Saint Augustin
Commentaire de la Genèse contre les Manichéens
Traduction de M. l'abbé Tassin.
LIVRE PREMIER.
Réfutation des calomnies des Manichéens contre le commencement de la Genèse, depuis ce verset du chapitre premier : « Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre, », jusqu'au verset deuxième du chapitre second, où il est dit que Dieu se reposa le septième jour.
CHAPITRE PREMIER. POUR DÉFENDRE LANCIENNE LOI CONTRE LES MANICHÉENS, LE SAINT DOCTEUR ÉCRIRA DUN STYLE QUI SOIT A LA PORTÉE DES MOINS HABILES.
1. Si les Manichéens faisaient choix de ceux qu'ils veulent séduire,
nous-mêmes, pour leur répondre, nous choisirions nos paroles:
mais comme ils poursuivent également de leur erreur et les hommes
lettrés et ceux qui ne le sont pas, et qu'ils s'efforcent d'éloigner
de la vérité en promettant de la faire connaître, il
faut confondre leur fourberie non par un discours élégant
et orné, mais par des preuves claires et que tout le monde saisisse.
Aussi bien j'ai goûté le sentiment de quelques hommes véritablement
Chrétiens et fort versés dans la connaissance des belles-lettres.
Ils ont remarqué, après les avoir lus, que mes livres précédemment
écrits contre les Manichéens n'étaient pas ou étaient
difficilement compris par les ignorants. Ils m'ont averti avec une extrême
bienveillance de me servir du langage ordinaire, si j'avais à coeur
de bannir des esprits même grossiers de si funestes erreurs. Un tel
langage pour être simple et commun ne laisse pas d'être compris
des savants, tandis que l'autre dépasse l'intelligence des ignorants.
2. C'est l'usage des Manichéens de censurer les Ecritures de
l'ancien Testament qu'ils n'entendent pas, de tourner ainsi en dérision
et de tromper les faibles et les petits d'entre les nôtres qui ne
trouvent pas comment leur répondre. Il n'est point d'Écriture
en effet que ne puissent facilement critiquer ceux qui n'en ont pas l'intelligence.
Si la divine Providence permet qu'il y ait beaucoup d'hérétiques
différents dans leurs erreurs, c'est afin que quand ils s'élèvent
contre nous avec insulte et nous demandent ce que nous ignorons, il nous
vienne au moins dans cette circonstance la volonté de secouer notre
paresse et le désir d'apprendre les divines lettres. C'est pourquoi
l'Apôtre lui-même nous dit : « Il faut qu'il y ait des
hérésies, afin que ceux qui sont éprouvés soient
connus parmi vous (1). » Ceux-là en effet sont
1. I Corinth, XI, 19.
éprouvés devant Dieu qui sont capables de bien enseigner,
mais ils ne sont connus dés hommes qu'autant qu'ils enseignent;
or ils ne veulent enseigner que ceux qui cherchent à s'instruire.
Malheureusement il en est beaucoup que la paresse détourne d'un
tel soin. Il faut les tracasseries et les insultes des hérétiques.
pour les faire sortir de cette espèce de sommeil, rougir de leur
ignorance et voir le péril où elle les met. S'ils ont une
foi saine, ils ne se laissent point ébranler parles discours des
hérétiques, mais ils cherchent avec soin ce qu'ils doivent
leur répondre. Et Dieu de son côté ne les abandonne
pas, de sorte qu'en demandant ils reçoivent, en cherchant ils trouvent
et en frappant ils se font ouvrir (1). Pour ceux qui désespèrent
de pouvoir trouver ce qu'ils cherchent , dans les enseignements de la doctrine
catholique, ils sont d'abord écrasés par l'erreur; mais,
s'ils cherchent avec persévérance, ils reviennent ensuite
après bien des travaux, excédés de fatigue, dévorés
par la soit' et presque morts, aux sources qu'ils ont quittées.
CHAPITRE II. QUE FAISAIT DIEU AVANT LA CRÉATION DU MONDE, ET
D'OU LUI EST VENUE SOUDAINEMENT LA VOLONTÉ DE LE CÉER ?
3. Voici de quelle manière les Manichéens ont coutume de censurer le premier livre de l'ancien Testament, intitulé : la Genèse. A propos de ces mots : « Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre (2), » ils demandent de quel principe il s'agit. Si c'est dans quelque principe de temps que Dieu a fait le ciel et la terre, disent-ils, de quoi s'occupait-il avant qu'il fit le ciel et la terre, et pourquoi lui a-t-il plu tout à coup de faire ce qu'il n'avait jamais fait dans les siècles éternels? A cela nous répondons que par le principe dans lequel Dieu a fait le ciel et la terre, il faut entendre non le principe du temps, mais le Christ, puisque en Dieu le Père était le Verbe par qui et eu qui tout a été fait (3). En effet lorsque les Juifs lui demandèrent qui il était, Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit. «Je suis le principe, moi-même qui vous parle (4). » Et quand nous croirions que Dieu a fait le Ciel et la terre dans le principe du temps; ne devrions-nous pas comprendre qu'avant le principe du temps, il n'y avait point de temps ? Car Dieu a fait les temps eux-mêmes; ainsi avant que Dieu les eût faits il n'y en avait pas, et nous ne pouvons dire qu'il
1. Matt. VII, 4. 2 Gen. I, 1. 3. Jean, I, 1, 3. 4. Ibid. VIII, 26.
y a eu un certain temps où Dieu n'avait encore rien fait. Comment
en effet pouvait-il y avoir un temps que Dieu n'avait point fait, puisqu'il
est lui-même l'auteur de tous les temps? D'ailleurs si le temps a
commencé avec le ciel et la terre, on ne peut trouver de temps où
Dieu n'aurait pas encore créé le ciel et la terre. Or quand
on dit : pourquoi la volonté lui est-elle venue tout-à-coup
? on le dit comme si déjà s'étaient écoulés
des temps où Dieu n'eût. rien fait. Mais il ne pouvait s'écouler
un temps que Dieu n'avait pas encore fait, car celui-là seul peut
être l'auteur du temps qui existe avant les temps. Sans aucun doute
les Manichéens lisent l'Apôtre saint Paul, ils le citent et
l'ont en grande estime. Qu'ils nous disent donc ce que signifient ces paroles
du même Apôtre : « La connaissance de la vérité,
qui est selon la piété envers Dieu et qui donne l'espérance
de la vie éternelle, que Dieu incapable de mentir a promise avant
tous les siècles (1). » Qu'ils s'obligent à exposer
ce passage et ils comprendront qu'ils ne comprennent pas, quand ils veulent
reprendre témérairement ce qu'ils auraient dû étudier
avec soin.
4. Mais au lieu de dire: Pourquoi a-t-il plu à Dieu tout à
coup de faire le ciel et la terre ?il en est peut-être qui ôtent
le mot « tout à coup » et disent seulement : Pourquoi
a-t-il plu à Dieu de faire le ciel et la terre? Car nous ne disons
pas que ce monde est aussi ancien que Dieu n'ayant pas la même éternité
que lui. En effet Dieu a fait le monde, et si les temps ont commencé
avec cette création qui est l'oeuvre de Dieu, c'est pour cela qu'ils
sont appelés temps éternels. Ils ne sont point cependant
éternels comme Dieu l'est, puisque Dieu est avant eux, lui qui en
est l'auteur. Ainsi toutes les choses que Dieu a faites sont très
bonnes, sans être aussi bonnes que lui, car il est Créateur
et elles sont créatures. Il ne les a pas non plus engendrées
de lui-même pour leur donner son être, mais il les a tirées
du néant pour qu'elles ne fussent égales ni à Celui
par qui elles ont été faites, ni à son Fils par le
moyen de qui elles ont été faites : ce qui est de toute raison.
Si donc ces hérétiques viennent nous dire: Pourquoi a-t-il
plu à Dieu de créer le Ciel et la terre? il faut leur répondre
qu'avant de chercher à connaître ce qui regarde la volonté
de Dieu, ils doivent d'abord s'instruire des propriétés de
la volonté humaine: Ils veulent savoir les causes de la volonté
de Dieu, quand la volonté de Dieu est elle-même la cause de
tout ce qui existe ! Si la volonté de Dieu a une
1. Tite, I, 42.
cause, il y a donc quelque chose qui précède la volonté
de Dieu, ce qu'il est impossible de croire; et à qui demande : Pourquoi
Dieu a fait le ciel et terre, il faut répondre : parce qu'il l'a
voulu. La volonté de Dieu est en effet la cause du ciel et de la
terre. C'est pourquoi elle est supérieure au ciel et à la
terre. Or demander en vertu de quelle cause Dieu a voulu créer le
ciel et la terre, c'est chercher un objet plus grand que la volonté
de Dieu. Où le trouver? Que l'homme sache donc réprimer en
soi une curiosité téméraire; qu'il s'abstienne de
rechercher ce qui n'est point, s'il veut trouver ce qui est. Et si on désire
connaître la volonté de Dieu qu'on devienne l'ami de Dieu.
Car qui prétendrait savoir la volonté d'un homme s'il n'en
était l'ami ? Tous riraient de cette impudence, de cette folie.
Mais, pour devenir l'ami de Dieu, il faut des moeurs très pures
et être arrivé à cette fin dont l'Apôtre dit
: « La fin du précepte est la charité qui vient d'un
coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1) . »
Avec ce trésor les malheureux que nous combattons ne seraient pas
hérétiques.
CHAPITRE III. LE CHAOS ET LA LUMIÈRE.
5. Les paroles suivantes du livre de la Genèse : « Or la terre était invisible et informe (2), » sont ainsi critiquées par les Manichéens. Comment, disent-ils, Dieu a-t-il fait dans le principe le ciel et la terre, si déjà la terre existait quoiqu'invisible et informe? Ainsi en voulant blâmer les divines Ecritures avant de les connaître, ils ne comprennent pas même les choses les plus claires. Se peut-il rien de plus clair que ces paroles « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre; or la terre était invisible et informe? » C'est-à-dire Dieu dans le principe fit le ciel et la terre; et cette terre faite par Dieu était invisible et informe, avant que pieu donnât des formes déterminées à toutes choses et réglât leurs rapports en mettant chacune à la place qu'elle devait occuper; avant qu'il dit: « Que la lumière soit faite: Que le firmament soit fait: Que les eaux se rassemblent : Que la partie aride se montre; » enfin avant qu'il fit ce qui est exposé dans le même livre avec tant d'ordre que les enfants peuvent le saisir. Et il y a là de si grands mystères que quiconque en sera instruit, ou bien aura pitié de la vanité de tous les hérétiques parce qu'ils sont hommes, ou bien s'en rira parce qu'ils sont superbes.
1. Timoth. I, 5. 2. Gen. I, 2
6. Viennent ensuite ces paroles : « Et les ténèbres
étaient sur l'abîme. » Ce que les Manichéens
reprennent en disant : Dieu était donc dans les ténèbres
avant qu'il ne fit la lumière? Ils sont vraiment eux-mêmes
dans les ténèbres de l'ignorance. C'est pourquoi ils n'ont
point l'intelligence de la lumière où Dieu était avant
qu'il fit cette lumière. Ils ne connaissent en effet d'autre lumière
que celle qu'ils voient des yeux du corps. Aussi leur vénération
est si grande pour ce soleil dont la vue nous est commune, non seulement
avec les plus grands animaux, mais encore avec les moucherons et les vers
, qu'ils y voient une partie de la lumière où Dieu habite.
Pour nous regardons comme bien différente la lumière où
Dieu habite. C'est celle dont on lit dans l'Évangile : « C'était
la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde
(1). » D'ailleurs la lumière de ce soleil n'éclaire
pas tout homme, mais le corps de l'homme et ses yeux mortels, inférieurs
à ceux de l'aigle qui, dit-on, fixe le soleil beaucoup mieux que
nous. Cette autre lumière au contraire n'agit pas sur les yeux des
oiseaux sans raison: elle brille dans les curs purs de ceux qui croient
à Dieu et qui de l'amour des choses visibles et temporelles passent
à l'accomplissement des préceptes divins. Ce que peuvent
tous les hommes s'ils le veulent (2), parce que cette lumière incréée
éclaire tout homme venant en ce monde. Ainsi les ténèbres
étaient sur l'abîme avant que Dieu fit la lumière sensible,
dont nous allons parler. .
CHAPITRE IV. LES TÉNÈBRES NE SONT RIEN.
7 . « Et Dieu dit : que la lumière soit faite (3) ». Où n'est pas la lumière sont les ténèbres; cependant les ténèbres ne sont rien de positif; c'est l'absence de la lumière qui prend le nom de ténèbres. Le silence n'est rien non plus; mais on dit qu'il `a silence parce qu'il n'y a pas de bruit. La nudité n'est rien ; mais l'on dit d'un corps qu'il est nu parce qu'il n'est pas couvert. Le vide n'est rien non plus; mais on dit d'un lieu qu'il est vide parce qu'il ne s'y trouve aucun corps. Ainsi les ténèbres ne sont pas une Substance; c'est le défaut de lumière qu'on appelle ténèbres. Nous disons ceci pour répondre à une objection que les Manichéens ont coutume d'élever. D'où venaient, demandent-ils, les ténèbres qui couvraient l'abîme avant que Dieu créât la lumière? Qui les avait faites ou
1 Jean, I, 9. 2. I Rétr. ch. X, n. 2. 3 Gen. I, 3.
engendrées ? Et si personne ne les avait faites ni engendrées,
elles étaient donc éternelles? Ils parlent comme si les ténèbres
étaient quelque chose; mais nous l'avons dit : c'est l'absence de
la lumière qui a été appelée ainsi. Parce que,
déçus eux-mêmes par leurs fables, ils ont cru à
l'existence d'un peuple de ténèbres, où ils s'imaginent
qu'étaient les corps avec leurs formes et leurs âmes, ils
pensent que les ténèbres sont quelque chose; et ils ne comprennent
pas que l'on ne perçoit les ténèbres que, quand on
ne voit point, comme on ne perçoit le silence que quand aucun bruit
ne frappe les oreilles. Or, de même que le silence n'est rien, les
ténèbres non plus ne sont rien. Et de la même manière
que ces hérétiques prétendent que la race des ténèbres
a lutté contre la lumière de Dieu, on peut dire, avec aussi
peu de raison, que la nation des silences a lutté contre la parole
de Dieu. Mais nous n'avons pas entrepris de réfuter ici et dé
convaincre d'erreur ces rêveries. Notre but est seulement de détendre,
autant que Dieu daignera nous en donner la force, ce que les Manichéens
attaquent dans l'ancien Testament, et d'y montrer que les ténèbres
de l'homme ne peuvent rien contre la vérité de Dieu.
CHAPITRE V. L'ESPRIT DE DIEU PORTÉ SUR LES EAUX.
8. Ces paroles écrites au verset deuxième : « Et
l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, » sont ainsi
critiquées parles Manichéens. L'eau, disent-ils, était
donc l'habitation de l'Esprit de Dieu, et contenait elle-même l'Esprit
de Dieu? Leur esprit perverti s'efforce de tout pervertir et ils sont aveuglés
parleur malice. Quand nous disons que le soleil s'élève sur
la terre, voulons-nous faire entendre que le siège du soleil est
la terre, et que la terre contient le soleil? Cependant l'Esprit de Dieu
n'était point porté sur les eaux comme le soleil est porté
sur la terre, mais d'une autre manière que peu d'hommes comprennent.
Ce n'était point dans l'espace que l'Esprit de Dieu était
porté sur les eaux comme le soleil est porté sur la terre,
mais par la puissance de son invisible nature. Dites-nous, hérétiques,
comment la volonté de l'ouvrier est portée sur ce qu'il doit
faire? S'ils ne comprennent pas ces choses qui sont de l'homme et qui arrivent
tous les jours, qu'ils craignent Dieu et cherchent avec simplicité
de coeur ce qu'ils n'entendent pas; autrement en cherchant à abattre
par leurs paroles sacrilèges la vérité qu'ils ne peuvent
voir, ils sentiraient la cognée se retourner sur eux-mêmes.
Car la vérité ne peut être renversée, puisqu'elle
est immuable, et tous les coups qu'on veut lui porter sont repoussés
et retombent avec plus de violence sur ceux qui osent l'attaquer en frappant
ce qu'ils devraient croire, pour mériter ale le comprendre.
9. Ils font une autre question et demandent avec fierté : D'où
venait l'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu? Est-il
écrit précédemment que Dieu ait créé
l'eau? S'ils cherchaient avec religion la réponse à cette
difficulté, ils la trouveraient. L'eau dont il est parlé
en ce lieu n'est pas celle que nous pouvons maintenant voir et toucher:
comme la terre appelée invisible et informe n'était point
la terre que nous voyons et foulons aujourd'hui. Quand donc il est dit
: « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, » sous le
nom de ciel et de terre on désigne tout l'ensemble des créatures
sorties des mains de Dieu. Et si les noms des choses visibles ont servi
à tout indiquer, c'est à cause de la faiblesse des petits,
peu propres à se faire une idée des choses invisibles. Ainsi
donc a été faite d'abord, confuse et informe, la matière
de laquelle devaient être faits tous les êtres qui ont paru
ensuite avec leurs formes déterminées. C'est, je crois, ce
que les Grecs appellent Chaos. Aussi bien dans un autre endroit nous lisons
ces mots à la louange de Dieu: « Vous qui avez fait le monde
d'une matière informe (1). » D'autres copies portent: D'une
matière invisible.
CHAPITRE VI. LA MATIÈRE INFORME TIRÉE DU NÉANT.
10. Nous croyons donc, à très bon droit, que Dieu a fait tout de rien. Car bien que toutes les choses aient été formées de cette matière, cette matière elle-même cependant a été faite de rien. Ne ressemblons pas à ces hommes qui en voyant le charpentier et tous les artisans incapables de fabriquer aucune chose sans avoir d'abord de quoi la fabriquer, ne veulent pas croire que le Tout-Puissant puisse faire quelque chose de rien. Il est vrai, le charpentier a besoin de bois; l'argenteur, d'argent; l'orfèvre, d'or ; le potier d'argile, pour être capables d'exécuter leurs ouvrages; et s'ils ne sont aidés par la matière d'où ils font quelque chose, ils ne peuvent rien faire, ne faisant pas eux-mêmes cette matière; car le charpentier ne fait pas le bois, mais avec le bois il fait quelque chose; de même tous les autres ouvriers de ce genre. Mais le Tout-Puissant pour être en
1. Sag, XI, 18.
état de faire ce qu'il voulait, n'avait besoin d'être aidé
par rien qu'il n'eût pas fait; et, si pour faire ce qu'il voulait
faire il avait dû recevoir le secours d'une chose qu'il n'aurait
pas faite, il ne serait pas tout-puissant, ce que l'on ne peut croire sans
impiété.
CHAPITRE VII. LA MATIÈRE INFORME DÉSIGNÉE SOUS DIFFÉRENTS NOMS.
11. Cette matière informe que Dieu fit de rien a été
tout d'abord appelée le ciel et la terre. Le texte porte : «
Dans le principe Dieu fit le ciel « et la terre, » non que
cela fût déjà, mais parce que cela devait être
: car il est écrit que le ciel fut fait ensuite. En considérant
la semence d'un arbre, nous disons que là sont les racines, le tronc,
les branches, les fruits et les feuilles, quoique ces parties n'existent
pas encore, mais parce qu'elles doivent sortir de là. De la même
manière il a été dit: « Dans le principe Dieu
fit le ciel et la terre; » c'était comme la semence du ciel
et de la terre, puisque la matière du ciel et de la terre était
encore à l'état de confusion: mais parce qu'il était
certain que de là devaient se former le ciel et la terre, la matière
elle-même a pris le nom de ciel et de terre. Notre-Seigneur emploie
cette manière, de parler quand il dit : « Désormais
je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ignore ce
que fait son maître; mais je vous appelle amis, parce que toutes
les choses que j'ai apprises de mon Père, je vous les ai fait connaître
(1). » Ce qui n'était pas encore, mais devait arriver très
certainement. Un peu après il leur dit en effet : « J'ai encore
beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter
maintenant (2). » Pourquoi leur avait-il dit : « Tout ce que
j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître, »
si ce n'est parce qu'il savait devoir le faire ? Ainsi a pu être
appelée ciel et terre la matière dont le ciel et la terre
n'avaient pas encore été faits, mais de laquelle ils devaient
l'être. Nous trouvons en grand nombre de pareilles expressions dans
les divines Ecritures ; expressions conformes à notre façon
ordinaire de parler, lorsque nous disons d'une chose que nous attendons
avec une entière certitude : Tenez-là pour arrivée.
12. Dieu a voulu que cette matière première fut aussi
appelée terre invisible et informe, parce que de tous les éléments
qui composent le monde,
1. Jean, XV, 15. 2. Ibid. XVI, 12.
la terre paraît être le moins remarquable. Il l'a appelée
terre invisible, à cause des ténèbres où elle
était; terre informe, à cause de son défaut de forme.
Il a aussi appelé cette même matière l'eau sur laquelle
était porté l'Esprit de Dieu, comme la volonté de
l'ouvrier est portée sur les choses qu'il doit façonner;
ce que peu d'hommes peuvent comprendre, et je ne sais s'il en est même
quelques-uns qui soient capables de l'exposer avec les ressources de la
parole humaine. Mais ce n'est pas contrairement à la raison que
cette matière a été appelée eau; car tout ce
qui croit sur la terre, animaux, arbres, plantes et autres choses semblables,
tire d'abord de l'élément liquide de quoi se former et se
nourrir. Ainsi donc tous ces noms de ciel et de terre, de terre invisible
et informe, d'abîme couvert de ténèbres, d'eau sur
laquelle était porté l'Esprit de Dieu, sont des noms de la
matière première: ils ont été employés
afin que des termes connus fissent entrer dans l'esprit des ignorants l'idée
d'une chose inconnue; et au lieu d'un nom il y en a eu plusieurs, parce
qu'un seul aurait pu donner occasion de croire qu'il s'agissait de l'objet
que les hommes avaient l'usage de comprendre sous ce terme. Cette matière
est donc appelée ciel et terre, parce que de là devaient
sortir le ciel et la terre. Elle est nommée terre invisible, informe,
et ténèbres sur l'abîme, parce qu'elle était
sans forme ni figure, et qu'elle ne pouvait d'aucune manière être
vue ni touchée quand même il y aurait eu là un homme
capable de voir et de toucher. On l'appelle eau, parce qu'elle était
souple et traitable sous la main du grand architecte qui en voulait former
toutes choses. Mais, encore une fois, tous ces différents noms désignent
la matière informe et insaisissable de laquelle Dieu a fait le monde.
CHAPITRE VIII. DIEU APPROUVE LA LUMIÈRE.
13. « Et Dieu dit : Que la lumière soit faite. Et la lumière fut faite. » Ce n'est point cela que censurent les Manichéens, mais ce qui vient ensuite : « Et Dieu vit que la lumière était bonne (1). » Ils disent en effet : Dieu ne connaissait donc pas la lumière, ou il ne connaissait donc pas le bien ? Misérables à qui il déplaît que Dieu se soit complu dans ses ouvrages, quand parmi les hommes ils voient l'artisan, par exemple le charpentier, tout nul qu'il soit en comparaison de la sagesse et
1. Gen. I, 4.
de la puissance de Dieu, tailler néanmoins si longtemps, travailler
sa matière avec la hache, la scie, la plane et le tour, la polir
pour l'amener à la perfection des règles de l'art et faire
que l'ouvrage plaise à son auteur. Et parce que son oeuvre lui plait,
en conclurez-vous qu'il n'avait pas l'idée de ce qui est bien? Sans
aucun doute il l'avait dans son esprit, où l'art est en lui-même
plus beau que les formes qu'il produit. Or ce que l'ouvrier voit intérieurement
dans l'art, il le réalise au dehors dans l'oeuvre qu'il exécute,
et c'est l'exécution de cette oeuvre qui lui plaît. «
Dieu » donc ,« vit que la lumière était bonne.
» Ces paroles ne veulent pas dire que Dieu vit un bien dont il n'avait
pas encore connaissance, mais que l'accomplissement de son ouvrage lui
plut.
14. Que serait-ce donc s'il était dit : Dieu vit avec admiration
que la lumière était bonne Comme ils se récrieraient
! Quel procès ils nous feraient! En effet ce sont ordinairement
les choses inattendues qui font naître l'admiration ; et cependant
ils lisent dans l'Evangile et relèvent avec éloge que Notre-Seigneur
Jésus-Christ admirait la foi des croyants (1). Eh! qui avait formé
en eux cette foi, sinon Celui qui l'admirait? En supposant même qu'elle
eût été l'ouvrage d'un autre, pourquoi l'admirait-il,
lui qui l'avait prévue? Si les Manichéens répondent
à cette question, qu'ils reconnaissent aussi qu'on peut répondre
à la leur. Et s'ils ne sont point capables de la résoudre,
pourquoi censurer ce qu'ils repoussent comme ne les regardant pas, quand
ils ignorent ce qu'ils disent leur appartenir? En admirant une chose, Notre-Seigneur
nous marque qu'elle doit être un objet d'admiration pour nous, qui
avons encore besoin d'être remués par ce sentiment. Tous les
mouvements semblables qu'on remarque en lui, ne sont donc pas les signes
d'un esprit agité, mais ceux d'un maître qui enseigne. Ainsi
en est-il de certaines paroles de l'ancien Testament elles ne révèlent
en Dieu aucune faiblesse, mais elles s'accommodent à la nôtre.
Car au sujet de Dieu rien ne peut être exprimé en termes convenables;
et c'est pour nous faire croître dans la foi et parvenir à
ce que nulle parole humaine ne saurait exprimer, que les choses nous sont
présentées dans des termes que nous pouvons entendre.
1. Matt. VIII, 10.
CHAPITRE IX. NOMS DONNÉS PAR DIEU A LA LUMIÈRE ET AUX TÉNÈBRES.
15. « Et Dieu fit la division entre la lumière et les ténèbres, et Dieu donna à la lumière le nom de jour et aux ténèbres le nom de nuit (1). » Il n'est point dit ici : Dieu fit les ténèbres, parce que les ténèbres, comme nous l'avons montré plus haut, ne sont que l'absence de la lumière. Il y a eu cependant une division entre la lumière et les ténèbres. C'est ainsi que nous-mêmes en criant nous produisons le bruit de la voix, et en n'exprimant aucun son, le silence, parce que dans la cessation de la voix consiste le silence. Néanmoins nous distinguons de quelque manière entre la voix et le silence, et les deux noms désignent pour nous des objets différents. Comme donc l'on dit avec raison que le silence est fait par nous, ainsi dans plusieurs endroits de l'Ecriture il est dit à juste titre que Dieu fait les ténèbres , parce qu'il refuse ou retire la lumière aux temps et aux lieux qu'il lui plaît. Toutes ces expressions se prêtent aux besoins de notre intelligence: De quelle langue Dieu s'est-il servi pour donner à la lumière le nom de jour et aux ténèbres le nom de nuit? Est-ce de la langue hébraïque, de la langue grecque, de la langue latine ou de quelqu'autre ? De même pour toutes les choses qu'il a nommées. Mais en Dieu il n'y a qu'intelligence sans bruit de paroles ni diversité de langues. Ce terme, « il donna le nom, » est mis pour : il fit donner le nom; car il distingua et ordonna toutes choses de manière qu'elles pussent être discernées et recevoir leurs noms. Plus tard, quand le moment sera venu, nous examinerons si l'on peut avec vérité prendre ce terme dans le sens que nous lui donnons. Car plus nous avançons dans les Ecritures et nous les rendons familières, plus aussi nous deviennent connues les expressions qu'elles renferment. Nous disons en effet: Ce père de famille a bâti cette maison, pour dire qu'il l'a fait bâtir; et en parcourant tous les livres divins des Ecritures, on trouve beaucoup d'expressions semblables.
1. Gen. I, 4, 5.
CHAPITRE X. LE MATIN ET LE SOIR.
16. « Alors se fit le soir, et puis le matin, et il y eut un premier
jour (1). » Nouvelle calomnie des Manichéens: ils imaginent
que d'après ces paroles le jour aurait commencé par le soir.
Ils ne comprennent pas que faire la lumière, la séparer des
ténèbres, et l'appeler jour, et donner aux ténèbres
le nom de nuit, est une opération qui tout entière appartient
au jour. Or ce fut après cette opération et comme après
le jour que le soir se fit. Mais parce que la nuit elle-même appartient
à son jour, il n'est dit du premier jour qu'il fut écoulé,
que quand la nuit étant également passée, le matin
parut. Et c'est ainsi que sont calculés du matin jusqu'au matin
tous les autres jours suivants. Car lorsque le matin a surgi et qu'un jour
s'est écoulé, commence une seconde opération dont
le point de départ est ce même matin qui vient de paraître;
après cette opération se fait de nouveau le soir, puis le
matin : alors un second jour est passé ; de la même manière
s'écoulent ensuite tous les autres.
CHAPITRE XI. LES EAUX DIVISÉES PAR LE FIRMAMENT.
17. « Et Dieu dit : Qu'un firmament soit fait au milieu de l'eau et qu'il y ait séparation entre l'eau et l'eau. Et il en fut ainsi. Et Dieu fit le firmament et il sépara, l'eau qui est au dessus du firmament, de celle qui est au dessous; et il donna au firmament le nom de ciel et il vit que cela était bon (2). » Je ne sache pas que les Manichéens reprennent ce passage. Cependant, comme nous le disions tout à l'heure, la matière informe ayant été désignée sous le nom d'eau, cette division des eaux, qui met les unes au-dessus du firmament et les autres au-dessous, n'est, je crois, que la séparation opérée par le firmament du ciel entre la matière corporelle des choses visibles et cette autre matière incorporelle des choses invisibles. Car si le ciel est le plus beau des corps, toute créature invisible l'emporte en beauté sur le ciel : et peut-être est-ce pour cela que l'Ecriture nous montre, au-dessus du ciel, des eaux invisibles dont peu d'hommes comprennent qu'elles le dépassent, non par leur
1. Gen. I, 6. 2. Gen. I, 6-8.
position locale, mais parla dignité de leur nature encore ne
doit-on rien affirmer témérairement sur ce point, car c'est
une question obscure et en dehors de la portée des sens l'homme
: mais quelle qu'elle soit, il faut croire avant de comprendre. «
Et alors se fit le soir, puis le matin, et il y eut un second jour »
Tout ceci n'est qu'une répétition et doit être entendu
et traité comme précédemment.
CHAPITRE XII. RÉUNION OU FORMATION DES EAUX.
18. « Et Dieu dit : Qu'en une seule masse soit réunie l'eau qui est sous le ciel, et qu'apparaisse l'élément aride. Et cela fut fait ainsi. Et l'eau qui est sous le ciel fut réunie en une seule masse, et l'élément aride se montra. Et Dieu appela terre l'élément aride et il appela mer la « réunion des eaux. Et Dieu vit que cela était bon (1). » Si tout était rempli par l'eau, disent ici les Manichéens, comment les eaux pouvaient-elles se réunir en un seul lieu ? Mais nous avons déjà observé précédemment, que le nom d'eau désigne la matière sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu et dont Dieu allait faire toutes choses. Or maintenant, quand il est dit : « Que l'eau de dessous le ciel se réunisse en une seule masse, » c'est pour annoncer l'apparition de cette matière corporelle sous la forme qu'offrent à nos regards ces eaux visibles. Car la réunion des eaux est la formation même de ces eaux que nous voyons et que nous touchons. En effet toute forme se ramène nécessairement à la règle de l'unité. Ces autres paroles : « Que l'élément aride apparaisse, » dans quel sens doit-on les entendre? Ne désignent-elles pas l'apparition de la même matière sous la forme sensible dont est maintenant douée cette terre que nous voyons et touchons ? Donc ce qui était nommé plus haut terre invisible et informe, c'était la confusion et l'obscurité de la matière, et ce que désignait le nom de l'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu, c'était encore la même matière. Or maintenant l'eau et la terre sont formées de cette matière, qui était ainsi appelée avant qu'elle ne prit les formes que nous lui voyons présentement. On doit savoir que dans la langue hébraïque, toute réunion d'eaux soit douces, soit salées reçoit le nom de mer.
1. Gen. I, 9, 10.
CHAPITRE XIII. POURQUOI LA TERRE PRODUIT-ELLE DES PLANTES STÉRILES ET DES CHOSES NUISIBLES ?
19. « Et Dieu dit : Que de la terre sortent des herbes propres à la nourriture des animaux, portant leurs semences chacune selon son espèce et sa forme, et des arbres fertiles produisant du fruit qui ait en lui-même sa semence selon sa nature. Et cela fut fait ainsi. Et la terre se couvrit d'herbes propres au pâturage, portant sa semence chacune selon son espèce, et du bois fertile donnant du fruit qui renfermait en lui sa semence, selon sa forme et son espèce sur la terre. Et Dieu vit que cela était bon. Alors se fit le soir, puis le matin, et il y eut un troisième jour (1). » Ici les Manichéens s'écrient : Si Dieu a fait naître de la terre les herbes propres au pâturage, et les arbres fruitiers, qui donc a fait naître tant d'herbes ou vénéneuses ou hérissées d'épines qui ne servent pas au pâturage, et tant d'arbres qui ne portent aucun fruit ? Il faut leur répondre de façon à ne découvrir aucun mystère à des indignes, ni à leur montrer ce qu'il y a de figuré pour l'avenir dans de telles paroles. Il faut donc leur dire que par suite du péché de l'homme la terre a été maudite et contrainte à produire des épines ; non pour en sentir elle-même l'aiguillon puisqu'elle est privée de sentiment, mais pour mettre sans cesse devant les yeux de l'homme l'horreur de son péché, et l'avertir d'abandonner enfin les voies de l'iniquité pour s'attacher à l'observation des commandements de Dieu. Quant aux herbes vénéneuses, elles ont été créées pour la punition ou l'épreuve des mortels et tout cela à cause du péché, puisque c'est après le péché que nous sommes devenus mortels. S'il y a des arbres stériles c'est pour instruire et humilier les hommes en leur faisant comprendre combien il est honteux de vivre sans fruit de bonnes oeuvres dans le champ de Dieu, c'est-à-dire l'Eglise, et en leur faisant craindre que Dieu ne les abandonne , puisqu'eux mêmes négligent dans leurs champs les arbres infructueux, et ne se mettent nullement en peine de les cultiver. Avant donc le péché de l'homme, il n'est pas écrit que la terre ait porté autre chose que l'herbe de pâture et les arbres fruitiers; mais après le péché nous voyons beaucoup de plantes qui font l'horreur et beaucoup d'arbres infructueux, pour la
1. Gen. I, 11-13.
cause, je crois, que nous venons d'énoncer. Car écoutons
ce qui fut dit à l'homme après son péché :
« La terre pour toi sera maudite à raison de ce que tu as
fait : tous les jours de ta vie, tu tireras d'elle dans la tristesse et
les gémissements de quoi te nourrir. Elle te produira des épines
et des ronces, et tu mangeras l'herbe de ton champ; tu mangeras ton pain
à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu rentres dans la
terre de laquelle tu as été tiré, car tu es terre
et tu retourneras en terre (1).»
CHAPITRE XIV. LE SOLEIL ET LES ASTRES.
20. « Et Dieu dit : Qu'il y ait des astres dans le firmament du
ciel, pour qu'ils luisent sur la terre, qu'ils fassent la division entre
le jour et la nuit, qu'ils servent de signes et fassent les temps, les
jours et les années, et qu'ils brillent au firmament du ciel afin
d'éclairer la terre. Et cela l'ut fait ainsi. Et Dieu fit deux corps
lumineux, l'un plus grand et l'autre moindre, le plus grand pour le mettre
à la tête du jour, et le moindre à la tête de
la nuit. Dieu fit encore les étoiles et les plaça au firmament
du ciel pour que la terre en fût éclairée. Et tous
ces corps lumineux durent présider au jour et à la nuit et
faire la division entre l'un et l'autre. Et Dieu vit que, cela était
bon. Et le soir se fit, puis le matin et il y eut un quatrième jour
(2). »
Les Manichéens demandent d'abord ici comment les astres, c'est-à-dire
le soleil, la lune et les étoiles, n'ont été faits
que le quatrième jour. Comment en effet les trois jours précédents
outils pu être sans soleil, puisque nous voyons maintenant que le
jour est limité par le lever et le coucher du soleil, et que la
nuit nous vient de l'absence de cet astre, quand passant de l'autre côté
du monde, il retourne à l'Orient? Nous leur répondrons que
les trois premiers jours ont pu consister chacun dans un espace de temps
égal à celui qu'emploie le soleil pour opérer sa révolution,
depuis l'heure où il part de l'Orient jusqu'au moment ou il y revient.
Même en habitant de sombres cavernes où on ne saurait voir
ni le lever ni le coucher du soleil, on pourrait mesurer cet espace et
cette longueur du temps; et l'on voit que même sans le soleil, avant
que le soleil eût été formé, la suite du temps
a pu être saisie et supputée pour chacun des trois premiers
jours.
1. Gen. III, 17-11. 2 Ibid. 14-19.
Nous bornerions là notre réponse si nous ne savions qu'il
est dit au sujet des mêmes jours : «Et le soir se fit, puis
le matin, » chose que maintenant nous voyons impossible sans le cours
du soleil. Il nous reste donc à comprendre que les distinctions
mêmes des ouvrages de Dieu dans les intervalles du temps ont été
ainsi appelées, soir, à cause de la fin de l'ouvrage accompli,
matin, à cause du commencement de l'ouvrage à faire; cela
par comparaison avec les travaux de l'homme, qui ordinairement commencent
le matin et finissent le soir. Car c'est l'usage des divines Écritures
de transporter aux choses divines les termes employés pour exprimer
les choses humaines.
21. Ils demandent ensuite pourquoi il a été dit des astres
: « Qu'ils servent de signes et fassent le temps. » Est-ce
donc, s'écrient-ils, que ces trois premiers jours ont pu être
sans aucun temps, ou n'appartiennent pas aux espaces du temps? Mais s'il
a été dit : Qu'ils servent de signes et fassent les temps,
c'est afin qu'au moyen de ces astres les temps soient distingués
et que les hommes puissent les démêler. Car si les temps courent
et qu'il n'y ait pas pour les distinguer certaines divisions qui sont marquées
par la marche des astres, ils peuvent à la vérité
courir et s'écouler, mais ne peuvent être connus ni discernés
par les hommes. Ainsi, quand le jour est nébuleux, les heures passent,
il est vrai, et achèvent leur carrière, mais ne peuvent être
distinguées ni remarquées par nous.
22. Quant aux paroles: « Et Dieu fit deux corps lumineux, un
plus grand, pour le mettre à la tête du jour, et un moindre,
pour le mettre à la tête de la nuit; » on doit les entendre
dans ce sens que les deux corps ont été formés, l'un
pour dominer pendant le jour et l'outra durant la nuit, et non pour commencer
le jour et la nuit. Car le soleil non seulement commence le jour, mais
encore il le continue et l'achève, tandis que la lune ne se montre
quelquefois à nous qu'au milieu et même à la fin de
la nuit. Si donc elle ne commence pas les nuits où elle paraît
tard, comment a-t-elle été faite pour commencer la nuit,
inchoationem noctis ? Mais si l'on comprend que le mot inchoationem signifie
principe et que par principe on entende le premier rang, il est manifeste
que le soleil tient le premier rang pendant le jour et que la lune le tient
pendant la nuit. Car bien qu'alors paraissent les autres astres, elle les
domine tous par son éclat ; ainsi elle en est appelée la
reine à très juste titre.
23. Pour les paroles : « Et qu'ils fassent la division entre
le jour et la nuit, » elles peuvent devenir l'objet d'une injuste
critique. Comment, dira-t-on peut-être, Dieu avait-il déjà
précédemment séparé le jour et la nuit, si
c'est là l'effet des astres au quatrième jour? Quand donc
il est dit en ce lieu: « Qu'il fassent la division entre le jour
et la nuit, » c'est comme s'il était dit : Qu'il se partagent
entre eux le jour et la nuit, de manière que le jour soit donné
au soleil et la nuit à la lune et aux autres corps lumineux. Le
jour et la nuit avaient été déjà séparés,
mais non encore divisés entre les astres, de manière qu'on
fût certain jusqu'alors quel était dans le nombre des astres
celui qui apparaîtrait aux hommes pendant le jour, quels étaient
ceux qui leur apparaîtraient pendant la nuit.
CHAPITRE XV. LES POISSONS ET LES OISEAUX.
24. « Et Dieu dit : Que les eaux produisent des poissons qui vivent dans leur sein et des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel. Et il en fut ainsi. Et Dieu fit les grands poissons et tous les animaux et reptiles aquatiques que les eaux produisirent chacun selon son espèce, ainsi que tous les oiseaux chacun selon son espèce. Et Dieu vit que ces choses étaient bonnes; et Dieu les bénit en disant : Croissez, multipliez-vous et remplissez les eaux de la mer et que les oiseaux se multiplient sur la terre. Et le soir se fit, puis le matin, et il y eut un cinquième jour (1). » Les Manichéens critiquent ordinairement ce passage en demandant, ou plutôt en objectant avec fourberie, pourquoi il est écrit que sont nés des eaux, non seulement les êtres animés qui vivent dans l'eau, mais encore tous ceux qui volent dans l'air et tous ceux qui sont pourvus de plumes. S'ils s'émeuvent d'une pareille difficulté, qu'ils apprennent que des hommes très savants, qui s'appliquent avec grand soin à l'étude de ces matières, confondent ordinairement avec les eaux l'air nébuleux et humide dans lequel les oiseaux volent. Cet air prend du corps et s'épaissit en recevant les exhalations et pour ainsi dire les vapeurs de la mer et de la terre; il s'engraisse en quelque sorte de cette humidité de manière à pouvoir soutenir le vol des oiseaux. D'où vient que même pendant les nuits sereines,il se fait une rosée dont on voit le matin
1. Gen, I, 20, 24.
les gouttes sur les herbes. On dit que cette montagne de Macédoine
qui porte le nom d'Olympe est d'une telle hauteur, qu'à son sommet
ne se fait sentir aucun vent et que, les nuages ne s'y amassent point,
attendu qu'elle excède par son élévation toute la
masse de l'air humide où volent les oiseaux : aussi affirme-t-on
encore que les oiseaux ne volent pas au sommet de l'Olympe. On tient, dit-on,
cette remarque de ceux qui chaque année, pour offrir je ne sais
quels sacrifices, gravissaient le sommet de cette montagne et traçaient
sur le sable certains caractères que l'année suivante ils
retrouvaient sans altération; ce qui n'aurait pu arriver si le vent
y avait soufflé ou qu'il y fût tombé de la pluie. Ensuite
parce que l'air était trop subtil pour fournir à leur respiration,
ils ne pouvaient demeurer en ce lieu qu'en approchant de leurs narines
des éponges mouillés pour avoir un air plus épais
et respirer comme à l'ordinaire. Ces hommes firent connaître
aussi que jamais ils n'avaient vu là aucun oiseau. Ce n'est donc
pas sans raison que l'Écriture, si digne de foi, montre comme issus
des eaux, non seulement les poissons et les autres créatures qui
ont. les eaux pour séjour, mais encore les oiseaux puisqu'ils ne
volent que dans l'air formé des vapeurs de leau et du sol.
CHAPITRE XVI. ANIMAUX NUISIBLES.
25. « Et Dieu dit: Que la terre produise des animaux vivants chacun selon son espèce, les quadrupèdes, les serpents et les bêtes sauvages de la terre. Et il en fut ainsi. Et Dieu fit les bêtes sauvages de la terre selon leurs espèces, les animaux domestiques et tous les reptiles terrestres, chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon (1). » Les Manichéens agitent ici la même question qu'au sujet des plantes. Etait-il besoin, disent-ils, que Dieu créât soit dans les eaux soit sur la terre tant d'animaux qui ne sont pas nécessaires à l'homme et dont plusieurs même sont nuisibles et à craindre? Mais en parlant ainsi ils ne comprennent pas comment tout est excellent pour l'ouvrier suprême qui emploie tout au gouvernement de l'univers, qu'il conduit avec une autorité souveraine. Un homme ignorant les règles d'un art entré dans l'atelier de celui qui l'exerce, il y voit beaucoup d'instruments dont il ne connaît pas la raison, et s'il est
1. Gen. I, 24, 25.
des plus sots, il les croit superflus. Lui arrive-t-il de tomber dans
une fournaise à laquelle il ne prenait point garde ou de se blesser
avec un fer aiguisé qu'il manie mal adroitement? il pense aussitôt
qu'il y a là beaucoup de choses dangereuses et nuisibles. Cependant
l'ouvrier en connaît l'usage, se rit de la folie de cet homme et
sans prendre nul souci de plaintes ridicules, il continue à exercer
son industrie. Mais il y a des hommes si dépourvus de sens, que,
n'osant blâmer chez un ouvrier mortel ce qu'ils ignorent, le jugeant
même nécessaire et préparé pour quelque usage
quand ils le voient; ils ont néanmoins la témérité
de reprendre et de critiquer une foule de choses dans ce monde, dont Dieu
est proclamé l'auteur aussi bien que le modérateur, et veulent
paraître savoir ce qui leur échappe dans les ouvrages et les
moyens du tout-puissant architecte ?
26. J'avoue pour mon compte, ne pas savoir pour quelle fin ont été
créés les rats et les grenouilles, les moucherons et les
vers. Je vois cependant que tout est fort bon dans son genre, bien qu'à
raison de nos péchés beaucoup de choses nous paraissent nuisibles.
Car je ne puis considérer le corps et les membres d'aucun animal
sans remarquer que les mesures, les membres et l'ordre se rapportent d'une
manière exacte à l'unité de l'ensemble, toutes choses
dont je ne vois la source que dans la mesure souveraine, le nombre et l'ordre
souverain, c'est-à-dire dans la puissance supérieure de Dieu,
puissance immuable et éternelle. S'ils voulaient y réfléchir,
ces hommes dont l'ineptie égale le verbiage, ils nous épargneraient
l'ennui qu'ils nous donnent; en considérant toutes les beautés
du premier ordre, il ne cesseraient de louer Dieu qui en est l'auteur,
et comme nulle part la raison n'est blessée, si le sens charnel
vient à se choquer, ils attribueraient cela non au vice des choses
elles-mêmes, mais à la misère de notre mortalité.
Et certainement tous les animaux sont pour nous utiles, nuisibles, ou superflus.
Contre ceux qui sont utiles ils n'ont rien à dire. Les animaux nuisibles
servent à nous punir, à nous exercer ou à nous effrayer,
afin que nous détachant de cette vie sujette à tant de périls,
nous aimions, nous désirions, et méritions de posséder
par notre piété cette autre vie meilleure, où nous
devons jouir d'une paix souveraine. Du côté des animaux superflus
qu'avons-nous à nous plaindre? S'il te déplaît qu'ils
ne soient pas utiles, sois content de n'en rien avoir à redouter.
Encore qu'ils ne soient (98) pas nécessaire dans notre demeure,
par eux cependant est complétée l'intégrité
de cet univers, beaucoup plus important et bien meilleur que la demeure
habitée par nous. Car Dieu gouverne cet univers beaucoup mieux que
chacun de nous ne gouverne sa maison. Servez-vous donc de ceux qui sont
utiles, prenez garde à ceux qui sont nuisibles et négligez
ceux qui sont superflus. Mais en voyant dans tous, mesures, nombres et
ordre, cherchez l'auteur et vous ne trouverez que Celui en qui résident
la mesure souveraine, le souverain nombre et l'ordre souverain : vous ne
trouverez que Dieu lui-même dont il est dit si justement qu'il a
tout disposé avec nombre poids et mesure (1). Ainsi pouvez-vous
retirer plus de fruit lorsque vous louez Dieu dans la petitesse de la fourmi,
que quand vous traversez un fleuve sur le dos de quelque bête de
somme.
CHAPITRE XVI. L'HOMME CRÉÉ A L'IMAGE DE DIEU.
27. « Et Dieu dit: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et qu'il ait puissance sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur les bêtes sauvages, sur toute la terre et tous les reptiles qui s'y meuvent, » et le reste, jusqu'au soir et au matin par lequel est achevé le sixième jour (2). Les Manichéens agitent surtout cette question avec beaucoup de bruit, et sont dans l'usage de nous faire un insolent reproche de ce que nous croyons l'homme formé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Car ils s'arrêtent à la forme de notre corps, et dans leur pitoyable grossièreté ils demandent si Dieu a des narines, des dents, de la barbe; si les membres même intérieurs et les autres organes qui en nous sont nécessaires appartiennent à l'être divin. Comme il est ridicule, impie même d'avoir une telle idée de Dieu, ils nient que l'homme ait été formé à l'image et à la ressemblance divine. Nous leur répondons qu'en effet les noms de ces membres paraissent ordinairement dans les Ecritures quand il s'agit d'insinuer aux petits l'idée de Dieu, et non seulement dans les livres de l'ancien Testament mais encore dans ceux du nouveau. Car il y est fait mention des yeux dé Dieu, de ses oreilles, de ses lèvres et de ses pieds; et il est dit du Fils qu'il est assis à la droite de Dieu le Père. Le Seigneur y
1. Sag. XI, 21. 2. Gen. 1, 26-31.
dit lui-même: « Ne jurez point par le ciel, parce qu'il
est le trône de Dieu, ni parla terre parce qu'elle est l'escabeau
de ses pieds (1). » Il dit encore qu'il chassait les démons
par la vertu du doigt de Dieu (2). Mais tous ceux qui entendent le sens
spirituel des Ecritures, savent comprendre, sous ces, dénominations
non des membres corporels, mais des forces purement spirituelles, comme
ils font encore quand il est parlé dé casque, de bouclier,
de glaive et d'autres choses semblables (3). Il faut donc dire d'abord
à ces hérétiques, qu'ils calomnient avec une souveraine
impudence dans l'ancien Testament ces sortes d'expressions, puisque dans
le nouveau, il les voient aussi employées; mais peut-être
ne les voient-ils pas, aveugles qu'ils sont quand ils disputent.
28. Cependant qu'ils sachent bien que, formés à l'école
Catholique, les fidèles ne croient pas Dieu circonscrit dans une
forme corporelle et, s'il est dit que l'homme a été fait
à l'image de Dieu, cela s'entend de l'homme intérieur, où
est la raison et l'intelligence, qui assurent à l'homme la domination
sur les poissons de la mer et les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques
et les bêtes sauvages, sur toute la terre et tous les reptiles qui
s'y meuvent. Aussi, après avoir dit: « Faisons l'homme à
notre image et à notre ressemblance, » Dieu ajouta aussitôt:
« Et qu'il ait puissance sur les poissons de la mer et les oiseaux
du ciel, » etc; pour nous faire comprendre que ce n'est point à
raison du corps que l'homme est dit avoir été créé
à l'image de Dieu, mais à raison de cette puissance par laquelle
il domine tous les animaux. Car toutes les bêtes ont été
misés sous son empire, non à cause de la dignité du
corps humain; mais à cause de l'intelligence que nous avons et qu'elles
n'ont pas : d'ailleurs notre corps lui-même a été formé
de manière à indiquer que nous sommes supérieurs aux
bêtes et semblables à Dieu. En effet les corps de tous les
animaux qui vivent soit dans les eaux, soit sur la terre ferme ou qui volent
dans l'air, ont une forme naturellement inclinée vers la terre et
ne sont point droits comme celui de l'homme. Cette attitude signifie qu'à
son tour notre esprit doit être élevé aux choses d'en
haut qui font son objet propre, c'est-à-dire aux choses spirituelles
et éternelles. Ainsi donc, comme le témoigne même la
forme droite du corps humain, c'est proprement par son âme que l'homme
a été créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu.
1. Matt., V, 34, 35. 2. Luc, XI, 20. 3. Ephés., VI, 16, 17.
CHAPITRE XVIII. PUISSANCE DE L'HOMME SUR LES ANIMAUX.
29. On les entend dire aussi quelquefois: Comment l'homme a-t-il reçu
puissance sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tous
les animaux domestiques et toutes les bêtes sauvages, quand nous
voyons que beaucoup de ces dernières ôtent le plus souvent
la vie aux hommes, que beaucoup d'oiseaux nous nuisent sans que nous puissions
les éloigner ou les prendre malgré nos désirs? Comment
donc avons nous reçu puissance sur eux? Il faut ici leur répondre
d'abord qu'ils se trompent considérablement, s'ils ne voient l'homme
qu'après son péché, quand il a dû subir la condition
mortelle de cette vie, et quand il est déchu de la perfection avec
laquelle il fût créé à l'image de Dieu. Mais
si dans son état de condamnation il a un tel pouvoir, qu'il commande
à tant d'animaux domestiques; si d'ailleurs,quoiqu'à raison
de la fragilité de son corps, il y ait beaucoup de bêtes sauvages
capables de lui donner la mort, aucune ne peut le soumettre, tandis que
lui les dompte en grand nombre et presque toutes; si, dis-je, malgré
la condamnation qui pèse sur lui, il a tant de pouvoir; que faut-il
penser de sa royauté, royauté dont il jouira encore suivant
la promesse divine une fois qu'il sera renouvelé et délivré?
CHAPITRE XIX. UNION SPIRITUELLE.
30. A propos de ces mots: « Dieu les créa mâle et femelle, et Dieu les bénit en disant: Croissez et multipliez-vous, engendrez et remplissez la terre (1); » on a raison de demander de quelle manière il faut comprendre l'union de l'homme et de la femme avant le péché et dans quel sens, charnel ou spirituel, doit être entendue cette bénédiction: « Croissez et multipliez-vous, engendrez et remplissez la terre. » Rien n'empêche que nous la prenions dans un sens spirituel, en pensant que pour son objet elle a été changée en fécondité charnelle après le péché (2). C'était donc d'abord entre l'homme et la femme une union foute chaste, assortie au commandement de l'un et à l'obéissance de l'autre, et le fruit de cette union était un fruit spirituel de joies invisibles et immortelles, qui remplissait la terre, c'est-à-dire
1. Gen. I, 28. 2. I Rétract. ch. 40. n. 2.
vivifiait et dominait le corps; en d'autres termes le tenait dans une
telle soumission qu'il n'y avait à craindre de sa part aucun obstacle
ni aucune contrariété. Il faut le croire ainsi, par la raison
qu'avant de pécher l'homme et la femme n'étaient pas encore
enfants de ce siècle, et c'est le propre des enfants de ce siècle
d'engendrer et d'être engendrés, comme s'en explique Notre-Seigneur,
lorsqu'il déclare cette génération charnelle digne
de mépris, en comparaison de la vie future qui nous est promise
(1).
CHAPITRE XX. SENS ALLÉGORIQUE DE LA DOMINATION DE L'HOMME SUR
LES ANIMAUX.
31. De même pour ces paroles adressées à nos premiers parents: « Ayez puissance sur les pois« sons de la mer, sur les oiseaux du ciel et tous les reptiles qui se meuvent sur la terre (2) ; »sans rejeter l'interprétation bien certaine, suivant laquelle l'homme est au dessus de tous les animaux par sa raison, c'est avec vérité qu'on les entend d'une manière spirituelle, en ce sens que nous devons tenir dans la soumission, et dominer parla tempérance et la modestie tous les appétits et tous les mouvements de l'âme qui nous sont communs avec les brutes. Car si ces mouvements ne sont pas réglés, ils font naître et entretiennent les plus honteuses habitudes, ils nous entraînent dans une foule de jouissances pernicieuses et nous rendent semblables à toute espèce de bêtes. Sont-ils au contraire bien réglés et soumis? ils s'apprivoisent tout à fait et vivent avec nous en bonne harmonie. Les mouvements naturels de notre âme en effet ne nous sont pas étrangers; ils se nourrissent même avec nous de la connaissance des principes des bonnes moeurs.et de la vie éternelle; ces connaissances sont comme des graines, des fruits, des herbes verdoyantes; et pourtant la vie heureuse et tranquille est celle dont nous jouissons quand tous ces mouvements sont en accord avec la raison et la vérité; alors on les appelle joies saintes, chastes délices, inclinations louables. Mais s'ils n'y sont pas conformes, pour être gouvernés avec négligence, ils divisent, déchirent l'âme, et par eux la vie devient fort misérable: on les appelle alors désordres, instincts pervers et penchants mauvais. C'est ce qu'il nous est ordonné de crucifier en nous avec toute l'énergie possible jusqu'à ce que la mort soit absorbée dans sa victoire (3). L'Apôtre
1. Luc, XX, 34-36. 2. Gen. I, 28. 3. Cor. XV, 54.
dit en effet: « Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ
ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés
(1). »Ce qui d'ailleurs montre qu'il faut prendre autrement qu'à
la lettre les paroles citées plus haut, c'est que les herbes verdoyantes
et les fruits des arbres sont donnés pour nourriture à toutes
les espèces des bêtes, aux oiseaux et aux serpents : mais
nous voyons les lions, les. vautours, les milans et les aigles ne se nourrir
que de chair, et ne vivre que par la mort d'autres animaux: ce que je crois
aussi de quelques serpents qui habitent les lieux sablonneux et déserts
où ne s'élève point d'arbres, et où l'herbe
ne croît pas (2).
CHAPITRE XXI. BEAUTÉ DE L'UNIVERS.
32. Assurément nous ne pouvons négliger ni passer sous silence ces paroles: « Et Dieu vit que tout ce qu'il avait fait était très bon (3). » Au sujet de chaque chose prise à part, il est dit seulement: « Et Dieu vit que cela était bon; » mais quand il est parlé de toutes les choses ensemble, le terme bon ne suffit plus; c'est le mot très bon qui doit être employé. Car si les hommes capables d'en juger, trouvent que chacune des oeuvres de Dieu, vue séparément et considérée en elle-même, fournit matière à louanges par les mesures, les nombres et le bel ordre qu'elle présente; combien plus méritent d'être louées ces mêmes oeuvres prises toutes à la fois, c'est-à-dire dans cet univers, formé du concours de chacune d'elles à l'imité de l'ensemble? Sans contredit, un bel objet quelconque formé de plusieurs parties diverses est beaucoup plus louable dans le tout que dans une partie. Si dans le corps humain, en isolant les membres les uns des autres, nous louons les yeux, le nez, les joues, la tète, les mains, les pieds, si nous louons chaque belle partie considérée seule ; combien plus louons-nous le corps lui-même; auquel tous les membres apportent la beauté particulière que chacun possède ? Observation si vraie, qu'une belle main qui, prise à part excitait la louange étant unie au corps, perd, une fois coupée, sa grâce naturelle, et que le reste sans elle n'a plus de beauté; Telle est la force, telle est la puissance de l'intégrité de l'ensemble et de l'unité, que les choses bonnes d'elles-mêmes et dans leur isolement, plaisent bien davantage quand elles sont réunies et concourent à faire un tout universel.
1. Galat. V, 24. 2. I Rétract. ch, 10. n. 2. 3. Gen, I, 31.
Ce dernier terme vient, comme on le voit, de celui d'unité. Si
les Manichéens voulaient y réfléchir, ils loueraient
Dieu, l'auteur et le modérateur de l'univers, et ce qui, à
raison de la condition de notre mortalité, les offense dans la partie,
ils le ramèneraient à la beauté de l'ensemble et verraient
comment Dieu a fait toutes choses non seulement bonnes, mais de plus très
bonnes. Ainsi encore si dans un discours élégant et orné,
nous considérons les unes après les autres les syllabes ou
même les lettres qui passent aussitôt qu'elles ont fait entendre
leur son, nous ne trouvons point là ce qui plaît et mérite
d'être loué. Car la beauté de ce discours ne vient
pas de chaque syllabe ou de chaque lettre en particulier, mais de la réunion
et de l'arrangement de toutes.
CHAPITRE XXII. SENS ALLÉGORIQUE DU REPOS DU SEPTIÈME JOUR.
33. Voyons encore maintenant ce que les Manichéens tournent en dérision avec plus d'effronterie que d'ignorance; savoir, ce passage où il écrit que Dieu après avoir achevé le ciel et la terre et toutes les choses qu'il a faites, s'est reposé de tous ses ouvrages le septième jour, a béni et sanctifié ce jour pour la raison qu'il s' y est ainsi reposé (1). Quel besoin avait Dieu de se reposer, disent-ils ? Est-ce que par hasard il était épuisé de fatigues pour six jours de travail? Ils allèguent encore le témoignage de. Notre-Seigneur quand il dit: « Mon Père jusques maintenant ne cesse d'agir (2) ; » et par là ils trompent beaucoup d'ignorants, à qui ils s'efforcent de persuader que le nouveau Testament est en opposition avec l'Ancien. Mais comme ceux à qui Notre-Seigneur dit : « Mon Père jusques maintenant ne cesse d'agir, » prenaient le repos de Dieu dans le sens de la lettre et qu'en appuyant sur cette idée grossière leur observation du sabbat, ils ne voyaient pas quelle était la mystérieuse signification de ce jour; ainsi les Manichéens dans un autre dessein, il est vrai, ignorent également ce que signifie le sabbat. Les premiers en l'observant charnellement, ceux-ci en le repoussant avec horreur parce qu'ils le considèrent aussi d'une manière charnelle, sont convaincus de ne le connaître aucunement. Que tous donc, Juifs et Manichéens, viennent à Jésus-Christ, afin que de leurs yeux soit enlevé ce voile dont parle l'Apôtre (3). Car le
1. Gen.11, 1-3. 2 Jean, V.17. 3. II Corinth. III, 16.
voile est enlevé, quand l'enveloppe de la similitude et de l'allégorie
venant à disparaître, la vérité se trouve mise
à nu de manière à pouvoir être vue.
34. Il faut donc bien remarquer d'abord et savoir que cette façon
de parler se rencontre dans beaucoup d'endroits des divines Ecritures.
Que signifie ce repos de Dieu après qu'il a fait très bons
tous ses ouvrages, sinon le repos qu'il doit nous donner un jour après
toutes nos uvres, si toutefois nous avons fait de bonnes oeuvres? C'est
suivant la même figure de langage que l'Apôtre dit aussi: «
Nous ne savons ce que nous devons demander dans nos prières, pour
le demander comme il faut; mais le Saint-Esprit lui-même demande
pour nous par des gémissements inénarrables (1). »
Le Saint-Esprit en effet, lorsque près de Dieu il interpelle pour
les saints, ne gémit pas comme s'il était dans le besoin
ou souffrait quelque détresse; mais parce que c'est lui qui nous
excite à prier lorsque nous gémissons, on dit qu'il fait
lui-même ce que nous faisons sous l'inspiration qu'il nous donne.
Ainsi encore ces paroles « Le Seigneur votre Dieu vous tente afin
qu'il sache si vous l'aimez (2). » Puisque rien ne lui est inconnu,
s'il permet que nous soyons tentés, ce n'est pas pour savoir lui-même,
mais pour nous faire savoir combien nous avons profité dans son
amour. Notre-Seigneur aussi use d'un langage semblable en disant qu'il
ne sait ni le jour ni l'heure de la fin du monde (3). En effet que peut-il
y avoir qu'il ignore? Mais comme il cachait utilement ce point aux disciples,
il dit n'en avoir pas connaissance; parce qu'en le tenant secret il le
leur faisait ignorer. Selon la même figure il a dit aussi que ce
jour était seulement connu du Père, parce qu'il le faisait
savoir au Fils. Avec la connaissance de cette figure on résout sans
aucune difficulté une foule de questions dans les divines Ecritures.
Nos discours ordinaires sont même remplis de semblables expressions.
Ainsi nous disons que le jour est joyeux, parce qu'il nous inspire la joie;
que le froid est lent parce, qu'il nous engourdit; qu'une fosse est aveugle,
parce que nous ne la voyons pas; qu'une langue est polie, parce qu'elle
est l'instrument de belles paroles; enfin nous disons que le temps est
tranquille et libre de toute sorte d'incommodités, quand nous y
vivons tranquilles et sans crainte. Or, de même il a été
dit que Dieu s'est reposé de tous ses ouvrages après les
avoir faits très bons, pour
1. Rom. VIII, 26. 2. Deut. XIII, 3. 3. Matt. XXIV, 36.
signifier que nous nous reposerons en lui de toute nos oeuvres, si elles
ont été bonnes; car les bonnes oeuvres que nous faisons doivent
être attribuées à Celui qui nous appelle, qui nous
commande, qui nous montre la voie de la vérité, qui nous
excite à vouloir et nous donne la force d'accomplir ce qu'il prescrit.
CHAPITRE XXIII. LES SEPT JOURS DE LA CRÉATION ET LES SEPT AGES
DU MONDE.
35. PREMIER AGE. Mais je crois devoir examiner avec plus de soin pourquoi
ce repos est affecté au septième jour. Dans toute la suite
du texte des divines Ecritures je vois comme six âges de travail
séparés les uns des autres par des espèces de limites
bien marquées, et la promesse du repos dans un septième;
et ces six époques laborieuses ressemblent aux six jours pendant
lesquelles ont été l'ailes les oeuvres, que l'Ecriture attribue
an Créateur. En effet les premiers temps où le genre humain
commence à jouir de cette lumière, sont comparés justement
au premier jour où Dieu l'a faite. Regardons cet âge comme
la première enfance de tout ce monde que, dans la proportion de
sa grandeur, nous devons envisager à l'instar d'un seul homme; car
tout homme en naissant et en paraissant à la lumière entre
par la première enfance dans la carrière de la vie. Cet âge
va depuis Adam jusqu'à Noé par dix générations,
et le déluge en est comme le soir; et aussi bien notre première
enfance disparaît comme dans le déluge de l'oubli.
36. SECOND AGE. Le second âge du monde, qui est semblable à
la seconde enfance de l'homme, a son matin dans les temps de Noé
et s'étend jusqu'à Abraham par dix autres générations.
Il est comparé avec raison au second jour, où le firmament
a été fait pour séparer les eaux, parce que l'arche
où était Noé avec sa famille était aussi comme
un firmament entre les eaux inférieures qui la soutenaient et les
eaux supérieures qui tombaient sur elle. Cet âge ne finit
point par un déluge, parce que notre secondé enfance n'est
point effacée non plus de notre mémoire par l'oubli. Nous
nous souvenons en effet de cette enfance ; mais non de la précédente.
Le soir de cet âge est fa confusion des langues parmi ceux qui élevaient
la tour de Babel ; et le matin de l'âge suivant se lève avec
Abraham. Mais, pas , plus que le premier, le second âge ne donna
(102) connaissance au peuple de Dieu, parce que la seconde enfance n'est
pas plus apte que la première à la génération.
37. TROISIÈME AGE. Le matin donc se fait avec Abraham et alors
commence pour le monde un troisième âge semblable à
l'adolescence de l'homme. On a raison de le comparer au troisième
jour où la terre fut séparée des eaux. En effet la
mer représente avec beaucoup de justesse ces nations dont l'erreur
inconstante flotte au gré des vaines doctrines de l'idolâtrie
comme au souffle de tous les vents, et le peuple de Dieu fut séparé
par Abraham des superstitions et des -agitations de ces gentils, comme
la terre, quand dégagée des eaux, elle apparut aride: il
avait soif de la rosée céleste des divins commandements.
En adorant le seul vrai Dieu, ce peuple reçut les Ecritures et les
prophéties, afin de rapporter des fruits utiles comme une terre
bien arrosée ; et ce troisième âge put donner un peuplé
à Dieu, comme le troisième âge de l'homme, c'est-à-dire
l'adolescence, peut donner le jour à des enfants. C'est pourquoi
Dieu dit à Abraham : « Je t'ai établi le père
d'une multitude de nations, je ferai croître ta race à l'infini
; je te rendrai chef de nations, et des rois sortiront de toi. J'établirai
mon alliance entre moi et toi, et après toi avec ta race dans la
suite de leurs générations ; ce sera une alliance éternelle,
et je serai ton Dieu et le Dieu de ta postérité et je te
donnerai pour toujours à toi et à ta postérité
la terre où tu habites, toute la terre de Chanaan, et je serai leur
Dieu (1). » Ce troisième âge s'étend depuis Abraham
jusqu'à David par quatorze générations. Le soir de
cet âge est dans les péchés du peuple contre la loi
de Dieu, avant le règne de Saül, et il se termine par le désordre
et l'impiété de ce méchant roi.
38. QUATRIÈME AGE. Avec le règne de David apparaît
le matin d'un autre âge. Cet âge est semblable à la
jeunesse. C'est en effet la jeunesse qui prime entre tous les âges
dont elle est l'ornement et le solide appui. C'est pourquoi on peut le
comparer au quatrième jour, où ont été faits
les astres au firmament du ciel. Est-il rien qui représente mieux
la splendeur de la royauté que le brillant éclat du soleil
? Pour la clarté de la lune elle désigne le peuple obéissant
à l'empire du souverain, et la synagogue elle-même: les étoiles
représentent les princes de ce peuple et tout ce qui est fondé
sur la stabilité du trône comme les astres fixés au
firmament. Les péchés
1. Gen. XVII, 6-8.
des Rois qui ont mérité à la nation juive d'être
menée en captivité et réduite à l'esclavage,
sont comme le soir de cette époque.
39. CINQUIÈME AGE. Les Juifs passent à Babylone; ils
sont traités avec douceur dans leur captivité et trouvent
le repos sur la terre étrangère c'est le matin de l'âge
suivant qui s'étend jusqu'à l'arrivée de Jésus-Christ
Notre-Seigneur. Cet âge est le cinquième, c'est-à-dire
le déclin de la jeunesse à la vieillesse, déclin qui
n'est pas encore la vieillesse, mais n'est déjà plus la jeunesse.
C'est l'âge de l'homme mûr que les Grecs appellent presbutes,
car le vieillard chez eux n'est pas appelé presbutes, mais yeros.
Et de fait cet âge du monde a été celui où le
peuple Juif a vu fléchir et tomber la force de son royaume, de la
même manière que pour l'homme la vigueur de la jeunesse disparaît
quand il passe à l'âge mûr. C'est avec raison qu'on
le compare au cinquième jour, où ont été créés
dans les eaux les poissons, et les oiseaux du ciel; les Juifs ayant dû
vivre alors parmi les nations comme au milieu de l'Océan, sans avoir
de lieu fixe et assuré non plus que les oiseaux qui volent. Mais
il y avait là aussi de grands poissons : à savoir ces hommes
illustres qui eurent le pouvoir de rester maîtres des flots de ce
monde plutôt que de subir un joug honteux dans cette captivité,
la crainte en effet ne put jamais les faire succomber au culte des idoles.
Remarquons encore que Dieu bénit en ces termes les êtres vivants
tirés des eaux : « Croissez, multipliez-vous, et remplissez
les eaux de la mer ; et que les oiseaux se multiplient sur la terre
(1). » C'est ainsi que la nation juive depuis qu'elle fut dispersée
au milieu des gentils s'accrut considérablement. Ce qui fait comme
le soir de cet âge, c'est la multiplication des péchés
parmi les Juifs; car ils devinrent si aveugles qu'ils ne purent reconnaître
le Seigneur Jésus-Christ.
40. SIXIÈME AGE. Le matin se fait à la prédication
de l'Evangile par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et le cinquième
jour on âge du monde est fini. Alors commence le sixième,
où apparaît la vieillesse de l'homme ancien. Car dans cet
âge, le royaume temporel des Juifs reçoit un coup si funeste,
quand le temple lui-même est ruiné et les sacrifices abolis,
que ce malheureux peuple, pour ce qui est de son existence en corps de
nation, exhale en quelque sorte le dernier soupir. Alors cependant, comme
dans la vieillesse de l'homme ancien, vient l'homme nouveau qui commence
à vivre d'une manière spirituelle; aussi bien, le
1. Gen. I, 22.
sixième jour de la Création, il avait été
dit: « Que la terre produise les âmes vivantes, » etc,
tandis que le cinquième jour il avait été dit, non
pas que la terre produise les âmes vivantes, etc. mais: « Qu'elle
produise des reptiles d'âmes vivantes, » parce que les reptiles
sont des corps et ils figurent bien le peuple juif qui parmi les nations,
comme au milieu d'une vaste mer, était encore esclave de la loi
par la circoncision corporelle et les sacrifices (1): tandis que le nom
d'âme vivante désigne l'âme qui aspire déjà
aux choses de l'éternité.
Les serpents et les animaux domestiques que produit la terre signifient
donc les nations qui vont bientôt croire d'une manière solide
à l'Evangile ;et dont il est dit au moment de la vision montrée
à Saint Pierre dans les Actes des Apôtres : « Tue et
mange. » Comme l'Apôtre objectait que ces animaux n'étaient
point purs, il reçut cette réponse: « N'appelle pas
impur ce que Dieu a purifié (2). » L'homme alors est
fait à l'image et à l'a ressemblance de Dieu, de même
qu'au sixième âge dont nous parlons naît dans la chair
Notre-Seigneur, de qui un prophète avait dit : « Il est un
homme, et qui le reconnaîtra ? » Et comme au sixième
jour naît la nature humaine avec les deux sexes, ainsi dans ce sixième
âge Jésus-Christ et l'Eglise. L'homme en ce jour reçoit
la domination sur les bêtes de la terre, les serpents et les oiseaux
du ciel ; ainsi Jésus-Christ dans cet âge gouverne les âmes
qui lui sont soumises, et qui sont venues à l'Eglise de cet Homme
Dieu, partie des nations, partie du peuple Juif, afin que par lui fussent
domptés et adoucis ces hommes livrés à la concupiscence
charnelle comme un troupeau, ou enveloppés des ténèbres
de la curiosité comme des serpents, ou emportés par l'orgueil
comme des oiseaux. Et de même que l'homme avec les animaux qui sont
autour de lui, se nourrit de graines, de fruits et d'herbes vivaces, ainsi
dans le sixième âge tout homme spirituel, tout fidèle
ministre du Christ, qui marche sur les traces du Sauveur autant qu'il lui
est possible, se nourrit spirituellement avec le peuple rangé sous
son autorité de la substance des Saintes Ecritures et de la loi
divine. Il y trouve comme des semences précieuses pour se rendre
fécond en idées et en paroles, comme des arbres fruitiers
pour soutenir ses moeurs au milieu des hommes, enfin comme des herbes vivaces,
c'est-à-dire toujours vigoureuses et que
1. Rétract. ch. X, n. 3. 2. Acte, X, 13-15.
ne peut jamais flétrir le souffle brûlant des tribulations,
pour affermir la foi, l'espérance et la charité destinée
à l'éternelle vie. En se nourrissant ,de ces aliments l'homme
spirituel peut comprendre beaucoup de choses; mais l'homme encore charnel,
c'est-à-dire peu avancé en Jésus-Christ et qu'on peut
appeler le troupeau de Dieu, croit beaucoup sans comprendre encore. Tous
cependant ont la même nourriture.
41. SEPTIÈME AGE. Ce qui fait comme le soir de cet âge,
et plaise à Dieu qu'il ne vienne pas de notre temps, si toutefois
il n'a pas déjà commencé, le Seigneur nous le marque
en disant: «Pensez-vous que quand viendra le Fils de l'homme il trouve
encore de la foi sur la terre (1) ? » Après ce soir aura lieu
le matin, quand le Seigneur en personne apparaîtra dans sa gloire.
Alors se reposeront avec Jésus-Christ de toutes leurs oeuvres, ceux
à qui il a été dit : « Soyez parfaits comme
votre Père qui est dans les cieux (2). » Ceux-là en
effet font des oeuvres excellentes; et ils doivent espérer ensuite
le repos d'un septième jour qui n'a point de soir.
On ne peut donc exprimer par le discours de quelle manière Dieu
a fait -et formé le ciel, la terre et toutes les créatures
sorties de ses mains. Mais cette exposition suivant l'ordre des jours retrace
de telle sorte l'histoire des choses accomplies, qu'elle présente
surtout le tableau des évènements futurs.
CHAPITRE XXIV. INÉGALITÉ DES AGES DU MONDE.
42. Si l'on demande pourquoi, d'après nos explications, les deux premiers de ces âges du monde se composent l'un et l'autre de dix générations seulement, tandis que les trois qui suivent en comptent chacun quatorze et que le sixième n'est aucunement déterminé par le nombre des générations (3) ; il est facile de voir, que dans l'homme aussi, les deux âges par lesquels il débute, savoir, la première et la seconde enfance, appartiennent aux sens du corps, qui sont au nombre de cinq, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Or comme dans la nature humaine il y a un double sexe pour produire ces générations, savoir le sexe masculin et le sexe féminin, si on double le nombre cinq, on obtient le nombre dix. A partir de l'adolescence et pour le temps qui suit, c'est-à-dire quand la raison a
1. Luc, XVIII, 8. 2. Matt. V, 48. 3. Matt. I, 1.
pu prévaloir dans l'homme, aux cinq sens corporels se joignent
la connaissance et l'action, qui règlent et gouvernent la vie; c'est
le nombre sept qui pareillement doublé à cause du double
sexe, se monte aux quatorze générations dont se compose chacun
des trois âges consécutifs que nous appelons l'adolescence,
la jeunesse et l'âge mûr du monde. Mais de même qu'en
nous l'âge de la vieillesse n'est délimité par aucun
nombre convenu d'années, et que tout le temps de la vie, après
les cinq premiers âges, est rapporté sans distinction à
la vieillesse : de même dans ce sixième âge du
monde, il n'est point parlé de génération ; et cela
afin que reste toujours caché le dernier jour que le Seigneur a
utilement déclaré de voir être inconnu.
CHAPITRE XXV. ALLÉGORIE PLUS PROFONDE DES SEPT JOURS DE LA CRÉATION.
43. Chacun de nous, envisagé du côté des bonnes oeuvres et d'une vie bien réglée, voit la carrière de son existence partagée comme en six jours distincts, après lesquels il doit espérer le repos. Au premier jour c'est la lumière de la foi, on croit à ce qui est visible et c'est pour donner cette foi que le Seigneur a daigné apparaître visiblement. Au second jour, c'est la fermeté de la vie réglée; on distingue les choses de la chair de celles de l'esprit, de même que le firmament sépare les eaux inférieures de celles qui sont au dessus. Au troisième jour, pour porter les fruits des bonnes oeuvres, on dégage son âme de la souillure des passions, on la dérobe aux flots des tentations de la chair ; comme Dieu a séparé la terre ferme des flots de la mer ; en sorte qu'on peut dire : « Par l'esprit, je suis soumis à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché (1). » Au quatrième jour, appuyé, sur le fondement de l'éducation religieuse, on produit et on distingue les idées spirituelles: on voit ce qu'est l'immuable vérité qui brille dans l'âme semblable au soleil; on voit comment l'âme devient participante de cette même vérité et donne l'ordre et la beauté au corps, comme la lune qui éclaire la nuit ; on voit comment les idées spirituelles, semblables
1. Rom. VII, 25.
aux étoiles dans les ténèbres, brillent et resplendissent dans l'obscurité de cette vie mortelle. Fortifié par ces connaissances on doit, au cinquième jour, commencer à agir dans les vagues de ce monde si plein d'agitation, comme dans les eaux de la mer, pour l'avantage de la société qu'on forme avec ses frères ; et par les mouvements corporels qui appartiennent à la mer de cette vie, on doit faire naître les reptiles d'âmes vivantes, c'est-à-dire, des oeuvres qui servent aux vivants, et les grands poissons, c'est-à-dire des actions très généreuses contre lesquelles se brisent et demeurent inutiles les flots de ce monde; enfin les oiseaux du ciel, c'est-à-dire la prédication des choses célestes. Au sixième jour on doit produire de la terre une âme vivante, c'est-à-dire, que par la stabilité de son esprit où on renferme des fruits spirituels, en d'autres termes de bonnes pensées, on doit régler tous ses mouvements intérieurs de manière qu'il y ait eu soi une âme vivante, une âme soumise à la raison et à la justice, non au caprice et au péché. Ainsi encore l'homme doit se faire à l'image et à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle, par l'entendement et l'action; deux facultés dont l'union produira une génération toute spirituelle qui remplira la terre, soumettra la chair et fera tout ce que nous avons dit plus haut en parlant de l'homme dans son état de perfection. Or pour ces sortes de jours, le soir consiste dans l'achèvement de chaque opération, et le matin dans le commencement de celle qui vient ensuite. Après avoir durant ces six jours fait des oeuvres excellentes, l'homme doit espérer un repos éternel et comprendre ce que signifient ces paroles : « Le septième jour Dieu se reposa de tous ses ouvrages (1). » C'est Dieu lui-même qui fait en nous les oeuvres qu'il nous commande de faire ; c'est donc avec raison qu'on lui attribue le repos, quand après toutes ces Oeuvres il doit nous le donner. D'ailleurs, si l'on peut dire qu'un père de famille bâtit une maison, quoiqu'il ne la fasse pas de ses propres mains, mais par le travail de ceux qu'il commande après avoir loué leurs services ; on dit justement aussi qu'il se repose de ses ouvrages; quand la maison étant finie, il permet le repos et un doux loisir à ceux qui étaient sous ses ordres.
1. Gen. I , 31.
43 paragraphes
COMMENTAIRES SUR L'ANCIEN TESTAMENT
LIVRE SECOND.
L'auteur continue son exposition de la Genèse depuis ce verset quatrième du chapitre second : « Tel est le livre de la création du ciel et de la terre, » jusqu'au verset qui nous montre Adam et Eve chassés du paradis terrestre. En terminant il compare les dogmes de l'Église avec les erreurs des Manichéens.
CHAPITRE PREMIER. TEXTE A EXPLIQUER DANS LE SECOND LIVRE.
1. Après l'exposition en détail de l'oeuvre des sept jours, il y a une sorte de conclusion où tout ce qui précède est appelé le livre de la création du ciel et de la terre, bien que ce soit une faible partie du livre; mais il a mérité ce titre parce que les sept jours nous présentent la figure et comme une image raccourcie de toute la suite des siècles depuis le commencement jusqu'à la fin. A partir de là, l'écrivain sacré s'occupe de l'homme d'une manière spéciale et tout le récit qu'il nous offre d'abord veut selon nous être entendu, non dans le sens propre, mais dans le sens figuré, pour exercer les esprits qui cherchent la vérité et les retirer par une application spirituelle du soin superflu des choses matérielles. Voici en effet la teneur de ce récit :
« Tel est le livre de la création du ciel et de la terre,
quand fut arrivé le jour où Dieu fit l'un et l'autre et toutes
les plantes verdoyantes des champs qui n'étaient pas auparavant
sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, qui n'y avaient pas
encore poussé. Car Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur la
terre, et il n'y avait point d'homme pour y travailler. Mais il s'élevait
de la terre comme une source qui en arrosait toute la surface. Et alors
Dieu forma l'homme du limon de la terre et répandit sur son visage
un souffle de vie et l'homme devint âme vivante. Et alors Dieu
planta un jardin de délices à l'Orient et il y mit l'homme
qu'il avait formé. Et Dieu produisit aussi de la terre toute sorte
d'arbres beaux à la vue, et dont le fruit était bon à
manger, et au milieu du paradis l'arbre de vie et l'arbre de la science
du bien et du mal. Or un fleuve sortait du jardin de délices, et
l'arrosait. De là il se divise en quatre autre fleuves. L'un s'appelle
Phison ; c'est celui qui coule autour de la terre d'Evilath, pays qui produit
de l'or et le meilleur du monde, de même que le rubis et la pierre
d'onyx. Le second fleuve s'appelle Géon ; c'est celui qui coule
autour de toute la terre d'Éthiopie. Pour
le troisième fleuve, c'est le Tigre qui se répand vers
les Assyriens. Et le quatrième est l'Euphrate. Or le Seigneur Dieu
prit l'homme et le plaça dans le paradis terrestre pour qu'il le
cultivât et le gardât. Et le Seigneur Dieu donna cet ordre
à Adam: Use pour ta nourriture de tout arbre qui est dans le paradis
; mais ne mange pas du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal.
Car le jour où tu en auras mangé, tu mourras de mort. Le
Seigneur Dieu dit ensuite: Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; faisons-lui
une aide semblable à lui. Et Dieu amena devant Adam toutes les espèces
d'animaux domestiques qu'il avait créés, comme aussi toutes
les espèces de bêtes sauvages et toutes les espèces
d'oiseaux qui volent sous le ciel, afin qu'il vit comment il les appellerait
; et les noms qu'il donna à tous ces êtres vivants sont leurs
noms véritables. Adam imposa donc des noms à tous les animaux
domestiques, à tous les oiseaux du ciel et à toutes les bêtes
sauvages, et comme il les nomma ils sont encore nommés aujourd'hui.
Mais il n'y eut point jusque-là pour Adam d'aide semblable à
lui. Or Dieu lui envoya un sommeil profond et Adam s'endormit ; et Dieu
prit une de ces côtes et en remplit la place de chair, et de cette
côte que Dieu prit à Adam, il forma la femme. Et il l'amena
devant Adam, afin que celui-ci vit comment il l'appellerait. Or Adam dit:
Voici maintenant l'os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci s'appellera
femme, c'est-à-dire faite de l'homme et c'est celle qui sera mon
aide. Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera
à son épouse, et ils seront deux dans une même chair.
Or tous deux étaient nus, savoir Adam et son épouse, et ils
n'en rougissaient pas.
2. Mais le serpent était le plus avisé de tous les animaux
qui étaient sur la terre et que Dieu avait faits. Et le serpent
dit à la femme: Pourquoi Dieu vous a-t-il dit de ne pas user pour
votre nourriture de tout arbre qui est dans le jardin ? La femme répondit
au serpent: Nous mangerons du fruit de tout arbre qui est dans le paradis,
mais pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a
dit de n'en (106) point manger et même de n'y pas toucher, de peur
que nous ne mourions. Et le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez
pas de mort, car Dieu savait qu'au jour où vous aurez mangé
de ce fruit, vos yeux- seront ouverts et vous serez comme des Dieux sachant
le bien et le mal. Et ta femme vit que le fruit était bon à
manger, qu'il était agréable aux yeux de le voir et de la
contempler. Elle prit donc le fruit de cet arbre ; elle en mangea et en
donna à son mari qui le reçut et le mangea pareillement.
Or leurs yeux furent ouverts et ils s'aperçurent qu'ils étaient
nus, et ils prirent des feuilles de figuier pour s'en faire des vêtements.
Ayant alors entendu la voix du Seigneur qui se promenait dans le Paradis
sur le soir, Adam et sa femme pour se cacher de devant la face du Seigneur,
se retirèrent près de l'arbre qui était au milieu
du paradis. Et le Seigneur Dieu appela Adam et lui dit : Adam, où
es-tu ? Seigneur, dit celui-ci, j'ai entendu votre voix dans le paradis
et j'ai craint et je me suis caché, parce que je suis nu. Et le
Seigneur Dieu dit: Qui donc t'a fait savoir que tu es nu, si ce n'est que
tu as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu de manger?
Et Adam dit: La femme que vous m'avez donnée, m'a présenté
de ce fruit pour que j'en mangeasse et j'en ai mangé. Et Dieu dit
à la femme : Pourquoi as tu fait cela? Et la femme dit : Le serpent
m'a séduite et j'ai mangé de ce fruit. Et le Seigneur Dieu
dit au serpent: Parce que tu as fait cela, tu seras maudit de tous les
animaux domestiques et de toutes les espèces de bêtes sauvages.
Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre, et tu mangeras la terre
tous les jours de ta vie. Et je mettrai l'inimitié entre toi et
la femme; et entre ta semence et la sienne. Elle observera ta tête
et toi son talon. Il dit ensuite à la femme : « Multipliant
je multiplierai tes peines et tes soupirs, tu enfanteras dans la douleur,
et tu t'inclineras devant ton mari et il te dominera. Et alors Dieu dit
à Adam: Parce que tu as écouté la voix de ta femme,
et que tu as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu
de manger, la terre pour toi sera maudite en punition de ce que tu as lait,
et tu tireras d'elle ta nourriture dans la tristesse et les gémissements,
tous les jours de ta vie. Elle te produira des épines et des ronces
et tu mangeras l'herbe de ton champ. Tu mangeras ton pain à la sueur
de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre de laquelle
tu as été tiré ; car tu es terre et tu retourneras
en terre. Adam alors donna à sa femme le nom de Vie, parce qu'elle
est la mère de tous les vivants. Et alors le Seigneur Dieu fit à
Adam et à sa femme des tuniques de peaux pour les en revêtir;
et il dit: Voilà qu'Adam est devenu comme un de nous, capable de
connaître le bien et le mal. Et pour qu'il ne mit pas la main sur
l'arbre de vie, et n'acquit pas en prenant et mangeant du fruit de cet
arbre le pouvoir de vivre éternellement, le Seigneur Dieu le chassa
du paradis de délices, afin qu'il cultivât la terre même
de laquelle il avait été tiré. Et chassé du
Paradis il demeura vis-à-vis de ce lieu de délices. Et pour
garder la voie qui l'aurait conduit à l'arbre de vie, Dieu mit devant
le Paradis un Chérubin qui brandissait une épée flamboyante
(1). »
CHAPITRE II. LA GENÈSE NE PEUT ÉTRE PARTOUT INTERPRÉTÉE A LA LETTRE.
3. Si les Manichéens aimaient mieux discuter ces paroles mystérieuses en cherchant avec respect le sens qu'elles renferment, que de les critiquer et de les accuser avec mépris, dès lors ils ne seraient plus Manichéens ; car en demandant ils obtiendraient, en cherchant ils trouveraient, et en frappant ils se feraient ouvrir. Des gens qui cherchent la vérité avec un soin pieux proposent en effet plus de questions sur les deux chapitres dont il s'agit, que ces malheureux et ces impies. Mais voici, la différence. Les premiers cherchent pour trouver, tandis que les seconds ne travaillent que pour ne pas voir ce qu'ils cherchent. Tout ce texte doit donc être discuté d'abord au point de vue de l'histoire, ensuite au point de vue de la prophétie. En tant qu'historique il présente la narration des faits; en tant que prophétique il annonce des évènements futurs. Assurément quiconque voudra prendre à la lettre toutes les paroles que nous venons de rapporter, c'est-à-dire les entendre dans l'unique sens qui ressort de la lettre elle-même, et qui pourra ainsi éviter le blasphème sans dire que des choses conformes à la foi catholique, bien loin de mériter des reproches, il doit être tenu comme un interprète de premier ordre et digne de tout éloge. Mais s'il est impossible de leur trouver un sens qui convienne à la piété et soit digne de Dieu, à moins de croire que ce sont des figures et des énigmes ;
1. Gen. II, 4-25; III, I-24.
appuyés sur l'autorité des Apôtres qui donnent
la solution de tant de difficultés qui se rencontrent dans les livres
de l'ancien Testament, suivons notre dessein, et munis du secours de Celui
qui nous exhorte à demander, à chercher et à frapper
(1), expliquons, conformément à la foi catholique, toutes
ces figures relatives à l'histoire ou à la prophétie,
sans rien préjuger contre un traité meilleur et fait avec
plus de soin, soit par nous, soit par d'autres à qui Dieu veut bien
communiquer sa lumière.
CHAPITRE III. QUE SIGNIFIENT LES PRODUCTIONS VERDOYANTES.
4. « Le jour arriva donc où Dieu créa le ciel et la terre et toutes les productions verdoyantes des champs, qui n'étaient pas auparavant sur la terre et toutes les herbes de la campagne (2). » Plus haut on voit le nombre de sept jours ; maintenant, selon l'auteur sacré, Dieu fait dans un seul jour le ciel et la terre, et toute la verdure et toute l'herbe des champs; et l'on a raison d'entendre que le nom de ce jour marque tout cet espace de temps. Car Dieu a fait tout le temps avec toutes les créatures temporelles et visibles qui sont désignées par le nom de ciel et de terre. Ce qui mérite et réclame notre attention, c'est que l'Ecriture après avoir nommé le jour qui a été fait, puis le ciel et la terre, ajoute encore les productions verdoyantes et toute l'herbe des champs; car lorsqu'il est dit : « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, » il ne s'agit pas de la création des plantes et des herbes de la campagne ; puisqu'il est écrit sans aucune équivoque que les plantes et les herbes des champs furent créées au troisième jour; et d'ailleurs l'opération énoncée par les mots : « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, » n'appartient à aucun des sept jours dont il est question. Jusque-là en effet, ou bien l'écrivain sacré a voulu désigner sous le nom de ciel et de terre la matière même dont toutes les choses ont été faites, ou du moins il a d'abord sous ce nom présenté la création entière en disant : « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre ; » puis prenant les uns après les autres les ouvrages de Dieu, il les expose en particulier selon l'ordre des jours; comme il fallait à raison du sens prophétique que nous avons relevé dans le livre premier. Pourquoi donc maintenant après avoir nommé le ciel et la terre, ajoute-t-il: les productions
1. Matt, VII, 7. 2. Gen. II, 5.
verdoyantes et l'herbe des champs, sans rien dire de tant d'autres choses
qui sont au ciel et sur la terre ou même dans la mer ? N'est-ce point
parce qu'il veut faire entendre sous ce terme la créature invisible
c'est-à-dire l'âme. Aussi bien dans les Ecritures le monde
est souvent désigné sous la figure d'un champ; et le Seigneur
lui-même dit: « Le champ c'est le monde, » quand il expose
la parabole où il s'agit de la zizanie mêlée au bon
grain (1). Aussi à cause de leur vitalité vigoureuse, le
nom de productions verdoyantes de la campagne est employé pour signifier
la Créature spirituelle et invisible, et nous interprétons
le nom de l'herbe dans le même sens et pour la même raison
(2). Ce qu'ajoute l'écrivain sacré « Qui n'étaient
pas auparavant sur la terre, » doit être compris de cette manière
: avant que l'âme eût péché. Depuis en effet
qu'elle est souillée par des désirs tout terrestres, on dit
d'elle avec raison qu'elle a comme pris naissance sur la terre, ou qu'elle
est sur la terre ; et de là ce qui suit : « Car Dieu n'avait
pas encore fait pleuvoir sur la terre (3). »
CHAPITRE IV. PLUIE MYSTÉRIEUSE.
Maintenant encore Dieu fait naître la verdure des champs, mais en répandant la pluie sur la terre, c'est-à-dire, que par sa parole il fait reprendre aux âmes une nouvelle vigueur; mais il les arrose de l'eau des nuées, en d'autres termes des Ecritures que nous ont laissées les prophètes et les Apôtres. A ces Ecritures convient justement le nom de nuées, parce que les paroles qu'elles renferment, qui retentissent et qui passent en frappant l'air, surtout si l'on considère: encore l'obscurité des allégories comparables à un brouillard épais, ressemblent bien à des nuées, et quand on les explique, elles deviennent pour ceux qui les comprennent bien, comme une pluie de vérité qui tombe sur eux et les pénètre. Mais il n'en était pas ainsi quand l'âme n'avait pas encore péché, c'est-à-dire, quand la verdure des champs n'était pas encore sur la terre. « Car Dieu n'avait « pas encore fait pleuvoir sur la terre, il n'y avait « pas d'homme pour y travailler. » L'homme en effet qui travaille sur la terre a besoin de la pluie des nuées dont nous venons de parler. Or, c'est après le péché que l'homme a commencé son travail sur la terre et que les niées lui sont devenues
1. Matt. XIII, 38. 2. I Rétr. X, n. 3. 3. Gen. II, 8.
nécessaires. Avant le péché, quand Dieu eut donné
l'être à la verdure et à l'herbe des champs, laquelle
signifiait la créature invisible comme nous l'avons dit ; il y avait
une source intérieure pour arroser cette créature, Dieu parlait
d'une manière immédiate à son intelligence: ainsi
elle n'avait pas à recevoir du dehors les paroles divines, comme
une pluie tombant des nuées, mais elle s'abreuvait de la vérité
à la source même jaillissant dans son coeur.
CHAPITRE V. SOURCE DE VÉRITÉ.
6. « Il sortait donc de la terre une fontaine et elle arrosait toute la surface de la terre, » dit l'écrivain sacré. Il s'agit de la terre dont parle le Psalmiste, quand il dit: « Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants. (1) » Or quand l'âme était arrosée de l'eau de cette source, elle n'avait pas encore jeté dehors par l'orgueil l'intérieur de son être ; car « le commencement de l'orgueil de l'homme est son éloignement de Dieu. » Et parce que, l'enflure de l'orgueil ayant poussé l'âme au dehors, celle-ci a cessé d'être arrosée par la source qui coulait en elle, elle subit à juste titre le reproche contenu dans ces paroles du prophète (2): « Pourquoi s'enorgueillit la terre et la cendre? Car elle a jeté au loin ses entrailles durant sa vie (3). » Qu'est-ce en effet que l'orgueil, sinon la volonté de paraître au dehors ce que l'on n'est pas en rejetant le juge intérieur de la conscience. Aussi l'homme condamné maintenant à travailler sur la terre a besoin de la pluie des nuées, c'est-à-dire d'un enseignement formulé dans le langage humain afin que de cette manière son âme puisse encore trouver remède à l'aridité dont elle est affligée, reprendre vigueur et devenir une verte plante des champs. Et plaise à Dieu qu'elle veuille recevoir du moins la pluie de vérité qui tombe de ces nuées. Car Notre-Seigneur ayant daigné pour elle prendre le nuage de notre chair, a répandu la pluie très abondante du saint Evangile; il a même promis que quiconque boirait de son eau reviendrait à la source intime et ne chercherait plus la rosée extérieure. Il dit en effet : « L'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillira jusque dans la vie éternelle (4). » C'est, je crois, celte source qui avant le péché sortait de la terre et en arrosait tonte la surface; elle était
1. Ps. CXLI, 6. 2. I Rétr. Ch., X, n, 3. 3. Eccli. X, 14, 9, 10. 4. Jean, IV, 14.
intérieure et n'avait pas besoin d'être alimentée
par les nuées. « Dieu, en effet, n'avait pas encore fait pleuvoir
sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour y travailler. »
Après avoir dit: « Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur
la « terre, » l'écrivain sacré ajoute la raison
pour laquelle il n'avait pas encore fait pleuvoir: « C'est qu'il
n'y avait point d'homme pour travailler sur la terre. » Or l'homme
commença à travailler sur la terre quand après le
péché il perdit la vie bienheureuse dont il jouissait dans
le paradis. Car voici ce qui est écrit : « Et le Seigneur
Dieu le chassa du paradis de délices pour le faire travailler sur
la terre même de laquelle il avait été tiré.
» C'est ce que nous examinerons en son lieu (1), et ce que je rappelle
dès maintenant pour faire comprendre que l'homme travaillant sur
la terre, c'est-à-dire gémissant dans l'aridité de
son état de pécheur, a besoin de recevoir du langage humain
la divine doctrine, comme la pluie des nuées. Mais cette science
sera détruite. Car maintenant nous voyons en énigme, comme
cherchant la vie dans un nuage, mais alors nous verrons face à face
(2), quand toute la surface de notre terre sera arrosée de la source
d'eau vive jaillissant de l'intérieur. C'est ainsi qu'il faut entendre
ce passage : « Une source s'élevait de la terre et en arrosait
toute la surface. » En effet si nous voulons qu'il s'agisse d'une
source matérielle, il n'est pas vraisemblable que cette source qui
arrosait toute la surface de la terre ait seule tari, quand partout se
rencontrent tant de cours d'eau, rivières ou fleuves, qui ne tarissent
point (3).
CHAPITRE VI. TERMES FIGURÉS.
7. Sous ce peu de mots nous est donc insinuée la création entière avant le péché de l'âme. Les noms de ciel et de terre signifient toutes les créatures visibles ; le nom de jour tous les temps; les noms de verdure, d'herbe de la campagne, la créature invisible ; et le nom de cette source qui sortait de la terre et en arrosait toute la surface, désigne les flot de vérité qui pénétraient l'âme avant le péché. Pour ce jour dont le nom, comme clous l'avons dit, sert à marquer tout l'espace du temps, il noirs indique que non seulement la créature visible, ruais encore la créature invisible peut être soumise à l'action du temps. Nous le voyons pour l'âme; car par l'étonnante variété de
1. Ci-dessous, ch. XXII. 2. I Cor. XII, 8, 12. 3. I
Rétr. ch. X, n. 3.
ses goûts et de ses affections, par la chute même dont l'effet l'a rendue misérable et par la réparation au moyen de laquelle elle revient à son état de bonheur, elle est convaincue de pouvoir Changer avec le temps. C'est pourquoi il n'a pas été dit seulement : « Quand arriva le jour où Dieu créa le ciel et la terre, » noms sous lesquels nous devons entendre les êtres visibles; maison ajoute: « la verdure et l'herbe de la campagne; » et sous ce terme, nous l'avons dit, est désignée, à raison de sa vigueur et de sa vie, la créature invisible c'est-à-dire l'âme. Or s'il a été dit: « Quand arriva le jour où Dieu créa le ciel et la terre et toute la verdure et l'herbe des champs, » c'est pour nous faire comprendre que non seulement la créature visible, mais encore la créature invisible appartiennent au temps, comme sujettes à changer, parce que Dieu seul est immuable, lui qui est avant tous les temps.
CHAPITRE VII. L'ARGILE DU CORPS HUMAIN.
8. Après avoir constaté en quels termes il nous est parlé
de toute la création tant visible qu'invisible, aussi bien que des
heureux effets produits par la source divine sur la créature invisible-,
voyons maintenant ce que nous suggère le texte sacré au sujet
de l'homme en particulier ; ce qui doit principalement nous occuper. D'abord
sur le passage où il est dit que Dieu a formé l'homme du
limon de la terre, on demande ordinairement quel était ce limon
ou quelle matière est désignée par ce terme. Les ennemis
des livres de l'ancien Testament, qui entendent toute chose dans le sens
grossier de la lettre, et par cela même sont toujours dans l'erreur,
se récrient ici avec aigreur contre ce fait, que Dieu a formé
l'homme du limon de la terre. Pourquoi, disent-ils, Dieu s'est-il servi
du limon pour former lhomme ? Manquait-il donc d'une matière meilleure?
n'avait-il pas à sa disposition les corps célestes dont il
pouvait faire l'homme ? Pourquoi l'a-t-il formé d'une fange terrestre
qui le rende si fragile et sujet à la mort? Or, ils ne comprennent
pas en premier lieu, la multitude des sens que présentent dans les
Ecritures le nom de terre et d'eau; car le limon est un mélange
d'eau et de terre. Mais nous disons que le corps, humain n'est devenu corruptible,
fragile et mortel qu'après le péché; et ces hérétiques
ne voient avec horreur dans notre corps que la mortalité à
laquelle nous n'avons été soumis que par une juste condamnation.
Mais, tout en formant l'homme du limon de cette terre, Dieu ne pouvait-il
rendre son corps incorruptible, si, fidèle à garder le précepte
divin, l'homme avait voulu s'abstenir du péché? Y a-t-il
là rien d'étonnant, rien de difficile à Dieu ? Nous
disons que le ciel même, avec sa beauté, est sorti du néant,
ou a été fait d'une matière informe, parce que nous
croyons à la toute-puissance de l'auteur; doit-on alors s'étonner
que le corps formé d'un limon quelconque, ait pu sous la main de
ce Dieu tout-puissant, exister de manière à n'affliger l'homme,
avant le péché, par aucune infirmité, par aucun besoin,
et à se trouver exempt de toute corruption ?
9. Il est donc oiseux, de demander avec quoi Dieu a fait le corps de l'homme,
s'il s'agit ici de la formation du corps. Je sais que quelques-uns des
nôtres l'entendent ainsi, ils disent que si par ces mots : «Dieu
forma l'homme du limon de la terre, » on ne trouve point ces autres
: « A son image et à sa ressemblance, » c'est qu'ici
il est parlé seulement de la formation du corps. Pour l'homme intérieur,
il est désigné par ces expressions : « Dieu fit l'homme
à son image et « à sa ressemblance. » Mais je
le veux, entendons ici l'homme en corps et en âme, supposons qu'il
ne s'agit pas de quelque nouveau travail, mais de reprendre avec plus de
soin ce qui a été déjà brièvement insinué
plus haut. Si donc nous entendons ici l'homme composé d'un corps
et d'une âme, la raison ne s'offense pas de ce que le terme de limon
sert à le désigner, vu le mélange de substance dont
son être est formé. De même que l'eau rapproche, unit
et retient la terre quand elle se mêle au limon qu'elle forme, ainsi
l'âme en vivifiant la matière corporelle, met en harmonie
les unes avec les autres les différentes parties de cette matière,
et empêche le corps de tomber en dissolution.
CHAPITRE VIII. LE SOUFFLE DE VIE.
10. Par ces paroles : « Et Dieu souffla sur lui l'esprit de vie
et l'homme fut fait âme vivante, » nous devons entendre que
si jusque-là le corps était seul, l'âme y fut alors
unie. Peut-être était-elle créée déjà,
mais retenue comme dans la bouche de Dieu, c'est-à-dire dans sa
vérité ou son infinie sagesse, d'où cependant elle
ne sortit pas de manière à en être séparée
par une (140) distance locale lorsqu'elle fut communiquée à
l'homme par le souffle divin, puisque l'être de Dieu n'est limité
à aucun espace, mais est présent partout. Peut-être
aussi reçut-elle l'existence au moment même où Dieu
souffla l'esprit de vie sur l'argile qu'il venait de façonner, et
alors cette insufflation n'est autre chose que l'opération divine
créant l'âme dans l'homme par l'esprit de sa puissance. Suppose-t-on
que l'homme, à qui l'être avait été donné,
subsistait déjà dans l'union de l'âme et du corps?
Le souffle de Dieu vint ajouter le sens et la raison à l'âme
vivante, lorsqu'en vertu de cette insufflation l'homme fut fait âme
vivante, non pas que le souffle eût été changé
en âme vivante, mais il agit sur l'âme vivante. Jusque-là
néanmoins 'nous ne devons pas encore voir l'homme spirituel dans
celui qui a été fait âme vivante, mais toujours l'homme
animal: il ne devint spirituel que quand placé dans le Paradis,
c'est-à-dire mis en possession d'une vie heureuse, il reçut
aussi le précepte de la perfection qu'il (levait trouver dans la
soumission à la parole de Dieu. Aussi après qu'il eut péché
en rejetant le précepte divin et qu'il fut chassé du Paradis,
il ne lui resta que son être animal (1). Et c'est pourquoi nous qui
sommes nés de lui après son péché, nous n'avons
en nous que l'homme animal avant d'avoir atteint l'homme spirituel, c'est-à-dire
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui n'a point commis le péché
(2), et avant d'avoir été réformés, vivifiés
par lui, et rétablis dans le bonheur où a mérité
d'entrer avec lui le larron pénitent, au jour qui termina sa vie
mortelle (3). Car écoutons ce que dit l'Apôtre : « Ce
n'est pas ce qui est spirituel qui a été fait d'abord, mais
ce qui est animal, ainsi qu'il est écrit : Le premier Adam a été
fait âme vivante, le nouvel Adam, esprit vivifiant (4). »
11. Ainsi par ces expressions : « Dieu souffla sur lui l'esprit
de vie, et l'homme fut fait âme vivante, » nous ne devons pas
entendre que c'est comme une partie de la nature de Dieu qui est devenue
l'âme- de l'homme, ce qui nous obligerait d'admettre que la nature
divine est muable, erreur dont sont convaincus les Manichéens surtout,
par la vérité même. En effet comme l'orgueil est le
père de toutes les hérésies, ils ont osé dire
que l'âme est de la nature de Dieu. Et là dessus nous les
pressons de la manière suivante: Donc, leur disons-nous, la nature
de Dieu est sujette à l'égarement et la misère; donc
elle
1. I Rétr. Ch. X, n. 3. 2. I Pierre, II, 22. 3 Luc, XXIII, 43. 4. I Cor. XV, 44-46.
est infectée de la contagion des vices et du péché;
ou bien encore, d'après vos propres aveux, elle se souille au contact
d'une nature qui lui est essentiellement contraire, et le reste autant
de conséquences que l'on ne peut croire de la nature de Dieu. L'âme
effectivement a été faite par la toute-puissance divine,
conséquemment elle n'est ni une partie de Dieu, ni la nature de
Dieu; c'est ce qui nous est expressément c1éclaré
dans un autre endroit : « Celui, dit le prophète, qui a fait
l'esprit de chacun, est lui-même l'auteur de toutes choses (1). »
Ailleurs encore il est dit : « C'est Lui qui a fait dans l'homme
l'esprit de l'homme (2). » Il est donc bien avéré par
ces témoignages que l'esprit de l'homme a été créé.
Or dans les Ecritures l'esprit de l'homme n'est rien autre chose que la
faculté raisonnable de son âme elle-même, faculté
qui le distingue des animaux et lui donne sur eux un empire naturel. C'est
dans ce sens que l'Apôtre dit : « Personne ne connaît
ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit qui est en lui (3). » On
ne pourrait donc, d'après ces témoignages, croire que l'âme
et non l'esprit a été créé, ni soutenir que
l'esprit est de la nature de Dieu, ou qu'une partie de Dieu s'est changée
en lui au moment de l'insufflation divine. C'est d'ailleurs ce que réprouve
le simple bon sens; car l'esprit de l'homme qui tantôt se trompe
et tantôt juge suivant la vérité, crie par là
qu'il est muable, ce qu'on ne peut absolument supposer de la nature de
Dieu. Mais ; dire que l'âme humaine est la propre substance de Dieu,
quand elle gémit encore sous une telle masse de vices et de misères,
c'est la plus haute expression de l'orgueil.
CHAPITRE IX. LES DÉLICES DU PARADIS.
12. Voyons maintenant le bonheur de l'homme, désigné sous le nom de paradis. Le repos que l'on goûte à l'ombre des bocages est ordinairement délicieux, c'est de l'Orient que part la lumière destinée à nos sens corporels, et là se montre d'abord le ciel, corps bien supérieur au nôtre et d'une nature plus excellente. C'est pourquoi ici encore il faut voir un sens figuré, les délices spirituelles de la vie bienheureuse; et pour le même motif il est dit que le paradis fut planté à l'Orient. Or comprenons que nos joies spirituelles sont marquées par tous ces arbres beaux à la
1. Ps. XXXII,15. 2. Zach. XII, 1. 3. I Cor. II, 11.
vue de l'intelligence, et dont les fruits sont bons à manger comme une nourriture incorruptible, la nourriture des âmes bienheureuses; car le Seigneur a dit : « Travaillez pour une nourriture qui ne se corrompt point (1) ; » telles sont toutes les connaissances qui servent d'aliment à l'âme. L' Orient désigne la lumière de la sagesse, et Eden les délices immortelles de l'âme intelligente. Car les interprètes enseignent que ce mot traduit de l'hébreu en latin, signifie délices, jouissance ou banquet. S'il a été mis ici sans traduction, c'est pour paraître indiquer quelque lieu particulier, et plus encore, pour faire une locution figurée. Par tous ces arbres qui s'élèvent de la terre nous entendons cette joie spirituelle, qui consiste à dominer la terre, à n'être pas enveloppé ni accablé par le désordre des passions terrestres. L'arbre de vie planté au milieu du paradis représente cette sagesse qui fait comprendre que sa destination est de tenir comme le milieu des choses. Si elle est supérieure à toute la nature corporelle, elle a néanmoins au dessus d'elle la nature de Dieu; ainsi elle ne doit s'égarer ni à droite en affectant ce qu'elle n'est pas, ni à gauche en dédaignant négligemment ce qu'elle est. Voilà l'arbre de vie planté au milieu du paradis. L'arbre de la science du bien et du mal rappelle aussi cette situation naturelle de l'âme entre la nature divine et la nature corporelle; car cet arbre était encore planté au milieu du paradis. Il est appelé arbre de la science du bien et du mal, parce que si l'âme qui doit s étendre vers ce qui est devant elle, c'est-à-dire vers Dieu, et oublier ce qui est derrière elle (2), c'est-à-dire les plaisirs des sens, vient à se replier sur elle-même en abandonnant Dieu, et à vouloir jouir, comme si elle était sans Dieu, des facultés de son être, elle s'enfle d'orgueil, e qui est la source de tout péché. Et lorsque la peine de cet égarement vient la frapper, elle voit par expérience combien diffère le bien qu'elle a délaissé du mal où elle est tombée. C'est, pour elle, avoir mangé du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. Quand donc il lui est commandé de manger du fruit de l'arbre qui est dans le paradis, mais de ne pas manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, il lui est interdit d'en jouir de manière à dépraver, et à corrompre comme en mangeant, l'intégrité de sa nature.
1. Jean, V, 27. 2. Philip. III,13.
CHAPITRE X. LES QUATRE FLEUVES.
12.Un fleuve sortait de l'Éden; Éden délices, plaisirs,
banquet; c'est ce fleuve dont veut parler le Psalmiste quand il dit : «
Vous les abreuverez au torrent de vos voluptés (1), » car
Éden en hébreu signifie voluptés. Ce fleuve se divise
en quatre parties et représente les quatre vertus de prudence, de
force, de tempérance et de justice. On dit que le Phison c'est le
Gange, et le Géon le Nil, ce qu'on peut remarquer encore dans le
prophète Jérémie. Ces fleuves portent donc aujourd'hui
d'autres noms, ainsi en est-il du Tibre qui d'abord s'appelait Albula.
Pour le Tigre et l'Euphrate ils ont jusqu'ici conservé leurs noms.
Ces noms cependant, désignent aujourd'hui comme je l'ai dit, des
vertus spirituelles, ce qu'on peut voir même à leur traduction
dans les langues hébraïque ou syriaque. C'est ainsi que Jérusalem,
encore que ce soit un lieu visible et terrestre, veut dire dans le sens
spirituel Cité de paix; de même Sion quoiqu'une simple montagne
de la terre, rappelle la Contemplation, et dans les allégories que
présentent les Écritures ce nom est employé souvent
pour élever l'âme à la méditation des choses
spirituelles. C'est ainsi encore que cet homme qui descendait de Jérusalem
à Jéricho, comme s'exprime Notre-Seigneur, et qui frappé,
blessé, fut laissé à demi mort parles voleurs (2),
nous oblige certainement à prendre dans le sens spirituel ces lieux,
que suivant l'histoire on trouve néanmoins sur la terre.
14. La prudence signifie la contemplation même de la vérité,
contemplation que ne peut rendre aucun langage humain parce, qu'elle est
ineffable; et vouloir la faire connaître, c'est se mettre plutôt
dans le douloureux travail de l'enfantement que de la produire au jour.
L' Apôtre nous dit lui-même qu'il a entendu là des paroles
dont l'expression est impossible à l'homme (3). Cette prudence traverse
donc la terre qui possède l'or, le rubis et la pierre d'onyx, c'est-à-dire
: la bonne règle de vie, qui purifiée de toute souillure
terrestre, brille comme l'or le plus pur; et la vérité que
ne peut vaincre aucune erreur pas plus que la nuit ne peut vaincre l'éclat
des rubis; enfin la vie éternelle désignée par la
couleur verte de la pierre d'onyx à cause de sa
1. Ps. XXXV, 9. 2. Luc, X, 30. 3. II Corinth. XII, 4.
vigueur toujours pleine de sève. Pour ce fleuve qui coule autour
de la terre d'Éthiopie, échauffée et comme embrasée
par les rayons du soleil; il signifie la force à laquelle la chaleur
de l'action donne du mouvement et de la vivacité. Le troisième
fleuve, le Tigre se dirige contre les Assyriens et rappelle la tempérance
qui résiste à la sensualité, toujours ennemie des
conseils de la prudence : aussi le terme d'Assyriens est souvent pris dans
les Écritures pour synonyme d'ennemi. Il n'est pas dit de quel côté
se dirige le quatrième fleuve, ou quelle terre il parcourt c'est
que la justice tient à tous les côtés de l'âme,
et n'est autre chose que l'ordre et léquilibre d'où résultent
l'union et lharmonie des trois autres vertus. A la tête marche la
prudence ; la force vient en second lieu; et en troisième la tempérance
: dans cette union, dans cette harmonie consiste la justice.
CHAPITRE XI. OCCUPATION DE L'HOMME DANS LE PARADIS; FORMATION DE LA FEMME.
15. L'homme fut placé dans le paradis pour y travailler et pour
le garder; ce travail était une occupation honorable et sans fatigue.
Autre chose est le travail dans le paradis, autre chose le travail sur
la terre, auquel l'homme a été condamné après
sa faute. Quant à la garde dont parle l'écrivain sacré,
elle marque la nature de cette occupation primitive de l'homme. En effet
dans le repos de la vie bienheureuse où la mort n'a point d'empire,
tout le soin se borne à conserver ce que l'on a. L'homme reçut
aussi le précepte dont nous avons déjà traité
plus haut (1) ; et la conclusion de ce précepte, exprimée
de telle sorte qu'elle ne s'adresse pas à un seul, puisqu'il est
dit avec le nombre pluriel : « Le jour où vous en mangerez,
vous mourrez, » commence déjà à faire entendre
comment la femme fut formée.
Elle fut faite, dit le texte, pour servir d'aide à l'homme afin
de produire, dans une union spirituelle, des fruits tout spirituels; c'est-à-dire
des oeuvres saintes à la louange de Dieu, l'homme commandant et
elle obéissant, l'homme étant gouverné par la sagesse,
et elle par l'homme. Car le chef de l'homme est le Christ, et l'homme est
le chef de la femme (2). Voilà pourquoi Dieu dit : « Il n'est
pas bon que l'homme soit seul.
1. Ci-dessus, ch. IX. 2. I Corinth. XI, 3.
Aussi bien, une chose encore était à réaliser:
il fallait non seulement que l'âme fût maîtresse du corps,
parce que le corps n'a que le rang de serviteur et d'esclave, mais de plus
que la raison qui fait proprement l'homme, assujettit la partie animale
de l'âme et s'en fit un aide pour commander au corps. Pour représenter
ce devoir, a été formée la femme, que l'ordre naturel
soumet à l'homme; et ce qui paraît avec une évidence
frappante dans les rapports de deux personnes, c'est-à-dire de l'homme
et de la femme, peut être aussi observé dans une seule. Car
le sens intérieur, ou la puissance virile de la raison, doit soumettre
au frein et à la règle d'une juste loi cette partie animale
qui nous sert à agir sur nos membres., de même que l'homme
doit gouverner la femme, sans lui permettre de dominer sur loi, ce qui
plongerait la famille dans le désordre et la misère.
16. Ainsi donc, Dieu fit d'abord voir à l'homme combien il l'emportait
sur les brutes, sur les animaux dépourvus de raison: c'est ce que
marque le passage où il est dit que tous les êtres animés
furent réunis devant Adam, pour qu'il vit comment ils les appellerait
et quels noms il leur donnerait. Ce qui montre en effet que l'homme est
au dessus des animaux par la raison elle-même, c'est que la raison
seule qui apprécie chacun d'eux, peut les distinguer et les désigner
chacun sous une dénomination particulière. Mais c'est là
une raison qui se révèle facilement: car l'homme comprend
vite qu'il est au dessus des brutes; ce qu'il comprend difficilement, c'est
qu'il y a en lui une partie raisonnable qui gouverne et une partie animale
qui est gouvernée.
CHAPITRE XII. LE SOMMEIL D'ADAM.
Et parce que l'homme pour voir cela a besoin d'une sagesse plus profonde;
je crois que cette vue intérieure est désignée sous
le nom du sommeil envoyé par Dieu au premier homme, quand la femme
fut formée pour lui être unie. Si l'on veut en effet reconnaître
cette vérité, il n'est pas besoin des yeux du corps, et on
la comprendra d'autant mieux et d'autant plus clairement, qu'on s'isolera
davantage des choses sensibles pour se renfermer au dedans de l'intelligence,
ce qui est comme s'endormir. Car la réflexion même qui nous
fait comprendre qu'en nous il y a une partie qui doit commander par la
raison et une autre (113) qui doit obéir à la raison, est
comme la formation de la femme, tirée d'une côte de l'homme
pour mieux marquer leur union. Ensuite pour dominer convenablement la partie
inférieure de son être et former en soi une sorte d'hymen,
où la chair ne convoite pas contre l'esprit, mais lui soit soumise,
en d'autres termes, où la concupiscence de la chair ne lutte point
contre la raison, mais plutôt cesse d'être charnelle en obéissant
à la raison, on a besoin d'une sagesse parfaite. Or le regard de
cette sagesse, parce qu'il est intérieur, secret, complètement
étranger à tout sens corporel, peut ,convenablement être
entendu sous l'image du sommeil d'Adam; car l'homme mérite d'être
le chef de la femme, quand le Christ c'est-à-dire la Sagesse même
de Dieu, est le chef de l'homme.
17. Si à la place de cette côte du premier homme, Dieu
remet de la chair, c'est pour rappeler le sentiment d'amour dont chacun
est pénétré pour son âme; on ne la traite pas
avec dureté et mépris, car on aime naturellement ceux que
l'on dirige. Il faut donc remarquer que la chair ici ne désigne
pas la concupiscence charnelle; mais bien plutôt ce qu'entendait
le Prophète quand il parlait du coeur de chair substitué,
chez le peuple de Dieu, au coeur de pierre (1). Aussi bien l'Apôtre
dit encore dans le même sens : « Non sur des tables de pierre,
mais sur les tables de chair du coeur (2). » Autre chose est en effet
une locution propre, autre chose une locution figurée telle que
celle dont nous traitons maintenant. Si donc la femme proprement dite a
d'abord été réellement formée par Dieu du corps
de l'homme, elle ne l'a été de cette manière assurément
que pour insinuer quelque mystère. Dieu manquait-il de limon pour
en faire aussi la femme? Ou bien ne pouvait-il, s'il le voulait, ôter
sans douleur une côte à Adam éveillé? Soit donc
que ce langage soit figuré, soit que l'action elle-même le
soit, ce n'est pas sans raison que Dieu a parlé ou agi de cette
manière. C'est assurément pour exprimer des mystères
et des secrets; soit ceux que notre faiblesse essaie d'exposer, soit ceux
que mettrait en lumière une interprétation meilleure, pourvu
cependant qu'elle fût conforme à la saine doctrine.
1. Ezéch. XI, 19. 2. II Cor. III, 3.
CHAPITRE XIII. UNION SPIRITUELLE.
18. L'homme donna donc un nom à sa femme comme un supérieur
à son inférieur, et il dit « Voici maintenant l'os
de mes os et la chair de ma chair. » L'os de mes os, peut être
pour marquer la force; La chair de ma chair, peut être pour marquer
la tempérance. Car on enseigne que ces deux vertus appartiennent
à la partie inférieure de l'âme, régie par la
prudence de la raison. Quant aux paroles suivantes : « Elle sera
appelée femme, parce qu'elle a été prise de
son mari, » cette étymologie n'a point passé dans notre
langue. Car on ne trouve pas comment le nom de mulier peut dériver
du nom de vir. Mais on dit que dans la langue hébraïque les
mots sont semblables : Vocabitur virago, quoniam de viro suo sumpta est.
Aussi bien le terme virago ou plutôt virgo vierge, a quelque ressemblance
avec le nom de vir, homme. Quant au nom mulier, il n'en a point : mais,
comme je l'ai dit, cela vient de la différence des langues.
19. Adam ajoute : « L'homme quittera son père et sa mère
et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une
même chair. » Je ne vois d'autre moyen d'admettre ici le sens
historique, si ce n'est en disant qu'ordinairement les choses arrivent
ainsi dans le genre humain. Mais tout cela est une prophétie dont
l'Apôtre rappelle le souvenir quand il dit : « C'est pourquoi
l'homme abandonnera son père et sa mère pour s'attacher à
son épouse; et ils seront deux dans une seule chair. C'est un grand
sacrement; je dis dans le Christ et dans l'Église (1). » Si
les Manichéens lisaient ce passage autrement qu'en aveugles, eux
qui se servent des Epîtres des Apôtres pour tromper tant de
monde, ils comprendraient comment l'on doit entendre les Écritures
de l'ancien Testament, et n'oseraient point attaquer, par des discours
sacrilèges, ce qu'ils ignorent. Adam et sa femme étaient
nus sans en rougir : ceci désigne la simplicité et la chasteté
de l'âme. Car voici encore ce que dit l'Apôtre: « Je
vous ai préparés, fiancés comme une vierge toute pure
pour un époux unique, pour Jésus-Christ. Mais je crains que
comme le serpent séduisit Eve par ses artifices, vos esprits ne
dégénèrent de la simplicité et de la chasteté
qui est dans le Christ (1). »
1. Ephès. V, 31, 32.
CHAPITRE XIV. EVE ET LE SERPENT.
20. Or le serpent signifie le diable, qui certainement n'était pas simple;. car s'il est dit que le serpent était le plus avisé de tous les animaux, c'est pour nous faire entendre sous des termes figurés sa ruse et sa malice. Il n'est pas dit que le serpent était dans le Paradis, mais il était parmi les bêtes sorties des mains de Dieu. Car le Paradis, ainsi que je l'ai dit plus haut (2), signifie la vie heureuse où n'était plus le serpent, puisqu'il était déjà le diable et qu'il était déchu de sa béatitude pour n'avoir pas voulu rester dans la vérité. Il ne faut pas s'étonner qu'il ait pu parler à la femme quand celle-ci était dans le Paradis et que lui n'y était pas. Car, ou bien la femme n'était pas dans le Paradis d'une manière locale mais plutôt par la jouissance du bonheur, ou bien en supposant qu'il y ait eu un lieu digne du nom de Paradis et dans lequel Adam et la femme habitaient corporellement, devons-nous comprendre que le diable, lui aussi, y soit entré d'une manière corporelle. ? Non, sans aucun doute, mais il n'y est entré que spirituellement, selon ce que dit l'Apôtre: « Le prince des puissances de l'air, de l'esprit qui agit maintenant sur les fils de la défiance (3). » Apparaît-il donc à ces fils, sous des traits visibles, ou est-ce d'une façon locale et sensible qu'il approche de ceux sur qui il exerce son action? Nullement, mais au moyen de merveilleux procédés il leur suggère par des pensées tout ce qu'il peut. A de telles suggestions résistent ceux qui disent vraiment ce que dit encore l'Apôtre : « Nous n'ignorons pas ses ruses (4). » Comment eut-il accès près de Judas, quand il lui persuada de livrer le Seigneur? Est-ce qu'il parut réellement à ses yeux dans un lieu déterminé? Point du tout, mais, comme le déclare l'Évangile, il entra dans son coeur (5). Or l'homme le repousse s'il garde le Paradis. Car Dieu plaça l'homme dans le Paradis pour travailler et le garder. Aussi bien il est dit de l'Église dans le Cantique des Cantiques : « C'est un jardin fermé, une fontaine scellée (5), » où certainement n'est pas admis ce méchant qui persuade le mal. Et cependant il trompe par la femme, c'est-à-dire par la partie
1. II Cor. VI, 2, 3. 2. Ci-dessus, ch IX. 3. Ephès. II 2. 4. II Cor. 11. 5. Luc, XXII, 3. 6. Cant. IV, 12.
inférieure de l'âme. Car notre raison elle-même ne
peut être amenée à consentir au péché,
si la délectation n'a été excitée dans cette
partie de l'âme qui doit obéir à la raison, comme la
femme à l'homme qui la gouverne.
21. Maintenant encore, dans chacun de nous, lorsque nous succombons
au péché, il ne se fait rien autre chose que ce qui a eu
lieu dans les rapports de ces trois êtres, le serpent, la femme et
l'homme. Car il y a d'abord la suggestion du mal, soit par la pensée,
soit par les sens, la vue, le toucher, l'ouïe, le goût ou l'odorat.
Si après cette suggestion, nous n'inclinons pas vers le péché,
le rusé serpent est repoussé; dans le cas contraire, il y
a déjà comme la défaite de la femme. Quelquefois cependant
la raison agissant avec vigueur impose silence et met un frein à
la passion déjà excitée; alors nous ne tombons point
dans le péché, mais en luttant plus ou moins nous gagnons
une couronne. Si au contraire la raison consent, si elle conclut à
l'action que la passion conseille, l'homme est comme chassé du paradis,
il perd la vie heureuse. Car le mal est imputé sans même que
le t'ait ait lieu, puisque le seul consentement rend la conscience coupable.
CHAPITRE XV. MARCHE DE LA TENTATION.
22. Il faut considérer avec soin de quelle manière ce
serpent persuada le péché. Aussi bien ceci intéresse
éminemment notre salut. Car ces malheurs ont été écrits
pour nous porter à en éviter de semblables. La femme interrogée
répondit en rappelant ce qui leur avait été prescrit,
et le serpent lui dit : « Vous ne mourrez point; car Dieu savait
que le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront
ouverts, et vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal. »
Ces paroles nous montrent que l'orgueil a été le moyen employé
pour persuader lé péché; c'est ce que prouvent en
effet les mots : « Vous serez comme des Dieux. » Quant aux
précédents : « Dieu savait que le jour où vous
aurez mangé de ce fruit vos yeux seront ouverts, » quel en
est le sens, sinon qu'il leur fut persuadé de refuser la soumission
à Dieu; de demeurer plutôt indépendants, sans rapport
avec le Seigneur; de ne plus observer sa loi, parce qu'il voyait avec peine
qu'ils se gouvernassent eux-mêmes en dehors de la lumière
(115) intérieure et en faisant usage de leur propre sagesse, comme
de leurs yeux, pour connaître le bien et le mal, quand il le leur
avait défendu ? Il leur fut donc persuadé de trop aimer leur
puissance, de vouloir être égaux à Dieu, d'user mal,
c'est-à-dire contre la loi divine, de cette condition mitoyenne
qui les soumettait eux-mêmes, tout en soumettant leurs corps à
eux-mêmes. Cette situation mitoyenne était comme le fruit
de l'arbre, planté au milieu du paradis; il leur fut donc persuadé
de laisser perdre ce qu'ils avaient reçu, pour vouloir usurper ce
qui ne leur avait pas été donné. Car Dieu ne donna
pas à la nature de l'homme de pouvoir être heureuse par sa
propre puissance, en dehors de l'action divine, parce qu'à Dieu
seul il appartient d'être heureux, dans une indépendance absolue
et par sa puissance naturelle.
23. « Et la femme, vit que le fruit était bon à
manger, qu'il était beau à voir et à connaître.
» Comment voyait-elle, si ses yeux étaient fermés?
Mais cela a été dit pour nous faire comprendre que leurs
yeux, qui furent ouverts après qu'ils eurent mangé de ce
fruit, sont les yeux par lesquels ils se voyaient nus et se déplaisaient,
c'est-à-dire les yeux de la fourberie auxquels déplaît
la simplicité. Car dès qu'on est déchu de cette intime
et très secrète lumière de la vérité,
l'orgueil ne veut plaire que par de trompeuses apparences; et c'est de
là que naît encore l'hypocrisie, avec laquelle on se croit
bien sage quand on a pu abuser et tromper celui qu'on a voulu. Ainsi la
femme donna du fruit à son mari, ils en mangèrent l'un et
l'autre et alors furent ouverts leurs yeux, comme nous l'avons dit plus
haut; alors aussi ils virent qu'ils étaient nus; c'est que leurs
yeux mêmes étaient troublés et ils jugeaient honteuse
cette simplicité que marque le terme de nudité. Afin donc
de n'être plus simples ils se firent des ceintures avec des feuilles
de figuier; ils voulaient cacher leur honte cest-à-dire la simplicité
dont rougissait alors leur orgueil mal avisé. Or les feuilles de
figuier signifient une certaine démangeaison, s'il est permis toutefois
d'employer ce mot en parlant de choses incorporelles, que produisent dans
l'esprit, d'une façon étonnante, le désir et le plaisir
du mensonge. Aussi dit-on le sel de la plaisanterie; et l'on sait que dans
les plaisanteries domine une espèce de mensonge.
CHAPITRE XVI. PRÉLUDES DU JUGEMENT D'ADAM ET D'ÈVE.
24. C'est pourquoi, comme Dieu se promenait dans le Paradis sur le soir,
c'est-à-dire se disposait à juger l'homme et fa femme; avant
donc que leur fût infligée la peine qu'ils avaient méritée,
Dieu se promenait dans le Paradis cela signifie que la présence
de Dieu se détachait pour ainsi dire de leurs âmes, eux-mêmes
n'étant plus stables dans son précepte. Sur le soir; quand
déjà le soleil se couchait pour eux, en d'autres termes,
quand cette lumière intérieure de la vérité
commentait à les quitter; ils entendirent la voix du Seigneur et
se cachèrent pour éviter sa présence. Qui fuit la
présence de Dieu et se cache devant lui, sinon le malheureux qui
l'ayant abandonné veut dès lors aimer ses propres intérêts
? Adam et Eve en effet avaient déjà le masque du mensonge.
Or quiconque est menteur parle de son fond (1). Ils se cachent donc près
de l'arbre qui était au milieu du Paradis, c'est-à-dire en
eux-mêmes; car ils ont été créés pour
tenir le milieu des choses, être au dessous de Dieu et au dessus
des corps. Ils se cachent en eux-mêmes, pour se laisser aller au
trouble et à la misère qu'engendra l'erreur, après
avoir abandonné la vérité, qui n'était point
l'essence de leur nature. L'âme humaine peut bien effectivement participer
à la vérité; mais cette vérité est Dieu
lui-même, immuable et bien au dessus de nous. Celui donc qui se détourne
de cette vérité pour se tourner vers lui-même, et qui
se glorifie et se réjouit, non d'avoir Dieu pour guide et pour lumière,
mais d'être libre dans ses mouvements, les ténèbres
du mensonge en partage. Car tout menteur parle de son propre fond; ainsi
ce déserteur de la vérité est troublé et réalise
cette parole du prophète : « Mon âme a été
troublée en moi-même (2). »
Dieu alors interroge Adam, non qu'il ignore où il en est, mais
pour l'obliger à confesser sa faute. Car Jésus-Christ Notre-Seigneur
n'ignorait pas, tout ce qu'il demandait. Or Adam répondit, après
avoir entendu la voix divine, qu'il s'était caché parce qu'il
était nu. Quelle pitoyable erreur! pouvait-il déplaire à
Dieu dans l'état de nudité où Dieu l'avait créé?
Mais le propre de l'erreur est de faire croire à l'homme que ce
qui lui déplaît, déplaît aussi à Dieu.
Cependant il faut comprendre
1. Jean, VIII, 44. 2. Ps. XLI, 7.
dans un sens très relevé ce que dit le Seigneur : «
Qui t'a fait connaître que tu étais nu, si ce n'est que tu
as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu de manger?
» Adam en effet était nu d'abord, c'est-à-dire exempt
de dissimulation, mais il était revêtu de la lumière
divine. S'en étant détourné pour se tourner vers lui-même,
ce que signifie avoir mangé du fruit de l'arbre, il vit sa nudité
et se déplut parce qu'il n'avait en propre aucun bien.
CHAPITRE XVII. EXCUSES D'ADAM ET D'ÈVE. CHATIMENT DU SERPENT.
25. Ensuite, selon la coutume de l'orgueil, il ne s'accuse pas d'avoir
écouté la femme, mais il rejette sa faute sur elle; et en
le faisant, il veut par une vaine subtilité et comme par suite de
la fourberie que le misérable conçoit, rendre Dieu lui-même
responsable de son péché. Car il ne dit pas seulement : «
La femme m'a donné du fruit, » il va plus loin et dit. «
La femme que vous m'avez donnée. » Rien de plus ordinaire
aux pécheurs que de vouloir attribuer à Dieu ce dont ils
sont accusés, et ce mouvement vient de l'esprit d'orgueil. L'orgueil
en effet fait que l'homme ayant péché en voulant être
égal à Dieu, c'est-à-dire absolument indépendant
comme Dieu lui-même est indépendant puisqu'il est le maître
de tout, et ne pouvant l'égaler en grandeur, s'efforce, quand il
est déchu et qu'il gît dans son péché, de rendre
Dieu semblable à lui. Ou plutôt encore il veut montrer que
Dieu a péché et que lui-même est innocent. De son côté
la femme étant interrogée rejette la faute sur le serpent.
Adam avait-il donc reçu une épouse pour se soumettre à
elle et non plutôt pour la faire obéir à ses ordres
? et la femme ne pouvait elle garder le commandement de Dieu plutôt
que d'écouter les paroles du serpent?
26. Le serpent n'est pas interrogé, mais il reçoit le
premier sa peine, parce qu'il ne peut s'avouer coupable ni s'excuser d'aucune
manière. Or cette condamnation du serpent n'est pas celle qui lui
est réservée au jugement dernier et dont parle Notre-Seigneur
quand il dit : « Allez au feu éternel, quia été
préparé au diable et à ses anges (1) ; » il
s'agit ici de la peine qui nous le rend redoutable et nous oblige à
nous en garder. Car sa peine est d'avoir en sa puissance
1. Matt. XXV, 41.
ceux qui méprisent les commandements de Dieu. C'est ce que déclarent
les paroles dans lesquelles la sentence lui est dénoncée;
cette peine est même d'autant plus grande, qu'il est réduit
à se réjouir d'une si malheureuse puissance, lui qui avant
de tomber était habitué à mettre son plaisir dans
la vérité souveraine où il ne voulut pas se maintenir.
Aussi les bêtes mêmes lui sont préférées,
non comme ayant plus de puissance, mais comme ayant mieux conservé
leur nature. Elles n'ont en effet perdu aucune béatitude céleste,
puisque jamais elles n'en ont joui, et elles passent leur vie avec la nature
qu'elles ont reçue. Il est donc dit à cet esprit méchant
: « Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre. » C'est
ce qu'on remarque aussi dans la couleuvre; et ce qui convient à
cet animal visible, est, par métaphore, appliqué à
l'invisible ennemi de l'homme. Sous le nom de poitrine est désigné
l'orgueil, parce que la poitrine est le siège des mouvements impétueux
de l'âme; pour le nom de ventre il désigne la concupiscence
charnelle, parce que le ventre est la plus molle des parties sensibles
du corps. Et comme, au moyen de l'orgueil et de la concupiscence charnelle,
le diable s'insinue près de ceux qu'il veut séduire, il lui
a été dit pour cela : « Tu ramperas sur ta poitrine
et sur ton ventre. »
CHAPITRE XVIII. INIMITIÉ DU SERPENT ET D'ÈVE.
27. « Et tu mangeras la terre, lui est-il dit encore, tous les
jours de ta vie; » en d'autres termes, tous les jours où tu
dois exercer cette puissance, avant que vienne te frapper la dernière
peine du jugement. Car ce temps d'un pouvoir qui le réjouit et dont
il s'honore semble être celui de sa vie. Les paroles donc : «
Tu mangeras la terre, » peuvent être comprises dans deux sens
: ou bien ils t'appartiendront, ceux que tu auras trompés par l'attachement
aux choses terrestres, c'est-à-dire les pécheurs que désigne
le nom de terre; ou du moins ces paroles figurent un troisième genre
de tentation, qui est la curiosité. Car manger la terre, c'est sonder
des profondeurs et des obscurités mais des profondeurs et des obscurités
temporelles et terrestres.
28. Dieu ne met pas d'inimitié entre le serpent et l'homme,
il en met seulement entre lui (117) et la femme. Est-ce parce que le démon
ne trompe et ne tente pas les hommes ? Il est manifeste qu'il les trompe.
Est-ce parce qu'il n'a abusé que la femme et non Adam? Mais pour
n'avoir fait parvenir l'imposture jusqu'à lui que par le moyen de
la femme, en est-il moins son ennemi ? D'ailleurs c'est au temps futur
que Dieu parle quand il dit: « Je mettrai l'inimitié entre
toi et la femme. » Et si l'un dit que le démon n'a pu désormais
séduire Adam, nous répondrons qu'il n'a pas non plus séduit
Eve. Pourquoi donc ces paroles, si ce n'est pour nous montrer clairement
que nous ne pouvons être tentés par le diable, qu'au moyen
de cette partie animale dont nous avons déjà beaucoup parlé
plus haut et qui présente dans un seul l'homme comme l'image et
la similitude de la femme? Il y a aussi des inimitiés établies
entre la semence du diable et celle de la femme; la semence du diable signifie
les suggestions perverses, et celle de la femme, les fruits de bonnes oeuvres
par lesquels on résiste à la tentation du mal. Le diable
observe la plante du pied de la femme, afin de la mettre sous son joug,
si elle se laisse aller à des joies défendues; de son côté
elle observe la tête du serpent, afin de le repousser dès
que se fait sentir la tentation du mal.
CHAPITRE XIX. PEINE INFLIGÉE A LA FEMME.
29. Point de difficulté relativement au châtiment de la femme. En effet il est évident qu'elle est soumise à des douleurs multipliées et qu'elle pousse bien des gémissements dans les angoisses de cette vie. Quant `aux enfantements douloureux, ils se réalisent chez la femme proprement dite; il faut néanmoins les considérer dans l'invisible partie de nous-mêmes que représente la femme. Effectivement les femelles même des animaux sans raison mettent au jour leurs petits avec douleur, et pour elle c'est la condition de leur mortalité plutôt que la peine du péché. Il peut donc se faire que pour les femmes aussi cette douleur soit naturelle à leurs corps mortels; mais le grand supplice est que d'immortels qu'ils étaient leurs corps sont devenus mortels. Néanmoins il y a dans cette sentence une profonde et mystérieuse signification; c'est qu'on ne s'abstient jamais de ce que prétend la volonté de la chair, sans éprouver d'abord de la douleur jusqu'au moment oit l'habitude du bien est formée. Cette habitude formée est comme un fils qui vient de naître; c'est l'inclination disposée au bien par l'habitude. Pour faire naître cette bonne habitude on a résisté avec douleur à l'habitude mauvaise. Que signifient encore ces mots qui expriment la suite de l'enfantement: « Tu te tourneras vers ton mari et il te dominera (1).? » Est-ce que la plupart des femmes et même presque toutes n'enfantent pas en l'absence de leurs maris et ne sont pas après l'enfantement dans l'impossibilité de se tourner vers eux ? Ces femmes superbes et qui dominent leurs maris perdent-elles ce vice après avoir enfanté et se laissent-elles dominer par eux? Loin de là; elles croient qu'en devenant mères elles ont acquis une dignité nouvelle et se montrent ordinairement plus orgueilleuses. Pourquoi donc après ces mots: « Tu enfanteras dans la douleur, » a-t-il été ajouté : « Et tu te tourneras vers ton mari, et il te dominera, » si ce n'est pour marquer que cette partie de l'âme qu'attachent les plaisirs des sens, obéit avec plus de soin et de zèle à la raison comme à un mari, quand pour vaincre telle ou telle habitude mauvaise elle a éprouvé de la douleur et dés difficultés, et qu'instruite pour ainsi dire au moyen même de ce pénible combat elle se tourne vers la raison, reçoit et exécute volontiers ses ordres pour ne point tomber de nouveau dans quelque habitude pernicieuse? Ainsi donc ce qui paraît malédiction devient commandement, pour qui lit avec l'esprit les choses spirituelles. Car la loi est spirituelle (2).
CHAPITRE XX. CHATIMENT DE L'HOMME.
30. Que dirons-nous aussi de la sentence portée contre l'homme ? Les riches qui sont pourvus des moyens les plus faciles d'existence et qui ne cultivent point la terre, out-ils échappé à la peine énoncée en ces termes? « La terre pour toi sera maudite désormais. Tu mangeras de ses fruits dans la tristesse et les gémissements de ton cur tous les jours de ta vie. Elle te produira des ronces et des épines et tu mangeras l'herbe de ton champ. Tu mangeras ton pain à la sueur, de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré, car tu es terre et tu retourneras en terre (3)? » Mais certainement il est manifeste que personne n'échappe à l'effet de cette sentence. Car la tristesse et les travaux que la terre ménage à. l'homme ne sont autre-
1. Gen. III, 16. 2. Rom. VII, 14. 3. Gen, III, 17-19.
chose que la difficulté pour tous, durant cette vie, de trouver
la vérité, et cela par suite de l'état corruptible
du corps.
En effet, comme le déclare Salomon, « le corps, qui se
corrompt appesantit l'âme et cette demeure terrestre abat l'esprit
dans une multitude de préoccupations (1). » Les épines
et les ronces sont les embarras des questions tortueuses, ou les pensées
qui ont pour objet les soins de cette vie et qui ordinairement, si elles
ne sont extirpées et rejetées du champ de Dieu, étouffent
la parole pour l'empêcher de fructifier dans l'homme, selon l'enseignement
évangélique de Notre-Seigneur (2). Maintenant encore la nécessité
veut que nous soyons instruits de la vérité par le moyen
des yeux et des oreilles du corps; d'un autre côté il est
difficile de résister aux illusions qui dé ces sens pénètrent
dans l'âme, quoique les mêmes sens nous transmettent aussi
la vérité. Quel est donc, au milieu d'une perplexité
pareille, celui dont le visage ne sue pas pour manger son pain? C'est ce
que nous devons souffrir tous les jours de notre vie, c'est-à-dire
de cette vie qui aura un terme. Cette sentence regarde celui qui cultive
le champ de son âme; il souffre cela jusqu'à ce qu'il retourne
dans la terre dont il a été formé: en d'autres termes,
jusqu'à ce qu'il sorte de la vie présente. L'homme en effet
qui cultive ce champ intérieur et gagne son pain quoique avec peine
peut endurer ce travail jusqu'à la fin de cette vie; mais après
cette vie il n'est point nécessaire qu'il en soit chargé.
Quant à celui qui laisse sans culture le champ dont il s'agit, il
subit dans toutes ses uvres la malédiction portée contre
sa terre, durant la vie de ce monde, après laquelle il éprouvera
le feu du purgatoire ou la peine éternelle. Ainsi personne n'échappe
à la sentence; mais il faut faire en sorte que du moins on n'en
ressente point l'effet au delà du tombeau.
CHAPITRE XXI. NOM DONNÉ A ÈVE APRÈS SON PÉCHÉ. LES TUNIQUES DE PEAUX.
31. Qui ne doit être surpris qu'après son péché et la sentence du jugement de Dieu, Adam ait appelé sa femme du nom de Vie, comme étant mère des vivants (3) : tandis qu'elle a mérité la mort et se trouve destinée à mettre au monde des hommes mortels? L'Écriture n'avait-elle donc pas en vue ces fruits mystérieux, après l'enfantement
1. Sag. IX, 15. 2. Marc, IV, 18,19. 3. Gen. IV, I.
douloureux desquels la partie inférieure de l'âme se tourne
vers la raison pour être soumise à son empire et desquels
nous avons parlé précédemment? Dans ce sens en effet
elle est la vie et la mère des vivants. Car la vie souillée
par le péché est appelée mort dans l'Écriture.
Ainsi l'Apôtre dit qu'une veuve qui vit dans les délices est
morte (1), et nous voyons que le péché lui-même nous
est présenté sous le nom et l'image d'un cadavre dans cet
endroit de l'Ecclésiastique : « Celui qui se lave après
avoir touché un mort et qui le touche de nouveau, à quoi
lui sert de s'être lavé? Ainsi en est-il de celui qui jeûne
après ses péchés, et qui marchant dans la même
voie les commet derechef (2). » Ici en effet mort est pour
péché; abstinence et jeûne après le péché
correspond au bain, c'est-à-dire à la purification obligatoire
quand on a touché un mort, et retourner à son péché
c'est toucher de nouveau un mort. Pourquoi donc cette partie animale de
notre âme qui doit obéir à la raison, comme la femme
à son mari, ne serait-elle pas appelée vie, quand par la
raison elle-même elle aura conçu de la parole de vie une bonne
règle de conduite? et quand se retenant sur la pente du vice quoiqu'
avec peine et gémissement, elle aura par sa résistance à
une mauvaise habitude, produit une habitude louable pour le bien, pourquoi
ne serait-elle pas appelée mère des vivants, c'est-à-dire
des actes dont la droiture et la bonté font le caractère;
actes auxquels sont opposés les péchés que nous avons
dit pouvoir être désignés sous le nom de cadavre ?
32. Car pour cette autre mort que tous, enfants d'Adam, nous devons
d'abord à notre nature, et dont Dieu menaçait en donnant
le précepte de ne pas manger du fruit de l'arbre de la science du
bien et du mal, elle est indiquée parla tunique de peaux. Adam et
Eve se firent eux-mêmes des ceintures de feuilles de figuier et Dieu
leur fit des tuniques de peaux 3 : c'est-à-dire qu'eux-mêmes
cherchèrent le plaisir de mentir librement après avoir détourné
leurs yeux de la vérité, et que Dieu condamna leurs corps
à cette condition mortelle de la chair, où peuvent se cacher
les curs faux. Car il ne faut pas croire que dans les corps tels qu'ils
doivent être au ciel, puissent se dissimuler les pensées comme
dans les corps tels qu'ils sont sur la terre. Si même ici bas certains
mouvements des âmes se peignent sur les traits du visage et surtout
dans les yeux, comment la subtilité et la simplicité des
corps dans le ciel pourraient-elles
1. Tim V, 6. 2. Eccli. XXXIV, 30, 31. 3. Gen. III, 7, 21.
permettre à un seul mouvement de l'âme de se voiler? Aussi
mériteront-ils cette demeure et cette heureuse transformation qui
les rendra semblables aux anges, ceux qui dans la vie présente,
lors même qu'ils peuvent cacher le mensonge sous les tuniques de
peaux, le haïssent pourtant et l'évitent par un ardent amour
de la vérité écartant seulement ce que les auditeurs
ne peuvent supporter, et ne mentant jamais; car viendra le temps où
rien ne restera couvert, et il n'est aucun secret qui ne doive être
manifesté un jour (1).
Nos premiers parents furent dans le paradis, quoique déjà
frappés de la sentence divine, jusqu'au moment où ils se
virent couverts des tuniques de peaux, c'est-à-dire voués
à la mortalité de cette vie. Et quel signe plus frappant
de la mort corporelle qui nous attend pouvait leur être donné,
que ces peaux ordinairement arrachées aux bêtes qui ont perdu
la vie? Ainsi donc quand l'homme veut être Dieu, non par une imitation
légitime, mais par un orgueil criminel et en violant les préceptes
divins, il est ravalé jusqu'à la condition mortelle des bêtes.
CHAPITRE XXII. ADAM HORS DU PARADIS.
33. C'est pourquoi la loi divine le tourne en dérision parla
bouche même de Dieu, et cette dérision nous avertit de nous
garder de l'orgueil autant que nous en sommes capables.
« Voilà, dit le Seigneur, qu'Adam est devenu comme un
de nous pour la science de connaître le bien et le mal (2). »
Les mots tanquam unus ex nobis font une locution équivoque qui présente
une figure : car ces mots peuvent être compris de deux manières;
ou bien dans ce sens qu'Adam est devenu lui-même en quelque sorte
un Dieu, comme on dit : unus ex senatoribus, pour désigner quelqu'un
qui est vraiment sénateur; et alors c'est une moquerie : ou bien
dans ce sens qu'il serait vraiment un Dieu, par le bienfait de son Créateur
et non par nature, s'il avait voulu lui demeurer soumis. Ainsi on dit ex
consulibus ou pro consulibus en parlant de celui qui n'est plus consul.
Mais en quoi est-il devenu comme l'un de nous? C'est par rapport à
la connaissance du bien et du mal. L'homme donc saura par expérience,
en le ressentant, le mal que Dieu connaît par sagesse; il verra,
en souffrant sa peine
1. Matt. X, 26. 2. Gen. III, 22.
qu'il ne peut éviter, l'effet de cette puissance du Très
Haut, dont il n'a pas voulu subir l'action de plein gré et dans
son état de bonheur.
34. « Et alors, pour qu'Adam n'étendit pas la main sur
l'arbre de vie, afin de vivre éternellement, Dieu le chassa, dimisit,
du paradis (1). » Si l'on veut presser le terme dimisit, on voit
qu'il signifie plutôt laisser aller que chasser, ce qui parait très
juste, pour marquer que par le poids de ses péchés Adam était
poussé de lui-même dans le lieu qui convenait à son
état. C'est ce qu'éprouve ordinairement l'homme méchant,
quand après avoir commencé à vivre avec les bons,
il ne s'améliore pas : le poids de sa mauvaise habitude l'entraîne
loin de cette société des gens de bien: ceux-ci ne le chassent
pas malgré lui, mais ils le laissent aller selon ses désirs.
Dans les mots précédents: « Ne porrigeret Adam manum
suant ad arborem vitae, » il y a encore une façon de parler
équivoque. Nous parlons de cette sorte, soit quand nous disons:
« Ideo te moneo ne iterum facias quod fecisti, » et nous voulons
alors qu'on ne fasse plus ce que l'on a fait; soit quand nous disons :
Ideo te moneo ne forte sis bonus; et nous voulons alors qu'on devienne
bon. C'est comme s'il y avait : je t'avertis, ne désespérant
pas que tu puisses être bon. L'Apôtre dit de la même
manière : Ne forte det illis Deus poenitentiam ad vognoscendam veritatem,
exprimant le désir et la possibilité de la pénitence
et de la connaissance de la vérité pour ceux dont il parle
(2). On peut donc croire que l'homme est sorti du Paradis pour être
livré aux peines et aux travaux de la vie présente, afin
qu'un jour il étende la main sur l'arbre de vie et vive éternellement
: or l'extension de la main marque bien la croix par le moyen de laquelle
on recouvre la vie éternelle. Si néanmoins nous comprenons
les mots: Ne manum porrigat et vivat in aeternum, non dans le sens optatif,
mais dans le sens prohibitif, il n'est pas injuste qu'après le péché
la vote de la sagesse ait été fermée à l'homme,
jusqu'à ce qu'au moment déterminé il revive par la
miséricorde divine après avoir été mort, et
qu'il se retrouve après avoir été perdu. L'homme est
donc sorti du paradis de délices pour travailler sur la terre dont
il a été formé, cri d'autres termes, pour travailler
dans ce corps mortel, et mériter s'il est possible, la grâce
du retour. Or il demeura à l'opposé du paradis (3), c'est-à-dire
dans la misère, de tout point opposée à la vie bienheureuse.
J'estime
1. Gen. III, 23. 2. II à Timoth. II, 26. 3. Gen. III, 24.
en effet que le nom de paradis signifie la vie bienheureuse.
CHAPITRE XXIII. LE CHÉRUBIN ET SON GLAIVE.
35. « Or Dieu plaça à la porte du Paradis un «
Chérubin avec un glaive flamboyant qu'il « agitait, pour garder
la voie de l'arbre de vie (1); » ou bien avec un glaive sans cesse
agité. Le mot Chérubin, comme le veulent ceux qui ont traduit
de l'hébreu les saintes Écritures, se rend par plénitude
de la science. Quant au glaive flamboyant et toujours agité, il
désigne les peines temporelles; car le propre du temps est une mobilité
continuelle, et toute tribulation agit en quelque sorte comme le feu. Mais
autre chose est de subir l'action du feu pour être consumé;
autre chose de la subir pour se purifier. L'Apôtre dit: « Qui
est scandalisé sans que je brûle (2) ? » Or ce sentiment
le purifiait plutôt parce qu'il venait de la charité. Les
tribulations que souffrent les justes ont aussi rapport à ce glaive
de feu : « Car de même que l'or et l'argent sont éprouvés
dans le feu, ainsi les hommes agréables à Dieu le sont dans
le creuset de l'humiliation, » est-il dit (3) ; et encore «
La fournaise éprouve les vases d'argile, et la tribulation, les
hommes justes (4). Puis donc que Dieu corrige celui qu'il aime, et flagelle
tout « enfant qu'il regarde d'un air favorable (5), » selon
ce que dit l'Apôtre : « sachant que la tribulation opère
la patience, la patience l'épreuve (6), » nous lisons, nous
entendons et il faut croire que la plénitude de la science et le
glaive flamboyant gardent l'arbre de vie. Personne donc ne saurait y arriver
que par ces deux moyens, c'est-à-dire par le support des peines
et la plénitude de la science.
36. Mais si pour parvenir à l'arbre de vie les hommes sont assujettis
à porter le poids de l'affliction et de la douleur durant presque
toute la vie présente, la plénitude de la science parait
être le partage du petit nombre seulement; de manière que
tous ceux qui arrivent à l'arbre de vie ne paraissent pas y atteindre
parla plénitude de la science, encore que tous endurent le poids
des peines marquées par ce glaive de feu toujours en mouvement.
Mais en songeant à ce que dit l'Apôtre : « La plénitude
de la loi c'est la charité (7), » en remarquant aussi que
la charité se trouve renfermée dans ce double précepte
: « Tu « aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur
1. Gen. III, 24. 2. II Cor. XI, 29. 3. Eccli. II, 5. 4. Ibid. XXVII, 6. 5. Hébr. XII, 6. 6. Rom. V, 3,4 . 7. Rom. XIII, 10.
et de toute ton âme et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain
comme toi-même, » que, de plus, « ces deux commandements
contiennent toute la loi et les prophètes (1), » nous comprenons
sans aucune difficulté qu'on arrive à l'arbre de vie non
pas uniquement parle glaive de feu agité en tous sens, c'est-à-dire
par le support des , peines temporelles, mais en outre par la plénitude
de la science, c'est-à-dire par la charité (1), l'Apôtre
disant : « Si je n'ai pas la charité je ne suis rien (2).
»
CHAPITRE XXIV. ADAM ET ÈVE; LE CHRIST ET L'ÉGLISE.
33. J'ai promis d'étudier dans cet écrit les choses accomplies, et je crois l'avoir fait suffisamment; j'ai promis de les considérer aussi au point de vue prophétique, c'est ce qu'il me reste à faire eu peu de mots. J'espère en effet qu'après avoir placé d'abord comme un jalon qui frappe tous les yeux et vers lequel on peut tout rapporter, notre travail ne sera pas long. L'Apôtre donc voit un grand mystère dans ces paroles : « Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse et ils seront deux dans une même chair; » ce que lui-même explique en ajoutant : « Je dis en Jésus-Christ et dans l'Église (3). » Ainsi donc ce qui s'est accompli historiquement dans Adam, désigne ce qui devait s'accomplir prophétiquement dans le Christ, qui a quitté son Père comme il le déclare quand il dit: «Je suis sorti de mon Père et je suis veau en ce monde (4). » Il l'a quitté, non pas en changeant de lieu, puisque Dieu n'est renfermé dans aucun espace; ni en se détournant de lui par le péché, comme font les apostats; mais en apparaissant aux hommes dans la nature humaine lorsque, Verbe, il s'est fait homme et qu'il a habité parmi nous (5). Ceci encore ne signifie pas qu'il a changé sa nature divine, mais qu'il a pris une nature inférieure, la nature de l'homme. A cet acte se rapportent aussi les paroles de l'Apôtre : « Il s'est anéanti lui-même (6) ; » car il n'est pas apparu aux hommes avec cette gloire éclatante dont il jouit dans le sein de son Père; mais il a voulu condescendre à leur faiblesse, puisqu'ils n'avaient pas 1e cour assez pur pour voir le Verbe, qui dès le principe est Dieu en Dieu (7). Qu'expriment donc ces mots: Il a quitté son Père? Evidemment qu'il n'est point apparu aux hommes comme il est en
1. Matt. XXII, 37-40. 2. I Cor. XIII, 2. 3. Ephès. V, 31,
32. 4. Jean, XVI, 28. 5. Jean, I, 14. 6. Philip. II, 7. 7. Jean,
I, 1.
son Père. Il a aussi quitté sa mère, c'est-à-dire
les anciennes et charnelles observances de la Synagogue, qui était
sa mère comme appartenant à la race de David selon la chair,
et il s'est attaché à son épouse, c'est-à-dire
à l'Église pour être deux dans une même chair.
L' Apôtre dit effectivement qu'il est le chef de l'Église
et que l'Église est son corps (1). Aussi s'est-il endormi à
son tour, mais du sommeil de sa passion pour la formation de l'Église
son épouse; sommeil qu'il célèbre ainsi par l'organe
du prophète : « Je me suis endormi, j'ai goûté
le sommeil, et je me suis éveillé parce que le Seigneur m'a
pris sous sa protection (2). » L' Église son épouse
a été formée de son côté, je veux dire
parla foi aux tourments qu'il a endurés et au baptême qu'il
a établi; car son côté percé d'une lance répandit
du sang et de l'eau (3). De plus « il a été formé,
comme je viens de le rappeler, de la race de David selon la chair; »
ainsi que parle l'Apôtre (4), c'est-à-dire il a été
formé en quelque sorte du limon de la terre quand il n'y avait point
d'homme pour la cultiver: nul homme en effet n'a concouru à la formation
du Christ avec la Vierge qui est sa mère. « Une source jaillissait
de la terre et en arrosait toute la face. » La face de la terre,
c'est-à-dire la dignité de la terre, est-elle autre chose
ici que la mère du Seigneur, la vierge Marie, en qui s'est répandu
l'Esprit-Saint, désigné dans l'Evangile sous les figures
de fontaine et d'eau vive (5)? C'est donc aussi comme du limon qu'à
été formé l'homme divin, établi dans le paradis
pour y travailler et le garder, c'est-à-dire fixé dans la
volonté du Père pour l'accomplir et l'observer toujours.
CHAPITRE XXV. LES MANICHÉENS ET LE SERPENT.
38. Nous aussi nous avons reçu en sa personne le commandement qui lui a été fait; car chaque Chrétien représente le Christ, qui a dit lui-même : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c'est à moi que vous l'avez fait (6). » Et plaise à Dieu que selon le précepte divin nous jouissions de tous les fruits du Paradis, c'est-à-dire des délices de l'esprit. Or les fruits de l'esprit, dit l'Apôtre, «sont la charité, la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (7) ; que nous ne touchions pas à l'arbre de la science du bien et du mal planté au milieu du Paradis,
1. I Colos. I, 18. 2. Ps. III, 6. 3. Jean. XIX, 34. 4. Rom. I, 3. 5. Jean, VII, 38, 39. 6. Matt. XXV, 40. 7. Gal. V, 22,23.
c'est-à-dire que nous ne voulions pas nous enorgueillir de notre nature qui tient le milieu, comme nous l'avons déjà dit, et que nous n'éprouvions pas, une fois déçus, la différence qu'il y a entre la foi catholique toujours simple et la dissimulation des hérétiques! Ainsi en effet nous parvenons au discernement du bien et du mal. « Car, est-il dit, il faut qu'il y ait même des hérésies, afin que l'on connaisse parmi vous ceux qui sont à l'épreuve (1). » Aussi le serpent signifie dans le sens prophétique le venin des hérétiques, surtout des Manichéens et en général des ennemis de l'ancien Testament. Car je ne crois pas que rien ait été plus clairement prédit dans le serpent que ces sortes d'hommes ou plutôt que la nécessité de l'éviter en leur personne. Il n'en est point effectivement qui promette avec plus de verbiage et de jactance la science du bien et du mal : et c'est dans l'homme lui-même, comme dans un arbre planté au milieu du paradis, qu'ils s'engagent à faire trouver cette connaissance. Et cette autre assurance : « Vous serez comme des dieux » quels autres la donnent plus qu'eux ? Leur sot orgueil, pour se communiquer, ne montre-t-il pas l'âme comme étant de la nature même de Dieu? Quels autres encore sont mieux rappelés par ces yeux qui s'ouvrent après le péché; puisque, laissant de côté la lumière intérieure de la sagesse, ils poussent à l'adoration de ce soleil visible ? A la vérité tous les hérétiques séduisent généralement par une vaine promesse de science, ils blâment ceux qu'ils trouvent en possession de la simple foi, et parce qu'ils persuadent des choses toutes charnelles, ils appliquent leurs efforts à faire ouvrir, pour ainsi parler, les yeux de la chair pour obscurcir l'oeil intérieur. Mais les Manichéens ont horreur de leurs corps même, non à cause de la mortalité dont nous avons encouru la juste peine en. péchant, mais pour nier que Dieu en soit le Créateur. Ne dirait-on pas que leurs yeux charnels se sont ouverts et qu'eux aussi rougissent de leur nudité?
CHAPTRE XXVI. ENCORE LES MANICHÉENS ET LE SERPENT.
39. Rien cependant ne lés désigne et ne les signale avec plus de force que ce que dit le serpent: « Sans aucun doute vous ne mourrez point; car Dieu savait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit vos yeux seront ouverts. » Ils
1. I Cor. XI, 19.
croient en effet que ce serpent est le Christ lui-même : et c'est
selon eux, je ne sais quel Dieu de la nation des ténèbres
qui par envie a défendu de toucher à l'arbre de la science
du bien et du mal, comme pour se réserver cette connaissance. Une
telle opinion a donné naissance, je crois, à une certaine
secte d'Ophites qui adorent, dit-on, un serpent pour le Christ, sans considérer
ce que dit l'Apôtre : « Je crains que comme le serpent a séduit
Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent (1). » Je
pense donc qu'il s'agit d'eux dans cette prophétie. Or c'est notre
concupiscence charnelle que séduisent les paroles du serpent, et
à son tour elle fait tomber dans le piège Adam, non pas le
Christ mais le Chrétien. Pourtant si celui-ci voulait observer le
commandement de Dieu et vivre, avec persévérance, de la foi,
jusqu'à ce qu'il fût capable de comprendre la vérité;
en d'autres termes, s'il travaillait dans le Paradis et gardait avec soin
ce qu'il a reçu, il n'oublierait pas sa dignité jusqu'à
recouvrir quand sa chair lui déplaît comme une nudité,
aux déguisements charnels du mensonge, ainsi qu'à des feuilles
de figuier, pour s'en faire une ceinture. N'est-ce pas ce que font ces
misérables hérétiques, lorsqu'ils mentent au sujet
du Christ et le représentent comme ayant menti lui-même ?
Ils se cachent en quelque sorte de devant la face de Dieu, lorsqu'ils désertent
la vérité pour leurs mensonges. « Ils détourneront,
dit l'Apôtre leur entendement de la vérité et se livreront
à des fables (2). »
40. Et qu'on le remarque bien, ce serpent, ou cette erreur des hérétiques
qui tente l'Église et dont l'Apôtre signale le danger quand
il dit: « Je crains que comme le serpent séduisit Eve par
son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent; » cette erreur, dis-je,
rampe sur la poitrine, sur le ventre et mange la terre. Car elle ne trompe
que les orgueilleux qui en s'arrogeant ce qu'ils ne sont pas, croient tout
aussitôt que l'âme humaine est clé la même nature
que le Dieu suprême; ou que les hommes dominés par les désirs
charnels, qui, entendent dire volontiers que ce qu'ils font de honteux
ne vient pas d'eux-mêmes mais de la nation ténébreuse;
ou enfin que les hommes envieux, qui goûtent seulement les choses
de la terre et envisagent d'un oeil terrestre les choses spirituelles.
Il y aura des inimitiés entre ce serpent et la femme, entre la race
de l'un et la race de l'autre, si celle-ci met au jour des fruits, quoiqu'
avec
1. II Cor. XI, 3. 2. II Tim. IV, 4.
douleur, et se tourne vers l'homme pour se soumettre à son empire.
On peut en effet reconnaître par là qu'il n'y a pas en nous
une partie qui ait Dieu pour auteur et une autre qui appartienne à
la nation des ténèbres, comme disent les Manichéens,
mais plutôt que ce qui doit gouverner dans l'homme, comme ce qui
doit être gouverné, vient également de Dieu suivant
ces paroles de l'Apôtre : « L'homme, il est vrai, ne doit point
voiler sa tête parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu, mais
la femme est la gloire de l'homme : car l'homme ne vient pas de la femme
mais la femme vient de l'homme. L'homme en effet n'a pas été
créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. C'est pourquoi
la femme doit porter un voile sur la tête à cause des anges.
Du reste, ni l'homme n'est point sans la femme, ni la femme sans l'homme
dans le Seigneur. Car comme la femme a été tirée de
l'homme, ainsi l'homme maintenant est par la femme, mais tout vient de
Dieu (1). »
CHAPITRE XXVII. CHUTE ET CHATIMENT D'ADAM.
41. Maintenant donc qu'Adam travaille en son champ et, s'il y rencontre des ronces et des épines, qu'il voie là, non l'effet de la nature mais la peine du péché, et qu'il l'attribue, non à je ne sais quelle nation des ténèbres, mais au juste jugement de Dieu, parce que là règle de la justice est de donner à chacun ce qui lui revient. Que lui-même présente à la femme la nourriture céleste qu'il a reçue de son chef qui est le Christ, sans se laisser imposer par elle une nourriture défendue, cest-à-dire les doctrines trompeuses des hérétiques offertes avec grande promesse de science, et la prétendue révélation des secrets qu'ils font entrevoir pour ménager à l'erreur plus dé succès. Car c'est l'orgueilleuse et inquiète prétention des hérétiques, qui sous l'image d'une femme dans le livre des Proverbes, fait entendre ces paroles « Qu'il se détourne et vienne à moi, celui qui est insensé; » elle engage ainsi ceux qui du côté de l'esprit sont dépourvus de ressources et leur dit: « Mangez avec délices le pain pris en secret, goûtez avec douceur les eaux dérobées. (2) » Et pourtant il est nécessaire, que si guidé par l'envie de mentir qui fait croire que le Christ a menti lui-même, on se laisse prendre à de tels discours, on reçoive aussi, par jugement divin, une tunique
1 I Cor. XI, 7,12. 2. Prov. IX, 16, 17.
de peau. Ce nom me semble ne pas désigner dans la prophétie
la mortalité du corps marquée dans le sens historique, dont
nous avons traité précédemment, mais les illusions
qui naissent des sens matériels et qui par un châtiment divin
poursuivent le menteur et le jettent dans les ténèbres. Celui-ci
est ainsi chassé du paradis, c'est-à-dire de la foi Catholique
et de la vérité, pour demeurer à l'opposé du
paradis, en d'autres termes, pour contredire cette même foi. Et si
quelque jour il revient à Dieu premièrement par le moyen
du glaive flamboyant, c'est-à-dire des tribulations temporelles,
reconnaissant et pleurant ses péchés, et en accusant, non
plus une nature étrangère dont l'idée est chimérique,
mais en s'accusant lui-même afin de mériter son pardon; secondement
par la plénitude de la science, cest-à-dire parla charité
aimant de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit,
Dieu qui, toujours immuable est au dessus de tout, et le prochain comme
soi-même, il parviendra à l'arbre de vie et vivra éternellement.
CHAPITRE XXVIII. RÉSUMÉ ET RÉFUTATION DES IMPOSTURES MANICHÉENNES.
42. Que voient-ils donc à reprendre dans les livres de l'ancien Testament? Ils peuvent, suivant leur coutume, faire des questions; et nous répondrons comme le Seigneur daignera nous en faire la grâce. Pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il créé l'homme, qu'il savait devoir pécher? Il l'a créé, soit parce qu'il pouvait, même avec l'homme pécheur, faire beaucoup de bien, le retenant toujours sous le régime de sa ,justice; soit parce que le péché ne pouvait nuire à Dieu. Si d'ailleurs l'homme ne péchait pas il rie serait point condamné à la mort, et s'il péchait les autres mortels profiteraient de son exemple pour se corriger. Car il n'est rien qui éloigne plus efficacement du péché, que la pensée de la mort qu'on ne peut éviter. En le créant il devait l'affranchir du péché Mais c'est à quoi l'homme devait travailler lui-même, car il fut créé tel, que s'il n'avait voulu il n'aurait point péché Le diable, disent-ils encore, ne devait pas,avoir d'accès prés de la femme Mais la femme elle-même ne devait pas le lui permettre; car elle était sortie des mains de Dieu en état de le repousser si elle ne voulait pas le recevoir Dieu, ajoutent-ils, ne devait pas créer la femme C'est dire qu'il devait négliger de faire un bien, puisque en effet la femme est certainement quelque chose de bien, jusque-là même que le grand Apôtre l'appelle la gloire de l'homme, en ajoutant que tout est de Dieu. Ils disent encore: Qui a faille diable? C'est lui-même, car il est tel, non par le vice de sa nature, mais par le péché qu'il a commis. Du moins, poursuivent-ils, Dieu ne devait pas le créer sachant qu'il pécherait Et pourquoi ne l'aurait-il pas créé, puisque par sa justice et sa Providence, il redresse beaucoup d'hommes au moyen de la malice du diable? N'avez-vous donc pas entendu ce que dit l'Apôtre : « Je les ai livrés à Satan, afin qu'ils apprennent à ne pas blasphémer (1) ? » ? Le même Apôtre dit encore de lui-même: «De peur que la grandeur de mes révélations ne m'élevât l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan m'a été donné pour me souffleter (2). » Le diable est donc bon, demandent-ils puisqu'il est utile? Non, en tant que diable il est mauvais, mais Dieu est bon et tout-puissant, et il fait servir la malice même du diable à la production de beaucoup d'oeuvres de justice et de sainteté. Car nous n'imputons au diable que sa volonté perverse qui l'applique à mal faire, non la Providence de Dieu qui du mal tire le bien.
CHAPITRE XXIX. LE DOGME, DE L'EGLISE ET LES ERREURS DES MANICHÉENS.
Enfin la religion est l'objet de notre dispute avec les Manichéens, et la question se résume en ces termes: Que doit-on pieusement penser de Dieu? Ils ne peuvent nier que le genre humain soit dans la malheureuse condition qui résulte du péché, mais ils prétendent que la même nature de Dieu gémit sous cette infortune. Nous le nions, et nous soutenons que la nature vouée à la misère est celle que Dieu a tirée du néant, et qu'elle est devenue misérable non par force mais par le choix qu'elle a fait du péché. Selon eux, la nature de Dieu est contrainte par Dieu même au repentir et à l'expiation des fautes commises. Nous le nions et nous disons que c'est la nature faite ale rien parla puissance divine, qui devenue coupable est obligée de faire pénitence de ses péchés. Ils enseignent que la nature divine reçoit de Dieu même son pardon. Rejetant cette idée, nous disons que c'est la nature tirée par Dieu du néant, qui reçoit le pardon des crimes dont elle est souillée, gland elle s'éloigne du péché pour revenir à
1. I Tim. I, 30. 2 II Cor. XII, 7.
son Dieu. La nature de Dieu, ajoutent-ils, est par nécessité sujette au changement. Nous le nions et nous disons changée par sa propre volonté, cette nature que Dieu a faite de rien. La nature de Dieu, poursuivent-ils, pâtit de fautes qui lui sont étrangères. Nous le nions et nous disons qu'aucune nature ne souffre que des fautes qui sont les siennes (1). De plus nous tenons Dieu pour si bon, si juste et si saint, qu'il ne pèche ni ne nuit à personne qui n'aura point voulu pécher, pas plus qu'on ne peut lui faire tort à lui-même en se livrant au péché. Ils disent qu'il y a une nature du mal à laquelle Dieu est forcé d'abandonner, pour en ressentir les cruelles rigueurs, une partie de la sienne. Nous, nous disons qu'il n' y a point de mal naturel (2) ; que toutes les natures sont bonnes; que Dieu lui-même est la nature souveraine; qu'il est l'auteur des autres sans en excepter une seule; que toutes sont bonnes en
1. Rétract. ch. 10, n. 3. 2. Ibid. 5.
tant qu'elles sont, parce que Dieu a fait toutes choses excellentes,
toutefois à des degrés divers qui les distinguent de manière
que l'une est meilleure que l'autre; qu'ainsi de toute sorte de choses
bonnes, les unes plus parfaites, les autres moins parfaites, se trouve
formé par Dieu un ensemble parfait que lui-même gouverne avec
une admirable sagesse; enfin que faisant par sa volonté toutes choses
bonnes, il n'est réduit à souffrir aucun mal. Car il est
impossible que celui dont la volonté est au dessus de tout ait à
supporter quoique ce soit malgré lui.
On connaît maintenant ce qu'ils disent de leur côté,
ce que nous disons du notre; que chacun voie donc la doctrine qu'il doit
suivre. Pour moi j'ai parlé de bonne foi devant Dieu ; et sans aucun
esprit de contention, sans nul doute de la vérité, sans vouloir
en rien préjudicier à un traité plus exact, j'ai exposé
ce qui m'a paru véritable.
Traduction de M. l'abbé Tassin.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm