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Saint Augustin d'Hippone
Traité sur l'évangile de Saint Jean
Traités 90 à 99





QUATRE-VINGT-DIXIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « CELUI QUI ME HAIT, HAIT AUSSI MON PÈRE ». (Chap. XV, 23.)
 

LA VÉRITÉ HAÏE SANS ÉTRE CONNUE.
 

Comment les Juifs ont-ils pu haïr le Père, puisqu'ils ne le connaissaient pas ? Une comparaison va le faire comprendre. Nous ne pouvons lire dans le coeur d'autrui, et si nous aimons la vertu et que nous haïssions le vice, il peut se faire que nous aimions sans le savoir un homme bon que nous croyons mauvais, ou que nous détestions un homme méchant qui nous semble bon. Ainsi les Juifs détestaient les peines infligées à leur conduite blâmable par la Vérité, sans savoir si c'était la Vérité qui les condamnait ; ils ne la connaissaient donc pas, et ils baissaient, par conséquent, sans le connaître, le Père de la Vérité.
 
 

1. Vous avez entendu dire au Seigneur « Celui qui me hait, hait aussi mon Père »; il avait dit plus haut : « Ils vous feront ces choses parce qu'ils ne connaissent pas Celui qui m'a envoyé n. De là naît une difficulté qu'il ne faut pas éluder, la voici : Comment peuvent-ils haïr celui qu'ils ne connaissent pas? Car s'ils supposent ou croient que Dieu est, non pas ce qu'il est, mais je ne sais quelle autre chose, et si c'est cela qu'ils haïssent, alors ce n'est pas lui qu'ils haïssent, mais bien ce dont ils se font l'idée dans leur supposition trompeuse ou leur vaine crédulité; mais si, au contraire, ils se représentent Dieu tel qu'il est réellement, comment peut-on dire qu'ils ne le connaissent pas? Quand il s'agit des hommes, il peut se faire que souvent nous aimions ceux que nous n'avons jamais vus ; et, par contre, il n'est pas impossible que nous haïssions aussi ceux que nous n'avons jamais vus. La renommée nous parlant de quelqu'un en bien ou en mal, il en résulte naturellement que nous aimons ou que nous haïssons un inconnu. Mais si la renommée dit vrai, comment pouvons-nous donner le nom d'inconnu à celui sur le compte duquel nous avons appris la vérité? Est-ce parce que nous n'avons pas vu son visage? Il ne le voit pas lui-même, et cependant il ne peut être plus connu à personne qu'à lui-même. Ce n'est donc pas par la vue du visage extérieur que nous acquérons la connaissance de quelqu'un ; mais nous le connaissons quand nous savons quelle est sa vie et quelles sont ses moeurs. Autrement personne ne pour. rait même se connaître, puisque personne ne peut voir son propre visage. Cependant chacun se connaît lui-même mieux que les autres ne le connaissent; il se connaît d'autant plus sûrement qu'il peut mieux considérer son intérieur, voir ce qu'il pense, ce qu'il désire, comment il vit ; lorsque tout cela nous est connu dans un homme, cet homme lui-même nous est vraiment connu. Aussi, comme toutes ces choses nous sont rapportées sur les absents ou sur les morts, soit pur la renommée, soit par les lettres, il arrive souvent que nous aimons ou que nous haïssons des hommes dont nous n'avons jamais vu le visage (mais qui cependant ne nous sont pas tout à fait inconnus).

2. En cela, le plus souvent notre bonne foi se trouve trompée, car quelquefois l'histoire et encore plus la renommée sont mensongères. Mais comme nous ne pouvons scruter la conscience des hommes, c'est à nous de veiller, pour n'être pas induits en erreur par une dangereuse opinion, à avoir de ces choses une (50) connaissance vraie et certaine. Je m'explique. Nous ignorons si cet homme ou cet autre est chaste ou impudique, mais nous devons haïr l'impureté et aimer la chasteté; nous ne savons si tel ou tel est juste ou injuste, toutefois, nous devons aimer la justice et haïr l'injustice, non pas telles que nous pourrions nous les représenter par une fausse imagination, mais telles que nous les voyons dans la vérité de Dieu, afin de suivre les règles de l'une et d'éviter l'autre ; par là, nous rechercherons en toutes choses ce que nous devons y chercher, nous éviterons ce que, nous devons éviter, et ainsi mériterons-nous que Dieu nous pardonne, si parfois, et même souvent, nous nous trompons sur les dispositions secrètes des hommes. Ce dernier point me semble appartenir à cette tentation humaine, sans laquelle la vie ne saurait se passer et dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit :  « Que la tentation ne vous saisisse pas, sinon celle qui est humaine (1) ». En effet, y a-t-il rien de plus conforme à la nature humaine que de ne pouvoir connaître le coeur humain et de n'en point sonder tous les replis, et par suite de soupçonner tout autre chose que ce qui s'y passe? Comme, en raison de ces ténèbres des choses humaines, c'est-à-dire des pensées des hommes, nous ne pouvons éclaircir nos soupçons parce que nous sommes hommes, nous devons nous abstenir de jugements, c'est-à-dire d'opinions arrêtées et définitives, et ne nous prononcer sur rien avant le temps de la venue du Seigneur. Alors il éclairera les choses cachées dans les ténèbres, et il manifestera les pensées du coeur ; alors aussi chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due (2 ». Quand donc on ne se trompe pas sur les choses et qu'avec justice on condamne le vice et on approuve la vertu, si l'on se trompe sur les hommes, ce n'est qu'une tentation humaine toute vénielle.

3. Mais à cause de ces ténèbres qui enveloppent le coeur humain, il arrive une chose également surprenante et douloureuse. Parfois l'homme que nous regardons comme méchant est juste, et nous aimons la justice qui réside en lui sans que nous le sachions; c'est pourquoi nous l'évitons, nous le méprisons, nous lui défendons de nous approcher, nous ne voulons rien avoir de commun avec lui dans les usages de la vie, et même,
 
 

1. II Cor. X, 13. — 2. Id. IV, 5.
 
 

lorsque l'obligation de maintenir la discipline nous y force, et que nous voulons l'empêcher de nuire aux autres ou le forcer à devenir plus régulier, nous le traitons avec une salutaire sévérité; et cet homme qui est bon, nous l'affligeons comme s'il était mauvaise, tout en l'aimant sans le savoir. C'est ce qui arrive quand, par exemple, un homme réellement chaste est regardé par nous comme impudique. Dès lors, en effet, que j'aime celui qui est chaste, et que cet homme a la vertu de chasteté en partage, je l'aime évidemment, mais sans m'en  douter. Comme, d'ailleurs c'est l’impudique que je hais, je ne hais donc pas cet homme, puisqu'il n'est pas ce que je déteste. Néanmoins, à cet homme, objet de mon affection, avec qui mon âme se trouve sans cesse unie dans l'amour de la chasteté, je lui fais injure sans le savoir, parce que si je ne me trompe pas dans le discernement des vertus et des vices, je m'égare dans les ténèbres du coeur humain. Il peut donc se faire qu'un homme de bien haïsse, sans le savoir, un autre homme de bien, ou plutôt qu'il l'aime sans le savoir (car il l'aime en aimant le bien, et ce qu'est cet homme est précisément ce qu'il aime). Il peut arriver aussi que, sans le savoir, il haïsse, non ce qui est réellement son semblable, mais ce qu'il le croit : de même peut-il se faire qu'un homme injuste haïsse un homme juste, et que cependant il pense aimer une personne injuste et semblable à lui; il aime donc sans le savoir quelqu'un de juste ; mais en celui qu'il croit injuste, il n'aime pas la réalité, il n'aime que ce qu'il croit y rencontrer. Ce qui arrive pour les hommes, arrive aussi pour Dieu. Si, en effet, on avait demandé aux Juifs s'ils aimaient Dieu, qu'auraient-ils pu répondre, sinon qu'ils l'aimaient? En cela, ils n'auraient pas eu l'intention de mentir, mais ils se seraient trompés dans leur opinion. Car, comment pourraient-ils aimer le Père de la vérité, ceux qui haïraient la vérité ? Ils ne veulent pas que leurs actions soient condamnées, et la vérité veut que de telles actions soient condamnées. Leur haine pour la vérité est donc en proportion de la haine qu'ils ressentent pour les châtiments que la vérité inflige à de telles gens. Mais, dans leur opinion, ce n'était pas la vérité qui condamnait des hommes pareils à eux ; ils haïssaient la vérité sans la connaître, et en la (51) haïssant, ils ne pouvaient que haïr celui de qui la vérité est née. Et comme ils ignorent que la vérité, qui les juge et les condamne, est née de Dieu le Père, ils ne connaissent pas Dieu non plus, et ils le haïssent. O les misérables ! Ils veulent être méchants, et ils ne veulent pas de la vérité qui les condamne. Ils ne veulent pas qu'elle soit ce qu'elle est, quand ils devraient ne vouloir plus être ce qu'ils sont; quand ils devraient se changer eux-mêmes et désirer que la vérité restât ce qu'elle est, afin de ne pas être condamnés par elle, quand elle viendra les juger.

QUATRE-VINGT-ONZIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « SI JE N'AVAIS PAS FAIT AU MILIEU D'EUX DES CEUVRES QUE NUL N'A FAITES, « ILS N'AURAIENT POINT DE PÉCHÉ, ETC. » (Chap. XV, 24, 25.)
 

LES MIRACLES DE JÉSUS-CHRIST.
 

Par leur incrédulité, les Juifs rendaient irrémissibles leurs autres péchés : en effet, Jésus-Christ avait fait devant eux par lui-même, en leur faveur, des miracles si nombreux et si merveilleux, qu'en réalité ils étaient inexcusables de ne pas croire en lui et même de le haïr sans sujet.
 
 

1. Le Seigneur avait dit : « Qui me hait, hait aussi mon Père ». Assurément, celui qui hait la vérité doit haïr celui de qui elle est née : nous vous avons déjà donné l'explication de ce passage, autant que Dieu nous en a fait la grâce. Ensuite il ajouta ces paroles dont il nous reste à parler aujourd'hui : « Si je n'avais pas fait au milieu d'eux des oeuvres que nul n'a faites, ils n'auraient point de péché », c'est-à-dire ce grand péché dont le Seigneur avait déjà dit : « Si je  n'étais pas venu et si je ne leur avais parlé, ils n'auraient pas de péché »; ceci doit s'entendre du péché qu'ils ont commis en ne croyant ni à ses paroles, ni à ses oeuvres, car ils n'étaient pas sans péché, avant qu'il leur eut parlé, et qu'il eut opéré ses oeuvres merveilleuses au milieu d'eux; mais le péché, dont ils se sont rendus coupables en ne croyant point en lui, il le rappelle ici, parce qu'en lui sont renfermés tous les autres. En effet, s'ils n'avaient point eu ce péché, ils auraient cru en lui, et les autres péchés leur auraient été remis.

2. Mais pourquoi le Seigneur, après avoir dit : « Si je n'avais pas fait au milieu d'eux des oeuvres », ajoute-t-il aussitôt, « que nul autre n'a faites? » Entre les oeuvres de Jésus-Christ, aucune ne paraît plus grande que la résurrection des morts; or, cette oeuvre, les Prophètes anciens, nous le savons, l'avaient déjà accomplie. Elie l'avait accomplie (1), Elisée l'accomplit et pendant qu'il vivait (2), et même alors qu'il gisait couché dans son tombeau. Quelques hommes portaient un mort; les ennemis s'étant précipités sur eux, ils prirent la fuite, laissant le corps sur le tombeau; et aussitôt il ressuscita (3). Cependant Jésus-Christ a fait des oeuvres due nul autre n'a faites; par exemple, lorsqu'avec cinq pains il rassasia cinq mille hommes, et qu'avec quatre pains, il nourrit sept mille hommes (4); lorsqu'il marcha sur les eaux, et qu'il y fit marcher l'apôtre Pierre (5); lorsqu'il changea l'eau en vin (6), :lorsqu'il ouvrit les yeux de l'aveugle-né (7); et opéra beaucoup d'autres prodiges qu'il serait trop long d'énumérer. Mais peut-être nous répondra-t-on que d'autres ont fait des oeuvres que Jésus-Christ lui-même n'a pas faites, et que personne autre n'a faites. Quel autre en effet que Moïse a frappé les Egyptiens de tant et de si grandes plaies (8), conduit tout un peuple à travers la
 
 

1. III Rois, XVII, 21, 22. — 2. IV Rois, IV, 35. — 3. Id. XIII, 21. — 4. Matth. XIV, 15-21; XV, 32-38. — 5. Id. XIV, 25, 29. — 6. Jean, II, 9. — 7. Id. IX, 7. — 8. Exod. VII-XII.
 
 

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mer (1), fait descendre du ciel la manne pour calmer sa faim (2) et tiré l'eau de la pierre pour apaiser sa soif (3)? Quel autre que Jésus Navé a divisé les eaux du Jourdain pour y faire passer son peuple (4), et par une prière adressée à Dieu, a arrêté le soleil dans sa course et l'a rendu immobile (5) ? Quel autre que Samson a fait sortir de la mâchoire d'un âne mort une fontaine pour étancher sa soif (6)? quel autre qu'Elie a été enlevé au ciel sur un char de feu (7)? quel autre qu'Elisée, ainsi que je viens de le rappeler, a rendu la vie à un mort, par le seul attouchement de son corps enseveli dans le tombeau? quel autre que Daniel a vécu enfermé au milieu des lions affamés sans éprouver aucun mal (8)? quel autre que les trois jeunes hébreux, Ananias, Azarias et Mizaël, s'est promené sans être consumé au milieu des flammes d'une fournaise ardente (9)?

3. J'en omets bien d'autres; mais ce que je viens de rapporter suffit, je pense, pour montrer que plusieurs saints ont aussi fait des oeuvres merveilleuses, que nul autre n'a faites. Cependant, nous ne voyons personne qui, avant Jésus-Christ, ait, avec une puissance si grande, délivré les hommes de tant de maux. Passons sous silence tous ceux qui se présentaient à lui, et qu'il guérit d'une seule parole; ne citons que ce passage de Marc l'évangéliste : « Le soir étant arrivé et le soleil étant couché, on lui amenait tous les malades et tous les possédés ; et toute la ville était assemblée devant la porte, et il guérit un grand nombre de malades de plusieurs maladies, et il chassa plusieurs démons (10)». Matthieu ayant rapporté la même chose, ajoute en ces termes le témoignage des Prophètes : « Afin que s'accomplit la parole du prophète Isaïe : Il a pris nos infirmités, et il a porté nos maladies (11) ». Marc dit encore dans un autre passage : « Et en quelque endroit qu'il entrât, soit dans les bourgs, soit dans les villages, soit dans les villes, on plaçait les malades sur les places publiques, et on le priait de leur laisser toucher seulement le bord de son vêtement; et tous ceux a qui le touchaient étaient guéris (12) ». Voilà ce que nul autre n'a fait pour les Juifs; car ces deux mots : « Sur eux », ne doivent pas
 
 

1. Exod. XIV, 21-29. — 2. Id. XVI. — 3. Id. XVII, 6. — 4. Josué, III. — 5. Id. X, 12-14. — 6. Juges, XV, 19. — 7. IV Rois, II, 11. — 8. Dan. VI, 22. — 9. Id. III, 93. — 10. Marc, I, 32-31.— 11. Matth. VIII, 17.— 12. Marc, VI, 56.
 
 

signifier qu'il a fait ces choses au milieu d'eux ou devant eux, mais qu'il les faisait pour eux, puisqu'il les guérissait. Il ne s'agit pas, en effet, de prodiges faits seulement pour attirer l'admiration, mais, bien de miracles destinés à procurer évidemment le salut des Juifs; c'étaient là des bienfaits destinés à attirer leur amour et non pas leur haine. Ce qui surpasse tous les miracles opérés par d'autres hommes, c'est qu'il est né d'une Vierge, c'est qu'il a été conçu dans le sein de sa mère et qu'il en est sorti sans donner atteinte à sa virginité ; mais ce miracle n'a été fait ni sur les Juifs, ni en leur présence. Car si les Apôtres sont arrivés à connaître la vérité de ce miracle, ce n'a pas été par une notion qui leur fût commune avec les Juifs, mais parce que leur qualité de disciples les avait séparés d'eux. Si vous ajoutez que, le troisième jour après sa mort, il a lui-même fait sortir vivante du sépulcre cette chair dans laquelle il était mort, et qu'avec elle il est monté au ciel pour ne plus mourir, je vous dirai que voilà le plus grand de tous ses miracles ; mais ce miracle-là n'a pas été fait sur les Juifs, ni devant eux, et il ne les avait pas encore opérés lorsqu'il disait : « Si je n'avais fait sur eux des oeuvres que nul autre n'a faites ».

