LIVRE QUATRIÈME : A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.
Argument. — Il est prouvé dans ce livre que la grandeur et la
durée de l’empire romain ne sont point l’ouvrage de Jupiter, ni
des autres dieux du paganisme, dont la puissance est restreinte à
des objets particuliers et à des fonctions secondaires, mais qu’il
en faut faire honneur au seul vrai Dieu, principe de toute félicité,
qui forme et maintient les royaumes de la terre par les décrets
souverains de sa sagesse.
LIVRE QUATRIÈME .
CHAPITRE PREMIER.
RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.
CHAPITRE II.
RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE.
CHAPITRE III.
SI UN ÉTAT QUI NE S’ACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE
ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.
CHAPITRE VI.
DE L’AMBITION DU ROI NINUS QUI , LE PREMIER, DÉCLARA LA GUERRE
A SES VOISINS AFIN D’ÉTENDRE SON EMPIRE.
CHAPITRE VII.
S’IL FAUT ATTRIBUER A L’ASSISTANCE OU A L’ABANDON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ
OU LA DÉCADENCE DES EMPIRES.
CHAPITRE VIII.
LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX A QUI
ILS CROIENT DEVOIR L’ACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE
DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER A SA FONCTION
PARTICULIÈRE.
CHAPITRE IX.
SI L’ON DOITATTRIBUER LA GRANDEUR ET LA DURÉE DE L’EMPIRE ROMAIN
A JUPITER, QUE SES ADORATEURS REGARDENT COMME LE PREMIER DES DIEUX.
CHAPITRE X.
DES SYSTÉMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DiFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES
PARTIES DE L’UNIVERS.
CHAPITRE XI.
DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME QUE TOUS LES DIEUX NE SONT
QU’UN SEUL ET MÊME DIEU, SAVOIR : JUPITER.
CHAPITRE XII.
DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU L’ÂME DU MONDE ET DU MONDE
LE CORPS DE DIEU.
CHAPITRE XIII.
DU SYSTÈME QUI N’ADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX
RAISONNABLES.
CHAPITRE XIV.
ON A TORT DE CROIRE QUE C’EST JUPITER QUI VEILLE A LA PROSPÉRITÉ
DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME
LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE A CET EMPLOI.
CHAPITRE XV.
S’IL CONVIENT A UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE S’AGRANDIR.
CHAPITRE XVI.
POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ A TOUS LES
OBJETS EXTÉRIEURS ET A TOUTES LES PASSIONS DE L’AME, AVAIENT PLACÉ
HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.
CHAPITRE XVII.
SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE
TENUE POUR DÉESSE.
CHAPITRE XVIII.
SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES
DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.
CHAPITRE XIX.
DE LA FORTUNE FÉMININE.
CHAPITRE XX.
DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME
DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU’IL Y A BEAUCOUP
D’AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES
DIVINITÉS.
CHAPITRE XXI.
LES PAÏENS, N’AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT
DU SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.
CHAPITRE XXII.
DE LA SCIENCE QUI APPREND.A SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE
GLORIFIE D’AVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS.
CHAPITRE XXIII.
LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ,
BIEN QU’ILS ADORASSENT UN TRÈSGRAND NOMBRE DE DIVINITÉS,
ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.
CHAPITRE XXIV.
QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D’ADORER
LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.
CHAPITRE XXV.
ON NE DOIT ADORER QU’UN DIEU, QUI EST L’UNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ,
COMME LE SENTENT CEUX-LÀ MÊMES QUI IGNORENT SON NOM.
CHAPITRE XXVI.
DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR
L’ORDRE DE LEURS DIEUX.
CHAPITRE XXVII.
DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE
SCÉVOLA. 18
CHAPITRE XXVIII.
SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR
ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.
CHAPITRE XXIX.
DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT
LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE.
CHAPITRE XXX.
CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX -MÊMES
TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.
CHAPITRE XXXI.
VARRON A REJETÉ LES SUPERSTITIONS POPULAIRES ET RECONNU QU’IL
NE FAUT ADORER QU’UN SEUL DIEU, SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS A LA
CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE.
CHAPITRE XXXII.
DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS D’ÉTAT ONT MAINTENU
PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS.
CHAPITRE XXXIII.
LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS
ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.
CHAPITRE XXXIV.
LE ROYAUME DES JUIFS FUT INSTITUÉ PAR LE VRAI DIEU ET PAR LUI
MAINTENU, TANT QU’ILS PERSÉVÉRÈRENT DANS LA VRAIE
RELIGION.
CHAPITRE PREMIER.
RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.
En commençant cet ouvrage de la Cité de Dieu, il m’a
paru à propos de répondre d’abord à ses ennemis, lesquels,
épris des biens de la terre et passionnés pour des objets
qui passent, attribuent à la religion chrétienne, la seule
salutaire et véritable, tout ce qui traverse la jouissance de leurs
plaisirs, bien que les maux dont la main de Dieu les frappe soient bien
plutôt un avertissement de sa miséricorde qu’un châtiment
de sa justice. Et comme il y a parmi eux une foule ignorante qui se laisse
animer contre nous par l’autorité des savants et se persuade que
les malheurs de notre temps sont sans exemple dans les siècles passés
(illusion grossière dont les habiles ne sont pas dupes, mais qu’ils
entretiennent soigneusement pour alimenter les murmures du vulgaire), j’ai
dû, en conséquence, faire voir par les historiens mêmes
des gentils que les choses se sont passées tout autrement. Il a
fallu aussi montrer que ces faux dieux qu’ils adoraient autrefois publiquement
et qu’ils adorent encore aujourd’hui en secret, ne sont que des esprits
immondes, des démons artificieux et pervers au point de se complaire
dans des crimes qui, véritables ou supposés, n’en sont toujours
pas moins leurs crimes, puisqu’ils en ont exigé la représentation
dans leurs fêtes, afin que les hommes naturellement faibles ne pussent
se défendre d’imiter ces scandales, les voyant autorisés
par l’exemple des dieux. Nos preuves à cet égard ne reposent
pas sur de simples conjectures, mais eu partie sur ce qui s’est passé
de notre temps, ayant vu nous-mêmes célébrer ces jeux,
et en partie sur les livres de nos adversaires, qui ont transmis les crimes
des dieux à la
1. Nous savons par une lettre de saint Augustin ( CLXIX, ad Evod.,
n1 et 13), que le livre IV et le livre V de la Cité de Dieu ont
été écrits l’an 415.
postérité, non pour leur faire injure, mais dans l’intention
de les honorer. Ainsi Varron, ce personnage si docte et dont l’autorité
est si grande parmi les païens, traitant des choses humaines et des
choses divines qu’il sépare en deux classes distinctes et distribue
selon l’ordre de leur importance, Varron met les jeux scéniques
au rang des choses divines, tandis qu’on ne devrait seulement pas les placer
au rang des choses humaines dans une société qui ne serait
composée que d’honnêtes gens. Et ce n’est pas de son autorité
privée que Varron fait cette classification; mais, étant
Romain, il s’est conformé aux préjugés de son éducation
et à l’usage. Maintenant, comme à la fin du livre premier,
j’ai annoncé en quelques mots les questions que j’avais à
résoudre, il suffit de se souvenir de ce que j’ai dit dans le second
livre et dans le troisième pour savoir ce qu’il me reste à
traiter.
CHAPITRE II.
RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE.
J’avais donc promis de réfuter ceux qui imputent à notre
religion les calamités de l’empire romain, en rappelant tous les
malheurs qui ont affligé Rome et les provinces soumises à
sa domination avant l’interdiction des sacrifices du paganisme, malheurs
qu’ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût,
dès ce temps-là, éclairé le monde et aboli
leur culte sacrilége. C’est ce que je crois avoir suffisamment développé
au second livre et au troisième. Dans l’un j’ai considéré
les maux de l’âme, les seuls maux véritables, ou du moins
les plus grands de tous, et dans l’autre j’ai parlé de ces maux
extérieurs et corporels, communs aux bons et aux méchants,
qui sont les seuls que ces derniers appréhendent, tandis qu’ils
acceptent, je ne dis pas avec indifférence, mais avec plaisir, les
(71) autres maux qui les rendent méchants. Et cependant combien
peu ai-je parlé de Rome et de son empire, à ne prendre que
ce qui s’est passé jusqu’au temps d’Auguste! Que serait-ce si j’avais
voulu rapporter et accumuler non- seulement les dévastations, les
carnages de la guerre et tous les maux que se font les hommes, mais encore
ceux qui proviennent de la discorde des éléments, comme tous
ces bouleversements naturels qu’Apulée indique en passant dans son
livre Du monde, pour montrer que toutes les choses terrestres sont sujettes
à une infinité de changements et de révolutions. Il
dit 1 en propres termes que les villes ont été englouties
par d’effroyables tremblements de terre, que des déluges ont noyé
des régions entières, que des continents ont été
changés en îles par l’envahissement des eaux, et les mers
en continent par leur retraite, que des tourbillons de vent ont renversé
des villes, que le feu du ciel a consumé en Orient certaines contrées
et que d’autres pays en Occident ont été ravagés par
des in on-dations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan de l’Etna rompre
ses barrières et vomir dans la plaine des torrents de feu. Si j’avais
voulu recueillir tous ces désastres et tant d’autres dont l’histoire
fait foi, quand serais-je arrivé au temps où le nom du Christ
est venu arrêter les pernicieuses superstitions de l’idolâtrie
? J’avais encore promis de montrer pourquoi le vrai Dieu, arbitre souverain
de tous les empires, a daigné favoriser celui des Romains, et de
prouver du même coup que les faux dieux, loin de contribuer en rien
à la prospérité de Rome, y ont nui au contraire par
leurs artifices et leurs mensonges. C’est ce dont j’ai maintenant à
parler, et surtout de la grandeur de l’empire romain; car pour ce qui est
de la pernicieuse influence des démons sur les moeurs, je l’ai déjà
fait ressortir très-amplement dans le second livre. Je n’ai pas
manqué non plus, chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion
dans le cours de ces trois premiers livres, de signaler toutes les consolations
dont les méchants comme les bons, au milieu des maux de la guerre,
ont été redevables au nom de Jésus-Christ, selon l’ordre
de cette providence « qui fait lever son soleil et tomber sa pluie
sur les justes et sur les injustes ? 2 »
1. Voyez l’édition d’Elmenhorst, page 73.
2. Math. V, 45.
CHAPITRE III.
SI UN ÉTAT QUI NE S’ACCROÎT QUE PAR LA GUERRE DOIT ÊTRE
ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.
Voyons donc maintenant sur quel fondement les païens osent attribuer
l’étendue et la durée de l’empire romain à ces dieux
qu’ils prétendent avoir pieusement honorés par des scènes
infâmes jouées par d’infâmes comédiens. Mais
avant d’aller plus loin, je voudrais bien savoir s’ils ont le droit de
se glorifier de la grandeur et de l’étendue de leur empire, avant
d’avoir prouvé que ceux qui l’ont possédé ont été
véritablement heureux. Nous les voyons en effet toujours tourmentés
de guerres civiles ou étrangères, toujours parmi le sang
et le carnage, toujours en proie aux noires pensées de la crainte
ou aux sanglantes cupidités de l’ambition, de sorte que s’ils ont
eu quelque joie, on peut la comparer au verre, dont tout l’éclat
ne sert qu’à faire plus appréhender sa fragilité.
Pour en mieux juger, ne nous laissons point surprendre à ces termes
vains et pompeux de peuples, de royaumes, de provinces; mais puisque chaque
homme, considéré individuellement, est l’élément
composant d’un Etat, si grand qu’il soit, tout comme chaque lettre est
l’élément composant d’un discours, représentons-nous
deux hommes dont l’un soit pauvre, ou plutôt dans une condition médiocre,
et l’autre extrêmement riche, mais sans cesse agité de craintes,
rongé de soucis, tourmenté de convoitises, jamais en repos,
toujours dans les querelles et les dissensions, accroissant toutefois prodigieusement
ses richesses au sein de tant de misères, mais augmentant du même
coup ses soins et ses inquiétudes; que d’autre part l’homme d’une
condition médiocre se contente de son petit bien, qu’il soit chéri
de ses parents, de ses voisins, de ses amis, qu’il jouisse d’une agréable
tranquillité d’esprit, qu’il soit pieux, bienveillant, sain de corps,
sobre d’habitudes, chaste de moeurs et calme dans sa conscience, je ne
sais s’il y a un esprit assez fou pour hésiter à qui des
deux il doit donner la préférence. Or, il est certain que
la même règle qui nous sert à juger du bonheur de ces
deux hommes, doit nous servir pour celui de deux familles, de deux peuples,
de deux empires, et que si nous voulons mettre de côté nos
préjugés et faire une juste application de cette règle,
nous démêlerons (72) aisément ce qui est la chimère
du bonheur et ce qui en est la réalité. C’est pourquoi, quand
la religion du vrai Dieu est établie sur la terre, quand fleurit
avec le culte légitime la pureté des moeurs, alors il est
avantageux que les bons règnent au loin et maintiennent longtemps
leur empire, non pas tant pour leur avantage que dans l’intérêt
de ceux à qui ils commandent. Quant à eux, leur piété
et leur innocence, qui sont les grands dons de Dieu, suffisent pour les
rendre véritablement heureux dans cette vie et dans l’autre. Mais
il eu va tout autrement des méchants. La puissance, loin de leur
être avantageuse, leur est extrêmement nuisible, parce qu’elle
ne leur sert qu’à faire plus de mal. Quant à ceux qui la
subissent, ce qui leur est avant tout préjudiciable, ce n’est pas
la tyrannie d’autrui, mais leur propre corruption; car tout ce que les
gens de bien souffrent de l’injuste domination de leurs maîtres n’est
pas la peine de leurs fautes, mais l’épreuve de leur vertu. C’est
pourquoi l’homme de bien dans tes fers est libre, tandis que le méchant
est esclave jusque sur le trône; et il n’est pas esclave d’un seul
homme, mais il a autant de maîtres que de vices 1. L’Ecriture veut
parler de ces maîtres, quand elle dit « Chacun est esclave
de celui qui l’a vaincu 2 ».
CHAPITRE IV.
LES EMPIRES, SANS LA JUSTICE, NE SONT QUE DES RAMAS DE BRIGANDS.
En effet, que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions
de brigands ? Aussi bien, une réunion de brigands est-elle autre
chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société
gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où
le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues?
Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant
d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination,
qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà
qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé
sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité.
C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut
1. Saint Augustin prend ici le plus pur de la morale stoïcienne
pour le combiner avec l’esprit chrétien. Comp. cicéron, paradoxe
V.
2. II Petr., II, 19.
fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui
ayant demandé pourquoi
il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement «
Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un
petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte,
on t’appelle conquérant 1».
CHAPITRE V.
LA PUISSANCE DES GLADIATEURS FUGITIFS FUT PRESQUE ÉGALE A CELLE
DES ROIS.
En conséquence, je ne veux point examiner quelle espèce
de gens ramassa Romulus pour composer sa ville; car aussitôt que
le droit de cité dont il les gratifia les eut mis à couvert
des supplices qu’ils méritaient et dont la crainte pouvait les porter
à des crimes nouveaux et plus grands encore, ils devinrent plus
doux et plus humains. Je veux seulement rappeler ici un événement
qui causa de graves difficultés à l’empire romain et le mit
à deux doigts de sa perte, dans un temps où il était
déjà très-puissant et redoutable à tous les
autres peuples. Ce fut quand un petit nombre de gladiateurs de la Campanie,
désertant les jeux de l’amphithéâtre, levèrent
une armée considérable sous la conduite de trois chefs et
ravagèrent cruellement toute l’italie. Qu’on nous dise par le secours
de quelle divinité, d’un si obscur et si misérable brigandage
ils parvinrent à une puissance capable de tenir en échec
toutes les forces de l’empire! Conclura-t-on de la courte durée
de leurs victoires que les dieux ne les ont point assistés? Comme
si la vie de l’homme, quelle qu’elle soit, était jamais de longue
durée ! A ce compte, les dieux n’aideraient personne à s’emparer
du pouvoir, personne n’en jouissant que peu de temps, et on ne devrait
point tenir pour un bienfait ce qui dans chaque homme et successivement
dans tous les hommes s’évanouit comme une vapeur. Qu’importe à
ceux qui ont servi les dieux sous Romulus et qui sont morts depuis longues
années, qu’après eux l’empire se soit élevé
au comble de la grandeur, lorsqu’ils sont réduits pour leur propre
compte à défendre leur cause dans les enfers? Qu’elle soit
bonne ou mauvaise, cela ne fait rien à la question; mais enfin,
tous tant qu’ils
1. Cette anecdote est probablement empruntée au livre II de
la République de Cicéron. Voyez Nonius Marcellus, page 318,
14, et page 534, 15.
(73)
sont, après avoir vécu sous cet empire pendant une longue
suite de siècles , ils ont promptement achevé leur vie et
ont passé comme un éclair; après quoi ils ont disparu,
chargés du poids de leurs actions. Que si au contraire il faut attribuer
à la faveur des dieux tous les biens, si courte qu’en soit la durée,
les gladiateurs dont je parle ne leur sont pas médiocrement redevables,
puisque nous les voyons briser leurs fers, s’enfuir, assembler une puissante
armée, et, sous la conduite et le gouvernement de leurs chefs, faire
trembler l’empire romain, battre ses armées, prendre ses villes,
s’emparer de tout, jouir de tout, contenter tous leurs caprices, vivre
en un mot comme des princes et des rois, jusqu’au jour où ils ont
été vaincus et domptés, ce qui ne s’est pas fait aisément
1. Mais passons à des exemples d’un ordre plus relevé.
CHAPITRE VI.
DE L’AMBITION DU ROI NINUS QUI , LE PREMIER, DÉCLARA LA GUERRE
A SES VOISINS AFIN D’ÉTENDRE SON EMPIRE.
Justin, qui a écrit en latin l’histoire de la Grèce,
ou plutôt l’histoire des peuples étrangers, et abrégé
Trogue-Pompée, commence ainsi son ouvrage: « Dans le principe,
les peuples étaient gouvernés par des rois qui étaient
redevables de cette dignité suprême, non à la faveur
populaire, mais à leur vertu consacrée par l’estime des gens
de bien. Il n’y avait point alors d’autres lois que la volonté du
prince. Les rois songeaient plutôt à conserver leurs Etats
qu’à les accroître, et chacun d’eux se contenait dans les
bornes de son empire. Ninus fut le premier qui, poussé par l’ambition,
s’écarta de cette ancienne coutume. Il porta la guerre chez ses
voisins, et comme il avait affaire à des peuples encore neufs dans
le métier des armes, il assujétit tout jusqu’aux frontières
de la Lybie ». Et un peu après: « Ninus affermit ses
grandes conquêtes par une longue possession. Après avoir vaincu
ses voisins et accru ses forces par celles des peuples sou mis, il fit
servir ses premières victoires à en remporter de nouvelles
et soumit tout l’Orient ». Quelque opinion qu’on ait sur la véracité
de Justin ou de Trogne-Pompée, car
1. La guerre des gladiateurs fut terminée, au bout de trois
ans, par L. Crassus.
il y a des historiens plus exacts qui les ont convaincus plus d’une
fois d’infidélité, toujours est-il qu’on tombe d’accord que
Ninus étendit beaucoup l’empire des Assyriens. Et quant à
la durée de cet empire, elle excède celle de l’empire romain,
puisque les chronologistes comptent douze cent quarante ans depuis la première
année du règne de Ninus jusqu’au temps de la domination des
Mèdes 1, Or, faire la guerre à ses voisins, attaquer des
peuples de qui on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire
son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand?
CHAPITRE VII.
S’IL FAUT ATTRIBUER A L’ASSISTANCE OU A L’ABANDON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ
OU LA DÉCADENCE DES EMPIRES.
Si l’empire d’Assyrie a eu cette grandeur et cette durée sans
l’assistance des dieux, pourquoi donc attribuer aux dieux de Rome la grandeur
et la durée de l’empire romain? Quelle que soit la cause qui a fait
prospérer les deux empires, elle est la même dans les deux
cas. D’ailleurs si l’on prétend que l’empire d’Assyrie a prospéré
par l’assistance des dieux, je demanderai : de quels dieux? car les peuples
subjugués par Ninus n’adoraient point d’autres dieux que les siens.
Dira-t-on que les Assyriens avaient des dieux particuliers, plus habiles
ouvriers dans l’art de bâtir et de conserver des empires; je demanderai
alors si ces dieux étaient morts quand l’empire d’Assyrie s’est
écroulé? Ou bien serait-ce que faute d’avoir été
payés de leur salaire, ou sur la promesse d’une plus forte récompense,
ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se tourner ensuite
du côté des Perses, en faveur de Cyrus qui les appelait et
leur faisait espérer une condition plus avantageuse? En effet, ce
dernier peuple, depuis la domination, vaste en étendue, mais courte
en durée, d’Alexandre le Grand, a toujours conservé son ancien
Etat, et il occupe aujourd’hui dans l’Orient une vaste étendue de
pays 2. Or, s’il en est ainsi, ou bien les dieux sont coupables d’infidélité,
puisqu’ils abandonnent leurs amis pour
1. Ici, comme plus bas (livre XVI, ch. 17), saint Augustin suit la
chronologie d’Eusèbe.
L’empira des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant J.-C.),
fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (246 ans avant J.-C.),
pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vainqueur des Parthes,
vers 226 après J.-C.
(74)
passer du côté de leurs ennemis, et font ce que Camille,
qui n’était qu’un homme, ne voulut pas faire, quand, après
avoir vaincu les ennemis les plus redoutables de Rome, il éprouva
l’ingratitude de sa patrie, et qu’au lieu d’en conserver du ressentiment,
il sauva une seconde fois ses concitoyens en les délivrant des mains
des Gaulois; ou bien ces dieux ne sont pas aussi puissants qu’il conviendrait
à leur divinité, puisqu’ils peuvent être vaincus par
la prudence ou par la force; ou enfin, s’il n’est pas vrai qu’ils soient
vaincus par des hommes, mais par d’autres dieux, il y a donc entre ces
esprits célestes des inimitiés et des luttes, suivant que
chacun se range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un Etat adorerait-il
ses dieux propres de préférence à d’autres dieux que
ceux-ci peuvent appeler comme auxiliaires? Quoi qu’il en soit au surplus
de ce passage, de cette fuite, de cette migration ou de cette défection
des dieux, il est certain qu’on ne connaissait point encore Jésus-Christ
quand ces monarchies ont été détruites ou transformées.
Car lorsque, après une durée de douze cents ans et plus,
l’empire des Assyriens s’est écroulé, si déjà
la religion chrétienne eût annoncé le royaume éternel
et fait interdire le culte sacrilége des faux dieux, les Assyriens
n’auraient pas manqué de dire que beur empire ne succombait, après
avoir duré si longtemps, que pour avoir abandonné la religion
des ancêtres et embrassé celle de Jésus-Christ. Que
la vanité manifeste de ces plaintes soit comme un miroir où
nos adversaires pourront reconnaître l’injustice des leurs, et qu’ils
rougissent de les produire, s’il leur reste encore quelque pudeur. Mais
je me trompe : l’empire romain n’est pas détruit, comme l’a été
celui d’Assyrie; il n’est qu’éprouvé. Bien avant le christianisme,
il a connu ces dures épreuves et il s’en est relevé. Ne désespérons
pas aujourd’hui qu’il se relève encore; car en cela qui sait la
volonté de Dieu?
CHAPITRE VIII.
LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX A QUI
ILS CROIENT DEVOIR L’ACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE
DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER A SA FONCTION
PARTICULIÈRE.
Mais cherchons, je vous prie, parmi cette multitude de dieux qu’adoraient
les Romains, quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se croient
particulièrement redevables de la grandeur et de la conservation
de leur empire ? Je ne pense pas qu’ils osent attribuer quelque part dans
un si grand et si glorieux ouvrage à la déesse de Cloacina
1,ou à Volupia, qui tire son nom de-la volupté, ou à
Libentina, qui prend le sien du libertinage, ou à Vaticanus, qui
préside aux vagissements des enfants, ou à Cunina 2, qui
veille sur leur berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques lignes tous
ces noms de dieux et de déesses qui peuvent à peine tenir
dans de gros volumes, où l’on attache chaque divinité à
son objet particulier, suivant la fonction qui lui est propre. Par exemple,
on n’a pas jugé à propos de confier à un seul dieu
le soin des campagnes; on a donné la plaine à Rusina 3, le
sommet des montagnes à Jugatinus, la colline à Collatina,
la vallée à Valbonia. On n’a même pas trouvé
une divinité assez vigilante pour lui donner exclusivement la direction
des moissons: on a recommandé à Séia les semences,
pendant qu’elles sont encore en terre; à Segetia, les blés
quand ils sont levés; à Tutilina, la tutelle des récoltes
et des grains, quand ils sont recueillis dans les greniers. Evidemment
Segetia n’a pas été jugée suffisante pour soigner
les moissons depuis leur naissance jusqu’à leur maturité.
Mais comme si ce n’était pas encore assez de cette foule de divinités
à ces idolâtres insatiables dont l’âme corrompue dédaignait
les chastes embrassements de son dieu pour se prostituer à une troupe
infâme de démons, ils ont fait présider Proserpine
aux germes des blés, le dieu Nodatus aux noeuds du tuyau, la déesse
Volutina à l’enveloppe de l’épi; vient ensuite Patelana 4,
quand l’épi s’ouvre; Hostilina, quand la barbe et l’épi sont
de niveau; Flora, quand il est en fleur; Lacturnus, quand il est en lait;
Matuta,
1. Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse
des cloaques, ne fondant sur une tradition qui a été également
suivie par Tertulien (De Pall., cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise)
et par saint Cyprien (De Idol. van.). Est-il vrai maintenant qu’il y eut
à Rome une déesse des cloaques? c’est fort douteux. Cloaciria
n’était peut-être qu’un surnom de Vénus (Vénus
Cloacina, purgatrix, expiatria, a cluendo).
2. Cunina de cunae, berceau.-
3. Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en
français. Rusina vient de rus (champs), et Jugatina de jugum (crête,
cime des montagnes).
4. Patelana de patere, s’ouvrir; saint Augustin aurait même pu
distinguer Patelana ou Patellana de Patella. Suivant Arnobe (Contr. gent.,
lib. IV, p. 124), on invoquait Patella pour les choses ouvertes et Patellina
pour les choses à ouvrir.
(75)
quand il mûrit; Runcina, quand on le coupe 1. Je ne dis pas tout,
car je me lasse de nommer ce qu’ils n’ont pas honte d’adorer; mais le peu
que j’en ai dit suffit pour montrer qu’il est déraisonnable d’attribuer
l’origine , les progrès et la conservation de l’empire romain à
des divinités tellement appliquées à leur office particulier
qu’aucune tâche générale ne pouvait leur être
confiée. Comment Segetia se fût-elle mêlée du
gouvernement de l’empire, elle à qui il n’était pas permis
d’avoir soin à la fois des arbres et des moissons? comment Cunina
eût-elle pensé à la guerre, lorsque sa charge ne s’étendait
pas au-delà du berceau des enfants? que pouvait-on attendre de Nodatus
dans les combats, puisque son pouvoir, borné aux noeuds du tuyau,
ne s’élevait pas jusqu’à la barbe de l’épi? On se
contente d’un portier pour garder l’entrée de sa maison, et ce portier
suffit parfaitement, c’est un homme; nos idolâtres y ont mis trois
dieux: Forculus, à la porte; Cardea, aux gonds; Limentinus, au seuil;
en sorte que Forculus ne pouvait garder à la fois le seuil et les
gonds 2.
CHAPITRE IX.
SI L’ON DOITATTRIBUER LA GRANDEUR ET LA DURÉE DE L’EMPIRE ROMAIN
A JUPITER, QUE SES ADORATEURS REGARDENT COMME LE PREMIER DES DIEUX.
Mais laissons là, pour quelque temps du moins, la foule des
petits dieux et cherchons quel a été le rôle de ces
grandes divinités par qui Rome est devenue la dominatrice des nations.
Voilà sans doute une oeuvre digne de Jupiter, de ce dieu qui passe
pour le roi de tous les dieux et de toutes les déesses, ainsi que
le marquent et le sceptre dont il est armé, et ce Capitole construit
en son honneur au sommet d’une haute colline.
« Tout est plein de Jupiter 3 »
s’écrie Virgile, et ce mot, quoique d’un poète, est cité
comme exactement vrai. Suivant Varron, c’est Jupiter qu’adorent en réalité
ceux qui ne veulent adorer qu’un dieu sans image auquel ils donnent un
autre nom 4 . Si cela
1. Proserpina de proserpere, germer; Volutina de involumentum, enveloppe;
Hostilina (suivant saint Augustin) de hostire pour aequare, égaler,
être de niveau; Runeina de runcare, runcinare, sarcler.
2. Forculus de feria, porte; Cardea de cardo, gond; Limentinus de limen,
seuil.
3. Virgile, Eclog., III, vers 60.
4. Varron voulait-il parler du Jéhovah des Juifs? c’est ce qui
semble résulter de divers autres passages de saint Augustin.Voyez
plus bas, ch. 3), et le traité De cons. Evangel., lib. I, n. 30.
est, d’où vient qu’on l’a respecté assez peu à
Rome et ailleurs pour le représenter par une statue? Superstition
blâmée expressément par Varron, qui, tout entraîné
qu’il pût être par le torrent de la coutume et par l’autorité
de Rome, n’a pas laissé de dire et d’écrire qu’en élevant
des statues aux dieux, on avait banni la crainte pour introduire l’erreur.
CHAPITRE X.
DES SYSTÉMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DiFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES
PARTIES DE L’UNIVERS.
Pourquoi avoir marié Jupiter avec Junon qu’on nous donne pour
être à la fois « et sa soeur et sa femme 1? »
C’est, dit-on, que Jupiter occupe l’éther, Junon, l’air, et que
ces deux éléments, l’un supérieur, l’autre inférieur,
sont étroitement unis. Mais alors, si Junon remplit la moitié
du monde, elle ôte de sa place à ce dieu dont le poète
a dit:
« Tout est plein de Jupiter ».
Dira-t-on que les deux divinités remplissent l’une et l’autre
les deux éléments et qu’elles sont ensemble chacun d’eux?
Je demanderai pourquoi l’on assigne particulièrement l’éther
à Jupiter et l’air à Junon? D’ailleurs, s’il suffit de ces
deux divinités pour tout remplir, à quoi sert d’avoir donné
la mer à Neptune et la terre à Pluton? Et qui plus est, de
peur de laisser ces dieux sans femmes, on a marié Neptune avec Salacie
et Pluton avec Proserpine. C’est, dit-on, que Proserpine occupe la région
inférieure de la terre, comme Salacie la région inférieure
de la mer, et Junon la région inférieure du ciel, qui est
l’air. Voilà comment les païens essaient de coudre leurs fables;
mais ils n’y parviennent pas. Car si les choses étaient comme ils
le disent, leurs anciens sages admettraient trois éléments
et non pas quatre, afin d’en accorder le nombre avec celui des couples
divins. Or, ils distinguent positivement l’éther d’avec l’air. Quant
à l’eau, supposé que l’eau supérieure diffère
en quelque façon de l’eau inférieure, en haut ou en bas,
c’est toujours de l’eau. De même pour la terre; la différence
du lieu peut bien changer ses qualités, mais non sa nature. Maintenant,
avec ces trois ou ces quatre éléments, voilà le
1. Virgile, Énéide, livre 1, vers 47.
monde complet: où donc sera Minerve? quelle partie du monde
aura-t-elle à remplir, quel lieu à habiter? Car on s’est
avisé de la mettre au Capitole 1 avec Jupiter et Junon, bien qu’elle
ne soit pas le fruit de leur mariage. Si on dit qu’elle habite la plus
haute région de l’air et que c’est pour cela que les poètes
la font naître du cerveau de Jupiter, je demande pourquoi on ne l’a
pas mise à la tête des dieux, puisqu’elle est située
au-dessus de Jupiter. Serait-ce qu’il n’eût pas été
juste de mettre la fille au-dessus du père? mais alors pourquoi
n’a-t-on pas gardé la même justice entre Jupiter et Saturne?
C’est, dira-t-on, que Saturne a été vaincu par Jupiter. Ces
deux dieux se sont donc battus! Point du tout, s’écrie-t-on; ce
sont là des bavardages de la fable. Eh bien! soit; ne croyons pas
à la fable et ayons meilleure opinion des dieux. Puis donc que l’on
n’a pas mis Saturne au-dessus de Jupiter, que ne plaçait-on le père
et le fils sur le même rang? C’est, dit-on, que Saturne est l’image
du temps 2. A ce compte, ceux qui adorent Saturne adorent le temps, et
voilà Jupiter, le roi des dieux, qui est issu du temps. Aussi bien,
quelle injure fait-on à Jupiter et à Junon de dire qu’ils
sont issus du temps, s’il est vrai que Jupiter soit le ciel et Junon la
terre 3, le ciel et la terre ayant été créés
dans le temps? C’est la doctrine qu’on trouve dans les livres de leurs
savants et de leurs sages; et Virgile s’inspire, non des fictions de la
poésie, mais des systèmes des philosophes, quand il dit:
« Alors le Père tout-puissant, l’Ether, descend au sein
de son épouse et la réjouit par des pluies fécondes
4 ».
c’est-à-dire qu’il descend au sein de Tellus ou de la Terre;
car encore ici, on veut voir des différences et soutenir qu’autre
chose est la Terre, autre chose Tellus, autre chose enfin Tellumo 5. Chacune
de ces trois divinités a son nom, ses fonctions, son culte et ses
autels. On donne encore à la terre le nom de mère des dieux,
en sorte qu’il n’y a pas tant à se récrier
1. Minerve fut placée an Capitole sous Tarquin le Superbe. Voyez
Denys d’Halycarnasse, Antiq., lib. IV, cap. 62.
2. Voyez Cicéron, de Nat. deor., lib. , cap. 25.
3. Junon, citée ici comme figurant la terre, est citée
plus haut somme figurant l’air. Il n’y a pas là proprement inexactitude,
ni contradiction. Junon, par rapport à Jupiter, c’est l’élément
inférieur par rapport à l’élément supérieur.
Quand Jupiter figure l’éther, Junon figure l’air; quand Jupiter
désigne le ciel, Junon désigne la terre, Voyez Varron, De
ling. lat., lib. V, cap. 27.
4. Virgile, Georg., liv. II, vers 325, 326.
5. Terra désignait l’élément terrestre dans son
unité, Tellus, la capacité passive de la terre, Tellumo,
son énergie active et fécondante. Voyez plus bas, livre VII,
ch. 23.
contre les poètes, puisque voilà les livres sacrés
qui font de Junon, non-seulement la soeur et la femme, mais aussi la mère
de Jupiter. On veut encore que la terre soit Cérès ou Vesta,
quoique le plus souvent Vesta ne soit que le feu, la divinité des
foyers, sans lesquels une cité ne peut exister. Et c’est pour cela
que l’on consacre des vierges au service de Vesta, le feu ayant cette analogie
avec les vierges, que, comme elles, il n’enfante rien. Mais tous ces vains
fantômes devaient s’évanouir devant celui qui a voulu naître
d’une vierge. Et qui pourrait souffrir, en effet, qu’après avoir
attribué au feu une dignité si grande et une sorte de chasteté,
ils ne rougissent point d’identifier quelquefois Vesta avec Vénus,
afin sans doute que la virginité, si révérée
dans les vestales, ne soit plus qu’un vain nom? Si Vesta n’est autre que
Vénus, comment des vierges la serviraient-elle en s’abstenant des
oeuvres de Vénus? Y aurait-il par hasard deux Vénus, l’une
vierge et l’autre épouse?ou plutôt trois, la Vénus
des vierges ou Vesta, la Vénus des femmes, et la Vénus des
courtisanes, à qui les Phéniciens offraient le prix de la
prostitution de leurs filles avant que de les marier 1 ? Laquelle de ces
trois Vénus est la femme de Vulcain? Ce n’est pas la vierge, puisqu’elle
a un mari. Loin de moi la pensée que ce soit la courtisane! ce serait
faire trop d’injure au fils de Junon, à l’émule de Minerve.
C’est donc la Vénus des épouses; mais alors que les épouses
prennent garde d’imiter leur patronne dans ce qu’elle a fait avec Mars.
Vous en revenez encore aux fables, me dira-t-on; mais, en vérité,
où est la justice à nos adversaires de s’emporter contre
nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et de ne pas s’emporter
contre eux-mêmes, quand ils assistent avec tant de plaisir au spectacle
des crimes de ces dieux, et, chose incroyable si le fait n’était
pas avéré, quand ils veulent faire tourner à l’honneur
de la divinité ces représentations scandaleuses?
CHAPITRE XI.
DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME QUE TOUS LES DIEUX NE SONT
QU’UN SEUL ET MÊME DIEU, SAVOIR : JUPITER.
Qu’ils apportent donc autant de raisons
1. Au témoignage d’Eusèbe, d’après Sanchoniathon
; voyez Praep. Evang. Lib. I, cap. 10.
(77)
physiques et autant de raisonnements qu’il leur plaira pour établir
tantôt que Jupiter est l’âme du monde, laquelle pénètre
et meut foute cette masse immense composée de quatre éléments
ou d’un plus grand nombre; tantôt qu’il donne une part de sa puissance
à sa soeur et à ses frères; tantôt qu’il est
l’éther et qu’il embrasse Junon, qui est l’air répandu au-dessous
de lui; tantôt qu’avec l’air il est tout le ciel, et que, par ses
pluies et ses semences, il féconde la terre, qui se trouve être
à la fois sa femme et sa mère, car cela n’a rien de déshonnête
entre dieux; tantôt enfin, pour n’avoir pas à voyager dans
toute la nature, qu’il est le dieu unique, celui dont a voulu parler, au
sentiment de plusieurs, le grand poète qui a dit:
« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les
mers, toutes les profondeurs des cieux 1».
Qu’ainsi, dans l’éther, il soit Jupiter, dans l’air, Junon;
dans la région supérieure de la mer, Neptune, et Salacie
dans la région inférieure; Pluton au haut de la terre, et
au bas, Proserpine ; dans les foyers domestiques, Vesta; dans les forges,
Vulcain ; parmi les astres, le Soleil, la Lune et les Etoiles; parmi les
devins, Apollon; dans le commerce, Mercure; en tout ce qui commence, Janus,
et Terminus en tout ce qui finit; dans le temps, Saturne; dans la guerre,
Mars et Bellone; dans les fruits de la vigne, Liber; dans les moissons,
Cérès; dans les forêts, Diane; dans les arts, Minerve;
enfin, qu’il soit encore cette foule de petits dieux, pour ainsi dire plébéiens
: qu’il préside, sous le nom de Liber, à la vertu génératrice
des hommes, et sous le nom de Libera à celle des femmes; qu’il soit
Diespiter 2 qui conduit les accouchements à terme; Mona, qui veille
au flux menstruel; Lucina, qu’on invoque au moment de la délivrance;
que sous le nom d’Opis 3 il assiste les nouveau-nés et les recueille
sur le sein de la terre; qu’il leur ouvre la bouche à leurs premiers
vagissements et soit alors le dieu Vaticanus; qu’il devienne Levana pour
les soulever de terre, et Cunina pour les soigner dans leur berceau; qu’il
réside en ces déesses
1. Virgile, Georg., lib. IV,vers. 221, 222.
2. Diespiter signifie probablement père du jour (diei pater).
Voyez Aulu-Gelle, lib. V, cap. 12, et Varron, De ling. lat., lib. V, §
66.
3. Opis, de ops, force, secours. La déesse Opis ne doit pas
être confondue avec Opa ou Rhéa, femme de Saturne. Voyez Servius
ad Virg. , Aen., lib. XI, vers 532.
qui prophétisent les destinées, et qu’on appelle Carmentes
1; qu’il préside, sous le nom de Fortune, aux événements
fortuits; qu’il soit Rumina, quand il présente aux enfants la mamelle,
par la raison que le vieux langage nomme la mamelle ruma; qu’il soit Potina
pour leur donner à boire, et Educa 2 pour leur donner à manger;
qu’il doive à la peur enfantine le nom de Paventin; à l’espérance
qui vient celui de Venilia; à la volupté celui de Volupia;
à l’action celui d’Agenoria; aux stimulants qui poussent l’action
jusqu’à l’excès, celui de Stimula ; qu’on l’appelle Strenia,
parce qu’il excite le courage; Numeria, comme enseignant à nombrer;
Camena, comme apprenant à chanter; qu’il soit le dieu Consus, pour
les conseils qu’il donne, et la déesse Sentia pour les sentiments
qu’il inspire; qu’il veille, sous le nom de Juventa, au passage de l’enfance
à la jeunesse; qu’il soit encore la Fortune Barbue, qui donne de
la barbe aux adultes, et qu’on aurait dû, pour leur faire honneur,
appeler du nom mâle de Fortunius, plutôt que d’un nom femelle,
à moins qu’on n’eût préféré, selon l’analogie
qui a tiré le dieu Nodatus des noeuds de la tige, donner à
la Fortune le nom de Barbatus, puisqu’elle a les barbes dans son domaine;
que ce soit encore le même dieu qu’on appelle Jugatinus, quand il
joint les époux; Virginiensis, quand il détache du sein de
la jeune mariée la ceinture virginale ; qu’il soit même, s’il
n’en a point de honte, le dieu Mutunus ou Tutunus 3, que les Grecs appellent
Priape; en un mot, qu’il soit tout ce que j’ai dit et tout ce que je n’ai
pas dit, car je n’ai pas eu dessein de tout dire; que tous ces dieux et
toutes ces déesses forment un seul et même Jupiter, ou que
toutes ces divinités soient ses parties, comme le pensent quelques-uns,
ou ses vertus, selon l’opinion qui fait de lui l’âme du monde; admettons
enfin celle de ces alternatives qu’on voudra, sans examiner en ce moment
ce qu’il en est, je demande ce que perdraient les païens à
faire un calcul plus court et plus sage, et à n’adorer qu’un seul
Dieu? Que méprise,rait-on de lui, en effet, en l’adorant lui-même?
Si l’on a eu à craindre que quelques parties de sa divinité
omises ou négligées ne vinssent à s’en irriter, il
n’est donc pas vrai
1. Sur le rôle de ces déesses, voyez Aulu-Gelle, lib.
XVI, cap. 16.
2. Potina de potare, boire; Educa de educare, nourrir.
3. Sur le dieu Mutunus ou ToIsions, voyez Arnobe, Contr. gent., ib.
IV, p. 134, et Lactance, Inst., lib. I, cap. 20.
(78)
qu’il soit, comme on le prétend, la vie universelle embrassant
dans son unité tous les dieux comme ses vertus, ses membres ou ses
parties; et il faut croire alors que chaque partie a sa vie propre, séparée
de la vie des autres parties, puisque l’une d’elles peut s’irriter, s’apaiser,
s’émouvoir sans l’autre. Dira- t-on que toutes ses parties ensemble,
c’est-à-dire tout Jupiter s’offenserait, si chaque partie n’était
point particulièrement adorée? Ce serait dire une absurdité;
car aucune partie ne serait négligée, du moment qu’on servirait
celui qui les comprend toutes. D’ailleurs, sans entrer ici dans des détails
infinis, quand les païens soutiennent que tous les astres sont des
parties de Jupiter, qu’ils ont la vie et des âmes raisonnables, et
qu’à ce titre ils sont évidemment des dieux, ils ne s’aperçoivent
pas qu’à ce compte il y a une infinité de dieux qu’ils n’adorent
pas et à qui ils n’élèvent ni temples, ni autels,
puisqu’il y a très-peu d’astres qui aient un culte et des sacrifices
particuliers. Si donc les dieux s’offensent quand ils ne sont pas singulièrement
adorés, comment les païens ne craignaient-ils pas, pour quelques
dieux qu’ils se rendent propices, d’avoir contre eux tout le reste du ciel?
Que s’ils pensent adorer toutes les étoiles en adorant Jupiter qui
les embrasse toutes, ils pourraient donc aussi résumer dans le culte
de Jupiter celui de tous les dieux. Ce serait le moyen de les contenter
tous; au lieu que le culte rendu à quelques-uns doit mécontenter
le nombre beaucoup plus grand de ceux qu’on néglige, surtout quand
ils se voient préférer un Priape étalant sa nudité
obscène, eux qui resplendissent de lumière dans les hauteurs
du ciel.
CHAPITRE XII.
DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU L’ÂME DU MONDE ET DU MONDE
LE CORPS DE DIEU.
Que dirai-je maintenant de cette doctrine d’un Dieu partout répandu?
ne doit-elle pas soulever tout homme intelligent ou plutôt tout homme
quel qu’il soit? Certes il n’est pas besoin d’une grande sagacité,
à quiconque sait se dégager de l’esprit de contention, pour
reconnaître que si Dieu est l’âme du monde et le monde le corps
de cette âme, si ce Dieu réside en quelque façon au
sein de la nature, contenant toutes choses en soi, de telle sorte que l’âme
universelle qui vivifie la masse tout entière soit la substance
commune d’où naissent chacune à son tour les âmes de
tous les vivants, il suit de là qu’il n’y a aucun être qui
ne soit une partie de Dieu. Or, qui ne voit que les conséquences
de ce système sont impies et irréligieuses au suprême
degré, puisqu’il s’ensuit qu’en marchant sur un corps, je marche
sur une partie de Dieu, et qu’en tuant un animal, c’est une partie de Dieu
que je tue? Mais je ne veux pas dire tout ce que peut ici suggérer
la pensée, sans que le langage puisse décemment l’exprimer.
CHAPITRE XIII.
DU SYSTÈME QUI N’ADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX
RAISONNABLES.
Dira-t-on qu’il n’y a que les animaux raisonnables, comme les hommes,
par exemple, qui soient des parties de Dieu? Mais si le monde tout entier
est Dieu, je ne vois pas de quel droit on retrancherait aux bêtes
leur portion de divinité. Au surplus, à quoi bon insister?
ne parlons que de l’animal raisonnable, de l’homme. Quoi de plus tristement
absurde que de croire qu’en donnant le fouet à un enfant, on le
donne à une partie de Dieu? Que dire de ces parties de Dieu qui
deviennent injustes, impudiques, impies, damnables enfin, si ce n’est que
pour supporter de pareilles conséquences, il faut avoir perdu le
sens? Je demanderai enfin pourquoi Dieu s’irrite contre ceux qui ne l’adorent
pas, puisque c’est s’irriter contre des parties de soi-même. Il ne
reste donc qu’une chose à dire, c’est que chacun des dieux a sa
vie propre, qu’il vit pour soi, sans faire partie d’un autre que soi, et
qu’il faut adorer, sinon tous les dieux, car ils sont tellement nombreux
que cela est impossible, du moins tous ceux que l’on peut connaître
et servir. Ainsi, comme Jupiter est le roi des dieux, j’imagine que c’est
à lui qu’on attribue la fondation et l’accroissement de l’empire
romain. Car s’il n’était pas l’auteur d’un si grand ouvrage, à
quel autre dieu en pourrait-on faire honneur, chacun ayant son emploi distinct
qui l’occupe assez et ne lui laisse pas le temps d’entreprendre sur la
charge des autres? Il n’y a donc sans contredit que le roi des dieux qui
ait pu travailler à l’accroissement et à la grandeur du roi
des peuples. (79)
CHAPITRE XIV.
ON A TORT DE CROIRE QUE C’EST JUPITER QUI VEILLE A LA PROSPÉRITÉ
DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME
LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE A CET EMPLOI.
Je demanderai ici tout d’abord pourquoi on n’a pas fait de l’empire
un dieu. On n’en peut donner aucune raison, puisqu’on a fait de la victoire
une déesse. Qu’est-il même besoin dans cette affaire de recourir
à Jupiter, si la victoire a ses faveurs et ses préférences,
et si elle va toujours trouver ceux qu’elle veut rendre vainqueurs? Avec
la protection de cette déesse, quand même Jupiter resterait
les bras croisés ou s’occuperait d’autre chose, de quelles nations,
de quels royaumes ne viendrait-on pas à bout? On dira que les gens
de bien sont arrêtés par la crainte d’entreprendre des guerres
injustes qui n’ont d’autre objet que de s’agrandir aux dépens de
voisins pacifiques et inoffensifs. Voilà de beaux sentiments; si
ce sont ceux de mes adversaires, je m’en réjouis et je m’en félicite.
CHAPITRE XV.
S’IL CONVIENT A UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE S’AGRANDIR.
Mais il y a dès lors une nouvelle question qui s’élève
: c’est de savoir s’il convient à un peuple vertueux de se réjouir
de l’agrandissement de son empire. La cause, en effet, ne saurait en être
que dans l’injustice de ses voisins qui en l’attaquant sans raison lui
ont donné occasion de s’agrandir justement par la guerre. Supposez,
en effet, qu’entre tous les peuples voisins régnassent la justice
et la paix, tout État serait de peu d’étendue, et au sein
de cette médiocrité et de ce repos universels les divers
États seraient dans le monde ce que sont les diverses familles dans
la cité. Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un bonheur
pour les méchants, sont pour les bons une nécessité.
Toutefois, comme le mal serait plus grand si les auteurs d’une agression
injuste réussissaient à subjuguer ceux qui ont eu à
la subir, on a raison de regarder la ‘victoire des bons comme une chose
heureuse; mais cela n’empêche pas que le bonheur ne soit plus grand
de vivre en paix avec un bon voisin que d’être obligé d’en
subjuguer un mauvais, Car il est d’un méchant de souhaiter un sujet
de haine ou de crainte pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce n’est
que par des guerres justes et légitimes que les Romains sont parvenus
à posséder un si vaste empire, je leur propose une nouvelle
déesse à adorer: c’est l’Injustice des nations étrangères,
qui a si fort contribué à leur grandeur par le soin qu’elle
a pris de leur susciter d’injustes ennemis, à qui ils pouvaient
faire justement et avantageusement la guerre. Et pourquoi l’injustice ne
serait-elle pas une déesse, et une déesse étrangère,
puisque la Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang des
divinités romaines? C’est donc à ces deux déesses,
l’Injustice étrangère et la Victoire, qu’il convient d’attribuer
la grandeur des Romains, l’une pour leur avoir donné des sujets
de guerres, l’autre pour les avoir heureusement terminées sans que
Jupiter ait eu la peine de s’en mêler. Quelle part en effet pourrait-on
lui attribuer, du moment où les faveurs qui seraient réputées
venir de lui sont elles-mêmes prises pour des divinités, et
sont honorées et invoquées comme telles? II y aurait part
s’il s’appelait Empire, comme l’autre s’appelle Victoire. Or, si l’on dit
que l’empire est un présent de Jupiter, pourquoi la victoire n’en
serait-elle pas un aussi? Et certes elle en serait un en effet, si au lieu
d’adorer une pierre au Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi
des rois et le Seigneur des seigneurs 1.
CHAPITRE XVI.
POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ A TOUS LES
OBJETS EXTÉRIEURS ET A TOUTES LES PASSIONS DE L’AME, AVAIENT PLACÉ
HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.
Je suis fort surpris que les Romains, qui affectaient une divinité
à chaque objet et pres. que à chaque mouvement de l’âme,
et qui avaient bâti des temples dans la ville à la déesse
Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse Stimula, qui nous
stimule aux actions excessives, à la déesse Murcia, qui,
tout au contraire, au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pomponius, mous
et languissants 2, à la déesse Strenia, qui nous donne de
la résolution; je m’étonne, dis-je, qu’ils n’aient pas voulu
1. Apoc. XIX, 16.
2. Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse
Murcia, dit saint Augustin d’après Pomponius, rend l’homme murcidus
c’est-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius? on l’ignare.
(80)
admettre le Repos aux honneurs publics de Rome et l’aient laissé
hors de la porte Colline 1. Etait-ce un signe de leur esprit ennemi du
repos, ou plutôt n’était-ce pas une preuve que les adorateurs
obstinés de cette troupe de divinités ou plutôt de
démons ne peuvent jouir de ce repos auquel le vrai Médecin
nous convie, quand il dit: « Apprenez de moi à être
u doux et humbles de coeur, et vous trouverez « dans vos âmes
le repos 2».
CHAPITRE XVII.
SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE
TENUE POUR DÉESSE.
Dira-t-on que c’est Jupiter qui envoie la Victoire, et que cette déesse,
étant obligée d’obéir au roi des dieux, va trouver
ceux qu’il lui désigne et se range de leur côté? Cela
aurait un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi tout imaginaire,
il s’agissait du véritable Roi des siècles, lequel envoie
son ange (et non la Victoire, qui n’est pas un être réel)
pour distribuer à qui il lui plaît le triomphe ou le revers
selon les conseils quelquefois mystérieux, jamais injustes, de sa
Providence. Mais si l’on voit dans la Victoire une déesse, pourquoi
le Triomphe ne serait-il pas un dieu; et lue n’en fait-on le mari de la
Victoire, ou son frère, ou son fils? En général, les
idées que les païens se sont formées des dieux sont
telles que si je les trouvais dans les poëtes et si je voulais les
discuter sérieusement, mes adversaires ne manqueraient pas de me
dire que ce sont là des fictions poétiques dont il faut rire
au lieu de les prendre au pied de la lettre; et cependant ils ne riaient
pas d’eux-mêmes, quand ils allaient, non pas lire dans les poètes,
mais consacrer dans les temples ces traditions insensées. C’est
donc à Jupiter qu’ils devaient demander toutes choses, c’est à
lui seul qu’il fallait s’adresser; car, supposez que la Victoire soit une
déesse, mais une déesse soumise à un roi, de quelque
côté qu’il l’eût envoyée, on ne peut admettre
qu’elle eût osé lui désobéir.
1. Le temple du Repos était situé sur la voie Lavicana,
qui commençait à la porte Esquilina. Voyez Tite-Live, lib.
IV, cap. 41.
2. Matt. XI, 29.
CHAPITRE XVIII.
SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES
DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.
N’a-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité?
ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des
sacrifices? Il fallait au moins s’en tenir à elle; car où
elle se trouve, quel bien peut manquer? Mais non, la Fortune a obtenu comme
elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence
entre la Fortune et la Félicité? On dira que la fortune peut
être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était
mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux,
de quelque sexe qu’ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils
pas être réputés également bons? C’était
du moins le sentiment de Platon 1 et des autres philosophes, aussi bien
que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que
la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise? Serait-ce
par hasard que, lorsqu’elle devient mauvaise, elle cesse d’être déesse,
et se change tout d’un coup en un pernicieux démon? Combien y a-t-il
donc de Fortunes? Si vous considérez un certain nombre d’hommes
fortunés, voilà l’ouvrage de la bonne fortune, et puisqu’il
existe en même temps plusieurs hommes infortunés, c’est évidemment
le fait de la mauvaise fortune; or, comment une seule et même fortune
serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise
pour ceux-là? La question est de savoir si celle qui est déesse
est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité.
Pourquoi alors lui donner deux noms différents? Mais passons sur
cela, car il n’est pas fort extraordinaire qu’une même chose porte
deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes,
deux autels? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité
est la déesse qui se donne à ceux qui l’ont méritée,
tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants d’une manière
fortuite, et c’est de là même qu’elle tire son nom. Mais comment
la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants
sans discernement; et pourquoi la servir, si elle s’offre à tous,
se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même
abandonnant ceux qui la servent pour s’attacher à
1. Voyez la République, livre II et ailleurs.
(81)
ceux qui la méprisent? Que si ceux qui l’adorent se flattent,
par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc
égard aux mérites et n’arrive pas fortuitement. Mais alors
que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire
qu’elle se nomme ainsi parce qu’elle arrive fortuitement? De deux choses
l’une : ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune;
ou si elle sait discerner ceux qui l’adorent, elle n’est plus la Fortune.
Est-il vrai aussi que Jupiter l’envoie où il lui plaît? Si
cela est, qu’on ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable
de résister à ses ordres et devant aller où il l’envoie;
ou du moins qu’elle n’ait pour adorateurs que les méchants et ceux
qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la
Félicité.
CHAPITRE XIX.
DE LA FORTUNE FÉMININE.
Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse
Fortune, qu’ils ont très-soigneusement conservé une tradition
suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les
matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé
et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable.
Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car
il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait
dû ouvrir les yeux aux païens, c’est que la déesse qui
a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard
aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité
est restée muette; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les
hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés qu’ils étaient
de la protection de la déesse aux aveugles faveurs? Et en vérité,
si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la
Fortune virile 1 que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser
croire que ce grand miracle n’est en réalité qu’un bavardage
de matrones.
CHAPITRE XX.
DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME
DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU’IL Y A BEAUCOUP
D’AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES
DIVINITÉS.
Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes,
1. Plutarque assure qu’il y avait à Rome un temple dédié
par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p.
318, F. — Comp. Ovide, Fastes, lib. IV, vers 145 et seq.)
s’il existait une telle divinité, je conviens qu’elle serait
préférable à beaucoup d’autres; mais comme la vertu
est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons qu’à
Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux s’évanouira.
Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils
consacré un temple et un autel 1? L’autel de la Foi est dans le
coeur de quiconque est assez éclairé pour la posséder.
D’où savent-ils d’ailleurs ce que c’est que la Foi, dont le meilleur
et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu? Et puis le culte
de la Vertu ne suffisait-il pas? La Foi n’est-elle pas où est la
Vertu? Eux-mêmes n’ont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces
: la prudence, la justice, la force et la tempérance2? Or, la foi
fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que « le
juste vit de la foi 3». Mais je m’étonne que des gens si disposés
à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la
Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant
de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple,
n’a-t-elle pas mérité d’être une déesse, ayant
procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres
Romains? Pourquoi la Force n’a-t-elle pas des autels, elle qui assura la
main de Mucius Scévola 4 sur le brasier ardent, elle qui précipita
Curtius 5 dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira
aux deux Décius 6 de dévouer leur vie au salut de l’armée,
si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable,
ce que nous n’avons pas à examiner présentement. Qui empêche
aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses?
Dira-t-on qu’en honorant la Vertu en général, on honore toutes
ces vertus? A ce compte, on pourrait donc aussi n’adorer qu’un seul Dieu,
si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême.
Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été
jugées dignes d’avoir leurs autels propres dans des temples séparés.
1. Ce temple était l’ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib.
I, cap. 21.
2. Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République,
livre IV et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. I.
3. Habac. II, 4.
4. Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12.
5. Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 6.
6. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.
(82)
CHAPITRE XXI.
LES PAÏENS, N’AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT
DU SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.
Disons-le nettement : toutes ces déesses ne sont pas filles
de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les
vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. D’ailleurs,
quand on possède la Vertu et la Félicité, qu’y a-t-il
à souhaiter de plus? et quel objet pourrait suffire à qui
ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce qu’on doit faire, et la
Félicité, qui renferme tout ce qu’on peut désirer?
Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens
(car le maintien d’un empire et son accroissement, supposé que ce
soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment
n’ont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu,
est un don de Dieu, et non pas une déesse? Ou si on voulait y voir
des divinités, pourquoi ne pas s’en contenter, sans recourir à
un si grand nombre d’autres dieux? Car enfin rassemblez par la pensée
toutes les attributions qu’il leur a plu de partager entre tous les dieux
et toutes les déesses, je demande s’il est possible de découvrir
un bien quelconque qu’une divinités puisse donner à qui posséderait
la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à
demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient
en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui
entendaient par Vertu l’art de bien vivre, et faisaient venir le mot latin
ars du mot grec àreté qui signifie vertu? Si la Vertu suppose
de l’esprit, qu’était-il besoin du père Catius, divinité
chargée de rendre les hommes fins et avisés 1, la Félicité
pouvant aussi d’ailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel
est une chose heureuse; et c’est pourquoi ceux qui n’étaient pas
encor nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir
de l’esprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer
à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes
en couche d’invoquer Lucine, quand, avec l’assistance de la Félicité,
elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre
au monde des enfants bien partagés? était-i besoin de recommander
à la déesse Opis l’enfant qui naît, au dieu Vaticanus
l’enfant qui
1. Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, c’est-à-dire
fins.
vagit, à la déesse Cunina l’enfant au berceau, à
la déesse Rumina l’enfant qui tète, au dieu Statilinus les
gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui
nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui s’en vont
1 ? pourquoi fallait-il s’adresser à la déesse Mens pour
être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna
pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier,
aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour
avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour
réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour
être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à
la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Asculanus
et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent
2 ? Au fait, la monnaie d’argent a été précédée
par la monnaie de cuivre; et ce qui m’étonne, c’est qu’Argentinus
n’ait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie
d’or est venue après. Si ce dieu eût existé, il est
à croire qu’ils l’auraient préféré à
son père Argentinus et à son grand-père Asculanus,
comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore
une fois, qu’était-il nécessaire, pour obtenir les biens
de l’âme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, d’adorer
et d’invoquer cette foule de dieux que je n’ai pas tous nommés,
et que les païens eux-mêmes n’ont pu diviser et multiplier à
l’égal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité
pouvait si aisément les résumer tous? Et non-seulement elle
seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter
tous les maux; car A quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre
la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser l’ennemi, Apollon ou
Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand
le cas était grave? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour
arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo 3 pour
écarter la nielle? La seule Félicité, par sa présence
et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin,
puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité,
si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce n’est
donc pas une déesse, mais un don de Dieu; ou si c’est une déesse,
pourquoi
1. Adeona de adire, aborder; Abeona de abire, s’en aller.
2. On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence,
que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Aesculanus vient de aes, airain,
cuivre.
3. Ovide décrit les Rubiginalia, fétea de la déesse
Rubigo, dans ses Fastes, lib. IV, vers. 907 et seq.
(83)
ne dit-on pas que c’est elle aussi qui donne la vertu, puisque être
vertueux est une grande félicité?
CHAPITRE XXII.
DE LA SCIENCE QUI APPREND.A SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE
GLORIFIE D’AVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS.
Quel est donc ce grand service que Varron se vante d’avoir rendu à
ses concitoyens, en
leur enseignant non-seulement quels dieux ils doivent honorer, mais
encore quelle est la
fonction propre de chaque divinité? Comme il ne sert de rien,
dit-il, de connaître un médecin de nom et de visage, si l’on
ne sait pas qu’il est médecin; de même il est inutile de savoir
qu’Esculape est un dieu, si l’on ignore qu’il guérit les maladies,
et à quelle fin on peut
avoir à l’implorer. Varron insiste encore sur cette pensée
à l’aide d’une nouvelle comparaison: « On ne peut vivre agréablement»,
dit-il, « et même on ne peut pas vivre du tout, si
l’on ignore ce que c’est qu’un forgeron, un boulanger, un couvreur,
en un mot tout artisan à qui on peut avoir à demander un
ustensile, ou encore si l’on ne sait où s’adresser pour un guide,
pour un aide, pour un maître; de même la connaissance des dieux
n’est utile qu’à condition de savoir quelle est pour chaque divinité
la faculté, la puissance, la fonction qui lui sont propres».
Et il ajoute: « Par ce moyen nous pouvons apprendre quel dieu il
faut appeler et invoquer dans chaque cas particulier, et nous n’irons pas
faire comme les baladins, qui demandent de l’eau à Bacchus et aux
Nymphes du vin ». Oui certes, Varron a raison : voilà une
science très-utile, et il n’y a personne qui ne lui rendît
grâce, si sa théologie était conforme à la vérité,
c’est-à-dire s’il apprenait aux hommes à adorer le Dieu unique
et véritable, source de tous les biens.
CHAPITRE XXIII.
LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ,
BIEN QU’ILS ADORASSENT UN TRÈSGRAND NOMBRE DE DIVINITÉS,
ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.
Mais revenons à la question, et supposons que les livres et
le culte des païens soient fondés sur la Vérité,
et que la Félicité soit une déesse; pourquoi ne l’ont-ils
pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre
l’homme parfaitement heureux? Car enfin on ne peut désirer autre
chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant
de chefs illustres, et jusqu’à Lucullus 1, pour leur élever
des autels? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse,
n’a-t-il pas consacré un temple à cette divinité,
de préférence à toutes les autres qu’il pouvait se
dispenser d’invoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle?
En effet, sans son assistance il n’aurait pas été roi, ni
placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné
pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus,
Hercule? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté
Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière 2, et je ne
sais combien d’autres, jusqu’à la déesse Cloacine, en même
temps qu’il oubliait la Félicité? D’où vient que Numa
a également négligé cette divinité, lui qui
a introduit tant de dieux et tant de déesses? Serait-ce qu’il n’a
pu la découvrir dans la foule? Certes, si le roi Hostilius l’eût
connue et adorée, il n’eût pas élevé des autels
à la Peur et à la Pâleur. En présence de la
Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je
ne dis pas apaisées, mais mises en fuite.
Au surplus, comment se fait-il que l’empire romain eût déjà
pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la
Félicité? Serait-ce pour cela qu’il était plus vaste
qu’heureux? Car comment la félicité véritable se fût-elle
trouvée où la véritable piété n’était
pas? Or, la piété, c’est le cuite sincère du vrai
Dieu, et non l’adoration de divinités fausses qui sont autant de
démons. Mais depuis même que la Félicité eut
été reçue au nombre des dieux, cela n’empêcha
pas les guerres civiles d’éclater. Serait-ce par hasard qu’elle
fut justement indignée d’avoir reçu si tardivement des honneurs
qui devenaient une sorte d’injure, étant partagés avec Priapa
et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant
d’autres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre
leurs adorateurs?
Si l’on voulait après tout associer une si grande déesse
à une troupe si méprisable, que
1. C’est vers l’an de Rome 679 que Lucinins Lucullus, après
avoir vaincu Mithridate et Tigrae, éleva un temple à la Félicité.
2. Il est probable qu’en cet endroit saint Augustin s’appuie sur Varron.
Dans le De ling. lat,, lib. V, § 74, le théologien romain cite
comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius: Saturne,
Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saini
Augustin va parler à la fin du chapitre.
(84)
ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués?
Est-ce une chose supportable que la Félicité n’ait été
admise ni parmi les dieux Consentes 3, qui composent, dit-on, le conseil
de Jupiter, ni parmi les dieux qu’on appelle Choisis? qu’on ne lui ait
pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la
hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture? Pourquoi
même n’aurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter? car si
Jupiter occupe le trône, c’est la Félicité qui le lui
a donné. Je suppose, il est vrai, qu’en possédant le trône
il a possédé la félicité; mais la félicité
vaut encore mieux qu’un trône : car vous trouverez sans peine un
homme à qui la royauté fasse peur; vous n’en trouverez pas
qui refuse la félicité. Que l’on demande aux dieux eux-mêmes,
par les augures ou autrement, s’ils voudraient céder leur place
à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient
pas assez d’espace pour lui élever un édifice digne d’elle;
je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans
résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister
à la félicité, à moins qu’il ne désire
être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter
n’en userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars
et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement
de lui céder la place, bien qu’il soit leur ancien et leur roi.
On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsqu’il voulut
bâtir le Capitole en l’honneur de Jupiter, voyant la place la plus
convenable occupée par plusieurs autres dieux, et n’osant en disposer
sans leur agrément, mais persuadé en même temps que
ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour
un dieu de cette importance et qui était leur roi, s’enquit par
les augures de leurs dispositions; tous consentirent à se retirer,
excepté ceux que j’ai déjà dits : Mars, Terme et Juventas;
de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole,
mais sous des représentations si obscures qu’à peine les
plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter n’eût
pas agi de cette façon, ni traité la Félicité
comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas;
mais
1. Il parait que ce nom est d’origine étrusque, et que les grande
dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause
de l’harmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d’après
Arnobe, Contr. gent., lib. III, p. 117, et l’Hist. des relig. de l’antiq.,
par Creuzer et Guignaut, liv. 5, ch. 2, aect. 2.
assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent
à Jupiter, n’eussent pas résisté à la Félicité,
qui leur a donné Jupiter pour roi; ou si elles lui eussent résisté,
c’eût été moins par mépris que par le désir
de garder une place obscure dans le temple de la Félicité,
plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers.
Supposons donc la Félicité établie dans un lieu
vaste et éminent; tous les citoyens sauraient alors où doivent
s’adresser leurs voeux légitimes. Secondés par l’inspiration
de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités,
de sorte que le temple de la Félicité serait désormais
le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux,
c’est-à-dire par tout le monde, et qu’on ne demanderait plus la
félicité qu’à la Félicité elle-même,
au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on
autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité
ou ce qu’on croit pouvoir y contribuer? Si donc il dépend de la
Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont
on ne peut douter qu’en doutant qu’elle soit déesse, n’est-ce pas
une folie de demander la félicité à toute autre divinité,
quand on peut l’obtenir d’elle-même? Ainsi donc il est prouvé
qu’on devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus
de tous les dieux. Si j’en crois une tradition consignée dans les
livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur
je ne sais quel dieu Summanus 1, à qui ils attribuaient les foudres
de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait qu’aux
foudres du jour; mais depuis qu’on eut élevé à Jupiter
un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et La magnificence
de l’édifice attirèrent tellement la foule, qu’à peine
aujourd’hui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler
du dieu Sunimanus, car il y a longtemps qu’on n’en parle plus, mais qui
se souvienne même d’avoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité
n’étant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste
qu’à se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à
laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude
d’hommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et
offensent par l’obstination
1. Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée
par Pline l’Ancien, Hist. nat., lib. II, cap. 53. Cicéron (De divin.,
lib. I, cap.I), et Ovide (Fastes, lib. VI., v.731 et 732) parlent aussi
du dieu Summanus, qui n’était peut-être pas différent
de Pluton.
(85)
d’une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut
manquer en effet d’être malheureux celui qui sert la Félicité
comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité,
semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au
lieu de s’adresser à qui possède du pain véritable.
CHAPITRE XXIV.
QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D’ADORER
LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.
Voyons maintenant les raisons des païens: Peut-on croire, disent-ils,
que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité
et la Vertu sont des dons divins et non des dieux? mais comme ils savaient
aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir
de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président
aux divers objets qu’on peut désirer, ils les appelaient du nom
de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement,
comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone; de cunae, berceau, Cunina;
de seges, moisson, Segetia; de pomum, fruit, Pomone; de boves, boeufs,
Bubona 1; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé
Pecunia la déesse qui donne l’argent, sans penser toutefois que
l’argent fût une divinité; et de même, Vertu la déesse
qui donne la vertu; Honos, le dieu qui donne l’honneur; Concordia, la déesse
qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi,
disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse,
on n’entend pas la félicité qu’on obtient, mais le principe
divin qui la donne.
CHAPITRE XXV.
ON NE DOIT ADORER QU’UN DIEU, QUI EST L’UNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ,
COMME LE SENTENT CEUX-LÀ MÊMES QUI IGNORENT SON NOM.
Acceptons cette explication; ce sera peut-être un moyen de persuader
plus aisément ceux d’entre les païens qui n’ont pas le coeur
tout à fait endurci. Si l’humaine faiblesse n’a pas laissé
de reconnaître qu’un dieu seul peut
1. Bubona vient de bobus, ahl. plur. de bos. Saint Augustin est le
seul écrivain qui, à notre connaissance, ait parlé
de la déesse Bubona. Il y revient au ch. 34.
lui donner la félicité; si le sentiment de cette vérité
animait en effet les adorateurs de cette multitude de divinités,
à la tête desquelles ils plaçaient Jupiter; si enfin,
dans l’ignorance où ils étaient du principe qui dispense
la félicité, ils se sont accordés à lui donner
le nom de l’objet même de leurs désirs, je dis qu’ils ont
assez montré par là que Jupiter était incapable, à
leurs propres yeux, de procurer la félicité véritable,
mais qu’il fallait l’attendre de cet autre principe qu’ils croyaient devoir
honorer sous le nom même de félicité. Je conclus qu’en
somme ils croyaient que la -félicité est un don de quelque
dieu qu’ils ne connaissaient pas. Qu’on le cherche donc ce dieu, qu’on
l’adore, et cela suffit. Qu’on bannisse la troupe tumultueuse des démons,
et que le vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité.
S’il se rencontre un homme, en effet, qui ne se contente pas d’obtenir
la félicité en partage, je veux bien que celui-là
ne se contente pas d’adorer le dispensateur de la félicité;
mais quiconque ne demande autre chose que d’être heureux (et en vérité
peut-on porter plus loin ses désirs?) doit servir le Dieu à
qui seul il appartient de donner le bonheur. Ce Dieu n’est pas celui qu’ils
nomment Jupiter; car s’ils reconnaissaient Jupiter pour le principe de
la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le nom de Félicité,
un autre dieu ou une autre déesse qui pût le leur assurer.
Ils ne mêleraient pas d’ailleurs au culte du roi des dieux les plus
sanglants outrages, et n’adoreraient pas en lui l’époux adultère,
le ravisseur et l’amant impudique d’un bel enfant.
CHAPITRE XXVI.
DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR
L’ORDRE DE LEURS DIEUX.
Ce sont là, nous dit Cicéron 1, des fictions poétiques
: « Homère, ajoute-t-il, transportait chez les dieux les faiblesses
des hommes; j’aimerais mieux qu’il eût transporté chez les
hommes les perfections des dieux». Juste réflexion d’un grave
esprit, qui n’a pu voir sans déplaisir un poëte prêter
des crimes à la divinité. Pourquoi donc les plus doctes entre
les païens mettent-ils au rang des choses divines les jeux scéniques
où ces crimes sont débités, chantés, joués
et célébrés pour faire honneur aux dieux? C’est ici
que Cicéron aurait dû se récrier, non
1. Tuscul. quœst., 1ib. I, cap. 26.
(86)
contre les fictions des poëtes, mais contre les institutions des
ancêtres! Mais ceux-ci, à leur tour, n’auraient-ils pas eu
raison de répliquer: De quoi nous accusez-vous? Ce sont les dieux
eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent établis parmi
les institutions de leur culte, qui les ont demandés avec instance
et avec menaces, qui nous ont sévèrement punis d’y avoir
négligé le moindre détail, et ne se sont apaisés
qu’après avoir vu réparer cette négligence. Et, en
effet, voici ce que l’on rapporte comme un de leurs beaux faits 1 : Un
paysan nommé Titus Latinius, reçut en songe l’ordre d’aller
dire au sénat de recommencer les jeux, parce que, le premier jour
où on les avait célébrés, un criminel avait
été conduit au supplice en présence du peuple, triste
incident qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux le
plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, à son réveil,
n’ayant pas osé obéir, le même commandement lui fut
fait la nuit suivante, mais d’une façon plus sévère;
car, comme il n’obéit pas pour la seconde fois, il perdit son fils.
La troisième nuit, il lui fut dit que s’il n’était pas docile,
un châtiment plus terrible lui était réservé.
Sa timidité le retint encore, et il tomba dans une horrible et dangereuse
maladie. Ses amis lui conseillèrent alors d’avertir les magistrats,
et il se décida à se faire porter en litière au sénat,
où il n’eut pas plutôt raconté le songe en question
qu’il se trouva parfaitement guéri et put s’en retourner à
pied. Le sénat, stupéfait d’un si grand miracle, ordonna
une nouvelle célébration des jeux, où l’on ferait
quatre fois plus de dépenses. Quel homme de bon sens ne reconnaîtra
que ces malheureux païens, asservis à la domination des démons,
dont on ne peut être délivré que par la grâce
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient forcés de
donner à leurs dieux immondes des spectacles dont l’impureté
étau manifeste? On y représentait en effet, pat l’ordre du
sénat, contraint lui-même d’obéir aux dieux, ces mêmes
crimes qui se lisent dans les poètes. D’infâmes histrions
y figuraient un Jupiter adultère et ravisseur, et c spectacle était
un honneur pour le dieu et un moyen de propitiation pour les hommes. Cet
crimes étaient-ils une fiction? Jupiter aurai dû s’en indigner.
Etaient-ils réels et Jupiter s’y complaisait-il? il est clair alors
qu’en
1. On peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime
et Cicéron, (De divin., cap. 26.)
l’adorant on adorait les démons. Et maintenant, comment croire
que ce soit Jupiter qui ait fondé l’empire romain, qui l’ait agrandi,
qui l’ait conservé, lui plus vil, à coup sûr, que le
dernier des Romains révoltés de ces infamies? Aurait-il donné
le bonheur, celui qui recevait de si malheureux hommages et qui, si on
les lui refusait, se livrait à un courroux plus malheureux encore?
CHAPITRE XXVII.
DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE
SCÉVOLA.
Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola 1
distinguait les dieux en trois espèces, l’une introduite par les
poètes, l’autre par les philosophes, et la troisième par
les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce
ne sont qu’un pur badinage d’imagination, où l’on attribue à
la divinité ce qui est indigne d’elle; et quant aux dieux de la
seconde espèce, il ne conviennent pas aux Etats, soit parce qu’il
est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être
préjudiciable aux peuples. — Pour moi, je n’ai rien à dire
des dieux inutiles; cela n’est pas de grande conséquence, puisqu’en
bonne jurisprudence, ce qui est superflu n’est pas nuisible; mais je demanderai
quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable
aux peuples? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor
et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les
savants déclarent qu’ils étaient hommes et qu’ils ont payé
à la nature le tribut de l’humanité. Qu’est-ce à dire,
sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses
images, le vrai Dieu n’ayant ni âge, ni sexe, ni corps? Et c’est
cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce
que c’est la vérité. Il croit donc qu’il est avantageux aux
Etats d’être trompés en matière de religion, d’accord
en ce point avec Varron, qui s’en explique très nettement dans son
livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable
de sauver le faible qui implore d’elle son salut ! Au lieu de lui présenter
la vérité qui doit le sauver, elle estime qu’il faut le tromper
pour son bien.
1. C’est ce Scévola dont parle Cicéron (De orat, lib.
I, cap. 39), et qu’il appelle le plus éloquent parmi les jurisconsultes,
et « le plus docte parmi les Orateurs éloquents, et le plus
docte parmi les orateurs éloquents. »
(87)
Quant aux dieux des poètes, nous apprenons à la même
source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés
à tel point qu’ils ne méritent pas même d’être
comparés à des hommes de quelque probité. L’un est
représenté comme un voleur, l’autre comme un adultère;
on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes
ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté.,
et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur
défaite; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir d’une
femme; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Sa-turne
qui dévore ses enfants; en un mot, il n’y a pas d’action monstrueuse
et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien qu’il n’y
ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine.
O grand pontife Scévola! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir;
défends au peuple un culte où l’on se plaît à
admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple
te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs
de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de
les établir, qu’ils cessent de les exiger; car enfin ces jeux sont
mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine;
et dès lors l’injure est d’autant plus grande qu’elle doit rester
impunie. Mais les dieux ne t’écoutent pas; ou plutôt ce ne
sont pas des dieux, mais des démons; ils enseignent le mal, ils
se complaisent dans la turpitude; loin de tenir à injure ces honteuses
fictions; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait
pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous
prétexte que c’est à lui que l’on prête le plus de
crimes; car vous avez beau l’appeler le chef et le maître de l’univers,
vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant
avec tous ces autres dieux dont vous dites qu’il est le roi.
CHAPITRE XXVIII.
SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR
ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.
Ces dieux que l’on apaise, ou plutôt que l’on accuse par de semblables
honneurs, et qui seraient moins coupables de se plaire au spectacle de
crimes réels que de forfaits supposés, n’ont donc pu en aucune
façon agrandir ni conserver l’empire romain. S’ils avaient eu un
tel pouvoir, ils en auraient usé de préférence en
faveur des Grecs, qui leur ont rendu, en cette partie du culte, de beaucoup
plus grands honneurs, eux qui ont consenti à s’exposer eux-mêmes
aux mordantes satires dont les poètes déchiraient les dieux,
et leur ont permis de diffamer tous les citoyens à leur gré;
eux enfin qui, loin de tenir les comédiens pour infâmes, les
ont jugés dignes des premières fonctions de l’Etat. Mais
tout comme les Romains ont pu avoir de la monnaie d’or sans adorer le dieu
Aurinus; ainsi ils n’eussent pas laissé d’avoir de la monnaie d’argent
et de cuivre, alors même qu’ils n’eussent pas adoré Argentinus
et Aesculanus. De même, sans pousser plus avant la comparaison, il
leur était absolument impossible de parvenir à l’empire sans
la volonté de Dieu, tandis que, s’ils eussent ignoré ou méprisé
cette foule de fausses divinités, ne connaissant que le seul vrai
Dieu et l’adorant avec une foi sincère et de bonnes moeurs, leur
empire sur la terre, plus grand ou plus petit, eût été
meilleur, et n’eussent-ils pas régné sur la terre, ils seraient
certainement parvenus au royaume éternel.
CHAPITRE XXIX.
DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT
LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE.
Que dire de ce beau présage qu’ils ont cru voir dans la persistance
des dieux Mars et Terme et de la déesse Juventas, à ne pas
céder la place au roi des dieux? Cela signifiait, selon eux, que
le peuple de Mars, c’est-à-dire le peuple romain, ne quitterait
jamais un terrain une fois occupé; que, grâce au dieu Terme,
nul ne déplacerait les limites qui terminent l’empire 1 ; enfin
que la déesse Juventas rendrait la jeunesse romaine invincible.
Mais alors, comment pouvaient-ils à la fois reconnaître en
Jupiter le roi des dieux et le protecteur de l’empire, et accepter ce présage
au nom des divinités qui faisaient gloire de lui résister?
Au surplus, que les dieux aient résisté en effet à
Jupiter, ou non, peu importe; car, supposé que les païens disent
vrai, ils n’accorderont certainement pas que les dieux, qui n’ont point
voulu céder à Jupiter,
1. Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des
propriétés et des empires.
(88)
aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain
que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seulement de leurs temples,
mais du coeur des croyants, et cela sans que les bornes de l’empire romain
aient été changées. Ce n’est pas tout : avant l’Incarnation
de Jésus-Christ, avant que les païens n’eussent écrit
les livres que nous citons, mais après l’époque assignée
à ce prétendu présage, c’est-à-dire après
le règne de Tarquin, les armées romaines, plusieurs fois
réduites à prendre la fuite, n’ont-elles pas convaincu la
science des augures de fausseté? En dépit de la déesse
Juventas, du dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de Mars a été
vaincu dans Rome même, lors de l’invasion des Gaulois, et les bornes
qui terminaient l’empire ont été resserrées, au temps
d’Annibal, par la défection d’un grand nombre de cités. Ainsi
se sont évanouies les belles promesses de ce grand présage,
et il n’est resté que la seule rébellion, non pas de trois
divinités, mais de trois démons contre Jupiter. Car on ne
prétendra pas apparemment que ce soit la même chose de ne
pas quitter la place qu’on occupait et de s’y réintégrer.
Ajoutez même à cela que l’empereur Adrien changea depuis,
en Orient, les limites de l’empire romain, par la cession qu’il fit au
roi de Perse de trois belles provinces, l’Arménie, la Mésopotamie
et la Syrie; en sorte qu’on dirait que le dieu Terme, gardien prétendu
des limites de l’empire, dont la résistance à Jupiter avait
donné lieu à une si flatteuse prophétie, a plus appréhendé
d’offenser Adrien que le roi des dieux. Je conviens que les provinces un
instant cédées furent dans la suite réunies à
l’empire, mais depuis, et presque de notre temps, le dieu Terme a encore
été contraint de reculer, lorsque l’empereur Julien, si adonné
aux oracles des faux dieux, mit le feu témérairement à
sa flotte chargée de vivres; le défaut de subsistances, et
peu après la blessure et la mort de l’empereur lui-même, réduisirent
l’armée à une telle extrémité, que pas un soldat
n’eût échappé, si par un traité de paix on n’eût
remis les bornes de l’empire où elles sont aujourd’hui; traité
moins onéreux sans doute que celui de l’empereur Adrien, mais dont
les conditions n’étaient pas, tant s’en faut, avantageuses. C’était
donc un vain présage que la résistance du dieu Terme, puisque
après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda depuis à
la volonté d’Adrien, à la témérité de
Julien et à la détresse de Jovien, son successeur. Les plus
sages et les plus clairvoyants parmi les Romains savaient tout cela; mais
ils étaient trop faibles pour lutter contre des superstitions enracinées
par l’habitude, outre qu’eux-mêmes croyaient que la nature avait
droit à un culte, qui n’appartient en vérité qu’au
maître et au roi de la nature: «Adorateurs de la créature
», comme dit l’Apôtre, « plutôt que du Créateur,
qui est béni dans « tous les siècles 1 ». Il
était donc nécessaire que la grâce du vrai Dieu envoyât
sur la terre des hommes vraiment saints et pieux, capables de donner leur
vie pour établir la religion vraie, et pour chasser les religions
fausses du milieu des vivants.
CHAPITRE XXX.
CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX -MÊMES
TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.
Cicéron, tout augure qu’il était 2, se moque des augures
et gourmande ceux qui livrent
la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles
3. On dira qu’un philosophe de
l’Académie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité
en ces matières. Mais dans
son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit
au second livre Q. Lucilius Balbus 4, qui, après avoir assigné
aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas
de s’élever contre l’institution des idoles et contre les opinions
fabuleuses « Voyez- vous, dit-il, comment on est parti de bonnes
et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux
imaginaires et faits à plaisir? Telle est la source d’une infinité
de fausses opinions, d’erreurs pernicieuses et de superstitions ridicules.
On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs
babillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages,
leurs alliances, tout cela fait à l’image de l’humaine fragilité.
On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères;
on leur attribue même des guerres et des combats,
1. Rom., 25.
2. C’est Cicéron lui-même qui le déclare, De leg.,
lib. II, cap. 8.
3. Voyez Cicéron, De divin., lib. II, cap. 37.
4. Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les
trois grandes écoles du temps sont représentées :
Balbus parle au nom de l’école stoïcienne, Velleius au nom
de l’école épicurienne, et Cotte, qui laisse voir derrière
lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie.
(89)
non-seulement lorsque, partagés entre deux armées ennemies,
comme dans Homère, les uns sont pour celle-ci, et les autres pour
celle-là; mais encore quand ils combattent pour leur propre compte
contre les Titans ou les Géants 1. Certes, il y a bien de la folie
et à débiter et à croire des fictions si vaines et
si mal. fondées 2 » .Voilà les aveux des défenseurs
du paganisme. Il est vrai qu’après avoir traité toutes ces
croyances de superstition, Balbus en veut distinguer la religion véritable,
qui est pour lui, à ce qu’il paraît, dans la doctrine des
stoïciens « Ce ne sont pas seulement les philosophes, dit-il,
mais nos ancêtres mêmes qui ont séparé la religion
de la superstition. En effet, ceux qui passaient toute la journée
en prières et en sacrifices pour obtenir que leurs enfants leur
survécussent 3, furent appelés superstitieux».Qui ne
voit ici que Cicéron, craignant de heurter le préjugé
public, fait tous ses efforts pour louer la religion des ancêtres,
et pour la séparer de la superstition, mais sans pouvoir y parvenir?
En effet, si les anciens Romains appelaient superstitieux ceux qui passaient
les jours en prières et en sacrifices, ceux-là ne l’étaient-ils
pas également, qui avaient imaginé ces statues dont se moque
Cicéron, ces dIeux d’âge et d’habillements divers, leurs généalogies,
leurs mariages et leurs alliances? Blâmer ces usages comme superstitieux,
c’est accuser de superstition les anciens qui les ont établis; l’accusation
retombe même ici sur l’accusateur qui, en dépit de la liberté
d’esprit ou il essaie d’atteindre en paroles, était obligé
de respecter en fait les objets de ses risées, et qui fut reste
aussi muet devant le peuple qu’il est disert et abondant en ses écrits
Pour nous, chrétiens, rendons grâces, non pas au ciel et à
la terre, comme le veut ce philosophe, mais au Seigneur, notre Dieu, qui
a fait le ciel et la terre, de ce que par la profonde humilité de
Jésus-Christ, par la prédication des Apôtres, par la
foi des martyrs, qui sont morts pour la vérité, mais qui
vivent avec la vérité, il a détruit dans les coeurs
religieux, et aussi dans les temples, ces superstitions que Balbus ne condamne
qu’en balbutiant.
1. Voyez le récit de ces combats dans la Théogonie d’Hésiode.
2. Cicéron. De nat, deor., lib. II, cap. 28.
3. Le texte dit: - Ut superstites essent. D’où superstitio,
suivant Cicéron.
CHAPITRE XXXI.
VARRON A REJETÉ LES SUPERSTITIONS POPULAIRES ET RECONNU QU’IL
NE FAUT ADORER QU’UN SEUL DIEU, SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS A LA
CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE.
Varron, que nous avons vu au reste, et non sans regret, se soumettre
à un préjugé qu’il n’approuvait pas, et placer les
jeux scéniques au rang des choses divines, ce même Varron
ne confesse-t-il point dans plusieurs passages, où il recommande
d’honorer les dieux, que le culte de Rome n’est point un culte de son choix,
et que, s’il avait à fonder une nouvelle république, il se
guiderait, pour la consécration des dieux et des noms des dieux,
sur les lois de la nature ? Mais étant né chez un peuple
déjà vieux, il est obligé, dit-il, de s’en tenir aux
traditions de l’antiquité; et son but, en recueillant les noms et
les surnoms des dieux, c’est de porter le peuple à la religion,
bien loin de la lui rendre méprisable. Par où ce pénétrant
esprit nous fait assez comprendre que dans son livre sur la religion il
ne dit pas tout, et qu’il a pris soin de taire, non-seulement ce qu’il
trouvait déraisonnable, mais ce qui aurait pu le paraître
au peuple. On pourrait prendre ceci pour une conjecture, si Varron lui-même,
parlant ailleurs des religions, ne disait nettement qu’il y a des vérités
que le peuple ne doit pas savoir, et des impostures qu’il est bon de lui
inculquer comme des vérités. C’est pour cela, dit-il, que
les Grecs ont caché leurs mystères et leurs initiations dans
le secret des sanctuaires. Varron nous livre ici toute la politique de
ces législateurs réputés sages, qui ont jadis gouverné
les cités et les peuples; et cependant rien n’est plus fait que
cette conduite artificieuse pour être agréable aux démons,
à ces esprits de malice qui tiennent également en leur puissance
et ceux qui trompent et ceux qui sont trompés, sans qu’il y ait
un autre moyen d’échapper à leur joug que la grâce
de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur.
Ce même auteur, dont la pénétration égale
la science, dit encore que ceux-là seuls lui semblent avoir compris
la nature de Dieu, qui ont reconnu en lui l’âme qui gouverne le monde
par le mouvement et l’intelligence 1. On peut conclure de là que,
sans posséder
1. C’est la doctrine tic l’école stoïcienne. Voyez Cicéron,
De nat, deor., lib. II.
(90)
encore la vérité, car le vrai Dieu n’est pas une âme,
mais le Créateur de l’âme, Varron toutefois, s’il eût
pu secouer le joug de la coutume, eût reconnu et proclamé
qu’on ne doit adorer qu’un seul Dieu qui gouverne le monde par le mouvement
et l’intelligence; de sorte que toute la question entre lui et nous serait
de lui prouver que Dieu n’est point une âme, mais le Créateur
de l’âme. Il ajoute que les anciens Romains, pendant plus de cent
soixante-dix ans, ont adoré les dieux sans en faire aucune image
1. « Et si cet usage», dit-il, « s’était maintenu,
le culte qu’on leur rend en serait plus pur et plus saint ». Il allègue
même, entre autres preuves, à l’appui de son sentiment, l’exemple
du peuple juif, et conclut sans hésiter que ceux qui ont donné
les premiers au peuple les images des dieux, ont détruit la crainte
et augmenté l’erreur, persuadé avec raison que le mépris
des dieux devait être la suite nécessaire de l’impuissance
de leurs simulacres. En ne disant pas qu’ils ont fait naître l’erreur,
mais qu’ils l’ont augmentée, il veut faire entendre qu’on était
déjà dans l’erreur à l’égard des dieux, avant
même qu’il y eût des idoles. Ainsi, quand il soutient que ceux-là
seuls ont connu la nature de Dieu, qui ont vu en lui l’âme du monde,
et que la religion en serait plus pure, s’il n’y avait point d’idoles,
qui ne voit combien il a approché de la vérité ? S’il
avait eu quelque pouvoir contre une erreur enracinée depuis tant
de siècles, je ne doute point qu’il n’eût recommandé
d’adorer ce Dieu unique par qui il croyait le monde gouverné, et
dont il voulait le culte pur de toute image; peut-être même,
se trouvant si près de la vérité, et considérant
la nature changeante de l’âme, eût-il été amené
à reconnaître que le vrai Dieu, Créateur de l’âme
elle-même, est un principe essentiellement immuable, S’il en est
ainsi, on peut croire que dans les conseils de la Providence toutes les
railleries de ces savants hommes contre la pluralité des dieux étaient
moins destinées à ouvrir les yeux au peuple qu’à rendre
témoignage à la vérité. Si donc nous citons
leurs ouvrages, c’est pour y trouver une arme contre ceux qui s’obstinent
à ne pas reconnaître combien est grande et tyrannique la domination
des démons, dont nous sommes délivrés par le sacrifice
unique du sang précieux versé pour notre salut, et
1. Comp. Plutarque, Vie de Numa, ch. 8.
par le don du Saint-Esprit descendu sur nous.
CHAPITRE XXXII.
DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS D’ÉTAT ONT MAINTENU
PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS.
Varron dit encore, au sujet de la génération des dieux,
que les peuples s’en sont plutôt rapportés aux portes qu’aux
philosophes, et que c’est pour cela que les anciens Romains ont admis des
dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui se marient.
Pour moi, je crois que l’origine de ces croyances est dans l’intérêt
qu’on t eu les chefs d’Etat à tromper le peuple en matière
de religion; en cela imitateurs fidèles des démons qu’ils
adoraient, et qui n’ont pas de plus grande passion que de tromper les hommes.
De même, en effet, que les démons ne peuvent posséder
que ceux qu’ils abusent, ainsi ces faux sages, semblables aux démons,
ont répandu parmi les hommes, sous le nom de religion, des croyances
dont la fausseté leur était connue, afin de resserrer les
liens de la société civile et de soumettre plus aisément
les peuples à leur puissance. Or, comment des hommes faibles et
ignorants auraient-ils pu résister à la double imposture
des chefs d’Etat et des démons conjurés?
CHAPITRE XXXIII.
LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS
ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.
Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité,
parce qu’il est le seul vrai Dieu, est aussi le seul qui distribue les
royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne, non
pas d’une manière fortuite, car il est Dieu et non la Fortune, mais
selon l’ordre des choses et des temps qu’il connaît et que nous ignorons.
Ce n’est pas qu’il soit assujéti en esclave à cet ordre;
loin de là, il le règle en maître et le dispose en
arbitre souverain. Aux bons seuls il donne la félicité: car,
qu’on soit roi ou sujet, il n’importe, on peut également la posséder
comme ne la posséder pas; mais nul n’en jouira pleinement que dans
cette vie supérieure où il n’y aura ni maîtres ni sujets.
Or, si Dieu donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants,
c’est de peur que ceux de ses serviteurs dont l’âme est encore jeune
et peu éprouvée, ne désirent de tels (91) objets comme
des récompenses de la vertu et des biens d’un grand prix. Voilà
tout le secret de l’Ancien Testament qui cachait le Nouveau sous ses figures.
On y promettait les biens de la terre, mais les âmes spirituelles
comprenaient déjà, quoique sans le proclamer hautement, que
ces biens temporels figuraient ceux de l’éternité, et elles
n’ignoraient pas en quels dons de Dieu consiste la félicité
véritable.
CHAPITRE XXXIV.
LE ROYAUME DES JUIFS FUT INSTITUÉ PAR LE VRAI DIEU ET PAR LUI
MAINTENU, TANT QU’ILS PERSÉVÉRÈRENT DANS LA VRAIE
RELIGION.
Au surplus, pour montrer que c’est de lui, et non de cette multitude
de faux dieux adorés par les Romains, que dépendent les biens
de la terre, les seuls où aspirent ceux qui n’en peuvent concevoir
de meilleurs, Dieu voulut que son peuple se multipliât prodigieusement
en Egypte, d’où il le tira ensuite par des moyens miraculeux. Cependant
les femmes juives n’invoquaient point la déesse Lucine, quand Dieu
sauva leurs enfants des mains des Egyptiens qui les voulaient exterminer
tous 1. Ces enfants furent allaités sans la déesse Rumina,
et mis au berceau sans la déesse Cunina. Ils n’eurent pas besoin
d’Educa et de Potina pour boire et pour manger. Leur premier âge
fut soigné sans le secours des dieux enfantins; ils se marièrent
sans les dieux conjugaux, et s’unirent à leurs femmes sans avoir
adoré Priape. Bien qu’ils n’eussent pas invoqué Neptune,
la mer s’ouvrit devant eux, et elle ramena ses flots sur les Egyptiens.
Ils ne s’avisèrent
1. Exod., 1, 15.
point d’adorer une déesse Mannia, quand ils reçurent
la marine du ciel, ni d’invoquer les Nymphes quand, du rocher frappé
par Moïse, jaillit une source pour les désaltérer. Ils
firent la guerre sans les folles cérémonies de Mars et de
Bellone ; et s’ils ne furent pas, j’en conviens, victorieux sans la Victoire,
ils virent en elle, non une déesse, mais un don de leur Dieu. Enfin
ils ont eu des moissons sans Segetia, des boeufs sans Bubona, du miel sans
Mellona, et des fruits sans Pomone 1; et, en un mot, tout ce que les Romains
imploraient de cette légion de divinités, les Juifs l’ont
obtenu, et d’une façon beaucoup plus heureuse, de l’unique et véritable
Dieu. S’ils ne l’avaient point offensé en s’abandonnant à
une curiosité impie, qui, pareille à la séduction
des arts magiques, les entraîna vers les dieux étrangers et
vers les idoles, et finit par leur faire verser le sang de Jésus-Christ,
nul doute qu’ils n’eussent maintenu leur empire, sinon plus vaste, au moins
plus heureux que celui des Romains. Et maintenant les voilà dispersés
à travers les nations, par un effet de la providence du seul vrai
Dieu, qui a voulu que nous pussions prouver par leurs livres que la destruction
des idoles, des autels, des bois sacrés et des temples, l’abolition
des sacrifices; en un mot que tous ces événements, dont nous
sommes aujourd’hui témoins, ont été depuis longtemps
prédits; car si on ne les lisait que dans le Nouveau Testament,
on s’imaginerait peut-être que nous les avons controuvés.
Mais réservons ce qui suit pour un autre livre, celui-ci étant
déjà assez long.
1. Voyez plus bas, chap. 10 et suiv.
(92)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm