LIVRE SEPTIÈME. : LES DIEUX CHOISIS.
Argument. — Saint Augustin s’attache à l’examen des dieux choisis
de la théologie civile, Janus, Jupiter, Saturne et les autres; il
démontre que le culte rendu à ces dieux n’est d’aucun usage
pour acquérir la félicité éternelle.
LIVRE SEPTIÈME.
PRÉFACE.
CHAPITRE PREMIER.
SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL N’EST POINT DANS
LA THÉOLOGIE CIVILE, SE RENCONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.
CHAPITRE II.
QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES REGARDE COMME AFFRANCHIS
DES FONCTIONS DES PETITES DIVINITÉS.
CHAPITRE III.
ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU’ON A FAIT DE
CERTAINS DIEUX D’ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES
AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.
CHAPITRE IV.
ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS
D’AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.
CHAPITRE V.
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION
DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.
CHAPITRE VI.
DE CETTE OPINION DE VARRON Q.UE DIEU EST L’ÂME DU MONDE ET QU’IL
COMPREND EN SOI UNE MULTITUDE D’ÂMES PARTICULIÈRES DONT L’ESSENCE
EST DIVINE.
CHAPITRE VII.
ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS
ET DE TERME?
CHAPITRE VIII.
POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT
DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.
CHAPITRE IX.
DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS.
CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.
CHAPITRE XI.
DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS
DIEUX, MAIS A UN SEUL.
CHAPITRE XII.
JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.
CHAPITRE XIII.
SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.
CHAPITRE XIV.
DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.
CHAPITRE XV.
DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES
PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.
CHAPITRE XVI
D’APOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS.
CHAPITRE XVII.
VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT
LES DIEUX.
CHAPITRE XVIII.
QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS
DU PAGANISME.
CHAPITRE XIX.
DES EXPLICATIONS QU’ON DONNE DU CULTE DE SATURNE.
CHAPITRE XX.
DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE.
CHAPITRE XXI.
DE L’INFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS.
CHAPITRE XXII
DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE.
CHAPITRE XXIII.
DE LA TERRE, QUE VARRON REGARDE COMME UNE DÉESSE, PARCE QU’A
SON AVIS L’ÂME DU MONDE, QUI EST DIEU, PÉNÈTRE JUSQU’À
CETTE PARTIE INFÉRIEURE DE SON CORPS ET LUI COMMUNIQUE UNE FORCE
DIVINE.
CHAPITRE XXIV.
SUR L’EXPLICATION QU’ON DONNE DES DIVERS NOMS DE LA TERRE, LESQUELSDÈSIGNENT,
IL EST VRAI, DIFFÉRENTES VERTUS; MAIS N’AUTORISENT PAS L’EXISTENCE
DE DIFFÉRENTES DIVINITÉS.
CHAPITRE XXV.
QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA GRÂCE A IMAGINÉE
DE LA MUTILATION D’ATYS.
CHAPITRE XXVI.
INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE.
CHAPITRE XXVII.
SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR CERTAINS PHILOSOPHES
QUI NE CONNAISSENT NI LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DU.
CHAPITRE XXVIII.
LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.
CHAPITRE XXIX.
IL FAUT RAPPORTER A UN SEUL VRAI DIEU TOUT CE QUE LES PHILOSOPHES ONT
RAPPORTÉ AU MONDE ET A SES PARTIES.
CHAPITRE XXX.
UNE RELIGION ÉCLAIRÉE DISTINGUE LES CRÉATURES
DU CRÉATEUR, AFIN DE NE PAS ADORER, A LA PLACE DU CRÉATEUR,
AUTANT DE DIEUX QU’IL Y A DE CRÉATURES.
CHAPITRE XXXI.
QUELS BIENFAITS PARTICULIERS DIEU AJOUTE EN FAVEUR DES SECTATEURS DE
LA VÉRITÉ A CEUX QU’IL ACCORDE A TOUS LES HOMMES.
CHAPITRE XXXII.
LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION N’A MANQUÉ A AUCUN DES SIÈCLES
PASSÉS, ET PAR DES SIGNES DIVERS IL A TOUJOURS ÉTÉ
ANNONCÉ AUX HOMMES.
CHAPITRE XXXIII.
LA FOURBERIE DES DÉMONS, TOUJOURS PRÊTS A SE RÉJOUIR
DES ERREURS DES HOMMES, N’A PU ÊTRE DÉVOILÉE QUE PAR
LA RELIGION CHRÉTIENNE.
CHAPITRE XXXIV.
DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE. LE SÉNAT FIT BRULER POUR
NE POINT DIVULGUER LES CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.
CHAPITRE XXXV.
DE L’HYDROMANCIE DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER NUMA
EN LUI MONTRANT DANS L’EAU LEURS IMAGES.
PRÉFACE.
Si je m’efforce de délivrer les âmes des fausses doctrines
qu’une longue et funeste erreur y a profondément enracinées,
coopérant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours d’en haut,
à la grâce de celui qui peut tout faire, parce qu’il est le
vrai Dieu, j’espère que ceux de mes lecteurs, dont l’esprit plus
prompt et plus perçant a jugé les six précédents
livres suffisants pour cet objet, voudront bien écouter avec patience
ce qui me reste à dire encore, et, en considération des personnes
moins éclairées, ne pas regarder comme superflu ce qui pour
eux n’est pas nécessaire. Il ne s’agit point ici d’une question
de médiocre importance:
il faut persuader aux hommes que ce n’est point pour les biens de cette
vie mortelle, fragile et légère comme une vapeur, que le
vrai Dieu veut être servi, bien qu’il ne laisse pas de nous donner
tout ce qui est ici-bas nécessaire à notre faiblesse, mais
pour la vie bienheureuse de l’éternité.
CHAPITRE PREMIER.
SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL N’EST POINT DANS
LA THÉOLOGIE CIVILE, SE RENCONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.
Que le caractère de la divinité ou (pour mieux rendre
le mot grec Teotes) de la déité ne se trouve pas dans la
théologie civile exposée en seize livres par Varron, en d’autres
termes, que les institutions religieuses du paganisme ne servent de rien
pour conduire à la vérité éternelle, c’est
ce dont quelques-uns n’auront peut-être pas été entièrement
convaincus par ce qui précède; mais j’ai lieu de croire qu’après
avoir lu ce qui va suivre ils n’auront plus aucun éclaircissement
à désirer. Les personnes que j’ai en vue ont pu en effet,
s’imaginer qu’on doit au moins servir pour la vie bienheureuse, c’est-à-dire
pou la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron a réservés
pour son dernier livre et dont j’ai encore très-peu parlé.
Or, je me garderai de leur opposer ce mot plus mordant que vrai de Tertullien
: « Si on choisit les dieux comme on fait les oignons, tout ce qu’on
ne prend pas est de rebut ». Non, je ne dirai pas cela, car il peut
arriver que même dans une élite on fasse encore un choix pour
quelque fin plus excellente et plus relevée, comme à la guerre
on s’adresse pour un coup de main aux jeunes soldats et parmi eux aux plus
braves. De même, dans l’Église, quand on fait choix de certains
hommes pour être pasteurs, ce n’est pas à dire que le reste
des fidèles soit réprouvé, puisqu’il n’en est pas
un qui n’ait droit au nom d’élu. C’est ainsi encore qu’en construisant
un édifice on choisit les grosses pierres pour les angles, sans
pour cela rejeter les autres, qui trouvent également leur emploi;
et enfin, quand on réserve certaines grappes de raisin pour les
manger, on n’en garde pas moins les autres pour en faire du vin. Il est
inutile de pousser plus loin les exemples. Je dis donc qu’il ne s’ensuit
pas, de ce que dans la multitude des dieux païens on en a distingué
quelques-uns, qu’il y ait à blâmer ni l’auteur qui rapporte
ce choix, ni ceux qui l’ont fait, ni les divinités préférées
: il s’agit seulement d’examiner quelles sont ces divinités et pourquoi
elles ont été l’objet d’une préférence.
CHAPITRE II.
QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES REGARDE COMME AFFRANCHIS
DES FONCTIONS DES PETITES DIVINITÉS.
Voici les dieux choisis que Varron a compris en un seul livre: Janus,
Jupiter, Saturne, Génius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune,
le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune,
Diane, Minerve, Vénus et Vesta; vingt en tout, douze mâles
et huit femelles. Je demande pourquoi ces divinités sont appelées
choisies: est-ce parce qu’elles
1. Tertullien, Contra Nation., lib. II, cap. 9.
(133)
ont des fonctions d’un ordre supérieur dans l’univers ou parce
qu’elles ont été plus connues des hommes et ont reçu
de plus grands honneurs? Si c’est la grandeur de leurs emplois qui les
distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette
populace d’autres divinités chargées des soins les plus bas
et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites
fonctions réparties entre tous ces petits dieux? à la conception
d’un enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la
semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi
Liber pour aider l’homme à s’en délivrer et Libera, qu’ils
identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même
service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis ; mais voici Mena,
qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue,
quoique fille de Jupiter 1. Et cependant Varron, dans le livre des dieux
choisis, confère cet emploi à Junon, qui n’est pas seulement
une divinité d’élite, mais la reine des divinités;
toute reine qu’elle soit, elle n’en préside pas moins aux mois des
femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux
autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l’un donne la
vie, et l’autre le sentiment au nouveau-né 2. Aussi bien, si peu
considérables qu’ils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces
autres divinités patriciennes et choisies; car sans la vie et le
sentiment, qu’est-ce, je vous prie, que ce fardeau qu’une femme porte dans
son sein, sinon un misérable mélange très-peu différent
de la poussière et du limon?
CHAPITRE III.
ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU’ON A FAIT DE
CERTAINS DIEUX D’ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES
AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.
D’où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés
à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle
moins considérable que des divinités obscures, telles que
Vitumnus et Sentinus? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la
semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte; voilà Saturne, autre
dieu choisi,
1. Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre VI, ch. 9, et
livre IV, ch. II.
2. Comparez Tertullien, Contra Nat., lib, II, cap. 11.
qui fournit la semence même; voilà Liber, encore un dieu
choisi, qui aide l’homme à s’en délivrer, et Libera, qu’on
appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la
femme le même service; enfin, voilà la déesse choisie
Junon, qui procure le sang aux femmes pour l’accroissement de leur fruit,
et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de
Mena, fille de Jupiter; or, en même temps, c’est un Vitumnus, un
Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment
: fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux
que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l’intelligence
et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l’emportent
sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre
et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l’emportent
sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus
juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs
de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs,
pourvoyeurs ou promoteurs d’une vile semence qui n’est rien tant qu’elle
n’a pas reçu le sentiment et la vie. N’est-il pas étrange
que ces fonctions d’élite soient retranchées aux dieux d’élite
pour être conférées à des dieux très-inférieurs
en dignité et à peine connus? On répondra peut-être
que Janus préside à tout commence. ment et qu’à ce
titre on est fondé à lui attribuer la conception de l’enfant;
que Saturne préside à toute semence et qu’en cette qualité
il a droit à ce que la semence de l’homme ne soit pas retranchée
de ses attributions; que Liber et Libera président à l’émission
de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à
propager l’espèce humaine tombe sous leur juridiction; que Junon,
enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance,
et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux
purgations et à la délivrance des femmes; soit, mais alors
que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai
si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et
sentiment? Dira-t-on qu’ils y président?c’est leur donner une importance
infinie; car, tandis que tout ce qui naît d’une semence naît
dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens,
sont des priviléges qui s’étendent jusqu’aux astres mêmes
dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir
de Vitumnus et de Sentinus se termine (134) aux êtres qui vivent
dans la chair et qui sentent par des organes? mais alors pourquoi le dieu
qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il
pas aussi à la chair? pourquoi toute génération n’est-elle
pas comprise dans son domaine? et qu’est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus?
Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits
dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses
basses et secondaires, d’où vient que tous ces dieux choisis sont
si mal pourvus de domestiques, qu’ils n’ont pu se décharger aussi
sur eux de mille détails infimes, et qu?en dépit de toute
leur dignité, ils ont été obligés de vaquer
aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre ? Ainsi
Junon, déesse choisie, reine des dieux, soeur et femme de Jupiter,
partage, sous le nom d’Iterduca, le soin de conduire les enfants avec deux
déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona
1. On lui adjoint encore la déesse Mens 2, chargée de donner
bon esprit aux enfants, et qui néanmoins n’a pas été
mise au rang des divinités choisies, quoiqu’un bon esprit soit assurément
le plus beau présent qu’on puisse faire à l’homme. Chose
singulière! l’honneur qu’on refuse à Mens, on l’accorde à
Junon Iterduca et Domiduca 3, comme s’il servait de quelque chose de ne
pas s’égarer en chemin et de revenir chez soi, quand on n’a pas
l’esprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait
méritait d’être préférée à Minerve,
à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de
présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter
qu’il ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder
la meilleure mémoire? Nul ne saurait être méchant avec
un bon esprit, au lieu qu’il y a de très-méchantes personnes
qui ont une mémoire admirable, et elles sont d’autant plus méchantes
qu’elles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant
Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans
la foule des petits dieux. Que n’aurais-je pas à dire de la Vertu
et de la Félicité, si je n’en avais déjà beaucoup
parlé au quatrième livre? On en a fait des déesses,
et néanmoins on n’a pas voulu les mettre au rang des divinités
d’élite, bien qu’on y mît Mars et Orcus, dont
1. Voyez plus haut, livre IV, ch. 21.
2. On sait que Mens signifie esprit, intelligence.
3. Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi,
à la maison) comme conduisant l’épousée à la
maison conjugale.
l’un est chargé de faire des morts et l’autre de les recevoir.
Puis donc que nous voyons les dieux d’élite confondus dans ces fonctions
mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat
avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont
des offices plus importants et plus nobles que les dieux qu’on appelle
choisis, il s’ensuit que ceux-ci n’ont pas mérité leur rang
par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais qu’ils
ont eu seulement la bonne fortune d’être plus connus des peuples.
C’est ce qui fait dire à Varron lui-même qu’il est arrivé
à certains dieux et à certaines déesses du premier
ordre de tomber dans l’obscurité, comme cela se voit parmi les hommes.
Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité
parmi les dieux choisis, parce que c’est le hasard et non le mérite
qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer
avec eux, et même au-dessus d’eux, la Fortune, qui passe pour dispenser
au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première
place parmi les dieux choisis; c’est envers eux, en effet, qu’elle a montré
ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à
l’éminence de leur vertu, ni à une juste félicité,
mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune,
comme parlent ceux qui les adorent. N’est-ce pas aux dieux que fait allusion
l’éloquent Salluste, quand il dit: « La Fortune gouverne le
monde; c’est elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout,
plutôt par caprice que par raison 1 ». Je défie les
païens, en effet, d’assigner la raison qui fait que Vénus est
en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et d’un
tout autre mérite, est dans l’obscurité. Dira-t-on que l’éclat
de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux,
en effet, que ceux de la Vertu? mais alors pourquoi Minerve est-elle si
renommée, et la déesse Pecunia si inconnue 2 ? car assurément
la science est beaucoup moins recherchée parles hommes que l’argent,
et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu
qui ne s’y proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe
avant tout, c’est la fin qu’on poursuit en faisant une chose, plutôt
que la chose même qu’on fait, Si donc l’élection des
1. Salluste, Conj. Catil., cap. 8.
2. La déesse Pecunia n’avait point de temple. Voyez Juvénal,
Sat. I, v.113, 114.
(135)
dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse
Pecunia n’a-t-elle pas été préférée
à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu’en vue de l’argent?
et si, au contraire, c’est un petit nombre de sages qui a fait le choix,
pourquoi la Vertu n’a-t-elle pas été préférée
à Vénus, quand la raison lui donne une préférence
si marquée? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment
de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au
grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison,
s’il est vrai qu’elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes
pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs,
la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première
place. Pourquoi ne ta-t-elle pas obtenue? serait-ce qu’elle a eu la fortune
contraire ? Voilà la fortune contraire à elle-même;
la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne
sait rien faire pour soi.
CHAPITRE IV.
ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS
D’AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.
Je concevrais qu’un esprit amoureux de l’éclat et de la gloire
félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât
comme heureux, s’il pouvait ignorer que cette grandeur même leur
est plus honteuse qu’honorable. En effet, la foule des petites divinités
est protégée contre l’opprobre par son obscurité bien
qu’il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux
occupés aux différents emplois que leur a départis
la fantaisie humaine : semblables à l’armée des petits fermiers
d’impôts 1, ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la
rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun
met un peu du sien, quand il suffirait d’un habile homme pour l’achever;
mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d’ouvriers,
c’était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa
part de l’oeuvre avec promptitude et facilité, au lieu d’acquérir
par un long et pénible labeur le talent d’accomplir l’oeuvre tout
entière. Quoi qu’il en soit, il en est fort peu parmi ces petits
dieux dont la réputation
1. Selon Ducange, ces petits fermier, d’impôts, minuscularii,
dont parle saint Augustin, servaient d’intermédiaires entre les
contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l’entreprise
générale de l’impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
ait souffert quelque atteinte, au lieu, qu’on aurait de la peine à
citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par
quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des
petits; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes
sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu’on dise
rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené
une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif
et partagea avec lui son royaume, d’où prirent naissance les deux
villes de Janiculum et de Saturnia 1; mais les païens, empressés
de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux,
ont déshonoré l’image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer
sa vie; ils l’ont représenté avec un corps double et monstrueux,
ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu’il a fallu
donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux
n’en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude?
CHAPITRE V.
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION
DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.
Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent
pour couvrir des apparences d’une doctrine profonde la turpitude de leurs
misérables superstitions. Varron prétend que les statues
des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués
par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux
de ces symboles pussent, en les voyant, s’élever à la contemplation
de l’âme du monde et de ses parties, c’est-à-dire à
la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté
la divinité sous une figure humaine, c’est, selon lui, parce que
l’esprit qui anime le corps de l’homme est semblable à l’esprit
divin. Supposez, dit-il, qu’on se serve de différents vases pour
distinguer les dieux, un oenophore 2 placé dans le temple de Bacchus
servira à désigner le vin; le contenant sera le signe du
contenu; c’est ainsi qu’une statue de forme humaine est le symbole de l’âme
raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence
est semblable à l’âme des
1. Voyez Ovide, Fastes, livre I, vers 365 et seq.; et Virgile, Enéide,
livre VIII, vers 357, 358.
2. Vase pour conserver ou transporter du vin.
(136)
dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron
avait pénétré et qu’il a voulu révéler
au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme! n’auriez-vous
pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous
faisait dire tout à l’heure que les premiers instituteurs du culte
des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer
par la superstition, et que les anciens qui n’avaient point d’idoles adoraient
les dieux d’un culte plus pur? C’est l’autorité de ces vieux Romains
qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs
descendants, et peut-être si l’antiquité eût adoré
des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à
la vérité, et célébré d’une voix plus
pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés
sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères
n’ont pu élever votre âme, malgré les trésors
de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître
et qui redoublent nos regrets, jusqu’à la connaissance de son Dieu,
de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont
elle n’est point une partie, mais une production, qui n’est pas l’âme
de toutes choses, mais l’auteur de toutes les âmes et la source unique
de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses
dons. — Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères
du paganisme ? c’est ce que nous aurons tout à l’heure à
examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de
Varron, que l’âme du monde et ses parties sont les dieux véritables;
d’où il suit que toute sa théologie, même la naturelle
qu’il tient en si haute estime, ne s’est pas élevée au-dessus
de l’idée de l’âme raisonnable. Il s’étend du reste
fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il
en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il
parvient à y ramener cette partie de la théologie civile
qui regarde les dieux choisis. S’il le fait, toute la théologie
sera théologie naturelle; et alors quel besoin d’en séparer
si soigneusement la théologie civile? Veut-il que cette séparation
soit légitime? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui
plaît si fort, n’étant déjà pas la théologie
vraie, puisqu’elle s’arrête à l’âme et ne s’élève
pas jusqu’au vrai Dieu, créateur de l’âme, à combien
plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable
ou fausse, puisqu’elle s’attache presque uniquement à la nature
corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles
explications que j’aurai à citer dans la suite.
CHAPITRE VI.
DE CETTE OPINION DE VARRON QUE DIEU EST L’ÂME DU MONDE ET QU’IL
COMPREND EN SOI UNE MULTITUDE D’ÂMES PARTICULIÈRES DONT L’ESSENCE
EST DIVINE.
Varron dit encore, dans son introduction à la théologie
naturelle, qu’il croit que Dieu est l’âme du monde ou du cosmos,
comme parlent les Grecs, et que ce monde est Dieu; mais de même qu’un
homme sage, quoique formé d’une âme et d’un corps, est appelé
sage à cause de son âme, ainsi le monde est appelé
Dieu à cause de l’âme qui le gouverne, bien qu’il soit également
composé d’une âme et d’un corps. Il semble ici que Varron
reconnaisse en quelque façon l’unité de Dieu; mais pour faire
en même temps la part du polythéisme, il ajoute que le monde
est divisé en deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux
autres, l’éther et l’air, la terre, de même, en eau et en
continent; que l’éther occupe la région la plus haute, l’air
la seconde, l’eau la troisième, la terre enfin la plus basse région;
que ces quatre éléments sont l’emplis d’âmes, le feu
et l’air d’âmes immortelles, l’eau et la terre d’âmes mortelles;
que dans l’espace qui s’étend depuis la limite circulaire du ciel
jusqu’au cercle de la lune habitent les âmes éthérées,
qui sont les astres et les étoiles, dieux célestes, visibles
aux sens en même temps qu’intelligibles à la raison; qu’entre
la sphère lunaire et la partie de l’air où se forment les
nuées et les vents habitent les âmes aériennes, que
l’esprit conçoit sans que les yeux les puissent voir, c’est-à-dire
les héros, les lares, les génies; voilà l’abrégé
que nous offre Varron de sa théologie naturelle qui est aussi celle
d’un grand nombre de philosophes. Nous aurons à l’examiner à
fond, quand ce qui nous reste à dire sur la théologie civile
relativement aux dieux choisis aura été conduit à
bonne fin, avec la grâce de Dieu.
CHAPITRE VII.
ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS
ET DE TERME?
Je demande d’abord ce que c’est que Janus, (137) qu’on place à
la tête de ces dieux choisis? on me dit: c’est le monde. Voilà
une réponse courte et claire assurément; mais pourquoi n’attribue-t-on
à Janus que le commencement des choses, tandis qu’on en réserve
la fin à un autre dieu nommé Terme? car c’est pour cela,
dit-on, qu’en dehors des dix mois qui s’écoulent de mars à
décembre, on a consacré deux mois à ces divinités,
janvier à Janus et février à Terme; d’où vient
aussi que les Terminales se célèbrent en février et
qu’il s’y fait une cérémonie expiatrice appelée Februum
, laquelle a donné au mois son nom 1. Quoi donc! est-ce à
dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la
fin ne lui appartienne pas, étant réservée à
un autre dieu? Mais n’est-il pas reconnu des païens que tout ce qui
prend commencement en ce monde y prend également fin ? Voilà
une dérision étrange de ne donner à ce dieu qu’une
demi-puissance dans la réalité, tandis qu’on donne à
sa statue un double visage! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse
de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même
dieu dont une face répond au commencement des choses et l’autre
à leur fin? car on ne peut agir sans considérer ces deux
points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action,
ne saurait en prévoir la fin, et il faut que l’intention qui regarde
l’avenir se lie à la mémoire qui regarde le passé.
Autrement, après avoir oublié par où on a commencé,
on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse
commence dans le monde, elle s’achève ailleurs, et que c’est pour
cela que Janus, qui est le monde, n’a de pouvoir que sur les commencements?
mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus
de Janus, au lieu de l’écarter du nombre des divinités choisies;
et même dès cette vie, où l’on partage le commencement
et la fin des choses entre Jan us et Terme, Terme aurait dû être
plus honoré que Janus. C’est en effet quand on touche au terme d’une
entreprise qu’on éprouve le plus de joie. Les commencements sont
pleins d’inquiétude, et l’âme n’est tranquille qu’en voyant
la fin de son action; c’est à la fin qu’elle tend ; c’est la fin
qu’elle désire, qu’elle espère, qu’elle appelle de ses voeux,
et il n’y a de triomphe
1. Vairon cite cette cérémonie comme une institution
de Numa (De lingua lat., lib. VI, § 13). Sur la fête des Terminales,
voyez Ovide, Fastes, livre II, V. 639 et suiv.
pour elle que dans le complet achèvement.
CHAPITRE VIII.
POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT
DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.
Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double
face. On dit que Janus a deux visages, l’un devant, l’autre derrière,
parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du
monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche
ouranos (ciel), comme aussi quelques poètes latins ont donné
au ciel le nom de palais 1. Ce n’est pas tout : notre bouche ouverte a
deux issues, l’une extérieure du côté des dents; l’autre
intérieure vers le gosier. E! voilà ce qu’on a fait du monde
avec un mot grec ou poétique qui signifie palais 2! Mais quel rapport
y a-t-il entre tout cela et l’âme et la vie éternelle ? Qu’on
adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du
palais, je le veux bien ; mais quoi de plus absurde à des gens incapables
de trouver dans le monde deux portes opposées l’une à l’autre
et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter
celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels
le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus,
à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage?
D’autre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus,
on veut y voir un emblème des quatre parties du monde; comme si
le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par
ses quatre visages ! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre
parties, il s’ensuit que le Janus à deux faces est une fausse image,
ou si elle est vraie en ce sens que l’Orient et l’Occident embrassent le
monde entier, l’emblème ne laisse pas d’être faux à
un autre point de vue; car en considérant les deux autres parties
du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est
double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours
est-il que si on a trouvé dans la bouche de l’homme une analogie
avec le Janus à double visage, on ne
1. Allusion à cette expression d’Ennius : le palais du ciel,
rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib.II, cap. 18.
2. On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni
dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu
Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron.
(138)
saurait trouver dans le monde rien qui ressemble aux quatre portes
figurées par les quatre visages de Janus; à moins que Neptune
n’arrive au secours des interprètes, tenant à la main un
poisson qui, outre la bouche et le gosier, nous présente à
droite et à gauche la double ouverture de ses ouïes. Et cependant,
avec toutes ces portes, il n’en est pas une seule par laquelle l’âme
puisse échapper aux vaines superstitions, à moins qu’elle
n’écoute la vérité, qui a dit : « Je suis la
porte 1 ».
CHAPITRE IX.
DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS.
Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis qu’ils nomment aussi Jupiter.
C’est, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce
qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont
Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre
« Heureux qui a pu connaître les causes des choses 2! »
Mais d’où vient qu’on place Jupiter après Janus? Que
le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus
: « C’est, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses,
et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé
le roi des dieux; car si l’accomplissement a la seconde place dans l’ordre
du temps, il a la première dans l’ordre de l’importance ».
Cela serait vrai s’il s’agissait ici de distinguer dans les choses l’origine
et le terme de leur développement. Ainsi, partir est l’origine d’une
action, arriver en est le terme; l’étude est une action qui commence
et qui-se termine à la science; or partout, en général,
le commencement n’est le premier qu’en date et la perfection est dans la
fin. C’est un procès déjà vidé entre Janus
et Terme 3 mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter
sont des principes efficients et non des effets; et il est impossible,
même dans l’ordre du temps, que les effets et les commencements des
effets soient avant les causes; car ce qui fait une chose est toujours
antérieur à la chose qui est faite. Qu’importe donc que les
commencements soient gouvernés par Jan us? ils n’en sont pas pour
cela
1. Jean. X, 9.
2. Géorg. liv. II, V. 490.
3. Voyez plus haut le chap. VII.
antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter;
car de même que rien n’arrive, rien aussi ne commence qui ne soit
précédé d’une cause. Si donc c’est ce dieu, arbitre
de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature,
que l’on salue du nom de Jupiter et que l’on adore par tant d’opprobres
et d’infamies, je, dis qu’il y a là une impiété plus
grande qu’à ne reconnaître aucun dieu, Ne serait-il pas, en
effet, préférable d’appeler Jupiter quelque objet digne de
ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui
qu’on présenta, dit-on, à Saturne à la place de son
enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant
et adultère, maître du monde et asservi à l’impudicité,
disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas
donner des causes légitimes à ses propres actions?
Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera
le rôle de Jupiter parmi les dieux? Varron n’a-t-il pas déclaré
que les vrais dieux sont l’âme du monde et ses parties? par conséquent
tout ce qui n’est pas cela n’est pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter
est l’âme du monde et que Janus. en est le corps, c’est-à-dire
qu’il est le monde visible? Mais à ce compte Janus n’est pas vraiment
dieu, puisqu’il est accordé par nos adversaires que la divinité
consiste, non dans le corps du monde, mais dans l’âme du monde et
dans ses parties; et c’est ce qui a fait dire nettement à Varron
que Dieu, pour lui, n’est autre chose que l’âme du monde, et que
si le monde lui-même est appelé Dieu, c’est au même
sens où un homme est appelé sage à cause de son âme,
bien qu’il soit composé d’une âme et d’un corps; ainsi le
monde, quoique formé d’une âme et d’un corps, doit à
son âme seule d’être appelé dieu. D’où il suit
que le corps du monde, pris isolément, n’est pas dieu; il n’y a
de divin que l’âme toute seule, ou la réunion de l’âme
et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion
même, la divinité vienne de l’âme et non pas du corps.
Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il
dieu, à moins d’être une partie de Janus? Or, on a coutume,
au contraire, d’attribuer l’univers entier à Jupiter, d’où
vient ce mot du poète:
« …Tout est plein de Jupiter 1 ».
1. Virgile, Eglogues, III, V, 60
(139)
Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu’il soit le roi
des dieux, il faut nécessairement qu’il soit le monde, afin de pouvoir
régner sur les autres dieux, c’est-à-dire sur ses propres
parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage
qu’il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants
de Valérius Soranus 1:
« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois,
des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».
Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe
qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit;
or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre
en lui : « C’est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter
père et mère, et fait de lui tout ensemble l’unité
et le tout; car « le monde est un et cet un comprend tout 2».
CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.
Si donc Janus est le monde, et si Jupiter l’est aussi, pourquoi, n’y
ayant qu’un seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux? pourquoi
ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues?
Dira-t-on qu’autre chose est la vertu des commencements, autre chose celle
des causes, et que c’est pour cela qu’on a nommé l’une Janus et
l’autre Jupiter? Je demanderai à mon tour si parce qu’un homme est
revêtu d’un double pouvoir ou parce qu’il exerce une double profession,
on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans?
Pourquoi donc d’un seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes,
ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements
et les causes sont deux choses distinctes? A ce compte, il faudrait dire
aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux qu’on lui a donné
de noms différents à cause de ses attributions différentes,
puisque les objets qui sont l’origine de ces noms sont différents.
Je vais en citer quelques exemples.
1. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont
parle Cicéron dans le De orat., lib. III, cap, II. Pline lui attribue
(Hist. nat.., Praefat., et lib. III, cap. 5-9) un ouvrage intitulé
Epoptidon sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron
et saint Augustin.
2 . Jupiter est également appelé mâle et femelle
dans un vers orphique cité par l’auteur du De mundo (cap. 7) et
par Éusèbe (Praepar. Evang., lib. III, cap. 9.)
CHAPITRE XI.
DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS
DIEUX, MAIS A UN SEUL.
Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus,Iimpulsor,
Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms
qu’il serait trop long d’énumérer; tous ces titres sont fondés
sur la diversité des puissances d’un même dieu, et non sur
la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor,
parce qu’il est toujours vainqueur; Invictus, parce qu’il est invincible;
Opitulus, parce qu’il est secourable aux faibles; Propulsor et Stator,
Centipeda et Supinalis, parce qu’il donne et arrête le mouvement,
parce qu’il soutient et renverse tout; Tigillus 1, parce qu’il est l’appui
du monde; Almus 2, parce qu’il nourrit les êtres; Ruminus 3, parce
qu’il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair
que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue
au même dieu. Dé plus, n’y a-t-il pas plus de rapport entre
les causes et les commencements des choses, qu’entre soutenir le monde
et donner la mamelle aux animaux? Et cependant on a voulu, pour les commencements
et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de
l’unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes
en importance et en dignité on s’est contenté du seul Jupiter,
en l’appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter
qu’il eût été plus à propos de faire donner
la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu’il
y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à
l’aider dans cet office; mais on me répondrait que Junon elle-même
n’est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius.
Soranus déjà cités :
« Jupiter tout-puissant, père et mère des roi!,
des choses et des dieux ».
Mais alors pourquoi l’appeler Ruminus, du moment, qu’à y regarder
de près, il est aussi la déesse Rumina? Si, en effet, c’est
une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l’avons montré
plus haut, que pour un même
1. Tigillum signifie soliveau.
2. Almus, nourricier.
3. De ruma, mamelle.
(140)
épi de blé, un dieu soit chargé des noeuds du
tuyau et un autre de l’enveloppe des grains, combien n’est-il pas plus
indigne encore qu’une fonction aussi misérable que l’allaitement
des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l’un est Jupiter
même, le roi de tous les dieux, et qu’il la remplisse, non pas avec
sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina? à moins
qu’il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles
et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu’ils n’ont pas voulu donner à
Jupiter un nom féminin? mais il est appelé père et
mère dans les vers qu’on vient de lire, et d’ailleurs je rencontre
sur la liste de ses noms celui d’une de ces petites déesses que
nous avons mentionnées au quatrième livre1, la déesse
Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n’a pas admis Pecunius
avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina; car enfin, mâles
et femelles, tous les hommes regardent à l’argent.
CHAPITRE XII.
JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.
Mais quoi! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse qu’on
donne de ce surnom? Jupiter, dit-on, s’appelle Pecunia, parce que tout
est à lui. O la belle raison d’un nom divin! et n’est-ce pas plutôt
avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer
Pecunia? car au prix de ce qu’enferment le ciel et la terre, que vaut la
richesse des hommes? C’est l’avarice qui seule a donné ce nom à
Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment l’argent le prétexte
d’aimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure,
mais le roi même des dieux. Il n’en serait pas de même si on
l’appelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est l’argent.
Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique
n’ayant pas d’argent ou en ayant peu; car ils sont effectivement riches
en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce qu’ils ont, alors
même qu’ils sont privés des commodités de la vie; nous
disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que
soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage,
ils sont toujours dans l’indigence. Nous disons encore fort bien que le
vrai Dieu est riche, non certes
1. Chap. 21.
en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux
sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, s’ils
sont cupides. Je sais aussi qu’un homme sans argent est réputé
pauvre, mais il est riche au dedans, s’il est sage. Quel cas peut donc
faire un homme sage d’une théologie qui donne au roi des dieux le
nom d’une chose qu’aucun sage n’a jamais désirée 1? n’eût-il
pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme
à rien enseigner d’utile à la vie éternelle, de donner
au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui
de Pecunia? car c’est l’amour de la sagesse qui purifie le coeur des souillures
de l’avarice, c’est-à-dire de l’amour de l’argent.
CHAPITRE XIII.
SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.
Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui
peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités?
Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment
que Jupiter les comprend tous, soit qu’on les regarde comme ses parties
ou ses puissances, soit qu’on donne à l’âme du monde partout
répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes
parties de l’univers ou des différentes opérations de la
nature. Qu’est-ce, en effet, que Saturne? « C’est, dit Varron, un
des principaux dieux, dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences
». Or, n’a-t-il pas expliqué tout à l’heure les vers
de Valénus Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, qu’il
répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en
soi? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s’étend
sur toutes les semences. Qu’est-ce maintenant que Génius? «
Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération
». Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu’est-il autre chose que le monde,
invoqué par Valérius sous le nom de « Jupiter père
et mère de toutes choses? » Et quand Varron soutient ailleurs
que Génius est l’âme raisonnable de chaque homme, assurant
d’autre part que c’est l’âme raisonnable du monde qui est Dieu, ne
donne-t-il pas à entendre que l’âme du monde est une sorte
de Génie universel? C’est donc ce Génie que l’on nomme Jupiter;
1. Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap.
11.
(141)
car si vous entendez que tout Génie soit un dieu et que l’âme
de chaque homme soit un Génie, il en résultera que l’âme
de chaque homme sera un dieu, conséquence tellement absurde que
les païens eux-mêmes sont obligés de la-rejeter; d’où
il suit qu’il ne leur reste plus qu’à nommer proprement et par excellence
Génius le dieu, qui est, suivant eux, l’âme du monde, c’est-à-dire
Jupiter.
CHAPITRE XIV.
DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.
Quant à Mercure et à Mars, ne sachant comment les rapporter
à aucune partie du monde ni à aucune opération divine
sur les éléments, ils se sont contentés de les faire
présider à quelques autres actions humaines et de leur donner
puissance sur la parole et sur la guerre. Or, si le pouvoir de Mercure
s’étend aussi sur la parole des dieux, il s’ensuit que le roi même
des dieux lui est soumis, puisque Jupiter ne peut prendre la parole qu’avec
le consentement de Mercure, ce qui est absurde. Dira-t-on qu’il n’est maître
que du discours des hommes? mais il est incroyable que Jupiter, qui a pu
s’abaisser jusqu’à allaiter non-seulement les enfants, mais encore
les bêtes, d’où lui est venu le nom de Ruminus, n’ait pas
voulu prendre soin de la parole, laquelle élève l’homme au-dessus
des bêtes? Donc Mercure n’est autre que Jupiter. Que si l’on veut
identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent
Mercure de medius currens 1, parce que la parole court au milieu des hommes;
et c’est pourquoi, selon eux, Mercure s’appelle en grec Ermes, parce que
la parole ou l’interprétation de la pensée se dit ermeneia
2 , d’où vient encore que Mercure préside au commerce, où
la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs;
et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, c’est que
la parole est un son qui s’envole; et enfin le nom de messager qu’on lui
donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées),
tout cela posé, que s’ensuit-il, sinon que Mercure, n’étant
autre que le langage, n’est pas vraiment un dieu? Et voilà comment
il arrive que les païens, en se faisant
1. Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius
de medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Gent., lib. III, p. 112, 113, et
Servius, ad Georg., lib. III, V, 302.)
2. Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans
le Cratyle (trad. fr., tome XI, page 70.)
(142)
des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant
leurs supplications à des esprits immondes, sont sous l’empire,
non des dieux, mais des démons. Même conclusion pour ce qui
regarde Mars : dans l’impossibilité de lui assigner aucun élément,
aucune partie du monde où il pût contribuer à quelque
action de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre, laquelle est
le triste ouvrage des hommes. D’où il résulte que si la déesse
Félicité donnait aux hommes la paix perpétuelle, le
dieu Mars n’aurait rien à faire. Veut-on dire que la guerre même
fait la réalité de Mars comme la parole fait celle de Mercure?
plût au ciel alors que la guerre ne fût pas plus réelle
qu’une telle divinité!
CHAPITRE XV.
DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES
PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.
On dira, peut-être que ces dieux ne sont autre chose que les
étoiles auxquelles les païens ont donné leurs noms;
et, en effet, il y a une étoile qu’on appelle Mercure et une autre
qu’on appelle Mars; mais il y en a une aussi qu’on appelle Jupiter, et
cependant les païens soutiennent que Jupiter est le monde. Ce n’est
pas tout, il y en a une qu’on appelle Saturne, et cependant Saturne est
déjà pourvu d’une fonction considérable, celle de
présider à toutes les semences; il y en a une enfin, et la
plus éclatante de toutes, qu’on appelle Vénus, et cependant
on veut que Vénus soit aussi la lune, bien qu’au surplus les païens
ne tombent pas plus d’accord au sujet de cet astre que ne firent Vénus
et Junon au sujet de la pomme d’or. Les uns, en effet, donnent l’étoile
du matin à Vénus, les autres à- Junon; mais, ici comme
toujours, c’est Vénus qui l’emporte, et presque toutes les voix
sont en sa faveur. Or, qui ne rirait d’entendre appeler Jupiter le roi
des dieux, quand on voit son étoile si pâle à côté
de celle de Vénus? L’étoile de ce dieu souverain ne devrait-elle
pas être d’autant plus brillante qu’il est lui-même plus puissant?
On répond qu’elle paraît moins lumineuse parce qu’elle est
plus haute et plus éloignée de la terre ; mais si elle est
plus haute parce qu’elle appartient à. un plus grand dieu, pourquoi
l’étoile de Saturne est-elle placée plus haut que Jupiter?
Est-ce donc que le mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter, (142)
n’a pu monter jusqu’aux astres, et que Saturne a obtenu dans le ciel ce
qu’il n’a pu obtenir ni dans son royaume ni dans le Capitole 1? Et puis,
pourquoi Janus n’a-t-il pas son étoile? Est-ce parce qu’il est le
monde et qu’à ce titre il embrasse toutes les étoiles? mais
Jupiter est le monde aussi, et cependant il y a une étoile qui porte
son nom. Janus se serait-il arrangé de son mieux, et, au lieu d’une
étoile qu’il devait avoir dans le ciel, se serait-il contenté
d’avoir plusieurs visages sur la terre? Enfin, si c’est seulement à
cause de leurs étoiles qu’on regarde Mercure et Mars comme des parties
du monde, afin d’en pouvoir faire des dieux, le langage et la guerre n’étant
point des parties du monde, mais des actes de l’humanité, pourquoi
n’a-t-on pas dressé des temples et des autels au Bélier,
au Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres signes célestes, lesquels
ne sont pas composés d’une seule étoile, mais de plusieurs,
et sont placés au plus haut des cieux avec des mouvements si justes
et si réglés? Pourquoi ne pas les mettre, sinon au rang des
dieux choisis, au moins parmi les dieux de l’ordre plébéien
2.
CHAPITRE XVI
D’APOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS.
Ils veulent qu’Apollon soit devin et médecin; et cependant,
pour lui donner une place dans l’univers, ils disent qu’il est aussi le
soleil, et que sa soeur Diane est la lune et tout ensemble la déesse
des chemins. De là vient qu’ils la font vierge, les chemins étant
stériles; et s’ils donnent des flèches au frère et
à la soeur, c’est comme symbole des rayons qu’ils lancent du ciel
sur la terre. Vulcain est le feu, Neptune l’eau, Dis ou Orcus l’élément
inférieur et terrestre. Liber et Cérès président
aux semences : le premier à celle des mâles, la seconde à
celle des femelles, ou encore l’un à ce qu’elles ont de liquide,
et l’autre à ce qu’elles ont de sec. Et ils rapportent tout cela
au monde, c’est-à-dire à Jupiter, qui est appelé père
et mère, comme répandant hors de soi toutes les semences
et les recevant
1. Il faut rappeler ici deux choses; d’abord, que, selon la mythologie
païenne, Saturne fut chassé de son royaume de Crète
par Jupiter, son fils, puis, que la colline du Capitole était consacrée
à Saturne, avant de l’être à Jupiter.
2. Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre
le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron (livre
III, chap. 20.)
toutes en soi. Ils veulent encore que la grande mère des dieux
soit Cérès, laquelle n’est autre chose que la terre, et qu’elle
soit aussi Junon. C’est pourquoi on la fait présider aux causes
secondes, quoique Jupiter, en tant qu’il est le monde entier, soit appelé,
comme nous l’avons vu, père et mère des dieux. Pour Minerve,
dont ils ont fait la déesse des arts, ne trouvant pas une étoile
où la placer, ils ont dit qu’elle était l’éther, ou
encore la lune. Vesta passe aussi pour la plus grande des déesses,
en tant qu’elle est la terre, ce qui n’a pas empêché de lui
lui départir ce feu léger mis au service de l’homme, et qui
n’est pas le feu violent dont l’intendance est à Vulcain1. Ainsi
tous les dieux choisis ne sont que le monde; les uns le monde entier, les
autres, quelques-unes de ses parties : le monde entier, comme Jupiter;
ses parties, comme Génius, la grande Mère, le Soleil et la
Lune, ou plutôt Apollon et Diane; tantôt un seul dieu en plusieurs
choses, tantôt une seule chose en plusieurs dieux: un dieu en plusieurs
choses, comme Jupiter, par exemple, qui est le monde entier et qui est
aussi le ciel et une étoile. De même, Junon est la déesse
des causes secondes, et elle est encore l’air et la terre, et elle serait
en outre une étoile, si elle l’eût emporté sur Vénus.
Minerve, elle aussi, est la plus haute région de l’air, ce qui ne
l’empêche pas d’être en même temps la lune, qui est pourtant
située dans la région la plus basse. Voici enfin qu’une seule
et même chose est plusieurs dieux : le monde est Jupiter, et il est
aussi Janus; la terre est Junon, et elle est aussi la grande Mère
et Cérès.
CHAPITRE XVII.
VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT
LES DIEUX.
On peut juger, par ce qui précède, de tout le reste de
la théologie des païens : ils embrouillent toutes choses en
essayant de les débrouiller et courent à l’aventure, selon
que les pousse ou les ramène le flux ou le reflux de l’erreur; c’est
au point que Varron a mieux aimé douter de tout que de rien affirmer
sans réserve. Après avoir achevé le premier de ses
trois derniers livres, celui où il traite des dieux certains, voici
ce qu’il dit sur les dieux
1. Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron
(De nat. Dor., lib. II, cap. 27.)
(143)
incertains au commencement du second livre: « Si j’émets
dans ce livre des opinions douteuses touchant les dieux, on ne doit point
le trouver mauvais. Libre à tout autre, s’il croit la chose possible
et nécessaire, de trancher ces questions avec assurance; pour moi,
on m’amènerait plus aisément à révoquer en
doute ce que j’ai dit dans le premier livre, qu’à donner pour certain
tout ce que je dirai dans celui-ci ». C’est ainsi que Varron a rendu
également incertain, et ce qu’il avance des dieux incertains, et
ce qu’il affirme des dieux certains. Bien plus, dans le troisième
livre, qui traite des dieux choisis, passant de quelques vues préliminaires
sur la théologie naturelle aux folies et aux mensonges de la théologie
civile, où, loin d’être conduit par la vérité
des choses, il est pressé par l’autorité de la coutume: «
Je vais parler, dit-il, des dieux publics du peuple romain, de ces dieux
à qui on a élevé des temples et des statues; mais,
pour me servir des ex pressions de Xénophane de Colophon 1 je dirai
plutôt ce que je pense que ce que j’affirme; car l’homme a sur de
tels objets des opinions, Dieu a la science ».Ce n’est donc qu’en
tremblant qu’il promet de parler de ces choses, qui ne sont point à
ses yeux l’objet d’une claire compréhension et d’une ferme croyance,
mais d’une opinion incertaine, étant l’ouvrage de la main des hommes.
Il savait bien, dans le fait, qu’il y a au monde un ciel et une terre;
que le ciel est orné d’astres étincelants, que la terre est
riche en semences, et ainsi du reste; il croyait également que toute
nature est conduite et gouvernée par une force invisible et supérieure
qui est l’âme de ce grand corps; mais que Janus soit le monde, que
Saturne, père de Jupiter, devienne son sujet, et autres choses semblables,
c’est ce que Varron ne pouvait pas aussi positivement affirmer
CHAPITRE XVIII.
QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS
DU PAGANISME.
Ce qu’on peut dire de plus vraisemblable sur ce sujet, c’est que les
dieux du paganisme ont été des hommes à qui leurs
flatteurs ont
1. Philosophe grec du sixième siècle avant l’ère
chrétienne, fondateur de l’école d’Elée. Voyez Aristote,
Metaphys., livre I, ch. 4, et Cicéron, Acad., livre II, ch. 3.
offert des fêtes et des sacrifices selon leurs moeurs, leurs
actions et les accidents de leur vie, et que ce culte sacrilége
s’est glissé peu à peu dans l’âme des hommes, semblable
à celle des démons et amoureuse de frivolités, pour
être bientôt propagé par les ingénieux mensonges
des poëtes et par les séductions des malins esprits. En effet,
qu’un fils impie, poussé par l’ambition ou par la crainte d’un père
impie, ait chassé son père de son royaume, cela est plus
aisé à croire que de s’imaginer Saturne vaincu par son fils
Jupiter, sous prétexte que la cause des êtres est antérieure
à leur semence; car si cette explication était bonne, jamais
Saturne n’eût existé avant Jupiter, puisque la cause précède
toujours la semence et n’en est jamais engendrée. Mais quoi ! dès
que nos adversaires s’efforcent de relever de vaines fables et des actions
purement humaines par des explications tirées de la nature, les
plus habiles se trouvent réduits à de telles extrémités,
que nous sommes forcés de les plaindre.
CHAPITRE XIX.
DES EXPLICATIONS QU’ON DONNE DU CULTE DE SATURNE.
« Quand on raconte (c’est Varron qui parle) que Saturne avait
coutume de dévorer ses enfants, cela veut dire que les semences
rentrent au même lieu où elles ont pris naissance. Quant à
la motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie qu’avant
l’invention du labourage, les hommes recouvraient les blés de terre
avec leurs mains ». A ce compte, il fallait dire que Saturne était
la terre, et non pas la semence, puisqu’en effet la terre dévore
en quelque sorte ce qu’elle a engendré, quand les semences sorties
de son sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de terre, que Saturne
prit pour Jupiter, quel rapport a-t-elle avec l’usage de jeter de la terre
sur les grains de blé? Est-ce que la semence, ainsi recouverte de
terre, en était moins dévorée pour cela? Il semblerait,
à entendre cette explication, que celui qui jetait de la terre emportait
le grain, comme on emporta, dit-on, Jupiter, tandis qu’au contraire, en
jetant de la terre sur le grain, cela ne servait qu’à le faire dévorer
plus vite. D’ailleurs, de cette façon, Jupiter est la semence, et
non, comme Varron le disait tout à l’heure, la (144) cause de la
semence. Aussi bien, que peuvent dire de raisonnable des gens qui veulent
expliquer des folies?
« Saturne a une faux, poursuit Varron, comme symbole de l’agriculture
». Mais l’agriculture n’existait pas sous le règne de Saturne,
puisqu’on fait remonter ce règne aux temps primitifs, ce qui signifie,
suivant Varron, que les hommes de cette époque vivaient de ce que
la terre produisait sans culture. Serait-ce qu’après avoir perdu
son sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de devenir sous le règne
de son fils un laborieux mercenaire, après avoir été
aux anciens jours un prince oisif? Varron ajoute que dans certains pays,
à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne,
et que les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes faits, parce
que, de toutes les semences, celle de l’homme est la plus excellente. Mais
qu’est-il besoin d’insister sur une folie si cruelle? Il nous suffit de
remarquer et de tenir pour certain que toutes ces explications ne se rapportent
point au vrai Dieu, à cette nature vivante, immuable, incorporelle,
à qui l’on doit demander la vie éternellement heureuse, mais
qu’elles se terminent à des objets temporels, corruptibles, sujets
au changement et à la mort. « Quand on dit que Saturne a mutilé
le Ciel, son père, cela signifie, dit encore Varron, que la semence
divine n’appartient pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce que
rien au Ciel, autant qu’on en peut juger, ne provient d’une semence ».
Mais si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter; car on reconnaît
d’un commun accord que le Ciel est Jupiter. Et voilà comme ce qui
ne vient pas de la vérité se ruine de soi-même, sans
que personne y mette la main. Varron dit aussi que Saturne est appelé
Cronos, mot grec qui signifie le Temps , parce que sans le temps les semences
ne sauraient devenir fécondes; et il y a encore sur Saturne une
foule de récits que les théologiens ramènent tous
à l’idée de semence. Il semble tout au moins que Saturne,
avec une puissance si étendue , aurait dû suffire à
lui tout seul pour ce qui regarde la semence; pourquoi donc lui adjoindre
d’autres divinités, comme Liber et Libera, c’est-à-dire Cérès?
pourquoi entrer, comme fait Varron, dans mille détails sur les attributions
de ces divinités relativement à la semence, comme s’il n’avait
pas déjà été question de Saturne?
CHAPITRE XX.
DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE.
Entre les mystères de Cérès, les plus fameux sont
ceux qui se célébraient à Eleusis, ville de
l’Attique. Tout ce que Varron en dit ne regarde que l’invention du
blé attribuée à Cérès,
et l’enlèvement de sa fille Proserpine par Pluton. Il voit dans
ce dernier récit le symbole de la fécondité des femmes
: « La terre, dit-il, ayant été stérile pendant
quelque temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé et retenu aux
enfers la fille de Cérès, c’est-à-dire la fécondité
même, appelée Proserpine, de proserpere (pousser, lever).
Et comme après cette calamité qui avait causé un deuil
public on vit la fécondité revenir, on dit que Pluton avait
rendu Proserpine,
et on institua des fêtes solennelles en l’honneur de Cérès
». Varron ajoute que les mystères d’Eleusis renferment plusieurs
autres traditions, qui toutes se rapportent à l’invention du blé.
CHAPITRE XXI.
DE L’INFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS.
Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences
liquides, c’est-à-dire non-seulement à la liqueur des fruits,
parmi lesquels le vin tient le premier rang, mais aussi aux semences des
animaux, j’hésite à prolonger mon discours par le récit
de ces turpitudes; il le faut néanmoins pour confondre l’orgueilleuse
stupidité de nos adversaires. Entre autres rites que je suis forcé
d’omettre, parce qu’il y en a trop, Varron rapporte qu’en certains lieux
1 de l’Italie, aux fêtes de Liber, la licence était poussée
au point d’adorer, en l’honneur de ce dieu, les parties viriles de l’homme,
non dans le secret pour épargner la pudeur, mais en public pour
étaler l’impudicité. On plaçait en triomphe ce membre
honteux sur un char que l’on conduisait dans la ville, après l’avoir
d’abord promené à travers la campagne. A Lavinium, on consacrait
à Liber un mois entier, pendant lequel chacun se donnait carrière
en discours
1. Saint Augustin se sert du mot compita, ce qui a fait conjecturer
qu’il s’agissait ici des fétos nommées Compitalia.
(145)
scandaleux, jusqu’au moment où le membre obscène, après
avoir traversé la place publique, était mis en repos dans
le lieu destiné à le recevoir. Là il fallait que la
mère de famille la plus honnête allât couronner et déshonnête
objet devant tous les spectateurs. C’est ainsi qu’on rendait le dieu Liber
favorable aux semences, et qu’on détournait de la terre tout sortilége
en obligeant une matrone à faire en public ce qui ne serait pas
permis sur le théâtre à une courtisane, si les matrones
étaient présentes. On voit maintenant pourquoi Saturne n’a
pas été jugé suffisant pour ce qui regarde les semences;
c’est afin que l’âme corrompue eût occasion de multiplier les
dieux, et qu’abandonnée du Dieu véritable en punition de
son impureté, de jour en jour plus impure et plus misérablement
prostituée à une multitude de divinités fausses, elle
couvrît ces sacriléges du nom de mystères sacrés
et s’abandonnât aux embrassements et aux turpitudes de cette foule
obscène de démons.
CHAPITRE XXII
DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE.
Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région
inférieure des eaux de la mer : à quoi bon lui donner encore
Vénilie1? Je ne vois là que le goût dépravé
de l’âme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand
nombre de démons. Mais écoutons les interprétations
de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont
la mettre à couvert de notre censure : « Vénilie, dit
Varron, est l’eau qui vient battre le rivage 2, Salacie l’eau qui rentre
dans la pleine mer (salum) ». Pourquoi faire ici deux déesses,
puisque l’eau qui vient et l’eau qui s’en va ne sont qu’une seule et même
eau? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble
elle-même à l’agitation tumultueuse des flots. Car bien que
l’eau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes,
toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, l’âme
« qui s’en va et qui ne revient plus 3 » se plonge plus avant
dans la fange en invoquant
1. Cette Vénilie n’est pas la même dont saint Augustin
a parlé au livre CV, ch. II. Dans Virgile (Enéide, livre
X, vers 76), il est question d’une déesse Vénilie, qui parait
n’être qu’une nymphe. (Voyez Servius, ad Aeneid., I, 1)
2. Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapporta
supposés d’étymologie presque intraduisibles.
3. Allusion à ces paroles du psaume LXXVII, 44 : Spiritus vadens
et non rediens.
deux démons. Je t’en prie, Varron, et je vous en conjure aussi,
vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous
vantez d’y avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi
ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et
immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de l’âme
du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables.
Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de l’âme du monde
qui pénètre la mer, c’est une erreur supportable; mais l’eau
qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous
là deux parties du monde ou deux parties de l’âme du monde,
et y a-t-il quelqu’un parmi vous d’assez extravagant pour le supposer?
Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que
vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas
que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés
par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges?
Je demande en outre de quel droit cette explication théologique
exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle
vivait soumise à son mari; car, identifier Salacie avec le reflux,
c’est la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce qu’elle
a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir d’avoir
fait sa concubine de Vénilie?
CHAPITRE XXIII.
DE LA TERRE, QUE VARRON REGARDE COMME UNE DÉESSE, PARCE QU’A
SON AVIS L’ÂME DU MONDE, QUI EST DIEU, PÉNÈTRE JUSQU’À
CETTE PARTIE INFÉRIEURE DE SON CORPS ET LUI COMMUNIQUE UNE FORCE
DIVINE.
Il n’y a qu’une seule terre, peuplée, il est vrai, d’êtres
animés, mais qui n’est après tout qu’un grand corps parmi
les éléments et la plus basse partie du monde. Pourquoi veut-on
en faire une déesse? est-ce à cause de sa fécondité?
mais alors les hommes seraient des dieux, à plus forte raison, puisque
leurs soins lui donnent un surcroît de fécondité en
la cultivant et non pas en l’adorant. On répond qu’une partie de
l’âme du monde, en pénétrant la terre, l’associe à
la divinité. Comme si l’âme humaine, dont l’existence ne fait
pas question, ne se manifestait pas d’une manière plus sensible
! et cependant les hommes ne passent point pour des dieux. Ce qu’il y a
de (146) plus déplorable, c’est qu’ils sont assez aveugles pour
adorer des êtres qui ne sont pas des dieux et qui ne les valent pas.
Dans ce même livre des dieux choisis, Varron distingue dans tout
l’ensemble de la nature trois degrés d’âmes au premier degré,
l’âme, bien que pénétrant les parties d’un corps vivant,
ne possède pas le sentiment, mais seulement la force qui fait vivre,
celle, par exemple, qui s’insinue dans nos os, dans nos ongles et dans
nos cheveux. C’est ainsi que nous voyons les plantes se nourrir, croître
et vivre à leur manière, sans avoir le sentiment. Au second
degré l’âme est sensible, et cette force nouvelle se répand
dans les yeux, dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche et dans les
organes du toucher. Le troisième degré, le plus élevé
de l’âme, c’est l’âme raisonnable où brille l’intelligence,
et qui, entre tous les êtres mortels, ne se trouve que dans l’homme.
Cette partie de l’âme du monde est Dieu; dans l’homme elle s’appelle
Génie. Varron dit encore que les pierres et la terre, où
le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles
de Dieu; que le soleil, la lune et les étoiles sont ses organes
et ses sens; que l’éther est son âme, et que l’influence de
ce divin principe, pénétrant les astres, les transforme en
dieux; de là, gagnant la terre, en fait la déesse Tellus,
et atteignant enfin la
mer et l’Océan, constitue la divinité de Neptune 1.
Que Varron veuille bien quitter un instant cette théologie naturelle
où, après mille détours et mille circuits, il est
venu se reposer; qu’il revienne à la théologie civile. Je
l’y veux retenir encore; il me reste quelques mots à lui adresser.
Je pourrais lui dire en passant que si la terre et les pierres sont pareilles
à nos os et à nos ongles, elles sont pareillement destituées
d’intelligence comme de sentiment, à moins qu’il ne se trouve un
esprit assez extravagant pour prétendre que nos os et nos ongles
ont de l’intelligence, parce qu’ils sont des parties de l’homme intelligent;
d’où il suit qu’il y a autant de folie à regarder la. terre
et les pierres comme des dieux, qu’à vouloir que les os et les ongles
des hommes soient des hommes. Mais ce sont là des questions que
nous aurons peut-être à discuter avec des philosophes; je
n’ai affaire encore qu’à un politique. Car, bien que Varron
1. Comparez Ciréron (De Nat. deor., lib. II, cap. 2 et seq.)
semble, en cette rencontre, avoir voulu relever un peu la tête
et respirer l’air plus libre de la théologie naturelle, il est très-supposable
que le sujet de ce livre, qui roule sur les dieux choisis, l’aura ramené
au point de vue de la théologie politique, et qu’il n’aura pas voulu
laisser croire que les anciens Romains et d’autres peuples aient rendu
un vain culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande donc
pourquoi, n’y ayant qu’une seule et même terre, cette partie de l’âme
du monde qui la pénètre n’en fait pas une seule divinité
sous le nom de Tellus? Et si la terre est une divinité unique, que
devient alors Oreus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune 1? Que
devient sa femme Proserpine qui, selon une autre opinion rapportée
dans les mêmes livres, n’est pas la fécondité de la
terre, mais sa plus basse partie 2? Si l’on prétend que l’âme
du monde, en pénétrant la partie supérieure de la
terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pénétrant sa partie
inférieure, que devient alors la déesse Tellus? Elle est
tellement divisée entre ces deux parties et ces deux divinités,
qu’on ne sait plus ce qu’elle est, ni où elle est, à moins
qu’on ne s’avise de prétendre que Pluton et Proserpine ne sont ensemble
que la déesse Tellus, et qu’il n’y a pas là trois dieux,
mais un seul, ou deux tout au plus. Et cependant on s’obstine à
en compter trois, on les adore tous trois ; ils ont tous trois leurs temples,
leurs autels, leurs statues, leurs sacrifices, leurs prêtres, c’est-à-dire
autant de sacriléges, autant de démons à qui se livre
l’âme prostituée. Qu’on me dise encore quelle est la partie
de la terre que pénètre l’âme du monde pour faire le
dieu Tellumon? — Ce n’est pas cela, dira Varron; la même terre a
deux vertus : l’une, masculine, pour produire les semences; l’autre, féminine,
pour les recevoir et les nourrir; de celle-ci lui vient le nom de Tellus,
de celle-là le nom de Tellumon. Mais alors pourquoi, selon Varron
lui-même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux divinités
Altor et Rusor? Supposons Tellus et Tellunion expliqués; pourquoi
Altor? C’est, dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui naît 3.Et
Rusor? C’est que tout retourne à la terre 4.
1. Voyez plus haut, ch. 16.
2. Voyez plus haut, livre IV, ch. 8.
3. Altor, d’alere, nourrir. Saint Augustin, d’après Varron,
fait venir Rusor de rursus, qui marque un mouvement de retour.
(147)
CHAPITRE XXIV.
SUR L’EXPLICATION QU’ON DONNE DES DIVERS NOMS DE LA TERRE, LESQUELSDÈSIGNENT,
IL EST VRAI, DIFFÉRENTES VERTUS; MAIS N’AUTORISENT PAS L’EXISTENCE
DE DIFFÉRENTES DIVINITÉS.
La terre ayant les quatre vertus qu’on vient de dire, je conçois
qu’on lui ait donné quatre noms, mais non pas qu’on en ait fait
quatre divinités. Jupiter est un, malgré tous ses surnoms;
Junon est une avec tous les siens; dans la diversité des désignations
se maintient
l’unité du principe, et plusieurs noms ne font pas plusieurs
dieux. De même qu’on voit des
courtisanes prendre en dégoût la foule de leurs amants,
il arrive aussi sans doute qu’une
âme, après s’être abandonnée aux esprits
impurs, vient à rougir de cette multitude de
démons dont elle recherchait les impures caresses. Car Varron
lui-même, comme s’il avait
honte d’une si grande foule de divinités, veut que Tellus ne
soit qu’une seule déesse: « On
l’appelle aussi, dit-il, la grande Mère. Le tambour qu’elle
porte figure le globe terrestre; les tours qui couronnent sa tête
sont l’image des villes; les sièges dont elle est environnée
signifient que dans le mouvement universel elle reste immobile. Si elle
a des Galles pour serviteurs, c’est que pour avoir des semences il faut
cultiver la terre, qui renferme tout dans son sein. En s’agitant autour
d’elle, ces prêtres enseignent aux laboureurs qu’ils ne doivent pas
demeurer oisifs, ayant toujours quelque chose à faire. Le son des
cymbales marque le bruit que font les instruments du labourage, et ces
instruments sont d’airain, parce qu’on se
servait d’airain avant la découverte du fer. Enfin, dit Varron,
on place auprès de la déesse un lion libre et apprivoisé
pour faire entendre qu’il n’y a point de terre si sauvage et si stérile
qu’on ne la puisse dompter et cultiver ». Il ajoute que les divers
noms et surnoms donnés à Tellus l’ont fait prendre pour plusieurs
dieux. « On croit, dit-il, que Tellus est la déesse Ops 2,
parce que la terre s’améliore par le travail, qu’elle est la grande
Mère, parce qu’elle est féconde, Proserpine, parce que les
blés sortent de son sein, Vesta, parce que l’herbe est son vêtement
3, et c’est
1. Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez
plus haut, livre VI, ch. 7, et livre II, ch. 5 et 6.
2. Ops, puissance, effort, travail.
3. Vesta, de vestire.
ainsi qu’on rapporte, non sans raison, plu- sieurs divinités
à celle-ci ». — Soit Tellus, je le veux bien , n’est qu’une
déesse , elle qui, dans le fond, n’est rien de tout cela ; mais
pourquoi supposer cette multitude de divinités? Que- ce soient les
noms divers d’une seule, à la bonne heure, mais que des noms ne
soient pas des déesses. Cependant, l’autorité d’une erreur
ancienne est si grande sur l’esprit de Varron, qu’après ce qu’il
vient de dire, il tremble encore et- ajoute: « Cette opinion n’est
pas contraire à celle de nos ancêtres, qui voyaient là
plusieurs divinités ». Comment cela? y a-t-il rien de plus
différent que de donner plusieurs noms à une seule déesse
et de reconnaître autant de déesses que de noms? « Mais
il se peut, dit-il, qu’une chose soit à la fois une et multiple
». J’accorderai bien, en effet, qu’il y a plusieurs choses dans un
seul homme ; mais s’ensuit-il que cet homme soit plusieurs hommes? Donc,
de ce qu’il y a plusieurs choses en une déesse, il ne s’ensuit pas
qu’elle soit plusieurs déesses. Qu’ils en usent, au surplus, comme
il leur plaira: qu’ils les divisent, qu’ils les réunissent, qu’ils
les multiplient, qu’ils les mêlent et les confondent, cela les regarde.
Voilà les beaux mystères de Tellus et de la grande Mère,
où il est clair que tout se rapporte à des semences périssables
et à l’art de l’agriculture; et tandis que ces tambours, ces tours,
ces Galles, ces folles convulsions, ces cymbales retentissantes et ces
lions symboliques viennent aboutir à cela, je cherche où
est la promesse de la Vie éternelle. Comment soutenir d’ailleurs
que les eunuques mis au service de cette déesse font connaître
la nécessité de cultiver la terre pour la rendre féconde,
tandis que leur condition même les condamne à la stérilité?
Acquièrent-ils, en s’attachant au culte de cette déesse,
la semence qu’ils n’ont pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle qu’ils
ont? Ce n’est point là vraiment expliquer des mystères, c’est
découvrir des turpitudes; mais voici une chose qu’on oublie de remarquer,
c’est à quel degré est montée la malignité
des démons, d’avoir promis si peu aux hommes et toutefois d’en avoir
obtenu contre eux-mêmes des sacrifices si cruels. Si l’on n’eût
pas fait de la terre une déesse, l’homme eût dirigé
ses mains uniquement contre elle pour en tirer de la semence, et non contre
soi pour s’en priver en son honneur; il eût rendu la (148) terre
féconde et ne se serait pas rendu stérile. Que dans les fêtes
de Bacchus une chaste matrone couronne les parties honteuses de l’homme,
devant une foule où se trouve peut-être son mari qui sue et
rougit de honte, s’il y a parmi les hommes un reste de pudeur; que l’on
oblige, aux fêtes nuptiales, la nouvelle épouse de s’asseoir
sur un Priape, tout cela n’est rien en comparaison de ces mystères
cruellement honteux et honteusement cruels, où l’artifice des démons
trompe et mutile l’un et l’autre sexe sans détruire aucun des deux.
Là on craint pour les champs les sortiléges, ici on ne craint
pas pour les membres la mutilation; là on blesse la pudeur de la
nouvelle mariée, mais on ne lui ôte ni la fécondité,
ni même la virginité; ici on mutile un homme de telle façon
qu’il ne devient point femme et cesse d’être homme.
CHAPITRE XXV.
QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA GRÂCE A IMAGINÉE
DE LA MUTILATION D’ATYS.
Varron ne dit rien d’Atys et ne cherche pas à expliquer pourquoi
les Galles se mutilent en mémoire de l’amour que lui porta Cybèle
1. Mais les savants et les sages de la Grèce n’ont eu garde de laisser
sans explication une tradition si belle et si sainte. Porphyre 2, le célèbre
philosophe, y voit un symbole du printemps qui est la plus brillante saison
de l’année; Atys représente les fleurs, et, s’il est mutilé,
c’est que la fleur tombe avant le fruit. A ce compte le vrai symbole des
fleurs n’est pas cet homme ou ce semblant d’homme qu’on appelle Atys, ce
sont ses parties viriles qui tombèrent, en effet, par la mutilation;
ou plutôt elles ne tombèrent pas; elles furent, non pas cueillies,
mais déchirées en lambeaux, citant s’en faut que la chute
de cette fleur ait fait place à aucun fruit qu’elle fût suivie
de stérilité. Que signifie donc cet Atys mutilé, ce
reste d’homme? à quoi le rapporter et quel sens lui découvrir?
Certes, les efforts impuissants où l’on se consume pour expliquer
ce prétendu mystère font bien voir qu’il faut s’en tenir
à ce que la renommée en publie et à ce qu’on en a
écrit, je veux dire que cet Atys est un homme qu’on a mutilé.
Aussi
1. Sur Cybèle, Atys et les Galles, voyez le chapitre précédent.
2. Dans son livre De ratione naturali deorum. Sur Porphyre, voyez plus
bas, chap. 9 du livre X.
Varron garde-t-il ici le silence; et comme un si savant homme n’a pu
ignorer ce genre d’explication , il faut en conclure qu’il ne la goûtait
nullement.
CHAPITRE XXVI.
INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE.
Un mot maintenant sur ces hommes énervés que l’on consacre
à la grande Mère par une mutilation également injurieuse
à la pudeur des deux sexes; hier encore on les voyait dans les rues
et sur les places de Carthage, les cheveux parfumés, le visage couvert
de fard, imitant de leur corps amolli la démarche des femmes, demander
aux passants de quoi soutenir leur infâme existence 1. Cette fois
encore Varron a trouvé bon de ne rien dire, et. je ne me souviens
d’aucun auteur qui se soit expliqué sur ce sujet. Ici l’exégèse
fait défaut, la raison rougit, la parole expire. La grande Mère
a surpassé tous ses enfants, non par la grandeur de la puissance,
mais par celle du crime. C’est une monstruosité qui éclipse
le monstrueux Janus lui-même ; car Janus n’est hideux que dans ses
statues, elle est hideuse et cruelle dans ses mystères; Janus n’a
qu’en effigie des membres superflus, elle fait perdre en réalité
des membres nécessaires. Son infamie est si grande, qu’elle surpasse
toutes les débauches de Jupiter. Séducteur de tant de femmes,
il n’a déshonoré le ciel que du seul Ganymède ; mais
elle, avec son cortége de mutilés scandaleux, a tout ensemble
souillé la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à
lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila son père. Encore,
dans les mystères de ce dieu, les hommes périssent par la
main d’autrui; ils ne se mutilent point de leur propre main. Les poètes,
il est vrai, imputent à Saturne d’avoir dévoré ses
enfants, et la théologie physique interprète cette tradition
comme il lui plaît; mais l’histoire porte simplement qu’il les tua;
et si à Carthage on lut sacrifiait des enfants, c’est un usage que
les Romains ont répudié. La mère des dieux, au contraire,
a introduit ses eunuques dans les temples des Romains, et cette cruelle
coutume s’est conservée, comme si on pouvait accroître la
virilité de l’âme en retranchant la virilité du
1. Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit
de demander l’aumône. Voyez Ovide (Fastes, liv. IV, V. 350 et suiv.),
et Cicéron (De legibus, lib. II, cap. 9 et 16.)
(149)
corps. Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les
débauches de Vénus, les adultères des autres dieux,
et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres,
si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le
théâtre? Qu’est-ce que tout cela au prix d’une abomination
qui, par sa grandeur même, rie pouvait convenir qu’à la grande
Mère, d’autant plus qu’on a soin de rejeter les autres scandales
sur l’imagination des poètes! Et, en effet, que les poètes
aient, beaucoup inventé, j’en tombe d’accord; seulement je demande
si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention
des poètes? Qu’on impute donc, j’y consens, à leur audace
ou à leur impudence l’éclat scandaleux que la poésie
et la scène donnent aux aventures des dieux; mais quand j’en vois
faire, par l’ordre des dieux, une partie dé leur culte et de leurs
honneurs, n’est-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt
un aveu fait par les démons et un piége tendu aux misérables?
En tout cas, ces consécrations d’eunuques à la Mère
des dieux ne sont point une fiction, et les poètes en ont eu tellement
horreur qu’ils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait
se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement
dans l’autre monde, quand il est impossible, en s’y consacrant, de vivre
honnêtement dans celui-ci? — « Vous oubliez, me dira Varron,
que tout ce culte n’a rapport qu’au monde ». — J’ai bien peur que
ce soit plutôt à l’immonde. D’ailleurs, il est clair que tout
ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté;
mais ce que nous cherchons, nous, n’est pas dans le monde: c’est une âme
affermie par la vraie religion, qui n’adore pas le monde comme un dieu,
mais qui le glorifie comme l’oeuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même,
afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure
et sans tache à Dieu, Créateur du monde.
CHAPITRE XXVII.
SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR CERTAINS PHILOSOPHES
QUI NE CONNAISSENT NI LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DU.
Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis
ont plus de réputation que les autres; mais elle n’a servi, loin
de mettre leur mérite en lumière, qu’à faire mieux
éclater leur indignité, ce qui porte à croire de plus
en plus que ces dieux ont été des hommes, suivant le témoignage
des poètes et même des historiens. Virgile n’a-t-il pas dit
1:
« Saturne, le premier, descendit des hauteurs éthérées
de l’Olympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de
Jupiter ».
Or, ces vers et les suivants ne font que reproduire le récit
développé tout au long par Evhémère et traduit
par Ennius 2 : mais comme les écrivains grecs et latins, qui avant
nous ont combattu les erreurs du paganisme, ont suffisamment discuté
ce point, il n’est pas nécessaire d’y insister.
Quant aux raisons physiques proposées par des hommes aussi doctes
que subtils pour transformer en choses divines ces choses purement humaines,
plus je les considère, moins j’y vois rien qui ne se rapporte à
des oeuvres terrestres et périssables, à une nature corporelle
qui, même conçue comme invisible, ne saurait être le
vrai Dieu. Du moins, si ce culte symbolique avait un caractère de
religion, tout en regrettant son impuissance complète à faire
connaître le vrai Dieu, il serait consolant de penser qu’il n’y a
là du moins ni commandements impurs, ni honteuses pratiques. Mais,
d’abord, c’est déjà un crime d’adorer le corps ou l’âme
à la place du vrai Dieu, qui seul peut donner à l’âme
où il habite la félicité; combien donc est-il plus
criminel encore de leur offrir un culte qui ne contribue ni au salut, ni
même à l’honneur de celui qui le rend? Que des temples, des
prêches, des sacrifices, que tous ces tributs, qui ne sont dus qu’au
vrai Dieu, soient consacrés à quelque élément
du monde ou à quelque esprit créé, ne fût-il
d’ailleurs ni impur ni méchant, c’est un mal, sans aucun doute;
non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte,
mais parce qu’ils ne doivent servir qu’à honorer celui à
qui ce culte est dû. Que si l’on prétend adorer le Vrai Dieu,
c’est-à-dire le Créateur de toute âme et de tout corps,
par des statues ridicules ou monstrueuses, par des couronnes déposées
sur des organes honteux, par des prix décernés à l’impudicité,
par des incisions et des mutilations cruelles, par la consécration
d’hommes énervés, par des
1. Enéide, livre VIII, v. 319, 320
2. Sur Evhémère, voyez plus haut, livre VI, ch. 7
(150)
spectacles impurs et scandaleux, c’est encore un grand mal, non qu’on
ne doive adorer celui qu’on adore ainsi, mais parce que ce n’est pas ainsi
qu’on le doit adorer. Mais d’adorer une créature quelle qu’elle
soit, même la plus pure, soit âme, soit corps, soit âme
et corps tout ensemble, et de l’adorer par ce culte infâme et détestable,
c’est pécher doublement contre Dieu, en ce qu’on adore, au lieu
de lui, ce qui n’est pas lui, et en ce qu’on lui offre un culte qui ne
doit être offert ni à lui, ni à ce qui n’est pas lui.
Pour le culte des païens, il est aisé de voir combien il est
honteux et abominable; mais on ne s’expliquerait pas suffisamment l’origine
et l’objet de ce culte, si les propres historiens du paganisme ne nous
apprenaient que ce sont les dieux eux-mêmes qui, sous de terribles
menaces, ont imposé ce culte à leurs adorateurs. Concluons
donc sans hésiter, que toute cette théologie civile se réduit
à attirer les esprits de malice et d’impureté sous de stupides
simulacres pour s’emparer du coeur insensé des hommes.
CHAPITRE XXVIII.
LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.
Que sert au savant et ingénieux Varron de se consumer en subtilités
pour rattacher tous les dieux païens au ciel et à la terre?
Vains efforts! ces dieux lui échappent des mains; ils s’écoulent,
glissent et tombent. Voici en quels termes il commence son exposition des
divinités femelles ou déesses : « Ainsi que je l’ai
dit en parlant des dieux au premier livre,
les dieux ont deux principes, savoir: le ciel et la terre, ce qui fait
qu’on les a divisés en dieux célestes et dieux terrestres.
Dans les livres précédents j’ai commencé par le ciel,
c’est-à-dire par Janus, qui est le ciel pour les uns et le monde
pour les autres; dans celui-ci je commencerai par la déesse Tellus
». Ainsi parle Varron, et je crois sentir ici l’embarras qu’éprouve
ce grand génie. Il est soutenu par quelques analogies assez vraisemblables,
quand il fait du ciel le principe actif, de la terre le principe passif,
et qu’il rapporte en conséquence la puissance masculine à
celui-là et la féminine à celle-ci; mais il ne prend
pas garde que le vrai principe de toute action et de toute passion, de
tout phénomène terrestre ou céleste, c’est le Créateur
de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas moins aveuglé
au livre précédent, où il prétend donner .l’explication
des fameux mystères de Samothrace, et s’engage avec une sorte de
solennité pieuse à révéler à ses concitoyens
des choses inconnues. A l’entendre, il s’est assuré par un grand
nombre d’indices que, parmi les statues des dieux, l’une est le symbole
du ciel, l’autre celui de la terre; une autre est l’emblème de ces
exemplaires des choses que Platon appelle idées. Dans Jupiter il
voit le ciel, la terre dans Junon et les idées dans Minerve; le
ciel est le principe actif des choses; la terre, le principe passif, et
les idées en sont les types. Je ne rappellerai pas ici l’importance
supérieure que Platon attribue aux idées (à ce point
que, suivant lui, le ciel, loin d’avoir rien produit sans idées,
a été lui-même produit sur le modèle des idées
1); je remarquerai seulement que Varron, dans son livre des dieux choisis,
perd de vue cette doctrine des trois divinités auxquelles il avait
réduit tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les dieux et
à la terre les déesses, parmi lesquelles il range Minerve,
placée tout à l’heure au-dessus du ciel. Remarquez encore
que Neptune, divinité mâle, a pour demeure la mer, laquelle
fait partie de la terre plutôt que du ciel. Enfin, Dis, le Pluton
des Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, habite la partie supérieure
du ciel, laissant la partie inférieure à son épouse
Proserpine; or, que devient ici la distribution faite plus haut qui assignait
le ciel aux dieux et la terre aux déesses ? où est la solidité
de ces théories, où en est la conséquence, la précision,
l’enchaînement? La suite des déesses commence par Tellus,
la grande Mère, autour de laquelle s’agite bruyamment cette foule
insensée d’hommes sans sexe et sans force qui se mutilent en son
honneur; la tête des dieux c’est Janus, comme Tellus est la tête
des déesses. Mais quoi ! la superstition multiplie la tête
du dieu, et la fureur trouble celle de la déesse. Que de vains efforts
pour rattacher tout cela au monde! et à quoi bon, puisque l’âme
pieuse n’adorera jamais le inonde à la place du vrai Dieu? L’impuissance
des théologiens est donc manifeste, et il ne leur reste plus qu’à
rapporter ces fables à des
1. Voyez le Timée où Platon nous montre en effet l’artiste
suprême formant le ciel et la terre, tous les êtres en un mot,
sur le modèle des idées (tome XI de la trad. franç.,
page 416 et suiv.). Même doctrine dans la République, livre,
VI et VII, et dans les Lois, livre X.
(151)
hommes morts et à d’impurs démons; à ce prix toute
difficulté disparaîtra.
CHAPITRE XXIX.
IL FAUT RAPPORTER A UN SEUL VRAI DIEU TOUT CE QUE LES PHILOSOPHES ONT
RAPPORTÉ AU MONDE ET A SES PARTIES.
Et en effet, tout ce que la théologie physique rapporte au monde,
combien il serait plus aisé, sans crainte d’une opinion sacrilége,
de le rapporter au vrai Dieu, Créateur du monde, principe de toutes
les âmes et de tous les corps ! C’est ce qui résulte de ce
simple énoncé de notre croyance : Nous adorons Dieu, et non
pas le ciel et la terre, ces deux parties dont se compose le monde; nous
n’adorons ni l’âme ni les âmes répandues dans tous les
corps vivants, mais le Créateur du ciel, de la terre et de tous
les êtres, l’Auteur de toutes les âmes, végétatives,
sensibles ou raisonnables.
CHAPITRE XXX.
UNE RELIGION ÉCLAIRÉE DISTINGUE LES CRÉATURES
DU CRÉATEUR, AFIN DE NE PAS ADORER, A LA PLACE DU CRÉATEUR,
AUTANT DE DIEUX QU’IL Y A DE CRÉATURES.
Pour commencer à parcourir les oeuvres de ce seul vrai Dieu,
lesquelles ont donné lieu aux païens de se forger une multitude
de fausses divinités dont ils s’efforcent vainement d’interpréter
en un sens honnête les mystères infâmes et abominables,
je dis que nous adorons ce Dieu qui a marqué à toutes les
natures, dont il est le Créateur, le commencement et la fin de leur
existence et de leur mouvement; qui renferme en soi toutes les causes,
les connaît et les dispose à son gré; qui donne à
chaque semence sa vertu; qui a doué d’une âme raisonnable
tels animaux qu’il lui a plu; qui leur a départi la faculté
et l’usage de la parole; qui communique à qui bon lui semble l’esprit
de prophétie, prédisant l’avenir par la bouche de ses serviteurs
privilégiés, et par leurs mains guérissant les malades;
qui est l’arbitre de la guerre et qui en règle le commencement,
le progrès et la fin, quand il a trouvé bon de châtier
ainsi les hommes; qui a produit le feu élémentaire et en
gouverne l’extrême violence et la prodigieuse activité suivant
les besoins de la nature; qui est le principe et le modérateur des
eaux universelles; qui a fait le soleil le plus brillant des corps lumineux,
et lui a donné une force et un mouvement convenables; qui étend
sa domination et sa puissance jusqu’aux enfers; qui a communiqué
aux semences et, aux aliments, tant liquides que solides, les propriétés
qui leur conviennent; qui a posé le fondement de la terre et qui
lui donne sa fécondité; qui en distribue les fruits d’une
main libérale aux hommes et aux animaux; qui connaît et gouverne
les causes secondes aussi bien que les causes premières; qui a imprimé
à la lune son mouvement; qui, sur la terre et dans le ciel, ouvre
des routes au passage des corps; qui a doté l’esprit humain, son
ouvrage, des sciences et des arts pour le soulagement de la vie; qui a
établi l’union du mâle et de la femelle pour la propagation
des espèces; qui enfin a fait présent du feu terrestre aux
sociétés humaines pour en tirer à leur usage lumière
et chaleur. Voilà les oeuvres divines que le docte et ingénieux
Varron s’est efforcé de distribuer entre ses dieux ‘,par je ne sais
quelles explications physiques, tantôt empruntées à
autrui, et tantôt imaginées par lui-même. Mais Dieu
seul est la cause Véritable et universelle; Dieu, dis-je, en tant
qu’il est tout entier partout, sans être enfermé dans aucun
lieu ni retenu par aucun obstacle, indivisible, immuable, emplissant le
ciel et la terre, non de sa nature, mais de sa puissance. Si en effet il
gouverne tout ce qu’il a créé, c’est de telle façon
qu’il laisse à chaque créature son action et son mouvement
propres; aucune ne peut être sans lui, mais aucune n’est lui. Il
agit souvent par le ministère des anges, mais il fait seul la félicité
des anges. De même, bien qu’il envoie quelquefois des anges aux hommes,
ce n’est point par les anges, c’est par lui-même qu’il rend les hommes
heureux. Tel est le Dieu unique et véritable de qui nous espérons
la vie éternelle.
CHAPITRE XXXI.
QUELS BIENFAITS PARTICULIERS DIEU AJOUTE EN FAVEUR DES SECTATEURS DE
LA VÉRITÉ A CEUX QU’IL ACCORDE A TOUS LES HOMMES.
Outre les biens qu’il .dispense aux bons et
1. Tout lecteur attentif remarquera que l’énumération
qui précède répond trait pour trait aux douze dieux
choisis et à la suite de leurs attributions convenues.
aux méchants dans ce gouvernement général de la
nature dont nous venons de dire quelques mots, nous avons encore une preuve
du grand amour qu’il porte aux bons en particulier. Certes, en nous donnant
l’être, la vie, le privilége de contempler le ciel et la terre,
enfin cette intelligence et cette raison qui nous élèvent
jusqu’au Créateur de tant de merveilles, il nous a mis dans l’impuissance
de trouver des remerciements dignes de ses bienfaits; mais si nous venons
à considérer que dans l’état où nous sommes
tombés, c’est-à-dire accablés sous le poids de nos
péchés et devenus aveugles par la privation de la vraie lumière
et l’amour de l’iniquité, loin de nous avoir abandonnés à
nous-mêmes, il a daigné nous envoyer son Verbe, son Fils unique,
pour nous apprendre par son incarnation et par sa passion combien l’homme
est précieux à Dieu, pour nous purifier de tous nos péchés
par ce sacrifice unique, répandre son amour dans nos coeurs par
la grâce de son Saint-Esprit, et nous faire arriver, malgré
tous les obstacles, au repos éternel et à l’ineffable douceur
de la vision bienheureuse, quels coeurs et quelles paroles peuvent suffire
aux actions de grâces qui lui sont dues?
CHAPITRE XXXII.
LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION N’A MANQUÉ A AUCUN DES SIÈCLES
PASSÉS, ET PAR DES SIGNES DIVERS IL A TOUJOURS ÉTÉ
ANNONCÉ AUX HOMMES.
Dès l’origine du genre humain, les anges ont annoncé
à des hommes choisis ce mystère de la vie éternelle
par des figures et des signes appropriés aux temps. Plus tard, les
Hébreux ont été réunis en corps de nation pour
figurer ce même mystère, et c’est parmi eux que toutes les
choses accomplies depuis l’avénement du Christ jusqu’à nos
jours, et toutes celles qui doivent s’accomplir dans la suite des siècles,
ont été prédites par des hommes dont les uns comprenaient
et les autres ne comprenaient pas ce qu’ils prédisaient. Puis la
nation hébraïque a été dispersée parmi
les nations, afin de servir de témoin aux Ecritures qui annonçaient
le salut éternel en Jésus-Christ. Car non-seulement toutes
les prophéties transmises par la parole, aussi bien que les préceptes
de morale et de piété contenus dans les saintes lettres,
mais encore les rites sacrés, les prêtres, le tabernacle,
le temple, les autels, les sacrifices, les cérémonies, les
fêtes, et généralement tout ce qui appartient au culte
qui es dû à Dieu et que les Grecs nomment proprement culte
de latrie1, tout cela était autant de figures et de prophéties
de ce que nous croyons s’être accompli dans le présent, et
de ce que nous espérons devoir s’accomplir dans l’avenir par rapport
à la vie éternelle dont les fidèles jouiront en Jésus-Christ.
CHAPITRE XXXIII.
LA FOURBERIE DES DÉMONS, TOUJOURS PRÊTS A SE RÉJOUIR
DES ERREURS DES HOMMES, N’A PU ÊTRE DÉVOILÉE QUE PAR
LA RELIGION CHRÉTIENNE.
La religion chrétienne, la seule véritable, est aussi
la seule qui ait pu convaincre les divinités des gentils de n’être
que d’impurs démons, dont le but est de se faire passer pour dieux
sous le nom de quelques hommes morts ou de quelques autres créatures,
afin d’obtenir des honneurs divins qui flattent leur orgueil et où
se mêlent de coupables et abominables impuretés. Ces esprits
immondes envient à l’homme son retour salutaire vers Dieu; mais
l’homme s’affranchit de leur domination cruelle et impie, quand il croit
en Celui qui lui a enseigné à se relever par l’exemple d’une
humilité égale à l’orgueil qui fit tomber les démons.
C’est parmi ces esprits de malice qu’il faut placer non-seulement tous
les dieux dont j’ai déjà beaucoup parlé, et tant d’autres
semblables qu’on voit adorés des autres peuples, mais particulièrement
ceux dont il est question dans ce livre, je veux dire cette élite
et comme ce sénat de dieux qui durent leur rang non à l’éclat
de leurs vertus, mais à l’énormité de leurs crimes.
En vain Varron s’efforce de justifier les mystères de ces dieux
par des explications physiques; il veut couvrir d’un voile d’honnêteté
des choses honteuses et il n’y parvient pas la raison en est simple, c’est
que les causes des mystères du paganisme ne sont pas celles qu’il
croit ou plutôt qu’il veut faire croire. Si les causes qu’il assigne
étaient les véritables, s’il était possible, en effet,
d’expliquer les mystères par des raisons naturelles, cette interprétation
aurait au moins l’avantage de diminuer le scandale de certaines pratiques
qui paraissent obscènes ou absurdes, tant qu’on en ignore le sens.
Et c’est justement ce que Varron a essayé de faire pour certaines
1. Sur le culte de latrie, voyez plus haut la préface du livre
VI.
(153)
fictions du théâtre ou certains mystères du temple
: or, bien qu’il ait moins réussi à justifier le théâtre
par le temple qu’à condamner le temple par le théâtre,
il n’a toutefois rien négligé pour affaiblir par de prétendues
ex pli-cations physiques la répugnance qu’inspirent tant de choses
abominables.
CHAPITRE XXXIV.
DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE. LE SÉNAT FIT BRULER POUR
NE POINT DIVULGUER LES CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.
Et cependant, au témoignage de Varron lui-même, on ne
put souffrir les livres de Numa, où sont expliqués les principes
de ses institutions religieuses, et on les jugea indignes non-seulement
d’être lus par les personnes de piété, mais encore
d’être conservés par écrit dans le secret des ténèbres.
C’est ici le moment de rapporter ce que j’ai promis au troisième
livre de placer en son lieu. Voici donc ce qu’on lit dans le traité
de Varron sur le culte des dieux: « Un certain Térentius »,
dit ce savant homme, « possédait une terre au pied du Janicule.
Or, il arriva un jour que son bouvier, faisant passer la charrue près
du tombeau de Numa Pompilius, déterra les livres où ce roi
avait consigné les raisons de u ses institutions religieuses. Térentius
s’empressa de les porter au préteur, qui, en ayant lu le commencement,
jugea la chose assez importante pour en donner avis au sénat. Les
principaux de cette assemblée eurent à peine pris connaissance
de quelques-unes des raisons par où chaque institution était
expliquée, qu’il fut décidé que, sans toucher aux
règlements de Numa, il était de l’intérêt de
la religion que ses livres fussent brûlés par le préteur
1». Chacun en pensera ce qu’il voudra, et il sera même permis
à quelque habile défenseur d’une si étrange impiété
de dire ici tout ce que l’amour insensé de la dispute lui pourra
suggérer; pour nous, qu’il nous suffise de faire observer que les
explications données sur le culte par son propre fondateur, devaient
rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres eux-mêmes,
ce qui fait bien voir qu’une curiosité illicite avait initié
Numa Pompilius aux secrets des démons; il les mit donc
1. Ce récit est reproduit, mais avec de différences,
dans Tite-Live ( lib. XL, Cap. 29) et dans Plutarque (Vie de Numa). Voyez
aussi, Pline l’Ancien (Hist. nat. ., lib. XIII, cap. 27.)
par écrit pour son usage et afin de s’en souvenir; mais il n’osa
jamais, tout roi qu’il était et n’ayant personne à craindre,
ni les communiquer à qui que ce soit, de peur de découvrir
aux hommes des mystères d’abominations, ni les effacer ou les détruire,
de peur d’irriter ses dieux, et c’est ce qui le porta à les enfouir
dans un lieu qu’il crut sûr, ne prévoyant pas que la charrue
dût jamais approcher de son tombeau. Quant au sénat, bien
qu’il eût pour maxime de respecter la religion des ancêtres,
et qu’il fût obligé par là de ne pas toucher aux institutions
de Numa, il jugea toutefois ces livres si pernicieux qu’il ne voulut point
qu’on les remît en terre, de peur d’irriter la curiosité,
et ordonna de livrer aux flammes ce scandaleux monument. Estimant nécessaire
le maintien des institutions établies, il pensa qu’il valait mieux
laisser les hommes dans l’erreur en leur en dérobant les causes,
que de troubler l’Etat eu les leur découvrant.
CHAPITRE XXXV.
DE L’HYDROMANCIE 1 DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER
NUMA EN LUI MONTRANT DANS L’EAU LEURS IMAGES.
Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé
à Numa, il eut recours à l’hydromancie pour voir dans l’eau
les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et
apprendre d’eux les institutions qu’il devait fonder. Varron dit que ce
genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa,
et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajoute
qu’on interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les
Grecs appellent nécromancie 2; mais hydromancie et nécromancie
ont ce point commun qu’on se sert des morts pour connaître l’avenir.
Comment y réussit-on? cela regarde les experts en ces matières;
pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent
interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses,
même avant l’avénement du Christ; je ne dis pas cela, car
peut-être étaient-elles permises; je dis seulement que c’est
par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu’il
institua et dont il dissimula les causes,
1. Hydromancie, divination par l’eau ( d’udor, eau, et divination.)
2. Nekromanteia, divination par les morts.
(154)
tant il avait peur lui-même de ce qu’il avait appris. Que vient
donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique?
Si les livres de Numa n’en eussent renfermé que de cette espèce,
on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé
également les livres de Varron, lesquels sont dédiés
au souverain pontife César. La vérité est que le mariage
prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Egérie vient de
ce qu’il puisait de l’eau 1 pour ses opérations d’hydromancie, ainsi
que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge
fait une fable d’un fait réel. C’est donc par l’hydromancie que
ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères qu’il consigna
dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont
il se réserva à lui le secret et qu’il fit pour ainsi dire
mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il
faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez
abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient
déjà reçu des démons bien des rites honteux,
ou qu’ils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues
n’étaient que des hommes morts dont le temps avait consacré
le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons
1. Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom d’Egérie
et le mot latin egere , puiser.
qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés
en dieux. Qu’est-il arrivé? c’est que, par une secrète providence
de Dieu, Numa s’étant fait l’ami des démons, grâce
à l’hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans
toutefois l’avertir de brûler en mourant ses livres plutôt
que de les enfouir. Ils n’ont pu même empêcher qu’ils n’aient
été découverts par un laboureur, et que Varron n’ait
fait passer jusqu’à nous cette aventure. Après tout, ils
ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond
qu’équitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent
d’être tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs
illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient
dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, c’est que le
sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté
Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui n’aspirent point, même
en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle
à de tels mystères ! mais pour ceux qui ne veulent point
avoir de société avec les démons, qu’ils sachent bien
que toutes ces superstitions n’ont rien qui leur puisse être redoutable,
et qu’ils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés
et vaincus.
(155)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm