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Saint Augustin d'Hippone
Traité sur l'évangile de Saint Jean
Traités 110 à 119


CENT DIXIÈME TRAITÉ.
DEPUIS LES PAROLES SUIVANTES : « AFIN QUE TOUS SOIENT UN, ETC. », JUSQU'A CES MOTS : « ET VOUS LES AVEZ AIMÉS, COMME VOUS M'AVEZ AIMÉ MOI AUSSI ». (Chap. XVII, 21-23.)
 

L'UNION ENTRE LES FIDÈLES.
 

Pour nous, comme pour les fidèles, Jésus demande l'union avec Dieu par la foi, et entre nous par la charité, et comme fruit de cette union, la connaissance de ce que nous croyons, la vue de la gloire de Jésus-Christ. Afin de nous élever à ce degré de science, il nous faut la grâce qui nous égale aux anges, et le Christ la demande aussi pour nous.

 

1. Quand le Seigneur Jésus eut prié pour ceux de ses disciples qu'il avait alors avec lui, il y joignit aussi les autres par ces mots: «Je ne prie pas seulement pour ceux-là, mais aussi pour ceux qui, parleur parole, doivent croire en moi ». Et comme si nous lui avions demandé pourquoi il priait en leur faveur, il ajoute aussitôt: « Afin que tous ils soient un, comme vous, Père, vous êtes en moi et moi en vous, que de même ils soient un en nous (1) ». Déjà, lorsqu'il priait pour les disciples qu'il avait avec lui, il disait : « Père saint, gardez en votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous-mêmes». Il demande donc maintenant pour nous ce qu'il demandait alors pour ses autres disciples, à savoir que tous, eux et nous, nous ne soyons qu'un; et ici il faut remarquer avec soin que Notre-Seigneur ne dit pas que nous soyons un , mais bien : « Que tous soient un, comme vous, mon Père, en moi et moi en vous » ; sous-entendu, nous sommes un.

 

1. Jean, XVII, 11.

 

Il le dit, du reste, ensuite plus ouvertement; déjà il avait dit en parlant des disciples qui étaient avec lui : « Afin qu'ils soient un comme nous ». Le Père est dans le Fils et le Fils est dans le Père, de telle sorte qu'ils ne sont qu'un, parce qu'ils ne sont qu'une seule substance. Pour nous, nous pouvons être en eux , mais nous ne pouvons être un avec eux, parce que nous n'avons pas avec eux une seule substance ; en effet, le Fils est Dieu avec le Père; en tant qu'homme, il est de la même substance que nous. Mais ici il veut plutôt faire allusion à ce qu'il a dit en un autre endroit : « Le Père et moi nous sommes un (1) ». Par là, il montre que le Père et lui ont la même nature. Aussi, quand le Père et le Fils, et même le Saint-Esprit, sont en nous, nous ne devons pas penser qu'ils aient avec nous la même nature. Ils sont en nous ou bien nous sommes en eux, de façon qu'ils sont un dans leur nature et que nous sommes un dans la nôtre. En effet , ils sont en nous

 

1. Jean, X, 30.

 

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comme Dieu est dans son temple, et nous sommes en eux comme la créature dans son Créateur.

2. Ensuite, après avoir dit : « Qu'eux aussi ils soient en nous », il ajoute: « Afin que le monde croie que vous m'avez envoyé ». Qu'est-ce à dire? Le monde ne croira-t-il que quand nous serons tous un dans le Père et le Fils? N'est-ce pas en cela que consiste cette paix perpétuelle qui est. plutôt la récompense de la foi que la foi elle-même? Car nous serons un, non pour croire, mais parce que nous aurons cru. Et même dans le cours de cette vie, quoique, en raison de notre foi commune, nous tous qui croyons en une même chose nous soyons un, selon cette parole de l'Apôtre : « Car vous tous vous êtes un en Jésus-Christ (1) » , nous sommes un non pour croire, mais parce que nous croyons. Que signifient donc ces mots : « Que tous a soient un, afin que tout le monde croie? » Car, « tous », c'est le monde qui croit. Autres, en effet, ne sont pas ceux qui seront un, et autre le monde qui croira, parce qu'ils seront un. Evidemment ceux dont il dit : « Que tous soient un », sont les mêmes que ceux dont il a dit : « Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais encore pour ceux qui, par leur parole, croiront en moi »; et il ajoute aussitôt : « Je prie afin que tous soient un ». Mais ces « tous », qui sont-ils? Le monde; non pas le monde ennemi, mais le monde fidèle. Car, après avoir dit : « Je ne prie pas  pour le monde (2) », il prie afin que le monde croie. C'est qu'il y a un monde dont il est écrit : « Ne soyons pas damnés avec ce monde (3) ». Pour ce monde-là, Notre-Seigneur ne prie pas; car il n'ignore pas à quoi il est prédestiné. Mais il y a aussi un autre monde dont il est écrit : « Car le Fils de l'homme n'est pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (4) ». L'Apôtre conclut de là : « Dieu était en Jésus-Christ , se réconciliant le monde à lui-même (5) ». C'est pour ce monde qu'il prie, quand il dit : « Afin que le monde croie que vous m'avez envoyé ». Lorsque le monde croit au Christ qui a été envoyé de Dieu, cette foi le réconcilie à Dieu. Comment donc comprendrons-nous ces paroles : « Qu'eux aussi croient en nous, afin que le

 

1. Galat. III, 28. — 2. Jean, XVII, 9. — 3. I Cor. XI, 32. — 4. Jean, III, 17. — 5. II Cor. V, 19.

 

monde croie que vous m'avez envoyé? » Notre-Seigneur n'a pas voulu dire que la cause pour laquelle le monde devait croire en lui, serait leur union, comme si le monde devait croire parce qu'il les verrait unis. En effet, le monde se compose de tous ceux qui, par leur foi, deviennent un. Mais c'est par forme de prière qu'il dit : « Que le monde croie » ; comme c'est par forme de prière qu'il a dit. « Que tous soient un » ; comme c'est par forme de prière qu'il a dit : « Qu'eux aussi soient un en nous ». En effet, ces paroles : « Que tous soient un », sont la même chose que celles-ci : « Que le monde croie », parce que c'est en croyant qu'ils deviennent un d'une manière parfaite; car, bien qu'ils fussent un par leur nature, ils avaient eux. mêmes cessé d'être un en s'éloignant de celui qui est un. Par conséquent, si nous entendons, au troisième membre de cette phrase, cette parole de Notre-Seigneur : « Je prie », ou plutôt, ce qui sera plus complet, si nous la plaçons partout, l'explication la plus claire sera celle-ci : « Je prie pour que tous soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous; je prie pour qu'eux aussi soient un en nous; je prie pour que le monde croie que vous m'avez envoyé ». Notre-Seigneur ajoute ces mots: « En nous », afin que si nous devenons un par l'effet d'une charité fidèle, nous sachions qu'il faut l'attribuer à la grâce de Dieu et non à nous-mêmes. C'est ainsi qu'après ces paroles : « Vous avez a été autrefois ténèbres, et maintenant vous êtes lumière », l'Apôtre ajoute : « Dans le Seigneur (1) », afin qu'ils n'attribuent pas ce résultat à eux-mêmes.

3. Notre Sauveur, en priant son Père, montrait qu'il était homme; et maintenant il montre qu'il fait lui-même ce qu'il demande, parce qu'il est Dieu avec le Père. « Et moi », dit-il, « je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée ». Quelle gloire, sinon l'immortalité que la nature humaine devait recevoir en lui? A la vérité, il n'avait pas encore lui-même reçu cette immortalité; mais selon sa coutume, à cause de l'immutabilité de la prédestination, il annonce, par des verbes employés au temps passé, ce qui doit arriver, à savoir qu'il sera glorifié, c'est-à-dire ressuscité par le Père, et qu'à la fin il doit lui-même nous ressusciter pour cette

 

1. Ephés. V, 8.

 

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gloire. Ceci ressemble à ce qu'il dit ailleurs « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, de même aussi le Fils vivifie ceux qu'il veut ». Qui sont ceux qu'il vivifie? Ceux-là mêmes que le Père vivifie. En effet, « toutes les choses que fait le Père, ce sont les mêmes choses et non pas d'autres » que fait le Fils ; et il « ne les fait pas différemment, mais d'une manière tout à fait semblable (1) ». C'est donc lui qui s'est ressuscité lui-même. De là, cette parole : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai (2) ». De là il faut le conclure, bien qu'il ne le dise pas, il s'est donné lui-même la gloire de l'immortalité qu'il dit lui avoir été donnée par le Père. Souvent, en effet, il dit que le Père fait seul ce qu'il fait lui-même avec le Père, afin d'attribuer au Père, de qui il est, tout ce qu'il est. Mais quelquefois aussi, sans parler du Père, il dit qu'il fait lui-même ce que cependant il fait avec le Père : c'est afin de nous faire comprendre qu'il ne faut pas séparer le Fils de l'opération du Père, lorsque, sans parler de lui-même, il dit que le Père agit; comme aussi le Père ne doit pas être séparé de l'opération du Fils, lorsque, sans parler du Père, le Fils dit qu'il agit lui-même ; car ils opèrent tous les deux également. Quand donc il s'agit de l'oeuvre du Père et que le Fils passe sous silence sa propre opération, il nous recommande l'humilité, il veut nous être plus utile. Et quand ensuite, dans ce qu'il fait, il passe sous silence l'opération du Père, il fait ressortir son égalité avec son Père pour nous empêcher de croire qu'il lui soit inférieur. Ainsi donc, dans ce passage, il ne se donne pas comme étranger à l'oeuvre du Père, quoiqu'il ait dit « La clarté que vous m'avez donnée », parce qu'il se l'est aussi donnée à lui-même; il ne donne pas non plus le Père comme étranger à ce qu'il fait lui-même, quoiqu'il dise: « Je la leur ai donnée »; car le Père la leur a aussi donnée. En effet, non-seulement les opérations du Père et du Fils, mais encore celles du Saint-Esprit, sont inséparables ; il a lui-même voulu la réalisation de ce qu'il demande à son Père pour les siens, c'est-à-dire, « que tous soient un » ; de même en est-il de ce qu'il a dit à son propre avantage « La clarté que vous m'avez donnée, je la leur ai donnée » ; il l'a aussi voulu, car il ajoute aussitôt: « Afin qu'ils soient un,

 

1. Jean, V, 21, 19. — 2. Id. II, 19.

 

comme nous sommes un nous-mêmes ».

4. Notre-Seigneur ajoute ensuite : « Je suis en eux et vous êtes en moi, afin qu'ils soient consommés en un ». Par ces quelques mots, il se fait connaître pour Médiateur entre Dieu et les hommes. Cela n'est pas dit en ce sens que le Père ne soit pas en nous ou que nous ne soyons pas dans le Père, puisqu'en un autre endroit il dit : « Nous viendrons vers lui et nous établirons en lui notre demeure (1) ». Il ne faut pas l'entendre non plus en ce sens qu'il n'ait pas dit : « Je suis en eux et vous êtes en moi », puisqu'il vient de le dire, ou bien :Ils sont en moi et moi en vous; mais bien: Vous êtes en moi, et moi en vous et eux en nous. Les paroles qui suivent maintenant : « Je suis en eux et vous êtes en moi », doivent donc s'entendre de la personne du Médiateur, selon ce que dit l'Apôtre : « Vous êtes de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ est de Dieu (2) ». Quant à ce que Notre-Seigneur ajoute : « Afin qu'ils soient consommés en un », il montre par là que la réconciliation opérée par le Médiateur va jusqu'à nous faire jouir d'une béatitude si parfaite qu'il sera impossible d'y rien ajouter. De là vient que les paroles qui suivent: « Afin que le monde connaisse que c'est vous qui m'avez envoyé », ne doivent pas, à mon avis, être entendues dans le même sens que s'il répétait : « Afin que le monde croie ». Quelquefois, en effet, le mot connaître s'emploie pour le mot croire, comme dans le passage précité où Notre-Seigneur s'exprime ainsi : « Et ils ont connu vraiment que je  suis sorti de vous, et ils ont cru que c'est vous qui m'avez envoyé (3) ». Ce qu'il dit en dernier lieu par le mot : « ils ont cru », est la même chose que ce qu'il avait déjà dit par le mot : « Ils ont connu ». Mais comme il parle ici de consommation, la connaissance à laquelle il fait allusion est, nous devons le comprendre, celle qui s'acquerra par la claire vue et non celle qui, comme maintenant, s'acquiert par la foi. Notre-Seigneur semble avoir gardé un certain ordre en tout ce qu'il a dit tout à l'heure: « Afin que le monde croie » , et en ce qu'il dit maintenant « Afin que le monde connaisse ». Car bien qu'il ait dit en premier lieu : « Afin que tous soient un », et «qu'ils soient un en nous», il ne dit pas cependant : « Qu'ils soient

 

1. Jean, XIV, 23. — 2. I Cor. III, 23. — 3. Jean, XVII, 8.

 

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consommés en un » ; mais il ajoute: « Afin que le monde croie que c'est vous qui m'avez envoyé ». Dans le second passage, au contraire, il dit : « Afin qu'ils soient consommés en un », et il n'ajoute pas : « Afin que le monde croie » ; mais bien: « Afin que le monde connaisse que c'est vous qui m'avez envoyé ». En effet, tant que nous croyons ce que nous ne voyons pas, nous ne sommes point encore consommés en science comme nous le serons quand nous aurons mérité de voir ce que nous croyons. C'est donc avec une singulière justesse d'expression qu'il dit d'abord : « Afin que le monde croie » ; et ensuite : « Afin que le monde connaisse », et ici et là,« que c'est vous qui m'avez envoyé». Par là, il veut nous apprendre qu'il appartient à l'amour inséparable du Père et du Fils de nous faire croire maintenant ce que notre foi tend à nous faire connaître. S'il disait Afin qu'ils connaissent que c'est vous qui m'avez envoyé, ce serait la même chose que ce qu'il dit: « Afin que le monde connaisse ». Car c'est d'eux que se compose le monde, non pas le monde persévéramment ennemi de Dieu, qui est prédestiné à la damnation, mais le monde devenu son ami après avoir été son ennemi, et à cause duquel Dieu était en Jésus-Christ se réconciliant le monde à lui-même. Voilà pourquoi il dit: « Je suis en eux et vous en moi » ; c'est comme s'il disait : Je suis en ceux vers lesquels vous m'avez envoyé, et vous êtes en moi vous réconciliant le monde par moi.

5. C'est pourquoi Notre-Seigneur ajoute ce qui suit : « Et vous les avez aimés comme vous m'avez aimé moi-même ». C'est dans le Fils que le Père nous aime, parce que c'est en lui qu'il nous a élus avant la constitution du monde (1). Celui en effet qui aime son Fils unique, aime aussi assurément les membres de ce Fils qu'il a adoptés en lui et par lui. Toutefois, de ce qu'il a dit : « Vous les avez aimés comme moi-même », il ne suit nullement que nous soyons semblables au Fils unique qui nous a créés et régénérés. Car en disant : telle chose est comme telle autre, on ne veut pas toujours dire qu'il y ait une égalité parfaite entre les deux. Quelquefois on veut seulement dire : Telle chose existe à cause de telle autre, ou bien : Telle chose existe, afin que telle autre existe aussi. Qui

 

1. Ephés. I, 4.

 

oserait dire, par exemple, que les Apôtres ont été envoyés dans le monde par Jésus-Christ de la même manière que Jésus-Christ y a été envoyé par son Père? Je ne veux signaler d'autre différence que celle-ci, car il serait trop long d'énumérer les autres. Au moment où le Sauveur envoyait ses Apôtres, ils étaient déjà hommes; or, Notre-Seigneur a été envoyé pour devenir homme; n'a-t-il pas dit pourtant un peu plus haut: « Comme vous m'avez envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde (1) ? » C'était donc dire en d'autres termes: Parce que vous m'avez envoyé, je les ai envoyés. De même en est-il de ce passage : « Vous les avez aimés, comme vous m'avez aimé moi-même »; ces paroles ne signifient que ceci : Vous les avez aimés, parce que vous m'avez aimé moi-même. Car celui qui aime le Fils doit nécessairement aimer ses membres, et le seul motif pour lequel le Père aime les membres du Fils, c'est qu'il aime le Fils lui-même. Mais il aime le Fils en tant que Dieu, parce qu'il l'a engendré semblable à lui; il l'aime aussi en tant qu'homme, parce que son Verbe, qui est son Fils unique, s'est fait chair, et qu'à cause du Verbe la chair du Verbe est l'objet de ses affections. Pour nous, il nous aime, parce que nous sommes les membres de Celui qu'il aime, et afin que nous devenions ses membres, il nous a aimés avant que nous fussions.

6. C'est pourquoi l'amour que Dieu nous porte est incompréhensible et immuable. Car ce n'est pas du moment que nous lui avons été réconciliés par le sang de son Fils, que date son amour pour nous, mais il nous a aimés avant la constitution du monde pour que, conjointement avec son Fils unique, nous fussions aussi ses fils; alors nous n'étions rien. De ce que la mort de son Fils nous a réconciliés avec lui, nous ne devons pas conclure qu'après nous avoir haïs, le Père ait commencé de nous aimer seulement au moment de notre réconciliation; il aurait, en cela, imité la conduite d'un ennemi qui se réconcilie avec son ennemi, de manière à être désormais des amis, de manière à s'aimer mutuellement, après s'être réciproquement détestés. Nous avons été réconciliés à un Dieu qui nous aimait déjà et avec qui nous nous trouvions en inimitié à cause du péché. En parlant ainsi,

 

1. Jean, XVII, 18.

 

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ai-je dit la vérité? l'Apôtre en est témoin : « Dieu », dit-il, « certifie son amour envers nous, parce que quand nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous (1)». Il avait donc de l'amour pour nous, même lorsque nous exercions contre lui notre inimitié en commettant l'iniquité. Et cependant c'est en toute vérité qu'il lui a été dit : « Vous haïssez, Seigneur, tous ceux qui commettent l'iniquité (2) ». Par conséquent il nous aimait d'une manière admirable et toute divine, même au moment où il nous haïssait. Il nous haïssait parce que nous n'étions pas tels qu'il nous avait faits ; mais comme notre iniquité n'avait pas entièrement détruit son ouvrage, il savait tout à la fois, en chacun de nous, haïr ce que nous avions fait et aimer ce qu'il avait fait. En toutes choses, voilà ce qu'on peut croire de lui, puisqu'il est dit de lui en toute vérité : « Vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait (3) ». Car tout ce qu'il déteste, il voudrait ne pas le voir exister; ou bien il faudrait dire qu'une chose existe à l'encontre de la volonté du Tout-Puissant, à moins que ce qu'il déteste ne se trouve, sous certains rapports, digne de son amour. C'est avec justice qu'il hait le vice et le réprouve comme contraire aux règles de son art ; et cependant, même dans les vicieux, il aime sa bonté en les guérissant, ou sa justice en les condamnant. Ainsi Dieu ne hait aucune des choses qu'il a faites. Créateur des natures et non des vices, il hait le mal, mais il ne l'a pas fait, et du mal lui-même il tire le bien qu'il fait, soit en guérissant ce mal par sa miséricorde, soit en le réglant par sa justice. Puisqu'il ne hait aucune des choses qu'il a faites, qui donc pourra exprimer dignement combien il aime les membres de son Fils unique et combien plus il aime ce Fils unique lui-même en qui ont été créées toutes les choses visibles et invisibles qui sont coordonnées chacune en son rang et aimées selon toutes les règles de la justice? Or, les membres de son Fils unique, il les élève par l'abondance de sa grâce jusqu'à la hauteur des saints anges. Mais comme le Fils unique est le Seigneur de toutes choses, il est évidemment aussi le Seigneur des anges, car par sa nature qui le fait Dieu, il est égal, non pas aux anges, mais à son Père. Et par la grâce qui le fait homme,

 

1. Rom, V, 8, 9. — 2. Ps. V, 7. — 3. Sages. XI, 25.

 

ne surpasse-t-il pas en excellence tous les anges, puisqu'en lui l'homme et le Verbe ne forment qu'une seule personne ?

7. Il en est cependant qui nous préfèrent même aux anges; car, disent-ils, c'est pour nous et non pour les anges que Jésus-Christ est mort. Mais qu'est-ce que cela? ce n'est autre chose que vouloir se glorifier de son impiété. Car « Jésus-Christ », dit l'Apôtre, « est mort dans le temps pour les impies (1) ». C'est la preuve, non pas de notre mérite, mais de la miséricorde divine. Car n'est-ce pas se montrer étrangement aveugle que de vouloir tirer du mérite de ce qu'on a, par sa faute, contracté une maladie assez détestable pour ne pouvoir être guérie que par la mort du médecin? Cette mort, loin de rehausser nos mérites , manifeste les maladies auxquelles elle a servi de remède. Mais nous préférons-nous aux anges, parce que, les anges ayant péché, le remède capable de les guérir ne leur a pas été accordé? Dieu leur a-t-il accordé un mince secours, tandis qu'il nous en aurait octroyé un plus considérable ? Quand même il en serait ainsi, il faudrait encore savoir si Dieu a voulu agir ainsi parce que notre état primitif était plus excellent, ou bien parce que notre chute était plus profonde. Mais puisque le Créateur de tous les biens n'a accordé aucune grâce pour relever les mauvais anges, pourquoi n'en concluons-nous pas que leur faute a été jugée d'autant plus condamnable que leur nature était plus élevée ? En comparaison de nous, ils étaient d'autant plus obligés à ne pas pécher, qu'ils étaient meilleurs que nous. Or, en offensant leur Créateur, ils ont montré pour ses bienfaits une ingratitude d'autant plus exécrable, que dans leur création ils avaient reçu un plus grand bienfait. Néanmoins, il ne leur a pas suffi d'avoir abandonné Dieu, ils ont encore voulu nous tromper. Celui qui nous a aimés comme il a aimé Jésus-Christ, nous accordera donc un grand bienfait, puisqu'en considération de Celui dont il a voulu que nous soyons les membres, il nous rendra égaux aux saints anges (2) ; par nature, en effet, nous avons été créés inférieurs aux anges, et par notre péché nous étions devenus plus indignes d'être, d'une manière quelconque, admis en leur société.

 

1. Rom. V, 6. — 2. Luc, XX, 36.

CENT ONZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « PERE, CEUX QUE VOUS M'AVEZ DONNÉS, JE VEUX QUE LA OU JE SUIS, ILS SOIENT AUSSI AVEC MOI », JUSQU'A CES AUTRES : AFIN QUE L'AMOUR « DONT VOUS M'AVEZ AIMÉ SOIT EN EUX ET MOI EN EUX ». (Chap. XVII, 24-26.)
 

LE CIEL ET LA VISION INTUITIVE.
 

Jésus, voie, vérité et vie, demande le ciel pour ceux qu'il a reçus et choisis du monde, la conviction des choses qui ne se voient point, et enfin, comme moyeu d'y parvenir, la foi et l'espérance.

 

1. L'espérance que le Seigneur Jésus donne aux siens est singulièrement élevée dans son objet, et l'on ne saurait imaginer rien de plus grand. Ecoutez et puisez dans votre espérance une immense joie: voici pourquoi vous devez non pas aimer, mais supporter la vie présente; écoutez, afin de vous montrer patients au milieu de ses tribulations (1). Ecoutez, dis-je, et considérez attentivement jusqu'où s'élève notre espérance. C'est Jésus-Christ qui parle; c'est le Fils unique de Dieu, coéternel et égal à son Père ; c'est celui qui s'est fait homme pour nous, mais qui n'est pas devenu menteur comme tout homme (2) ; c'est celui qui est la voie, la vie et la vérité (4); c'est celui qui a vaincu le monde (3), et il parle de ceux en faveur desquels il a remporté la victoire. Ecoutez, croyez, espérez, désirez ce qu'il dit. « Père, je désire que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés soient aussi avec moi ». Quels sont ceux dont il dit que le Père les lui a donnés ? Ne sont-ce pas les mêmes dont il dit ailleurs : « Personne ne vient à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire (5) ? » Comment fait-il lui-même avec le Père ce qu'il nous dit être l'oeuvre du Père seul ? Nous le savons déjà, si nous avons profité de l'explication de cet Evangile. Ce sont ceux qu'il a reçus du Père, ceux qu'il a lui-même choisis du monde pour qu'ils ne soient plus du monde, comme lui-même n'en est pas; mais pour qu'ils soient ce monde qui croit et connaît que Jésus-Christ a été envoyé par Dieu le Père, afin de délivrer le monde du monde et empêcher le monde, qui doit être réconcilié avec Dieu, d'être condamné avec le monde qui est son ennemi

 

1. Rom. XII, 12. — 2. Ps. CXV, 11. — 3. Jean, XIV, 6. — 4. Id. XVI, 33. — 5. Id. VI, 44.

 

acharné. Voici, en effet,ce qu'il dit au commencement de cette prière: « Vous lui avez donné  pouvoir sur toute chair », c'est-à-dire sur tout homme, « afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés, il donne la vie éternelle (1) ». Par là il montre qu'il a reçu pouvoir sur tout homme; en conséquence, et puisqu'il jugera les vivants et les morts, il délivrera ceux qu'il voudra et condamnera aussi ceux qu'il voudra; par là, il montre encore que le Père lui a donné tous ceux auxquels il donnera la vie éternelle. Il dit en effet : « Afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés, il donne la vie éternelle ». C'est pourquoi ceux à qui il ne donnera pas la vie éternelle, ne lui ont pas été donnés. Pourtant il a reçu pouvoir sur eux, puisque pouvoir lui a été donné sur toute chair, c’est-à-dire sur tout homme. Ainsi le monde réconcilié sera délivré du monde ennemi, lorsque exerçant sur celui-ci son pouvoir Jésus l'enverra à la mort éternelle; mais le premier il le fera sien et lui donnera la vie éternelle. La récompense promise par ce bon pasteur à toutes ses brebis, et par ce chef élevé à tous ses membres, c'est qu'où il est lui-même, là nous serons aussi avec lui. Cette promesse ne peut manquer de s'accomplir, puisque c'est le Fils tout-puissant qui dit au Père tout-puissant que telle est sa volonté. En cela aussi se trouve la volonté de l'Esprit-Saint, également éternel, également Dieu, Esprit unique des deux et la substance de leur volonté. De ces paroles que le Sauveur prononça au moment de sa passion : « Non ce que je veux, mais ce que vous voulez, Père (2)» , il semblerait résulter qu'il y avait eu ou qu'il y avait encore de la différence entre la

 

1. Jean, XVII, 2. — 2. Matth. XXVI, 39.

 

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volonté du Père et la volonté du Fils ; mais ce n'était là qu'un écho, écho fidèle néanmoins, de notre faiblesse, que notre chef transfigura en lui-même , lorsqu'il se chargea de nos péchés. Cependant, une est la volonté du Père et du Fils, et aussi de l'Esprit-Saint, qui par son adjonction forme avec eux la Trinité ; si notre faiblesse ne nous permet pas de le comprendre, notre piété nous fait du moins un devoir de le croire.

2. Autant que nous l'a permis la brièveté de notre discours, nous vous avons dit à qui Notre-Seigneur a fait cette promesse et combien elle est assurée : il nous reste donc à comprendre de notre mieux ce qu'il a bien voulu nous promettre. « Ceux que vous m'avez donnés», dit-il, «je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi ». Relativement à la créature dans laquelle il est né de la race de David selon la chair (1), Notre-Seigneur n'était pas encore où il devait se trouver plus tard. Cependant il a pu dire : « Où je suis », de manière à nous faire comprendre que bientôt il monterait au ciel, et qu'il se considérait comme étant déjà là où il devait être peu après. Il a pu aussi parler alors dans le même sens que lorsqu'il avait dit à Nicodème : « Personne ne monte au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est du ciel (2) ». Dans ce passage il ne dit iras : qui sera ; mais bien : « qui est », à cause de l'unité de personne par laquelle il est Dieu-homme et homme-Dieu ; il a donc promis de nous faire aller au ciel : c'est là qu'a été élevée la forme d'esclave qu'il a prise dans le sein de la Vierge ; c'est là qu'elle est placée à la droite du Père. Dans l'espérance de posséder plus tard un si grand bien, l'Apôtre lui-même a dit : « Mais Dieu, qui est riche en

miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, et, lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a vivifiés ensemble par Jésus-Christ, par la grâce duquel nous avons été sauvés, et en même temps il nous a ressuscités et nous a fait asseoir dans les célestes demeures en Jésus-Christ (3)». Voici donc quel peut être le sens de ces paroles du Sauveur : « Que là où je suis, ils soient aussi avec moi ». Notre-Seigneur dit lui-même qu'il est déjà au ciel. Pour nous, il dit qu'il veut que nous y soyons avec lui; mais il montre que nous n'y

 

1. Rom, I, 3. — 2. Jean, III, 13. — 3. Ephés. II, 4-6.

 

sommes pas encore. Ce que Notre-Seigneur dit vouloir faire, l'Apôtre en parle comme si cela était déjà fait; il ne dit pas en effet : Il nous ressuscitera et nous fera asseoir dans les célestes demeures ; mais bien : « Il nous a ressuscités et fait asseoir dans les célestes demeures ». Car ce n'est pas en vain, mais avec certitude qu'il regarde comme déjà fait ce dont l'accomplissement futur ne lui inspire aucun doute. Si, au contraire; nous voulons comprendre ces mots : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi», dans le sens de la nature de Dieu qui le rend égal au l'ère, éloignons de notre esprit toute pensée d'images corporelles. Que notre esprit écarte son attention ou sa contemplation de toute idée de longueur, de largeur, d'épaisseur et de couleur corporelles, de diffusion en des lieux ou en des espaces finis ou infinis qu'on ne se demande pas où se trouve le Fils qui est égal au Père ; car personne n'a encore découvert l'endroit où il ne serait pas. Mais que quiconque veut demander, demande plutôt à être avec lui ; non pas à être partout comme lui, niais à être n'importe où il soit. Jésus dit au larron, crucifié en punition de ses crimes, mais sauvé en récompense de sa foi : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis (1) ». En tant qu'il était homme, son âme devait être le jour même aux enfers, et son corps dans le tombeau. Mais en tant qu'il était Dieu, il était évidemment dans le paradis. Aussi l'âme du larron, lavée de ses crimes et béatifiée par la munificence du Christ, ne pouvait être partout comme lui ; mais le jour même elle put être avec lui dans le paradis, d'où il ne s'était pas éloigné puisqu'il est toujours partout. C'est pour cela, sans doute, qu'il ne lui a pas suffi de dire : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi », mais qu'il a ajouté : « avec moi ». Etre avec lui, c'est un grand bien. Les malheureux peuvent être où il est, parce que n'importe où ils soient, il y est aussi. Mais les bienheureux seuls peuvent être avec lui ; car ils ne peuvent être heureux que par lui. C'est donc en toute vérité qu'il a été dit à Dieu : « Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je descends aux enfers, vous y êtes  présent (2) ». Et Jésus-Christ n'est-il pas la sagesse de Dieu, cette sagesse « qui atteint partout, à cause de sa pureté (3)? » Mais la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres

 

1. Luc, XXIII, 43. — 2. Ps. CXXXVIII, 8. — 3. Sag. VII, 24.

 

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ne la comprennent pas (1). Prenons pour exemple quelconque une chose visible, quoiqu'elle offre des différences sensibles. Quoiqu'un aveugle se trouve où est la lumière, il n'est cependant pas avec la lumière; mais, malgré la présence de la lumière, il est lui-même absent par rapport à elle. Ainsi en est-il de l'infidèle et de l'impie, et même de l'homme fidèle et pieux qui n'est pas encore propre à contempler la lumière de la sagesse ; quoiqu'ils ne puissent jamais être en un lieu où ne soit pas Jésus-Christ, ils ne sont cependant pas avec Jésus-Christ, à moins qu'ils y soient comme en image ; car l'homme pieux et fidèle est sûrement avec Jésus-Christ par la foi. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit : « Celui qui n'est pas avec moi est contre  moi (2) ». Mais lorsqu'il disait à Dieu le Père « Ceux que vous m'avez donnés, je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi », il parlait de cette image dans laquelle nous le verrons tel qu'il est  (3).

3. Que personne ne vienne obscurcir par les nuages de la contradiction le sens très-clair que nous venons de donner ; les paroles qui suivent viennent prêter leur témoignage à celles qui précèdent. Notre-Seigneur, en effet, avait dit: « Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi »; il continue et ajoute aussitôt : « Afin qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant la constitution du monde ». Il dit . « Afin qu'ils voient », et non pas : afin qu'ils croient. C'est là, en effet, la récompense de la foi, et non la foi elle-même ; car si la foi est avec raison définie, dans l'épître aux Hébreux: « Une conviction des choses qui ne se voient pas (4) » ; pourquoi la récompense de la foi ne serait-elle pas définie: La vision des choses que l'on a crues et espérées? Quand nous verrons la gloire que le Père a donnée à son Fils, et supposons qu'il s'agisse seulement ici de la gloire qu'il a donnée à son Fils fait homme après sa mort sur la croix, et non pas de celle que le Père lui a donnée, en tant que son égal, quand il l'a engendré; quand nous verrons cette gloire du Fils , assurément alors se fera le jugement des vivants et des morts ; alors l'impie sera enlevé, afin qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur (5). Quelle gloire? Celle par laquelle il est Dieu. « Bienheureux

 

1. Jean, 1, 5. — 2. Matth. XII, 30. — 3. I Jean, III, 2. — 4. Hébr. XI, 1.— 5. Isa. XXVI,-0.

 

ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ». Les impies n'ont pas le coeur pur, c'est pourquoi ils ne verront pas Dieu. Alors ils iront au supplice éternel; et c'est ainsi que l'impie sera enlevé, afin qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur. Mais les justes iront à la vie éternelle (2) . Or, en quoi consiste la vie éternelle? «A vous connaître », dit Notre-Seigneur, « vous, le seul vrai Dieu, et Celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (3) ». Elle consiste à le connaître, non pas de la manière dont il sera connu de ceux qui, sans avoir le coeur pur, auront pu cependant le voir juger les hommes dans sa forme d'esclave glorifiée, mais de la manière dont il doit être connu par ceux qui ont le coeur pur, comme seul vrai Dieu, Fils avec le Père et le Saint-Esprit, puisque la Trinité est le seul vrai Dieu. Si nous le considérons en tant qu'il est Fils de Dieu, Dieu lui-même égal et coéternel au Père, voici le sens que nous devons donner à ces paroles : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi ». Nous serons dans le Père avec Jésus-Christ; mais il y sera à sa manière et nous à la nôtre, n'importe où nous nous trouvions corporellement. S'il faut appeler lieu ce qui ne contient pas de corps, et que le lieu d'une chose soit celui où elle est, le Père est dans le lieu éternel, où se trouve toujours Jésus-Christ, et le lieu où se trouve le Père n'est autre que le Fils; « car », dit-il, « je suis dans le Père et le Père est en moi (4) ». Et dans la présente prière, il dit aussi : « Comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous ». Ils sont eux-mêmes le lieu de notre habitation ; car il ajoute : « Afin qu'eux aussi soient un en nous (5) ». Oui, nous sommes le lieu où Dieu réside, parce que nous sommes son temple. Ainsi, celui qui est mort et qui vit pour nous, prie afin que nous soyons un en eux : « Parce que son habitation a été établie dans la paix, et sa demeure dans Sion (6) ». Et nous sommes nous-mêmes cette demeure. Mais ces lieux et les choses qui s'y trouvent, comment se les représenter sans capacités étendues, et sans dimensions corporelles? Néanmoins, ce n'est pas à beaucoup près une imperfection de nier, de repousser et de réprouver tout ce qui, sous les images, se présente à l'oeil de notre coeur. Et

 

1 Matth. V, 8. — 2. Id. XXV, 46. — 3. Jean, XVII, 3. — 4. Id. XIV, 10. — 5. Id. XVII, 21. — 6. Ps. LXXV, 3.

 

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la lumière à l'aide de laquelle nous voyons que ces choses doivent être niées, repoussées et réprouvées, il faut nous l'imaginer de notre mieux, reconnaître combien elle est certaine, l'aimer pour nous élever ensuite et nous approcher des choses intérieures. Et puisque notre âme, faible et moins pure que ces choses, ne peut les pénétrer, qu'elle ne s'en laisse pas éloigner sans pousser un gémissement d'amour et sans verser des larmes de désir, qu'elle attende avec patience le moment où elle sera purifiée par la foi, et qu'elle se prépare par des moeurs saintes à y habiter un jour.

4. Comment donc ne serions-nous pas avec Jésus-Christ, où il est, quand nous serons avec lui dans le Père, dans le sein duquel il est ? Aussi, quoique nous ne soyons pas encore en possession de la réalité, et que nous en nourrissions seulement l'espérance , l'Apôtre n'a pas voulu nous le taire, et il nous dit . « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses qui sont en haut, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu. Ayez du goût pour les choses qui sont en haut, et non pour celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts », ajoute-t-il, « et votre vie a été cachée avec Jésus-Christ en Dieu ». Ainsi donc, en attendant, par la foi et l'espérance notre vie se trouve où se trouve Jésus-Christ, elle est avec lui. Et voilà comment déjà s'est accompli ce que Notre-Seigneur demandait dans sa prière : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi ». Mais maintenant nous n'y sommes que par la foi. Quand y serons-nous en réalité pour le voir à découvert? « Quand Jésus-Christ, qui est votre vie», dit l'Apôtre, « vous aura apparu, alors vous apparaîtrez, vous aussi, avec lui dans la gloire (1) ». Alors nous apparaîtrons ce qu'alors nous serons. Car alors nous verrons que nous n'avons ni cru ni espéré inutilement ces choses avant de les posséder. C'est ce que fera Celui à qui le Fils dit : « Afin qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée », et qui ajoute incontinent

« Parce que vous m'avez aimé avant la Constitution du monde ». Car, en lui, il nous a aimés nous aussi avant la constitution du monde, et alors il a prédestiné ce qu'il ferait à la fin du monde.

5. « Père juste », continue Notre-Seigneur,

 

1. Coloss. III, 1-4.

 

le monde ne vous a pas connu ». C'est parce que vous êtes juste qu'il ne vous a pas connu. Et c'est avec raison que ce monde prédestiné à la damnation ne l'a pas connu. Mais si le monde qu'il s'est réconcilié par Jésus-Christ l'a connu, ce n'est point par son propre mérite, mais par l'effet de la grâce. Qu'est-ce, en effet, que le connaître, sinon la vie éternelle? Il ne l'a pas donnée au monde damné, mais il l'a donnée au monde réconcilié. Le monde ne vous a donc pas connu précisément parce que vous êtes juste, et en agissant de manière à ce qu'il ne vous connût pas, vous avez agi selon ses mérites; mais si le monde réconcilié vous a connu, c'est parce que vous êtes miséricordieux, et pour l'aider à vous connaître, vous lui êtes venu en aide, non pas à cause de son mérite, mais par l'effet de votre grâce. Notre-Seigneur ajoute ensuite : « Mais moi, je vous ai connu ». Jésus-Christ comme Dieu est la source de la grâce; mais comme homme, il est né du Saint-Esprit et de la Vierge par une grâce ineffable. Enfin, c'est à cause de lui, car la grâce de Dieu nous vient par Jésus-Christ Notre-Seigneur ; « et ceux-ci », ajoute-t-il, « ont connu que vous m'avez envoyé ». Voilà le monde réconcilié. Mais comme ils l'ont connu parce que vous m'avez envoyé, c'est donc par un don de la grâce qu'ils l'ont connu.

6. « Et je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître encore ». Je le leur ai fait connaître par la foi, je le leur ferai connaître par la claire vision. Je le leur ai fait connaître dans le cours de leur pèlerinage ici-bas; je le leur ferai connaître dans leur royaume éternel. « Afin », continue Notre-Seigneur, « que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que moi aussi je sois en vous ». Cette locution : Dilectio quam dilexisti me, n'est pas en usage; il faudrait dire : Dilectio qua dilexisti me. La première est tirée du grec ; cependant il y en a de semblables en latin; car nous disons Fidelem servitutem servivit , strenuam militiam militavit, (il a servi avec fidélité, il a fait la guerre avec courage), tandis qu'il aurait fallu dire ; Fideli servitute servivit, strenua militia militavit. L'Apôtre a imité cette manière de parler: Dilectio quam dilexisti me, car il a employé une locution pareille, quand il a dit: Bonum certamen certavi (1), « j'ai combattu

 

1.  Tim. IV, 7.

 

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un bon combat ». Il ne dit pas : Bono certamine, ce qui eût été plus conforme à l'usage et aussi à la règle. Mais comment l'amour dont le Père aime le Fils est-il en nous? Parce que nous sommes ses membres et que nous sommes aimés en lui; car il est aimé tout entier, et comme chef et comme corps. C'est pourquoi il a ajouté : « Et moi en eux », comme s'il disait : parce que je suis, moi aussi, en eux. Car autre est là manière dont il est en nous comme dans son temple, autre est la manière dont il est en nous en tant que nous sommes lui-même, puisque, comme il s'est fait homme pour devenir notre chef, nous sommes devenus son corps. La prière du Sauveur est finie; sa passion commence ; finissons donc aussi ce discours : dans les suivants, nous dirons sur sa passion ce qu'il nous inspirera.

CENT DOUXIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, SORTIT AVEC SES DISCIPLES », JUSQU'A CES AUTRES : « ILS SAISIRENT JÉSUS ET LE LIÈRENT ». (Chap. XVIII, 1-12.)
JÉSUS AU JARDIN DES OLIVES.
 

Arrivé au jardin des Olives, le Sauveur y est bientôt suivi par les Juifs et Judas. D'un mot, il les renverse et guérit Malchus que Pierre a blessé. Avant sa guérison, Malchus était la figure de la servitude, et après, celle de la liberté, comme sa blessure était l'emblème du renouvellement de l'intelligence.

 

1. A la suite du beau et long discours qu'après la cène et avant de répandre son sang le Sauveur adressa à ceux de ses disciples qui étaient avec lui, à la suite de la prière qu'il adressa à son Père, l'évangéliste Jean commence en ces termes le récit de sa passion : « Jésus ayant dit ces choses sortit avec ses disciples au-delà du torrent de Cédron, où était un jardin, dans lequel il entra, lui et ses disciples. Or, Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce lieu-là, parce que Jésus y était souvent venu avec ses disciples ». L'Evangéliste raconte que Notre-Seigneur entra dans le jardin avec ses disciples ; mais cela n'arriva pas aussitôt après la prière dont il est écrit : « Jésus ayant dit ces choses ». Dans l'intervalle eurent lieu quelques événements que notre Evangéliste a passés sous silence et qui se lisent dans les autres évangiles. De même aussi nous trouvons dans celui de Jean le récit de beaucoup d'événements dont les autres évangélistes ne parlent pas. Pour ceux qui voudraient savoir comment ils s'accordent entre eux et comment la vérité émise par l'un n'est pas combattue par l'autre, ils l'apprendront, non pas dans ces discours, mais dans d'autres traités d'un pénible travail que j'ai composés sur ce sujet ; qu'ils les étudient non debout et en écoutant, mais assis et en les lisant ou bien en prêtant une oreille et un esprit très-attentifs à celui qu'ils chargeront de les lire. Néanmoins, soit qu'ils puissent en cette vie arriver à cette science, soit qu'ils en soient empêchés par quelque obstacle, ils doivent croire dès à présent qu'il n'y a dans aucun évangile, dans ceux du moins que D'autorité de l'Eglise reçoit comme canoniques, rien de contraire à 'ce qui se trouve dans les autres; car ils sont tous doués de la même véracité. Pour le moment, voyons, sans le comparer à celui des autres, le récit de Jean que nous avons entrepris d'expliquer ; nous passerons brièvement sur les choses qui sont claires, et, quand le sujet le demandera, nous pourrons nous arrêter plus longtemps. Et maintenant, quoiqu'il soit dit : « Jésus ayant « dit ces choses sortit avec ses disciples au-delà du torrent de Cédron, où était un jardin dans lequel il entra lui et ses disciples », il ne faut pas entendre ce passage en ce sens (118) qu'aussitôt après avoir fini de parler, Notre-Seigneur entra dans le jardin. Mais ces paroles : « Jésus ayant dit ces choses », doivent seulement nous faire comprendre qu'il n'entra pas dans le jardin avant d'avoir fini son discours.

2. « Or, Judas qui le trahissait connaissait ce lieu ». L'ordre des mots est celui-ci : « Il connaissait ce lieu, lui qui le trahissait, parce que », ajoute l'Évangéliste, « Jésus y était venu souvent avec ses disciples ». C'est donc là que ce loup, couvert d'une peau de brebis et supporté au milieu des brebis par un dessein profond du Père de famille, savait pouvoir disperser pour un peu de temps le troupeau, en dressant des embûches au Pasteur. « Judas, ayant accepté une cohorte et des serviteurs envoyés par les princes et les Pharisiens, vint en ce lieu avec des lanternes, et des torches, et des armes ». La cohorte était composée, non de juifs, mais de soldats. Elle était envoyée par le gouverneur, comme pour s'emparer d'un coupable ; par là, ils respectaient l'ordre des pouvoirs légitimes afin que personne n'osât leur résister, quand ils le tiendraient. D'ailleurs, ils avaient rassemblé une si grande troupe et l'avaient armée de telle sorte, qu'elle devait suffire à effrayer ou à disperser ceux qui auraient osé défendre Jésus-Christ. Sa puissance était tellement cachée, et sa faiblesse était si visible, que toutes ces précautions parurent aux yeux de ses ennemis nécessaires à employer contre lui ; car ils ignoraient qu'ils ne pouvaient lui faire que ce qu'il voulait lui-même. Car il était bon, et il faisait un bon usage du mal, et il tirait le bien du mal pour rendre bons les méchants et séparer les bons d'avec les autres.

3. « Or », continue l'Évangéliste, « Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s'avança et leur dit . Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth. Jésus leur dit: C'est moi, et Judas qui le trahissait était debout au milieu d'eux. Aussitôt donc que Jésus leur eut dit : C'est moi, ils s'en allèrent à la renverse et tombèrent par terre ». Où est donc maintenant la cohorte de soldats? où sont les serviteurs des prêtres et des Pharisiens ? où est cette terreur et ce grand déploiement d'armes ? Une seule parole : « C'est moi », a suffi, sans le secours d'aucune arme, pour frapper, repousser et renverser une foule si nombreuse, transportée de haine et rendue redoutable par ses armes. Le Dieu se dérobait sous le voile de l'humanité, et le jour éternel se trouvait tellement éclipsé sous les membres humains, que les ténèbres le cherchaient avec des lanternes et des torches pour le tuer. Il dit: « C'est moi », et il renverse ces impies. Que fera-t-il quand il viendra pour juger, puisqu'il fait de telles choses au moment où il va être jugé ? Quelle sera sa puissance quand il régnera, s'il peut ainsi agir quand il va tomber sous les coups de la mort? Et maintenant, par le moyen de l'Évangile, Jésus-Christ dit partout : « C'est « moi a, et les Juifs attendent l'antéchrist, pour retourner en arrière et tomber à terre ; car ils abandonnent les choses célestes et n'aiment que les choses terrestres. Certes, les persécuteurs sont. venus avec Celui qui le trahissait,  pour saisir Jésus ; ils ont trouvé Celui qu'ils cherchaient, ils ont entendu : « C'est moi ». Pourquoi ne l'ont-ils pas saisi? Pourquoi, au contraire, se sont-ils en allés à la renverse et sont-ils tombés ? parce qu'ainsi l'a voulu Celui qui peut tout ce qu'il veut. Mais s'il ne leur permettait jamais de le saisir, ils ne lui feraient pas ce pour quoi il sont venus, et il ne ferait pas lui-même ce pour quoi il est descendu sur la terre. Dans leur fureur, ils le cherchaient pour le mettre à mort; mais il nous cherchait lui-même en mourant. C'est pourquoi il leur a montré son pouvoir et l'impuissance où ils étaient de le saisir, bien qu'ils le voulussent ; qu'ils le prennent maintenant, afin qu'il le fasse servir, à leur insu, à l'accomplissement de sa volonté.

4. « Il leur demanda donc de nouveau: Qui cherchez-vous ? ils lui dirent : Jésus de Nazareth. Jésus leur répondit : Je vous ai dit que c'est moi. Si donc c'est moi que vous  cherchez, laissez aller ceux-ci. C'était afin que fût accomplie la parole qu'il avait dite: Ceux que vous m'avez donnés, je n'en ai perdu aucun. Si c'est moi que vous cherchez », dit Notre-Seigneur , « laissez aller ceux-ci ». Il parle à des ennemis, et cependant ils font ce qu'il ordonne, ils laissent aller ceux qu'il ne veut pas voir périr. Mais ne devaient-ils pas mourir dans la suite ? Pourquoi donc, s'ils mouraient maintenant, les perdrait-il ? parce qu'ils ne croyaient pas encore en lui de la manière dont croient tous ceux qui ne périssent pas.

 

119

 

5. « Or, Simon Pierre ayant un glaive, le tira et frappa un serviteur du prince des prêtres, et lui coupa l'oreille droite. Or, le nom de ce serviteur était Malchus ». Seul notre Evangéliste a fait connaître le nom de ce serviteur : comme aussi Luc a été seul pour dire que Notre-Seigneur toucha son oreille et la guérit (1). Or, Malchus signifie qui doit régner. Que signifie donc cette oreille coupée pour le Seigneur et guérie par lui, sinon le renouvellement de l'intelligence qui se dépouille de ses anciens errements, afin de se trouver dans la nouveauté de l'esprit, et non plus dans l'ancienneté de la lettre (2)? Celui qui a reçu de Jésus-Christ un tel bienfait ne doit-il pas évidemment régner avec Jésus-Christ ? Malchus a été un esclave, et par conséquent il symbolise cet Ancien Testament qui engendre pour la servitude, et dont la figure est Agar (3). Mais quand est advenue la santé, alors a été figurée la liberté. Notre-Seigneur blâma l'action de Pierre et lui défendit de passer outre : « Remets ton glaive dans le fourreau ; le calice que le Père m'a donné, ne le boirai-je pas ? » Par son action, ce disciple ne voulait que défendre son Maître, il ne songeait nullement à ce que signifiait sa conduite. C'est pourquoi il a fallu que le Sauveur l'exhortât à la patience, et que cela fût écrit pour être compris de nous. Notre-Seigneur dit que c'est le

 

1. Luc, XXII, 51. — 2. Rom. VII, 6. — 3. Galat. IV, 24.

 

Père qui lui a donné le calice de sa passion ; assurément, c'est aussi ce que veut dire l'Apôtre par ces mots : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous (1) ». Cependant, Celui qui a bu ce calice, l'a aussi préparé. Aussi le même Apôtre nous dit-il : « Jésus-Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur (2)».

6. « La cohorte, et le tribun, et les satellites des Juifs, saisirent Jésus et le lièrent ». Ils se saisirent de Celui dont ils n'approchèrent même pas. Car il est le jour, et ils restèrent ténèbres, et ils n'entendirent pas cette parole : « Approchez-vous de lui et soyez éclairés (2) ». S'ils s'en étaient approchée de la sorte, ils l'auraient saisi non avec leurs mains pour le mettre à mort, mais avec leur coeur pour le recevoir. Hélas ! en le saisissant comme ils le faisaient, ils s'en éloignèrent davantage. Et ils lièrent Celui par qui ils auraient dû plutôt vouloir être déliés. Et peut-être y en eut-il parmi eux pour le charger alors de leurs chaînes, et qui, délivrés par lui dans la suite, s'écrièrent : « Vous avez brisé mes liens (3) ». C'est assez pour aujourd'hui ; si Dieu le permet, nous traiterons ce qui suit dans un autre discours.

 

1. Rom. VIII, 31, 32. — 2. Ephés. V, 2. — 3. Ps. XXXIII, 6. — 4. Id. CXV, 16.

CENT TREIZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « ET ILS LE CONDUISIRENT D'ABORD VERS ANNE », JUSQU'À CES AUTRES : « PIERRE LE NIA ENCORE UNE FOIS, ET AUSSITOT LE COQ CHANTA ». (Chap. XVIII, 43-27.)
 

JÉSUS CHEZ ANNE ET CHEZ CAÏPHE.
 

Le Sauveur, trahi par Judas, traîné chez Anne, y est renié trois fois, par Pierre : ensuite, on le conduit chez Caïphe, un assistant le soufflette, et il répond à cette injure avec une dignité et un calme qui doivent nous servir d'exemple.

 

1. Les persécuteurs de Notre-Seigneur, après que Judas le leur eut livré, le saisirent et le lièrent; car il nous a aimés, il s'est livré lui-même pour nous (1), et le Père ne l'a pas épargné, mais il l'a livré pour nous tous (2).

 

1. Ephés. V, 2. — 2. Rom, VIII, 32.

 

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Mais il ne faut pas croire que Judas soit à louanger pour le bien que nous avons tiré de sa trahison, il n'a mérité que la condamnation due à un si grand crime. « Ils le conduisirent », nous raconte l'Evangéliste Jean, d'abord chez « Anne ». Et il nous en donne la raison . « Car », dit-il, « il était beau-père de Caïphe qui était le Pontife de cette année. « Caïphe », continue-t-il, « était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs: Il est utile qu'un seul homme meure pour tout le peuple ». Matthieu, qui a voulu raconter plus brièvement le fait, rapporte que Notre-Seigneur fut conduit vers Caïphe (1). Car s'il fut conduit d'abord vers Anne, c'est qu'Anne était le beau-père de Caïphe ; de là nous devons conclure que Caïphe avait voulu qu'il en fût ainsi.

2. L'Evangéliste continue : « Or, Simon Pierre et un autre disciple suivaient Jésus ». Quel est cet autre disciple? Le dire serait parler témérairement, puisqu'on ne nous l'apprend pas ; remarquez-le , néanmoins. C'est ainsi que Jean se désigne ordinairement lui-même en ajoutant « que Jésus l'aimait (2) ». Aussi, est-ce peut-être lui. Mais, quel qu'il soit, voyons ce qui suit : « Ce disciple était connu du grand prêtre, et il entra avec Jésus dans la cour du grand prêtre. Or, Pierre se tenait dehors à la porte. Mais cet autre disciple qui était connu du grand prêtre sortit, parla à la portière et fit entrer Pierre. Or, cette servante, la portière, dit à Pierre : Et toi, n'es-tu pas aussi des disciples de cet homme? « Il lui répondit : Je n'en suis point ». Cette colonne qui se croyait si ferme, la voilà ébranlée jusque dans ses fondements par le moindre souffle du vent. Où est l'audace de cet homme qui promettait tant de choses et présumait si fort de lui-même ? Où sont ces paroles qu'il avait prononcées : « Pourquoi ne puis-je pas vous suivre maintenant ? je donnerai ma vie pour vous (3) ?» Nier qu'on soit le disciple de son maître, est-ce le suivre? Donne-t-on sa vie pour son maître, quand, par crainte de mourir, on tremble à la voix d'une servante ? Mais faut-il nous étonner si les prédictions de Dieu sont infaillibles, et si les présomptions de l'homme sont trompeuses? D'après ce que l'Evangile a commencé de nous ,dire du. reniement de l'apôtre Pierre, nous devons le remarquer

 

1. Matth. XXV, 57 — 2. Jean, XIII, 23 ; XIX, 26. — 3. Id. XIII, 37.

 

on renie Jésus-Christ, non-seulement en disant qu'il n'est pas le Christ, mais encore en soutenant qu'on n'est pas chrétien, quand on l'est. Notre-Seigneur n'a pas dit à Pierre Tu nieras que tu es mon disciple; mais : « Tu me nieras (1) » ; il l'a donc nié lui-même, quand il a nié qu'il fût son disciple. Et en niant qu'il fût son disciple, qu'a-t-il nié, sinon qu'il fût chrétien ? Sans doute, les disciples de Jésus-Christ n'étaient pas encore appelés de ce nom; ils ne furent pour la première fois appelés chrétiens, que quelque temps après. l'ascension, à Antioche (2). Mais déjà existait le motif qui devait leur faire donner ce nom-là; déjà existaient les disciples qui plus tard furent appelés chrétiens ; et ils ont transmis à leur postérité ce nom qui leur était commun, comme la foi qui leur était commune. Celui donc qui niait être disciple de Jésus-Christ, niait la chose que l'on désigne par le nom de chrétien. Dans la suite, combien de personnes se sont montrées capables de ce que n'a pu faire ce disciple qui tenait les clefs du royaume des cieux s ? Ici, je ne parle ni de vieillards ni de vieilles femmes à qui le dégoût de la vie a pu inspirer plus facilement le mépris de la mort endurée pour confesser Jésus-Christ; je ne parle pas non plus de jeunes gens de l'un et de l'autre sexe, car on est en droit d'exiger de cet âge la force et le courage ; mais je parle de petits garçons et de petites filles, et de cette troupe innombrable de saints martyrs qui sont entrés par force et par violence dans le royaume des cieux. Aussi, quand Celui qui nous a rachetés de son sang se livra pour nous, il dit : « Laissez ceux-là s'en aller », afin que fût accomplie la parole qu'il avait dite : « Ceux que vous m'avez donnés, je n'en ai pas perdu un seul ». En effet, si Pierre était mort après avoir renié Jésus-Christ, n'aurait-il pas été perdu ?

3. « Les serviteurs et les ministres se tenaient auprès du feu, car il faisait froid, et ils se chauffaient ». On n'était pas en hiver, et cependant il faisait froid, comme il arrive d'ordinaire à l'équinoxe du printemps. « Or, Pierre était aussi avec eux et se chauffait. Le Pontife donc interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit : J'ai publiquement parlé au monde, j'ai toujours enseigné dans la synagogue et

 

1. Matth. XXVI, 34. — 2. Act. XI, 26. — 3. Matth. XVI, 19.

 

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dans le temple où tous les Juifs s'assemblent, et je n'ai rien dit en secret; pourquoi m'interrogez-vous? interrogez ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit: ils savent ce que je leur ai dit ». Ici se présente une question qu'il ne faut point passer sous silence : comment le Seigneur Jésus a-t-il pu dire : « J'ai publiquement parlé au monde » ; et surtout : « Je n'ai rien dit en secret? » Dans le dernier discours qu'il a adressé à ses disciples après la cène, ne leur a-t-il pas dit : « Je vous ai dit ces choses en paraboles; mais voici venir l'heure où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement de mon Père (1) ? » Si donc à ses disciples qui lui étaient le plus attachés il ne parlait pas ouvertement, s'il se contentait de leur promettre l'heure où il leur parlerait ouvertement, comment a-t-il parlé ouvertement au monde ? De plus, comme nous l'apprend l'autorité des autres évangélistes, il parlait beaucoup plus ouvertement à ses disciples qu'à tous autres, lorsqu'il était seul avec eux et éloigné de la foule. Que signifient donc ces paroles : « Je n'ai rien dit en secret? » Il faut donc comprendre qu'il a dit : « J'ai parlé ouvertement au monde », en ce sens : Beaucoup m'ont entendu. En effet, et dans un sens il parlait ouvertement, et dans un autre il ne parlait pas ouvertement: il parlait ouvertement, parce que plusieurs l'entendaient ; et il ne parlait pas ouvertement, parce qu'ils ne comprenaient pas. D'ailleurs, encore, ce qu'il disait à part à ses disciples, il ne le disait pas en secret. Car peut-on dire que celui-là parle en secret, qui parle devant tant d'hommes ? N'est-il pas écrit : « Que dans la bouche de deux ou trois témoins toute parole soit stable (2)? » et surtout, ce qu'il dit à un petit nombre, ne veut-il pas que ce petit nombre le publie devant tous? Notre-Seigneur l'a dit à ses disciples qui se trouvaient alors en petit nombre autour de lui : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière ; et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits (3) ». Donc, même ce qui semblait dit secrètement, d'une certaine façon n'était pas dit en secret ; car Jésus le disait, non pas afin que ceux à qui il parlait gardassent le silence, mais au contraire pour qu'ils le répandissent partout. Ainsi donc. une même chose peut

 

1. Jean, XVI, 25. — 2. Deut. XIX, 15. — 3.  Matth. X, 27.

 

être en même temps dite ouvertement et non ouvertement, ou bien en secret et non en secret, comme il est écrit : « Afin que voyant, ils voient et ne voient pas (1) ». Comment « peuvent-ils voir ? » parce que la chose est publique et non secrète ; et comment les mêmes « ne voient-ils pas? » parce que la chose n'est pas publique, mais secrète. Néanmoins, les choses qu'ils avaient entendues et n'avaient pas comprises étaient de telle nature qu'elles ne pouvaient être incriminées avec justice et vérité. Aussi chaque fois qu'ils l'interrogèrent pour trouver dans ses réponses un motif de l'accuser, il leur répondit de manière à dépister leur ruse et à renverser leurs projets de calomnies. C'est pourquoi il leur disait : « Pourquoi m'interrogez-vous ?  Interrogez ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit; ceux-là savent ce que j'ai dit ».

4. « Quand il eut dit ces paroles, un des ministres qui était là donna un soufflet à Jésus, en disant : Est-ce ainsi que tu réponds au Pontife? Jésus lui répondit : Si j'ai mal parlé, rends témoignage du mal que j'ai dit ; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » Quoi de plus vrai, de plus doux et de plus juste que cette réponse? Elle vient de celui dont le Prophète avait dit à l'avance : « Entreprends, et marche en prospérant, et règne pour la vérité, la douceur et la justice (2) ». Si nous considérons la qualité de celui qui a reçu ce soufflet, ne voudrions-nous pas que celui qui l'a ainsi frappé fût consumé par le feu du ciel ou englouti par la terre entr'ouverte, ou saisi par le démon et roulé par lui, ou, enfin, frappé de quelque châtiment semblable, sinon plus grave encore? Lequel de ces tourments n'aurait pu ordonner dans sa puissance Celui par qui le monde a été fait? Mais il a préféré nous enseigner la patience qui triomphe du monde. Mais, dira quelqu'un : Pourquoi Jésus n'a-t-il pas fait ce qu'il avait lui-même commandé (3) ? Il ne devait pas répondre ainsi à celui qui le frappait, mais lui présenter l'autre joue. Eh quoi ! n'a-t-il pas répondu avec vérité, douceur et justice ? N'a-t-il pas fait plus que tendre l'autre joue à celui qui le frappait, et n'a-t-il pas donné tout son corps à ceux qui devaient le clouer à la croix? Ainsi nous a-t-il appris ce qu'il était surtout important de nous apprendre , à savoir, que ces  grands préceptes

 

1. Marc, IV, 12. — 2. Ps, XLIV, 5. — 3. Matth. V, 39.

 

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de la patience devaient s'accomplir non par l'ostentation du corps, mais par la préparation du coeur. Il peut se faire, en effet, qu'un homme tende extérieurement l'autre joue et garde sa colère. Que Notre-Seigneur fait bien mieux, en répondant avec calme la vérité, et en se préparant avec tranquillité à supporter des traitements encore plus cruels ! Bienheureux est celui qui, dans tout ce qu'il souffre injustement pour la justice, peut dire avec vérité : « Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt (1) » ; alors s'accomplissent les paroles qui suivent: « Je chanterai et je psalmodierai ». Voilà ce que Paul et Barnabé ont pu faire, lorsqu'ils étaient chargés de chaînes.

5. Mais revenons à la suite du récit évangélique. « Et Anne l'envoya lié à Caïphe qui était pontife ». C'était vers lui, comme le dit Matthieu, qu'on le conduisait d'abord, parce que Caïphe était, cette année-là, le prince des prêtres. Il faut le remarquer, il y avait, à cette époque, deux pontifes, c'est-à-dire deux princes des prêtres qui exerçaient alternativement chaque année. C'étaient Anne et Caïphe ; ainsi le rapporte l'évangéliste Luc, lorsqu'il raconte en quel temps Jean, le précurseur de Notre-Seigneur , commença de prêcher le royaume des cieux et de rassembler des disciples. Voici ce qu'il dit : « Sous les princes des prêtres, Anne et Caïphe, la parole du Seigneur descendit sur Jean, fils de Zacharie, dans le désert (2) ». Et le reste. Ces deux pontifes faisaient donc chacun son année; et celle où Jésus souffrit était l'année de Caïphe. C'est pourquoi, lorsqu'ils eurent saisi Jésus, ils le conduisirent, selon Matthieu,

 

1. Ps. LVI, 8. — 2. Luc, III,2.

 

chez Caïphe, et, selon Jean, ils vinrent avec Jésus d'abord vers Anne, non parce qu'il était son collègue, mais parce qu'il était son beau-père. Il faut croire que cela se fit d'après la volonté de Caïphe, ou bien parce que leurs demeures étaient situées de manière à ce que, en passant devant celle d'Anne, ils ne purent se dispenser d'y entrer.

6. Après avoir dit qu'Anne envoya Jésus lié à Caïphe, notre Evangéliste revient à l'endroit de sa narration où il avait laissé Pierre, pour expliquer ce qui arriva dans la maison d'Anne, au sujet de son triple reniement. « Cependant », dit-il, « Simon Pierre était là et se chauffait ». Il rappelle ainsi ce qu'il avait déjà dit. Il ajoute ensuite ce qui arriva : « Ils lui dirent donc : N'es-tu pas aussi de ses disciples ? Et il le nia, et il dit : Je n'en suis point ». Il l'avait déjà renié une première fois; celle-ci est donc la seconde. Ensuite, pour que s'accomplît son triple reniement, « un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui dont Pierre avait coupé l'oreille, lui dit : Est-ce que je ne t'ai pas vu dans le jardin avec lui? Pierre le nia de nouveau, et aussitôt le coq chanta ». Voilà la prédiction du médecin accomplie et la présomption du malade avérée. Car ce qui est arrivé est, non pas ce que Pierre avait dit : « Je donnerai ma vie pour vous », mais ce que Jésus avait prédit : « Tu me renieras trois fois (1) ». Mais le triple reniement de Pierre étant achevé , achevons aussi ce discours. En commençant le discours suivant, nous examinerons ce qui arriva à Notre-Seigneur chez le gouverneur Ponce-Pilate.

 

1. Jean, XIII, 38.

CENT QUATORZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES MOTS : « ILS CONDUISIRENT DONC JÉSUS A CAÏPHE , DANS LE PRÉTOIRE », JUSQU'A CES AUTRES : « AFIN QUE LA PAROLE DE JÉSUS FUT ACCOMPLIE, PAROLE QU'IL AVAIT DITE, INDIQUANT DE QUELLE MORT IL DEVAIT MOURIR ». (Chap. XVIII, 28-32.)
 

LE SAUVEUR AU TRIBUNAL DE PILATE.
 

On amène Jésus à Pilate, mais ses ennemis n'entrent pas dans le prétoire. Les hypocrites ! Ils craignaient de se souiller en pénétrant dans un tribunal étranger, et ils ne craignaient pas de se souiller par un crime.

 

 

1. Voyons aujourd'hui, d'après le récit de l'évangéliste Jean, ce qui fut fait avec Notre-Seigneur ou relativement à Notre-Seigneur Jésus-Christ, chez le président Ponce-Pilate. Jean reprend, en effet, sa narration où il l'avait laissée, pour expliquer le reniement de Pierre. Il avait déjà dit : « Et Anne l'envoya lié à Caïphe, souverain pontife (1) ». Puis, il était revenu à Pierre qu'il avait laissé se chauffant auprès du feu, dans le vestibule ; enfin, après avoir raconté dans tous ses détails son triple reniement, il dit : « Ils conduisent donc Jésus vers Caïphe, dans le prétoire ». Il avait déjà dit qu'il était envoyé à Caïphe par Anne, son collègue et son beau-père. Mais s'il est envoyé à Caïphe, pourquoi dans le prétoire ? Le prétoire ne peut, en effet, signifier autre chose que le lieu où habitait Pilate le président; ou bien, de la maison d'Anne où ils s'étaient réunis tous les deux pour entendre Jésus, Caïphe s'était rendu , pour une cause urgente , au prétoire du président et avait laissé à son beau-père le soin d'entendre Jésus, ou bien Pilate avait établi son prétoire dans la maison de Caïphe. Cette demeure était si grande que, d'un côté , elle formait l'habitation de son maître, et, de l'autre, le tribunal du juge.

2. « Or, c'était le matin, et ceux-là », c’est-à-dire ceux qui conduisaient Jésus, « n'entrèrent pas dans le prétoire », c'est-à-dire dans cette partie de la maison qu'occupait Pilate, si toutefois c'était là aussi la maison de Caïphe. L'Evangéliste fait connaître la raison pour laquelle ils n'entrèrent pas. « C'était », dit-il, « afin qu'ils ne fussent pas

 

1. Jean, XVIII, 24.

 

souillés, mais pour qu'ils pussent manger la pâque ». Ils étaient déjà, en effet, entrés dans le jour des azymes; et, en ces jours, c'était pour eux une souillure de pénétrer dans la demeure d'un étranger. O aveuglement impie ! ils seraient souillés par la demeure d'un étranger, et ils ne le seraient point par leur propre crime ! Ils craignaient d'être souillés par le prétoire d'un juge étranger, et ils ne craignaient pas de l'être par le sang de leur frère innocent ! et je ne dis que cela, pour montrer où en était leur mauvaise conscience. Car si Celui que, dans leur impiété, ils conduisaient à la mort, était leur Seigneur, s'ils faisaient mourir l'auteur de la vie, il faut le reprocher, non à leur conscience, mais à leur ignorance.

3. « Pilate alla donc dehors vers eux et dit : Quelle accusation apportez-vous contre cet homme? Ils répondirent et lui dirent :  « Si cet homme n'était pas un malfaiteur, nous ne vous l'eussions pas livré ». Qu'on interroge ceux qu'il a délivrés des esprits immondes, les malades qu'il a guéris, les lépreux qu'il a purifiés, les sourds qui entendent, les muets qui parlent, les aveugles qui voient, les morts ressuscités et, ce qui surpasse tout le reste, les fous devenus sages, et ils répondront si Jésus est un malfaiteur. Mais ils disaient ce que Notre-Seigneur avait prédit par son Prophète : « Ils me rendaient le mal pour le bien (1) ».

4. « Pilate leur dit donc : Prenez-le, et jugez-le selon votre loi. Mais les Juifs lui dirent: Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort ». Que veut dire leur

 

1. Ps. XXXIV, 12.

 

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folle cruauté? Ne mettaient-ils pas à mort celui qu'ils livraient pour le faire mettre à mort? La croix ne fait-elle pas mourir? Ainsi deviennent insensés ceux qui attaquent la sagesse, au lieu de la suivre. Mais que signifient ces mots: « Il ne nous est pas permis de faire mourir quelqu'un? » S'il est un malfaiteur, pourquoi cela ne leur est-il pas permis? Est-ce que leur loi ne leur ordonne pas de ne point épargner le malfaiteur, surtout ceux qui, comme ils le croyaient de lui, cherchaient à séduire le peuple et à l'éloigner de son Dieu (1) ? Mais il faut le croire, ils voulaient dire qu'il ne leur était pas permis de mettre quelqu'un à mort à cause de la sainteté de la fête qu'ils avaient commencé de célébrer. Déjà, pour ce motif, ils craignaient de se souiller en entrant dans le prétoire. Etes-vous endurcis à ce point, ô faux israélites? Votre trop grande malice vous a-t-elle fait perdre le sentiment, au point que vous ne vous croyiez pas souillés par le sang d'un innocent, par cette raison que vous le faites répandre par un autre? Cet homme que vous livrez à Pilate pour qu'il le mette à mort, Pilate le fera-t-il mourir de ses propres mains? Si vous n'avez pas voulu qu'il fût mis à mort, si vous ne lui avez pas dressé des embûches, si vous n'avez pas obtenu à prix d'argent qu'il vous fût livré, si vous ne l'avez pas saisi, chargé de chaînes et emmené de force, si de vos propres mains vous ne l'avez pas offert pour être mis à mort, si, par vos cris, vous n'avez pas demandé sa mort, alors vous pourrez vous vanter de ne l'avoir pas tué vous-mêmes. Mais si, en outre de toutes ces choses que vous avez faites , vous avez crié : «Crucifiez, crucifiez (2)», écoutez ce qu'à son tour le Prophète crie contre vous : « Enfants des hommes, vos dents sont des armes et des flèches, et votre langue est une épée tranchante (3) » . Voilà avec quelles . armes, avec quelles flèches et quelle épée vous avez tué le juste, quand vous avez dit qu'il ne vous était pas permis de faire mourir quelqu'un. Aussi, bien que, pour saisir Jésus, les princes des prêtres ne fussent pas venus eux-mêmes, ,mais qu'ils eussent envoyé leurs satellites, dans ce même endroit de son récit l'évangéliste Luc dit : « Mais Jésus dit aux princes des prêtres, aux magistrats du temple et aux vieillards qui étaient venus

 

1. Deut. XIII, 5. — 2. Jean, XIX, 6. — 3. Ps. LVI, 5.

 

vers lui : Vous êtes venus comme pour un voleur (1) ». Et le reste. Ainsi, les princes des prêtres, au lieu de venir en personne, avaient envoyé des émissaires pour s'emparer de Jésus; mais n'étaient-ils pas venus eux-mêmes par suite de l'ordre qu'ils avaient donné? De même ceux qui, élevant leur voix impie ont crié pour faire crucifier Jésus-Christ, l'ont mis à mort, non par eux-mêmes, sans doute, mais par celui que leurs cris ont poussé à ce crime.

5. Notre évangéliste Jean ajoute : « Afin que s'accomplît la parole que Jésus avait dite, indiquant de quelle mort il devait mourir ». Si dans ces paroles nous voulons voir une allusion à la mort de la croix, en sorte que les Juifs auraient dit : « Il ne nous est permis de faire mourir personne » , parce que autre chose est d'être mis à mort , autre chose est d'être crucifié, je ne vois pas comment cela pourrait s'expliquer raisonnablement. Les Juifs ne font, en effet, que répondre à ces paroles de Pilate : « Prenez-le, et jugez-le selon votre loi ». Ne pouvaient-ils pas le prendre et le crucifier eux-mêmes, si, en infligeant un semblable supplice, ils pensaient, selon leur désir, ne se rendre coupables de la mort de personne? Mais, on le voit facilement, il serait absurde qu'il leur fût permis de crucifier quelqu'un, tandis qu'il ne leur serait point permis de le mettre à mort. D'ailleurs, Notre-Seigneur parlant de sa mort, c'est-à-dire de sa mort sur la croix, ne dit-il pas qu'on le mettra à mort ? C'est en effet ce que nous lisons en Marc : « Voilà que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux princes des prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à mort, et ils le livreront aux Gentils et ils se moqueront de lui, et ils lui cracheront au visage, et ils le flagelleront, et ils le tueront, et le troisième jour il ressuscitera (2) ». Notre-Seigneur, par ces paroles , montra donc de quelle mort il devait mourir, non qu'il voulût indiquer ici sa mort sur la croix, mais bien que les Juifs le livreraient aux Gentils, c'est-à-dire aux Romains. Car Pilate était romain, et c'étaient les Romains qui l'avaient envoyé comme gouverneur en Judée ; cette parole de Jésus devait donc s'accomplir, c'est-à-dire, les Gentils devaient faire mourir Jésus après qu'on le leur aurait

 

1. Luc, XXII, 52. — 2. Marc, X, 33, 31.

 

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livré : c'était ce que le Sauveur avait prédit. Aussi, quand Pilate, qui était juge romain, voulut le rendre aux Juifs, afin qu'ils le jugeassent selon leur loi, ils refusèrent de l'accepter, en disant : « Il ne nous est permis de tuer personne ». Et ainsi fut accomplie la parole que Jésus avait dite d'avance sur sa mort, à savoir que les Juifs livreraient Jésus aux Gentils et que ceux-ci le mettraient à mort. En cela, ils devaient être moins coupables que les Juifs, car, en agissant comme ils l'ont fait, les Juifs ont -voulu paraître étrangers à sa mort, et ils n'ont réussi qu'à fournir la preuve, sinon de leur innocence, du moins de leur folie.

CENT QUINZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES MOTS : « PILATE ENTRA DONC DE NOUVEAU DANS LE PRÉTOIRE », JUSQU'A CES AUTRES : « OR, BARABBAS ÉTAIT UN VOLEUR ». (Chap. XVIII, 33-40.)
 

BARABBAS PRÉFÉRÉ A JÉSUS.
 

Pilate dit à Jésus : « Es-tu roi ? » —  « Oui », répond le Sauveur, « mais mon royaume n'est pas de ce monde ». Le gouverneur propose donc au périple d'acquitter le Christ: mais le peuple demande Barabbas.

 

1. Ce que Pilate dit à Jésus-Christ, et ce que Jésus-Christ répondit à Pilate, voilà ce que nous examinerons et traiterons dans ce discours. Après qu'il eut dit aux Juifs : « Prenez-le et jugez-le selon votre loi », les Juifs lui répondirent : « Il ne nous est permis de faire mourir personne. Pilate entra alors de nouveau dans le prétoire, et il appela Jésus et lui dit: Es-tu le roi des Juifs? Et Jésus lui répondit : Dis-tu cela de toi-même, ou bien les autres te l'ont-ils dit de moi ? » Certes, Notre-Seigneur savait et ce qu'il demandait lui-même, et ce que Pilate allait lui répondre. Et cependant il a voulu que cela fût dit, non pour le savoir lui-même, mais pour qu'on écrivît ce qu'il voulait nous apprendre. « Pilate répondit : Est-ce que je suis Juif ? Ta nation et les Pontifes t'ont livré à moi ; qu'as-tu fait? Jésus répondit : Mon royaume n'est point de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes ministres combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Mais maintenant mon royaume n'est point d'ici ». Voilà ce que le bon Maître voulait nous faire savoir. Mais auparavant il fallait nous démontrer combien était vaine l'opinion qu'avaient de son royaume et les Gentils, et les Juifs qui avaient appris à Pilate ce qu'il disait. Fallait-il le punir de mort, parce qu'il prétendait à une royauté à laquelle il n'avait pas droit, ou bien comme si les rois avaient coutume d'en vouloir aux autres rois, et que sa royauté dût être funeste aux Romains ou aux Juifs ? Ce que dit Notre-Seigneur

« Mon royaume n'est pas de ce monde », etc., il aurait pu le répondre à cette première question du Gouverneur: « Es-tu le roi des Juifs?» Mais, en l'interrogeant à son tour et en lui demandant s'il disait cela de lui-même, ou bien s'il l'avait appris des autres, il a voulu, par sa propre réponse, montrer que les Juifs lui en avaient fait un reproche comme d'un crime auprès du gouverneur. Il découvrait ainsi « la vanité des pensées des hommes (1) », qu'il connaissait d'avance. Et après la réponse de Pilate, il répondait bien plus convenablement et avec plus d'opportunité et aux Juifs et aux Gentils: « Mon royaume n'est pas de ce monde ». S'il avait répondu sur-le-champ à la première question de Pilate, il n'aurait semblé répondre qu'aux seuls Gentils, qui pensaient ainsi de lui, et non pas aux Juifs. Mais maintenant, en répondant . « Est-ce que je suis juif? ta nation et les pontifes t'ont livré à moi », Pilate empêche de

 

1. Ps. XCIII, 11.

 

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soupçonner et de croire qu'il a dit de lui-même que Jésus était le roi des Juifs, et il montre bien que les Juifs le lui ont dit. Ensuite, en disant : « Qu'as-tu fait? » il montre assez que c'était là le crime qu'on lui imputait; c'était dire, en d'autres termes: Si tu ne dis pas que tu es roi, qu'as-tu donc fait pour qu'on fait livré à moi? Comme s'il était tout naturel de livrer au juge, pour être puni, Celui qui se disait roi ; mais s'il ne se disait pas roi, il fallait lui demander quelle autre chose il avait faite pour mériter d'être livré au juge.

2. Ecoutez donc, Juifs et Gentils ; écoutez, hommes circoncis ; écoutez, hommes incirconcis ; écoutez tous, royaumes de la terre. Je n'empêche pas votre domination sur ce monde : « Mon royaume n'est pas dans ce monde ». Ne craignez pas de cette crainte insensée dont fut saisi Hérode l'ancien, lorsqu'on lui annonça la naissance de Jésus-Christ et que, sous l'impression de la crainte bien plus que de la colère, il fit massacrer tant d'enfants (1) afin de ne pas manquer de le faire mourir lui-même. Mais, dit Jésus, « Mon royaume n'est pas de ce monde ». Que voulez-vous de plus? Venez à un royaume qui n'est pas de ce monde. Venez-y parla foi et ne devenez pas cruels par la crainte. Il est vrai que, dans une prophétie, Notre-Seigneur dit en parlant de Dieu le Père : « Pour moi, j'ai été par lui établi roi sur Sion, sa montagne sainte (2) ». Mais cette Sion et cette montagne ne sont pas de ce monde. Qu'est-ce, en effet, que son royaume? Ce sont ceux qui croient en lui et auxquels il dit: « Vous n'êtes pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde ». Et cependant, il veut qu'ils soient dans le monde. C'est pourquoi, en parlant d'eux il dit à son Père : « Je ne prie pas pour que vous les enleviez du monde, mais pour que vous les préserviez du mal (3) ». C'est aussi pourquoi il ne dit pas ici : « Mon royaume n'est pas dans ce monde, mais n'est pas de ce monde ». Et quand il le prouve en ajoutant : « Si mon royaume était de ce monde, mes ministres assurément  combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs », il ne dit pas: « Mais maintenant mon royaume » n'est pas ici, mais bien n'est pas d'ici ». Ici, en effet, se trouve son royaume jusqu'à la fin du monde, et il renferme dans son sein de l'ivraie mêlée au bon

 

1. Matth. II, 3, 16. — 2. Ps. II, 6. — 3. Jean, XVII, 16.

 

grain jusqu'à ce que vienne la moisson. La moisson; c'est la fin du monde; car alors les moissonneurs, c'est-à-dire les anges, viendront et enlèveront de son royaume tous les scandales (1); assurément, cela ne pourrait se faire si son royaume n'était ici. Cependant il n'est pas d'ici; car il est comme un voyageur en ce monde. C'est à son royaume qu'il dit

« Vous n'êtes pas du monde, mais moi je vous ai tirés du monde (2) ». Ils étaient donc du monde, quand ils n'étaient pas encore son royaume et qu'ils appartenaient au prince du monde. Ils sont du monde tous les hommes créés à la vérité par le vrai Dieu, mais engendrés de la souche corrompue et damnée d'Adam ; ils sont devenus ce royaume qui n'est plus de ce monde tous ceux qui, venus de là, ont été régénérés en Jésus-Christ. C'est ainsi que Dieu nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour (3). C'est de ce royaume qu'il dit : « Mon royaume n'est pas de ce monde » ; ou bien: « Mon royaume n'est pas d'ici ».

3. « C'est pourquoi Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, oui, je suis roi ». Il ne craignit pas d'avouer qu'il était roi. Mais par ces mots: « Tu le dis», il conserve toute sa liberté. Il ne nie pas qu'il soit roi (car il est roi d'un royaume qui n'est pas de ce monde) et il n'avoue pas qu'il soit roi d'un royaume qui passe pour être de ce monde. C'est ce que pensait celui qui disait : « Donc tu es roi », et à qui il fut répondu : « Tu le dis, oui, je suis roi ». Notre-Seigneur emploie ces mots. « Tu le dis », comme pour dire : Tu es un homme charnel et tu parles d'après les sentiments de la chair.

4. Notre-Seigneur ajoute ensuite : « Je suis né et je suis venu au monde pour rendre témoignage à la vérité ». Le pronom dont se sert le texte latin: in hoc natus sum, ne doit pas s'entendre en ce sens : Je suis né dans -cette chose ; mais bien : Je suis né pour cela, tout comme il est dit: « C'est pour cela que je suis venu dans le monde ». Dans le texte grec il n'y a aucune ambiguïté. Par là il a manifestement voulu, en cet endroit, rappeler cette naissance temporelle par laquelle, après s'être incarné, il est venu dans le monde, et non pas cette naissance sans commencement par laquelle il était le Dieu par qui le

 

1. Matth. XIII, 38, 41. — 2. Jean, XV, 19. — 3. Coloss. I, 13.

 

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Père a créé le monde. Il dit donc qu'il est né et qu'il est venu en ce monde, qu'il est né d'une Vierge pour cela , c'est-à-dire pour cette fin, pour rendre témoignage à la vérité. Mais comme la foi n'appartient pas à tous (1), il ajoute : « Quiconque est de la vérité, entend ma voix », c'est-à-dire l'entend intérieurement; c'est-à-dire encore, obéit à ma voix; c'est la même chose que s'il disait : Croit en moi. Quand Jésus-Christ rend témoignage à la vérité, il se rend évidemment témoignage à lui-même; c'est lui, en effet, qui a dit : « Je suis la vérité (2) », et en un autre endroit il dit : « Moi, je rends témoignage de moi-même (3) ». Par ces autres paroles : « Quiconque est de la vérité, entend ma voix », il nous fait souvenir de la grâce par laquelle il nous appelle selon son bon plaisir. C'est de ce bon plaisir que l'Apôtre nous dit : « Nous savons qu'à ceux qui aiment Dieu, toutes choses tournent à bien, à ceux qui ont été appelés selon la volonté de Dieu (4) », selon la volonté de Celui qui appelle, et non pas de ceux qui sont appelés. Ceci est plus clairement exprimé en un autre endroit : « Collaborez à l'Evangile selon la puissance de Dieu qui nous sauve et noua appelle par sa sainte vocation, non d'après nos oeuvres, mais d'après sa volonté et sa grâce (5) ». Si nous supposons qu'il s'agisse de la nature dans laquelle nous avons été créés, comme la vérité nous a tous créés, qui est-ce qui ne serait pas de la vérité ? Mais ce n'est pas à tous que la vérité a donné d'entendre la vérité, c'est-à-dire d'obéir à la vérité et de croire à la vérité; et cela sans aucun mérite antécédent, de peur que la grâce ne soit plus une grâce. Si Notre-Seigneur avait dit: Quiconque entend ma voix est de la vérité; alors celui-là serait regardé comme étant de la vérité, qui obtempérerait à la vérité. Mais il n'a pas parlé ainsi ; il a dit : « Quiconque est de la vérité, entend ma voix ». Par conséquent, il n'est pas de la vérité, parce qu'il entend sa voix.; mais il entend sa voix, parce qu'il est de la

 

1. II Thess. III, 2. — 2. Jean, XIV, 6. — 3. Id. VIII, 18. – 4. Rom. VIII, 18. — 5. II Tim. 1, 8, 9.

 

vérité, c'est-à-dire parce que ce don lui a été accordé par la vérité. Qu'est-ce que cela veut dire? Rien que ceci : Il croit en Jésus-Christ par un don de Jésus-Christ.

5. « Pilate lui dit: Qu'est-ce que la vérité ? » Et il n'attendit pas pour entendre sa réponse; mais, « ayant dit cela, il sortit de nouveau vers les Juifs, et leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui. Mais c'est pour vous une coutume que je vous délivre un criminel à Pâques : voulez-vous donc que je vous délivre le roi des Juifs?» Je crois qu'aussitôt que Pilate eut dit : « Qu'est-ce que la vérité », il lui revint en mémoire cette coutume qu'avaient les Juifs de se faire remettre un criminel à Pâques. Aussi il n'attendit pas que Jésus lui fit connaître, par sa réponse, ce que c'est que la vérité ; car il s'était rappelé la coutume en vertu de laquelle il pouvait le leur remettre pour Pâques ; évidemment il le désirait beaucoup et ne voulait apporter à cette mesure aucun retard. Cependant, on ne put l'empêcher de croire que Jésus-Christ était le roi des Juifs ; on aurait dit que la vérité, sur la nature de laquelle il questionnait Jésus, avait gravé cette inscription dans son coeur, comme il la fit lui-même graver sur la croix. Mais, « en entendant cela, tous crièrent de nouveau et dirent : Non pas celui-ci, mais Barabbas. Or, Barabbas était un larron». Nous ne vous blâmons pas, ô Juifs, de ce que pour Pâques vous délivrez un coupable, mais nous vous condamnons parce que vous tuez un innocent. Et cependant, s'il n'en était pas ainsi, la vraie Pâque n'aurait pas lieu. Mais les Juifs, dans leur erreur, retenaient une ombre de la vérité et, par une admirable disposition de la sagesse divine, la vérité de cette même ombre était réalisée par ces hommes menteurs. Car, pour l'accomplissement de la vraie Pâque, Jésus-Christ était immolé comme une brebis. Suit maintenant le récit des traitements injurieux que Pilate et sa cohorte firent subir à Jésus-Christ; nous l'expliquerons dans un autre discours.

CENT SEIZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « ALORS DONC, PILATE SAISIT JÉSUS ET LE FLAGELLA ». JUSQU'À CES AUTRES « OR, ILS PRIRENT JÉSUS ET L'EMMENÈRENT ». (Chap. XIX, 1-16.)
 

JÉSUS CONDAMNÉ A MORT.
 

Pour assouvir la rage des Juifs, Pilate fait flageller Jésus ; les Juifs redoublent de fureur : «  Il s'est dit le Fils de Dieu, il s'est fait roi : si tu l'acquittes, tu n'es pas l'ami de César ». A ces mots, le faible gouverneur craint pour sa place, et il livre le Christ à ses ennemis.

 

1. Les Juifs s'étaient écriés qu'ils voulaient voir Pilate leur délivrer, pour la Pâque, non point Jésus, mais Barabbas, le larron; non point le Sauveur, mais un meurtrier; non point le distributeur de la vie, mais celui qui l'avait enlevée à autrui. « Alors Pilate saisit Jésus et le flagella ». En cela, l'unique dessein de Pilate était, sans doute, d'assouvir la rage des Juifs par le spectacle de ses tourments, de les forcer ainsi à se déclarer satisfaits, et de les amener à ne point pousser la cruauté jusqu'à le faire mourir. Voilà pourquoi le même gouverneur permit encore à sa cohorte de faire ce qui suit. Peut-être aussi l'ordonna-t-il, quoique l'Evangéliste n'en dise rien. Il dit en effet ce que firent ensuite les soldats, mais il ne dit pas que Pilate l'ait ordonné. « Et les soldats », continue-t-il, « tressant une couronne d'épines la placèrent sur sa tête et ils l'enveloppèrent d'un vêtement de pourpre, et ils venaient vers lui et ils disaient : « Salut, roi des Juifs, et ils lui donnaient des soufflets ». Ainsi s'accomplissait tout ce que Jésus-Christ avait prédit de lui-même. Ainsi il formait les martyrs à supporter tout ce que les persécuteurs voudraient leur faire endurer. Ainsi, en voilant pour un temps sa puissance redoutable, il leur faisait d'avance imiter sa patience. Ainsi ce royaume, qui n'était pas de ce monde, triomphait du monde superbe, non par la force de ses armes, mais par l'humilité de ses souffrances. Ainsi ce grain qui devait multiplier était semé au milieu d'outrages horribles, pour fructifier au sein d'une gloire admirable.

2. « Pilate sortit de nouveau et leur dit : Voilà que je vous l'amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve aucune cause en lui. Jésus sortit donc, portant une couronne d'épines et un vêtement de pourpre, et il leur dit : Voilà l'homme ». Il paraît par là que les soldats ne l'avaient pas ainsi traité à l'insu de Pilate; il l'avait commandé , ou du moins permis, à cette fin, comme nous l'avons indiqué plus haut, que ses ennemis bussent à longs traits ses outrages et n'eussent désormais plus soif de son sang. Jésus sort devant eux portant une couronne d'épines et un vêtement de pourpre ; il ne brillait pas de l'éclat du pouvoir, mais il apparaissait couvert d'opprobres, et on leur dit : « Voilà l'homme ». Si c'est au roi que vous portez envie, maintenant épargnez-le ; vous le voyez jeté à bas, il a été flagellé, couronné d'épines, revêtu d'un habit de théâtre; il a été moqué, accablé d'outrages amers et souffleté : son ignominie est complète, que votre colère s'apaise. Mais loin de s'apaiser, leur rage s'enflamme et prend de nouvelles proportions.

3. « Lors donc que les pontifes et les ministres l'eurent vu ils criaient : Crucifie ! Crucife-le ! Pilate leur dit: Prenez-le, et le « crucifiez, car je ne trouve point de cause en lui. Les Juifs lui répondirent : Nous avons une loi, et selon la loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu ». Voilà un second motif de haine bien plus grand que le premier. Car c'était peu de chose à leurs yeux, d'avoir illicitement osé se déclarer roi ; et cependant, dans les deux cas, Jésus n'a rien usurpé frauduleusement. On ne saurait en douter : il est le Fils unique de Dieu, et par Dieu il a été établi roi au-dessus de Sion sa montagne sainte; et l'un et l'autre seraient maintenant démontrés, s'il n'aimait mieux se montrer d'autant plus patient qu'il était plus puissant.

 

129

 

4. Quand donc Pilate eut entendu cette parole, il craignit davantage et il entra de nouveau dans le prétoire et dit à Jésus . « D'où es-tu ? Mais Jésus ne lui donna point de réponse ». Ce silence de Notre-Seigneur Jésus-Christ n'eut pas lieu qu'une seule fois. Si, en effet, nous comparons les récits de chaque évangéliste, nous verrons qu'il se produisit et chez les princes des prêtres, et chez Hérode, où, comme le raconte Luc, Pilate l'avait envoyé pour être interrogé, et chez Pilate lui-même (1). Ainsi se vérifiait la prophétie où il avait été dit de lui : « Comme l'agneau devant celui qui le tond reste sans voix, ainsi il n'a pas ouvert la bouche (2) ». Elle se réalisa évidemment quand il ne répondit pas à ceux qui l'interrogeaient. Quoiqu'il ait assez souvent répondu à certaines questions , cependant, à cause des circonstances où il n'a pas voulu répondre, il a été comparé à un agneau, afin que son silence le fit reconnaître non comme coupable, mais comme innocent. Toutes les fois que, dans le cours de son jugement, il a gardé le silence, c'est en qualité d'agneau qu'il n'a pas ouvert la bouche; en d'autres termes, s'il se taisait, ce n'était point comme un coupable qui se serait vu convaincre de ses crimes, mais comme un agneau plein de douceur immolé pour les péchés des autres.

5. « Pilate lui dit donc : Tu ne me parles point? Tu ne sais donc pas que j'ai le pouvoir de te crucifier et que j'ai le pouvoir de te renvoyer ? Jésus lui répondit : Vous n'auriez sur moi aucun pouvoir, s'il ne vous avait été donné d'en haut. C'est pourquoi celui qui m'a livré à vous a un plus grand péché ». Voilà qu'il répond; mais toutes les fois qu'il ne répond pas, il agit non pas à la manière d'un coupable ou d'un trompeur, mais à la manière d'un agneau, c’est-à-dire d'un homme simple et innocent qui n'ouvre pas la bouche. Aussi, quand ne répondait pas, il se taisait comme une brebis; quand il répondait, il enseignait comme un pasteur. Apprenons donc ce qu'il nous dit, et ce qu'il nous a encore enseigné par l'Apôtre : « Qu'il n'y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu (3) » ; et que celui qui, par envie, livre au pouvoir un innocent pour le faire mettre à mort, est plus coupable que le

 

1. Matth. XXVI, 63; XXVII, 14; Marc, XIV, 61; XV, 5; Luc, XXIII, 7-9;  Jean, XIX, 9. — 2.  Isa. LIII, 7. — 3. Rom. XIII, 1.

 

pouvoir lui-même, s'il le met à mort par crainte d'un pouvoir plus grand. Pilate avait reçu de Dieu son pouvoir, mais il était toujours sous la puissance de César. C'est pourquoi Notre-Seigneur lui dit : « Tu n'aurais contre moi aucun pouvoir », c'est-à-dire, si petit que soit celui que tu possèdes, « si ce pouvoir », quel qu'il soit, « ne t'avait été donné d'en haut ». Mais je sais ce qu'il est, il n'est pas grand au point de te rendre tout à fait indépendant; « c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi a un plus grand péché ». Celui-là, en effet, m'a livré à ton pouvoir par envie, et toi, tu n'exerces sur moi ce même pouvoir que par crainte. Sans doute, la crainte ne doit pas porter un homme à faire mourir son semblable , surtout quand celui-ci est innocent; mais c'est un plus grand mat de le faire mourir par envie que de le faire mourir par crainte. Aussi le Maître de vérité ne dit pas: « Celui qui m'a livré à toi »  a un péché, comme si, en cela, Pilate n'en avait pas lui-même; mais il dit : « Il a un plus grand péché », afin de lui faire comprendre qu'il en avait aussi un ; car ce péché n'est pas réduit à rien parce que l'autre est plus grand.

6. « Dès lors Pilate cherchait à le délivrer ». Que signifient ces mois « dès lors? » Ne l'avait-il pas déjà cherché auparavant ? Lis ce qui précède , et tu verras que dès auparavant il cherchait à renvoyer Jésus. Par ces mots : « dès lors », il faut entendre à cause de cela, c'est-à-dire, pour ne pas commettre le péché de mettre à mort l'innocent qui lui avait été livré, quoique son péché fût moindre que celui des Juifs, qui le lui, avaient livré pour le faire mourir. « Dès lors », c'est-à-dire, pour ne pas faire ce péché, « il cherchait », non-seulement depuis ce moment, mais depuis le commencement, « à le renvoyer ».

7. « Mais les Juifs criaient : Si vous le renvoyez, vous n'êtes pas ami de César, car quiconque se fait roi se déclare contre César ». En lui faisant peur de César, pour le décider à faire mourir Jésus-Christ, ils crurent inspirer à Pilate une frayeur plus grande qu'en lui disant : « Nous avons une loi, et d'après la loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu ».  Il  n'avait pas craint leur loi jusqu'à le mettre à mort; il craignit davantage le Fils de Dieu, qu'il ne voulait pas faire mourir. Mais il n'eut pas ici le courage de mépriser César, l'auteur de son pouvoir, (130) comme il avait méprisé la loi d'une nation étrangère.

8. L'Evangéliste continue en disant: «Mais Pilate ayant entendu ces paroles, conduisit Jésus dehors et s'assit à son tribunal, au lieu appelé Lithostrotos, en hébreu Gabbatha; or, c'était le jour de la préparation de la Pâque, environ vers la sixième heure ». Quant à l'heure où Notre-Seigneur fut crucifié , il se présente une grande difficulté à cause du témoignage d'un autre Evangéliste qui dit : « Il était la troisième heure et ils le crucifièrent (1) ». Lorsque nous en serons au passage où l'on raconte son crucifiement, nous la discuterons, comme nous pourrons, si Dieu nous en fait la grâce. Quand donc Pilate fut assis à son tribunal, « il dit aux Juifs : Voici votre roi ; mais ils criaient :  mort ! mort ! crucifie-le.          Pilate leur dit : « Je crucifierai donc votre roi ? » Il s'efforce encore de surmonter la crainte qu'ils lui ont inspirée en prononçant le nom de César; il essaie, en leur disant : « Je crucifierai donc votre roi? » de toucher par leur propre confusion ceux que n'a pu toucher l'ignominie de Jésus-Christ ; mais bientôt il se laisse vaincre par la,crainte.

9. Car « les pontifes répondirent: Nous n'avons de roi que César. Alors il le leur livra pour être crucifié ». En effet, il eût semblé aller ouvertement contre César, si au moment où les Juifs déclaraient n'avoir point d'autre roi que César, il eût voulu admettre un autre roi ; c'est ce qu'il aurait fait en renvoyant, sans le punir, un homme qu'on lui avait livré et dont on demandait la mort, précisément parce qu'il avait osé se dire roi. « Il le leur livra

 

1. Marc, XV, 25.

 

donc, afin qu'il fût crucifié ». Mais, tout à l'heure, désirait-il autre chose quand il leur disait : « Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez » ; ou bien encore : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi ? » Pourquoi les Juifs refusèrent-ils alors si obstinément et dirent-ils : « Il ne nous est permis « de faire mourir personne (1)? » Pourquoi font-ils maintenant de si vives instances pour qu'il soit mis à mort, non par eux, mais par le président? Pourquoi refusaient-ils alors de l'accepter pour le mettre à mort, tandis que maintenant ils consentent à ce qu'il soit mis à mort? Ou bien, s'il n'en est pas ainsi, pourquoi est-il dit : « Alors il le leur livra pour qu'il fût crucifié ? » Y a-t-il quelque différence? Oui, il y en a une grande ; car il n'est pas dit: « alors il la leur livra pour qu'ils le crucifiassent; mais, pour qu'il fût crucifié » ; c'est-à-dire, pour qu'il fût crucifié en vertu du jugement et du pouvoir du président. L'Evangéliste nous dit qu'il leur fut livré, pour montrer qu'ils étaient complices du crime auquel ils s'efforçaient de se montrer étrangers; car Pilate n'eût pas agi ainsi, s'il n'avait vu que c'était là leur désir. Pour les paroles qui suivent : « Mais ils prirent Jésus et l'emmenèrent », elles peuvent se rapporter aux soldats, appariteurs du président ; car plus loin il est dit plus clairement : « Quand donc les soldats l'eurent crucifié ». Cependant, si l'Evangéliste attribue tout aux Juifs, c'est avec justice; car il est vrai de dire qu'ils ont pris eux-mêmes ce qu'ils ont demandé avec tant d'empressement, et qu'ils ont fait eux-mêmes ce qu'ils ont extorqué; mais nous traiterons ce qui suit dans un autre discours.

 

1. Jean, XVIII, 31. — 2. Id. XIV, 23.

CENT DIX-SEPTIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « ET PORTANT SA CROIX, IL VINT AU LIEU QUI EST APPELÉ CALVAIRE », JUSQU'A CES AUTRES : « PILATE RÉPONDIT : CE QUE J'AI ÉCRIT, JE L'AI ÉCRIT » . (Chap. XIX, 17-22.)
 

JÉSUS, ROI DES JUIFS.
 

Quoi qu'il en soit de l'heure précise du crucifiement, toujours est-il que le Sauveur fut attaché à la croix sur le Calvaire et entre deux voleurs, et que le titre refusé à Jésus par les Juifs, mais imposé par Pilate, fut affiché à l'instrument du supplice pour leur instruction et leur confusion.

 

1. Pilate ayant jugé et condamné Notre-Seigneur Jésus-Christ à son tribunal , les soldats le saisirent et l'emmenèrent vers la sixième heure; « et Jésus, portant sa croix, vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, et là ils le crucifièrent ». Que signifie donc ce que dit l'Evangéliste Marc : « Or, il était la troisième heure, et ils le crucifièrent (1)? D Le voici : ce fut à la troisième heure que Notre-Seigneur fut crucifié par les langues des Juifs, et à la sixième par la main des soldats. Il faut comprendre que la cinquième heure était déjà passée et la sixième commencée, quand Pilate s'assit à son tribunal; Jean l'indique par ces mots: « Environ la sixième heure » ; pendant qu'on l'emmenait, qu'on l'attachait au bois de la croix avec deux voleurs, et que se passait auprès de la croix tout ce que racontent les Evangiles, la sixième heure s'écoula tout entière, et c'est à partir de cette sixième heure jusqu'à la neuvième que, le soleil s'étant obscurci, les ténèbres se firent, comme nous l'atteste l'autorité des trois évangélistes Matthieu , Marc et Luc (2). Mais comme les Juifs ont essayé de rejeter sur les Romains, c'est-à-dire sur Pilate et ses soldats, le crime d'avoir tué Jésus-Christ, Marc passe sous silence l'heure où Jésus fut crucifié par les soldats, et qui a commencé vers la sixième heure; il ne s'est rappelé que la troisième heure, et il l'a désignée de préférence, afin de faire com. prendre que c'était à cette heure que les Juifs avaient crié devant Pilate : « Crucifiez-le , crucifiez-le (3) ». On devait aussi reconnaître par là que ceux qui avaient crucifié Jésus-

 

1. Marc, XV, 25. — 2. Matth. XXVII, 45, Marc, XV, 33 ; Luc, XXIII, 44. — 3. Jean, XIX, 6.

 

Christ, ce n'étaient pas seulement les soldats, qui, à la sixième heure, l'avaient cloué au bois de la croix, mais que c'étaient aussi les Juifs, puisque, pour le faire crucifier, ils avaient crié vers la troisième heure.

2. Mais il y a encore une autre solution à cette difficulté, il suffit pour cela de ne pas prendre cette heure pour la sixième heure du jour. En effet, Jean ne dit pas: Or, il était comme la sixième heure du jour; il ne dit pas non plus, comme la sixième heure; mais il dit: « Or, c'était le jour de là préparation de la Pâque, environ vers la sixième heure (1) ». Pour dire préparation, il se sert du mot « parasceve »; c'est un mot grec dont se servent plus habituellement pour indiquer leurs cérémonies , même ceux des Juifs qui parlent plus volontiers latin que grec: c'était donc la préparation de la Pâque. Et « notre Pâque », comme dit l'Apôtre, « c'est Jésus-Christ qui a été immolé (2) ». Or, si nous faisons partir la préparation de cette Pâque de la neuvième heure de la nuit, (et c'est alors que les Princes des prêtres semblent avoir prononcé la condamnation du Sauveur, en disant: « Il mérite la mort (3) », lorsqu'on l'interrogeait dans la demeure du grand prêtre; c'est donc avec raison que nous pouvons faire commencer la préparation de la vraie Pâque, dont la Pâque des Juifs n'était que la figure, c'est-à-dire de l'immolation de Jésus-Christ, au moment où les prêtres s'écrièrent qu'il fallait l'immoler) : assurément, à partir de cette heure de la nuit, que l'on conjecture avoir été la neuvième, jusqu'à la troisième heure du jour, où l'évangéliste Marc atteste que Jésus fut crucifié, il y a six heures, trois

 

1. Jean, XIX, 14. — 2. I Cor. V, 7. — 3. Matth. XXVI, 66.

 

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heures de nuit et trois heures de jour; de là il suit que, depuis le commencement de cette préparation (Parasceve) de la Pâque, c'est-à-dire de l'immolation de Jésus-Christ, qui avait commencé à la neuvième heure de la nuit, il s'était écoulé à peu près six heures, c'est-à-dire la cinquième était écoulée et la sixième se trouvait commencée, quand Pilate monta à son tribunal. Alors durait encore cette préparation qui avait commencé à la neuvième heure de la nuit, et ne devait se terminer qu'au moment où se consommerait l'immolation de Jésus-Christ qui se préparait. D'après Marc, cette immolation s'accomplit à la troisième heure, non pas de sa préparation , mais du jour ; et à la sixième heure, non pas du jour, mais de sa préparation. Il y a, en effet, six heures bien comptées depuis la neuvième heure de la nuit jusqu'à la troisième heure du jour. De ces deux solutions d'une question difficile, que chacun choisisse celle qu'il voudra. Celui qui lira la dissertation que nous avons faite avec le plus grand soin dans le livre De l'accord des Evangélistes, pourra néanmoins juger plus sûrement du sentiment qu'il faut choisir (1).Si l'on peut découvrir d'autres solutions, elles serviront à défendre de plus en plus la fermeté de la vérité de l'Evangile contre les vaines calomnies des infidèles et des impies. Après avoir traité ce sujet aussi brièvement que possible , revenons maintenant au récit de l'évangéliste Jean.

3. « Ils prirent donc », dit-il, « Jésus, et l'emmenèrent; et, portant sa croix, il vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, où ils le crucifièrent ». Jésus allait donc, en portant sa croix, au lieu où il devait être crucifié. Grand spectacle ! aux yeux de l'impiété, grande risée ! aux yeux de la piété, grand mystère ! aux yeux de l'impiété, grande preuve d'ignominie ! aux yeux de la piété, grand soutien de la foi ! Si l'impiété regarde, elle rit de voir un roi portant pour sceptre le bois de son supplice; si la piété considère, elle voit un roi portant une croix à laquelle il doit être placé lui-même, mais qu'il doit aussi placer sur le front des rois; il était méprisable aux yeux des impies, par cela même qui devait le faire glorifier des saints. En effet, Jésus lui-même, portant sa croix sur ses épaules, la recommandait à Paul et lui

 

1. De l'accord des Evangiles, livre III, c. 13, n. 40-50,

 

faisait dire: « Pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ». Il plaçait sur le chandelier cette lampe ardente qui ne devait pas être placée sous le boisseau (2). « Portant donc sa croix, il vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, où ils le crucifièrent; et deux autres avec lui, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et Jésus au milieu ». Ces deux autres, comme nous l'apprend le récit des autres Evangélistes, étaient des voleurs, avec lesquels Jésus fut crucifié, et au milieu desquels il fut placé (3); c'est d'eux que le Prophète avait dit d'avance: « Il a été compté au nombre des scélérats (4) ».

4. « Mais Pilate fit une inscription et la plaça sur la croix; et il y était écrit: Jésus de Nazareth, roi des Juifs ». Or, cette inscription, « beaucoup de Juifs la lurent, parce que le lieu où Jésus fut crucifié était près de la ville; et il y était écrit en hébreu, en grec et en latin : Roi des Juifs ». Ces trois langues l'emportaient alors sur les autres à Jérusalem. L'hébreu, à cause des Juifs qui se glorifiaient de la loi de Dieu; le grec, à cause des philosophes, des gentils; le latin, à cause des Romains, qui commandaient déjà à presque tous les peuples de la terre.

5. « Les Pontifes des Juifs disaient donc à Pilate: N'écris pas: Roi des Juifs; mais qu'il a dit : Je suis le roi des Juifs. Pilate répondit: Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit ». O ineffable puissance de l'opération divine, même dans le coeur de ceux qui l'ignorent ! N'est-ce pas une voix secrète qui, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, faisait entendre au fond du coeur de Pilate, et par un silence éloquent, ce qui avait été si longtemps à l'avance annoncé dans les inscriptions des Psaumes : « Ne change pas l'inscription du titre (5) » Voilà qu'il ne change pas l'inscription du titre: ce qu'il a écrit, il l'a écrit. Mais les Pontifes eux-mêmes voulaient changer ce titre. Que disaient-ils donc? « N'écris pas: Roi des Juifs; mais qu'il a dit lui-même: Je suis le roi des Juifs ». Que dites-vous, hommes insensés ? pourquoi venez-vous contredire ce qu'en aucune façon vous ne pouvez changer? En sera-t-il moins vrai que Jésus ait dit : « Je  suis le roi des Juifs ? » Vous ne pouvez

 

1. Galat. VI, 14. —  2. Matth. V, 15. — 3. Id. XXVII, 38 ; Marc, XV, 27 ; Luc, XXIII, 12, 33. — 4. Isa. LIII, 12. — 5. Tit. des Ps. LVI, LVII.

 

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changer ce que Pilate a écrit, et vous pourriez changer ce qu'a dit la Vérité même? Mais Jésus est-il le roi des Juifs seuls? n'est-il pas aussi le roi des Gentils ? Oui, il est surtout le roi des Gentils. Eu effet, il a dit par son Prophète : « Pour moi, il m'a établi roi sur sa sainte montagne de Sion, pour y prêcher le commandement du Seigneur »; et afin que ces mots : « la montagne de Sion », ne fissent pas supposer qu'il avait été établi roi seulement sur les Juifs, il a ajouté aussitôt : « Le Seigneur m'a dit : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage et pour ta possession jusqu'aux extrémités de la terre (1) ». C'est ce qu'il nous apprend de sa propre bouche, car en s'adressant aux Juifs, il leur dit: « J'ai d'autres brebis qui ne « sont pas de ce bercail, il me faut les amener, et elles écouteront ma voix, et il y aura « un seul troupeau et un seul pasteur (2)». Pourquoi donc voulons-nous voir un si grand mystère dans cette inscription qui portait : « Roi des Juifs », si Jésus-Christ est aussi le roi des Gentils ? L'olivier sauvage a été fait

 

1. Ps. II, 6-8. — 2. Jean, X, 16.

 

participant de la sève onctueuse de l'olivier franc, et l'olivier franc ne participe nullement de l'âcreté de l'olivier sauvage (1). Dans ce titre qui a été écrit relativement au Sauveur, il est appelé en toute vérité « roi des Juifs ». Qui faut-il entendre par le mot Juif, sinon la race d'Abraham, les fils de la promesse qui sont aussi les fils de Dieu? « Car », dit l'Apôtre, « ce ne sont pas les fils de la chair qui sont les fils de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse, qui sont regardés comme étant de la race (2) ». C'était aux Gentils que l'Apôtre disait : « Mais si vous êtes à Jésus-Christ, vous êtes donc de la race d'Abraham et ses héritiers selon la promesse (3) ». Jésus-Christ est donc le roi des Juifs, mais des Juifs circoncis de coeur par l'esprit et non par la lettre, qui tirent leur gloire de Dieu (4) et non des hommes, qui appartiennent à la libre Jérusalem, notre mère éternelle et céleste, à cette Sara spirituelle qui chasse de la maison de la liberté la servante et ses fils (5). Si donc Pilate a écrit ce qu'il a écrit, c'est que le Seigneur a dit ce qu'il a dit.

 

1. Rom. XI, 17. — 2. Id. IX, 7, 8. — 3. Galat. III, 29. — 4. Rom. II, 29.— 5. Galat. IV, 22-31.

CENT DIX-HUITIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « APRÈS AVOIR CRUCIFIÉ JÉSUS, LES SOLDATS PRIRENT SES VÊTEMENTS ». (Chap. XIX, 23, 24.)
 

LES VÊTEMENTS DU SAUVEUR.
 

Malgré la discordance apparente des évangélistes, tous s'accordent à dire que les soldats firent quatre parts des vêtements de Jésus, et qu'ils jetèrent les sorts pour savoir à laquelle échéerait la robe sans couture. Les quatre parts symbolisent les quatre parties du monde, comme la robe sans couture représente leur mutuelle union : les sorts figurent la grâce, et les soldats eux-mêmes ont, en dépit de leur malice, un sens caché, de même que la croix, malgré son ignominie, a le sien propre.

 

1. Expliquons maintenant, avec l'aide de Dieu, ce qui s'est passé auprès de la croix du Sauveur pendant qu'il y était attaché.« Après avoir crucifié Jésus, les soldats prirent ses vêtements et ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat ; ils prirent aussi sa tunique. Or, sa tunique était sans couture, et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas. Ils se dirent donc les uns aux autres : Ne la coupons point, mais tirons au sort à qui elle appartiendra ; afin que cette prophétie de l'Ecriture fût accomplie : Ils ont partagé entre eux mes vêtements et tiré ma robe au sort ». Ce que les Juifs ont voulu est (134) arrivé; sans doute, ils n'ont pas eux-mêmes crucifié Jésus, ce sont les soldats qui obéissaient à Pilate, et Pilate l'a condamné à mort; néanmoins, si nous nous rappelons la vivacité de leurs désirs, les embûches qu'ils ont tendues au Sauveur, tous les mouvements auxquels ils se sont livrés, la trahison de Judas, les cris séditieux qu'ils ont proférés pour extorquer sa condamnation, nous le verrons sans pouvoir en douter ; les Juifs ont été les principaux auteurs de la mise de Jésus en croix.

2. Quant au partage et au tirage au sort de ses vêtements, il ne faut point en parler comme par manière d'acquit. Quoique les quatre Evangélistes aient fait mention de ce fait, Jean est de tous celui qui en a donné le plus de détails ; le récit des trois autres est obscur ; celui de Jean est nettement précis. Voici ce qu'en dit Matthieu : « Après qu'ils l'eurent crucifié, ils partagèrent ses vêtements, les tirant au sort (1) ». Marc dit à son tour : « Et après l'avoir crucifié, ils partagèrent ses habits, les tirant au sort, afin de savoir ce que chacun aurait pour sa part (2) ». Selon l'évangéliste Luc : « Ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort (3) ». Mais Jean nous raconte combien de parts ils firent avec les vêlements de Jésus; ils en firent quatre pour les donner ensuite à chacun d'eux ; de là on peut conclure qu'il y avait quatre soldats pour accomplir la sentence du gouverneur et crucifier Jésus. Car cet Evangéliste dit clairement : « Après avoir crucifié Jésus, les soldats prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chaque soldat, et aussi la tunique ». Il faut sous-entendre

Ils prirent, en sorte que voici le sens de la phrase : Ils prirent ses vêtements, en firent quatre parts, une pour chaque soldat ; ils prirent aussi sa tunique. Nous le voyons d'après ces paroles: Ils ne tirèrent pas au sort les autres vêtements. Quant à la tunique qu'ils avaient prise avec les autres vêtements, ils se la partagèrent, mais d'une manière différente. Jean nous explique, en continuant, quel moyen ils employèrent pour cela : « Or, la tunique était sans couture et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas». Il nous fait ensuite connaître le motif pour lequel ils la tirèrent au sort. « Ils se dirent donc les uns aux autres : Ne la coupons pas, mais tirons

 

1. Matth. XXVII, 35. — 2. Marc, XV, 34. — 3. Luc, XXIII, 34.

 

au sort à qui elle appartiendra ». Par conséquent, ils eurent tous quatre une part égale dans les autres vêtements, et il leur fut inutile de les tirer au sort: pour la tunique, ils ne purent la partager, à moins de la couper en morceaux; mais à quoi auraient pu leur servir de pareils lambeaux? Afin de ne pas la morceler ainsi inutilement, ils préférèrent l'attribuer par le sort à l'un d'entre eux. Avec ce récit de l'Evangile concorde parfaitement le témoignage d'un Prophète, cité immédiatement après par Jean lui-même : « Afin », dit-il, « que cette parole de l'Ecriture fût accomplie: Ils ont partagé entre eux mes vêtements et tiré ma robe au sort ». Le Prophète ne dit pas qu'ils ont tiré au sort, mais qu'ils se sont partagé ; il ne dit pas non plus qu'ils se sont partagé les autres vêtements sans les tirer au sort; il ne fait aucune allusion au tirage au sort pour les autres vêtements ; mais il ajoute : « Et ils ont tiré ma robe au sort »; ces paroles ont trait à la tunique qui restait seule à partager. Je dirai à cet égard ce que Dieu m'inspirera; mais, auparavant, je trancherai la difficulté qui pourrait surgir de la discordance apparente des Evangélistes entre eux, et je ferai voir clairement que le récit de Jean n'est contredit par celui d'aucun des trois autres.

3. Par ces paroles: « Après l'avoir crucifié, ils partagèrent ses vêtements en les tirant au sort », Matthieu a voulu faire entendre que la tunique sur laquelle ils ont jeté le sort a été partagée en même temps que tous les autres vêtements, parce qu'en partageant tous ces vêtements au nombre desquels elle se trouvait, ils l'ont tirée au sort. Luc tient un langage analogue : « En partageant ses vêtements, ils jetèrent les sorts ». En faisant leurs partages, ils en vinrent à la tunique sur laquelle ils jetèrent les sorts, afin de compléter entièrement le partage de tous ses vêtements. Quelle différence y a-t-il entre ces paroles de Luc: « En partageant ils jetèrent les sorts», et ces autres de Matthieu : « Ils partagèrent en jetant le sort ? » Une seule, la voici. En disant « les sorts », Luc emploie le pluriel au lieu du singulier. L'emploi de ce mot n'est pas insolite dans les Ecritures; néanmoins, quelques exemplaires portent : « Le sort », au lieu de: «des sorts». Marc seul paraît donc avoir donné lieu à une petite difficulté, en s'exprimant ainsi : « Et jetant le (135) sort sur eux, afin de savoir ce que chacun aurait pour sa part », il semble dire que le sort a été jeté, non pas seulement sur la tunique, mais encore sur tous les autres vêtements. Mais ici encore, à force de concision, le récit devient obscur, car voici ses paroles : « En jetant le sort sur eux »; c'était dire, en d'autres termes : En jetant le sort pendant qu'ils partageaient les vêtements; c'est ce qui eut lieu. En effet, le partage de tous les vêtements du Sauveur n'aurait pas été complet si le sort n'avait pas désigné celui à qui échéerait aussi la tunique; c'était le seul moyen de mettre un terme aux chicanes des partageurs, ou plutôt de les empêcher d'éclater. « Afin que chacun sût ce qu'il devait avoir pour sa part »; ces paroles se rapportent au sort qui fut jeté, et non à tous les vêtements qui furent partagés. Ils jetèrent le sort, afin de savoir qui aurait la tunique. Parce que l'Evangéliste a omis de dire ce qu'était cette tunique, comment elle s'était trouvée en surplus après le partage égal des autres vêtements ; parce qu'il avait omis de dire qu'on la tirait au sort pour ne pas la déchirer, il a ajouté à dessein cette observation : « Afin que chacun sût ce qu'il devait avoir », c'est-à-dire, qui aurait cette tunique. De cette façon, telle aurait été sa pensée : Ils partagèrent ses vêtements en jetant le sort sur eux, afin de savoir auquel des quatre échéerait cette tunique qui se trouvait de reste, après partage égal.

4. Quelqu'un me demandera peut-être ce que signifient le partage des vêtements de Jésus en quatre lots et la mise des sorts sur sa tunique. La division en quatre parts des vêtements de Notre-Seigneur Jésus-Christ était la figure de celle de l'Eglise, qui se trouve disséminée dans les quatre parties du monde et partagée également, c'est-à-dire équitablement entre toutes ces parties. C'est pourquoi il est dit ailleurs que Dieu enverra ses anges pour réunir ses élus des quatre vents (1). Que signifient ces quatre vents, sinon l'Orient, l'Occident, l'Aquilon et le Midi ? Et cette tunique tirée au sort représente l'ensemble de toutes ces parties de l'Eglise, unies les unes aux autres par les liens de la charité. Pour parler de la charité, l'Apôtre s'exprime en ces termes: « Je vous montrerai une voie beaucoup plus excellente encore (2) ». Il dit en un autre endroit : « Et connaître l'amour

 

1. Matth. XXIV, 31. — 2. I Cor. XII, 31.

 

de Jésus-Christ envers nous, qui surpasse toute connaissance (1)» ; ailleurs encore « Mais surtout avec la charité, qui est le lien de la perfection (2) ». Si la charité a une voie plus excellente encore, si elle surpasse la science, si elle est commandée par-dessus toutes choses, il n'est pas étonnant que la tunique qui en était la figure ait été d'un seul tissu, depuis le haut jusqu'en bas. Elle était sans couture, pour qu'on ne pût jamais la découdre; elle est échue à un seul des quatre soldats, parce que de tous les chrétiens elle ne fait qu'un coeur et qu'une âme. Ainsi en a-t-il été pour les Apôtres: ils étaient au nombre de douze, c'est-à-dire de trois fois quatre. Lorsque le Sauveur les interrogea, Pierre fut seul pour répondre : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant »; et le Christ lui dit : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux (3) », comme s'il donnait à Pierre seul le pouvoir de lier et de délier; cependant il avait parlé au nom de tous, et s'il avait reçu ce pouvoir, c'était comme représentant du collège apostolique, et tous l'avaient reçu comme lui. Seul, il représentait tous les autres, parce que tous ne faisaient qu'un. Aussi, après avoir dit qu' « elle était d'un seul tissu depuis le haut », Jean a-t-il ajouté: « jusqu'en bas ». Si nous nous reportons à ce que figurait cette tunique, nous verrons que quiconque appartient au tout, en fait partie; de ce tout, comme l'indique le grec, l'Eglise catholique tire son nom. Que représente le sort, si ce n'est la grâce divine? Le sort fut chose agréable à tous, parce que la tunique échut à tous dans la personne d'un seul; de la même manière la grâce de Dieu se répand sur tous, parce qu'elle se répand sur l'ensemble; de plus, quand on jette le sort, ce qui décide le succès, ce n'est ni la personne ni le mérite de l'un ou de l'autre, c'est le secret jugement de Dieu.

5. De ce que ce partage a été fait par des méchants, c'est-à-dire par des gens qui, au lieu de suivre le Christ, l'ont poursuivi, personne n'est en droit de conclure que leur conduite n'a rien pu figurer de bon. Que dirons-nous, en effet, de la croix elle-même, qui a été certainement préparée et attachée à la personne du Christ par des ennemis et des impies? Néanmoins, c'est avec raison qu'on voit en elle, suivant l'expression de l'Apôtre,

 

1. Ephés. III, 19. — 2. Coloss. III, 14. — 3. Matth. XVI, 15, 16, 19.

 

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quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (1) ». Sa largeur se trouve dans le bois transversal destiné à tenir étendus les bras du crucifié : elle représente l'étendue de la charité qui opère les bonnes oeuvres. Sa longueur va depuis le bois transversal jusqu'à terre: le dos et les pieds du Sauveur y sont attachés ; elle est l'emblème de la persévérance pendant le temps, jusqu'à l'éternité. Sa hauteur consiste dans le sommet qui dépasse le bois transversal; elle signifie le but céleste auquel se rapportent toutes nos actions; car tout ce qui se fait en longueur et en largeur, selon la règle du bien et avec persévérance, doit se faire en vue de la hauteur des récompenses divines. Sa profondeur se rencontre dans cette partie qui s'enfonce en terre ; elle est cachée, on ne la voit pas en cet endroit: c'est de là qu'elle sort néanmoins pour s'élever et apparaître aux regards; ainsi, toutes nos bonnes oeuvres sortent des profondeurs de la grâce divine, qu'on ne peut ni comprendre ni juger. Et quand la croix du Christ n'aurait d'autre signification

 

1. Ephés. III, 18.

 

que celle que lui attribue l'Apôtre : « Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés (1) », de quel bien elle serait encore l'emblème ! Un esprit bon luttant contre la chair est seul capable d'agir de la sorte, bien que ce soit l'ennemi, l'esprit mauvais, qui a préparé cette croix au Sauveur. Enfin, quel est le signe du Christ? Tous le savent, c'est sa croix. Sans ce signe, il est impossible d'accomplir n'importe quelle cérémonie sacrée; il faut le faire et sur le front des croyants, et sur l'eau même qui doit servir à les régénérer, et sur l'huile mêlée de baume dont on les oint, et sur le sacrifice qui leur sert de nourriture. Peut-on dire que les actions des méchants ne signifient rien de bon, quand, dans la célébration des sacrements, tout le bien qu'ils nous procurent nous vient par le signe de la croix du Christ, faite de la main même des mécréants? Mais arrêtons-nous ici; un autre jour, avec la grâce de Dieu, nous expliquerons ce qui suit.

 

1. Galat. V, 21.

 

CENT DIX-NEUVIÈME TRAITÉ.
SUR LES PAROLES SUIVANTES : « ET LES SOLDATS FIRENT AINSI », JUSQU'A CES AUTRES : « ET, AYANT INCLINÉ LA TÊTE, IL RENDIT L'ESPRIT ». (Chap. XIX, 24-30.)
 

LES DERNIERS MOMENTS DE JÉSUS.
 

Après le partage de ses vêtements, Jésus légua sa Mère à l'apôtre Jean, pour donner aux enfants un exemple de piété filiale, et Jean la reçut pour en prendre soin. Puis le Sauveur se plaignit de la soif, et on lui tendit, au bout d'un roseau, une éponge imbibée de fiel, de vinaigre et d'hysope. Le roseau était l'emblème de l'Ecriture; le fiel et le vinaigre, de la méchanceté des Juifs ; l'hysope, de l'humilité du Christ. A peine Jésus en eut-il goûté, qu'il mourut.

 

1. L'évangéliste Jean nous raconte ce qui se passa aux pieds de la croix du Sauveur, après que ses vêtements eurent été partagés, même par la voie du sort; voyons son récit : « Les soldats firent ainsi. Or, la Mère de Jésus et la soeur de sa Mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine, étaient debout près de sa croix. Jésus donc, voyant sa Mère et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : Femme, voilà ton fils. Après, il dit au disciple : Fils, voilà ta mère. Et depuis cette heure-là, le disciple la reçut chez lui ». Voilà bien l'heure dont Jésus parlait, quand, au moment de changer l'eau en vin, il disait à sa Mère : « Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi ? mon heure n'est point encore venue (1) ». Il prédisait cette heure qui n'était pas encore venue, cette heure où, sur le point de mourir, il devait

 

1. Jean, II, 4.

 

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reconnaître celle qui lui avait donné la vie du corps. Alors il se préparait à faire une oeuvre divine; aussi semblait-il lie pas connaître la Mère, non de sa divinité, mais de son humanité, et la repoussait-il. Maintenant, il souffre dans son corps, et dans les sentiments d'une humaine affection, il recommande celle dans le sein de laquelle il s'est fait homme. Alors, il connaissait Marie en vertu de sa puissance, puisqu'il l'avait créée; maintenant, Celui que Marie a mis au monde est attaché à la croix.

2. Nous trouvons ici un sujet d'instruction. Le Sauveur fait lui-même ce qu'il nous enseigne; précepteur plein de bonté, il apprend à ses disciples, par son exemple, tout le soin que des enfants pieux doivent prendre des auteurs de leurs jours. Le bois auquel se trouvaient cloués ses membres mourants était comme une chaire où notre Maître se faisait entendre et nous donnait ses leçons. C'était à cette source de saine doctrine que l'apôtre Paul avait puisé, quand il disait : « Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, il a renoncé à la foi et il est pire qu'un infidèle (1) ». Y a-t-il des personnes plus proches les unes des autres que les parents ne le sont de leurs enfants, ou les enfants de leurs parents? Le maître à l'école de qui se forment les saints, nous donnait donc en lui-même l'exemple pour confirmer un de ses plus précieux commandements ; car s'il pourvoyait à l'avenir de Marie en lui donnant un autre fils qui tiendrait sa place, il n'agissait pas comme Dieu à l'égard d'une servante créée et gouvernée par lui, mais comme homme à l'égard d'une Mère qui lui avait donné le jour et qu'il laissait en cette vie. Pourquoi a-t-il agi de la sorte? Ce qui suit nous l'apprend; car, parlant de lui-même, l'Evangéliste ajoute : « Et, depuis ce moment, le disciple la reçut chez lui ». D'ordinaire, Jean ne se désigne pas autrement qu'en disant que Jésus l'aimait ; le Sauveur affectionnait tous ses disciples, mais il chérissait davantage encore celui-ci; il était même si familier avec lui qu'à la Cène il lui permit de s'appuyer sur sa poitrine (2) ; c'était sans doute pour l'aider à imprimer sur l'Evangile qu'il devait prêcher en son nom, le sceau de sa divine excellence.

3. Mais en quel chez lui Jean reçut-il la

 

1. I Tim. V, 8. — 2. 9 Jean, XIII, 23.

 

Mère du Sauveur? Il était certainement du nombre de ceux qui lui avaient dit : « Voilà que nous avons tout abandonné pour vous suivre », et, comme les autres, il avait entendu cette réponse : Quiconque aura abandonné tout cela à cause de moi, recevra le centuple en cette vie (1). Ce disciple avait donc reçu le centuple de ce qu'il avait quitté ; c'était assez pour y recevoir la Mère de Celui qui lui en avait fait don. Mais, au moment où le bienheureux Jean avait reçu ce centuple, il faisait partie d'une société où nul ne possédait rien en propre, et où toutes choses étaient mises en commun, suivant ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres ; car les disciples de Jésus étaient comme n'ayant rien et possédant tout (2). Comment donc le disciple et le serviteur a-t-il reçu la Mère de son Maître et Seigneur chez lui, puisque personne parmi les Apôtres ne s'attribuait rien en propre? Nous lisons un peu plus loin dans le même livre : « Tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient et apportaient le prix de ce qui était vendu, et ils le déposaient aux pieds des Apôtres, et on le distribuait à chacun selon qu'il en avait besoin (3) ». Ces paroles signifient-elles qu'on le distribua à ce disciple d'après ses besoins, en lui tenant compte de la présence, chez lui, de la bienheureuse Marie, comme si elle était sa mère? Par conséquent, devons-nous entendre ces mots : « Et à partir de ce moment, le disciple la reçut chez lui », en ce sens qu'il devait prendre soin de tout ce qui serait nécessaire à Marie? Il la reçut donc chez lui, c'est-à-dire, non dans ses propriétés, puisqu'il n'en possédait aucune en propre, mais dans ses attributions ; car il devait en prendre soin, par suite de l'obligation qu'il avait personnellement acceptée.

4. L'Evangéliste ajoute : « Ensuite Jésus, sachant que tout était consommé, afin que l'Ecriture fût accomplie, dit : J'ai soif. Un vase plein de vinaigre était là. Et les soldats lui présentèrent à la bouche une éponge pleine de vinaigre, qu'ils avaient attachée à un bâton d'hysope. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est consommé. Et ayant incliné la tête, il rendit l'esprit ». Qui est-ce qui agit comme il le veut, de la même manière que cet homme a souffert comme il l'a voulu? Mais cet homme était le

 

1. Matth. XIX, 27, 29. — 2. II Cor. VI, 10. — 3. Act. IV, 32-35.

 

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Médiateur entre Dieu et les hommes; c'est à lui que s'applique cette prédiction des livres saints : C'est un homme, et qui est-ce qui le reconnaîtra? En effet, les hommes qui servaient d'instruments pour le faire mourir n'apercevaient point sa divinité à travers le voile de son humanité. Comme homme, il se laissait voir, mais il ne se laissait point reconnaître comme Dieu. Celui qui endurait toutes ces souffrances, c'était l'homme qu'on voyait. Celui qui en réglait l'ordre et la nature, c'était ce Dieu qui se cachait. Il vit donc que tout ce qui devait avoir lieu avant qu'il prit le vinaigre et rendît l'esprit, était consommé; il voulut aussi accomplir ce qu'avait dit l'Ecriture : « Et dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre (1) ». Il dit donc : « J'ai soif », ou, en d'autres termes : Vous m'avez donné ce vinaigre; c'est trop peu : donnez-moi ce que vous êtes. Les Juifs, en effet, étaient du véritable vinaigre; les Patriarches et les Prophètes étaient du vin. Mais eux avaient dégénéré; ils étaient remplis de l'iniquité de ce monde comme de la surabondance d'un vase qui déborde, et leur cœur, pareil à une éponge, recélait la duplicité méchante dans ses profonds et tortueux recoins. L'hysope à laquelle ils avaient attaché l'éponge pleine de vinaigre, est une plante de très-médiocre grandeur et qui purge le corps humain; elle est le parfait emblème de l'humilité du Christ; ils l'enveloppèrent avec l'éponge, et ils crurent avoir réussi à circonvenir Jésus. Voilà pourquoi le Psalmiste a dit « Arrosez-moi avec l'hysope, et je serai purifié (2) ». De fait, l'humilité du Christ nous purifie, car s'il ne s'était point humilié lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la mort de la croix (3), son sang n'aurait certainement pas été répandu pour la rémission de nos péchés, c'est-à-dire pour notre purification.

5. Ne soyons point surpris de ce qu'on a pu approcher une éponge des lèvres d'un homme élevé sur la croix à une certaine hauteur au-dessus de terre ; Jean n'en a pas

 

1. Ps. LXVIII, 22. — 2. Id. L, 8. — 3. Philipp. II, 8.

 

fait mention, mais les autres Evangélistes l'ont raconté : c'est à l'aide d'un roseau (1) qu'on a pu faire parvenir dans une éponge, jusqu'au sommet de la croix, un pareil breuvage. Ce roseau était l'emblème de l'Ecriture, qui se trouvait accomplie par ce fait. Comme tout ce que profère la langue porte le nom de langue grecque, de langue latine ou de toute autre, qui laisse échapper des sons qui ont un sens; de même, on peut donner le nom de roseau à toute écriture formée au moyen de roseau. Suivant la manière la plus ordinaire de s'exprimer, on appelle langue les sons pourvus de sens qu'émet la voix humaine; il n'est guère d'usage de désigner l'Ecriture parle nom de roseau: aussi cette façon de parler n'est-elle que l'indice plus certain d'un grand mystère. Un peuple impie se livrait à ces voies de fait; plein de miséricorde, le Christ les supportait. Celui qui agissait ne savait ce qu'il faisait; mais celui qui souffrait n'ignorait ni ce qui avait lieu, ni la cause pour laquelle ces événements se passaient: je dirai plus, il tirait le bien du mal que faisaient ses bourreaux.

6. « Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est consommé ». Quoi? ce que les Prophètes avaient annoncé si longtemps d'avance. Rien ne restait plus à accomplir avant sa mort; celui qui avait le pouvoir de quitter son âme et de la reprendre à nouveau (2), semblait attendre que tout ce qui devait avoir lieu s'accomplît: « ayant » donc  « incliné la tête, il rendit l'esprit ». Qui est-ce qui s'endort à son gré, comme Jésus est mort au moment qu'il a choisi ? Qui est-ce qui se dépouille d'un vêtement quand il le veut, comme Jésus s'est dépouillé de son corps à l'heure voulue par lui ? Qui est-ce qui s'en va selon son désir, comme Jésus est sorti de ce monde lorsqu'il y a consenti ? Et si, en mourant, il a manifesté une pareille puissance, combien nous devons craindre ou désirer les effets de celle qu'il déploiera en venant nous juger!

 

1. Matth. XXVIII, 48 ; Marc, XV, 36. — 2. Jean, X, 18.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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