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Saint Augustin d'Hippone
Traité sur l'évangile de Saint Jean
Traités 120 à 124


CENT VINGTIÈME TRAITÉ.
SUR LES PAROLES SUIVANTES : « PARCE QUE C'ÉTAIT LA VEILLE DU SABBAT, LES JUIFS », JUSQU'A CES AUTRES: « CAR ILS NE SAVAIENT PAS ENCORE CE QUE DIT L'ÉCRITURE, QU'IL LUI FALLAIT RESSUSCITER D'ENTRE LES MORTS ». (Chap. XIX, 31-42 ; XX, 1-9.)
 

APRÈS LA MORT DE JÉSUS.
 

Lorsque le Sauveur eut rendu le dernier soupir, les soldats ne lui rompirent point les jambes, mais l'un deux lui perça le côté : Adam et l'Arche d'alliance avaient été la figure du Christ. Sur la demande de Joseph d'Arimathie, Pilate rendit le corps de Jésus : on le mit dans un sépulcre neuf, mais, le premier jour de la semaine, Madeleine et quelques autres disciples ne l'y trouvèrent plus.

 

 

1. Tout ce que le Sauveur prévoyait comme devant avoir lieu avant sa mort, ayant été accompli, il rendit l'esprit au moment choisi par lui. L'Evangéliste nous raconte ce qui arriva ensuite; voici son récit: « Les Juifs, parce que c'était la veille du sabbat, afin que les corps ne demeurassent point sur la croix le jour du sabbat (car le sabbat était un jour très-solennel), prièrent Pilate de faire rompre les jambes aux criminels et de les enlever ». D'enlever non pas les jambes, mais les criminels, à qui l'on brisait les jambes pour les faire mourir et les détacher de la croix: on agissait ainsi, afin de ne point prolonger le supplice des crucifiés, et de ne point attrister par le spectacle de leurs tourments un grand jour de fête.

2. « Les soldats vinrent donc et rompirent les jambes de ceux qu'on avait crucifiés avec lui ; et, s'approchant de Jésus, quand ils virent qu'il était déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes, mais un des soldats lui ouvrit le côté d'un coup de lance; et aussitôt il en sortit du sang et de l'eau ». L'Evangéliste se sert d'une expression choisie à dessein: il ne dit pas qu'on a frappé ou blessé le côté du Sauveur, ou qu'on a fait quelque autre chose semblable; mais: « on l'a ouvert ». Effectivement, la porte de la, vie devait s'ouvrir à l'endroit où ont pris naissance les Sacrements de l'Eglise ; sans lesquels il est impossible d'arriver à la vie, qui est la seule véritable. Ce sang a été répandu pour la rémission des péchés ; cette eau est un salutaire liquide, car elle nous sert de bain et de breuvage. Dieu annonçait d'avance cet événement (1), en donnant à Noé l'ordre d'ouvrir, au flanc de l'arche, une porte par laquelle devaient entrer les animaux destinés à ne point périr sous les eaux du déluge ; ces animaux préfiguraient l'Eglise. Voilà encore pourquoi la première femme a été tirée du côté d'Adam, pendant qu'il dormait (2) ; voilà pourquoi elle a reçu le nom de vie et de mère des vivants (3). Même avant l'incalculable mal de sa prévarication, elle a été ainsi l'annonce d'un bien infini. Le second Adam, Jésus-Christ, ayant baissé la tête, s'est endormi sur la croix, pour qu'une épouse lui fût donnée, et, pendant son sommeil, cette épouse est sortie de son côté. O mort, qui fait revivre les morts ! Y a-t-il rien de plus pur que ce sang? Quoi de meilleur pour guérir nos plaies?

3. « Et celui qui l'a vu a rendu témoignage, et son témoignage est véritable, et il sait qu'il dit vrai, afin que vous aussi vous croyiez ». Jean ne dit pas: Afin que vous aussi, vous sachiez; mais: afin que vous croyiez; car celui qui a vu, sait, et celui qui n'a pas vu, doit croire à son témoignage. Le propre de la foi est plutôt de croire que de voir. Qu'est-ce, en effet, que croire une chose, sinon y conformer sa foi? « Car cela a été fait pour accomplir ces paroles de l'Ecriture : Vous ne briserez aucun de ses os. L'Ecriture dit encore: Ils verront quel est celui qu'ils ont percé ». Il tire des Ecritures deux témoignages à l'appui des différents faits dont il raconte l'accomplissement. Il avait dit : « Et s'étant approchés de Jésus, ils virent qu'il était déjà mort, et ils ne lui rompirent

 

1. Gen. VI, 16. — 2. Id. II, 22. — 3. Id. III, 20.

 

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point les jambes ». A ce passage se rapporte le témoignage suivant: « Vous ne briserez aucun de ses os » . Voilà l'ordre donné à tous ceux qui, sous l'ancienne loi, devaient célébrer la Pâque par l'immolation de l'agneau ; cette immolation était l'ombre antécédente de la passion du Sauveur. C'est pourquoi « Jésus-Christ, notre Agneau pascal, a été immolé (1) ». Le prophète Isaïe avait dit d'avance à son sujet : « Il a été conduit à la mort comme une brebis (2)». De même encore l'Evangéliste avait ajouté : « Mais l'un des soldats ouvrit son côté d'un coup de lance ». A cela se rapporte l'autre témoignage : « Ils verront quel est celui qu'ils ont percé ». Voilà la promesse de la venue du Christ avec le même corps que celui avec lequel il a été crucifié.

4. « Or, après cela, Joseph d'Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret, parce qu'il craignait les Juifs, demanda à Pilate la permission d'enlever le corps de Jésus , et Pilate le permit. Il vint donc et enleva le corps de Jésus. Et Nicodème, celui qui s'était d'abord rendu près de Jésus pendant la nuit, vint aussi, portant un mélange de myrrhe et d'aloès, du poids d'environ cent livres ». Il ne faut pas séparer les membres de phrase, de manière à dire: « Portant d'abord un mélange de myrrhe », le mot « d'abord » se rapporte à la phrase précédente. Car Nicodème était venu d'abord près de Jésus pendant la nuit; Jean avait déjà mentionné ce fait au commencement de son Evangile (3). Voici donc comment il faut comprendre ce passage: Nicodème ne vint pas alors seulement près de Jésus, mais il y vint pour la première fois; il y vint ensuite fréquemment pour l'écouter et se faire son disciple: aujourd'hui, presque tous les peuples en voient une preuve convaincante dans la découverte du corps du bienheureux Etienne. « Ils prirent donc le corps de Jésus et l'enveloppèrent de linges avec des aromates, selon la coutume d'ensevelir usitée parmi les Juifs ». A mon avis, ce n'est pas sans motif que l'Evangéliste a dit: « Selon la coutume d'ensevelir usitée parmi les Juifs »; si je ne me trompe, il a voulu, par là, nous dire que pour les devoirs à remplir à l'égard des morts, il faut suivre la coutume du pays où l'on se trouve.

 

1. I Cor. V, 7. — 2. Isa. Luc, 7. — 3. Jean, III, 1, 2.

 

5. « Or, au lieu où il avait été crucifié se trouvait un jardin, et, dans ce jardin, un sépulcre neuf, où personne n'avait encore été mis ». Comme dans le sein de la Vierge Marie, personne avant lui, personne après lui n'a été conçu, ainsi , personne avant lui comme personne après lui n'a été enseveli dans ce monument. « Comme c'était la veille du sabbat des Juifs, et que ce sépulcre était proche, ils y déposèrent Jésus ». L'Evangéliste veut nous faire entendre qu'on se hâta d'ensevelir Jésus, afin de ne pas être surpris par le soir ; car il n'était point alors permis de se livrer à une pareille occupation à cause de la veille du sabbat, à laquelle les Juifs donnent plus communément en latin le nom de Cène pure.

6. « Mais à un jour de la semaine, Marie-Madeleine vint, dès le matin, lorsque les ténèbres régnaient encore, et elle vit la pierre du sépulcre ôtée ». Sous ce nom: « Un jour de la semaine », se trouve désigné le jour que les chrétiens ont l'habitude d'appeler le dimanche à cause de la résurrection du Seigneur; de tous les Evangélistes, Matthieu est le seul qui l'appelle le premier jour de la semaine (1). «Elle courut donc vers Simon Pierre, et vers cet autre disciple que Jésus « aimait, et elle leur dit: On a enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons où on l'a mis ». Certains exemplaires, même grecs, portent: «On a enlevé mon Seigneur». Ces paroles peuvent, ce semble, avoir été dites sous l'impression d'un vif sentiment d'affection inspiré par la charité ou l'habitude de servir le Sauveur; mais nous ne trouvons pas cette version dans les exemplaires que nous tenons en nos mains.

7. « Pierre sortit donc, et cet autre disciple avec lui, et ils vinrent au sépulcre. Ils couraient tous deux ensemble, mais l'autre disciple courut plus vite que Pierre, et il arriva le premier au sépulcre ». Il faut remarquer ici et ne point passer sous silence cette récapitulation. L'Evangéliste revient à ce qu'il avait omis , et cependant il en fait mention comme si c'était la conséquence de ce qu'il a dit auparavant. Après avoir raconté « qu'ils vinrent au sépulcre », il retourne sur ses pas pour nous dire comment ils y vinrent : « Ils couraient tous deux ensemble », etc. Il marque en ce passage que cet autre disciple

 

1. Matth. XXVIII, 1.

 

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(lui-même évidemment, mais désigné comme s'il était un personnage différent) courut plus vite et arriva le premier au sépulcre.

8. « Et s'étant baissé, il vit les linceuls à terre ; cependant il n'entra pas. Simon Pierre, qui le suivait, vint et entra dans le a sépulcre et il vit les linceuls à terre, et le suaire mis sur sa tête, séparé des linceuls, était plié en un autre lieu ». Pensons-nous que tout cela ne signifie rien? Ce n'est pas du tout mon avis. Mais nous nous hâtons de passer à d'autres endroits, sur lesquels il faudra nous arrêter en raison de leur obscurité ou des difficultés auxquelles ils donnent lieu. Pour les passages qui sont clairs par eux-mêmes, c'est un saint plaisir de chercher leur signification jusque dans les moindres détails; mais ce plaisir appartient aux gens désoeuvrés, et nous ne le sommes pas.

9. « Alors donc entra aussi cet autre disciple , qui était arrivé le premier au sépulcre ». Il était arrivé le premier et il entra le dernier. Ce fait a certainement son importance ; ce qui suit ne m'en semble pas non plus dénué. « Et il vit, et il crut ». Plusieurs, examinant avec peu de soin ces paroles, s'imaginent que ce que Jean a cru alors, c'est que Jésus était ressuscité ; mais la suite ne le fait nullement supposer. Que signifie en effet ce qu'ajoute l'Evangéliste? « Ils ne savaient pas encore ce qui est dans l'Ecriture; qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ». Jean n'a donc pu croire que Jésus fût ressuscité, puisqu'il ignorait qu'il dût ressusciter. Qu'a-t-il donc vu? Qu'a-t-il cru ? Il a vu que le sépulcre était vide, et il a cru ce que lui avait dit la femme, c'est-à-dire qu'on l'avait enlevé du sépulcre. « Ils ne savaient pas encore ce qui est dans l'Ecriture, qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ». Quand il leur en parlait lui-même, le Sauveur avait beau s'exprimer de manière à ne leur laisser à cet égard aucun doute; ils étaient tellement habitués à l'entendre parler en paraboles, qu'ils ne le comprenaient pas, et qu'à leur sens il les entretenait de tout autre chose. Mais, dans un autre discours, nous vous expliquerons ce qui suit.

CENT VINGT ET UNIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CET ENDROIT : « LES DISCIPLES RETOURNÈRENT DONC CHEZ EUX », JUSQU'A CET AUTRE « BIENHEUREUX CEUX QUI N'ONT POINT VU ET QUI ONT CRU ». (Chap. XX, 10-99.)
 

APRÈS LA RÉSURRECTION DE JÉSUS.
 

Pierre et Jean étant retournés chez eux, Marie-Madeleine revint, en pleurant, au tombeau du Sauveur. Elle y vit deux anges, et, en se retournant, elle aperçut le Christ sous la forme d'un jardinier. « Ne me touche pas », lui dit Jésus : alors, elle figurait l'Eglise des Gentils, ou ceux qui ne touchent pas spirituellement Notre-Seigneur. Ensuite, elle revint annoncer aux Apôtres ce qu'elle avait vu, et Jésus lui-même leur apparut plusieurs fois pour les convaincre, eux et Thomas surtout, de la réalité de sa résurrection.

 

1. Le Seigneur a été enlevé du sépulcre ! Telle fut la nouvelle apportée à ses disciples, Pierre et Jean, par Marie-Madeleine; ils vinrent à l'endroit où Jésus avait été enseveli, et ne trouvèrent que les linceuls dans lesquels le corps avait été enveloppé ; purent-ils croire alors autre chose que ce qu'elle leur avait annoncé, que ce qu'elle avait cru elle-même ? « Les disciples retournèrent donc chez eux de nouveau » , c'est-à-dire à la maison qu'ils habitaient et qu'ils avaient quittée pour courir au sépulcre. « Mais Marie se tenait hors du sépulcre, pleurant ». Les hommes s'en retournant chez eux, le sexe le plus faible se trouvait comme cloué à la même place par un sentiment d'amour plus fort que lui. Les yeux qui avaient cherché à le découvrir sans réussir à le voir, se (142) mouillaient de pleurs et versaient plus de larmes sur son enlèvement du sépulcre, que sur sa mort au Calvaire: la raison en était qu'après avoir ôté la vie à ce maître si grand, on lui enlevait le moyen même de survivre dans la mémoire des siens. La douleur attachait donc cette femme au sépulcre de son Dieu. « Et, pendant qu'elle pleurait, elle se baissa et « porta ses regards dans le sépulcre ». Pourquoi agissait-elle de la sorte ? Je n'en sais rien. Car elle ne l'ignorait pas: celui qu'elle cherchait n'était pas là: elle avait même annoncé à ses disciples qu'on l'en avait enlevé; et ceux-ci étaient venus au sépulcre, et non-seulement ils y avaient regardé, mais ils y étaient entrés pour trouver le corps du Sauveur, et ils n'y avaient rien vu. Pourquoi donc, pendant qu'elle pleurait, Marie-Madeleine s'est-elle baissée pour regarder encore une fois dans le tombeau ? Pensait-elle que ce qu'elle déplorait si amèrement, ni les yeux des autres ni les siens ne pourraient y croire aisément? Ou plutôt, regarda-t-elle dans le tombeau sous l'influence d'une inspiration intérieure et divine ? Elle porta donc ses regards dans le sépulcre, et « elle vit deux anges vêtus de blanc, assis à l'endroit où le corps de Jésus avait été déposé, l'un à la tête, l'autre aux pieds ». Pourquoi l'un de ces anges était-il assis à la tête et l'autre aux pieds ? Le mot grec ange se traduit en latin par le mot messager; ces anges ainsi placés signifiaient-ils que l'Evangile du Christ devait être annoncé, en quelque sorte, depuis la tête jusqu'aux pieds ; c'est-à-dire depuis le commencement jusqu'à la fin ? « Ils lui dirent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur répondit: Parce qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l'a mis ». Les anges voulaient l'empêcher de pleurer; mais comment lui annonçaient-ils d'une certaine façon, qu'elle n'aurait bientôt plus qu'à se réjouir? Ils lui avaient adressé ces paroles : « Pourquoi pleures-tu ? » comme pour lui dire: Ne pleure pas. S'imaginant qu'ils ne savaient rien et qu'ils l'interrogeaient en raison de leur ignorance, elle leur fait connaître la cause de son chagrin. « Parce que », dit-elle, « on a enlevé mon Seigneur ». Elle appelait son Seigneur le corps inanimé de Jésus; elle prenait la partie pour le tout: nous reconnaissons de la même manière pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, qui est en même temps Verbe, âme et corps; et, pourtant, nous disons qu'il a été crucifié et enseveli, quoique son corps seul ait été mis au tombeau. « Et je ne sais où on l'a mis ». La cause principale de sa douleur, c'était qu'elle ignorait où elle porterait ses pas pour y apporter un remède. Mais déjà était venu le moment où la joie succéderait aux larmes, comme les anges l'avaient, en quelque sorte, annoncé à Marie-Madeleine pour l'empêcher de pleurer.

2. Enfin, « lorsqu'elle eut dit cela, elle se retourna et vit Jésus debout , et elle ne savait pas que ce fût lui. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu ? Elle, croyant que c'était le jardinier, lui dit : Seigneur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as mis, et je l'emporterai. Jésus lui dit : Marie. Elle se retourna et lui dit : Rabboni ! ce qui signifie « mon Maître !» Que personne ne fasse à cette femme un reproche d'avoir appelé le jardinier son Seigneur, et Jésus son Maître. Elle priait l'un et reconnaissait l'autre; elle donnait un signe de respect à l'homme à qui .elle demandait un renseignement, et elle honorait comme docteur celui qui lui apprenait à connaître les choses divines et humaines. Elle donnait le nom de Seigneur à celui dont elle n'était point la servante, afin d'arriver, par son intermédiaire, au Seigneur qu'elle servait. Le mot Seigneur n'avait donc pas, dans son idée, le même sens, quand elle disait: « On a enlevé mon Seigneur;», que lorsqu'elle disait : « Seigneur, si tu l'as enlevé». Les Prophètes eux-mêmes ont donné à de simples hommes le nom de Seigneur; mais c'était dans un sens bien différent qu'ils appelaient de ce nom celui dont il est écrit : « Le Seigneur est son nom (1) ». Cette femme s'était déjà retournée pour voir Jésus au moment où elle croyait avoir fait la rencontre d'un jardinier, et s'entretenait avec lui; mais comment peut-on dire qu'elle s'est retournée de nouveau pour lui dire : « Rabboni ? » Le voici évidemment. Elle s'était d'abord corporellement retournée et avait cru voir ce qu'il n'était pas; ensuite, elle a fait un retour de coeur, et elle a reconnu ce qu'il était réellement.

3. « Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père,

 

1. Ps. LXVII, 5.

 

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mais va vers mes frères, et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». Nous trouvons, dans ces paroles, matière à une explication courte, mais toute spéciale. En lui répondant ainsi, Jésus enseignait la foi à cette femme qui le reconnaissait et lui donnait le nom de maître : comme un jardinier ferait dans son jardin, il semait dans le coeur de Marie-Madeleine le grain de sénevé. Quel est donc le sens de ces paroles : « Ne me touche pas? » Et comme si on cherchait la cause de cette défense, il ajouta : « Car je ne suis pas encore monté vers mon Père ». Qu'est-ce que cela? Si on ne peut le toucher pendant qu'il est sur la terre, quand il sera assis sur son trône dans le ciel, comment les hommes le toucheront-ils ? II est sûr, pourtant, qu'avant de remonter au ciel, il s'est présenté à ses disciples et leur a offert de le toucher ; car, l'évangéliste Luc en est témoin, il leur a dit : « Touchez et voyez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai (1) ». N'a-t-il pas dit encore au disciple Thomas : « Porte ici ton doigt et regarde mes a mains; approche ta main et mets-la dans mon côté? » Qui serait assez dépourvu de sens pour prétendre que Jésus a permis à ses disciples de le toucher avant qu'il remontât vers son Père, et qu'il n'a accordé cette faveur à des femmes qu'après son ascension vers son Père? Mais quand un homme voudrait ainsi délirer, on ne lui en laisserait pas le loisir. En effet, nous lisons que des femmes mêmes ont touché Jésus ressuscité, même avant qu'il fût monté vers son Père; de ce nombre était Marie-Madeleine elle-même; car Matthieu nous dit que « Jésus se présenta devant elles, et leur dit : « Je vous salue. Alors, elles s'approchèrent et embrassèrent ses pieds, et l'adorèrent (2) ». Jean a omis cette circonstance, mais Matthieu a dit la vérité. II y a donc évidemment, dans ces paroles, un sens caché : que nous le découvrions, que nous ne puissions pas le découvrir, il nous est impossible d'en douter. Ces paroles : « Ne me touche pas, car je ne suis  point encore monté vers mon Père », doivent être entendues en ce sens que cette femme était la figure de l'Eglise, formée par les Gentils, et qui a cru en Jésus-Christ seulement après son ascension; ou bien, le Sauveur a voulu, par elles, faire entendre qu'il

 

1. Luc, XXIV, 39. — 2. Matth. XXVIII, 9.

 

faut croire en lui comme faisant une seule et même chose avec le Père, c'est-à-dire qu'il faut le toucher spirituellement. Le Christ ne monte-t-il pas d'une certaine manière au ciel, pour celui qui profite en lui au point de le reconnaître égal au Père? Cette sorte d'ascension n'est aperçue que par le sens intime d'un tel homme. On n'a que ce moyen de le toucher véritablement, ou, en d'autres termes, on ne peut vraiment croire en lui, si l'on ne croit pas ainsi. La foi de Marie-Madeleine pouvait se borner à croire en lui, tout en le reconnaissant comme inférieur au Père; cependant, elle en avait reçu la défense par ces paroles: « Ne me touche pas »: Car c'était lui dire : Ne crois pas en moi, d'après les idées que tu nourris encore en toi; ne te borne pas à voir en moi ce que je suis devenu à cause de toi, sans élever tes pensées jusqu'à cette nature supérieure qui, en moi, t'a fait sortir du néant. Pouvait-il, en effet, se faire qu'elle ne crût pas encore d'une manière charnelle en Jésus, puisqu'elle le pleurait comme homme? « Car », dit-il, « je ne suis pas encore monté vers mon Père ». Tu me toucheras dès lors que tu reconnaîtras en moi un Dieu parfaitement égal au Père. « Mais va vers mes frères et dis-leur : Je « monte vers mon Père et votre Père ». Le Sauveur ne dit pas : notre Père. Il est le mien d'une manière, il est le vôtre d'une autre; il est le mien par nature, il est le vôtre par sa grâce. « Et vers mon Dieu et votre Dieu ». Ici encore, il ne dit pas : Et notre Dieu. Si donc il est mon Dieu, il l'est aussi sous un certain rapport, et s'il est le vôtre, il l'est sous un autre. Il est mon Dieu, car, en qualité d'homme, je lui suis moi-même inférieur; il est le vôtre, et je suis immédiatement entre vous et lui.

4. « Marie-Madeleine vint, annonçant aux disciples : J'ai vu le Seigneur, et il m'a dit  ces choses. Quand le soir du même jour fut venu, et c'était le premier jour de la semaine , et les portes du lieu, où les disciples étaient assemblés à cause de la crainte des Juifs, étant fermées, Jésus vint et se tint debout au milieu d'eux, et leur dit : « La paix soit avec vous; et lorsqu'il eut ainsi parlé, il leur montra ses mains et a son côté ». Car les clous avaient percé ses mains, et la lance avait ouvert son côté. Pour guérir des coeurs rongés par le doute, (144) Jésus avait conservé la marque de ses plaies. Les portes étaient fermées; ce ne fut pas néanmoins un obstacle au passage d'un corps où la divinité résidait, car celui qui était venu au monde sans porter la moindre atteinte à la virginité de sa mère, pouvait très-bien entrer en un lieu dont les portes n'étaient pas ouvertes. « Les disciples donc se réjouirent à la vue du Seigneur. Il leur dit de nouveau : La paix soit avec vous ». Répéter une chose, c'est lui donner un nouveau degré d'assurance, et le Seigneur, par la bouche du Prophète, ajoute la paix à la paix qu'il accorde (1). « Comme mon Père m'a envoyé », dit Jésus, « je vous envoie moi-même ». Nous savons que le Fils est égal au Père, mais, ici, nous le reconnaissons à son langage comme notre médiateur. Le Père m'a envoyé, et moi je vous envoie. « Après qu'il eut dit ces paroles, il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le Saint-Esprit ». En soufflant sur eux, il montra que le Saint-Esprit n'est pas seulement l'Esprit du Père, mais qu'il est aussi le sien. « Ceux à qui vous a remettrez les péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus ». La charité de l'Eglise, que l'Esprit-Saint répand en nos coeurs, remet les péchés de ses membres, mais elle retient les péchés de ceux qui ne lui appartiennent pas. Aussi, après avoir dit : « Recevez l'Esprit-Saint », le Sauveur a-t-il immédiatement parlé de la remise et de la retenue des péchés.

5. « Thomas, l'un des douze, appelé Dydime, n'était pas avec eux quand Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur répondit :  Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la plaie des clous, et ma main dans son côté, je ne croirai point. Et huit jours après, comme ses disciples étaient encore dans le même lieu, et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et il se tint debout au milieu d'eux et dit : La paix soit

 

1. Isa. XXVI, 5.

 

avec vous ! Il dit ensuite à Thomas : Porte ici ton doigt, et regarde mes mains; approche ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle. Thomas répondit et lui dit : Mon Seigneur et mon Dieu! » Il voyait et touchait l'homme; il confessait le Dieu qu'il ne voyait ni ne touchait; mais parce qu'il voyait et touchait, il se débarrassait de ses doutes et croyait à ce qu'il ne pouvait ni voir ni toucher. « Jésus lui dit : Parce que tu m'as vu, tu as cru ». Il ne dit point: Tu m'as touché; mais : «tu m'as vu », parce que le sens de la vue appartient en quelque sorte à toutes les parties du corps; il se dit, en effet, des quatre autres sens ; car ne s'exprime-t-on pas ainsi : Ecoute et vois que cette musique est harmonieuse ! sens et vois combien ce parfum est délicieux; goûte et vois comme cette saveur est agréable ; touche et vois comme cet objet est chaud. En ces différents cas, tu as dit : vois; mais, par là, tu n'as point prétendu soutenir que les yeux ne sont point l'organe propre de la vue. Voilà pourquoi le Sauveur s'exprime lui-même ainsi : « Porte ici ton doigt, et vois mes mains ». Etait-ce dire autre chose que ceci : Touche et vois? Cependant, Thomas n'avait pas d'yeux au doigt. « Parce que », soit en me regardant, soit en me touchant, « tu m'as vu, tu as cru ». Quoique le Sauveur offrit à son disciple de le toucher, on ne peut néanmoins dire que celui-ci n'osa pas le faire; car il n'est pas écrit que Thomas le toucha. Mais qu'en le regardant ou en le touchant, Thomas ait vu son Maître et ait cru, peu importe; ce qui suit a particulièrement trait à la foi des Gentils, et lui donne du prix : « Bienheureux ceux qui n'ont pas a vu et qui ont cru ». L'Evangéliste s'est, en ces paroles, servi du prétérit, parce que, d'après les desseins de sa providence, le Seigneur regardait déjà comme fait ce qui devait avoir lieu plus tard. Mais nous ne devons point donner à ce discours une plus grande étendue; un autre jour, Dieu nous fera la grâce d'expliquer ce qui reste.

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CENT VINGT-DEUXIÈME TRAITÉ.
DEPUIS LES PAROLES SUIVANTES : JÉSUS A FAIT PLUSIEURS AUTRES MIRACLES », JUSQU'A CES AUTRES : « MALGRÉ LEUR GRAND NOMBRE, LE FILET NE ROMPIT POINT ». (Chap. XX, 30, 31 ; XXI, 1-11.)
 

LA SECONDE PÊCHE MIRACULEUSE.
 

Quelques jours après l'apparition du Sauveur à Thomas, les Apôtres allèrent pêcher : et en retournant ainsi à leur premier métier, ils ne péchèrent pas; car c'était une occupation permise en elle-même, et, d'ailleurs, s'il est permis aux prédicateurs de l'Evangile de vivre de l'Evangile, à plus forte raison ne leur est-il pas défendu de ne pas grever leurs ouailles. Jésus se présenta alors à eux ; sur son ordre, ils jetèrent leurs filets à droite de la barque, prirent cent cinquante-trois gros poissons, et les amenèrent au rivage dans les filets, sans que ceux-ci se rompissent. La première pêche miraculeuse était la figure de l'Eglise du temps : pour bien des raisons, celle-ci symbolisait l'Eglise de l'éternité. Le nombre des poissons indiquait l'accomplissement de la loi par l'opération du Saint-Esprit, et leur grosseur, ceux qui enseignent et observent les commandements et qui feront, à cause de cela, partie des élus.

 

1. Le Sauveur avait montré au disciple Thomas les plaies de son corps, et lui avait offert de les toucher; celui-ci vit donc ce qu'il ne voulait pas croire et il crut. Après nous avoir raconté cette circonstance, l'évangéliste Jean intercale ces paroles : « Jésus a fait, en présence de ses disciples, plusieurs autres miracles qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-ci ont été écrits, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom ». Ce chapitre semble indiquer la fin du livre ; toutefois, l'écrivain sacré raconte encore ici la manière dont le Christ se manifesta sur le bord de la mer de Tibériade, et donna, dans la pêche miraculeuse, une mystérieuse image de ce que doit être l'Eglise quand les morts ressusciteront à la fin du monde. Je trouve un motif particulier d'y faire attention dans ce fait, que ce qui devait être le prélude du récit suivant et donner à ce passage une importance plus marquée, a été placé après le chapitre précédent comme s'il en était le complément naturel. Le récit en question commence par ces mots : « Ensuite Jésus se manifesta de nouveau à ses disciples sur le bord de la mer de Tibériade, et il se manifesta ainsi. Simon Pierre et Thomas,appelé Dydime, Nathanaël, qui était de Cana en Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples de Jésus étaient ensemble. Simon Pierre leur dit : Je vais pêcher. Et ils lui dirent : Nous allons aussi avec toi » .

2. A l'occasion de cette pêche des disciples, on cherche d'habitude à savoir pourquoi Pierre et les fils de Zébédée sont redevenus ce qu'ils étaient avant d'être choisis par le Seigneur. Car ils étaient pêcheurs, quand il leur dit : « Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (1) ». Alors ils le suivirent et abandonnèrent tout ce qu'ils possédaient pour s'attacher à lui en qualité de disciples; en voici la preuve : Quand un jeune homme riche s'éloigna tristement de Jésus pour lui avoir entendu dire : « Va, vends tout ton bien, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis, viens et suis-moi », Pierre dit au Sauveur

« Voilà que nous avons tout quitté et que « nous vous avons suivi (2) ». Pourquoi donc, après avoir en quelque sorte abandonné l'apostolat, redeviennent-ils maintenant ce qu'ils étaient autrefois? Pourquoi reviennent-ils à ce dont ils s'étaient séparés, comme s'ils avaient oublié ce qu'ils ont entendu : « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n'est point propre au royaume de Dieu (3)? » Si, après que Jésus eut rendu le dernier soupir, et avant sa résurrection d'entre les morts, ses disciples avaient agi de la sorte; mais ils ne le pouvaient, parce que toute leur attention avait été absorbée par les événements du jour, depuis le moment où il fut crucifié jusqu'à sa mise au tombeau qui eut lieu avant le soir: le jour suivant était le sabbat; à pareil

 

1. Matth. IV, 19. — 2. Id. XIX, 21, 22, 27. — 3. Luc, IX, 62.

 

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jour, d'après l’usage de leur pays qu'ils observaient, il leur était défendu de travailler; au troisième jour, le Sauveur ressuscita et leur rendit, par là, l'espérance qu'ils avaient déjà commencé à ne plus avoir; cependant, s'ils étaient alors retournés à leurs filets, nous croirions devoir en attribuer la cause au désespoir dans lequel ils étaient tombés. Mais aujourd'hui, le Christ, sorti du tombeau, leur a été rendu plein de vie; la vérité s'est présentée à eux avec la dernière évidence, et ils ont pu, non-seulement la considérer de leurs yeux, mais la toucher et la palper de leurs mains; ils ont si bien examiné la trace de ses plaies que l'apôtre Thomas en a confessé la réelle existence, après avoir dit qu'il croirait à cette seule condition ; le Sauveur a soufflé sur eux et leur a donné son saint Esprit; il leur a, de sa propre bouche, adressé ces paroles : « Comme mon Père m'a envoyé, moi « aussi je vous envoie; ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus (1) ». Et tout à coup ils deviennent ce qu'ils étaient auparavant; ils deviennent, non pas des pêcheurs d'hommes, mais des pêcheurs de poissons.

3. Voici la réponse à faire aux personnes étonnées d'une pareille conduite. Il n'était point défendu aux disciples de demander à un métier permis et autorisé le moyen de vivre, s'ils ne portaient d'ailleurs aucune atteinte à l'intégrité de leur apostolat et se trouvaient dans l'impossibilité de se procurer autrement les aliments qui leur étaient nécessaires. Oserait-on, par hasard, penser ou dire que l'apôtre Paul n'était pas du nombre des hommes parfaits, qui ont tout abandonné pour suivre le Christ, parce qu'afin de n'être à charge à aucun de ceux auxquels il prêchait l'Évangile, il gagnait son pain avec son travail manuel s ? Il a travaillé pour vivre; la preuve en ressort plus particulièrement de ces paroles : « J'ai travaillé plus que tous les autres; néanmoins », ajoute-t-il aussitôt, « non par moi, mais la grâce de Dieu avec moi (3) ». L'Apôtre voulait, par là, faire voir que s'il avait pu spirituellement et corporellement travailler plus que les autres, de manière à prêcher continuellement l'Évangile, sans vivre comme eux de l'Evangile, il le devait à la grâce divine. Effectivement, il en

 

1. Jean, XX, 21-23. — 2. II Thess. III, 8. — 3. I Cor. XV, 10.

 

répandait les enseignements bien plus loin et avec plus de fruit au milieu d'une foule de nations qui n'avaient pas entendu parler du nom du Christ. Il montrait ainsi que les Apôtres ont reçu, je ne dirai pas l'ordre, mais le pouvoir de vivre de l'Évangile, ou, en d'autres termes, de tirer leur nécessaire de sa prédication. Ce pouvoir, le même Apôtre en fait mention dans le passage suivant : « Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous a recueillions un peu de vos biens temporels? Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi n'en userions-nous pas plutôt qu'eux? Cependant », ajoute-t-il, « nous n'avons pas usé de ce pouvoir ». Immédiatement après, il dit encore : « Ceux qui servent à l'autel ont part aux oblations de l'autel; ainsi, le Seigneur ordonne que ceux qui annoncent l'Évangile vivent de l'Evangile; mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits ». C'est donc un point bien établi qu'il a été, sinon commandé, du moins permis aux Apôtres de ne vivre que de l'Évangile et de demander leur nourriture à ceux parmi lesquels ils répandraient les biens spirituels par la prédication évangélique, c’est-à-dire qu'il leur était loisible d'exiger les aliments du corps et de recevoir la paie nécessaire, comme s'ils étaient les soldats du Christ et que les fidèles en fussent les sujets. Voilà pourquoi le même Apôtre, ce noble soldat, avait dit un peu auparavant : « Qui est-ce qui fait la guerre à ses frais (1)?» C'était, néanmoins, ce que faisait Paul; car il travaillait plus que tous les autres. Le bienheureux Paul ne voulut pas, comme les autres prédicateurs de l'Évangile, user du pouvoir qu'il avait reçu comme eux; il voulut combattre à ses propres dépens, afin de ne point donner à des nations qui ne connaissaient nullement le Christ, l'occasion de se scandaliser d'une doctrine vénale en apparence; il apprit un métier à la pratique duquel son éducation était restée étrangère; et, parle travail de ses mains, le maître était nourri sans imposer à ses disciples aucun sacrifice. S'il en fut ainsi de Paul, le bienheureux Pierre, qui avait déjà été pécheur, et qui, par conséquent, faisait ce qu'il savait, n'eut-il pas un droit plus réel encore d'agir comme lui, si, pour le moment, il n'avait pas à sa disposition un

 

1. I Cor. IX, 11-15.

 

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autre moyen de pourvoir à sa nourriture?

4. Mais, dira quelqu'un, comment ce moyen lui a-t-il manqué? Le Seigneur n'a-t-il pas fait cette promesse : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît (1) ? » Il est sûr que Pierre et ses compagnons ont trouvé l'accomplissement de la promesse divine dans leur métier de pêcheurs. N'est-ce pas Dieu seul; en effet, qui a conduit les poissons sous le filet de ses disciples? N'est-ce point pour nous une obligation de croire que le Sauveur les a mis dans une si grande pénurie de toutes choses, uniquement pour les forcer à aller à la pêche et pour avoir lui-même l'occasion d'opérer un miracle? Dans ses desseins, ce prodige devait pourvoir à la nourriture des prédicateurs de l'Évangile, et l'Évangile lui-même devait puiser une autorité nouvelle dans le sens vraiment mystérieux du nombre des poissons recueillis. C'est maintenant pour nous un devoir de dire, au sujet de ce miracle, ce que nous suggérera la grâce.

5. Simon Pierre dit donc : « Je vais pêcher ». Ceux qui étaient avec lui « répondirent : Nous allons aussi avec toi , et ils sortirent, et ils montèrent dans une barque, et ils ne prirent rien de cette nuit-là. Le matin venu, Jésus parut sur le rivage, les disciples, néanmoins, ne s'aperçurent point que c'était lui. Jésus donc leur dit: « Enfants, n'avez-vous rien à manger? Ils lui répondirent : Non. Il leur dit : Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez. Ils le jetèrent donc, et ils ne pouvaient le tirer, tant il y avait de poissons. Alors, le disciple que Jésus aimait, dit à Pierre : C'est le Seigneur. Pierre, entendant que c'était le Seigneur, prit sa tunique, car il était nu, et il se jeta dans la mer. Les autres disciples vinrent avec la barque, traînant le filet plein de poissons, car ils n'étaient éloignés que de deux cents coudées environ. Quand ils furent descendus à terre, ils virent des charbons allumés et du poisson dessus, et du pain. Jésus leur dit : Apportez quelques poissons de ceux que vous avez pris à l'instant. Simon Pierre monta dans la barque et tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois gros poissons, et, quoiqu'ils fussent si considérables, le filet ne se rompit point »

6. Voilà un admirable mystère dans l'admirable

 

1. Matth. VI, 33.

 

Evangile de. Jean : pour lui concilier toute notre attention, l'écrivain sacré en a fait mention à la fin de son livre. Au moment de cette pêche, les disciples étaient au nombre dé sept, savoir : Pierre, Thomas, Nathanaël, les deux fils de Zébédée, et deux autres dont l'Évangile ne cite pas les noms. Ce nombre sept signifie la consommation du temps, car le temps, pour toute son étendue, est circonscrit dans l'espace de sept jours . à cela se rapporte ce fait que, le matin venu, Jésus parut sur le rivage, puisque le rivage est ainsi le terme de la mer, et que, par conséquent, il est l'emblème de la consommation des temps : Pierre a aussi tiré le filet sur la terre, c'est-à-dire sur le rivage : autre circonstance qui signifie encore la même chose. Le Sauveur nous l'apprend lui-même en un autre endroit, lorsque, tirant une comparaison du filet jeté à la mer, il dit : « Et ils l'amenèrent sur le rivage ». Qu'était-ce que ce rivage? il nous l'explique en ces termes : « Il en sera ainsi à la fin des siècles (1) ».

7. Dans ce passage nous trouvons une parabole en paroles, et non en fait; mais si nous en venons au fait même de la pêche, en cette dernière circonstance le Sauveur annonce ce que sera plus tard l'Église, comme dans la circonstance analogue précédente il nous a instruits de çe qu'elle est maintenant. Ce qu'il a fait au commencement de sa prédication, il l'a fait encore après sa résurrection ; par les poissons pris à la première pêche, il a voulu nous indiquer les bons et les méchants dont se compose aujourd'hui l'Église : par ceux qui ont été pris en second lieu, il ne nous représente que les bons, dont elle se composera pendant l'éternité, lorsqu'à la fin des siècles la résurrection des morts aura parfait le nombre de ses membres. Autrefois, enfin, Jésus ne s'était pas, comme aujourd'hui, arrêté sur le rivage pour commander aux Apôtres de prendre des poissons ; mais « il entra dans une des barques, qui était à Simon, et le pria de le conduire à quelque distance de la terre, et s'asseyant, il instruisait de là le peuple. Et quand il eut cessé de parler, il dit à Simon : Avance en pleine mer et jette les filets pour pêcher ». Alors, ce que les Apôtres prirent de poissons fut mis dans les barques, tandis que dans l'occasion présente ils conduisirent leurs

 

1. Matth. XIII, 48, 49.

 

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filets jusqu'au rivage. Ces faits, et tous ceux qu'on a pu remarquer en outre, représentent l'Eglise, les uns telle qu'elle est maintenant, les autres telle qu'elle sera à la fin des temps

c'est pourquoi ceux-là ont eu lieu avant, et ceux-ci après la résurrection du Sauveur: dans le premier cas, le Christ a fait allusion à notre vocation ; dans le second, à notre résurrection. Là, on ne jette les filets, ni à droite, dans la crainte dune figurer que les bons, ni à gauche, dans la crainte de ne figurer que les méchants ; on les jette à la première place venue : « Jetez les filets pour pêcher », dit le Sauveur, pour nous faire comprendre que les bons et les méchants sont aujourd'hui mêlés ensemble ; ici, voici comment il s'exprime: «Jetez le filet à la droite de la barque », pour montrer que les bons étaient seuls à la droite. Dans le premier cas, la rupture du filet marquait les schismes ; ruais, pour le second, l'Evangéliste a eu le droit de dire : « Et quoiqu'ils fussent si considérables », c’est-à-dire si grands,« le filet ne se rompit point», parce. qu'après les siècles, dans la profonde paix des saints, il n'y aura plus de schismes. Jean semblait considérer la déchirure du premier filet, et profiter de ce malheur pour faire mieux comprendre l'avantage réservé au second. Autrefois, les disciples prirent une si grande quantité de poissons, que deux barques en furent remplies, et qu'elles sombraient (1), c'est-à-dire, qu'elles menaçaient de sombrer sous la charge ; car si elles ne furent pas englouties, elles coururent néanmoins le danger de l'être. Pourquoi avons-nous à gémir sur une foule de scandales qui désolent l'Eglise ? C'est qu'on y voit entrer une immense multitude dont les moeurs sont tout opposées aux exemples des saints, c'est qu'on ne peut l'empêcher d'y pénétrer et d'exposer la discipline au danger presque certain d'un naufrage. Aujourd'hui, les Apôtres ont jeté le filet du côté droit, et « ils ne pouvaient le tirer tant il y avait de poissons ». Qu'est-ce à dire : « ils ne pouvaient le tirer? » Le voici Ceux qui jouiront de la résurrection de la vie, c'est-à-dire, qui seront à la droite, ceux qui, au sortir de cette vie, se trouveront enfermés dans le filet du nom chrétien, ne seront connus que sur le rivage, ou, pour mieux dire, à la consommation des siècles. Aussi n'ont-ils pu tirer leurs filets de manière à

 

1. Luc, V, 3-7.

 

déverser dans leurs barques les poissons qu'ils avaient pris, comme ils avaient fait jadis avec ceux qui avaient rompu leur filet et presque submergé leur nacelle. Après cette vie, plongés dans le sommeil de la paix comme dans les profondeurs de la mer, ces chrétiens de la droite attendent, au sein de l'Eglise, que le filet parvienne au rivage vers lequel on le tirait à la distance d'environ deux cents coudées. Les deux barques de la première pêche étaient l'emblème de la circoncision et du prépuce : les deux cents coudées dont il est question dans le récit de la seconde pêche, ont, à mon avis, la même signification : elles ont trait aux élus de l'une et de l'autre catégorie, c'est-à-dire aux circoncis et aux incirconcis, également représentés par le nombre cent ; car, par son total, ce chiffre regarde la droite. Enfin, l'Evangéliste n'indique pas la quantité des poissons recueillis, lors de la première pêche, comme si ce miracle était l'accomplissement des paroles du Prophète : « J'ai annoncé et j'ai parlé, et ils se sont multipliés au-delà de toute mesure (1) ». Pour la seconde pêche, le nombre des poissons n'a pas été sans mesure , il est nettement déterminé : cent cinquante-trois ; nous allons, avec l'aide de Dieu, en expliquer la portée.

8. Quel nombre établir qui représente la loi ? Aucun, si ce n'est le nombre dix; car, nous le savons à n'en pas douter, Dieu d'abord a écrit, de son propre doigt, sur deux tables de pierre, le Décalogue de la loi, c’est-à-dire les dix commandements bien connus qui la composent (2). Mais, quand la loi n'est pas aidée de la grâce, elle fait des prévaricateurs et n'existe qu'à l'état de lettre : voilà surtout pourquoi l'Apôtre a dit : « La lettre tue, mais l'esprit vivifie (3) ». Il faut donc que l'esprit vienne s'adjoindre à la lettre, pour que la lettre ne tue pas celui que ne vivifie point l'esprit et, aussi, afin que nous accomplissions les préceptes de la loi, non avec nos seules forces, mais avec la grâce du Sauveur. Quand la grâce vient en aide à la loi, c'est-à-dire, quand l'esprit s'unit à la lettre, le nombre sept s'ajoute, en une certaine façon, au nombre dix ; car ce nombre sept est l'emblème de l'Esprit-Saint , les lettres sacrées en fournissent de remarquables preuves. La sainteté ou l'action de sanctifier appartient

 

1. Ps. XXXIX, 6. — 2. Deut. IX, 10. — 3. II Cor. III, 6.

 

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tient en propre au Saint-Esprit (1); quoique le Père soit esprit et le Fils également, par la raison que Dieu est esprit ; quoique le Père soit saint, et le Fils aussi, néanmoins, l'Esprit de l'un et de l'autre s'appelle proprement le Saint-Esprit. Sous l'empire de la loi, quel temps fut le premier sanctifié, sinon le septième jour? En effet, Dieu n'a sanctifié ni le premier jour, puisqu'alors il a créé la lumière; ni le second, puisqu'il a fait le firmament; ni le troisième, car à cette époque le Seigneur a séparé la mer de la terre, et celle-ci a commencé à produire de l'herbe et des arbres; ni le quatrième : en ce jour, en effet, les astres sont sortis du néant ; ni le cinquième, qui a vu naître les habitants des eaux et les habitants des airs ; ni le sixième, où sont nés les animaux qui vivent sur terre, et l'homme lui-même ; mais le Seigneur a sanctifié le septième, où il s'est reposé de tous ses travaux (2). C'est donc à juste titre que le nombre sept représente le Saint-Esprit. Le prophète Isaïe s'exprime dans le même sens : « L'Esprit de Dieu », dit-il, « se reposera sur lui », et il compte jusqu'à sept le nombre de ses opérations ou de ses dons : « Esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de piété; et l'esprit de la crainte du Seigneur le remplira (3) ». Que lisons-nous dans l'Apocalypse? N'y est-il point parlé des sept Esprits de Dieu (4) ? Et, pourtant, il n'y a qu'un seul et même Esprit qui partage ses dons aux uns et aux autres selon son bon plaisir (5). Le Saint-Esprit, qui a inspiré l'écrivain sacré, a lui-même désigné, sous le nom de sept Esprits, les sept manières dont opère le même Esprit. Le Saint-Esprit s'adjoignant à la loi, et ajoutant ainsi le nombre sept au nombre dix, il en résulte le nombre dix-sept. Si tu comptes tous les nombres depuis un jusqu'à dix-sept, et les additionnes ensemble, tu arriveras au chiffre total de cent cinquante trois. A un ajoute deux, et tu auras trois; ce nombre, plus trois et quatre, fait la somme de dix : joins-y tous les nombres qui suivent jusqu'à dix-sept, tu trouveras pour total le nombre précité; c'est-à-dire, depuis un jusque quatre, tu as dix ; dix et cinq font quinze ; quinze et six vingt-un ; vingt-un et sept, vingt-huit ; vingt-huit et huit, et neuf, et dix, cinquante-cinq ;

 

1. Jean, IV, 24. — 2. Gen. I ; II, 3. — 3.Isa. XI, 2, 3. — 4. Apoc. III, l. — 5. I Cor. XII, 11.

 

cinquante-cinq et onze, et douze et treize quatre-vingt-onze ; quatre-vingt-onze et quatorze, et quinze et seize, cent trente-six ; enfin, à ce nombre, ajoute celui qui reste et dont il s'agit, c'est-à-dire dix-sept, et tu obtiendras le chiffre total des poissons. Ce nombre ne représente pas uniquement les élus qui ressusciteront pour la vie éternelle, et ne veut pas dire qu'ils seront seulement cent cinquante-trois : il représente aussi les milliers de saints qui vivent sous l'empire de la grâce de l'Esprit : cette grâce s'accorde avec la loi de Dieu comme avec un adversaire; ainsi, l'Esprit vivifie et la lettre ne tue pas ; ce que la lettre commande s'accomplit avec le secours de l'Esprit, et si on ne l'observe point parfaitement, cette omission est pardonnée. Tous ceux qui se trouvent soumis à l'influence de cette grâce, ce nombre les figure donc, c’est-à-dire qu'il les représente figurativement il est composé de trois fois cinquante, plus trois, qui représentent le mystère de la Trinité : le nombre cinquante est formé par le résultat de sept multiplié par sept, auquel on ajoute un; car sept fois sept font quarante-neuf. On y ajoute un, pour signifier que celui qui est symbolisé par sept à cause de ces sept opérations, est un : nous le savons, le Saint-Esprit a été envoyé le cinquantième jour après la résurrection du Sauveur, il avait été promis aux disciples, et ils avaient reçu l'ordre de l'attendre (1).

9. L'Evangéliste n'a pas indiqué sans raison le nombre et la grosseur des poissons recueillis, ou, en d'autres termes, il n'a pas dit sans motif qu'il y en avait cent cinquante-trois, et qu'ils étaient énormes. En effet, voici comment il s'exprime : « Et il tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois poissons». Le Sauveur avait dit : « Je ne suis pas venu abolir la loi, niais a l'accomplir », car il devait donner l'Esprit, avec l'aide duquel la loi pourrait être accomplie, et par là il devait, en quelque sorte, ajouter sept à dix ; puis, après quelques autres réflexions, il avait ajouté : « Celui qui violera l'un de ces moindres commandements, et qui enseignera ainsi les hommes, sera le plus petit dans le royaume des cieux; mais celui qui fera et enseignera, sera appelé grand dans le royaume des cieux ». Celui-ci peut être du nombre des gros poissons. Pour le premier, qui viole

 

1. Act. II, 2-4;  I, 4.

 

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en action ce qu'il enseigne en paroles, il peut faire partie de cette Eglise représentée par les poissons de la première pêche, et composée de bons et de méchants; car elle porte aussi le nom de royaume ries cieux. Jésus ne dit-il pas, en effet : « Le royaume des cieux est semblable à un filet jeté dans la mer, et qui renferme toutes sortes de poissons (1)? » Par ces paroles, il veut nous faire entendre qu'il est question des bons et des méchants; il dit encore qu'on les séparera les uns des autres sur le rivage, c'est-à-dire à la fin des temps. Il veut ensuite montrer que ces plus petits, qui enseignent le bien par leurs paroles et en violent les règles dans leur conduite, sont les réprouvés, qu'ils ne seront pas dans la vie éternelle, même au dernier rang, et qu'ils n'y entreront jamais. Aussi, après avoir dit : « Celui-là sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux », le Sauveur ajoute immédiatement : « Car je vous le dis . si votre justice n'est plus parfaite que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (2) ». Voilà bien, sans doute, les Scribes et Les Pharisiens qui sont assis sur la chaire de Moïse, et dont il a dit : « Faites ce qu'ils disent; mais ce qu'ils font, ne le faites pas ; car ils disent et ne font pas (3) ». Par leurs discours, ils enseignent ce qu'ils foulent aux pieds par leurs

 

1. Matth. XII, 47. — 2. Id. V, 17-20. — 3. Id. XXIII, 2, 3.

 

moeurs. Conséquemment; le plus petit dans le royaume des cieux qui représente l'Eglise du temps, n'entrera pas dans le royaume des cieux qui est l'Eglise de l'éternité; car s'il enseigne ce qu'il viole, il n'appartiendra pas à la société de ceux qui font ce qu'ils enseignent : il ne sera donc point du nombre des gros poissons, parce que « celui qui fera et enseignera sera appelé grand dans le royaume des cieux ». Et parce que celui-ci sera grand, il ne se trouvera pas à la même place que le plus petit ; en effet, les élus seront bien grands dans le royaume des cieux, car le plus petit y sera plus grand que celui qu'on ne peut surpasser ici-bas (1). Ceux qui sont grands sur la terre, c'est-à-dire ceux qui font le bien et l'enseignent ensuite dans le royaume des cieux figuré par le filet rempli de bons et de mauvais poissons, seront les plus grands dans le royaume éternel des cieux, parce que les poissons recueillis à droite figurent ceux qui -doivent ressusciter pour la vie. Il nous reste à vous entretenir, avec le secours de Dieu, du repas que Jésus fit avec les sept disciples, des paroles qu'il leur adressa ensuite, et, finalement, de ce qui termine l'Evangile de Jean; mais le cadre trop étroit de ce discours ne me permet pas de le faire aujourd'hui.

 

1. Matth. XI, 11.

CENT VINGT-TROISIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS : « VENEZ , MANGEZ », JUSQU'A CES AUTRES : « OR, IL DIT CELA, MARQUANT PAR QUELLE MORT IL DEVAIT GLORIFIER DIEU ». (Chap. XXI, 12-19.)
 

LE GRAND DEVOIR DES PASTEURS.
 

Après la pêche miraculeuse, Jésus se mit à table avec les sept disciples : d'abord, on servit du poisson rôti et du pain, emblèmes de l'aliment céleste qui fait notre nourriture à la sainte Table. Ensuite, Jésus demanda par trois fois à Pierre, s'il l'aimait, et sur la réponse affirmative de celui-ci, il lui confia ses brebis et ses agneaux. La triple protestation d'amour de Pierre, était une réparation de son triple reniement : c'était aussi, pour tous les pasteurs, une leçon ; car, pour paître réellement le troupeau du Christ qui leur est confié, ils doivent aimer Dieu plus qu'eux-mêmes, et l'aimer, s'il le faut, jusqu'à mourir pour lui.

 

1. Le bienheureux apôtre Jean termine son Evangile en faisant le récit de la troisième apparition du Christ à ses disciples après sa résurrection : nous avons donné, de notre mieux, l'explication de la première partie de ce récit, jusqu'à l'endroit où il est dit que les (151) disciples, auxquels il s'était alors manifesté, avaient pris cent cinquante-trois poissons , sans que, malgré leur nombre et leur grosseur, le filet vint à se rompre. Il nous reste à examiner ce qui suit, et, avec l'aide de Dieu, à en disserter autant que la chose nous semblera l'exiger.

La pêché terminée, « Jésus leur dit : Venez, mangez. Et aucun de ceux qui étaient assis n'osait lui demander : Qui êtes-vous ? car ils savaient que c'était le Seigneur ». S'ils le savaient, à quoi bon l'interroger ? Et s'ils n'avaient pas besoin de le faire, pourquoi Jean a-t-il dit : « Ils n'osaient pas? » comme s'ils en éprouvaient le besoin sans oser le faire, parce qu'ils auraient été retenus par un sentiment de crainte. Voici le sens de ce passage : l'apparition de Jésus à ses disciples était revêtue de signes de vérité si évidents, qu'aucun d'eux n'osait ni la nier, ni même la révoquer en doute; si, en effet, quelqu'un d'entre eux en doutait, c'était, pour lui, un devoir de s'en assurer par une question. L'Evangéliste a donc dit : « Personne n'osait lui demander : Qui êtes-vous ? » pour dire personne n'osait douter de ce qu'il était.

2. « Et Jésus vint, et il prit du pain et leur en donna, ainsi que du poisson ». Voilà bien le menu de leur repas : si nous y prenons part, nous en dirons nous-mêmes quelque chose de suave et de salutaire. D'après le récit antérieur de l'écrivain sacré, quand les disciples descendirent à terre, « ils y virent des charbons allumés et du poisson dessus, et du pain ». On ne doit point comprendre ce passage en ce sens que le pain ait été aussi placé sur les charbons; il faut sous-entendre Ils virent. Si maintenant nous mettons ce mot à la place où il faut le sous-entendre, la phrase pourra être celle-ci : Ils virent des charbons allumés' et du poisson dessus, et ils aperçurent du pain; ou mieux encore : lis virent des charbons allumés et du poisson dessus; ils aperçurent aussi du pain. Sur l'ordre du Sauveur, ils apportèrent encore quelques-uns des poissons qu'ils avaient pris quoique Jean n'ait point relaté ce fait d'une manière expresse, il est sûr, néanmoins, qu'il n'a point passé sous silence l'ordre donné par le Christ; car Jésus dit: « Apportez quelques-uns des poissons que vous avez pris tout à l'heure (1) ». Est-il, en effet, possible

 

1.  Jean, XXI, 9, 10.

 

de croire qu'ils n'auraient point exécuté ses ordres? Tels furent donc les mets dont se composa le repas donné par le Sauveur à ses Sept disciples; le poisson qu'ils avaient vu sur les charbons ardents, et auquel ils avaient ajouté quelques-uns de ceux qu'ils venaient de prendre ; puis le pain que, suivant le récit évangélique, ils avaient aussi aperçu. Le poisson rôti, c'est le Christ mort en croix; il est encore le pain descendu du ciel (1). L'Eglise lui est incorporée pour entrer en participation de la béatitude éternelle. « Apportez quelques-uns des poissons que vous venez de prendre ». Nous tous, qui nourrissons dans nos coeurs cette espérance, nous devons le comprendre à ces paroles ; nous participons à cet ineffable sacrement dans la personne des sept disciples, qu'on peut considérer ici comme nous figurant tous; par là même nous sommes en eux associés à ce bonheur. Tel fut le repas que le Sauveur prit avec ses disciples; c'est par là que Jean a terminé son Evangile, quoiqu'il eût à raconter encore beaucoup d'autres choses , et des choses, à mon avis, très-importantes ; car il avait vu des événements extrêmement dignes de fixer notre attention.

3. « Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples après sa résurrection ». Ceci a trait, non pas aux manifestations du Sauveur, mais aux jours où elles ont eu lieu ; c'est-à-dire, au jour de la résurrection ; puis à celui où, après une semaine, Thomas vit et crut; enfin, au jour où Jésus opéra ce qu'on vient de raconter de la pêche miraculeuse ; combien de temps après la résurrection ce miracle eut-il lieu ? L'écrivain sacré ne l'a pas dit. Le premier jour, en effet, le Sauveur se montra plusieurs fois, comme l'attestent les témoignages des quatre évangélistes. Mais, suivant la remarque que nous en avons faite, il faut compter les manifestations de Jésus d'après les jours ; autrement, celle-ci ne serait pas la troisième. N'importe combien de fois et à combien de personnes Jésus se soit montré le jour de sa résurrection, comme toutes ces apparitions ont eu lieu le même jour, elles ne doivent compter que pour une seule et même apparition, qui serait la première ; la seconde s'est faite huit jours après, ensuite la troisième dont nous parlons; enfin, toutes celles qu'il lui plut de

 

1. Jean, VI, 41.

 

152

 

faire jusqu'au quarantième jour où il monta au ciel, et dont le texte saint ne fait pas mention.

4. « Après donc qu'ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? Oui, Seigneur, lui répondit-il, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis. « Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? Pierre lui répondit: Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? Pierre fut, contristé de ce qu'il lui demandait pour la troisième fois: M'aimes-tu? Il lui dit : Seigneur, vous connaissez tout; vous savez que je vous aime. Il lui dit : Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis ; lorsque tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais; mais lorsque, dans ta vieillesse, tu étendras tes mains, un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras pas. Or, il dit cela, marquant par quelle mort il devait glorifier Dieu ». Ainsi devait finir l'homme qui avait renié son maître, et qui l'aimait si vivement, cet homme élevé par sa présomption, jeté à terre par son reniement, purifié par ses larmes, éprouvé par sa confession, couronné à cause de ses souffrances; oui, il devait finir, en mourant victime de son amour sans bornes pour celui avec qui un empressement coupable lui avait fait promettre de mourir. Affermi par la résurrection de son Maître, puisse-t-il accomplir ce qu'il avait prématurément promis, lorsqu'il était faible ! Il fallait que le Christ mourût d'abord pour le salut de Pierre, et qu'ensuite Pierre mourût pour annoncer le Christ. Ce que l'humaine témérité avait conduit à un commencement d'exécution, devait se faire ensuite ; car la Vérité éternelle avait préparé cet enchaînement régulier des événements. Pierre croyait donner sa vie pour le Christ (1), pour son libérateur, et c'était lui qui devait être délivré; car le Christ était venu mourir pour toutes ses brebis, et Pierre était du nombre ; c'est ce qui a déjà eu lieu. Maintenant soyons fermement décidés à souffrir la mort pour le nom du Seigneur, et cette fermeté réelle, puisons-la dans le secours de la grâce, et ne l'attendons pas d'une présomption trompeuse,

 

1. Jean, XIII, 37.

 

car elle ne serait que de la faiblesse ; voici le moment de ne point craindre la fin violente de la vie présente : en ressuscitant, le Sauveur nous a donné la preuve exemplaire d'une autre vie. O Pierre, c'est aujourd'hui que vous ne devez plus redouter de mourir; car celui-là est vivant, dont la mort vous faisait pleurer, et que vous vouliez, par un sentiment d'affection charnelle, empêcher de mourir pour nous (1). Vous n'avez pas craint de prendre le pas sur votre guide, et la vue de son ennemi vous a fait trembler ; le prix de votre rachat a été versé, c'est maintenant à vous de suivre votre Rédempteur, et de le suivre même jusqu'à la mort de la croix. Vous êtes sûr de sa véracité, vous avez entendu ses paroles; il vous avait prédit que vous le renieriez; il vous prédit aujourd'hui que vous souffrirez.

5. Mais, auparavant, le Sauveur demande à Pierre une fois, deux fois, trois fois, ce qu'il sait déjà, c'est-à-dire s'il l'aime; et trois fois Pierre ne lui répond que par une protestation d'amour, et trois fois il ne fait à Pierre d'autre recommandation que celle de paître ses brebis. A un triple reniement succède une triple confession : ainsi la langue de Pierre n'obéit pas moins à l'affection qu'à la crainte, et la vie présente du Sauveur lui fait prononcer autant de paroles, que la mort imminente de son Maître lui en avait arrachées. Si, en reniant le pasteur, Pierre donna la preuve de sa faiblesse, qu'il donne la preuve de son affection en paissant le troupeau du Seigneur. Quiconque fait paître les brebis du Christ, de manière à vouloir en faire, non pas les brebis du Christ, mais les siennes prepres, celui-là est, par là même, convaincu de s'aimer lui-même et de n'aimer pas le Christ : il prouve qu'il se laisse conduire par le désir de la gloire, de la domination, de l'agrandissement temporel, et non par un élan du cœur, qui le porte à obéir, à se dévouer et à plaire à Dieu ; contre de telles gens s'élève la parole prononcée trois fois de suite par le Christ : ce sont de telles gens, que l'Apôtre gémit de voir chercher leur avantage, au lieu de chercher celui de Jésus-Christ (2). Que signifient, en effet, ces paroles : « M'aimes-tu ? Pais mes brebis ? » N'est-ce pas dire, en d'autres termes : Si tu m'aimes, ne songe point à te nourrir toi-même, mais pais

 

1. Matth. XVI, 21, 22. — 2. Philipp. II, 21.

 

153

 

mes brebis, et pais-les, non pas comme les tiennes, mais comme les miennes ; travaille à les faire concourir à ma gloire, et non à la tienne; étends sur elles mon empire, et non le tien ; cherche en elles, non ton profit, mais uniquement mon avantage : par là, tu ne seras point de ceux qui aiment cette vie si dangereuse, qui fixent leurs affections sur eux-mêmes et sur tout ce qui se rattache à ce monde, source de tous les maux. Immédiatement après avoir dit: « Il y aura des hommes amateurs d'eux-mêmes », l'Apôtre continue en ces termes : « Avares, fiers, superbes, médisants, désobéissant à leurs pères et à leurs mères, ingrats, impies, irréligieux, dénaturés, sans foi et sans parole, calomniateurs, intempérants, inhumains, ennemis des gens de bien, traîtres, insolents, enflés a d'orgueil, ayant plus d'amour pour la volupté que pour Dieu, qui auront l'apparente de la piété, mais qui n'en auront pas la réalité (1) ». Tous ces maux dérivent, comme de source, du premier que Paul indique : « Amour de soi-même ». Aussi Jésus dit-il à Pierre : « M'aimes-tu ? » Et celui-ci répondit : « Je vous aime » ; et entend-il ces paroles : « Pais mes agneaux ». Voilà pourquoi ces demandes et ces réponses se renouvellent une seconde et une troisième fois. Ce passage est aussi la preuve que l'amour et la dilection sont une seule et même chose; car, à la fin, le Sauveur ne dit plus : « As-tu pour moi de la dilection ? » Mais : « As-tu pour moi de l'amour ? Ne nous aimons donc pas nous-mêmes ; aimons Jésus, et, à paître ses brebis, cherchons son avantage et non pas le nôtre. Je ne sais comment il se fait que quiconque s'aime au lieu d'aimer Dieu, ne s'aime pas lui-même, et que celui qui aime Dieu au lieu de s'aimer, s'aime en réalité lui-même. Quand on aime celui qui donne la vie, ne pas s'aimer, c'est s'aimer véritablement : si, alors, on ne s'aime pas, c'est uniquement pour reporter ses affections sur celui qui nous donne la vie. Ils ne doivent donc pas être amateurs d'eux-mêmes, ceux qui paissent les brebis du Christ, afin de les paître, non comme les leurs, mais comme les siennes, et comme s'ils voulaient en retirer leur propre avantage à la manière « des amateurs de l'argent ». Ils ne doivent ni les commander comme « des superbes », ni s'enorgueillir des honneurs

 

1. II Tim. III, 1-5.

 

qu'elles leur procurent, comme des hommes « bouffis d'amour-propre », ni chercher à réussir jusqu'à devenir hérétiques, comme « des blasphémateurs » , ni résister aux saints pères, comme des enfants « rebelles « à leurs parents » ; ni rendre le mal pour le bien, « comme des ingrats », à ceux qui veulent les corriger pour les empêcher de périr ; ni donner le coup de la mort à leur âme et à celle des autres, comme « des assassins » ; ni déchirer le sein de l'Eglise, leur mère, comme « des gens sans religion » ; ni rester insensibles aux douleurs humaines, comme « des personnes dénaturées » ; ni s'efforcer de salir la réputation des saints, comme « des calomniateurs ; ni se laisser entraîner sans résistance aux penchants les plus désordonnés, comme « des intempérants » ; ni susciter des chicanes, comme « des hommes sans douceur » ; ni refuser de secourir les malheureux, comme « des gens privés de sentiments d'humanité » ; ni faire connaître aux ennemis des vrais chrétiens, ce qu'ils savent destiné à rester inconnu, comme « des traîtres » ; ni blesser l'honnêteté naturelle par des procédés honteux, comme « des libertins » ; ni n'entendre ce qu'ils disent et ce qu'ils affirment (1), comme « des personnes  aveuglées » ; ni préférer les plaisirs charnels aux joies spirituelles, comme « ceux qui ont plus d'amour pour la volupté que pour Dieu ». Qu'ils soient tous ensemble le partage du même homme, ou qu'ils appartiennent ceux-ci à l'un, ceux-là à l'autre, tous ces vices et leurs pareils sortent d'une certaine manière de la même racine, c'est-à-dire « de l'amour exclusif » des hommes « pour eux-mêmes ». Ce vice de l'égoïsme, voilà ce que doivent, avant tout, éviter ceux qui font paître les brebis du Christ, afin de ne pas rechercher leur avantage préférablement à celui de Jésus-Christ, et de ne point faire servir à la satisfaction de leurs convoitises ceux en faveur desquels le Sauveur a répandu son sang. Celui qui paît les brebis du Christ, doit avoir pour lui un amour si vif et porté à un si haut point, qu'il devienne supérieur à la crainte naturelle de la mort, qui nous saisit et nous épouvante, lors même que nous désirons vivre avec notre Rédempteur. En effet, l'apôtre Paul assure qu'il éprouve un ardent désir d'être dégagé des liens du corps

 

1. I Tim. 1-7.

 

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et d'être avec Jésus-Christ (1). Néanmoins, il gémit comme écrasé sous le poids de son corps, et il souhaite, non pas d'en être dépouillé, mais d'être revêtu par-dessus, en sorte que ce qu'il y a de mortel soit absorbé par la vie (2). Et Jésus dit à Pierre qui l'aimait : « Lorsque tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras pas. Or, il dit cela, marquant par quelle mort il devait glorifier Dieu. Tu étendras tes mains », c'est-à-dire, tu seras crucifié. Pour cela faire, « un autre te ceindra, et te conduira », non pas où tu voudras, mais « où tu ne voudras pas ». Le Sauveur dit d'abord ce qui devait avoir lieu, puis la manière dont la chose se ferait. Si Pierre a été conduit où il ne voulait pas, c'est évidemment quand il a été conduit au supplice de la croix, et non quand il y a été attaché : une fois crucifié, il est allé, non où il ne voulait pas, mais bien plutôt où il voulait; car il désirait être délivré de son corps et se trouver avec le Christ ; il souhaitait d'entrer dans la vie éternelle sans éprouver, si c'était possible, la pénible épreuve de la mort : cette épreuve, il l'a subie malgré lui, mais il en est sorti de son plein gré : il a été amené à l'endurer, en dépit de ses répugnances ; mais il en a volontiers triomphé, en se dépouillant de ce sentiment de faiblesse qui rend la mort odieuse à tous, et qui nous est naturel au point d'avoir subsisté dans le bienheureux Pierre malgré les nécessités de la vieillesse et ces paroles du Sauveur : « Lorsque tu seras devenu vieux », on te conduira « où tu ne

 

1. Philipp. I, 23. — 2. II Cor. V, 4.

 

voudras pas ». C'est pour nous consoler, que le Christ a transformé en sa personne ce sentiment de faiblesse, au moment où il a dit « Père, si c'est possible, que ce calice passe loin de moi (1) ». Certainement, il était venu pour subir la mort : sa mort devait être l'effet, non de la nécessité, mais de sa volonté il devait donner sa vie par un acte de sa puissance, comme la même puissance devait la lui rendre. Mais si amère que puisse être pour nous l'épreuve de la mort, la vivacité de notre amour pour Celui qui a bien voulu mourir en notre faveur, bien qu'il fût notre vie, doit nous en rendre victorieux. Si cette épreuve ne nous était point pénible, ou si elle était facile à supporter, l'auréole de gloire des martyrs ne serait point si brillante ; mais puisque après avoir donné sa vie pour ses brebis (2), le bon pasteur s'est choisi, parmi elles, un si grand nombre de martyrs, qu'à bien plus forte raison doivent lutter jusqu'à la mort pour la vérité, et résister au péché jusqu'au sang, les hommes a qui il confie le soin de paître son troupeau, c'est-à-dire de l'instruire et de le gouverner ! Puisqu'il nous a d'abord donné l'exemple de ses souffrances, il est facile de le voir, c'est pour les pasteurs une obligation d'autant plus stricte d'imiter le bon pasteur, que beaucoup de brebis ont suivi ses traces ; car s'il n'y a qu'un pasteur et un troupeau, les pasteurs eux-mêmes sont, à son égard, de véritables brebis. Dès lors qu'il a souffert pour tous, tous sont devenus ses brebis ; et afin de souffrir pour tous, il est devenu lui-même brebis.

 

1. Matth. XXVI, 39. — 2.  Jean, X, 18, 11.

 

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CENT VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « ET LORSQU'IL EUT AINSI PARLÉ, IL LUI DIT : SUIS-MOI », JUSQU'À LA FIN DE L'ÉVANGILE. (Chap. XXI, 19-25.)
 

LES DEUX VIES.
 

A la fin de sa troisième apparition, le Sauveur dit à Pierre : « Suis-moi », et, en parlant de Jean : « Je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne ». Certains interprètes supposent, d'après ces dernières paroles, et d'après certains faits plus ou moins avérés, que l'apôtre Jean n'est pas mort et ne mourra pas avant la fin du monde. Mais l'explication la plus plausible de ce passage est celle-ci . Pierre représenté la vie du temps, vie de peines et de tourments, où l'amour de Dieu est plus vif; parce qu'on y désire plus ardemment l'heure de la délivrance : Jean figure la vie du ciel, où l'on est heureux, et par ce motif, moins aimant : de là, il suit que Pierre était moins aimé du Sauveur, et que Jean l'était davantage.

 

 

1. Pourquoi, au moment où il se montra pour la troisième fois à l'apôtre Pierre, le Sauveur lui adressa-t-il ces paroles : « Suis-moi », tandis qu'en parlant de l'apôtre Jean, il dit : « Je veux que celui-ci demeure jusqu'à ce que je vienne; que t'importe?» C'est là une difficulté peu facile à résoudre. Autant que Dieu nous le permettra, nous consacrerons, à la traiter ou à la résoudre, notre dernière instruction sur cet ouvrage. Après avoir annonce d'avance à Pierre le genre de mort par lequel il glorifierait Dieu, Jésus lui dit : « Suis-moi. Pierre, se retournant, vit ce disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant la cène, s'était reposé sur son sein et lui  avait dit : Seigneur, qui vous trahira ? Pierre donc, l'ayant vu, dit à Jésus: Seigneur, qu'arrivera-t-il à celui-ci ? Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ; que t'importe ? Toi, suis-moi. Le bruit se a répandit parmi les frères que ce disciple ne a mourrait pas. Et Jésus ne dit pas : Il  ne mourra pas; mais : Je veux qu'il demeure a ainsi jusqu'à ce que je vienne ; que t'importe ? » Ainsi se pose, dans cet Evangile, la difficulté en question ; par sa profondeur, elle n'embarrasse pas peu l'esprit de celui qui cherche à en pénétrer le mystère. Pour quel motif le Sauveur dit-il à Pierre : « Suis-moi », sales le dire à tous ceux qui étaient là avec lui ? Evidemment, ils le suivaient en qualité de disciples, comme leur maître. Si nous trouvons que ce passage a trait à sa passion, pouvons-nous dire que Pierre seul a souffert pour défendre la vérité chrétienne ? N'y avait-il pas, au nombre de ces sept Apôtres, un autre fils de

Zébédée, frère de Jean, qui, après l'ascension du Sauveur, a été certainement mis à mort par Hérode (1) ? Mais, dira quelqu'un, puisque Jacques n'a pas été crucifié, c'est avec raison que Jésus a dit à Pierre: « Suis-moi ». Car il a subi, non-seulement la mort, mais aussi la mort de la croix, comme le Christ. Supposons qu'il en soit de la sorte, si nous ne pouvons trouver aucune autre explication plus plausible; pourquoi donc le Sauveur a-t-il dit de Jean: «Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; que t'importe?» tandis qu'il a plusieurs fois adressé à Pierre ces paroles : « Toi, suis-moi » ; comme si celui-là ne devait pas le suivre, parce que le Maître voulait qu'il demeurât ainsi jusqu'à sa venue? Est-il possible d'attribuer à ces paroles un sens différent de celui qu'y attachaient les frères alors présents; c'est-à-dire, que ce disciple devait, non pas mourir, mais rester en cette vie jusqu'à la venue de Jésus? Jean nous a lui-même interdit une interprétation en ce sens, car il nous a formellement déclaré que le Sauveur n'a pas dit cela. En effet, pourquoi a-t-il ajouté : « Jésus ne dit point: Il ne meurt pas? » C'est évidemment afin de ne pas laisser l'erreur se glisser dans l'esprit des hommes.

2. L'on peut néanmoins, si on le trouve bon, faire une nouvelle objection : reconnaître comme vrai le récit de Jean et avouer que le Sauveur n'a pas dit que ce disciple ne mourrait pas, mais n'attribuer aux paroles citées par l'écrivain sacré que le sens qui en ressort naturellement, et, en conséquence,

 

1. Act. XII, 2.

 

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soutenir que l'apôtre Jean vit toujours; car, dans son sépulcre à Ephèse, il est plutôt plongé dans un sommeil que dans un réel état de mort. Pour preuve, on peut citer ce fait, qu'à son tombeau, la terre remue d'une manière sensible et paraît presque bouillonner sous l'effort de sa respiration, et soutenir cela constamment et avec opiniâtreté. Il est sûr que plusieurs y ajoutent foi, puisque quelques-uns regardent Moïse lui-même comme vivant encore; car il est écrit que son sépulcre est inconnu (1), qu'il a apparu sur la montagne avec le Sauveur (2), et qu'on y a vu, en même temps, Elie, signalé, par l'Écriture, non comme mort, mais comme enlevé au ciel (3). Cette opinion ferait supposer que le corps de Moïse n'a pu être ni placé en un lieu si dérobé qu'il fût impossible aux hommes de le découvrir, ni rappelé pour un moment à la vie par l'action de la Divinité, afin d'apparaître avec Elie à côté du Christ : les corps d'un grand nombre de saints n'ont-ils pas ressuscité pour quelques instants, au moment de la mort du Sauveur, et, après sa résurrection, n'ont-ils pas apparu à un grand nombre de personnes dans la ville sainte, comme l'atteste l'Écriture (4) ? Néanmoins, selon que je l'ai dit en commençant, certaines gens nient le fait de la mort de Moïse, malgré le témoignage positif de l'Écriture elle-même, qui l'affirme à l'endroit où elle dit qu'on n'a jamais pu découvrir nulle part la trace de son tombeau ; à plus forte raison, y a-t-il des personnes pour soutenir que Jean vit encore, et dort au sein de la terre, à cause de ces paroles du Sauveur: « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ». Au dire de certaines personnes, et certaines écritures, quoique apocryphes, mentionnent le fait, quand cet Apôtre donna l'ordre de préparer son sépulcre, il assistait plein de santé au travail des ouvriers : immédiatement après que la fosse eut été creusée, et qu'on eut mis la dernière main à la préparer, il s'y coucha comme dans un lit, et mourut. Si vous en croyez ceux qui interprètent en ce sens les paroles précitées du Christ, Jean n'était pas réellement mort, mais ressemblait seulement à un mort, au moment où il s'était couché dans sa tombe ; il dormait, quand on l'ensevelit, et l'on s'imaginait qu'il était privé de vie : ainsi

 

1. Deut. XXXIV, 6. — 2. Matth. XVII, 3. — 3. IV Rois, II, 11. — 4. Matth. XXVII, 52, 53.

 

 

demeurera-t-il, jusqu'à ce que vienne le Christ, et toujours il fera voir qu'il n'est pas mort par la poussière qui sortira de son tombeau, et cette poussière, à ce que l'on croit, il la soulèvera en dormant, par le souffle de sa respiration, de manière à 1a faire monter des profondeurs de sa fosse jusqu'au dehors. J'estime qu'il serait oiseux de réfuter une pareille opinion. C'est à ceux qui connaissent le lieu de la sépulture de l'Apôtre de voir si la terre y remue et s'y tourmente, comme on veut bien le prétendre ; quoi qu'il en soit, des hommes graves nous ont affirmé la réalité du fait.

3. En attendant, ne nous opposons point à cette opinion, pour ne pas voir surgir une difficulté nouvelle, et ne pas être obligés de dire pourquoi la terre qui recouvre un corps mort semble vivre et respirer. Pour répondre à cette grave question ne peut-on pas dire Par un grand prodige, tel que le Tout-Puissant peut en opérer, un corps vivant n'est-il pas capable de dormir sous terre jusqu'à la consommation des siècles ? Mais alors se présente un autre embarras, une difficulté plus grande; la voici :Jésus aimait Jean bien plus vivement que tous les autres disciples; aussi lui permit-il de reposer sur sa poitrine; pour. quoi alors lui accorder, comme une insigne faveur, un long sommeil corporel, tandis que, par un très-glorieux martyre, le bienheureux Pierre fut délivré du poids de son corps et obtint la grâce après laquelle soupirait l'apôtre Paul, quand il prononçait et écrivait ces paroles : « Je désire être dégagé des liens de mon corps, et me trouver avec le Christ (1)? » Supposé, au contraire, que, suivant l'opinion commune, Jean ait affirmé que le Sauveur a dit : « Il ne meurt pas », pour empêcher de donner à ces paroles de son Evangile un tel sens ; supposé aussi que son corps ait été aussi réellement privé de vie au moment où il fut mis dans le tombeau ; supposé enfin que ce qui se dit soit bien vrai, à savoir, que sur ce corps la terra se soulève et se gonfle, on peut toujours donner cette explication du fait : ou bien, il se produit pour faire connaître combien la mort de Jean a été précieuse devant Dieu, bien que le persécuteur ne l'ayant point fait mourir pour la défense de la foi, il ne se soit point illustré par le martyre; ou bien, ce fait a lieu pour

 

1. Philipp. I, 23.

 

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quelque autre motif inconnu de nous. Reste maintenant à savoir pourquoi Jésus, parlant d'un homme destiné à mourir, a dit: « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ».

4. Autre question à élucider, elle concerne les apôtres Pierre et Jean: y aurait-il quelqu'un pour ne pas chercher à l'éclaircir? Pourquoi Jean a-t-il été l'objet des prédilections du Sauveur, tandis que Pierre a aimé le Christ plus que les autres? N'importe en quel endroit Jean parle de lui-même, il ne se nomme pas ; mais, pour se faire reconnaître, il dit que Jésus l'aimait, comme si le Sauveur n'aimait que lui; par ce signe il se distinguait des autres disciples que le Christ affectionnait certainement aussi. Alors , s'il ne voulait point se faire connaître comme l'objet des prédilections de Jésus, que voulait-il dire en parlant de la sorte? Il est sûr qu'il ne mentait pas. Maintenant , Jésus pouvait-il donner à Jean un témoignage plus sensible de sa prédilection, que celui de le laisser. seul reposer sur son coeur, quand ses collègues profitaient comme lui des bienfaits du Sauveur? Que Pierre ait aimé son Maître plus que tes autres disciples, on peut en fournir des preuves en grand nombre ; mais il serait trop long de les citer toutes, bornons-nous à celle que nous présente une précédente leçon. Vous avez entendu cette leçon, il y a peu de temps ; elle avait pour thème la troisième apparition du Sauveur: la preuve en question ressort avec évidence de ce passage où le Sauveur adresse à Pierre cette demande : « M'aimes-tu plus que ceux-ci? » Le Christ savait certainement quelles étaient les dispositions de son Apôtre; néanmoins, il a voulu l'interroger, afin que nous, qui lisons l'Evangile, nous connaissions aussi, par les questions de l'un et les réponses de l'autre, l'amour de Pierre pour son maître. Pierre a répondu : « Je vous aime », sans ajouter Plus que ceux-ci ; et ce qu'il disait était conforme à ce qu'il savait de lui-même. Dans l'impossibilité de voir ce qui se passait dans le coeur d'autrui, était-il, en effet, à même de savoir jusqu'à quel point les autres l'aimaient? En prononçant les paroles précitées : « Oui, Seigneur, vous le savez (1)», il a suffisamment déclaré lui-même qu'eu l'interrogeant le Christ savait ce qu'il lui demandait. Jésus

 

1.  Jean, XXI, 15, 16.

 

n'ignorait donc ni que Pierre l'aimait, ni qu'il l'aimait plus que les autres Apôtres. Toutefois, si nous cherchons à savoir lequel vaut le mieux de celui qui aime plus ou de celui qui aime moins Jésus-Christ , pourrons-nous hésiter un instant de répondre que c'est celui qui l'aime davantage ? Si, d'autre part, nous nous demandons lequel est le meilleur de celui que le Seigneur aime le plus ou de celui qu'il aime le moins, nous nous prononcerons, sans aucun doute, en faveur du premier. Dans la première hypothèse, nous préférerons Pierre à Jean, et nous donnerons à Jean la préférence sur Pierre, dans la seconde. Nous faisons maintenant une troisième question : Quel est le meilleur des deux disciples ? Est-ce celui qui aime moins vivement que son condisciple le Sauveur Jésus , et qui pourtant est l'objet des prédilections du Christ ? Ou bien, est-ce celui que Jésus aime davantage, sans rencontrer en lui autant d'affection que dans l'autre? Ici, la réponse est embarrassante à faire, et la question se complique. A mon avis, cependant , je pourrais répondre que celui qui aime plus le Christ est le meilleur, et que celui qui en est aimé davantage est le plus heureux; mais, pour cela, il me faudrait connaître, aussi bien que je la défendrais, la justice que montre notre Libérateur à aimer moins celui qui l'affectionne plus ardemment et aimer davantage celui qui l'affectionne d'une manière moins vive.

5. Avec le secours de ce Dieu, dont la miséricorde est évidente et dont la justice se voile à nos yeux, je tâcherai, autant qu'il voudra bien me le permettre, d'élucider cette question si obscure; elle a été, jusqu'à présent, proposée à nos investigations, mais nous ne l'avons pas encore résolue. Pour cela faire, voici quel moyen préliminaire nous emploierons :nous nous rappellerons que nous traînons une vie misérable dans un corps qui se corrompt et appesantit notre âme (1). Mais, parce que le Médiateur nous a rachetés et que nous avons reçu le gage de l'Esprit-Saint, nous avons dans le coeur l'espérance d'une vie bienheureuse, quoique nous n'en jouissions pas encore en réalité. Si nous voyions l'objet de nos espérances, nous n'espérerions plus; car est-il possible d'espérer ce

 

1. Sages. IX, 15.

 

qu'on voit de ses yeux? Dès lors donc que nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (1). La patience est indispensable pour endurer le mal, et non pour jouir du bien. De cette vie il a été écrit : « Est-ce que la vie de « l'homme sur la terre n'est pas un combat (2) ? » Pendant sa durée nous sommes chaque jour obligés de crier vers Dieu et de lui dire: « Délivrez-nous du mal (3) ». Par conséquent, celui même qui a obtenu la rémission de ses péchés est forcé d'en endurer les peines; c'est le premier péché qui l'a fait tomber en cet abîme de maux; et la punition dure plus que la faute, car on estimerait celle-ci peu griève , si celle-là finissait en même temps que sa cause. C'est donc pour nous convaincre de notre propre misère, c'est pour rendre meilleure cette vie si facilement coupable, c'est pour nous exercer à l'indispensable vertu de patience, qu'en ce monde est puni celui-là même dont les fautes ne sont plus un titre au supplice éternel. Nous devons donc déplorer, mais il ne nous faut point blâmer ce triste état, cette malheureuse existence, qui nous condamne à passer ici-bas de si mauvais jours, et où, néanmoins, nous souhaitons voir des jours meilleurs. Cette condition pénible est un effet de la juste colère de Dieu, dont nous parle en ces termes la sainte Écriture: « L'homme né de la femme vit peu de jours, et il est accablé de la colère divine (4) ». Mais la colère de Dieu n'est point, comme celle de l'homme, le trouble d'un esprit surexcité c'est l'exécution tranquille d'un jugement équitable. Dans le mouvement de sa colère le Seigneur, selon qu'il est écrit, n'enchaîne pas ses miséricordes (5); outre les autres adoucissements qu'il ne cesse d'accorder au genre humain pour l'aider à supporter ses épreuves, il a envoyé son Fils unique (6) dans la plénitude des temps, au moment où il savait qu'il opérerait cette oeuvre de miséricorde: il a envoyé Celui par qui il a créé toutes choses, afin que, restant Dieu, il se fît homme et devînt médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (7). En croyant en lui, les hommes seraient délivrés; par le baptême de la régénération, de tous leurs péchés; d'abord du péché originel qu'entraîne à sa suite notre

 

1. Rom. VIII, 21, 25. — 2. Job, VII, 1. — 3. Matth. VI, 13. — 4. Job, XIV, 1. — 5. Ps. LXXVI, 10. — 6. Galat. IV, 4. — 7. I Tim. II, 5.

 

première naissance, et contre laquelle principalement la seconde a été établie ; ensuite, de toutes les autres fautes dont leur mauvaise vie les a rendus coupables ; par là ils seraient préservés de la damnation éternelle, et vivraient dans la foi, l'espérance et la charité, sur cette terre d'exil, au milieu des tentations, des peines et des dangers qu'on y rencontre ; enfin, ils s'avanceraient vers le trône de Dieu, soutenus par ses consolations corporelles et spirituelles, et suivant la voie droite qui est le Christ; car il est devenu notre vie. Et comme, même en marchant en lui, l'homme se souille toujours de ces péchés qui échappent à la faiblesse humaine, le Seigneur lui a donné, dans l'aumône, un remède salutaire à ses maux, un appui vraiment précieux pour prier; car il leur a enseigné à dire : « Remettez-nous nos dettes comme nous remet« tons nous-mêmes à nos débiteurs (1) ». Voilà ce que l'espérance du bonheur fait faire à l'Eglise au milieu des tribulations de ce monde, et l'apôtre Pierre, à cause de la prééminence de son apostolat, représentait l'Église et figurait, en sa personne, la totalité de ses membres. A ne considérer que lui-même, on ne pouvait voir en lui qu'un homme par l'effet de la nature, qu'un chrétien par l'effet de la grâce, qu'un apôtre par l'effet d'une grâce plus abondante ; mais une fois que le Christ lui a eu dit : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel », il représentait cette Eglise universelle, que toutes sortes d'épreuves, pareilles à des pluies, à des torrents, à des tempêtes, ne cessent d'assaillir sans jamais la renverser, parce qu'elle est fondée sur la pierre: c'est de là que Pierre a pris son nom. Car ce n'est point de Pierre que vient le nom de la pierre; mais le nom de Pierre vient de celui de la pierre; comme le nom du Christ ne dérive pas du mot chrétien ; mais le mot chrétien dérive du nom du Christ. Le Sauveur a dit : « Et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise », parce que Pierre avait dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant (2) ». C'est donc sur cette pierre, dont tu as reconnu l'existence, que je bâtirai mon Eglise. En effet, la pierre était le Christ, et Pierre lui-même avait été établi sur ce fondement (3). « Car personne

 

1. Matth. VI, 12. — 2. Id. XVI, 16-19. — 3. I Cor. X, 4.

 

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ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, et ce fondement, c'est Jésus-Christ (1)». L'Eglise, qui est fondée sur le Christ, a donc reçu de lui, dans la personne de Pierre, les clefs du royaume des cieux, c'est-à-dire le pouvoir de retenir et de remettre les péchés. Ce que l'Eglise est par nature dans le Christ, Pierre l'est en figure dans la pierre; par là, nous voyons que le Christ c'est la pierre, et que Pierre, c'est l'Eglise. Tout le temps que cette Eglise, représentée par Pierre, se trouve plongée dans la tribulation, elle en sort victorieuse en aimant et en suivant le Christ, et elle le suit particulièrement dans la personne de ceux qui combattent jusqu'à la mort pour la vérité ; mais à la masse des hommes, rachetée au prix du sang du Christ, il est dit : « Suis-moi » ; et le même Pierre dit du Christ : « Il a souffert pour nous, nous laissant un grand exemple afin que nous marchions sur ses pas (2) ». Voilà pourquoi le Sauveur lui a adressé ces paroles: «Suis-moi ».Mais il y aune autre vie celle-là est immortelle ; on y est préservé de tous maux nous y verrons face à face ce que nous ne voyons ici que comme dans un miroir et sous des images obscures (3). Alors nous trouverons notre bonheur à contempler la vérité. L'Eglise connaît donc deux vies, parce que Dieu lui en a parlé et les lui a fait connaître, l'une qui consiste à croire; l'autre à voir distinctement; l'une qui s'écoule dans ce triste pèlerinage, l'autre qui demeurera pendant l'éternité ; l'une, qui se passe dans les agitations, l'autre, où l'on se reposera; l'une, qui appartient à notre voyage ici-bas, l'autre, dont on jouira dans la patrie ; l'une, occupée par le travail, l'autre, récompensée par la claire vue de Dieu; dans l'une, on évite le mal et l'on fait le bien, dans l'autre, il n'y a aucun mal à éviter, et l'on y jouit d'un bonheur sans limites : l'une consiste à lutter contre l'ennemi, l'autre, à régner sans rencontrer d'adversaire ; dans l'une, on se montre fort contre l'adversité, dans l'autre, rien de pénible ne nous tourmentera ; ici, il faut dompter les convoitises charnelles, là, on sera plongé dans un océan de délices spirituelles ; l'une est troublée par la difficulté de vaincre, l'autre est tranquille parce qu'elle jouit de la paix de la victoire ; au milieu des épreuves, la première a besoin de secours, la

 

1. I Cor. III, 11. —  2. I Pierre, II, 21. — 3. I Cor. XIII, 12.

 

seconde ne rencontre aucune difficulté et puise la joie en celui-là même qui aide les malheureux ; dans l'une, on vient au secours des indigents, dans le séjour de l'autre, on ne trouve aucun infortuné; ici, on pardonne aux autres leurs péchés, afin d'obtenir d'eux indulgence pour les siens; là, on ne souffre rien qu'on doive pardonner, on ne fait rien qui exige l'indulgence d'autrui ; dans l'une, on est accablé de maux pour que la prospérité n'engendre pas l'orgueil ; dans l'autre, on est comblé d'une telle abondance de grâces, qu'on est à l'abri de tout mal et qu'on s'attache au souverain bien sans éprouver le moindre sentiment d'orgueil; l'une est témoin du bien et du mal, l'autre ne voit que du bien; l'une est donc bonne, mais malheureuse, l'autre est meilleure et bienheureuse ; la première a été figurée par l'apôtre Pierre, la seconde par l'apôtre Jean; l'une s'écoule tout entière ici-bas, elle s'étendra jusqu'à la fin des temps et y trouvera son terme; l'autre ne recevra sa perfection qu'à la consommation des siècles, mais dans le siècle futur elle n'aura pas de fin.; aussi dit-on à l'une « Suis-moi », et à l'autre : « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ; que t'importe? Suis-moi ». Que veulent dire ces paroles? A mon sens, à mon avis, elles n'ont pas d'autre signification que celle-ci : Suis-moi en m'imitant, en supportant comme moi les épreuves de la vie; pour lui, qu'il demeure jusqu'au moment où je viendrai mettre les hommes en possession des biens éternels. Traduisons cette pensée en termes plus clairs : Suis-moi par une vie active, parfaite et modelée sur l'exemple de ma passion : pour celui qui a commencé à me contempler, qu'il continue jusqu'à ce que je vienne, et quand je viendrai, je porterai à la perfection son habitude de me voir. Celui-là, en effet, marche sur les traces du Christ, qui persiste jusqu'à la mort dans les sentiments d'une entière et pieuse patience ; quant à la plénitude de la science, elle demeure jusqu'à ce que vienne le Christ, et alors elle se montrera au grand jour. Ici, dans la terre des morts, nous avons à supporter les maux de ce monde; là, dans la terre des vivants, nous contemplerons les biens ineffables du Seigneur. Car ces paroles « Je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne », nous ne devons pas y attacher le (160) sens de rester ou de demeurer toujours, mais celui d'attendre, parce que la vie, dont l'apôtre Jean est la figure, se réalisera, non pas maintenant, mais seulement lorsque le Christ sera venu. Mais ce que figure l'Apôtre à qui Jésus a dit : « Suis-moi », doit avoir lieu dès maintenant; s'il n'en est pas ainsi, nous ne parviendrons jamais à ce que nous attendons. Dans cette vie active, plus vivement nous aimons le Christ, plus facilement nous sommes délivrés de nos maux; mais tels que nous sommes maintenant , il nous aime moins ; aussi nous délivre-t-il de nos maux, afin que nous ne restions pas dans le même état; mais, dans l'autre vie, il nous aimera davantage, parce qu'il n'y aura rien en nous qui lui déplaise et qu'il doive faire disparaître ; et s'il nous aime ici-bas, ce n'est que pour nous guérir et nous débarrasser de ce qu'il n'y aime pas. En ce lieu, où il ne veut pas que nous restions, il nous affectionne donc moins ; mais il nous affectionnera davantage dans ce séjour où il veut que nous allions, et d'où il ne veut pas que nous sortions jamais. Que Pierre l'aime donc, afin que nous soyons délivrés de notre condition mortelle; que Jean soit aimé de lui, afin que nous soyons toujours en possession de l'immortalité future.

6. Le motif ci-dessus indiqué nous fait voir pourquoi le Christ a aimé Jean plus que Pierre, mais il ne nous laisse pas supposer pourquoi l'affection de Pierre pour Jésus a été plus vive que celle de Jean. De ce que, dans le siècle futur, où nous régnerons éternellement avec lui, le Christ nous aimera bien plus qu'il ne nous aime dans ce monde dont nous sortirons pour nous unir à lui d'une manière indissoluble dans le ciel, il ne suit nullement que nous l'aimerons moins, parce qu'alors nous serons devenus meilleurs ; car nous ne pouvons devenir tels, qu'à la condition de l'aimer davantage. Comment donc Jean l'affectionnait-il moins vivement que Pierre, s'il était la figure de cette vie où il faut aimer le Christ bien plus qu'ailleurs ? Le voici : Jésus a dit : « Je veux qu'il demeure », c'est-à-dire qu'il attende, « jusqu'à ce que je vienne », parce que nous ne sommes pas encore animés de cet amour qui atteindra ses dernières limites dans le ciel, et que nous attendons le moment où le Sauveur viendra pour l'aimer parfaitement. En effet, le même Apôtre a écrit dans son épître : « Ce que nous serons un jour ne paraît pas encore : nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à a lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ». Ce que nous verrons alors, nous l'aimerons davantage. Pour le Seigneur, il sait ce que sera plus tard en nous notre vie, et comme conséquence anticipée de notre prédestination, il nous aime, dès maintenant, davantage, afin de nous conduire par là à la jouissance de cette vie. Comme la miséricorde et la vérité du Seigneur nous enseignent la sagesse (2), nous connaissons notre misère présente, parce que nous en supportons le fardeau ; aussi , aimons-nous plus vivement cette miséricorde divine, que nous voudrions voir nous délivrer de nos maux, et chaque jour nous la demandons mieux et nous en recevons des preuves plus abondantes pour la rémission de nos péchés : cette vie, Pierre plus aimant, mais moins aimé, la représentait en sa personne, parce que le Christ nous porte moins d'affection lorsque nous sommes plongés dans le malheur, qu'il ne nous aimera quand nous serons heureux. Quant à voir la vérité comme nous la verrons plus tard, nous y tenons moins, parce que nous ne savons encore ce que c'est, et que nous ne jouissons pas maintenant de ce bonheur : la vie qui consistera à contempler Dieu a été figurée par Jean. Il aimait moins, et il attendait la venue du Seigneur pour admirer la vérité et l'aimer comme elle le mérite ; mais il était plus aimé, car ce qu'il figurait procure l'éternel bonheur.

7. Que personne, toutefois, ne sépare l'un de l'autre ces deux illustres Apôtres ; car ils étaient tous deux ce que représentait Pierre, et tous deux ils devaient être ce que représentait Jean. Comme figure, l'un suivait le Christ, l'autre demeurait ; et par la foi ils souffraient également des misères de cette malheureuse vie, et ils attendaient de même les biens à venir de l'éternelle béatitude. Mais ce n'est pas d'eux seuls qu'il en est ainsi : il en est de même de la sainte Eglise, de l'Epouse du Christ ; car elle souffre au milieu de pareilles tentations, elle est réservée à un bonheur semblable. Pierre et Jean ont figuré ces deux vies, celui-ci l'une, celui-là l'autre : en ce monde, pendant le cours de leur existence

 

1. Jean, III, 2. — 2. Ps. XXIV, 10.

 

 

mortelle, ils ont marché, d'un même pas, dans le chemin de la foi, et pendant l'éternité en l'autre monde, ils jouiront également de la claire vue de Dieu. Pour gouverner, au milieu des tempêtes innombrables de cette vie, tous les saints qui sont inséparablement unis au corps du Christ, le prince des Apôtres, Pierre, a reçu les clefs du royaume des cieux, et il a le pouvoir de lier et de délier leurs péchés ; et afin d'ouvrir à ces mêmes élus la source où l'on puise dans le sein de la paix la plus profonde, cette vie éternelle dont l'homme ne se fait aucune idée, l'évangéliste Jean a reposé sur le coeur de son Maître. Pierre n'est pas seul à retenir et à remettre les péchés :1'Eglise universelle le fait comme lui ; ce n'a pas été non plus un privilège particulièrement réservé à Jean, de puiser au coeur de Jésus, comme à une source, ce qu'il dirait, en annonçant que le Verbe était au commencement, qu'il était Dieu de Dieu ; en faisant connaître tant d'autres choses admirables sur la divinité du Christ, sur la trinité et l'unité de Dieu, et tous ces mystères que nous contemplerons face à face dans le royaume céleste, et qu'il nous faut voir, en attendant la venue du Sauveur, comme dans un miroir et en énigme ; en effet, Jésus-Christ en a disposé ainsi pour le monde entier : tous ses fidèles peuvent boire à la fontaine de l'Evangile, chacun selon ses facultés personnelles. Parmi les commentateurs de la sainte parole, plusieurs, et ce ne sont pas des hommes dont on puisse mépriser les opinions, plusieurs pensent que si le Christ a aimé l’Apôtre Jean d'un amour de prédilection, c'est parce que celui-ci n'a jamais été marié, et que, dès sa plus tendre enfance, il a vécu dans la pratique de la plus délicate pureté (1). Nous n'en trouvons pas de preuve évidente dans les Ecritures canoniques ; ce qui semble, néanmoins, venir à l'appui d'un tel sentiment et en démontrer la convenance, c'est que Jean a été la figure de la vie céleste

 

1. Jérôme, livre premier, contre Jovinien.

 

pendant laquelle ne se célébrera aucune noce.

8. « C'est ce disciple, qui rend témoignage de ces choses, et qui écrit ceci, et nous savons que son témoignage est véridique. Il y a encore beaucoup d'autres choses que fit Jésus ; et si elles étaient rapportées en détail, je ne crois pas que le monde puisse contenir les livres où elles seraient écrites ». On doit bien l'imaginer ; si le monde ne pouvait contenir ces livres, ce ne serait pas faute de place ; car comment les y écrire, s'il était incapable de les supporter? Il s'agit donc peut-être de la capacité intellectuelle des lecteurs, qui ne pourraient saisir tant de choses : tout en ne portant aucune atteinte à l'idée qu'on doit avoir des choses, les paroles semblent souvent dire plus ou moins : ceci a lieu, non pas quand on explique une chose obscure ou douteuse par sa cause et sa raison d'être, mais quand on ajoute à une chose claire ou qu'on en retranche un point , sans néanmoins s'écarter du sens exact de la vérité à insinuer : en effet, les paroles vont au-delà de la chose dont il est question, de manière à manifester la volonté de la personne qui parle sans intention de tromper, qui sait ce qu'on doit penser, mais qui, par ses paroles, s'en tient plus ou moins loin, soit en y retranchant, soit en y ajoutant. En grec, cette manière de s'exprimer s'appelle hyperbole : les maîtres en littérature grecque et latine lui donnent ce nom ; dans quelques autres livres des saintes Ecritures, comme ici, on en trouve des exemples, ainsi : « Ils ont placé leur bouche contre le ciel (1) » . « Le sommet des cheveux de ceux qui marchent dans la voie de leurs péchés (2) ». Il y a beaucoup d'autres exemples de ce genre dans les saints livres : comme les tropes, autres façons de parler. Je m'étendrais davantage sur ce sujet ; mais comme l'Evangéliste termine ici son livre, je me trouve moi-même obligé de mettre fin à mon discours.

 

1. Ps. LXXII, 9. — 2. Id. LXVII, 22.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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