LIVRE TROISIÈME : LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.
Argument. — Après avoir parlé, dans le livre précédent,
des maux qui regardent l’âme et les moeurs, saint Augustin considère
ici les maux qui regardent le corps et les choses extérieures ;
il fait voir que les Romains, dès l’origine, ont eu à endurer
cette dernière sorte de maux, sans que les faux dieux, qu’ils rien
adoraient librement avant l’avènement du Christ, aient été
en capables de les en préserver.
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER.
DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET DONT LE CULTE DES
DIEUX N’A JAMAIS PRÉSERVÉ LE MONDE.
CHAPITRE II.
SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES ROMAINS ET LES GRECS ONT EU
DES RAISONS POUR PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.
CHAPITRE III.
LES DIEUX N’ONT PU S’OFFENSER DE L’ADULTÈRE DE PARIS, CE CRIME
ÉTANT COMMUN PARMI EUX.
CHAPITRE IV.
SENTIMENT DE VARRON SUR L’UTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE
CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX.
CHAPITRE V.
IL N’EST POINT CROYABLE QUE LES DIEUX AIENT VOULU PUNIR L’ADULTÈRE
DANS PARIS, L’AYANT LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.
CHAPITRE VII.
DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS
DE MARIUS.
CHAPITRE VIII.
ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION DES DIEUX DE TROIE?
CHAPITRE IX.
FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT JOUIRENT LES ROMAINS SOUS
LE RÈGNE DE NUMA?_
CHAPITRE XI.
DE LA STATUE D’APOLLON DE CUMES, DONT ON PRÉTEND QUE LES LARMES
PRÉSAGÈRENT LA DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT
SECOURIR.
CHAPITRE XIII.
PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE
FOIS DES ÉPOUSES.
CHAPITRE XIV.
DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE
LUI VALUT SON AMBITION.
CHAPITRE XV.
QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.
CHAPITRE XVI.
DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L’UN EXILA L’AUTRE ET FUT TUÉ
LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU’IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S’ÊTRE
SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.
CHAPITRE XVII.
DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT A SOUFFRIR APRÈS
LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT
EN DEVOIR DE LA SECOURIR.
CHAPITRE XVIII.
DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE
GUERRE PUNIQUE SANS QU’ILS AIENT PU OBTENIR L’ASSISTANCE DES DIEUX.
CHAPITRE XIX.
ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT
LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OU S’ÉPUISÈRENT LES FORCES DES
DEUX PEUPLES ENNEMIS.
CHAPITRE XX.
DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR N’AVOIR POINT VOULU QUITTER
L’ALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT A SON SECOURS.
CHAPITRE XXI.
DE L’INGRATITUDE DE ROME ENVERS SCIPION, SON LIBÉRATEUR, ET
DE SES MOEURS A L’ÉPOQUE RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS
VERTUEUSE.
CHAPITRE XXII.
DE L’ORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS
QU’ON TROUVERAIT EN ASIE.
CHAPITRE XXIII.
DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉPUBLIQUE
ROMAINE A LA SUIVE D’UNE RAGE SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES ANIMAUX
DOMESTIQUES.
CHAPITRE XXIV.
DE LA DISCORDE CIVILE QU’ALLUMA L’ESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES.
CHAPITRE XXV.
DU TEMPLE ÉLEVÉ A LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT,
DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.
CHAPITRE XXVI.
DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.
CHAPITRE XXVII.
DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA.
CHAPITRE XXVIII.
COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.
CHAPITRE XXIX.
ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE
DES GUERRES CIVILES.
CHAPITRE XXX.
DE L’ENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT
L’AVÈNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXXI.
IL Y A DE L’IMPUDENCE AUX GENTILS A IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS
AU CHRISTIANISME ET A L’INTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQU’IL EST
AVÉRÉ QU’A L’ÉPOQUE OU FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT
EU A SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.
CHAPITRE PREMIER.
DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET DONT LE CULTE DES
DIEUX N’A JAMAIS PRÉSERVÉ LE MONDE.
Je crois en avoir assez dit sur les maux qui sont le plus à
redouter, c’est-à-dire sur ceux qui regardent les moeurs et les
âmes, et je tiens pour établi que les faux dieux, loin d’en
alléger le poids à leurs adorateurs, ont servi au contraire
à l’aggraver. Je vais parler maintenant des seuls maux que les idolâtres
ne veulent point souffrir, tels que la faim, les maladies, la guerre, le
pillage, la captivité, les massacres, et autres déjà
énumérés au premier livre. Car le méchant ne
met au rang des maux que ceux qui ne rendent pas l’homme mauvais, et il
ne rougit pas, au milieu des biens qu’il loue, d’être mauvais lui-même
; en les louant, il est plus peiné d’avoir une mauvaise villa qu’une
mauvaise vie comme si le plus grand bien de l’homme était d’avoir
tout bon hormis soi-même. Or, je ne vois pas que les dieux du paganisme,
au temps où leur culte florissait en toute liberté, aient
garanti leurs adorateurs de ces maux qu’ils redoutent uniquement. En effet,
avant l’avénement de notre Rédempteur, quand le genre humain
s’est vu affligé en divers temps et en divers lieux d’une infinité
de calamités , dont quelques-unes même sont presque incroyables,
quels autres dieux adorait-il que les faux dieux? à l’exception
toutefois du peuple juif et d’un petit nombre d’âmes d’élite
qui, en vertu d’un jugement de Dieu, aussi juste qu’impénétrable
, ont été dignes, en quelque lieu que ce fût, de recevoir
sa grâce 1. Je passe, pour abréger, les grands désastres
survenus chez les autres peuples et ne veux parler ici que de l’empire
1. Voyez sur ce point le sentiment développé de Saint
Augustin dans son livre De prœdest. sanct., n. 19. — Comp. Epist. CII ad
Deo gratias, n. 15.
romain, par où j’entends Rome elle-même et les provinces
qui, réunies par alliance ou par soumission avant la naissance du
Christ, faisaient déjà partie du corps de l’Etat.
CHAPITRE II.
SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES ROMAINS ET LES GRECS ONT EU
DES RAISONS POUR PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.
Et d’abord pourquoi Troie ou Ilion, berceau du peuple romain (car il
n’y a plus rien à taire ou à dissimuler sur cette question,
déjà touchée 1 dans le premier livre), pourquoi Troie
a-t-elle été prise et brûlée par les Grecs,
dont les dieux étaient ses dieux? C’est, dit-on, que Priam a expié
le parjure de son père Laomédon 2. Il est donc vrai qu’Apollon
et Neptune louèrent leurs bras à Laomédon pour bâtir
les murailles de Troie, sur la promesse qu’il leur fit, et qu’il ne tint
pas, de les payer de leurs journées. J’admire qu’Apollon, surnommé
le divin, ait entrepris une si grande besogne sans prévoir qu’il
n’en serait point payé. Et l’ignorance de Neptune, son oncle, frère
de Jupiter et roi de la mer, n’est pas moins surprenante; car Homère
(qui vivait, suivant l’opinion commune, avant la naissance de Rome) lui
fait faire au sujet des enfants d’Enée, fondateurs de cette ville
3, les prédictions les plus magnifiques. Il ajoute même que
Neptune couvrit Enée d’un nuage pour la dérober à
la fureur d’Achille, bien que ce Dieu désirât, comme il l’avoue
dans Virgile:
« Renverser de fond en comble ces murailles de Troie construites
de ses propres mains pour le parjure Laomédon 4 ».
Voilà donc des dieux aussi considérables que Neptune
et Apollon qui, ne prévoyant pas que
1. Chap. IV.
2. Voyez Virgile, Georg., lib. I, vers. 502.
3. Iliade, chant xx, vers 302, 305.
4. Enéide, livre V, vers 810, 811.
(48)
Laomédon retiendrait leur salaire, se sont faits constructeurs
de murailles gratuitement et pour des ingrats. Prenez garde, car c’est
peut-être une chose plus grave d’adorer des dieux si crédules
que de leur manquer de parole. Homère lui-même n’a pas l’air
de s’en rapporter à la fable, puisqu’en faisant de Neptune l’ennemi
des Troyens, il leur donne pour ami Apollon, que le grief commun aurait
dû mettre dans l’autre parti. Si donc vous croyez aux fables, rougissez
d’adorer de pareils dieux; si vous n’y croyez pas, ne parlez plus du parjure
Laomédon; ou bien alors expliquez-nous pourquoi ces dieux si sévères
pour les parjures de Troie sont si indulgents pour ceux de Rome; car autrement
comment la conjuration de Catilina, même dans une ville aussi vaste
et aussi corrompue que Rome, eût-elle trouvé un si grand nombre
de partisans nourris de parjures et de sang romain 1? Que faisaient chaque
jour dans les jugements les sénateurs vendus, que faisait le peuple
dans ses comices et dans les causes plaidées devant lui, que se
parjurer sans cesse? On avait conservé l’antique usage du serment
au milieu de la corruption des moeurs, mais c’était moins pour arrêter
les scélérats par une crainte religieuse que pour ajouter
le parjure à tous les autres crimes.
CHAPITRE III.
LES DIEUX N’ONT PU S’OFFENSER DE L’ADULTÈRE DE PARIS, CE CRIME
ÉTANT COMMUN PARMI EUX.
C’est donc mal expliquer la ruine de Troie que de supposer les dieux
indignés contre un roi parjure, puisqu’il est prouvé que
ces dieux, dont la protection avait jusque-là maintenu l’empire
troyen, à ce que Virgile 2 assure, n’ont pu la défendre contre
les Grecs victorieux. L’explication tirée de l’adultère de
Pâris n’est pas plus soutenable; car les dieux sont trop habitués
à conseiller et à enseigner le crime pour s’en être
faits les vengeurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, selon
la tradition, pour fondateurs et pour premiers habitants des Troyens fugitifs
qui erraient çà et là sous la conduite d’Enée
3 »
Je conclus de là que si les dieux avaient cru devoir punir l’adultère
de Pâris, ils auraient
1. Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De
Catil. conj., cap. 14.
2. Enéide, livre II, V. 352.
3. De Catil. conj., cap. 6.
dû à plus forte raison, ou tout au moins au même
titre, étendre leur vengeance sur les Romains, puisque cet adultère
fut l’oeuvre de la mère d’Enée. Mais pouvaient-ils détester
dans Pâris un crime qu’ils ne détestaient point dans sa complice
Vénus, devenue d’ailleurs mère d’Enée par son union
adultère avec Anchise? On dira peut-être que Ménélas
fut indigné de la trahison de sa femme, au lieu que Vénus
avait affaire à un mari complaisant. Je conviens que les dieux ne
sont point jaloux de leurs femmes, à ce point même qu’ils
daignent en partager la possession avec les habitants de la terre. Mais,
pour qu’on ne m’accuse pas de tourner la mythologie en ridicule et de ne
pas discuter assez gravement une matière de si grande importance,
je veux bien ne pas voir dans Enée le fils de Vénus. Je demande
seulement que Romulus ne soit pas le fils de Mars. Si nous admettons l’un
de ces récits, pourquoi rejeter l’autre? Quoi! il serait permis
aux dieux d’avoir commerce avec des femmes, et il serait défendu
aux hommes d’avoir commerce avec les déesses? En vérité,
ce serait faire à Vénus une condition trop dure que de lui
interdire en fait d’amour ce qui est permis au dieu Mars. D’ailleurs, les
deux traditions ont également pour elles l’autorité de Rome,
et César s’est cru descendant de Vénus tout autant que Romulus
s’est cru fils du dieu de la guerre.
CHAPITRE IV.
SENTIMENT DE VARRON SUR L’UTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE
CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX.
Quelqu’un me dira: Est-ce que vous croyez à ces légendes?
Non, vraiment, je n’y crois pas; et Varron même, le plus docte des
Romains, n’est pas loin d’en reconnaître la fausseté, bien
qu’il hésite à se prononcer nettement. Il dit que c’est une
chose avantageuse à l’Etat que les hommes d’un grand coeur se croient
du sang des dieux. Exaltée par le sentiment d’une origine si haute,
l’âme conçoit avec plus d’audace de grands desseins, les exécute
avec plus d’énergie et les conduit à leur terme avec plus
de succès. Cette opinion de Varron, que j’exprime de mon mieux en
d’autres ternies que les siens, vous voyez quelle large porte elle ouvre
au mensonge,
1. Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.
(49)
et il est aisé de comprendre qu’il a dû se fabriquer bien
des faussetés touchant les choses religieuses, puisqu’on a jugé
que le mensonge, même appliqué aux dieux, avait son utilité.
CHAPITRE V.
IL N’EST POINT CROYABLE QUE LES DIEUX AIENT VOULU PUNIR L’ADULTÈRE
DANS PARIS, L’AYANT LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.
Quant à savoir si Vénus a pu avoir Enée de son
commerce avec Anchise, et Mars avoir Romulus de son commerce avec la fille
de Numitor, c’est ce que je ne veux point présentement discuter;
car une difficulté analogue se rencontre dans nos saintes Ecritures,
quand il s’agit d’examiner si en effet les anges prévaricateurs
se sont unis avec les filles des hommes et en ont eu ces géants,
c’est-à-dire ces hommes prodigieusement grands et forts dont la
terre fut alors remplie 1. Je me bornerai donc à ce dilemme : Si
ce qu’on dit de la mère d’Enée et du père de Romulus
est vrai, comment l’adultère chez les hommes peut-il déplaire
aux dieux, puisqu’ils le souffrent chez eux avec tant de facilité?
Si cela est faux, il est également impossible que les dieux soient
irrités des adultères véritables, puisqu’ils se plaisent
au récit de leurs propres adultères supposés. Ajoutez
que si l’on supprime l’adultère de Mars, afin de retrancher du même
coup celui de Vénus, voilà l’honneur de la mère de
Romulus bien compromis; car elle était vestale, et les dieux ont
dû venger plus sévèrement sur les Romains le crime
de sacrilége que celui de parjure sur les Troyens. Les anciens Romains
allaient même jusqu’à enterrer vives les vestales convaincues
d’avoir manqué à la chasteté, au lieu que les femmes
adultères subissaient une peine toujours plus douce que la mort
2; tant il est vrai qu’ils étaient plus sévères pour
la profanation des lieux sacrés que pour celle du lit conjugal.
CHAPITRE VI.
LES DIEUX N’ONT PAS VENGÉ LE FRATRICIDE DE ROMULUS.
Il y a plus : si les crimes des hommes
1. Saint Augustin traitera cette question au livre XV, ch. 23. — Comp.
Quaest. in Gen., n. 3.
2. Voyez Tite-Live, liv. X, ch. 31.
déplaisaient tellement aux dieux qu’ils eussent abandonné
Troie au carnage et à l’incendie pour punir l’adultère de
Pâris, le meurtre du frère de Romulus aurait dû les
irriter beaucoup plus contre les Romains que ne l’avait fait contre les
Troyens l’injure d’un mari grec, et ils se seraient montrés plus
sensibles au fratricide d’une ville naissante qu’à l’adultère
d’un empire florissant. Et peu importe à la question que Romulus
ait seulement donné l’ordre de tuer son frère, ou qu’il l’ait
massacré de sa propre main, violence que les uns nient impudemment,
tandis que d’autres la mettent en doute par pudeur, ou par douleur la dissimulent.
Sans discuter sur ce point les témoignages de l’histoire 1, toujours
est-il que le frère de Romulus fut tué, et ne le fut point
par les ennemis, ni par des étrangers. C’est Romulus qui commit
ce crime ou qui le commanda, et Romulus était bien plus le chef
des Romains que Pâris ne l’était des Troyens. D’où
vient donc que le ravisseur provoque la colère des dieux contre
les Troyens, au lieu que le fratricide attire sur les Romains la faveur
de ces mêmes dieux? Que si Romulus n’a ni commis, ni commandé
le crime, c’est toute la ville alors qui en est coupable, puisqu’en ne
le vengeant pas elle a manqué à son devoir; le crime est
même plus grand encore; car ce n’est plus un frère, mais un
père qu’elle a tué, Rémus étant un de ses fondateurs,
bien qu’une main criminelle l’ait empêché d’être un
de ses rois. Je ne vois donc pas ce que Troie a fait de mal pour être
abandonnée par les dieux et livrée à la destruction,
ni ce que Rome a fait de bien pour devenir le séjour des dieux et
la capitale d’un empire puissant, et il faut dire que les dieux, vaincus
avec les Troyens, se sont réfugiés chez les Romains, afin
de les tromper à leur tour, ou plutôt ils sont demeurés
à Troie pour en séduire les nouveaux habitants, tout en abusant
les habitants de Rome par de plus grands prestiges pour en tirer de plus
grands honneurs.
CHAPITRE VII.
DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS
DE MARIUS.
Quel nouveau crime en effet avait commis
1. Voyez Tite-Live (lib. I, can. 17); Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom.,
lib. I, cap. 87); Plutarque (Vie de Romulus, cap. 10), et Cicéron
(De offic., lib. III, cap. 10).
(50)
Troie pour mériter qu’au moment où éclatèrent
les guerres civiles, le plus féroce des partisans de Marius, Fimbria,
lui fît subir une destruction plus sanglante encore et plus cruelle
que celle des Grecs? Du temps de la première ruine, un grand nombre
de Troyens trouva son salut dans la fuite, et d’autres en perdant la liberté
conservèrent la vie; mais Fimbria ordonna de n’épargner personne,
et brûla la ville avec tous ses habitants. Voilà comment Troie
fut traitée, non par les Grecs indignés de sa perfidie, mais
par les Romains nés de son malheur, sans que les dieux, qu’elle
adorait en commun avec ses bourreaux, se missent en peine de la secourir,
ou pour mieux dire sans qu’ils en eussent le pouvoir. Est-il donc vrai
que pour la seconde fois ils s’éloignèrent tous de leurs
sanctuaires, et désertèrent leurs autels 1, ces dieux dont
la protection maintenait une cité relevée de ses ruines?
Si cela est, j’en demande la raison car la cause des dieux me paraît
ici d’autant plus mauvaise que je trouve meilleure celle des Troyens. Pour
conserver leur ville à Sylla, ils avaient fermé leurs portes
à Fimbria, qui, dans sa fureur, incendia et renversa tout. Or, à
ce moment de la guerre civile, le meilleur parti était celui de
Sylla; car Sylla s’efforçait de délivrer la république
opprimée. Les commencements de son entreprise étaient légitimes,
et ses suites malheureuses n’avaient point encore paru. Qu’est-ce donc
que les Troyens pouvaient faire de mieux, quelle conduite plus honnête,
plus fidèle, plus convenable à leur parenté avec les
Romains, que de conserver leur ville au meilleur parti, et de fermer leurs
portes à celui qui portait sur la république ses mains parricides?
On sait ce que leur coûta cette fidélité; que les défenseurs
des dieux expliquent cela comme ils le pourront. Je veux que les dieux
aient délaissé des adultères, et abandonné
Troie aux flammes des Grecs, afin que Rome, plus chaste, naquit de ses
cendres; mais depuis, pourquoi ont-ils abandonné cette même
ville, mère de Rome, et qui, loin de se révolter contre sa
noble fille, gardait au contraire au parti le plus juste une sainte et
inviolable fidélité? pourquoi l’ont-ils laissée en
proie, non pas aux Grecs généreux, mais au plus vil des Romains?
Que si le parti de Sylla, à qui ces infortunés avaient voulu
conserver leur ville,
1. Enéide, livre II, vers 351.
déplaisait aux dieux, d’où vient qu’ils lui promettaient
tant de prospérités ? cela ne prouve-t-il point qu’ils sont
les flatteurs de ceux à qui sourit la fortune plutôt que les
défenseurs des malheureux ? Ce n’est donc pas pour avoir été
délaissée par les dieux que Troie a succombé. Les
démons, toujours vigilants à tromper, firent ce qu’ils purent;
car au milieu des statues des dieux renversées et consumées,
nous savons par Tite-Live 1 qu’on trouva celle de Minerve intacte dans
les ruines de son temple; non sans doute afin qu’on pût dire à
leur louange:
« Dieux de la patrie, dont la protection veille toujours sur
Troie 2! »
mais afin qu’on ne dît pas à leur décharge
« Ils ont tous abandonné leurs sanctuaires et délaissé
leurs autels ».
Ainsi, il leur a été permis de faire ce prodige, non
comme une consécration de leur pouvoir, mais comme une preuve de
leur présence.
CHAPITRE VIII.
ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION DES DIEUX DE TROIE?
Confier la protection de Rome aux dieux troyens après le désastre
de Troie, quelle singulière prudence! On dira peut-être que,
lorsque Troie tomba sous les coups de Fimbria, les dieux s’étaient
habitués depuis longtemps à habiter Rome. D’où vient
donc que la statue de Minerve était restée debout dans les
ruines d’Ilion? Et puis, si les dieux étaient à Rome pendant
que Fimbria détruisait Troie, ils étaient sans doute à
Troie pendant que les Gaulois prenaient et brûlaient Rome; mais comme
ils ont l’ouïe très-fine et les mouvements pleins d’agilité,
ils accoururent au cri des oies, pour protéger du moins le Capitole;
quant à sauver le reste de la ville, ils ne le purent, ayant été
avertis trop tard.
CHAPITRE IX.
FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT JOUIRENT LES ROMAINS SOUS
LE RÈGNE DE NUMA?
On s’imagine encore que si Numa Pompilius, successeur de Romulus, jouit
de la paix
1. Ce récit devait se trouver dans le livre LXXXIII, un des
livres perdus de Tite-Live. Voyez, sur la tradition du palladium, Servius
ad Aeneid. , liv. II, vers 166.
2. Enéide, liv. II, vers 702, 703.
(51)
pendant tout son règne et ferma les portes du temple de Janus
qu’on a coutume de tenir ouvertes en temps de guerre, il dut cet avantage
à la protection des dieux, en récompense des institutions
religieuses qu’il avait établies chez les Romains. Et, sans doute,
il y aurait à féliciter ce personnage d’avoir obtenu un si
grand loisir, s’il avait su l’employer à des choses utiles et sacrifier
une curiosité pernicieuse à la recherche et à l’amour
du vrai Dieu; mais, outre que ce ne sont point les dieux qui lui procurèrent
ce loisir, je dis qu’ils l’auraient moins trompé, s’ils l’avaient
trouvé moins oisif; car moins ils le trouvèrent occupé,
plus ils s’emparèrent de lui. C’est ce qui résulte des révélations
de Varron, qui nous a donné la clef des institutions de Numa et
des pratiques dont il se servit pour établir une société
entre Rome et les dieux. Mais nous traiterons plus amplement ce sujet en
son lieu 1, s’il plaît au Seigneur. Pour revenir aux prétendus
bienfaits de ces divinités, je conviens que la paix est un bienfait,
mais c’est un bienfait du vrai Dieu, et il en est d’elle comme du soleil,
de la pluie et des autres avantages de la vie, qui tombent souvent sur
les ingrats et les pervers. Supposez d’ailleurs que les dieux aient en
effet procuré à Rome et à Numa un si grand bien, pourquoi
ne l’ont-ils jamais accordé depuis à l’empire romain, même
dans les meilleures époques? est-ce que les rites sacrés
de Numa avaient de l’influence, quand il les instituait, et cessaient d’en
avoir, quand on les célébrait après leur institution?
Mais au temps de Numa, ils n’existaient pas encore, et c’est lui qui les
fit ajouter au culte; après Numa, ils existaient depuis longtemps,
et on ne les conservait qu’en vue de leur utilité. Comment se fait-il
donc que ces quarante-trois ans, ou selon d’autres, ces trente-neuf ans
du règne de Numa 2 se soient passés dans une paix continuelle,
et qu’ensuite, une fois les rites établis et les dieux invoqués
comme tuteurs et chefs de l’empire, il ne se soit trouvé, depuis
la fondation de Rome jusqu’à Auguste, qu’une seule année,
celle qui suivit la première guerre punique, où les Romains,
car le fait est rapporté comme une grande merveille, aient pu fermer
les portes du temple de Janus 3?
1. Voyez plus bas le livre VII; ch. 34.
2. Le règne de Numa dura quarante-trois ans selon Tite-Live,
et trente-neuf selon Polybe.
3. Ce fut l’an de Rome 519, sous le consulat de C. Atilius et de T.
Manlius. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 19.
CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT DÉSIRABLE QUE L’EMPIRE ROMAIN S’ACCRUT PAR
DE GRANDES ET TERRIBLES GUERRES, ALORS QU’IL SUFFISAIT, POUR LUI DONNER
LE REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION QUI
L’AVAIT FAIT FLEURIR SOUS NUMA.
Répondra-t-on que l’empire romain, sans cette suite continuelle
de guerres, n’aurait pu étendre si loin sa puissance et sa gloire?
Mais quoi! un empire ne saurait-il être grand sans être agité?
ne voyons-nous pas dans le corps humain qu’il vaut mieux n’avoir qu’une
stature médiocre avec la santé que d’atteindre à la
taille d’un géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent
plus un instant de repos et sont d’autant plus fortes qu’on a des membres
plus grands? quel mal y aurait-il, ou plutôt quel bien n’y aurait-il
pas à ce qu’un État demeurât toujours au temps heureux
dont parle Salluste, quand il dit: « Au commencement, les rois (c’est
le premier nom de l’autorité sur la terre) avaient des inclinations
différentes : les uns s’adonnaient aux exercices de l’esprit, les
autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes s’écoulait
sans ambition; chacun était content du sien 1». Fallait-il
donc, pour porter l’empire romain à ce haut degré de puissance,
qu’il arrivât ce que déplore Virgile :
« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore
; bientôt surviennent la fureur de la guerre et l’amour de l’or 2
»
On dit, pour excuser les Romains d’avoir tant fait la guerre, qu’ils
étaient obligés de
résister aux attaques de leurs ennemis et qu’ils combattaient,
non pour acquérir de la gloire,
mais pour défendre leur vie et leur liberté. Eh bien!
soit; car, comme dit Salluste: « Lorsque l’Etat, par le développement
des lois, des moeurs et du territoire, eut atteint un certain degré
de puissance, la prospérité, selon l’ordinaire loi des choses
humaines, fit naître l’envie. Les rois et les peuples voisins de
Rome lui déclarent la guerre; ses alliés lui donnent peu
de secours, la plupart saisis de crainte et ne cherchant qu’à écarter
de soi le danger. Mais les Romains, attentifs au dehors comme au dedans,
se hâtent, s’apprêtent, s’encouragent, vont au-devant de l’ennemi;
liberté, patrie,
1. Salluste, Catilina, ch. 2.
2. Virgile, Enéide, liv. VIII, vers 326, 327.
famille, ils défendent tout les armes à la main. Puis,
quand le péril a été écarté par leur
courage, ils portent secours à leurs « alliés, et se
font plus d’amis à rendre des services qu’à en recevoir 1
». Voilà sans doute une noble manière de s’agrandir;
mais je serais bien aise de savoir si, sous le règne de Numa, où
l’on jouit d’une si longue paix, les voisins de Rome venaient l’attaquer,
ou s’ils demeuraient en repos, de manière à ne point troubler
cet état pacifique; car si Rome alors était provoquée,
et si elle trouvait moyen, sans repousser les armes par les armes, sans
déployer son impétuosité guerrière contre les
ennemis, de les faire reculer, rien ne l’empêchait d’employer toujours
le même moyen, et de régner en paix, les portes de Janus toujours
closes. Que si cela n’a pas été en son pouvoir, il s’ensuit
qu’elle n’est pas restée en paix tant que ses dieux l’ont voulu,
mais tant qu’il a plu à ses voisins de la laisser en repos; à
moins que de tels dieux ne poussent l’impudence jusqu’à se faire
un mérite de ce qui ne dépend que de la volonté des
hommes. Il est vrai qu’il a été permis aux démons
d’exciter ou de retenir les esprits pervers et de les faire agir par leur
propre perversité; mais ce n’est point d’une telle influence qu’il
est question présentement; d’ailleurs, si les démons avaient
toujours ce pouvoir, s’ils n’étaient pas souvent arrêtés
par une force supérieure et plus secrète, ils seraient toujours
les arbitres de la paix et de la guerre, qui ont toujours leur cause dans
les passions des hommes. Et cependant, il n’en est rien, comme on peut
le prouver, non-seulement par la fable, qui ment souvent et où l’on
rencontre à peine quelque trace de vérité, mais aussi
par l’histoire de l’empire romain.
CHAPITRE XI.
DE LA STATUE D’APOLLON DE CUMES, DONT ON PRÉTEND QUE LES LARMES
PRÉSAGÈRENT LA DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT
SECOURIR.
Il n’y a d’autre raison que cette impuissance des dieux pour expliquer
les larmes que versa pendant quatre jours Apollon de Cumes, au temps de
la guerre contre les Achéens et le roi Aristonicus a 2 Les aruspices
effrayés furent
1. Salluste, Conj. De Catil., ch. 6.
2. La guerre dont il s’agit ici est évidemment celle qui fut
suscitée par la succession d’Attale, roi de Pergame, succession
que son neveu Aristonicus disputait aux Romains. (Voyez Tite-Live, lib.
LIX;) C’est par inadvertance que saint Augustin nomme les Achéens,
qui étaient alors entièrement vaincus et soumis.
d’avis qu’on jetât la statue dans la mer; mais les vieillards
de Cumes s’y opposèrent, disant que le même prodige avait
éclaté pendant les guerres contre Antiochus et contre Persée,
et que, la fortune ayant été favorable aux Romains, il avait
été décrété par sénatus-consulte
que des présents seraient envoyés à Apollon. Alors
on fit venir d’autres aruspices plus habiles, qui déclarèrent
que les larmes d’Apollon étaient de bon augure pour les Romains,
parce que, Cumes étant une colonie grecque, ces larmes présageaient
malheur au pays d’où elle tirait son origine. Peu de temps après
on annonça que le roi Aristonicus avait été vaincu
et pris : catastrophe évidemment contraire à la volonté
d’Apollon, puisqu’il la déplorait d’avance et en marquait son déplaisir
par les larmes de sa statue. On voit par là que les récits
des poëtes, tout fabuleux qu’ils sont, nous donnent des moeurs du
démon une image qui ressemble assez à la vérité.
Ainsi, dans Virgile, Diane plaint Camille 1, et Hercule pleure la mort
prochaine de Pallas 2. C’est peut-être aussi pour cette raison que
Numa, qui jouissait d’une paix profonde, mais sans savoir de qui il la
tenait et sans se mettre en peine de le savoir, s’étant demandé
dans son loisir à quels dieux il confierait le salut de Rome, Numa,
dis-je, dans l’ignorance où il était du Dieu véritable
et tout-puissant qui tient le gouvernement du monde, et se souvenant d’ailleurs
que les dieux des Troyens apportés par Énée n’avaient
pas longtemps conservé le royaume de Troie, ni celui de Lavinium
qu’Énée lui-même avait fondé, Numa crut devoir
ajouter d’autres dieux à ceux qui avaient déjà passé
à Rome avec Romulus, comme on donne des gardes aux fugitifs et des
aides aux impuissants.
CHAPITRE XII.
QUELLE MULTITUDE DE DIEUX LES ROMAINS ONT AJOUTÉE A CEUX DE
NUMA, SANS QUE CETTE ABONDANCE LEUR AIT SERVI DE RIEN.
Et pourtant Rome ne daigna passe contenter des divinités déjà
si nombreuses instituées par Numa. Jupiter n’avait pas encore son
temple
1. Enéide, liv. XI, vers 836-849.
2. Enéide liv. X vers 464 465.
(53)
principal, et ce fut le roi Tarquin qui bâtit le Capitole 1.
Esculape passa d’Épidaure à Rome, afin sans doute d’exercer
sur un plus brillant théâtre ses talents d’habile médecin
2. Quant à la mère des dieux, elle vint je ne sais d’où,
de Pessinunte 3. Aussi bien il n’était pas convenable qu’elle continuât
d’habiter un lieu obscur, tandis que son fils dominait sur la colline du
Capitole. S’il est vrai du reste qu’elle soit la mère de tous les
dieux, on peut dire tout ensemble qu’elle a suivi à Rome certains
de ses enfants et qu’elle en a précédé quelques autres.
Je serais étonné pourtant qu’elle fût la mère
de Cynocéphale, qui n’est venu d’Égypte que très-tardivement
4. A-t-elle aussi donné le jour à la Fièvre? c’est
à son petit-fils Esculape de le décider; mais quelle que
soit l’origine de la Fièvre, je ne pense pas que des dieux étrangers
osent regarder comme de basse condition une déesse citoyenne de
Rome.
Voilà donc Rome sous la protection d’une foule de dieux; car
qui pourrait les compter? indigènes et étrangers, dieux du
ciel, de la terre, de la mer, des fontaines et des fleuves; ce n’est pas
tout, et il faut avec Varron y ajouter les dieux certains et les dieux
incertains, dieux de toutes les espèces, les uns mâles, les
autres femelles, comme chez les animaux. Eh bien! avec tant de dieux, Rome
devait-elle être en butte aux effroyables calamités qu’elle
a éprouvées et dont je ne veux rapporter qu’un petit nombre?
Élevant dans les airs l’orgueilleuse fumée de ses sacrifices,
elle avait appelé, comme par un signal 5, cette multitude de dieux
à son secours, leur prodiguant les temples, les autels, les victimes
et les prêtres, au mépris du Dieu véritable et souverain
qui seul a droit à ces hommages. Et pourtant elle était plus
heureuse quand elle avait moins de dieux; mais à mesure qu’elle
s’est accrue, elle a pensé qu’elle avait besoin d’un plus grand
nombre de dieux, comme un plus vaste navire demande plus de matelots, s’imaginant
sans doute que ces premiers dieux, sous lesquels ses moeurs étaient
pures en comparaison de ce
1.C’est Tarquin l’Ancien qui commença le temple de Jupiter-Capitolin,
et Tarquin le Superbe qui le continua; le monument ne fut achevé
que trois ans après l’institution du consulat.
2. Voyez Tite-Live, lib. X, cap. 47; lib. XXIX, cap. 11.
3. Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 11 et 14.
4. Saint Augustin veut parler ici du culte d’Anubis, qui ne fut re.
connu à Roms que sous les empereurs. On dit que Commode, au, fêtes
d’Isis, porta lui-même la statue du dieu à la tête de
chien. Sur Cynocéphale et la Fièvre, voyez plus haut, liv.
II, ch. 14.
5. Allusion à l’usage ancien des signaux, formés par
des feu, qu’on allumait sur les montagnes.
qu’elles furent depuis, ne suffisaient plus désormais à
soutenir le poids de sa grandeur. Déjà en effet, sous ses
rois mêmes, à l’exception de Numa dont j’ai parlé plus
haut, il faut que l’esprit de discorde eût fait bien des ravages,
puisqu’il poussa Romulus au meurtre de son frère.
CHAPITRE XIII.
PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE
FOIS DES ÉPOUSES.
Comment se fait-il que ni Junon, qui dès lors, d’accord avec
son Jupiter,
« Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du monde
et le peuple vêtu de la toge 2 »
ni Vénus même, protectrice des enfants de son cher Énée,
n’aient pu leur procurer de bons et honnêtes mariages? car ils furent
obligés d’enlever des filles pour les épouser, et de faire
ensuite à leurs beaux-pères une guerre où ces malheureuses
femmes, à peine réconciliées avec leurs maris, reçurent
en dot le sang de leurs parents? Les Romains, dit-on, sortirent vainqueurs
du combat; mais à combien de proches et d’alliés cette victoire
coûta-t-elle la vie, et de part et d’autre quel nombre de blessés!
La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte
d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle
éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée
n’était plus; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de
douleur que Lucain s’écrie :
« Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux
champs de l’Emathie et où le crime fut justifié par la victoire
2 ».
Les Romains vainquirent donc, et ils purent dès lors, les mains
encore toutes sanglantes du meurtre de leurs beaux-pères, obliger
leurs filles à souffrir de funestes embrassements, tandis que celles-ci,
qui pendant le combat ne savaient pour qui elles devaient faire des voeux,
n’osaient pleurer leurs pères morts, de crainte d’offenser leurs
maris victorieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à
ces noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette furie d’enfer qui
fit ce jour-là plus de mal aux Romains, en dépit de la protection
que déjà leur accordait Junon, que lorsqu’elle fut déchaînée
contre eux par cette déesse 3.
1. Virgile, Enéide, V. 281, 282.
2. Lucain, Pharsale, V. 1 et 2.
3. Voyez Virgile, Enéide, liv. VII, vers 323 et suiv.
(54)
La captivité d’Andromaque fut plus heureuse que ces premiers
mariages romains 1; car, depuis que Pyrrhus fut devenu son époux,
il ne fit plus périr aucun Troyen, au lieu que les Romains tuaient
sur le champ de bataille ceux dont ils embrassaient les filles dans leurs
lits. Andromaque, sous la puissance du vainqueur, avait sans doute à
déplorer la mort de ses parents, mais elle n’avait plus à
la craindre; ces pauvres femmes, au contraire, craignaient la mort de leurs
pères, quand leurs maris allaient au combat, et la déploraient
en les voyant revenir, ou plutôt elles n’avaient ni la liberté
de leur crainte ni celle de leur douleur. Comment, en effet, voir sans
douleur la mort de leurs concitoyens, de leurs parents, de leurs frères,
de leurs pères? Et comment se réjouir sans cruauté
de la victoire de leurs maris? Ajoutez que la fortune des armes est journalière
et que plusieurs perdirent en même temps leurs époux et leurs
pères; car les Romains ne furent pas sans éprouver quelques
revers. On les assiégea dans leur ville, et après quelque
résistance, les assaillants ayant trouvé moyen d’y pénétrer,
il s’engagea dans le Forum même une horrible mêlée entre
les beaux-pères et les gendres. Les ravisseurs avaient le dessous
et se sauvaient à tous moments dans leurs maisons, souillant ainsi
par leur lâcheté d’une honte nouvelle leur premier exploit
déjà si honteux et si déplorable. Ce fut alors que
Romulus, désespérant de la valeur des siens, pria Jupiter
de les arrêter, ce qui fit donner depuis à ce dieu le surnom
de Stator. Mais cela n’aurait encore servi de rien, si les femmes ne se
fussent jetées aux genoux de leurs pères, les cheveux épars,
et n’eussent apaisé leur juste colère par d’humbles supplications
2. Enfin, Romulus, qui n’avait pu souffrir à côté de
lui son propre frère, et un frère jumeau, fut contraint de
partager la royauté avec Tatius, roi des Sabins; à la vérité
il s’en défit bientôt, et demeura seul maître, afin
d’être un jour un plus grand dieu. Voilà d’étranges
contrats de noces, féconds en luttes sanglantes, et de singuliers
actes de fraternité, d’alliance, de parenté, de religion!
voilà les moeurs d’une cité placée sous le patronage
de tant de dieux! On devine assez tout ce que je pourrais dire là-
1. On sait qu’Andromaque, veuve d’Hector, fut emmenée captive
par le fils d’Achille, Pyrrhus, qui l’épousa.
2. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 10-13.
dessus, si mon sujet ne m’entraînait vers d’autres discours.
CHAPITRE XIV.
DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS ET DU SUCCÈS QUE
LUI VALUT SON AMBITION.
Qu’arriva-t-il ensuite après Numa, sous les autres rois, et
quels maux ne causa point, aux Albains comme aux Romains, la guerre provoquée
par ceux-ci, qui s’ennuyaient sans doute de la longue paix de Numa? Que
de sang répandu par les deux armées rivales, au grand dommage
des deux Etats ! Albe, qui avait été fondée par Ascagne,
fils d’Enée, et qui était de plus près que Troie la
mère de Rome, fut attaquée par Tullus Hostilius; mais si
elle reçut du mal des Romains, elle ne leur en fit pas moins, au
point qu’après plusieurs combats les deux partis, lassés
de leurs pertes, furent d’avis de terminer leurs différends par
le combat singulier de trois jumeaux de chaque parti. Les trois Horaces
ayant été choisis du côté des Romains et les
trois Curiaces du côté des Albains, deux Horaces furent tués
d’abord par les trois Curiaces; mais ceux-ci furent tués à
leur tour par le seul Horace survivant. Ainsi Rome demeura victorieuse,
mais à quel prix? sur six combattants, un seul revint du combat.
Après tout, pour qui fut le deuil et le dommage, si ce n’est pour
les descendants d’Enée, pour la postérité d’Ascagne,
pour la race de Vénus, pour les petits-fils de Jupiter? Cette guerre
ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit
contre la cité mère? Ajoutez à cela un autre crime
horrible et atroce qui suivit ce combat des jumeaux. Comme les deux peuples
étaient auparavant amis, à cause du voisinage et de la parenté,
la soeur des Horaces avait été fiancée à l’un
des Curiaces; or, cette fille ayant aperçu son frère qui
revenait chargé des dépouilles de son mari, ne put retenir
ses larmes, et, pour avoir pleuré, son frère la tua. Je trouve
qu’en cette rencontre cette fille se montra plus humaine que fout le peuple
romain, et je ne vois pas qu’on la puisse blâmer d’avoir pleuré
celui à qui elle avait déjà donné sa foi, que
dis-je? d’avoir pleuré peut-être sur un frère couvert
du sang de l’homme à qui il avait promis sa soeur. On applaudit
aux larmes que verse Enée, dans Virgile, sur son ennemi qu’il a
tué de sa (55) propre main 1 et c’est encore ainsi que Marcellus,
sur le point de détruire Syracuse, au souvenu de la splendeur où
cette ville était parvenue avant de tomber sous ses coups, laissa
couler des larmes de compassion. A mon tour, je demande au nom de l’humanité
qu’on ne fasse point un crime à une femme d’avoir pleuré
son mari, tué par son frère, alors que d’autres ont mérité
des éloges pour avoir pleuré leurs ennemis par eux-mêmes
vaincus. Dans le temps que cette fille pleurait la mort de son fiancé,
que son frère avait tué, Rome se réjouissait d’avoir
combattu avec tant de rage contre la cité sa mère, au prix
de torrents de sang répandus de part et d’autre par des mains parricides.
A quoi bon m’alléguer ces beaux noms de gloire et de triomphe?
Il faut écarter ces vains préjugés, il faut regarder,
peser, juger ces actions en elles-mêmes. Qu’on nous cite le crime
d’Albe comme on nous parle de l’adultère de Troie, on ne trouvera
rien de pareil, rien d’approchant. Si Albe est attaquée, c’est uniquement
parce que
« Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons
romains, qui se désaccoutumaient de la victoire 2 »
Il n’y eut donc qu’un motif à cette guerre criminelle et parricide,
ce fut l’ambition, vice énorme que Salluste ne manque pas de flétrir
en passant, quand après avoir célébré les temps
primitifs, où les hommes vivaient sans convoitise et où chacun
était content du sien, il ajoute : « Mais depuis que Cyrus
en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce,
commencèrent à s’emparer des villes et des nations, à
prendre pour un motif de guerre l’ambition de s’agrandir, à mettre
la gloire de l’Etat dans son étendue… 3 », et tout ce qui
suit sans que j’aie besoin de prolonger la citation. Il faut avouer que
cette passion de dominer cause d’étranges désordres parmi
les hommes. Rome était vaincue par elle quand elle se vantait d’avoir
vaincu Albe et donnait le nom de gloire à l’heureux succès
de son crime. Car, comme dit l’Ecriture : « On loue le pécheur
de ses mauvaises convoitises, et celui qui consomme l’iniquité est
béni 4 ». Ecartons donc ces déguisements artificieux
et ces fausses couleurs, afin de
1. Enéide, liv. X, vers 821 et seq.
2. Enéide, livre VI, vers 814, 815.
3. Salluste, Conjur. de Catil., ch. 2.
4.Psal. X, 3.
pouvoir juger nettement les choses. Que personne ne me dise: Celui-là
est un vaillant homme, car il s’est battu contre un tel et l’a vaincu.
Les gladiateurs combattent aussi et triomphent, et leur cruauté
trouve des applaudissements; mais j’estime qu’il vaut mieux être
taxé de lâcheté que de mériter de pareilles
récompenses. Cependant, si dans ces combats de gladiateurs l’on
voyait descendre dans l’arène le père contre le fils, qui
pourrait souffrir un tel spectacle? qui n’en aurait horreur? Comment donc
ce combat de la mère et de la fille, d’Albe et de Rome, a-t-il pu
être glorieux à l’une et à l’autre? Dira-t-on que la
comparaison n’est pas juste, parce qu’Albe et Rome ne combattaient pas
dans une arène? Il est vrai; mais au lieu de l’arène, c’était
un vaste champ où l’on ne voyait pas deux gladiateurs, mais des
armées entières joncher la terre de leurs corps. Ce combat
n’était pas renfermé dans un amphithéâtre, mais
il avait pour spectateurs l’univers entier et tous ceux qui dans la suite
des temps devaient entendre parler de ce spectacle impie.
Cependant ces dieux tutélaires de l’empire romain, spectateurs
de théâtre à ces sanglants combats, n’étaient
pas complétement satisfaits; et ils ne furent contents que lorsque
la soeur des Horaces, tuée par son frère, fut allée
rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute que Rome victorieuse n’eût
pas moins de morts qu’Albe vaincue. Quelque temps après, pour fruit
de cette victoire, Albe fut ruinée, Albe, où ces dieux avaient
trouvé leur troisième asile depuis qu’ils étaient
sortis de Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium, où
le roi Latinus avait reçu Enée étranger et fugitif.
Mais peut-être étaient-ils sortis d’Albe, suivant leur coutume,
et voilà sans doute pourquoi Albe succomba. Vous verrez qu’il faudra
dire encore
« Tous les dieux protecteurs de cet empire se sont retirés,
abandonnant leurs temples et leurs autels 1 »
Vous verrez qu’ils ont quitté leur séjour pour la troisième
fois, afin qu’une quatrième Rome fût très-sagement
confiée à leur protection. Albe leur avait déplu,
à ce qu’il paraît, parce qu’Amulius, pour s’emparer du trône,
avait chassé son frère, et Rome ne leur déplaisait
pas, quoique Romulus eût tué le sien. Mais, dit-on, avant
de ruiner Albe, on
1. Enéide, liv, II, vers 351, 352.
(56)
en avait transporté les habitants à Rome pour ne faire
qu’une ville’ des deux. Je le veux bien, mais cela n’empêche pas
que la ville d’Ascagne, troisième retraite des dieux de Troie, n’ait
été ruinée par sa fille. Et puis, pour unir en un
seul corps les débris de ces deux peuples, combien de sang en coûta-t-il
à l’un et à l’autre ? Est-il besoin que je rapporte en détail
comment ces guerres, qui semblaient terminées par tant de victoires,
ont été renouvelées sous les autres rois, et comment
, après tant de traités conclus entre les gendres et les
beaux-pères, leurs descendants ne laissèrent pas de reprendre
les armes et de se battre avec plus de rage que jamais? Ce n’est pas une
médiocre preuve de ces calamités qu’aucun des rois de Rome
n’ait fermé les portes du temple de Janus, et cela fait assez voir
qu’avec tant de dieux tutélaires aucun d’eux n’a pu régner
en paix.
CHAPITRE XV.
QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.
Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes? Une fable adulatrice
place Romulus dans le ciel, mais plusieurs historiens rapportent au contraire
qu’il fut mis en pièces par le sénat à cause de sa
cruauté, et que l’on suborna un certain Julius Proculus pour faire
croire que Romulus lui était apparu et l’avait chargé d’ordonner
de sa part au peuple romain de l’honorer comme un dieu, expédient
qui apaisa le peuple sur le point de se soulever contre le sénat.
Une éclipse de soleil survint alors fort à propos pour confirmer
cette opinion; car le peuple, peu instruit des secrets de la nature, ne
manqua pas de l’attribuer à la vertu de Romulus : comme si la défaillance
de cet astre, à l’interpréter en signe de deuil, ne devait
pas plutôt faire croire que Romulus avait été assassiné
et que le soleil se cachait pour ne pas voir un si grand crime, ainsi qu’il
arriva en effet lorsque la cruauté et l’impiété des
Juifs attachèrent en croix Notre-Seigneur. Pour montrer que l’obscurcissement
du soleil, lors de ce dernier événement, n’arriva pas suivant
le cours ordinaire des astres, il suffit de considérer que les Juifs
célébraient alors la pâque, ce qui n’a lieu que dans
la pleine lune : or, les éclipses de soleil n’arrivent jamais naturellement
qu’à la fin de la lunaison. Cicéron témoigne aussi
que l’entrée de Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire
que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion dans ses livres
De la République, il dit: « Romulus laissa de lui une telle
idée, qu’étant disparu tout d’un coup pendant une éclipse
de soleil , on crut qu’il avait été enlevé parmi les
dieux: opinion qu’on n’a jamais eue d’un mortel sans qu’il n’ait déployé
une vertu extraordinaire ». Et quant à ce que dit Cicéron
que Romulus disparut tout d’un coup, ces paroles marquent ou la violence
de la tempête qui le fit périr, ou le secret de l’assassinat:
attendu que, suivant d’autres historiens 1, l’éclipse fut accompagnée
de tonnerres qui, sans doute, favorisèrent le crime ou même
consumèrent Romulus. En effet, Cicéron, dans l’ouvrage cité
plus haut, dit, à propos de Tullus Hostilius, troisième roi
de Rome, tué aussi d’un coup de foudre, qu’on ne crut pas pour cela
qu’il eût été reçu parmi les dieux, comme on
le croyait de Romulus, afin peut-être de ne pas avilir cet honneur
en le rendant trop commun. li dit encore ouvertement dans ses harangues:
« Le fondateur de cette cité, Romulus, nous l’avons, par notre
bienveillance et l’autorité de la renommée, élevé
au rang des dieux immortels 3 ». Par où il veut faire entendre
que la divinité de Romulus n’est point une chose réelle,
mais une tradition répandue à la faveur de l’admiration et
de la reconnaissance qu’inspiraient ses grands services. Enfin, dans son
Hortensius, il dit, au sujet des éclipses régulières
du soleil : « Pour produire les mêmes ténèbres
qui couvrirent la mort de Romulus, arrivée pendant une éclipse...
» Certes, dans ce passage, il n’hésite point à parler
de Romulus comme d’un homme réellement mort; et pourquoi cela? parce
qu’il n’en parle plus en panégyriste, mais en philosophe.
Quant aux autres rois de Rome, si l’on excepte Numa et Ancus, qui moururent
de maladie, combien la fin des autres a-t-elle été funeste?
Tullus Hostilius, ce destructeur de la ville d’Albe, fut consumé,
comme j’ai dit, par le feu du ciel, avec toute sa maison. Tarquin l’Ancien
fut tué par les enfants de son prédécesseur, et Servius
Tullius par son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succéda.
1. Cicéron, De Republ., lib. II, cap. 10.
2. Voyez Tite-Live, liv. I, ch. 26; Denys d’Halycarnasse, Antiquit.,
liv. II, ch. 56; Plutarque, Vie de Romulus, ch. 28, 29.
3. Cicéron, Troisième discours contre Catilina, ch. 3.
(57)
Cependant, après un tel assassinat, commis contre un si bon
roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels,
eux qui, pour l’adultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent
cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin
succéda à Tullius, qu’il avait tué, et les dieux,
au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son
beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires
éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir
le Capitole; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât
du haut de ce superbe temple, ouvrage d’une main parricide; car Tarquin
n’était pas innocent quand il construisit le Capitole, puisqu’il
ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus
tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville,
ce ne fut qu’à cause du crime de son fils, et ce crime fut commis
non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait
alors la ville d’Ardée; il combattait pour le peuple romain. On
ne peut savoir ce qu’il eût fait si on se fût plaint à
lui de l’attentat de son fils; mais, sans attendre son opinion et son jugement
à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna
aux troupes d’Ardée de revenir à Rome, et en ferma les portes
au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre
eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mali forcé de renoncer
à son royaume par la trahison des amis en qui il s’était
confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome,
où il vécut de la vie privée avec sa femme l’espace
de quatorze ans, et finit ses jours 1 d’une manière plus heureuse
que son beau-père, qui fut tué par le crime d’un gendre et
d’une fille. Cependant les Romains ne l’appelèrent point le Cruel
ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce qu’ils étaient
trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu
compte du crime qu’il avait commis en tuant son beau-père, qu’ils
l’élevèrent à la royauté; en quoi je me trompe
fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne
fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent
point leurs temples et leurs autels. A moins qu’on ne veuille dire pour
les défendre qu’ils ne demeurèrent à Rome que pour
punir les
1. Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années
à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius; mais
il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib.
I, cap. 16.)
Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant
par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains
sous leurs rois, dans les plus beaux jours de l’empire, et jusqu’à
l’exil de Tarquin le Superbe, c’est-à-dire l’espace d’environ deux
cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées
au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à
peine cet empire jusqu’à vingt milles de Rome, territoire qui n’est
pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.
CHAPITRE XVI.
DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L’UN EXILA L’AUTRE ET FUT TUÉ
LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU’IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S’ÊTRE
SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.
Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure
que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant
qu’elle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les
armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très-critique
au moment où les Etrusques se liguèrent avec le roi déchu.
Et c’est ce qui fait dire à Salluste que si la république
fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte
des ennemis y contribua plus que l’amour du bien. Dans ce temps si court,
combien fut désastreuse l’année où les premiers consuls
furent créés après l’expulsion des rois ! Ils n’achevèrent
pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força
son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa
charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué
à peu de temps de là dans un combat où il s’enferra
avec l’un des fils de Tarquin 1, après avoir fait mourir ses propres
enfants et les frères de sa femme comme coupables d’intelligence
avec l’ancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester
cette action, tout en lui donnant des éloges. A peine a-t-il dit:
« Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté
romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison »,
qu’il s’écrie aussitôt :
« Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l’avenir!
»
C’est-à-dire, malheureux père en dépit des
1. Arons. (Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 2-8.)
(58)
louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler,
il ajoute :
« Mais l’amour de la patrie et une immense passion de gloire
triomphent de ton cœur 1 ».
Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué
par le fils de Tarquin qu’il vient de frapper à mort, ne pouvant
survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle
pas venger l’innocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux,
qui, après l’expulsion de Tarquin, fut traité aussi durement
que le tyran lui-même? Remarquez en effet que Brutus était,
lui aussi, à ce qu’on assure, parent de Tarquin; seulement il n’en
portait pas le nom comme Collatin. On devait donc l’obliger à quitter
son nom, mais non pas sa patrie; il se fût appelé Lucius Collatin,
et la perte d’un mot ne l’eût touché que très-faiblement;
mais ce n’était pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter
un coup plus sensible en privant l’État de son premier consul et
la patrie d’un bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre d’honneur
à Brutus d’une action aussi révoltante et aussi inutile à
la république? Dira-t-on que :
« L’amour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé
de son cœur ? »
Après qu’on eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin,
mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien
le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom d’un tel
citoyen moins qu’à ses moeurs, et combien, au contraire, Brutus
fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa
patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si
ce nom le choquait! Voilà les crimes, voilà les malheurs
de Rome au temps même qu’elle était gouvernée avec
quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait
été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant
la fin de l’année, Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé
à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius,
achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq
consuls: triste inauguration de la puissance consulaire!
1. Enéide, livre VI, vers 820-823.
CHAPITRE XVII.
DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT A SOUFFRIR APRÈS
LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT
EN DEVOIR DE LA SECOURIR.
Quand la crainte de l’étranger vint à s’apaiser, quand
la guerre, sans être interrompue, pesa d’un poids moins lourd sur
la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la
modération atteignit son terme, pour faire place à celui
que Salluste décrit en ce peu de mots : « Les patriciens se
mirent à traiter « les gens du peuple en esclaves, condamnant
celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme « avaient
fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant
à celui qui n’avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de
ces vexations, écrasé surtout par l’usure, le «bas
peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service
militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur
le mont Sacré et sur l’Aventin; ce fut ainsi qu’il obtint ses tribuns
et d’autres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent
entièrement éteintes qu’à la seconde guerre punique
». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et m’arrêter
moi-même au détail de tant de maux? Salluste ne nous a-t-il
pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite d’années
qui se sont écoulées jusqu’à la seconde guerre punique,
Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des
guerres, agitée au dedans par des séditions? Les victoires
qu’elle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné
de joies solides; elles n’ont été que de vailles consolations
pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets
qu’elles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les
bons et sages Romains ne s’offensent point de notre langage; et comment
s’en offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs
propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par l’éclat
de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages
sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants ?A ceux qui
viendraient à s’irriter contre moi, je demanderais comment donc
ils me traiteraient, si je disais ce qu’on lit dans Salluste: «Les
querelles, les séditions s’élevèrent et enfin les
guerres civiles, tandis qu’un petit nombre d’hommes puissants, qui tenaient
la (59) plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la
domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et
du sénat; et l’on appelait bons citoyens, non ceux qui servaient
les intérêts de la république (car tous étaient
également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit
maintenaient l’état présent des choses 1 ». Si donc
ces historiens ont cru qu’il leur était permis de rapporter les
désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent d’ailleurs
tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable
qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point
faire, nous qui pouvons parler avec d’autant plus de liberté que
notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos
adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les
maux qui affligent maintenant le monde, afin d’éloigner les personnes
faibles et ignorantes de la seule cité où l’on puisse vivre
éternellement heureux? Au reste, nous ne racontons pas de leurs
dieux plus d’horreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés
et les plus répandus; c’est dans ces écrivains mêmes
que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas
tout dire, ni dire les choses comme eux.
Où étaient donc ces dieux que l’on croit qui peuvent
servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce
monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges
et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités? où
étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant
le Capitole incendié par une troupe d’esclaves et de bannis? Il
fut plus aisé à ce consul de secourir le temple qu’à
cette armée de dieux et à leur roi très-grand et très
excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où
étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions
et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés
qu’elle avait envoyés à Athènes pour en emprunter
des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables?
Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau
par la disette, créa pour la première fois un préfet
des vivres; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué
du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet
devant le vieux dictateur
1. Ce passage a été emprunté sans nul doute par
saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement
au livre I. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre II.)
Quintius d’affecter la royauté et tué par Servilius,
général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte
qui ait jamais alarmé la république? Où étaient-ils,
quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé
tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours
des dieux, s’avisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose
qui n’avait jamais été faite jusqu’alors, et qui fit donner
le nom de Lectisternes 1 à ces cérémonies sacrées
ou plutôt sacriléges? Où étaient-ils, quand
les armées romaines, épuisées par leurs défaites
dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber
sans l’assistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie?
Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent,
la brûlèrent, la mirent à sac? Où étaient-ils,
quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux
Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois? Ce fut durant cette
peste qu’on introduisit à Rome les jeux de théâtre,
autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes.
Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara
dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés
aux dames romaines des plus illustres familles 2, et qui révélèrent
dans les moeurs un désordre pire que tous les fléaux ? Et
quand l’armée romaine, assiégée par les Samnites avec
ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des
conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné
en otage six cents chevaliers? Et quand, au milieu des horreurs de la peste,
la foudre vint tomber sur le camp des Romains? Et quand Rome, affligée
d’une autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir d’Epidaure
Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer
les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure
au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, n’avait
probablement pas trouvé le temps d’apprendre la médecine?
Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués
avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent d’abord mourir ses
ambassadeurs , mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent
en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns
1. Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser.
2. Suivant Tite-Live (livre VIII, ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées
pour crime d’empoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia
et Sergia.
(60)
militaires? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses
séditions, s’étant retiré sur le mont Aventin, on
fut obligé d’avoir recours à une magistrature instituée
pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius,
qui ramena le peuple à Rome et mourut dans l’exercice de ses fonctions
: chose singulière, qui ne s’était pas encore vue et qui
constitua un grief d’autant plus grave contre les dieux, que le médecin
Esculape était alors présent dans la cité?
Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que,
faute de soldats, on fut obligé d’enrôler les prolétaires,
c’est-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient
qu’à donner des enfants à la république. Les Tarentins
appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi
d’Epire, alors si fameux. Ce fut à ce roi qu’Apollon, consulté
par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement
par un oracle si ambigu que le dieu, quoi qu’il arrivât, ne pouvait
manquer d’avoir été bon prophète. Cet oracle, en effet,
signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou qu’il
en serait vaincu 1, de sorte qu’Apollon n’avait qu’à attendre l’événement
en sécurité. Quel horrible carnage n’y eut-il point alors
dans l’une et l’autre armée? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur,
et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse
d’Apollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains
n’avaient eu le dessus. A tant de massacres succéda une étrange
maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance.
Esculape, sans doute, s’excusait alors sur ce qu’il était médecin
et non sage-femme. Le mal s’étendait même au bétail,
qui périssait en si grand nombre qu’il semblait que la race allait
s’en éteindre. Que dira ije de cet hiver mémorable où
le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement
hautes dans les rues de Rome l’espace de quinze jours et que le Tibre fut
glacé? si cela était arrivé de notre temps, que ne
diraient point nos adversaires contre les chrétiens? Parlerai-je
encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui,
prenant d’une année à l’autre plus d’intensité, sans
que la présence d’Esculape servit de rien, obligea d’avoir recours
aux livres
1. Saint Augustin cite l’oracle en ces termes : Dico te, Pyrrhe, Romanos
vincere posse.
sibyllins, espèces d’oracles pour lesquels, suivant Cicéron,
dans ses livres sur la divination 1, on s’en rapporte aux conjectures de
ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent?
Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que
plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse
qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche d’impéritie
honteuse ou de négligence. Or, comment ne s’était-il trouvé
personne qui s’opposât à l’occupation de ces lieux sacrés,
sinon parce que tous étaient également las de s’adresser
si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités? Ainsi
ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui
les fréquentaient, afin qu’au moins, devenus vacants, ils pussent
servir à l’usage des hommes. Les édifices mêmes qu’on
rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent
encore depuis négligés et usurpés par les particuliers,
sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition
pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés,
exhumé tant de monuments inconnus. C’est qu’en effet on se servait
alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse
qu’à la peste un remède efficace.
CHAPITRE XVIII.
DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE
GUERRE PUNIQUE SANS QU’ILS AIENT PU OBTENIR L’ASSISTANCE DES DIEUX.
Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps
en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient
toute leur énergie, combien de petits Etats détruits, combien
de villes dévastées, de provinces mises au pillage, d’armées
défaites, de flottes submergées, de sang répandu!
Si nous voulions raconter ou seule-nient rappeler tous ces désastres,
nous referions l’histoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés
eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi
des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires,
dont l’usage s’était perdu en des temps plus heureux. Les pontifes
rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux,
que la prospérité avait également fait négliger.
Aussi bien je crois qu’en ce temps-là la joie devait être
grande aux enfers, d’y voir arriver tant de
1. Livre II, ch, 54.
(61)
monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes
animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux
spectacles et de riches festins. Mais ce qu’il y eut de plus déplorable
dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite
des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents
et où fut pris Régulus ; grand homme auquel II ne manqua,
pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois,
que de résister à un désir immodéré
de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple
déjà épuisé. Si la captivité imprévue
de cet homme héroïque, si l’indignité de sa servitude,
si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle
et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire qu’ils
sont d’airain comme leurs statues et n’ont point de sang dans les veines.
Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent
pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire
du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville; plusieurs
maisons furent renversées tout d’abord par la violence du fleuve,
et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour
des eaux. Ce déluge fut suivi d’un incendie plus terrible encore;
le feu, qui commença parles plus hauts édifices du Forum,
n’épargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta,
où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce
supplice, étaient chargées d’alimenter sa vie perpétuellement.
Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les
vestales épouvantées ne pouvaient sauver de l’embrasement
cette divinité fatale qui avait déjà fait périr
trois villes 1 où elle était adorée. Alors le pontife
Métellus, sans s’inquiéter de son propre salut, se jeta à
travers les flammes et parvint à en tirer l’idole, étant
lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas
le reconnaître. Etrange divinité, qui n’a seulement pas la
force de s’enfuir, de sorte qu’un homme se montre plus capable de courir
au secours d’une déesse que la déesse ne l’est d’aller au
sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes
du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur
protection? et en effet il parut bien qu’ils n’y pouvaient rien du tout.
Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, s’ils disaient que
eurs idoles sont les symboles des biens
1. Troie, Lavinie et Albe.
éternels et non les gages des biens terrestres, et qu’ainsi,
quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses
visibles et corporelles, l’objet du culte subsiste et le dommage matériel
peut toujours être réparé; mais, par un aveuglement
déplorable, on s’imagine que des idoles passagères peuvent
assurer à une ville une félicité éternelle,
et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même
des idoles n’a pu les garantir d’aucune calamité, ils rougissent
de confesser une erreur qu’ils sont incapables de soutenir.
CHAPITRE XIX.
ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT
LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OU S’ÉPUISÈRENT LES FORCES DES
DEUX PEUPLES ENNEMIS.
Quant à la seconde guerre punique, il serait trop long de rapporter
tous les désastres des deux peuples dont la lutte se développait
sur de si vastes espaces, puisque, de l’aveu même de ceux qui n’ont
pas tant entrepris de décrire les guerres de Rome que de les célébrer,
le peuple à qui resta l’avantage parut moins vainqueur que vaincu.
Quand Annibal, sorti d’Espagne, se fut jeté sur l’Italie comme un
torrent impétueux, après avoir passé les Pyrénées,
traversé les Gaules, franchi les Alpes et toujours accru ses forces
dans une si longue marche en saccageant ou subjuguant tout, combien la
guerre devint sanglante! que de combats, d’armées romaines vaincues,
de villes prises, forcées ou détachées du parti ennemi!
Que dirai-je de cette journée de Cannes où la rage d’Annibal,
tout cruel qu’il était, fut tellement assouvie, qu’il ordonna la
fin du carnage? et de ces trois boisseaux d’anneaux d’or qu’il envoya aux
Carthaginois après la bataille, pour faire entendre qu’il y était
mort tant de chevaliers romains, que la perte était plus facile
à mesurer qu’à compter, et pour laisser à penser quelle
épouvantable boucherie on avait dû faire de combattants sans
anneaux d’or? Aussi le manque de soldats contraignit les Romains à
promettre l’impunité aux criminels et à donner la liberté
aux esclaves, moins pour recruter leur armée, que pour former une
armée nouvelle avec ces soldats infâmes. Ce n’est pas tout:
les armes mêmes manquèrent à ces esclaves, ou, pour
les appeler d’un nom moins flétrissant, à ces nouveaux (62)
affranchis enrôlés pour la défense de la république.
On en prit donc dans les temples, comme si les Romains eussent dit à
leurs dieux : Quittez ces armes que vous avez si longtemps portées
en vain, pour voir si nos esclaves n’en feront point un meilleur usage.
— Cependant le trésor public manquant d’argent pour payer les troupes,
les particuliers y contribuèrent de leurs propres deniers avec tant
de zèle, qu’à l’exception de l’anneau et de la bulle 1, misérables
marques de leur dignité, les sénateurs, et à plus
forte raison les autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent
rien de précieux. Quels reproches les païens ne nous feraient-ils
pas, s’ils venaient à être réduits à cette indigence,
eux qui ne nous les épargnent pas dans ce temps où l’on donne
plus aux comédiens pour un vain plaisir qu’on ne donnait autrefois
aux légions pour tirer la république d’un péril extrême?
CHAPITRE XX.
DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR N’AVOIR POINT VOULU QUITTER
L’ALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT A SON SECOURS.
Mais de tous les malheurs qui arrivèrent pendant cette seconde
guerre punique, il n’y eut rien de plus digne de compassion que la prise
de Sagonte 2 Cette ville d’Espagne, si attachée au peuple romain,
fut en effet détruite pour lui être demeurée trop fidèle.
Annibal, après avoir rompu la paix, uniquement occupé de
trouver des occasions de pousser les Romains à la guerre, vint assiéger
Sagonte avec une puissante armée. Dès que la nouvelle en
parvint à Rome, on envoya des ambassadeurs à Annibal pour
l’obliger à lever le siége, et sur son refus, ceux-ci passèrent
à Carthage, où ils se plaignirent de cette infraction aux
traités; mais ils s’en retournèrent sans avoir rien pu obtenir.
Cependant cette ville opulente, si chère à toute la contrée
et à la république romaine, fut ruinée par les Carthaginois
après huit ou neuf mois de siége. On n’en saurait lire le
récit sans horreur, encore moins l’écrire; j’y insisterai
pourtant en quelques mots, parce que cela importe à mon sujet. D’abord
elle fut tellement désolée par
1. La bulla était une petite boule d’or ou d’argent que portaient
au cou les jeunes patriciens.
2.Voyez Tite-Live, lib. XXI, cap. 6-15.
la famine que, suivant quelques historiens, les habitants furent obligés
de se repaître de cadavres humains; ensuite, accablés de toutes
sortes de misères et ne voulant pas tomber entre les mains d’Annibal,
ils dressèrent un grand bûcher où ils s’entr’égorgèrent,
eux et leurs enfants, au milieu des flammes. Je demande si les dieux, ces
débauchés, ces gourmands, avides à humer le parfum
des sacrifices, et qui ne savent que tromper les hommes par leurs oracles
ambigus, ne devaient pas faire quelque chose en faveur d’une ville si dévouée
aux Romains, et ne pas souffrir qu’elle pérît pour leur avoir
gardé une inviolable fidélité, d’autant plus qu’ils
avaient été les médiateurs de l’alliance qui unissait
les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la parole
qu’elle avait donnée en présence des dieux, fut assiégée,
opprimée, saccagée par un perfide, pour n’avoir pas voulu
se rendre coupable de parjure. S’il est vrai que ces dieux épouvantèrent
plus tard Annibal par des foudres et des tempêtes, quand il était
sous les murs de Rome, d’où ils le forcèrent àse retirer,
que n’en faisaient-ils autant pour Sagonte? J’ose dire qu’il y aurait eu
pour eux plus d’honneur à se déclarer en faveur des alliés
de Rome, attaqués à cause de leur fidélité
et dénués de tout secours, qu’à secourir Rome elle-même,
qui combattait pour son propre intérêt et était en
état de tenir tête à Annibal. S’ils étaient
donc véritablement les protecteurs de la félicité
et de la gloire de Rome, ils lui auraient épargné la honte
ineffaçable de la ruine de Sagonte. Et maintenant, n’est-ce pas
une folie de croire qu’on leur doit d’avoir sauvé Rome des mains
d’Annibal victorieux, quand ils n’ont pas su garantir de ses coups une
ville si fidèle aux Romains? Si le peuple de Sagonte eût été
chrétien, s’il eût souffert pour la foi de l’Evangile, sans
toutefois se tuer et se brûler lui-même, il eût souffert
du moins avec cette espérance que donne la foi et dont l’objet n’est
pas une félicité passagère, mais une éternité
bienheureuse; au lieu que ces dieux que l’on doit, dit-on, servir et honorer
afin de s’assurer la jouissance des biens pérïssables de cette
vie, que pourront alléguer leurs défenseurs pour les excuser
de la ruine de Sagonte? à moins qu’ils né reproduisent les
arguments déjà invoqués à l’occasion de la
mort de Régulus; il n’y a d’autre différence, en effet, sinon
que Régulus (63) n’est qu’un seul homme, et que Sagonte est une
ville entière; mais ni Régulus, ni les Sagontins ne sont
morts que pour avoir gardé leur foi. C’est pour le même motif
que l’un voulut retourner aux ennemis et que les autres refusèrent
de s’y joindre. Est-ce donc que la fidélité irrite les dieux,
ou que l’on peut avoir les dieux favorables et ne pas laisser de périr,
soit villes, soit particuliers? Que nos adversaires choisissent. Si ces
dieux s’offensent contre ceux qui gardent la foi jurée, qu’ils cherchent
des perfides qui les adorent; mais si avec toute leur faveur, villes et
particuliers peuvent périr après avoir souffert une infinité
de maux, alors certes c’est en vain qu’on les adore en vue de la félicité
terrestre. Que ceux, donc qui se croient malheureux parce qu’il leur est
interdit d’adorer de pareilles divinités, cessent de se courroucer
contre nous, puisque enfin ils pourraient avoir leurs dieux présents,
et même favorables, et ne pas laisser non seulement d’être
malheureux, mais de souffrir les plus horribles tortures comme Régulus
et les Sagontins.
CHAPITRE XXI.
DE L’INGRATITUDE DE ROME ENVERS SCIPION, SON LIBÉRATEUR, ET
DE SES MOEURS A L’ÉPOQUE RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS
VERTUEUSE.
J’abrége afin de ne pas excéder les bornes que je me
suis prescrites, et je viens au temps qui s’est écoulé entre
la seconde et la dernière guerre contre Carthage, et où Salluste
prétend que les bonnes moeurs et la concorde florissaient parmi
les Romains. Or, en ces jours de vertu et d’harmonie, le grand Scipion,
le libérateur de Rome et de l’Italie, qui avait achevé la
seconde guerre punique, si funeste et si dangereuse, vaincu Annibal, dompté
Carthage, et dont toute la vie avait été consacrée
au service des dieux, Scipion se vit obligé, après le triomphe
le plus éclatant, de céder aux accusations de ses ennemis,
et de quitter sa patrie, qu’il avait sauvée et affranchie par sa
valeur, pour passer le reste de ses jours dans la petite ville de Literne,
si indifférent à son rappel qu’on dit qu’il ne voulut pas
même qu’après sa mort on l’ensevelît dans cette ingrate
cité. Ce tut dans ce même temps que le proconsul Manlius,
après avoir subjugé les Galates, apporta à Rome les
délices de l’Asie, pires pour elle que les ennemis les plus redoutables
1.
1.Voyez Tite-Live, lib. XXXIX, cap. 6.
On y vit alors pour la première fois des lits d’airain et de
riches tapis; pour la première fois des chanteuses parurent dans
les festins, et la porte fut ouverte à toutes sortes de dissolutions.
Mais je passe tout cela sous silence, ayant entrepris de parler des maux
que les hommes souffrent malgré eux, et non de ceux qu’ils font
avec plaisir. C’est pourquoi il convenait beaucoup plus à mon sujet
d’insister sur l’exemple de Scipion, qui mourut victime de la rage de ses
ennemis, loin de sa patrie dont il avait été le libérateur,
et abandonné de ces dieux qu’on ne sert que pour la félicité
de la vie présente, lui qui avait protégé leurs temples
contre la fureur d’Annibal. Mais comme Salluste assure que c’était
le temps où florissaient les bonnes moeurs, j’ai cru devoir toucher
un mot de l’invasion des délices de l’Asie, pour montrer que le
témoignage de cet historien n’est vrai que par comparaison avec
les autres époques où les moeurs furent beaucoup plus dépravées
et les factions plus redoutables. Vers ce moment, en effet, entre la seconde
et la troisième guerre punique, fut publiée la loi Voconia,
qui défendait d’instituer pour héritière une femme,
pas même une fille unique. Or, je ne vois pas qu’il se puisse rien
imaginer de plus injuste que cette loi. Il est vrai que dans l’intervalle
des deux guerres, les malheurs de la république furent un peu plus
supportables; car si Rome était occupée de guerres au dehors,
elle avait pour se consoler, outre ses victoires, la tranquillité
intérieure dont elle n’avait pas joui depuis longtemps. Mais, après
la dernière guerre punique, la rivale de l’empire ayant été
ruinée de fond en comble par un autre Scipion, qui en prit le surnom
d’Africain, Rome, qui n’avait plus d’ennemis à craindre, fut tellement
corrompue par la prospérité, et cette corruption fut suivie
de calamités si désastreuses, que l’on peut dire que Carthage
lui fit plus de mal par sa chute qu’elle ne lui en avait fait par ses armes
au temps de sa plus grande puissance. Je ne dirai rien des revers et des
malheurs sans nombre qui accablèrent les Romains depuis cette époque
jusqu’à Auguste, qui leur ôta la liberté, mais, comme
ils le reconnaissent eux-mêmes, une liberté malade et languissante,
querelleuse et pleine de périls, et qui faisant tout plier sous
une autorité toute royale, communiqua une vie nouvelle à
cet empire vieillissant. Je ne dirai rien (64) non plus du traité
ignominieux fait avec Numance; les poulets sacrés, dit-on, s’étaient
envolés de leurs cages, ce qui était de fort mauvais augure
pour le consul Mancinus; comme si, pendant cette longue suite d’années
où Numance tint en échec les armées romaines et devint
la terreur de la république, les autres généraux ne
l’eussent attaquée que sous des auspices défavorables!
CHAPITRE XXII.
DE L’ORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS
QU’ON TROUVERAIT EN ASIE. . .
Je passe, dis-je, tout cela sous silence; mais puis-je taire l’ordre
donné par Mithridate, roi de Pont, de mettre à mort le même
jour tous les citoyens romains qui se trouveraient en Asie, où un
si grand nombre séjournaient pour leurs affaires privées,
ce qui fut exécuté 1? Quel épouvantable spectacle!
Partout où se rencontre un Romain, à la campagne, par les
chemins, à la ville, dans les maisons, dans les rues, sur les places
publiques, au lit, à table, partout, à l’instant, il est
impitoyablement massacré ! Quelles furent les plaintes des mourants,
les larmes des spectateurs ou peut-être même des bourreaux!
et quelle cruelle nécessité imposée aux hôtes
de ces infortunés, non-seulement de voir commettre chez eux tant
d’assassinats, mais encore d’en être eux-mêmes les exécuteurs,
de quitter brusquement le sourire de la politesse et de la bienveillance
pour exercer au milieu de la paix le terrible devoir de la guerre et recevoir
intérieurement le contre-coup des blessures mortelles qu’ils portaient
à leurs victimes! Tous ces Romains avaient-ils donc méprisé
les augures? n’avaient-ils pas des dieux publics et des dieux domestiques
à consulter avant que d’entreprendre un voyage si funeste? S’ils
ne l’ont pas fait, nos adversaires n’ont pas sujet de se plaindre de la
religion chrétienne, puisque longtemps avant elle les Romains méprisaient
ces vaines prédictions et s’ils l’ont fait, quel profit en ont-ils
retiré alors que les lois, du moins les lois humaines, autorisaient
ces superstitions?
1. Voyez Appien, cap. 22 et seq., Cicéron, De lege Manil., cap.
3, et Orose, Hist., lib. VI, cap. 2.
CHAPITRE XXIII.
DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉPUBLIQUE
ROMAINE A LA SUIVE D’UNE RAGE SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES ANIMAUX
DOMESTIQUES.
Rapportons maintenant le plus succinctement possible des maux d’autant
plus profonds qu’ils furent plus intérieurs, je veux parler des
discordes qu’on a tort d’appeler civiles, puisqu’elles sont mortelles pour
la cité. Ce n’étaient plus des séditions, mais de
véritables guerres où l’on ne s’amusait pas à répondre
à un discours par un autre, mais où l’on repoussait le fer
par le fer. Guerres civiles, guerres des alliés, guerres des esclaves,
que de sang romain répandu parmi tant de combats! quelle désolation
dans l’Italie, chaque jour dépeuplée! On dit qu’avant la
guerre des alliés tous les animaux domestiques, chiens, chevaux,
ânes, boeufs, devinrent tout à coup tellement farouches qu’ils
sortirent de leurs étables et s’enfuirent çà et là,
sans que personne pût les approcher autrement qu’au risque de la
vie 1. Quel mal ne présageait pas un tel prodige, qui était
déjà un grand mal, même s’il n’était pas un
présage! Supposez qu’un pareil accident arrivât de nos jours;
vous verriez les païens plus enragés contre nous que ne l’étaient
contre eux leurs animaux.
CHAPITRE XXIV.
DE LA DISCORDE CIVILE QU’ALLUMA L’ESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES.
Le signal des guerres civiles fut donné par les séditions
qu’excitèrent les Gracques à l’occasion des lois agraires.
Ces lois avaient pour objet de partager au peuple les terres que la noblesse
possédait injustement; mais vouloir extirper une injustice si ancienne,
c’était une entreprise non-seulement périlleuse, mais encore,
comme l’événement l’a prouvé, des plus pernicieuses
pour la république. Quelles funérailles suivirent la mort
violente du premier des Gracques, et, peu après, celle du second!
Au mépris des lois et de la hiérarchie des pouvoirs, c’étaient
la violence et les armes qui frappaient tour à tour les plébéiens
et les patriciens. On dit qu’après la mort du second des Gracques,
le consul Lucius Opimus,
1. Voyez Orose, Hist., lib. V, cap. 18.
qui avait soulevé la ville contre lui et entassé les
cadavres autour du tribun immolé, poursuivit les restes de son parti
selon les formes de la justice et fit condamner à mort jusqu’à
trois mille hommes d’où l’on peut juger combien de victimes avaient
succombé dans la chaleur de la sédition, puisqu’un si grand
nombre fut atteint par l’instruction régulière du magistrat.
Le meurtrier de Caïus Gracchus vendit sa tête au consul son
pesant d’or; c’était le prix fixé avant ce massacre, où
périt aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses enfants.
CHAPITRE XXV.
DU TEMPLE ÉLEVÉ A LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT,
DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.
Ce fut assurément une noble pensée du sénat que
le décret qui ordonna l’érection d’un
temple à la Concorde dans le lieu même où une sédition
sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition,
afin que ce monument du supplice des Gracques parlât aux
yeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant n’était-ce
pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse
qui, si elle eût été présente à Rome,
l’eût empêchée de se déchirer et de périr
par les dissensions? à moins qu’on ne dise que la Concorde, coupable
de ces tumultes pour avoir abandonné le coeur des citoyens, méritait
bien d’être enfermée dans ce temple comme dans une prison.
Si l’on voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce
qui s’était passé, pourquoi ne bâtissait-ou pas plutôt
un temple à la Discorde? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde
soit une déesse, et la Discorde non? celle-là bonne et celle-ci
mauvaise, selon la distinction de Labéon 1, suggérée
sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé
à la Fièvre aussi bien qu’à la Santé. Pour
être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement
à la Concorde, mais aussi à la Discorde, Ils s’exposaient
à de trop grands périls en négligeant d’apaiser la
colère d’une si méchante déesse, et ils ne se souvenaient
plus que son indignation avait été le principe de la ruine
de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce qu’on ne l’avait
point invitée avec les autres dieux aux noces de Pélée
et de
1. Voyez plus haut, livre II, ch. 11.
Thétis, mit la division entre les trois déesses 1, en
jetant dans l’assemblée la fameuse pomme d’or, d’où prit
naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus,
le ravissement d’Hélène et enfin la destruction de Troie.
C’est pourquoi si elle s’était offensée de ce que Rome n’avait
pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant
d’autres, et si ce fut pour cela qu’elle y excita tant de troubles et de
désordres, son indignation dut encore s’accroître quand elle
vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé,
c’est-à-dire dans le lieu où elle avait montré de
ses oeuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants
et les sages s’irritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes
ces superstitions; et toutefois, tant qu’ils resteront les adorateurs des
mauvaises comme des bonnes divinités, ils n’auront rien à
répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde.
De deux choses l’une, en effet: ou ils ont négligé le culte
de ces deux déesses, et leur ont préféré la
Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute
antiquité; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi
ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés
par la Discorde jusqu’à la fureur des guerres civiles.
CHAPITRE XXVI.
DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.
Ils crurent donc, en mettant devant les yeux des orateurs un monument
de la fin tragique des Gracques, avoir an merveilleux obstacle contre les
séditions; mais les événements qui suivirent, plus
déplorables encore, firent paraître l’inutilité de
cet expédient. A partir de cette époque, en effet, les orateurs,
loin de songer à éviter l’exemple des Gracques, s’étudièrent
à les surpasser. C’est ainsi que Saturninus, tribun du peuple, le
préteur Caïus Servilius, et, quelques années après,
Marcus Drusus, excitèrent d’horribles séditions, d’où
naquirent les guerres sociales qui désolèrent l’Italie et
la réduisirent à un état déplorable. Puis vint
la guerre des esclaves, suivie elle-même des guerres civiles pendant
lesquelles il se livra tant de combats et qui coûtèrent tant
de sang. On eût dit que tous ces peuples d’Italie, dont se composait
la principale force
1. Junon, Pallas et Vénus.
(66)
de l’empire romain, étaient des barbares à dompter. Rappellerai-je
que soixante-dix gladiateurs commencèrent la guerre des esclaves,
et que cette poignée d’hommes, croissant en nombre et en fureur,
en vint à triompher des généraux du peuple romain?
Comment citer toutes les villes qu’ils ont ruinées, toutes les contrées
qu’ils ont dévastées? A peine les historiens suffisent-ils
à décrire toutes ces calamités. Et cette guerre ne
fut pas la seule faite par les esclaves; ils avaient auparavant ravagé
la Macédoine, la Sicile et toute la côte. Enfin, qui pourrait
raconter toutes les atrocités de ces pirates, qui, après
avoir commencé par des brigandages, finirent par soutenir contre
Home des guerres redoutables?
CHAPITRE XXVII.
DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA.
Marius, encore tout sanglant du massacre de ses concitoyens, ayant
été vaincu à son tour et obligé de s’enfuir,
Rome commençait un peu à respirer, quand Cinna et lui y rentrèrent
plus puissants que jamais. « Ce fut alors », pour me servir
des expressions de Cicéron, « que l’on vit, par le massacre
des plus illustres citoyens, s’éteindre les flambeaux de la république.
Sylla vengea depuis une victoire si cruelle; mais à combien de citoyens
il en coûta la vie, et que de pertes sensibles pour l’Etat 1 ! »
En effet, la vengeance de Sylla fut plus funeste à Rome que n’eût
été l’impunité, et comme dit Lucain:
« Le remède passa toute mesure, et l’on porta la main
sur des parties malades où il ne fallait pas toucher. Les coupables
périrent, mais quand il ne pouvait survivre que des coupables. Alors
la haine se donna carrière, et la vengeance, libre du joug des lois,
précipita ses fureurs 2 »
Dans cette lutte de Marius et de Sylla, outre ceux qui furent tués
sur le champ de bataille, tous les quartiers de la ville, les places, les
marchés, les théâtres , les temples même étaient
remplis de cadavres, à ce point qu’on n’aurait pu dire si c’était
avant ou après la victoire qu’il était tombé plus
de victimes.
De retour de son exil, Marius eut à peine rétabli sa
domination, qu’on vit, sans parler d’innombrables assassinats qui se commirent
de tous côtés, la tête du consul Octavius exposée
sur la tribune aux harangues, César et
1. Voyez Cicéron, 3e Catilin., ch. 10, § 24.
2. Lucain, Pharsale, livre II, vers 142-146.
Fimbria tués dans leurs maisons, les deux Crassus, le père
et le fils, égorgés sous les yeux l’un de l’autre, Bébius
et Numitorius traînés par les rues et mis en pièces,
Catulus forcé de recourir au poison pour se sauver des mains de
ses ennemis; Mérula, flamme de Jupiter, s’ouvrant les veines et
faisant au dieu une libation de son propre sang; enfin on massacrait sous
les yeux de Marias tous ceux à qui il ne donnait pas la main quand
ils le saluaient 1.
CHAPITRE XXVIII.
COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.
Sylla, qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant
de sang, mit fin à la guerre; mais comme sa victoire n’avait pas
détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière.
A toutes les atrocités du premier Marius, son fils Marins le Jeune
et Carbon en ajoutèrent de nouvelles. Instruits de l’approche de
Sylla et désespérant de remporter la victoire, et même
de sauver leurs têtes, ils remplirent Home de massacres où
leurs amis n’étaient pas plus épargnés que leurs adversaires.
Ce ne fut pas assez pour eux de décimer la ville; ils assiégèrent
le sénat et tirèrent du palais, comme d’une prison, un grand
nombre de sénateurs qu’ils firent égorger en leur présence.
Le pontife Mucius Scévola fut tué au pied de l’autel de Vesta,
où il s’était réfugié comme dans un asile inviolable,
et il s’en fallut de peu qu’il n’éteignît de son sang le feu
sacré entretenu par les vestales. Bientôt Sylla entra victorieux
à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique
sept mille hommes désarmés et sans défense 2. Ce n’était
plus la guerre qui tuait, c’était la paix; on ne se battait plus
contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. Dans la ville,
les partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur sembla; les morts
ne se comptaient plus, jusqu’à ce qu’enfin on conseilla à
Sylla de laisser vivre quelques citoyens, afin que les vainqueurs eussent
à qui commander. Alors s’arrêta cette effroyable liberté
du meurtre, et on
1. Voyez Appien, De bell. Civil., lib. I, cap. 71 seq. ; et Plutarque,
Vies de Marius et de Sylla, passim.
2. Les historiens ne sont pas d’accord sur le chiffre des morts, que
les uns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint
Augustin paraIt avoir adopté le récit de Velleius Paterculus
(livre n, ch. 28).
(67)
accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient
portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce
nombre, si attristant qu’il pût être, avait au moins cela de
consolant qu’il mettait fin au carnage universel, et on s’affligeait moins
de la perte de tant de proscrits qu’on ne se réjouissait de ce que
le reste des citoyens n’avait rien à craindre. Mais malgré
cette cruelle sécurité on ne laissa pas de gémir des
divers genre et de supplices qu’une férocité ingénieuse
faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées
et à la mort. Il y en eut un que l’on déchira à belles
mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes
farouches ne le sont pour un cadavre 1. On arracha les yeux à un
autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa
vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables
2. On mit des villes célèbres à l’encan, comme on
aurait fait d’une ferme; il y en eut même une dont on condamna à
mort tous les habitants, comme s’il se fût agi d’un seul criminel.
Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter
une victoire, mais pour n’en pas perdre le fruit. II y eut entre la paix
et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui l’emporta;
car la guerre n’attaquait que des gens armés, au lieu que la paix
immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à l’homme
attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure; la paix
ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité
de mourir sans résistance.
CHAPITRE XXIX.
ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE
DES GUERRES CIVILES.
Quel acte cruel des nations barbares et étrangères peut
être comparé~à ces victoires de citoyens sur des citoyens,
et Rome a-t-elle jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, de plus
déplorable? Y a-t-il à mettre en balance l’ancienne irruption
des Gaulois, ou l’invasion récente des Goths, avec ces atrocités
inouïes exercées par Marius, par Sylla, par tant d’autres chefs
renommés, sur des hommes
1. Voyez Florus, lib. III, cap. 21.
2. L’homme qui subit ce sort cruel, fut le préteur Marcus Marius,
parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. III, cap. 21, et Valère
Maxime, lib. IX, cap. 2 § 1.
qui formaient avec eux les membres d’un même corps? Il est vrai
que les Gaulois égorgèrent tout ce qu’ils trouvèrent
de sénateurs dans Rome, mais au moins permirent-ils à ceux
qui s’étaient sauvés dans le Capitole, et qu’ils pouvaient
faire périr par un long siége, de racheter leur vie à
prix d’argent. Quant aux Goths, ils épargnèrent un si grand
nombre de sénateurs, qu’on ne saurait affirmer s’ils en tuèrent
en effet quelques-uns. Mais Sylla, du vivant même de Marius, entra
dans le Capitole, qu’avaient respecté les Gaulois, et ce fut de
là qu’il dicta en vainqueur ses arrêts de mort et de confiscation,
qu’il fit autoriser par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui
avait pris la fuite, rentra dans Home en l’absence de Sylla, plus féroce
et plus sanguinaire que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât
à sa fureur, puisqu’il n’épargna pas même Mucius Scévola,
citoyen, sénateur et pontife, qui embrassait l’autel où on
croyait les destins de Rome attachés? Enfin, cette dernière
proscription de Sylla, pour ne point parler d’une infinité d’autres
massacres, ne fit-elle point périr plus de sénateurs que
les Goths n’en ont pu même dépouiller?
CHAPITRE XXX.
DE L’ENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT
L’AVÈNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.
Quelle est donc l’effronterie des païens, quelle audace à
eux, quelle déraison, ou plutôt quelle démence, de
ne pas imputer leurs anciennes calamités à leurs dieux et
d’imputer les nouvelles à Jésus-Christ! Ces guerres civiles,
plus cruelles, de l’aveu de leurs propres historiens , que les guerres
étrangères, et qui n’ont pas seulement agité, mais
détruit la république, sont arrivées longtemps avant
Jésus-Christ, et par un enchaînement de crimes, se rattachent
de Marius et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier proscrit
et l’autre formé par Sylla. Vint ensuite la guerre de Lépide
et de Catulus, dont l’un voulait abroger ce qu’avait fait Sylla et l’autre
le maintenir; puis la lutte de Pompée et de César, celui-là
partisan de Sylla qu’il égala ou surpassa même en puissance;
celui-ci, qui ne put souffrir la grandeur de son rival et la voulut dépasser
encore après l’avoir vaincu; puis enfin, nous arrivons à
ce grand César, (68) qui fut depuis appelé Auguste, et sous
l’empire duquel naquit le Christ. Or, Auguste, lui aussi, prit part à
plusieurs guerres civiles où périrent beaucoup d’illustres
personnages entre autres cet homme d’Etat si éloquent, Cicéron.
Quant à Jules César, après avoir vaincu Pompée,
et usé avec tant de modération de sa victoire, qu’il pardonna
à ses adversaires et leur rendit leurs dignités, il fut poignardé
dans le sénat par quelques patriciens, prétendus vengeurs
de la liberté romaine, sous prétexte qu’il aspirait à
la royauté. Après sa mort, un homme d’un caractère
bien différent et tout perdu de vice, Marc-Antoine, affecta la même
puissance, mais Cicéron lui résista vigoureusement, toujours
au nom de ce fantôme de liberté. On vit alors s’élever
cet autre César, fils adoptif de Jules, qui depuis, comme je l’ai
dit, fat nommé Auguste. Cicéron le soutenait contre Antoine,
espérant qu’il renverserait cet ennemi de la république et
rendrait ensuite la liberté aux Romains. Chimère d’un esprit
aveuglé et imprévoyant peu après, ce jeune homme,
dont il avait caressé l’ambition, livra sa tête à Antoine
comme un gage de réconciliation, et confisqua à son profit
cette liberté de la république pour laquelle Cicéron
avait fait tant de beaux discours.
CHAPITRE XXXI.
IL Y A DE L’IMPUDENCE AUX GENTILS A IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS
AU CHRISTIANISME ET A L’INTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQU’IL EST
AVÉRÉ QU’A L’ÉPOQUE OU FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT
EU A SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.
Qu’ils accusent donc leurs dieux de tant de maux, ces mêmes hommes
qui se montrent si peu reconnaissants envers le Christ! Certes, quand ces
maux sont arrivés, la flamme des sacrifices brûlait sur l’autel
des dieux; l’encens de l’Arabie s’y mêlait au parfum des fleurs nouvelles
1; les prêtres étaient entourés d’honneurs, les temples
étincelaient de magnificence; partout des victimes, des jeux, des
transports prophétiques, et dans le même temps le sang des
citoyens coulait partout, versé par des citoyens jusqu’aux pieds
des autels. Cicéron n’essaya pas de chercher un asile dans un temple,
parce qu’avant lui
1. Allusion à un passage de l’Énéide, livre I,
vers 416, 417.
Mucius Scévola n’y avait pas évité la mort, au
lieu qu’aujourd’hui ceux qui s’emportent le plus violemment contre le christianisme
ont dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit
qu’ils aient couru s’y réfugier, soit que les barbares eux-mêmes
les y aient conduits pour les sauver. Et maintenant j’ose affirmer, certain
de n’être contredit par aucun esprit impartial, que si le genre humain
avait reçu le christianisme avant les guerres puniques, et si les
mêmes malheurs qui ont désolé l’Europe et l’Afrique
avaient suivi l’établissement du culte nouveau, il n’est pas un
seul de nos adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne
diraient-ils point, surtout si la religion Chrétienne eût
précédé l’invasion gauloise, ou le débordement
du Tibre, ou l’embrasement de Home, ou, ce qui surpasse tous ces maux,
la fureur des guerres civiles? et tant d’autres calamités si étranges
qu’on les a mises au rang des prodiges, à qui les imputeraient-ils,
sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées au
temps du christianisme? Je ne parle point d’une foule d’autres événements
qui ont causé plus de surprise que de dommage; et en effet que des
boeufs parlent, que des enfants articulent quelques mots dans le ventre
de leurs mères, que l’on voie des serpents voler, des femmes devenir
hommes et des poules se changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou faux,
qui se lisent, non dans leurs poètes, mais dans leurs historiens,
étonnent plus les hommes qu’ils ne leur font de mal. Mais quand
il pleut de la terre, ou de la craie, ou même des pierres, je parle
sans métaphore, voilà des accidents qui peuvent causer de
grands dégâts.
Nous lisons aussi que la lave enflammée du mont Etna se répandit
jusque sur le rivage de la mer, au point de briser les rochers et de fondre
la poix des navires, phénomène désastreux, à
coup sûr, quoique singulièrement incroyable 1. Une éruption
toute semblable jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle quantité
de cendres que les maisons de Catane en furent écrasées et
ensevelies, ce qui toucha les Romains de pitié et les décida
à faire remise aux Siciliens du tribut de cette année a Enfin,
on rapporte encore que l’Afrique, déjà
1. Cette éruption de I’Etna est probablement celle dont parle
Orose (Hist., lib. V, cap. 6) et qui se produisit l’an de Rome 617.
2. Ce désastre eut lieu l’an de Rome 637. Voyez Orose, lib.
V, cap. 13.
(69)
réduite en ce temps-là en province romaine, fut couverte
d’une prodigieuse quantité de sauterelles qui, après avoir
dévoré les feuilles et les fruits des arbres, vinrent se
jeter dans la mer comme une épaisse et effroyable nuée; rejetées
mortes par les flots, elles infectèrent tellement l’air que, dans
le seul royaume de Massinissa, la peste fit mourir quatre-vingt mille hommes,
et, sur les côtes, beaucoup plus encore. A Utique, il ne resta que
des soldats de trente mille qui composaient la garnison 1. Est-il une seule
de ces calamités que les insensés qui nous attaquent, et
à qui nous sommes forcés de répondre, n’imputassent
au christianisme, si elles étaient arrivées du temps des
chrétiens? Et cependant ils ne les imputent point à leurs
dieux, et, pour éviter des maux de beaucoup moindres que ceux du
passé, ils appellent le retour de ce même culte qui n’a pas
su protéger leurs ancêtres.
1. Voyez Orose, lib. V, cap. 11, et Julius Obsequens, d’après
Tite-Live, cap. 30.
(70)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm