LIVRE CINQUIÈME : ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS.
Saint Augustin discute d’abord la question du fatalisme, pour confondre
ceux qui expliquaient la prospérité de l’empire romain par
le fatum, comme il a fait précédemment pour ceux qui l’attribuaient
à la protection des faux dieux. Amené de la sorte à
traiter de la prescience divine, il prouve qu’elle n’ôte point le
libre arbitre de notre volonté. Il parle ensuite des anciennes moeurs
des Romains, et fait comprendre par quel mérite ou par quel arrêt
de la divine justice ils ont obtenu, pour l’accroissement de leur empire,
l’assistance du vrai Dieu qu’ils n’adoraient pas. Enfin il enseigne en
quoi des empereurs chrétiens doivent faire consister la félicité.
LIVRE CINQUIÈME
PRÉFACE.
CHAPITRE PREMIER.
LA DESTINÉE DE L’EMPIRE ROMAIN ET CELLE DE TOUS LES AUTRES EMPIRES
NE DÉPENDENT NI DE CAUSES FORTUITES, NI DE LA POSITION DES ASTRES.
CHAPITRE II.
RESSEMBLANCE ET DIVERSITÉ DES MALADIES DE DEUX JUMEAUX. 4
CHAPITRE III
DE L’ARGUMENT DE LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ PAR LE MATHÉMATICIEN
NIGIDIUS DANS LA QUESTION DES JUMEAUX.
CHAPITRE IV.
DES DEUX JUMEAUX ÉSAÜ ET JAGOB, FORT DIFFÉRENTS
DE CARACTÈRE ET DE CONDUITE.
CHAPITRE V.
PREUVES DE LA VANITÉ DE L’ASTROLOGIE.
CHAPITRE VI.
DES JUMEAUX DE SEXE DIFFÉRENT.
CHAPITRE VII.
DU CHOIX DES JOURS, SOIT POUR SE MARIER, SOIT POUR SEMER OU PLANTER.
CHAPITRE VIII.
DE CEUX QUI APPELLENT DESTIN L’ENCHAÎNEMENT DES CAUSES CONÇU
COMME DÉPENDANT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
CHAPITRE IX.
DE LA PRESCIENCE DE DIEU ET DE LA LIBRE VOLONTÉ DE L’HOMME,
CONTRE LE SENTIMENT DE CICÉRON.
CHAPITRE X.
S’IL Y A QUELQUE NÉCESSITÉ QUI DOMINE LES VOLONTÉS
DES HOMMES.
CHAPITRE XI.
LA PROVIDENCE DE DIEU EST UNIVERSELLE ET EMBRASSE TOUT SOUS SES LOIS.
CHAPITRE XII.
PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT MÉRITÉ QUE
LE VRAI DIEU-ACCRUT LEUR EMPIRE, BIEN QU’ILS NE L’ADORASSENT PAS.
CHAPITRE XIII.
L’AMOUR DE LA GLOIRE, QUI EST UN VICE, PASSE POUR UNE VERTU, PARCE
QU’IL SURMONTE DES VICES PLUS GRANDS.
CHAPITRE XIV.
IL FAUT ÉTOUFFER L’AMOUR DE LA GLOIRE TEMPORELLE, LA GLOIRE
DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN DIEU.
CHAPITRE XV.
DE LA RÉCOMPENSE TEMPORELLE QUE DIEU A DONNÉE AUX VERTUS
DES ROMAINS.
CHAPITRE XVI.
DE LA RÉCOMPENSE DES CITOYENS DE LA CITÉ ÉTERNELLE,
A QUI PEUT ÊTRE UTILE L’EXEMPLE DES VERTUS DES ROMAINS.
CHAPITRE XVII.
LES VICTOIRES DES ROMAJNS NE LEUR ONT PAS FAIT UNE CONDITION MEILLEURE
QUE CELLE DES VAINCUS.
CHAPITRE XVIII.
LES CHRÉTIENS N’ONT PAS A SE GLORIFIER DE CE QU’ILS FONT POUR
L’AMOUR DE LA PATRIE CÉLESTE, QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI GRANDES
CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.
CHAPITRE XIX.
EN QUOI L’AMOUR DE LA GLOIRE DIFFÈRE DE L’AMOUR DE LA DOMINATION.
CHAPITRE XX.
IL N’EST GUÈRE MOINS HONTEUX D’ASSERVIR LES VERTUS A LA GLOIRE
HUMAINE QU’A LA VOLUPTÉ.
CHAPITRE XXI.
C’EST LE VRAI DIEU, SOURCE DE TOUTE PUISSANCE ET PROVIDENCE SOUVERAINE
DE L’UNIVERS, QUI A DONNÉ L’EMPIRE AUX ROMAINS.
CHAPITRE XXII.
LA DURÉE ET L’ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT DE LA VOLONTÉ
DE DIEU.
CHAPITRE XXIII.
DE LA GUERRE CONTRE RADAGAISE, ROI DES GOTHS, QUI FUT VAINCU DANS UNE
SEULE ACTION AVEC TOUTE SON ARMÉE.
CHAPITRE XXIV.
EN QUOI CONSISTE LE BONREUR DES PRINCES CHRÉTIENS, ET COMBIEN
CE BONHEUR EST VÉRITABLE.
CHAPITRE XXV.
DES PROSPÉRITÉS QUE DIEU A RÉPANDUES SUR L’EMPEREUR
CHRÉTIEN CONSTANTIN.
CHAPITRE XXVI.
DE LA FOI ET DE LA PIÉTÉ DE L’EMPEREUR THÉODOSE.
PRÉFACE.
Puisqu’il est constant que tous nos désirs possibles ont pour
terme la félicité, laquelle n’est point une déesse,
mais un don de Dieu, et qu’ainsi les hommes ne doivent point adorer d’autre
Dieu que celui qui peut les rendre heureux (car si la félicité
était une déesse, elle seule devrait être adorée),
voyons maintenant pourquoi Dieu, qui a dans ses mains, avec tout le reste,
cette sorte de biens que peuvent posséder les hommes mêmes
qui ne sont pas bons, ni par conséquent heureux, a voulu donner
à l’empire romain tant de grandeur et de durée : avantage
que leurs innombrables divinités étaient incapables de leur
assurer, ainsi que nous l’avons déjà fait voir amplement,
et que nous le montrerons à l’occasion.
CHAPITRE PREMIER.
LA DESTINÉE DE L’EMPIRE ROMAIN ET CELLE DE TOUS LES AUTRES EMPIRES
NE DÉPENDENT NI DE CAUSES FORTUITES, NI DE LA POSITION DES ASTRES.
La cause de la grandeur de l’empire romain n’est ni fortuite, ni fatale,
à prendre ces mots dans le sens de ceux qui appellent fortuit ce
qui arrive sans cause ou ce dont les causes ne se rattachent à aucun
ordre raisonnable, et fatal, ce qui arrive sans la volonté de Dieu
ou des hommes, en vertu d’une nécessité inhérente
à l’ordre des choses. Il est hors de doute, en effet, que c’est
la providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre; et si
quelqu’un vient soutenir qu’ils dépendent du destin, en appelant
destin la volonté de Dieu ou sa puissance, qu’il garde son sentiment,
mais qu’il corrige son langage. Car pourquoi ne pas dire tout d’abord ce
qu’il dira ensuite quand on lui demandera ce qu’il entend par destin? Le
destin, en effet, dans le langage ordinaire, désigne l’influence
de la position des astres sur les événements, comme il arrive,
dit-on, à la naissance d’une personne ou au moment qu’elle est conçue.
Or, les uns veulent que cette influence ne dépende pas de la volonté
de Dieu, les autres qu’elle en dépende.
Mais, à dire vrai, le sentiment qui affranchit nos actions de
la volonté de Dieu, et fait dépendre des astres nos biens
et nos maux, doit être rejeté, non-seulement de quiconque
professe la religion véritable, mais de ceux-là mêmes
qui en ont une fausse, quelle qu’elle soit. Car où tend cette opinion,
si ce n’est à supprimer tout culte et toute prière? Mais
ce n’est pas à ceux qui la soutiennent que nous nous adressons présentement;
nos adversaires sont les païens qui, pour la défense de leurs
dieux, font la guerre à la religion chrétienne. Quant à
ceux qui font dépendre de la volonté de Dieu la position
des étoiles, s’ils croient qu’elles tiennent de lui, par une sorte
de délégation de son autorité, le pouvoir de décider
à leur gré de la destinée et du bonheur des hommes,
ils font une grande injure au ciel de s’imaginer que dans cette cour brillante,
dans ce sénat radieux, on ordonne des crimes tellement énormes
qu’un Etat qui en ordonnerait de semblables, verrait le genre humain tout
entier se liguer pour le détruire. D’ailleurs, si les astres déterminent
nécessairement les actions des hommes, que reste-t-il à la
décision de Celui qui est le maître des astres et des hommes?
Dira-t-on que les étoiles ne tiennent pas de Dieu le pouvoir de
disposer à leur gré des choses humaines, mais qu’elles se
bornent à exécuter ses ordres ? Nous demanderons comment
il est possible d’imputer à la volonté de Dieu ce qui serait
indigne de celle des étoiles. Il ne reste donc plus qu’à
soutenir, comme ont fait quelques hommes 1 d’un rare
1. Il y a peut-être ici une allusion à origène.
Voyez sur ce point Eusèbe, Praepar. evang., lib. VI, cap II.
(92)
savoir, que les étoiles ne font pas les événements,
mais qu’elles les annoncent, qu’elles sont des signes et non des causes.
Je réponds que les astrologues n’en parlent pas de la sorte. Ils
ne disent pas, par exemple: Dans telle position Mars annonce un assassin;
ils disent Mars fait un assassin. Je veux toutefois qu’ils ne s’expliquent
pas exactement, et qu’il faille les renvoyer aux philosophes pour apprendre
d’eux à s’énoncer comme il faut, et à dire que les
étoiles annoncent ce qu’ils disent qu’elles font; d’où vient
qu’ils n’ont jamais pu rendre compte de la diversité qui se rencontre
dans la vie de deux enfants jumeaux, dans leurs actions, dans leur destinée,
dans leurs professions, dans leurs talents, dans leurs emplois, en un mot
dans toute la suite de leur existence et dans leur mort même ; diversité
quelquefois si grande, que des étrangers leur sont plus semblables
qu’ils ne le sont l’un à l’autre, quoiqu’ils n’aient été
séparés dans leur naissance que par un très-petit
espace de temps, et que leur mère les ait conçus dans le
même moment?
CHAPITRE II.
RESSEMBLANCE ET DIVERSITÉ DES MALADIES DE DEUX JUMEAUX.
L’illustre médecin Hippocrate a écrit, au rapport de
Cicéron, que deux frères étant tombés malades
ensemble, la ressemblance des accidents de leur mal, qui s’aggravait et
se calmait en même temps, lui fit juger qu’ils étaient jumeaux
1. De son côté, le stoïcien Posidonius, grand partisan
de l’astrologie expliquait le fait en disant que les deux frères
étaient nés et avaient été conçus sous
la même constellation. Ainsi, ce que le médecin faisait dépendre
de la conformité des tempéraments, le philosophe astrologue
l’attribuait à celle des influences célestes. Mais la conjecture
du médecin est de beaucoup la plus acceptable et la plus plausible;
car on comprend fort bien que ces deux enfants, au moment de la conception,
aient reçu de la disposition physique de leurs parents une impression
analogue, et qu’ayant pris leurs premiers accroissements au ventre de la
même mère, ils soient nés avec la même complexion.
Ajoutez à cela que, nourris dans
1. Ce fait curieux ne se rencontre dans aucun ries écrits qui
nous sont restés, soit de Cicéron, soit d’Hippocrate. Un
savant commentateur de saint Augustin, E. Vivès, conjecture que
le passage en question devait se trouver dans le petit écrit de
Cicéron, De fato, qui n’est parvenu jusqu’à nous qu’incomplet
et mutilé.
la même maison, des mêmes aliments, respirant le même
air, buvant la même eau, faisant les mêmes exercices, toutes
choses qui, selon les médecins, influent beaucoup sur la santé,
soit en bien, soit en mal, ce genre de vie commun a dû rendre leur
tempérament si semblable, que les mêmes causes les faisaient
tomber malades en même temps. Mais vouloir expliquer cette conformité
physique par la position qu’occupaient les astres au moment de leur conception
ou de leur naissance, quand il a pu naître sous ces mêmes astres,
semblablement disposés, un si grand nombre d’êtres si prodigieusement
différents d’espèces, de dispositions et de destinées,
c’est à mon avis le comble de l’impertinence. Je connais des jumeaux
qui non-seulement diffèrent dans la conduite et les vicissitudes
de leur carrière, mais dont les maladies ne se ressemblent nullement.
Il me semble qu’Hippocrate rendrait aisément raison de cette diversité
en l’attribuant à la différence des aliments et des exercices,
lesquels dépendent de la volonté et non du tempérament;
mais quant à Posidonius ou à tout autre partisan de l’influence
fatale des astres, je ne vois pas ce qu’il aurait à dire ici, à
moins qu’il ne voulût abuser de la crédulité des personnes
peu versées dans ces matières. On essaie de se tirer d’affaire
en arguant du petit intervalle qui sépare toujours la naissance
de deux jumeaux, d’où provient, dit-on, la différence de
leurs horoscopes 1; mais ou bien cet intervalle n’est pas assez considérable
pour motiver la diversité qui se rencontre dans la conduite des
jumeaux, dans leurs actions, leurs moeurs et les accidents de leur vie,
où il l’est trop pour s’accorder avec la bassesse ou la noblesse
de condition commune aux deux enfants, puisqu’on veut que la condition
de chacun dépende de l’heure où il est né. Or, si
l’un naît immédiatement après l’autre, de manière
à ce qu’ils aient le même horoscope, je demande pour eux une
parfaite conformité en toutes choses, laquelle ne peut jamais se
rencontrer dans les jumeaux les plus semblables; et si le second met un
si long temps à venir après le premier, que cela change l’horoscope,
je demande ce qui ne peut non plias se rencontrer en deux jumeaux, la diversité
de père et de mère.
1. Horoscope, remarque saint Augustin, veut dire observation de l’heure,
horae notatio (en grec òroskopéion, d’òra, heure,
et axopein, observer).
(94)
CHAPITRE III
DE L’ARGUMENT DE LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ PAR LE MATHÉMATICIEN
NIGIDIUS DANS LA QUESTION DES JUMEAUX.
On aurait donc vainement recours au fameux argument de la roue du potier,
que Nigidius 1 imagina, dit-on, pour sortir de cette difficulté,
et qui lui valut le surnom de Figulus 2. Il imprima à une roue de
potier le mouvement le plus rapide possible, et pendant qu’elle tournait,
il la marqua d’encre à deux reprises, mais si rapprochées,
qu’on aurait pu croire qu’il ne l’avait touchée qu’une fois; or,
quand on eut arrêté la roue, on y trouva deux marques, séparées
l’une de l’autre par un intervalle assez grand. C’est ainsi, disait-il,
qu’avec la rotation de la sphère céleste, encore que deux
jumeaux se suivent d’aussi près que les deux coups dont j’ai touché
la roue, cela fait dans le ciel une grande distance, d’où résulte
la diversité qui se rencontre dans les moeurs des deux enfants et
dans les accidents de leur destinée. A mon avis, cet argument est
plus fragile encore que les vases façonnés avec la roue du
potier. Car si cet énorme intervalle qui se trouve dans le ciel
entre la naissance de deux jumeaux, est cause qu’il vient un héritage
à celui-ci et non à celui-là, sans que leur horoscope
pût faire deviner cette différence, comment ose-t-on prédire
à d’autres personnes dont on prend l’horoscope, et qui ne sont point
jumelles, qu’il leur arrivera de semblables bonheurs dont la cause est
impénétrable, et cela avec la prétention de faire
tout dépendre du moment précis de la naissance. Diront-ils
que dans l’horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, ils fondent leurs
prédictions sur de plus grands intervalles de temps, au lieu que
la courte distance qui se rencontre entre la naissance de deux jumeaux
ne peut produire dans leur destinée que de petites différences,
sur lesquelles on n’a pas coutume de consulter les astrologues, telles
que s’asseoir, se promener, se mettre à table, manger ceci ou cela?
mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, puisque
la différence que nous signalons entre les jumeaux comprend
1. Nigidius, célèbre astrologue, contemporain de Varron;
il est question de ses prédictions dans Suétone (Vie d’Auguste,
ch. 94) et dans Lucain (lib. I, vers. 639 et seq.)
2. Figulus veut dire potier.
leurs moeurs, leurs inclinations et les vicissitudes de leur destinée.
CHAPITRE IV.
DES DEUX JUMEAUX ÉSAÜ ET JAGOB, FORT DIFFÉRENTS
DE CARACTÈRE ET DE CONDUITE.
Du temps de nos premiers pères naquirent deux jumeaux (pour
ne parler que des plias célèbres), qui se suivirent de si
près en venant au monde, que le premier tenait l’autre par le pied
1. Cependant leur vie et leurs moeurs furent si différentes, leurs
actions si contraires, l’affection de leurs parents si dissemblable, que
le petit intervalle qui sépara leur naissance suffit pour les rendre
ennemis. Qu’est-ce à dire? S’agit-il de savoir pourquoi l’un se
promenait quand l’autre était assis, pourquoi celui-ci dormait ou
gardait le silence quand celui-là veillait ou parlait? nullement;
car de si petites différences tiennent à ces courts intervalles
de temps que ne sauraient mesurer ceux qui signalent la position des astres
au moment de la naissance, pour consulter ensuite les astrologues. Mais
point du tout : l’un des jumeaux de la Bible a été longtemps
serviteur à gages, l’autre n’a pas été serviteur;
l’un était aimé de sa mère, l’autre ne l’était
pas; l’un perdit son droit d’aînesse, si important chez les Juifs,
et l’autre l’acquit. Parlerai-je de leurs femmes, de leurs enfants, de
leurs biens? Quelle diversité à cet égard entre les
deux frères? Si tout cela est une suite du petit intervalle qui
sépare la naissance des deux jumeaux et ne peut être attribué
aux constellations , je demande encore comment on ose, sur la foi des constellations,
prédire à d’autres leur destinée? Aime-t-on mieux
dire que les destinées ne dépendent pas de ces intervalles
imperceptibles, mais bien d’espaces de temps plus grands qui peuvent être
observés? A quoi sert alors ici la roue du potier, sinon à
faire tourner des coeurs d’argile et à cacher le néant de
la science astrologique?
CHAPITRE V.
PREUVES DE LA VANITÉ DE L’ASTROLOGIE.
Ces deux frères, dont la maladie augmentait ou diminuait en
même temps, et qu’à ce signe le coup d’oeil médical
d’Hippocrate reconnut jumeaux, ne suffisent-ils pas à
1. Gen. XXV, 25.
(95)
confondre ceux qui veulent imputer aux astres une conformité
qui s’explique par celle du tempérament? Car, d’où vient
qu’ils étaient malades en même temps, au lieu de l’être
l’un après l’autre, suivant l’ordre de leur naissance, qui n’avait
pu être simultanée? Ou si le moment différent de leur
naissance n’a pu faire qu’ils fussent malades en des moments différents,
de quel droit vient-on soutenir que cette première différence
en a produit une foule d’autres dans leurs destinées? Quoi ! ils
ont pu voyager en des temps différents, se marier, avoir des enfants,
toujours en des temps différents, et cela, dit-on, parce qu’ils
étaient nés en des temps différents; et ils n’ont
pu être malades en des temps différents! Si la différence
dans l’heure de la naissance a influé sur l’horoscope et causé
les mille diversités de leurs destinées, pourquoi l’identité
dans le moment de la conception s’est-elle fait sentir par la conformité
de leurs maladies? Dira-t-on que les destins de la santé sont attachés
au moment de la conception, et ceux du reste de la vie au moment de la
naissance? mais alors les astrologues ne devraient rien prédire
touchant la santé d’après les constellations de la naissance,
puisqu’on leur laisse forcément ignorer le moment de la conception.
D’un autre côté, si on prétend prédire les maladies
sans consulter l’horoscope de la conception, sous prétexte qu’elles
sont indiquées par le moment de la naissance, comment aurait-on
pu annoncer à un de nos jumeaux, d’après l’heure où
il était né, à quelle époque il serait malade,
puisque l’intervalle qui a séparé la naissance des deux frères
ne les a pas empêchés de tomber malades en même temps.
Je demande en outre à ceux qui soutiennent que le temps qui s’écoule
entre la naissance de deux jumeaux est assez considérable pour changer
les constellations et l’horoscope, et tous ces ascendants mystérieux
qui ont tant d’influence sur les destinées, je demande, dis-je,
comment cela est possible, puisque les deux jumeaux ont été
nécessairement conçus au même instant. De plus, si
les destinées de deux jumeaux peuvent être différentes
quant au moment de la naissance, bien qu’ils aient été conçus
au même instant, pourquoi les destinées de deux enfants nés
en même temps ne seraient-elles pas différentes pour la vie
et pour la mort? En effet, si le même moment où ils ont été
conçus n’a pas empêché que l’un ne vînt avant
l’autre, je ne vois pas par quelle raison le même moment où
ils sont nés s’opposerait à ce que celui-ci mourût
avant celui-là ; et si une conception simultanée a eu pour
eux des effets si différents dans le ventre de leurs mères,
pourquoi une naissance simultanée ne serait-elle pas suivie dans
le cours de la vie d’accidents non moins divers, de manière à
confondre également toutes les rêveries d’un art chimérique
? Quoi ! deux enfants conçus au même moment, sous la même
constellation, peuvent avoir, même à l’heure de la naissance,
une destinée différente ; et deux enfants, nés dans
le même instant et sous les mêmes signes, de deux différentes
mères, ne pourront pas avoir deux destinées différentes
qui fassent varier les accidents de leur vie et de leur mort, à
moins qu’on ne s’avise de prétendre que les enfants, bien que déjà
conçus, ne peuvent avoir une destinée qu’à leur naissance?
Mais pourquoi dire alors que, si l’on pouvait savoir le moment précis
de la conception, les astrologues feraient des prophéties encore
plus surprenantes, ce qui a donné lieu à cette anecdote,
que plusieurs aiment à répéter, d’un certain sage
qui sut choisir son heure pour avoir de sa femme un enfant merveilleux.
Cette opinion était aussi celle de Posidonius, grand astrologue
et philosophe, puisqu’il expliquait la maladie simultanée de nos
jumeaux par la simultanéité de leur naissance et de leur
conception. Remarquez qu’il ajoutait conception , afin qu’on ne lui objectât
pas que les deux jumeaux n’étaient pas nés au même
instant précis; il lui suffisait qu’ils eussent été
conçus en même temps pour attribuer leur commune maladie,
non à la ressemblance de leur tempérament, mais à
l’influence des astres. Mais si le moment de la conception a tant de force
pour régler les destinées et les rendre semblables, la naissance
ne devrait pas les diversifier; ou, si l’on dit que les destinées
des jumeaux sont différentes à cause qu’ils naissent en des
temps différents, que ne dit-on qu’elles sont déjà
changées par cela seul qu’ils naissent en des temps différents?
Se peut-il que la volonté des vivants ne change point les destins
de la naissance, lorsque l’ordre même de la naissance change ceux
de la conception? (96)
CHAPITRE VI.
DES JUMEAUX DE SEXE DIFFÉRENT.
Il arrive même souvent dans la conception des jumeaux, laquelle
a certainement lieu au même moment et sous la même constellation,
que l’un est mâle et l’autre femelle. Je connais deux jumeaux de
sexe différent qui sont encore vivants et dans la fleur de l’âge.
Bien qu’ils se ressemblent extérieurement autant que le comporte
la différence des sexes, ils mènent toutefois un genre de
vie très-opposé, et cela, bien entendu, abstraction faite
des occupations qui sont propres au sexe de chacun : l’un est comte, militaire,
et voyage presque toujours à l’étranger; l’autre ne quitte
jamais son pays, pas même sa maison de campagne. Mais voici ce qui
paraîtra incroyable si l’on croit à l’influence des astres;
et ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère le libre arbitre
de l’homme et la grâce divine : le frère est marié,
tandis que la soeur est vierge consacrée à Dieu; l’un a beaucoup
d’enfants, et l’autre n’en veut point avoir. On dira, je le sais, que la
force de l’horoscope est grande. Pour moi, je pense en avoir assez prouvé
la vanité ; et, après tout, les astrologues tombent d’accord
qu’il n’a de pouvoir que pour la naissance. Donc il est inutile pour la
conception, laquelle s’opère indubitablement par une seule action,
puisque tel est l’ordre inviolable de la nature qu’une femme qui vient
de concevoir cesse d’être propre à la conception; d’où
il résulte que deux jumeaux sont de toute nécessité
conçus au même instant précis 1, Dira-t-on qu’étant
nés sous un horoscope différent, ils ont été
changés au moment de leur naissance, l’un en mâle et l’autre
en femelle? Peut-être ne serait-il pas tout à fait absurde
de soutenir que les influences des astres soient pour quelque chose dans
la forme des corps ainsi, l’approche ou l’éloignement du soleil
produit la variété des saisons, et suivant que la lune est
à son croissant ou à son décours, on voit certaines
choses augmenter ou diminuer, comme les hérissons de mer, les huîtres
et les marées; mais vouloir soumettre aux mêmes influences
les volontés des hommes, c’est nous donner lieu de chercher des
raisons pour en affranchir
1. Saint Augustin parait ici trop absolu. Il a contre lui l’autorité
des grands naturalistes de l’antiquité : Hippocrate (De superfet.),
Aristote (Hist. anim., lib, VII, cap. 4) et Pline (Béat. nat., lib.
vu, cap. 11).
jusqu’aux objets corporels. Qu’y a-t-il de plus réellement corporel
que le sexe ? et cependant des jumeaux de sexe différent peuvent
être conçus sous la même constellation. Aussi, n’est-ce
pas avoir perdu le sens que de dire ou de croire que la position des astres,
qui a été la même pour ces deux jumeaux au moment de
leur conception, n’a pu leur donner un même sexe, et que celle qui
a présidé au moment de leur naissance a pu les engager dans
des états aussi peu semblables que le mariage et la virginité?
CHAPITRE VII.
DU CHOIX DES JOURS, SOIT POUR SE MARIER, SOIT POUR SEMER OU PLANTER.
Comment s’imaginer qu’en choisissant tel ou tel jour pour commencer
telle ou telle entreprise, on puisse se faire de nouveaux destins? Cet
homme, disent-ils, n’était pas né pour avoir un fils excellent,
mais plutôt pour en avoir un méprisable; mais il a eu l’art,
voulant devenir père, de choisir son heure. Il s’est donc fait un
destin qu’il n’avait pas, et par là une fatalité a commencé
pour lui, qui n’existait pas au moment de sa naissance. Etrange folie!
on choisit un jour pour se marier, et c’est, j’imagine, pour ne pas tomber,
faute de choix, sur un mauvais jour, ers d’autres termes, pour ne pas faire
un mariage malheureux; mais, s’il en est ainsi, à quoi servent les
destins attachés à notre naissance? Un homme peut-il, par
le choix de tel ou tel jour, changer sa destinée, et ce que sa volonté
détermine ne saurait-il être changé par une puissance
étrangère? D’ailleurs, s’il n’y a sous le ciel que les hommes
qui soient sOumis aux influences des astres, pourquoi choisir certains
jours pour planter, pour semer, d’autres jours pour dompter les animaux,
pour les accoupler, et pour toutes les opérations semblables? Si
l’on dit que ce choix a de l’importance, parce que tous les corps animés
ou inanimés sont assujétis à l’action des astres,
il suffira de faire observer combien d’êtres naissent ou commencent
en même temps, dont la destinée est tellement différente
que cela suffit pour faire rire un enfant, même aux dépens
de l’astrologie. Où est en effet l’homme assez dépourvu de
sens pour croire que chaque arbre, chaque plante, chaque bête, serpent,
oiseau, vermisseau, ait pour (97) naître son moment fatal? Cependant,
pou éprouver la science des astrologues, on a cou turne de leur
apporter l’horoscope des animaux et de donner la palme à ceux qui
s’écrient en le regardant : Ce n’est pas un homme qui est né,
c’est une bête. Ils vont jusqu’à désigner hardiment
à quelle espèce elle appartient, si c’est une bête
à laine ou une bête de trait, si elle est propre au labourage
ou à la garde de la maison. On les consulte même sur la destinée
des chiens, et l’os écoute leurs réponses avec de grands
applaudissements. Les hommes seraient-ils donc assez sots pour s’imaginer
que la naissance d’un homme arrête si bien le développement
de tous les autres germes, qu’une mouche ne puisse naître sous la
même constellation que lui? car, si on admet la production d’une
mouche, il faudra remonter par une gradation nécessaire à
la naissance d’un chameau ou d’un éléphant. ils ne veulent
pas remarquez qu’au jour choisi par eux pour ensemencer un champ, il y
a une infinité de grains qui tombent sur terre ensemble, germent
ensemble, lèvent, croissent, mûrissent en même temps,
et que cependant, de tous ces épis de même âge et presque
de même germe, les uns sont brûlés par la nielle, les
autres mangés par les oiseaux, les autres arrachés par les
passants. Dira-t-on que ces épis, dont la destinée est si
différente, sont sous l’influence de différentes constellations,
ou, si on ne peut le dire, conviendra-t-on de la vanité du choix
des jours et de l’impuissance des constellations sur les êtres inanimés,
ce qui réduit leur empire à l’espèce humaine, c’est-à-dire
aux seuls êtres de ce monde à qui Dieu ait donné une
volonté libre? Tout bien considéré, il y a quelque
raison de croire que si les astrologues étonnent quelquefois par
la vérité de leurs réponses, c’est qu’ils sont secrètement
inspirés par les démons, dont le soin le plus assidu est
de propager dans les esprits ces fausses et dangereuses opinions sur l’influence
fatale des astres; de sorte que ces prétendus devins n’ont été
en rien guidés dans leurs prédictions par l’inspection de
l’horoscope, et que toute leur science des astres se trouve réduite
à rien.
CHAPITRE VIII.
DE CEUX QUI APPELLENT DESTIN L’ENCHAÎNEMENT DES CAUSES CONÇU
COMME DÉPENDANT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
Quant à ceux qui appellent destin, non la disposition des astres
au moment de la conception ou de la naissance, mais la suite et l’enchaînement
des causes qui produisent tout ce qui arrive dans l’univers, je ne m’arrêterai
pas à les chicaner sur un mot, puisqu’au fond ils attribuent cet
enchaînement de causes à la volonté et à la
puissance souveraine d’un principe souverain qui est Dieu même, dont
il est bon et vrai de croire qu’il sait d’avance et ordonne tout, étant
le principe de toutes les puissances sans l’être de toutes les volontés.
C’est donc cette volonté de Dieu, dont la puissance irrésistible
éclate partout, qu’ils appellent destin, comme le prouvent ces vers
dont Annaeus Sénèque est l’auteur, si je ne me trompe:
« Conduis-moi, père suprême, dominateur du vaste
univers, conduis-moi partout où tu voudras, je l’obéis sans
différer; me voilà. Fais que je te résiste, et il
faudra encore que je t’accompagne en gémissant; il faudra que je
subisse, en devenant coupable, le sort que j’aurais pu accepter avec une
résignation vertueuse. Les destins conduisent qui les suit et entraînent
qui leur résiste 1 »
Il est clair que le poëte appelle destin au dernier vers, ce qu’il
a nommé plus haut la volonté du père suprême,
qu’il se déclare prêt à suivre librement, afin de n’en
pas être entraîné: « Car les destins conduisent
qui les suit, et entraînent qui leur résiste». C’est
ce qu’expriment aussi deux vers homériques traduits par Cicéron
:
« Les volontés des hommes sont ce que les fait Jupiter,
le père tout-puissant, qui fait briller sa lumière autour
de l’univers 2».
Je ne voudrais pas donner une grande autorité à ce qui
ne serait qu’une pensée de poète; mais, comme Cicéron
nous apprend que les stoïciens avaient coutume de citer ces vers d’Homère
en témoignage de la puissance du destin, il ne s’agit pas tant ici
de la pensée d’un poète que de celle d’une école de
philosophes, qui nous font voir très-clairement ce qu’ils entendent
par destin, puisqu’ils appellent
1. Ces vers se trouvent dans les lettres de Sénèque (Epist.
107), qui les avait empruntés, en les traduisant habilement, au
poète et philosophe Cléanthe le stoïcien.
2. Ces deux vers sont dans l’Odyssée, chant XVIII, V. 136, 137.
L’ouvrage où Cicéron les cite et les traduit n’est pas arrivé
jusqu’à nous. Facciolati conjecture que ce pouvait être dans
un des livres perdus des Académiques.
(98)
Jupiter ce dieu suprême dont ils font dépendre l’enchaînement
des causes.
CHAPITRE IX.
DE LA PRESCIENCE DE DIEU ET DE LA LIBRE VOLONTÉ DE L’HOMME,
CONTRE LE SENTIMENT DE CICÉRON.
Cicéron s’attache à réfuter le système
stoïcien, et il ne croit pas en venir à bout, s’il ne supprime
d’abord la divination; mais en la supprimant il va jusqu’à nier
toute science des choses à venir. Il soutient de toutes ses forces
que cette science ne se rencontre ni en Dieu, ni dans l’homme, et que toute
prédiction est chose nulle. Par là, il nie la prescience
de Dieu et s’inscrit en faux contre toutes les prophéties, fussent-elles
plus claires que le jour, sans autre appui que de vains raisonnements et
certains oracles faciles à réfuter et qu’il ne réfute
même pas. Tant qu’il n’a affaire qu’aux prophéties des astrologues,
qui se détruisent elles-mêmes, son éloquence triomphe;
mais celà n’empêche pas que la thèse de l’influence
fatale dés astres ne soit au fond plus supportable que la sienne,
qui supprime toute connaissance de l’avenir. Car, admettre un Dieu et lui
refuser la prescience, c’est l’extravagance la plus manifeste. Cicéron
l’a tort bien senti, mais il semble qu’il ait voulu justifier cette parole
de l’Ecriture
« L’insensé a dit dans son coeur: Il n’y a point de Dieu
1 ». Au reste, il ne parle pas en son nom; et ne voulant pas se donner
l’odieux d’une opinion fâcheuse, il charge Cotta, dans le livre De
la nature des dieux, de discuter contre les stoïciens et de soutenir
que la divinité n’existe pas. Quant à ses propres opinions,
il les met dans la bouche de Balbus, défenseur des stoïciens
2. Mais au livre De la divination, Cicéron n’hésite pas à
se porter en personne l’adversaire de la prescience. n est clair que son
grand et unique objet, c’est d’écarter le destin et de sauver le
libre arbitre, étant persuadé que si l’on admet la science
des choses à venir, c’est une conséquence
1. Ps. XIII, 1.
2. Saint Augustin parait ici peu exact et beaucoup trop sévère
pour Cicéron, qu’il a traité ailleurs d’une façon
plus équitable. Le personnage du De natura deorum qui exprime le
mieux les sentiments de Cicéron, ce n’est point Balbus, comme le
dit saint Augustin, mais Cotte. De plus, l’académicien Cotta ne
représente point l’athéisme, qui aurait plutôt dans
l’épicurien Velléius son organe naturel; Colla représente
les incertitudes de la nouvelle Académie, et ce probabilisme spéculatif
ou inclinait Cicéron.
inévitable qu’on ne puisse nier le destin. Pour nous, laissons
les philosophes s’égarer dans le dédale de ces combats et
de ces disputes, et, convaincus qu’il existe un Dieu souverain et unique,
croyons également qu’il possède une volonté, une puissance
et une prescience souveraines. Ne craignons pas que les actes que nous
produisons volontairement ne soient pas des actes volontaires ; car ces
actes, Dieu les a prévus, et sa prescience est infaillible. C’est
cette crainte qui a porté Cicéron à combattre la prescience,
et c’est elle aussi qui a fait dire aux stoïciens que tout n’arrive
pas nécessairement dans l’univers, bien que tout y soit soumis au
destin.
Qu’est-ce donc que Cicéron appréhendait si fort dans
la prescience, pour la combattre avec une si déplorable ardeur?
C’est, sans doute, que si tous les événements à venir
sont prévus, ils ne peuvent manquer de s’accomplir dans le même
ordre où ils ont été prévus; or, s’ils s’accomplissent
dans cet ordre, il y a donc un ordre des événements déterminé
dans la prescience divine; et si l’ordre des événements est
déterminé, l’ordre des causes l’est aussi, puisqu’il n’y
a point d’événement possible qui ne soit précédé
par quelque cause efficiente. Or, si l’ordre des causes, par qui arrive
tout ce qui arrive, est déterminé, tout ce qui arrive, dit
Cicéron, est l’ouvrage du destin. « Ce point accordé,
ajoute-t-il, toute l’économie de la vie humaine est renversée;
c’est en vain qu’on fait des lois, en vain qu’on a recours aux reproches,
aux louanges, au blâme, aux exhortations; il n’y a point de justice
à récompenser les bons ni à punir les méchants
1 ». C’est donc pour prévenir des conséquences si monstrueuses,
si absurdes, si funestes à l’humanité, qu’il rejette la prescience
et réduit les esprits religieux à faire un choix entre ces
deux alternatives qu’il déclare incompatibles: ou notre volonté
a quelque pouvoir, ou il y a une prescience. Démontrez-vous une
de ces deux choses ? par là même, suivant Cicéron,
vous détruisez l’autre, et vous ne pouvez affirmer le libre arbitre
sans nier la prescience. C’est pour cela que ce grand esprit, en vrai sage,
qui connaît à fond les besoins de la vie humaine, se décide
pour le libre arbitre; mais, afin de l’établir, il nie
1. Ce passage, attribué à Cicéron par saint Augustin,
ne se rencontre pas dans le De divinatione, mais on trouve au chap. 17
du De fato quelques ligues tout à fait analogues.
(99)
toute science des choses futures ; et voilà comme en voulant
faire l’homme libre il le fait sacrilége. Mais un coeur religieux
repousse cette alternative; il accepte l’un et l’autre principe, les confesse
également vrais, et leur donne pour base commune la foi qui vient
de la piété. Comment cela ? dira Cicéron ; car, la
prescience étant admise, il en résulte une suite de conséquences
étroitement enchaînées qui aboutissent à conclure
que notre volonté ne peut rien; et si on admet que notre volonté
puisse quelque chose, il faut, en remontant la chaîne, aboutir à
nier la prescience. Et, en effet, si la volonté est libre, le destin
ne fait pas tout ; si le destin ne fait pas tout, l’ordre de toutes les
causes n’est point déterminé; si l’ordre de toutes les causes
n’est point déterminé, l’ordre de tous les événements
n’est point déterminé non plus dans la prescience divine,
puisque tout événement suppose avant lui une cause efficiente
; si l’ordre des événements n’est point déterminé
pour la prescience divine, il n’est pas vrai que toutes choses arrivent
comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient; et si toutes choses n’arrivent
pas comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient, il n’y a pas, conclut
Cicéron, de prescience en Dieu.
Contre ces témérités sacriléges du raisonnement,
nous affirmons deux choses : la première, c’est que Dieu connaît
tous les événements avant qu’ils ne s’accomplissent; la seconde,
c’est que nous faisons par notre volonté tout ce que nous sentons
et savons ne faire que parce que nous le voulons. Nous sommes si loin de
dire avec les stoïciens: le destin fait tout, que nous croyons qu’il
ne fait rien, puisque nous démontrons que le destin, en entendant
par là, suivant l’usage, la disposition des astres au moment de
la naissance ou de la conception, est un mot creux qui désigne une
chose vaine, Quant à l’ordre des causes, où la volonté
de Dieu a la plus grande puissance, nous ne la nions pas, mais nous ne
lui donnons pas le nom de destin, à moins qu’on ne fasse venir le
fatum de fari, parler 1; car nous ne pouvons contester qu’il ne soit écrit
dans les livres saints: « Dieu a parlé une fois, et j’ai entendu
ces deux choses : la puissance est à Dieu, et la miséricorde
est aussi à vous, ô mon Dieu, qui rendrez à
1. Cette étymologie est celle des grammairiens de l’antiquité,
de Varron en particulier : De ling. lat., lib. VI, § 52.
chacun selon ses œuvres 1 ». Or, quand le psalmiste dit : Dieu
a parlé une fois, il faut entendre une parole immobile, immuable,
comme la connaissance que Dieu a de tout ce qui doit arriver et de tout
ce qu’il doit faire. Nous pourrions donc entendre ainsi le fatum, si on
ne le prenait d’ordinaire en un autre sens, que nous ne voulons pas laisser
s’insinuer dans les coeurs. Mais la vraie question est de savoir si, du
moment qu’il y a pour Dieu un ordre déterminé de toutes les
causes, il faut refuser tout libre arbitre à la volonté.
Nous le nions; et en effet, nos volontés étant les causes
de nos actions, font elles-mêmes partie de cet ordre des causes qui
est certain pour Dieu et embrassé par sa prescience. Par conséquent,
celui qui a vu d’avance toutes les causes des événements,
n’a pu ignorer parmi ces causes les volontés humaines, puisqu’il
y a vu d’avance les causes de nos actions.
L’aveu même de Cicéron, que rien n’arrive qui ne suppose
avant soi une cause efficiente, suffit ici pour le réfuter. Il ne
lui sert de rien d’ajouter que toute cause n’est pas fatale, qu’il y en
a de fortuites, de naturelles, de volontaires; c’est assez qu’il reconnaisse
que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente. Car, qu’il
y ait des causes fortuites, d’où vient même le nom de fortune,
nous ne le nions pas; nous disons seulement que ce sont des causes cachées,
et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou à
celle de quelque esprit. De même pour les causes naturelles, que
nous ne séparons pas de la volonté du créateur de
la nature. Restent les causes volontaires, qui se rapportent soit à
Dieu, soit aux anges, soit aux hommes, soit aux bêtes, si toutefois
on peut appeler volontés ces mouvements d’animaux privés
de raison, qui les portent à désirer ou à fuir ce
qui convient ou ne convient pas à leur nature. Quand je parle des
volontés des anges, je réunis par la pensée les bons
anges ou anges de Dieu avec les mauvais anges ou anges du diable, et ainsi
des hommes, bons ou méchants. H suit de là qu’il n’y a point
d’autres causes efficientes de tout ce qui arrive que les causes volontaires,
c’est-à-dire procédant de cette nature qui est l’esprit de
vie. Car l’air ou le vent s’appelle aussi en latin esprit; mais comme c’est
un corps, ce n’est point l’esprit de vie. Le véritable esprit de
vie, qui vivifie toutes choses et qui est le
1. Ps. LXI, 41.
(100)
créateur de tout corps et de tout esprit créé,
c’est Dieu, l’esprit incréé. Dans sa volonté réside
la toute-puissance, par laquelle il aide les bonnes volontés des
esprits créés, juge les mauvaises, les ordonne toutes, accorde
la puissance à celles-ci et la refuse à celles-là.
Car, comme il est le créateur de toutes les natures, il est le dispensateur
de toutes les puissances, mais non pas de toutes les volontés, les
mauvaises volontés ne venant pas de lui, puisqu’elles sont contre
la nature qui vient de lui. Pour ce qui est des corps, ils sont soumis
aux volontés, les uns aux nôtres, c’est-à-dire aux
volontés de tous les animaux mortels, et plutôt des hommes
que des bêtes; les autres à celles des anges; mais tous sont
soumis principalement à la volonté de Dieu, à qui
même sont soumises toutes les volontés en tant qu’elles n’ont
de puissance que par lui. Ainsi donc, la cause qui fait les choses et qui
n’est point faite, c’est Dieu. Les autres causes font et sont faites: tels
sont tous les esprits créés et surtout les raisonnables.
Quant aux causes corporelles, qui sont plutôt faites qu’elles ne
font, on ne doit pas les compter au nombre des causes efficientes, parce
qu’elles ne peuvent que ce que font par elles les volontés des esprits.
Comment donc l’ordre des causes, déterminé dans la prescience
divine, pourrait-il faire que rien ne dépendît de notre volonté,
alors que nos volontés tiennent une place si considérable
dans l’ordre des causes ? Que Cicéron dispute tant qu’il voudra
contre les stoïciens, qui disent que cet ordre des causes est fatal,
ou plutôt qui identifient l’ordre des causes avec ce qu’ils appellent
destin 1; pour nous, cette opinion nous fait horreur, surtout à
cause du mot, que l’usage a détourné de son vrai sens. Mais
quand Cicéron vient nier que l’ordre des causes soit déterminé
et parfaitement connu de la prescience divine, nous détestons sa
doctrine plus encore que ne faisaient les stoïciens; car, ou il faut
qu’il nie expressément Dieu, comme il a essayé de le faire,
sous le nom d’un autre personnage, dans son traité De la nature
des dieux; ou si en confessant l’existence de Dieu il lui refuse la prescience,
cela revient encore à dire avec l’insensé dont parle l’Ecriture
: Il n’y a point de Dieu. En effet, celui qui ne connaît point l’avenir
n’est point Dieu. En résumé, nos
1. Voyez Cicéron, De fato, cap. 11 et 12¸et De divinat.
Lib. 1, cap. 55 ; lib. II, cap. 8
volontés ont le degré de puissance que Dieu leur assigne
par sa volonté et sa prescience; d’où il résulte qu’elles
peuvent très-certainement tout ce qu’elles peuvent, et qu’elles
feront effectivement ce qu’elles feront, parce que leur puissance et leur
action ont été prévues par celui dont la prescience
est infaillible. C’est pourquoi, si je voulais me servir du mot destin,
je dirais que le destin de la créature est la volonté du
Créateur, qui tient la créature en son pouvoir, plutôt
que de dire avec les stoïciens que le destin (qui dans leur langage
est l’ordre des causes) est incompatible avec le libre arbitre.
CHAPITRE X.
S’IL Y A QUELQUE NÉCESSITÉ QUI DOMINE LES VOLONTÉS
DES HOMMES.
Cessons donc d’appréhender cette nécessité tant
redoutée des stoïciens , et qui leur a fait distinguer deux
sortes de causes : les unes qu’ils soumettent à la nécessité
, les autres qu’ils en affranchissent, et parmi lesquelles ils placent
la volonté humaine, étant persuadés qu’elle cesse
d’être libre du moment qu’on la soumet à la nécessité.
Et en effet, si on appelle nécessité pour l’homme ce qui
n’est pas en sa puissance, ce qui se fait en dépit de sa volonté,
comme par exemple la nécessité de mourir, il est évident
que nos volontés, qui font que notre conduite est bonne ou mauvaise,
ne sont pas soumises à une telle nécessité. Car nous
faisons beaucoup de choses que nous ne ferions certainement pas si nous
ne voulions pas les faire. Telle est la propre essence du vouloir : si
nous voulons, il est; si nous ne voulons pas, il n’est pas, puisque enfin
on ne voudrait pas, si on ne voulait pas. Mais il y a une autre manière
d’entendre la nécessité, comme quand on dit qu’il est nécessaire
que telle chose soit ou arrive de telle façon; prise en ce sens,
je ne vois dans la nécessité rien de redoutable, rien qui
supprime le libre arbitre de la volonté. On ne soumet pas en effet
à la nécessité la vie et la prescience divines, en
disant qu’il est nécessaire que Dieu vive toujours et prévoie
toutes choses, pas plus qu’on ne diminue la puissance divine en disant
que Dieu ne peut ni mourir, ni être trompé. Ne pouvoir pas
mourir est si peu une impuissance, que si Dieu pouvait mourir, il ne serait
pas la (101) puissance infinie. On a donc raison de l’appeler le Tout-Puissant,
quoiqu’il ne puisse ni mourir, ni être trompé; car sa toute-puissance
consiste -à faire ce qu’il veut et à ne pas souffrir ce qu’il
ne veut pas; double conditiOn sans laquelle il ne serait plus le Tout-Puissant.
D’où l’on voit enfin que ce qui fait que Dieu ne peut pas certaines
choses, c’est sa toute-puissance même:. Pareillement donc, dire qu’il
est nécessaire que lorsque nous voulons, nous voulions par notre
libre arbitre, c’est dire une chose incontestable; mais il ne s’ensuit
pas que notre libre arbitre soit soumis à une nécessité
qui lui ôte sa liberté. Nos volontés restent nôtres,
et c’est bien elles qui font ce que nous voulons faire , ou , en d’autres
termes, ce qui ne se ferait pas si nous ne le voulions faire. Et quand
j’ai quelque chose à souffrir du fait de mes semblables et contre
ma volonté propre, il y a encore ici une manifestation de la volonté,
non sans doute de ma volonté propre, mais de celle d’autrui, et
avant tout de la volonté et de la puissance de Dieu. Car, dans le
cas même où la volonté de mes semblables serait une
volonté sans puissance, cela viendrait évidemment de ce qu’elle
serait-empêchée par une volonté supérieure;
elle supposerait donc une autre volonté, tout en restant elle-même
une volonté distincte, impuissante à faire ce qu’elle veut.
C’est pourquoi, tout ce que l’homme souffre contre sa volonté, il
ne doit l’attribuer, ni à la volonté des hommes, ni à
celle des anges ou de quelque autre esprit créé, mais à
la volonté de Dieu, qui donne le pouvoir aux volontés.
On aurait donc tort de conclure que rien ne dépend de notre
volonté, sous prétexte que Dieu a prévu ce qui devait
en dépendre. Car ce serait dire que Dieu a prévu là
où il n’y avait rien à prévoir. Si en effet celui
qui a prévu ce qui devait dépendre un jour de notre volonté,
a véritablement prévu quelque chose, il faut conclure que
ce quelque chose, objet de sa prescience, dépend en effet de notre
volonté. C’est pourquoi nous ne sommes nullement réduits
à cette alternative, ou de nier le libre arbitre pour sauver la
prescience de Dieu, ou de nier la prescience de Dieu, pensée sacrilège
! pour sauver le libre arbitre; mais nous embrassons ces deux principes,
et nous les confessons l’un et l’autre avec la même foi et la même
sincérité: la prescience, pour bien croire; le libre arbitre,
pour bien vivre. Impossible d’ailleurs de bien vivre, si on ne croit pas
de Dieu ce qu’il est bien d’en croire. Gardons-nous donc soigneusement,
sous prétexte de vouloir être libres, de nier la prescience
de Dieu, puisque c’est Dieu seul dont la grâce nous donne ou nous
donnera la liberté. Ainsi, ce n’est pas en vain qu’il y a des lois,
ni qu’on a recours aux réprimandes, aux exhortations, à la
louange et au blâme; car Dieu a prévu toutes ces choses, et
elles ont tout l’effet qu’il a prévu qu’elles auraient; et de même
les prières servent pour obtenir de lui les biens qu’il a prévu
qu’il accorderait à ceux qui prient; et enfin il y a de la justice
à récompenser les bons et à châtier les méchants.
Un homme ne pèche pas parce que Dieu a prévu qu’il pécherait;
tout au contraire, il est hors de doute que quand il pèche, c’est
lui-même qui pèche, celui dont la prescience est infaillible
ayant prévu que son péché, loin d’être l’effet
du destin ou de la fortune, n’aurait d’autre cause que sa propre volonté.
Et sans doute, s’il ne veut pas pécher, il ne pèche pas;
mais alors Dieu a prévu qu’il ne voudrait pas pécher.
CHAPITRE XI.
LA PROVIDENCE DE DIEU EST UNIVERSELLE ET EMBRASSE TOUT SOUS SES LOIS.
Considérez maintenant ce Dieu souverain et véritable
qui, avec son Verbe et son Esprit saint, ne forme qu’un seul Dieu en trois
personnes, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créateur de
toutes les âmes et de tous les corps, source de la félicité
pour quiconque met son bonheur, non dans les choses vaines, mais dans les
vrais biens, qui a fait de l’homme un animal raisonnable, composé
de corps et d’âme, et après son péché, ne l’a
laissé-ni sans châtiment, ni sans miséricorde; qui
a donné aux bons et aux méchants l’être comme aux pierres,
la vie végétative comme aux plantes, la vie sensitive comme
aux animaux, la vie intellectuelle comme aux anges; ce Dieu, principe de
toute règle, de toute beauté, de tout ordre; qui donne à
tout le nombre, le poids et la mesure; de qui dérive toute production
naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix : les semences des formes,
les formes des semences, le mouvement des semences et des formes; ce Dieu
qui a créé la chair avec sa beauté, sa vigueur, sa
fécondité, la disposition de ses organes et la concorde (102)
salutaire de ses éléments; qui a donné à l’âme
animale la mémoire, les sens et l’appétit, et à l’âme
raisonnable la pensée, l’intelligence et la volonté; ce Dieu
qui n’a laissé aucune de ses oeuvres, je ne dis pas le ciel et la
terre, je ne dis pas les anges et les hommes, mais les organes du plus
petit et du plus vil des animaux, la plume d’un oiseau, la moindre fleur
des champs, une feuille d’arbre, sans y établir la convenance des
parties, l’harmonie et la paix; je demande s’il est croyable que ce Dieu
ait souffert que les empires de la terre, leurs dominations et leurs servitudes,
restassent étrangers aux lois de sa providence?
CHAPITRE XII.
PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT MÉRITÉ QUE
LE VRAI DIEU-ACCRUT LEUR EMPIRE, BIEN QU’ILS NE L’ADORASSENT PAS.
Voyons maintenant en faveur de quelles vertus le vrai Dieu, qui tient
en ses mains tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser l’accroissement
de l’empire romain. C’est pour en venir là que nous avons montré,
dans le livre précédent, que les dieux que Rome honorait
par des jeux ridicules n’ont en rien contribué à sa grandeur;
nous avons montré ensuite, au commencement du présent livre,
que le destin est un mot vide de sens, de peur que certains esprits, désabusés
de la croyance aux faux dieux, n’attribuassent la conservation et la grandeur
de l’empire romain à je ne sais quel destin plutôt qu’à
la volonté toute-puissante du Dieu souverain.
Les anciens Romains adoraient, il est vrai, les faux dieux, et offraient
des victimes aux démons, à l’exemple de tous les autres peuples
de l’univers, le peuple hébreu excepté; mais leurs historiens
leur rendent ce témoignage qu’ils étaient « avides
de renommée et prodigues d’argent, contents d’une fortune honnête
et insatiables de gloire 1 ». C’est la gloire qu’ils aimaient; pour
elle ils voulaient vivre, pour elle ils surent mourir. Cette passion étouffait
dans leurs coeurs toutes les autres. Convaincus qu’il était honteux
pour leur patrie d’être esclave, et glorieux pour elle de commander,
ils la voulurent libre d’abord pour la faire ensuite souveraine. C’est
pourquoi, ne pouvant souffrir l’autorité des rois, ils créèrent
deux chefs annuels qu’ils
1. Salluste, De conj. Catil., cap. 7.
appelèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle d’un maître
qui règne et domine; un consul, au contraire, est une sorte de conseiller
1. Les Romains pensèrent donc que la royauté a un~ faste
également éloigné de la simplicité d’un pouvoir
qui exécute la loi, et de la douceur d’un magistrat qui conseille;
ils ne virent en elle qu’une orgueilleuse domination. Ils chassèrent
donc les Tarquins, établirent des consuls, et dès lors, comme
le rapporte à l’honneur des Romains l’historien déjà
cité, « sous ce régime nouveau de liberté, la
république, enflammée par un amour passionné de la
gloire, s’accrut avec une rapidité incroyable » . C’est donc
à cette ardeur de renommée et de gloire qu’il faut attribuer
toutes les merveilles de l’ancienne Rome, qui sont, au jugement des hommes,
ce qui peut se voir de plus glorieux et de plus digne d’admiration.
Salluste trouve aussi à louer quelques personnages de son siècle,
notamment Marcus Caton et Caïus César, dont il dit que la république
, depuis longtemps stérile , n’avait jamais produit deux hommes
d’un mérite aussi éminent, quoique de moeurs bien différentes.
Or, entre autres éloges qu’il adresse à César, il
lui fait honneur d’avoir désiré un grand commandement, une
armée et une guerre nouvelle où il pût montrer ce qu’il
était. Ainsi, c’était le voeu des plus grands hommes que
Bellone, armée de son fouet sanglant, excitât de malheureuses
nations à prendre les armes, afin d’avoir une occasion de faire
briller leurs talents. Et voilà les effets de cette ardeur avide
pour les louanges et de ce grand amour de la gloire! Concluons que les
grandes choses faites par les Romains eurent trois mobiles : d’abord l’amour
de la liberté, puis le désir de la domination et la passion
des louanges. C’est de quoi rend témoignage le plus illustre de
leurs poëtes, quand il dit:
« Porsenna entourait Rome d’une armée immense, voulant
lui imposer le retour des Tarquins bannis; mais les fils d’Enée
se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté
2 »
Telle était alors leur unique ambition : mourir vaillamment
ou vivre libres. Mais quand ils eurent la liberté, l’amour de la
gloire s’empara tellement de leurs âmes, que la liberté n’était
rien pour eux si elle n’était
1. Saint Augustin fait dériver consul de consulere, regnum de
rex, et rex de regere.
2. Virgile, Enéide, livre VIII, vers 646, 647.
(103)
accompagnée de la domination. Aussi accueillaient-ils avec la
plus grande faveur ces prophéties flatteuses que Virgile mit depuis
dans la bouche de Jupiter :
« Junon même, l’implacable Junon, qui fatigue aujourd’hui
de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sentiments
plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation qui porte
ta toge, devenue la maîtresse des autres nations, Telle est ma volonté;
un jour viendra où la maison d’Assaracus imposera son joug à
la Thessalie et à l’illustre Mycènes, et dominera sur les
Grecs vaincus 1 »
On remarquera que Virgile fait prédire à Jupiter des
événements accomplis de son temps et dont lui-même
était témoin; mais j’ai cité ses vers pour montrer
que les Romains, après la liberté, ont tellement estimé
la domination, qu’ils en ont fait le sujet de leurs plus hautes louanges.
C’est encore ainsi que le même poète préfère
à tous les arts des nations étrangères l’art propre
aux Romains, celui de régner et de gouverner, de vaincre et de soumettre
les peuples :
« D’autres, dit-il, animeront l’airain d’un ciseau plus délicat,
je le crois sans peine; ils sauront tirer du marbre des figures pleines
de vie. Leur parole sera plus éloquente; leur compas décrira
les mouvements célestes et marquera le lever des étoiles.
Toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire.
Tes arts, les voici : être l’arbitre de la paix, pardonner aux vaincus
et dompter les superbes 2 ».
Les Romains, en effet, excellaient d’autant mieux dans ces arts qu’ils
étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent
l’âme et le corps, et à ces richesses fatales aux bonnes moeurs
qu’on ravit à des citoyens pauvres pour les prodiguer à d’infâmes
histrions. Et comme cette corruption débordait de toutes parts au
temps où Salluste écrivait et où chantait Virgile,
on ne marchait plus vers la gloire par des voies honnêtes, mais par
la fraude et l’artifice. Salluste nous le déclare expressément
: « Ce fut d’abord l’ambition, dit-il, plutôt que la cupidité,
qui remua les coeurs. Or, le premier de ces vices touche de plus près
que l’autre à la vertu. En effet, l’homme de bien et le lâche
désirent également la gloire, les honneurs, le pouvoir; seulement
l’homme de bien y marche par la bonne voie; l’autre, à qui manquent
les moyens « honnêtes, prétend y arriver par la fraude
et le mensonge 3 ». Quels sont ces moyens honnêtes de parvenir
à la gloire, aux dignités, au pouvoir? évidemment
ils résident dans la
1.Virgile, Enéide, livre I, vers 279 à 285.
2. Ibid., livre I, vers 847 et suiv.
3. Salluste, De conj. Catil., cap. II.
vertu, seule voie où veuillent marcher les gens de bien. Voilà
les sentiments qui étaient naturellement gravés dans le coeur
des Romains, et je n’en veux pour preuve que ces temples qu’ils avaient
élevés, l’un près de l’autre, à la Vertu et
à l’Honneur, s’imaginant que ces dons de Dieu étaient des
dieux. Rapprocher ces deux divinités de la sorte, c’était
assez dire qu’à leurs yeux l’honneur était la véritable
fin de la vertu; c’est à l’honneur, en effet, que tendaient les
hommes de bien, et toute la différence entre eux et les méchants,
c’est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs fins par des
moyens déshonnêtes, par le mensonge et les tromperies.
Salluste a donné à Caton un plus bel éloge, quand
il a dit de lui : « Moins il courait à la gloire, et plus
elle venait à lui ». Qu’est-ce en effet que la gloire, dont
les anciens Romains étaient si fortement épris, sinon la
bonne opinion des hommes? Or, au-dessus de la gloire il y a la vertu, qui
ne se contente pas du bon témoignage des hommes, mais qui veut avant
tout celui de la conscience. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : «
Notre gloire, à nous, c’est le témoignage de notre conscience
». Et ailleurs: « Que chacun examine ses propres oeuvres, et
alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans les autres 2
». Ce n’est donc pas à la vertu à courir après
la gloire, les honneurs, le pouvoir, tous ces biens, en un mot, que les
Romains ambitionnaient et que les gens de bien recherchaient par des moyens
honnêtes; c’est à ces biens, au contraire, à venir
vers la vertu; car la vertu véritable est celle qui se propose le
bien pour objet, et ne met rien au-dessus. Ainsi, Caton eut tort de demander
des honneurs à la république; c’était à la
république à les lui conférer, à cause de sa
vertu, sans qu’il les eût sollicités.
Et toutefois, de ces deux grands contemporains, Caton et César,
Caton est incontestablement celui dont la vertu approche le plus de la
vérité. Voyez, en effet, ce qu’était alors la république
et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement de Caton lui-même:
« Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos
ancêtres ont élevé la république, alors si petite,
à un si haut point de grandeur. S’il en était ainsi, elle
serait aujourd’hui plus florissante encore, puisque,
1. II Cor. I, 12.— 2. Galat. VI, 4.
(104)
citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande
abondance que nos pères.
Mais il est d’autres moyens qui firent leur grandeur, et que nous n’avons
plus: au dedans, l’activité; au dehors, une administration juste;
dans les délibérations, une âme libre, affranchie des
vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice;
l’Etat est pauvre, et les particuliers sont opulents; nous vantons la richesse,
nous chérissons l’oisiveté; entre les bons et les méchants,
nulle différence, et toutes les récompenses de la vertu sont
le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque chacun de
vous ne pense qu’à soi ; esclave, chez soi, de la volupté,
et au dehors, de l’argent et de la faveur? Et voilà pourquoi on
se jette
sur la république comme sur une proie sans défense 1
»
Quand on entend Caton ou Salluste parler de la sorte, on est tenté
de croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, étaient
semblables au portrait qu’ils en tracent
avec tant d’admiration; mais il n’en est rien; autrement il faudrait
récuser le témoignage
du même Salluste dans un autre endroit de son ouvrage, que j’ai
déjà eu occasion de
citer: « Dès la naissance de Rome, dit-il, les injustices
des grands amenèrent la séparation du peuple et du sénat,
et une suite de dissensions intérieures; on ne vit fleurir l’équité
et la modération qu’à l’époque de l’expulsion des
rois, et tant qu’on eut à re douter les Tarquins et la guerre contre
l’Etrurie; mais le danger passé, les patriciens traitèrent
les gens du peuple comme des esclaves, accablant celui-ci de coups, chassant
celui-là de son champ, gouvernant en maîtres et en rois...
Les luttes et les animosités ne prirent fin qu’à la seconde
guerre
punique, parce qu’alors la terreur s’empara de nouveau des âmes,
et, détournant ailleurs leurs pensées et leurs soucis, calma
et soumit ces esprits inquiets 2 ». Mais à cette époque
même, les grandes choses qui s’accomplissaient étaient l’ouvrage
d’un petit nombre d’hommes, vertueux à leur manière, et dont
la sagesse, au milieu de ces désordres par eux tolérés,
mais adoucis, faisait fleurir la république. C’est ce qu’atteste
le même
1. Discours de Caton au sénat dans Salluste, De conj. Catil.
cap. 52.
2. Voyez plus haut le chap. 18 du livre.
historien, quand il dit que, voulait comprendre comment le peuple romain
avait accompli de si grandes choses, soit en paix, soit’ en guerre, sur
terre et sur mer, souvent avec une poignée d’hommes contre des armées
redoutables et des rois très-puissants, il avait remarqué
qu’il ne fallait attribuer ces magnifiques résultats qu’à
la vertu d’un petit nombre de citoyens, laquelle avait donné la
victoire à la pauvreté sur la richesse, et aux petites armées
sur les grandes. «Mais depuis que Rome, ajoute Salluste, eut été
corrompue par le luxe et l’oisiveté, ce fut le tour de la république
de soutenir par sa grandeur les vices de ses généraux et
de ses magistrats ». Ainsi donc, lorsque Caton célébrait
les anciens Romains qui allaient à la gloire, aux honneurs, au pouvoir,
par la bonne voie, c’est-à-dire par la vertu, c’est à un
bien petit nombre d’hommes que s’adressaient ses éloges; ils étaient
bien rares ceux qui, par leur vie laborieuse et modeste, enrichissaient
le trésor public tout en restant pauvres. Et c’est pourquoi la corruption
des moeurs amena une situation toute contraire : l’Etat pauvre et les particuliers
opulents.
CHAPITRE XIII.
L’AMOUR DE LA GLOIRE, QUI EST UN VICE, PASSE POUR UNE VERTU, PARCE
QU’IL SURMONTE DES VICES PLUS GRANDS.
Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la
terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire
d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devînt
le premier de tous par sa grandeur et son étendue; et comme il avait
dessein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de
nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange
et l’honneur, qui mettaient leur gloire dans celle de la patrie, et étaient
toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi
de leur cupidité et de tous leurs autres vices par ce vice unique
: l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de
la gloire est un vice. Horace en est convenu, quand il a dit:
« L’amour de la gloire enfle-t-il votre coeur? il y a un remède
pour ce mal : c’est de lire un bon livre avec candeur et par trois fois
1 »
1. Horace, Epist., I, v. 36, 37.
Ecoutez encore ce poète s’élevant dans un de ses chants
lyriques contre la passion de dominer:
« Dompte ton âme ambitieuse, et tu feras ainsi un plus
grand empire que si, réunissant à la Libye la lointaine Gadès,
tu soumettais à ton joug les deux Carthages 1 ».
Et cependant, quand, on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce
de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété
et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre
par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner; car
si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir
infâme. C’est pourquoi Cicéron, dans son ouvrage de la République,
où il traite de l’éducation du chef de l’Etat, dit qu’il
faut le nourrir de gloire, et s’autorise, pour le prouver, des souvenirs
de ses ancêtres, à qui l’amour de la gloire inspira tant d’actions
illustres et merveilleuses. Il est donc avéré que les Romains,
loin de résister à ce vice, croyaient devoir l’exciter et
le développer dans l’intérêt de la république.
Aussi bien Cicéron, jusque dans ses livres de philosophie, ne dissimule
pas combien ce poison de la gloire lui est doux. Ses aveux sont plus clairs
que le jour; car, tout en célébrant ces hautes études
où l’on se propose pour but le vrai bien, et non la vaine gloire,
il ne laisse pas d’établir cette maxime générale:
« L’honneur est l’aliment des arts; c’est par amour de la gloire
que nous embrassons avec ardeur les études, et toute science discréditée
dans l’opinion languit et s’éteint ».
CHAPITRE XIV.
IL FAUT ÉTOUFFER L’AMOUR DE LA GLOIRE TEMPORELLE, LA GLOIRE
DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN DIEU.
Il vaut donc mieux, n’en doutons point, résister à cette
passion que s’y abandonner; car on est d’autant plus semblable à
Dieu qu’on est plus pur de cette impureté. Je conviens qu’en cette
vie il n’est pas possible de la déraciner entièrement du
coeur de l’homme, les plus vertueux ne cessant jamais d’en être tentés
; mais efforçons-nous au moins de la surmonter par l’amour de la
justice, et si l’on voit languir et s’éteindre, parce qu’elles sont
discréditées dans l’opinion, des choses bonnes
1.Carm., lib. II, carm. 2, v. 9-12.
2. Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 2.
et solides en elles-mêmes,- que l’amour de la gloire humaine
en rougisse et qu’il cède à l’amour de la vérité.
Une preuve que ce vice est ennemi de la vraie foi, quand il vient à
l’emporter dans notre coeur sur la crainte ou sur l’amour de Dieu, c’est
que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile : « Comment pouvez-vous avoir
la foi, vous qui attendez la gloire les uns des autres, et ne recherchez
point la gloire qui vient de Dieu seul 1?» L’évangéliste
dit encore de certaines personnes qui croyaient en Jésus-Christ,
mais qui appréhendaient de confesser publiquement leur foi «
Ils ont plus aimé la gloire des hommes que celle de Dieu 2».
Telle ne fut pas la conduite des bienheureux Apôtres; car ils prêchaient
le christianisme en des lieux où non-seulement il était en
discrédit et ne pouvait, par conséquent, selon le mot de
Cicéron, rencontrer qu’une sympathie languissante, mais où
il était un objet de haine; ils se souvinrent donc de cette parole
du bon Maître, du Médecin des âmes : « Si quelqu’un
me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui
est dans les cieux, et devant les anges de Dieu 3 ». En vain les
malédictions et les opprobres s’élevèrent de toutes
parts; les persécutions les plus terribles, les supplices les plus
cruels ne purent les détourner de prêcher la doctrine du salut
à la face de l’orgueil humain frémissant. Et quand par leurs
actions, leurs paroles et toute leur vie vraiment divine, par leur victoire
sur des coeurs endurcis, où ils faisaient pénétrer
la justice et la paix, ils eurent acquis dans l’Eglise du Christ une immense
gloire, loin de s’y reposer comme dans la fin de leur vertu, ils la rapportèrent
à Dieu, dont la grâce les avait rendus forts et victorieux.
C’est à ce foyer qu’ils allumaient l’amour de leurs disciples, les
tournant sans cesse vers le seul être capable de les rendre dignes
de marcher un jour sur leur trace, et d’aimer le bien sans souci de la
vaine gloire, suivant cet enseignement du Maître: «Prenez garde
de faire le bien devant les hommes pour être regardés; autrement
vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est
dans les cieux 4 ».
D’un autre côté de peur que ses disciples n’entendissent
mal sa pensée, et que leur vertu perdît de ses fruits en se
dérobant aux regards, il leur explique à quelle fin ils doivent
laisser
1. Jean, V, 44. — 2. Ibid. XII, 43. — 3.Matt. X, 33. — Ib. VI, 1
(106)
voir leurs oeuvres : « Que vos actions, dit-il, brillent devant
les hommes, afin qu’en les voyant ils glorifient votre Père qui
est dans les cieux 1 ». Comme s’il disait : Faites le bien, non pour
que les hommes vous voient, non pour qu’ils s’attachent à vous,
puisque par vous-mêmes vous n’êtes rien, mais pour qu’ils glorifient
votre Père qui est dans les cieux, et que, s’attachant à
lui, ils deviennent ce que vous êtes. Voilà le précepte
dont se sont inspirés tous ces martyrs qui ont surpassé les
Scévola, les Curtius et les Décius, non moins par leur nombre
que par leur vertu; vertu vraiment solide , puisqu’elle était fondée
sur la vraie piété, et qui consistait, non à se donner
la mort, mais à savoir la souffrir. Quant à ces Romains,
enfants d’une cité terrestre, comme ils ne se proposaient d’autre
fin de leur dévouement pour elle que sa conservation et sa grandeur,
non dans le ciel, mais sur la ferre, non dans la vie éternelle,
mais sur ce théâtre mobile du monde, où les morts sont
remplacés par les mourants, qu’aimaient-ils, après tout,
sinon la gloire qui devait les faire vivre, même après leur
mort, dans le souvenir de leurs admirateurs?
CHAPITRE XV.
DE LA RÉCOMPENSE TEMPORELLE QUE DIEU A DONNÉE AUX VERTUS
DES ROMAINS.
Si donc Dieu, qui ne leur réservait pas une place dans sa cité
céleste à côté de ses saints anges, parce qu’il
ne les donne qu’à la piété 1 véritable, à
celle qui rend à Dieu seul, pour parler comme les Grecs, un culte
de latrie 2, si Dieu, dis-je, ne leur eût pas donné la gloire
passagère d’un empire florissant, les vertus qu’ils ont déployées
afin de parvenir à cette gloire seraient restées sans récompense;
car c’est en parlant de ceux qui font un peu de bien pour être estimés
des hommes, que le Seigneur a dit : « Je vous dis en vérité
qu’ils ont reçu leur récompense ». Ainsi il est vrai
que les Romains ont immolé leurs intérêts particuliers
à l’intérêt commun, c’est-à-dire à la
chose publique, qu’ils ont surmonté la cupidité, préférant
accroître le trésor de L’Etat
1. Matt. V, 16.
2. La théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes:
le culte de dulie (du grec douleia) , qui est dû à Dieu en
tant que Seigneur, et le culte de latrie (du grec latreia), qui est dû
à Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire à Dieu seul.
3. Matt. VI, 2.
que leur propre trésor, qu’ils ont porté dans les conseils
de la patrie une âme libre, soumise aux lois, affranchie du joug
des vices et des passions; et toutes ces vertus étaient pour eux
le droit chemin pour aller à l’honneur, au pouvoir, à la
gloire. Or, ils ont été honorés parmi presque toutes
les nations ; ils ont imposé leur pouvoir à un très-grand
nombre, et dans tout l’univers, les poètes et les historiens ont
célébré leur gloire ; ils n’ont donc pas sujet de
se plaindre de la justice du vrai Dieu : ils ont reçu leur récompense.
CHAPITRE XVI.
DE LA RÉCOMPENSE DES CITOYENS DE LA CITÉ ÉTERNELLE,
A QUI PEUT ÊTRE UTILE L’EXEMPLE DES VERTUS DES ROMAINS.
Mais il n’en est pas de même de la récompense de ceux
qui souffrent ici-bas pour la Cité de Dieu, objet de haine à
ceux qui aiment le monde. Cette Cité est éternelle; personne
n’y prend naissance, parce que personne n’y meurt; là règne
la véritable et parfaite félicité, qui n’est point
une déesse, mais un don de Dieu. C’est de là que nous avons
reçu le gage de la foi, nous qui passons le temps de notre pèlerinage
à soupirer pour la beauté de ce divin séjour. Là,
le soleil ne se lève point sur les bons et sur les méchants,
mais le Soleil de justice n’y éclaire que les bons. Là, on
ne sera point en peine d’enrichir le trésor public aux dépens
de sa fortune privée, parce qu’il n’y a qu’un trésor de vérité
commun à tous. Aussi ce n’a pas été seulement pour
récompenser les Romains de leurs vertus que leur empire a été
porté à un si haut point de grandeur et de gloire, mais aussi
pour servir d’exemple aux citoyens de cette Cité éternelle
et leur faire comprendre combien ils doivent aimer la céleste patrie
en vue de la vie éternelle, puisqu’une patrie terrestre a été,
pour une gloire tout humaine, tant aimée de ses enfants.
CHAPITRE XVII.
LES VICTOIRES DES ROMAJNS NE LEUR ONT PAS FAIT UNE CONDITION MEILLEURE
QUE CELLE DES VAINCUS.
Pour ce qui est de cette vie mortelle qui dure si peu, qu’importe à
l’homme qui doit mourir d’avoir tel ou tel souverain, pourvu qu’on n’exige
de lui rien de contraire à la (107) justice et à l’honneur?
Les Romains ont-ils porté dommage aux peuples conquis autrement
que par les guerres cruelles et si sanglantes qui ont précédé
la conquête? Certes, si leur domination eût été
acceptée sans combat, le succès eût été
meilleur, mais il eût manqué aux Romains la gloire du triomphe.
Aussi bien ne vivaient-ils pas eux-mêmes sous les lois qu’ils imposaient
aux autres? Si donc cette conformité de régime s’était
établie d’un commun accord, sans l’entremise de Mars et de Bellone,
personne n’étant le vainqueur où il n’y a pas de combat,
n’est-il pas clair que la condition des Romains et celle des autres peuples
eût été absolument la même, surtout si Rome eût
fait d’abord ce que l’humanité lui conseilla plus tard, je veux
dire si elle eût donné le droit de cité à tous
les peuples de l’empire, et étendu ainsi à tous un avantage
qui n’était accordé auparavant qu’à un petit nombre,
n’y mettant d’ailleurs d’autre condition que de contribuer à la
subsistance de ceux qui n’auraient pas de terres; et, au surplus, mieux
valait infiniment payer ce tribut alimentaire entre les mains de magistrats
intègres, que de subir les extorsions dont on accable les vaincus.
J’ai beau faire, je ne puis voir en quoi les bonnes moeurs, la sûreté
des citoyens et leurs dignités même étaient intéressées
à ce que tel peuple fût vainqueur et tel autre vaincu:
il n’y avait là pour les Romains d’autre avantage que le vain
éclat d’une gloire tout humaine, et voilà pourquoi cette
gloire a été donnée comme récompense à
ceux qui en étaient passionnément épris, et qui, pour
l’obtenir, ont livré tant de furieux combats. Car enfin leurs terres
ne paient-elles pas aussi tribut? leur est-il permis d’acquérir
des connaissances que les autres ne puissent acquérir comme eux?
n’y a-t-il pas plusieurs sénateurs dans les provinces qui ne connaissent
pas Rome seulement de vue? Otez le faste extérieur, que sont les
hommes, sinon des hommes? Quand même la perversité permettrait
que les plus gens de bien fussent les plus considérés, devrait-on
faire un si grand état de l’honneur humain, qui n’est en définitive
qu’une légère fumée? Mais profitons même en
ceci des bienfaits du Seigneur notre Dieu : considérons combien
de plaisirs ont méprisés, combien de souffrances ont supportées,
combien de passions ont étouffées, en vue de la gloire humaine,
ceux qui ont mérité de la recevoir comme récompense
de telles vertus, et que ce spectacle serve à nous humilier. Puisque
cette Cité, où il nous est promis que nous régnerons
un jour, est autant au-dessus de la cité d’ici-bas que le ciel est
au-dessus de la terre, la joie de la vie éternelle au-dessus des
joies passagères, la solide gloire au-dessus des vaines louanges,
la société des anges au-dessus de celle des mortels, la lumière
enfin du Créateur des astres au-dessus de l’éclat de la lune
et du soleil, comment les citoyens futurs d’une s-i noble patrie, pour
avoir fait un peu de bien ou supporté un peu de mal à son
service, croiraient-ils avoir beaucoup travaillé àse rendre
dignes d’y habiter un jour, quand nous voyons que les Romains ont tant
fait et tant souffert pour une patrie terrestre dont ils étaient
déjà membres et possesseurs? Et pour achever cette comparaison
des deux cités, cet asile où Romulus réunit par la
promesse de l’impunité tant de criminels, devenus les fondateurs
de Rome, n’est-il point la figure de la rémission des péchés,
qui réunit en un corps tous les citoyens de la céleste patrie
1?
CHAPITRE XVIII.
LES CHRÉTIENS N’ONT PAS A SE GLORIFIER DE CE QU’ILS FONT POUR
L’AMOUR DE LA PATRIE CÉLESTE, QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI GRANDES
CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.
Qu’y a-t-il donc de si grand à mépriser tous les charmes
les plus séduisants de la vie présente pour cette patrie
éternelle et céleste, quand pour une patrie terrestre et
temporelle Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses enfants,
sacrifice que la divine patrie n’exige pas? Il est sans doute bien plus
difficile d’immoler ses enfants que de faire ce qu’elle exige, je veux
dire de donner aux pauvres ou d’abandonner pour la foi ou pour la justice
des biens qu’on n’amasse et qu’on ne conserve que pour ses enfants. Car
ce ne sont pas les richesses de la terre qui ‘nous rendent heureux, nous
et nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant notre vie ou les
laisser après notre mort en des mains inconnues ou détestées;
mais Dieu, qui est la vraie richesse des âmes, est aussi le seul
qui puisse leur donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux?
1. Voyez plus haut, livre I, ch. 34.
(108)
Non, et j’en atteste le poëte même qui célèbre
son sacrifice :
« Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux
au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte
sur lui la postérité! »
Et il ajoute pour le consoler :
« Mais l’amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle
cède à un immense désir de la gloire 1 ».
C’est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont
inspiré aux Romains tout ce qu’ils ont fait de merveilleux. Si donc,
pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour
une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants,
est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui
nous affranchit du péché, de la mort et du démon,
et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité,
par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais
des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois,
je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de
nos enfants les pauvres de Jésus-Christ?
On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort
son fils victorieux, que l’ardeur de la jeunesse avait emporté à
combattre, malgré l’ordre du chef, un ennemi qui le provoquait.
Torquatus jugea sans doute que l’exemple de son autorité méprisée
pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur
l’ennemi 2 ; mais si un père a pu s’imposer une si dure loi, de
quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de
la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins
chers à leur coeur que des enfants? Si Camille 3, après avoir
délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens,
ne laissa pas, quoiqu’elle l’eût sacrifié à ses envieux,
de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre
patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là
se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l’Eglise la plus cruelle injure
de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques
ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu
de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l’Eglise contre
les efforts de l’hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu’il
n’y a
1. Virgile, Enéide, livre VI, vers 820, 823.
2. Voyez plue haut, livre I, ch. 23.
3. Voyez plus haut, livre II, ch. 17, et livre IV, ch. 7.
pas d’autre Eglise où l’on puisse, je ne dis pas jouir de la
gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle? Si Mucius
Scévola 1, trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait
étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en
présence de ce prince, l’assurant qu’il y avait encore plusieurs
jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en
sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d’une
conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains,
qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour
l’obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps
aux flammes des persécuteurs? Si Curtius 2 se précipita tout
armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à
l’oracle qui avait commandé aux Romains d’y jeter ce qu’ils avaient
de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et
par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu’un guerrier armé),
qui s’imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité
céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable
mort, quand surtout il a reçu b de son Seigneur, du Roi de sa véritable
patrie, cet oracle bien plus certain : « Ne craignez point ceux qui
tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme 3».Si les Décius
4, se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé
leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l’armée
romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi,
répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour
de la véritable et éternelle félicité, alors
même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de
la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères
pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient
couler. Si Marcus Pulvillus5, dédiant un temple à Jupiter,
à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse
nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour
qu’il quittât la cérémonie et en laissât à
son collègue tout l’honneur; si même il commanda que le corps
de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder
la douleur paternelle
1. Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12, 13.
2. Voyez Tite-Live, lib. vn, cap. 6.
3. Matt. X, 28.
4. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.
5. Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. II,
chap. 8.
(109)
à l’amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait
quelque chose de considérable pour la prédication de l’Evangile,
qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la
patrie véritable, par cela seul qu’on se sera conformé à
cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé
d’ensevelir son père : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir
leurs morts 1 ». Si Régulus 2, pour ne pas manquer de parole
à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il,
vivre à Rome avec honneur, après avoir été
esclave des Africains; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil
qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage,
quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour
garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix
de cette foi même? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit
en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder
sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder
la sienne envers des ennemis impitoyables? Comment osera-t-il s’enorgueillir
d’avoir embrassé la Pauvreté afin de marcher d’un pas plus
libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu
fait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius
3, mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux
frais de ses funérailles; que Quintus Cincinnatus 4, dont la fortune
se bornait à quatre arpents de terre qu’il cultivait lui-même,
fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu’après
avoir vaincu les ennemis et s’être couvert d’une gloire immortelle
, il resta pauvre comme auparavant? Ou qui croira avoir fait preuve d’une
grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l’attrait des biens
de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu’il voit Fabricius rejeter
toutes les offres de Pyrrhus, roi d’Epire, même le quart de son royaume,
pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen? En effet,
au temps où la république était opulente, où
florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de
tous, les particuliers étaient si
1. Matt. VIII, 22.
2. Voyez plus haut, livre I, ch. 15 et 34.
3. Il y a ici quelque inexactitude : Valérlus Publicola n’avait
pas pour surnom Lucius, mais Publius, il ne mourut pas consul, mais un
an après son consulat, comme l’attestent Tite-Live (lib. II, cap.
16) et les autres historiens romains.
4. Voyez Tite-Live, lib. III, cap. 26, et Valère Maxime, lib.
IV, cap. 4, § 7.
pauvres, qu’un personnage, qui avait été deux fois consul,
fut chassé du sénat par le censeur, parce qu’il avait dans
sa maison dix marcs de vaisselle d’argent 1. Or, si telle était
la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor
public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une
fin tout autrement excellente, c’est-à-dire pour se conformer à
ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres : « Qu’il
soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne
possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les
fidèles 2 » ; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre
qu’ils n’ont aucun sujet de se glorifier de ce qu’ils font pour être
admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait
presque autant pour conserver la gloire du nom romain.
Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d’autres,
qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus
à un tel renom, si l’empire romain n’avait pris de prodigieux accroissements;
d’où l’on voit que cette domination si étendue, si persistante,
illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux
effets : elle a été pour les Romains amoureux de la gloire,
la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre,
dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit
de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité
de Dieu les vertus véritables dont les Romains n’embrassaient que
l’image en travaillant à la gloire d’une cité de la terre,
nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n’en
ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l’Apôtre «
que les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire
future qui sera manifestée en nous 3 ». Quant à la
gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée.
Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l’Ancien,
est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être
adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la
Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais
en vue de la vie éternelle et des biens
1. Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c’est
Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime,
lib. II, cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. IV, cap. 4.
2. Act., II, 44,45, et IV, 32.
3. Rom. VIII, 18.
(110)
impérissables de la Cité d’en haut, nous avons vu les
Juifs justement livrés à l’empire romain pour servir de trophée
à sa gloire : c’est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché
et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes,
soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté
et mis à mort le Dispensateur de la- véritable gloire, le
Roi de l’éternelle Cité.
CHAPITRE XIX.
EN QUOI L’AMOUR DE LA GLOIRE DIFFÈRE DE L’AMOUR DE LA DOMINATION.
Il y a certainement de la différence entre l’amour de la gloire
et l’amour de la domination; car bien que l’amour immodéré
de la gloire conduise à la passion de dominer, ceux qui aiment ce
qu’il y a de plus solide dans les louanges des hommes n’ont garde de déplaire
aux bons esprits. Parmi les vertus, en effet, il en est plusieurs dont
beaucoup d’hommes sont bons juges, quoiqu’elles soient pratiquées
par un petit nombre, et c’est par là que marchent à la gloire
et à la domination ceux dont Salluste dit qu’ils suivent la bonne
voie 1. Au contraire , quiconque désire la domination sans avoir
cet amour de la gloire qui fait qu’on craint de déplaire aux bons
esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas même les crimes les
plus scandaleux, pour contenter sa passion. Tout au moins celui qui aime
la gloire, s’il ne prend pas la bonne voie, se sert de ruses et d’artifices
pour paraître ce qu’il n’est pas. Aussi est-ce à un homme
vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, puisque Dieu seul
en est le témoin et que les hommes n’en savent rien. Et, en effet,
quoi qu’on fasse devant les hommes pour leur persuader qu’on méprise
la gloire, on ne peut guère les empêcher de soupçonner
que ce mépris ne cache le désir d’une gloire plus grande.
Mais celui qui méprise en réalité les louanges des
hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires,
sans aller toutefois, s’il est vraiment homme de bien, jusqu’à mépriser
leur salut; car la vertu véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte
le véritable juste à aimer même ses ennemis, à
les aimer jusqu’au point de les voir avec joie devenir, en se corrigeant,
ses compagnons de félicité, non dans la patrie d’ici-bas,
mais
1. Voyez plus haut, ch. 12.
dans celle d’en haut. Et quant à ceux qui le louent, bien qu’il
soit insensible à leurs louanges, il ne l’est pas à leur
affection; aussi, ne voulant pas être au-dessous de leur estime,
de crainte d’être au-dessous de leur affection, il s’efforce de tourner
leurs louanges vers l’Etre souverain de qui nous tenons tout ce qui mérite
en nous d’être loué. Quant à celui qui, sans être
sensible à la gloire, désire ardemment la domination, il
est plus cruel et plus brutal que les bêtes. Il s’est rencontré
chez les Romains quelques hommes de cette espèce, indifférents
à l’estime -et toutefois très-avides de dominer. Parmi ceux
dont l’histoire fait mention, l’empereur Néron mérite incontestablement
le premier rang. Il était si amolli par la débauche qu’on
n’aurait redouté de lui rien de viril, et si cruel qu’on n’aurait
rien soupçonné en lui d’efféminé, si on ne
l’eût connu. Et pourtant la puissance souveraine n’est donnée
à de tels hommes que par la providence de Dieu, quand il juge que
les peuples méritent de tels maîtres. Sa parole est claire
sur ce point; c’est la sagesse même qui parle ainsi : « C’est
moi qui fais régner les rois et dominer les tyrans 1». Et
afin qu’on n’entende pas ici tyran dans le sens de roi puissant, selon
l’ancienne acception du mot 2 , adoptée par Virgile dans ce vers
:
« Ce sera pour moi un gage de paix d’avoir touché la droite
du tyran des Troyens3 »,
il est dit clairement de Dieu en un autre endroit : « C’est lui
qui fait régner les princes fourbes, à cause des péchés
du peuple 4 ». Ainsi, bien que. j’aie assez établi, selon
mes forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste a aidé
les Romains à fonder un si grand empire, en récompense de
ce que le monde appelle leurs vertus, il se peut toutefois qu’il y ait
une raison plus cachée de leur prospérité; car Dieu
sait ce que méritent les peuples et nous l’ignorons. Mais il n’importe,
pourvu qu’il demeure constant pour tout homme pieux qu’il n’y a pas de
véritable vertu sans une véritable piété, c’est-à-dire
sans le vrai culte du vrai Dieu, et que c’est une vertu fausse que celle
qui a pour fin la gloire humaine; bien toutefois que ceux qui ne sont pas
citoyens de la Cité éternelle, nommée dans
1. Prov. VIII, 15.
2. Voyez Servius ad Aeneid., lib. IV, V. 320.
3. Virgile, Enéide, lib. VII, vers. 266.
4. Job. XXXIV, 30.
(111)
l’Ecriture la Cité de Dieu 1, le soient plus utiles à
la cité du monde par cette vertu, quoique fausse, que s’ils n’avaient
aucune vertu. Que s’il vient à se trouver des hommes vraiment pieux
qui joignent à la vertu la science de gouverner les peuples, rien
ne peut arriver de plus heureux aux hommes que de recevoir de Dieu de tels
souverains. Aussi bien ces princes d’élite, si grands que soient
leurs mérites, ne les attribuent qu’à la grâce de Dieu,
qui les a accordés à leur foi et à leurs prières,
et ils savent reconnaître combien ils sont éloignés
de la perfection des saints anges, à qui ils désirent ardemment
d’être associés. Quant à cette vertu, séparée
de la vraie piété, et qu’ a pour fin la gloire des hommes,
quelques louanges qu’on lui donne, elle ne mérite seulement pas
d’être comparée aux faibles commencements des fidèles
qui mettent leur espérance dans la grâce et la miséricorde
du vrai Dieu.
CHAPITRE XX.
IL N’EST GUÈRE MOINS HONTEUX D’ASSERVIR LES VERTUS A LA GLOIRE
HUMAINE QU’A LA VOLUPTÉ.
Des philosophes qui font consister le souverain bien dans la vertu
ont coutume, pour faire honte à ceux qui, tout en estimant la vertu,
la subordonnent néanmoins à la volupté comme à
sa fin, de représenter celle-ci comme une reine délicate
assise sur un trône et servie par les vertus qui observent tous ses
mouvements et exécutent ses ordres. Elle commande à la Prudence
de veiller au repos et à la sûreté de son empire; à
la Justice de répandre des bienfaits pour lui faire des amis utiles,
et de ne nuire à personne pour éviter des révoltes
ennemies de sa sécurité. Si elle vient à éprouver
dans son corps quelque douleur, pas toutefois assez violente pour l’obliger
à se délivrer de la vie, elle ordonne à la Force de
tenir sa souveraine recueillie au fond de son âme, afin que le souvenir
des plaisirs passés adoucisse l’amertume de la douleur présente;
enfin elle recommande à la Tempérance de ne pas abuser de
la table, de peur que la santé, qui est un des éléments
les plus essentiels du bonheur, n’en soit gravement altérée.
Voilà donc les Vertus 2, avec toute
1. Ps. XLV, 5, et XLVII, 3,9, etc.
2. On reconnaît dans ces quatre vertu, la Prudence, la Justice,
la Force et la Tempérance, la fameuse classification platonicienne,
adoptée plus tard par l’Eglise.
leur gloire et toute leur dignité, servant la Volupté
comme une femmelette impérieuse et impudente. Rien de plus scandaleux
que ce tableau, disent nos philosophes, rien de plus laid, rien enfin dont
la vue soit moins supportable aux gens de bien, et ils disent vrai 1 mais,
à mon tour, j’estime impossible de faire un tableau décent
où les vertus soient au service de la gloire humaine. Je veux que
cette gloire ne soit pas une femme délicate et énervée;
elle est tout au moins bouffie de vanité, et lui asservir la solidité
et la simplicité des vertus, vouloir que la Prudence n’ait rien
à prévoir, la Justice rien à ordonner, la Force rien
à soutenir, la Tempérance rien à modérer qui
ne se rapporte à la gloire et n’ait la louange des hommes pour objet,
ce serait une indignité manifeste. Et qu’ils ne se croient pas exempts
de cette ignominie, ceux qui, en méprisant la gloire et le jugement
des hommes, se plaisent à eux-mêmes et s’applaudissent de
leur sagesse; car leur vertu, si elle mérite ce nom, est encore
asservie en quelque façon à la louange humaine, puisque se
plaire à soi-même, c’est plaire à un homme. Mais quiconque
croit et espère en Dieu d’un coeur vraiment pieux et plein d’amour,
s’applique beaucoup plus à considérer en soi-même ce
qui lui déplaît que ce qui peut lui plaire, moins encore à
lui qu’à la vérité; et ce qui peut lui plaire, il
l’attribue à la miséricorde de celui dont il redoute le déplaisir,
lui rendant grâces pour les plaies guéries, et lui offrant
des prières pour les plaies à guérir.
CHAPITRE XXI.
C’EST LE VRAI DIEU, SOURCE DE TOUTE PUISSANCE ET PROVIDENCE SOUVERAINE
DE L’UNIVERS, QUI A DONNÉ L’EMPIRE AUX ROMAINS.
N’attribuons donc la puissance de disposer des royaumes qu’au vrai
Dieu, qui rie donne qu’aux bons le royaume du ciel, mais qui donne les
royaumes de la terre aux bons et aux méchants, selon qu’il lui plaît,
lui à qui rien d’injuste ne peut plaire. Nous avons indiqué
quelques-unes des raisons qui dirigent sa conduite, dans la mesure où
il a daigné nous les découvrir; mais nous reconnaissons qu’il
est au-dessus de nos forces de pénétrer dans les secrets
de la conscience des hommes, et de peser les mérites qui règlent
la
1. Il s’agit ici des stoïciens. Voyez Cicéron, De fin.,
lib. II, cap. 21.
(112)
distribution des grandeurs temporelles. Ainsi ce seul vrai Dieu, dont
les conseils et l’assistance ne manquent jamais à l’espèce
humaine, a donné l’empire aux Romains, adorateurs de plusieurs dieux,
quand il l’a voulu et aussi grand qu’il l’a voulu, comme il l’avait donné
aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon le témoignage
de leurs propres livres, n’adoraient que deux dieux, l’un bon et l’autre
mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux qui, tant que leur
empire a duré, n’ont reconnu qu’un seul Dieu. Celui donc qui a accordé
aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, sans qu’ils adorassent
la déesse Ségétia, ni tant d’autres divinités
que les Romains imaginaient pour chaque objet particulier, et même
pour les usages différents du même objet, celui-là
leur a donné l’empire sans l’assistance de ces dieux à qui
Rome s’est cru redevable de sa grandeur. C’est encore lui qui a élevé
au pouvoir suprême Marius et César, Auguste et Néron,
Titus, les délices du genre humain, et Domitien, le plus cruel des
tyrans. C’est lui enfin qui a porté au trône impérial
et le chrétien Constantin, et ce Julien l’Apostat dont le bon naturel
fut corrompu par l’ambition et par une curiosité détestable
et sacrilége. Adonné à de vains oracles, il osa, dans
sa confiance imprudente, faire brûler les vaisseaux qui portaient
les vivres nécessaires à son armée; puis s’engageant
avec une ardeur téméraire dans la plus audacieuse entreprise,
il fut tué misérablement, - laissant ses soldats à
la merci de la faim et de l’ennemi retraite désastreuse où
pas un soldat n’eût échappé si, malgré le présage
du dieu Terme, dont j’ai parlé dans le - livre précédent,
on n’eût déplacé les limites de l’empire romain; car
ce Dieu, qui n’avait pas voulu céder à Jupiter, fut obligé
de céder à la nécessité 1. Concluons que c’est
le Dieu unique et véritable qui gouverne et régit tous ces
événements au gré de sa volonté; et s’il tient
ses motifs cachés, qui oserait les supposer in justes ?
CHAPITRE XXII.
LA DURÉE ET L’ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT DE LA VOLONTÉ
DE DIEU.
De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler
les hommes, selon les conseils de sa justice et de sa miséricorde,
c’est lui aussi
1. Voyez le ch. 29 du livre précédent.
qui règle les temps des guerres, qui les abrége ou les
prolonge à son gré. La guerre des pirates et la troisième
guerre punique furent terminées, celle-là par Pompée
1, et celle-ci par Scipion 2 , avec une incroyable célérité.
Il en fut de même de la guerre des gladiateurs fugitifs, où
plusieurs généraux et deux consuls essuyèrent des
défaites, où l’Italie tout entière fut horriblement
ravagée, mais qui ne laissa pas de s’achever en trois ans. Ce ne
fut pas encore une très-longue guerre que celle des Picentins ,
Marses , Péligniens et autres peuples italiens qui, après
avoir longtemps vécu sous la domination romaine avec toutes les
marques de la fidélité et du dévouement, relevèrent
la tête et entreprirent de recouvrer leur indépendance, quoique
Rome eût déjà étendu son empire sur un grand
nombre de nations étrangères et renversé Carthage.
Les Romains furent souvent battus dans cette guerre, et deux consuls y
périrent avec plusieurs sénateurs; toutefois le mal fut bientôt
guéri, et tout fut terminé au bout de cinq ans. Au contraire,
la seconde guerre punique fut continuée pendant dix-huit années
avec des revers terribles pour les Romains, qui perdirent en deux batailles
plus de soixante-dix mille soldats 3, ce qui faillit ruiner la république.
La première guerre contre Carthage avait duré vingt-trois
ans, et il fallut quarante ans pour en finir avec Mithridate. Et afin qu’on
ne s’imagine pas que les Romains terminaient leurs guerres plus vite en
ces temps de jeunesse où leur vertu a été tant célébrée,
il me suffira de rappeler que la guerre des Samnites se prolongea près
de cinquante ans, et que les Romains y furent si maltraités qu’ils
passèrent même sous le joug. Or, comme ils n’aimaient pas
la gloire pour la justice, mais la justice pour la gloire, ils rompirent
bientôt le traité qu’ils avaient conclu. Je rapporte tous
ces faits parce que, soit ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont
attaquant notre religion avec une extrême insolence; et quand ils
voient de nos jours quelque guerre se prolonger, ils s’écrient que
si l’on servait les dieux comme
1. Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours, à
partir de son embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro
lege Man., cap. 11 et seq.
2. La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez
Tite-Live, Epitom., 49 et 51. – 3. Ces deux batailles sont Trasimène
et Canne. Tite-Live (lib. XXII, cap. 7, 19) estime à quinze mille
hommes les pertes de Trasimène, et à quarante-huit mille
hommes celles de Canne.
(113)
autrefois, cette vertu romaine, autrefois si prompte, avec l’assistance
de Mars et de Bellone, à terminer les guerres, les terminerait de
même aujourd’hui. Qu’ils songent donc à ces longues guerres
des anciens Romains, qui eurent pour eux des suites si désastreuses
et des chances si variées, et qu’ils considèrent que le inonde
est sujet à ces agitations comme la mer aux tempêtes, afin
que, tombant d’accord de la vérité, ils cessent de tromper
les ignorants et de se perdre eux-mêmes par les discours que leur
langue insensée profère contre Dieu.
CHAPITRE XXIII.
DE LA GUERRE CONTRE RADAGAISE, ROI DES GOTHS, QUI FUT VAINCU DANS UNE
SEULE ACTION AVEC TOUTE SON ARMÉE.
Cette marque éclatante que Dieu a donnée récemment
de sa miséricorde à l’empire romain, ils n’ont garde de la
rappeler avec la reconnaissance qui lui est due; loin de là, ils
font de leur mieux pour en éteindre à jamais le souvenir.
Aussi bien, si de notre côté nous gardions le silence, nous
serions complices de leur ingratitude. Rappelons donc que Radagaise, roi
des Goths, s’étant avancé vers Rome avec une armée
redoutable, avait déjà pris position dans les faubourgs,
quand il fut attaqué par les Romains avec tant de bonheur qu’ils
tuèrent plus de cent mille hommes sans perdre un des leurs et sans
même avoir un blessé, s’emparèrent de sa personne et
lui firent subir, ainsi qu’à ses fils, le supplice qu’il méritait
1. Si ce prince, renommé par son impiété, fût
entré dans Rome avec cette multitude de soldats non moins impies
que lui, qui eût-il épargné? quel tombeau des martyrs
eût-il respecté ? à qui eût-il fait grâce
par la crainte de Dieu? qui n’eût-il point tué ou déshonoré?
Et comme nos adversaires se seraient élevés contre nous en
faveur de leurs dieux! N’auraient-ils pas crié que si Radagaise
était vainqueur, c’est qu’il avait pris soin de se rendre les dieux
favorables au moyen de ces sacrifices de chaque jour que la religion chrétienne
interdit aux Romains? En effet, comme il s’avançait vers les lieux
où il a été terrassé par la puissance divine,
le bruit de son approche s’était partout répandu, et, si
j’en crois ce qu’on disait à Carthage, les païens
1. Cette défaite de Radagaise eut lieu sous Honorius, l’an de
Jésus-Christ 406. Voyez Orose, lib. VII, cap. 37.
pensaient, disaient et allaient répétant en tout lieu
que, le roi des Goths ayant pour lui les dieux auxquels il immolait chaque
jour des victimes, il était impossible qu’il fût vaincu par
ceux qui ne voulaient offrir aux dieux de Rome, ni permettre qu’on leur
offrît aucun sacrifice. Et maintenant ces malheureux ne rendent point
grâces à la bonté infinie de Dieu qui, ayant résolu
de punir les crimes des hommes par l’irruption d’un barbare, a tellement
tempéré sa colère qu’il a voulu que Radagaise fût
vaincu d’une manière miraculeuse. Il y avait lieu de craindre en
effet qu’une victoire des Goths ne fût attribuée aux démons
que servait Radagaise, et la conscience des faibles pouvait en être
troublée; plus tard, Dieu a permis que Rome fût prise par
Alaric, et encore est-il arrivé que les barbares, contre la vieille
coutume de la guerre, ont épargné, par respect pour le christianisme,
tous les Romains réfugiés dans les lieux saints, et se sont
montrés ennemis si acharnés des démons et de tout
ce culte où Radagaise mettait sa confiance, qu’ils semblaient avoir
déclaré aux idoles une guerre plus terrible qu’aux hommes.
Ainsi ce Maître et cet Arbitre souverain de l’univers a usé
de miséricorde en châtiant les Romains, et fait voir par cette
miraculeuse défaite des idolâtres que leurs sacrifices ne
sont pas nécessaires au salut des empires, afin que les hommes sages
et modérés ne quittent point la véritable religion
par crainte des maux qui affligent maintenant le monde, mais s’y tiennent
fermement attachés dans l’attente de la vie éternelle.
CHAPITRE XXIV.
EN QUOI CONSISTE LE BONREUR DES PRINCES CHRÉTIENS, ET COMBIEN
CE BONHEUR EST VÉRITABLE.
Si nous appelons heureux quelques empereurs chrétiens, ce n’est
pas pour avoir régné longtemps, pour être morts paisiblement
en laissant leur couronne à leurs enfants, ni pour avoir vaincu
leurs ennemis du dehors ou réprimé ceux du dedans. Ces biens
ou ces consolations d’une misérable vie ont été aussi
le partage de plusieurs princes qui adoraient les démons, et qui
n’appartenaient pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi
par un conseil particulier de la Providence, afin que ceux qui croiraient
en elle ne désirassent (114) pas ces biens temporels comme l’objet
suprême de la félicité. Nous appelons les princes heureux
quand ils font régner la justice, quand, au milieu des louanges
qu’on leur prodigue ou des respects qu’on leur rend, ils ne s’enorgueillissent
pas, mais se souviennent qu’ils sont hommes; quand ils soumettent leur
puissance à la puissance souveraine de Dieu ou la font servir à
la propagation du vrai culte, craignant Dieu, l’aimant, l’adorant et préférant
à leur royaume celui où ils ne craignent pas d’avoir des
égaux; quand ils sont lents à punir et prompts à pardonner,
ne punissant que dans l’intérêt de l’Etat et non dans celui
de leur vengeance, ne pardonnant qu’avec l’espoir que les coupables se
corrigeront, et non pour assurer l’impunité aux crimes, tempérant
leur sévérité par des actes de clémence et
par des bienfaits, quand des actes de rigueur sont nécessaires;
d’autant plus retenus dans leurs plaisirs qu’ils sont plus libres de s’y
abandonner à leur gré; aimant mieux commander à leurs
passions qu’à tous les peuples de la terre; faisant tout cela, non
pour la vaine gloire, mais pour la félicité éternelle,
et offrant enfin au vrai Dieu pour leurs péchés le sacrifice
de l’humilité, de la miséricorde et de la prière.
Voilà les princes chrétiens que nous appelons heureux, heureux
par l’espérance dès ce monde, heureux en réalité
quand ce que nous espérons sera accompli.
CHAPITRE XXV.
DES PROSPÉRITÉS QUE DIEU A RÉPANDUES SUR L’EMPEREUR
CHRÉTIEN CONSTANTIN.
Le bon Dieu, voulant empêcher ceux qui l’adorent en vue de la
vie éternelle de se persuader qu’il est impossible d’obtenir les
royaumes et les grandeurs de la terre sans la faveur toute-puissante des
démons, a voulu favoriser avec éclat l’empereur Constantin,
qui, loin d’avoir recours aux fausses divinités, n’adorait que la
véritable, et le combler de plus de biens qu’un autre n’en eût
seulement osé souhaiter. Il a même permis que ce prince fondât
une ville, compagne de l’empire, fille de Rome, mais où il n’y a
pas un seul temple de faux dieux ni une seule idole. Son règne a
été long 1; il a soutenu, seul, le poids
1. Constantin a régné trente et un ans. Voyez Orose,
lib. VII, cap. 26.
immense de tout l’empire, victorieux dans toutes ses guerres et fortuné
dans sa lutte contre les tyrans 1. Il est mort dans son lit, chargé
d’années, et a laissé l’empire à ses enfants 2. Et
maintenant, afin que les empereurs n’adoptassent pas le christianisme par
la seule ambition de posséder la félicité de Constantin,
au lieu de l’embrasser comme on le doit pour obtenir la vie éternelle,
Dieu a voulu que le règne de Jovien fût plus court encore
que celui de Julien 3, et il a même permis que Gratien tombât
sous le fer d’un usurpateur 4: plus heureux néanmoins dans sa disgrâce
que le grand Pompée, qui adorait les dieux de Rome, puisque Pompée
ne put être vengé par Caton, qu’il avait laissé pour
ainsi dire comme son héritier dans la guerre civile. Gratien, au
contraire, par une de ces consolations de la Providence dont les âmes
pieuses n’ont pas besoin, Gratien fut vengé par Théodose,
qu’il avait associé à l’empire, de préférence
à son propre frère 5, se montrant ainsi plus jaloux de former
une association fidèle que de garder une autorité plus étendue.
CHAPITRE XXVI.
DE LA FOI ET DE LA PIÉTÉ DE L’EMPEREUR THÉODOSE.
Aussi Théodose ne se borna pas à être fidèle
à Gratien vivant, mais après sa mort il prit sous sa protection
son frère Valentinien, que Maxime, meurtrier de Gratien, avait chassé
du trône; et avec la magnanimité d’un empereur vraiment chrétien,
il entoura ce jeune prince d’une affection paternelle, alors qu’il lui
eût été très-facile de s’en défaire,
s’il eût eu plus d’ambition que de justice. Loin de là, il
l’accueillit comme empereur et lui prodigua les consolations. Cependant,
Maxime étant devenu redoutable par le succès de ses premières
entreprises, Théodose, au milieu des inquiétudes que lui
causait son ennemi, ne se laissa pas entraîner vers des curiosités
sacriléges; il s’adressa à Jean, solitaire d’Egypte, que
la renommée lui signalait comme rempli de l’esprit de prophétie,
et reçut de lui
1. Les tyrans Maxime et Licinius.
2. Constance, Constantin et Constant. Voyez la Vie de Constantin le
Grand par Eusèbe.
3. Jovien a régné sept mois, Julien dix-huit mois environ.
Voyez Eutrope, lib. X, cap. 9.
4. Gratien fut tué par Andragathius, préfet du tyran
Maxime. Voyez Orose, Hist., lib. VII, cap. 34.
5. Valentinien.
(115)
l’assurance de sa prochaine victoire. Il ne tarda pas, en effet, à
vaincre le tyran Maxime, et aussitôt il rétablit le jeune
Valentinien sur le trône. Ce prince étant mort peu après,
par trahison ou autrement, et Eugène ayant été proclamé,
sans aucun droit, son successeur, Théodose marcha contre lui, plein
de foi en une prophétie nouvelle aussi favorable que la première,
et défit l’armée puissante du tyran, moins par l’effort de
ses légions que par la puissance de ses prières. Des soldats
présents à la bataille m’ont rapporté qu’ils se sentaient
enlever des mains les traits qu’ils dirigeaient contre l’ennemi; il s’éleva,
en effet, un vent si impétueux du côté de Théodose,
que non-seulement tout ce qui était lancé par ses troupes
était jeté avec violence contre les rangs opposés,
mais que les flèches de l’ennemi retombaient sur lui-même.
C’est à quoi fait allusion le poète Claudien, tout ennemi
qu’il est de la religion chrétienne, dans ces vers où il
loue Théodose :
« O prince trop aimé de Dieu ! Éole arme en ta
faveur ses légions impétueuses; la nature combat pour toi,
et les vents conjurés accourent à l’appel de tes clairons
1 ».
Au retour de cette expédition, où l’événement
avait répondu à sa confiance et à ses prophétiques
prévisions, Théodose fit abattre certaines statues de Jupiter,
qu’on avait élevées dans les Alpes, en y attachant contre
lui je ne sais quels sortiléges, et comme ses coureurs, avec cette
familiarité que permet la joie de la victoire, lui disaient en riant
que les foudres d’or dont ces statues étaient armées ne leur
faisaient pas peur, et qu’ils seraient bien aise d’en être foudroyés,
il leur en fit présent de bonne grâce. Ses ennemis morts sur
le champ de bataille., moins par ses ordres que par l’emportement du combat,
laissaient des fils qui se réfugièrent dans une église,
quoiqu’ils ne fussent pas chrétiens; il saisit cette occasion de
leur faire embrasser le christianisme, montra pour eux une charité
vraiment chrétienne, et loin de confisquer leurs biens, les leur
conserva en y ajoutant des honneurs. Il ne permit à personne, après
la victoire, d’exercer des vengeances particulières. Sa conduite
dans la guerre civile ne ressembla nullement à celle de Cinna, de
Marins, de Sylla et de tant d’autres, qui sans cesse recommençaient
ce qui était fini; lui, au contraire, déplora la lutte quand
elle prit
1. Paneg. de tert. Honor. cons., v. 96-98.
naissance, et ne voulut en abuser contre personne quand elle prit fin.
Au milieu de tant de soucis, il fit dès le commencement de son règne
des lois très-justes et très-saintes en faveur de l’Eglise,
que l’empereur Valens, partisan des Ariens, avait violemment persécutée;
c’était à ses yeux un plus grand honneur d’être un
des membres de cette Eglise que d’être le maître de l’univers.
Il fit abattre partout les idoles, persuadé que les biens mêmes
de la terre dépendent de Dieu et non des démons. Mais qu’y
a-t-il de plus admirable que son humilité, quand, après avoir
promis, à la prière des évêques, de pardonner
à la ville de Thessalonique, et s’être laissé entraîner
à sévir contre elle par les instances bruyantes de quelques-uns
de ses courtisans, rencontrant tout à coup devant lui la courageuse
censure de l’Eglise, il fit une telle pénitence de sa faute que
le peuple, intércédant pour lui avec larmes, fut plus affligé
de voir la majesté de l’empereur humiliée qu’il n’avait été
effrayé de sa colère. Ce sont ces bonnes oeuvres et d’autres
semblables, trop longues à énumérer, que Théodose
a emportées avec lui quand, abandonnant ces grandeurs humaines qui
ne sont que vapeur et fumée, il est allé chercher la récompense
que Dieu n’a promise qu’aux hommes vraiment pieux. Quant aux biens de cette
vie, honneurs ou richesses, Dieu les donne également aux bons et
aux méchants, comme il leur donne le monde, la lumière, l’air,
l’eau, la terre et ses fruits, l’âme, le corps, les sens, la raison
et la vie; et dans ces biens il faut comprendre aussi les empires, si grands
qu’ils soient, que Dieu dispense selon -les temps dans les conseils de
sa providence.
Il s’agit maintenant de répondre à ceux qui, étant
convaincus par les preuves les plus claires que la multitude des faux dieux
ne sert de rien pour obtenir les biens temporels, seuls objets que désirent
les hommes de peu de sens, se réduisent à prétendre
qu’il faut les adorer, non en vue des avantages de la vie présente,
mais dans l’intérêt de la vie future. Quant aux païens
obstinés qui persistent à les servir pour les biens de ce
monde, et se plaignent de ce qu’on ne leur permet pas de s’abandonner à
ces vaines et ridicules superstitions, je crois leur avoir assez répondu
dans ces cinq livres. Au moment où je publiais les trois premiers,
et quand ils étaient déjà entre (116) les mains de
tout le monde, j’appris qu’on y préparait une réponse, et
depuis j’ai été informé qu’elle était prête,
mais qu’on attendait l’occasion de pouvoir la faire paraître sans
danger. Sur quoi je dirai à mes contradicteurs de ne pas souhaiter
une chose qui ne saurait leur être avantageuse. On se flatte aisément
d’avoir répondu, quand on n’a pas su se taire. Et quelle source
de paroles plus fertile que la vanité! mais de ce qu’elle peut toujours
crier plus fort que la vérité, il ne s’ensuit pas qu’elle
soit la plus forte. Qu’ils y pensent donc sérieusement; et si, jugeant
la chose sans esprit de parti, ils reconnaissent par hasard qu’il est plus
aisé d’attaquer nos principes par un bavardage impertinent et des
plaisanteries dignes de la comédie ou de la satire, que par de solides
raisons, qu’ils s’abstiennent de publier des sottises et préfèrent
les remontrances des personnes éclairées aux éloges
des esprits frivoles; que s’ils attendent l’occasion favorable, non pour
dire vrai avec toute liberté, mais pour médire avec toute
licence, à Dieu ne plaise qu’ils soient heureux à la manière
de cet homme dont Cicéron dit si bien : « Malheureux, à
qui il est permis de mal faire 1». Si donc il y a quelqu’un de nos
adversaires qui s’estime heureux d’avoir la liberté de médire,
nous pouvons l’assurer qu’il sera plus heureux d’en être privé,
d’autant mieux que rien ne l’empêche, dès à présent,
de venir discuter avec nous tant qu’il voudra, non pour satisfaire une
vanité stérile, mais pour s’éclairer; et il ne dépendra
pas de nous qu’il ne reçoive, dans cette controverse amicale, une
réponse digne, grave et sincère.
1. Saint Augustin fait probablement allusion à un passage des
Tusculanes, (lib. V, cap. 19).
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source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm