LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée
à la cité du diable, ou, en d’autres termes, du supplice
éternel des damnés, et il réfute sur ce point les
arguments des incrédules.
LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
CHAPITRE PREMIER.
L’ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L’ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL
DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L’ÉTERNELLE FÉLICITÉ
DES SAINTS.
CHAPITRE II.
SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
CHAPITRE III.
LA SOUFFRANCE CORPORELLE N’ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À
LA DISSOLUTION DES CORPS.
CHAPITRE IV.
EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
CHAPITRE V.
IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI
N’EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.
CHAPITRE VI.
TOUS LES MIRACLES QU’ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA
PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L’HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.
CHAPITRE VII.
LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE
CROIRE AUX MIRACLES.
CHAPITRE VIII.
CE N’EST POINT UNE CROSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE
D’UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES
A CELLES QU’ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
CHAPITRE IX.
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
CHAPITRE X.
COMMENT LE FEU DE L’ENFER, SI C’EST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER
LES MALINS ESPRITS, C’EST-A-DIRE LES DÉMONS QUI N’ONT POINT DE CORPS.
CHAPITRE XI.
S’IL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS
PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
CHAPITRE XII.
DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE
ÉTERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE
DU SAUVEUR.
CHAPITRE XIII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT,
NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
CHAPITRE XIV.
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE L’HUMAINE
CONDITION.
CHAPITRE XV.
LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE
MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
CHAPITRE XVI.
DES LOIS DE GRÂCE QUI S’ÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES
DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME N’AURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
CHAPITRE XVIII.
DE CEUX QUI CROIENT QU’AUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER
JUGEMENT, A CAUSE DE L’INTERCESSION DES SAINTS.
CHAPITRE XIX.
DE CEUX QUI PROMETTENT L’IMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS,
MÊME AUX HÉRÉTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION
AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XX
DE CEUX QUI PROMETTENT L’INDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PÊCHEURS,
MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS
QUELQUES ERREURS QU’ILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.
CHAPITRE XXL.
DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ
DANS LEUR FOI, BIEN QU’ILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ
PAR LÀ LE FEU DE L’ENFER.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES
NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
CHAPITRE XXIII.
CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI
CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI PENSENT QU’AU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS
LES MÉCHANTS SUR L’INTERCESSION DES SAINTS.
CHAPITRE XXV.
SI CEUX D’ENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ
BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS
LE DÉSORDRE, ETCEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR
LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A L’HÉRÉSIE ET
AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ
DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE
ÉTERNEL PAR L’EFFET DES SACREMENTS.
CHAPITRE XXVI.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME
PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.
CHAPITRE XXVII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU’ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU’AYANT
PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU’ILS
ONT PRATIQUÉ L’ AUMÔNE.
CHAPITRE PREMIER.
L’ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L’ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL
DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L’ÉTERNELLE FÉLICITÉ
DES SAINTS.
Je me propose, avec l’aide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice
que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cités
seront parvenues à leurs fins par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
juge des vivants et des morts. Ce qui me décide à observer
cet ordre et à ne parler qu’au livre suivant de la félicité
des saints, c’est que, dans l’un et dans l’autre état, l’âme
sera unie à un corps, et qu’il semble moins croyable que des corps
puissent subsister parmi des tourments éternels, que dans une félicité
éternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand j’aurai établi
le premier point, je prouverai plus aisément l’autre. L’Ecriture
sainte ne s’éloigne pas de cet ordre; car, bien qu’elle commence
quelquefois par la félicité des bons, comme dans ce passage
: « Ceux qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau pour
ressusciter à la vie, et ceux qui ont mal vécu en sortiront
pour être condamnés », il y a aussi d’autres passages
où elle n’en parle qu’en second lieu, comme dans celui-ci: «
Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui ôteront tous les scandales
de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. C’est là
qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront
comme le soleil dans le royaume de leur Père 1 ». Et encore:
« Ainsi les méchants iront au supplice éternel, et
«les bons à la vie éternelle 2 ». Si l’on y veut
regarder, on trouvera aussi que les Prophètes ont suivi tantôt
le premier ordre, tantôt le second. Mais il serait trop long de le
prouver ici; qu’il me suffise d’avoir rendu raison de l’ordre que j’ai
choisi.
1. Jean, V, 29. — 2. Matt. XIII, 41-43.
CHAPITRE II.
SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
Que dirai-je pour prouver aux incrédules que des corps humains
vivants et animés peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore
subsister éternellement au milieu des flammes et des tourments?
Car ils ne veulent pas que notre démonstration se fonde sur la toute-puissance
de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur répondrons donc qu’il
y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisqu’ils sont mortels,
et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu 1, et de plus, que dans
des sources d’eau chaude où on ne saurait porter la main sans se
brûler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement
y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent
de croire le fait, à moins de le voir; ou si on le leur montre,
du moins si on le leur prouve par des témoins dignes de foi, ils
prétendent que cela ne suffit pas encore, sous prétexte que
les animaux en question, d’une part, ne vivent pas toujours, et de l’autre,
que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet élément
est conforme à leur nature, ils s’y fortifient, bien loin d’y être
tourmentés. Comme si le contraire n’était pas plus vraisemblable!
Car c’est assurément une chose merveilleuse d’être tourmenté
par le feu, et néanmoins d’y vivre; mais il est bien plus surprenant
de vivre dans le feu et de n’y pas souffrir. Si donc on croit la première
de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas l’autre?
1. Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux
qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant l’autorité
des naturalistes; mais la vérité est que les naturalistes
les plus célèbres de l’antiquité n’affirment rien
à cet égard et se bornent à rapporter une croyance
populaire.
(484)
CHAPITRE III.
LA SOUFFRANCE CORPORELLE N’ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À
LA DISSOLUTION DES CORPS.
Mais, disent-ils, il n’y a point de corps qui puisse souffrir sans
pouvoir mourir 1. Qu’en savent-ils ? Car qui peut assurer que les démons
ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mêmes qu’ils
sont extrêmement tourmentés? Que si l’on réplique qu’il
n’y a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, qu’il n’y
a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que
l’expérience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point
de chair qui ne soit mortelle; mais à quoi se réduit l’argumentation
de nos adversaires ? à prétendre que ce qu’ils n’ont point
expérimenté est impossible. Cependant, si l’on prend les
choses en elles-mêmes, comment la douleur serait-elle une présomption
de mort, puisqu’elle est plutôt une marque de vie? Car l’on peut
demander si ce qui souffre peut toujours vivre; mais il est certain que
tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver qu’en ce
qui a vie. Il est donc nécessaire que celui qui souffre vive; et
il n’est pas nécessaire que la douleur donne la mort, puisque toute
douleur ne tue pas même nos corps, qui sont mortels et doivent mourir.
Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, c’est que l’âme est
unie au corps de manière à ne pas résister aux grandes
douleurs; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si
délicate que l’âme ne peut soutenir l’effort des douleurs
aiguès. Mais, dans l’autre monde, l’âme sera tellement jointe
au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra être dissoute
par aucun écoulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit.
Il est donc vrai qu’il n’y a point maintenant de chair qui puisse souffrir
sans pouvoir mourir; mais la chair ne sera pas alors telle qu’elle est,
comme aussi la mort sera bien différente de celle que nous connaissons.
Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera éternelle,
parce que l’âme ne pourra, ni vivre étant séparée
de Dieu, ni être délivrée par la mort des douleurs
du corps. La première mort chasse l’âme du corps, malgré
elle, et
1. Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse
aux écoles de philosophie. Voyez Cicéron, De nat. Deor.,
lib. III, cap. 13.
la seconde l’y retient malgré elle. L’une et l’autre néanmoins
ont cela de commun que le corps fait souffrir à l’âme ce qu’elle
ne veut pas.
Nos adversaires ont soin de remarquer qu’il n’y a point maintenant
de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne prennent pas
garde qu’il en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que
la chair. Car l’esprit, qui par sa présence fait vivre et gouverne
le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voilà un être qui
a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons
maintenant se produire dans l’âme de chacun des hommes se produira
alors dans le corps de tous les damnés. D’ailleurs, si nous voulons
y regarder de plus près, nous trouvons que la douleur, qu’on appelle
corporelle, appartient moins au corps qu’à l’âme; car c’est
l’âme qui souffre et non le corps, lors même que la douleur
vient du corps, comme, par exemple, quand l’âme souffre à
l’endroit où le corps est blessé. Et de même que nous
disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie
du corps viennent de l’âme, de même nous disons que les corps
souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans l’âme.
L’âme donc souffre avec le corps à l’endroit du corps où
il se passe quelque chose qui la fait souffrir; mais elle souffre seule
aussi, bien qu’elle soit dans le corps, quand, par exemple, c’est une cause
invisible qui l’afflige, le corps étant sain. Elle souffre même
quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers,
quand il disait: «Je suis torturé dans cette flamme1»,
Au contraire, le corps ne souffre point sans être animé, et
du moment qu’il est animé, il ne souffre point sans avoir une âme,
Si donc de la douleur à la mort, la conséquence était
bonne, ce serait plutôt à l’âme de mourir, puisque c’est
elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle
ne peut mourir; comment donc conclure que les corps des damnés mourront,
de ce qu’ils doivent être dans les souffrances? Les Platoniciens
ont cru que c’est de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que
les passions tirent leur origine : « Et de là, dit Virgile
2, nos craintes et nos désirs, nos douleurs et nos joies».
Mais nous avons établi, au
1. Luc, XVI, 24. — 2. Enéide, livre VI, v. 733,
(485)
quatorzième livre de cet ouvrage 1, que, du propre aveu des
Platoniciens, les âmes, même purifiées de toute souillure,
gardent un désir étrange de retourner dans des corps 2. Or,
il est certain que ce qui est capable de désir est aussi capable
de douleur, puisque le désir se tourne en douleur, lorsqu’il est
frustré de son attente ou qu’il perd le bien qu’il avait acquis.
Si donc l’âme ne laisse pas d’être immortelle, quoique ce soit
elle qui souffre seule dans l’homme, ou du moins qui souffre le plus, il
ne s’ensuit pas, de ce que les corps des damnés souffriront, qu’ils
puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les âmes souffrent,
pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon
parce qu’il est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir.
Il n’y a donc rien d’incroyable à ,ce que ce feu puisse causer de
la douleur aux corps des damnés sans leur donner la mort, puisque
nous voyons que les corps mêmes font souffrir les âmes sans
les tuer. Evidemment, la douleur n’est pas une présomption nécessaire
de la mort.
CHAPITRE IV.
EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
Si donc la salamandre vit dans le feu, comme l’ont affirmé les
naturalistes 3, si certaines montagnes célèbres de la Sicile,
qui subsistent depuis tant de siècles 4 au milieu des flammes qu’elles
vomissent , sont une preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se
consume pas, comme d’ailleurs l’âme fait assez voir que tout ce qui
est susceptible de souffrir ne l’est pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on
encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamnés
au supplice éternel pourront conserver leur âme au milieu
des flammes ; brûler sans être consumés, et souffrir
éternellement sans mourir? Nous devons croire que la substance de
la chair recevra cette propriété nouvelle de celui qui en
a donné à tous les autres corps de si merveilleuses et que
leur multitude seule nous empêche d’admirer. Car quel autre que le
Dieu créateur de toutes choses a donné
1. Aux chap. III, V et VI.
2. Enéide, livre VI, v. 720, 721.
3. Aristote n’a point affirmé cela comme un fait constaté
par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. V, cap.
19).— Pline n’est pas moine réservé ( Hist. nat., lib. XXIX,
cap. 23). — Dioscoride déclare la chose impossible (lib. II, cap.
68).
4. Voyez Pline l’Ancien, livre II, ch. 110.
à la chair du paon la propriété de ne point se
corrompre après la mort? Cela m’avait d’abord paru incroyable ;
mais il arriva qu’on me servit à Carthage un oiseau de cette espèce.
J’en fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me
les rapporta après le temps suffisant pour corrompre toute autre
viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine; un mois après, je
la vis dans le même état; au bout de l’année, elle
était seulement un peu plus sèche et plus réduite
1. Je demande aussi qui a donné à la paille une qualité
si froide qu’elle conserve la neige, et si chaude qu’elle mûrit les
fruits vers.
Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-même 2, qui
noircit tout ce qu’il brûle, quoiqu’il soit lui-même du plus
pur éclat, et qui, avec la plus belle couleur du inonde, décolore
la plupart des objets qu’il touche, et transforme en noir charbon une braise
étincelante ? Et encore cet effet n’est-il pas régulier;
car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge,
il les rend blanches, tandis que le blanc s’accorde naturellement avec
la lumière, comme le noir avec les ténèbres. Mais
de ce que le feu brûle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas
conclure que ces effets contraires s’exercent sur des éléments
contraires. Car le bois et la pierre sont des éléments différents,
à la vérité, niais non pas contraires, comme le blanc
et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir
dans le bois par cette même cause, savoir le feu, qui rend le bois
éclatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre,
s’il n’était lui-même alimenté par le bois. Que dirai-je
du charbon lui-même? N’est-ce pas une chose merveilleuse qu’il soit
si fragile que le moindre choc suffit pour l’écraser, et si fort
que l’humidité ne le peut corrompre, ni le temps le détruire?
C’est pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent d’ordinaire du charbon
dessous, pour le faire servir au besoin à prouver en justice à
un plaideur de mauvaise foi , même après une longue suite
d’années, que la borne est restée à la place convenue.
Qui a pu préserver ce charbon de la corruption, dans une
1. La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement
dans les pays chauds. Tout dépend du milieu qu’on choisit et des
circonstances atmosphériques, Plusieurs momies d’Egypte sont des
cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé
en se desséchant à la putréfaction.
2. Comp. Pline, Hist. nat,, lib. II, cap. 111, et livre XXXVI, cap.68.
(486)
terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, qui pourtant
corrompt toute chose 1 ?
Considérons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans
répéter ce que j’ai déjà dit, que le feu la
blanchit, lui qui noircit tout, n’a-t-elle pas la vertu de nourrir intérieurement
le feu ? et lors même qu’elle ne nous Semble qu’une masse froide,
ne voyons-nous pas que le feu est caché et comme assoupi en elle
? Voilà pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si
le feu qu’elle recèle était l’âme invisible de ce corps.
Mais ce qui est admirable, c’est qu’on l’allume quand on l’éteint.
Car, pour en dégager le feu latent 2, on le couvre d’eau, et alors
elle s’échauffe par le moyen même qui fait refroidir tout
ce qui est chaud. Comme s’il abandonnait la chaux expirante, le feu caché
en elle paraît et s’en va, et elle devient ensuite si froide par
cette espèce de mort , que l’eau cesse de l’allumer, et qu’au lieu
de l’appeler chaux vive, nous l’appelons chaux éteinte. Peut-on
imaginer une chose plus étrange? et néanmoins en voici une
plus étonnante encore: au lieu d’eau, versez de l’huile sur la chaux,
elle ne s’allumera point, bien que l’huile soit l’aliment du feu. Certes,
si l’on nous racontait de pareils effets de quelque pierre de l’Inde, sans
que nous en pussions faire l’expérience, nous n’en voudrions rien
croire, ou nous serions étrangement surpris. Mais nous n’admirons
pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas qu’ils
soient moins admirables, mais parce que l’habitude leur ôte leur
prix, comme il arrive de certaines raretés des Indes, qui, venues
du bout du monde, ont cessé d’être admirées, dès
qu’on a pu les admirer à loisir.
Bien des personnes, parmi nous, possèdent des diamants, et on
en peut voir chez les orfèvres et les lapidaires. Or, on assure
que cette pierre ne peut être entamée ni par le fer ni par
le feu 3 , mais seulement par du sang de bouc 4. Ceux qui possèdent
et connaissent
1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111 ; lib. XXXVI, cap. 68.
2. Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin,
chaleur latente, et ils n’en ont pas encore expliqué l’origine.
Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin s’étonne
un cas particulier d’une loi générale de la nature.
3. Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens qu’il le
raye et n’en peut être rayé; mais il est si peu incombustible
qu’il est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin
ne se donne pas pour chimiste, et c’est d’hier que datent les découvertes
de Lavoisier.
4. Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans l’avoir, à
coup sûr, vérifiée et qui n’a aucun fondement.
cette pierre l’admirent-ils comme les personnes à qui on en
montre la vertu pour la première fois? et celles qui n’ont pas vu
l’expérience sont-elles bien convaincues du fait ? Si elles y croient
, elles l’admirent comme une chose qu’on n’a jamais vue. Viennent-elles
à faire l’expérience, l’habitude leur fait perdre insensiblement
de leur admiration. Nous savons que l’aimant attire le fer, et la première
fois que je fus témoin de ce phénomène, j’en demeurai
vraiment stupéfait. Je voyais un anneau de fer enlevé par
la pierre d’aimant, et puis, comme si elle eût communiqué
sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisième,
de sorte qu’il y avait une chaîne d’anneaux suspendus en l’air, sans
être intérieurement entrelacés. Qui ne serait épouvanté
de la vertu de cette pierre, vertu qui n’était pas seulement en
elle, mais qui passait d’anneau en anneau, et les attachait l’un à
l’autre par un lien invisible? Mais ce que j’ai appris par mon frère
et collègue dans l’épiscopat, Sévère 1, évêque
de Milévis, est bien étonnant. Il m’a raconté que,
dînant un jour chez Bathanarius, autrefois comte d’Afrique, il le
vit prendre une pierre d’aimant, et, après l’avoir placée
sous une assiette d’argent où était un morceau de fer, communiquer
au fer tous les mouvements que sa main imprimait à l’aimant et le
faire aller et venir à son gré , sans que d’ailleurs l’assiette
d’argent en reçut aucune impression. Je raconte ce que j’ai vu ou
ce que j’ai entendu dire à une personne dont le témoignage
est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. J’ai lu aussi
d’autres effets de la même pierre. Quand en place un diamant auprès,
elle n’enlève plus le fer, et si déjà elle l’avait
enlevé, à l’approche du diamant. elle le laisse tomber 2.
L’aimant nous vient des Indes; or, si nous cessons déjà de
l’admirer, parce qu’il nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous
l’envoient, eux qui se le procurent aisément? Peut-être est-il
chez eux aussi commun que l’est ici la chaux, que nous voyons sans étonnement
s’allumer par l’action de l’eau, qui éteint le feu, et ne pas s’enflammer
sous l’action de l’huile qui excite
1. Sévère, ami et disciple de saint Augustin,. Milévis,
où il était évêque, est une petite ville d’Afrique
qui a donné son nom à un concile tenu contre les Pélagiens
(Concilium Mélevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep.
LXII, LXIII, CIX, CX, CLXXVI). -
2. Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène
dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre XXXVII, ch. 15.
(487)
la flamme: tant ces effets nous sont devenus familiers par l’habitude
!
CHAPITRE V.
IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI
N’EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.
Et cependant, lorsque nous parlons aux infidèles des miracles
de Dieu, passés ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la
vérité par des exemples, ils nous en demandent la raison;
et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles étant au-dessus
de la portée de l’esprit humain, ils les traitent de fables. Qu’ils
nous rendent donc raison eux-mêmes de tant de merveilles dont nous
sommes ou dont nous pouvons être témoins! S’ils avouent que
cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi qu’il ne faut pas
conclure qu’une chose n’a point été ou ne saurait être,
de ce qu’on n’en peut rendre raison. Sans m’arrêter à une
foule de choses passées dont l’histoire fait foi, je veux seulement
rapporter ici quelques faits dont on peut s’assurer sur les lieux mêmes.
On dit que le sel d’Agrigente, en Sicile, fond dans le feu et pétille
dans l’eau; que chez les Garamantès 1 il y a une fontaine si froide,
le jour, qu’on n’en saurait boire, et si chaude, la nuit, qu’on n’y peut
toucher. Oh en trouve une aussi dans l’Epire, où les flambeaux allumés
s’éteignent et où les flambeaux éteints se rallument.
En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois échauffée, demeure
toujours chaude, sans qu’on la puisse refroidir, et qu’on appelle pour
cela asbeste 2. En Egypte, le bois d’un certain figuier ne surnage pas
comme les autres bois, mais coule au fond de l’eau ; et, ce qui est plus
étrange, c’est qu’après y avoir séjourné quelque
temps , il remonte à la surface, bien qu’une fois pénétré
par l’eau il dût être plus pesant. Aux environs de Sodome,
la terre produit des fruits que leur apparente maturité invite à
cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les
touche 3. En Perse, il y a une pierre appelée
1. Peuple de l’Afrique.
2. Asbeste, d’ asbestos , inextinguible.— La vérité est
que la pierre d’amianthe, minéral filamenteux dont on peut faire
une espèce de toile, résiste à un feu très-intense,
comme font d’ailleurs tous les autres silicates.
3. Voyez l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome
II, pag. 176 et suiv. — Comparez avec le récit du plus récent
voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte.
pyrite, ainsi appelée parce qu’elle s’enflamme si on la presse
fortement 1, et une autre nommée sélénite, dont la
blancheur intérieure croît et diminue avec la lune 2. Les
cavales de Cappadoce sont fécondées par le vent, et leurs
poulains ne vivent pas plus de trois années. Dans l’Inde, le sol
de l’île de Tylos est préféré à tous
les autres, parce que les arbres n’y sont jamais dépouillés
de leur feuillage 3.
Que ces incrédules qui ne veulent pas ajouter foi à l’Ecriture
sainte, sous prétexte qu’elle contient des choses incroyables, rendent
raison, s’ils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il n’y a aucune raison,
disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brûle sans être
consumée, qu’elle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent
rendre raison de tout ce qu’il y a de merveilleux dans le monde! qu’ils
rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point
que si les faits cités plus haut leur étaient restés
inconnus et qu’on vînt leur dire qu’ils doivent arriver un jour,
ils n’y crussent bien moins encore qu’ils ne font aux peines futures que
nous leur annonçons. En effet, qui d’entre eux voudrait nous croire,
si, au lieu d’affirmer que les corps des damnés vivront et souffriront
éternellement dans les flammes, nous leur disions qu’il y aura un
sel qui fondra au feu et qui pétillera dans l’eau, une fontaine
si chaude, pendant la fraîcheur de la nuit, qu’on n’osera y toucher,
et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne n’y voudra boire
; une pierre qui brûlera ceux qui la presseront, et une autre, qui,
une fois enflammée, ne pourra s’éteindre ? Si nous annoncions
toutes ces merveilles pour le siècle futur, les incrédules
nous répondraient: Voulez-vous que nous y croyions? rendez-nous-en
raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela n’est point en notre pouvoir,
et que l’intelligence humaine est trop bornée pour pénétrer
les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu? Mais nous n’en sommes pas
moins assurés que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce
qu’il veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce qu’il annonce,
parce que nous ne pouvons croire qu’il soit menteur ou impuissant. Que
répondent cependant ces détracteurs de notre foi,
1.Il serait plus exact de dire : si on la frappe fortement.
2. Il est inutile d’avertir que ce préjugé populaire
ne s’appuie sur aucune observation sérieuse.
3. Tylos est une lie du golfe Persique et non de l’Inde.
(488)
ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison
des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison
naturelle ne peut comprendre, puisqu’ils semblent contraires à la
nature même des choses? Si nous les annoncions comme devant arriver,
ne nous défieraient-ils pas d’en rendre raison, comme de tous les
miracles que nous annonçons pour l’avenir? Donc, puisque la raison
détaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que
nos adversaires cessent de dire qu’une chose n’est pas ou ne peut pas être
parce que la raison de l’homme ne peut l’expliquer. Cela n’empêche
pas les faits que nous avons cités de se produire: cela n’empêchera
pas les prodiges annoncés par la foi de s’accomplir un jour.
CHAPITRE VI.
TOUS LES MIRACLES QU’ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA
PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L’HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.
Mais je les entends s’écrier: Tout cela n’est pas, nous n’en
croyons rien; ce qu’on a dit, ce qu’on a écrit sont autant de faussetés.
S’il fallait y croire, il faudrait croire aussi les récits des mêmes
auteurs: qu’il y a eu, par exemple, ou qu’il y a un certain temple de Vénus
où l’on voit un candélabre surmonté d’une lampe qui
brûle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent éteindre,
ce qui lui a valu, comme à la pierre dont nous parlions tout à
l’heure, le nom d’asbeste, c’est-à-dire lumière inextinguible.
— Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours
nous avoir fermé la bouche; car si nous déclarons qu’il ne
faut point croire à la lampe de Vénus, nous infirmons les
autres merveilles que nous avons rapportées, et si nous admettons,
au contraire, ce récit comme véritable, nous autorisons les
divinités du paganisme. Mais, ainsi que je l’ai dit au dix-huitième
livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligés de croire tout
ce que renferme l’histoire profane, les auteurs eux-mêmes qui l’ont
écrite n’étant pas toujours d’accord, et, comme dit Varron,
semblant conspirer à se contredire. Nous n’en croyons donc (et encore,
si nous le jugeons à propos) que ce qui, n’est point contraire aux
livres que nous devons croire, Et quant à ces merveilles de la nature
dont nous nous servons pour persuader aux incrédules la vérité
des merveilles à venir que la foi nous annonce, nous nous contentons
de croire à celles dont nous pouvons nous-mêmes faire l’expérience,
ou qu’il n’est pas difficile de justifier par de bons témoignages.
Ce temple de Vénus, cette lampe qui ne peut s’éteindre, loin
de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires; car
nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les
démons opèrent par eux-mêmes que ceux qu’ils font par
l’entremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller
contre les témoignages de l’Ecriture. Or, de trois choses l’une:
ou l’industrie des hommes s’est servie de la pierre asbeste pour allumer
cette lampe, ou c’est un ouvrage de la magie, ou quelque démon,
sous le nom de Vénus, a produit cette merveille. En effet, les malins
esprits sont attirés en certains lieux, non par des viandes, comme
les animaux, mais par certains signes appropriés à leur goût,
comme diverses sortes de pierres, d’herbes, de bois, d’animaux, de charmes
et de cérémonies. Or, pour être ainsi attirés
par les hommes, ils les séduisent d’abord, soit en leur glissant
un poison secret dans le coeur, soit en nouant avec eux de fausses amitiés;
et ils font quelques disciples, qu’ils établissent maîtres
de plusieurs. On n’aurait pu savoir au juste, si eux-mêmes ne l’avaient
appris, quelles sont les choses qu’ils aiment ou qu’ils abhorrent, ce qui
les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science
de la magie. Mais ils travaillent surtout à se rendre maîtres
des coeurs, et c’est ce dont ils se glorifient le plus, .quand ils essaient
de se transformer en anges de lumière 1. Ils font donc beaucoup
de choses, j’en conviens, et des choses dont nous devons d’autant plus
nous défier que nous avouons qu’elles sont plus merveilleuses. Au
surplus, elles-mêmes nous servent à prouver notre foi; car
si les démons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont
les saints anges! combien aussi Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir
d’opérer tant de merveilles, est-il encore plus puissant qu’eux!
Qu’il soit donc admis que les créatures de Dieu produisent,
par le moyen des arts mécaniques, tous ces prodiges, assez surprenants
1. II Cor. XI, 14
(489)
pour que ceux qui n’en ont pas le secret les croient divins, comme
cette statue de fer suspendue en l’air dans un temple par des pierres d’aimant,
ou comme cette lampe de Vénus citée tout à l’heure
et dont peut-être tout le miracle consistait en une asbeste qu’on
y avait adroitement adaptée. Si tout cela est admis comme vrai;
et si les ouvrages des magiciens, que 1’Ecriture appelle sorciers et enchanteurs,
ont pu donner une telle renommée aux démons qu’un grand poète
n’a pas hésité à dire d’une magicienne:
« Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré
délivrer les âmes ou leur envoyer de cruels soucis, arrêter
le coure des fleuves et faire rétrograder les astres; elle invoque
tes mânes ténébreux; la terre va mugir sous ses pieds
et on verra les arbres descendre des montagnes 1 ...»
combien est-il plus aisé à Dieu de faire des merveilles
qui paraissent incroyables aux infidèles, lui qui a donné
leur vertu aux pierres comme à tout le reste, lui qui a départi
aux hommes le génie qui leur sert à modifier la nature en
mille façons merveilleuses, lui qui a fait les anges, créatures
plus puissantes que toutes les forces de la terre! Son pouvoir est une
merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne
et permet, n’éclate pas moins dans l’usage qu’il fait de toutes
choses que dans la création de l’univers.
CHAPITRE VII.
LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE
CROIRE AUX MIRACLES.
Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts
ressuscitent et que ceux des damnés soient éternellement
tourmentés, lui qui a créé le ciel, la terre, l’air,
les eaux et toutes lés merveilles innombrables qui remplissent l’univers?
L’univers lui-même n’est-il point la plus grande et la plus étonnante
des merveilles? Mais nos adversaires, qui croient à un Dieu créateur
de l’univers et qui le gouverne par le ministère des dieux inférieurs
également créés de sa main, nos adversaires, dis-je,
tout en se plaisant à exalter, bien loin de les méconnaître,
les puissances qui opèrent divers effets surprenants (soit qu’elles
agissent de heur propre gré, soit qu’on les contraigne d’agir par
le moyen de certains rites ou même des invocations magiques), quand
nous leur parlons de la vertu
1. Enéide, livre IV , v. 487-491.
merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux
raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire
mention, ils nous répondent: C’est leur nature; la nature leur a
donné cette propriété : ce ne sont là que les
vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel
d’Agrigente fond dans le feu et pétille dans l’eau, c’est que telle
est sa nature. Or, il semble plutôt que ce soit là un effet
contre nature, puisque la nature a donné au feu, et non à
l’eau, la propriété de faire pétiller le sel; à
l’eau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature
de ce sel est d’être contraire au sel ordinaire. Voilà donc
encore apparemment la belle explication qu’ils nous réservent de
la fontaine des Garamantes, glacée dans le jour et bouillante pendant
la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide à la main
et éteignant comme toutes les autres les flambeaux allumés,
allume les flambeaux éteints; il en sera de même de la pierre
asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflammée,
ne petit plus s’éteindre, et enfin, de tant d’autres phénomènes
qu’il serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau être contre nature,
on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses.
Explication très-courte, j’en conviens, et réponse très-satisfaisante.
Mais puisque Dieu est l’auteur de toutes les natures, d’où vient
que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons,
sous prétexte qu’elle est impossible, ne veulent pas convenir que
nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle
est la volonté du Tout-Puissant? car enfin Dieu n’est appelé
de ce nom que parce qu’il peut faire tout ce qu’il veut. N’est-ce point
lui qui a créé tant de merveilles surprenantes que j’ai rapportées,
et qu’on croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux,
ou du moins s’il n’y en avait des preuves et des témoignages dignes
de foi? Car pour celles qui n’ont d’autres témoins que les auteurs
qui les rapportent, lesquels; n’étant pas inspirés des lumières
divines, ont pu, comme. tous les hommes, être induits en erreur,
il est permis à chacun d’en croire ce qu’il lui plaît.
Pour moi, je ne veux pas qu’on croie légèrement les prodiges
que j’ai rapportés, parce que je ne suis pas moi-même assure
(490) de leur existence, excepté ceux dont j’ai fait et dont chacun
peut aisément faire l’expérience : ainsi, la chaux qui boue
dans l’eau et demeure froide dans l’huile; la pierre d’aimant, qui ne saurait
remuer un fétu et qui enlève le fer; la chair du paon, inaccessible
à la corruption qui n’a pas épargné le corps de Platon;
la paille, si froide qu’elle conserve la neige, et si chaude qu’elle fait
mûrir les fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit
tous les autres objets. Il en est de même de l’huile qui fait. des
taches noires, quoiqu’elle soit claire et luisante, et de l’argent qui
noircit ce qu’il touche, bien qu’il soit blanc. C’est encore un fait certain
que la transformation du bois en charbon : brillant, il devient noir; dur,
il devient fragile; sujet à corruption, il devient incorruptible.
J’ai vu tous ces effets et un grand nombre d’autres qu’il est inutile de
rappeler. Quant à ceux que je n’ai pas vus, et que j’ai trouvés
dans les livres, j’avoue que je n’ai pu les contrôler par des témoignages
certains, excepté pourtant cette fontaine où les flambeaux
allumés s’éteignent et les flambeaux éteints se rallument,
et aussi ces fruits de Sodome, beaux au dehors, au dedans cendre et fumée.
Cette fontaine, toutefois, je n’ai rencontré personne qui m’ait
dit l’avoir vue en Epire; mais d’autres voyageurs m’ont assuré en
avoir rencontré en Gaule une toute semblable, près de Grenoble.
Et pour les fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi,
mais une foule de voyageurs l’assurent si fermement que je n’en puis douter.
Je laisse les autres prodiges pour ce qu’ils sont; je les ai-rapportés
sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle
facilité on s’en rapporte à leur parole en l’absence de toute
bonne raison, tandis qu’on ne daigne pas nous croire nous-mêmes quand
nous annonçons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prétexte
qu’elles sont au-dessus de l’expérience. Nous rendons pourtant,
nous, raison de notre foi; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles
qu’en disant : Le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes
livres où il en a prédit beaucoup d’autres que nous avons
vues s’accomplir? Celui-là saura faire, selon ce qu’il a promis,
des choses qu’on juge impossibles, qui a déjà promis et qui
a fait que les nations incrédules croiraient des choses impossibles.
CHAPITRE VIII.
CE N’EST POINT UNE CROSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE
D’UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES
A CELLES QU’ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empêche de croire
que des corps humains puissent toujours brûler sans jamais mourir,
c’est que nous savons que telle n’est point la nature des corps humains,
au lieu que tous les faits merveilleux qui ont été rap. portés
tout à l’heure sont une suite de la nature des choses. Je réponds
à cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de l’homme,
avant le péché, était de ne pas mourir, et qu’à
la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier
état. Mais comme les incrédules ne veulent point admettre
cette autorité, puisque s’ils la recevaient, nous ne serions plus
en peine de leur prouver les tourments éternels des damnés,
il faut produire ici quelques témoignages de leurs plus savants
écrivains, qui fassent voir qu’une chose peut devenir, par la suite
du temps, toute autre qu’on ne l’avait connue auparavant.
Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitulé:
De l’origine du
peuple romain : « Il se produisit dans le ciel un étrange
prodige. Castor 1 atteste que la brillante étoile de Vénus,
que Plaute appelle Vesperugo 2, et Homère Hesperos 3, changea de
couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phénomène
qui ne s’était jamais vu jusqu’alors. Adraste de Cyzique et Dion
de Naples, tous deux mathématiciens célèbres , disent
que cela arriva sous le règne d’Ogygès 4 ». Varron,
qui est un auteur considérable, n’appellerait pas cet accident un
prodige, s’il ne lui eût semblé contre nature. Car nous disons
que tous les prodiges sont contre nature; mais cela n’est point vrai. En
effet, comment appeler contraires à la nature des effets qui se
font par la volonté de Dieu, puisque la volonté du Créateur
fait seule la nature de chaque chose? Les prodiges
1. Castor, né Rhodien ou Galate, était un habile chronographe,
contemporain de Varron.
2. Voyez l’Amphitryon, acte I, sc. 1, v. 119.
3. Iliade, livre X, v. 318.
4. Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mémoires de
l’Académie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376.
(491)
ne sont donc pas contraires è la nature, mais seulement à
une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets.
Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapportés
dans les auteurs profanes? mais arrêtons-nous seulement à
ce qui regarde notre sujet. Qu’y a-t-il de mieux réglé par
l’auteur de la nature que le cours des astres? qu’y a-t-il au monde qui
soit établi sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois,
quand celui qui gouverne ses créatures avec un empire absolu l’a
jugé convenable, une étoile, qui est remarquable entre toutes
les autres par sa grandeur, par son éclat) a changé de couleur,
de grandeur, de figure, et, ce qui est plus étonnant encore, de
règle et de loi dans son cours. Certes, voilà un événement
qui met en défaut toutes les tables astrologiques, s’il en existait
déjà, et tous ces calculs des savants, si certains à
leurs yeux et si infaillibles qu’ils ont osé avancer que cette métamorphose
de Vénus ne s’était pas produite auparavant et ne s’est pas
représentée depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures
que le soleil même s’arrêta au commandement de Jésus
Navé 1, pour lui donner le temps d’achever sa victoire, et qu’il
retourna en arrière pour assurer le roi Ezéchias des quinze
années de vie que Dieu lui accordait 2 ; mais quand les infidèles
croient ces sortes de miracles accordés à la vertu des saints,
ils les attribuent à la magie, comme je le disais tout à
l’heure de cette enchanteresse de Virgile, « qui arrêtait le
cours des rivières et faisait rétrograder les astres 3 ».
Nous lisons aussi dans l’Ecriture que le Jourdain arrêta le cours
de ses eaux et retourna en arrière, pour laisser passer le peuple
de Dieu sous la conduite de Jésus Navé 4, et que la même
chose arriva au prophète Elie et à son disciple Elisée
nous y lisons aussi le miracle de la course rétrograde du soleil
en faveur du roi Ezéchias. Mais ce prodige de l’étoile de
Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons pas qu’il soit
arrivé à la prière d’aucun homme.
Que les infidèles ne se laissent-donc point aveugler par cette
prétendue connaissance de la naturé des choses. Comme si
Dieu n’y pouvait apporter des changements qu’ils ne connaissent pas ! et,
à dire vrai, les choses les
1. Josué, X, 13. – 2. Isa. XXVIII, 8. – 3. Enéide, livre
IV, v. 489. 4. Josué, IV, 18. – 5. IV Rois, II, 8, 14.
plus ordinaires ne nous paraîtraient pas moins merveilleuses
que les autres, si nous n’étions pas accoutumés à
n’admirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison : qui n’admirera
que, dans cette multitude infinie d’hommes, tous soient assez semblables
les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres
animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisément?
Et cette différence est même encore plus admirable que leur
ressemblance ; car il paraît assez naturel que des animaux d’une
même espèce se ressemblent ; et pourtant, comme il n’y a pour
nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais
plus qu’en voyant deux hommes qui se ressemblent si fort qu’on les prendrait
l’un pour l’autre et qu’on s’y tromperait toujours.
Mais peut-être nos adversaires ne croiront-ils pas au phénomène
que je viens de rapporter d’après Varron, bien que Varron soit un
de leurs historiens et un très-savant homme ; ou bien en seront-ils
faiblement touchés, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et
que l’étoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre
prodige qui subsiste encore aujourd’hui, et qui, à mon avis, doit
suffire pour les convaincre que, si clairement qu’ils se flattent de connaître
la nature d’une chose, ce n’est pas une raison de défendre à
Dieu de la transformer à son gré et de la rendre tout autre
qu’ils ne la connaissaient. La terre de Sodome n’a pas toujours été
ce qu’elle est aujourd’hui. Sa surface était semblable à
celle des autres terres, et même plus fertile, car l’Ecriture la
compare au paradis terrestre 1. Cependant, depuis que le feu du ciel l’a
touchée, l’aspect en est affreux, au témoignage même
des historiens profanes, confirmé par le récit des voyageurs,
et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fumée.
Elle n’était pas telle autrefois, et voilà ce qu’elle est
maintenant. L’auteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement
si prodigieux qu’il dure encore, après une longue suite de siècles.
De même qu’il n’a pas été impossible à Dieu
de créer les natures qu’il lui a plu, il ne lui est pas impossible
non plus de les changer comme il lui plaît. De là vient ce
nombre infini de choses extraordinaires qu’on
1. Gen. XII, 10.
(492)
appelle prodiges, monstres, phénomènes, et qu’il serait
infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nommés
parce qu’ils montrent en quelque façon l’avenir, et on donne aussi
aux autres mots une origine semblable1. Mais que les devins prédisent
ce qu’ils voudront, soit qu’ils se trompent, soit que Dieu permette en
effet que les démons les inspirent pour les punir de leur curiosité
et les aveugler davantage, soit enfin que les démons ne rencontrent
juste que par hasard; pour nous, nous pensons que ce qu’on appelle phénomènes
contre nature, suivant une locution employée par saint Paul lui-même,
quand il dit que l’olivier sauvage, enté contre nature sur le bon
olivier, participe à son suc et à sa séve 2, nous
pensons que ces phénomènes, au fond, ne sont rien moins que
contre nature, et servent à Prouver clairement qu’aucun obstacle,
aucune loi de la nature, n’empêchera Dieu de faire des corps des
damnés ce qu’il a prédit. Or, comment l’a-t-il prédit
? c’est ce que je pense avoir montré suffisamment, au livre précédent,
par les témoignages tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament.
CHAPITRE IX.
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
Il ne faut donc point douter que la sentence que Dieu a prononcée
par son Prophète, touchant le supplice éternel des damnés
, ne s’accomplisse exactement. Il est dit : « Leur «ver ne
mourra point, et le feu qui les brûlera ne s’éteindra point
3 ». Et c’est pour nous faire mieux comprendre cette vérité
que Jésus-Christ, quand il prescrit de retrancher les membres qui
scandalisent l’homme, désignant par là les hommes mêmes
que nous chérissons à l’égal de nos membres, s’exprime
ainsi : « Il vaut mieux pour vous que vous entriez avec une seule
main dans la vie, que d’en avoir deux et d’être jeté dans
l’enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les
consume ne s’éteint point ». Il en dit autant du pied «
Il vaut mieux pour vous entrer dans la vie éternelle n’ayant qu’un
1. Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint
Augustin : monstrum, de monstrare; ostentum de ostendere; portenta de portendere,
prœostendere; prodigia de porro dicere, praedicare.
2. Rom. XI, 17, 24.— 3. Isa. LXVI, 21.
pied, que d’en avoir deux et d’être précipité dans
l’enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les
brûle ne s’éteint point 1 ». Enfin il parle de l’oeil
dans les mêmes termes: « Il vaut mieux pour vous que vous entriez
au royaume de Dieu n’ayant qu’un oeil, que d’en avoir deux et d’être
précipité dans l’enfer, où leur ver ne meurt point
et où le feu qui les brûle ne s’éteint point 2 ».
Il ne s’est pas lassé de répéter trois fois la même
chose au même lieu. Qui ne serait épouvanté de cette
répétition et de cette menace sortie avec tant de force d’une
bouche divine?
Au reste, ceux qui veulent que ce ver et que ce feu ne soient pas des
peines du corps, mais de l’âme, disent que les hommes séparés
du royaume de Dieu seront brûlés dans l’âme jar une
douleur et un repentir tardifs et inutiles, et qu’ainsi l’Ecriture a fort
bien pu se servir du mot feu pour marquer cette douleur cuisante d’où
vient, ajoutent-ils, cette parole de l’Apôtre : « Qui est scandalisé,
sans que je brûle ? » ils croient aussi que le ver figure la
même douleur; car il est écrit, disent-ils, que « comme
la teigne ronge un habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse afflige
le coeur de l’homme 3 ». Mais ceux qui ne doutent point que le corps
ne soit tourmenté en enfer aussi bien que l’âme, soutiennent
que le corps y sera brûlé par le feu, et l’âme rongée
en quelque sorte par un ver de douleur. Bien que ce sentiment soit probable,
car il est absurde de supposer que soit le corps, soit l’âme, ne
souffrent pas ensemble dans l’enfer, je croirais cependant plus volontiers
que le ver et le feu s’appliquent ici tous deux au corps, et non à
l’âme. Je dirais donc que l’Ecriture ne fait pas mention de la peine
de l’âme, parce qu’elle est nécessairement impliquée
dans celle du corps. En effet, on lit dans l’Ancien Testament : «
Le supplice de la chair de l’impie sera le feu et le ver 4 ». Il
pouvait dire plus brièvement: « Le supplice de l’impie »
; pourquoi dit-il « le supplice de la chair de l’impie », sinon
parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice du corps? Ou, s’il
a parlé de la chair, parce que les hommes seront punis pour avoir
vécu selon la chair, et tomberont dans la seconde mort que l’Apôtre
a marquée ainsi : « Si vous vivez selon la chair, vous
1. Marc, IX, 42.47. – 2. II Cor. XI, 29. – 3. prov. XXV, 20. – 4. Eccli.
VII, 19.
(493)
mourrez 1 » ; que chacun choisisse, entre les deux sens, celui
qu’il préfère, soit qu’il rapporte le feu au corps, et le
ver à l’âme, soit qu’il les rapporte tous deux au corps. J’ai
déjà montré que les animaux pouvaient vivre et souffrir
dans le feu sans mourir et sans se consumer, par un miracle de la volonté
de Dieu, à qui on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer qu’il
est l’auteur de tout ce qu’on admire dans la nature. En effet, c’est lui
qui a produit dans le monde et les merveilles que j’ai rappelées
et tontes celles en nombre infini que j’ai passées sous silence,
et ce inonde enfin dont l’ensemble est plus merveilleux encore que tout
ce qu’il contient. Ainsi donc, libre à chacun de choisir des deux
sens celui qu’il préfère, et de rapporter le ver au corps,
en prenant l’expression au propre, ou à l’âme, en prenant
le sens au figuré. Quant à savoir qui a le mieux choisi,
c’est ce que nous saurons mieux un jour, lorsque la science des saints
sera si parfaite qu’ils n’auront pas besoin d’éprouver ces peines
pour les connaître. « Car maintenant nous ne savons les choses
que d’une façon partielle, jusqu’au jour où la plénitude
s’accomplira 2 ». Il suffit pour le moment de repousser cette opinion
que les corps des damnés ne seront pas tourmentés par le
feu.
CHAPITRE X.
COMMENT LE FEU DE L’ENFER, SI C’EST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER
LES MALINS ESPRITS, C’EST-A-DIRE LES DÉMONS QUI N’ONT POINT DE CORPS.
Ici se présente une question : si le feu de l’enfer n’est pas
un feu immatériel, analogue à la doutent de l’âme,
mais un feu matériel, brûlant au contact et capable de tourmenter
les corps, comment pourra-t-il servir au supplice des démons qui
sont des esprits? car nous savons que le même feu doit servir de
supplice aux démons et aux hommes, suivant cette parole de Jésus-Christ
« Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel, qui
a été préparé pour le diable et pour ses anges
». Il faut donc que les démons aient aussi, comme l’ont pensé
de savants hommes, des corps composés de cet air grossier et humide
qui se fait sentir à nous, quand il est
1. Rom. VIII, 13. — 2. I Cor. XIII, 9. — 3. Matt. XXV, 41.
agité par le vent 1. En effet, si cet élément
ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brûlant,
lorsqu’il est échauffé dans un bain; pour brûler, il
faut qu’il soit brûlé lui-même, et il cause l’impression
qu’il subit. Au surplus, si l’on veut que les démons n’aient point
de corps, il est inutile de se mettre beaucoup en peine de prouver le contraire.
Qui nous empêchera de dire que les esprits, même incorporels,
peuvent être tourmentés par un feu corporel d’une manière
très-réelle, quoique merveilleuse, du moment que les esprits
des hommes, qui certainement sont aussi incorporels, peuvent être
actuellement enfermés dans des corps, et y sont unis alors par des
liens indissolubles? Si les démons n’ont point de corps, ils seront
attachés à des feux matériels pour en être tourmentés;
non qu’ils animent ces feux de manière à former des animaux
composés d’âme et de corps; mais, comme je l’ai dit, cela
se fera d’une manière merveilleuse; et ils seront tellement unis
à ces feux, qu’ils en recevront de la douleur sans leur communiquer
la vie. Aussi bien, cette union même qui enchaîne actuellement
les esprits aux corps, pour en faire des animaux, n’est-elle pas merveilleuse
et incompréhensible à l’homme? et cependant c’est l’homme
même» Je dirais volontiers que ces esprits brûleront
sans corps, comme le mauvais riche brûlait dans les enfers, quand
il disait : « Je « souffre beaucoup dans cette flamme 2 »
; mais j’entends ce qu’on va m’objecter : que cette flamme était
de même nature que les yeux que le mauvais riche éleva sur
Lazare, que la langue qu’il voulait rafraîchir d’une goutte d’eau,
et que le doigt de Lazare dont il voulait se servir pour cet office, bien
que tout cela se fit dans un lieu, où les âmes n’avaient point
de corps. Cette flamme qui le brûlait et cette goutte d’eau qu’il
demandait étaient donc incorporelles, comme sont les choses que
l’on voit en dormant ou dans l’extase, lesquelles, bien qu’incorporelles,
apparaissent pourtant comme des corps. L’homme qui est en cet état,
quoiqu’il n’y soit qu’en esprit, ne laisse pas de se voir si semblable
à son corps
1. C’est le sentiment d’Origène, qui soutient en son traité
des Principes (livre II) que Dieu seul est incorporel. Tertullien, distinguant
subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient corporels
sans avoir de chair (De Carne Christi, passim). Enfin saint Basile soutient
que les anges ont chacun leur corps et un corps visible (De spir. sanct.,
cap. 16).
2. Luc, XVI, 24.
(494)
qu’il n’y peut trouver de différence. Mais cette géhenne,
que l’Ecriture appelle aussi un étang de feu et de soufre 1, sera
un feu corporel, et tourmentera les corps des hommes et des démons;
ou bien, si ceux-ci n’ont point de corps, ils seront unis à ce feu,
pour en souffrir de la douleur sans l’animer. Car il n’y aura qu’un feu
pour les uns et pour les autres, comme l’a dit la Vérité
2.
CHAPITRE XI.
S’IL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS
PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
Mais, parmi les adversaires de la Cité de Dieu, plusieurs prétendent
qu’il est injuste de punir les péchés, si grands qu’ils soient,
de cette courte vie par un supplice éternel. Comme si jamais aucune
loi avait proportionné la durée de la peine à celle
du crime ! Les lois, suivant Cicéron, établissent huit sortes
de peines l’amende, la prison, le fouet, le talion, l’ignominie, l’exil,
la mort, la servitude. Y a-t-il aucune de ces peines dont la durée
se mesure à celle du crime, si ce n’est peut-être la peine
du talion 3, qui ordonne que le criminel souffre le même mal qu’il
a fait souffrir; d’où vient cette parole de la loi : « OEil
pour oeil, dent pour dent 4 ». Il est matériellement possible,
en. effet, que la justice arrache l’oeil au criminel en aussi peu de temps
qu’il l’a arraché à sa victime; mais si la raison veut que
celui qui adonné un baiser à la femme d’autrui soit puni
du fouet, combien de temps ne souffrira-l-il pas pour une faute qui s’est
passée en un moment? La douceur d’une courte volupté n’est-elle
pas punie en ce cas par une longue douleur? Que dirai-je de la prison?
n’y doit-on demeurer qu’autant qu’a duré le délit qui vous
y a fait condamner? mais ne voyons-nous pas qu’un esclave demeuré
plusieurs années dans les fers, pour avoir offensé son maître
par une seule -parole ou l’avoir blessé d’un coup dont la trace
a passé en un instant? Pour l’amende, l’ignominie, l’exil et la
servitude, comme ces peines sont d’ordinaire irrévocables, ne sont-elles
pas en quelque
1. Apoc. XX, 9. — Matt. XXV, 41.
2. Sur la peine du talion imposés par la loi des Douze Tables
( Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio esto ), voyez Aulu.Gelle, Nuits
attiques, livre XX, ch. 1.
3. Exod. XXI, 24.
sorte semblables aux peines éternelles, eu égard à
la brièveté de cette vie? Elles ne peuvent pas être
réellement éternelles, parce que la vie même où
on les souffre ne l’est pas; et toutefois des fautes que l’on punit par
de si longs supplices se commettent en très-peu de temps, sans que
personne ait jamais cru qu’il fallût proportionner la longueur des
tourments à la durée plutôt qu’à la grandeur
des crimes. Se peut-il imaginer que les lois fassent consister le supplice
des condamnés à mort dans le court moment que dure l’exécution?
elles le font consister à les supprimer pour jamais de la société
des vivants. Or, ce qui se fait dans cette cité mortelle par le
supplice de la première mort, se fera pareillement dans la cité
immortelle par la seconde mort. De même que les lois humaines ne
rendent jamais l’homme frappé du supplices capital à la société,
ainsi les lois divines ne rappellent jamais le pécheur frappé
de la seconde mort à la vie éternelle. Comment donc, dira-t-on,
cette parole de votre Christ sera-t-elle vraie: «On vous mesurera
selon la mesure que vous aurez appliquée aux autres 1 », si
un péché temporel est puni d’une peine éternelle 2
? Mais on ne prend pas garde que cette mesure dont il est parlé
ici ne regarde pas le temps, mais le mal, ce qui revient à dire
que celui qui aura fait le mal le subira. Au surplus, on peut fort bien
entendre aussi cette parole de Jésus-Christ au sens propre, je veux
dire au sens des jugements et des condamnations dont il est question en
cet endroit. Ainsi, que celui qui juge et condamne injustement son -prochain
soit jugé lui-même et condamné justement, il est mesuré
sur la même mesure, bien qu’il ne reçoive pas ce qu’il a donné
: il est jugé comme il a jugé les autres; mais la punition
qu’il souffre est juste, tandis que celle qu’il avait infligée était
injuste.
CHAPITRE XII.
DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE
ÉTERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE
DU SAUVEUR.
Mais une peine éternelle semble dure et
1. Luc, VI, 38.
2. Saint Augustin discute cette même question avec étendue
dans une de ses lettres. Voyez Epist. CII, ad Deo gratias, qu. 4, n. 22
et seq.
(495)
injuste aux hommes, parce que, dans les misères de la vie terrestre,
ils n’ont pas cette haute et pure sagesse qui pourrait leur faire sentir
la grandeur de la prévarication primitive. Plus l’homme jouissait
de Dieu, plus son crime a été grand de l’avoir abandonné,
et il a mérité de souffrir un mal éternel pour avoir
détruit en lui un bien qui pouvait aussi être éternel.
Et, de là, la damnation de toute la masse du genre humain; car le
premier coupable a été puni avec toute sa postérité,
qui était en lui comme dans sa racine. Aussi nul n’est exempt du
supplice qu’il mérite, s’il n’en est délivré par une
grâce qu’il ne mérite pas; et tel est le partage des hommes
que l’on voit en quelques-uns ce que peut une miséricorde gratuite,
et, dans tout le ,reste, ce que peut une juste vengeance. L’une et l’autre
ne sauraient paraître en tous, puisque, si tous demeuraient sous
la peine d’une juste condamnation, on ne verrait dans aucun la miséricorde
de Dieu ; et d’autre part, si tons étaient transportés des
ténèbres à la lumière, on ne verrait dans aucun
sa sévérité. Et s’il y en a plus de punis que de sauvés,
c’est pour montrer ce qui était dû à tous. Car alors
même - que tous seraient enveloppés dans la vengeance, nul
ne pourrait blâmer justement la justice du Dieu vengeur; si donc
.un si grand nombre sont délivrés, que d’actions de grâce
ne sont pas dues pour ce bienfait gratuit au divin libérateur!
CHAPITRE XIII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT,
NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas qu’une seule faute reste
impunie 1 mais ils ne reconnaissent que des peines qui servent à
l’amendement du coupable 2, qu’elles soient infligées par les lois
humaines ou par les lois divines, qu’on les souffre dès cette vie
ou qu’on ait à les subir dans l’autre pour n’en avoir point souffert
ici-bas ou n’en être p-as devenu meilleur. De là vient que
Virgile,
1. Voyez particulièrement dans Platon le Gorgias on est exposée
la théorie sublime de l’expiation. Même doctrine dans Plotin,
Ennéades, III, livre II, ch. 5 et ailleurs.
2. Ceci ne pourrait pins être appliqué justement à
Platon, dont les idées sur la pénalité sont beaucoup
plus solides et plus étendue, que celles de quelques-uns de ses
disciples. Dans plusieurs dialogues, il as montre même favorable
à la croyance aux peines éternelles. Voyez le mythe du Gorgias
et celui de la République.
après avoir parlé de ces corps terrestres, et de ces
membres moribonds d’où viennent à l’âme
« Et ses craintes et les désirs, et ses douleurs et ses
joies, enfermée qu’elle est dans une prison ténébreuse
d’où elle ne peut contempler le ciel » ;
Virgile ajoute
« Et lorsqu’au dernier jour la vie abandonne les âmes,
leurs misères ne sont pas finies et elles ne sont pas purifiées
d’un seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi nécessaire,
mille vices invétérés s’y attachent encore et y germent
en mille façons. Elles sont donc soumises à des peines et
expient dans les supplices leurs crimes passés : les unes suspendues
dans le vide et livrées au souffle du vent, les autres plongées
dans un abîme immense pour s’y laver de leurs souillures ou pour
y être purifiées par le feu 1 »
Ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent après la mort
que des peines purifiantes; et comme l’air, l’eau et le feu sont des éléments
supérieurs à la terre, ils les font servir de moyens d’expiation
pour purifier les âmes que le commerce de la terre a souillées.
Aussi Virgile a-t-il employé ces trois éléments :
l’air, quand il dit qu’elles sont livrées au souffle du vent; l’eau,
quand il les plonge dans un abîme immense ; le feu, quand il charge
le feu de les purifier. Pour nous, nous reconnaissons qu’il y a dans cette
vie mortelle quelques peines purifiantes, mais elles n’ont ce caractère
que chez ceux qui en profitent pour se corriger, et non chez les autres,
qui n’en deviennent pas meilleurs, ou qui n’en deviennent que pires. Toutes
les autres peines, temporelles ou éternelles, que la providence
de Dieu inflige à chacun par le ministère des hommes ou par
celui des bons et des mauvais anges, ont pour objet, soit de punir les
péchés passés ou présents, soit d’exercer et
de manifester la vertu. Quand nous endurons quelque mal par la malice ou
par l’erreur d’un autre, celui-là pèche qui nous cause ce
mal; mais Dieu, qui le permet par un juste et secret jugement, ne pèche
pas. Les uns donc souffrent des peines temporelles en cette vie seulement,
les autres après la mort; et d’autres en cette vie et après
la mort tout ensemble, bien que toujours avant le dernier jugement. Mais
tous ceux qui souffrent des peines temporelles après la mort ne
tombent point dans les éternelles. Nous avons déjà
dit qu’il y en a à qui les peines ne sont pas remises en ce siècle
et à qui elles seront remises en l’autre, afin qu’ils
1. Enéide, livre VI, v. 733-742.
(496)
ne soient pas punis du supplice qui ne finit pas.
CHAPITRE XIV.
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE L’HUMAINE
CONDITION.
Ils sont bien rares ceux qui, dans cette vie, n’ont rien à souffrir
en expiation de leurs péchés, et qui ne les expient qu’après
la mort. Nous avons connu toutefois quelques personnes arrivées
à une extrême vieillesse sans avoir eu la moindre fièvre,
et qui ont passé leur vie dans une tranquillité parfaite.
Cela n’empêche pas qu’à y regarder de près, la vie
des hommes n’est qu’une longue peine, selon la parole de I’Ecriture : «
La vie humaine sur la terre est-elle autre chose qu’une tentation 1 ? »La
seule ignorance est déjà une grande peine, puisque, pour
y échapper, on oblige les enfants, à force de châtiments,
à apprendre les arts et les sciences. L’étude où on
les contraint par, la punition est quelque chose de si pénible,
qu’à l’ennui de l’étude ils préfèrent quelquefois
l’ennui de la punition. D’ailleurs, qui n’aurait horreur de recommencer
son enfance et n’aimerait mieux mourir? Elle commence par les larmes, présageant
ainsi, sans le savoir, les maux où elle nous engage. On dit cependant
que Zoroastre, roi des Bactriens, rit en naissant; mais ce prodige ne lui
annonça rien de bon, car il passe pour avoir inventé la magie,
qui, d’ailleurs, ne lui fut d’aucun secours contre ses ennemis , puisqu’il
fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens 2 . Aussi nous lisons dans l’Ecriture
: « Un joug pesant est imposé aux enfants d’Adam, du jour
où ils sortent du sein de leur mère jusqu’à celui
où ils entrent dans le sein de la mère commune 3 »
.Cet arrêt est tellement inévitable, que les enfants mêmes,
délivrés par le baptême du péché originel,
le seul qui les rendit coupables, sont sujets à une infinité
de maux, jusqu’à être tourmentés quelquefois par les
malins esprits; mais loin de nous la pensée que ces souffrances
leur soient fatales, quand, par l’aggravation de la maladie, elles arrivent
à séparer l’âme du corps.
1. Job, VII, 1, sec. LXX.
2. Voyez Justin, lib. I, cap. 1, § 1.
3. Eccli XL 1.
CHAPITRE XV.
LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE
MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
Aussi bien, ce joug pesant qui a été imposé aux
fils d’Adam, depuis leur sortie du sein de leur mère jusqu’au jour
de leur ensevelissement au sein de la mère commune, est encore pour
nous, dans notre misère, un enseignement admirable : il nous exhorte
à user sobrement de toutes choses, et nous fait comprendre que cette
vie de châtiment n’est qu’une suite du péché effroyable
commis dans le Paradis, et que tout ce qui nous est promis par le Nouveau
Testament ne regarde que la part que nous aurons à la vie future;
il faut donc accepter .cette promesse comme un gage et vivre dans l’espérance,
en faisant chaque jour de nouveaux progrès et mortifiant par l’esprit
les mauvaises inclinations de la chair 1 car « Dieu connaît
ceux qui sont à lui 2 »; et « tous ceux qui sont conduits
par l’esprit de Dieu sont enfants de Dieu » ; enfants par grâce,
et non par nature, n’y ayant qu’un seul Fils de Dieu par nature, qui, par
sa bonté, s’est fait fils de l’homme, afin que nous, enfants de
l’homme par nature, nous devinssions par grâce enfants de Dieu. Toujours
immuable, il s’est revêtu de notre nature pour nous sauver, et, sans
perdre sa divinité, il s’est fait participant de notre faiblesse,
afin que, devenant meilleurs, nous perdions ce que nous avons de vicieux
et de mortel par la communication de sa justice et de son immortalité,
et que nous conservions ce qu’il a mis de bon en nous dans la plénitude
de sa bonté. De même que nous sommes tombés, par le
péché d’un seul homme, dans une si déplorable misère
4, ainsi nous arrivons, par la grâce d’un seul homme, mais d’un homme-Dieu,
à la possession d’un si grand bonheur. Et nul ne doit être
assuré d’avoir passé du premier état au second, qu’il
ne soit arrivé au lieu où il n’y aura plus de tentation,
et qu’il ne possède cette paix qu’il poursuit à travers les
combats que la chair livre contre l’esprit et l’esprit contre la chair
5. Or, une telle guerre n’aurait pas lieu, si l’homme, par l’usage de son
libre arbitre, eût conservé sa droiture naturelle; mais par
son refus d’entretenir avec Dieu une paix qui
1. Rom. VIII, 13. — 2. Tim. II, 19. — 3. Rom. VIII, 14. — 4. Ibid.
v, 12. — 5. Galat. V, 17.
(497)
faisait son bonheur, il est contraint de combattre misérablement
contre lui-même. Toutefois cet état vaut mieux encore que
celui où il se trouvait avant de s’être converti à
Dieu : il vaut mieux combattre le vice que de le laisser régner
sans combat, et la guerre, accompagnée de l’espérance d’une
paix éternelle, est préférable à la captivité
dont on n’espère point sortir. Il est vrai que nous souhaiterions
bien de n’avoir plus cette guerre à soutenir, et qu’enflammés
d’un divin amour, nous désirons ardemment cette paix et cet ordre
accomplis, où les chosés d’un prix inférieur seront
pour jamais subordonnées aux choses supérieures. Mais lors
même, ce qu’à Dieu ne plaise, que nous n’aurions pas foi dans
un si grand bien, nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pénible
qu’il puisse être, qu’une fausse paix achetée par l’abandon
de notre âme à la tyrannie des passions.
CHAPITRE XVI.
DES LOIS DE GRÂCE QUI S’ÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES
DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
Telle est la miséricorde de Dieu à l’égard des
vases de miséricorde qu’il a destinés à la gloire,
que la première et la seconde enfance de l’homme, l’une livrée
sans défense à la domination de la chair, l’autre en qui
la raison encore faible, quoique aidée de la parole, ne peut combattre
les mauvaises inclinations, toutes deux ne laissent pas cependant dé
passer de la puissance des ténèbres au royaume de Jésus-Christ,
sans même traverser le purgatoire, quand une créature humaine
vient à mourir à cet âge où elle n’est pas encore
capable d’accomplir les commandements de Dieu, pourvu qu’elle ait reçu
les sacrements du Médiateur 1. Car la seule régénération
spirituelle suffit pour rendre impuissante à nuire après
la mort l’alliance que la génération charnelle avait contractée
avec la mort. Mais quand on est arrivé à un âge capable
de discipline, il faut commencer la guerre contre les vices, et s’y porter
avec courage, de peur de tomber en des péchés qui méritent
la damnation. Nos mauvaises inclinations sont plus faciles à surmonter,
quand elles ne sont pas encore fortifiées par l’habitude; si nous
les laissons prendre empire sur nous et nous
1. Comp. saint Augustin, Epist. XCVIII ad Bonifacium.
maîtriser, la victoire est plus difficile, et on ne les surmonte
véritablement que lorsqu’on le fait par amour de la véritable
justice, qui ne se trouve qu’en la foi de Jésus-Christ. Car si la
loi commande sans que l’esprit vienne à son secours, la défense
qu’elle fait du péché ne sert qu’à en augmenter le
désir; si bien qu’on y ajoute encore par la violation de la loi.
Quelquefois aussi on surmonte des vices manifestes par d’autres qui sont
cachés et que l’on prend pour des vertus, quoique l’orgueil et une
vanité périlleuse en soient les véritables principes.
Les vices ne sont donc vraiment vaincus que lorsqu’ils le sont par l’amour
de Dieu, amour que Dieu seul donne, et qu’il ne donne que par le Médiateur
entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui a voulu participer
à notre mortalité misérable pour nous faire participer
à sa divinité. Or, ils sont en bien petit nombre ceux qui
ont atteint l’adolescence sans commettre aucun péché mortel,
sans tomber dans aucun excès, dans aucune impiété,
assez heureux et assez forts pour avoir comprimé par la grâce
abondante de l’esprit tous les mouvements déréglés
de la convoitise. La plupart, après avoir reçu le commandement
de la loi, l’ont violé, et, s’étant laissé emporter
au torrent des vices, ont eu recours ensuite à la pénitence;
de la sorte, assistés de la grâce de Dieu, ils reprennent
courage, et leur esprit soumis à Dieu parvient à soumettre
la chair. Que celui donc qui veut se soustraire aux peines éternelles,
ne soit pas seulement baptisé, mais justifié en Jésus-Christ,
afin de passer véritablement de l’empire du diable sous la puissance
du Sauveur. Et qu’il ne compte pas sur des peinés purifiantes, si
ce n’est avant le dernier et redoutable jugement! On ne saurait nier pourtant
que le feu; même éternel, ne fasse plus ou moins souffrir
les damnés, selon la diversité de leurs crimes; et u qu’il
ne doive être moins ardent pour les uns, plus ardent pour les autres,
soit que son ardeur varie suivant l’énormité de la peine,
soit qu’elle reste égale, mais que tous ne la sentent pas également.
CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME N’AURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
Il me semble maintenant à propos de combattre avec douceur l’opinion
de ceux (498) d’entre nous qui, par esprit de miséricorde, ne veulent
pas croire au supplice éternel des damnés, et soutiennent
qu’ils seront délivrés après un espace de temps plus
ou moins long, selon la grandeur de leurs péchés. Les uns
font cette grâce à tous les damnés, les autres la font
seulement à quelques-uns. Origène est encore plus indulgent:
il croit que le diable même et ses anges, après avoir longtemps
souffert, seront à la fin délivrés de leurs tourments
pour être associés aux saints anges. Mais 1’Eglise l’a condamné
justement pour cette erreur et pour d’autres encore, entre lesquelles je
citerai surtout ces vicissitudes éternelles de félicité
et de misère où il soumet les âmes, Eu cela, il se
départ de cette compassion qu’il semble avoir pour les malheureux
damnés, puisqu’il fait souffrir aux saints de véritables
misères, en leur attribuant une béatitude où ils ne
sont point assurés de posséder éternellement le bien
qui les rend heureux 1. L’erreur de ceux qui restreignent aux damnés
cette vicissitude et veulent que leurs supplices fassent place à
une éternelle félicité est bien loin de celle d’Origène.
Cependant, si leur opinion est tenue pour bonne et pour vraie, parce qu’elle
est indulgente, elle sera d’autant meilleure et d’autant pins vraie qu’elle
sera plus indulgente. Que cette source de bonté se répande
donc jusque sur les anges réprouvés, au moins après
plusieurs siècles de tortures. Pourquoi se répand-elle sur
toute la nature humaine et vient-elle à tarir pour les auges? Mais
non, cette pitié n’ose aller aussi loin et s’étendre jusqu’au
diable. Et pourtant, si un de ces miséricordieux se risquait à
aller jusque-là, sa bonté n’en serait-elle pas plus grande?
mais aussi son erreur serait plus pernicieuse et plus opposée aux
paroles de Dieu.
1. Sur les systèmes d’Origène, voyez Epiphane (Lettre
à Jean de Jérusalem), saint Jérôme (Epist. LXI
ad Pammachium et LXXV ad Vigilantium) et saint Augustin lui-même,
Traité des hérésies, hér. XLIII. Saint Jérôme
nous apprend aussi que les sentiments d’Origène furent condamnés
par le pape Anastase. Ce ne fut qua plus tard, après la mort de
saint Augustin, qu’Origène fut condamné sous le pape Virgile
et l’empereur Justinien, au cinquième concile oecuménique.
Voyez les actes, de ce concile (act. IV, cap. 11) et Nicéphore Calliste,
Lb. XVII, cap. 27, 28.
CHAPITRE XVIII.
DE CEUX QUI CROIENT QU’AUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER
JUGEMENT, A CAUSE DE L’INTERCESSION DES SAINTS.
D’autres encore, comme j’ai pu m’en assurer dans la conversation, sous
prétexte de respecter l’Ecriture, mais en effet dans leur propre
intérêt, font Dieu encore plus indulgent envers les hommes.
lis avouent bien que les méchants et les infidèles méritent
d’être punis, comme l’Ecriture les en menace; mais ils soutiennent
que lorsque le jour du jugement sera venu, la clémence l’emportera,
et que Dieu, qui est bon, rendra tous les coupables aux prières
et aux intercessions des saints. Car, si les saints priaient pour eux,
quand ils en étaient persécutés, que ne feront-ils
point, quand ils les verront abattus, humiliés et suppliants? Et
comment croire que les saints perdent leurs entrailles dé miséricorde,
surtout en cet état de vertu consommée qui les met à
l’abri de toutes les passions? ou comment douter que Dieu ne les exauce,
alors que leurs prières seront parfaitement pures? L’opinion précédente,
qui veut que les méchants soient à la fin délivrés
de leurs tourments, allègue en leur faveur ce passage du psaume
: « Dieu oubliera-t-il sa clémence? et sa colère arrêtera-t-elle
le cours de ses miséricordes 1? ». Mais nos nouveaux adversaires
soutiennent que ce même passage favorise bien mieux encore leur opinion.
La colère de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux qui sont indignes
de la béatitude éternelle souffrent un supplice éternel,
mais pour permettre qu’ils en souffrent un quelconque, si court qu’il soit,
ne faut-il pas que sa colère arrête le cours de ses miséricordes?
Et c’est pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne dit pas : Sa colère
arrêtera-t-elle longtemps le cours de ses miséricordes? mais
il dit qu’elle ne l’arrêtera nullement.
Si l’on répond qu’à ce compte les menaces de Dieu sont
fausses, puisqu’il né condamnera personne, ils répliquent
qu’elles né sont pas plus faussés que celle qu’il fit à
Ninive de la détruire 2, ce qui pourtant n’arriva pas, bien qu’il
l’en eût menacée sans condition. En effet, le Prophète
ne dit pas : Ninive sera détruite, si elle ne se corrige et ne fait
pénitence, mais il dit : « Encore quarante jours,
1. Ps. LXXVI, 10. — 2. Jonas, III, 4.
(499)
et Ninive sera détruite ». Cette menace était donc
vraie, ajoutent-ils, puisque les Ninivites méritaient ce châtiment;
mais Dieu ne l’exécuta point , parce que sa colère n’arrêta
pas le cours de ses miséricordes, et qu’il se laisse fléchir
à leurs cris et à leurs larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna
alors, bien que cela dût contrister son prophète, combien
sera-t-il plus favorable encore, quand tous ses saints intercéderont
pour des suppliants? Objecte-t-on que l’Ecriture n’a point parlé
de ce pardon, c’est, à leur sens, afin d’effrayer un grand nombre
de pécheurs par la crainte des supplices et de les obliger à
se convertir, et aussi afin qu’il y en ait qui puissent prier pour ceux
qui ne se convertiront pas. Ils ne prétendent pas néanmoins
que l’Ecriture n’ait rien laissé entrevoir à ce sujet. Car
à quoi s’applique, disent-ils, cette parole du psaume: « Seigneur,
que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent
est grande et abondante 1 !» Ne veut-elle pas nous faire entendre
que cette douceur de la miséricorde de Dieu est cachée aux
hommes pour les retenir dans la crainte? Ils ajoutent que c’est pour cela
que l’Apôtre a dit: « Dieu a permis que tous tombassent dans
l’infidélité, afin de faire grâce à tous 2 »;
montrant ainsi qu’il ne damnera personne. Toutefois ceux qui sont de cette
opinion ne l’étendent pas jusqu’à Satan et à ses anges.
Car ils ne sont touchés de compassion que pour leurs semblables;
et en cela ils plaident principalement leur cause, parce que, comme ils
vivent dans le désordre et dans l’impiété, ils se
flattent de profiter de cette impunité générale qu’ils
couvrent du nom de miséricorde. Mais ceux qui l’étendent
même au prince des démons et à ses satellites portent
encore plus haut qu’eux la miséricorde de Dieu 3.
CHAPITRE XIX.
DE CEUX QUI PROMETTENT L’IMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS,
MÊME AUX HÉRÉTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION
AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.
Il y en a d’autres qui ne promettent pas à tous les hommes cette
délivrance des supplices éternels, mais seulement à
ceux qui, ayant reçu le baptême, participent au corps
1. Ps. XXX, 20. – 2. Rom. XI, 32.
de Jésus-Christ, de quelque manière d’ailleurs qu’ils
aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété
qu’ils soient tombés. Et ils se fondent sur ce que le Sauveur a
dit: « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui
en mangera ne meure point. Je suis le pain descendu du ciel: si quelqu’un
mange de ce pain, il vivra éternellement 1 ». Il faut donc
nécessairement, disent-ils, qu’à ce prix les hérétiques
soient délivrés de la mort éternelle, et qu’ils passent
quelque jour à l’éternelle félicité.
CHAPITRE XX
DE CEUX QUI PROMETTENT L’INDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PÊCHEURS,
MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS
QUELQUES ERREURS QU’ILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.
Quelques-uns ne font pas cette promesse à tous ceux qui ont
reçu le baptême de Jésus-Christ et participé
au sacrement de son corps, mais aux seuls catholiques, alors même
d’ailleurs qu’ils vivent mal. Ceux-là, disent-ils, sont établis
corporellement en Jésus-Christ, ayant mangé son corps, non
pas seulement en sacrement, mais en réalité. Et comme dit
l’Apôtre : « Nous ne sommes tous ensemble qu’un même
pain et qu’un même corps 2 »; Or, bien que les catholiques
tombent ensuite dans l’hérésie, ou même dans l’idolâtrie,
par cela seul qu’ils ont reçu le baptême de Jésus-Christ
étant dans son corps, c’est-à-dire dans l’Eglise catholique,
et ayant mangé le corps du Sauveur, ils ne mourront point éternellement,
mais ils jouiront quelque jour de l’éternelle félicité.
Et la grandeur de leur impiété rendra sans doute leurs peines
plus longues, mais elle ne les rendra pas éternelles.
CHAPITRE XXL.
DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ
DANS LEUR FOI, BIEN QU’ILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ
PAR LÀ LE FEU DE L’ENFER.
Mais d’autres, considérant cette parole de l’Ecriture : «
Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé
3 », ne promettent le salut qu’à ceux qui seront toujours
demeurés dans l’Eglise catholique, quoiqu’ils aient d’ailleurs
1. Jean, VI, 50-52. — 2. I Cor. X, 17. — Matt. XXIV, 13.
(500)
mal vécu. Ils disent qu’ils seront sauvés par l’épreuve
du feu, en vertu de ce que dit
l’Apôtre : « Personne ne peut établir d’autre fondement
que celui qui est posé, savoir, Jésus-Christ. Or, on verra
ce que chacun aura bâti sur ce fondement, si c’est de l’or, de l’argent
et des pierres précieuses, ou du bois, du foin et de la paille;
car le jour du Seigneur le manifestera, et le feu fera connaître
quel est l’ouvrage de chacun : celui dont l’ouvrage demeurera en recevra
la récompense; celui dont l’ouvrage sera brûlé en souffrira
préjudice; il ne laissera pas pourtant d’être sauvé,
mais par l’épreuve du feu 1 », Ils disent donc qu’un chrétien
catholique, quelque vie qu’il mène, a Jésus-Christ pour fondement,
lequel manque à tout hérétique retranché de
l’unité du corps; et dès lors, dans quelque désordre
qu’il ait vécu,
comme il aura bâti sur le fondement de Jésus-Christ, bois,
foin ou paille, peu importe, il
sera sauvé par l’épreuve du feu, c’est-à-dire,
après une peine passagère, délivré de ce feu
éternel qui tourmentera les méchants au dernier jugement.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES
NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
J’en ai rencontré aussi plusieurs convaincus que les flammes
éternelles ne seront que pour ceux qui négligent de racheter
leurs péchés par des aumônes convenables, suivant cette
parole de l’apôtre saint Jacques : « On jugera sans miséricorde
celui qui aura été sans miséricorde ». Celui
donc, disent-ils, qui aura fait l’aumône, tout en menant une vie
déréglée, sera jugé avec miséricorde,
si bien qu’il ne sera point puni, ou qu’il sera finalement délivré;
c’est pour cela, suivant eux, que le Juge même des vivants et des
morts ne fait mention que des aumônes, lorsqu’il s’adresse à
ceux qui sont à sa droite et à sa gauche 3. Ils prétendent
aussi que cette demande que nous faisons tous les jours dans l’Oraison
dominicale : «Remettez-nous nos offenses, comme nous les remettons
à ceux qui nous ont offensés 2 », doit être entendue
dans le même sens. C’est faire l’aumône que
1. I Cor. III, 10-15. — 2. Jacques, II, 18.— 3. Matt, XXV, 33 et seq.
— 4. Ibid. VI, 12.
de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-même a donné
un si haut prix au pardon des injures, qu’il a dit: « Si vous pardonnez
à ceux qui vous offensent, votre Père vous pardonnera vos
péchés; mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père
céleste ne vous pardonnera pas non plus 1 ». A cette sorte
d’aumône se rapporte aussi ce qui a été cité
de saint Jacques, que celui qui n’aura point fait miséricorde sera
jugé sans miséricorde. Notre-Seigneur n’a point distingué
les grands des petits péchés, mais il a dit généralement
: «Votre Père vous remettra vos péchés, si vous
remettez vos offenses ». Ainsi, dans quelque désordre que
vive un pécheur jusqu’à la mort, ils estiment que ses crimes
lui sont remis tous les jours en vertu de cette oraison qu’il récite
tous les jours, pourvu qu’il se souvienne de pardonner de bon coeur les
offenses à qui lui en demande pardon. — Pour moi, je vais, avec
l’aide de Dieu, réfuter toutes ces erreurs, et je mettrai fin à
ce vingt-unième livre.
CHAPITRE XXIII.
CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI
CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
Et premièrement, il faut s’enquérir et savoir pourquoi
l’Eglise n’a pu souffrir l’opinion de ceux qui promettent au diable le
pardon, même après de très-grands et de très-longs
supplices. Car tant de saints si versés dans le Nouveau et dans
l’Ancien Testament n’ont envié la béatitude à personne;
mais c’est qu’ils ont vu qu’ils ne pouvaient anéantir ni infirmer
cet arrêt que le Sauveur déclare qu’il prononcera au jour
du jugement : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu
éternel préparé pour le diable et pour ses anges 2».
Ces paroles montrent clairement que le diable et ses anges brûleront
dans le feu éternel, et c’est aussi ce qui résulte de ce
passage de l’Apocalypse : « Le diable qui les séduisait fut
jeté dans un étang de feu et de soufre, avec la bête
et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit,
dans les siècles des siècles 3 ». L’Ecriture disait
tout à l’heure: « Le feu éternel » ; elle dit
maintenant: « Pendant les siècles des siècles »
: expressions
1. Matt. VI, 14, 15. — 2. Matt. XXV, 41. — Apoc. XX, 9, 10.
(501)
synonymes pour désigner une durée sans fin. Il n’y a
donc pas à chercher d’autre raison, de raison plus juste et plus
évidente que celle-là de cette croyance fixe et immuable
de la véritable piété, qu’il n’y aura plus- de retour
à la justice et à la vie des saints pour le diable et -pour
ses anges. Cela sera ainsi, parce que l’Ecriture. qui ne trompe personne,
dit que Dieu nie les a point épargnés 1, mais qu’il les a
jetés dans les ténébreuses prisons de l’enfer, pour
y être gardés jusqu’au dernier jugement, après lequel
ils seront précipités dans le feu éternel et tourmentés
durant les siècles des siècles. Et maintenant, comment prétendre
que tous les hommes, ou même quelques-uns, seront délivrés
de cette éternité de peines, après quelques longues
souffrances que ce puisse être, sans porter atteinte à la
foi qui nous fait croire que le supplice des démons sera éternel?
En effet, si parmi ceux à qui l’on dira: « Retirez-vous de
moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour
le diable et pour ses anges 2 », il en est qui ne doivent pas toujours
demeurer dans ce feu, pourquoi voudrait-on que le diable et ses
anges y demeurassent éternellement? Est-ce que la sentence que
Dieu prononcera contre les anges et contre les hommes -ne sera vraie que
pour les anges ? Oui, si les conjectures des hommes l’emportent sur la
parole de Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui veulent se garantir
du supplice éternel ne doivent pas perdre leur temps à disputer
contre Dieu, mais accomplir ses commandements, tandis qu’il en est encore
temps. D’ailleurs, quelle apparence y a-t-il d’entendre par ces mots: Supplice
éternel, un feu qui doit durer longtemps, et, par vie éternelle,
une vie qui doit durer toujours, alors que Jésus-Christ, au même
lieu, et sans distinction, ni intervalle, a dit: « Ceux-ci iront
au supplice éternel, et les justes dans la vie éternelle
3 ». Si les deux destinées sont éternelles, on doit
entendre ou que toutes deux dureront longtemps, mais pour finir un jour,
ou que toutes deux dureront toujours, pour ne finir jamais. Car les deux
choses sont corrélatives: d’un côté, le supplice éternel,
de l’autre, la vie éternelle; de sorte qu’on ne peut prétendre
sans absurdité qu’une seule et même expression caractérise
une vie éternelle qui n’aurait point de fin, et un supplice
1. II Pierre, II, 4. — 2. Matt. XXV, 41. — 3. Ibid. 46.
éternel qui en aurait une. Puis donc que la vie éternelle
des saints ne finira point, il en sera de même du supplice éternel
des démons.
CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI PENSENT QU’AU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS
LES MÉCHANTS SUR L’INTERCESSION DES SAINTS.
Or, ce raisonnement est aussi concluant contre ceux qui, dans leur
propre intérêt, tâchent d’infirmer, les paroles de Dieu,
sous prétexte d’une plus grande miséricorde, et qui prétendent
que les paroles de l’Ecriture sont vraies, non parce que les hommes doivent
souffrir les peines dont il les a menacés, mais parce qu’ils méritent
de les souffrir. Dieu se laissera fléchir, disent-ils, à
l’intercession des saints, qui, priant alors d’autant plus pour leurs ennemis
que leur sainteté sera plus grande , en obtiendront plus aisément
le pardon. — Mais pourquoi donc, si leurs prières sont si efficaces,
ne les emploieraient-ils pas de même pour les anges à qui
le feu éternel est préparé, afin que Dieu révoque
son arrêt contre eux et les préserve de ces flammes? Quelqu’un
sera-t-il assez hardi pour aller jusque-là et dire que les saints
anges se joindront aux saints hommes, devenus égaux aux anges de
Dieu, afin d’intercéder pour les anges et pour les hommes condamnés,
et d’obtenir que la miséricorde de Dieu les dérobe aux vengeances
de sa justice ? Voilà ce qu’aucun catholique n’a dit et ne dira
jamais. Autrement il n’y a plus de raison pour que l’Eglise ne prie pas
même dès maintenant pour le diable et pour ses anges, puisque
Dieu, qui est son maître, lui a commandé de prier pour ses
ennemis. La même raison donc qui empêche maintenant l’Eglise
de prier pour les mauvais anges qu’elle sait être ses ennemis, l’empêchera
alors de prier pour les hommes destinés aux flammes éternelles.
Car maintenant elle prie pour les hommes qui sont ses ennemis, parce que
c’est encore, le temps d’une pénitence utile. En effet, que demande-t-elle
à Dieu pour eux, sinon, comme dit l’Apôtre : « Qu’ils
fassent pénitence et qu’ils sortent des pièges du diable
qui les tient captifs et en dispose à son gré 1?» Que
si l’Eglise connaissait ès à présent ceux qui sont
prédestinés à aller avec le diable dans
1. II Tim. II, 25, 26.
(502)
le feu éternel, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui.
Mais, comme elle n’en est pas assurée, elle prie pour tous ses ennemis
qui sont ici-bas, quoiqu’elle ne soit pas exaucée pour tous. Car
elle n’est exaucée que pour ceux qui, bien que ses ennemis, sont
prédestinés à devenir ses enfants par le moyen de
ses prières. Mais prie-t-elle pour les âmes de ceux qui meurent
dans l’obstination et qui n’entrent point dans son sein? Non, et pourquoi
cela, sinon parce qu’elle compte déjà au nombre des complices
du diable ceux qui pendant cette vie ne sont pas amis de Jésus-Christ?
C’est donc, je le répète, la même raison qui empêche
maintenant l’Eglise de prier pour les mauvais anges qui l’empêchera
alors de prier pour les hommes destinés au feu éternel. Et
c’est encore pour la même raison que tout en priant maintenant pour
les morts en général, elle ne prie pas pourtant pour les
méchants et les infidèles qui sont morts. Car, parmi les
hommes qui meurent, il en est pour qui les prières de l’Eglise ou
de quelques personnes pieuses sont exaucées ; mais ce sont-ceux
qui ayant été régénérés en Jésus-Christ,
n’ont pas assez mal vécu pour qu’on les juge indignes de cette assistance,
ni assez bien pour qu’elle ne leur soit pas nécessaire. Il s’en
trouvera aussi, après la résurrection des morts, à
qui Dieu fera miséricorde et qu’il n’enverra point dans le feu éternel,
à condition qu’ils auront souffert les peines que souffrent les
âmes des trépassés. Car il ne serait pas vrai de dire
de quelques-uns, qu’il ne leur sera pardonné ni en cette vie, ni
dans l’autre, s’il n’y en avait à qui Dieu ne pardonne point en
cette vie, mais à qui il pardonnera dans l’autre. Donc, puisque
le Juge des vivants et des morts a dit: « Venez, vous que mon Père
a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été
préparé dès la naissance du monde » ; et aux
autres au contraire: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au
feu éternel préparé pour le diable et ses anges »
; et: « Ceux-ci iront au supplice éternel et les justes à
la vie éternelle 1 », il y a trop de présomption à
prétendre que le supplice ne sera éternel pour aucun de ceux
que Dieu envoie au supplice éternel, et ce serait donner lieu de
désespérer ou de douter de la vie éternelle.
Que personne n’explique donc ces paroles du
1. Matt. XXV, 34, 41, 46.
psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère
arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes 1 ? » comme
si la sentence de Dieu était vraie à l’égard des bons
et fausse à l’égard des méchants, ou vraie à
l’égard des hommes de bien et des mauvais anges, et fausse à
l’égard des hommes méchants. Ce que dit le psaume se rapporte
aux vases de miséricorde et aux enfants de la promesse, du nombre
desquels était ce prophète même qui, après avoir
dit : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère
arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes?» ajoute
aussitôt: «Et j’ai dit: Je commence; ce changement est un coup
de la droite du Très-Haut 2 » ; par où il explique
sans doute ce qu’il venait de dire « Sa colère arrêtera-t-elle
le cours de ses « miséricordes? » Car cette vie mortelle
où l’homme est devenu semblable à la vanité, et où
ses jours passent comme une ombre 3, est un effet de la colère de
Dieu. Et cependant, malgré cette colère, il n’oublie pas
de montrer sa miséricorde, en faisant lever son soleil sur les bons
et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes
4. Ainsi sa colère n’arrête pas le cours de ses miséricordes,
surtout en ses changements dont parle la suite du psaume : « Je commence;
ce changement est un coup de la droite du Très-haut ». Quelque
misérable, en effet, que soit cette vie, Dieu ne laisse pas d’y
changer en mieux les vases de miséricorde ; non que sa colère
ne subsiste toujours au milieu de cette malheureuse corruption, mais elle
n’arrête pas le cours de sa bonté. Et puisque la vérité
du divin cantique se trouve ainsi accomplie, il n’est pas besoin d’en étendre
le sens au châtiment de ceux qui n’appartiennent pas à la
Cité de Dieu. Si donc l’on persiste à l’interpréter
de la sorte, qu’on fasse du moins consister la miséricorde divine,
non à préserver les damnés de ces peines ou à
les en délivrer, mais à les leur rendre plus légères
qu’ils ne le méritent 5 : sentiment que je ne prétends pas
d’ailleurs établir, me bornant à ne le point rejeter.
Quant à ceux qui ne voient qu’une menace au lieu d’un arrêt
effectif dans ces paroles:
« Retirez-vous de moi, maudits, et allez au
1. Ps. LXXVI, 10. — 2. Ibid. 11. — 3. Ps. CXLIII, 4. — 4. Matt. V,
45.
2. C’est aussi le sentiment plusieurs fois exprimé par saint
Jean Chrysostome, notamment dans son homélie XXXVII sur la Genèse,
n. 3.
(503)
« feu éternel » ; et dans cet autre passage «
Ceux-ci iront au supplice éternel 1 »; et encore dans celui-ci
: « Ils seront tourmentés dans les siècles des siècles
2 » ; et enfin dans cet endroit: « Leur ver ne mourra point,
et le feu qui les brûlera ne s’éteindra point 3»; ce
n’est pas moi qui les combats et qui les réfute, c’est 1’Ecriture
sainte. En effet, les Ninivites ont fait pénitence en cette vie
4; et cela leur a été utile, parce qu’ils ont semé
dans ce champ où Dieu a voulu qu’on semât avec larmes pour
y moissonner plus tard avec joie 5.Qui peut nier toutefois que la prédiction
de Dieu n’ait été accomplie, à moins de ne pas considérer
assez comment Dieu détruit les pécheurs non-seulement quand
il est en colère contre eux, mais aussi quand il leur fait miséricorde
? Il les détruit de deux manières : ou comme les habitants
de Sodome, en punissant les hommes mêmes pour leurs péchés,
ou comme les habitants de Ninive, en détruisant les péchés
des hommes par la pénitence. Ce que Dieu avait annoncé est
donc arrivé : la mauvaise Ninive a été renversée,
et elle est devenue bonne, ce qu’elle n’était pas ; et, bien que
ses murs et ses maisons soient demeurés debout, elle a été
ruinée dans ses mauvaises mœurs 6. Ainsi, quoique le Prophète
ait été contristé de ce que les Ninivites n’avaient
pas ressenti l’effet qu’ils appréhendaient de ses menaces et de
ses prédictions 7, néanmoins ce que Dieu avait prévu
arriva, parce qu’il savait bien que cette prédiction devait être
accomplie dans un plus favorable sens.
Mais afin que ceux que la miséricorde égare comprennent
quelle est la portée de ces paroles de l’Ecriture : « Seigneur,
que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent
est grande et abondante ! »qu’ils lisent ce qui suit : « Mais
vous l’avez consommée en ceux qui espèrent en vous 8 ».
Qu’est-ce à dire sinon que la justice de Dieu n’est pas douce à
ceux qui ne le servent que par la crainte du châtiment, comme font
ceux qui veulent établir leur propre justice en la fondant sur la
loi ? Ne connaissant pas en effet la justice de Dieu, ils ne la peuvent
goûter 9. Ils mettent leur espérance en eux-mêmes, au
lieu de la mettre en lui ; aussi
1. Matt. XXV, 41, 46.— 2. Apoc. XX, 10.— 3. Isa. LXVI, 24. — 4. Jonas,
III, 7. — 5. Ps. CXXV, 6.
6. Comp. saint Augustin, Enarrat. in Ps. L, n. 11.
7. Jonas, IV, 1-3. — 8. Ps. XXX, 20. — 9. Rom. X, 3.
l’abondance de la douceur de Dieu leur est cachée ; parce que
, s’ils craignent Dieu c’est de cette crainte servile qui n’est point accompagnée
d’amour, car l’amour parfait bannit la crainte 1. Dieu a donc consommé
sa douceur en ceux qui espèrent en lui ; il l’a consommée
en leur inspirant son amour, afin qu’étant remplis d’une crainte,
chaste que l’amour ne bannit pas, mais qui demeure éternellement
2, ils ne s’en glorifient que dans le Seigneur. En effet, la justice de
Dieu, c’est Jésus-Christ « qui nous a été donné
de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification
et notre rédemption, afin que, comme il est écrit, celui
qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur 3 ». Cette justice
de Dieu, qui est un don de la grâce et non l’effet de nos mérites,
n’est pas connue de ceux qui, voulant établir leur propre justice,
ne sont point soumis à la justice de Dieu, qui est Jésus-Christ
4. C’est dans cette justice que se trouve l’abondance de la douceur de
Dieu. De là vient cette parole du psaume : « Goûtez
et voyez combien le Seigneur est doux 5 ! »En ce pèlerinage,
nous le goûtons plutôt que nous ne pouvons nous en rassasier,
ce qui excite plus fortement encore la faim et la soit que nous eu avons,
jusqu’au jour où nous le verrons tel qu’il est 6, et où cette
parole du psalmiste sera accomplie : « Je serai rassasié,
quand votre gloire paraîtra 7 ». C’est ainsi que Jésus-Christ
consomme l’abondance de sa douceur en ceux qui espèrent en lui.
Or, si Dieu cache à ceux qui le craignent l’abondance de cette douceur
dans le sens où l’entendent nos adversaires, c’est-à-dire
afin que la peur d’être damnés engage les impies à
bien vivre, de sorte qu’il puisse y avoir des fidèles qui prient
pour leurs frères qui vivent mal, comment alors Dieu a-t-il consommé
sa douceur en ceux qui espèrent en lui, puisque, selon ces rêveries,
c’est par cette douceur même qu’il ne doit pas damner ceux qui n’espèrent
pas en lui ? Que le chrétien cherche donc cette douceur que Dieu
consomme en ceux qui espèrent en lui, et non celle qu’on s’imagine
qu’il consommera en ceux qui le méprisent et le blasphèment;
car c’est en vain qu’on cherche en l’autre vie ce qu’on a négligé
d’acquérir en celle-ci. Cette parole de l’Apôtre : «
Dieu a permis
1. Jean, IV, 18. – 2. Ps. XVIII, 10. – 3. I Cor. I, 30, 31. – 4. Rom.
X, 3. – 5. Ps. XXXII, 9. – 6. I Jean, III, 2. – 7. – Ps. XVI, 15.
(504)
que tous tombassent dans l’infidélité, afin de faire
miséricorde à tous », ne veut pas dire que Dieu ne
damnera personne, et, après ce qui précède, le sens
en est assez clair. Quand saint Paul écrit aux païens convertis,
il leur dit, à propos des Juifs qui devaient se convertir dans la
suite : « De même qu’autrefois vous n’aviez point foi en Dieu,
et que maintenant vous avez obtenu miséricorde, tandis que les Juifs
sont demeurés incrédules, ainsi les Juifs n’ont pas cru pendant
que vous avez obtenu « miséricorde, afin qu’un jour ils l’obtiennent
eux-mêmes 1 ». Puis il ajoute ces paroles, dont ceux-ci se
servent pour le tromper: « Car Dieu a permis que tous tombassent
dans l’infidélité, afin de faire grâce à tous
». Qui donc tous, sinon ceux dont il parlait, c’est-à-dire
vous et eux? Dieu a donc laissé tomber dans l’infidélité
tous les Gentils et tous les Juifs qu’il a connus et prédestinés
pour être conformes à l’image de son fils, afin que, se repentant
de leur infidélité et ayant recours à la miséricorde
de Dieu, ils pussent s’écrier comme le Psalmiste : « Seigneur,
que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous «
craignent est grande et abondante! mais « vous l’avez consommée
en ceux qui espèrent », non en eux-mêmes, mais «
en vous». Il fait donc miséricorde à tous les vases
de miséricorde. Qu’est-ce à dire à tous ? évidemment,
à ceux qu’il a prédestinés, appelés, justifiés
et glorifiés d’entre les Gentils et d’entre les Juifs; c’est de
tous ces hommes, et non de tous les hommes, que nul ne sera damné.
CHAPITRE XXV.
SI CEUX D’ENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ
BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS
LE DÉSORDRE, ETCEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR
LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A L’HÉRÉSIE ET
AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ
DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE
ÉTERNEL PAR L’EFFET DES SACREMENTS.
Répondons maintenant à ceux qui promettent la remise
du feu éternel, non au diable et à ses anges, non à
tous les hommes, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le
baptême
1. Rom. XI, 31, 32.
de Jésus-Christ, ont participé à son corps et
à son sang, de quelque manière qu’ils aient vécu,
et en quelque hérésie, en quelque impiété qu’ils
soient tombés1. L’Apôtre les réfute, lorsqu’il dit
: « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître,
comme la fornication, l’impureté, l’impudicité, l’idolâtrie,
les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies,
les animosités, les divisions, les hérésies, l’envie,
l’ivrognerie, la débauche, et autres crimes, dont je vous ai déjà
dit et dont je vous dis encore, que ceux qui les commettent ne posséderont
«point le royaume de Dieu 2 ». Cette menace de saint Paul est
vaine, si des hommes qui ont commis ces crimes possèdent le royaume
de Dieu, quelques souffrances qu’ils aient pu endurer auparavant. Mais
comme cette menace a pour fondement la vérité, il s’ensuit
qu’ils ne le posséderont point. Or, s’ils ne possèdent jamais
le royaume de Dieu, ils seront condamnés au supplice éternel;
car il n’y a point de milieu entre le royaume de Dieu et l’enfer.
Il faut donc voir comment on doit entendre ce que dit Notre-Seigneur:
« Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que quiconque en mange
ne meure point. Je suis le pain vivant descendu du ciel : si quelqu’un
mange de ce pain, il vivra éternellement 3 ». Les adversaires
à qui nous aurons tout à l’heure à répondre,
et qui ne promettent pas le pardon à tous ceux qui auront reçu
le baptême et le corps de Jésus-Christ, mais seulement aux
catholiques, quoiqu’ayant mal vécu, réfutent eux-mêmes
ceux à qui nous répondons maintenant. Il ne suffit pas, disent-ils,
pour être sauvé, d’avoir mangé le corps de Jésus-Christ
sous la forme du sacrement, il faut l’avoir mangé en effet, il faut
avoir été véritablement partie de son corps, dont
l’Apôtre dit: « Nous ne sommes tous ensemble qu’un même
pain et qu’un même corps 4 ». Il n’y a donc que celui qui est
dans l’unité du corps de Jésus-Christ, de ce corps dont les
fidèles ont coutume de recevoir le sacrement à l’autel, c’est-à-dire
membre de l’Eglise, dont on puisse dire qu’il mange véritablement
le corps de Jésus-Christ et qu’il boit son sang. Ainsi les hérétiques
et les schismatiques qui sont séparés de l’unité de
ce corps peuvent bien rece
1. Comp. ce chapitre avec le traité de saint Augustin De la
foi et des œuvres.
2. Galat. V, 19-21. — 3. Jean, VI, 50-52, — 4. I Cor. X, 17.
(505)
voir le même sacrement, mais sans fruit, et même avec dommage,
pour être condamnés plus sévèrement, et non
pour être un jour délivrés; car ils ne sont pas dans
le lien de paix représenté par ce sacrement.
Mais, d’autre part, ces derniers interprètes, qui ont raison
de soutenir que celui-là qui ne mange pas le corps de Jésus-Christ
n’est pas dans le corps de Jésus-Christ, ont tort de promettre la
délivrance des peines éternelles à ceux qui sortent
de l’unité de ce corps pour se jeter dans l’hérésie
ou dans l’idolâtrie. D’abord, il n’est pas supportable que ceux qui,
sortant de l’Eglise catholique, ont formé des hérésies
détestables, soient dans une condition meilleure que ceux qui, n’ayant
jamais été catholiques, sont tombés dans les piéges
des hérésiarques. Un déserteur est un ennemi de la
foi pire que celui qui ne l’a jamais abandonnée, ne l’ayant jamais
reçue. En second lieu, l’Apôtre réfute cette opinion,
lorsqu’après avoir énuméré les oeuvres de la
chair, il ajoute: « Ceux qui commettent ces crimes ne posséderont
pas le royaume de Dieu 1 ».
C’est pourquoi ceux qui vivent dans le désordre, et qui, d’ailleurs,
persévèrent dans la communion de l’Eglise, ne doivent pas
se croire en sûreté, sous prétexte qu’il est dit «
Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé
2 ». Par leur mauvaise vie, en effet, ils abandonnent la justice
qui donne la vie, et qui n’est autre que Jésus-Christ, soit en pratiquant
la fornication, soit en déshonorant leur corps par d’autres impuretés
que l’Apôtre n’a pas voulu nommer, soit enfin en commettant quelqu’une
de ces oeuvres dont il est dit: « Ceux qui les commettront ne posséderont
pas le royaume de Dieu ». Or, ne devant pas être dans le royaume
de Dieu, ils seront inévitablement dans le feu éternel. On
ne peut pas dire, du moment qu’ils ont persévéré dans
le désordre jusqu’à la fin de leur vie, qu’ils aient persévéré
en Jésus-Christ jusqu’à la fin, puisque persévérer
en Jésus-Christ, c’est persévérer dans la foi. Or,
cette foi, selon la définition du même apôtre, opère
par amour 3, et l’amour, comme il le dit encore ailleurs, ne fait point
le mal 4. Il ne faut donc pas dire que ceux-ci même mangent le corps
de Jésus-Christ, puisqu’ils ne doivent pas être comptés
comme membres du corps
1. Galat. V, 21. – 2. Matt. X, 22. – 3. Galat. V, 6. – 4. – I Cor.
XIII, 4 ; Rom. XIII, 10.
de Jésus-Christ. A part les autres raisons, ils ne sauraient
être tout ensemble les membres de Jésus-Christ et les membres
d’une prostituée 1. Enfin, lorsque Jésus-Christ lui-même
dit: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi,
et moi en lui 2», il fait bien voir ce que c’est que manger son corps
et boire son sang en vérité, et non pas seulement sous la
forme du sacrement c’est demeurer en Jésus-Christ, afin que Jésus-Christ
demeure aussi en nous. Comme s’il disait: Que celui qui ne demeure point
en moi, et en qui je ne demeure point, ne prétende pas manger mon
corps, ni boire mon sang. Ceux-là donc ne demeurent point en Jésus-Christ
qui ne sont pas ses membres: or, ceux-là ne sont pas ses membres
qui se font les membres d’une prostituée, à moins qu’ils
ne renoncent au mal par la pénitence, et qu’ils reviennent au bien
par cette réconciliation.
CHAPITRE XXVI.
CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME
PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.
Mais les chrétiens catholiques, disent-ils, ont pour fondement
Jésus-Christ, de l’unité duquel ils ne se sont pas séparés,
quelque mauvaise vie qu’ils aient menée, c’est-à-dire quoiqu’ils
aient bâti sur ce fondement une très-mauvaise vie, comparée
par l’Apôtre au bois, au foin, à la paille’. La vraie foi,
qui fait qu’ils ont eu Jésus-Christ pour fondement, pourra les délivrer
finalement de l’enfer, non toutefois sans qu’il y ait pour eux quelque
punition, puisqu’il est écrit que ce qu’ils auront bâti sera
brûlé. — Que l’apôtre saint Jacques leur réponde
en peu de mots: « Si quelqu’un dit qu’il a la foi, et qu’il n’ait
point les oeuvres, la foi pourra-t-elle le sauver 4 ? » Ils insistent
et demandent quel est donc celui dont l’apôtre saint Paul dit: «
Il ne laissera pas pourtant d’être sauvé, mais comme par le
feu 5 ». Voyons ensemble quel est celui-là ; mais toujours
est-il très certain que ce n’est pas celui dont parle saint Jacques.
Autrement ce serait mettre en opposition deux apôtres, puisque l’un
dirait qu’encore qu’un homme ait de mauvaises oeuvres,
1. Cor. VI, 15. – 2. Jean, VI, 57. – 3. I Cor. III, 11, 12. – 4. Jacques,
II, 14. – 5. I Cor. III, 15.
(506)
la foi ne le sauvera pas du feu, et l’autre: que la foi ne pourra.
sauver celui qui n’aura pas de bonnes oeuvres.
Nous saurons quel est celui qui peut être sauvé parle
feu, si nous connaissons auparavant ce que c’est que d’avoir Jésus-Christ
pour fondement. Or, cette image même nous l’enseigne ; car il suffit
de considérer que dans un édifice rien ne précède
le fondement. Quiconque donc a de telle sorte Jésus-Christ dans
le coeur, qu’il ne lui préfère point les choses terrestres
et temporelles, pas même celles dont l’usage est permis, celui-là
a Jésus-Christ pour fondement. Mais s’il lui préfère
ces choses, bien qu’il semble avoir la foi de Jésus-Christ, il n’a
pas Jésus-Christ pour fondement. Combien moins l’a-t-il donc, alors
que, méprisant ses commandements salutaires, il ne songe qu’à
satisfaire, ses passions? Ainsi, quand un chrétien aime une femme
de mauvaise vie, et, s’attachant à elle, devient un même corps
avec elle 1, il n’a point Jésus-Christ pour fondement. Mais quand
il aime sa femme légitime selon Jésus-Christ 2, qui doute
qu’il ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement? S’il l’aime selon
le monde et charnellement, comme les Gentils qui ne connaissent pas Dieu
3, l’Apôtre lui permet encore cela par condescendance, ou plutôt
c’est Jésus-Christ qui le lui permet. Dès lors il peut encore
avoir Jésus-Christ pour fondement, puisque, s’il ne lui préfère
point son amour et son plaisir, s’il bâtit sur ce fondement du bois,
du foin et de la paille, il ne laissera pas d’être sauvé par
le feu. Les afflictions, comme un feu, brûleront ses délices
et ses amours, qui ne sont pas criminelles, à cause du mariage.
Ce feu figure donc les veuvages, les pertes d’enfants, et toutes les autres
calamités qui emportent ou traversent les plaisirs terrestres. Ainsi
cet édifice fera tort à celui qui l’aura construit, parce
qu’il n’aura pas ce qu’il a édifié, et qu’il sera affligé
de la perte des choses dont la jouissance le charmait. Mais- il sera sauvé
par le feu à cause du fondement, parce que, si un tyran lui proposait
le choix, il ne préférerait pas ces choses à Jésus-Christ.
Voyez dans les écrits de l’Apôtre un homme qui édifie
sûr ce fondement de l’or, de l’argent et des pierres précieuses
: « Celui, dit-il, qui n’a point de femme pense aux choses de Dieu
et à plaire à Dieu ». Voyez-en un autre maintenant
qui
1. I Cor. VI, 16. — 2. Ephés. V, 25. — 3. I Thess. IV, 5.
édifie du bois, du foin et de la paille: « Mais celui,
dit-il, qui a une femme pense aux choses du monde et à plaire à
sa femme 1. — On verra quel est l’ouvrage de chacun « car le jour
du Seigneur le fera connaître » entendez le jour d’affliction;
« car », ajoute l’Apôtre, « il sera manifesté
par le feu 2 ». Il donne ici à l’affliction le nom de feu,
au même sens où il est dit ailleurs dans l’Ecriture : «
La fournaise ardente éprouve les vases du potier, et l’affliction
les hommes justes 3». Et encore: « Le feu découvrira
quel est l’ouvrage de chacun. Celui dont l’ouvrage demeurera (car les pensées
de Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra récompense pour
ce qu’il aura édifié »; ce qui veut dire qu’il recueillera
le fruit de ses pensées et de ses afflictions. « Mais celui
dont l’ouvrage sera brûlé en souffrira la perte », parce
qu’il avait aimé. « Il ne laissera pas pourtant d’être
sauvé », parce qu’aucune affliction ne l’a séparé
de ce fondement; « mais comme par le feu 4 » ; car il ne perdra
pas sans douleur ce qu’il possédait avec affection. Nous avons trouvé,
ce me semble, un feu qui ne damne aucun des deux hommes dont nous parlons,
mais qui enrichit l’un, nuit à l’autre, et les éprouve tous
deux.
Mais si nous voulons entendre dans le même sens le feu dont Notre-Seigneur
dit à ceux qui sont à sa gauche : « Retirez-vous de
moi, maudits, et allez au feu éternel 5 » ; en sorte que nous
embrassions dans cet arrêt ceux qui bâtissent sur le fondement
du bois, du foin, de la paille, et que nous prétendions qu’ils sortiront
du feu par la vertu de ce fondement, après avoir été
tourmentés pendant quelque temps pour leurs péchés,
que devons-nous penser de ceux qui sont à la droite de Jésus-Christ
et à qui il dit : « Venez, vous que mon Père a bénis,
prenez possession du royaume qui vous est préparé 6 »,
sinon que ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de l’or, de
l’argent et des pierres précieuses ? Si donc par le feu dont parle
l’Apôtre, quand il dit: « Comme par le feu », nous entendons
le feu d’enfer, il faudra dire que les uns et les autres , c’est-à-dire
ceux qui sont à la droite et ceux qui sont à la gauche, y
seront également envoyés. Le feu dont il est dit «
Le jour du Seigneur manifestera quel est
1. Cor. VII, 32, 33. – 2. Ibid. III, 13. – 3. Eccl. XXVII, 6. – 4.
I Cor. III, 13-15. – 5. Matt. XXV, 41. – 6. Ibid. 34.
(507)
« l’ouvrage de chacun et le fera connaître1 »ce feu
éprouvera les uns et les autres ; et par conséquent ce n’est
pas le feu éternel, puisque celui dont l’ouvrage demeurera, c’est-à-dire
ne sera pas consumé par ce feu, recevra récompense pour ce
qu’il aura édifié, et que celui dont l’ouvrage sera brûlé
trouvera son châtiment dans son regret. Ceux-là seuls qui
seront à la gauche seront envoyés au feu éternel par
une suprême et éternelle condamnation, au lieu que le feu
dont parle saint Paul au passage cité éprouve ceux qui sont
à la droite. Mais il les éprouve de telle sorte qu’il ne
brûle point l’édifice des uns et brûle celui des autres,
sans que cela empêche ces derniers même d’être sauvés,
parce qu’ils ont établi Jésus-Christ pour leur fondement,
et l’ont plus aimé que tout le reste. Or, s’ils sont sauvés,
ils seront certainement assis à la droite et entendront avec les
autres ces paroles « Venez, vous que mon Père a bénis,
prenez « possession du royaume qui vous est préparé
», au lieu d’être à la gauche avec les réprouvés,
à qui il sera dit: «Retirez-vous de moi,. maudits, et allez
au feu éternel ». Car nul de ces maudits ne sera délivré
du feu; ils iront tous au supplice éternel 2, ou leur ver ne mourra
point 3, et où le feu qui les brûlera ne s’éteindra
point, et où ils seront tourmentés jour et nuit, dans les
siècles des siècles 4 .
Maintenant si l’on dit que dans l’intervalle de temps qui se passera
entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection
des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation,
si l’on dit que les âmes seront exposées à l’ardeur
d’un feu que ne sentiront point ceux « qui n’auront pas eu dans cette
vie des moeurs et des affections charnelles, de telle sorte qu’ils n’aient
point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le
feu puisse consumer » ; mais que sentiront ceux qui auront bâti
un semblable édifice, c’est-à-dire qui auront commis des
péchés véniels, et qui devront pour cela être
soumis à un supplice transitoire, je ne m’y oppose point, car cela
peut être vrai. La mon même du corps, qui est une peine du
premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être
une partie de ce feu. Les persécutions de l’Eglise, qui ont couronné
tant de martyrs et qu’endurent tous ceux qui sont
1. I Cor. III, 13. – 2. Matt. XXV, 46. – 3. Isa. LXVI, 24. – 4. Apoc.
XX, 10.
chrétiens, sont aussi comme un feu qui éprouve ces différents
édifices, qui consume les uns avec leurs auteurs, lorsqu’il n’y
trouve pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle les autres
sans toucher à leurs auteurs, qui seront sauvés, quoiqu’après
punition, et qui épargne absolument les autres, parce qu’ils sont
bâtis pour durer éternellement. Il y aura aussi vers la fin
du monde, au temps de l’Antéchrist, une persécution si horrible
qu’il n’y en a jamais eu de semblable. Combien y aura-t-il alors d’édifices,
soit d’or ou de foin, élevés sur le bon fondement, qui est
Jésus-Christ, que ce feu éprouvera avec dommage pour les
uns, avec joie pour les autres , mais sans perdre ni les uns ni les autres
à cause de ce bon fondement? Mais quiconque préfère
à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il se sert pour
la volupté charnelle, mais même d’autres personnes qu’on n’aime
pas de cette sorte, comme sont les parents, celui-là n’a point pour
fondement Jésus-Christ; et ainsi il ne sera pas sauvé par
le feu. Il ne sera point du tout sauvé, parce qu’il ne pourra demeurer
avec le Sauveur, qui, parlant de cela très-clairement, dit «
Celui qui aime son père ou « sa mère plus que moi,
n’est pas digne de moi; et celui qui aime son fils et sa fille plus que
moi, n’est pas non plus digne de moi 1». Pour celui qui aime humainement
ses parents, de sorte néanmoins qu’il ne les préfère
pas à Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre que
lui, si on le mettait à cette épreuve, celui-là sera
sauvé par le feu, parce qu’il faut que la perte de ces choses humaines
cause autant de douleur qu’on y trouvait de plaisir. Enfin, celui qui aime
ses parents en Jésus-Christ, et qui les aide à s’unir à
lui et à acquérir son royaume, ou qui ne les aime que parce
qu’ils sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise
qu’un amour de cette sorte soit un édifice de bois, de foin et de
paille que le feu consumera ! C’est un édifice d’or, d’argent et
de pierres précieuses. Eh ! comment pourrait-il aimer plus que Jésus-Christ
ceux qu’il n’aime que pour Jésus-Christ?
1. Matt. X, 37
(508)
CHAPITRE XXVII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU’ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU’AYANT
PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU’ILS
ONT PRATIQUÉ L’ AUMÔNE.
Nous n’avons plus réfuter qu’un dernier système, savoir,
que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de
racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant
cette parole de l’apôtre saint Jacques: « On « jugera
sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde 1 ».
Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien
qu’il n’ait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé
avec miséricorde, de sorte qu’il ne sera pas damné, mais
délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement
que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche,
pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel,
ne sera fondé que sur le soin qu’on aura mis ou non à faire
des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par l’Oraison dominicale,
que les péchés qu’ils commettent tous les jours, quelque
grands qu’ils soient, peuvent leur être remis en retour des oeuvres
de charité, De même, disent-ils, qu’il n’y a point de jour
où les chrétiens ne récitent cette oraison, il n’y
a point de crime commis tous les jours qu’elle n’efface, à condition
qu’en disant: « Pardonnez-nous nos offenses », nous ayons soin
de faire ce qui suit: « Comme nous les pardonnons à ceux qui
nous ont offensés 2 ». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit
pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils ont faites contre vous,
votre Père vous pardonnera les péchés légers
que vous commettrez tous les jours; mais il dit: « Il vous pardonnera
vos péchés 3 ». Ils estiment donc qu’en quelque nombre
et de quelque espèce qu’ils soient, quand même on les commettrait
tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant,
les aumônes en obtiendront le pardon.
Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes;
car s’ils disaient que tous les crimes, en quelque nombre qu’ils soient,
seront remis par toute sorte d’aumônes, ils seraient choqués
eux-mêmes d’une proposition si absurde. En effet, ce serait dire
qu’un homme très-riche, en
1. Jacques, II, 13. — 2. Matt. VI, 12. — 3. Ibid. 14.
donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres,
pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes
les plus énormes. Si l’on ne peut avancer cela sans folie, reste
à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables d’effacer
les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ
entendait parler; quand il disait: « Faites de dignes fruits de pénitence
1 ». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient
celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs
rapines vont bien plus haut que le peu qu’ils donnent à Jésus-Christ
en la personne des pauvres, afin d’acheter tous les jours de lui l’impunité
de leurs actions damnables. D’ailleurs, quand fis donneraient tout leur
bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, s’ils ne renonçaient
à leurs désordres, touchés par cette charité
dont il est dit que jamais elle ne fait le mal 2, cette libéralité
leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour
ses péchés commence à les faire envers lui-même.
Il n’est pas raisonnable d’exercer envers le prochain une charité
qu’on n’exerce pas envers soi, puisqu’il est écrit : « Vous
aimerez votre prochain comme vous-même 3 »; et encore : «
Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à
Dieu 4 ». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette
aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire qu’il fait
de dignes aumônes pour ses péchés ? C’est pour cela
qu’il est écrit : « A qui peut être bon celui qui est
méchant envers lui-même 5 ? » Car les aumônes
aident les prières ; et c’est encore pourquoi il faut se rendre
attentif à ces paroles: « Mon fils, vous avez péché,
ne péchez plus, et priez Dieu qu’il vous pardonne vos péchés
passés 6 ». Nous devons donc faire des aumônes pour
être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés
passés, et non pour obtenir la licence de mal faire.
Or, Notre-Seigneur a prédit qu’il imputera à ceux qui
seront à la droite les aumônes qu’ils auront faites, et à
ceux qui seront à la gauche celles qu’ils auront manqué de
faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les
péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément.
Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent
1. Matt. III, 8. — 2. I Cor. XIII, 4. — 3. Matt. XXII, 39. — 4. Eccli.
XXX, 24. — 5. Ibid, XIV, 5. — 6. Eccli. XXI, 1.
(509)
pas changer de vie fassent de véritables aumônes; car
ce que Jésus-Christ même leur dit: « Quand vous avez
manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c’est à
moi que vous avez manqué de les rendre 1 », fait assez voir
qu’ils ne les rendent pas, lors même qu’ils croient les rendre. En
effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim,
s’ils le lui donnaient en tant qu’il est chrétien, certes, ils ne
se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui
est Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui l’on donne,
mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ
dans un chrétien lui fait l’aumône dans le même esprit
où il s’approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent
qu’à s’en éloigner, puisqu’ils n’aspirent qu’à jouir
de l’impunité: or, on s’éloigne d’autant plus de Jésus-Christ
qu’on aime davantage ce qu’il condamne. En effet, que sert-il d’être
baptisé, si l’on n’est justifié? Celui qui a dit: «
Si l’on ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer
dans le royaume de Dieu 2 », n’a-t-il pas dit aussi : « Si
votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens,
vous n’entrerez point dans le royaume des cieux 3? » Pourquoi plusieurs
courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt
, et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d’être justifiés
pour éviter le second? De même que celui-là ne dit
pas à son frère: Fou! qui, lorsqu’il lui dit cette injure,
n’est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts,
car, autrement, il mériterait l’enfer 4, ainsi, celui qui donne
l’aumône à un chrétien, et qui n’aime pas en lui Jésus-Christ,
ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n’aime
pas Jésus-Christ qui refuse d’être justifié en Jésus-Christ;
et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère
fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des
aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de
se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait
au même lieu: « Lorsque vous faites votre offrande à
l’autel, si vous vous souvenez d’avoir offensé votre frère,
laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier
avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent 5 »;
de même, il sert de peu de faire de grandes
1. Matt. XXV, 45. – 2. Jean, III, 5. – 3. Matt. V, 20. – 4. Matt. V,
22. – 5. Ibid. 23, 24.
aumônes pour ses péchés, lorsqu’on demeure dans
l’habitude du péché.
Quant à l’oraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même
nous a enseignée, d’où vient qu’on l’appelle dominicale,
elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand
chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et qu’on
ne dit pas seulement, mais qu’on fait ce qui suit: « Comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés1»; mais on récite
cette prière parce qu’on commet des péchés , et non
pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là
que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres
et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des
fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à
ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc
que Notre-Seigneur dit: « Si vous pardonnez aux hommes les fautes
qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés
2 », il n’a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette
oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l’autorité
qu’on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant
les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas
nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts
de crimes: avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres
de l’ancienne loi, en leur commandant d’offrir en premier lieu des sacrifices
pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple 3. Aussi
bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand
et divin Maître, nous trouverons qu’il ne dit pas : Si vous pardonnez
aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera
aussi tous vos péchés, quels qu’ils soient; mais: «
Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ».
Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à
ses disciples, qui étaient justes. Qu’est-ce donc à dire
vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes
justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires,
qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre
tous les jours des crimes , prétendent que Notre-Seigneur a voulu
aussi parler des grands péchés, parce qu’il n’a pas dit:
Il vous pardonnera les petits
1. Matt. VI, 12. — 2. Matt. VI, 14. — 3. Lévit. XVI, 6.
(510)
péchés, mais : Il vous pardonnera vos péchés.
Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et
lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par
là que les petits, parce que ses disciples n’en commettaient point
d’autres ; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement
défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par
la prière, si l’on ne fait ce qui est dit au même endroit:
« Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés
». Que si les fautes, même légères , dont les
plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent qu’à
cette condition , combien plus les crimes énormes, bien qu’on cesse
de les commettre, puisque Notre-Seigneur a dit: « Mais si vous ne
pardonnez pas les fautes qu’on commet contre vous, votre Père ne
vous pardonnera pas non plus 1 ». C’est ce que veut dire l’apôtre
saint Jacques, lorsqu’il parle ainsi : «On jugera sans miséricorde
celui qui aura été sans miséricorde2 ». On doit
aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait
remis dix mille talents, qu’il l’obligea à payer ensuite, parce
qu’il avait été inexorable envers un autre serviteur comme
lui, qui lui devait cent deniers 3. Ces paroles de l’Apôtre : «
La miséricorde l’emporte sur la justice4 », s’appliquent à
ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les
justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté
qu’ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont
acquis leur amitié par les richesses d’iniquité 5, ne sont
devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie l’impie
et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon
les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est l’Apôtre,
qui dit « J’ai obtenu miséricorde pour être fidèle
6 »
Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels,
il faut avouer que, comme ils n’ont pas assez bien vécu pour être
sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à
leur égard l’emporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins,
on ne doit pas s’imaginer qu’un scélérat impénitent
soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté
les saints avec des richesses d’iniquité, c’est-à-dire avec
des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses,
1. Matt. VI, 15.— 2. Jacques, II, 13.— 3. Matt. XVIII, 23 et seq. —
4. Jacques, II, 13. –
5. Voyez la parabole rapportée par saint Luc, XVI, 9.
6. I Cor. VII, 25.
mais que l’iniquité croit vraies, parce qu’elle ne connaît
pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent
les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain
genre de vie qui n’est pas tellement criminel que les aumônes y soient
inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon qu’il suffise pour atteindre
un si grand bonheur, à moins d’obtenir miséricorde par les
mérites de ceux dont on s’est fait des amis par les aumônes.
A ce propos, je m’étonne toujours qu’on trouve, même dans
Virgile, cette parole du Seigneur: « Faites-vous des amis avec les
richesses d’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans les
tabernacles éternels 1 », ou bien en d’autres termes : «
Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète,
recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit
un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste
2 ». En effet, dans le passage où Virgile décrit les
Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour
des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés
par leurs propres mérites, mais encore :
« Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des
autres par des services rendus 3 ».
N’est-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent
à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à
un juste : Sou venez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par
de bons offices à graver leur nom dans son souvenir? Maintenant
si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie
et quels sont ces crimes qui ferment l’entrée du royaume de Dieu,
et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très-difficile
de s’en assurer et très-dangereux de vouloir le déterminer.
Pour moi, quelque soin que j’y ai mis jusqu’à présent, je
ne l’ai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché,
de peur que nous n’en devenions moins courageux à éviter
les péchés qu’on peut commettre sans péril de damnation.
En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions
pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes
suffisent pour nous en obtenir le. pardon; au lieu que, ne les connaissant
pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de
faire effort pour avancer
1. Luc, XVI, 9. – 2. Matt. X, 41. – 3. Enéide , livre VI, vers
664.
(511)
dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis
parmi les saints au moyen des aumônes.
Mais cette délivrance qu’on obtient ou par ses prières,
ou par l’intercession des saints, ne sert qu’à empêcher d’être
envoyé au feu éternel ; elle ne servira pas à en faire
sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent
que ce qui est dit dans l’Evangile de ces bonnes terres qui rapportent
des fruits en abondance, l’une trente, l’autre soixante, et l’autre cent
pour un, doit s’entendre des saints, qui, selon la diversité de
leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres
soixante, les autres cent 1, ceux-là même croient qu’il en
sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte
à ce sujet le mot d’une personne d’esprit qui,
voyant les hommes se flatter d’une fausse impunité et croire
que par l’intercession des saints tous les pécheurs peuvent être
sauvés, répondit fort à propos qu’il était
plus sûr de tâcher, par une bonne vie, d’être du nombre
des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint qu’après
qu’ils auront délivré l’un trente pécheurs, l’autre
soixante, l’autre cent, il n’en reste encore un grand nombre pour lesquels
ils n’auront plus le droit d’intercéder, et parmi eux celui qui
aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais j’ai suffisamment
répondu à ceux qui, ne méprisant pas l’autorité
de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas
le sens qu’elles ont, mais celui qu’ils veulent leur donner. Notre réponse
faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous l’avons annoncé.
1. Matt. XIII, 8.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm