LIVRE V. TOUT CRÉÉ EN MÊME TEMPS.
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CHAPITRE PREMIER. LES 6 ou 7 PREMIERS JOURS PEUVENT ÊTRE REGARDÉS COMME LE RETOUR PÉRIODIQUE D'UN JOUR PRIMITIF.
CHAPITRE II. POURQUOI L'ECRITURE A-T-ELLE AJOUTÉ L'EXPRESSION : « TOUTE LA VERDURE DE LA TERRE? »
CHAPITRE III. LA CRÉATION A ÉTÉ SIMULTANÉE : PREUVE TIRÉE DE CE PASSAGE COMPARÉ AU RÉCIT PRÉCÉDENT.
CHAPITRE IV. EN QUEL SENS EST-T-IL DIT QUE L'HERBE FUT FAITE AVANT DE POUSSER?
CHAPITRE V. L'ORDRE DES CRÉATIONS DIVINES PENDANT LES SIX JOURS N'EST PAS CHRONOLOGIQUE : C'EST UN ENCHAINEMENT DE CAUSES ET D'EFFETS.
CHAPITRE VI. PEUT-ON INFÉRER, DE CE QU'IL N'AVAIT POINT ENCORE PLU SUR LA TERRE, QUE LA CRÉATION EST SIMULTANÉE ?
CHAPITRE VII. DE LA SOURCE QUI ARROSAIT LA SURFACE DE LA TERRE.
CHAPITRE VIII. POURQUOI SUPPLÉER PAR DES CONJECTURES AU SILENCE DES LIVRES SAINTS?
CHAPITRE IX. IL EST DIFFICILE DE CONCEVOIR UNE SOURCE CAPABLE D'ARROSER LA TERRE ENTIÈRE.
CHAPITRE X. COMMENT PEUT-ON EXPLIQUER CE PHÉNOMÈNE?
CHAPITRE XI. LACRÉATION FUT INSTANTANÉE, LE GOUVERNEMENT DU MONDE NE PEUT L'ÊTRE.
CHAPITRE XII. DU TRIPLE POINT DE VUE SOUS LEQUEL ON DOIT CONSIDÉRER LES OEUVRES DE DIEU.
CHAPITRE XIII. AVANT D'ÊTRE CRÉÉS, TOUS LES ÉTRES ÉTAIENT DANS LA SAGESSE DE DIEU.
CHAPITRE XIV. EXAMEN DU TEXTE : Quod factum est, in illo vita.
CHAPITRE XV. COMMENT LES CHOSES SONT-ELLES VIE EN DIEU?
CHAPITRE XVI. DIEU EST PLUS FACILE A CONNAITRE QUE LES CRÉATURES.
CHAPITRE XVII. DES EXPRESSIONS : AVANT LE SIÈCLE , DEPUIS LE SIÈCLE, DANS LE SIÈCLE.
CHAPITRE XVIII. DE L'IGNORANCE OU NOUS SOMMES D'UNE FOULE DE CRÉATURES. COMMENT SONT-ELLES CONNUES DE DIEU ET DES ANGES ?
CHAPITRE XIX. LES ANGES ONT CONNU DÈS L'ORIGINE DES SIÈCLES . LE MYSTÈRE DU ROYAUME DES CIEUX.
CHAPITRE XX. QUE DIEU AGIT AUJOURD'HUI MÊME.
CHAPITRE XXI. LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE TOUT.
CHAPITRE XXII. PREUVES DU GOUVERNEMENT DE LA PROVIDENCE.
CHAPITRE XXIII. COMMENT PEUT-ON CONCILIER LA SIMULTANÉITÉ DE LA CRÉATION AVEC LE GOUVERNEMENT ACTUEL DE LA PROVIDENCE?
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CHAPITRE PREMIER. LES 6 ou 7 PREMIERS JOURS PEUVENT ÊTRE REGARDÉS
COMME LE RETOUR PÉRIODIQUE D'UN JOUR PRIMITIF.
1. « C'est là le livre de la création du ciel et de la terre, quand le jour fut fait, et que Dieu fit le ciel et la terre, toute la verdure des champs avant qu'il y en eût sur la terre, toutes les herbes des champs avant qu'elles poussassent. Car Dieu n'avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n'y avait point d'homme pour la cultiver; mais une source montait de la terre et en arrosait toute la surface, » l'Ecriture fournit ici une nouvelle preuve à l'appui de l'opinion suivant laquelle Dieu fit un jour dont les six ou sept autres ne furent que le retour régulier ; car, après avoir résumé en quelque sorte la création, elle ajoute ces expressions significatives : « Quand le jour fut créé. » On ne dira pas sans doute que le ciel et la terre dont il est ici question soit le même ouvrage que celui qui précéda la création du jour, d'après ce passage : « Au « commencement Dieu fit le ciel et la terre. » Si on veut voir là une création accomplie par Dieu en dehors du jour, et avant sa naissance, j'ai exposé comment elle était possible, sans interdire à personne une théorie plus satisfaisante que la mienne. Quoiqu'il en soit, l'Ecriture montre assez dans le passage : « Voici le livre des origines du ciel et de la terre, (1) quand le jour fut fait, » qu'elle ne voit point ici dans le ciel et la terre l'ouvrage qui fut créé au commencement, avant la naissance du jour, lorsque les ténèbres étaient sur l'abîme : il est clair, à mon sens, qu'elle parle du ciel et de la terre, tels qu'ils furent formés, après la création du jour, en d'autres termes, avec cet ordre qui distribua les éléments, disposa les êtres selon leur espèce, qui donna enfin à la création entière cette organisation et cette harmonie que nous appelons le monde.
2. Le ciel n'est donc ici que le firmament, tel qu'il fut créé et nommé par Dieu, avec tous les êtres qu'il renferme; et la terre n'est que la région inférieure avec l'abîme et avec tous les êtres qu'elle contient. Cela est si vrai que l'Ecriture
1 Gen. 11, 4-6.
ajoute immédiatement : « Dieu fit le ciel et la terre. » En parlant du ciel et de la terre, avant comme après la formation du jour, elle ne permet pas même de conjecturer qu'elle voit ici dans ces deux ouvrages la même création que celle qui précéda la naissance du jour. Car dans le passage : « C'est là le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut fait et que Dieu fit le ciel et la terre, » l'arrangement même des mots ne permet pas de voir, dans le premier membre de phrase, le ciel et la terre tels que Dieu les fit au commencement, avant la création du jour; on ne saurait s'arrêter à cette opinion, sous prétexte que le ciel et la terre sont nommés avant la création du jour, sans être aussitôt arrêté par le texte sacré où la création du jour est à peine signalée que l'on revient à la formation du ciel et de la terre.
3. La valeur seule de la conjection quand, dans ce passage, suffirait à un dialecticien pour soutenir que tout autre sens est impossible : retranchez-la, en effet, et dites : Voici le livre des origines du ciel et de la terre, le jour fut créé, Dieu fit le ciel et la terre; on pourrait alors s'imaginer qu'il n'est question dans le premier membre de phrase que du ciel et de la terre, tels qu'ils furent créés au commencement, avant la naissance du jour; que la création du jour est mentionnée ensuite, comme elle l'est effectivement dans le récit qui ouvre la Genèse, et qu'enfin le dernier membre de phrase a trait à la création du ciel et de, la terre; qu'ils furent organisés après la formation du jour. Mais la conjonction rattache la proposition qu'elle annonce, au début de la phrase, ou à la fin, en d'autres termes, il faut lire : « Voici le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut fait, » ou : « quand le jour fut fait, Dieu créa le ciel et la terre; » dans les deux cas, on est forcé de convenir que l'Ecriture n'a voulu ici parler que la de formation du ciel et de la terre accomplie lorsque le jour eut été créé D'ailleurs, les expressions qu'ajoute l'Ecriture : « Toute la verdure de la terre, » se rapportent sans conteste au troisième jour. On voit donc clairement que Dieu créa un seul et même jour qui, en se renouvelant régulièrement, produisit la période des six jours.
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CHAPITRE II. POURQUOI L'ECRITURE A-T-ELLE AJOUTÉ L'EXPRESSION
: « TOUTE LA VERDURE DE LA TERRE? »
4. Comme les mots ciel, terre désignent dans le langage de l'Ecriture l'ensemble de la création, ou peut se demander à quoi servent les expression qu'elle ajoute : « Et toute la verdure de la « terre. » Selon moi, elles servent à déterminer le jour dont l'Ecriture veut parler, lorsqu'elle dit : « Quand ce jour fut fait. » On aurait été tenté, en effet, d'y voir un jour semblable à cette succession du jour et de la nuit que la lumière physique produit par sa révolution : mais quand la pensée se rapporte sur la suite des oeuvres divines et qu'on trouve que toute la verdure des champs a été créée le troisième jour, avant la formation du soleil quine parut que le quatrième, et dont la présence sur l'horizon nous vaut le jour actuel; quand on entend ensuite l'Ecriture dire : « lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs, » il faut bien alors voir dans ces paroles un avertissement que le jour était produit soit par une lumière physique inconnue aux hommes, soit par une lumière toute intellectuelle répandue dans la société des anges: qu'en tout cas il ne ressemblait point à celui d'aujourd'hui et qu'il faut. eu concevoir un autre par un effort de la, raison.
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CHAPITRE III. LA CRÉATION A ÉTÉ SIMULTANÉE
: PREUVE TIRÉE DE CE PASSAGE COMPARÉ AU RÉCIT PRÉCÉDENT.
5. Une autre question se présente ici naturellement. L'Ecriture pouvait dire : Voici le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu créa le ciel et 1a terre. Ces expressions nous auraient rappelé tous les êtres que renferme le ciel' et la terre; car l'Ecriture désigne ordinairement sous les noms de ciel et de terre, auxquels parfois elle joint celui de la mer, l'ensemble de la création; et quelque fois même elle dit expressément : « Le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment (1) : » par conséquent, à toutes les idées qu'éveillent ces mots nous aurions associé tell d'un ,jour; soit primitif, soit semblable à celui que le soleil produit par sa révolution. Mais loin de s'exprimer ainsi, l'Ecrivain sacré fait intervenir
1. Ps. CXLV,6.
l'idée de jour qu'il place entre les deux autres. Il ne dit point : C'est ici le livre de la création du jour, du ciel et de la terre, comme il aurait fait s'il avait suivi l'ordre historique; il ne dit pas non plus: C'est ici le livre de la création du ciel et de la terre, lorsque Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs; enfin il n'emploie pas ce tour : C'est ici le livre de la création du ciel et de la ferre, lorsque Dieu fit le jour, le ciel et la terre et la verdure des champs. Il ne se sert pas de ces formes de langage les plus usitées, et s'exprime ainsi : « C'est là le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut « fait, et que Dieu fit le ciel et la terre avec toute la verdure des champs, » comme s'il voulait nous révéler que Dieu fit le ciel et la terre avec la verdure des champs à la même époque qu'il fit le jour.
6. Or dans le récit qui ouvre la Genèse, l'Ecriture nous révèle la création d'un jour primitif et elle le compté : puis elle cite le deuxième, où le firmament fut créé ; le troisième où la terre et la mer parurent sous leurs formes déterminées et où la terre produisit ses arbres et ses plantes. Ne voit-on pas ici apparaître clairement cette simultanéité dans la création divine, que j'ai cherché à prouver plus haut, puisque la période des six jours, où l'Ecriture expose avec ordre la création et l'achèvement des oeuvres de Dieu, se résume à présent en un seul jour qui comprend la formation du ciel et de la terre et la naissance de la végétation? On ne saurait voir ici un jour semblable aux nôtres . il suffit, comme je viens de le dire, de se rappeler qu'antérieurement à la révolution diurne du soleil, Dieu commanda à la terre de produire ses plantes et sa verdure. Ainsi donc la simultanéité de la création n'est plus une vérité empruntée à un autre livre de l'Ecriture (1): à la seconde page de la Genèse, nous trouvons un témoignage qui nous invite à remonter jusqu'à ce principe, dans ces paroles : « Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre « avec la verdure des champs. » Concevez donc . bien que ce jour s'est renouvelé sept fois pour produire les sept jours; puis en entendant dire qu'au moment où le jour se fit tout se fit du même coup, essayez, si vous le pouvez, de comprendre que ce renouvellement s'est accompli en dehors de la succession lente et régulière du temps; si vous ne pouvez aller jusque-là, abandonnez ces théories à la méditation des esprits capables de les entendre.
1. Eccli. XVIII, 1.
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Pour vous, marchez sous la conduite de l'Écriture, qui ne vous laisse point à votre faiblesse et
qui, comme une mère, sait ralentir ses pas avec le vôtre. Son langage, en effet, a une hauteur qui étonne l'orgueil, une profondeur qui épouvante les esprits attentifs, une vérité qui soutient les forts et une grâce qui nourrit les plus petits.
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CHAPITRE IV. EN QUEL SENS EST-T-IL DIT QUE L'HERBE FUT FAITE AVANT DE
POUSSER?
7 . Que signifient donc les paroles qui suivent dans cet ordre : « Lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre, et toute la verdure des champs, avant qu'il y en eût sur la terre, et l'herbe des champs avant qu'elle y poussât? » Que signifient, dis-je, ces paroles? Faut-il examiner le temps, le lieu où la végétation se fit, avant d'exister sur la terre, avant d'y avoir poussé? Ne serait-il pas naturel de croire que Dieu la fit, non avant qu'elle poussât, mais au moment même qu'elle prit naissance, si l'on n'était prévenu par la parole divine qu'elle fut faite avant de pousser? Par conséquent, fût-on incapable de découvrir où et quand elle se fit, on ne laisserait pas de croire pieusement, sur la foi de l'Écriture, qu'elle fut faite avant de naître : ne pas croire à l'Écriture étant une impiété.
8. Que dire? Faut-il admettre ici l'opinion assez répandue que tout a été fait dans le Verbe de Dieu avant de naître sur la terre? Mais si tout a été fait dans le Verbe, tout a été fait avant la naissance du jour, et non au morfient où le jour fut créé. Or l'Écriture dit en termes exprès . « Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs avant qu'elle existât sur la terre, et toute l'herbe avant qu'elle poussât. » Donc cette création a eu lieu avec le jour, loin de lui être antérieure : par conséquent, elle ne s'est point faite au sein du Verbe coéternel à son Père, avant toute époque et toute créature, mais au moment où le jour se fit. Les idées qui, antérieurement à toute créature, subsistent dans le Verbe, ne sont point faites au moment où naquit le jour, selon le témoignage formel de l'Écriture. Et cependant herbe et la verdure furent faites avant d'exister et de pousser sur la terre.
9. Où donc furent-elles créées? Serait-ce dans la terre conçue comme leur cause et leur principe, au même titre que les germes contiennent les êtres avant qu'ils se développent et acquièrent leurs proportions et leurs formes avec le temps? Mais ces germes que nous voyons sont déjà sur la terre, ils ont déjà pris naissance. Étaient-ils donc alors cachés sous la terre, et peut-on dire que les plantes furent faites avant de naître, en ce sens qu'elles prirent naissance, quand les germes se gonflèrent et s'épanouirent en plein air, pour y croître dans les proportions que la nature assigne aujourd'hui à leur développement? Ce seraient donc les germes qui auraient été créés avant la naissance du jour et qui auraient contenu les plantes et la verdure des champs, non sous la forme qu'elles prennent quand elles poussent sur la terre, mais intérieurement et en vertu de la fécondité naturelle à toute semence ? La terre aurait donc commencé par produire les germes eux-mêmes? Mais l'Écriture tenait un langage bien différent, quand elle disait « La terre produisit l'herbe portant semence selon ses espèces, des arbres fruitiers portant du fruit et ayant leur semence en eux-mêmes sur la terre. » Ces paroles montrent clairement que les semences furent produites par les herbes et les arbres, et que la végétation, loin de sortir de semences primitives, prit naissance dans la terre. La meilleure raison qu'il en fut ainsi, c'est que l'Écriture l'affirme ; car elle ne dit pas : que les semences produisent l'herbe et la végétation, mais que : « la terre produise l'herbe portant semence; » c'est exprimer bien clairement que la semence vient de l'herbe, et non l'herbe de la semence. « Et il en fut ainsi, « et la terre produisit de l'herbe portant semence; » en d'autres termes, le commandement se réalisa dans l'esprit des Anges, puis la terre se mit à produire, afin que la parole divine reçut son accomplissement dans le monde physique.
10. Quelle est donc cette création qui a précédé l'apparition des herbes sur la terre? Quelle différence y avait-il pour elles à se faire en même temps que le ciel et la terre, lors de la naissance de ce jour mystérieux que Dieu créa à l'origine, ou à pousser leur jet sur la terre dans l'espace de temps nécessaire à chaque espèce, et mesuré sur le cours du soleil? Si ce jour mystérieux existe, s'il n'est que la lumière qui éclaire et unit la société des Vertus et des anges au plus haut des cieux; il est évident que les esprits célestes con-
1. Gen. I, 11, 12.
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naissent plus parfaitement que nous les ouvrages de Dieu : outre qu'ils les voient dans le Verbe de Dieu, Fauteur de toute chose, ils en connaissent la nature par une intuition plus profonde et toute différente. En effet, ils les connaissent dans leurs éléments, et pour ainsi dire, dans leur origine, tels que Dieu les a faites primitivement, avant de se reposer de ses oeuvres en cessant désormais de créer : nous au contraire, nous les connaissons en observant les lois qui les régissent, dans l'ordre du temps, après leur formation, et selon lesquelles Dieu continue d'agir au sein des êtres qu'il créa, durant ce nombre parfait de six jours, avec toute leur perfection.
11. L'ordre divin consista donc alors à créer la cause d'où sortent les plantes et les arbres, en d'autres termes, à communiquer à la terre son principe de fécondité. Dans ce principe, j'allais dire dans ces racines, toute la végétation à venir était déposée et livrée à l'action du temps. Plus tard en effet Dieu planta un jardin du côté de l'Orient, et fit sortir de la terre toute sorte d'arbres qui flattaient l'oeil ou offraient des fruits exquis (1). On ne saurait prétendre qu'il fit alors un nouvel ouvrage, qu'il donna un nouveau degré de perfection aux oeuvres qu'il avait achevées et jugées excellentes lé sixième jour: mais, comme toutes les espèces de plantes et d'arbres avaient été déjà créées dans leur principe, puisque Dieu se reposa de cette oeuvre, tout en continuant de diriger et de maintenir en harmonie, au milieu des révolutions du temps, la création qu'il avait achevée et dont il s'était reposé, il faut admettre que Dieu planta alors non-seulement ce jardin, mais encore toute la végétation qui naît même aujourd'hui. Quel autre en effet peut la créer; sinon Dieu, dont l'activité s'exerce même en ce moment ? Toutefois il la crée aujourd'hui avec les éléments qui existent, tandis qu'elle passa du néant à l'existence, quand se fit le jour qui lui-même n'était absolument rien, je veux dire la création purement intellectuelle.
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CHAPITRE V. L'ORDRE DES CRÉATIONS DIVINES PENDANT LES SIX JOURS
N'EST PAS CHRONOLOGIQUE : C'EST UN ENCHAINEMENT DE CAUSES ET D'EFFETS.
12. Les êtres ayant été créés, leurs mouvements commencèrent à marquer le cours du temps. Aussi chercher le temps avant les créatures, ce serait chercher le temps avant le temps même : car
1. Gen. II, 8, 9.
s'il n'y avait aucun être, esprit ou corps, qui fût animé d'un mouvement dont la durée actuelle serait une transition entre le passé et l'avenir, le - temps n'existerait pas. Or, la première condition du mouvement et de la créature est apparemment l'existence de cette créature même. Le temps a donc commencé avec elle plutôt qu'elle avec le temps : mais tous deux ont Dieu pour auteur. Tout en effet vient de lui, tout est par lui et en lui (1). Quand je dis que le temps a commencé avec la créature, je n'entends point que le temps ne soit pas lui-même une' création, puisqu'il est le mouvement même qui marque le passage d'un état à un autre chez les créatures, d'après cette suite d'effets qu'amènent les lois établies par Dieu, qui gouverne tout comme il a tout créé. Par conséquent, quand nous remontons par la pensée à la condition première des ouvrages dont Dieu s'est reposé le septième jour, il ne faut songer ni à la durée que mesure le mouvement diurne du soleil, ni même à la manière dont Dieu produit aujourd'hui les êtres; il faut voir comment Dieu a fait les créatures qui ont déterminé la marche du temps, comment il a tout produit à la fois et établi du même coup l'ordre universel, non d'après certaines périodes de temps, mais par la subordination des effets à leurs causes, de telle sorte que la création à été simultanée et tout ensemble conduite à sa perfection, selon le type du nombre six qui sert à caractériser ce jour.
13 Ce n'est donc point dans une série d'époques, mais dans un ordre logique que fut créée d'abord cette matière informe, mais susceptible de se former, la substance des corps et celle des esprits, destinée à servir comme de fond à toutes lés oeuvres divines; elle ne put être modifiée avant d'être, et elle ne fut modifiée que par le Dieu souverain et véritable, principe des choses. Cette matière première, faite par Dieu avant la création du jour, a pu être appelée ciel et terre, parce que le ciel et la terre en. furent composés; ou elle a. été représentée par « la terre invisible, sans ordre, et par l'abîme ténébreux, » comme nous l'avons développé dans le premier livre.
14. Parmi les êtres qui furent tirés de cette substance nue et qui méritent encore mieux le nom de créations, ou d'oeuvres, se fit d'abord le jour. La prééminence appartenait, en effet, aux êtres capables de connaître la créature dans le Créateur, au lieu de remonter de la créature à
1. Rom. XI, 36.
203
son auteur. Ensuite apparaît- le firmament, et avec lui le monde physique commence. En troisième lieu, la mer et la terre s'organisent, et la végétation, est renfermée, si j'ose ainsi dire, virtuellement dans le sol. C'est à ce titre, en effet, que la terre, au commandement de Dieu, produisit les herbes et lés plantes avant qu'elles eussent pris naissance; elle contenait tous les germes qui avec le temps devaient se développer dans les proportions assignées à chaque espèce. Puis, quand le séjour fut prêt, les luminaires du ciel furent créés le quatrième jour, afin que la région supérieure de l'univers fût ornée des corps destinés à se mouvoir dans l'enceinte du monde. Au cinquième jour l'eau, l'élément qui a le plus d'affinité avec l'air et le ciel, produisit, au commandement de Dieu, ses habitants, je veux dire les poissons et les oiseaux : et cette création contint virtuellement tous les êtres qui devaient régulièrement se succéder avec le temps. Au sixième jour, le dernier des éléments produisit les derniers-nés de la création, la terre produisit les animaux terrestres, qui renfermaient virtuellement aussi tous les animaux que la suite des temps devait faire naître.
15. Le jour, tel que nous l'avons désigné, fut instruit de cet enchaînement des oeuvres divines: cette révélation le fit assister, pour ainsi dire, à six reprises différentes, aux harmonies de la création, et produisit ainsi comme une période de six jours, quoique ce soit le même jour qui contemple la création, telle qu'elle s'accomplit dans la puissance divine, telle ensuite qu'elle s'aperçoit dans les oeuvres de Dieu, et qui la ramène à sa fin, l'amour divin, établissant ainsi le soir, le matin, le midi, qui divisent chaque création, non d'après la chronologie, mais selon l'ordre qui préside à leur développement. Ce même jour reproduisit au point de vue intellectuel le repos que prit le Créateur après l'achèvement de toutes ses oeuvres, et qui, à ce titre, n'eut pas de soir, et il mérita d'être béni et sanctifié. Voilà pourquoi le nombre sept est en quelque sorte consacré au Saint-Esprit : l'Écriture le célèbre (1) ; l'Église s'en souvient.
16. C'est donc ici le livre des origines de la terre et des cieux, en ce sens que Dieu fit au commencement le ciel et la terre, comme une substance perfectible, qui devait, à son commandement, prendre des formes spéciales, et qui précéda ces modifications, non dans le temps,
1. Isa. XI, 2, 3.
mais en principe. Car, au moment qu'elle prit ses formes le jour naquit, et quand le jour naquit, Dieu fit le ciel et la terre, et la verdure des champs, avant qu'elle poussât sur la terre, et l'herbe des champs avant qu'elle prit naissance. Nous avons sur ce sujet développé notre pensée, sans préjudice des idées plus claires, plus conformes à la vérité, qui ont pu ou qui pourront être émises.
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CHAPITRE VI. PEUT-ON INFÉRER, DE CE QU'IL N'AVAIT POINT ENCORE
PLU SUR LA TERRE, QUE LA CRÉATION EST SIMULTANÉE ?
17. Quant au passage suivant: « car Dieu n'avait point encore fait tomber la pluie sur la terre et il n'y avait point d'homme pour cultiver la terre, » il est assez difficile d'en découvrir la signification et la portée. Ne dirait-on pas que si Dieu fit alors la végétation et les herbes avant qu'elles eussent poussé leur jet, c'est que la pluie n'était pas encore tombée sur la terre? S'il eût fait les herbes à la suite dé la pluie, elles auraient paru avoir ce phénomène plutôt que sa puissance pour cause. Mais ce qui vient à la suite de la pluie en a-t-il moins Dieu pour principe ? Comment entendre aussi qu'il n'y avait point d'homme pour travailler la terre? Dieu n'avait-il pas créé l'homme le sixième jour? Ne s'était-il pas reposé le septième de toutes ses oeuvres ? Ne faudrait-il voir dans ces paroles qu'un résumé de ce qui précède, par la raison qu'au moment où Dieu fit toute la verdure des champs et toutes les herbes, la pluie n'était point encore tombée, ni l'homme créé? Dieu en effet fit les plantes le troisième jour et l'homme le sixième. Mais, quand Dieu fit la verdure et les herbes avant qu'elles eussent poussé, non-seulement il n'y avait point d'hommes pour travailler le sol, mais il n'y avait pas même d'herbe, puisqu'elle fut créée, selon le témoignage de l'Écriture, avant de prendre naissance. Serait-ce que Dieu l'aurait faite le troisième jour, précisément parce qu'il n'existait pas encore d'homme dont le travail pût la faire naître? Mais que de plantes, que d'arbres naissent sur la terre grâce au travail de l'homme !
18. L'Écriture aurait-elle voulu signaler à la fois l'absence de la pluie et du travail de l'homme Car, sans aucun travail de l'homme, la pluie suffit parfois à faire pousser l'herbe; mais il y a aussi des herbages que la pluie, sans le concours de- l'homme, ne saurait produire. Ainsi (204) cette double cause est aujourd'hui nécessaire à la production générale des herbes, mais alors elle ne s'exerça pas : Dieu les créa par la puissance de son Verbe, en dehors de toute pluie comme de toute culture. Il les crée sans doute encore aujourd'hui, mais avec le concours de l'homme et de la pluie, « quoique celui qui plante et celui qui arrose ne soient rien, mais Dieu seul qui donné l'accroissement (1). »
19. Que signifie encore cette source qui jaillissait de la terre et qui en arrosait toute la surface ? Cette source jaillissait avec tant d'abondance, qu'elle aurait pu tenir lieu de pluie à toute la terre, comme fait le Nil en Égypte. Dès lors pourquoi citer comme un miracle que Dieu eût créé les herbes avant qu'il eût plu, quand la source qui inondait la terre produisait le même effet que la pluie? Lors même que l'herbe eût poussé moins haut, elle n'en aurait pas moins poussé. L'Écriture ici n'abaisserait-elle pas son langage jusqu'à la porté des faibles, selon sa coutume, tout en faisant entendre à 'ceux qui ont assez de force pour la pénétrer une vérité plus pro:onde ? Dans le passage qui précède, elle a parlé d'un jour pour nous révéler que Dieu fit un jour et qu'il créa le ciel et la terre quand ce jour fut fait: elle nous faisait ainsi concevoir, dans les limites de notre intelligence, que Dieu créa tout ensemble, quoique la période des six jours semble impliquer dés époques bien déterminées; de même ici, après avoir raconté que Dieu fit, en même temps que le ciel et la terre, toute la verdure des champs, avant qu'elle fût sur la terre, toutes les herbes, avant qu'elles eussent poussé, l'Écriture ajoute : « Dieu en effet n'avait point encore fait tomber la pluie sur la terre et il n'y avait point d'homme qui travaillât la terre; » elle semble nous dire Dieu n'a point alors fait les herbes comme il les créé aujourd'hui, avec le concours de la pluie et du travail de l'homme. Elles poussent aujourd'hui dans un certain intervalle dé temps; mais il n'en était pas de même au moment où Dieu créa du même coup tous les êtres, avec lesquels le temps a commencé.
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CHAPITRE VII. DE LA SOURCE QUI ARROSAIT LA SURFACE DE LA TERRE.
20. d' arrive à ce passage : « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute l'a surface. » Il
1. Cor. III, 7.
indique, selon moi, le moment où se forment, selon les progrès réguliers du temps, les êtres sortis de l'état primitif dans lequel toits avaient été créés. Il était naturel de commencer par l'élément où prennent naissance toutes les espèces d'animaux, d'herbes et d'arbres, pour se développer, dans le temps, selon les proportions qui leur sont assignées. En effet, les semences dont se forment et la chair et le bois sont des liqueurs et se développent dans un milieu liquide: elles renferment des éléments très-actifs et tirent une vertu inépuisable de ces oeuvres achevées dont Dieu se reposa le septième jour.
21. Mais quelle est cette source assez riche pour arroser toute la surface de la terre? C'est une question qui mérite d'être posée. Si elle a existé et qu'elle se soit cachée ou tarie, il faut en découvrir la raison : car, on ne voit plus de source qui arrose ta surface du globe. C'est peut-être par un juste châtiment du péché que cette source merveilleuse a cessé de jaillir, afin d'enlever au sol sa facile fécondité et d'augmenter les peines des hommes. L'esprit humain pourrait s'arrêter à cette conjecture, malgré le silence des livres saints, si une pensée ne s'offrait naturellement à l'esprit: c'est que le péché, qui condamna l'homme au travail, ne fut commis qu'après un séjour délicieux dans le Paradis. Or le Paradis possédait lui-même une source immense dont nous parlerons bientôt en détail; il en sortait, au langage de l'Écriture, quatre grands fleuves, connus des gentils. Où était donc cette source, où étaient ces fleuves, quand une source immense jaillissait dé la terre et suffisait pour en arroser la surface? Assurément un de ces fleuves, le Géon qui passe pour le Nil, n'arrosait point alors lEgypte, puisqu'une source unique jaillissait de la terre, et inondait non-seulement l'Egypte, mais encore la surface du globe.
22. Faut-il croire que Dieu voulut d'abord n'employer qu'une source d'eau immense pour arroser toute la terre, afin que les êtres, dont il avait déposé les germes dans l'eau, se fécondassent à l'aide de cet élément, et acquissent avec le temps un développement tel que le nombre des jours fût dans un juste rapport avec la variété des espèces ? Après avoir planté le Paradis aurait-il arrêté cette source pour multiplier les sources sur la terre, comme nous le voyons aujourd'hui ? De la source unique qui jaillissait:dans le Paradis, aurait-il fait sortir les quatre grands fleuves, afin que le reste de la terre, déjà (205) peuplé des êtres de diverses espèces qui se développaient dans la période du temps exigée par leur nature, fût pourvu de sources et de fleuves. à son tour; et le Paradis, ce parc choisi de Dieu, aurait-il eu le privilège de faire sortir de sa source quatre fleuves ? Est-il plus probable que l'unique source du Paradis avait d'abord un jet considérable et que Dieu s'en servit pour arroser toute la terre, afin de la féconder et de lui faire produire, dans une période de temps régulier, les espèces de plantes qu'il avait créées toutes ensemble; qu'ensuite il arrêta en ce lieu ce jet d'eau énorme, afin que les fleuves et les ruisseaux sortissent de différentes sources dans les différents contrées; et qu'enfin dans le pays même d'où elle jaillissait, au moment qu'elle n'arrosait plus la surface du globe, mais donnait seulement naissance à quatre fleuves, il planta le Paradis pour y placer l'homme ?
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CHAPITRE VIII. POURQUOI SUPPLÉER PAR DES CONJECTURES AU SILENCE
DES LIVRES SAINTS?
23. L'Écriture n'a pas exposé dans tous les détails les origines du temps au début de la création primitive, ni la suite des lois d'après lesquelles se développent les êtres qui furent créés d'abord, puis achevés le sixième jour : elle a raconté ces faits dans la mesure qu'il a plu au Saint-Esprit, lequel faisait écrire les évènements capables tout ensemble de révéler le passé et de figurer l'avenir. Conjecturons donc dans notre ignorance les faits que l'Esprit-Saint à négligés sciemment; et travaillons dans la mesure de nos forces et de la grâce que Dieu nous fait, à écarter la pensée qu'il y ait dans les saints Livres des absurdités et des contradictions qui, choquant le jugement du lecteur et lui faisant croire que les faits racontés par l'Écriture sont impossibles, le feraient renoncer à la foi où l'empêcheraient de l'embrasser.
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CHAPITRE IX. IL EST DIFFICILE DE CONCEVOIR UNE SOURCE CAPABLE D'ARROSER
LA TERRE ENTIÈRE.
24. Quand nous cherchons à comprendre dans quel sens l'Écriture a dit qu' « une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface, » il ne faut pas y voir pour cela un phénomène impossible : si notre explication renferme une impossibilité, qu'on en cherche soi-même une autre pour démontrer la véracité de l'Écriture, véracité incontestable, quand même elle ne serait pas démontrée. Si en effet on raisonne dans le but de la convaincre d'erreur, on ne dira soi-même rien de vrai sur la création et le gouvernement du monde, ou, si l'on rencontre la vérité, on taxera l'Écriture d'erreur sans la comprendre. Je suppose, par exemple, qu'on prétende ici qu'il était impossible qu'une source unique, si énorme qu'on voudra, suffit à arroser la terre entière, par la raison que, si elle n'arrosait pas les montagnes, elle n'arrosait pas toute la terre, et que si elle arrosait les montagnes, loin de porter avec elle la fécondité, elle exerçait les ravages d'un déluge par conséquent que la terre en cet état était une mer et n'était point encore distincte des eaux.
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CHAPITRE X. COMMENT PEUT-ON EXPLIQUER CE PHÉNOMÈNE?
25. On peut répondre que cette inondation pouvait être périodique, comme celle du Nil qui tour-à-tour couvre les plaines de l'Egypte et rentre dans son lit. Peut-être objectera-t-on quel la crue annuelle de ce fleuve tient aux pluies et aux neiges de je ne sais quelle contrée lointaine et inconnue, soit: mais que dire du flux et du reflux dans l'Océan, de la marée qui tour-à-tour découvre ou envahit certaines plages sur une longue étendue? Je ne parle pas de ces sources intermittentes qui, par un singulier phénomène, tantôt coulent avec une telle abondance, dit-on, qu'elles arrosent tout -un pays, tantôt laissent à sec les puits les plus profonds et fournissent à peine assez d'eau pour boire. Pourquoi donc trouverait-on étrange qu'un gouffre, soumis au flux et au reflux, ait arrosé la terre par une inondation périodique? D'ailleurs si l'Écriture, laissant de côté la mer dont les flots salés enveloppent évidemment le globe de leur immense ceinture, n'a voulu parler que des lacs intérieurs d'où sortent par des canaux souterrains ou des infiltrations les ruisseaux et les sources, pour s'échapper les uns sur un point, les autres sur un autre, et qu'elle ait compris dans ce gouffre immense, sous le nom d'une source unique, toutes les sources du globe, à cause de l'identité de leur nature; si, dis-je, on suppose que cette source jaillissait de la terre par les mille ouvertures des antres ou par les crevasses du sol, et que, se divisant en filets innombrables, elle se répandait sur la terre sans former une nappe d'eau comme la mer ou les (106) lacs, mais en courant, comme les rivières, dans un lit sinueux qu'elle franchissait pour inonder les alentours, pourra-t-on ne pas concevoir. un pareil phénomène, à moins d'avoir le travers d'un esprit pointilleux? Il est naturel de penser qu'il est dit de la terre quelle était arrosée sur toute sa surface comme on dit d'une robe à raies qu'elle est tout teinte, d'autant plus que la terre dans sa nouveauté, tout en étant accidentée, se composait probablement de vastes plaines où les eaux pouvaient courir et se répandre en liberté.
26. Qu'elle a été la grandeur de cette source ou comment s'est-elle multipliée? Est-ce parce qu'elle jaillissait quelque part d'un seul jet, ou qu'elle forme dans les profondeurs de la terre un vaste et unique réservoir, d'où s'échappent les eaux de tous les sources grandes et petites, que l'Ecriture a parlé d'une source qui sortait de la terre, en se partageant de tous tes côtés, et qui arrosait la surface du globe? Ou bien n'est-il pas plus probable que le singulier a été mis pour le pluriel, puisque le mot est employé sans indication de nombre: fons et non pas unus fons ; et qu'ainsi il faudrait entendre par là une multitude de sources qui arrosaient, sur différents points du globe, celles-ci une contrée, celles-là une autre; comme on dit le soldat pour désigner une armée, comme l'Ecriture elle-même signale parmi les plaies de l'Egypte la grenouille et la sauterelle (1), quoiqu'il y en eût un nombre incalculable? Le problème ainsi posé ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête plus longtemps.
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CHAPITRE XI. LACRÉATION FUT INSTANTANÉE, LE GOUVERNEMENT
DU MONDE NE PEUT L'ÊTRE.
27. Revenons donc avec une attention nouvelle à la théorie que nous avons déjà présentée, afin d'en vérifier l'exactitude dans tous les détails nous avons dit que Dieu, lorsqu'il créa primitivement les êtres et fit les oeuvres dont il se reposa le septième jour, n'agit pas de la même manière qu'il agit encore aujourd'hui en réglant l'ordre de l'univers. Alors, en effet, il créa tout à la fois sans le moindre intervalle dé temps: aujourd'hui il agit dans ces périodes régulières selon lesquelles les astres exécutent leurs mouvements d'orient en occident, le ciel passe de l'été à l'hiver, et les plantes, sous l'influence de la température, poussent,
1.Ps. CIV, 34.
croissent, verdissent et se dessèchent; chez les animaux mêmes la gestation et l'enfantement sont soumis à des époques fixes, et leur existence traverse différents âges avant d'atteindre la vieillesse et la mort. Or, quel est l'auteur de ces mouvements dans la nature, sinon Dieu, encore qu'il n'y soit pas soumis lui-même? Le temps, en effet, n'a pas de prise sur lui. L'Ecriture a donc distingué entre les oeuvres de Dieu, celles dont il se reposa le septième jour, et celles qu'il accomplit encore aujourd'hui: elle arrête son récit, pour avertir qu'elle a exposé les premières et qu'elle va expliquer les secondes dans leur ordre. «Voici, dit-elle, le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le ciel et la terre, toute la verdure des champs avant qu'il y en eût sur la terre, toutes «les herbes de la terre avant qu'elle eussent poussé. « Car Dieu n'avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n'y a point d'homme pour la travailler. » Ici commence l'exposition des nouveaux actes de Dieu: « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. » Cette source et les autres oeuvres dont parle désormais l'Ecriture, se font dans une durée successive, et non toutes ensemble.
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CHAPITRE XII. DU TRIPLE POINT DE VUE SOUS LEQUEL ON DOIT CONSIDÉRER
LES OEUVRES DE DIEU.
28. La création offre donc un point de vue tout différent, selon que l'on considère le type éternel des êtres dans le Verbe de Dieu, les ouvrages composés avant le repos du septième jour, enfin les mouvements que Dieu accomplit aujourd'hui encore dans l'univers. De ces trois ordres de choses, le dernier seul nous est découvert par les sens et par l'expérience. Quant aux deux autres, si élevés au-dessus du domaine des sens et des idées naturelles à l'esprit humain, il faut d'abord y croire sur l'autorité de la parole divine, puis, à l'aide de nos connaissances, chercher à les comprendre avec plus ou moins de succès, selon la portée de notre esprit et l'abondance des grâces divines.
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CHAPITRE XIII. AVANT D'ÊTRE CRÉÉS, TOUS LES ÉTRES
ÉTAIENT DANS LA SAGESSE DE DIEU.
29. Sur ces principes divins, immuables, éternels, que la Sagesse de Dieu, par qui tout a été fait, connaissait avant qu'ils eussent été .réalisés dans l'univers, l'Ecriture s'exprime en ces termes (207) : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était dès le commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui (1). » Or, l'extravagance peut-elle aller jusqu'à soutenir que Dieu n'a pas fait les choses qu'il connaissait? S'il les connaissait, où pouvait-il les connaître, sinon en lui-même, uni a son Verbe, par qui tout a été fait ? S'il les avait vues en dehors de lui, qui l'en aurait instruit? « Qui donc a connu les pensées du Seigneur? Qui l'a aidé de ses conseils? Qui lui a donné le premier et sera rétribué? Car, c'est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses (2). »
30. Du reste cette pensée est mise dans tout son jour parles paroles qui viennent immédiatement après: « Ce qui a été fait est vie en lui et la vie était la lumière des hommes (3). » En effet les êtres raisonnables, parmi lesquels se range l'homme fait à l'image de Dieu, ne trouvent leur véritable lumière que dans le Verbe, par qui tout a été fait, lorsque leur âme purifiée du péché et délivrée de l'erreur, est entrée en communication avec lui.
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CHAPITRE XIV. EXAMEN DU TEXTE : Quod factum est, in illo vita.
31. En lisant ce passage, gardons-nous de faire entrer . dans le premier membre de phrase les mots: « in illo, » et de réduire la proposition principale aux mots: « vita est », en d'autres termes, de ponctuer ainsi; quod factum est in illo, erat vita: ce qui a été fait en lui, était vie. Qu'y a-t-il donc qui n'ait été fait en lui quand le Psalmiste, après avoir cité plusieurs créatures même terrestres, s'écrie: « Vous avez tout fait dans votre Sagesse (4);» quand l'Apôtre nous apprend. « que toutes choses ont été crées en lui, celles qui sont au ciel comme celles qui sont, sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles (5) ? » En ponctuant ainsi, il faudrait admettre que la terre elle-même avec tout ce qu'elle contient est la vie. Or, s'il est absurde de prétendre que tout est vivant, combien l'est-il davantage de dire que tout est la vie, surtout au sens que l'Evangéliste précisé avec tant de rigueur, quand il ajoute: « Et la vie était la lumière des hommes ? » Coupons donc ce passage de façon à lire: « Ce qui a été fait, est la vie en lui; » c'est-à-dire, n'existe pas nécessairement et en soi, puisque l'être ne lui a été donné
1. Jean, I, 3, 4. 2. Rom. XI, 34-36. 3. Jean, I, 4. 4. Ps. CIII, 24. 5. Coloss. I. 1, 16.
que par la création, mais possède la vie par celui qui a connu tous les êtres, dont il est l'auteur, avant qu'il fussent formés, Dès lors cette vie n'est plus ici une existence contingente ; c'est la vie et la lumière des hommes, la Sagesse elle-même, le Verbe, Fils unique de Dieu. Le sens est le même que dans ce passage : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir en lui-même la vie (1).»
32. N'oublions pas d'ailleurs que des manuscrits plus corrects portent: « quod factum est, in illo vita erat, ce qui a été fait, était vie en lui; » et qu'il faut entendre les deux mots: « était la vie, » comme on entend: « au commencement était le «Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était « Dieu . » Donc, ce qui a été fait avait désormais la vie en lui; non la vie telle quelle, ce mot s'appliquant aux bêtes qui n'ont aucune communication avec la Sagesse, mais cette vie qui est la lumière des hommes. Les intelligences, en effet, quand elles ont été purifiées par sa grâce, peuvent jouir de cette vision sublime et béatifique, au delà de laquelle il n'y a plus rien.
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CHAPITRE XV. COMMENT LES CHOSES SONT-ELLES VIE EN DIEU?
33. Mais en supposant qu'il faille lire: « Ce qui a été fait, est vie en lui, » il nous reste à éclaircir comment ce qui a été fait est en lui vie. Or, c'est dans son essence qu'il a tout vu, quand il a tout fait, et il l'a fait comme il l'a vu; il ne voyait pas les êtres en dehors de lui; c'est en lui-même qu'il compta toutes les choses qu'il fit. Cette vue de la création n'était pas différente chez le Père et le Fils: elle était une comme leur substance. Voici comment la Sagesse elle-même, par qui tout a été créé, est dépeinte dans le livre de Job: « Mais d'où vient
donc la Sagesse? et quel est le lieu de l'intelligence ? Les mortels n'en connaissent pas le chemin et elle ne se trouve pas chez les hommes. » Un peu plus bas il ajoute: « Nous avons ouï sa gloire: le Seigneur nous a découvert le chemin de la Sagesse et il sait où elle est. C'est lui qui a achevé toute ce qui existe sous les cieux; il connaît tout ce que la terre contient, tout ce qu'il a fait. Il a pesé les vents, il a mesuré les eaux, quand il les fit, et comme il les a vus il les a comptés. (2) » Ces témoignages prouvent que les choses étaient connues du Créateur, avant d'être créées. Elles étaient d'autant plus parfaites dans l'intelligence
1. Jean V, 26. 2. Job, XXVIII, 12, 22-25.
208
divine, qu'elles y étaient plus conformes à la vérité éternelle et immuable. Il suffit sans doute de savoir ou du moins de croire fermement que Dieu a créé l'univers : cependant nul n'est assez dénué d'intelligence pour penser que Dieu ait fait des choses qu'il ne connaissait pas. Or, s'il connaissait les choses avant de les faire, elles étaient évidement connues de lui, avant d'être créées, selon le mode dont elles subsistent éternellement, invariablement, et qui les confond avec la vie elle-même : mais elles ont été créées selon le mode d'existence assigné à chaque être d'après son espèce.
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CHAPITRE XVI. DIEU EST PLUS FACILE A CONNAITRE QUE LES CRÉATURES.
34. Cet Etre éternel, immuable, ce Dieu qui existe par lui-même, comme il l'a révélé à Moïse en lui disant: « Je suis l'Être (1), » a sans doute une nature bien différente des créatures qu'il a faites; il possède en effet l'être véritable et par lui-même, en ce qu'il est toujours de la même manière, et que, loin de changer en acte, il ne peut changer même virtuellement; aucune de ses' créatures ne peut se produire ni subsister en possédant comme lui la plénitude de l'être: car il ne saurait les faire sans les connaître, ni les connaître sans les voir, ni les voir sans les contenir en lui: or, il ne peut contenir en lui-même des êtres qui ne sont pas encore formés, qu'autant qu'il ne l'est pas lui-même. Son essence ineffable ne peut se définir que grossièrement dans les langues humaines, à l'aide de termes empruntés aux idées de temps et d'espace, pour dépeindre Celui qui est avant l'espace et le temps. Cependant le Créateur est plus prés de nous qu'une foule de ses créatures. C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être (2); quant aux créatures, la plupart sont éloignées de notre raison par la distance même que la matière met entre les esprits et les corps; puis, notre raison elle-même est impuissante à voir au sein de Dieu les principes qui ont présidé a leur formation, et à découvrir ainsi, en dehors de l'expérience, leur nombre, leurs propriétés, leur grandeur véritable. Enfin, ils échappent même à nos sens, parce qu'ils sont trop loin ou que d'autres corps viennent se placer entre eux et nos organes, et nous empêchent de les voir ou de les toucher. Ainsi on les découvre avec
1. Exode, III, 14. 2. Act. XVII, 28.
plus de peine que leur auteur, et tout ensemble il y a un bonheur incomparablement plus élevé à voir d'un coup par le moindre rayon des perfections divines, qu'à embrasser dans sa science toutes les merveilles de l'univers. C'est donc avec raison que la Sagesse adresse ces reproches aux investigateurs du siècle: «Si leur génie, dit-elle, a été assez puissant pour pénétrer l'univers, comment n'en ont-ils pas découvert le Seigneur plus facilement encore? (1) » Nos yeux ne peuvent découvrir les fondements de la terre, mais Celui qui les a posés est tout près de notre intelligence.
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CHAPITRE XVII. DES EXPRESSIONS : AVANT LE SIÈCLE , DEPUIS LE
SIÈCLE, DANS LE SIÈCLE.
35. Considérons maintenant les êtres que Dieu a créés tous ensemble et les oeuvres dont il s'est reposé le septième jour : nous examinerons ensuite les oeuvres où son activité se fait sentir aujourd'hui encore. Pour lui, il existe avant tous les siècles; ce qui existe depuis le siècle, est ce qui existe depuis l'origine des siècles, comme le monde lui-même; et ce qui est dans le siècle désigne pour nous tout ce qui y naît. Aussi après avoir dit « Tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait, » l'Evangile ajoute un peu plus bas : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui (2). » Le monde est ici l'ouvrage dont l'Écriture a dit ailleurs : « O Dieu, vous avez fait le monde d'une matière sans forme (3). » Le monde est souvent appelé dans l'Écriture, comme nous l'avons remarqué, ciel et terre : c'est l'ouvrage que Dieu fit, lorsque le jour fut créé. Nous avons traité ce sujet avec tout le développement qu'il nous a paru comporter, cherchant à expliquer que, dans sa création primitive, le monde a dû s'achever en six jours avec tout ce qu'il contient, qu'en même temps il s'est fait avec le jour, et qu'ainsi tout concourt à prouver que Dieu a créé tout ensemble (4).
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CHAPITRE XVIII. DE L'IGNORANCE OU NOUS SOMMES D'UNE FOULE DE CRÉATURES.
COMMENT SONT-ELLES CONNUES DE DIEU ET DES ANGES ?
36. Il y a dans le monde une foule d'êtres que nous ne connaissons pas; les uns, comme les astres
1. Sag. XIII, 9. 2. Jean, I, 3, 10. 3. Sag. XI, 18. 4. Eccli, XVIII, 1.
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dans le ciel, sont trop éloignés pour ne pas échapper à nos regards; d'autres se trouvent dans des contrées peut-être inhabitables; enfin il y en a de cachés dans les abîmes de la mer ou dans les entrailles de la terre. Tous ces êtres n'avaient aucune existence avant d'êtres créés. Comment Dieu a-t-il connu ce qui n'était pas, ou réciproquement, comment a-t-il créé ce qu'il ne connaissait pas ? Or, il n'agit pas avec ignorance. Il a donc fait ce qu'il connaissait, et a connu les choses avant qu'elles fussent faites. Avant la création, les choses étaient et tout ensemble n'étaient pas; elles étaient dans l'intelligence divine, elles n'étaient pas dans leur nature. Il créa alors ce ,jour intelligent qui devait les connaître en Dieu et en elles-mêmes : en Dieu et ce fut comme le matin et le jour, en elles-mêmes et ce fat comme le soir. Quant à Dieu, je craindrais de dire qu'il vit autrement les choses, après leur création, que dans les idées qu'il devait réaliser, puisqu'il n'y à en lui ni changement ni ombre de vicissitudes (1) .
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CHAPITRE XIX. LES ANGES ONT CONNU DÈS L'ORIGINE DES SIÈCLES
. LE MYSTÈRE DU ROYAUME DES CIEUX.
37. Dieu n'a pas besoin de messagers pour être instruit et en quelque sorte informé dé ce qui se passe dans les parties les plus éloignées de la création : il connaît tout d'une manière simple et absolue par son intelligence infinie. S'il a des messagers; c'est dans leur intérêt et dans le nôtre obéir à Dieu, se tenir en sa présence, afin de lui demander ses desseins et ses ordres sur le monde, et d'exécuter ses commandements, c'est un bonheur auquel tend leur nature et pour lequel ils sont faits. Le mot Ange, emprunté au Grec, sert à désigner toute la cité céleste, dont la création est à nos yeux celle du premier jour.
38. Ils n'ont pas ignoré le mystère du royaume des cieux, qui nous a été révélé au temps marqué pour notre salut, et ils savent que délivrés un jour de cet exil, nous serons réunis à leurs churs. Il est impossible, en effet, qu'ils aient ignoré ce secret. Car, l'avènement de Celui qui -devait naître au temps marqué a été préparé par leur entremise, et avec la puissance du Médiateur , en d'autres termes (2), du Dieu qui est leur Seigneur et dans sa nature divine et dans sa nature humaine. L'Apôtre nous dit ailleurs :
1 Jacq. I, 17. 2. Rét. liv. 2. ch. 24, n. 3 ; Gal. III, 19.
« A moi qui suis le dernier. de tous les saints, a été donnée la grâce de publier parmi les Gentils les richesses incompréhensibles de Jésus-Christ, et d'éclairer tous les hommes sur la dispensation du mystère caché dès l'origine des siècles, dans le sein de Dieu; créateur de toutes choses, afin que les principautés et les puissances célestes connussent par l'Église la sagesse si diversifiée de Dieu, selon le décret éternel qu'il a exécuté en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). » Ainsi ce mystère avait été caché depuis l'origine des siècles, dans le sein de Dieu, de façon toutefois que l'Église devait révéler aux Principautés et aux Puissances la sagesse de Dieu sous ses formes si diverses. Au ciel est l'Église primitive à laquelle doit se réunir la nôtre après la résurrection, afin de nous rendre semblables aux anges (2). Ce mystère leur fat donc révélé dès l'origine des siècles : car tout. être créé n'existe que depuis l'origine des siècles et ne leur est pas antérieur. Les siècles commencent avec la créature et la créature avec les siècles, puisque l'origine de l'une est celle des autres. Le seul être engendré avant les siècles est le Fils unique par lequel ont été créé les siècles (3). Aussi la Sagesse dit-elle dans l'Écriture : « Il m'a établie avant tous les siècles (4); » et c'était afin de former tout par elle, suivant la parole : « Vous avez tout fait dans la Sagesse (5). »
39. Or les Anges découvrent ce mystère caché, non-seulement dans le sein de Dieu, mais encore au moment qu'il s'accomplit et se répand : le même Apôtre le témoigne en ces termes : « Et il est manifestement grand ce mystère de piété, qui s'est manifesté dans la chair, qui a été justifié par l'Esprit-Saint, dévoilé aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et élevé dans la gloire (6). » Ou je me trompe fort, ou l'unique raison qui fait dire. que Dieu connaît dans tel ou tel temps, est qu'il révèle les choses soit aux anges soit aux hommes. Cette figure de langage, qui consiste à prendre la cause pour l'effet, est très-fréquente dans l'Écriture; surtout quand on dit de Dieu des choses qui ne sauraient lui convenir au sens propre, d'après le cri de la vérité même qui dirige notre âme.
1. Ephés. III, 3, 11. 2. Matt. XXII, 30. 3. Héb. I, 9. 4. Prov. VIII 23. sel. LXX. 5. Ps. CIII, 24. 6. I Tim. III, 16.
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210
CHAPITRE XX. QUE DIEU AGIT AUJOURD'HUI MÊME.
40. Distinguons maintenant les oeuvres que Dieu fait encore, des oeuvres dont il s'est reposé le septième jour. Il y a en effet des philosophes qui pensent que Dieu s'est borné à créer le monde, que tout ensuite s'accomplit naturellement dans le monde, d'après l'ordre que Dieu y a établi, tandis qu'il demeure inactif. Cette opinion est réfutée par cette parole du Seigneur lui-même: « Mon Père agit encore aujourd'hui. » Et pour qu'on ne s'imagine pas que le Père agissait dans son Fils sans agir dans le monde, il ajoute : « Mon Père qui demeure en moi, accomplit ses oeuvres : et, le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît (1). » Cette activité ne produit pas seulement des miracles et de grands évènements : elle s'étend aux moindres phénomènes qui s'accomplissent ici-bas comme nous le dit l'Apôtre : « Insensé, le grain que tu jettes dans la terre, meurt avant de prendre une vie nouvelle; et ce que tu sèmes n'est pas le corps même qui doit venir. Ce n'est qu'un simple grain; comme celui du froment ou de tout autre plante. Dieu néanmoins lui donne un corps selon sa volonté, et à chaque semence son corps propre (2). » Croyons donc et comprenons même, si nous en sommes capables, que Dieu continue d'agir dans le monde, et que la création disparaîtrait, si le concours divin venait à lui manquer.
41. Une faut pas s'imaginer que Dieu aujourd'hui crée dans les êtres des espèces dont il n'aurait pas déposé les principes dans la création première : ce serait évidemment contredire l'Ecriture qui affirme qu'au sixième jour Dieu acheva tous ses ouvrages (3). Qu'il produise de nouvelles créatures, selon les lois qu'il a établies à l'origine, c'est un point incontestable : mais ce serait une erreur de croire qu'il crée des espèces nouvelles, puisqu'il atout achevé au sixième jour. Ainsi, sa puissance remue secrètement toute la Rature et en fait mouvoir tous les ressorts : les anges accomplissent ses ordres, les astres parcourent leurs orbites, les vents changent de direction, l'abîme se renouvelle par la chute des eaux et 1a formation des vapeurs dans l'atmosphère, les plantes se multiplient et développent leurs semences, les animaux se reproduisent et soutiennent
1. Jean, V, 17, 20, 21. 2. I Cor. XV, 36-38. 3. Gen. II, 2.
leur existence par la diversité de leurs instincts, les impies enfin peuvent éprouver quelque temps les justes : voilà comment Dieu déroule la suite des siècles qu'il avait pour ainsi dire enveloppée début dans la création. Les siècles ne sauraient en effet se développer avec leurs périodes régulières, si leur auteur cessait de les régir d'après les lois de sa Providence.
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CHAPITRE XXI. LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE TOUT.
42. Ce qui se forme et naît dans le temps, doit nous apprendre à quel point de vue nous devons tout envisager. Ce n'est point inutilement qu'il a été écrit de la Sagesse : « qu'elle se montre en riant à ceux qui l'aiment et qu'elle se présente dans sa providence universelle (1). » Gardons-nous donc d'écouter ceux qui prétendent que les régions supérieures de l'univers, en d'autres termes, celles qui commencent où finit notre atmosphère, sont seules gouvernées par la Providence, tandis que ces parties basses et humides de la terre, cette atmosphère épaisse où se condensent les émanations de la terre et des eaux, où s'élèvent les nuages et les tempêtes, n'obéissent qu'à, des mouvements irréguliers et pour ainsi dire au hasard. Le Psalmiste réfute ces philosophes dans le cantique où il invite d'abord les cieux à louer l'Eternel; puis s'adresse aux créatures des régions inférieures en ces termes : « Du milieu de la terre louez le Seigneur, dragons, abîmes, feu et grêle, neige et glace, vents et orages, qui exécutez sa parole (2). » En apparence c'est le hasard qui déchaîne les orages et les tempêtes, dont la fureur change, bouleverse cette atmosphère, que l'Ecriture appelle souvent du même nom que la terre - mais le Psalmiste, en ajoutant que ces éléments « exécutent la parole » de Dieu, montre clairement qu'il y règne un ordre établi par la souveraine Providence, et que l'harmonie universelle nous y échappe plutôt que d'en être absente. Eh quoi ! le Sauveur, en disant qu'un seul passereau ne tombe pas sur la terre sans la volonté de Dieu (3), que l'herbe des champs qui doit être jetée au feu est vêtue par Dieu même (4), n'affirme-t-il pas de sa propre bouche que les régions du monde assignées aux corps périssables et corruptibles, sont soumises au gouvernement de la Providence, que les plus
1. Sag. VI, 17. 2. Ps. CXLVIII, 7,8. 3. Matt. X, 29. 4. Ibid. VI, 30.
211
vils et les plus grossiers des atômes ne le sont pas moins?
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CHAPITRE XXII. PREUVES DU GOUVERNEMENT DE LA PROVIDENCE.
43. Si les philosophes qui nient cette vérité et ne veulent pas se rendre à l'autorité de l'Ecriture, si haute qu'elle soit, étudiaient cette partie de l'univers, où ils voient les aveugles mouvements du hasard plutôt que la direction d'une sagesse supérieure, en abusant, pour donner à leur thèse l'apparence d'une démonstration, de l'argument fondé sur les variations atmosphériques, ou même sur la disproportion qui règne ici-bas entre les mérites et le bonheur; s'ils examinaient la structure du corps des animaux et en voyaient l'ordre, non avec les yeux d'un médecin que son art oblige à désigner et à observer minutieusement les moindres organes, mais avec l'intelligence et le cur d'un homme ordinaire; ne s'écrieraient-ils pas que Dieu, principe de toute proportion, de toute symétrie, de tout équilibre, ne cesse pas même un instant de diriger la nature? N'est-ce pas le comble de la déraison et de l'extravagance, que de ne pas voir la direction de la Providence dans une partie de l'univers où les plus petits des êtres ont une organisation si belle, si parfaite, qu'une analyse un peu attentive inspire une admiration qui terrasse et qui confond? Si, d'autre part, l'âme est supérieure au corps par sa nature, y a-t-il rien de plus insensé, que de se figurer la Providence indifférente à la conduite des hommes, quand elle fait briller avec tant d'éclat sa sagesse dans la structure de leurs organes? D'où vient cette illusion ? C'est que les petites choses, étant à la portée de nos sens et faciles à découvrir, laissent apercevoir l'ordre de la nature; tandis que d'autres, dont l'ordre nous échappe, ne sont que confusion aux yeux des sensualistes, qui n'admettent rien au-delà du domaine de l'expérience, ou qui, s'ils admettent quelque chose, le conçoivent à l'image, de ce qu'ils voient d'ordinaire.
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CHAPITRE XXIII. COMMENT PEUT-ON CONCILIER LA SIMULTANÉITÉ
DE LA CRÉATION AVEC LE GOUVERNEMENT ACTUEL DE LA PROVIDENCE?
44. Pour nous, dont la divine Providence dirige les pas et qu'elle empêche de tomber dans lerreur, au moyen de la sainte Écriture, cherchons à pénétrer plus avant avec le secours divin, dans les oeuvres que Dieu créa toutes à la fois, lorsqu'il les acheva et qu'il se reposa, et qu'il produit aujourd'hui avec cette suite que comporte le temps, Considérons la beauté d'un arbre dans son tronc, ses rameaux, son feuillage, ses fruits. Cet arbre, avec ses proportions et ses propriétés, ne s'est pas, formé tout d'un coup, il s'est développé dans l'ordre que nous connaissons : il s'est épanoui sur une racine qu'un germe avait d'abord fixée dans le sol, puis cette tige a grandi et s'est organisée. Or, ce germe vient d'une semence; cette semence contenait donc toutes les parties de l'arbre, non en acte et avec leur grandeur naturelle, mais en puissance. Cette grandeur s'est formée sans doute avec les sucs féconds de la terre, mais elle n'en prouve que mieux la force supérieure et merveilleuse qui, renfermée dans une graine presque imperceptible, a transformé les sucs mêlés au sol environnant, comme une matière première, et leur a donné la solidité du bois avec la vertu de s'étendre en une foule de rameaux, avec la verdure et la variété des feuilles, la figure et le nombre des fruits, en un mot cette ordonnance admirable de toutes les parties qui composent.un arbre. Pourrait-il y naître une feuille, y pendre un fruit qui ne sorte du trésor mystérieux caché dans la semence ? Or, cette semence vient d'un autre arbre, lequel est sorti d'une autre semence; parfois aussi un arbre naît d'un arbre, quand on en sépare un rameau et qu'on le replante. Ainsi la, semence vient de l'arbre, et l'arbre de la semence ou de l'arbre même. La semence encore ne peut sortir d'une autre semence que par l'intermédiaire d'un arbre, tandis que l'arbre peut se reproduire sans semence. Ils sont donc réciproquement cause l'un de l'autre, et prennent également naissance dans la terre; et comme la terre n'en provient pas, elle leur sert d'élément primitif et générateur. Il en est de même des animaux: on peut douter si la semence vient d'eux-mêmes ou s'ils viennent de la semence; mais, quelle que soit la première de ces causes, toutes deux ont évidemment une origine commune dans la terre.
45. Ainsi donc une graine contient invisiblement toutes les parties qui, avec le temps, doivent former un arbre : il faut concevoir de la même manière que le monde, à l'instant où Dieu créa tous les êtres à la fois, renfermait (212) l'ensemble des êtres qui se firent en lui et avec lui, quand le jour fut fait; j'entends par là non-seulement le ciel avec le soleil, la lune, les astres qui exécutent leurs mouvements de rotation en restant toujours les mêmes, non-seulement la terre avec les abîmes qui, soumis à de brusques révolutions, forment la région inférieure et comme la seconde partie de l'univers, mais encore tous les êtres que la terre produisit virtuellement et en puissance, avant qu'ils naquissent, dans la suite des temps, en l'état où nous les voyons successivement apparaître à nos regards parmi les uvres que Dieu accomplit encore aujourd'hui.
46. « C'est donc là le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le jour et qu'il fit le, ciel et la terre, toute la verdure des champs, avant qu'elle existât sur la terre, et toute l'herbe des champs, avant qu'elle poussât. » Il n'agit point alors, comme aujourd'hui, avec le concours de la pluie et du travail des hommes, puisque « Dieu n'avait point encore fait tomber « la pluie sur la terre et qu'il n'existait pas d'homme pour la cultiver, » comme ajoute l'Écriture. Il créa tout ensemble et acheva son ouvrage en six jours, en faisant apparaître six fois, devant le jour qu'il avait fait, les êtres créés, non par une révolution de temps, mais par un enchaînement logique de cause à effet. Il se reposa de ses oeuvres le septième jour, et daigna révéler son repos et en faire un sujet d'allégresse : ainsi ce n'est point à propos d'un de ses ouvrages, mais de son repos même qu'il bénit et sanctifia le jour. Dès lors, sans créer aucun être, il gouverne et met en mouvement par sa Providence tout ce qu'il a fait du même coup : son activité est permanente, il se repose et agit tout ensemble, comme nous lavons exposé. Quant aux dernières uvres qu'il fait encore aujourd'hui et dont la suite doit se développer selon la marche du temps, l'Écriture en marque le début dans ce passage: « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. » Comme nous avons exposé nos idées sur ce sujet, il nous reste à poursuivre notre commentaire en ouvrant de nouvelles considérations.
LIVRE VI. LE CORPS HUMAIN
CHAPITRE PREMIER. LES MOTS: « DIEU FORMA L'HOMME DU LIMON DE LA TERRE » ONT-ILS TRAIT A LA FORMATION PRIMITIVE DE L'HOMME LE SIXIÈME JOUR, OU BIEN INDIQUENT-ILS UNE FORMATION POSTÉRIEURE ET SUCCESSIVE.
CHAPITRE II. VÉRIFICATION DE L'HYPOTHÈSE D'APRÈS L'ENSEMBLE DU PASSAGE DE L'ECRITURE.
CHAPITRE III. EXAMEN DU MÊME SUJET D'APRÈS D'AUTRES PASSAGES DE L'ECRITURE.
CHAPITRE IV. PLANTATION DU PARADIS TERRESTRE, AU MÊME POINT DE VUE.
CHAPITRE V. SUR LE MÊME SUJET.
CHAPITRE VI. L'AUTEUR FORMULE SON OPINION AVEC TOUTE LA NETTETÉ DONT IL EST CAPABLE, DE PEUR D'ÊTRE MAL COMPRIS.
CHAPITRE VII. L'AME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT LE CORPS CHEZ L'HOMME? IMPOSSIBILITÉ D'UNE PAREILLE HYPOTHÈSE.
CHAPITRE VIII. COMMENT CONCEVOIR QUE DIEU AIT TENU UN DISCOURS A L'HOMME LE SIXIÈME JOUR?
CHAPITRE IX. COMMENT DIEU CONNUT-IL JÉRÉMIE AVANT QU'IL FUT FORMÉ DANS LE SEIN DE SA MÈRE? MÉRITE OU DÉMÉRITE DES HOMMES AVANT LEUR NAISSANCE.
CHAPITRE X. DE L'EXISTENCE SOUS SES DIFFÉRENTS MODES.
CHAPITRE XI. COMMENT LES OEUVRES DIVINES AU 6e JOUR SONT-ELLES A LA FOIS COMPLÈTES ET INACHEVÉES
LE CHAPITRE XII. LA CRÉATION DE L'HOMME A-T-ELLE ÉTÉ SPÉCIALE!
CHAPITRE XIII. DE L'AGE ET DE LA TAILLE D'ADAM, QUAND IL FUT FORMÉ.
CHAPITRE XIV. DES CAUSES DÉPOSÉES DANS LE MONDE A SON ORIGINE.
CHAPITRE XV. LA FORMATION DE L'HOMME FUT LA CONSÉQUENCE DES CAUSES PRIMITIVES OU IL ÉTAIT CONTENU.
CHAPITRE XVI. UN ÊTRE POSSIBLE PAR ESSENCE NE PEUT EXISTER QUE. PAR LA VOLONTÉ DE DIEU.
CHAPITRE VII. DES CHOSES FUTURES . QUELLES SONT CELLES QUI DOIVENT SE RÉALISER
CHAPITRE XVIII. QUE LA FORMATION D'ADAM NE FUT POINT EN DEHORS DES CAUSES PRIMORDIALES.
CHAPITRE XIX. LE CORPS D'ADAM,TEL QUE DIEU LE FORMA, N'ÉTAIT PAS SPIRITUEL, MAIS ANIMAL.
CHAPITRE XX. FORMÉ D'ABORD AVEC UN CORPS ANIMAL, ADAM A-T-IL REVÊTU UN CORPS SPIRITUEL DANS LE PARADIS?
CHAPITRE XXI. RÉPUTATION DE CETTE HYPOTHÈSE.
CHAPITRE XXII. ON NE PEUT SOUTENIR QU'ADAM APRÈS LE PÉCHÉ A ÉTÉ CONDAMNÉ A LA MORT DE LAME PLUTOT QU'A CELLE DU CORPS.
CHAPITRE XXIII. NOUVELLE RÉPUTATION DE L'HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE.
CHAPITRE XXIV. COMMENT L'HOMME EN SE RÉGÉNÉRANT RECOUVRE-T-IL LE PRIVILÈGE PERDU PAR ADAM?
CHAPITRE XXV. LE CORPS D'ADAM ÉTAIT A LA FOIS MORTEL ET IMMORTEL.
CHAPITRE XXVI. DIFFÉRENCE DU CORPS D'ADAM AU NOTRE.
CHAPITRE XXVII. COMMENT POUVONS-NOUS RETROUVER LES PRIVILÈGES QU'ADAM A PERDUS?
CHAPITRE XXVIII. ADAM, QUOIQUE SPIRITUEL A L'EXTÉRIEUR, EUT UN CORPS ANIMAL, MÊME DANS LE PARADIS.
CHAPITRE XXIX. SUJET DU LIVRE SUIVANT.
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CHAPITRE PREMIER. LES MOTS: « DIEU FORMA L'HOMME DU LIMON DE LA
TERRE » ONT-ILS TRAIT A LA FORMATION PRIMITIVE DE L'HOMME LE SIXIÈME
JOUR, OU BIEN INDIQUENT-ILS UNE FORMATION POSTÉRIEURE ET SUCCESSIVE.
1. « Et Dieu fit l'homme du limon de la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie, et l'homme devint un âme vivante (1), » La première question qui se présente est de voir si l'Écriture reprend son récit, pour expliquer, la formation de l'homme dont elle a raconté la création au sixième jour, ou si Dieu ne fit pas l'homme en principe, quand il créa tout à la fois, comme il fit l'herbe de la terre avant qu'elle
1. Gen. II, 7.
eût poussé : dans ce cas, l'homme fait comme en germe dans les profondeurs de la nature, ainsi que, tous les êtres créés ensemble à linstant où naquit le jour, aurait pris avec le temps ces formes sous lesquelles aujourd'hui il passe sa vie dans la pratique du bien ou du mal, de la même façon que l'herbe, faite avant d'avoir poussé sur là terre, se développa avec le temps et sous l'influence des eaux de la source.
2. Discutons d'abord la première hypothèse. Il serait possible que l'homme eût été fait lé sixième jour, suivant la même loi que le jour primitif, le firmament, la terre et la mer. On ne saurait dire en effet que ces ouvrages étaient formés en puissance dans quelque création primordiale, et que s'étant développés avec le temps, ils sont apparus pour composer l'édifice de (213) l'univers : c'est à l'origine des temps, quand se fit le jour, que fut créé le monde et que furent déposés à la fois dans ses éléments les,germes dont les plantes ou les animaux devaient sortir dans la suite des temps. Car, il ne faut pas croire que les astres mêmes aient été d'abord virtuellement créés dans les éléments de l'univers, pour se composer avec le temps, et apparaître enfin tels qu'ils brillent dans les cieux : tout a été créé ensemble dans la période marquée par le nombre parfait six, au moment où le jour se fit. L'homme fut-il donc créé comme eux dans sa grandeur naturelle, tel qu'il vit, et qu'il pratique le bien ou le mal ? Ou bien aurait-il été formé en puissance, comme l'herbe des champs, pour naître plus tard et devenir avec le temps l'être qui fut formé de la poussière?
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CHAPITRE II. VÉRIFICATION DE L'HYPOTHÈSE D'APRÈS
L'ENSEMBLE DU PASSAGE DE L'ECRITURE.
3. Admettons comme vrai que l'homme fut formé au sixième jour du limon de la terre dans sa perfection naturelle, et que l'Écriture comble cette lacune en reprenant son récit. Voyons donc s'il y a accord entre elle et notre opinion. Dans le récit du sixième jour, elle s'exprime ainsi : « Et Dieu dit : faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; et qu'il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les animaux domestiques, sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe sur la terre. Et Dieu créa l'homme : il le créa à l'image de Dieu; il le créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit et leur dit: Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et assujettissez-la; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (1). » Par conséquent l'homme était déjà formé de la poussière, la femme avait déjà été formée d'une de ses côtes pendant son sommeil; mais ces uvres n'avaient point été décrites alors dans l'Écriture, et elle revient sur son récit pour le compléter. Le sixième jour en effet, Dieu, loin de créer l'homme, en laissant a la femme le temps nécessaire pour naître, « créa l'homme et le créa mâle et femelle: et il les bénit. » Mais alors comment la femme fut-elle créée pour lui, lorsqu'il eut.été déjà placé dans
1. Gen. I, 26-28.
le Paradis? Y aurait-il encore là une omission que répare l'Écriture? C'est le même sixième jour, en effet, que le Paradis fut planté, que l'homme y fut établi, puis endormi pour que fa femme fût formée, enfin qu'il s'éveilla et lui donna le nom d'Eve. Or tout cela ne peut se faire que successivement ; ces uvres sont donc distinctes de la création où tout fut simultané.
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CHAPITRE III. EXAMEN DU MÊME SUJET D'APRÈS D'AUTRES PASSAGES
DE L'ECRITURE.
4. Supposé que Dieu ait composé cet ouvrage en même temps que tous les autres, avec une facilité aussi grande qu'on voudra; il n'est pas moins certain que les paroles exigent une certain temps pour sortir de la bouche d'un homme. Quand donc nous entendons l'homme donner un nom aux animaux, à sa femme et ajouter même « C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère et s'unira à sa femme, et ils ne formeront qu'une même chair (1), » quels que soient les sons qu'il ait fait entendre, il n'a pu prononcer deux syllabes en une seule émission de voix : à plus forte raison tous ces évènements n'ont-ils pu s'accomplir à la fois, au moment où la création se fit dans son ensemble. Alors de deux choses l'une : ou toutes les choses n'ont point été faites simultanément à l'origine des siècles, et par conséquent ont été créées dans des périodes successives et régulières, quand le jour primitif, phénomène physique et non intellectuel, ramenait le soir et le matin, soit par une mystérieuse révolution de la lumière, soit par la contraction et la dilatation des rayons lumineux; ou bien l'on regarde comme plausible, d'après les raisons ci-dessus développées, l'opinion que le jour transcendental et primitif fut une lumière toute spirituelle, appelée jour, et initiée successivement aux mystères de la création, dans un ordre logique représenté par le nombre six; on trouve cette opinion conforme aux paroles qu'ajoute l'Écriture : « Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre, et toute la verdure des champs avant qu'elle poussât sur la terre, et l'herbe des champs avant qu'elle prit naissance (2); enfin, on en voit la confirmation dans cet autre témoignage des livres saints : « Celui qui vit à jamais, a tout créé en même temps (3); »dans ce cas, il est incontestable que la formation de
1. Gen. II, 24. 2. Ibid. 4, 6. 3 Eccli. XVIII, 1.
214
l'homme tiré du limon de la terre, et celle de la femme, tirée d'une de ses côtes, se rattachent non à la création universelle et simultanée après laquelle Dieu se reposa, mais aux oeuvres qu'aujourd'hui encore Dieu accomplit dans la suite des siècles.
5. Ajoutons que les termes mêmes du récit où Dieu plante le Paradis, y place l'homme, son ouvrage, lui amène les animaux afin qu'il leur donne un nom, et ne trouvant point d'aide pour Adam qui fût semblable à lui, tire d'une de ses côtes et forme la femme, témoignent bien clairement que tous ces actes se rattachent, non aux oeuvres dont il se reposa le septième jour, ruais à celles qu'il produit dans le cours du temps. Voici, en effet, comment l'Écriture raconte que le Paradis fut planté : « Dieu planta un jardin en Éden du côté de l'Orient et y plaça l'homme qu'il avait formé : et Dieu fit sortir ensuite de la terre toutes sortes d'arbres agréables à la vue et offrant des fruits exquis (1). »
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CHAPITRE IV. PLANTATION DU PARADIS TERRESTRE, AU MÊME POINT DE
VUE.
Les mots : « Dieu fit aussi sortir de la terre toutes sortes d'arbres agréables à la vue, » révèlent clairement que Dieu fit alors sortir des arbres de la terre d'une manière toute différente qu'au troisième jour, quand la terre produisit les herbes avec leurs semences, selon leur espèce, et les arbres fruitiers, également selon leur espèce. Les expressions ejecit adhuc signifient qu'il fit naître ces arbres et ces herbes en sus de ceux qu'il avait d'abord créés : en effet les premiers avaient été formés virtuellement et en puissance dans cette création simultanée, après laquelle Dieu se reposa au septième jour; les seconds apparurent réellement par un de ces actes que Dieu accomplit dans la suite des temps et qu'il exécute encore aujourd'hui.
6. On m'objectera peut-être que toutes les espèces d'arbres ne furent pas créées le troisième jour et que quelques-unes furent réservées pour le sixième, époque à laquelle l'homme fut créé et mis dans le Paradis. Mais l'Écriture énumère fort clairement les êtres créés le sixième jour, c'est-à-dire, les animaux selon leurs espèces, quadrupèdes, reptiles et bêtes, et l'homme créé mâle et femelle à l'image de Dieu. L'Écriture, après
1. Gen, II, 8,9.
avoir dit le jour où l'homme fut créé, a pu laisser de côté sa formation et celle de la femme, pour revenir ; lus tard sur son récit et le compléter : mais elle n'a oublié aucune espèce de créatures, soit en exprimant le commandement divin, fiat, faciamus; soit en écrivant ses résultats, sic est factum, fecit Deus. Et en effet la distinction si exacte des oeuvres divines jour par jour deviendrait inutile, si les époques prêtaient même à une ombre de confusion, et qu'il fallût croire qu'après la création des plantes et des arbres, renfermée toute entière dans le troisième joui, certaines espèces furent créées le sixième, sans que l'Écriture en ait parlé.
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CHAPITRE V. SUR LE MÊME SUJET.
7. En dernier lieu. que répondrons-nous à propos des bêtes des champs, et des oiseaux du ciel que Dieu fit venir devant Adam, afin qu'il vit comment il les nommerait? Voici les termes de l'Écriture : « Et le Seigneur Dieu dit : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui un aide semblable à lui. Et Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux des cieux ; puis il les fit venir devant Adam, afin qu'il vît comment il les nommerait : et le nom qu'Adam, donna à tout animal vivant est son nom. Et Adam donna leurs noms à tous les animaux domestiques, aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs; mais il ne se trouvait point pour Adam, d'aide qui fût semblable à lui. Et Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam, et il s'endormit; et Dieu prit une de ses côtes et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise à Adam. (1). » Si donc Dieu tira des côtes de l'homme un être semblable à lui pour l'aider, après qu'il n'eut point trouvé d'aide qui lui ressemblât parmi les animaux domestiques, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel; si d'autre part, la formation de la femme n'eut lieu qu'après que Dieu eut formé de la terre d'autres animaux et d'autres oiseaux, et qu'il les eut fait venir devant Adam; comment concevoir que cet acte se soit accompli le sixième jour? La terre n'a-t-elle pas produit ce jour-là même les animaux, à la parole de Dieu? Les eaux n'ont-elles pas produit, le cinquième jour, les oiseaux du
1. Gen. II, 18-22.
215
ciel, au commandement de Dieu? On n'aurait donc pas dit que « Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux, » si l'on n'avait voulu exprimer que la terre avait déjà produit toutes les bêtes des champs le sixième jour, et que le cinquième les eaux avaient également produit tous les oiseaux. Il y eut donc une double création, l'une en principe et en puissance, comme il convenait à l'uvre où Dieu créait tout à la fois, et dont il se reposa le septième jour, l'autre effective et successive qu'il continue encore aujourd'hui. Par conséquent, ce fut durant un de ces j ours produits par la révolution du soleil et semblables aux nôtres qu'Eve fut tirée de la côte de l'homme. A cette époque, en effet, Dieu forma de la terre d'autres oiseaux, d'autres animaux, et ce fut après n'avoir trouvé parmi eux aucun être semblable à Adam, et capable de l'aider, qu'il fit la femme. C'est à la même époque encore qu'il fit l'homme du limon de la terre.
8. Qu'on ne dise pas que l'homme fut créé mâle le sixième jour, femelle les jours suivants l'Ecriture déclare expressément que « le sixième jour Dieu créa l'homme mâle et femelle et les bénit. » Ce fut donc encore une double création : l'une virtuelle. et comme un germe déposé dans le monde par la parole de Dieu, lorsqu'il fit à la fois les uvres dont il se reposa le septième jour, et qui devaient être le principe de toutes les créatures appelées à naître chacune en son temps dans la suite des siècles; l'autre, analogue à celle d'aujourd'hui par laquelle Dieu opère dans le temps, le moment étant venu où Adam devait se former du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes.
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CHAPITRE VI. L'AUTEUR FORMULE SON OPINION AVEC TOUTE LA NETTETÉ
DONT IL EST CAPABLE, DE PEUR D'ÊTRE MAL COMPRIS.
9. En faisant deux classes des oeuvres divines, et en les rattachant, les unes à ces jours invisibles où il créa tout ensemble; les autres, aux siècles qui en naquirent, et dans la suite -desquels -il fait journellement sortir les êtres des germes primitifs où ils sont comme enveloppés, j'aurai eu beau suivre avec discrétion et sans inconséquence les paroles de l'Ecriture qui seules m'ont conduit à faire cette distinction, je n'en dois pas moins prendre garde d'être mal compris en un sujet difficile à saisir, et dont les esprits lents sont incapables d'atteindre la hauteur, et j'ai à craindre de me voir prêter des pensées ou des paroles auxquelles j'ai la conscience de n'avoir jamais songé. Quelque attention que j'aie mise, dans les développements qui précèdent, à prévenir toute confusion dans l'esprit des lecteurs, je suis bien convaincu qu'une foule d'entre eux, loin d'y voir clair, s'imaginent que, dans la création simultanée, l'homme reçut la vie et fut capable de discerner, de comprendre et de saisir la parole divine : « Voici que je vous ai donné toute herbe portant semence. » Qu'on veuille bien ne me prêter ni une pareille idée, ni un pareil langage.
10. En revanche, si je prétends que, dans la création primitive et simultanée, l'homme, loin d'avoir atteint le développement de l'âge mur, était moins qu'un enfant qui vient de naître, moins qu'un embryon dans le sein maternel, moins que le germe visible dont il naît, on pensera peut-être que c'est un rêve de métaphysicien. Qu'on revienne alors à l'Ecriture : on y verra que le sixième jour l'homme fut créé à l'image de Dieu, et créé mâle et femelle. Qu'on poursuive et qu'on demande à quelle époque fût formée la femme; on trouvera qu'elle fut formée en dehors des six jours : car, elle fut faite à l'époque où Dieu fit produire, à la terre de nouvelles bêtes des champs, d'autres oiseaux du ciel; et non au moment où les eaux produisirent les oiseaux, et la terre, les animaux vivants auxquels se rattachent les bêtes des champs. Or, c'est à cette dernière époque que l'homme fut créé mâle, et femelle : l'homme fut donc créé à deux moments différents. On ne saurait dire en effet qu'il fut créé lé sixième jour et qu'il ne le fut pas ensuite, ou, réciproquement, que les uns furent créés le sixième jour, les autres plus tard : il n'y eut qu'un seul couple créé à deux époques différentes. Par quel secret, me demandera-t-on? Je répondrai que l'homme ne reçut qu'après le sixième jour cette forme visible et cette organisation particulière à l'espèce humaine et que le premier couple naquit sans parents, l'homme du limon de la terre, la femme de ses côtes. Et comment y étaient-ils contenus dira-t-on? Virtuellement, répondrai-je, en puissance; bref, ils naquirent selon la loi qui d'un être possible fait un être réel.
11. On ne me comprendra peut-être plus; car je fais abstraction de toute idée physique, je (216) dépouille les semences elles-mêmes de toute étendue. L'homme n'était pas même un raccourci d'atôme, lorsqu'il fut fait dans la création des six jours. La semence fournit une métaphore assez heureuse pour faire comprendre cette idée, parce que les êtres qui doivent en sortir plus tard y sont virtuellement contenus; mais avant les semences matérielles, il y a les causes, les principes invisibles : c'est le point délicat à saisir. Que faire donc? Une seule chose: avertir de s'attacher fidèlement à l'Ecriture et de croire, d'abord, que l'homme l'ut créé quand Dieu fit avec le jour le ciel et la terre, puisque l'Ecriture dit ailleurs : « Celui qui vit à jamais a tout fait en même temps (1); » ensuite, qu'à l'époque où Dieu après avoir créé tous les êtres à la fois les produisit régulièrement dans la suite des temps, il forma l'homme du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes : car, on ne saurait dire ni qu'ils ont été formés ainsi le sixième jour, ni qu'ils n'aient pas été formés du tout le sixième jour, l'Ecriture ne le permet pas.
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CHAPITRE VII. L'AME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT
LE CORPS CHEZ L'HOMME? IMPOSSIBILITÉ D'UNE PAREILLE HYPOTHÈSE.
42. Mais peut-être que les âmes. seules ont été créées le sixième jour, puisque l'image de Dieu réside dans l'âme même, tandis que la formation des corps aurait été ajournée. C'est une hypothèse à laquelle l'Ecriture encore ne permet pas de s'arrêter. D"abord, tous les ouvrages divins furent achevés alors : or, je ne vois pas comment on pourrait concevoir cet achèvement, si un être eût été créé sans contenir la cause des développements qu'il devait prendre plus tard. Ensuite, la distinction des sexes ne peut exister que pour les corps. Dira-t-on que l'intelligence et l'action doivent être considérées comme deux sexes dans l'âme? Soit; mais comment alors concevoir que ce jour-là même, Dieu leur donna pour aliments les fruits des arbres, cette nourriture n'étant appropriée qu'à un homme pourvu d'organes? Si on y voit une allégorie, on oublie que dans ces sortes de récits la réalité des faits doit être avant tout et par toutes sortes de preuves établie comme fondement.
1. Eccli. XVIII,1.
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CHAPITRE VIII. COMMENT CONCEVOIR QUE DIEU AIT TENU UN DISCOURS A L'HOMME
LE SIXIÈME JOUR?
13. Et comment, va-t-on dire, Dieu adressait-il un discours à ceux qui ne pouvaient encore ni entendre ni concevoir, en l'absence de tout être capable d'accueillir ses paroles? Je pourrais répondre que Dieu leur a parlé, au même titre que Jésus-Christ s'est adressé à nous longtemps avant notre naissance, et non-seulement à nous, mais encore à tous ceux qui naîtront après nous. Il parlait en effet à tous les fidèles qu'il voyait dans l'avenir, lorsqu'il disait : « Voilà « que je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle (1). » C'est encore ainsi qu'était connu de Dieu le prophète à qui il disait : « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais (2); » que Lévi, qui reçoit la dîme, l'avait en quelque sorte payée dans la personne d'Abraham, son aïeul (3). Pourquoi donc Dieu n'aurait-il pas également vu Abraham dans Adam, et Adam, dans les êtres qu'il créa tous à la fois? Sans doute les paroles du Seigneur prononcées par l'organe de sa créature, par la bouche de ses prophètes, exigent une voix pour se faire entendre et chaque syllabe se produit dans un intervalle de temps; il n'en était pas de même quand Dieu disait : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance et qu'il domine sur le poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, les animaux domestiques et les reptiles de la terre; » ou encore : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la à votre empire; » ou bien : « Je vous ai donné toute herbe qui porte semence, tout arbre fruitier avec sa semence : ce sera votre nourriture (4). » La parole, antérieure à toute vibration de l'air, à toute voix échappée d'une nue ou sortie d'une bouche humaine, se prononçait dans la Sagesse souveraine par qui tout a été fait : elle ne retentissait pas aux oreilles, elle déposait dans les êtres créés les principes des êtres à venir; elle formait avec une puissance infinie les êtres destinés à voir le jour; quant à l'homme qui devait se former au moment marqué, elle le créait à l'origine, et pour ainsi dire l'entait sur la racine des temps, quand elle établissait, quoique antérieur à tous les siècles,
1. Matt. XXVIII, 20. 2. Jérem. I, 5. 3. Hébr. VII, 9, 10. 4. Gen. I, 26-89.
217
le principe qui devait ouvrir la marche des siècles. Les créatures se précèdent, tantôt en date, tantôt comme causes : Dieu ne dépasse pas seulement ses créatures par la puissance souveraine qui en fait le Créateur des causes mêmes, il les précède de toute son éternité. Mais ces réflexions seront peut-être mieux appelées par d'autres passages de l'Écriture.
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CHAPITRE IX. COMMENT DIEU CONNUT-IL JÉRÉMIE AVANT QU'IL
FUT FORMÉ DANS LE SEIN DE SA MÈRE? MÉRITE OU DÉMÉRITE
DES HOMMES AVANT LEUR NAISSANCE.
14. Achevons nos considérations sur l'homme, en gardant une juste mesure et en portant, dans l'examen des passages les plus profonds de l'Ecriture, un esprit de sage recherche plutôt qu'une présomption tranchante. Que Dieu ait connu Jérémie avant de le former dans le sein de sa mère, on ne saurait en douter sans impiété, puisque l'Écriture l'affirme en termes exprès. Mais où l'a-t-il connu avant de le former dans le sein maternel ?C'est une vérité qu'il est difficile et peut-être impossible à notre faiblesse d'atteindre. Est-ce dans des causes prochaines, comme il connut dans la personne d'Abraham que Lévi avait payé la dîme ? Est-ce dans Adam, le principe et comme la tige de tous les hommes? En adoptant cette dernière opinion, serait-ce dans Adam lorsqu'il fut formé du limon de la terre, ou lorsqu'il n'existait qu'en puissance parmi les causes qui furent créées toutes ensemble ? Ne serait-ce pas antérieurement à tous les êtres, de la même manière qu'il a choisi et prédestiné ses saints avant la création du monde (1) ? Ne serait-ce pas plutôt dans la série des causes antérieures que je viens d'énumérer ou que j'ai pu oublier? On ne doit pas, ce me semble, approfondir trop rigoureusement cette question, pourvu qu'on admette ce point incontestable que Jérémie, du moment qu'il reçut le jour, eut une existence personnelle, se développa avec l'âge et devint capable de faire lé bien comme d'éviter le mal, et qu'il n'avait pas cette faculté, non-seulement avant d'être formé dans le sein de sa mère, mais encore à l'époque où il était déjà formé sans avoir vu la lumière. La décision de l'Apôtre sur les jumeaux que Rebecca portait dans son sein ne souffre aucun doute: avant de naître, « ils n'avaient fait ni bien ni mal (2). »
1. Ephès. I, 4. 2. Rom. IX, 11.
15. Cependant il n'a pas été écrit en vain que l'enfant, n'eût-il vécu qu'un jour sur la terre, n'est pas pur de tout péché (1) : le Psalmiste a dit avec vérité « qu'il a été conçu dans l'iniquité et que sa mère l'a nourri dans ses entrailles au milieu des péchés (2) ; » il est également écrit que «tous les hommes ont péché et meurent en Adam (3). » Attachons-nous donc à cette vérité incontestable que, malgré les, mérites qui passent des pères à leurs descendants, malgré la grâce qui peut sanctifier un homme avant sa naissance il n'y a point d'injustice de la part de Dieu et qu'aucun acte en bien ou en mal ne peut être personnel avant la naissance par conséquent, que le système particulier d'après lequel les âmes ont plus ou moins commis de fautes dans une vie antérieure, et, selon l'étendue de leurs péchés, ont été unies à différents corps, est en contradiction avec la parole si formelle de l'Apôtre, que les fils de Rebecca ne firent, avant leur naissance, aucun acte bon ou mauvais.
16. Ici se pose la question, que nous aurons à reprendre plus tard, de savoir comment le genre humain, en se répandant sur la terre, a contracté le péché de nos premiers parents qui existent d'abord seuls: quant à eux, ils n'ont pu subir les suites d'aucune transgression, avant d'être formés du limon de la terre et de recevoir la vie au moment marqué; c'est un point qui ne doit pas même être discuté. De même en effet que nous n'aurions aucun motif de dire qu'Esaü et Jacob, incapables, suivant l'Apôtre, d'avoir agi en bien ou en mal avant leur naissance (4), avaient hérité des vertus ou des fautes de leurs parents, si leurs parents n'avaient eux-mêmes fait ni bien ni mal, ou que le genre humain avait péché en Adam, si Adam lui-même n'eût péché, ce qui aurait été impossible, s'il n'avait reçu avec la vie la liberté de faire le bien et le mal; de même nous chercherions en vain comment Adam pouvait être criminel ou innocent, lorsqu'il était créé en principe dans l'ensemble des causés personnelles et n'était point renfermé dans des parents qui eussent vécu d'une vie ,propre. En effet, dans la création primitive et simultanée, l'homme fut formé comme un être possible, c'est-à-dire, dans le principe dont il devait sortir, et non avec l'existence effective qu'il mena plus tard.
1. Job. XIV, Sel. LXX. 2. Ps. L, 7. 3. Rom. V, 12. 4. Ib. IX, 11.
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CHAPITRE X. DE L'EXISTENCE SOUS SES DIFFÉRENTS MODES.
17. Mais les choses ont un existence fort différente dans le Verbe de Dieu, où elles n'ont point été créées et sont éternelles dans les éléments primordiaux de la création, où tout ce qui devait existera été créé simultanément en principe; dans les êtres qui sortent de ces causes primitives, au moment marqué, tels qu'Adam, lorsqu'il fut formé du limon de la terre et animé parle souffle divin,ou l'herbe, quand elle poussa sur la terre; enfin dans les semences où semblent se renouveler les causes primordiales que reproduisent les êtres même sortis de ces causes : c'est ainsi que l'herbe vient de la terre et la semence de l'herbe. De tous ces êtres celui qui est arrivé à l'existence apparaît avec les modifications qui composent la vie, et qui sont le développement effectif dans une substance réelle des causes secrètes, virtuellement contenues dans toute créature : telle fut l'herbe, après avoir poussé sur la terre, tel fut l'homme formé en être vivant, et, en un mot, les animaux ou les plantes que Dieu produit en vertu de son activité continue. Du reste, tout être contient en soi un autre lui-même, grâce à cette propriété de se reproduire qu'il tient des causes primordiales où il fut enveloppé, avant de naître sous les formes propres à son espèce, au moment où le monde fut créé avec le jour.
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CHAPITRE XI. COMMENT LES OEUVRES DIVINES AU 6e JOUR SONT-ELLES A LA
FOIS COMPLÈTES ET INACHEVÉES
18. Si les ouvres primitives de Dieu, lorsqu'il créa tout ensemble, n'avaient pas été achevées, elles auraient postérieurement reçu le développement nécessaire pour les rendre complètes ; la création universelle se décomposerait en deux moitiés, pour ainsi dire, et sa perfection serait celle qui résulte dans un tout de la réunion de ces deux moitiés. D'autre part, si les ouvres avaient été achevées comme elles le sont, lorsque les êtres se développent réellement dans le temps sous une forme visible, de deux choses l'une : ou il n'en serait rien sorti avec le temps, ou elles devaient servir de principe aux créatures que Dieu ne cesse de tirer de celles qui se sont formées par le progrès du temps. Mais aujourd'hui même il y a une oeuvre complète et inachevée tout ensemble dans les créatures dont les causes furent créées à l'origine, quand Dieu fit tous ses ouvrages à la fois, pour produire dans la suite des temps tous leurs effets : elles sont complètes, en ce que l'existence qu'elles acquièrent dans le cours du temps a toutes les qualités implicitement contenues dans le principe de leur espèce ; elles sont inachevées, en ce qu'elles renferment le germe d'êtres à venir qui doivent apparaître dans la suite des temps, au moment opportun. Les paroles de l'Ecriture, si on y prête, attention, ont une force bien significative et nous avertissent de cette vérité. Elle proclame en effet ces ouvrages complets et tout ensemble inachevés. S'ils n'étaient pas complets, elle n'aurait point dit : « Le ciel et la terre furent donc achevés dans toute leur beauté. Et Dieu acheva le sixième jour toutes les Oeuvres qu'il fit; et Dieu se reposa le septième jour de toutes les oeuvres qu'il avait faites ; et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia. » D'autre part, s'ils n'avaient pas été inachevés, elle naurait point ajouté les paroles suivantes: « Dieu se reposa de toutes les oeuvres qu'il a commencé de faire. »
19. On se demandera sans doute comment Dieu a fait des ouvres à la fois complètes et inachevées : car il est impossible d'admettre qu'il ait achevé les unes, ébauché les autres; ce sont bien les mêmes ouvres dont il se reposa le septième jour, comme on peut le voir par le passage qui précède. Selon nous, Dieu les acheva lorsqu'il créa tout à la fois, avec une telle perfection qu'il ne lui resta plus rien à créer dans l'ordre des temps qu'il ne l'eût déjà créé dans l'ordre des causes et des effets: il les laissa inachevées, en tant qu'il devait faire sortir plus tard tous les effets renfermés en puissance dans leur cause. Ainsi, « Dieu forma l'homme poudre de terre » ou limon de terre, en d'autres termes de la poudre ou du limon de la terre: il souffla sur sa face un esprit de vie, et l'homme devint une âme vivante. L'homme à ce moment ne fut pas prédestiné à naître : sa naissance était avant tous les siècles un mystère de la prescience divine; il ne fut pas non plus créé en principe, ni avec une perfection inachevée ; il fut formé ainsi à l'origine du monde, parmi les causes primitives, au moment où elles furent créées toutes ensembles; il fut créé, quand le temps marqué fut accompli, visiblement dans son corps, invisiblement dans son âme, ayant été composé d'une âme et d'un corps.
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LE CHAPITRE XII. LA CRÉATION DE L'HOMME A-T-ELLE ÉTÉ
SPÉCIALE!
20. Examinons maintenant comment Dieu forma l'homme. Traitons d'abord du corps qui fut tiré de la terre ; nous traiterons ensuite de l'âme, dans la mesure de nos forces. Il serait par trop naïf de s'imaginer que Dieu forma l'homme du limon de la terre en. le pétrissant avec des doigts : l'Ecriture eût-elle employé cette expression, nous devrions croire que l'écrivain sacré s'est servi d'une métaphore, plutôt que de nous figurer Dieu limité par des organes semblables aux nôtres. S'il est écrit : « Votre main a dispersé les nations (1), » et ailleurs : « Vous avez délivré votre peuple avec une main puissante et un bras étendu (2), » ce n'est là qu'un symbole pour peindre la puissance et la grandeur de Dieu; n'y aurait-il pas folie à ne point le comprendre ?
21. On ne doit pas non plus croire avec quelques personnes que l'homme est le principal ouvrage de Dieu parce qu'il commanda pour créer les autres êtres, tandis que lui-même fit l'homme : la véritable raison est qu'il le fit à son image. Les expressions: «Il dit et les choses furent (3), » révèlent que le monde fut créé par le Verbe, autant que cette vérité peut être représentée à l'homme par l'entremise d'un homme et au moyen de paroles qui exigent du temps pour se concevoir et se produire. Or, Dieu ne parle ainsi que lorsqu'il emploie un organe, comme il fit en parlant à Abraham et à Moïse; ou une nuée, comme il fit en proclamant le nom de son Fils. Mais ce fut antérieurement à toutes les créatures, et pour les tirer du néant, que cette parole fut prononcée dans le Verbe qui « au commencement était en Dieu et Dieu lui-même ; » et comme « tout a été fait par le Verbe et que rien n'a été fait sans lui (4), » l'homme a été également fait par le Verbe. Assurément il a fait le ciel par sa parole : « il dit , et il fut fait. » Cependant il a été écrit : « Les cieux sont les ouvrages de vos mains (5). » Il est également écrit de cette région qui est comme le fond de l'univers : « La mer est à lui, il l'a faite lui-même, et ses mains ont façonné la terre (6). » Qu'on ne croie donc pas que ce passage de l'Ecriture ait trait à la grandeur de l'homme, comme si Dieu eût fait l'homme, tandis qu'il commandait au reste de se former, ou qu'il eût fait tous les êtres avec sa parole , tandis qu'il façonnait
1. Ps. XLIII, 3. 2. Ibid. CXXXV,11, 12. 3. Ibid. CXLVIII, 5. 4. Jean, I, 3. 5. Ps. CI, 26. 7. Ibid. XCIV, 5.
l'homme de ses mains. La supériorité de l'homme ne consiste que dans le don de la raison qui l'élève au-dessus des animaux, comme nous l'avons vu déjà. Et quand l'homme ne comprend pas le rang qu'il occupe et sa dignité qui consiste à bien agir, il tombe au rang des bêtes. « L'homme, placé à un si haut rang, ne l'a point compris: il s'est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu tout semblable (1). » Dieu a bien fait les animaux, mais il ne les a pas faits à son image.
22. Il ne faut donc pas dire : Dieu a fait l'homme, tandis qu'il a commandé aux animaux de se former; car, Dieu a fait ces deux espèces de créature par son Verbe, l'auteur de tout. Seulement, comme le Verbe de Dieu est aussi sa sagesse et sa puissance, le bras est ici non un membre, mais l'emblème de la puissance créatrice. Aussi l'Ecriture, après avoir dit que Dieu façonna l'homme avec le limon de la terre, emploie-t-elle la même expression pour les animaux que Dieu fit venir avec les oiseaux devant Adam. Voici ses termes: « Dieu façonna encore toutes les bêtes avec la terre (2). » Si donc l'homme a été formé de la terre comme le reste des animaux, quel est son titre de supériorité sinon sa ressemblance avec Dieu ? Cette ressemblance ne consiste pas dans la forme du corps, mais dans l'intelligence, comme nous le verrons bientôt; toutefois le corps même révèle cette prérogative par son attitude; elle indique assez que l'homme ne doit point s'attacher aux choses terrestres comme font les animaux qui, demandant tous leurs plaisirs à la terre, sont penchés et pour ainsi dire affaissés sur leur ventre. Il y a donc entre le corps et l'âme raisonnable, chez l'homme, une analogie qui ne vient pas de la disposition et de la forme des organes, mais de l'attitude même qui lui fait diriger ses regards vers le ciel pour y contempler les régions les plus élevées du monde; de la même manière, lame doit aspirer aux choses les plus hautes dans l'ordre spirituel, afin de n'avoir de goût que pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre (3).
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CHAPITRE XIII. DE L'AGE ET DE LA TAILLE D'ADAM, QUAND IL FUT FORMÉ.
23. Quel était l'homme, quand Dieu le forma du limon de la terre? fut-il créé tout d'un coup
1. Ps. XLVIII, 13. 2. Gen. I, 26. 3. Coloss. III, 2.
220
à l'âge de la vigueur et de la jeunesse, ou comme l'embryon actuellement encore Dieu forme dans les entrailles maternelles ? Le Créateur d'Adam est le même que celui qui a dit à Jérémie : « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais (1). » Adam, il est vrai, a pour caractère particulier d'avoir été formé de la terre et de n'avoir point eu de parents; cependant n'a-t-il pu recevoir en naissant une organisation capable de se développer avec les années et d'acquérir les proportions naturelles qui sont assignées à l'espèce humaine? Mais ne serait-ce point là une question oiseuse? De quelque façon que Dieu l'ait formé, il l'a formé comme pouvait et devait le faire un être tout-puissant et sage. Il a en effet déterminé les lois selon lesquelles les êtres sortent de leurs germes et apparaissent avec toutes les propriétés de leur espèce, d'une manière si infaillible que sa volonté domine tout sa puissance a assigné aux créatures leurs limites, mais sans s'y renfermer elle-même. L'Esprit-Saint était porté au-dessus du monde avant sa formation; il l'est encore maintenant, par sa puissance souveraine, et non dans l'étendue.
24. Qui ne sait que l'eau mêlée à la terre, lorsqu'elle a pénétré dans les racines de la vigile, se transforme en sève et acquiert dans le bois la propriété de se changer en un raisin qui se développe insensiblement; qu'à mesure que le raisin se gonfle et mûrit, le vin se forme et perd son aigreur, bouillonne même dans la cuve, et fournit enfin, quand il s'est rassis avec le temps, une liqueur plus saine et plus agréable? Eh bien! le Seigneur s'est-t-il mis en quête de tous ces éléments, le bois, la terre, le temps, lorsqu'il changea, par un prodige instantané, l'eau en vin, et en vin assez exquis pour flatter les convives déjà satisfaits (2) ? Le Créateur du temps a-t-il donc besoin du concours du temps? Il faut au développement de chaque espèce un certain nombre de jours spécial pour chacune ; ainsi se forment, naissent et grandissent les serpents. Fallut-il attendre tout ce temps avant que la verge se changeât en serpent dans la main de Moïse et d'Aaron (3) ? Quand ces faits s'accomplissent, l'ordre de la, nature n'est interverti que pour nous, qui sommes accoutumés à la voir procéder autrement: il ne l'est pas pour Dieu, dont les oeuvres sont la nature elle-même.
1. Jérém.1,5. 2. Jean, II, 9, 10. 3. Exode, VII, 10.
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CHAPITRE XIV. DES CAUSES DÉPOSÉES DANS LE MONDE A SON
ORIGINE.
25. On peut se demander avec. raison en quel état furent créées les causes que Dieu déposa dans le monde, lorsqu'il fit tout à là fois? Faut-il les concevoir par analogie avec tous les arbres ou tous les animaux que nous voyons naître, et penser que, pour se former et se développer, elles eurent à traverser une période de temps plus ou moins longue, selon les convenances de l'espèce? Ou bien se formèrent-elles sur le champ comme Adam, qui fut, pense-t-on, créé dans la vigueur de la jeunesse, sans se développer avec les années?Mais. pourquoi n'admettrions-nous pas qu'elles étaient susceptibles de cette double formation, de façon à se développer selon le mode qui plairait au Créateur ? En effet, si nous n'admettons que le premier mode, il y aura contradiction entre leurs effets et tous les miracles, comme le changement de l'eau en vin, qui s'accomplissent en dehors du cours ordinaire de la nature; en revanche, si nous n'admettons que le second mode, il sera plus étrange encore de voir les êtres se former chaque jour avec leur organisation spéciale et traverser, contrairement aux causes primordiales dont ils sortent, la période de temps nécessaire à leur développement. Reste donc à admettre qu'elles ont été créées avec la propriété de se former de ces deux manières, l'une ordinaire et avec le concours du temps, l'autre plus rare et merveilleuse, quand il plait à Dieu d'opérer des miracles suivant les circonstances.
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CHAPITRE XV. LA FORMATION DE L'HOMME FUT LA CONSÉQUENCE DES CAUSES
PRIMITIVES OU IL ÉTAIT CONTENU.
26. Quant à l'homme, sa formation fut la conséquence des causes destinées à faire sortir le premier homme, non de parents antérieurs, mais du limon de la terre, en vertu du principe où il avait été virtuellement créé. En effet, s'il avait été formé autrement, il n'appartiendrait pas aux oeuvres que fit Dieu dans la période des six jours; or, quand on dit qu'il fut créé, on entend que Dieu créa la cause dont il devait sortir au temps marqué, et selon laquelle il avait dû être fait, par Celui qui avait achevé ses ouvrages (221) seulement commencés, en créant les causes dans leur perfection, et qui tout ensemble les avait commencés pour les achever dans l'ordre des temps. Si donc Dieu, en créant les causes qu'il déposa primitivement dans l'univers, a établi qu'il formerait l'homme dit limon de la terre'et comment il le formerait, en d'autres termes, à l'état d'embryon ou dans la beauté de la jeunesse, il est hors de doute qu'il l'a formé selon lés principes qu'il avait fixés d'avance : car il est impossible qu'il n'ait pas exécuté son plan, Mais si Dieu, après avoir donné à la cause primitive assez d'énergie pour produire l'homme suivant la double loi de développement successif ou de formation immédiate, et pour le contenir en puissance de ces deux manières, a gardé dans sa volonté un des deux modes de formation, au lieu d'en déposer le principe dans le monde, il est évident que, même dans cette hypothèse, l'homme ne serait pas produit en dehors des lois assignées aux causes primordiales : sa formation en effet y aurait été possible, sans y être nécessaire; le principe n'en aurait pas été contenu dans l'essente de la créature, mais dans les desseins du Créateur, et sa volonté seule forme dans la nature les lois de la nécessité.
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CHAPITRE XVI. UN ÊTRE POSSIBLE PAR ESSENCE NE PEUT EXISTER QUE.
PAR LA VOLONTÉ DE DIEU.
27. Malgré la faible portée de l'intelligence humaine, nous pouvons prévoir nous-mêmes, dans les êtres que le temps voit se former, le développement que comporte leur nature, et que l'expérience nous a permis de constater : mais ce développement aura-t-il lieu C'est là ce que nous ignorons. Par exemple, un jeune homme est naturellement destiné à vieillir; Dieu le voudra-t-il ?Nous n'en savons rien. Nais ce fait ne saurait être dans les lois dé la nature, s'il n'était auparavant dans les desseins de la volonté du Dieu qui a tout créé. La cause virtuelle de la vieillesse est contenue dans un jeune homme, comme celle de la jeunesse est enferme dans un enfant. Sans doute elle ne se découvre pas aux yeux; comme la jeunesse dans un jeune homme, et l'enfance dans un enfant ; mais la raison nous fait comprendre qu'en vertu d'un principe caché dans l'organisation humaine, le corps acquiert ses proportions visibles et passe de l'enfance à la jeunesse, de la jeunesse à la vieillesse. Le principe gui rend cette: transformation possible est bien caché aux yeux, mais il ne l'est pas à la raison : quant à savoir si elle est, nécessaire, nous sommes dans une impuissance absolue; c'est qu'en effet la raison qui fait concevoir la possibilité d'un corps se découvre d'après sa nature, tandis que celle qui le fait exister est évidemment ailleurs.
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CHAPITRE VII. DES CHOSES FUTURES . QUELLES SONT CELLES QUI DOIVENT SE
RÉALISER
28. La cause qui doit faire vieillir un homme nécessairement est peut-être dans le inonde, ou si elle n'est pas dans le monde elle est en Dieu. En effet, ce que Dieu veut doit nécessairement s'accomplir, et ce qu'il connaît en vertu de sa prescience est véritablement destiné à l'existence. Une foule de choses peuvent être la conséquence des causes secondes: elles se réaliseront infailliblement si elles existent à la fois en principe dans ces causes et dans la prescience divine; plus infailliblement encore, si elles sont disposées d'une manière particulière dans la prescience divine, parce que cette prescience divine est inaccessible à l'erreur. Chez un jeune homme la vieillesse, dit-on, doit arriver : cependant elle n'arrivera pas s'il meurt auparavant. Ce fait ne sera que la conséquence d'une cause qui, comme toutes les autres, aura été déposée dans le monde ou gardée dans les secrets de la prescience divine. La mort d'Ézéchias (1) était une conséquence éventuelle de certaines causes : Dieu cependant lui prolongea la vie de quinze ans, et en cela il ne faisait qu'accomplir un dessein conçu avant la création du inonde et resté caché dans un décret de sa volonté. Par. conséquent, il n'a point fait une chose qui ne devait pas exister : loin de là, elle devait d'autant plus exister qu'il avait décidé d'avance qu'il la ferait. Toutefois il n'aurait pas été exact de dire que sa vie fut prolongée de quinze ans, si ce prolongement n'avait pas été la conséquence de causes étrangères à sa vie elle même. En effet, il avait atteint le terme de son existence, si on ne considère que l'effet des causes secondes: mais d'après les causes qui- ne dépendaient que de la volonté et de la puissance de Dieu, lequel connaissait de toute éternité l'acte désormais inévitable qu'il accomplissait à cette époque, il ne devait terminer sa vie qu'au
1. Is. XXXIII, 5.
222
moment où il expira plus tard. Il est vrai, ce bienfait lui fut accordé à sa prière: mais Dieu savait dans sa prescience infaillible que sa prière mériterait d'être exaucée, et ce qu'il prévoyait devait nécessairement avoir lieu.
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CHAPITRE XVIII. QUE LA FORMATION D'ADAM NE FUT POINT EN DEHORS DES CAUSES
PRIMORDIALES.
29. Par conséquent, s'il est vrai que les causes de tout ce qui devait exister aient été mises dans le monde, au moment où le jour se fit et que Dieu créa tout à la fois ; Adam fut formé du limon de la terre, probablement dans toute la vigueur de l'âge, selon le développement régulier des causes où l'homme fut créé parmi les oeuvres des six jours. Ces causes impliquaient, en effet, ce mode de formation, non-seulement comme possible, mais encore comme nécessaire. Dieu, ayant volontairement établi les causes primitives, n'a point dérogé à cet ordre, non plus qu'à sa volonté même. Au contraire, n'a-t-il point déposé toutes les causes dans la création primitive et en a-t-il gardé quelques-uns dans les mystères de sa volonté? Les effets de ces dernières ne sont point liés nécessairement aux effets des autres; cependant les principes que Dieu a voulu se réserver ne sauraient être contraires à ceux qu'il a voulu établir : car la volonté en Dieu ne saurait admettre de contradiction ; il a donc créé les premières de telle sorte que leurs effets soient possibles sans être nécessaires ; quant aux secondes, il les a enfermées dans l'univers, afin qu'elles produisent nécessairement lés êtres, puisqu'elles sont la condition première de leur existence.
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CHAPITRE XIX. LE CORPS D'ADAM,TEL QUE DIEU LE FORMA, N'ÉTAIT
PAS SPIRITUEL, MAIS ANIMAL.
30. On se demande encore si l'homme formé du limon de la terre eut un corps animal semblable au nôtre, ou un corps spirituel, pareil â celui que nous prendrons en ressuscitant. Il est vrai que celui-ci sera une transformation de nôtre corps actuel : car on sème un corps animal et il en ressuscitera un corps spirituel ; cependant le point important dans la question est de savoir si le corps du premier homme a été un corps animal, parce que nous reprendrons dans ce cas, non le corps que nous avons perdu en lui, mais un corps d'autant plus glorieux que l'esprit l'emporte sur la matière, alors que nous deviendrons les égaux des anges (1). Les Anges ont une sainteté supérieure aux autres créatures; sont-ils donc au-dessus du Seigneur, dont le psalmiste a dit: « Vous l'avez fait un peu moindre que les Anges (2) ? » Et d'où vient leur prééminence, sinon de la faiblesse de cette chair que le Seigneur a revêtue dans le sein d'une vierge, prenant la forme de l'esclave pour mourir et nous racheter de la servitude (3)? Mais à quoi bon poursuivre cette discussion? L'Apôtre, sur ce point, a prononcé son arrêt sans la moindre obscurité : voulant démontrer l'existence du corps animal, il n'a songé ni à son corps ni à celui d'un autre homme, sous sa forme actuelle; il s'est reporté au passage de l'Écriture que nous commentons et a dit: « Il y a un corps animal et un corps spirituel, selon qu'il est écrit :Adam, le premier homme, a été: fait âme, vivante, et le second Adam, esprit vivifiant. Non d'abord ce qui est spirituel, mais ce qui est animal. Le premier homme, formé de la terre, est terrestre : le second, venu du ciel, est céleste. De même que le premier est terrestre, ainsi le sont tous les habitants de la terre ; et de même que le second est céleste, ainsi le sont tous les habitants du ciel. Comme donc nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons l'image de l'homme céleste ; » Qu'ajouter à ces paroles ? Nous portons maintenant par la foi l'image de l'homme céleste, et la résurrection nous vaudra la forme même à laquelle aspire notre foi : quant à l'image de l'homme terrestre, nous la, prenons dès le premier moment de notre conception.
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CHAPITRE XX. FORMÉ D'ABORD AVEC UN CORPS ANIMAL, ADAM A-T-IL
REVÊTU UN CORPS SPIRITUEL DANS LE PARADIS?
34. Ici se présente une autre question : comment serons-nous renouvelés, si, par la grâce de Jésus Christ, nous ne sommes pas ramenés à la perfection primitive d'Adam ?Bien que la rénovation consiste souvent, non à revenir à l'état primitif, mais a acquérir un développement plus parfait, le point de départ n'en est pas moins une condition inférieure. Pourquoi ces paroles de l'Evangile : « Mon fils était mort, et il est
1. Matt, XXII, 30. 2. Ps. VIII, 6. 3. Philip, II, 7. 4. I Cor. XV, 44.
223
ressuscité; il était perdu et le voilà retrouvé (1) ? » Pourquoi rendre à ce fils la robe primitive d'innocence, s'il ne recouvre pas le privilège de l'immortalité qu'Adam a perdu? Et comment Adam a-t-il pu perdre l'immortalité, s'il n'avait qu'un corps animal? En effet le. corps ne sera plus animal, mais spirituel « lorsque corruptible il aura « revêtu l'incorruptibilité, et immortel, l'immortalité (2). » On s'est quelquefois enfermé dans cette question étroite : on a voulu sauvegarder l'opinion qui représente le corps d'Adam comme un corps animal, et qui a fait dire : « Le premier Adam a été fait âme vivante, le second Adam esprit vivifiant; » et en même temps rendre vraisemblable la pensée qu'en nous renouvelant et en devenant immortels, nous ne ferons que rentrer dans notre situation première perdue par la faute d'Adam. On s'est imaginé que le corps d'Adam avait été d'abord animal, et qu'il avait subi dans le Paradis terrestre la même transformation que nous subirons en ressuscitant. La Genèse ne parle pas sans doute de ce prodige mais on a cru pouvoir concilier ainsi le passage où l'Apôtre parle du corps animal, avec les témoignages nombreux où l'Écriture nous apprend que nos corps seront renouvelés, et former cette hypothèse par une déduction rigoureuse.
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CHAPITRE XXI. RÉPUTATION DE CETTE HYPOTHÈSE.
32. Si cette opinion est fondée, nous faisons de vains efforts pour expliquer au sens littéral, en dehors de toute allégorie, le Paradis, les arbres avec leurs fruits. Comment croire, en effet, que les fruits des arbres aient été nécessaires pour nourrir des corps spirituels et doués d'immortalité? A coup sûr, si cette hypothèse est le dernier effort de l'esprit, mieux vaudrait encore voir dans le Paradis un symbole, que de croire, malgré les témoignages multipliés de l'Écriture, qu'il n'y aura pas de rénovation pour l'homme, ou d'aller s'imaginer qu'il recouvrera un privilège sans l'avoir peut-être perdu. Ajoutons, que la mort étant le juste châtiment du péché, comme l'atteste l'Écriture en cent endroits, c'est une preuve suffisante que l'homme aurait été à l'abri du trépas, s'il n'avait pas commis de faute. Comment donc concevoir qu'il était mortel sans être exposé à la mort, ou qu'il était immortel avec un corps animal?
1. Luc, XV, 32. 2. I Cor. XV, 53.
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CHAPITRE XXII. ON NE PEUT SOUTENIR QU'ADAM APRÈS LE PÉCHÉ
A ÉTÉ CONDAMNÉ A LA MORT DE LAME PLUTOT QU'A CELLE
DU CORPS.
33. On est allé plus loin ; on a prétendu que la mort, châtiment du péché, n'aurait pas frappé le corps, mais l'âme, en y exerçant les ravages de l'iniquité. On s'est imaginé en effet que l'homme, pourvu d'un corps animal, aurait abandonné son enveloppe pour aller goûter le repos dont jouissent actuellement les saints.qui se sont endormis dans le Seigneur, et qu'à la fin du monde il aurait recouvré les mêmes organes désormais immortels : par conséquent, qu'il n'a point subi la mort en punition de son péché, mais selon les lois de la nature, comme tout autre animal. Mais l'Apôtre contredit cette opinion quand il dit : « Le corps est mort, à cause du péché, mais l'âme est vivante à cause de la justice. Car si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui l'a ressuscité donnera une nouvelle vie à vos corps mortels, à cause de cet Esprit-Saint qui y a fixé sa demeure (1). » Donc la mort même physique est une suite du péché ; donc, si Adam n'avait point péché, il n'aurait point connu le trépas, il aurait eu un corps immortel. Mais comment le corps était-il immortel s'il était animal?
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CHAPITRE XXIII. NOUVELLE RÉPUTATION DE L'HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE.
34. Pour en revenir à l'hypothèse suivant laquelle le corps d'Adam aurait été transformé dans le Paradis et d'animal serait devenu spirituel, on ne songe pas que l'homme, s'il n'avait point commis sa faute et qu'il eût mené dans le Paradis une vie de justice et d'obéissance, aurait pu sans inconvénient se transformer, dans la vie éternelle, où désormais il n'aurait. plus eu besoin d'aliments matériels. Est-il donc bien nécessaire de se condamner à voir dans le Paradis un symbole au lieu d'une réalité, par l'unique raison que le corps sans le péché aurait été immortel? Assurément l'homme n'aurait point connu le trépas, s'il n'avait pas péché, car « le corps est sujet à la mort à cause du péché, » dit formellement l'Apôtre; il était possible néanmoins que son corps
1. Rom. VIII, 10, 11.
224
fût animal avant le péché, et qu'il serait devenu spirituel, quand Dieu l'aurait voulu, après une vie consacrée à la justice.
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CHAPITRE XXIV. COMMENT L'HOMME EN SE RÉGÉNÉRANT
RECOUVRE-T-IL LE PRIVILÈGE PERDU PAR ADAM?
35. Mais, dira-t-on, à quel titre sommes nous régénérés, si nous ne recouvrons pas ce qu'a perdu Adam, en qui meurent tous les hommes? Distinguons parmi les privilèges d'Adam. Nous ne recouvrons point assurément l'immortalité des corps spirituels et glorieux : aucun homme ne l'a encore reçue; mais nous recouvrons la justice dont l'homme fut déchu à la suite du péché. Ainsi nous dépouillerons l'antique péché et notre corps sera réparé, non sous la forme du corps animal qui fut celui d'Adam, mais sous une forme plus glorieuse, celle du corps spirituel, quand nous serons devenus égaux aux anges (1), capables d'habiter le séjour céleste où nous n'aurons plus besoin d'une nourriture corruptible. Ainsi c'est dans l'intérieur de notre âme que nous sommes renouvelés (2), que nous recouvrons cette ressemblance avec le Créateur qu'Adam perdit en péchant. Notre chair se renouvellera aussi lorsque ce corps corruptible se revêtira d'incorruptibilité pour devenir spirituel, tel que n'était pas le corps d'Adam, mais tel qu'il fût devenu, si le péché n'eût entraîné pour lui la nécessité de voir son corps animal se dissoudre.
36. Enfin l'Apôtre ne dit pas . Le corps est mortel, mais : « Le corps est mort à cause du péché. »
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CHAPITRE XXV. LE CORPS D'ADAM ÉTAIT A LA FOIS MORTEL ET IMMORTEL.
Aussi le corps d'Adam avant le péché pouvait être regardé comme mortel sous un rapport et immortel, sous un autre : j'entends par là qu'il pouvait mourir et ne pas mourir. Il y a en effet une différence profonde entre le privilège de ne pouvoir mourir, tel que Dieu l'a donné à certains êtres essentiellement immortels, et celui de pouvoir ne pas mourir, tel que Dieu l'accorda au premier homme en le faisant immortel. L'homme empruntait cette immortalité à l'arbre de vie, il ne la tenait pas de la nature : il fut éloigné de cet arbre après sa faute, et la mort qui n'aurait
1. Matt. XXII, 30. 2. Eph. IV, 23.
point eu lieu sans le péché, devint possible. Ainsi donc l'organisation de son corps animal l'exposait à la mort; s'il était immortel, il le devait à la bonté du Créateur. Le corps étant animal, était par là même mortel, en ce sens qu'il pouvait mourir: il n'était immortel qu'en tant qu'il pouvait aussi ne pas mourir. Quant à l'immortalité qui exclut la possibilité même de mourir, elle sera un attribut du corps spirituel dont nous avons la promesse dans la résurrection. Ainsi le corps d'Adam, animal et pourtant (à cause de cela) mortel, aurait pu devenir, par une vie de justice, spirituel, et dès lors immortel dans le sens absolu du mot
le péché n'en fait pas un corps mortel, il l'était déjà, mais un corps mort, ce qui aurait pu n'avoir pas lieu, si l'homme était resté innocent.
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CHAPITRE XXVI. DIFFÉRENCE DU CORPS D'ADAM AU NOTRE.
37. A quel titre l'Apôtre a-t-il pu dire que notre corps était mort, tout en parlant d'êtres encore vivants ? N'a-t-il pas exprimé ainsi la loi qui le condamna à mourir, à la suite du péché que se transmettent les parents ? Le corps humain est aujourd'hui animal comme celui du premier homme, mais dans une condition bien inférieure : il est soumis à la nécessité de mourir, au lieu que celui d'Adam ne l'était pas. Celui-ci avait encore à se modifier, sans doute, et à recevoir la forme spirituelle, et l'immortalité absolue qui devait le soustraire à la nécessité de se nourrir d'aliments corruptibles: toutefois, il pouvait se transformer en substance spirituelle, sans passer par la mort, si l'homme vivait selon les règles de la justice. Pour nous, fussions nous justes, le corps n'est pas moins condamné à mourir : cette nécessité, conséquence de la faute du premier homme, a fait dire à l'Apôtre que notre corps est mort, parce que nous mourons tous effectivement dans Adam (1); ailleurs ils s'exprime ainsi: « La vérité en Jésus est de dépouiller, par rapport à la première vie, le vieil homme, « que dépravent les désirs séducteurs, » et dont le péché a fait un autre Adam. Remarquez de plus ce qui suit : « Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme et revêtez l'homme nouveau, qui
a été créé à l'image de Dieu dans un esprit de justice et de sainteté véritables (2); » ce que le péché a fait perdre à Adam.
1. Rom. V, 2; I Cor. XV, 22. 2. Eph. IV, 21-24.
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CHAPITRE XXVII. COMMENT POUVONS-NOUS RETROUVER LES PRIVILÈGES
QU'ADAM A PERDUS?
Nous pouvons donc nous régénérer, en renouvelant en nous ce qu'Adam avait perdu, c'est-à-dire l'esprit de notre âme : quant au corps, semé animal il ressuscitera spirituel, et cette glorieuse transformation ne s'était pas encore produite pour Adam.
38. L'Apôtre dit dans le même sens,: « Dépouillez-vous du vieil homme et de ses oeuvres; revêtez-vous de cet homme nouveau, qui se renouvelle à la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui la créé (1). » Cette image, gravée par Dieu au fond de nous, Adam la perdit par le péché (2) : nous recouvrons l'âme, par la grâce qui nous justifie; mais nous ne saurions recouvrer le corps spirituel et immortel dont il n'était pas encore revêtu et que prendront tous les saints qui ressusciteront d'entre les morts : cette gloire,-en effet, est le prix des mérites qu'il a sacrifiés. Par conséquent la robe blanche de l'Évangile (3) désigne la justice dont il fut déchu; ou bien, si elle représente la forme immortelle du corps, elle fat également perdue par Adam, puisque sa faute. 1'empêcha d'atteindre à cet état glorieux. On dit d'un homme, en effet, qu'il a perdu une fiancée, une charge, quand il n'a pu obtenir l'objet de ses voeux, à la suite d'une offense contre la personne dont il attendait les faveurs.
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CHAPITRE XXVIII. ADAM, QUOIQUE SPIRITUEL A L'EXTÉRIEUR, EUT UN
CORPS ANIMAL, MÊME DANS LE PARADIS.
39. D'après cette explication, Adam eut un corps animal avant et pendant son séjour dans le Paradis. Il n'était spirituel qu'à l'intérieur, selon l'image de celui qui lavait créé; mais il perdit ce don par le péché et mérita de voir condamné à la mort ce corps que, sans le péché, il aurait mérité de transformer en un corps spirituel. S'il avait au dedans vécu à la manière des animaux, on ne
1. Colos. III, 9, 10. 2. II Rétr. ch. 23, 2. 3. Luc, XV, 22.
pourrait dire que nous devons sur ce point le reproduire en nous. Le commandement : « Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme, » s'adresse aux hommes pour qu'ils deviennent spirituels: Si donc Adam n'avait pas été spirituel dans l'intérieur de son âme, comment pourrions-nous renouveler en nous-mêmes un état qu'il n'aurait pas connu? Les Apôtres et tous les justes, quoiqu'ils eussent un corps animal, vivaient intérieurement de la vie de l'esprit : relais renouvelés par la connaissance de la vérité, selon l'image du Créateur, ils n'étaient pas pour cela impeccables; il leur fallait encore ne point succomber à l'iniquité. Car les hommes, même spirituels, peuvent céder à la tentation; c'est une vérité proclamée ainsi par l'Apôtre : « Mes frères; si quelqu'un d'entre vous se laisse surprendre à quelque faute, vous qui êtes spirituels, corrigez-le dans l'esprit de douceur, prenant garde à toi-même de peur que toi aussi tu ne sois tenté (1). » J'ai donné cette explication, afin qu'on ne trouve point invraisemblable qu'Adam, qui vivait Selon l'esprit avec un corps animal, ait pu pécher. Cependant gardons-nous de tout jugement précipité, et attendons plutôt pour voir si le reste du récit sacré ne contredira point nos assertions.
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CHAPITRE XXIX. SUJET DU LIVRE SUIVANT.
40. Nous avons maintenant à traiter de l'âme; c'est un sujet bien difficile, qui a coûté mille peines à nos devanciers et qui nous en réserve encore à nous-même. Soit que je n'ai pu lire tous les ouvrages de tous les docteurs qui, en étudiant cette question à la lumière de nos saints livres, ont pu atteindre à la vérité et à l'évidence; soit que le problème offre des difficultés telles que ceux-mêmes qui l'ont résolu avec sincérité restent obscurs pour des esprits comme le mien ; personne, je l'avoue, n'a pu me convaincre que la question de l'âme soit épuisée. Aurai-je le bonheur de trouver la vérité, et de l'exprimer avec netteté? Je l'ignore. Je développerai, dans le livre suivant, les idées que j'aurai pu me former sur l'âme, si toutefois le Seigneur bénit mes efforts.
1. Gal. VI, 1.
LIVRE VII. LAME HUMAINE.
226
CHAPITRE PREMIER. PRÉLIMINAIRES DE CE LIVRE.
CHAPITRE II. LA SUBSTANCE DE LAME N'EST PAS LA MÊME QUE CELLE DE DIEU.
CHAPITRE III. SUITE DU MÊME SUJET.
CHAPITRE IV. DIEU N'A FAIT SORTIR LAME NI DE SON ESSENCE NI DES ÉLÉMENTS.
CHAPITRE V. LAME EST-ELLE TIRÉE DU NÉANT ?
CHAPITRE VI. Y A-T-IL EU POUR LAME UNE SUBSTANCE PRÉEXISTANTE, DE MÊME QUE POUR LE CORPS ?
CHAPITRE VII. QU'IL EST IMPOSSIBLE DE DÉTERMINER LES QUALITÉS DE CETTE FORCE PRIMITIVE.
CHAPITRE VIII. QUE CETTE MATIÈRE DE L'AME ÉTAIT INCAPABLE DE BONHEUR.
CHAPITRE IX. QUE CETTE MATIÈRE NE PEUT-ÊTRE UNE AME DÉPOURVUE DE RAISON.
CHAPITRE X. L'ANALOGIE DES MOEURS ENTRE L'HOMME ET L'ANIMAL N'EST PAS UNE PREUVE EN FAVEUR DE LA MÉTEMPSYCOSE.
CHAPITRE XI. DES ILLUSIONS QUI FONT CROIRE A LA MÉTEMPSYCOSE. L'ERREUR DES MANICHÉENS PLUS IMPIE QUE CELLE DES PHILOSOPHES.
CHAPITRE XII. LAME N'A POINT POUR PRINCIPE UN ÉLÉMENT MATÉRIEL.
CHAPITRE XIII. DE L'OPINION DES MÉDECINS SUR LE CORPS DE L'HOMME.
CHAPITRE XIV. LAME EST DISTINCTE DES ÉLÉMENTS.
CHAPITRE XV. L'AME EST IMMATÉRIELLE.
CHAPITRE XVI. DU SENS DES EXPRESSIONS: « L'HOMME FUT FAIT AME VIVANTE. »
CHAPITRE XVII. POURQUOI DIEU SOUFFLA-T-IL SUR LA FACE L'HOMME?
CHAPITRE XVIII. DES TROIS PARTIES PRINCIPALES DU CERVEAU.
CHAPITRE XIX. SUPÉRIORITÉ DE LAME SUR LA MATIÈRE.
CHAPITRE XX. DISTINCTION DE L'AME ET DES ORGANES.
CHAPITRE XXI. LAME NE PEUT NI SORTIR DE LA MATIÈRE NI ÊTRE UN CORPS.
CHAPITRE XXII. LA CAUSE VIRTUELLE DE LAME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE DANS LA PÉRIODE DES SIX JOURS.
CHAPITRE XXIII. LA CAUSE VIRTUELLE DE L'AME HUMAINE A-T-ELLE ÉTÉ DÉPOSÉE DANS LES ESPRITS ANGÉLIQUES?
CHAPITRE XXIV. LAME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT D'ÊTRE ASSOCIÉE AUX ORGANES
CHAPITRE XXV. LAME, EN SUPPOSANT QU'ELLE AIT EXISTÉ HORS DU CORPS, S'EST-ELLE SPONTANÉMENT ASSOCIÉE AUX ORGANES?
CHAPITRE XXVI. LAME VOLONTAIREMENT UNIE AU CORPS N'A-T-ELLE EU AUCUNE CONNAISSANCE DE L'AVENIR? DU LIBRE ARBITRE.
CHAPITRE XXVII. DU PENCHANT NATUREL QUI ATTACHE LAME AU CORPS.
CHAPITRE XXVIII. DES OBJECTIONS CONTRE L'OPINION SELON LAQUELLE LAME ET LE CORPS D'ADAM ONT ÉTÉ SIMULTANÉMENT CRÉÉS.
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CHAPITRE PREMIER. PRÉLIMINAIRES DE CE LIVRE.
1. « Et Dieu fit l'homme du limon de la terre et il souffla sur sa face un souffle de vie : et l'homme fut fait âme vivante. (1) » Telles sont les paroles de l'Ecriture qu'au début du livre précédent nous nous étions proposé de commenter: nous avons exposé la formation de l'homme en général et de son corps en particulier, avec tout le développement qui nous a semblé nécessaire et conforme à l'esprit des saints livres. Comme l'âme humaine soulève une question des plus hautes, nous avons songé à en faire le sujet d'un livre spécial. Nous ne savions pas jusqu'à quel point le Seigneur seconderait notre ardent désir d'en parler avec justesse; ce qui n'était pas un secret pour nous, c'est que son secours nous était indispensable pour tenir ce langage. Or la justesse ici consiste à éviter avec sincérité et mesure toute réfutation hasardée, comme toute assertion téméraire, sur les points vrais ou faux, que la foi ou la science chrétienne n'ont point encore fixés; elle consiste en même temps à affirmer sans hésitation les vérités démontrées par l'évidence même ou appuyées sur l'autorité infaillible de l'Ecriture.
2. Examinons d'abord le texte : « flavit vel sufflavit in faciem ejus. » Quelques manuscrits portent spiravit ou inspiravit. La version des Septante donnant enephusesen, l'expression exacte doit être flavit ou sufflavit. Nous avons vu dans le livre précédent ce qu'il fallait entendre par les mains de Dieu, quand il forma l'homme du limon de la terre : n'est-il pas également clair que Dieu, pour souffler sur la face de l'homme n'employa ni gosier ni lèvres?
Cependant cette expression de l'Ecriture nous servira autant que je puis croire, à étudier un problème aussi compliqué
1. Gen. II, 7.
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CHAPITRE II. LA SUBSTANCE DE LAME N'EST PAS LA MÊME QUE CELLE
DE DIEU.
3. Quelques-uns en effet se sont appuyés sur cette expression pour prétendre que l'âme est une émanation de la substance divine et participe à sa nature, l'homme ne pouvant souffler, disent-ils, sans laisser échapper quelque chose de son être; mais nous devons plutôt y voir un engagement à repousser une opinion si dangereuse pour la foi chrétienne. Nous croyons que la substance et la nature de Dieu est absolument immuable; beaucoup le croient, peu le comprennent. Or, peut-on douter que l'âme ne change soit en bien soit en mal? Par conséquent l'opinion qui va jusqu'à identifier la substance de l'âme avec celle de Dieu, est une impiété : ne se réduit-elle pas à faire de Dieu un être changeant? Il faut donc croire et bien se convaincre, en écartant l'ombre même d'un doute, que d'après la véritable foi l'âme vient de Dieu, comme son ouvrage et non comme une émanation, quelle que soit la manière dont il l'ait fait naître ou appelée à l'existence.
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CHAPITRE III. SUITE DU MÊME SUJET.
4. Mais, dit-on, à quel titre est-il écrit que « Dieu souffla sur la face de l'homme pour faire « de lui une âme vivante, n si l'âme n'est pas une parcelle de Dieu ou une substance absolument identique? C'est une erreur, et l'expression même de l'Ecriture suffit à la faire pleinement sentir. Dans l'acte de souffler, l'âme met en mouvement le corps qui lui est soumis, et en tire, au lieu de l'emprunter à sa propre substance, l'air qu'elle chasse. Serait-on assez peu instruit pour ignorer que, dans le phénomène de la respiration, on absorbe et on chasse tour à tour l'air ambiant, et qu'il suffit de la volonté pour produire du vent par la même opération? Lors même que nous n'emprunterions pas à l'air extérieur, mais à la propre substance du corps, le (227) fluide que chasse le souffle, la nature de l'âme ne serait pas identique à celle du corps : c'est un point sur lequel nos adversaires sont d'accord avec nous. Par conséquent, l'âme, force dirigeante et motrice, est essentiellement distincte du souffle qu'elle produit en mettant les organes en jeu et qu'elle tire non de sa substance, mais du corps qui lui est soumis. Or, Dieu gouverne la créature comme l'âme gouverne le corps, quoique d'une manière infiniment supérieure; pourquoi donc n'admettrait-on pas que Dieu, dans l'acte d'insufflation dont parle l'Ecriture, tira une âme de la créature soumise à sa volonté, puisque l'âme humaine est assez puissante pour produire un souffle par le jeu des organes, sans l'emprunter à sa substance, quoiqu'elle exerce sur le corps un empire moins absolu que Dieu sur la nature universelle ?
5. Nous aurions pu dire que le souffle divin n'est pas l'âme, et que Dieu par un acte d'insufflation créa l'âme dans l'homme: mais comme on pourrait se figurer que Dieu a fait par sa parole des oeuvres plus parfaites qu'avec son souffle, par la raison que la parole chez l'homme est plus excellente que le souffle; nous reconnaîtrons qu'on peut confondre l'âme avec le souffle divin, sans abandonner le raisonnement qui précède, à condition de voir dans l'insufflation, non une émanation de la substance divine, mais la production d'un souffle; et dans la production d'un souffle, celle d'une âme. Cette opinion est conforme à la parole que Dieu a fait entendre par la bouche d'Isaïe : « L'esprit sortira de moi; c'est moi qui ai créé tout souffle. » Qu'il ne soit point ici question d'un souffle matériel, la suite le fait assez voir. Le prophète ajoute en effet : « Et à cause du péché, je l'ai affligé et je l'ai frappé (1). » Qu'entend-il donc par souffle, sinon l'âme affligée; frappée par suite du péché? L'expression : « J'ai créé tout souffle, » ne revient-elle donc pas à dire : j'ai créé toute âme?
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CHAPITRE IV. DIEU N'A FAIT SORTIR LAME NI DE SON ESSENCE NI DES ÉLÉMENTS.
6. Si Dieu était pour nous l'âme du monde physique, et si le monde physique était comme son corps nous serions obligés d'admettre qu'il forma, en soufflant, une âme matérielle, composée de l'air extérieur, par voie d'expiration ; toutefois il faudrait voir dans la substance
1. Isaïe, LVII, 16, 7. Sel. LXX.
produite par cette insufflation, non une émanation de soli être, mais un composé de l'air répandu dans son corps, semblable au souffle que l'âme produit avec l'air ambiant par le jeu des organes, sans le tirer d'elle-même. Mais comme Dieu, d'après nous, ne commande pas seulement a. la nature physique, et qu'il s'élève infiniment au-dessus de tous les corps comme de tous les esprits créés, nous devons admettre que l'âme qu'il a créée par insufflation n'est ni un écoulement de sa substance, ni un composé d'éléments matériels.
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CHAPITRE V. LAME EST-ELLE TIRÉE DU NÉANT ?
7. Maintenant l'âme a-t-elle été tirée du néant ou sort-elle d'un principe immatériel qui fui créé sans être encore elle-même? Cette question mérite d'être examinée. Or, si nous croyons que Dieu ne tire plus rien du néant, depuis qu'il a tout créé à la fois, si nous admettons qu'il s'est reposé, après avoir achevé en principe les oeuvres dont il devait désormais tirer tous les êtres qu'il produirait, je ne vois pas comment on pourrait s'expliquer qu'aujourd'hui il crée les âmes de rien. Faut-il admettre, au contraire, qu'en créant les oeuvres des six jours primitifs, il fit ce jour mystérieux, et selon une opinion plus vraisemblable, le monde des esprits et des intelligences; c'est-à-dire la société de Anges, puis l'univers, c'est-à-dire le ciel et la terre? Faut-il croire que dans ces substances et créa les principes, non les substances mêmes de tous les êtres à venir, par la raison que s'ils avaient été créés tels qu'ils devaient exister un jour, ils n'auraient plus eu besoin de naître? Alors on doit reconnaître que l'âme n'existait pas encore substantiellement dans les oeuvres divines, et que sa naissance date du moment où Dieu la fit par un acte humain d'insufflation et l'associa au corps de l'homme.
8. La question est loin d'être résolue: on veut savoir si Dieu -a tiré de rien la substance appelée âme et jusque-là pur néant, si dis-je, l'acte d'insufflation n'ayant point eu lieu avec le concours d'un élément étranger, comme celui qu'accomplit l'âme en chassant l'air du corps, ne s'est opéré sur aucun principe, et a produit, quand Dieu l'a voulu, l'âme humaine; ou Lien, s'il y avait un principe spirituel qui, sans être encore la substance de l'âme, lui préexistait, et qui sous le souffle divin devait former l'âme humaine, au même titre que le corps humain n'était pas (228) réalisé, avant que Dieu ne l'eût formé du limon ou de la poussière de la terre. En effet poussière ou limon n'avait pas les propriétés de la chair humaine; et cependant c'était la matière dont devait se former la chair qui n'avait encore aucune existence propre.
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CHAPITRE VI. Y A-T-IL EU POUR LAME UNE SUBSTANCE PRÉEXISTANTE,
DE MÊME QUE POUR LE CORPS ?
9. Est-il donc croyable que Dieu, après avoir créé dans la période des six jours non-seulement la cause primordiale du corps humain, mais encore la matière dont il devait être pétri, je veux dire la terre, se soit borné à établir le principe qui devait présider à la fonction de l'âme, sans créer la substance spéciale destinée à la constituer? Si l'âme était incapable de changer, nous n'aurions aucun sujet de nous demander, pour ainsi dire, quel est son fond; mais les modifications qu'elle subit révèlent assez qu'une fois douée des facultés qui la constituent elle se dégrade par le vice et l'erreur, se perfectionne dans la vertu et la connaissance de la vérité; de la même manière que la chair, une fois formée avec les propriétés qui la caractérisent, s'embellit dans la santé et se défigure dans les maladies et les souffrances. Mais si la chair, en dehors de toutes les qualités qui la rendent susceptible d'acquérir la grâce ou de s'altérer et de s'enlaidir, a eu dans la terre un élément primitif dont elle devait sortir sous sa forme naturelle; il est bien possible que l'âme, avant de former cette substance animée que le vice corrompt et que la vertu embellit, a eu pour principe une force spirituelle qui n'était pas encore l'âme elle même, au même titre que l'argile dont la chair devait se former était une substance, avant de devenir la chair proprement dite.
10. Déjà en effet la terre remplissait la région inférieure de l'univers, et le corps de l'homme qui devait en sortir n'était pas encore formé déjà elle complétait le monde, et lors même qu'elle n'aurait servi à former la chair d'aucun être vivant, elle aurait achevé l'édifice immense de l'univers, nommé le ciel et la terre.
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CHAPITRE VII. QU'IL EST IMPOSSIBLE DE DÉTERMINER LES QUALITÉS
DE CETTE FORCE PRIMITIVE.
Quant à cette matière spirituelle, principe, si elle a jamais existé, d'où l'âme est sortie et d'où sortent aujourd'hui les âmes, comment la déterminer.? Quel est son nom, ses qualités, sa fonction dans la création primitive? Est-elle ou n'est-elle pas animée ? Si elle est animée quels sont ses actes ? En quoi concourt-elle aux effets produits dans l'univers? A-t-elle une existence heureuse ou malheureuse ou indifférente? Communique-t-elle la vie? Est-elle inactive, et repose-t-elle dans les profondeurs de la création sans conscience d'elle-même et sans mouvement? Comment, si la vie n'avait pas encore commencé, pouvait-il exister une matière spirituelle et inanimée qui serait le principe de l'existence à venir des âmes ? Ce sont là autant de mystères impénétrables ou de chimères. D'ailleurs si elle était étrangère au bonheur comme au malheur, pouvait-elle être raisonnable ? Si elle n'est devenue raisonnable qu'au moment où elle a formé lâme humaine, l'âme raisonnable ou humaine aurait donc eu pour principe la vie sans la raison ? Et: alors comment distinguer cette vie de celle des animaux ? Serait-ce qu'elle était raisonnable en puissance et non en acte? L'âme chez un enfant est l'âme humaine, et nous n'hésitons point à l'appeler raisonnable avant qu'elle fasse usage de la raison: pourquoi donc né pas admettre que la substance dont l'âme se forma était douée d'une intelligence encore inactive, au même titre que le raisonnement est encore endormi dans l'âme d'un enfant, quoiqu'elle soit déjà l'âme humaine ?
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CHAPITRE VIII. QUE CETTE MATIÈRE DE L'AME ÉTAIT INCAPABLE
DE BONHEUR.
11. Si l'âme humaine a eu son principe dans une existence déjà heureuse, il faut admettre que sa formation fut une déchéance ; et au lieu d'avoir été formée de cette matière, elle en serait une dégénérescence. Car, toute matière, à son origine, surtout quand elle la tient de Dieu, est incontestablement plus parfaite. Fût-il possible de concevoir l'âme humaine comme le simple écoulement d'une vie heureuse créée par Dieu, il n'en faudrait pas moins reconnaître qu'elle ne commença à mériter ou à démériter qu'au moment où elle eut une existence personnelle, où elle anima le corps, fit de ses organes les messagers de sa volonté, et eut conscience de sa vie par l'exercice de la liberté, de la pensée, de la mémoire. Car, s'il y avait une existence antérieure et heureuse que le souffle divin aurait fait (229) découler dans la chair après sa formation, et que l'âme eût résulté de cette .insufflation, cet écoulement se serait produit sans activité, sans changement, sans altération dans la substance destinée à devenir l'âme.
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CHAPITRE IX. QUE CETTE MATIÈRE NE PEUT-ÊTRE UNE AME DÉPOURVUE
DE RAISON.
12. En effet cette substance ne serait point un corps susceptible de diminuer par exhalaison. Si on donne pour principe à l'âme raisonnable, humaine, une âme dépourvue de raison, la question est alors de savoir d'où vient cette âme sans raison: elle ne peut avoir d'autre cause que le Créateur de tous les êtres. Or, est-elle composée d'éléments matériels? Pourquoi, dans ce cas, l'âme raisonnable n'en serait-elle pas aussi composée? On ne niera pas, j'imagine, que Dieu pouvait faire d'un seul coup ce qu'on croit se former par degrés. Or, si la matière est le principe de l'âme privée de raison, et que celle-ci soit le principe de l'âme raisonnable, on aura beau ménager les transitions, il faudra toujours reconnaître que la matière est l'élément primitif de l'âme raisonnable. Mais je ne sache pas qu'on ait jamais osé soutenir cette opinion, à moins de regarder l'âme comme une variété de la matière.
13. Prenons garde d'ailleurs que la possibilité pour une âme de. passer d'un animal dans un homme, erreur contraire à la vérité et à l'enseignement catholique, est une conséquence du système qui ferait de l'âme sans raison l'élément et comme la matière de l'âme raisonnable. Dans ce système, en effet, l'âme devenue plus parfaite habitera le corps d'un homme ; dégradée, elle passera dans le corps d'une brute. C'est une rêverie de certains philosophes, et leurs disciples en ont tellement rougi pour eux, qu'ils prétendent que leurs maîtres n'ont jamais eu cette opinion et qu'on les a mal compris Ils suivent à peu près la même méthode qu'un homme qui voudrait nous faire voir la métempsycose dans ces paroles de l'Ecriture : « L'homme n'a pas compris le haut rang où il a été placé : il a été comparé aux brutes et leur est devenu tout semblable (1) ; » ou encore : « Ne donnez pas aux bêtes, une âme qui vous bénit (2). » Les hérétiques, en effet, lisent les livres canoniques, leur hérésie ne consiste qu'à mal les comprendre et à vouloir soutenir
1. Ps. XLVIII, 13. 2. Ibid. LXXIII, 19.
contrairement aux dogmes leurs fausses opinions. Quoiqu'il en soit des systèmes philosophiques sur la transmigration des âmes, la foi catholique défend de croire que l'âme d'une bête passe dans le corps d'un homme ou celle d'un homme dans le corps d'une bête.
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CHAPITRE X. L'ANALOGIE DES MOEURS ENTRE L'HOMME ET L'ANIMAL N'EST PAS
UNE PREUVE EN FAVEUR DE LA MÉTEMPSYCOSE.
14. Que l'homme dans sa conduite se ravale parfois jusqu'au rang des animaux, la vie humaine le proclame, l'Ecriture l'atteste. De là ces paroles que nous venons de citer : « L'homme n'a pas compris le haut rang où il a été placé; il a été comparé aux brutes et leur est devenu semblable. » Mais cette analogie n'existe que pendant la vie et s'arrête à la mort. C'est à cette espèce de bêtes que le Psalmiste craignait que son âme ne fut abandonnée quand il disait : « Ne livrez pas aux bêtes une âme qui vous bénit. » Il entendait par là soit les loups dévorants sous l'apparence de brebis, contre lesquels le Seigneur nous met en garde (1), soit le diable et ses anges, qu'il appelle lui-même ailleurs le lion et le dragon (2).
15. Quelles preuves, en effet, les partisans de la métempsycose avancent-ils pour montrer qu'après la mort les âmes humaines peuvent passer dans le corps des bêtes et réciproquement? Selon eux cette transmigration est un effet naturel de l'analogie des moeurs: l'avarice transforme en fourmi, la rapacité en épervier, l'orgueil farouche en lion, les voluptés dégradantes en porc. Mais en nous citant ces analogies, ils ne prennent pas garde que leur raisonnement prouve l'impossibilité absolue pour une âme humaine de passer dans le corps d'un animal après la mort. En effet, un porc ne ressemblera jamais à un homme au même degré qu'à un autre porc; un lion même apprivoisé a plus de ressemblance avec un chien, ou un mouton qu'avec un homme. Puis donc que les animaux ne dépouillent jamais leur caractère et que, même dans les traits qui établissent entre eux quelques différences, ils se rapprochent infiniment plus de leur espèce que de la nature humaine et restent bien plus loin de l'homme que des autres animaux, leurs âmes n'habiteront jamais un corps humain, quelles
1. Matt. VII, 16. 2. Psal. XC, 13.
230
que soient leurs ressemblances avec l'homme. Ce raisonnement étant faux, quand pourra-t-on prouver la vérité du système, puisqu'on n'avance aucune autre preuve pour lui donner au moins les couleurs de la vraisemblance? J'inclinerais donc moi-même à croire, avec les disciples de ces philosophes, que leur doctrine primitive n'avait d'autre but que de se borner à la vie présente, de montrer qu'une vie déréglée et infâme établit entre l'homme et l'animal une ressemblance si profonde qu'elle semble changer l'homme en brute, et de trouver dans cette humiliation un moyen d'arracher les esprits au désordre et à la dégradation.
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CHAPITRE XI. DES ILLUSIONS QUI FONT CROIRE A LA MÉTEMPSYCOSE.
L'ERREUR DES MANICHÉENS PLUS IMPIE QUE CELLE DES PHILOSOPHES.
16. Quant à la réminiscence d'une vie passée dans le corps de tel ou tel animal, qu'ont eue, dit-on, certaines personnes, ou elles mentent, ou elles ont été dupes d'une illusion produite par les démons. Si dans un songe, par je ne sais quel souvenir chimérique, un homme se rappelle une existence qu'il n'a jamais menée, des actes qu'il n'a jamais faits, pourquoi s'étonnerait-on que par un juste et mystérieux arrêt de Dieu, les dénions aient permission de produire de telles illusions dans les esprits même pendant la veille?
17. Les Manichéens, qui se croient chrétiens ou veulent passer pour tels, poussent le système de la métempsycose à des conséquences plus absurdes et plus condamnables que les philosophes païens et les esprits faibles qui adoptent ce rêve: ces derniers distinguent. au moins Dieu de l'âme humaine; les Manichéens admettant l'identité absolue de la substance divine et de l'âme humaine, condamnent sans sourciller, cette substance à des transformations si indignes, qu'elle est confondue avec le moindre brin d'herbe, avec le dernier des vermisseaux ou qu'elle subit de pareilles métamorphoses. C'est un prodige d'extravagance. Qu'ils écartent les problèmes obscurs que soulève la création, et qui, discutés au gré de l'imagination et des sens, les font tomber dans les conséquences les plus fausses, les plus dangereuses, les plus exorbitantes, qu'ils s'attachent à ce principe naturellement gravé au fond de toute intelligence, en dépit de toutes les opinions et de tous les sophismes, que. Dieu est par essence en dehors de tout changement et de toute altération; ils verront tout à coup s'écrouler avec son échafaudage si compliqué le système qu'ils ont bâti dans leur imagination sacrilège, et qui ne repose que sur une variation perpétuelle de l'essence divine.
18. Ainsi l'âme humaine n'a point une âme sans raison pour cause primordiale.
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CHAPITRE XII. LAME N'A POINT POUR PRINCIPE UN ÉLÉMENT
MATÉRIEL.
Quel est donc le principe gui sous le souffle de Dieu, a formé l'âme? Est-ce la terre combinée avec l'eau ? Assurément non : c'est plutôt la chair qui est résultée de ce mélange Qu'est-ce en effet que le limon, sinon un mélange de la terre avec l'eau? Il faut également repousser l'idée que l'âme a pour élément primitif l'eau, tandis que la chair serait une transformation de la terre. Il serait par trop insensé de faire sortir l'âme humaine des mêmes éléments que la chair d'un poisson ou d'un oiseau
19. Viendrait-elle de l'air? Le souffle a quelque analogie avec cet élément; mais le souffle de l'homme et non le souffle de Dieu. Cette hypothèse serait vraisemblable, comme nous l'avons déjà dit, si le monde était un' animal immense dont Dieu serait l'âme; il aurait en effet produit l'âme en expulsant l'air répandu dans son corps, comme notre âme le chasse du sien. Mais Dieu étant infiniment au-dessus de tous les corps du monde comme de tous les esprits qu'il a créés, comment rattacher à l'air l'origine de l'âme? Dira-t-on qu'en vertu de la toute-puissance qui le rend présent à l'ensemble de la création, il a pu produire avec l'air le souffle qui formerait l'âme humaine? Mais, comme l'âme est immatérielle, et qu'il ne peut résulter qu'un corps de la combinaison des éléments dont l'air fait partie, cette supposition, n'est pas admissible, lors même qu'on assignerait pour origine à l'âme le feu céleste dans toute sa subtilité. Qu'un corps ait la propriété de se réduire en un autre, on l'a soutenir mille fois; mais qu'un corps, soit au ciel, soit sur la terre, puisse se transformer en une âme et, devenir un substance immatérielle, personne ne l'a prétendu, que je sache, et la foi n'offre rien qui permette de l'induire.
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CHAPITRE XIII. DE L'OPINION DES MÉDECINS SUR LE CORPS DE L'HOMME.
20. Toutefois, si on s'en rapporte aux médecins, qui se font fort de démonter leur proposition, tout corps, quoiqu'il n'offre aux yeux qu'une masse argileuse, contient de l'air et du feu: l'air est renfermé dans les poumons et se répand du cur par les artères; le feu, qui comme source de chaleur a son foyer pour ainsi dire dans le foie, s'épure, se volatilise, et monte au cerveau, sous une forme lumineuse, comme au ciel du corps humain: de là jaillit l'étincelle du regard, de là comme d'un centre, partent des canaux d'une infinie délicatesse qui aboutissent non-seulement aux yeux, mais encore aux oreilles, aux narines, au palais, pour transmettre les sons, les odeurs, les saveurs ; quant au toucher, répandu sur toute la surface du corps, il s'exerce par la voie de la moëlle du cerveau, de la moëlle épinière et de ces innombrables filets qui se détachent de la colonne vertébrale pour tapisser tous les organes.
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CHAPITRE XIV. LAME EST DISTINCTE DES ÉLÉMENTS.
A l'aide des sens, comme de messagers, l'âme est instruite de tous les phénomènes qui ne s'accomplissent pas sourdement dans l'organisme niais elle est une force si distincte des sens que, lorsqu'elle entreprend d'étudier Dieu elles choses divines, ou de s'examiner elle-même et ses facultés, elle est obligée, pour arriver à la vérité et à la certitude, de fermer les yeux à la lumière; s'apercevant que la lumière extérieure, loin de l'aider, la distrait de cette étude, elle s'élève à une contemplation toute spirituelle et se demande à quel titre elle serait de la même nature que ces éléments dont le plus subtil, à son plus haut degré, est cette flamme du regard qui ne lui sert qu'à distinguer la forme et la couleur des corps. En outre, elle trouve en elle-même des qualités sans nombre, opposées aux propriétés des corps et qui, échappant aux prises des sens, ne peuvent être perçues que par la conscience et le raisonnement.
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CHAPITRE XV. L'AME EST IMMATÉRIELLE.
21. L'âme n'est donc pas un composé de terre, d'eau, d'air ou de feu : cependant elle gouverne l'épaisse matière qui l'enveloppe, je veux dire, ce limon transformé en chair, au moyen d'une matière plus subtile, la lumière et l'air. Otez en effet ces deux éléments, le corps n'a plus de sens, l'âme ne communique plus directement aux organes aucun mouvement. Mais, si la pensée précède l'action, la sensation doit aussi précéder le mouvement. Donc, l'âme étant immatérielle agit d'abord sur l'élément le moins matériel, je veux dire le feu ou plutôt la lumière et l'air; puis elle remue par leur entremise la matière la plus épaisse du corps, j'entends l'eau mêlée de terre qui forme cette chair massive et lourde, plus susceptible de subir des modifications toutes passives que douée d'activité et d'initiative.
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CHAPITRE XVI. DU SENS DES EXPRESSIONS: « L'HOMME FUT FAIT AME
VIVANTE. »
22. Ces expressions : « L'homme fût fait âme vivante, » n'indiquent, à mon sens, que la faculté de sentir au moment où elle commença à. s'exercer dans le corps: la sensibilité est, en effet, la marque infaillible de la vie dans un corps animé. Les arbres obéissent à des mouvements, non-seulement sous l'impulsion d'une force étrangère, comme le vent, mais encore sous l'influence de la force intérieure qui produit au dehors tous ce qui contribue à leur forme et à leurs proportions c'est ainsi que les sucs de la terre passent dans les racines et se transforment en bois et en feuilles; tous ces développements supposent en effet un mouvement intérieur. Mais ce mouvement n'est point spontané et ne ressemble pas à l'activité qui se communique aux sens pour diriger le corps, telle qu'on la découvre chez les animaux appelés âmes vivantes dans l'Ecriture. S'il n'y avait point en nous de mouvement organique, nous ne verrions pas notre corps se développer, nos ongles et nos cheveux pousser: mais en même temps si ce mouvement n'était pas uni à la sensibilité et à l'activité spontanée, on ne saurait. dire de l'homme « qu'il a été fait âme vivante. »
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232
CHAPITRE XVII. POURQUOI DIEU SOUFFLA-T-IL SUR LA FACE L'HOMME?
13. C'est vers la région du front que se trouve placée la première partie du cerveau; centre de toutes les opérations des sens : c'est sur la face que sont disposés les appareils des sens, si l'on excepte le toucher répandu sur tout l'épiderme ; encore la voie due suit ce sens part-elle de la région antérieure du cerveau pour traverser la tête, le cou, et s'étendre le long de l'épine dorsale avec la moëlle épinière dont nous parlions tout à l'heure; par conséquent les opérations du toucher aboutissent, ainsi que tout l'organisme, à la face, où se localisent en même temps les appareils de la vue, de l'ouïe, de l'odorat et du goût. Voilà pourquoi, je pense, Dieu souffla sur la face de l'homme un souffle de vie, quand il fut fait âme vivante. La partie proéminente devait être préférée à la partie inférieure: l'une gouverne, l'autre obéit; de la première part la sensation, de l'autre le mouvement, au même titre que la délibération précède l'acte.
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CHAPITRE XVIII. DES TROIS PARTIES PRINCIPALES DU CERVEAU.
14. Comme tout mouvement qui suit la sensation dans le corps ne peut s'accomplir sans un certain intervalle de temps, et que la mémoire est indispensable à l'exercice de l'activité intelligente dans le temps, il y a trois parties fort distinctes dans l'encéphale : l'une antérieure, du côté de la face, centre des sensations; l'autre postérieure et du côté du cou, centre du mouvement; la troisième intermédiaire, siège de la mémoire, comme on le démontre, afin que l'homme, chez qui le mouvement succède à la sensation, ne soit pas dans l'impossibilité d'associer ses actes en oubliant sans cesse ce qu'il a fait. Les médecins pour appuyer leur théorie citent des preuves invincibles à leurs yeux: ainsi quand ces parties du cerveau sont malades ou lésées, la sensation, la locomotion, le souvenir cessent de se manifester, ce qui démontre clairement la fonction attachée à chacune de ces parties; de plus, ce sont ces fonctions mêmes que la médecine réussit à rétablir. Toutefois, l'âme ne fait que se servir de ces organes, sans s'identifier avec eux; elle n'est rien de tout cela : elle dirige la vie et le mouvement, et par là, elle veille sur la santé du corps et sur la conservation de cette existence que reçut l'homme, lorsqu'il fut fait âme vivante.
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CHAPITRE XIX. SUPÉRIORITÉ DE LAME SUR LA MATIÈRE.
25. Il faut donc, quand on demande d'où vient l'âme et qu'on cherche le principe dont Dieu à fait ce souffle qu'on appelle âme, écarter toute idée matérielle. En effet, de même que Dieu par l'excellence de son être s'élève au-dessus de toute créature, de même l'âme par la dignité de la nature surpasse tous les corps. Il est vrai que la lumière et l'air, les éléments les plus subtils de la création, bien plus faits pour agir que pour recevoir des modifications comme les reçoit une masse d'eau ou de terre, lui servent d'intermédiaire pour gouverner le corps, par la même qu'ils ont plus d'affinité avec la substance spirituelle. La lumière révèle des phénomènes; mais l'être auquel elle sert de messager ne se confond pas avec elle. Quand l'âme se sent gênée par les maladies du corps, c'est qu'elle est importunée par les obstacles que les désordres de l'organisme opposent à l'activité qu'elle déploie pour le gouverner, et la conscience de cet embarras fait toute la douleur. L'air qui circule dans les fibres nerveuses obéit à la volonté pour mouvoir les membres : il n'est pas la volonté. La partie centrale du cerveau indique les mouvements qui s'accomplissent dans les membres, afin que la mémoire les conserve : elle n'est pas non plus la mémoire. Ces fonctions cessent-elles sous l'influence d'une maladie ou d'une grave perturbation dans les organes? l'âme, privée des serviteurs qui lui révèlent les sensations ou transmettent son activité, se retire, comme si sa présence était devenue inutile. Quand elles ne cessent pas d'une manière aussi absolue que dans la mort, son activité se trouble par l'effort impuissant qu'elle fait pour rétablir le concert interrompu des organes. La partie même où son activité est confuse révèle la fonction en souffrance, afin que la médecine y applique ses remèdes.
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CHAPITRE XX. DISTINCTION DE L'AME ET DES ORGANES.
26. La distinction de l'âme et des organes, n'éclate jamais mieux que dans ces moments où lâme, sous l'influence d'une réflexion profonde, (233) se sépare si complètement du monde extérieur, que, les yeux ouverts et intacts, elle ne voit pas une foule d'objets placés devant elle. L'attention devient-elle plus énergique? elle suspend brusquement sa marche, ne songeant plus à donner aucun signal aux forces motrices qui mettaient les pieds en mouvement. Quand la distraction, sans être assez profonde pour clouer le promeneur à sa place, est toutefois assez forte pour ne pas lui laisser le loisir d'apprendre de la partie, centrale du cerveau les mouvements qu'il exécute; l'âme oublie d'où elle vient et où elle va; elle dépasse sans y songer le but de sa course: l'organe est sain, mais elle est occupée ailleurs. Quant à ces atomes d'air et de lumière, qui émanent du ciel et qui sont les premiers à transmettre les ordres de l'âme pour donner la vie au corps, parce qu'ils confinent à l'être immatériel de plus près que l'eau et la terre, et servent immédiatement à gouverner la masse du corps, je ne veux point rechercher maintenant si Dieu les a tirés du ciel qui nous environne et s'élève au dessus de clos tètes, pour les mêler et lés associer au corps déjà animé, ou s'il les a formés du limon en même temps que la chair : je sortirais de mon sujet. Il est vraisemblable que tout corps peut se transformer en un autre corps : l'absurdité consisterait à croire qu'un élément matériel, quelqu'il soit, puisse servir à former l'âme.
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CHAPITRE XXI. LAME NE PEUT NI SORTIR DE LA MATIÈRE NI ÊTRE
UN CORPS.
27. Il faut donc repousser l'opinion d'après laquelle il existerait un cinquième élément qui aurait servi à composer l'âme et qui, sans être identique à la terre, à l'eau, à l'air, au feu même, grossier comme le feu terrestre, ou subtil et brillant comme la clarté des cieux, formerait je ne sais quel élément nouveau qui n'a pas de nom dans les langues humaines (1). Si, les partisans de cette opinion entendent avec nous par corps une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, une pareille substance ne peut ni se confondre avec l'âme ni lui servir de principe. Pour ne pas multiplier les arguments, cette substance pourrait être divisée dans une des ses parties ou circonscrite par des lignes: or, supposez l'âme ainsi divisible, elle ne connaîtrait jamais la ligne, comme une suite de points indivisibles; puisque le corps ne la présente pas.
1. Cicéron. Tusc. liv. 4.
28. D'ailleurs l'âme ne s'offre jamais à elle-même comme une substance étendue, quoiqu'elle ne puisse s'ignorer, même quand elle cherche à se connaître. En effet, quand elle se replie sur elle-même, elle a conscience de cette réflexion ; or, elle n'en aurait pas conscience, si elle ne se connaissait pas elle-même : car elle ne se cherche qu'en elle-même. Ainsi, puisqu'elle sait qu'elle se cherche, elle se connaît. Mais toutes les connaissances qu'elle acquiert, elle les acquiert dans son unité et tout entière. Donc, quand elle sait qu'elle se cherche, elle est tout entière occupée à se connaître et par conséquent se connaît tout entière ce n'est point un autre être qu'elle tonnait, c'est d'elle-même et dans son unité qu'elle prend conscience. Pourquoi donc cherche-t-elle encore à se connaître, si elle se connaît quand elle se cherche ? Assurément si elle ne se connaissait pas, elle ne pourrait pas se connaître au moment qu'elle se cherche: mais elle a conscience d'elle au moment où elle s'analyse, et l'objet de. ses recherches est de savoir son origine et sa fin. Quelle cesse donc d'avoir le moindre doute sur sa nature incorporelle : si elle était un composé de matière, elle se connaîtrait comme matière ; car elle a une idée plus nette d'elle même que du ciel et de la terre qu'elle connaît par les yeux du corps.
29. Je ne m'arrêterai pas à montrer que la faculté de se représenter les formes des corps, faculté qui se révèle chez les animaux, chez les oiseaux, quand ceux-ci, par exemple, regagnent leur séjour habituel ou leur nid, est incompatible avec toute espèce de corps cependant l'imagination devrait être d'autant plus analogue à la nature matérielle, qu'elle contient pour ainsi dire les formes de tous les corps. Si cette faculté est évidemment incompatible. avec la matière, en ce qu'elle peut non-seulement garder et reproduire les images des objets, mais encore les varier à l'infini au gré de la fantaisie, à plus forte raison aucune autre faculté de l'âme ne permet de l'identifier à la matière.
30. Entend-on par corps l'être en général, je veux dire, toute espèce de substance? Il faut bannir cette expression, si on ne peut pas se réduire à n'avoir aucun terme pour distinguer les corps de tout ce qui n'est pas lui. Cependant il ne faut pas trop se préoccuper d'un simple question de mots. A nos yeux l'âme n'appartient à aucun des quatre éléments si connus qui sont manifestement des corps : en même temps elle n'est point (234) identique à la substance divine. Quant aux termes pour la désigner, il n'y en a pas de plus convenable que celui d'esprit ou souffle de vie. J'ajoute le dernier mot, pour qu'on ne confonde pas le souffle immatériel qui nous anime avec le souffle de l'air. Encore arrive-t-il que dans la langue latine les mots anima et spiritus sont souvent synonymes, de sorte qu'il n'y a plus de terme spécial pour caractériser cette vie si distincte de celle des corps et de celle de Dieu, cette existence supérieure à celle du végétal par le don de la sensibilité, à celle de l'animal par le privilège de la raison, inférieure aujourd'hui à celle des Anges, mais capable de devenir aussi parfaite, si elle est conforme ici-bas aux commandements du Créateur.
31. Quand même on aurait des doutes sur l'origine de l'âme et qu'on agiterait encore la question de savoir si elle a été formée d'une substance primitive, si elle est comme un écoulement d'une nature parfaite et heureuse, enfin si elle a été formée de rien, il n'en existe pas moins une vérité incontestable: c'est que si elle a existé antérieurement dans une matière quelconque, cette matière à reçu de Dieu son existence, et qu'aujourd'hui l'âme est créée par Dieu pour devenir une âme vivante ; car, ou elle a été pur néant ou du moins elle n'a pas existé avec ses facultés actuelles. Mais il est temps de borner ici nos réflexions sur la substance primitive dont l'âme a pu se former.
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CHAPITRE XXII. LA CAUSE VIRTUELLE DE LAME A-T-ELLE ÉTÉ
CRÉÉE DANS LA PÉRIODE DES SIX JOURS.
32. En admettant que l'âme n'ait pas été d'abord un être, il reste à examiner comment on pourrait concevoir que la cause virtuelle dont elle devait sortir ait été créée parmi les oeuvres vies six ,jours, quand Dieu forma l'homme à son image, formation qui ne peut s'entendre que de l'âme. En avançant que Dieu dans la création simultanée des êtres fit, non les substances qui devaient plus tard recevoir la vie, mais les causes virtuelles de leur existence, je dois craindre de passer pour ne dire que des mots vides de sens. Qu'est-ce donc que ces causes virtuelles qui permettent de dire que Dieu fit l'homme à son image, avant de lui avoir formé un corps du limon de la terre et de lui avoir insufflé une âme ? Si le corps a été contenu en puissance dans une cause mystérieuse, la matière dont il devait sortir était également préexistante, je veux dire la terre où cette cause a pu être enveloppée comme dans un germe. Mais comment concevoir qu'une cause primordiale dont l'âme, ou le souffle destiné à former l'âme, devait être le développement, ait été créée au moment où Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, » s'il n'existait aucune substance où pût être créé ce principe de l'âme, à qui seule s'appliquent évidemment ces expressions?
33. Cette cause était-elle en Dieu, au lieu d'être déposée dans une substance? Elle n'était donc pas encore créée. Alors pourquoi est-il écrit: « Dieu fit l'homme à l'image de Dieu (1) ? » Etait-elle au contraire enveloppée dans une des substances que Dieu créa simultanément ? Quelle est cette substance? Etait-elle spirituelle ou matérielle ? Si elle était spirituelle, produisait-elle ses conséquences dans les corps qui composent le monde soit au ciel soit sur la terre ? Etait-elle inactive avant la formation spéciale, de la nature humaine, de la même manière que chez un homme, déjà en possession de l'existence, la faculté de se reproduire reste ensevelie dans les profondeurs de l'organisme, avant de s'exercer par fanion des sexes ? L'être spirituel où elle était pour ainsi dire latente, ne produisait-il aucun acte d'après sa nature? Puis, dans quel but aurait-elle été créée ? Etait-ce pour renfermer en elle implicitement le principe de l'âme ou des âmes à venir, comme si elles n'avaient pu exister en elles-mêmes et qu'il leur fallût résider dans une créature déjà animée, au même titre que le principe de la génération ne peut se trouver que chez un être vivant et complètement organisé? L'âme aurait donc pour mère une créature spirituelle, contenant en soi la cause destinée à la former, mais au moment seul où Dieu la créée pour l'insuffler à l'homme. Même dans le corps humain, aucun germe ne se féconde, aucun embryon ne se forme, sans avoir Dieu pour auteur, par l'action de cette sagesse qui dans sa pureté se répand partout, sans contracter aucune souillure (2), et dont la puissance s'étend à tout l'univers et dispose tout avec harmonie (3). Mais je lue sais trop comment on pourrait concevoir qu'une créature spirituelle ait été faite uniquement dans ce but, sans avoir été citée parmi les oeuvres des six jours; il faudrait admettre que l'homme fut créé le sixième jour, quand loin d'être formé avec tous ses facultés naturelles, il n'existait encore
1. Gen. I, 26, 27. 2. Sag. VII, 24, 25. 3. Ibid. VIII, 1.
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qu'en principe au sein de cette créature qui n'est pas même nommée. La mention de cette créature était d'autant plus indispensable, qu'elle aurait formé une oeuvre achevée, et qu'elle n'aurait plus eu besoin d'être créée d'après la cause primordiale destinée à la produire.
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CHAPITRE XXIII. LA CAUSE VIRTUELLE DE L'AME HUMAINE A-T-ELLE ÉTÉ
DÉPOSÉE DANS LES ESPRITS ANGÉLIQUES?
34. Serait-ce dans la lumière du jour primitif, si par là on est fondé à entendre une force intelligente, que Dieu renferma implicitement, quand il créa l'homme à son image, le principe dont l'âme humaine devait se former? Aurait-il établi ainsi la cause et la raison selon lesquelles il formerait l'âme après la période des sept jours, de telle sorte qu'il aurait créé dans l'élément terrestre la cause virtuelle du corps, dans la force intelligente du jour primitif la cause virtuelle de l'âme ? Mais que signifie au fond ce langage, sinon que l'esprit angélique est comme le père de l'âme humaine dont il contient le principe, au même titre que l'homme contient les germes de sa postérité ? L'homme serait donc le père du corps, l'ange celui de l'âme, et Dieu, créateur du corps et de l'âme, formerait le premier dans l'homme, le second chez l'ange ? Ou bien encore Dieu aurait-il formé un premier corps et une première âme, l'un de la terre, l'autre de l'esprit angélique, c'est-à-dire des substances où il avait d'abord mis les causes virtuelles de l'un et de l'autre, quand il créa l'homme en même temps que toutes ses oeuvres; et aurait-il dorénavant fait sortir l'homme de l'homme, le corps du corps, l'âme dé l'âme ? On est surpris sans doute d'entendre appeler l'âme fille d'un ange ou des Anges : mais il serait plus étrange encore d'y voir la fille du ciel étoilé, à plus forte raison de la terre ou de la mer. Si on regarde comme invraisemblable que l'âme ait été créé virtuellement dans l'essence des anges, il serait plus invraisemblable encore de croire que ce principe fût déposé dans une substance matérielle, au moment où Dieu fit l'homme à son image, antérieurement à l'époque où le corps fut formé du limon de la. terre et animé du souffle divin.
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CHAPITRE XXIV. LAME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE
AVANT D'ÊTRE ASSOCIÉE AUX ORGANES
35. Voyons donc si on ne pourrait donner une autre explication à la fois vraie et moins éloignée des opinions communes; la voici. Parmi les oeuvres qu'il fit simultanément, Dieu créa l'âme humaine en réservant le moment où il l'unirait par son souffle aux organes formés du limon de la terre, de même qu'il créa la cause virtuelle dont il devait faire sortir le corps humain, quand le moment de le former serait venu. En effet, l'expression suivant laquelle Dieu fit l'homme à son image ne peut s'appliquer qu'à l'âme; les termes de mâle et de femelle ont trait évidemment au corps. On peut donc admettre, sans contredire l'Écriture et sans choquer la raison, que lors de la formation de l'homme au sixième jour, la cause virtuelle du corps était renfermée dans les éléments matériels; tandis que l'âme créée comme le jour primitif, était restée enveloppée dans les oeuvres de Dieu jusqu'au moment marqué où le souffle divin l'associa au corps formé du limon de la terre.
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CHAPITRE XXV. LAME, EN SUPPOSANT QU'ELLE AIT EXISTÉ HORS DU
CORPS, S'EST-ELLE SPONTANÉMENT ASSOCIÉE AUX ORGANES?
36. Mais ici se présente encore une question intéressante. Supposons que l'âme était déjà créée et qu'elle avait une vie mystérieuse, où pouvait elle trouver une existence plus heureuse? Pourquoi associer l'existence innocente de l'âme à celle du corps, où elle pouvait par le péché offenser le Créateur et encourir. ainsi la peine du travail et le supplice de la damnation? Faut-il dire qu'elle a été poussée par un mouvement volontaire à prendre la direction du corps, et qu'en adoptant un mode d'existence compatible avec la justice comme avec l'iniquité, elle se soumettait aux conséquences de la liberté, la récompense pour le bien, le châtiment pour le mal? Cette opinion ne contredirait en rien la. parole de l'Apôtre : « Avant leur naissance ils n'avaient rien fait de bien ni de mal (1). »
En effet ce penchant qui aurait entraîné la volonté vers le corps ne saurait être un des actes
1. Rom. IX, 14.
236
innocents ou coupables dont il faudra rendre compte au tribunal de Dieu, quand chacun recevra ce qui est dû aux bonnes et aux mauvaises actions qu'il aura faites pendant qu'il était revêtu de son corps (1). Et pourquoi dès lors ne pas admettre qu'elle soit descendue dans le corps sur l'ordre de Dieu, à la condition que, si elle y vivait suivant les commandements du Créateur, elle recevrait pour récompense la vie éternelle dans la société des Anges; tandis qu'elle serait justement condamnée, si elle violait cette loi, à une longue peine ou même au supplice du feu éternel? Comment croire que l'exécution de cet ordre de Dieu ait en principe constitué un acte vertueux et qui démentirait la parole suivant laquelle « ils n'avaient fait, avant leur naissance, ni bien ni mal? »
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CHAPITRE XXVI. LAME VOLONTAIREMENT UNIE AU CORPS N'A-T-ELLE EU AUCUNE
CONNAISSANCE DE L'AVENIR? DU LIBRE ARBITRE.
37. S'il en est ainsi, nous reconnaîtrons que l'âme n'a point été initiée a son origine aux actes bons ou mauvais qu'elle accomplirait. Il serait trop étrange qu'elle se fût condamnée à vivre dans le corps, si elle avait prévu qu'elle y pourrait commettre des fautes dont la juste conséquence serait un supplice éternel. Le Créateur est loué avec raison de l'excellence de ses oeuvres or, cette louange n'a pas seulement trait aux êtres à qui il a donné le privilège de la prescience; elle s'applique à la création des brutes que l'homme surpasse en dignité, fût-il pécheur. L'homme tient de Dieu l'être, et non l'iniquité dans laquelle il s'engage en abusant du libre arbitre : toutefois, si ce don lui manquait, il aurait dans la nature un rang moins élevé. Que l'on considère un homme qui accomplit la justice sans connaître l'avenir: on sentira le faible obstacle qu'il trouve, à rendre sa vie juste et agréable à Dieu, dans l'ignorance oit la foi la condamne sur l'avenir, si sa volonté est pure et élevée. Ainsi on ne saurait nier la possibilité d'une telle âme sans se mettre en contradiction avec la bonté divine; d'autre part, on ne saurait la soustraire à l'expiation que le péché entraîne sans être ennemi de la justice.
1. II Cor. V, 10.
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CHAPITRE XXVII. DU PENCHANT NATUREL QUI ATTACHE LAME AU CORPS.
38. L'âme étant créée pour être envoyée dans un corps, on peut se demander si elle a obéi à une nécessité impérieuse. Mais il vaut mieux croire qu'elle a suivi un penchant naturel, en d'autres termes, qu'elle a l'instinct d'être unie à un corps, comme nous avons celui de vivre quant à l'inclination au mal, ce n'est plus une inclination de la nature, mais un désordre de la volonté qui appelle une juste punition.
39. Il est donc inutile de se demander quelle est la substance dont l'âme a été tirée, si l'on peut concevoir qu'elle appartient à l'ordre des oeuvres primitives et créées avec le jour : elle fut créée avec elles et comme elles, sans avoir auparavant l'existence. Mais s'il y a eu antérieurement une substance matérielle et spirituelle susceptible de se développer, cette substance aurait été l'oeuvre de celui qui a tout créé, et elle aurait précédé ses modifications en principe plutôt qu'en date, de la même manière que la voix précède le chant. Quant à la convenance de faire sortir l'âme de la substance immatérielle, pourrait-on ne pas la voir ?
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CHAPITRE XXVIII. DES OBJECTIONS CONTRE L'OPINION SELON LAQUELLE LAME
ET LE CORPS D'ADAM ONT ÉTÉ SIMULTANÉMENT CRÉÉS.
40. Veut-on admettre que l'âme n'a été créée qu'au moment où le souffle de Dieu l'a unie au corps tout formé ? On fera bien de songer à la question que soulève lorigine même de l'âme. Répondra-t-on que Dieu a créé et crée encore quelque chose de rien après avoir achevé tous ses ouvrages? Il faut alors se demander comment on expliquera que l'homme fat fait le sixième jour à filtrage de Dieu, ce qui ne. peut s'entendre e que de l'âme; en d'autres termes, dans quelle substance fut créée la cause virtuelle d'un être qui n'existait pas encore. Répondra-on qu'elle a été tirée, non da pur néant, mais d'un être préexistant? On se tourmentera à chercher si cet être était corps ou esprit, on soulèvera toutes les questions que nous venons d'agiter, e t pour dernière difficulté, on aura encore à se demander (237) quelle est, parmi les uvres des six premiers jours, la substance où Dieu a créé la cause virtuelle de l'âme, puisqu'à ce moment il ne l'avait tirée ni du néant ni d'un être antérieur.
41. Si on répond, pour éviter cette difficulté, que l'homme fut formé du limon le sixième jour, et que cette formation n'a été rappelée plus tard que sous forme de résumé, qu'on songe aux expressions qui désignent là femme : « Il les créa mâle et femelle, et il les bénit (1). » Si on prétend alors que la femme fut ce jour-là formée d'un os de l'homme : qu'on examine bien comment les oiseaux amenés devant Adam furent créés le sixième jour, afin de concilier cette opinion avec le témoignage où l'Ecriture révèle que les oiseaux de toute espèce furent tirés des eaux le cinquième jour; qu'on réfléchisse également aux arbres qui furent plantés dans le Paradis, quand cet ordre de création appartient au troisième jour, selon le témoignage de l'Ecriture; qu'on pèse bien ces paroles : « Dieu fit encore sortir de la terre toute espèce d'arbres beaux à la vue et qui offraient des fruits excellents à manger: » comme si les arbres sortis de la terre le troisième jour et compris dans les uvres que Dieu jugea excellentes, n'avaient pas offert un spectacle et des aliments délicieux! Qu'on pèse aussi ces expressions : « Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel (2) ; » comme s'ils n'étaient pas du nombre de ceux qui avaient été créés, ou plutôt comme s'il n'en avait jamais existé auparavant! Remarquez en effet que lEcriture ne dit pas: Dieu forma de la terre d'autres bêtes des champs, d'autres oiseaux, afin de compléter le nombre des êtres sortis de la terre le sixième jour et des eaux le cinquième, non; «Dieu forma toutes les bêtes, dit-elle, tous les oiseaux . » Qu'on examine encore l'ordre dans lequel Dieu fit toutes ses oeuvres : le premier ,jour, le jour lui-même; le second, le firmament; le troisième, la terre et la mer sous leurs formes distinctes, avec les arbres et les herbes; le quatrième, les luminaires et les étoiles ; le cinquième, les animaux tirés des eaux; le sixième, les animaux tirés de la terré ; puis, qu'on rapproche de cet ordre le passage suivant : « Lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre avec toute la verdure des champs. » Mais quand Dieu fit le jour, il ne fit que le jour. De plus comment a-t-il fait toute la verdure des champs avant qu'elle fût sur la terre, toute l'herbe avant qu'elle poussât?
1. Gen. I, 26-28. 2. Ibid. II, 19.
Comment ne pas croire en effet que l'herbe fut faite au moment qu'elle poussa et non avant d'être apparue sur la terre , si les paroles de l'Ecriture ne s'opposaient à cette pensée si naturelle? Qu'on se rappelle encore les paroles de l'Ecclésiastique: « Celui qui vit éternellement à tout créé à la fois (1) » et qu'on cherche à concilier avec la création simultanée une série de créations séparées par des intervalles de jours et non de minutes. Qu'on s'applique à prouver l'égale vérité de ces deux passages en apparence contradictoires, où la Genèse, d'une part, révèle que Dieu se reposa le, septième jour de toutes ses oeuvres (2), et où l'Evangile, de l'autre, déclare par la bouche du Seigneur que Dieu agit encore aujourd'hui (3). Enfin qu'on approfondisse en quel sens les mêmes uvres sont à la fois complètes et inachevées.
42. C'est l'ensemble de ces témoignages de l'Ecriture, dont fa véracité ne peut être suspecte qu'à un infidèle ou un impie, qui m'a conduit à l'opinion que j'ai exposée. Selon moi, Dieu à l'origine des siècles a créé tous les êtres à la fois, les uns réellement et en acte, les autres en puissance et dans leurs principes ; de même que dans sa toute-puissance il a créé non-seulement les êtres, actuels mais encore les êtres à venir; il s'est reposé de ce qu'il avait fait, afin de créer ensuite, en les gouvernant par sa providence, la. suite régulière des temps et des générations : car, il avait achevé ses oeuvres, au point de vue de la perfection des espèces, et il les avait commencées au point de vue de leur succession dans le temps; ainsi, il s'est reposé en tant que la création était achevée, il agit encore en tant qu'elle est incomplète. A-t-on une opinion plus vraisemblable sur ces vérités? Loin de la combattre, j'y applaudirai.
43. Quant à l'âme, dont Dieu anima l'homme en soufflant sur sa face, voici tout ce que j'en affirme : elle vient de Dieu, sans être de la même substance que lui; elle est immatérielle, en d'autres tenues, elle nest point corps mais esprit. Cet esprit n'est point engendré de la substance divine et n'en procède point: il n'est que l'ouvrage de Dieu. Grâce à ses facultés, il ne peut être la transformation d'un corps quel qu'il soit, ni d'un être dépourvu de raison ; par conséquent il a été tiré du néant. S'il est immortel d'après un mode d'existence qu'il ne peut perdre, on peut dire qu'il est périssable au point de vue des changements qui le dégradent ou l'élèvent : le
1. Eccli. XVIII, 1. 2. Gen. II, 2. 3 Jean, V, 17.
238
être absolument immortel est celui dont à l'Apôtre a dit : « qu'il possède seul l'immortalité 1. » Sur tout autre point débattu dans ce livre, que la discussion serve à montrer au lecteur comment on peut rechercher les vérités laissées dans l'ombre
1. Tim. VI, 16.
par l'Ecriture, en se préservant de toute assertion présomptueuse. Si ma méthode ne lui plait pas, qu'il en pénètre au moins l'esprit, en d'autres termes, qu'il consente à m'instruire s'il le peut, ou qu'il cherche avec moi un commun maître.
LIVRE HUITIÈME. LE PARADIS TERRESTRE (1).
CHAPITRE PREMIER. LE PARADIS TERRESTRE EST TOUT ENSEMBLE UNE RÉALITÉ ET UN SYMBOLE.
CHAPITRE II. POURQUOI DES EXPLICATIONS ALLÉGORIQUES DANS. LE TRAITÉ DE LA GENÈSE CONTRE LES MANICHÉENS ?
CHAPITRE III. DE LA CRÉATION DES ARBRES DANS LE PARADIS. RETOUR SUR LA CRÉATION DES PLANTES LE TROISIÈME JOUR.
CHAPITRE IV. DE L'ARBRE DE VIE : QU'IL EST TOUT ENSEMBLE UN ARBRE RÉEL ET LE SYMBOLE DE LA SAGESSE (1).
CHAPITRE V. SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.
CHAPITRE VI. L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL.
CHAPITRE VII. DES FLEUVES QUI ARROSAIENT LE PARADIS TERRESTRE.
CHAPITRE VIII. L'HOMME PLACÉ DANS LE PARADIS TERRESTRE POUR S'Y LIVRER A L'AGRICULTURE.
CHAPITRE IX. ENSEIGNEMENT QUE DONNE LA CULTURE DE LA TERRE.
CHAPITRE X. SUR LE SENS ATTACHÉ AUX MOTS cultiver ET garder.
CHAPITRE XI. L'AUTORITÉ DE DIEU RAPPELÉE A L'HOMME (1).
CHAPITRE XII. DE L'IMPUISSANCE DE L'HOMME A FAIRE LE BIEN SANS LE SECOURS DE DIEU.
CHAPITRE XIII. POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ INTERDIT A L'HOMME?
CHAPITRE XIV. DU MAL : L'HOMME EN A FAIT L'EXPÉRIENCE EN VIOLANT LE PRÉCEPTE DE DIEU.
CHAPITRE XV. POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ APPELÉ AINSI ?
CHAPITRE XVI. L'HOMME A PU AVOIR L'IDÉE DU MAL AVANT DE LE CONNAÎTRE EN RÉALITÉ.
CHAPITRE XVII. LA DÉFENSE FUT-ELLE FAITE A ADAM ET A EVE EN MÊME TEMPS ?
CHAPITRE XVIII. COMMENT DIEU A-T-IL PARLÉ A L'HOMME.
CHAPITRE XIX. DE L'ACTIVITÉ DIVINE DANS LA CRÉATURE, ET D'ABORD DE DIEU MÊME.
CHAPITRE XX. LE CORPS SE MEUT DANS LE TEMPS ET L'ESPACE, L'AME NE SE MEUT QUE DANS LE TEMPS : DIEU EST EN DEHORS DE CETTE DOUBLE MODIFICATION.
CHAPITRE XXI. COMMENT DIEU EST-IL A LA FOIS IMMUABLE ET PRINCIPE DU MOUVEMENT?
CHAPITRE XXII. DIEU EST SUREMENT ET ABSOLUMENT IMMUABLE.
CHAPITRE XXIII. QUE DIEU FAIT TOUT SANS SORTIR DE SON REPOS.
CHAPITRE XXIV. DES CRÉATURES SOUMISES AUX ANGES.
CHAPITRE XXV. DES LOIS GÉNÉRALES ET PARTICULIÈRES SELON LESQUELLES DIEU GOUVERNE TOUT.
CHAPITRE XXVI. DIEU GOUVERNE TOUT SANS CESSER D'ÉTRE IMMUABLE.
CHAPITRE XXVLI. COMMENT DIEU PARLA-T-IL A ADAM?
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CHAPITRE PREMIER. LE PARADIS TERRESTRE EST TOUT ENSEMBLE UNE RÉALITÉ
ET UN SYMBOLE.
1. « Et Dieu planta un paradis du côté de l'orient en Eden et il y plaça l'homme qu'il avait fait (2). » Il existe, je le sais, une foule d'opinions sur le Paradis terrestre, mais elles peuvent se ramener à trois principales : la première consiste à ne voir dans le Paradis qu'un jardin ; la seconde, à le considérer comme une allégorie; la troisième, qui concilie les deux autres, admet le sens littéral et le sens figuré. J'avoue en passant que je partage ce dernier sentiment. Ici j'entreprends de parler du Paradis terrestre au sens littéral, selon les grâces que Dieu daignera m'accorder, et de faire comprendre comment l'homme formé du limon de la terre,c'est-à-dire pourvu d'un corps, fut établi dans un véritable jardin. Adam sans doute était la figure et le type de l'Adam futur (3): cependant on voit en lui un homme doué de toutes les facultés de son espèce, lequel vécut un certain nombre d'années et, après avoir laissé une postérité nombreuse, mourut comme le reste des hommes, encore qu'il ne fût issu d'aucuns , parents, mais formé de la terre, en qualité de premier homme : de même on doit voir dans le jardin où Dieu le plaça, un lieu, un séjour terrestre destiné à un être formé de la terre.
2. Le récit de la Genèse ne rentre point en effet dans le genre des allégories, comme le Cantique des cantiques : il est historique comme le livre des Rois et tous ceux qui offrent le même caractère. Les récits historiques contenant les faits ordinaires de la vie humaine, on les explique aisément ou plutôt de prime-abord au sens littéral, afin de déduire des évènements passés le sens allégorique des évènements futurs ; mais comme
1. Gen. II, 8-17. 2. Gen. II, 8. 3 Rom. V, 14.
on ne retrouve point ici le cours ordinaire de la nature, on ne peut se résoudre à voir la réalité et on conçoit tout comme des symboles; on veut même ne faire commencer l'histoire proprement dite qu'à l'époque où Adam et Eve, ayant été chassés du Paradis, s'unirent et eurent des enfants. Mais, en vérité, est-il dans le cours naturel des choses qu'ils aient vécu tant d'années, qu'Enoch ait été enlevé au ciel, qu'une femme ait enfanté malgré la vieillesse et la stérilité, et mille autres prodiges? .
3. Mais, dit-on, il faut distinguer entre un récit de faits miraculeux et l'exposition des lois qui ont présidé à la formation des êtres. Là en effet les prodiges mêmes démontrent que le cours des choses est tantôt naturel, tantôt extraordinaire et par conséquent amène des miracles ; ici on ne fait que révéler la création des êtres. La réponse est facile. La création elle-même a été extraordinaire par cela seul qu'elle était création. Dans l'organisation des choses du monde, n'y a-t-il pas un fait sans précédent et auquel rien ne correspond, à savoir le monde lui-même ? Faut-il donc admettre que Dieu n'a pas fait le monde, parce qu'il n'en compose plus d'autres, ou qu'il n'a pas fait le soleil, parce qu'il n'en crée pas de nouveaux? Pour mieux déconcerter l'objection, il aurait fallu citer l'homme, au lieu de discuter sur le Paradis. N'admet-on pas qu'il a été formé par Dieu comme jamais homme ne l'a été? Pourquoi alors refuser de croire que le Paradis a été fait de la même manière que se forme aujourd'hui une forêt?
4. Je m'adresse à ceux qui reconnaissent l'autorité des saintes Lettres; il en est parmi eux qui ne veulent voir dans le Paradis terrestre qu'une pure allégorie. Quant aux adversaires de l'Ecriture, j'ai suivi dans un autre ouvrage (1), une méthode toute différente pour leur répondre. Ce
1. Gen, cont. les Manich. ci-dessus.
239
pendant, même dans ce traité, j'ai défendu lEcriture au point de vue littéral, autant que je l'ai pu, afin que ceux qui ont l'intelligence, trop émoussée ou trop endurcie pour se rendre à la raison et croire à ces vérités, n'aient du moins aucun moyen de leur donner l'apparence de fables. Mais que des esprits qui ont foi dans l'Ecriture, refusent de croire qu'il a réellement et à la lettre existé un Paradis, c'est-à-dire un parc délicieux où les arbres offraient des fruits et des ombrages, un parc immense arrosé par une immense source, et cela quand ils voient tant de forêts considérables se former sans le concours de l'homme par l'action mystérieuse du Créateur, c'est pour moi un sujet d'étonnement : à quel titre croient-ils donc que l'homme a été créé, puisqu'ils n'ont jamais vu d'exemple d'une pareille formation? S'il ne faut voir dans Adam lui-même qu'un type, quel a été le père de Caïn, d'Abel, de Seth? Ces personnages ne seraient-ils eux-mêmes que des symboles, au lieu d'être fils d'un homme et hommes eux-mêmes? Qu'ils examinent donc de près à quelle conséquence les conduirait un pareil système et qu'ils s'unissent à nous pour interpréter au pied de la lettre le récit des faits primitifs. Dès lors, qui n'accueillera avec sympathie les symboles qu'ils découvrent dans ces événements, et qui révèlent soit les dispositions murales des esprits, soit les choses à venir? Assurément si on ne pouvait entendre littéralement les faits qu'expose l'Écriture sans compromettre la foi, que resterait-il à faire sinon de voir partout des allégories plutôt que de lancer contre la parole sainte des accusations impies? Mais l'interprétation historique de ces faits, loin de compromettre les récits de l'Ecriture, ne sert qu'à les corroborer; il n'est personne, à mon sens, qui après avoir vu les événements de la Genèse expliqués littéralement selon cette règle de foi, poussera l'obstination et l'incrédulité , jusqu'à persévérer dans la fausse opinion que le Paradis terrestre ne peut être qu'une allégorie.
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CHAPITRE II. POURQUOI DES EXPLICATIONS ALLÉGORIQUES DANS. LE
TRAITÉ DE LA GENÈSE CONTRE LES MANICHÉENS ?
5. Les Manichéens ne se bornent pas à mal interpréter les saintes Lettres : ils les rejettent et vont jusqu'au sacrilège. C'est contre eux que j'écrivis deux livres sur la Genèse dans les premiers temps de ma conversion, me proposant à la fois de réfuter leur système insensé, et de leur inspirer le désir de chercher dans les livres même qu'ils détestent la foi chrétienne et évangélique. Comme le sens littéral ne se présentait pas toujours à mon esprit, et même me semblait parfois impossible ou du moins très-difficile, pour ne pas perdre trop de temps, je me mis à expliquer avec toute la netteté et toute la précision dont j'étais capable le sens allégorique des faits que je ne pouvais encore interpréter à la lettre : je craignais d'ailleurs de les rebuter par un long ouvrage ou une discussion obscure, et de leur faire tomber le livre des mains. Toutefois je me rappelle le but principal que je nie proposai sans l'atteindre c'était de montrer que les évènements de la Genèse étaient historiques et non de pures allégories. Je désespérais si peu de les voir ainsi entendus que j'établis au second livre le principe suivant : « Si on se résout à prendre au sens rigoureusement littéral tous les récits de la Genèse, on trouvera un moyen infaillible d'éviter bien des blasphèmes sans sortir du domaine de la foi. Loin de voir avec dépit untel travail, il faut le regarder comme une preuve merveilleuse d'intelligence. Mais si nous ne pouvons entendre l'Écriture d'un manière à la fois pieuse et digne de Dieu qu'en prenant les faits pour des figures et des énigmes, appuyons-nous sur l'autorité des Apôtres qui ont donné le noeud de tant d'énigmes dans l'ancien Testament, et poursuivons notre but avec l'aide de Celui qui nous a exhortés à chercher, à demander et à frapper (1). «Expliquons donc d'après la foi catholique les figures que renferment les évènements ou les prophéties, sans préjudice d'un traité plus exact et plus parfait, qu'il vienne de moi ou de tout autre à qui Dieu daignera accorder sa lumière (2).» Voilà ce que je disais alors. Aujourd'hui que le Seigneur m'a inspiré la pensée de considérer avec plus d'attention ces évènements, et que j'ai l'espérance ou plutôt la conviction de pouvoir le interpréter comme des faits historiques et non plus comme de pures allégories, je vais expliquer le Paradis, terrestre; en suivant la même méthode que dans les livres précédents.
1. Matt. VII, 7. 2 Gen. cont. les Man . liv. II, ch. 2.
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CHAPITRE III. DE LA CRÉATION DES ARBRES DANS LE PARADIS. RETOUR
SUR LA CRÉATION DES PLANTES LE TROISIÈME JOUR.
6. Donc « Dieu planta le paradis d'Eden (c'est-à-dire, de délices), vers l'Orient et y plaça l'homme qu'il avait créé. » Tel est le récit de l'Ecriture et tels sont les faits. L'Ecrivain sacré reprend alors sa pensée pour la développer et pour. montrer comment cette oeuvre s'est accomplie, en d'autres termes, comment Dieu a planté ce parc et y a établi l'homme. Il ajoute en.effet : « Dieu fit encore produire à la terre toute espèce d'arbres beaux à voir et qui donnaient des fruits délicieux. » Remarquez qu'il ne dit pas que Dieu créa des arbres d'une espèce nouvelle ou le reste des arbres. En effet, la terre avait déjà produit les arbres ou plantes de toute espèce qui présentaient une vue charmante et des fruits délicieux ; cette création avait eu lieu au troisième jour, et voilà pourquoi Dieu avait dit au sixième : « Je vous ai donné toute espèce d'herbes portant semence qui est sur la terre, tout arbre fruitier, portant semence, pour vous servir de nourriture (1). »Dieu leur aurait-il donné une chose et voulu ensuite leur en donner une autre ? Je ne puis le croire. Les arbres qui furent créés dans le Paradis appartenant aux espèces de ceux que la terre avait produits le troisième jour, sortirent également de la terre au moment qui leur avait été fixé : en effet, les productions de la terre au troisième jour représentaient dans l'Ecriture la cause virtuelle de ces productions créée au sein de la terre, en d'autres termes, le sol avait alors reçu ce principe de fécondité qui se développe encore aujourd'hui en productions toutes semblables, à l'époque qui leur a été assignée pour apparaître au jour.
7. Par conséquent ces paroles de Dieu au sixième jour : « Voici que je vous ai donné toute espèce d'herbes portant semence, toute espèce d'arbres fruitiers portant semence, afin qu'ils vous servent de nourriture, » n'ont été ni des sons, ni une succession de syllabes : elles ont été prononcées par la puissance créatrice telle qu'elle réside dans le Verbe. Mais pour faire entendre à l'homme ce que Dieu a dit sans employer de sons successifs, il fallait bien recourir à une série de sons. C'était à une époque postérieure que
1. Gen. I, 29.
l'homme, formé du limon de la terre et animé du souffle divin, devait avec sa postérité prendre pour aliments les productions que la terre ferait sortir de son sein, en vertu du principe de fécondité dont elle avait été déjà enrichie. Ainsi Dieu, en créant les causes qui contenaient en principe tout l'avenir, se parlait comme si l'avenir eût déjà existé, au sein de cette vérité tout intérieure que li1 n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue et que l'Esprit-Saint a révélé à l'écrivain inspiré.
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CHAPITRE IV. DE L'ARBRE DE VIE : QU'IL EST TOUT ENSEMBLE UN ARBRE RÉEL
ET LE SYMBOLE DE LA SAGESSE (1).
8. Quant aux expressions qui suivent : « L'arbre de vie au milieu du jardinet l'arbre de la connaissance du bien et du mal, » il faut les peser avec attention, si on ne veut pas être entraîné à voir sous ces mots un symbole en dehors de toute réalité. Il est écrit de la Sagesse « qu'elle est l'arbre de vie pour tous ceux qui l'embrassent . (2) » Cependant, quoiqu'il y ait au ciel une Jérusalem éternelle, il n'en a pas moins existé sur la terre une cité qui la représentait. Sara et Agar, tout en étant les symboles des deux Alliances, n'en ont pas moins été deux femmes (3). Jésus-Christ par les mérites de sa passion sur la croix nous arrose de son sang; mais le rocher dont Moïse fit sortir une source d'eau vive, pour apaiser la soif du peuple, ne cesse pas d'avoir été un rocher véritable, parce qu'il était, selon l'Apôtre, « la figure de Jésus-Christ (4). ». Le sens allégorique de ces évènements est sans doute fort distinct de leur . vérité historique ; mais il n'empêche pas qu'ils aient eu lieu. A l'époque où l'écrivain les racontait, il ne composait pas de symboles ; il faisait un récit exact de faits destinés à figurer ceux qu'ils précédaient. Il y a donc eu un arbre de vie, comme il a existé un rocher figure de Jésus-Christ : Dieu n'a pas voulu que , l'homme vécut dans le Paradis, sans offrir à ses yeux quelques images matérielles des choses de l'esprit. Le reste des arbres fournissaient des aliments, celui-ci contenait de plus un mystère; il représentait la Sagesse dont il a été dit « qu'elle est l'arbre de vie, » au même titre que Jésus-Christ est le rocher d'où jaillit l'eau pour ceux qui l'aiment. Il est le rocher, dis-je,
1. Gen.II, 9. 2. Prov. III, 18. 3. Gal. IV, 24-26. 4. I Cor, X, 4.
241
parce que tout ce qui a précédé. un fait pour le figurer doit servir à le désigner. Il est également l'agneau qui s'immole dans la Pâque; or, le symbole n'est pas un mot, c'était une réalité; l'agneau pascal était un véritable agneau, on l'immolait, on le mangeait (1). Cependant ce sacrifice réel en figurait un autre. Ne le comparons pas au veau gras qu'on tue pour fêter le retour de l'enfant prodigue (2). Là, en effet on développe une allégorie, on ne cherche pas le sens allégorique d'évènements véritables; ce n'est point l'Evangéliste, c'est le Seigneur même qui est l'auteur de cette narration , l'Evangéliste ne fait que la reproduire : le récit est pourtant un t'ait, en ce sens que le Sauveur a tenu réellement ce langage; mais dans sa bouche ce n'est qu'une parabole et on ne saurait exiger qu'on démontre l'authenticité des faits qui y sont racontés. Jésus-Christ est aussi tout ensemble la pierre sur laquelle Jacob versa de l'huile (3), et la pierre, qui, rejetée par les architectes, est devenue la principale pierre de langle (4). Mais ici la figure n'est qu'une prophétie, là elle implique un fait. Moïse racontait en effet un évènement passé, le Psalmiste ne faisait que prédire l'avenir.
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CHAPITRE V. SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.
9. C'est ainsi que dans le Paradis tout spirituel où le Larron fut introduit après sa mort sur la croix (5), la Sagesse, ou Jésus-Christ est l'arbre de vie ; mais, pour le représenter, il fut créé un arbre de vie dans le Paradis matériel ainsi le .veut l'Ecriture qui, racontant les évènements dans leur ordre chronologique, nous apprend que l'homme fut formé d'abord, puis, établi dans ce lieu, en pleine possession de la vie des sens. Se figure-t-on que l'âme, une fois dégagée du corps, est renfermée dans un lieu visible, bien qu'elle n'ait plus son enveloppe matérielle? Qu'on avance cette proposition; il ne manquera pas de gens pour l'appuyer, pour soutenir même que le riche altéré par l'Evangile est dans un séjour matériel, et que sa langue desséchée, la goutte d'eau qu'il aspire à recevoir du bout du doigt de Lazare, prouvent une âme unie à un corps. Je ne me hasarderai pas avec eux dans une question aussi difficile. Le doute, quand la vérité est obscure, vaut mieux qu'une
1. Ex. XII, 3-12. 2. Luc, XV, 23. 3. Genés. XXVIII, 18. 4. Ps. CXVII, 22-5. Luc, XXIII, 43.
discussion subtile où l'on ne peut arriver à la certitude. D'ailleurs, de quelque façon qu'il faille concevoir la flamme de l'enfer, le sein d'Abraham, la langue du riche, le doigt du pauvre, le supplice de la soif, la goutte d'eau rafraîchissante (1); la vérité peut sortir d'un paisible examen : elle ne jaillira jamais d'une controverse passionnée. Afin de ne pas nous laisser arrêter par une question aussi profonde et qui exigerait de longs développements, nous nous bornerons à cette simple réponse : si les âmes dégagées du corps peuvent être renfermées dans un lieu matériel, l'âme du bon larron a pu être admise dans le Paradis où le corps du premier homme fut introduit. Plus tard, s'il est nécessaire, nous trouverons dans quelque passage de l'Ecriture une occasion plus favorable d'exprimer à ce sujet nos doutes ou notre sentiment.
10. Que la Sagesse n'ait rien de matériel et par conséquent qu'elle ne puisse être un arbre, c'est un point incontestable à mes yeux et qui, je crois, n'est mis en doute par personne : mais pour refuser d'admettre qu'un arbre ait pu dans un parc représenter la Sagesse sous un symbole mystérieux, il faut ou ne pas songer à tous les corps dont l'Ecriture s'est servi pour figurer les choses spirituelles, ou soutenir que l'existence du premier homme a été incompatible avec un pareil mystère. Cependant l'Apôtre répète ces paroles prononcées par Adam sur la femme qui, selon notre croyance, fut tirée de son côté : « L'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme ; et ils seront deux en une seule chair (2), » et il y voit : « un symbole auguste de l'union de Jésus-Christ avec son Eglise (3). » N'est-ce pas une chose étrange, j'allais dire insoutenable, qu'on voie dans le Paradis une peinture allégorique et qu'on ne veuille pas y voir une réalité destinée à devenir une allégorie? Si on admet, comme on le fait pour Agar et Sara, pour Ismaël et Isaac, qu'il y a dans cette création un fait historique aussi bien qu'une figure, pourquoi ne pas admettre que l'arbre de vie fut à la fois un arbre réel et un emblème de le Sagesse? C'est ce que je ne saurais comprendre.
11. Il ne me coûte pas de dire encore que cet arbre mystérieux, tout en offrant à l'homme un aliment matériel, avait une vertu secrète et extraordinaire pour maintenir son corps dans la vigueur et la santé. A coup sûr, il s'ajoutait aux propriétés naturelles du pain une vertu particulière
1. Luc, XVI, 24. 2. Gen. II, 24. 3. Eph. V, 31, 32.
242
dans le gâteau qui suffit à Dieu pour préserver un prophète de la faim, pendant quarante jours (1). Comment hésiter à croire qu'avec le fruit d'un arbre, par un bienfait dont la cause nous échappe, Dieu ait mis le corps de l'homme à l'abri des ravages de la maladie, des années et même des atteintes de la vieillesse, quand on voit ce même Dieu empêcher des aliments ordinaires de diminuer par un prodige et renouveler sans cesse la farine et l'huile dans des vases d'argile (2)? Vienne maintenant un dialecticien subtil qui prétende que Dieu a dû faire sur la terre des miracles qu'il n'a point dû faire dans le Paradis : apparemment que l'acte par lequel il forma l'homme du limon, la femme d'une côte de l'homme, n'est pas un prodige plus étonnant que la résurrection d'un mort.
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CHAPITRE VI. L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL.
12. L'arbre de la science du bien et du mal se présente maintenant à notre attention. Sans nul doute, c'était un arbre réel et visible comme tous les autres. Là n'est point la question : le point à éclaircir est de savoir pourquoi il a été nommé ainsi. Or, plus j'examine, plus je suis porté à admettre que cet arbre n'offrait aucun alignent nuisible. Celui qui n'avait créé que des oeuvres excellentes (3), n'avait rien mis de mauvais dans le Paradis : le mal data pour l'homme de sa désobéissance au commandement. L'homme étant soumis au souverain empire de Dieu devait être assujetti à une loi, afin d'avoir le mérite de conquérir la possession de son Seigneur par l'obéissance. L'obéissance, je puis le dire en toute sûreté, est la seule vertu de toute créature raisonnable, agissant sous la. suzeraineté de Dieu, de même que le premier des vices et le comble de l'orgueil est de faire tourner sa liberté à sa perte, ce qui est proprement la désobéissance. Or l'homme ne pourrait reconnaître ni sentir la souveraineté de Dieu, s'il n'avait un commandement à exécuter. Par conséquent, l'arbre n'avait en lui même rien de malfaisant: il fut appelé l'arbre de la science du bien et du mal, parce que, si l'homme venait à manger de ses fruits après là défense qu'il en avait reçue, il violerait, par la même, l'ordre de Dieu et reconnaîtrait, au châtiment qui suivrait cette .transgression, toute la différence du bien et du mal,
1. III Rois, XIX, 8. 2. Ibid. XVII,16. 3. Gen. I, 31.
de la soumission et de la révolte. Il est donc ici question d'un arbre et non d'un symbole son nom ne vient pas des fruits qu'il devait produire, mais de la conséquence même qu'entraînerait pour l'homme l'infraction au commandement de n'y point. toucher.
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CHAPITRE VII. DES FLEUVES QUI ARROSAIENT LE PARADIS TERRESTRE.
13 « Il sortait d'Eden un fleuve qui arrosait le jardin et delà il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison; c'est celui qui coule autour de tout le pays d'Evilath, où il y a de l'or : et l'or de le pays-là est bon. C'est là aussi que se trouve le bdellion et la pierre d'onyx. Le nom du second fleuve est Géon ; c'est lui qui coulé autour de tout le pays d'Ethiopie. Le nom du troisième fleuve est le Tigre ; c'est celui qui coule vers l'Assyrie. Et le quatrième fleuve est l'Euphrate (1). »
Faut-il m'évertuer à prouver que ce sont là de véritables fleuves plutôt que des fleuves imaginaires destinés à servir de symboles, quand leur réalité est indiquée par leurs noms seuls, si connus dans les pays qu'ils baignent et répandus pour ainsi dire dans le monde entier? Le temps :. a changé le nom primitif de deux de ces fleuves; de même que le Tibre s'est d'abord appelé l'Albula, le Nil et le Gange sont les noms modernes du Géon et du Phison : quant au deux autres ils portent encore le même nom que dans les anciens temps. Or, si leur existence est avérée, ne devons-nous pas également entendre à la lettre tous les récits de l'Ecriture, et y voir, au lieu de pures allégories, des évènements historiques qui cachaient un sens figuré? Assurément une parabole peut emprunter une couleur historique à des circonstances qui n'ont rien de réel, par exemple, celle où le Seigneur raconte qu'un homme, qui allait de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs (2). Comment ne pas voir que c'est là une parabole et que le langage est allégorique d'un bout à l'autre Cependant les deux villes qui y sont nommées sont véritables et peuvent encore aujourd'hui se voir dans la Judée. Nous expliquerions de la même manière les quatre fleuves, si nous étions obligés d'interpréter au sens figuré tous les détails que l'Ecriture nous transmet sur le Paradis
1. Gen. II, 10-14. 2. Luc, X, 30.
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terrestre; mais comme nous n'avons aucun motif pour ne pas prendre à la lettre les faits à leur origine, pourquoi ne pas s'attacher avec simplicité à l'autorité de l'Ecriture, quand elle raconte des évènements d'un caractère éminemment historique, en passant de la connaissance de la réalité au sens figuré qu'elle peut renfermer?
14. Faut-il nous arrêter, à l'objection que, sur ces quatre fleuves, les uns ont une source connue, les autres une source cachée, et que par conséquent il est littéralement impossible qu'ils sortent de l'unique fleuve du Paradis? Loin de là la situation du Paradis terrestre étant une énigme pour l'esprit humain, il faut croire que le fleuve qui arrosait le Paradis se divisait en quatre bras, selon le témoignage incontestable de l'Ecriture; quant aux fleuves dont les sources, dit-on, sont connues, ils ont disparu quelque part sous terre, et,après avoir parcouru un long circuit, ils ont reparu en d'autres pays où ils passent pour prendre leur source. Qu'y a-t-il de plus fréquent que ce phénomène? Mais on ne le connaît que pour les cours d'eaux qui ne restent pas longtemps cachés sous la terre. Ainsi un fleuve sortait d'Eden, c'est-à-dire, d'un lieu de déliées; ce fleuve arrosait le Paradis, en d'autres termes, les arbres magnifiques et chargés de fruits qui ombrageaient tout l'espace compris dans ce parc.
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CHAPITRE VIII. L'HOMME PLACÉ DANS LE PARADIS TERRESTRE POUR S'Y
LIVRER A L'AGRICULTURE.
15. « Dieu prit donc l'homme et le.plaça dans « le jardin d'Eden, pour le cultiver et pour le garder. Puis le Seigneur Dieu commanda à l'homme, disant : Tu mangeras de tout arbre qui est dans le jardin ; quant à l'arbre de la science du bien et du mal vous n'en mangerez point : car au jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort (1). » L'Ecriture après avoir dit brièvement, un peu plus haut, que Dieu avait planté un jardin et y avait placé l'homme sa créature, était revenue sur ces expressions pour décrire la formation de ce parc; elle y revient encore pour raconter comment l'homme fut introduit. Il y fut placé, dit-elle, pour le cultiver et pour le garder. Examinons le sens attaché à ces derniers mots. De quel travail,
1. Gen. II, 16-17.
de quelle surveillance peut-il être question ? Dieu a-t-il voulu que le premier homme se livrât à l'agriculture? Ne serait-il pas invraisemblable qu'il l'eût condamné au travail avant sa faute ? On pourrait le penser, si l'expérience ne démontrait. pas que l'homme parfois prend un plaisir si vif à travailler la terre, que c'est. un supplice pour lui d'être arraché à cette occupation. Or, l'attrait attaché à l'agriculture était bien plus vif encore à une époque où la terre et le ciel avaient une perpétuelle bénignité. Ce n'était point un travail écrasant, mais comme un épanouissement de l'activité, charmée de voir les créations divines prendre avec son concours un aspect plus vivant et une fécondité nouvelle : c'était un sujet perpétuel de louer le Créateur lui-même, pour ce don de l'activité qu'il avait fait à l'âme unie à un corps, pour cette faculté qui s'exerçait dans la mesure du plaisir et non à contre coeur pour, satisfaire aux besoins inférieurs du corps.
16. Y a-t-il un spectacle plus sublime et plus ravissant pour l'homme, un entretien plus intime pour ainsi dire de sa raison avec la nature, que d'examiner ses semis, ses pépinières, ses boutures, ses greffes, et de se demander quelle est la vertu secrète des germes et des racines; d'où vient leur développement ou leur stérilité; quelle est l'action de la force invisible qui les fait croître au dedans, l'influence de la culture au dehors? Ces considérations n'élèvent-elles pas jusqu'à montrer que celui- qui plante et qui arrose n'est rien, mais Dieu seul qui donne l'accroissement (1) ? Le travail extérieur ne vient-il pas d'ailleurs de l'être même que Dieu a créé et qu'il gouverne selon les desseins secrets de sa providence?
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CHAPITRE IX. ENSEIGNEMENT QUE DONNE LA CULTURE DE LA TERRE.
17. De là l'esprit porte ses regards sur le monde lui-même comme sur un arbre immense, et il y retrouve la double action de la Providence, l'une naturelle et l'autre volontaire. Je veux parler des mouvements mystérieux que Dieu imprime par lui-même pour donner l'accroissement à tout, même aux plantes et aux arbres, et de l'activité libre qu'il gouverne chez les anges et chez les hommes .A l'action naturelle appartiennent les lois qui régissent les corps au ciel et sur la terre : le
1. I Cor. III, 7.
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rayonnement des luminaires et des étoiles, la succession des jours et des nuits, le mouvement des eaux à la surface et autour du globe fondé sur elles, l'équilibre de l'atmosphère répandue au-dessus de la terre ; l'origine, la naissance, le développement la vieillesse et la mort des animaux et des plantes;, bref tous les phénomènes qui s'accomplissent chez les êtres par les mouvements naturels de l'organisation. A l'action volontaire se rattachent la création et la transmission des signes du langage, les travaux de la campagne, le gouvernement des états, la culture des arts, enfin tous les actes qui s'accomplissent soit dans la cité céleste, soit dans la société des hommes ici-bas, où les méchants même a leur insu travaillent dans l'intérêt des bons: Cette double action de la Providence éclate chez l'homme considéré en lui-même : physiquement, dans la suite de mouvements qui le font naître, croître et vieillir; moralement, dans les penchants qui le portent à se nourrir, à se vêtir, et à se conserver. L'âme elle-même obéit à une impulsion naturelle pour vivre et pour sentir ; elle agit sous l'influence de la volonté pour apprendre et pour juger.
18. Consacrée à un arbre, la culture a pour but de lui donner par un travail extérieur, tout le développement de ses propriétés intrinsèques chez l'homme, l'hygiène seconde extérieurement le travail que la nature accomplit dans l'intérieur du corps, et la science donne les moyens extérieurs de rendre l'âme heureuse au-dedans. Néglige-t-on la culture d'un arbre? les effets sont analogues à ceux que produit, dans le corps, l'indifférence pour l'hygiène, dans l'âme, la nonchalance à s'instruire; les ravages qu'une humidité maligne cause dans un arbre, des aliments délétères les exercent dans le corps, et les maximes de l'injustice dans l'âme. C'est ainsi que le Dieu qui domine tout, qui a créé et qui gouverne tout, a établi dans la nature des lois excellentes et a soumis fautes les volontés aux règles de la justice. Quelle conséquence y a-t-il donc à admettre que l'homme a été établi dans le paradis pour se livrer à la culture de la terre, si elle entraînait alors pour lui non un travail d'esclave, mais les plus nobles jouissances de l'âme? Y a-t-il une occupation plus innocente,quand on a du loisir, plus féconde en méditations sublimes, quand on est éclairé ?
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CHAPITRE X. SUR LE SENS ATTACHÉ AUX MOTS cultiver ET garder.
19. « Dieu mit l'homme dans le jardin pour garder. » Mais garder quoi? Serait-ce le jardin lui-même ? Contre qui ? A coup sûr il n'y avait à craindre ni empiétements de voisin, ni chicane à propos de limites, ni attaque de voleur ou de brigand. Comment donc concevoir que l'homme ait réellement gardé un parc véritable L'Ecriture ne dit point qu'il devait garder et cultiver le Paradis; elle emploie les deux mots absolument: « pour garder et cultiver » Une traduction littérale du grec donnerait: posui eum in Paradiso operari eum et custodire. L'homme a-t-il été placé dans le paradis pour travailler, ou, comme semble le croire l'interprète qui a traduit « ut operaretur, » ou pour travailler le Paradis lui-même ? Le tour est équivoque. Il semblerait qu'il eût fallut ici faire du mot Paradis non un complément direct, mais un complément de lieu et dire : « afin de travailler dans le Paradis. »
20. Toutefois, dans la crainte que l'expression « travailler le jardin » ne soit la véritable et ne rappelle le passage : « Il n'y avait point d'homme pour travailler la terre, » examinons ces paroles dans les deux sens qu'elles peuvent offrir. J'admets donc d'abord qu'on puisse dire que l'homme fut introduit dans l'Eden « afin de garder dans le Paradis. » Qu'y avait-il à garder dans le Paradis? Je ne parle pas du travail d'Adam: la question vient d'être traitée. Devait-il garder dans son coeur le principe qui rendait la terre docile à ses travaux; en d'autres termes, devait-il obéir au commandement divin avec la même complaisance que la terre se laissait cultiver par ses mains, afin qu'elle produisit pour lui les fruits de la soumission au lieu des épines de la révolte? En réalité, il ne voulut pas imiter la docilité du jardin qu'il cultivait, et, pour sa peine, reçut un sol ingrat comme lui : « Il te donnera, dit l'Ecriture, des épines et des chardons. »
21. Si on adopte le second sens, d'après lequel Adam aurait travaillé et gardé le jardin, on s'explique la première expression par ses travaux d'agriculture tels que nous les avons exposés mais comment expliquer la seconde ? Il ne gardait pas le jardin contre des voleurs ou des ennemis qui n'étaient point encore apparus: peut-être le (245) gardait-il contre les animaux; mais pourquoi et comment ?Les bêtes faisaient-elles déjà à l'homme cette guerre qui fut la conséquence du péché? Non sans doute: les animaux avaient été amenés devant l'homme qui leur avait donné des noms, comme nous allons bientôt le voir, et le sixième jour une nourriture commune leur avait été assignée par le commandement de la parole souveraine. D'ailleurs, les animaux eussent-ils inspiré quelque crainte, comment un seul homme aurait-il été capable de mettre le jardin à l'abri de leurs ravages? Le parc ne devait pas être renfermé dans d'étroites limites, puisqu'il était arrosé par une source aussi abondante, et l'homme aurait apparemment été obligé de construire autour du parc, à force de travail, une clôture capable d'enfermer l'entrée au serpent : mais il aurait fallu un prodige pour chasser tous les serpents avant que l'enceinte n'eût été achevée.
22. Pourquoi ne pas comprendre une vérité qui crève les yeux? L'homme fut établi dans le jardin afin de le travailler, en se livrant à cette culture qui excluait toute fatigue, comme nous l'avons dit, et qui était tout ensemble féconde en jouissances et en leçons sublimes pour un esprit éclairé : il fut chargé de le garder dans son propre intérêt, c'est-à-dire, en s'abstenant de toute faute qui le condamnerait à en sortir. Bref; il reçoit un commandement qui devient pour lui un motif de garder le Paradis, puisqu'il ne doit pas en être chassé tant qu'il l'observera. On dit avec raison qu'un homme ne sait pas garder son bien, quand il le perd par sa conduite, lors même que cette fortune passe à'un autre qui a su l'acquérir, ou s'est rendu digne de la posséder.
23. Ce texte permet une autre interprétation qui vaut, je crois, la peine d'être exposée : c'est que l'homme même aurait été l'objet de l'activité et de la surveillance de Dieu (1). Si l'homme travaille la terre, non pour la créer, mais pour la rendre belle et fertile, Dieu, à plus forte raison, travaille l'âme humaine, à qui il a donné l'être, pour la rendre juste : seulement l'homme ne doit pas renoncer à. Dieu par orgueil, commettre cette apostasie qui est le premier pas de l'orgueil, selon ce mot de l'Ecriture : « Le commencement de l'orgueil est de s'éloigner de Dieu (2). » Dieu étant le bien immuable, l'homme qui dans son corps et dans son âme n'a qu'une existence contingente, doit être tourné vers le
1. Le texte hébreu ne permet guère cette interprétation : le pronom, qui fait en latin et en grec toute la difficulté, est au féminin et se rapporte par conséquent au mot paradis, qui en hébreu est féminin. (Note de l'édition Migne.) 2. Eccli. X, 14.
bien absolu et s'y fixer, sous peine de ne pouvoir se former à la vertu et au bonheur. Par conséquent Dieu crée l'homme, pour lui donner le fond de son être, et tout ensemble le façonne et le garde pour le rendre bon et heureux; l'expression d'après laquelle l'homme cultive la terre, déjà créé, pour l'embellir et la féconder, désigne aussi le travail par lequel Dieu forme l'homme, déjà créé, à la piété et à la sagesse; il le garde, parce qu'en préférant son indépendance à la puissance supérieure de Dieu, et en méprisant la souveraineté du Créateur, l'homme ne peut être en sûreté.
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CHAPITRE XI. L'AUTORITÉ DE DIEU RAPPELÉE A L'HOMME (1).
24. Ce n'est point par omission, à mon sens, mais pour donner une grande leçon, que l'Ecriture ne dit jamais depuis le début de la Genèse jusqu'au verset où nous sommes arrivés le Seigneur Dieu : le mot Seigneur est absent. Dès qu'elle arrive à l'époque où l'homme est établi dans ce Paradis et reçoit l'ordre de le cultiver comme de le garder, elle s'exprime ainsi : « Et «le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait fait et le mit dans le jardin pour le cultiver et le garder. » La souveraineté de Dieu s'étendait sans doute sur les créatures qui avaient précédé l'homme; mais ces paroles ne s'adressaient ni aux Anges ni à aucune autre créature que l'homme : elles avaient pour but de lui révéler tout l'intérêt qu'il avait à avoir Dieu pour Seigneur, et à vivre docilement sous son empire, au lieu d'abuser de sa propre puissance au gré de ses caprices. L'Ecriture attend donc pour employer cette expression l'instant où l'homme est placé dans le Paradis pour s'y développer et s'y conserver sous la main de Dieu : alors elle ne dit plus seulement Dieu, comme tout à l'heure, elle ajoute le mot Seigneur. « Le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait fait et le plaça dans le paradis afin de le façonner » à la justice, « et de le garder, » pour assurer sa sécurité en exerçant sur lui cet empire qui n'est utile qu'à nous-mêmes. Dieu en effet peut se passer de notre soumission; mais nous avons besoin de l'empire qu'il exerce sur nous pour cultiver notre âme et la garder : à ce titre il est seul. Seigneur, puisque notre dépendance, loin de lui valoir quelque avantage, ne sert qu'à nos intérêts et
1. Gen. II, 15.
246
à notre salut. S'il avait besoin de nous, il ne serait plus véritablement Seigneur : il trouverait en nous des auxiliaires dans l'indigence dont il serait l'esclave. C'est donc avec justice que le Psalmiste s'écrie : « J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu : car vous n'avez pas besoin des biens que je possède (1). » Toutefois en disant que nous le servons dans notre propre intérêt et pour notre salut, nous n'avons pas prétendu qu'il faille attendre de lui une autre récompense que lui-même : il constitue tout seul notre intérêt le plus élevé et notre salut. C'est ce sentiment qui nous fait l'aimer d'un amour désintéressé : « m'attacher au Seigneur, voilà mon bien (2). »
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CHAPITRE XII. DE L'IMPUISSANCE DE L'HOMME A FAIRE LE BIEN SANS LE SECOURS
DE DIEU.
25. L'homme en effet n'est point un être qui, une fois créé, puisse accomplir le bien par lui-même sans l'intervention de son Créateur. La bonté de ses actes consiste à s'attacher au Créateur, et par lui à devenir juste, pieux, sage et heureux. On ne doit pas s'arrêter dans ce travail, ni quitter Dieu, comme on prend congé d'un médecin après avoir été guéri; le médecin n'opère qu'au dehors et seconde la nature dont Dieu fait mouvoir intérieurement les ressorts, parce que Dieu, comme nous l'avons vu, conserve les êtres par la double impulsion que sa providence communique à la nature et aux volontés. L'homme doit donc s'attacher à son Seigneur comme à sa fin, non pour le quitter lorsqu'il sera devenu juste par ses bienfaits, mais pour être sans cesse formé à la justice. Par cela seul qu'il ne s'éloigne pas de Dieu, il trouve dans cette communication justice, lumières, bonheur; il se perfectionne, il est en sûreté pendant qu'il obéit et que Dieu commande.
26. Nous l'avons dit, quand l'homme qui cultive la terre en vue de l'embellir et de la féconder, la laisse à elle-même après les travaux du labour, des semailles, de l'irrigation, son oeuvre n'en subsiste pas moins; mais il n'en est pas de même de Dieu : l'oeuvre de justification qu'il accomplit dans l'homme ne subsiste plus dès que celui-ci l'abandonne. De même que l'air reçoit de la lumière un éclat qui n'a rien de permanent, puisqu'il ne brille plus dans l'absence de la lumière; de même la présence de Dieu éclaire
1. Ps. XV, 2. 2. Ibid. LXXII, 28.
l'homme et son absence le laisse plongé dans les ténèbres : cet éloignement ne se mesure point par la distance; c'est la volonté détachée de son principe.
21. Que l'Etre immuablement bon perfectionne donc l'homme et le préserve. Notre devoir à nous est d'être façonnés sans cesse et perfectionnés par lui en nous attachant à lui, et en lui restant unis comme à notre fin : « Mon bonheur est de m'attacher au Seigneur; c'est en vous, Seigneur que je garderai ma force (1). » Nous sommes son ouvrage, en tant qu'il nous a donné l'être et que de plus il nous donne la vertu. C'est la vérité que proclamait l'Apôtre, quand il faisait sentir aux fidèles arrachés à l'impiété la grâce qui nous sauve : « C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi, dit-il; cela ne vient pas de vous; c'est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos oeuvres, de sorte que l'homme ne peut s'en rapporter la gloire. Nous sommes son oeuvre ; c'est lui qui nous a créés en Jésus-Christ pour opérer les bonnes oeuvres dans lesquelles il avait réglé d'avance que nous devions marcher (2). » Ailleurs après avoir recommandé d'opérer son salut « avec crainte et tremblement, » il ajoute immédiatement, afin qu'on ne s'attribue pas la gloire de s'être rendu soi-même juste et bon : « C'est Dieu qui opère en vous (3). » Ainsi donc « Dieu plaça l'homme dans le Paradis pour opérer en lui et pour le garder. »
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CHAPITRE XIII. POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL
ÉTÉ INTERDIT A L'HOMME?
28. « Et le Seigneur Dieu fit un commandement à Adam, lui disant : Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. Quant à l'arbre de la science du bien et du mal, vous n'en mangerez pas : car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort (4). » Si l'arbre que Dieu interdit à l'homme avait été nuisible, il aurait naturellement contenu un poison mortel. Mais tous tes arbres que Dieu avait plantés dans le Paradis étaient excellents (5), comme toutes ses uvres; d'ailleurs le Paradis ne renfermait aucun être naturellement mauvais, le mal n'existant nulle part en soi, comme nous le démontrerons rigoureusement, s'il plait à Dieu, quand nous serons arrivés au serpent tentateur. L'homme
1. Ps. LVIII, 10. 2. Eph. II, 8-10. 3. Philip. II, 12, 13. 4. Gen. II,16-17. 5. Ibid. 1, 12.
247
reçoit donc défense de toucher à un arbre qui n'était point nuisible en soi, afin que le bien consistât pour lui à observer ce précepte, le mal, à l'enfreindre.
29. Le mal attaché à la seule désobéissance ne pouvait être mieux mis en relief ni plus fortement accusé, qu'en faisant peser sur l'homme toutes les conséquences de l'iniquité, s'il touchait malvré la défense de Dieu, à un arbre auquel il aurait pu toucher innocemment sans cette défense. Je suppose qu'on interdise à quelqu'un' de toucher à une plante parce qu'elle est vénéneuse et donne la mort; le mépris de cette recommandation entraînerait la mort, sans aucun doute; mais si on y avait touché sans avoir été prévenu, il n'en aurait pas moins fallu mourir. Qu'il y eût défense ou non, le poison n'en serait pas moins fatal à la santé et à la vie. De même encore, si on interdisait de toucher à une chose, parce que cette prescription serait dans l'intérêt de celui qui la fait et non de celui qui la viole, et qu'on mit la main, par exemple, sur l'argent d'autrui après en avoir reçu la: défense du possesseur même; la faute consisterait à porter préjudice à l'auteur du commandement. Mais il s'agit d'un objet qu'on aurait pu toucher sans se nuire, s'il n'avait pas été interdit, et,sans faire tort à qui que ce soit dans aucun temps. Pourquoi donc fut-il interdit, sinon pour montrer le bien attaché à la pure obéissance, le mal attaché à la simple désobéissance?
30. Le criminel n'aspirait ici qu'à se soustraire à l'autorité de Dieu, puisqu'il aurait dû pour éviter la faute considérer uniquement l'ordre du souverain. A quoi se réduisait cette soumission, sinon à respecter attentivement la volonté de Dieu, à l'aimer, à la mettre au-dessus de la volonté humaine? Le motif qui avait guidé le Seigneur ne regardait que lui; le serviteur n'avait qu'à exécuter son ordre, quitte à en peser les motifs quand il le mériterait. Sans nous arrêter trop longtemps à examiner la raison de ce précepte, on voit bien que l'intérêt de l'homme est de servir Dieu, et que, par conséquent, ses ordres quels qu'ils soient sont un bienfait pour nous, car nous n'avons point à craindre de recevoir d'un tel maître un commandement inutile.
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CHAPITRE XIV. DU MAL : L'HOMME EN A FAIT L'EXPÉRIENCE EN VIOLANT
LE PRÉCEPTE DE DIEU.
31. La volonté ne peut manquer de retomber comme une ruine et comme un poids immense sur l'homme, si celui-ci l'élève et la met au-dessus de la volonté souveraine. C'est l'épreuve que fit Adam en violant le commandement divin : il apprit à ses dépens la différence qui existe entre le bien et le mal, entre les avantages de l'obéissance et les résultats funestes de la désobéissance, c'est-à-dire, de l'orgueil, de la révolte, de la folie à vouloir mal imiter Dieu, de la liberté coupable. L'arbre sur lequel devait se faire cette épreuve, tira son nom, comme nous l'avons remarqué (1), de cette épreuve même. Nous ne saurions en effet connaître le mal que par expérience, puisqu'il n'existerait pas si nous ne l'avions jamais fait : car le mal n'existe point. par lui-même; on nomme ainsi la privation du bien. Dieu est le bien immuable; l'homme considéré dans les facultés qu'il a reçues de Dieu, est bon aussi, mais non d'une bonté absolue. Or, le bien contingent qui dépend du bien absolu, devient plus parfait en s'y attachant avec l'amour et la docilité d'un être intelligent et libre. La faculté même de s'attacher à l'Etre souverainement bon prouve dans un être l'excellence de sa nature. Refuse-t-il? il renonce lui-même au bien; de là le mal pour lui, de là le juste châtiment qui en est la conséquence. Le comble de l'injustice ne serait-il pas devoir le bien-être uni à la désertion même du bien? Cette anomalie est impossible : mais il peut se faire qu'on soit insensible à la perte du souverain bien, parce qu'on possède le bien secondaire dont on s'est épris. La justice divine y met ordre : quiconque a perdu librement ce qu'il aurait dû aimer, doit perdre douloureusement l'objet préféré ; c'est faire éclater ainsi l'harmonie universelle de la création. En effet l'être qui regrette la perte d'un bien, est encore bon : s'il n'avait pas conservé quelque trace de bonté, le souvenir cruel du bien qu'il a perdu n'entrerait pas dans son châtiment.
32. L'homme qui aimerait le bien avant d'avoir fait lépreuve du mal, en d'autres termes, qui se déterminerait à ne s'en détacher jamais, sans avoir même senti le regret de sa perte, serait au-dessus de la nature humaine. Ce privilège
1. Ci-dessus, ch. VI.
248
doit être extraordinaire, puisqu'il n'appartient qu'à l'enfant qui, sorti de la race d'Israël, a reçu le nom d'Emmanuel, ou de Dieu avec nous (1), et nous a réconciliés avec Dieu; en d'autres termes au Médiateur, entre Dieu et l'homme (2), à celui qui est le Verbe dans le sein de Dieu et l'homme au milieu de nous (3), celui qui s'est interposé entre nous et Dieu. C'est de lui que le prophète a dit: « Avant que cet enfant sache le bien et le mal, il rejettera le mal pour choisir le bien (4). » Mais comment rejeter ou choisir ce qu'on ne sait pas encore, s'il n'y avait une double voie pour connaître, le bien et le mal, la raison et l'expérience? L'idée du bien sert à faire connaître le mal, quand même on n'en ferait pas l'expérience; réciproquement l'idée qu'on acquiert du mal par la pratique donne celle du bien: on connaît. en effet l'étendue de sa perte, quand on en subit les tristes conséquences. Ainsi, avant de savoir par expérience le bien qu'il pourrait sacrifier, ou le mal que lui ferait sentir la perte du bien, l'Enfant dédaigna le mal pour choisir le bien : il ne voulut pas sacrifier son avantage, de peur d'être éclairé sur sa valeur en le perdant. C'est là un exemple unique d'obéissance : aussi cet Enfant, loin de faire sa volonté est « venu faire la volonté de Celui qui l'envoyait (5); » tandis que l'homme a mieux aimé suivre sa volonté que les ordres de son Créateur. « De même donc que par la désobéissance d'un seul tous ont été faits pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul tous deviennent justes (6). » Et « si tous meurent en Adam, tous seront vivifiés en Jésus-Christ (7). »
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CHAPITRE XV. POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL
ÉTÉ APPELÉ AINSI ?
33. C'est donc en vain que certaines personnes, qui deviennent inintelligentes à force d'esprit, se demandent comment l'arbre de la science du bien et du mal a pu être nommé ainsi, avant que l'homme n'eût violé en y touchant les ordres Dieu, et appris ainsi par expérience à discerner le bien qu'il avait perdu du mal qu'il avait gagné. Cette expression signifiait que l'homme, en n'y touchant pas selon la défense divine, éviterait la conséquence dont il serait victime, s'il y touchait au mépris de ces commandements. Ce n'est pas pour avoir mangé des fruits de l'arbre défendu que nos premiers parents le virent appelé l'arbre
1. Matt. I, 23. 2. I Tim. II, 5. 3. Jean, I, 1-14. 4. Isaïe, VII, 16. 5. Jean, VI, 38. 6. Rom. V, 19. 7. II Cor, XV, 22.
de la connaissance du bien et du mal : eussent-ils été obéissants, le terme aurait été exact par cela seul qu'il désignait le malheur qui leur arriverait, s'ils venaient à faire usage de cet arbre. Je suppose qu'il eût été appelé larbre du rassasiement parce qu'il aurait eu la propriété de rassasier, le mot aurait-il cessé d'être juste parce que l'homme n'y aurait jamais touché ? Il aurait suffi qu'il y vînt se rassasier pour prouver la justesse de l'expression.
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CHAPITRE XVI. L'HOMME A PU AVOIR L'IDÉE DU MAL AVANT DE LE CONNAÎTRE
EN RÉALITÉ.
34. Mais, ajoute-t-on, comment pouvait-il concevoir le nom attaché
à cet arbre, puisqu'il était dans une ignorance absolue du
mal ? Ces habiles gens ne songent guère qu'une foule de choses inconnues
se conçoivent par leurs contraires, et cela si nettement, qu on
peut placer dans la conversation des termes qui ne correspondent à
aucune réalité, sans être obscur, pour l'auditeur.
Le néant ne représente aucune réalité, et il
n'est personne qui ne comprenne le sens attaché à ces deux
syllabes. Pourquoi ? C'est que l'idée d'être permet de concevoir
la privation même de l'être. Le vide se conçoit également
par le plein, son contraire. L'oreille est juge non-seulement des sons,
mais du silence. Par la vie dont il jouissait, l'homme pouvait prévoir
le contraire, c'est-à-dire l'absence de la vie ou la mort : il pouvait
donc concevoir la cause qui lui ferait perdre le bienfait si doux de l'existence,
en d'autres termes, l'acte qui aurait pour conséquence de lui ravir
la vie, le mal, le péché quelque fût le mot qui traduisit
son idée. Nous-mêmes, comment avons-nous une idée de
la résurrection, sans en avoir fait l'expérience ? L'idée
de la vie ne nous fait-elle pas concevoir la privation de la vie que nous
appelons mort ? et ne voyons-nous pas dans la résurrection un retour
à l'existence même dont nous avons la consciente ? Quel que
soit le terme dont on se serve pour désigner dans une langue la
résurrection, la parole fait alors pénétrer dans l'esprit
le signe de la pensée, et le son aide à concevoir l'idée
qu'on aurait eue indépendamment du signe lui-même. La nature
met du reste à éviter la perte de ses avantages, avant d'en
avoir été dépouillée, une vigilance qui tient
du prodige. Quel maître a donné aux animaux l'instinct (249)
d'éviter la mort, si ce n'est l'instinct même de la vie ?
Qui apprend à un petit enfant le secret de s'attacher à celui
qui le porte, si celui-ci fait semblant de vouloir le précipiter
d'un lieu élevé? Ces idées naissent au bout d'un certain
temps, mais elles devancent toute expérience analogue.
35. Ainsi les premières créatures humaines aimaient la vie et craignaient de la perdre ; quand Dieu les menaçait de leur ôter l'existence, en employant le langage ou tout autre moyen de communication, elles le comprenaient : l'unique moyen de leur faire concevoir le péché était de les convaincre qu'il les condamnerait à mourir, en d'autres termes à perdre le bienfait si doux de la vie. Qu'on examine, si cette question peut intéresser, comment ils ont reçu, en dehors de l'expérience, les idées que Dieu leur communiquait, les menaces qu'il leur adressait: on reconnaîtra que nous concevons sans effort et sans l'ombre d'un doute les idées qui nous sont le plus étrangères par les idées contraires, si elles en marquent la privation, par les idées analogues, si elles en désignent l'ordre. On ne s'embarrassera pas, j'imagine, dans la question de savoir comment ils pouvaient parler ou entendre une langue, n'ayant j aurais appris l'usage des mots dans la société ou à l'école : apparemment qu'il ne fut pas difficile à Dieu de leur enseigner le langage, après leur avoir donné la faculté de l'apprendre de la bouche d'un autre homme, en supposant qu'il eût existé.
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CHAPITRE XVII. LA DÉFENSE FUT-ELLE FAITE A ADAM ET A EVE EN MÊME
TEMPS ?
36. On se demande avec raison si la défense fut adressée à l'homme et à la femme, ou à l'homme seulement. A cet endroit de l'Ecriture, la formation de la femme n'est point encore décrite. Aurait-elle été déjà créée à. cette époque? L'Écriture reprend plus tard son récit pour exposer en détail l'oeuvre qu'elle n'avait fait d'abord que mentionner. Du reste voici les paroles de l'Ecriture : « Le Seigneur Dieu commanda à Adam ; » il n'est pas question de deux. Elle ajouté : « Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans le jardin ; » il ne s'agit encore que d'un seul. Viennent ensuite ces paroles: « Quant à l'arbre de la science du bien et du mal, vous n'en mangerez pas. » Ici on emploie le pluriel; la fin du précepte s'adresse également au premier couple humain: « Car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort. » Etait-ce en prévoyant qu'il allait bientôt donner une compagne à Adam que Dieu formulait son commandement avec tant de précision, afin que l'homme transmît à sa femme les ordres du Seigneur? L'Apôtre a conservé cet usage dans lEglise, quand il a dit : « Si les femmes veulent s'instruire de quelque chose, qu'elles interrogent leurs maris à la maison (1). »
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CHAPITRE XVIII. COMMENT DIEU A-T-IL PARLÉ A L'HOMME.
37. On peut encore se demander quel moyen Dieu employa pour parler à l'homme; à ce moment, en effet, il était formé avec son intelligence et ses sens, il était capable d'entendre et de saisir la parole du Créateur. D'ailleurs une loi dont la violation devait être un crime, ne pouvait lui être imposée sans qu'il ne l'eût entendue et comprise. Mais comment Dieu lui parla-t-il ? Ne s'adressa-t-il qu'à son intelligence, en d'autres termes, ne fit-il qu'éclairer sa raison et lui révéler là loi qu'il lui imposait sans employer ni son ni image? Mais je ne pense pas que Dieu ait ainsi parlé au premier homme. Le récit de l'Écriture laisse plutôt croire qu'il s'adressa à Adam comme il le fit plus tard aux patriarches, à Abraham, à Moïse, c'est-à-dire, apparaissant sous quelque forme corporelle : car nos premiers parents entendirent sa voix pendant qu'il se promenait dans le jardin et coururent se cacher (2).
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CHAPITRE XIX. DE L'ACTIVITÉ DIVINE DANS LA CRÉATURE, ET
D'ABORD DE DIEU MÊME.
38. Ici se présente une question vaste et bien digne de nous arrêter: il s'agit d'examiner dans la mesure de nos forces, on de la grâce et du secours de Dieu, l'activité divine dans la double sphère où elle s'exerce ; c'est un sujet que nous avons déjà effleuré en passant, à propos de la culture du Paradis terrestre, afin que l'intelligence du lecteur s'accoutumât à une théorie si capable d'élever l'esprit au-dessus de toutes les pensées basses qu'on pourrait se former sur l'essence même de Dieu. Pour nous le Dieu souverain, véritable, unique, est le Père et le Fils
1. I Cor. XIV, 35. 2 Gen. III, 8.
250
avec le Saint-Esprit, en d'autres termes, Dieu, son Verbe et l'Esprit qui leur sert de lien : c'est la Trinité à la fois distincte et indivisible; c'est le Dieu qui seul possède l'éternité et habite une lumière inaccessible, le Dieu qu'aucun homme n'a vu et ne peut voir (1), qui n'est renfermé dans aucun espace fini ou sans bornes, qui ne change jamais avec les révolutions limitées ou indéfinies du temps. Car, il est impossible à la substance divine d'être moindre dans la partie que dans le tout, comme doit l'être tout ce qui se meut dans l'espace autour d'un point fixe, la main, par exemple, dont les parties dépendent d'une articulation principale; il est également impossible que cette substance ait souffert quelque diminution ou reçoive quelque modification nouvelle, comme les êtres soumis aux changements du temps.
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CHAPITRE XX. LE CORPS SE MEUT DANS LE TEMPS ET L'ESPACE, L'AME NE SE
MEUT QUE DANS LE TEMPS : DIEU EST EN DEHORS DE CETTE DOUBLE MODIFICATION.
39. C'est du sein de cette existence éternellement immuable que Dieu à créé simultanément les êtres destinés à marquer le cours du temps et à remplir l'espace ; et c'est grâce aux mouvements des êtres dans l'espace et le temps que leurs générations se succèdent. Dieu a fait les esprits et les, corps en imprimant aux substances créées par sa puissance absolue, sans le concours d'aucun être, les modifications dont elles étaient susceptibles, de façon toutefois que le fond précéda les formes non en date, mais en principe. Il a donné aux esprits la supériorité sur les corps, en ce sens que les esprits ne se modifient qu'avec le temps, tandis que la matière change selon le temps et les lieux. L'âme par exemple se meut avec le temps, quand elle se rappelle ce qui lui était échappé, quand elle apprend ce qu'elle ignorait ou qu'elle veut ce qu'elle ne voulait pas: les corps se meuvent dans l'espace, quand ils sont transportés des airs sur la terre, de la terre dans les airs, de l'Orient à l'Occident, oh subissent des mouvements analogues. Or; tout ce qui se meut dans l'espace, se meut aussi dans le temps par une conséquence inévitable mais il ne s'ensuit pas que tout ce qui se meut dans le temps se meuve aussi dans l'espace. Si donc la substance qui a le privilège de se mouvoir
1. I Tim. VI, 16.
que dans le temps, l'emporte sur celle qui se meut à la fois dans le temps et dans l'espace, il faut nécessairement qu'elle soit inférieure à celle qui ne varie ni avec le temps ni avec l'espace. Par conséquent, de même que le mouvement du corps dans l'espace et le temps a pour principe l'esprit créé, qui ne se meut que dans le temps, de même l'esprit créé doit son mouvement dans le temps à l'Esprit créateur, dont l'activité est indépendante dé l'étendue et de la durée. Ainsi, l'esprit créé se meut lui-même dans le temps, et meut le corps sous le double rapport du temps et de l'espace : tandis que l'Esprit créateur, agissant en dehors du temps et de l'espace, fait mouvoir l'esprit créé dans le temps en dehors de l'espace, et le corps, dans le temps et dans l'espace tout ensemble.
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CHAPITRE XXI. COMMENT DIEU EST-IL A LA FOIS IMMUABLE ET PRINCIPE DU
MOUVEMENT?
40. Veut-on essayer de saisir par quel secret Dieu, l'être éternel, impérissable et immuable, quoique inaccessible à toute mobilité dans l'espace et le temps, meut sa créature dans l'étendue et la durée? Pour atteindre à cette vérité, il faut, selon moi, comprendre d'abord comment l'âme, ou l'esprit créé, n'est muable que dans le temps et néanmoins communique au corps le mouvement dans le temps et l'espace. Si on est incapable de concevoir ce qui se passe en soi-même, pourrait-on découvrir ce qui s'accomplit dans un être plus parfait ?
41. L'âme, dans l'illusion où la jettent les opérations habituelles des sens, se figure qu'elle se meut dans l'espace avec le corps, tandis qu'elle n'y meut que le corps. Qu'elle examine attentivement ces jointures où les membres viennent s'emboîter et s'appuient comme sur des pivots pour y commencer leurs mouvements; elle découvrira que, pour se mouvoir, les membres ont besoin de trouver dans d'autres membres un point, fixe. Le mouvement d'un doigt exige que la main lui serve de point d'appui; celle-ci se rattache à l'avant-bras, qui s'articule avec le bras, fixé lui-même à l'épaule; ce sont-là comme autant de pivots immobiles sui- lesquels tournent les membres mis en mouvement. De même le pied est assujéti au talon, sur lequel il opère son mouvement; la jambe s'articule avec le genou, et-la marche tout entière vient aboutir aux (251) hanches. Bref, aucun membre n'entre en mouvement sous l'impulsion de la volonté, sans trouver un pivot dans son point d'attache : c'est ce point que la volonté commence par fixer, et le mouvement part ainsi comme d'un centre immobile. Enfin, dans la marche, un pied ne se lève qu'autant que l'autre est fixé pour supporter le poids du corps, et le passage s'opère d'un point à un autre, tandis que le pied en mouvement trouve un support dans le pied en repos.
42. Or, si la volonté pour mouvoir un membre . doit l'appuyer sur l'articulation immobile d'un autre membre, quoique l'organe mis en mouvement, comme l'organe fixe qui lui sert de pivot, accusent une étendue proportionnée à leur volume; ne faut-il pas à plus forte raison que l'âme, qui commande aux membres et donne aux uns le signal de rester immobiles pour servir de point d'appui aux autres; que la force immatérielle, qui loin de remplir la, masse du corps comme l'eau remplit une outre ou une éponge, répand son activité toute spirituelle, par une sorte de prodige, dans les organes qu'elle vivifie et dont elle se fait obéir par un signal qui tend leurs ressorts sans peser sur eux; ne faut-il pas, dis- je, que l'âme ait une activité en dehors de l'espace pour y mouvoir le corps, puisqu'elle remue le tout à l'aide des parties, et qu'elle ne met les organes en jeu qu'à l'aide d'autres organes immobiles?
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CHAPITRE XXII. DIEU EST SUREMENT ET ABSOLUMENT IMMUABLE.
43. Si cette vérité semble difficile à concevoir, il faudra s'attacher par la foi à ce double principe, que l'âme sans se mouvoir dans l'espace y meut le corps, et que Dieu sans se mouvoir dans le temps y meut l'âme. Peut-être ne voudra-t-on pas admettre pour l'âme humaine une vérité que l'on n'aurait aucune peine à croire et même à comprendre, si on était capable de la concevoir comme elle est essentiellement, je veux dire spirituelle : n'est-il pas évident, en effet, que pour se mouvoir dans l'espace, il faut s'étendre sur divers points de l'espace ? Or, tout ce qui occupe divers points de l'espace, est corps; l'âme ne peut donc se mouvoir sur une certaine étendue, puisqu'elle est n'est point corporelle. Cependant, si quelques esprits ne veulent pas reconnaître à l'âme cette faculté, je ne veux pas les presser trop vivement : quant à Dieu, si on refuse d'admettre que son activité est en dehors du temps et de l'espace, on n'a pas encore une idée juste de son immutabilité.
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CHAPITRE XXIII. QUE DIEU FAIT TOUT SANS SORTIR DE SON REPOS.
44. La Trinité étant essentiellement immuable et par la même éternelle sans qu'il puisse rien exister qui lui soit coéternel, demeure en elle-même en dehors de tous les lieux : c'est elle cependant qui communique dans la sphère de l'étendue et de la durée le mouvement à toutes les créatures qui lui restent soumises; elle leur donne l'être par sa bonté; par sa puissance elle met toutes les volontés à leur place. Ainsi tout être dépend de la Trinité; toute volonté, quand elle pratique le bien, est dirigée par elle; et quand elle fait le mal, tombe sous les lois de sa justice. Mais comme tous les êtres n'ont pas reçu le privilège du libre arbitre, principe de supériorité et de puissance, les êtres qui ne jouissent pas de la liberté sont nécessairement soumis à ceux qui sont libres, et cela, par le sage dessein du Créateur qui, en châtiant la volonté coupable ne lui enlève jamais sa dignité primitive. La matière, l'animal sans raison n'ayant pas le don de la liberté, sont soumis aux êtres qui l'ont reçu; mais cette subordination loin d'être confuse est réglée par la justice souveraine. Ainsi la Providence divine gouverne et dirige la création entière, les êtres, afin qu'ils existent, les volontés, afin qu'elles ne soient pas vertueuses sans récompense, ni coupables sans punition. Dans la hiérarchie qu'il a établi, il a subordonné l'univers à ses lois, puis la matière à l'esprit, la brute à l'être raisonnable, la terre au ciel, la femme à l'homme, la faiblesse à la force, la misère à l'abondance. Quant aux volontés, il les a soumises à lui-même, quand elles sont bonnes, à leurs propres esclaves, quand elles sont mauvaises: par conséquent, la volonté coupable est condamnée à subir le joug contre lequel l'âme juste a lutté pour obéir à Dieu, je veux dire cette domination des corps qui sont naturellement inférieurs aux volontés même coupables. Ce châtiment est extérieur; mais au dedans les volontés criminelles en subissent un autre, je veux dire le ravage de leurs iniquités mêmes.
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252
CHAPITRE XXIV. DES CRÉATURES SOUMISES AUX ANGES.
45. Par suite, les Esprits sublimes qui possèdent Dieu humblement et qui le servent au sein de la félicité, dominent sur la nature physique, sur les animaux sans raison, sur les volontés faibles ou corrompues : ils font régner dans le monde des corps, ils accomplissent chez les êtres libres et avec leur concours, les lois qui président à l'ordre universel, sous l'empire de l'Etre de qui tout relève. Ils découvrent en lui l'immuable vérité et règlent leurs volontés sur ce principe à ce titre ils participent à l'éternité, à la vérité, à la volonté immuable, indépendante des lieux et des temps. Ils exécutent dans le temps ses ordres éternels. Je ne veux pas dire qu'ils cessent ou se lassent jamais de le contempler: ils le contemplent dans son immensité et son éternité; mais, quand ils remplissent ses ordres auprès des êtres d'une dignité inférieure, ils agissent dans le temps, ils ébranlent la matière dans les limites de temps et d'espace qu'exige l'acte à accomplir. C'est un des aspects de la double activité que Dieu exerce souverainement sur la création : il donne l'existence aux êtres, il règle les volontés, afin qu'elles n'accomplissent rien sans son ordre ou sa permission.
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CHAPITRE XXV. DES LOIS GÉNÉRALES ET PARTICULIÈRES
SELON LESQUELLES DIEU GOUVERNE TOUT.
46. L'univers physique ne reçoit donc aucune impulsion matérielle en dehors de lui-même car il n'y a pas de corps en dehors de lui, autrement ce ne serait pas l'univers ; au dedans, il obéit à une impulsion spirituelle, je veux dire à l'action par laquelle Dieu donne l'existence, selon celte parole: « C'est de lui, en lui et par lui que tout existe (1). »Quant aux êtres particuliers qui composent l'univers, ils sont au dedans l'objet d'une action spirituelle, ou plutôt acquièrent par là l'existence et tout ensemble trouvent au dehors les moyens matériels d'améliorer leur condition dans les aliments, l'agriculture, la médecine, bref dans les ressources qui assurent la conservation et la fécondité des espèces non moins que leur beauté.
47. Les créatures spirituelles, quand elles sont parfaites et bienheureuses, comme les Saints
1. Rom. XI, 36.
Anges, reçoivent un secours intérieur et tout spirituel pour posséder l'existence et la sagesse. Dieu se communique à eux par un langage mystérieux et ineffable: il n'emploie pas pour eux une écriture fixée par des moyens matériels, des sons qui frappent l'oreille, des images pareilles aux fantômes que l'esprit se représente dans un songe ou même dans cet état où l'esprit semble sortir de lui-même et que les Grecs ont nommé extase, ex-tasis :les idées de cette sorte se produisent sans doute plus intérieurement que celles qui nous arrivent par le canal des sens ; mais comme elles leur ressemblent si parfaitement qu'on ne peut les distinguer entre elles qu'à grand-peine et fort rarement, et que d'ailleurs elles sont plus matérielles que l'intention pure de l'immuable vérité, dont la lumière éclaire l'intelligence seule et lui sert à connaître toutes choses, on doit à mon avis ranger toutes ces visions parmi les perfections extérieures. Ainsi donc les créatures spirituelles et raisonnables, à ce degré de perfection et de béatitude qui est le privilège des Anges, reçoivent un secours tout intérieur, pour conserver leur être, leur sagesse, leur bonheur, et le trouvent dans la vérité et l'amour éternels du Créateur. Si elles reçoivent une impulsion du dehors, ce ne peut être que de la communauté d'intuition et d'allégresse en Dieu, du concert d'action de grâces de louanges que la vision de tous les êtres en Dieu provoque parmi elles. Quant aux actes qu'accomplissent les Anges pour veiller, selon les ordres de la Providence, sur les êtres de toute espèce et en particulier sur le genre humain, ils constituent un secours extérieur qui se communique au moyen de visions analogues aux formes que l'imagination se représente ou des corps mêmes qui sont soumis à la puissance des Anges.
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CHAPITRE XXVI. DIEU GOUVERNE TOUT SANS CESSER D'ÉTRE IMMUABLE.
48. Dieu donc aune puissance souveraine et sans limites ; éternité, vérité, volonté, rien ne change en lui ; au-dessus de tous les mouvements qui s'accomplissent dans la durée et l'étendue, il fait mouvoir les esprits dans le temps, les corps dans le temps et l'espace tout ensemble : après avoir créé chaque être en soi-même, il le gouverne au moyen de forces extérieures, en d'autres termes, au moyen des volontés subalternes qu'il (253) fait agir dans le temps, et des corps qui dépendent à la fois de lui-même et des volontés et à qui il communique le mouvement dans l'espace et le temps, double condition de l'existence finie dont le principe tel qu'il est en Dieu constitue la vie en dehors de tous les temps et de tous les lieux: voilà les modes de l'activité divine. Par conséquent, loin d'imaginer que la substance de Dieu change avec le temps et les lieux, ou qu'elle se meut selon les divers points de l'espace et de la durée, nous devons croire qu'il connaît toutes ces révolutions comme les conséquences de son action providentielle : par là j'entends non-seulement l'acte de créer les substances, mais encore celui de les gouverner en dehors d'elles après leur avoir donné l'être. Car, sans être compris dans aucune division de l'espace, en vertu de sa puissance immuable et absolue, il est. à la fois plus profond et plus élevé que toute chose, en ce sens que tout est en lui et qu'il est supérieur à tout. Il en est de même pour la durée sans être renfermé dans aucune limite de temps, en vertu de son immuable éternité, il est à la fois le plus ancien et le plus nouveau des êtres, parce qu'il préexiste à tout et survit à tout.
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CHAPITRE XXVLI. COMMENT DIEU PARLA-T-IL A ADAM?
49. Lors donc que l'Ecriture nous dit : « Dieu commanda à Adam en lui disant: Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans Paradis; quant à l'arbre de la science du bien et du mal, tu n'en mangeras point. Le jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort; » et qu'on se demande comment Dieu tint ce langage à Adam, il est impossible de le déterminer nettement sans doute, mais il n'est pas moins incontestable que Dieu lui parla directement ou par l'entremise d'une créature. Or, quand Dieu parle directement, c'est qu'il crée les êtres, ou qu'il crée éclaire et de plus les intelligences, lorsqu'elles sont devenues capables d'entendre sa parole dans le Verbe qui était en Dieu au commencement, Dieu lui-même, et par qui tout a été fait (1). Quant aux êtres incapables d'entendre le Verbe éternel, Dieu emploie pour leur
1 Jean, I, 1-3.
parler tantôt un esprit, comme dans les songes, les extases où la vérité apparaît sous une forme sensible ; tantôt un corps, comme il arrive lorsqu'un être se montre aux yeux ou que des sons frappent l'oreille.
50. Si donc Adam était assez parfait pour comprendre la parole que Dieu fait directement entendre aux esprits angéliques, nul doute que Dieu, sans sortir de son éternité, n'ait communiqué dans le temps. à son intelligence une impulsion mystérieuse et ineffable, et n'ait gravé dans son esprit la vérité profonde qui devait à la fois l'éclairer sur la portée de son commandement et sur la peine attachée à sa violation c'est ainsi que tous les préceptes du bien se voient, s'entendent dans l'immuable Sagesse, qui se communique aux âmes saintes 1, à un moment fixé, sans être assujétie aux changements de la durée. Si Adam au contraire n'était point encore assez juste pour être soustrait à l'influence d'une créature plus sainte et plus sage, chargée de lui révéler la volonté de Dieu, comme le font pour nous les prophètes et comme les Anges le t'ont pour les prophètes, pourquoi douter que Dieu ne lui ait parlé par l'entremise d'une créature semblable au moyen des signes du langage N'est-il pas écrit un peu plus loin qu'après leur péché ils entendirent la voix de Dieu qui se promenait clans le jardin (2)? Or, que cette voix sortit de lorgane d'une créature et non de l'essence divine, c'est un point évident pour quiconque a le sentiment de la foi catholique. Je me suis proposé de traiter cette question avec plus de développement contre certains hérétiques (3), qui se figurent que la substance du Fils de Dieu était visible avant son incarnation et qu'il apparut à nos pères sous une forme palpable, si bien que Dieu le Père seul serait désigné par cette expression : « Aucun homme ne l'a vu ni ne peut le voir (4), » parce que le Fils aurait été vu en lui-même avant d'avoir pris les dehors de l'esclave. C'est une impiété que doit repousser tout esprit catholique. Mais nous discuterons ailleurs cette question, s'il plaît au Seigneur.
Terminons ici ce livre et voyons comment la femme fut tirée d'une côte de l'homme.
1. Sag. VII, 97. 2. Gen. III, 8. 3. Les Ariens. 4. I Tim. VI, 16.
LIVRE IX. CRÉATION DE LA FEMME (1).
LIVRE IX. CRÉATION DE LA FEMME (1).
CHAPITRE PREMIER. DU SENS ATTACHÉ AUX EXPRESSIONS: « DIEU FIT ENCORE DE LA TERRE TOUTES LES BÊTES DES CHAMPS, » ET AU MOT terre.
CHAPITRE II. COMMENT DIEU PRONONÇA-T-IL LES PAROLES « IL N'EST PAS BON QUE L'HOMME SOIT SEUL? »
CHAPITRE III. LA FEMME DONNÉE A L'HOMME POUR ASSURER LA REPRODUCTION DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE IV. DE LA RAISON QUI AURAIT EMPÊCHÉ NOS PREMIERS PARENTS DE S'UNIR DANS L'EDEN.
CHAPITRE V. LA FEMME N'A ÉTÉ DONNÉE A L'HOMME POUR COMPAGNE QU'EN VUE DE LA PROPAGATION DE L'ESPÈCE.
CHAPITRE VI. COMMENT LES GÉNÉRATIONS SE SERAIENT-ELLES SUCCÉDÉ SANS LE PÉCHÉ D'ADAM?
CHAPITRE VII. ROLE DE LA FEMME. MÉRITE DE LA VIRGINITÉ ET DU MARIAGE. TRIPLE AVANTAGE DES UNIONS LÉGITIMES.
CHAPITRE VIII. LA FUITE D'UN DÉFAUT FAIT SOUVENT TOMBER DANS UN AUTRE.
CHAPITRE IX. LA FEMME ÉTAIT DESTINÉE A ÊTRE MÈRE LORS MÊME QUE LE PÉCHÉ N'EUT PAS ENTRAINÉ LA MORT.
CHAPITRE X. LA CONCUPISCENCE EST UNE MALADIE NÉE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE XI. SI L'HOMME N'AVAIT PAS PÉCHÉ, LA GÉNÉRATION SE SERAIT FAITE SANS PASSION.
CHAPITRE XII. LES ANIMAUX DEVANT ADAM.
CHAPITRE XIII. LA FORMATION DE LA FEMME EST A LA FOIS RÉELLE ET SYMBOLIQUE.
CHAPITRE XIV. COMMENT LES ANIMAUX FURENT-ILS PRÉSENTÉS A ADAM
CHAPITRE XV. LA FORMATION DE LA FEMME N'A EU QUE DIEU POUR AUTEUR.
CHAPITRE XVI. L'ESPRIT HUMAIN INCAPABLE DE COMPRENDRE LES OEUVRES DE DIEU.
CHAPITRE XVII. LE PRINCIPE DONT LA FEMME DEVAITSORTIR ÉTAIT-IL RENFERMÉ DANS LA CRÉATION VIRTUELLE DE L'HOMME AU SIXIÈME JOUR
CHAPITRE XVIII. LA FORMATION DE LA FEMME A EU UNE CAUSE SYMBOLIQUE.
CHAPITRE XIX. DE L'EXTASE D'ADAM.
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CHAPITRE PREMIER. DU SENS ATTACHÉ AUX EXPRESSIONS: « DIEU
FIT ENCORE DE LA TERRE TOUTES LES BÊTES DES CHAMPS, » ET AU
MOT terre.
1. « Et le Seigneur Dieu dit: Il n'est pas bon que l'homme soit seul : faisons lui un aide semblable à lui. Et Dieu fit encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux; puis il les fit venir devant Adam, afin qu'il vît comment il les nommerait. Et le nom qu'Adam donna à tout animal vivant fut son nom. Et Adam donna des noms à tous les animaux domestiques et aux oiseaux des cieux et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne se trouvait point d'aide pour Adam qui fût semblable à lui. Et Dieu plongea Adam en une sorte de ravissement et il s'endormit. Et il prit une de ses côtes et il resserra la chair à la place. Dieu forma la femme de la côte qu'il avait prise d'Adam et il la fit venir devant Adam. Alors Adam dit : C'est bien là l'os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera femme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. Aussi l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse et ils seront une même chair (2). » Si le lecteur a goûté les considérations que nous avons faites dans les livres précédents, il est inutile de faire un long commentaire sur ces mots : « Dieu forma encore de la terre les bêtes des champs. » L'expression encore suppose la création primitive des six jours, où tous les êtres furent simultanément créés dans leurs causes, achevés et inachevés tout ensemble, puisque ces causes devaient produire successivement leurs effets : c'est un point que nous avons éclairci autant que nous l'avons pu (3). Si on souhaite une autre solution, qu'on pèse exactement toutes les expressions qui nous ont amené à nous former celle-ci, et si l'on en tire une explication plus claire et plus satisfaisante, loin de la rejeter, nous serons heureux de l'adopter.
2. Si on est embarrassé de voir ici l'Ecriture assigner la terre pour origine commune aux animaux et aux oiseaux, au lieu de les faire
1. Gen, II, 18-24. 2 Gen. II, 18-24. 3 Liv. VI, ch. 5.
sortir les uns de la terre, les autres des eaux, on verra aisément que ce passage admet une double explication. En. effet, ou l'Ecriture n'a point parlé ici de l'élément dont les oiseaux du ciel furent tirés, parce qu'on pouvait aisément suppléer à son silence' et comprendre que les bêtes des champs seules furent formées de la terre, puisque l'on savait déjà par le récit de la création des causes primitives que les oiseaux furent tirés des eaux: ou la terre est comprise avec l'eau sous un terme général, comme dans le Psaume où, des louanges célébrées dans les espaces célestes en l'honneur de Dieu, on passe à celles qui s'élèvent de la terre : « Du sein de la terre louez le Seigneur, dragons et vous abîmes; » sans ajouter: louez le Seigneur du fond des eaux. Or, c'est aux eaux qu'appartiennent les abîmes, qui de la terre louent le Seigneur, ainsi que les reptiles et les oiseaux dont les hymnes s'élèvent également de la terre. D'après ce sens général du mot terre qui se retrouve encore dans la passage où Dieu est appelé le créateur du ciel et la terre, c'est-à-dire, de l'univers, ou voit qu'il est juste d'assigner la terre pour origine commune à tous les êtres tirés soit les eaux soit de la terre proprement dite.
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CHAPITRE II. COMMENT DIEU PRONONÇA-T-IL LES PAROLES « IL
N'EST PAS BON QUE L'HOMME SOIT SEUL? »
3. Examinons maintenant comment ont été prononcées les paroles : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. » Dieu a-t-il fait entendre une suite de syllabes et de mots? L'Ecriture ne fait-elle qu'exposer la raison selon laquelle la formation de la femme était décidée en principe dans le Verbe, raison que l'Ecriture exprimait déjà par ces mots : « Dieu dit que telle ou telle oeuvre se fasse, » lorsque tout fut primitivement créé? Est-ce dans l'esprit même de l'homme que Dieu fit entendre ces paroles, comme lorsqu'il parle au coeur de ses serviteurs? Tel était le Psalmiste qui a dit: « J'écouterai ce que dit au-dedans de moi le Seigneur (1). » L'homme aurait-il reçu intérieurement la révélation de ce fait par l'entremise d'un Ange, qui aurait représenté les paroles par
1. Ps. LXXXIII, 9.
255
des images sensibles, bien que l'Ecriture ne dise pas si ce fut dans un songe ou dans un moment d'extase, comme il arrive d'ordinaire? N'y aurait-il pas là une révélation analogue à celle que décrit le Prophète : « Et l'Ange qui parlait en moi me dit (1) ? » Enfin ces paroles auraient-elles retenti par l'organe d'une créature, comme celles qui retentirent dans la nue : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé (2)? » Quel fut le moyen que Dieu employa? C'est ce qu'il est impossible de déterminer. Mais nous devons rester convaincus que Dieu a parlé et que, s'il a employé une succession de sons ou une suite d'images sensibles, loin de parler directement et par lui-même, il a employé quelque créature soumise à ses ordres nous l'avons démontré au livre précédent (3).
. Dieu sans doute s'est montré plus tard aux saints, tantôt avec des cheveux blancs comme de la laine, tantôt avec des pieds semblables à l'airain fin (4), bref, sous différentes formes; mais qu'il ait employé, pour apparaître aux hommes, des créatures soumises à ses ordres et non son essence, qu'il ait signifié ses volontés à l'aide d'images ou de sons, c'est une vérité incontestable pour les esprits qui croient ou qui même ont la force de comprendre que l'essence de la Trinité est éternelle, en dehors de tout changement, et que, sans tomber dans l'étendue de la durée elle meut tous les êtres dans l'espace et le temps. Sans chercher davantage par quel secret ces paroles se sont fait entendre, tâchons d'en découvrir le sens. Il a donc fallu donner à l'homme un aide de son espèce; c'est ce que déclare la vérité créatrice elle-même; et pour entendre sa parole, il suffit de comprendre la raison qui a présidé à la création de chaque être.
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CHAPITRE III. LA FEMME DONNÉE A L'HOMME POUR ASSURER LA REPRODUCTION
DE L'ESPÈCE HUMAINE.
5. Si donc on se demande dans quel but la femme fut donnée à l'homme pour compagne, la première et la plus solide raison qui se présente est la loi même de la génération : c'est ainsi que la terre coopère avec un germe pour produire une plante. Cette raison apparaît dans la création primitive, puisqu'il dit alors : « Dieu les créa mâle et femelle; et il les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre et assujettissez-la (5). » Le principe
1. Zach. II, 3. 2. Matt. III, 17. 3. Ci-dessus, liv. VIII, ch. 27. 4. Apoc. I, 14, 16. 5. Gen. I, 27, 28.
de l'union des deux sexes et la bénédiction répandue sur eux, n'ont pas cessé d'avoir leurs effets après la faute de l'homme et son châtiment : c'est toujours en vertu de cette loi que la terre est remplie d'hommes qui la soumettent à leur empire.
6. Il est dit que le premier couple humain ne s'unit qu'après son expulsion du Paradis; cependant je ne vois pas à quel titre il n'y aurait pas eu dans l'Eden « un mariage saint, un lit nuptial exempt de souillure (1); » ni pourquoi Dieu n'aurait pas accordé à leur foi et à leur innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l'enfantement. Les fils n'auraient point été destinés à remplacer les pères morts; pendant que ceux-ci auraient gardé intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l'arbre de vie, leur postérité aurait acquis le même développement, jusqu'au moment où le genre humain se serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s'ils avaient tous vécu dans la sainteté et l'obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se serait changé en un corps spirituel, parce qu'il aurait eu le don d'obéir au moindre signal à l'esprit qui le gouverne, et qu'il aurait été vivifié par l'âme sans avoir besoin pour se soutenir d'aliments matériels. Voilà ce qui aurait pu s'accomplir, si la violation du précepte divin n'avait entraîné la mort pour châtiment.
7. Déclarer impossible une pareille hypothèse, c'est se régler sur le cours ordinaire des lois de la nature, telles qu'elles existent depuis la faute et le châtiment de l'homme: mais nous ne devons pas être de ceux qui n'ajoutent foi qu'à l'expérience. Pourquoi en effet ne pas croire que Dieu eût accordé ce privilège à l'homme, s'il avait vécu dans l'obéissance et la piété, quand on ne doute pas que les vêtements des Israélites ont été préservés pendant quarante ans de toutes les atteintes du temps (2) ?
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CHAPITRE IV. DE LA RAISON QUI AURAIT EMPÊCHÉ NOS PREMIERS
PARENTS DE S'UNIR DANS L'EDEN.
8. Et pourquoi nos premiers parents n'ont-ils connu le mariage qu'après avoir été. chassés de 1'Eden ? On va répondre aussitôt que la femme ayant été créée après l'homme, le péché se fit
1. Héb. XII, 4. 2. Deut. XXIX, 6.
256
avant qu'ils se fussent unis, et qu'ayant -été punis par une juste conséquence, ils furent condamnés à la mort et sortirent de ce séjour. de bonheur. L'Ecriture ne fixe point le temps qui s'écoula entre leur création et la naissance de Caïn. On pourrait aussi ajouter que Dieu ne leur avait point encore- fait le commandement de s'unir. Pourquoi en effet n'auraient-ils pas attendu que Dieu leur fit connaître sa volonté, quand la concupiscence n'aiguillonnait point encore la chair révoltée? Or, Dieu n'avait point encore donné cet ordre, parce qu'il réglait tout selon sa prescience, et qu'il prévoyait sans aucun doute leur chute, qui allait gâter la source d'où le genre humain devait sortir.
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CHAPITRE V. LA FEMME N'A ÉTÉ DONNÉE A L'HOMME POUR
COMPAGNE QU'EN VUE DE LA PROPAGATION DE L'ESPÈCE.
9. Supposons que la femme n'ait pas été associée à l'homme pour propager l'espèce; dans quel but lui a-t-elle été donnée? Serait-ce en vue de cultiver avec lui la terre ? Mais le travail n'avait pas encore besoin de soulagement; d'ailleurs l'homme aurait trouvé dans un autre homme un aide plus actif: il y aurait également trouvé un asile plus sûr contre les ennuis de l'isolement. En effet, pour le commun de la vie et de la conversation, ne s'établit-il pas entre deux amis une sympathie plus profonde qu'entre un mari et sa femme ? Admettons que l'un devait commander et l'autre obéir, afin que la paix ne fût pas troublée par quelque désaccord entre tes volontés: cette subordination aurait eu naturellement pour principe l'âge, puisque l'un aurait été créé après l'autre, comme le fut la femme. Objecterait-on qu'il eût été impossible à Dieu, s'il l'avait voulu, de tiret un homme de la côte d'Adam, comme il en tira un femme ? Bref, supprimez la propagation de l'espèce, l'union de la femme avec l'homme, à mes yeux, n'a plus aucun but.
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CHAPITRE VI. COMMENT LES GÉNÉRATIONS SE SERAIENT-ELLES
SUCCÉDÉ SANS LE PÉCHÉ D'ADAM?
10. Aurait-il fallu que les pères sortissent de ce monde pour faire place à leurs enfants et que le genre humain atteignit, par une série de vides toujours comblés, un chiffre déterminé? Il aurait été possible que les hommes, après avoir donné le jour à des enfants et rempli les devoirs de la vie ici-bas, eussent été transportés dans un séjour meilleur, en subissant non la mort, mais une transformation et peut-être ce changement merveilleux qui doit rendre à l'homme son corps et l'égaler aux Anges (1). Cette transformation glorieuse ne dût-elle être accordée aux hommes qu'à la fin du monde et à la même heure? Ils auraient pu passer à un état moins parfait, mais supérieur encore, soit à la vie humaine ici-bas, soit à la condition primitive de l'homme quand il sortit de la terre et que la femme fut tirée de sa chair.
11. Qu'on ne croie pas, en effet, qu'Elie soit dans l'état glorieux où seront les saints, lorsque chacun aura reçu son denier à la fin de la journée (2), ou que sa condition soit celle des hommes qui ne sont point encore sortis de ce monde, hors duquel il a été transporté sans mourir (3). Son sort est meilleur que celui dont il pourrait jouir ici-bas; cependant il ne possède point encore la récompense qui attend les justes au dernier jour, Dieu ayant voulu, par une faveur particulière, qu'ils ne parvinssent point avant nous à la félicité suprême (4). Se figurerait-on qu'Elfe n'a pu mériter cette récompense parce qu'il aurait eu une femme et des enfants ? On croit bien qu'il n'a point été marié, parce que l'Ecriture ne le dit pas, mais elle est également muette sur son célibat. Et que dira-t-on, si on fait observer qu'Hénoch plut au Seigneur, après avoir été père et fut enlevé sans mourir (5)? Dès lors, pourquoi Adam et Eve, s'il leur était né des fils d'une chaste union et qu'ils eussent passé leur vie dans la justice, n'auraient-ils pu céder la place à leur postérité et se voir enlever du monde sans mourir? car, si Henoch et Elie, qui sont morts en Adam et qui , portant ce germe de mort dans leur chair, doivent revenir ici-bas, dit-on, pour y payer leur dette (s), et souffrir le trépas si longtemps ajourné, n'en sont pas moins dans un autre monde où, dans l'attente de la résurrection qui doit changer en un corps spirituel leur corps animal, ils ne ; s'affaiblissent ni de vieillesse ni de maladie; n'aurait-il pas été plus juste, plus raisonnable d'accorder aux premiers hommes, qui n'auraient été sous le coup d'aucun péché soit volontaire soit originel, le privilège de céder ici-bas la place à leurs enfants et de passer dans une condition meilleure, en attendant qu'à la fin des siècles ils . pussent avec toute la suite des saints, revêtir la forme des anges, sans subir l'épreuve de la mort, par un doux effet de la puissance divine ?
1. Matt. XXII, 30. 2. Matt. XX, 10. 3. IV Rois, II, 11. 4. Héb. XI, 40. 5. Gen. V, 24 6. Malach. IV, 5; Apoca. XI, 3-7. .
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257
CHAPITRE VII. ROLE DE LA FEMME. MÉRITE DE LA VIRGINITÉ
ET DU MARIAGE. TRIPLE AVANTAGE DES UNIONS LÉGITIMES.
12. En résumé, je ne saurais comprendre dans quel but la femme a été donnée pour aide à l'homme, si l'on supprime sa fonction de mère. Et pourquoi la supprimer ? C'est ce que je ne m'explique pas non plus. D'où vient, en effet, le mérite sublime de la virginité aux yeux de Dieu, sinon de l'empire qu'on exerce sur soi-même, à une époque où le mariage est assez répandu ici-bas pour produire chez toutes les nations un nombre suffisant dé saints, et du renoncement à un grossier plaisir des sens que ne justifie plus la nécessité de propager l'espèce ? Enfin, comme les deux sexes ont un penchant qui les entraîne an déshonneur et. à la ruine, le mariage leur offre un moyen honorable de ne point succomber, et le devoir que pourraient remplir les esprits sains se tourne en remède pour les esprits malades. Si l'incontinence est un mal, il ne s'ensuit pas que le mariage ne soit pas un bien, même quand il unit des coeurs sans empire sur eux-mêmes, loin de là; le bien ne devient pas un mal à cause de ce vice, mais il rend le vice plus excusable : le bien attaché au mariage et qui le rend légitime ne peut jamais être un péché. Ce bien est triple : il comprend la fidélité, la famille, le sacrement, La fidélité consiste à ne jamais violer la foi conjugale; la famille doit être adoptée avec amour, nourrie avec tendresse, élevée dans la piété; le sacrement rend le mariage indissoluble et interdit aux époux, même séparés, d'avoir des enfants d'un autre lit. Tel est le principe du mariage; il embellit la. fécondité comme il règle la passion. Mais comme nous avons suffisamment développé dans notre traité du Bien conjugal les mérites relatifs d'une viduité chaste et d'une pureté virginale et fait ressortir la. supériorité de celle-ci, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps, sur cette question.
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CHAPITRE VIII. LA FUITE D'UN DÉFAUT FAIT SOUVENT TOMBER DANS
UN AUTRE.
13. Nous devons maintenant examiner quel concours la femme pouvait prêter à l'homme dans l'hypothèse où toute union en vue d'avoir des enfants leur eût été interdite dans le Paradis. Les partisans de cette hypothèse se figurent sans doute que tout rapport entre les sexes est un péché. Il est effectivement bien difficile aux hommes de n'être pas entraînés dans un vice en voulant éviter son contraire. Ainsi la peur de l'avarice conduit à la prodigalité, celle de la prodigalité à l'avarice. Si on reproche à un homme son apathie, il tombe dans une humeur inquiète; si on lui reproche son humeur inquiète, il tombe dans l'apathie. A-t-on ouvert les yeux sur sa présomption ? on se jette dans la timidité. Veut-on sortir de sa timidité ? il semble qu'on force une barrière et l'on tombe dans la présomption, en s'adressant à l'imagination plutôt qu'à là raison pour mesurer les fautes. Voilà comment on arrive à ne pas comprendre le crime que le droit divin condamne dans la fornication et l'adultère, et à maudire l'union qui a pour but la propagation de l'espèce.
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CHAPITRE IX. LA FEMME ÉTAIT DESTINÉE A ÊTRE MÈRE
LORS MÊME QUE LE PÉCHÉ N'EUT PAS ENTRAINÉ LA
MORT.
14. D'autres personnes, sans tomber dans cette erreur, voient bien que la fécondité est une loi divine établie pour réparer les vides du genre humain; mais elles se figurent que le premier couple humain n'aurait jamais connu le mariage, s'il n'avait pas été condamné à mourir en punition de sa faute, et par suite obligé de se créer une postérité. On ne songe pas que si le mariage était légitime pour s'assurer des successeurs après la mort, il eût été plus légitime encore pour associer des compagnons à sa vie. Sans doute si la terre était toute remplie par le genre humain, on ne songerait à se reproduire que pour combler les vides faits par la mort : mais, quand un seul couple devait remplir la terre, aurait-il pu, sans le secours du mariage, suffire aux fonctions de la société humaine ? De plus, est-il un esprit assez aveuglé pour ne pas voir quel ornement le genre humain ajoute à ce monde, malgré le petit nombre des esprits droits et sublimes, et pour ne pas sentir l'excellence des lois humaines, qui par un lien puissant assujettissent, jusqu'aux pervers, à l'ordre tel qu'il peut régner ici-bas ? Quelle que soit la corruption des hommes, ils n'en gardent pas moins leur supériorité sur les bêtes et les oiseaux. Cependant si l'on considère de quelle décoration les espèces si variées (258) d'animaux servent à cette humble partie de l'univers, n'a-t-on pas un spectacle ravissant ? Comment donc croire sans une sorte de folie que la terre aurait perdu de sa magnificence en se peuplant de justes immortels?
15. La cité céleste des anges étant assez peuplée, le mariage n'y serait nécessaire qu'autant que la mort y régnerait. Or, le nombre de ses habitants doit être achevé par la résurrection des saints qui iront se joindre aux anges, comme l'a prédit Notre-Seigneur en disant : « Après la résurrection ni la femme ni l'homme ne se marieront : car, ils ne mourront plus et seront égaux aux anges (1). » Mais ici-bas quand les hommes devaient remplir la terre et que les rapports étroits qui lient l'espèce humaine et en font l'unité ne pouvaient mieux éclater que dans la communauté d'origine, la femme pouvait-elle avoir une autre fonction que de seconder le père du genre humain comme la terre aide à la production des plantes ?
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CHAPITRE X. LA CONCUPISCENCE EST UNE MALADIE NÉE DU PÉCHÉ.
16. Toutefois il est plus sûr et tout ensemble plus noble de croire que le premier couple humain, tel qu'il était dans le Paradis avant d'être condamné à la mort, ne connaissait pas les voluptés sensuelles qu'éprouvent aujourd'hui tous ceux qui sont sortis de cette tige de mort. Il est impossible en effet qu'il ne se soit pas produit de changements en eux lorsqu'ils eurent touché à l'arbre défendu; car le Seigneur ne leur avait pas dit qu'ils mourraient de mort, quand ils auraient mangé du fruit défendu, mais bien le jour même qu'ils en mangeraient (2). Par conséquent ils ont dû voir se révéler en eux ce jour-là même la lutte qui faisait gémir l'Apôtre en ces termes « Je me complais dans la loi de Dieu, d'après les sentiments de l'homme intérieur : mais j'éprouve dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'asservit à la loi du péché qui est dans ma chair. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (3). » Il ne lui suffit pas d'appeler le corps mortel; il dit : « Qui me délivrera du corps de cette mort ? » C'est ainsi qu'il ajoute plus loin : « Le corps est mort à cause du péché (4). »
1. Matt. XXII, 30. 2. Gen. II, 17. 3. Rom. VII, 22, 25. 4. Ibid. VIII, 10.
Mort, remarquez l'expression, et non mortel, quoiqu'il le soit réellement, puisqu'il doit mourir. Tel n'était pas l'état primitif du corps : animal sans être encore spirituel, il n'était pas mort; je veux dire, condamné irrévocablement à la mort il ne fut soumis à cette loi qu'au moment où l'arbre défendu eut été touché.
17. Aujourd'hui le corps a une santé relative, et lorsqu'elle est si profondément troublée qu'une maladie dévore déjà les organes essentiels à la vie, les médecins déclarent que la mort est imminente. On dit alors que le corps est mourant, mais à un tout autre point de vue que lorsqu'il jouissait de la santé qui pourtant . n'empêchait pas de prévoir infailliblement sa mort. Il en était de même du premier homme : il avait un corps animal, que le péché seul pouvait faire mourir et destiné à revêtir les formes. célestes de la nature angélique. Mais aussitôt qu'il eut enfreint la loi, la mort même se glissa dans ses organes en y faisant sentir une langueur fatale et il perdit l'heureux empire qui l'empêchait « d'éprouver dans ses membres une loi opposée à la loi de son esprit.: » quoique animal, sans être encore spirituel, le corps n'était point sous l'influence de, cette mort, de laquelle et avec laquelle nous sommes nés.. Dès notre naissance en effet, que dis-je ? dès notre conception même, nous contractons le germe de cette maladie qui doit fatalement nous conduire à la mort. Les autres maladies, comme l'hydropisie, la dissenterie, la lèpre, aboutissent moins infailliblement à la mort que la conception même, qui fait de tous les hommes des enfants de colère (1), par un châtiment infligé au péché.
18. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas croire que nos premiers parents aient pu, dans l'acte de la génération, exercer sur leur corps avant le péché le même empire qui permet à l'âme de mouvoir les organes, dans certaines fonctions, sans douleur comme sans volupté? Le Créateur, dont la puissance est au-dessus de toute louange , et qui fait éclater sa grandeur dans les êtres les plus petits, a donné aux abeilles la propriété de reproduire leur espèce comme elles produisent leurs rayons de cire ou leur miel : pourquoi donc n'aurait-il pas donné au premier homme un corps assez docile pour qu'il pût commander aux organes de la reproduction avec un esprit aussi souverain qu'à ses pieds, de telle sorte que la conception et l'enfantement auraient eu lieu sans
1. Ephés. II, 3.
259
passion fougueuse comme sans douleur? Mais depuis qu'il a violé le précepte divin, il a justement ressenti les mouvements de-la loi qui est en lutte avec celle de l'esprit, je veux dire de la mort entérinée dans les organes: telle est la concupiscence que règle le mariage, que la chasteté contient et domine, et, de même que le châtiment est attaché à la faute, le mérite peut sortir du châtiment.
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CHAPITRE XI. SI L'HOMME N'AVAIT PAS PÉCHÉ, LA GÉNÉRATION
SE SERAIT FAITE SANS PASSION.
19. La femme a donc été faite pour l'homme et de l'homme même, avec son organisation spéciale connue: c'est la mère de Caïn et d'Abel et de tous leurs frères, dont le genre humain devait sortir; c'est elle qui a donné naissance à Seth, l'ancêtre d'Abraham et la tige du peuple d'Israël, la plus célèbre des races, le père aussi de toutes les nations par Noé et ses enfants. Douter de cette vérité, c'est ébranler les fondements de la foi et mériter la réprobation des fidèles. Si donc on demande dans quel but la femme a été donnée pour compagne à l'homme, je ne puis me l'expliquer après mûre réflexion, que dans l'intérêt de l'espèce, afin que leur postérité peuplât toute la terre; toutefois la génération n'aurait pas été soumise aux mêmes conditions qu'à l'époque actuelle, où réside dans les organes cette loi de péché qui s'oppose à la loi de l'esprit, lors même qu'on en triomphe avec la grâce de Dieu: cette faiblesse en effet ne pouvait exister que dans le corps de. cette mort, dans le corps destiné à mourir par suite du péché. D'ailleurs quel châtiment plus juste que de condamner l'âme à ne plus voir le corps, son esclave, obéir au moindre signal, quand elle a refusé aller même d'obéir à son Seigneur? Mais que Dieu fasse sortir l'âme de l'âme des parents, le corps de leur corps, ou qu'il donne aux âmes une autre origine; il n'en est pas moins évident que l'âme accomplit une oeuvre à la fois possible et digne d'une magnifique récompense, lorsque, pieusement soumise à Dieu, elle triomphe avec la grâce de la loi du péché, inhérente à ce corps de mort, en punition de la faute du premier homme; plus la gloire qu'elle recevra au ciel doit être brillante, plus Dieu montre avec éclat le mérité attaché à l'obéissance, puisqu'elle a assez de force pour triompher du châtiment infligé à la désobéissance d'autrui.
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CHAPITRE XII. LES ANIMAUX DEVANT ADAM.
20. Nous avons suffisamment examiné, je pensé, pour quelle fin la femme avait été créée et associée à l'homme; voyons maintenant pourquoi les bêtes des champs et les oiseaux du ciel furent amenés en présence d'Adam, afin qu'il leur donnât un nom, et qu'apparût en quelque sorte la nécessité dé tirer la femme d'une de ses eûtes, puisqu'il ne se trouvait parmi eux aucun être capable de lui prêter son concours. Cet évènement me semble renfermer un sens prophétique: il est réel sans doute, mais on peut, après en avoir confirmé l'accomplissement, l'interpréter en liberté et y voir une allégorie. Or, pourquoi Adam ne donna-t-il pas de nom aux poissons comme aux oiseaux et aux animaux terrestres? Si l'ors consulte le langage ordinaire, tous ces êtres ont reçu des noms que leur adonnés la parole humaine. Non-seulement les êtres qui peuplent les eaux et la terre, mais encore la terre, l'eau, le ciel, les phénomènes célestes; réels ou supposés, que dis-je ? les conceptions même de l'esprit, ont reçu un nom qui diffère selon les idiômes. On nous a révélé qu'il y eut à l'origine une langue uniforme, avant que l'érection de la tour orgueilleuse après le déluge n'eût divisé le genre humain, en faisant attacher aux mêmes signes des sons différents. Quelle fut cette langue primitive? C'est un problème assez indifférent. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Adam la parla et que les derniers vestiges de ce langage, s'ils subsistent encore, se retrouvent dans les sons articulés au moyen desquels le premier homme désigna les animaux terrestres et les oiseaux. Mais est-il vraisemblable que les poissons ne furent point nommés par l'homme d'après lés racines de cette langue, et que les mots ;qui les représentent furent créés de Dieu qui les enseigna ensuite à l'homme? S'il en était ainsi, on ne pourrait s'expliquer ce fait qu'en voyant éclater sous ces mots un sens mystique. Il est probable que les poissons furent nommés peu à peu à mesure que leurs espèces furent reconnues : mais si les animaux, les bêtes, les oiseaux furent amenés devant l'homme ; s'ils furent réunis et classés par espèce afin qu'il leur donnât un nom, quand il aurait pu les nommer peu à peu et bien plus vite que les poissons, en supposant que leurs dénominations n'eussent pas déjà été trouvées, n'y a-t-il pas dans ce fait une raison cachée et une allégorie prophétique? C'est ce que la suite du récit (260) sacré tend clairement à nous faire comprendre.
21. En second lieu, Dieu pouvait-il ignorer qu'il n'avait créé aucun animal capable de servir d'aide à l'homme? Était il nécessaire que l'homme en fût instruit et se fit une idée d'autant plus haute de sa femme que sur tous les animaux qui comme lui avaient été créés sous le ciel et respiraient le même air, aucun ne s'était trouvé son semblable? Mais il serait étrange qu'il eût fallu, pour lui donner cette idée, lui amener et lui faire voir les animaux. S'il avait foi en Dieu, il pouvait l'apprendre de lui, de la même manière qu'il fut instruit de sa défense, interrogé après sa faute et condamné. S'il n'avait pas foi en lui, il lui était impossible de découvrir si ce Dieu, en qui il n'avait aucune confiance, lui avait montré tous les animaux, ou s'il en avait caché d'autres semblables à lui dans quelque contrée lointaine. Par conséquent je ne puis m'empêcher de croire que cet évènement, quoiqu'il ait eu lieu, ne cache quelque allégorie prophétique.
22. Mais le plan de cet ouvrage ne consiste point à éclaircir les prophéties mystérieuses: j'ai pour but d'exposer les évènements avec leur caractère historique, afin que, si quelque fait semble impossible aux esprits frivoles et incrédules, ou opposé à l'autorité de l'Écriture, en offrant pour ainsi dire un témoignage contradictoire, sa possibilité et sa concordance soit démontrée, autant que je puis le faire avec l'aide de Dieu. Quant aux évènements dont la possibilité est évidente et qui, sans offrir aucune contradiction avec le reste de l'Écriture, paraissent aux yeux de quelques personnes, inutiles ou même déraisonnables, je devrais m'attacher à démontrer que tout ce qui est en dehors du cours ordinaire de la nature a pour but de nous apprendre à préférer le témoignage infaillible de l'Ecriture à nos imaginations, et qu'au lieu d'y voir une extravagance, il faut le prendre pour une allégorie. Mais ces explications et ces commentaires font déjà ou feront plus tard le sujet d'autres Ouvrages.
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CHAPITRE XIII. LA FORMATION DE LA FEMME EST A LA FOIS RÉELLE
ET SYMBOLIQUE.
23. Que signifie donc cette formation de la femme tirée d'une côte de l'homme? Admettons que c'était un moyen nécessaire de faire comprendre l'union des deux sexes; mais ne pouvait-on atteindre ce but sans créer la femme pendant le sommeil d'Adam, sans mettre de la chair à la place de l'os employé ? N'aurait-il pas mieux valu ne se servir que d'un morceau de chair pour en former la femme, puisque son sexe est plus délicat? Quoi! Dieu a pu d'une côte former le corps d'un femme avec tous les organes qui le composent, et il n'aurait pu la former de chair, de cette pulpe sanguine, lui qui avait tiré l'homme de la poussière? Admettons qu'il avait fallu tirer une côte; pourquoi ne pas la remplacer par une autre? Pourquoi au lieu des expressions consacrées : il façonna, il fit, l'Écriture dit-elle que Dieu édifia cette côte, comme s'il s'agissait d'un édifice et non d'un corps vivant? Or, comme ces évènements sont réels et ne peuvent être taxés de rêves insensés, il est incontestable que tous ces actes cachent une prophétie et que, dès le berceau du genre humain, Dieu a découvert dans ses oeuvres, par un effet de sa miséricorde, les bienfaits des âges à venir : il voulait que ces bienfaits révélés au moment fixé à ses serviteurs dans la suite des siècles, sous l'inspiration du Saint-Esprit ou par le ministère des anges, et consignés dans l'Ecriture,servissent de garanties pour les promesses qu'il faisait dans l'avenir, par l'accomplissement même des prédictions faites dans le passé : c'est là un point qui va s'éclaircir de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.
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CHAPITRE XIV. COMMENT LES ANIMAUX FURENT-ILS PRÉSENTÉS
A ADAM
24. Examinons donc, en nous attachant, selon le plan de cet ouvrage, aux faits eux-mêmes plutôt qu'aux évènements qu'ils annonçaient, à la lettre plutôt qu'au symbole, ce passage : « Dieu amena devant Adam tous les animaux, afin qu'il vit comment il les appellerait. » de ne parle pas du passage . « Dieu forma de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel: » nous lui avons consacré assez de développements. Quel moyen Dieu employa-t-il pour amener les animaux devant Adam? Il faut bannir à cet égard tolite idée grossière, en se reportant à la théorie que nous avons exposée au livre précédent, sur le double mode suivant lequel s'exerce la Providence (1). N'allons pas croire qu'on rassembla les animaux comme fait le chasseur ou l'oiseleur, quand il fait tomber sa proie dans ses
1. Ci-dessus, liv. VIII, ch. IX, XIX-XXVI.
261
pièges ou dans ses filets; ou qu'un ordre,-parti du sein de la nue, fit entendre aux animaux des paroles que la créature intelligente peut seule écouter et suivre. Ce commandement n'aurait pu être compris ni des bêtes ni des oiseaux. Toutefois la brute elle-même reçoit à sa manière les ordres de Dieu; sans obéir à l'impulsion d'une volonté libre et intelligente, elle suit les mouvements que Dieu, le moteur immobile, lui communique par l'entremise des anges, qui voient dans son Verbe les actes à accomplir et le moment déterminé où ils doivent s'exécuter : c'est ainsi que Dieu reste en dehors des mouvements du temps, et que les anges se meuvent dans la durée, pour transmettre ses ordres aux êtres qui sont sous leur dépendance.
25. Tout être vivant, qu'il soit intelligent comme l'homme, ou privé de la raison comme l'animal, le poisson, l'oiseau, est frappé de ce qu'il voit. L'homme, étant raisonnable et libre, obéit ou n'obéit pas à la sensation; l'animal ne sait pas délibérer, mais l'image le frappe et le fait agir selon les lois de sa nature. Il n'est au pouvoir d'aucun être de déterminer quels objets lui viendront aux sens ou même à l'esprit, et par conséquent mettront en jeu son activité. D'où il suit qu'une fois présentés d'en haut par la docile entremise des Anges, ces objets tombent sous les sens et font parvenir les ordres de Dieu non-seulement aux hommes, mais encore aux oiseaux et aux bêtes, par exemple, au monstre qui engloutit Jonas (1). Sa volonté se communique même aux plus petits êtres, comme au ver qui reçut l'ordre de ronger l'arbrisseau à l'ombre du quel le même prophète s'était reposé (2). Si Dieu a donné à l'homme, malgré la chair de péché qui l'enveloppe, la faculté de faire servir à ses besoins les animaux et les bêtes de somme; s'il l'a fait capable de prendre non-seulement les oiseaux domestiques, mais encore ceux qui volent dans les airs, quelque sauvage que soit leur instinct et de les apprivoiser en trouvant le merveilleux secret de les dominer dans la raison plutôt que dans la force, puisqu'il parvient en observant ce qui provoque chez eux le plaisir ou la douleur, par un sage mélange de caresses et de rigueur, à leur faire dépouiller leurs instincts sauvages pour prendre des moeurs plus douces; quel n'est pas le pouvoir des anges qui, après avoir découvert la volonté de Dieu au sein de l'immuable Vérité qu'ils, contemplent sans cesse, déploient une activité merveilleuse pour
1 Jon. II, 1. 2. Ibid. IV, 6, 7.
se mouvoir dans le temps, pour ébranler. dans la durée et dans l'espace les êtres subalternes, pour présenter aux animaux les images capables de les frapper et de flatter leurs instincts ! N'ont-ils pas cent fois plus de ressources pour amener, même à son insu, tout être qui respire à un but déterminé?
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CHAPITRE XV. LA FORMATION DE LA FEMME N'A EU QUE DIEU POUR AUTEUR.
26. Examinons maintenant comment s'est opérée la formation de la femme, bien qu'il y ait dans cette mystérieuse structure, comme l'appellent les livres saints, un sens allégorique. La femme, quoique tirée de la substance préexistante de l'homme, fut créée alors avec son sexe, sans être l'uvre d'aucun être antérieur . Car les anges ne peuvent créer aucune substance: le seul auteur des êtres, quelle que soit leur grandeur ou leur petitesse, est Dieu, en d'autres termes la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Maison voudrait savoir comment Adam s'est endormi, comment une de ses côtes lui a été arrachée sans qu'il ait ressenti aucune douleur. On dira peut-être que ces actes ont pu s'accomplir par l'intermédiaire des anges, soit; mais l'acte de façonner cette côte et d'en faire sortir la femme appartient tellement au Dieu qui a créé la nature universelle, qu'il était hors du pouvoir des anges, de former la chair destinée à remplir la côte d'Adam, aussi bien que de tirer l'homme de la poussière. Je ne veux point dire que les anges n'ont aucune part à la création d'un être, mais qu'ils n'ont point la puissance créatrice, au même titre que le laboureur ne saurait créer ni ses moissons ni ses arbres. Celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien : mais Dieu seul qui donne l'accroissement (1). Or, c'est en vertu d'un accroissement de ce genre que l'os fut remplacé par un morceau de chair, c'est-à-dire, en vertu de l'acte souverain qui a créé les substances et donné aux anges eux-mêmes le fond de leur être.
27. L'oeuvre du laboureur consiste à mettre la plante en communication avec l'eau, lorsqu'il arrose; elle ne va pas jusqu'à la répandre dans le tissu même du bois: c'est l'acte de Celui qui a tout disposé avec ordre, poids et mesure (2). Le laboureur peut encore arracher à un arbre une bouture et la planter dans la terre ; mais
1. I Cor. III, 7. 2. Sag. XI, 2.
262
dépend-il de lui qu'elle se pénètre des sucs de la terre, qu'elle pousse à la fois son jet et les racines qui l'attachent au sol, qu'elle se développe dans les airs pour y puiser la force et étende de tous côtés ses rameaux ? Non, c'est l'oeuvre de celui qui donne l'accroissement. Un médecin peut administrer un remède à un malade, bander une blessure ; mais d'abord il ne crée pas le fond de ses médicaments, il les emprunte aux oeuvres mêmes du Créateur; ensuite; s'il peut préparer une potion et la faire boire, s'il peut composer un topique et l'appliquer sur une partie malade, est-il pour cela capable de ranimer les forces et de créer une chair nouvelle ? Non, la nature opère ce prodige par un mouvement mystérieux et qui échappe à nos regards. Que Dieu fasse disparaître ces ressorts imperceptibles par lesquels il forme et renouvelle l'organisation; aussitôt elle se déconcerte et s'anéantit.
28. Ainsi, puisque Dieu gouverne la nature universelle en agissant à la fois dans le monde physique et moral, comme nous l'avons démontré (1), il faut admettre qu'un Ange est aussi incapable de créer un être que de se créer lui-même. En se soumettant pleinement à Dieu et en exécutant ses ordres, l'Ange peut gouverner selon les lois de la nature les êtres inférieurs qui sont l'objet de son activité : il peut, dis-je, produire dans le temps, en suivant les principes incréés qui résident dans le Verbe ou les causes primordiales qui furent créées dans l'oeuvres des six jours, et en cela il ressemble au laboureur et au médecin. Mais quelle espèce de concours les Anges prêtèrent-ils à Dieu, lors de la formation de la femme ?.Comment trancher une pareille question? Un point incontestable selon moi, c'est que si la chair prit la place d'une côte d'Adam, si la femme se forma de son corps; son âme, ses sens, en un mot l'appareil des organes et l'ensemble des facultés qui la rattachent à l'homme, ce fut l'oeuvre de Dieu. Sans recourir à ses Anges, sans abandonner son ouvrage pour le reprendre, il le continue encore aujourd'hui, en vertu de cette activité qui, si elle s'interrompait, laisserait retomber dans le néant tous les êtres avec les Anges eux-mêmes.
1. Ci-dessus, liv. VIII, ch. IX, XXI-XXVI.
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CHAPITRE XVI. L'ESPRIT HUMAIN INCAPABLE DE COMPRENDRE LES OEUVRES DE
DIEU.
29. L'expérience, aussi loin que la portée de l'esprit humain peut s'étendre, nous a révélé comme les sources où un corps animé et sensible prend naissance : les éléments, ainsi l'eau et la terre; les plantes ou les fruits, la chair même des animaux, .par exemple les vers et les insectes de toute espèce; enfin l'union des sexes. Mais nous ne voyons par aucun exemple que de la chair d'un animal il naisse un animal qui soit un autre lui-même, en dehors des modifications particulières à son sexe. Ainsi nous avons beau chercher dans la création des analogies pour nous expliquer par quel secret la femme fut formée d'une côte de l'homme, nous n'en trouvons pas. Pourquoi? C'est que nous voyons bien comment l'homme agit ici bas et que nous ignorons comment agissent les Anges, ces laboureurs de la nature universelle. Si le cours des lois naturelles produisait toutes les plantes sans le contour de l'industrie humaine, notre science se bornerait à connaître que les arbres et les végétaux naissent dans la terre des semences qui s'y étaient déposées saurions-nous que la greffe est capable de faire porter à un arbre des fruits d'une autre espèce et pour ainsi dire adoptifs ? C'est un secret que nous révèle le travail de l'horticulteur, quoiqu'on ne puisse à aucun titre voir en lui un créateur d'arbres, puisqu'il ne fait que prêter son aide au Dieu qui seul crée le cours de la nature. Son oeuvre serait stérile, si l'oeuvre de Dieu n'en contenait pas les germes dans ses profondeurs. Est-il donc surprenant que nous ignorions comment il est sorti d'un os de l'homme un être semblable à lui, puisque nous ne savons même pas quelle part les Anges prennent aux créations divines ? Saurions-nous qu'un arbre se transforme par la greffe en un autre arbre, si nous ignorions le concours que l'horticulteur prête à cette création de Dieu ?
30. Cependant nous ne pouvons douter que l'homme aussi bien que les arbres n'ait d'autre Créateur que Dieu. Nous croyons fermement que la femme est sortie de l'homme sans être le fait d'une union charnelle, encore que la côte de l'homme ait pu être façonnée par les Anges dans cette création divine ; nous croyons au même titre qu'en dehors de tout commerce des (263) sexes il s'est formé un homme, quand la semence bénie d'Abraham a servi aux Anges pour former le Médiateur (1). Qu'un païen voie dans ce double prodige une double absurdité; soit; mais pourquoi un Chrétien qui reconnaît à la lettre la formation du Messie, s'imaginerait-il que tout est allégorique dans la formation d'Eve ? Quoi ! un homme peut naître d'une femme Vierge, et une femme ne saurait venir d'un homme ? Le sein d'une vierge contenait le germe d'un homme, elles flancs d'un homme n'auraient pas renfermé le germe d'une femme, et cela quand l'une était une servante qui donnait le jour à son maître, l'autre un serviteur qui produisait sa servante? Le Seigneur aurait pu aussi former son propre corps d'une côte ou de tout autre membre de la Vierge : mais au lieu de renouveler pour ce corps le prodige autre fois accompli, il nous a donné un enseignement plus utile, et fait voir, dans la personne de sa mère, que rien n est à condamner dans la chasteté.
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CHAPITRE XVII. LE PRINCIPE DONT LA FEMME DEVAITSORTIR ÉTAIT-IL
RENFERMÉ DANS LA CRÉATION VIRTUELLE DE L'HOMME AU SIXIÈME
JOUR
31. Ici s'offre une question: l'acte par lequel Dieu créa virtuellement l'homme mâle et femelle, comme dit la Genèse (2), et le fit à son image et à sa ressemblance, lorsqu'il forma primitivement les causes génératrices de tous les êtres, cet acte, dis-je, impliquait-il que la femme sortirait des flancs de l'homme par une conséquence rigoureuse, ou ne faisait-il que rendre sa formation possible, de telle sorte que la naissance de la femme loin d'être établie nécessairement en principe, aurait été un mystère caché en Dieu ? Je veux répondre à cette question, selon mes lumières sans rien trancher : toutefois, j'espère que les esprits pénétrés de la vérité chrétienne, en pesant mes paroles, trouveront ma proposition incontestable, dussent-ils l'entendre pour la première fois.
32. La nature, dans son cours ordinaire, est soumise à des lois qui produisent même chez les êtres vivants certaines tendances auxquelles la volonté la plus rebelle ne peut se soustraire. Dans le monde physique, les éléments ont chacun leurs propriétés, qui déterminent la mesure des effets qu'ils peuvent produire et en dehors
1. Gal. III, 19. 2. Gen. I, 27.
desquelles ils n'agissent plus. Tous les êtres trouvent dans ces causes primordiales les principes qui les font naître, se développer et périr, chacun selon son espèce. De là vient qu'une fève ne saurait sortir d'un grain de blé, ni un grain de blé d'une fève, qu'un animal ne saurait engendrer l'homme, ni l'homme un animal. Au-dessus du cours naturel des choses s'élève la puissance du Créateur, qui trouve en elle-même le moyen de faire produire à toutes ces causes des effets, qu'elles ne contenaient pas à l'origine. Je ne veux point dire que Dieu m'ait pas mis en elles la possibilité de se prêter à ses desseins : car, son pouvoir absolu ne repose pas sur une force aveugle, mais sur une, puissance intelligente; il tire de chaque cause au moment qu'il a fixé, l'effet dont il avait auparavant établi la possibilité. Ainsi des lois différentes règlent les divers modes de la germination chez les plantes, déterminent la fécondité ou la stérilité selon les âges, valent à l'homme le don de la parole refusé aux animaux. Les principes de ces lois et autres semblables ne résident pas seulement en Dieu; ils ont été déposés par lui dans les choses et créés avec elles. Mais qu'une verge, un rameau desséché, poli, sans racine et sans communication avec le sol, fleurisse tout-à-coup et se couvre de fruits (1); qu'une femme stérile dans sa jeunesse enfante sur ses vieux jours (2); qu'une ânesse parle (3); tout en admettant que Dieu a rendu ses créatures capables de devenir l'instrument de pareils prodiges, puisqu'il ne saurait en tirer des effets qu'il leur aurait d'avance interdit de produire, sous peine de surpasser sa propre puissance, il faut bien reconnaître qu'il leur a attribué, en dehors des lois ordinaires de la nature, un mode spécial et inhérent à leur création même, de rester plus complètement soumises à la puissance souveraine de sa volonté.
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CHAPITRE XVIII. LA FORMATION DE LA FEMME A EU UNE CAUSE SYMBOLIQUE.
33. Par conséquent il y a des effets dont Dieu conserve en lui-même la cause mystérieuse, au lieu de la déposer au fond même des choses pour produire ces effets, il n'agit point en vertu de cette providence qui établit les êtres dans les conditions essentielles de leur existence,
1. Nombr. XVII, 8. 2. Gen. XVIII,11 ; XXI, 2. 3. Nombr. XXII, 28.
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mais en vertu de cette volonté souveraine qui gouverne à son gré ce qu'elle a créé à son gré. Ainsi en est-il de la grâce, qui assure le salut des pécheurs. La nature faussée par les écarts de la volonté, est incapable de reprendre sa droiture par elle-même : elle a besoin du secours de la grâce pour se régénérer. Que l'homme ne se désespère donc pas en écoutant ce passage : « Quiconque marche dans cette voie, ne reviendra jamais sur ses pas (1). » On veut ici faire sentir tous le poids de l'iniquité, afin que le pécheur attribue son retour non à ses mérites mais à la grâce, et ne s'enorgueillisse pas de ses oeuvres (2).
34. Aussi, d'après l'Apôtre, le mystère de la grâce est-il caché, non dans l'univers qui ne renferme que les causes naturelles des êtres à venir, au même titre que Lévi a payé la dîme dans la personne de son aïeul Abraham (3), mais en Dieu, le créateur de l'univers. Par conséquent, tous les prodiges que Dieu a accomplis en dehors des lois ordinaires de la nature, pour figurer le mystère de la grâce, ont eu leur principe caché en Dieu. Or, s'il faut ranger parmi ces miracles la formation de la femme d'une côte de l'homme pendant son sommeil; si elle prit dans cet os un principe de force, tandis que l'homme s'affaiblit pour elle, en échangeant cette côte pour une chair délicate; on doit admettre qu'au sixième jour la création primitive de l'homme « mâle et femelle » n'impliquait pas la naissance de la femme; telle qu'elle s'accomplit, mais la rendait seulement possible; autrement un changement de volonté aurait pu produire une oeuvre en contradiction avec les principes que Dieu avait volontairement établis. Quant à la raison qui devait empêcher cet ouvrage d'apparaître sous une forme indépendante des causes primitives, elle était renfermée en Dieu, l'auteur de toutes choses.
35. L'Apôtre ayant donc déclaré «que ce mystère était caché dans le sein de Dieu, afin que les principautés et les puissances célestes apprissent
1. Prov. II, 19. 2. Ephès. II, 9. 3 Héb. VII, 9, 10.
elles-mêmes parla formation de l'Eglise la sagesse si diversifiée de Dieu (1), » on a quelque raison de croire que, si la semence bénie à qui la promesse, a été faite, a été disposée, parles Anges, aux mains d'un médiateur, tous les miracles qui se sont accomplis pour figurer d'avance ou prédire l'avènement de cette semence, ont eu lieu avec le concours des anges, en remarquant toutefois que celui-là seul crée ou régénère les êtres « qui féconde les travaux de quiconque plante ou arrose (2). »
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CHAPITRE XIX. DE L'EXTASE D'ADAM.
36. L'extase où Dieu fait entrer Adam, afin de le plonger dans le sommeil, peut donc fort bien s'entendre d'un ravissement qui le mit en communication avec la société des anges et le fil pénétrer dans le sanctuaire de Dieu, afin qu'il y apprit le mystère qui ne devait s'accomplir qu'à la fin des temps (3). Aussi en voyant près de lui, à son réveil la femme tirée d'une de ses côtes, laissa-t-il échapper, comme dans un transport prophétique, ces paroles où l'Apôtre voit un mystère si auguste (4) : «C'est là l'os de mes os et la chair de ma chair: on l'appellera femme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. L'homme quittera donc son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux en une seule chair. » Quoique l'Ecriture attribue ces paroles au premier homme, le Seigneur dans l'Evangile les cite comme étant sorties de la bouche de Dieu même : « N'avez-vous, pas lu, dit-il, que celui qui créa l'homme au commencement, les créa mâle et femelle, et qu'il dit: A cause de cela, l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair (5) ? ». C'est afin de nous faire comprendre qu'Adam prononça ces paroles par une inspiration prophétique, en sortant de son ravissement. Mais terminons ici ce livre et cherchons à renouveler par l'attrait d'une question nouvelle l'attention du lecteur.
1. Eph. III, 9,10 2. I Cor. III, 7. 3. Ps.
LXXII, 17. 4. Eph. V, 31-32. 5. Matt. XIX, 4.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm