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Saint Augustin d'Hippone
Traité sur l'évangile de Saint Jean


VINGT-HUITIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES DE L’ÉVANGILE : « APRÈS CELA, JÉSUS S’AVANÇA DANS LA GALILÉE », JUSQU’À CES AUTRES: « TOUTEFOIS, NUL NE PARLAIT OUVERTEMENT DE LUI, DANS LA CRAINTE DES JUIFS ». (Chap. VII, 1-13.)
LE DIEU HOMME.
 

Jésus-Christ était en même temps Dieu et homme; comme Dieu, possédant une puissance infinie; comme homme, souffrant et donnant à ses membres fidèles l’exemple de ce qu’ils peuvent et doivent faire. pour éviter les persécutions des Juifs, il s'était retiré en Galilée, Au moment de la scénophagie, ses parents, hommes charnels, auraient voulu le décider à se rendre à Jérusalem pour l’y voir opérer des miracles et acquérir un renom. Mais l’heure de la gloire n’était pas encore venue pour lui; elle ne devait sonner qu’après une vie d’humiliations et d’oublis; aussi ne monta-t-il au temple que vers le milieu de la fête, et en secret, afin de ne pas mériter les éloges des mondains. Ainsi doit-il en être de nous pendant le pèlerinage de cette vie : nous ne devons chercher à être connus et glorifiés de personne ici-bas : la gloire du ciel est la seule à laquelle nous devons tendre.

 

1. Dans ce chapitre de l’Evangile , mes frères, Notre-Seigneur Jésus-Christ se propose souvent comme homme à notre foi ; car mes paroles et ses actes y tendent sans cesse à nous faire reconnaître en lui le Dieu et l‘Homme le Dieu qui nous a créés, l’homme qui nous a recherchés; le Dieu éternellement avec son Père, l’homme avec nous dans le temps. Il n’aurait point recherché sa créature, s’il n’était devenu semblable à elle. Mais rappelez-vous-le bien; que vos coeurs en conservent toujours le souvenir : le Christ s’est fait homme sans cesser d’être Dieu. Tout en restant Dieu, il s’est revêtu de l’humanité qu’il avait créée. Aussi, quand sa grandeur divine se cacha sous la faiblesse de l’homme, il n’en conserva pas moins sa puissance suprême, et nous ne devons voir, dans son incarnation, qu’un moyen de nous servir d’exemple au milieu de nos douleurs. Il est, en effet, tombé au pouvoir de ses ennemis, il n’a été mis à mort qu’au moment où il y a consenti. Mais parce qu’il devait s’adjoindre des membres, c’est-à-dire des fidèles qui ne posséderaient pas la même puissance que lui, puisqu’il était Dieu, il se cachait, il se dérobait aux poursuites des Juifs, comme pour éviter la mort, et ainsi donnait-il à entendre que plus tard ses membres s’uniraient à lui, et qu’il serait en chacun d’eux. Car le Christ n’est pas seulement chef : il est aussi corps, et pour être dans sa perfection, il faut qu’il soit tête et corps tout ensemble. Ce que sont ses membres, il l’est donc lui-même; mais ce qu’il est, ses membres ne le sont pas de prime-abord. Si ses membres n’étaient pas un autre lui-même, dirait-il : « Saul, pourquoi me persécuter (1)? » Car ce n’était pas lui en personne que Saul persécutait sur la terre : c’étaient ses membres, c’est-à-dire ses fidèles ; néanmoins, il ne les appelle ni ses saints, ni ses serviteurs, ni enfin, d’une manière plus honorable : ses frères ; en parlant d’eux, il dit : Moi, ou, en d’autres termes mes membres, dont je suis le chef.

2. D’après ce qui précède, le chapitre qu’on vient de lire ne nous offrira aucune difficulté; car souvent nous y verrons se réaliser dans le chef ce qui devait avoir ensuite lieu dans le corps. « Après cela, Jésus s’avança dans la Galilée, car il ne voulait point aller dans la Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir ». Voilà bien ce que j’ai dit : le Sauveur servait d’exemple à notre fragilité. Il n’avait rien perdu de sa

 

1. Act. IX, 4.

 

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puissance, mais il nous consolait dans notre faiblesse. Car suivant la remarque que j’en ai faite, il devait arriver que quelque fidèle se cacherait pour échapper aux recherches de ses persécuteurs ; et afin qu’on ne pût faire à ce chrétien un crime de sa fuite, le Christ s’est dérobé le premier aux poursuites des Juifs ; il n’est arrivé aux membres que ce qui était d’abord arrivé au chef. « Il ne voulait point aller dans la Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir». Comme s’il ne pouvait voyager au milieu des Juifs, sans qu’ils le fissent mourir. Il donna, quand il voulut, la preuve du pouvoir qu’il avait de leur échapper ; car, au moment de sa passion, ils cherchèrent à mettre la main sur lui ; alors il leur dit : « Qui cherchez-vous? « — Ils lui répondirent : Jésus. — Et il leur dit : C’est moi ». Certes, il ne se cachait pas ; il se faisait nettement connaître. A cette réponse, ils ne purent se tenir debout ; mais, « reculant en arrière, ils tombèrent (1) ». Or, parce qu’il était venu en ce monde pour souffrir, ils se relevèrent, s’emparèrent de sa personne, le traduisirent au tribunal de Pilate et le mirent à mort. Mais quel fut le résultat de leur conduite? L’Ecriture nous le dit quelque part : « La terre fut livrée aux méchants (2)». Il abandonna son corps entre les mains des Juifs, afin que le prix de notre rédemption s’en échappât, comme du sein d’une bourse déchirée.

3. « Or, la fête des Juifs, appelée scénophagie, était proche ». Qu’était-ce que la scénophagie? Ceux qui lisent 1’Ecriture le savent. En ce jour de fête, les Juifs se faisaient des tentes pareilles à celles qui leur servaient d’abri dans le désert, après la sortie d’Egypte. Ce jour là était un jour de fête, une grande solennité. Les Juifs la célébraient, comme pour se rappeler le souvenir des bienfaits de leur Dieu, et de fait, ils se préparaient à faire mourir ce même Dieu. Or, en ce jour de fête, (les Juifs en solennisaient plusieurs, et ils donnaient à celui-ci le nom de scénophagie, parce qu’il n’était pas le seul, mais qu’il y en avait encore d’autres ;) « les frères » du Seigneur Christ vinrent lui parler. Vous n’ignorez pas le sens qu’il faut donner au mot « frères » du Seigneur : ces paroles n’ont rien de nouveau pour vous. On donnait le nom de frères du Seigneur aux parents de la

 

1. Jean, XVIII, 4-6. — 2. Job, IX, 24.

 

vierge Marie. L’Ecriture donne habituellement le nom de frères à tous les parents, et à ceux qui étaient presque parents ; nous ne nous exprimons pas de la même manière, parte que cet usage n’est pas entré dans nos moeurs. Parmi nous, en effet, qui est-ce qui s’aviserait de donner le nom de frère à son oncle et au fils de sa soeur? A des parents de ce degré, l’Ecriture le donne pourtant. Effectivement, Abraham et Loth sont appelés frères, quoiqu’Abraham fût l’oncle paternel de Loth (1). Il en est de même de Laban et de Jacob, et cependant celui-ci était le neveu de celui-là (2). Ainsi, rappelez-vous que les frères du Seigneur n’étaient autres que les parents de Marie ; car elle ne donna jamais le jour à d’autres enfants. De même, en effet, que le sépulcre dans lequel fut déposé le corps du Sauveur ne servit de tombeau à personne, ni avant ni après ; de même, Marie ne conçut aucun homme dans son sein, ni avant ni après Jésus-Christ.

4. Nous venons de dire quels étaient ces frères du Seigneur, écoutons maintenant ce qu’ils ont dit : « Partez d’ici, et allez en Judée, afin que vos disciples aussi voient les oeuvres que vous faites ». Les disciples du Sauveur connaissaient ses oeuvres, niais ceux. ci ne les connaissaient pas. Car, en qualité de frères, c’est-à-dire de parents, ils pouvaient bien regarder le Christ comme un de leurs proches; mais à cause de leur parenté, il leur répugnait de croire en lui. L’Evangile lui-même nous le dit : nous n’oserions le penser de nous-mêmes, mais nous en sommes sûrs pour l’avoir entendu. Ils ajoutent cet avertissement: « On ne fait rien en secret, lorsqu’on cherche à se faire connaître. Si vous faites ces choses , montrez-vous vous-même au monde ». « Car », dit immédiatement l’Evangéliste, « ses frères mêmes ne croyaient point en lui ». Pourquoi ne croyaient-ils pas en lui ? Parce qu’ils recherchaient la gloire de ce monde ; car si les frères du Sauveur semblent lui donner un conseil, c’est qu’ils veulent assurer sa renommée. Vous faites des merveilles, manifestez-les donc au grand jour ; c’est-à-dire, montrez-vous à tous, afin que tous proclament vos louanges. C’était la chair qui parlait à la chair, mais la chair séparée de Dieu, à la chair unie à Dieu: la prudence de la chair parlait au Verbe, qui

 

1. Gen. XI, 27, 31; XIII, 8; XCV, 14.— 2. Id. XXVIII, 2 ; XXIX, 10,15.

 

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s’est fait chair et qui a habité parmi nous (1) ».

5. Que répondit à cela le Seigneur? « Or, Jésus leur dit : Mon temps n’est point encore venu; mais votre temps est toujours prêt ». Eh quoi ! le temps du Christ n’était-il pas encore arrivé? Pourquoi donc le Christ était-il menu, si son temps ne l’était pas encore? N’avons-nous pas entendu dire à l’Apôtre: « Mais lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils (2)? » Si donc le Christ a été envoyé dans la plénitude des temps, il l’a été quand il a dû l’être ; il est venu, quand il a fallu qu’il vînt. Quel est donc le sens de ces paroles : « Mon temps n’est pas encore arrivé? » Comprenez bien, mes frères, dans quelle intention lui parlaient ces hommes, peu semblaient lui donner des conseils comme à un frère. Ils l’engageaient à acquérir de la gloire ; dominés par je ne sais quel sentiment mondain et terrestre, ils le priaient de ne point rester dans l’obscurité et l’oubli. A des gens qui le conjuraient de penser à la gloire, dire; « Mon temps n’est pas encore venu »,  c’était dire : Le temps de ma gloire n’est pas encore arrivé. Voyez combien est profond le sens de ces paroles on lui parlait d’acquérir de la gloire , pour lui, il a voulu que sa pudeur fût précédée par les humiliations la voulu que le chemin pour arriver à l’élévation fût celui de l’humilité. Ceux de ses disciples qui désiraient s’asseoir, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, recherchaient aussi la gloire : ils considéraient le but, mais ils ne considéraient pas la voie à suivre. Afin qu’ils pussent arriver à la céleste patrie selon les règles de la justice, le Sauveur les ramena au chemin qui y conduit. La patrie est élevée ; humble est la voie. La patrie, c’est la vie du Christ : la voie, c’est sa mort. Le séjour du Christ, voilà la patrie ; sa passion, voilà le chemin qui y mène. Pourquoi prétendre entrer dans la pairie, si l’on refuse d’en suivre le chemin? Enfin, telle fut sa réponse à ceux qui recherchaient la grandeur : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même (3)? » Voilà par quel chemin on arrive l’élévation que vous désirez. Le calice dont il leur parlait était celui des humiliations et des souffrances.

6. Il dit ici dans le même sens : « Mon temps n’est pas encore venu, mais votre temps », c’est-à-dire la gloire mondaine,

 

1. Jean, 1, 14.— 2. Galat. IV, 4.— 3. Matth. XX, 21, 22.

 

« est toujours prêt ». Voilà bien le temps dont le Christ, c’est-à-dire le corps du Christ, parle par la bouche du Prophète . « Quand le temps sera venu pour moi, je jugerai les justices (1) ». Maintenant, c’est le temps, non pas de juger les méchants, mais de les supporter. Que le corps du Christ supporte donc et tolère à présent les iniquités de ceux qui se conduisent mal : qu’il ait aujourd’hui pour lui la justice ; plus tard, il exercera le jugement : c’est par la pratique de la justice qu’on arrive à juger les pécheurs. Voici ce que l’écrivain sacré dit, en un psaume, à ceux qui supportent les iniquités de ce monde: « Le Seigneur ne rejettera point son peuple». Ce peuple souffre au milieu des méchants, des pécheurs, des blasphémateurs, de ceux qui murmurent et médisent contre lui, qui le persécutent et le font périr, quand ils le peuvent. Oui, il souffre, « mais le Seigneur ne rejettera point son peuple; il ne délaissera pas son héritage, jusqu’an jour où la justice rendra les jugements (2)». « Jusqu’à ce que la justice», qui se trouve aujourd’hui dans ses saints, « rendra ses jugements », au moment où s’accomplira pour eux celle parole, que leur a adressée le Sauveur : « Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël (3) ». L’Apôtre avait déjà la justice, mais il n’exerçait pas encore le jugement dont il parle, quand il dit : « Ignorez-vous que nous jugerons les anges (4)? » Que ce soit donc pour nous maintenant le temps de bien vivre : plus tard, viendra le temps de juger ceux qui auront mal vécu. « Jusqu’au jour où », suivant le Psalmiste, « la justice rendra les jugements ». Ce sera le temps du jugement, dont le Christ a dit, tout à l’heure: « Mon temps n’est pas encore venu». Ce sera le temps de la gloire, et alors viendra dans la grandeur celui qui est venu dans les abaissements. Celui qui est venu pour être jugé viendra pour rendre ses jugements celui qui est venu pour mourir de la main de gens morts, viendra juger les vivants et les morts. « Il viendra, notre Dieu », dit le Psalmiste; « il apparaîtra et sortira de son silence (5) ». Pourquoi : « Il apparaîtra? » Parce que, quand il est venu, il s’est caché. Alors il ne gardera pas le silence, parce que, quand il est venu, il s’est caché, « il a été conduit à la

 

1. Ps. LXXIV, 3. — 2. Id. XCIII, 14, 15. — 3. Matth. XIX, 28. — 4. I Cor. VI, 3. —  5. Ps. XLIX, 3.

 

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mort comme une brebis, et pareil à un agneau qui se tait devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche (1) ». Il viendra et ne se taira pas. « Je me suis tû : me tairai-je toujours (2)? »

7. Mais qu’est-ce qui est nécessaire à ceux qui ont la justice? Ce que nous lisons dans le psaume précité: «Jusqu’au jour où la justice rendra les jugements; et près d’elle seront ceux qui la possèdent et ont le coeur droit ». Vous désirez peut-être savoir quels hommes ont le coeur droit. Selon le langage de l’Ecriture, les hommes au coeur droit sont ceux qui endurent les peines de la vie sans en accuser Dieu. Voyez, mes frères, combien est rare cet oiseau dont je parle. Quand un homme voit fondre sur lui quelque malheur, je ne sais vraiment de quelle manière il court pour accuser plus vite le Seigneur, tandis qu’il ne devrait accuser que lui-même. Quand tu fais un peu de bien, tu t’en vantes; et quand il t’arrive quelque infortune, tu en accuses Dieu. C’est là le propre d’un coeur tordu, et non la preuve d’un coeur droit. Corrige-toi de cette distorsion et de cette méchanceté de ton coeur, et alors tu agiras d’une manière toute différente. Que faisais-tu précédemment? Tu attribuais à toi-même le bien qui te venait de Dieu, et tu attribuais à Dieu le mal dont tu étais l’auteur. Si tu changes ton coeur et lui donnes une autre direction, tu loueras le Seigneur dans ses bienfaits, et tu t’accuseras toi-même au milieu de tes maux. Voilà ce que font les hommes d’un coeur droit. Enfin, le Prophète n’avait pas encore ce cœur droit quand le spectacle de la félicité des méchants et les peines des justes le révoltaient; mais il était corrigé, quand il disait: « Que le Dieu d’Israël est bon pour ceux qui ont le coeur droit! » Quand je n’avais pas encore le coeur droit, « mes pieds se sont presque égarés, mes pas ont presque chancelé ». Pourquoi? « Parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix des impies (3) ». J’ai vu, dit-il, les méchants au sein du bonheur, et, en cela, la conduite de Dieu m’a déplu ; car j’aurais voulu que jamais il ne permît aux méchants d’être heureux. Il faut que l’homme le comprenne bien : Jamais Dieu ne permet pareille chose ; et si l’on croit les méchants heureux, c’est parce qu’on ne sait pas en quoi

 

1. Isa. LIII, 7. — 2. Id. XLII, 14 suiv. les Septante. — 3. Ps. LXXII, 1-3.

 

consiste le bonheur. Ayons donc le coeur droit; le temps de la gloire n’est pas encore venu pour nous. Il faut dire à ceux qui aiment le monde, comme l’aimaient les frères du Seigneur : « Votre temps est toujours prêt, mais le, nôtre n’est pas encore venu ». Ne craignons pas de leur tenir nous-mêmes ce langage. Et parce que nous formons te corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce que nous sommes ses membres, parce que nous le reconnaissons avec bonheur pour notre chef, répétons encore une fois ces paroles qu’il a daigné prononcer lui-même à cause de nous. Quand les amateurs de ce monde nous insultent, répondons-leur : « Votre temps est toujours prêt; le nôtre n’est pas encore venu». Car l’Apôtre nous a dit : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ». Mais notre temps, quand viendra. t-il? « Lorsque Jésus-Christ, qui est notre vie, paraîtra, vous paraîtrez avec lui dans la gloire (1) ».

8. Que dit ensuite le Sauveur? « Le monde ne peut vous avoir en haine ». Que veulent dire ces paroles? Sans doute : le monde ne peut haïr ceux qui l’aiment, les faux témoins; car vous appelez bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien. « Mais pour moi, il me déteste, parce que je rends de lui ce témoignage que ses oeuvres sont mauvaises. Quant à vous, montez à cette fête ». Qu’est-ce à dire : « Cette fête? » Où vous désirez trouver la gloire de ce monde. Qu’est-ce à dire : « cette fête? » Où vous prétendez vous réjouir d’une joie charnelle, où vous oubliez les joies éternelles. « Moi, je n’y monte point encore, parce que mon temps n’est pas accompli ». Vous cherchez, en ce jour de fête, à acquérir de la gloire humaine ; mais « mon temps», c’est-à-dire le temps de ma gloire, « n’est pas encore venu ». Mon jour de fête ne devancera ni ne dépassera les jours solennels de la loi, mais il durera toujours : ce sera alors vraiment la fête; ce sera une joie sans fin, une éternité sans limites, une lumière sans ombres. « Et leur ayant ainsi parlé, il demeura en Galilée. Et, quand ses frères furent partis, il monta aussi à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret ». Il ne monta donc pas « pour cette fête », parce qu’il ne voulait pas s’attirer une renommée mondaine; il désirait leur donner un conseil

 

1. Colos. III, 3, 4.

 

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salutaire, apporter un remède à la faiblesse de leurs vues trop humaines, les porter à penser aux fêtes de l’éternité, détourner de ce monde leurs affections, et les reporter vers lieu. Mais pourquoi « monta-t-il comme en secret à la fête? » Le Seigneur le sait. A non avis, par ce fait, même qu’il est monté anime en secret à la fête, il a voulu nous donner un enseignement; car la suite nous apprendra qu’il est monté à Jérusalem au milieu même de la fête, c’est-à-dire pendant ces jours de fête, afin de prêcher en public; mais l’Evangile se sert de ces mots : « comme en secret», pour dire que le Sauveur n’avait pas l’intention de s’attirer les louanges des hommes. Il est évident que le Christ monta en secret à la fête, puisque, ce jour-là, il se cochait; ce que j’ai dit moi-même est encore chose cachée pour beaucoup. Aussi, puisse-t-on le connaître! Puisse le voile se soulever, et ce qui nous était inconnu, nous apparaître clairement.

9. Tout ce qui a été dit à l’ancien peuple d’Israël dans les nombreuses pages de la loi le Dieu, tout ce qui se faisait soit dans les sacrifices, soit dans les choses du sacerdoce, soit dans les jours de fête, soit dans les circonstances relatives au culte rendu à Dieu par les Juifs, tout ce qui leur a été dit et commandé n’a été que la figure de ce qui devait avoir lieu plus tard. Et qu’est-ce qui devait avoir lieu? Ce qui s’est accompli en Jésus-Christ, Voilà pourquoi l’Apôtre a dit: « Toutes les promesses de Dieu ont en lui leur vérité (1) » : c’est-à-dire, se sont réalisées en lui. Il ajoute, en un autre endroit : « Toutes ces choses qui leur arrivaient, étaient des figures, et elles ont été écrites pour nous instruire, nous qui nous trouvons à la fin des temps (2)». Il a dit ailleurs: « Jésus-Christ est la fin de la loi (3) »; et encore: « Que personne ne vous condamne pour le manger, ou pour le boire, ou à cause des jours de fête, des nouvelles lunes et des jours de sabbat, puisque toutes ces choses n’ont été que l’ombre de celles qui devaient arriver (4) ». Si tout cela n’était que l’ombre de l’avenir, ainsi en était-il de la scénophagie. De quoi ce jour de fête pouvait-il être la figure? Cherchons à le savoir. Je vous ai dit ce qu’était la scénophagie: c’était la fête des tabernacles, instituée en

 

1. II Cor. I. 20. — 2. I Cor. X, 11. — 3. Rois, X, 4. — 4. Coloss. II, 16, 17.

 

mémoire de ce que le peuple juif, délivré de la captivité d’Egypte, et marchant dans la solitude du désert vers la terre promise, avait habité sous des tentes. Examinons bien ce qu’était cette fête, et remarquons quelle sera aussi notre fête à nous, qui sommes les membres du Christ, si tant est que nous en soyons les membres ; au cas que nous soyons ses membres, c’est l’effet de la grâce, et non pas celui de nos mérites. Reportons donc sur nous notre attention, mes frères: nous avons été conduits hors de l’Egypte, où, comme un autre Pharaon, le démon nous tenait sous sa dépendance : esclaves de nos désirs terrestres, nous y faisions des ouvrages de boue, et dans ce travail, nous souffrions beaucoup; aussi, le Sauveur s’adressant à nous, comme à des ouvriers qui fout des briques, nous a-t-il dit « Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés (1) ». Le baptême nous a fait sortir de là et traverser la mer Rouge : elle était vraiment rouge, cette mer, puisque ses eaux ont été sanctifiées par le sang du Christ: tous les ennemis qui nous poursuivaient, la mort nous en a délivrés: en d’autres termes, tous nos péchés ont été effacés. Aujourd’hui, avant d’arriver à la terre de promission, c’est-à-dire au royaume éternel, nous sommes au désert, nous habitons sous des tentes. Ceux qui me comprennent, habitent sous des tentes, et il devait se faire que plusieurs comprendraient. Celui-là habite sous une tente, qui se reconnaît comme voyageur sur la terre celui-là se reconnaît comme étranger ici-bas, qui soupire après la patrie. Or, puisque le corps du Christ se trouve sous les tentes, le Christ y est aussi; mais alors ce mystère n’était pas connu, il était encore caché, car la lumière était encore voilée par l’ombre, et quand elle parut dans son éclat, les ombres s’effacèrent. Le Christ ne se manifestait pas; il assistait à la fête de la scénophagie, mais c’était en secret. Aujourd’hui, il n’y a plus de mystère; aussi reconnaissons-nous que nous voyageons dans la solitude ; et si nous le reconnaissons, nous y sommes véritablement. Qu’est-ce à dire : dans la solitude? Dans le désert. Pourquoi dans le désert? Parce que nous sommes, en ce monde, dans une terre où le manque d’eau nous fait souffrir de la soif. Mais puissions-nous avoir soif! Nous serons abreuvés, car: « Bienheureux ceux qui

 

1. Matth. XI, 28.

 

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ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés (1) ». Et, dans cette solitude, notre soif sera étanchée par l’eau sortie de la pierre; « car la pierre, c’était le Christ ». On l’a frappée de la verge pour en faire sortir de l’eau; et pour la faire jaillir on a frappé la pierre par deux fois (2). Il y eut, en effet, deux bras à la croix. Tout ce qui se faisait autrefois en figure, se réalise donc en nous. Ce que l’Evangéliste a dit du Sauveur a donc un sens caché : « Il monta à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret ». Ce mot : « en secret », était une figure, puisque réellement, en ce même jour de fête, le Christ se cachait: et ce jour de fête lui-même signifiait le pèlerinage des membres du Sauveur.

10. « Les Juifs donc le cherchaient à la fête», avant qu’il y montât. Car ses frères y étaient montés les premiers : pour le Christ, il ne s’y rendit point au moment où ils pensaient et désiraient l’y voir. Ainsi accomplissait-il cette parole qu’il leur avait adressée: Je n’irai pas « à cette fête», c’est-à-dire, au jour où vous voudriez m’y voir, au premier ou au second jour. Ensuite, ou, comme s’exprime l’Evangéliste, « au milieu de la fête », il y monta : c’est-à-dire il s’y rendit, quand il ne resta plus à solenniser qu’un nombre de jours égal à celui qu’on avait déjà fêté. Autant qu’il est permis de le supposer, cette fête se célébrait pendant plusieurs jours.

11. « Ils disaient donc Où est-il? Et il y avait un grand murmure à cause de lui dans la foule ». D’où provenait ce murmure? De leur désaccord. Et pourquoi ce désaccord? « Parce que les uns disaient : Il est bon, et les autres répondaient : Non, il séduit le peuple ». Il faut appliquer ces paroles à tous ses membres, car d’eux tous on le dit encore aujourd’hui. Qu’une grâce spirituelle se fasse remarquer en quelqu’un, les uns disent : « Il est bon », les autres s’écrient : « Non, il séduit la foule ». D’où cela vient-il ? De ce que « notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (3)». Les hommes ne disent-ils pas aussi pendant l’hiver: Cet arbre est mort? Ce figuier, par exemple, ce poirier ou tout autre arbre fruitier ressemble à un arbre sec, et tant que dure l’hiver, la vie ne se manifeste nullement en eux ; mais en été, on l’y aperçoit, comme au jugement on verra

 

1. Matth. V, 6.— 2. I Cor. X, 4 ; Nombr. XX, 11.— 3. Coloss. III, 3.

 

que nous vivons; notre été, ce sera le moment de la manifestation du Christ. « Dieu, notre Dieu, viendra publiquement, et il ne gardera pas le silence (1). Un feu dévorant marchera devant lui » ; et ce feu « consumera ses ennemis (2) ». Il réduira en cendres les arbres arides. On reconnaîtra les arbres arides, quand le souverain Juge dira : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger » ; de l’autre côté, c’est-à-dire à la droite, apparaîtront la multitude des fruits et la beauté des feuilles : leur verdeur ne sera autre chose que l’éternité. Aux uns il sera dit comme à du bois sec: « Allez au feu éternel (3). Voilà que la hache est déjà placée à la racine de l’arbre, et tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu (4)». Que les hommes disent donc de toi, si tu profites en Jésus-Christ, qu’ils disent : « Il séduit la foule ». On en dit autant de Jésus. Christ lui-même et de son corps. Rappelle-toi que le corps du Christ est encore en ce monde, qu’il se trouve encore dans l’aire; remarque aussi comment le froment y est injurié parla paille : on les foule tous les deux aux pieds; la paille est écrasée, le froment est débarrassé de son enveloppe. Ce qui a été dit du Seigneur doit, par cela même, être un sujet de consolation pour tout chrétien contre qui se disent les mêmes choses.

12. « Toutefois, nul ne parlait ouvertement « de lui, dans la crainte des Juifs». Mais quels étaient ceux qui gardaient le silence à son égard, dans la crainte des Juifs? Evidemment, c’étaient ceux qui avaient dit : « Il est bon»; et non pas ceux qui avaient dit : « Il séduit la foule ». Les paroles de ceux-ci faisaient un bruit pareil au bruit des feuilles sèches. On entendait clairement ces mots : « Il séduit la foule » ; ces autres: « Il est bon », passaient plus rapides, et comme un simple murmure, Mais aujourd’hui, mes frères, quoique n’ait point encore apparu cette gloire du Christ où nous puiserons l’immortalité , aujourd’hui son Eglise se dilate à tel point, et, par sa grâce, se répand de telle manière en tous lieux, qu’à peine on entend dire : « Il séduit la foule», et que de toutes parts retentissent hautement ces autres paroles : «  Il est bon ».

 

1. Ps. XLIX, 3. — 2. Id. XCVI, 3. — 3. Matth. XXV, 42, 41.— 4. Id. III, 10.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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