4. Ces oeuvres sont donc les miracles qu'il a faits pour guérir leurs malades, et personne n'en avait fait en si grand nombre au milieu d'eux. Les Juifs les ont vues, et il le leur reproche quand il ajoute : « Mais maintenant ils les ont vues et ils m'ont haï, moi et mon Père; mais c'est pour que soit accomplie la parole qui est écrite dans leur loi: Ils m'ont haï sans sujet ». Il dit : « leur loi », non pas qu'ils en soient les auteurs, mais parce qu'elle leur a été donnée; comme nous appelons « notre pain quotidien, ce pain que nous demandons à Dieu en lui disant : « Donnez-nous notre pain (1) ». Il hait sans sujet celui qui par sa haine ne recherche aucun avantage ou ne se garantit d'aucune incommodité; c'est ainsi que les impies haïssent Dieu, c'est ainsi que les justes l'aiment, c'est-à-dire gratuitement, sans attendre d'autres biens que lui-même; car il sera tout en tous. Mais quiconque voudra faire une attention plus particulière à ces paroles de Jésus-Christ : « Si je n'avais pas, fait au milieu d'eux des oeuvres que nul autre n'a faites », (quand
 
 

1. Matth. VI, 11.
 
 

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même le Père ou le Saint-Esprit aurait fait ces oeuvres, il serait encore vrai de dire que nul autre que lui ne les a faites, parce que la Trinité tout entière n'est que d'une substance), quiconque approfondira ces paroles trouvera que c'est encore Jésus-Christ seul qui a fait ces oeuvres, lors même qu'elles auraient été faites par quelque homme de Dieu. Jésus-Christ, en effet, peut faire toutes choses en lui-même et par lui-même, et sans lui personne ne peut rien. Car Jésus-Christ, et le Père, et le Saint-Esprit, sont non pas trois dieux, mais un seul Dieu dont il est écrit « Béni soit le Seigneur Dieu d'Israël, qui seul a fait des choses admirables (1) ». Donc nul autre n'a fait les oeuvres qu'il a faites sur les Juifs; car si un homme en a fait quelques-unes, il les a faites par la puissance du Christ, tandis que le Christ a fait les siennes par sa propre puissance et sans la coopération de personne.
 
 

1. Ps. LXXI, 18.

QUATRE-VINGT-DOUZIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « MAIS QUAND SERA VENU LE CONSOLATEUR QUE JE VOUS ENVERRAI DE LA PART DU PÈRE, ESPRIT DE VÉRITÉ, ETC. » (Chap. XV, 26, 27.)
 

LE TÉMOIGNAGE DU SAINT-ESPRIT.
 

Les Juifs avaient résisté au témoignage des miracles de Jésus-Christ ; mais le Saint-Esprit devait, à la Pentecôte, venir à la rescousse; les Apôtres eux-mêmes, Pierre en particulier, se déclareraient publiquement pour lui et ouvriraient les yeux à beaucoup d'incrédules.
 
 

1. Jésus venait d'achever son dernier repas, sa passion était proche, il allait quitter ses disciples et les priver de sa présence sensible ; car, par sa présence spirituelle , il devait rester avec eux tous jusqu'à la consommation des siècles : en ce moment suprême, il leur adressa donc un discours où il les exhortait à supporter les persécutions des impies, qu'il désignait sous le nom de monde; il les avait, dit-il, tirés de ce monde pour en faire ses disciples, et ils devaient le savoir, c'était par la grâce de Dieu qu'ils étaient ce qu'ils étaient aujourd'hui; tandis que leurs propres vices les avaient faits ce qu'ils étaient auparavant. Ensuite il leur annonça clairement que les Juifs devaient être leurs persécuteurs et les siens, et par là il devait paraître avec évidence qu'ils faisaient partie de ce monde damnable, qui persécute les saints. Quand il leur eut dit que les Juifs ne connaissaient pas Celui qui l'avait envoyé et que cependant ils haïssaient et le Fils et le Père, c'est-à-dire Celui qui avait été envoyé et Celui qui l'avait envoyé (choses dont nous avons parlé dans nos discours précédents), il en vint à ce qui suit « C'est afin que soit accomplie la parole qui a est écrite dans leur loi : Ils m'ont haï sans a sujet ». Ensuite il ajoute comme conséquence ces paroles que nous entreprenons d'expliquer aujourd'hui : « Mais quand sera venu le Paraclet que je vous enverrai de la part du Père, cet Esprit de vérité qui procède du Père rendra témoignage de moi; et vous aussi vous en rendrez témoignage, parce que depuis le commencement vous êtes avec moi ». Quel rapport ces paroles ont-elles avec ce qu'il vient de dire : « Or, maintenant ils ont vu, et ils me haïssent moi et mon Père; mais c'est afin que soit accomplie la parole qui est écrite dans leur loi : Ils m'ont haï sans sujet ». Quand le Paraclet est venu, cet Esprit de vérité a-t-il convaincu par un témoignage plus évident ceux qui avaient vu et qui le haïssaient? Il a fait plus, en se manifestant à eux il a converti à la foi qui opère par la charité plusieurs de ceux qui avaient vu et qui le haïssaient encore. Pour le bien comprendre, rappelons-nous ce (54) qui s'est passé. Au jour de la Pentecôte, le Saint - Esprit est descendu sur cent-vingt hommes réunis ensemble, et au nombre desquels se trouvaient tous les Apôtres : dès qu'ils furent remplis de cet Esprit, ils se mirent à parler toutes sortes de langues. Plusieurs de ceux qui avalent haï Notre-Seigneur furent frappés d'un si grand miracle , surtout quand ils virent que Pierre prenait la parole et rendait à Jésus-Christ un si grand et si divin témoignage, qu'ils durent reconnaître comme ressuscité et vivant celui qu'ils avaient tué et qu'ils croyaient relégué pour toujours parmi les morts; le coeur touché de componction, ils se convertirent et ils reçurent le pardon du crime qu'ils avaient commis, en versant avec tant d'impiété et de cruauté un sang si précieux; car le sang même qu'ils avaient répandu les avait rachetés (1). De fait, le sang de Jésus-Christ a été de telle manière répandu pour la rémission de tous les péchés, qu'il a pu effacer même le péché de ceux qui l'avaient répandu. C'est ce que Notre-Seigneur avait en vue lorsqu'il disait : « Ils m'ont haï sans sujet ; mais quand sera venu le Paraclet, il rendra témoignage de moi ». C'est comme s'il eût dit : Ils m'ont haï et ils m'ont mis à mort, pendant qu'ils me voyaient parmi eux ; mais le Paraclet rendra de moi un tel témoignage, qu'il les obligera à croire en moi, même quand ils ne me verront plus.

2. « Et vous », ajoute Notre-Seigneur, « vous rendrez aussi témoignage, parce que depuis le commencement vous êtes avec moi ». L'Esprit-Saint rendra témoignage, et vous aussi. Comme vous êtes avec moi depuis le commencement, vous pouvez annoncer ce que vous avez appris ; et si vous ne le faites pas dès à présent, c'est que la plénitude de l'Esprit-Saint n'est pas encore descendue en vous. « Il rendra donc témoignage de moi, et vous aussi vous rendrez témoignage ». Car la charité répandue dans vos coeurs par l'Esprit-Saint, qui vous sera donné (2), vous inspirera, la confiance de rendre ce témoignage. Elle manquait à Pierre, celte confiance, lorsque, effrayé par la question d'une simple servante, il ne put rendre témoignage à la vérité ; sa terreur fut si grande qu'elle le poussa à renier trois fois son Maître (3), en dépit de la promesse qu'il lui avait faite. Or, cette crainte n'existe pas dans la charité ; au
 
 

1. Act. II, 2. — 2. Rom. V, 5. — 3. Matth. XXVI, 69-74.
 
 

contraire, la charité parfaite met dehors la crainte (1). Enfin , avant la passion de Notre-Seigneur , la crainte servile de Pierre fut interrogée par une servante : mais après la résurrection du Seigneur, son libre amour fut interrogé par le prince de la liberté (2). Aussi dans le premier cas fut-il troublé, tandis que, dans le second, il fut plein de calme; c'est qu'alors il avait renié celui qu'il aimait et qu'en ce moment il aimait celui qu'il avait renié. Cependant cet amour lui-même resta encore faible et étroit, jusqu'à ce que le Saint-Esprit l’eut fortifié et dilaté. Mais quand, par une grâce plus abondante, cet Esprit eut été répandu en lui, son coeur si froid fut enflammé pour rendre témoignage à Jésus-Christ, et sa bouche qui , dans sa frayeur, avait trahi la vérité, fut ouverte, et bien que tous ceux sur lesquels le Saint-Esprit était descendu parlassent toutes sortes de langues, Pierre fut le plus prompt et le seul de tous à rendre, devant la foule des Juifs assemblés, un témoignage éclatant de Jésus-Christ, et à confondre ses meurtriers par la preuve de sa résurrection. Si quelqu'un veut se donner la joie de voir un si doux et si saint spectacle, qu'il lise les Actes des Apôtres (3). Il y verra avec admiration Pierre prêchant Celui qu'il a eu la douleur de lui voir renier; il y verra cette langue, après avoir passé de la crainte à la confiance, et de la servitude à la liberté, décider à confesser le Christ une foule immense de langues, dont une seule avait suffi à pousser la sienne à le renier. Que dire de plus? En cet Apôtre apparaissait un tel éclat de la grâce, une plénitude si complète de l'Esprit-Saint; de sa bouche sortaient des vérités si précieuses et d'un si grand poids, qu'il mit en la disposition de mourir pour Jésus-Christ cette multitude immense des ennemis et des meurtriers du Sauveur, dont il craignait d'être victime avec. son Maître. Voilà les effets que produisit l'Esprit-Saint envoyé alors, mais promis à l'avance. Voilà les grands et admirables bienfaits que Notre-Seigneur prévoyait lorsqu'il disait : « Et ils ont vu, et ils m'ont haï moi et mon Père, afin que s'accomplisse la parole qui a été écrite dans leur loi : Ils m'ont haï sans sujet; mais quand sera venu le Paraclet, que je vous enverrai de la part de mon Père, cet Esprit de vérité, qui procède du
 
 

1. I Jean, IV, 18. — 2. Jean, XXI, 15. — 3. Act. II-V.
 
 

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Père, rendra témoignage de moi, et vous «aussi vous en rendrez témoignage ». Car cet Esprit, en rendant témoignage et en faisant des Apôtres des témoins inébranlables, a enlevé toute crainte aux amis de Jésus-Christ et a changé en amour la haine de ses ennemis.

QUATRE-VINGT-TREIZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES   LES DE NOTRE-SEIGNEUR : « JE VOUS AI DIT CES CHOSES, AFIN QUE VOUS NE SOYEZ POINT SCANDALISÉS », JUSQU'A CES AUTRES : « MAIS JE VOUS AI DIT CES CHOSES, AFIN QUE, QUAND LEUR HEURE SERA VENUE, VOUS VOUS SOUVENIEZ QUE JE VOUS LES AI DITES ». (Chap. XVI, 1-4.)
 

PRÉDICTION DE MALHEURS.
 

Jésus-Christ ne voulait pas voir ses Apôtres exposés, sans préparation, aux épreuves qui les attendaient : aussi, pour les préserver de tout scandale, il leur annonce qu'on les chassera des synagogues, qu'on ira jusqu'à les faire mourir: tant seront grands les succès de leur ministère! et que quiconque les tuera croira encore travailler à la gloire de Dieu.
 
 

1. Dans ce qui précède ce chapitre de notre Evangile, le Seigneur voulait confirmer ses disciples dans la disposition de supporter la haine de leurs ennemis. Il les y préparait en leur proposant son exemple : en l'imitant ils devaient devenir plus forts; il y ajoutait la promesse du Saint-Esprit qui devait venir et rendre témoignage de lui; enfin il leur annonçait qu'ils lui rendraient eux-mêmes témoignage sous l'influence du Saint-Esprit. Voici ce qu'il dit : « Il rendra témoignage de moi, et vous aussi vous en rendrez témoignage ». Assurément, c'est parce que le Saint-Esprit rendra témoignage , que vous rendrez témoignage vous-mêmes. Il rendra témoignage dans vos coeurs, et vous, ce sera par vos paroles. Il vous inspirera, et vous, vous parlerez afin que puisse s'accomplir ce qui est dit : « Leur voix s'est répandue par « toute la terre (1) ». C'eût été peu de les encourager par son exemple, s'il ne les eût encore remplis de son esprit. L'Apôtre avait entendu ces paroles de Notre-Seigneur : « Le serviteur n'est pas plus grand que son maître ; s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (2) ». Et il en voyait déjà l'accomplissement, et si l'exemple avait pu suffire pour cela, il aurait dû imiter la patience de son Maître; mais il succomba et le
 
 

1. Ps. XVIII, 5. — 2. Jean, XV, 20.
 
 

renia, car il ne pouvait souffrir ce qu'il lui voyait souffrir lui-même. Mais quand il eut reçu le don du Saint-Esprit, il annonça celui qu'il avait renié, et Celui qu'il avait craint de reconnaître pour son Maître, il ne craignit pas de le proclamer tel. D'abord l'exemple du Christ l'avait instruit en lui montrant ce qu'il devait faire; pourtant il n'avait pas encore reçu cette vertu qui devait le fortifier et lui faire exécuter ce qu'il savait ; il avait appris ce qu'il fallait pour rester debout, mais il n'avait pas encore été assez affermi pour ne pas tomber. Comme dans la suite il fut affermi par le Saint-Esprit, il prêcha jusqu'à la mort Celui qu'il avait renié par crainte de la mort. C'est pourquoi le Seigneur commence le chapitre dont j'ai maintenant à vous parler, par les paroles suivantes : « Je vous ai dit ces choses afin que vous ne soyez pas scandalisés ». Nous chantons en effet dans le psaume: « Paix profonde à ceux qui aiment votre loi; rien n'ébranlera leur fidélité (1) ». C'est donc avec raison qu'après avoir promis à ses Apôtres le Saint-Esprit qui leur ferait rendre témoignage de lui, Jésus ajoute : « Je vous ai dit ces choses afin que vous ne soyez point scandalisés ». Quand la charité est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2), il se fait une grande paix,
 
 

1. Ps. CXVIII, 165. — 2. Rom. V, 5.
 
 

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car alors nous aimons la loi de Dieu, et pour de telles gens il n'y a point de scandale possible.

2. Il leur annonce ensuite ce qu'ils doivent souffrir, et il leur dit : « Ils vous mettront hors des synagogues ». Quel malheur pour les Apôtres d'être chassés des synagogues juives, puisqu'ils s'en seraient eux-mêmes séparés, quand même personne ne les en eût chassés? Le Seigneur voulait par là leur annoncer que les Juifs ne recevraient pas Jésus-Christ, dont ils ne devaient pas eux-mêmes se séparer; ils devaient donc s'attendre à être chassés avec lui par ceux qui ne voulaient pas rester en lui, quoiqu'ils ne pussent rester sans lui. Comme il n'y avait point d'autre peuple de Dieu que cette postérité d'Abraham, s'ils avaient reconnu et reçu Jésus-Christ, ils auraient été entés sur lui comme des branches naturelles sont entées sur l'olivier franc (1), et nous n'aurions pas vu, d'un côté les églises du Christ, et de l'autre les synagogues des Juifs; elles eussent été confondues ensemble, si elles avaient voulu se réunir en lui. Mais puisqu'elles ne l'ont pas voulu, que restait-il à attendre? C'est que ceux qui demeuraient séparés de Jésus-Christ mettraient hors des synagogues ceux qui ne voulaient pas l'abandonner. Après avoir reçu le Saint-Esprit, les Apôtres rendirent donc témoignage à Jésus-Christ, et ainsi furent-ils bien éloignés de ressembler à ceux dont il est dit : « Plusieurs princes des Juifs crurent en lui ; mais par crainte des Juifs, ils n'osaient pas le confesser, de peur d'être chassés des synagogues ; « car ils aimèrent la gloire des hommes plus que la gloire de Dieu (2) ». Ils crurent donc en lui, mais non pas comme l'entend Celui qui a dit : « Comment pouvez-vous croire, vous qui cherchez la gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul (3) ? » Les disciples crurent donc en lui, remplis de l'Esprit-Saint, c'est-à-dire du don de la grâce de Dieu; ils ne furent ni du nombre de ceux a qui, ignorant la justice a de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ne sont pas soumis à celle de Dieu (4)»; ni du nombre de ceux dont il est dit : « Ils « ont mieux aimé la gloire des hommes que « celle de Dieu ». C'est à eux que s'applique cette prophétie, puisqu'en eux elle se trouve accomplie : « Seigneur, ils marcheront dans
 
 

1. Rom. XI, 17. — 2. Jean, XII, 42, 43. — 3. Id. V, 41. — 4. Rom. X, 3.
 
 

la lumière de votre visage ; ils se réjouiront tout le jour en votre nom et ils seront a élevés dans votre justice, parce que c'est vous qui êtes la gloire de leur vertu (1) ». C'est donc avec raison qu'il leur dit : « Ils vous mettront hors des synagogues, ceux qui ont dit zèle pour Dieu, mais dont le zèle n'est pas selon la science » ; c'est pourquoi, « ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice (2) », ils chassent ceux qui s'enorgueillissent non de leur propre justice, mais de la justice de Dieu et qui, chassés par les hommes, n’en rougissent nullement, parce que c'est Dieu lui-même qui est la gloire de leur vertu.

3. Enfin, ayant ainsi parlé, Jésus ajoute « Mais l'heure vient où quiconque vous fera mourir croira être agréable à Dieu : et ils vous feront ces choses, parce qu'ils n'ont connu ni mon Père, ni moi » ; c'est-à-dire, ils n'ont connu ni Dieu, ni son Fils, auquel ils croient se rendre agréables en vous mettant à mort. Le Seigneur ajoute ceci, pour consoler ses disciples de ce que les Juifs les chasseront de leurs synagogues. D'avance il leur annonce les maux qu'ils souffriront pour lui rendre témoignage : « Ils vous mettront hors des synagogues ». Et il ne dit pas : Et l'heure vient où quiconque vous tue croira obéir à Dieu ; que dit-il donc ? « Mais l'heure vient » : comme si par ces paroles il voulait leur annoncer une compensation à tous ces maux. Que signifient donc ces mots : « Ils vous mettront hors des synagogues ; mais l'heure vient ? » C'est comme s'il voulait leur dire: Ils vous disperseront, mais je vous réunirai ; ou bien : Ils vous disperseront, mais voici venir l'heure de votre joie. Et cependant, que veut dire cette parole : « Mais a l'heure vient n, qui semble leur promettre des consolations à la suite de leurs tribulations? Ne semble-t-il pas qu'il eût dû employer cette expression démonstrative : Et l'heure vient ? Pourtant il ne dit pas : Et l'heure vient, quoiqu'en réalité il leur annonce tribulations sur tribulations, au lieu de leur prédire une consolation à titre de récompense pour leurs peines. Cette expulsion hors des synagogues devait-elle les troubler au point d'aimer mieux mourir que de vivre séparés de l'assemblée des Juifs? Ah 1 qu'ils étaient loin de se laisser ainsi troubler,
 
 

1. Ps. LXXXVIII, 16-18. — 2. Rom. X, 2, 3.
 
 

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puisqu'ils recherchaient la gloire de Dieu, et non celle des hommes ! Que signifient donc ces mots : « Ils vous mettront hors des synagogues; mais l'heure vient » ; quand il semble que Jésus aurait dû dire plutôt : Et l'heure vient, « où quiconque vous tuera croira rendre hommage à Dieu ? » Il ne dit pas non plus: Mais l'heure vient où ils vous tueront; comme pour leur annoncer que la mort les consolerait de cette séparation , il dit : « Mais l'heure vient où quiconque vous fera mourir croira rendre hommage à Dieu ». Notre-Seigneur n'a pas voulu leur marquer et leur faire entendre autre chose que la joie qu'ils ressentiraient après avoir été chassés des assemblées des Juifs. Vous gagnerez tant de fidèles à Jésus-Christ, veut-il leur dire, qu'il ne leur suffira plus de vous chasser, il leur faudra vous faire mourir, de peur que par votre prédication vous ne convertissiez tout le inonde à Jésus-Christ, et que vous ne le détourniez de la pratique du judaïsme, qu'ils regardent comme la vérité divine. Car évidemment c'est des Juifs qu'il veut parler ici, comme c'est d'eux qu'il a dit : « Ils vous met« front hors des synagogues n. Sans doute, certains témoins, c'est-à-dire certains martyrs de Jésus-Christ ont été mis à mort par les païens. Mais, remarquez-le, ces païens, en les mettant à mort, croyaient rendre hommage non à Dieu, mais à leurs faux dieux. Or, ceux d'entre les Juifs qui mettaient à mort les prédicateurs de Jésus-Christ, croyaient rendre hommage à Dieu; car ils s'imaginaient que c'était abandonner le Dieu d'Israël que se convertir à Jésus-Christ. Telle fut en effet la raison qui les poussa à faire mourir Jésus-Christ lui-même. Car ce sont eux qui ont prononcé ces paroles : « Vous voyez que tout le monde court après lui (1) ! Si nous le laissons faire, les Romains viendront et ils ruineront et notre ville et notre nation ». Caïphe n'a-t-il pas dit encore : « Il est avantageux qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas (1) ? » Dans ce discours, Notre-Seigneur encourageait donc ses disciples par son exemple en leur disant : « S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (3) », et comme en me mettant à mort ils croiront rendre hommage à Dieu, il en sera de même pour vous.
 
 

1. Jean, XII, 19. — 2. Id. XI, 48, 50. — 3. Id. XV, 20.
 
 

4. Voici donc le sens de ces paroles: « Ils vous mettront hors des synagogues » ; mais n'ayez pas peur de vous trouver seuls; car à peine séparés de leur assemblée, vous réunirez un si grand nombre d'hommes en mon nom, que craignant de voir leur temple désert et tous les sacrements de l'ancienne loi abandonnés, ils vous mettront à mort et, en répandant votre sang, ils croiront rendre hommage à Dieu. C'est là ce que l'Apôtre nous dit à leur sujet : « Ils ont le zèle de Dieu, mais leur zèle n'est pas selon la science (1) »; car ils croient rendre hommage à Dieu en mettant à mort ses serviteurs. O égarement horrible ! Eh quoi ! pour plaire à Dieu tu fais mourir ceux qui lui plaisent et tu détruis par la mort le temple vivant de Dieu, dans la crainte de voir son temple de pierre abandonné ! O aveuglement exécrable ! Mais une partie d'Israël y est tombée, afin que la plénitude des nations entrât dans l'Eglise. Je dis une partie d'Israël, et non pas Israël tout entier ; car toutes les branches n'ont pas été brisées; il n'y a eu de rompus que quelques rameaux à la place desquels a été greffé le sauvageon (2). En effet, lorsque les disciples de Jésus-Christ furent remplis du Saint-Esprit, ils se mirent à parler toutes sortes de langues, lorsque par eux furent accomplis un grand nombre de miracles divins, et qu'ils répandirent partout la parole de Dieu, Jésus quoique crucifié fut tellement aimé que ses disciples, après avoir été chassés de l'assemblée des Juifs, réunirent même d'entre les Juifs une grande multitude, et ne craignirent pas d'être seuls a. Pour ceux qui restèrent réprouvés et aveugles, ayant le zèle de Dieu, mais non selon la science, ils croyaient rendre hommage à Dieu en faisant mourir ses Apôtres; mais Celui qui était mort pour eux les rassemblait; avant sa mort il les avait instruits de ce qui devait leur arriver, car il ne voulait pas que ces maux inattendus et imprévus pussent, malgré leur peu de durée, jeter le trouble dans leurs esprits ignorants et nullement préparés à pareille épreuve. Connues d'avance et endurées patiemment, ces tribulations devaient au contraire les conduire aux biens éternels. Que telle ait été la cause de cette prédiction, c'est ce que nous indique Notre-Seigneur quand il ajoute : « Mais je vous ai dit ces choses, afin que
 
 

1. Rom. X, 2. — 2. Id. XI, 25, 17. — 3. Actes, II-IV.
 
 

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l'heure en étant venue, vous vous rappeliez que je vous les ai dites ». Heure de ténèbres, heure nocturne. « Mais le Seigneur qui a signalé sa miséricorde dans le jour, l'a encore signalée dans la nuit (1) »; quand la nuit des Juifs a repoussé loin d'elle le jour des chrétiens sans pouvoir l'obscurcir, et qu'elle a fait mourir leurs corps sans être à même de plonger leur foi dans les ténèbres.
 
 

1. Ps. XLI, 9.

QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS : « MAIS JE NE VOUS AI PAS DIT CES CHOSES DÈS LE COMMMANDEMENT, PARCE QUE J'ÉTAIS AVEC VOUS », JUSQU'A CES MOTS : « MAIS SI JE M'EN VAIS JE VOUS L'ENVERRAI ». (Chap. XVI, 5-7.)
 

L'ESPRIT CONSOLATEUR.
 

Pendant que Jésus-Christ était avec ses Apôtres, il pouvait les consoler ; une fois éloigné d'eux, il devait leur envoyer le Paraclet pour remplir cet office à leur égard : devenus alors moins charnels, ils seraient plus à même d'avoir en eux le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et d'en éprouver la divine influence. L'Esprit-Saint, en les fortifiant au milieu de leurs épreuves, devait aussi convaincre de péché les ennemis du Sauveur.
 
 

1. Lorsque le Seigneur Jésus eut prédit à ses disciples les persécutions qu'ils auraient à souffrir après qu'il se serait séparé d'eux, il ajouta ces paroles : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous; mais maintenant je vais à Celui qui m'a envoyé ». Il faut d'abord voir s'il ne leur avait pas prédit auparavant les persécutions qu'ils devaient endurer. Les trois autres Evangélistes semblent indiquer qu'il les leur avait prédites avant la Cène (1). Selon Jean, c'est après le repas qu'il leur fit cette observation : « Mais je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous ». Pour résoudre cette difficulté, ne pourrait-on pas dire que les Evangélistes représentent Jésus-Christ comme étant sur le point de souffrir, au moment où il parlait ainsi? Il ne les leur avait donc pas dites, lorsqu'il avait commencé d'être avec eux, puisqu'il ne les leur dit qu'au moment de s'en éloigner et de retourner à son Père. Ainsi donc, même selon ces Evangélistes, se trouve vraie cette parole qu'il dit ici : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ». Mais alors, comment pourrons-nous ajouter foi à l'Evangile de Matthieu ?
 
 

1. Matth. XXIV, 9 ; Marc, XIII, 9-13 ; Luc, XXI, 12-17.
 
 

D'après lui le Seigneur n'attendit pas, pour annoncer ces choses, l'approche de sa passion, lorsqu'il allait célébrer la Pâque avec ses disciples, il les avait prédites dès le commencement, lorsqu'il choisit par leur nom ses douze Apôtres et qu'il les envoya exercer le divin ministère (1). Que veulent donc dire ces paroles : « Mais je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous ? » Le voici : Ce qu'il leur dit maintenant du Saint-Esprit, à savoir qu'il viendrait en eux et rendrait témoignage au moment où ils auraient à souffrir les maux qu'il leur annonçait, il ne le leur avait pas dit dès le commencement, parce qu'il était avec eux.

2. Ce consolateur ou avocat (car le mot grec de Paraclet veut dire l'un et l'autre) n'était donc nécessaire qu'après le départ de Jésus-Christ; aussi ne leur en avait-il point parlé lorsqu'il avait commencé d'être avec eux, parce qu'il les consolait lui-même par sa présence. Mais comme il se trouvait sur le point de s'éloigner d'eux, il devait leur annoncer la venue de Celui qui, en répandant la charité dans leurs coeurs, leur ferait prêcher avec confiance la parole de Dieu ; en rendant
 
 

1. Matth. X, 17.
 
 

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témoignage à Jésus-Christ dans leurs coeurs, il leur ferait rendre aussi témoignage extérieurement, et les empêcherait de se scandaliser quand les Juifs ennemis les chasseraient de leurs synagogues et les mettraient à mort, croyant rendre hommage à Dieu : le motif de tout cela était que la charité supporte tout (1) et qu'elle devait être répandue dans leurs coeurs par le don du Saint-Esprit (2). Le sens de tout ce passage est donc celui-ci: Parle don du Saint-Esprit, il ferait de ses disciples ses martyrs, c'est-à-dire ses témoins ; en conséquence de son opération, ils supporteraient donc les persécutions les plus cruelles, et enflammés par ce feu divin, jamais ils ne sentiraient se refroidir leur ardeur pour la prédication : « Je vous ai donc dit ces choses », ajoute-t-il, « afin que quand l'heure en sera venue, vous vous rappeliez que je vous les ai dites (3)». Je vous ai dit ceci, c'est-à-dire, non-seulement vous souffrirez ces choses, mais aussi quand le Paraclet sera venu, il rendra témoignage de moi, de peur que, redoutant ces persécutions, vous gardiez le silence; de là il résultera que vous aussi vous rendrez témoignage de moi. « Mais je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous » et que je vous consolais par ma présence corporelle, en me manifestant à vos sens d'une manière proportionnée à leur faiblesse.

3. « Mais maintenant je m'en vais à Celui qui m'a envoyé, et aucun de vous », ajoute-t-il, « ne me demande : Où allez-vous ? » Il veut dire qu'il s'en ira, mais qu'aucun d'eux n'aura besoin de lui demander où il va, parce qu'ils le verront de leurs propres yeux. Tout à l'heure ils lui avaient demandé où il devait aller, et il leur avait répondu qu'où il devait aller ils ne pouvaient le suivre maintenant (4). Ici il promet qu'il s'en ira, mais qu'ils n'auront pas besoin de lui demander où il va. En effet, quand il s'éleva du milieu d'eux, une nuée le reçut, et ils n'eurent pas besoin de le questionner pour savoir s'il allait au ciel; ils l'y conduisirent du regard (5).

4. « Mais parce que je vous ai dit ces choses », ajoute Notre-Seigneur, « la tristesse a rempli votre coeur ». Il voyait en effet ce que ses paroles devaient produire dans leurs coeurs. Comme ils n'avaient pas encore
 
 

1. I Cor. XIII, 7. — 2. Rom. V, 5.— 3. Jean, XVI, 4. — 4. Id. XIII, 36. — 5. Act. 1, 9-11.
 
 

intérieurement la consolation que devait leur procurer l'Esprit-Saint, ils craignaient de perdre la présence visible de Jésus-Christ ; et ne pouvant douter qu'ils allaient bientôt le perdre, puisqu'il le leur disait et qu'il ne leur avait jamais rien dit que de vrai, leur tendresse humaine pour lui était contristée ; car le chagrin de ne plus le voir de leurs yeux oppressait leur coeur. Pour lui, il savait ce qui leur était plus avantageux; il savait que bien préférable est la vue intérieure dont le Saint-Esprit devait les doter pour leur consolation, non pas en se montrant à leurs yeux avec un corps humain, mais en se répandant lui-même dans leurs coeurs par la foi. Enfin il ajoute :  « Mais je vous dis la vérité, il vous est utile que je m'en aille ; car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point en vous; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai ». C'est comme s'il disait : Il est utile pour vous que cette forme d'esclave soit enlevée d'auprès de vous. Verbe fait chair, j'habite au milieu de vous, sans doute ; mais je ne veux plus que vous m'aimiez d'une manière charnelle, et que contents de ce lait, vous désiriez être toujours des enfants. « Il vous est utile que je m'en aille, car si je ne m'en vais pas, le Consolateur ne viendra pas à vous ». Si je ne vous enlève pas les aliments délicats dont je vous ai nourris jusqu'à présent, vous n'aurez pas faim d'un aliment plus solide. Si, dans les sentiments d'un amour charnel, vous vous attachez à la présence de mon corps, vous serez incapables de m'aimer selon l'Esprit. Car quel est le sens de ces paroles : « Si je ne m'en vais pas, le Consolateur ne viendra pas en vous; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai? » Tout en restant ici, ne pouvait-il pas l'envoyer? Qui oserait le dire? En effet, Jésus ne s'était pas éloigné du séjour qu'habitait le Consolateur, et s'il était venu du Père, il n'avait point, pour cela, quitté le sein du Père. Bien qu'en restant ici-bas, n'aurait-il pas pu l'envoyer ? Mais au moment du baptême du Christ, nous avons vu l'Esprit-Saint descendre du ciel et se reposer sur sa tête (1). Je ne dis pas assez : Jamais ils n'ont pu être séparés l'un de l'autre. Que signifient donc ces mots : « Si je ne m'en vais pas, le Consolateur ne viendra pas en vous?» Le voici : Vous ne pouvez recevoir l'Esprit-Saint tant que vous continuerez à ne
 
 

1. Jean, I, 32.
 
 

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connaître le Christ que selon la chair. C'est pourquoi l'Apôtre, qui alors avait reçu le Saint-Esprit, nous dit : « Et si nous avons connu « Jésus-Christ selon la chair, maintenant « nous ne le connaissons plus ainsi (1)». Car il ne connaît pas selon la chair la chair même de Jésus-Christ, celui qui connaît selon l'Esprit le Verbe fait chair; c'est ce que voulait nous apprendre le bon Maître quand il disait: « Si je ne m'en vais pas, le Consolateur ne viendra pas vers vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai ».

5. Quand Jésus-Christ se fut éloigné corporellement de ses disciples, ils jouirent spirituellement, non-seulement de la présence du Saint-Esprit, mais de celle du Père et du Fils. Car si Jésus-Christ s'était éloigné d'eux de manière à ce que le Saint-Esprit demeurât en eux à sa place et non pas avec lui, que serait devenue la promesse qu'il leur avait faite : « Voici que je suis avec vous jusqu'à la a consommation des siècles (2) » ; et cette autre: « Le Père et moi nous viendrons vers lui et nous ferons en lui notre demeure (3)? » il promettait donc de leur envoyer le Saint-Esprit de telle sorte qu'il serait lui-même toujours avec eux. Ainsi, comme de charnels et de grossiers ils devaient devenir spirituels, ils devaient aussi devenir plus capables de posséder en eux le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Nous devons le croire, le Père ne peut se trouver en n'importe qui sans le Fils et le
 
 

1. II Cor. V, 16. — 2. Matth. XXVIII, 20. — 3. Jean, XIV, 23.
 
 

Saint-Esprit; le Père et le Fils ne le peuvent non plus sans le Saint-Esprit, le Fils ne le peut pas davantage sans le Père et le Saint-Esprit; le Saint-Esprit, sans le Père et le Fils, en est incapable, et de même en est-il du Père et du Saint-Esprit sans le Fils. Car où est l'un d'eux, là se trouve la Trinité tout entière, un seul Dieu. Mais il fallait ainsi parler de la Trinité, afin que, sans qu'il y ait diversité de substance, la distinction des personnes fût clairement exprimée. Ceux qui l'entendent comme il,faut n'admettent aucune distinction de nature.

6. Voici ce qui suit : « Et quand il sera venu, il convaincra le monde touchant le péché, touchant la justice et touchant le jugement. Touchant le péché, parce qu'ils ne croient point en moi; touchant la justice, parce que je m'en vais au Père et que vous ne me verrez plus, et touchant le jugement, parce que le prince de ce monde est jugé (1)». Jésus-Christ parle ici comme s'il n'y avait de péché qu'à ne pas croire en lui; comme si la justice consistait à ne point voir Jésus-Christ, et comme s'il n'y avait pas d'autre jugement que celui où le prince de ce monde, c’est-à-dire le diable, a été jugé. Question très-obscure qu'il n'est pas possible de développer dans ce discours; car, en voulant l'abréger, on l'obscurcirait davantage. Remettons à un autre discours, pour l'expliquer autant que Dieu nous y aidera.
 
 

1. Jean, XVI, 8-11.

QUATRE-VINGT-QUINZIÉME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES DE LA LEÇON PRÉCÉDENTE : « QUAND IL SERA VENU, IL CONVAINCRA LE MONDE TOUCHANT LE PÉCHÉ ET TOUCHANT LA JUSTICE, ETC. » (Chap. XVI, 8-11.)
 

LE MONDE CONVAINCU.
 

Jésus-Christ avait par lui-même convaincu le monde de péché, mais le Saint-Esprit devait le faire plus spécialement par les Apôtres, en les remplissant de charité et en les délivrant de toute crainte. Il devait convaincre les Juifs et les infidèles à cause de leur incrédulité en elle-même et comparée à la foi des justes qui croient sans voir Jésus-Christ homme. Il devait aussi les convaincre que le démon et tous ses imitateurs sont jugés depuis longtemps et condamnés de Dieu.
 
 

1. Au moment où il promettait d'envoyer l'Esprit-Saint, Jésus dit ces paroles: « Lorsqu'il sera venu, il convaincra le monde touchant le péché, touchant la justice et (61) touchant le jugement ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que le Seigneur Jésus-Christ n'a pas convaincu le monde touchant le péché, lorsqu'il a dit : « Si je n'étais pas venu et si je ne leur avais parlé, ils n'auraient pas eu de péché; mais maintenant ils n'ont point d'excuses pour leur péché? » Mais afin que personne ne puisse dire que ces dernières paroles regardent exclusivement les Juifs et ne concernent nullement le monde, n'a-t-il pas dit dans un autre endroit : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui (1)? » Ne l’a-t-il pas convaincu touchant la justice, quand il a dit: « Père juste, le monde ne vous a pas connu (2) ? » Ne l'a-t-il pas convaincu touchant le jugement, puisqu'il assure qu'il dira à ceux qui seront placés à sa gauche : « Allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (3)? » Il y a dans l'Evangile beaucoup d'autres passages où Jésus-Christ convainc le monde touchant toutes ces choses ; d'où vient donc qu'il attribue cette action au Saint-Esprit comme une action qui lui est propre? Ne serait-ce point parce que Jésus-Christ, ayant parlé exclusivement à la nation des Juifs, ne semble pas avoir convaincu le monde; car on ne regarde comme convaincu que celui qui entend celui qui le convainc ? Mais le Saint-Esprit, par l'organe des disciples répandus dans tout l'univers, a convaincu, non pas une seule nation, mais le monde entier. C'est ce que Notre-Seigneur leur dit un peu avant de remonter au ciel : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a disposés dans sa puissance. Mais vous recevrez la vertu de l'Esprit-Saint qui descendra sur vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem, et dans toute la Judée, et dans Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (4) ». C'est là convaincre le monde. Mais qui osera dire que l'Esprit-Saint convainc le monde par les disciples de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ ne le convainc pas lui-même, lorsque l'Apôtre s'écrie : «Voulez-vous éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle en moi (5) ? » Ceux que convainc l'Esprit-Saint, Jésus-Christ les convainc donc aussi lui-même. Mais le Saint-Esprit devait répandre dans leurs coeurs (6) la charité qui
 
 

1. Jean, XV, 22, 19. — 2. Id. XVII, 25. — 3. Matth. XXV, 41. — 4. Act. I, 7, 8. — 5. II Cor, XIII, 3. — 6. Rom. V, 5.
 
 

chasse dehors la crainte (1), crainte qui aurait pu les empêcher de convaincre un monde frémissant de rage et disposé à les persécuter. C'est pour cela, j'imagine, que Notre-Seigneur a dit : « C'est lui qui convaincra le monde » ; n'était-ce pas dire, en d'autres termes : C'est lui qui répandra dans vos coeurs la charité; et par là toute crainte ayant disparu, vous aurez la liberté de convaincre ? Nous vous l'avons dit souvent: Les oeuvres de la Trinité ne sont pas plus imputables à une de. ses personnes qu'à une autre (2) ; mais chaque personne doit être distinguée des autres de telle sorte que nous n'introduisions aucune division dans leur unité, ni aucune confusion dans leur Trinité.

2. Le Seigneur explique ensuite ce qu'il a voulu dire par ces mots : « Touchant le péché, et touchant la justice, et touchant le jugement. Touchant le péché », dit-il, « parce qu'ils n'ont pas cru en moi ». Il place ce péché avant tous les autres, et comme s'il n'y en avait pas d'autre. En effet, tant que celui-là subsiste, les autres demeurent, mais s'il disparaît, les autres sont remis. « Touchant la justice », continue-t-il, « parce que je vais au Père, et bientôt vous ne me verrez plus ». Ici il faut d'abord examiner si chacun doit être convaincu touchant le péché de la même manière qu'il doit être convaincu touchant la justice. En effet, si le pécheur doit être convaincu précisément parce qu'il est pécheur, faut-il penser que le juste sera convaincu parce qu'il est juste ? Loin de là. Car si parfois le juste est convaincu, c'est qu'il le mérite. Il est écrit en effet : « Il n'est point de juste sur la terre qui fasse le bien et ne pèche point ». C'est pourquoi, lorsque le juste est convaincu, il est convaincu touchant le péché, et non touchant la justice. Quand nous lisons dans les divines Ecritures : « Gardez-vous de devenir juste à l'excès (3) », il ne s'agit pas de la justice du sage, mais de l'orgueil du présomptueux. Celui donc qui devient trop juste, devient par là même trop injuste. Celui qui se fait trop juste est celui qui se dit sans péché, ou qui pense devoir attribuer sa justice, non pas à la grâce de Dieu, mais à la suffisance de sa volonté ; tout en vivant dans la droiture, il n'est pas juste, mais il est enflé d'orgueil, puisqu'il croit être ce qu'il n'est pas. De quelle façon le monde sera-t-il donc
 
 

1. Jean, IV, 18. — 2. Traité XX. — 3. Eccl. VII, 21, 17.
 
 

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convaincu touchant la justice? Il le sera touchant la justice de ceux qui croient; il est convaincu touchant le péché, parce qu'il ne croit pas en Jésus-Christ; et il est convaincu touchant la justice de ceux qui croient. Car, pour être condamnés, il suffira aux infidèles d'être comparés aux fidèles. C'est ce qui ressort de l'explication donnée à ce sujet par Notre-Seigneur. En effet, pour donner plus de clarté à ce qu'il vient de dire, il ajoute : « Touchant la justice, parce que je vais au Père et que bientôt vous ne me verrez plus ». Il ne dit pas : Et ils ne me verront plus, car, en parlant d'eux, il venait de dire: « Parce qu'ils n'ont pas cru en moi ». Lorsqu'il explique ce qu'il appelle péché, c'est d'eux qu'il parle en ce passage: « Parce qu'ils n'ont pas cru en « moi ». Mais quand il définit la justice touchant laquelle le monde doit être convaincu, il se tourne vers ceux à qui il parlait et leur dit . «Parce que je vais au Père et que bien« tôt vous ne me verrez plus ». Ainsi, le monde est convaincu touchant son propre péché, et touchant la justice d'autrui de la même manière que les ténèbres sont convaincues touchant la lumière. « Car », dit l'Apôtre, « tout ce qui est répréhensible est manifesté par la lumière (1) ».Combien grand est le péché de ceux qui ne croient pas, c'est ce qui peut se voir non-seulement par le péché lui-même, mais encore par la vertu de ceux qui croient. Et comme les infidèles ont l'habitude de dire : Comment pouvons-nous croire ce que nous ne voyons pas, il a fallu faire connaître la justice de ceux qui croient, par ces mots : « Parce que je vais au Père, et que bientôt vous ne me verrez plus ». Bienheureux, en effet, ceux qui ne voient pas et qui croient (2). Ceux qui ont vu Jésus-Christ n'ont pas été félicités de leur foi pour avoir cru ce qu'ils voyaient, c'est-à-dire le Fils de l'Homme ; mais pour avoir cru ce qu'ils ne voyaient pas, c'est-à-dire le Fils de Dieu. Mais lorsque sa forme d'esclave se fut elle-même dérobée à leurs yeux, alors se trouva parfaitement accomplie cette parole : « Le juste vit de la foi (3) ». « Car la foi », telle que la définit l'Epître aux Hébreux, « est la substance des choses que nous devons espérer, et la preuve de celles que nous ne voyons point ».

3. Mais pourquoi dire : « Désormais vous
 
 

1. Ephés. V, 13. — 2. Jean, XX, 29. — 3. Rom, I, 17; Habac. II, 4 ; Hébr. X, 1.
 
 

ne le verrez plus ?» Il ne dit pas : Je vais au Père et vous ne me verrez pas, comme s'il eût voulu indiquer le temps plus ou moins long, mais défini, pendant lequel ils seraient privés de le voir; mais en disant: « Désormais          vous ne me verrez plus », lui qui est la vérité, semble annoncer d'avance qu'ils ne le verront jamais plus. La justice consiste-t-elle donc à ne voir jamais Jésus-Christ et à croire néanmoins en lui ? Pourtant, la foi dont vit le juste n'est louée que parce qu'elle croit voir un jour Jésus-Christ qu'elle ne voit pas maintenant- Enfin, d'après cette notion de la justice, ne devrions-nous pas dire que l'apôtre Paul n'était pas juste, puisqu'il avoue avoir vu Jésus-Christ après son ascension dans le ciel (1); ce qui est bien le temps dont il dit : « Désormais vous ne me verrez plus?» D'après cette notion de la justice, il n'était donc pas juste le très-glorieux Etienne qui s'écria, lorsqu'on le lapidait : « Je vois le ciel ouvert et le Fils de l'Homme se tenant à la droite de Dieu (2) ? » Que signifie donc ce passage : « Je vais au Père et désormais vous ne me verrez plus?» Vous ne me verrez plus tel que je suis en ce moment où je me trouve avec vous. Alors, en effet, il était encore mortel et revêtu d'une chair semblable à celle du péché (3), il pouvait éprouver la faim et la soif, être fatigué et dormir. Voilà Jésus-Christ tel qu'il était et tel qu'ils ne devaient plus le voir lorsqu'il aurait passé de ce monde à son Père. En cela consiste la vraie justice de la foi, dont parle l'Apôtre : « Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus ainsi maintenant ». Ce sera donc par votre justice, continue Notre-Seigneur, que le monde sera convaincu, « parce  que je vais au Père, et que désormais vous a ne me verrez plus » ; car vous croirez en moi, bien que vous ne me voyiez plus; et quand vous me verrez tel que je serai, vous ne me verrez pas tel que je suis maintenant au milieu de vous: vous me verrez non pas humilié, mais exalté; vous me verrez non pas mortel, mais éternel; vous me verrez non pas sur le point d'être jugé,mais prêt à juger, et par cette foi qui sera la vôtre, c'est-à-dire par votre justice, l'Esprit-Saint convaincra le monde d'incrédulité.

4. Il le convaincra aussi « touchant le jugement, parce que le prince de ce monde a
 
 

1. I Cor. XV, 8. — 2. Act. VII, 55. — 3. Rom. VIII, 3. — 4. II Cor, V, 16.
 
 

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a été jugé ». Quel est ce prince du monde? Evidemment celui dont il dit en un autre endroit : « Voici que le prince du monde vient, et il ne trouvera rien en moi (1) » ; c'est-à-dire rien qui lui donne droit sur moi, rien qui lui appartienne ; c'est-à-dire encore, aucun péché. C'est par le péché seul, en effet, que le diable est prince du monde. Car le diable n'est le prince ni du ciel, ni de la terre, ni de tout ce qu'ils renferment, s'il s'agit du monde entendu dans le sens dans lequel l'Evangéliste emploie ce mot, quand il dit : « Et le monde a été fait par lui » Le diable est le prince du monde; oui, mais de ce monde à l'endroit duquel l'Evangéliste ajoute : « Et le monde ne l'a pas connu (2) »; car il veut désigner par là les hommes infidèles dont le monde entier est rempli, au milieu desquels gémit le monde fidèle ou ceux qu'a choisis d'entre le monde Celui par qui le monde a été fait, et dont il dit lui-même : « Le Fils de l'homme n'est pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde fût sauvé par lui (3) ». Le monde est jugé et condamné par lui; le monde est secouru et sauvé par lui. Car comme un arbre est couvert de feuilles et de fruits, comme une aire est remplie de paille et de grains, ainsi le monde est plein d'infidèles et de fidèles. Le prince de ce monde, c'est donc le prince de ces ténèbres, c'est-à-dire des infidèles, du milieu desquels est arraché le monde de ceux à qui il est dit . « Vous avez été autrefois
 
 

1. Jean, XIV, 31. — 2. Id. I, 10. — 3. Id. III, 17.
 
 

ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (1) ». C'est le prince de ce monde dont il est dit ailleurs : « Maintenant, le prince de ce monde a été jeté dehors (2) ». Certainement il a été jugé, et par suite de son jugement il a été irrévocablement destiné au feu éternel. C'est touchant ce jugement par lequel a été jugé le prince de ce monde, que le Saint-Esprit convaincra le monde; car il sera jugé avec son prince, qu'il imite dans son orgueil et son impiété. « Car si Dieu », comme dit l'apôtre Pierre, « n'a point épargné les anges qui ont péché, mais en les repoussant dans les prisons ténébreuses de l'enfer, il a voulu les conserver pour les juger et les punir (3) » ; comment le Saint-Esprit ne convaincrait-il pas le monde de ce jugement, quand c'est par l'inspiration du Saint-Esprit lui-même que l'Apôtre a ainsi parlé? Que les hommes croient donc en Jésus-Christ, afin de n'être pas convaincus touchant le péché de leur infidélité, qui retient tous les autres péchés : qu'ils passent au nombre des fidèles , afin de n'être pas convaincus touchant leur justice, qu'ils n'auront pas imitée; qu'ils prennent garde au jugement à venir, afin de n'être point jugés avec le prince de ce monde, qu'ils imitent, quoiqu'il ait été jugé. Car pour empêcher le funeste orgueil des hommes de croire qu'on lui pardonnerait, il a fallu l'effrayer par le supplice des anges superbes.
 
 

1. Ephés. V, 8. — 2. Jean, XII, 31. — 3. II Pierre,  II, 4.

QUATRE-VINGT-SEIZIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « J'AI ENCORE BEAUCOUP DE CHOSES A VOUS DIRE ; MAIS VOUS NE POUVEZ LES PORTER MAINTENANT : MAIS QUAND CET ESPRIT DE VÉRITÉ SERA VENU, IL VOUS ENSEIGNERA TOUTE VÉRITÉ ». (Chap. XVI, 12, 13.)
 

IMPOSSIBILITÉ DE TOUT COMPRENDRE.
 

Jésus avait des choses à dire à ses Apôtres; mais ils ne pouvaient encore les porter : était-ce parce qu'ils n'étaient pas encore assez courageux pour mourir en faveur de la foi ? Quelles étaient ces choses ? Nous n'en savons rien, et ce serait de notre part une impardonnable témérité de prétendre le deviner et le dire. Contentons-nous d'avoir en nous l'esprit de charité qui nous disposera, pour la jour de l'éternité, à voir Dieu face à face dans le ciel, et à contempler ce que nous ne pouvons porter maintenant.
 
 

1. Dans ce chapitre du saint Evangile, où le Seigneur dit à ses disciples: « J'ai encore  beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant », la première question à examiner est celle-ci : Comment, après avoir dit plus haut : « Tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître (1) », peut-il dire en cet endroit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant ? » Comment il a pu parler de ce qu'il n'avait pas encore fait comme d'une chose faite, à la manière dont le Prophète témoigne que Dieu agit pour les choses à venir, lorsqu'il dit : « Il a fait les choses qui doivent arriver (2) », c'est ce que nous vous avons exposé, comme nous avons pu, en expliquant ces paroles de Notre-Seigneur. Maintenant vous voulez, sans doute, savoir quelles sont ces choses que les Apôtres ne pouvaient pas encore porter. Mais qui de nous osera se dire capable de comprendre ce que les Apôtres ne pouvaient comprendre ? N'attendez donc pas de moi que je vous dise des choses que je ne comprendrais peut-être pas, si un autre me les disait; et que vous ne pourriez comprendre vous-mêmes, lors même que je serais assez capable pour vous dire des choses aussi élevées au-dessus de vous. Sans doute, il peut se trouver parmi vous des personnes capables de comprendre ce que les autres ne peuvent pas saisir. Et si elles ne peuvent comprendre toutes les choses auxquelles le divin Maître faisait allusion quand il disait :
 
 

1. Jean, XV, 15. — 2. Isa. XLV, 11, suiv. les Septante.
 
 

« J'ai    encore beaucoup de choses à vous dire » ; peut-être en comprendront-elles quelques-unes. Mais quelles sont ces choses que Notre-Seigneur n'a pas dites? Il serait téméraire de vouloir les deviner et les dire. Les Apôtres n'étaient pas encore capables de mourir pour Jésus-Christ, au moment où il leur disait : « Vous ne pouvez me suivre maintenant ». Aussi le premier d'entre eux, Pierre, qui eut la présomption de croire qu'il le pouvait, fit tout le contraire de ce qu'il pensait (1); et cependant, dans la suite, et des hommes et des femmes, et des enfants et des jeunes filles, des jeunes gens et des vierges, des vieillards et des adolescents innombrables ont reçu la couronne du martyre, et il s'est trouvé que les brebis ont pu ce que les pasteurs ne pouvaient pas porter, quand le Seigneur leur parlait ainsi. Fallait-il, au moment où ces brebis se trouvaient obligées de combattre jusqu'à la mort pour la vérité, et de répandre leur sang pour le nom et la doctrine de Jésus-Christ, fallait-il donc leur dire : Qui d'entre vous osera se croire propre au martyre, puisque Pierre n'en était pas encore capable, même lorsque le Christ l'instruisait de sa propre bouche? Ainsi, me dira quelqu'un, aux fidèles chrétiens qui désirent savoir quelles sont ces choses dont le Seigneur disait alors : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant », il ne faut pas répondre : Si les Apôtres ne pouvaient pas les porter, encore moins le
 
 

1. Jean, XIII, 36-38.
 
 

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pouvez-vous; car peut-être plusieurs pourront entendre ce que Pierre ne pouvait encore entendre; de même que plusieurs peuvent souffrir le martyre, ce que Pierre ne pouvait pas encore souffrir : ils le pourront d'autant mieux que le Saint-Esprit est venu en eux, tandis qu'il n'avait pas encore été envoyé alors, et que Notre-Seigneur ajoute aussitôt: « Mais quand sera venu cet Esprit de vérité, il vous enseignera toute vérité » . Par là, en effet, il leur montrait que s'ils ne pouvaient porter ce qu'il avait à leur dire, c'est que l'Esprit-Saint n'était pas encore venu en eux.

2. Maintenant, le Saint-Esprit est descendu sur les fidèles; donc accordons pour un instant qu'ils peuvent porter les choses que les disciples ne pouvaient porter, avant d'avoir reçu le Paraclet : en sommes-nous pour cela plus avancés? En savons-nous mieux quelles sont ces choses que Notre-Seigneur n'a pas voulu dire ? Sans doute, nous les saurions s'il nous les avait dites, et si, par conséquent, nous les lisions ou les entendions lire. Car autre chose est de savoir si vous ou moi nous pouvons les porter ; autre chose est de savoir ce qu'elles sont, qu'elles puissent ou ne puissent pas être portées. Et comme Notre-Seigneur a gardé le silence, qui de nous pourra dire: C'est telle ou telle chose? ou si quelqu'un ose le dire, comment le prouvera-t-il? Qui est assez vain ou téméraire, quand il aurait dit des choses vraies à qui il aura voulu et comme il aura voulu, pour affirmer, sans s'appuyer sur aucun témoignage divin, que ce sont bien réellement les choses qu'alors le Seigneur a voulu taire? Qui de nous osera agir ainsi? Ne serait-ce pas nous rendre coupables d'une très-grande témérité, puisqu'en nous ne se trouve l'autorité ni des Prophètes, ni des Apôtres? En effet, il ne nous suffirait pas de l'avoir lu dans les livres revêtus de l'autorité canonique, qui ont été écrits après l'ascension du Seigneur ; ce ne serait rien de l'avoir lu; il y faudrait encore lire en même temps que c'est là une de ces choses que le Seigneur ne voulut pas alors dire à ses disciples, parce qu'ils ne pouvaient les porter. Prenons pour exemple ce que nous lisons au commencement de cet Evangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était a en Dieu, et le Verbe était Dieu ; il était au commencement en Dieu (1) » ; et ce qui suit.
 
 

1 Jean, I, 1, 2.
 
 

Ces paroles ont été écrites après sa mort; il n'est pas dit que le Seigneur Jésus les ait prononcées pendant qu'il était sur cette terre; mais un de ses Apôtres les a écrites sous l'inspiration du Saint-Esprit; si je disais que ces paroles sont de celles que le Seigneur n'a pas voulu dire alors, parce que ses disciples ne pouvaient les porter, qui est-ce qui en écouterait parler avec une telle témérité? Mais si l'Apôtre lui-même l'affirme en rapportant ces paroles, qui est-ce qui refuserait de croire à un témoignage pareil?

3. Il est aussi, ce me semble, singulièrement absurde de dire que les disciples ne pouvaient alors porter ce que nous trouvons sur les choses invisibles et sublimes dans les lettres écrites par les Apôtres après l'Ascension, et dont il n'est pas rapporté que c'est le Seigneur qui les leur a apprises, pendant qu'il était avec eux. Pourquoi alors n'auraient-ils pas pu porter des choses que chacun peut lire dans leurs livres, que chacun peut porter, quand même il ne les comprendrait pas? A la vérité, il y a, dans les saintes Ecritures, plusieurs choses que les infidèles ne peuvent comprendre lorsqu'ils les lisent ou les entendent, et qu'ils ne peuvent porter lorsqu'ils les ont lues ou entendues. Ainsi les païens ne peuvent comprendre que le monde a été fait par un crucifié ; ainsi les Juifs ne comprennent pas que Celui qui n'observe pas le sabbat, comme eux, soit le Fils de Dieu; ainsi les Sabelliens ne comprennent pas que la Trinité est Père, Fils et Saint-Esprit; les Ariens, que le Fils est égal au Père, et le Saint-Esprit égal au Père et au Fils ; les Photiniens, que Jésus-Christ est non pas seulement un homme semblable à nous, mais encore Dieu égal à Dieu le Père ; les Manichéens, que Jésus-Christ, par qui doit s'opérer notre délivrance, a daigné naître de la chair et dans la chair; et tous les autres hommes engagés dans des sectes perverses et différentes ne peuvent supporter tout ce qui, dans les saintes Ecritures et dans la foi catholique, se trouve contraire à leurs erreurs: ainsi en est-il de nous; nous ne pouvons supporter leurs vanités sacrilèges ni leurs folies mensongères. Qu'est. ce, en effet, que ne pouvoir porter une chose? C'est ne pas la regarder d'une âme égale ! Mais tout ce qui, après l'ascension du Seigneur, a été écrit avec la vérité et l'autorité canonique, où est le fidèle, où est le (66) catéchumène privé encore de l'Esprit-Saint, puisqu'il ne l'a pas encore reçu par le baptême, qui ne le lise ou ne l'entende lire avec plaisir; bien qu'il ne le comprenne pas encore comme il faut? Comment les Apôtres, même avant de recevoir le Saint-Esprit, n'auraient-ils pas pu porter quelqu'une des choses qui ont été écrites après l'ascension du Seigneur, puisque maintenant les catéchumènes les portent toutes, même avant de recevoir le Saint-Esprit? Car, si on ne leur explique pas les mystères révélés aux fidèles, ce n'est point qu'ils ne puissent les porter; mais en voilant ces mystères à leurs yeux et en les enveloppant d'un secret respectueux, on veut leur inspirer un désir plus ardent de les connaître.

4. C'est pourquoi, mes très-chers, ne vous attendez pas à ce que nous vous parlions des choses que le Seigneur n'a pas voulu alors dire à ses disciples, parce qu'ils ne pouvaient encore les porter; avancez-vous plutôt dans « la charité répandue en vos coeurs par l'Esprit-Saint qui vous a été donné (1) » ; par là, votre esprit se remplira de ferveur, votre coeur aimera les choses spirituelles ; ainsi pourrez-vous saisir cette lumière et cette voix spirituelles, que les hommes charnels ne peuvent supporter, qui ne brille nullement aux yeux du corps, qui ne fait entendre aucun bruit aux oreilles du corps, mais qui se manifeste à la vue et à l'ouïe intérieures de l'âme; car on n'aime pas ce qu'on ignore entièrement. Mais comme on aime ce que l'on connaît même faiblement, l'amour fait qu'on en vient à connaître mieux et plus entièrement. Si donc vous faites des progrès dans la charité que l'Esprit-Saint répand dans vos coeurs, « il vous enseignera toute vérité »; ou selon que portent d'autres textes, « il vous conduira dans toute vérité ». C'est pourquoi il a été dit : « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (2) ». Et ainsi vous n'aurez point pour maîtres des personnes qui vous parlent extérieurement pour vous apprendre ce que le Seigneur n'a pas voulu dire alors ;  Dieu lui-même vous instruira (3). De la sorte, tout ce que vos lectures et les discours dont vos oreilles ont retenti, vous ont appris, et tout ce que vous avez cru touchant la nature de Dieu, qui n'est ni corporelle,ni renfermée en
 
 

1. Rom. V, 5. — 2. Ps. LXXXV, 11. — 3. Jean, VI, 45.
 
 

un lieu, ni étendue comme une grande masse dans des espaces infinis, mais qui est tout entière partout et parfaite et infinie, vous pourrez vous en faire une idée, salis avoir recours ni à l'éclat des couleurs, ni aux figures formées par des lignes, ni aux sons des lettres, ni à une suite de syllabes; vous pourrez le comprendre par l'intermédiaire seul de votre intelligence. Mais ce que je vous dis est peut-être du nombre des choses que le Christ n'a pas voulu dire à ses Apôtres, et cependant, vous l'avez reçu; et non-seulement vous avez pu le porter, mais vous l'avez entendu avec plaisir. Lorsqu'il parlait encore extérieurement à ses disciples, le Christ leur dit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant »; pourtant, si ce maître intérieur voulait nous dire ce que je viens de dire sur la nature incorporelle de Dieu, et nous le dire intérieurement comme il le dit aux saints anges, qui voient toujours la face du Père (1), nous ne pourrions pas encore le porter. Aussi, je ne pense pas que cette parole : « Il vous enseignera toute vérité », ou bien, « il vous conduira dans toute vérité », puisse s'accomplir en cette vie dans l'âme de chacun. (Car, quel homme vivant dans ce corps qui se corrompt et qui appesantit l'âme (2), peut connaître toute vérité, puisque l'Apôtre nous dit : « Nous ne connaissons qu'en partie ? ») Mais par le Saint-Esprit, dont nous recevons le gage dès à présent (3), nous parviendrons un jour à la plénitude parfaite de la science dont nous parle le même Apôtre, lorsqu'il dit : « Mais alors nous verrons Dieu face à face », et encore : « Maintenant je ne le connais qu'en partie, mais alors je le connaîtrai comme je suis connu de lui (4)». Paul voulait dire qu'en cette vie nous ne savons pas tout; c'est là un degré de perfection que le Seigneur nous a promis pour l'avenir, comme un effet de la charité de l'Esprit-Saint; car il nous a dit. «Il vous enseignera toute vérité »; ou bien : « Il vous conduira dans toute vérité ».

5. Cela étant, mes très-chers frères, je vous avertis, dans la charité de Jésus-Christ, d'éviter les séducteurs impurs et les sectes saturées de turpitude dont l'Apôtre dit : « Mais ce qu'ils font en secret, il est honteux de le dire (5) » . Après vous avoir enseigné ces
 
 

1. Matth. XVIII, 10. — 2. Sag. IX, 15. — 3. II Cor. I, 22. — 4. I Cor. XIII, 9, 12. — 5. Ephés. V, 12.
 
 

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impuretés horribles, que les oreilles humaines, quelles qu'elles soient, ne peuvent souffrir, ils pourraient nous dire que ce sont les choses dont le Seigneur a dit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant ». Ils seraient capables de prétendre que c'est par l'influence du Saint-Esprit qu'on peut supporter ces choses immondes et indicibles. Il y a des choses mauvaises que la pudeur humaine, toute petite soit-elle, ne peut supporter ; il y a aussi des choses bonnes que le sens humain ne peut porter, parce qu'il est écourté. Les premières se rencontrent dans les corps impudiques, les dernières se trouvent éloignées de toute espèce de corps : les unes sont commises par la chair impure, les autres sont à peine comprises par les purs esprits. « Renouvelez-vous donc dans l'esprit de votre âme (1), et comprenez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait (2), afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de ce mystère, et connaître aussi la charité de Jésus-Christ qui surpasse toute science, afin que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu (3) ». Le Saint-Esprit vous enseignera toute vérité, en répandant de plus en plus la charité dans vos coeurs.
 
 

1. Ephés. IV, 23. — 2. Rom. XII, 2. — 3. Ephés. III, 17-19.

QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME TRAITÉ.
SUR LA MÊME LEÇON.
 

SE DÉFIER DES FAUX DOCTEURS.
 

Qui est-ce qui peut comprendre Dieu ? Personne. Nous pouvons en approcher plus on moins, mais  nous ne le verrons tel qu'il est qu'au ciel. Par conséquent, mettons-nous en garde contre les discours de gens gâtés, qui n'en savent pas plus que nous et qui cherchent à porter atteinte à notre foi et à nos moeurs.
 
 

1. Le Sauveur promit à ses disciples de leur envoyer le Saint-Esprit: c'était lui qui devait leur enseigner toutes les vérités, même celles qu'ils ne pouvaient pas porter au moment où il leur parlait ; c'est de lui que l'Apôtre nous a dit que « nous en recevons maintenant les arrhes (1) », pour nous faire comprendre que la plénitude nous en est réservée dans l'autre vie ; c'est ce même Esprit-Saint qui enseigne aux fidèles les choses spirituelles, autant que chacun peut les porter; c'est lui qui enflamme leurs coeurs d'un plus vif désir, et leur fait faire des progrès dans cette charité qui fait aimer ce qu'on connaît, et désirer ce qu'on ne connaît pas assez ; néanmoins, ce que nous connaissons maintenant, n'importe à quel degré, nous devons savoir que nous ne le connaissons pas comme nous
 
 

1. II Cor. I, 22.
 
 

le connaîtrons dans cette vie que 1'œi1 n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue et que le coeur de l'homme n'a point conçue (1). Si le maître intérieur voulait dès maintenant nous dire ces choses, comme nous les comprendrons plus tard, c'est-à-dire les découvrir et les montrer à notre âme, la faiblesse humaine ne pourrait les porter. Votre charité doit se rappeler ce que je vous ai dit, lorsque j'ai expliqué ces paroles que le Sauveur nous adresse dans le saint Evangile : «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant ». Dans ces paroles du Seigneur nous ne devons pas soupçonner je ne sais quels secrets cachés que le maître aurait bien pu dire, mais que les disciples n'auraient pu porter; nous devons y voir seulement ces vérités de la doctrine
 
 

1. I Cor. II, 9.
 
 

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chrétienne, que tout le monde connaît, que nous lisons, que nous écrivons, que nous écoutons et que nous répétons ; et ces vérités, si Jésus-Christ voulait nous les dire de la manière dont il les dit aux saints anges, en lui-même, Verbe unique du Père et coéternel au Père, personne ne pourrait les porter, fût-on spirituel autant que les Apôtres l'étaient peu, lorsque le Seigneur leur adressait ces paroles, et autant qu'ils le devinrent par l'effet de la descente du Saint-Esprit. Evidemment, tout ce qu'on peut savoir de la créature est au-dessous du Créateur lui-même; car il est Dieu souverain, véritable et immuable. Or, qui est-ce qui tait son nom ? Ce nom ne se trouve-t-il point sur les lèvres de ceux qui lisent et de ceux qui disputent, de ceux qui interrogent et de ceux qui répondent, de ceux qui louent et de ceux qui chantent des cantiques; en un mot, de tous ceux qui parlent et enfin même de ceux qui blasphèment? Toutefois, quoique personne ne taise son nom, quel est celui qui le comprend comme il doit être compris, bien qu'il se rencontre dans la bouche et dans les oreilles de tous les hommes? Quel est l'homme dont l'esprit, même en ce qu'il a de plus pénétrant, puisse en approcher? Où est l'homme capable de savoir qu'il est Trinité, s'il n'avait voulu se faire connaître sous ce rapport? Quoique personne ne taise le nom de la Trinité, quel est l'homme qui comprenne la Trinité comme la comprennent les anges? Les choses que tous les jours et publiquement on ne cesse de dire sur l'éternité, sur la vérité et sur la sainteté de Dieu, sont donc bien comprises par les uns et mal comprises parles autres. Ou plutôt, elles sont comprises par les uns et non comprises par ,les autres. Celui en effet qui comprend mal, ne comprend réellement pas; et même chez ceux qui comprennent bien, la vivacité de l'esprit fait que les uns voient mieux et les autres moins bien; et, en tous cas, nul homme ne comprend comme comprennent les anges. Donc dans l'âme elle-même, c'est-à-dire dans l'homme intérieur, s'opère un certain accroissement en vertu duquel non-seulement il passe du lait à une nourriture plus solide, mais il prend cette nourriture en quantité toujours plus grande. Il ne croît pas en volume et en dimension, mais en intelligence lumineuse ; car cette nourriture est une lumière de l'âme. Si donc vous voulez croître et comprendre Dieu, si vous voulez d'autant plus le comprendre que vous croîtrez davantage, vous devez le demander et l'attendre non d'un maître qui parle à vos oreilles, c’est-à-dire qui par son travail extérieur plante et arrose, mais de celui qui donne l'accroissement (1).

2. Aussi,.comme je vous en ai avertis,dans le discours précédent, prenez bien garde, vous surtout qui êtes de petits. enfants et qui avez besoin d'être nourris de lait, prenez garde à ces hommes qui, trompés par ces paroles du Seigneur : « J'ai encore beaucoup de choses « à vous dire, mais vous ne pouvez les porter « maintenant n, prennent de là occasion ,de tromper les autres; ne leur prêtez pas une oreille curieuse d'apprendre des choses inconnues, car vos esprits sont trop faibles pour discerner le vrai du faux ; défiez-vous d'eux, particulièrement à cause des turpitudes pleines d'obscénité que Satan a apprises à ces âmes chancelantes et charnelles. Dieu a permis qu'il en fût ainsi d'elles, afin que partout ses jugements devinssent un sujet -de crainte et qu'en comparaison de ces impures iniquités la douceur de la pure discipline fût goûtée par tous; c'était aussi afin de donner bonheur, crainte ou confusion à celui qui, soutenu par lui, n'est pas tombé dans ces abîmes, ou qui, relevé par lui, a pu en sortir. Prenez garde, craignez et priez ; par là vous éviterez le malheur de vous voir appliquer cette parabole de Salomon: « Une femme folle et audacieuse, n'ayant plus de pain », appelle les passants en disant « Prenez avec plaisir des pains cachés et goûtez la douceur des eaux dérobées (2) ». Cette femme, c'est la vanité des impies qui, malgré leur ignorance profonde, s'imaginent savoir quelque chose; car il est dit d'elle qu'elle n'a point de pain : « n'ayant « point de pain n, elle promet cependant du pain; c'est-à-dire qu'elle ignore la vérité et qu'elle promet néanmoins de donner la science de la vérité. Elle promet des pains cachés, et, à l'entendre, on les prend avec plaisir; elle promet la douceur des eaux dérobées, afin qu'on écoute et qu'on fasse avec plus de plaisir et de douceur ce qu'il est publiquement défendu, dans l'Eglise, de dire et de croire. C'est par ce secret que ces docteurs d'iniquité assaisonnent pour ainsi dire les poisons qu'ils donnent aux curieux; par là ceux-ci croient
 
 

1. I Cor. VI, 6. —  2. Prov. IX, 13-17.
 
 

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apprendre quelque chose d'important, puisqu'il mérite qu'on en fasse mystère, et ils avalent avec plus de plaisir une folie qu'ils considèrent comme une science dont ils dérobent en quelque sorte la connaissance prohibée.

3. Ainsi la science des arts magiques rend ses abominables rites eux-mêmes recommandables aux hommes qu'elle a séduits ou qu'elle veut séduire par une curiosité sacrilège. De là ces divinations illicites par l'inspection des entrailles des animaux qu'ils égorgent, parles cris et le vol des oiseaux, ou par d'autres signes de toute espèce que les démons leur enseignent et dont ces hommes perdus chatouillent les oreilles de ceux qu'ils veulent perdre. C'est à cause de ces mystères illicites et répréhensibles que cette femme est appelée non-seulement insensée, mais encore audacieuse. Car ces choses sont étrangères non-seulement à la réalité, mais au nom même de notre religion. Que dire donc de cette femme insensée et audacieuse qui, sous le nom de Christianisme, a produit tant de détestables hérésies et imaginé tant de fables impies ? Plût à Dieu que ces fables fussent de même nature que celles qu'on représente sur le théâtre par le chant, par la danse ou par une mimique bouffonne. Si seulement ce qu'ils ont pu imaginer contre Dieu n'était point de caractère à nous empêcher de savoir s'il faut plaindre leur folie ou admirer leur audace ! Or, tous les hérétiques, même les plus insensés, veulent garder le nom de chrétiens, et pour colorer l'audace de leurs impostures, dont le sentiment humain a horreur, ils se servent de ce passage dé l'Evangile, où le Seigneur dit: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant » ; comme si c'était leur doctrine que les disciples ne pouvaient porter alors et que le Saint-Esprit eût enseigné ces choses que l'Esprit immonde, malgré son audace, n'ose pas enseigner et prêcher ouvertement.

4. Ce sont ces hérétiques que l'Apôtre, éclairé du Saint-Esprit, voyait à l'avance et dont il a dit : « Car un temps viendra où ils ne souffriront point la saine doctrine, mais ils assembleront des maîtres selon leurs désirs, qui chatouilleront leurs oreilles; et ils détourneront leur attention de la vérité, et ils se tourneront   vers les fables (1) ».
 
 

1. II  Tim. IV, 3, 4.
 
 

Ce souvenir de mystère et de larcin, amené par ces mots : « Prenez avec plaisir des pains cachés et goûtez la douceur des eaux dérobées », fait naître dans l'oreille dé ceux qui tombent dans la fornication spirituelle, une démangeaison pareille au prurit voluptueux qui fait perdre dans la chair l'intégrité de la chasteté. Ecoute l'Apôtre, voici comme il prévoyait ces choses et nous conseillait sage ment de les éviter : « Evitez », dit-il, « les paroles nouvelles et profanes ; car elles conduisent bien loin dans l'impiété, et leur doctrine s'étend comme un chancre (1) ». Et il ne dit pas : les paroles nouvelles ; mais il ajoute : « et profanes ». Car il y a des paroles nouvelles qui conviennent à la doctrine de la religion. Ainsi peut-on dire qu'il en a été du nom de chrétiens, quand il a commencé à s'établir: Ce fut à Antioche que les disciples, après l'ascension du Seigneur, furent pour la première fois appelés chrétiens; c'est ce que nous apprennent les Actes des Apôtres (2). Les hôpitaux et les monastères furent dans la suite appelés de noms nouveaux ; mais les choses elles-mêmes existaient avant les noms ; elles s'appuient sur la vérité de la religion, qui nous aide à les défendre contre les méchants. Contre l'impiété des hérétiques ariens on a formé le nom de consubstantiel (homousion) au Père; mais par ce nom on n'a pas désigné une chose nouvelle. On appelle, en effet, consubstantiel, ce qui est d'une seule et même substance : « Le Père et moi, nous sommes une seule chose (3) ». De fait, si toute nouveauté était profane, le Seigneur n'aurait pas dit : « Je vous donne un commandement nouveau (4) » ; son Testament ne serait pas appelé nouveau, et par toute la terre on ne chanterait pas un cantique nouveau. Mais les nouveautés profanes, ce sont les paroles que dit cette femme insensée et audacieuse : « Prenez avec plaisir des pains cachés, et goûtez la douceur des eaux dérobées ». L'Apôtre nous prémunit contre ces promesses de fausse science, lorsqu'il dit : « O Timothée, garde le dépôt en évitant les nouveautés profanes de paroles et les contradictions d'une science faussement nommée science. Quelques-uns l'ayant promise, se sont écartés de la foi (5) ». Car ces hérétiques n'aiment rien tant que promettre la science
 
 

1. II Tim. II, 16, 17. — 2. Act. XI, 26. — 3. Jean, X, 30. — 4. Id. XIII, 34. — 5. I Tim. VI, 20.
 
 

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et se moquer comme d'une sottise de la foi aux choses vraies que doivent croire les enfants.

5. Mais, dira quelqu'un, n'y a-t-il pas certains points de doctrine que les hommes spirituels taisent aux hommes charnels, et qu'ils enseignent aux hommes spirituels -+

Si je réponds non, aussitôt on m'objectera les paroles que nous lisons dans l'épître de l'apôtre Paul aux Corinthiens : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes encore charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait, et non une nourriture plus solide. Car vous ne pouviez pas la supporter. A présent même vous ne le pouvez pas encore, car vous êtes encore charnels (1) ». On m'objectera aussi ce passage : « Nous prêchons la sagesse au milieu « des parfaits » ; et cet autre: «Aux hommes spirituels nous donnons les choses spirituelles ; mais l'homme animal ne conçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu; c'est pour lui une folie (2) ». Quoi qu'il en soit, il ne faut point profiter non plus de ces paroles de l'Apôtre, pour chercher des mystères sous les nouveautés profanes des mots; on ne doit pas dire que les hommes charnels ne peuvent porter ce que tout homme chaste d'esprit et de corps doit éviter: c'est ce qu'il nous faudra, si Dieu nous l'accorde, montrer dans un autre discours, car il est grand temps de terminer celui-ci.
 
 

1. I Cor. III , 1, 2. — 2. Id. II , 6, I3, 14.

QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME TRAITÉ.
SUR LA MÊME LEÇON.
 

LAIT ET ALIMENTS SOLIDES.
 

L'enseignement catholique est le même pour tous, mais tous ne le saisissent pas de la même manière ; les uns le comprennent mieux, les autres ne le comprennent pas aussi parfaitement. Ce que les uns comprennent s'appelle la nourriture des spirituels, des parfaits : ce que les autres ne comprennent guère se nomme le lait des enfants, des charnels ; à ce défaut d'intelligence, ils suppléent par la foi. On leur dit des choses relevées pour leur prêcher la croyance Catholique, mais on ne peut s'y appesantir dans la crainte de les surcharger, tandis qu'aux spirituels on peut en parler à l'aise. Il n'y a donc aucune opposition entre un enseignement moins haut et une doctrine plus élevée, si tous deux restent conformes à la foi ce à quoi il faut faire attention de part et d'autre.
 
 

1. De ce passage où Notre-Seigneur dit « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant », est née une difficulté sérieuse que je me souviens d'avoir remise, pour la traiter plus à loisir ; car la longueur de mon précédent discours m'avait obligé de le terminer là. C'est donc le moment de tenir ma promesse: je tâcherai de le faire comme Dieu m'en fera la grâce, puisqu'il a mis dans mon coeur la pensée de l'entreprendre. Voici la question Les hommes spirituels ont-ils dans leur doctrine des maximes qu'ils cachent aux hommes charnels et qu'ils découvrent aux hommes spirituels? Si nous disons: ils n'en ont point; on nous répondra: Que signifie donc ce que disait l'Apôtre dans son épître aux Corinthiens : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels ; mais comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait et non une nourriture plus forte ; car vous ne pouviez encore les supporter ; et même maintenant vous ne le pouvez pas, car vous êtes encore charnels (1) ? » Si, au contraire, nous répondons oui, il est à craindre et il faudrait y prendre garde, qu'on en prenne occasion d'enseigner en secret des choses mauvaises; sous le nom de spirituelles on les ferait passer pour des choses placées bien au-dessus des hommes charnels, et, par ce moyen, non-seulement on les justifierait,
 
 

1. I Cor. III, 1, 2.
 
 

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mais on les glorifierait en les annonçant.

2. D'abord, votre charité doit le savoir, c'est de Jésus-Christ crucifié que l'Apôtre affirme avoir nourri ces petits enfants comme d'un lait proportionné à leur faiblesse. Or, son corps, qui est véritablement mort après avoir été criblé de blessures, son sang qui s'est échappé de ses plaies , les hommes charnels ne s'en font pas la même idée que les hommes spirituels : pour ceux-là, son humanité n'est encore que du lait ; pour ceux-ci, elle est une nourriture solide; car, bien qu'à son sujet ils n'en entendent pas plus que les autres, ils y comprennent néanmoins davantage. En chacun l'âme ne perçoit pas d'une manière égale ce que la foi donne à tous dans une égale mesure. Aussi Jésus crucifié et prêché par les Apôtres a-t-il été pour les Juifs un scandale, pour les Gentils une folie, et pour ceux qui étaient appelés soit juifs, soit gentils, la force et la sagesse de Dieu (1). Pareils à des enfants, les hommes charnels recevaient leurs enseignements uniquement par la foi qu'ils y ajoutaient : les spirituels étant plus capables les considéraient en même temps avec les yeux de leur intelligence. Pour les premiers, c'était une sorte de lait; pour les autres, c'était une nourriture solide. Non pas que ces vérités aient été prêchées publiquement aux uns, et annoncées secrètement aux autres. Mais ce que tous entendaient également, puisqu'on le leur prêchait en public, chacun le comprenait selon sa capacité particulière. Jésus-Christ a été crucifié et il a répandu son sang pour la rémission des péchés, et cette passion du Fils unique de Dieu nous montre le prix de la grâce divine. Personne donc ne doit se glorifier dans l'homme ; mais comment comprenaient-ils Jésus crucifié, ceux qui disaient : « Moi je suis de Paul (2)? » Le comprenaient-ils de la même manière que Paul lui-même? Cet Apôtre disait : « Pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (3) ! » De Jésus-Christ crucifié il tirait donc une nourriture solide pour lui-même et selon sa capacité, et il nourrissait les Galates d'un lait proportionné à leur faiblesse. Enfin, il savait que ce qu'il écrivait aux Corinthiens pourrait être compris d'une manière par les spirituels, par les plus capables, et d'une autre par ceux
 
 

1. I Cor. I, 23, 24. — 2. Id. 12. — 3. Galat. VI, 14.
 
 

qui étaient plus faibles ; aussi leur dit-il , « Si quelqu'un parmi vous pense être prophète ou spirituel, qu'il reconnaisse que ce que je vous écris est le commandement du Seigneur. Mais si quelqu'un veut l'ignorer, il sera ignoré lui-même (1) ». Il voulait donc que la science des spirituels fût solide et qu'ils eussent non-seulement la foi, mais encore une connaissance certaine. Ainsi les hommes charnels croyaient les mêmes choses que les spirituels, sans en avoir, comme eux, l'intelligence. « Celui qui l'ignore », dit-il, « sera ignoré » ; parce qu'il ne lui a pas encore été donné de comprendre ce qu'il croit. Lorsque pareille chose arrive dans l'âme de l'homme, on dit que cet homme est connu de Dieu, parce que Dieu lui fait la grâce de le connaître, ainsi qu'il est dit ailleurs : « Mais maintenant connaissant Dieu, ou plutôt connu par Dieu (2) ». Car ce n'est pas d'alors que Dieu les connaissait, puisqu'il les avait connus et élus avant la création du monde (3) ; mais alors il se faisait connaître d'eux.

3. Nous le savons donc déjà, les vérités que les spirituels et les charnels entendent en même temps, ils les prennent chacun selon sa capacité, ceux-ci comme des petits enfants, ceux-là comme des hommes faits ; ceux-ci comme un lait qui les nourrit, ceux-là comme un aliment solide ; il n'y a, par conséquent, aucune nécessité de tenir secrètes. quelques parties de la doctrine et de les cacher aux fidèles peu avancés, pour les faire connaître exclusivement à ceux qui sont plus grands, c’est-à-dire plus avancés. N'allez pas croire qu'il faille agir ainsi à cause de ce que dit l'Apôtre : « Je n'ai pu vous parler comme à des spirituels, mais comme à des charnels ». En effet, s'il a dit de lui-même qu'il ne savait parmi eux que Jésus, et Jésus crucifié (4), il n'a pu le leur dire comme à des hommes spirituels ; il l'a dit comme à des hommes charnels, parce qu'ils ne pouvaient le comprendre en hommes spirituels. Mais tous ceux d'entre eux qui étaient des hommes spirituels, saisissaient avec une intelligence spirituelle ce que les autres entendaient comme hommes charnels. Aussi, lorsqu'il dit. « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels , mais comme à des hommes charnels », il faut entendre ces paroles en ce sens : Ce
 
 

1. I Cor. XIV, 37, 38.— 2. Galat. IV, 9. — 3. Ephés. I, 4. — 4. I Cor. II, 2
 
 

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que je vous ai dit, vous n'avez pu le comprendre comme des hommes spirituels, mais seulement comme des hommes charnels. « L'homme animal », c'est-à-dire celui qui juge humainement des choses, (il est appelé animal à cause de son âme, et charnel à. cause de son corps, parce que l'homme tout entier se compose d'une âme et d'un corps) ; « l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (1) », c'est-à-dire ce que la croix de Jésus-Christ confère en fait de grâce à ceux qui ont la foi. Car il pense que le seul effet produit par cette croix consiste à nous faire imiter l'exemple du Sauveur, et combattre pour la vérité jusqu'à la mort. En effet, si ces hommes qui ne veulent être que des hommes, savaient que Jésus-Christ crucifié « nous a été donné de Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2) », assurément ils ne se glorifieraient pas dans un homme, et ils ne diraient pas en hommes charnels : « Moi je suis de Paul, moi je suis d'Apollo, et moi je suis de Céphas » ; mais, en hommes spirituels, ils diraient : « Moi, je suis de Jésus-Christ (3) ».

4. Mais ce qui fait encore une difficulté, c'est ce que nous lisons dans l'épître aux Hébreux : « Vous qui devriez être maîtres, depuis le temps qu'on vous parle, vous avez  encore besoin qu'on vous enseigne les premiers éléments de là parole de Dieu, et vous êtes devenus tels que vous avez besoin de « lait et non d'une nourriture solide; car quiconque n'est nourri que de lait, est incapable d'entendre la doctrine de la justice ; car il est encore enfant; mais la nourriture solide est pour les parfaits, pour ceux dont l'esprit, par un long exercice, s'est accoutumé à discerner le bien du mal (4) ». Ces paroles de l'Apôtre nous indiquent bien en quoi consiste la nourriture solide des parfaits. Il tient le même langage en écrivant aux Corinthiens : «Nous prêchons la sagesse au milieu des parfaits (5) ». Et pour faire comprendre ce qu'en cet endroit il entend par les parfaits, il ajoute : « Ceux dont l'esprit, par un long exercice, s'est accoutumé à discerner le bien du mal ». Donc ceux dont l'esprit
 
 

1. I Cor. II, 14. — 2. Id. I, 30, 31. — 3. Id. 12. — 4. Hébr. V, 12-14. — 5. I Cor. II , 6.
 
 

n'est ni assez fort ni assez exercé pour faire cette distinction, à moins qu'ils ne soient retenus comme par le lait de la foi, qui leur fait croire les choses invisibles qu'ils ne voient point et les choses trop élevées qu'ils ne comprennent point, on les entraînera facilement à des fables vaines et sacrilèges, par la promesse de la science : on leur fera croire que le bien et le mal ne sont que des substances corporelles ; que Dieu lui-même n'est qu'un corps et que le mal est une substance : pourtant, le mal est plutôt le défaut qui sépare les substances muables de la substance immuable, laquelle, immuable, souveraine, Dieu en. un mot, les a créées de rien. Pour ceux qui croient ces vérités et qui les comprennent, les perçoivent et les savent après y avoir appliqué les sens intérieurs de leur esprit, il n'y a rien à craindre . ils ne se laisseront pas séduire par ceux qui disent que le mal est une substance que Dieu n'a point faite, et qui font de Dieu lui-même une substance changeante tels sont les Manichéens et les autres pestes qui peuvent partager leurs égarements.

5. Pour les faibles d'esprit, que l'Apôtre appelle charnels, qu'il faut nourrir de lait et qui ne saisissent point la doctrine catholique, toute parole tendant à leur faire croire, comprendre et savoir ces vérités, est un insupportable fardeau; elle les accable plutôt qu'elle ne les nourrit. De là vient que les spirituels ne taisent pas entièrement ces vérités aux charnels, puisqu'il faut prêcher à tous la foi catholique; cependant ils ne leur en parlent pas d'une manière détaillée; car, en voulant les introduire dans une intelligence qui est au-dessus d'eux, ils arriveraient à rendre fastidieux leur discours sur la vérité, au lieu de faire saisir la vérité par leur discours. C'est ce qu'a voulu dire l'Apôtre dans son épître aux Colossiens : « Quoique je sois absent de « corps, je suis avec vous en esprit, me réjouissant et voyant l'ordre qui règne parmi « vous et la fermeté de votre foi en Jésus-Christ (1) ». Et dans celle aux Thessaloniciens : « Nuit et jour », dit-il, « priant de plus en plus afin de voir votre face et de suppléer ce qui manque à votre foi (2) ». De là, il faut conclure qu'en les instruisant pour la première fois, il les avait nourris de lait et non d'une nourriture plus forte ; c'est de ce lait qu'en écrivant aux Hébreux il rappelle la
 
 

1. Coloss. II, 5. — 2. I Thess. III 10.
 
 

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fécondité à ceux qu'il voulait nourrir dorénavant .d'une viande plus solide. « C'est pourquoi », leur dit-il, « laissant les instructions que l'on donne aux novices dans la foi de Jésus-Christ, élevons-nous à ce qu'il y a de plus parfait, sans jeter de nouveau les fondements de la foi en Dieu et de la; pénitence des oeuvres mortes, de la doctrine du baptême et de l'imposition des mains, de la « résurrection des morts et du jugement éternel (1) ». Voilà ce lait si riche sans lequel ne peuvent vivre ceux qui ont assez l'usage de la raison pour pouvoir croire, quoiqu'ils soient encore incapables de discerner le bien du mal, non pas par la foi, mais par l'intelligence. (Cette faculté appartient exclusivement à. ceux qui font usage d'une nourriture plus forte). Toute la doctrine que l'Apôtre a rappelée sous le nom de lait, est celle qu'enseignent le symbole et l'oraison dominicale.

6. Mais loin de nous la pensée qu'il y ait rien de contraire à ce lait dans cette nourriture plus forte réservée uniquement à l'intelligence assez ferme pour comprendre les choses spirituelles, et qui devait être donnée aux Colossiens et aux Thessaloniciens, puisqu'elle leur faisait défaut. Or,en ajoutant ce qui manque, on ne condamne nullement ce qui existait déjà. S'il est question des aliments que nous prenons, la nourriture plus forte est si peu opposée au lait, qu'elle se change en lait elle-même, afin de devenir propre aux enfants, auxquels elle arrive par le sein de la mère ou de la nourrice. Ainsi, la sagesse même, notre mère, est la nourriture solide des anges au plus haut des cieux, et pourtant elle a daigné en quelque sorte se changer en lait pour ses petits enfants, « lorsque le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous (2)». Mais le même Jésus-Christ homme, qui dans sa vraie chair, sa vraie croix, sa vraie mort et sa vraie résurrection; est un lait pur pour les petits enfants, les hommes spirituels qui le comprennent bien, le reconnaissent pour le Seigneur des Anges. C'est pourquoi les enfants ne doivent pas être tellement nourris de lait, qu'ils ne sachent jamais que Jésus-Christ est Dieu ; ils ne doivent pas, non plus, être sevrés au point de ne plus le regarder comme un homme ; en d'autres termes, il ne faut ni les nourrir de lait, à tel point qu'ils
 
 

1. Hébr. VI, 1, 2. — 2. Jean, I, 1, 14.
 
 

ne comprennent pas que Jésus-Christ est le créateur ; ni les en sevrer si complètement qu'ils arrivent à ne plus le regarder comme médiateur. En cela la comparaison tirée du lait maternel et de la nourriture plus solide cesse d'être juste ; il faut lui préférer la comparaison tirée du fondement sur lequel on bâtit. En effet, quand un enfant est sevré et qu'il abandonne la nourriture de son premier âge, il prend des aliments plus substantiels, mais il ne redemande pas le sein de sa mère ; mais Jésus-Christ crucifié est en même temps un lait pour les petits enfants, et une viande pour ceux qui sont plus avancés en fait d'intelligence. La comparaison du fondement est donc plus appropriée à ce que nous disons ; car pour achever une construction, on n'arrache pas le fondement déjà posé, on y ajoute seulement ce que l'on bâtit au dessus.

7. Puisqu'il en est ainsi, je dirai à tous ceux d'entre nous qui sont enfants en Jésus-Christ, et sans doute le nombre en est grand Approchez-vous de cette nourriture solide de l'esprit, et non de l'estomac. Progressez et apprenez à discerner le bien du mal ; attachez-vous de plus en plus au médiateur, il vous délivrera du mal, non pas en l'éloignant de vous extérieurement, ruais en le guérissant au dedans de vous-mêmes. Et si l'on vous dit Ne croyez. point que Jésus-Christ est un vrai homme, ou bien que le vrai Dieu a créé le corps des hommes et des animaux, que le vrai Dieu ne nous a pas donné l'Ancien Testament, et autres semblables choses ; si l'on ajoute que ces choses ne vous ont pas été enseignées plus tôt , c'est-à-dire quand vous étiez nourris de lait, parce que votre coeur n'était pas encore assez robuste pour porter toute la vérité, sachez-le, cet homme vous offre non pas une viande solide, mais un poison. C'est pourquoi le bienheureux Apôtre, s'adressant à ceux qui se regardaient comme parfaits, leur dit qu'il était lui-même imparfait, et ajoute : « Nous tous donc qui voulons être parfaits, ayons ce sentiment ; si vous avez d'autres pensées, Dieu vous éclairera ». Mais il veut les empêcher de se laisser séduire par ceux qui voudraient les détourner de la foi en leur promettant. la science de la vérité ; il veut les empêcher de croire que c'était ce qu'il avait prétendu dire par ces mots : « Dieu vous éclairera ». Il ajoute aussitôt : « Toutefois, tenons-nous-en aux vérités que nous (73) connaissons (1) ». Si donc tu découvres quelque chose qui ne soit pas contraire à la règle de la foi catholique, à laquelle tu t'es attaché comme à la voie qui conduit à la patrie ; si, d'ailleurs, tu comprends que de cette vérité ta foi ne doit aucunement souffrir, ajoute-la à l'édifice que tu construis, mais n'en abandonne pas le fondement. Lors donc que ceux qui sont plus avancés instruisent ceux qui le sont moins, ils doivent se garder de dire que Jésus-Christ Notre-Seigneur, et les Prophètes et les Apôtres qui étaient bien plus éclairés qu'ils ne le sont eux-mêmes, n'ont rien dit contre la vérité. Vous devez éviter d'abord ces diseurs de riens, qui pour séduire les âmes racontent des choses fausses et extravagantes, et dans tous leurs vains mensonges promettent une haute science à l'encontre de la règle de la foi catholique que vous avez embrassée ; vous devez éviter aussi ceux qui raisonnent avec vérité sur l'immutabilité de la nature de Dieu, sur la créature incorporelle et même sur le Créateur, et appuient ce qu'ils disent sur des raisons et des preuves certaines, mais qui cherchent cependant à vous détourner du seul Médiateur entre Dieu et les hommes; vous devez les fuir comme une peste plus dangereuse encore que les autres. Voilà ceux dont l'Apôtre a dit : « Ils connaissaient Dieu, et ils ne l'ont point glorifié comme Dieu (2) ». A quoi sert, en effet, d'avoir une vraie connaissance du bien immuable, si l'on ne s'attache pas à Celui qui délivre du mal ? Que cet avertissement du bienheureux Apôtre ne sorte donc point de votre coeur : « Si quelqu'un vous annonce un Evangile différent de celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème (3) ». Il ne dit pas : quelque chose de plus que ce que vous avez reçu ; mais: « un Evangile différent de celui que vous avez reçu » ; car, s'il l'eût dit, il se serait condamné lui-même, puisqu'il désirait venir vers les Thessaloniciens, pour compléter ce qui manquait à leur foi. Or, celui qui complète, ajoute ce qui manque, mais n'enlève pas ce qui existe déjà. Mais celui qui transgresse la règle de la foi,
 
 

1. Philipp. III, 15, 16. — 2. Rom. I, 21. — 3. Galat. I, 9.
 
 

ne marche pas dans la voie ; au contraire, il s'en éloigne.

8. Lors donc que Notre-Seigneur dit à ses disciples : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant », il voulait dire qu'il avait à ajouter des choses qu'ils ignoraient, mais non pas à détruire celles qu'ils avaient déjà apprises ; comme je l'ai expliqué dans le discours précédent, il pouvait parler ainsi, car l'infirmité humaine à laquelle ils se trouvaient encore réduits, ne leur permettait point de porter les choses mêmes qu'il leur avait déjà apprises, dans le cas où il voudrait les leur faire concevoir de la manière dont les Anges les conçoivent. Tout ce que peut faire un homme, si spirituel qu'il soit, c'est d'enseigner à un autre ce qu'il sait lui-même ; si le Saint-Esprit rend cet autre plus capable en lui faisant faire des progrès, car celui qui enseigne n'a rien pu apprendre lui-même que par cet Esprit divin . de la sorte, tous les deux sont enseignés de Dieu (1). Entre les spirituels eux-mêmes, il en est de plus éclairés et de meilleurs les uns que les autres ; aussi l'un d'eux est-il arrivé à connaître des choses qu'il n'est pas permis à l'homme de raconter. A cette occasion quelques hommes pleins de vanité ont imaginé dans leur folle présomption, une Apocalypse de Paul, pleine de je ne sais quelles fables que la sainte Eglise ne reçoit pas; à les entendre, il veut en parler lorsqu'il dit avoir été ravi au troisième ciel et y avoir entendu des paroles ineffables « qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter (2) ». Leur audace serait peut-être supportable, si l'Apôtre avait dit avoir entendu des paroles « qu'il n'est pas encore permis à l'homme de rapporter ». Mais comme il a dit: « qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter », qui sont-ils pour oser les rapporter avec tant d'impudence et si peu de succès? Mais il est temps que je mette fin à ce discours par le souhait que je fais de vous voir prudents dans le bien et exempts de tout mal.
 
 

1. Jean, VI, 45. — 2. II Cor. XII, 2, 4.

QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME TRAITÉ.
SUR CES PAROLES : « IL NE PARLERA PAS DE LUI-MÊME, MAIS IL DIRA TOUT CE QU'IL ENTENDRA ». (Chap. XIV, 13.)
 

PROCESSION DU SAINT-ESPRIT.
 

Jésus-Christ dit du Saint-Esprit : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra ». Ces paroles ne peuvent s'entendre dans le même sens que celles que le Sauveur prononçait sur lui-même en tant qu'homme, puisque le Saint-Esprit ne s'est uni à aucune nature créée. Quoique l'âme humaine ait des points de, ressemblance avec Dieu,, elle ne peut non plus servir de terme de comparaison pour les opérations intérieures de la divinité. En Dieu:- la science, c'est l'être, et comme le Saint-Esprit procède du Père, ce qu'il apprend, ce qu'il sait, il le tient, non de lui-même, mais du Père. Mais pourquoi Jésus-Christ dit-il que le Saint-Esprit procède du Père, sans dire qu'il procède aussi du Fils ? C'est que le Fils a été engendré par le Père, et que le Père a donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme du Père.
 
 

1. Que signifie ce que le Seigneur dit du Saint-Esprit, lorsqu'après avoir promis à ses disciples qu'il viendrait à eux et qu'il leur enseignerait toute vérité, ou bien qu'il les conduirait à toute vérité, il ajoute: « Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra ? » Cette parole revient à ce que Jésus-Christ avait déjà dit de lui-même: « Je ne puis rien faire de moi-même; comme j'entends, je juge (1) ». Lorsque nous avons expliqué ce passage, nous avons dit qu'il pouvait s'entendre selon l'humanité (2). De la sorte, cette obéissance en vertu de laquelle il a été soumis jusqu'à la mort de la croix (3), le Fils semblait nous annoncer qu'il l'aurait encore dans la circonstance où il jugera les vivants et les morts; car il ne jugera les hommes que parce qu'il est le Fils de l'Homme. C'est pourquoi il a dit. « Le Père ne juge personne; mais il a remis tout jugement au Fils ». Car, dans le jugement, ce qui paraîtra, ce sera non pas la forme de Dieu par laquelle il est égal au Père, et qui ne peut être vue parles impies, mais la forme d'homme, par laquelle il a été abaissé un peu au-dessous des Anges; et, bien qu'alors il doive venir dans la gloire et non dans son humiliation première, il, se fera voir néanmoins et par les bons et par les méchants. Voilà pourquoi il dit encore : « Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'Homme (4) ». Par ces paroles on voit clairement que la forme présentée au juge
 
 

1. Jean, V, 30. —  2. Traité XIX, XXII. — 3. Philipp. II, 8. — 4. Jean, V,  22, 27,
 
 

ment ne sera pas celle sous laquelle il n'a pas regardé comme une usurpation de se dire égal à Dieu, mais celle dont il s'est revêtu lorsqu'il s'est anéanti lui-même. Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur (1) :forme sous laquelle il semble nous avoir annoncé que se manifestera son obéissance pour faire le jugement; car il dit : « Je ne puis rien faire de moi-même: comme j'entends, je juge ». Adam, par la seule désobéissance de qui tant d'hommes ont été faits pécheurs, Adam n'a pas jugé comme il a entendu ; au contraire, le commandement qu'il avait entendu, il l'a violé, et il a fait de lui-même le mal qu'il a fait, parce qu'il a fait non pas la volonté de Dieu, mais la sienne. Mais Celui par l'obéissance duquel seul un grand nombre sont rendus justes (2), a été obéissant jusqu'à la mort de la croix à laquelle il a été condamné par des morts, quoiqu'il eût la vie ; il a même fait plus, il nous a promis de se montrer obéissant jusque sur le tribunal où il jugera les vivants et les morts; il a dit, en effet : « Je ne puis rien faire de moi-même; mais comme j'entends, je juge». Pour ce qui a été dit du Saint-Esprit : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra », oserons-nous l'entendre selon l'homme, ou selon quelque autre créature qu'il se serait unie? Le Fils est la seule des trois personnes divines qui ait pris la forme d'esclave, et cette forme lui a été adjointe dans l'unité de personne, c'est-à-dire que le Fils de Dieu et le Fils de l'Homme ne
 
 

1. Philipp. II, 6, 7. — 2. Rom. V, 19.
 
 

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forment qu'un seul Jésus-Christ; sans cela ce ne serait pas une Trinité, mais une quaternité que nous prêcherions: que Dieu nous en préserve ! Comme il y a en Jésus-Christ une seule personne composée de deux natures, la nature divine et là nature humaine, tantôt il parle en tant qu'il est Dieu, comme quand il dit : « Le Père et moi, nous sommes une même chose (1) » ; tantôt il parle entant qu'il est homme, comme quand il dit: « Parce que le Père est plus grand que moi (2) ». Voilà en quel sens nous avons entendu le passage dont il est question: «Je ne puis rien faire de moi-même; comme j'entends, je juge ». Mais pour la personne du Saint-Esprit, comment entendrons-nous ce qu'il en dit : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra ? » Comme, dans cette personne, il n'y a pas deux natures, la nature divine et la nature humaine ou tout -autre nature créée, de là naît une grande difficulté.

2. Sans doute, le Saint-Esprit s'est fait voir sous la forme corporelle d'une colombe (3), mais ce ne fut que passagèrement et pour un instant. Nous pouvons en dire autant du  moment où il est descendu sur les disciples: ils virent comme des langues de feu qui se séparèrent et vinrent se reposer sur chacun d'eux (4). Celui donc qui dirait que la colombe fut unie au Saint-Esprit dans l'unité de sa personne, en sorte que la personne du Saint-Esprit se composerait de la colombe et de Dieu (puisque le Saint-Esprit est Dieu), celui-là serait obligé d'en dire autant du feu ; et par là il doit comprendre qu'il ne faut dire ni l'un ni l'autre. Ces formes destinées à manifester comme il le fallait la- substance divine, se présentèrent aux sens corporels des hommes et ne firent que passer; car elles avaient été tirées par Dieu, et pour un moment, de la créature toujours soumise, et non pas de la nature souveraine, laquelle est stable en elle-même, et meut ce qu'elle veut; laquelle est immuable en elle-même, et change ce qu'elle veut. Il en est de même de cette voix qui perça les nues et vint frapper les oreilles corporelles et ce sens du corps qu'on appelle l'ouïe (5); et il ne faut pas croire que c'était le Verbe de Dieu son Fils unique. En effet, s'il est appelé Parole, il ne se termine point avec
 
 

1. Jean, X, 30. — 2. Id. XIV, 28. — 3. Matth. III,16. — 4. Act. II, 3. — 5. Luc, IX, 35.
 
 

les syllabes et les sons; car toutes les syllabes ne peuvent résonner en même temps lorsque l'on parle. Les sons naissants succèdent, chacun à son tour, aux sons qui s'évanouissent, et, ainsi ce que nous disons ne se complète que par la dernière syllabe. Dieu nous garde de dire que le Père parle ainsi à son Fils, c'est-à-dire à son Verbe qui est Dieu. Mais ceux-là seuls peuvent le comprendre, autant que l'homme en est capable, qui n'en sont plus au lait, mais qui usent d'une nourriture plus solide. Puis donc que le Saint-Esprit ne s'est pas fait homme en prenant la nature humaine , puisqu'il ne s'est pas fait ange, en prenant la nature angélique, puisqu'il ne s'est pas fait créature en se revêtant de quelque nature créée; comment peut-on entendre ce que le Sauveur dit de lui : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra ? » Question difficile, trop difficile. Que le Saint-Esprit m'assiste lui-même, afin que je puisse vous l'expliquer comme il m'est donné de la concevoir, et qu'elle arrive à votre intelligence en proportion de mes humbles facultés.

3. Et d'abord, il y a une chose certaine que ceux qui le peuvent doivent comprendre et que ceux qui né le pourront pas doivent au moins croire, c'est que la substance de Dieu n'est pas comme les substances corporelles où les sens sont distribués en places différentes; ainsi, dans la chair mortelle de tous les animaux, ailleurs est la vue, ailleurs l'ouïe, ailleurs le goût, ailleurs l'odorat, et par tout le corps le toucher. Dieu nous garde de penser qu'il en est de même dans sa nature incorporelle et immuable. Pour elle, entendre et voir c'est la même chose. Il est même question d'un odorat en Dieu, car l'Apôtre a dit : « Ainsi que Jésus-Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur (1)». On peut entendre aussi que c'est par le goût que Dieu hait ceux qui lui causent de l'amertume, et qu'il vomit de sa bouche ceux qui ne sont ni froids ni chauds, mais tièdes (2). Jésus-Christ, qui est Dieu, dit aussi: « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé (3) ». Il existe aussi un toucher divin dont l'épouse dit, en parlant de son époux : « Sa main gauche est sous ma tête, et sa droite m'embrassera (4) ». Mais ces choses
 
 

1. Ephés. V, 2. — 2. Apoc. III, 16. — 3. Jean,  IV, 34. — 4. Carnt. II, 6.
 
 

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ne sont pas en Dieu à divers endroits d'un corps. Car quand on dit de Dieu qu'il sait, on parle de .tout, cela en même temps, c’est-à-dire qu'il voit, qu'il entend, qu'il sent, qu'il goûte et qu'il touche, sans aucun changement de sa substance, sans aucune étendue plus considérable dans une partie et moindre dans une autre. Celui qui aurait dé Dieu cette idée, fût-il un vieillard, raisonnerait comme un enfant.

4. Il ne faut pas t'étonner que la science ineffable en vertu de laquelle Dieu tonnait toutes choses soit, selon les différentes manières de. parler des hommes; appelée des noms de tous les sens corporels : il en est de même de,notre âme, c'est-à-dire de l'homme intérieur; c'est elle seule qui juge des différentes choses que lui annoncent, comme autant de messagers, les cinq sens du corps. Ainsi, quand elle comprend, choisit et aime l'immuable vérité et qu'elle voit la lumière dont il est dit : « Il était la vraie lumière » ; quand elle entend la Parole dont il est ,dit : « Au commencement était le Verbe (1) »; quand elle perçoit l'odeur dont il est dit : « Nous courrons après l'odeur de vos parfums (2) »; quand elle boit à la fontaine dont il est écrit: « En vous est la source de vie (3) »; quand elle jouit de ce toucher dont il est dit : « Pour moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu (4)»; c'est, non pas une chose ou une autre, mais 'l'intelligence seule qui est désignée sous les noms de tous ces sens. Lors donc qu'il est dit du Saint-Esprit : « Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il, entendra », il faut alors, plus que jamais, concevoir, ou du moins croire que sa nature est simple, puisqu'elle est simple par essence et qu'elle surpasse de beaucoup en hauteur et en largeur la nature de notre âme. Notre âme, en effet, est sujette au changement, puisqu'en apprenant elle reçoit ce qu'elle ne savait pas, et qu'en oubliant elle perd ce qu'elle savait; elle est trompée par la vraisemblance, au point de prendre le faux pour le vrai, et l'obscurité où la plongent les ténèbres qui l'enveloppent, l'empêche de parvenir au vrai. Cette substance n'est donc pas vraiment simple, puisque, pour elle, être n'est pas la même chose que connaître; elle peut, en effet, être et ne pas connaître. Mais la substance divine ne peut pas être et ne pas
 
 

1. Jean, I, 9, 1. — 2. Cant. I, 3. — 3. Ps. XXXV, 10. — 4. Id. LXXII, 28.
 
 

connaître, parce qu'elle est ce qu'elle a. Et elle n'a pas la science. de telle manière qu'en elle autre chose soit la science qui lui donne de connaître, et autre chose l'essence qui la fait exister. L'une et l'autre ne sont qu'une même chose. Il ne faut même pas dire l'une et l'autre, puisqu'il n'y a qu'une seule et indivisible chose. « Comme le Père a la vie en lui-même », et il n'est autre chose lui-même que la vie qui est en lui, « il a aussi donné au « Fils d'avoir la vie en lui-même (1) » , c'est-à-dire, il à engendré le Fils qui lui-même devait être la vie. Ainsi devons-nous entendre ce qui est dit du Saint-Esprit : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il a entendra ». Nous devons comprendre qu'il n'est pas de lui-même. Le Père seul n'est d'aucun autre; car le Fils est né du Père et le Saint-Esprit procède du Père. Mais le Père n'est né ni ne procède d'aucun autre. Toutefois, que l'esprit humain ne se figure aucune inégalité dans cette Trinité souveraine. Car le Fils est égal à Celui dont il est né, et le Saint-Esprit est égal à Celui dont il procède. Quelle différence y a-t-il entre procéder et naître? Il faudrait un long discours pour chercher à le savoir et pour le discuter ; et après l'avoir discuté, on serait téméraire de vouloir le définir; car il est très-difficile à l'âme humaine de le comprendre, et bien qu'elle puisse y comprendre quelque chose, il est très-difficile à la langue de l'expliquer, quel que soit le docteur qui parle, et quel que soit celui qui écoute. « Il ne parlera donc pas de lui-même », parce qu'il n'est pas de lui-même; « mais il dira tout ce qu'il entendra »; il l'entendra de Celui dont il procède. Pour lui, entendre, c'est savoir, et savoir, c'est être ; je l'ai expliqué tout à l'heure. Donc, comme il est non pas de lui-même, mais de Celui dont il procède, sa science lui vient de Celui dont il tient son essence; c'est donc de celui-là qu'il entend, ce qui n'est pas, pour lui., autre chose que savoir.

5. Et ne soyez point surpris que le verbe soit placé au temps futur. Il n'est pas dit, en effet; « Il dira » tout ce qu'il a entendu, ou tout ce qu'il entend, mais bien « tout ce qu'il  entendra »: Cette action d'entendre est éternelle, comme l'est aussi la science. Or, dans ce qui est éternel, sans commencement et sans fin, à quelque temps que soit le verbe ,
 
 

1. Jean, V, 26.
 
 
 
 

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qu'il soit employé au passé ou au présent, ou au futur, peu importe; il est employé sans mensonge. Bien que l'immutabilité ineffable de cette nature ne permette pas de dire qu'elle a été ou qu'elle sera, mais seulement qu'elle est; en effet, elle est véritablement, parce qu'elle ne peut changer, et à elle seule il convenait de dire : « Je suis Celui qui suis » ; et encore : « Tu diras aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé vers vous (1)»; cependant, à cause de la mutabilité du temps dans lequel se trouvent circonscrites notre mortalité et notre changeante nature, nous disons certainement sans mensonge : Il a été, il sera et il est. II a été dans les siècles passés, il est dans le présent, il sera dans les siècles à venir. Il a été, parce qu'il n'a jamais cessé d'être; il sera, parce qu'il ne cessera jamais d'exister; il est, parce qu'il est toujours. En effet, il ne meurt point avec les choses passées, et n'est pas comme s'il n'était déjà plus; il ne passe pas avec les choses présentes, comme il passerait s'il ne demeurait pas toujours le même; il n'apparaîtra pas avec les choses de l'avenir, comme il apparaîtrait s'il n'avait pas toujours existé. Comme la parole humaine change selon les révolutions des temps, on peut se servir de tous les temps en parlant de Celui qui n'a pu, ne peut et ne pourra manquer dans aucun temps. Le Saint-Esprit entend donc toujours, parce qu'il sait toujours. Donc il a su, et il sait, et il saura , et par là même il a entendu, et il entend, et il entendra; car, comme je l'ai déjà dit, pour lui, entendre c'est savoir, et pour lui, savoir c'est être. Donc il a entendu, il entend et il entendra de Celui dont il est, et il est de Celui dont il procède.

6. Ici quelqu'un me demandera peut-être si le Saint-Esprit procède aussi du Fils. Car le Fils est Fils du Père seul, et le Père est Père du Fils seul. Mais le Saint-Esprit est l'Esprit non pas de l'un dés deux, mais de tous les deux. Tu as la parole de Notre-Seigneur pour t'instruire, car il a dit : « Ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (2) ». Tu as aussi celle de l'Apôtre ; la voici : « Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans vos coeurs (3) ». Est-ce qu'il y a deux esprits, l'un du Père, et l'autre du Fils? A Dieu ne plaise. « Un seul
 
 

1. Exod. III, 14. — 2. Matth. X, 20. — 3. Galat. IV, 6.
 
 

Corps », dit l'Apôtre; pour nous représenter l'Eglise, et il ajoute aussitôt : « Et un seul Esprit ». Et vois comme il complète la Trinité : « Comme vous êtes appelés », dit-il, « en une seule espérance de votre vocation, il n'y a qu'un seul Seigneur ». Ici c'est Jésus-Christ qu'il a voulu désigner; il ne reste plus qu'à nommer le Père. Il continue donc : « Une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est sur tous, parmi tous et dans nous tous (1) ». Comme il n'y a qu'un seul Père, un seul Seigneur, c'est-à-dire un seul Fils, il n'y a non plus qu'un seul Esprit; il est donc l'Esprit des deux. En effet, tandis que Jésus-Christ dit lui-même: « L'Esprit de votre Père qui parle en vous »; l'Apôtre dit aussi : « Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans vos coeurs ». Dans un autre endroit, le même Apôtre dit : « Si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous ». Assurément il veut dire ici l'Esprit du Père. Et cependant c'est encore de lui qu'il dit ailleurs : « Quiconque n'a pas l'Esprit de Jésus-Christ, n'est pas à lui (2) ». Beaucoup d'autres témoignages montrent ainsi évidemment que Celui qui dans la Trinité est appelé l'Esprit-Saint est en même temps l'Esprit du Père et du Fils.

7. Ce n'est pas, je crois, pour une autre raison qu'on l'appelle proprement l'Esprit ; bien que, si l'on nous demande ce que sont le Père et le Fils, nous ne puissions que répondre

Ils sont l'un et l'autre Esprit, car Dieu est Esprit (3); c'est-à-dire, Dieu n'est pas un corps, mais un Esprit. Ce qui était le nom commun des deux autres devait donc devenir le nom propre de Celui qui n'était ni l'un ni l'autre des deux premiers, mais Celui en qui paraissait l'union commune de tous les deux. Pourquoi alors ne croirions-nous pas que le Saint-Esprit procède aussi du Fils, puisqu'il est l'Esprit du Fils comme celui du Père ? S'il ne procédait pas du Fils, quand Jésus-Christ se fit voir à ses disciples après sa résurrection, il n'aurait pas soufflé sur eux en disant : « Recevez le Saint-Esprit (4) ». Que signifiait cette insufflation ? Que le Saint-Esprit procède aussi de lui. A cela se rapporte encore ce qu'il dit de la femme qui souffrait d'une perte de sang : « Quelqu'un m'a touché; car j'ai senti une
 
 

1. Ephés. IV, 4-6. — 2. Rom. VIII, 11, 9. — 3. Jean, IV, 24. — 4. Id. XX, 22.
 
 

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« vertu sortir de moi (1) ». Or, le Saint-Esprit est aussi désigné sous le nom de vertu, cela ressort clairement de ce passage où Marie ayant dit : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme? » l'ange lui répondit : « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre (2) ». Notre-Seigneur lui-même, promettant le Saint-Esprit à ses disciples, leur dit : « Mais vous, demeurez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la vertu d'en haut (3) » ; et encore : « Vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui surviendra en vous, et vous me servirez de témoins (4) ». Nous devons le croire, c'est de cette vertu que parlait l'Evangéliste lorsqu'il disait : « Une vertu sortait de lui et les guérissait tous (5) ».

8. Si le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi donc le Fils dit-il : « Il procède du Père (6) ? » Pourquoi ? parce qu'il a coutume de rapporter ce qui est de lui-même à celui dont il est lui-même. De là cette parole : « Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais la a doctrine de Celui qui m'a envoyé (7) ». Si donc nous reconnaissons que cette doctrine est bien la sienne, quoiqu'il dise qu'elle n'est pas la sienne, ruais celle du Père; à combien plus forte raison devons-nous reconnaître que le Saint-Esprit « procède de lui-même », puisque, en disant qu'il procède du Père, il ne dit pas qu'il ne procède pas de lui-même ? Or, Celui dont le Fils a reçu la nature divine (car il est Dieu de Dieu), lui a donné encore que le Saint-Esprit procède aussi de lui; et le Saint-Esprit tient aussi du Père de procéder du
 
 

1. Luc, VIII, 46. — 2. Id. I, 34, 35. — 3. Id. XXIV, 49. — 4. Act. I, 8. — 5. Luc, VI, 19. —  6. Jean, XV, 26. — 7. Id. VII, 16.
 
 

Fils, comme il procède du Père lui-même.

9. Par là nous pouvons comprendre, autant que des hommes tels que nous en sont capables, pourquoi on ne dit pas que le Saint-Esprit est né, mais qu'il procède. Car s'il était, lui aussi, appelé Fils, il serait appelé le fils de tous les deux, ce qui est le comble de l'absurdité. Car on est le fils, non pas de deux pères, mais seulement d'un père et d'une mère. Or, loin de nous la pensée de supposer quelque chose de semblable entre Dieu le Père, et Dieu le Fils. Car même un homme ne procède pas en même temps de son père et de sa mère. Lorsqu'il procède du père dans la mère, alors il ne procède pas de la mère; et lorsqu'il procède de la mère pour paraître au jour, alors il ne procède pas du père. Le Saint-Esprit ne procède pas du Père dans le Fils, et du Fils il ne procède pas dans la créature qu'il doit sanctifier ; mais il procède en même temps de l'un et de l'autre : quoique le Père ait donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme il procède du Père. Nous ne pouvons point dire que le Saint-Esprit n'est point la vie, puisque le Père est la vie et que le Fils l'est aussi. Et ainsi, comme le Père a la vie en lui-même, il a donné au Fils d'avoir la vie en lui ; de même le Père a donné au Fils que la vie procède de lui, comme elle procède du Père. Mais voici les paroles que Notre-Seigneur ajoute : « Et les choses qui doivent venir, il vous les annoncera. Il me glorifiera, car il recevra du mien et vous l'annoncera. Toutes les choses qu'a le Père sont miennes ; c'est pourquoi j'ai dit qu'il recevra du mien et vous l'annoncera ». Comme ce discours est déjà trop long, il faut renvoyer l'explication de ce passage à un autre jour.
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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