LIVRE NEUVIÈME : DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.
Argument. — Après avoir établi dans le livre précédent
qu’il ne faut point adorer les démons, cent fois convaincus par
leurs propres aveux d’être des esprits pervers, saint Augustin prend
à partie ceux d’entre ses adversaires qui font une différence
entre deux sortes de démons, les uns bons, les autres mauvais ;
il démontre que cette différence n’existe pas et qu’il n’appartient
à aucun démon, mais au seul Jésus-Christ, d’être
le médiateur des hommes en ce qui regarde l’éternelle félicité.
LIVRE NEUVIÈME : DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.
CHAPITRE PREMIER.
DU POINT OU EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI RESTE A EXAMINER.
CHAPITRE II.
SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉRIEURS AUX
DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT L’ASSISTANCE PUISSE CONDUIRE LES ROMMES A
LA BÉATITUDE VÉRITABLE.
CHAPITRE IV.
SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS
TOUCHANT LES PASSIONS.
CHAPITRE V.
LES PASSIONS QUI ASSIÉGENT LES AMES CHRÉTIENNES, LOIN
DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT A LA VERTU.
CHAPITRE VI.
DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L’AVEU D’APULÉE
QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE D’ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS
DES DIEUX. 7
CHAPITRE VII.
LES PLATONICIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS PAR LES FICTIONS
DES POËTES, QUI LES REPRÉSENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS
CONTRAIRES, CE QUI N’APPARTIENT QU’AUX DÉMONS.
CHAPITRE IX.
SI L’INTERCESSION DES DÉMONS PEUT CONCILIER AUX hOMMES LA BIENVEILLANCE
DES DIEUX.
CHAPITRE X.
LES HOMMES, D’APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX
DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.
CHAPITRE XI.
DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES ÂMES DES HOMMES DEVIENNENT
DES DÉMONS APRÈS LA MORT.
CHAPITRE XII.
DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS,
DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.
CHAPITRE XIII.
SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES
DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N’ÉTANT
PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.
CHAPITRE XIV.
SI LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT ÊTRE HEUREUX.
CHAPITRE XV.
DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
CHAPITRE XVI.
S’IL EST RAISONNABLE AUX PLATONICIENS DE CONCEVOIR LES DIEUX COMME
ÉLOIGNÉS DE TOUT COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COMMUNICATION
AVEC LES HOMMES, DE FAÇON A RENDRE NÉCESSAIRE L’INTERCESSION
DES DÉMONS.
CHAPITRE XVII.
POUR ACQUÉRIR LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CONSISTE A PARTICIPER
AU SOUVERAIN BIEN, L’HOMME N’A PAS BESOIN DE MÉDIATEURS TELS QUE
LESDÉMONS, MAIS DU SEUL VRAI MÉDIATEUR, QUI EST LE CHRIST.
CHAPITRE XVIII.
DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE
A DIEU NE CHERCHENT QU’A NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE XIX.
LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME
CHEZ LEURS ADORATEURS.
CHAPITRE XX.
DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.
CHAPITRE XXI.
JUSQU’A QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.
CHAPITRE XXII.
EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE DES DÉMONS.
CHAPITRE XXIII.
LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS,
ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE
TÉMOIGNAGE DE L’ÉCRITURE.
CHAPITRE PREMIER.
DU POINT OU EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI RESTE A EXAMINER.
Quelques-uns ont avancé qu’il y a de bons et de mauvais dieux
: d’autres, qui se sont fait de ces êtres une meilleure idée,
les ont placés à un si haut degré d’excellence et
d’honneur, qu’ils n’ont pas osé croire à de mauvais dieux.
Les premiers donnent aux démons le titre de dieux, et quelquefois,
mais plus rarement, ils ont appelé les dieux du nom de démons.
Ainsi ils avouent que Jupiter lui-même, dont ils font le roi et le
premier de tous les dieux, a été appelé démon
par Homère. Quant à ceux qui ne reconnaissent que des dieux
bons et qui les regardent comme très-supérieurs aux plus
vertueux des hommes, ne pouvant nier les actions des démons, ni
les regarder avec indifférence, ni les imputer à des dieux
bons, ils sont forcés d’admettre une différence entre les
démons et les dieux; et lorsqu’ils trouvent la marque des affections
déréglées dans les oeuvres où se manifeste
la puissance des esprits invisibles , ils les attribuent non pas aux dieux,
mais aux démons. D’un autre côté, comme dans leur système
aucun dieu n’entre en communication directe avec l’homme, il a fallu faire
de ces mêmes démons les médiateurs entre les hommes
et les dieux, chargés de porter les voeux et de rapporter les grâces.
Telle est l’opinion des Platoniciens, que nous avons choisis pour contradicteurs,
comme les plus illustres et les plus excellents entre les philosophes,
quand nous avons discuté la question de savoir si le culte de plusieurs
dieux est nécessaire pour obtenir la félicité de la
vie future. Et c’est ainsi que nous avons été conduit à
rechercher, dans le livre précédent, comment il est possible
que les démons, qui se plaisent aux crimes réprouvés
par les hommes sages et vertueux, à tous ces sacriléges,
à tous ces attentats que les poètes racontent, non-seulement
des hommes, niais aussi des dieux, enfin à ces manoeuvres violentes
et impies des arts magiques, soient regardés comme plus voisins
et plus amis des dieux que les hommes, et capables à ce titre d’appeler
les faveurs de la bonté divine sur les gens de bien. Or, c’est ce
qui a été démontré absolument impossible.
CHAPITRE II.
SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉRIEURS AUX
DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT L’ASSISTANCE PUISSE CONDUIRE LES ROMMES A
LA BÉATITUDE VÉRITABLE.
Le présent livre roulera donc, comme je l’ai annoncé
à la fin du précédent, non pas sur la différence
qui existe entre les dieux, que les Platoniciens disent être tous
bons, ni sur celle qu’ils imaginent entre les dieux et les démons,
ceux-là séparés des hommes, à leur avis, par
un intervalle immense, ceux-ci placés entre les hommes et les dieux,
mais sur la différence, s’il y en a une, qui est entre les démons.
La plupart, en effet, ont coutume de dire qu’il y a de bons et de mauvais
démons, et cette opinion, qu’elle soit professée par les
Platoniciens ou par toute autre secte, mérite un sérieux
examen; car quelque esprit mal éclairé pourrait s’imaginer
qu’il doit servir les bons démons, afin de se concilier la faveur
des dieux, qu’il croit aussi tous bons, et de se réunir à
eux après la mort, tandis que, enlacé dans les artifices
de ces esprits malins et trompeurs, il s’éloignerait infiniment
du vrai Dieu, avec qui seul, en qui seul et par qui seul l’âme de
l’homme, c’est-à-dire l’âme raisonnable et intellectuelle,
possède la félicité. (179)
CHAPITRE III.
DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE, QUI, SANS
LEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.
Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons?
Le platonicien Apulée, dans un traité général
sur la matière 1, où il s’étend longuement sur leurs
corps aériens, ne dit pas un mot des vertus dont ils ne manqueraient
pas d’être doués, s’ils étaient bons. Il a donc gardé
le silence sur ce qui peut les rendre heureux, mais il n’a pu taire ce
qui prouve qu’ils sont misérables; car il avoue que leur esprit,
qui en fait des êtres raisonnables, non-seulement n’est pas armé
par la vertu contre les passions contraires à la raison, mais qu’il
est agité en quelque façon par des émotions orageuses,
comme il arrive aux âmes insensées. Voici à ce sujet
ses propres paroles « C’est cette espèce de démons
dont parlent les poètes, quand ils nous disent, sans trop s’éloigner
de la vérité, que les dieux ont de l’amitié ou de
la haine pour certains hommes, favorisant et élevant ceux-ci, abaissant
et persécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère,
douleur, joie, toutes les passions de l’âme humaine, ces dieux les
éprouvent, et leur coeur est agité comme celui des hommes
par ces tempêtes et ces orages qui n’approchent jamais de la sérénité
des dieux du ciel 2 ». N’est-il pas clair, par ce tableau de l’âme
des démons, agitée comme une mer orageuse, qu’il ne s’agit
point de quelque partie inférieure de leur nature, mais de leur
esprit même, qui en fait des êtres raisonnables? A ce compte
ils ne souffrent pas la comparaison avec les hommes sages qui, sans rester
étrangers à ces troubles de l’âme, partage inévitable
de notre faible condition, savent du moins y résister avec une force
inébranlable, et ne rien approuver, ne rien faire qui s’écarte
des lois de la sagesse et des sentiers de la justice. Les démons
ressemblent bien plutôt, sinon par le corps, au moins par les moeurs,
aux hommes insensés et injustes, et ils sont même plus méprisables,
parce que, ayant vieilli dans le mal et devenus incorrigibles par le châtiment,
leur esprit est, suivant l’image d’Apulée, une mer battue par la
tempête, incapables qu’ils sont de s’appuyer, par aucune partie de
1. C’est toujours le petit ouvrage De deo Socratis .
2. Apulée, De deo Socratis , p. 48.
leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui donnent
la force de résister aux passions turbulentes et déréglées.
CHAPITRE IV.
SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS
TOUCHANT LES PASSIONS.
Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements
de l’âme que les Grecs nomment pate ,et qui s’appellent, dans notre
langue, chez Cicéron 1, par exemple, perturbations, ou chez d’autres
écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l’expression
grecque, passions. Les uns disent qu’elles se rencontrent même dans
l’âme du sage, mais modérées et soumises à la
raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes.
Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens; car
Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de
Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l’âme
du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron,
dans son traité Des biens et des maux 2, démontre que le
combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens
se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en
effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs,
parce qu’à leur avis le bien de l’homme est tout entier dans la
vertu, qui est l’art de bien vivre et ne réside que dans l’âme.
Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour
parler simplement et se conformer à l’usage, déclarent que
ces biens n’ont qu’une valeur fort minime et ne sont pas considérables
en comparaison de la vertu. D’où il suit que des deux côtés
ces objets sont estimés au même prix, soit qu’on leur donne,
soit qu’on leur refuse le nom de biens; de sorte que la nouveauté
du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour
moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c’est
encore des mots qu’il s’agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens
ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d’Aristote.
Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l’appui
de mon sentiment, je n’en apporterai
1. De Fin., lib. III, ch. 20. — Comp. Tuscul., qu., lib. III, cap.
4; lib. IV, cap. 5 et 6.
2. C’est le traité bleu connu De finibus bonorum et malorum.
Voyez le livre III, ch. 12, et le livre IV. — Comp. Tuscul. qu., lib. IV,
cap. 15-26.
(180)
qu’une que je crois péremptoire. Aulu Gelle, écrivain
non moins recommandable par l’élégance de son style que par
l’étendue et l’abondance de son érudition, rapporte dans
ses Nuits attiques 1 que, dans un voyage qu’il faisait sur mer avec un
célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse
tempête qui menaçait d’engloutir leur vaisseau; le philosophe
en pâlit d’effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers
qui, bien qu’aux portes de la mort, le considéraient attentivement
pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt
que la tempête fut passée et que l’on se fut un peu rassuré,
un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler
le stoïcien de ce qu’il avait changé de couleur, tandis qu’il
était resté, lui, parfaitement impassible. Mais le philosophe
lui répliqua ce que Aristippe, disciple de Socrate, avait dit à
un autre en pareille rencontre : « Vous avez eu raison de ne pas
vous inquiéter pour l’âme d’un vil débauché,
mais moi je devais craindre pour l’âme d’Aristippe 2 ». Cette
réponse ayant dégoûté le riche voluptueux de
revenir à la charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, non pour
le railler, mais pour s’instruire, quelle avait été la cause
de sa peur. Celui-ci, s’empressant de satisfaire un homme si jaloux d’acquérir
des connaissances, tira de sa cassette un livre d’Epictète 3, où
était exposée la doctrine de ce philosophe, en tout conforme
aux principes de Zénon 4 et de Chrysippe, chefs de l’école
stoïcienne. Aulu-Gelle dit avoir lu dans ce livre que les Stoïciens
admettent certaines perceptions de l’âme , qu’ils nomment fantaisies
5, et qui se produisent en nous indépendamment de la volonté.
Quand ces images sensibles viennent d’objets terribles et formidables,
il est impossible que l’âme du sage n’en soit pas remuée:
elle ressent donc quelque impression de crainte quelque émotion
de tristesse, ces passions prévenant en elle l’usage de la raison;
mais
1. Au livre XIX,ch. 1.
2. Voyez Diogène Laerce, livre II, § 71.
3. Epictète, philosophe stoïcien, florissait à la
fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Il n’a
probablement rien écrit; mais son disciple Arrien a fait un recueil
de ses maximes sous le nom de Manuel, et a composé en outre suc
la morale d’Epictète un ouvrage étendu dont il nous reste
quatre livres.
4. Zénon de Cittium, fondateur de l’école stoïcienne,
maître de Cléanthe et de Chrysippe. Il florissait environ
300 ans avant Jésus- Christ.
5. De phantasia, image, représentation. Voyez Cicéron,
Acad. qu., lib, I, cap. 11.
elle ne les approuve pas, elle n’y cède pas, elle ne convient
pas qu’elle soit menacée d’un mal véritable. Tout cela, en
effet, dépend de la volonté, et il y a cette différence
entre l’âme du sage et celle des autres hommes, que celle-ci cède
aux passions et y conforme le jugement de son esprit, tandis que l’âme
du sage, tout en subissant les passions, garde en son esprit inébranlable
un jugement stable et vrai, touchant les objets qu’il est raisonnable de
fuir ou de rechercher. J’ai rapporté ceci de mon mieux, non sans
doute avec plus d’élégance qu’Aulu-Gelle, qui dit l’avoir
lu dans Epictète, mais avec plus de précision, ce me semble,
et plus de clarté.
S’il en est ainsi, la différence entre les Stoïciens et
les autres philosophes, touchant les passions, est nulle ou peu s’en faut,
puisque tous s’accordent à dire qu’elles ne dominent pas sur l’esprit
et la raison du sage; et quand les Stoïciens soutiennent que le sage
n’est point sujet aux passions, ils veulent dire seulement que sa sagesse
n’en reçoit aucune atteinte, aucune souillure. Or, si elles se rencontrent
en effet dans son âme, quoique sans dommage pour sa sagesse et sa
sérénité, c’est à la suite de ces avantages
et de ces inconvénients qu’ils se refusent à nommer des biens
et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont parle Aulu-Gelle n’avait
tenu aucun compte de sa vie et des autres choses qu’il était menacé
de perdre en faisant naufrage, le danger qu’il courait ne l’aurait point
fait pâlir. Il pouvait en effet subir l’impression de la tempête
et maintenir son esprit ferme dans cette pensée que la vie et le
salut du corps, menacés par le naufrage, ne sont pas de ces biens
dont la possession rend l’homme bon, comme fait celle de la justice. Quant
à la distinction des noms qu’il faut leur donner, c’est une pure
querelle de mots. Qu’importe enfin qu’on donne ou qu’on refuse le nom de
biens aux avantages corporels? La crainte d’en être privé
effraie et fait pâlir le stoïcien tout autant que le péripatéticien;
s’ils ne les appellent pas du même nom, ils les estiment au même
prix. Aussi bien tous deux assurent que si on leur lin posait un crime
sans qu’ils pussent l’éviter autrement que par la perte de tels
objets, ils aimeraient mieux renoncer à des avantages qui ne regardent
que la santé et le bien-être du corps, que de se charger d’une
action qui viole la justice. C’est ainsi qu’un (181) esprit où restent
gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des
passions qui agitent les parties inférieures de l’Ame, il ne les
laisse pas prévaloir contre la raison; loin d’y céder, il
les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne
de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand
il a dit d’Enée:
« Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent
inutilement des pleurs1 ».
CHAPITRE V.
LES PASSIONS QUI ASSIÉGENT LES AMES CHRÉTIENNES, LOIN
DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT A LA VERTU.
Il n’est pas nécessaire présentement d’exposer avec étendue
ce qu’enseigne touchant les passions, la sainte Ecriture, source de la
science chrétienne. Qu’il nous suffise de dire en général
qu’elle soumet l’âme à Dieu pour en être gouvernée
et secourue, et les passions à la raison pour en être modérées,
tenues en bride et tournées à un usage avoué par la
vertu. Dans notre religion on ne se demande pas si une âme pieuse
se met en colère, mais pourquoi elle s’y met; si elle est triste,
mais d’où vient sa tristesse; si elle craint, mais ce qui fait l’objet
de ses craintes. Aussi bien je doute qu’une personne douée de sens
puisse trouver mauvais qu’on s’irrite contre un pécheur pour le
corriger, qu’on s’attriste des souffrances d’un malheureux pour les soulager,
qu’on s’effraie à la vue d’un homme en péril pour l’en arracher.
C’est une maxime habituelle du stoïcien, je le sais, de condamner
la pitié 2, mais combien n’eût-il pas été plus
honorable au stoïcien d’Aulu-Gelle d’être ému de pitié
pour un homme à tirer du danger que d’avoir peur du naufrage! Et
que Cicéron est mieux inspiré, plus humain, plus conforme
aux sentiments des âmes pieuses, quand il dit dans son éloge
de César: «Parmi vos vertus, la plus admirable et la plus
touchante c’est la miséricorde 3! » Mais qu’est-ce que la
miséricorde, sinon la sympathie qui nous associe à la misère
d’autrui et nous porte à la soulager? Or, ce .mouvement de l’âme
sert la raison toutes les fois qu’il est
1. Enéide, livre IV, vers 449. -
2. Voyez Sénèque, De Clem., lib. II, cap. 4 et 5.
3. Cicéron, Pro Ligar., cap. 13.
d’accord avec la justice, soit qu’il nous dispose à secourir
l’indigence, soit qu’il nous rende indulgents au repentir. C’est pourquoi
Cicéron, si judicieux dans son éloquent langage, donne sans
hésiter le nom de vertu à un sentiment que les Stoïciens
ne rougissent pas de mettre au nombre des vices. Et remarquez que ces mêmes
philosophes conviennent que les passions de cette espèce trouvent
place dans l’âme du sage, où aucun vice ne peut pénétrer;
c’est ce qui résulte du livre d’Epictète, éminent
stoïcien, qui d’ailleurs écrivait selon les principes des chefs
de l’école, Zénon et Chrysippe. Il en faut conclure qu’au
fond, ces passions qui ne peuvent rien dans l’âme du sage contre
la raison et la vertu, ne sont pas pour les Stoïciens de véritables
vices, et dès lors que leur doctrine, celle des Péripatéticiens
et celle enfin des Platoniciens se confondent entièrement. Cicéron
avait donc bien raison de dire que ce n’est pas d’aujourd’hui que les disputes
de mots mettent à la torture la subtilité puérile
des Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité 1.
Il y aurait pourtant ici une question sérieuse à traiter,
c’est de savoir si ce n’est point un effet de la faiblesse inhérente
à notre condition passagère de subir ces passions, alors
même que nous pratiquons le bien. Ainsi les saints anges punissent
sans colère ceux que la loi éternelle de Dieu leur ordonne
de punir, comme ils assistent les misérables sans éprouver
la compassion, et secourent ceux qu’ils aiment dans leurs périls
sans ressentir la crainte ; et cependant, le langage ordinaire leur attribue
ces passions humaines à cause d’une certaine ressemblance qui se
rencontre entre nos actions et les leurs, malgré l’infirmité
de notre nature, C’est ainsi que Dieu lui-même s’irrite, selon l’Ecriture,
bien qu’aucune passion ne puisse atteindre son essence immuable. Il faut
entendre par cette expression biblique l’effet de la vengeance de Dieu
et non l’agitation turbulente de la passion.
CHAPITRE VI.
DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L’AVEU D’APULÉE
QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE D’ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS
DES DIEUX.
Laissons de côté, pour le moment, la question des saints
anges, et examinons cette
1. Cicéron, De orat., lib. I, cap. 11, § 17.
(182)
opinion platonicienne que les démons, qui tiennent le milieu
entre les dieux et les hommes, sont livrés au mouvement tumultueux
des passions. En effet, si leur esprit, tout en les subissant, restait
libre et maître de soi, Apulée ne nous le peindrait pas agité
comme le nôtre par le souffle des passions et semblable à
une mer orageuse 1. Cet esprit donc, cette partie supérieure de
leur âme qui en fait des êtres raisonnables, et qui soumettrait
les passions turbulentes de la région inférieure aux lois
de la vertu et de la sagesse, si les démons pouvaient être
sages et vertueux, c’est cet esprit même qui, de l’aveu du philosophe
platonicien, est agité par l’orage des passions. J’en conclus que
l’esprit des démons est sujet à la convoitise, à la
crainte, à la colère et à toutes les affections semblables.
Où est donc cette partie d’eux-mêmes, libre, capable de sagesse,
qui les rend agréables aux dieux et utiles aux hommes de bien? Je
vois des âmes livrées tout entières au joug des passions
et qui ne font servir la partie raisonnable de leur être qu’à
séduire et à tromper, d’autant plus ardentes à l’oeuvre
qu’elles sont animées d’un plus violent désir de faire du
mal.
CHAPITRE VII.
LES PLATONICIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS PAR LES FICTIONS
DES POËTES, QUI LES REPRÉSENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS
CONTRAIRES, CE QUI N’APPARTIENT QU’AUX DÉMONS.
On dira peut-être que les poëtes, en nous peignant les dieux
comme amis ou ennemis de certains hommes, ont voulu parler, non de tous
les démons , mais seulement des mauvais, de ceux-là mêmes
qu’Apulée croit agités par l’orage des passions. Mais comment
admettre cette interprétation, quand Apulée, en attribuant
les passions aux démons, ne fait entre eux aucune distinction et
nous les représente en général comme tenant le milieu
entre les dieux et les hommes à cause de leurs corps aériens?
Suivant ce philosophe, la fiction des poètes consiste à transformer
les démons en dieux, et, grâce à l’impunité
de la licence poétique, à les partager à leur gré
entre les hommes, coin me protecteurs ou comme ennemis, tandis que les
dieux sont infiniment au-dessus de ces faiblesses des démons, et
par l’élévation de leur séjour et par la plénitude
1. De deo Socr., p. 48.
de leur félicité. Celle fiction se réduit donc
à donner le nom de dieux à. des êtres qui ne sont pas
dieux, et Apulée ajoute qu’elle n’est pas très-éloignée
de la vérité, attendu que, au nom près, ces êtres
sont représentés selon leur véritable nature, qui
est celle des démons. Telle est, à son avis, cette Minerve
d’Homère qui intervient au milieu des Grecs pour empêcher
Achille d’outrager Agamemnon. Que Minerve ait apparu aux Grecs, voilà
la fiction poétique, selon Apulée, pour qui Minerve est une
déesse qui habite loin du commerce des mortels, dans la région
éthérée, eu compagnie des dieux, qui sont tous des
êtres heureux et bons, Mais qu’il y ait eu un démon favorable
aux Grecs et ennemi des Troyens, qu’un autre démon, auquel le même
poète a donné le nom d’un des dieux qui habitent paisiblement
le ciel, comme Mars et Vénus, ait favorisé au contraire les
Troyens en haine des Grecs; enfin, qu’une lutte se soit engagée
entre ces divers démons, animés de sentiments opposés,
voilà ce qui, pour Apulée, n’est pas un récit très-éloigné
de la vérité. Les poëtes, en effet, n’ont attrIbué
ces passions qu’à des êtres qui sont en effet sujets aux mêmes
passions que les hommes, aux mêmes tempêtes des émotions
contraires, capables, par conséquent, d’éprouver de l’amour
et de la haine, non selon la justice, mais à la manière du
peuple qui, dans les chasses et les courses du cirque, se partage entre
les adversaires au gré de ses aveugles préférences.
Le grand souci du philosophe platonicien, c’est uniquement qu’au lieu de
rapporter ces fictions aux démons, on ne prenne les poètes
à la lettre en les attribuant aux dieux.
CHAPITRE VIII.
C6MMENT ÀPULÉE DÉFINIT LES DIEUX, HABITANTS DU
CIEL, LES DÉMONS; HABITANTS DE L’AIR; ET LES HOMMES, HABITANTS DE
LA TERRE.
Si l’on reprend la définition des démons, il suffira
d’un coup d’oeil pour s’assurer qu’Apulée les caractérise
tous indistinctement, quand il dit qu’ils sont, quant au genre, des animaux,
quant à l’âme, sujets aux passions, quant à l’esprit,
raisonnables, quant aux corps, aériens, quant au temps, éternels.
Ces cinq qualités n’ont rien qui rapproche les démons des
hommes vertueux et les sépare des méchants. Apulée,
en effet, quand il passe des (183) dieux habitants du ciel aux hommes habitants
de la terre, pour en venir plus tard aux démons qui habitent la
région mitoyenne entre ces deux extrémités, Apulée
s’exprime ainsi : « Les hommes, ces êtres qui jouissent de
la raison et possèdent la puissance de la parole, dont l’âme
est immortelle et les membres moribonds, esprits légers et inquiets,
corps grossiers et corruptibles, différents par les moeurs et semblables
par les illusions, d’une audace obstinée, d’une espérance
tenace, les hommes dont les travaux sont vains et la fortune changeante,
espèce immortelle où chaque individu périt après
avoir à son tour renouvelé les générations
successives, dont la durée est courte, la sagesse tardive, la mort
prompte, la vie plaintive, les hommes, dis-je, ont la terre pour séjour
». Parmi tant de caractères communs à la plupart des
hommes, Apulée a-t-il oublié celui qui est propre à
un petit nombre, la sagesse tardive? S’il l’eût passé sous
silence, cette description, si soigneusement tracée, n’eût
pas été complète. De même, quand il veut taire
ressortir l’excellence des dieux, il insiste sur cette béatitude
qui leur est propre et où les hommes s’efforcent de parvenir par
la sagesse. Certes, s’il avait voulu nous persuader qu’il y a de bons démons,
il aurait placé dans la description de ces êtres quelque trait
qui les rapprochât des dieux par la béatitude, ou des hommes
par la sagesse. Point du tout, il n’indique aucun attribut qui fasse distinguer
les bons d’avec les méchants. Si donc il n’a pas dévoilé
librement leur malice, moins par crainte de les offenser que pour rie pas
choquer leurs adorateurs devant qui il parlait, il n’en a pas moins indiqué
aux esprits éclairés ce qu’il faut penser à cet égard.
En effet, il affirme que tous les dieux sont bons et heureux, et, les affranchissant
de ces passions turbulentes qui agitent les démons, il ne laisse
entre ceux-ci et les dieux d’autre point commun qu’un corps éternel.
Quand, au contraire, il parle de l’âme des démons, c’est aux
hommes et non pas aux dieux qu’il les assimile par cet endroit; et encore,
quel est le trait de ressemblance? ce n’est pas la sagesse, à laquelle
les hommes peuvent participer; ce sont les passions, ces tyrans des âmes
faibles et mauvaises, que les hommes sages et bons parviennent à
vaincre, mais dont ils aimeraient mieux encore n’avoir pas à triompher.
Si, en effet, quand il dit que l’immortalité est commune aux démons
et aux dieux, il avait voulu faire entendre celle des esprits et non celle
des corps, il aurait associé les hommes à ce privilége,
loin de les en exclure, puisqu’en sa qualité de platonicien il croit
les hommes en possession d’une âme immortelle. N’a-t-il pas dit de
l’homme, dans la description citée plus haut: Son âme est
immortelle et ses membres moribonds? Par conséquent, ce qui sépare
les hommes des dieux, quant à l’éternité, c’est leur
corps périssable; ce qui en rapproche les démons, c’est seulement
leur corps immortel.
CHAPITRE IX.
SI L’INTERCESSION DES DÉMONS PEUT CONCILIER AUX hOMMES LA BIENVEILLANCE
DES DIEUX.
Voilà d’étranges médiateurs entre les dieux et
les hommes, et de singuliers dispensateurs des faveurs célestes!
La partie la meilleure de l’animal, l’âme, c’est ce qu’il y a de
vicieux en eux, comme dans l’homme; et ce qu’ils ont de meilleur, ce qui
est immortel en eux comme chez les dieux, c’est la pire partie de l’animal,
le corps. L’animal, en effet, se compose de corps et d’âme, et l’âme
est meilleure que le corps; même faible et vicieuse, elle vaut mieux
que le corps le plus vigoureux et le plus sain, parce que l’excellence
de sa nature se maintient jusque dans ses vices, de même que l’or,
souillé de fange, reste plus précieux que l’argent ou le
plomb le plus pur. Or, il arrive que ces médiateurs, chargés
d’unir la terre avec le ciel, n’ont de commun avec les dieux qu’un corps
éternel, et sont par l’âme aussi vicieux que les hommes; comme
si cette religion, .qui rattache les hommes aux dieux par l’entremise des
démons, consistait, non dans l’esprit, mais dans le corps. Quel
est donc le principe de malignité du plutôt de justice qui
tient ces faux et perfides médiateurs comme suspendus la tête
en bas, la partie inférieure de leur être, le corps, engagé
avec les natures supérieures, la partie supérieure, l’âme,
avec les inférieures, unis aux dieux du ciel par la partie qui obéit,
malheureux comme les habitants de la terre par la partie qui commande?
car le corps est un esclave, et, comme dit Salluste : « A l’âme
appartient le commandement et au corps l’obéissance 1». A
1. Catil., cap. I.
(184)
quoi il ajoute: « Celle-là nous est commune « avec
les dieux, et celui-ci avec les brutes s.
C’est de l’homme, en effet, que parle ici Salluste, et les hommes ont,
comme les brutes, un corps mortel. Or, les démons, dont nos philosophes
veulent faire les intercesseurs de l’homme auprès des dieux, pourraient
dire de leur âme et de leur corps: « Celle-là nous est
commune avec les dieux, et celui-ci avec les hommes». Qu’importe?
Ils n’en sont pas moins, comme je l’ai dit, suspendus et enchaînés
la tête en bas, participant des dieux par le corps et des malheureux
humains par l’âme, exaltés dans la partie esclave et inférieure,
abaissés dans la partie maîtresse et supérieure. Et,
de la sorte, s’il est vrai qu’ils aient l’éternité en partage,
ainsi que les dieux, parce que leur âme n’est point sujette, comme
celle des animaux terrestres, à se séparer du corps, il ne
faut point pour cela regarder leur corps comme le char d’un éternel
triomphe, mais plutôt comme la chaîne d’un supplice éternel.
CHAPITRE X.
LES HOMMES, D’APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX
DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.
Le philosophe Plotin, de récente mémoire 1, qui passe
pour avoir mieux que personne entendu Platon 2, dit au sujet de l’âme
humaine: « Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait
des liens mortels 3 ». Il a donc cru que c’est une oeuvre de la miséricorde
divine d’avoir donné aux hommes un corps périssable, afin
qu’ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères
de cette vie. Or, les démons ont été jugés
indignes de cette miséricorde, puisque avec une âme misérable
et sujette aux passions, comme celle des hommes, ils ont reçu un
corps, non périssable, mais immortel. Assurément ils seraient
plus heureux que les hommes, sils avaient comme eux un corps mortel et
comme les dieux une âme heureuse. Ils seraient égaux aux hommes,
si avec une
1. Plotin, disciple d’Ammonius Saccas et maître de Porphyre,
né à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l’empereur Aurélien.
2. Saint Augustin exprime plus fortement encore le même sentiment
dans ce remarquable passage : « Cette voix de Platon, la plus pure
et la plus éclatante qu’il y ait dans la philosophie, s’est retrouvée
dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu’ils paraissent contemporains,
et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que le
premier des deux semble ressuscité dans l’autre ». (Contra
Acad., lib. III, n. 41).
3.Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin
édité par Porphyre. Voyez la 4e Ennéade, livre III,
ch. 12.
âme misérable ils avaient au moins mérité
d’avoir comme eux un corps mortel, pourvu toutefois qu’ils fussent capables
de quelque sentiment de piété qui assurât un terme
à leur misère dans le repos de la mort. Or, non-seulement
ils ne sont pas plus heureux que les hommes, axant comme eux une âme
misérable, mais ils sont même plus malheureux, parce qu’ils
sont enchaînés à leur corps pour l’éternité
; car il ne faut pas croire qu’ils puissent à la longue se transformer
en dieux par leurs progrès dans la piété et la sagesse;
Apulée dit nettement que la condition des démons est éternelle.
CHAPITRE XI.
DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES ÂMES DES HOMMES DEVIENNENT
DES DÉMONS APRÈS LA MORT.
Il dit encore, je le sais 1, que les âmes des hommes sont des
démons, que les hommes deviennent des lares s’ils ont bien vécu,
et des lémures ou des larves s’ils ont mal vécu; enfin, qu’on
les appelle dieux mânes, quand on ignore s’ils ont vécu bien
ou mal. Mais est-il nécessaire de réfléchir longtemps
pour voir quelle large porte cette opinion ouvre à la corruption
des moeurs ? Plus les hommes auront de penchant au mal, plus ils deviendront
méchants, étant convaincus qu’ils sont destinés à
devenir larves ou dieux mânes, et qu’après leur mort on leur
offrira des sacrifices et des honneurs divins pour les inviter à
faire du mal ; car le même Apulée (et ceci soulève
une autre question) définit ailleurs les larves : des hommes devenus
des démons malfaisants. Il prétend aussi 2 que les bienheureux
se nomment en grec eudaimones, à titre de bonnes âmes, c’est-à-dire
de bons démons, témoignant ainsi de nouveau qu’à son
avis les âmes des hommes sont des démons.
CHAPITRE XII.
DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS,
DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.
Mais ne parlons maintenant que des démons proprement dits, de
ceux qu’Apulée a définis:
1. Il est clair que ce n’est plus Plotin, mais Apulée, que cite
saint Augustin. Voyez De deo Socr., p. 50.
2. De deo Socr., p. 49 et 50.
(185)
quant au genre, des animaux; quant à l’esprit, raisonnables;
quant à l’âme, sujets aux passions; quant au corps, aériens;
quant au temps, éternels, Après avoir placé les dieux
au ciel et les hommes sur la terre, séparant ces deux classes d’êtres
tant par la distance des lieux que par l’inégalité des natures,
il conclut en ces termes : « Vous avez donc deux sortes d’animaux,
les hommes d’une part, et de l’autre les dieux, si différents des
hommes par la hauteur de leur séjour, par la durée éternelle
de leur vie et par la perfection de leur nature, en sorte qu’il n’y a entre
eux aucune communication prochaine; car le ciel est séparé
de la terre par un espace immense: en haut, une vie éternelle et
indéfectible, en bas, une vie faible et caduque ; enfin, les esprits
célestes planent au faîte de la béatitude; les hommes
sont plongés dans les abîmes de la misère ».
Voilà donc les trois qualités contraires qui séparent
les natures extrêmes, la plus haute et la plus basse. Apulée
reproduit ici, quoiqu’en d’autres termes, les trois caractères d’excellence
qu’il attribue aux dieux, et il leur oppose les trois caractères
d’infériorité inhérents à la condition humaine.
Les trois attributs des dieux sont la sublimité du séjour,
l’éternité de la vie, la perfection de la nature; les trois
caractères opposés des hommes sont: un séjour inférieur,
une vie mortelle, une condition misérable.
CHAPITRE XIII.
SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES
DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N’ÉTANT
PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.
Si nous considérons maintenant les dédions sous ces trois
points de vue, il n’y a pas de difficulté touchant le lieu de leur
séjour; car entre la région la plus haute et la plus basse
se trouve évidemment un milieu. Mais il reste deux qualités
qu’il faut examiner avec soin, pour voir si elles sont étrangères
aux démons, ou, au cas qu’elles leur appartiennent, comment elles
s’accordent avec leur position mitoyenne. Or, elles ne sauraient leur être
étrangères. On ne peut pas dire, en effet, des démons,
animaux raisonnables, qu’ils ne sont ni heureux ni malheureux, comme on
le dit
1. De deo Socr., p. 44.
des bêtes ou des plantes, dans lesquelles il n’y a ni raison,
ni sentiment, ou encore comme on dit du milieu qu’il n’est ni le plus haut
ni le plus bas. De même on ne peut pas dire des démons qu’ils
ne sont ni mortels ni immortels ; car tout ce qui vit, ou vit toujours,
ou cesse de vivre. Apulée d’ailleurs se prononce et fait les démons
éternels. A quelle conclusion aboutir, sinon que, outre ces qualités
contraires, les démons, êtres mitoyens, doivent emprunter
un de leurs attributs à la série des qualités supérieures,
et un autre à celle des inférieures? Supposez, en effet,
qu’ils eussent, soit les deux qualités supérieures, soit
les deux autres, ils ne seraient plus des êtres mitoyens, ils s’élèveraient
en haut ou se précipiteraient en bas. Et comme il a été
prouvé qu’ils doivent posséder une des qualités contraires,
il faut bien que pour tenir le milieu ils en prennent une de chaque côté.
Or, ils ne peuvent emprunter aux natures terrestres l’éternité
qui n’y est pas; la prenant donc nécessairement aux êtres
célestes, il faut, pour accomplir leur nature mitoyenne, qu’ils
prennent la misère aux êtres inférieurs.
Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui occupent la plus haute
partie du monde possèdent une éternité bienheureuse
ou une béatitude éternelle; les hommes, qui habitent la plus
basse, une misère caduque ou une caducité misérable,
et les démons, qui sont au milieu, une misère immortelle
ou une misérable immortalité. Au reste, Apulée, par
les cinq caractères qu’il attribue aux démons en les définissant,
n’a pas montré, comme il l’avait promis, qu’ils soient intermédiaires
entre les dieux et les hommes : « Ils ont, dit-il, trois points communs
avec nous, étant des animaux quant au genre, des êtres raisonnables
quant à l’esprit, et quant à l’âme des natures sujettes
aux passions»; il ajoute qu’ils ont un trait commun avec les dieux,
savoir: l’éternité, et que l’attribut qui leur est propre,
c’est un corps aérien. Comment donc y voir des natures mitoyennes
entre la plus excellente et la plus imparfaite, puisqu’ils n’ont avec celle-ci
qu’un point commun et qu’ils en ont trois avec celle-là? N’est-il
pas clair qu’ils s’éloignent ainsi du: milieu et penchent vers l’extrémité
inférieure? Toutefois, il y aurait un moyen de soutenir qu’ils tiennent
le milieu, et le voici: On pourrait alléguer que, outre leurs cinq
qualités, il y en a une qui leur est (186) propre, savoir, un corps
aérien, de même que les dieux et les hommes en ont une aussi
qui les distingue respectivement, les dieux un corps céleste, et
les hommes un corps terrestre; de plus, deux de ces qualités sont
communes à tous, savoir le genre animal et la raison (car Apulée
dit, en parlant des dieux et des hommes: « Voilà deux sortes
d’animaux », et les Platoniciens ne parlent jamais des dieux que
comme d’esprits raisonnables); restent deux qualités, l’âme
sujette aux passions, et la durée éternelle : or, la première
leur est commune avec les hommes, et la seconde avec les dieux, ce qui
achève de les placer en un parfait équilibre entre les dieux
et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos adversaires d’entendre
ainsi les choses, puisque c’est la réunion de ces deux dernières
qualités qui constitue l’éternité misérable
et la misère éternelle des démons? Et certes, celui
qui a dit: Les démons ont l’âme sujette aux passions, aurait
ajouté qu’ils l’ont misérable, s’il n’eût rougi pour
leurs adorateurs. Si donc, du propre aveu des Platoniciens, le monde est
gouverné par la Providence divine, il faut conclure que la misère
des démons n’est éternelle que parce que leur malice est
énorme.
Si on donne avec raison aux bienheureux le nom d’eudémons, ils
ne sont donc pas eu-démons ces démons intermédiaires
entre les dieux et les hommes. Où mettra-t-on dès lors ces
bons démons qui, au-dessus des hommes, mais au-dessous des dieux,
prêtent à ceux-là leur assistance et à ceux-ci
leur ministère? S’ils sont bons et éternels, ils sont sans
doute éternellement heureux. Or, cette félicité éternelle
ne leur permet pas de tenir le milieu entre les dieux et les hommes, parce
qu’elle les rapproche autant des premiers qu’elle les éloigne des
seconds. Il suit de là que ces philosophes s’efforceront en vain
de montrer comment les bons démons, s’ils sont immortels et bienheureux,
tiennent le milieu entre les dieux heureux et immortels et les hommes mortels
et misérables; car, du moment qu’ils partagent avec les dieux la
béatitude et l’immortalité, deux qualités que les
hommes ne possèdent point, n’y a-t-il pas plus de raison de dire
qu’ils sont fort éloignés des hommes et fort voisins des
dieux, que de prétendre qu’ils tiennent le milieu entre les dieux
et les hommes? Cela serait soutenable s’ils avaient deux qualités,
dont l’une leur fût commune avec les hommes et l’autre avec les dieux.
C’est ainsi que l’homme est en quelque façon un être mitoyen
entre les bêtes et les anges. Puisque la bête est un animal
sans raison et mortel, et l’ange un animal raisonnable et immortel, on
peut dire que l’homme est entre les deux, mortel comme les bêtes,
raisonnable comme les anges; en un mot, animal raisonnable et mortel. Lors
donc que nous cherchons un terme moyen entre les bienheureux immortels
et les mortels misérables, il faut pour le trouver, ou qu’un mortel
soit bienheureux, ou qu’un immortel soit misérable.
CHAPITRE XIV.
SI LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT ÊTRE HEUREUX.
C’est une grande question parmi les hommes que celle-ci: l’homme peut-il
être mortel et bienheureux? Quelques-uns, considérant humblement
notre condition, ont nié que l’homme fût capable de béatitude
tant qu’il est dans les liens de la vie mortelle; d’autres ont exalté
à tel point la nature humaine, qu’ils ont osé dire que les
sages, même en cette vie, peuvent posséder le parfait bonheur.
Si ces derniers ont raison, pourquoi ne pas dire que les sages sont les
vrais intermédiaires entre les mortels misérables et les
bienheureux immortels, puisqu’ils partagent avec ceux-là l’existence
mortelle et avec ceux-ci la béatitude ? Or, s’ils sont bienheureux,
ils ne portent d’envie à personne; car, quoi de plus misérable
que l’envie? Ils veillent donc sur les misérables mortels, afin
de les aider de tout leur pouvoir à acquérir la béatitude
et à posséder après la mort une vie immortelle dans
la société des anges immortels et bienheureux.
CHAPITRE XV.
DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion la plus plausible et
la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu’ils
sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement
homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu’étant tout ensemble mortel
et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à
la bienheureuse immortalité. Il ne fallait pas que ce médiateur
ne fût (187) pas mortel, ni qu’il restât mortel. Or, il s’est
fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité
de Verbe, et il n’est pas resté dans sa chair mortelle puisqu’il
l’a ressuscitée d’entre les morts; et c’est le fruit même
de sa médiation que ceux dont il s’est fait le libérateur
ne restent pas éternellement dans la mort de la chair. Ainsi, il
fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité
passagère et une béatitude permanente, afin d’être
semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter
au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent. Les bons
anges ne peuvent donc tenir le milieu entre les mortels misérables
elles bienheureux immortels, étant eux-mêmes immortels et
bienheureux ; mais les mauvais anges le peuvent, étant misérables
comme ceux-là et immortels comme ceux-ci. C’est à ces mauvais
anges qu’est opposé le bon médiateur qui, à l’encontre
de leur immortalité et de leur misère, a voulu être
mortel pour un temps et a pu se maintenir heureux dans l’éternité;
et c’est ainsi qu’il a vaincu ces immortels superbes et ces dangereux misérables
par l’humilité de sa mort et la douceur bienfaisante de sa béatitude,
afin qu’ils ne puissent se servir du prestige orgueilleux de leur immortalité
pour entraîner avec eux dans leur misère ceux qu’il a délivrés
de leur domination impure en purifiant leurs coeurs par la foi.
Quel médiateur l’homme mortel et misérable, infiniment
éloigné des immortels et des bienheureux, choisira-t-il donc
pour parvenir à l’immortalité et à la béatitude?
Ce qui peut plaire dans l’immortalité des démons est misérable,
et ce qui peut choquer dans la nature mortelle de Jésus-Christ n’existe
plus. Là est à redouter une misère éternelle;
ici la mort n’est point à craindre, puisqu’elle ne saurait être
éternelle, et la béatitude est souverainement aimable, puisqu’elle
durera éternellement. L’immortel malheureux ne s’interpose donc
que pour nous empêcher d’arriver à l’immortalité bienheureuse,
attendu que la misère qui empêche d’y parvenir subsiste toujours
en lui; et, au contraire, le mortel bienheureux ne s’est rendu médiateur
qu’afin de rendre les morts immortels au sortir de cette vie, comme il
l’a montré en sa propre personne par la résurrection, et
de faire parvenir les misérables à la félicité
que lui-même n’a jamais perdue. Il y a donc un mauvais intermédiaire
qui sépare les amis, et un bon intermédiaire qui concilie
les ennemis. Et s’il y a plusieurs intermédiaires qui séparent,
c’est que la multitude des bienheureux ne jouit de la béatitude
que par son union avec le seul vrai Dieu, tandis que la multitude des mauvais
anges, dont le malheur consiste à être privés de cette
union, est plutôt un obstacle qu’un moyen: légion sans cesse
bourdonnante qui nous détourne de ce bien unique d’où dépend
notre bonheur, et pour lequel nous avons besoin, non de plusieurs médiateurs,
mais d’un seul, et de celui-là même dont la participation
nous rend heureux, c’est-à-dire du Verbe incréé, Créateur
de toutes choses. Toutefois il n’est pas médiateur en tant que Verbe;
comme tel, il possède une immortalité et une béatitude
souveraines qui l’éloignent infiniment des misérables mortels;
mais il est médiateur en tant qu’homme, ce qui fait voir qu’il n’est
pas nécessaire, pour parvenir à la béatitude, que
nous cherchions d’autres médiateurs, le Dieu bienheureux, source
de la béatitude, nous ayant lui-même abrégé
le chemin qui conduit à sa divinité. En nous délivrant
de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet
vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et
immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers
cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des
anges. Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser
au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave 1, il est resté
au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous
sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel.
CHAPITRE XVI.
S’IL EST RAISONNABLE AUX PLATONICIENS DE CONCEVOIR LES DIEUX COMME
ÉLOIGNÉS DE TOUT COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COMMUNICATION
AVEC LES HOMMES, DE FAÇON A RENDRE NÉCESSAIRE L’INTERCESSION
DES DÉMONS.
Rien n’est moins vrai que cette maxime attribuée par Apulée
à Platon2 : « Aucun dieu ne
1. Philipp., II, 7.
2. Ce passage ne prouve-t-il pas que saint Augustin n’avait point sous
les yeux les Dialogues, et ne citait guère Platon que sur la foi
des Platoniciens latins? La maxime ici discutée est textuellement
dans le Banquet. Voyez le discours de Diotime, trad. de M. Cousin, t. VI,
p. 299.
(188)
communique avec l’homme ». Apulée ajoute que la principale
marque de la grandeur des dieux, c’est de n’être jamais souillés
du contact des hommes 1. Il avoue donc que les démons en sont souillés,
et dès lors il est impossible qu’ils rendent purs ceux qui les souillent,
de sorte que les démons, par le contact des hommes, et les hommes,
par le culte des démons, deviennent également impurs. A moins
qu’on ne dise que les démons peuvent entrer en commerce avec les
hommes sans en recevoir aucune souillure; mais alors les démons
valent mieux que les dieux, puisqu’on dit que les dieux seraient souillés
par le commerce des hommes, et que leur premier caractère, c’est
d’habiter loin de la terre à une telle hauteur qu’aucun contact
humain ne peut les souiller. Apulée affirme encore que le Dieu souverain,
Créateur de toutes choses, qui est pour nous le vrai Dieu, est le
seul, suivant Platon, dont aucune parole humaine ne puisse donner la plus
faible idée; à peine est-il réservé aux sages,
quand ils se sont séparés du corps autant que possible par
la vigueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et cette conception est comme
un rapide éclair qui fait passer un rayon de lumière à
travers d’épaisses ténèbres. Or, s’il est vrai que
ce Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit présent
à l’âme affranchie des sages d’une façon intelligible
et ineffable, même pour un temps, même dans le plus rapide
éclair, et si cette présence ne lui est point une souillure,
pourquoi placer les dieux à une distance si grande de la terre,
sous prétexte de ne point les souiller par le contact de l’homme
? Et puis, ne suffit-il pas de voir ces corps célestes dont la lumière
éclaire la terre autant qu’elle en a besoin? Or, si les astres,
qu’Apulée prétend être des dieux visibles, ne sont
point souillés par notre regard, pourquoi les démons le seraient-ils,
quoique vus de plus près? A moins qu’on n’aille s’imaginer que les
dieux seraient souillés, non par le regard des hommes, mais par
leur voix, et que c’est pour cela sans doute que les démons habitent
la région moyenne, afin que la voix humaine soit transmise aux dieux
sans qu’ils en reçoivent aucune souillure. Parlerai-je des autres
sens ? Les dieux, s’ils étaient présents sur la terre, ne
seraient pas plus souillés par l’odorat que ne le sont les démons
par les vapeurs
1. De deo Socr., p. 44.
des corps humains, eux qui respirent sans souillure l’odeur fétide
qu’exhalent dans les sacrifices les cadavres des Victimes immolées.
Quant au goût, comme les dieux n’ont pas besoin d~ manger pour entretenir
leur vie, il n’y a point à craindre que la faim les oblige à
demander aux hommes des aliments. Reste le toucher, qui dépend de
la volonté. Je sais qu’en parlant du contact des êtres, on
a surtout en vue le toucher; mais qu’est-ce qui empêcherait les dieux
d’entrer en commerce avec les hommes, de les voir et d’en être vus,
de les entendre et d’en être entendus, et tout cela sans les toucher
? Les hommes n’oseraient pas désirer une faveur si particulière,
jouissant déjà du plaisir de voir les dieux et de les entendre;
et supposé que la curiosité leur donnât cette hardiesse,
comment s’y prendraient-ils pour toucher un dieu ou un démon, eux
qui ne sauraient toucher un passereau sans l’avoir fait prisonnier?
Les dieux pourraient donc fort bien communiquer corporellement aux
hommes par la voix et par la parole. Car prétendre que ce commerce
les souillerait, quoiqu’il ne souille pas les démons, c’est avancer,
comme je l’ai dit plus haut, que les dieux peuvent être souillés
et que les démons ne sauraient l’être. Que si l’on prétend
que les démons en reçoivent une souillure, en quoi dès
lors servent-ils aux hommes pour acquérir la félicité
après cette vie, leur propre souillure s’opposant à ce qu’ils
rendent les hommes purs et capables d’union avec les dieux ? Or, s’ils
ne remplissent pas cet objet spécial de leur médiation, elle
devient absolument inutile; et je demande alors si leur action sur les
hommes ne consisterait pas, non à les faire passer après
la mort dans le séjour des dieux, mais à les garder avec
eux, couverts des mêmes souillures et condamnés à la
même misère. A moins qu’on ne s’avise de dire que les démons,
semblables à des éponges, nettoient les hommes de telle façon
qu’ils deviennent eux-mêmes d’autant plus sales qu’ils rendent les
hommes plus purs. Mais, s’il en est ainsi, il en résultera que les
dieux qui ont évité le commerce des hommes de crainte de
souillure, seront infiniment plus souillés par celui des démons.
Dira-t-on qu’il dépend peut-être des dieux de purifier les
démons souillés par les hommes sans se souiller eux-mêmes,
ce qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire à l’égard (189) des
hommes ? Qui pourrait penser de la sorte, à moins d’être totalement
aveuglé par les démons ? Quoi ! si l’on est souillé,
soit pour voir, soit pour être vu, voilà les dieux, d’une
part, qui sont nécessairement vus par les hommes, puisque, suivant
Apulée, les astres et tous ces corps célestes que le poète
appelle les flambeaux éclatants de l’univers 1, sont des dieux visibles;
et, d’un autre côté, voilà les démons qui, n’étant
vus que si cela leur convient, sont à l’abri de cette souillure
! Ou si l’on n’est pas souillé pour être vu, mais pour voir,
que les Platoniciens alors ne nous disent pas que les astres, qu’ils croient
être des dieux, voient les hommes quand ils dardent leurs rayons
sur la terre. Et cependant ces rayons se répandent sur les objets
les plus immondes sans en être souillés : comment donc les
dieux le seraient-ils pour communiquer avec les hommes, alors même
qu’ils seraient obligés de les toucher pour les secourir ? Les rayons
du soleil et de la lune touchent la terre, et leur lumière n’en
est pas moins pure.
CHAPITRE XVII.
POUR ACQUÉRIR LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CONSISTE A PARTICIPER
AU SOUVERAIN BIEN, L’HOMME N’A PAS BESOIN DE MÉDIATEURS TELS QUE
LESDÉMONS, MAIS DU SEUL VRAI MÉDIATEUR, QUI EST LE CHRIST.
J’admire en vérité comment de si savants hommes, qui
comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses
incorporelles et intelligibles, nous viennent parler du contact corporel
quand il s’agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole
de Plotin : « Fuyons, fuyons vers notre chère patrie. Là
est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel
autre moyen nous y conduira ? le vrai moyen, c’est de devenir semblable
à Dieu 2 ».Si donc on s’approche d’autant plus de Dieu qu’on
lui devient plus semblable, ce n’est qu’en cessant de lui ressembler qu’on
s’éloigne de lui. Or, l’âme de l’homme ressemble d’autant
moins à cet Etre éternel et immuable qu’elle a plus de goût
pour les choses temporelles et passagères.
1. Virgile, Géorgiques, livre I, vers 5, 6.
2. Il est clair que saint Augustin n’a pas le texte de Plotin sous
les yeux. Il cite de mémoire et par fragments épars le passage
célèbre des Ennéades, I, livre VI, ch. 8 : pheugomen
de philen es patrida, aletesteron an tis, k. t. l. (Cf. Ibid., livre II,
ch. 3.)
Et comme il n’y a aucun rapport entre ces objets impurs et la pureté
immortelle d’en haut, elle a besoin d’un médiateur, mais non pas
d’un médiateur qui tienne aux choses supérieures par un corps
immortel et aux choses inférieures par une âme malade, de
crainte qu’il ne soit moins porté à nous guérir qu’à
nous envier le bienfait de la guérison; il nous faut un médiateur
qui, s’unissant à notre nature mortelle, nous prête un secours
divin par la justice de son esprit immortel, et s’abaisse jusqu’à
nous pour nous purifier et nous délivrer, sans descendre pourtant
de ces régions sublimes où le maintient, non une distance
locale, mais sa parfaite ressemblance avec son Père. Loin de nous
la pensée qu’un tel médiateur ait craint de souiller sa divinité
incorruptible en revêtant la nature humaine et en vivant, comme homme,
dans la société des hommes. Il nous a en effet donné
par son incarnation ces deux grands enseignements, d’abord que la vraie
divinité ne peut recevoir de la chair aucune souillure, et puis
que les démons, pour n’être point de chair, ne valent pas
mieux que nous. Voilà donc, selon les termes de la sainte Ecriture,
« ce médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
homme 1 », égal à son Père par la divinité,
et devenu par son humanité semblable à nous; mais ce n’est
pas ici le lieu de développer ces vérités.
CHAPITRE XVIII.
DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE
A DIEU NE CHERCHENT QU’A NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE DE LA VÉRITÉ.
Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs qui,
tout en ayant souvent trahi par leurs oeuvres leur malice et leur misère,
ne s’efforcent pas moins toutefois, grâce àleurs corps aériens
et aux lieux qu’ils habitent, d’arrêter les progrès de nos
âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller à
Dieu, qu’ils nous empêchent de nous y maintenir. Ce n’est pas en
effet par la voie corporelle, voie d’erreur et de mensonge, où ne
marche pas la justice, que nous devons nous élever à Dieu,
mais par la voie spirituelle, c’est-à-dire par une ressemblance
incorporelle avec lui. Et c’est néanmoins dans
1. I Tim. II, 1.
(190)
cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée
par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre
les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les
Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte
que l’intervalle les met à l’abri de tout contact humain. Ainsi
ils croient plutôt les démons souillés par les hommes
que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement
que les dieux eux-mêmes n’auraient pu échapper à la
souillure sans l’intervalle qui les sépare des hommes. Qui serait
assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où
l’on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés
et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas choisir de préférence
la voie où l’on évite les démons corrupteurs et où
le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les
faire entrer dans la société incorruptible des anges?
CHAPITRE XIX.
LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME
CHEZ LEURS ADORATEURS.
Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre autres Labéon,
assurent qu’on donne aussi le nom d’anges à ceux qu’ils appellent
démons, il est nécessaire, pour ne point paraître disputer
sur les mots, que je dise quelque chose des bons anges. Les Platoniciens
ne nient point leur existence, mais ils aiment mieux les appeler bons démons.
Pour nous, nous voyons bien que l’Ecriture, selon laquelle nous sommes
chrétiens, distingue les bons et les mauvais anges, mais elle ne
parle jamais des bons démons. En quelque endroit des livres saints
que l’on trouve le mot démons, il désigne toujours les esprits
malins. Ce sens est tellement passé en usage que, parmi les païens
mêmes, qui veulent qu’on adore plusieurs dieux et plusieurs démons,
il n’y en a aucun, si lettré et si docte qu’il soit, qui osât
dire à son esclave en manière de louange: Tu es un démon,
et qui pût douter que ce propos, adressé à qui que
ce soit, ne fût pris pour une injure. Mais à quoi bon nous
étendre davantage sur le mot démon, alors qu’il n’est presque
personne qui ne le prononce en mauvaise part, et que nous pouvons aisément
éviter l’équivoque en nous servant du mot ange?
CHAPITRE XX.
DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.
Toutefois, si nous consultons les livres saints, l’origine même
du mot démon présente une particularité qui mérite
d’être connue. Il vient d’un mot grec qui signifie savant 1. Or,
l’Apôtre, inspiré du Saint-Esprit,. dit : « La science
enfle, mais la charité édifie 2 »; ce qui signifie
que la science ne sert qu’à condition d’être accompagnée
par la charité, sans laquelle elle enfle le coeur et le remplit
du vent de la vaine gloire. Les démons ont donc la science, mais
sans la charité, et c’est ce qui les enfle d’une telle superbe qu’ils
ont exigé les honneurs et le culte qu’ils savent n’être dus
qu’au vrai Dieu, et l’exigent encore de tous ceux qu’ils peuvent séduire.
Contre cette superbe des démons, sous le joug de laquelle le genre
humain était courbé pour sa juste punition, s’élève
la puissance victorieuse de l’humilité qui nous montre un Dieu sous
la forme d’un esclave; mais c’est ce que ne comprennent pas les hommes
dont l’âme est enflée d’une impureté fastueuse, semblables
aux démons par la superbe, non par la science.
CHAPITRE XXI.
JUSQU’A QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.
Quant aux démons, ils le savent si bien, qu’ils disaient au
Seigneur revêtu de l’infirmité de la chair : « Qu’y
a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour nous
perdre avant le temps 3? » Il est clair par ces paroles qu’ils avaient
la connaissance de ce grand mystère, mais qu’ils n’avaient pas la
charité. Assurément ils n’aimaient pas en Jésus la
justice et ils craignaient de lui leur châtiment. Or, ils l’ont connu
autant qu’il l’a ‘Voulu, et il l’a voulu autant qu’il le fallait; mais
il s’est fait connaître à eux, non pas tel qu’il est connu
des anges qui jouissent de lui comme verbe de Dieu, et participent à
son éternité, mais autant qu’il était nécessaire
pour les frapper de terreur, c’est-à-dire à titre de libérateur
des âmes prédestinées pour son
1. Daemon ; c’est l’étymologie donnée par Platon dans
le Cratyle. Voyez ce dialogue, page 398 B. — Comp. Mart. Capella, livre
II, p. 39.
2. I Cor. VIII, 1.
3. Marc, I, 24; cf. Matt. VIII, 29.
(191)
royaume et pour cette gloire véritablement éternelle
et éternellement véritable. Il s’est donc fait connaître,
non en tant qu’il est la vie éternelle et la lumière immuable
qui éclaire les pieux et purifie les croyants, mais par certains
effets temporels de sa puissance et par certains signes de sa présence
mystérieuse, plus clairs pour les sens des natures angéliques,
même déchues, que pour. l’humaine infirmité. Enfin,
quand il jugea convenable de supprimer peu a peu ces signes de sa divinité
et de se cacher plus profondément dans la nature humaine, le prince
des démons conçut des doutes à son sujet et le tenta
pour s’assurer s’il était le Christ; il ne le tenta du reste qu’autant
que le permit Notre-Seigneur, qui voulait par là laisser un modèle
à notre imparfaite humanité dont il avait daigné prendre
la condition. Mais après la tentation, comme les anges, ainsi qu’il
est écrit 1, se mirent à le servir, je parle de ces bons
et saints anges redoutables aux esprits immondes, les démons reconnurent
de plus en plus sa grandeur en voyant que, tout revêtu qu’il était
d’une chair infirme et méprisable, personne n’osait lui résister.
CHAPITRE XXII.
EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE DES DÉMONS.
Les bons anges ne regardent d’ailleurs toute cette science des objets
sensibles et temporels dont les démons sont si fiers, que comme
une chose de peu de prix, non qu’ils soient ignorants de ce côté,
mais parce que l’amour de Dieu qui les sanctifie leur est singulièrement
aimable, et qu’en comparaison de cette beauté immuable et ineffable
qui les enflamme d’une sainte ardeur, ils méprisent tout ce qui
est au-dessous d’elle, tout ce qui n’est pas elle, sans en excepter eux-mêmes,
afin de jouir, par tout ce qu’il y a de bon en eux, de ce bien qui est
la source de leur bonté. Et c’est pour cela qu’ils connaissent même
les choses temporelles et muables mieux que ne font les démons;
car ils en voient les causes dans le verbe de Dieu par qui a été
fait le monde: causes premières, qui rejettent ceci, approuvent
cela et finalement ordonnent tout. Les démons, au contraire, ne
voient pas dans la sagesse de Dieu ces causes éternelles et en quelque
sorte
1. Matt. IV, 3-11 .
cardinales des êtres temporels; ils ont seulement le privilége
de voir plus loin que nous dans l’avenir à l’aide de certains signes
mystérieux dont ils ont plus que nous l’expérience, et quelquefois
aussi ils prédisent les choses qu’ils ont l’intention de faire;
voilà à quoi se réduit leur science. Ajoutez qu’ils
se trompent souvent, au lieu que les anges ne se trompent jamais. Autre
chose est, en effet, de tirer du spectacle des phénomènes
temporels et changeants quelques conjectures sur des êtres sujets
au temps et au changement, et d’y laisser quelques traces temporelles et
changeantes de sa volonté et de sa puissance, ce qui est permis
aux dénions dans une certaine mesure, autre chose de lire les changements
des temps dans les lois éternelles et immuables de Dieu, toujours
vivantes au sein de sa sagesse, et de connaître la volonté
infaillible et souveraine de Dieu par la participation de son esprit; or,
c’est là le privilége qui a été accordé
aux saints anges par un juste discernement. Ainsi ne sont-ils pas seulement
éternels, mais bienheureux; et le bien qui les rend heureux, c’est
Dieu même, leur Créateur, qui leur donne par la contemplation
et la participation de son essence une félicité sans fin
1 »
CHAPITRE XXIII.
LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS,
ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE
TÉMOIGNAGE DE L’ÉCRITURE.
Si les Platoniciens aiment mieux donner aux anges le nom de dieux que
celui de démons, et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant
Platon 2, ont été créés par le Dieu suprême,
à la bonne heure ; je ne veux point disputer sur les mots. En effet,
s’ils disent que ces êtres sont immortels, mais cependant créés
de Dieu, et qu’ils sont bienheureux, mais par leur union avec le Créateur
et non par eux-mêmes, ils disent ce que nous disons, de quelque nom
qu’ils veuillent se servir. Or, que ce soit là l’opinion des Platoniciens,
sinon de tous, du moins des plus habiles, c’est ce dont leurs ouvrages
font foi. Pourquoi donc leur contesterions-nous le droit d’appeler dieux
des créatures immortelles et heureuses ? il ne
1. Sur la science des anges, voyez le traité de saint Augustin
: De Gen. ad litt., n. 49, 50.
2. Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome XII de la
trad. de M. Cousin, p. 137.
(192)
peut y avoir aucun sérieux débat sur ce point, du moment
que nous lisons dans les saintes Ecritures : « Le Dieu des dieux,
le Seigneur a parlé 1 »; et ailleurs : « Rendez gloire
au Dieu des dieux 2 » ; et encore : «Le grand Roi élevé
au-dessus des dieux 3 ». Quant à ce passage : « Il est
redoutable par-dessus tous les dieux 4 » , le verset suivant complète
l’idée du Psalmiste, car il ajoute : « Tous les dieux des
Gentils sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux 5 ».
Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus redoutable que tous
les dieux; mais il entend parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont
que des démons. Ce sont ces démons à qui Dieu est
redoutable, et qui, frappés de crainte, disaient à Jésus-Christ
: « Es-tu venu pour «nous perdre? » Mais quand le Psalmiste
parle du Dieu des dieux, il est impossible qu’il soit question du dieu
des démons. De même, ces paroles : Le grand Roi élevé
au-dessus de tous les dieux, ne veulent point dire au-dessus de tous les
démons. D’un autre côté, l’Ecriture appelle dieux quelques
hommes d’entre le peuple de Dieu : « J’ai dit : Vous êtes tous
des dieux et les enfants du Très-Haut ». Lors donc que le
Psalmiste parle du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre qu’il est
le Dieu de ces dieux-là, et dans le même sens il est aussi
le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux.
Mais, dira-t-on, si des hommes ont été nommés
dieux parce qu’ils sont de ce peuple à qui Dieu parle par la bouche
des anges ou des hommes, combien plus sont dignes de ce nom des esprits
immortels qui jouissent de la félicité où les hommes
aspirent en servant Dieu? Que répondrons-nous à cela, sinon
que ce n’est pas sans raison que la sainte Ecriture a donné le nom
de dieux à des hommes plutôt qu’à ces esprits bienheureux
dont on nous promet la félicité après la résurrection
des corps, et qu’elle l’a fait de peur que notre faiblesse et notre infidélité,
trop frappées de l’excellence de ces créatures, n’en transformassent
quelqu’une en Dieu? Or, le danger est facile à éviter, quand
c’est de créatures humaines qu’il s’agit. D’ailleurs, les hommes
du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux plus clairement,
afin qu’ils fussent assurés que celui qui a été appelé
le Dieu des dieux
1. Ps. XLIX, 1. — 2. Ibid. CXXXV, 2. — 3. Ibid. XCIV, 3. — 4. ibid.
XCV, 4. — Ibid. 5. — Ps., LXXXI, 6.
est certainement leur Dieu; car, encore que ces esprits immortels et
bienheureux qui sont dans le ciel soient appelés dieux, ils n’ont
pourtant pas été appelés dieux des dieux, c’est-à-dire
des hommes du peuple de Dieu, puisqu’il a été dit à
ces mêmes hommes : « Vous êtes tous des dieux et les
enfants du Très-Haut ». L’Apôtre a dit en conséquence
: « Bien qu’il y en ait que l’on appelle dieux, soit dans le ciel,
soit sur la terre, et qu’il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs,
nous n’avons qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout procède
et en qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui
ont été faites toutes choses et nous-mêmes 1 ».
Il est donc inutile d’insister sur cette dispute de mots, puisque la
chose est si claire qu’elle ne laisse aucune incertitude. Quant à
ce que nous disons que les anges qui ont été envoyés
aux hommes pour leur annoncer la volonté de Dieu sont au nombre
de ces esprits bienheureux et immortels , cette doctrine choque les Platoniciens.
Ils ne veulent pas croire que ce ministère convienne aux êtres
bienheureux et immortels qu’ils appellent dieux; ils l’attribuent aux démons,
qu’ils estiment immortels, mais sans oser les croire bienheureux; ou s’ils
les font immortels et bienheureux à la fois, ce sont pour eux de
bons déliions, mais non pas des dieux, lesquels habitent les hauteurs
célestes loin de tout contact avec les hommes. Bien que cette dissidence
paraisse n’être que dans les mots, le nom de démons est si
odieux que nous sommes obligés de le rejeter absolument quand nous
parlons des saints anges. Concluons donc, pour finir ce livre, que ces
esprits immortels et bienheureux, qui ne sont toujours, quelque nom qu’on
leur donne, que des créatures, ne peuvent servir de médiateurs
pour conduire à la béatitude éternelle les misérables
mortels dont les sépare une double différence. Quant aux
démons, ils tiennent en effet le milieu entre les dieux et les hommes,
étant immortels comme les premiers et misérables comme les
seconds; mais comme c’est en punition de leur malice qu’ils sont misérables,
ils sont plus capables de nous envier la béatitude que de nous la
procurer. Dès lors, il’ ne reste aux amis des démons aucune
bonne raison pour
1. I Cor. VIII, 5, 6.
(193)
établir l’obligation d’adorer comme des aides ceux que nous
devons éviter comme des trompeurs. Enfin, pour ce qui touche les
esprits réputés bons, et, à ce titre, non-seulement
immortels, mais bienheureux, auxquels ils se croient obligés d’offrir,
sous le nom de dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude après
cette vie, nous ferons voir au livre suivant que ces esprits, quels qu’ils
soient et quelque nom qu’ils méritent, ne veulent pas qu’on rende
les honneurs de la religion à un autre qu’à Dieu, leur créateur,
source de leur félicité. (194)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm