LIVRE DIX-HUITIÈME : HISTOIRE DES DEUX CITÉS 1 .
Saint Augustin expose. le développement des deux cités
depuis l’époque d’Abraham jusqu’à la fin du monde; il signale
en même temps les oracles qui ont annoncé Jésus-Christ,
soit chez les sibylles, soit principalement chez les prophètes qui
ont écrit depuis la naissance de l’empire romain, tels qu’Osée,
Amos, Isaïe, Michée et les suivants.
LIVRE DIX-HUITIÈME : HISTOIRE DES DEUX CITÉS .
CHAPITRE PREMIER.
RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS
LES LIVRES PRÉCÉDENTS.
CHAPITRE II.
QUELS ONT ÉTÉ LES ROIS DE LA CITÉ DE LA TERRE
PENDANT QUE SE DÉVELOPPAIT LA SUITE DES SAINTSDEPUIS ABRAHAM.
CHAPITRE III.
SOUS QUELS ROIS DES ASSYRIENS ET DES SICYONIENS NAQUIT ISAAC, ABRAHAM
ÉTANT ALORS ÂGÉ DE CENT ANS, ET A QUELLE ÉPOQUE
DE CES MÊMES EMPIRES ISÂAC, ÂGÉ DE SOIXANTE ANS,
EUT DE RÉBECCA DEUX FILS, ÊSAÜ ET JACOB.
CHAPITRE IV.
DES TEMPS DE JACOB ET DE SON FILS JOSEPH.
CHAPITRE VI.
SOUS QUELS ROIS ARGIENS ET ASSYRIENS JACOB MOURUT EN ÉGYPTE.
CHAPITRE VII.
SOUS QUELS ROIS MOURUT JOSEPH EN ÉGYPTE.
CHAPITRE VIII.
DES ROIS SOUS LESQUELS NAQUIT MOÏSE, ET DES DIEUX DONT LE CULTE
COMMENÇA A S’INTRODUIRE EN CE MÊME TEMPS.
CHAPITRE IX.
ORIGINE DU NOM DE LA VILLE D’ATHÈNES, FONDÉE OU REBÂTIE
SOUS CÉCROPS.
CHAPITRE X.
ORIGINE DU NOM DE L’ARÉOPAGE SELON VARRON, ET DÉLUGE
DE DEUCALION SOUS CÉCROPS.
CHAPITRE XI.
SOUS QUELS ROIS ARRIVÈRENT LA SORTIE D’ÉGYPTE DIRIGÉE
PAR MOÏSE ET LA MORT DE JÉSUS NAVÉ, SON SUCCESSEUR.
CHAPITRE XII.
DU CULTE DES FAUX DIEUX ÉTABLI PAR LES ROIS DE LA GRÈCE,
DEPUIS L’ÉPOQUE DE LA SORTIE D’ÉGYPTE JUSQU’A LA MORT DE
JÉSUS NAVÉ.
CHAPITRE XIII.
DES SUPERSTITIONS RÉPANDUES PARMI LES GENTILS A L’ÉPOQUE
DES JUGES.
CHAPITRE XIV.
DES POËTES THÉOLOGIENS.
CHAPITRE XV.
FIN DU ROYAUME DES ARGIENS ET NAISSANCE DE CELUI DES LAURENTINS.
CHAPITRE XVI.
DE DIOMÈDE ET DE SES COMPAGNONS, CHANGÉS EN OISEAUX APRÈS
LA RUINE DE TROIE.
CHAPITRE XVII.
SENTIMENT DE VARRON SUR CERTAINES MÉTAMORPHOSES.
CHAPITRE XVIII.
CE QU’IL FAUT CROIRE DES MÉTAMORPHOSES.
CHAPITRE XIX.
ÉNÉE EST VENU EN ITALlE AU TEMPS OU LABDON ÉTAIT
JUGE DES HÉBREUX.
CHAPITRE XX.
SUCCESSION DES ROIS DES JUIFS APRÈS LE TEMPS DES JUGES.
CHAPITRE XXI.
DES ROIS DU LATIUM, DONT LE PREMIER ET LE DOUZIÈME, C’EST-A-DIRE
ÉNÉE ET AVENTINUS, FURENT MIS AU RANG DES DIEUX.
CHAPITRE XXII.
FONDATION DE ROME A L’ÉPOQUE OU L’EMPIRE D’ASSYRIE PRIT FIN
ET OU ÉZÉCHIAS ÉTAIT ROI DE JUDA.
CHAPiTRE XXIII.
DE LA SIBYLLE D’ÉRYTHRA, BIEN CONNUE ENTRE TOUTES LES AUTRES
SIBYLLES POUR AVOIR FAIT LES PROPHÉTIES LES PLUS CLAIRES TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXV.
DES PHILOSOPHES QUI SE SONT SIGNALÉS SOUS LE RÈGNE DE
SÉDÉCHIAS, ROI DES JUIFS, ET DE TARQUIN L’ANCIEN, ROI DES
ROMAINS, AU TEMPS DE LA PRISE DE JÉRUSALEM ET DE LA RUINE DU TEMPLE.
CHAPITRE XXVI.
FIN DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RÈGNE DES ROIS
DE ROME.
CHAPITRE XXVII.
DES PROPHÈTES QUI S’ÉLEVÈRENT PARMI LES JUIFS
AU COMMENCEMENT DE L’EMPIRE ROMAIN.
CHAPITRE XXVIII.
VOCATION DES GENTILS PRÉDITE PAR OSÉE ET PAR AMOS.
CHAPITRE XXIX.
PROPHÉTIES D’ISAÏE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST ET SON
ÉGLISE.
CHAPITRE XXX.
PROPHÉTIES DE MICHÉE, JONAS ET JOEL QUI REGARDENT JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXXI.
SALUT DU MONDE PAR JÉSUS-CHRIST PRÉDIT PAR ABDIAS, NAHUM
ET HABACUC.
CHAPITRE XXXII.
PROPHÉTIES DU CANTIQUE D’HABACUC.
CHAPITRE XXXIII.
PROPHÉTIES DE JÉRÉMIE ET DE SOPHONIAS TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST ET LA VOCATION DES GENTILS.
CHAPITRE XXXIV.
PRÉDICTIONS DE DANIEL ET D’ÉZÉCHIEL SUR LE MÊME
SUJET.
CHAPITRE XXXV.
PRÉDICTIONS D’AGGÉE, DE ZACHARIE ET DE MALACHIE TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXXVI.
D’ESDRAS ET DES LIVRES DES MACHABÉES.
CHAPITRE XXXVII.
NOS PROPHÈTES SONT PLUS ANCIENS QUE LES PHILOSOPHES.
CHAPITRE XXXVIII.
POURQUOI L’ÉGLISE REJETTE LES ÉCRITS DE QUELQUES PROPHÈTES.
CHAPITRE XXXIX.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE A TOUJOURS EU DES CARACTÈRES.
CHAPITRE XL.
FOLIE ET VANITÉ DES ÉGYPTIENS, QUI FONT LEUR SCIENCE
ANCIENNE DE CENT MILLE ANS.
CHAPITRE XLI.
LES ÉCRIVAINS CANONIQUES SONT AUTANT D’ACCORD ENTRE EUX QUE
LES PHILOSOPHES LE SONT PEU.
CHAPITRE XLII.
PAR QUEL CONSEIL DE LA DIVINE PROVIDENCE L’ANCIEN TESTAMENT A ÉTÉ
TRADUIT DE L’HÉBREU EN GREC POUR ÊTRE CONNU DES GENTILS.
CHAPITRE XLIII.
PRÉÉMINENCE DE LA VERSION DES SEPTANTE SUR TOUTES LES
AUTRES.
CHAPITRE XLIV.
CONFORMITÉ DE LA VERSION DES SEPTANTE ET DE L’HÉBREU.
CHAPITRE XLV.
DÉCADENCE DES JUIFS DEPUIS LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE.
CHAPITRE XLVI.
NAISSANCE DU SAUVEUR ET DISPERSION DES JUIFS PAR TOUTE LA TERRE.
CHAPITRE XLVII.
SI, AVANT L’INCARNATION DE JÉSUS-CHRIST D’AUTRES QUE LES JUIFS
ONT APPARTENU A LA JÉRUSALEM CÉLESTE.
CHAPITRE XLVIII.
LA PROPHÉTIE D’AGGÉE TOUCHANT LA SECONDE MAISON DE DIEU,
QUI DOIT ÊTRE PLUS ILLUSTRE QUE LA PREMIÈRE, NE DOIT PAS S’ENTENDRE
DU TEMPLE DE JÉRUSALEM, MAIS DE L’ÉGLISE.
CHAPITRE XLIX
LES ÉLUS ET LES RÉPROUVÉS SONT MÊLÉS
EN SEMBLE ICI-BAS.
CHAPITRE L.
DE LA PRÉDICATION DE L’ÉVANGILE, DEVENUE PLUS ÉCLATANTE
ET PLUS EFFICACE PAR LA PASSION DE CEIJX QUI L’ANNONÇAIENT.
CHAPITRE LI.
LES HÉRÉTIQUES SONT UTILES A L’ÉGLISE.
CHAPITRE LII.
S’IL N’Y AURA POINT DE PERSÉCUTION CONTRE L’ÉGLISE JUSQU’À
L’ANTECHRIST.
CHAPITRE LIII.
ON NE SAIT POINT QUAND LA DERNIÈRE PERSÉCUTION DU MONDE
ARRIVERA.
CHAPITRE LIV.
DE CE MENSONGE DES PAÏENS, QUE LE CHRISTIANISME NE DEVAIT DURER
QUE TROIS CENT SOIXANTE-CINQ ANS.
CHAPITRE PREMIER.
RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS
LES LIVRES PRÉCÉDENTS.
J’ai promis de parler de la naissance, du progrès et de la fin
des deux cités, après avoir réfuté, dans les
dix premiers livres de cet ouvrage, les ennemis de la Cité de Dieu,
qui préfèrent leurs dieux à Jésus-Christ, et
dont l’âme dévorée d’une pernicieuse envie a conçu
contre les chrétiens la plus implacable inimitié. J’ai fait
voir en quatre livres, depuis le onzième jusqu’au quatorzième,
la naissance des deux cités. Le quinzième en a montré
le progrès, depuis le premier homme jusqu’au déluge, et depuis
le déluge jusqu’à Abraham. Mais depuis Abraham jusqu’aux
rois des Juifs, période exposée dans le seizième livre,
et depuis ces rois jusqu’à la naissance du Sauveur, où nous
conduit le dix-septième, il semble que la seule Cité de Dieu
se soit montrée dans notre récit, quoique celle du inonde
n’ait pas laissé de continuer son cours. J’ai procédé
de la sorte, afin que le progrès de la Cité de Dieu parût
plus distinctement, depuis que les promesses de l’avènement du Messie
ont commencé à être plus claires; et toutefois il est
vrai de dire que, jusqu’à la publication du Nouveau Testament, cette
cité ne s’est montrée qu’à travers des ombres. Il
faut donc reprendre maintenant le cours de la cité du monde depuis
Abraham, afin qu’on puisse comparer ensemble le développement des
deux cités.
CHAPITRE II.
QUELS ONT ÉTÉ LES ROIS DE LA CITÉ DE LA TERRE
PENDANT QUE SE DÉVELOPPAIT LA SUITE DES SAINTSDEPUIS ABRAHAM.
La société des hommes répandue par toute la terre,
dans les lieux et les climats les plus différents, ne cherchant
qu’à satisfaire ses besoins
1. Ce livre a été écrit vers l’an 426.
ou ses convoitises, et l’objet de ses désirs n’étant
capable de suffire ni à tous, ni à personne, parce que ce
n’est pas le bien véritable, il arrive d’ordinaire qu’elle se divise
contre elle-même et que le plus faible est opprimé par le
plus fort. Accablé par le vainqueur, le vaincu achète la
paix aux dépens de l’empire, et même de la liberté,
et c’est un rare et admirable spectacle que celui d’un peuple qui aime
mieux périr que de se soumettre. En effet, la nature crie en quelque
sorte à l’homme qu’il vaut mieux subir le joug du vainqueur que
de s’exposer aux dernières fureurs de la guerre. Et c’est ainsi
que dans la suite des temps, non sans un conseil de la providence de Dieu,
qui règle le sort des batailles, quelques peuples ont été
les maîtres des autres. Or, entre tous les empires que les divers
intérêts de la cité de la terre ont établis,
il en est deux singulièrement puissants, celui des Assyriens et
celui des Romains, distincts l’un de l’autre par les lieux comme par les
temps. Celui des Assyriens, situé en Orient, a fleuri le premier;
et celui des Romains, qui n’est venu qu’après, s’est étendu
en Occident: la fin de l’un a été le commencement de l’autre.
On peut dire que les autres royaumes n’ont été que des rejetons
de ceux-là.
Ninus, second roi des Assyriens, qui avait succédé à
son père Bélus 1, tenait l’empire, quand Abraham naquit en
Chaldée. En ce temps-là florissait aussi le petit royaume
des Sicyoniens, par lequel le docte Varron commei1ce son histoire romaine
2 . Des rois des Sicyoniens, il descend aux Athéniens, de ceux-ci
aux Latins, et des Latins aux Romains. Mais, comme je l’ai
1. Sur Bélus, voyez Hérodote, lib. I, cap. 181 et seq.
La plupart des historiens font commencer l’empire d’Assyrie à Nions.
Bélus a été ajouté par les historiens postérieurs,
notamment par Eusèbe dans sa Chronique.
2. Voyez plus haut (livre VI, ch. 2) le témoignage éclatant
que rend saint Augustin à la science de Varron. — L’histoire romaine
don il est question ici et qui est entièrement perdue, est mentionnée
par les grammairiens Charisius et Servius et par Arnobe (Adv. Gent., lib.
V, p. 143 de l’édition de Stewech ).
(387)
dit, tous ces empires qui ont précédé la fondation
de Borne étaient peu de chose en comparaison de celui des Assyriens;
et Salluste, tout en reconnaissant que les Athéniens ont été
célèbres dans la Grèce, croit pourtant que la renommée
a exagéré leur puissance. « Les faits d’armes d’Athènes,
dit-il, ont été grands et glorieux, je n’en disconviens pas
; mais toutefois je les crois un peu au-dessous de ce qu’on en publie.
L’éloquence des historiens a beaucoup contribué à
leur éclat, et la vertu de ses héros a été
rehaussée de toute la grandeur de ses beaux génies 1 ».
Ajoutez à cela qu’Athènes a été l’école
des lettres et de la philosophie, ce qui n’a pas peu contribué à
sa gloire. Mais à ne considérer que la puissance matérielle,
il n’y avait point en ce temps-là d’empire plus fort ni plus étendu
que celui d’Assyrie, En effet, on dit que Ninus subjugua toute l’Asie,
c’est-à-dire la moitié du monde, et porta ses conquêtes
jusques aux confins de la Libye. Les Indiens furent les seuls de tous les
peuples d’Orient qui demeurèrent libres de sa domination; encore,
après sa mort, furent-ils soumis par sa femme Sémiramis 2.
Ce fut donc alors, sous le règne de Ninus 3, qu’Abraham naquit chez
les Chaldéens; mais, comme l’histoire des Grecs nous est bien plus
connue que celle des Assyriens, ayant passé jusqu’à nous
par les Latins, et, après ceux-ci, par les Romains, qui en sont
descendus, j’estime qu’il ne sera pas hors de propos de rappeler à
l’occasion les rois des Assyriens, afin qu’on voie comment Babylone, ainsi
que l’ancienne Home, s’avance dans le cours des siècles avec la
Cité de Dieu, étrangère ici-bas. Quant aux faits qui
doivent nous servir à mettre en parallèle les deux cités,
il vaut mieux les emprunter aux Grecs et aux Latins, parmi lesquels je
comprends Rome, comme une seconde Babylone.
Or, à la naissance d’Abraham, Ninus était le second roi
des Assyriens, et Europs le second roi des Sicyoniens; l’un avait succédé
à Bélus, et l’autre à Aegialeus 4. Quand Dieu promit
à Abraham une postérité nombreuse, après qu’il
fut sorti de Babylone, les Assyriens en étaient à leur quatrième
roi, et les Sicyoniens à leur cinquième: Alors le fils de
Ninus régnait chez les
1. Catil. ch. 8.
2. Voyez Diodore de Sicile, d’après Ctésias (lib. u,
cap. 15 et seq.)
3. Saint Augustin suit la Chronique d’Eusèbe; d’autres font
naître Abraham la vingtième année du règne de
Sémiramis.
4. Ces synchronismes sont établis d’après Eusèbe.
Assyriens après sa mère Sémiramis, qu’il tua,
dit-on, parce qu’elle voulait former avec lui une union incestueuse1. Quelques-uns
croient qu’elle fonda Babylone, peut-être parce qu’elle la rebâtit
2 ; car nous avons montré au seizième livre quand et comment
Babylone fut fondée. Pour ce fils de Sémiramis, les uns le
nomment Ninus comme son père, les autres Ninyas. Telxion tenait
alors le sceptre des Sicyoniens, et son règne fut si tranquille
que ses sujets, après sa mort, firent de lui un dieu et lui décernèrent
des jeux et des sacrifices.
CHAPITRE III.
SOUS QUELS ROIS DES ASSYRIENS ET DES SICYONIENS NAQUIT ISAAC, ABRAHAM
ÉTANT ALORS ÂGÉ DE CENT ANS, ET A QUELLE ÉPOQUE
DE CES MÊMES EMPIRES ISÂAC, ÂGÉ DE SOIXANTE ANS,
EUT DE RÉBECCA DEUX FILS, ÊSAÜ ET JACOB.
Ce fut sous le règne de Teixion que naquit Isaac, selon la promesse
que Dieu en avait faite à son père Abraham, qui l’eut à
l’âge de cent ans de sa femme Sarra, à qui la stérilité
et le grand âge avaient ôté l’espérance d’avoir
des enfants: Arrius 3, cinquième roi des Assyriens, régnait
alors. Isaac, âgé de soixante ans, eut de sa femme Rébecca
deux 1enfants jumeaux, Esaü et Jacob, Abraham étant encore
vivant et âgé de cent soixante ans; mais il mourut quinze
ans après, sous le règne de l’ancien Xerxès, roi des
Assyriens, surnommé Baléus, et de Thuriacus ou Thurimachus,
roi des Sicyoniens, tous deux septièmes souverains de leurs peuples.
Le royaume des Argiens prit naissance sous les petits-fils d’Abraham, et
Inachus en fut le premier roi. Il ne faut pas oublier, qu’au rapport de
Varron, les Sicyoniens avaient coutume de sacrifier sur le sépulcre
de Thurimachus. Sous les règnes d’Armamitres et de Leucippus, huitièmes
rois des Assyriens et des Sicyoniens, et sous celui d’Inachus, premier
roi des Argiens, Dieu parla à lsaac et lui promit, comme il avait
fait à son père, qu’il donnerait la terre de Chanaan à
sa
1. C’est le récit de Justin, abréviateur de Trogne-Pompée,
qui écrivait probablement d’après Ctésias. Comp. Agathias,
Hist., lib. II, cap.24.
2. Diodore de Sicile et Justin, d’après Ctésias (page
396 et seq. de l’édition de Baehr), font bâtir Babylone par
Sémiramis. Suivant Josèphe et Eusèbe, Bélus
serait le fondateur de Babylone, et Sémiramis n’aurait fait que
la restaurer et la fortifier.
3. L’édition bénédictine donnait Arabius, auquel
la nouvelle édition de 1838 substitue Arrius. Voyez la note du savant
éditeur, tome VII, page 776.
(388)
postérité, et qu’en elle toutes les nations seraient
bénies. Il promit la même chose à son fils Jacob, appelé
depuis Israël, sous le règne de Bélocus, neuvième
roi des Assyriens, et de Phoronée, fils d’Inachus, deuxième
roi des Argiens; car Leucippus, huitième roi des Sicyoniens, vivait
encore. Ce fut sous ce Phoronée 1, roi d’Argos, que la Grèce
commença à devenir célèbre par ses lois et
ses institutions. Phegoiis, cadet de Phoronée, fut honoré
comme un dieu après sa mort, et on lui bâtit un temple sur
son tombeau. J’estime qu’on lui déféra cet honneur, parce
que, dans la partie du royaume que son père lui avait laissée,
il avait élevé des chapelles aux dieux, et divisé
les temps par mois et par années. Surpris de ces nouveautés,
les hommes encore grossiers crurent qu’il était devenu dieu après
sa mort, ou le voulurent croire. On dit qu’Io, fille d’Inachus, appelée
depuis Isis, fut honorée en Egypte comme une grande déesse;
d’autres pourtant la font venir d’Ethiopie en Egypte, où elle gouverna
avec tant de sagesse et de justice que les Egyptiens, qui lui devaient
en outre l’invention des lettres et beaucoup d’autres choses utiles, la
révérèrent comme une divinité, et défendirent,
sous peine de la vie, de dire qu’elle avait été une simple
mortelle.
CHAPITRE IV.
DES TEMPS DE JACOB ET DE SON FILS JOSEPH.
Pendant que Baléus, dixième roi des Assyriens, occupait
le trône sous le règne de Mes-sapas, surnommé Céphisus,
neuvième roi des Sicyoniens (si toutefois ce ne sont point là
deux noms différents), et sous celui d’Apis, troisième roi
des Argiens, Isaac mourut âgé de cent quatre-vingts ans, et
laissa ses deux jumeaux qui en avaient cent vingt. Le plus jeune des deux,
Jacob, qui appartenait à la Cité de Dieu, à l’exclusion
de l’aîné, avait douze fils. Joseph, l’un d’eux, ayant été
vendu par ses frères du vivant d’Isaac, leur aïeul, à
des marchands qui trafiquaient en Egypte, fut tiré de la prison
où l’avait fait mettre sa chasteté, courageusement défendue
contre la passion d’une femme adultère, et présenté
à l’âge de trente ans à Pharaon, roi d’Egypte. Ce
1. Pausanias fait honneur à Phoronée d’avoir initié
son peuple à l’usage du feu (lib. II, cap. 15); ce que saint Augustin
dit de ce personnage et de son frère Phegoüs est très-probablement
emprunté à Vairon. Comp. Platon, Timée, init.
prince le combla d’honneurs et de biens, parce qu’il lui avait expliqué
ses songes et prédit les sept années d’abondance, qui devaient
être suivies des sept autres années de stérilité.
Cc fut à la seconde de ces années stériles que Jacob
vint en Egypte avec toute sa famille, âgé de cent trente ans,
comme il le dit lui-même au roi Pharaon. Joseph en avait alors trente-neuf,
attendu que les sept années d’abondance et les deux de stérilité
s’étaient écoulées, depuis qu’il avait commencé
à être en faveur.
CHAPITRE V.
D’APIS, TROISIÉME ROI DES ARGIENS, DONT LES ÉGYPTIENS
FIRENT LEUR DIEU SÉRÂPIS.
En ce temps, Apis, roi des Argiens, qui était venu par mer en
Egypte et qui y était mort, devint ce fameux Sérapis, le
plus grand de tous les dieux des Egyptiens. Pourquoi ne fut-il pas nommé
Apis après sa mort, mais Sérapis? Varron en rend une raison
fort claire, qui est que les Grecs appelant un cercueil soros 1, et celui
d’Apis ayant été honoré avant qu’on lui eût
bâti un temple, on le nomma d’abord Sorosapis ou Sorapis, et puis,
en changeant une lettre, comme cela arrive souvent, Sérapis. Il
fut ordonné que quiconque l’appellerait homme serait puni du dernier
supplice; et Varron dit que c’était pour signifier cette défense
que les statues d’Isis et de Sérapis avaient toutes un doigt sur
les lèvres. Quant à ce boeuf que l’Egypte, par une merveilleuse
superstition, nourrissait si délicatement 2 en l’honneur du dieu,
comme ils l’adoraient vivant et non pas dans le cercueil, ils l’appelèrent
Apis et non Sérapis. A la mort de ce boeuf, on en mettait un autre
à sa place, marqué pareillement de certaines taches blanches,
où le peuple voyait une grande merveille et un don de la divinité;
mais, en vérité, il n’était pas difficile aux démons,
qui prenaient plaisir à tromper ces peuples, de représenter
à une vache pleine un taureau pareil à Apis, comme fit Jacob
3, qui obtint des chèvres et des brebis de la même couleur
que les baguettes bigarrées qu’il mettait devant les yeux de leurs
mères. Ce que les hommes font avec des couleurs véritables,
les
1. Zorós, cercueil, urne funéraire, sarcophage.
2. Sur la nourriture du boeuf Apis, voyez Strabon, lib. XVII, cap.
1. § 31.
3. Gen. XXX, 39.
(389)
démons le peuvent faire très-aisément par le moyen
de couleurs fausses et fantastiques.
CHAPITRE VI.
SOUS QUELS ROIS ARGIENS ET ASSYRIENS JACOB MOURUT EN ÉGYPTE.
Apis, roi des Argiens et non des Egyptiens, mourut donc en Egypte,
et son fils Argus lui succéda. C’est de lui que les Argiens prirent
leur nom, car on ne les appelait pas ainsi auparavant. Sous son règne,
Eratus gouvernant les Sicyoniens, et Baléus, qui vivait encore,
les Assyriens, Jacob mourut en Egypte, âgé de cent quarante-sept
ans, après avoir béni ses enfants et les enfants de son fils
Joseph, et annoncé clairement le Messie, lorsque, bénissant
Juda, il dit : « Il ne manquera ni prince de la race de Juda, ni
chef de son sang, jusqu’au jour où ce qui lui a été
promis sera accompli; et il sera l’attente des nations 1 ». Sous
le règne d’Argus, la Grèce commença à cultiver
son sol et à semer du blé. Argus, après sa mort, fut
adoré comme un dieu, et on lui décerna des temples et des
sacrifices: honneur suprême déjà rendu avant lui sous
son propre règne à un particulier nommé Homogyrus,
qui fut tué d’un coup de foudre, et qui le premier avait attelé
des boeufs à la charrue,
CHAPITRE VII.
SOUS QUELS ROIS MOURUT JOSEPH EN ÉGYPTE.
Sous le règne de Mamitus, douzième roi des Assyriens,
et de Plemnaeus, le onzième des Sicyoniens, temps où Argus
était encore roi des Argiens, Joseph mourut en Egypte, âgé
de cent dix ans. Après sa mort, le peuple de Dieu, qui s’accroissait
d’une façon prodigieuse, demeura en Egypte l’espace de cent quarante-cinq
ans , assez tranquillement d’abord, tant que vécurent ceux qui avaient
vu Joseph; mais depuis, le grand nombre des Hébreux étant
devenu suspect aux Egyptiens, ils persécutèrent cruellement
cette race et lui firent souffrir mille maux; ce qui n’en diminua pas la
fécondité. Pendant ce temps, nul changement de règne
en Assyrie ni en Grèce.
1. Gen. XLIX, 10.
CHAPITRE VIII.
DES ROIS SOUS LESQUELS NAQUIT MOÏSE, ET DES DIEUX DONT LE CULTE
COMMENÇA A S’INTRODUIRE EN CE MÊME TEMPS.
Ainsi, au temps de Saphrus 1, quatorzième roi des Assyriens,
et d’Orthopolis, le douzième des Sicyoniens, lorsque les Argiens
comptaient Criasus pour leur cinquième roi, naquit en Egypte 2 ce
Moïse qui délivra le peuple de Dieu de la captivité
sous laquelle il gémissait et où Dieu le laissait languir
pour lui faire désirer l’assistance de son Créateur. Quelques-uns
croient que Prométhée vivait alors; et comme il faisait profession
de sagesse, on dit qu’il avait formé des hommes avec de l’argile.
On ne sait pas néanmoins quels étaient les sages de son temps.
Son frère Atlas fut, dit-on, un grand astrologue; ce qui adonné
lieu de dire qu’il portait le ciel sur ses épaules, quoiqu’il existe
une haute montagne du nom d’Atlas, d’où ce conte a bien pu tirer
son origine. En ce temps-là beaucoup de fables commencèrent
à avoir cours dans la Grèce; et sous le règne de Cécrops,
roi des Athéniens, la superstition des Grecs mit plusieurs morts
au rang des dieux: Mélantomice, femme de Criasus, et Phorbas, leur
fils, sixième roi des Argiens, furent de ce nombre, aussi bien que
Jasus et Sthénélas, Sthénéléus ou Sthénélus
(car les historiens ne s’accordent pas sur son nom), l’un fils de Triopas,
septième roi, et l’autre de Jasus, neuvième roi des Argiens.
Alors vivait Mercure, petit-fils d’Atlas par Maïa, suivant le témoignage
de presque tous les historiens. Il apprit aux hommes beaucoup d’arts utiles
à la vie, ce qui fut cause qu’ils en firent un Dieu après
sa mort. Vers le même temps, mais après lui, vint Hercule,
que quelques-uns néanmoins mettent auparavant, en quoi je pense
qu’ils se trompent. Mais quoi qu’il en soit de l’époque de ces deux
personnages , les plus graves historiens tombent d’accord que tous deux
furent des hommes qui reçurent les honneurs divins pour avoir trouvé
quantité de choses propres au soulage. ment de la condition humaine.
Pour Minerve, elle est bien plus ancienne qu’eux, puisqu’on la vit, dit-on,
jeune fille du temps d’Ogygès auprès du lac Triton, d’où
elle fut surnommée
1. Les manuscrits et les éditions donnent Saphrus; c’est probablement
une erreur. Julius Africanus, Eusèbe et le Syncelle s’accordent
à donner Sphaerus, Sphairos.
2. Exod. 2.
(390)
Tritonienne. On lui doit beaucoup d’inventions rares et utiles, et
l’on inclina d’autant plus à la croire une déesse que son
origine n’était pas connue. Car ce que l’on raconte, qu’elle sortit
de la tête de Jupiter, est plutôt une fiction de poëte
qu’une vérité historique. Toutefois, les historiens ne sont
pas d’accord sur l’époque où vivait Ogygès, qui a
donné son nom à un grand déluge, non pas à
celui qui submergea tout le genre humain, à l’exception du petit
nombre sauvé dans l’arche, car l’histoire grecque ni l’histoire
latine n’ont point connu celui-là 1, niais à un autre, plus
grand que celui de Deucalion 2 . Varron n’a rien trouvé de plus
ancien dans l’histoire que le déluge d’Ogygès, et c’est à
ce temps qu’il commence son livre des Antiquités romaines. Mais
nos chronologistes, Eusèbe, et Jérôme après
lui, qui sans doute ici s’appuient sur le témoignage d’historiens
antérieurs, reculent le déluge d’Ogygès de plus de
trois cents ans, jusque sous Phoronée, second roi des Argiens. Quoi
qu’il en soit, Minerve était déjà adorée comme
une déesse du temps de Cécrops, roi des Athéniens,
sous le règne duquel Athènes fut fondée ou rebâtie.
CHAPITRE IX.
ORIGINE DU NOM DE LA VILLE D’ATHÈNES, FONDÉE OU REBÂTIE
SOUS CÉCROPS.
Voici, selon Varron, la raison pour laquelle cette ville fut nommée
Ahènes, qui est un nom tiré de celui de Minerve, que les
Grecs appellent Athena. Un olivier étant tout à coup sorti
de terre, en même temps qu’une source d’eau jaillissait en un autre
endroit, ces prodiges étonnèrent le roi , qui députa
vers Apollon de Delphes pour savoir ce que cela signifiait et ce qu’il
fallait faire. L’oracle répondit que l’olivier signifiait Minerve,
et l’eau Neptune, et que c’était aux habitants de voir à
laquelle de ces deux divinités ils emprunteraient son nom pour le
donner à leur ville. Là-dessus Cécrops assemble tous
les citoyens, tant hommes que femmes, car les femmes parmi eux avaient
leur voix alors dans les délibérations. Quand il eut pris
les suffrages, il
1. Platon dans le Timée (trad. Franç., tom. XII, page
109,) fait dire à Solon par un prêtre égyptien qu’il
y a eu, non pas un déluge, mais plusieurs.
2. Eusèbe (Chron., p. 273, Proep. Evang., lib. X, Cap. 10, p.
488 et seq.) et Orose (Hist., lib. I, cap. 7) placent entre le déluge
d’Ogygès et celui de Deucalion un intervalle de deux siècles.
se trouva que tous les hommes étaient pour Neptune, et toutes
les femmes pour Minerve
mais comme il y avait une femme de plus, Minerve l’emporta. Alors Neptune
irrité ravagea de ses flots les terres des Athéniens; et,
en effet, il n’est pas difficile aux démons de répandre telle
masse d’eaux qu’il leur plaît. Pour apaiser le dieu, les femmes,
à ce que dit le même auteur, furent frappées de trois
sortes de peines : la première, que désormais elles n’auraient
plus voix dans les assemblées; la seconde , qu’aucun de leurs enfants
ne porterait leur nom; et la troisième enfin, qu’on ne les appellerait
point Athéniennes. Ainsi, cette cité, mère et nourrice
des arts libéraux et de tant d’illustres philosophes, à qui
la Grèce n’a jamais rien eu de comparable, fut appelée Athènes
par un jeu des démons qui se moquèrent de sa crédulité
, obligée de punir le vainqueur pour calmer le vaincu et redoutant
plus les eaux de Neptune que les armes de Minerve. Cependant Minerve, qui
était demeurée victorieuse, fut vaincue dans ces femmes ainsi
châtiées, et elle n’eut pas seulement le pouvoir de faire
porte-r son nom à celles qui lui avaient donné la victoire.
On voit assez tout ce que je pourrais dire là-dessus, s’il ne valait
mieux passer à d’autres objets.
CHAPITRE X.
ORIGINE DU NOM DE L’ARÉOPAGE SELON VARRON, ET DÉLUGE
DE DEUCALION SOUS CÉCROPS.
Cependant Varron refuse d’ajouter foi aux fables qui sont au désavantage
des dieux, de peur d’adopter quelque sentiment indigne de leur majesté.
C’est pour cela qu’il ne veut pas que l’Aréopage, où l’apôtre
saint Paul discuta avec les Athéniens 1 et dont les juges son appelés
Aréopagites, ait été ainsi nommé de ce que
Mars, que les Grecs appellent Arès, accusé d’homicide devant
douze dieux qui le jugèrent au lieu où le célèbre
tribunal est aujourd’hui placé, fut renvoyé absous, ayant
eu six voix pour lui, et le partage alors étant toujours favorable
à l’accusé. Il rejette donc cette opinion commune et tâche
d’établir une autre origine qu’il va déterrer dans de vieilles
histoires surannées, sous prétexte qu’il est injurieux aux
divinités de leur attribuer des querelles ou des procès;
et il soutient que cette histoire de Mars n’est pas moins
1. Act. XVII, 19 et seq.
(391)
fabuleuse que ce qu’on dit de ces trois déesses, Junon, Minerve
et Vénus, qui disputèrent devant Pâris le prix de la
beauté, et ainsi de tous les mensonges semblables qui se débitent
sur la scène au détriment de la majesté des dieux.
Mais ce même Varron, qui se montre si scrupuleux à cet égard,
ayant à donner une raison historique et non fabuleuse du nom d’Athènes,
nous raconte qu’il survint un si grand différend entre Neptune et
Minerve au sujet de ce nom, qu’Apollon n’osa s’en rendre l’arbitre, mais
en remit la décision au jugement des hommes, à l’exemple
de Jupiter, qui renvoya les trois déesses à la décision
de Pâris; et Varron ajoute que Minerve l’emporta par le nombre des
suffrages, mais qu’elle fut vaincue en la personne de celles qui l’avaient
fait vaincre, et n’eut pas le pouvoir de leur faire porter son nom ! En
ce temps-là, sous le règne de Cranaüs, successeur de
Cécrops, selon Varron, ou, selon Eusèbe et Jérôme,
sous celui de Cécrops même, arriva le déluge de Deucalion,
appelé ainsi parce que le pays où Deucalion commandait fut
principalement inondé ; mais ce déluge ne s’étendit
point Jusqu’en Egypte, ni jusqu’aux lieux circonvoisins.
CHAPITRE XI.
SOUS QUELS ROIS ARRIVÈRENT LA SORTIE D’ÉGYPTE DIRIGÉE
PAR MOÏSE ET LA MORT DE JÉSUS NAVÉ, SON SUCCESSEUR.
Moïse tira d’Egypte le peuple de Dieu sur la fin du règne
de Cécrops, roi d’Athènes, Ascatadès étant
roi des Assyriens, Marathus des Sicyoniens, et Triopas des Argiens. li
donna ensuite aux Israélites la loi qu’il avait reçue de
Dieu sur le mont Sinaï et qui s’appelle l’Ancien Testament, parce
qu’il ne contient que des promesses temporelles, au lieu que Jésus-Christ
promet le royaume des cieux dans le Nouveau. Il était nécessaire
de garder cet ordre qui, selon l’Apôtre, s’observe en tout homme
qui s’avance dans la vertu, et qui consiste en ce que la partie corporelle
précède la spirituelle: « Le premier homme, dit-il
avec raison, le premier homme est le terrestre formé de la terre,
et le second « homme est le céleste descendu du ciel 1 ».
Or, Moïse gouverna le peuple dans le désert l’espace de
quarante années, et mourut âgé
1. I Cor. XV, 47.
de cent vingt ans, après avoir aussi prophétisé
le Messie par les figures des observations légales, par le tabernacle,
le sacerdoce, les sacrifices et autres cérémonies mystérieuses.
A Moïse succéda Jésus, fils de Navé, qui établit
le peuple dans la terre promise, après avoir exterminé, par
l’ordre de Dieu, les peuples qui habitaient ces contrées. Il mourut
après vingt-sept années de commandement, sous les règnes
d’Amnyntas, dix-huitième roi des Assyriens, de Corax, le seizième
des Sicyoniens, de Danaüs, le dixième des Argiens, et d’Erichthon,
le quatrième des Athéniens.
CHAPITRE XII.
DU CULTE DES FAUX DIEUX ÉTABLI PAR LES ROIS DE LA GRÈCE,
DEPUIS L’ÉPOQUE DE LA SORTIE D’ÉGYPTE JUSQU’A LA MORT DE
JÉSUS NAVÉ.
Durant ce temps, c’est-à-dire depuis que le peuple juif fut
sorti d’Egypte jusqu’à la mort de Jésus Navé, les
rois de la Grèce instituèrent en l’honneur des faux dieux
plusieurs solennités qui rappelaient le souvenir du déluge
et de ces temps misérables où les hommes tour à tour
gravissaient le sommet des montagnes et descendaient dans les plaines.
Telle est l’explication que l’on donne de ces courses fameuses des prêtres
Luperques 1, montant et descendant tour à tour la Voie sacrée
2. C’est en ce temps que Dionysius, qu’on nomme aussi Liber, se trouvant
dans l’Attique, apprit, dit-on, à son hôte l’art de planter
la vigne, et fut honoré comme un dieu après sa mort. Alors
aussi des jeux de musique furent dédiés à Apollon
de Deiphes, suivant son ordre, pour l’apaiser, parce qu’on attribuait la
stérilité de la Grèce à ce qu’on n’avait pas
garanti son temple du feu, lorsque Danaüs fit irruption dans leur
pays. Erichthon fut le premier qui institua en Attique des jeux en son
honneur et en l’honneur de Minerve. Le prix en était une branche
d’olivier, parce que Minerve avait enseigné la culture de cet arbre,
comme Bacchus celle de la vigne. Xanthus, roi de Crète, que d’autres
nomment autrement 3, enleva en ce temps-là Europe, dont il eut Rhadamante,
Sarpédon et Minos, que l’on fait
1. Sur les Lupercales et les Luperques, voyez Ovide, Fastes, lib. II,
v. 267 et seq.
2. La Voie sacrée conduisait de l’arc de Fabius au Capitole
en passant par le Forum.
3. Il est nommé Astérius par Apollodore (lib. III, cap.
I, secl. 2), Diodore de Sicile (lib. IV, cap. 60) et Eusèbe (p.
286).
(392)
communément fils de Jupiter. Mais les adorateurs de ces dieux
prennent ce que nous avons rapporté du roi de Crète pour
historique, et ce qu’on dit de Jupiter et ce qu’on en représente
sur les théâtres comme fabuleux, de sorte qu’il ne faudrait
voir dans ces aventures que des fictions dont on se sert pour apaiser les
dieux, qui se plaisent à la représentation de leurs faux
crimes. C’était aussi alors qu’Hercule florissait à Tyrinthe
1, mais un autre Hercule que celui dont nous avons parlé plus haut.
Les plus savants dans l’histoire comptent en effet plusieurs Bacchus et
plusieurs Hercules. Cet Hercule dont nous parlons, et à qui l’on
attribue les douze fameux travaux, n’est pas celui qui tua Antée,
mais celui qui se brûla lui-même sur le mont OEta, lorsque
cette vertu, qui lui avait fait dompter tant de monstres, succomba sous
l’effort d’une légère douleur. C’est vers ce temps que le
roi, ou plutôt le tyran Busiris, immolait ses hôtes à
ses dieux. Il était fils de Neptune, qui l’avait eu de Lybia, fille
d’Epaphus; mais je veux que ce soit une fable inventée pour apaiser
les dieux, et que Neptune n’ait pas cette séduction à se
reprocher. On dit qu’Erichthon, roi d’Athènes, était fils
de Vulcain et de Minerve. Toutefois, comme on veut que Minerve soit vierge,
on raconte que Vulcain, la voulant posséder en dépit d’elle,
répandit sa semence sur la terre, d’où naquit un enfant qui,
à cause de cela, fut nommé Erichthon 2. Il est vrai que les
plus savants rejettent ce récit et expliquent autrement la naissance
d’Erichthon. Ils disent que dans le temple de Vulcain et de Minerve (car
il n’y en avait qu’un pour tous deux à Athènes), on trouva
un enfant entouré d’un serpent, et que, ne sachant à qui
il était, on l’attribua à Vulcain et à Minerve. Sur
quoi je trouve que la fable rend mieux raison de la chose que l’histoire.
Mais que nous importe? l’histoire est pour l’instruction des hommes religieux,
et la fable pour le plaisir des démons impurs, que toutefois ces
hommes religieux adorent comme des divinités. Aussi, encore qu’ils
ne veuillent pas tout avouer de leurs dieux, ils ne les justifient pas
tout à fait, puisque c’est par leur ordre qu’ils célèbrent
des jeux où on représente leurs crimes, et que ces dieux,
1. Tyrinthe, ville du Péloponèse, près d’Argos.
2. Erichthon, dit saint Augustin, vient de eris, lutte, et de Xton,
terre.
disent-ils, s’apaisent par de telles infamies. Les crimes ont beau
être faux, les dieux païens n’en sont guère moins coupables,
puisque prendre plaisir à des crimes faux est un crime très-véritable.
CHAPITRE XIII.
DES SUPERSTITIONS RÉPANDUES PARMI LES GENTILS A L’ÉPOQUE
DES JUGES.
Après la mort de Jésus Navé, le peuple de Dieu
fut gouverné par des Juges, et éprouva tour à tour
la bonne et la mauvaise fortune, selon qu’il était digne de grâces
ou de châtiments. Il faut rapporter à cette époque
l’invention d’un grand nombre de fables célèbres:
Triptolème, porté sur des serpents ailés et distribuant
du blé, par ordre de Cérès, dans les pays -affligés
de la famine; le Minotaure et ce labyrinthe inextricable d’où il
était impossible de sortir; les Centaures, moitié hommes
et moitié chevaux; Cerbère, chien à trois têtes,
qui gardait l’entrée des enfers; Phryxus et Hellé, sa soeur,
s’envolant sur un bélier ; la Gorgone, à la chevelure de
serpents, qui changeait en pierres ceux qui la regardaient; Bellérophon,
porté sur un cheval ailé; Amphion, qui attirait les arbres
et les rochers au son de sa lyre; Dédale et son fils, qui se firent
des ailes pour traverser les airs ; OEdipe, qui résolut l’énigme
de Sphinx, monstre à quatre pieds et à visage humain, et
le força de se jeter dans son propre abîme; Antée enfin,
qu’Hercule étouffa en le soulevant de terre, parce que ce fils de
la terre se relevait plus fort toutes les fois qu’il la touchait. Ces fables
et autres semblables, jusqu’à la guerre de Troie, où Varron
finit son second livre des Antiquités romaines, ont été
inventées à l’occasion de quelques événements
véritables, et ne sont point honteuses aux dieux. Mais quant à
ceux qui ont imaginé que Jupiter enleva Ganymède (crime qui
fut commis en effet par le roi Tantalus) et qu’il abusa de Danaé
en se changeant en pluie d’or, par où l’on a voulu figurer la séduction
d’une femme intéressée, il faut qu’ils aient eu bien mauvaise
opinion des hommes pour les avoir crus capables d’ajouter foi à
ces rêveries. Cependant ceux qui honorent le plus Jupiter sont les
premiers à les soutenir ; et, bien loin de s’indigner contre des
inventions pareilles, ils appréhenderaient la colère des
dieux, si l’on ne les représentait (393) sur le théâtre.
En ce même temps, Latone accoucha d’Apollon, non de celui dont on
consultait les oracles, mais d’un autre 1 qui fut berger d’Admète
du temps d’Hercule, et qui néanmoins a tellement passé pour
un dieu que presque tout le monde le confond avec l’autre. Ce fut aussi
alors que Bacchus fil la guerre aux Indiens, accompagné d’une troupe
de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres par leur
fureur que par leur courage. Quelques-uns écrivent qu’il fut vaincu
et fait prisonnier; et d’autres, qu’il fut même tué dans le
combat par Persée, sans oublier le lieu où il fut enseveli
; et toutefois les démons ont fait instituer des fêtes en
son honneur, qu’on appelle Bacchanales, dont le sénat a eu tant
de honte après plusieurs siècles, qu’il les a bannies de
Rome 2. Persée et sa femme Andromède vivaient vers le même
temps, et, après leur mort, ils furent si constamment réputés
pour dieux qu’on ne rougit point d’appeler quelques étoiles de leur
nom.
CHAPITRE XIV.
DES POËTES THÉOLOGIENS.
A la même époque, il y eut des poètes qu’on appelait
aussi théologiens, parce qu’ils faisaient des vers en l’honneur
des dieux ; mais quels dieux ? des dieux qui, tout grands hommes qu’ils
pussent avoir été, n’en étaient pas moins des hommes,
ou qui même n’étaient autre chose que les éléments
du monde, ouvrage du seul vrai Dieu ; ou enfin, si c’étaient des
anges, ils devaient ce haut rang moins à leurs mérites qu’à
la volonté du Créateur. Que si, parmi tant de fables, ces
poètes ont dit quelque chose du vrai Dieu, comme ils en adoraient
d’autres avec lui, ils ne lui ont pas rendu le culte qui n’est dû
qu’à lui seul; outre qu’ils n’ont pu se défendre de déshonorer
ces dieux mêmes par des contes ridicules, comme ont fait Orphée,
Musée et Linus. Du moins, si ces théologiens ont adoré
les dieux, ils n’ont pas été adorés comme des dieux,
quoique la cité des impies fasse présider Orphée aux
sacrifices infernaux. Ce fut le temps où Ino, femme du roi Athamas,
se jeta dans la muer avec son fils Mélicerte, et où ils furent
1. Sur les divers Apollons, voyez Cicéron, De Nat. Deor., lib.
III, cap.23.
2. Tite-Live rapporte en effet que Liber et ses mystères furent
bannis, non-seulement de Rome, mais de tonte l’Italie (lab. XXXIX, cap.
18). Comp. Tertullien, Apolog., cep. 6. -
tous deux mis au rang des dieux, comme beaucoup d’autres hommes de
ce temps-là, et entre autres Castor et Pollux. Les Grecs donnent
à la mère de Mélicerte le nom de Leucothée,
et les Latins celui de Matuta; mais les uns et les autres la prennent pour
une déesse 1.
CHAPITRE XV.
FIN DU ROYAUME DES ARGIENS ET NAISSANCE DE CELUI DES LAURENTINS.
Vers ce temps, le royaume des Argiens prit fin et fut transféré
à Mycènes, dont Agamemnon fut roi, et celui des Laurentins
commença à s’établir : ils eurent pour premier roi
Picus, fils de Saturne. Debbora était alors juge des Hébreux.
Cette femme fut élevée à cet honneur par un ordre
exprès de Dieu, car elle était prophétesse ; mais
comme ses prophéties sont obscures, il faudrait trop nous étendre
pour faire voir le rapport qu’elles ont à Jésus-Christ. Les
Laurentins régnaient donc déjà en Italie, et ce peuple
est, après les Grecs, l’origine la plus certaine de Rome 2. Cependant
la monarchie des Assyriens subsistait toujours, et ils comptaient Lamparès
pour leur vingt-troisième roi, quand Picus fut le premier des Laurentins.
C’est aux adorateurs de ces dieux à voir ce qu’ils veulent qu’ait
été Saturne, père de ce Picus ; car ils disent que
ce n’était pas un homme. D’autres ont écrit qu’il avait régné
en Italie avant Picus, et Virgile l’a célébré dans
ces vers bien connus :
« C’est lui qui rassembla ces hommes indociles errant sur les
hautes montagnes; il leur donna des lois et voulut que cette contrée
s’appelât Latium, parce qu’il s’y était caché pour
éviter la fureur de son fils 3. C’est sous son règne que
l’on place l’âge d’or 4 »
Mais qu’ils traitent ceci de fiction poétique, et qu’ils disent,
s’ils veulent, que le Père de Picus s’appelait Stercé, et
qu’il fut ainsi nommé à cause qu’étant fort bon laboureur,
il apprit aux hommes à amender la terre avec du fumier a, d’où
vient que quelques auteurs l’appellent Stercutius. Quoi qu’il en soit,
ils en ont fait pour cette raison le Dieu de l’agriculture. Ils ont mis
aussi Picus parmi les
1. Comp. Ovide, Metam., lib. IV , v. 416-540, et Fast., lib. VI, v.
475-550.
2. La ville de Laurentum, d’où saint Augustin veut, d’après
Eusèbe, que les Romains tirent en partie leur origine, était
située entre Ardéa et les bouches du Tibre.
3. Latium, de latere, se cacher.
4. Enéide, livre VIII, v. 521-525.
5. Fumier, en latin, se dit stercus.
(394)
dieux, en qualité d’excellent augure et de grand capitaine.
Picus engendra Faunus, second roi des Laurentins, qu’ils ont aussi déifié.
Avant la guerre de Troie, ces apothéoses étaient fréquentes.
CHAPITRE XVI.
DE DIOMÈDE ET DE SES COMPAGNONS, CHANGÉS EN OISEAUX APRÈS
LA RUINE DE TROIE.
Après la ruine de Troie, ce grand désastre illustré
par les poëtes et connu même des petits enfants, qui arriva
sous le règne de Latinus, fils de Faunus (ce Latinus qui donna aux
Laurentins leur nom nouveau de Latins qu’ils portèrent depuis ce
moment), les Grecs victorieux regagnèrent leur pays et souffrirent
pendant ce retour une infinité de maux. Ils en prirent sujet d’augmenter
le nombre de leurs divinités. En effet, ils firent un dieu de Diomède;
ce qui ne les empêcha pas de raconter, non comme une fable, mais
comme une vérité historique, que les dieux s’opposèrent
au retour de ce personnage pour le châtier de ses crimes, et que
ses compagnons furent changés en oiseaux 1, sans que Diomède,
devenu dieu, leur pût rendre leur première forme, ni obtenir
cette grâce de Jupiter pour sa bienvenue. Ils assurent même
que Diomède a un temple dans l’île Diomédéa,
non loin du mont Garganus en Apulie 2, et qu’autour du lieu sacré
volent ces oiseaux, jadis compagnons du héros divinisé, qui
remplissent leur bec d’eau et arrosent son temple pour lui faire honneur.
Ils ajoutent que lorsque des Grecs viennent en cette île, non-seulement
les oiseaux ne s’effarouchent point, mais ils caressent les visiteurs,
au lieu que, quand ils voient des étrangers, ils volent contre eux
en furie, et souvent les tuent avec leur bec, qui est d’une longueur et
d’une force extraordinaires.
CHAPITRE XVII.
SENTIMENT DE VARRON SUR CERTAINES MÉTAMORPHOSES.
Varron, à l’appui de cette tradition, en rapporte d’autres qui
ne sont pas moins incroyables : celle de Circé, par exemple, la
fameuse magicienne, qui changea en bêtes les
1. Voyez Servius, ad Aeneid., lib. XI, v. 247.
2. Voyez Strabon. Lib. VI, cap. 3, § 9.
compagnons d’Ulysse; et encore, celle de ces Arcadiens, désignés
par le sort pour passer à la nage un certain étang où
ils se transformaient en loups, vivant ensuite dans les forêts avec
les animaux de leur espèce. Varron ajoute que si ces loups s’abstenaient
de chair humaine, ils repassaient l’étang au bout de neuf ans, et
reprenaient leur première forme. Il parle en outre d’un certain
Demaenetus qui, ayant goûté du sacrifice d’un petit enfant
que les Arcadiens font à leur dieu Lycaeus, fut changé en
loup; dix ans après, il. redevint homme et remporta le prix aux
jeux olympiens. Le même auteur estime qu’en Arcadie on ne donne le
nom de Lycaeus à Pan et à Jupiter qu’à cause de ces
changements d’hommes en loups, attribués par le peuple à
un miracle de la volonté divine ; car les Grecs appellent un loup
lycos 1, d’où le nom de Lycaeus est dérivé. Enfin,
selon Varron, c’est de là que les Luperques de Rome tirent leur
origine.
CHAPITRE XVIII.
CE QU’IL FAUT CROIRE DES MÉTAMORPHOSES.
Ceux qui lisent ces pages attendent peut-être que je donne mon
sentiment; mais que pourrais-je dire , sinon qu’il faut fuir du milieu
de Babylone, c’est-à-dire sortir de la cité du monde, qui
est la société des anges et des hommes impies, et nous retirer
vers le Dieu vivant, sur les pas de la foi -rendue féconde par la
charité? Plus nous voyons que la puissance des démons est
grande ici-bas, plus nous devons nous attacher au Médiateur, qui
nous retire des choses basses pour nous élever aux objets sublimes.
En effet, si nous disons qu’il ne faut point ajouter foi à ces sortes
de phénomènes, il ne manquera pas, même aujourd’hui,
de gens qui assureront en avoir appris ou expérimenté de
semblables. Comme nous étions en Italie, on nous assura que certaines
hôtelières de notre voisinage, initiées aux arts sacriléges,
se vantaient de donner aux passants d’un certain fromage qui les changeait
sur-le-champ en bêtes de somme dont elles se servaient pour transporter
leurs bagages, après quoi elles leur rendaient leur première
forme. Pendant la métamorphose, ils conservaient toujours leur raison,
comme Apulée le raconte de lui-même dans son récit
ou son roman de l’Ane d’or.
1. Lukos.
(395)
Je tiens tout cela pour faux, ou du moins ce sont là des phénomènes
si rares qu’on a raison de n’y pas ajouter foi. Ce qu’il faut croire fermement,
c’est que Dieu, l’être tout-puissant, peut faire tout ce qu’il veut,
soit pour répandre ses grâces, soit pour punir, et que les
démons, qui sont des anges, mais corrompus, ne peuvent rien au-delà
de ce que leur permet celui dont les jugements sont quelquefois secrets,
jamais injustes. Quand donc ils opèrent de semblables phénomènes,
ils ne créent pas de nouvelles natures, mais se bornent à
changer celles que le vrai Dieu a créées et à les
faire paraître autres qu’elles ne sont. Ainsi, non-seulement je ne
crois pas que les démons puissent changer l’âme d’un homme
en celle d’une bête, mais, à mon avis, ils ne peuvent pas
même produire dans leurs corps cette métamorphose. Ce qu’ils
peuvent, c’est de frapper l’imagination, qui tout incorporelle qu’elle
soit, est susceptible de mille représentations corporelles ; appelant
d’ailleurs à leur aide l’assoupissement ou la léthargie,
ils parviennent, je ne sais comment, à imprimer dans les âmes
une forme toute fantastique, assez fortement pour qu’elle semble réelle
à nos faibles yeux. Il peut même arriver que celui dont ils
se jouent de la sorte se croie tel qu’il paraît, tout comme il lui
semble en dormant qu’il est un cheval et qu’il porte quelque fardeau. Si
ces fardeaux sont de vrais corps, ce sont les démons qui les portent,
afin de surprendre les hommes par cette illusion et de leur faire croire
que la bête qu’ils voient est aussi réelle que le fardeau
dont elle est chargée. Un certain Praestantius racontait que son
père, ayant par hasard mangé de ce singulier fromage dont
nous parlions tout à l’heure; demeura comme endormi sur son lit
sans qu’on le pût éveiller; quelques jours après, il
revint à lui comme d’un profond sommeil, disant qu’il était
devenu cheval et qu’il avait porté à l’armée de ces
vivres qu’on appelle retica à cause des filets qui les enveloppent;
or, le fait s’était passé, dit-on, comme il le décrivait,
bien qu’il prît tout cela pour un songe. Un autre rapportait qu’une
nuit, avant de s’endormir, il avait vu venir à lui un philosophe
platonicien de sa connaissance, qui lui avait expliqué certains
sentiments de Platon qu’il avait refusé auparavant de lui éclaircir.
Comme on demandait à ce
1. Retia, filets.
philosophe pourquoi il avait accordé hors de chez lui ce que
chez lui il avait refusé : « Je n’ai pas fait cela, dit-il,
mais j’ai songé que je le faisais ». Et ainsi, l’un vit en
veillant, par le moyen d’une image fantastique, ce que l’autre avait rêvé.
Ces faits nous ont été rapportés, non par des
témoins quelconques, mais par des personnes dignes de foi. Si donc
ce que l’on dit des Arcadiens et de ces compagnons d’Ulysse dont parle
Virgile1 :
« Transformés par les enchantements de Circé »;
si tout cela est vrai, j’estime que les choses se sont passées
comme je viens de l’expliquer. Quant aux oiseaux de Diomède, comme
on dit que la race en subsiste encore, je pense que les compagnons du héros
grec ne furent pas métamorphosés en oiseaux, mais que ces
oiseaux furent mis à leur place, comme la biche à celle d’Iphigénie.
Il était facile aux démons, avec la permission de Dieu, d’opérer
de semblables prestiges. Mais, comme Iphigénie fut trouvée
vivante après le sacrifice, on jugea aisément que la biche
avait été supposée en sa place; tandis que les compagnons
de Diomède n’ayant point été trouvés depuis,
parce que les mauvais anges les exterminèrent par l’ordre de Dieu,
on a cru qu’ils avaient été changés en ces oiseaux
que les démons eurent l’art de leur substituer. Maintenant, que
ces oiseaux arrosent d’eau le temple de Diomède, qu’ils caressent
les Grecs et déchirent les étrangers, c’est un stratagème
des mêmes démons, auxquels il importe de faire croire que
Diomède est devenu dieu, afin de tromper les simples, et d’obtenir
pour des hommes morts, qui n’ont pas même vécu en hommes,
ces temples, ces autels, ces sacrifices, ces prêtres, tout ce culte
enfin qui n’est dû qu’au Dieu de vie et de vérité.
CHAPITRE XIX.
ÉNÉE EST VENU EN ITALlE AU TEMPS OU LABDON ÉTAIT
JUGE DES HÉBREUX.
Après la ruine de Troie, Enée aborda en Italie avec vingt
navires qui portaient les restes des Trôyens. Latinus était
roi de cette contrée, comme Mnesthéus l’était des
Athéniens, Polyphidès des Sicyoniens, Tantanès des
Assyriens; Labdon était juge des Hébreux.
1. Eclog. VIII, v. 70.
(396)
Après la mort de Latinus, Enée régna trois ans
en Italie, tous les rois dont nous venons de parler étant encore
vivants, à la réserve de Polyphidès, roi des Sicyoniens,
à qui Pélasgus avait succédé. Samson était
juge des Hébreux à la place de Labdon, et comme il était
extraordinairement fort, on le prit pour Hercule. Enée ayant disparu
après sa mort, les Latins en firent un dieu. Les Sabins mirent aussi
au rang des dieux Sancus ou Sanctus, leur premier roi. Environ vers le
même temps, Codrus, roi des Athéniens, se fit tuer volontairement
par les Péloponésiens, et ce dévouement sauva son
pays. Ceux du Péloponèse avaient reçu de l’oracle
cette réponse, qu’ils vaincraient les Athéniens s’ils ne
tuaient point leur roi. Codrus les trompa en changeant d’habit et leur
disant des injures pour les provoquer à le tuer; c’est cette querelle
de Codrus à laquelle Virgile fait quelque part allusion 1. Des Athéniens
honorèrent ce roi comme un dieu. Sous le règne de Sylvius,
quatrième roi des Latins et fils d’Enée (non de Créusa,
de laquelle naquit Ascanius, troisième roi de ces peuples, mais
de Lavinia, fille de Latinus, qui accoucha de Sylvius après la mort
d’Enée), Onéus étant le vingt-neuvième roi
des Assyriens, Mélanthus le seizième d’Athènes, et
le grand prêtre Héli jugeant le peuple hébreu, la monarchie
des Sicyoniens fut éteinte, après avoir duré l’espace
de neuf cent cinquante-neuf ans.
CHAPITRE XX.
SUCCESSION DES ROIS DES JUIFS APRÈS LE TEMPS DES JUGES.
Ce fut vers ce temps-là que le gouvernement des Juges étant
fini parmi les Juifs, ils élurent pour leur premier roi Saül,
sous lequel vivait le prophète Samuel. Les rois latins commencèrent
alors à s’appeler Sylviens, de Sylvius fils d’Enée, comme
depuis on appela Césars tous les empereurs romains qui succédèrent
à Auguste. Après la mort de Saiil, qui régna quarante
ans, David fut le second roi des Juifs. Depuis la mort de Codrus, les Athéniens
n’eurent plus de rois, et confièrent à des magistrats le
soin de gouverner leur république. A David, dont le règne
dura aussi quarante ans, succéda son fils Salomon, qui bâtit
ce fameux temple de Jérusalem. De son temps, les
1. Eclog. V, v. 11.
Latins fondèrent Albe, qui donna son nom à leurs rois.
Salomon laissa son royaume à son fils Roboam, sous qui la Judée
fut divisée en deux royaumes.
CHAPITRE XXI.
DES ROIS DU LATIUM, DONT LE PREMIER ET LE DOUZIÈME, C’EST-A-DIRE
ÉNÉE ET AVENTINUS, FURENT MIS AU RANG DES DIEUX.
Les Latins eurent après Enée onze rois qu’ils ne mirent
point comme lui au nombre des dieux; mais Aventinus, qui fut le douzième,
ayant été tué dans un combat et enseveli sur le mont
qui porte encore aujourd’hui son nom, eut rang parmi ces étranges
divinités. Selon d’autres historiens, il ne serait pas mort dans
la bataille, mais il n’aurait plus reparu depuis, et ce n’est pas de lui
que le mont Aventin aurait pris son nom, mais des oiseaux qui venaient
s’y reposer 1 .Après Aventinus, les Latins ne firent plus d’autre
dieu que Romulus, fondateur de Rome. Mais entre ces deux rois, il s’en
trouve deux autres, dont le premier est, pour parler avec Virgile :
« Procas, la gloire de la nation troyenne 2 »
Ce fut sous le règne de celui-ci, tandis que se faisait l’enfantement
de Rome, que la grande monarchie des Assyriens termina sa longue carrière.
Elle passa aux Mèdes après avoir duré plus de treize
cents ans, en la faisant commencer à Bélus, père de
Ninus. Amulius succéda à Procas. On dit que Rhéa ou
Ilia, fille de son frère Numitor, et mère de Romulus, qu’il
avait faite vestale, conçut deux jumeaux du dieu Mars; la preuve
qu’il donne de cette paternité divine imaginée pour la gloire
ou l’excuse de la vestale, c’est que, les deux enfants ayant été
exposés par ordre d’Amnulius, une louve les allaita. Or, la louve
est consacrée au dieu Mars, et on veut qu’elle ait reconnu les enfants
de son maître; mais il ne manque pas de gens pour soutenir que les
deux jumeaux furent recueillis par une femme publique (on appelait cette
sorte de femmes louves, lupae d’où est venu lupanar), laquelle les
allaita et les mit ensuite entre les mains de Faustulus, l’un des bergers
du roi, qui les fit soigner par
1. Oiseaux, en latin Aves, d’où Aventinus. Voyez les diverses
étymologies que donne Varron, De lingua lat., lib. V, § 43.
2. Enéide, livre VI, v. 767.
(397)
sa femme Acca. Mais quand Dieu aurait permis que des bêtes farouches
eussent nourri ces enfants qui devaient fonder un si grand empire, pour
faire plus de honte à ce roi cruel qui les avait fait jeter dans
la rivière, qu’y aurait-il en cela de si merveilleux? Numitor, grand-père
de Romulus, succéda à son frère Amulius, et Rome fut
bâtie la première année de son règne. Ainsi
il gouverna conjointement avec son petit-fils Romulus.
CHAPITRE XXII.
FONDATION DE ROME A L’ÉPOQUE OU L’EMPIRE D’ASSYRIE PRIT FIN
ET OU ÉZÉCHIAS ÉTAIT ROI DE JUDA.
Pour abréger le plus possible, je dirai que Rome fut bâtie
comme une autre Babylone, ou comme la fille de la première, et qu’il
a plu à Dieu de s’en servir pour dompter l’univers et réduire
toutes les nations à l’unité de la même république
et des mêmes lois. Il y avait alors des peuples puissants et aguerris,
qui ne se soumettaient pas aisément, et ne pouvaient être
vaincus sans qu’il en coûtât beaucoup de peine et de sang aux
vainqueurs. En effet, lorsque les Assyriens conquirent presque toute l’Asie,
les peuples n’étaient ni en si grand nombre ni si exercés
aux armes, de sorte qu’ils en eurent bien meilleur marché. Depuis
ce grand déluge, dont il ne se sauva que huit personnes, jusqu’à
Ninus qui se rendit maître de toute l’Asie, il ne s’était
écoulé qu’environ mille ans. Mais Rome ne vint pas si aisément
à bout de l’Orient et de l’Occident et de tant de nations que nous
voyons aujourd’hui soumises à son empire, iarce qu’elle trouva de
toutes parts des ennemis puissants et belliqueux. Lors donc qu’elle fut
fondée, il y avait déjà sept cent dix-huit ans que
les Juifs dominaient dans la terre promise, Jésus Navé ayant
gouverné ce peuple vingt-sept ans, les Juges trois cent vingt-neuf
ans, et les Rois trois cent soixante-deux. Achaz régnait alors en
Juda, ou, selon d’autres, son successeur Ezéchias , prince excellent
en vertu et en piété, qui vivait du temps de Romulus; Osée
tenait le sceptre d’Israël.
CHAPiTRE XXIII.
DE LA SIBYLLE D’ÉRYTHRA, BIEN CONNUE ENTRE TOUTES LES AUTRES
SIBYLLES POUR AVOIR FAIT LES PROPHÉTIES LES PLUS CLAIRES TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST.
Plusieurs historiens estiment que ce fut en ce temps que parut la sibylle
d’Erythra. On sait qu’il y a eu plusieurs sibylles, selon Varron. Celle-ci
a fait sur Jésus-Christ des prédictions très-claires
que nous avons d’abord lues en vers d’une mauvaise latinité et se
tenant à peine sur leurs pieds, ouvrage de je ne sais quel traducteur
maladroit, ainsi que nous l’avons appris depuis. Car le proconsul Flaccianus
1, homme éminent par l’étendue de son savoir et la facilité
de son éloquence, nous montra, un jour que nous nous entretenions
ensemble de Jésus-Christ, l’exemplaire grec qui a servi à
cette mauvaise traduction. Or, il nous fit en même temps remarquer
un certain passage, où en réunissant les premières
lettres de chaque vers, on forme ces mots : Iesous Kreistos Theou Uios
Soter, c’est-à-dire
Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur 2. Or, voici le sens de
ces vers, d’après une autre traduction latine, meilleure et plus
régulière :
« Aux approches du jugement, la terre se couvrira d’une sueur
glacée. Le roi immortel viendra du ciel et paraîtra revêtu
d’une chair pour juger le monde, et alors les bons et les méchants
verront le Dieu tout-puissant accompagné de ses saints. Il jugera
les âmes aussi revêtues de leurs corps, et la terre n’aura
plus ni beauté ni verdure. Les hommes effrayés laisseront
à l’abandon leurs trésors et ce qu’ils avaient de plus précieux.
Le feu brûlera la terre, la mer et le ciel, et ouvrira les portes
de l’enfer. Les bienheureux jouiront d’une lumière pure et brillante,
et les coupables seront la proie des flammes éternelles. Les crimes
les plus cachés seront découverts et les consciences mises
à nu. Alors il y aura des pleurs et des grincements de dents. Le
soleil perdra sa lumière et les étoiles seront éteintes.
La lune s’obscurcira, les cieux seront ébranlés sur leurs
pôles, et les plus hautes montagnes abattues et égalées
aux vallons. Plus rien dans les choses humaines de sublime ni de grand.
Toute la machine de l’univers sera détruite, et le feu consumera
l’eau des fleuves et des fontaines. Alors on entendra sonner la trompette,
et tout retentira de cris et de plaintes. La terre s’ouvrira jusque dans
ses abîmes; les rois paraîtront tous devant le tribunal du
souverain Juge, et les cieux verseront un fleuve de feu et de soufre 3
».
Ce passage comprend en grec vingt-sept vers, nombre qui compose le
cube de trois.
1. Saint Augustin a parlé de ce Flaccianus dans son livre Contre
les Académiciens, livre I, n. 18-21.
2. On attribuait déjà aux sibylles de ces vers en acrostiches
au temps de Cicéron, qui fit remarquer avec une justesse parfaits
combien cette forme régulière et travaillée a peu
le caractère de l’inspiration. Ce sont là, dit-il, les jeux
d’esprit d’un homme de lettres et non les accents d’une âme en délire.
Voyez le De divinat., lib. II, cap. 54.
3. On trouvera le texte grec de ces vers sibyllins dans la dernière
édition de saint Augustin, tome VII, p. 807.
(398)
Ajoutez à cela que, si l’on joint ensemble les premières
lettres de ces cinq mots grecs que nous avons dit signifier Jésus-Christ,
Fils de Dieu, Sauveur, on trouvera Ichthus, qui veut dire en grec poisson,
nom mystique du Sauveur, parce que lui seul a pu demeurer vivant, c’est-à-dire
exempt de péché, au milieu des abîmes de notre mortalité,
semblables aux profondeurs de la mer.
D’ailleurs, que ce poëme, dont je n’ai rapporté que quelques
vers, soit de la sibylle d’Erythra ou de celle de Cumes, car on n’est pas
d’accord là-dessus, toujours est-il certain qu’il ne contient rien
qui favorise le culte des faux dieux ; au contraire, il parle en certains
endroits si fortement contre eux et contre leurs adorateurs qu’il me semble
qu’on peut mettre cette sibylle au nombre des membres de la Cité
de Dieu. Lactance a aussi inséré dans ses oeuvres quelques
prédictions d’une sibylle (sans dire laquelle) touchant Jésus-Christ,
et ces témoignages, qui se trouvent dispersés en divers endroits
de son livre, m’ont paru bons à être ici réunis : «
Il tombera, dit la sibylle, entre les mains des méchants, qui lui
donneront des soufflets et lui cracheront au visage. Pour lui, il présentera
sans résistance son dos innocent aux coups de fouet, et il se laissera
souffleter sans rien dire, afin que personne ne connaisse quel Verbe il
est, ni d’où il vient pour parler aux enfers et être couronné
d’épines. Les barbares, pour toute hospitalité, lui ont donné
du fiel à manger et du vinaigre à boire. Tu n’as pas reconnu
ton Dieu, nation insensée ! ton Dieu qui se joue de la sagesse des
hommes; tu l’as couronné d’épines et nourri de fiel. Le voile
du temple se rompra, et il y aura de grandes ténèbres en
plein jour pendant trois heures. Il mourra et s’endormira durant trois
jours. Et puis retournant à la lumière, il montrera aux élus
les prémices de la résurrection ».
Voilà les textes sibyllins que Lactance rapporte en plusieurs
lieux de ses ouvrages et que nous avons réunis. Quelques auteurs
assurent que la sibylle d’Erythra ne vivait pas à l’époque
de Romulus, mais pendant la guerre de Troie.
1. Voyez Lactance, Instit., lib. IV, cap. 18 et 19.
CHAPITRE XXIV.
LES SEPT SAGES ONT FLEURI SOUS LE RÈGNE DE ROMULUS, DANS LE
TEMPS OU LES DIX TRIBUS D’ISRAËL FURENT MENÉES CAPTIVES EN
CHALDÉE.
Sous le règne de ce même Romulus vivait Thalès
le Milésien 1, l’un des Sages qui succédèrent à
ces poëtes théologiens parmi lesquels Orphée tient le
premier rang. Environ au même temps, les dix tribus d’Israël
furent vaincues par les Chaldéens et emmenées captives, tandis
que les deux autres restaient paisibles à Jérusalem. Romulus
ayant disparu d’une façon mystérieuse, les Romains le mirent
au rang des dieux, ce qui ne se pratiquait plus depuis longtemps, et ne
se fit dans la suite à l’égard des Césars que par
flatterie. Cicéron prend de là occasion de donner de grandes
louanges à Romulus pour avoir mérité cet honneur,
non à ces époques de grossièreté et d’ignorance
où il était si aisé de tromper les hommes, mais dans
un siècle civilisé, déjà plein de lumières,
bien que l’ingénieuse et subtile loquacité des philosophes
ne se fût pas encore répandue de toutes parts. Mais si les-époques
suivantes n’ont pas transformé les hommes morts en dieux, elles
n’ont pas laissé d’adorer les anciennes divinités, et même
d’augmenter la superstition en construisant des idoles, usage inconnu à
l’antiquité. Les démons portèrent les peuples à
représenter sur les théâtres les crimes supposés
des dieux et à consacrer des jeux en leur honneur, pour renouveler
ainsi ces vieilles fables, le monde étant trop civilisé pour
en introduire de nouvelles. Numa succéda à Romulus; et bien
qu’il eût peuplé Rome d’une infinité de dieux, il n’eut
pas le bonheur, après sa mort, d’être de ce nombre, peut-être
parce qu’on crut que le ciel en était si plein qu’il n’y restait
pas de place pour lui. On dit que la sibylle de Samos vivait de son temps,
vers le commencement du règne de Manassès, roi des Juifs,
qui fit mourir cruellement le prophète Isaïe.
1. Thalès est moins ancien d’un siècle que ne le fait
saint Augustin. Il florissait 600 avant J.-C
(399)
CHAPITRE XXV.
DES PHILOSOPHES QUI SE SONT SIGNALÉS SOUS LE RÈGNE DE
SÉDÉCHIAS, ROI DES JUIFS, ET DE TARQUIN L’ANCIEN, ROI DES
ROMAINS, AU TEMPS DE LA PRISE DE JÉRUSALEM ET DE LA RUINE DU TEMPLE.
Sous le règne de Sédéchias, roi des Juifs, et
de Tarquin l’Ancien, roi des Romains, qui avait succédé à
Ancus Martius, le peuple juif fut mené captif à Babylone,
après la ruine de Jérusalem et du temple de Salomon. Ce malheur
leur avait été prédit par les Prophètes, et
particulièrement par Jérémie, qui même en avait
marqué l’année. Pittacus, de Mitylène, l’un des sept
sages, vivait en ce temps-là, et Eusèbe y joint les cinq
autres, car Thalès a déjà été mentionné,
savoir : Solon d’Athènes, Chilon de Lacédémone, Périandre
de Corinthe, Cléobule de Lindos, et Bias de Priène. Ils furent
nommés Sages, parce que leur genre de vie les élevait au-dessus
du commun des hommes, et comme ayant tracé quelques préceptes
courts et utiles pour les moeurs. Du reste, ils n’ont point laissé
d’autres écrits à la postérité, si ce n’est
quelques lois qu’on dit que Solon donna aux Athéniens. Thalès
a aussi composé quelques livres de physique, qui contiennent sa
doctrine. D’autres physiciens 1 parurent encore en ce temps, comme Anaximandre,
Anaximène et Xénophane 2. Pythagore florissait aussi alors,
et c’est lui qui porta le premier le nom de philosophe 3.
CHAPITRE XXVI.
FIN DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RÈGNE DES ROIS
DE ROME.
En ce temps-là, Cyrus, roi de Perse, qui commandait aussi aux
Chaldéens et aux Assyriens, relâchant un peu de la chaîne
des Juifs, en renvoya cinquante mille pour rebâtir le temple. Mais
ils se bornèrent à en jeter les fondements et à dresser
un autel, à cause des courses continuelles des ennemis, de sorte
que l’ouvrage fut différé jusqu’au règne de Darius.
Ce fut alors qu’arriva ce qui est rapporté dans le livre de Judith
que les Juifs ne
1. En ces premiers âges de la science, physicien et philosophe,
c’est tout un, la physique ayant pour objet la phusis tout entière,
c’est-à-dire l’ensemble des choses.
2. Xénophane de Colophon, chef de l’école Eléatique,
florissait vers 550 ayant J.-C.
3. Sur ces philosophes, voyez plus haut, livre VIII, chap. 2 et les
notes.
reçoivent point parmi les livres canoniques. Or, sous le règne
de Darius, roi des Perses, les soixante-dix années prédites
par Jérémie étant accomplies, la liberté fut
rendue aux Juifs, pendant que les Romains chassaient Tarquin le Superbe
et s’affranchissaient de la domination de leurs rois. Jusque-là,
les Juifs eurent toujours des prophètes; mais à cause de
leur grand nombre, il y en a peu dont les écrits soient reçus
comme canoniques, tant par les Juifs que par nous. Sur la fin du livre
précédent , j’ai promis d’en dire quelque chose, et il est
temps de m’acquitter de ma promesse.
CHAPITRE XXVII.
DES PROPHÈTES QUI S’ÉLEVÈRENT PARMI LES JUIFS
AU COMMENCEMENT DE L’EMPIRE ROMAIN.
Afin que nous puissions bien voir en quel temps ils vivaient, remontons
un peu plus haut. Le livre d’Osée, qui est le premier des douze
petits prophètes, porte en tête: « Voici ce que le Seigneur
a dit à Osée du temps d’Ozias, de Joathan, d’Achaz et d’Ezéchias,
rois de Judée 1 ». Amos de même dit 2 qu’il prophétisa
sous Ozias; il ajoute et sous Jéroboam, roi d’Israël, qui vivait
vers ce temps-là. Isaïe, fils d’Amos, soit du prophète,
soit d’un autre Amos, indique au commencement de son ouvrage 3 les quatre
rois dont parle Osée au début du sien, et déclare
comme lui qu’il prophétisa sous leur règne. Michée
marque aussi le temps de sa prophétie après Ozias 4, sous
Joathan, Achaz et Ezéchias. Il faudrait joindre à ces prophètes
Jonas et Joèl, dont l’un prophétisa sous Ozias, et l’autre
sous Joathan, au moins selon les chronologistes, car eux-mêmes n’en
disent rien. Or, tout cet espace de temps va depuis Procas, roi des Latins,
ou Aventinus, son prédécesseur, jusqu’à Romulus, roi
des Romains ou même jusqu’au commencement du règne de son
successeur Numa Pompilius; car l’époque d’Ezéchias se prolonge
jusque-là. Ce fut donc en cet espace de temps que jaillirent ces
sources de prophéties, sur la tin de l’empire des Assyriens et au
commencement de celui des Romains. Comme en effet c’est à la naissance
de la monarchie des Assyriens que les promesses du Messie furent faites
à Abraham, elles devaient être renouvelées à
ces prophètes
1. Osée, I, 1. — 2. Amos, I, 1. — 3. Isa. I, 1, — 4. Michée,
I, 1.
(400)
au commencement de la monarchie romaine, Babylone de l’Occident, sous
le règne de laquelle elles devaient s’accomplir par l’avénement
de Jésus-Christ. Ces dernières prophéties sont encore
plus claires que les autres, comme ne devant pas seulement servir aux Juifs,
mais aussi aux païens.
CHAPITRE XXVIII.
VOCATION DES GENTILS PRÉDITE PAR OSÉE ET PAR AMOS.
Il est vrai qu’Osée est quelquefois difficile à saisir
dans sa profondeur; mais il faut en rapporter ici quelque chose pour m’acquitter
de ma promesse: « Et il arrivera, dit-il, qu’au même lieu où
il est écrit: Vous n’êtes point mon peuple, ils seront aussi
appelés les enfants du Dieu vivant 1 ». Les Apôtres
mêmes ont entendu cette prophétie de la vocation des Gentils.
Et comme les Gentils sont aussi spirituellement les enfants d’Abraham,
et qu’à ce titre on a raison de les appeler le peuple d’Israël,
le Prophète ajoute : « Et les enfants de Juda et d’Israël
seront rassemblés en un même corps et n’auront plus qu’un
chef, et ils s’élèveront sur la terre 2 ». Ce serait
ôter sa force à cette prophétie que de vouloir l’expliquer
davantage. Qu’on se souvienne seulement de la pierre angulaire et de ces
deux murailles, l’une composée des Juifs, et l’autre des Gentils
3 ; celle-là sous le nom de Juda, et celle-ci sous le nom d’Israël,
s’appuyant toutes deux sur un même chef , et toutes deux s’élevant
sur la terre. A l’égard de ces Israélites charnels, qui ne
veulent pas croire en Jésus-Christ, le même prophète
témoigne qu’ils croiront un jour en lui (entendez: non pas eux,
mais leurs enfants), lorsqu’il dit : « Les enfants d’Israël
demeureront longtemps sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel,
sans sacerdoce, sans prophétie 4 ». Qui ne voit que c’est
l’état où sont maintenant les Juifs? Mais écoutons
ce qu’il ajoute: « Et après cela, les enfants d’Israël
reviendront et chercheront le Seigneur, leur Dieu , et leur roi David;
et ils s’étonneront de leur aveuglement et de la grâce de
Dieu dans les derniers temps 5 ». Il n’y a rien de plus clair que
cette prophétie Où Jésus-Christ est marqué
par David, parce
1. Osée, I, 10. — 2. Ibid. 11. — 3. Ephés. II, 14, 15,
20-22. — 4. Osée, III, 4. — 5. Ibid. 5.
que, comme dit l’Apôtre: « Il est né selon la chair
de la race de David 1 ». Ce même
prophète a prédit la résurrection du Sauveur au
troisième jour, mais d’une manière mystérieuse et
prophétique, lorsqu’il a dit : « Il nous guérira après
deux jours, et nous ressusciterons le troisième 2 ». C’est
dans le même sens que l’Apôtre nous dit: « Si vous êtes
ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses du ciel
3 » . Voici encore une prophétie d’Amos sur ce sujet : «
lsraël, dit-il, préparez-vous pour invoquer votre Dieu, car
c’est moi qui fais gronderie tonnerre, qui forme les tourbillons , et qui
annonce aux hommes leur Sauveur 4». Et ailleurs: «En ce jour-là,
dit-il, je relèverai le pavillon de Dieu qui est tombé, et
je rétablirai tout ce qui est détruit; je le remettrai au
même état qu’il était le premier jour; en sorte que
tout le reste des hommes me chercheront, ainsi que toutes les nations qui
deviendront mon peuple, dit le Seigneur qui fait ces merveilles 5 ».
CHAPITRE XXIX.
PROPHÉTIES D’ISAÏE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST ET SON
ÉGLISE.
Isaïe n’est pas du nombre des douze petits prophètes, qu’on
nomme ainsi parce qu’ils ont écrit peu de chose au prix de ceux
qu’on appelle les grands prophètes. Parmi ceux-là est Isaïe,
que je joins à Osée et à Amos, comme ayant vécu
du même temps. Ce prophète donc, entre les instructions qu’il
donne au peuple et les menaces qu’il lui fait de la part de Dieu, a prédit
beaucoup plus de choses que tous les autres de Jésus-Christ et de
son Eglise, c’est-à-dire du roi de gloire et de la cité qu’il
a bâtie, tellement, qu’il y en a qui disent que c’est plutôt
un évangéliste qu’un prophète. Mais, pour abréger,
je n’en rapporterai ici qu’un seul endroit, celui où il dit en la
personne de Dieu le père : « Mon fils sera rempli de science
et de sagesse; il sera comblé d’honneur et de gloire. Comme il sera
un spectacle d’horreur à plusieurs qui le verront déshonoré
et défiguré, il sera un sujet d’admiration à une infinité
de peuples, et les rois, pleins d’étonnement, demeureront dans un
profond silence, parce que ceux à qui il
1. Rom. VIII, 31. — 2. Osée, VI, 1. — 3. Colos. III, 1. — 4.
Amos, XV, 11. — 5. Ibid. XX, 11, 12.
(401)
n’a point été annoncé le verront, et ceux qui
n’ont point entendu parler de lui sauront qui il est. Seigneur, qui a cru
à notre parole, et à qui le -bras de Dieu a-t-il été
révélé ? Nous bégaierons devant lui comme un
enfant , et notre langue sera sèche comme une racine dans une terre
sans eau. Il n’a ni gloire, ni beauté. Nous l’avons vu sans majesté
et sans grâce, et le dernier des hommes était moins difforme
que lui. C’est un homme en butte aux coups et accablé de faiblesse.
il a caché sa gloire; c’est pourquoi il a été méprisé
et déshonoré. Il porte nos péchés, et c’est
pour nous qu’il souffre ; et nous avons cru que c’était pour ses
crimes. Cependant c’est à cause de nos iniquités qu’il a
été couvert de blessures, et ce sont nos péchés
qui l’ont réduit en cet état de faiblesse. Il nous a procuré
la paix par ses souffrances, et ses plaies ont été notre
guérison. Nous étions tous comme des brebis égarées;
tous les hommes s’étaient écartés du droit chemin,
et le Seigneur l’a livré pour nos péchés, et il n’a
pas ouvert la bouche pour se plaindre. Il a été mené
comme une brebis à la boucherie, et il est demeuré muet comme
un agneau qu’on tond. Son abaissement lui a servi de degré pour
monter à la gloire: qui pourra raconter sa génération?
Il sera enlevé du monde, et les péchés de mon peuple
le conduiront au supplice. Sa sépulture coûtera la vie aux
méchants, et les riches porteront la vengeance de sa mort, parce
qu’il n’a fait aucun mal, qu’il n’y a en lui ni artifice, ni déguisement,
et que le Seigneur veut le guérir de ses blessures. Si vous souffrez
la mort pour vos péchés, vous verrez une longue postérité.
Le Seigneur veut le délivrer de toute douleur, lui rendre le jour,
remplir son esprit de lumière, justifier le juste qui s’est sacrifié
pour plusieurs et qui s’est chargé de leurs péchés.
Aussi acquerrai-t-il un domaine sur plusieurs, et il partagera les dépouilles
des puissants , parce qu’il a été livré à la
mort et mis au rang des scélérats, qu’il a porté les
péchés de plusieurs et qu’il est mort pour leurs péchés
1 ».
Voilà ce que dit ce prophète au sujet de Jésus-Christ.
Citons ce qu’il ajoute de l’Eglise : « Réjouissez-vous,
stérile qui n’enfantez pas;
1. Isa. LII, 13 et seq.
éclatez en cris de joie, vous qui ne concevez point; car celle
qui est abandonnée aura plus d’enfants que celle qui a un mari.
Etendez le lieu de votre demeure et dressez vos pavillons. Ne ménagez
point le terrain, prenez de grands alignements et enfoncez de bons pieux
en terre. Etendez-vous à droite et à gauche, car cette postérité
possédera les nations comme son héritage, et vous peuplerez
les cités désertes. Vous êtes maintenant honteuse à
cause des reproches qu’on vous fait; mais ne craignez rien : cette honte
sera ensevelie dans un éternel oubli, et vous ne vous souviendrez
plus de l’opprobre de votre veuvage, parce que le Seigneur qui vous a créée
s’appelle le Dieu des armées, et celui qui vous a délivrée
est le Dieu d’Israël et de toute la terre 1 ». Cette citation
suffit, et bien qu’il se trouve certaines choses dans ces passages qui
auraient besoin d’explication, il en est d’autres qui sont
si claires que nos ennemis mêmes les entendent; malgré
qu’ils en aient.
CHAPITRE XXX.
PROPHÉTIES DE MICHÉE, JONAS ET JOEL QUI REGARDENT JÉSUS-CHRIST.
Le prophète Michée, parlant de Jésus-Christ sous
la figure d’une. haute montagne, dit ceci: « Dans les derniers temps,
la montagne du Seigneur paraîtra élevée au-dessus des
plus hautes montagnes, et les peuples s’y rendront en foule de toutes parts,
et diront: Venez, montons sur la montagne du Seigneur, et allons en la
maison du Dieu de Jacob, et il nous enseignera le chemin qui mène
à lui , et nous marcherons dans ses sentiers. Car la loi sortira
de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem. Il jugera plusieurs
peuples, et s’assujétira des nations puissantes pour longtemps ».
Le même prophète dit du lieu de la naissance du Sauveur: «
Et toi, Bethléem, maison d’Ephrata, tu es trop petite pour être
mise au rang de ces villes de Juda qui fournissent des milliers d’hommes,
et cependant c’est de toi que sortira le prince d’Israël. Sa sortie
est dès le commencement et de toute éternité. C’est
pourquoi Dieu abandonnera les siens jusqu’au temps où celle qui
est en travail d’enfant doit accoucher, et le reste de ses frères
se rangeront avec les enfants
1. Isa. LIV, 1 et seq. — 2. Michée, IV, I et seq.
(402)
d’Israël. Il s’arrêtera, il contemplera et paîtra
son troupeau par l’autorité et le pouvoir qu’il en a reçu
du Seigneur; et ils rendront leurs hommages au Seigneur, leur Dieu, qui
sera glorifié jusqu’aux extrémités de la terre 1 ».
Le prophète Jonas n’a pas tant annoncé le Sauveur par
ses discours que par cette espèce de passion qu’il a subie. Car
pourquoi a-t-il été englouti dans le ventre d’une baleine
et rejeté le troisième jour, sinon pour signifier la résurrection
de Jésus-Christ 2 ?
Pour Joël, il faudrait s’engager dans un long discours pour expliquer
toutes les prophéties qu’il a faites de Jésus-Christ et de
l’Eglise. Toutefois j’en rapporterai un passage
que les Apôtres mêmes alléguèrent 3, quand
le Saint-Esprit descendit sur eux, selon la promesse de Jésus-Christ
: « Après cela, dit-il, je répandrai mon esprit sur
toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards
auront des songes, et vos jeunes gens des visions. En ce temps-là,
je répandrai mon u esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes
3 ».
CHAPITRE XXXI.
SALUT DU MONDE PAR JÉSUS-CHRIST PRÉDIT PAR ABDIAS, NAHUM
ET HABACUC.
Trois des petits prophètes, Abdias, Nahum et Habacuc, ne disent
rien du temps où ils ont prophétisé, et l’on n’en
trouve rien non plus dans les chronologies d’Eusèbe et de Jérôme.
Il est vrai qu’elles joignent Abdias à Michée ; mais je pense
que c’est une faute de copiste ; car elles mettent Abdias sous Josaphat,
et il est certain que Michée n’est venu que longtemps après.
Pour les deux autres, nous ne les avons trouvés mentionnés
dans aucune chronologie. Toutefois, comme ils sont reçus parmi les
livres canoniques, il ne faut pas que nous les omettions. Abdias, le. plus
court de tous les Prophètes, parle contre le peuple d’Idumée,
c’est-à-dire contre Esaü, l’aîné des deux enfants
d’Isaac, qui fut réprouvé. Que si par l’Idumée nous
entendons toutes les nations, en prenant la partie pour !e tout, comme
cela est assez ordinaire dans le langage, nous pouvons fort bien appliquer
à Jésus-Christ ce qu’il dit entre autres choses:
1. Michée, V, 2 et seq. – 2. Matt. XII, 39-11. – 3. Act. II,
17. – 4. Joel, II, 28 et 29.
« Le salut et la sainteté seront sur la montagne de Sion
1 » ; et un peu après, sur la fin de cette prophétie
: « Ceux qui ont été rachetés de la montagne
de Sion s’élèveront pour défendre la montagne d’Esaü
et y faire régner le Seigneur». Il est évident que
ceci a été accompli, lorsque ceux qui ont été
rachetés de la montagne de Sion, c’est-à-dire les fidèles
de la Judée, et surtout les Apôtres, se sont élevés
pour défendre la montagne d’Esaü. Comment l’ont-ils défendue,
si ce n’est par la prédication de l’Evangile, en sauvant ceux qui
ont cru, et les tirant de la puissance des ténèbres pour
les faire passer au royaume de Dieu ? c’est ce qui est ensuite exprimé
par ces paroles: « Afin d’y faire régner le Seigneur ».
En. effet, la montagne de Sion signifie la Judée, où devait
commencer le salut et paraître la sainteté, qui est Jésus-Christ;
et la montagne d’Esaü est l’Idumée, figure de l’Eglise des
Gentils, que ceux qui ont été rachetés de la montagne
de Sion ont défendue, comme je viens de le dire, pour y faire régner
le Seigneur. Cela était obscur avant de s’accomplir ; mais qui ne
le comprend depuis l’événement?
Pour le prophète Nahum, voici comme il parle, ou plutôt
comme Dieu parle par lui: « Je briserai, dit-il, les idoles taillées
et celles qui sont de fonte, et je les ensevelirai, parce que voici sur
les montagnes les pieds légers de ceux qui portent et annoncent
la paix. Juda, solennisez vos fêtes et offrez vos voeux; car vos
jours de fête ne vieilliront plus désormais. Tout est consommé,
tout est accompli. Celui qui souffle contre votre face et qui délivre
de l’affliction va monter 2 ». Qui est monté des enfers et
qui a soufflé l’Esprit-Saint contre la face de Juda, c’est-à-dire
des Juifs ses disciples? Je le demande à quiconque a lu l’Evangile.
Ceux dont les fêtes se renouvellent, de telle sorte qu’elles ne peuvent
plus vieillir, appartiennent au Nouveau Testament, Du reste, nous voyons
les idoles des faux dieux détruites par I’Evangile et comme ensevelies
dans l’oubli; et nous reconnaissons cette prophétie encore accomplie
en ce point. Quant à Habacuc, de quel autre avénement que
celui du Sauveur peut-il parler, quand il dit: « Le Seigneur me répondit
: Ecrivez nettement cette vision sur le buis, afin que celui qui la lira
l’entende. Car cette vision
1. Abdias, 17, 21, sec. LXX. — 2. Nahum, I, 14.
(403)
s’accomplira en son temps, à la fin, et ce ne sera pas une promesse
vaine. S’il tarde à venir, attendez-le en patience, car il va venir
sans délai 1 ».
CHAPITRE XXXII.
PROPHÉTIES DU CANTIQUE D’HABACUC.
Et dans sa prière ou son cantique, à quel autre qu’au
Sauveur dit-il: « Seigneur, j’ai entendu ce que vous m’avez fait
entendre, et j’ai été saisi de frayeur; j’ai contemplé
vos ouvrages, et j’ai été épouvanté 2? »
Qu’est-ce que cela, sinon une surprise extraordinaire
à la vue du salut des hommes que Dieu lui avait fait connaître
: « Vous serez reconnu au milieu de deux animaux ». Que signifient
ces deux animaux? ce sont les deux Testaments, ou les deux larrons, ou
encore Moïse et Elie, qui parlaient avec Jésus sur la montagne
où il se transfigura. « Vous serez connu dans la suite des
temps ». Cela est trop clair pour avoir besoin qu’on l’explique.
« Lorsque mon âme sera troublée, au plus fort de votre
colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde ».
Il dit ceci en la personne des Juifs, parce que, dans le temps qu’ils crucifiaient
Jésus-Christ, transportés de fureur, Jésus, se souvenant
de sa miséricorde, dit « Mon père, pardonnez-leur,
car ils ne savent ce qu’ils font 3 ». Dieu viendra de Théman,
et le saint viendra de la montagne couverte d’une ombre épaisse.
D’autres, au lieu de Théman, traduisent du côté du
midi; ce qui marque l’ardeur de la charité et l’éclat de
la
vérité. Pour la montagne couverte d’une ombre épaisse,
on peut l’expliquer de différentes façons; mais il me paraît
mieux de l’entendre de la profondeur des Ecritures qui contiennent les
prophéties de Jésus-Christ. On y trouve en effet beaucoup
de choses obscures et cachées qui exercent ceux qui les veulent
pénétrer. Or, Jésus-Christ sort de ces ténèbres,
quand celui qui le cherche sait l’y découvrir: « Il a fait
éclater son pouvoir dans les cieux, et la terre est pleine de ses
merveilles ». C’est ce que le psalmiste dit quelque part :«
Mon Dieu, montez au-dessus des cieux et faites éclater votre gloire
par toute la terre. Sa splendeur sera aussi vive que la plus vive lumière
4 » : c’est-à-dire que le bruit
1. Habacuc, II, 2 et 3. – 2. Habacuc, III, 1. - 3. Luc, XXIII, 34.
– 4. Ps. LVI, 7.
(404)
de son nom fera ouvrir les yeux aux fidèles. « Il tiendra
des cornes en ses mains »; c’est le trophée de la croix. «
Il a mis sa force dans la charité »; cela n’a pas besoin d’explication.
« La parole marchera devant lui et le « suivra n; c’est-à-dire
qu’il a été prophétisé avant qu’il ne vînt,
et annoncé depuis qu’il s’en est allé. « Il s’est arrêté
et la terre a été ébranlée »; il s’est
arrêté pour nous secourir, et la terre a été
portée à croire. « Il a tourné les yeux sur
les nations, et elles ont séché »; entendez qu’il a
eu pitié d’elles et qu’elles ont été touchées
de repentir. « Les montagnes ont été mises en poudre
par un grand effort »; c’est-à-dire que l’orgueil des superbes
a cédé à la force des miracles. « Les collines
éternelles ont été abaissées »; elles
ont été humiliées pour un temps, afin d’être
élevées pour l’éternité. « J’ai vu ces
entrées éternelles et triomphantes, prix de ses travaux »,
c’est-à-dire : J’ai reconnu que les travaux de la charité
recevront une récompense éternelle. « Les Ethiopiens
et les Madianites seront remplis d’étonnement »; les peuples
surpris de tant de merveilles, ceux mêmes qui ne sont pas sous l’empire
romain, seront sous celui de Jésus-Christ. « Vous mettrez-vous
en colère, Seigneur, contre les fleuves, et déchargerez-vous
votre fureur sur la mer? » C’est qu’il ne vient pas maintenant pour
juger le monde, mais pour le sauver,. « Vous monterez sur vos chevaux,
et vos courses produiront le salut »; c’est-à-dire : Vos évangélistes
vous portent, et vous les conduisez, et votre Evangile procure le salut
à ceux qui croient en vous. « Vous banderez votre arc contre
les sceptres, dit le Seigneur »; entendez qu’il menacera de son jugement
les rois mêmes de la terre. «La terre s’ouvrira pour recevoir
les fleuves dans son sein ». Cela signifie que les coeurs des hommes,
à qui il est dit : « Déchirez vos coeurs et non pas
vos vêtements 1 », s’ouvriront pour recevoir la parole des
prédicateurs et confesser le nom de Jésus-Christ. «
Les peuples vous verront et s’affligeront»; c’est-à-dire qu’ils
pleureront, afin d’être bienheureux 2. « En marchant, vous
ferez rejaillir de l’eau de toutes parts »; vous répandrez
de tous côtés des torrents de doctrine en marchant avec vos
prédicateurs. « Une voix est sortie du creux de l’abîme
»; c’est-à-dire que
1. Joel, II, 13. — 2. Matt. V, 5.
(404)
le coeur de l’homme, qui est un abîme, n’a pu retenir ce qu’il
pensait de vous, et a publié votre gloire partout. « La profondeur
de son imagination »; c’est une explication de ce qui précède;
car cette profondeur est un abîme. Et quand il ajoute : de son imagination,
il faut sous-entendre : a fait retentir sa voix, c’est-à-dire a
publié ce qu’elle voyait. En effet, l’imagination, c’est une vision
que le coeur n’a pu cacher ni retenir, mais qu’il a proclamée à
la gloire de Dieu. « Le soleil s’est levé et la lune a gardé
son rang » ; Jésus-Christ est monté au ciel, et l’Eglise
a été ordonnée sous son roi. « Vous lancerez
vos flèches en plein jour », parce que votre parole sera prêchée
publiquement. « Et elles brilleront à la lueur de vos armes
». Il avait dit à ses disciples : « Dites en plein jour
ce que je vous dis dans les ténèbres 1 ». — «Vos
menaces abaisseront la terre » ; c’est-à-dire, humilieront
les hommes. « Et vous abattrez les nations dans votre fureur »;
parce que vous dompterez les superbes, et ferez tomber vos vengeances sur
leur tête. « Vous êtes sorti dans l’intention de sauver
votre peuple, pour sauver vos christs, et vous avez donné les méchants
en proie à la mort »; cela est clair. « Vous les avez
chargés de chaînes n; par ces chaînes, on peut aussi
entendre les heureux liens de la sagesse. « Vous avez mis des entraves
à leurs pieds et un carcan à leur cou. Vous les avez rompues
avec étonnement »; il faut sous-entendre les chaînes.
De même qu’il a noué celles qui sont bonnes, il a brisé
les mauvaises, d’où vient cette parole du psaume : « Vous
avez rompu mes chaînes 2 ». — « Avec étonnement
»; c’est-à-dire, avec l’admiration de tous ceux qui ont été
témoins de cette merveille. « Les plus grands en seront touchés;
ils seront affamés comme un pauvre qui mange en cachette»;
c’est que quelques-uns des premiers parmi les Juifs, touchés des
paroles et des miracles du Sauveur, le venaient trouver, et, pressés
par
la faim, mangeaient le pain de sa doctrine, mais en secret, parce qu’ils
craignaient le peuple, comme le remarque l’Evangile 3. « Vous avez
poussé vos chevaux dans la mer et troublé ses eaux»
; c’est-à-dire les peuples. Les uns ne se convertiraient pas par
crainte, et les autres ne persécuteraient pas avec fureur, si tous
n’étaient troublés. « J’ai contemplé
1. Matt. X, 27. — 2. Ps. CXV, 16. — 3. Jean, XVII, 38.
ces choses, et mes entrailles ont été émues. La
frayeur a pénétré jusque dans mes os, et tout mon
être intérieur en a été troublé ».
Faisant réflexion sur ce qu’il disait, il en a été
lui-même épouvanté. Il prévoyait ce tumulte
des peuples, suivi de grandes persécutions contre l’Eglise, et aussitôt,
s’en reconnaissant membre: « Je me reposerai, dit-il, au temps de
l’affliction», comme étant de ceux qui, selon la parole de
l’Apôtre 1, se réjouissent en espérance et souffrent
constamment l’affliction. « Afin d’aller trouver le peuple qui a
été étranger ici-bas comme moi », en s’éloignant
de ce peuple méchant qui lui était uni selon la chair, mais
qui, n’étant point étranger en ce monde, ne cherchait point
la céleste patrie. « Car le figuier ne portera point de fruit,
ni la vigne de raisin. Les oliviers tromperont l’attente du laboureur,
et la campagne ne produira rien. Les brebis mourront faute de pâturage,
et il n’y aura plus de boeufs dans les étables ». Il voyait
que cette nation, qui devait mettre à mort Jésus-Christ,
perdrait les biens spirituels qu’il a prophétiquement figurés
par les temporels; et parce que la colère du ciel est tombée
sur ce peuple, à cause qu’ignorant la justice de Dieu 2, il a voulu
établir la sienne à la place, il ajoute aussitôt: «
Mais moi je me réjouirai, Seigneur, je me réjouirai en mon
Seigneur et mon Dieu. Le Seigneur mon Dieu est ma force, il affermira mes
pas jusqu’à la fin. Il m’élèvera sur les hauteurs,
afin que je triomphe par son cantique »; c’est-à-dire par
ce cantique dont le Psalmiste dit quelque chose de pareil en ces termes:
« Il a affermi mes pieds sur la pierre, et il a conduit mes pas.
Il m’a mis en la bouche un nouveau cantique, un hymne à la louange
de notre Dieu 3 ». Celui-là donc triomphe par le cantique
du Seigneur, qui se plaît à entendre les louanges de Dieu,
et non les siennes, « afin que celui qui se glorifie, ne se glorifie
que dans le Seigneur 4 ». Au reste, quelques exemplaires portent
: « Je me réjouirai en Dieu mon Jésus » ; ce
qui me paraît meilleur que « en Dieu mon Sauveur », parce
que Jésus est un nom plein de douceur et de confiance.
1. Rom. XII, 12. – 2. Ibid. X, 3. – 3. Ps. XXXIX, 3. – 4. I Cor. I,
31.
(405)
CHAPITRE XXXIII.
PROPHÉTIES DE JÉRÉMIE ET DE SOPHONIAS TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST ET LA VOCATION DES GENTILS.
Jérémie est du nombre des grands prophètes, aussi
bien qu’Isaïe. Il prophétisa sous Josias, roi de Jérusalem,
et du temps d’Ancus Martius, roi des Romains, la captivité des Juifs
étant proche, et sa prophétie alla jusqu’au cinquième
mois de cette captivité, comme il le dit lui-même. On lui
joint Sophonias, l’un des petits prophètes, parce qu’il prophétisa
aussi sous Josias, comme lui-même le témoigne; mais il ne
dit point combien-de temps. Jérémie prophétisa, non-seulement
du temps d’Ancus Martius, mais aussi du temps de Tarquin l’Ancien, cinquième
roi de Rome, qui l’était déjà lorsque les Juifs furent
emmenés en captivité. Jérémie dit donc de Jésus-Christ:
« Le Seigneur, le Christ par qui nous respirons, a été
pris pour nos péchés 1 » , marquant ainsi en peu de
paroles et que Jésus-Christ est notre Seigneur, et qu’il a souffert
pour nous, Et dans un autre endroit: « Celui-ci est mon Dieu, et
nul autre n’est comparable à lui. Il est l’auteur de toute sagesse,
et il l’a donnée à Jacob son serviteur, et à Israël
son bien-aimé. Après cela il a été vu sur terre,
et il a conversé parmi les hommes 2 ». Quelques-uns n’attribuent
pas ce témoignage à Jérémie, mais à
Baruch, son scribe, quoique ordinairement on le donne au premier. Le même
prophète parlant encore du Messie : « Voici venir le temps,
dit le Seigneur, que je ferai sortir du tronc de David un germe glorieux.
Il régnera et sera rempli de sagesse et fera justice sur la terre.
Alors Juda sera sauvé, et Ismaël demeurera en sûreté,
et ils l’appelleront le Seigneur notre justice 3 ». Voici comme il
parle de la vocation des Gentils, qui devait arriver et que nous voyons
maintenant accomplie: « Seigneur, mon Dieu et mon refuge au temps
de l’affliction, les nations viendront à vous des extrémités
de la terre, et diront: Il est vrai que nos pères ont adoré
de vaines statues qui ne sont bonnes à rien 4». Et parce que
les Juifs ne devaient pas le connaître et qu’il fallait qu’ils le
fissent mourir, le mème prophète en parle de la sorte: «
Leur
1. Thren. IV, 20. – 2. Baruch, III, 36-38. – 3. Jérém.
XXXIII, 5. – 4. Ibid. XVI, 19.
esprit est extrêmement pesant : c’est un homme; qui le connaîtra
1?» Voici enfin
un dernier passage de Jérémie que j’ai rapporté
au dix-septième livre touchant le Nouveau Testament, dont Jésus-Christ
est le médiateur : « Voici venir le temps, dit le Seigneur,
que je contracterai une nouvelle alliance avec la maison de Jacob , etc.
2 »
De Sophonias, qui prophétisait du même temps que Jérémie,
je veux citer au moins
quelques témoignages sur Jésus-Christ. Voici donc comme
il en parle: « Attendez que je ressuscite, dit le Seigneur, car j’ai
résolu d’assembler les nations et les royaumes 3 » ; et encore:
« Le Seigneur leur sera redoutable; il exterminera tous les dieux
de la terre, et toutes les nations de la terre l’adoreront, chacune en
son pays 4 »; et un peu après: « Je ferai que tous les
peuples parleront comme ils doivent; ils invoqueront tous le nom du Seigneur,
et lui seront assujétis.
« Ils m’apporteront des victimes des bords du fleuve d’Ethiopie.
Alors vous n’aurez plus de confusion pour toutes les impiétés
que vous avez commises contre moi; car j’effacerai toute la malice de vos
offenses, et il ne vous arrivera plus de vous enorgueillir sur ma montagne
sainte. Je rendrai votre peuple doux et modeste, et les restes d’Israël
craindront le Seigneur 5». C’est de ces restes que l’Apôtre6
a dit après un autre prophète 7 : « Quand le nombre
des enfants d’Israël égalerait le sable de la mer, il n’y aura
que les restes qui seront sauvés»; car les restes de cette
nation ont cru au Messie.
CHAPITRE XXXIV.
PRÉDICTIONS DE DANIEL ET D’ÉZÉCHIEL SUR LE MÊME
SUJET.
Daniel et Ezéchiel, deux des grands prophètes, prophétisèrent
pendant la captivité même de Babylone; et le premier a été
jusqu’à dire combien il s’écoulerait d’années avant
l’avénement et la passion du Sauveur. Cette supputation serait longue,
et d’ailleurs elle a déjà été faite par d’autres
avant nous; mais voici comme il parle de la puissance et de la gloire du
Messie : « J’eus une vision en dormant, où je voyais le fils
de l’homme, environné de nuées, s’avançant jusqu’à
1. Jérém. XVII, 9. – 2. Ibid. XXXI, 31. – 3. Sophon.
III, 8. – 4. Ibid. II, 11 – 5. III, 9. – 6. – Rom. IX, 27. – 7. – Isa.
X, 22.
(406)
l’Ancien des jours. Comme on le lui eût présenté,
il lui donna puissance, honneur et empire, avec ordre à tous les
peuplés, à toutes les tribus et à toutes les langues
de lui rendre leurs hommages. Son pouvoir est un pouvoir éternel
qui ne finira jamais, et son empire sera toujours florissant 1 ».
Ezéchiel, de même, figurant Jésus-Christ par David,
parce que c’est à cause de David que Jésus-Christ a pris
celte nature charnelle, cette forme d’esclave qu’il a revêtue en
venant au monde, d’où vient que, tout en étant fils de Dieu,
il est appelé esclave de Dieu, Ezéchiel, dis-je, en parle
ainsi au nom de Dieu le Père : « Je susciterai un pasteur
pour paître mes troupeaux, mon serviteur David; et il les fera paître,
et il sera leur pasteur. Pour moi, je serai leur Dieu, et mon serviteur
David régnera au milieu d’eux. C’est le Seigneur qui l’a dit 2 »;
et dans un autre endroit: « Ils n’auront plus qu’un roi et ne formeront
plus deux peuples, ni deux royaumes séparés. ils ne se souilleront
plus d’idolâtrie et d’autres abominations; et je les tirerai de tous:
les lieux où ils m’ont offensé et les purifierai de leurs
crimes. Ils seront mon peuple, et je serai leur Dieu, et mon serviteur
David sera à tous leur roi et leur pasteur 3 »
CHAPITRE XXXV.
PRÉDICTIONS D’AGGÉE, DE ZACHARIE ET DE MALACHIE TOUCHANT
JÉSUS-CHRIST.
Restent trois petits prophètes qui ont prophétisé
sur la fin de la captivité de Babylone:
Aggée, Zacharie et Malachie. Aggée prédit en peu
de mots Jésus-Christ et l’Eglise en ces termes: « Voici ce
que dit le Seigneur des armées: Encore un peu de temps, et j’ébranlerai
le ciel et la terre, la mer et le continent, et je remuerai toutes les
nations; et celui qui est désiré de tous les peuples viendra
4 ». Cette prophétie est déjà accomplie en partie
et le reste s’accomplira à la fin du monde. Dieu ébranla
le ciel, quand Jésus-Christ prit chair, par le témoignage
que les astres et les anges rendirent à son incarnation. Il émut
la terre par le grand miracle de l’enfantement d’une vierge; il émut
la mer et le continent, lorsque le Sauveur fut annoncé
1. Dan. VII, 13. – 2. Ezéch. XXXIV, 23, 24. – 3. Ibid. XXXVII,
22 et seq. – 4. Aggée, II, 7.
dans les îles et par tout le monde. Ainsi nous voyons que toutes
les nations sont remuées et portées à embrasser la
foi. Ce qui suit : « Et a celui qui est désiré de tous
les peuples viendra », doit s’entendre de son dernier avénement;
car avant que de souhaiter qu’il vînt, il fallait l’aimer et croire
en lui.
Zacharie parle ainsi de Jésus-Christ et de 1’Eglise «
Réjouissez-vous, dit-il, fille de Sion, bondissez de-joie, fille
de Jérusalem, car voici venir votre roi pour vous justifier et pour
vous sauver. Il est pauvre, et vient monté sur une ânesse
et sur le poulain d’une ânesse; mais son pouvoir s’étend d’une
mer à l’autre, et depuis les fleuves jusqu’aux confins de la terre
». L’Evangile nous apprend, en effet, en quelle occasion Notre-Seigneur
se servit de cette monture 2, et fait même mention de cette prophétie.
Un peu après, parlant à Jésus-Christ même de
la rémission des péchés qui devait se faire par son
sang: « Et vous aussi, dit-il, vous avez tiré vos captifs
de la citerne sans eau, par le sang de votre Testament 3 ». On peut
expliquer diversement, et toujours selon la foi, cette citerne sans eau;
mais, pour moi, je pense qu’on doit entendre la misère humaine,
qui est comme une citerne sèche et stérile, où les
eaux de la justice ne coulent jamais, et qui est pleine de la boue et de
la fange du péché. C’est de cette citerne que le Psalmiste
dit : « Il m’a tiré d’une malheureuse citerne et d’un abîme
de boue 4».
Malachie, annonçant l’Eglise que nous voyons fleurir par Jésus-Christ,
dit clairement aux Juifs en la personne de Dieu : « Vous ne m’agréez
point, et je ne veux point de vos présents. Car depuis le soleil
levant jusqu’au couchant, mon nom est grand parmi les nations. On me fera
des sacrifices partout, et l’on m’offrira une oblation pure, parce que
mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur 5 ». Ce sacrifice
est celui du sacerdoce de Jésus-Christ selon l’ordre de Melchisédech,
que nous voyons offrir depuis le soleil levant jusqu’au couchant, tandis
qu’on ne peut nier que le sacrifice des Juifs à qui Dieu dit: «
Vous ne m’a«gréez point, et je ne veux point de vos présents
», ne soit aboli. Pourquoi donc attendent-ils encore un autre Christ,
puisque cette
1. Zach. IX, 9. – 2. Jean, XII, 14. – 3. Zach. IX, 11. – 4. Ps. XXXIX,
2. – 5. Malach. I, 10.
(407)
prophétie qu’ils voient accomplie n’a pu s’accomplir que par
lui? Un peu après, le même prophète, parlant encore
en la personne de Dieu, dit du Sauveur: « J’ai fait avec lui une
alliance de vie et de paix; je lui ai donné ma crainte, et il m’a
craint et respecté. La loi de la vérité était
en sa bouche; il marchera en paix avec moi, et il en retirera plusieurs
de leur iniquité. Car les lèvres du grand-prêtre seront
les dépositaires de la science; et ils l’iront consulter sur la
loi, parce que c’est l’ange du Seigneur tout-puissant1 ». Il ne faut
pas s’étonner que Jésus-Christ soit appelé l’ange
de Dieu; de même qu’il est esclave à cause de la forme d’esclave
en laquelle il est venu parmi les hommes, il est aussi ange à cause
de l’Evangile qu’il leur a annoncé; car Evangile en grec signifie
bonne nouvelle, et ange, messager 2. Aussi le même prophète
dit encore de lui: « Je m’en vais envoyer mon ange pour préparer
la voie devant moi, et aussitôt viendra dans son temple le Seigneur
que vous cherchez, et l’ange du Testament que vous demandez. Le voici qui
vient, dit le Seigneur et le Dieu tout-puissant; et qui pourra supporter
l’éclat de sa gloire et soutenir ses regards 3 ? » On trouve
prédit en cet endroit le premier et le second avénement de
Jésus-Christ; son premier avénement, lorsqu’il dit: «
Et aussitôt le Seigneur viendra dans son temple » , c’est-à-dire
dans sa chair, dont il est dit dans l’Evangile : « Détruisez
ce u temple, et je le rétablirai en trois jours 4» et le second
en ces termes: « Le voici qui vient, dit le Seigneur tout-puissant,
et qui pourra supporter l’éclat de sa gloire et soutenir ses regards?
» Ces paroles : « Le Seigneur que vous cherchez, et l’ange
du Testament que vous demandez », signifient que les Juifs mêmes
cherchent le Christ dans les Ecritures et désirent l’y trouver.
Mais plusieurs d’entre eux, aveuglés par leurs péchés,
ne voient pas que celui qu’ils cherchent et qu’ils désirent est
déjà venu. Par le Testament, il entend parler du Nouveau,
qui contient des promesses éternelles , et non de l’Ancien, qui
n’en a que de temporelles; mais ces promesses temporelles ne laissent pas
de troubler beaucoup de personnes faibles qui s’y
1. Malach. II, 5.
2. Angelos, messager, ange, Euangelion, récompense donnée
au porteur d’une bonne nouvelle.
3. Malach. III, 1. — 4. Jean, II, 19.
attachent, et qui, voyant les méchants comblés de ces
sortes de biens, ne servent Dieu que
pour les obtenir. C’est pourquoi le même prophète, pour
distinguer la béatitude éternelle
du Nouveau Testament, qui ne sera donnée qu’aux bons, de la
félicité temporelle de l’Ancien, qui pour l’ordinaire est
commune aux bons et aux méchants, s’exprime ainsi: « Vous
avez tenu des discours qui me sont injurieux, dit le Seigneur. Et vous
dites: En quoi avons-nous mal parlé de vous? Vous avez dit : C’est
une folie de servir Dieu; que nous revient-il d’avoir observé ses
commandements, et de nous être humiliés en la présence
du Seigneur tout-puissant? - N’avons-nous donc pas raison d’estimer heureux
les méchants et les ennemis de Dieu, puisqu’ils triomphent dans
la gloire et dans l’opulence? Voilà ce que ceux qui craignaient
Dieu ont murmuré tout bas ensemble. Et le Seigneur a vu tout cela
et entendu leurs plaintes; et il a écrit un livre en mémoire
de ceux qui le craignent et qui le révèrent 1 ». Ce
livre signifie le Nouveau Testament. Mais écoutons ce qui suit:
« Et ils seront mon héritage, dit le Seigneur tout-puissant,
au jour que j’agirai; et je les épargnerai comme un père
épargne un fils obéissant. Alors vous parlerez un autre langage,
et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et l’injuste,
entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car voici venir
le jour allumé comme une fournaise ardente, et il les consumera.
Tous les étrangers et tous les pécheurs seront comme du chaume,
et ce jour qui approche les brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu’il
reste d’eux ni branches, ni racines. Mais, pour vous qui craignez mon nom,
le soleil de justice se lèvera pour vous, et vous trouverez une
abondance de tous biens à l’ombre de mes ailes. Vous bondirez comme
de jeunes taureaux échappés, et vous foulerez aux pieds les
méchants, et ils deviendront cendre sous vos pas, au jour que j’agirai,
dit le Seigneur tout-puissant ». Ce jour est le jour du jugement,
dont nous parlerons plus
amplement en son lieu 2,si Dieu nous en fait la grâce.
1. Malach. III, 13.
2. Dans les quatre derniers livres.
(408)
CHAPITRE XXXVI.
D’ESDRAS ET DES LIVRES DES MACHABÉES.
Après ces trois prophètes, Aggée, Zacharie et
Malachie, écrivit Esdras, lorsque le peuple fut délivré
de la captivité de Babylone. Mais il passa plutôt pour historien
que pour prophète, aussi bien que l’auteur du livre d’Esther où
sont rapportées les actions glorieuses de cette femme illustre,
qui arrivèrent vers ce temps-là. On peut dire néanmoins
qu’Esdras a prophétisé Jésus-Christ dans cette dispute
qui s’éleva entre quelques jeunes gens pour savoir quelle était
la chose du monde la plus puissante 1. L’un ayant dit que c’était
les rois, l’autre le vin, et le troisième les femmes, qui souvent
commandent eu rois, ce dernier finit par montrer que c’est la vérité
qui l’emporte par-dessus tout. Or, l’Evangile nous apprend que Jésus-Christ
est la vérité. Depuis le temps que le temple fut rétabli
jusqu’à Aristobule, les Juifs ne furent plus gouvernés par
des rois, mais par des princes. La supputation de ces temps ne se trouve
pas dans les Ecritures canoniques, mais ailleurs, comme dans les Machabées,
que les Juifs ont rejetés comme apocryphes. Mais 1’Eglise est d’un
autre sentiment, à cause des souffrances admirables de ces martyrs
qui, avant l’incarnation de Jésus-Christ, ont combattu pour la loi
de Dieu jusqu’au dernier soupir et enduré des maux étranges
et inouïs.
CHAPITRE XXXVII.
NOS PROPHÈTES SONT PLUS ANCIENS QUE LES PHILOSOPHES.
Du temps de nos prophètes, dont les écrits sont maintenant
répandus dans le monde entier, il n’y avait point encore de philosophes
parmi les Gentils. Du moins ils n’étaient point connus sous ce nom;
car c’est Pythagore qui l’a porté le premier, et il n’a commencé
à fleurir que sur la fin de la captivité de Babylone 2. A
plus forte raison les autres philosophes sont-ils postérieurs aux
prophètes. En effet, Socrate lui-même, le maître de
ceux qui étaient alors le plus en honneur et le
1. III Esdras, III, 9 et seq.
2. La date de Pythagore n’est pas fixée d’une manière
certaine. Eusèbe le fait fleurir pendant la 62e olympiade, au temps
du prince Zorobabel, sous le pontificat de Josadech, fils de Jésus
(Prœp. Evang., lib. X, cap. 4). Parmi les modernes, Lloyd place la naissance
de Pythagore à la 3e année de la 48e olympiade (586 avant
J.-C.) et Dodwell à la 4e anée de la 52e olympiade (568 avant
J.-C.)
premier de tous pour la morale, ne vient qu’après Esdras dans
l’ordre des temps 1; peu après parut Platon, qui a surpassé
de beaucoup tous les autres disciples de Socrate. Les sept sages mêmes,
qui ne s’appelaient pas encore philosophes, et les physiciens qui succédèrent
à Thalès dans la recherche des choses naturelles, Anaximandre,
Anaximène, Anaxagore2, et quelques autres qui ont fleuri avant Pythagore,
ne sont pas antérieurs à tous nos prophètes. Thalès,
le plus ancien des physiciens, ne parut que sous le règne de Romulus,
lorsque les torrents de prophétie qui devaient inonder toute la
terre sortirent des sources d’Israël. Il n’y a que les poètes
théologiens, Orphée, Linus et Musée, qui soient plus
anciens que nos prophètes; encore n’ont-ils pas devancé Moïse,
ce grand théologien, qui a annoncé le Dieu unique et véritable,
et dont les écrits tiennent le premier rang parmi les livres canoniques.
Ainsi, quant aux Grecs, dont la langue a donné tant d’éclat
aux lettres humaines, ils n’ont pas sujet de se glorifier de leur sagesse
comme plus ancienne que notre religion, en qui seule se trouve la sagesse
véritable. Il est vrai que parmi les Barbares, comme en Egypte,
il y avait quelques semences de doctrine avant Moïse; autrement l’Ecriture
sainte ne dirait pas qu’il avait été instruit dans toutes
les sciences des Egyptiens à la cour de Pharaon ; mais la science
même des Egyptiens n’a pas précédé celle de
tous nos prophètes, puisque Abraham a aussi cette qualité.
Et quelle science pouvait-il y avoir en Egypte, avant qu’Isis, qu’ils adorèrent
après sa mort comme une grande déesse, leur eût communiqué
l’invention des lettres et des caractères? Or, Isis était
fille d’Inachus, qui régna le premier sur les Argiens, au temps
des descendants d’Abraham.
CHAPITRE XXXVIII.
POURQUOI L’ÉGLISE REJETTE LES ÉCRITS DE QUELQUES PROPHÈTES.
Si nous remontons plus haut avant le déluge universel, nous
trouverons le patriarche Noé, que je puis aussi justement appeler
prophète, puisque l’arche même qu’il fit était une
prophétie du christianisme. Que dirai-je
1. Socrate naquit le 6e jour du mois Thargélion de l’an 470
avant J.-C. (Olymp. 77, 4).
2. Il y a ici une erreur chronologique. Anaxagore, contemporain de
Périclès, est de beaucoup postérieur à Pythagore.
(409)
d’Enoch, le septième des descendants d’Adam? L’apôtre
saint Jude ne dit-il pas dans son épître canonique qu’il a
prophétisé? Que si les écrits de ces personnages ne
sont pas reçus coin me canoniques par les Juifs, non plus que par
nous, cela ne vient que de leur trop grande antiquité qui les a
rendus suspects. Je sais bien qu’on produit quelques ouvrages dont l’authenticité
ne paraît pas douteuse à ceux qui croient vrai tout ce qui
leur plaît; mais l’Eglise ne les reçoit ‘pas, non qu’elle
rejette l’autorité de ces grands hommes qui ont été
si agréables à Dieu, mais parce qu’elle ne croit pas que
ces ouvrages soient de leur main. Il ne faut pas trouver étrange
que des écrits si anciens soient suspects, puisque, dans l’histoire
des rois de Juda et d’Israël, il est fait mention de plusieurs circonstances
qu’on chercherait en vain dans nos Ecritures canoniques et qui se trouvent
en d’autres prophètes dont les noms-ne sont pas inconnus et dont
cependant les ouvrages n’ont point été reçus au nombre
des livres canoniques. J’avoue que j’en ignore la raison; à moins
de dire que ces prophètes ont pu écrire certaines choses
comme hommes et sans l’inspiration du Saint-Esprit, et que c’est celles-là
que l’Eglise ne reçoit pas dans son canon pour faire partie de la
religion, bien qu’elles puissent être d’ailleurs utiles et véritables.
Quant aux ouvrages qu’on attribue aux prophètes et qui contiennent
quelque chose de contraire aux Ecritures canoniques, cela seul suffit pour
les convaincre de fausseté.
CHAPITRE XXXIX.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE A TOUJOURS EU DES CARACTÈRES.
Il ne faut donc pas s’imaginer, comme font quelques-uns, que la langue
hébraïque seule ait été conservée par
Héber, qui a donné son nom aux Hébreux, et qu’elle
soit passée de lui à Abraham, tandis que les caractères-hébreux
n’auraient commencé qu’à la loi qui fut donnée à
Moïse. Il est bien plus croyable que cette langue a été
conservée avec ses caractères dès les époques
primitives. En effet, nous voyons Moïse établir certains hommes
pour enseigner les lettres, avant que la loi n’eût été
dénuée, et l’Ecriture les appelle 1
1. En grec : grammatoeisagogeis, en latin : litterarum inductores vel
introductores.
des introducteurs aux lettres, parce qu’ils les introduisaient dans
l’esprit de leurs disciples, ou plutôt, parce qu’ils introduisaient
leurs disciples jusqu’à elles. Aucune nation n’a donc droit de se
vanter de sa science, comme étant plus ancienne que nos patriarches
et nos prophètes, puisque l’Egypte même, qui a cou-turne de
se glorifier de l’antiquité de ses lumières, ne peut prétendre
à cet avantage. Personne n’oserait dire que les Egyptiens aient
été bien savants avant l’invention des caractères,
c’est-à-dire avant Isis. D’ailleurs, cette science dont on a fait
tant de bruit et qu’ils appelaient sagesse, qu’était~elle autre
chose que l’astronomie, et peut-être quelques autres sciences analogues,
plus propres à exercer l’esprit qu’à rendre l’homme véritablement
sage? Et quant à la philosophie, qui se vante d’apprendre aux hommes
le moyen de devenir heureux, elle n’a fleuri en ce pays que vers le temps
de Mercure Trismégiste 1, longtemps, il est vrai, avant les sages
au les philosophes de la Grèce, mais toute,fois après Abraham,
Isaac, Jacob, Joseph, et même après Moïse; car Atlas,
ce grand astrologue, frère de Prométhée et aïeul
maternel du grand Mercure, de qui Mercure Trismégiste fut petit-fils,
vivait encore lorsque Moïse naquit 2.
CHAPITRE XL.
FOLIE ET VANITÉ DES ÉGYPTIENS, QUI FONT LEUR SCIENCE
ANCIENNE DE CENT MILLE ANS.
C’est donc en vainque certains discoureurs, enflés d’une sotte
présomption, disent qu’il y a plus de quatre cent -mille ans que
l’astrologie est connue en Egypte. Et de quel livre ont-ils tiré
ce grand nombre d’années, eux qui n’ont appris à lire de
leur Isis que depuis environ deux mille ans? C’est du moins ce qu’assure
Varron, dont l’autorité n’est pas peu considérable, et cela
s’accorde assez bien avec 1’Ecriture sainte. Du moment donc que l’on compte
à peine six mille ans depuis la création du premier homme,
ceux qui avancent des opinions si contraires à une vérité
reconnue ne méritent-ils pas plutôt des railleries que des
réfutations? Aussi bien, à qui nous en pouvons-nous mieux
rapporter, pour les choses passées, qu’à celui qui a prédit
des
1. Sur Mercure Trismégiste, voyez plus haut, livre VIII, ch.
23, pages 115, 116 et les notes.
2. Eusèbe fait vivre ce douteux personnage l’an 1638 avant Jésus-Christ,
c’est-à-dire vingt-neuf ans avant la naissance de Moïse.
(410)
choses à venir que nous voyons maintenant accomplies? La diversité
même qui se rencontre entre les historiens sur ce sujet ne nous donne-t-elle
pas lieu d’en croire plutôt ceux qui ne sont pas contraires à
notre Histoire sacrée? Quand les citoyens de la cité du monde
qui sont répandus par toute la terre voient des hommes très-savants,
à peu près d’une égale autorité, qui ne conviennent
pas en des choses de fait fort éloignées de notre temps,
ils ne savent à qui donner créance. Mais pour nous, qui sommes
appuyés sur une autorité divine en ce qui concerne l’histoire
de notre religion, nous ne doutons point que tout ce qui contredit la parole
de Dieu ne soit très-faux, quoi qu’il faille penser à d’autres
égards de la valeur des histoires profanes, question qui nous met
peu en peine, parce que, vraies ou fausses, elles ne servent de rien pour
nous rendre meilleurs ni plus heureux.
CHAPITRE XLI.
LES ÉCRIVAINS CANONIQUES SONT AUTANT D’ACCORD ENTRE EUX QUE
LES PHILOSOPHES LE SONT PEU.
Mais laissons les historiens pour demander aux philosophes, qui semblent
n’avoir eu d’autre but dans leurs études que de trouver le moyen
d’arriver à la félicité, pourquoi ils ont eu tant
d’opinions différentes, sinon parce qu’ils ont procédé
dans cette recherche comme des hommes et par des raisonnements humains
? Je veux que la vaine gloire ne les ait pas tous déterminés
à se départir de l’opinion d’autrui, afin de faire éclater
la supériorité de leur sagesse et de leur génie et
d’avoir une doctrine en propre; j’admets que quelques-uns, et même
un grand nombre, n’aient été animés que de l’amour
dé la vérité; que peut la misérable prudence
des hommes pour parvenir à la béatitude, si elle n’est guidée
par une autorité divine? Voyez nos auteurs, à qui l’on attribue
justement une autorité canonique : il n’y a pas entre eux la moindre
différence de sentiment. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner
qu’on les ait crus inspirés de Dieu, et que cette créance,
au lieu de se renfermer entre un petit nombre de personnes disputant dans
une école, se soit répandue parmi tant de peuples , dans
les champs comme dans les villes, parmi les savants comme parmi les ignorants.
Du reste, il ne fallait pas qu’il y eût beaucoup de prophètes,
de peur que leur grand nombre n’avilît ce que la religion devait
consacrer, et, d’un autre côté, ils devaient être en
assez grand nombre pour que leur parfaite conformité fût un
sujet d’admiration. Lisez cette multitude de philosophes dont nous avons
les ouvrages; je ne crois pas qu’on en puisse trouver deux qui soient d’accord
en toutes choses; mais je ne veux pas trop insister là-dessus, de
peur de trop longs développements. Je de.. manderai cependant si
jamais cette cité terrestre, abandonnée au culte des démons,
a tellement embrassé les doctrines d’un chef d’école qu’elle
ait condamné toutes les autres? N’a-t-on pas vu en vogue dans la
même ville d’Athènes, et les Epicuriens qui soutiennent que
les dieux ne prennent aucun soin des choses d’ici-bas, et les Stoïciens
qui veulent au contraire que le monde soit gouverné et maintenu
par des divinités protectrices? Aussi, je m’étonne qu’Anaxagoras
ait été condamné pour avoir dit que le soleil était
une pierre enflammée et non pas un dieu 1, tandis qu’Epicure a vécu
en tout honneur et toute sécurité dans la même ville,
quoiqu’il ne niât pas seulement la divinité du soleil et des
autres astres, mais qu’il soutînt qu’il n’y avait ni Jupiter ni aucune
autre puissance dans le monde à qui les hommes dussent adresser
leurs voeux 2. N’est-ce pas à Athènes qu’Aristippe 3 mettait
le souverain bien dans la volupté du corps, au lieu qu’Antisthène
4 le plaçait dans la vigueur de l’âme, tous deux philosophes
célèbres, tous deux disciples de Socrate, et qui pourtant
faisaient consister la souveraine félicité en des principes
si opposés? De plus, le premier disait que le sage doit fuir le
gouvernement de la république, et le second, qu’il y doit prétendre,
et tous deux avaient des sectateurs. Chacun combattait avec sa troupe pour
son opinion; car on discutait au grand jour, sous le vaste et
1. Cléon le démagogue se porta l’accusateur d’Anaxagore,
qui fut défendu par Périclès, son disciple et son
ami. Voyez Diogène Laerce, lib. II, § 12 et 13.
2. Saint Augustin paraît oublier qu’entre Anaxagore et Epicure
deux siècles se sont écoulés
3. Aristippe, de Cyrène, vint à Athènes où
il entendit Socrate. Il se sépara de son maître pour fonder
l’école dite Cyrénaïque, berceau de l’école épicurienne.
4. Antisthène est le chef de cette école cynique tant
et si justement discréditée par les folie, de ses adeptes,
mais qui m’en garde pas moins l’honneur d’avoir légué au
stoïcisme quelques-uns de ses plus mâles préceptes.
(411)
célèbre Portique 1, dans les gymnases, dans les jardins,
dans les lieux publics, comme dans les demeures particulières. Les
uns soutenaient qu’il n’y a qu’un monde 2, les autres qu’il y en a plusieurs3;
les uns que le monde a commencé, les autres qu’il est sans commencement;
les uns qu’il doit finir, les autres qu’il durera toujours; ceux-ci qu’il
est gouverné par une providence, ceux-là qu’il n’a d’autre
guide que la fortune et le hasard. Quelques-uns voulaient que l’âme
de l’homme fût immortelle, d’autres la faisaient mortelle; et de
ceux qui étaient pour l’immortalité, les uns 4 disaient que
l’âme passe dans le corps des bêtes par certaines révolutions,
les autres rejetaient ce sentiment; parmi ceux au contraire qui la faisaient
mortelle, les uns prétendaient qu’elle meurt avec le corps, les
autres qu’elle vit après, plus ou moins de temps, mais qu’à
la fin elle meurt 5. Celui-ci mettait le souverain bien dans le corps,
celui-là dans l’esprit, un troisième dans tous les deux,
tel autre y ajoutait les biens de la fortune 6. Quelques-uns disaient qu’il
faut toujours croire le rapport des sens, les autres pas toujours, les
autres jamais 7.
Quel peuple, quel sénat, quelle autorité publique de
la cité de la terre s’est jamais mise en peine de décider
entre tant d’opinions différentes, pour approuver les unes et condamner
les autres? Ne les a-t-elle pas reçues toutes indifféremment,
quoiqu’il s’agisse en tout ceci, non pas de quelque morceau de terre ou
de quelque somme d’argent, mais des choses les plus importantes, de celles
qui décident du malheur ou de la félicité des hommes?
Car, bien qu’on enseignât dans les écoles des philosophes
quelques vérités, l’erreur s’y débitait aussi en toute
licence; de sorte que ce n’est pas sans raison que cette cité se
nomme Babylone, c’est-à-dire confusion. Et il importe peu au diable,
qui en est le roi, que les hommes soient dans des
1. Ce portique est celui où Zénon de Cittium, le fondateur
de l’école stoïcienne, réunissait ses disciples.
2. C’est l’opinion des Stoïciens.
3. C’est l’opinion des Epicuriens
4. C’est la doctrine pythagoricienne, adoptée dans une certaine
mesure par quelques platoniciens, rejetée par d’autres.
5. Sur ces divers systèmes, voyez Cicéron, Tusculanes,
livre I.
6. Les Stoïciens plaçaient le souverain bien dans l’âme,
les Epicuriens dans le corps, les Péripatéticiens dans tous
les deux.
7 . Toujours croire aux sens, c’est le sentiment d’Epicure; y croire
quelquefois, c’est le sentiment des Péripatéticiens et des
Stoïciens; n’y croire jamais d’une manière absolue, c’est le
sentiment commun de l’école pyrrhonienne et de la nouvelle Académie.
erreurs contraires, puisque leur impiété les rend tous
également ses esclaves.
Mais il en est tout autrement de ce peuple, de cette cité, de
ces Israélites à qui la parole de Dieu a été
confiée; ils n’ont jamais confondu les faux prophètes avec
les véritables, reconnaissant pour les auteurs des Ecritures sacrées
ceux qui étaient en tout parfaitement d’accord. Ceux-là étaient
leurs philosophes, leurs sages, leurs théologiens, leurs prophètes,
leurs docteurs. Quiconque a vécu selon leurs maximes n’a pas vécu
selon- l’homme, mais selon Dieu qui parlait en eux. S’ils défendent
l’impiété 1, c’est Dieu qui la défend. S’ils commandent
d’honorer son père et sa mère 2,c’est Dieu qui le commande.
S’ils disent: « Vous ne serez point adultère, ni homicide,
ni « voleur 3», ce sont autant d’oracles du ciel. Toutes les
vérités qu’un certain nombre de philosophes ont aperçues
parmi tant d’erreurs, et qu’ils ont tâché de persuader avec
tant de peine, comme par exemple, que c’est Dieu qui a créé
le monde et qui le gouverne par sa providence, tout ce qu’ils ont écrit
de la beauté de la vertu, de l’amour de la patrie, de l’amitié,
des bonnes oeuvres et de toutes les choses qui concernent les moeurs, ignorant
au surplus et la fin où elles doivent tendre et le moyen d’y parvenir,
tout cela, dis-je, a été prêché aux membres
de la Cité du ciel par la bouche des prophètes, sans arguments
et sans disputes, afin que tout homme initié à ces vérités
ne les regardât pas comme des inventions de l’esprit humain, mais
comme la parole de Dieu même.
CHAPITRE XLII.
PAR QUEL CONSEIL DE LA DIVINE PROVIDENCE L’ANCIEN TESTAMENT A ÉTÉ
TRADUIT DE L’HÉBREU EN GREC POUR ÊTRE CONNU DES GENTILS.
Un des Ptolémées, roi d’Egypte, souhaita de connaître
nos saintes Ecritures. Car après la mort d’Alexandre le Grand, qui
avait subjugué toute l’Asie et presque toute la terre, et conquis
même la Judée, ses capitaines ayant démembré
son empire, l’Egypte commença à avoir des Ptolémées
pour rois. Le premier de tous fut le fils de Lagus, qui emmena captifs
en Egypte beaucoup de Juifs. Mais Ptolémée Philadelphe, son
successeur, les renvoya tous en leur pays, avec des présents pour
le
1. Exod. XX, 3. — 2. Ibid. 12.— 3. Ibid. 13.
(412)
temple, et pria le grand-prêtre Eléazar de lui donner
l’Ecriture sainte pour la placer dam sa fameuse bibliothèque. Eléazar
la lui ayant envoyée, Ptolémée lui demanda des interprètes
pour la traduire en grec; de sorte qu’on lui donna septante et deux personnes,
six de chaque tribu, qui entendaient parfaitement l’une et l’autre langue,
c’est-à-dire le grec et l’hébreu. Mais la coutume a voulu
qu’on appelât cette version la version des Septante. On dit qu’ils
s’accordèrent tellement dans cette traduction que, l’ayant faite
chacun à part, selon l’ordre de Ptolémée, qui voulait
éprouver par là leur fidélité, ils se rencontrèrent
en tout, tant pour le sens que pour l’arrangement des paroles, si bien
qu’il semblait qu’il n’y eût qu’un seul traducteur. Et il ne faut
pas trouver cela étrange, puisqu’en effet ils étaient tous
inspirés d’un même Esprit, Dieu ayant voulu, par un si grand
miracle, rendre l’autorité de ces Ecritures vénérable
aux Gentils qui devaient croire un jour, comme cela est en effet arrivé.
CHAPITRE XLIII.
PRÉÉMINENCE DE LA VERSION DES SEPTANTE SUR TOUTES LES
AUTRES.
Bien que d’autres aient traduit en grec l’Ecriture sainte, comme Aquila,
Symmaque, Théodotion 1, et un auteur inconnu, dont la traduction,
à cause de cela, s’appelle la Cinquième, l’Eglise a reçu
la version des Septante comme si elle était seule, en sorte que
la plupart des Grecs chrétiens ne savent pas même s’il y en
a d’autres. C’est sur cette version qu’a été faite celles
dont les Eglises latines se servent, quoique de notre temps le savant prêtre
Jérôme, très-versé dans les trois langues, l’ait
traduite en latin sur l’hébreu, Les Juifs ont beau reconnaître
qu’elle est très-fidèle, et soutenir au contraire que les
Septante se sont trompés en beaucoup de points, cela n’empêche
pas les Eglises de Jésus-Christ de préférer celle-ci,
parce qu’en supposant même qu’elle n’eût pas été
exécutée d’une manière miraculeuse, l’autorité
1. Aquila, dont il a été parlé plus haut, publia
sa traduction sous Adrien, vers l’an 130 de J.-C. La version de Symmaque
est de 200 ans environ de J.-C., sous Aurélien ou sous Sévère.
Théodotion donna la sienne avant Symmaque, sous Commode, vers l’an
180. Outre les cinq versions dont parle saint Augustin, Il y en a une sixième
qui fut publiée à Nicopolis, vers l’an 230. Voyez dans l’édition
bénédictine d’Origène les remarques de Montfaucon
sur les Hexaples. -
de tant de savants hommes qui l’auraient faite de concert entre eux
serait toujours préférable à celle d’un particulier.
Mais la façon si extraordinaire dont elle a été composée
portant des marques visibles d’une assistance divine, quelque autre version
qu’on en fasse sur l’hébreu, elle doit être conforme aux Septante,
ou si elle en paraît différente sur certaines choses, il faut
croire qu’en ces endroits il y a quelque grand mystère caché
dans celle des Septante. Le même Esprit qui était dans les
prophètes, lorsqu’ils composaient l’Ecriture, animait les Septante,
lorsqu’ils l’interprétaient. Ainsi, il a fort bien pu tantôt
leur faire dire autre chose que ce qu’avaient dit les Prophètes;
car cette différence n’empêche pas l’unité de l’inspiration
divine, tantôt leur faire dire autrement la même chose, de
sorte que ceux qui savent bien entendre y trouvent toujours le même
sens. Il a pu même passer ou ajouter quelque chose, pour montrer
que tout cela s’est fait par une autorité divine, et que ces interprètes
ont plutôt suivi l’Esprit intérieur qui les guidait, qu’ils
ne se sont assujétis à la lettre qu’ils avaient sous les
yeux. Quelques-uns ont cru qu’il fallait corriger la version grecque des
Septante sur les exemplaires hébreux 1 : toutefois, ils n’ont pas
osé retrancher ce que les Septante avaient de plus que l’hébreu;
ils ont seulement ajouté ce qui était de moins dans les Septante,
et l’ont marqué avec de certains signes, en forme d’étoiles
qu’on nomme astérisques, au commencement des versets. Ils ont marqué
de même avec de petits traits horizontaux, semblables aux signes
des onces, ce qui n’est pas dans l’hébreu et se trouve dans les
Septante, et l’on voit encore aujourd’hui beaucoup de ces exemplaires,
tant grecs que latins, marqués de la sorte. Pour les choses qui
ne sont ni omises ni ajoutées dans la version des Septante, mais
qui sont seulement dites d’une autre façon que dans l’hébreu,
soit qu’elles fassent un sens manifestement identique, soit que le sens
diffère en apparence, quoique concordant en réalité,
on ne les peut trouver qu’en conférant le grec avec l’hébreu.
Si donc nous ne considérons les hommes qui ont travaillé
à ces Ecritures que comme les organes de l’Esprit de Dieu, nous
dirons pour les choses qui sont dans l’hébreu et qui ne se
1. C’est l’opinion d’Origène, de Lucien le martyr, d’Hésychius
et de saint Jérôme.
(413)
trouvent pas dans les Septante, que le Saint-Esprit ne les a pas voulu
dire par ces prophètes, mais par les autres; et pour celles au contraire
qui sont dans les Septante et qui ne sont pas dans l’hébreu, que
le même Saint-Esprit a mieux aimé les dire par ces derniers
prophètes que par les premiers, mais nous les regarderons tous comme
des prophètes. C’est de cette sorte qu’il â dit-une chose
par Isaïe, et une autre par Jérémie, ou la même
chose autrement par celui-ci et par celui-là. Et quand enfin les
mêmes choses se trouvent également dans l’hébreu et
dans les Septante, c’est que le Saint-Esprit s’est voulu servir des uns
et des autres pour les dire, car, comme il a assisté les premiers
pour établir entre leurs prédictions une concordance parfaite,
il a conduit la plume des seconds pour rendre leurs interprétations
identiques,
CHAPITRE XLIV.
CONFORMITÉ DE LA VERSION DES SEPTANTE ET DE L’HÉBREU.
Quelqu’un -fera cette objection Comment saurai-se ce que Jonas a dit
en effet aux Ninivites et s’il leur a dit : « Encore trois jours
», ou bien : « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite
1 ? » Il est clair en effet que ce prophète, envoyé
pour menacer Ninive d’une ruine imminente, n’a pu assigner deux termes
différents et qu-i s’excluent l’un l’autre. Si l’on me demande lequel
des deux il a marqué, je crois que c’est plutôt quarante jours,
comme le porte l’hébreu. Car les Septante, qui sont venus longtemps
après, ont très-bien pu attribuer à Jonas d’autres
paroles, lesquelles toutefois se rapportent parfaitement au sujet et expriment,
quoique en d’autres termes, un seul et même sens, et cela pour inviter
Je lecteur à s’élever -au-dessus de l’histoire et à,
chercher ce qu’elle signifie, sans mépriser d’ailleurs en rien ni
l’autorité des Septante ni celle de l’hébreu, Les événements
prédits par Jonas se sont effectivement accomplis dans Ninive, mais
ils en figuraient d’autres qui ne convenaient pas à cette ville;
tout comme il est vrai que ce prophète fut effectivement trois jours
dans le ventre de la baleine, et néanmoins il figurait un autre
personnage qui devait demeurer dans l’enfer pendant ce temps, et celui-là
est le Seigneur
1. Jonas, III, 4.
de tous les prophètes. C’est pourquoi, si par Ninive était
figurée l’Eglise des Gentils, qui a été détruite
en quelque façon par la pénitence, en ce qu’elle n’est plus
ce qu’elle était, comme c’est Jésus-Christ qui a opéré
en elle ce changement, c’est lui-même qui est signifié, soit
par les trois jours, soit par les quarante; par les quarante, parce qu’il
demeura cet espace de temps avec ses disciples après sa résurrection,
avant que de monter au ciel; et par les trois jours, parce qu’il ressuscita
le troisième jour. Ainsi il semble que les Septante aient voulu
réveiller l’esprit du lecteur qui se serait arrêté
au récit historique, pour le porter à approfondir la prophétie
qu’il contient, et lui aient dit en quelque sorte Cherchez dans les quarante
jours celui-là même en qui vous pourrez aussi trouver les
trois jours; et vous verrez que l’un des deux termes assignés s’est
accompli dans son ascension, et l’autre dans sa résurrection. —
Il a donc fort bien pu être désigné par l’un et par
l’autre nombre dans le prophète Jouas d’une façon, dans la
prophétie des Septante de l’autre, mais toujours par un seul et
même Esprit. J’abrége, et ne veux pas rapporter beaucoup d’autres
exemples où l’on croirait que les Septante se sont éloignés
de la vérité hébraïque, quoique, bien entendu,
on les y trouve parfaitement conformes. Aussi les Apôtres se sont-ils
servis indifféremment de l’hébreu et de la version des Septante,
en quoi j’ai cru devoir les imiter, parce que ce n’est qu’une même
autorité divine. Mais poursuivons, selon nos forces, l’oeuvre que
nous avons à coeur d’accomplir.
CHAPITRE XLV.
DÉCADENCE DES JUIFS DEPUIS LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE.
Du moment que les Juifs cessèrent d’avoir des prophètes,
ils devinrent pires qu’ils n’étaient, bien que ce fût le temps
où, la captivité de Babylone ayant pris fin et le temple
étant rétabli, ils se flattaient de devenir meilleurs. C’est
ainsi que ce peuple charnel entendait cette prophétie d’Aggée
« La gloire de cette dernière maison sera plus grande que
celle de la première 1 ». Mais ce qui précède
fait bien voir que le prophète parle ici du Nouveau Testament, lorsque,
1. Aggée, II, 10
(414)
promettant clairement le Christ, il dit : « J’ébranlerai
toutes ces nations, et celui que tous les peuples désirent viendra
1 ». Les Septante, de leur autorité de prophètes, ont
rendu ces paroles dans un autre sens qui convient mieux au corps qu’à
la tête, c’est-à-dire à l’Eglise qu’à Jésus-Christ.
« Ceux, disent-ils, que le Seigneur a élus parmi toutes les
nations, viendront »; suivant cette parole du Sauveur dans l’Evangile
« Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus 2 ».
En effet, c’est de ces élus des nations, comme de pierres vivantes,
que la- maison de Dieu est bâtie par le Nouveau Testament, maison
bien plus illustre que le temple construit par Salomon et rétabli
après la captivité de Babylone. Les Juifs ne virent donc
plus de prophètes depuis ce temps-là, et eurent même
beaucoup à souffrir des rois étrangers st des Romains, afin
qu’on ne crût pas que cette prophétie d’Aggée eût
été accomplie par le rétablissement du temple.
Peu de temps après, ils furent assujétis à l’empire
d’Alexandre; et quoique ce prince n’ait pas ravagé leur pays, parce
qu’ils n’osèrent lui résister, toutefois la gloire de cette
maison, pour parler comme le prophète, n’était pas alors
si grande que sous la libre domination de ses rois. Il est vrai qu’Alexandre
immola des victimes dans le temple de Dieu, mais il le fit moins par une
véritable piété que par une vaine superstition, croyant
qu’il devait aussi adorer le Dieu des Juifs comme il adorait les autres
dieux. Après la mort d’Alexandre, Ptotémée, fils de
Lagus, emmena les Juifs captifs en Egypte, et ils ne retournèrent
en Judée que sous Ptolémée-Philadelphe, son successeur,
celui qui fit traduire l’Ecriture par les Septante. Ensuite ils eurent
sur les bras les guerres rapportées aux livres des Machabées.
Ils furent vaincus par Ptolémée Epiphane, roi d’Alexandrie,
et contraints par les cruautés inouïes d’Antiochus, roi de
Syrie, d’adorer les idoles; leur temple fut souillé de toutes sortes
d’abominations, jusqu’à ce qu’il fût purifié de toute
cette idolâtrie par la valeur de Judas Machabée, grand capitaine,
qui défit les chefs de l’armée d’Antiochus.
Peu de temps après, un certain Alcimus usurpa la souveraine
sacrificature, quoiqu’il ne fût pas de la lignée sacerdotale,
ce qui était un attentat. Cinquante ans s’écoulent, pendant
lesquels, malgré quelques succès heureux, les
1. Aggée, II, 8. — 2. Matt. XXIX, 14.
Juifs ne furent pas en paix; Aristobule prend le diadème et
se fait roi et grand prêtre tout ensemble. - C’est le premier roi
que les Juifs aient eu après la captivité de Babylone, tous
les autres depuis ce temps-là n’ayant porté que la qualité
de chefs. ou de princes. Alexandre succéda à Aristobule dans
le sacerdoce et la royauté, et l’on dit qu’il maltraita fort ses
sujets. Sa femme Alexandra fut après lui reine des Juifs ; et depuis,
leurs maux augmentèrent toujours. Comme ses deux fils Aristobule
et Hircan se disputaient l’empire, ils attirèrent les forces romaines
contre les Juifs, parce que Hircan leur demanda secours contre son frère.
Rome alors avait déjà dompté l’Afrique et la Grèce,
et porté ses armes victorieuses en beaucoup d’autres parties du
monde, en sorte qu’elle était comme accablée du poids de
sa propre grandeur 1 . (Elle avait été tourmentée
de furieuses séditions, qui furent suivies de la révolte
des alliés et ensuite de guerres civiles, et les forces de la république
étaient tellement abattues qu’elle ne pouvait encore subsister longtemps.
Pompée, l’un des plus grands capitaines de Rome, étant entré
en Judée, prit la ville de Jérusalem, ouvrit le temple comme
vainqueur, et entra dans le Saint des saints; ce qui n’était permis
qu’au grand prêtre. Après avoir confirmé le pontificat
d’Hircan et établi Antipater gouverneur de la Judée, il emmena
avec lui Aristobule prisonnier. Depuis ce temps, les Juifs devinrent tributaires
des Romains; ensuite Cassius pilla le temple, et quelques années
après, les Juifs eurent même pour roi un étranger qui
fut Hérode, sous le règne duquel naquit le Messie. Le temps
prédit par le patriarche Jacob en ces termes : « Les princes
ne manqueront point dans la race de Juda, jusqu’à ce que vienne
celui à qui la promesse est faite ; et il sera l’attente des nations
l » ; ce temps, dis-je, était déjà accompli.
Les Juifs ne manquèrent donc point de rois de leur nation jusqu’à
cet Hérode; et ainsi, le moment était venu où celui
en qui reposent les promesses du Nouveau- Testament et qui est l’attente
des nations devait paraître dans le monde. Or, les nations ne pourraient
pas attendre, comme elles font, cet événement suprême
où tous les hommes seront jugés par
1. Ces expressions sont relies de Tite-Live dans le préambule
de son Histoire.
2. Gen. XLIX, 10.
(415)
Jésus-Christ dans l’éclat de sa puissance, si elles ne
croyaient à cet autre avénement où il a daigné,
dans l’humilité de sa patience, subir le jugement des hommes.
CHAPITRE XLVI.
NAISSANCE DU SAUVEUR ET DISPERSION DES JUIFS PAR TOUTE LA TERRE.
Hérode régnait en Judée, et l’empereur Auguste
avait donné la paix au monde, après que toute la constitution
de la république eut été changée, quand le
Messie, selon la parole du prophète cité tout à l’heure
1 , naquit à Bethléem, ville de Juda: homme visible, né
humainement d’une vierge comme homme, Dieu caché, divinement engendré
de Dieu le Père. Un autre prophète l’avait prédit
en ces termes : « Voici venir le temps qu’une vierge concevra ou
enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel, c’est-à-dire
Dieu avec nous 2 ». Il fit plusieurs miracles pour rendre sa divinité
manifeste, et l’Evangile en rapporte quelques-uns qu’elle croit suffisants
pour la prouver. Le premier est celui de sa naissance; le dernier est celui
de sa résurrection et de son ascension au ciel. Peu après,
les Juifs, qui l’avaient fait mourir et qui n’avaient pas voulu croire
en lui, parce qu’il fallait qu’il mourût et qu’il ressuscitât,
ont été chassés de leur pays par les Romains et dispersés
dans toute la terre. Et ainsi, par leurs propres Ecritures, ils nous rendent
ce témoignage, que nous n’avons pas inventé les prophéties
qui parlent de Jésus-Christ. Plusieurs même d’entre eux les
ayant considérées avant la passion, mais surtout après
la résurrection, ont cru en lui, et c’est d’eux qu’il est dit :
« Quand le nombre des enfants d’Israël égalerait le sable
de la mer, les restes seront sauvés 2 ». Les autres ont été
aveuglés, suivant cette prédiction : « Qu’en récompense,
leur table devienne pour eux un piége et une pierre d’achoppement;
que leurs yeux soient obscurcis, afin qu’ils ne voient point, et faites
que leur dos soit toujours courbé 4 ». Ainsi, par cela même
qu’ils n’ajoutent point foi à nos Ecritures, les leurs s’accomplissent
en eux, encore qu’ils soient assez aveugles pour ne le pas voir. Quelqu’un
dira peut-être que les chrétiens ont supposé les prophéties
des sibylles touchant
1. Michée, V, 2 .- 2. Isaïe, VII, 14. - 3. Isaïe,
X, 22.- 4. Ps. LXVIII, 27.
Jésus-Christ, ainsi que quelques autres qui ne sont pas d’origine
juive; mais, sans nous arrêter à celles-là, nous nous
contentons de celles que nos ennemis nous fournissent malgré eux,
et dont ils sont eux-mêmes les dépositaires; d’autant mieux
que nous y trouvons prédite cette dispersion même dont les
Juifs nous fournissent le témoignage éclatant. Chaque jour,
ils peuvent lire dans les psaumes cette prophétie : « C’est
mon Dieu ; il me préviendra par sa miséricorde, Mon Dieu
m’a dit en me parlant de mes ennemis: Ne les tuez pas, de peur qu’ils n’oublient
votre loi ; mais dispersez-les par votre puissance 1 ». Dieu donc
a fait voir sa miséricorde à l’Eglise dans les Juifs ses
ennemis, parce que, comme dit l’Apôtre : « Leur crime «
est le salut des Gentils 2 ». Et il ne les a pas tués, c’est-à-dire
qu’il n’a pas entièrement détruit le judaïsme, de peur
qu’ayant oublié la loi de Dieu, ils ne nous pussent rendre le témoignage
dont nous parlons. Aussi ne s’est-il pas contenté de dire : «
Ne les tuez pas, de peur qu’ils n’oublient votre loi » ; mais il
ajoute : « Dispersez-les». Si avec ce témoignage des
Ecritures ils demeuraient dans leur pays, sans être dispersés
partout, l’Eglise, qui est répandue dans le monde entier, ne les
pourrait pas avoir de tous côtés pour témoins des prophéties
qui regardent Jésus-Christ.
CHAPITRE XLVII.
SI, AVANT L’INCARNATION DE JÉSUS-CHRIST D’AUTRES QUE LES JUIFS
ONT APPARTENU A LA JÉRUSALEM CÉLESTE.
Si d’autres que des Juifs ont prophétisé le Messie, c’est
pour nous un surcroît de preuves; mais nous n’avons pas besoin de
leur témoignage. En effet, nous ne l’alléguons que pour montrer
qu’il y a eu probablement parmi les autres peuples des hommes à
qui ce mystère a été révélé,
et qui ont été poussés à le prédire,
soit qu’ils aient participé à la même grâce que
les prophètes hébreux, soit qu’ils aient été
instruits par les démons, que nous savons avoir confessé
Jésus-Christ présent, tandis que les Juifs ne le connaissaient
pas. Aussi je ne crois pas que les Juifs mêmes osent soutenir que
nul, hors de leur race, n’a servi le vrai Dieu depuis l’élection
de Jacob et la réprobation d’Esaü. A la vérité,
il n’y a point eu
1. Ps. LVIII, 10. — 2. Rom, XI, II.
(416)
d’autre peuple que le peuple israélite qui ait été
proprement appelé le peuple de Dieu; mais ils ne peuvent nier qu’il
n’y ait eu parmi les autres nations quelques hommes dignes d’être
appelés de véritables Israélites, en tant que citoyens
de la céleste patrie. S’ils le nient, il est aisé de les
convaincre par l’exemple de Job, cet homme saint et admirable, qui n’était
ni juif ni prophète, mais un étranger originaire d’Idumée,
à qui l’Ecriture néanmoins accorde ce glorieux témoignage
que nul homme de son temps ne lui était comparable pour la piété
1. Bien que l’histoire ne dise pas en quel temps il vivait, nous conjecturons
par son livre placé par les Juifs entre les canoniques, à
cause de son excellence, qu’il est venu au monde environ trois générations
après le patriarche Jacob. Or, je ne doute point que ce ne soit
un effet de la providence de Dieu de nous avoir appris par l’exemple de
Job qu’il a pu y avoir parmi les autres peuples des membres de la Jérusalem
spirituelle. Mais il faut croire que cette grâce n’a été
faite qu’à ceux à qui l’unique médiateur entre Dieu
et les hommes, Jésus-Christ homme, a été révélé,
et que son incarnation leur était prédite avant qu’elle arrivât,
comme elle nous a été annoncée depuis qu’elle est
arrivée, en sorte qu’une seule et même foi conduise par lui
à Dieu tous ceux qui sont prédestinés pour être
sa cité, sa maison et son temple. Quant aux autres prophéties
de Jésus-Christ qu’on produit d’ailleurs, on peut penser que les
chrétiens les ont inventées. C’est pourquoi il n’est rien
de plus fort contre tous ceux qui voudraient révoquer en doute notre
foi, ni de plus propre pour nous y affermir, si nous prenons les choses
comme il faut, que les prophéties de Jésus-Christ tirées
des livres des Juifs, qui, ayant été arrachés de leur
pays et dispersés dans tout le monde pour servir de témoignage
à la foi de l’Eglise, ont contribué à la faire partout
fleurir.
CHAPITRE XLVIII.
LA PROPHÉTIE D’AGGÉE TOUCHANT LA SECONDE MAISON DE DIEU,
QUI DOIT ÊTRE PLUS ILLUSTRE QUE LA PREMIÈRE, NE DOIT PAS S’ENTENDRE
DU TEMPLE DE JÉRUSALEM, MAIS DE L’ÉGLISE.
Cette maison de Dieu, qui est l’Eglise, est bien plus auguste que la
première, bâtie de
1. Job, I; Ezéch. XIV, 20.
bois précieux et toute couverte d’or. La prophétie d’Aggée
n’a donc pas été accomplie par le rétablissement de
ce temple, puisque, depuis le temps où il fut rebâti, il fut
moins fameux que du temps de Salomon, On peut dire même qu’il perdit
beaucoup de sa gloire, d’abord par les prophéties qui vinrent à
cesser, et ensuite par les diverses calamités qui affligèrent
les Juifs jusqu’à leur entière désolation. Il en est
tout autrement de cette nouvelle maison qui appartient au Nouveau Testament;
elle est d’autant plus illustre qu’elle est composée de pierres
meilleures, de pierres vivantes, c’est-à-dire des fidèles
renouvelés par le baptême. Mais elle a été figurée
par le rétablissement du temple de Salomon , parce qu’en langage
prophétique ce rétablissement signifie le Testament nouveau.
Ainsi, lorsque Dieu a dit par le prophète dont nous parlons: «
Je donnerai la paix en ce lieu 1 », comme ce lieu désignait
l’Eglise qui devait être bâtie par Jésus-Christ, on
doit entendre: J’établirai la paix dans le lieu que celui-ci figure.
En effet, toutes les choses figuratives semblent en quelque sorte tenir
la place des choses figurées. C’est ainsi que l’Apôtre a dit
: « La pierre était Jésus-Christ 2 », parce que
la pierre dont il parle en était la figure. La gloire de cette maison
du Nouveau Testament est donc plus grande que celle de l’Ancien, et elle
paraîtra telle quand on en-fera la dédicace. C’est alors que
« viendra celui que tous les peuples désirent 3 », comme
le porte le texte hébreu, parce que son premier avénement
ne pouvait pas être désiré de tous les peuples, qui
ne connaissaient pas celui qu’ils devaient désirer, et par conséquent
ne croyaient point en lui. C’est aussi alors que, selon la version des
Septante, dont le sens est pareillement prophétique, « les
élus du Seigneur viendront de tous les endroits de l’univers ».
A partir de cette époque, il ne viendra rien que ce qui a été
élu et dont l’Apôtre dit : « Il nous a élus en
lui avant la création du monde 4 », Le grand Architecte qui
a dit: « Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus
5 », n’entendait pas que ceux qui, ayant été appelés
au festin, avaient mérité qu’on les en chassât, dussent
entrer dans l’édifice de cette maison dont la durée sera
éternelle, mais seulement les élus. Or, maintenant que ceux
qui doivent être
1. Aggée, II, 10. — 2. I Cor. X, 4. — 3. Aggée, II,8.
— 4. Ephés. 1,4. — 5. Matt. XXLI, 14.
(417)
séparés de l’aire à l’aide du van, remplissent
l’Eglise, la gloire de cette maison ne paraît pas si grande qu’elle
paraîtra, quand chacun sera toujours où il sera une fois.
CHAPITRE XLIX
LES ÉLUS ET LES RÉPROUVÉS SONT MÊLÉS
EN SEMBLE ICI-BAS.
Dans ce siècle pervers, en ces tristes jours où l’Eglise,
par des humiliations passagères, s’acquiert une grandeur immortelle
pour l’avenir et est exercée par une infinité de craintes,
de douleurs, de travaux et de tentations, sans avoir d’autre joie que l’espérance,
si elle se réjouit comme il faut, beaucoup de réprouvés
sont mêlés avec les élus, et les uns et les autres
renfermés en quelque sorte dans ce filet de l’Evangile 1, nagent
pêle-mêle à travers l’océan du monde, jusqu’à
ce que tous arrivent au rivage, où les méchants seront séparés
des bons, alors que Dieu habitera dans les bons comme dans son temple,
pour y être tout en tous 2. Ainsi, nous voyons s’accomplir cette
parole de celui qui disait dans le psaume: « J’ai publié et
annoncé partout, et ils se sont « multipliés sans nombre
3 ». C’est ce qui arrive maintenant, depuis qu’il a publié
et annoncé, d’abord par la bouche de Jean-Baptiste son précurseur
4 et en second lieu par la sienne propre : « Faites pénitence,
car le royaume des cieux est proche 5 ». Le Seigneur donc fit choix
de quelques disciples qu’il nomma apôtres, sans naissance, sans considération,
sans lettres, afin d’être et de faire en eux tout ce qu’ils seraient
et feraient de grand. Parmi eux se trouva un méchant; mais le Sauveur,
usant bien d’une mauvaise créature, se servit d’elle pour accomplir
ce qui était ordonné touchant sa passion, et pour apprendre,
par son exemple, à son Eglise à supporter les méchants.
Ensuite, après avoir jeté les semences de l’Evangile, il
souffrit, mourut et ressuscita, montrant par sa passion ce que nous devons
endurer pour la vérité, et par sa résurrection ce
que nous devons espérer pour l’éternité, sans parler
du profond mystère de son sang répandu pour la rémission
des péchés. Il conversa quarante jours sur la terre avec
ses disciples, et monta au ciel devant leurs yeux; et dix jours après,
il leur envoya,
1. Matt. XIII, 47. - 2. I Cor. XV, 28. – 3. Ps. XXXIX, 6. – 4. Matt.
II, 2. – 5. Ibid. IV, 17.
suivant sa promesse, l’Esprit-Saint de son père, dont la venue
sur les fidèles est marquée par ce signe suprême et
nécessaire qu’ils parlaient toute sorte de langues 1, figure de
l’unité de l’Eglise catholique, qui devait se répandre dans
tout l’univers et parler les langues de tous les peuples.
CHAPITRE L.
DE LA PRÉDICATION DE L’ÉVANGILE, DEVENUE PLUS ÉCLATANTE
ET PLUS EFFICACE PAR LA PASSION DE CEIJX QUI L’ANNONÇAIENT.
Ensuite, selon cette prophétie : « La loi sortira de Sion,
et la parole du Seigneur, de Jérusalem 2 », et suivant la
prédiction du Sauveur même, quand après sa résurrection
il ouvrit l’esprit à ses disciples étonnés, pour leur
faire entendre les Ecritures, et leur dit: « Il fallait, selon ce
qui est écrit, que le Christ souffrît, et qu’il ressuscitât
le troisième jour, et qu’on prêchât en son nom la pénitence
et la rémission des péchés dans toutes les nations,
en commençant par Jérusalem 3 »; et encore, quand il
répondit à ses disciples qui s’enquéraient de son
dernier avénement: « Ce n’est pas à vous à savoir
les temps ou les moments dont mon Père s’est réservé
la disposition ; mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui viendra
en vous, et vous me rendrez témoignage à Jérusalem,
et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités
de la terre 4 » ; suivant, dis-je, toutes ces paroles, l’Eglise se
répandit d’abord à Jérusalem, et de là en Judée
et en Samarie; et l’Evangile fut ensuite porté aux Gentils par
le ministère de ceux que Jésus-Christ avait lui-même
allumés comme des flambeaux pour
éclairer toute la terre, et embrasés du Saint-Esprit.
Il leur avait dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps,
mais qui ne peuvent tuer l’âme 5 » ; et le feu de la charité
qui brûlait leur coeur étouffait en eux toute crainte. Il
ne s’est pas seulement servi pour la prédication de l’Evangile de
ceux qui l’avaient vu et entendu avant et après sa passion et sa
résurrection ; mais il a suscité à ces premiers disciples
des successeurs qui ont aussi porté sa parole dans tout le monde,
parmi de sanglantes persécutions, Dieu se déclarant en leur
faveur par plusieurs prodiges
1. Act. II, 6. - 2. Isa. II, 3. – 3. Luc, XXIV, 46 et 47. – 4. Act.
I, 7,8. – 5. Matt. X, 28.
(418)
et par divers dons du Saint-Esprit, afin que les Gentils, convertis
à celui qui a été crucifié pour les racheter,
prissent en vénération, avec un amour digne de chrétiens,
le sang des martyrs qu’ils avaient répandu avec une fureur digne
des démons, et que les rois mêmes, dont les édits ravageaient
l’Eglise, se soumissent humblement à ce nom que leur cruauté
s’était efforcée d’exterminer, et tournassent leurs persécutions
contre les faux dieux, pour l’amour desquels ils avaient auparavant persécuté
les adorateurs du Dieu véritable.
CHAPITRE LI.
LES HÉRÉTIQUES SONT UTILES A L’ÉGLISE.
Mais le diable, voyant qu’on abandonnait les temples des démons,
et que le genre humain courait au nom du Sauveur et du Médiateur,
suscita les hérétiques pour combattre la doctrine chrétienne
sous le nom de chrétiens. Comme s’il pouvait y avoir dans la Cité
de Dieu des personnes de sentiments contraires, à l’exemple de ces
philosophes qui se contredisent l’un l’autre dans la cité de confusion
! Quand donc ceux qui dans l’Eglise de Jésus-Christ ont des opinions
mauvaises et dangereuses, après en avoir été repris,
y persistent opiniâtrement, et refusent de se rétracter de
leurs dogmes pernicieux, ils deviennent hérétiques, et une
fois sortis de l’Eglise, elle les regarde comme des ennemis qui servent
à exercer sa vertu. Or, tout hérétiques qu’ils sont,
ils ne laissent pas d’être utiles aux vrais catholiques qui sont
les membres de Jésus-Christ, Dieu se servant bien des méchants
mêmes, et toutes choses contribuant à l’avantage de ceux qui
l’aiment 1 . En effet, tous les ennemis de l’Eglise, quelque erreur qui
les aveugle ou quelque passion qui les anime, lui procurent, en la persécutant
corporellement, l’avantage d’exercer sa patience, ou, s’ils la combattent
seulement par leurs mauvais sentiments, ils exercent au moins sa sagesse
mais, de quelque façon que ce soit, ils lui donnent toujours sujet
de pratiquer la bienveillance ou la générosité envers
ses ennemis, soit qu’elle procède avec eux par des conférences
paisibles, soit qu’elle les frappe de châtiments redoutables. C’est
pourquoi le diable, qui est le prince de la cité des impies, a beau
soulever ses esclaves contre la Cité de
1. Rom. VIII, 28.
Dieu étrangère en ce monde, il ne lui saurait nuire.
Dieu ne la laisse point sans consolation dans l’adversité, de peur
qu’elle ne s’abatte, ni sans épreuve dans la prospérité,
de crainte qu’elle ne s’exalte, et ce juste tempérament est marqué
dans cette parole du psaume
« Vos consolations ont rempli mon âme de joie, à
proportion des douleurs qui affligent mon cœur 1 » ; ou encore dans
ces mots de l’Apôtre : « Réjouissez-vous en espérance,
et portez avec constance les afflictions 2 ».
Le docteur des nations dit aussi que « tous ceux qui veulent
vivre saintement en Jésus- Christ seront persécutés
3 » ; il ne faut donc pas s’imaginer que cela puisse manquer en aucun
temps ; car alors même que l’Eglise est à couvert de la violence
des ennemis du dehors, ce qui n’est pas une petite consolation pour les
faibles, il y en a toujours beaucoup au dedans qui affligent cruellement
le coeur des gens de bien par leur mauvaise conduite, en ce qu’ils sont
cause qu’on blasphème la religion chrétienne et catholique;
et cette injure qu’ils lui font est d’autant plus sensible aux âmes
pieuses qu’elles l’aiment davantage et qu’elles voient qu’on l’en aime
moins. Un autre sujet de douleur, c’est de penser que les hérétiques
qui se disent aussi chrétiens et ont les mêmes sacrements
que nous et les mêmes Ecritures , jettent dans le doute plusieurs
esprits disposés à embrasser le christianisme, et donnent
lieu de calomnier notre religion, Ce sont ces déréglements
des hommes qui font souffrir une sorte de persécution à ceux
qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, lors même que
personne ne les tourmente en leur corps. Aussi le Psalmiste fait sentir
que cette persécution est intérieure, quand il dit: «
A proportion des douleurs qui affligent mon cœur ». Mais au surplus,
comme on sait que les promesses de Dieu sont immuables, et que l’Apôtre
dit : « Dieu connaît ceux qui sont à lui 4», de
sorte que nul ne peut périr de ceux « qu’il a connus par sa
prescience et prédestinés pour être conformes à
l’image de son fils5 », le Psalmiste ajoute : « Vos consolations
ont rempli mon âme de joie 6 ». Or, cette douleur qui afflige
le coeur des gens de bien à cause des moeurs des mauvais ou des
faux chrétiens, est utile à ceux qui la ressentent, parce
qu’elle naît de la charité, qui
1. Ps. CXIII, 19. – 2. Rom. XII, 12. – 3. II Tim. III, 12. – 4. I Tim
II, 19. - 5. Rom. VIII, 9. – 6. – Ps. XCIII, 19.
(419)
s’alarme pour ces misérables et pour tous ceux dont ils empêchent
le salut. Les fidèles reçoivent aussi beaucoup de consolations,
quand ils voient s’amender les méchants, et leur conversion leur
donne autant de joie que leur perte leur causait de douleur. C’est ainsi
qu’en ce siècle, pendant ces malheureux jours, non seulement depuis
Jésus-Christ et les Apôtres, mais depuis Abel, le premier
juste égorgé par son frère, jusqu’à la fin
des siècles, l’Eglise voyage parmi les persécutions du monde
et les consolations de Dieu.
CHAPITRE LII.
S’IL N’Y AURA POINT DE PERSÉCUTION CONTRE L’ÉGLISE JUSQU’À
L’ANTECHRIST.
C’est pourquoi je ne pense pas qu’on doive croire légèrement
ce que quelques-uns avancent, que l’Eglise ne souffrira plus jusqu’à
l’Antéchrist aucune autre persécution, après les dix
qu’elle a souffertes, et que c’est lui qui suscitera la onzième.
Ils placent la première sous Néron, la seconde sous Domitien,
la troisième sous Trajan, la quatrième sous Antonin, la cinquième
sous Sévère, la sixième sous Maximin, la septième
sous Décius, la huitième sous Valérien, la neuvième
sous Aurélien, et la dixième sous Dioclétien et Maximien.
Ils disent que les dix plaies d’Egypte qui précédèrent
la sortie du peuple de Dieu sont les figures de ces dix persécutions,
et que la dernière, celle de l’Antéchrist, a été
figurée par la onzième plaie d’Egypte, qui arriva lorsque
les Egyptiens, poursuivant les Hébreux jusque dans la mer Rouge
qu’ils passèrent à pied sec, furent engloutis par le retour
de ses flots. Pour moi, je ne puis voir dans ces anciens événements
une figure des persécutions de l’Eglise, quoique ceux qui sont de
ce sentiment 1 y trouvent des rapports fort ingénieux, mais qui
ne sont fondés que sur des conjectures de l’esprit humain, fort
sujet à prendre l’erreur pour la vérité.
Que diront-ils en effet de cette persécution où le Sauveur
même fut crucifié? à quel rang la mettront-ils? S’ils
prétendent qu’il ne faut compter que les persécutions qui
ont atteint le corps de l’Eglise et non celle qui en a frappé
1. Saint Augustin paraît ici faire allusion à Orose. Voyez
Hist., lib. VII, cap. 27, et comp. Sulpice Sévère, Hist.,
Sacr., lib. II, cap. 33.
et retranché la tête, que diront-ils de celle qui s’éleva
à Jérusalem après que Jésus-Christ fut monté
au ciel, et où saint Etienne fut lapidé, où saint
Jacques, frère de saint Jean, eut la tète tranchée,
où l’apôtre saint Pierre fut mis en prison et délivré
par un ange, où les fidèles furent chassés de Jérusalem,
où Saul, qui allait devenir l’apôtre Paul, ravagea l’Eglise
et souffrit ensuite pour elle ce qu’il lui avait fait souffrir, parcourant
la Judée et toutes les autres nations où son zèle
lui faisait prêcher Jésus-Christ? Pourquoi donc veulent-ils
faire commencer à Néron les persécutions de l’Eglise,
puisque ce n’est que par d’horribles souffrances, qu’il serait trop long
de raconter ici, qu’elle est arrivée au règne de ce prince?
S’ils croient que l’on doit mettre au nombre des persécutions de
l’Eglise toutes celles qui lui ont été suscitées par
des rois, «érode était roi, et il lui en fit souffrir
une des plus cruelles après l’ascension du Sauveur. D’ailleurs,
que deviendra celle de Julien, qu’ils ne mettent pas entre les dix ? Dira-t-on
qu’il n’a point persécuté l’Eglise, lui qui défendit
aux chrétiens d’apprendre ou d’enseigner les lettres humaines 1,
lui qui fit perdre à Valentinien, depuis empereur, la charge qu’il
avait dans l’armée, pour avoir confessé la foi chrétienne
2, et je ne dis rien de ce qu’il avait commencé de faire à
Antioche, quand. il s’arrêta effrayé par la constance admirable
d’un jeune homme qui chanta tout le jour des psaumes au milieu des plus
cruels tourments, parmi les ongles de fer et les chevalets 3. Enfin le
frère de ce Valentinien, l’arien Valens, n’a-t-il pas exercé
de notre temps en Orient une sanglante persécution contre l’Eglise?
Comme notre religion est répandue dans tout le monde, elle peut
être persécutée dans un lieu sans qu’elle le soit dans
un autre; est-ce à dire que cette persécution ne doive pas
compter? Il ne faudra donc pas mettre au nombre des persécutions
celle que le roi des Goths dirigea dans son pays contre les catholiques
4, durant laquelle plusieurs souffrirent le martyre, ainsi que nous l’avons
appris de quelques-uns de nos frères, qui se souvenaient de l’avoir
vue, lorsqu’ils étaient encore enfants. Que dirai-je
1. Voyez Ammien Marcellin, livre XXII, ch. 10.
2. Socrate, Hist. eccl., lib. III, cap. 13.
3. Ibid. cap. 19.
4. Il s’agit de la persécution d’Athanaric, qui eut lieu l’an
370. Voyez Orose, lib. VII, cap. 38.
(420)
de celle qui vient de s’élever en Perse 1, et qui n’est pas
encore bien apaisée? N’a-t-elle pas été si forte qu’un
certain nombre de chrétiens ont été contraints de
se retirer dans les villes romaines? Plus je réfléchis sur
tout cela, plus il me semble qu’on ne doit pas déterminer le nombre
des persécutions de l’Eglise. Mais aussi il n’y aurait pas moins
de témérité à assurer qu’elle en doit souffrir
d’autres avant celle de l’Antéchrist dont ne doute aucun chrétien.
Laissons donc ce point indécis, le parti le plus sage et le plus
sûr étant de ne rien assurer positivement.
CHAPITRE LIII.
ON NE SAIT POINT QUAND LA DERNIÈRE PERSÉCUTION DU MONDE
ARRIVERA.
Pour cette dernière persécution de l’Antéchrist,
le Sauveur lui-même la fera cesser par sa présence. Il est
écrit « qu’il le tuera du « souffle de sa bouche, et
qu’il l’anéantira par l’éclat de sa présence 2 ».
On demande d’ordinaire, et fort mal à propos, quand cela arrivera
. Mais s’il nous était utile de le savoir, qui nous l’aurait pu
mieux apprendre que Jésus-Christ, notre Dieu et notre maître,
le jour où ses disciples l’interrogèrent là-dessus?
Loin de s’en taire avec lui, ils lui firent cette question, quand il était
encore ici-bas: « Seigneur, si vous paraissez en ce temps, quand
rétablirez-vous le royaume d’Israël 3? » Mais il leur
répondit: « Ce n’est pas à vous à savoir «
les temps dont mon père s’est réservé la dis. «
position ». Ils ne demandaient pas l’heure, ni le jour, ni l’année,
mais le temps; et toutefois Jésus-Christ leur fit cette réponse.
C’est donc en vain que nous tâchons de déterminer les années
qui restent jusqu’à la fin du monde, puisque nous apprenons de la
Vérité même qu’il ne nous appartient pas de le savoir.
Cependant, les uns en comptent quatre cents, d’autres cinq cents, et d’autres
mille, depuis l’ascension du Sauveur jusqu’à son dernier avénement.
Or, dire maintenant sur quoi chacun d’eux appuie son opinion, ce serait
trop long et même inutile. Ils ne se fondent que sur des conjectures
humaines, saris alléguer rien de certain des Ecritures canoniques.
Mais celui qui a dit: « Ils ne vous appartient pas
1. C’est la persécution du roi des Perses Isdigerde et de son
successeur Vararane, vers l’an 420. Voyez Théodoret, Hist. eccl.,
lib. V, cap. 38, et Socrate, lib. VII, cap. 18.
2. Thess. II, 8. — 3. Act. I, 6.
de savoir les temps dont mon père s’est réservé
la disposition », a tranché court toutes
ces suppositions et nous commande de nous tenir en repos là-dessus.
Comme néanmoins cette parole est de l’Evangile, il n’est pas
surprenant qu’elle n’ait pas empêché les idolâtres de
feindre des réponses des démons touchant la durée
de la religion chrétienne. Voyant que tant de cruelles persécutions
n’avaient servi qu’à l’accroître au lieu de la détruire,
ils ont inventé je ne sais quels vers grecs, qu’ils donnent pour
une réponse de l’oracle, et où Jésus-Christ, à
la vérité, est absous du crime de sacrilége, mais,
en revanche, saint Pierre y est accusé de s’être servi de
maléfices pour faire adorer le nom de Jésus-Christ pendant
trois cent soixante-cinq ans, après quoi son culte sera aboli 1
. O la belle imagination pour des gens qui se piquent de science! Et qu’il
est digne de ces grands esprits qui ne veulent point croire en Jésus-Christ,
de croire de lui de semblables rêveries, et de dire que Pierre, son
disciple, n’a pas appris de lui la magie, mais que néanmoins il
a été magicien et qu’il a mieux aimé faire adorer
le nom de son maître que le sien, s’exposant pour cela à une
infinité de périls et à la mort même. Si Pierre
magicien a fait que le monde aimât tant Jésus, qu’a fait Jésus
innocent pour être tant aimé de Pierre? Qu’ils se répondent
à eux-mêmes là-dessus, et qu’ils comprennent, s’ils
peuvent, que la même grâce de Dieu qui a fait aimer Jésus-Christ
au monde pour la vie éternelle, l’a fait aimer à saint Pierre
pour la même vie éternelle, jusqu’à souffrir la mort
temporelle en son nom. Quels sont d’ailleurs ces dieux qui peuvent prédire
tant de choses, et qui ne les sauraient empêcher, ces dieux obligés
de céder aux enchantements d’un magicien et d’un scélérat
qui a tué, dit-on 2, un enfant d’un an, l’a mis en pièces,
et l’a enseveli avec des cérémonies sacriléges, ces
dieux enfin qui souffrent qu’une secte qui leur est contraire ait subsisté
si longtemps, surmonté tant d’horribles persécutions, non
pas en y résistant, mais en les subissant, et détruit leurs
idoles, leurs temples, leurs
1. Sur cette accusation de magie élevée contre les chrétiens,
voyez Eusèbe, Praep. Evang.. lib. III, cap. 8.
2. Nous savons par Tertullien que le soupçon d’infanticide était
fort répandu contre les chrétiens. Peut-être avait-il
un prétexte dans tes pratiques secrètes et sanglantes de
certains hérétiques de la famille du gnosticisme. Voyez l’Apologétique
de Tertullien, et comp. saint Augustin (De haeres., haer. 26 et 27) et
Eusèbe (Hist. Eccl., lib. III, cap. 8).
(421)
sacrifices et leurs oracles? Quel est enfin le dieu, leur dieu, à
coup sûr, et non le nôtre, qu’un si grand crime a pu porter
ou contraindre à souffrir tout cela? Car ce n’est pas à un
démon, mais à un dieu que s’adressent ces vers où
Pierre est accusé d’avoir im posé la loi chrétienne
par son art magique. Certes, ils méritent bien un tel dieu, ceux
qui ne veulent pas reconnaître Jésus-Christ pour Dieu.
CHAPITRE LIV.
DE CE MENSONGE DES PAÏENS, QUE LE CHRISTIANISME NE DEVAIT DURER
QUE TROIS CENT SOIXANTE-CINQ ANS.
Voilà une partie de ce que j’alléguerais contre eux,
si cette année faussement promise et sottement crue n’était
pas encore écoulée. Mais puisqu’il y a déjà
quelque temps que ces trois cent soixante-cinq ans depuis l’établissement
du culte de Jésus-Christ par son incarnation et par la prédication
des Apôtres sont accomplis, que faut-il davantage pour réfuter
cette fausseté? Qu’on ne les prenne pas, si l’on veut, à
la naissance du Sauveur, parce qu’il n’avait pas encore alors de disciples,
au moins ne peut-on nier que la religion chrétienne n’ait commencé
à paraître quand il commença à en avoir, c’est-à-dire
après qu’il eut été baptisé par saint Jean
dans le fleuve du Jourdain. En effet, c’est ce que marquait cette prophétie:
« Il étend ra sa domination d’une mer à l’autre, et
depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre 1 ».
Mais comme la foi n’avait pas encore été annoncée
à tous avant sa passion et sa résurrection, ainsi que l’apôtre
saint Paul le dit aux Athéniens en ces termes: « Il avertit
maintenant tous les hommes, en quelque lieu qu’ils soient, de faire pénitence,
parce qu’il a arrêté un jour pour juger le monde selon la
justice, par celui en qui il a voulu que tous crussent en le ressuscitant
d’entre les morts 2 »; il vaut mieux, pour résoudre la question,
commencer à ce moment l’ère chrétienne, surtout parce
que ce fut alors que le Saint-Esprit fut donné dans cette ville
où devait commencer la seconde loi, c’est-à-dire le Nouveau
Testament. La première loi, qui est l’Ancien Testament, fut promulguée
par Moïse au mont Sina ; mais pour celle-ci, qui devait être
apportée par le Messie, voici ce qui en avait été
prédit: « La loi sortira de
1. Ps. LXXI, 8. — 2. Act, XVII, 30, 31.
Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem1 » ; d’où
vient que lui-même a dit qu’il fallait qu’on prêchât
en son nom la pénitence à toutes les nations, mais en commençant
par Jérusalem. C’est donc là que le culte de ce nom a commencé,
et qu’on a, pour la première fois, cru en Jésus-Christ crucifié
et ressuscité. C’est là que la foi fut d’abord si fervente
que des milliers d’hommes, s’étant miraculeusement convertis, vendirent
tous leurs biens et les distribuèrent aux pauvres pour embrasser
la sainte pauvreté et être plus prêts à combattre
jusqu’à la mort pour la défense de la vérité
au milieu des Juifs frémissants et altérés de carnage.
Si cela ne s’est point fait par magie, pourquoi font-ils difficulté
de croire que la même vertu divine, qui a opéré une
si grande merveille en ce lieu, ait pu l’étendre dans tout le monde?
Et si ce furent les maléfices de Pierre qui causèrent ce
prodigieux changement dans Jérusalem, et firent qu’une si grande
multitude d’hommes, qui avaient crucifié le Sauveur ou qui l’avaient
insulté sur la croix, furent tout d’un coup portés à
l’adorer, il faut voir, par l’année où cela est arrivé,
quand les trois cent soixante-cinq ans ont été accomplis.
Jésus-Christ est mort le huit des calendes d’avril, sous le consulat
des deux Géminus 2. Il ressuscita le troisième jour, suivant
le témoignage des Apôtres, qui en furent témoins oculaires.
Quarante jours après il monta au ciel, et envoya le Saint--Esprit
le dixième jour suivant. Ce fut alors que mille hommes crurent en
lui sur la prédication des Apôtres. Ce fut donc-alors que
commença le culte de son nom par la vertu du Saint-Esprit, selon
notre foi et selon la vérité, ou, comme l’impiété
le feint ou le pense follement, par les enchantements de Pierre. Peu de
temps après, cinq mille hommes se convertirent à la guérison
miraculeuse d’un boiteux de naissance, qui était si impotent qu’on
le portait tous les jours au seuil du temple pour demander l’aumône,
et qui se leva et marcha à la parole de Pierre et au nom de Jésus-Christ.
Et c’est ainsi que l’Eglise s’augmenta de plus en plus et fit rapidement
de nouvelles conquêtes. Il est donc aisé de calculer le jour
même auquel a commencé l’année que nous
1. Isaïe, II, 3.
2. C’est-à-dire le 25 mars. Les savants ne sont pas parfaitement
d’accord sur cette date. Saint Augustin donne celle de Tertullien et de
Lactance. Le Père Petau (Ration. temp., part. I, lib. V ) fixe la
mort du Christ au 23 mars, sous le consulat de Tibère et de Séjan.
(422)
cherchons. Ce fut quand le Saint-Esprit fut envoyé, c’est-à-dire
aux ides de mai. Or, en comptant les consuls, l’on trouve que ces trois
cent soixante-cinq ans ont été accomplis pendant ces mêmes
ides, sous le consulat d’Honorius et d’Eutychianus. Cependant l’année
d’après, sous le consulat de Manlius Théodore, alors que,
selon l’oracle des démons ou la fiction des hommes, il ne devait
plus y avoir de christianisme, nous voyous à Carthage, la ville
la plus considérable et la plus célèbre d’Afrique,
sans parler de ce qui se passe ailleurs, Gaudentius et Jovius, comtes de
l’empereur Honorius, donner, le 14 des calendes d’avril, l’ordre d’abattre
les temples des faux dieux et de briser leurs idoles. Depuis ce temps jusqu’à
cette heure 1, c’est-à-dire pendant l’espace d’environ trente années,
qui ne voit combien le culte du nom de Jésus-Christ s’est augmenté,
depuis surtout que plusieurs de ceux qui étaient retenus par cette
vaine prophétie se sont faits chrétiens, voyant cette année
1. Saint Augustin nous donne ici, à peu de chose près,
la date de la composition du livre XVIII de la Cité de Dieu. Baronius
la fixe à l’an 426, Vivès à l’an 429.
chimérique écoulée. Nous donc qui sommes chrétiens
et qui en portons le nom, nous ne croyons pas en Pierre, mais en celui
en qui Pierre a cru, et nous n’avons pas été charmés
par ses sortiléges, mais édifiés par ses prédications.
Jésus-Christ, qui est le maître de Pierre, est aussi notre
maître, et il nous enseigne la doctrine qui conduit à la vie
éternelle. Mais il est temps de terminer ce livre, où nous
avons suffisamment fait voir, ce me semble, le progrès des deux
cités qui sont mêlées ici-bas depuis le commencement
jusqu’à la fin. Celle de la terre s’est fait tels dieux qu’il lui
a plu pour leur offrir des sacrifices; celle du ciel, étrangère
sur la terre, ne se fait point de dieux, mais est faite elle-même
par le vrai Dieu pour être son véritable sacrifice. Toutes
deux néanmoins omit part égale aux biens et aux maux de cette
vie; mais leur foi, leur espérance et leur charité sont différentes,
jusqu’à ce que le dernier jugement les sépare et que chacune
d’elles arrive à sa fin qui n’aura point de fin. C’est de cette
fin de l’une et de l’autre qu’il nous reste à parler.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm