE DE LEUR AGE, D’AVOIR DES ENFANTS, QUAND ILS EURENT ISAAC.
CHAPITRE XXIX.
DES TROIS ANGES QUI APPARURENT A ABRAHAM AU CHÊNE DE MAMBRÉ.
CHAPITRE XXX.
DESTRUCTION DE SODOME; DÉLIVRANCE DE LOT; CONVOITISE INFRUCTUEUSE
D’ABIMÉLECH POUR SARRA.
CHAPITRE XXXI.
DE LA NAISSANCE D’ISAAC, DONT LE NOM EXPRIME LA JOIE ÉPROUVÉE
PAR SES PARENTS.
CHAPITRE XXXII.
OBÉISSANCE ET FOI D’ABRAHAM ÉPROUVÉES PAR LE SACRIFICE
DE SON FILS; MORT DE SARRA.
CHAPITRE XXXIII.
ISAAC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
CHAPITRE XXXIV.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE MARIAGE D’ABRAHAM AVEC CÉTHURA,
APRÈS LA MORT DE SARRA.
CHAPITRE XXXV.
DES DEUX JUMEAUX QUI SE BATTAIENT DANS LE VENTRE DE RÉBECCA.
CHAPITRE XXXVI.
DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON PÈRE
ABRAHAM.
CHAPITRE XXXVII.
CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAÜ ET JACOB.
CHAPITRE XXXVIII.
DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUR S’Y MARIER, DE LA VISION
QU’IL EUT EN CHEMIN, ET DES QUATRE FEMMES QU’IL ÉPOUSA, BIEN QU’IL
N’EN DEMANDÂT QU’UNE.
CHAPITRE XXXIX.
POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.
CHAPITRE XL.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, LUI SOIXANTE-QUINZIÈME,
EN ÉGYPTE.
CHAPITRE XLI.
BÉNÉDICTION DE JUDA.
CHAPITRE XLII.
BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH PAR JACOB.
CHAPITRE XLIII.
DES TEMPS DE MOÏSE, DE JÉSUS NAVÉ, DES JUGES ET
DES ROIS JUSQU’À DAVID.
CHAPITRE PREMIER.
SI, DEPUIS NOÉ JUSQU’À ABRAHAM, IL Y A EU DES HOMMES
QUI AIENT SERVI LE VRAI DIEU.
Il est difficile de savoir par l’Ecriture si, après le déluge,
il resta quelques traces de la sainte cité, ou si elles furent entièrement
effacées pendant quelque temps, en sorte qu’il n’y eût plus
personne qui adorât le vrai Dieu. Depuis Noé, qui mérita
avec sa famille d’être sauvé de la ruine générale
de l’univers, jusqu’à Abraham, nous ne trouvons point que les livres
canoniques parlent de la piété de qui que ce soit. On y rapporte
seulement que Noé, pénétré d’un esprit prophétique
et lisant dans l’avenir, bénit deux de ses enfants, Sem et Japhet;
c’est aussi à titre de prophète qu’il ne maudit pas son fils
coupable, Cham, dans sa propre personne, mais dans celle de Chanaan. Voici
ses paroles : « Maudit soit l’enfant Chanaan ! il sera l’esclave
de ses frères ». Or, Chanaan était né de Cham,
qui, au lieu de couvrir la nudité de son père endormi, l’avait
mise au grand jour. De là vient encore que cette bénédiction
de ses deux autres enfants, de l’aîné et du cadet : «
Que le Seigneur Dieu bénisse Sem! Chanaan sera son esclave. Que
Dieu comble de joie Japhet, et qu’il habite dans les maisons de Sem 1 !
» cette bénédiction, dis-je, et la vigne que Noé
planta, et son ivresse, et sa nudité, et la suite de ce récit,
tout cela est rempli de mystères et voilé de figures 2.
CHAPITRE II.
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT
DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
Mais les événements ont assez découvert ce que
ces mystères tenaient caché. Qui ne reconnaît, à
considérer les choses avec un peu
1. Gen. IX, 25-27.
2. Comp. Conf. Faust., lib. XII, cap. 22 et seq.
de soin et quelque lumière, que les prophéties sont accomplies
en Jésus-Christ? Sem, de qui le Sauveur est né selon la chair,
signifie Renommé. Or, qu’y a-t-il de plus renommé que Jésus-Christ
dont le nom jette une odeur si agréable de toutes parts qu’il est
comparé, dans le Cantique des cantiques, à un parfum épanché
1? N’est-ce pas aussi dans les maisons de Jésus-Christ, c’est-à-dire
dans ses églises, qu’habite cette multitude nombreuse de nations
figurée par Japhet, qui signifie Etendue? Pour Cham, qui signifie
Chaud, Cham, dis-je, qui était le second fils de Noé, entre
Sem et Japhet, comme se distinguant de l’un et de l’autre, et ne faisant
partie ni des prémices d’Israël, ni de la plénitude
des Gentils, que figure-t-il, sinon les hérétiques, hommes
ardents et animés, non de l’esprit de sagesse, mais d’une impatience
qui les transporte et leur fait troubler le repos des fidèles? Cette
ardeur aveugle tourne, du reste, au profit de ceux qui s’avancent dans
la vertu, suivant cette parole de l’Apôtre « Il faut qu’il
y ait des hérésies, afin que l’on reconnaisse par là
ceux qui sont solidement vertueux 2 ». C’est pour cela qu’il est
écrit ailleurs : « Un homme sage se servira utilement de celui
qui ne l’est pas 3 ». Tandis que la chaleur inquiète des hérétiques,
agite plusieurs questions qui concernent la foi, leur contradiction nous
oblige de les examiner avec plus de soin, afin de pouvoir mieux les défendre
contre eux, en sorte que les difficultés qu’ils proposent servent
à l’instruction des fidèles. On peut dire aussi que non-seulement
ceux qui sont publiquement séparés de l’Eglise, mais encore
tous ceux qui, se glorifiant d’être chrétiens, vivent mal,
sont représentés par le second fils de Noé; car ils
annoncent par leur foi la passion du Sauveur figurée par la nudité
de ce patriarche, et en même temps ils la déshonorent par
leurs actions. C’est d’eux
1. Cant. I, 2.— 2. I Cor, II, 19. — 3. Prov. X, 4.
(333)
qu’il est dit : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits
1 ». De là vient que Cham fut maudit en son fils comme en
son fruit, c’est. à-dire en son oeuvre, et que Chanaan signifie
leurs mouvements, c’est-à-dire leurs oeuvres. Quant à Sem
et Japhet, c’est-à-dire la circoncision et l’incirconcision (ou,
pour les désigner autrement avec l’Apôtre, les Juifs et les
Gentils, mais appelés et justifiés), ayant connu en quelque
façon que j’ignore la nudité de leur père, laquelle
figure la passion du Rédempteur, ils prirent leur manteau sur leurs
épaules, et, marchant à reculons, en couvrirent Noé
et ne voulurent point voir ce que le respect leur faisait cacher 2. Ainsi,
nous honorons ce qui a été fait pour nous dans la passion
de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas toutefois d’avoir en horreur
le crime des Juifs. Le manteau que prirent ces deux enfants de Noé
pour couvrir la nudité de leur père, signifie le divin sacrement,
et leurs épaules, la mémoire des choses passées, parce
que l’Eglise célèbre la passion du Sauveur comme déjà
arrivée, et ne la regarde pas comme une chose à venir, maintenant
que Japhet demeure dans les maisons de Sem et que leur mauvais frère
habite au milieu d’eux.
Mais ce mauvais frère est esclave de ses bons frères
en son fils, c’est-à-dire en son oeuvre, lorsque les gens de bien
se servent des méchants ou pour l’exercice de leur patience , ou
pour l’affermissement de leur vertu. En effet, l’Apôtre témoigne
qu’il y en a qui ne prêchent pas Jésus-Christ avec une intention
pure. « Mais pourvu, dit-il, que Jésus-Christ soit annoncé,
par prétexte ou par un vrai zèle, il n’importe, je m’en réjouis
et m’en réjouirai toujours 3 ». C’est Jésus-Christ
qui a planté la vigne, dont le Prophète dit: « La vigne
du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël 4».
Et il a bu du vin de cette vigne, soit que par ce vin on entende le calice
dont il dit aux enfants de Zébédée: « Pouvez-vous
boire le calice que je dois boire 5 ? » et encore : « Mon père,
si cela se peut, que ce calice passe sans que je le boive6 ! » par
où il marque sans contredit sa passion, soit que, comme le vin est
le fruit de la vigne, on veuille entendre plutôt par là qu’il
a pris de la vigne même, c’est-à-dire de la race des Israélites,
sa chair et son
1. Matt. VII, 20. — 2. Gen. IX, 23.— 3. Philipp. I, 15, 17 et 18.—
4. Isa V, 7. — 5. Matt. XX, 22. — 6. Ibid. XXVI, 39.
sang, afin de pouvoir souffrir pour nous, et qu’il s’est enivré
et qu’il a été nu 1, parce que c’est là qu’a paru
sa faiblesse, dont l’Apôtre dit : « S’il a été
crucifié, c’est un effet de sa faiblesse 2 ». Mais ainsi qua.
le déclare le même Apôtre : « Ce qui paraît
faiblesse en Dieu est plus fort que toute la force des hommes, et sa folie
apparente est plus sage que toute leur sagesse 3 ». Quand l’Ecriture,
après avoir dit de Noé qu’il demeura nu 4 ajoute : dans sa
maison, cela montre ingénieusement que c’étaient des hommes
de même origine que Jésus-Christ, savoir des Juifs, qui devaient
lui faire souffrir le supplice de la mort et de la croix. Les réprouvés
annoncent cette passion de Jésus-Christ seulement de bouche et au
dehors, parce qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils annoncent; mais les gens
de bien portent gravé au dedans d’eux-mêmes un si grand mystère,
et adorent dans leur coeur cette faiblesse et cette folie de Dieu, parce
qu’elles surpassent tout ce qu’il y a de plus fort et de plus sage parmi
les hommes. C’est ce qui est très-bien figuré, d’un côté,
par Cham, qui sortit pour publier la nudité de son père,
et, de l’autre, par Sem et Japhet qui, touchés de respect, entrèrent
pour la cacher, fidèle image de ceux qui honorent intérieurement
ce mystère.
Nous sondons ces secrets de l’Ecriture comme nous pouvons. D’autres
le feront peut-être avec plus ou moins de succès; mais, de
quelque façon qu’on le fasse, il faut toujours tenir pour constant
que ces choses n’ont pas été faites ni écrites sans
mystère, et qu’il ne les faut rapporter qu’à Jésus-Christ
et à son Eglise, qui est la Cité de Dieu annoncée
dès le commencement du monde par des figures dont nous voyons tous
les jours la réalité. L’Ecriture donc, après avoir
parlé de la bénédiction des deux enfants de Noé
et de la malédiction du second, ne fait mention jusqu’à Abraham
d’aucun serviteur du vrai Dieu. Ce n’est pas néanmoins, à
mon avis, qu’il n’y en ait eu quelques-uns dans cet espace de temps, qui
est de plus de mille ans 5, mais c’est qu’il aurait été trop
long de les rapporter tous, et que cela serait plus de l’exactitude d’un
historien que de la prévoyance d’un prophète. Aussi bien,
le dessein de l’auteur des saintes
1. Gen. IX, 21. — 2. II Cor. XIII, 4.— 3. I Cor.I, 25. — 4. Gen. IX,
21.
5. Ce chiffre est celui de la version des Septante; il est beaucoup
moindre dans le texte hébreu et dans la Vulgate.
(333)
lettres, ou plutôt de l’esprit de Dieu, dont il était
l’organe, n’est pas seulement de raconter le passé, mais d’annoncer
l’avenir, en tant qu’il concerne la Cité de Dieu. Tout ce qui y
est dit de ceux qui n’en sont pas les citoyens, n’est que pour lui servir
d’instruction ou pour rehausser sa gloire. Il rie faut pas s’imaginer toutefois
que tous les événements qui y sont rapportés aient
une signification mystique; mais ce qui ne signifie rien y est mis en vue
de ce qui a une signification. Il n’y a que le soc qui fende la terre,
mais pour cela les autres parties de la charrue sont nécessaires.
Dans les instruments de musique , on ne touche que les cordes ; elles seules
font le son, et néanmoins on y joint d’autres ressorts qui servent
à nouer et à tendre ces cordes retentissantes. Ainsi, dans
l’histoire prophétique, on marque quelques événements
qui n’ont aucune portée figurative, afin d’y attacher, pour ainsi
dire, ceux qui figurent quelque chose.
CHAPITRE III.
GÉNÉALOGIE DES TROIS ENFANTS DE NOÉ.
Il faut considérer maintenant la généalogie des
enfants de Noé, et en dire ce qui sera nécessaire pour marquer
le progrès de l’une et de l’autre cité. L’Ecriture commence
par Japhet, le plus jeune des fils de Noé, qui eut huit enfants
1, l’un desquels en eut trois, l’autre quatre, ce qui fait quinze en tout.
Cham, le second fils de Noé, en eut quatre, plus cinq petits-fils,
dont l’un lui donna deux arrière-petits-fils, ce qui fait onze.
Après quoi l’Ecriture revient à Cham et dit: « Chus
(qui est l’aîné de Cham) engendra Nebroth, qui était
un géant et un grand chasseur contre le Seigneur; d’où est
venu le proverbe : Grand chasseur contre le Seigneur comme Nebroth. Les
principales villes de son royaume étaient Babylone, Orech, Archad
et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. De cette contrée
sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Halach et, entre Ninive
et Halach, la grande ville de Dasem 2 ». Or, ce Chus, père
du géant Nebroth, est nommé le
1. Saint Augustin suit en cet endroit, selon la remarque du docte Léonard
Coquée, une version grecque de l’Ecriture qui donne à Japhet
un huitième enfant du nom d’Elisa; mais cet Elisa ne se trouve ni
dans le texte hébreu, ni dans la paraphrase chaldéenne, ni
dans les manuscrits grecs que saint Jérôme a eus sous les
yeux. Voyez le traité de ce Père : Quœst. hebr. in Genesim.
2. Gen. X, 8 et seq.
premier entre les enfants de Cham, et l’Ecriture avait déjà
fait mention de cinq de ses fils et de deux de ses petits-fils. Il faut
donc qu’il ait engendré ce géant après la naissance
de ses petits-fils, ou, ce qui est plus probable, que l’Ecriture l’ait
cité à part, parce qu’il était très-puissant;
car en même temps elle parle aussi de son royaume, qui prit naissance
dans la fameuse Babylone et autres villes ou contrées déjà
citées. Quant à ce qu’elle dit d’Assur, qu’il sortit de cette
contrée de Sennaar, qui dépendait du royaume de Nebroth,
et qu’il bâtit Ninive et les autres villes dont elle fait mention,
cela n’arriva que longtemps après; mais elle en parle ici en passant
et par occasion, à cause de l’empire fameux des Assyriens que Ninus,
fils de Bélus et fondateur de cette grande ville de Ninive, qui
prit son nom, étendit merveilleusement. Pour Assur, d’où
sont sortis les Assyriens, il n’était pas fils de Cham, mais de
Sem, aîné de Noé; d’où II paraît que,
dans la suite, des descendants de Sem possédèrent le royaume
de Nebroth, et, s’étendant plus loin, fondèrent d’autres
villes dont Ninive fut la première. De là, l’Ecriture remonte
à un autre fils de Cham, nommé Mesraïm, et à
ses sept enfants, et elle en parle, non comme de particuliers, mais comme
de nations, disant que de la sixième sortit celle des Philistins;
ce qui en fait huit. Ensuite elle retourne à Chanaan, en qui Cham
fut maudit, et fait mention d’onze de ses fils et de certaines contrées
qu’ils occupaient. Ainsi toute la postérité de Cham monte
à trente et une personnes. Reste à parler des enfants de
Sem, aîné de Noé; car c’est lui qui termine cette généalogie.
Mais il y a ici quelque obscurité dans la Genèse, où
il n’est pas aisé de découvrir quel fut le premier fils de
Sem. Voici ce qu’elle dit : « De Sem, père de tous les enfants
d’Héber et frère aîné de Japhet, naquirent Ela,
etc.1 » Par là, il semblerait qu’Héber fût fils
immédiat de Sem, et cependant il n’est que le cinquième de
ses descendants. Sem, entre autres fils, engendra Arphaxat, Arphaxat engendra
Caïnan 2, Caïnan engendra Sala, et Sala engendra Héber.
L’Ecriure a voulu faire entendre par là que Sem est le père
de tous ses descendants, tant fils que petits-fils et autres de sa race;
et ce n’est
1. Gen. X, 21.
2. Ce Caïnan, qui est donné par tous les manuscrits de
la version
des Septante et par saint Luc (III, 36), ne se trouve ni dans le texte
hébreu, ni dans la Vulgate.
(334)
pas sans raison qu’elle parle d’Héber avant que de parler des
fils de Sem, quoiqu’il ni soit, comme je viens de le dire, que le vingtième
de sa race, à cause que c’est de lui que les Hébreux ont
pris leur nom, bien qu d’autres veuillent que ce soit d’Abrabam, mais avec
moins d’apparence 1. Ainsi l’Ecriture nomme d’abord six enfants de Sem,
l’un desquels en eut quatre; puis elle fait mention d’un autre fils de
Sem qui lui engendra un petit-fils, et celui-ci un arrière-petit-fils
dont sortit Héber. Héber eut deux fils, dont l’un fut nommé
Phalec, c’est-à-dire Divisant, à cause, dit l’Ecriture, que
de son temps la terre fut divisée; l’autre eut douze fils; de sorte
que toute la postérité de Sem est de vingt personnes. De
cette manière, tous les descendants des trois fils de Nué,
c’est-à-dire quinze de Japhet, trente et un de Cham et vingt-sept
de Sem, font soixante-treize. Après, l’Ecriture ajoute : «
Voilà les enfants de Sem selon leurs familles, leurs langues, leurs
contrées et leurs nations 2 ». Et parlant de tous ensemble
: « Voilà les familles des enfants de Noé, selon leurs
générations et leurs « peuples : d’elles fut peuplée
la terre après le déluge 3 ». On voit par là
que c’est de nations et non d’hommes en particulier que parle l’Ecriture,
lorsqu’elle fait mention de ces soixante-treize, ou plutôt soixante-douze
personnes, comme nous le montrerons ci-après, et que c’est pour
cela qu’elle en a omis plusieurs de la postérité de Noé,
non qu’ils n’aient eu des enfants aussi bien que les autres, mais parce
qu’ils n’ont pas fait souche comme eux et n’ont pas été pères
d’un peuple.
CHAPITRE IV.
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
Mais, quoique l’Ecriture rapporte que ces nations furent divisées
chacune en leur langue, elle ne laisse pas ensuite de revenir au temps
où elles n’avaient toutes qu’un seul langage, et de déclarer
comment arriva la différence qui y survint. « Toute la terre,
dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes, s’éloignant
de l’Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée de Sennaar,
où ils s’établirent. Alors ils se dirent l’un à l’autre:
«Venez, faisons des briques et les cuisons au
1. Comp. Retract., lib. II, cap. 16.
2. Gen. X, 31.
feu. ils prirent donc des briques au lieu de pierres, et du bitume
au lieu de mortier, et dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour
dont le sommet s’élève jusqu’au ciel, et faisons parler de
nous avant de nous séparer. Mais le Seigneur descendit pour voir
la ville et la tour que les enfants des hommes bâtissaient, et il
dit: Voilà un seul peuple et une même langue, et, maintenant
qu’ils ont commencé ceci, ils ne s’arrêteront qu’après
l’avoir achevé. Venez donc, descendons et confondons leur langue,
en sorte qu’ils ne s’entendent plus l’un l’autre. Et le Seigneur les dispersa
par toute la terre, et ils cessèrent de travailler à la ville
et à la tour. De là vient que ce lieu fut appelé Confusion,
parce que ce fut là que Dieu confondit le langage des hommes et
qu’il les dispersa ensuite par tout le monde 1 ». Cette ville, qui
fut appelée Confusion, c’est Babylone, et l’histoire profane elle-même
en célèbre la construction merveilleuse. En effet, Babylone
signifie Confusion, et nous voyons par là que le géant Nebroth
en fut le fondateur, comme l’Ecriture l’avait indiqué auparavant
en disant que Babylone était la capitale de son royaume, quoiqu’elle
ne fût pas arrivée au point de grandeur où l’orgueil
et l’impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils prétendaient
la faire extraordinairement haute et l’élever jusqu’au ciel, comme
parlait l’Ecriture, soit qu’ils n’eussent ce dessein que pour une des tours
de la ville, soit qu’ils l’étendissent à toutes; l’Ecriture
ne parle que d’une, mais c’est peut-être de la même manière
qu’elle dit le soldat pour signifier toute une armée, ou la grenouille
et la sauterelle pour exprimer cette multitude de grenouilles et de sauterelles
qui furent deux des plaies qui affligèrent l’Egypte 2. Mais qu’espéraient
entreprendre contre Dieu ces hommes téméraires et présomptueux
avec cette masse de pierres, quand ils l’auraient élevée
au-dessus de toutes les montagnes et de la plus haute région de
l’air? En quoi peut nuire à Dieu quelque élévation
que ce soit de corps ou d’esprit? Le sûr et véritable chemin
pour monter au ciel est l’humilité. Elle élève le
coeur en haut, mais au Seigneur, et non pas contre le Seigneur, comme l’Ecriture
le dit de ce géant, qui était un chasseur contre le Seigneur
3. C’est en effet ainsi qu’il faut traduire,
1. Gen. XI, 1.9 .- 2. Exod. X, 4 et al. ; Ps. LXXVII, 45 .- 3. Gen.
X, 9.
(335)
et non : devant le Seigneur, comme ont fait quelques-uns, trompés
par l’équivoque du mot grec, qui peut signifier l’un et l’autre
1. La vérité est qu’il est employé au dernier sens
dans ce verset du psaume: « Pleurons devant le Seigneur qui nous
a faits 2 »; et au premier dans le livre de Job, lorsqu’il est dit:
« Vous vous êtes emportés de colère contre le
Seigneur 3 ».Et que veut dire un chasseur sinon un trompeur, un meurtrier
et un assassin des animaux de la terre? Il élevait donc une tour
contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie un orgueil impie, et Dieu
punit avec justice leur mauvaise intention, quoiqu’elle n’ait pas réussi.
Mais de quelle façon la punit-il? Comme la langue est l’instrument
de la domination, c’est en elle que l’orgueil a été puni,
tellement que l’homme, qui n’avait pas voulu entendre les commandements
de Dieu, n’a point été à son tour entendu des hommes,
quand il a voulu leur commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration,
chacun se séparant de celui qu’il n’entendait pas pour se joindre
à celui qu’il entendait; et les peuples furent divisés selon
les langues et dispersés dans toutes les contrées de la terre
par la volonté de Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous
sont tout à fait cachés et incompréhensibles.
CHAPITRE V.
DE LA DESCENTE DE DIEU POUR CONFONDRE LES LANGUES.
« Le Seigneur, dit l’Ecriture, descendit pour voir la ville et
la tour que bâtissaient les enfants des hommes 4 », c’est-à-dire
non les enfants de Dieu, mais cette société d’hommes qui
vit selon l’homme, et que nous appelons la cité de la terre. Cette
descente de Dieu ne doit pas s’entendre matériellement, comme s’il
changeait de lieu, lui qui est tout entier partout ; mais on dit qu’il
descend, lorsqu’il fait sur la terre quelque chose d’extraordinaire qui
marque sa présence. De même, quand on dit qu’il voit quelque
chose, ce n’est pas qu’il ne l’eût vue auparavant, lui qui ne peut
rien ignorer, mais c’est qu’il l’a fait voir aux hommes. On ne voyait donc
pas cette ville comme on la vit depuis, quand Dieu eut montré combien
elle lui déplaisait. Toutefois on peut fort bien entendre que Dieu
descendit
1. Le mot grec enantion, remarque saint Augustin, signifie également
devant et contre.
2. Ps. XCIV, 6.- 3. Job, XV, 13 sec. LXX. — 4. Gen. XI, 5.
sur cette ville, parce que ses anges, en qui il habitait, y descendirent,
en sorte que ces paroles : « Dieu dit : Ils ne parlent tous qu’une
même langue », et le reste, et ensuite : « Venez, descendons
et confondons leur langage 1 », ne seraient qu’une récapitulation
pour expliquer ce que l’Ecriture avait déjà dit, «
que le Seigneur descendit ». En effet, s’il était déjà
descendu, que voudrait dire ceci : « Venez, descendons et confondons
leur langage », ce qui semble bien s’adresser aux anges et signifier
que celui qui était dans les anges descendait par leur ministère?
Il faut encore remarquer à ce propos que le texte hébreu
ne dit pas: Venez et confondez, mais: « Venez et confondons o, pour
faire voir que Dieu agit tellement par ses ministres, que ses ministres
agissent avec lui, suivant cette parole de l’Apôtre: « Nous
sommes les coopérateurs de Dieu 2 ».
CHAPITRE VI.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE DIEU PARLE AUX ANGES.
On pourrait croire que les paroles de la Genèse: « Faisons
l’homme », auraient été aussi adressées aux
anges, si Dieu n’ajoutait: « A notre image ». Ce dernier trait
est décisif et ne nous permet pas de croire que l’homme ait été
fait à l’image des anges, ou que Dieu et les anges n’aient qu’une
même image. Nous avons donc raison d’entendre ce pluriel: «
Faisons », des personnes de la Trinité. Et néanmoins
comme cette Trinité n’est qu’un Dieu, après que Dieu a dit
: « Faisons », l’Ecriture ajoute: « Et Dieu fit l’homme
à l’image de Dieu 3 ». Elle ne dit pas: Les dieux firent;
ou: A l’image des dieux. — Or, dans le passage discuté tout à
l’heure, on pourrait également trouver une trace de la Trinité,
comme si le Père, s’adressant au Fils et au Saint-Esprit, leur eût
dit: « Venez, descendons et confondons leur langage » ; mais
ce qui retient l’esprit, c’est qu’ici rien n’empêche d’appliquer
le pluriel aux anges. Ces paroles, en effet, leur conviennent mieux, parce
que c’est surtout à eux à s’approcher de Dieu par de saints
mouvements, c’est-à-dire par de pieuses pensées, et à
consulter les oracles de la vérité immuable qui leur sert
de loi éternelle dans leur bienheureux séjour. ils ne sont
pas eux-mêmes la vérité; mais participant à
cette
1.Gen. II, 6, 7. — 2. I Cor. III, 9. — 3. Gen. I, 26, 27.
(336)
vérité créatrice de toutes choses, ils s’en approchent
comme de la source de la vie, afin de recevoir d’elle ce qu’ils ne trouvent
pas en eux. Ç’est pourquoi le mouvement qui lei porte vers elle
est stable en quelque façon, parce qu’ils ne s’éloignent
jamais d’elle. Or, Dieu ne parle pas aux anges comme nous nous parlons
les uns aux autres, ou comme nous parlons à Dieu ou aux anges, ou
comme les anges nous parlent, ou comme Dieu nous parle par les anges; il
leur parle d’une manière ineffable, et cette parole nous est transmise
d’une manière qui nous est proportionnée. La parole de Dieu,
supérieure à tous ses ouvrages, est la raison même,
la raison immuable de ces ouvrages ; elle n’a pas un son fugitif, mais
une vertu permanente dans l’éternité et agissante dans le
temps. C’est de cette parole éternelle qu’il se sert pour parler
aux anges; et quand il lui plaît de nous parler de la sorte au fond
du coeur, nous leur devenons semblables en quelque façon: pour l’ordinaire,
il nous parle autrement. Afin clone de n’être pas toujours obligé
dans cet ouvrage de rendre raison des paroles de Dieu, je dirai ici, une
fois pour toutes, que la vérité immuable parle par elle-même
à la créature raisonnable d’une manière qui ne se
peut expliquer, soit qu’elle s’adresse à la créature par
l’entremise de la créature, soit qu’elle frappe notre esprit par
des images spirituelles, ou nos oreilles par des voix ou des sous.
Expliquons encore ces mots: « Et maintenant qu’ils ont commencé
ceci, ils ne s’arrêteront qu’après l’avoir achevé ».
Quand Dieu parle de la sorte, ce n’est pas une affirmation, c’est plutôt
une interrogation menaçante comme celle-ci dans Virgile:
« On ne prendra pas les armes! toute la ville ne se mettra pas
à leur poursuite 1 »
La parole de Dieu doit donc être entendue ainsi: Ils ne s’arrêteront
donc pas avant que d’avoir achevé 2 ! — Mais, pour revenir à
la suite du récit de la Genèse, disons que des trois enfants
de Noé sortirent soixante et treize ou plutôt soixante et
douze nations d’un langage différent qui commencèrent à
se répandre par toute la terre et ensuite à peupler les
1. Enéide, livre IV, v. 592.
2. Il y a ici sur la différence de non et de nonne en latin
une remarque intraduisible.
îles. Mais les peuples se sont bien plus multipliés que
les langu~s; car nous savons que dans l’Afrique plusieurs nations barbares
n’usent que d’un seul langage. A l’égard des îles, qui peut
douter que, le nombre des hommes croissant, ils n’aient pu y passer à
l’aide de vaisseaux?
CHAPITRE VII.
COMMENT, DEPUIS LE DÉLUGE, TOUTES SORTES DE BÊTES ONT
PU PEUPLER LES ÎLES LES PLUS ÉLOIGNÉES.
On demande comment les bêtes qui ne naissent pas de la terre
ainsi que les grenouilles 1 , mais par accouplement, comme les loups et
autres animaux, ont pu se trouver dans les îles après le déluge,
à moins qu’elles ne soient provenues de celles qui avaient été
sauvées dans l’arche. Pour les îles qui sont proches, on peut
croire qu’elles y ont passé à la nage; mais il y en a qui
sont si éloignées du continent qu’il n’est pas probable qu’aucun
de ces animaux ait pu y arriver de la sorte. On peut répondre à
cela que les hommes les y ont transportées sur leurs vaisseaux pour
les faire servir à la chasse, et enfin que Dieu même a fort
bien pu les y transporter par le ministère des anges. Que si elles
sont sorties de la terre, comme à la création du monde, quand
Dieu dit: « Que la terre produise une âme vivante 2 »,
cela fait voir clairement que des animaux de tout genre ont été
mis dans l’arche, moins pour en réparer l’espèce que pour
être une figure de l’Eglise qui devait être composée
de toutes sortes de nations.
CHAPITRE VIII.
SI LES RACES D’HOMMES MONSTRUEUX DONT PARLE L’HISTOIRE VIENNENT D’ADAM
OU DES FILS DE NOÉ.
On demande encore s’il est croyable qu’il soit sorti d’Adam ou de Noé
certaines races d’hommes monstrueux dont l’histoire fait mention 3. On
assure, en effet, que quelques-uns n’ont qu’un oeil au milieu du front,
que d’autres ont la pointe du pied tournée en
1. Ici, comme plus haut, saint Augustin parait favorable aux générations
spontanées. Voyez livre XV, ch. 8.
2. Gen. I, 24.
3. Voyez Pline (Hist. nat., lib. VII,cap.2), Solinus (Polyhist., capp.
28 et 55), Aulu-Gelle (Noct. Att., lib. Ix, cap. 4), Isidore (Origin.,
lib. XI, cap. 3) et ailleurs.
(337)
dedans; d’autres possèdent les deux sexes dont ils se servent
alternativement, et ils ont la mamelle droite d’un homme et la gauche d’une
femme; il y en a qui n’ont point de bouche et ne vivent que de l’air qu’ils
respirent par le nez; d’autres n’ont qu’une coudée de haut, d’où
vient que les Grecs les nomment Pygmées 1; on dit encore qu’en certaines
contrées il y a des femmes qui deviennent mères à
cinq ans et qui n’en vivent que huit. D’autres affirment qu’il y a des
peuples d’une merveilleuse vitesse qui n’ont qu’une jambe sur deux pieds
et ne plient point le jarret ; on les appelle Sciopodes 2, parce que l’été
ils se couchent sur le dos et se défendent du soleil avec la Plante
de leurs pieds; d’autres n’ont point de tête et ont les yeux aux
épaules; et ainsi d’une infinité d’autres monstres de la
sorte, retracés en mosaïque sur le port de Carthage et qu’on
prétend avoir été tirés d’une histoire fort
curieuse. Que dirai-je des Cynocéphales 3, dont la tête de
chien et les aboiements montrent que ce sont plutôt des bêtes
que des hommes? Mais nous ne sommes pas obligés de croire tout cela.
Quoi qu’il en soit, quelque part et de quelque figure que naisse un homme,
c’est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter
qu’il ne tire son origine d’Adam, comme du père de tous les hommes.
La raison que l’on rend des enfantements monstrueux qui arrivent parmi
nous peut servir pour des nations tout entières. Dieu, qui est le
créateur de toutes choses, sait en quel temps et en quel lieu une
chose doit être créée, parce qu’il sait quels sont
entre les parties de l’univers les rapports d’analogie et de contraste
qui contribuent à sa beauté. Mais nous qui ne le saurions
voir tout entier, nous sommes quelquefois choqués de quelques-unes
de ses parties, par cela seul que nous ignorons quelle proportion elles
ont avec tout le reste. Nous connaissons des hommes qui ont plus de cinq
doigts aux mains et aux pieds; mais encore que la raison nous en soit inconnue,
loin de nous l’idée que le Créateur se soit mépris
! Il en est de même des autres différences plus considérables
: Celui dont personne ne peut justement blâmer les ouvrages, sait
pour quelle raison il les a faits de la
1. De pugmé , coudée.
2. De skia, ombre, et pous, podos, pied.
3. De kuon, kunos, chien, et kephale, tête.
sorte. Il existe un homme à Hippone-Diarrhyte1, qui a la plante
des pieds en forme de croissant, avec deux doigts seulement aux extrémités,
et les mains de même. S’il. y avait quelque nation entière
de la sorte, on l’ajouterait à cette histoire curieuse et surprenante.
Dirons-nous donc que cet homme ne tire pas son origine d’Adam? Les androgynes,
qu’on appelle aussi hermaphrodites, sont rares, et néanmoins il
en paraît de temps en temps en qui les deux sexes sont si bien distingués
qu’il est difficile de décider duquel ils doivent prendre le nom,
bien que l’usage ait prévalu en faveur du plus noble. Il naquit
en Orient, il y a quelques années, un homme double de la ceinture
en haut; il avait deux têtes, deux estomacs et quatre mains, un seul
ventre d’ailleurs et deux pieds, comme un homme d’ordinaire, et il vécut
assez longtemps pour être vu de plusieurs personnes qui accoururent
à la nouveauté de ce spectacle. Comme on ne peut pas nier
que ces individus ne tirent leur origine d’Adam, il faut en dire autant
des peuples entiers en qui la nature s’éloigne de son cours ordinaire,
et qui néanmoins sont des créatures raisonnables, si, après
tout, ce qu’on en rapporte n’est point fabuleux : car supposez que nous
ignorassions que les singes, les cercopithèques 1 et les sphinx
sont des bêtes, ces historiens nous feraient peut-être croire
que ce sont des nations d’hommes 2. Mais en admettant que ce qu’on lit
des peuples en question soit véritable, qui sait si Dieu n’a point
voulu les créer ainsi, afin que nous ne croyions pas que les monstres
qui naissent parmi nous soient des défaillances de sa sagesse ?
Les monstres dans chaque espèce
1.Il y avait deux Hippones en Afrique: Hippone la Royale (d’où
la Bône actuelle tire son nom) et Hippone-Diarrhyte. en arabe Ben
Zert, d’où est venu le nom de Biserte. C’est Hippone la Royale qui
a eu pour évêque saint Angustin.
2. Les cercopithèques sont des singes à longue queue
(de kerkos, queue, et pitheko, singe).
3. Il est intéressant de rapprocher ici la Cité de Dieu
et le Discours sur les révolutions du globe. Le bon sens de saint
Augustin semble aller quelquefois au-devant de la science de Cuvier. L’illustre
naturaliste se défie de ces espèces monstrueuses qu’on suppose
perdues
aujourd’hui : « C’est, dit-il, une erreur qui vient d’une critique
imparfaite. On a pris des peintures d’animaux fantastiques pour des descriptions
d’animaux réels... C’est dans quelque recoin d’un de ces monuments
(les monuments d’Egypte, ornés de peintures) qu’Agatharchides aura
vu son taureau carnivore, dont la gueule, fendue jusqu’aux oreilles, n’épargnait
aucun autre animal, mais qu’assurément les naturalistes n’avoueront
pas; car la nature ne combine ni des pieds fourchus, ni des cornes, avec
des dents tranchantes ». — D’autre fois, selon Cuvier, on se sera
trompé à quelque ressemblance : « Les grands singes
auront paru de vrais cynocéphales, de vrais sphinx, de vrais hommes
à queue, et c’est ainsi que saint Augustin aura cru voir un satyre
». (Discours sur les révol. du globe, page 87).
(338)
seraient alors ce que sont les races monstrueuses dans le genre humain.
Ainsi, pour conclure avec prudence et circonspection: ou ce que l’on raconte
de ces nations est faux, ou ‘ce ne sont pas des hommes, ou, si ce sont
des hommes, ils viennent d’Adam.
CHAPITRE IX.
S’IL Y A DES ANTIPODES.
Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire
des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent
cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se
couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils
sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures
et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde,
est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste,
la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions
de température, ne peut pas être sans habitants 1 . Mais quand
on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie
qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs,
ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût
habitée, puisque, d’un côté, l’Ecriture ne peut mentir,
et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les
hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller
peupler cette autre partie du monde 2. — Voyons donc si nous pourrons trouver
la Cité de Dieu parmi ces hommes qui, selon la Genèse, furent
divisés en soixante-douze nations et autant de langues. Il est évident
qu’elle a persévéré dans les enfants de Noé,
surtout dans l’aîné, qui est Sem, puisque la bénédiction
de Japhet enferme
1. Voyez sur la notion des Antipodes chez les géographes anciens
la note de Louis Vivès, en son commentaire de la Cité de
Dieu, tome II, page 118.
2. On remarquera que saint Augustin, sans nier d’une manière
absolue la possibilité physique des antipodes, se borne à
élever une difficulté très-sérieuse en elle-même
et particulièrement délicate pour on chrétien, celle
de concilier les données de la géographie avec l’unité
des races humaines. Lactance s’était montré beaucoup moins
réservé, quand il traitait d’inepte la conception d’une terre
ronde et d’hommes ayant la tête plus bas que les pieds. (Inst. lib.,
III, cap. 24). Est-ce par ces puissantes raisons que le pape Zacharie accusa
la théorie des antipodes de perversité et d’iniquité
(Epist. X ad Bonif.)? Je ne sais, mais la postérité a dit
avec Pascal: « Ne vous imaginez pas que les lettres du pape Zacharie
pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait
des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde, et qu’encore qu’il
eût déclaré que cette opinion était une erreur
bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en
avoir plutôt cru Christophe Colomb, qui en revenait, que le jugement
de ce pape qui n’y avait pas été (Provinciales, lettre 13).
»
en quelque sorte celle de Sem, et qu’il doit habiter dans les demeures
de ses frères.
CHAPITRE X.
GÉNÉALOGIE DE SEM, DANS LA RAGE DE QUI LE PROGRÈS
DE LA CITÉ DE DIEU SE DIRIGE VERS ABRAHAM.
Il faut donc prendre la suite des générations depuis
Sem, afin de faire voir la Cité de Dieu à partir du déluge,
comme la suite des générations de Seth l’a montrée
auparavant. C’est pour cela que l’Ecriture, après avoir montré
la cité de la terre dans Babylone, c’est-à-dire dans la confusion,
retourne au patriarche Sem, et commence par lui l’ordre des générations
jusqu’à Abraham, marquant combien chacun a vécu, avant que
d’engendrer celui qui continue cette généalogie, et combien
il a vécu depuis. Mais il faut, en passant, que je m’acquitte de
ma promesse, et que je rende raison de ce que dit l’Ecriture, que l’un
des enfants d’Héber fut nommé Phalec, parce que la terre
fut divisée de son temps 1. Que doit-on entendre par cette division,
si ce n’est la diversité des langues?
L’Ecriture, laissant de côté les autres enfants de Sem,
qui ne contribuent en Tien ~ la suite des générations, parle
seulement de ceux qui la conduisent jusqu’à Abraham; ce qu’elle
avait déjà fait avant le déluge dans la généalogie
de Seth. Voici comme elle commence celle de Sem: « Sem, fils de Noé,
avait cent ans lorsqu’il engendra Arphaxat, la seconde année après
le déluge; et il vécut, encore depuis cinq cents ans, et
engendra des fils et des filles 2 ». Elle poursuit de même
pour les autres avec le soin d’indiquer l’année où chacun
a engendré celui qui sert à cette généalogie,
et la durée totale de sa vie, et elle ajoute toujours qu’il a eu
d’autres enfants, afin que nous n’allions pas demander sottement comment
la postérité de Sem a pu peupler tant de régions et
fonder ce puissant empire des Assyriens que Ninus étendit si loin.
Mais, pour ne pas flous arrêter plus qu’il ne convient, nous
ne marquerons que l’âge auquel chacun des descendants de Sem a eu
le fils qui continue la suite de cette généalogie, afin de
supputer combien d’années se sont écoulées depuis
le déluge jusqu’à Abraham.
1. Gen. X, 25. — 2. Ibid. XI, 10, 11.
(339)
Deux ans donc après le déluge, Sem, âgé
de cent ans, engendra Arphaxat; Arphaxat engendra Caïnan à
l’âge de cent trente-cinq ans; Caïnan avait cent trente ans
quand il engendra Salé; Salé en avait autant lorsqu’il engendra
Héber; Héber cent trente-quatre lorsqu’il engendra Ragau;
Ragau cent trente-deux quand il engendra Seruch ; Seruch cent trente quand
il eut Nachor; Nachor soixante-dix-neuf à la naissance de son fils
Tharé; et Tharé, à l’âge de soixante-dix ans,
engendra Abram 1, que Dieu appela depuis Abraham 2 . Ainsi, depuis le déluge
jusqu’à Abraham, il y a mille soixante-douze ans, selon les Septante
3, car on dit qu’il y en a beaucoup moins, selon l’hébreu : ce dont
on ne rend aucune raison bien claire.
Lors donc que nous cherchons la Cité de Dieu dans ces soixante-douze
nations dont parle l’Ecriture, nous ne saurions affirmer positivement si
dès ce temps, où les hommes ne parlaient tous qu’un même
langage4, ils abandonnèrent le culte du vrai Dieu, de telle sorte
que la vraie piété ne se soit conservée que dans les
descendants de Sem par Arphaxat jusqu’à Abraham; ou bien si la cité
de la terre ne commença qu’à la construction de la tour de
Babel; ou plutôt si les deux cités subsistèrent, celle
de Dieu dans les deux fils de Noé, qui furent bénis dans
leurs personnes et dans leur race, et celle de la terre, dans le fils qui
fut maudit ainsi que sa postérité. Peut-être est-il
plus vraisemblable qu’avant la fondation de Babylone il y avait des idolâtres
dans la postérité de Sem et de Japhet, et des adorateurs
du vrai Dieu dans celle dè Cham; au moins devons-nous croire qu’il
y a toujours eu sur la terre des hommes de l’une et de l’autre sorte. Dans
les deux psaumes 5 où il est dit : « Tous ont quitté
le droit chemin et se sont corrompus; il n’y en « a pas un qui soit
homme de bien, il n’y en « a pas un seul », on lit ensuite
: « Ces impies « qui ne font que du mal et qui dévorent
« mon peuple comme ils feraient un morceau « de pain, ne se
reconnaîtront-ils jamais? »Le peuple de bLeu était donc
alors; et ainsi ces paroles : « Il n’y en a pas un qui soit homme
de bien, il n’y en a pas un seul », doivent s’entendre des enfants
des hommes, et non de ceux de Dieu. Le Prophète avait dit
1. Gen. 10-26. — 2. Ibid. XVII, 5.
3. Ce chiffre est aussi celui de Sulpice Sévère ( Hist.
sac., lib. I, cap. 5).
4. Gen. XI, 1. — 4. Ps. XIII, 3, 4, 2; LII, 4, 5, 8.
auparavant: « Dieu a jeté les yeux du haut du ciel sur
les enfants des hommes, pour voir s’il y en a quelqu’un qui le connaisse
et qui le cherche »; après quoi il ajoute : « Il n’y
en a pas un qui soit homme de bien », pour montrer qu’il ne parle
que des enfants des hommes, c’est-à-dire de ceux qui appartiennent
à la cité qui vit selon l’homme, et non selon Dieu.
CHAPITRE XI.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE, QUI ÉTAIT CELLE DONT TOUS LES
HOMMES SE SERVAIENT D’ABORD, SE CONSERVA DANS LA POSTÉRITÉ
D’HÉBER, APRÈS LA CONFUSION DES LANGUES.
De même que l’existence d’une seule langue avant le déluge
n’empêcha pas qu’il n’y eût des méchants et que tous
les hommes n’encourussent la peine d’être exterminés par les
eaux, à la réserve de la maison de Noé, ainsi, lorsque
les nations furent punies par la diversité des langues, à
cause de leur orgueil impie, et répandues par toute la terre, et
que la cité des méchants fut appelée Confusion ou
Babylone, la langue dont tous les hommes se servaient auparavant demeura
dans la maison d’Héber. De là vient, comme je l’ai remarqué
ci-dessus, que l’Ecriture, dans le dénombrement des enfants de Sem,
met Héber le premier, quoiqu’il ne soit que le cinquième
de ses descendants. Comme cette langue demeura dans sa famille1, tandis
que les autres nations furent divisées suivant les temps, celle-là
fut depuis appelée hébraïque. Il fallait bien en effet
lui donner un nom pour la distinguer de toutes les autres qui avaient aussi
chacune le sien, au lieu que, quand elle était seule, elle n’avait
point de nom particulier.
On dira peut-être : Si la terre fut divisée eu plusieurs
langues du temps de Phalech, fils d’Héber, celle de ces langues
qui était auparavant commune à tous les hommes devait plutôt
prendre son nom de Phalech. Mais il faut répondre qu’Héber
n’appela son fils Phalech, c’est-à-dire Division, que parce qu’il
vint au monde lorsque la terre fut divisée par langues, et que c’est
ce qu’entend l’Ecriture, quand elle dit : « La terre fut divisée
de son temps ». Si Héber n’eût encore été
vivant lors de cette division, il n’eût pas donné son
1. Voyez plus bas, livre XVIII, ch. 39.
2. Gen. X, 25.
(340)
nom à la langue qui demeura dans sa famille 1. Ce qui nous porte
à croire que cette langue est celle qui était d’abord commune
à tous let hommes, c’est que le changement et la multiplication
des langues ont été une peine du péché, et
partant que le peuple de Dieu a dire être exempt de cette peine.
Aussi n’est-ce pas sans raison que cette langue a été celle
d’Abraham, et qu’il ne l’a pu transmettre à tous ses enfants, mais
seulement à ceux qui, issus de Jacob, ont composé le peuple
de Dieu, reçu son alliance, et mis au monde le Christ. Héber
lui-même n’a pas fait passer cette langue à toute sa postérité,
mais seulement à la branche d’Abraham. Ainsi, bien que 1’Ecriture
ne marque pas précisément qu’il y eût des gens de bien,
lorsque les méchants bâtissaient Babylone, cette obscurité
n’est pas tant pour nous priver de la vérité que pour exercer
notre attention. Lorsqu’on voit, d’un côté, qu’il ,existe
d’abord une langue commune à tous les hommes, qu’il est fait mention
d’Héber avant tous les autres enfants de Sem, encore qu’il n’ait
été que le cinquième de ses descendants, et que la
langue des patriarches, des prophètes et de l’Ecriture même
est appelée langue hébraïque, et lorsqu’on demande,
de l’autre côté, où cette langue, qui était
commune avant la division des langues, s’est pu conserver, comme il n’est
point douteux d’ailleurs que ceux parmi lesquels elle s’est conservée
n’aient été exempts de la peine du changement des langues,
que se présente-t-il à l’esprit, sinon qu’elle est demeurée
dans la famille de celui dont elle a pris le nom, et que ce n’est pas une
petite preuve de la vertu de cette famille d’avoir été à
couvert de cette punition générale?
Mais il se présente encore une autre difficulté : comment
Béber et Phalech son fils ont-ils pu chacun faire une nation? Il
est certain au fond que le peuple hébreu est descendu d’Héber
par Abraham. Comment donc tous les enfants des trois fils de Nué,
dont parle l’Ecriture, ont-ils établi chacun une
1. Les avis, dit un habile commentateur de la Cité de Dieu,
Léonard Coquée, sont partagés sur cette question.
Dans leur chronique, nommée Seder-Holam, c’est-à-dire Ordre
des temps, les Juifs placent l’époque de la division des langues
aux dernières années de la vie de Phalech, trois cent quarante
ans après le déluge, dix ans avant la mort de Noé.
Maintenant, pourquoi Héber donna-t-il à son fils le nom de
Phalech, qui signifie division? C’est qu’il possédait le don de
prophétie et lisait la prochaine division des langues dans l’avenir.
Tel parait être le sentiment de saint Jérôme en son
livre des traditions hébraïques, et saint Chrysostome abonde
dans le même sens (Hom. XXX in Genes.)
nation, si Héber et Phalech n’en ont fait qu’une? Il est fort
probable que Nebroth a fondé aussi sa nation, et que l’Ecriture
a fait mention à part de. ce personnage, à cause de sa stature
extraordinaire et de la vaste étendue de son empire; de sorte que
le nombre des soixante-douze langues ou nations demeure toujours. Quant
à Phalech, elle n’en parle pas pour avoir donné naissance
à une nation; mais à cause de cet événement
mémorable de la division des langues qui arriva de son temps. On
ne doit point être surpris que Nebroth ait vécu jusqu’à
la fondation de Babylone et à la confusion des langues; car de ce
qu’Héber est le sixième, depuis Noé, et Nebroth seulement
le quatrième, il ne s’ensuit pas que Nebrotb n’ait pas pu vivre
jusqu’au temps d’Héber. Lorsqu’il y avait moins de générations,
les hommes vivaient davantage, ou venaient au monde plus tard. Aussi faut-il
entendre que, quand la terre fut divisée en plusieurs nations, non-seulement
les descendants de Noé, qui en étaient les pères et
les fondateurs, étaient nés, mais qu’ils avaient déjà
des familles nombreuses et capables de composer chacune une nation. C’est
pourquoi il ne faut pas s’imaginer qu’ils soient nés dans le même
ordre où l’Ecriture les nomme; autrement, comment les douze fils
de Jectan, autre fils d’Héber et frère de Phalech, auraient-ils
pu déjà faire des nations, si Jectan ne vint au monde qu’après
Phalech, puisque la terre fut divisée à la naissance de Phalech?
Il est donc vrai que Phalech a été nommé le premier,
mais Jectan n’a pas laissé que de venir au monde bien avant lui;
en sorte que les douze enfants de Jectan avaient déjà de
si grandes familles qu’elles pouvaient être divisées chacune
en leur langue. On aurait tort de trouver étrange que l’Ecriture
en ait usé de la sorte, puisque dans la généalogie
des trois enfants de Noé , elle commence par Japhet, qui était
le cadet. Or, les noms de ces peuples se trouvent encore aujourd’hui en
partie les mêmes qu’ils étaient autrefois comme ceux des Assyriens
et des Hébreux; et en partie ils ont été changés
par la suite des temps, tellement que les plus versés dans l’histoire
en peuvent à peine découvrir l’origine. En effet, on dit
que les Egyptiens viennent de Mesraïm, et les Ethiopiens de Chus,
deux des fils de Cham, et cependant on ne voit aucun rapport entre leurs
noms (341) actuels et leur origine. A tout considérer, on trouvera
que, parmi ces noms, il y en a plus de ceux qui ont été changés
que de ceux qui sont demeurés jusqu’à nous.
CHAPITRE XII.
DU PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU, A PARTIR D‘ABRAHAM.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu, depuis
le temps d’Abraham, où elle a commencé à paraître
avec plus d’éclat et où les promesses que nous voyons aujourd’hui
accomplies en Jésus-Christ sont plus claires et plus précises.
Abraham, au rapport de l’Ecriture 1, naquit dans la Chaldée, qui
dépendait de l’empire des Assyriens. Or, la superstition et l’impiété
régnaient déjà parmi ces peuples, comme parmi les
autres nations. La seule maison de Tharé, père d’Abraham,
conservait le culte du vrai Dieu et vraisemblablement aussi la langue hébraïque,
quoique Jésus-Na’vé5 témoigne qu’Abraham même
était d’abord idolâtre. De même que la seule maison
de Noé demeura pendant le déluge pour réparer le genre
humain, ainsi, dans ce déluge de superstitions qui inondaient l’univers,
la seule maison de Tharé fut comme l’asile de la Cité de
Dieu; et comme, après le dénombrement des généalogies
jusqu’à Noé, l’Ecriture dit: « Voici la généalogie
de Noé 3 »,
de même, après le dénombrement des générations
de Sem, fils de Noé, jusqu’à Abraham, elle dit: « Voici
la généalogie de Tharé. Tharé engendra Abram,
Nachor et Aran. Aran engendra Lot, et mourut du vivant de son père
Tharé, au lieu de sa naissance, au pays des Chaldéens, Abram
et Nachor se marièrent. La femme d’Abram s’appelait Sarra, et celle
de Nachor, Melca, fille d’Aran 4 ». Celui-ci eut aussi une autre
fille nommée Jesca, que l’on croit être la même que
Sarra, femme d’Abraham.
CHAPITRE XIII.
POURQUOI L’ÉCRITURE NE PARLE POINT DE NACHOR, QUAND SON PÈRE
THARÉ PASSA DE CHALDÉE EN MÉSOPOTAMIE.
L’Ecriture raconte ensuite comment Tharé avec tous les siens
laissa la Chaldée, vint en
1. Gen. XI, 28 .- 2. Josué, XXIV, 2 – 3. Gen. VI, 9 . 4. Ibid.
XI, 27-29.
Mésopotamie et demeura à Charra; mais elle ne parle point
de son fils Nachor, comme s’il ne l’avait pas emmené avec lui. Voici
de quelle façon elle fait ce récit: «Tharé prit
donc son fils Abram, Lot, fils de son fils Aran, et Sarra , sa belle-fille,
femme de son fils Abram, et il les emmena de Chaldée en Chanaan,
et il vint à Charra où il établit sa demeure ».
Il n’est point ici question de Nachor ni de sa femme Melca. Lorsque plus
tard Abraham envoya son serviteur chercher une femme à son fils
Isaac, nous trouvons ceci: « Le serviteur prit dix chameaux du troupeau
de son maître et beaucoup d’autres biens, et se dirigea vers la Mésopotamie,
en la ville de Nachor 2 ». Par ce témoignage et plusieurs
autres de l’histoire sacrée, il paraît que Nachor sortit de
la Chaldée, aussi bien que son frère Abraham, et vint habiter
avec lui en Mésopotamie. Pourquoi l’Ecriture ne parle-t-elle donc
point de lui, lorsque Tharé passe avec sa famille en Mésopotainie,
tandis qu’elle ne marque pas seulement qu’il y mena son fils Abraham, mais
encore Sarra, sa belle-fille, et son petit-fils Lot? pourquoi, si ce n’est
peut-être qu’il avait quitté la religion de son père
et de son frère pour embrasser la superstition des Chaldéens,
qu’il abandonna depuis, ou parce qu’il se repentit de son erreur, ou parce
qu’il devint suspect aux habitants du pays et fut obligé d’en sortir,
afin d’éviter leur persécution. En effet, dans le livre de
Judith, quand Holopherne, ennemi des Israélites, demande quelle
est cette nation et s’il lui faut faire la guerre, voici ce que lui dit
Achior, général des Ammonites : « Seigneur, si vous
vouiez avoir la bonté de m’entendre, je vous dirai ce qui en est
de ce peuple qui demeure dans ces montagnes prochaines, et je ne vous dirai
rien que de très-vrai. Il tire son origine des Chaldéens;
et comme il abandonna la religion de ses pères pour adorer le Dieu
du ciel, les Chaldéens le chassèrent, et il s’enfuit en Mésopotamie,
où il demeura longtemps. Ensuite leur Dieu leur commanda d’en sortir,
et de s’en aller en Chanaan, où ils s’établirent, etc. 3
» On voit clairement par là que la maison. de Tharé
fut persécutée par les Chaldéens, à cause de
la religion et du culte du vrai Dieu.
1. Gen. XI, 31. — 2. Ibid. XXIV, 10. — 3. Judith, V, 5-9.
(342)
CHAPITRE XIV.
DES ANNÉES DE THARÉ, QUI MOURUT A CHARRA.
Or, après la mort de Tharé, qui vécut, dit-on,
deux cent cinq ans en Mésopotamie, l’Ecriture commence à
parler des promesses que Dieu fit à Abraham; elle s’exprime ainsi:
« Tout le temps de la vie, de Tharé à Charra fut
de deux cent cinq ans, puis il mourut 1 ». Il ne faut pas entendre
ce passage comme si Tharé avait passé tout ce temps à
Charra; l’Ecriture dit seulement qu’il y finit sa vie, qui fut en tout
de deux cent cinq ans : on ignorerait autrement combien il a vécu,
puisque l’on ne voit point quel âge il avait quand il vint dans cette
ville; et il serait absurde de s’imaginer que , dans une généalogie
qui énonce si scrupuleusement le temps que chacun a vécu,
il fût le seul oublié. Cette omission, il est vrai, a lieu
pour quelques-uns; mais c’est qu’ils n’entrent point dans l’ordre de ceux
qui composent la série de générations depuis Adam
jusqu’à Noé, et depuis Noé jusqu’à Abraham
: il n’est aucun de ces derniers dont l’Ecriture ne marque l’âge.
CHAPITRE XV.
DU TEMPS DE PROMISSION OU ABRAHAM SORTIT DE CHARRA, D’APRÈS
L’ORDRE DE DIEU.
L’Ecriture, après avoir parlé de la mort de Tharé,
père d’Abraham, ajoute: « Et Dieu dit à Abram: Sortez
de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père
2 ». Il ne faut pas penser que cela soit arrivé dans l’ordre
qu’elle rapporte ; cette opinion donnerait lieu à une difficulté
insoluble.
En effet, à la suite de ce commandement de Dieu à Abraham,
on lit dans la Genèse : « Abram sortit donc avec Lot pour
obéir aux paroles de Dieu; et Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il
sortit de Charra 3 » . Comment cela se peut-il, si la chose arriva
après la mort de Tharé? Tharé avait soixante-dix ans
quand il engendra Abraham; si l’on ajoute les soixante-quinze ans qu’avait
Abraham lorsqu’il partit de Charra, on a cent quarante-cinq ans. Tharé
avait donc :cet âge à l’époque où son fils quitta
cette ville de Mésopotamie. Ce dernier n’en sortit donc pas après
la mort de son père, qui vécut deux cent cinq ans : il faut
entendre dès lors que
1. Gen. XI, 32. — 2. Gen. XI, 1. — 3. Ibid. 4.
c’est ici une récapitulation assez ordinaire dans l’Ecriture
1, qui, parlant auparavant des enfants de Noé, après avoir
dit 2 qu’ils furent divisés en plusieurs langues et nations, ajoute:
« Toute la terre parlait un même langage 3». Comment
étaient-ils divisés en plusieurs langues, si toute la terre
ne parlait qu’un même langage, sinon parce que la Genèse reprend
ce qu’elle avait déjà touché? Elle procède
de même dans la circonstance qui nous occupe elle a parlé
plus haut de la mort de Tharé 4, mais elle revient à la vocation
d’Abraham, qui arriva du vivant de son père, et qu’elle avait omise
pour ne point interrompre le fil de son discours. Ainsi, lorsque Abraham
sortit de Charra, il avait soixante-quinze ans, et son père cent
quarante-cinq 5. D’autres ont résolu autrement la question: selon
eux, les soixante-quinze années de la vie d’Abraham doivent se compter
du jour qu’il fut délivré du feu où il fut jeté
par les Chaldéens pour ne vouloir pas adorer cet élément,
et non du jour de sa naissance, comme n’ayant proprement commencé
à naître qu’alors 6.
Mais saint Etienne dit, touchant la vocation d’Abraham, dans les Actes
des Apôtres : «Le Dieu de gloire apparut à notre père
Abraham lorsqu’il était en Mésopotamie, avant qu’il demeurât
à Charra, et lui dit: Sortez de votre pays, et de votre parenté,
et de la maison de votre père, et venez en la terre que je vous
montrerai 7 ». Ces paroles de saint Etienne font voir que Dieu ne
parla pas à Abraham après la mort dé son père,
qui mourut à Charra, où Abraham demeura avec lui, mais avant
qu’il habitât cette ville, bien qu’il fût déjà
en Mésopotamie. Il en résulte toujours qu’il était
alors sorti de la Chaldée; et ainsi ce que saint Etienne ajoute:
« Alors Abraham sortit du pays des Chaldéens et vint demeurer
à Charra 8 », ne montre pas ce qui arriva après que
Dieu lui eut parlé (car il ne sortit pas de la Chaldée après
cet avertissement du ciel, puisque saint Etienne dit qu’il le reçut
dans la Mésopotamie), mais se rapporte à tout le temps qui
se passa depuis qu’il en fut sorti et qu’il eut fixé son séjour
à Charra. Ce qui suit le prouve encore: « Et
1. Saint Augustin en cite plusieurs exemples dans non livre De doctr.
Christ., lib. III, n. 52-54.
2. Gen.,31.— 3. Ibid.XI, 1.— 4. Ibid.XI, 31.
5. Comp.- Quœst. in Gen., qu. 28.
6. Cette solution du problème est celle de saint Jérôme.
7. Act. VII, 2, 3. — 8. Ibid. 4.
(343)
après la mort de son père, dit le premier martyr, Dieu
l’établit en cette terre que vos pères ont habitée
et que vous habitez encore aujourd’hui ». Il ne dit pas qu’il sortit
de Charra après la mort de son père, mais que Dieu l’établit
dans la terre de Chanaan après que son père fut mort. Il
faut dès lors entendre que Dieu parla à Abraham lorsqu’il
était en Mésopotamie, avant de demeurer à Charra,
où il vint dans la suite avec son père, conservant toujours
en son coeur le commandement de Dieu, et qu’il en sortit la soixante-quinzième
année de son âge et la cent quarante-cinquième de celui
de son père. Saint Etienne place son établissement dans la
terre de Chanaan, et non sa sortie de Charra, après la mort de son
père, parce que son père était déjà
mort, quand il acheta cette terre et commença à la posséder
en propre. Ce que Dieu lui dit: « Sortez de votre pays, de votre
parenté et de la maison de votre père », bien qu’il
fût déjà sorti de la Chaldée et qu’il demeurât
en Mésopotamie, ce n’était pas un ordre d’en sortir de corps,
car il l’avait déjà fait, mais d’y renoncer sans retour.
Il est assez vraisemblable qu’Abraham sortit de Charra avec sa femme Sarra,
et Lot, son neveu, pour obéir à l’ordre de Dieu, après
que Nachor eut suivi son père.
CHAPITRE XVI.
DES PROMESSES QUE DIEU FIT A ABRAHAM.
Il faut parler maintenant des promesses que Dieu fit à Abraham
et où apparaissent clairement les oracles de notre Dieu, c’est-à-dire
du vrai Dieu, en faveur du peuple fidèle annoncé par les
Prophètes. La première est conçue en ces termes :
« Le Seigneur dit à Abraham : Sortez de votre pays, de votre
parenté, et de la maison de votre père, et allez en la terre
que je vous montrerai. Je vous établirai chef d’un grand peuple;
je vous bénirai, et rendrai votre nom illustre en vertu de cette
bénédiction. Je bénirai ceux qui vous béniront,
et maudirai ceux qui vous maudiront, et toutes les nations de la terre
seront bénies en vous 1 ». Il est à remarquer ici que
deux choses sont promises à Abraham : l’une, que sa postérité
possédera la terre de Chanaan, ce qui est exprimé par ces
mots : « Allez en la terre que je vous
1.Gen. XII, 1 et seq.
montrerai, et je vous établirai chef d’un grand peuple »;
et l’autre, beaucoup plus excellente et qu’on ne doit pas entendre d’une
postérité charnelle, mais spirituelle, qui ne le rend pas
seulement père du peuple d’Israël, mais de toutes les nations
qui marchent sur les traces de sa foi. Or, celle-ci est renfermée
dans ces paroles : « Toutes les nations de la terre seront bénies
en vous ». Eusèbe pense que cette promesse fut faite à
Abraham la soixante-quinzième année de son âge, comme
s’il était sorti de Charra aussitôt qu’il l’eut reçue,
et cette opinion a pour but de ne point contrarier la déclaration
formelle de l’Ecriture qui dit qu’Abraham avait soixante-quinze ans quand
il sortit de Charra 1; mais si la promesse en question fut faite cette
année, Abraham demeurait donc déjà avec son père
à Charra, attendu qu’il n’en eût pas pu sortir, s’il n’y eût
été. Cela n’a rien de contraire à ce que dit saint
Etienne : « Le Dieu de gloire apparut à notre père
Abraham lorsqu’il était en Mésopotamie avant de demeurer
à Charra 2 » ; il s’agit seulement de rapporter à la
même année et la promesse de Dieu à Abraham qui précède
son départ pour Charra et son séjour en cette ville et sa
sortie du même lieu. Nous devons l’entendre ainsi, non-seulement
parce qu’Eusèbe , dans sa Chronique, commence à compter depuis
l’an de cette promesse et montre qu’il s’écoula quatre cent trente
années jusqu’à la sortie d’Egypte, époque où
la loi fut donnée, mais aussi parce que l’apôtre saint Paul
3 suppute de la même manière.
CHAPITRE XVII.
DES TROIS MONARCHIES QUI FLORISSAIENT DU TEMPS D’ABRAHAM, ET NOTAMMENT
DE CELLE DES ASSYRIENS.
En ce temps-là, il y avait trois puissants empires où
florissait merveilleusement la cité de la terre, c’est-à-dire
l’assemblée des hommes qui vivent selon l’homme sous la domination
des anges prévaricateurs, savoir : ceux des Sicyoniens, des Egyptiens
et des Assyriens 4. Celui-ci était le plus grand et le plus puissant
de tous; car Ninus, fils de Bélus, avait subjugué toute l’Asie,
à la réserve des Indes. Par
1. Gen. XII, 4. — 2. Act. VII, 2. — 3. Galat. III, 17.
4. Dans tous ces développements historiques, saint Augustin
suit la chronique d’Eusèbe.
(344)
l’Asie, je n’entends pas parler de celle 1 qui n’est maintenant qu’une
province de la seconde partie de la terre (ou, selon d’autres, de la troisième),
mais de cette troisième partie elle-même, le monde étant
ordinairement partagé en trois grandes divisions, l’Asie, l’Europe
et l’Afrique, qui ne forment pas au reste trois portions égales.
L’Asie s’étend du midi par l’orient jusqu’au septentrion; au lieu
que l’Europe ne s’étend que du septentrion à l’occident,
et l’Afrique de l’occident au midi, de sorte qu’il semble que l’Europe
et l’Afrique n’occupent ensemble qu’une partie de la terre et que l’Asie
toute seule occupe l’autre. Mais on a fait deux parties de l’Europe et
de l’Afrique, à cause qu’elles sont séparées l’une
de l’autre par la mer Méditerranée. En effet, si l’on divisait
tout le monde en deux parties seulement, l’orient et l’occident, l’Asie
tiendrait l’une, et l’Europe et l’Afrique l’autre. Ainsi, des trois monarchies
qui existaient alors , celle des Sicyoniens n’était pas sous les
Assyriens, parce qu’elle était en Europe : mais comment l’Egypte
ne leur était-elle pas soumise, puisqu’ils étaient maîtres
de toute l’Asie, aux Indes près? C’est donc principalement dans
l’Assyrie que florissait alors la cité de la terré, cité
impie dont la capitale était Babylone, c’est-à-dire Confusion,
nom qui lui convient parfaitement. Ninus en était roi et avait succédé
à son père Bélus, qui avait tenu le sceptre soixante-cinq
ans : lui-même régna cinquante-deux ans, et en avait déjà
régné quarante-trois lorsqu’Abraham vint au monde, c’est-à-dire
environ douze cents ans avant la fondation de Rome, qui fut comme la Babylone
d’Occident.
CHAPITRE XVIII.
DE LA SECONDE APPARITION DE DIEU A ABRAHAM, À QUI IL PROMET
LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SA POSTÉRITÉ.
Abraham sortit donc de Charra la soixante-quinzième année
de son âge, et la cent quarante-cinquième de celui de son
père, et passa avec Lot, son neveu, et sa femme Sarra, dans la terre
de Chanaan jusqu’à Sichem, où il reçut encore un avertissement
du ciel, que l’Ecriture rapporte ainsi : « Le Seigneur apparut à
Abraham, et lui dit : Je donnerai
1. L’Asie Mineure, qu’on appelait quelquefois l’Asie tout court.
cette terre à votre postérité 1 ». Il ne
lui est rien dit ici de cette postérité qui devait le rendre
père de toutes les nations, mais seulement de celle qui le rendait
père du peuple hébreu : c’est en effet ce peuple qui a possédé
la terre de Chanaan.
CHAPITRE XIX.
DE LA PUDICITÉ DE SABRA, QUE DIEU PROTÉGE EN ÉGYPTE,
OU ABRAHAM LA FAISAIT PASSER, NON POUR SA FEMME, MAIS POUR SA SOEUR.
Lorsque ensuite Abraham eut dressé un autel en cet endroit 2
et invoqué Dieu, il alla demeurer au désert, d’où,
pressé de la faim, il passa en Egypte. Là il dit que Sarra
était sa soeur, ce qui était vrai parce qu’elle était
sa cousine germaine 3, de même que Lot, qui le touchait au même
degré, est aussi appelé son frère. Il dissimula donc
qu’elle était sa femme, mais il ne le nia pas, remettant à
Dieu le soin de son honneur, et se gardant comme homme des insultes des
hommes. S’il n’eût pris en cette rencontre toutes les précautions
possibles, il aurait plutôt tenté Dieu que témoigné
sa confiance en lui., Nous avons dit beaucoup de choses à ce sujet
en répondant aux calomnies de Fauste le manichéen 4. Aussi
arriva-t-il ce qu’Abraham s’était promis de Dieu, puisque Pharaon,
roi d’Egypte, qui avait choisi Sarra pour épouse, frappé
de plusieurs plaies, la rendit à son mari 5. Loin de nous la pensée
que sa chasteté ait reçu aucun outrage de ce prince, tout
portant à croire qu’il en fut détourné par ces fléaux
du ciel.
CHAPITRE XX.
DE LA SÉPARATION D’ABRAHAM ET DE LOT, QUI EUT LIEU SANS ROMPRE
LEUR UNION.
Lorsque Abraham fut retourné d’Egypte dans le lieu d’où
il était sorti, Lot, son neveu, se sépara de lui sans rompre
la bonne intelligence qui était entre eux, et se retira vers Sodome.
Les richesses que tous deux avaient acquises et les fréquents démêlés
de leurs bergers les déterminèrent à prendre ce parti,
afin d’empêcher que les querelles des serviteurs ne vinssent à
jeter la désunion parmi les maîtres. Abraham, voulant prévenir
ce
1. Gen. XII, 7.— 2. Ibid. XII,7 et seq.
3. Voyez plus haut, livre XV, ch. 16.
4. Comp. Faust., lib. XXII, cap. 36. — 5. Gen. XII, 20.
(345)
malheur, dit à Lot: « Je vous prie, qu’il n’y ait point
de différend entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens,
puisque nous sommes frères. Toute cette contrée n’est-elle
pas à nous? Je suis donc d’avis que nous nous séparions.
Si vous allez à gauche, j’irai à droite; et si vous allez
à droite, j’irai à gauche 1 ». Il se peut que la coutume
reçue dans les partages, où l’aîné fait les
lots et le cadet choisit de la son origine.
CHAPITRE XXI.
DE LA TROISIÈME APPARITION DE DIEU A ABBAHAM, OU IL LUI RÉITÈRE
LA PROMESSE DE LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SES DESCENDANTS A PERPÉTUITÉ.
Après qu’Abraham et Lot se furent ainsi séparés
et que l’un se fut fixé dans la terre de Chanaan et l’autre à
Sodome, Dieu apparut à Abraham pour la troisième fois, et
lui dit:
« Regardez de tous côtés, autant que votre vue peut
s’étendre vers les quatre points du monde ; je vous donnerai, à
vous et à tous vos descendants jusqu’à la fin du siècle,
toute cette terre que vous voyez, et je multiplierai votre postérité
comme la poussière de la terre. Si quelqu’un peut compter les grains
de poussière de la terre, il pourra aussi compter votre postérité.
Levez-vous, et mesurez cette terre en long et en large, car je vous la
donnerai 2». On ne voit pas bien si, dans cette promesse, est comprise
celle qui a rendu Abraham père de toutes les nations; on peut néanmoins
le conjecturer d’après ces paroles: « Je multiplierai votre
postérité comme la poussière de la terre »,
expression figurée que les Grecs appellent hyperbole et qui a lieu
quand ce qu’on dit d’une ,chose la surpasse de beaucoup. Qui ne sait combien
la poussière de la terre surpasse le nombre des hommes, quel qu’il
p,uisse être, depuis Adam jusqu’à la fin du siècle,
et à plus forte raison la postérité d’Abraham, soit
la charnelle, soit la spirituelle? En effet, cette dernière postérité
est peu de chose en comparaison de la multitude des méchants, et
cependant, malgré sa petitesse, elle forme encore un nombre innombrable,
d’où vient que l’Ecriture la désigne par la poussière
de la terre. Mais elle n’est innombrable qu’aux hommes, et non à
Dieu, qui sait même le compte de tous les grains de
1. Gen. XII, 8, 9. — 2. Ibid. 14-17.
poussière. Ainsi, comme l’hyperbole de l’Ecriture est mieux
remplie par les deux postérités d’Abraham, on peut croire
que cette promesse s’applique à l’une et à l’autre 1. Si
j’ai dit que cela n’est pas très-clair, c’est que le seul peuple
juif a tellement multiplié qu’il s’est presque répandu dans
toutes les contrées du monde, de sorte qu’il suffit pour justifier
l’hyperbole, outre qu’on ne peut pas nier que la terre dont il est question
ne soit celle de Chanaan. Néanmoins, ces mots : « Je vous
la donnerai, à vous et à vos descendants jusqu’à la
fin du siècle », peuvent en faire douter, si, par cette expression,
jusqu’à la fin du siècle, on entend éternellement;
mais si on les prend comme nous pour la fin de ce monde et le commencement
de l’autre, il n’y a point de difficulté. Bien que les Juifs aient
été chassés de Jérusalem, ils demeurent dans
les autres villes de la terre de Chanaan et y demeureront jusqu’à
la fin du monde; ajoutez à cela que, quand cette terre est habitée
par des chrétiens, c’est la postérité d’Abraham qui
l’habite.
CHAPITRE XXII.
ABRAHAM SAUVE LOT DES MAINS DES ENNEMIS ET EST BÉNI PAR MELCHISÉDECH.
Abraham, après avoir reçu cette promesse, alla demeurer
en un autre endroit de cette contrée, près du chêne
de Mambré, qui était en Hébron 2. Ensuite, les ennemis
ayant ravagé le pays de Sodome et vaincu les habitants en bataille
rangée, Abraham, accompagné de trois cent dix-huit des siens,
alla au secours de Lot, que les vainqueurs avaient fait prisonnier, et
le délivra de leurs mains après les avoir défaits,
sans vouloir rien prendre des dépouilles que le roi de Sodome lui
offrait. C’est en cette occasion qu’il fut béni par Melchisédech
3, prêtre du Dieu souverain, dont il est beaucoup parlé dans
J’Epître aux Hébreux 4, que plusieurs disent être de
saint Paul, ce dont quelques-uns ne tombent pas d’accord 5. On vit là
pour la première fois le sacrifice que les chrétiens offrent
aujourd’hui à Dieu par toute la terre, pour accomplir cette parole
du Prophète à Jésus-Christ, qui ne s’était
pas encore incarné : « Vous êtes prêtre
1. Comp. Cont. Faust., lib. XXII, cap. 89.
2. Gen. XIII, 18. — 3. Ibid. XIV, 1-20. — 4. Hébr. VII.
5. Marcion, Basilide et plusieurs autres hérétiques niaient
l’authenticité de 1’Epître aux Hébreux.
(346)
pour jamais selon l’ordre de Melchisédech 1 ».
Il ne dit pas selon l’ordre d’Aaron, lequel devait être aboli
par la vérité dont ces ombres étaient la figure.
CHAPITRE XXIII.
DIEU PROMET A ABRAHAM QUE SA POSTÉRITÉ SERA AUSSI NOMBREUSE
, QUE LES ÉTOILES, ET LA FOI D’ABRAHAM AUX PAROLES DE DIEU LE JUSTIFIE,
QUOIQUE NON CIRCONCIS.
Dieu parla encore à Abraham dans une vision 2, et l’assura de
sa protection et d’une ample récompense; et comme Abraham se plaignit
à lui qu’il était déjà vieux, qu’il mourrait
sans postérité, et qu’Eliézer, l’un de ses esclaves,
serait son héritier, Dieu lui promit qu’il aurait un fils, et que
sa postérité serait aussi nombreuse que les étoiles
du ciel; par où il me semble que Dieu voulait spécialement
désigner la postérité spirituelle d’Abraham. Que sont,
en effet, les étoiles, pour le nombre, en comparaison de la poussière
de la terre, à moins qu’on ne veuille dire qu’il y a ici cette ressemblance
qu’on ne peut compter les étoiles et que l’on ne saurait même
toutes les voir? On en découvre à la vérité
d’autant plus qu’on a de meilleurs yeux; mais il résulte précisément
de là qu’il en échappe toujours quelques-unes aux plus clairvoyants,
sans parler de celles qui se lèvent et se couchent dans l’autre
hémisphère. C’est donc une rêverie de s’imaginer qu’il
y en a qui ont connu et mis par écrit le nombre des étoiles,
comme on le dit d’Aratus 3 et d’Euxode 4; et l’Ecriture sainte suffit pour
réfuter cette opinion. Au reste, c’est dans ce chapitre de la Genèse
que se trouve la parole que l’Apôtre rappelle pour relever la grâce
de Dieu : « Abraham crut Dieu, et sa foi lui fut imputée à
justice 5 » ; et il prouve par là que les Juifs ne devaient
point se glorifier de leur circoncision, ni empêcher que les incirconcis
ne fussent admis à la foi de Jésus-Christ, puisque, quand
la foi d’Abraham lui fut imputée à justice, il n’était
pas encore circoncis.
1. Ps. CIX, 5. — 2. Gen. XV, 1 et seq.
3. On sait qu’Aratus est l’auteur d’un poëme astronomique, souvent
traduit du grec en latin, notamment par Cicéron. Il florissait vers
l’an 280 avant J-C.
4. Eudoxe, de Cnide, contemporain de Platon, et son compagnon de voyage
en Egypte, si l’on en croit la tradition. Il est cité par Aristote
(Metaph., lib. XII, cap. 7) et par Cicéron (De divin., lib. II,
cap. 42) comme un astronome de premier ordre.
5.Gen. XV, 6; Rom. IV, 3, et Galat. III, 6.
CHAPITRE XXIV.
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA A ABRAHAM DE LUI OFFRIR,
QUAND CE PATRIARCHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE L’ACCOMPLISSEMENT
DE SA PROMESSE,
Dans cette même vision, Dieu lui dit encore : « Je suis
le Dieu qui vous ai tiré
du pays des Chaldéens, pour vous donner cette terre et vous
en mettre en possession ». Sur quoi, Abraham lui ayant demandé
comment il connaîtrait qu’il la devait posséder, Dieu lui
répondit: « Prenez une génisse de trois ans, une chèvre
et un bélier de même âge, avec une tourterelle et une
colombe ». Abraham prit tous ces animaux; et, après les avoir
divisés en deux, mit ces moitiés vis-à-vis l’une de
l’autre; mais il ne divisa point les oiseaux. Alors, comme il est écrit,
les oiseaux descendirent sur ces corps qui étaient divisés,
et Abraham s’assit auprès d’eux. Sur le coucher du soleil il fut
saisi d’une grande frayeur qui le couvrit de ténèbres épaisses,
et il lui fut dit : « Sachez que votre postérité demeurera
parmi des étrangers qui la persécuteront et la réduiront
en servitude l’espace de quatre cents ans; mais je ferai justice de leurs
oppresseurs, et elle sortira de leurs mains, chargée de dépouilles.
Pour vous, vous vous en irez en paix avec vos pères, comblé
d’une heureuse vieillesse, et vos descendants ne reviendront ici qu’à
la quatrième génération, car les Amorrhéens
n’ont pas encore comblé la mesure de leurs crimes ». Comme
le soleil fut couché, une flamme s’éleva tout à coup
et l’on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent
au milieu des animaux divisés. Ce jour-là, Dieu fit alliance
avec Abraham et lui dit : « Je donnerai cette terre à vos
enfants, depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate; je
leur donnerai les Cénéens, les Cénézéens,
les Cedmonéens, les Céthéens, les Phéréséens,
les Raphaïms, les Amorrhéens, les Chananéens, les Evéens,
les Gergéséens et les Jébuséens 1 »
Voilà ce qui se passa dans cette vision; mais l’expliquer en
détail nous mènerait trop loin et passerait toutes les bornes
de cet ouvrage. Il suffira de dire ici qu’Abraham ne perdit
pas la foi dont l’Ecriture le loue, pour avoir
1. Gen. XV, 7-21
(347)
dit à Dieu: « Seigneur, comment connaîtrai-je que
je dois posséder cette terre? » Il ne dit pas: Comment se
pourra-t-il faire que je la possède? comme s’il doutait de la promesse
de Dieu, mais : Comment connaîtrai-je que je dois la posséder?
afin d’avoir quelque signe qui lui fit connaître la manière
dont cela devait se passer : de même que la Vierge Marie n’entra
en aucune défiance de ce que l’ange lui annonçait, quand
elle dit: « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point «
d’homme 1? » Elle ne doutait point de la chose, mais elle s’informait
de la manière 2. C’est pourquoi l’ange lui répondit : «
Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous
couvrira de son ombre 3 ». Ici, de même, Dieu donna à
Abraham le signe d’animaux immolés, comme la figure de ce qui devait
arriver et dont il ne doutait pas. Par la génisse était signifié
le peuple juif soumis au joug de la loi; par la chèvre, le même
peuple pécheur, et par le bélier, le même encore régnant
et dominant. Ces animaux ont trois ans, à cause des trois époques
fort remarquables: depuis Adam jusqu’à Noé, depuis Noé
jusqu’à Abraham, et depuis Abraham jusqu’à David, qui, le
premier d’entre les Israélites, monta sur le trône par la
volonté de Dieu après la réprobation de Saül,
dernière époque durant laquelle ce peuple prit ses plus grands
accroissements. Que cela figuré ce que je dis, ou toute autre chose,
au moins ne douté-je point que les hommes spirituels ne soient désignés
par la tourterelle et par la colombe; d’où vient qu’il est dit qu’Abraham
ne divisa point les oiseaux. En effet, les charnels sont divisés
entre eux, mais non les spirituels, soit qu’ils se retirent du commerce
des hommes, comme la tourterelle, soit qu’ils vivent avec eux, comme la
colombe. Quoi qu’il en soit, l’un comme l’autre de ces deux oiseaux est
simple et innocent; et ils étaient un signe que, même dans
ce peuple juif, à qui cette terre devait être donnée,
il y aurait des enfants de promission et des héritiers du royaume
et de la félicité éternelle. Pour les oiseaux qui
descendirent sur ces corps divisés, ils figurent les malins esprits,
habitants de l’air et toujours empressés de se repaître de
la division des hommes charnels.
1. Luc, I, 34.
2. Comp. saint Ambroise, De Abrah. patr., lib. II, cap. 8.
3. Luc, I, 35.
Abraham, venant s’asseoir auprès d’eux, signifie que, même
au milieu de ces divisions des hommes charnels, il y aura toujours quelques
vrais fidèles jusqu’à la fin du monde. Par la frayeur dont
Abraham fut saisi vers le coucher du soleil, entendez que, vers la fin
du monde, il s’élèvera une cruelle persécution contre
les fidèles, selon cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile
: « La persécution sera si grande alors, qu’il n’y en a jamais
eu de pareille 1 »
Quant à ces paroles de Dieu à Abraham: « Sachez
que votre postérité demeurera parmi des étrangers
qui la persécuteront et la tiendront captive l’espace de quatre
cents ans », cela s’entend sans difficulté du peuple juif
qui devait être captif en Egypte. Ce n’est pas néanmoins que
sa captivité ait duré quatre cents ans, mais elle devait
arriver dans cet espace de temps; de même que l’Ecriture dit de Tharé,
père d’Abraham, que tout le temps de sa vie à Charra fut
de deux cent cinq ans 2, non qu’il ait passé toute sa vie en ce
lieu, mais parce qu’il y acheva le reste de ses jours. Au reste, l’Ecriture
dit quatre cents ans pour faire un compte rond, car il y en a un peu plus,
soit qu’on les prenne du temps que cette promesse fut faite à Abraham,
ou du temps de la naissance d’Isaac. Ainsi que nous l’avons déjà
dit, depuis la soixante-quinzième année de la vie d’Abraham
que la première promesse lui fut faite, jusqu’à la sortie
d’Egypte, on compte quatre cent trente ans, dont l’Apôtre parle ainsi:
« Ce que je veux dire, c’est que Dieu ayant contracté une
alliance avec Abraham, la loi, qui n’a été donnée
que quatre cents ans après, ne l’a pu rendre nulle, ni anéantir
la promesse faite à ce patriarche 3 ». L’Ecriture a donc fort
bien pu appeler ici quatre cents ans ces quatre cent trente ans; outre
que depuis la première promesse faite à Abraham jusqu’à
celle-ci, cinq années s’étaient déjà écoulées,
et vingt-cinq jusqu’à la naissance d’Isaac 4 .
Ce qu’elle ajoute que le soleil étant déjà couché,
une flamme s’éleva tout d’un coup, et que l’on vit une fournaise
fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux
divisés, cela signifie qu’à la fin du monde les charnels
seront jugés par le feu. De même, en effet, que la persécution
de la
1. Matth. XXIV, 21. — 2. Gen. XI, 32. — 3. Galat. III, 17.
2. Comp. saint Augustin, Quœst. in Exod., qu. 47.
(348)
Cité de Dieu, qui sera la plus grande de toutes sous l’Antéchrist,
est marquée par cette frayeur extraordinaire qui saisit Abraham
sur le coucher du soleil, symbole de la fin du monde, ainsi ce feu, qui
parut après que le soleil fut couché, marque le jour du jugement
qui séparera les hommes charnels que le feu doit sauver, de ceux
qui sont destinés à être damnés dans ce feu.
Enfin, l’alliance de Dieu avec Abraham, signifie proprement la terre de
Chanaan, où onze nations 1 sont nommées depuis le fleuve
d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate. Or, par le fleuve d’Egypte,
il ne faut pas entendre le Nil, mais un petit fleuve qui la sépare
de la Palestine et passe à Rhinocorure 2.
CHAPITRE XXV.
D’AGAR, SERVANTE DE SARRA, QUE SARRA DONNA POUR CONCUBINE A SON MARI.
Viennent ensuite les enfants d’Abraham, l’un de la servante Agar, et
l’autre de Sarra, la femme libre, dont nous avons déjà parlé
au livre précédent 3. En ce qui touche les rapports d’Abraham
avec Agar, on ne doit point les lui imputer à crime 4, puisqu’il
ne se servit de cette concubine que pour en avoir des enfants, et non pour
contenter sa passion, et plutôt pour obéir à sa femme
que dans l’intention de l’outrager. Elle-même crut en quelque façon
se consoler de sa stérilité en s’appropriant la fécondité
de sa servante, et en usant du droit qu’elle avait en cela sur son mari,
selon cette parole de l’Apôtre : « Le mari n’est point maître
de son corps, mais sa femme ». Il n’y a ici aucune intempérance,
aucune débauche. La femme donne sa servante à son mari pour
en avoir des enfants, le mari la reçoit avec la même intention;
ni l’un ni l’autre ne recherche le déréglement de la volupté,
ils ne songent tous deux qu’au fruit de la nature. Aussi, quand la servante
devenue enceinte commença à s’enorgueillir et à mépriser
sa maîtresse, comme Sarra, par une défiance de femme, imputait
l’orgueil d’Agar à son mari, Abraham fit bien voir de
1. Onze, suivant les Septante; car la Vulgate et le texte hébreu
nomment dix nations seulement.
2. Rhinocorure, ou Rhinocolure, ville située sur les confins
de l’Egypte et de l’Arabie. Voyez Diodore de Sicile (lib. II, cap. 62).
3. Au ch. 3.
4. Comme faisait Fauste le Manichéen. Voyez le Cont.. Faust.,
lib. II, cap. 30.
5. I Cor. VII, 4.
nouveau qu’il n’était pas l’esclave, mais le maître de
son amour, qu’il avait gardé, en la personne d’Agar, la foi qu’il
devait à Sarra, qu’il n’avait connu la servante que pour obéir
à l’épouse, qu’il avait reçu d’elle Agar, mais qu’il
ne l’avait pas demandée, qu’il s’en était approché,
mais qu’il ne s’y était pas attaché, qu’il avait engendré,
mais qu’il n’avait point aimé. Il dit en effet à Sarra :
« Votre servante est en votre pouvoir, faites-en ce qu’il vous plaira
1 ». Homme admirable, qui use des femmes comme un homme en doit user,
de la sienne avec tempérance, de sa servante avec docilité,
et chastement de l’une et de l’autre !
CHAPITRE XXVI.
DIEU PROMET A ABRAHAM, DÉJA VIEUX, UN FILS DE SA FEMME SARRA,
QUI ÉTAIT STÉRILE; IL LUI ANNONCE QU’IL SERA LE PÈRE
DES NATIONS, ET CONFIRME SA PROMESSE PAR LA CIRCONCISION.
Lorsque dans la suite Ismaël fut né d’Agar, Abraham pouvait
croire que cette naissance accomplissait ce qui lui avait été
promis dans le temps où, pour le faire renoncer au dessein qu’il
avait d’adopter son serviteur, Dieu lui dit : « Celui-ci ne sera
pas votre héritier, mais un autre qui sortira de vous 2 ».
De peur donc qu’il ne crût que cette promesse fût accomplie
dans le fils de sa servante, « comme Abraham était déjà
âgé de quatre-vingt-dix-
neuf ans, Dieu lui apparut et lui dit : Je suis Dieu, travaillez à
me plaire, et menez une vie sans reproche, et je ferai alliance avec vous,
et je vous comblerai de tous les biens. Alors Abram se prosterna par terre,
et Dieu ajouta: C’est moi, je ferai alliance avec vous, et vous serez le
père d’une grande multitude de nations. Vous ne vous appellerez
plus Abram, mais Abraham, parce que je vous ai fait le père de plusieurs
nations. Je vous rendrai extrêmement puissant, et vous établirai
sur un grand nombre de peuples et des rois sortiront de vous. Je
ferai alliance avec vous, et après vous avec vos descendants;
et cette alliance sera éternelle, afin que je sois votre Dieu et
celui de toute votre postérité. Je donnerai à vous
et à vos descendants cette terre où vous êtes maintenant
étranger, toute la terre de Chanaan, pour la posséder à
jamais, et je serai leur Dieu. Dieu dit encore à Abraham : Pour
1. Gen. XVI, 6. — 2. Gen. XV, 4.
(349)
vous, vous aurez soin de garder mon alliance, et votre postérité
après vous. Or, voici l’alliance que je désire que vous et
vos enfants observiez soigneusement. Tout mâle parmi vous sera circoncis;
cette circoncision se fera en la chair de votre prépuce, et sera
la marque de l’alliance qui est entre vous et moi. Tous les enfants mâles
qui naîtront de vous seront circoncis au bout de huit jours. Vous
circoncirez aussi les esclaves, tant ceux qui naîtront chez vous
que les autres que vous achèterez des étrangers. Et cette
circoncision sera une marque de l’alliance éternelle que j’ai contractée
avec vous. Tout mâle qui ne la recevra pas le huitième jour
sera exterminé comme un infracteur de mon alliance. Dieu dit encore
à Abraham : Votre femme ne s’appellera plus Sara, mais Sarra : je
la bénirai et vous donnerai d’elle un fils que je bénirai
aussi, et qui sera père de plusieurs nations, et des rois sortiront
de lui. Là-dessus, Abraham se prosterna en terre, en souriant et
disant en lui-même : J’aurai donc un fils à cent
ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix?Conservez seulement
en vie, dit-il à Dieu, mon fils Ismaël! Et Dieu lui dit: Oui,
votre femme Sarra vous donnera un fils que vous nommerez Isaac. Je ferai
une alliance éternelle avec lui, et je serai son Dieu et le Dieu
de sa postérité. Pour Ismaël, j’ai exaucé votre
prière; je l’ai béni et je le rendrai extrêmement puissant.
Il sera le père de douze nations , et je l’établirai chef
d’un grand peuple. Mais je contracterai alliance avec Isaac, dont votre
femme Sarra accouchera l’année qui va venir 1 ».
On voit ici des promesses plus expresses de la vocation des Gentils
en Isaac, en ce fils de promission, qui est un fruit de la grâce
et non de la nature 2, puisqu’il est promis à une femme vieille
et stérile. Bien que Dieu concoure aussi aux productions qui se
font selon les lois ordinaires de la nature, toutefois, lorsque sa main
puissante en répare les défaillances, sa grâce paraît
avec beaucoup plus d’éclat. Et parce que cette vocation des Gentils
ne devait pas tant arriver par la génération des enfants
que par leur régénération, Dieu commanda la circoncision,
lorsqu’il promit le fils de Sarra. S’il veut que tous soient circoncis,
1. Gen. XVII, 1-21
2. Voyez l’Epître aux Galates, IV, 11-31.
tant libres qu’esclaves, c’est afin de signifier que cette grâce
est pour tout le monde. Que figure, en effet la circoncision, sinon la
nature renouvelée et dépouillée de sa vieillesse 1?
Le huitième jour représente-t-il autre chose que Jésus-Christ,
qui ressuscita à la fin de la semaine, c’est-à-dire après
le jour du sabbat 2 ? Les noms même du père et de la mère
sont changés; tout respire la nouveauté, et l’Ancien Testament
fait pressentir le Nouveau. Qu’est-ce, en effet, que le Nouveau Testament,
sinon la manifestation de l’Ancien, et qu’est-ce que celui-ci, sinon la
figure de l’autre? Le rire d’Abraham est un témoignage de joie et
non de défiance. Ces mots qu’il dit en son coeur: « J’aurai
donc un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix»,
ne sont pas non plus d’un homme qui doute, mais d’un homme qui admire.
Quant à ces paroles de Dieu à Abraham : « Je donnerai
à vous et à vos descendants cette terre où vous êtes
maintenant étranger, toute cette terre de Chanaan, pour la posséder
éternellement »; si l’on demande comment cela s’est accompli
ou doit s’accomplir, attendu que la possession d’une chose, quelque longue
qu’elle soit, ne peut pas durer toujours; il faut dire qu’éternel
se prend en deux façons, ou pour une durée infinie, ou pour
celle qui est bornée par la fin du monde.
CHAPITRE XXVII.
DE LA RÉPROBATION PORTÉE CONTRE TOUT ENFANT MALE QUI
N’AVAIT POINT ÉTÉ CIRCONCIS LE HUITIÈME JOUR, COMME
AYANT VIOLÉ L’ALLIANCE DE DIEU.
On peut encore demander comment il faut interpréter ceci: «
Tout enfant mâle qui ne sera point circoncis le huitième jour
sera « exterminé comme infracteur de mon alliance ».
Ce n’est point l’enfant qui est coupable, puisque ce n’est pas lui qui
a violé l’alliance de Dieu, mais bien les parents qui n’ont pas
eu soin de le circoncire. On doit répondre à cela que les
enfants même ont violé l’alliance de Dieu, non pas en leur
propre personne, j mais en la personne de celui par qui tous les hommes
ont péché 3. Aussi bien, il y a d’autres alliances que celles
de l’Ancien et du Nouveau
1. Comp. saint Augustin, Cont Faust., lib. XVI, cap. 29.
2. Voyez le traité de saint Augustin : Du péché
originel, n. 36.
3. Rom. V, 12.
(350)
Testament, La première alliance que Dieu fit avec l’homme est
celle-ci: « Du jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez
1 »; ce qui a donné lieu à cette parole de l’Ecclésiastique
: « Tout homme vieillira comme un vêtement ». Tel est
l’arrêt porté dès l’origine du siècle : «
Vous mourrez de mort 2 ». En effet, comment cette parole du Prophète
: « J’ai regardé tous les pécheurs du monde comme des
prévaricateurs 3», pourrait-elle s’accorder avec cette autre
de saint Paul : « Où « il n’y a point de loi, il n’y
a point de prévarication 4 », si tous ceux qui pèchent
n’étaient pas coupables de la violation de quelque loi? C’est pourquoi,
si les enfants mêmes, comme la foi nous l’enseigne, naissent pécheurs,
non pas proprement, mais originellement, d’où résulte la
nécessité du baptême pour remettre leurs péchés,
il faut croire aussi qu’ils sont prévaricateurs à l’égard
de cette loi qui a été donnée dans le paradis terrestre,
en sorte qu’il est également vrai de dire qu’où il n’y a
point de loi, il n’y a point de prévarication, et que tous les pécheurs
du monde sont des prévaricateurs. Ainsi, comme la circoncision était
le signe de la régénération, c’est avec justice que
le péché originel, qui a violé la première
alliance de Dieu, perdait ces enfants, si la régénération
ne les sauvait, Il faut donc entendre ainsi ces paroles de l’Ecriture :
« Tout enfant mâle, etc. », comme si elle disait: Quiconque
ne sera point régénéré périra, parce
qu’il a violé mon alliance lorsqu’il a péché en Adam
avec tous les autres hommes. Si elle avait dit: Parce qu’il a violé
cette alliance que je contracte avec vous, on ne pourrait l’entendre que
de la circoncision; mais comme elle n’a point exprimé quelle alliance
l’enfant a violée, il est permis de l’entendre de celle dont la
violation peut se rapporter à lui par voie de solidarité.
Si toutefois quelqu’un prétend que cela doit s’appliquer exclusivement
à la circoncision, et que l’enfant qui n’a point été
circoncis a violé en cela l’alliance, il faut qu’il cherche une
manière raisonnable de dire qu’une personne a violé une alliance,
quoique ce ne soit pas elle qui l’ait violée, mais d’autres qui
l’ont violée en lui ; outre qu’il est injuste qu’un enfant, qui
demeure incirconcis sans qu’il y ait de sa faute, soit réprouvé,
1. Gen. II, 17. – 2. Eccli. XIV, 18, sec. LXX. – 3. Ps. CXVIII, 119.
– 4. Rom. IV, 15.
à moins qu’on ne remonte à un péché d’origine.
CHAPITRE XXVIII.
DU CHANGEMENT DE NOM D’ABRAHAM ET DE SARRA, LESQUELS N’ÉTAIENT
POINT EN ÉTAT, CELLE-CI ACAUSE DE SA STÉRILITÉ, TOUS
DEUX A CAUSE DE LEUR AGE, D’AVOIR DES ENFANTS, QUAND ILS EURENT ISAAC.
Lors donc qu’Abraham eut reçu de Dieu cette promesse: «
Je vous ai rendu père de peuples nombreux, et je veux accroître
votre puissance et vous élever sur les nations; et des rois sortiront
de vous, et je vous donnerai de Sarra un fils que je bénirai, et
il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui
»; magnifique promesse que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ,
Abraham et sa femme changèrent de nom, et l’Ecriture ne les appelle
plus Abram ni Sara, mais Abraham et Sarra. Elle rend raison de ce changement
de nom à l’égard d’Abraham: « Car, dit le Seigneur,
je vous ai établi père de plusieurs nations». C’est
le sens du mot Abraham; pour Abram, qui était son premier nom, il
signifie illustre père. L’Ecriture ne rend point raison du changement
de nom de Sarra, mais les traducteurs hébreux disent que Sara signifie
ma princesse, et Sarra, vertu; d’où vient cette parole de l’épître
aux Hébreux: « C’est aussi par la foi que Sarra reçut
la vertu de concevoir 2 ». Or, ils étaient tous deux fort
âgés, ainsi que l’Ecriture le témoigne, et Sarra, qui
d’ailleurs était stérile, n’avait plus ses mois, de sorte
que, n’eût-elle pas été stérile, elle eût
été incapable de concevoir. Une femme, quoique âgée,
si elle a encore ses mois, peut avoir des enfants, mais d’un jeune homme,
et non d’un vieillard; et de même un vieillard peut en avoir d’une
jeune femme, comme Abraham, après la mort de sa femme, en eut de
Céthura, parce qu’il rencontra en elle la fleur de la jeunesse.
C’est pourquoi l’Apôtre regarde comme un grand miracle 3 que le corps
d’Abraham étant mort, il n’ait pas laissé d’engendrer. Entendez
par là que son corps était impuissant pour toute femme arrivée
à l’âge de Sarra. Car il n’était mort qu’à cet
égard; autrement c’eût été un cadavre. Il y
a une autre solution de cette difficulté : on dit qu’Abraham eut
des enfants de Céthura, parce que Dieu lui conserva,
1. Gen. XVII, 5. — 2. Hébr. XI, 11. — 3. Rom. VI, 19.
(351)
après la mort de Sarra, le don de fécondité qu’il
avait accordé : mais l’explication que j’ai suivie me semble meilleure;
car s’il est vrai qu’à cette heure un vieillard de cent ans soit
hors d’état d’engendrer, il n’en était pas dé même
alors que les hommes vivaient plus longtemps.
CHAPITRE XXIX.
DES TROIS ANGES QUI APPARURENT A ABRAHAM AU CHÊNE DE MAMBRÉ.
Dieu apparut encore à Abraham au chêne de Mambré
dans la personne de trois hommes, qui indubitablement étaient des
anges 1, quoique plusieurs estiment que l’un d’eux était Jésus-Christ,
qui était visible, à les en croire, avant que de s’être
revêtu d’une chair 2. Je tombe d’accord que Dieu, qui est invisible,
incorporel et immuable par sa nature, est assez puissant pour se rendre
visible aux yeux des hommes, sans aucun changement en son essence, non
par soi-même, mais par le ministère de quelqu’une de ses créatures;
mais s’ils prétendent que l’un de ces trois hommes était
Jésus-Christ, parce qu’Abraham s’adressa à tous trois comme
s’ils n’eussent été qu’un seul homme, ainsi que le rapporte
l’Ecriture : « Il aperçut trois hommes auprès de lui,
et aussitôt il courut au-devant d’eux, et dit: Seigneur, si j’ai
trouvé grâce auprès de vous … 3 » cette présomption
n’a rien de concluant; car la même Ecriture témoigne que deux
de ces anges étaient déjà partis pour détruire
Sodome, lorsqu’Abraham s’adressa au troisième et l’appela son Seigneur,
le conjurant de ne vouloir pas confondre l’innocent avec le coupable et
de pardonner à Sodome. En outre, lorsque Lot parle aux deux premiers
anges, il le fait comme s’il ne parlait qu’à un seul. Après
qu’il leur a dit: « Seigneur, venez, s’il vous plaît, dans
la maison de votre serviteur 4 », l’Ecriture ajoute : « Les
anges le prirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, parce que
Dieu lui faisait grâce. Et aussitôt qu’ils l’eurent tiré
hors de la ville, ils lui dirent: Sauvez-vous, ne regardez point
1. Gen. XVIII, 1 seq.
2. C’est l’opinion de Tertulien (De carne Christi, cap. 7; Cont. Jud.,
cap. 9; et alibi), de saint Irénée (lib. III, cap. 6, et
lib. IV, cap. 26) et de quelques autres Pères de l’Eglise. Saint
Ambroise, au contraire (De Abrah., lib. I, cap. 5), a soutenu le même
sentiment que saint Augustin défend ici et en d’autres écrits
(De Trin., lib., II, n. 21; Cont. Maxim,, cap. 26, n. 5 et 6).
3.Gen. XVIII, 1-3. — Ibid. XIX, 2.
derrière vous, et ne demeurez point dans « toute cette
contrée ; sauvez-vous dans la montagne, de peur que vous ne soyez
enveloppé dans cette ruine. Et Lot leur dit: «Je vous prie,
Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce auprès
de vous, etc.1 »Ensuite le Seigneur lui répond aussi au singulier,
par la bouche de ces deux anges en qui il était, et lui dit : «
J’ai eu pitié de vous 2 » il est bien plus croyable qu’Abraham
et Lot reconnurent le Seigneur en la personne de ses anges, et que c’est
pour cela qu’ils lui adressèrent la parole. Au surplus, ils prenaient
ces anges pour des hommes; ce qui fit qu’ils les reçurent comme
tels et les traitèrent comme s’ils avaient besoin de nourriture;
mais d’un autre côté, il paraissait en eux quelque chose de
si extraordinaire que ceux qui exerçaient ce devoir d’hospitalité
à leur égard ne pouvaient douter que Dieu ne fût présent
en eux, comme il a coutume de l’être dans ses prophètes. De
là vient qu’ils les appelaient quelquefois Seigneurs au pluriel
en les regardant comme les ministres de Dieu, et d’autrefois Seigneur au
singulier, en considérant Dieu même qui était en eux.
Or, l’Ecriture témoigne que c’étaient des anges, et ne le
témoigne pas seulement dans la Genèse, où cette histoire
est rapportée, mais aussi dans l’épître aux Hébreux,
où faisant l’éloge de l’hospitalité: « C’est,
dit-elle, en pratiquant cette vertu que quelques-uns, sans le savoir, ont
reçu chez eux des anges mêmes 3 ». Ce fut donc par ces
trois hommes que Dieu, réitérant à Abraham la promesse
d’un fils nommé Isaac qu’il devait avoir de Sarra, lui dit: «
Il sera chef d’un grand peuple, et toutes les nations de la terre seront
bénies en lui 4 ». Paroles qui contiennent une promesse pleine
et courte du peuple d’Israël, selon la chair, et de toutes les nations,
selon la foi.
CHAPITRE XXX.
DESTRUCTION DE SODOME; DÉLIVRANCE DE LOT; CONVOITISE INFRUCTUEUSE
D’ABIMÉLECH POUR SARRA.
Lot étant sorti de Sodome après cette promesse, une pluie
de feu tomba du ciel 5 et réduisit en cendre ces villes infâmes,
où le débordement était si grand que l’amour contre
1. Gen. XIX, 16 et seq.- 2. Ibid. 21 .- 3. Hébr. XIII, 2 .-
4. Gen. XVIII, 18. – 5. Ibid. XIX, 24.
(352)
nature y était aussi commun que les autres actions autorisées
par les lois 1. Ce châtiment effroyable fut une image du jugement
dernier 2 . Pourquoi, en effet, ceux qui échappèrent de cette
ruine reçurent-ils des anges l’ordre de ne point regarder derrière
eux, sinon parce que, si nous voulons éviter la rigueur du jugement
à venir, nous ne devons pas retourner par nos désirs aux
habitudes du vieil homme dont nous nous sommes dépouillés
par la grâce du baptême. Aussi la femme de Loi, ayant contrevenu
à ce commandement, fut punie sur-le-champ, et son changement en
statue de sel est un avertissement très-sensible donné aux
fidèles pour qu’ils aient à se garantir d’un semblable malheur
3. Dans la suite, Abraham, à Gérara, employa, pour préserver
sa femme, le même ) moyen dont il s’était servi en Egypte
4; en sorte qu’Abimélech, roi de ces pays, lui rendit Sarra sans
l’avoir touchée. Et comme il blâmait Abraham de son stratagème,
celui-ci, tout en avouant que la crainte l’avait obligé d’en user
de la sorte, ajouta : « De plus, elle est vraiment ma soeur, car
elle est fille de mon père, quoiqu’elle ne le soit pas de ma mère
5 ». En effet, Sarra, du côté de son père, était
soeur d’Abraham et une de ses plus proches parentes ; et elle était
si belle que même à cet âge, elle pouvait inspirer de
l’amour.
CHAPITRE XXXI.
DE LA NAISSANCE D’ISAAC, DONT LE NOM EXPRIME LA JOIE ÉPROUVÉE
PAR SES PARENTS.
Après cela, un fils naquit à Abraham6 de sa femme Sarra,
selon la promesse de Dieu, et il le nomma Isaac, nom qui signifie rire,
car le père avait ri quand un fils lui fut promis, témoignant
par là sa joie et son contentement, et la mère avait ri aussi
quand la promesse lui fut réitérée par les trois anges,
quoique ce rire fût mêlé de doute, comme l’auge le lui
reprocha 7. Mais ce doute fut ensuite dissipé par l’ange. Voilà
d’où Isaac prit son nom. Sarra montre bien que ce rire n’était
pas un rire de moquerie, mais de joie, lorsqu’elle dit, à la naissance
d’Isaac « Dieu m’a fait rire, car quiconque saura ceci se réjouira
avec moi 8 ». Peu de temps après, la servante
1. Voyez plus haut, livre XIV, ch. 18.
2. Voyez l’Epître de saint Jude, v. 7. Comp. II Pierre, II, 6.
3. Luc, XVII, 32, 33.— 4. Gen. XX, 2. — 5. Ibid. XX, 12. — 6. Gen.
XXI, 2. — 7.Ibid. XVIII, 12. — 8. Ibid. XXI, 6.
fut chassée de la maison avec son fils; et l’Apôtre voit
ici une figure des deux Testaments, où Sarra représente la
Jérusalem céleste, c’est-à-dire la Cité de
Dieu 1.
CHAPITRE XXXII.
OBÉISSANCE ET FOI D’ABRAHAM ÉPROUVÉES PAR LE SACRIFICE
DE SON FILS; MORT DE SARRA.
Cependant Dieu tenta Abraham 2 en lui commandant de lui sacrifier son
cher fils Isaac, afin d’éprouver son obéissance et de la
faire connaître à toute la postérité. Car il
ne faut pas répudier toute tentation, mais au contraire on doit
se réjouir de celle qui sert d’épreuve à la vertu
3. En effet, l’homme, le plus souvent, ne se connaît pas lui-même
sans ces sortes d’épreuves ; mais s’il reconnaît en elles
la main puissante de Dieu qui l’assiste, c’est alors qu’il est véritablement
pieux, et qu’au lieu de s’enfler d’une vaine gloire, il’ est solidement
affermi dans la vertu par, la grâce. Abraham savait fort bien que
Dieu ne se plaît point à des victimes humaines; mais quand
il commande, il est question d’obéir et non de raisonner. Abraham
crut donc que Dieu était assez puissant pour ressusciter son fils,
et on doit le louer de cette foi. En effet, quand il hésitait à
chasser de sa maison sa servante et son fils, sur les vives sollicitations
de Sarra, Dieu lui dit « C’est d’Isaac que sortira votre postérité
4 ». Cependant il ajouta tout de suite : « Je ne laisserai
pas d’établir sur une puissante nation le fils de cette servante,
parce que c’est votre postérité ». Comment Dieu peut-il
assurer que c’est d’Isaac que sortira la postérité d’Abraham,
tandis qu’il semble en dire autant d’Ismaël? L’Apôtre résout
cette difficulté, quand, expliquant ces paroles : « C’est
d’Isaac que sortira votre postérité », il dit : «
Cela signifie que ceux qui sont enfants d’Abraham selon la chair ne sont
pas pour cela enfants de Dieu; mais qu’il n’y a de vrais enfants d’Abraham
que a ceux qui sont enfants de la promesse 5 ». Dès lors,
pour que les enfants de la promesse soient la postérité d’Abraham,
il faut qu’ils sortent d’Isaac, c’est-à-dire qu’ils soient réunis
1. Galat. IV,26. .— 2. Gen. XXII, 1.
2. Comp. saint Augustin, Quœst. in Gen., qu. 37, et in Exod., qu. 18.Saint
Ambroise avait dit à la même occasion et dans le même
sens (De Abr., lib. I, cap. 8) : « Autres sont les tentations de
Dieu, autres celles du diable le diable, nous tente pour nous perdre, Dieu
pour nous sauver ».
4. Gen. XXI, 12. — 5. Rom, IX, 8.
(353)
en Jésus-Christ par la grâce qui les appelle. Ce saint
patriarche, fortifié par la foi de cette promesse, et persuadé
qu’elle devait être accomplie par celui que Dieu lui commandait d’égorger,
ne douta point que Dieu ne pût lui rendre celui qu’il lui avait donné
contre son espérance. Ainsi l’entend et l’explique l’auteur de l’Epître
aux Hébreux : « C’est par la foi, dit-il, qu’Abraham fit éclater
son obéissance, lorsqu’il fut tenté au sujet d’Isaac; car
il offrit à Dieu son fils unique, malgré toutes les promesses
qui lui avaient été faites, et quoique Dieu lui eût
dit : C’est d’Isaac que sortira votre véritable postérité.
Mais il pensait en lui-même que Dieu pourrait bien le ressusciter
après sa mort ». Et l’Apôtre ajoute : « Voilà
pourquoi Dieu l’a proposé en figure 1 ». Or, quelle est cette
figure, sinon celle de la victime sainte dont parle le même Apôtre,
quand il dit: « Dieu n’a pas épargné son propre Fils,
mais il l’a livré à la mort pour nous tous 2 ? » Aussi
Isaac porta lui-même le bois du sacrifice dont il devait être
la victime, comme Notre-Seigneur porta sa croix. Enfin, puisque Dieu a
empêché Abraham de mettre la main sur Isaac, qui n’était
pas destiné à mourir, que veut tire ce bélier, dont
le sang symbolique accomplit le sacrifice, et qui était retenu par
les cornes aux épines du buisson? Que représente-t-il, si
ce n’est Jésus-Christ couronné d’épines par les Juifs
avant que d’être immolé?
Mais écoutons plutôt la voix de Dieu par la bouche de
l’ange : « Abraham, dit l’Ecriture, étendit la main pour prendre
son glaive et égorger son fils. Mais l’ange du Seigneur lui cria
du haut du ciel: Abraham ? A quoi il répondit: Que vous plaît-il?
— Ne mettez point la main Sur votre fils, lui dit l’ange, et ne lui faites
point de mal; car je connais maintenant que vous craignez votre Dieu, puisque
vous n’avez pas épargné votre fils bien-aimé pour
l’amour de moi 3 » . « Je connais maintenant » , dit
Dieu, c’est-à-dire j’ai fait connaître; car Dieu ne l’avait
pas ignoré. Lorsque ensuite Abraham eut immolé le bélier
au lieu de son fils Isaac, l’Ecriture dit : « Il appela ce lieu le
Seigneur a vu, et c’est pourquoi nous disons aujourd’hui : Le Seigneur
est apparu sur la montagne » . De même que Dieu dit : Je connais
maintenant, pour dire : J’ai fait maintenant connaître, ainsi Abraham
1. Héb. XI, 17-19. — 2. Rom. VIII, 32. —. 3. Gen. XXII, 10-17.
dit: Le Seigneur a vu, pour dire: Le Seigneur est apparu ou s’est fait
voir. « Et l’ange appela du ciel Abraham pour la seconde fois, et
lui dit : J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur, et pour
prix de ce que vous venez de faire, n’ayant point épargné
votre fils bien-aimé pour l’amour de moi, je vous comblerai de bénédictions,
et je vous donnerai une postérité aussi nombreuse que les
étoiles du ciel et que le sable de la mer. Vos enfants se rendront
maîtres des villes de leurs ennemis; et toutes les nations de la
terre seront bénies en votre postérité, parce que
vous avez obéi à ma voix 1 ». C’est ainsi que Dieu
confirma par serment la promesse de la vocation des Gentils , après
qu’Abraham lui eut offert en holocauste ce bélier, qui était
la figure de Jésus-Christ. Dieu le lui avait souvent promis, mais
il n’en avait jamais fait serment, et qu’est-ce que le serment du vrai
Dieu, du Dieu qui est la vérité même, sinon une confirmation
de sa promesse et un reproche qu’il adresse aux incrédules?
Après cela, Sarra mourut âgée de cent vingt-sept
ans 2, lorsque Abraham en avait cent trente-sept; il était en effet
plus vieux qu’elle de dix ans, comme il le déclara lui-même,
quand Dieu lui promit qu’elle lui donnerait un fils : « J’aurai donc,
dit-il, un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix?
» Abraham acheta un champ où il ensevelit sa femme. Ce fut
alors, ainsi que le rapporte saint Etienne 3, qu’il fut établi dans
cette contrée, parce qu’il commença à y posséder
un héritage; ce qui arriva après la mort de son père,
qui eut lieu environ deux ans auparavant.
CHAPITRE XXXIII.
ISAAC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
Ensuite Isaac, âgé de quarante ans, à l’époque
où son père en avait cent quarante, trois ans après
la mort de sa mère, épousa Rébecca, petite-fille de
son oncle Nachor 4. Or, quand Abraham envoya son serviteur en Mésopotamie,
il lui dit : « Mettez votre main sur ma cuisse, et me faites serment
par le Seigneur et le Dieu du ciel et de la terre que vous ne choisirez
pour femme à mon fils
1. Gen. XXII, 16 et seq.- 2. Ibid. XXIII, 1 .- 3. Act. VII, 4 .- 4.
Gen. XXIV, 2, 3.
(354)
aucune des filles des Chananéens 1 ». Qu’est. ce que cela
signifie, sinon que le Seigneur elle Dieu du ciel et de la terre devait
se revêtir d’une chair tirée des flancs de ce patriarche ?
Sont-ce là de faibles marques de la vérité que nous
voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ?
CHAPITRE XXXIV.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE MARIAGE D’ABRAHAM AVEC CÉTHURA,
APRÈS LA MORT DE SARRA.
Que signifie le mariage d’Ahraham avec Céthura 2 après
la mort de Sarra 3 ? Nous sommes loin de penser qu’un si saint homme l’ait
contracté par incontinence, surtout dans un âge si avancé.
Avait-il encore besoin d’enfants, lui qui croyait fermement que Dieu lui
en donnerait d’Isaac autant qu’il y a d’étoiles au ciel et de sable
sur le rivage de la mer? Mais si Agar et Ismaël, selon la doctrine
de l’Apôtre 4, sont la figure des hommes charnels de l’Ancien Testament,
pourquoi Céthura et ses enfants ne seraient-ils pas de même
la figure des hommes charnels qui pensent appartenir au Nouveau? Toutes
deux sont appelées femmes et concubines d’Abraham, au lieu que Sarra
n’est jamais appelée que sa femme. Quand Agar fut donnée
à Abraham, l’Ecriture dit : « Sarra, femme d’Abraham, prit
sa servante Agar dix ans après qu’Abraham fut entré dans
la terre de Chanaan, et la donna pour femme à son mari 5 ».
Quant à Céthura, qu’il épousa après la mort
de Sarra, voici comment l’Ecriture en parle:
« Abraham épousa une autre femme nommée Céthura
6 ». Vous voyez que l’Ecriture les appelle toutes deux femmes; mais
ensuite elle les nomme toutes deux concubines: «Abraham, dit-elle,
donna tout son bien à son fils Isaac; et quant aux enfants de ses
concubines, il leur fit quelques présents, et les éloigna
de son vivant de son fils Isaac, en les envoyant vers les contrées
d’Orient 7 ». Les enfants des concubines, c’est-à-dire les
Juifs et les hérétiques, reçoivent donc quelques présents,
mais ne partagent point le royaume promis , parce qu’il n’y a point d’autre
héritier qu’Isaac, et que ce ne sont
1. Gen. I, 2.
2. Au témoignage de saint Jérôme, la tradition
hébraïque identifiait Céthura avec Agar.
3. Gen. XXV, 1. — 4. Galat. IV, 24. — 5. Gen. XVI, 3. — 6. Ibid. XXV,
1 — 7. Ibid. 5.
pas les enfants de la chair qui sont fils d Dieu, mais les enfants
de la promesse 1, Dieu dont se compose cette postérité de
qui il a été dit : « Votre postérité
sortira d’Isaac 2 ». Je n vois pas pourquoi I’Ecriture appellerait
Céthura concubine, s’il n’y avait quelque mystère là-dessous.
Quoi qu’il en soit, on ne peu pas justement reprocher ce mariage à
ce patriarche. Que savons-nous si Dieu ne l’a point permis ainsi afin de
confondre, par l’exemple d’un si saint homme, l’erreur de certain hérétiques
3 qui condamnent les seconde noces comme mauvaises? Abraham mourut 4 à
l’âge de cent soixante et quinze ans; son fils en avait soixante
et quinze, étant venu au monde la centième année de
la vie de son père.
CHAPITRE XXXV.
DES DEUX JUMEAUX QUI SE BATTAIENT DANS LE VENTRE DE RÉBECCA.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu dans
les descendants d’Abraham Comme Isaac n’avait point encore d’enfants à
l’âge de soixante ans, parce que sa femme était stérile,
il en demanda à Dieu, qui l’exauçai mais dans le temps que
sa femme était enceinte, les deux enfants qu’elle portait se battaient
dans son sein. Les grandes douleurs qu’elle en ressentait lui firent consulter
Dieu qui lui répondit: « Deux nations sont dans votre sein,
et deux peuples sortiront de vos entrailles; l’un surmontera l’autre, et
l’aîné sera soumis au cadet 5 ». L’apôtre saint
Paul 6 tire de là un grand argument en faveur de la grâce,
en ce que, avant que ni l’un ni l’autre ne fussent nés et n’eussent
fait ni bien ni mal, le plus jeune fut choisi sans aucun mérite
antérieur, et l’aîné réprouvé. Il est
certain que, par rapport au péché originel, ils étaient
également coupables, et que ni l’un ni l’autre n’avaient commis
aucun péché qui leur fût propre; mais le dessein que
je me suis proposé dans cet ouvrage ne me permet pas de m’étendre
davantage sur ce point, outre que je l’ai fait amplement ailleurs 7. A
l’égard de ces paroles: « L’aîné sera soumis
1. Rom. XX. 8. — 2. Gen. XXX, 12.
3. Ces hérétiques sont les cataphryges ou cataphrygiens,
branche de la grande secte des gnostiques. Voyez saint Augustin, De haeres.
ad Quodvultdeum, haer. 26.
4. Gen. XXV, 17. — 5. Ibid. XXV, 23. — 6. Rom. IX, 11.
7. Voyez les écrits de saint Augustin De peccato originali,
De libero arbitrio et gratia, De correptione et gratia, De prœdestinatione
sanctorum, etc.
au cadet », presque tous nos interprètes l’expliquent
du peuple juif, qui doit être assujéti au peuple chrétien;
et dans le fait, bien qu’il semble que cela soit accompli dans les Iduméens
issus de l’aîné (il avait deux noms, Esaü et Edom), parce
qu’ils ont été assujétis aux Israëlites sortis
du cadet néanmoins il est plus croyable que cette prophétie:
« Un peuple surmontera l’autre, et l’aîné servira le
cadet », regardait quelque chose de plus grand; et quoi donc, sinon
ce que nous voyons clairement s’accomplir dans les Juifs et dans les Chrétiens
?
CHAPITRE XXXVI.
DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON PÈRE
ABRAHAM.
Isaac reçut aussi la même promesse que Dieu avait si souvent
faite à son père, et l’Ecriture en parle ainsi: « Il
y eut une grande famine sur la terre, outre celle qui arriva du temps d’Ahraham;
en sorte qu’Isaac se retira à Gérara, vers Abimélech,
roi des Philistins. Là, le Seigneur lui apparut et lui dit: Ne descendez
point en Egypte, mais demeurez dans la terre que je vous dirai; demeurez-y
comme étranger, et je serai avec vous et vous bénirai; car
je vous donnerai, ainsi qu’à votre postérité, toute
cette contrée, et j’accomplirai le serment que j’ai fait à
votre père Abraham. Je multiplierai votre postérité
comme les étoiles du ciel, et lui donnerai cette terre-ci, et en
elle seront bénies toutes les nations de la terre, parce qu’Abraham,
votre père, a écouté ma voix et observé mes
commandements 1 » Ce patriarche n’eut point d’antre femme que Rébecca,
ni de concubine; mais il se contenta pour enfants de ses deux jumeaux.
Il appréhenda aussi pour la beauté de sa femme, parce qu’il
habitait parmi des étrangers, et, suivant l’exemple de son père,
il l’appela sa soeur, car elle était sa proche parente du côté
de son père et de sa mère. Ces étrangers, ayant su
qu’elle était sa femme, ne lui causèrent toutefois aucun
déplaisir. Faut-il maintenant le préférer à
son père pour n’avoir eu qu’une seule femme? non, car la foi et
l’obéissance d’Abraham étaient, tellement incomparables,
que ce fut en sa considération que Dieu promit, au fils tout le
bien qu’il lui devait faire.
1. Gen. XXVI, 1-5.
« Toutes les nations de la terre, dit-il, seront bénies
en votre postérité, parce que votre père Abraham a
écouté ma voix et observé mes commandements »;
et dans une autre vision: « Je suis le Dieu de votre père
Abraham, ne craignez point, car je suis avec vous et vous ai béni,
et je multiplierai votre postérité à cause d’Abraham,
votre père1 » ; paroles qui montrent bien qu’Abraham a été
chaste dans les actions mêmes que certaines personnes, avides de
chercher des exemples dans l’Ecriture pour justifier leurs désordres,
veulent qu’il ait faites par volupté. Cela nous apprend aussi à
ne pas comparer les hommes ensemble par quelques actions particulières,
mais par toute la suite de leur vie. Il peut fort bien arriver qu’un homme
l’emporte sur un autre en quelque point, et qu’il lui soit beaucoup intérieur
peur tout le reste. Ainsi, quoique la continence soit préférable
au mariage, toutefois un chrétien marié vaut mieux qu’un
païen continent, et même celui-ci est d’autant plus digne de
blâme qu’il demeure infidèle en même temps qu il est
continent. Supposons deux hommes de bien: sans doute celui qui est plus
fidèle et plus obéissant à Dieu vaut mieux, quoique
marié, que celui qui est moins fidèle et moins soumis, encore
qu’il garde le célibat ; mais toutes choses égales d’ailleurs,
il est indubitable qu’on doit préférer l’homme continent
à celuI qui est marié.
CHAPITRE XXXVII.
CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAÜ ET JACOB.
Or, les deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob, croissaient également
en âge, et l’aîné vaincu par son intempérance,
céda volontairement au plus jeune son droit d’aînesse pour
un plat de lentilles 2. Nous apprenons de là que ce n’est pas la
qualité des viandes, mais la gourmandise qui est blâmable.
Isaac devient vieux et perd la vue par suite de son grand âge 3.
Il veut bénir son aîné, et, sans le savoir, il bénit
son cadet à la, place de l’autre, qui était velu, et auquel
le cadet s’était substitué en ayant soin de se couvrir les
mains et le cou d’une peau de chèvre, symbole des péchés
d’autrui. Afin qu’on ne s’imaginât pas. que cet artifice de Jacob
fût répréhensible et ne contînt aucun mystère
, l’Ecriture a eu soin auparavant de nous avertir « qu’Esaü
était
1.Gen. XXVI, 24. — 2. Ibid. XXV, 33, 34. — 3. Ibid. XXVII, 1.
(356)
un homme farouche et grand chasseur, et que Jacob était un homme
simple et qui demeurait au logis 1 ». Quelques interprètes,
au lieu de simple, traduisent sans ruse. Mais qu’on entende sans ruse ou
simple, ou encore sans artifice, en grec aplastos quelle peut être,
en recevant cette bénédiction, la ruse de cet homme sans
ruse, l’artifice de cet homme simple, la feinte de cet homme incapable
de mentir, sinon un très-profond mystère de vérité?
Cela ne paraît-il point dans la bénédiction même?
« L’odeur qui sort de mon fils, dit Isaac, est semblable à
l’odeur d’un champ émaillé de fleurs que le Seigneur a béni.
Que Dieu fasse tomber la rosée du ciel sur vos terres et les rende
fécondes en blé et en vin; que les nations vous obéissent,
et que les princes vous adorent. Soyez le maître de votre frère,
et que les enfants de votre père se prosternent devant vous. Celui
qui vous bénira sera béni, et celui qui vous maudira sera
maudit 2 ». La bénédiction de Jacob, c’est la prédication
du nom de Jésus-Christ par toutes les nations. Elle se fait, elle
s’accomplit en ce moment même. Isaac est la figure de la loi et des
prophètes. Cette loi, ces prophéties, par la bouche des Juifs
, bénissent Jésus-Christ sans le connaître, n’étant
pas connues elles-mêmes par les Juifs. Le monde, comme un champ,
est parfumé du nom de ce Sauveur. La parole de Dieu est la pluie
et la rosée du ciel qui rendent ce champ fécond. Sa fécondité
est la vocation des Gentils. Le blé et le vin dont il abonde, c’est
la multitude des fidèles que le blé et le vin unissent dans
le sacrement de son corps et de son sang. Les nations lui obéissent,
et les princes l’adorent. Il est le maître de son frère, parce
que son peuple commande aux Juifs. Les enfants de son père l’adorent,
c’est-à-dire les enfants d’Abraham selon la foi, parce qu’il est
lui-même fils d’Abraham selon la chair. Celui qui le maudira sera
maudit, et celui qui le bénira sera béni. Ce Christ, qui
est notre sauveur, est béni, je le répète, par la
bouche des Juifs, dépositaires de la loi et des prophètes,
bien qu’ils ne les comprennent pas et qu’ils attendent un autre Sauveur.
Lorsque l’aîné demande à son père la bénédiction
qu’il lui avait promise, Isaac s’étonne; et, après avoir
vu qu’il avait béni l’un pour l’autre, il admire cet événement,
et toutefois ne se plaint pas
1. Gen. XXV, 27. — 2. Ibid. XX, 27 et seq.
d’avoir été trompé: au contraire, éclairé
sur ce grand mystère par une lumière intérieure, au
lieu de se fâcher contre Jacob, il confirme la bénédiction
qu’il lui a donnée. « Quel est, dit-il, celui qui m’a apporté
de la venaison dont j’ai mangé avant que vous vinssiez ? Je l’ai
béni et il demeurera béni 1 ». Qui n’attendrait ici
la malédiction d’un homme en colère, si tout cela ne se passait
plutôt par une inspiration d’en haut que selon la conduite ordinaire
des hommes? O merveilles réellement arrivées, mais prophétiquement
; arrivées sur la terre, mais inspirées par le ciel; arrivées
par l’entremise des hommes, mais conduites par la providence de Dieu !
A examiner toutes ces choses en détail, elles sont si fécondes
en mystères, qu’il faudrait des volumes entiers pour les expliquer
; mais les bornes que je me suis prescrites dans cet ouvrage m’obligent
à passer à d’autres considérations.
CHAPITRE XXXVIII.
DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUR S’Y MARIER, DE LA VISION
QU’IL EUT EN CHEMIN, ET DES QUATRE FEMMES QU’IL ÉPOUSA, BIEN QU’IL
N’EN DEMANDÂT QU’UNE.
Jacob est envoyé par ses parents en Mésopotamie pour
s’y marier. Voici ce que son père lui dit à son départ:
«Ne vous mariez pas parmi les Chananéens; mais allez en Mésopotamie,
chez Bathuel, père de votre mère, et épousez là
quelqu’une des filles de Laban, frère de votre mère. Que
mon Dieu vous bénisse, et vous rende puissant, afin que vous soyez
père de, plusieurs peuples. Qu’il vous donne, et à votre
postérité, la bénédiction de votre père
Abraham, afin que vous possédiez la terre où vous êtes
maintenant étranger et que Dieu a donnée à Abraham
2 ». Ici paraît clairement la division des deux branches de
la postérité d’Isaac, celle de Jacob et celle d’Esaü.
Lorsque Dieu dit à Abraham : « Votre postérité
sortira d’Isaac », il entendait parler nécessairement de celle
qui devait composer la Cité de Dieu, et cette postérité
d’Abraham fut dès cet instant séparée de celle qui
sortit de lui par les enfants
d’Agar et de Céthura; mais il était encore douteux si
cette bénédiction d’Isaac était pour ses deux enfants
ou seulement pour l’un d’eux. Or, le doute disparaît maintenant dans
cette
1. Gen. XXVII, 33. — 2. Gen. XXVIII, 1 et seq.
(357)
bénédiction prophétique qu’Isaac donne à
Jacob, lorsqu’il lui dit : « Vous serez le père de plusieurs
peuples ; que Dieu vous donne la bénédiction de votre père
Abraham ».
Pendant que Jacob allait en Mésopotamie, il reçut en
songe l’oracle du ciel que l’Ecriture rapporte en ces termes: « Jacob,
laissant le puits du serment, prit son chemin vers Charra, et, étant
arrivé en un lieu où la nuit le surprit, il ramassa quelques
pierres qu’il trouva là, et, après les avoir mises «
sous sa tête, il s’endormit. Comme il dormait, il lui sembla voir
une échelle dont l’un des bouts posait sur terre et l’autre touchait
au ciel, et les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
Dieu était appuyé dessus, et il lui dit : Je suis le Dieu
d’Abraham, votre père, et le Dieu d’Isaac; ne craignez point. Je
vous donnerai à vous et à votre postérité la
terre où vous dormez, et le nombre de vos enfants égalera
la poussière de la terre. Ils s’étendront depuis l’orient
jusqu’à l’occident depuis le midi jusqu’au septentrion , et toutes
les nations de la terre seront bénies en vous et en votre postérité.
Je suis avec vous et vous garderai partout où vous irez, et je vous
ramènerai en ce pays-ci, parce que je ne vous abandonnerai point
que je n’aie accompli tout ce que je vous ai dit. Alors Jacob se réveilla,
et dit: Le Seigneur est ici et je ne le savais pas. Et étant saisi
de crainte : Que ce lieu, dit-il , est terrible! ce ne peut être
que la maison de Dieu et la porte du ciel. Là-dessus il se leva,
et prenant la pierre qu’il avait mise sous sa tête, il la dressa
pour servir de monument, « et l’oignit d’huile par en haut, et nomma
ce lieu la maison de Dieu 1 .» Ceci contient une prophétie;
et il ne faut pas s’imaginer que Jacob versa de l’huile sur cette pierre
à la façon des idolâtres, comme s’il en eût fait
un Dieu, car il ne l’adora point, ni ne lui offrit point de sacrifice;
mais comme le nom de Christ vient d’un mot grec qui signifie onction 2,
ceci sans doute figure quelque grand mystère. Notre Sauveur lui-même
semble expliquer le sens symbolique de cette échelle dans l’Evangile,
lorsqu’après avoir dit de Nathanaël: « Voilà un
véritable Israélite
1. Gen. XXVIII, 10-19.
2. Xrisma
en qui il n’y a point de ruse 1 », pensant à la vision
qu’avait eue Israël, qui est le même
que Jacob, il ajoute: « En vérité, en vérité,
je vous dis que vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter
et descendre sur le fils de l’homme 2 ».
Jacob continua donc son chemin en Mésopotamie, pour y choisir
une femme. Or, l’Ecriture nous apprend pourquoi il en épousa quatre
dont il eut douze fils et une fille, lui qui n’en avait épousé
aucune par un désir illégitime. Il était venu pour
prendre une seule épouse; mais comme on lui en supposa une autre
à la place de celle qui lui était promise 3, il ne la voulut
pas quitter, de peur qu’elle ne demeurât déshonorée;
et comme en ce temps-là il était permis d’avoir plusieurs
femmes pour accroître sa postérité, il prit encore
la première à qui il avait déjà donné
sa foi. Cependant, celle-ci étant stérile, elle lui donna
sa servante pour en avoir des enfants; ce que son aînée fit
aussi, quoique elle-même en eût déjà. Jacob n’en
demanda qu’une, et il n’en connut plusieurs que pour en avoir des enfants,
et à la prière de ses femmes, qui usaient en cela du pouvoir
que les lois du mariage leur donnaient sur lui.
CHAPITRE XXXIX.
POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.
Or, Jacob eut douze fils et une fille de quatre femmes. Ensuite, il
vint en Egypte, à cause de son fils Joseph qui y avait été
mené et y était devenu puissant, après avoir été
vendu par la jalousie de ses frères. Jacob, comme je viens de le
dire, s’appelait aussi Israël, d’où le peuple descendu de lui
a pris son nom, et ce nom lui fut donné par l’ange qui lutta contre
lui à son retour de Mésopotamie 4 et qui était la
figure de Jésus-Christ. L’avantage qu’il voulut bien que Jacob remportât
signifie le pouvoir que Jésus-Christ donna sur lui aux Juifs au
temps de sa passion. Toutefois, il demanda la bénédiction
de celui qu’il avait surmonté, et cette bénédiction
fut l’imposition de ce nom même. Israël signifie voyant Dieu,
ce qui marque la récompense de tous les saints à la fin du
monde. L’ange le toucha à l’endroit le plus large de la caisse et
le rendit boiteux. Ainsi le même Jacob fut béni et boiteux:
béni
1. Jean, I, 47.- 2. Ibid. I, 51. – 3. Gen. XXIX, 23. – 4. Gen. XXXII,
28.
(358)
en ceux du peuple juif qui ont cru en Jésus-Christ, et boiteux
en ceux qui n’y ont pas cru, car l’endroit le plus large de la cuisse marque
une postérité nombreuse. En effet, il y en a beaucoup plus
parmi ses descendants en qui cette prophétie s’est accomplie : «
Ils se sont égarés du droit chemin, et ont boité 1
».
CHAPITRE XL.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, LUI SOIXANTE-QUINZIÈME,
EN ÉGYPTE.
L’Ecriture dit 2 que soixante-quinze personnes entrèrent en
Egypte avec Jacob, en l’y comprenant avec ses enfants; et dans ce nombre
elle ne fait mention que de deux femmes, l’une fille, et l’autre petite-fille
de ce patriarche. Mais à considérer la chose exactement,
elle ne veut point dire que la maison de Jacob fût si grande le jour
ni l’année qu’il y entra, puisqu’elle compte parmi ceux qui y entrèrent
des arrière-petits-fils de Joseph, qui ne pouvaient pas être
encore au monde. Jacob avait alors cent trente ans, et son fils Joseph
trente-neuf. Or, il est certain que Joseph n’avait que trente ans, ou un
peu plus, quand il se maria. Comment donc aurait-il pu en l’espace de neuf
ans avoir des arrière-petits-fils? Quand Jacob entra en Egypte,
Ephraïm et Manassé, enfants de Joseph, n’avaient pas encore
neuf ans. Or, dans le dénombrement que l’Ecriture fait de ceux qui
y entrèrent avec lui, elle parle de Machir, fils de Manassé
et petit-fils de Joseph, et de Galaad, fils de Machir, c’est-à-dire
arrière-petit-fils de Joseph. Elle parle aussi de Utalaam, fils
d’Ephraïm, et de Edem, fils de Utalaam, c’est-à-dire d’un autre
petit-fils et arrière-petit-fils de ce patriarche ‘. L’Ecriture
donc, par l’entrée de Jacob en Egypte, n’entend pas parler du jour
ni de l’année qu’il y entra, mais de tout le temps que vécut
Joseph qui fut cause de cette entrée. Voici comment elle parle de
Joseph : « Joseph demeura en Egypte avec ses frères et toute
la maison de son père, et il vécut cent dix ans, et il vit
les enfants d’Ephraïm jusqu’à la troisième génération
4 », c’est-à-dire Edem , son arrière-petit-fils du
côté d’Ephraïm. C’est là, en effet, ce que l’Ecriture
appelle troisième génération. Puis elle ajoute: «
Et les enfants de Machir, fils de Manassé,
1. Ps. XVII, 49. – 2. Gen. XLVI, 17. — 3. Gen. L, 22; Num. XXVI, 29
et seq. — 4. Gen. L, 22.
naquirent sur les genoux de Joseph », c’est-à-dire Galaad,
son arrière-petit-fils du côté de Manassé, dont
l’Ecriture, suivant son usage, qui est aussi celui de la langue latine
1, parle comme s’il y en avait plusieurs, ainsi que de la fille unique
de Jacob, qu’elle appelle les filles de Jacob. Il ne faut donc pas s’imaginer
que ces enfants de Joseph fussent nés quand Jacob entra en Egypte,
puisque l’Ecriture, pour relever la félicité de Joseph, dit
qu’il les vit naître avant que de mourir; mais ce qui trompe ceux
qui n’y regardent pas de si près, c’est que 1’Ecriture dit : «
Voici les noms des « enfants d’Israël qui entrèrent en
Egypte « avec Jacob, leur père 2 ». Elle ne parle donc
de la sorte que parce qu’elle compte aussi toute la famille de Joseph,
et qu’elle prend cette entrée pour toute la vie de ce patriarche,
parce que c’est lui qui en fut cause.
CHAPITRE XLI.
BÉNÉDICTION DE JUDA.
Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui la Cité
de Dieu est étrangère ici-bas, nous
cherchons Jésus-Christ selon la chair dans la postérité
d’Abraham, laissant les enfants des
concubines, Isaac se présente à nous; dans celle d’Isaac,
laissant Esaü ou Edom, se présente Jacob ou Israël; dans
celle d’Israël, les autres mis à part, se présente Juda,
parce que
Jésus-Christ est né de la tribu de Juda. Voyons pour
cette raison la bénédiction prophétique que Jacob
lui donna lorsque, près de mourir, il bénit tous ses enfants:
« Juda, dit-il, vos frères vous loueront; vous emmènerez
vos ennemis captifs; les enfants de votre père vous adoreront. Juda
est un jeune lion; vous vous êtes élevé, mon fils,
comme un arbre qui pousse avec vigueur; vous vous êtes couché
pour dormir comme un lion et comme un lionceau: qui le réveillera?
Le sceptre ne sera point ôté de la maison de Juda, et les
princes ne manqueront point jusqu’à ce que tout ce qui lui a été
promis soit accompli. Il sera l’attente des nations, et il attachera son
poulain et l’ânon de son ânesse au cep de la vigne. Il lavera
sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe de
raisin. Ses yeux sont
1. Voyez Aulu-Gelle (Noct. att., lib. II, cap. 13) et le Digeste (lib.
I, tit. 16, De verborum significatione, § 148).
2. Gen. XLVI, 8.
(359)
rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait 1 ». J’ai
expliqué tout ceci contre Fauste le manichéen 2, et j’estime
en avoir dit assez pour montrer la vérité de cette prophétie.
La mort de Jésus-Christ y est prédite par le sommeil; et
par le lion, le pouvoir qu’il avait de mourir ou de ne mourir pas. C’est
ce pouvoir qu’il relève lui-même dans l’Evangile, quand il
dit: « J’ai pouvoir de quitter mon âme, et j’ai pouvoir de
la reprendre. Personne ne me la peut ôter; mais c’est de moi-même
que je la quitte et que je la reprends 3 ». C’est ainsi que le lion
a rugi et qu’il a accompli ce qu’il a dit. A cette même puissance
encore se rapporte ce qui est dit de sa résurrection : « Qui
le réveillera ? » c’est-à-dire que nul homme ne le
peut que lui-même, qui a dit aussi de son corps: « Détruisez
ce temple, et je le relèverai en trois jours 4 ». Le genre
de sa mort, c’est-à-dire son élévation sur la croix,
est compris en cette seule parole : « Vous vous êtes élevé
». Et ce que Jacob ajoute ensuite : « Vous vous êtes
couché pour dormir », l’Evangéliste l’explique lorsqu’il
dit: «Et penchant la tête, il rendit l’esprit 5 » ; si
l’on n’aime mieux l’entendre de son tombeau, où il s’est reposé
et a dormi, et d’où aucun homme ne l’a ressuscité, comme
les prophètes ou lui-même en ont ressuscité quelques-uns,
mais d’où il est sorti tout seul comme d’un doux sommeil. Pour sa
robe qu’il lave dans le vin, c’est-à-dire qu’il purifie de tout
péché dans son sang, qu’est-ce autre chose que l’Eglise?
Les baptisés savent quel est le sacrement de ce sang, d’où
vient que l’Ecriture ajoute : « Et son vêtement dans le sang
de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin » . Qu’est-ce que cela
signifie, sinon les personnes spirituelles enivrées de ce divin
breuvage dont le Psalmiste dit : « Que votre breuvage qui enivre
est excellent ! » — « Ses dents sont plus a blanches que le
lait 6 » ; c’est ce lait que les petits boivent chez l’Apôtre
7, c’est-à-dire les paroles qui nourrissent ceux qui ne sont pas
encore capables d’une viande solide. C’est donc en lui que résidaient
les promesses faites à Juda, avant l’accomplissement desquelles
les princes, c’est-à-dire les rois d’Israël, n’ont point manqué
dans cette race. Lui seul
1. Gen. XLIX, 8 et seq.
2. Cont. Faust, lib. XII, cap. 42.
3. Jean, X, 18.— 4. Ibid. II, I9. – 5. Ibid. XIX, 30. — 6. Ps. XXII,
5. — 7. I Cor. III, 2.
était l’attente des nations, et ce que nous en voyons maintenant
est plus clair que tout ce que nous en pouvons dire.
CHAPITRE XLII.
BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH PAR JACOB.
Or, comme les deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob, ont été
la figuré de deux peuplés, des Juifs et des Chrétiens,
quoique selon la chair les Juifs ne soient pas issus d’Esaü, mais
bien les Iduméens, pas plus que les Chrétiens ne le sont
de Jacob, mais bien les Juifs, tout le sens de la figure se résume
en ceci : « L’aîné sera soumis au cadet » ; il
en est arrivé de même dans les deux fils de Joseph. L’aîné
était la figure des Juifs, et le cadet celle des Chrétiens.
Aussi Jacob, les bénissant, mit sa main droite sur le cadet qui
était à sa gauche, et sa gauche sur l’aîné qui
était à sa droite; et comme Joseph, leur père, fâché
de cette méprise, voulut le faire changer, et lui montra l’aîné
: « Je le sais bien, mon fils, répondit-il, je le sais bien.
Celui-ci sera père d’un « peuple et deviendra très-puissant;
mais son « cadet sera plus grand que lui, et de lui sortiront plusieurs
nations 1 ». Voilà deux promesses clairement distinctes. «
L’un , dit l’Ecriture, sera père d’un peuple, et l’autre de plusieurs
nations ». N’est-il pas de la dernière évidence que
ces deux promesses embrassent le peuple juif et tous les autres peuples
de la terre qui devaient également sortir d’Abraham, le premier
selon la chair, et le reste selon la foi?
CHAPITRE XLIII.
DES TEMPS DE MOÏSE, DE JÉSUS NAVÉ, DES JUGES ET
DES ROIS JUSQU’À DAVID.
Après la mort de Jacob et de Joseph, le peuple juif se multiplia
prodigieusement pendant les cent quarante-quatre années qui restèrent
jusqu’à la sortie d’Egypte, quoique les Egyptiens, effrayés
de leur nombre, leur fissent subir des persécutions si cruelles
que, même à la fin, ils tuèrent tous les enfants mâles
qui venaient au monde. Alors 2 Moïse, choisi de Dieu pour exécuter
de grandes
1. Gen. XLVIII, 19. —. 2. Exod. II, 5.
(360)
choses, fut dérobé à la fureur de ces meurtriers
et porté dans la maison royale, où il fut nourri et adopté
par la fille de Pharaon, nom qui était commun à tous les
rois d’Egypte. Là il devint assez puissant pour affranchir ce peuple
de la captivité où il gémissait depuis si longtemps,
ou, pour mieux dire, Dieu, conformément à la promesse qu’il
avait faite à Abraham, se servit du ministère de Moïse
pour délivrer les Hébreux. Obligé d’abord de s’enfuir
en Madian 1 pour avoir tué un Egyptien qui outrageait un Juif, revenu
ensuite par un ordre exprès du ciel, il surmonta les mages de Pharaon
2 par la puissance de l’esprit de Dieu. Après ces prodiges, comme
les Egyptiens refusaient encore de laisser sortir le peuple de Dieu, il
les frappa de ces dix plaies si fameuses : l’eau changée en sang,
les grenouilles, les moucherons, les mouches canines, la mort des bestiaux,
les ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres
et la mort de leurs aînés. Enfin, les Egyptiens, vaincus par
tant de misères, furent, pour dernier malheur, engloutis sous les
flots, tandis qu’ils poursuivaient les Juifs, après leur avoir permis
de s’en aller. La mer, qui s’était ouverte pour donner passage aux
Hébreux, submergea leurs ennemis par le retour de ses ondes. Depuis,
ce peuple passa quarante ans dans le désert sous la conduite de
Moïse, et c’est là que fut fait le tabernacle du témoignage,
dans lequel Dieu était adoré par des sacrifices, figures
des choses à venir. La loi y fut aussi donnée sur la montagne
au milieu des foudres, des tempêtes et de voix éclatantes
qui attestaient la présence de la divinité. Ceci arriva aussitôt
que le peuple fut sorti d’Egypte et entré dans le désert,
cinquante jours après la pâque et l’immolation de l’agneau,
qui était si véritablement la figure de Jésus-Christ
immolé sur la croix et passant de ce monde à son père
(car Pâque en hébreu signifie passage 3), que lorsque le Nouveau
Testament fut établi par le sacrifice de Jésus-Christ, qui
est notre Pâque, cinquante jours après, le Saint-Esprit, appelé
dans l’Evangile le doigt de Dieu 4, descendit du ciel afin de nous faire
souvenir de l’ancienne figure, parce que la loi, au rapport de l’Ecriture,
fut aussi écrite sur les tables par le doigt de Dieu.
Après la mort de Moïse, Jésus, fils de Navé,
1. Exod. II, 15. – 2. Ibid. 8, 9, 10 et 11. – 3. Ibid. XII, 11. – Luc,
XI, 20.
prit la conduite du peuple et le fit entrer dans la terre promise qu’il
partagea. Ces deux grands et admirables conducteurs achevèrent heureusement
de grandes guerres, où Dieu montra que les victoires signalées
qu’il fit remporter aux Hébreux sur leurs ennemis étaient
plutôt pour châtier les crimes de ceux-ci que pour récompenser
le mérite des autres. A ces deux chefs succédèrent
les Juges, le peuple étant déjà établi dans
la terre promise, afin que la première promesse faite à Abraham
touchant un seul peuple et la terre de Chanaan commençât à
s’accomplir, en attendant que l’avénement de Jésus-Christ
accomplît celle de toutes les nations et de toute la terre. C’est
en effet la foi de l’Evangile qui en devait faire l’accomplissement, et
non les pratiques légales; et cette vérité est figurée
d’avance, en ce que ce ne fut pas Moïse qui avait reçu pour
te peuple la loi sur la montagne, mais Jésus, à qui Dieu
même donna ce nom, qui fit entrer les Hébreux dans la terre
promise. Sous les Juges, il y eut une vicissitude de prospérités
et de malheurs, selon que la miséricorde de Dieu ou les péchés
du peuple en décidaient.
De là on passa au gouvernement des Rois, dont le premier fut
Saül, qui, ayant été réprouvé avec toute
sa race et tué dans une bataille, eut pour successeur David. C’est
de ce roi que Jésus-Christ est surtout appelé fils par l’Ecriture.
C’est par lui que commença en quelque sorte la jeunesse du peuple
de Dieu , dont l’adolescence avait été depuis Abraham jusqu’à
lui. L’évangéliste saint Matthieu n’a pas marqué sans
intention mystérieuse, dans la généalogie de Jésus-Christ,
quatorze générations depuis Abraham jusqu’à David
1. En effet, c’est depuis l’adolescence que l’homme commence à être
capable d’engendrer; d’où vient que saint Matthieu commence cette
généalogie à Abraham, qui fut père de plusieurs
nations, quand son nom fut changé. Avant Abraham donc, c’était
en quelque sorte l’âge qui suivit l’enfance du peuple de Dieu, depuis
Noé jusqu’à ce patriarche; et ce fut pour cette raison qu’il
commença en ce temps-là à parler la première
langue , c’est-à-dire l’hébraïque. La vérité
est que c’est au sortir de l’enfance (qui tire son nom 2 de l’impossibilité
où sont les
1. Matt. I, 17.
2. Infantia, de fari, parler, et de la particule négative in.
nouveau-nés de parler) que l’homme commence à user de
la parole, et de même que ce premier âge est enseveli dans
l’oubli, le premier âge du genre humain fut aboli par les eaux du
déluge. Ainsi dans le progrès de la Cité de Dieu,
comme le livre précédent contient le premier âge du
monde, celui-ci contient le second et le troisième. En ce troisième
âge fut imposé le joug de la loi, qui est figurée par
la génisse, la chèvre et le bélier de trois ans 1
; on y vit paraître une multitude effroyable de crimes, qui jetèrent
les fondements du royaume de la terre, où néanmoins vécurent
toujours des hommes spirituels figurés par la tourterelle et par
la colombe.
1. Gen. XV, 9.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm