LIVRE HUITIÈME THÉOLOGIE NATURELLE.
Saint Augustin en vient à la troisième espèce
de théologie, dite naturelle, et la question étant toujours
de savoir si le culte de cette sorte de dieux est de quelque usage pour
acquérir la vie éternelle, il entre en discussion à
ce sujet avec les platoniciens, les plus éminents entre les philosophes
et les plus proches de la foi chrétienne. Il réfute en ce
livre Apulée et tous ceux qui veulent qu’on rende un culte aux démons
à titre de messagers et d’intermédiaires entre les dieux
et les hommes, faisant voir que les hommes ne peuvent en aucune façon
avoir pour intercesseurs utiles auprès de bonnes divinités,
des démons convaincus de tous les vices et qui inspirent et favorisent
les fictions des poëtes, les scandales de la scène, les maléfices
coupables de la magie, toutes choses odieuses aux gens de bien.
LIVRE HUITIÈME THÉOLOGIE NATURELLE.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU
SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE.
CHAPITRE II.
DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, L’ÉCOLE ITALIQUE ET L’ÉCOLE
IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.
CHAPITRE III.
DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.
CHAPITRE IV.
DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE
EN TROIS PARTIES.
CHAPITRE V.
IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLATONICIENS
EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS OPINIONS ÉTANT MEILLEURES
QUE CELLES DE TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.
CHAPITRE VI.
SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.
CHAPITRE VII.
COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU
RESTE DES PHILOSOPHES.
CHAPITRE VIII.
EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE
LE PREMIER RANG.
CHAPITRE IX.
DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ
CHRÉTIENNE.
CHAPITRE X.
LA FOI D’UN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE
DES PHILOSOPHES.
CHAPITRE XI.
COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.
CHAPITRE XII.
LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE IDÉE DU DIEU UNIQUE
ET VÉRITABLE, N’EN ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE
CULTE DE PLUSIEURS DIVINITÉS.
CHAPITRE XIII.
DE L’OPINION DE PLATON TOUCHANT LES DIEUX, QU’IL DÉFINIT DES
ÊTRES ESSENTIELLEMENT BONS ET AMIS DE LA VERTU.
CHAPITRE XV.
LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI
PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE
OU ILS FONT LEUR SÉJOUR.
CHAPITRE XVI.
SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS
DES DÉMONS.
CHAPITRE XVIII.
CE QU’ON DOIT PENSER D’UNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS
POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES
DIEUX.
CHAPITRE XIX.
LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS
MALINS.
CHAPITRE XX.
S’IL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR
COMMERCE AVEC LES DÉMONS QU’AVEC LES HOMMES.
CHAPITRE XXII.
IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.
CHAPITRE XXIII.
CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTII DE L’IDOLÂTRIE,
ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITiONS DE L’ÉGYPTE SERAIENT
ABOLIES.
CHAPITRE XXIV.
TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES,
HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.
CHAPITRE XXV.
DE CE QU’IL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES.
CHAPITRE XXVI.
TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES
hOMMES MORTS.
CHAPITRE XXVII.
DE L’ESPÈCE D’HONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX
MARTYRS.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU
SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE.
Nous arrivons à une question qui réclame plus que les
précédentes toute l’application de notre esprit. Il s’agit
de la théologie naturelle, et nous n’avons point affaire ici à
des adversaires ordinaires; car la théologie qu’on appelle de ce
nom n’a rien à démêler, ni avec la théologie
fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile,
l’une qui célèbre les crimes des dieux, l’autre qui dévoile
les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de
ces démons pleins de malice. Nos adversaires actuels, ce sont les
philosophes, c’est-à-dire ceux qui font profession d’aimer la sagesse.
Or, si la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses,
comme l’attestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai
philosophe es{ celui qui aime Dieu. Toutefois, comme il faut bien distinguer
entre le nom et la chose, car quiconque s’appelle philosophe n’est pas
amoureux pour cela de la véritable sagesse, je choisirai, parmi
ceux dont j’ai pu connaître la doctrine par leurs écrits,
les plus dignes d’être discutés. Je n’ai pas entrepris, en
effet, de réfuter ici toutes les vaines opinions de tous les philosophes,
mais seulement les systèmes qui ont trait à la théologie,
c’est-à-dire à la science de la Divinité; et encore,
parmi ces systèmes, je ne m’attacherai qu’à ceux des philosophes
qui, reconnaissant l’existence de Dieu et sa providence, n’estiment pas
néanmoins que le culte d’un Dieu unique et immuable suffise pour
obtenir une vie heureuse après la mort, et croient qu’il faut en
servir plusieurs, qui tous cependant ont été créés
par un seul. Ces philosophes sont déjà très-supérieurs
à Varron et plus près que lui de la vérité,
celui-ci n’ayant pu étendre la théologie naturelle au-delà
du monde ou de l’âme du monde, tandis que, suivant les autres, il
y a au-dessus de toute âme un Dieu qui a créé non-seulement
le monde visible, appelé ordinairement le ciel et la terre, mais
encore toutes les âmes, et qui rend heureuses les âmes raisonnables
et intellectuelles, telles que l’âme humaine, en les faisant participer
de sa lumière immuable et incorporelle. Personne n’ignore, si peu
qu’il ait ouï parler de ces questions, que les philosophes dont je
parle sont les platoniciens, ainsi appelés de leur maître
Platon. Je vais donc parler de Platon; mais avant de toucher rapidement
les points essentiels du sujet, je dirai un mot de ses devanciers.
CHAPITRE II.
DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, L’ÉCOLE ITALIQUE ET L’ÉCOLE
IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.
Si l’on consulte les monuments de la langue grecque, qui passe pour
la plus belle de toutes les langues des gentils, on trouve deux écoles
de philosophie, l’une appelée italique, de cette partie de l’Italie
connue sous le nom de grande Grèce, l’autre ionique, du pays qu’on
appelle encore aujourd’hui la Grèce. Le chef de l’école italique
fut Pythagore de Samos, de qui vient, dit-on, le nom même de philosophie.
Avant lui on appelait sages ceux qui paraissaient pratiquer un genre de
vie supérieur à celui du vulgaire; mais Pythagore, interrogé
sur sa profession, répondit qu’il était philosophe, c’est-à-dire
ami de la sagesse, estimant que faire profession d’être sage, c’était
une arrogance extrême. Thalès de Muet fut le chef de (156)
la secte ionique. On le compte parmi les sept sages, tandis que les six
autres ne se distinguèrent que par leur manière de vivre
et par quelques préceptes de morale, Thalès s’illustra par
l’étude de la nature des choses, et, afin de propager ses recherches,
il les écrivit. Ce qui le fit surtout admirer, c’est qu’ayant saisi
les lois de l’astronomie, il put prédire les éclipses du
soleil et aussi celles de la lune. Il crut néanmoins que l’eau était
le principe de toutes choses, des éléments du monde, du monde
lui-même et de tout ce qui s’y produit, sans qu’aucune intelligence
divine préside à ce grand ouvrage, qui paraît si admirable
à quiconque observe l’univers 1. Après Thalès vint
Anaximandre 2, son disciple, qui se forma une autre idée de la nature
des choses. Au lieu de faire venir toutes choses d’un seul principe, tel
que l’humide de Thalès, il pensa que chaque chose naît de
principes propres. Et ces principes, il en admet une quantité infinie,
d’où résultent des mondes innombrables et tout ce qui se
produit en chacun d’eux; ces mondes se dissolvent et renaissent pour se
maintenir pendant une certaine durée, et il n’est pas non plus nécessaire
qu’aucune intelligence divine prenne part à ce travail des choses.
Anaximandre eut pour disciple et successeur Anaximène, qui ramena
toutes les causes des êtres à un seul principe, l’air. Il
ne contestait ni ne dissimulait l’existence des dieux; mais, loin de croire
qu’ils ont créé l’air, c’est de l’air qu’il les faisait naître.
Telle ne fut point la doctrine d’Anaxagore, disciple d’Anaximène;
il comprit que le principe de tous ces objets qui frappent nos yeux est
dans un esprit divin. Il pensa qu’il existe une matière infinie,
composée de particules homogènes, et que de là sortent
tous les genres d’êtres, avec la diversité de leurs modes
et de leurs espèces, mais tout cela par l’action de l’esprit divin
3. Un autre disciple d’Anaximène,
1. Cette exposition du système de Thalès est parfaitement
conforme à celle d’Aristote en sa Métaphysique, livre I,
ch. 3.
2. Ici saint Augustin expose autrement qu’Aristote la suite et l’enchaînement
des systèmes de l’école ionique. Au premier livre de la Métaphysique,
Aristote réunit étroitement Thalès, Anaximène
et Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues;
mais il ne parle pas d’Anaximandre. Réparant cet oubli au livre
XII, ch. 2, il rapproche ce philosophe, non de Thalès et d’Anaximène,
mais d’Anaxagore et de Démocrite, dont les théories physiques
présentent en effet une ressemblance notable avec celles d’Anaximandre.
Comp. Aristote, Phys. Ausc., III, 4. Voyez aussi Ritter, Hist. De la philisophie
ancienne, tome I, Livre III, chap. 7.
3. Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon (Phédon,
trad. franç., tome I, p. 273 et suiv.) et d’Aristote (Métaph.,
livre I, ch. 3.)
Diogène, admit aussi que l’air est la matière où
se forment toutes choses, l’air lui-même étant animé
par une raison divine, sans laquelle rien n’en pourrait sortir. Anaxagore
eut pour successeur son disciple Archélaüs, lequel soutint,
à son exemple, que les éléments constitutifs de l’univers
sont des particules homogènes d’où proviennent tous les êtres
particuliers par l’action d’une intelligence partout présente, qui,
unissant et séparant les corps éternels, je veux dire ces
particules, est le principe de tous les phénomènes naturels.
On assure qu’Archélaüs eut pour disciple Socrate 1, qui fut
le maître de Platon, et c’est pourquoi je suis rapidement remonté
jusqu’à ces antiques origines.
CHAPITRE III.
DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.
Socrate est le premier qui ait ramené toute la philosophie à
la réforme et à la discipline des mœurs 2 car avant lui les
philosophes s’appliquaient par-dessus tout à la physique, c’est-à-dire
à l’étude des phénomènes de la nature. Est-ce
le dégoût de ces recherches obscures et incertaines qui le
conduisit à tourner son esprit vers une étude plus accessible,
plus assurée, et qui est même nécessaire au bonheur
de la vie, ce grand objet de tous les efforts et de toutes les veilles
des philosophes? Ou bien, comme le supposent des interprètes encore
plus favorables, Socrate voulait-il arracher les âmes aux passions
impures de la terre, en les excitant à s’élever aux choses
divines? c’est une question qu’il me semble impossible d’éclaircir
complétement. Il voyait les philosophes tout occupés de découvrir
les causes premières, et, persuadé qu’elles dépendent
de la volonté d’un Dieu supérieur et unique, il pensa que
les âmes purifiées peuvent seules les saisir; c’est pourquoi
il voulait que le premier soin du philosophe fût de purifier son
âme par de bonnes moeurs, afin que l’esprit, affranchi des passions
qui le courbent vers la terre, s’élevât par sa vigueur native
vers les choses éternelles, et pût contempler avec la pure
intelligence cette lumière spirituelle et immuable où les
causes de toutes les natures créées ont
1. Camp. Diogène Laërce, I, 14; II,19 et 23.
2. Comp. Xénophon (Memor., I, 3 et 4) et Aristote (Métaph.,
liv. I, ch. 5, et livre XIII, ch. 4.)
(157)
un être stable et vivant 1. Il est constant qu’il poursuivit
et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse
pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir
quelque chose; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant
sa science, même sur ces questions morales où il paraissait
avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés
et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort.
Mais cette même Athènes, qui l’avait publiquement déclaré
criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et l’indignation
du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que l’un d’eux fut mis en
pièces par la multitude, et l’autre obligé de se résoudre
à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le
même traitement 2. Egalement admirable par sa vie et par sa mort,
Socrate laissa un grand nombre de sectateurs qui, s’appliquant à
l’envi aux questions de morale, disputèrent sur le souverain bien,
sans lequel l’homme ne peut être homme. Et comme l’opinion de Socrate
ne se montrait pas très-clairement au milieu de ces discussions
contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes,
chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à
sa façon la question, de la fin suprême, par où ils
entendent ce qu’il faut posséder pour être heureux. Ainsi
se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur
le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples
d’un même maître, que les uns mirent le souverain bien dans
la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène,
et d’autres dans d’autres fins, qu’il serait trop long de rapporter.
CHAPITRE IV.
DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE
EN TROIS PARTIES.
Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit
effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus pure,
ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son
merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant
toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne
1. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne
des idées, bien qu’elle ne fût contenue qu’en germe dans son
enseignement.
2. Comp. Diogène Laërce, II, 5.
suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection,
il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où
la renommée lui promettait quelque science à recueillir.
C’est ainsi qu’il apprit en Egypte toutes les grandes choses qu’on y enseignait;
il se dirigea ensuite vers les contrées de l’Italie où les
pythagoriciens étaient en honneur 1, et là, dans le commerce
des maîtres les plus éminents, il s’appropria aisément
toute la philosophie de l’école italique. Et comme il avait pour
Socrate un attachement singulier, il le mit en scène clans presque
tous ses dialogues, unissant ce qu’il avait appris d’autres philosophes,
et même ce qu’il avait trouvé par les plus puissants efforts
de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate
et à ses entretiens familiers sur la morale, Or, si l’étude
de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce
qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative,
la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire
aux moeurs, et la partie spéculative à la recherche des causes
naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme
qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate,
et que celui qui s’était appliqué de préférence
à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie,
c’était Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et s’acquit
ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie àsa perfection.
Il la divisa en trois branches la morale, qui regarde principalement l’action;
la physique, dont l’objet est la spéculation; la logique enfin,
qui distingue le vrai d’avec le faux; or, bien que cette dernière
science soit également nécessaire pour la spéculation
et pour l’action, c’est à la spéculation toutefois qu’il
appartient plus spécialement d’étudier la nature du vrai,
par où l’on voit que la division de la philosophie en trois parties
s’accorde avec la distinction de la science spéculative et de la
science pratique 2, De savoir maintenant quels ont été les
sentiments de Platon sur
1. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît
ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage
de Platon en Egypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm.
Plat., init.) — Diogène Laërce (livre III) et Olympiodore (Vie
de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par
M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication
avec les pythagoriciens avant le voyage en Egypte.
2. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division
régulière de la philosophie en trois parties, qui n’a été
introduite que pins tard, après Piston et même après
Aristote. Il semble que saint Augustin n’ait pas soue les yeux les écrits
de Piston et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à
l’aide d’ouvrages de seconde main.
(158)
chacun de ces trois objets, c’est-à-dire où il a mis
la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres et la lumière
de toutes les intelligences, ce serait une question longue à discuter
et qu’il ne serait pas convenable de trancher légèrement.
Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur
ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher
sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir
ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points. Il
nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où,
exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres,
tantôt il se montre favorable à la religion véritable,
à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense,
et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s’agit, par
exemple, de l’unité divine et de la pluralité des dieux,
par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer
après la mort. Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement
suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi
les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée
véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que
c’est en lui qu’ils placent la cause de toute existence, la raison de toute
pensée et la fin de toute vie : trois principes dont le premier
appartient à la physique, le second à la logique, et le troisième
à la morale; et véritablement, si l’homme a été
créé pour atteindre, à l’aide de ce qu’il y a de plus
excellent en lui, ce qui surpasse tout en excellence, c’est-à-dire
un seul vrai Dieu souverainement bon, sans lequel aucune nature n’a d’existence,
aucune science de certitude, aucune action d’utilité, où
faut-il donc avant tout le chercher, sinon où tous les êtres
ont un fondement assuré, où toutes les vérités
deviennent certaines, et où se rectifient toutes nos affections?
CHAPITRE V.
IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLATONICIENS
EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS OPINIONS ÉTANT MEILLEURES
QUE CELLES DE TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.
Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le
connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation
avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair
qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. Qu’elle
cède donc aux platoniciens cette théologie fabuleuse qui
repaît les âmes des impies des crimes de leurs dieux! qu’elle
leur cède aussi cette théologie civile où les démons
impurs, se donnant pour des dieux afin de mieux séduire les peuples
asservis aux voluptés de la terre, ont voulu consacrer l’erreur,
faire de la représentation de leurs crimes une cérémonie
du culte, et trouver ainsi pour eux-mêmes, dans les spectateurs de
ces jeux, le plus agréable des spectacles : théologie impure
où ce que les temples peuvent avoir d’honnête est corrompu
par son mélange avec les. infamies du théâtre, et où
ce que le théâtre a d’infâme est justifié par
les abominations des temples! Qu’elles cèdent encore à. ces
philosophes les explications de Varron qui a voulu rattacher le paganisme
à la terre et au ciel, aux semences et aux opérations de
la nature; car, d’abord, les mystères du culte païen n’ont
pas le sens qu’il veut leur donner, et par conséquent la vérité
lui échappe en dépit de tous ses efforts; de plus, alors
même qu’il aurait raison, l’âme raisonnable ne devrait pas
adorer comme son Dieu ce qui est au-dessous d’elle dans l’ordre de la nature,
ni préférer à soi, comme des divinités, des
êtres auxquels le vrai Dieu l’a préférée. Il
faut en dire autant de ces écrits que Numa consacra en effet aux
mystères sacrés 1, mais qu’il prit soin d’ensevelir avec
lui, et qui, exhumés par la charrue d’un laboureur, furent livrés
aux flammes par le sénat; et pour traiter plus favorablement Numa,
mettons au même rang cette lettre 2 où Alexandre de Macédoine,
confiant à sa mère les secrets que lui avaient dévoilés
un certain Léon, grand-prêtre égyptien, lui faisait
voir non-seulement que Picus, Faunus, Enée, Romulus, ou encore Hercule,
Esculape, Liber, fils de Sémélé, les Tyndarides et
autres mortels divinisés, mais encore les grands dieux, ceux dont
Cicéron a l’air de parler dans les Tusculanes 3 sans les nommer,
Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta et plusieurs autres dont Varron
a fait les symboles des éléments et des parties du monde,
on été des hommes, et rien de plus; or, ce prêtre égyptien
craignant, lui aussi,
1. Voyez le livre précédent au ch. 33.
2. Sur cette. lettre évidemment apocryphe d’Alexandre le Grand,
voyez Sainte-Croix, Examen critique des historiens d’Alexandre, 2e édition,
p. 292.
3. Livre I, ch. 13.
(159)
que ces mystères ne vinssent à être divulgués,
pria Alexandre de recommander à sa mère de jeter sa lettre
au feu. Que cette théologie donc, civile et fabuleuse, cède
aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur
de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur
de la béatitude! et je ne parle pas seulement de la théologie
païenne, mais que sont auprès de ces grands adorateurs d’un
si grand Dieu tous les philosophes dont l’intelligence asservie au corps
n’a donné à la nature que des principes corporels, comme
Thalès qui attribue tout à l’eau, Anaximène à
l’air, les stoïciens au feu, Epicure aux atomes, c’est-à-dire
à de très-petits corpuscules invisibles et impalpables, et
tant d’autres qu’il est inutile d’énumérer, qui ont cru que
des corps, simples ou composés, inanimés ou vivants, mais
après tout des corps, étaient la cause et le principe des
choses. Quelques-uns, en effet, ont pensé que des choses vivantes
pouvaient provenir de choses sans vie : c’est le sentiment des Epicuriens;
d’autres ont admis que choses vivantes et choses sans vie proviennent d’un
vivant ; mais ce sont toujours des corps qui proviennent d’un corps; car
pour les stoïciens, c’est le feu , c’est-à-dire un corps un
des quatre éléments qui constituent l’univers visible, qui
est vivant, intelligent, auteur du monde et de tous les êtres, en
un mot, qui est Dieu. Voilà donc les plus hautes pensées
où aient pu s’élever ces philosophes et tous ceux qui ont
cherché la vérité d’un coeur assiégé
par les chimères des sens. Et cependant ils avaient en eux, d’une
certaine manière, des objets que leurs sens ne pouvaient saisir;
ils se représentaient au dedans d’eux-mêmes les choses qu’ils
avaient vues au dehors, alors même qu’ils ne les voyaient plus par
les yeux, mais seulement par la pensée. Or, ce qu’on voit de la
sorte n’est plus un corps, mais son image, et ce qui perçoit dans
l’âme cette image n’est ni un corps ni une image; enfin, le principe
qui juge cette image comme étant belle ou laide, est sans doute
supérieur à l’objet de son jugement. Ce principe, c’est l’intelligence
de l’homme, c’est l’âme raisonnable ; et certes il n’a rien de corporel,
puisque déjà l’image qu’il perçoit et qu’il juge n’est
pas un corps. L’âme n’est donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu,
ni en général aucun de ces quatre corps nommés éléments
qui forment le monde matériel. Et comment Dieu, Créateur
de l’âme, serait-il un corps? Qu’ils cèdent donc, je le répète,
aux platoniciens, tous ces philosophes, et je n’en excepte pas ceux qui,
à la vérité, rougissent de dire que Dieu est un corps,
mais qui le font de même nature que nos âmes. Se peut-il qu’ils
n’aient point vu dans l’âme humaine cette étrange mutabilité,
qu’on ne peut attribuer à Dieu sans crime ? Mais, disent-ils, c’est
le corps qui rend l’âme changeante, car de soi elle est immuable.
Que ne disent-ils aussi que ce sont les corps extérieurs qui blessent
la chair et qu’elle est invulnérable de soi ? La vérité
est que rien ne peut altérer l’immuable ; d’où il suit que
ce qui peut être altéré par un corps n’est pas véritablement
immuable.
CHAPITRE VI.
SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.
Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire
et en renommée, ont compris que nul corps n’est Dieu, et c’est pourquoi
ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également
compris que tout ce qui est muable n’est pas le Dieu suprême, et
c’est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de
toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris
enfin qu’en tout être muable, la forme qui le fait ce qu’il est,
quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui
est en vérité, parce qu’il est immuablement. Si donc vous
considérez tour à tour le corps du monde entier avec ses
figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments
qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre et tous les êtres
corporels, puis l’âme en général, tant celle qui maintient
les parties du corps et le nourrit, comme dans les arbres, que celles qui
donnent en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute
au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui
n’a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir,
sentir et penser, comme chez les anges, rien de tout cela, corps ou âme,
ne peut tenir l’être que de Celui qui est; car, en lui, être
n’est pas une chose, et vivre, une autre, comme s’il pouvait être
sans être vivant; et de même, la vie en lui n’est pas une chose
et (160) la pensée une autre, comme s’il pouvait vivre et vivre
sans penser, et enfin la pensée en lui n’est pas une chose et le
bonheur une autre, comme s’il pouvait penser et ne pas être heureux;
mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, c’est simplement être.
Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité
parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être
de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. Tout ce qui est, en effet, est
corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps; de
plus, la forme du corps est sensible, celle de l’âme est intelligible;
d’où ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure
à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être
saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être
atteint par le regard de l’âme. La beauté corporelle, en effet,
soit qu’elle consiste dans l’état extérieur d’un corps, dans
sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre
en musique, a pour véritable juge l’esprit. Or, cela serait impossible
s’il n’y avait point dans l’esprit une forme supérieure, indépendante
de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de l’espace et du temps.
Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme
jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif d’esprit
mieux que le plus lent, le savant mieux que l’ignorant, l’homme exercé
mieux que l’inculte, la même personne une fois cultivée mieux
qu’avant de l’être? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins
est muable; d’où ces savants et pénétrants philosophes,
qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison
que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres
convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et l’âme
ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s’ils n’avaient
point de forme,. ils n’auraient point d’être, ils ont compris qu’il
y a un être où se trouve La forme première et immuable,
laquelle à ce titre n’est comparable avec aucune autre; par suite,
que là est le principe des choses, qui n’est fait par rien et par
qui tout est fait. Et c’est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même
l’a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs
invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité
éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages 1. J’en ai
1. Rom.I, 19, 20.
dit assez sur cette partie de la philosophie qu’ils appellent physique,
c’est-à-dire relative à la nature.
CHAPITRE VII.
COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU
RESTE DES PHILOSOPHES.
Quant à la logique ou philosophie rationnelle, loin de moi la
pensée de comparer aux Platoniciens ceux qui placent le critérium
de la vérité dans les sens, et mesurent toutes nos connaissances
avec cette règle inexacte et trompeuse ! tels sont les Epicuriens
et plusieurs autres philosophes, parmi lesquels il faut comprendre les
Stoïciens, qui ont fait venir des sens les principes de cette dialectique
où ils exercent avec tant d’ardeur la souplesse de leur esprit.
C’est à cette source qu’ils ramènent leurs concepts généraux,
ennoiai, qui servent de base aux définitions; c’est de là,
en un mot, qu’ils tirent la suite et le développement de toute leur
méthode d’apprendre et d’enseigner1. J’admire, en vérité,
comment ils peuvent soutenir en même temps leur principe que les
sages seuls sont beaux 2, et je leur demanderais volontiers quel est le
sens qui leur a fait apercevoir cette beauté, et avec quels yeux
ils ont vu la forme et la splendeur de la sagesse. C’est ici que nos philosophes
de prédilection ont parfaitement distingué ce que l’esprit
conçoit de ce qu’atteignent les sens, ne retranchant rien à
ceux-ci de leur domaine légitime, n’y ajoutant rien et déclarant
nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre
toutes choses, c’est Dieu même qui a tout créé3.
CHAPITRE VIII.
EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE
LE PREMIER RANG.
Reste la morale ou, pour parler comme les Grecs, l’éthique 4,
où l’on cherche le souverain bien, c’est-à-dire l’objet auquel
nous (161)
1. Malgré quelques témoignages contraires et considérables,
il parait bien en effet que la logique des Stoïciens était
sensualiste, d’un sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui
des Epicuriens. Voyez Cicéron, Académiques, II, 7; et Diogène
Laërce, 51-14.
2. C’était un des célèbres paradoxes de l’école
stoïcienne. Voyez Cicéron, pro Mur., cap. 29.
3. Voyez le Timée et surtout la République (livres VI
et VII), où Dieu est conçu comme la Raison éternelle,
soleil du monde intelligible et foyer des intelligences.
4. Etike , science des meurs, d’ethos.
(161)
rapportons toutes nos actions, celui que nous désirons pour
lui-même et non en vue de quelque autre chose, de sorte qu’en le
possédant il ne nous manque plus rien pour être heureux. C’est
encore ce qu’on nomme la fin, parce que nous voulons tout le reste en vue
de notre bien, et ne voulons pas le bien pour autre chose que lui. Or,
le bien qui produit la béatitude, les uns l’ont fait venir du corps,
les autres de l’esprit, d’autres de tous deux ensemble. Les philosophes,
en effet, voyant que l’homme est composé de corps et d’esprit, ont
pensé que l’un ou l’autre ou tous deux ensemble pouvaient constituer
son bien, je veux dire ce bien final, source du bonheur, dernier terme
de toutes les actions, et qui ne laisse rien à désirer au-delà
de soi. C’est pourquoi ceux qui ont ajouté une troisième
espèce de biens qu’on appelle extérieurs, comme l’honneur,
la gloire, les richesses, et autres semblables, ne les ont point regardés
comme faisant partie du bien final, mais comme de ces choses qu’on désire
en vue d’une autre fin, qui sont bonnes pour les bons et mauvaises pour
les méchants. Mais, quoi qu’il en soit, ceux qui ont fait dépendre
le bien de l’homme, soit du corps, soit de 1’esprit, soit de tous deux,
n’ont pas cru qu’il fallût le chercher ailleurs que dans l’homme
même. Les premiers le font dépendre de la partie la moins
noble de l’homme, les seconds, de la partie la plus noble, les autres,
de l’homme tout entier; mais dans fous les cas, c’est de l’homme que le
bien dépend. Au surplus, ces trois points de vue n’ont pas donné
lieu à trois systèmes seulement, mais à un beaucoup
plus grand nombre, parce que chacun s’est formé une opinion différente
sur le bien du corps sur le bien de l’esprit, sur le bien de l’un et l’autre
réunis. Que tous cèdent donc à ces philosophes qui
ont fait consister le bonheur de l’homme, flou a jouir du corps ou de l’esprit,
mais à jouir de Dieu, et non pas à en jouir comme l’esprit
jouit du corps ou de soi-même, ou comme un ami jouit d’un ami, muais
comme l’oeil jouit de la lumière. Il faudrait insister peut-être
pour montrer la justesse de cette comparaison; mais j’aime mieux le faire
ailleurs, s’il plaît à Dieu, et selon la mesure de lues forces.
Présentement il me suffit de rappeler que le souverain bien pour
Platon, c’est de vivre selon la vertu, ce qui n’est possible qu’à
celui qui connaît Dieu et qui l’imite; et voilà l’unique source
du bonheur. Aussi n’hésite-t-il point à dire que philosopher,
c’est aimer Dieu, dont la nature est incorporelle; d’où il suit
que l’ami de la sagesse, c’est-à-dire le philosophe, ne devient
heureux que lors. qu’il commence de jouir de Dieu. En effet, bien que l’on
ne soit pas nécessairement heureux pour jouir de ce qu’on aime,
car plusieurs sont malheureux d’aimer ce qui ne doit pas être aimé,
et plus malheureux encore d’en jouir, personne toutefois n’est heureux
qu’autant qu’il jouit de ce qu’il aime. Ainsi donc, ceux-là mêmes
qui aiment ce qui ne doit pas être aimé, ne se croient pas
heureux par l’amour, mais par la jouissance. Qui donc serait assez malheureux
pour ne pas réputer heureux celui qui aime le souverain bien et
jouit de ce qu’il aime! Or, Platon déclare que le vrai et souverain
bien, c’est Dieu, et voilà pourquoi il veut que le vrai philosophe
soit celui qui aime Dieu, car le philosophe tend à la félicité,
et celui qui aime Dieu est heureux en jouissant de Dieu 1.
CHAPITRE IX.
DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ
CHRÉTIENNE.
Ainsi donc tous les philosophes, quels qu’ils soient, qui ont eu ces
sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont
reconnu en lui l’auteur de toutes les choses créées, la lumière
de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c’est-à-dire
le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la
félicité de la vie, ces philosophes qu’on appellera platoniciens
ou d’un autre nom, soit qu’on n’attribue de tels sentiments qu’aux chefs
de l’école Ionique, à Platon par exemple et à ceux
qui l’ont bien entendu, soit qu’on en fasse également honneur à
l’école italique, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens,
et peut-être aussi de quelques autres philosophes de la même
famille, soit enfin qu’on veuille les étendre aux sages et aux philosophes
des autres nations, Libyens atlantiques 1, Egyptiens, Indiens, Perses,
Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols et à d’autres encore,
ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous
les autres et nous confessons qu’ils ont approché de plus près
de notre croyance.
1. Voyez, parmi les dialogues de Platon, le Phèdre, le Phédon,
le Philèbe et la République (livres VI, VII et IX).
2. Sur les Libyens atlantiques et sur Atlas, leur roi fabuleux, voyez
Diodore, livre III, ch. 20.
CHAPITRE X.
LA FOI D’UN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE
DES PHILOSOPHES.
Un chrétien qui s’est uniquement appliqué à la
lecture des saints livres, ignore peut-être le nom des Platoniciens;
il ne sait pas qu’il y a eu parmi les Grecs deux écoles de philosophie,
l’ionienne et l’Italique ; mais il n’est pas tellement sourd au bruit des
choses humaines, qu’il n’ait appris que les philosophes font profession
d’aimer la sagesse ou même de la posséder. Il se défie
pourtant de cette philosophie qui s’enchaîne aux éléments
du
monde au lieu de s’appuyer sur Dieu, Créateur du monde, averti
par ce précepte de
l’Apôtre qu’il écoute d’une oreille fidèle: «
Prenez garde de vous laisser abuser par la philosophie et par de vains
raisonnements sur les éléments du monde 1». Mais, afin
de
ne pas appliquer ces paroles à tous les philosophes, le chrétien
écoute ce que l’Apôtre dit
de quelques-uns : « Ce qui peut être connu de Dieu, ils
l’ont connu clairement, Dieu
même le leur ayant fait connaître; car depuis la création
du monde les profondeurs invisibles de son essence sont devenues saisissables
et visibles par ses ouvrages; et sa vertu et sa divinité sont éternelles
2». Et de même, quand l’Apôtre parle aux Athéniens,
après avoir dit de Dieu cette grande parole qu’il est donné
à peu de comprendre « C’est en lui que nous avons la vie,
le mouvement et l’être » ; il poursuit et ajoute : «
Comme l’ont même dit quelques-uns de vos sages 3 ». Ici encore
le chrétien sait se garder des erreurs où ces grands philosophes
sont tombés; car, au même endroit où il est écrit
que Dieu leur a rendu saisissables et visibles par ses ouvrages ses invisibles
profondeurs, il est dit aussi qu’ils n’ont pas rendu à Dieu le culte
légitime, farce qu’ils ont transporté à d’autres objets
les honneurs qui ne sont dus qu’à lui « Ils
ont connu Dieu, dit l’Apôtre, et ils ne l’ont pas glorifié
et adoré comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques
pensées, et leur coeur insensé s’est rempli de ténèbres.
En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la
gloire du Dieu incorruptible à l’image de l’homme corruptible, à
des figures d’oiseaux, de
1. Coloss. II, 8 – 2. Rom. I, 19, 20
2. Act. XVII, 28.
quadrupèdes et de serpents 1 ». L’Apôtre veut désigner
ici les Romains, les Grecs et les Egyptiens, qui se sont fait gloire de
leur sagesse ; mais nous aurons affaire à eux dans la suite de cet
ouvrage. Bornons-nous à dire encore une fois que notre préférence
est acquise à ces philosophes qui confessent avec nous un Dieu unique,
Créateur de l’univers, non-seulement incorporel et à ce titre
au-dessus de tous les corps, mais incorruptible et comme tel au-dessus
de toutes les âmes; en un mot, notre principe, notre lumière
et notre bien.
Que si un chrétien, étranger aux lettres profanes, ne
se sert pas en discutant de termes qu’il n’a point appris, et n’appelle
pas naturelle avec les Latins et physique avec les Grecs cette partie de
la philosophie qui regarde la ,nature, rationnelle ou logique celle qui
traite de la connaissance de la vérité, morale enfin ou éthique
celle où il est question des moeurs, des biens à poursuivre
et des maux à éviter, est-ce à dire qu’il ignore que
nous tenons du vrai Dieu, unique et parfait, la nature qui nous fait être
à son image, la science qui le révèle à nons
et nous révèle à nous-mêmes, la grâce
enfin qui nous unit à lui pour nous rendre heureux? Voilà
donc pourquoi nous préférons les Platoniciens au reste des
philosophes : c’est que ceux-ci ont vainement consumé leur esprit
et leurs efforts pour découvrir les causes des êtres, la règle
de la vérité et celle de la vie, au lieu que les Platoniciens,
ayant connu Dieu, ont trouvé par là même où
est la cause de tous les êtres, -la lumière où l’on
voit la vérité, la source où l’on s’abreuve du bonheur.
Platoniciens ou philosophes d’une autre nation, s’il en est qui aient eu
aussi de Dieu une telle idée, je dis qu’ils pensent comme nous.
Pourquoi maintenant, dans la discussion qui va s’ouvrir, n’ai-je voulu
avoir affaire qu’aux disciples de Platon? c’est que leurs écrits
sont plus connus. En effet, les Grecs, dont la langue est la première
parmi les gentils, ont partout répandu la doctrine platonicienne,
et les Latins, frappés de son excellence ou séduits par la
renommée, l’ont étudiée de préférence
à toute autre, et cri la traduisant dans notre langue ont encore
ajouté à son éclat et à sa popularité.
1. Rom I, 21-23.
(163)
CHAPITRE XI.
COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.
Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ,
quelques-uns s’étonnent d’entendre attribuer à Platon ces
idées sur la Divinité, qu’ils trouvent singulièrement
conformes à la véritable religion. Aussi cette ressemblance
a-t-elle fait croire à plus d’un chrétien que Platon, lors
de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie
ou lu les livres des Prophètes 1. J’ai moi-même admis cette
opinion dans quelques-uns de mes ouvrages 2; mais une étude approfondie
de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure
d’environ cent ans à l’époque où prophétisa
Jérémie 3; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans,
entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée
par Ptolémée, roi d’Egypte, à soixante-dix Juifs versés
dans la langue grecque , il s’est écoulé environ soixante
années 4. Platon, par conséquent, n’a pu, pendant son voyage,
ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette
langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui n’était
pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir,
il n’ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres
égyptiens, à l’aide d’un interprète, non sans doute
en se les faisant traduire, ce qui n’appartient qu’à un roi puissant
comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais
en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre
autant que possible la doctrine contenue dans l’Ancien Testament. Ce qui
favorise cette conjecture, c’est le début de la Genèse :
« Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre était
une masse confuse et informe, et les
1. Les auteurs dont veut parler saint Augustin sont surtout: Justin
(Orat. paran. ad gentes), Origène (Contra Cels., lib. VI), Clément
d’Alexandrie (Strom., lib. I, et Orat. exhort. ad gent.), Eusèbe
(Proepar. evang., lib. II), saint Ambroise (Serm. 18 in Psalm. 118). Ces
Pères croient que Platon a connu l’Ecriture sainte. L’opinion contraire
a été soutenue par Lactance (Inst. div., livre IV, ch. 2).
2. Saint Augustin fait ici particulièrement allusion à
son traité De doct. christ., lib. II, 43. Comp. les Rétractations,
livre u, ch. 4, n. 2.
3. La chronique d’Eusèbe place les prophéties de Jérémie
à la 37e et à la 38e olympiade, et la naissance de Platon
à la 88e olympiade, quatrième année. Il y a donc un
intervalle de plus de 170 ans.
4. Platon mourut la première année de la 103e olympiade,
et ce ne fut que pendant la 124e olympiade que Ptolémée Philadelphe
fit taire la version des Septante.
ténèbres couvraient la surface de l’abîme, et «
l’esprit de Dieu était porté sur les eaux». Or, Platon,
dans le Timée, où il décrit la formation du monde,
dit que Dieu a commencé son
ouvrage en unissant la terre avec le feu 1 ; et comme il est manifeste
que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie
avec la parole de l’Ecriture : « Au commencement Dieu fit le ciel
et la terre ». —Platon ajoute que l’eau et l’air furent les deux
moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes,
la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage
de l’Ecriture: « Et l’esprit de Dieu était porté sur
les eaux».
Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l’Ecriture,
où l’air est
souvent appelé esprit, semble avoir cru qu’il est question dans
ce passage des quatre éléments. Quant à cette doctrine
de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures
ne respirent pas autre chose. Mais ce qui me fait surtout pencher de ce
côté, ce qui me déciderait presque à affirmer
que Platon n’a pas été étranger aux livres saints,
c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à
l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux
captif en Egypte: « Je suis Celui qui suis », dit la Bible,
« et vous direz aux enfants d’Israël: « Celui qui est
m’a envoyé vers vous ». Par où il faut entendre que
les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient
pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable.
Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est
attaché soigneusement à inculquer à ses disciples.
Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur
à Platon, excepté le livre où il est écrit
: « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie
vers vous ».
1. Platon dit à la vérité, dans un endroit du
Timée, que Dieu commença par composer le corps de l’univers
de feu et de terre (voyez Bekker, 318); mais, à prendre l’ensemble
du dialogue, il est indubitable que la première oeuvre de Dieu,
ce n’est pas le corps, mais l’âme (Bekker, 340), ce qui achève
de détruire la faible analogie indiquée par saint Augustin.
Le Timée est cependant celui des dialogues de Platon que saint Augustin
paraît connaître le mieux. L’avait-il sous les yeux en écrivant
la Cité de Dieu? ii est permis d’en douter.
2. Exode, III, 14.
(164)
CHAPITRE XII.
LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE IDÉE DU DIEU UNIQUE
ET VÉRITABLE, N’EN ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE
CULTE DE PLUSIEURS DIVINITÉS.
Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu
ces vérités, soit qu’il les ait puisées dans les livres
de ceux qui l’ont précédé, soit que, comme dit l’Apôtre,
« les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être
« connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste.
Car depuis la création du u inonde les perfections invisibles de
Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables
et visibles par ses ouvrages ». Quoi qu’il en soit, je crois avoir
assez prouvé que je n’ai pas choisi sans raison les Platoniciens,
pour débattre avec eux cette question de théologie naturelle
: s’il faut servir un seul Dieu on en servir plusieurs pour la félicité
de l’autre vie. Je les ai choisis en effet, parce que l’excellence de leur
doctrine sur un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, leur
a donné parmi les philosophes le rang le plus illustre et le plus
glorieux; or, cette supériorité a été depuis
si bien reconnue que vainement Aristote, disciple de Platon, homme d’un
.esprit éminent, inférieur sans doute à Platon par
l’éloquence, mais de beaucoup supérieur à tant d’autres,
fonda la secte péripatéticienne, ainsi nommée de l’habitude
qu’avait Aristote d’enseigner en se promenant; vainement il attira, du
vivant même de son maître, vers cette école dissidente
un grand nombre de disciples séduits par l’éclat de sa renommée;
vainement aussi, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu,
et Xénocrate, son disciple bien-aimé, le remplacèrent
à l’Académie et eurent eux-mêmes des successeurs qui
prirent le nom d’Académiciens; tout cela n’a pas empêché
les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de
se faire appeler non pas Péripatéticiens ni Académiciens,
mais Platoniciens. Lés plus célèbres entre les Grecs
sont Plotin, Jamblique et Porphyre; joignez à ces platoniciens,
illustres l’africain Apulée 1, également versé dans
les deux langues, la grecque
1. Apulée, né à Madaure, dans la Numidie, alors
province romaine, florissait au second siècle de l’ère chrétienne.
Ses ouvrages étant écrits en latin, saint Augustin, qui savait
mal le grec, s’est souvent adressé à Apulée pour connaître
les doctrines de Platon.
et la latine. Or, maintenant il est de fait que tous ces philosophes
et les autres de la même école, et Platon lui-même,
ont cru qu’il fallait adorer plusieurs dieux.
CHAPITRE XIII.
DE L’OPINION DE PLATON TOUCHANT LES DIEUX, QU’IL DÉFINIT DES
ÊTRES ESSENTIELLEMENT BONS ET AMIS DE LA VERTU.
Bien qu’il y ait entre les Platoniciens et nous plusieurs autres dissentiments
de grande conséquence, la discussion que j’ai soulevée n’est
pas médiocrement grave, et c’est pourquoi je leur pose cette question
: quels dieux faut-il adorer? les bons ou les méchants ? ou les
uns et les autres? Nous avons sur ce point le sentiment de Platon ; car
il dit que tous les dieux sont bons et qu’il n’y a pas de dieux méchants
1; d’où il suit que c’est aux bons qu’il faut rendre hommage, puisque,
s’ils n’étaient pas bons, ils ne seraient pas dieux. Mais s’il en
est ainsi (et comment penser autrement des dieux?), que devient cette opinion
qu’il faut apaiser les dieux méchants par des sacrifices, de peur
qu’ils ne nous nuisent, et invoquer les bons afin qu’ils nous aident? En
effet, il n’y a pas de dieux méchants, et c’est aux bons seulement
que doit être rendu le culte qu’ils appellent légitime. Je
demande alors ce qu’il faut penser de ces dieux qui aiment les jeux scéniques
au point de vouloir qu’on les mêle aux choses divines et aux cérémonies
célébrées en leur honneur ? La puissance de ces dieux
prouve leur existence, et leur goût pour les jeux impurs atteste
leur méchanceté. On sait assez ce que pense Platon des représentations
théâtrales, puisqu’il chasse les poètes de l’Etat 2,
pour avoir composé des fictions indignes de la majesté et
de la bonté divines. Que faut-il donc penser de ces dieux qui sont
ici en lutte avec Platon ? lui ne souffrant pas que les dieux soient déshonorés
par des crimes imaginaires, ceux-ci ordonnant de représenter ces
crimes en leur honneur. Enfin, quand ils prescrivirent des jeux scéniques,
ils firent éclater leur malice en même temps que leur impureté,
soit en privant Latinius 3 de son fils, soit en le frappant lui-même
pour
1. Voyez les Lois (page 900 et seq.) et la République (livre
II, page 379).
2. Voyez plus haut, livre II, ch. 14.
3. Voyez plus haut, livre IV, ch. 26.
(165)
leur avoir désobéi, et ne lui rendant la santé
qu’après qu’il eut exécuté leur commandement. Et cependant,
si méchants qu’ils soient, Platon n’estime pas qu’on doive les craindre,
et il demeure ferme dans son sentiment, qu’il faut bannir d’un Etat bien
réglé toutes ces folies sacriléges des prêtres,
qui n’ont de charme pour les dieux impurs que par leur impureté
même. Or, ce même Platon, comme je l’ai remarqué au
second livre du présent ouvrage 1, est mis par Labéon au
nombre des demi-dieux ; ce qui n’empêche pas Labéon de penser
qu’il faùt apaiser les dieux méchants par des sacrifices
sanglants et des cérémonies analogues à leur caractère,
et honorer les bons par des jeux et des solennités riantes. D’où
vient donc que le demi-dieu Platon persiste si fortement à. priver,
non pas des demi-dieux, mais des dieux, des dieux bons par conséquent,
de ces divertissements qu’il répute infâmes? Au surplus, ces
dieux ont eux-mêmes pris soin de réfuter Labéon, puisqu’ils
ont montré à l’égard de Latinius, non-seulement leur
humeur lascive et folâtre, mais leur impitoyable cruauté.
Que les Platoniciens nous expliquent cela, eux qui soutiennent avec leur
maître que tous les dieux sont bons, chastes, amis de la vertu et
des hommes sages, et qu’il y a de l’impiété à en juger
autrement? Nous l’expliquons, disent-ils. Ecoutons-les donc avec attention.
CHAPITRE XIV.
DES TROIS ESPÈCES D’ÂMES RAISONNABLES ADMISES PAR LES
PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS
L’AIR ET CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.
Il y a suivant eux trois espèces d’animaux doués d’une
âme raisonnable, savoir : les dieux, les hommes et les démons.
Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes
la plus basse, les démons la moyenne; car la région des dieux,
c’est le ciel, celle des hommes la terre, celle des démons l’air.
A cette différence dans la dignité, de leur séjour
répond la diversité de leur nature. Les dieux sont plus excellents
que les hommes et que les démons ; les hommes le sont moins que
les démons et que les dieux. Ainsi donc, let démons étant
au milieu, de même qu’il faut les estimer moins que les dieux, puisqu’ils
habitent plus bas, il faut les estimer plus que
1. Au chap. 14.
les hommes, puisqu’ils habitent plus haut. Et en effet, s’ils partagent
avec les dieux le privilége d’avoir un corps immortel , ils ont,
comme les hommes, une âme sujette aux passions. Pourquoi donc s’étonner,
disent les Platoniciens, que les démons se plaisent aux obscénités
du théâtre et aux fictions des poètes, puisqu’ils ont
des passions comme les hommes, au lieu d’en être exempts par leur
nature comme les dieux? D’où on peut conclure
qu’en réprouvant et en interdisant les fictions des poètes,
ce n’est point aux dieux, qui sont
d’une nature excellente, que Platon a voulu ôter le plaisir des
spectacles, mais aux démons.
Voilà ce qu’on trouve dans Apulée de Madaure, qui a composé
sur ce sujet un livre intitulé Du dieu de Socrate; il y discute
et y explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit
familier, cet ami bienveillant qui avertissait Socrate, dit-on, de se désister
de toutes les actions qui ne devaient pas tourner à son avantage.
Après avoir examiné avec soin l’opinion de Platon touchant
les âmes sublimes des dieux, les âmes inférieures des
hommes et les âmes mitoyennes des démons, il déclare
nettement et prouve fort au long que cet esprit familier n’était
point un dieu, mais un démon. Or, s’il en est ainsi, comment Platon
a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon aux dieux,
purs de toute humaine contagion, du moins aux démons, le plaisir
des spectacles en bannissant les poètes de l’Etat? n’est-il pas
clair qu’il a voulu par là enseigner aux hommes, tout engagés
qu’ils sont dans les misères d’un corps mortel, à mépriser
les commandements honteux des démons et à fuir ces impuretés
pour se tourner vers la lumière sans tache de la vertu ? Point de
milieu: ou Platon s’est montré honnête en réprimant
et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les démons,
en les demandant et les prescrivant, se sont montrés corrompus.
Il faut donc dire qu’Apulée se trompe et que Socrate n’a pas eu
un démon pour ami, ou bien que Platon se contredit en traitant les
démons avec respect, après avoir banni leurs jeux favoris
de tout Etat bien réglé, ou bien enfin qu’il n’y a pas à
féliciter Socrate de l’amitié de son démon; et eu
effet, Apulée lui-même en a été si honteux qu’il
a intitulé son livre: Du dieu de Socrate, tandis que pour rester
fidèle à sa distinction si soigneusement et si longuement
établie (166) entre les dieux et les démons, il aurait dû
l’intituler, non Du dieu, mais Du démon de Socrate. Il a mieux aimé
placer cette distinction dans le corps de l’ouvrage que sur le titre. C’est
ainsi que, depuis le moment où la saine doctrine a brillé
parmi les hommes, le nom des démons est devenu presque universellement
odieux, au point même qu’avant d’avoir lu le plaidoyer d’Apulée
en faveur des démons, quiconque aurait rencontré un titre
comme celui-ci : Du démon de Socrate, n’aurait pu croire que l’auteur
fût dans son bon sens. Aussi bien, qu’est-ce qu’Apulée a trouvé
à louer dans les démons, si ce n’est la subtilité
et la vigueur de leur corps et la hauteur de leur séjour ? Quand
il vient à parler de leurs moeurs en général, loin
d’en dire du bien, il en dit beaucoup de mal; de sorte qu’après
avoir lu son livre, on ne s’étonne plus que les démons aient
voulu placer les turpitudes du théâtre parmi les choses divines,
qu’ils prennent plaisir aux spectacles des crimes des dieux, voulant eux-mêmes
passer pour des dieux; enfin que les obscénités dont on amuse
le public et les atrocités dont on l’épouvante, soient en
parfaite harmonie avec leurs passions.
CHAPITRE XV.
LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI
PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE
OU ILS FONT LEUR SÉJOUR.
A Dieu ne plaise donc qu’une âme vraiment pieuse se croie inférieure
aux démons parce qu’ils ont un corps plus parfait ! A ce compte,
il faudrait qu’elle mît au-dessus de soi un grand nombre de bêtes
qui nous surpassent par la subtilité de leurs sens, l’aisance et
la rapidité de leurs mouvements et la longévité de
leur corps robuste ! Quel homme a la vue perçante des aigles et
des vautours, l’odorat subtil des chiens, l’agilité des lièvres,
des cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et de l’éléphant?
Vivons-nous aussi longtemps que les serpents, qui passent même pour
rajeunir et quitter la vieillesse avec la tunique dont ils se dépouillent?
Mais, de même que la raison et l’intelligence nous élèvent
au-dessus de tous ces animaux, la pureté et l’honnêteté
de notre vie doivent nous mettre au-dessus des démons. Il a plu
à la divine Providence de donner à des êtres qui nous
sont très-inférieurs certains avantages corporels, pour nous
apprendre à cultiver, de préférence au corps, cette
partie de nous-mêmes qui fait notre supériorité, et
à compter pour rien au prix de la vertu la perfection corporelle
des démons. Et d’ailleurs, ne sommes-nous pas destinés, nous
aussi, à l’immortalité du corps, non pour subir, comme les
démons, une éternité de peines, mais pour recevoir
la récompense d’une vie pure?
Quant à l’élévation de leur séjour, s’imaginer
que les démons valent mieux que nous parce qu’ils habitent l’air
et nous la terre, cela est parfaitement ridicule. Car à ce titre
nous serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais, disent-ils, les oiseaux
s’abattent sur la terre pour se reposer ou se repaître, ce que ne
font pas les démons 1. Je leur demande alors s’ils veulent estimer
les oiseaux supérieurs aux hommes, au même titre qu’ils préfèrent
les démons aux oiseaux ? Que si cette opinion est extravagante,
l’élément supérieur qu’habitent les démons
ne leur donne donc aucun droit à nos hommages. De même, en
effet, que les oiseaux, habitants de l’air, ne sont pas pour cela au-dessus
de nous, habitants de la terre, mais nous sont soumis au contraire à
cause de l’excellence de l’âme raisonnable qui est en nous, ainsi
les démons, malgré leur corps aérien, ne doivent pas
être estimés plus excellents que nous, sous prétexte
que l’air est supérieur à la terre; mais ils sont au contraire
au-dessous des hommes, parce qu’il n’y a point de comparaison entre le
désespoir où ils sont condamnés et l’espérance
des justes. L’ordre même et la proportion que Platon établit
dans les quatre éléments, lorsqu’il place entre le plus mobile
de tous, le feu, et le plus immobile, la terre, les deux éléments
de l’air et de l’eau comme termes moyens 2en sorte qu’autant l’air est
au-dessus de l’eau et le feu au-dessus de l’air, autant l’eau est au-dessus
de la terre, cet ordre, dis-je, nous apprend à ne point mesurer
la valeur des êtres animés selon la hiérarchie des
éléments. Apulée lui-même, aussi bien que les
autres platoniciens, appelle l’homme un animal terrestre ; et cependant
cet animal est plus excellent que tous les animaux aquatiques, bien
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47.
2. Voyez le Timée, Ed. Bekker, 32, B, C; trad. de M. Cousin,
t. XII, p. 121.
(167)
que Platon place l’eau au-dessus de la terre. Ainsi donc, quand il
s’agit de la valeur des âmes, ne la mesurons pas selon l’ordre apparent
des corps, et sachons qu’il peut se faire qu’une âme plus parfaite
anime un corps plus grossier, et une âme moins parfaite un corps
supérieur.
CHAPITRE XVI.
SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS
DES DÉMONS.
Le même platonicien, parlant des moeurs des démons, dit
qu’ils sont agités des mêmes passions que les hommes, que
les injures les irritent, que les hommages et les offrandes les apaisent,
qu’ils aiment les honneurs, qu’ils prennent plaisir à la variété
des rites sacrés, et que la moindre négligence à cet
égard leur cause un sensible déplaisir. C’est d’eux que relèvent,
à ce qu’il nous assure, les prédictions des augures, aruspices,
devins, les présages des songes, à quoi il ajoute les miracles
de la magie. Puis il les définit brièvement en ces termes
: Les démons, quant au genre, sont des animaux; ils sont, quant
à l’âme, sujets aux passions; quant à l’intelligence,
raisonnables; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels
; et il fait observer que les trois premières qualités se
rencontrent également chez les hommes, que la quatrième est
propre aux démons et que la cinquième leur est commune avec
les dieux. Mais je remarque à mon tour qu’entre les trois premières
qualités qu’ils partagent avec les hommes, il en est deux qui leur
sont aussi communes avec les dieux. Les dieux, en effet, sont des animaux
dans les idées d’Apulée qui, assignant à chaque espèce
son élément, appelle les hommes animaux terrestres, les poissons
et tout ce qui nage, animaux aquatiques, les démons, animaux aériens,
et les dieux, animaux célestes. Par conséquent, si les démons
sont des animaux, cela leur est commun, non-seulement avec les hommes,
mais aussi avec les dieux et avec les brutes; raisonnables, cela leur est
commun avec les dieux et avec les hommes ; éternels, avec les dieux
seuls; sujets aux passions, avec les seuls hommes ; aériens, voilà
ce qui est propre aux seuls démons. Ce n’est donc pas un grand avantage
pour eux d’appartenir au genre animal, puisque les brutes y sont avec eux;
avoir une âme raisonnable, ce n’est pas être au-dessus de nous,
puisque nous sommes aussi doués de raison; à quoi bon posséder
une vie éternelle, si ce n’est point une vie heureuse? car mieux
vaut une félicité temporelle qu’une éternité
misérable; être sujets aux passions, c’est un triste privilége
que nous possédons comme eux et qui est un effet de notre misère.
Enfin, comment un corps aérien serait-il une qualité d’un
grand prix, quand il est certain que toute âme, quelle que soit sa
nature, est de soi supérieure à tout corps ; et dès
lors, comment le culte divin, hommage de l’âme, serait-il dû
à ce qui est au-dessous d’elle? Que si, parmi les qualités
qu’Apulée attribue aux démons, il comptait la vertu, la sagesse
et la félicité, s’il disait que ces avantages leur sont communs
avec les dieux et qu’ils les possèdent éternellement, je
verrais là quelque chose de grand et de désirable; et cependant
on ne devrait pas encore les adorer comme on adore Dieu, mais plutôt
adorer en Dieu la source de ces merveilleux dons. Tant il s’en faut qu’ils
méritent les honneurs divins, ces animaux aériens qui n’ont
la raison que pour pouvoir être misérables, les passions que
pour l’être en effet, l’éternité que pour l’être
éternellement!
CHAPITRE XVII.
S’IL CONVIENT A L’HOMME D’ADORER DES ESPRITS DONT IL LUI EST COMMANDÉ
DE FUIR LES VICES.
Pour ne considérer maintenant dans les démons que ce
qui leur est commun avec les hommes suivant Apulée, c’est-à-dire
les passions, s’il est vrai que chacun des quatre éléments
ait ses animaux, le feu et l’air les immortels, la terre et l’eau les mortels,
je voudrais bien savoir pourquoi les âmes des démons sont
sujettes aux troubles et aux orages des passions ; car le mot passion,
comme le mot grec Pathos; dont il dérive, marque un état
de perturbation, un mouvement de l’âme contraire à la raison.
Comment se fait-il donc que l’âme des démons éprouve
ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si en effet il se trouve
en elles quelques mouvements analogues, on n’y peut voir des perturbations
contraires à la raison, les bêtes étant privées
de raison. Dans les hommes, quand la passion trouble l’âme, c’est
un effet de sa folie ou de sa misère ; car nous ne possédons
point ici-bas cette béatitude et cette perfection de la (168) sagesse
qui nous sont promises à la fin des temps au sortir de ce corps
périssable. Quant aux dieux, nos philosophes prétendent que
s’ils sont à l’abri des passions, c’est qu’ils possèdent
non-seulement l’éternité, mais la béatitude; et quoiqu’ils
aient une âme comme le reste des animaux, cette âme est pure
de toute tache et de toute altération. Eh bien ! s’il en va de la
sorte, si les dieux ne sont point sujets aux passions en tant qu’animaux
doués de béatitude et exempts de misère, si les bêtes
en sont affranchies en qualité d’animaux incapables de misère
comme de béatitude, il reste que les démons y soient accessibles
au même titre que les hommes, à titre d’animaux misérables.
Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de nous asservir
aux démons par un culte, quand la véritable religion nous
délivre des passions vicieuses qui nous rendent semblables à
eux! Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les juge dignes
des honneurs divins, Apulée lui-même est forcé de reconnaître
qu’ils sont sujets à la colère; et la vraie religion nous
ordonne de ne point céder à la colère, mais d’y résister.
Les démons se laissent séduire par des présents, et
la vraie religion ne veut pas que l’intérêt décide
de nos préférences. Les démons se complaisent aux
honneurs, et la vraie religion nous défend d’y être sensibles.
Les démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non par
le choix sage et calme de la raison, mais par l’entraînement d’une
âme passionnée; et la vraie religion nous prescrit d’aimer
même nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du coeur, tous ces orages
de l’esprit, tous ces troubles et toutes ces tempêtes de l’âme,
dont Apulée convient que les démons sont agités, la
vraie religion nous ordonne de nous en affranchir. N’est-ce donc pas une
folie et un aveuglement déplorables que de s’humilier par l’adoration
devant des êtres à qui on désire ne pas être
semblable, et de prendre pour objet de sa religion des dieux qu’on ne veut
pas imiter, quand toute la substance de la religion, c’est d’imiter ce
qu’on adore?
CHAPITRE XVIII.
CE QU’ON DOIT PENSER D’UNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS
POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES
DIEUX.
C’est donc en vain qu’Apulée et ses adhérents font aux
démons l’honneur de les placer dans l’air, entre le ciel et la terre,
pour transmettre aux dieux les prières des hommes et aux hommes
les faveurs des dieux, sous prétexte qu’ « aucun dieu ne communique
avec l’homme 1 », suivant le principe qu’ils attribuent à
Platon. Chose singulière! ils ont pensé qu’il n’était
pas convenable aux dieux de se mêler aux hommes, mais qu’il était
convenable aux démons d’être le lien entre les prières
des hommes et les bienfaits des dieux; de sorte que l’homme juste, étranger
par cela même aux arts de la magie, sera obligé de prendre
pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se plaisent à
ces criminelles pratiques, alors que l’aversion qu’elles lui inspirent
est justement ce qui le rend plus digne d’être exaucé par
les dieux. Aussi bien ces mêmes démons aiment les turpitudes
du théâtre, tandis que la pudeur les déteste; ils se
plaisent à tous les maléfices de la magie 2, tandis que l’innocence
les a en mépris. Voilà donc l’innocence et la pudeur condamnées,
pour obtenir quelque faveur des dieux, à prendre pour intercesseurs
leurs propres ennemis. C’est en vain qu’Apulée chercherait à
justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre;
nous avons à lui opposer l’autorité respectée de son
maître Platon, si toutefois l’homme peut à ce point renoncer
à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais
qu’il les juge agréables à la Divinité.
CHAPITRE XIX.
LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS
MALINS.
Pour confondre ces pratiques de la magie, dont quelques hommes sont
assez malheureux et assez impies pour tirer vanité, je ne veux d’autre
témoin que l’opinion publique. Si en effet les opérations
magiques sont l’ouvrage de divinités dignes d’adoration, pourquoi
sont-elles si rudement frappées par la sévérité
des lois ? Sont-ce les chrétiens qui ont fait ces lois ? Admettez
que les maléfices des magiciens ne soient pas pernicieux au genre
humain, pourquoi ces vers d’un illustre poëte?
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, Platon, Banquet, discours
de Diotime, page 203, A, trad. fr., tome VI, p. 299.
2. Voyez Virgile, Enéide, livre VII, V. 338.
(169)
« J’en atteste les dieux et toi-même, chère soeur,
et ta tête chérie c’est à regret que j’ai recours aux
conjurations magiques. 1»
Et pourquoi cet autre vers?
« Je l’ai vu transporter des moissons d’un champ dans un autre
2 »
allusion à cette science pernicieuse et criminelle qui fournissait,
disait-on, le moyen de transporter à son gré les fruits de
la terre? Et puis Cicéron ne remarqua-t-il pas qu’une loi des Douze
Tables, c’est-à-dire une des plus anciennes lois de Rome, punit
sévèrement les magiciens 3? Enfin, est-ce devant les magistrats
chrétiens qu’Apulée fut accusé de magie +4 ? Certes,
s’il eût pensé que ces pratiques fassent innocentes, pieuses
et en harmonie avec les oeuvres de la puissance divine, il devait non-seulement
les avouer, mais faire profession de s’en servir et protester contre les
lois qui interdisent et condamnent un art digne d’admiration et de respect.
De cette façon, ou il aurait persuadé ses juges, ou si, trop
attachés à d’injustes lois, ils l’avaient condamné
à mort, les démons n’auraient pas manqué de récompenser
son courage. C’est ainsi que lorsqu’on imputait à crime à
nos martyrs cette religion chrétienne où ils croyaient fermement
trouver leur salut et une éternité de gloire, ils ne la reniaient
pas pour éviter des peines temporelles, mais au contraire ils la
confessaient, ils la professaient, ils la proclamaient; et c’est en souffrant
pour elle avec courage et fidélité, c’est en mourant avec
une tranquillité pieuse, qu’ils firent rougir la loi de son injustice
et en amenèrent la révocation. Telle n’a point été
la conduite du philosophe platonicien. Nous avons encore le discours très-étendu
et très-disert où il se défend contre l’action de
magie; et s’il s’efforce d’y paraître innocent, c’est en niant les
actions qu’on ne peut faire innocemment. Or, tous ces prodiges de la magie,
qu’il juge avec raison condamnables, ne s’accomplissent-ils point par la
science et par les oeuvres des démons? Pourquoi donc veut-il qu’on
les honore? pourquoi dit-il que nos prières ne peuvent parvenir
aux dieux que par l’entremise de ces mêmes démons dont
1. Enéide, livre IV, V. 492, 493. -
2. Eglogue 8e, V. 99.
3. Un fragment de la loi des Douze Tables porte : Qui fruges excantasit.
Qui malum carmen incantasit... Non alienam segetem pelexeris. Voyez Pline,
Hist.nat., lib. XXV, cap. 2. — Sénèque, Quœst. natur., lib.
IV. — Apulée, Apologie, page 304.
4. Apulée fut cité pour crime- de magie devant le gouverneur
de l’Aquitaine, Claudius, qui n’était rien moine que chrétien.
Voyez Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 138.
nous devons fuir les oeuvres, si nous voulons que nos prières
parviennent jusqu’au vrai Dieu ? D’ailleurs, je demande quelle sorte de
prières les démons présentent aux dieux bons:
des prières magiques ou des prières permises? les premières,
ils n’en veulent pas ; les secondes, ils les veulent par d’autres médiateurs.
De plus, si un pécheur pénitent vient à prier, se
reconnaissant coupable d’avoir donné dans la magie, obtiendra-t-il
son pardon par l’intercession de ceux qui l’ont poussé au crime
? ou bien les démons eux-mêmes, pour obtenir le pardon des
pécheurs, feront-ils tous les premiers pénitence pour les
avoir séduits? C’est ce qui n’est jamais venu à l’esprit
de personne ; car s’ils se repentaient de leurs crimes et en faisaient
pénitence, ils n’auraient pas la hardiesse de revendiquer pour eux
les honneurs divins; une superbe si détestable ne peut s’accorder
avec une humilité si digne de pardon.
CHAPITRE XX.
S’IL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR
COMMERCE AVEC LES DÉMONS QU’AVEC LES HOMMES.
Il y a, suivant eux, une raison pressante et impérieuse qui
fait que les démons sont les médiateurs nécessaires
entre les dieux et les hommes. Voyons cette raison, cette prétendue
nécessité. C’est, disent-ils, qu’aucun dieu ne communique
avec l’homme. Voilà une étrange idée de la sainteté
divine ! elle empêche Dieu de communiquer avec l’homme suppliant,
et le fait entrer en commerce avec le démon superbe ! Ainsi, Dieu
ne communique pas avec l’homme pénitent, et il communique avec le
démon séducteur; il ne communique pas avec l’homme qui invoque
la Divinité, et il communique avec le démon qui l’usurpe
; il ne communique pas avec l’homme implorant l’indulgence, et il communique
avec le démon conseillant l’iniquité ; il ne communique pas
avec l’homme qui, éclairé par les livres des philosophes,
chasse les poètes d’un Etat bien réglé, et il communique
avec le démon, qui exige du sénat et des pontifes qu’on représente
sur la scène les folles imaginations des poètes; il ne communique
pas avec l’homme qui interdit d’imputer aux dieux des crimes fantastiques,
et il communique avec le démon qui se complaît à voir
ces crimes donnés en spectacle; il ne communique pas avec l’homme
qui (170) punit par de justes lois les pratiques des magiciens, et il communique
avec le démon qui enseigne et exerce la magie; il ne communique
pas avec l’homme qui fuit les oeuvres des démons, et il communique
avec le démon qui tend des pièges à la faiblesse de
l’homme
CHAPITRE XXI
SI LES DIEUX SE SERVENT DES DÉMONS COMME DE MESSAGERS ET D’INTERPRÈTES,
ET S’ILS SONT TROMPÉS PAR EUX, A LEUR INSU OU DE
LEUR PLEIN GRÉ.
Mais, disent-ils, ce qui vous paraît d’une absurdité et
d’une indignité révoltantes est absolument nécessaire,
les dieux de l’éther ne pouvant rien savoir de ce que font les habitants
de la terre que par l’intermédiaire des démons de l’air;
car l’éther est loin de la terre, à une hauteur prodigieuse,
au lieu que l’air est à la fois contigu à l’éther
et à la terre. O l’admirable sagesse et le beau raisonnement! Il
faut, d’un côté, que les dieux dont la nature est essentiellement
bonne, aient soin des choses humaines, de peur qu’on ne les juge indignes
d’être honorés; de l’autre côté, il faut que,
par suite de la distance des éléments, ils ignorent ce qui
se passe sur la terre, afin de rendre indispensable le ministère
des démons et d’accréditer leur culte parmi les peuples,
sous prétexte que c’est par leur entremise que les dieux peuvent
être informés des choses d’en bas, et venir au secours des
mortels. Si cela est, les dieux bons connaissent mieux les démons
par la proximité de leurs corps que les hommes par la bonté
de leurs âmes. O déplorable nécessité, ou plutôt
ridicule et vaine erreur, imaginée pour couvrir le néant
de vaines divinités! En effet, s’il est possible aux dieux de voir
notre esprit par leur propre esprit libre des obstacles du corps, ils n’ont
pas besoin pour cela du ministère des démons; si, au contraire,
les dieux ne connaissent les esprits qu’en percevant, à l’aide de
leurs propres corps éthérés, les signes corporels
tels que le visage, la parole, les mouvements; si c’est de la sorte qu’ils
recueillent les messages des démons, rien n’empêche qu’ils
ne soient abusés par leurs mensonges. Or, comme il est impossible
que la Divinité soit trompée par -les démons, il est
impossible aussi que la Divinité ignore ce que font les hommes.
J’adresserais volontiers une question à ces philosophes: Les
démons ont-ils fait connaître aux dieux l’arrêt prononcé
par Platon contre les fictions sacrilèges des poètes, sans
leur avouer le plaisir qu’ils prennent à ces fictions? ou bien ont-ils
gardé le silence sur ces deux choses? ou bien les ont-ils révélées
toutes deux, ainsi que leur libertinage, plus injurieux à la divinité
que la religieuse sagesse de Platon ? ou bien, enfin, ont-ils caché
aux dieux la condamnation dont Platon a frappé la licence calomnieuse
du théâtre? et, en même temps, ont-ils eu l’audace et
l’impudeur de leur avouer le plaisir criminel qu’ils prennent à
ce spectacle des dieux avilis? Qu’on choisisse entre ces quatre suppositions:
je n’en vois aucune où il ne faille penser beaucoup de mal des dieux
bons. Si l’on admet la première, il faut accorder qu’il n’a pas
été permis aux dieux bons de communiquer avec un bon philosophe
qui les défendait contre l’outrage, et qu’ils ont communiqué
avec les démons qui se réjouissaient de les voir outragés.
Ce bon philosophe, en effet, était trop loin des dieux bons pour
qu’il leur fût possible de le connaître autrement que par des
démons méchants qui ne leur étaient pas déjà
très-bien connus malgré le voisinage. Si l’on veut que les
démons aient caché aux dieux tout ensemble et le pieux arrêt
de Platon et leurs plaisirs sacriléges, à quoi sert aux dieux,
pour la connaissance des choses humaines, l’entremise des démons,
du moment qu’ils ne savent pas ce que font des hommes pieux, par respect
pour la majesté divine, contre le libertinage des esprits méchants
? J’admets la troisième supposition, que les démons n’ont
pas fait connaître seulement aux dieux le pieux sentiment de Platon,
mais aussi le plaisir criminel qu’ils prennent à voir la Divinité
avilie, je dis qu’un tel rapport adressé aux dieux est plutôt
un insigne outrage. Et cependant on admet que les dieux, sachant tout cela,
n’ont pas rompu commerce avec les démons, ennemis de leur dignité
comme de la piété de Platon, mais qu’ils ont chargé
ces indignes voisins de transmettre leurs dons au vertueux Platon, trop
éloigné d’eux pour les recevoir de leur main. Ils sont donc
tellement liés par la chaîne indissoluble des éléments,
qu’ils peuvent communiquer avec leurs calomniateurs et ne le peuvent pas
avec leurs défenseurs, connaissant les uns et (171) les autres,
mais ne pouvant pas changer le poids de la terre et de l’air. Reste la
quatrième supposition, mais c’est la pire de toutes:
car comment admettre que les démons aient révélé
aux dieux, et les fictions calomnieuses de la poésie, et les folies
sacriléges du théâtre, et leur passion ardente pour
les spectacles, et le plaisir singulier qu’ils y prennent, et qu’en même
temps ils leur aient dissimulé que Platon, au nom d’une philosophie
sévère, a banni ces jeux criminels d’un Etat bien réglé?
A ce compte les dieux seraient contraints d’apprendre par ces étranges
messagers les dérèglements les plus coupables, ceux de ces
messagers mêmes, et il ne leur serait pas permis de connaître
les bons sentiments des philosophes; singulier moyen d’information, qui
leur apprend ce qu’on fait pour les outrager, et leur cache ce qu’on fait
pour les honorer !
CHAPITRE XXII.
IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.
Ainsi donc, puisqu’il est impossible d’admettre aucune de ces quatre
suppositions, il faut rejeter sans réserve cette doctrine d’Apulée
et de ses adhérents, que les démons sont placés entre
les hommes et les dieux, comme des interprètes et des messagers,
pour transmettre au ciel les voeux de la terre et à la terre les
bienfaits du ciel. Tout au contraire, ce sont des esprits possédés
du besoin de nuire, étrangers à toute idée de justice,
enflés d’orgueil, livides d’envie, artisans de ruses et d’illusions;
ils habitent l’air, en effet, mais comme une prison analogue à leur
nature, où ils ont été condamnés à faire
leur séjour après avoir été chassés
des hauteurs du ciel pour leur transgression inexpiable; et, bien que l’air
soit situé au-dessus de la terre et des eaux, les démons
ne sont pas pour cela moralement supérieurs aux hommes, qui ont
sur eux un tout autre avantage que celui du corps, c’est de posséder
une âme pieuse et d’avoir mis leur confiance dans l’appui du vrai
Dieu. Je conviens que les démons dominent sur un grand nombre d’hommes
indignes de participer à la religion véritable; c’est aux
yeux de ceux-là qu’ils se sont fait passer pour des dieux, grâce
à leurs faux prestiges et à leurs fausses prédictions.
Encore n’ont-ils pu réussir à tromper ceux de ces hommes
qui ont considéré leurs vices de plus près, et alors
ils ont pris le parti de se donner pour médiateurs entre les dieux
et les hommes, et pour distributeurs des bienfaits du ciel. Ainsi s’est
formée l’opinion de ceux qui, connaissant les démons pour
des esprits méchants, et persuadés que les dieux sont bons
par nature, ne croyaient pas à la divinité des démons
et refusaient de leur rendre les honneurs divins, sans oser toutefois les
en déclarer indignes, de crainte de heurter les peuples asservis
à leur culte par une superstition invétérée.
CHAPITRE XXIII.
CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTII DE L’IDOLÂTRIE,
ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITiONS DE L’ÉGYPTE SERAIENT
ABOLIES.
Hermès l’Egyptien 1, celui qu’on appelle Trismégiste,
a eu d’autres idées sur les démons. Apulée, en effet,
tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs
nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors
le culte des démons et celui des dieux restent inséparables;
Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux: les uns qui
ont été formés par le Dieu suprême, les autres
qui sont l’ouvrage des hommes. A s’en tenir là, on conçoit
d’abord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues qu’on voit
dans les temples ; point du tout; suivant Hermès, les statues visibles
et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées
par de certains esprits qu’on a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire
comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages
du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une
matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles
vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà
ce qu’il appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent
ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles
qu’elles sont traduites dans notre langue2:
1. Au temps de saint Augustin il circulait un très grand nombre
d’ouvrages qu’on supposait traduits de l’égyptien en grec ou en
latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que l’authenticité
des livres hermétiques; rien de plus douteux que l’existence d’Hermès,
personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous
les arts de l’antique Egypte.
2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à
Apulée du dialogue hermétique intitulé Escalope. C’est
une compilation d’idées hébraiques, égyptiennes, platoniciennes,
où se trahit la main d’un falsificateur des premiers siècles
de l’Eglise. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ermou seu Mercurii
mythologia. Paris, 1835.
(172)
« Puisque l’alliance et la société des hommes et
des dieux font le sujet de notre entretien, considérez, Esculape,
quelle est la puissance et la force de l’homme. De même que le Seigneur
et Père, Dieu en un mot, a produit les dieux du ciel; ainsi l’homme
a formé les dieux qui font leur séjour dans les temples et
habitent auprès de lui » - Et un peu après: «
L’homme
donc, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère
dans cette imitation de la Divinité, de sorte qu’à l’exemple
de ce Père et Seigneur qui a fait des dieux éternels
comme lui, l’homme s’est formé des dieux à sa ressemblance
». Ici Esculape, à qui Hermès s’adresse, lui ayant
dit: « Tu veux parler des statues, Trismégiste », celui-ci
répond: « Oui, c’est des statues que je parle, Esculape, quelque
doute qui puisse t’arrêter, de ces statues vivantes toutes pénétrées
d’esprit et de sentiment, qui t’ont tant et de si grandes choses, de ces
statues qui connaissent l’avenir et le prédisent par les sortiléges,
les devins, les songes et de plusieurs autres manières, qui envoient
aux hommes des maladies et qui les guérissent, qui répandent
enfin dans les coeurs, suivant le mérite de chacun, la joie ou la
tristesse. Ignores-tu, Esculape, que l’Egypte est l’image du ciel, ou,
pour mieux parler, que le ciel, avec ses mouvements et ses lois, y est
comme descendu; enfin, s’il faut tout dire, que notre pays est le temple
de l’univers? Et cependant, puisqu’il est d’un homme sage de tout prévoir,
voici une chose que vous ne devez pas ignorer: un temps viendra où
il sera reconnu que les Egyptiens ont vainement gardé dans leur
coeur pieux un culte fidèle à la Divinité, et toutes
leurs cérémonies saintes tomberont dans l’oubli et le néant».
Hermès s’étend fort longuement sur ce sujet, et il semble
prédire le temps où la religion chrétienne devait
détruire les vaines superstitions de l’idolâtrie par la puissance
de sa vérité et de sa sainteté librement victorieuses,
alors que la grâce du vrai Sauveur viendrait arracher l’homme au
joug des dieux qui sont l’ouvrage de l’homme, pour le soumettre au Dieu
dont l’homme est l’ouvrage. Mais, quand il fait cette prédiction,
Hermès, tout en parlant en ami déclaré des prestiges
des démons, ne prononce pas nettement le nom du christianisme; il
déplore au contraire, avec l’accent de la plus vive douleur, la
ruine future de ces pratiques religieuses qui, suivant lui, entretenaient
en Egypte la ressemblance de l’homme avec les dieux. Car il était
de ceux dont l’Apôtre dit: « Ils ont connu Dieu sans le glorifier
et l’adorer comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques
pensées, et leur coeur insensé s’est rempli de ténèbres.
En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la
« gloire de l’incorruptible divinité à l’image «
de l’homme corruptible1 ».
On trouve en effet dans Hermès un grand nombre de pensées
vraies sur le Dieu unique et véritable qui a créé
l’univers; et je ne sais par quel aveuglement de coeur il a pu vouloir
que les hommes demeurassent toujours soumis à ces dieux qui sont,
il en convient, leur propre ouvrage, et s’affliger de la ruine future de
cette superstition. Comme s’il y avait pour l’homme une condition plus
malheureuse que d’obéir en esclave à l’oeuvre de ses mains!
Après tout, il lui est plus facile de cesser d’être homme
en adorant les dieux qu’il a faits, qu’il ne l’est à ces idoles
de devenir dieux par le culte qu’il leur rend; que l’homme, en effet, déchu
de l’état glorieux où il a été mis 2, descende
au rang des brutes, c’est une chose plus facile que de voir l’ouvrage de
l’homme devenir plus excellent que l’ouvrage de Dieu fait à son
image, c’est-à-dire que l’homme même. Et il est juste par
conséquent que l’homme tombe infiniment au-dessous de son Créateur,
quand il met au-dessus de soi sa propre créature.
Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs sacriléges
dont Hermès l’Egyptien prévoyait et déplorait l’abolition
; niais sa plainte était aussi impudente que sa science était
téméraire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait
pas l’avenir comme il faisait aux saints Prophètes
qui, certains de la chute future des idoles, s’écriaient avec
joie : « Si l’homme se fait des dieux, ce ne seront point des dieux
véritables 3 ». Et ailleurs : « Le jour viendra, dit
le Seigneur, où je chasserai les noms des idoles de la face de la
terre, et la mémoire même en périra 4 ». Et Isaïe,
prophétisant de l’Egypte en particulier: « Les idoles de l’Egypte
seront renversées devant le Seigneur, et le coeur des Egyptiens
se sentira
1. Rom. I, 21-23 — 2. Ps. XLVIII, 12. — 3. Jér. XVI, 20. — 4.
Zach. XIII, 2.
(173)
vaincu 1 ». Parmi les inspirés du Saint- -Esprit, il faut
placer aussi ces personnages qui se réjouissaient des événements
futurs dévoilés à leurs regards, comme Siméon
et Anne 2 qui connurent Jésus-Christ aussitôt après
sa naissance; ou comme Elisabeth 3, qui le connut en esprit dès
sa conception; ou comme saint Pierre qui s’écria, éclairé
par une révélation du Père: « Vous êtes
le Christ, Fils du Dieu vivant 4 ». Quant à cet égyptien,
les esprits qui lui avaient révélé le temps de leur
défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en
tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle: « Pourquoi
êtes-vous venu nous « perdre avant le temps 5? » soit
qu’ils fussent surpris de voir arriver sitôt ce qu’ils prévoyaient
à la vérité, mais sans le croire si proche, soit qu’ils
fissent consister leur-perdition à être démasqués
et méprisés. Et cela arrivait avant le temps , c’est-à-dire
avant l’époque du jugement, où ils seront livrés à
la damnation éternelle avec tous les hommes qui auront accepté
leur société; car ainsi l’enseigne la religion, celle qui
ne trompe pas, qui n’est pas trompée, et qui ne ressemble pas à
ce prétendu sage flottant à tout vent de doctrine, mêlant
le faux avec le vrai, et se lamentant sur la ruine d’une religion convaincue
d’erreur par son propre aveu.
CHAPITRE XXIV.
TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES,
HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.
Après un long discours Hermès reprend en ces termes ce
qu’il avait dit des dieux formés
par la main-des hommes: « En voilà assez pour le moment
sur ce-sujet; revenons à l’homme et à ce don divin de la
raison qui lui mérite le nom d’animal raisonnable. On a beaucoup
célébré les merveilles de la nature humaine; mais,
si étonnantes qu’elles paraissent, elles ne sont rien à côté
de cette merveille incomparable, l’art d’inventer et de faire des dieux.
Nos pères, en effet, tombés dans l’incrédulité
et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de
la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs
propres mains; cet art une fois inventé, ils y joignirent une vertu
1. Isaïe, XIX, 1 .- 2. Luc, II, 25-38.- 3. Id. I, 45.- 4. Matt.
XVI, 16.- 5.- Ephés. IV, 14.
mystérieuse empruntée à la nature universelle,
et, dans l’impuissance où ils étaient de faire des âmes,
ils évoquèrent celles des démons ou des-anges, en
les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères,
ils donnèrent leurs idoles le pouvoir de faire du bien ou du mal
». Je ne sais en vérité si les démons évoqués
en personne voudraient faire des aveux aussi complets; Hermès, en
effet, dit en propres termes: « Nos pères, tombés dans
l’incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui
les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent
de former des dieux de leurs propres mains ». Or, ne pourrait-il
pas se contenter de dire: Nos pères ignoraient la vérité?
Mais non; il prononce le mot d’erreur, et il dit même de grandes
erreurs. Telle est donc l’origine de ce grand art de faire des dieux: c’est
l’erreur, c’est l’incrédulité, c’est l’oubli de la religion
et du culte. Et cependant notre sage égyptien déplore la
ruine future de cet art, comme s’il s’agissait d’une religion divine. N’est-il
pas évident, je le demande, qu’en confessant de la sorte l’erreur
de ses pères, il cède à une force divine, comme en
déplorant la défaite future des démons, il cède
à une force diabolique? Car enfin, si c’est par l’erreur, par l’incrédulité,
par l’oubli de la religion et du culte qu’a été trouvé
l’art de faire des dieux, il ne faut plus s’étonner que toutes les
oeuvres de cet art détestable, conçues en haine de la religion
divine, soient détruites par cette religion, puisqu’il, appartient
à la vérité de redresser l’erreur, à la foi
de vaincre l’incrédulité, à l’amour qui ramène
à Dieu de triompher de la haine qui en détourne.
Supposons que Trismégiste, en nous apprenant que ses pères-avaient
inventé l’art de faire des dieux, n’eût rien dit des causes
de cette invention, c’eût été à nous de comprendre,
pour peu que nous fussions éclairés par la piété,
que jamais l’homme n’eût imaginé rien de semblable s’il ne
se fût détourné du vrai, s’il eût gardé
à Dieu une foi digne de lui, s’il fût resté attaché
au culte légitime et à la bonne religion. Et toutefois, si
nous eussions, nous, attribué l’origine de l’idolâtrie à
l’erreur, à l’incrédulité l’oubli de la vraie religion
l’impudence des adversaires du christianisme serait jusqu’à un certain
point supportable; mais quand celui qui admire avec transport dans l’homme
cette puissance de faire des (174) dieux, et prévoit avec douleur
le temps où les lois humaines elles-mêmes aboliront ces fausses
divinités instituées par les hommes, quand ce même
personnage vient confesser ouvertement les causes de cette idolâtrie
savoir : l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion
véritable, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous
faire, sinon rendre des actions de grâces immortelles au Seigneur
notre Dieu, pour avoir renversé ce culte sacrilége par des
causes toutes contraires à celles qui le firent établir?
Car, ce qui avait été établi par l’erreur a été
renversé par la vérité; ce-qui avait été
établi par l’incrédulité a été renversé
par la roi; ce qui avait été établi par la haine du
culte véritable a été rétabli par l’amour du
seul vrai Dieu. Ce merveilleux changement ne s’est pas opéré
seulement en Egypte, unique objet des lamentations que l’esprit des dénions
inspire à Trismégiste; il s’est étendu à toute
la terre, qui chante au Seigneur un nouveau cantique, selon cette prédiction
des Ecritures vraiment saintes et vraiment prophétiques: «
Chantez au Seigneur un cantique nouveau, chantez au Seigneur, peuples de
toute la terre 1». Aussi le titre de ce psaume porte-t-il: «
Quand la maison s’édifiait après la captivité ».
En effet la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu qui est la sainte
Eglise, s’édifie par toute la terre, après la captivité
où les démons retenaient les vrais croyants, devenus maintenant
les pierres vivantes de l’édifice. Car, bien que l’homme fût
l’auteur de ses dieux, cela n’empêchait pas qu’il ne leur fût
soumis par le culte qu’il leur rendait et qui le faisait entrer dans leur
société, je parle de la société des démons,
et non de celle de ces idoles sans vie. Que sont en-effet les idoles, sinon
des êtres qui ont eu des yeux et ne voient pas », suivant la
parole de I’Ecriture 2, et qui, pour être des chefs-d’oeuvre de l’art,
n’en restent pas moins -dépourvus de sentiment et de vie? Mais les
esprits immondes, liés à ces idoles par un art détestable,
avaient misérablement asservi les âmes de leurs adorateurs
en se les associant. C’est pourquoi l’Apôtre dit: « Nous savons
qu’une idole n’est rien et c’est aux démons, et non à Dieu,
que les gentils offrent leurs victimes. Or, je ne veux pas que vous ayez
aucune société avec les démons 3 . » C’est donc
après -cette captivité qui asservissait les
1. Ps. XCV, 1. — 2. Id. CXIII, 5. — 3. I Cor. VIII, 4; X, 20.
hommes aux démons, que la maison de Dieu s’édifie par
toute la terre, et de là le titre du
psaume où il est dit: « Chantez au Seigneur un cantique
nouveau; chantez au Seigneur,
peuples de toute la terre; chantez au Seigneur et bénissez son
saint nom; annoncez
dans toute la suite des jours son assistance salutaire ; annoncez sa
gloire parmi les nations et ses merveilles au milieu de tous les peuples;
car le Seigneur est grand et infiniment louable; il est plus redoutable
que tous les dieux, car tous les dieux des gentils sont des démons,
mais le Seigneur a fait les cieux 1 ».
Ainsi, celui qui s’affligeait de prévoir un temps où
le culte des idoles serait aboli, et où les démons cesseraient
de dominer sur leurs adorateurs, souhaitait, sous l’inspiration de l’esprit
du mal, que cette captivité durât toujours, au lieu que le
psalmiste célèbre le moment où elle finira et où
une maison sera édifiée par toute la terre. Trismégiste
prédisait donc en gémissant ce que le Prophète prédit
avec allégresse; et comme le Saint-Esprit qui anime les saints Prophètes
est toujours victorieux, Trismégiste lui-même a été
miraculeusement contraint d’avouer que les institutions dont la ruine lui
causait tant de douleur, n’avaient pas été établies
par des hommes sages, fidèles et religieux, mais par des ignorants,
des incrédules et des impies. Il a beau appeler les idoles des dieux;
du moment qu’il avoue qu’elles sont l’ouvrage d’hommes auxquels nous ne
devons pas nous rendre semblables, par là même il-confesse,
malgré qu’il en ait, qu’elles ne doivent point être adorées
par ceux qui ne ressemblent pas à ces hommes, c’est-à-dire
qui sont sages, croyants et religieux. Il confesse, en outre, que ceux
mêmes qui ont inventé l’idolâtrie ont consenti à
reconnaître pour dieux des êtres qui rie sont point dieux,
suivant cette parole du Prophète: « Si l’homme se fait des
dieux, ce ne sont point des dieux véritables 2». Lors donc
que Trismégiste appelle dieux de tels êtres, reconnus par
de tels adorateurs et formés par de tels ouvriers, lorsqu’il prétend
que des démons, qu’un art ténébreux a attachés
à de certains simulacres par le lien de leurs passions, sont des
dieux de fabrique humaine, il ne va pas du moins jusqu’à cette opinion
absurde
1. Ps. XCV, 1-5. — 2. Jér. XVI, 20.
(175)
du platonicien Apulée, que les démons sont des médiateurs
entre les dieux que Dieu a faits, et les hommes qui sont également
son ouvrage, et qu’ils transmettent aux dieux les prières des hommes,
ainsi qu’aux hommes les faveurs des dieux. Car il serait par trop absurde
que les dieux créés par l’homme eussent auprès des
dieux que Dieu a faits, plus de pouvoir que n’en a l’homme, qui a aussi
Dieu pour auteur. En effet, le démon qu’un homme a lié à
une statue par un art impie, est devenu un- dieu, mais pour cet homme seulement,
et non pour tous les hommes. Quel est donc ce dieu qu’un homme ne saurait
faire sans être aveugle, incrédule et impie?
Enfin, si les démons qu’on adore dans les temples et qui sont
liés par je ne sais quel art à leurs images visibles, ne
sont point des médiateurs et des interprètes entre les dieux
et les hommes, soit à cause de leurs moeurs détestables,
soit parce que les hommes, même en cet état d’ignorance, d’incrédulité
et d’impiété où ils ont imaginé de faire des
dieux, sont d’une nature supérieure à ces démons enchaînas
par leur art au corps des idoles, il s’ensuit finalement que ces prétendus
dieux n’ont de pouvoir qu’à titre de démons, et que dès
lors ils nuisent ouvertement aux hommes, ou que, s’ils semblent leur faire
du bien, c’est pour leur nuire encore plus en les trompant. Remarquons
toutefois qu’ils n’ont ce double pouvoir qu’autant que Dieu le permet par
un conseil secret et profond de la Providence, et non pas en qualité
de médiateurs et d’amis des dieux. Ils ne sauraient, en effet, être
amis de ces dieux excellents que nous appelons Anges, Trônes, Dominations,
Principautés, Puissances, toutes créatures raisonnables qui
habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés par la
disposition de leur âme, que le vice l’est de la vertu et la malice
de la bonté.
CHAPITRE XXV.
DE CE QU’IL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES.
Ce n’est donc point par la médiation des démons que nous
devons aspirer à la bienveillance et aux bienfaits des dieux, ou
plutôt des bons anges, mais par l’imitation de leur bonne volonté;
de la sorte, en effet, nous sommes avec eux, nous vivons avec eux et nous
adorons avec eux le Dieu qu’ils adorent, bien que nous ne puissions le
voir avec les yeux du corps. Aussi bien, la distance des lieux n’est pas
tant ce qui nous sépare des anges, que l’égarement de notre
volonté et la défaillance de notre misérable nature.
Et si nous ne sommes point unis avec eux, la raison n’en est pas dans notre
condition charnelle et terrestre, mais dans l’impureté de notre
coeur, qui nous attache à la terre et à la chair. Mais, quand
arrive pour nous la guérison, quand nous devenons semblables aux
anges, alors la foi nous rapproche d’eux, pourvu que nous ne doutions pas
que par leur assistance Celui qui les a rendus bienheureux fera aussi notre
bonheur.
CHAPITRE XXVI.
TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES
hOMMES MORTS.
Quand il déplore la ruine future de ce culte, qui pourtant,
de son propre aveu, ne doit son existence qu’à des hommes pleins
d’erreurs, d’incrédulité et d’irréligion, notre égyptien
écrit ces mots dignes de remarque : « Alors cette terre, sanctifiée
par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts
». Comme si les hommes ne devaient pas toujours être sujets
à mourir, alors même que l’idolâtrie n’eût pas
succombé! comme si on pouvait donner aux morts une autre place que
la terre! comme si le progrès du temps et des siècles, en
multipliant le nombre des morts, ne devait pas accroître celui des
tombeaux! Mais le véritable sujet de sa douleur, c’est qu’il prévoyait
sans doute que les monuments de nos martyrs devaient succéder à
leurs temples et à leurs autels; et peut-être, en lisant ceci,
nos adversaires vont-ils se persuader, dans leur aversion pour les chrétiens
et dans leur perversité, que nous adorons les morts dans les tombeaux
comme les païens adoraient leurs dieux dans les temples. Car tel est
l’aveuglement de ces impies, qu’ils se heurtent, pour ainsi dire, contre
des mensonges, et ne veulent pas voir des choses qui leur crèvent
les yeux. Ils ne considèrent pas que, de tous les dieux dont il
est parlé dans les livres des païens, à peine s’en trouve-t-il
qui n’aient été des hommes, ce qui ne les empêche pas
de leur rendre les honneurs divins. Je ne veux pas m’appuyer ici du témoignage
de Varron, qui assure que tous les morts étaient regardés
comme des dieux (176) mânes, et qui en donne pour preuve les sacrifices
qu’on leur offrait, notamment les jeux funèbres, marque évidente,
suivant lui, de leur caractère divin, puisque la coutume réservait
cet honneur aux dieux; mais pour citer Hermès lui-même, qui
nous occupe présentement, dans le même livre où il
déplore l’avenir en ces termes : « Cette terre, sanctifiée
par les temples et les autels, sera rem plie de sépulcres et de
morts r, il avoue que les dieux des Egyptiens n’étaient que des
hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler que ses ancêtres, aveuglés
par l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion divine,
trouvèrent le secret de faire des dieux, et, cet art une fois inventé,
y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la
nature universelle; après quoi, dans l’impuissance où ils
étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles
des démons et des anges, et, les attachant à ces images sacrées
et aux divins mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles
le pouvoir de faire du bien et du mal »; puis, il poursuit, comme
pour confirmer cette assertion par des exemples, et s’exprime ainsi : «
Votre aïeul, Esculape, a été l’inventeur de la médecine,
et on lui a consacré sur la montagne de Libye, près du rivage
des Crocodiles, un temple où repose son humanité terrestre,
c’est-à-dire son corps; car ce qui reste de lui, ou plutôt
l’homme tout entier, si l’homme est tout entier dans le sentiment de la
vie, est remonté meilleur au ciel; et maintenant il rend aux malades,
par sa puissance divine, les mêmes services qu’il leur rendait autrefois
par la science médicale ». Peut-on avouer plus clairement
que l’on adorait comme un dieu un homme mort, au lieu même où
était son tombeau? Et, quant au retour d’Esculape au ciel, Trismégiste,
en l’affirmant, trompe les autres et se trompe lui-même. «
Mon aïeul Hermès », ajoute-t-il, « ne fait-il pas
sa demeure dans une ville qui porte son nom, où il assiste et protége
tous les hommes qui s’y rendent de « toutes parts? » On rapporte,
en effet, que le grand Hermès, c’est-à-dire Mercure, que
Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau dans Hermopolis.
Voilà donc des dieux qui, de son propre aveu, ont été
des hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, les Grecs et les Latins
en conviennent; mais à l’égard de Mercure, plusieurs refusent
d’y voir un mortel, ce qui n’empêche pas Trismégiste de l’appeler
son aïeul. A ce compte le Mercure de Trismégiste ne serait
pas le Mercure des Grecs, bien que portant le même nom. Pour moi,
qu’il y en ait deux ou un seul, peu m’importe. Il me suffit d’un Esculape
qui d’homme soit devenu dieu, suivant Trismégiste, son petit-fils,
dont l’autorité est si grande parmi les païens.
Il poursuit, et nous apprend encore « qu’Isis, femme d’Osiris,
fait autant de bien quand elle est propice, que de mal quand elle est irritée
». Puis il veut montrer que tous les dieux de fabrique humaine sont
de la même nature qu’Isis, ce qui nous fait voir que les démons
se faisaient passer pour des âmes de morts attachées aux statues
des temples par cet art mystérieux dont Hermès nous a raconté
l’origine. C’est dans ce sens qu’après avoir parlé du mal
que fait Isis quand elle est irritée, il ajoute : « Les dieux
de la terre et du monde sont sujets à s’irriter, ayant reçu
des hommes qui les ont formés l’une et l’autre nature »; ce
qui signifie que ces dieux ont une âme et un corps: l’âme,
c’est le démon; le corps, c’est la statue. « Voilà
pourquoi, dit-il, les Egyptiens les appellent de saints animaux; voilà
aussi pourquoi chaque ville honore l’âme de celui qui l’a sanctifiée
de son vivant, obéit à ses lois, et porte son nom ».
Que dire maintenant de ces plaintes lamentables de Trismégiste,
s’écriant que la terre, sanctifiée par les temples et les
autels, va se remplir de sépulcres et de morts? Evidemment, l’esprit
séducteur qui inspirait Hermès se sentait contraint d’avouer
par sa bouche que déjà la terre d’Egypte était pleine
en effet de sépulcres et de morts, puisque ces morts y étaient
adorés comme des dieux. Et de là cette douleur des démons,
qui prévoient les supplices qui les attendent sur les tombeaux des
martyrs; car c’est dans ces lieux vénérables qu’on les a
vus plusieurs fois souffrir des tortures, confesser leur nom et sortir
des corps des possédés.
CHAPITRE XXVII.
DE L’ESPÈCE D’HONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX
MARTYRS.
Et toutefois, nous n’avons en l’honneur des martyrs, ni temples, ni
prêtres, ni cérémonies, parce qu’ils ne sont pas des
dieux pour (177) nous, et que leur Dieu est notre seul Dieu. Nous honorons,
il est vrai, leurs tombeaux comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui
ont combattu jusqu’à la mort pour le triomphe de la vérité
et de la religion, pour la chute de l’erreur et du mensonge; courage admirable
que n’ont pas eu les sages qui avant eux avaient soupçonné
la vérité! Mais, qui d’entre les fidèles a jamais
entendu un prêtre devant l’autel consacré à Dieu, sur
les saintes reliques d’un martyr, dire dans les prières Pierre,
Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice? C’est à Dieu seul qu’est
offert le sacrifice célébré en leur mémoire;
à Dieu, qui les a faits hommes et martyrs, et qui a daigné
les associer à la gloire de ses saints anges. On ne veut donc par
ces solennités que rendre grâce au vrai Dieu des victoires
des martyrs, et exciter les fidèles à partager un jour, avec
l’assistance du Seigneur, leurs palmes et leurs couronnes. Voilà
le véritable objet de tous ces actes de piété qui
se pratiquent aux tombeaux des saints martyrs : ce sont des honneurs rendus
à des mémoires vénérables, et non des sacrifices
offerts à des morts comme à des dieux 1. Ceux mêmes
qui y portent des mets, coutume qui n’est d’ailleurs reçue qu’en
fort peu d’endroits, et que les meilleurs chrétiens n’observent
pas, les emportent après quelques prières, soit pour s’en
nourrir, soit pour les distribuer aux pauvres, et les tiennent seulement
pour sanctifiés par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur
des martyrs 2 . Mais, pour voir là des sacrifices, il faudrait ne
pas connaître l’unique sacrifice des chrétiens, celui-là
même qui s’offre en effet sur ces tombeaux.
Ce n’est donc ni par des honneurs divins, ni par des crimes humains
que nous rendons hommage à nos martyrs, comme font les païens
à leurs dieux; nous ne leur offrons pas des sacrifices, et nous
ne travestissons pas leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je
d’Isis, femme d’Osiris, déesse égyptienne, et
1. Saint Augustin a traité à fond cette question dans
son écrit Contre Fauste, ch. 21.
2. Comp. Confessions, livre VI, ch. 2.
de ses ancêtres qui sont tous inscrits au nombre des rois? Un
jour qu’elle leur offrait un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson
d’orge dont elle montra quelques épis au roi Osiris, son mari, et
à Mercure, conseiller de ce prince; et c’est pourquoi on a prétendu
l’identifier avec Cérès. Si l’on veut savoir tout le mal
qu’elle a fait, qu’on lise, non les poètes, mais les livres mystiques,
ceux dont parla Alexandre 1 à sa mère Olympias, quand il
eut reçu les révélations du pontife Léon, et
l’on verra à quels hommes et à quelles actions on a consacré
le culte divin. A Dieu ne plaise qu’on ose comparer ces dieux, tout dieux
qu’on les appelle, à nos saints martyrs, dont nous ne faisons pourtant
pas des dieux! Nous n’avons institué en leur honneur ni prêtres,
ni sacrifices, parce que tout cela serait inconvenant, illicite, impie,
étant offert à tout autre qu’à Dieu; nous ne cherchons
pas non plus à les divertir en leur attribuant des actions honteuses
ou en leur consacrant des jeux infâmes, comme on fait à ces
dieux dont on célèbre les crimes sur la scène, soit
qu’ils les aient commis, en effet, quand ils étaient hommes, soit
qu’on les invente à plaisir pour le divertissement de ces esprits
pervers. Certes, ce n’est pas un dieu de cette espèce que Socrate
aurait eu pour inspirateur, s’il avait été véritablement
inspiré par un Dieu ; mais peut-être est-ce un conte imaginé
après coup par des hommes qui ont voulu avoir pour complice dans
l’art de faire des dieux un philosophe vertueux, fort innocent, à
coup sûr, de pareilles oeuvres. Pourquoi donc nous arrêter
plus longtemps à démontrer qu’on ne doit point honorer les
démons en vue du bonheur de la vie future? Il suffit d’un sens médiocre
pour n’avoir plus aucun doute à cet égard. Mais on dira peut-être
que si tous les dieux sont bons, il y a parmi les démons les bons
et les mauvais, et que c’est aux bons qu’il faut adresser un culte pour
obtenir la vie éternelle et bienheureuse; c’est ce que nous allons
examiner au livre suivant.
1. Sur cette prétendue lettre d’Alexandre à Olympias,
voyez plus haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre I, ch. 13 et suiv.
(178)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm