LIVRE DEUXIÈME: ROME ET LES FAUX DIEUX.
Argument. — Saint Augustin traite des maux que les Romains ont eu à
subir avant Jésus-Christ, pendant que florissait le culte des faux
dieux; il démontre que loin d’avoir été préservée
par ses dieux, Rome en a reçu les seuls maux véritables ou
du moins les plus grands de tous, à savoir les vices de l’âme
et la corruption des moeurs.
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER.
IL EST NÉCESSAIRE DE NE POINT PROLONGER LES DISCUSSIONS AU-DELA
D’UNE CERTAINE MESURE.
CHAPITRE II.
RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS
LE PREMIER LIVRE.
CHAPITRE III.
IL SUFFIT DE CONSULTER L’HISTOIRE POUR VOIR QUELS MAUX SONT ARRIVÉS
AUX ROMAINS PENDANT QU’ILS ADORAIENT LES DIEUX ET AVANT L’ÉTABLISSEMENT
DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
CHAPITRE IV.
LES IDOLÂTRES N’ONT JAMAIS REÇU DE LEURS DIEUX AUCUN PRÉCEPTE
DE VERTU, ET LEUR CULTE A ÉTÉ SOUILLÉ DE TOUTES SORTES
D’INFAMIES.
CHAPITRE V.
DES CÉRÉMONIES OBSCÈNES QU’ON CÉLÉBRAIT
EN L’HONNEUR DE LA MÈRE DES DIEUX.
CHAPITRE VI.
LES DIEUX DES PAÏENS NE LEUR ONT JAMAIS ENSEIGNÉ LES PRÉCEPTES
D’UNE VIE HONNÊTE.
CHAPITRE VII.
LES MAXIMES INVENTÉES PAR LES PHILOSOPHES NE POUVAIENT SERVIR
A RIEN, ÉTANT DÉPOURVUES D’AUTORITÉ DIVINE ET S’ADRESSANT
A UN PEUPLE PLUS PORTÉ À SUIVRE LES EXEMPLES DES DIEUX QUE
LES MAXIMES DES RAISONNEURS.
CHAPITRE VIII.
LES JEUX SCÉNIQUES, OU SONT ÉTALÉES TOUTES LES
TURPITUDES DES DIEUX, LOIN DE LEUR DÉPLAiRE, SERVENT A LES APAISER.
CHAPITRE IX.
LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE RÉPRIMER
LA LICENCE DES POETES, A LA DIFFÉRENCE DES GRECS QUL NE LEUR IMPOSAIENT
AUCUNE LIMITE, SE CONFORMANT EN CE POINT A LA VOLONTÉ DES DIEUX.
CHAPITRE X.
C’EST UN TRAIT DE LA PROFONDE MALICE DES DÉMONS, DE VOULOIR
QU’ON LEUR ATTRIBUE DES CRIMES, SOIT VÉRITABLES, SOIT SUPPOSÉS.
CHAPITRE XI.
LES GRECS ADMETTAIENT LES COMÉDIENS A L’EXERCICE DES FONCTIONS
PUBLIQUES, CONVAINCUS QU’IL Y AVAIT DE L’INJUSTICE A MÉPRISER DES
HOMMIES DONT L’ART APAISAIT LA COLÈRE DES DIEUX.
CHAPITRE XII.
LES ROMAINS, EN INTERDISANT AUX POËTES D’USER CONTRE LES HOMMES
D’UNE LIBERTÉ QU’ILS LEUR DONNAIENT CONTRE LES DIEUX, ONT EU MOINS
BONNE OPINION DES DIEUX QUE D’EUX-MÊMES.
CHAPITRE XIII.
LES ROMAINS AURAIENT DU COMPRENDRE QUE DES DIEUX CAPABLES DE SE COMPLAIRE
A DES JEUX INFÂMES N’ÉTAIENT PAS DIGNES DES HONNEURS DIVINS.
CHAPITRE XIV.
PLATON, EN EXCLUANT LES POÈTES D’UNE CITÉ BIEN GOUVERNÉE,
S’EST MONTRÉ SUPÉRIEUR A CES DIEUX QUI VEULENT ÊTRE
HONORÉS PAR DES JEUX SCÉNIQUES.
CHAPITRE XV.
LES ROMAINS SE SONT DONNÉ CERTAINS DIEUX, NON PAR RAISON, MAIS
PAR VANITÉ.
CHAPITRE XVI.
SI LES DIEUX AVAIENT EU LE MOINDRE SOUCI DE FAIRE RÉGNER LA
JUSTICE, ILS AURAIENT DONNÉ AUX ROMAINS DES PRÉCEPTES ET
DES LOIS, AU LIEU DE LES LEUR LAISSER EMPRUNTER AUX NATIONS ÉTRANGÈRES.
CHAPITRE XVII.
DE L’ENLÈVEMENT DES SABINES, ET DES AUTRES INIQUITÉS
COMMISES PAR LES ROMAINS AUX TEMPS LES PLUS VANTÉS DE LA RÉPUBLIQUE.
CHAPITRE XVIII.
TÉMOIGNAGE DE SALLUSTE SUR LES MOEURS DU PEUPLE ROMAIN, TOUR
A TOUR CONTENUES PAR LA CRAINTE ET RELÂCHÉES PAR LA SÉCURITÉ.
CHAPITRE XIX.
DE LA CORRUPTION OU ÉTAIT TOMBÉE LA RÉPUBLIQUE
ROMAINE AVANT QUE LE CHRIST VÎNT ABOLIR LE CULTE DES DIEUX.
CHAPITRE XL
DE L’ESPÈCE DE FÉLICITÉ ET DU GENRE DE VIE QUI
PLAIRAIENT LE PLUS AUX ENNEMIS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
CHAPITRE XXI.
SENTIMENT DE CICÉRON SUR LA RÉPUBLIQUE ROMAINE.
CHAPITRE XXII.
LES DIEUX DES ROMAINS N’ONT JAMAIS PRIS SOIN D’EMPÊCHER QUE LES
MOEURS NE FISSENT PÉRIR LA RÉPUBLIQUE.
CHAPITRE XXIII.
LES VICISSITUDES DES CHOSES TEMPORELLES NE DÉPENDENT POINT DE
LA FAVEUR OU DE L’INIMITIÉ DES DÉMONS, MAIS DU CONSEIL DU
VRAI DIEU.
CHAPITRE XXIV.
DES PROSCRIPTIONS DE SYLLA AUXQUELLES LES DÉMONS SE VANTENT
D’AVOIR PRÊTÉ LEUR ASSISTANCE.
CHAPITRE XXV.
LES DÉMONS ONT TOUJOURS EXCITÉ LES HOMMES AU MAL EN DONNANT
AUX CRIMES L’AUTORITÉ DE LEUR EXEMPLE.
CHAPITRE XXVI.
LES FAUX DIEUX DONNAIENT EN SECRET DES PRÉCEPTES POUR LES BONNES
MOEURS, ET EN PUBLIC DES EXEMPLES D’IMPUDICITÉ.
CHAPITRE XXVII.
QUELLE FUNESTE INFLUENCE ONT EXERCÉE SUR LES MOEURS PUBLIQUES
LES JEUX OBSCÈNES QUE LES ROMAINS CONSACRAIENT A LEURS DIEUX POUR
LES APAISER.
CHAPITRE XXVIII.
DE LA SAINTETÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
CHAPITRE XXIX.
EXHORTATION AUX ROMAINS POUR QU’ILS REJETTENT LE CULTE DES DIEUX.
CHAPITRE PREMIER.
IL EST NÉCESSAIRE DE NE POINT PROLONGER LES DISCUSSIONS AU-DELA
D’UNE CERTAINE MESURE.
Si le faible esprit de l’homme, au lieu de résister à
l’évidence de la vérité, voulait se soumettre aux
enseignements de la saine doctrine, comme un malade aux soins du médecin,
jusqu’à ce qu’il obtînt de Dieu par sa foi et sa piété
la grâce nécessaire pour se guérir, ceux qui ont des
idées justes et qui savent les exprimer convenablement n’auraient
pas besoin d’un long discours pour réfuter l’erreur. Mais comme
l’infirmité dont nous parlons est aujourd’hui plus grande que jamais,
à ce point que l’on voit des insensés s’attacher aux mouvements
déréglés de leur esprit comme à la raison et
à la vérité même, tantôt par l’effet d’un
aveuglement qui leur dérobe la lumière, tantôt par
suite d’une opiniâtreté qui la leur fait repousser, on est
souvent obligé, après leur avoir déduit ses raisons
autant qu’un homme le doit attendre de son semblable , de s’étendre
beaucoup sur des choses très-claires, non pour les montrer à
ceux qui les regardent, mais pour les faire toucher à ceux qui ferment
les yeux de peur de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu de répondre
toujours aux réponses qu’on reçoit, quand finiraient les
discussions?
Ceux qui ne peuvent comprendre ce qu’on dit, ou qui, le comprenant,
ont l’esprit trop dur et trop rebelle pour y souscrire, répondent
toujours ; mais, comme dit l’Ecriture : « Ils ne parlent que le langage
de l’iniquité 1 » ;et leur opiniâtreté infatigable
est vaine. Si donc nous consentions à les réfuter autant
de fois qu’ils prennent avec un front d’airain la résolution de
ne pas se mettre en peine de ce qu’ils disent, pourvu qu’ils nous contredisent
n’importe comment, vous voyez combien notre labeur serait pénible,
infini et stérile, C’est pourquoi je ne souhaiterais pas avoir
1. Psal. XCIII, 4.
pour juges de cet ouvrage, ni vous-même, Marcellinus, mon cher
fils, ni aucun de ceux à qui je l’adresse dans un esprit de discussion
utile et loyale et de charité chrétienne, s’il vous fallait
toujours des réponses, dès que vous verriez paraître
un argument nouveau; j‘aurais trop peur alors que vous ne devinssiez semblables
à ces malheureuses femmes dont parle l’Apôtre , « qui
incessamment apprennent sans jamais savoir la vérité 1 »
CHAPITRE II.
RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS
LE PREMIER LIVRE.
Ayant commencé, dans le livre précédent, de traiter
de la Cité de Dieu, à laquelle j’ai résolu, avec l’assistance
d’en haut, de consacrer tout cet ouvrage, mon premier soin a été
de répondre à ceux qui imputent les guerres dont l’univers
est en ce moment désolé, et surtout le dernier malheur de
Rome, à la religion chrétienne, sous prétexte qu’elle
interdit les sacrifices abominables qu’ils voudraient faire aux démons.
J’ai donc fait voir qu’ils devraient bien plutôt attribuer à
l’influence du Christ le respect que les barbares ont montré pour
son nom, en leur laissant, contre l’usage de la guerre, de vastes églises
pour lieu de refuge, et en honorant à tel point leur religion (celle
du moins qu’ils feignaient de professer), qu’ils ne se sont pas cru permis
contre eux ce que leur permet contre tous le droit de la victoire. Delà
s’est élevée une question nouvelle : pourquoi cette faveur
divine s’est-elle étendue à des impies et à des ingrats,
et pourquoi, d’un autre côté, les désastres de la guerre
ont-ils également frappé les impies et les hommes pieux?
Je me suis quelque peu arrêté sur ce point, d’abord parce
que cette répartition ordinaire des bienfaits de la Providence et
des misères de l’humanité tombant indifféremment sur
les bons et sur les méchants,
1, II Tim. III, 7.
(26)
porte le trouble dans plus d’une conscience; puis j’ai voulu, et ç’a
été mon principal objet, consoler de saintes femmes, chastes
et pieuses victimes d’une violence qui a pu attrister leur pudeur, mais
non souiller leur pureté, de peur qu’elles ne se repentent de vivre
, elles qui n’ont rien dans leur vie dont elles aient à se repentir.
J’ai ajouté ensuite quelques réflexions contre ceux qui osent
insulter aux infortunes subies par les chrétiens et en particulier
par ces malheureuses femmes restées chastes et saintes dans l’humiliation
de leur pudeur; adversaires sans bonne foi et sans conscience , indignes
enfants de ces Romains renommés par tant de belles actions dont
l’histoire conservera le souvenir, mais qui ont trouvé dans leurs
descendants dégénérés les plus grands ennemis
de leur gloire. Rome, en effet, fondée par leurs aïeux et portée
à un si haut point de grandeur, ils l’avaient plus abaissée
par leurs vices qu’elle ne l’a été par sa chute ; car cette
chute n’a fait tomber que des pierres et du bois, au lieu que leurs vices
avaient ruiné leurs moeurs, fondement et ornement des empires, et
allumé dans les âmes des passions mille fois plus dévorantes
que les feux qui ont consumé les palais de Rome. C’est par là
que j’ai terminé le premier livre. Mon dessein maintenant est d’exposer
les maux que Rome a soufferts depuis sa naissance, soit dans l’intérieur
de l’empire, soit dans les provinces, soumises ; longue suite de calamités
que nos adversaires ne manqueraient pas d’attribuer à la religion
chrétienne, si, dès ce temps-là, la doctrine de l’Evangile
eût fait librement retentir sa voix contre leurs fausses et trompeuses
divinités.
CHAPITRE III.
IL SUFFIT DE CONSULTER L’HISTOIRE POUR VOIR QUELS MAUX SONT ARRIVÉS
AUX ROMAINS PENDANT QU’ILS ADORAIENT LES DIEUX ET AVANT L’ÉTABLISSEMENT
DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
En lisant le récit que je vais tracer, il faut se souvenir que
parmi les adversaires à qui je m’adresse il y a des ignorants qui
ont fait naître ce proverbe : « La pluie manque, c’est la faute
des chrétiens 1 » . Il en est d’autres 2, je
1. Ce dicton païen est également rapporté par Tertullien.,
cap. 40. Voyez aussi ce que répond Arnobe sur ce point aux adversaire,
du christianisme, Contra. Gent., lib. I, p. 3 et sq. de l’édition
Stewech.
2. Saint Augustin semble ici faire allusion à Symmaque, qui,
dans son fameux mémoire adressé, en 384, à l’empereur
Valentinien, accusait les chrétiens des malheurs de l’empire. Voyez
Paul Orose et la préface de non livre adressée à saint
Augustin.
le sais, qui, munis d’études libérales, aiment l’histoire
et connaissent les faits que j’ai dessein de rappeler; mais afin de nous
rendre odieux à la foule ignorante, ils feignent de ne pas les savoir
et s’efforcent de faire croire au vulgaire que les désastres qui,
selon l’ordre de la nature, affligent les hommes à certaines époques
et dans certains lieux, n’arrivent présentement qu’à cause
des progrès du christianisme qui se répand partout avec un
éclat et une réputation incroyables, au détriment
du culte des dieux. Qu’ils se souviennent donc avec nous de combien de
calamités Rome a été accablée avant que Jésus-Christ
ne se fût incarné, avant que son nom n’eût brillé
parmi les peuples de cette gloire dont ils sont vainement jaloux. Comment
justifieront-ils leurs dieux sur ce point, puisque, de leur propre aveu,
ils ne les servent que pour se mettre à couvert de ces calamités
qu’il leur plaît maintenant de nous imputer ? Je les prie de me dire
pourquoi ces dieux ont permis que de si grands désastres arrivassent
à leurs adorateurs avant que le nom de Jésus-Christ, partout
proclamé, ne vînt offenser leur orgueil et mettre un terme
à leurs sacrifices.
CHAPITRE IV.
LES IDOLÂTRES N’ONT JAMAIS REÇU DE LEURS DIEUX AUCUN PRÉCEPTE
DE VERTU, ET LEUR CULTE A ÉTÉ SOUILLÉ DE TOUTES SORTES
D’INFAMIES.
Et d’abord pourquoi ces dieux ne se sont-ils point mis en peine d’empêcher
le dérèglement des moeurs? Que le Dieu véritable se
soit détourné des peuples qui ne le servaient pas, ç’a
été justice ; mais d’où vient que les dieux, dont
on regrette que le culte soit aujourd’hui interdit, n’ont établi
aucune loi pour porter leurs adorateurs à la vertu? La justice aurait
voulu qu’ils eussent des soins pour les actions des hommes, en échange
de ceux que les hommes rendaient à leurs autels. On dira que nul
n’est méchant que par le fait de sa volonté propre. Qui le
nie ? mais ce n’en était pas moins l’office des dieux de ne pas
laisser ignorer à leurs adorateurs les préceptes d’une vie
honnête, de les promulguer au contraire avec le plus grand éclat,
de dénoncer les pécheurs par la bouche des devins et des
oracles, (27) d’accuser, de menacer hautement les méchants et de
promettre des récompenses aux bons. Or, a-t-on jamais entendu rien
prêcher de semblable dans leurs temples? Quand j’étais jeune,
je me souviens d’y être allé plus d’une fois ; j’assistais
à ces spectacles et à ces jeux sacriléges ; je contemplais
les prêtres en proie à leur délire démoniaque,
j’écoutais les musiciens, je prenais plaisir à ces jeux honteux
qu’on célébrait en l’honneur des dieux, des déesses,
de la vierge Célestis 1, de Cybèle, mère de tous les
dieux. Le jour où on lavait solennellement dans un fleuve cette
dernière divinité 2, de misérables bouffons chantaient
devant son char des vers tellement infâmes qu’il n’eût pas
été convenable, je ne dis pas à la mère des
dieux, mais à la mère d’un sénateur, d’un, honnête
homme, d’un de ces bouffons même, de prêter l’oreille à
ces turpitudes. Car enfin tout homme a un sentiment de respect pour ses
parents que la vie la plus dégradante ne saurait étouffer.
Ainsi ces baladins auraient rougi de répéter chez eux et
devant leurs mères, ne fût-ce que pour s’exercer, ces paroles
et ces gestes obscènes dont ils honoraient la mère des dieux,
en présence d’une multitude immense où les deux sexes étaient
confondus. Et je ne doute pas que ces spectateurs qui s’empressaient à
la fête, attirés par la curiosité, ne rentrassent à
la maison, révoltés par l’infamie. Si ce sont là des
choses sacrées , qu’appellerons-nous choses sacriléges? et
qu’est-ce qu’une souillure, si c’est là une purification ? Ne donnait-on
pas à ces fêtes le nom de Services (Fercula), comme si on
eût célébré un festin où les démons
pussent venir se repaître de leurs mets favoris? Chacun sait, en
effet, combien ces esprits immondes sont avides de telles obscénités
; il faudrait, pour en douter, ignorer l’existence de ces démons
qui trompent les hommes eu se faisant passer pour des dieux, ou bien vivre
de telle sorte que leur protection parût plus à désirer
que éelle du vrai Dieu, et leur colère plus à craindre.
1. Cette déesse-vierge Célestis était principalement
adorée en Afrique, au témoignage de Tertullien (Apolog. Cap.
24). Saint Augustin en parle encore au chap. 23 de ce même livre
II, et ailleurs (Enarr.. in Pssl. LXLI, n. 7, et in Psal. XCVIII, n. 14,
et Serm. CV, n. 12).— Nous ne savons pas sur quel fondement le docte Vivès
a confondu la vierge Célestis avec Cybèle, mère des
dieux.
2. Chaque année, la veille des ides d’avril, 14 statue de Cybèle
était conduite en grande pompe par les prêtres de la déesse
au fleuve Almon, qui se jette dans le Tibre, près de Noms, et là,
su confluent des deux eaux, se faisait l’ablution sacrée, souvenir
de celle qui eut lieu le jour où la statue arriva d’Asie pour la
première foi,. Voyez Onde, Fastes, lib. IV, v. 337 et sq., et Lucain,
lib. s, V. 600.
CHAPITRE V.
DES CÉRÉMONIES OBSCÈNES QU’ON CÉLÉBRAIT
EN L’HONNEUR DE LA MÈRE DES DIEUX.
Je voudrais avoir ici pour juges, non ces hommes corrompus qui aiment
mieux prendre du plaisir à des coutumes infâmes, que se donner
de la peine pour les combattre, mais cet illustre Scipion Nasica, autrefois
choisi par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller
recevoir Cybèle, et promener solennellement dans la ville la statue
de ce démon. Je lui demanderais s’il ne souhaiterait pas que sa
mère eût assez bien mérité de la république
pour qu’on lui décernât les honneurs divins, comme à
ces mortels privilégiés, devenus immortels et rangés
au nombre des dieux par l’admiration et la reconnaissance des Grecs, des
Romains et d’autres peuples°. Sans aucun doute, il souhaiterait un
pareil bonheur à sa mère, si la chose était possible;
mais supposons qu’on lui demande après cela s’il voudrait que parmi
ces honneurs divins on mêlât les chants obscènes de
Cybèle. Ne s’écriera-t-il pas qu’il aimerait mieux pour sa
mère qu’elle fût morte et privée de tout sentiment
que d’être déesse pour se complaire .à ces infamies?
Quelle apparence, en effet, qu’un sénateur romain, assez sévère
de moeurs pour avoir empêché qu’on ne bâtît un
théâtre dans une ville qu’il voulait peuplée d’hommes
forts, souhaitât pour sa mère un culte qui fait accueillir
avec faveur par une déesse des paroles dont une matrone se regarderait
comme offensée? Assurément il ne croirait point qu’une femme
d’honneur, en devenant déesse, eût perdu à ce point
la modestie, ni qu’elle pût écouter avec plaisir, de la bouche
de ses adorateurs, des mots tellement impurs que si elle en eût entendu
de pareils de son vivant, sans -se boucher les oreilles et se retirer,
ses proches, son mari et ses enfants eussent été obligés
d’en rougir pour elle. Ainsi , cette mère des dieux, que le dernier
des hommes refuserait d’avouer pour sa mère, voulant capter l’esprit
des Romains, désigna pour venir au-devant d’elle le premier des
citoyens, non pour le confirmer dans sa vertu par ses conseils et son assistance,
mais pour le tromper par ses artifices, semblable à cette femme
dont
1. Saint Augustin s’appuie peut-être ici mentalement sur l’explication
que donne Cicéron des apothéoses : De Nat. deor, lib. II,
cap. 2, et lib. III, cap. 14.
(28)
il est écrit: « Elle s’efforce de dérober aux «
hommes leur bien le plus précieux, qui est « leur âme
1 ». Que désirait-elle autre chose, en effet, en désignant
Scipion, si ce n’est que ce grand homme, exalté par le témoignage
d’une déesse, et se croyant arrivé au comble de la perfection,
vînt à négliger désormais la vraie piété
et la vraie religion, sans lesquelles pourtant le plus noble caractère
tombe dans l’orgueil et se perd? Et comment ne pas attribuer le choix fait
par cette déesse à un dessein insidieux, quand on la voit
se complaire dans ses fêtes à des obscénités
que les honnêtes gens auraient horreur de supporter dans leurs festins?
CHAPITRE VI.
LES DIEUX DES PAÏENS NE LEUR ONT JAMAIS ENSEIGNÉ LES PRÉCEPTES
D’UNE VIE HONNÊTE.
C’est pour cela que ces divinités n’ont pris aucun soin pour
régler les moeurs des cités et des peuples qui les adoraient,
ni pour les préserver par de terribles et salutaires défenses
de ces maux effroyables qui ont leur siége, non dans les champs
et les vignes, non dans les maisons et les trésors, non dans le
corps, qui est soumis à l’esprit; mais dans l’esprit même
qui gouverne le corps. Dira-t-on que les dieux défendaient de mal
vivre? Qu’on le montre, qu’on le prouve. Et il ne s’agit pas ici de nous
vanter je ne sais quelles traditions secrètes murmurées à
l’oreille d’un petit nombre d’initiés par une religion mystérieuse,
amie prétendue de la chasteté et de la vertu; qu’on nous
cite, qu’on désigne les lieux, les assemblées, ou, à
la place de ces fêtes impudiques, de ces chants et de ces postures
d’histrions obscènes, à la place de ces Fugalies 2 honteuses
(vraiment faites pour mettre en fuite la pudeur et l’honnêteté),
en un mot, à la place de toutes ces turpitudes, on ait enseigné
au peuple, au nom des dieux, à réprimer l’avarice, à
contenir l’ambition, à brider l’impudicité, à suivre
enfin tous les préceptes que rappelle Perse en ces vers énergiques
:
« Instruisez-vous, misérables mortels, et apprenez les
raisons des choses, ce que nous sommes, le but de la vie et sa loi, la
pente glissante qui nous entraîne au mal, la modération dans
l’amour des richesses, les désirs légitimes, l’usage
1. Prov. VI, 26
2. Que faut-il penser de ces Fugalia ? Sont-ce les fêtes instituées
en souvenir de l’expulsion des rois, comme le conjecture un commentateur,
ou bien faut-il croire à quelque méprise de Saint Augustin
?
utile de l’argent, la générosité qui sied à
l’honnête homme envers la patrie et ses proches, enfin ce que chacun
doit être dans le poste où Dieu l’a placé 1 ».
Qu’on nous dise en quels lieux on faisait entendre ces préceptes
comme émanés de la bouche des dieux, en quels lieux on habituait
le peuple à les écouter, comme cela se fait dans nos églises
partout où la religion chrétienne a pénétré.
CHAPITRE VII.
LES MAXIMES INVENTÉES PAR LES PHILOSOPHES NE POUVAIENT SERVIR
A RIEN, ÉTANT DÉPOURVUES D’AUTORITÉ DIVINE ET S’ADRESSANT
A UN PEUPLE PLUS PORTÉ À SUIVRE LES EXEMPLES DES DIEUX QUE
LES MAXIMES DES RAISONNEURS.
On nous alléguera peut-être les systèmes et les
controverses des philosophes. Je répondrai d’abord que ce n’est
point Rome, mais la Grèce qui leur a donné naissance; et
si l’on persiste à vouloir en faire honneur à Rome, sous
prétexte que la Grèce a été réduite
en province romaine; je dirai alors que les systèmes philosophiques
ne sont point l’ouvrage des dieux, mais de quelques hommes doués
d’un esprit rare et pénétrant, qui ont entrepris de découvrir
par la raison la nature des choses, la règle des moeurs, enfin les
conditions de l’usage régulier de la raison elle-même, tantôt
fidèle et tantôt infidèle à ses propres lois.
Aussi bien, parmi ces philosophes, quelques-uns ont découvert de
grandes choses, soutenus qu’ils étaient par l’appui divin; mais,
arrêtés dans leur essor par la faiblesse humaine, ils sont
tombés dans l’erreur; juste répression de la divine Providence,
qui a voulu surtout punir leur orgueil, et montrer, par l’exemple de ces
esprits puissants, que la véritable voie pour monter aux régions
supérieures, c’est l’humilité. Mais le moment viendra plus
tard, s’il plaît au vrai Dieu notre Seigneur, de traiter cette matière
et de la discuter à fond 2. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que,
les philosophes aient découvert des vérités capables
de donner à l’homme la vertu et le bonheur, n’est-ce point à
eux qu’il eût fallu, pour être plus juste, décerner
les honneurs divins? Combien serait-il plus convenable et plus honnête
de lire les livrés de Platon, dans un temple consacré à
1. Satires, III, V. 66-72..
2. Voyez plus bas les livres VIII, IX et X, particulièrement
destinés à combattre les philosophes.
(29)
ce philosophe, que de voir des prêtres de Cybèle se mutiler
dans le temple des démons, des efféminés s’y faire
consacrer, des insensés s’y inciser le corps, cérémonies
cruelles, honteuses, cruellement honteuses, honteusement cruelles, qui
sont chaque jour célébrées en l’honneur des dieux?
Combien aussi serait-il plus utile, pour former la jeunesse à la
vertu, de lire publiquement de bonnes lois, au nom des dieux, que de louer
vainement celles des ancêtres! En effet, tous les adorateurs de dieux
pareils, lorsque le poison brûlant de la passion, comme dit Perse
2, s’est insinué dans leur âme, peu leur importe ce qu’enseignait
Platon ou ce que Platon censurait, ils regardent ce que faisait Jupiter.
De là ce jeune débauché de Térence qui, jetant
les yeux sur le mur de la salle, et y voyant une peinture où Jupiter
fait couler une pluie d’or dans le sein de Danaé, se sert d’un si
grand exemple pour autoriser ses désordres, et se vanter d’imiter
Dieu
« Et quel Dieu? Celui qui ébranle de son tonnerre les
temples du ciel. Certes, je n’en ferais pas autant, moi, chétif
mortel, mais, pour le reste, je l’ai fait, et de grand coeur 3 ».
CHAPITRE VIII.
LES JEUX SCÉNIQUES, OU SONT ÉTALÉES TOUTES LES
TURPITUDES DES DIEUX, LOIN DE LEUR DÉPLAiRE, SERVENT A LES APAISER.
Mais, dira-t-on, ce sont là des inventions de poules, et non
les enseignements de la religion. Je ne veux pas répondre que ces
enseignements sont encore plus scandaleux; je me contente de prouver, l’histoire
à la main, que ces jeux solennels, où l’on représente
les fictions des poëtes, n’ont pas été introduits dans
les fêtes des dieux par l’ignorance et la superstition des Romains,
mais que ce sont les dieux eux-mêmes, comme je l’ai indiqué
au livre précédent, qui ont prescrit de les célébrer,
et les ont pour ainsi dire violemment imposés par la menace. C’est,
en effet, au milieu des ravages croissants d’une peste que les jeux scéniques
furent institués à Rome pour la première fois par
l’autorité des pontifes. Or, quel est celui qui, pour la conduite
de sa vie, ne se conformera pas de préférence aux exemples
donnés par les dieux dans les cérémonies
1. Sur ces prêtres nommé Galles, voyez plus loin, liv.
VI, ch. 7, et liv. VII, ch. 25 et 26.
2. Perse, Satires, III, v. 37.
3. Térence, Eunuque, act. III, sc. 5, V. 36 et 37, 42 et 43.
consacrées par la religion, qu’aux préceptes inscrits
dans les lois par une sagesse toute profane? Si les poules ont menti, quand
ils ont représenté Jupiter adultère, des dieux vraiment
chastes auraient dû se courroucer et se venger d’un pareil scandale,
au lieu de l’encourager et de le prescrire. Et cependant, ce qu’il y a
de plus supportable dans ces jeux scéniques, ce sont les comédies
et les tragédies, c’est-à-dire ces pièces imaginées
par les poètes, où l’immoralité des actions n’est
pas du moins aggravée par l’obscénité des paroles
1, ce qui fait comprendre qu’on leur donne place dans l’étude des
belles-lettres, et que des personnes d’âge en imposent la lecture
aux enfants.
CHAPITRE IX.
LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE RÉPRIMER
LA LICENCE DES POETES, A LA DIFFÉRENCE DES GRECS QUL NE LEUR IMPOSAIENT
AUCUNE LIMITE, SE CONFORMANT EN CE POINT A LA VOLONTÉ DES DIEUX.
Si l’on veut savoir ce que pensaient à cet égard les
anciens Romains, il faut consulter Cicéron qui, dans son traité
De la République 2, fait parler Scipion en ces termes : «
Jamais la comédie, si l’habitude des moeurs publiques ne l’avait
autorisée, n’aurait pu faire goûter les infamies qu’elle étalait
sur le théâtre 4 » . Les Grecs du moins étaient
conséquents dans
leur extrême licence, puisque leurs lois permettaient à
la comédie de tout dire sur tout
citoyen et en l’appelant par son nom. Aussi, comme dit encore Scipion
dans le même ouvrage: « Qui n’a-t-elle pas atteint? Ou plutôt,
qui n’a-t-elle pas déchiré? A qui fit-elle grâce? Qu’elle
ait blessé des flatteurs populaires, des citoyens malfaisants, séditieux,
Cléon, Cléophon, Hyperbolus 5, à la bonne heure; bien
que, pour de tels hommes, la censure du magistrat vaille mieux que celle
du poète. Mais que Périclès, gouvernant la république
depuis tant d’années avec le plus absolu crédit, dans la
paix ou dans la guerre, soit outragé par des vers, et qu’on les
récite sur la scène,
1. Comme par exemple dans les Atellanes, pièces populaires et
bouffonnes dont les anciens eux-mêmes ont blâmé l’obscénité.
2. On sait que ce grand ouvrage est perdu aux trois quarts, même
après les découvertes d’Angelo Maio. Le quatrième
livre, cité ici par saint Augustin, est un de ceux dont il noua
reste le moins de débris.
3. Le Scipion de la République est Scipion Emilien, le destructeur
de Numance et de Carthage.
4. Cicéron, De la République, livre IV, trad. de M. Villemain.
5. Voyez les comédies d’Aristophane.
cela n’est pas moins étrange que si, parmi nous, Plaute et Névius
se fussent avisés de médire de Publius et de Cnéus
Scipion, ou Cécilius de Caton». Et il ajoute un peu après
« Nos lois des douze Tables, au contraire, si attentives à
ne porter la peine de mort que pour un bien petit nombre de faits, ont
compris dans cette classe le délit d’avoir récité
publiquement ou d’avoir composé des vers qui attireraient sur autrui
le déshonneur et l’infamie; et elles ont sagement décidé;
car notre vie doit être soumise à la sentence des tribunaux,
à l’examen légitime des magistrats, et non pas aux fantaisies
des poètes; et nous ne devons être exposés à
entendre une injure qu’avec le droit d’y répondre et de nous défendre
devant la justice ». Il est aisé de voir combien tout ce passage
du quatrième livre de la République de Cicéron, que
je viens de citer textuellement (sauf quelques mots omis ou modifiés),
se rattache étroitement à la question que je veux éclaircir.
Cicéron ajoute beaucoup d’autres réflexions, et conclut en
montrant fort bien que les anciens Romains ne pouvaient souffrir qu’on
louât ou qu’on blâmât sur la scène un citoyen
vivant. Quant aux Grecs, qui autorisèrent cette licence, je répète,
tout en la flétrissant, qu’on y trouve une sorte d’excuse, quand
on considère qu’ils voyaient leurs dieux prendre plaisir au spectacle
de l’infamie des hommes et de leur propre infamie, soit que les actions
qu’on leur attribuait fussent de l’invention des poètes, soit qu’elles
fussent véritables ; et plût à Dieu que les spectateurs
n’eussent fait qu’en rire, au lieu de les imiter! Au fait, c’eût
été un peu trop superbe d’épargner la réputation
des principaux de la ville et des simples citoyens, pendant que les dieux
sacrifiaient la leur de si bonne grâce.
CHAPITRE X.
C’EST UN TRAIT DE LA PROFONDE MALICE DES DÉMONS, DE VOULOIR
QU’ON LEUR ATTRIBUE DES CRIMES, SOIT VÉRITABLES, SOIT SUPPOSÉS.
On allègue pour excuse que ces actions attribuées aux
dieux ne sont pas véritables, mais supposées. Le crime alors
n’en serait que plus énorme, si l’on consulte les notions de la
vraie piété et de la vraie religion; et si l’on considère
la malice des démons, quel art profond pour tromper les hommes !
Quand on diffame un des premiers de l’Etat qui sert honorablement son pays,
cette attaque n’est-elle pas d’autant plus inexcusable qu’elle est plus
éloignée de la vérité? Quel supplice ne méritent
donc pas ceux qui font à Dieu une injure si atroce et si éclatante!
Au reste, ces esprits du mal, que les païens prennent pour des dieux,
n’ont d’autre but, en se laissant attribuer de faux crimes, que de prendre
les âmes dans ces fictions comme dans des filets, et de les entraîner
avec eux dans le supplice où ils sont prédestinés;
soit que des hommes qu’ils se plaisent à faire passer pour des dieux,
afin de recevoir à leur place par mille artifices les adorations
des mortels, aient en effet commis ces crimes, soit qu’aucun homme n’en
étant coupable, ils prennent plaisir à les voir imputer aux
dieux, pour donner ainsi aux actions les plus méchantes elles plus
honteuses l’autorité du ciel. C’est ainsi que les Grecs, esclaves
de ces fausses divinités, n’ont pas cru que les poètes dussent
les épargner eux-mêmes sur la scène, ou par le désir
de se rendre en cela semblables à leurs dieux, ou par la crainte
de les offenser, s’ils se montraient jaloux d’avoir une renommée
meilleure que la leur.
CHAPITRE XI.
LES GRECS ADMETTAIENT LES COMÉDIENS A L’EXERCICE DES FONCTIONS
PUBLIQUES, CONVAINCUS QU’IL Y AVAIT DE L’INJUSTICE A MÉPRISER DES
HOMMIES DONT L’ART APAISAIT LA COLÈRE DES DIEUX.
Les Grecs furent encore très-conséquents avec eux-mêmes
quand ils jugèrent les comédiens dignes des plus hautes charges
de l’Etat. Nous apprenons, en effet, par Cicéron, dans ce même
traité De la République, que l’athénien Eschine, homme
très-éloquent, .après avoir joué la tragédie
dans sa jeunesse, brigua la suprême magistrature, et que les Athéniens
envoyèrent souvent le comédien Aristodème en ambassade
vers Philippe, pour traiter les affaires les plus importantes de la paix
et de la guerre. Voyant leurs dieux accueillir avec complaisance les pièces
de théâtre, il ne leur paraissait pas raisonnable de mettre
au rang des personnes infâmes ceux qui servaient à les représenter.
Nul doute que tous ces usages des Grecs ne fussent très-scandaleux,
mais nul doute aussi qu’ils ne fussent en harmonie avec le caractère
de leurs dieux; car comment auraient-ils empêché les poètes
et les acteurs (31) de déchirer les citoyens, quand ils les entendaient
diffamer leurs dieux avec l’approbation de ces dieux mêmes? Et comment
auraient-ils méprisé , ou plutôt comment n’auraient-ils
pas élevé aux premiers emplois ceux qui représentaient
sur le théâtre des pièces qu’ils savaient agréables
aux dieux? Eût-il été raisonnable, tandis qu’on avait
les prêtres en honneur, parce qu’ils attirent sur les hommes la protection
des dieux en leur immolant des victimes, de noter d’infamie les comédiens
qui, en jouant des pièces de théâtre, ne faisaient
autre chose que satisfaire au désir des dieux et prévenir
l’effet de leurs menaces, d’après la déclaration expresse
des prêtres eux-mêmes? Car nous savons que Labéon 1,
dont l’érudition fait autorité en cette matière, distingue
les bonnes divinités d’avec les mauvaises, et veut qu’on leur rende
un culte différent, conseillant d’apaiser les mauvaises par des
sacrifices sanglants et par des prières funèbres, et de se
concilier les bonnes par des offrandes joyeuses et agréables, comme
les jeux, les festins et les lectisternes 2. Nous discuterons plus tard,
s’il plaît à Dieu, cette distinction de Labéon; mais,
pour n’en dire en ce moment que ce qui touche à notre sujet, soit
que l’on offre indifféremment toutes choses à tous les dieux
comme étant tous bons (car des dieux ne sauraient être mauvais,
et ceux des païens ne sont tels que parce qu’ils sont tous des esprits
immondes), soit que l’on mette quelque différence , comme le veut
Labéon, dans les offrandes qu’on présente aux différents
dieux, c’est toujours avec raison que les Grecs honorent les comédiens
qui célèbrent les jeux, à l’égal des prêtres
qui offrent des victimes, de peur de faire injure à tous les dieux,
si tous aiment les jeux du théâtre, ou, ce qui serait plus
grave encore, aux dieux réputés bons, s’il n’y a que ceux-là
qui les voient avec plaisir.
CHAPITRE XII.
LES ROMAINS, EN INTERDISANT AUX POËTES D’USER CONTRE LES HOMMES
D’UNE LIBERTÉ QU’ILS LEUR DONNAIENT CONTRE LES DIEUX, ONT EU MOINS
BONNE OPINION DES DIEUX QUE D’EUX-MÊMES.
Les Romains ont tenu à cet égard une
1.On connaît trois Labéons, tous célèbres
par leur science en droit civil. Celui que cite ici saint Augustin est
le plus célèbre de tous, Antiettus Labéon, qui vivait
du temps d’Auguste. Voyez Suétone, ch. 54; et Aulu-Gelle, liv. I,
ch. 12, et liv. XIII, ch. 10 et 12.
2. Lectisternia. Cette cérémonie consistait à
dresser dans les temples de petits lits, sur lesquels on plaçait
toutes sortes de viandes, avec les images des dieux.
conduite toute différente, comme s’en glorifie Scipion dans
le dialogue déjà cité De la République. Loin
de consentir à ce que leur vie et leur réputation fussent
exposées aux injures et aux médisances des poètes,
ils prononcèrent la peine capitale contre ceux qui oseraient composer
des vers diffamatoires. C’était pourvoir à merveille au soin
de leur honneur, mais c’était aussi se conduire envers les dieux
d’une façon bien superbe et bien impie ; car enfin ils voyaient
ces dieux supporter avec patience et même écouter volontiers
les injures et les sarcasmes que leur adressaient les poètes, et,
malgré cet exempte, ils ne crurent pas de leur dignité de
supporter des insultes toutes pareilles ; de sorte qu’ils établirent
des lois pour s’en garantir au moment même où ils permettaient
que l’outrage fît partie des solennités religieuses. O Scipion
! comment pouvez-vous louer les Romains d’avoir défendu aux poètes
d’offenser aucun citoyen, quand vous voyez que ces mêmes poètes
n’ont épargné aucun de vos dieux ! Avez-vous estimé
si haut la gloire du sénat comparée à celle du dieu
du Capitole , que dis-je? la gloire de Rome seule mise en balance avec
celle de tout le ciel, que vous ayez lié par une loi expresse la
langue médisante des poètes, si elle était dirigé
contre un de vos concitoyens, tandis que vous la laissiez libre de lancer
l’insulte à son gré contre tous vos dieux, sans que personne,
ni sénateur, ni censeur, ni prince du sénat, ni pontife,
eût le droit de s’y opposer? Quoi il vous a paru scandaleux que Plaute
ou Névius pussent attaquer les Scipions, ou que Caton fût
insulté par Cécilius, et vous avez trouvé bon que
votre Térence 1 excitât les jeunes gens au libertinage par
l’exemple du grand Jupiter!
CHAPITRE XIII.
LES ROMAINS AURAIENT DU COMPRENDRE QUE DES DIEUX CAPABLES DE SE COMPLAIRE
A DES JEUX INFÂMES N’ÉTAIENT PAS DIGNES DES HONNEURS DIVINS.
Scipion, s’il vivait, me répondrait peut-être: Comment
ne laisserions-nous pas impunies des injures que les dieux eux-mêmes
ont
1. Bien que Térence fût Africain par sa naissance, saint
Augustin le considère ici comme tout Romain par son éducation
et ses amitiés, comme par ses ouvrages.
(32)
consacrées, puisque ces jeux scéniques, où on
les fait agir et parler d’une manière si honteuse, ont été
institués en leur honneur et sont entrés dans les moeurs
de Rome par leur commandement formel? — A quoi je réplique en demandant
à mon tour comment cette conduite des dieux n’a pas fait comprendre
aux Romains qu’ils n’avaient point affaire à des dieux véritables,
mais à des démons indignes de recevoir d’une telle république
les honneurs divins? Assurément, il n’eût point été
convenable, ni le moins du monde obligatoire de leur rendre un culte, s’ils
eussent exigé des cérémonies injurieuses à
la gloire des Romains ; comment dès lors, je vous prie, a-t-on pu
juger dignes d’adoration ces esprits de mensonge dont la méprisable
impudence allait jusqu’à demander que le tableau de leurs crimes
fit partie de leurs honneurs ? Aussi, quoique assez aveuglés par
la superstition pour adorer ces divinités étranges qui prétendaient
donner un caractère sacré aux infamies du théâtre,
les Romains, par un sentiment de pudeur et de dignité, refusèrent
aux comédiens les honneurs que leur accordaient les Grecs. C’est
ce que déclare Cicéron par la bouche de Scipion: «
Regardant, dit-il, l’art des comédiens et le théâtre
en général comme infâmes, les Romains ont interdit
aux gens de cette espèce l’honneur des emplois publics ; bien plus,
ils les ont fait exclure de leur tribu par une note du censeur 1 ».Voilà,
certes, un règlement d’une de la sagesse des Romains; mais j’aurais
voulu que tout le reste y eût répondu et qu’ils eussent été
conséquents avec eux-mêmes. Qu’un citoyen romain, quel qu’il
fût, du moment qu’il se faisait comédien, fût exclu
de tout honneur public, que le censeur ne souffrît même pas
qu’il demeurât dans sa tribu, cela est admirable, cela est digne
d’un peuple dont la grande âme adorait la gloire, cela est vraiment
romain! Mais qu’on me dise s’il y avait quelque raison et quelque conséquence
à exclure les comédiens de tout honneur, tandis que les comédies
faisaient partie des honneurs des dieux. Longtemps la vertu romaine n’avait
pas connu ces jeux du théâtre 2, et s’ils eussent été
recherchés par goût du plaisir, on aurait pu en expliquer
l’usage par le relâchement des moeurs ; mais
1. Comparez Tite-Live, lib. XIV, cap. 15, et Tertullien De Spectac.
, cap. 22.
2. Ils ne furent, en effet, institués que l’an de Rome 392.
Voyez Tite-Live, lib. VII cap. 2.
non, ce sont les dieux qui ont ordonné de les célébrer.
Comment donc flétrir le comédien par qui l’on honore le dieu
? et de quel droit noter d’infamie l’acteur d’une scène honteuse
si l’on en adore le promoteur? Voilà donc la dispute engagée
entre les Grecs et les Romains. Les Grecs croient qu’ils ont raison d’honorer
les comédiens, puisqu’ils adorent des dieux avides de comédies;
les Romains, au contraire, pensent que la présence d’un comédien
serait une injure pour une tribu de plébéiens, et à
plus forte raison pour le sénat. La question ainsi posée,
voici un syllogisme qui termine tout. Les Grecs en fournissent la majeure
: si l’on doit adorer de tels dieux, il faut honorer de tels hommes. La
mineure est posée par les Romains : or, il ne faut point honorer
de tels hommes. Les chrétiens tirent la conclusion: donc, il ne
faut point adorer de tels dieux.
CHAPITRE XIV.
PLATON, EN EXCLUANT LES POÈTES D’UNE CITÉ BIEN GOUVERNÉE,
S’EST MONTRÉ SUPÉRIEUR A CES DIEUX QUI VEULENT ÊTRE
HONORÉS PAR DES JEUX SCÉNIQUES.
Je demandé encore pourquoi les auteurs de pièces de théâtre,
à qui la loi des douze Tables défend de porter atteinte à
la réputation des citoyens et qui se permettent de lancer l’outrage
aux dieux, ne partagent point l’infamie des comédiens. Quelle raison
et quelle justice y a-t-il, quand on couvre d’opprobre les acteurs de ces
pièces honteuses et impies, à en honorer les auteurs ? C’est
ici qu’il faut donner la palme à un Grec, à Platon, qui,
traçant le modèle idéal d’une république parfaite,
en a chassé les poètes 1, comme des ennemis de la vérité.
Ce philosophe ne pouvait souffrir ni les injures qu’ils osent prodiguer
aux dieux, ni le dommage que leurs fictions causent aux moeurs. Comparez
maintenant Platon, qui n’était qu’on homme, chassant les poètes
de sa république pour la préserver de l’erreur, avec ces
dieux, dont la divinité menteuse voulait être- honorée
par des jeux scéniques. Celui-là s’efforce, quoique inutilement,
de détourner
1. Voyez la République de Platon, livres II et, III, et les
Lois, livres II et VII. — Platon s’y élève en effet avec
une fouie admirable contre les travestissements que les poètes font
subir à la divinité, mais il ne bannit expressément
de la république idéale que la poésie dramatique,
et dans la république réelle des Lois, il se contente de
la soumettre à la censure.
(33)
les Grecs légers et voluptueux de la composition de ces honteux
ouvrages; ceux-là en extorquent la représentation à
la pudeur des graves Romains. Et il n’a pas suffi aux dieux du paganisme
que les pièces du théâtre fussent représentées,
il a fallu les leur dédier, les leur consacrer, les célébrer
solennellement en leur honneur. A qui donc, je vous prie, serait-il plus
convenable de décerner les honneurs divins : à Platon, qui
s’est opposé au scandale, ou aux démons qui l’ont voulu,
abusant ainsi les hommes que Platon s’efforça vainement de détromper?
Labéon a cru devoir inscrire ce philosophe au rang des demi-dieux,
avec Hercule et Romulus. Or, les demi-dieux sont supérieurs aux
héros, bien que les uns et les autres soient au nombre des divinités.
Pour moi, je n’hésite pas à placer celui qu’il appelle un
demi-dieu non-seulement au-dessus des héros, mais au-dessus des
dieux mêmes. Quoi qu’il en soit, les lois romaines approchent assez
des sentiments de Platon ; si, en effet, Platon condamne les poètes
et toutes leurs fictions, les Romains leur ôtent du moins la liberté
de médire des hommes; si celui-là les bannit de la cité,
ceux-ci excluent du nombre des citoyens ceux qui représentent leurs
pièces, et les chasseraient probablement tout à fait s’ils
ne craignaient la colère de leurs dieux. Je conclus de là
que les Romains ne peuvent recevoir de pareilles divinités ni même
en espérer des lois propres à former les bonnes moeurs et
à corriger les mauvaises, puisque les institutions qu’ils ont établies
par une sagesse tout humaine surpassent et accusent celle des dieux. Les
dieux, en effet, demandent des représentations théâtrales:
les Romains excluent de tout honneur civil les hommes de théâtre.
Ceux-là commandent qu’on étale sur la scène leur propre
infamie : ceux-ci défendent de porter atteinte à la réputation
des citoyens. Quant à Platon, il paraît ici comme un vrai
demi-dieu, puisqu’il s’oppose au caprice insensé des divinités
païennes et fait Voir en même temps aux Romains ce qui manquait
à leurs lois; convaincu, en effet, que les poètes ne pouvaient
être que dangereux, soit en défigurant la vérité
dans leurs fictions, soit en proposant à l’imitation des faibles
humains les plus détestables exemples donnés par les dieux,
il déclara qu’il fallait les bannir sans exception d’un Etat réglé
selon la sagesse. S’il faut dire ici le fond de notre pensée, nous
ne croyons pas que Platon soit un dieu ni un demi-dieu; nous ne le comparons
à aucun des saints anges ou des vrais prophètes de Dieu,
ni à aucun apôtre ou martyr de Jésus-Christ, ni même
à aucun chrétien; et nous dirons ailleurs, avec la grâce
de Dieu, sur quoi se fonde notre sentiment; mais puisqu’on en veut faire
un demi-dieu 1, nous déclarons volontiers que nous le croyons supérieur,
sinon à Hercule et à Romulus (bien qu’il n’ait pas tué
son frère et qu’aucun poète ou historien ne lui impute aucun
autre crime), du moins à Priape, ou à quelque Cynocéphale
2, ou enfin à la Fièvre 3, divinités ridicules que
les Romains ont reçues des étrangers ou dont le culte est
leur propre ouvrage. Comment donc de pareils dieux seraient-ils capables
de détourner ou de guérir les maux qui souillent les âmes
et corrompent les moeurs, eux qui prennent soin de répandre et de
cultiver la semence de tous les désordres en ordonnant de représenter
sur la scène leurs crimes véritables ou supposés,
comme pour enflammer à plaisir les passions mauvaises et les autoriser
de l’exemple du ciel ! C’est ce qui fait dire à Cicéron,
déplorant vainement la licence des poètes: « Ajoutez
à l’exemple des dieux les cris d’approbation du peuple, ce grand
maître de vertu et de sagesse, quelles ténèbres vont
se répandre dans les âmes! quelles frayeurs les agiter ! quelles
passions s’y allumer 4 »
CHAPITRE XV.
LES ROMAINS SE SONT DONNÉ CERTAINS DIEUX, NON PAR RAISON, MAIS
PAR VANITÉ.
Mais n’est-il pas évident que c’est la vanité plutôt
que la raison qui les a guidés dans le choix de leurs fausses divinités?
Ce grand Platon, dont ils font un demi-dieu, qui a consacré de si
importants ouvrages à combattre les maux les plus funestes, ceux
de l’âme qui corrompent les moeurs, Platon n’a pas été
jugé digne d’une simple chapelle; mais pour leur Romulus, ils n’ont
pas manqué de le mieux traiter que les dieux, bien
1. Selon Varron, les demi-dieux, nés d’une divinité et
d’un être mortel, tiennent un rang intermédiaire entre les
dieux immortels et les héros.
2.Les Cynocéphales sont des dieux égyptiens, représentés
avec une tête de chien.
3. La Fièvre avait à Rome trois temples. Voyez Cicécon,
De Nat deor., lib. III, cap. 25; et Valère Maxime, lib. II, cap.
5, § 6.
4. Cicéron, De repupl., lib. V. — Comp. Tusculanes, s. II, 2.
(35)
que leur doctrine secrète le place au simple rang de demi-dieu.
Ils sont allés jusqu’à lui donner un flamme, c’est-à-dire
un de ces prêtres tellement considérés chez les Romains,
comme le marquait le signe particulier de leur coiffure 1, que trois divinités
seulement en avaient le privilége, savoir : Jupiter, Mars et Romulus
ou Quirinus, car ce fut le nom que donnèrent à Romulus ses
concitoyens quand ils lui ouvrirent en quelque façon la porte du
ciel. Ainsi, ce fondateur de Rome a été préféré
à Neptune et à Pluton, frères de Jupiter, et même
à Saturne, père de ces trois dieux; on lui a décerné
le même honneur qu’à Jupiter; et si cet honneur a été
étendu à Mars, c’est probablement parce qu’il était
père de Romulus.
CHAPITRE XVI.
SI LES DIEUX AVAIENT EU LE MOINDRE SOUCI DE FAIRE RÉGNER LA
JUSTICE, ILS AURAIENT DONNÉ AUX ROMAINS DES PRÉCEPTES ET
DES LOIS, AU LIEU DE LES LEUR LAISSER EMPRUNTER AUX NATIONS ÉTRANGÈRES.
Si les Romains avaient pu recevoir des lois de leurs dieux, auraient-ils
emprunté aux Athéniens celles de Solon, quelques années
2 après la fondation de Rome? Et encore ne les observèrent-ils
pas telles qu’ils les avaient reçues, mais ils s’efforcèrent
de les rendre meilleures. Je sais que Lycurgue avait feint d’avoir reçu
les siennes d’Apollon, pour leur donner plus d’autorité sur l’esprit
des Spartiates 3; mais les Romains eurent la sagesse de n’en rien croire
et de ne point puiser à cette source. On rapporte à Numa
Pompilius, successeur de Romulus, l’établissement de plusieurs lois,
parmi lesquelles un certain nombre qui réglaient beaucoup de choses
religieuses; mais ces lois étaient loin de suffire à la conduite
de l’Etat, et d’ailleurs on ne dit pas que Numa les eût reçues
des dieux. Ainsi donc, pour ce qui regarde les maux de l’âme, les
maux de la conduite humaine, les maux qui corrompent les moeurs, maux si
graves que les plus éclairés parmi les païens
1. Ce signe était l’apex, baguette environnée de laine
que les flamines portaient à l’extrémité de leur bonnet.
Voyez Servius, ad Aeneid., lib. II, V. 683, et lib. VIII, V 654. — Valère
Maxime raconte ( lib. I, cap. 1, § 4), que le flamine Sulpicius perdit
sa dignité pour avoir laissé l’apex tomber de sa tête
pendant le sacrifice.
2. Ce ne fut que trois cents ans après la fondation de Borne,
selon Tite-Live, lib. III, cap. 33, 34.
3. Voyez Xénophon, De republ. Laced., cap. 8.
ne croient pas qu’un Etat y puisse résister, même quand
les villes restent debout 1, pour tous les maux de ce genre, les dieux
n’ont pris aucun souci d’en préserver leurs adorateurs ; bien au
contraire , comme nous l’avons établi plus haut, ils ont tout fait
pour les aggraver.
CHAPITRE XVII.
DE L’ENLÈVEMENT DES SABINES, ET DES AUTRES INIQUITÉS
COMMISES PAR LES ROMAINS AUX TEMPS LES PLUS VANTÉS DE LA RÉPUBLIQUE.
On dira peut-être que si les dieux n’ont pas donné de
lois aux Romains, c’est que « le caractère de ce peuple, autant
que ses lois, comme dit Salluste, le rendait bon et équitable 1
». Un trait de ce caractère, ce fut, j’imagine, l’enlèvement
des Sabines. Qu’y a-t-il, en effet, de plus équitable et de meilleur
que de ravir par force, au gré de chacun, des filles étrangères,
après les avoir attirées par l’appât trompeur d’un
spectacle? Parlons sérieusement : si les Sabins étaient injustes
en refusant leurs filles, combien les Romains étaient-ils plus injustes
en les prenant sans qu’on les leur accordât? Il eût été
plus juste de faire la guerre au peuple voisin pour avoir refusé
d’accorder ses filles, que pour avoir redemandé ses filles ravies.
Mieux eût donc valu que Romulus se fût conduit de la sorte;
car il n’est pas douteux que Mars n’eût aidé son fils à
venger un refus injurieux et à parvenir ainsi à ses fins.
La guerre lui eût donné une sorte de droit de s’emparer des
filles qu’on lui refusait injustement, au lieu que la paix ne lui en laissait
aucun de mettre la main sur des filles qu’on ne lui accordait pas; et ce
fut une injustice de faire la guerre à des parents justement irrités.
Heureusement pour eux, les Romains, tout en consacrant par les jeux du
cirque le souvenir de l’enlèvement des Sabines, ne pensèrent
pas que ce fût un bon exemple à proposer à la république.
Ils firent, à la vérité, la faute d’élever
au rang des dieux Romulus, l’auteur de cette grande iniquité; mais
on ne peut leur reprocher de l’avoir autorisée par leurs lois ou
par leurs moeurs.
1. Saint Augustin fait peut-être allusion au beau passage de
Plante (Persa, act. w, se. 4, y. 11-14).
2. Salluste, Catilina, ch. 9.
3. Ces jeux annuels, consacrés à Neptune, s’appelaient
Consualia, de Consus, nom de Neptune équestre. Voyez Tite-Live,
lib. I, cap. 9, et Varron, De ling. lat., lib. VI, § 20.
(35)
Quant à l’équité et à la bonté naturelles
de leur caractère, je demanderai s’ils en donnèrent une preuve
après l’exil de Tarquin. Ce roi, dont le fils avait violé
Lucrèce, ayant été chassé de Rome avec ses
enfants, le consul Junius Brutus força le mari de Lucrèce,
Tarquin Collatin, qui était son collègue et l’homme le plus
excellent et le plus innocent du monde, à se démettre de
sa charge et même à quitter la ville, par cela seul qu’il
était parent des Tarquins et en portait le nom. Et le peuple favorisa
ou souffrit cette injustice, quoique ce fût lui qui eût fait
Collatin consul aussi bien que Brutus 1 Je demanderai encore si les Romains
montrèrent cette équité et cette bonté tant
vantées dans leur conduite à l’égard de Camille. Après
avoir vaincu les Véïens, les plus redoutables ennemis de Rome,
ce héros qui termina, après dix ans, par la prise de la capitale
ennemie, une guerre sanglante où Rome avait été mise
à deux doigts de sa perte, fut appelé en justice par la haine
de ses envieux et par l’insolence des tribuns du peuple, et trouva tant
d’ingratitude chez ses concitoyens qu’il s’en alla volontairement en exil,
et fut même condamné en son absence à dix mille as
d’amende, lui qui allait devenir bientôt pour la seconde fois, en
chassant les Gaulois, le vengeur de son ingrate patrie 2. Mais il serait
trop long de rapporter ici toutes les injustices et toutes les bassesses
dont Rome fut le théâtre, à cette époque de
discorde, où les patriciens s’efforçant de dominer sur le
peuple, et le peuple s’agitant pour secouer le joug, les chefs des deux
partis étaient assurément beaucoup plus animés par
le désir de vaincre que par l’amour du bien et de l’équité.
CHAPITRE XVIII.
TÉMOIGNAGE DE SALLUSTE SUR LES MOEURS DU PEUPLE ROMAIN, TOUR
A TOUR CONTENUES PAR LA CRAINTE ET RELÂCHÉES PAR LA SÉCURITÉ.
Au lieu donc de poursuivre, j’aime mieux rapporter le témoignage
de ce même Salluste, qui m’a donné occasion d’aborder ce sujet
en disant du peuple romain « que son caractère, autant que
ses lois, le rendait bon et équitable ». Salluste veut ici
glorifier ce temps où Rome, après la chute des rois, prit
en très-peu
1. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 6, et lib. II, cap. 2.
2. Voyez Tite Live, lib V, cap 32 ; Valère Maxime, lib. V, cap
3 et Plutarque, Vie de Camille.
d’années d’incroyables accroissements, et cependant il ne laisse
pas d’avouer, dès le commencement du premier livre de son Histoire
1, que dans ce même temps, quand l’autorité passa des rois
aux consuls, les patriciens ne tardèrent pas à opprimer le
peuple, ce qui occasionna la séparation du peuple et du sénat
et une foule de dissensions civiles. En effet, après avoir rappelé
qu’entre la seconde et la troisième guerre punique, les bonnes moeurs
et la concorde régnaient parmi le peuple romain, heureux état
de choses qu’il attribue, non à l’amour de la justice, mais à
cette crainte salutaire de l’ennemi que Scipion Nasica voulait entretenir
en s’opposant à la ruine de Carthage, l’historien ajoute ces paroles
: « Mais, Carthage prise, la discorde, la cupidité, l’ambition,
et tous les vices qui naissent d’ordinaire de la prospérité
se développèrent rapidement ». D’où l’on doit
conclure qu’auparavant ils avaient commencé de paraître et
de grandir. Salluste ajoute, pour appuyer son sentiment: « Car les
violences des citoyens puissants, qui amenèrent la « séparation
du peuple et du sénat, et une foule de dissensions civiles, troublèrent
Rome dès le principe, et l’on n’y vit fleurir la modération
et l’équité qu’au temps où les rois furent expulsés,
alors qu’on redoutait les Tarquins et la guerre avec l’Etrurie ».
On voit ici Salluste chercher la cause de cette modération et de
cette équité qui régnèrent à Rome pendant
un court espace de temps après l’expulsion des Tarquins. Cette cause,
à ses yeux, c’est la crainte; on redoutait, en effet, la guerre
terrible que le roi Tarquin, appuyé sur ses alliés d’Etrurie,
faisait au peuple qui l’avait chassé de son trône et de ses
Etats. Mais ce qu’ajoute l’historien mérite une attention particulière
: « Après cette époque, dit-il, les patriciens traitèrent
les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort et celui-là
aux verges, comme avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire
de son champ, et imposant à celui qui n’avait rien la plus dure
tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout
par l’usure, le bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient
peser avec le service militaire les plus lourds impôts, prit les
armes et se
1. Salluste avait écrit l’histoire de Rome pendant la période
de quatorze ans environ comprise entre 78 avant J-C. et 65 après.
Cet ouvrage est perdu; il n’en reste que des fragments.
(36)
retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin 1; ce fut ainsi qu’il
obtint ses tribuns et d’autres prérogatives. Mais la lutte elles
dissensions ne furent entièrement éteintes qu’à la
seconde guerre punique ». Voilà ce que devinrent, au bout
de quelque temps, peu après l’expulsion des rois, ces Romains dont
Salluste nous dit: « Que leur caractère, autant que leurs
lois, les rendait justes et équitables ». Or, si telle a été
la république romaine aux jours de sa vertu et de sa beauté,
que dirons-nous du temps qui a suivi, où, comme dit Salluste : «
Changeant peu à peu, de belle et vertueuse qu’elle était
, elle devint laide et corrompue », et cela, comme il a soin de le
remarquer, depuis la ruine de Carthage? On peut voir, dans son Histoire,
le tableau rapide qu’il trace de ces tristes temps, et par quels degrés
la corruption, née des prospérités de Rome, aboutit
enfin à la guerre civile : « Depuis cette époque, dit-il,
les antiques moeurs, au lieu de s’altérer insensiblement, s’écoulèrent
comme un torrent; car le luxe et la cupidité avaient tellement dépravé
la jeunesse que nul ne pouvait plus conserver son propre patrimoine ni
souffrir la conservation de celui d’autrui ». Salluste parle ensuite
avec quelque étendue des vices de Sylla et des autres hontes de
la république, et tous les historiens sont ici d’accord avec lui,
quoiqu’ils n’aient pas son éloquence. Voilà, ce me semble,
des témoignages suffisants pour faire voir à quiconque voudra
y prendre garde dans quel abîme de corruption Rome était tombée
avant l’avénement de Notre-Seigneur , car tous ces désordres
avaient éclaté, non-seulement avant que Jésus-Christ
revêtu d’un corps eût commencé à enseigner sa
doctrine, mais avant qu’il fût né d’une vierge. Si donc les
païens n’osent imputer à leurs
dieux les maux de ces temps antérieurs, tolérables avant
la ruine de Carthage, intolérables depuis, bien que leurs dieux
seuls, dans leur méchanceté et leur astuce, en jetassent
la semence dans l’esprit des hommes par les folles opinions qu’ils y répandaient,
pourquoi imputent-ils les maux présents à Jésus-Christ,
dont la doctrine salutaire défend d’adorer ces dieux faux et trompeurs,
et qui,
1. Ce fut dix-sept ans après l’expulsion des Tarquins que le
peuple se retira sur le mont Sacré. Voyez Tite-Live, lib. II, cap.
32, et lib. III, cap. 50.
condamnant par une autorité divine ces dangereuses et criminelles
convoitises du coeur humain, retire peu à peu sa famille d’un monde
corrompu et qui tombe, pour établir, non sur les applaudissements
de la vanité, mais sur le jugement de la vérité même,
son éternelle et glorieuse cité!
CHAPITRE XIX.
DE LA CORRUPTION OU ÉTAIT TOMBÉE LA RÉPUBLIQUE
ROMAINE AVANT QUE LE CHRIST VÎNT ABOLIR LE CULTE DES DIEUX.
Voilà donc comment la république romaine, « changeant
peu à peu, de belle et vertueuse qu’elle était, devint laide
et corrompue ». Et ce n’est pas moi qui le dis le premier; leurs
auteurs, dont nous l’avons appris pour notre argent, l’ont dit longtemps
avant l’avénement du Christ. Voilà comment depuis la ruine
de Carthage, « les antiques moeurs, au lieu de s’altérer insensiblement
, s’écoulèrent comme un torrent : tant le luxe et la cupidité
avaient corrompu la jeunesse ! »Où sont les préceptes
donnés au peuple romain par ses dieux contre le luxe et la cupidité?
et plût au ciel qu’ils se fussent contentés de se taire sur
la chasteté et la modestie, au lieu d’exiger des pratiques indécentes
et honteuses auxquelles ils donnaient une autorité pernicieuse par
leur fausse divinité ! Qu’on lise nos Ecritures, on y verra cette
multitude de préceptes sublimes et divins contre l’avarice et l’impureté,
partout répandus dans les Prophètes, dit le saint Evangile,
dans les Actes et les Epîtres des Apôtres, et qui font éclater
à l’oreille des peuples assemblés non pas le vain bruit des
disputes philosophiques, mais le tonnerre des divins oracles roulant dans
les nuées du ciel. Les païens n’ont garde d’imputer à
leurs dieux le luxe, la cupidité, les moeurs cruelles et dissolues
qui avaient si profondément corrompu la république avant
la venue de Jésus-Christ; et ils osent reprocher à la religion
chrétienne toutes les afflictions que leur orgueil et leurs débauches
attirent aujourd’hui sur elle. Et pourtant, si les rois et les peuples,
si tous les princes et les juges de la terre, si les jeunes hommes et les
jeunes filles, les vieillards et les enfants, tous les âges, tous
les sexes, sans oublier ceux à qui s’adresse saint Jean-Baptiste
1, publicains et
1. Luc.III, 12.
(37)
soldats, avaient soin d’écouter et d’observer les préceptes
de la vie chrétienne, la république serait ici-bas éclatante
de prospérité et s’élèverait sans effort au
comble de la félicité promise dans le royaume éternel;
mais l’un écoute et l’autre méprise, et comme il s’en trouve
plus qui préfèrent la douceur mortelle des vices à
l’amertume salutaire des vertus 1, il faut bien que les serviteurs de Jésus-Christ,
quelle que soit leur condition, rois, princes, juges, soldats, provinciaux,
riches et pauvres, libres ou esclaves de l’un ou de l’autre sexé,
supportent cette république terrestre, fût-elle avilie, fût-elle
au dernier degré de la corruption, pour mériter par leur
patience un rang glorieux dans la sainte et auguste cour des anges, dans
cette république céleste où la volonté de Dieu
est l’unique loi.
CHAPITRE XL
DE L’ESPÈCE DE FÉLICITÉ ET DU GENRE DE VIE QUI
PLAIRAIENT LE PLUS AUX ENNEMIS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
Mais qu’importe aux adorateurs de ces méprisables divinités,
aux ardents imitateurs de leurs crimes et de leurs débauches, que
la république soit vicieuse et corrompue? Qu’elle demeure debout,
disent-ils; que l’abondance y règne; qu’elle soit victorieuse, pleine
de gloire, ou mieux encore, tranquille au sein de la paix;. que nous fait
tout le reste? Ce qui
nous importe, c’est que chacun accroisse tous les jours ses richesses
pour suffire à ses profusions continuelles et s’assujétir
les faibles. Que les pauvres fassent la cour aux riches pour avoir de quoi
vivre, et pour jouir d’une oisiveté tranquille à l’ombre
de leur protection; que les riches fassent des pauvres les instruments
de leur vanité et de leur fastueux patronage. Que les peuples saluent
de leurs applaudissements, non les tuteurs de leurs intérêts,
mais les pourvoyeurs de leurs plaisirs; que rien de pénible ne soit
commandé, rien d’impur défendu; que les rois s’inquiètent
de trouver dans leurs sujets, non la vertu, mais la docilité; que
les sujets obéissent aux rois , non comme aux directeurs de leurs
moeurs, mais comme aux arbitres de leur fortune et aux intendants de leurs
voluptés,
1. Saint Augustin parait ici faire allusion au passage célèbre
d’Hésiode sur les deux voies contraires du vice et de la vertu.
Voyez les Oeuvres et les Jours, vers 285 et seq. — Comp. Xénophon,
dans les Mémorables, livre II, ch. 2, § 21, où se trouve
la fable de Prodicus.
ressentant pour eux, à la place d’un respect sincère,
une crainte servile; que les lois veillent plutôt à conserver
à chacun sa vigne que son innocence; que l’on n’appelle en justice
que ceux qui entreprennent sur le bien ou sur la vie d’autrui, et qu’au
reste il soit permis de faire librement tout ce qu’on veut des siens ou
avec les siens, ou avec tous ceux qui veulent y consentir; que les prostituées
abondent dans les rues pour quiconque désire en jouir, surtout pour
ceux qui n’ont pas le moyen d’entretenir une concubine; partout de vastes
et magnifiques maisons, des festins somptueux, où chacun, pourvu
qu’il le veuille ou qu’il le puisse, trouve jour et nuit le jeu, le vin,
le vomitoire, la volupté; qu’on entende partout le bruit de la danse;
que le théâtre frémisse des transports d’une joie dissolue
et des émotions qu’excitent les plaisirs les plus honteux et les
plus cruels. Qu’il soit déclaré ennemi public celui qui osera
blâmer ce genre de félicité; et si quelqu’un veut y
mettre obstacle, qu’on ne l’écoute pas, que le peuple l’arrache
de sa place et le supprime du nombre des vivants; que ceux-là seuls
soient regardés comme de vrais dieux qui ont procuré au peuple
ce bonheur et qui le l’ai conservent; qu’on les adore suivant leurs désirs;
qu’ils exigent les jeux qui leur plaisent et les reçoivent de leurs
adorateurs ou avec eux; qu’ils fassent seulement que ni la guerre, ni la
peste, ni aucune autre calamité, ne troublent un état si
prospère! Est-ce là, je le demande à tout homme en
possession de sa raison, est-ce là l’empire romain? ou plutôt,
n’est-ce pas la maison de Sardanapale, de ce prince livré aux voluptés,
qui fit écrire sur son tombeau qu’il ne lui restait plus après
la mort que ce que les plaisirs avaient déjà consumé
de lui pendant sa vie? Si nos adversaires avaient un roi comme celui-là,
complaisant pour toute débauche et désarmé contre
tout excès, ils lui consacreraient, je n’en doute pas, et de plus
grand coeur que les anciens Romains à Romulus, un temple et un flamme.
CHAPITRE XXI.
SENTIMENT DE CICÉRON SUR LA RÉPUBLIQUE ROMAINE.
Si nos adversaires récusent le témoignage de l’historien
qui nous a dépeint la république romaine comme déchue
de sa beauté et de sa (38) vertu, s’ils s’inquiètent peu
d’y voir abonder les crimes, les désordres et les souillures de
toute espèce, pourvu qu’elle se maintienne et subsiste, qu’ils écoutent
Cicéron, qui ne dit plus seulement, comme Salluste, que la république
était déchue, mais qu’elle avait cessé d’être
et qu’il n’en restait plus rien. Il introduit Scipion, le destructeur de
Carthage, discourant sur la république en un temps où la
corruption décrite par Salluste faisait pressentir sa ruine prochaine.
C’est le moment 1 qui suivit la mort de l’aîné des Gracques,
le premier, au témoignage du même Salluste, qui ait excité
de grandes séditions; et il est question de sa fin tragique, dans
la suite du dialogue. Or, sur la fin du second livre, Scipion s’exprime
en ces termes 2 : « Si dans un concert il faut maintenir un certain
accord entre les sons différents qui sortent de la flûte,
de la lyre et des voix humaines, sous peine de blesser par la moindre discordance
les oreilles exercées, si ce parfait accord ne peut s’obtenir qu’en
soumettant les accents les plus divers à une même mesure,
de même, dans l’Etat, un certain équilibre est nécessaire
entre les diverses classes, hautes, basses et moyennes, et l’harmonie résulte
ici, comme dans la musique, d’un accord entre des éléments
très-divers ; cette harmonie, dans l’Etat, c’est la concorde, le
plus fort et le meilleur gage du salut public, mais qui, sans la justice,
ne peut exister 3 ». Scipion développe quelque temps cette
thèse, pour montrer combien la justice est avantageuse à
un Etat, et combien tout est compromis quand elle disparaît. Alors
l’un des interlocuteurs, Philus 4 prend la parole et demande que la question
soit traitée plus à fond, et que par de nouvelles recherches
sur la nature du juste, on fixe la valeur de cette maxime qui commençait
alors à se répandre : qu’il est impossible de gouverner la
république sans injustice. Scipion consent que l’on discute
1.Le dialogue de Cicéron sur la République est censé
avoir eu lien l’an de Rome 625, sous le consulat de Tuditanus et d’Aquillius.
2. Cette citation de la République de Cicéron est tirée
du second livre qu’Angelo Maio a retrouvé presque tout entier. Voyez
le chap. 42.
3. Montesquieu s’est servi de la même comparaison : « Ce
que l’on appelle union, dans un corps politique, dit-il, est une chose
fort équivoque. La vraie est une union d’harmonie qui fait que toutes
les parties. quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent
au bien général, comme des dissonances dans la musique, qui
concourent à l’accord total ». (Grandeur et décadence
des Romains, ch. 10.)
4. Furius Philus, consul en 618. — Ce personnage est, avec Scipion
et Lélius, un des principaux interlocuteurs du dialogue de Cicéron.
ce problème, et fi ajoute qu’à son avis tout ce qu’on
a dit sur la république n’est rien et qu’il est impossible de passer
outre, si on n’a pas établi, non-seulement qu’il n’est pas impossible
de gouverner sans injustice, mais qu’il est impossible de gouverner sans
prendre la justice pour règle souveraine 1. Cette question, remise
au lendemain, est agitée avec grande chaleur et-fait le sujet du
troisième livre. Philus prend le parti de ceux qui soutiennent qu’une
république ne peut être gouvernée sans injustice, après
avoir déclaré toutefois que ce sentiment n’est pas le sien.
Il plaide de son mieux pour l’injustice contre la justice, tâchant
de montrer par des raisons vraisemblables et par des exemples que la première
est aussi avantageuse à la république que la seconde lui
est inutile. Alors Lélius, sur la prière de tous, entreprend
la défense de la justice et fait tous ses efforts pour démontrer
qu’il n’y a rien de plus contraire à un Etat que l’injustice, et
que sans une justice sévère il n’y a ni gouvernement, ni
sécurité possibles.
Cette question paraissant suffisamment traitée, Scipion reprend
son discours et recommande cette courte définition qu’il avait donnée
La république, c’est la chose du peuple 2, Or, le peuple n’est point
un pur assemblage d’individus, mais une société fondée
sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts.
Ensuite il fait voir combien une bonne définition est utile dans
tout débat, et il conclut de la sienne que la république,
la chose du peuple, n’existe effectivement que lorsqu’elle est administrée
selon le bien et la justice, soit par un roi, soit par un petit nombre
de grands, soit par le peuple entier. Mais quand un roi est injuste et
devient un tyran, comme disent les Grecs, quand les grands sont injustes
et deviennent une faction, ou enfin quand le peuple est injuste et devient,
lui aussi, un tyran, car Scipion ne voit pas d’autre nom à lui donner,
alors, non-seulement la république est corrompue, comme on l’avait
reconnu la veille, mais, aux termes de la définition établie,
la république n’est plus, puisqu’elle a cessé d’être
la chose du peuple pour devenir celle d’un tyran ou d’une faction, le peuple
lui-même, du moment qu’il devient
1. Cette démonstration formait le chap. 43 du livre II de la
République.
2. Voyez De Republ., lib. I, cap. 25.
(39)
injuste, cessant d’être le peuple, c’est-à-dire une société
fondée sur des droits reconnus el sur la communauté des intérêts.
Lors donc que la république romaine était telle que la
décrit Salluste, elle n’était pas seulement déchue
de sa beauté et de sa vertu, comme le dit l’historien, mais elle
avait cessé d’être, suivant le raisonnement de ces grands
hommes. C’est ce que Cicéron prouve au commencement du cinquième
livre , où il ne parle plus au nom de Scipion, mais en son propre
nom. Après avoir rappelé ce vers d’Ennius:
Rome a pour seul appui ses moeurs et ses grands hommes,
« Ce vers, dit-il, parla vérité comme par la précision,
me semble un oracle émané du sanctuaire. Ni les hommes, en
effet, si l’Etat n’avait eu de telles moeurs, ni les moeurs publiques,
s’il ne s’était montré de tels hommes, n’auraient pu fonder
ou maintenir pendant si longtemps une si vaste domination. Aussi voyait-on,
avant notre siècle, la force des moeurs héréditaires
appeler naturellement les hommes supérieurs, et ces hommes éminents
retenir les vieilles coutumes et les institutions des aïeux. Notre
siècle, au contraire, recevant la république comme un chef-d’oeuvre
d’un autre âge, qui déjà commençait à
vieillir et à s’effacer, non-seulement a négligé de
renouveler les couleurs du tableau primitif, mais ne s’est pas même
occupé d’en conserver au moins le dessin et comme les derniers contours
».
«Que reste-t-il, en effet, de ces moeurs antiques, sur lesquelles
le poëte appuyait la république romaine? Elles sont tellement
surannées et mises en oubli, que, loin de les pratiquer, on ne les
connaît même plus. Parlerai-je des hommes? Les moeurs elles-mêmes
n’ont péri que par le manque de grands hommes; désastre qu’il
ne suffit pas d’expliquer, et dont nous aurions besoin de nous faire absoudre,
comme d’un crime capital; car c’est grâce à nos vices, et
non par quelque coup du sort que, conservant encore la république
de nom, nous en avons dès longtemps perdu la réalité
1 . »
Voilà quels étaient les sentiments de Cicéron,
longtemps, il est vrai, après la mort de Scipion l’Africain 2, mais
enfin avant l’avénement de
1. Cicéron, le De la République, liv. V, trad. De M.
Villemain.
2. Scipion l’Africain mourut l’an de Rome 624. C’est environ dix ans
après que Cicéron écrivit le dialogue de la République,
c’est-à-dire soixante ans avant Jésus-Christ.
Jésus-Christ. Certes, si un pareil état de choses eût
existé et eût été signalé depuis l’établissement
de la religion du Christ, quel est celui de nos adversaires qui ne l’eût
imputé à son influence? Je demande donc pourquoi leurs dieux
ne se sont pas mis en peine de prévenir cette ruine de la république
romaine que Cicéron, bien longtemps avant l’incarnation de Jésus-Christ,
déplore avec de si pathétiques accents? Maintenant c’est
aux admirateurs des antiques moeurs et de la vieille Rome d’examiner s’il
est bien vrai que la justice régnât dans ce temps-là;
peut-être, à la place d’une vivante réalité,
n’y avait-il qu’une surface ornée de couleurs brillantes, suivant
l’expression échappée à Cicéron. Mais nous
discuterons ailleurs cette question, s’il plaît à Dieu 1.
Car je m’efforcerai de prouver, en temps et lieu, que selon les définitions
de la république et du peuple, données par Scipion avec l’assentiment
de ses amis, jamais il n’y a eu à Rome de république, parce
que jamais il n’y a eu de vraie justice. Si l’on veut se relâcher
de cette sévérité et prendre des définitions
plus généralement admises, je veux bien convenir que la république
romaine a existé, surtout à mesure qu’on s’enfonce dans les
temps primitifs; mais il n’en demeure pas moins établi que la véritable
justice n’existe que dans cette république dont le Christ est le
fondateur et le gouverneur. Je puis, en effet, lui donner le nom de république,
puisqu’elle est incontestablement la chose du peuple; mais si ce mot, pris
ailleurs dans un autre sens, s’écarte trop ici de notre langage
accoutumé, il faut au moins reconnaître que le seul siége
de la vraie justice, c’est cette cité dont il est dit dans l’Ecriture
sainte : « On a publié « de toi des choses glorieuses,
ô cité de Dieu 2! »
CHAPITRE XXII.
LES DIEUX DES ROMAINS N’ONT JAMAIS PRIS SOIN D’EMPÊCHER QUE LES
MOEURS NE FISSENT PÉRIR LA RÉPUBLIQUE.
Mais, pour revenir à la question, qu’on célèbre
tant qu’on voudra la république romaine, telle qu’elle a été
ou telle qu’elle est, il est certain que, selon leurs plus savants écrivains,
elle était déchue bien avant
1. Voyez plus bas le livre XIX, ch. 21 et 24.
2. Psal. LXXXVI, 3.
(40)
l’avénement du Christ; que dis-je? n’ayant plus de moeurs, elle
n’était déjà plus. Pour l’empêcher de périr,
qu’auraient dû faire les dieux protecteurs? lui donner les préceptes
qui règlent la vie et forment les moeurs, en échange de tant
de prêtres, de temples, de sacrifices, de cérémonies,
de fêtes et de jeux solennels. Mais en tout cela les démons
ne songeaient qu’à leur intérêt, se mettant fort peu
en peine de la manière dont le peuple vivait, le portant au contraire
à mal vivre, pourvu qu’asservi par la crainte il continuât
de les honorer. Si on répond qu’ils lui ont donné des préceptes,
qu’on les cite, qu’on les montre; qu’on nous dise à quel commandement
des dieux ont désobéi les Gracques en troublant l’Etat par
leurs séditions; Marius, Cinna et Carbon, en allumant des guerres
civiles injustes dans leurs commencements, cruelles dans leur progrès,
sanglantes dans leur terme; Sylla enfin, dont on ne saurait lire la vie,
les moeurs, les actions dans Salluste et dans les autres historiens, sans
frémir d’horreur. Qui n’avouera qu’une telle république avait
cessé d’exister? Dira-t-on, pour la défense de ces dieux,
qu’ils ont abandonné Rome à cause de cette corruption même,
selon ces vers de Virgile 1:
« Les dieux protecteurs de cet empire ont tous abandonné
leurs temples et leurs autels».
Mais d’abord, s’il en est ainsi, les païens n’ont pas le droit
de se plaindre que la religion chrétienne leur ait fait perdre la
protection de leurs dieux, puisque déjà les moeurs corrompues
de leurs ancêtres avaient chassé des autels de Rome, comme
des mouches, tout cet essaim de petites divinités. Où était
d’ailleurs cette armée de dieux, lorsque Rome, longtemps avant la
corruption des moeurs antiques, fut prise et brûlée par les
Gaulois? S’ils étaient là, ils dormaient sans doute; car
de toute la ville tombée au pouvoir de l’ennemi, il ne restait aux
Romains que le Capitole, qui aurait été pris comme tout le
reste, si les oies n’eussent veillé pendant le sommeil des dieux
2. Et de là, l’institution de la fête des oies, qui fit presque
tomber Rome dans les superstitions des Egyptiens, adorateurs des bêtes
et des oiseaux 3. Mais mon dessein n’est pas de parler présentement
de ces maux
1. Enéide, liv. II, V. 351, 352.
2.Voyez Tite-Live, lib. V, cap. 38 et seq., et cap. 47, 48.
3.Voyez Plutarque, De fort. Roman., § 12.
extérieurs qui se rapportent au corps plutôt qu’à
l’esprit et qui ont pour cause la guerre ou tout autre fléau; je
ne parle que de la décadence des moeurs, d’abord insensiblement
altérées, puis s’écoulant comme un torrent et entraînant
si rapidement la république dans leur ruine qu’il n’en restait plus,
au jugement de graves esprits, que les murailles et les maisons. Certes,
les dieux auraient eu raison de se retirer d’elle pour la laisser périr,
et, comme dit Virgile, d’abandonner leurs temples et leurs autels, si elle
eût méprisé leurs préceptes de vertu et de justice;
mais que dire de ces dieux, qui ne veulent plus vivre avec un peuple qui
les adore, sous prétexte qu’il vit mal, quand ils ne lui ont pas
appris à bien vivre?
CHAPITRE XXIII.
LES VICISSITUDES DES CHOSES TEMPORELLES NE DÉPENDENT POINT DE
LA FAVEUR OU DE L’INIMITIÉ DES DÉMONS, MAIS DU CONSEIL DU
VRAI DIEU.
J’irai plus loin ; je dirai que les dieux ont paru aider leurs adorateurs
à contenter leurs convoitises, et n’ont jamais rien fait pour les
contenir. C’est en effet par leur assistance que Marius, homme nouveau
et obscur, fauteur cruel de guerres civiles, fut porté sept fois
au consulat et mourut, chargé d’années, échappant
aux mains de Sylla vainqueur; pourquoi donc cette même assistance
ne l’a-t-elle pas empêché d’accomplir tant de cruautés?
Si nos adversaires répondent que les dieux ne sont pour rien dans
sa fortune, ils nous font une grande concession; car ils nous accordent
qu’on peut se passer des dieux pour jouir de cette prospérité
terrestre dont ils sont si épris, qu’on peut avoir force, richesses,
honneurs, santé, grandeur, longue vie, comme Marins, tout en ayant
les dieux contraires, et qu’on peut souffrir, comme Régulus, la
captivité, l’esclavage, la misère, les veilles, les douleurs,
les tortures et la mort enfin, tout en ayant les dieux propices. Si on
accorde cela, on avoue en somme que les dieux ne servent à rien
et que c’est en vain qu’on les adore. Si les dieux, en effet, loin de former
les hommes à ces vertus de l’âme et à cette vie honnête
qui les autorise à espérer le bonheur après la mort,
leur donnent des leçons toutes contraires, et si d’ailleurs, quand
il s’agit des biens passagers (41) et temporels, ils ne peuvent nuire à
ceux qu’ils détestent, ni être utiles à ceux qu’ils
aiment, pourquoi les adorer? pourquoi s’empresser autour de leurs autels?
pourquoi, dans les mauvais jours, murmurer contre eux, comme s’ils avaient
par colère retiré leur protection? et pourquoi en prendre
occasion pour outrager et maudire la religion chrétienne? Si, au
contraire, dans l’ordre des choses temporelles, ils peuvent nuire ou servir,
pourquoi ont-ils accordé au détestable Marius leur protection,
et l’ont-ils refusée au vertueux Régulus? Cela ne fait-il
pas voir qu’ils sont eux-mêmes très-injustes et très-pervers?
Que si, par cette raison même, on est porté à les craindre
et à les adorer, on se trompe, puisque rien ne prouve que Régulus
les ait moins adorés que Marius. Et qu’on ne s’imagine pas non plus
qu’il faille mener une vie criminelle à cause que les dieux semblent
avoir favorisé Marius plutôt que Régulus. Je rappellerais
alors que Métellus 1, un des plus excellents hommes parmi les Romains,
qui eut cinq fils consulaires, fut un homme très-heureux, au lieu
que Catilina, vrai scélérat, périt misérablement
dans la guerre criminelle qu’il avait excitée. Enfin, la véritable
et certaine félicité n’appartient qu’aux gens de bien adorant
le Dieu qui seul peut la donner.
Lors donc que cette république périssait par ses mauvaises
moeurs, les dieux ne firent rien pour l’empêcher de périr
, en accroissant ses moeurs ou en les corrigeant; au contraire, ils travaillaient
à la faire périr en accroissant la décadence et la
corruption des moeurs. Et qu’ils ne viennent pas se faire passer pour bons,
sous prétexte qu’ils abandonnèrent Rome en punition de ses
iniquités. Non, ils restèrent là; leur imposture est
manifeste; ils n’ont pu ni aider les hommes par de bons conseils, ni se
cacher par leur silence. Je ne rappellerai pas que les habitants de Minturnes,
touchés de l’infortune de Marius, le recommandèrent à
la déesse Marica 2, et que cet homme cruel, sauvé contre
toute espérance, rentra à Rome plus puissant que jamais à
la tête d’hommes non moins cruels que lui et se montra, au
1. Il s’agit de Métellus le Numidique, petit-fils du pontife
L. Métellus. Saint Augustin commet ici une légère
inexactitude en donnant cinq enfants à Métellus, au lieu
de quatre. Voyez Cicéron, De fin., lib. V, cap. 27 et 28; et Valère
Maxime, lib. VII, cap. 1.
2. Marica est le nom d’uns déesse qu’on adorait à Minturnes,
et qui n’était autre que Circé, au témoignage de Lactance,
Instit., lib. I, cap. 21. Comp. Servius, ad. Aeneid., lib. VII, vers. 47,
et lib. XII, vers. 164.
témoignage des historiens, plus atroce et plus impitoyable que
ne l’eût été le plus barbare ennemi. Mais encore une
fois, je laisse cela de côté, et je n’attribue point cette
sanglante félicité de Marius à je ne sais quelle Marica,
mais à une secrète providence de Dieu, qui a voulu par là
fermer la bouche à nos ennemis et retirer de l’erreur ceux qui,
au lieu d’agir par passion, réfléchissent sérieusement
sur les faits. Car bien que les démons aient quelque puissance en
ces sortes d’événements, ils n’en ont qu’à condition
de la recevoir du Tout-Puissant, et cela pour plusieurs raisons: d’abord
pour que nous n’estimions pas à un trop haut prix la félicité
temporelle, puisqu’elle est souvent accordée aux méchants,
témoin Marins; puis, pour que nous ne la considérions pas
non plus comme un mal, puisque nous en voyons également jouir un
grand nombre de bons et pieux serviteurs du seul et vrai Dieu, malgré
les démons; enfin pour que nous ne soyons pas tentés de craindre
ces esprits immondes ou de chercher à nous les rendre propices,
comme arbitres souverains des biens et des maux temporels, puisqu’il en
est des démons comme des méchants en ce monde, qui ne peuvent
faire que ce qui leur est permis par celui dont les jugements sont aussi
justes qu’incompréhensibles.
CHAPITRE XXIV.
DES PROSCRIPTIONS DE SYLLA AUXQUELLES LES DÉMONS SE VANTENT
D’AVOIR PRÊTÉ LEUR ASSISTANCE.
Il est certain que lorsque Sylla, dont le gouvernement fut si atroce
qu’en se portant le vengeur des cruautés de Marius il le fit regretter,
se fût approché de Rome pour combattre son rival, les entrailles
des victimes parurent si favorables, suivant le rapport de Tite-Live 1,
que l’aruspice Postumius, convaincu qu’avec l’aide des dieux Sylla ne pouvait
manquer de réussir dans ses desseins, répondit du succès
sur sa tête. Vous voyez bien que les dieux ne s’étaient point
retirés de leurs temples et de leurs autels, puisqu’ils prédisaient
l’avenir, sans se mettre en peine du reste de rendre Sylla meilleur. Ils
avaient des présages pour lui promettre une grande félicité
et n’avaient point de menaces pour réprimer son ambition
1. Le passage que désigne ici saint Augustin faisait probablement
partie du livre LXXVIIe , un de ceux qui sont perdus.
(42)
coupable. Ce n’est pas tout: comme il faisait la guerre en Asie contre
Mithridate, Jupiter lui fit dire par Lucius Titius qu’il serait vainqueur,
ce qui arriva. Plus tard, quand Sylla méditait de retourner à
Rome pour venger par les armes ses injures et celle de ses amis, le même
Jupiter lui fit dire par un soldat de la sixième légion que,
lui ayant déjà présagé sa victoire contre Mithridate,
il lui promettait encore de lui donner la puissance nécessaire pour
s’emparer de la république, non toutefois sans répandre beaucoup
de sang. Sylla voulut savoir du soldat sous quelle forme il avait vu Jupiter,
et reconnut que c’était la même que le dieu avait déjà
revêtue pour lui faire annoncer une première fois qu’il serait
vainqueur. Comment justifier les dieux du soin qu’ils ont pris de prédire
à Sylla le succès de ses entreprises, et de leur négligence
à lui donner d’utiles avertissements pour détourner les maux
qu’allait déchaîner sur Rome une guerre impie, honte et ruine
de la république? Il faut conclure de là, comme je l’ai dit
plusieurs fois et comme les saintes Ecritures et l’expérience même
nous le font assez connaître, que les démons n’ont d’autre
but que de passer pour dieux, de se faire adorer comme tels, et de porter
les hommes à leur offrir un culte qui les associe à leurs
crimes, afin qu’étant unis avec eux dans une même cause, ils
soient condamnés comme eux par un même jugement de Dieu.
Quelque temps après, Sylla vint à Tarente, et ayant sacrifié,
il aperçut au haut du foie de la victime la forme d’une couronne
d’or. Sur ce présage, l’aruspice Postumius lui promit une grande
victoire et ordonna que Sylla seul mangeât de ce foie. Presque au
même instant l’esclave d’un certain Lucius Pontius s’écria,
d’un ton inspiré: Je suis le messager de Bellone, la victoire est
à toi, Sylla! Puis il ajouta que le Capitole serait brûlé.
Là-dessus étant sorti du camp, il revint le lendemain encore
plus ému, et s’écria: Le Capitole est brûlé!
et, en effet 1, il l’était. On sait qu’il est facile à un
démon de prévoir un tel événement et d’en apporter
très—promptement la nouvelle; mais considérez ici, ce qui
importe fort à notre sujet, sous quels dieux veulent vivre ceux
qui blasphèment le Sauveur venu pour les
1. Cet incendie eut lieu l’an de Rome 670, le 7 juillet. Les historiens
l’attribuent à diverses causes, par exemple à la négligence
d’un gardien. Voyez sur ces prédictions le De divinatione de Cicéron,
qui avait sous les yeux les Commentaires de Sylla (lib. I, cap. 33).
délivrer de la domination des démons. Cet homme s’écria,
comme inspiré : La victoire est à toi, Sylla! et pour faire
croire qu’il était animé de l’esprit divin, il annonça
comme prochain un événement qui s’accomplit en effet, tout
éloigné qu’il fût de celui qui le prédisait;
mais il ne cria point: Sylla, garde-toi d’être cruel! de manière
à prévenir les horribles cruautés que commit à
Rome cet -illustre vainqueur à qui fut annoncé son triomphe
par une couronne d’or empreinte sur le foie d’un veau! Certes, si c’étaient
des dieux justes et non des démons impies qui fissent paraître
de tels présages, ils auraient bien plutôt révélé
à Sylla, par l’inspection des entrailles, les maux que sa victoire
devait causer à l’Etat- et à lui-même. Car il est certain
qu’elle ne fut pas si avantageuse à sa gloire que fatale à
son ambition, puisque enivré par la prospérité, il
lâcha la bride à ses passions et fit plus de mal à
son âme en la perdant de moeurs qu’il n’en fit à ses ennemis
en les tuant. Cependant ces malheurs si réels et si lamentables,
les dieux ne les lui annoncèrent ni parles entrailles des victimes,
ni par des augures, ni par quelque songe ou quelque prophétie. Ils
n’appréhendaient pas qu’il fût vaincu, mais qu’il sa-vainquît
lui-même; ou plutôt ils travaillaient à faire que ce
vainqueur de ses concitoyens devînt esclave de ses vices et d’autant
plus asservi, par là même, au joug des démons.
CHAPITRE XXV.
LES DÉMONS ONT TOUJOURS EXCITÉ LES HOMMES AU MAL EN DONNANT
AUX CRIMES L’AUTORITÉ DE LEUR EXEMPLE.
Qui ne reconnaît donc par là, si ce n’est celui qui aime
mieux imiter de tels dieux que d’être préservé de leur
commerce par la grâce du vrai Dieu, qui ne sent et ne comprend que
tout leur effort est de donner au crime par leur exemple une autorité
divine? On les a même vus se battre les uns contre les autres dans
une grande plaine de la Campanie, où peu après se donna une
bataille entre les deux partis qui divisaient la république. Un
bruit formidable se fit d’abord entendre 1, et plusieurs rapportèrent
bientôt qu’ils avaient vu pendant quelques jours deux armées
qui étaient aux prises. Le combat fini, on trouva
1. Voyez Tite-Live, lib. LXXIX ; Valère Maxime, lib. V, cap.
5, § 4, et Orose, Hist., lib. V, cap. 19.
des espèces de vestiges d’hommes et de chevaux, autant qu’il
pouvait en rester après une telle mêlée. Si donc les
dieux se sont véritablement battus ensemble, il n’en faut pas davantage
pour excuser les guerres civiles; et, dans cette hypothèse, je vous
prie de considérer quelle est la méchanceté ou la
misère de ces dieux; si, au contraire, ce combat n’était
qu’une vaine apparence, quel autre dessein ont-ils pu avoir que de justifier
les guerres civiles des Romains et de leur faire croire qu’elles étaient
innocentes, puisque les dieux les autorisaient par leur exemple? Ces guerres,
en effet, avaient déjà commencé, et déjà
elles étaient signalées par des événements
tragiques; on se racontait avec émotion l’histoire de ce soldat
qui, voulant dépouiller un mort, après la bataille, reconnut
son frère et se tua sur son cadavre, en maudissant les discordes
civiles. De peur donc qu’on ne fût trop affligé de ces malheurs,
et afin que l’ardeur criminelle des partis allât toujours croissant,
ces démons, qui se faisaient passer pour des dieux et adorer comme
tels, eurent l’idée de se montrer aux hommes en état de guerre
les uns contre les autres, afin que l’autorité d’un exemple divin
étouffât dans les âmes les restes de l’affection patriotique.
C’est par une ruse pareille qu’ils ont fait instituer ces jeux scéniques
dont j’ai déjà beaucoup parlé, et où le drame
et le chant attribuent aux dieux de telles infamies, qu’il suffit de les
en croire capables ou de penser qu’ils les voient représenter avec
plaisir pour les imiter en toute sécurité. Or, de crainte
qu’on ne vînt à révoquer en doute ces combats entre
les dieux, que nous lisons dans les poëtes, et à les regarder
comme d’injurieuses fictions, les dieux ne se sont pas bornés à
les faire représenter sur le théâtre, ils ont voulu
se donner eux-mêmes en représentation sur un champ de bataille.
J’ai dû insister sur ce point, parce que les auteurs païens
n’ont pas fait difficulté de déclarer que la république
romaine était morte de corruption, et qu’il n’en restait déjà
plus rien avant l’avénement de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Or, cette corruption, nos adversaires ne l’imputent point à leurs
dieux, et cependant ils prétendent imputer à notre Sauveur
ces maux passagers qui ne sauraient perdre les bons, ni dans cette vie,
ni dans l’autre. Chose étrange! Ils accusent le Christ, qui a donné
tant de préceptes pour la purification des moeurs et contre la corruption
des vices, et ils n’accusent point leurs dieux, qui, loin de préserver
par de semblables préceptes le peuple qui les servait, ont fait
tous leurs efforts pour le précipiter plus avant dans le mal par
leur exemple et leur autorité. J’espère donc qu’il ne se
rencontrera plus personne qui ose expliquer la chute de l’empire romain
en disant avec Virgile:
« Tous les dieux se sont retirés de leurs temples et ont
abandonné leurs autels ».
Comme si ces dieux étaient des amis de la vertu, irrités
contre les vices des hommes! Non; car ces présages tirés
des entrailles des victimes, ces augures, ces prédictions, par lesquelles
les dieux païens se complaisaient à faire croire qu’ils connaissaient
l’avenir et influaient sur le destin des combats, tout cela témoigne
qu’ils n’avaient pas cessé d’être présents. Et plût
à Dieu qu’ils se fussent retirés! la fureur des guerres civiles
eût été moins excitée par les passions romaines
qu’elle ne le fut par leurs instigations détestables.
CHAPITRE XXVI.
LES FAUX DIEUX DONNAIENT EN SECRET DES PRÉCEPTES POUR LES BONNES
MOEURS, ET EN PUBLIC DES EXEMPLES D’IMPUDICITÉ.
Après avoir mis au grand jour les cruautés et les turpitudes
des dieux, lesquelles, feintes ou véritables, sont proposées
en exemple au public, et consacrées dans des fêtes solennelles
qu’on a établies sur leur demande et par crainte d’encourir leur
vengeance en cas de refus, la question est de savoir comment il se fait
que ces mêmes démons, qui confessent assez par là leur
caractère d’esprits immondes, partisans de tous ces crimes dont
ils demandent la représentation à l’impudicité des
uns et à la faiblesse des autres, comment, dis-je, ces amis d’une
vie criminelle et souillée passent pour donner dans le secret de
leurs sanctuaires quelques préceptes de vertu à un certain
nombre d’initiés. Si le fait est vrai, je n’y vois qu’une preuve
de plus de l’excès de leur malice. Car tel est l’ascendant de la
droiture et de la chasteté, qu’il n’est presque personne qui ne
soit bien aise d’être loué pour ces vertus, dont le sentiment
ne se perd jamais dans les natures les plus corrompues. Si donc les démons
ne se transformaient pas (44) quelquefois, comme dit l’Ecriture, en anges
de lumière 1, ils ne pourraient pas séduire les hommes. Ainsi
l’impudicité s’étale à grand bruit devant la foule,
et la chasteté murmure à peine quelques paroles hypocrites
à l’oreille d’un petit nombre d’initiés. On expose en public
ce qui est honteux, et on tient secret ce qui est honnête; la vertu
se cache et le vice s’affiche; le mal a des spectateurs par milliers, et
le bien trouve à peine quelques disciples, comme si l’on devait
rougir de ce qui est honnête et faire gloire de ce qui ne l’est pas.
Mais où enseigne-t-on ces beaux préceptes? où donc,
sinon dans les temples des démons, dans les retraites de l’imposture?
C’est que les préceptes secrets sont pour surprendre la bonne foi
des honnêtes gens, qui sont toujours en petit nombre, et les spectacles
publics pour empêcher les méchants, qui sont toujours en grand
nombre, de se corriger.
Quant à nous, si on nous demandait où et quand les initiés
de la déesse Célestis 2 entendaient des préceptes
de chasteté, nous ne pourrions le dire; mais ce que nous savons,
c’est que, lorsque nous étions devant son temple, en présence
de sa statue, au milieu d’une foule de spectateurs qui ne savaient où
trouver place, nous regardions les jeux avec une attention extrême,
considérant tour à tour, d’un côté, le cortége
des courtisanes, de l’autre, la déesse vierge, devant laquelle on
jouait des scènes infâmes en manière d’adoration. Pas
un mime qui ne fût obscène, pas une comédienne qui
ne fût impudique; chacun remplissait de son mieux son office d’impureté.
On savait très-bien ce qui était fait pour plaire à
cette divinité virginale, et la matrone qui assistait à ces
exhibitions retournait du temple à sa demeure plus savante qu’elle
n’était venue. Les plus sages détournaient la vue des postures
lascives des comédiens, mais un furtif regard leur apprenait l’art
de faire le mal. Elles n’osaient pas, devant des hommes, regarder d’un
oeil libre des gestes impudiques, mais elles osaient moins encore condamner
d’un coeur chaste un spectacle réputé divin. Et pourtant,
ce qui s’enseignait ainsi publiquement dans le temple, on n’osait le faire
qu’en secret dans la maison, comme si un reste de pudeur eût empêché
les hommes de se livrer en toute
1. II Cor. XI, 14
2. Sur la déesse Célestis, voyez plus haut, liv. II,
ch. 4.
liberté à des actions enseignées par la religion,
et dont la représentation était même prescrite, sous
peine d’irriter les dieux. Et maintenant, quel est cet esprit qui agit
sur le coeur des méchants par des impressions secrètes, qui
les pousse à commettre des adultères, et y trouve, pendant
qu’on les commet, un spectacle agréable, sinon le même qui
se complaît à ces représentations impures, qui consacre
dans les temples les images des démons, et sourit dans les jeux
aux images des vices, qui murmure en secret quelques paroles de justice
pour surprendre le petit nombre des bons, et étale en public les
appâts du vice pour attirer sous son joug le nombre infini des méchants?
CHAPITRE XXVII.
QUELLE FUNESTE INFLUENCE ONT EXERCÉE SUR LES MOEURS PUBLIQUES
LES JEUX OBSCÈNES QUE LES ROMAINS CONSACRAIENT A LEURS DIEUX POUR
LES APAISER.
Un grave personnage, et qui se piquait de philosophie, Cicéron,
sur le point d’être édile, criait à qui voulait l’entendre
1, qu’entre autres devoirs de sa magistrature, il avait à apaiser
la déesse Flore par des jeux solennels. Or, ces jeux marquaient
d’autant plus de dévotion qu’ils étaient plus obscènes.
Il dit ailleurs (et alors il était consul, et la république
courait le plus grand danger) que l’on avait célébré
des jeux pendant dix jours et que rien n’avait été négligé
pour apaiser les dieux 2; comme s’il n’eût pas mieux valu irriter
de tels dieux par la tempérance, que les apaiser par la luxure,
et provoquer même leur inimitié par la pudeur que leur agréer.
En effet, les partisans de Catilina ne pouvaient, si cruels qu’ils fussent,
causer autant de mal aux Romains que leur en faisaient les dieux en leur
imposant ces jeux sacriléges. Pour détourner le dommage dont
l’ennemi menaçait les corps, on recourait à des moyens mortellement
pernicieux pour les âmes, et les dieux ne consentaient à se
porter au secours des murailles de Rome qu’après avoir travaillé
à la ruine de ses moeurs. Cependant, ces cérémonies
si effrontées et si impures, si impudentes et si criminelles, ces
scènes tellement immondes que l’instinctive honnêteté
des Romains les
1. Allusion à un passage du 6e discours contre Verrès
(cap. 8).
2. Allusion à un passage du 3e discours contre Catilina (cap.
8).
(45)
porta à en mépriser les acteurs, à les exclure
de toute dignité, à les chasser de la tribu, à les
déclarer infâmes, ces fables scandaleuses et impies qui flattaient
les dieux en les déshonorant, ces actions honteuses, si elles étaient
réelles , et non moins honteuses, si elles étaient imaginaires,
tout cela composait l’enseignement public de la cité. Le peuple
voyait les dieux se complaire à ces turpitudes, et il en concluait
qu’il était bon, non-seulement de les représenter, mais aussi
de les imiter, de préférence à ces prétendus
préceptes de vertu qui enseignaient à si peu d’élus
(supposé qu’on les enseignât) et avec tant de mystère,
comme si on eût craint beaucoup plus de les voir divulgués
que mal pratiqués.
CHAPITRE XXVIII.
DE LA SAINTETÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
Il n’y a donc que des méchants, des ingrats et des esprits obsédés
et tyrannisés par le démon, qui murmurent de ce que les hommes
ont été délivrés par le nom de Jésus-Christ
du joug infernal de ces puissances impures et de la solidarité de
leur châtiment; eux seuls peuvent se plaindre de voir succéder
aux ténèbres de l’erreur l’éclatante lumière
de la vérité; eux seuls ne sauraient souffrir que les peuples
courent avec le zèle le plus pur vers des églises où
de chastes barrières séparent les deux sexes, où l’on
apprend ce qu’il faut faire pour bien vivre dans ce monde, afin d’être
éternellement heureux dans l’autre, et où l’Ecriture sainte,
cette doctrine de justice, est annoncée d’un lieu éminent
en présence de tout le monde, afin que ceux qui observent ses enseignements
l’entendent pour leur salut, et ceux qui les violent, pour leur condamnation.
Que si quelques moqueurs viennent se mêler aux fidèles, ou
bien leur légèreté impie tombe par un changement soudain,
ou bien elle est tenue en respect par la crainte et par la honte. Là,
en effet, rien d’impur ne s’offre au regard, rien de déshonnête
n’est proposé en exemple; on enseigne les préceptes du vrai
Dieu, on raconte ses miracles, on le loue de ses dons, on lui demande ses
grâces.
CHAPITRE XXIX.
EXHORTATION AUX ROMAINS POUR QU’ILS REJETTENT LE CULTE DES DIEUX.
Voilà la religion digne de tes désirs, race glorieuse
des Romains, race des Régulus, des Scévola, des Scipions,
des Fabricius ! voilà le culte digne de toi et que tu ne peux mettre
en balance avec les vanités impures et les pernicieux mensonges
des démons ! S’il est en ton âme un principe naturel de vertu,
songe que la véritable piété peut seule le maintenir
dans sa pureté et le porter à sa perfection, tandis que l’impiété
le corrompt et en fait une nouvelle cause des châtiments. Choisis
donc la route que tu veux suivre; afin de conquérir une gloire sans
illusion et des éloges qui ne s’arrêtent pas à toi,
mais qui remontent jusqu’à Dieu. Tu étais jadis en possession
de la gloire humaine, mais par un secret conseil de la Providence, tu n’avais
pas su choisir la véritable religion. Réveille-toi, il est
grand jour; fais comme quelques-uns de tes enfants dont les souffrances
pour la vraie foi sont l’honneur de l’Eglise, combattants intrépides
qui, en triomphant au prix de leur vie des puissances infernales, nous
ont enfanté par leur sang une nouvelle patrie. C’est à cette
patrie que nous te convions; viens grossir le nombre de ses citoyens, viens-y
chercher l’asile où les fautes sont véritablement effacées
1. N’écoute point ceux des tiens qui, dégénérés
de la vertu de leurs pères, calomnient le Christ et les chrétiens,
et leur imputent toutes les agitations de notre temps ; ce qu’il leur faut
à eux, ce n’est pas le repos d’une vie douce, c’est la sécurité
d’une vie mauvaise. Mais Rome n’a jamais convoité un pareil loisir,
même en vue du seul bonheur de la vie présente. Or maintenant,
c’est vers la vie future qu’il faut marcher ; la conquête en sera
plus aisée et la victoire y sera sans illusion et sans terme. Tu
n’y honoreras ni le feu de Vesta, ni la pierre du Capitole 2, mais le Dieu
unique et véritable,
« Qui ne te mesurant ni l’espace ni la durée, te donnera
un empire sans fin 3».
Ne cours plus après des dieux faux et trompeurs; mais plutôt
rejette-les, méprise-les,
1. Allusion à l’origine de Rouie, qui fut d’abord un asile ouvert
à tous les vagabonds. Voyez plus bas à la fin du chap. 17
du livre V.
2. Saint Augustin veut parler de la fameuse statue de pierre élevée
à Jupiter, au Capitole. Voyez Aulu-Gelle, lib. I, cap. 21.
3. Virgile, Enéide, livre I.
(46)
et prends ton essor vers la liberté véritable. Ces dieux
ne sont pas des dieux, mais des esprits malfaisants dont ton bonheur éternel
sera le supplice. Junon n’a jamais tant envié aux Troyens, dont
tu es la fille selon la chair, la gloire de la cité romaine, que
ces démons, que tu prends encore pour des dieux, n’envient à
tous les hommes la gloire de l’éternelle cité. Toi-même,
tu as jugé selon leur mérite les objets de ton culte, lorsqu’en
leur conservant des jeux de théâtre pour les rendre propices,
tu as condamné les acteurs., à l’infamie. Souffre qu’on t’affranchisse
de la domination de ces esprits impurs qui t’ont imposé comme un
joug la consécration de leur propre ignominie. Tu as éloigné
de tes honneurs ceux qui représentaient les crimes des dieux ; prie
le vrai Dieu d’éloigner de toi ces dieux qui se complaisent dans
le spectacle de leurs crimes, spectacle honteux, si ces crimes sont réels,
spectacle perfide, si ces crimes sont imaginaires. Tu as exclu spontanément
de la cité les comédiens et les histrions, c’est bien, mais
achève d’ouvrir les yeux, et songe que la majesté divine
ne saurait être honorée par tes fêtes, quand la dignité
humaine en est avilie. Comment peux-tu croire que des dieux qui prennent
plaisir à un culte et à des jeux obscènes soient au
nombre des puissances du ciel, du moment que tu refuses de mettre les acteurs
de ces jeux au nombre des derniers membres de la cité? N’y a-t-il
pas une cité incomparablement supérieure à toutes
les autres, celle qui donne pour victoire la vérité, pour
honneurs la sainteté, pour paix la félicité, pour
vie l’éternité? Elle ne peut compter de tels dieux parmi
ses enfants, puisque tu as refusé de compter parmi les tiens de
tels hommes. Si donc tu veux parvenir à cette cité bienheureuse,
évite la société des démons. Ils ne peuvent
être servis par d’honnêtes gens, ceux qui se laissent apaiser
par des infâmes. Que la sainteté du christianisme retranche
à ces dieux tes hommages, comme la sévérité
du censeur retranchait à ces hommes tes dignités.
Quant aux biens et aux maux de l’ordre charnel, c’est-à-dire
aux seuls biens dont les méchants désirent jouir et aux seuls
maux qu’ils ne veuillent pas supporter, nous montrerons dans le livre suivant
que les démons n’en disposent pas aussi souverainement qu’on se
l’imagine; et quand il serait vrai qu’ils distribuent à leur gré
les vains avantages de la terre, ce ne serait pas une raison de les adorer
et de perdre en les adorant les biens réels que leur malice nous
envie. (47)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm