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Saint Augustin d'Hippone
Contre la Deuxième Réponse de Julien
Défenseur du Pélagianisme - livre 4


LIVRE QUATRIÈME. LE QUATRIÈME LIVRE DE JULIEN.
Traduction de M. l'abbé BARDOT.

Réfutation du quatrième livre de Julien. Vainement il s'attaque au second livre du Mariage et de la Concupiscence. Saint Jean enseigne formellement que la concupiscence de la chair ne vient pas du Père ». Si dans les brutes elle est naturelle, elle est pour l'homme un châtiment du péché d'origine, ce que prouve aussi le livre de la Sagesse.

I. Jul. Le lecteur se demandera peut-être avec un étonnement mêlé d'inquiétude pourquoi, le présent opuscule étant, suivant l'usage, divisé en un certain nombre de livres, je traite dans un de ces livres des questions qui logiquement appartiennent à un autre : pourquoi, par exemple, ai-je démontré dans le troisième volume que ces paroles de l'Apôtre : La nation juive descend d'Abraham seul (1), ne sauraient en aucune manière rendre suspecte l'interprétation que nous avons donnée à ces autres paroles du même Apôtre : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme (2)», (ce mot seul détruisant, suivant nous, la doctrine du mal originel)? Il semblera sans doute au lecteur que cette discussion aurait dû être placée dans le second volume : c'est pourquoi je veux donner ici une explication à ce sujet. Que le lecteur sache donc bien que cette manière de répondre, qui consiste à suppléer dans un livre suivant ce qui paraissait avoir été omis, ne diminue en rien la force de l'argumentation; et bien qu'elle doive être considérée comme un désordre et comme un effet de la précipitation de l'écrivain, elle est en réalité fondée sur la nature même des choses et conforme aux lumières de la raison et de la sagesse. Nous pourrions citer une multitude d'esprits éminents dont l'exemple autorise ce genre de dialectique; mais à quoi bon invoquer pompeusement le témoignage des grands hommes de l'antiquité pour justifier une chose aussi simple? Ne serait-ce pas manifestement faire un acte d'ostentation tout à fait inepte, et rendre suspecte par cette défense même une méthode dont la légitimité est au-dessus de toute contestation ? Mon livre deuxième devait avoir pour objet l'interprétation des paroles de l'Apôtre ; mais dans la crainte qu'il ne fût d'une longueur démesurée, je laissai de côté plusieurs questions secondaires et je me bornai à la discussion des choses absolument indispensables.

1. Hébr. XI, 12. — 2. Rom. V, 12.

 Toutefois, après avoir terminé cette dissertation sérieuse, j'ai cru devoir aller au-devant de certaines difficultés véritablement puériles, par égard pour les esprits faibles qui peuvent se laisser émouvoir parles objections les plus frivoles : c'est pourquoi j'ai démontré dans le troisième livre en quel sens il est dit qu'une multitude d'hommes sont nés d'un seul. Il est très-convenable du reste qu'un volume subséquent complète celui qui le précède, afin que l'unité de l'ouvrage tout entier soit rendue plus sensible et que le lecteur se trouve ainsi encouragé à en poursuivre la lecture jusqu'à la fin; car, s'il remarque que telle ou telle question n'a pas été traitée dans les premiers livres, il comprend aussitôt qu'elle n'a pas été omise pour cela. Et maintenant que nous avons fait voir la légitimité et les avantages de la méthode suivie par nous, attaquons ouvertement la doctrine des Manichéens par rapport aux couvres et aux lois de Dieu; montrons que les premières ne sont flétries par aucun mal naturel et qu'il n'y a dans les secondes aucune prescription barbare ou injuste; que celles-ci au contraire sont conformes aux principes de la plus rigoureuse et de la plus parfaite équité, et que le démon n'ayant aucune part dans la procréation des enfants, il ne saurait les rendre participants de sa propre perversité; montrons enfin que ces lois sont tout à fait dignes du Dieu qui gouverne le monde, et ces oeuvres, du Dieu par qui le monde a été créé.

Aug. Les Manichéens trouveraient dans les attaques que tu diriges contre eux un puissant secours pour échapper à nos propres efforts, si la foi catholique ne triomphait et de vous et des Manichéens. Pourquoi, en effet, ceux-ci ne peuvent-ils attribuer au mélange des deux natures inventé par eux, l'opposition qui règne entre les désirs de la chair et ceux de l'esprit, non plus que les maux qui affligent le genre humain et auxquels tous les mortels sont assujettis, sans excepter même les petits (656) enfants qui pleurent et qui poussent des vagissements dans leur berceau? N'est-ce pas uniquement parce que le témoignage des divines Ecritures, aussi bien que les lumières de la raison, démontrent de la manière la plus évidente que tous ces maux sont la suite de la corruption de la nature par le péché; de cette nature, dis-je, que Dieu a créée bonne et à laquelle, malgré sa corruption ultérieure, il n'a pas retiré le pouvoir bon en lui-même d'engendrer et de procréer des générations nouvelles? Or, vous-mêmes, par le fait seul que vous niez que telle soit l'origine de ces maux, vous vous efforcez de briser l'arme avec laquelle on porte au manichéisme un coup fatal et décisif. Mais cette arme est plus dure que l'acier et plus infrangible que le diamant; soit qu'elle vous atteigne après avoir transpercé et mis à mort les Manichéens, soit qu'elle ne frappe les Manichéens qu'après vous avoir frappés vous-mêmes, il est certain que vous ne survivrez ni les uns, ni les autres, aux coups qu'elle vous aura portés.

II. Jul. Si l'on admet la vérité de ces deux maximes, savoir, que les couvres de Dieu ne sont point mauvaises et que ses jugements ne sont point iniques, la doctrine de la transmission du péché se trouve par là même détruite et mise à néant : et, par une raison contraire, si l'on embrasse la doctrine impie de la transmission du péché, on nie nécessairement la bonté intrinsèque des couvres de Dieu et l'équité des lois qu'il a portées; en d'autres termes, on déclare mauvaises les deux seules choses par lesquelles la divinité se rend accessible à l'intelligence de l'homme.

Aug. Les oeuvres de Dieu ne sont point mauvaises, puisqu'il sait tirer le bien de toute sorte de maux et que, par un acte de miséricorde ineffable, il accorde les secours et les remèdes dont ils ont besoin aux enfants auxquels il a donné une nature bonne en elle-même, mais formée de cette ruasse dont la prévarication du premier homme a fait une masse de perdition ; d'autre part, les jugements de Dieu ne sont point iniques, puisque, quand il fait peser sur les enfants d'Adam ce joug qui les accable dès le jour où ils sortent du sein de leur mère (1), sa vengeance n'a pas alors d'autre objet que le péché. Si l'on croit à la vérité de ces deux maximes et si l'on en possède l'intelligence , on repousse par là

 

1. Eccl. XL, 1.

 

même et l'erreur des Manichéens et celle des Pélagiens : on repousse l'erreur des Manichéens, puisque ceux-ci prétendent que l'on doit attribuer à je ne sais quel principe mauvais, éternel comme Dieu lui-même , ces maux qui pèsent. sur le genre humain; on repousse aussi l'erreur des Pélagiens, puisque ceux-ci ne veulent pas que ces maux soient considérés comme étant la suite du péché.

III. Jul. Examinons donc maintenant l'édifice élevé par ce grand destructeur de la nature : mais afin que nos lecteurs puissent comprendre et juger plus facilement des choses que le fait seul d'une discussion contradictoire pourrait rendre obscures, je veux faire connaître ici la nature des moyens auxquels il a recours contre nous. Il déclare entreprendre la réfutation de nos écrits qui lui ont été envoyés, dit-il, transcrits sur une petite feuille; mais il cite seulement quelques fragments des maximes énoncées par moi, et il inflige les plus amères censures à des paroles qui ne se trouvent point dans mon ouvrage.

Aug. Dieu soit loué de ce que j'ai répondu dans mes six livres à toutes les maximes énoncées par toi dans ces quatre livres d'où l'auteur de la feuille qui m'a été envoyée et remise entre les mains, avait extrait ce qu'il avait voulu et comme il l'avait voulu. Ici, je l'espère, tu ne diras pas que j'ai voulu réfuter certaines propositions qui ne se trouvent point dans ton ouvrage ; mais quand même tu pourrais l'affirmer et apporter des preuves à l'appui de ton affirmation, je devrais encore me féliciter en apprenant que tu n'as point dit des choses que tu n'avais pas le droit de dire : et plût au Ciel que tu n'eusses écrit absolument aucune de ces paroles qui se trouvent être l'objet d'une condamnation trop légitime !

IV. Jul. Il écrit donc à Valère : « Considère à quels arguments il a recours pour nous confondre et pour justifier cette qualification qu'il vient de nous donner : Dieu, dit-il, après avoir façonné Adam du limon de la terre, forma Eve d'une côte d'Adam et dit : Celle-ci sera appelée la vie, parce qu'elle est la mère de tous les vivants. Ces paroles ne sont point conformes au texte de l'Ecriture, mais peu nous importe: il arrive souvent que les mots échappent à la (657) mémoire, et il suffit que la pensée ne soit pas a dénaturée. Ce n'est pas non plus Dieu, mais Adam qui a voulu qu'Eve fût appelée du nom de vie. Car on lit dans 1'Ecriture : Et Adam appela son épouse du nom de vie, parce qu'elle est la mère de tous les vivants (1) ». O docteur prodigieusement érudit ! il ne souffre pas qu'on s'écarte tant soit peu du mot à mot de l'Écriture. Il constate notre ignorance; mais il daigne me pardonner d'avoir dit, sans doute par oubli, que la femme a été appelée du nom de vie par Dieu : et ainsi il a trouvé un moyen facile de faire connaître en même temps et son érudition et son indulgence. Mais, s'il n'y a pas lieu d'admirer les efforts que ce docteur a dû faire pour découvrir l'auteur du nom donné à Eve, il est tout à fait impossible de supporter l'in1pudence avec laquelle il prétend pardonner une faute dont l'existence même ne saurait être démontrée par lui. Car, on ne lit point dans mon livre les expressions qu'il m'attribue faussement. J'ai d'abord rapporté ces paroles du Créateur de l'univers, telles qu'elles se trouvent inscrites au livre de la loi : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui (2) » ; j'ai ajouté : « Qu'est-ce à dire : Il n'est pas bon que l'homme soit seul ?      Est-ce que Dieu avait a créé des aloses qui ne pouvaient pas légitimement être appelées bonnes, vu surtout que, suivant l'expression de l'Écriture, Dieu avait fait toutes choses, non-seulement bonnes, mais très-bonnes? Comment donc ce même Dieu dit-il : Il n'est pas bon que l'homme soit seul ? Ces paroles ne sont pas un blâme infligé à la condition de l'homme au moment de sa création , mais elles montrent que le genre humain aurait pu a être avili par des unions abominables, si la création d'un sexe différent n'avait permis à l'homme d'engendrer des êtres semblables à lui. Car, supposé même q u'Adam eût pu être immortel, s'il n'avait commis aucun péché : il est manifeste cependant qu'il n'aurait jamais pu     devenir père, s'il ne s'était trouve en présence d'une épouse qui, après avoir été tirée de son côté pendant qu'il dormait, apprit tout d'abord par le nom dont elle s'entendit appeler à quelle oeuvre elle était destinée : Celle-ci sera a appelée la vie, parce qu'elle est la mère de

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 12. — 2. Gen. II, 18.

 

tous les vivants. Ces dernières expressions a firent voir qu'à l'avenir aucun homme ne pourrait ni subsister, ni vivre, sans avoir reçu l'existence par la voie de la conception ». Ainsi, quoiqu'il s'agisse ici d'une chose peu importante, il est parfaitement évident que, à moins d'être impudent à l'excès, on ne saurait trouver matière à censure clans les citations que j'ai faites : d'où il suit que l'accusation d'imposture publique retombe avec ce qu'elle a de plus infamant sur le plus inepte de tous les hommes qui prétend faire acte d'indulgence pour une faute imaginaire et qui par là se rend lui-même coupable de deux fautes à la fois ; car non-seulement il flétrit l'innocence, mais il se targue d'une générosité dont il n'est point capable.

Aug. Si la citation que tu as faite des paroles du livre divin n'a pas été transcrite fidèlement sur la feuille qui m'a été remise, le pardon que j'ai accordé s'adresse, non pas à toi, mais à celui qui a fait cette transcription d'une manière inexacte : et tous deux nous devons lui pardonner sincèrement. Si au contraire tu penses que je n'ai pas été induit en erreur par cette feuille, mais que l'imposture est de mon fait, et que j'ai voulu seulement m'attribuer le mérite de te pardonner une erreur supposée ; alors, certes , je te pardonne d'avoir porté sur moi un jugement aussi odieux et aussi contraire à la vérité.

V. Jul. Après avoir ainsi flétri ces crimes énormes, il continue de citer les paroles de mon livre, en priant son protecteur de prêter une attention sérieuse à celles qui suivent : « Dieu, créant l'homme et la femme, leur a donna des organes propres à la génération ». Mais, après avoir cité cette première phrase, il en passe sous silence une multitude d'autres qui ont principalement pour objet d'établir que les âmes sont créées au moment même de la génération, et que ni la chair ni le sang n'ont aucune part dans leur formation ; et il rapporte immédiatement ces autres paroles : « Ainsi il a voulu que les corps fussent engendrés par d'autres corps : bien que lui-même il ait la part principale dans cette oeuvre, en vertu de cette loi générale d'après, laquelle les transformations successives de tous les êtres sont l'ouvrage de sa, toute-puissance aussi bien que leur création. Si donc la procréation s'accomplit par le moyen des organes charnels, si les organes charnels (658) eux-mêmes sont engendrés par des corps, et si les torils sont créés par Dieu seul ; peut-on douter que l'oeuvre de la génération ne doive être attribuée à Dieu ? » Après avoir cité ces paroles de mon livre, il déclare reconnaître lui-même qu'elles sont conformes aux principes de la foi catholique. Qui ne croirait alors qu'il a renoncé à sa propre doctrine? Mais il n'est pas à ce point oublieux de sa gloire ; il estime qu'il en est d'une doctrine perverse comme du sentiment de la pudeur : suivant lui, une défaite éclatante sert au triomphe de la première, de même que la multiplicité des victoires remportées sur la seconde la rend de plus en plus invulnérable. Il reconnaît donc la parfaite orthodoxie de ce passage de mon livre. et, par cette acceptation spontanée d'un argument trop inattaquable, il fait naître au sujet de sa bonne foi de terribles soupçons ; mais , comme si ses forces étaient encore intactes, il croit pouvoir poursuivre la lutte avec espoir de succès. Voici en effet ce qu'il ajoute : « Après s'être exprimé ainsi en des termes conformes à la vérité et à la foi catholique, ou plutôt après avoir parlé un langage qui est dans les livres divins le langage de la vérité, mais qui dans son propre livre cesse d'être un langage catholique, parce qu'il n'est plus inspiré par l'amour de la foi catholique ; Julien pensant que l'esprit du lecteur est suffisamment préparé par ce qui précède, commence à établir les principes de l'hérésie de Pélage et de Céleste ». Il cite ici d'autres paroles de notre livre : « Qu'y a-t-il donc dans les organes de la chair qui appartienne au démon et qui lui donne un droit de propriété sur le fruit de ces mêmes organes? Est-ce la diversité? ruais cette diversité est une propriété des corps dont Dieu seul est l'auteur. Est-ce l'acte même qu'ils servent à accomplir? mais l'union charnelle a été à la fois instituée et bénie par Dieu. C'est Dieu qui a dit : L'homme quittera son père et sa mère et il s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair : c'est Dieu qui a dit aussi : Croissez et multipliez-vous et remplissez le terre. Est-ce la procréation même des enfants? mais c'est précisément peut-être en vue de cette procréation que le mariage a été institué ». Il répond que ni la diversité des organes, ni l'oeuvre de la chair, ni le fait même de la procréation n'appartiennent au démon ; et, suivant lui, ce n'est point par là que le démon a un droit de propriété sur le fruit de ces mêmes organes ; mais , après toutes ces concessions, il trouve enfin ce dont la propriété doit être attribuée au démon; il qualifie du nom de prudente timidité la décence de notre langage et nous reproche de n'avoir pas osé nommer la concupiscence charnelle au moment même où nous parlions longuement des organes et des couvres de la chair. Voici ce qu'il écrit contre moi à son protecteur: « Mais, quoiqu'il s'exprimât librement sur toutes ces choses, Julien n'a point voulu nommer la concupiscence de la chair, qui ne vient point du Père, mais du monde (1); de ce monde dont le démon a été appelé le prince. Le démon, en effet, n'a point trouvé cette concupiscence dans le Seigneur fait homme, parce qu'elle n'avait point présidé à l'union de ce même Seigneur avec la nature humaine. De là ces paroles du Fils de Dieu : Voici que le prince de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi (2) », c'est-à-dire, « il ne trouvera en moi aucune sorte de péché, ni celui que les hommes contractent en naissant, ni aucun de ceux qu'ils ajoutent à celui-là par un acte de leur volonté propre. « Quoiqu'il parlât librement de toutes ces choses qui sont bonnes en tant qu'elles font partie de la nature humaine, il n'a point voulu nommer la concupiscence de la chair, parce que cette concupiscence est un objet de confusion pour les époux eux-mêmes, tandis que tout le reste est pour ceux-ci un sujet de gloire. Pourquoi , en effet, l'œuvre conjugale est-elle soustraite et cachée même aux yeux des enfants, sinon parce que les époux ne peuvent remplir ce devoir sans ressentir les mouvements d'une concupiscence honteuse? Cette concupiscence fil rougir nos premiers parents dès le jour où, pour la première fois, ils couvrirent leur nudité (3): tandis qu'auparavant, bien loin de rougir d'eux-mêmes, ils ne songeaient qu'à rendre gloire à la puissance de Dieu et à célébrer toutes ses oeuvres (4) ». Dans les quatre petits livres de mon premier ouvrage, ô bienheureux père Flore, j'ai traité, il est vrai, la question du mariage, la question de l'union charnelle, la question des corps, la

 

1. I Jean, n, 16. — 2. Jean, XIV, 30. — 3. Gen. III, 7. — 4. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 12-11.

 

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question des organes de la chair, la question de l'oeuvre de Dieu; j'ai traité enfin la question des sentiments que l'on doit avoir à l'égard de la divinité; car ces sentiments sont nécessairement des sentiments de respect ou des sentiments de mépris, suivant que l'on déclare les oeuvres de Dieu bonnes ou mauvaises. Et dans tout le cours de mes écrits, j'ai rendu évidente comme la lumière la vérité de cette maxime, savoir, que le démon n'a eu absolument aucune part dans la formation des corps, et que ceux-ci n'ont reçu de lui aucun sens ; d'où il suit manifestement que les partisans de la transmission du péché ont puisé leur doctrine à la source impure du manichéisme.

Aug. Ceux qui lisent tes écrits et les miens comprennent facilement à quelle méthode d'argumentation tu as eu recours quand tu as écrit ces quatre livres, et avec quelle évidence irrésistible nous avons dans notre réponse démontré l'inanité de tes raisons. Je pourrais dire aussi que par le fait même queues livres ne sont pas lus, mais seulement les miens, il est prouvé suffisamment que j'ai détruit les principes de votre doctrine hérétique. Mais, après avoir opposé à mon livre unique ces quatre livres où tu arrives à peine à la troisième partie du mien, sans en avoir réfuté aucune, tu as présumé toi-même si avantageusement de ton oeuvre, que pour répondre à un autre livre unique publié par moi sur le même sujet, tu as composé ces huit derniers, comme si tu avais pensé qu'il n'était pas nécessaire de me vaincre par la force de l'argumentation, et qu'il suffisait de m'effrayer par le nombre des volumes : tu as si bien compris la futilité de ces quatre livres de réponse et leur inutilité pour les intérêts de ta cause, que tu as jugé nécessaire de composer cette autre réponse en huit livres. Si donc il suffit à ta conscience d'avoir répandu ainsi des flots de paroles également vaines et interminables; qui cependant ne serait effrayé, je ne dis pas de la vérité, mais de la multiplicité de tes livres que je puis à peine compter? O homme prodigieusement fécond et disert, puisque tu as cru devoir opposer quatre livres à mon premier livre, et huit autres à mon second; n'y a-t-il pas lieu de craindre que tu ne songes peut-être à en opposer plus de mille aux six que j'ai écrits en dernier lieu ? C'est en effet ce qui arrivera : si tu en opposes seize au premier, trente-deux au second, et ainsi de suite, en doublant le nombre chaque fois que tu répondras à un livre nouveau ; mais alors tu nous montreras seulement que tu es capable de parler d'une manière indéfinie, sans comprendre un seul mot de ce que tu dis.

VI. Jul. Toutefois, bien que ces différentes questions aient été traitées alors avec des développements surabondants, je veux les exposer encore, mais en peu de mots seulement, dans le présent ouvrage. Adressons-nous donc à celui dont nous combattons la doctrine. Tu reconnais que nous avons établi un argument inattaquable quand nous avons dit : Si la procréation s'accomplit par le moyen des organes charnels, si les organes charnels eux-mêmes sont engendrés par les corps, et si les corps sont créés par Dieu seul, il est impossible de révoquer en doute que l'oeuvre de la génération ne doive être attribuée à Dieu, et de prétendre qu'il y a dans les organes de la chair quelque chose qui appartient au démon, et qui lui donne un droit de propriété sur le fruit de ces mêmes organes ; car la diversité de ceux-ci est une de leurs propriétés naturelles, l'union charnelle est la conséquence de cette diversité, et le fruit de cette union appartient à Celui de qui les parents eux-mêmes ont reçu le pouvoir d'engendrer, c’est-à-dire à Dieu : et par là même, il n'y a plus aucune raison qui autorise à attribuer au démon un droit de propriété quelconque sur le fruit des unions charnelles. Quelle consolation donc, ou quel secours espères-tu trouver dans la décence de mon langage, c’est-à-dire, dans ce fait seul, que je n'ai pas voulu nommer en cet endroit la concupiscence de la chair ? Quand même je me serais abstenu de prononcer ce mot dans tout le cours de l'ouvrage, il ne s'ensuivrait pas que j'aurais pour cela infligé un blâme ou une injuste flétrissure à la chose que ce mot sert à désigner : il. s'ensuivrait seulement que je me serais exprimé d'une manière plus décente, afin de plaider plus éloquemment la cause de ma cliente dont j'aurais ainsi tu le nom, mais qui du reste se serait trouvée désignée d'une manière très-claire et très-précise. Je t'accorderai donc, si tu le veux, que j'ai péché par excès de prudence, quand j'ai voulu taire le nom d'une chose que du reste nous prenons soin de dérober elle-même à tous les (660) regards : s'ensuit-il que la raison et la vérité ont perdu tous leurs droits, et que leur témoignage ne saurait plus être invoqué , en faveur de la cause que je défends ? Faudra-t-il que l'intelligence, qui est le juge naturel des choses, suspende ici ses arrêts, parce qu'elle se trouve en présence d'une chose dont la décence prescrit parfois de dérober le nom aux oreilles, comme on la dérobe elle-même aux regards? Mais en réalité quelle inconvenance y a-t-il à nommer la concupiscence de la chair; cette concupiscence que j'ai désignée par son nom propre, toutes., les fois que les circonstances l'ont exigé, et que toi-même tu te plais à désigner ainsi, bien que tu déclares sentir combien il est impossible de la dompter?

Aug. Je dis que la chair peut être domptée, mais par ceux qui luttent contre elle, non point par ceux qui s'en font les panégyristes.

VII. Jul. Tu ajoutes un peu plus loin : Par quoi donc les enfants se trouvent-ils être la propriété du démon, puisque, non-seulement ils naissent dé corps qui ont été créés par Dieu, non-seulement la divercité des organes auxquels ils doivent leur origine est l'oeuvre de Dieu, mais cette die versité elle-même et l'union qui en est la suite, ont été bénies par Dieu ? c'est Dieu qui a donné à ces corps la fécondité et le pouvoir de se multiplier; c'est Dieu lui-même qui a formé ces enfants avec le sang de leurs auteurs. Si lu reconnais que la «substance des corps a été créée par Dieu, « que les organes de la chair ont été formés par Dieu; que l'union de ces organes a été préparée et bénie par Dieu, que le sang a reçu de Dieu sa fécondité; enfin que tous les enfants reçoivent.de Dieu leur forme et leur vie propre; sur quel fondement crois-tu pouvoir t'appuyer encore, pour attribuer au démon toutes ces oeuvres de Dieu (1)? » Tu qualifies donc du nom d'hérésie l'ensemble d'une autre argumentation dont tu reconnais que toutes les parties considérées isolément sont conformes à la raison et à la foi catholique.

Aug. Est-ce que nous ne qualifions pas aussi d'hérétiques les Novatiens, les Ariens, les Eunomiens , et une multitude d'autres qui reconnaissaient cependant tous les articles du Symbole? Et, sans parler ici de plusieurs

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15.

 

autres maximes hérétiques enseignées par vous ; comment nous défends-tu de vous qualifier ainsi, vous qui niez que les enfants soient arrachés à la puissance des ténèbres au moment où ils sont transférés dans le royaume de Jésus-Christ, quoique, dès la plus haute antiquité et dans l'Eglise tout entière, dans cette Eglise par qui le nom du Seigneur est loué depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, l'usage ait toujours été de chasser par des insufflations et des exorcismes l'esprit immonde de ces enfants lorsqu'ils sont sur le point de recevoir le Saint-Esprit?

VIII. Jul. Car, après avoir été contraint par Dieu à confesser la légitimité de notre couclusion, dont la vérité est en effet tellement évidente qu'il ne t'a pas été possible de la contester, et que dans ce cas l'odieux de tes injures serait fatalement retombé sur toi-même, tu diriges tes accusations contre les conséquences que nous avons déduites ultérieurement de cette conclusion.

Aug. Tu parles des conséquences déduites ultérieurement de cette conclusion, et tu ne vois pas que ce qui vous condamne, c'est précisément la manière dont vous avez déduit ces conséquences. Les maximes hérétiques énoncées par vous ne ressortent pas logiquement des autres maximes que vous enseignez conformément à la vérité et à la foi catholique. En effet, vous enseignez, conformément à la toi catholique , que la procréation est l'oeuvre des organes de la chair, que ces or. galles sont engendrés par des corps, et que les corps eux-mêmes ont Dieu pour auteur; d'où il suit que l’oeuvre de la génération doit être attribuée à Dieu. Mais peut-on considérer comme une conséquence logique de ces maximes cette autre maxime : Il n'est pas vrai que l'homme naisse souillé par le péché et qu'il soit coupable alors même qu'il n'a vécu qu'un seul jour sur la terre (1)? Ainsi, vous méritez le nom d'hérétiques, non point parce que vous enseignez les premières de ces maximes qui sont conformes à la vérité, mais parce que vous enseignez la dernière qui seule est contraire à cette même vérité. Assurément Dieu n'est pas l'auteur de la folie, et cependant il est l'auteur des petits enfants qui naissent parfois privés de la faculté même de raisonner. Comprends, situ le peux, à l'aide de cette comparaison,

 

1. Job, XIV, 4, suiv. les Septante.

 

661

 

comment l'homme naît flétri par une souillure originelle dont Dieu n'est pas l'auteur, quoique l'homme lui-même ait été créé par Dieu seul. Souviens-toi du moins que tu t'es mis en contradiction avec ce principe posé par vous : Dieu ne produit pas la volonté clans l'esprit de l'homme. Car c'est assurément par un acte de volonté que j'ai loué plusieurs de tes paroles dont je reconnais, en effet, la conformité avec les maximes de la foi catholique, et cependant tu déclares que j'ai été contraint par Dieu à donner cette approbation. Voilà comment Dieu opère en nous-même le vouloir (1), quoique votre langage soit ordinairement en contradiction avec celui de l'Apôtre à ce sujet.

IX. Jul. « Si donc », ai-je dit , « la procréation s'accomplit par le moyen des organes de la chair; si ces organes eux-mêmes sont engendrés par des corps, si les corps sont créés par Dieu seul ; peut-on douter que l'oeuvre de la génération ne a doive être attribuée à Dieu ? » Cette maxime est tellement incontestable que tu as été contraint toi-même d'en reconnaître hautement l'orthodoxie. Mais après cet hommage rendu à la vérité de mes paroles, tu déclares que je commence ici à établir les principes de mon hérésie, quoique les paroles qui suivent clans mon livre ne soient pas autre chose que le développement et comme la conséquence naturelle de celles qui précèdent.

Aug. N'y a-t-il aucune différence entre celles de tes paroles que j'ai reconnu être conformes à la vérité et ces autres : « Par quoi donc les organes de la chair se trouvent-ils être la propriété du démon (2)? » C'est ici, en effet, que tu as commencé à formuler un des principes sur lesquels repose votre hérésie : comme si, dans les organes de la chair, il n'y avait rien dont le démon pût revendiquer la propriété, par la raison seule que le corps et ces organes ont été créés par Dieu. Cependant le démon ne sait-il pas discerner en lui-même le bien qu'il a reçu de Dieu et le mal dont il est, lui démon, le véritable auteur; en d'autres termes, ne sait-il pas discerner ce qu'il y a de bon dans sa nature et ce qu'il y a de mauvais dans la corruption de cette même nature? De même aussi il reconnaît parfaitement ce qui dans les personnes de l’un et de l'autre sexe

 

1. Philipp. II, 13. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 13.

 

appartient à Dieu, par exemple, les organes charnels, le corps, l'esprit; mais il reconnaît pareillement ce qui lui appartient à lui-même, je veux dire, cette concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit : car, ces organes, ce corps, cet esprit ont été créés par Celui à la vengeance de qui il n'a pu se soustraire; mais cette concupiscence est un effet de la blessure profonde qu'il a faite lui-même à notre nature.

X. Jul. Voici, en effet, en quels termes je me suis exprimé : « Qu'y a-t-il donc dans les organes de la chair qui appartienne au démon et qui lui donne, pour me servir de tes propres expressions, un droit de propriété sur le fruit de ces organes? La diversité? mais cette diversité est une propriété des corps dont Dieu seul est l'auteur. L'acte même qu'ils servent à accomplir? mais a l'union charnelle a été à la fois instituée et bénie par Dieu. Serait-ce peut-être la procréation même des enfants? mais c'est précisément en vue de cette procréation que le mariage a été institué». Quelle pensée nouvelle est donc ici exprimée? Quelle maxime, différente de la conclusion que tu venais d'approuver, t'a paru mériter un blâme immédiatement après l'éloge que tu venais de faire des paroles précédentes? Certes, il est impossible de trouver ici aucune pensée, ni aucune maxime nouvelles : et par là même, comment interpréter une versatilité aussi étrange? puisque je n'ai introduit dans mon argumentation aucun principe nouveau, comment toi-même as-tu apprécié d'une manière tout à fait différente ces dernières paroles et celles qui les précèdent? n'est-il pas manifeste que ces éloges et cette critique te sont inspirés également par un sentiment de la plus noire perfidie, et que la passion a complètement égaré ta raison ?

Aug. C'est pour toi un sujet d'étonnement, qu'après avoir loué les couvres de Dieu, j'aie flétri la question insidieuse due tu m'as adressée ; car tu m'as interrogé en ces termes: « Qu'y a-t-il donc dans les organes de la chair dont le démon puisse revendiquer la propriété? » Puis, afin de persuader que dans les organes de la chair il n'y a rien qui appartienne au démon, tu as énuméré trois choses qui en réalité ne lui appartiennent pas, savoir, la diversité ou la différence qui sépare (662) le sexe masculin du sexe féminin ; l'union, ou l'acte par lequel l'un et l'autre sexe concourent à la procréation des enfants; enfin l'oeuvre même de la génération, en d'autres termes, l'oeuvre même de la formation des enfants. Nous reconnaissons que ces trois choses auraient existé dans le paradis, alors même que personne n'aurait commis le péché: mais il est une autre chose qui n'y aurait point existé et que Adam et Eve ne connurent pas avant le jour où pour la première fois ils couvrirent leur nudité dont ils n'avaient pas rougi tant qu'ils avaient été innocents. Cette concupiscence charnelle qui fait naître dans la chair des désirs contraires à ceux de l'esprit, et à laquelle tous les hommes sans exception sont assujettis en naissant; cette opposition profonde qui règne entre la chair et l'esprit et qu'un docteur catholique, honoré des éloges les plus magnifiques de votre Pélage, avait appris par la voix de la tradition être devenue notre condition naturelle par suite de la prévarication du premier homme'; pourquoi as-tu observé à son égard un silence absolu? Quand tu m'as demandé par quoi le démon pouvait revendiquer un droit de propriété sur les organes de la chair, tu as nommé d'autres choses qui n'appartiennent pas au démon; mais de peur de répondre toi-même à la question que tu venais de m'adresser, tu n'as pas voulu nommer cette concupiscence qui est réellement la propriété du démon. J'ai flétri comme elle le méritait cette question posée d'une manière aussi insidieuse, et non pas les oeuvres de Dieu auxquelles je venais de rendre hommage comme c'était mon devoir.

XI. Jul. N'est-il pas manifeste que les hommages rendus par toi aux maximes catholiques, te sont inspirés par un sentiment de frayeur, non point par un amour sincère de la vraie foi?

Aug. Celui-là connaît la sincérité des hommages que nous rendons aux maximes de la foi catholique, qui en révélant ces maximes a dévoilé d'avance et réfuté sans réplique votre erreur.

XII. Jul. D'où il suit que l'on ne doit pas attribuer à un oubli involontaire, mais au sentiment de fureur aveugle qui t'inspire, le blâme infligé par toi à des choses que tu avais louées immédiatement auparavant.

 

1. Ambr., liv. VII sur saint Luc, XII.

 

Aug. Je n'ai point condamné ce que je venais d'approuver: j'ai approuvé les maximes vraies énoncées par toi; tuais j'ai condamné la manière insidieuse dont tu m'as interrogé; car tu connaissais parfaitement la réponse que je pourrais te faire, et en gardant le silence à cet égard tu as voulu précisément faire croire qu'il me serait impossible de te répondre. Quand ta fureur sera calmée, tu verras si un tel procédé doit être attribué à un oubli involontaire ou à un sentiment de fureur aveugle.

XIII. Jul. Et cette fureur ne cessera pas d'égarer ta raison, tant que tu n'auras pas abjuré votre doctrine impure: car, d'une part, la honte de confesser tes torts (quoique jamais un sentiment de ce genre n'ait trouvé place dans le coeur d'un vrai chrétien), et, d'autre part, l'impuissance où tu es de trouver des arguments sérieux en faveur de ta cause, te livrent en proie aux plus cruelles perplexités et ne te laissent d'autre alternative que celle d'embrasser ou de poursuivre de tes injures la bonne doctrine à l'évidence de laquelle tu ne saurais te soustraire. .

Aug. Ceux-là, ô Julien, n'enseignent pas une bonne doctrine, qui nient que le Christ soit Jésus à l'égard des petits enfants, ou qui reconnaissent. seulement qu'il est Jésus, c’est-à-dire sauveur, à l'égard des petits enfants, de la même manière qu'il l'est à l'égard de toutes les créatures mortelles, suivant ces paroles : « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux sans raison (1) ». Ce n'est pas pour cela que le Fils de Dieu venant sur la terre revêtu d'une chair semblable à la chair du péché, a reçu un tel nom : « Vous lui donnerez le nom de Jésus, dit l'Ange, parce qu'il sauvera son peuple des péchés dont ce peuple est coupable (2) ». Ceux-là n'enseignent pas une bonne doctrine, qui séparent les petits enfants de ce peuple et qui prétendent que le Christ est Jésus à l'égard de ces enfants, en ce sens qu'il les guérit, non pas de la lèpre du péché, mais de leurs maladies corporelles. Reviens à de meilleurs sentiments, je t'en conjure: j'aime à croire que cette foi n'était point celle des auteurs de tes jours; et il est certain qu'elle n'est pas celle de l'Eglise dans le sein de laquelle tu as été régénéré.

XIV. Jul. Voyons cependant quelle est celle

 

1. Ps. XXXV, 7. — 2. Matth. I, 21.

 

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de mes maximes que tu as choisie pour la qualifier de maxime fausse et mensongère. « Mais », dis-tu, « quoique Julien s'exprimât librement sur toutes ces choses, il n'a point voulu nommer la concupiscence de la chair, qui ne vient point du Père, mais du monde; de ce monde dont le démon a été appelé le prince. Le démon, en effet, n'a point trouvé cette concupiscence dans le Seigneur fait homme, parce qu'elle n'avait point présidé à l'union de ce même Seigneur avec la nature humaine (1)». Tu as affirmé que j'introduis une doctrine hérétique et tu ne cites aucune de mes paroles à l'appui de cette affirmation.

Aug. Je cite ces paroles ou plutôt cette question que tu m'as adressée : « Qu'y a-t-il dans les organes de la chair dont le démon puisse revendiquer la propriété?» Tu obéissais en écrivant ces mots à une pensée de fourberie : tu avais présente aux yeux de ton esprit cette concupiscence de la chair aux mouvements de laquelle les personnes mariées elles-mêmes sont souvent obligées de résister, si elles veulent demeurer chastes; et, au lieu de prononcer ce mot, tu me pressais par une interrogation insidieuse et hypocrite, comme s'il n'avait pas été possible de répondre à ta question. Ou bien, si tu ne voyais pas cette concupiscence, tu introduisais votre hérésie par le fait même dé ton aveuglement.

XV. Jul. Tu déclares seulement que je n'ai pas voulu nommer la concupiscence de la chair. Si je n'ai pas voulu la nommer, j'ai donc gardé le silence à son égard ; et si j'ai gardé le silence, je n'ai donc prononcé aucune parole qui pût être censurée par toi : et qui donc a jamais enseigné l'erreur en gardant le silence? O accusation étrange, inouïe, monstrueuse ! Il prétend que j'ai formulé et proclamé par mon silence une maxime perverse !

Aug. Non point par ton silence, mais par l'interrogation insidieuse que tu m'as adressée, comme je l'ai démontré précédemment. Quoique le silence même puisse être justement censuré, quand on tait ce que l'on aurait dû dire, afin précisément de ne pas laisser voir qu'il était possible de répondre à la question.

XVI. Jul. J'en appelle au témoignage même des hommes les moins éclairés . qui pourrait ne pas sourire en voyant que dans mes

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 14.

 

paroles on ne trouve rien autre chose à censurer que mon silence? Confesse donc que je n'ai pas écrit un seul mot qui puisse être l'objet d'un blâme de ta part.

Aug. Je blâme, au contraire, avec beaucoup de raison les paroles que tu m'as adressées sous la forme interrogatoire. Tu n'as pas voulu prononcer le mot de la réponse qui pouvait être faite à ta question, afin précisément de faire croire qu'il n'était pas possible de te répondre. Ou du moins comment ne blâmerais-je pas cet aveuglement qui t'a empêché de voir la réponse qu'il était si facile de faire à ta question?

XVII. Jul. Mais en même temps que tu nous as fait un crime de notre silence, tu as énoncé une maxime que jusqu'alors il n'était pas possible de défendre, et dont le véritable sens ne saurait plus être dissimulé depuis que la lettre de Manès dont j'ai cité des extraits dans mon livre troisième, a été publiée.

Aug. Manès inflige à la concupiscence de la chair un blâme qu'elle ne mérite pas, et toi-même tu lui donnes des éloges qu'elle ne mérite pas davantage : Manès ne connaît pas la véritable origine de cette concupiscence mauvaise, et toi tu nies qu'elle soit mauvaise Manès attribue cette concupiscence à une nature étrangère mélangée à notre propre nature; toi tu prétends qu'elle n'est pas une suite de la corruption de notre nature : Manès croit qu'une partie de la nature divine est corrompue par cette concupiscence; toi tu essaies d'introduire celle-ci dans le paradis, et par là même de rendre méprisable la félicité de ce séjour.

XVIII. Jul. «Julien », dis-tu, « n'a point voulu nommer la concupiscence de la chair, qui ne vient pas du Père, mais du monde; de ce monde dont le démon a été appelé le prince. Le démon, en effet, n'a point trouvé cette concupiscence dans le Seigneur fait homme, parce qu'elle n'avait point présidé à l'union de ce même, Seigneur avec la nature humaine (1) ». Tu déclares donc, en employant les expressions mêmes de Manès, que la concupiscence de la chair est l'oeuvre, non pas de Dieu, mais du monde; de ce monde dont tu ajoutes que le démon est le prince.

Aug. Oui, j'ai dit que le démon est le prince du monde; mais est-ce que le Seigneur ne l'a pas dit aussi? Est-ce que j'aurais énoncé

 

1. Du Mariage et de la Concupis., liv. II, n. 14.

 

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une telle maxime, si je n'avais pas lu qu'elle a été enseignée par le Sauveur? Et puisque tu as lu l'Évangile aussi bien que moi, coin' ment as-tu osé m'adresser ce reproche ? Il ne s'ensuit pas cependant que le démon soit le prince du ciel et de la terre et de toutes les créatures que le ciel et la terre. renferment; car il est dit dans l'Écriture: « Le monde a été fait par Lui » (le Seigneur) ; mais le mot monde sert quelquefois à désigner cette multitude d'hommes pervers qui sont répandus sur toute la surface de la terre; c'est en ce sens qu'il a été dit: « Et le monde ne l'a point a connu (1) » ; c'est en ce sens qu'il a été dit que « le démon est le prince de ce monde (2) »; c'est en ce sens enfin qu'il a été dit: « Le monde est tout entier placé sous l'empire du malin esprits »; et ailleurs : « Parce que vous n'êtes point du monde, c'est pour cela que le monde vous hait (3) »; et une infinité d'autres maximes semblables. Conséquemment, d'après l'usage même des saintes Ecritures, le mot monde doit être interprété tantôt en bonne part et tantôt en mauvaise part, suivant le contexte. Ce qu'il y a de bon dans le monde, c'est le ciel et la terre ainsi que toutes les créatures de Dieu qui s'y trouvent renfermées : ce qu'il y a de mauvais, c'est la concupiscence de la chair, la « concupiscence des yeux et l'amour des choses du siècle »; ou , suivant la version que tu as adoptée, « l'orgueil de la vie ». Ainsi le mot monde doit être interprété tantôt en bonne part et tantôt en mauvaise part; mais pourras-tu trouver un seul endroit où il soit parlé en bonne part de la concupiscence de la chair, de la concupiscence des yeux, ou même de l'orgueil de la vie, le troisième des maux énumérés par l'apôtre saint Jean ?

XIX. Jul. J'ai dit que tu t'exprimes absolument dans les mêmes termes que Manès : en effet, quoique plusieurs de ces expressions se trouvent dans l'Épître de saint Jean, il est certain toutefois que la doctrine enseignée en cet endroit par ce maître de l'Église au sujet de la chair, au sujet du sens de la chair, ou au sujet de la concupiscence des époux, n'a rien de commun avec celle inventée par Manès et formulée par lui en des termes empruntés à cette Epître : d'où il suit que je n'ai point calomnié ton langage, quand j'ai

 

1. Jean, I, 10. — 2. Id. XII, 31. — 3. I Jean, V, 19. — 4. Jean XV, 19.

 

dit qu'il est le même que celui de Manès, puisque tu emploies les expressions de saint Jean dans le même sens que cet hérésiarque: une expression doit toujours être jugée d'après le sens que son auteur y a attaché, et celles qui dans l'Épître de saint Jean méritent notre respect et notre soumission la plus profonde, parce qu'elles servent alors d'organes à la vérité, ne doivent plus être considérées dans les écrits de Manès comme une reproduction fidèle, mais seulement comme une ombre vaine du langage de cet Apôtre.

Aug. Pourquoi ajoutes-tu au mot « concupiscence » , ces autres mots « des époux ? »  Pourquoi chercher ainsi à couvrir sous le voile d'un nom honnête l'infamie de ta cliente ? L'apôtre saint Jean a dit : La concupiscence de la chair, et non point : La concupiscence des époux : celle-ci aurait pu exister dans le paradis, quand même personne n'aurait commis le péché; l'homme aurait cédé alors au désir de procréer des êtres semblables à lui, non pas aux sollicitations de la volupté ; ou du moins cette concupiscence aurait toujours été soumise à l'esprit; les mouvements de l'une auraient toujours été subordonnés à la volonté de l'autre ; jamais la chair s'élevant contre l'esprit n'aurait obligé celui-ci à lutter à son tour contre celle-là. A Dieu ne plaise que dans ce séjour où ils jouissaient d'une félicité si pure et d'une paix si profonde, les hommes aient dû voir s'allumer aucune étincelle de discorde entre la chair et l'esprit !

XX. Jul. L'apôtre saint Jean exhortait les fidèles à la pratique des plus sublimes vertus; il voulait que leur amour de la justice s'élevât jusqu'à leur faire imiter toutes les vertus dont le Sauveur nous a donné l'exemple, et, afin de s'exprimer d'une manière plus concise, il désigne sous le nom de monde toutes les choses qui peuvent présentement enflammer nos désirs ou exciter notre convoitise : « N'aimez point le monde», dit-il, « ni rien de ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui : car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie; trois choses qui ne viennent point du Père, mais du monde : or, le monde passe et sa concupiscence avec lui ; tandis que celui a qui fait la volonté de Dieu demeure (665) éternellement (1) ». Si l'on s'arrête à la superficie de ces mots, ils semblent être une malédiction prononcée contre tous les éléments : ni le monde, ni rien de ce qui est dans le monde ne vient point du Père et ne doit plus être aimé.

Aug. Cette argumentation n'est pas sérieuse aucun catholique, même parmi les plus ignorants, ne songe à interpréter ici le mot de monde comme désignant les éléments matériels.: Le même Apôtre, parlant ailleurs du Seigneur Jésus-Christ, dit : « C'est Lui qui est  la victime de propitiation pour nos péchés, et non-seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde (2) » ; et cependant personne n'est assez insensé pour croire qu'il s'agit ici de péchés dont les éléments matériels seraient coupables. Conséquemment, toutes les fois que le mot de monde se trouve ainsi employé dans un sens général, il doit être entendu uniquement des hommes qui se trouvent répandus dans tout le monde, c'est-à-dire, sur toute la surface de la terre habitée. Enfin, l'Apôtre a désigné en cet endroit sous le nom de monde la vie humaine elle-même, c'est-à-dire, celle qui consiste à vivre, non pas suivant la loi de Dieu, mais conformément aux penchants de la nature humaine. Voilà pourquoi il défend aux fidèles d'aimer cette vie et leur déclare que tout ce qui est dans le monde est ou «concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou amour des choses du siècle (ou, suivant une autre version, orgueil de la vie) ; trois choses qui ne viennent point du Père, mais du monde ». Maintenant, montre-nous, si tu le peux, un seul endroit des saintes Ecritures où il soit parlé en bonne part de la concupiscence de la chair, et cesse d'obscurcir par un verbiage également interminable et inintelligible des choses qui sont évidentes comme la lumière.

XXI. Jul. Certes, ces paroles ont été écrites par un apôtre et par un apôtre que le Seigneur Jésus aimait avec une tendresse particulière et cependant, quand même la pensée de leur auteur ne nous serait pas révélée, soit par l'Évangile qu'il a écrit aussi, soit par la sublime gravité avec laquelle il a composé ses Epîtres, ces mêmes paroles ne seraient pas capables de détruire la réalité des faits, et leur témoignage devrait nécessairement céder

 

1. I Jean, II, 15-17. — 2. Id. II, 2.

 

devant le témoignage de toutes les Ecritures qui attribuent expressément à Dieu la création du monde. Mais saint Jean a écarté toute difficulté d'interprétation par ces autres paroles si sublimes et si admirables qu'il a placées au commencement de son Evangile : « Le Verbe était Dieu », dit-il; « toutes choses ont été faites par Lui et rien n'a été fait sans lui ». Et plus loin : « Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde : il était dans ce monde et le monde a été fait par lui.... » Et encore : « Le Verbe s'est fait chair, afin de pouvoir habiter parmi nous (1) ». En s'exprimant ainsi, il a dissipé d'avance toute obscurité par rapport au sens véritable de sa pensée mais il a montré aussi qu'il savait et qu'il ne craignait pas d'affirmer que Dieu est le créateur du monde tout entier et de toutes les choses qui se trouvent dans le monde, et il a fait voir par là même que les Manichéens ne sauraient trouver aucun argument solide en faveur de leurs maximes. Quand on a déclaré que tous les êtres ont été créés par Dieu, il est bien permis d'employer abusivement et sans aucun préjudice pour la foi, le nom de telle ou telle substance pour désigner la convoitise déréglée à laquelle cette substance sert d'instrument.

Aug. Mais tu ne veux pas que la concupiscence de la chair soit considérée comme un mal, alors même qu'elle est déréglée; tu prétends au contraire qu'elle est toujours bonne, et que ceux qui cèdent sans aucune retenue à ses sollicitations, font seulement un usage mauvais d'une chose bonne en elle-même. D'où il suit que, si la concupiscence de la chair est une chose bonne en soi, elle, doit nécessairement, lorsqu'elle est modérée, être un bien modéré; et lorsqu'elle est immodérée , elle doit par la même raison être un bien immodéré : tu ajoutes cependant que céder à cette concupiscence , lorsqu'elle est modérée, c'est faire un bon usage d'une chose bonne ; tandis que céder à cette même concupiscence, lorsqu'elle est immodérée, c'est faire un usage mauvais d'une chose bonne. De même, dis-tu, que le vils est lune chose bonne en soi; car toutes les substances créées par Dieu sont bonnes (2) ; et néanmoins celui qui use modérément de vin, fait un bon usage d'une chose bonne, tandis que celui qui en

 

1. Jean, I, 1, 3, 9, 10, 11. — 2. I Tim. IV, 4.

 

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use d'une manière immodérée, fait un usage mauvais d'une chose bonne. Mais saint Jean n'aurait jamais dit que le vin ne vient pas du Père, comme il l'a dit de la concupiscence de la chair. Ainsi, tu ne trouves aucune sorte de concupiscence charnelle qui ne vienne point du Père : celle même qui est immodérée est bonne à tes yeux ; et celui-là seul n'est pas bon, qui use de ce bien immodéré, c’est-à-dire, qui fait un usage mauvais d'une chose bonne. Pourquoi donc hésites-tu encore à dire en termes nets et précis ce que tu dis d'une manière obscure et avec de longs détours, savoir, que saint Jean a enseigné l'erreur, et que toi-même tu enseignes la vérité ? Car, si, comme vous le prétendez, la concupiscence de la chair est bonne alors même que l'homme en use d'une manière immodérée, et que celui-là seul soit mauvais qui fait ainsi un usage mauvais d'une chose bonne, il est manifeste que le disciple bien-aimé a enseigné une erreur, quand il a dit : La concupiscence de la chair ne vient point du Père, c’est-à-dire, de Celui de qui viennent tous les biens naturels.

XXII. Jul. Il défend donc aux fidèles d'aimer le monde, ni rien de ce qui est dans le monde, et il déclare que l'amour de Dieu ne saurait être en ceux qui donnent leur affection aux choses du siècle ; irais, bien qu'il les exhorte à détourner ainsi leur affection des choses du siècle, il ne prétend pas pour cela leur persuader que celles-ci ont été créées par un autre que par le vrai Dieu ; il veut seulement leur faire comprendre que l'attachement aux biens de la vie présente ne doit jamais l'emporter sur l'amour de la vertu, et que le soin d'amasser des richesses, ou de nous procurer des plaisirs, ne doit jamais occuper notre esprit jusqu'à lui faire perdre cette sublime énergie qu'il a dû puiser dans la connaissance de la philosophie chrétienne, laquelle est la seule philosophie véritable. « Car tout ce qui est dans le monde est ou a concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie; trois choses qui ne viennent point du Père, mais du monde : or, le monde passe et sa concupiscence avec lui ; mais celui qui fait la a volonté de Dieu demeure éternellement ». Il désigne donc ici, sous le nom de monde, les moeurs des hommes qui pensent qu'il n'y a rien au-delà de la vie présente; il désigne cette vie également fastueuse et dissolue où les mortels prétendent trouver le suprême bonheur.

Aug. Donc, s'il désigne, sous le nom de monde, les moeurs des hommes qui pensent qu'il n'y a rien au-delà de la vie présente; a s'il applique ce mot à cette vie également a fastueuse et dissolue, où les mortels prétendent trouver le suprême bon heur n; il entend par là même désigner aussi ces trois choses qu'il a dit être dans le monde et ne pas venir du Père; ces trois choses, dis-je, parmi lesquelles cette noble cliente, dont tu plaides la cause et qu'on nomme la concupiscence de la chair, occupe le premier rang. Mais toi-même tu parais avoir voulu désigner sous le nom de moeurs des hommes qui estiment qu'il n'y a rien au-delà de la vie présente, la concupiscente des yeux ; car ces hommes ne veulent pas croire les choses qu'ils ne voient point, précisément parce qu'ils s'attachent à celles qu'ils voient ; sous le nom de vie fastueuse des mortels, l'amour des choses du siècle ou l'orgueil de la vie ; sous le nom de vie dissolue, la concupiscence de la chair, en un mot, tu parais avoir embrassé dans cette définition chacune des trois choses nommées expressément par saint Jean : comme si ces actes de dissolution condamnés par toi étaient autre chose que les effets immédiats du consentement donné à la concupiscence de la chair, à cette concupiscence qui, suivant toi, ne mérite aucun blâme, et dont tu te fais même le panégyriste en la déclarant une chose bonne en soi. Quoi de plus insensé cependant que de qualifier de mauvais les actes de dissolution, et de proclamer bons en eux-mêmes les désirs qui ont pour objet ces mêmes actes? comment, à moins d'avoir perdu la raison, peut-on penser que, sous le nom de concupiscence de la chair, un apôtre de Jésus. Christ a voulu censurer, non pas précisément la concupiscence de la chair, mais plutôt des actes de dissolution qui consistent uniquement en ce que l'homme se laisse séduire, entraîner, captiver par cette concupiscence? Comme si ce docteur éclairé des lumières d'en haut n'avait rien trouvé en elle qui pût être l'objet d'un blâme et qu'il eût flétri sous son nom la conduite même des hommes qui vivent d'une manière dissolue ; tandis qu'en réalité, ce qui rend la vie de ces hommes condamnable, c'est uniquement le (667) consentement qu'ils donnent aux désirs de la chair. Cesse donc de répandre des flots de paroles aussi futiles qu'elles sont interminables. Tu De réussiras point, alors même que ces flots deviendraient un torrent impétueux, et que ce torrent deviendrait à son tour un abîme sans fond et sans rivage; non, tu ne réussiras jamais à faire que les actes de dissolution soient une chose mauvaise, et que les désirs ayant pour objet l'accomplissement de ces actes ne soient point mauvais dans leur essence et indépendamment du consentement par lequel ils se traduisent en actes réels.

XXIII. Jul. Voici, en effet, comment il s'était exprimé dans son Evangile : « Le monde a été fait par Lui et le monde ne l'a point connu (1) »: or, sans aucun doute, il ne voulait pas faire entendre par là que les éléments privés d'intelligence avaient pu connaître Jésus-Christ, ou le renier ; mais, dans sa pensée, le mot de monde s'appliquait à la multitude sans nombre des infidèles. De même donc, dans le texte précité, il enseigne que tout ce qui est dans le monde, c'est-à-dire tous les hommes qui sont tellement attachés aux plaisirs grossiers que, à leurs yeux, l'éclat extérieur du pouvoir et les trésors de l'opulence sont la mesure unique de la félicité des créatures raisonnables ; il enseigne, dis-je, que tous ces hommes, à quelque nation qu'ils appartiennent, sont les tristes victimes d'un orgueil odieux qui ne vient point de Dieu, en d'autres termes, qui n'est point agréable à Dieu, mais qui vient du monde et qui a son origine dans la perversité de la volonté humaine. C'est pourquoi, ajoute-t-il, ce monde ne doit point vous corrompre en excitant dans vos âmes un sentiment de jalousie : car quiconque accomplit la volonté de Dieu, entre en possession d'un bonheur éternel, et il ne s'évanouit point comme les choses présentes qui ne sont qu'une ombre. Ainsi, l'apôtre saint Jean veut que le monde soit pour nous un objet de haine, de même que le Seigneur a déclaré dans l'Evangile que nous devons haïr, non-seulement notre corps, mais notre âme elle-même : « Celui », dit-il , « qui ne hait pas a son père, ou son frère, ou même sa propre vie, n'est pas digne de moi (1) » ; quoique assurément les fidèles ne puissent se haïr eux-mêmes, puisque, par un sentiment d'amour très-légitime pour leurs âmes, ils

 

1. Jean, I, 10. —  2. Luc, XIV, 26.

 

affrontent la douleur et des épreuves de toutes sortes, afin de parvenir à la possession du bonheur. Quelle est donc la conclusion de cette discussion? C'est que, suivant l'usage de l'Ecriture, l'apôtre saint Jean a flétri sous le nom de monde, non pas la nature des êtres créés, mais les penchants dépravés de la volonté humaine ; et par là même il a nié que la concupiscence de la chair vienne de Dieu, clans le même sens qu'il a déclaré que rien de ce qui est dans le monde ne vient de Dieu. Manès s'empare de ces paroles, non pas pour les interpréter conformément à la pensée de l'Apôtre, mais pour les dénaturer avec cette habile perfidie qui lui est ordinaire, et il en conclut hautement que ni la concupiscence de la chair, ni la chair elle-même, ni rien enfin de ce qui est dans le monde n'a été créé par Dieu : et toi-même, docile aux leçons d'un tel maître, tu crois que la concupiscence de la chair est l'oeuvre, non pas de Dieu, mais du démon.

Aug. Je qualifie de mauvaise cette concupiscence de la chair que saint Jean déclare ne pas venir du Père, et à laquelle Ambroise affirme que notre nature est assujettie par suite de la prévarication du premier horaire (1) ; le même Apôtre, voulant parce mot de concupiscence désigner les hommes qui en sont les tristes esclaves, ajoute qu'elle vient du monde. Manès, lui aussi, qualifie de mauvaise cette concupiscence de la chair; mais il ne sait pas d'où elle vient: toi, au contraire, tu la déclares bonne, précisément parce que tu ne sais pas non plus d'où elle vient ; et par le fait seul que tu refuses de lui reconnaître l'origine qui lui est attribuée par Ambroise, tu autorises Manès à croire que lui-même parle réellement le langage de la vérité, quand il enseigne qu'elle est l'oeuvre de cette nature mauvaise rêvée par lui comme existant de toute éternité aussi bien que Dieu. Afin donc de réfuter à la fois et Manès et toi-même, l'évêque Ambroise expose le vrai sens des paroles de l'apôtre saint Jean. Car, ce dont notre nature a été infectée par suite de la prévarication du premier homme, ne saurait évidemment être un mal éternel comme Dieu ; que Manès donc se taise : et cependant cette chose est un mal réel; que Julien se taise donc, lui aussi.

XXIV. Jul. Il est ainsi manifeste que les

 

1. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

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paroles du bienheureux Jean ne sauraient en aucune manière servir d'excuse à ton erreur la doctrine que tu enseignes a été puisée aux sources du manichéisme seul. Et maintenant que le nom de cet Apôtre se trouve mis hors de cause et son honneur à l'abri de toute atteinte, discutons en deux mots cette question : quelle est, à ton sens, la pensée précise de saint Jean, quand il déclare ici que la concupiscence de la chair et la concupiscence des yeux ne viennent point de Dieu ? Ces paroles s'appliquent-elles à la concupiscence considérée en elle-même, à cette concupiscence qui devient un vice, non pas lorsqu'on en fait un usage modéré et légitime, mais seulement lorsqu'on en fait un usage immodéré et défendu par la loi ; ou bien l'Apôtre a-t-il voulu désigner uniquement les excès qui doivent être attribués, non plus à la nature, mais à. la volonté personnelle de ceux qui les commettent?

Aug. Si la concupiscence devient parfois un. vice, accorde-nous du moins qu'elle est alors mauvaise, mais comment peux-tu prétendre qu'elle ne cesse pas alors d'être bonne, et que celui-là fait seulement un usage mauvais de cette chose bonne en soi , qui outrepasse les limites de la modération et de l'honnêteté ? Dans ce cas, en effet, il n'est plus vrai de dire que la concupiscence devient un vice; celui-là seul devient alors répréhensible, qui fait un usage mauvais de cette concupiscence. Vois-tu combien tu comprends peu ce que tu dis , puisque tu ne respectes pas même une définition donnée par toi ?

XXV. Jul. Si tu réponds que, sous le nom de concupiscence, l'Apôtre a voulu désigner même l'usage modéré et honnête des plaisirs naturels, en sorte que la concupiscence de la chair semble condamnée par lui d'une manière générale et absolue : tu devras logiquement déclarer aussi que le sens des yeux, le monde lui-même et tout ce qui est dans le monde, a été créé parle démon ; car, suivant toi, saint Jean enseigne qu'aucune de ces choses ne vient de Dieu. Certes, si tu acceptes cette conclusion, tu ne deviendras pas manichéen, car tu l'es aujourd'hui même ; mais, après avoir pendant longtemps combattu avec les mêmes armes que Manès, tu te rangeras ouvertement parmi ses disciples. Si, au contraire, redoutant de dévoiler ainsi ton erreur, tu réponds que, sous le nom de concupiscence de la chair, de concupiscence des yeux et sous le nom de monde, l'Apôtre n'a point désigné les choses mêmes qui n'ont rien que d'innocent tant qu'on respecte, dans l'usage qu'on en fait, les limites de l'honnêteté, et qui deviennent répréhensibles seulement lorsqu'on se laisse entraîner par elles à des excès déréglés : si tu réponds de cette manière, il s'ensuivra manifestement , comme nous l'avons déjà démontré dans notre premier ouvrage, que ce qui est condamnable clans la concupiscence naturelle , ce n'est point sa nature, ni la diversité des objets vers lesquels elle nous porte, ou des sens qui lui servent d'instruments, mais seulement les excès auxquels parfois elle nous entraîne. Enferme-toi dons; à l'avenir dans un silence prudent et modeste au sujet de ces paroles de l'Apôtre ; car, si tu venais à les souiller même par une allusion éloignée, l'inanité de ta défense et la vérité de l'accusation portée contre toi se trouveraient fatalement dévoilées.

Aug. Mais, ô discoureur opiniâtre et indomptable , ces limites dans lesquelles tu déclares qu'il est permis d'obéir à la concupiscence ne sont plus respectées dès que l'on cède volontairement aux entraînements de celle-ci et qu'on se livre aux excès qu'elle inspire. Et, d'autre part, s'abstenir de ces excès, c'est résister au mal. Car, une chose à laquelle un ne peut consentir sans commettre le mal, et à laquelle on ne saurait résister sans faire le bien, cette chose n'est-elle pas mauvaise manifestement? Celui donc qui veut vivre honnêtement, ne doit pas ton. sentir aux suggestions de cette chose mauvaise dont tu fais l'éloge ; et celui qui veut vivre chrétiennement, ne doit pas souscrire à cet éloge fait par toi d'une chose mauvaise; d'où il suit que, s'il ne veut pas se laisser séduire par vous, il doit savoir que la concupiscence de la chair est mauvaise en elle même ; et, s'il veut échapper a la fois à votre erreur et à celle des Manichéens, il doit savoir d'où vient cette concupiscence.

XXVI. Jul. J'ai développé cet argument dans le second livre de mon premier ouvrage, et j'ai fait voir que l'homme était assujetti, avant d'être coupable, à la concupiscence de la chair d'où naissent certains appétits sensuels, et à la concupiscence des yeux.

Aug. J'ai répondu suffisamment, dans mon (669) livre quatrième, à ce livre second dont tu parles ici. Tes arguties ne sont pas moins frivoles aujourd'hui qu'elles ne l'étaient alors. Tu n'as démontré en aucune manière que la concupiscence charnelle, par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit, existait déjà dans l'homme au moment où celui-ci commit le péché pour la première fois. Quelque nom que l'on donne à ce qu'Adam et Eve ressentirent pour la première fois dans leurs membres le jour où ils commirent le péché et où ils commencèrent à rougir d'eux-mêmes et à couvrir leur nudité (1), il est hors de doute que cette chose fut une suite fatale de la faute dont ils se rendirent coupables.

XXVII. Jul. Toutefois, je suis obligé de te demander ici dans quel songe il t'a été révélé que tu devais considérer le mot de concupiscence comme désignant les mouvements de la passion charnelle. Car, sans préjudice pour les droits de la vérité qu'une longue discussion a établis d'une manière tout à fait manifeste, supposons qu'il n'a pas encore été démontré clairement que les sens de la chair et. la nature de la chair appartiennent à un seul et même auteur.

Aug. Autre chose sont les sens de la chair à l'aide desquels celle-ci fait connaître, d'une certaine manière, à l'esprit, les objets corporels en présence desquels elle se trouve ; autre chose sont les mouvements de la concupiscence charnelle, de cette concupiscence par suite de laquelle la chair, ayant des désirs contraires à ceux de l'esprit, nous entraîne à toute sorte d'actions coupables et déshonnêtes, à moins que l'esprit lui-même ne lutte contre la chair par ses propres désirs: or, cette opposition qui règne entre la chair et l'esprit, est attribuée, non pas au créateur de la chair ou au créateur des sens, mais aux suggestions du malin esprit et à la prévarication du premier homme, par ceux dont la foi saine condamne également l'erreur insensée des Pélagiens et celle des Manichéens.

XXVII1. Jul. Il est impossible de révoquer en doute la vérité de ce principe, sans que tu te trouves aussitôt comme enveloppé sous une nuée très-épaisse d'autres difficultés. Car, dans les mots de concupiscence de la chair il n'y a rien qui désigne absolument les organes de la chair proprement dits. Je dirai donc que

 

1. Gen. III, 7.

 

saint Jean a voulu, par ces expressions, stigmatiser les oreilles des amateurs passionnés des vers harmonieux; je dirai qu'il a voulu imprimer une flétrissure au palais des vils esclaves de la bonne chère; qu'il a voulu appeler le mépris sur l'organe olfactif de ceux qui savourent les odeurs jusqu'à tomber en défaillance; je dirai enfin qu'il a voulu censurer toute autre chose que ce que tu penses; la liberté d'interprétation est absolue, puisque les mots n'ont qu'un sens général et indéterminé. Conséquemment, ou bien nie la réalité des désirs que nous venons de nommer, et, suivant ton habitude, inscris-toi en faux contre le témoignage unanime de la conscience de tous les hommes : ou bien, si ton impudence ne va pas encore jusqu'à cet excès d'audace brutale, reconnais avec flous qu'il n'y a pas dans les paroles de l'Apôtre un seul mot qui condamne le plaisir dont les organes de la génération sont le siège.

Aug. Tu parles en cet endroit, comme si nous avions enseigné que les flammes de la concupiscence charnelle s'allument uniquement dans les organes de la génération. Certes, dans quelque sens du corps que la chair convoite contre l'esprit, cette convoitise s'identifie toujours avec la concupiscence charnelle; et parce que celle-ci nous entraîne au mal toutes les fois que notre esprit n'op. pose pas à ses désirs d'autres désirs plus puissants, il est manifeste qu'elle est mauvaise dans chacune de ces diverses circonstances. C'est elle, en effet, que l'Ecriture a flétri par ces paroles: « Qu'y a-t-il parmi les créatures de plus méchant que l'oeil (1)? » Et cependant le Dieu créateur de tous les corps et de tous les sens a, sans aucun doute, créé l'oeil et non pas la méchanceté. A moins que tu ne résistes opiniâtrement à la vérité, tu dois comprendre par là que notre nature est assujettie au mal dès l'instant même où nous recevons l'existence, quoique cette nature soit créée très-bonne par un Dieu bon. Mais apprends de la bouche d'Ambroise quelle est la véritable origine de ce mal, si tu ne veux pas prêter ton appui à Manès et l'autoriser à proclamer l'existence d'une nature nouvelle, c'est-à-dire, d'une nature mauvaise éternelle comme Dieu.

XXIX. Jul. Quel secours peux-tu donc trouver en faveur de ta cause dans ce fait,

 

1. Eccli. XXXI, 15.

 

670

 

que, en parlant de l'union charnelle et de la procréation des enfants, je n'ai pas voulu flétrir ces choses du nom de concupiscence ; puisque ni Manès ni toi vous n'avez pu prouver que celle-ci soit l'oeuvre du démon ; et que, du reste, j'avais démontré clairement dans une argumentation précédente que l'origine de ces mouvements produits dans le corps au moment de l'union charnelle remonte à celui-là même qui a créé les corps et institué le mariage ?

Aug. Autre chose est la' faculté de sentir, autre chose est le consentement donné aux désirs coupables de la convoitise : distingue soigneusement ces deux choses et cesse d'être le jouet d'une erreur aussi grossière. Autre chose, dis-je, est la faculté de sentir, autre chose est le consentement donné aux désirs coupables de la chair.Lis l'Evangile : « Celui », dit Jésus-Christ , « qui aura regardé une femme d'un regard de convoitise, a déjà commis l'adultère dans son coeur (1) ». Il ne dit point: Celui qui aura regardé, parce que, dans sa pensée, il ne s'agit pas de l'action de percevoir par le moyen du sens qu'on appelle la vue ; mais il dit: «Celui qui aura regardé... « d'un regard de convoitise », c'est-à-dire, celui qui aura regardé avec une intention mauvaise. La vue est donc un sens de la chair bon en soi : la concupiscence, au contraire, est un mouvement mauvais de cette même chair. Si un époux use honnêtement de cette chose mauvaise en soi, il ne la rend pas bonne; mais il la réduit à servir d'instrument à l'accomplissement d'une couvre bonne. Car il ne fait rien que de bon par le moyen de cette chose mauvaise, tant qu'il ne fait rien pour elle-même ; mais lorsque, sans blesser directement la loi du mariage, il ne laisse pas de céder aux entraînements de cette chose mauvaise, l'Apôtre ne lui accorderait point son pardon par égard pour l'état du mariage (2), s'il ne le considérait comme coupable d'un péché.

XXX. Jul. Sans doute, après le premier ouvrage que j'ai dédié à saint Turbantius, le voile que la pudeur naturelle nous fait un devoir de jeter sur certaines choses, ne devrait plus être soulevé sous prétexte de discussion : car la question a été traitée dans ce livre d'une manière si complète, que, à moins d'avoir tout à fait perdu l'usage de la raison,

 

1. Matth. V, 28. — 2. I Cor. VII, 6.

 

il est impossible désormais d'être arrêté par aucune difficulté relative à ce sujet.

Aug. Turbantius, à qui je ne conteste pas le titre de saint, embrassa avec joie la foi catholique lorsqu'il eut achevé la lecture de cet ouvrage que tu te glorifies de lui avoir dédié; et, un des motifs qui le déterminèrent à prendre ce parti, c'est. précisément parce qu'il avait reconnu l'inanité des arguments développés par toi en faveur de votre doctrine.

XXXI. Jul. Mais, puisque le défenseur de la transmission du péché a juré de ne rien m'accorder, et qu'il prétend me faire rougir par la pompeuse élégance de ses discours, pourquoi me croirais-je obligé d'être aussi sobre et aussi réservé dans mes paroles au sujet de l'acte même de l'union charnelle, qu'on doit l'être lorsqu'on traite de nouveau une question qui a été discutée et jugée d'une manière définitive ? Il s'empare donc avec joie de ce passage de mon livre, et de cet autre où j'ai dit : « C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme; et ils seront deux dans une seule chair (1) ; le Prophète, en voulant exposer les maximes de la foi, par rapport aux couvres de Dieu, a failli blesser la pudeur » ; il tressaille, il triomphe comme s'il avait découvert un trésor et il s'écrie: «Voilà un aveu explicite et arraché par la seule force de la vérité ! Qu'on nous dise pourquoi le Prophète, en parlant des couvres de Dieu, a failli blesser les lois de la pudeur. « Est-ce donc que les oeuvres divines doivent seules nous faire rougir, et les couvres de l'homme doivent-elles toujours être pour celui-ci un sujet de gloire et jamais un sujet de honte? Ou bien, est-il vrai que le Prophète, en racontant et en publiant les oeuvres de Dieu, ne donne pas au monde un témoignage éclatant de l'amour et du dévouement dont il est pénétré pour ces mêmes couvres, et que ses efforts n'ont d'autre résultat que de mettre en péril son honneur et sa vertu personnels ? plais quelle est donc l'oeuvre que Dieu a bien pu accomplir, et dont les ministres de Dieu doivent avoir honte de retracer le souvenir? Et, chose encore plus incompréhensible, comment l'homme peut-il avoir à rougir d'une couvre qu'il n'a point accomplie, mais que Dieu a accomplie en lui ? Car tous les artisans

 

1. Gen. II, 24.

 

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s'appliquent, autant qu'il est en eux et au prix même des fatigues et des soins les plus pénibles, à faire en sorte qu'ils n'aient point à rougir de leurs propres oeuvres. « Certes, ce qui nous fait rougir aujourd'hui, c'est précisément ce qui fit rougir nos premiers parents, au jour où ils couvrirent leur nudité : c'est ce châtiment du péché, cette plaie que le péché a faite et qui subsiste après lui, ce foyer où viennent s'allumer les désirs et les convoitises coupables, cette loi enfin qui résiste dans nos membres à la loi de l'esprit. Voilà ce qui nous fait rougir et ce qui nous fait rougir à bon droit. Il ne nous est pas même permis de rougir d'autre chose, et nous serions les plus ingrats et les plus impies de tous les hommes, si un sentiment de honte pouvait naître dans notre âme, non pas au sujet de la dégradation et du châtiment que notre nature a subi, mais au sujet de nos membres en tant qu'ils sont l'oeuvre de Dieu (1) ». Telle est l'expression non équivoque de sa joie et de son allégresse: il ne peut plus contenir les transports de son âme: il a découvert enfin dans mon livre une maxime à l'aide de laquelle il pourra démontrer que la concupiscence naturelle est mauvaise et doit être considérée comme étant l'oeuvre du démon : il déclare que cet aveu m'a été arraché par la seule force de la vérité, et il ajoute pompeusement que nous ne pouvons, sans nous rendre coupables d'une impiété et d'un sacrilège tout à fait abominables, reconnaître que la pudeur nous oblige à jeter un voile sur des choses que nous enseignons avoir été créées par Dieu. Mais, troublé par la vivacité de son allégresse, il ne cherche pas même à se rendre compte de la valeur des expressions qu'il emploie; car, après avoir affirmé que, d'une part, parmi les choses dont Dieu est l'auteur, il n'en est aucune dont on doive rougir, et que, d'autre part, on doit rougir de l'oeuvre de la génération, d'où il suit que cette oeuvre ne saurait être considérée comme une chose instituée.par Dieu; il a confessé tout à coup que cette oeuvre est non-seulement honnête, mais juste; suivant lui, non-seulement Dieu a donné à nos corps, au jour de la création, le pouvoir d'engendrer, mais il n'y a rien dans l'œuvre de la chair qui soit réprouvé par la justice divine. J'ai démontré dans le troisième livre de mon

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 22.

 

premier ouvrage, qu'un châtiment ne saurait être identifié avec une faute.

Aug. Tu n'as point fait cette démonstration dont tu te glorifies ici avec une vanité tout à fait puérile : tu as même oublié, à un certain moment, ce que tu avais dit précédemment, et tuas confessé qu'une faute peut réellement s'identifier avec le châtiment infligé à un pécheur. Dans ma réponse précédente, je t'avais fait voir d'une manière assez évidente la vérité de cette maxime (1); je m'étais même appuyé sur le témoignage de l'Apôtre pour prouver que les péchés sont punis par d'autres péchés : car, après avoir dit de certains hommes, qu'ils ont transféré l'honneur qui n'est dû qu'au Dieu incorruptible, à des images d'hommes corruptibles, et à des figures d'oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles, il fait voir aussitôt que ce péché a été puni par d'autres péchés : « C'est pourquoi », dit-il, « Dieu les a livrés aux désirs de leurs coeur, aux vices de l'impureté; en sorte qu'ils ont déshonoré eux-mêmes leurs propres corps (2) », et le reste qu'on peut lire au même endroit de l'Epître aux Romains. Le Psalmiste lui-même ne dirait pas : « Faites qu'ils ajoutent iniquité sur iniquité, et qu'ils n'entrent point dans votre justice (3) », si, par un juste jugement de Dieu, les péchés précédents ne trouvaient leur châtiment dans des péchés nouveaux, ajoutés à ceux-là.

XXXII. Jul. Je me dispenserai donc de revenir sur ce sujet : le lecteur me permettra seulement d'appeler ici son attention sur l'humeur atrabilaire d'un dialecticien qui prétend que Dieu a pu choisir comme un instrument propre à exercer sa vengeance, une chose dont il ne veut pas que ce même Dieu ait pu être l'auteur; déclarant ainsi que la puissance créatrice de Dieu n'a pu produire une chose qui, suivant lui, n'a rien de contraire à la justice divine.

Aug. Il est manifeste que tu ne comprends pas en quel sens il a été dit : « Dieu n'a point fait la mort (4) », quoique la mort soit un des instruments dont la justice divine se sert pour punir le pécheur. Il est donc conforme à la justice de Dieu que le pécheur soit frappé de mort; et cependant la mort n'a pu être l'oeuvre de la puissance créatrice de Dieu, car Dieu n'a point fait la mort ». En effet, de

 

1. Contre Julien, liv. V, n. 10. — 2. Rom. I, 23, 24. — 3. Ps. LXVIII, 28. — 4. Sag. I, 13.

 

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même que la justice divine exige que chacun trouve sa perte dans son propre péché, sans que Dieu soit pour cela l'auteur du péché ; de même aussi,-quoique Dieu n'ait point fait la mort, il livre cependant à la mort ceux qu'il estime avoir mérité de mourir. La même Ecriture où il est dit : « Dieu n'a point fait la mort », nous enseigne ailleurs que « la mort et la vie viennent du Seigneur Dieu (1)» : et pour comprendre qu'il n'y a aucune contradiction réelle entre ces deux maximes, il suffit de savoir distinguer entre les jugements divins et les couvres divines : si toi-même tu avais pu faire cette distinction, tu ne m'aurais pas sans doute opposé un argument aussi frivole.

XXXIII. Jul. Suivant lui donc, il n'y a rien dans les oeuvres de Dieu dont on doive rougir ; mais il n'y a rien de plus abominable que les sentences prononcées par ce même Dieu. Il est certain, en effet, que toute faute mérite un châtiment : s'ensuit-il cependant, que la confusion dont le coupable a mérité d'être couvert, devient elle-même l'instrument de la vengeance divine, de telle sorte qu'il soit permis de parler en termes explicites de la faute commise par l'homme, et que l'on ne puisse rappeler le nom seul du châtiment infligé par la justice de Dieu, sans encourir la note d'infamie?

Aug. Pourquoi cherches-tu à obscurcir des choses qui ont été parfaitement éclaircies, à proposer de nouveau des difficultés déjà résolues, sinon parce que, malgré l'inanité réelle de tes raisonnements, tu veux paraître discuter d'une manière sérieuse aux yeux des personnes ignorantes , c'est-à-dire aux yeux du plus grand nombre des hommes? Car, je puis bien, sans témérité, dire que tu cèdes à un sentiment d'impudence plus encore qu'au désir de répandre des flots de paroles également vaines et pompeuses, quand tu essaies de persuader que l'on ne doit pas rougir, ou du moins que l'on ne doit pas rougir beaucoup des désirs qui s'élèvent dans la chair contre les désirs de l'esprit, malgré la sujétion où celle-là devrait être à l'égard de celui-ci ; quand tu essaies de persuader que Dieu ne saurait, sans injustice, abandonner le coupable, afin que celui-ci trouve en lui-même son propre châtiment après s'être éloigné du Dieu en qui il trouvait sa véritable félicité ;

 

1. Eccli. XI, 14.

 

ou enfin, que l'homme doit rougir de son péché, mais non point du châtiment qu'il subit par suite de ce péché; tandis que, en réalité, la plupart des hommes ne rougissent pas de leurs péchés avant qu'un châtiment sensible leur ait été infligé, ce châtiment faisant naître dans leur âme un sentiment de honte que l'impunité n'aurait pu y produire. Mais qui donc peut se faire un plaisir de nier en termes élégants les choses les plus manifestes, sinon ceux en qui le respect de la vérité est un sentiment éteint depuis longtemps? Nous parlons librement de ces deux choses, savoir, de ce que l'homme a fait volontairement, et de ce qu'il a souffert malgré lui; nous nommons librement et la désobéissance de l'esprit, et la concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit : toi, au contraire, tu aurais eu honte de nommer l'une de ces deux choses, parce que tu aurais craint de nous suggérer par là un argument qui aurait rendu ton erreur manifeste comme la lumière. Et maintenant que tu prononces les mots de concupiscence et de passion charnelles, parce que tu ne veux pas être accusé de rougir du nom de ta cliente, ors ne saurait plus douter que tu crains par. dessus tout la censure des jugements humains, et que la crainte d'être victime de l'erreur n'exerce aucun empire sur toi.

XXXIV. Jul. Il est incontestable cependant que la logique ne permet pas à notre accusateur d'échapper à cette conclusion abominable, contre laquelle il proteste vainement, Car, d'une part, il suppose que la passion charnelle est un châtiment justement infligé à l'homme, et il déclare expressément qu'une telle sentence n'a rien de contraire à la sainteté de la justice divine; mais, d'autre part, il ne nie pas que l'on doive considérer comme étant l'oeuvre de Dieu la prononciation même de cette sentence qui, suivant lui, est l'origine véritable de cette convoitise dont il reconnaît que nous devons rougir : or, malgré sel protestations antérieures, il est manifeste qu'en s'exprimant ainsi il qualifie implicitement du nom de honteuse une chose qui est bien réellement l'oeuvre de Dieu.

Aug. Je t'ai déjà dit que, suivant l'Ecriture, « Dieu n'a point fait la mort » ; et cependant la sentence prononcée par Dieu était conçue en ces termes : « Tu mourras très-certainement (673) (1) ». Ainsi Dieu a fait subir au pécheur comme châtiment une chose dont ce même Dieu n'était point l'auteur. Toutefois, parce que Dieu est le Dieu des vengeances (2), il déclare ailleurs qu'il crée les maux (3) ; et l'auteur du livre de l'Ecclésiastique cite en effet plusieurs choses qui ont été créées pour servir d'instruments à la vengeance divine (4). Mais lorsque le péché même devient le châtiment du péché, il ne s'ensuit pas que Dieu soit l'auteur de ce péché nouveau, et qu'il accomplisse une oeuvre inique : dans ce cas, l’oeuvre de Dieu consiste uniquement à faire que le péché devienne le châtiment du pécheur, et par là même cette oeuvre n'a rien qui ne soit conforme à la justice. Qui, en effet, oserait nier que ce soit un péché d'ajouter foi à la parole des faux prophètes? Cependant tel fut le châtiment infligé, par un juste jugement de Dieu, au roi Achab, ainsi que nous le lisons dans l'histoire des Règnes (5). Et personne n'est assez insensé pour croire que les mensonges des faux prophètes sont dignes d'éloges, ou pour prétendre que Dieu devient l'auteur du mensonge toutes les fois que, par un juste jugement, il permet à des menteurs de tromper ceux qu'il reconnaît avoir mérité un tel châtiment. Lis non-seulement des yeux du corps, mais surtout des yeux de l'esprit; cesse enfin de répandre ces flots de paroles dont le vain bruit empêche la voix de la vérité de parvenir jusqu'à toi.

XXXV. Jul. Mais il ajoute une sorte de corollaire qui a un caractère particulier d'impiété : il déclare que le châtiment infligé par Dieu n'est pas autre chose qu'une inclination et un penchant qui nous entraîne au péché, une loi qui dans nos membres oppose une résistance invincible à la loi de notre esprit: en exerçant un châtiment de ce genre, Dieu multiplierait les crimes, il n'en tirerait pas une vengeance réelle ; et après avoir témoigné la plus vive indignation contre la volonté mauvaise de l'homme, source de ses égarements, il mettrait celui-ci dans la nécessité de commettre le péché à l'avenir. le laisse cependant aux disciples rêveurs et insensés de Manès, le soin d'apprécier l'iniquité d'un tel jugement, pourvu seulement qu'il demeure bien établi que le juge dont Augustin

 

1. Gen. II, 17. — 2. Ps. XCIII, 1. — 3. Isa. XLV, 7. — 4. Eccli. XXXIX, 33. — 5. III Rois, XXII.

 

nous trace ici le portrait imaginaire, feint d'éprouver un sentiment d'horreur pour le péché, mais qu'en réalité il ressent pour ce même péché une affection si vive et si tendre qu'il eût été impossible de trouver pour celui-ci un père nourricier plus attentif et plus dévoué.

Aug. Lis ce passage de l'Ecriture : « Parce qu'ils n'ont pas montré qu'ils avaient la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit pervers, en sorte qu'ils font des actions indignes (1) » : et vois que certains péchés sont réellement des châtiments infligés aux pécheurs. Si tu veux comprendre comment il peut se faire que Dieu agisse ainsi, relis le passage relatif au roi Achab dont je t'ai parlé tout à l'heure : sans aucun doute, le péché de ce prince fut d'avoir ajouté foi à la parole des faux prophètes, et néanmoins ce même péché fut encore l'instrument dont la vengeance divine se servit pour le punir de sa faute. Médite avec une attention soutenue ces passages de l'Ecriture, et cesse de te répandre en injures grossières contre la vérité, si tu ne veux pas que ces injures elles-mêmes soient considérées comme servant contre toi d'instrument à la vengeance divine.

XXXVI. Jul. Que prétends-tu donc, ô dialecticien subtil? que nous ne pouvons, sans nous rendre coupables de sacrilège, rougir des oeuvres de Dieu, et que nous devons accomplir indistinctement toutes les oeuvres que Dieu nous a donné la faculté d'accomplir, si nous ne voulons pas que nos scrupules paraissent être une accusation dirigée contre l'auteur même de notre être ? L'apôtre saint Paul s'est donc trompé, quand, après avoir fait la description des oeuvres de Dieu, il a ajouté : « Les membres les plus honnêtes de notre corps sont traités avec plus de respect; et Dieu a établi un tel ordre entre les différentes parties du corps, il a voulu que celles de ces parties qui sont moins honorables en elles-mêmes reçussent un surcroît d'honneur, afin qu'il n'y eût aucune scission dans le corps (2) »,

Aug. Lis attentivement ce passage et consulte le texte grec; tu verras que l'Apôtre a dit : « Les membres honteux (3) de notre corps», là où tu dis, toi : « Les membres les plus honnêtes de notre corps » : et si tu veux savoir, comment saint Paul peut qualifier de honteux

 

1. Rom. I, 28. — 2. I Cor. XII, 23-25. — 3. Ta asXemona.

 

674

 

des membres qui d'abord étaient tellement honnêtes que le premier homme et la première femme étaient nus et ne rougissaient point de leur nudité (1); à moins que tu ne te laisses aveugler par un sentiment d'opiniâtreté tout à fait inconcevable, tu trouveras que ce changement a été la suite du péché car il n'y avait absolument rien de déshonnête dans les premiers hommes tels qu'ils sortirent des mains de Dieu; de même que Dieu, qui est le seul auteur des corps, n'a point fait la mort; et cependant l'Apôtre a pu dire en toute vérité : « Le corps est mort à cause du péché (2). ».

XXXVII. Jul. Elles se trompent aussi, les personnes honnêtes qui se font un devoir de jeter un voile sur certaines choses, parce que, bien que celles-ci soient conformes aux lois de la nature, elles sont contraires cependant aux bienséances et à la modestie. Rejette donc toi-même sous les yeux du peuple les restes de la nourriture que tu as prise, car assurément, tu ne diras pas qu'une action de ce genre appartient à la convoitise charnelle ou plutôt, afin de concilier à ta doctrine un respect plus profond et plus sincère, donne toi-même l'exemple et accomplis dans l'Eglise toutes les actions que tu déclares être dépendantes de la libre volonté de l'homme. Qu'il te suffise d'avoir réclamé le secret seulement pour l'oeuvre de la chair, pour cette ouvre à laquelle il est possible que tu aies renoncé depuis longtemps par un acte volontaire, et à laquelle la vieillesse ne te permet plus de songer aujourd'hui : déclare que l'on ne saurait, sans se rendre coupable d'un sacrilège énorme, vouloir soustraire aux yeux du public des choses dont Dieu est l'auteur. Mange donc sur la place publique ou au milieu des assemblées où retentissent les foudres de ta dialectique ; lorsque la chaleur brûlante du soleil te rendra insupportable le poids de tes vêtements, couvre seulement cette partie de ton corps qui relève de la volonté du démon et montre-toi dans cet état de nudité presque complète : car, suivant toi, on ne saurait, sans faire un acte d'ingratitude et d'impiété, couvrir aucune des choses dont Dieu est l'auteur. Par là même que tu ne consens ni à prendre ainsi tes repas, ni à marcher publiquement dans cet état de quasi-nudité ( à moins cependant que tu ne fasses des progrès

 

1. Gen. II, 25. — 2. Rom. VIII, 10.

 

sous ce rapport et que tu ne mettes en pratique ces conséquences logiques de ta doctrine) tu prouves, ou bien que l'on doit attribuer au démon toutes ces œuvres que tu n'oses accomplir sous les yeux du public, ou bien que tes principes se trouvent contredits, sinon par le témoignage de ta raison, au moins par le témoignage de ton instinct naturel.

Aug. Parmi les choses que la pudeur nous fait un devoir de cacher, les unes excitent en nous un sentiment de répulsion, les autres un sentiment de convoitise : on cache les premières afin de ne pas faire naître dans l'âme des spectateurs un sentiment d'horreur: c'est ainsi que l'on rejette en secret les restes de la nourriture ; on cache les secondes, afin qu'elles ne deviennent pas un objet de convoitise, ou afin qu'elles ne fassent pas naître le désir d'accomplir les actes pour les. quels elles servent d'instruments : c'est ainsi que l'on cache les organes appelés organes honteux, non-seulement dans les circonstances ordinaires de la vie, mais alors même qu'on accomplit l'oeuvre de la convoitise charnelle, Quant aux autres membres du corps très éloignés de ces organes, si on rougit de les laisser ou de les mettre dans un état de nudité, c'est parce que, dans un sens plus étendu, la concupiscence charnelle se repaît par le moyen des yeux : témoins ces impudiques qui voulurent, autant qu'il était en leur pouvoir, découvrir la chaste Susanne (1). Et il est parfaitement permis de supposer que Dieu recommanda à nos premiers parents rte porter jusqu'à ce point l'amour de la modestie, au jour où il les revêtit de tuniques par-dessus les ceintures qu'ils s'étaient faites eux-mêmes dès l'instant où ils avaient commencé à .rougir de leur nudité; ces tuniques étaient faites de peaux (2), pour signifier que le corps humain, qui avait déjà subi de si funestes atteintes de la corruption, était encore destiné à mourir. L'usage défend, à ceux du moins qui consentent à reconnaître ses lois, de manger en public, et la crainte d'agir contrairement à l'usage est un sentiment légitime et bien fondé. Mais, comme tu l'as lu toi même, les anciens Romains prenaient publiquement, à midi elle soir, leurs repas d'une extrême frugalité, Pourquoi donc répandre ainsi des flots de paroles où l'on voit beaucoup d'injures et pas un argument sérieux? Considère nos premiers

 

1. Dan. III, 32. — 2. Gen. III, 21.

 

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parents qui étaient nus et qui ne rougissaient point de leur nudité : vois ce qu'ils ont couvert et reconnais ce qu'ils ont ressenti en eux-mêmes. Les ceintures furent remplacées par des tuniques : le corps de l'homme commença à être couvert d'abord partiellement, puis presque entièrement, le jour où ses membres reçurent le nom de membres honteux. Le sentiment de la pudeur est devenu plus vif et plus profond quand un état de lutte s'est établi entre l'amour de la chasteté et les suggestions de la concupiscence. Il est honteux en effet pour urge créature raisonnable d'éprouver dans sa chair des mouvements auxquels elle doit résister à tout prix, si elle ne veut pas encourir la note d'infamie et violer la sainteté du mariage ou se rendre coupable du crime de fornication. Loin de nous la pensée que, si personne n'avait commis le péché, cet état de lutte entre la chair et l'esprit aurait pu exister dans le paradis.: d'autre part, cet état n'est point né du mélange d'une autre nature avec notre nature première : comment donc avons-nous pu y être assujettis, si ce n'est par suite de la prévarication du premier homme?

XXXVIII. Jul. Ces conclusions ne sont pas autre chose que des inepties, et la difficulté de les exprimer n'est rien en comparaison du mépris qu'elles peuvent attirer sur notre livre: mais elles découlent nécessairement des principes posés par toi. Toutefois, ici encore je prierai le lecteur de vouloir bien me prêter une attention sérieuse. Tu as essayé de prouver qu'il ne saurait y avoir rien de honteux dans les oeuvres de Dieu ; mais, après des efforts également opiniâtres et impuissants pour trouver des arguments sérieux à l'appui de cette proposition, tu as pris, dans les termes les plus absolus, l'engagement de reconnaître que l'on ne doit point rougir des mouvements de la passion charnelle, sitôt qu'il serait démontré que cette passion est l'oeuvre de Dieu : or, cette démonstration a été faite dans mon premier ouvrage, et, sans doute, quand tu auras lu ce dernier, il ne restera plus dans ton esprit aucun doute à ce sujet. Toutefois, puisque ces livres ne sont pas encore parvenus jusqu'à toi, comme le prouvent les citations mensongères que tu en as faites, je ne refuserai point d'exposer ici les mêmes arguments que j'ai déjà développés. Quel est, suivant toi, l'auteur des êtres animés, mais privés de raison, en qui s'allument à des époques régulières les feux d'une convoitise tellement ardente qu'elle fait tressaillir même les plus sauvages d'entre eux? Ici le sanglier féroce, là le tigre cruel. On connaît assez les transports du cheval, auquel, sous ce rapport, aucun autre animal ne saurait être comparé (1). Les veines des plantes se gonflent et l'exubérance de leur tendre sève s'échappe en brisant leur enveloppe. Et, à certains joua déterminés, on voit les animaux renouveler leur accouplement (2). Une plus longue énumération deviendrait fastidieuse : chacun sait que le désir de l'union corporelle s'allume dans tous les êtres qui volent au-dessus de nos têtes, qui se jouent ait sein de l'onde, qui errent dans les champs, sur les bords de la mer, ou au milieu des bois, bien que ces êtres n'aient. été ni élevés à la sublime dignité des créatures raisonnables, ni flétris et dégradés par une faute quelconque.Or, cette ardeur dont brûlent les organes des animaux. est-elle l'oeuvre de Dieu ou l'oeuvre du démon? Assurément, tu me répondras sans hésiter qu'elle est l'oeuvre de Dieu. C'est donc par Dieu qu'ont été allumées dans les organes de la génération les flammes de la volupté naturelle : et si Manès nie la vérité de cette maxime. il a du moins le mérite de ne pas contredire en cela ses propres principes. En effet, Manès, de qui tu as appris à condamner la concupiscence de la chair, accepte les conséquences logiques des prémisses posées par lui : après avoir qualifié une chose du nom de diabolique, après avoir déclaré que cette chose ne saurait être l'oeuvre de Dieu, il la poursuit et la flétrit partout où il peut la rencontrer : c'est pourquoi il enseigne que le démon est l'auteur, non-seulement des corps humains à la formation desquels la concupiscence a présidé , mais aussi de tous les êtres animés dont l'origine est, sous ce rapport, semblable à l'origine de l'homme. Toi, au contraire, bien que tu sois demeuré jusqu'à présent dans le camp des Manichéens, bien que tu portes au milieu d'eux le grand étendard, je veux dire, ce dragon dont tu fais pénétrer le venin mortel dans une multitude d'âmes malheureuses et qui se nomme : Doctrine du mal naturel et de l'infamie conjugale; tu prétends néanmoins

 

1. Virgile, Géorg., liv. III, vers 248, 266. — 2. Id., liv. II, vers 324, 331, 329.

 

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que les traits dont ton maître a rempli ton carquois ne doivent pas être dirigés contre toutes les créatures animées : par un sentiment de tendre sympathie pour les animaux dépourvus de raison (quoique, en réalité, l'indulgence dont tu fais preuve à leur égard te soit inspirée par le désir d'attaquer ensuite avec plus d'assurance les créatures raisonnables), tu veux bien reconnaître que Dieu a formé dans leurs corps, ce qui, suivant toi, a été formé dans les nôtres par le démon : et cependant tu confesses aussi que cette même chose est moins violente dans les hommes que dans les animaux. Mais, afin de rendre tout à fait manifeste pour le lecteur intelligent les conclusions de cette argumentation, tu ne nies pas que dans les animaux la convoitise charnelle soit l'oeuvre de Dieu. Il ne répugne donc pas à la puissance créatrice de Dieu d'être l'auteur de cette passion qui se montre plus violente dans les créatures qu'aucun acte de volonté propre n'a rendues participantes de la perversité du démon. Par là même, si la concupiscence est inattaquable en tant qu'elle exerce son empire sur les animaux, si elle trouve alors sa justification dans la sublime excellence de son auteur, elle ne saurait donc être qualifiée de mauvaise et de diabolique en elle-même, puisqu'elle a pu être l’oeuvre du Dieu par qui les corps ont été formés, et qu'elle exerce son empire sur des êtres auxquels la souillure du péché ne peut être imprimée. Ces conclusions ainsi posées d'une manière irréfutable , je t'adresserai cette question : Consens-tu à reconnaître que Dieu est l'auteur des mouvements voluptueux auxquels le corps de l'homme est assujetti? Si tu me réponds affirmativement, notre discussion devient sans objet et le manichéisme demeure anéanti. Si, au contraire, tu déclares que Dieu ne saurait être l'auteur de ces mouvements en tant qu'ils s'élèvent dans le corps de l'homme ; je te répondrai à mon tour que tu considères donc ces mouvements voluptueux et cette concupiscence de la chair comme répugnant à la dignité de l'homme et non pas à la puissance créatrice de Dieu. Car, sans aucun doute, si tu prétends que Dieu n'a pu assujettir l'homme à la concupiscence, comme tu reconnais toi-même qu'il y a assujetti tout le reste des êtres animés, la cause de celle-ci ne se trouve point compromise pour cela; mais tu donnes au corps humain un éloge qu'il ne mérite pas. Vois donc combien est impie la conclusion finale de ta doctrine. Tu déclares indigne de la majesté d'un corps mortel une chose dont la formation n'a pas été une oeuvre indigne de la sainteté du Créateur. Ainsi, en développant cet argument, tu n'as imprimé aucune flétrissure à la convoitise charnelle ; et tu as exalté l'homme que tu avais voulu déprimer. Telle est en effet la récompense ordinaire de ceux qui luttent contre la vérité avec un courage et une opiniâtreté dignes d'une meilleure cause : leurs efforts ont toujours un résultat contraire à celui qu'ils en attendaient et leurs traits rejaillissent fatalement sur eux-mêmes. Je m'empare donc ici, pour te combattre, de tes propres paroles, et aucun homme sensé ne refusera d'applaudir à ces justes représailles. Comment, dans les jugements que l'on porte et dans le langage que l'on tient au sujet des couvres de Dieu, comment peut-on fermer ainsi les yeux aux lumières de la raison et les oreilles à la voix de toute la nature (1)? Comment un homme peut-il être assez insensé pour se persuader qu'une chose est contraire à la dignité de ses propres entrailles, alors qu'il voit celte même chose subsister dans des êtres qui ont été formés aussi bien que lui par la main de Dieu ? Car l'origine et la nature de nos corps ne sont pas différentes de l'origine et de la nature des corps des animaux sans raison.

Aug. Déclare donc aussi que le corps de l'homme ne doit ni ressusciter ni recevoir le privilège d'une incorruptibilité perpétuelle; car le corps de l'homme aussi bien que le corps des animaux sans raison a été formé du limon de la terre : déclare que la fin ne saurait être différente, dès lors que l'origine est identique : proclame ces maximes, si tu le juge à propos; donne un libre cours aux flots de ton verbiage pompeux et montre quel mépris l'étude des lettres profanes t'a inspiré pour les lettres évangéliques. Si au contraire tu n'oses tenir un pareil langage, reconnais avec la foi chrétienne que c'est aussi un châtiment pour l'homme, d'avoir été comparé aux animaux sans raison et de leur être devenu semblables. Or, cette condition est digne de pitié seulement en tant qu'elle est la condition de l'homme; car cette pitié est un sentiment dont les animaux ne

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 22. — 2. Ps. XLVIII, 13.

 

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sauraient être l'objet: de même, la concupiscence de la chair est un châtiment en tant qu'elle exerce son empire sur l'homme, non pas en tant qu'elle exerce son empire sur les animaux, parce que dans ces derniers la chair ne convoite jamais contre l'esprit. Croirais-tu devoir établir entre les diverses sortes de créatures assujetties à la mort, une égalité telle que, suivant toi, la chair convoiterait contre l'esprit même dans les animaux? Si tu n'oses soutenir une pareille proposition, de peur de paraître aussi dépourvu d'intelligence que le cheval et le mulet (1) : reconnais que la convoitise charnelle, telle que nous la définissons, c’est-à-dire, cette convoitise par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit, n'aurait point existé dans le paradis, supposé que personne n'eût commis le péché. Car, il n'existe aucune convoitise de ce genre dans les animaux dont tu as invoqué le témoignage en faveur de ta cliente, sans doute afin de pouvoir te constituer leur interprète et de te procurer par ce moyen le plaisir de discourir encore plus longuement. Et si la convoitise de l'homme ne faisait point naître dans la chair de celui-ci des désirs opposés à ceux de l'esprit; si les flammes de cette convoitise ne s'allumaient qu'au gré de notre volonté et lorsque la raison le commande; si, en dehors de ces circonstances, nous ne ressentions jamais aucun de ces mouvements contre lesquels notre volonté est obligée de lutter avec force pour les réprimer et les vaincre ; nous ne vous reprocherions pas de vouloir troubler aussi malheureusement le séjour de la félicité suprême, c'est-à-dire, le paradis, en y introduisant une convoitise de ce genre.

XXXIX. Jul. De même que nous sommes les images de Dieu par la faculté qu'a notre esprit de comprendre et de raisonner; de ,même aussi notre chair nous fait sentît qu'une affinité intime règne entre nous et les animaux ; à la vérité, notre corps diffère par la forme du corps des animaux, mais il est composé substantiellement de la même matière et des mêmes éléments; quoique, sans aucun doute, par suite du mérite ou du démérite de l'âme raisonnable à laquelle il est uni, il doive ou subir un châtiment et être livré à des supplices éternels, ou recevoir

 

1. Ps. XXXI, 9.

 

une récompense et être couvert d'une gloire immortelle.

Aug. Tu confesses que, par suite du mérite ou du démérite de l'âme à laquelle elle est unie, notre chair, bien qu'elle soit terrestre et corruptible comme celle des vils animaux, doit néanmoins vivre pendant toute l'éternité et, par là même, qu'elle doit avoir une fin bien différente : pourquoi donc ne confesses-tu pas aussi que, par suite du mérite de l'image de Dieu à laquelle elle était unie, et qu'aucun péché n'avait encore souillée, notre chair fut d'abord créée dans un état tel que, malgré son origine terrestre, elle ne devait jamais subir ni la corruption ni la mort, si personne n'eût commis le péché; qu'elle devait être pour nous, non pas ce corps assujetti à la corruption et dont le poids accable notre âme, c'est-à-dire, l'image de Dieu ; mais un corps parfaitement soumis à celle-ci, en sorte que la volonté dirigeât les mouvements des organes charnels et qu'elle présidât à l'oeuvre de la procréation comme elle préside à toute autre oeuvre accomplie par le moyen du corps, je veux dire, avec un pouvoir souverain et absolu ; ou du moins que les mouvements de la concupiscence charnelle , supposé que notre corps y fût assujetti, ne devaient point s'élever sans le consentement de l'âme, en d'autres termes, de l'image de Dieu, et que les pensées de l'esprit ne devaient jamais être submergées et comme englouties sous les flots d'une volupté plus violente et plus orageuse que la mer? Car, si telle était la concupiscence à laquelle nous sommes aujourd'hui assujettis, saint Jean n'aurait point dit qu'une concupiscence de ce genre ne vient point du Père, mais du monde (1), c'est-à-dire, des hommes qui naissent au monde par elle et avec elle, et qui sont voués dès lors à une perte infaillible, à moins qu'ils ne reçoivent une seconde naissance en Dieu. Nous sommes donc parfaitement autorisés à croire que, antérieurement au péché, et par suite du mérite de l'image de Dieu à laquelle il était uni, notre corps, malgré la ressemblance qu'il a avec celui des animaux quant à la substance dont il est composé, se trouva à son origine dans une condition autre que celle de ces derniers, de même que, depuis le péché, il se trouve destiné à une fin tout à fait différente.

 

1. I Jean, II, 10.

 

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XL. Jul. Comment donc une chose dont la formation n'avait pas été une oeuvre indigne de la sainteté de Dieu lui-même, aurait-elle pu être indigne, je ne dis pas de la majesté de l'image de Dieu (car l'âme et le corps sont deux substances différentes), mais de la majesté du serf attaché temporairement à cette image de Dieu ? Ainsi, c'est Dieu qui a créé les corps, c'est Dieu quia établi la diversité des sexes, c'est Dieu qui a formé les organes de la chair, c'est Dieu qui a donné aux corps cette inclination violente qui les porte à s'unir entre eux, c'est Dieu qui a donné aux animaux la faculté de se reproduire, c'est Dieu qui transforme le sang et qui opère cette reproduction par des moyens mystérieux, quoique naturels : mais aucune créature n'est sortie des mains de Dieu, mauvaise et coupable.

Aug. « Aucune créature n'est sortie des mains de Dieu, mauvaise et coupable » ; mais eu tant qu'elle est l'oeuvre de Dieu, Min pas en tant qu'elle a été formée par Dieu d'une masse corrompue et condamnée.

XLI. Jul. La convoitise dont les flammes s'allument dans l'homme, est l'oeuvre de Dieu aussi bien que celle dont les flammes s'allument dans les animaux ; mais en même temps que Dieu a permis à ceux-ci de céder sans aucune retenue à leurs transports, il a imposé des limites aux désirs de l'homme raisonnable. Les lumières naturelles et ce sentiment de l'honnêteté que nous avons reçus de Dieu, nous obligent à couvrir notre corps. Ainsi, Dieu ne condamne ni l'usage modéré ni la nature de la convoitise ; mais il condamne les excès de celui qui, sans autre autorité que celle d'un caprice brutal de son libre arbitre, impute les mouvements de la concupiscence, non pas à la nature même de l'homme, mais à une faute commise librement par l'homme.

Aug. Pourquoi donc la convoitise résiste-t-elle à l'esprit dans l'homme, tandis qu'elle n'y résiste point dans les animaux? pourquoi, sinon parce que cette convoitise appartient à la condition naturelle des animaux, et que dans l'homme au contraire elle est l'effet d'un châtiment, en ce sens ou bien qu'elle n'aurait existé en aucune manière, ou bien qu'elle aurait été soumise à la volonté, si le péché ne lui avait donné naissance, ou du moins si le péché n'avait altéré sa nature?

Puisque, suivant foi, « Dieu a permis aux animaux de céder sans aucune retenue à leurs transports » ; tu confesses par là même que l'homme doit réprimer la convoitise désignée par toi sous le nom de transport: or, aucune raison n'obligerait l'homme à ré. primer cette convoitise, s'il n'y avait rien de vicieux dans ses mouvements. Tu ajoutes que Dieu a imposé des limites aux désirs charnels de l'homme : pourquoi ces désirs ne s'arrêtent-ils pas à ces limites fixées par Dieu, pourquoi vont-ils au delà, dès qu'ils cessent d'être réprimés? Comment donc peut-on la qualifier du nom de bonne, cette convoitise à laquelle l'homme est obligé de résister sous peine de se voir entraîné et .contraint par elle à commettre le. mal? Comprends-tu que ta noble cliente, entant qu'elle exerce son ,empire sur l'homme, a été ou engendrée ou viciée dans sa nature par le péché? Voilà en effet pourquoi nos premiers parents, qui, avant leur péché, ne rougissaient point de leur nudité, couvrirent leurs organes honteux dès qu'ils se sentirent coupables. Mais que signifient ces autres paroles : « Les lumières naturelles et ce sentiment de l'honnêteté que nous avons reçus de Dieu, nous avertissent de couvrir notre corps? » Le premier homme et la première femme étaient donc, avant leur péché, privés des lumières de la raison et du sentiment de l'honnêteté, ils étaient donc à la fois insensés et impudents, puisqu'ils ne rougissaient pont alors de leur nudité? Grâces soient rendues au péché : car sans lui nos premiers parents seraient demeurés à tout jamais dans cet état de folie et d'impudence. L'absurdité de ces conclusions ne saurait échapper à personne. Oui, sans aucun doute, les lumières naturelles de la raison et le sentiment de l'honnêteté. ont averti l'homme de couvrir les organes honteux de son corps; mais, avant le péché, il n'y avait rien de honteux dans ces organes. Oui, sans aucun doute, les excès de la convoitise charnelle sont des péchés ; mais les mouvements de cette convoitise sont eux-mêmes un effet de la, dégradation de la nature humaine. C'est parce qu'ils rougirent de ces mouvements, que nos premiers parents ne voulurent point laisser dans un état de nudité les organes dont ta cliente troublait le repos par des sollicitations contraires à la volonté de ces mêmes auteurs du genre humain.

 

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XLII. Jul. Vois maintenant quelle est la conséquence logique de ta doctrine : il s'ensuit que la pudeur ne fait pas à l'homme un devoir de jeter un voile sur les choses qu'il croit être bonnes. Nous, au contraire, nous avons enseigné que, dans cette volupté dont les sens de la chair se trouvent naturellement embrasés, il faut considérer l'oeuvre de Dieu bien plutôt que les excès auxquels elle peut donner lieu. Conséquemment tu dois renoncer ou bien à ton impiété, ou bien au sentiment de la pudeur. Mais que dis-je ? « Quand l'Ethiopien sera devenu blanc, et que le léopard aura changé la variété de ses couleurs (1) » ; alors, mais alors seulement, tu seras purifié de la souillure et des infamies du manichéisme.

Aug. C'est en toi-même que les Manichéens trouveront un puissant auxiliaire, tant- que tu n'enseigneras pas avec Ambroise et avec tous les docteurs catholiques, que notre nature a été assujettie par suite de la prévarication du premier homme à cette concupiscence, ta cliente, proclamée mauvaise même par les Manichéens : jusqu'alors, conformément à la doctrine sacrilège de ces hérétiques auxquels tu prêtes ton appui sans le savoir, les fidèles Sont autorisés par toi à croire que ce vice manifeste de l'homme est l'oeuvre d'un principe éternel comme Dieu.

XLIII. Jul. Tu dois donc, pour être logique, déposer tout sentiment de pudeur, et, sans briser les liens d'amitié qui t'unissent à ton maître, en former de nouveaux avec les philosophes cyniques : comme Cicéron le rapporte dans son ouvrage intitulé « des Devoirs », les maximes de certains stoïciens ne laissent pas d'avoir une analogie frappante avec les maximes des cyniques. « Ces stoïciens désapprouvent la manière générale dont les hommes entendent l'honnêteté;. ils réprouvent l'usage où nous sommes de désigner par des expressions infamantes des choses qui n'ont rien de honteux en elles-mêmes, tandis que nous désignons par leur nom propre celles qui sont honteuses de leur nature. Se livrer à des actes de brigandage, abuser de la bonne foi des autres, commettre l'adultère, voilà des actions honteuses en elles-mêmes, et cependant on ne se fait aucun scrupule d'en parler avec une

entière  liberté : accomplir légitimement

 

1. Jérém. XIII, 23.

 

l'oeuvre de la procréation, est une chose honnête en soi et légitime, mais l'on craindrait, en la désignant par son nom propre, de blesser les convenances et la décence. Ils font encore plusieurs autres raisonnements dans le ,même sens, c'est-à-dire, également contraires à la. pudeur. Pour nous, obéissons à la voix de la nature, et fuyons tout ce qui est pour les yeux ou pour les oreilles un objet de répulsion et d'horreur (1) ». Et toi aussi tu désapprouves cette notion naturelle et vraie de l'honnêteté : conséquemment, ou bien déclare que l'oeuvre de la procréation légitime, laquelle est du reste un devoir pour ceux qui veulent demeurer chastes, déclare que cette oeuvre est plus odieuse et plus abominable qu'un acte de brigandage, qu'un sacrilège, qu'un parricide, trois choses souverainement honteuses en elles-mêmes, ruais dont le nom n'a rien qui blesse la décence : ou bien, si tu n'oses infliger à l'acte conjugal une censure aussi horrible, si tu n'oses déclarer que cette action l'emporte sur toute autre avion criminelle; exhorte les époux à parler de l'union charnelle avec cette facilité, avec cette liberté de langage que nous nous permettons ordinairement lorsque nous parlons d'un parricide ou d'un acte de brigandage. Enfin, si, pour insulter, suivant ton habitude, aux oreilles chrétiennes, tu ajoutes que l'union des corps est exemple de toute faute, quand on l'accomplit en vue de procréer dés enfants; si tu déclarés qu'elle peut même être considérée comme bonne à raison de cette circonstance ; il ne te reste plus qu'à applaudir à la conduite de Cratès. Cet homme , Thébain d'origine, appartenait à une famille également riche et illustre; mais il s'attacha à la secte des cyniques avec un zèle si ardent qu'il abandonna l'héritage paternel pour venir demeurer à Athènes avec sa lemme , Hyparchie, sectatrice non moins passionnée de ces philosophes. Un jour, suivant le rapport de Cornélius Népos,.il voulut accomplir l'acte conjugal publiquement; sa femme ayant cherché à étendre son manteau pour qu'il servit de voile, Cratès la frappa en lui disant : « Tu n'as donc pas encore mis à profit les leçons données à tes sens, puisque tu a n'oses accomplir en présence des autres un acte que tu sais être parfaitement légitime

 

1. Des Devoirs, liv. 1.

 

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de ta part ». Une telle conduite est tout à fait digne d'un troupeau comme celui dont tu fais partie : puisque les organes naturels ont été créés par Dieu pour servir à la multiplication des corps, ne s'ensuit-il pas que l'oeuvre accomplie par eux est bonne, et que le prétexte de la pudeur ne doit jamais être invoqué pour restreindre leur liberté d'action? Payez donc les quadrupèdes d'un juste retour, et puisqu'ils vous ont appris à reconnaître, malgré les affirmations contraires de Manès, que le sens de votre chair n'est point l'oeuvre du démon, suivez leur exemple et attestez, vous aussi, par la liberté absolue de vos moeurs, que l'union des corps est une chose bonne en soi. Il convient en effet, qu'après avoir invoqué le témoignage des animaux pour la défense de votre cause, vous vous montriez dociles aux leçons de morale qu'ils vous donnent. Mais afin que le lecteur ne perde jamais de vue les arguments que nous venons d'établir, exposons-les de nouveau en quelques mots : tu as déclaré que la convoitise charnelle, si elle était l'œuvre de Dieu, ne devrait point être couverte du voile de la pudeur ; nous, au contraire, bien que nous ayons déjà suffisamment développé cette thèse dans les quatre livres de notre premier ouvrage, nous avons démontré ici de nouveau, à l'aide d'arguments tirés de l'exemple de tous les animaux, que tu reconnais présentement avoir été créés par Dieu, nous avons démontré, dis-je, que la convoitise charnelle est l'œuvre de Dieu : ce qui ne nous empêche pas de confesser que dans les hommes elle doit être couverte du voile de la pudeur. Si donc tu ne veux pas te mettre en contradiction avec toi-même, tu dois, après tant de siècles écoulés, faire revivre en ta personne et dans tout leur éclat, les moeurs des cyniques; tu dois accomplir sous les yeux du public toutes les oeuvres dont la nature nous a rendus capables, parce qu'il n'est aucun des organes de notre corps qui n'ait été créé par Dieu. Comprends-tu quelle était l'épaisseur du bandeau dont tes yeux étaient couverts, quand tu as attaqué avec tant de vivacité ces paroles de mon livre : « Le prophète, en voulant exposer les maximes de la foi par rapport aux oeuvres de Dieu, a failli blesser la pudeur? » Ton maître, dont j'ai exposé la doctrine mensongère au livre précédent, peut bien, sans se mettre en contradiction avec ses propres rêveries, critiquer et censurer ces paroles, puisqu'il nie opiniâtrement que tous les corps soient l'oeuvre de Dieu ; mais toi, tu n'as pu, sans faire un acte de la plus odieuse impudence, te permettre cette critique, puisque tu confesses (timidement, il est vrai,) que Dieu a créé les corps. Tu ajoutes cependant que le sens de l'a chair doit être considéré comme étant l'œuvre du prince des ténèbres ; mais cette assertion est sans valeur aucune devant le témoignage de la raison comme devant le témoignage de la foi : « Toutes choses ont été faites par Dieu», dit l'Evangile, « et rien n'a été fait sans lui (1) ».

Aug. Pourrais-tu établir, sous le rapport de la concupiscence ou de la convoitise charnelle , une comparaison entre les bêtes et les hommes, si tu ne croyais que les auteurs du genre humain étaient revêtus d'une chair corruptible et, par suite, qu'ils devaient mourir, alors même qu'ils n'auraient point commis le péché? Cette maxime, une des premières de votre hérésie naissante, fut de la part de l'Eglise catholique l'objet d'une réprobation si universelle, que Pélage , votre chef, craignant pour lui-même une condamnation imminente, la désavoua et la condamna devant le tribunal de quatorze évêques d'Orient à qui il avait à rendre compte de sa foi. Or, sans aucun doute, tu es atteint toi-même par cette condamnation que l'Eglise catholique et Pélage ont prononcée, puisque tu enseignes que, par suite de la condition où Adam se trouvait placé en sortant des mains du Créateur, il devait mourir, soit qu'il commît, soit qu'il ne commît pas le péché : ton langage se trouve ici en contradiction avec celui de l'Apôtre : « Le corps», dit saint Paul, « est mort à cause du péché (2) ». Si donc, avant qu'ils eussent commis le péché, le corps, de nos premiers parents n'était point assujetti à la mort, il ne devait pas non plus être assujetti à la corruption, de peur qu'il n'appesantît ces âmes bienheureuses ; car, suivant l'expression de l'Ecriture, « le corps assujetti à la corruption appesantit l'âme (3) ». Et par là même, si la mort et la corruption ont pu n'être pas communes aux corps des bêtes et aux corps humains , malgré la communauté de leur origine terrestre , la convoitise dont les flammes s'allument pour l'accomplissement de l'œuvre de procréation , a pu également

 

1. Jean, I, 3. — 2. Rom. VIII, 10. — 3. Sag. IX, 15.

 

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ne pas leur être commune; ou bien la convoitise charnelle n'existait pas alors dans l'homme, et la volonté de celui-ci présidait à l'accomplissement de l'oeuvre de la génération avec un pouvoir souverain et absolu, comme elle présidait à l'accomplissement de toute autre oeuvre corporelle; ou bien, la convoitise qui existait dans l'homme n'était point la même que celle qui existait dans les animaux; elle était au contraire parfaitement soumise aux ordres de la volonté, et jamais, pas même au moment où la volupté était le plus ardente, elle ne faisait descendre l'esprit de la région de ses sublimes pensées. Mais aujourd'hui que le péché a été commis et que la nature humaine a été par lui dégradée et flétrie, ce qui existait dans les animaux à titre de faculté naturelle, existe dans l'homme à titre de châtiment : et ce qui doit surtout nous faire rougir de cette convoitise par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit, c'est que, entre ces deux choses qui font également partie de notre nature, et dont l'une doit commander et l'autre obéir, elle a allumé une discorde non moins honteuse que déplorable. De quoi te sert-il donc d'avoir cherché un argument contre nous dans l'histoire- du cynisme, laquelle, du reste, n'a rien de commun avec l'objet de la présente discussion; quel service, dis je, cette histoire pouvait-elle rendre à ta cause, puisque les animaux eux-mêmes, auxquels tu avais si gracieusement comparé les hommes, n'avaient pu t'arrêter un seul instant sur la pente de l'erreur où tu glisses avec une rapidité toujours croissante?

XLIV. Jul. Il est temps sans doute de passer à un autre sujet : cependant, puisqu'il est certain aussi que tu n'as aucun argument à faire valoir avec quelques chances de succès auprès des âmes ignorantes, si ce n'est celui que tu tires du sentiment de la pudeur naturelle, je m'y arrêterai encore un instant pour en faire justice aussi complètement qu'il me sera possible. Qui oserait nier que ce sentiment de l'honnêteté auquel nous obéissons quand nous couvrons nos organes charnels, varie suivant les personnes, suivant les lieux, suivant les positions sociales et suivant les mœurs de chaque peuple? Dans les assemblées publiques la nudité serait ignoble et tout à fait révoltante; dans les bains au contraire elle n'a rien d'inconvenant. Dans une chambre à coucher, on se permet un vêtement plus que simple et négligé ; sur la place publique, au contraire, on porte un vêtement aussi recherché et aussi riche que possible. Mais il y a plus encore : pourquoi néglige-t-on le soin de son extérieur en présence des personnes avec qui l'on vit dans une familiarité intime, tandis qu'on s'empresse d'autant plus à se parer que la personne devant qui on doit se présenter, est moins connue ou plus honorable ? pourquoi ne s'avise-t-on jamais de faire aux hommes de mer ou à la plupart des artisans, un crime de leur nudité? Et qu'on ne dise pas que cette simplicité de mœurs témoigne seulement de la simplicité des personnes chez qui on les observe , mais qu'elle ne préjudicie en rien aux vrais principes; car l'apôtre saint Pierre, même après la résurrection du Seigneur, se livrait sur une barque aux exercices de la pêche dans un état de nudité semblable à celle de- tous les autres pêcheurs (1). Considère maintenant les opérations que font les médecins : en vertu des principes de leur art et pour procurer la guérison de leurs clients, ils sont parfois obligés d'appliquer des remèdes sur les organes honteux. Les athlètes s'honorent même de leur nudité. Dans certaines contrées, on voit, non-seulement les adolescents et ceux en qui les passions de l'adolescence ne sont pas encore éteintes , mais la nation tout entière dans un état de nudité absolue, et chez ces peuples on ne recherche ni le secret ni l'obscurité pour accomplir l'œuvre charnelle. Doit-on s'étonner cependant de voir de pareilles moeurs en vigueur dans le pays des Scots et des barbares voisins des Scots ; puisque les philosophes dont nous parlions tout à l'heure ont tracé des règles de conduite dans le même sens, et que ces mœurs doivent être une conséquence logique des principes posés par les partisans de la transmission du péché? D'après quelle règle donc pourra-t-on mesurer le degré de honte qui s'attache à une chose, et comment pourra-t-on déterminer la limite précise où il faudra commencer à rougir? l'honnêteté étant une chose aussi variable, la nécessité justifiant dans telle circonstance ce qui serait, dans telle autre circonstance, une première atteinte portée à l'intégrité des moeurs et une offense contre la société, qui pourra dire à quel degré d'intensité les flammes de la

 

1. Jean, XXI, 7.

 

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convoitise naturelle commencent à être l’oeuvre du démon? Ainsi, le principe sur lequel repose ta doctrine se trouve démenti de la manière la plus éclatante par ce fait seul que le sentiment de l'honnêteté varie suivant la diversité des devoirs, suivant la diversité des lieux, des moeurs, des professions, enfin suivant la diversité des caractères propres à chaque peuple; et, d'autre part, il demeure établi d'une manière non moins incontestable, que nous-mêmes nous nous appuyons sur le témoignage de la raison et sur le témoignage de l'apôtre saint Paul, quand nous enseignons que Dieu, auteur de toutes choses, a créé tous les corps, tous les membres et tous les sens des corps ; mais que, par suite d'une loi dont ce même Dieu est l'auteur, la pudeur nous oblige à couvrir,. dans les moments où les bienséances sociales l'exigent, quelques-uns de nos organes, tandis que les convenances naturelles nous font un devoir de montrer à découvert certaines autres parties de notre corps, et qu'il serait tout aussi inconvenant de voiler celles-ci que d'exposer ceux-là à tous les regards.

Aug. C'est toi-même qui violes les règles de la bienséance, quand tu accuses d'une faute contre cette vertu, ceux dont il est dit dans les divines Ecritures: « Ils étaient nus et ils ne rougissaient point (1) ».Et certes, ils étaient alors dans le même état de droiture où ils avaient été créés ; car nous lisons que « Dieu créa l'homme droit et juste (2) ». Or, s'ils se trouvaient alors dans un état de droiture parfaite, comment pouvaient-ils être assez pervers pour transgresser, en exposant ce qu'ils auraient dû couvrir d'un voile impénétrable, les règles de la sagesse la plus vulgaire, les lois mêmes de la pudeur, de l'honnêteté et de la bienséance? Reconnais donc qu'il n'y avait encore pour eux aucune raison de rougir, parce qu'il n'y,avait encore rien de honteux dans les organes que nous désignons maintenant sous le nom propre d'organes honteux. Leurs membres, en effet, n'étaient pas assujettis à cette loi qui combat contre la loi de l'esprit, et dont aucun homme n'est exempt aujourd'hui au moment de sa naissance. L'homme n'ayant pas encore abandonné Dieu, Dieu n'avait pas encore abandonné l'homme; et la désobéissance de sa chair n'avait pas encore été infligée à celui-ci comme un juste

 

1. Gen. II, 25. — 2. Eccl. VII, 30.

 

châtiment de sa propre désobéissance. Car on peut bien qualifier du nom de désobéissance la convoitise de la chair contre l'esprit, alors même que, par suite. de la volonté opposée de l'esprit, la chair se trouve dans l'impuissance d'accomplir ce qu'elle désire. Tout cela n'existait donc pas encore, alors que nos premiers parents étaient nus et qu'ils ne rougissaient point. Par là même, ils pouvaient s'abstenir de voiler leurs organes naturels sans blesser aucunement les convenances, et sans que leur état fût un état de nudité dans le sens odieux que nous attachons aujourd'hui à ce mot: car ils n'avaient encore ressenti dans leur chair aucun mouvement inconvenant. Pour. quoi faire ainsi un amas de paroles vaines, semblables à autant de feuilles légères à l'aide desquelles tu prétends couvrir, toi aussi, tes résistances opiniâtres et charnelles à l'autorité spirituelle de la foi, comme ils couvrirent leur chair dès qu'ils sentirent naître en elle des désirs contraires aux désirs de l'esprit? Pourquoi demander d'après quelle règle on pourra mesurer le degré de honte qui s'attache à une chose, et comment on pourra déterminer la limite précise où il faudra commencer à rougir, la pudeur étant un sentiment qui varie suivant lès différents besoins où l'homme peut se trouver, suivant la profession qu'il exerce, suivant la croyance, suivant les usages bons ou mauvais des peuples au milieu desquels il vit? Voici des hommes qui n'appartiennent point à une nation particulière, comme les Scots, mais qui sont les .auteurs mêmes de toutes les nations; ils n'ont point été pervertis par une mauvaise doctrine, comme les cyniques et comme tous ceux qui se sont avilis et dégradés jusqu'à étouffer en eux tout sentiment de respect pour eux-mêmes et pour les autres; mais ils viennent d'être créés par Dieu droits et justes; ils ne sont pas astreints à un travail plus ou moins nécessaire pour subvenir à leurs besoins personnels, comme l'était cet Apôtre dont tu as espéré que la nudité pourrait te couvrir toi-même, mais ils jouissent d'une liberté parfaite dans un paradis de délices: considère-les, ces hommes, et vois comment avant leur péché ils se glorifiaient de leur liberté, tandis que depuis leur péché ils nous apprennent par leur exemple à rougir. Avant leur péché ils étaient nus; et ils ne rougissaient point : depuis qu'ils sont devenus

 

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coupables, leur nudité est pour eux un objet de confusion. Avant leur péché ils ne voilaient point leurs organes naturels qui n'étaient pas encore des organes honteux: depuis leur péché, ces organes sont devenus des organes honteux, et ils se sont empressés de les couvrir. Ainsi, par le fait seul que primitivement ils ne rougissaient point de leur nudité, et que cette nudité est devenue ensuite pour eux un sujet de honte, ces témoins suffisamment irrécusables confondent à la fois l'opiniâtreté des Pélagiens et l'impudence de certains peuples aussi bien que celle des cyniques.

XLV. Jul. Cette difficulté ainsi éclaircie dans le présent ouvrage avec les développements que pouvait comporter une question déjà discutée et résolue, ailleurs, je passe à cette assertion qui a été formulée par toi, savoir, que la concupiscence naturelle n'existait point en Jésus-Christ. Voici les expressions que tu emploies pour me contredire: « Mais, quoique Julien parlât librement de toutes ces choses, il n'a point voulu nommer la concupiscence charnelle qui ne vient point du Père, mais du monde, de ce monde dont le démon a été appelé le prince. Le démon, en effet, n'a point trouvé cette concupiscence dans le Seigneur fait homme, parce qu'elle n'avait point présidé à l'union a de ce même Seigneur avec la nature humaine (1)». Suivant toi donc, le Christ, que la foi catholique reconnaît être homme véritable et parfait, ne ressentait point dans sa chair cette concupiscence dont parle l'apôtre saint Jean. Or, saint Jean, comme ses paroles l'attestent; déclare seulement que ni la concupiscence de la chair, ni la concupiscence des yeux, ni rien de ce qui est du monde, ne vient du Père (2) : nous avons montré, nous, comment ces paroles devaient être interprétées.

Aug. Tu as montré comment tu entends ces paroles, ou plutôt tu as montré que tu ne les entends pas du tout, mais tu n'as pas montré comment elles doivent être entendues : je t'ai déjà fait à ce sujet une réponse décisive, et il ne m'a pas fallu d'autres armes que celles de la vérité, pour détruire cette argumentation où tu as cru que l'abondance et la multiplicité des paroles suppléerait à l'absence de la vérité.

XLVI. Jul. Toi au contraire tu t'empares du

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. 11, chap. 5. — 2. I Jean, II, 16.

 

mot même de concupiscence, et tu prétends prouver par ce mot seul que le corps du Christ était privé du sens de la vue aussi bien que du sens de la convoitise.

Aug. Tu n'écrirais pas de pareilles choses, si tu possédais, je ne dis pas l'intégrité de tes sens corporels, mais l'intégrité de ton sens intellectuel.

XLVII. Jul. Je prie donc le lecteur de vouloir bien me prêter ici toute son attention il comprendra bientôt que tu fais revivre l'hérésie des Apollinaristes, en lui donnant pour couronnement les erreurs de Manès. Voici en effet, si nous en croyons la tradition, l'idée qu'Apollinaire voulut d'abord donner de l'incarnation du Christ : il pensait que le Fils de Dieu avait pris seulement un corps de la même substance que le corps des autres hommes, mais qu'en Jésus-Christ, il n'y avait pas d'autre âme que la divinité elle-même; d'où il suit que le Fils de Dieu lui paraissait avoir pris, non pas une nature humaine, mais un cadavre humain. Cependant ces maximes ne subsistèrent pas longtemps devant le double témoignage de la raison et de l'Évangile : en effet, la nature humaine ne pouvant exister que par la réunion d'un corps et d'une âme, si le Fils de Dieu a pris seulement un corps humain, il s'ensuit. nécessairement qu'on doit considérer comme contraire à la vérité le langage de ce même Jésus-Christ qui a été persécuté par les juifs pour avoir enseigné la vérité; car il a déclaré qu'il était homme, et il a dit en un autre endroit de l'Évangile : « J'ai le pouvoir de déposer mon âme, et j'ai le pouvoir de la reprendre (1) ». Quelle âme aurait-il pu déposer, s'il n'en avait encore pris aucune ? Voyant donc ses premières maximes détruites par l'autorité même de la parole de Jésus-Christ et par le témoignage irrésistible de la raison, Apollinaire songea à élever sur un antre fondement l'édifice de son hérésie qui -n'a pas encore cessé d'avoir des sectateurs : il reconnut qu'il y avait en Jésus-Christ une âme humaine, mais il affirma que le corps de Jésus-Christ était privé de la faculté de sentir, et par là même que Jésus-Christ était privé de la faculté de commettre aucune sorte de péché.

Aug. Epiphane, évêque de Salamine en Chypre, de sainte mémoire, nous apprend

 

1. Jean, X, 18.

 

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dans un petit ouvrage publié par lui sur les hérésies, que, parmi les Apollinaristes, les uns attribuaient au Seigneur Jésus-Christ un corps de même substance que sa divinité; d'autres niaient qu'il eût pris une âme; d'autres s'autorisaient de ces paroles : « Et le Verbe a été fait chair (1) », pour soutenir que le Fils de Dieu n'avait point pris une chair formée d'une autre chair créée, c'est-à-dire, de la chair de Marie, mais que le Verbe lui-même était devenu chair; plus tard enfin ceux-ci imaginèrent, je ne sais dans quel but, de dire que le Fils de Dieu n'avait point pris un esprit humain (mentem). Tu affirmes que, suivant les Apollinaristes, le corps de Jésus-Christ aurait été privé de la faculté de sentir, et que Jésus-Christ lui-même aurait été privé de la faculté de commettre aucune sorte de péché : pour moi, je n'ai lu cela nulle part, si ce n'est dans ton livre, et jamais je n'ai entendu exposer ainsi cette hérésie. Mais je vois que tu recherches toutes les occasions de répandre des flots de vaines paroles, afin que cette abondance stérile soit considérée comme une éloquence vraie et solide ; c'est pourquoi je m'empresse de te répondre : Quiconque adhère à la doctrine que je viens d'exposer comme étant celle des Apollinaristes, ou croit que le corps de Jésus-Christ était privé de la faculté de sentir, et que à Jésus-Christ lui-même était privé de la faculté de commettre aucune sorte de péché, qu'il soit anathème. Et afin que tu puisses te reconnaître, toi aussi : Quiconque croit que la chair de Jésus-Christ a convoité contre l'esprit de celui-ci, qu'il soit anathème.

XLVIII. Jul. Suivant lui, Jésus-Christ ne serait pas demeuré exempt de toute faute par la force de sa volonté; mais sa chair, heureusement privée de la faculté de sentir qui appartient à nos corps, aurait été inaccessible aux flammes de la convoitise.

Aug. Nous ne disons pas, nous, que « la chair de Jésus-Christ, heureusement privée de la faculté de sentir qui appartient à nos corps, était inaccessible aux flammes de la convoitise » ; mais nous disons que, par suite de la droiture parfaite et immuable de sa volonté, par suite aussi de ce que ta concupiscence charnelle n'avait eu aucune part dans la formation de son corps, Jésus-Christ n'a point ressenti les flammes de la convoitise.

 

1. Jean, 1, 14.

 

N'avoir ressenti les mouvements d'aucune convoitise mauvaise, et n'avoir pu ressentir ces mouvements, sont deux choses tout à fait distinctes : Jésus-Christ aurait ressenti ces mouvements, si ces mouvements s'étaient élevés en lui ; car il n'était point privé de la faculté de les sentir, mais sa volonté s'opposait à ce qu'ils s'élevassent ainsi. Et il ne doit pas te paraître étonnant que Jésus-Christ, qui possédait une nature humaine véritable, mais aussi une nature humaine absolument bonne, n'ait voulu ressentir les mouvements d'aucune convoitise mauvaise. Personne en effet, en dehors des disciples de Pélage, n'a jamais nié que cette convoitise qui fait naître dans l'homme des désirs mauvais, ne soit elle-même une chose mauvaise : qui donc, si ce n'est vous, essaie de persuader que l'on ne doit pas considérer comme un vice une convoitise dont chacun reconnaît que les mouvements n'ont rien que de vicieux ? que l'on ne doit pas considérer comme un mal une convoitise aux suggestions de laquelle on ne peut consentir sans faire -une œuvre mauvaise ? Jésus-Christ au. rait pu ressentir les mouvements de cette convoitise, si ces mouvements s'étaient élevés en lui : ces mouvements auraient pu s'élever en lui, s'il l'avait voulu ; mais loin de nous la pensée qu'il ait eu une pareille volonté. Ce. pendant, si en réalité les mouvements d'une convoitise mauvaise, et, pour me servir de tes propres expressions, d'une convoitise qui a pour objet tous les vices, s'étaient élevés en lui, ils n'auraient pu avoir leur origine que dans un acte de sa volonté propre ; car Jésus-Christ n'était point né, comme nous, avec cette convoitise. D'où il suit que la vertu de Jésus Christ consistait à n'être pas assujetti à cette convoitise ; tandis que notre vertu, à nous, consiste à n'y point consentir, mais à imiter Jésus-Christ, c'est-à-dire, à nous abstenir de tout péché en résistant à la convoitise, de même que Jésus-Christ s'est abstenu de tout péché en ne permettant pas aux mouvements de la convoitise de s'élever en lui ; à secouer par des actes de notre volonté, et autant qu'il sera en notre pouvoir, le joug de cette convoitise, de même que Jésus-Christ a voulu et pu ne pas y être assujetti. Ce pouvoir ne nous fera pas défaut ; car nous serons délivrés du corps de cette mort, en d'autres termes, nous serons délivrés de cette chair de péché, par la (685) grâce de celui qui est venu à nous revêtu d'une chair semblable à la chair de péché, non pas revêtu de la chair même de péché.

XLIX. Jul. Il est facile de voir que des flatteries aussi maladroites, bien loin qu'elles soient nécessaires pour la défense de la foi catholique, sont au contraire un outrage sacrilège fait à cette même foi. En effet, sous prétexte de ne point avilir le corps de Jésus-Christ en le déclarant semblable à nos corps, sous prétexte de l'exalter au-dessus de tous les autres corps humains, Apollinaire le prive en réalité de l'intégrité de ses sens naturels ; il ne voit pas les conséquences fatales qui découlent de l'injure faite ici à la vérité, quoique sous forme de flatterie. Aussi les catholiques indignés lui ont opposé cet argument de prescription dont la force est tout à fait irrésistible : croire de pareilles maximes, c'est faire aux mystères du Sauveur une injure beaucoup plus grande que celle qu'on prétend écarter de ses membres. Quoique Jésus-Christ, disent. ils, soit né de la race de David (1), quoiqu'il ait été formé d'une femme et soumis à la loi (2), afin précisément de nous servir de modèle et de nous exciter à marcher sur les traces de Celui qui n'a commis aucun péché et de la bouche duquel nulle parole de tromperie n'est jamais sortie (3); s'il est vrai, d'autre part, qu'il n'ait pas pris la nature humaine tout entière et avec toutes ses propriétés, s'il n'a pris qu'un corps sans âme, ou bien si la nature humaine était privée en Lui de cette faculté de sentir qui appartient à tous les autres hommes, il est impossible d'admettre qu'il nous a servi de modèle et qu'il nous a donné l'exemple de la soumission à la loi. Quels éloges a-t-il pu mériter en méprisant le charme des choses sensibles, puisqu'il était, par un bienfait de sa nature, inaccessible aux attraits de ce genre ? Quel héroïsme merveilleux de s'abstenir de tout regard coupable, quand aucun sentiment de convoitise charnelle ne porte les yeux à s'arrêter sur des objets contraires à la modestie ; ou de s'abstenir de savourer aucun parfum corrupteur, quand les organes olfactifs sont incapables de ces sortes de perceptions ? Quelle vertu prodigieuse, d'observer chaque jour une sobriété extrême dans ses repas, quand le sens du goût ne saurait être affecté par la délicatesse des mets plus exquis ? Quelle force surprenante de

 

1. Rom. I, 3. — 2. Galat. IV, 4. —  3. I Pierre, II, 12, 22.

 

volonté faut-il avoir pour jeûner pendant quarante jours consécutifs, quand la privation de nourriture ne saurait être une cause de souffrance ? Quel titre acquiert-on à la vénération publique, en ne prêtant jamais l'oreille qu'à des discours honnêtes, si les organes de l'ouïe sont fermés dès la naissance à toute parole inconvenante ? Quelle couronne de gloire mérite celui dont la chasteté est le fruit de son impuissance plutôt que de l'énergie de sa volonté et en qui la faiblesse du corps est la cause réelle de ce que l'on croyait devoir attribuer à la force de l'âme ?

Aug. Cette argumentation est d'une valeur incontestable, non pas contre Apollinaire, ni contre aucun disciple d'Apollinaire; car, si je ne me trompe, ces hérétiques n'ont jamais enseigné que le corps de Jésus-Christ était privé de la faculté de sentir qui appartient aux autres corps humains ; mais contre tout homme qui enseigne une pareille doctrine. Nous, au contraire, nous enseignons que les yeux de Jésus-Christ percevaient la laideur aussi bien que la beauté ; que ses organes olfactifs percevaient également les odeurs agréables et les odeurs désagréables ; que ses oreilles percevaient les sons harmonieux et les sons discordants ; que son palais discernait les mets amers de ceux qui étaient doux; que Lui-même distinguait parfaitement en les touchant les objets rudes et ceux qui ne l'étaient point, les objets durs et les objets mous, ce qui était chaud et ce qui était froid ; en un mot, qu'il pouvait sentir et percevoir tout ce qu'il est possible de sentir et de percevoir par les sens du corps ; que le pouvoir même d'engendrer ne lui aurait pas fait défaut, s'il l'avait voulu : et que cependant la chair n'a jamais convoité en lui contre l'esprit. Si, comme tu le penses, l'exemption de toute faute est un grand bien quand elle est le fruit des victoires remportées sur les passions, et qu'elle perde presque tout son prix dans ceux qui n'ont été assujettis à aucune passion : il s'ensuivra que la vertu d'une homme est d'autant plus digne d'éloges, que la chair de cet homme a été le siée de passions plus ardentes. Et la première conséquence de cette doctrine horrible et tout à fait abominable sera que, Jésus-Christ ayant été le plus grand de tous les hommes par la vertu, il a dû aussi ressentir dans sa chair des passions plus ardentes que celles de tous les autres hommes.

 

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Si tu comprends tout ce qu'il y a d'impie dans une telle maxime, ne diffère pas à changer ton enseignement; et sache distinguer entre la convoitise et les sens qui lui servent souvent d'instruments passifs plutôt que d'instruments actifs: autrement, il faudrait dire qui, dans chaque homme la vivacité du sentiment est d'autant plus grande que les passions charnelles y sont plus ardentes, et il faudrait croire que ces passions étaient d'autant plus enflammées en Jésus-Christ que ses sens étaient plus purs.

L. Jul. Quelle palme enfin décerner à celui en qui la douleur des coups et des blessures ne pouvait parvenir jusqu'à l'âme, parce que les sens refusaient de transmettre les impressions de ce genre? A quoi donc ont servi ces flatteries imaginées par Apollinaire ? Ces vertus dont Jésus-Christ avait paru être un modèle parfait et accompli, perdaient tout leur éclat et toute leur beauté par suite des éloges mensongers que cet hérésiarque donnais à la nature de l’Homme-Dieu ; et ces mêmes vertus se trouvant ainsi dépouillées de toute la splendeur qui s'attache aux vertus véritables, les enseignements sacrés du Médiateur ne devaient plus être qu'un objet de dérision et de mépris. De plus, non-seulement les couvres de Jésus-Christ perdaient tout leur éclat et tout leur prix par le fait même qu'elles étaient dues à son heureuse naissance et non point à sa vertu; mais Lui-même se trouvait convaincu de la fourberie la plus odieuse, puisqu'il aurait dit aux mortels: Efforcez-vous d'imiter la patience héroïque d'un homme qui est inaccessible au, sentiment de la souffrance ; élevez-vous en portant des croix très-réelles jusqu'aux sublimes vertus d'un corps qui est incapable de sentir l'aiguillon de la douleur; imitez, en triomphant des penchants les plus violents et les plus incontestables de votre nature, imitez la chasteté de celui que sa faiblesse faisait paraître un modèle de pureté. Certes, il est impossible de rien imaginer de plus impie et de plus sacrilège que de pareilles rêveries. Aussi, Apollinaire n'avait point formulé toutes ces conclusions logiques de sa doctrine ; mais il avait déclare que l'humanité de Jésus-Christ était privée d'une faculté que tous les. autres hommes ont reçue de la nature et qui devient vicieuse, non pas lorsqu'elle s'exerce dans les limites de la tempérance, mais seulement lorsqu'on s'y livre avec excès, c'est-à-dire, de la faculté de sentir par les différents organes de son corps; et par là même il autorisait les catholiques à lui objecter toutes ses conclusions devant lesquelles, au grand préjudice de sa doctrine, il est resté muet. Car la foi catholique s'identifie avec toutes ces maximes dont la négation plus ou moins explicite est à la fois le résumé et la condamnation de l'hérésie des Apollinaristes. Dis nous donc quel jugement l'on doit porter sur toi-même: tu condamnes l'union charnelle , comme Manès; tu déclares, avec les disciples de Manès, que la chair de Jésus-Christ n'était point de la même nature que celle des autres hommes ; tu qualifies du nom de mauvaise la concupiscence charnelle, conformément au langage de ton maître Manès ; tu enseignes, soit dans le sens des Manichéens, soit dans le sens des Apollinaristes, que la convoitise des sens n'existait point dans le corps de Jésus-Christ; et cependant tu ne veux être appelé par nous ni apollinariste, ni manichéen. Je veux. arien toutefois m'avouer vaincu et,, par un acte de générosité dont je n'aurai pas a me repentir, t'accorder les honneurs de la victoire ; je consens à reconnaître que la doctrine ne ressemble pas à celle d'un disciple d'Apollinaire :l'hérésie inventée par celui-ci n'est pas la plus impie des deux ; mais toi-même tu ne consens pas à être appelé d'un autre nom que du nom de manichéen.

Aug. Ambroise n'était ni un apollinariste, ni un manichéen, mais il était l'adversaire le plus redoutable des hérétiques : or, il déclare qu'aucune créature humaine à la formation de laquelle ta cliente a présidé, ne saurait être exempte de péché; et en s'exprimant ainsi, il ne fait qu'interpréter dans leur sens véritable les paroles de l'apôtre saint Paul. Toi, au, contraire, comme je l'ai démontré déjà bien des fois, tu prêtes aux Manichéens un appui d'autant plus efficace que tu crois ta doctrine plus opposée à la leur ; tu appartiens en réalité à la secte des disciples de Pélage, et tu l'emportes sur tous tes devanciers par la fécondité inépuisable de ton verbiage dans les discussions, par l'audace avec laquelle tu calomnies tes adversaires et par la fourberie avec laquelle tu formules ta profession de foi. Car, dans l'impuissance où tu es d'établir aucune argumentation sérieuse, tu répands des flots de paroles également vaines (687) et interminables, tu attribues aux catholiques des maximes abominables qu'ils n'enseignent point, et tu t'arroges à toi-même le titre de catholique sans y avoir aucun droit.

LI. Jul. J'ai démontré dans le livre troisième de mon premier ouvrage, que, si l'on -croit à l'existence du péché naturel, il faut nécessairement et sans qu'il soit possible d'échapper à cette conséquence logique, dire que Jésus-Christ, lui aussi, avait contracté la souillure du péché dans le sein de Marie; j'ai démontré que toi-même tu déclares Jésus-Christ soumis à la puissance du démon, puisque tu attribues à celui-ci la propriété de toute nature humaine sans exception.

Aug. J'ai prouvé de la manière la plus irréfutable, dans mon livre cinquième, que cette démonstration faite par toi dans ton livre troisième est sans valeur aucune.

LII. Jul. C'est pourquoi, laissant présentement cette question de côté, je te demanderai en quel endroit tu as lu que Jésus-Christ était naturellement eunuque.

Aug. En quel endroit toi-même as-tu lu qu'un pareil blasphème était sorti de ma bouche? Cette allégation est-elle autre chose qu'une,de ces calomnies avec lesquelles tu es familiarisé depuis longtemps? Autre chose est le pouvoir d'engendrer, dont nous ne disons pas que la chair de Jésus-Christ était privée comme celle des eunuques: autre chose est cette convoitise vicieuse dont tu prétends persuader que les mouvements s'élevaient dans la chair de Jésus-Christ, sans que pour cela le sentiment même de la pudeur t'empêche de te glorifier du titre de chrétien ! « Jésus-Christ », disais-tu tout à l'heure, et se « trouverait convaincu de la fourberie la plus odieuse, s'il disait aux mortels : Efforcez-vous d'imiter la patience héroïque d'un homme qui est inaccessible au sentiment de la souffrance : » (comme si Jésus-Christ avait dû nécessairement être insensible aux tortures qui lui étaient infligées, par cela seul qu'il avait la volonté et le pouvoir de ne ressentir aucun des mouvements de, la convoitise mauvaise) ; ou s'il disait, dans les termes qu'il te plaît de lui prêter : « Imitez, en triomphant des penchants les plus violents et les a plus incontestables de votre nature, irritez a la chasteté de celui que leur faiblesse faisait a paraître un modèle de pureté ». Telle est en effet l'affection singulière dont tu es pénétré pour la vertu de chasteté : celui-là te paraît plus chaste, qui sent naître dans sa chair des désirs illicites, mais qui résiste à sa propre convoitise afin de ne point commettre le mal; et celui-là te paraît moins chaste, qui ne sent jamais naître en lui ces sortes de désirs, alors même que cette exemption est le fruit, non pas de son impuissance corporelle, mais de la sublimité et de la perfection de sa vertu : ou plutôt, le premier est chaste et le second ne l'est pas du tout, mais il paraît seulement l'être; car, suivant toi, si celai-ci était chaste, il serait assujetti naturellement à ces désirs mauvais, ruais par la force de son esprit il réprimerait cette même convoitise naturelle. Et, comme je l'ai fait voir déjà précédemment, tu arrives ainsi à cette conclusion horriblement absurde, savoir, que la volonté de chaque homme est d'autant plus chaste qu'elle a triomphé d'une convoitise naturelle plus violente, et que; malgré. les désirs enflammés de la chair, elle ne s'est laissé entraîner à aucun excès d'impureté : que celui là au contraire est moins chaste, qui n'a point à réprimer des désirs criminels aussi violents; car suivant les maximes de ta sagesse, ou plutôt de ta folie, la chasteté est une vertu tout à fait étrangère à quiconque ne ressent aucun attrait pour les choses défendues. Telle est, ô insensé, l'idée que tu prétends nous donner de Jésus-Christ: il aurait été assujetti par sa nature aux désirs d'une convoitise plus ardente que celle du reste des hommes, afin précisément de pouvoir devenir par la force de sa volonté le plus chaste de tous les hommes. Car alors, d'après le principe posé par toi, l'esprit de continence aurait acquis en Lui une force d'autant plus grande qu'il aurait réprimé les mouvements d'une concupiscence charnelle plus violente. Voilà à quel abîme tu as été entraîné par cette cliente qui est de ta part l'objet d'une tendresse excessive.

LIII. Jul. Bien qu'il soit né d'une vierge afin que sa naissance même fût un miracle, il n'a point méprisé pour cela le caractère de la virilité ; car, si nous en croyons le témoignage de l'apôtre saint Pierre, dans son premier discours aux Juifs (1), il en a été revêtu réellement, il en a pris tous les organes intérieurs et extérieurs, et enfin il était homme véritable et parfait. La vertu de chasteté brillait en lui plus resplendissante et plus pure

1. Actes, II, 22, 33.

 

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que les rayons du soleil; il veillait sur son esprit et sur ses yeux avec un soin dont rien ne put jamais le distraire; mais le sommeil auquel il se livrait, la nourriture qu'il prenait, la barbe qu'il portait, les sueurs et les fatigues qu'il éprouvait, la croix, instrument de son supplice, la lance même dont son coeur fut percé, attestent que cette chasteté inviolable et cette vigilance continuelle étaient l'effet de la force de son esprit, non point de la faiblesse de sa chair; que chacun des sens de son corps était accessible aux mouvements de la concupiscence charnelle ; que ses membres étaient des membres véritables, parfaitement intègres et de la même nature que ceux des autres hommes. Il n'était donc pas privé de la faculté de sentir par les organes de son corps, mais cette faculté ne s'exerçait que sous l'empire de sa volonté. Ce qui rend ici la foi catholique victorieuse des gentils et des Manichéens, c'est que la parole de la chair du Sauveur, aussi bien que la parole de sa croix, est une folie pour ceux qui se perdent, tandis qu'elle est la force de Dieu pour ceux qui doivent être du nombre des élus. Et ce qui nous révèle l'immensité infinie de la charité du Fils de Dieu à notre égard , c'est précisément qu'il a pris, pour devenir notre médiateur, tous ces organes et tous ces sens contre lesquels l'impiété manichéenne a épuisé le vocabulaire des termes de mépris. Je ne trouve donc rien dans mon Seigneur qui doive me faire rougir : je crois fermement à la réalité des membres dont il a voulu être revêtu pour mon salut; et la vérité des exemples qu'il m'a donnés fait toute ma force et mon appui inébranlable !

Aug. Autre chose est la réalité des membres de Jésus-Christ, qui n'est contestée par aucun chrétien; autre chose est cette inclination naturelle et violente qui porte l'homme au péché et que tu prétends attribuer à Jésus-Christ. Suivant toi, la concupiscence de la chair, c'est-à-dire ces désirs voluptueux que tu qualifies volontiers du nom de concupiscence naturelle, sont bons en eux-mêmes ; mais les excès de cette concupiscence sont condamnables en ce sens que personne ne peut laisser aller ses désirs au-delà des limites permises, sans faire un usage mauvais d'une chose bonne, et par là même sans commettre une faute; dès lors, au contraire, que les désirs de l'homme s'arrêtent aux limites fixées par les lois de l'honnêteté, et qu'il ne leur permet pas de s'étendre plus loin, il fait un bon usage d'une chose bonne et par là même il mérite des éloges. D'où il suit que, ceux-ci étant nés avec un penchant plus violent, ceux-là avec un penchant moins violent vers les plaisirs de la chair, si les uns et les autres résistent à ce penchant et mènent une vie chaste, tu seras obligé de dire que les premiers font un bon usage d'un bien plus grand, et les seconds d'un bien moins considérable. Et il faudra conclure de ces principes que l'homme est d'autant plus riche de ce bien prétendu, que les passions de sa chair sont plus ardentes; qu'il doit soutenir, par amour de la chasteté et contre la convoitise naturelle, des combats d'autant plus pénibles, qu'il se trouve plus abondamment pourvu de ce bien naturel; et par là même aussi que sa vertu est d'autant plus digne d'éloges qu'il est obligé, pour lutter contre ce bien plus considérable, de faire des efforts plus grands; car il résisterait plus facilement à un bien moins considérable. Jésus-Christ ayant été, sans aucun doute, le plus chaste de tous les êtres revêtus d'une chair mortelle, tu lui attribueras nécessairement une convoitise charnelle d'autant plus ardente que tu ne saurais trouver personne qui ait eu plus de force pour résister à cette même convoitise. Et il pourra dire alors, sans mériter d'être accusé de fourberie : Imitez ma chasteté, en triomphant des inclinations violentes et incontestables de votre nature : ces inclinations sont bonnes en elles-mêmes; mais on doit cependant les réprimer et les vaincre : elles étaient plus violentes encore dans ma chair; je les ai réprimées néanmoins, je les ai vaincues, et vous n'avez pas le droit de me dire; Vous avez triomphé, vous avez mené dans une chair mortelle une vie parfaitement chaste , parce que, par un heureux privilège de votre nature, les flammes de la convoitise étaient à peine allumées en vous, et il vous était très-facile de les éteindre. Soyez donc chastes, car, afin que-vous ne puissiez apporter aucune excuse pour vous dispenser de travailler à devenir mes imitateurs, j'ai voulu être assujetti en naissant à une convoitise plus ardente que la vôtre, et cependant je n'ai jamais permis à cette convoitise enflammée d'aller au-delà des limites permises. Telles sont les conséquences (689) horribles, monstrueuses, de votre hérésie.

LIV. Jul. Je déclare hautement que toutes ses vertus étaient le.fruit de la force de son âme, non point de l'intégrité de sa chair. De cette manière, en effet, la nature humaine se trouve justifiée, non-seulement parce qu'elle est l'oeuvre de Dieu, mais aussi parce que le Fils de Dieu en a été revêtu réellement, et les hommes trouvent une règle de.conduite infaillible dans les exemples de vertu que Jésus-Christ leur a donnés. Il est impossible d'exalter l'une de ces deux choses sans affirmer la vérité de l'autre : les actions saintes de Jésus-Christ ne sauraient mériter notre admiration et notre respect, qu'autant que son corps est un corps humain véritable ; et la chasteté de sa chair ne saurait être proclamée, qu'autant que sa conduite a été réellement sainte. Par une raison contraire, tout blâme infligé à l'une de ces deux choses retombe nécessairement sur l'autre; porter atteinte à l'intégrité du corps de Jésus-Christ, c'est porter atteinte à l’intégrité de ses vertus; retrancher quelque chose de sa nature, c'est ôter à ses moeurs toute leur beauté, et le mérite de ses souffrances se trouve amoindri par. chacune des calomnies qu'on dirige contre sa naissance enfin si l'on refuse à sa chair quelqu'une des propriétés naturelles du corps humain, tout l'éclat de ses vertus s'évanouit par le fait même. Je ne contesterai donc aux membres du Médiateur né de la femme, aucune de leurs propriétés naturelles. Et vois combien les enseignements de la raison spéculative sont différents des enseignements pratiques du sentiment de la pudeur : la foi des chrétiens ne rougit pas de dire que les organes charnels subsistaient dans le corps de Jésus-Christ; quoique nous nous fassions un devoir de couvrir en nous-mêmes ces organes, et que nos soins à cet égard soient portés jusqu'au scrupule.

Aug. Il est vrai, la foi des Chrétiens ne rougit point de dire que les organes charnels subsistaient dans lé corps de Jésus-Christ mais le sentiment de la pudeur la plus vulgaire, ou plutôt un sentiment de profonde terreur aurait dû t'empêcher toi-même de dire que Jésus-Christ a senti parfois s'élever dans sa chair des, mouvements contraires à sa volonté (car puisqu'il a vécu en dehors du mariage, il n'a jamais dû avoir la volonté de ressentir en lui-même des mouvements de ce genre) et que la sainteté de son corps a été troublée par des désordres matériels auxquels il eût souhaité de n'être point assujetti. Sans doute, tous les saints ont subi ces mouvements charnels que tu prétends attribuer au Saint des saints. Mais si tu n'oses dire que ces mêmes mouvements s'élevaient fréquemment et malgré lui dans la chair de Jésus-Christ; comment, ô le plus malheureux de tous les hommes ! comment oses-tu croire, comment oses-tu dire que la nature humaine était assujettie dans la personne du Médiateur à la convoitise déréglée dont ces mouvements sont le fruit nécessaire? tes lecteurs ne sont-ils pas contraints par le fait même de penser à ce que tu n'oses dire?

LV. Jul. Ainsi, la nature a voulu que la raison. et la foi nous tissent un devoir de parler avec respect de certaines choses, et que cependant le sentiment de la pudeur et de la décence nous obligeât à dérober ces mêmes choses aux regards des hommes. Voilà pourquoi le Maître des Gentils, en même temps qu'il attribue à l'esprit de Jésus-Christ la sainteté, déclare que la chair de celui-ci est une chair véritable : « Il est grand », dit-il, « ce mystère d'amour, qui s'est fait voir dans la chair, qui a été justifié par l'esprit, qui s'est manifesté aux anges, qui a été prêché aux nations, cru dans le monde, reçu dans la gloire ». Et après avoir établi la nécessité de croire à la vérité de ces maximes, il dénonce d'avance ceux qui doivent s'élever contre elles à la fin des siècles ; car il ajoute aussitôt : « Dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits séducteurs et en s'attachant à des doctrines diaboliques enseignées par des imposteurs et des hypocrites, dont la conscience sera noircie de crimes et qui interdiront le mariage et l'usage des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les fidèles et par ceux qui connaissent la vérité ; car tout ce que Dieu a créé est bon (1) ». Ainsi, cette doctrine abominable dont tu infectes les Eglises et que tu as puisée toi-même à l'école de Manès; ce renoncement sacrilège à la vraie foi , cette apostasie véritable qui consiste à enseigner l'existence du mal naturel et à condamner l'union conjugale, saint Paul a tout prévu et tout stigmatisé; il a prévu et stigmatisé non

 

1. I Tim. III, 16; IV, 1-1.

 

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seulement les maximes qui seraient enseignées explicitement, mais les conséquences mêmes qui découleraient de ces maximes.

Aug. Et cependant, toi dont la bouche n'est habituée qu'à vomir des injures et des calomnies, tu n'as pas osé contredire les maximes d'un docteur catholique, d'un homme de Dieu, qu'il ne t'est pas possible de qualifier du nom de manichéen, malgré tout ce qu'il y a pour toi' d'accablant et d'irrésistible dans ses paroles : « Personne », dit Ambroise, « ne saurait être exempt de péché, dès qu'il naît de l'union de l'homme et de la femme (1) ». J'avais d'abord cité ces paroles dans mon premier livre à Valère et, dans les quatre livres par lesquels tu as essayé de me réfuter, tu as craint même d'y faire allusion : je les ai citées de nouveau dans celui auquel tu réponds maintenant', et ici encore tu t'es renfermé dans un mutisme absolu à l'égard de ces paroles, quoique tu ne craignes pas de faire usage de mon nom pour adresser à ce grand évêque les outrages que tu n'oses lui adresser ouvertement.

LVI. Jul. En effet, lorsqu'il déclare qu'on enseignera un jour qu'il faut s'abstenir des viandes , il ne prétend point assurément condamner chez les chrétiens une sage frugalité, ni flétrir d avance ceux qui voudront établir l'usage de jeûner à certains jours mais il fait voir, quand d'autres hommes enseigneront que tous les animaux créés par Dieu pour servir de nourriture aux mortels, sont souillés d'un mal diabolique par le fait même que leur naissance est l'œuvre de la concupiscence et de l'union des sexes, il fait voir, dis-je, que la conséquence manifeste d'une telle doctrine sera qu'il faut renoncer à faire usage de ces sortes d'aliments, si l'on croit que la procréation des animaux est l'œuvre du démon. Aussi, toi-même, afin de mieux surprendre la bonne foi de tes disciples, tu fais une exception en faveur des animaux, quand tu déclares que l'union des corps est une oeuvre infâme. Mais tu n'affirmes pas moins que les hommes qui ont été formés à l'image de Dieu, sont la propriété du démon par cela seul que leur naissance est l'œuvre de la concupiscence de leurs auteurs. Manès donc et toi, vous vous appuyez sur le même principe pour flétrir les êtres

 

1. Sur Isaïe. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 40, et liv. II, n. 14, 15.

 

animés et pour en attribuer la propriété au démon : seulement Manès, par suite de ces impressions que fait ressentir l'œuvre de la chair , enveloppe dans sa condamnation tous les êtres animés ; toi, au contraire, tu ne les condamnes pas tous, mais, ce qui est plus odieux encore, tu ne condamnes que les meilleurs. Tu absous les porcs , les chiens , les ânes , afin de paraître t'éloigner du Manichéisme; mais tu condamnes, en invoquant la même raison que Manès, tu condamnes tous les hommes qui ont été formés à l'image de Dieu: et dans tes harangues contre nous, ô accusateur des saints et défenseur des ânes, tu ne places jamais le mal naturel que dans les images de Dieu.

Aug. Que dis-tu, ô calomniateur des catholiques et fauteur des Manichéens ? que dis-tu, toi qui devrais rougir d'écrire des absurdités aussi grossières, alors même que tu n'aurais pas d'autre pudeur que celle des ânes ? Ne mériterait-il pas pareillement de recevoir d'une bouche aussi délicate que la tienne, la qualification d'accusateur des saints et de défenseur des ânes, celui qui prétendrait que l'ignorance de la vérité peut rendre les hommes malheureux, mais non pas les ânes ? Ce langage cependant n'aurait rien que de parfaitement conforme à la vérité. Comment donc ne comprends-tu pas, ô âne, qu'il est également vrai de dire que les hommes ne sauraient être exempts de péché au moment où ils naissent de l'union charnelle, taudis que les ânes le peuvent? Crois-tu pouvoir échapper aux témoignages si accablants pour toi de l'autorité et de la raison, parce que, sous le rapport de la convoitise charnelle, tu associes les hommes et les ânes et les attaches ainsi réunis au char de ton erreur ? Ambroise ne parle point des animaux, mais des hommes, lorsqu'il dit : « Il est donc établi que, parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est l'œuvre de l'union charnelle, personne ne doit être considéré comme exempt de péché (1) ». Diras-tu pour cela que ce docteur de l'Eglise était l'accusateur des saints et le défenseur des ânes? Le corps de l'âne est assujetti à la corruption aussi bien que le corps de l'homme; et cependant ce n'est point le corps de l'âne, mais le corps de

 

1. Sur Isaïe.

 

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l'homme qui appesantit l'âme; car c'est de l'homme qu'il est dit dans l'Ecriture : « Le corps qui est assujetti à la corruption appesantit l'âme (1) ». Reconnais donc aussi que, dans les animaux, la convoitise charnelle est une loi de la nature, tandis que dans l'homme elle est un châtiment, à moins que ton âme ne soit de la même nature que celle des ânes.

LVII Jul. Le Christ donc n'était pas moins homme véritable que Dieu véritable; en lui la nature humaine était aussi intègre que dans les autres hommes ; mais il était juste que Celui qui donnait l'exemple de la perfection, pratiquât toutes les vertus d'une manière plus parfaite; il était juste que sa chasteté toujours inviolable, toujours à l'abri des mouvements de la convoitise charnelle, toujours digne de son état de virginité et de la sainteté de son esprit, non moins que cette grandeur et cette force d'âme par laquelle il commandait en maître absolu à tous ses sens et surmontait toutes les douleurs; il était juste, dis-je, que ces vertus de Jésus-Christ pussent être proposées à l'imitation de tous les fidèles en tant qu'elles étaient les vertus d'un homme, et à l'admiration de ces mêmes fidèles à raison de leur sublimité incomparable.

Aug. Tu déclares que la chasteté de Jésus-Christ fut toujours sublime et toujours inviolable : mais telle est l'opiniâtreté aveugle de ton esprit que tu ne comprends pas que la chasteté la plus intègre peut résider dans celui qui par l'énergie de sa volonté et par la véhémence de son amour pour le bien, non-seulement ne commet aucune action, mais ne consent même à aucun désir coupable. Car celui qui conçoit des désirs de cette sorte, alors même qu'il y résisterait autant qu'il est nécessaire pour ne point les accomplir, celui-là observe à la vérité ce commandement : « Ne te laisse point aller à tes mauvais désirs (2)» ; mais il n'observe pas cet autre précepte de la lui : « Tu ne convoiteras point (3) ». Jésus-Christ donc ayant accompli la loi dans toute sa perfection, n'a formé aucun désir mauvais; l'opposition qui règne entre la chair et. l'esprit et qui est devenue un apanage inséparable de la nature humaine par suite de la prévarication du premier homme, n'existait point en lui, perce qu'il était né de l'Esprit et de la Vierge, et que la concupiscence charnelle n'avait eu aucune

 

1. Sag. IX, 15. — 2. Eccli. XVIII, 30. — 3. Exode, XX, 17.

 

part dans sa naissance. Nous, au contraire, nous sentons s'élever dans notre chair des désirs coupables et contraires à ceux de l'esprit; et telle est la violence de ces désirs qu'ils se traduisent bientôt en actes, à moins que l'esprit, de son coté, ne convoite contre la chair et ne remporte sur elle une victoire glorieuse. Suivant toi , l'esprit de Jésus-Christ domptait avec un pouvoir absolu chacun de ses sens; mais on ne dompte pleinement que lorsqu'on éprouve de la résistance : or, il n'y avait rien dans la chair de Jésus-Christ qui ne fût parfaitement soumis; ses sens ne résistaient jamais à son esprit, et il n'avait. nullement besoin d'exercer sur eux un pouvoir de ce genre. Pour les autres hommes, l'imitation de ce modèle si parfait et si accompli doit consister à faire tous les efforts qui sont en leur pouvoir pour étouffer en eux ces désirs de la chair que l’Apôtre défend d'accomplir (1), et à souhaiter de n'y être plus assujetti : c'est pour eux le seul moyen d'en affaiblir chaque jour de plus en plus la violence, et de parvenir à en être complètement délivré dans le séjour de la gloire immuable.

LVIII. Jul. Ici donc, comme partout ailleurs, tu as tenu un langage sacrilège en déclarant que la chair de Jésus-Christ ne possédait pas l'intégrité naturelle du corps humain et certes ce n'est pas dans le trésor des Ecritures, toujours si bien d'accord avec la raison, mais uniquement dans le bourbier du Manichéisme que tu as puisé une doctrine aussi erronée. Toutefois, afin de faire ressortir d'une manière encore plus sensible le nombre et la diversité des moyens auxquels nous pouvons recourir pour défendre la vérité, nous voulons bien reconnaître que tu étais le jouet d'un rêve quand tu as écrit que ce que tu appelles la concupiscence de la chair n'existait point en Jésus-Christ; sans aucun doute cette maxime a été condamnée d'abord clans la personne de Manès, et ensuite dans celle d'Apollinaire, c'est-à-dire dans la personne de deux énergumènes exaltés jusqu'à la fureur mais en quoi peut-elle servir d'appui à la thèse que tu prétends établir, puisque, supposé même que le Christ n'eût pas voulu prendre la nature humaine datas toute son intégrité, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que telle ou telle chose non assumée par lui

 

1. Galat. V, 16.

 

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fût mauvaise en soi? Car, tandis que le mérite des bons s'augmente et s'accroît par des degrés successifs, on pourrait dire que le Christ s'est élevé tout d'abord au sommet de la perfection, mais qu'en choisissant le bien le plus parfait il n'a pas condamné pour cela le bien moins parfait et moins élevé. De même qu'il n'a point flétri le mariage en choisissant l'état de virginité perpétuelle; de même aussi il n'aurait point condamné le sens de la chair, supposé qu'il eût voulu être privé du pouvoir d'en ressentir les mouvements.

Aug. J'ai dit déjà précédemment que non-seulement Jésus-Christ n'avait commis aucune action mauvaise, mais qu'aucun désir coupable ne s'était élevé en lui, parce qu'il voulait accomplir ce précepte de la loi : « Tu ne convoiteras point ». Certes, la piété des fidèles a puisé cette maxime dans le trésor des saintes Ecritures, non point dans le bourbier du Manichéisme, et cependant elle n'en est pas moins contredite et repoussée par. votre doctrine hérétique. Tu dis que j'étais le jouet d'un rêve quand j'ai enseigné que Jésus-Christ n'était point assujetti à cette concupiscence de la chair qui résiste à l'esprit ai-je le droit de m'en plaindre, puisque les songes mêmes de Jésus-Christ ne sont pas à l'abri de tes outrages? Nous savons en effet que Jésus-Christ se livrait au sommeil : or, si ta cliente existait en lui, elle devait assurément se jouer parfois de ses sens, lui suggérer des songes abominables, et produire dans sa chair ces désordres matériels qui sont les tristes effets d'une cause que tu proclames bonne en elle-même. Mais si tu frémis à cette seule pensée (car ton âme n'est pas encore assez endurcie pour qu'il te soit possible de ne point frémir, en présence de cet argument auquel je n'ai pu rue voir obligé de recourir sans éprouver un sentiment de profonde terreur) ; tu dois reconnaître par là même que, non-seulement nous n'ôtons rien à l'intégrité de la nature de Jésus-Christ, mais que nous rendons un hommage éclatant à la perfection de ses vertus, quand nous enseignons qu'il n'était point assujetti à cette concupiscence dont nous voyons l'empire s'exercer sur la chair des autres hommes, sur la chair des saints eux-mêmes. Mais, dis-tu encore, tu pourrais nous accorder que Jésus-Christ n'a point voulu prendre cette partie intégrante de la nature humaine, et il ne s'ensuivrait pas nécessairement que cette même partie intégrante fût une chose mauvaise en soi; de même qu'il n'a point condamné le mariage par cela seul qu'il n'a point voulu entrer dans cet état. Ce raisonnement aurait une force in. contestable, s'il était appliqué aux animaux: dans ceux-ci en effet la convoitise charnelle n'a rien de mauvais, puisque, le bienfait de la raison ne leur ayant pas été accordé, la chair ne saurait convoiter en eux contre l'esprit. Mais, malgré tous les flots de paroles que tu pourras répandre à ce sujet, tu ne réussiras point à démontrer que l'on doit considérer comme unie chose bonne en soi ce qui résiste à l'esprit de l'homme lorsque celui-ci a la volonté de faire le bien. Ainsi, Jésus-Christ a été exempt, non-seulement de tout péché, mais de tout désir même de péché: non pas en ce sens qu'il a résisté aux désirs coupables qui s'élevaient en lui, mais en ce sens que jamais un seul désir de ce genre ne s'est élevé dans son coeur. D'où il ne faut pas conclure cependant qu'il n'aurait pu être assujetti à cette sorte de convoitise, s'il eût voulu y être assujetti ; mais un tel acte de volonté eût été tout à fait indigne de lui, puisque, la chair dont il était revêtu n'étant pas une chair de péché, il n'était pas contraint par elle de ressentir malgré lui les mouvements de cette même convoitise. Conséquemment, les désirs de cet homme parfait, dont la naissance n'avait pas été l'oeuvre de cette concupiscence qui nous porte indifféremment vers des objets honnêtes et vers des objets déshonnêtes, mais de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie; les désirs de cet homme, dis-je, n'eurent jamais pour objet que des choses légitimes; jamais il ne sentit s'élever dans son coeur une convoitise coupable. Né d'une chair qui avait conçu par l'opération du Saint-Esprit, comment aurait-il pu ressentir en lui-même une opposition quelconque entre la chair et l'esprit ?

LIX. Jul. Un exemple achèvera de rendre tout à fait lumineux ce raisonnement dont la simplicité s'impose déjà aux moins clairvoyants. Il vaut mieux posséder la raison que d'en être privé; or, ce bienfait a été accordé aux hommes et il a été refusé aux animaux; et cependant, parce que la nature humaine est plus excellente que la nature des quadrupèdes, il ne s'ensuit pas que celle-ci doive être considérée comme mauvaise en elle-même (693) ou comme étant l'oeuvre du démon. De même aussi, supposé que le Christ, lorsqu'il formait son propre corps, n'eût pas voulu lui donner le sens de la chair dont il ne devait pas faire usage : s'ensuivra-t-il qu'il faisait une oeuvre mauvaise lorsque, formant les corps d'Isaac, de Jacob et de tous les autres hommes, il donnait à ceux-ci et les organes et le sens de la chair? Ou bien, au moment où il formait tous ces corps, appela-t-il à son secours le démon, afin que celui-ci déposât le germe nécessaire de la volupté dans ces membres qu'il venait de façonner lui-même? Tu n'as donc pu (comme nous l'avons démontré, grâce à Dieu, dans le présent ouvrage et clans un ouvrage précédent), tu n'as pu tirer de là personne de Jésus-Christ aucun argument tant soit peu sérieux contre la sainteté des œuvres divines. Car il est manifeste que le corps du Sauveur possédait tout ce qui fait, partie du corps des autres hommes.

Aug. Une chose plus manifeste encore, c'est que la nature humaine est déchue aujourd'hui de cet état d'intégrité, de droiture, de sainteté, dans lequel elle avait été créée primitivement. Pour lui rendre de nouveau cette intégrité, cette droiture, cette sainteté, le Christ est venu à nous dans un état d'intégrité parfaite, dans un état de droiture parfaite, dans un état de sainteté parfaite, c’est-à-dire qu'il est venu à nous exempt de toute corruption., exempt de toute inclination perverse, exempt de tout désir de péché.

LX. Jul. Par là même le péché ne saurait faire partie de la nature humaine, puisqu'on ne trouve aucune faute dans celui en qui cette nature subsiste tout entière.

Aug. Tu prononces le plus horrible de tous les blasphèmes, ô Julien, en établissant cette égalité entre la chair du Christ et la chair des autres hommes; tu ne comprends pas que le Sauveur a été revêtu, non pas d'une chair de péché, mais d'une chair semblable à la chair de péché (1), ce qui ne pourrait être vrai, si la chair des autres hommes n'était pas une chair de péché.

LXI. Jul. Vous affirmez donc d'une manière tout à fait gratuite, que la concupiscence des organes charnels est une chose mauvaise et diabolique : soit que cette concupiscence ait existé, soit qu'elle n'ait pas existé dans la chair de Jésus-Christ, votre affirmation n'en

 

1. Rom. VIII, 3.

 

est pas moins dépourvue de fondement.

Aug. La concupiscence de la chair est mauvaise, même indépendamment du consentement donné aux sollicitations par lesquelles elle cherche à nous entraîner au mal : c'est par elle en effet que la chair convoite contre l'esprit, alors même que celui-ci convoite à son tour contre la chair et l'empêche d'accomplir les oeuvres mauvaises qui sont l'objet de ses désirs.

LXII. Jul. J'ai hâte de passer à d'autres questions, mais je me sens arrêté et comme enchaîné ici par l'étonnement profond que m'inspire un tel genre d'argumentation. D'où te vient contre ton adversaire cette fureur qui t'aveugle et qui, alors que tu ne comprends pas les Ecritures, ne te permet pas du moins de peser tes propres paroles? mais tu argumentes avec une ardeur qui ne connaît ni trêve ni repos, et tu ne sens pas que chacun des traits lancés par, ta main retombe sur toi-même avec plus de force et de violence. Ainsi, suivant toi, le sentiment de la pudeur est excité uniquement par la concupiscence et par les mouvements que la concupiscence fait naître dans les organes de la chair.

Aug. Je n'ai point dit cela. Le sentiment de la pudeur peut être excité en nous par d'autres causes; il peut avoir pour objet, par exemple, les actions déshonnêtes qu'il nous détourne d'accomplir ou dont il nous fait rougir lorsqu'elles sont accomplies. Mais si l'on recherche quelle est la cause véritable de ce sentiment de pudeur particulière dont nous parlons ici, on la trouvera uniquement dans ce fait, qu'une altération profonde s'est produite dans le corps de l'homme, et que l'on a dû désigner sous le nom propre d'organes honteux des organes qui jusqu'alors n'avaient eu absolument rien de honteux; puisque jusqu'alors nos premiers parents , vivant dans un état de droiture et d'innocence parfaite, n'avaient point rougi de leur nudité. Si tu avais voulu y réfléchir avec le soin qu'exige la prudence la plus vulgaire, tu n'aurais pas résisté aussi impudemment à une vérité manifeste comme la lumière.

LXIII. Jul. Excepté cette concupiscence charnelle, on ne pourrait sans se rendre coupable de sacrilège qualifier de honteuse aucune des autres choses qui sont l'oeuvre de Dieu ; mais Jésus-Christ n'était point assujetti (694) à cette même concupiscence qui est un sujet (le honte pour les mortels. Voilà bien ce que tu as enseigné. Mais tu n'as pas vu cette objection qui se présente d'elle-même, savoir, que Jésus-Christ aurait dû, s'il en était ainsi, s'abstenir de prendre des vêtements pour paraître en public; sous peine de commettre le sacrilége dont tu parles ici, il aurait dû bannir de son âme tout sentiment de pudeur et ne jamais rougir de sa chair dans laquelle l'aiguillon de la concupiscence n'existait pas, et qui était à la fois l'oeuvre de son Père et la sienne propre. Si donc il est certain que la concupiscence n'existait pas en lui, et que cependant il évitait avec soin tout ce qui aurait pu blesser le sentiment de la pudeur; il est incontestable, même d'après les principes posés par toi , que l'on doit rougir du corps humain en lui-même, et non pas seulement des flammes auxquelles il sert d'aliment.

Aug. La conséquence naturelle de cette argumentation si ingénieuse et si subtile, doit. être que le baptême de Jean n'était pas donné pour l'expiation des péchés, puisqu'il fut donné à Jésus-Christ et que Jésus-Christ n'était coupable d'aucun péché absolument. Cependant, le Sauveur a pu recevoir ce baptême pour une raison différente de celle pour laquelle les autres le recevaient, c'est-à-dire , non pas à cause de la chair du péché dont il n'était pas revêtu, mais à cause de la ressemblance qui existait entre la chair du péché et la chair qu'il avait prise pour délivrer la chair du péché : donc il a pu aussi couvrir ses membres, non pas pour la même raison pour laquelle les autres couvraient les leurs, mais seulement pour se conformer à l'usage général et quoiqu'il n'y eût rien de honteux dans sa chair; de même qu'il a voulu être baptisé pour donner l'exemple aux pécheurs, bien qu'il n'y eût en lui aucun péché à expier, aucune souillure à effacer. Il convenait en effet de faire à l'égard de la ressemblance de la chair du péché ce que l'on était obligé rigoureusement de faire à l'égard de la chair du péché elle-même. D'ailleurs le regard de l'homme est toujours offensé à l'aspect d'un corps humain qui se présente dans un état de nudité là où l'usage des vêtements a prévalu. Les anges eux-mêmes, lorsqu'ils se sont montrés aux hommes sous des formes humaines, ont voulu paraître couverts de vêtements pour se conformer à l'usage des hommes. Mais si nous recherchons quelle peut être l'origine de cet usage, nous en trouvons la cause première dans le péché de ces auteurs du genre humain qui, aussi longtemps qu'ils furent innocents, vécurent dans un séjour de délices et de félicité incomparable, sans que leur nudité offensât jamais la décence ou la pudeur, parce que, la désobéissance de leur volonté n'ayant pas encore été châtiée par les révoltes de leur chair, ils n'avaient pas à rougir de désirs s'élevant dans celle-ci contrairement aux désirs de l'esprit. Les vêtements de Jésus-Christ ne t'empêcheront donc nullement d'être un impudent défenseur de la concupiscence de la chair.

LXIV. Jul. C'est donc en vain, tu le vois, que tu as mis en avant le mot de péché, puisque nous reconnaissons que l'on doit jeter sur ces oeuvres sorties des mains de Dieu les mêmes voiles dont Notre-Seigneur a prescrit l'usage au moment où il a placé l'homme sur la terre et qu'il a voulu porter lui-même lorsqu'il a pris la nature humaine, Daigne, la miséricorde du Rédempteur nous pardonner si, pour établir la vérité des plus augustes mystères et pour détruire les maximes abominables du manichéisme, nous parlons de sa chair en des termes aussi audacieux : si la nécessité de défendre les principes de la foi ne nous y avait contraint, jamais on ne nous aurait vu sortir des limites du respect le plus profond et le plus réservé.

Aug. Tu ne parles pas de la chair de Jésus. Christ en des termes audacieux pour établir la vérité, tu en parles en des termes tout à fait malheureux pour établir et répandre l'erreur; tu te flattes vainement de travailler à détruire les maximes abominables du manichéisme, tu ne travailles en réalité qu'à leur donner plus d'autorité et de prestige. Si tu songes à triompher du manichéisme, cesse de donner au mal le nom de bien et cherche seulement à savoir quelle est l'origine de ce mal dont il n'est fias possible de nier l'existence et la réalité. Par là même que tu refuses de reconnaître avec Ambroise que cette origine se trouve dans la prévarication du premier homme (1) , tu autorises Manès à se glorifier du titre de défenseur de la vérité quand il enseigne que le mal vient d'une

 

1. Ambr., liv. VII sur saint Luc, XII.

 

nature différente de la nature du bien.

LXV. Jul. « Mais », ajoutes-tu, « notre adversaire n'a point voulu nommer la concupiscence de la chair; un sentiment de pudeur a enchaîne sa langue, ou plutôt, par une manière tout à fait singulière et, si l'on peut s'exprimer ainsi, par une manière tout à fait impudente d'observer les lois de la pudeur, il a honte de nommer ce dont il n'a pas honte de faire l'éloge (1) ». Il te déplaît donc que nous sachions, suivant les expressions de l'Apôtre , couvrir avec plus de soin les membres de notre corps qui sont les moins honnêtes (2); parce qu'en agissant ainsi nous nous conformons aux desseins du Créateur qui a voulu que nous couvrions avec le soin le plus circonspect ce qu'il a placé dans l'endroit le plus secret de notre corps.

Aug. Tu parles ici un langage plus que singulier: Adam et Eve, dis-tu, se conformèrent aux desseins du Créateur, quand ils abandonnèrent le précepte qu'il leur avait donné pour suivre les conseils du séducteur. Avant qu'ils eussent commis cette action mauvaise, alors qu'ils étaient encore dans un état de droiture et de sainteté parfaite, ils ne suivaient donc pas les conseils du Créateur, puisque, bien loin de se couvrir avec le soin le plus circonspect, ils laissaient dans un état de nudité absolue ce que le même Créateur a placé dans l'endroit le plus secret du corps humain? O homme impudent, faire l'éloge de ce que les auteurs du genre humain ressentirent en eux-mêmes le jour où ils rougirent pour la première fois, c'est se rendre plus coupable que de le dévoiler.

LXVI. Jul. Toutefois ces expressions différentes, non-seulement dont tu ne fais pas usage, mais dont tu fais l'objet de tes critiques acerbes, tandis que nous y trouvons, nous, une ressource merveilleuse, ces expressions ne se trouvent pas dans toutes les langues, mais uniquement dans la langue grecque et dans la langue latine, grâce à la richesse de l'une et de l'autre. Quant aux autres langues, dites langues naturelles, par là même que ces langues n'ont pas été cultivées et qu'elles sont nécessairement pauvres et tout à fait dépourvues d'élégance, elles n'ont pour désigner les membres du corps que des expressions d'une simplicité extrême : voilà pourquoi chez les Hébreux, dont la langue a servi à exprimer

 

1. Du Mariage et de la Conc.,  liv. II.  n. 17. — 2. I Cor. XII, 23.

 

les maximes si pures et si simples des Ecritures, toutes les choses sont désignées par leur nom propre.

Aug. Tu te trompes beaucoup, en supposant que la langue hébraïque ne possède pas d'expressions métaphoriques, puisque nous y trouvons une multitude de mots qui sont employés, non pas dans leur sens propre, mais dans un sens figuré. Mais alors même que cette supposition serait aussi conforme à la vérité qu'elle y est contraire, de quel secours serait-elle pour la cause que tu défends? Nous lisons dans le texte hébreu des saintes Ecritures, que d'abord nos premiers parents étaient nus et ne rougissaient point de leur nudité; qu'ensuite ils rougirent de leur nudité et couvrirent certains membres de leur corps (1) ; pouvait-on désigner plus clairement ce qu'ils ressentirent en eux-mêmes et la cause réelle de leur confusion? Si tu veux, toi aussi, dérober aux regards des hommes ce dont tu dois rougir en défendant une telle cause, ne cherche point d'autre voile que le voile du silence.

LXVII. Jul. Les organes secrets de l'un et de l'autre sexe y sont nommés avec la même sécurité que les pieds et les genoux. Nous, au contraire, malgré l'autorité d'un tel exemple, nous ne laissons pas d'employer des expressions voilées et plus décentes : car celui-là s'exposerait à des reproches tout à fait légitimes et bien fondés, qui, sans y être contraint par les besoins de son argumentation, transgresserait ces règles de bienséance et d'honnêteté dont il n'est pas plus permis de s'écarter dans ses discours que dans ses actions, sauf les droits et les exigences du sujet que l'on traite. Ainsi donc, il demeure établi due la concupiscence naturelle ne saurait être condamnée à cause du sentiment de honte qu'elle fait naître en nous; elle trouve au contraire sa justification dans la sublime excellence de son auteur, non pas en ce sens qu'elle soit une chose éminemment bonne, puisqu'elle est commune à là fois aux hommes et aux animaux, mais en ce sens qu'elle est un instrument nécessaire à l'accomplissement de l'oeuvre de la chair, qu'elle ne saurait en aucune manière être attribuée au démon, et qu'elle doit être considérée comme étant l'oeuvre de Celui qui a fait le monde et les corps; elle n'a jamais été condamnée et flétrie par personne, si ce n'est par Manès et

 

1. Gen. II, 25; III, 7.

 

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par les partisans de la transmission du péché, héritiers de la doctrine de Manès : d'où il suit que ce péché naturel dont on ne pouvait prouver l'existence qu'en accusant la nature , s'évanouit comme un songe devant la lumière du raisonnement.

Aug. Voici que tu parles encore de concupiscence naturelle ; afin de détourner plus sûrement l'attention de tes lecteurs et de dérober ta cliente à leurs deux, tu la couvres, autant qu'il est en toi, sous le voile de paroles équivoques et trompeuses. Pourquoi ne dis-tu pas : La concupiscence de la chair, au lieu de dire : « La concupiscence naturelle? » Est-ce que le désir de la béatitude n'est pas, lui aussi, une concupiscence;naturelle? Pourquoi recourir à de pareilles équivoques de langage ? Appelle par son nom propre, la cliente dont tu as entrepris la défense : que crains-tu? Devons-nous supposer que ton esprit s'est troublé à la vue de l'origine abominable de cette cliente, et que tu as ainsi oublié son vrai nom ? Mais non, ce souvenir est parfaitement présent à ton esprit, et c'est par un acte formel de ta volonté que tu refuses de nommer la concupiscence de la chair: tu sais en effet que les éloges donnés par toi à cette concupiscence offenseraient ceux qui ont vu ces mots désigner constamment dans le langage des saintes Ecritures une chose mauvaise. En la désignant au contraire comme tu le fais, en l'appelant du nom de concupiscence naturelle, tu prétends la placer parmi les oeuvres de celui qui, comme tu le dis avec raison, « a créé le monde et les corps » ; tandis que saint Jean déclare expressément qu'elle n'est point l'oeuvre du Père (1): Dieu, il est vrai, a créé le monde et tous es corps sans exception ; mais si le corps assujetti à la corruption appesantit l'âme, si la chair convoite contre l'esprit, ce n'est point par l'effet de la nature même qui a été donnée à l'homme au moment de sa création, c'est uniquement par suite de la condamnation que l'homme a subie et du châtiment qui lui a été infligé. « La concupiscence », dis-tu, «n'a jamais été condamnée et flétrie par personne, si ce n'est par Manès et par les partisans de la transmission du péché, héritiers de la doctrine de Manès ». Je me réjouis de recevoir tes injures en compagnie de ceux dont tu oses bien réellement condamner les maximes en

 

1.  Jean, II, 16.

 

attaquant les miennes, mais dont tu n'oses prononcer les noms. Ne se fait-il pas, lui aussi, l'accusateur de ta cliente, celui qui déclare que la convoitise de la chair contre l'esprit noirs est devenue naturelle par suite de la prévarication du premier homme (1)? Et quel est celui qui parle ainsi? C'est celui-là précisément dont, pour me servir des expressions de Pélage ton maître, les ennemis mêmes n'ont jamais osé attaquer ni la foi ni l'intelligence très-pure des Ecritures (2). Défends ta cliente contre cet accusateur. Epuise, pour la protéger, le vocabulaire des injures; insulte à la fois ce docteur que je m'honore d'avoir eu pour maître et cet autre docteur dont tu t'es fait le disciple, ruais sans souscrire aux éloges donnés par lui à Ambroise; montre à cette même cliente qu'elle a en toi un défenseur assez intrépide et assez fidèle; qu'il n'y a pas lieu pour elle d'en chercher un autre moins timide et qu'elle n'en trouverait même aucun autre qui fût plus incapable de rougir en la défendant.

LXVIII. Jul. Je me suis trouvé ainsi dans la nécessité de te demander en quoi les organes de la chair étaient la propriété du démon, et comment celui-ci pouvait revendiquer un droit quelconque sur le fruit de ces organes; puisque ni le corps humain en lui-même, ni les membres de ce corps, ni les organes de la chair, ni la diversité des sexes ne sont point son ouvrage; puisque non-seulement le mariage n'a point été institué par lui, mais ce n'est point par lui non plus que l'union charnelle, sans laquelle le mariage ne saurait exister, a été rendue à la fois féconde et honorable; ce n'est pas même par lui que les flammes de la volupté ont été allumées dans la chair.

Aug. A la vérité, rien de tout cela n'est l'oeuvre du démon; mais le démon a porté l'esprit de l'homme à la désobéissance; cette désobéissance de l'esprit a eu pour châtiment une désobéissance honteuse de la chair; de celle-ci découle le péché originel par suite duquel tous les enfants sont soumis à la puissance du démon dès l'instant de leur naissance et destinés à périr avec le démon, à moins qu'ils ne soient régénérés.

LXIX. Jul. Tuas cherché à aller au-devant

 

1. Ambroise, liv. VII sur saint Luc, XII. —  2. Pélage, du Libre Arbitre, liv. III; cité par Augustin, de la Grâce de Jésus-Christ, n. 46, 47.

 

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de ces arguments et tu l'as fait avec une crainte de cerf et une ruse de renard : pour tromper plus sûrement la bonne foi du patron à qui tu adresses ton livre, tu prétends que le prince des ténèbres règne sur les oeuvres et sur l'image de Dieu à cause du sens naturel du corps; en d'autres termes, à cause de la concupiscence charnelle; et cela par la raison que le sens de la chair doit nécessairement appartenir au même auteur à qui appartient la substance même de la chair.

Aug. Tu ne sais ce que tu dis. Autre chose est le sens de la chair, autre chose est la concupiscence charnelle dont nous ressentons les mouvements à la fois par le sens de l'esprit et par le sens de la chair : comme les douleurs de la chair sont tout à fait différentes du sens même de la chair, bien que nous ne ressentions celle-là que par le moyen de celui-ci. Ainsi le sens de la chair qu'on nomme le toucher, nous fait éprouver une sensation différente suivant qu'il s'exerce sur un objet lisse ou sur un objet raboteux . la concupiscence de la chair au contraire fait naître en nous des mouvements identiques, soit qu'elle nous porte vers des choses défendues, soit qu'elle nous porte vers des choses permises c'est par un acte de notre intelligence, et non point par un effet de la concupiscence, due nous distinguons ce qui est permis et ce qui ne l'est pas; et nous ne pouvons nous abstenir des choses défendues, si ce n'est en résistant à cette concupiscence. Par là même il est impossible de mener une vie honnête, à moins que l'on ne réprime cette concupiscence mauvaise, que ton impudence, ou plutôt la démence horrible te porte à qualifier du nom de bonne; et tu n'as pas honte, tu n'as pas horreur d'en être arrivé à enseigner cette doctrine qui serait ridicule, si elle n'était pas abominable, savoir, que personne n'est délivré de ses maux, à moins qu'il rie résiste à cette concupiscence que tu proclames bonne en elle-même ! Ainsi donc, la concupiscence charnelle qui fait naître en nous des désirs coupables, ne vient point du Père. Vainement tu te persuades, ou plutôt, vainement tu prétends persuader aux autres que l'apôtre saint Jean, lorsqu'il énonçait cette maxime, entendait désigner par les mots de concupiscence, charnelle la luxure. Certes, si la luxure ne vient point du Père, on doit en dire autant de cette concupiscence à laquelle il nous est impossible d'accorder notre consentement, sans qu'elle engendre et produise aussitôt la luxure. Car, dis-moi, à quoi tendent les mouvements de cette concupiscence auxquels la loi nous ordonne de résister, sinon à nous faire accomplir les oeuvres de la luxure? Comment donc peut-on appeler bonne une chose qui tend à nous faire commettre le mal ? Pouvons-nous considérer comme une bonne qualité de notre nature une inclination qui nous porte au mal, qui nous y entraîne malgré nous? Nous avons besoin, ô Julien, d'être par un effet de la divine bonté guéris de ce mal : en faire l'éloge, ce serait de notre part le comble de l'orgueil, de l'iniquité, de l'impiété.

LXX. Jul. Il est donc manifeste que le but de tes efforts n'a pas été de réfuter nos objections, mais de te jouer misérablement du protecteur à qui tu écrivais et de lui persuader que tu avais trouvé dans mon ouvrage des absurdités révoltantes auxquelles il était de ton devoir de répondre par les sarcasmes les plus violents : tandis que en réalité, par les concessions que tu nous avais faites précédemment, et par la manière dont tu avais reconnu que la formation des corps est une oeuvre bonne en soi, tu avais approuvé notre doctrine.

Aug. J'ai reconnu que la formation des corps est une oeuvre bonne en soi, alors même que ces corps doivent appartenir à des hommes mauvais; mais je n'ai point fait l'éloge du mal dont personne n'est exempt au moment de sa naissance : et toi-même, en refusant de reconnaître avec Ambroise quelle est l'origine véritable de ce mal, tu autorises Manès à dire qu'il vient d'une autre nature.

LXXI. Jul. Je confesse cependant que tu as mûrement réfléchi à ce que tu dirais; la pénétration de ton esprit et l'énergie de tes efforts sont ici également manifestes : tu as pesé avec l'attention la plus scrupuleuse tous les arguments que tu devais faire valoir eu faveur de la transmission du péché ; nul autre n'aurait pu plaider d'une manière plus habile la cause de l'existence du mal naturel : et il ne t'aurait pas été possible à toi-même de trouver un langage aussi séduisant, si tu n'avais été inspiré par les savants paradoxes de ton ancien maître.

Aug. Je me fais gloire d'avoir pour maître, et contre toi et contre Manès, Jésus que je (698) confesse être Jésus même à l'égard des petits enfants (tandis que toi-même tu lui refuses cette qualité) : car Adam a péri, et tous ont péri en lui (1); et personne ne peut être sauvé de cette perte, sinon par celui qui est venu chercher ce qui était perdu (2).

LXXII. Jul. En effet, par rapport aux enfants qui n'ont mérité personnellement ni récompense ni châtiment, tu as compris qu'il n'était pas possible de leur attribuer une faute quelconque sans condamner par là même les corps : et que logiquement il ne te restait plus qu'à appeler Manès à ton secours, afin de pouvoir, en t'appuyant sur son autorité, exclure la concupiscence charnelle des oeuvres de Dieu et déclarer que les noces aussi bien que les corps sont l'oeuvre du démon.

Aug. Je ne réclame point le secours de Manès: tous mes efforts au contraire sont dirigés contre lui, et je n'ai d'autre but que d'anéantir avec le secours de Dieu les secours que tu lui prêtes. Et ce secours de Dieu ne me fait pas défaut : le Seigneur me l'accorde par le ministère de ses plus illustres disciples, c'est-à-dire, non-seulement par le ministère des Prophètes et des Apôtres dont tu t'efforces avec une perversité inouïe de dénaturer les paroles; mais encore par le ministère des docteurs de son Eglise qui ont vécu dans des temps plus rapprochés de nous; par le ministère des Irénée, des Cyprien, des Hilaire, des Ambroise, des Grégoire, des Basile, des Jean de Constantinople et de plusieurs autres dont la pureté de la foi et la profondeur du génie étaient égales à l'immense étendue de leur savoir et à l'éclat de leur renommée : tous ces illustres personnages ont, sans jamais flétrir ni les corps ni les noces, confessé l'existence et la transmission du péché originel, parce qu'ils savaient (ce que vous niez par un sentiment d'impiété abominable) que le Christ est Jésus même à l'égard des petits enfants. Car le Christ sauve son peuple dont les petits enfants eux-mêmes font partie, non pas des fièvres, des pestes ou de tout autre accident de ce genre (dans son infinie bonté il accorde souvent ces sortes de guérisons même à ceux qui ne sont point chrétiens); mais il sauve son peuple, c’est-à-dire tous ceux qui reçoivent la grâce du christianisme, des péchés dont ils sont coupables (3). Et voilà ceux que tu ne crains pas

 

1. Ambr., liv. VII sur S. Luc, XV, 24. — 2. Luc, XIX, 10. — 3. Mat. I,21.

 

de qualifier du nom de Manichéens ! des hommes dont, grâce à leur nombre, à leurs lumières et leurs vertus personnelles, l'autorité a été jusqu'à présent au-dessus de toute atteinte ! des hommes qui, après avoir été fils respectueux et soumis de l'Église catholique, ont mérité de recevoir le titre de pères dans cette même Église et qui , élevés à la dignité de premiers pasteurs, ont enseigné ce qu'ils avaient appris étant catéchumènes ! et en feignant de n'attaquer que moi seul ouvertement, tu les outrages en réalité d'une manière d'autant plus perfide et d'autant plus criminelle qu'elle est mieux déguisée ! Non, pour te convaincre de cette perfidie, de ce crime abominable, nous n'avons pas besoin de chercher d'autres témoins que tes propres paroles. Car, si tu me flétris du nom infâme de manichéen, c'est uniquement parce que j'enseigne touchant le péché originel la même doctrine qui a été enseignée par ces illustres et incomparables docteurs.

LXXIII. Jul. Si donc tes efforts n'ont abouti qu'à une honteuse défaite, c'est parce que la cause dont tu avais entrepris la défense était en opposition trop absolue avec la vérité et avec la justice. Mais du reste, si tu voulais rentrer dans le sein de l'Église catholique, les vérités que nous défendons aujourd'hui trouveraient en toi, grâce au charme et à la force entraînante de ta parole, un défenseur beaucoup plus puissant.

Aug. O impudence monstrueuse ! O aveuglement incompréhensible ! Espères-tu donc que nous nous laisserons séduire par ta voix de sirène ? Mais est-ce qu'ils ne sont pas catholiques tous ces docteurs dont je partage la foi et dont je défends la doctrine, quand je m'efforce dé réfuter tes erreurs et de repousser tes injures? Sans parler des autres, et pour répéter ici encore les mêmes noms, est-ce qu'ils ne sont point catholiques, les Irénée, les Cyprien, les Hilaire, les Ambroise, les Basile, les Jean de Constantinople, et ce titre de catholique appartient-il à Pélage, à Céleste, à Julien? Ose le dire, si tu en es capable. Mais si ton audace ne va pas jusque-là , pourquoi ne reviens-tu pas à ceux dont moi-même je craindrais par-dessus tout de m'éloigner? Pourquoi m'exhortes-tu à rentrer dans le sein de l'Église catholique? Voilà les flambeaux de cette Eglise catholique, ouvre tes yeux à leur lumière : reviens (699) toi-même à ces illustres docteurs sur qui retombent toutes les injures que tu parais n'adresser qu'à moi seul; et tu cesseras aussitôt de vomir contre moi ces outrages et ces calomnies qui te sont devenues si familières.

LXXIV. Jul. Je n'oserais pas cependant affirmer que tu sois doué d'une grande vivacité et d'une grande pénétration d'esprit, après t'avoir vu entreprendre librement et de ton propre choix la défense d'une cause dont l'injustice doit être manifeste pour les esprits les moins clairvoyants, comme pour les âmes les moins délicates.

Aug. Dis-nous pourquoi certains hommes naissent avec un esprit enveloppé de ténèbres épaisses, quoique le premier homme ait été créé dans un état tout à fait différent : explique-nous ce mystère, toi qui ne veux pas que, par suite du péché d'Adam, la nature humaine ait été profondément dégradée et flétrie, et que tous les maux auxquels les enfants sont assujettis en naissant, découlent de cette source.

LXXV. Jul. Si, sans porter aucune, atteinte réelle à la pureté de la foi et seulement pour donner dans une amplification oratoire la mesure de ton érudition et de ton savoir-faire, tu essayais d'attaquer les vérités qui reposent sur les fondements les plus inébranlables et que, ces jeux littéraires une fois terminés, tu rendisses un hommage plein et entier à la vérité des maximes soutenues par tes contradicteurs; nous applaudirions à ton zèle pour la science et les belles-lettres, tout en condamnant ce qu'il y aurait d'offensant pour la piété dans cette manière d'agir. Mais puisque tu t'acharnes ici avec une opiniâtreté dont tu devrais rougir, à défendre une doctrine qui n'a pas même en sa faveur les apparences d'une vraisemblance trompeuse; une doctrine que vous ne pouvez appuyer sur aucun témoignage de la loi (celle-ci n'étant jamais en contradiction avec la raison); une doctrine dont l'impiété est aussi horrible que l'absurdité en est révoltante, et qui n'a pu germer ailleurs que dans une âme complètement abrutie par l'excès de ses pensées et de ses désirs impurs; une doctrine enfin qui est déclarée infâme par le sentiment de l'honnêteté, par les règles de la dialectique et par les saintes Ecritures : il s'ensuit nécessairement que l'on doit te considérer ou comme ayant une intelligence de plomb, ou comme étant victime de ces maléfices que l'on nous a dit être jetés dans les mystères des Manichéens, ou comme étant aveuglé de l'une et de l'autre manière à la fois.

Aug. Quelques arguments que tu paraisses établir au nom de la raison contre les témoignages des divines Ecritures que nous t'opposons, tu ne réussiras pas à détruire ceux-ci ; mais ils continueront de peser comme un remords sur ta conscience, tant que tu regimberas contre l'aiguillon. Dis-nous, si l'abrutissement de ton âme par l'excès des pensées et des désirs impurs ne s'y oppose pas, dis-nous le nom de celui qui t'enseigne qu'aucun de ceux dont la naissance est le fruit de l'union de l'un et de l'autre sexe, n'est exempt de péché (1). Il se nomme Ambroise, ô Julien : celui par qui ton édifice doctrinal se trouve ici renversé et détruit, c'est un homme à qui tu n'oses refuser le litre de catholique et que, sans aucun doute, tu ne flétriras jamais du nom de manichéen. Tu affirmes en outre, ou bien que j'ai une intelligence de plomb, ou que je suis victime.d'un maléfice des Manichéens, ou que mon aveuglement doit être attribué à l'une et à l'autre de ces causes en même temps. Par rapport au maléfice des Manichéens, ou plutôt par rapport à tes injures, nous t'avons déjà répondu bien des fois et peut-être nous te répondrons encore d'une manière plus opportune, lorsqu'il nous paraîtra nécessaire de le faire. Pour le moment, ô hérétique fécond en paroles retentissantes, réponds toi-même à une question relative aux intelligences de plomb. Certes , tous les hommes sans exception voudraient, si cela était en leur, pouvoir, naître avec un esprit vif et une intelligence pénétrante ; mais en réalité, qui ne sait combien sont rares les esprits et les intelligences de cette sorte? Et cependant, si l'on veut établir une comparaison entre les quelques hommes doués de ce privilège et. le premier homme tel qu'il sortit des mains du Créateur, l'intelligence dés premiers ne paraît plus qu'une intelligence de plomb. C'est que, en effet, l'âme de l'homme, aux premiers jours du monde, n'était pas, comme aujourd'hui, appesantie par un corps assujetti à la corruption (2). Ou bien, le corps n'était point assujetti à la corruption, parce qu'Adam ne devait pas mourir, s'il n'eût commis aucun péché : ou bien si, conformément

 

1. Ambroise, sur Isaïe. — 2. Sag. IX, I5.

 

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aux principes de votre hérésie nouvelle, il devait. mourir alors même qu'il n'eût commis aucun péché, il se trouvait cependant au moment de sa création, et aussi longtemps qu'il conserva son, innocence première, dans une condition telle que l'âme n'était point appesantie en lui par le corps. Car, personne n'a jamais nié que cet empire, exercé sur l'âme par le corps, soit un châtiment, excepté ceux en qui il s'exerce d'une manière plus tyrannique et plus funeste. Si donc Manès demande quelle est l'origine de cette pesanteur malheureuse que l'on remarque, non pas dans les corps, mais dans les intelligences humaines, c'est-à-dire- dans les images vivantes de Dieu ; de cette pesanteur qui dégénère peu à peu en une stupidité qui serait ridicule, si la sainte Ecriture ne nous avertissait qu'elle doit plutôt exciter notre compassion (1) : nous lui répondrons, nous, que ce plat et tous les autres maux auxquels il ne nous est pas possible de nier ou de douter que les hommes soient assujettis en naissant, doivent être attribués aux péchés des deux premiers auteurs du genre humain et de nés autres parents qui sont venus après eux; car ces maux ne sauraient être attribués à la volonté des enfants encore privés de l'usage de la raison. Quant aux autres animaux, est-il étonnant qu'ils naissent parfois avec les vices que comporte leur nature, si les esprits mauvais s'emparent d'eux comme nous savons qu'ils s'emparèrent d'un troupeau de pourceaux (2)? Ces esprits malfaisants peuvent même exercer leur funeste puissance sur les plantes, comme ils l'exercent sur les hommes et sur les animaux. Mais il s'agit ici des hommes en qui l'image de Dieu ne pourrait être assujettie à cette multitude de vices avec lesquels nous les voyons naître, si ce châtiment ne trouvait sa justification dans les péchés antérieurs dés parents vous, au contraire, par là même que vous niez ce principe, vous abandonnez la. foi catholique et vous prêtez à Manès, pour l'aider à établir sa doctrine sacrilège, un appui qu'il n'aurait pas osé désirer: vous l'autorisez à croire qu'il peut, sans fouler aux pieds les droits de la vérité et le devoir de sa propre conscience, refuser de confesser que les hommes ont été formés par le vrai Dieu, et faire intervenir dans cette formation la puissance des ténèbres

 

1. Eccli. XXII, 10. — 2. Matth. VIII, 32.

 

LXXVI. Jul. Pour nous, nous ne croyons pas avoir fait preuve d'un esprit transcendant, patte que nous avons compris que le péché ne peut exister sans le concours de la volonté, que les corps ne peuvent pas davantage exister sans avoir été créés par Dieu, et que l'on ne peut séparer ni les sens corporels de la substance même des corps, ni le mariage de l'union charnelle, ni la naissance des enfants de la puissance créatrice de Dieu; nous ne croyons pas être doué d'une pénétration d'esprit merveilleuse parce que nous tenons pour indubitable que rien de ce qui est manifestement injuste ne saurait être l'oeuvre de Dieu, et que rien de ce qui est l'oeuvre de Dieu ne saurait être démontré injuste. Or, une chose non moins évidemment contraire à l'équité que celles dont nous avons déjà parlé, c'est l'imputation des péchés de tel ou tel homme à tel ou tel autre homme qui, bien loin d'avoir donné un consentement quelconque à ces péchés, n'existait pas encore au moment où ils furent commis. C'est pour. quoi, marchant à la lumière de ces principes, nous repoussons avec un sentiment de mépris aussi profond que légitime, ces maximes ténébreuses des Manichéens qui prétendent, ou bien que l'on peut être coupable de péché sans avoir fait aucun acte de volonté, ou que les hommes ne sont point créés par Dieu, ou que les sens corporels et la substance même des corps n'appartiennent point à un seul et unique auteur, ou que l'on peut considérer comme Dieu un être chargé d'iniquités et de crimes, ou que l'on peut accuser d'injustice celui que l'on révère comme le créateur éternel e toutes choses, ou que l'on ne foule pas absolument aux pieds les lois de la jus. lice quand on rend un homme responsable dès sa naissance des fautes commises parla volonté d'un autre homme. Nous estimons le mérite de chacun d'après ses oeuvres personnelles, non point d'après les qualités qu'il a reçues de la nature.

Aug. J'ai déjà répondu à tous ces arguments : ne crois pas qu'ils acquièrent une force nouvelle contre moi par cela seul que tu les répètes d'une manière également fatigante et odieuse. Dis-nous plutôt, si tu le peux, quelle est l'origine de ces défauts et de ces vices naturels auxquels la plupart des hommes sont assujettis en naissant, puisque nous reconnaissons de part et d'autre que (701) l'homme tout entier a été créé par un Dieu juste, et que vous niez cependant l'existence et la transmission d'un péché originel quelconque ? Tu ne dirais pas que nous imputons les péchés de certains hommes à d'autres hommes qui n'existaient pas encore au moment où ces péchés étaient commis, si tu te rappelais que, suivant l’Ecriture, Lévi existait déjà dans Abraham quand celui-ci paya la dîme à Melchisédech, pontife du Dieu très-haut (1). Tu verrais par là, si ton opiniâtreté ne te rendait pas complètement aveugle, que le genre humain existait déjà en Adam quand ce même Adam commit ce péché énorme.

LXXVII. Jul. Mais, pour revenir à notre sujet, après avoir dit : « Julien n'a point voulu nommer la concupiscence, parce qu'elle ne vient point du Père, mais du inonde; de ce monde dont le démon a été appelé le prince. Le démon en effet n'a point , trouvé cette concupiscence dans le Seigneur fait homme, parce qu'elle n'avait point présidé à l'union de ce même Seigneur avec la nature humaine (2) ». Il faut remarquer ici que, parlant d'une chose naturelle et après avoir dit que cette chose vient du monde, tu as ajouté que le démon doit être considéré comme étant le prince de ce monde tout entier; et qu'ainsi tu as proclamé le démon auteur, non pas des actes de la volonté, mais des choses naturelles , c'est-à-dire des substances.

Aug. Quand j'ai parlé de « la concupiscence de la chair », tu as retranché ces mots de « la chair », qui se trouvent dans mon livre ; et quand j'ai dit : « Le démon a été appelé le prince de ce monde » , tu as ajouté tout entier », et tu as dit «... de ce monde tout entier », quoique je n'aie pas employé ces dernières expressions. Mais cède librement à tes caprices, dis ce qu'il te plaît, ou plutôt dis ce qui plaît à ceux dont tu recherches les bonnes grâces. Pour moi, j'ai parlé de la concupiscence de la chair, que saint Jean déclare venir, non pas du père, niais du monde a, c'est-à-dire des hommes qui naissent dans le monde et qui sont dès lors destinés à périr s'ils ne reçoivent une naissance nouvelle en Jésus Christ. Cette concupiscence de la chair n'est point la luxure tant qu'on y résiste, mais seulement quand on obéit à ses

 

1. Hébr. VII, 9, 10. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 41. — 3. I Jean, II, 16.

 

suggestions et qu'on accomplit ses désirs. De là ces paroles de saint Paul : « Conduisez-vous selon l'esprit », dit-il, « et n'accomplissez point les désirs de la chair (1) ». L'Apôtre ne dit pas : Qu'aucun désir de la chair ne s'élève plus en vous ; parce qu'il savait que, si cette heureuse exemption doit nous être accordée un jour, il est certain aussi qu'elle ne nous sera pas accordée durant la vie présente. J'ai dit que le démon est le prince de ce monde, dans le sens que les divines Ecritures attachent à ces mots (2), non pas dans le sens que, par ignorance ou par mauvaise foi, tu prétends devoir y être attaché. Je n'ai donc point dit que le démon soit l'auteur des substances, mais j'ai dit qu'il est le prince du monde, en d'autres termes, qu'il est le prince de ces hommes qui sont répandus sur toute la surface de la terre, et qui étant nés dans le inonde n'ont pas reçu une naissance nouvelle en Jésus-Christ. Car pour ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ, le prince du monde est expulsé de leurs âmes, comme l'indiquent les exorcismes et les insufflations que l'on fuit même sur les enfants immédiatement avant de les baptiser. Réponds à nos arguments ainsi exposés, si tu le peux. Cesse de vouloir par ton verbiage intarissable abuser de ta foi de tes lecteurs ; au lieu de les égarer et de leur faire prendre le change sur la nature du débat qui s'agite entre nous, déclare, si tu l'oses , que c'est une chose bonne en soi de désirer le mal. Déclare que, à la vérité, les oeuvres mauvaises ne viennent point du Père, mais que le désir des oeuvres mauvaises vient du Père. Déclare que le démon n'a point été appelé le prince, du monde. Déclare que, par le mot de monde on ne doit pas entendre les hommes qui rivent dans le monde. Déclare que le mot de monde, pris eu mauvaise part, ne saurait désigner les hommes infidèles qui couvrent la surface de la terre, et dont le inonde se trouve ainsi rempli; et que ce même mot, pris en bonne part , ne désigne pas aussi les hommes fidèles dont le inonde se trouve aussi rempli, puisque ceux-ci, quoique eu plus petit nombre, sont également répandus sur toute la surface de la terre ; car on peut sans contradiction aucune dire que le inonde est rempli à la fois par les fidèles et par les infidèles, comme on dit d'un arbre qu'il est couvert de

 

1. Galat. V, 16. — 2. Jean, XII, 31; XIV, 30; XVI, 11.

 

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feuilles, quoiqu'il soit en même temps couvert de fruits. Déclare que les enfants, au moment où ils reçoivent le baptême, ne sont point délivrés de la puissance des ténèbres, et que l'on doit considérer comme une injure et un outrage à la divinité les exorcismes et les insufflations faites par l'Eglise catholique tout entière sur ces images vivantes de Dieu : ou bien déclare que les enfants sont enchaînés sous la puissance du démon par d'autres liens que ceux du péché. Si tu oses prononcer ces affirmations, ta véritable doctrine sera dévoilée par là même ; si tu n'as pas cette hardiesse, tu ne réussiras pas pour cela à la dérober aux regards. des hommes.

LXXVIII. Jul.  Après ces paroles donc , tu continues en ces termes: « De là ces paroles du Seigneur lui-même : Voici que le prince de ce monde vient, et il ne trouve rien en moi (1) » ; et tu ajoutes de ton autorité propre, « c'est-à-dire, il ne trouve en moi aucun péché, ni le péché que les hommes contractent dans le sein de leur mère, ni aucun de ceux qu'ils commettent ensuite par eux-mêmes ». Montre-nous en quel endroit de l'Evangile le Seigneur a dit qu'il était exempt du péché dont les hommes sont souillés au moment de leur naissance.

Aug. Montre-nous toi-même en quel endroit le Seigneur a déclaré être exempt de la souillure dont Job dit qu'aucun enfant n'est exempt, même parmi ceux qui n'ont vécu encore qu'un seul jour sur cette terre (2). Et cependant, quand il dit : « Voici que le prince

de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi», nous devons, pour interpréter ces paroles

dans leur sens véritable, croire qu'elles signifient : il ne trouvera pas même en moi cette souillure. Car, si en interprétant les paroles du Sauveur, il n'est pas permis de faire connaître les sous-entendus qui y sont renfermés naturellement et logiquement; nous ferons observer aussi qu'il n'a point nommé le démon, mais seulement le prince de ce monde ; de même qu'il a dit : « Et le prince de ce monde ne trouvera rien en moi », et non pas : Le prince de ce monde ne trouvera en moi aucun péché. Pour nous, nous suppléons ainsi ce que le Sauveur ne dit point ; mais toujours en nous appuyant d'une manière logique et rationnelle sur ce qu'il dit.

LXXIX. Jul. Pourquoi enfermer ainsi de

 

1. Jean, XIV, 30. — 2. Job, XIV, 4, suiv. les LXX.

 

pauvres âmes dans un cercle plus étroit que celui de la vérité, en leur persuadant faussement que l'Evangile enseigne des choses que réellement il n'enseigne pas? Le Seigneur dit: « Voici que le prince de ce monde vient, et il ne trouve rien en moi ». Il est certain que le démon n'a surpris en lui aucun péché : il a subi au contraire une honteuse défaite toutes les fois qu'il a essayé de le tenter, soit après que Jésus eût jeûné pendant quarante jours, soit lorsqu'il se livra ensuite à la prédication, et que le démon lui suscita des persécuteurs de toute sorte. Le Sauveur déclare donc ici que le démon n'a pu découvrir en lui absolument aucun péché. Or, le démon aurait dû nécessairement en trouver, si le péché était inhérent à la formation du corps humain car le Sauveur avait été, lui aussi, formé d'une femme, et d'une femme issue de la famille de David et de la race d'Adam.

Aug. Mais la concupiscence de la chair n'avait eu aucune part à la formation de son corps dans le sein de la Vierge ; le péché par là même ne lui avait pas été transmis avec le sang de sa mère, et sa chair était, non pas une chair de péché, mais une chair semblable à la chair du péché, qu'elle devait sauver. Adam, avant son péché, n'avait ni une chair de péché, ni une chair semblable à la chair du péché ; parce qu'il ne devait point mourir, s'il fût demeuré innocent ; mais après qu'il fut devenu prévaricateur, sa chair de péché engendra d'autres chairs de péché, parce que l'oeuvre de la procréation se trouva dès lors être l'oeuvre de cette concupiscence charnelle qui, avant le péché, ou bien n'existait pas en Adam, ou bien, si elle existait, ne résistait pas à l'esprit, puisque le premier homme ne rougissait point de sa nudité. Le Christ au contraire, à la formation de qui cette concupiscence charnelle n'avait eu aucune part, est né exempt de la souillure que contracte toute chair de péché (laquelle chair est sans aucun doute la cause de la mort de tous les hommes), parce que sa chair n'était pas une chair de péché ; et cependant il est mort, lui aussi, à cause de la ressemblance qui existait entre sa chair et la chair de péché. S'il n'était point mort, non-seulement il n'aurait pas eu cette chair de péché qu'il n'avait pas réellement; mais il n'aurait pas fait voir la ressemblance qui existait entre la chair du péché, et celle qu'il avait prise pour notre salut. Toi donc, (703) qui ne peux nier que le Christ soit venu, non pas dans une chair de péché, mais dans une chair véritable, quoique semblable à la chair de péché, tu dois d'abord nous dire en quoi consiste la chair de péché ; car si la chair de péché n'existe pas, celle qui lui ressemble ne saurait par là même avoir une existence plus réelle. Or, le Christ seul a été revêtu d'une chair semblable à la chair de péché, mais réellement distincte de la chair de péché, parce que seul il n'a point dû sa naissance à l'union charnelle : comment dès lors ne pas reconnaître que la chair de péché est le partage de tous ceux qui naissent de cette union pour appartenir eux-mêmes ensuite au monde dont le démon est le prince, et qui ne peuvent être délivrés de ce mal, s'ils ne reçoivent une seconde naissance en Jésus-Christ ?

LXXX. Jul. Ainsi le démon aurait trouvé en lui la faute naturelle , s'il existait une faute de ce genre : le corps du Sauveur aurait été un corps souillé et soumis à la puissance du démon, si le démon lui avait imprimé cette flétrissure soit dans la personne du premier auteur du genre humain, soit dans la personne de sa mère. Et il aurait peu importé ensuite que, par un acte de sa volonté à la fois tardif et inefficace, le Christ s'efforçât de remédier au vice originel de la substance même de son corps : en essayant de lutter ainsi contre sa propre nature, au lieu de réparer le malheur de sa naissance, il n'aurait réussi qu'à exaspérer le tyran ; et encore, pour nous faire admettre cette hypothèse, il faudrait tout d'abord nous expliquer comment on peut faire des actes de volonté libre, quand toutes les puissances et toutes les facultés naturelles sont captives et enchaînées. Si donc le péché résidait dans le sens et dans la nature même de la chair, si la substance même des hommes était la propriété du démon ; il faudrait en conclure ou bien que le Christ a dû naître coupable, ou bien qu'il n'a pas dû se faire homme. Si l'on prétend que la nature humaine tout entière est sous le poids de la malédiction ; il s'ensuit nécessairement ou que l'on doit attribuer aussi la faute commune à Celui qui s'est fait chair quand il a voulu habiter parmi nous, ou que l'on doit lui refuser le titre et la qualité d'homme.

Aug. On n'attribuera point la faute commune à Celui en qui le prince du monde n'a pu trouver aucun péché.; et on ne refusera point non plus le titre et la qualité d'homme à Celui en qui subsistaient une âme et un corps humain, bien que son corps ne fût pas une chair de péché, mais une chair semblable à la chair de péché.

LXXXI. Jul. Manès a fait l'un et l'autre : il a d'abord enseigné contrairement à la vérité qu'il y a dans la chair un mal naturel ; puis, afin de n'être pas obligé d'attribuer un péché à Jésus-Christ, il a ajouté que Jésus-Christ n'avait pas pris un corps humain.

Aug. L'hérétique Manès nie que Jésus-Christ ait pris un corps humain : l'hérétique Pélage prétend démontrer que la chair de Jésus-Christ est identiquement la même que la chair de péché : le chrétien catholique distingue entre la ressemblance de la chair de péché et la chair de péché, parce qu'il craint de blasphémer la chair du Christ.

LXXXII. Jul. Mais la foi catholique a mis à néant cette double allégation : suivant elle, il n'y a dans la chair aucun mal naturel, et par là même le Christ possédait toute l'intégrité de la nature humaine sans qu'il y eût pour cela aucune iniquité en lui. De là ces paroles qui sont comme le cri de sa conscience: «Voici que le prince de ce monde vient, et il ne trouve rien en moi » ; c'est-à-dire, il ne trouve rien dont il puisse faire un sujet d'accusation contre moi ; parce que le démon ne pouvait convaincre d'aucune faute Celui dont il n'avait pu entraîner la volonté au péché.

Aug. Dis plutôt: Le démon ne trouve en Jésus-Christ aucun péché, ni le péché que les enfants contractent avant de naître, parce que sa conception a été pure de toute souillure, ni aucun des péchés dont les hommes se rendent ensuite coupables personnellement, parce qu'il ne s'est laissé séduire par aucune tentation. Le Psalmiste désigne manifestement le premier de ces péchés, quand il dit : « J'ai été conçu dans l'iniquité » (1) ; et nous demandons nous-mêmes d'être préservés des seconds, quand nous disons : « Ne nous laissez point succomber à la tentation (2) ».

LXXXIII. Jul. Car il avait en effet essayé de séduire Jésus-Christ et de l'entraîner au mal par le moyen de la persuasion, c’est-à-dire par le seul moyen dont il puisse disposer, puisqu'il ne saurait souiller et flétrir la nature humaine en la créant.

 

1. Psaume L, 7. — 2. Matth. VI, 13.

 

704

 

Aug. Il ne souille et ne flétrit point la nature humaine en la créant, par la raison qu'il n'a jamais créé un seul homme; mais par ses suggestions mauvaises il a souillé et flétri des créatures qui avaient été bonnes jusqu'alors. Il n'est point l'auteur de la nature, et l'homme n'est redevable de son existence qu'à la bonté de Dieu : mais ce qui est l'oeuvre du démon, c'est la faute dont les hommes sont souillés dès le sein dé leur mère, parce qu'elle leur est transmise avec le sang des premiers auteurs du genre humain. Est-il étonnant du reste que le démon ait tenté Celui qui n'était point revêtu d'une chair de péché? mais ceux qui furent les premières victimes de ses suggestions perfides se trouvaient avant leur chute dans la même condition. La concupiscence charnelle qui fut à la fois le triste fruit de leur péché et l'objet de leur confusion, ne fut-elle pas aussi l'origine et la source véritable de cette chair de péché dont la guérison devait être opérée par Celui qui s'est revêtu d'une chair semblable à la chair de péché en apparence, mais en réalité exempte de toute souillure?

LXXXIV. Jul. Ainsi, l'incarnation du Christ est le meilleur argument que l'on puisse faire valoir pour la justification des créatures sorties de ses mains: en venant à moi avec ma nature et avec sa volonté propre, qu'il m'offrait comme un modèle et comme une règle infaillible, et en déclarant que le démon n'avait trouvé en lui aucun péché, il a fait voir clairement que l'origine du péché ne doit pas être confondue avec l'origine de la chair, mais qu'elle réside uniquement dans la volonté personnelle. Enfin, on ne voit nulle part dans l’Ecriture que le Christ ait fui le péché que, suivant nos adversaires, il savait être contracté par les enfants dès le sein de leur mère; et cette même Ecriture déclare au contraire dans les termes les plus explicites que la justice du Sauveur en tant qu'homme était le fruit, non pas de cette diversité que l'on prétend avoir existé entre sa nature et la nôtre, mais des actes de sa volonté libre.

Aug. « On ne voit », dis-tu, « nulle part dans l'Ecriture, que le Christ ait fui ce péché que, suivant nos adversaires, il savait être contracté par les enfants dès le sein de leur mère » ; comment en effet aurait-il fui un péché qu'il n'avait point contracté et dont il venait effacer la souillure dans ceux qui l'avaient contracté? Comment, dis-je, aurait-il fui un péché dont les autres hommes ne peuvent être délivrés qu'en recourant à sa médiation toute-puissante? Tu ajoutes: «Cette même Ecriture déclare au contraire dans les termes les plus explicites, que la justice du Fils de Dieu en tant qu'homme était le fruit, non pas de la diversité que l'on prétend avoir existé entre sa nature et la nôtre, mais des actes de sa volonté libre ». N'y avait-il donc pas au moins, entre la nature du Christ et la nôtre, cette différence qu'il était né d'une vierge, et que par là même il se trouvait être, non pas seulement fils de l'homme, mais aussi Fils de Dieu.? Cette justice incomparable dont l'humanité du Sauveur était revêtue et que tu dis avoir été le fruit des actes de sa volonté libre, n'était-elle donc point aussi le fruit de cette union par suite de laquelle Dieu et l'homme ne formaient qu'une seule personne? Est-ce que, en défendant le libre arbitre contre la grâce de Dieu, vous vous seriez trouvés entraînés fatalement jusqu'à cet excès, de prétendre que le Médiateur lui-même a mérité par sa volonté propre de devenir Fils unique dé Dieu, et de vous inscrire en faux contre la profession de foi de l'Eglise tout entière, savoir, contre la croyance en Jésus-Christ Fils unique de Dieu le Père tout-puissant, Notre-Seigneur, né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie ? Suivant vous, en effet, l'homme n'a pas été uni au Verbe de Dieu pour naître d'une vierge; mais l'homme né d'abord de la vierge a, par les vertus de son libre arbitre, mérité et obtenu d'être ensuite uni au Verbe de Dieu : ce mérite et ces vertus du libre arbitre n'ont pas été la conséquence et le fruit de cette union; c'est par eux au contraire que l'homme est parvenu à celle-ci: il n'est pas vrai non plus que le Verbe se soit fait chair dans le sein de la Vierge ; l'incarnation ne s'est opérée que plus tard par suite du mérite de l'homme et grâce aux vertus de son libre arbitre humain. D'où il suit nécessairement que si vous croyez que l'homme a été uni au Verbe de Dieu parce qu'il a eu la volonté d'y être uni; vous devez croire aussi qu'une foule d'autres hommes auraient pu ou pourraient également être unis à ce même Verbe, s'ils avaient eu ou s'ils avaient une volonté semblable; et par là même, s'il n'y a eu qu'un seul Homme-Dieu, on ne doit en accuser que la paresse et (705) l'inertie de la volonté humaine, puisqu'il aurait pu y en avoir beaucoup d'autres, si les hommes l'avaient voulu. Si vous admettez ces conséquences, qu'est devenu en vous le sentiment de la pudeur? si vous ne les admettez pas, que devient votre hérésie ?

LXXXV. Jul. L'apôtre saint Pierre dit en effet: « Le Christ est mort pour nous, vous a laissant un exemple, afin que vous marchiez sur ses pas; lui qui n'a commis aucun péché, et de la bouche de qui nulle parole trompeuse n'est jamais sortie (1) ». Certes, ces paroles d'un Apôtre sont parfaitement conformes aux enseignements du Seigneur. Celui-ci dit dans l'Évangile : « Le prince de ce monde vient, et il ne trouve rien en moi (2)». C'est précisément cette vérité que proclame le maître de l'Église, quand il dit qu'il n'y a eu aucun péché en Jésus-Christ ; mais par quelle raison véridique prouve-t-il que Jésus-Christ n'a été coupable d'aucune faute ? C'est», dit-il, « parce qu'il n'a commis aucun péché ». Il ne dit point : Parce qu'aucun péché ne lui a été transmis; mais il dit : «Parce qu'il n'a commis aucun péché».

Aug. Sans aucun doute celui qui n'a point contracté le péché originel, n'a jamais été coupable de péché, parce qu'il n'en a commis aucun : comme Adam lui-même, qui n'avait contracté aucun péché d'origine, n'aurait jamais été coupable de péché, s'il n'en avait commis aucun.

LXXXVI. Jul. S'il existe une faute naturelle, ces paroles ne servent qu'à prouver l'ignorance de leur auteur : dans cette hypothèse, saint Pierre s'imaginerait que pour donner un témoignage sans réplique de la sainteté immaculée du Sauveur, il suffit de le justifier de toute faute volontaire; tandis que, suivant la foi, on devrait croire que le venin du péché naturel lui a été transmis comme à tous les autres hommes. Si donc cet Apôtre avait eu une connaissance quelconque du mal naturel, il aurait apporté dans son langage plus de circonspection et de précision ; il aurait dit, par exemple : Le Christ nous a laissé un exemple, lui qui n'a commis aucun péché et qui n'a point été souillé par celui que nous contractons dès avant notre naissance : et il aurait eu alors le droit de conclure qu'aucune parole trompeuse n'est jamais tombée des lèvres du Sauveur. Mais alors aussi il ne lui

 

1. I Pierre, II, 21. — 2. Jean, XIV, 30.

 

aurait plus été permis de parler d'un exemple donné par ce même Sauveur : car, comment aurait-il pu proposer à l'imitation du genre humain un homme à qui il aurait attribué une chair substantiellement différente de celle des autres hommes, un homme qui aurait perdu le droit de nous reprendre et de nous corriger par cela seul que sa nature aurait été différente de la nôtre?

Aug. Certes, si tu ne comprends pas la futilité d'une pareille argumentation, d'autres la comprennent. L'apôtre saint Pierre proposait l'exemple de Jésus-Christ à l'imitation des hommes : quelle raison pouvait-il avoir de parler en cet endroit du péché originel ? Quelles que soient l'énergie et la persévérance de.nos efforts pour imiter notre divin modèle, est-ce que nous parviendrons jamais à naître, comme lui, exempts de ce péché ? Ne nous est-il pas aussi impossible de parvenir à naître exempts du péché originel, qu'il nous serait impossible de parvenir à naître du Saint-Esprit et de la Vierge Marie ? Pour que nous puissions imiter Jésus-Christ, il faut que notre volonté soit éclairée et dirigée ; mais pour que nous soyons délivrés du mal originel, il faut que notre nature soit régénérée.

LXXXVII. Jul. Ajoutons que non-seulement la doctrine du péché naturel étoufferait en nous tout désir d'émulation, mais elle convaincrait de fausseté manifeste l'éloge qui est ici donné au Sauveur. Comment en effet pourrait-on dire avec assurance et sans rougir, qu'aucune parole trompeuse n'a jamais été surprise sur ses lèvres, s'il était venu à nous revêtu d'une chair essentiellement différente de la nôtre ? Ses enseignements n'auraient-ils pas été alors empreints d'un sentiment de dérision amère, sa naissance surtout n'aurait-elle pas été un acte d'imposture abominable ? Vous supposez que les hommes sont sous l'empire d'un mal naturel et assujettis à la puissance du démon; vous supposez qu'ils sont entraînés au péché fatalement et par suite du poison mortel dont leur nature a été infectée dès le premier instant de leur existence, ou du moins qu'ils sont asservis naturellement à la loi du péché qui règne dans leurs membres; et c'est à ces mêmes hommes que le Sauveur impose, sous peine de subir les châtiments les plus rigoureux, l'obligation de devenir ses imitateurs ! Il exige une justice aussi parfaite que la sienne (706) propre de la part de ces hommes dont il connaît la chair tellement mauvaise que, venant à eux pour leur offrir dans sa personne un modèle accompli de toutes les vertus, il n'a pas osé prendre une chair de la même nature, mais il s'est revêtu seulement de l'apparence d'un corps humain ! Est-ce qu'alors ces malheureux, infectés de la contagion du péché comme d'une lèpre naturelle et involontaire, n'auraient pas mille fois le droit de lui dire avec assurance : Quand nous jouissons d'une santé florissante, nous donnons tous d'excellents conseils aux malades ; si toi-même tu étais dans l'état où nous sommes, tu penserais et tu parlerais d'une tout autre manière ? A quoi donc ont servi vos rêveries impies ? Si l'on admet votre doctrine, si l'on croit que notre chair est souillée et flétrie par un péché naturel ; il s'ensuit nécessairement ou bien que le Christ a pris cette chair, et alors il a participé à la contagion commune, ou bien qu'il n'a point pris cette chair, et alors, sa naissance n'ayant pas été autre chose qu'un mensonge, il se trouve être coupable, non pas, il est vrai, du péché naturel, mais du péché d'imposture volontaire. L'une et l'autre conséquences sont des blasphèmes tellement révoltants, tellement abominables, qu'on ne peut se défendre d'un sentiment d'horreur, alors même qu'on les expose pour appeler sur elles les foudres du mépris et de l'indignation publics. Daigne donc le divin Médiateur prendre lui-même la défense de ses exemples et de ses oeuvres; qu'il daigne prendre la défense de la foi que nous prêchons, nous qui, nous inspirant uniquement de ses paroles et des paroles de son Apôtre , ne cessons d'enseigner que le Christ est homme véritable, qu'il a pris dans le sein de Marie une chair de la même nature que la nôtre et que, bien qu'il soit homme véritable en toutes choses, il n'a cependant été coupable d'aucun péché. Pour exprimer cette vérité, il suffit à l'apôtre saint Pierre de dire que le Christ n'a commis aucun péché : déclarer que le Christ n'a commis aucun péché, c'était par là même déclarer suffisamment que le Christ n'a pu être coupable d'aucun péché. Aucune parole trompeuse n'a été surprise sur ses lèvres : donc, il a donné un exemple saint à ceux dont la nature semblable à la sienne en toutes choses, était de plus l'ouvrage de ses mains. D'où il suit nécessairement qu'il n'y a dans l'homme aucun péché inné, puisque le Christ n'a pas été souillé par un péché de ce genre et que, bien qu'il se soit fait chair afin de pouvoir nous servir de modèle, cet acte n'a porté aucune atteinte à l'honneur de sa divinité.

Aug. O discoureur également vain et intarissable ! que penserais-tu donc, si les hommes disaient au Christ: Pourquoi nous commandez-vous de vous imiter? Est-ce que nous sommes nés comme vous du Saint-Esprit et de la Vierge Marie? est-ce, que nous pouvons avoir autant de force que vous en avez vous-même, vous qui êtes à la fois homme et Dieu, mais un Dieu éternel et tout-puissant comme le Père? Prétendras-tu que le Christ n'aurait point dû naître ainsi, ou que la nature humaine n'aurait point dû naître ainsi unie hypostatiquement au Verbe de Dieu, afin que les hommes qui n'ont pas la volonté d'imiter le Sauveur , ne pussent alléguer ces excuses ? Mais le Sauveur lui-même a proposé à notre imitation le Père qui assurément n'a jamais été revêtu de la nature humaine et, sans causer aucun déshonneur ni aucun préjudice à sa divinité, tous ceux-là l'imitent réellement qui ont, par sa grâce, et la volonté et le pouvoir d'aimer leurs ennemis, de faire du bien à ceux qui les haïssent; et cependant ils ne lui disent pas pour cela : Vous avez le pouvoir d'aimer et de pardonner ainsi, parce que vous êtes Dieu et qu'il n'est pas au pouvoir de vos ennemis de vous nuire ; nous, au contraire, nous ne sommes que de faibles mortels et vous nous commandez d'aimer ceux quine cessent de nous persécuter et de nous causer tant et de si grands maux ! De même aussi ceux qui imitent le Christ ne lui disent point : Nous ne pouvons accomplir ce à quoi vous nous exhortez par votre exemple, parce qu'il a une distance incommensurable entre la faiblesse et l'infirmité de notre nature et la sublime excellence de la vôtre. Ainsi donc le Sauveur naissant du Saint-Esprit et de la Vierge Marie n'a pas dû, pour éviter de donner aux hommes le droit de lui dire : Laissez d'abord naître dans votre coeur des convoitises mauvaises et triomphez ensuite, si vous le pouvez, de ces convoitises, afin que nous puissions nous-mêmes vous imiter et triompher des nôtres; le Sauveur, dis-je, n'a pas dû pour cette raison s'assujettir à une concupiscence qui aurait  (707) seulement allumé dans son coeur des désirs mauvais et à laquelle il aurait résisté. Et maintenant, que diras-tu, ô Julien, de celui qui tient ce langage : « Je ne fais pas ce que je veux ; et je fais ce que je hais (1) »; de cet homme qui, suivant vous, se trouvait réduit à cette déplorable extrémité, non point par suite de la concupiscence avec laquelle il était né, mais par suite des habitudes mauvaises qu'il avait contractées? Est-ce que le Christ n'a pas laissé aux hommes de cette sorte des exemples qu'ils peuvent imiter? ou bien n'aurait-il eu pour eux que des sentiments de mépris et aurait-il voulu qu'ils demeurassent étrangers à l'imitation de ses propres vertus? Si donc ces hommes lui disaient : Vous ne savez pas combien est dur et accablant pour nous le poids de nos habitudes : on voit bien, à votre langage, que vous n'avez pas comme nous à gémir sous celte tyrannie cruelle ; tous, quand nous jouissons d'une santé florissante , nous donnons facilement d'utiles conseils aux malades. Prétendrais-tu alors que le joug de ces habitudes pèse également sur le Christ, mais que, par la manière dont il s'en affranchit, celui-ci enlève à ces hommes tout moyen d'excuse et leur donne un exemple qu'ils peuvent et qu'ils doivent imiter? Ne riras-tu pas enfin de la frivolité ridicule de tes propres raisonnements, et oseras-tu nous opposer encore de pareilles arguties?

LXXXVIII. Jul. Cette question ainsi traitée avec tous les développements que réclamait le sujet lui-même, je te demanderai de vouloir bien, sans rancune, m'expliquer comment toi, qui donnes les plus grands éloges aux écrits de Jérôme, tu peux dire avec assurance qu'il n'y a eu aucun péché en Jésus-Christ. Car dans un' dialogue où il met en présence Atticus et Critobole,et où il leur prête un langage d'une élégance merveilleuse, un langage dont la grâce et la noblesse sont dignes de la foi qu'ils défendent, cet auteur s'appuie sur un cinquième Evangile qu'il dit avoir été traduit par lui, pour démontrer que le Christ a été souillé, non-seulement par un péché naturel, mais aussi par un péché volontaire, et qu'il a reçu le baptême de Jean afin précisément d'être purifié de cette double souillure. Ce même auteur s'appuie également sur le témoignage de saint Jean

 

1. Rom. VII, 15.

 

l'évangéliste pour attribuer au Christ un acte de faiblesse ignominieuse, un péché de mensonge. Dans la lettre que tu as envoyée à Alexandrie , tu déclares glorieusement et triomphalement, que, grâce à cet ouvrage de Jérôme , Pélage demeure désormais écrasé sous le poids des témoignages scripturaires, et que jamais à l'avenir il ne lui sera plus possible d'élever la voix en faveur du libre arbitre. Certes, cela n'a pas empêché Pélage de prendre une revanche éclatante et de soutenir noblement ta cause de la foi catholique. Mais si j'ai fait mention ici de cet ouvrage, ç'a été- uniquement afin de t'obliger à reconnaître que tu es en désaccord, non-seulement avec les saintes Ecritures, mais avec les fauteurs même de ta doctrine.

Aug. Si tu avais cité les paroles de Jérôme , j'aurais peut-être montré qu'elles doivent être entendues dans un sens qui n'a rien de commun avec les blasphèmes que tu essaies d'attribuer à cet auteur : et quand même je n'aurais pas pu le faire, je n'aurais pas cru devoir répudier la foi que ce grand homme a partagée avec les plus illustres docteurs de l'Eglise catholique, sous prétexte qu'il y a dans ses écrits , supposé qu'elles s'y trouvent réellement, quelques paroles qui ne sont pas conformes à l'enseignement de ces docteurs. Mais, quant à l'autorité de Jérôme, il me suffit de savoir une seule chose : quoiqu'il enseigne au sujet du péché originel la même doctrine pour laquelle tu me qualifies du nom de manichéen, tu n'oses pas, cependant, lui donner à lui-même cette qualification odieuse. Du reste, il est manifeste que non-seulement tu as commis ici un oubli, mais aussi que tout le poids de tes accusations contre moi doit fatalement retomber sur toi-même. Je n'ai point invoqué l'autorité de Jérôme, mais bien celle d'Ambroise ; je n'ai point lion plus exposé à ma manière la doctrine de celui-ci, mais je t'ai opposé les paroles mêmes (1) par lesquelles il déclare que le Christ n'aurait pu être exempt de la souillure commune, si sa naissance avait été comme celle des autres hommes, le fruit de l'union de l'homme et de la femme. Tu vois que si je dois être qualifié de manichéen pour avoir enseigné cette maxime, Ambroise doit nécessairement recevoir, lui aussi, cette qualification; mais s'il est impossible de considérer Ambroise comme

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 40, et liv. II, n. 14, 15.

 

708

 

un disciple de Manès, il s'ensuit nécessairement aussi que l'on peut enseigner cette maxime sans être ou même sans paraître manichéen. Certes, tu comprends combien cette déduction est rigoureuse (mon raisonnement est en effet d'une simplicité telle qu'il n'est pas impossible d'en sentir, ou plutôt, qu'il ne t'est pas possible de ne pas en sentir la force irrésistible) : et cependant la vérité est tellement absente de la cause dont tu as entrepris la défense, que tu es réduit à faire peser sur moi, non point par ignorance ou par oubli, mais par une fourberie calculée, l'accusation calomnieuse de manichéisme.

LXXXIX. Jul. Car tu refuses de blâmer avec le manichéen les pourceaux et les chèvres, quoique tu sois d'accord avec eux pour condamner et flétrir la nature humaine ; quoique avec eux aussi tu nies, non pas que le Christ ait été revêtu d'une apparence de chair, mais qu'il nous ait laissé des exemples vraiment clignes d'exciter notre émulation et notre zèle. Ailleurs tu écartes, ou du moins tu feins un moment d'écarter de Jésus-Christ le péché naturel, parce que tu crains de paraître assujettir le Fils de Dieu à la puissance du démon, ce que Manès lui-même n'a point fait. Mais tu te fais en même temps le panégyriste de Jérôme, de cet homme qui a poussé l'audace du blasphème jusqu'à dire que le Sauveur était familiarisé avec des péchés volontaires. C'est ainsi que tu te repais successivement et invariablement des maximes les plus ignobles et des rêveries les plus absurdes de tes amis; les catholiques seuls ont part à tes colères et à tes injures, et cela parce qu'ils prétendent que Dieu n'est point l'auteur du mal, que les hommes créés par lui ne sont point mauvais naturellement, que les lois de Dieu sont jutes, que ses images ont le pouvoir d'éviter le mal et de faire le bien ; que le Christ n'a commis aucun péché et que la pureté de ses membres, la sainteté de ses préceptes aussi bien que l'équité de ses jugements sont au-dessus de toute atteinte. Mais si nous ne réussissons qu'à t'aigrir davantage à mesure que nous affirmons la vérité avec plus d'énergie, nous avons du moins la ferme confiance que nos paroles feront naître la lumière dans les esprits judicieux, et que plusieurs parmi ceux que tes mensonges ont égarés misérablement; pourront être ramenés dans la bonne voie.

Aug. Par rapport aux exemples que le Christ nous a laissés, je t'ai déjà fait précédemment cette réponse : Nous ne devons pas nier la sublime excellence de celui qui, possédant toute l'intégrité de la nature humaine, bien qu'il fût né de l'Esprit et que la concupiscence charnelle n'est point eu de part à sa conception, a mené sur la terre une vie incomparablement plus juste que celle d'aucun autre homme ; mais d'autre part nous ne devons pas non plus chercher dans cette excellence ineffable une excuse pour nous dis. penser de.,Jravailler autant qu'il est en nous à imiter cet auguste modèle. Les époux fidèles n'imitent point sa virginité; et cependant, en tant qu'ils fuient l'adultère et tout commerce illicite , ils deviennent ses imitateurs : ceux qui vivent saintement dans le célibat l'imitent d'une manière encore plus parfaite, mais ils ne peuvent pas pour cela l'imiter en tant qu'il a été exempt, non-seulement de toute action coupable, mais de toute convoitise mauvaise. (Pour vivre saintement dans le célibat il faut s'abstenir de tout commerce charnel, puisque le mariage seul peut rendre ce commerce légitime.) Est-il donc étonnant que celui qui était né de l'Esprit et de la Vierge, ait été exempt de tout mal ? Et ne faut-il pas être plongé soi-même dans l'abîme des maux les plus effroyables, pour oser nier que l'on doive considérer comme un mal ce contre quoi les saints implorent chaque jour le secours du l'ère, conformément aux enseignements du Seigneur lui-même ? Car, quand nous disons: « Ne nous induisez pas en tentation (1) », nous implorons le secours de Dieu contre notre concupiscence. « Chacun en effet », nous dit l'Ecriture, « est tenté par sa propre concupiscence, qui l'entraîne et qui le séduit (2) ». Fasse donc le Père, à qui nous adressons cette prière, que n'ayant jamais la témérité de dire que ce à quoi la concupiscence charnelle nous porte, ne vient point du Père, nous osions avancer que cette concupiscence elle-même est l'oeuvre de celui-ci ; en d'autres termes, que l'on doit considérer comme un mal ce à quoi nous sommes entraînés par nos désirs charnels, mais que ces désirs eux-mêmes ne sont point mauvais. Or, si la vérité nous oblige à proclamer que cette concupiscence est mauvaise ; il s'ensuit nécessairement que celui qui est né exempt de tout mal, n'y était point assujetti et, par là même, non-seulement il

 

1. Matth. VI, 13. — 2. Jacq. I, 13.

 

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n'a point commis de péché, mais le désir même du péché ne s'est jamais élevé dans son coeur. C'est pourquoi , quand nous ne commettons pas le péché, nous devenons ses imitateurs, non pas en ce sens que le désir du péché ne s'allume point dans notre coeur, mais en ce sens que nous ne consentons point à ce désir : quoique même, en imitant ainsi le Saint des saints par une vie honnête et irréprochable, nous ne laissions pas d'avoir sujet de dire dans nos prières : « Pardonnez-nous nos offenses (1) ». Du reste, quand j'ai fait l'éloge de Jérôme, je n'ai point dit de lui ce que Pélage a dit d'Ambroise ; je n'ai point dit que ses ennemis mêmes n'ont jamais osé attaquer ni sa loi, ni son intelligence très-pure des Ecritures (2). D',où il suit que j'ai le droit de blâmer toute parole qui me paraît blâmable dans les écrits.d'un ami, aussi bien que dans mes propres écrits. Mais autre chose est une parole erronée, qui est échappée quelque part à un catholique, autre chose, est une erreur considérable enseignée ou défendue avec une opiniâtreté d'hérétique.

XC. Jul. Mais c'est assez nous étendre sur ce sujet : passons maintenant à ce qui fait un des grands objets du débat qui s'agite entre nous; à cette difficulté sous le poids de laquelle le champion du manichéisme se voyant confondu et atterré, a fait. pour nous répondre des citations aussi fidèles que son propre langage était gracieux et élégant. Après avoir loué et approuvé celles de mes paroles que j'ai rapportées ci-dessus, et sans qu'aucun incident nouveau se soit produit dans la discussion, il aborde l'endroit de mon ouvrage où, pour remplir ma promesse, je complétais ainsi mon argumentation : je lui demandais d'abord comment des hommes créés par Dieu peuvent être soumis à la puissance du démon; puis je répondais en son propre nom : « Par suite du péché dont ils sont souillés, non point à cause de la nature qu'ils ont  reçue » ; et enfin je répliquais à mon tour : « Mais tu as bien été obligé d'en convenir: de même que l'enfant ne saurait être conçu sans le concours des organes charnels, de même aussi le péché ne saurait exister sans le consentement de la volonté. Il faudra donc dire qu'au moment de leur conception les enfants ont déjà une volonté, quoiqu'ils n'aient pas, encore une âme, ou du moins

 

1. Matth. VI, 12. — 2. De la grâce du Christ, n. 46, 47.

 

qu'ils peuvent faire des actes de volonté au moment de leur naissance, bien qu'ils ne possèdent pas alors l'usage de la raison ». Notre adversaire donc entreprenant de réfuter cet endroit de mon ouvrage, ne cite que cette partie de ma réplique : « Mais de même que l'enfant ne peut être conçu sans le concours des organes charnels, de même aussi le péché ne saurait exister sans le consentement de la volonté » ; et il répond : « Oui certes, il en est ainsi ; et voilà précisément pourquoi l'Apôtre dit : Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et la mort a passé ainsi dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1). Tous ont péché par la volonté mauvaise de cet homme unique, parce que tous étaient alors renfermés dans celui-ci, et ils durent nécessairement contracter la a souillure du péché dont il se rendit volontairement:coupable (2)». Je prie le lecteur de vouloir bien se rendre compte par lui-même de la loyauté qui est apportée de part et d'autre dans ce débat. A quoi t'a-t-il servi, ô le plus. érudit de tous les bipèdes, de mutiler ainsi tria pensée? Bien que la partie de mon argument que tu as supprimée, soit l'explication de celle qui précède, la force de ma réplique ne subsiste-t-elle pas encore tout entière dans celles,de lues paroles que tu as si vaillamment affrontées ? J'avais fidèlement exposé la ;réponse que tu nous as faite déjà bien des fois, et tu as été obligé toi-même d'en convenir ; après t'avoir demandé comment de petits enfants créés par Dieu peuvent être sous la puissance du,démon, j'avais répondu en ton nom : « Par suite du péché dont ils sont souillés, non point à cause de la nature qu'ils ont reçue ». Certes, tu vois que j'avais agi ici avec la plus entière bonne foi. J'avais mis dans la bouche du partisan de la transmission du péché le langage qu'il tient ordinairement, bien que ce langage ne soit pas conforme à la vérité. Puis, j'avais répondu : « Mais de même que l'enfant ne peut être conçu sans le concours des organes charnels, de même aussi le péché ne saurait exister sans le consentement de la volonté». C'est ici que tuas mutilé notre argument avec autant d'impudence que de fourberie après avoir cité les paroles par lesquelles nous déclarions que le péché ne saurait pas

 

1. Rom. V, 12. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15.

 

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plus exister en dehors de tout acte de volonté, que les enfants ne sauraient être conçus sans le concours des organes charnels: tu as supprimé ce que nous avions ajouté relativement à la volonté des enfants, et tu as répondu aussitôt : « Oui certes, il en est ainsi : et voilà précisément pourquoi l'Apôtre dit : Le péché est entré dans le monde par un seul homme : tous ont péché par la volonté mauvaise d'un seul ». Est-ce là répondre ? est-ce là discuter ? ou plutôt est-ce là se respecter et prendre souci de sa propre dignité? Les hommes instruits rient volontiers des subtilités sophistiques par lesquelles on cherche à se jouer de la simplicité d'un adversaire en adoptant les mêmes mots dont il fait usage ces sophismes, bien que la vérité y soit étrangère, ont du moins le mérite d'être couverts d'un vernis de décence et d'urbanité ; nous au contraire nous nous trouvons ici en présence d'une close qui, comme procédé de discussion, est une monstruosité, et cependant notre adversaire ne prend pas même la peine de voiler sous une apparence sophistique l'horrible nudité d'un langage dont la vérité est complètement absente. J'ai dit que le péché ne saurait exister sans le consentement d'une volonté libre : par le fait seul que ta admets ce principe, tu abjures cette maxime enseignée jusqu'alors par vous, savoir, que les hommes se trouvent souillés d'un péché naturellement et en dehors de tout acte de leur volonté propre.

Aug. Je n'avais lu de l'ouvrage dont tu parles que ce qui avait été transcrit sur la feuille qui m'a été envoyée. Dès que j'ai eu entre les mains tes livres d'où quelques maximes avaient été extraites je ne sais par qui, j'ai répondu à chacun de tes arguments. Nous disons, nous aussi, que le péché ne saurait exister en dehors de tout acte d'une volonté libre; mais nous n'abjurons pas pour cela, comme tu le prétends, notre doctrine de l'existence du péché originel : car le péché originel, comme tous les autres péchés, a son principe dans un acte de volonté libre, non point dans un acte de la volonté personnelle des petits enfants, mais dans un acte de la volonté de celui en qui tous commençaient déjà d'exister au moment où il souilla par un acte de volonté mauvaise la nature commune à tous. Nous ne disons donc point que les enfants font, au moment de leur conception ou de leur naissance, un acte de volonté peccamineux; mais bien que ce péché énorme fût commis par la volonté libre de celui qui, au moment même où il devint prévaricateur, communiqua sa propre souillure à la nature humaine tout entière ce qui a fait dire en toute vérité à un saint : « J'ai été conçu dans l'iniquité (1) » ; et à un autre personnage également saint : « Qui est pur de toute souillure? Pas même l'enfant qui n'a vécu encore qu'un seul jour sur cette terre (2) ». Ces paroles, qui sont le langage de la vérité même, sont aussi la réfutation la plus péremptoire et la plus décisive de tous tes discours vains et mensongers.

XCI. Jul. Quelle est donc cette impudence qui te permet d'approuver mes paroles sans renoncer pour cela à ta doctrine, quoiqu'il y ait entre celle-ci et celles-là une opposition telle qu'il suffit de connaître le sens des mots pour voir tout d'abord que la vérité ne saurait être des deux côtés en même temps? Si je consentais à admettre l'existence d'un péché naturel, je perdrais par là même le droit d'affirmer la vérité de cette maxime, que le péché ne saurait exister que dans une volonté libre; mais aussi, par le fait seul que tuas reconnu avec moi que le péché ne saurait exister sans aucun acte de volonté, tu aurais dû abjurer en même temps ta doctrine de l'existence du péché naturel.

Aug. Autre chose est cette maxime : Le péché ne saurait exister sans aucun acte de volonté libre; autre chose est cette autre maxime ainsi formulée par toi : « Le péché ne saurait exister que dans une volonté libre ». Nous admettons la première de ces maximes et nous enseignons que le péché originel lui-même n'aurait pu exister sans un acte de la volonté libre du premier homme. Quant à la seconde, au contraire, nous la repoussons. Le péché originel ne subsiste pas dans la volonté du petit enfant au moment de sa naissance ; mais il ne subsiste pas non plus dans la volonté du premier homme, bien qu'il n'ait pu exister sans un acte de celle-ci. Il ne faut donc pas confondre ces deux propositions : le péché ne saurait exister sans un acte de volonté ; le péché ne saurait exister que dans la volonté. De même que nous pouvons dire en toute vérité : L'enfantement ne saurait exister sans la conception ;

 

1. Ps. L, 7. — 2. Job, XIV, 4, suiv. les LXX.

 

et cependant nous n'avons pas pour cela le droit d'ajouter: L'enfantement ne saurait exister que dans la conception; car, il y a entre l'une et l'autre maxime une distance incommensurable, et ni l'enfantement ne saurait subsister dans la conception, ni la conception ne saurait subsister dans l'enfantement. Le péché sans doute peut bien subsister dans la volonté, et il subsista en effet dans la volonté du premier homme; mais il peut aussi ne pas subsister dans la volonté, et sans aucun doute le péché originel ne subsiste pas dans la volonté des petits enfants, bien qu'il soit alors la suite d'un acte de la volonté du premier homme. Certes, quand le saint homme Job disait à Dieu : « Vous avez scellé mes iniquités dans un sac, et si j'ai commis quelque faute sans le vouloir, vous l'avez marquée (1) » ; les fautes qu'il avait commises sans le vouloir ne résidaient pas dans sa volonté. Et quand l'Apôtre, après avoir dit : « Je ne fais pas le bien que je veux », ajoute aussitôt : « Je fais, au contraire, le mal que je ne veux pas (2)» ; direz-vous encore que le péché réside dans sa volonté, vous qui prétendez que ces paroles doivent être entendues en ce sens que saint Paul était contraint par la force de ses habitudes mauvaises à commettre le péché malgré lui ? Cesse donc de chercher dans l'affinité des mots un moyen facile pour confondre dans l'esprit de tes lecteurs des idées tout à fait distinctes; quand nous disons que le péché ne saurait exister sans un acte d'une volonté libre, ne nous attribue pas pour cela cette autre maxime : Le péché ne saurait exister que dans une volonté libre. Est-ce que si nous disions : Il ne saurait y avoir de charbon sans feu, tu aurais le droit d'affirmer que, suivant nous, il ne saurait y avoir de charbon que dans le feu ? Si la différence qui existe entre l'une et l'autre proposition t'a échappé, tu confesseras que tu n'as pas fait preuve d'une connaissance profonde de la dialectique; si, au contraire, cette différence ne t'a pas échappé, tu confesseras que tu n'espérais pas avoir des lecteurs très-intelligents.

XCII. Jul. Car il est manifeste que rien de ce qui est naturel ne saurait être en même temps volontaire.

Aug. S'il est manifeste que rien de ce qui

 

1. Job, XIV, 17. — 2. Rom. VII, 15.

 

est naturel ne saurait être volontaire; ils ne sont donc point naturels, ce désir, cette volonté que nous avons d'être sauvés, de parvenir à la béatitude? Qui oserait avancer une pareille énormité, sinon toi seul? Peut-être même n'oseras-tu plus la soutenir, après cet avertissement.

XCIII. Jul. Si donc le péché est naturel, il n'est point volontaire : s'il est volontaire, il n'est point inné dans l'homme. Ces deux définitions s'excluent mutuellement comme la nécessité exclut la volonté et réciproquement: affirmer ou nier la première, c'est nier ou affirmer la seconde; affirmer ou nier la seconde, c'est nier ou affirmer la première. Car le mot volontaire ne signifie pas autre chose que non contraint; et le mot contraint ne signifie pas autre chose que non volontaire. Ces deux choses ne peuvent donc exister et vivre ensemble , s'il est permis de parler ainsi; c'est une loi de leur nature, que la première ne saurait vivre que par la mort de la seconde, et que la seconde ne saurait vivre que par la mort de la première.

Aug. Comment ne fais-tu pas réflexion qu'il y a certainement, de quelque manière qu'on interprète ses paroles, un péché non volontaire dans celui qui dit : « Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est donc plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi (1) ? » Comment ne remarques-tu pas que nous sommés contraints par une nécessité irrésistible à vouloir vivre heureux? Pourquoi fermer ainsi les yeux à la lumière de la vérité et prétendre que ces deux choses s'excluent mutuellement, comme s'il ne pouvait y avoir et des volontés nécessaires, et des nécessités volontaires ?

XCIV. Jul. Ces principes sont absolument incontestables, et il n'est au pouvoir d'aucun dialecticien d'y porter une atteinte quelconque : fais donc ton choix comme il te plaira de le faire; défends avec énergie ou notre doctrine ou la tienne; impute le péché ou à la volonté ou à une loi nécessaire et fatale. Toutefois, quand je dis : Comme il te plaira, je n'entends pas qu'il soit encore permis d'embrasser la doctrine que tu as apprise à l'école de Manès, et qui consiste à attribuer les péchés à la nature : j'ai voulu seulement, en m'exprimant ainsi, rendre hommage à la vérité que tu soutiens.

 

1. Rom. VII, 20.

 

712

 

Aug. Que tu le veuilles ou non, puisque tu ne cessés de reproduire cette objection, il est de mon devoir aussi de ne pas cesser de te faire cette réponse : Il n'était point manichéen celui qui a dit que la discorde qui règne entre l'esprit et la chair est devenue la condition naturelle de l'homme par suite de la prévarication du premier homme (1). Parle fait seul que tu nies l'origine de ce mal auquel tu ne saurais nier que tout homme soit assujetti en naissant, tu autorises Manès à soutenir qu'il y a en nous un mélange d'une nature étrangère, et il faut ou bien qu'il triomphe avec le secours que tu lui prêtes, ou bien qu'il périsse avec toi dans une commune défaite.

XCV. Jul. Que le lecteur attentif et éclairé juge donc de la valeur de la réponse que tu m'as faite. La présente discussion, tu ne le nieras pas, se rapporte aux enfants qui, n'ayant pas encore l'usage de la raison, sont incapables de faire aucun acte de volonté personnelle, et il s'agit de savoir comment ces enfants créés par Dieu ne peuvent être sous la puissance du démon , puisque tu reconnais qu'ils n'ont commis aucun mal par eux-mêmes. Tu as soutenu dans un langage brillant et pompeux qu'ils appartiennent au démon par suite du péché qu'ils ont contracté, non point à cause de la nature qu'ils ont reçue. Nous t'avons répondu alors : « Mais de même que la conception ne saurait s'accomplir sans le concours des organes charnels, de même aussi le péché ne saurait exister sans le consentement de la volonté » . Tu as répliqué : « Oui certes, il en est ainsi». En d'autres termes, le péché ne saurait exister sans le consentement de la volonté. Comment donc, après avoir proclamé avec nous la vérité incontestable de cette maxime, as-tu eu l'impudence d'ajouter : « Mais le péché est entré dans le monde par un seul homme, c'est-à-dire, par la volonté d'un seul homme? »

Aug. Oui assurément, il s'agissait des petits enfants ; mais est-ce que c'était pour moi une raison de ne pas montrer qu'il n'y a aucune contradiction entre ma doctrine et ces paroles de ton livre qui sont parfaitement vraies, savoir, que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté; puisque le péché originel lui-même n'a pas d'autre principe que la volonté de celui de qui nous descendons tous ? Aussi, quoique tu eusses écrit ces paroles

 

1. Ambr. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

dans l'intention de me contredire, je t'ai répondu qu'elles n'étaient nullement en contradiction avec mon propre langage; et après t'avoir accordé qu'elles sont d'une vérité incontestable, je t'ai fait voir (ce que tu n'avais pas compris) comment elles ne sont, pas nécessairement en contradiction avec rates propres paroles. Tu as pu sans doute avoir l'intention de dire que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté personnelle de celui qui se trouve coupable de ce péché; si tu t'étais exprimé ainsi, je n'aurais certes pas accepté ta proposition; car le péché originel est contracté sans aucun acte de volonté personnelle de la part des petits enfants. Mais tu as dit que le péché ne saurait exister sans un acte de volonté,et tu as dit parfaitement vrai ; car le -péché originel lui-même n'existe que par un acte de volonté ; il est l'oeuvre de celui qui le premier commit un péché volontaire, et par là flétrit et vicia la nature humaine; c'est par suite de cet acte de volonté mauvaise que, parmi les enfants dont la naissance est le fruit de cette concupiscence charnelle qui fit rougir nos premiers parents et qui les obligea à voiler leur nudité aussitôt qu'ils furent coupables, aucun n'est exempt de souillure, tant qu'il n'a pas été régénéré et qu'il n'a pas reçu la grâce spirituelle.

XCVI. Jul. Est-ce que nous t'avions parlé des oeuvres d'Adam, et s'agissait-il de savoir si celui-ci a péché volontairement ? Bientôt sans doute nous poserons cette question et nous prouverons que dans ton système il n'est pas possible d'y répondre. Pour le moment, si tu cherchais à tromper les autres, je le comprendrais peut-être; mais que tu cherches à t'en imposer à toi-même, n'est-ce pas une monstruosité tout à fait incompréhensible? car je ne saurais me persuader que tu aies commis de bonne foi, et non point par fourberie, une énormité aussi révoltante. Dans une seule et même phrase tu reconnais avec nous que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté, et. tu ajoutes immédiatement que ce même péché qui ne saurait, as-tu dit, subsister sans un. mouvement libre de l'âme, règne cependant sur tous les hommes sans aucun acte de la volonté.

Aug. Pourquoi mettre un mot de ton invention à la place de celui dont je me suis servi, et soustraire ainsi ma pensée telle que je l'ai exprimée, à ceux de tes auditeurs ou de (713) tes lecteurs qui n'ont point lu mon ouvrage? Je n'ai point dit que le péché ne peut subsister, mais seulement qu'il ne peut exister sans un acte de la volonté ; quant à la différente qu'il y a entre l'une et l'autre expression, je vais la rendre sensible à l'aide d'un exemple tiré de tes propres paroles. Tu as dit: « L'enfant ne saurait exister dans le sein a maternel sans l'union des organes de la chair » ; et personne assurément ne contestera la vérité de cette proposition ; car l'enfant n'existe en effet dans le sein maternel que par suite de l'union de l'homme et de la femme. Si, au contraire, tu avais dit : L'enfant ne peut subsister dans le sein maternel sans l'union des organes de la chair; qui aurait accepté cette proposition comme conforme à la vérité? L'enfant subsiste dans le sein maternel après que l'acte charnel sans lequel il n'aurait pu exister, a été accompli; et ses parents, bien qu'ils aient été la came de son existence, n'ont plus aucune part dans sa conservation. De même aussi le péché, bien qu'il ne puisse exister, peut cependant subsister sans un acte de la volonté. C'est pourquoi, par rapport au péché d'Adam, en d'autres termes, par rapport à cette souillure originelle qui subsiste ,dans les descendants du premier homme jusqu'à ce qu'ils aient été purifiés en Jésus-Christ; quand on dit que, même dans ces descendants du premier homme, ce péché ne petit exister sans un acte de volonté, on entend parler de la volonté de celui qui l'a commis et qui l'a fait subsister tel qu'il subsiste aujourd'hui dans la postérité d'Adam ; on n'entend point parler de la volonté de celui qui l'aurait fait subsister, puisqu'il est certain que, une fois commis, il put subsister sans aucun acte de volonté humaine. Toutefois, si tu prétends que le mot exister et le mot subsister ont une seule et même signification, je ne dispute point sur les mots; mais alors je dirai que, le mot exister étant pris dans le sens de subsister, tout péché peut exister sans aucun acte de volonté. Quel est en effet celui qui, se trouvant coupable d'un péché auquel sa volonté n'a point eu de part, ferait un acte de volonté pour que ce péché subsistât en lui? Et cependant ce péché après avoir été commis par un acte de volonté, subsiste malgré la volonté de celui qu'il souille. Il subsiste jusqu'à ce qu'il soit remis; et dans ceux à qui il n'aura pas été remis, il subsistera éternellement ; car cette parole de l'Evangile n'est point une parole mensongère : « Il sera coupable d'un péché éternel (1) ».

XCVII. Jul. Du reste, ton argumentation n'est pas autre chose .qu'un tissu de propositions qui n'ont point de rapport entre elles ainsi , après avoir dit que le péché n'existe jamais sans un acte de la volonté », tu réponds : « Mais le péché existe par un acte de la volonté d'un seul homme ». Quel rapport y a-t-il entre la première de ces maximes formulée à l'aide d'une préposition qui marque l'ablatif, et la seconde formulée à l'aide d'une préposition qui marque l'accusatif ? Il s'agissait de savoir si un péché quelconque peut exister sans un acte de la volonté, et la réponse négative ne pouvait être douteuse après ce qui avait été établi : or, pour toute réponse, tu as dit que le péché est entré par un seul homme, taudis que la question était de savoir, non pas par quoi le péché a commencé, mais si le péché a pu, oui ou non, exister sans un acte de la volonté.

Aug. J'ai dit que le péché ne peut exister sans un acte de la volonté, de même que nous disons que les fruits ne peuvent exister sans le secours des racines : or, dans ce dernier cas, nous pouvons également, et sans offenser la grammaire, dire que les fruits ne peuvent exister que par le secours des racines. Si donc l'une et l'autre proposition sont parfaitement exactes, bien que la première soit formulée à l'aide d'une préposition qui marque l'ablatif, et la seconde à l'aide d'une préposition qui marque l'accusatif ; pourquoi chercher ainsi à nous embarrasser par des disputes de mots qui, comme les toiles d'araignées, sont d'autant plus faciles à rompre qu'elles sont plus subtiles ? Tends pour des mouches déjà expirantes ces filets vraiment ridicules. Ils n'étaient point des mouches de cette sorte, ceux que nous suivons précisément parce qu'ils nous apprennent à rompre tes pièges. Ne considère pas comme tels l'Apôtre qui a dit : « Le corps est mort à cause du péché (2) »; ni Hilaire, dont voici les paroles : « Toute chair vient du péché; en d'autres termes, toute chair a pour origine le, péché d'Adam notre premier père (3) » ; ni Ambroise dont je t'ai déjà cité cette maxime : « Nous naissons tous en état de péché, nous dont l'origine

 

1. Marc, III, 29. — 2. Rom. VIII, 10. — 3. Voir Livre I cont. Jul., n.9.

 

même est souillée (1) ». Plût à Dieu que toi-même tu fusses solidement et salutairement enfermé dans les filets de ces pêcheurs du Christ : tu n'aurais plus alors le malheur de venir, en nous parlant de l'accusatif et de l'ablatif, t'accuser toi-même et attester que tu as cessé d'appartenir à l'Eglise catholique. Quant aux prépositions, puisque tu as pour elles un respect si profond et si inviolable, pourquoi ne reconnais-tu pas, en déposant un instant ton orgueil, que la parole de ces docteurs de l'Eglise doit être préposée, c’est-à-dire préférée à là tienne?

XCVIII. Jul. Certes, il est manifeste que ta fourberie abominable a reçu immédiatement le châtiment qui suit toujours le péché: avant même qu'elle eût pu séduire ceux qui devaient en être les tristes victimes, elle avait déjà été un sujet de confusion pour son auteur. On ne nie point que le premier homme ait commis un certain péché : il s'agit seulement de savoir comment ce péché pourrait se trouver dans les enfants au moment de leur naissance. Tu déclares d'abord que le premier péché a eu pour principe un acte de volonté libre, car le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté n; nous acceptons parfaitement cette définition. Mais tu ajoutes : « Cependant ce péché, qui ne peut exister sans un acte de la volonté, souille les petits enfants sans aucun acte de leur volonté ».

Aug. Il souille les petits enfants comme un mal contagieux, non point par suite d'un acte de leur libre arbitre.

XCIX. Jul. Il est donc contraire à la vérité, ce principe que tu avais proclamé avec nous, savoir, que le péché n'existe point sans un acte de la volonté; puisque le péché, bien qu'il ait été commis par un acte de la volonté, a pu cependant être transmis à d'autres sans aucun acte de ce genre.

Aug. Le principe que j'avais proclamé avec vous, n'est point contraire à la vérité ; car le péché originel n'a pas été commis sans un acte de la volonté de celui de qui les enfants tirent leur origine; et cependant, quoique ce péché n'ait pu être commis par le premier homme sans un acte de volonté, il n'en est pas moins vrai qu'il a pu être transmis aux autres hommes comme un mal contagieux et sans aucun acte de volonté. Ainsi le péché n'aurait pu, sans un acte de volonté , exister

 

1. De la Pénit., chap. I ou III.

 

comme il était nécessaire qu'il existât pour qu'il pût être ensuite transmis à d'autres sans aucun acte de volonté ; de même que les fruits ne pourraient, sans le secours des racines, exister comme il est nécessaire qu'ils existent pour qu'ils puissent être ensuite, sans le secours des racines, transportés en d'autres lieux.

C. Jul. Par là même, le péché doit nécessairement exister sans aucun acte de volonté, puisqu'il se trouve dans ceux que tu reconnais n'avoir formé aucun acte de volonté mauvaise.

Aug. Oui assurément, le péché existe sans aucun acte de volonté, si l'on prend le mot exister dans le sens de subsister. En effet, pour que le péché subsiste, il faut d'abord qu'il existe ; mais pour qu'il subsiste sans aucun acte de volonté, il faut qu'il ait été commis par un acte de volonté ; du moins cette dernière maxime est incontestable par rapport au péché qui est seulement péché ; car par rapport au péché, qui est à la fois péché et châtiment du péché, nous en sommes tous coupables malgré nous. Ainsi ces deux pro. positions sont également vraies : Le péché ne peut exister sans un acte de la volonté ; le péché peut exister sans un acte de la volonté; de même que ces deux autres : L'enfant ne peut exister dans le sein maternel sans l'union charnelle des parents ; l'enfant peut exister dans le sein maternel sans l'union charnelle des parents. La première de ces deux dernières propositions signifie que l'enfant ne peut commencer d'exister sans l'union charnelle des parents ; la seconde signifie qu'il peut continuer d'exister sans cette union. Aussi tu as eu parfaitement raison de dire, en assimilant le péché et l'enfant dans le sein maternel : « De même que l'enfant ne peut exister dans le sein maternel sans l'union des organes charnels ; de même aussi le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté ». Nous comprenons très-bien que l'enfant ne peut, sans l'union charnelle des parents, exister dans le sein maternel., en ce sens qu'il ne saurait sans cette union commencer d'exister; mais qu'il peut cependant, sans cette même union, exister dans le sein maternel, en ce sens qu'il peut continuer d'exister dès qu'il a reçu l'existence une première fois: pourquoi donc ne comprendrions-nous pas également que le péché ne peut sans un acte de la volonté exister, c'est-à-dire commencer d'exister, lorsqu'il n'existe pas (715) encore; et que néanmoins il peut sans aucun acte de cette même volonté exister, c’est-à-dire continuer d'exister, lorsque déjà il existe?

CI. Jul. Vois à quoi aboutissent les fines subtilités de ta dialectique : tu t'efforces de prouver la non-existence d'une chose, précisément parce qui peut être la cause de l'existence de cette chose.....

Aug. Et toi, ô grand défenseur du libre arbitre même contre la grâce de Dieu, que dis-tu ici? nieras-tu que le libre arbitre soit cause de la non-existence de certains péchés, quoique ce même libre arbitre puisse être cause de l'existence de ces mêmes péchés ? Car tantôt le péché existe par l'effet du libre arbitre, puisque l'homme ne commet le péché qu'autant qu'il a la volonté de le commettre ; et tantôt , par l'effet de ce même libre arbitre, le péché n'existe pas, puisque l'homme ne commet pas le péché quand il n'a pas la volonté de le commettre. Voici donc une chose, celle précisément qui fait l'objet de notre discussion, c'est-à-dire le péché ; voici, dis-je, une chose qui se trouve ne pas exister par l'effet de ce qui pourrait être la cause de son existence, par l'effet du libre arbitre. Que répondras-tu à cela, ô discoureur indomptable? Est-ce là que viennent aboutir les fines subtilités de ma dialectique? Ou plutôt ta vue n'a-t elle pas été ici complètement troublée et obscurcie ? Cesse de parler avec tant de précipitation ; tu feras mieux de peser tes paroles que de chercher seulement à contredire celles des autres.

CII. Jul. En d'autres termes, que le péché existe sans un acte de la volonté par la raison qu'il ne peut exister sans un acte de la volonté.....

Aug. Non certes, je n'ai point dit : Le péché existe sans un acte de la volonté par la raison qu'il ne peut exister sans un acte de la volonté ; et cependant ces deux propositions considérées séparément et entendues chacune dans un sens particulier, peuvent être également vraies : car le péché ne peut exister sans un acte de la volonté, en ce sens que, sans un acte de la volonté, le péché ne saurait commencer d'exister; mais d'autre part le péché peut exister sans un acte de la volonté, en ce sens qu'il peut sans aucun acte de la volonté continuer d'exister lorsqu'il existe déjà.

CIII. Jul. Ce qui revient à dire que la nature du péché cesse d'être la nature du péché, et que celui-ci peut exister sans ce qui a été reconnu être la condition indispensable de son existence. C'est le suprême degré de l'absurdité, et Anaxagoras parlait un langage moins révoltant quand il soutenait que la neige est noire. Suivant toi, les fruits d'une chose peuvent être la négation même de cette chose; car il y a entre la volonté et la nécessité une opposition telle qu'elles s'excluent et se détruisent mutuellement, ainsi que nous l'avons démontré plus haut; et cependant tu prétends établir entre elles une alliance nouvelle et impossible, une sorte de parenté monstrueuse ; tu affirmes que la seconde est née de la première, que la nécessité est un des fruits de la volonté, de telle sorte que celle-ci s'est détruite en se multipliant, et qu'elle a changé de nature par le fait même qu'elle s'est exercée; en un mot, et pour exprimer ta pensée dans son horrible simplicité, la volonté a cessé d'exister aussitôt qu'elle a commencé d'exister. Pour parler ainsi, il ne suffit pas d'être stupide, il faut être dans un état de délire furieux. Donc, puisque ces deux choses, la nécessité et la volonté, ne peuvent exister simultanément; puisque, d'autre part, tu as reconnu avec nous , non-seulement que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté, mais aussi que les petits enfants sont incapables de faire aucun acte de volonté; tu es obligé de confesser, dussent tes dents s'entrechoquer alors par un mouvement convulsif, que ces enfants ne sont coupables d'aucun péché ; c'est la conséquence nécessaire de cette déclaration faite par toi, que le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté.

Aug. Tu ne dirais point que la nécessité et la volonté ne sauraient exister simultanément, s'il t'était donné de savoir ce que tu dis. La mort est une nécessité, et cependant niera-t-on qu'elle puisse être aussi l'objet des désirs volontaires de l'homme? De là ces paroles de l'Apôtre : « Je désire de voir mon corps tomber en dissolution, et d'être réuni à Jésus-Christ (1) ». Ainsi, quand celui pour qui la mort est une nécessité, a la volonté de mourir, la nécessité et la volonté existent simultanément; et toi-même, quand tu as nié la possibilité de cette existence simultanée, tu as fait un acte de volonté vaine et insensée, tu n'as point cédé à une nécessité inéluctable. Pareillement, il faut être tout à fait insensé pour

 

1. Philip. I, 23.

 

716

 

nier que de la volonté peuvent naître des nécessités contraires souvent à la volonté elle-même. Ainsi un homme ayant la volonté de mourir, s'est frappé mortellement ; il faut qu'il meure, quand même il ne voudrait plus mourir. Celui-ci a commis volontairement un péché; malgré lui il. demeurera coupable de ce péché ; celui-là s'est rendu impudique volontairement; il demeurera souillé, malgré son désir de ne l'être pas; car le péché demeure malgré la volonté de celui sans la volonté de qui :il n'aurait pas été commis. Par là même, le péché ne saurait exister sans un acte de la volonté, parce qu'il ne peut être commis sans un acte de la volonté ; et d'autre part, le péché peut exister sans un acte de la volonté, parce qu'après avoir été commis :volontairement, il subsiste indépendamment de tout acte de volonté ; et l'on se trouve .ainsi soumis à une nécessité contraire à la volonté, par suite d'un acte de volonté exempt de toute nécessité. Suivant vous, la nécessité à laquelle est assujetti celui qui dit : « Je ne fais pas ce que je veux », n'est pas autre chose que la nécessité ou le joug de l'habitude; et, pour ne pas détruire le libre arbitre, vous soutenez que celui qui parle ainsi, s'est créé volontairement à lui-même cette nécessité; et vous refusez de croire qu'un fait analogue s'est produit dans la nature humaine; en d'autres termes, vous refusez de croire que par suite d'un acte de la volonté du premier homme en qui le genre humain résidait comme dans son origine, la postérité d'Adam s'est trouvée assujettie à la nécessité du péché originel ! Ainsi donc ce que tu déclarais être impossible, a été réalisé par la force de cette habitude que l'on a parfois, et non pas sans raison, appelée une seconde nature. Anaxagoras,dis-tu, parlait un langage moins absurde que le nôtre, quand il soutenait que la neige est noire, puisque, suivant nous, « la nature du péché cesse d'être la nature du péché, et celui-ci peut exister sans ce qui a été reconnu être la condition indispensable de son existence ». La nature du péché ne cesse-t-elle pas d'être la nature du péché, toutes les fois que la force de l'habitude fait commettre le péché sans aucun acte de volonté, quoique cette habitude elle-même n'existe que par suite d'actes de volonté ? N'est-il pas vrai alors que les fruits de la volonté sont la négation de la volonté elle-même ? Puisque l'habitude est le fruit de la volonté , elle naît de la volonté ; et cependant ce qu'elle fait, elle le fait sans que la volonté y ait aucune part. Tu ajoutes : « Il y a entre la volonté et la nécessité une opposition telle qu'elles s'excluent et se détruisent mutuellement » ; et à ce sujet tu nous reproches « d'affirmer que la seconde est née de la première et de soutenir que la nécessité est un des fruits de la volonté » ; tu vois cependant que la nécessité de l'habitude est un fruit manifeste de la volonté. Enfin, il te paraît impossible que a la volonté se soit détruite en se multipliant, « et qu'elle ait changé sa nature parle fait même qu'elle s'est exercée » : or, si, comme tu le prétends, la nécessité détruit la volonté, n'est-ce pas cependant en se multipliant que la volonté a engendré la nécessité de l'habitude ? Si, au contraire, la nécessité ne détruit pas la volonté, il s'ensuit manifestement que dans cet homme qui gémit sous le poids accablant de l'habitude, la volonté de pratiquer la justice et la nécessité de commettre le péché peuvent subsister en même temps. Aussi, après avoir déclaré que le vouloir réside en lui : « Je trouve en moi la volonté de faire le bien» ; l'Apôtre confesse-t-il qu'il est assujetti à une nécessité fatale : « Mais je n'y troupe point le moyen de l'accomplir (1)». Comment donc as-tu osé dire que la volonté et la nécessité ne sauraient exister en même temps, puisque tu les vois résider ensemble lorsqu'elles sont d'accord comme lorsqu'elles sont en lutte? Mais voici qui est vraiment ridicule : « Il ne suffit pas », dis-tu, « d'être stupide, il faut être dans un état de délire furieux pour soutenir que la volonté a cessé d'exister aussitôt qu'elle a commencé d'exister » ; cette impossibilité Prétendue ne devient-elle pas une réalité toutes les fois qu'un homme, après avoir commencé à vouloir le mal, se repent aussitôt et cesse d'avoir celte volonté? Et tu espères, en parlant ainsi, m'obliger à confesser, dussent mes dents s'entrechoquer par un mouvement convulsif, qu'il n'y, a aucun péché dans les petits enfants; tandis que toi-même, malgré la violence de tes efforts, tu n'as pas encore réussi à briser un seul anneau de cette chaîne qu'on appelle la vérité catholique, et tu es réduit ou bien à porter cette chaîne de bonne grâce, ou à la voir devenir l'instrument de ton supplice

 

1. Rom. VII, 15, 18.

 

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CIV. Jul. Tu as ajouté: « Le péché est entré dans le monde par un seul homme » ; mais nous avons fait voir que cette citation est ici tout à fait hors de propos, de même que dans le second livre du présent ouvrage nous avons montré quel sens on doit attacher à ces paroles. Toutefois, puisque l'argumentation que nous venons d'établir a reçu tous les développements qu'elle comportait, arrêtons-nous un instant pour considérer de nouveau la manière très-ingénieuse dont tu interprètes ces paroles ; que le lecteur juge de la finesse de tes raisonnements : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1) ». «Tous », dis-tu, «ont péché parla volonté mauvaise de cet homme unique, parce que tous étaient alors cet homme unique, et voilà comment chacun a contracté le péché originel (2) ». Ainsi, suivant toi, « tous ont péché, parce que tous étaient alors cet homme unique ». J'ai déjà fait observer que tu avais tenu un langage identique dans l'ouvrage que tu as adressé à Marcellin (3); preuve manifeste que tu as puisé cette doctrine de la transmission des âmes à la source impure du manichéisme (dont j'ai rapporté quelques maximes dans le livre troisième). Certes, tu as fait là un plagiat tellement abominable que, bien qu'il ressorte clairement de l'étude comparée des écrits de Manès et de tes propres écrits, tu n'oses cependant l'avouer et le reconnaître. Mais pour le moment laissons de côté une doctrine qui se trouve condamnée irrévocablement, d'abord par l'infamie qui s'attache au nom de son premier auteur, et ensuite par ce sentiment même de pudeur qui t'empêche de t'en avouer le défenseur. Arrêtons-nous un instant à considérer quel trouble règne dans ton esprit et dans tes discours. Tu dis : « Tous ont péché par la volonté mauvaise de cet homme unique, parce que tous étaient alors cet homme unique ». Si tous étaient cet homme unique, comment tous ont-ils péché par la volonté mauvaise de celui-ci ; puisque ces mêmes hommes que tu prétends avoir tous existé en lui, pouvaient pécher par leur volonté propre? Ou plutôt, afin de retourner l'argument, cet homme est le plus malheureux de tous les

 

1. Rom. V, 12. —  2. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15. — 3. Des Mérites des Pécheurs, liv. I, n.11, et liv. III, n. 14.

 

hommes, puisqu'il porte seul l'odieux d'un péché que, d'après tes propres maximes, tous ont commis eu lui. Les enfants ont donc eu une volonté , non-seulement avant qu'ils fussent nés , mais avant même que leurs ancêtres fussent engendrés ; et ils ont fait un acte de libre arbitre avant que le sang dont ils devaient être formés, eût commencé de couler dans les veines de leurs pères. Pourquoi dès tors crains-tu d'affirmer qu'au moment même de leur conception les enfants possèdent une volonté libre par laquelle ils ne contractent pas naturellement, mais ils commettent spontanément le péché ; puisque, suivant toi, les enfants qui sont conçus aujourd'hui, possédaient depuis tant de siècles le sentiment, l'intelligence et la force qui constituent ce que nous appelons la volonté ? Il est vrai que tu as énoncé hautement cette maxime dans les livres que tu as dédiés à Marcellin ; sans doute afin de montrer à quel excès d'aberrations sont fatalement entraînés les ennemis de Dieu. Voici en effet ce que tu as écrit dans le premier de ces livres: « Ces enfants ont péché en Adam, pour être ensuite créés semblables à Adam (1) ». Est-il possible de parler un langage plus faux, plus insensé, plus ignoble que celui-là : « Ils ont péché avant qu'ils fussent créés ? » En d'autres termes, ils ont mérité par cette action de devenir capables d'accomplir des actions, et leur activité s'est exercée avant que leur substance fût sortie du néant. De pareilles énormités ne seraient peut-être pas déplacées sur les lèvres des prêtres et des prêtresses de Bacchus ; mais à coup sûr un écrivain ne saurait entreprendre de les réfuter sans se déshonorer lui-même ; qu'il nous suffise donc de les avoir fait connaître en deux mots. Ainsi, voilà comment tu as été amené à nous faire cette réponse : « Tous ont péché en lui, parce que tous étaient alors cet homme unique de qui chacun a contracté le péché originel ». Il ne me serait pas difficile de montrer ici que la volonté étant une faculté personnelle, il est impossible que cette même volonté existe avant la personne à qui elle appartient; mais ce que je désire surtout que l'on comprenne bien, c'est que même dans cette hypothèse l'existence du péché originel n'est encore rien moins que prouvée. En effet, si tous ont existé et commis le péché en Adam, ils n'ont donc

 

1. Des Mérites des Pécheurs, liv. I, n. 11.

 

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point contracté la souillure du mal originel, puisque ce mal a été accompli par la libre détermination de tous et de chacun en particulier. Ainsi la doctrine de la transmission du péché se trouve détruite, non-seulement par les principes de la vérité catholique, mais même par chacun des arguments que son défenseur fait valoir en sa faveur; c'est en effet le propre de l'erreur de n'être jamais d'accord avec elle-même et, malgré les efforts qu'elle fait pour se couvrir des apparences de la vérité, de ne réussir qu'à exposer à tous les regards sa honte et son infamie.

Aug. L'Apôtre a dit  Ambroise a compris que le péché est entré dans le monde par un seul homme en qui tous ont péché ; mais Julien s'efforce de dénaturer et d'interpréter dans un sens favorable à sa doctrine perverse ces mêmes paroles de l'Apôtre. Pourquoi Ambroise lui-même ne prendrait-il pas ici la parole? Ecoute donc, ô Julien, la réponse qu'il te fait: «Tous », dit-il, « meurent en Adam; car le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché; la faute de cet homme est donc la mort de tous (1) ». Ecoute encore cette autre réponse du même auteur: «Adam a existé », dit-il, « et nous avons tous existé en lui ; Adam a péri, et tous ont péri en lui (2) ». Réplique, si tu l'oses, déclare en face à Ambroise qu'une seule âme ayant péché par sa volonté propre, tant d'autres âmes qui n'avaient pas encore de volonté propre, n'ont pu périr par suite du péché de cette âme unique. Accuse mon silence et mes hésitations au sujet de l'origine des âmes, reproche-moi de n'oser enseigner et affirmer ce que je ne sais pas ; tranche toi-même, comme il te plaira, cette question d'une obscurité si profonde : mais du moins que cette maxime demeure ferme et inébranlable , savoir, la faute de cet homme unique est la mort de tous, et tous ont péri en lui ; c'est pourquoi le nouvel Adam est venu chercher et sauver ce qui avait péri (3). Dis en face à Ambroise : Donc ceux-là aussi ont péché par leur volonté propre,. que tu prétends avoir péri dans la personne de celui qui a péché par sa volonté propre. Mais Ambroise pouvait comprendre une chose qui surpasse tout à

 

1. Livre IV sur saint Luc, IV, 38. — 2. Livre VII sur saint Luc, XV, 24. — 3. Luc, XIX, 10.

 

fait ton intelligence; il comprenait, dis-je, qu'en s'exprimant ainsi il accusait, non pas le libre arbitre de chacun , mais le sang dont tous les hommes devaient être formés : grâce à cette origine commune, tous étaient alors dans cet homme unique, ou plutôt, n'étant encore rien en eux-mêmes, tous étaient alors cet homme unique. C'est en ce sens aussi que l'Ecriture dit que Lévi existait dans Abraham son aïeul, quand celui-ci paya la dîme à Melchisédech : Lévi est ici représenté comme payant la dîme, non point par lui-même, mais par celui en qui il existait : ors ne peut pas dire qu'il voulut , ni qu'il ne voulut pas payer la dîme; car il ne pouvait pas avoir de volonté , alors qu'il n'avait pas encore d'existence personnelle ; et cependant, parce qu'il devait être formé du sang d'Abraham, l'Ecriture a pu dire avec raison et en toute vérité qu'il existait dans celui-ci et qu'il paya la dîme. Aussi, parmi les enfants d'Abraham qui existaient en lui au moment où il donna la dîme au prêtre Melchisédech, un seul a été affranchi de ce tribut, c'est le prêtre à qui il a été dit : « Vous êtes prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech (1) ». Bien que, suivant la chair, il appartienne, lui aussi, à la postérité d'Abraham, puisque la Vierge Marie dans le sein de laquelle son corps a été formé, était issue du sang de ce patriarche : il n'est pas cependant assujetti aux mêmes lois, ni soumis à la même condition naturelle , parce que, sa conception s'étant accomplie sans le concours d'aucun homme, la concupiscence n'exerce sur lui aucun empire. Réponds donc maintenant, non plus à Ambroise, comme je t'y invitais tout à l'heure, mais à celui qui a écrit aux Hébreux en ces termes : « Et Lévi, qui reçoit la dîme des autres, l'a payée lui-même, pour ainsi .dire, en la personne d'Abraham ; car il était encore dans Abraham son aïeul, quand Melchisédech vint au-devant de ce patriarche (2) ». Attaque cet auteur, poursuis-le de tes arguties insensées et interminables; dis-lui, si tu l'oses : Le patriarche Abraham ayant donné la dîme volontairement, comment Lévi, qui ne pouvait alors faire aucun acte de volonté, puisqu'il n'existait pas encore , comment Lévi a-t-il pu donner la dîme par la volonté de son aïeul? C'est en effet par un raisonnement, ou plutôt par un sophisme du même genre, que tu

 

1. Ps. CIX, 4. — 2. Hébr. VII, 9, 10.

 

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nous dis, à nous: Le premier homme ayant péché volontairement, comment les autres hommes qui, bien loin de pouvoir faire des actes de volonté personnelle, n'avaient pas même encore une existence propre et distincte, comment auraient-ils pu pécher en Adam et par la volonté d'Adam? De grâce, épargne plutôt à tes lecteurs la fatigue de lire de pareilles futilités : tous ceux qui n'étaient pas encore nés , ne pouvaient assurément accomplir par leur volonté personnelle aucun acte, soit bon , soit mauvais; mais ils purent tous pécher dans celui en qui ils existaient comme dans leur commune origine, au moment où celui-ci se rendit par sa volonté propre coupable de ce péché énorme, au moment où il souilla, où il flétrit, où il pervertit en lui la nature humaine ; tous, dis-je, excepté celui-là seulement dont le corps a été formé du sang d'Adam, il est vrai, mais non point par la voie ordinaire de la génération . comprends cela, si tu le peux ; s'il n'est pas possible à ton intelligence de s'élever jusque-là, crois-le.

CV. Jul. Après m'avoir fait cette réponse, il s'évertue à renverser un autre argument dont la force inébranlable avait déjà triomphé une première fois de la violence de ses attaques. Moi-même en effet, après avoir posé la question de la volonté des petits enfants, j'ai ajouté : « Mais tu nies qu'au moment de leur naissance la volonté des petits enfants soit coupable d'aucun péché; et tu prétends néanmoins qu'ils sont soumis à la puissance du démon ; tu ne dissimules pas même la raison sur laquelle tu crois pouvoir appuyer cette affirmation : Les petits enfants, dis-tu, sont soumis à la puissance ennemie, parce qu'ils naissent de l'union de l'un et de l'autre sexe ». Ainsi, d'après son propre témoignage formulé dans les termes les plus explicites, il attribue au démon la propriété des petits enfants , précisément parce que ceux-ci naissent de l'union de l'un et de l'autre sexe; et j'ai déjà fait voir ailleurs que par là même il considère nécessairement comme étant l'oeuvre du démon le mariage qui a été en réalité institué par Dieu, et qui ne peut exister sans l'union charnelle.

Aug. Malgré les efforts inouïs que tu as faits pour établir cette thèse, tu n'as pu réussir à lui donner même une apparence de consistance; pour s'en convaincre, il suffit de lire

le texte même de tes impostures et celui des réfutations que j'y ai opposées.

CVI. Jul. Il dirige donc maintenant ses efforts contre ces paroles de mon livre et, tout d'abord, il rapporte celles-ci que je lui ai adressées sous la forme interrogative : « Tu déclares donc que les petits enfants sont soumis à la puissance du démon, précisément parce qu'ils naissent de l'union de l'un et de l'autre sexe? » Ecoutons la réponse qu'il fait à cette question: « Je déclare hautement», dit-il, « qu'ils sont soumis à la puissance du démon à cause d'un péché dont ils sont coupables : et ils ne sont pas exempts de péché précisément parce qu'ils naissent de cette union à laquelle préside fatalement une concupiscence honteuse, bien qu'elle serve à l'accomplissement d'une oeuvre honnête en soi. Ambroise, de très-heureuse mémoire, a tenu, lui aussi, le même langage (1) ». O homme d'une perversité véritablement malheureuse ! O fourberie sacrilége ! O imposture ignoble !

Aug. Crie, éclate de toute la force de ta voix : ajoute encore à tes exclamations, ô malheureux frénétique ! Car il faut que tu sois en proie à une fureur qui ne te laisse plus aucune responsabilité morale, pour qualifier Ambroise de Manichéen. — A Dieu ne plaise, diras-tu, que je qualifie Ambroise de Manichéen. — Comment cela, je te prie? Serait-ce afin de montrer quelle est la puissance et la force du libre arbitre, que tu refuserais de tenir un langage que la logique la plus irrésistible t'oblige à tenir? Pourquoi donc me qualifies-tu d'un nom que tu déclares ne pouvoir être appliqué à Ambroise, puisque celui-ci a enseigné depuis si longtemps la même doctrine que j'enseigne aujourd'hui et que, par rapport à la question au sujet de laquelle tu me déclares manichéen, sa cause et la mienne sont une seule et même cause ? Ou bien, ne trouvant plus aucun moyen d'échapper à une conséquence trop rigoureuse et trop manifeste, chercherais-tu à simuler un sentiment de colère, et tes exclamations ne seraient-elles pas autre chose en réalité qu'un effet du trouble et de l'agitation qui règne dans ton âme? Mais je distingue parmi tes exclamations, celle-ci : « O homme d'une perversité malheureuse ! » Je suis sans doute un homme pervers, un homme malheureux,

 

1. Ci-dessus, du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15.

 

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parce que j'embrasse la doctrine d'Ambroise: je serais au contraire le plus fortuné et le plus honnête de tous les hommes, si je me rangeais du parti de Julien. J'entends aussi ces mots: « O fourberie sacrilège ! » Nous faisons sans doute un acte de fourberie sacrilège quand nous opposons Ambroise à Julien nous ferions au contraire un acte de sagesse admirable, si nous préférions Julien à Ambroise. Mais que signifie cette troisième exclamation que j'ai entendue tomber de tes lèvres: « O imposture ignoble ! » Veux-tu dire que le langage et la pensée d'Ambroise sont contraires à la vérité? ou bien prétends-tu que nous lui attribuons faussement une doctrine qui n'était point la sienne, et qu'il n'y a absolument rien de commun entre ses maximes et celles que nous lui prêtons? ou bien enfin crois-tu que, ne comprenant pas le sens de ses paroles, nous les interprétons d'une manière conforme à notre erreur, tandis qu'en réalité elles n'ont rien que de conforme à la vérité ? Certes, tu ne veux pas porter l'insulte vis-à-vis d'un personnage tel qu'Ambroise, jusqu'à le qualifier de vil imposteur. Tu n'as pas non plus osé dire que cette doctrine avait été inventée par nous et que nous avions menti impudemment en la lui attribuant: ses écrits sont si bien connus de tous les docteurs, que tu aurais craint de te précipiter dans un pareil abîme. D'autre part, ces paroles sont tellement claires et tellement explicites que, non-seulement il ne faut pas une grande pénétration d'esprit pour les comprendre , mais on ne pourrait entreprendre de les expliquer sans faire preuve d'une puérilité ridicule. Au reste, afin que le lecteur puisse .juger par lui-même de la vérité de rues assertions, je citerai ici les paroles mêmes du bienheureux évêque catholique. Voici donc ce que dit ce grand homme dont, suivant le témoignage de votre Pélage, les ennemis mêmes n'ont jamais osé attaquer ni la foi, ni les interprétations si pures et si profondes des saintes Ecritures (1) ; voici ce qu'il dit en parlant de la naissance du Seigneur : «C'est pourquoi, en tant qu'homme, il a subi toute sorte d'épreuves; il a essuyé tous les genres de tribulations, parce qu'il avait pris une nature semblable à la nôtre  mais parce que sa naissance était l'œuvre de l'Esprit, il a été exempt de péché. Tout homme en effet est menteur, et personne

 

1. Pelage, du Libre Arbitre, liv. III.

 

n'est exempt de péché, si ce n'est Dieu seul. Il demeure donc établi », dit-il, « que, parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est le fruit de cette union des corps, nul ne doit être considéré comme exempt de péché; et par là même, quiconque est exempt de péché n'a point été engendré de cette manière (1) ». Puisque, d'une part, tu ne saurais nier que ces paroles aient été écrites par Ambroise et que, d'autre part, tu vois qu'elles sont on ne peut plus claires et plus explicites ; pourquoi t'écries-tu : « O imposture ignoble ! » Sur qui prétends-tu faire tomber cette accusation, je te prie? sur lui ou sur moi? Si tu veux parler d'Ambroise, considère à qui s'adresse ton injure: si c'est moi que tu prétends accuser, considère combien ton accusation est contraire à la vérité. Mais, diras-tu, tu enseignes, toi aussi, cette doctrine. Oui certes, je l'enseigne, parce qu'elle est l'expression de la vérité : et si tu crois qu'elle n'est pas l'expression de la vérité, comment, alors que, lui et moi, nous enseignons une doctrine identique, comment puis-je mériter la qualification de manichéen, et lui, échapper à cette même qualification ? Avec combien plus de raison ne devons-nous pas nous-mêmes nous écrier ici : O honteuse acception de personnes ! O acception de personnes qui sans aucun doute serait pour toi un sujet trop légitime de honte et de confusion, si tu savais encore rougir, si la pudeur n'avait pas perdu tous ses droits sur ton front aussi bien que sur tes lèvres.

CVII. Jul. Il ose dire qu'il ne condamne pas le mariage ; il ose avec une impudence pleine de scélératesse se jouer de la simplicité de ses lecteurs, jusqu'à prétendre qu'il a cessé d'être partisan de Manès, lui qui déclare en une multitude d'endroits que l'union des corps, que l'oeuvre des noces, que l'amour conjugal et l'affection des parents sont autant de choses qui appartiennent au démon. Et ajoutant à ces rêveries de Manès ses propres inventions d'une finesse merveilleuse, il déclare que l'union charnelle est une oeuvre du démon, bien qu'elle s'accomplisse par la volonté et par les membres des époux ; et en même temps qu'il absout ceux par qui elle s'accomplit, il soutient que les fruits innocents de cette union sont sous la puissance du démon.

 

1. Ambroise, sur Isaïe.

 

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Ainsi nourrissant toujours contre Dieu la même haine et la même colère, il prend la défense de ceux qui, pour me servir de ses expressions, se font lés instruments dociles du démon en cédant aux suggestions de la convoitise charnelle.

Aug. Tu te trompes et tu induis en erreur ceux qui se laissent séduire par tes discours ils ne se font point les instruments dociles du démon en cédant aux suggestions de la convoitise charnelle, les époux qui s'unissent dans l'intention de procréer des enfants qui devront eux-mêmes être régénérés. Et en m'exprimant ainsi, je ne prétends pas défendre la concupiscence qui est une chose mauvaise en soi : je défends seulement ceux qui font un bon usage de cette chose mauvaise. Car on peut faire un bon usage même de ce qui est essentiellement mauvais. Les saintes Écritures nous apprennent que Satan lui-même sert à quelque chose, bien qu'il soit toujours digne de notre mépris le plus profond, et que ceux-là méritent tous nos éloges, qui savent tirer profit de ses inspirations les plus abominables.

CVIII. Jul. Quant aux enfants, après avoir dit qu'ils sont formés par Dieu, il déclare qu'ils sont la propriété du démon; et ainsi il accuse, non pas l'oeuvre du démon dont il proclame les ministres exempts de toute faute, mais l'oeuvre de Dieu, quoique celle-ci n'ait pu ni ressentir elle-même les flammes de la volupté, ni avoir conscience de la manière dont elle servait les intérêts du démon. Cet homme donc qui se glorifie de jeter l'odieux sur l'oeuvre conjugale, et de justifier les convoitises les plus déréglées de la chair, cet homme qui attaque l'innocence et qui prétend flétrir la justice de Dieu, n'a pas craint d'écrire ces paroles : « Je déclare hautement que les petits enfants sont soumis à la puissance du démon, parce qu'ils naissent de cette union charnelle ». Puis, ne voulant pas laisser cette maxime infâme dans sa révoltante nudité, il s'est efforcé de la couvrir d'une autorité, et comme l'Écriture ne pouvait à cet égard lui être d'aucun secours, il a ajouté que l'évêque Ambroise avait enseigné la même doctrine. Et certes, il ne faut pas s'étonner qu'il accuse même les morts, puisqu'il se fait un jeu d'accuser les innocents.

Aug. Pour quiconque sait lire, que signifient ces paroles, sinon que cette maxime du bienheureux Ambroise citée par nous n'est pas réellement de lui, mais que nous la lui avons attribuée après l'avoir inventée nous-même? En lisant le commencement de ce chapitre, je le considérais simplement comme un hors-d'oeuvre sans importance aucune; mais en lisant ce que tu ajoutes ensuite, j'ai reconnu que tu ne rejettes nullement l'authenticité de ma citation, et j'ai compris que tu te constitues en réalité l'accusateur abominable de ce grand et illustre docteur. En effet, tout ce que tu die contre moi parce que je soutiens que, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union de l'homme et de la femme, nul n'est exempt de péché, tu le dis nécessairement aussi contre celui qui a enseigné et écrit cette maxime avant moi. Quand, au contraire, pour réfuter et pour détruire tes vains discours, je soutiens que les petits enfants sont à cause du péché originel soumis à la puissance du démon jusqu'à ce qu'ils reçoivent une naissance nouvelle en Jésus-Christ, ce n'est pas moi seul que je défends; mais je défends avec moi contre tes accusations impies et sacrilèges, Ambroise et les autres qui ont embrassé la doctrine d'Ambroise, tous ceux qui ont vécu dans cette foi, les docteurs qui l'ont enseignée et transmise après l'avoir reçue eux-mêmes; je défends enfin l'Église universelle de Jésus-Christ qui, par les exorcismes et par les insufflations qu'elle fait sur les petits enfants immédiatement avant leur baptême , atteste qu'elle à reçu cette doctrine, qu'elle y croit fidèlement.

CIX. Jul. Avec combien plus de raison ne pourrais-tu pas dire : Manès a tenu, lui aussi, un langage identique dans sa lettre à Patrice, dans celle qu'il a adressée à sa fille Ménoch, enfin dans une multitude d'autres écrits où tu puises chaque jour tes inspirations? Mais tu prétends ranger l'évêque de Milan de ton parti, et ne pouvant trouver dans ses paroles aucun appui, tu cherches à y puiser au moins une consolation.

Aug. Les paroles d'Ambroise sont directement opposées à celles de Manès. Celui-ci prétend qu'une nature étrangère et mauvaise est mêlée à la nôtre ; celui-là, au contraire, ,

enseigne que notre nature est viciée et flétrie par la prévarication du premier homme : par rapport à la question que nous discutons

 

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présentement, lorsque Ambroise entreprend de justifier la naissance du Christ, il déclare que sa chair n'avait rien de commun avec la chair dé péché que les autres hommes apportent en naissant, tandis que Manès nie absolument l'existence même de cette chair du Christ. Ainsi, ce que croit Ambroise, je le crois moi aussi : ce que croit Manès, nous ne le croyons ni Ambroise, ni moi. Pourquoi prétends-tu me séparer d'Ambroise et m'associer à Manès? Si cette maxime : Les enfants contractent en naissant le péché originel, non point parce qu'une nature étrangère est mêlée à la leur, mais par suite de la dépravation de notre propre nature; si cette maxime, dis-je, est une maxime manichéenne, pourquoi, puisqu'elle est enseignée par Ambroise aussi bien que par moi, n'essaies-tu pas de nous associer tous deux à Manès? Si , au contraire, cette maxime n'a rien de commun avec le manichéisme (et en réalité il ne saurait y avoir aucun doute à cet égard) , pourquoi, puisque je l'enseigne avec Ambroise, ne daignes-tu pas nous séparer tous deux des partisans de Manès? Comment donc, pour me servir de tes propres expressions , comment « m'efforcè-je de ranger l'évêque de Milan a parmi ceux de mon parti » ; puisque toi-même tu t'efforces inutilement de me séparer de lui ? Tu ajoutes que « ne pouvant trouver dans ses paroles aucun appui, je cherche à y puiser au moins une consolation » . que veux-tu dire par là? Ambroise et moi, que tu le veuilles ou non, nous avons pour appui commun et inébranlable Jésus-Christ et les mystères de Jésus-Christ tels que la foi catholique nous les représente. Oui assurément, Ambroise est ma consolation, parce que je partage avec lui l'honneur de recevoir tes injures : et sous ce rapport je trouve ma consolation, non pas seulement dans Ambroise, mais dans Cyprien, dans Hilaire et dans tous les autres défenseurs de la foi catholique, sur qui retombent les traits que tu prétends diriger contre moi seul. Cesse donc de me poursuivre de ce regard plein d'une jalousie amère, parce que je trouve dans la société d'Ambroise, de Cyprien et d'Hilaire, de quoi me consoler surabondamment de tes injures : car tu es obligé malgré toi de voir et de reconnaître combien est différente la consolation que tu trouves à être condamné dans la société de Pélage, de Célestius et autres docteurs de la même sorte. Quelle peut en effet. être la cause véritable de cette haine que tu nourris contre moi? Ne vient-elle pas uniquement de ce que je montre de la manière la plus évidente que Ambroise combat le manichéisme et, comme un défenseur vaillant et intrépide de la foi catholique, lui porte des coups décisifs ; tandis que toi-même, dans cette lutte contre Ambroise, tu procures aux partisans de Manès ou bien des consolations dans leur défaite, ou même , ce qui est pis encore , des secours dans leur résistance ? -Suivant les Manichéens, il existe une substance et une nature essentiellement mauvaise ; cette substance, cette nature mauvaise a, de toute éternité, une existence propre et particulière aussi bien que la substance et la nature du Dieu bon ; car, disent-ils, il est impossible que les maux aient leur origine dans des êtres bons : Ambroise combat directement cette doctrine en ces termes : « Les maux proviennent d'êtres bons : car le mal, en soi, n'est pas autre chose que la privation d'un bien; et de plus, le mal sert à faire mieux apprécier ce qui est bon : donc l'origine, la cause du mal n'est pas autre que l'absence et la privation du bien (1) ». En présence de ces deux adversaires, de quel parti te ranges-tu ? « L'essence des choses », dis-tu, « ne permet pas que le mal naisse du bien, ni que l'iniquité soit jamais l'œuvre d'un être juste ». Nous avons trouvé ces paroles par lesquelles tu te déclares en faveur de Manès contre Ambroise, dans ce brillant ouvrage où tu as voulu opposer quatre livres à mon livre unique (2). Si tu avais qualité pour juger dans cette controverse, il est manifeste que tu déclarerais Ambroise vaincu par les Manichéens. Et tu ne rougis pas, toi, d'avoir ainsi calomnié ceux que tu accusais ouvertement, d'avoir flatté hypocritement ceux que tu accusais d'une manière très-réelle , quoique sans l'avouer , d'avoir enfin prêté ton secours et ton appui à ceux dont tu accusais tes adversaires d'être les partisans ?

CX. Jul. Est-ce que les écrits et les disputes des hommes peuvent porter préjudice à la loi ou aux oeuvres de Dieu ?

Aug. Tu commences ici déjà à confesser que nous n'avons point attribué cette maxime à Ambroise après l'avoir inventée nous-même, mais qu'elle est réellement de lui; puisque

 

1. Sur Isaac et sur l'Ame, ch. VII. — 2. Contre Julien, liv. I, n.42-46.

 

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tu cherches à en éluder la force et l'autorité par cette fin de non recevoir: « Est-ce que les écrits et les disputes des hommes peuvent porter préjudice à la loi ou aux oeuvres de Dieu? » Mais continue, édifie-nous mieux encore sur la haine que tu nourris contre la foi catholique et sur l'impudence avec laquelle tu t'efforces.de la détruire.

CXI. Jul. Du reste, je n'ai pas besoin de chercher bien loin des preuves pour établir que tu n'as lu nulle part dans les saintes Lettres la doctrine que tu fais profession de croire ; il nie suffit pour cela de constater que, en dehors de ces quelques bribes empruntées aux écrits d'un évêque, tu n'as cité aucun témoignage à l'appui de ta thèse : si tu avais pu découvrir quelque part une autorité plus imposante, il est incontestable que tu n'aurais pas même songé à faire usage de celle-là.

Aug. Que ceux qui nous lisent, jugent si je n'ai pas cité des témoignages des divines Ecritures ; et si toi-même tu ne t'es pas efforcé inutilement de dénaturer les textes rapportés par moi.

CXII. Jul. Mais il est heureux pour nous que tu nous aies appris toi-même le premier à ne pas nous laisser effrayer -par l'autorité de ces sortes de personnages. En effet, saint Pélage ayant cité les noms d'Ambroise et de Cyprien comme de deux hommes vénérables qui dans leurs livres s'étaient faits les défenseurs éloquents du libre arbitre, tu as répondu, dans le livre adressé par toi à Timase contre le libre arbitre, qu'à tes yeux l'autorité de ces sortes dé personnages était nulle et sans valeur aucune ; tu as même ajouté que, grâce aux progrès que le temps et les années leur avaient permis de faire dans la voie de la sainteté, ils s'étaient purifiés de tout ce qu'il avait pu y avoir de répréhensible dans leurs premiers sentiments (1). Si je rapporte ici ces paroles de ton livre à Timase, c'est uniquement afin que désormais tu rougisses de chercher dans des noms propres un moyen trop facile en vérité de rendre tes adversaires odieux et d'exciter contre eux des haines profondes et violentes. Car les maximes, soit d'Ambroise, soit des autres docteurs dont vous essayez de flétrir la renommée en les associant à vos erreurs, peuvent très-bien recevoir une interprétation claire et bénigne.

Aug. Qui croirait que ton esprit ait pu

 

1. De la Nature et de la Grâce, n. 71 et suiv.

 

s'obscurcir et s'aveugler à ce point, si l'on n'en avait ici la preuve écrite et irrécusable? Tu déclares d'abord que si j'avais pu rencontrer ou découvrir quelque autorité plus imposante, je me serais abstenu de citer des paroles, ou, pour me servir de toit expression, des bribes tirées d'écrivains ordinaires ; puis tu ajoutes immédiatement que Pélage, décoré par toi du titre de saint, a, dans sa défense du libre arbitre, invoqué le témoignage et l'autorité vénérable de Cyprien et d'Ambroise ; et tu ne remarques pas que cette seconde proposition fait retomber sur ton maître et sui votre hérésie elle-même le, blâme prononcé par la première. Car, d'après le principe posé par toi en premier lieu, ;si Pélage avait trouvé dans les livres canoniques quelque témoignage plus imposant en faveur de la thèse qu'il défendait, il se serait abstenu d'invoquer le témoignage des controversistes. Comment pourrais-tu écrire de pareilles choses, si le nom seul d'Ambroise ne portait pas le trouble dans ton esprit, et si tune comprenais trop bien que Pélage trouve en lui un adversaire redoutable? « Mais », dis-tu, « Augustin lui-même nous a appris le premier à ne pas nous laisser effrayer par l'autorité de ces sortes de personnages », c'est-à-dire par l'autorité d'Ambroise et de ceux qui ont enseigné la même doctrine que lui. Certes, cette autorité pèse sur toi de telle sorte que, non-seulement elle t'accable et te renversé, mais elle te broie et te rend semblable à cette poussière que le vent enlève de la surface de la terre (1). En effet, ces évêques de Dieu si nombreux et si vénérables, si saints et si illustres, ces hommes-qui,-après avoir été les enfants dociles de l'Eglise catholique, sont devenus nos pères dans la foi, et qui ont enseigné fidèlement la vérité telle qu'ils l'avaient apprise de la bouche de leur mère ; ces évêques, dis-je, quand ils ont parlé du péché du premier homme et de la transmission de ce péché à toutes les générations humaines , n'ont point tenu un langage différent les uns des autres, et on ne les a jamais surpris en contradiction avec eux-mêmes; telle a été, au contraire, l'unanimité de leurs sentiments et la perpétuité constante de leurs enseignements que, pour quiconque ne lit pas leurs écrits avec un esprit prévenu et rempli des préjugés de l'hérésie, il n'est pas possible de

 

1. Ps. I, 4.

 

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douter que la sainte Ecriture doive, à ce sujet, être interprétée comme ils l'ont interprétée, et la foi catholique être entendue comme ils l'ont entendue. Toi-même tu te sens tellement accablé et comme écrasé sous le poids de leur autorité, que tu entreprends de défendre, en les interprétant d'une manière claire et bénigne », celles de leurs paroles qui sont en contradiction manifeste et palpable avec ta propre doctrine. Ecoutons donc cette interprétation claire et bénigne, quoique, si tu réussis réellement à justifier ces paroles, je te demanderai alors comment tu peux me faire un crime de les avoir invoquées et citées le premier. Car les maximes que tu détestes et que tu attaques dans mes écrits, sont précisément celles que tu prétends expliquer et justifier dans les leurs. Si, au contraire, tu ne les justifies pas réellement, et que, .sous prétexte de les défendre, tu cherches seulement à les attaquer d'une manière plus habile et mieux déguisée, à Dieu ne plaise que nous considérions cette interprétation comme une interprétation claire et bénigne ; dans ce cas, tes discours ne seraient pas autre chose qu'une adulation dérisoire décorée du titre de panégyrique, de peur que tes injures et tes calomnies n'excitent tout d'abord la colère des peuples catholiques habitués à vénérer ces grands, hommes.

CXIII. Jul. On peut dire, par exemple, qu'ils se sont parfois exprimés avec une simplicité excessive et que, préoccupés de l'objet principal de leur discussion, ils n'ont pas toujours dû songer à prévenir les difficultés qui pouvaient naître incidemment de la teneur même de leurs discours. Ainsi, puisqu'ils ont très-souvent fait l'éloge du mariage, puisqu'ils n'ont jamais pensé que le démon fût l'auteur direct des inclinations de la chair; puisqu'enfin, bien loin d'avoir jamais assujetti à l'empire du démon les oeuvres de Dieu, c'est-à-dire les membres que la nature a donnés à l'homme, ils ont déclaré expressément que le mariage.a été institué et béni par Dieu, puisqu'ils ont affirmé hautement et, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, démontré l'existence du libre arbitre : on ne saurait sans inhumanité les considérer comme partisans ou comme fauteurs de votre doctrine abominable, sous prétexte qu'on a surpris dans leurs écrits soit quelques phrases ambiguës, soit quelques mots échappés à l'inadvertance naturelle de l'esprit bu. main. De même que les saintes Ecritures n'ont rien perdu de leur autorité souveraine, quoique toutes les hérésies aient cherché à s'abriter et à se retrancher derrière quelques-uns de leurs témoignages ; de même aussi nous ne souffrirons pas qu'on outrage et qu'on flétrisse la mémoire des illustres défenseurs de la foi catholique à l'occasion de quelques mots qu'ils n'ont pas pesés et choisis avec assez de circonspection. Certes, ils n'avaient pas l'intention, eux, de condamner le mariage, de nier le libre arbitre ou de flétrir l'innocence : supposé même qu'ils eussent eu l'une ou l'autre de ces intentions, votre doctrine ne serait pas pour cela affermie sur un fondement plus solide; il s'ensuivrait seulement qu'ils auraient trahi et déshonoré leur ministère.

Aug. O défense, ô interprétation vraiment claire et bénigne ! Ambroise, dis-tu, s'est exprimé avec une simplicité excessive quand il a dit que, parmi ceux qui naissent de l'union de l'homme et de la femme, personne n'est exempt de péché (1) ; préoccupé avant tout de l'objet principal des questions qu'il traitait, et ne voyant pas la nécessité de prévenir les difficultés qui pouvaient naître incidemment de la teneur même de ses paroles, il a, par suite de cette inadvertance et de ce défaut de circonspection, insinué dans ses écrits et dans ses controverses ce que tu appelles le virus du manichéisme. O discoureur également vain et intarissable, tu épargnes cet homme parce que tu crains les autres hommes, tu n'essaies pas de défendre et de justifier les paroles dont il s'agit. Car, si tu les défends véritablement, sans aucun doute tu ne les défends pas aux dépens de la vérité, et elles-mêmes ne doivent rien avoir que de conforme à la vérité ; mais s'il en est ainsi, il s'ensuit nécessairement que nous avons raison d'affirmer l'existence du péché originel, et par là même votre doctrine se trouve renversée et détruite. Si au contraire tu ne défends pas sincèrement ces paroles, l'interprétation que tu- en donnes n'est plus alors une interprétation claire et bénigne, mais bien une déception. Mais, dis-tu, Ambroise « a très-souvent fait l'éloge du mariage » ;et nous aussi nous faisons l'éloge du mariage. « Il n'a point. pensé que le démon fût l'auteur

 

1. Sur Isaïe.

 

725

 

a direct des inclinations de la chair » ; s'il s'agit des inclinations honnêtes de la chair, nous ne le pensons pas non plus; s'il s'agit des inclinations mauvaises de la chair, les enseignements d'Ambroise sont la règle des nôtres. «Il n'a point assujetti à l'empire du démon les oeuvres de Dieu, c'est-à-dire les membres que la nature donnés à l'homme » ; comme si les organes charnels des personnes qui commettent l'adultère n'étaient pas des oeuvres de Dieu et des membres donnés par la nature, bien qu'ils soient incontestablement assujettis au vice et par là même au démon. « Ces grands hommes », dis-tu encore, « ont déclaré expressément que le mariage a été institué et béni par Dieu ; ils ont affirmé et, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, ils ont démontré l'existence du libre arbitre » : nous aussi nous enseignons ces maximes. « On ne saurait pas a sans inhumanité les considérer comme partisans ou comme fauteurs de votre doctrine abominable » : il serait plus vrai de dire que vous parlez vous-mêmes un langage insensé et tout à fait abominable, quand vous prétendez que nous ne sommes pas en communion de foi avec ces hommes. Tu ajoutes que «les saintes Ecritures n'ont rien perdu de leur autorité souveraine, bien que toutes les hérésies aient cherché à s'abriter et à se retrancher derrière quelques-uns de leurs témoignages » ; d'où tu conclus «que l'autorité des controversistes catholiques ne doit pas non plus être compromise à cause de certaines expressions que tu considères comme leur étant échappées par inadvertance », et que nous vous opposons comme des objections insolubles. Que signifie ce passage, sinon que les paroles mêmes des saintes Ecritures dont les hérétiques s'emparent pour défendre leurs doctrines, sont des paroles échappées par inadvertance , d'où il suit qu'elles ne sont point l'expression de la vérité? Où trouver un langage plus impie et plus odieux? Si tu me réponds que ces paroles de l'Écriture sont bien réellement l'expression de la vérité, mais qu'elles sont interprétées par les hérétiques dans un sens qui n'est pas leur sens véritable : il n'y a plus dès lors aucune ressemblance entre les termes de cette comparaison; ou bien, si tu nous accordes que les paroles soit d'Ambroise, soit de Cyprien, soit des autres docteurs catholiques, citées par nous contre vous, sont l'expression de la vérité, tu confirmeras par là même la doctrine de l'existence du péché originel. Ainsi donc, de même que nous faisons, nous, avec ces grands hommes, l'éloge du mariage, de même que nous confessons avec eux la puissance du libre arbitre et que nous défendons l'innocence; de même aussi, toi, reconnais avec eux que les petits enfants ne sont point exempts de péché ; autrement, tandis que nous demeurons en communion avec eux, tu te déclares leur adversaire. Et en effet tu ne défends pas leurs paroles, comme tu l'avais promis, mais tu les poursuis et tu les attaques de tout ton pouvoir. Dès lors que la nature même de ta doctrine t'oblige à les censurer et à les repousser comme contraires à la vérité, il ne t'est plus possible de chercher dans le nom seul de leurs auteurs un moyen de les justifier et de remplir ta promesse: tu voulais paraître porter l'indulgence jusqu'à la flatterie, et il se trouve que tes flatteries ne sont pas autre chose que des accusations.

CXIV. Jul. C'est pourquoi je conjecture et je déclare librement que, si quelqu'un de ces illustres docteurs vivait encore de nos jours et qu'il vit la discipline chrétienne privée de son antique splendeur et indignement foulée aux pieds; s'il voyait la volonté créée libre par Dieu, oisive dans tous.les hommes; s'il voyait ceux-ci affectant d'imputer à la nécessité toutes les actions qu'ils commettent volontairement et librement; s'il voyait enfin les oeuvres de Dieu devenues des objets de mépris, et le renversement de la loi divine prêché aux peuples sous le nom de grâce inefficace; sans aucun doute il s'élèverait contre vous de toute l'ardeur et de toute l'énergie de son âme ; puis, considérant qu'il n'est pas possible d'établir une distinction entre la doctrine du péché naturel et la doctrine impie de Manès, après avoir d'abord corrigé ou condamné vos erreurs, il défendrait la foi catholique en des termes plus précis et avec plus de circonspection.

Aug. Pourquoi donc corrigeraient-ils tout d'abord nos erreurs sans corriger les leurs en même temps? Où est ce que tu nous avais promis de citer et de déclarer librement? Manifestement ta jactance n'est pas libre, ou la liberté n'est plus qu'un vain mot

tu as craint de dire que si Ambroise vivait (726) encore de nos jours, dès qu'il vous aurait entendus, il réformerait d'abord son propre enseignement et ensuite le nôtre; mais en ta qualité d'homme libre; bien que tu n'aies pas osé exprimer cette pensée, tu as voulu cependant la faire naître dans l'esprit du lecteur. Voilà jusqu'à quel point nous avons progressé dans ces derniers jours : si Ambroise vivait encore en ce moment, il apprendrait qu'il a été manichéen, et dès qu'il aurait entendu Julien, ou Célestins, ou Pélage, il comprendrait qu'au lieu -de persévérer longtemps dans cette doctrine impie et pestilentielle, il doit se soumettre à vos prescriptions et accepter avec reconnaissance vos remèdes et vos soins. Quel spectacle se présente ici à l'esprit de tout homme qui sait penser et réfléchir? combien il serait singulier de voir Ambroise se tenant debout, ou, avec la permission de son maître, assis devant Pélage et apprenant l'existence d'un paradis nouveau, rempli des calamités de ce siècle auxquelles nous voyons les petits enfants assujettis; d'un paradis où, alors même que personne n'aurait commis le péché, une loi fatale voudrait que la chair convoitât contre l'esprit, et, de peur que celui-ci ne fût entraîné par celle-là à des crimes honteux et abominables, que l'esprit convoitât à son tour contre la chair : l'habitude porterait encore Ambroise à dire que cet état de discorde et de lutte intérieure est devenu la condition naturelle des hommes par suite de la prévarication du premier homme (1); mais, grâce à vos leçons, il n'oserait plus tenir un pareil langage? Il faudrait aussi que dans un paradis de ce genre les femmes enceintes fussent assujetties à des langueurs, qu'elles éprouvassent des défaillances, des ennuis insupportables, et que leur délivrance ne pût s'accomplir sans des gémissements et sans des cris atroces; il faudrait que les hommes apportassent en naissant diverses infirmités spirituelles ou corporelles, qu'un petit nombre plus heureusement doués sous le rapport de l'intelligence, apprissent les lettres avec moins de difficulté, mais au prix d'un travail et de fatigues réelles; que les autres moins heureusement doués reçurent des coups de férule plus ou moins abondants à proportion de la lenteur plus ou moins grande de leur intelligence, et cela sous peine de demeurer dans une ignorance et une

 

1. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

incapacité perpétuelles; que les insensés fussent nourris comme des objets de compassion ou de dérision, sans qu'on pût les confier à aucun maître ; que les petits enfants, avant même qu'ils pussent vouloir ou accomplir aucun mal, fussent éprouvés par des maladies, en proie aux souffrances les plus douloureuses , guéris par des remèdes d'une amertume intolérable, il faudrait enfin qu'ils fussent agités par des démons ou que l'excès même de leurs souffrances leur fît rendre le dernier soupir. Si cependant Ambroise refusait de croire à la vérité de cet horrible tableau; s'il répondait que, supposé que.personne n'eût commis le péché, tous ces maux n'auraient point dû exister dans ce séjour d'une félicité incomparable, puisque, même après que celui-ci eut été souillé parle péché, ils ne purent y pénétrer, et que ceux par la prévarication de qui ils s'étaient déchaînés sur la terre en furent chassés impitoyablement; s'il ajoutait que par là même tous ces maux viennent de la condition déplorable à laquelle les mortels se trouvent assujettis et qui n'aurait jamais      dû être connue , si le péché très-grave du premier homme, altérant et flétrissant la nature humaine, n'avait attiré sur toute la suite des générations ce déluge de calamités aussi nombreuses et aussi multipliées qu'elles sont effroyables en elles-mêmes; car ceux mêmes qui ont participé au bienfait de la rédemption et qui ont déjà reçu le gage de leur salut éternel, né sont pas pour cela affranchis de ces maux, mais ils en seront affranchis seulement lorsqu'ils sortiront de ce monde. Si, dis-je, Ambroise faisait une réponse de ce genre, vos syllogismes brillants lui interdiraient de tenir un pareil langage, de peur qu'après avoir ainsi blâmé la concupiscence de là chair et admis l'existence du péché originel, il ne se trouvât amené logiquement à condamner le mariage, à nier le libre arbitre, à blâmer les oeuvres de Dieu, et, sous prétexte d'établir l'efficacité de la grâce, à renverser complètement l'édifice de la loi. Non assurément, la logique ne lui imposerait pas ces conclusions, mille fois non. Rougissez, ou plutôt ayez horreur de vous arrêter à de telles pensées. Mais je vais plus loin. Si ce grand homme vivait encore aujourd'hui, il vous résisterait avec beaucoup plus de force et d'autorité que nous pour défendre la foi catholique et pour démontrer (727) que la grâce de Dieu ne porte aucune atteinte à l'intégrité de sa justice; avec beaucoup plus de force et d'autorité que nous ne pouvons le faire, il vous prouverait que les déductions logiques dont vous parlez ne sont rien moins que des déductions logiques; que l'on peut vivre honnêtement, non pas en niant ou en louant la concupiscence mauvaise, mais en la réprimant ; que l'on n'accuse point l'Auteur de la nature, quand on représente comme devant être guérie par lui , cette même nature qui a bien pu être viciée, mais qui n'a pas pu être créée par son ennemi; que l'on ne condamne point le mariage, ni les époux qui usent honnêtement d'une convoitise honteuse en elle-même ; que l'on ne supprime point le libre arbitre, mais que l'on fait voir à qui nous sommes redevables de la liberté que nous avons de faire le bien ; il vous prouverait enfin que la grâce ne détruit point la loi, mais qu'elle en procure l'accomplissement. Voilà ce que cet illustre docteur vous démontrerait avec une éloquence admirable, et, sous vos yeux impudents, il pulvériserait la peinture que nous avons faite tout à l'heure de votre paradis; peinture dont tous les traits, vous ne pouvez le nier, sont empruntés à votre erreur, et qui est pour tous les hommes ou un objet de risée ou un objet d'horreur, suivant qu'on la considère comme le fruit d'une rêverie in4e usée ou d'un délire furieux.

CXV. Jul. Personne en effet n'a le droit d'accepter un principe et de repousser les conséquences logiques de ce principe. Celui donc qui prétend que les petits enfants sont soumis à la puissance du démon, précisément parce qu'ils naissent de l'union des sexes; celui-là sans aucun doute condamne, avec la manière dont les corps ont été formés, l'institution de la nature, l'union charnelle qui n'est pas autre chose que l'oeuvre de cette même nature.

Aug. Il te semble qu'il; en est ainsi : mais Ambroise a vu (ce que tu ne vois pas) qu'il n'en est pas ainsi, puisqu'il déclare que ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, ceux dont la naissance est le fruit de l'union charnelle, ne sont pas exempts de péché (1) : et cependant il ne condamne pas cette union elle-même avec la manière dont les corps ont été formés. Le

 

1. Sur Isaïe.

 

mariage, en effet, est bon en tant que les époux s'unissent dans l'intention de procréer des enfants ; mais certaines oeuvres bonnes ne s'accomplissent pas sans qu'il vienne s'y mêler quelque chose de vicieux et de mauvais, de même que les oeuvres mauvaises ne s'accomplissent point sans le concours des membres bons de leur nature. Et cependant, de quelques vices que soit souillée et flétrie une nature quelconque, l'essence de cette nature ne cesse pas pour cela d'être bonne. De même que l'essence du corps d'un enfant est bonne, alors même que cet enfant naît malade; de même que l'intelligence ne cesse pas d'être une chose essentiellement bonne, lorsqu'un autre enfant naît atteint d'aliénation mentale ; de même aussi l'essence de la nature humaine ne cesse pas d'être bonne parce que les hommes naissent coupables du péché originel.

CXVI. Jul. Il y a entre ces deux propositions une connexion tellement étroite qu'il faut ou bien les repousser l'une et l'autre, ou bien les admettre toutes deux en même temps; quoiqu'on puisse les rejeter toutes deux à la fois, il n'appartient cependant à personne de choisir l'une des deux en repoussant l'autre; toute la différence que l'on peut établir entre elles, consiste à dire qu'il serait plus facile d'attaquer l'oeuvre de la chair à cause des unions illicites auxquelles donne lieu parfois la dépravation de la volonté; il serait plus facile, dis-je, d'attaquer l'œuvre de la chair tout en prenant la défense des fruits produits par elle, que de la justifier après avoir accusé ces mêmes fruits. C'est donc vainement que ton coeur partagé entre la crainte des hommes et l'amour de ton impiété, cherche à faire paraître ton esprit flottant et incertain : tu ne réussiras point par ce moyen à créer de nouvelles règles de dialectique, ni à t'arroger le droit de choisir entre deux propositions absolument inséparables, de telle sorte qu'il te soit permis d'en repousser une après avoir accepté l'autre. On verra les cerfs légers paître dans les airs (1), avant qu'il soit possible de nier la conséquence logique d'un principe admis. L'apôtre saint Paul s'appuyait sur cette règle inflexible, quand il disait: « Si les morts ne ressuscitent point, Jésus-Christ non plus n'est pas ressuscité. Si Jésus-Christ n'est pas ressuscité,

 

1. Virgile, Eglogue I, vers 59.

 

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votre foi est donc vaine (1) ». Mais il est certain que Jésus-Christ est ressuscité : donc il est certain aussi qu'un jour doit venir où les morts ressusciteront. Un exemple servira à rendre notre raisonnement plus sensible et à le mieux graver dans l'esprit du lecteur

je suppose que nous discutons sur la question de savoir si la justice est un bien ; je te demanderai d'abord si tu reconnais que tout ce qui est juste est honnête. Ce premier point une fois acquis, je te demanderai en outre si, suivant toi, tout ce qui est honnête est bon en même temps. Sur ta réponse affirmative, je conclurai, que tu le veuilles ou non : Puisque tout ce qui est juste est honnête; puisque tout ce qui est honnête est bon ; donc tout ce qui est juste est bon. Quiconque, après avoir accepté les deux prémisses, voudra repousser cette conséquence, bien loin d'ébranler véritablement l'édifice de lai raison, ne réussira qu'à devenir lui-même un objet de raillerie. Rapprochons maintenant cet exemple de l'objet même de notre discussion, qui est de savoir s'il existe un péché dans la nature. Je t'ai demandé si tu m'accordais qu'aucun péché n'existe sans le concours de la volonté ; tu as répondu affirmativement, comme tes expressions en font foi. Je t'ai demandé ensuite si tu pensais que les petits enfants fussent capables de faire des actes de volonté ; tu as répondu que ce pouvoir ne leur appartient pas. Si donc aucun péché n'existe sans un acte de la volonté, ne s'ensuit-il pas nécessairement qu'aucun péché n'existe dans les petits enfants, ou si l'on veut, dans la nature? Cette troisième proposition est, comme conséquence des deux premières, tellement incontestable qu'elle ne pourrait être révoquée en doute même par les académiciens dont la maxime principale consiste à dire qu'il n'y a rien de certain. C'est pourquoi, toi qui après avoir admis les deux premières propositions, rejettes cette troisième bien qu'elle ne soit pas autre chose que la conséquence des deux premières; tu ne réussiras pas à détruire les fondements de la raison, mais seulement à donner des preuves non équivoques de la fureur qui t'agite.

Aug. En vérité, es-tu assez insensé pour te persuader qu'aucun péché n'existe dans la nature, tandis que réellement aucun péché ne saurait exister ailleurs que dans une

 

1. I Cor. XV, 16.

 

nature ? Car le péché existe nécessairement ou bien dans un ange, ou bien dans un homme; or, sans aucun doute, un ange et un homme sont des natures; si donc le péché n'existait ni dans l'une, ni dans l'autre de ces natures, par là même il n'existerait nulle part. Quand tu as posé la question de savoir s'il existe un péché dans la nature, tu n'avais d'autre but que de parvenir à trancher cette question d'une manière négative : si la vanité ne te rend pas complètement aveugle, tu dois comprendre maintenant combien ton dessein était vain, et combien vainement tu as posé cette question. Voici que je détruis les fondements de ta raison, laquelle n'est pas une raison véritable : et cependant je ne dorme pas pour cela, comme tu nie le reproches avec autant de violence que d'injustice, je ne donne pas des preuves non équivoques de la fureur qui m'agite, mais seulement de l'erreur dont tu te rends la victime volontaire. En effet, après t'avoir accordé les deux propositions mises en avant par toi à titre de prémisses, je nie la troisième parce qu'elle n'est point, comme tu le crois, la conséquence logique de ces deux premières. Je t'ai accordé qu'il n'existe aucun péché sans le concours de la volonté, en ce sens qu'aucun péché ne peut être commis sans un acte de la volonté. Mais on peut en un autre sens dire avec non moins de raison, que le péché existe sans le concours de la volonté, parce que le péché subsiste aussi longtemps qu'il n'est point remis, alors même que l'acte de volonté par lequel il a été commis n'est plus qu'un souvenir historique. Pareillement, je t'accorde que le péché n'existe point sans le concours de la volonté, en ce sens que le péché originel lui-même n'a pas été commis sans un acte de la volonté de celui en qui la source de la vie a été corrompue. C'est pourquoi je puis bien d'autre part aussi t'accorder que la volonté de commettre le péché n'existe point dans le petit enfant, sans être obligé de reconnaître comme une conséquence de ces prémisses, cette troisième proposition : Le péché n'existe donc point dans le petit enfant. Pour que cette dernière proposition fût une déduction rigoureuse des deux premières, il faudrait qu'après avoir reconnu qu'aucun péché n'existe sans le concours de la volonté, je reconnusse également qu'aucun homme n'est coupable de péché sans un acte de sa volonté (729) personnelle. Ainsi, le petit enfant est sans doute incapable de faire aucun acte de volonté peccamineux; mais pour qu'il fût exempt de péché, il faudrait qu'il n'eût point contracté la souillure transmise par celui qui a commis le péché volontairement. On peut établir un raisonnement analogue au sujet de la naissance même de l'homme : si tu disais : La naissance d'aucun homme ne s'accomplit sans un acte de volonté; je pourrais, non sans raison, t'accorder cette proposition; mais si tu disais : La naissance d'aucun homme ne s'accomplit sans un acte de la volonté personnelle de cet homme ; il ne me serait plus possible d'accepter ta proposition. Ainsi, puisqu'il s'agit ici du péché des petits enfants, le péché originel dont ils sont coupables n'a pu être commis, de même que leur naissance n'a pu s'accomplir, sans un acte de volonté, mais non pas sans un acte de leur volonté propre.

CXVII. Jul. Si donc ces prêtres dont nous justifions présentement les paroles, entendaient révoquer en doute la bonté intrinsèque, de l'union conjugale ; s'ils me voyaient poser la question de la formation des corps par Dieu, ils s'empresseraient de répondre affirmativement. Ce premier point une fois acquis, je leur demanderais s'ils considèrent le mariage comme ayant été institué par Dieu. Ce second point une fois acquis comme le premier, je leur demanderais de nouveau si la conception pourrait avoir lieu sans l'union charnelle. Après avoir reçu leur réponse négative à cette dernière question, quelle conclusion me serait imposée par la logique, sinon celle-ci : Les corps n'ayant pu être formés que par Dieu, l'union charnelle ne pouvant s'accomplir que par le moyen des corps, la conception ne pouvant avoir lieu sans l'union charnelle, il s'ensuit nécessairement qu'on doit attribuer à l'auteur même des corps et le fruit de l'union charnelle et cette union elle-même.

Aug. Est-ce que nous discutons ici la question de savoir si l'union conjugale est bonne en soi? mais tous deux nous proclamons cette union bonne. Pourquoi donc fais-tu à ces prêtres, dont tu ne justifies pas, comme tu t'en vantes faussement, mais dont tu souilles les paroles; pourquoi, dis-je, leur fais-tu l'injure d'entreprendre de leur persuader, comme si leur esprit avait encore besoin d'être fixé à cet égard, des choses dont rien ne t'autorise à croire qu'ils aient jamais douté ou que nous doutions nous-mêmes ! L'union conjugale est bonne, quand on l'accomplit en vue de procréer des enfants. Ambroise, lorsqu'il a dit que,-parmi ceux qui naissent de l'union des sexes, personne n'est exempt de péché, n'a point voulu condamner l'union conjugale ; mais il a vu tout ce qu'il y a de mauvais essentiellement dans une chose qui, si l'on en use honnêtement, sert à l'accomplissement d'une oeuvre que nul catholique n'hésitera à considérer comme bonne. Tu parles pour ne rien dire, tes discours ne sont pas autre chose qu'un tissu de futilités interminables : tu abandonnes l'objet même de la question, et tu fais de grands efforts pour établir des vérités qui ne sont contestées par personne, comme si ces vérités étaient révoquées en doute ou même niées. Faut-il s'étonner après cela que ta plume soit si fertile en livres de nulle valeur?

CXVIII. Jul. Sans aucun doute, ces hommes si éclairés, ces prêtres catholiques accepteraient cette conclusion ; ils comprendraient que, soit dans le sens de la chair, soit dans le fruit de la conception, il n y a absolument rien qui soit l'oeuvre d'un autre que du Dieu véritable ; mais aussi que Dieu n'a rien fait de mauvais et que le mal n'est pas autre chose, en soi, qu'une volonté mauvaise commettant le péché sans aucune contrainte naturelle ; et par là même ils déclareraient que les Manichéens et les partisans de la transmission du péché ont été brisés et broyés par les foudres resplendissants de la vérité catholique.

Aug. Tu prétends défendre et justifier les paroles de ces auteurs que tu qualifies d'hommes éclairés et de prêtres catholiques; et tu ne vois pas que cette affirmation est le plus impudent de tous les mensonges, s'il est vrai que ces paroles mêmes sont détruites par tes foudres ! Si au contraire elles sont réellement défendues et justifiées par toi, de telle sorte qu'elles subsistent dans toute leur intégrité, c'est toi-même alors qui ès foudroyé par elles. Quand Ambroise déclare que, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union de l'un et de l'autre sexe, personne n'est exempt de péché, il énonce une maxime ou contraire ou conforme à la vérité. Si tu prétends que cette maxime est fausse, il s'ensuit (730) nécessairement que, bien loin de les défendre et de les justifier, tu attaques les paroles de ces hommes éclairés, de ces prêtres à qui tu reconnais cependant le titre de catholiques. Si, au contraire, afin de pouvoir défendre et justifier véritablement les paroles de ces grands hommes, tu nous accordes que cette maxime est vraie ; c'est donc toi-même qui es foudroyé par celles-là. Comment dès lors oses-tu avancer en des termes pompeux et pleins de jactance que, si ces très-heureux et très-doctes hommes avaient entendu tes syllogismes, ils auraient déclaré que nous, qualifiés par toi de « Manichéens et de partisans de la transmission du péché, nous avons été brisés et broyés par les foudres resplendissants de la vérité catholique ? » Ils prononceraient donc contre eux-mêmes et feraient voir qu'ils auraient été, eux aussi avec nous, détruits et anéantis par tes foudres. Pourquoi n'oses-tu pas exprimer hautement ce que tu es convaincu d'enseigner d'une manière indirecte, et sous une forme déguisée ? Nous confessons avec Ambroise l'existence du péché originel, et toi tu lances la foudre avec une puissance telle que, pour cette maxime enseignée par l'évêque de Milan aussi bien que par nous, nous sommes brisés et broyés, tandis que celui-ci est justifié? Tu ne prétends pas sans doute parler sérieusement : tu ne cherches pas à établir une distinction entre Ambroise et nous ; tu diriges à la fois tes accusations contre nous et contre lui : et cependant il ne t'est pas possible de lancer tes foudres soit sur notre tête, soit sur la sienne, sans démentir le témoignage de ton docteur Pélage qui a écrit que les ennemis mêmes d'Ambroise n'ont jamais osé attaquer ni sa foi, ni ses interprétations scripturaires si profondes et si pures (1). Aussi, bien qu'il soit suffisamment manifeste que tu es ennemi de la foi de ce grand évêque et de ses interprétations scripturaires si profondes et si pures , tu n'oses pas cependant l'attaquer ouvertement; tu espères seulement qu'en censurant mes paroles, tu arriveras à faire voir tout ce qu'il y a de mauvais dans les siennes. O malheureux athlète blessé mortellement , mais dissimulant opiniâtrement ta blessure, te voilà contraint par une force invincible à savourer ce qu'il y a de plus infect dans le bourbier du mensonge :

 

1. De !a Grâce de Jésus-Christ, n. 46, 47.

 

vainement tu cherches à faire paraître la vigueur impétueuse d'un maître du tonnerre, alors que tu es réduit à aspirer la fumée qui s'échappe de ton propre corps foudroyé. Les raisons à l'aide desquelles tu prétends persuader à Ambroise et aux autres docteurs partisans de la doctrine d'Ambroise, que le péché originel n'existe point , sont « que les corps ont été formés et le mariage institué par Dieu, que sans l'union charnelle le genre humain ne pourrait se reproduire ». Nous t'accordons volontiers ces propositions, ainsi que cette autre ajoutée ensuite par toi: « La conception et l'union charnelle doivent être attribuées à l'auteur même des corps »: pourvu du moins qu'en énonçant cette dernière proposition, tu aies entendu parler de l'union conjugale. Toutefois, bien que cette maxime soit en elle même d'une vérité incontestable, elle n'est rien moins qu'une con. séquence logique des prémisses d'oie tu prétends la déduire : autrement, quand tu dis: « Si les corps ont été formés par Dieu seul, si l'union charnelle ne peut s'accomplir que par le moyen des corps; il s'ensuit nécessairement que l'union charnelle doit être attribuée à l'auteur même des corps »; un autre pourrait dire en établissant un raisonnement analogue : Si les corps ont été formés par Dieu seul, si l'adultère ne peut être commis que par le moyen des corps; il s'ensuit nécessairement que l'adultère doit être attribué à l'auteur même des corps. Tu vois tout ce qu'il y aurait d'injurieux pour la majesté divine dans un tel langage, et combien sont détestables les conséquences de tes syllogismes. De même donc qu'on n'a point le droit d'attribuer l'adultère à Dieu, sous prétexte que l'adultère ne peut être commis que par le moyen des corps dont Dieu est l'auteur

on n'est pas non plus autorisé à attribuer à Dieu l'union charnelle par cette raison précisément que cette union ne s'accomplit que par le moyen dés corps dont Dieu seul est l'auteur. Nous reconnaissons cependant que l'union conjugale, à l'exclusion de toute autre, et quand elle s'accomplit en vue de procréer des enfants, doit être attribuée à Dieu comme à son premier auteur : non point parce que cette maxime est une conséquence logique des prémisses posées par toi, mais parce que, envisagée sous un autre rapport, elle apparaît absolument vraie et incontestable. Quant à la (731) conclusion ultérieure que tu cherches à déduire de ces différentes propositions, elle ne se présente ni avec l'autorité d'une déduction logique, ni avec aucun caractère de vérité intrinsèque. Parce que Dieu a formé les corps, parce que Dieu a institué le mariage et que l'enfant ne commence à exister dans le sein de sa mère que par suite de l'union des époux; parce que Dieu crée les petits mêmes des animaux et les forme dans le sein de leur mère; il ne s'ensuit point que tu as le droit d'ajouter : « Donc, soit dans le sens de la chair, soit dans le fruit de l'union charnelle, il n'y a absolument rien qui ne soit l'oeuvre du vrai Dieu ». Quel fut en effet le siège du mal dont le démon et nos premiers parents se rendirent les auteurs, sinon le sens charnel du premier homme et de la première femme ? ce sens, dis-je, qui se trouva perverti et corrompu au moment même où ces derniers donnèrent leur assentiment au conseil abominable du démon et commirent le péché. Quelles furent aussi les victimes de tous les maux que le démon causa ensuite au genre humain, sinon les fruits de l'union des sexes, c'est-à-dire les enfants des hommes ? Mais comment peux-tu dire- que rien de ce qui est mal n'a été fait par Dieu ? » Est-ce que l'enfer n'est pas un mal pour les damnés? De plus, si l'on ajoute foi à ces paroles : « Le mal n'est pas autre chose qu'une volonté mauvaise commettant le péché en dehors de toute contrainte naturelle » : indépendamment de ces maux sans nombre que les anges et les hommes mauvais souffrent malgré eux, on ne devra plus craindre même les supplices éternels qui sont le plus grand de tous les maux et qui sont, non pas une volonté mauvaise, mais le châtiment d'une volonté mauvaise. Tels sont les raisonnements, tels sont les discours à l'aide desquels tu espères foudroyer tes adversaires, alors que ton propre coeur est déjà réduit en cendre.

CXIX. Jul. Cesse donc de poursuivre de tes accusations ces hommes doués d'un esprit sain et droit, ces illustres pontifes de I'Eglise de Dieu : ne les traduis pas devant le tribunal de la postérité pour quelques expressions qui leur sont échappées par inadvertance : on est digne de châtiment, non pas quand on soutient l'erreur un moment, usais quand on la défend avec une opiniâtreté passionnée et de mauvaise foi. Nous devons, certes, imiter le zèle avec lequel ils édifiaient les peuples par des exhortations, par des supplications, par des réprimandes; mais auraient-ils pu recourir à l'un ou l'autre de ces moyens, s'ils avaient cru, comme vous, non pas à des péchés volontaires, mais à des péchés naturels ?

Aug. Et nous aussi, suivant la faible mesure de notre pouvoir, nous édifions les peuples, à l'exemple d'Ambroise, par des exhortations, par des supplications, par des réprimandes; et néanmoins, au sujet du péché originel, nous croyons et nous enseignons ce qui a été cru et enseigné par Ambroise, et non pas par Ambroise seulement, mais par une foule d'autres grands docteurs. « Ces illustres pontifes de l'Eglise de Dieu étaient », dis-tu, « des hommes doués d'un esprit sain et droit » ; de quel esprit es-tu donc doué, toi qui, afin de porter des coups mieux assurés et plus terribles à une doctrine qu'ils ont tous, comme chacun sait, apprise et enseignée dans des termes identiques, prends à leur égard et avec une hypocrisie sacrilège, le titre de défenseur; et qui me reproches amèrement de me constituer leur accusateur, alors que tu me vois prendre leur défense et repousser victorieusement les accusations que tu cherches avec une perfidie abominable à faire peser sur eux ? Tu déclares « qu'on ne doit point les traduire devant le tribunal de la postérité pour quelques expressions qui leur sont échappées par inadvertance» : est-ce ainsi que tu prétends défendre et justifier leurs paroles ? Ce mot d'inadvertance n'est-il pas, à lui seul, un désaveu et une accusation; ou plutôt, n'est-il pas sans contredit possible la condamnation formelle de ces expressions que tu dis leur être échappées par inadvertance et que par lé même tu déclares fausses et contraires à la vérité ? Nous t'en conjurons, si tu proclames la fausseté des paroles que tu défends, proclame aussi la vérité de celles que tu attaques. « On est digne de châtiment », dis-tu, « non pas quand on soutient l'erreur un moment, mais quand on la défend avec une opiniâtreté passionnée et de mauvaise foi »; comme si tu pouvais citer une page quelconque de leurs livres servant à démontrer qu'ils ont modifié leurs sentiments au sujet du péché originel, je ne dis pas après les avoir soutenus un moment, mais après les avoir défendus avec une opiniâtreté  (732) passionnée pendant presque tout le cours de leur vie. Il n'y a dans tes discours absolument rien de sérieux, ni même rien de sensé; ils sont propres uniquement à pervertir les âmes et à compromettre ton salut personnel : repose-toi, je te prie; pourquoi te fatiguer si inutilement ?

CXX. Jul. Mais poursuivons l'examen de ton livre. Vainement tu affirmes que tu n'attribues point au démon les corps, mais seulement le péché : cette affirmation n'est pas autre chose qu'une allégation mensongère à l'aide de laquelle tu prétends seulement., ainsi que nous l'avons déjà montré bien des fois, échapper à l'odieux qui s'attache au nom de partisan de Manès, sans cesser pour cela de répandre le poison du manichéisme. Il est manifeste comme la lumière que tu attribues réellement au prince des ténèbres la propriété des corps, puisque tu proclames l'union des corps une oeuvre diabolique; puisque tu condamnes à la fois les mouvements de la chair, les organes et les fruits de la génération. Comme ton premier maître, tu accuses ouvertement, non pas les vices, mais les membres de la chair : car, tu qualifies de diaboliques les mêmes flammes que Manès s'indigne de voir s'allumer dans les organes charnels, ainsi que je l'ai fait voir par la teneur de ses paroles. Et pour résumer cette argumentation en deux mots, de telle sorte qu'elle se grave plus facilement dans l'esprit du lecteur : ou bien prouve que les petits enfants sont capables de faire des actes de volonté , ou bien déclare-les exempts de toute faute. Tant que tu n'auras pas fait l'un ou l'autre, tuais que tu affirmeras seulement que les enfants sont soumis à la puissance du démon par le fait même qu'ils naissent de l'union des corps; tu prouveras que tu attribues à la puissance ennemie, non point le péché qui ne saurait exister sans un acte de volonté, mais les corps eux-mêmes. Ainsi, cette passion que nous voyons régner à la fois sur les hommes et sur les animaux, est une passion naturelle, dont les flammes ont été allumées par Dieu : celle au contraire qui trouble et qui égare ton esprit dans cette discussion, celle qui lui fait embrasser tour à tour les maximes les plus diverses et les plus opposées; celle-là, dis-je, a son principe et sa cause première dans la sottise et la folie non moins que dans l'impiété. Nous ne faisons donc aucune injure à Ambroise, quand nous le séparons de votre cohorte; et malgré le désir que tu aurais de nous voir commettre une pareille énormité, nous ne l'avons point encore qualifié de disciple de Manès.

Aug. C'est bien en vain que tu t'es fatigué pour arriver, après des détours longs et tortueux, après tous les circuits que la ruse et la fourberie peuvent inspirer, à cette conclusion fausse et ridicule : « Nous ne faisons aucune injure à Ambroise quand nous le séparons de votre cohorte, et nous ne le qualifions point de disciple de Manès ». Si tu ne lui donnes point cette qualification, tu ne dois point me la donner non plus . si au contraire tu crois devoir me la donner, tu es obligé de la donner aussi, non-seulement à Ambroise, mais à tous ces grands et illustres docteurs de l'Eglise qui, au sujet du péché originel, ont enseigné, sans aucune obscurité comme sans aucune équivoque de langage, les mêmes maximes pour lesquelles tu me déclares manichéen, ainsi que je l'ai démontré suffisamment dans le premier et le second des six livres que j'ai publiés contre tes quatre livres. Mais, certes, si Ambroise vivait encore aujourd'hui, il serait accablé et comme atterré par la force toute-puissante de ta dialectique : reconnaissant la fausseté de ses premiers enseignements parla fausseté des conséquences qui en découlent naturellement, il n'oserait plus désormais soutenir que les enfants nés de l'union des sexes ne sont point exempts de péché; il craindrait, en s'exprimant ainsi, d'assujettir ces enfants à la puissance du démon : et, grâce à tes leçons, il cesserait alors d'être manichéen. Oh ! combien il a perdu de n'avoir pu les entendre, tes leçons précieuses ! — Mais, puisque tu me déclares manichéen parce que j'enseigne cette doctrine, Ambroise, lui aussi, l'ayant embrassée et enseignée jusqu'à son dernier jour, il s'ensuit nécessairement et sans aucune objection possible de ta part, qu'il est mort disciple et partisan de Manès. Tu dois donc, non point le défendre, car cela n'est plus en ton pouvoir, mais seulement regretter qu'il ne te soit plus possible de l'instruire: si tu avais pu le faire, si tu avais pu partes leçons corriger et réformer ses erreurs, sans aucun doute il aurait interdit de faire, dans l'église qu'il gouvernait, des exorcismes et des insufflations sur les petits enfants (733) immédiatement avant de les baptiser; il n'aurait point souffert qu'en outrageant ainsi ces innocentes images de Dieu, libres de tout assujettissement vis-à-vis du démon (tu l'affirmes du moins), on fît à Dieu lui-même une injure aussi grave et aussi solennelle : et cependant si Ambroise avait porté cette défense, il aurait été, comme vous, exclu de l'Église catholique. Cette réformation prétendue ne serait pas autre chose en effet qu'une déception et une tromperie. A Dieu ne plaise que ce grand homme s'élevât avec vous contre sa mère l'Église catholique : on le verrait au contraire lutter contre vous avec un courage indomptable pour la défendre. Comment donc as-tu pensé devoir, dans cette circonstance, séparer ma cause de la sienne? Je soutiens que, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union corporelle de l'homme et de la femme, nul n'est exempt du péché, comme Ambroise le soutient lui-même; et cependant je ne prétends pas pour cela que le démon soit l'auteur des corps, parce que Ambroise ne le prétend pas non plus : nous réprouvons tous deux le vice de la nature, mais tous deux aussi nous vénérons l'auteur de la nature. Si, parce que j'affirme que la concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux dé l'esprit, est devenue la condition naturelle de l'homme par suite de là prévarication du premier homme; si, dis-je, parce que je soutiens cette maxime, il s'ensuit que j'accuse, non pas. le vice, « mais les membres »; Ambroise est, sous ce rapport, tout aussi coupable que moi : si, au contraire, il s'ensuit seulement que autre est l'origine du vice et autre l'origine des membres, Ambroise et moi nous sommes également à l'abri de tout reproche. Ni l'un ni l'autre nous n'avons jamais enseigné que les enfants soient au moment de leur naissance capables de faire des actes de volonté personnelle : et cependant nous soutenons l'un et l'autre que, par un effet de la volonté prévaricatrice du premier homme, le vice de la concupiscence a flétri la nature humaine de telle sorte que tout homme engendré par le moyen de l'union des sexes contracte le péché originel. D'où il suit que, par rapport aux hommes qui, ayant été engendrés une première fois, n'ont pas encore été régénérés, tous deux nous les déclarons assujettis à la puissance ennemie, non pas à cause de la substance même de leur corps qui a été créée par Dieu, mais à cause du péché qui est entré par un seul homme, qui a passé ensuite par tous les hommes et dont le démon est l'auteur. Quelle est donc ton audace et ton impudence, de venir, malgré le témoignage contraire de ta propre conscience, nous affirmer que tu défends et que tu justifies les paroles d'Ambroise et des autres docteurs qui ont enseigné la même doctrine que lui? Qui serait assez aveugle pour ne pas voir que tu les attaques, ces paroles, tandis que moi-même je les défends; que tu les flétris, tandis que je les justifie ? C'est Ambroise qui a dit en parlant de Jésus-Christ : « En tant qu'homme, il a été assujetti à toute sorte d'épreuves ; il a essuyé tous les genres de tribulations à cause de la ressemblance qu'il avait avec les autres hommes : mais parce que sa naissance était l'oeuvre de l'Esprit, il a été exempt de tout péché; car tout homme est menteur, et personne n'est exempt de péché si ce n'est Dieu seul. » — « Il demeure donc établi », ajoute-t-il, « que parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps, nul ne doit être considéré comme exempt de péché : et quiconque est exempt de péché n'a point été engendré de cette manière (1) ». Tu déclares ce langage contraire à la vérité et conforme à la doctrine abominable de Manès : donc tu censures et flétris les paroles d'Ambroise. Moi, au contraire, je proclame ce langage parfaitement conforme à la vérité et je prouve, comme je l'ai déjà fait, que non-seulement il n'a rien de commun avec le langage de Manès, mais qu'il y est directement opposé : c'est donc moi en réalité qui défends les paroles d'Ambroise et qui les justifie contre tes accusations odieuses et infâmes. Vous voyez vous-mêmes si ce grand docteur est de notre côté , ou du vôtre ; mais parce que vous redoutez les sévères censures des hommes qui lui ont voué une affection filiale, vous vous efforcez de couvrir d'un nom hypocrite et plus que menteur les accusations horribles que vous êtes convaincus de faire peser sur sa mémoire.

CXXI. Jul. Tu affirmes que Jovinien lui a donné cette qualification outrageante (2) ; pour moi, je considère cette affirmation comme

 

1. Sur Isaïe. —  (2) Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 15.

 

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une allégation mensongère: nous t'accorderons cependant que cette accusation portée par toi contre Jovinien peut n'être ras une calomnie, et que celui-ci a réellement nommé Ambroise un disciple de Manès : que doit-on en conclure, sinon que Jovinien a, dans cette circonstance, parlé d'une manière insensée ? Il n'est pas possible, en effet, que, sans un oubli de ce genre, il ait qualifié de Manichéen un homme qui enseignait que la nature est bonne, que les péchés sont des actes de la volonté, que le mariage a été institué par Dieu, que les petits enfants sont formés par Dieu. Si donc il a pensé que la préférence donnée à la virginité sur l'état du mariage fût une accusation portée contre celui-ci, il s'ensuit seulement qu'il n'a point su ce qu'il disait. Assigner à une chose un rang plus élevé qu'à une autre, ce n'est point détruire la seconde par la première. Réciproquement, les éloges donnés à une chose bonne en soi sont un acheminement vers de plus grands éloges réservés pour une chose meilleure mais accuser et flétrir la nature, c'est se précipiter dans l'abîme du manichéisme. Ainsi, puisqu'Ambroise ne condamnait,point le mariage ; puisqu'il ne prétendait point que l'union des époux fût, ou bien une oeuvre du démon, ou bien une sorte de loi fatale qui rend l'homme pécheur sans le concours de sa volonté: Jovinien a eu grandement tort de le comparer à Manès et de confondre l'accusateur avec le défenseur du mariage. Car, si Ambroise a dit que ceux qui ont été engendrés de l'union des corps, légitime en soi et instituée par Dieu ; s'il a dit que ces hommes, dès qu'ils ont commencé à faire usage de leur raison, ont imité leurs ancêtres et sont devenus menteurs par une détermination libre de leur volonté ; il n'a point cependant voulu faire entendre que cette union fût une sorte de loi fatale qui rendrait l'homme pécheur sans le concours de sa volonté, mais il a voulu seulement désigner par là l'universalité du genre humain. Dans si pensée, ces paroles : « Ceux qui sont nés d'un homme et d'une femme, sont menteurs », ne signifiaient pas autre chose que ceci : Tout homme capable de se déterminer librement se rend quelquefois coupable de mensonge: il savait en effet que, excepté Jésus-Christ seul, tous les hommes sont nés de l'union d'un homme et d'une femme. Ainsi cet homme d'une sagesse consommée parlait de l'union conjugale, non pas pour, accuser et pour flétrir, mais seulement pour désigner l'universalité des hommes qui sont le fruit de cette union. Il a déclaré au contraire que Jésus-Christ, dont la naissance ne s'est point accomplie comme celle des autres hommes, est demeuré exempt de tout mensonge : il s'est même élevé avec force et avec indignation contre Jérôme, dont tu n'es qu'un servile et misérable copiste, parce que celui-ci a voulu attribuer à Jésus-Christ un mensonge formel (1). Ce n'est donc pas avec raison qu'il a été qualifié de manichéen (si toutefois il a été réellement qualifié ainsi), puisque, contrairement à votre erreur, il n'a cessé de faire l'éloge des créatures.

Aug. Et nous aussi nous faisons constamment l'éloge des créatures : comment peux-tu dire qu'Ambroise a agi en cela contrairement à notre erreur, puisqu'en réalité il a agi conformément à notre foi ? Quant aux paroles du même auteur que je t'ai objectées et que tu n'as point osé rapporter, de peur que leur lumière éclatante ne fit évanouir l'édifice ténébreux de tes rêveries , il a fait voir lui-même en d'autres endroits de ses écrits le sens qui y avait attaché; non-seulement on n’a pas le droit de les considérer comme dés expressions qui lui seraient échappées une fois par inadvertance et par défaut de circonspection , ainsi que tu le prétends; mais il déclare dans des termes suffisamment explicites qu'il croit à la doctrine du péché originel telle qu'elle est enseignée par la foi catholique. Veux-tu savoir comment et en quel sens il a dit : «Il demeure donc établi que, parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps, nul ne doit être considéré comme exempt de péché; et quiconque est exempt de péché, n'a point été engendré de cette sorte? » Pour te convaincre qu'il a entendu parler ici, non pas des péchés que les hommes commettent dès qu'ils commencent à faire usage de leur raison, ainsi que tu le supposes gratuitement, mais bien du péché originel, considère ces autres paroles écrites par lui en un autre endroit : « Le Jourdain refluant vers sa source figurait longtemps d'avance l'onde mystérieuse et salutaire qui purifie aujourd'hui les petits enfants de leur souillure et

 

1. Voir au-dessus, n. LXXXVIII.

 

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qui les rétablit, au moment même où ils sont baptisés, dans la condition primitive de leur nature (1) ». Dis-nous, ô Julien, de quelle souillure les enfants sont purifiés, s'ils ne contractent point le péché originel. Ecoute encore ce qu'il dit ailleurs : « La virginité de Marie n'a souffert absolument aucune a atteinte , mais dans son sein inviolable le Saint-Esprit lui-même a formé de son a sang immaculé le corps du Sauveur. Seul parmi tous ceux qui sont nés de la femme , « le Seigneur Jésus n'a point éprouvé les atteintes de la corruption terrestre ; grâce à la sainteté adorable de sa nature divine, « sa naissance temporelle a été pure et exempte a de la souillure qui avait jusqu'alors flétri la naissance de tous les hommes (2) ». Dis-nous, ô Julien, quelle est cette souillure, cette corruption terrestre, dont le Seigneur Jésus, seul parmi ceux qui sont nés de la femme, est demeuré exempt au moment de sa naissance. Considère encore ces paroles : « Avant même que nous naissions, nous sommes souillés et flétris; » et ces autres qu'on lit un peu plus loin: « Si l'enfant est coupable dès le premier jour de son existence, à plus forte raison ne sera t-il pas exempt de a péché durant les autres jours qu'il passera dans le sein maternel (3) ». Je pourrais citer beaucoup d'autres paroles de cet homme à qui tu as reconnu une intelligence saine et droite ; mais si celles-là ne te suffisent pas, comment trouver le moyen de te satisfaire? Comprends donc qu'il ne t'est point permis d'interpréter violemment et de dénaturer, comme tu as essayé de le faire, ce qu'Ambroise a dit ailleurs relativement à ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps : ce grand docteur n'a point voulu flétrir les créatures sorties des mains de Dieu, mais il a voulu affirmer et il a affirmé en effet l'existence du péché originel : ne cherche pas à lui faire dire autre chose que ce qu'il a dit en effet. Mais comment viens-tu jeter dans la discussion le nom de Jérôme, dont tu me déclares un triste et misérable copiste , puisqu'il n'est nullement question en ce moment des paroles de cet auteur ? Si cependant tu avais cité le passage auquel tu prétendais faire allusion, j'aurais pu ou bien montrer qu'il ne renferme rien d'inacceptable, ou

 

1. Liv. I sur saint Luc, I, 36. — 2. Sur saint Luc, II, 23. — 3. Sur l'Apologie de David, ch. XI.

 

laisser à d'autres plus habiles le soin de l'interpréter; ou bien enfin, s'il s'était trouvé manifestement contraire à la vérité , je l'aurais désapprouvé avec toute la liberté dont on doit user en pareille circonstance. Revenons à Ambroise, que tu n'oses déclarer manichéen, alors que tu me donnes cette qualification précisément parce que je tiens, au sujet du péché originel , un langage identique à celui qu'il tient lui-même. Car si tu refusais de déclarer Ambroise partisan et disciple de Manès, par cette raison seule qu'il a enseigné que la nature est bonne en soi , que les péchés sont des actes de volonté, que le mariage a été institué par Dieu , que les enfants sont formés par Dieu ; tu devrais refuser, aussi de me donner cette qualification , puisque j'enseigne fidèlement les mêmes maximes. Si au contraire tu crois devoir me flétrir du nom de manichéen , parce que je confesse, l'existence du péché originel ; pourquoi, Ambroise confessant, lui aussi, cette existence, ne crois-tu pas devoir le flétrir du même nom ? Tu dis hautement de moi ce plue tu penses secrètement de lui ; et cela, non point par un excès de respect pour la vérité , mais plutôt par un défaut absolu de liberté de ta part. Tu n'oses pas dire de lui qu'il est manichéen, et cependant tu oses le penser : ou bien, si tuf ne le penses pas réellement de lui , tu ne le penses donc pas non plus de moi ; car, supposé même que tu nous considères comme des victimes de l'erreur, il ne t'est pas difficile de comprendre que nous ne sommes point Manichéens, nous qui n'enseignons point que le péché soit l'oeuvre d'une substance particulière qui n'aurait pas été créée par Dieu mais qui affirmons seulement que le péché originel est transmis par suite d'une corruption volontaire de la nature que Dieu avait créée bonne. Il t'est facile de comprendre cela et de comprendre en même temps que nous sommes de véritables adversaires des Manichéens : mais tu t'abstiens par amour de la flatterie de donner ce nom à Ambroise,et tu me le donnes, à moi, par amour pour la calomnie.

CXXII. Jul. Mais, si Jovinien mérite condamnation pour s'être déclaré l'ennemi acharné d'Ambroise, il apparaît digne de pardon dès qu'on le compare à vous. Ou plutôt, quels sont les juges éclairés et prudents qui consentiraient à établir une comparaison entre Jovinien et toi? Il a enseigné, (736) lui, que les hommes sont nécessités à faire le bien : tu enseignes, toi, que les hommes sont nécessités à faire le mal; il prétend qu'une fois sanctifiés par les mystères, les hommes ne sauraient plus faiblir, ni tomber dans l'erreur : tu prétends que la grâce ne les délivre pas même de l'erreur ; il détruit la virginité de Marie par la manière dont il explique son enfantement : tu déclares Marie assujettie à la puissance du démon par le fait même de sa naissance; il place au même rang des choses dont l'une est bonne et l'autre meilleure, savoir, le mariage et la chasteté virginale : tu qualifies l'union conjugale d'union pestilentielle, et tu ôtes à la chasteté presque tout son prix par la comparaison que tu établis entre elle et une chose que tu déclares toi-même honteuse et ignoble, et tout cela sans aucun profit pour ta cause ; car en donnant ainsi la préférence à la virginité, non pas sur une chose bonne, mais sur une chose mauvaise, tu ne réussis absolument qu'à confondre toutes les notions de la saine raison et du sens commun. Ne faut-il pas, en effet, qu'une chose soit bien vile et bien digne de mépris, pour qu'on ne puisse la préférer qu'à ce qu'il y a de plus ignoble et de plus infâme? — Mais Jovinien a-t-il donc jamais outragé la majesté divine d'une manière aussi injurieuse que tu le fais toi-même? Il a voulu, lui, restreindre les droits imprescriptibles de la justice de Dieu, pour étendre d'autant les droits de sa miséricorde; toi, tu veux aussi restreindre les droits de cette même justice, mais pour établir le règne de la méchanceté. Il prétend que ceux qui sont bons et ceux qui sont parfaits recevront de Dieu une récompense égale et des honneurs semblables : tu prétends que les bons et les impies, en d'autres termes, que les innocents et le démon subiront des tortures et des supplices identiques; suivant lui donc, Dieu est indulgent à l'excès, tandis que, suivant toi, il est souverainement inique. Il enseigne que les hommes qui ont participé aux mystères divins, ne peuvent plus se rendre coupables de péché; toi, au contraire, tu soutiens que Dieu lui-même pèche à la fois par la faiblesse et l'impuissance des mystères qu'il a institués, par la rigueur tout à fait démesurée des préceptes qu'il impose, et par la cruauté avec laquelle il exerce ses jugements. Si donc il y a entre Jovinien et toi une distance aussi grande que ton union avec Manès est étroite; il s'ensuit manifestement que la doctrine de Jovinien comparée à la tienne est d'autant plus supportable que celle de Manès comparée à celle de Jovinien est plus horrible.

Aug. Combien tu es aimable, de me comparer à Jovinien pour essayer de me convaincre d'une perversité plus grande ! Toute. fois, je me réjouis de recevoir avec Ambroise cette injure que tu nous adresses au mépris de toute vérité ; mais, en même temps, je suis profondément contristé de te voir délirer ainsi. Tu prétends que je suis pire que Jovinien, précisément parce que, suivant toi, je suis un vrai disciple de Manès. Et comment prouves-tu que je suis un vrai disciple de Manès? Parce que nous confessons, nous avec Ambroise, l'existence du péché originel que vous niez, vous, avec Pélage. Avec Ambroise donc nous sommes , suivant vous , Manichéens et pires que Jovinien ; avec Ambroise aussi nous recevons toutes les autres qualifications que votre langue venimeuse pourra nous infliger et qui vous seront suggérées, non point par l'amour de la vérité, mais par la passion de médire : le Seigneur nous a appris du reste à nous réjouir et à tressaillir d'allégresse, toutes les fois que nous recevrions des injures quelconques sans les avoir méritées, et seulement pour avoir combattu en faveur de la vérité (1). Je ne dis point que l'homme soit nécessité à faire le mal, parce qu'Ambroise rie le dit point non plus; et cependant je dis que les enfants sont purifiés de la souillure qui est en eux, parce que tel est aussi le langage d'Ambroise : et ce qui prouve que le mal n'est point l'effet d'une loi fatale et nécessaire, c'est que Dieu peut guérir facilement le mal que nous avons contracté en naissant, et, à bien plus forte raison, celui que notre libre volonté nous fait contracter ensuite. Je ne dis point que les hommes ne sont pas délivrés, même par la grâce; car à Dieu ne plaise qu'Ambroise ait jamais parlé ainsi ; mais nous disons une chose que tu ne veux pas reconnaître, savoir, que les hommes sont délivrés par la grâce seule, et que leur délivrance a pour objet, non pas seulement de leur remettre leurs péchés, mais aussi de les préserver de succomber à la tentation. Nous ne prétendons point que Marie ait été soumise à la puissance du démon par le fait

 

1. Matth. V, 12.

 

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même de sa naissance; nous prétendons seulement qu'elle devait y être soumise, si la grâce de la régénération ne fût venue sanctifier sa naissance. Nous accordons à la virginité la prééminence sur le mariage, non pas comme à une chose bonne sur une chose mauvaise, mais comme à une chose meilleure sur une chose bonne. Nous enseignons, non pas, comme tu nous en accuses faussement, que les bons et les impies subiront un supplice identique; mais que, les bons étant à l'abri de toute souffrance, les impies subiront des supplices différents suivant la diversité de leur culpabilité. Nous ne prétendons point que Dieu lui-même pèche à la fois par la faiblesse et l'impuissance des mystères qu'il a institués, par la rigueur tout à fait démesurée des préceptes qu'il impose, et par la cruauté avec laquelle il exerce ses jugements : car ces mystères sont utiles à ceux qui ont été régénérés, ces préceptes sont salutaires à ceux qui ont été délivrés par la grâce divine, et les jugements de Dieu s'exercent d'une manière parfaitement équitable sur les bons et sur les méchants. Voilà que nous avons repoussé loin de nous les allégations à l'aide desquelles vous prétendiez établir que nous sommes plus pervers que Jovinien : à vous maintenant de repousser de la même manière, si vous le pouvez, les arguments à l'aide desquels je vais démontrer que vous êtes réellement pires que ce même Jovinien. Celui-ci a enseigné que les hommes sont nécessités à faire le bien : vous prétendez, vous, que le désir du mal est bon en soi. Il a enseigné que les hommes, par le fait seul qu'ils ont participé aux mystères , ne peuvent plus faillir ni tomber dans l'erreur; vous enseignez, vous, que le désir et la volonté de marcher dans la voie droite ne sont point inspirés par Dieu, mais qu'ils sont le fruit du libre arbitré. Il détruit la virginité de Marie par la manière dont il explique son enfantement; vous déclarez la chair sainte qui a été procréée de la vierge, semblable en tout à la chair des autres hommes, et vous ne reconnaissez aucune différence entre la ressemblance de la chair de péché et la chair de péché elle-même. Il place au même rang ce qui est bon et ce qui est meilleur, je veux dire, le mariage et la virginité ; vous placez au même rang ce qui est bon et ce qui est mauvais; car, suivant vous, la discorde et la lutte intérieure entre la chair et l'esprit est aussi bonne et aussi louable en soi que la paix du mariage. Il prétend que ceux qui sont bons et ceux qui sont parfaits recevront de Dieu une récompense égale et une gloire semblable ; vous prétendez que, parmi ceux qui sont bons, un certain nombre, non-seulement ne recevront aucune gloire dans le royaume de Dieu, mais ne verront pas même- ce royaume. Suivant lui, les hommes qui ont participé aux mystères de Dieu ne peuvent plus se rendre coupables d'aucun péché; suivant vous, la grâce de Dieu sert à nous faire éviter le péché plus facilement, mais nous pouvons sans le secours de cette grâce et parles seules forces de notre libre arbitre nous abstenir de tout péché; en quoi vous résistez avec une audace vraiment phénoménale à l'autorité divine de Celui qui a dit en parlant des bonnes couvres : « Sans moi vous ne pouvez rien faire (1) ». Ainsi, vous qui devancez si malheureusement Jovinien dans la voie de l'erreur, c'est vous-mêmes qui nous déclarez pires que cet hérétique et qui nous égalez à Manès ! Vous espérez sans doute trouver un moyen facile d'excuser et de justifier votre présomption, dans ce fait seul que vous êtes auteurs d'une hérésie nouvelle, et que, lorsque nous voulons réfuter votre doctrine et la qualifier comme elle le mérite, il nous est impossible de la comparer à aucune des hérésies connues. Pour moi, bien que tu me considères comme un homme pervers et tout à fait digne de mépris; comme un homme aussi pervers et aussi digne de mépris que Manès, à cause de ma doctrine de l'existence et de la transmission du péché originel; il est certain que, sous ce rapport, ma cause est identique avec celle d'Ambroise, qui a été, que tu le veuilles ou non, qualifié de Manichéen par Jovinien, aussi bien que par toi, avec cette différence seulement que Jovinien exprimait sa pensée ouvertement, tandis que tu cherches à déguiser la tienne et à tromper la bonne foi de tes lecteurs. Enfin, Jovinien est vaincu une fois seulement, savoir, lorsqu'on démontre qu'il n'y a rien de commun entre la doctrine d'Ambroise et celle de Manès : toi, au contraire, parce que tu as voulu avoir un coeur double, tu es réduit à subir deux défaites. Tu accuses Ambroise de manichéisme, je démontre qu'Ambroise n'était point manichéen:

 

1. Jean, XV, 5.

 

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tu nies avoir porté contre lui cette accusation, je prouve que tu l'as réellement accusé de manichéisme : du reste, quiconque lira ce que nous avons écrit dans les pages précédentes, reconnaîtra que j'ai rendu ces deux propositions évidentes comme la lumière.

CXXIII. Jul. Mais voyons ce qui suit dans le livre de notre adversaire. J'espère que le lecteur aura été, par tout ce qui précède, suffisamment et plus que suffisamment édifié sur la force avec laquelle Augustin attaque une doctrine, et sur la valeur des arguments à l'aide desquels il défend la sienne propre pour porter à cet égard la conviction dans l'esprit du lecteur, il ne sera pas nécessaire de lui mettre de nouveau sous les yeux tout ce que nous avons déjà écrit.Mon adversaire, en effet, choisit çà et là dans mon livre quelque ligne isolée, quelque membre de phrase; puis, après avoir d'abord approuvé et loué, il hasarde une censure et lance un trait qui n'est pas tout à fait dépourvu de venin. Inutile d'ajouter que les expressions ainsi jugées par lui dignes de censure, n'avaient point du tout dans ma pensée le sens qu'il lui a plu de leur attribuer. Je prie seulement le lecteur de vouloir bien réfléchir et se souvenir : et il reconnaîtra facilement par lui-même que mes assertions sont de la plus rigoureuse vérité. Notre adversaire, qui se plaignait de ce que je lui avais reproché d'accuser à la fois la nature et le sang dont les hommes sont formés, n'a pas eu le courage et la force de dissimuler jusqu'à la fin ;. mais après avoir, par ses charmes perfides et abominables, préparé et disposé en sa faveur les oreilles de son protecteur, il a ouvert sa carapace et dévoilé ce qu'il avait dû jusqu'alors cacher avec soin. En effet, il avait dit d'abord que, si Adam n'eût point commis le péché, les hommes auraient pu accomplir l'oeuvre de la génération de la même manière que nous faisons mouvoir aujourd'hui les articulations de tel ou tel membre de notre corps, de la même manière que nous coupons l'exubérance de notre chevelure, etc.; mais il a ajouté ensuite : « Si le sang, si la race humaine elle-même n'est sous le poids d'aucune malédiction, que signifient donc ces paroles du livre de la Sagesse : Vous n'ignoriez pas que leur nation était méchante, que la malice leur était naturelle, et que leur esprit corrompu ne pourrait jamais être changé car leur race était maudite dès le commencement (1) ». Puis, après avoir cité ce témoignage de l'Ecriture, il poursuit eu l'interprétant ainsi : « Quelle qu'ait été la nation dont il s'agissait en cet endroit, il est incontestable que l'auteur a voulu parler de certains hommes (2) ».Voilà donc cet homme, qui faisait profession d'avoir abjuré le manichéisme; le voilà, dis-je, qui, à l'occasion d'une maxime dont le vrai sens lui échappe, déclare que la race des méchants est maudite, que la malice leur est naturelle, que leur esprit pervers ne saurait se convertir. On rapporte que le bruit des eaux du Nil se précipitant avec un fracas épouvantable fait perdre l'usage de l'ouïe aux hommes qui habitent les contrées voisines des catadupes. C'est là sans doute une erreur née de l'inclination qui nous porte à attribuer des proportions invraisemblables aux choses dont la grandeur réelle est de nature à frapper vivement notre esprit; mais cet exemple, ou, si l'on veut, cette erreur, peut du moins nous servir comme d'un terme de comparaison pour confondre les insensés qui se rendent sourds volontairement et qui, par suite des cris qu'une terreur mutuelle leur arrache, deviennent semblables aux aspics et n'entendent aucune voix ni aucun cri. Augustin s'écrie : Le genre humain est mauvais, la malice est naturelle aux hommes, leur esprit corrompu ne pourra jamais être changé, leur race est maudite depuis le commencement. Et il se trouve encore des hommes qui ne le considèrent point comme le fauteur le plus ardent ; le plus obstiné du manichéisme ! Qu'on interroge aujourd'hui n'importe quel partisan déclaré de cette doctrine abominable ; s'il parle autrement qu'Augustin , qu'on me considère moi-même comme un imposteur infâme ! Si la malice est naturelle à l'homme, pourquoi essaies-tu de prouver que tu n'as point déclaré la nature mauvaise? Si la race des hommes a été maudite dès le commencement, comment soutiens-tu que tu accuses, non pas la race, mais le vice et la corruption volontaire ? Si les pensées des méchants ne sauraient être changées, comment peux-tu sans parjure affirmer que tu confesses l'existence et l'efficacité du libre arbitre? Mais il te reste peut-être encore une ressource : ce serait de donner le nom de Manichéens à ces Hébreux, Sirach on Philon,

 

1. Sag. XII, 10, 11. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 17-21.

 

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que l'on considère, à tort ou à raison, comme les auteurs du livre même de la Sagesse. Aug. ;Il ne s'agit pas de savoir quel a été l'auteur de ce livre, mais il me suffit de savoir que tu n'en rejettes pas l'autorité. Nous avons par là même le droit de faire valoir contre vous tous les témoignages que nous pourrons y rencontrer. Car Pélage, votre docteur, dans l'ouvrage publié par lui sous ce titre : Des Témoignages ou des Chapitres, a cité lui-même les maximes de ce livre qui lui ont paru favorables à sa cause (1). Or, l'auteur de ce livre n'ayant pas été Manichéen, assurément, ce fait seul démontre de la manière la plus évidente et la plus irrésistible, que ceux-là mêmes qui n'ont rien de commun avec le manichéisme et dont les oeuvres ont mérité d'être lues et acceptées dans l'Eglise de Jésus-Christ, ont pu parler d'une malice naturelle, sans attaquer pour cela et sans flétrir ni les oeuvres ni la nature de Dieu, créateur très-sage et très-bon de tous les êtres. Aussi, on n'a jamais entendu autrement ces paroles de l'Apôtre : « Autrefois nous étions, nous aussi, enfants de colère par nature, comme tous les autres (2) ». Quelques auteurs, s'attachant à la pensée plutôt qu'aux termes mêmes de cette maxime, l'ont interprétée ainsi : Autrefois nous étions, nous aussi, enfants de colère naturellement. Saint Paul ajoute : « comme tous les autres », pour montrer que tous les hommes sont enfants de colère par nature, excepté ceux d'entre eux que la grâce divine, a séparés de la masse de perdition. Quant à ceux qui n'ont point participé à cette grâce , l'apôtre saint Pierre parle d'eux en ces termes. « Mais ceux-ci », dit-il, « sont comme des animaux muets et stupides qui par leur nature même sont destinés à l'esclavage et à la mort (3) ». Et cela parce qu'ils ne se dépouillaient point du vieil homme. Mais, si tous les hommes n'étaient point au moment de leur naissance première revêtus du vieil homme, aucun enfant ne pourrait être renouvelé par le sacrement de la régénération. Loin de nous donc la pensée de porter une atteinte quelconque à la sainteté du Créateur, quand nous disons que les hommes sont naturellement enfants de colère : de même que l'on ne fait aucune injure à ce même Créateur, quand on dit que tel homme est naturellement sourd, ou naturellement infirme et

 

1. Des Actes de Pélage, n. 6. — 2. Ephés. II, 3. — 3. II Pierre, II, 12.

 

souffrant ; que tel autre est naturellement extravagant, ou naturellement oublieux, ou naturellement porté à la colère; ou bien enfin quand on parle des autres vices sans nombre que l'on remarque, soit dans les corps, soit (ce qui est beaucoup plus grave) dans les âmes qui ont été créées et formées par Dieu, et qui se trouvent cependant flétries par un jugement secret, mais juste, de ce même Dieu. Il n'y a en effet qu'un seul et unique créateur de l'homme tout entier : et bien qu'il soit digne de louanges pour la nature qu'il a donnée à l'homme, on n'a pas néanmoins le droit de lui adresser des reproches au sujet des vices dont cette nature est flétrie. Il est donc manifeste que l'on doit attribuer à Dieu comme à son auteur, non point le vice, mais la nature seule : quant à l'origine réelle du vice, quiconque veut résister à Manès et le réfuter, doit dire en quoi elle consiste. S'il s'agissait des vices des autres substances que nous reconnaissons avoir été créées par Dieu et qui, par une disposition de son infinie sagesse, se trouvent assujetties soit aux bons, soit aux mauvais anges; il serait très-facile de répondre que les sources mêmes d'où la vie leur a été communiquée, avaient pu être corrompues par les esprits auxquels elles sont assujetties, et que par là même elles ne sont pas seulement devenues vicieuses, mais elles ont éprouvé les atteintes et la flétrissure du vice dès le moment de leur conception et de leur naissance. Il s'agit de l'homme, il s'agit de l'animal raisonnable, de l'image de Dieu même: nous dirons donc que la nature humaine n'a pu devenir, si ce n'est par un juste jugement de Dieu et à cause du péché originel, le jouet malheureux du démon, que nous considérons à bon droit comme l'auteur du vice. Vous-mêmes, autant du moins qu'il m'est permis de le présumer, vous n'oseriez point, quoique cette absurdité horrible soit une conséquence nécessaire de votre doctrine, vous n'oseriez point soutenir que dans le paradis l'homme aurait été assujetti à ces vices naturels si multipliés et si affreux, alors même que personne n'aurait commis le péché et que la nature humaine aurait persévéré dans l'heureux état où elle fut placée primitivement. Mais, par le fait seul que vous niez le péché originel, vous autorisez l'introduction d'une nature que Dieu n'aurait point créée et qui, par suite de son mélange avec la nature (740) bonne, se trouverait être l'origine véritable des vices auxquels les hommes sont assujettis en naissant. O hérétiques pervers, nous qualifiant de Manichéens afin de pouvoir vous-mêmes favoriser le manichéisme avec plus de sécurité ! tandis que les catholiques enseignent contre vous, d'une voix parfaitement unanime, la même doctrine et les mêmes vérités, vous obstinerez-vous toujours à invectiver contre les uns et à flatter hypocritement les autres?

CXXIV. Jul. Le lecteur attend peut-être que je lui explique maintenant en quel sens on doit entendre ces paroles : celui-là même qui en avait invoqué l'autorité, a démontré de la manière la plus évidente qu'elles ne favorisent ni la doctrine de la transmission du péché, ni les dogmes du manichéisme; car il a dit : « Quelle qu'ait été la nation dont il s'agissait en cet endroit, il est incontestable que l'auteur a voulu parler de certains hommes » ; or, s'il avait été question du péché originel, sans aucun doute cet auteur aurait parlé, non pas de quelques hommes, mais de tous les hommes. Les Manichéens, jeu effet, flétrissent la nature de tous les mortels, sans exception : mais, d'après le témoignage même de celui qui a prétendu y trouver un appui en faveur de sa thèse, les paroles dont nous recherchons le sens véritable, se rapportent à quelques hommes seulement, et non pas à tous les hommes. D'où il suit nécessairement qu'elles n'ont rien de commun avec la doctrine de la transmission du péché, puisqu'elles attaquent, non pas l'universalité, mais le plus grand nombre des hommes. Toutefois, ce n'est pas assez d'avoir démontré que ces paroles ne sauraient être invoquées à l'appui de cette doctrine impie : afin d'en mieux pénétrer le sens, rapprochons-les de certaines autres paroles écrites dans le même livre et par le même auteur. Celui-ci donc s'adresse à Dieu en ces termes : « Vous avez compassion de tous les hommes, parce que vous pouvez tout; et vous oubliez leurs péchés, dès qu'ils font pénitence. Car vous aimez tout ce qui est, et vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez fait. Comment en effet une chose quelconque pourrait-elle subsister, si vous ne le vouliez point? Mais vous êtes indulgent envers tous, parce que tout est à vous, ô Seigneur, qui aimez les âmes. Votre esprit est bon à l'égard de tous: c'est pourquoi vous châtiez peu à peu ceux qui s'égarent, vous les avertissez des fautes qu'ils commettent et vous les instruisez, afin que , renonçant à ce qui est mal, ils croient en vous, ô Seigneur (1)».

Aug. Comment Dieu a-t-il pitié de tous les hommes, puisqu'il est dit en un antre endroit de l'Ecriture : « Ne faites point de miséricorde à tous ceux qui commettent l'iniquité (2) » ; sinon parce que, dans ce dernier texte, le mot tous indique seulement que, dans toutes les races humaines, il se trouve des hommes dont Dieu n'a point pitié; de même que, dans cet autre passage : « Vous payez la dîme de toute herbe (3) », le mot toute désigne seulement toutes les sortes d'herbes? Mais de quoi te sert-il que l'auteur du livre de la Sagesse n'ait point parlé de tous les hommes, mais de certains hommes en particulier , quand il a dit que la malice leur est naturelle? Parce qu'il s'agissait en cet endroit de certains hommes en particulier, et non pas de tous les hommes, il ne s'ensuit point que cet auteur a voulu faire entendre qu'aucun des autres hommes ne ressemblait à ceux-là; puisque l'Apôtre dit : « Nous avons été, nous aussi, autrefois, enfants de colère par nature comme tous les autres hommes ». Et si, au moment où saint Paul écrivait ces paroles, non pas tous les Israélites, mais ceux d'entre les Israélites qui pratiquaient la piété, n'étaient plus semblables à ceux dont il a été dit : « La malice leur est naturelle » ; s'ils avaient même reçu le titre d'enfants de Dieu, ils devaient cette faveur, non pas à leur nature, mais à la grâce. Il faut rechercher aussi quel est le sens de ces paroles : « Vous aimez tout ce qui existe »; car il existe des hommes qui commettent l'iniquité, et il est écrit ailleurs : « Vous haïssez tous ceux qui commettent l'iniquité (4) ». Dieu donc aime les pécheurs mêmes en tant qu'ils sont hommes, et il les hait en tant qu'ils sont pécheurs; il les condamne parce qu'ils sont pécheurs, et il les fait subsister parce qu'ils sont hommes: « Car vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez fait ». Ainsi , Dieu aime les hommes jusqu'à-ce point : alors même qu'ils sont pécheurs, il les aime en tant qu'hommes, bien qu'il les haïsse en tant que pécheurs. D'où il suit que, d'une part, les pécheurs que

 

1. Sag. XI, 24; XII, 2. — 2 Ps. LVIII, 6. — 3. Luc, XI, 42. — 4. Ps. V, 7.

 

Dieu hait, subsistent comme hommes, parce que Dieu aime son ouvrage; et, d'autre part, ils sont malheureux, parce que Dieu aime la justice.

CXXV. Jul. Vois-tu combien il est opposé à votre doctrine, celui qui loue Dieu en ces termes magnifiques? Il déclare que Dieu crée les âmes et qu'il les aime après les avoir créées : or, vous enseignez précisément le contraire, puisque vous affirmez avec serment que les âmes des petits enfants sont sous la puissance du démon et tout à fait dignes de haine aux yeux de Dieu; quoique ces âmes soient l'innocence même, et qu'il n'y ait en elles absolument rien en dehors de cequ'elles ont reçu de leur Créateur.

Aug. Donc, suivant toi aussi, tous ceux qui apportent en naissant le germe de la démence, ont reçu ce germe de leur divin Auteur; tous ces hommes, dis-je, sur lesquels la sainte Ecriture déclare que l'on doit verser plus de larmes que sur les morts (1). Et cependant, il est incontestable que Dieu aime ces âmes elles-mêmes d'une certaine manière; il les aime en ce sens qu'il leur donne l'existence, la vie, là faculté de sentir, et, bien que la lumière de leur intelligence soit complètement obscurcie, une supériorité réelle sur les animaux. Mais il ne les aime point de cet amour dont .il est écrit: « Dieu n'aime que celui qui a choisi pour compagne la sagesse (2) ». Dites-nous maintenant pourquoi Dieu aime davantage les âmes des enfants auxquels il procure, par sa providence, le sacrement de la régénération, afin de leur ouvrir ensuite l'entrée de son royaume ; et pourquoi il n'accorde pas à d'autres le même bienfait: car il ne saurait y avoir aucune différence entre le mérite personnel des uns et le mérite personnel des autres, puisque tous sont également incapables de faire aucun acte de volonté; et, d'autre part, il est certain qu'il n'y a en Dieu aucune acception de personnes, quoique tu me reproches très-sottement d'enseigner le contraire. Ne cherchez pas toutefois un moyen trop facile de nous répondre, dans ce fait seul que l'auteur du livre de la Sagesse a dit: « Vous aimez les âmes », et non pas: Vous aimez toutes les âmes. Car il est très-possible que cet auteur se soit exprimé ainsi, pour nous faire entendre que Dieu crée toutes les âmes; et que cependant il ne les

 

1. Eccli. XXII, 13. — 2. Sag. VII, 28.

 

aime pas toutes, mais celles-là seulement qu'il a séparées des autres, non point à cause de leurs mérites, mais par un bienfait de sa grâce ; celles, dis-je, qu'il a séparées des autres afin de les faire habiter avec la sa. gesse : car « Dieu n'aime que ceux qui habitent avec la sagesse ; mais c'est le Seigneur qui donne la sagesse (1) ».

CXXVI. Jul. Vous rejetez aussi la pénitence que cet auteur affirme être un don de Dieu, puisque, d'après vos principes, le mal naturel et la perversité humaine ne sauraient être changés.

Aug. Dis plutôt que nous enseignons, contre vous, que Dieu donne cette même pénitence car, si la pénitence est une oeuvre de la volonté personnelle, il est certain aussi que là volonté est préparée par le Seigneur (2) : et tel est précisément « le changement accompli par la droite du Très-Haut », dont parlait le Psalmiste dans ses chants sacrés (3) ; c'est pour cela aussi que le regard du Seigneur tomba sur Pierre, avant que celui-ci commençât à pleurer (4) : de là ces paroles qu'un des collègues de Pierre dans l'apostolat a écrites en parlant de certains hommes : « Dans l'espérance que Dieu pourra leur donner un jour l'esprit de pénitence (5) ». Et quand on dit que la malice ne saurait être changée, cela signifie qu'elle ne saurait être changée par les forces de l'homme, non point qu'elle ne saurait être changée par la puissance divine, à laquelle rien ne résiste.

CXXVII. Jul. Mais quand il déclare en des termes si explicites, que Dieu avertit les pécheurs de renoncer à leur malice et de croire en lui , ce même auteur détruit complètement la doctrine du mal naturel : car il est certain que l'homme ne saurait se dépouiller de ce qu'il a apporté en naissant.

Aug. L'homme ne saurait se dépouiller lui-même de ce qu'il a apporté en naissant; mais le Tout-Puissant peut très-bien l'en dépouiller: ainsi, le corps de l'homme naît assujetti à la corruption, et cependant il doit être un jour incorruptible.

CXXVIII. Jul. Après avoir ainsi rendu hommage à la patience de Dieu, après avoir loué cette disposition tout à fait miséricordieuse par laquelle son adorable Providence frappe le pécheur, non pas pour le faire mourir,

 

1. Prov. II, 6. — 2. Id. VIII, suiv. les LXX. — 3. Ps. LXXVI, 11. — 4. Luc, XXII, 61, 62. — 5. II Tim. II, 25.

 

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mais afin qu'il se convertisse et qu'il vive ; il s'attache à prouver par des exemples la vérité de ses paroles et il rappelle en quelques mots l'histoire des peuples qui avaient excité la colère du Tout-Puissant par la vie abominable qu'ils menaient dans la terre de Chanaan et dont le Seigneur se vengea très-justement en les livrant aux mains des Israélites qui vivaient dès lors sous sa loi. « Vous aviez en horreur ces anciens habitants de votre terre sainte, parce qu'ils faisaient des oeuvres a détestables par des enchantements et par des sacrifices impies, et parce qu'ils tuaient sans compassion, leurs propres enfants: c'est pourquoi vous avez voulu les perdre par les mains de nos pères, afin que cette terre qui vous était la plus chère de toutes, devînt le digne héritage des enfants de Dieu (1) ». La terre de promission fût donnée aux Israélites après la destruction presque entière des sept nations qui l'habitaient, et nous voyons ici pour quelles raisons Dieu voulut faire périr celles-ci. De peur que Dieu ne parût faire acception de personnes et favoriser arbitrairement certains hommes aux dépens de certains autres, malgré l'identité de leur nature ; l'auteur du livre de la Sagesse nous apprend comment les Chananéens avaient mérité d'être mis à mort. « Vous aviez en horreur », dit-il, « ces anciens habitants de votre terre sainte ». Et pourquoi? Suivant toi, il aurait dû sans aucun doute ajouter: Parce qu'ils avaient été engendrés de l'union diabolique des sexes, parce qu'ils étaient la propriété du prince des ténèbres, parce qu'enfin Adam a souillé et flétri d'avance tous ceux qui devaient naître de sa race. Or, il ne dit pas un mot de tout cela : mais à quelle cause attribue-t-il cette haine de Dieu? uniquement à des œuvres accomplies par la volonté libre de ces hommes. « Vous les haïssiez »,dit- il, « parce qu'ils faisaient des œuvres détestables à vos yeux». Et afin de ne pas nous laisser ignorer quelles étaient ces oeuvres, afin aussi de t'ôter à toi-même le droit de donner à ces actions accomplies par des païens, le nom de concupiscence native; il expose en quoi elles consistaient spécifiquement. « Par des enchantements et par des sacrifices impies ; par l'immolation de leurs propres enfants, qu'ils égorgeaient sans pitié » ; c'est-à-dire, ils se livraient à des maléfices et à des sacrifices qui étaient souverainement

 

1. Sag. XII, 3-7.

 

injustes, puisqu'ils étaient offerts à des idoles au mépris du culte qui n'est dû qu'au seul Créateur : dans leurs réunions sacrilèges ils immolaient ceux mêmes qui leur étaient unis de plus près par les liens du sang, espérant sans doute apaiser plus sûrement les démons par ces actes de la barbarie la plus atroce. Vois maintenant combien il songeait peu à parler du péché inventé par Manès, de ce péché qu'on nous représente comme inhérent à la nature de tous les mortels ; puisque, lorsqu'il a voulu marquer le plus grand de tous les crimes commis par les Chananéens, il leur a reproché de né s'être pas même abstenus du meurtre de leurs propres enfants. Certes, ces meurtres n'auraient pu rendre leurs auteurs dignes de haine et de mépris, si pour un seul et même péché le parricide et le fils avaient été également désagréables à Dieu.

Aug. Tu parles en ce moment comme si tous les hommes ne pouvaient être punis que pour une seule espèce de péché, ou comme si nous disions que les adultes sont enfants de colère seulement à cause du péché originel. « Quiconque », dit le Fils lui-même, « quiconque ne croit pas au Fils n'aura point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui (1) » ; or, il y a des degrés dans la perversité, et sans aucun doute la colère de Dieu demeure plus grande sur ceux qui sont plus coupables; tous -ne sont pas non plus massacrés et détruits comme ceux dont il est ici question, et dont la terre devint la propriété des Israélites. Que signifient donc ces paroles que tu m'adresses : « Vois maintenant combien il songeait peu à parler du péché inventé par Manès? » Tu veux parler sans doute du péché originel, qui n'a point été inventé par Manès, mais dont l'existence a été confessée, à la fois contre vous et contre Manès, par Ambroise comme par les autres docteurs catholiques; car ce péché ne consiste point dans le mélange, rêvé par Manès, d'une nature étrangère avec notre propre nature ; il consiste en ce que notre nature se trouve dépravée par suite d'un péché qui est entré dans le monde par un seul homme, et qui a passé ensuite par tous les hommes; ce que vous niez contrairement à la foi catholique. Es-tu donc assez aveugle pour ne point voir que, si le péché originel n'existe point

 

1. Jean, III, 36.

 

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par la raison seule qu'il n'en est pas fait mention en cet endroit, on devra désormais cesser de considérer comme des péchés véritables les autres crimes, plus graves ou moins graves que ceux des Chananéens, dont l'auteur du livre de la Sagesse a également omis de parler? Est-ce que nous (levrons cesser de croire que les habitants de Sodome ont été anéantis, parce que l'Ecriture ne dit point qu'ils aient exercé des maléfices, ni qu'ils, aient offert en sacrifice leurs propres enfants? Ou bien, ces Chananéens n'ont-ils pas été anéantis réellement, par la raison seule que l'Ecriture ne leur attribue point les turpitudes abominables des habitants de Sodome ? — Toutefois, l'auteur du livre précité n'a pas omis de dire que la malice leur était naturelle; comme du reste elle est naturelle à tous les hommes, sans être pour cela également profonde dans tons; de même que les corps de tous les hommes sont assujettis à la corruption, et cependant ils appesantissent moins les âmes de ceux-ci, ils appesantissent davantage les âmes de ceux-là, suivant la diversité des jugements de Dieu, qui sont toujours également justes et impénétrables. Et il ne faut pas nous étonner qu'au moment où il voulait exposer la cause pour laquelle un châtiment aussi effroyable était infligé à ces peuples, cet auteur, après avoir parlé de la perversité qui était en eux le fruit de leur volonté personnelle, ait parlé aussi de la perversité qui leur était naturelle; car la souillure et la dépravation, commune à tout le genre humain, s'accroissait encore en eux de tout le poids de la malédiction que le juste Noé avait prononcée contre son petit-fils Chanaan, de qui ils descendaient (1); malédiction prophétique dont personne ne saurait contester la justice, et qui devait néanmoins être transmise comme un héritage fatal à toute la postérité de celui contre qui elle fut prononcée. C'est ainsi, par exemple, que nous la voyons s'accomplir dans la personne de ces enfants qui furent, par l'ordre de Dieu, massacrés avec leurs parents (2) ; aucun âge ne fut épargné, quoique les adultes eussent provoqué la colère de Dieu, principalement en offrant aux démons le sang de leurs enfants. Et le Seigneur n'avait point ordonné qu'on fît une exception en faveur de ces mêmes enfants; il avait au contraire prescrit, en termes

 

1. Gen. II, 25. — 2. Deut. II, 34.

 

exprès, qu'on ne les épargnât point. Comprends maintenant quel est le sens véritable de ces paroles : « Leur race était maudite dès le commencement » ; car tu n'oseras pas accuser d'injustice Celui qui avait ordonné cette extermination. Si ces différents souvenirs s'étaient présentés à ton esprit, tu n'aurais point prétendu séparer les enfants innocents de leurs parents impies, sous prétexte que ceux-ci avaient offensé Dieu principalement en ce qu'ils n'avaient pas craint de mettre à mort leurs propres enfants. « Certes », dis-tu, « ces meurtres n'auraient point rendu leurs auteurs dignes de haine et de mépris, si, à cause d'un seul et même péché, le. parricide et le fils avaient été également désagréables à Dieu ». Tu ne vois pas que la haine dont Dieu poursuivait ces parricides ne l'a pas empêché d'ordonner que leurs enfants fussent mis à mort avec eux. Parce qu'ils immolaient avec une barbarie sacrilège leurs enfants aux démons, il ne s'ensuit point que ceux de leurs enfants qui survivaient à cette époque ne durent point périr; et nous savons qu'ils périrent en effet, non point par tait acte de barbarie criminelle de la part de leurs ennemis, mais par suite d'un jugement de Dieu aussi juste qu'ici pénétrable, et en leur qualité de race maudite. Voilà ce que tu ne veux pas considérer; ton amour passionné de l'éloquence te fait oublier les premières notions de la sagesse; et, pendant que tu admires avec la plus tendre complaisance le bruit harmonieux de tes phrases également creuses et intarissables, tu ne vois pas que la lumière de la vérité a cessé complètement de briller à tes yeux.

CXXIX. Jul. « Et néanmoins vous les avez épargnés parce qu'ils étaient hommes, et vous leur avez envoyé des guêpes comme des avant-coureurs de votre armée; non pas qu'il vous fût impossible d'assujettir par la guerre les impies aux justes; mais, exerçant par degrés vos jugements sur les premiers, vous leur donniez lieu de faire pénitence ». Vous stimuliez, dit-il, ces parricides sacrilèges par les aiguillons de ces mouches, afin qu'ils profitassent de leurs propres souffrances pour reconnaître la puissance de Celui qui les châtiait. Puis, après avoir montré par l'inutilité même de ce châtiment, qu'une sagesse infiniment miséricordieuse avait pu seule inventer; après avoir (744) montré, dis-je, et rendu manifeste comme l'évidence l'attachement opiniâtre et tout à fait volontaire de ces hommes pour les péchés auxquels on les sollicitait de renoncer et auxquels on avait tout lieu d'espérer qu'ils renonceraient en effet; alors enfin l'écrivain sacré s'élève, avec toute l'indignation dont son âme est capable , contre cette impiété obstinément brutale et incorrigible, et il déclare que ces hommes étaient tellement familiarisés avec les crimes les plus atroces, que ceux-ci semblaient en quelque sorte leur être devenus naturels. « Vous n'ignoriez pas cependant », dit-il, « que leur nation était tout à fait méchante et perverse, que la perversité leur était naturelle, et que leur esprit corrompu ne pourrait jamais être changé ; car leur race était maudite dès le commencement : ce n'était point par la crainte de qui que ce soit, que vous les épargniez ainsi dans leurs péchés (1) ». Vous leur accordiez, dit-il, avec une longanimité, une patience ineffable, le temps de faire pénitence; vous les avertissiez par des aiguillons sensibles et physiques, afin de mettre votre justice toujours miséricordieuse à l'abri de toute accusation, de tout soupçon même de cruauté: eux, au contraire, méprisaient vos avertissements comme ils avaient précédemment méconnu vos bienfaits; on aurait dit qu'ils voulaient prouver qu'ils étaient de la race de ce Cham, sur qui le bienheureux Noé fit tomber justement sa malédiction paternelle en punition de l'insulte qui avait été faite à sa nudité. Faut-il donc nous étonner que l'écrivain sacré , voulant flétrir d'une manière plus sanglante l'obstination de ces peuples à imiter et même à surpasser leurs ancêtres, ait rappelé le souvenir de celui d'entre ces derniers qui, par l'excès de son impudeur, mérita d'entendre cette sentence d'une sévérité foudroyante? Ne voyons-nous pas souvent dans l'Ecriture les enfants stygmatisés et confondus par le nom seul de leurs ancêtres qu'ils imitent trop fidèlement? Nous lisons, par exemple, dans l'Evangile, ces paroles adressées aux Juifs par le Seigneur : « Vous avez pour père le démon (2) ». Ailleurs, Daniel s'élevant avec indignation contre les vieillards impudiques issus d'un sang israélite, leur dit pareillement : « Vous êtes de la race de Chanaan, et non point de la

 

1. Sag. XII, 8-11. — 2. Jean, VIII, 44.

 

race de Juda (1) ». Le prophète Ezéchiel adresse, lui aussi, des reproches au peuple de Jérusalem en ces termes : « Votre mère est céthéenne et votre père est amorrhéen (2)». C'est donc un usage établi dans l'Ecriture, de faire retomber sur les enfants la honte des fautes commises volontairement par leurs pères, afin précisément de rendre celles-ci plus odieuses; car la flétrissure la plus sanglante qu'on puisse infliger à un pécheur, c'est de jeter son nom comme une injure à la face de sa postérité. Réciproquement, quand on voit un homme d'une probité inviolable, on dit qu'il a puisé en même temps et à la même source la vie et l'amour de la vertu. C'est ainsi que le bienheureux Job affirme avoir sucé avec le lait maternel, ou plutôt avoir puisé dans le sein même de sa mère, cette compassion si tendre et si affectueuse qui le portait à secourir toute sorte d'indigence (3). Donc, aucune ressemblance de mots, aucune hyperbole, aucune ambiguïté d'expressions ne sauraient porter préjudice aux choses qui sont évidentes et manifestes puisque, d'une part, il est certain qu'on ne saurait demander aux mortels de corriger ce qui fait partie de leur nature; puisque, d'autre part, Dieu commande aux hommes de s'abstenir du mal; il demeure donc établi, comme la plus incontestable de toutes les vérités, qu'aucun péché naturel ne saurait exister.

Aug. Tu crois avoir exposé le vrai sens des paroles du livre de la Sagesse; mais en réalité tu n'as point réussi à en éluder la force par tes paroles insensées. Rien n'est plus évident et plus manifeste que le sens dans lequel il a été dit que cette nation était très-perverse et que la malice lui était naturelle; non moins manifeste est le sens de cette qualification qui lui a été donnée, de race maudite dès le commencement. En effet, si l'écrivain sacré avait voulu, par ces dernières paroles, stygmatiser, comme tu le penses, l'obstination de ces hommes à imiter leur ancêtre Cham, trop justement maudit par Noé son père : Dieu, quand il voulut infliger à cette nation un châtiment non moins juste,aurait sans aucun doute prescrit qu'on épargnât les petits enfants; car tu ne diras point que ceux-ci avaient mérité de partager le sort de leurs parents par la manière dont ils avaient imité, eux aussi, leurs ancêtres. Or, non-seulement

 

1. Dan. XIII, 56. — 2. Ezéch. XVI, 3, 45. — 3. Job, XXXI, 18.

 

745

 

Dieu ne prescrivit point qu'on leur fît miséricorde, mais il ordonna expressément qu'on . leur fît subir le même châtiment qu'à leurs parents : donc, à moins de dire que Dieu a pu commander quelque chose d'injuste, il faut considérer comme une vérité incontestable, que l'écrivain sacré n'a point entendu parler un langage hyperbolique, mais qu'il a voulu désigner réellement le sang dont ces hommes étaient formés, et non pas la manière dont ils imitaient leurs ancêtres, quand il a dit que la perversité leur était naturelle et qu'ils étaient eux-mêmes une race maudite dès le commencement. Du reste l'auteur, divinement inspiré, de cette malédiction prophétique, a pris soin de nous mettre en garde contre l'interprétation erronée que vous prétendez donner à ces paroles du livre de la Sagesse : le juste Noé a maudit Cham son fils coupable, dans la personne de Chanaan, le fils de celui-ci ; pour nous faire comprendre que les fils sont souillés par les fautes de leurs pères, et que les souillures ainsi contractées par la voie de la génération ne peuvent être effacées que par le moyen de la régénération. De ce Chanaan donc descendent les Chananéens, qualifiés de race maudite dès le commencement; et dont les enfants furent, par l'ordre de Dieu, mis à mort avec leurs parents, précisément parce qu'ils étaient, eux aussi, une race maudite dès le commencement, non pas en qualité d'imitateurs, mais en qualité de descendants de Chanaan. Le prophète Daniel a voulu nous faire entendre que les vieillards impudiques étaient semblables à, ces Chananéens, quand il leur a adressé ces paroles : « Vous êtes de la race de Chanaan, et non pas de la race de Juda », comme s'il leur avait dit : Vous êtes semblables aux enfants de Chanaan. et non point aux enfants de Juda : de même aussi les Juifs ont été appelés : « Race de vipères (1) », à cause d'une certaine ressemblance entre leur méchanceté et la méchanceté des vipères. A la vérité, quand le Seigneur a dit : « Vous avez pour père le démon » ; il a voulu désigner l'imitation, non point la filiation ; mais il faut remarquer qu'il n'a point dit : Vous êtes de la race du démon. Et quand on lit ces autres paroles : « Votre père est amorrhéen et votre mère céthéenne », on voit facilement que le Prophète voulait seulement faire entendre

 

1. Matth. III, 7.

 

que ceux à qui il s'adressait avaient imité les Amorrhéens et les Céthéens; mais il n'a point dit non plus: Vous êtes de la race des Amorrhéens, ou des Céthéens. Rien donc ne t'autorise à avancer que, « à cause de l'attachemeut opiniâtre et incorrigible de certains hommes pour le péché; la postérité même de ces hommes est flétrie dans les saints livres ». A Dieu ne plaise que l'Ecriture adresse à un sang innocent des reproches à la fois atroces et immérités, comme tu en adresses toi-même à certains hommes. Tu rappelles que le saint homme Job affirme avoir puisé dans le sein maternel le sentiment d'une compassion tendre et affectueuse » ; et tu estimes qu'il s'est exprimé ainsi afin seulement de nous faire mieux comprendre, par cette hyperbole oratoire, combien ce sentiment était à la fois vif et profond dans son âme ; mais pourquoi, je te prie, ne reconnaîtrions-nous pas que certains hommes sont miséricordieux naturellement, si nous ne refusons pas de reconnaître que certains autres sont naturellement insensés ? Il existe en effet certains penchants innés dont l'énergie, comme celle de la raison elle-même, ne commence à se révéler qu'au moment où l'homme commence à posséder l'usage de sa raison. C'est pourquoi des préceptes et des règles de conduite sont donnés aux hommes, enfants de colère par nature, précisément parce que Celui qui donne ces préceptes donne aussi la grâce et le secours nécessaire pour les accomplir et pour triompher, non-seulement des inclinations perverses que nous avons contractées par des actes de volonté personnelle, mais aussi des penchants dépravés que nous avons apportés en naissant. Car, ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu (1). Quant à ceux à qui n'est point donnée cette grâce de Dieu, au sujet de laquelle il a été dit : « Qui donc vous discerne entre les autres? et qu'avez-vous que vous n'ayez reçu (2) ? » dès qu'ils reçoivent la loi, ils deviennent, non pas justes, mais prévaricateurs. Ils vivent toutefois pour l'utilité des enfants de miséricorde, afin que ceux-ci les voyant et comprenant que la grâce leur a été donnée à eux-mêmes, non pas comme une récompense due à leurs mérites, mais comme un don purement gratuit, ils ne s'élèvent point et ne s'enorgueillissent point, mais que

 

1. Matth. XIX, 26. — 2. I Cor, IV, 7.

 

746

 

quiconque se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (1).

CXXX. Jul. L'auteur du livre de la Sagesse ajoute ensuite : « Qui vous accusera quand vous aurez fait périr les nations créées par vous, puisqu'il n'y a point d'autre Dieu que vous, qui prenez soin de tous les hommes? Mais parce que vous êtes juste, vous disposez et gouvernez toutes choses justement; et vous considérez comme une chose indigne de votre puissance, de condamner celui qui ne mérite point d'être puni . car votre puissance est le principe même de votre justice ». Il se fait ici l'interprète du sentiment de tous les hommes sages et vraiment éclairés, en déclarant que l'attribut principal et le plus éclatant, c'est la justice ; la justice, dis-je, que Manès et le partisan de la transmission du péché refusent à Dieu avec une insistance digne d'une meilleure cause, et à l'aide d'arguties plus que puériles.

Aug. En vérité, je dois te rendre cet hommage, que, dans l'art de dire des injures, tu n'as point de rival. Toutefois, si vous étiez réellement persuadés que Dieu est juste, vous attribueriez, non pas à un acte de sa volonté créatrice, mais à un arrêt de sa justice, les défauts et les vices soit du corps, soit de l'âme, que vous ne pouvez pas nier être innés dans l'homme; la notion du péché originel, ou si vous aimez mieux, du péché naturel, entrerait alors d'elle-même dans votre esprit, et vous cesseriez d'en nier l'existence.

CXXXI. Jul. Enfin il ajoute un peu plus loin : « En les châtiant ainsi, vous avez donné a sujet à vos enfants d'ouvrir leurs âmes à l'espérance, et de croire qu'en les jugeant vous leur donneriez lieu de faire pénitence. « Car, si vous avez puni d'une manière aussi a bienveillante et aussi paternelle qu'elle était rigoureuse, les ennemis de vos serviteurs et ceux qui avaient très justement a mérité la mort; si vous leur avez laissé le temps et procuré les moyens nécessaires a pour qu'ils pussent se convertir dans leur mauvaise vie; avec combien de circonspection jugez-vous les enfants de ceux à qui vous avez donné votre parole avec serment et à qui vous avez fait, dans l'alliance contractée par vous avec eux, des promesses

 

1. II Cor. X, 17.

 

si magnifiques ! Lors donc que vous nous faites souffrir quelque châtiment, vous tourmentez nos ennemis en plusieurs manières, afin de nous faire deux comprendre avec quelle bonté vous exercez vos jugements (1)».

Aug. En s'exprimant. ainsi : « Vous avez donné sujet à vos enfants d'ouvrir leurs âmes à l'espérance, et de croire qu'en les jugeant vous leur donneriez lieu de faire pénitence » ; l'écrivain sacré fait voir assez clairement pourquoi Dieu, qui connaît dans sa prescience toutes les choses futures, a néanmoins laissé le temps et procuré les moyens nécessaires pour qu'ils pussent faire pénitence, à ceux mêmes dont il avait été dit que leur esprit pervers ne pourrait jamais être changé. Le temps et les moyens nécessaires pour faire pénitence sont donnés même aux enfants de colère destinés à la mort, et qui ne doivent point faire pénitence, parce qu'il existe parmi eux, ou parce qu'il doit naître d'eux des enfants de miséricorde qui sauront mettre à profit ce dont eux-mêmes n'auront su recueillir aucun fruit. La patience de Dieu à l'égard des enfants de perdition ne demeure donc point vaine et sans fruit : il faut nécessairement qu'elle soit utile à ceux qui sont séparés de la masse de perdition, non point par le mérite d'aucun homme , mais par la grâce divine ; car, ou bien elle sert à leur faire rendre grâces de ce qu'ils ont reçu de la miséricorde divine le bienfait de cette séparation, ou du moins elle leur donne d'être, par une disposition particulière de la providence de Dieu, des enfants destinés à la vie dès l'instant même où ils naissent de parents destinés à la mort.

CXXXII. Jul. Tu vois combien est radicale et absolue la distinction établie par lui entre, les natures de ces deux peuples, si l'on s'en tient à la rigueur de ses expressions: il donne aux Israélites le nom d'enfants de Dieu, et aux Chananéens, celui de race maudite. S'il avait voulu parler, comme ses paroles semblent l'indiquer, de races et de postérités proprement dites, il aurait dû dire : Autre est le sang de ceux qui vivent dans la piété , autre est le sang de ceux qui vivent d'une manière impie.

Aug. Toutes les fois que nous lisons dans l'Écriture les mots : Enfants de Dieu, nous

 

1. Sag. XII, 12-21.

 

747

 

les interprétons, il est vrai, dans le sens d'une filiation par grâce ; mais s'ensuit-il que, quand nous lisons dans la même Ecriture ces autres mots : Enfants des hommes, nous n'avons plus le droit de reconnaître et de confesser , qu'il s'agit d'une filiation par nature ? Que signifie donc tout ce verbiage par lequel tu cherches à suppléer à l'inanité de tes arguments, ô amateur passionné de la dispute? Apprends à distinguer la vérité de l'erreur et la lumière des ténèbres. Les Chananéens ont été qualifiés de race maudite, parce qu'ils étaient en effet une race tellement perverse que Dieu, dont la volonté est toujours parfaitement conforme à la justice, défendit, quand il voulut les punir, d'épargner même leurs enfants, quoique ceux-ci n'eussent pu encore se rendre les imitateurs volontaires des crimes de leurs parents. Les Israélites, au contraire, ont été appelés enfants de Dieu, non pas en ce sens qu'ils étaient enfants de Dieu par nature, mais en ce sens qu'ils avaient reçu ce titre par une adoption gratuite de la part de Dieu. Soit donc que l'on parle d'enfants et d'enfants, soit que l'on parle de race et de race, de quel secours peut être pour toi cette consonnance de mots identiques, dès lors que la différence des choses est si profonde et si absolue ?

CXXXIII. Jul. Et toutefois , même dans cette hypothèse plus qu'invraisemblable , le péché du premier homme ne pourrait encore être transmis , puisque le sang de telle ou telle nation se trouverait transmis lui-même à la place du sang du premier homme.

Aug. Autre chose est le sang de ce premier homme, réellement communiqué à tous les hommes ; autre chose est le sang transmis dans telle ou telle nation particulière : la transmission de celui-ci n'interrompt point la transmission de celui-là, parce que le sang d'une nation, quelle qu'elle soit, s'identifie dans sa source avec le sang du premier homme. La diversité des nations n'a point pour effet de rendre ce péché du premier homme, par lequel la nature humaine a été dégradée et flétrie, inoffensif à l'égard de la postérité très-reculée de celui-ci ; elle contribue seulement à le rendre plus ou moins nuisible. Car, tandis que certains parents aggravent encore les conséquences du péché originel, d'autres parents les rendent plus légères et moins funestes ; mais personne ne le fait disparaître , si ce n'est Celui de qui il a été dit : « Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte les péchés du monde (1) »; car celui qui a le pouvoir de combler l'homme de toute sorte de biens , a aussi le pouvoir de le délivrer de toute sorte de maux.

CXXXIV. Jul. Donc , puisque cette expression élogieuse employée à l'égard des Juifs ne suffit pas pour nous persuader qu'aucun d'entre eux ait brillé d'une sainteté innée; nous ne devons pas non plus interpréter les mots de malice naturelle , comme désignant une corruption du sang dont 'certains autres hommes ont été formés; mais, sans aucun préjudice pour la nature qui ne saurait être ni flétrie, ni altérée dans son essence, et qui a reçu de Dieu son auteur tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle possède, on doit considérer ces différentes expressions comme inspirées, les unes par un sentiment d'indignation très-vive, les autres par le désir de payer un tribut d'éloges très-brillants et très-pompeux.

Aug. Si aucun homme n'a jamais brillé d'une sainteté innée, que signifient donc ces paroles adressées à Jérémie : « Je t'ai sanctifié avant que tu fusses sorti du sein de ta mère (2) ? » et ces autres relatives à Jean-Baptiste : « Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère?» L'accomplissement de cette dernière prophétie fut rendu sensible par le tressaillement de ce même Jean-Baptiste, au moment où Marie, vierge-mère, salua Elisabeth, épouse et mère (3). Ces paroles ont-elles été, elles aussi , inspirées par le.désir de louer en des termes plutôt pompeux et brillants que rigoureusement vrais? Courage, ne reculez pas devant une pareille affirmation également absurde et inepte, et qui peut seule être le digne couronnement de tant de maximes insensées formulées et soutenues par vous. Je m'oublie, en vérité, quand je vous oppose les exemples de Jérémie et de Jean : quel moyen pourrait être capable de modérer les transports de votre orgueil et de tempérer les ardeurs de votre arrogance, puisque vous ne séparez pas la chair même du Christ de la chair de péché et que, suivant vous, aucune chair n'étant à son origine une chair de péché, il y a entre Jésus-Christ et tes

 

1. Jean, I, 29. — 2. Jérém. I, 5. — 3. Luc, I, 15, 41; 44,

 

748

 

autres hommes une ressemblance et une égalité absolue : d'où il suit que vous êtes contraints logiquement de refuser à ce même Jésus-Christ le titre de saint, au moment de sa naissance, bien qu'il naisse du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, exempt de toute souillure par le fait même que sa conception n'a point été le fruit de l'union des sexes? Car Jérémie et Jean , quoique sanctifiés l'un et l'autre dans le sein maternel, contractèrent cependant le péché originel. Autrement, comment leurs âmes auraient-elles mérité d'être exterminées du milieu de leur peuple, supposé qu'ils n'eussent pas été circoncis le huitième jour ; en d'autres termes, supposé qu'ils n'eussent point été rendus participants de la grâce de Jésus-Christ figuré par cette circoncision de la chair comme devant ressusciter, pour notre justification , le huitième jour, c'est-à-dire le jour qui suit le septième jour de la semaine? Ils furent donc, à la fois, enfants de colère par nature et enfants de miséricorde par la grâce dès le sein de leurs mères; car ils n'étaient pas encore revêtus de cette sainteté qui devait, quand le moment serait venu, les délivrer de la souillure héréditaire, et ils étaient cependant revêtus d'une sainteté qui les désignait dès avant leur naissance comme les hérauts futurs de Jésus-Christ. Mais, en même temps que tu prêches une hérésie nouvelle, tu cherches à paraître également habile dans les sciences physiques et dans la science religieuse ; c'est sans doute pour obéir à ce désir, que tu as dit : « Les expressions de malice naturelle et de race maudite sont ici employées sans aucun préjudice pour la nature dont l'essence ne saurait être ni troublée, ni altérée, et qui à reçu de Dieu, son auteur, tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle possède ». Ceux du moins qui naissent extravagants ne devraient-ils pas t'apprendre à ne pas laisser s'obscurcir et s'éteindre tout à fait le flambeau de la raison que tu as reçu? Et cependant, les extravagants eux-mêmes n'osent pas dire que Dieu soit l'auteur de l'extravagance. D'autre part, il est incontestable que ce vice est la conséquence , non pas , suivant les rêveries insensées ou extravagantes des Manichéens, du mélange d'une nature étrangère avec notre propre nature, mais de la dépravation de celle-ci. C'est pourquoi, tous ceux qui n'ont pas abjuré les principes de la foi saine et orthodoxe, ne cherchent pas ailleurs que dans le péché originel la cause de ce vice et de tous les autres vices naturels sans exception.

CXXXV. Jul. Car, du reste, de même que nous lisons ici les expressions de race maudite, nous lisons aussi ailleurs et dans un livre dont l'autorité est plus grande, celles de race bénie. Le prophète Isaïe dit en effet en parlant des Israélites: « Ils bâtiront des maisons, et ils les habiteront; ils cultiveront des vignes, et ils en mangeront les fruits: on a ne verra point les maisons bâties par eux habitées par d'autres; on ne verra point les autres manger lés fruits des vignes qu'ils auront cultivées. Car les jours de mon peuple égaleront les jours de l'arbre de vie les ouvrages de leurs mains seront de longue durée ; mes élus ne travailleront point en a vain, et ils n'engendreront point d'enfants maudits, parce qu'ils sont une race bénie de Dieu (1) ».

Aug. Si tu comprenais cette prophétie d'Isaïe, tu ne chercherais pas à nous l'opposer afin d'éluder nos arguments, mais tu te l'opposerais à toi-même afin de te corriger. Tu verrais qu'il existe une :autre sorte de race, une race non pas mortelle, mais immortelle; non pas charnelle, mais spirituelle : tu verrais cela, dis-je, comme l'évangéliste saint Jean le voyait, quand il disait : « Quiconque est né de Dieu ne commet point de .péché, parce qu'il appartient à la race divine (2) », En tant qu'un homme est enfant de Dieu, il ne pèche pas; car alors même qu'il pèche comme homme, il ne cesse pas pour cela d'appartenir à une autre race; et en tant qu'il appartient à cette autre race, il ne saurait commettre le péché, parce que comme tel il est né de Dieu. En tant qu'ils appartiennent à cette race, les enfants ne sont point engendrés sous le poids de la malédiction. Si tu avais voulu prêter à ces paroles du Prophète toute l'attention qu'elles méritent, tu aurais pu facilement remarquer que, si un grand bienfait est ici promis au peuple de Dieu, c'est uniquement parce que les enfants, en tant qu'ils appartiennent à l'autre race, c'est-à-dire à la race d'Adam, sont procréés dans la malédiction; au lieu qu'ils ne sont point engendrés dans cet état en tant qu'ils appartiennent à la race de Jésus-Christ, laquelle est une race bénie

 

1. Isaïe, LXV, 21-23. — 2. I Jean, III, 9.

 

749

 

dès le commencement. Jésus-Christ est lui-même en effet cette Sagesse de Dieu dont il a été dit : « Elle est un arbre de vie pour tous ceux qui l'embrassent (1) » ; de là aussi ces paroles du prophète Isaïe, ou plutôt de Dieu parlant par la bouche d'Isaïe : « Les jours de mon peuple égaleront les jours de l'arbre de vie ». Une vie sans fin, une vie immortelle était promise en ces termes aux Israélites, aux Israélites non pas charnels, mais spirituels. Dans le séjour de cette vie, la mort ne viendra. point ravir à ceux qui les auront cultivées ou bâties leurs vignes ou leurs maisons spirituelles; on ne verra point celles-ci passer en d'autres mains, et ceux qui les posséderont une fois, les posséderont éternellement. Reconnais donc que les hommes appartiennent à une double race; ils appartiennent à une race en vertu de leur génération, et à une autre race en vertu de leur régénération reconnais cela, dis-je, et ne sois plus incrédule, mais fidèle.

CXXXVI. Jul. Ces contradictions apparentes de langage peuvent sans doute embarrasser les enfants qui ne sont pas encore capables de voir dans les mots autre chose que des sons venant frapper leurs oreilles; elles peuvent même servir à exercer leur sagacité et à leur faire mériter le prix réservé à leurs premiers efforts; mais la foi catholique ne croit point que la loi de Dieu soit en opposition avec elle-même , elle n'admet aucune autorité niant ou détruisant la raison ; enfin elle ne prête l'oreille à aucun enseignement, à aucune flatterie ayant pour objet de souiller et de flétrir la divine équité : elle croit au contraire, non-seulement que Dieu existe, mais qu'il est le créateur de toutes les natures ; et en même temps elle n'impute le péché à aucune autre cause qu'à la libre volonté : par,toutes ces raisons, elle repousse comme absolument contraire à la vérité la doctrine de la transmission du péché originel.

Aug. La foi catholique admet, au contraire, comme absolument conforme à la vérité, la doctrine de la transmission du péché originel cette croyance a été défendue, jusqu'au jour de leur mort, non point par de petits enfants, mais par des hommes graves et autorisés, par des hommes qui, après avoir été enseignés dans l'Église, ont enseigné l'Église

 

1. Prov. III, 18.

 

à leur tour. Vous ne croyez pas que la foi catholique soit, pour me servir de ton expression, en lutte avec elle-même, et vous-mêmes vous luttez contre elle avec une impiété aveugle, ou avec un aveuglement impie. Car vous vous glorifiez pompeusement de n'admettre aucune autorité tendant à détruire la raison ; afin précisément de pouvoir, par vos raisonnements qui ne sont pas des raisonnements, mais des fourberies sophistiques , déposer plutôt qu'exposer l'autorité divine elle-même. Personne cependant ne doit avoir le coeur assez appesanti ni l'intelligence assez obscurcie pour se laisser séduire par un argument que Pélage a formulé ainsi, afin de paraître interpréter seulement la doctrine de l'Apôtre : « Il a été dit que le corps est mort à cause du péché, parce que le corps meurt en effet aux péchés, quand il renonce aux péchés et qu'il cesse d'en commettre ». Pour réfuter une pareille ineptie, il n'est pas nécessaire de discuter; il suffit de lire les paroles mêmes de l'Apôtre : « Si Jésus-Christ demeure en vous, bien que le corps soit mort à cause du péché, l'esprit néanmoins est vivant à cause de la justice. Que si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (1) ». Quoi de plus clair? quoi de plus manifeste ? Ne faut-il pas, dis-moi, être en proie au délire furieux de l'hérésie, pour oser nier le péché originel après une affirmation aussi explicite de son existence ?Aujourd'hui même le corps est encore mort à cause du péché, quoique l'esprit soit déjà vivant à cause de la justice. Mais Dieu, dit l'Apôtre, « donnera aussi la vie à vos corps mortels ». Le besoin, la rage de mentir a pu seule vous inspirer de repousser avec cette impudence brutale une vérité aussi lumineuse; à vous surtout qui vous glorifiez de ne prêter l'oreille à aucune doctrine, à aucune flatterie de nature à souiller et à flétrir l'équité divine »; quoiqu'en réalité quiconque se laisse séduire par vous, se trouve contraint logiquement à nier cette même équité divine. Car si l'on refuse devoir dans un péché quelconque l'origine et la cause de tant de vices corporels ou spirituels auxquels les hommes sont assujettis en

 

1. Rom. VIII, 10, 11.

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 naissant, on nie par là même que les jugements de Dieu soient justes. D'où il suit qu'en imputant à la volonté personnelle tous les péchés sans exception, et en refusant d'imputer le péché originel à la volonté du premier homme, vous contraignez ceux qui acceptent votre enseignement à imputer à un jugement inique de Dieu tous les maux que les enfants contractent ou souffrent au moment de leur naissance.

 

Traduction de M. l'abbé BARDOT.

 

FIN DU TOME SEIZIÈME.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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