Jusquà, 178 inclue, dans la troisème série; il
y a 231
TROISIÈME SÉRIE. LETTRES ÉCRITES DEPUIS L'ANNÉE
DE LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE, EN 411, JUSQU'À SA MORT, EN
450.
LETTRE CXXIV. (Au commencement de l'année 411).
Albine , Pinien et Mélanie désiraient voir saint Augustin
et s'étaient rendus en Afrique; nous ignorons quels motifs les avaient
d'abord empêchés d'aller à Hippone;
c'est à Thagaste, la cité natale du grand évêque,
que ces pieux personnages avaient passé l'hiver Saint Augustin écrit
à ces illustres chrétiens de Rome pour leur
expliquer comment il a été obligé de rester tout
l'hiver sans aller les visiter. Son peuple d'Hippone était en proie
aux tribulations; le pasteur ne pouvait pas se séparer
du troupeau.
AUGUSTIN AUX ILLUSTRES SEIGNEURS EN JÉSUSCHRIST, A SES FRÈRES
TRÈS-SAINTS, TRÈS-CHERS, ET TRÈS-DÉSIRÉS,
ALBINE,
PINIEN ET MÉLANIE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Par faiblesse de santé ou par tempérament je ne puis
supporter le froid; toutefois, dans cet horrible hiver, moi qui aurais
passé les mers pour vous joindre, j'ai bien
plus souffert de ne pouvoir, je ne dis pas aller, mais voler vers vous
qui étiez si près de moi et qui étiez venus de si
loin pour nous voir. Votre sainteté croira peut-être
que la rigueur de la saison a été la cause unique de
ma peine; non, mes amis, non. Que pouvaient me faire ces pluies, et qu'avaient-elles
d'incommode et même de
dangereux, lorsqu'il s'agissait de me rendre auprès de vous,
vous, mes consolations si grandes dans de si grands maux au milieu d'une
génération tortueuse et
perverse , vous, ardents flambeaux allumés aux rayons éternels,
grands par l'humilité, plus illustres par le mépris de la
gloire ? J'aurais aussi pris ma part des joies
spirituelles que votre présence fait goûter à la
ville où je suis né; avant de vous avoir vus, lorsqu'elle
entendait parler de la grandeur de votre origine et de ce que vous
êtes devenus par la grâce du Christ, elle y croyait par
la charité, cependant elle n'osait peut-être pas le raconter
elle-même, craignant de trouver des incrédules.
2. Je dirai donc pourquoi je ne suis pas allé vers vous, et
par quels maux j'ai été privé d'un si grand bien ;
non-seulement j'espère que vous m'accorderez mon
pardon, mais j'espère aussi , par vos prières , obtenir
la miséricorde de celui qui opère en vous ce qui fait,que
vous vivez pour lui. Le peuple d'Hippone, à qui Dieu
m'a donné pour serviteur, est presque tout entier si faible
que la moindre tribulation suffit pour l'abattre; mais tel est aujourd'hui
l'excès de son affliction (1) que, ne
fût-il pas faible, il pourrait à peine en porter le poids
sans succomber. A mon dernier retour, j'ai reconnu que mon absence avait
été pour ce peuple un dangereux
sujet de scandale; or, vous savez, vous dont la force m'est une joie
dans le
1. Le pays d'Hippone commençait alors à souffrir de l'invasion
des Barbares.
250
Seigneur, vous savez par quelle sagesse l'Apôtre a dit : «
qui est faible sans que je le devienne avec lui ? Qui est scandalisé
sans que je brûle (1)? » D'ailleurs il y a
bien des gens ici qui, ne nous épargnant pas dans leurs attaques,
s'efforcent d'exciter centre nous ceux qui nous aiment et de faire entrer
le démon dans leur âme. Or
quand nous sommes ainsi poursuivis par ceux dont le salut nous occupe,
leur grand dessein de vengeance est un désir de mourir, non dans
le corps, mais dans l'âme
où l'on sent une secrète odeur de sépulcre avant
même que notre pensée ait pu découvrir que la vie n'est
plus là. Vous pardonnerez, sans aucun doute, à ces
sollicitudes; si vous m'en blâmiez et vouliez me punir, vous
ne trouveriez rien de plus pénible à m'imposer que ce que
je souffre, lorsque vous êtes à Thagaste et que
je ne vous y vois pas. Mais, aidé par vos prières, dès
que les obstacles qui maintenant me retiennent auront disparu , j'espère
qu'il me sera donné d'aller vous
joindre, en quelque lieu de l'Afrique que vous vous trouviez, si, comme
je le crains, la ville où. je porte le fardeau de mes devoirs n'est
pas digne de se réjouir avec
nous de votre présence.
LETTRE CXXV. (Au commencement de l'année 411.)
Nous avons raconté, dans l'Histoire de saint Augustin (2), comment
Pinien, s'étant rendu à Hippone et assistant à la
célébration des saints mystères, fut surpris par
les acclamations du peuple qui demanda de l'avoir pour prêtre
et sollicita son ordination. Cette sorte de violence à l'égard
de Pinien déplut à sa famille et devint une
grande affaire. L'évêque Alype avait été
présent aux scènes bruyantes du peuple d'Hippone; on l'accusait
de vouloir garder pour son église de Thagaste l'illustre et
riche Romain. Cette affaire donna à saint Augustin bien du souci
; voici une lettre qu'il écrivit à cette occasion à
son cher et vénérable collègue de Thagaste. On y
trouve un grand sentiment des devoirs chrétiens et surtout des,
devoirs des évêques, On y remarquera aussi la fermeté
de la doctrine de saint Augustin sur le
serment.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR
ET TRÈS-CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE ALYPE, SON
COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, ET AUX FRÈRES QUI SONT
AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
l. Notre affliction est grande ; il ne nous est pas possible de rester
insensibles à ces clameurs injurieuses du peuple d'Hippone contre
votre sainteté ; mais ce qui doit
nous affliger beaucoup plus sensiblement, bon frère , ce n'est
1. II Cor. XI, 29. 2. Chap. XXVI.
pas que l'on crie ainsi contre nous, c'est qu'on ait de nous l'idée
qu'on en a. Quand on nous accuse de vouloir retenir les serviteurs de Dieu
par le désir ardent de
l'argent et non par l'amour de la justice, n'est-il pas désirable
que ceux qui le pensent fassent voir ce u 1!s ont dans le coeur afin
qu'on puisse chercher, si c'est
possible, des remèdes proportionnés à un
si grand mal; et cela ne vaut-il pas mieux que de les laisser
périr en silence dans le poison de leurs mauvaises pensées?
C'est pourquoi., ainsi que nous le disions
avant tout ceci, il importe bien plus de détromper les hommes
auxquels nous devons l'exemple des bonnes uvres, que de chercher les moyens
de reprendre ceux
qui expriment leurs soupçons par des cris ou des paroles.
2. Aussi je ne me fâche pas contre la sainte dame Albine (1),
et ne veux pas l'accuser, mais je pense qu'il faut la guérir de
ces soupçons. Elle ne m'a pas
personnellement accusé, mais ses plaintes paraissent tomber
sur les gens d'Hippone qui auraient laissé éclater leur cupidité,
et auraient voulu garder au milieu d'eux,
non pas dans un intérêt ecclésiastique, mais dans
un intérêt purement temporel, un homme riche, ne faisant aucun
cas de l'argent et le répandant à pleines mains;
cependant il s'en faut de peu qu'elle n'en ait publié autant
de moi; et non-seulement Albine, mais même ses saints fils ont tenu
ce langage le même jour dans l'abside
(2). Il faut, je le répète, les guérir de ces
soupçons plutôt que les en blâmer. Où sera pour
nous la tranquille sécurité contre de telles épines
si elles ont pu pousser en
dés coeurs si Saints et qui nous sont si chers? Vous avez été
soupçonné par le vulgaire ignorant; moi je l'ai été
par clés lumières de l'Eglise : voyez lequel de nous
deux est le plus à plaindre. N'accusons pas, mais cherchons
à guérir les uns et lés autres; ce sont des hommes
qui accusent dès hommes, et si . ce qu'on reproche est
faux, ce n'est du moins pas incroyable. De semblables personnages:
ne perdent pas le sens au point de penser que le peuple désire leur
argent; ils ont déjà vu que le
peuple de Thagaste n'en a rien reçu, il en serait de même
du peuple d'Hippone.
1. Ces préventions vives n'atteignent que les ecclésiastiques
et surtout les évêques, dont on voit Albine était la
belle-mère de Pinien.
2. L'abside était l'ancienne désignation de la portion
du chur où se tenait l'évêque entouré de son
clergé.
251
la grande autorité et qu'on suppose user et jouir en maîtres
des biens de l'Eglise. Si c'est possible, mon cher Alype, ne doutions pas
aux faibles des motifs de croire à
cette coupable et mortelle cupidité. Rappelez-vous ce que nous
avons dit avant ce qui vient d'arriver, avant cette pénible épreuve
qui nous y oblige davantage.
Entendons-nous plutôt et tâchons d'y pourvoir à
l'aide de Dieu ; notre conscience ne doit pas nous suffire. Il faut ici
quelque chose de plus. Si nous ne sommes pas
de mauvais serviteurs de Dieu, s'il demeure en nous quelque chose de
cette flamme sainte par laquelle la charité ne cherche pas son bien
propre; nous devons
accomplir le bien, non-seulement devant Dieu, mais encore devant les
hommes, de peur que, tout en buvant une eau pure dans notre conscience
, nous ne troublions
d'un pied imprudent l'eau où s'abreuvent les brebis du Seigneur.
3. Vous m'avez invité à rechercher avec vous la valeur
d'un serment arraché par la violence; il ne faut pas, je vous en
conjure, que nos raisonnements obscurcissent
ce qu'il y a de plus clair. Si un serviteur de Dieu était placé
entre une mort certaine et le serment de faire quelque chose d'illicite
et de coupable, il devrait préférer la
mort à ce serment qu'il ne pourrait tenir que par un crime.
Ici les persévérantes clameurs du peuple n'ont pas contraint
un homme à rien de mauvais, à rien dont
l'exécution fût illicite; on craignait bien que quelques-uns
de ces misérables qui se mêlent souvent à la foule
de gens de bien, faisant les indignés et trouvant une
occasion de désordres, ne se portassent, par amour du pillage,
à quelque violence coupable, mais ce n'était là qu'une
crainte : qui donc soutiendra qu'on doive se
parjurer certainement, je ne dis pas pour échapper à
des dommages incertains, à des outrages et à des coups, mais
pour échapper même à la mort? Ce je ne sais
quel Régulus n'avait rien appris de nos Ecritures sur l'impiété
d'un faux serment, il n'avait pas entendu parler de la faux de Zacharie
(1), et certainement ce n'était pas
par le Christ, mais par les démons qu'il avait juré aux
Carthaginois; toutefois la crainte de tortures certaines et d'une horrible
mort ne le détermina point à prêter un
serment forcé , mais comme il
1. Au lieu du livre marqué dans la Vulgate, au chapitre cinquième
de Zacharie, et où sont inscrites des malédictions contre
les parjures, la Bible des Septante, dont
l'ancienne italique de saint Augustin n'était que la traduction,
porte une faulx : d?epa???.
avait juré avec une volonté libre, il les accepte pour
ne point se parjurer. Et. les censeurs de Rome refusèrent alors
de recevoir non point au nombre des saints, mais
au nombre des sénateurs, non point dans la céleste gloire,
mais dans une cour terrestre, ceux qui, par crainte de la mort et de peines
cruelles, aimèrent mieux se
parjurer ouvertement que de retourner au milieu d'intraitables ennemis;
bien plus ils repoussèrent celui qui s'était cru justifié
du reproche de parjure parce que, après
son serment, il était retourné à l'ennemi par
je ne sais quel semblant de nécessité. En le repoussant du
sénat ils ne considérèrent donc point quelle avait
été son
intention quand il prêtait serment, mais ce qu'attendaient de
lui ceux à qui il avait juré. Et ils n'avaient pas lu ce
que nous chantons toujours : « Celui qui fait serment à
son prochain et ne le trompe pas (1). » Nous avons coutume de
louer ces choses avec grande admiration, quoique nous les trouvions dans
des hommes étrangers au
nom et à la grâce du Christ; et pourtant nous croyons
devoir chercher encore dans les livres divins s'il est quelquefois permis
de parjurer, et ces mêmes livres, de
peur que la facilité du serment ne nous fasse tomber dans le
parjure, nous défendent de jurer !
4. Je n'hésite pas à établir comme une règle
très juste, que le serment n'est tenu dans sa plénitude que
quand il l'est conformément à ce que nous savions qu'attendait
de nous celui à qui nous l'avions prêté , plutôt
que conformément aux paroles prononcées. Les. mots, surtout
quand il y en a peu, renferment. difficilement toute la
pensée de celui qui a. juré. D'où il arrive qu'on
est parjure lorsque, tout en restant fidèle aux mots, on trompe
l'attente de ceux à qui on a fait le serment; et que l'on
n'est point parjure, lorsque, ne suivant pas les termes mêmes
du serment, on satisfait aux intentions de celui à qui on l'a prêté.
Les gens d'Hippone n'ont pas voulu
avoir dans leur ville le saint homme Pinien comme un condamné,
mais comme un habitant qui leur serait cher; et quoique les termes de son
serment n'exprimassent
pas bien ce qu'on attendait de lui, son absence actuelle n'émeut
aucun de ceux qui ont pu apprendre qu'il avait dû partir pour un
motif particulier, mais avec la volonté
de revenir. Il ne sera pour cela ni parjure ni réputé
tel par les gens (252) dHippone, à moins qu'il ne trompe leur attente;
il ne la tromperait que s'il n'était plus d'avis
de s'établir au milieu d'eux, ou s'il s'éloignait sans
la pensée du retour : à Dieu ne plaise que rien de pareil
se montre dans la vie d'un homme si fidèle au Christ et à
l'Eglise ! Car, sans rien dire ici de ce que vous savez comme moi sur
la sévérité des jugements divins contre le parjure,
j'affirme que nous ne devrions plus reprocher
à personne de ne pas croire à nos serments, si nous devions,
non-seulement être insensibles au parjure d'un tel homme, mais même
le justifier. Puissions-nous en être
préservés, lui et nous, par la miséricorde de
ce Dieu qui délivre de la tentation ceux qui espèrent en
sa bonté ! Ainsi que vous le lui avez conseillé dans votre
réponse
, que Pinien tienne donc la promesse qu'il a faite de demeurer à
Hippone, comme les gens d'Hippone et moi nous y demeurons, tout en restant
libres d'aller et de
revenir : avec cette seule différence que ceux qui ne sont pas
liés par un serment, peuvent, sans tomber dans le parjure, quitter
Hippone sans y revenir jamais.
5. J'ignore s'il est possible de prouver que quelques-uns de nos clercs
ou des frères établis dans notre monastère se soient
rencontrés parmi ceux qui vous ont injurié
, ou les aient excités à le faire. Ayant pris à
cet égard des informations , on m'a dit qu'un seul de nos frères,
un Carthaginois, avait crié avec le peuple quand on
demandait Pinien pour prêtre, mais non pas quand on vous outrageait.
J'ai joint à cette lettre une copie de la promesse de Pinien, faite
d'après la feuille qu'il a signée
et corrigée sous mes yeux.
LETTRE CXXVI. (Année 411.)
Saint Augustin raconte comment l'affaire de Pinien s'est passée
dans l'église d'Hippone ; il venge son peuple d'injustes soupçons,
et comme les plaintes d'Albine
n'avaient pas épargné le saint évêque, il
parle de lui avec une simplicité très- belle et une attachante
humilité. sa doctrine sur le serment se produisit de nouveau dans
cette lettre avec inflexibilité.
AUGUSTIN A LA SAINTE DAME ALBINE, VÉNÉRABLE SERVANTE
DE DIEU , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Il est juste de consoler et non d'accroître la douleur de
votre âme que vous ne sauriez m'exprimer , comme vous dites dans
votre lettre; nous vous guérirons ainsi
de vos soupçons si c'est possible, et en ne vous les reprochant
point dans l'intérêt de notre cause, nous éviterons
de troubler davantage votre coeur pieux et
consacré à Dieu. Nulle menace de mort contre notre saint
frère, votre saint fils Pinien, n'a été proférée
par les gens d'Hippone, malgré la crainte qu'il a pu avoir à
cet
égard. Nous redoutions que des misérables, qui se mêlent
souvent à la multitude pour exécuter quelque complot secret,
ne prissent occasion de ces scènes pour
commettre des violences et exciter une sédition sous prétexte
d'indignation légitime. Mais , comme nous l'avons entendu dire après,
rien de tel n'a été dit ni entrepris
par personne ; seulement il est vrai que mon frère Alype a été
en butte à des clameurs outrageantes, et puissent ses prières
mériter aux coupables le pardon d'une si
grande injustice ! Pour moi, après les premiers cris, après
avoir annoncé que je m'étais engagé à ne pas
ordonner Pinien malgré lui, et que si on l'avait pour prêtre
contrairement à ce que j'avais promis, on ne m'aurait plus pour
évêque, je laissai la foule et retournai à mon siège.
Cette réponse a laquelle on ne s'attendait pas mit
de l'hésitation et du trouble parmi le peuple; mais comme une
flamme excitée par le vent, le peuple laissa éclater une
ardeur nouvelle, pensant qu'il pourrait ou
m'arracher la violation de ma promesse ou obtenir, si je gardais ma
parole, que Pinien fût ordonné par un autre évêque.
Je disais aux personnes les plus graves et les
plus respectables, montées à l'abside auprès de
nous et de qui je pouvais me faire entendre, que je ne pourrais m'écarter
de ma promesse, ni Pinien être ordonné,
sans ma permission, par un autre évêque dans l'Eglise
confiée à mes soins, et qu'en y consentant je ne manquerais
pas moins à ma parole. J'ajoutais que vouloir que
Pinien fût ordonné malgré lui, c'était vouloir
qu'il s'en allât après son ordination; c'est ce qu'on ne croyait
pas. La multitude, établie sur les marches, persistait dans la
même volonté en poussant de longs et horribles cris, et
nous ne savions que faire. Ce fut alors qu'on hurla tant d'indignes outrages
contre mon frère Alype, ce fut
alors que je craignis de plus graves excès.
2. Malgré mon émotion au milieu de ce tumulte populaire
et d'un pareil désordre dans l'Eglise, ma seule réponse à
ceux qui me (253) serraient de près, c'est que je
ne pouvais pas ordonner Pinien malgré lui, et cependant je ne
fus pas amené à manquer à ma promesse de ne rien faire
pour l'engager à recevoir la prêtrise ; si
j'avais pu le lui persuader, il n'aurait pas été ordonné
contre sa volonté. Je gardai les deux promesses, celle que j'avais
fait connaître au peuple, et celle dont un seul
homme avait été le témoin. Je gardai, dis-je,
dans un si grand danger, la fidélité à une promesse
qui n'était pas un serment; ce péril que nous redoutions
n'était pas
véritable, comme nous le sûmes après; s'il avait
été sérieux, nous aurions été tous menacés;
la crainte était donc commune, et, voulant épargner quelque
profanation
odieuse à l'Eglise où nous étions, je songeais
à me retirer. Mais je dus trembler que, moi absent, le respect ne
fût moindre et le ressentiment plus violent, et qu'il
n'arrivât quelque chose. D'ailleurs si je sortais avec mon frère
Alype à travers les rangs serrés du peuple, il fallait veiller
à ce que nul n'osât porter la main sur lui; si je
sortais sans lui; que de reproches à me faire en cas de malheur
! n'avais-je pas l'air d'abandonner Alype pour le livrer à la fureur
du peuple?
3. Au milieu de ces tourments et de ces inquiétudes où
pas un bon espoir ne me permettait de prendre haleine, voilà que
tout à coup et inopinément notre saint fils
Pinien m'envoie un serviteur de Dieu ; il vient me dire que Pinien
veut jurer au peuple que s'il est ordonné malgré lui, il
quittera l'Afrique; celui-ci, je crois, espérait
ainsi mettre un terme aux cris du peuple qui pensait bien qu'il ne
se parjurerait pas, et qui ne voudrait pas chasser un homme que nous aurions
au moins pour voisin.
Mais je ne voyais dans un semblable serment qu'un motif nouveau de
mécontentement pour le peuple, je ne répondis rien; et comme
Pinien me faisait demander en
même temps d'aller vers lui, j'y allai aussitôt. II me
répéta la même chose, ajoutant ce qu'il venait de me
faire dire par un autre serviteur de Dieu, que j'avais rencontré
en me rendant auprès de Pinien, savoir qu'il resterait à
Hippone si on n'imposait pas à son refus le fardeau de la cléricature.
Eu proie à tant de perplexités, je fus
soulagé par ces paroles comme on l'est par un peu d'air quand
on étouffe; je ne répondis rien, mais je me dirigeai vivement
du côté de mon frère Alype, et je lui dis
ce que je venais d'entendre. Alype, comme je la crois, désirant
échapper à la responsabilité d'une décision
qu'il supposait devoir vous être désagréable, me répondit
: « Que là-dessus personne ne me consulte. » Je
m'avançai alors vers le peuple en tumulte ; le silence se fit, et
j'annonçai ce que Pinien promettait sous la foi du
serment. Les gens d'Hippone qui ne songeaient qu'à le voir prêtre
et ne désiraient que cela, n'acceptèrent pas, contre mon
attente, ce qui leur était offert; après s'être
un peu concertés entre eux et à voix basse, ils demandèrent
qu'il fût ajouté à la promesse et au serment que quand
il plairait à Pinien d'entrer dans les ordres, il ne
choisirait pas d'autre église que celle d'Hippone. Je me rendis
auprès de lui; il y consentit sans hésitation. Je l'annonçai
au peuple qui poussa des cris de joie et bientôt
demanda le serment promis.
4. Je retournai vers notre fils et le trouvai incertain sur les termes
de ce serment, à cause des nécessités violentes qui
pouvaient le contraindre de s'éloigner. Il
craignait, disait-il, une invasion ennemie à laquelle on ne
pourrait échapper que par la fuite. La sainte dame Mélanie
(1) voulait ajouter des cas de maladies produites
par un mauvais air; mais Pinien la reprit pour cette observation. Je
lui dis que la raison grave qu'il venait d'alléguer en serait une
aussi pour les citoyens d'Hippone
qu'une attaque de ce genre forcerait à s'éloigner ; mais
que si je déclarais cela au peuple, il était à craindre
qu'il ne le prit pour un mauvais présage; je dis aussi que si
on stipulait une cause d'éloignement sous le nom général
de nécessité, le peuple y soupçonnerait quelque arrière-pensée.
Il fut convenu, toutefois, qu'on ferait une
tentative à cet égard; mais la proposition ne trouva
que l'accueil auquel je m'attendais. Les premiers mots du serment, lus
par un diacre, plurent à tout le monde; mais
au mot de nécessité, des cris éclatèrent,
on ne voulut plus de la promesse, le tumulte recommença, et le peuple
crut qu'on ne cherchait qu'à le tromper. Notre saint
fils ayant vu cela, il ordonna la suppression du mot de nécessité,
et tout de suite le peuple revint à la joie.
5. Pinien ne voulut pas aller vers le peuple sans moi, quoique je m'en
fusse excusé à cause de ma fatigue; nous nous avançâmes
donc ensemble. Il dit au peuple que
les paroles lues par le diacre l'avaient été par ses
ordres, qu'il s'y engageait par serment et qu'il le tiendrait
1 C'était la femme de Pinien.
254
il répéta tout ce que le diacre avait dit en son nom.
On répondit: Grâces à Dieu, et l'on demanda que le
tout fût écrit et signé. Nous renvoyâmes les
catéchumènes, on
écrivit, et Pinien signa. On nous demanda ensuite, à
nous évêques, non pas tumultueusement, mais par l'intermédiaire
respectueux de quelques fidèles considérables,
de signer, nous aussi. Dès que je commençai à
le faire, la sainte dame Mélanie s'y opposa. J'admirai qu'on se
ravisât si tard, comme si, en ne pas signant cette
promesse et ce serment, nous pouvions leur ôter leur valeur;
j'obéis cependant; ma signature demeura inachevée, et personne
ne crut devoir insister pour nous faire
signer.
6. J'ai eu soin d'informer suffisamment votre sainteté de ce
qui avait été fait ou dit à Nippone un autre jour,
après que, le peuple avait su le départ de Pinien ;
quiconque a pu vous faire à cet égard un récit
contraire au mien a menti ou a été trompé. J'ai omis
des détails qui m'ont paru rie pas devoir m'occuper, mais je n'ai
rien dit de faux. Il est donc vrai que notre saint fils Pinien a juré
en ma présence et avec ma permission; mais il est faux qu'il ait
juré par rires ordres. Il le sait
lui-même, les serviteurs de Dieu qu'il m'a envoyés le
savent aussi : notre saint frère Barnabé, ensuite notre saint
frère Timasse, chargés de me porter sa promesse de
rester à Hippone. Le peuple lui-même le contraignait,
par ses cris, à la prêtrise, et non point au serment. Le serment
lui ayant été offert, il ne le repoussa pas, dans
l'espérance que le séjour de Pinien au milieu de nous
l'amènerait à consentir à l'ordination on craignait
qu'ordonné malgré lui, il ne partît d'Hippone, ainsi
qu'il l'avait
juré. Ainsi les gens d'Hippone ont crié en vue de l'oeuvre
de Dieu (car la sanctification de la prêtrise est toujours l'oeuvre
de Dieu), et quant à leur mauvais accueil
fait à la promesse de ne point quitter Hippone à moins
d'ajouter que si Pinien entrait dans les ordres, il ne choisirait pas d'autre
église que la nôtre, c'est une preuve
assez évidente de ce qu'ils attendaient de la présence
du saint homme parmi eux, et par là ils n'ont pas cessé de
désirer l'oeuvre de Dieu.
7. Comment donc dites-vous qu'ils ont fait cela pour un honteux amour
de l'argent? D'abord l'argent ne regarde en rien la foule qui criait; de
même que les gens de
Thagaste n'ont eu de ce que vous avez donné à l'église
de cette ville que la joie de votre bonne oeuvre, ainsi ceux d'Hippone
ou de tout autre lieu n'auraient rien autre
à gagner de l'usage chrétien que vous pourriez faire
au milieu d'eux de la mammone d'iniquité. Le peuple, en demandant
ardemment pour son église un si grand
personnage, n'a donc pas cherché par vous son avantage pécuniaire,
mais il a aimé en vous votre mépris de l'agent. Car s'il
a été prévenu en ma faveur pour avoir
entendu dire que j'avais abandonné quelques petits champs paternels
afin de me consacrer avec plus de liberté au service de Dieu (et
il n'a pas été jaloux de l'église
de Thagaste, ma patrie selon la chair, mais ceux de Thagaste ne m'ayant
point imposé la cléricature , ceux d'Hyppone ont rais la
main sur moi lorsqu'ils l'ont pu ); si
donc il en a été ainsi de moi, avec quelle ardeur ils
ont dû aimer dans notre Pinien une triomphante conversion qui lui
a fait fouler aux pieds tant de désirs , tant de
richesses , tant d'espérances de ce monde ! En ce qui me touche,
selon le sentiment de bien des gens qui ne jugent que d'après eux-mêmes
, je n'ai pas l'air d'avoir
laissé des richesses, mais de m'être enrichi, Car mon
bien paternel pourrait à peine être estimé la vingtième
partie des biens de l'Eglise, dont je suis censé le maître
aujourd'hui. Mais partout, et principalement dans les églises
d'Afrique, partout où Pinien serait, je ne dis pas prêtre,
mais évêque, si on comparait ce qu'il pourrait
posséder à ce qu'il possédait auparavant, dût-il
en jouir en maître, il serait très-pauvre. La pauvreté
chrétienne est donc plus appréciée, mieux aimée,
là où ne peut
apparaître le soupçon de chercher rien de plus que ce
qu'on a quitté. Voila ce qui a ému les gens d'Hippone, voila
ce qui explique la persévérance de leurs cris. Ne
les accusons donc pas d'une cupidité honteuse, mais laissons-les
au moins aimer sans crime dans les autres un bien qu'ils n'ont pas. Quoique
des pauvres et des
mendiants, mêlés à la foule, aient aussi crié
et qu'ils aient espéré tirer de votre honorable opulence
un secours pour leur misère , ce n'est pas là, je pense,
une
honteuse cupidité.
8. Il n'y a plus que les clercs et surtout l'évêque sur
qui puisse tomber indirectement ce reproche de honteux amour de l'argent;
car on croit que nous sommes les
maîtres des biens de l'Eglise et que nous en jouissons. Or, ce
que nous en avons reçu, ou nous le possédons encore, ou nous
l'avons distribué comme il nous a plu; à
l'exception d'un petit nombre (255) de pauvres, nous n'avons donné
à personne en dehors du clergé et du monastère. Je
ne dis donc pas que c'est surtout contre
nous que vous avez dû diriger vos accusations, mais je dis que
pour être croyables il faut que les reproches s'adressent à
nous seuls. Que ferons-nous donc?
Comment nous disculper au moins devant vous, si nous ne le pouvons.
auprès de nos ennemis? C'est une chose de l'âme, une chose
intérieure, cachée aux yeux des,
mortels et connue de Dieu seul. Ainsi que reste-t-il à faire
si ce n'est de prendre à témoin le Dieu à qui elle
est connue? En nous soupçonnant de la sorte, vous ne
nous ordonnez pas de jurer (ce qui est beaucoup mieux, et dans votre
lettre vous me reprochez d'y avoir obligé Pinien), mais vous nous
forcez tout à fait au serment;
nous ne sommes point ici en face d'un péril de mort comme celui
où l'on croit que Pinien s'est trouvé au milieu du peuple
d'Hippone, nous sommes sous le coup du
danger auquel notre réputation est exposée; cette réputation,
nous devons la préférer à la vie, pour l'avantage
des faibles à qui nous nous efforçons de donner en
toute chose l'exemple des bonnes uvres.
9. Mais pendant que vous nous contraignez ainsi au serment, nous ne
nous irritons pas contre vous comme vous le faites contre les gens d'Hippone.
Vous avez jugé
comme des hommes qui en jugent d'autres, et quoique nous n'ayons pas
les torts que vous nous supposez, nous aurions pu les avoir. On doit tâcher
de vous guérir
de ces soupçons et non pas vous en faire un crime; il faut rendre
à notre réputation toute sa pureté devant vous, si
notre conscience est restée pure devant Dieu. Il
nous accordera peut-être, ainsi que nous le disions, mon frère
Alype et moi, avant que ces pénibles scènes arrivassent,
il nous accordera de montrer clairement,
non-seulement à vous, nos amis, membres comme nous du corps
de Jésus-Christ, mais encore à nos plus implacables ennemis,
que nulle pensée d'intérêt grossier ne
nous souille dans les affaires ecclésiastiques. En attendant
que cette lumière éclate, si le Seigneur lé permet,
nous faisons ce à quoi nous sommes contraints pour ne
pas retarder d'un moment la guérison de votre âme. Dieu
m'est témoin que cette administration des biens de l'Eglise où
l'on croit que nous aimons à dominer, je ne
l'aime pas; mais je la supporte à cause de mes devoirs de charité
envers mes frères et de crainte envers Dieu; je voudrais en être
affranchi si je le pouvais sans
manquer aux obligations de ma charge. Le même Dieu m'est témoin
que je ne pense pas autrement de mon frère Alype. Cependant le peuple,
et ce qui est plus
douloureux, le peuple d'Hippone ne l'a pas jugé ainsi et ne
lui a épargné aucun outrage. Et vous, saints de Dieu, âmes
miséricordieuses, vous avez cru cela de moi
tout en ne parlant que du peuple d'Hippone, que ces reproches de cupidité
ne pouvaient atteindre; vous avez voulu me toucher et m'avertir; vous l'avez
fait pour nous
reprendre et sans aucune haine, je n'en doute pas. Aussi je ne me fâche
point, mais je vous rends grâces de ce mélange, de réserve
et de liberté qui vous a fait avertir
l'évêque par voie indirecte au lieu d'aller droit à
lui et de paraître lui faire outrage en lui déclarant vos
soupçons.
10. Que l'obligation où je me suis cru de jurer ne soit pour
vous ni un regret ni une peine. L'Apôtre n'affligeait pas, ou n'aimait
pas moins ceux à qui il disait : « Nous
n'avons pas été « auprès de vous avec des
discours de flatterie, « vous le savez, ni avec des sentiments de
tupi« dité, Dieu nous en est témoin (1). » Il
les a pris à
témoin pour une chose manifeste; mais pour une chose cachée,
qui prendre à témoin, si ce n'est Dieu ! Si donc il a eu
raison de redouter de tels soupçons de
l'ignorance humaine, lui, dont le travail était connu de tous,
et qui, sauf le cas d'extrême nécessité, ne demandait
rien pour lui aux peuples auxquels il dispensait la
grâce du Christ, pourvoyant de ses propres mains à ce
qui était nécessaire à sa subsistance; à plus
forte raison devons-nous tout faire pour qu'on nous croie, nous
qui sommes si au-dessous de sa sainteté et de sa vertu, et qui
ne pouvons travailler de nos mains afin de soutenir notre vie; et lors
même que nous le pourrions, nous-
n'en aurions jamais le loisir au milieu de plus d'occupations et de
soins que n'en avaient, je crois, les apôtres ! Qu'on cesse donc
dans cette affaire de reprocher des
calculs grossiers à un peuple chrétien qui est l'Eglise
de Dieu. Il serait plus pardonnable de nous adresser ce reproche, à
nous qui ne l'avons pas mérité, mais qui
pouvons en être soupçonnés avec quelque vraisemblance,
que de le faire peser sur ceux qui certainement méritent aussi peu
le reproche que le soupçon même.
1. Thess. II, 5.
256
11. Partout où la foi mutuelle est quelque chose, il n'est permis
ni de manquer au serment, ni de soutenir, ni même de mettre en doute
qu'on puisse le violer; ce devoir
est bien plus impérieux parmi les chrétiens. Je crois
m'être pleinement expliqué là-dessus dans nia lettre
à mon frère Alype. Votre sainteté me demande si moi
ou les
gens d'Hippone nous croyons qu'un serment arraché par la violence
soit obligatoire. Qu'en pensez-vous vous-même? Voulez-vous que, même
en présence d'une
mort certaine, et ce n'était pas le cas de Pinien, un chrétien
fasse servir le nom de son Dieu à une tromperie? Voulez-vous qu'un
chrétien prenne Dieu à témoin d'une
fausseté ? Mais, sans qu'il y ait serment, si un chrétien
était poussé par des menaces de mort à un faux témoignage,
il devrait mieux aimer mourir que de souiller sa
vie. Il y a plus que des menaces de mort de la part d'armées
qui en viennent aux mains; et cependant quand les combattants se jurent
mutuellement quelque chose,
nous louons ceux qui tiennent leurs promesses, nous détestons
ceux qui violent leur foi. Et de quoi s'agit-il pour eux? que veulent-ils
éviter? La mort ou la captivité?
S'ils manquent à ce serment arraché par la crainte de
la captivité ou de la mort, s'ils ne gardent pas la foi qui a été
donnée, on regarde comme sacrilèges et parjures
des hommes même qui craignent plus de se parjurer que de tuer;
et nous, nous poserions la question de savoir si un serment arraché
par la force, doit être tenu par
des serviteurs de Dieu d'une haute sainteté, par des moines
qui courent dans la voie de la perfection chrétienne après
avoir distribué tous leurs biens !
12. En quoi, je vous prie, cette présence à Hippone que
Pinien a promise, ressemble-t-elle à un exil, à une déportation,
à une relégation? Je crois que le sacerdoce
n'est pas un exil, et notre fils choisirait celui-ci plutôt que
celui-là? Dieu nous garde de défendre de la sorte un saint
homme qui nous est si cher ! Dieu nous garde de
dire qu'il a préféré l'exil à la prêtrise
ou le parjure à l'exil ! C'est ainsi que je parlerais, si le serment
de rester à Nippone avait été véritablement
arraché par nous ou
par le peuple; mais ce serment n'a pas été arraché
quand on le refusait; il a été accepté quand on l'offrait.
Et, comme nous l'avons dit, ce fut dans l'espérance que le
séjour à Nippone amènerait Pinien à se
rendre aux voeux qui le pressaient d'entrer dans la cléricature.
Enfin, quoi qu'on puisse penser de nous et des gens
d'Hippone, il y aurait toujours une grande différence entre
ceux qui auraient forcé de jurer et ceux qui auraient, je ne dis
pas forcé, mais persuadé de se parjurer.
Que celui dont il s'agit ne refuse pas de voir lui-même ce qui
est le plus mauvais, de prêter un serment sous le coup d'une crainte
quelconque, ou de le violer
lorsqu'on ne craint plus rien.
13. Il faut remercier Dieu que les gens d'Hippone entendent la promesse
qui leur a été faite de f,içon à se contenter
de la volonté d'habiter parmi eux et de laisser
aller Pinien où il a besoin d'aller pourvu qu'il songe à
revenir. Car s'ils suivaient les termes mêmes du serment et qu'ils
en exigeassent l'exécution formelle, le serviteur
de Dieu ne pourrait jamais s'éloigner pas plus qu'il ne peut
jamais se parjurer. Ce serait criminel de leur part de retenir ainsi, je
ne dis pas un pareil homme, mais un
homme quel qu'il fût; et ils ont bien prouvé ce qu'ils
attendent de Pinien, car, en apprenant qu'il s'était absenté
pour revenir, ils en ont été charmés, et le serment,
dans
toute sa vérité, ne leur doit rien autre que ce qu'ils
en ont attendu. Pourquoi dit-on que, dans le serment sorti de sa bouche,
il a fait de la nécessité une exception,
comme si de sa bouche n'était pas parti l'ordre de supprimer
ce mot? Certainement lorsqu'il parla lui-même au peuple il aurait
pu placer ce mot; s'il l'avait fait, on
n'aurait pas répondu: Grâces â Dieu! mais on aurait
recommencé les cris qui avaient éclaté à la
lecture du diacre. Et qu'importe que le mot qui indiquait la nécessité
comme motif d'absence ait été ou n'ait pas été
placé? On n'attend de Pinien rien autre que ce qui a été
dit plus haut. Mais quiconque trompe l'attente de ceux à qui il
a fait un serment, est certainement parjure.
14. Que la promesse soit donc accomplie, et que les âmes des
faibles soient guéries, de peur que l'approbation d'un grand exemple
de foi violée ne conduise au
parjure, et que la désapprobation ne fasse dire avec raison
qu'il ne faut plus nous croire, ni dans nos promesses ni même dans
nos serments. Prenons garde plutôt
aux langues de nos ennemis: elles sont comme autant de traits dont
se sert un plus grand ennemi pour tuer les faibles. Mais à Dieu
ne plaise que nous attendions d'une
aussi (257) grande âme autre chose que ce qu'inspire la crainte
de Dieu, et ce que conseille une sainteté aussi éminente
! Vous dites que j'aurais dû empêcher ce
serment; mais, je l'avoue, je n'ai pas pu penser qu'il valût
mieux laisser périr dans un vaste et affligeant désordre
l'Eglise que je sers, que d'accepter ce qui nous était
offert par un tel homme.
LETTRE CXXVII. (Année 411)
Un illustre personnage, Armeutarius, et sa femme, Pauline, qu'il ne
faut pas confondre avec la sainte dame Pauline, épouse de Pammaque
et louée par saint Jérôme,
avaient fait voeu de continence; c'étaient des amis de saint
Augustin; en apprenant ce voeu, l'évêque d'Hippone écrivit
la lettre suivante à Armentarius et à Pauline
pour les fortifier dans leur résolution. Le monde retentissait
alors de la chute de Rome et des ravages des Barbares; saint Augustin,
sous les coups de ces vastes
malheurs, fait remarquer que la vie humaine a perdu de son charme et
que les joies du temps sont devenues trop peu de chose pour qu'on n'en
fasse pas aisément le
sacrifice à Dieu. On trouve dans cette lettre des pensées
ingénieuses et profondes sur notre passage ici-bas.
AUGUSTIN AUX EXCELLENTS SEIGNEURS, A SES HONORABLES ET CHERS ENFANTS
ARMENTARIUS ET PAULINE, SALUT DANS LE
SEIGNEUR.
l. Un homme éminent, mon fils Ruférius, votre allié,
m'a instruit du voeu que vous avez fait au Seigneur; j'ai été
heureux de ce qu'il m'a dit, mais, craignant les
inspirations mauvaises du tentateur qui depuis bien longtemps n'aime
pas de si saintes oeuvres, j'ai cru devoir engager brièvement votre
charité, illustre seigneur,
honorable et cher fils, à méditer ces divines paroles:
« Ne tardez pas à vous convertir au Seigneur, et ne différez
pas de jour en jour (1). » J'ai voulu aussi vous
engager à vous acquitter de votre veau envers celui qui exige
ce qui lui est dû et tient ce qu'il a promis; car il est aussi écrit:
« Faites des veaux au Seigneur a votre
Dieu et accomplissez-les (2). » Quand même vous n'auriez
fait aucun voeu, quel meilleur conseil, quoi de meilleur pour l'homme que
de se restituer à celui qui l'a
créé, surtout parce que Dieu nous a tant aimés,
qu'il a envoyé son fils unique, afin de mourir pour nous. Reste
donc à accomplir la parole de l'Apôtre, lorsqu'il dit que
le Christ est mort « afin que ceux qui vivent ne vivent plus
pour « eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et « ressuscité
pour eux (3). » Peut-on encore aimer
1. Ecclési. V, 8. 2. Ps. LXXV, 12. 3.II Cor. V, 15.
le monde, brisé par tant de désastres (1), qu'il en a
perdu même le fantôme de ses séductions? Autant il fallait
louer et exalter ceux qui dédaignaient de briller avec un
monde dans son éclat; autant il faut blâmer et accuser
ceux qui mettent leurs délices à périr avec un monde
périssant.
2. Si on se résigne à tant de travaux, de dangers et
de disgrâces pour une vie qui doit finir, si on prend tant de précautions,
non point pour ne pas mourir, mais pour
mourir un peu plus tard; que ne doit-on pas subir pour cette vie éternelle
où des soins prudents ne seront plus nécessaires, afin d'éviter
la mort, où la lâcheté
honteuse ne la craindra plus, où le sage n'aura plus besoin
de sa fermeté, afin d'en supporter l'horreur ! elle ne sera plus
rien pour personne, parce qu'elle ne sera
plus. Soyez donc au nombre des amis de l'éternelle vie. Ne voyez-vous
pas combien cette vie si misérable et si pauvre, est ardemment aimée,
et par quels noeuds
étroits on s'y attache? Ceux qu'elle trouble de ses périls
la perdent plus tôt; ils hâtent leur fin par la peur même
d'une fin prochaine; ils se précipitent dans la mort en
voulant l'éloigner, comme un homme qui, fuyant un voleur ou
une bête sauvage, tomberait dans un fleuve et y disparaîtrait.
Parfois en mer, sous le coup de la
tempête, on jette dans les flots les provisions; et, pour vivre,
on jette ce qui fait vivre, de peur que des jours laborieux ne finissent
trop vite. Que de peines on se
donne pour allonger ses peines ! et quand la mort commence à
nous menacer, nous nous en préservons de notre mieux pour avoir
à la craindre plus longtemps. Que
de genres de mort à redouter parmi tant d'accidents auxquels
nos jours sont exposés ! une fois frappés par un de ces coups,
les autres ne sont plus à craindre; et
cependant on cherche à échapper à un de ces périls
de mort pour avoir à les craindre tous. A quelles tortures ne se
soumettent-ils pas, ceux qui livrent leurs
membres au traitement, au fer des médecins : est-ce pour ne
pas mourir? Non; mais c'est pour mourir un peu plus tard. Ils acceptent
beaucoup de tourments
certains, dans l'espoir incertain d'obtenir un petit nombre de jours
de plus; quelquefois ils meurent tout à coup dans les douleurs violentes
auxquelles ils s'étaient
résignés par la crainte de la mort; ils n'aiment pas
mieux finir leur vie
1. Allusion aux calamiteuses invasions des Barbares.
258
pour ne plus souffrir, mais ils aiment mieux souffrir que de finir
leur vie, et il arrive qu'ils souffrent et qu'ils meurent. Eussent-ils
été guéris, il aurait fallu mourir après
toutes ces tortures: la vie, même achetée au prix de tant
de souffrances, ne peut pas être éternelle, parce qu'elle
est mortelle; elle n'est pas longue, parce qu'une vie
entière est encore bien courte; elle ne s'écoule même
pas en sûreté dans l'espace rapide qui lui est assigné,
parce qu'elle demeure toujours incertaine. Parfois aussi on
meurt par la douleur même qu'on avait volontairement acceptée
pour ne pas mourir.
3. Il y a un autre mal, un grand mal, un mal fort détestable
et horrible dans l'amour excessif de cette vie : plusieurs, en voulant
vivre un peu plus longtemps, offensent
gravement Dieu, en qui est la source rte la vie, et tandis qu'ils repoussent
la pensée d'une fin inévitable, ils s'excluent du lieu où
nous attend une vie sans fin. D'ailleurs
une vie misérable, quand elle pourrait toujours durer, ne saurait
être comparée à une vie heureuse, même très-courte;
et cependant le goût d'une vie misérable et
fugitive fait perdre celle qui est heureuse et éternelle, lorsqu'on
veut, dans celle qu'on aime autrement qu'on ne devrait, ce qu'on perd dans
l'autre; car on n'aime pas
la misère de la vie présente, puisqu'on veut être
heureux; on n'en aime pas la brièveté, puisqu'on ne veut
pas arriver à son terme; mais on l'aime parce qu'elle est la
vie, et de telle sorte que, malgré sa misère et sa brièveté,
on perd souvent, à cause d'elle, celle qui est heureuse et éternelle.
4. Ceci considéré, quelle obligation extraordinaire (éternelle
vie impose-t-elle à ses amis, quand elle ordonne qu'on l'aime comme
on aime la vie présente? On
méprisera tout ce qui charme dans le monde pour retenir un peu
plus longtemps une vie qui doit bientôt échapper; et l'on
ne méprisera pas le monde pour gagner une
vie sans fin dans celui par lequel a été fait le monde
! Récemment lorsque Rome, le siège du très-illustre
empire, a été dévastée par les Barbares, combien
d'amis de
cette vie temporelle l'ont rachetée pour la prolonger dans le
deuil et le dénûment, non-seulement au prix de ce qui l'embellissait,
mais au prix de ce qui en était le
soutien nécessaire! Les hommes ont coutume de beaucoup donner
à celles à qui ils veulent plaire: dans le sac de Rome,
les amis de la vie ne l'auraient pas gardée
s'ils ne l'avaient rendue pauvre; ils :ne lui ont pas tout donné,
mais plutôt ils lui ont tout ôté, de peur que l'ennemi
ne la leur ravît. Je ne les en blâme pas; qui donc
ignore qu'ils auraient perdu la vie s'ils n'avaient pas perdu tout
ce qu'ils tenaient en réserve pour elle? Quelques-uns, il est vrai,
ont d'abord perdu leurs biens et
ensuite leur vie, et d'autres, prêts à tout sacrifier
pour elle, ont tout d'abord péri. Nous apprenons ici jusqu'à
quel point nous devons aimer l'éternelle vie: nous devons
mépriser pour elle tout ce qui est superflu, lorsque pour conserver
une vie. passagère on a méprisé le nécessaire.
5. Pour garder la vie que nous aimons, nous ne la dépouillons
pas comme ces hommes ont 1 dépouillé leur propre vie; nous
l'employons à acquérir celle qui est
éternelle ; elle en est 9 comme la servante, et afin qu'elle
fasse mieux son service, nous ne l'enchaînons point dans de vains
ornements , nous ne l'accablons pas du
poids de nuisibles soucis; nous écoutons le Seigneur nous promettant
cette autre vie que nous devons désirer avec la plus grande ardeur,
et criant comme dans
l'assemblée du monde entier.: « Venez à moi, vous
tous qui êtes fatigués, et qui êtes chargés,
je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que
je suis doux et humble de coeur; et vous trouverez le repos pour vos
âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. (1)»
Cette leçon de pieuse humilité chasse
de nos coeurs et y éteint en quelque sorte cette vaine et inquiète
cupidité qui désire ce qui est au delà de notre puissance.
La peine est là où l'on aime et l'on
recherche beaucoup de choses à l'acquisition et à la
possession desquelles la volonté ne suffit point, parce que le pouvoir
lui manque. Mais une vie de justice nous
arrive du moment que nous la voulons, parce que la vouloir pleinement,
c'est la justice, et que la justice pour être parfaite, ne demande
rien de plus qu'une parfaite
volonté. Voyez s'il y a peine dès qu'il suffit de vouloir.
Voilà pourquoi cette divine parole a été prononcée
: « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2). »
Là où est la paix, là est le repos; le repus c'est
la fin de tout désir et de toute peine. Mais cette volonté,
pour être pleine, il faut qu'elle soit , saine ; elle le sera si
elle
ne refuse pas le médecin, dont la grâce seule peut guérir
de la
1. Matth. XI, 28, 29, 30. 2. Luc, II, 14.
maladie des mauvais désirs. C'est donc le médecin lui-même
qui crie : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués;
» il dit que son joug est doux et son fardeau léger.
Quand la charité sera répandue dans nos tueurs par le
Saint-Esprit, nous aimerons ce qui nous est ordonné; ce joug ne
sera ni dur ni pesant si nous ne portons que
celui-là et si nous le portons avec une soumission d'autant
plus libre qu'elle est plus humble. C'est le seul fardeau dont le poids
soulage au lieu d'accabler. Si on aime
les richesses, qu'on les place là où elles ne peuvent
périr. Si on aime l'honneur, qu'on le mette là où
personne d'indigne ne sera honoré. Si on aime la santé, il
faut
désirer en jouir là où l'on ne craint plus de
la perdre. Si on aime la vie, qu'on la possède là où
il n'y a plus de mort.
6. C'est pourquoi rendez à Dieu ce que vous lui avez voué,
puisque c'est vous-mêmes, et que vous vous rendez à celui
par lequel vous existez; rendez-le-lui, je vous
en conjure. Ce que vous rendrez n'en sera pas diminué, mais
plutôt se conservera et s'accroîtra; car Dieu exige par bonté,
non par indigence ; il ne s'agrandit pas de
ce qu'on lui rend, mais il fait croître en lui ceux qui lui rendent.
Ce qu'on ne lui rend pas est perdu ; ce qui lui est rendu est une richesse
pour celui qui rend : il y trouve
sa garantie et sa sécurité. La restitution et celui qui
restitue sont la même chose , parce que la dette et le débiteur
étaient tout un. Car l'homme se doit lui-même à
Dieu, et pour être heureux, il doit se restituer à celui
de qui il a reçu l'être. C'est ce que signifient ces paroles
du Seigneur dans l'Evangile : « Rendez à César ce qui
est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
(1) » II dit cela lorsque s'étant fait montrer une pièce
de monnaie et ayant demandé de qui elle portait l'image, on lui
répondit
: De César. Il faisait entendre ainsi que Dieu exigeait de l'homme
sa propre image dans l'homme lui-même , comme César exigeait
l'empreinte de la sienne, sur la
pièce de monnaie. Si on doit à Dieu cette image sans
l'avoir promise, combien la lui doit-on plus encore lorsqu'on lui en fait
la promesse?
7. Je pourrais, mon très-cher fils, selon mes faibles ressources,
louer plus au long votre pieuse résolution, et montrer la différence
qu'il y a entre les chrétiens qui
aiment et les chrétiens qui méprisent le monde , quoique
les uns et les autres soient appelés fidèles. Ils ont
1. Matth. XXII, 21.
été purifiés aux mêmes fonts sacrés,
sanctifiés et consacrés par les mêmes mystères;
ils ont été non-seulement auditeurs mais même prédicateurs
du même Evangile,
et cependant ils ne participeront pas les uns et les autres au royaume
de Dieu et à sa lumière; ils n'auront pas pour héritage
l'éternelle vie qui seule est heureuse. Le
Seigneur Jésus ne les a pas distingués de ceux qui n'entendent
point, mais il a établi de très-grandes différences
entre ceux qui entendent sa parole : « Celui qui
entend mes paroles, dit-il, et les met en pratique, je le comparerai
à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre : la pluie
est tombée, les fleuves ont débordé,
les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle n'a
pas croulé, car elle était fondée sur la pierre. Mais
celui qui entend mes paroles et ne les met pas en pratique,
je le comparerai à un insensé gui a bâti sa maison
sur le sable : la pluie est tombée, les fleuves ont débordé,
les vents ont soufflé et battu cette maison, et elle s'est
écroulée, et sa ruine a été grande (1).
» Ecouter les paroles divines, c'est donc bâtir; en cela, les
uns et les autres sont pareils : la différence consiste à
pratiquer ou à
ne pratiquer pas ce que l'on entend ; c'est la différence entre
l'édifice bâti sur le fondement de la pierre solide, et l'édifice
qui se renverse parce qu'il n'a d'autre
fondement que le sable mobile. Toutefois, celui qui n'écoute
point ne se met pas davantage en sûreté : en ne bâtissant
rien du tout, en restant sans toit, il sera
beaucoup plus facilement accablé , saisi et emporté par
les pluies, les fleuves et les vents.
8. Je pourrais aussi , selon mes humbles efforts, marquer la diversité
des rangs et des mérites parmi ceux-là mêmes qui appartiendront
à la droite de Dieu et au
royaume des cieux, et montrer la différence entre une religieuse
et pieuse vie conjugale, ayant pour but d'engendrer des enfants, et celle
dont vous avez fait voeu, si
j'avais à vous convier à cette résolution; mais
ce voeu est prononcé, il vous lie, il ne vous est pas permis de
faire autrement. Avant que vous fussiez engagé, vous
étiez libre de rester à un rang inférieur; c'était,
d'ailleurs une peu enviable liberté que celle où l'on n'était
pas débiteur de ce qu'on paie avec tant de profit. Mais
maintenant que votre promesse est engagée envers Dieu, je ne
vous invite pas à une, grande justice, je vous détourne d'une
1. Matth. VII, 24, 27.
260
grande iniquité. En ne pas accomplissant votre voeu, vous ne
seriez pas tel que vous seriez resté si vous n'aviez pris aucun
engagement. Alors vous seriez moindre et
non pas pis; mais aujourd'hui, ce qu'à Dieu ne plaise, vous
manqueriez à votre foi envers Dieu, et vous seriez d'autant plus
malheureux que vous auriez été plus
heureux en gardant votre promesse. Toutefois ne vous repentez pas de
ce voeu, réjouissez-vous au contraire, de ce qu'il ne vous soit
plus permis de faire ce qui n'eût
servi qu'à votre désavantage. Marchez avec courage, que
vos actions répondent à vos paroles; celui qui vous a demandé
le voeu, vous aidera à l'accomplir.
Heureuse la nécessité qui contraint à ce qu'il
y a de meilleur !
9. Il y aurait une seule raison, qui non-seulement ne nous permettrait
pas de vous exhorter à l'accomplissement de votre voeu, mais qui
nous obligerait à vous
interdire d'y donner suite : ce serait le cas où par hasard
votre femme s'y refuserait, par faiblesse d'âme ou de chair. Entre
personnes mariées, de tels voeux ne
doivent se faire que d'un consentement mutuel et d'une volonté
commune; et si l'un des deux époux s'est engagé légèrement,
mieux vaut qu'il répare sa témérité que
de tenir sa promesse. Dieu n'exige pas ce qu'on lui a promis aux dépens
d'autrui, mais plutôt il nous défend de disposer de ce qui
ne nous appartient pas. Écoutez sur
ce point le divin sentiment de l'Apôtre: « Le corps de
la femme n'est point en sa puissance, mais en celle du mari; de même
le corps du mari n'est point en sa
puissance, mais en celle de la femme (1). » Il veut parler ici
de l'usage du mariage. Mais j'entends dire que votre femme est si disposée
au voeu de continence qu'elle
n'est retenue que par la crainte que vous ne réclamiez d'elle
le devoir conjugal; acquittez-vous donc tous les deux envers Dieu de ce
que vous lui avez promis tous les
deux, et faites-lui le sacrifice de ce que vous ne vous demandez plus
l'un à l'autre. Si la continence est une vertu, comme c'en est une,
pourquoi le sexe le plus faible y
est-il le plus disposé? Pourtant la ressemblance du mot l'indique,
et c'est du nom latin de l'homme que la vertu tire son nom (2). Homme,
soyez donc capable d'une
vertu pour laquelle une femme est prête ; que votre consentement
soit comme une offrande sur
1. Cor. VII, 4. 2. Virtus a viro,
l'autel céleste du Créateur, que la concupiscence soit
vaincue, que le lien de l'affection soit d'autant plus fort qu'il sera
plus saint. Réjouissons-nous de la grâce
abondante du Christ sur vous, ô illustres seigneurs, mes honorables
et chers enfants !
LETTRE CXXVIII. (Année 411.)
La lettre suivante, rédigée par saint Augustin, fut adressée
au nom des évêques catholiques de l'Afrique au tribun Marcellin,
chargé de présider la conférence de
Carthage du 1er juin 411, convoquée au nom de l'empereur Honorius.
On peut voir dans notre Histoire de saint Augustin un récit complet
de cette conférence d'où
lon avait espéré que sortirait la paix de l'Église
d'Afrique. Cette lettre était, de la part des catholiques, comme
l'acceptation des conditions et des règlements de
l'assemblée; en tête figurait le nom d'Aurèle,
évêque de Carthage, et le nom de Sylvain, primat de Numidie,
qui se trouvait. le plus ancien d'ordination. Les évêques
catholiques offraient de renoncer à leurs sièges si les
donatistes parvenaient à prouver qu'ils eussent raison; ils consentaient
à ce que les évêques de ce parti, s'ils
étaient vaincus, gardassent leur dignité en rentrant
dans l'unité de l'Église. Ces offres généreuses
sont un beau souvenir pour l'Église d'Afrique.
AURÈLE, SYLVAIN ET TOUS LES ÉVÊQUES CATHOLIQUES
A LEUR HONORABLE ET TRÈS-CHER FILS, L'ILLUSTRE (1) TRIBUN ET
SECRÉTAIRE MARCELLIN.
1. Nous vous déclarons, par cette lettre, comme vous avez bien
voulu le demander, que nous acceptons de tout point l'édit de votre
excellence, qui assure la
tranquillité et la paix des délibérations de l'assemblée
et pourvoit aux moyens de manifester et de défendre la vérité;
nous souscrivons à ce que vous avez réglé sur le
lieu et le temps, et sur le nombre de ceux qui devront être présents.
Nous consentons aussi que ceux à qui nous donnons commission de
conférer signent leurs
discours. Dans l'acte par lequel nous leur imposons cette charge; et
promettons de ratifier ce qu'ils auront fait, non-seulement vous aurez
nos signatures, mais vous
nous verrez signer vous-même. Avec l'aide du Seigneur nous obtiendrons
du peuple chrétien, dans l'intérêt du repos et de la
tranquillité de l'assemblée, qu'il s'en
tienne éloigné et qu'il ne se hâte pas de vouloir
apprendre ce qui sera fait au moment même, mais qu'il en attende
le récit par écrit, comme vous l'avez promis à tous.
2. Confiants dans la vérité, nous nous
1. Le texte porte : spectabili. C'était un terme de respect
et d'honneur dont on usait à l'égard des grands personnages
de l'empire à cette époque.
261
obligeons, si ceux avec qui nous avons affaire peuvent prouver que
l'Eglise du Christ a tout à coup péri par les crimes de je
ne sais qui, et n'est plus restée que dans
le parti de Donat, lorsque déjà, selon les promesses
de Dieu, les peuples chrétiens couvraient une grande partie de l'univers
et s'étendaient pour le remplir tout entier;
si, disons-nous, ils peuvent le prouver, nous nous obligeons à
ne conserver parmi eux aucun des honneurs de la dignité épiscopale,
mais, pour notre salut éternel,
nous suivrons le conseil de ceux à qui nous devrons le bienfait
insigne de connaître la vraie foi. Si, au contraire, nous parvenons
à montrer que l'Eglise du Christ,
répandue non-seulement en Afrique, mais encore dans les pays
d'outre-mer et au milieu d'un grand nombre de nations, produisant des fruits
et croissant dans le
monde entier, comme il est écrit (1), n'a pas pu périr
parles péchés de quelques hommes; si nous prouvons que c'est
une question jugée que celle de ces évêques
catholiques accusés mais jamais convaincus par leurs ennemis,
et d'ailleurs la cause personnelle de ces évêques n'était
pas la cause de l'Eglise ; si nous établissons
que Cécilien fut innocent et que ses accusateurs furent déclarés
coupables de calomnie par l'empereur même dont ils avaient invoqué
le jugement; enfin si, en réponse
à ce qu'ils ont dit sur de prétendus crimes, nous démontrons
l'innocence des accusés à l'aide de témoignages humains,
et si nous faisons voir, avec les preuves
divines, que l'Eglise du Christ, à la communion de laquelle
nous sommes unis, n'a été détruite par les péchés
de qui que ce soit, nous consentons qu'en rentrant dans
notre unité, les donatistes retrouvent la voie du salut sans
perdre les honneurs de l'épiscopat. Nous ne détestons pas
en eux les sacrements de la vérité divine, mais
les inventions des erreurs humaines ; ôtez ces erreurs, nous
embrasserons nos frères revenus à nous par la charité
chrétienne : maintenant nous sommes séparés d'eux
par un schisme diabolique.
3. Chacun de nous se trouvant alors dans son église avec un
collègue, nous occuperions tour à tour le premier rang, comme
on a coutume de le faire avec un évêque
étranger. Les deux évêques possédant tour
à tour les mêmes droits dans leur église, ils se préviendraient
mutuellement; là où le précepte de la charité
1. Coloss. I, 6.
dilaterait les coeurs, la paix serait aisée à garder;
une fois l'un des deux évêques mort, le survivant demeurerait
seul et la succession aurait lieu selon l'ancienne
coutume. Cette convention ne serait pas une nouveauté; elle
a été observée par la charité catholique depuis
le commencement du schisme, à l'égard de ceux qui
condamnant cette dissension impie sont revenus à la douceur
de l'unité, quelque tardif qu'ait été ce retour. S'il
arrivait par hasard que les peuples chrétiens aimassent
mieux avoir un seul évêque et qu'ils repoussassent comme
une chose insolite la présence permanente de deux évêques,
quittons notre siège les uns et les autres, et, le
schisme condamné et l'unité refaite, que les évêques
des églises où il y en aurait un seul en choisissent un,
un seul pour chaque église où il s'en serait trouvé
deux
auparavant. Pourquoi hésiterions-nous à offrir à
notre Rédempteur ce sacrifice d'humilité ? Il est descendu
des cieux et a pris un corps pour que nous soyons ses
membres; et nous, pour empêcher que ses membres ne soient déchirés
par une cruelle division, nous craindrions de descendre de nos sièges
! Il nous suffit, à nous,
d'être des chrétiens fidèles et obéissants
: soyons-le donc toujours. Nous sommes ordonnés évêques
pour les peuples chrétiens, servons-nous de notre épiscopat
pour les ramener à la paix. Si nous sommes des serviteurs utiles,
pourquoi sacrifier à nos grandeurs temporelles l'éternel
avantage du Maître? Si, en déposant la
dignité épiscopale, nous réunissons le troupeau
du Christ, elle nous sera plus profitable que si nous la conservions en
contribuant à la dispersion du troupeau. De quel
front attendrions-nous dans le siècle futur les honneurs promis
par le Christ, si dans ce siècle-ci nos honneurs empêchaient
l'unité chrétienne ?
4. Nous avons voulu écrire ces choses à votre Excellence
afin que, par vous, elles soient connues de tout le monde. C'est le Seigneur
notre Dieu qui nous a inspiré
de faire ces promesses; c'est avec son aide que nous avons la confiance
de les remplir; nous lui demandons de guérir ou de dompter, par
une pieuse charité, avant la
réunion de l'assemblée, les coeurs infirmes ou rebelles
: nous n'apporterons ainsi qu'un esprit pacifique à la recherche
de la vérité, et la concorde précédera ou au
moins suivra nos discussions. Si les dissidents se rappellent que les
pacifiques sont heureux parce qu'ils seront (262) appelés enfants
de Dieu (1), nous ne devons
pas désespérer qu'ils trouvent plus digne et plus facile
'de réconcilier le parti de Donat avec l'univers chrétien,
que de faire rebaptiser l'univers chrétien par le parti de
Donat; nous devons d'autant moins perdre espoir, que les donatistes
ont accueilli avec grand amour ceux qui sont revenus de la secte sacrilège
de Maximien, secte
condamnée par eux et contre laquelle ils avaient appelé
les lois des puissances séculières; dans ce fraternel accueil,
ils n'ont pas osé annuler le baptême donné par les
maximianistes ; ils ont reçu dans leurs rangs, sans toucher
à leurs dignités, quelques-uns d'entre eux après les
avoir condamnés , et ont même pensé que quelques
autres n'avaient contracté aucune souillure dans leur communion
avec cette secte impie. Leur bon accord entre eux ne nous déplaît
pas; mais il faut qu'ils
comprennent combien que le tronc catholique a raison de rechercher
pieusement la branche dont il est séparé , puisque cette
branche elle-même a mis tant de soins à
se réunir au petit rameau qui en avait été retranché.
(Et dune autre main:) Nous vous souhaitons, notre fils, de votes bien
porter dans le Seigneur. J'ai signé cette
lettre, moi, Aurèle, évêque de l'Eglise catholique
de Carthage. (Et encore d'une autre main:) J'ai signé, moi, Silvain,
l'ancien (2), de l'Eglise de Summa.
1. Matth. V, 9.
2. Le texte porte senex, ancien. Silvain était l'évêque
le plus ancien d'ordination, comme nous l'avons déjà fait
observer.
LETTRE CXXIX. (Année 411.)
Marcellin avait pensé qu'un petit nombre d'évêques
choisis de part et d'autre par leurs collègues suffiraient pour
une sérieuse et sincère discussion dans la
conférence; mais les évêques donatistes demandèrent
à y être tous présents. Les catholiques écrivirent
à ce sujet à Marcellin; saint Augustin rédigea la
lettre; elle va
au fond de la question; elle est très-habile, très-forte
: c'est une argumentation directe et sans réplique.
AURÈLE, SILVAIN ET TOUS LES ÉVÊQUES CATHOLIQUES
A LEUR HONORABLE ET TRÈS-CHER FILS, L'ILLUSTRE TRIBUN ET SECRÉTAIRE
MARCELLIN.
1. Nous sommes très-inquiets du manifeste ou de la lettre par
laquelle nos frères que nous désirons ramener d'une division
funeste à la paix catholique, ont refusé
d'accepter l'édit de votre Excellence qui pourvoit à
la tranquillité et au repos de nos délibérations;
nous craignons non pas que tous ces évêques, mais que
quelques-uns d'entre eux ne rendent impossible, par le tumulte ou le
bruit de la multitude, une conférence qui doit être calme
et pacifique. Plût à Dieu que cette
pensée ne fût point dans leur esprit et que nous nous
trompassions dans nos soupçons ! Plût à Dieu que ces
évêques ne voulussent tous assister à la conférence,
où
nous serions également, que pour en sortir dans une parfaite
union avec nous, et pour aller, sur les ruines du schisme, dans les liens
fraternels du Christ , rendre
grâces à Dieu et le louer tous ensemble dans une même
église, avec la charité la plus ardente et la plus éclatante,
au milieu de l'admiration et de la joie des gens de
bien, ne rencontrant d'autre affliction que celle du démon et
de ceux qui lui ressemblent !
2. Si c'est avec un oeil de paix que l'on regarde ce qui nous occupe,
si c'est avec une pensée chrétienne qu'on veuille juger,
on trouvera tout simple de mettre de côté
les accusations vraies ou fausses dirigées contre des hommes,
pour chercher l'Eglise dans les saintes Ecritures où le Christ,
son Rédempteur, se révèle à nous. De
même que nous n'écoutons pas contre le Christ ceux qui
disent que son corps a été enlevé du sépulcre
par ses disciples, de même nous ne devons pas écouter
contre son Eglise ceux qui disent qu'elle n'existe plus que parmi les
Africains et le petit nombre de ceux qui leur sont unis. Les chrétiens
véritables sont membres du
Christ, selon la parole de l'Apôtre (1) : Comme donc nous ne
croyons pas que le corps mort du Christ ait disparu du sépulcre
par le larcin de quelqu'un, ainsi nous
ne devons pas croire que, par le péché de qui que ce
soit, ses membres vivants aient disparu du monde. Le Christ étant
le chef et l'Eglise le corps, il n'est pas difficile
de voir dans l'Evangile le chef défendu contre les calomnies
des juifs et le corps contre les accusations des hérétiques.
On y lit : « Il fallait que le Christ souffrit et qu'il
ressuscitât d'entre les morts le troisième jour; »
c'est contre ceux qui disent qu'il a été enlevé mort
du tombeau. Et aussitôt après: « Et qu'on prêchât
en son nom la
pénitence et la rémission des péchés dans
toutes les nations, en commençant par Jérusalem (2) ; »
c'est contre ceux qui prétendent que l'Eglise n'est pas répandue
dans l'univers : par là, en un seul endroit et en peu de mots,
l'ennemi
1. Eph. IV, 25. 2. Luc, XXIV, 46, 47.
263
du chef et l'ennemi du corps sont repoussés, et peuvent être
ramenés, s'il y a de leur part attention et sincérité.
3. Nous sommes d'autant plus affligés de ces inimitiés
de nos frères, qu'ils ont en main comme nous ces mêmes Ecritures
qui renferment d'aussi évidents
témoignages. Au moins les juifs qui nient la résurrection
du Christ ne reçoivent pas l'Évangile ; mais nos frères
admettent l'autorité dé l'Ancien et du Nouveau
Testament ; cependant ils veulent nous imputer à crime que l'Évangile
ait été livré, et refusent de croire à l'Évangile
quand nous le lisons ! Mais peut-être que, voulant
se préparer à cette conférence, ils ont plus soigneusement
scruté les saintes Ecritures ; ils y auront trouvé d'innombrables
preuves des promesses faites à l'Église
qu'elle sera répandue au milieu de toutes les nations, sur toute
la terre ; on voit ses premiers progrès dans l'Évangile,
les Epîtres et les Actes des apôtres, où se lisent
les noms des lieux, des cités et des provinces à travers
lesquels elle s'est propagée; cette Eglise, commençant par
Jérusalem, et s'étendant jusqu'en Afrique, non pas
en s'éloignant, mais en grandissant à travers le monde,
ils n'ont pas découvert un seul endroit des livres saints où
il soit dit qu'elle doive disparaître de la terre pour ne
plus être qu'en Afrique dans le parti de Donat ; ils auront vu
toute l'absurdité qu'il y a à multiplier les témoignages
divins en faveur de celle qui doit périr et à ne pas
apercevoir le moindre mot en faveur de celle qui, selon eux, plaît
au Seigneur : c'est peut-être la pensée de toutes ces choses
qui les a déterminés à se réunir tous à
la
conférence, afin de mettre un terme à des inimitiés
vaines et funestes et contraires au salut éternel : au lieu de songer
à faire naître un nouveau désordre, ils ne sont
occupés qu'à finir d'anciennes divisions.
4. Car, pour ce qui fait. le sujet de leurs récriminations accoutumées,
je veux parler des lois contre les hérétiques et les schismatiques
portées dans l'intérêt de la paix
catholique, par les rois de la terre, dont il est dit depuis si longtemps
qu'ils seront soumis au Christ, nous croyons qu'ils ont enfin compris qu'on
ne doit pas en faire un
crime. Les anciens rois de la nation juive et même des rois étrangers
ont défendu à tous leurs peuples, sous des peines très-sévères,
non-seulement de ne rien faire,
mais même de ne rien dire contre le Dieu d'Israël, c'est-à-dire
le vrai Dieu ; et les ancêtres des donatistes ont déféré
au tribunal de l'empereur Constantin, par le
proconsul Anulin, la cause même de Cécilien, d'où
est née notre division : il est bien évident qu'ils sollicitaient
par là, auprès de l'empereur Constantin, un acte
quelconque de son autorité souveraine contre le parti qui serait
condamné; ils ont pu voir, dans les registres publics et peut-être
ont-ils vu pour les besoins de la
conférence, que toute cette cause est depuis longtemps finie;
et qu'elle l'est après les jugements ecclésiastiques qui
ont absous Cécilien, après la décision de
l'empereur lui-même devant qui l'affaire fut d'abord portée
et en dernier lieu reportée par eux. Ils ont pu y reconnaître
aussi que le proconsul Aelien, jugeant par
l'ordre de l'empereur, a pleinement disculpé Félix, évêque
d'Aptonge, ordinateur de Cécilien, qu'ils ont appelé dans
leur concile la source de tous les maux.
5. Si, de plus, ils ont fait attention aux saintes Ecritures, et c'était
bien facile, s'ils y ont remarqué que, dans l'Église du Christ,
l'ivraie et le froment, la paille et le grain,
les bons et les mauvais poissons doivent se trouver mêlés
jusqu'au temps où l'on moissonnera, où l'on vannera, où
l'on tirera les filets sur le rivage t; ils auront pensé
que, quand même Cécilien et ses collègues auraient
eu des torts, ces torts ne seraient pas retombés sur l'univers chrétien,
promis jadis à un petit nombre de croyants,
et devenu aujourd'hui un spectacle pour tout le monde : à moins
que par hasard le péché d'un homme ne soit plus fort contre
l'Église que ne peut l'être pour elle le
serment d'un Dieu, et que les châtiments de l'iniquité
ne l'emportent sur les promesses de la vérité. Peut-être
nos adversaires ont-ils déjà vu ce qu'il y aurait d'insensé
et d'impie dans un pareil sentiment; ils se seront souvenus qu'après
avoir condamné les maximianistes, lesquels avaient condamné
Primien, ils les ont chassés de leurs
églises au moyen des puissances temporelles; ce récent
exemple leur aura prouvé sûrement que l'Église peut
sans péché demander aux puissances un appui contre
ses enfants révoltés. Ils auront songé que leurs
rangs se sont ouverts à quelques-uns de ceux qu'ils avaient condamnés,
en même temps qu'ils donnaient à plusieurs un
terme pour revenir de la communion schismatique et sacrilège
de Maximien, où ils ont dit qu'ils étaient restés
sans se souiller; et qu'ils n'ont osé ni annuler ni réitérer
le
1. Matth. III, 12; XIII, 24-30, 47, 48.
264
baptême, donné ostensiblement dans le schisme par ceux
qu'ils avaient condamnés ou par leurs adhérents. Ils ont
assez compris qu'ils condamnaient par leur propre
exemple leurs accusations contre nous, et il faut croire qu'ils reconnaissent
ce qu'il y a d'indigne, d'intolérable à s'asseoir sur leurs
sièges d'évêques avec les
maximianistes, avec Primien lui-même qu'ils ont condamné
comme ils ont été condamnés par lui et tout cela pour
conserver la paix dans le parti de Donat, pendant
qu'à cause de Cécilien ils réprouvent le monde
chrétien et troublent la paix et l'unité du Christ !
6. Voilà peut-être les souvenirs et les considérations
qui, mêlés à la crainte de Dieu, les portent à
vouloir tous assister à la conférence c'est de leur part
une pensée
de paix et non point un dessein de désordre. Ils ont dit que
leur intention, en venant tous à l'assemblée, c'était
de montrer leur nombre et de répondre à ceux qui ont
menti en parlant de leur petit nombre. Si cela a été
dit parmi nous, on a pu le dire avec vérité des lieux où
nos évêques, nos clers et nos laïques sont assurément
de
beaucoup les plus nombreux, surtout dans la province proconsulaire,
quoique, la Numidie consulaire exceptée, nous soyons aussi plus
nombreux dans les autres
provinces de l'Afrique ; ou bien, certainement, nous avons raison d'affirmer
que les donatistes sont en très-petit nombre, si on les compare
à toutes les nations à
travers lesquelles s'étend la communion catholique. Si les évêques
donatistes veulent se compter à nos yeux, ne pourraient-ils pas
le faire avec plus d'ordre et de
tranquillité en mettant sous vos yeux leurs signatures au bas
de la procuration demandée par votre ordonnance? Pourquoi donc leur
désir d'assister tous à la
conférence ? Car s'ils n'arrivent pas avec des pensées
de paix, que ne troubleront-ils pas en parlant, et que feront-ils là
en gardant le silence? Supposez qu'il n'y ait
pas de cris, le seul bruit des mots dits à l'oreille par beaucoup
d'hommes deviendra un assez grand bruit pour empêcher la conférence.
7. Ils ont cru devoir déclarer dans leur manifeste qu'ils sont
fondés à vouloir tous assister à la conférence
parce qu'on les a tous convoqués. Mais qui donc pouvait
choisir le petit nombre de ceux qui devaient prendre part à
la discussion, sinon tous les évêques invités à
la réunion? c'est en votre présence que tous avaient à
désigner leurs mandataires : tous seraient ainsi dans un petit
nombre, puisqu'un petit nombre aurait été choisi par tous.
Ou c'est au désordre ou c'est à la paix qu'ils
aspirent; nous souhaitons l'une de ces choses, nous prenons garde à
l'autre; et de peur qu'ils ne se préparent à ce que nous
craignons plutôt qu'à ce que nous
souhaitons, nous consentons qu'ils assistent tous à la conférence,
pourvu toutefois que nous -restions, nous, dans le nombre qui avait paru
suffisant à Votre
Excellence : s'il y avait du tumulte, il ne serait imputable qu'à
ceux qui auraient voulu inutilement se montrer en grand nombre, afin de
régler une chose pour laquelle il
fallait peu d'hommes seulement. Si, au contraire, ce que nous désirons
de tous nos voeux, ce que nous recherchons ardemment, ce que nous demandons
humblement
au Seigneur, ils ne se réunissent en grand nombre qu'en vue
de la paix, nous serons tous présents quand ils le voudront, et
à l'aide de Dieu, auteur de cette grâce,
nous volerons joyeusement vers un si grand bien, en disant : «
Vous êtes nos frères (1), » non plus à ceux qui
nous détestent, mais à des frères qui nous embrassent
après avoir éteint la haine; c'est ainsi que le nom du
Seigneur sera honoré, et ils verront, ils expérimenteront
eux-mêmes en partageant notre joie, combien il est bon
et doux que les frères habitent ensemble (2) ! (Et d'une autre
main :) Nous vous souhaitons, notre fils, de vous bien porter en Dieu.
(D'une autre main :) Moi., Aurèle,
évêque de l'église de Carthage, j'ai signé.
(Et encore d'une autre main:) Moi, Silvain, primat de la province de Numidie,
j'ai signé.
1. Isaïe, LXVI, 5, version des Septante.
2. Ps. CXXXII, 1.
LETTRE CXXX. (Au commencement de l'année 412.)
Cette belle lettre forme comme un livre sur la prière; elle
est adressée à une veuve romaine, d'un sang illustre, qui
avait été femme de Probus, préfet du prétoire
et
consul; elle était aïeule de Démétrias à
qui saint Jérôme écrivit une lettre célèbre
sur la virginité, et belle-mère de Juliana qui eut Démétrias
pour fille.
Proba,surnommée Faltonie, s'était retirée en Afrique
après le sac de Rome. Saint Jérôme s'exprime ainsi
sur laïeule de la jeune vierge romaine : « Proba, ce nom
plus illustre que toute dignité et que toute noblesse dans l'univers
romain; à Proba qui, par sa sainteté et sa bonté envers
tous, s'est rendue vénérable aux Barbares
mêmes, et qui s'est peu inquiétée des consulats
ordinaires de ses trois fils, Probinus, Olybrius et Probus; cette femme,
pendant que tout est esclave à Rome au milieu
de l'incendie et de la dévastation, vend, dit-on, en ce moment,
les biens qu'elle tient de ses pères, et se fait, avec l'unique
Mammone, des amis qui puissent la
recevoir dans les tabernacles éternels. » Voilà
ce qu'était la veuve à laquelle saint Augustin parle de la
prière avec tant d'âme, de charme et d'élévation.
Les gens du
monde et surtout les riches de la terre qui ont le goût de la
vie chrétienne ne peuvent rien lire de meilleur et de plus nourrissant
que cet écrit de l'évêque d'Hippone.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE , SERVITEUR DU CHRIST
ET DES SERVITEURS DU CHRIST, A PROBA, PIEUSE SERVANTE DE DIEU, SALUT DANS
LE
SEIGNEUR DES SEIGNEURS.
1. Je me rappelle que vous m'avez demandé et que je vous ai
promis de vous écrire quelque chose sur la prière: grâce
à celui que nous prions, j'en ai le temps et le
pouvoir; il faut donc que je vous paye ma dette et que je serve votre
zèle pieux dans la charité du Christ. Je ne puis vous dire
combien je me suis réjoui de votre
demande même; elle m'a fait connaître quel soin vous prenez
d'une si grande chose. Quelle plus grande affaire dans votre veuvage, que
de persévérer dans la prière,
la nuit et le jour, selon le conseil de l'Apôtre : « Celle
qui est véritablement veuve et abandonnée, dit saint Paul,
a mis son espérance dans le Seigneur et persévère
dans la prière, la nuit et le jour. (1) » Ce qui peut
paraître admirable, c'est que noble selon le siècle , riche,
mère d'une si grande famille , veuve, mais sans être
abandonnée, votre coeur ait fait de l'oraison son occupation
principale et le plus important de ses soins; mais vous avez sagement compris
que, dans ce monde et
dans cette vie, il ne peut y avoir de repos pour aucune âme.
2. Celui qui vous a donné cette pensée, c'est assurément
ce divin Maître qui répondit à ses disciples que ce
qui est impossible aux hommes est facile à Dieu (2) ; le
Seigneur leur fit cette admirable et miséricordieuse réponse
, après qu'il leur eut dit qu'il était plus aisé à
un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche
d'entrer dans le royaume des cieux ; car ces paroles les avaient attristés
, non pour eux, mais pour le genre humain; ils n'espéraient pas
que personne pût être sauvé.
Celui donc à qui il est facile même de faire entrer un
riche dans le royaume des cieux, vous a inspiré le pieux désir
de me demander comment il faut prier. Durant sa
vie mortelle, il a ouvert le royaume des cieux au riche Zachée
(3) ; et, après sa résurrection et son ascension, il a fait
de plusieurs riches, éclairés de l'Esprit Saint, des
contempteurs de ce siècle, et les a
1. I Tim. V, 5. 2. Matth. XIX, 24-26. 3. Luc, XIX, 9.
d'autant plus enrichis, qu'ils ont plus entièrement éteint
dans leurs coeurs la soif des biens humains. Comment vous appliqueriez
-vous ainsi à prier Dieu, si vous
n'espériez pas en lui ! et comment espéreriez-vous en
lui si vous mettiez votre confiance dans des richesses incertaines, si
vous méprisiez ce salutaire précepte de
l'Apôtre : « Ordonne aux riches de ce monde de n'être
point orgueilleux, de ne pas mettre leur confiance dans des richesses incertaines,
mais dans le Dieu vivant qui
nous donne tout en abondance pour en jouir; afin qu'ils deviennent
riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent et répandent aisément,
et qu'en se préparant ainsi un
trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir, ils arrivent
à la possession de la véritable vie (1) ? »
3. Quel que soit donc votre bonheur dans ce siècle, vous devez
vous y croire comme abandonnée, si vous songez avec amour à
la vie future ; de même, en effet,
qu'elle est la véritable vie en comparaison de laquelle la vie
présente, qu'on aime tant, ne mérite pas qu'on l'appelle
une vie, quelque joie qu'on puisse y trouver; ainsi,
la consolation véritable est celle que le Seigneur promet lorsqu'il
dit par son prophète: «Je lui donnerai la vraie consolation,
une paix au-dessus de toute paix (2) ; » et
sans laquelle il y a dans tous les adoucissements humains plus de peine
que de douceur. Les richesses et les hautes dignités, les grandeurs
de ce genre par lesquelles
se croient heureux les mortels qui n'ont jamais connu la vraie félicité,
que peuvent-elles donner de bon, puisque mieux vaut ne pas en avoir besoin
que d'y briller, et
qu'on est bien plus tourmenté de la crainte de les perdre qu'on
ne l'était du désir d'y parvenir? Ce n'est point par de tels
biens que les hommes deviennent bons, mais
ceux qui le sont devenus d'ailleurs changent en biens ces richesses
périssables par le bon usage qu'ils en font. Là ne sont donc
pas les vraies consolations, elles sont
plutôt là où est la vraie vie ; car il est nécessaire
que l'homme devienne heureux par ce qui le rend bon.
4. Mais, même dans cette vie, les hommes bons donnent de grandes
consolations. Est-on pressé par la pauvreté ou sous le coup
d'un deuil, en proie à la maladie ou
condamné aux tristesses de l'exil, ou livré à
tout autre malheur? Que les hommes bons soient là; ils ne
1. I Tim., VI, 17-19.
2. Isaïe, LVII, 18, 19, version des Septante.
266
partagent pas seulement la joie de ceux qui se réjouissent,
mais ils pleurent avec ceux qui pleurent (1), et, par leur manière
de dire et de converser, adoucissent ce
qui est dur, diminuent le poids de ce qui accable, et aident à
surmonter l'adversité. Celui qui fait cela, en eux et par eux, est
celui-là même qui les a rendus bons par
son Esprit. Supposez, au contraire, qu'on nage dans l'opulence, qu'on
n'ait rien perdu de ce qu'on aime, qu'on jouisse de la santé et
qu'on demeure sain et sauf dans
son pays, mais qu'on ne soit entouré que d'hommes méchants
dont on doive toujours craindre et endurer la mauvaise foi, la tromperie,
la fraude, la colère, la
dérision, les piéges : toutes ces choses ne perdent-elles
pas de leur prix et leur reste-t-il quelque charme, quelque douceur? C'est
ainsi que, dans toutes les choses
humaines, quelles qu'elles soient, il n'y a rien de doux pour l'homme
sans un ami. Mais combien en trouve-t-on dont on soit sûr en cette
vie pour le coeur et les
moeurs ? car personne n'est connu d'un autre comme il l'est de lui-même;
et encore personne ne se connaît assez pour être sûr
de ce qu'il sera le lendemain. Aussi,
quoique plusieurs se fassent connaître par leurs fruits, et que
la bonne vie des uns soit une joie et la mauvaise vie des autres soit une
affliction pour le prochain,
cependant, à cause des secrets et des incertitudes des coeurs
humains, l'Apôtre nous avertit avec raison de ne pas juger avant
le temps et d'attendre que le Seigneur
soit venu, qu'il mette en vive lumière ce qui est caché
dans les ténèbres et qu'il découvre les pensées
du coeur; alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due
(2).
5. Dans les ténèbres de cette vie où nous cheminons
comme des étrangers loin du Seigneur, appuyés sur la foi
et non point illuminés par la claire vision (3), l'âme
chrétienne doit donc se regarder comme abandonnée, de
peur qu'elle ne cesse de prier; il faut qu'elle apprenne à attacher
l'il de la foi sur les saintes et divines
Ecritures, comme sur une lampe posée en un lieu obscur, jusqu'à
ce que le jour brille et que l'étoile du matin se lève dans
nos coeurs (4). Car cette lampe emprunte
ses clartés à la Lumière qui luit dans les ténèbres,
que les ténèbres n'ont pas comprise et qu'on ne peut parvenir
à voir qu'en purifiant son coeur par la foi : « Heureux
ceux qui ont
1. Rom, XII, 15. 2. I Cor. IV, 5. 3. II Cor. V, 8. 4. II Pierre,
I,19.
le coeur pur, » dit l'Evangile, « car ils verront Dieu
(1). » « Nous savons que quand il apparaîtra, nous
serons semblables à lui, car nous le verrons tel qu'il est (2).
» Alors commencera la vraie vie après la mort, la vraie
consolation après la désolation : cette vie délivrera
notre âme de la mort, cette consolation sèchera pour
jamais nos larmes (3) ; et comme il n'y aura plus de tentation, le
Psalmiste ajoute que ses pieds seront préservés de toute
chute (4). Or, s'il n'y a plus de tentation, il
n'y aura plus besoin de prière; nous n'aurons plus à
attendre un bien promis, mais à contempler le bien accordé.
Voilà pourquoi il est dit : « Je plairai au Seigneur
dans la région des vivants (5), » où nous serons
alors, et non pas dans le désert des morts où maintenant
nous sommes. « Car vous êtes des morts, dit l'Apôtre,
et
votre vie est cachée avec le Christ en Dieu; mais lorsque le
Christ, votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez avec
lui dans la gloire (6). » Telle est la vraie vie qu'il
est ordonné aux riches d'acquérir par les bonnes oeuvres;
là est la vraie consolation, sans laquelle la veuve reste maintenant
désolée, même celle qui a des fils et des
neveux, qui gouverne pieusement sa maison et qui, amenant tous les
siens à mettre en Dieu leur confiance, dit dans son oraison : «
Mon âme a soif de vous, et
combien ma chair aussi soupire vers vous dans cette terre déserte,
sans chemin et sans eau (7) ! » Cette vie mourante n'est rien de
plus, quelles que soient les
consolations mortelles qui s'y mêlent; quel que soit le nombre
de ceux avec qui l'on marche, quelle que soit l'abondance des biens qu'on
y trouve. Car vous savez
combien toutes ces choses sont incertaines; et ne le fussent-elles
pas, on devrait encore les compter pour rien à côté
de la félicité qui nous est promise.
6. Je vous parle ainsi parce que, veuve, riche et noble, mère
d'une si grande famille, vous avez désiré une instruction
de moi sur la prière; je voudrais que, même au
milieu des soins et des services de ceux qui vous environnent, vous
vous regardassiez comme abandonnée en cette vie, tant que vous ne
serez pas arrivée à
l'immortalité future où est la vraie et certaine consolation,
où s'accomplit cette prophétique parole : « Nous avons
été dès le matin rassasiés par votre miséricorde;
et
nous
1. Matth. V, 8. 2. I Jean, III, 2. 3. Ps. CXIV, 8. 4. Ibid. V.
9. 5. Ibid, 8, 9. 6. Coloss. III, 3, 4. 7. Ps. LXII, 2, 3.
267
avons tressailli et nous avons été satisfaits dans tous
nos jours. Nous avons eu des jours de joie à proportion de nos jours
l'humiliation et des années où nous avons
vu les maux (1). »
7. Avant donc que cette consolation arrive , n'oubliez pas, malgré
l'abondance de vos félicités temporelles, n'oubliez pas que
vous êtes abandonnée, pour que vous
persévériez jour et nuit dans la prière. Ce n'est
pas à toute veuve, quelle qu'elle soit, que l'Apôtre attribue
ce don, « c'est à la veuve qui l'est véritablement,
qui a mis
son espérance dans le Seigneur et qui prie jour et nuit. »
Prenez bien garde à ce qui suit : « Quant à celle qui
vit dans les délices, elle est morte quoique vivante
encore (2) ; » car l'homme vit dans ce qu'il aime, dans ce qu'il
désire , dans ce qu'il croit être son bonheur. Aussi ce que
l'Ecriture a dit des richesses, je vous le dis
des délices : « Si elles abondent autour de vous, n'y
placez pas votre coeur (3). » Ne tirez point vanité de ce
que les délices ne manquent pas à votre vie, de ce
qu'elles se présentent à vous de toutes parts, de ce
qu'elles coulent pour vous comme d'une source abondante de terrestre félicité.
Dédaignez et méprisez en voles
ces choses, et n'y cherchez que ce qu'il faut pour entretenir la santé
du corps ; car nous devons en prendre soin à cause des nécessités
de la vie, en attendant que ce
qu'il y a de mortel en nous soit revêtu d'immortalité
(4), c'est-à-dire d'une santé vraie, parfaite et perpétuelle,
ne pouvant plus défaillir par l'infirmité terrestre et
n'ayant plus besoin d'être réparée par le plaisir
corruptible, mais subsistant par une force céleste et tirant sa
vigueur d'une éternelle incorruptibilité. « Ne cherchez
pas
à contenter la chair dans ses désirs, » dit l'Apôtre
(5); nous ne devons avoir soin de notre corps, que pour le besoin de la
santé. « Car personne, dit encore l'Apôtre,
n'a jamais haï sa propre chair (6). » Voilà pourquoi
il avertit Timothée , qui apparemment châtiait trop durement
son corps, d'user d'un peu de vin à cause de son
estomac et de ses fréquentes souffrances (7).
8. Beaucoup de saints et de saintes, se défiant, en toute manière,
de ces délices dans lesquelles une veuve ne peut mettre son coeur,
sans qu'elle soit morte quoique
vivant encore,
1. Ps. LXXXIX, 14, 15. 2. I Tim. V, 5, 6. 3. Ps. LXI , 11. 4.
I Cor. XV, 54. 5. Rom. XIII, 14. 6. Ephés. V, 29. 7. I Tim.
V, 23.
rejetèrent les richesses comme étant les mères
de ces délices, en les distribuant aux pauvres , et c'est ainsi
qu'ils les cachèrent plus sûrement dans les trésors
célestes.
Si , liée par quelque devoir d'affection, vous ne pouvez en
faire autant, vous savez le compte que vous avez à rendre à
Dieu à cet égard ; car nul ne sait ce qui se
passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même
(1). Nous ne devons, quant à nous, rien juger avant le temps, jusqu'à
ce que le Seigneur
vienne; il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres
, découvrira les pensées du coeur, et alors chacun recevra
de Dieu la louange qui lui est due (2). Toutefois il
appartient à vos devoirs de veuve , si les délices abondent
autour de vous, de ne pas vous y attacher, de peur qu'une corruption mortelle
n'atteigne ce coeur qui ne
peut vivre qu'en se tenant élevé vers le ciel. Comptez-vous
au nombre de ceux dont il est dit: « Leurs coeurs vivront éternellement
(3).»
9. Vous avez entendu comment vous devez être pour prier; voici
maintenant ce que vous devez demander en priant; c'est principalement sur
cela que vous avez cru
devoir me consulter, parce que vous êtes en peine de ces paroles
de l'Apôtre : « Car nous ne savons pas comment prier pour prier
comme il faut (4), » et que vous
avez craint qu'il ne vous soit plus nuisible de ne pas prier comme
il faut que de ne pas prier du tout. Ceci peut se dire brièvement
: demandez la vie heureuse. Tous
les hommes veulent l'avoir; ceux qui vivent le plus mal, le plus vicieusement,
ne vivraient pas de la sorte s'ils ne pensaient pas y trouver le bonheur.
Que faut-il donc
que vous demandiez, si ce n'est ce que désirent les méchants
et les bons, mais ce que les bons seuls obtiennent?
10. Ici, vous demandez, peut-être, ce que c'est que la vie heureuse
elle-même. Cette question a fatigué le génie et les
loisirs de bien des philosophes ; ils ont pu
d'autant moins découvrir la vie heureuse qu'ils out rendu moins
d'hommages et d'actions de grâces à celui qui en est la source.
C'est pourquoi voyez d'abord s'il faut
adhérer au sentiment de ceux qui disent qu'on est heureux en
vivant selon sa propre volonté. Mais à Dieu ne plaise que
nous croyions cela vrai ! Si on voulait vivre
dans l'iniquité, ne serait-on pas d'autant plus misérable
1. I Cor. II, 11. 2. Ibid. IV, 5. 3. Ps. XXI, 27. 4. Rom. VIII,
26.
268
qu'on accomplirait plus aisément les inspirations de sa mauvaise
volonté ? C'est avec raison que ce sentiment a été
repoussé par ceux-là même qui ont philosophé
sans la connaissance de Dieu. Le plus éloquent d'entre eux a
dit : « Il en est d'autres qui ne sont pas philosophes, mais qui
aiment la dispute, et selon lesquels le
bonheur consiste à vivre comme on veut. Cela est faux, car rien
n'est plus misérable que de vouloir ce qui ne convient pas, et il
n'est pas aussi misérable de ne pas
atteindre à ce qu'on veut que de vouloir atteindre à
ce qu'il ne faut pas (1). » Que vous en semble? Quel que soit l'homme
qui ait prononcé ces paroles, n'est-ce pas
la vérité elle-même qui les a dictées? Nous
pensons donc dire ici ce que dit l'Apôtre d'un certain prophète
crétois (2) dont une sentence lui avait plu : « Ce
témoignage est véritable (3). »
11. Celui-là est heureux qui a tout ce qu'il veut et ne veut
que ce qui convient. S'il en est ainsi, voyez ce qu'il convient aux hommes
de vouloir. L'un veut se marier,
l'autre, devenu veuf, choisit une vie de continence, un autre veut
garder la continence et ne se marie même pas. Si, parmi ces conditions
diverses, il en est de plus
parfaites les unes que les autres, nous te pouvons pas dire cependant
qu'il y ait dans aucune d'elles quelque chose qu'il ne soit pas convenable
de vouloir. Il est
également dans l'ordre de souhaiter d'avoir des enfants qui
sont le fruit du mariage, et de souhaiter vie et santé aux enfants
qu'on a reçus : ces derniers veaux restent
souvent au coeur même de ceux qui passent leur veuvage dans la
continence, car si, rejetant le mariage, ils ne désirent plus avoir
d'enfants, ils désirent pourtant
conserver sains et saufs ceux qu'ils ont. La vie virginale est affranchie
de tous ces soins. Tous ont cependant des personnes qui leur sont chères
et auxquelles il leur
est permis de souhaiter la santé. Mais, après que les
hommes l'auront obtenue pour eux et pour ceux qu'ils aiment, pourrons-nous
dire qu'ils sont heureux? Ils auront,
en effet, quelque chose qu'il n'est pas défendu de -vouloir;
mais s'ils n'ont pas d'autres biens plus grands et meilleurs, d'une utilité
plus vraie et d'une plus vraie beauté
, ils restent encore bien éloignés de la vie heureuse.
1. Cicéron. Hortensius.
2. Celui dont les Crétois parlaient comme d'un prophète,
au dite de saint Paul, c'est le poète grec Epiménides. 3.
I Tite,1, 13.
12. Voulons-nous qu'ils souhaitent, par-dessus la santé , des
honneurs et du pouvoir pour eux et pour ceux qu'ils aiment? Ils peuvent
désirer ces dignités, pourvu que
ce ne soit pas pour elles-mêmes, ruais pour le bien qu'elles
aident à accomplir et pour l'avantage de ceux qui vivent sous leur
dépendance; litais si c'est pour l'amour
d'un vain faste et d'une pompe inutile ou même dangereuse, ils
font mal. Peuvent-ils vouloir pour eux, pour leurs proches ou leurs amis,
de quoi suffire aux besoins de
la vie? « C'est une grande richesse, dit l'Apôtre, que
la piété avec ce qui suffit ; car nous n'avons rien apporté
en ce monde et nous n'en pouvons rien emporter :
ayant notre nourriture et notre vêtement, contentons-nous en.
Parce que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, les
pièges, les désirs insensés et
dangereux qui précipitent les hommes dans la mort et la perdition.
Car la passion des richesses est la racine de tous les maux; quelques-uns,
en étant possédés, se
sont écartés de la foi et se sont jetés en beaucoup
de douleurs (1). » Celui qui veut donc le nécessaire, et rien
de plus , n'est pas répréhensible; il le serait en voulant
davantage, puisqu'alors ce ne serait plus le nécessaire qu'il
voudrait. C'est ce que demandait et c'est pour cela que priait celui qui
adressait à Dieu ces paroles: « Ne
me donnez ni les richesses ni la pauvreté ; accordez-moi seulement
ce qui m'est nécessaire pour vivre , de peur que, rassasié,
je ne tombe dans le mensonge et je ne
dise : Qui me voit? ou de peur que, pauvre, je ne vole, et que je n'outrage,
par un parjure, le nom de mon Dieu (2). » Vous voyez assurément
que ce n'est pas pour
lui-même qu'on recherche le nécessaire , mais pour la
conservation de la santé et ce convenable entretien de la personne
de l'homme, sans quoi on ne pourrait pas
paraître décemment au milieu de ceux avec qui des devoirs
mutuels nous obligent à vivre.
13. Dans toutes ces choses on ne désire pour elles-mêmes
que la santé et l'amitié; c'est pour elles qu'on cherche
le nécessaire, quand on le cherche convenablement.
La santé comprend à la fois la vie, le bon état
et l'intégrité du corps et de l'esprit. Nous ne devons pas
non plus réduire l'amitié à d'étroites limites;
elle embrassé tous
ceux à qui sont dus l'attachement et l'affection, quoiqu'on
ait plus de penchant
1. Tim. VI, 6-10. 2. Prov. XXX, 8, 9.
269
pour les uns que pour les autres; elle s'étend jusqu'à
nos ennemis pour lesquels il nous est même ordonné de prier.
Il n'y a donc personne dans le genre humain à qui
l'affection ne soit due; si ce n'est point par amitié réciproque
, que ce soit par le devoir que nous imposent les liens d'une commune nature.
Mais ceux-là nous plaisent beaucoup, et à juste titre,
qui nous payent de retour par un amour pur et saint. Quand nous avons de
telles amitiés, il faut prier Dieu qu'il
nous les garde; si nous n'en. avons pas, il faut prier pour en avoir.
14. Est-ce là tout ce qui fait le fond de la vie heureuse? Et
n'y a-t-il pas quelque autre chose que la vérité nous apprend
à préférer à tous ces biens? Car le nécessaire
et la santé, pour soi ou pour ses amis, ne durent qu'un temps,
et nous devons les dédaigner en vue de l'éternelle vie; on
ne peut pas dire d'un esprit , ni peut-être du
corps, qu'il est en bon état quand il ne préfère
pas les choses éternelles aux choses passagères; et c'est
vivre inutilement dans le temps que de ne pas s'y proposer de
mériter l'éternité. Ce qu'il est utile et permis
de désirer doit donc, et sans aucun doute, se rapporter à
cette seule vie par laquelle on vit avec Dieu et de Dieu. Car
aimer Dieu c'est nous aimer nous-mêmes; et, fidèles à
un autre commandement, nous aimons véritablement notre prochain
comme nous-mêmes si , autant qu'il est en
nous, nous le conduisons à un semblable amour de Dieu. Ainsi,
nous aimons Dieu pour lui-même, et, pour lui-même encore, nous
et notre prochain. En vivant ainsi ,
gardons-nous de nous croire établis dans la vie heureuse, comme
s'il ne nous restait plus rien à demander : comment serions-nous
déjà heureux , puisqu'il nous
manque encore ce qui demeure le seul but de notre pieuse vie?
15. Pourquoi donc aller à tant de choses et chercher ce que
nous avons à demander, de peur de ne pas prier comme il faut? Pourquoi
ne pas dire tout de suite avec
le Psalmiste : « J'ai demandé une seule chose au Seigneur,
je la redemanderai, c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les
jours de ma vie, afin que je
contemple les délices de Dieu et que je visite son temple (1)
? » Là les jours ne viennent pas et ne passent pas comme sur
la terre, et le commencement de l'un n'est
pas la On de l'autre; les jours y sont tous ensemble
1. Ps., XXVI, 4.
et sans fin ; ils composent une vie qui , elle aussi, ne doit pas finir.
Dans le but de nous faire acquérir cette vie heureuse, celui qui
est la vraie Vie heureuse nous a
appris à prier, mais non pas en beaucoup de paroles ; ce n'est
point parce que nous aurons beaucoup parlé que nous serons plus
exaucés; Celui que nous prions sait
ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui ayons demandé;
le Seigneur lui-même l'a dit (1). Aussi pourrait-on s'étonner
qu'après avoir défendu de prier en de
longs discours, le Seigneur, qui sait ce qui nous est nécessaire
avant que nous le lui demandions, nous ait exhortés à la
prière au point de dire : « Il faut toujours prier
et ne pas se lasser, » et nous ait proposé l'exemple d'une
veuve qui, désirant avoir raison de la partie adverse, finit par
se faire écouter du juge à force d'importunités
: elle en était venue à bout non point par justice ou
miséricorde, mais par ennui. Cet exemple doit nous faire comprendre
combien nous sommes sûrs d'être exaucés
d'un Dieu miséricordieux et juste en le priant sans cesse, puisque
les importunités de la veuve ont triomphé d'un juge inique
et impie; et si elle réussit à exercer la
vengeance qu'elle méditait, avec quelle bonté et quelle
miséricorde Dieu accomplira les bons désirs de ceux qu'il
sait avoir pardonné les injustices d'autrui (2).
Rappelons-nous aussi cet homme qui , n'ayant rien à offrir à
un ami arrivé chez lui, alla demander à son voisin trois
pains, par lesquels peut-être étaient figurées les
trois personnes divines d'une même substance; il trouva ce voisin
endormi avec ses serviteurs et , grâce à ses instances incommodes
et fatigantes, obtint de lui les
trois pains qu'il voulait : ce voisin encore céda bien plus
au désir de s'en débarrasser qu'à la pensée
de l'obliger. Ceci doit nous faire entendre que si un homme
endormi est forcé de donner ce qu'on lui demande après
qu'on l'a éveillé malgré lui, avec quelle bonté
donnera celui qui né dort jamais et qui nous éveille pour
que
nous lui demandions (3) !
16. De là encore ces paroles : « Demandez et vous recevrez;
cherchez et vous trouverez ; frappez et on vous ouvrira. Car quiconque
demande reçoit, et qui cherche
trouve, et l'on ouvre à qui frappe. Or, quel homme, parmi vous,
donne une pierre à son fils qui lui demande du pain, ou lui donne
un sergent s'il demande un poisson,
ou un scorpion
1. Matth. VI, 7, 8. 2. Luc, XVIII, 1-8. 3. Ibid. XI, 5-8.
270
s'il lui demande un neuf? Si donc, vous qui êtes mauvais, vous
ne donnez à vos enfants que ce qui est bon, combien plus donnera
votre Père céleste à ceux qui lui
demandent (1) !» L'Apôtre recommande trois vertus (2):
l'une, la foi, est représentée par le poisson, soit à
cause de l'eau du baptême, soit parce que la foi demeure
entière au milieu des flots orageux de ce monde; le contraire
de la foi, c'est le serpent dont la tromperie persuada qu'il ne fallait
pas croire à la parole de Dieu. La
seconde vertu est l'espérance; l'oeuf en est le symbole, parce
que la vie du poussin n'y est pas encore, mais y sera; on ne la voit pas,
mais on l'espère; car une
espérance qui se voit n'est pas une espérance (3) ; on
lui oppose le scorpion, parce que celui qui espère l'éternelle
vie oublie ce qui est derrière lui et s'élance en
avant (4); il lui serait nuisible de regarder en arrière; mais
c'est par là qu'il faut prendre garde au scorpion, car là
est son venin et son aiguillon. La troisième vertu, la
charité, est représentée par le pain; c'est la
plus grande des vertus (5), comme le pain, par son utilité, l'emporte
sur tout ce qui se mange; l'opposé du pain, c'est la
pierre, parce que les coeurs durs repoussent la charité. Quelque
meilleure signification qu'on puisse donner à ces trois choses,
elles nous apprennent toujours que
Celui qui sait donner à ses enfants les dons parfaits, nous
oblige de demander, de chercher et de frapper à la porte.
17. Pourquoi Dieu fait-il cela, lui qui sait ce qui nous est nécessaire
avant que nous le lui demandions? Nous. pourrions nous en inquiéter
si nous ne comprenions pas
que le Seigneur notre Dieu n'attend point que nous lui apprenions ce
que nous voulons, car il ne l'ignore pas; mais les prières excitent
le désir par lequel nous
pouvons recevoir ce que Dieu nous prépare, car ce que Dieu nous
réserve est grand , et nous sommes petits et étroits pour
le recevoir : voilà pourquoi il nous a été
dit : « Dilatez-vous; ne vous mettez pas sous le même joug
que les infidèles (6). » Cette grande chose, 1'il ne l'a
point vue, parce qu'elle n'a pas de couleur; l'oreille
ne l'a pas entendue, parce qu'elle n'est pas un son; elle n'est pas
montée dans le coeur de l'homme (7), parce que c'est vers elle que
le coeur de l'homme doit monter;
mais nous serons d'autant plus capables de la recevoir, que
1. Luc, XI, 5-13. 2. I Cor. XIII, 13. 3. Rom. VIII, 24. 4. Phil.
III, 13. 5. I Cor. XIII, 13. 6. II Cor. VI, 13, 14. 7. I Cor II,
9.
notre foi s'y portera plus vivement, que noue l'espérerons plus
fortement, que nous la désirerons plus ardemment.
18. Toujours désirer dans la même foi, la même espérance,
la même charité, c'est toujours prier. Mais à certains
intervalles d'heures et de temps, nous prions Dieu
avec des paroles; ces paroles doivent nous avertir, nous aider à
com. prendre quels progrès nous avons faits dans ce religieux désir
des biens éternels, et nous
exciter à l'accroître dans nos âmes. L'oraison est
d'autant plus efficace qu'elle est précédée d'un plus
fervent amour. Lorsque l'Apôtre nous dit: « Priez sans cesse
(1), » n'est-ce pas comme s'il disait : Demandez sans cesse la
vie heureuse, qui n'est autre que l'éternelle vie, à celui
qui seul peut la donner? Demandons-la donc
toujours au Seigneur Dieu, et prions toujours. Mais les soins et les
affaires d'ici-bas attiédissent nos pieux désirs, et c'est
pourquoi nous les interrompons pour prier à
des heures marquées. Par les paroles que nous prononçons
alors, nous nous avertissons nous-mêmes de reprendre nos élans,
et nous empêchons, par des
excitations fréquentes, que ce qui est tiède ne se refroidisse,
et que la flamme religieuse ne finisse par s'éteindre en nous. C'est
pourquoi, quand le même apôtre nous
dit: « Que vos demandes se manifestent devant Dieu (2),»
cela ne signifie point qu'il faille les lui apprendre, puisqu'il les savait
avant qu'elles fussent; mais cela signifie
que c'est auprès de Dieu, par la patience, et non point auprès
des hommes, par l'ostentation, que nous connaissons si nos demandes sont
bonnes. Peut-être aussi
faut-il par là entendre que nos prières doivent être
connues des anges qui sont avec Dieu, afin qu'ils les lui présentent
en quelque sorte, le consultent et qu'après avoir
pris ses ordres, ils nous apportent sensiblement ou à notre
insu et comme Dieu le veut, les grâces qu'il accorde à nos
instances; car un ange a dit à un homme; « Et
tout à l'heure, quand, vous et Sara, vous avez prié,
j'ai présenté votre oraison devant sa gloire (3). »
19. Cela étant, il n'est ni mauvais, ni inutile de prier longtemps
quand on le peut, c'est-à-dire quand on n'en est pas empêché
par d'autres bonnes oeuvres et des
devoirs essentiels; du reste, je l'ai dit, dans l'accomplissement de
ces devoirs, le désir religieux doit être comme une prière
continuelle. Prier longtemps, ce
1. Thess. V, 17. 2. Philip. IV, 6. 3. Tobie, XII, 12.
271
n'est pas, comme des gens le pensent, prier en beaucoup de paroles;
autre chose est un long discours, autre chose est un long amour. Il est
écrit que Notre-Seigneur
lui-même a passé la nuit en prière et qu'il a longtemps
prié (1) ; y a-t-il là autre chose qu'un exemple qu'il nous
donnait? Médiateur salutaire, il priait pour nous dans
le temps, et dans l'éternité il nous exauce avec son
Père.
20. On dit que nos frères en Egypte prient fréquemment,
mais brièvement et par élan; ils agissent ainsi pour éviter
que l'attention et la ferveur, si nécessaires à la
prière, s'évanouissent et s'éteignent en des oraisons
trop prolongées. Par là aussi ils montrent assez que s'il
ne faut pas s'exposer à l'affaiblissement de cette ferveur,
quand elle ne peut durer, il ne faut pas l'interrompre trop tôt,
quand elle se soutient. Tant que dure cette vive et sainte application
du coeur, écartez de l'oraison les
longues paroles, mais priez, priez longtemps. Beaucoup parler en priant,
c'est faire une chose nécessaire avec des paroles inutiles. Beaucoup
prier, c'est frapper à la
porte de celui qu'on implore avec un long et pieux mouvement du coeur.
C'est là le plus souvent une affaire qui se traite plus avec des
gémissements qu'avec des
discours, plus avec des larmes qu'avec des entretiens. Dieu met nos
larmes devant sa présence; nos soupirs ne restent pas ignorés
de celui qui a tout créé par sa
Parole et n'a que faire des paroles humaines.
21. Les paroles nous sont nécessaires pour nous exciter à
ce que nous demandons et y être attentifs, non pour apprendre à
Dieu nos besoins ni pour le fléchir. Ainsi
lorsque nous disons : « Que votre nom soit sanctifié,
» nous nous avertissons nous-mêmes qu'il faut désirer
que son nom, toujours saint, le soit toujours aux yeux des
hommes, c'est-à-dire que ce nom ne soit point méprisé
: ce qui est profitable non pas à Dieu mais aux hommes. Lorsque
nous disons : « Que votre règne arrive, »
nous excitons notre désir vers ce règne qui arrivera,
que nous le voulions ou non, et nous demandons qu'il vienne pour nous et
que nous méritions d'y avoir part.
Lorsque nous disons : « Que votre volonté soit faite sur
la terre comme au ciel, » nous lui demandons la grâce de lui
être soumis, pour que nous fassions sa volonté
comme les anges la font dans le ciel. Lorsque nous disons : «
Donnez-nous aujourdhui
1. Luc, III, 12; XXII, 43.
notre pain quotidien, » le mot aujourd'hui désigne le
temps de notre vie pour lequel nous demandons, ou bien le nécessaire
en le désignant par le pain qui en est la
partie principale , ou bien le Sacrement des fidèles qui nous
est nécessaire dans cette vie, non pour être heureux ici-bas,
mais pour obtenir l'éternelle félicité. Lorsque
nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés, » nous, nous avertissons
de ce qu'il faut demander et de ce qu'il
faut faire pour l'obtenir. Lorsque nous disons : « Ne nous abandonnez
pas à la tentation, » nous nous avertissons que nous devons
demander à Dieu de ne pas nous
priver de son secours, de peur que la séduction ou l'accablement
ne nous fasse succomber. Lorsque nous disons : « Délivrez-nous
du mal (1) , » nous nous
avertissons qu'il faut penser que nous ne sommes pas encore en possession
de ce bien où l'on ne souffre plus aucun mal. Cette fin de l'oraison
dominicale a un sens si
étendu qu'un chrétien, quelle que suit sa tribulation,
y trouve l'expression de tous ses gémissements et le sujet de toutes
ses larmes; c'est par là qu'il commence, c'est
par là qu'il continue , c'est par là qu'il achève
sa prière. Il fallait que ces paroles recommandassent les choses
elles-mêmes à notre mémoire.
22. En effet, quelles que soient les paroles que nous prononcions,
pour marquer l'intention de notre prière ou en accroître la
pieuse ardeur, nous ne disons rien de
plus que ce qui se trouve dans l'oraison dominicale, si nous prions
comme il faut. Mais quiconque, s'adressant à Dieu, dirait des aloses
qui ne pourraient pas se
rapporter à cette prière évangélique, lors
même qu'il ne demanderait rien de mauvais, prierait charnellement;
et je ne sais pas pourquoi cela ne serait pas jugé
mauvais, puisqu'il ne convient pas à ceux qui ont été
régénérés par l'Esprit de prier autrement que
selon l'Esprit. Ainsi, par exemple, dire : « Soyez glorifié
dans toutes
les nations comme vous l'êtes parmi nous; » de plus : «
Que vos prophètes soient trouvés fidèles (2), »
n'est-ce pas dire : « Que votre nom soit sanctifié?»
Dire : «
Dieu des vertus, convertissez-nous, et montrez- nous votre face, et
nous serons sauvés (3), » n'est-ce pas dire : « Que
votre règne arrive ? » Dire : « Dirigez nos pas
selon votre parole, et
1. Matth. VI , 9-13. 2. Ecclesias. XXXVI, 4, 18. 3. Ps. XXLIX,
4.
272
qu'aucune iniquité ne domine en moi (1), » n'est-ce pas
dire : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au
ciel ? » Dire : « Ne me donnez ni la pauvreté ni les
richesses (2), » n'est-ce pas dire : « Donnez nous aujourd'hui,
notre pain quotidien? » Dire : « Seigneur, souvenez-vous de
David et de toute sa douceur (3), » ou
bien : « Seigneur, si j'ai fait cela, si l'iniquité est
dans mes mains, si j'ai rendu le mal pour le mal (4), » n'est-ce
pas dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés? » Dire
: « Eloignez de nous les concupiscences de la chair, et qu'aucun
mauvais désir ne me saisisse (5), » n'est-ce pas dire
: « Ne nous abandonnez point à la tentation? » Dire
: « Tirez-moi des mains de mes ennemis, ô mon Dieu, et délivrez-moi
de ceux qui s'élèvent contre moi (6), »
est-ce autre chose que : « Délivrez-nous du mal? »
Si vous parcourez toutes les paroles des prières des saintes Ecritures,
vous ne trouverez rien qui ne soit contenu
et enfermé dans l'oraison dominicale. On est libre de demander
les mêmes choses en d'autres termes, mais on n'est pas libre de demander
autre chose.
23. Voilà ce que nous devons demander sans hésitation
pour nous, pour les nôtres, pour les étrangers et même
pour nos ennemis, quoique, dans la prière, le coeur
soit autrement porté vers les uns que vers les autres, selon
les liaisons de parenté ou d'amitié. Mais celui qui, dans
l'oraison, dit par exemple : Seigneur, augmentez
mes richesses, ou bien : Donnez-m'en autant que vous en avez donné
à celui-ci ou à celui-là ; ou bien : Augmentez mes
honneurs, faites-moi puissant et illustre dans
ce siècle; celui qui dit cela ou quelque autre chose dans ce
genre et qui aspire aux dignités et aux richesses parce qu'il en
a l'ardente soif, et non parce qu'il voudrait
en tirer parti, selon Dieu, pour l'avantage des hommes, celui-là
ne trouve pas, je le crois, dans l'oraison dominicale, de quoi exprimer
de pareils voeux. C'est
pourquoi qu'il ait honte au moins de demander ce qu'il n'a pas honte
de désirer; ou bien, s'il en a honte, mais si la cupidité
l'emporte, ne vaut-il pas beaucoup mieux
qu'il demande d'en être délivré à celui
à qui nous disons : «Délivrez-nous du mal ! »
24. Vous savez maintenant, je pense, comment
1. Ps. CXVIII. 133. 2. Prov. XXX, 6. 3. Ps. CXXX, 1. 4. Ps. VII,
4. 5. Ecclés. XXIII, 6. 6. Ps. LVIII, 2.
vous devez être pour prier et ce que vous devez demander;
ce n'est pas moi qui vous l'ai appris, c'est celui qui a daigné
nous instruire tous. Il faut chercher la vie
heureuse, il fau la demander à Dieu. On a beaucoup disserté
pour savoir ce que c'est que d'être heureux mais nous, qu'avons-nous
besoin d'interroger les
philosophes et d'étudier les systèmes? Il a été
dit en peu de mots et avec vérité dans l'Ecriture de Dieu
: « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu (1). » Pour
appartenir à ce même peuple, pour arriver jusqu'à
contempler ce Dieu et à vivre éternellement avec lui, que
faut-il? « La charité qui est la fin de la loi, la charité
partie
d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte (2).
» Dans ces trois choses, la bonne espérance est exprimée
par la conscience. La foi, l'espérance et
la charité conduisent donc à Dieu celui qui prie, c'est-à-dire
celui qui croit, qui espère, qui désire et qui considère
dans l'oraison dominicale ce qu'il doit demander à
Dieu. Les jeûnes, les autres mortifications de la chair, qu'il
ne faut pas pousser jusqu'à compromettre la santé, les aumônes,
les aumônes surtout, aident beaucoup à
la prière; nous pourrons dire alors: «J'ai cherché
Dieu au jour de mon affliction; je l'ai cherché la nuit avec mes
mains, et n'ai pas été trompé (3). » Comment
cherche-t-on avec les mains un Dieu incorporel et impalpable, si ce
n'est avec les oeuvres ?
25. Peut-être demandez-vous encore le sens de ces paroles de
l'Apôtre : Nous ne savons « pas ce que nous devons demander
(4).» Car on ne peut pas croire que
l'Apôtre ni ceux à qui il s'adressait ignorassent l'oraison
dominicale. Pourquoi donc ce langage de celui qui n'a rien pu dire de téméraire
ni de contraire à la vérité ?
pourquoi donc a-t-il parlé ainsi ? n'est-ce point parce que
les peines et les tribulations temporelles servent souvent à guérir
de l'orgueil, à éprouver et exercer la
patience pour lui obtenir une récompense plus glorieuse et plus
abondante, ou à châtier et à effacer les péchés;
et ignorant jusqu'à quel point ces épreuves nous sont
avantageuses, nous demandons d'en être délivrés?
L'Apôtre montre qu'il n'était pas exempt lui-même de
cette ignorance et peut-être ne savait-il pas ce qu'il devait
demander à Dieu, lorsque le Seigneur, voulant l'empêcher
de s'enorgueillir par la grandeur de ses révélations,
1. Ps. CXLIII, 15. 2. I Tim. 1, 5. 3. Ps. LXXVI, 2. 4. Rom, VIII,
26.
273
lui donna l'aiguillon de la chair et permit que l'ange de Satan le
souffletât; il pria Dieu trois fois de l'en délivrer, ne sachant
pas demander ce qu'il fallait. Enfin ce grand
homme entendit la réponse de Dieu qui lui disait pourquoi il
ne convenait pas qu'il exauçât sa prière : «
Ma grâce vous suffit, car la vertu se perfectionne dans la
faiblesse (1).»
26. Nous ne savons donc pas ce qu'il faut demander sous le coup de
ces tribulations qui peuvent servir et nuire; et cependant comme elles
sont dures, pénibles et
qu'elles effrayent notre faiblesse, nous demandons par toute la volonté
humaine d'en être délivrés. Mais s'il plaît au
Seigneur notre Dieu de ne pas nous tirer de ces
épreuves, nous devons à son amour de ne pas croire qu'il
nous abandonne, mais d'espérer plutôt de plus grands biens
par une pieuse résignation dans les maux :
c'est ainsi que la vertu se perfectionne dans la faiblesse. Ce que
le Seigneur Dieu refusa à l'Apôtre dans sa miséricorde,
il l'accorde quelquefois dans sa colère à ceux
qui ne peuvent rien souffrir. Les livres saints nous apprennent ce
que demandèrent les Israélites et comment ils furent exaucés;
mais leur concupiscence une fois
rassasiée, leur impatience fut sévèrement châtiée
(2). Ils demandaient un roi, il leur en donna un selon leur coeur, comme
il est écrit, et non selon son coeur (3). Il
accorda au démon ce qu'il sollicitait et lui permit de tenter
son serviteur (4). Des esprits immondes lui ayant demandé de se
jeter dans un troupeau de pourceaux, il le
permit à une légion de démons (5). Cela a été
écrit pour que nous ne nous élevions pas, quand nos impatientes
prières sont exaucées en des choses qu'il nous serait
plus avantageux de ne pas obtenir; ou pour que nous ne nous méprisions
pas et que nous ne désespérions point de la miséricorde
divine, quand Dieu repousse nos
prières et qu'il écarte des veaux dont l'accomplissement
serait pour nous une affliction plus cruelle, ou une prospérité
qui nous corromprait et nous perdrait
entièrement. Dans de telles rencontres nous ne savons donc pas
demander ce qu'il faut. Et s'il arrive le contraire de ce que nous avons
souhaité, nous devons le
supporter patiemment, rendre grâces à Dieu en toutes choses,
et reconnaître que la volonté de Dieu a été
meilleure pour nous que ne l'eût été
1. II Cor XII, 7-9. 2. Nombr. XI. 3. I Rois, VIII, 5, 7. 4. Job,
I, 12; II, 6. 5. Luc, VIII, 32.
notre propre volonté. Le divin médiateur nous a laissé
un exemple de cette soumission; après avoir dit à son Père:
« Mon Père, s'il est possible, que ce calice
s'éloigne de moi, s'identifiant ainsi la volonté humaine
qu'il avait prise en se faisant homme,» il ajouta aussitôt:
« Mais cependant que ce soit, non comme je le veux,
mais comme vous le voulez (1). » Voilà pourquoi il a été
dit avec raison que plusieurs ont été établis justes
par l'obéissance d'un seul (2).
27. Mais celui qui demande et redemande à Dieu cette chose unique
(3),le fait avec certitude et sécurité ; il ne craint pas
qu'il lui nuise d'être exaucé, parce que, sans
ce bien auquel il aspire , tout ce qu'il pourrait demander en priant
ne servirait de rien. Ce bien, c'est la seule vraie et heureuse vie; il
faut que, devenus immortels et
incorruptibles de corps et d'esprit, nous contemplions éternellement
les délices du Seigneur ; c'est pour cette unique chose qu'il est
permis de demander le reste.
Celui qui l'aura aura tout ce qu'il voudra et ne pourra rien désirer
que de bon. Car là est la source de vie ; il faut dans la prière
que nous en ayons soif, tant que nous
vivons en espérance saris voir encore ce que nous espérons
; tant que nous sommes protégés par les ailes de celui en
présence de qui tous nos désirs tendent à
s'enivrer de l'abondance de sa maison et à se plonger dans le
torrent de ses délices ; oui, c'est en lui qu'est la source de la
vie et c'est dans sa lumière que nous
verrons la lumière (4) quand toutes nos aspirations seront rassasiées,
quand il n'y aura plus rien à chercher en gémissant, et que
nous n'aurons qu'à rester en
possession de nos joies. Cependant, comme ce bien unique est la paix
qui surpasse tout entendement, nous ne savons pas non plus le demander
comme il faut dans
nos prières, car ce que nous ne pouvons pas nous représenter
comme cela est, nous ne le connaissons pas; mais nous rejetons, nous méprisons,
nous condamnons
toute image qui s'en offre à notre pensée; nous reconnaissons
que ce n'est pas ce que nous cherchons, quoique nous ne sachions pas encore
ce que c'est.
28. Il y a donc en nous comme une savante ignorance, une ignorance
instruite par l'Esprit de Dieu qui soutient notre faiblesse. Après
que l'Apôtre a dit : « Si nous
espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience,
» il ajoute : « De même l'Esprit de
1. Matth. XXVI, 39. 2. Rom. V, 19. 3. Ps. XXI, 4. 4. Ps. XXXV,
8-10.
274
Dieu soutient notre faiblesse; car nous ne savons pas ce qu'il faut
demander dans nos prières ; mais l'Esprit lui-même prie pour
nous par des gémissements ineffables.
Celui donc qui scrute les coeurs sait ce que comprend l'Esprit, parce
qu'il ne prie pour les saints que selon Dieu (1). » Ceci ne doit
pas s'entendre de façon à nous
faire croire que le Saint-Esprit, Dieu immuable dans la Trinité
et ne faisant qu'un Dieu avec le Père et le Fils, prie pour les
saints comme quelqu'un qui ne soit pas
Dieu; on dit qu'il prie pour les saints parce qu'il fait prier les
saints, comme il est dit : « Le Seigneur votre Dieu vous éprouve
pour savoir si vous l'aimez (2), »
c'est-à-dire pour vous le faire savoir. Il fait donc prier les
saints par des gémissements ineffables, en leur inspirant le, désir
de cette grande chose encore inconnue
que nous attendons par la patience (3). Comment parler de ce qu'on
ignore quand on le désire? Et, véritablement si on l'ignorait
tout à., fait, on ne le souhaiterait pas;
et d'un autre côté, si on, le voyait, on ne le désirerait
pas, on ne le rechercherait pas par des gémissements.
29. Eu considérant toutes ces choses et d'autres encore que
le Seigneur pourra vous inspirer et qui ne se sont pas présentées
à moi ou qu'il eût été trop long
d'exposer, efforcez-vous de vaincre ce Monde par l'oraison; priez en
espérance, priez avec foi et amour, priez avec instance et patience
, priez comme une veuve du
Christ. Quoique le devoir de la prière regarde tous ses membres,
c'est-à-dire tous ceux qui croient en lui et qui sont unis à
son corps, comme il la enseigné
lui-même, cependant il nous marque dans ses Ecritures que ce
soin appartient surtout aux veuves. Les saints livres mentionnent avec
honneur deux femmes du nom
d'Anne, l'une mariée et qui mit au monde le saint prophète
Samuel, l'autre veuve et qui connut le Saint des saints lorsqu'il était
encore enfant. Celle qui était mariée
pria dans la douleur de son âme et l'affliction de son coeur,
parce qu'elle n'avait pas d'enfants; elle obtint alors Samuel et rendit
à Dieu ce fils qu'elle en avait reçu, car
elle le lui avait consacré en le demandant (4). Mais il
n'est pas aisé de trouver comment sa prière est comprise
dans l'oraison dominicale, à moins de la rapporter à
ces paroles : « Délivrez-nous du
1. Rom. VIII, 25-27. 2. Deutér. XIII, 3. 3. Rom. VIII, 25.
4. I Rois, I.
mal ; » on regardait, en effet, femme un assez grand mal d'être
marié et privé du fruit du mariage, dont la seule excuse
est la naissance des enfants. Pour ce qui est
d'Anne veuve, voyez ce qui est écrit : « Elle ne sortait
pas du temple, jeûnant et priant nuit et jour (1). » L'Apôtre
ne parle pas autrement dans ces paroles que j'ai
citées plus haut : « Celle qui est véritablement
veuve et abandonnée, a mis son espérance dans le Seigneur,
et persévère dans les prières la nuit et le jour (2).
» Et le
Seigneur, voulant nous exhorter à toujours prier sans nous lasser,
nous a cité l'exemple de la veuve dont les importunités vinrent
à bout d'un juge inique et impie,
contempteur de Dieu et des hommes (3). Ce qui montre combien le devoir
de la prière est particulièrement imposé aux veuves,
c'est que les saints livres mettent sous
nos yeux des exemples de veuves pour nous convier tous à l'oraison.
30. Mais pourquoi les veuves sont-elles marquées pour cette
sorte d'oeuvre, si ce n'est à cause de leur abandon et de leur délaissement?
Aussi toute âme. qui se
regardera dans ce monde comme abandonnée et désolée,
tant que dure son voyage loin du Seigneur, mettra, pour ainsi dire, son
veuvage sous la garde de Dieu et
lui demandera, par d'instantes prières, d'être son défenseur.
Priez donc comme une veuve du Christ, ne jouissant pas encore de celui
dont vous implorez le secours.
Et quoique vous soyez bien riche, priez comme si vous étiez
pauvre : vous ne possédez pas encore les vraies richesses du siècle
futur où vous n'aurez plus rien à
craindre. Quoique vous ayez des enfants et des neveux et une famille
nombreuse, comme il a été dit plus haut, priez comme une
délaissée : car toutes les choses du
temps sont incertaines, lors même qu'elles nous resteraient pour
notre consolation jusqu'à la fin de cette vie. Si vous cherchez
et si vous aimez ce qui est en haut,
vous désirez les choses solides et éternelles; tant que
vous! ne les avez pas, vous devez vous croire comme abandonnée,
bien que tous les vôtres vous soient
conservés et respectueusement soumis. Ainsi devez-vous vivre,
et, sûrement aussi, à votre exemple, votre très-pieuse
belle-fille (4), et les autres saintes veuves et
vierges que vous gouvernez toutes les deux avec tant de sécurité
pour elles : plus vous dirigez pieusement votre
1. Luc, II, 36, 37. 2. I Tim. V, 5. 3. Luc, XVIII, 1-8.
4. Juliana, mère de Démétrias.
275
maison, plus vous devez redoubler d'ardeur dans la prière, ne
vous occupant des choses de la vie présente que dans la mesure des
besoins religieux.
31. Souvenez-vous aussi de prier beaucoup pour nous. Nous ne voulons
pas que, trop préoccupées de notre dignité épiscopale,
si périlleuse à porter, vous nous
traitiez de façon à nous priver d'un secours dont nous
savons que nous avons tant besoin. La famille du Christ (1) a prié
pour Pierre, a prié pour Paul; vous êtes de
cette famille, à notre grande joie, et nous avons incomparablement
plus besoin que Pierre et Paul des prières de nos frères.
Priez à l'envi dans l'émulation d'un saint
accord ; ce n'est pas lutter les uns contre les autres, mais contre
le démon, ennemi de tous les saints. Les jeûnes et les veilles,
et tous les genres de mortification,
aident beaucoup à la prière (2), que chacune de vous
fasse ce qu'elle pourra; ce que l'une ne peut pas, elle le fait dans une
autre qui le peut, si elle aime en elle ce
que ses propres forces ne lui permettent pas d'accomplir; ainsi donc
que celle qui peut moins n'empêche pas celle qui peut plus, et que
la plus forte ne presse. pas la
plus faible. Car vous devez votre conscience à Dieu, mais ne
devez rien à personne d'entre vous, si ce n'est de vous aimer les
unes les autres (3). Que Dieu vous
exauce, lui qui est assez puissant pour faire au delà de ce
que nous demandons et de ce que nous comprenons (4).
1. Eglise. 2. Tobie, XII, 8. 3. Rom. XIII, 8. 4. Ephés.
III, 20.
LETTRE CXXXI. (Année 412.)
Les lettres des dames romaines qui avaient l'honneur de correspondre
avec saint Augustin auraient été bien intéressantes
pour nous, comme étude religieuse et
comme étude littéraire; leur perte est regrettable. La
petite lettre qu'on va lire est une réponse à Proba; elle
nous donne une idée des sentiments élevés qui
s'échangeaient entre l'évêque et l'illustre veuve.
AUGUSTIN A L'ILLUSTRE DAME PROBA, SA TRÈS-EXCELLENTE FILLE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
C'est comme vous le dites; l'âme établie dans un corps
corruptible, enfermée dans une certaine contagion terrestre, courbée
en quelque sorte et accablée sous ce
pesant fardeau, a plus facilement des désirs et des pensées
pour lis choses d'en-bas que pour l'unique chose d'en-haut. La sainte Écriture
nous l'a appris en ces
termes : « Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et
cette maison de terre abaisse l'esprit partagé en des soins divers
(1). » C'est pourquoi notre Sauveur est
venu; il a redressé par sa parole de salut la femme de l'Évangile
courbée depuis dix-huit ans (2) et qui représentait peut-être
cet accablement de l'âme chrétienne; par
là nous ne devions plus entendre en vain ces mots : haut les
curs, ni répondre en vain : nous les tenons élevés
vers le Seigneur. Voyant cela, vous faites bien de
chercher dans l'espérance des biens futurs un adoucissement
aux maux de ce monde. Un bon usage de ces maux les change en biens; il
suffit qu'au lieu d'accroître
nos ambitieux désirs ils exercent notre patience. « Nous
savons, dit l'Apôtre, que tout se change en bien pour ceux qui
aiment Dieu (3). » Il dit tout; il s'agit donc
non-seulement des choses qu'on désire pour leur douceur, mais
encore de celles qu'on évite à cause de leur amertume; nous
recevons. les unes sans nous laisser
prendre, nous supportons les autres sans abattement ; et, selon les
divins préceptes, nous rendons grâces de tout à Celui
de qui nous disons : « Je bénirai le Seigneur
en tout temps; ses louanges seront toujours sur mes lèvres (4)
; » et encore « Il m'est bon que vous m'ayez humilié,
afin que j'apprenne la justice de vos voies (5). »
Si une félicité trompeuse nous souriait toujours ici-bas,
l'âme humaine n'aspirerait pas vers ce port où se trouve la
seule vraie sécurité, ô illustre dame et
très-excellente fille !
En témoignant les respects qui sont dus à votre excellence,
et en vous - remerciant des soins pieux que vous prenez de ma santé,
je demande pour vous au Seigneur
les récompenses de la vie future et les consolations de la vie
présente; je me recommande à l'amitié et à
la prière de vous tous, dans les coeurs de qui le Christ habite
par la foi. (Et d'une autre main.) Que le vrai Dieu, véritablement
vrai, console votre coeur et protège votre santé, illustre
dame et très-excellente fille !
1. Sag. IX, 15. 2. Luc, VIII, 11-13. 3. Rom. VIII, 28. 4. Ps.
XXXIII, 2. 5. Ps. CXVIII, 71.
LETTRE CXXXII. (Année 412.)
Volusien, à qui cette lettre est adressée, avait rempli
les fonctions de proconsul en Afrique; il était frère d'Albine
dont nous avons eu occasion de parler, mais
n'appartenait pas encore à la (276) religion chrétienne;
saint Augustin l'engage à lire l'Ecriture sainte et à lui
faire part des difficultés et des doutes qui pourront
l'arrêter. Nolusien ne se fit chrétien qu'aux approches
de la mort.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-EXCELLENT
FILS VOLUSIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Les vux de votre sainte mère ne sont peut-être pas plus
vifs que les miens pour votre bonheur en ce monde et dans le Christ. En
vous témoignant tous les respects
qui vous sont dus, je vous exhorte, autant que je le puis, à
ne pas dédaigner l'étude de nos Ecritures, véritablement
et certainement saintes. Car cette lecture est une
chose pure et solide, qui ne pénètre pas dans l'esprit
par des discours fardés et ne fait pas un vain bruit au milieu des
artifices du langage. Elle frappe beaucoup celui
qui aime les choses et non les mots; elle épouvante beaucoup
pour rassurer ensuite. Je vous engage à lire surtout les écrits
des apôtres; ils vous serviront à connaître
les prophètes dont ils invoquent les témoignages. Si
, à la lecture ou à la réflexion, il vous vient des
doutes pour lesquels vous jugiez nécessaire de me consulter,
écrivez-moi et je vous répondrai. Je le pourrai plutôt,
Dieu aidant, que de traiter ces questions de vive voix avec vous; ce n'est
pas seulement à cause de mes
diverses occupations et des vôtres (car mes loisirs ne se rencontrent
pas avec vos propres loisirs) ; mais c'est pour éviter la foule
de ceux qui se précipiteraient
autour de nous, et qui,. peu préparés à des débats
de cette nature, se plaisent bien plus aux combats de la parole qu'aux
lumières de la vérité. Ce qui est écrit se
laisse toujours lire lorsqu'on en ale temps ; c'est un interlocuteur
qui jamais ne fatigue, parce qu'on le prend et on le quitte quand on veut.
LETTRE CXXXIII. (Année 412.)
L'ignorance ou la mauvaise foi des ennemis de l'Eglise ne s'est pas
lassée de travestir saint Augustin en persécuteur acharné;
la lettre suivante est un des nombreux
témoignages de la douceur de l'évêque d'Hippone
et de la douceur du génie catholique. on remarquera avec quelle
autorité l'évêque parle de miséricorde à
un grand
personnage de l'empire.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS
MARCELLIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai appris que votre noblesse avait entendu les circoncellions
et les clercs du parti de Donat qu'il a fallu mettre en jugement pour leurs
méfaits dans un intérêt
d'ordre public, et que beaucoup de ces donatistes dénoncés
par les magistrats d'Hippone avaient fait des aveux : ils se sont reconnus
coupables du meurtre de
Restitut , prêtre catholique, et de violences contre Innocent,
un autre de nos prêtres, à qui ils ont crevé un oeil
et coupé un doigt. Ces aveux m'ont mis en grande
inquiétude ; je crains que votre Sublimité ne songe à
frapper les coupables avec toute la sévérité des lois
et à les traiter comme ils ont traité les autres. C'est
pourquoi, au nom de la foi que vous avez dans le Christ, et au nom
de la miséricorde du Christ lui-même, je vous conjure de ne
pas faire cela ni de le permettre.
Quoique nous puissions ne pas nous reprocher la mort de ces donatistes,
puisqu'ils n'ont point été dénoncés par les
nôtres, mais par les magistrats chargés de veiller
à la tranquillité publique, toutefois nous ne voulons
pas de ce qui ressemblerait à la loi du talion pour venger les souffrances
des serviteurs de Dieu. Ce n'est pas que
nous nous opposions à ce qui doit ôter aux méchants
la liberté du crime, mais nous voulons qu'on leur laisse la vie
et qu'on ne fasse subir à leur corps aucune
mutilation; il nous paraîtrait suffisant qu'une peine légale
mît fin à leur agitation insensée et les aidât
à retrouver le bon sens, ou qu'on les détournât du
mal en les
employant à quelque travail utile. Ce serait là aussi
une condamnation; mais qui ne comprend qu'un état où l'audace
criminelle ne peut plus se donner carrière et où
on laisse le temps au repentir, doit être appelé un bienfait
plutôt qu'un supplice ?
2. Juge chrétien, remplissez le devoir d'un bon père;
réprimez le mal sans oublier ce qui est dû à l'humanité;
que les atrocités des pécheurs ne soient pas pour vous
une occasion de goûter le plaisir de la vengeance, mais qu'elles
soient comme des blessures que vous preniez soin de guérir. Veuillez
ne pas vous départir de ces
paternels sentiments qui volts ont porté à ne pas user
de chevalets, d'ongles de fer, ni de flammes, mais simplement de verges
pour obtenir l'aveu de si grands crimes.
Les verges sont à l'usage des maîtres d'arts libéraux,
des pères eux-mêmes et souvent aussi des évêques
dans les jugements qu'ils sont appelés à prononcer. Ne
punissez donc point par (277) des cruautés ce que vous avez
découvert par de doux moyens. Il est plus nécessaire de re
chercher que de châtier; voilà pourquoi les
hommes les moins sévères mettent un soin si extrême
à découvrir un crime caché, afin de savoir à
qui pardonner. Aussi faut-il bien souvent mettre de la dureté dans
la recherche, pour qu'il soit possible de faire éclater la mansuétude
après que les coupables ont été trouvés. Car
toutes les bonnes oeuvres aiment la lumière; ce n'est
point par amour de la gloire humaine, mais c'est, dit le Seigneur,
pour que les hommes « voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre
Père qui est dans les cieux (1).
» Et c'est pourquoi il n'a pas suffi à l'Apôtre
de nous avertir de garder la douceur, il veut que nous la fassions connaître
à tous : « Que votre douceur, dit-il , soit
connue de tous les hommes (2); » et ailleurs : « Montrez
votre douceur à tous les hommes (3). » La bénignité
du saint roi David épargnant l'ennemi qui est sous sa
main semblerait moins éclatante (4), si on ne voyait en même
temps combien il lui eût été facile de le tuer. Ne
vous laissez donc pas entraîner par le pouvoir de punir,
vous qui, dans la nécessité de découvrir les coupables,
n'avez rien perdu de votre mansuétude. Vous n'avez pas voulu du
bourreau pour arracher la vérité, ne le
cherchez pas après que la vérité est connue.
3. En dernier lieu, c'est pour l'avantage de l'Eglise que vous avez
été envoyé. Or, j'affirme que ce que je désire
sera profitable à l'Eglise catholique, et, pour ne pas
sortir de mes attributions , que ce sera profitable au diocèse
d'Hippone. Si vous n'écoutez pas la prière de l'ami, écoutez
le conseil de l'évêque. Quand -je m'adresse
à un chrétien , surtout dans une affaire de ce genre,
je puis même dire, sans manquer à aucun égard envers
vous, que vous devez écouter l'ordre de l'évêque, ô
mon
excellent, illustre seigneur et très-cher fils ! Je sais que
les affaires qui intéressent l'Eglise vous concernent principalement;
mais comme je crois que celle-ci en
particulier regarde le glorieux et illustre proconsul, je lui écris
aussi. Je vous prie de prendre la peine de lui donner ma lettre et de la
lui envoyer s'il en est besoin; je
vous conjure tous les deux de ne pas trouver importuns mes prières,
mes conseils et mes sollicitudes. Ne ternissez point les souffrances
1. Matth. V, 16. 2. Philip. IV, 5. 3. Tite. III, 2.
4. I Rois. XXIV, 7.
des serviteurs catholiques de Dieu, qui doivent servir à l'édification
spirituelle des faibles, en traitant leurs ennemis comme ceux-ci les ont
traités eux-mêmes, mais
diminuez plutôt la sévérité des jugements
; ne perdez pas de vue votre foi d'enfants de l'Eglise et la mansuétude
de cette même Eglise, votre mère. Que le Seigneur
tout-puissant enrichisse votre grandeur de tous les biens, ô
mon excellent, illustre seigneur et très-cher fils
LETTRE CXXXIV. (412.)
Voici la lettre au proconsul; on admirera le même esprit de douceur
à l'égard des coupables, et l'on remarquera, comme dans la
précédente lettre, le ton d'autorité
épiscopale.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-EXCELLENT FILS APRINGIUS,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Au milieu de cette puissance que Dieu vous a donnée sur les
hommes, à vous qui n'êtes qu'un homme, vous pensez, je n'en
doute pas, à ce jugement divin devant
lequel les juges de ce monde auront à rendre compte de leurs
propres arrêts. Je sais quelle foi chrétienne vous anime;
j'y trouve un plus grand motif de m'adresser à
vous avec confiance soit par mes prières, soit par mes avis
: il s'agit de la gloire de ce Maître, à la famille duquel
vous appartenez comme nous par un droit céleste,
en qui nous mettons ensemble l'espérance d'une éternelle
vie, et que nous implorons pour vous dans les saints mystères. Aussi
je vous prie d'abord , illustre seigneur
et très-excellent fils, de me pardonner si je me jette ainsi
tout à coup au travers des actes de votre administration, avec la
sollicitude que je dois à l'Eglise dont les
intérêts sont confiés à mes soins, et à
laquelle je suis moins jaloux de commander que d'être utile; je vous
conjure ensuite de ne pas dédaigner mes avis ou mes
instances et de ne pas hésiter à en tenir compte.
2. Des circoncellions et des clercs donatistes ont été
mis en jugement, après déposition faite, par les soins des
magistrats chargés de l'ordre public. Interrogés par
l'illustre tribun et secrétaire mon fils Marcellin, votre frère,
mais pressés seulement par les verges et non point condamnés
à souffrir les ongles de fer et le feu, ils ont
avoué d'horribles crimes commis par eux sur des frères
et prêtres de mon Eglise; (278) l'un de ces prêtres, surpris
dans des embûches, a été massacré; l'autre,
arraché de sa demeure, a eu un oeil crevé et un doigt
coupé. Informé des aveux des coupables et sachant qu'ils
vont être sous la juridiction de votre hache (1), je me
suis empressé d'adresser cette lettre à votre excellence,
pour vous supplier et vous conjurer, au nom de la miséricorde du
Christ, de nous réjouir en vous assurant à
vous-même une félicité plus grande et plus certaine,
et de ne pas leur rendre la pareille, quoique les lois, en punissant, ne
puissent pas faire couper un doigt, ni
arracher un oeil avec une pierre, comme ces furieux l'ont fait. Je
suis donc sûr que les coupables n'auront pas à subir les mêmes
traitements qu'ils avouent avoir fait
subir aux autres; mais je crains que vous ne condamniez ceux-là
à mort ou bien ceux qui ont été convaincus d'homicide
: chrétien, je prie le juge de n'en rien faire;
évêque, j'en avertis le chrétien.
3. L'Apôtre dit de ceux qui sont ce que vous êtes que ce
n'est pas en vain que vous portez le glaive, que vous êtes les ministres
de Dieu, chargés de sa vengeance
contre les hommes qui agissent mal (2); mais autre chose est la cause
d'une province, autre chose est la cause de l'Eglise; le gouvernement de
l'une a besoin de
sévérité, le gouvernement de l'autre doit être
inséparable de la mansuétude. Si j'avais affaire à
un juge qui ne fût pas chrétien, j'agirais autrement; toutefois
je ne
déserterais pas la cause de l'Eglise, et, autant qu'il daignerait
m'entendre , j'insisterais pour que les souffrances des serviteurs catholiques
de Dieu, qui doivent servir
d'exemples de patience, ne fussent pas souillées par l'effusion
du sang de leurs ennemis; si le juge refusait de m'écouter, je le
soupçonnerais de résister par une
inspiration ennemie. Mais avec vous j'ai d'autres sentiments et d'autres
pensées. Je vois en vous un homme revêtu d'une grande autorité,
mais j'y vois aussi un fils
rempli de piété chrétienne. Que votre grandeur
fléchisse , que votre foi se soumette; l'affaire que je traite avec
vous nous est commune, mais vous y pouvez ce que je
n'y puis moi-même ; concertons-nous, et prêtez-nous secours.
4. On a réussi à faire avouer aux ennemis de l'Eglise
les crimes horribles qu'ils ont commis sur des clercs catholiques; ces
hommes- qui , par leurs discours menteurs,
trompaient les
1. Allusion aux haches portées devant les proconsuls.
2. Rom. XIII, 4.
ignorants, et se décernaient les honneurs de la persécution,
ont été pris ainsi dans leurs propres paroles. On doit faire
lire les actes publics pour guérir les âmes
empoisonnées par tant de mensonges : nous n'oserions pas lire
ces actes jusqu'à la fin si on y trouvait le supplice des coupables.
Faut-il que ceux qui ont souffert
aient l'air d'avoir rendu le mal pour le mal?- Si la peine de mort
était le seul moyen d'arrêter la fureur des méchants,
peut-être s'y résignerait-on dans une extrême
nécessité, quoique, en ce qui nous touche, à défaut
d'un châtiment moins sévère que la mort, nous aimerions
mieux mettre les coupables en liberté que de venger par
l'effusion du sang les souffrances de nos frères. Mais d'autres
peines étant possibles dans le double but de rester fidèle
à la mansuétude de l'Eglise et de refréner
l'audace des pervers, pourquoi ne prendriez-vous pas le parti le plus
sage et ne consentiriez-vous pas à une sentence douce, ce qui est
fort permis aux juges, même
quand il ne s'agit pas d'affaires de l'Eglise ? Craignez donc avec
nous le jugement de Dieu notre Père, et que par vous on reconnaisse
la mansuétude de notre mère;
car ce que vous faites, l'Eglise le fait; vous êtes son fils
et vos oeuvres sont pour elle. Luttez avec les méchants à
force de bonté; ils ont criminellement arraché les
membres d'un être vivant; que, par votre miséricorde,
ils conservent entiers ces membres qui leur ont servi à commettre
des actions barbares, pour les occuper à
quelque ouvrage utile. Ils n'ont pas épargné les serviteurs
de Dieu qui leur prêchaient le retour à l'unité; épargnez-les
eux-mêmes après qu'ils ont été pris, conduits
auprès de vous et convaincus. Armés d'un fer impie, ils
ont répandu le sang chrétien; empêchez pour le Christ,
empêchez que leur sang ne coule pas même sous le
glaive de la justice. Ils ont enlevé la vie à un ministre
de l'Eglise qui a été leur victime ; ne tuez pas ces ennemis
de l'Eglise pour leur laisser le temps de se repentir.
Voilà comment il faut que vous soyez un juge chrétien
dans une. affaire de l'Eglise, quand nous prions, nous avertissons et nous
intercédons. D'ordinaire les hommes,
lorsqu'ils trouvent que leurs ennemis convaincus en justice ont été
trop peu punis, appellent de la sentence ; mais nous aimons tellement nos
ennemis que si votre
obéissance chrétienne nous faisait défaut, nous
appellerions d'un jugement sévère. Que le Dieu tout-puissant
vous rende (279) de plus en plus grand et heureux,
illustre seigneur et très-excellent fils !
LETTRE CXXXV. (Année 412.)
On se rappelle en quels termes l'évêque d'Hippone engageait
Volusien à faire connaissance avec nos saintes Écritures
(1); celui-ci ne communique pas encore à saint
Augustin le résultat de ses propres études religieuses,
mais il lui rend compte d'une conversation entre amis où l'on avait
touché à des sujets divers, et lui soumet des
doutes exprimés par l'un d'eux sur le christianisme. Cette lettre
est curieuse ; on y voit comment saint Augustin était jugé
de ses contemporains. Nous avons dit que
Volusien était encore païen.
VOLUSIEN AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU VÉNÉRABLE PÈRE
AUGUSTIN, ÉVÊQUE.
l. Vous demandez, ô homme modèle de probité et
de justice, que je m'enquière auprès de vous des choses qui
m'auront paru obscures dans mes lectures
instructives. J'accepté cette faveur et me mets volontiers sous
votre discipline, suivant en cela la maxime d'un ancien, qu'on n'est jamais
trop âgé pour apprendre.
C'est avec raison que cet ancien n'a assigné ni limites ni fin
à l'étude de la sagesse; la vertu, si éloignée
de ses origines, ne se découvre pas assez aisément pour qu'on
la connaisse d'abord tout entière. Il importe de mettre sous
vos yeux, seigneur vraiment saint et vénérable père,
une conversation qui a eu lieu dernièrement entre
nous. Nous étions quelques amis réunis, et chacun prenait
la parole selon son esprit et ses études. C'était cependant
la rhétorique qui faisait le principal sujet de
l'entretien ; je parle à un connaisseur, car il n'y a pas bien
longtemps que vous enseigniez la. rhétorique. On s'appliquait à
définir ce que c'est que l'invention ; on disait
quelle pénétration elle demande, combien il en coûte
polir disposer une couvre, que de grâce il y a dans la métaphore,
que de beautés dans les peintures et comment
le langage varie selon les talents et les sujets. D'autres portaient
bien haut la poétique; c'est une partie de l'éloquence à
laquelle vous avez aussi rendu hommage, et
l'on pourrait dire avec le poète :
« Le lierre s'est mêlé pour vous au laurier vainqueur
(2). »
On parlait doge de tout ce que l'économie d'un poème
lui donne d'ornement, de la beauté des métaphores, de la
sublimité des comparaisons; on disait combien les
vers sont doux et coulants avec l'harmonieuse variété
de leur coupe. La conversation tourna alors vers la philosophie qui vous
est si familière, et dont vous avez
coutume de traiter les questions avec la pénétration
d'Aristote et l'éloquence d'Isocrate. Nous cherchions ce qu'avait
fait l'enseignement du Lycée, ce qu'avaient
produit les doutes si prolongés et si divers
1. Ci-dessus lettre CXXXII.
2. Virgile, Bucol., églogue VIII.
de l'Académie, ce que c'étaient gîte les leçons
du Portique, la science des physiciens, la volupté des épicuriens
; nous remarquions que tous ces philosophes, au
milieu de leurs disputes infinies et passionnées, n'avaient
jamais été plus loin de la Cité que quand ils sétaient
flattés de pouvoir la connaître.
2. Nous étions à ces souvenirs de philosophie dans notre
conversation, lorsque l'un de nos anis prenant la parole : « Qui
donc, parmi nous, dit-il; serait assez instruit
dans le christianisme pour pouvoir éclaircir mes difficultés
et affermir l'incertitude de mon assentiment par des raisons vraies ou
vraisemblables? » Nous écoutons
avec un étonnement silencieux. L'interlocuteur s'abandonnant
à la vive liberté de sa pensée, continue en ces termes
: « J'admire comment celui qui est le Maître du
monde et qui le gouverne est. destendu dans le sein d'une vierge, comment
cette mère a eu la longue peine de le porter pendant les dix mois
de la grossesse,
comment elle l'a enfanté au temps voulu, et comment elle est
restée vierge après l'enfantement. » Puis l'interlocuteur
ajouta ceci : « Celui qui est plus grand que
l'univers a donc été caché dans le petit corps
d'un enfant; il a donc souffert comme souffrent les enfants, il a grandi,
il s'est fortifié en avançant dans la jeunesse; ce
souverain sera resté bien longtemps absent de ses royales demeures,
et le soin du monde entier aura été transporté au
mouvement d'un petit corps ; ensuite ce
Maître de l'univers aura dormi et mangé; il aura éprouvé
tons les besoins des mortels, et aucun signe convenable n'aura fait éclater
la grande majesté cachée sous
cette terrestre enveloppe ; car le pouvoir de chasser les démons,
de guérir les malades, de ressusciter les morts, tout cela, si vous
songes à d'autres qui en ont fait
autant, tout cela est trop peu pour un Dieu. » L'interlocuteur
se disposait à pousser plus loin, nous l'interrompîmes ; la
réunion se sépara ; nous fûmes d'avis d'en
appeler à une pensée plus éclairée que
la nôtre, de peur qu'en voulant trop imprudemment pénétrer
des secrets, notre erreur, jusque-là innocente, ne devint une
faute. Vous venez de recevoir l'aveu de notre ignorance, ô vous
qui êtes fait pour toute gloire! vous voyez ce qu'on désire
de vous. Votre renommée est intéressée à
là solution de ces questions obscures; l'ignorance peut se tolérer
en d'autres prêtres sans dommage pour la religion; mais lorsqu'on
vient à consulter le pontife
Augustin, on est fondé à croire que tout ce qu'il ne
sait pas n'est point dans la loi. Que la suprême divinité
vous garde sain et sauf, seigneur vraiment saint et bien
vénérable père.
LETTRE CXXXVI. (Année 412.)
Marcellin, qui avait à coeur ta conversion de Volusien au christianisme,
prie saint Augustin de répondre aux difficultés proposées
par son ami; il ajoute d'autres
difficultés qu'il savait occuper lesprit de Volusien.
MARCELLIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR AUGUSTIN, A CE PÈRE
QU'IL HONORE TANT ET QUI MÉRITE QU'ON LUI RENDE TOUS LES
DEVOIRS.
1. L'illustre Volusien m'a lu la lettre de votre béatitude;
bien plus, je l'ai obligé de la lire à plusieurs; tout ce
que vous dites est admirable, mais je n'en suis pas étonné.
Humblement paré de la beauté des divins livres, votre
langage plait aisément. Ce qui a fait beaucoup de plaisir, ce sont
vos efforts et vos bonnes exhortations pour
affermir les pas d'un homme encore chancelant. Chaque jour flous disputons
ensemble, et je lui réponds dans l'humble mesure de mon esprit.
D'après les instances
de sa sainte mère, j'ai soin d'aller souvent le visiter, et
lui-même daigne à son tour venir me voir. Après avoir
reçu la lettre de votre révérence, Volusien, malgré
les
discours de tant de gens de la ville qui cherchent à l'éloigner
de Dieu, a été si ému, que s'il n'avait pas craint
de vous écrire longuement, il aurait confié tous ses doutes
à votre béatitude, comme il nous l'a assuré lui-même.
Toutefois, il vient de vous adresser quelques questions ; il l'a fait,
ainsi que vous en jugerez vous-même, dans un
style orné et poli, et avec le pur éclat de l'éloquence
romaine. Ces difficultés sont bien rebattues; elles servent à
montrer les vieilles ruses de nos adversaires,
acharnés contre le mystère de l'incarnation. Cependant,
comme j'ai la confiance que ce que vous écrirez profitera à
plusieurs, je vous prie moi-même de répondre
avec un soin particulier aux mensonges par lesquels ils soutiennent
que le Seigneur n'a rien fait de plus que ce que peuvent faire les autres
hommes. Ils nous citent leur
Apollonius et leur Apulée et d'autres magiciens, dont ils prétendent
que les miracles sont plus grands que ceux du Sauveur.
2. L'illustre personnage que j'ai nommé plus haut a dit devant
quelques personnes qu'il vous aurait adressé beaucoup d'autres questions,
s'il n'avait pas cru devoir se
borner à une courte lettre. Ce qu'il n'a pas voulu se permettre
d'écrire, il n'a pu le faire. Il disait donc que, quand même
on lui rendrait raison de l'incarnation du
Seigneur, on pourrait bien difficilement lui montrer comment ce Dieu,
qu'on affirme être le Dieu de l'Ancien Testament, aime de nouveaux
sacrifices et rejette les
anciens. Selon lui, on ne peut corriger que ce qui a été
mal fait, et ce qui a été une fois bien fait ne doit plus
être changé. Il disait qu'on ne pouvait, sans injustice,
toucher à des choses bien faites, surtout parce que de tels
changements autorisent contre Dieu des reproches d'inconstance. Il ajoutait
que la prédication et la
doctrine du Seigneur étaient incompatibles avec les besoins
des Etats. Ne rendre à personne le mal pour le mal (1); après
avoir été frappé sur une joue, présenter
l'autre ; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre
notre tunique; si un homme veut nous obliger à marcher avec lui,
faire le double du chemin qu'il nous
demande (2): ce sont là, d'après Volusien, des préceptes
attribués au Sauveur et contraires au bon ordre des Etats. Car,
qui supportera qu'un ennemi lui enlève
quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra
pas le mal pour le mal au ravageur d'une province romaine? Votre sainteté
comprend ce qui
peut se dire pour le reste. Volusien pense que toutes ces difficultés
peuvent être ajoutées aux autres; on n'oublie pas de dire
(quoique Volusien lui-même se taise à
cet égard), que les grands malheurs de l'empire sont arrivés
parles princes chrétiens, observateurs de la plupart des préceptes
évangéliques.
3. Votre béatitude daignera reconnaître avec moi qu'il
importe de faire resplendir la pleine vérité en réponse
à toutes ces choses, car, sans aucun doute, ce qu'on
attend de vous passera en plusieurs mains; il le faut d'autant plus
que parmi les personnes devant qui ces objections se sont produites, il
y avait un homme
considérable du pays d'Hippone, possesseur de grands biens de
vos côtés : il donnait à votre sainteté d'ironiques
louanges, et prétendait que, vous ayant questionné
sur ces mêmes points, il n'avait pas été satisfait
de vos réponses. Je vous conjure donc, pour que vous remplissiez
une promesse que je n'ai pas oubliée, je vous
conjure d'écrire sur ces sujets des livres entiers : ils serviront
beaucoup à l'Eglise, surtout dans ce temps-ci.
1. Rom. XII, 17. 2. Matth. V, 39-41
LETTRE CXXXVII. (Année 412.)
On lira avec profit et admiration cette célèbre lettre
où l'évêque d'Hippone répond aux objections
que Volusien lui avait soumises; rien de plus fort, de plus profond
que cette manière de rendre raison d'un grand mystère.
Cette lettre à Volusien, où une vive éloquence accompagne
toujours la pénétrante originalité de la pensée,
où
tout est si serré et si plein, si animé et si frappant,
est le plus beau rayon de lumière qui ait été jeté
sur le mystère de l'incarnation.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈSEXCELLENT FILS VOLUSIEN,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai lu votre lettre, où j'ai vu un abrégé
très-bien fait d'une grande conversation. Je réponds sans
retard, d'autant plus que votre lettre m'arrive dans un moment où
j'ai un peu de loisir. J'avais des choses que je me proposais de dicter
durant ce temps de courte liberté, mais ce sera pour plus tard;
il ne serait pas juste de faire
attendre celui que j'ai en gagé à me. consulter. D'ailleurs,
qui d'entre nous, chargés de dispenser, comme nous pouvons, la grâce
du Christ, qui d'entre nous, après
avoir lu vos paroles, voudrait ne vous instruire du christianisme que
dans la mesure des vérités utiles à votre salut, à
ce salut éternel pour lequel nous sommes
chrétiens ? Car il ne s'agit pas de cette vie que les saints
Livres comparent à une vapeur qui apparaît un instant et s'évanouit
aussitôt (1). Ce serait donc trop peu
pour nous de vous instruire tout juste assez pour vous sauver. Votre
esprit et votre éloquence, à la fois si relevée et
si lumineuse, doivent servir aux autres; il faut
défendre contre les gens lents à comprendre et contre
les pervers la dispensation d'une si grande grâce de Dieu, dont ne
font aucun cas de superbes petites
intelligences : elles prétendent pouvoir beaucoup et ne peuvent
rien pour guérir ou maîtriser leurs vices.
2. Vous demandez donc « comment celui qui est le Maître
du monde et qui le gouverne est descendu dans le sein d'âne vierge,
comment cette mère a eu la longue
peine de le porter pendant les dix mois de la grossesse, comment elle
l'a enfanté au temps voulu, et comment elle est restée vierge
a après l'enfantement; Celui qui est
plus grand que l'univers a donc été caché dans
le petit corps d'un enfant; il a donc souffert comme souffrent les enfants,
il a grandi, il s'est fortifié en avançant dans la
jeunesse; ce souverain sera resté bien longtemps absent de ses
royales demeures, et le soin du monde entier aura été transporté
dans les mouvements d'un petit
corps; ensuite ce Maître de l'univers aura dormi et mangé;
il aura éprouvé tous les besoins des mortels; et aucun signe
convenable n'aura fait éclater la grande
majesté cachée sous cette terrestre enveloppe, car le
pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, de
ressusciter les morts, tout cela, si vous songez à
d'autres qui en ont fait autant, tout cela est trop peu pour a un Dieu.
» Vous nous dites que telles ont été les paroles de
l'un de ceux qui faisaient partie de votre
réunion d'amis, « que vous interrompîtes l'interlocuteur
se disposant à pousser plus loin, -que la réunion se sépara,
que vous fûtes d'avis d'en appeler à une pensée
1. Jacq. IV, 15.
plus éclairée que la vôtre, de peur qu'en voulant
trop imprudemment pénétrer des secrets, votre erreur, jusque-là
innocente, ne devînt une faute. »
3. Puis vous m'avez écrit, et après cet aveu d'ignorance,
vous voulez que je reconnaisse ce qu'on attend de moi. Vous ajoutez «
que ma renommée est intéressée à la
solution de ces questions obscures, que l'ignorance peut se tolérer
en d'autres prêtres sans dommage pour la religion, mais que, si on
vient à me consulter, moi
évêque, on sera fondé à croire que tout
ce que je ne sais pas n'est point dans la loi. » Laissez d'abord,
je vous en prie, laissez cette opinion que vous avez prise si
aisément de moi; tout bienveillants qu'ils soient pour moi,
renoncez, renoncez à ces sentiments; si vous m'aimez comme je vous
aime, croyez-moi plus que tout autre
sur ce qui me touche. Telle est la profondeur des lettres chrétiennes,
que j'y découvrirais chaque jour de nouvelles choses, lors même
qu'avec un meilleur génie et
avec l'application la plus soutenue j'y aurais consacré tout
mon temps depuis ma première enfance jusqu'à l'extrême
vieillesse; on ne rencontre pas ces grandes
difficultés pour arriver à comprendre ce qui est nécessaire
au salut; mais après que chacun y a vu sa foi, sans laquelle il
n'y a ni piété ni bonne vie, il reste à pénétrer,
à mesure qu'on avance, tant de choses obscurcies par les ombres
des mystères; une si profonde sagesse est cachée, non-seulement
dans les paroles des Ecritures,
mais encore dans ce qu'elles expriment, que les esprits les plus pénétrants,
les plus désireux d'apprendre et qui ont passé le plus d'années
à cette étude, éprouvent la
vérité de ce mot de la même Ecriture : «
Lorsque l'homme croira avoir fini, il ne fera que commencer (1). »
4. Mais pourquoi insister là-dessus? Arrivons à ce que
vous demandez. Je veux d'abord que vous sachiez que le christianisme n'enseigne
pas que Dieu se soit
incarné dans le sein d'une vierge, de façon à
quitter ou à perdre le soin du gouvernement de l'univers, ou de
façon à transporter ce gouvernement du monde dans un
petit corps comme dans une matière ramassée et resserrée.
Ce sentiment grossier est le partage des hommes qui ne peuvent concevoir
que des corps, des corps
pesants comme la terre et l'eau, ou subtils comme l'air et la lumière.
Aucun de ces corps ne saurait
1. Ecclési. XVIII, 6.
282
être tout entier partout, parce qu'il est nécessairement
différent dans ses parties innombrables : et quelque grand ou quelque
petit que soit un corps, il occupe un
espace marqué et remplit une même place de manière
à ne se trouver tout entier dans aucune de ses parties. Les corps
seuls peuvent se condenser ou se raréfier, se
resserrer ou s'étendre, se réduire en parcelles ou accroître
leur masse. Telle n'est pas la nature de l'âme, encore moins la nature
de Dieu, qui est le créateur de l'âme
et du corps. Dieu ne remplit pas le monde comme pourraient le faire
leau, l'air, la lumière, de sorte que sa moindre partie occupât
une moindre partie du monde et
sa plus grande une plus grande. Il est partout tout entier, et aucun
lieu ne le renferme; il vient sans s'éloigner d'où il est;
il sen va sans partir d'où il vient.
5. Cela étonne l'esprit humain, et parce qu'il ne le comprend
pas, il ne le croit peut-être pas : ingrat, qu'il s'étonne
d'abord de lui-même, qu'il s'élève, s'il le peut,
au-dessus du corps et des choses auxquelles il a coutume d'atteindre
par les sens, et qu'il voie lui-même ce qu'il est avec ce corps qui
lui a été donné pour son usage.
Mais peut-être est-ce trop pour l'homme qu'un tel effort; car,
ainsi qu'on l'a dit (1), « il n'appartient qu'à un grand esprit
de se dégager des sens et de dérober sa
pensée à l'empire de la coutume. » Attachons-nous
donc plus attentivement qu'on ne le fait d'ordinaire à lexamen
des sens. Il y en a cinq assurément; ils ne peuvent
exister sans le corps ni sans rame, parce qu'il faut être vivant
pour sentir et que c'est l'âme qui donne la vie au corps; nous ne
voyons et n'entendons qu'avec le
secours de nos organes, et c'est ainsi que nous nous servons des trois
autres sens. Que l'âme raisonnable y fasse attention, et qu'elle
considère les sens du corps non
pas avec les sens, mais avec l'esprit lui-même et avec la raison.
Certainement l'homme ne peut sentir sans vivre; or, il vit dans la chair,
tant que la mort ne l'en a pas
séparé. Comment donc l'âme qui ne vit que dans
la chair sentira-t-elle ce qui est hors de sa chair? Les astres dans le
ciel ne sont-ils pas très-loin du corps auquel elle
est unie? Ne voit-elle pas le soleil dans le ciel? Voir n'est-ce pas
sentir, puisque la vue est le plus excellent des sens? L'âme vit-elle
dans le ciel parce qu'elle voit ce
qui est au
1. Cicéron, questions Tuscul., livre I.
ciel et que le sentiment ne peut être où la vie n'est
pas? Sent-elle là où elle ne vit pas, parce que, tout en
ne vivant que dans son corps, elle atteint par la vue ce qui
est hors de sa chair? Ne voyez-vous pas ce qu'il y a d'obscur dans
ce sens si lumineux qui se nomme la vue? Faites encore attention à
l'ouïe , car ce sens est aussi
comme répandu en dehors de nous. Dirions-nous : il y a du bruit
dehors, si nous ne sentions pas où est le bruit? Nous vivons donc
là en dehors de notre chair.
Pouvons-nous sentir où nous ne vivons pas, puisque le sentiment
est impossible sans la vie ?
6. L'impression des trois autres sens est intérieure, quoiqu'on
puisse en douter jusqu'à un certain point pour l'odorat. Quant au
goût et au toucher, c'est incontestable;
il est évident que nous ne sentons pas ailleurs que dans notre
chair ce que nous goûtons et ce que nous touchons. Ne nous occupons
donc pas ici de ces trois sens.
La vue et l'ouïe nous présentent une question admirable
: comment l'âme sent où elle ne vit pas , et comment elle
vit où ' elle n'est point. Elle n'est que dans sa chair et
sent hors de sa chair; car elle sent là où elle voit,
puisque voir c'est sentir; elle sent aussi là , où elle entend
, puisque entendre c'est sentir. Donc, ou elle y vit
également et par conséquent elle y est; ou bien elle
sent où elle ne vit pas; ou bien elle vit où elle n'est pas.
Toutes ces choses sont admirables; on ne peut en affirmer
aucune sans avoir l'air de tomber dans l'absurdité : et nous
parlons d'un sens mortel. Qu'est-ce donc que l'âme elle-même,
en dehors des sens, et dans les
profondeurs intimes de l'intelligence qui lui sert à considérer
ces choses? Car ce n'est pas par les sens qu'elle juge des sens. Et lorsqu'il
s'agit de la toute-puissance de
Dieu, nous regardons comme quelque chose d'incroyable que le Verbe
de Dieu, par lequel tout a été fait, ait pris un corps dans
le sein d'une vierge et se soit montré
avec des sens mortels, de façon à ne pas perdre son immortalité
, à ne rien changer à son éternité, à
ne rien diminuer de sa puissance , à ne pas quitter le
gouvernement du monde, à ne pas s'éloigner du sein de
son Père, c'est-à-dire de cette mystérieuse et éternelle
solitude où il est avec lui et en lui !
7. Ne vous représentez pas le Verbe de Dieu, par lequel tout
a été fait, comme un être dont quelque chose puisse
changer et où l'avenir puisse devenir le passé. Il
demeure comme il (283) est, il est partout tout entier. Il vient quand
il se manifeste, il s'en va quand il se cache à nos yeux. Qu'il
se montre ou se cache, il est toujours
présent, comme la lumière éclaire également
un homme qui voit et un aveugle; mais la lumière est présente
pour celui qui voit et absente pour l'aveugle. Le son de la
voix retentit de la même manière aux oreilles d'un homme
qui entend et aux oreilles d'un sourd, mais le son de voix arrive aux unes
et n'arrive pas aux autres. Quoi de
plus admirable que ce qui arrive par notre voix et nos paroles, et
cela vite et en passant ! Lorsque nous parlons, le tour de la seconde syllabe
n'arrive qu'après la
prononciation de la première ; et cependant si quelqu'un nous
écoute, il entend tout ce que nous disons; et si deux personnes
sont là, l'une entend tout aussi bien que
l'autre; et si une multitude écoute en silence, les sons ne
se partagent pas et ne diminuent pas comme une nourriture qu'on distribuerait
dé rang en rang, mais tous
entendent tout ce qui se dit, et chacun l'entend tout entier. Serait-il
donc incroyable que le Verbe éternel de Dieu , fût pour les
choses ce que la parole passagère de
l'homme est pour les oreilles, et que le Verbe fût tout entier
partout à la fois , comme la parole est au même moment entendue
tout entière de chacun ?
8. Il ne faut donc pas s'effrayer de tout ce qu'un Dieu puisse paraître
souffrir dans un petit corps d'enfant. Ce n'est point par l'étendue,
c'est par la puissance que
Dieu est grand; sa providence a accordé un sens plus fin aux
fourmis et aux abeilles qu'aux ânes et aux chameaux; elle crée
un grand figuier avec une très-petite
graine, tandis que beaucoup de petites plantations naissent de grosses
semences; elle a donné à une petite prunelle une force pénétrante
qui en un moment parcourt
la moitié du ciel; c'est d'un point qui est comme le centre
du cerveau qu'elle fait partir tous nos sens par une distribution variée;
elle se sert d'un petit organe, le coeur,
pour vivifier toutes les parties du corps : dans ces merveilles et
d'autres de ce genre, Dieu fait voir de grandes choses par celles qui sont
les moindres, Dieu qui n'est
pas petit dans ce qui est petit. Car la grandeur de sa puissance, qui
n'est jamais à l'étroit, a fécondé un sein
virginal sans que rien soit venu d'ailleurs; il a pris une âme
raisonnable et avec elle un corps humain, il s'est fait homme pour
rendre l'homme meilleur sans rien perdre lui-même; en daignant se
revêtir de notre humanité, il lui a
fait généreusement part de sa divinité. Il a fait
naître un enfant d'une mère restée vierge, comme pus
tard il le fit entrer, devenu homme, dans le cénacle, les portes
closes (1). Si on demandé raison de ceci, ce ne sera plus merveilleux;
si on cherche des exemples, ce ne sera' plus unique. Concédons que
Dieu puisse quelque
chose dont nous ne puissions pas pénétrer le secret.
En de tels prodiges, toute la raison du fait, c'est la puissance de celui
qui fait.
9. Si le Sauveur a dormi, s'il s'est nourri, s'il a éprouvé
tous les besoins humains, c'est qu'il voulait montrer aux hommes qu'en
devenant homme, il na point absorbé
l'homme. Il en a été ainsi ; et cependant il s'est rencontré
des hérétiques qui, dans la perversité de leurs hommages
rendus à la puissance du Sauveur, n'ont pas voulu
reconnaître en lui la nature humaine où éclate
tout le mystère die la grâce qui sauve ceux qui croient en
lui ; car c'est lui qui contient les trésors profonds de la sagesse
et de la science (2), et qui remplit de foi les âmes pour les
élever à l'éternelle contemplation de l'immuable vérité.
Que serait-ce donc si le Tout-Puissant, au lieu de
donner une mère à l'homme uni au Verbe éternel,
l'avait formé de tout autre manière et l'avait tout à
coup montré aux yeux du monde? Que serait-ce s'il n'y avait eu
pour cet homme aucun passage de l'enfance à la jeunesse, et
s'il navait pris ni nourriture ni sommeil? N'aurait-il pas donné
raison à lerreur de ces hérétiques et ne
croirait-on pas que le Sauveur n'a pas été véritablement
homme? Et en faisant tout par miracle, n'aurait-il pas effacé ce
qu'il a fait par miséricorde ? Mais ce
médiateur est apparu entre Dieu et les hommes, afin que, réunissant
les deux natures dans l'unité d'une même personne, il relevât
par de lextraordinaire ce qui était
ordinaire en lui, et tempérât les prodiges par des choses
purement humaines.
10. Que de merveilles Dieu n'a-t-il -pas rassemblées dans tous
les mouvements de la créature, et nous n'y prenons pas garde par
l'habitude de les voit tous les jours
! Que de choses nous foulons avec indifférence et qui nous étonneraient
si nous les examinions ! Et la force des semences, qui y songe, qui en
parle? Qui s'occupe
de leurs variétés, de leur nature vivace, de leur puissance
cachée, de ces petites
1. Jean., XX, 26. 2. Coloss. II, 3.
284
choses d'où en sortent de si grandes ? Ce Dieu s'est créé
un homme comme dans la nature il sème sans semences. Il a soumis
le développement de son corps à la
marche du temps et à la succession des âges de la vie,
lui qui, au milieu de son immutabilité, a fait du changement l'ordre
des siècles ; car ce qui s'est accru dans le
temps, c'est ce qui a commencé avec le temps. Mais, au commencement,
le Verbe par lequel les temps ont été faits, a choisi l'époque
où il prendrait un corps, et n'a
pas obéi au temps pour se faire chair. Car l'homme s'est uni
à Dieu sans que Dieu sortît de lui-même.
11. On demande comment Dieu s'est uni à l'homme de façon
à ne faire qu'une personne dans le Christ; ceux qui veulent que
nous leur expliquions cette union qui a
dû ne s'opérer qu'une seule fois, devraient bien nous
expliquer une autre union qui s'accomplit tous les jours, celle de l'âme
et du corps, de façon à ne faire qu'une
personne dans l'homme. Car, de même que l'homme c'est l'union
d'une âme et d'un corps en unité de personne, ainsi le Christ
c'est l'union de l'homme et de Dieu
dans une même personne. Dans celle-là, la personne est
l'union de l'âme et du corps; dans celle-ci, elle est l'union de
Dieu et de l'homme. Pourtant qu'on veuille bien
écarter ici ce qui arrive d'ordinaire avec les corps; qu'on
se garde de comparer ce mystérieux mélange avec celui de
deux liqueurs qui , enfermées dans le même
vase, se confondraient; et du reste il est des corps qui se mêlent
avec d'autres sans altération : la lumière avec l'air par
exemple. La personne de l'homme c'est donc
l'union d'une âme et d'un corps; la personne du Christ c'est
l'union de Dieu et de l'homme; car lorsque le Verbe de Dieu s'est uni à
une âme ayant un corps, il a pris à
la fois et un corps et une âme. L'un se fait chaque jour pour
multiplier les hommes, l'autre ne s'est fait qu'une seule fois pour les
délivrer. Cependant le mélange de
deux choses incorporelles doit être plus aisé à
croire que le mélange d'une chose incorporelle et d'une autre qui
ne l'est pas. Si l'âme ne se trompe pas sur sa propre
nature, elle comprend qu'elle est incorporelle; le Verbe de Dieu l'est
bien plus encore, et c'est pourquoi l'union du Verbe de Dieu et de l'âme
a dû être plus facile à
croire que l'union de l'âme et du corps. Mais nous éprouvons
ceci en nous-mêmes, et il nous est ordonné de croire l'autre
prodige dans le Christ. Si on nous
prescrivait de croire l'un et l'autre sans que nous nen connussions
rien, lequel des deux croirions-nous le plus tôt? Comment n'avouerions-nous
pas que deux choses
incorporelles peuvent plus aisément se mêler qu'une chose
incorporelle et une autre qui ne l'est pas; si toutefois il est permis
d'employer ici le mot de mélange qu'on a
coutume d'appliquer aux choses corporelles, d'une tout autre nature
et connues autrement?
12. Donc le Verbe de Dieu, Fils de Dieu, coéternel au Père,
lui qui est en même temps la vertu et cette sagesse de Dieu (1) qui
atteint avec force depuis la fin
supérieure de la créature raisonnable jusqu'à
la fin grossière de la créature corporelle, et dispose toutes
choses avec douceur (2) ; cette Sagesse éternelle, présente
et cachée, nulle part renfermée, nulle part séparée,
tout entière partout, sans étendue et sans corps, s'est unie
à un homme bien autrement qu'elle ne l'est aux autres
créatures, et a fait ainsi un seul Jésus-Christ, médiateur
de Dieu et des hommes (3), égal au Père selon sa divinité,
au-dessous du Père selon la chair, c'est-à-dire
selon son humanité; immuablement immortel selon sa divinité
qui l'égale au Père, et muable et mortel selon la faiblesse
qui lui est commune avec nous; ce Christ a été
l'enseignement et le secours des hommes pour obtenir le salut éternel;
il a paru dans le temps qu'il avait jugé lui-même le plus
favorable et qu'il avait marqué avant les
siècles.
Le Christ a été l'enseignement, afin de confirmer de
son autorité devenue visible les choses utilement vraies qui avaient
été dites auparavant, non-seulemeut par les
prophètes dont toutes les paroles sont conformes à la
vérité, mais encore par les philosophes et les poètes
eux-mêmes et tous les auteurs : qui doute en effet que
dans leurs oeuvres beaucoup de vrai ne soit mêlé au faux?
Il avait égard à ceux qui n'auraient pas pu voir ni dis.
cerner ces vérités dans les profondeurs intimes de la
Vérité elle-même. Avant de s'unir à un homme,
la Vérité avait assisté tous ceux qui pouvaient la
comprendre; mais voici la leçon salutaire qu'elle a surtout donnée
par
son incarnation. La plupart des hommes aspiraient ardemment vers la
divinité; ils pensaient, avec plus d'orgueil que de piété,
pouvoir aller à
1. I Cor. I, 24. 3. Sag. VIII, 1. 3. I Tim. II, 5.
Dieu par des puissances célestes qu'ils croyaient des dieux
et par des cultes divers, non pas sacrés, mais sacrilèges,
et leur orgueil séduit par l'orgueil des démons
prenait pour les saints anges ces esprits révoltés. Alors
l'éternelle Sagesse est venue apprendre au monde que ce Dieu qu'ils
supposaient si loin et vers lequel ils
prétendaient s'élever à l'aide de puissances intermédiaires
, est si près de la piété des hommes, qu'il a daigné
s'unir étroitement à l'homme tout entier comme l'âme
est
unie au corps : excepté qu'en Dieu cette union n'est pas muable
comme elle l'est visiblement entre le corps et l'âme.
Le Christ est notre secours; sans la grâce de la foi qui vient
de lui, nul ne peut vaincre ses penchants mauvais; et c'est lui qui efface
en nous parle pardon les restes du
mal dont nous n'avons pu triompher. Un des fruits de l'enseignement
du Christ, c'est qu'aujourd'hui le dernier ignorant et la dernière
des femmes croient à
l'immortalité de l'âme et à la vie future après
la mort. C'est ce que Phérécyde de Syros (1) fut le premier
à expliquer aux Grecs, et ses paroles frappèrent si fort
Pythagore de Samos que, d'athlète qu'il était, celui-ci
devint philosophe. Maintenant donc ce que Virgile a dit, nous le voyons
tous : l'amome de Syrie croît partout
(2). En ce qui touche le secours de sa grâce, nous pouvons dire
du Christ ce que dit le poète :
« Sous un chef tel que lui, s'il reste quelques vestiges de notre
crime, ils sont effacés, et la terre ne connaîtra plus l'éternel
effroi (3). »
13. «Mais, dit-on, aucun signe n'a fait éclater convenablement
la grande majesté cachée sous cette terrestre enveloppe,
car le pouvoir de chasser les démons, de
guérir les malades, de ressusciter les morts, tout cela , si
vous songez à d'autres qui en ont fait autant, tout a cela est trop
peu pour un Dieu. » Et nous aussi nous
avouons que les prophètes ont fait des choses semblables. Car,
lorsqu'il s'agit de prodiges, quoi de supérieur à la résurrection
des morts ? Elie a fait cela (4), Elisée
aussi (5). Quant aux miracles des magiciens et à la question
de savoir s'ils ont ressuscité des morts ,
1. Phérécyde, dont on place la naissance six cents ans
avant Jésus-Christ, était né à Syros, l'une
des Cyclades. Il avait puisé des notions car l'immortalité
de l'âme
soit en Egypte, soit dans les livres sacrés aux Phéniciens.
2. Assyrium vulgo nascetur amomum, Bucol., églogue IV.
3. Virgile, églogue IV.
4. III Rois, XVII, 22. 5. IV Rois, IV, 35.
c'est à d'autres à nous le dire, c'est à ceux
qui s'efforcent de convaincre Apulée de magie, non pour l'en accuser,
mais pour l'en louer, malgré tout le soin qu'il met à
se défendre de ce que lui prête l'enthousiasme de ses
partisans. Pour nous, nous lisons que les mages d'Egypte, très-habiles
dans la magie , furent vaincus par Moïse,
serviteur de Dieu; tandis que par leur art criminel ils opéraient
certaines choses merveilleuses, Moïse , par la seule force de ses
prières, renversa toutes leurs oeuvres
(1). Mais Moïse lui-même et les autres vrais prophètes
ont prophétisé le Christ, Notre-Seigneur, et lui ont donné
une grande gloire ; en annonçant son avènement, ils
n'ont pas parlé du Christ comme d'un personnage qui fût
leur égal ni qui fût capable d'opérer de plus grands
miracles qu'eux; mais ils l'ont salué comme le Seigneur
Dieu de tous, devant se faire homme pour les hommes. Le Christ a voulu
opérer les mêmes miracles que les prophètes, parce
qu'il convenait qu'il fît par lui-même ce
qu'il avait fait par eux. Mais cependant, il a dû faire quelque
chose qui lui fût propre : naître d'une vierge, ressusciter
d'entre les morts, monter au ciel. J'ignore ce
qu'attend de plus celui qui pense que ces choses sont trop peu pour
un Dieu.
14. Je crois en effet qu'on demande au Christ ce qu'il n'a pas dû
faire après s'être revêtu de notre humanité.
Car « le Verbe était au commencement, et le Verbe était
en Dieu, et le Verbe était Dieu, et toutes choses ont été
faites par lui (2). » Après s'être uni à l'homme,
aurait-il dû créer un autre monde, pour que nous crussions
que c'était par lui que le monde avait été créé?
Mais la création d'un monde plus grand ou égal à celui-ci,
n'était pas possible en ce monde; s'il en avait fait un
moindre au-dessous de celui-ci, on aurait jugé que c'était
peu pour un Dieu. Et parce qu'il ne fallait pas qu'il créât
un monde nouveau, il a fait dans le monde des
choses nouvelles. Car un homme né d'une vierge, ressuscité
d'entre les morts pour vivre éternellement, et élevé
au-dessus des cieux, c'est là peut-être une oeuvre
plus puissante que la création du monde. On répondra
qu'on ne croit pas à ces miracles. Que faire donc avec des hommes
qui dédaignent des miracles moindres et
refusent leur foi à de plus grands? On veut bien croire que
le Christ ait ressuscité des morts, parce que
1. Exod. VII, VIII. 2. Jean, I, 1
286
d'autres l'ont fait et que c'est peu pour un Dieu; on ne croit pas
à une chair née d'une vierge et élevée au-dessus
des cieux, après être sortie de la mort, pour la vie
éternelle, parce que cela ne s'était jamais vu et qu'il
n'appartient qu'à Dieu d'opérer de tels prodiges. Chacun
acceptera ce qui lui paraîtra le plus aisé, non à faire,
mais à comprendre; on tiendra pour faux tout le reste: ne faites
pas ainsi, je vous en prie.
15. On peut discuter avec plus d'étendue et pénétrer
dans tous les replis de ces importantes questions; mais c'est la foi qui
ouvre l'intelligence, le manque de foi la
ferme. Qui ne sera porté à la foi par ce grand ordre
des choses accomplies dès le commencement, par cet enchaînement
des temps qui fait croire au passé à cause
du présent et dans lequel les dernières choses rendent
témoignage aux premières, et les plus récentes aux
plus anciennes? Un homme de la nation des Chaldéens est
choisi; il était pieux et fidèle, Dieu lui fait des promesses
dont l'accomplissement comprend de longs siècles et jusqu'aux derniers
temps; il lui est annoncé que toutes
les. nations seront bénies dans sa race (1). Cet homme, adorateur
du vrai Dieu créateur de l'univers, obtient un fils dans sa vieillesse,
quand la stérilité et l'âge ne
laissaient plus à sa femme aucun espoir. De lui sort un peuple
très-nombreux qui se multiplie en Egypte, où l'ont conduit
de l'Orient les desseins divins qui se révèlent
chaque jour par des promesses et des effets merveilleux. Cette nation,
devenue puissante, est tirée de l'Egypte par les plus étonnants
prodiges; elle s'établit dans la
terre de promission, après en avoir chassé. les peuples
impies, et fonde un royaume glorieux. Puis le péché l'emporte;
lé peuple choisi. offense très-souvent par des
entreprises sacrilèges, ce Dieu qui l'a comblé de tant
de bienfaits; châtié par des maux divers, il retrouve ensuite
de consolantes prospérités, et marche ainsi jusqu'à
l'incarnation et à la manifestation du Christ. Toutes les promesses
de cette nation, ses prophéties, son sacerdoce, ses sacrifices,
son temple, tous ses sacrements ont
annoncé que ce Christ, Verbe de Dieu, Fils de Dieu, Dieu lui-même,
se ferait chair, mourrait, ressusciterait, monterait au ciel; que, par
la puissance de son nom, il
aurait partout des peuples soumis à sa loi, et que ceux qui
croiraient en lui obtiendraient la
1. Gen. XII, 2.
rémission de leurs péchés et le salut éternel.
16. Le Christ vient; toutes les prophéties s'accomplissent dans
sa naissance, sa vie, ses discours, ses actions, ses souffrances, sa mort,
sa résurrection, son ascension
(1). Il envoie le Saint-Esprit, il en remplit les fidèles réunis
dans une même demeure (2) et qui attendaient en prière et
avec désir ce don promis. Une fois remplis de
l'Esprit-Saint, ils parlent soudain toutes les langues, poursuivent
les erreurs avec fermeté, prêchent les vérités
du salut, exhortent les coupables à la pénitence,
promettent le pardon de la grâce divine. Des signes propres et
des miracles attestent la vérité et la piété
de ce qu'ils annoncent. Une infidélité cruelle s'acharne
contre
eux ; mais ce qu'ils souffrent leur a été prédit,
ils ont confiance dans les promesses divines, ils enseignent ce qui leur
a été prescrit d'enseigner. Quoique peu
nombreux, ils se répandent dans le monde, convertissent les
peuples avec une facilité miraculeuse, se multiplient parmi leurs
ennemis, croissent au milieu des
persécutions et s'étendent de souffrance en souffrance
jusqu'aux extrémités de la terre. Ces ignorants, ces hommes
de rien, cette poignée de gens éclairent,
ennoblissent, multiplient les plus illustres génies, les éloquences
les plus ornées; ils soumettent au Christ les admirables habiletés
des esprits perçants et des docteurs
éloquents, et les convertissent pour prêcher la voie de
la piété et du salut. Au milieu de l'alternative des malheurs
et des prospérités des temps, ils ne cessent de
pratiquer la patience et la modération; le déclin du
monde, à ces époques extrêmes, l'approche du dernier
âge sollicité par la lassitude des choses humaines, ne font
que redoubler leur foi parce que cela aussi a été prédit
: ils attendent l'éternelle félicité de la cité
céleste. Sur ces entrefaites l'infidélité des nations
impies frémit contre
l'Eglise du Christ: l'Eglise triomphe en souffrant, en confessant la
foi au milieu des bourreaux avec une inébranlable fermeté.
Un nouveau sacrifice commença lorsque
fut révélée la vérité longtemps
pra mise sous des voiles mystiques, et les sacrifices qui en étaient
la figure disparurent avec le temple lui-même. La nation des Juifs,
rejetée à cause de son infidélité, chassée
du pays qu'elle occupait, est dispersée de toutes parts; elle doit
porter partout les Livres saints, et avec ces livres le
témoignage de la prophétie qui
1. Luc, XXIV, 27. 2. Act. II, 2.
287
annonce le Christ et l'Eglise. Nos adversaires ont ces livres en main
afin qu'on ne puisse pas nous soupçonner d'avoir imaginé
ce témoignage après coup; d'ailleurs il
est prédit dans ces Ecritures qu'eux-mêmes ne croiront
pas. Les temples, les images des démons, les cérémonies
sacrilèges sont peu à peu et successivement
abolies, selon ce qui a été aussi prédit. Les
hérésies contre le nom du Christ, mais qui pourtant se couvrent
de ce nom divin, pullulent; elles ont été prédites
également
et servent à mieux faire éclater la doctrine de la sainte
religion. Nous voyons toutes ces choses arrivées comme elles ont
été prédites, et le grand nombre des
prophéties accomplies nous fait attendre l'accomplissement des
autres. Quelle âme vivement occupée de l'éternité
et frappée de la brièveté de la vie présente,
résistera à la lumière et à la marque suprême
de cette divine autorité?
17. Dans les recherches et les doctrines des philosophes, dans les
lois de quelque peuple que ce soit, qu'y a-t-il de comparable à
ces deux préceptes dont le Christ a
dit qu'ils renferment toute la loi et les prophètes : «
Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre
âme, de tout votre esprit; et vous aimerez
votre prochain comme vous-mêmes (1). » Vous trouvez ici
la physique, puisque toutes les causes naturelles sont dans le Dieu créateur;
la morale, puisque ce qui fait
une bonne et honnête vie, c'est de savoir ce qu'il faut aimer
et comment il faut l'aimer : Dieu et le prochain. Vous trouvez la logique,
puisque Dieu seul est la vérité et
la lumière de l'âme raisonnable. Ici se trouve encore
ce qui fait le salut et la gloire des Etats ; car l'Etat n'est bien établi
ni bien gardé s'il n'a pour base et pour lien la
bonne foi et l'union : cet accord des âmes se fait quand on aime
le bien commun, c'est-à-dire Dieu qui est le véritable et
souverain bien; et quand les hommes
s'aiment sincèrement les uns les autres en Celui qui est la
cause de cette affection réciproque et qui en pénètre
tous les sentiments secrets.
18. Pour ce qui est du langage de la sainte Ecriture, combien il est
accessible à tous, quoique peu de personnes puissent en saisir le
sens profond ! Quand l'Ecriture
s'exprime avec clarté, c'est comme un ami qu'on entend ; elle
parle sans art au coeur des ignorants et des savants; quand elle cache
quelque chose sous
1. Matth, XXII, 37.
des voiles mystérieux, elle ne prend pas non plus un style superbe
qui puisse éloigner les esprits un peu lents et sans instruction,
comme parfois le pauvre n'ose
s'approcher du riche; mais elle nous invite tous en une simple parole,
non-seulement pour nous nourrir des vérités qu'elle nous
découvre, mais encore pour nous
exercer avec ce qu'elle nous cache. Les endroits clairs et les endroits
obscurs ne renferment que les mêmes vérités ; mais
de peur que les choses connues ne nous
inspirent du dégoût, les mêmes choses se font désirer
sous les voiles qui les couvrent; ce désir les rend en quelque sorte
nouvelles et nous nous en pénétrons avec
plus de charme. Elles ramènent heureusement les esprits qui
s'égarent, nourrissent les esprits de petite étendue et ravissent
les plus grands. Cet enseignement. n'a
d'autre ennemi que celui qui, jeté dans l'erreur, ignore combien
il est salutaire, ou qui, malade, déteste la médecine.
19. Vous voyez quelle longue lettre je vous écris. Si donc vous
avez des doutes et que vous désiriez en conférer avec moi,
ne vous croyez pas obligé de vous
enfermer dans une courte lettre; vous savez très-bien que les
anciens en écrivaient de longues lorsqu'ils avaient à dire
- quelque chose qui demandait de l'étendue. Et,
si les auteurs profanes ne nous en offraient des. exemples, nous aurions
des exemples chrétiens dont il serait meilleur ici de suivre l'autorité.
Voyez les lettres des
apôtres et de ceux qui se sont occupés des livres divins;
ne craignez pas de beaucoup demander si vous avez beaucoup de doutes, et
de vous arrêter longtemps sur
ce que vous cherchez, afin que, dans la mesure de nos forces, rien
ne demeure en vous de ce qui pourrait faire obstacle à la lumière
de la vérité.
20. Je sais que votre excellence est en butte à des contradictions
obstinées; elles partent de ceux qui croient ou veulent croire que
la doctrine chrétienne n'est pas
compatible avec les intérêts des Etats, parce qu'ils ne
veulent pas que les sociétés reposent sur la base solide
des vertus, mais sur l'impunité des vices. Il n'en est pas
de Dieu comme d'un roi ou du chef d'une cité laissant impuni
tout ce qui est l'oeuvre du grand nombre. Mais sa grâce miséricordieuse,
prêchée aux hommes par le
Christ fait homme, communiquée parce même Christ, Dieu
et Fils de Dieu lui-même, n'abandonne pas ceux qui vivent de sa foi
et lui rendent un (288 ) pieux, soit en
supportant patiemment et fortement les épreuves de cette vie,
soit en usant des biens humains avec charité et modération
: une récompense éternelle les attend dans
la cité céleste et divine où il n'y aura plus
de malheur à souffrir avec ennui, plus de mauvais désirs
à maîtriser avec peine, et où il ne restera qu'à
aimer Dieu et le
prochain sans difficulté aucune et avec une liberté parfaite.
Que la toute-puissance miséricordieuse de Dieu vous garde sain et
sauf et dans un bonheur de plus en
plus grand, ô illustre seigneur et très-excellent fils
! Je salue respectueusement votre sainte mère, si digne d'être
honorée dans le Christ; que Dieu exauce les prières
qu'elle fait pour vous. Mon saint frère et collègue dans
l'épiscopat, Possidius, salue beaucoup votre excellence.
LETTRE CXXXVIII. (Année 412.)
Ceci est la réponse aux questions que Marcellin avait cru utile
de soumettre à l'évêque d'Hippone; il s'agit de montrer
comment Dieu, malgré son immutabilité, a pu
substituer à la loi ancienne une loi nouvelle. Il s'agit aussi
de faire justice des accusations portées contre le christianisme
au nom de la conservation et des intérêts des
Etats; ces accusations se sont renouvelées dans le dix-huitième
siècle et surtout sous la plume de Rousseau ; elles ne subsistent
pas longtemps devant la raison
éloquente de saint Augustin.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON TRÈS-CHER
ET TRÈS-DÉSIRÉ FILS MARCELLIN, SALUT DANS LE
SEIGNEUR.
1. J'ai dû répondre à l'illustre, au très-éloquent
et très-cher Volusien, mais pas au delà des questions qu'il
a cru devoir m'adresser ; quant à celles que vous me
marquez dans votre lettre et dont Volusien ou d'autres souhaiteraient
la solution, c'est avec vous qu'il fallait les examiner selon mes forces,
non pas en faisant un livre,
mais en me renfermant dans les limites d'un entretien épistolaire,
afin que, si vous le trouvez bon, vous communiquiez ma réponse à
ceux dont les doutes se montrent
chaque jour devant vous. Si ce discours ne suffit pas à des
oreilles que la piété et la foi n'ont point préparées,
nous achèverons d'abord entre nous ce que vous
croirez pouvoir leur suffire, et puis on le mettra sous leurs yeux.
S'il est encore beaucoup de choses qu'ils repoussent, ils pourront un jour
se laisser convaincre, soit
par des motifs plus développés et plus ingénieux,
soit par une autorité à laquelle ils jugeraient indigne de
résister.
2. Vous dites donc, dans votre lettre, qu'on se demande comment «
ce Dieu qu'on affirme être le Dieu de l'Ancien Testament, aime de
nouveaux sacrifices et rejette
les anciens. On ne peut, dit-on, corriger que ce qui a été
mal fait; ce qui a été une fois bien fait ne doit plus être
changé. On ne peut, sans « injustice, toucher à des
choses bien faites. » J'ai copié ceci de votre lettre.
Si je voulais y répondre longuement, le loisir me manquerait
plutôt que les exemples; la nature des choses et les oeuvres humaines
changent selon les temps, pour une
raison certaine , sans qu'il y ait rien de muable dans la raison même
par laquelle ces changements s'accomplissent. Le peu d'exemples que je
citerai suffiront pour
qu'un esprit éveillé en découvre d'autres. L'été
ne succède-t-il pas à l'hiver par le retour progressif de
la chaleur, et les nuits ne succèdent-elles pas aux jours? Et que
d'âges divers dans notre vie ! L'enfance, qui ne revient plus,
est remplacée par l'adolescence ; après l'adolescence vient
la jeunesse, qui passe ; au bout de la
jeunesse, la vieillesse; au bout de la vieillesse, la mort. Tout cela
se fait sans que la raison de la divine Providence qui l'ordonne change
elle-même. Je ne pense pas
que la raison de l'agriculture changé parce qu'elle prescrit
autre chose en été, autre chose en hiver. Et celui qui se
lève le matin, après s'être reposé la nuit,
ne change
pas pour cela les desseins de sa vie. Un maître n'impose pas
à l'adolescent la même tâche qu'à l'enfant. Ainsi
une doctrine demeure la même, elle change ses
préceptes et sa manière d'enseigner, sans changer elle-même.
3. Vindicien (1) , ce grand médecin de notre temps, ayant été
appelé auprès d'un malade, lui fit appliquer un remède
qui convenait à son âge et obtint sa guérison.
Quelques années après, la même douleur ayant reparu,
le malade crut devoir revenir au même remède, mais son état
ne fit qu'empirer. Le malade, étonné, conta le
fait au médecin; celui-ci, esprit pénétrant, lui
dit : « Ce remède a tourné à mal parce que je
ne l'ai pas donné. » Ceux qui étaient présents
et qui ne connaissaient pas
l'homme crurent qu'il avait moins de confiance dans la médecine
que dans je ne sais
1. C'est le même Vindicien dont il est question dans les Confesssions.
289
quels moyens illicites. Quelques-uns des assistants, stupéfaits,
l'ayant ensuite interrogé, Vindicien leur expliqua ce qu'ils n'avaient
pas compris, savoir, que ce remède
ne pouvait plus être prescrit à l'âge du malade.
Il est donc vrai que sans rien changer à la raison ni aux règles
de l'art, elles commandent des changements selon la
diversité des temps.
4. Il n'est donc pas exact de dire qu'il ne faut pas changer ce qui
a été une fois bien fait. Quand d'autres temps arrivent avec
des motifs de changer, loin que le
changement soit un mal, c'est la vérité elle-même
qui le demande. Les deux choses différentes ne seront bonnes que
parce qu'elles auront été appropriées à la
diversité des temps. Il peut arriver qu'à la même
époque ce qui est permis à l'un ne le soit pas à l'autre:
le fait sera le même, les personnes seront différentes; il
peut
arriver aussi que la même personne doive faire ou ne pas faire
la même chose selon les temps; la personne reste la même, mais
non l'opportunité.
5. La portée de ceci n'échappera pas à quiconque
sait et veut comprendre la distance qui est en quelque sorte répandue
dans l'universalité des choses entre le beau
et le convenable. Car le beau est considéré et loué
en lui-même, par opposition à ce qui est honteux et difforme.
Mais le convenable, dont l'opposé est ce qui
choque, dépend d'autre chose et se juge, non par soi-même,
mais par ce à quoi il se rattache ; il en est de même où
l'on a l'idée de ce qui est décent et indécent.
Maintenant, appliquons ce que nous venons de dire à la question
qui nous occupe. Le sacrifice que Dieu avait ordonné convint aux
premiers temps; il n'en est plus de
même. Dieu a ordonné un autre sacrifice convenable à
notre temps; il sait mieux que l'homme ce qu'il faut à chaque époque;
il sait quand il faut et ce qu'il faut donner,
ajouter, ôter, effacer, augmenter, diminuer, lui le créateur
et le modérateur immuable des choses changeantes, jusqu'à
ce que s'achève, comme un grand concert d'un
artiste ineffable, la beauté de tous les siècles diversement.
et harmonieusement composés, et jusqu'à ce que passent à
l'éternelle contemplation de Dieu ceux qui l'ont
bien servi quand c'était le temps de la foi.
6. Ceux-là se trompent qui croient que Dieu ordonne ces choses
pour son utilité ou son plaisir; ils auraient alors bien raison
de se demander pourquoi Dieu les
change, pourquoi il cherche comme un plaisir nouveau dans le nouveau
sacrifice établi à la place des anciens. Mais il n'en est
pas ainsi. Dieu n'ordonne rien pour lui,
mais pour celui à qui il ordonne. Aussi est-il le vrai Maître,
car il n'a pas besoin de son serviteur; et son serviteur a besoin de lui.
Dans l'Ecriture qui se nomme
l'Ancien Testament et dans le temps où l'on offrait les sacrifices
qu'on n'offre plus aujourd'hui, il a été écrit : «
J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, parce que
vous n'avez pas besoin de mes biens (1). » Dieu n'avait donc
pas besoin de ces sacrifices et n'a jamais besoin d'aucun : mais ces sacrifices
représentent des choses
accordées par 1a volonté divine afin de remplir notre
âme de vertus et d'obtenir le salut éternel : en les offrant,
nous remplissons les devoirs de piété dont Dieu n'a
que faire, mais qui nous profitent à nous-mêmes.
7. Il serait trop long de s'expliquer comme il conviendrait sur la
diversité des signes qui, appartenant aux choses divines, s'appellent
des sacrements. De même qu'un
homme n'est pas réputé changeant parce qu'il agit autrement
le matin que le soir, autrement ce mois qu'un autre mois, autrement cette
année qu'une autre année, de
même Dieu n'est pas changeant non plus pour avoir prescrit des
sacrifices différents dans le premier espace et le dernier espace
des siècles. Dans son immutabilité, il
disposait ainsi, à travers la mobilité des temps, ce
qui devait le plus convenablement servir à l'enseignement salutaire
de la religion. Il faut apprendre à ceux qui se
préoccupent de ces difficultés que le nouveau sacrifice
était, dés le commencement, dans la raison divine, et que
les anciens n'ont pas tout à coup cessé de plaire à
Dieu comme par un changement de volonté, au moment de l'établissement
du nouveau; il faut leur répéter que cela était décidé,
arrêté dans la sagesse même de
Dieu, à qui le Psalmiste a dit au sujet de plus grands changements:
« Vous les changerez et ils seront changés; mais vous, vous
demeurez le même (2) ;» et pour
qu'on se pénètre mieux de cette vérité,
il importe de ne pas laisser ignorer que la diversité des sacrements
dans l'Ancien et le Nouveau Testament a été prédite
par
les prophètes. Ainsi, on comprendra, si on le peut, que ce qui
est nouveau dans le temps ne l'est pas pour celui qui a fait les temps,
et que, sans aucune
1. Ps. XV, 2. 2. Ps. CI, 28.
290
de ces révolutions qui, pour nous, marquent la durée,
Dieu a en lui tout ce qu'il distribue aux divers âges. Je vous ai
cité plus haut, pour vous montrer que Dieu n'a
pas besoin de nos sacrifices, quelque chose d'un psaume où il
est dit à Dieu : « J'ai dit au Seigneur : Vous êtes
mon Dieu, parce que vous n'avez pas besoin de mes
biens; » on lit dans le même psaume, un peu après,
sur la personne du Christ : « Je ne les assemblerai point pour répandre
le sang; » cela s'entend des animaux que
les juifs avaient coutume d'immoler; et ailleurs le Psalmiste dit :
« Je ne recevrai pas de votre main des veaux ni des boucs de vos
troupeaux (1). » Citons un autre
prophète : « Voici que des jours viendront, dit le Seigneur,
où je ferai avec la maison de Jacob une nouvelle alliance;
elle ne sera pas semblable à celle que je fis
avec leurs pères, quand je les tirai de la terre d'Égypte
(2). » Il serait trop long de rappeler ici tous les autres passages
des Livres saints qui ont prédit ce que Dieu
devait faire à cet égard.
8. On vient de voir que des choses convenablement établies dans
un temps peuvent très-bien être changées dans un autre
temps, sans inconstance de la part de celui
qui fait succéder des oeuvres nouvelles à des oeuvres
anciennes et dont l'immuable pensée renferme ce qui ne peut s'accomplir
que d'âge en âge, parce que tous les
temps n'arrivent pas à la fois; quelqu'un peut-être nous
demandera les causes de ce changement même; vous savez que ce serait
une longue affaire. Il est cependant
possible de dire en peu de mots (et cela pourrait suffire à
un homme intelligent), qu'il a fallu pour annoncer le Christ après
son avènement, d'autres sacrements que
ceux qui avaient prophétisé sa venue ; comme il nous
a fallu, à nous-même, pour parler de ceci, employer d'autres
paroles pour. d'autres choses. Autre chose est
d'être prédit, autre chose d'être annoncé
, autre chose de devoir venir, autre d'être venu.
9. Voyons, dans la suite de votre lettre, les autres objections que
vous avez recueillies. On dit « que la prédication et la doctrine
du Christ sont incompatibles avec
les besoins des Etats. Ne rendre à personne le mal pour le mal
(3); après avoir été frappé sur une joue, présenter
l'autre; donner notre manteau à celui qui veut nous
prendre notre tunique; si un
1. Ps. XLIX, 9. 2. Jérém. XXXI, 31, 32. 3. Rom. XII,
17.
homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin
qu'il nous demande (1) : ce sont là des préceptes contraires
au bon ordre des Etats. Qui
supportera qu'un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui
donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur
d'une province romaine?
» Si je n'avais pas affaire à des hommes instruits dans
les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter
ces objections inspirées, soit par la haine du
christianisme, soit par le sincère désir de s'éclairer.
Mais qu'est-il besoin de chercher longtemps? Qu'on veuille bien nous dire
comment les Romains, qui aimaient
mieux pardonner une injure que la venger (2), sont parvenus à
gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et
petite qu'elle était à la faire grande et riche?
Qu'on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu'aux cieux
César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce
qu'il avait coutume de ne rien oublier que les
injures (3) ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une
grande louange ou une grande flatterie; dans le premier cas, c'est qu'il
connaissait César tel; dans le
second, c'est qu'il montrait que le chef d'un gouvernement devait avoir
les qualités qu'il prêtait faussement à César.
Mais qu'est-ce de ne pas rendre le mal pour le
mal? C'est de repousser le plaisir de la vengeance, c'est de mieux
aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal
qu'on a reçu.
10. Lorsqu'on lit ces maximes dans les auteurs païens , on admire
, on applaudit; on ne se lasse pas de louer ces moeurs généreuses
, et l'on trouve que la république
qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien
digne de commander à tant de nations. Mais quand c'est l'autorité
divine qui enseigne qu'il ne faut pas
rendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit
de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques
de tout sexe, de tout âge, de tout
rang, on accuse la religion d'être ennemie de la république
! Si cette religion était entendue comme elle devrait l'être,
elle établirait, consacrerait, affermirait,
agrandirait une république mieux que n'ont jamais su faire Romulus,
Numa, Brutus et d'autres
1. Matth, X, 39-41.
2. Salluste, guerre de Catilina. 3. Pro Ligario.
291
hommes illustres de la nation romaine. En effet, qu'est-ce que c'est
qu'une république, si ce n'est la chose du peuple, la chose commune,
la chose de la cité? Et
qu'est-ce que c'est que la cité, si ce n'est une multitude d'hommes
réunis par les liens de la concorde? Car on lit dans les livres
des Romains qu'en peu de temps «
une multitude errante et dispersée devint une cité par
l'union. » Et les Romains jugèrent-ils jamais à propos
dé lire dans leurs temples ces préceptes d'union ? Ils
étaient misérablement forcés de chercher les moyens
d'honorer tous leurs dieux divers sans donner du déplaisir à
aucun, car tous ces dieux ne s'entendaient pas entre
eux: s'ils avaient voulu les imiter dans leurs discordes, leur cité
aurait péri dans les déchirements; c'est ce qu'on vit peu
après par les guerres civiles qui suivirent
l'altération et la corruption des moeurs.
11. Mais, parmi les gens même restés en dehors du christianisme,
qui ne sait quels préceptes d'union on lit et relit dans les églises
du Christ? ils ne sont pas l'ouvrage
de la pensée humaine, mais de l'autorité divine. A ces
prescriptions de concorde appartiennent les maximes qu'on aime mieux critiquer
que d'apprendre : lorsqu'on
est frappé sur une joue, présenter l'autre; donner son
manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique , faire le double
du chemin avec celui qui veut nous obliger à
marcher. Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par
le bon, ou plutôt pour que le mal dans l'homme méchant soit
vaincu par le bien, et que l'homme soit
délivré du mal, non extérieur et étranger,
mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que.
le ravage d'un ennemi extérieur, quel qu'il soit. Celui
qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à
la perte des avantages temporels, pour qu'on sache combien la foi et la
justice doivent mépriser des biens
qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l'homme
coupable d'iniquités apprend ainsi de l'homme même envers
qui il a des torts ce que valent les choses
pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer
dans l'union; si utile au bien public; il n'est pas vaincu par la violence,
mais par la bonté de celui qui
a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit
de ces maximes lorsqu'on les suit en vue même du bien de celui pour
qui l'on agit ainsi : ce bien, c'est le
redressement et l'union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand
même nous n'obtiendrions pas les résultats désirés,
c'est-à-dire le retour à des idées
meilleures et l'apaisement, quand même fa guérison ne
suivrait pas l'emploi de ce religieux remède.
12. D'ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n'est pas la joue
droite qu'il faut présenter si on est frappé sur la joue
gauche. « Si quelqu'un, dit l'Evangile, vous
frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche (1) ; »
c'est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite,
parce qu'elle se prête mieux au coup de
l'agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si:
quelqu'un atteint en vous ce qu'il y a de meilleur, présentez-lui
ce qu'il y a de moindre, de peur que,
plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez
les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser
les choses du temps pour vous attacher aux
choses éternelles , comme on préfère à
la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des
saints martyrs : il n'est juste de demander la dernière vengeance
qu'en présence d'un amendement impossible, c'est-à-dire
au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre
garde que le plaisir de la vengeance
ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même
qui est d'un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter
un ennemi, même malgré
nous. Un autre évangéliste (2), rapportant cette maxime,
ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues (3), ce qui
tend à recommander simplement la
patience, tandis que le premier évangéliste insinue la
distinction que je viens de signaler. C'est pourquoi l'homme de justice
et de piété doit supporter patiemment la
malice de ceux qu'il cherche à ramener, afin qu'il contribue
à accroître le nombre des bons, au lieu d'accroître
le nombre des méchants en faisant comme eux.
13. Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation
intérieure du coeur qu'aux oeuvres extérieures; ils ont polir
but d'entretenir dans le secret de l'âme les
sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite
extérieure, ce qui vaut le mieux à l'égard d'autrui;
le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l'a
fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait
de le frapper sur la face : « Si j'ai mal parlé, montre-le;
mais si j'ai bien
1. Matth. V, 39. 2. Luc. VI, 29. 3. Luc. VI, 29.
292
parlé, pourquoi me frappes-tu (1)?» Si on regarde aux
mots, le Seigneur n'a pas suivi son propre précepte. Car il n'a
pas présenté (autre joue à celui qui venait de le
frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu'on ne recommençât;
et cependant il était venu, non-seulement disposé à
recevoir des coups sur la face, mais encore à
mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux; suspendu
à la croix, il dit en leur faveur: « Père, pardonnez-leur,
car ils ne savent ce qu'ils font (2). » L'apôtre
Paul n'aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître,
lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres
: « Dieu vous frappera, muraille blanchie.
Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la
loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme
les assistants reprochaient à l'Apôtre de manquer de respect
envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement,
à ceux d'entre eux qui pouvaient le comprendre, que l'avènement
du Christ devait détruire la
muraille blanchie, c'est-à-dire l'hypocrisie du sacerdoce des
juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que
ce fût le prince; car il est écrit : Vous ne maudirez point
le prince de votre peuple (3). » Il est hors de doute que Paul,
qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était
instruit dans la loi, n'ignorait pas qu'Ananias fût
le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus
ceux dont il était si connu.
14. Le coeur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience,
et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté,
pour empêcher qu'on ne rende le
mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu'il faut employer contre
des résistances une certaine sévérité qui a
son principe dans le désir du bien; on consulte alors
non pas la volonté, mais l'intérêt de ceux qu'on
punit : cette conduite a été fort bien louée dans
un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude
que soit la
correction infligée à un fils, l'amour paternel est toujours
là. C'est en faisant ce qu'il ne veut pas et ce qui est une souffrance,
qu'on cherche à le guérir par la douleur.
Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces
préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se
feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus
aisément ramenés à la paix sociale qui repose
sur la piété et la justice. La victoire
1. Jean, XVIII, 23. 2. Luc, XXIII, 34. 3. Act. XXIII, 3, 5.
est utile lorsqu'elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal.
Rien n'est plus malheureux que la prospérité des méchants;
elle nourrit l'impunité vengeresse, elle fortifie la
volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les
mortels, dans l'égarement de leur corruption, croient que les choses
humaines prospèrent, quand de
splendides palais s'élèvent et que les âmes tombent
en ruines; quand on bâtit des théâtres et que les fondements
des vertus sont renversés; quand on met de la gloire
à dépenser follement et qu'on se raille des oeuvres de
miséricorde ; quand les histrions s'enivrent des prodigalités
des riches et, que les pauvres ont à peine le
nécessaire; quand des peuples impies blasphèment le Dieu
qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public,
et qu'on s'empresse autour des dieux en
l'honneur de qui se donnent des représentations théâtrales
qui déshonorent le corps et l'âme. C'est surtout en permettant
ces choses, que Dieu laisse voir sa colère;
en les laissant impunies , il les punit plus terriblement. Au contraire,
lorsqu'il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et. qu'il
substitue la pauvreté aux richesses
dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même,
si c'était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement
la guerre pour dompter de
licencieuses cupidités et détruire des vices que, l'autorité
publique devrait extirper ou réprimer.
15. Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres,
on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l'Evangile
qu'ils n'avaient qu'à jeter leurs armes et à se
soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été
dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l'égard
de personne; contentez-vous de votre paie (1). » En
prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l'Evangile ne
leur interdit pas la guerre. Que ceux qui prétendent que la doctrine
du Christ est contraire aux
intérêts des Etats, nous donnent une armée composée
selon les prescriptions de lEvangile; qu'ils nous donnent des chefs de
provinces, des maris, des épouses, des
pères, des fils, des maîtres, dés serviteurs, des
rois, des juges, des contribuables et des exacteurs animés des sentiments
chrétiens, et qu'ils osent dire que notre
religion est contraire aux intérêts des Etats; ah ! plutôt,
qu'ils ne craignent
1. Luc. III, 14.
293
pas d'avouer que la pratique sincère du christianisme est la
plus grande garantie de salut pour les empires.
16. Pourquoi répondrais-je quand ils soutiennent que l'empire
romain a gravement souffert par la faute de quelques princes chrétiens?
Ce reproche général est une
calomnie. S'ils rappellent quelques fautes précises et certaines
des derniers empereurs, je prouverai que des fautes pareilles, et de plus
grandes peut-être, se sont
rencontrées dans des empereurs qui n'étaient pas chrétiens,
et l'on comprendra que ces maux ne sont pas imputables à la doctrine,
mais aux hommes ou qu'ils ont été
le fait des instruments sans lesquels les empereurs ne peuvent rien.
On voit assez depuis quel moment la république romaine a commencé
à décliner; les livres de ces
mêmes Romains le disent; bien avant que le nom du Christ eût
éclaté sur la terre, on s'était écrié:
« O ville vénale, qui périrait bien vite, si elle trouvait
un acheteur (1)
! » Dans son livre de la guerre de Catilina, qui a précédé
aussi l'avènement du Christ, l'illustre historien d'où nous
tirons cette parole marque l'époque où l'armée du
peuple romain commença à s'adonner aux plaisirs et au
vin, à attacher un grand prix aux statues, aux tableaux, aux vases
ciselés, à se les approprier aux dépens des
particuliers et du public, à dépouiller les temples,
à souiller le sacré et le profane. L'honneur et la force
de la république commencèrent à tomber, lorqu'au milieu
de la
corruption et de la perte des moeurs la cupidité rapace n'épargna
ni les hommes ni ceux mêmes qu'on croyait des dieux. Il serait trop
long de dire tout ce qui sortit
de ces vices et quel succès obtint cette iniquité pour
le malheur des choses humaines. Que les Romains à qui nous nous
adressons ici écoutent leur poète satirique
dire la vérité en badinant : « Jadis une humble
fortune conservait la chasteté des Latines; le travail, un sommeil
court, les mains fatiguées et endurcies à préparer
la
laine de Toscane, Annibal aux portes de Rome, les maris debout dans
la tour Colline, ne, permettaient pas aux vices « de toucher leurs
petits toits. Maintenant nous
subissons les maux d'une longue paix ; plus cruels que les armes, le
luxe pèse sur nous et venge l'univers vaincu. Aucun crime , aucune
infamie ne nous manque
1. Salluste, guerre de Jugurtha.
depuis que la pauvreté romaine a péri (1). »
A quoi bon m'arrêter sur les maux produits par les longues prospérités
de l'iniquité romaine, puisque les observateurs les plus attentifs
d'entre les Romains ont
regretté l'ancienne pauvreté et déploré
la funeste opulence de la république ! Dans l'une se conservait
l'intégrité des murs, et, par l'autre, une corruption plus
redoutable que l'ennemi s'est précipitée, non sur les
murs, mais sur l'âme même de Rome.
17. Grâces soient rendues au Seigneur notre Dieu qui, pour remédier
à des maux pareils, nous a envoyé un secours unique. Où
ne nous entraînerait-il pas ce fleuve
d'effroyable iniquité qui enveloppe le genre humain? Qui de
nous serait épargné, en quel abîme ne roulerions-nous
pas, si la croix du Christ n'était pas plantée
solidement comme sur le sommet de ce grand môle où commande
son autorité ? C'est en nous couvrant de sa force que nous sommes
en sûreté; elle nous défend
contre les mauvais conseils et les mauvaises impulsions, et nous empêche
d'être engloutis dans le vaste gouffre de ce monde. Dans cette fange
amassée par la
corruption des moeurs et le mépris des règles antiques,
une autorité secourable a dû descendre du ciel pour persuader
la pauvreté volontaire, la continence, la
bienveillance mutuelle, la justice, l'union, la vraie piété,
et les autres fortes et lumineuses vertus de la vie; ce n'a pas été
seulement au profit de cette vie dont il
importait de remplir les devoirs ni au profit de la société
terrestre dont la concorde est le principal bien ; mais c'était
aussi afin d'obtenir le salut éternel, afin d'arriver à
la céleste et divine république d'un peuple qui durera
éternellement, et dont nous devenons les concitoyens par la foi,
l'espérance et la charité. Munis de ces vertus
durant le pèlerinage de cette vie, nous supporterons, si nous
ne pouvons pas les ramener, ceux qui veulent que la république se
tienne debout par l'impunité des vices
: les premiers Romains s'y étaient pris autrement pour l'établir
et l'agrandir, et pourtant ils n'avaient pas envers le vrai Dieu, cette
vraie piété qui , par l'exercice d'une
religion salutaire, aurait pu les conduire à l'éternelle
cité; mais ils gardaient les uns envers les autres une certaine
probité qui suffisait pour fonder, accroître et maintenir
une société de la terre. Dieu a montré, dans le
riche et glorieux empire romain, ce que valent les
1. Juvénal, satire VI.
294
vertus civiles, même sans la vraie religion, pour nous faire
comprendre que, celle-ci de plus, les hommes deviennent citoyens d'une
autre cité dont le roi est la vérité ,
dont la loi est la charité, dont la limite est (éternité.
18. Qui ne rirait de voir nos contradicteurs païens comparer,
ou même préférer au Christ Apollonius, Apulée
et d'autres habiles magiciens? Il est d'ailleurs plus
supportable qu'ils lui comparent ces hommes-là que leurs dieux;
car, il faut l'avouer, Apollonius valait beaucoup mieux que ce personnage
chargé d'adultères qu'ils
appellent Jupiter. Ceci est de la fable, disent-ils. Mais pourquoi
louer encore la licencieuse et sacrilège prospérité
d'une république qui a mis de semblables infamies
sur le compte des dieux, infamies non-seulement racontées dans
les livres, mais même représentées sur les théâtres
? Il y avait là plus de crimes que de divinités; ils y
prenaient plaisir, les dieux, quand ils auraient dû punir leurs
adorateurs de supporter ces spectacles immondes. Mais, dit-on, ce ne sont
pas des dieux, ceux que
représentent ces menteuses fictions. Qui sont-ils donc ces dieux
qu'on apaise par de telles turpitudes? Parce que le christianisme a fait
connaître la perversité et la
fourberie de ces démons par lesquels la magie trompe l'esprit
des hommes, parce qu'il a révélé cela au monde entier,
parce qu'il a établi la différence des saints anges
et des mauvais esprits, parce qu'il a appris à se défier
d'eux et comment il fallait s'en défier, on dit que le christianisme
est ennemi de la république ! Comme si , en
admettant qu'on pût être heureux sur la terre parles démons,
mieux ne vaudrait pas préférer à un tel bonheur la
condition la plus misérable ! Mais Dieu n'a pas voulu
nous laisser des doutes à cet égard; à l'époque
de l'ancienne alliance dont les prophétiques ombres annonçaient
l'alliance nouvelle, le peuple qui adorait l'unique vrai
Dieu et méprisait les fausses divinités, fut comblé
des biens humains : ces félicités temporelles accordées
à la nation choisie montraient bien que ce ne sont pas les
démons qui les dispensent, mais Dieu seul, ce Dieu auquel les
anges obéissent et que les démons redoutent.
19. Apulée, pour ne parler que de lui (car, africain comme nous
, nous le connaissons mieux), Apulée, dis je, quoique d'une naissance
honnête, d'une belle éducation
et d'une grande éloquence, ne put jamais, avec toute sa magie,
s'élever à la souveraineté ni même à
une part quelconque du pouvoir dans la république. Croira-t-on
qu'Apulée professait pour les dignités un dédain
de philosophe, lui qui, pontife de sa province, attacha tant d'importance
à donner des jeux publics et à équiper ceux
qui, dans ces jeux, devaient combattre contre les bêtes; lui
qui, voulant obtenir une statue dans la ville d'Oéa, d'où
sa femme était originaire, attaqua dans un procès
les mauvaises dispositions d'un certain nombre de citoyens, et mit
tous ses soins à ne pas priver de son plaidoyer la postérité?
Ce magicien fut donc tout ce qu'il put
en ce qui touche les félicités temporelles; et s'il ne
monta pas plus haut, ce ne fut pas faute de bonne volonté. Il s'est
du reste très-éloquemment défendu contre ceux
qui lui attribuaient le crime de magie. Aussi j'admire que ses panégyristes,
publiant je ne sais quels miracles qu'ils lui prêtent, s'efforcent
de se porter témoins contre
lui. Mais qu'ils voient une fois pour toutes si c'est bien la vérité
qu'ils nous disent eux-mêmes, et si Apulée ment dans ses protestations.
Que ceux qui s'occupent de
magie pour y trouver le bonheur terrestre ou dans un but de coupable
curiosité, ou qui, pendant qu'ils s'en tiennent éloignés,
parlent avec une admiration dangereuse
de la prétendue puissance de cet art, songent à notre
David, de pâtre devenu roi, sans le secours de rien de pareil; l'Ecriture
ne nous a laissé ignorer ni ses fautes ni
ses mérites, pour nous apprendre comment on n'offense pas Dieu
et comment on l'apaise après l'avoir offensé.
20. Pour ce qui est de ces miracles qui frappent les hommes de stupeur,
on se trompe beaucoup en comparant les magiciens aux saints prophètes
dont le souvenir se
mêle à l'éclat de si grands prodiges; on se trompe
davantage en les comparant au Christ, dont ces prophètes, à
côté de qui il n'est pas permis de prononcer le nom
des magiciens, ont prédit l'avènement et comme homme
né d'une vierge, et comme Dieu inséparable du Père.
Je m'aperçois que j'ai écrit une longue lettre sans cependant
avoir dit sur le Christ tout ce qu'il aurait fallu, soit pour convaincre
les esprits peu pénétrants qui ne
peuvent s'élever jusqu'aux choses divines, soit pour ramener
les hommes, même intelligents, que le goût de la dispute et
la longue habitude de l'erreur empêchent de
comprendre la vérité. Voyez (295) pourtant les difficultés
qu'ils pourraient nous opposer encore, et mandez-le moi, afin que je réponde
à tout par des lettres ou par
des livres avec l'aide de Dieu. Soyez heureux dans le Seigneur par
sa grâce et sa miséricorde, excellent et illustre seigneur,
très-cher et très-désiré fils!
LETTRE CXXXIX. (Année 412.)
On remarquera dans cette lettre les efforts de saint Augustin pour
arracher au glaive de la loi les donatistes coupables, et l'on verra aussi
de quel poids d'affaires était
constamment écrasée la vie de l'évêque d'Hippone.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON TRÈS-CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ
FILS MARCELLIN; SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'attends impatiemment les actes promis par votre excellence; je
désire les faire lire dans l'église d'Hippone, et si cela
se peut, dans toutes les églises de mon
diocèse. Il faut que les hommes entendent et reconnaissent de
quels crimes ont fait l'aveu ces ennemis, à qui la crainte de Dieu
n'a point arraché le repentir; car
l'action de la justice a pu seule rompre la dureté de ces coeurs
cruels. Parmi eux se trouvent et ceux qui, d'après leur propre déclaration,
ont tué un de nos prêtres,
aveuglé et estropié un autre de nos frères; et
ceux qui n'ont pas osé nier que ces crimes fussent à leur
connaissance tout en affirmant qu'ils les condamnaient; ceux-ci
repoussent la paix catholique sous prétexte de ne pas se souiller
des iniquités d'autrui, et ils demeurent dans un schisme sacrilège
au milieu d'une multitude de
scélérats; enfin il en est qui ont été
jusqu'à dire qu'ils resteraient dans le schisme, quand même
on leur démontrerait la vérité catholique et le mensonge
des donatistes.
Ce n'est pas peu de chose ce que Dieu a voulu faire par votes. Plût
à Dieu que vous eussiez beaucoup de causes de ce genre à
entendre et de fréquentes occasions
de mettre en lumière les iniquités , l'extravagance et
l'opiniâtreté des donatistes ! Plût à Dieu que
des actes semblables , publiés en tous lieux, répandissent
la vérité
par tout le monde ! Votre excellence écrit qu'elle ne sait pas
si elle doit ordonner la publication de ces actes dans la Théoprépie
(1) ; faites-le s'il y a de
1. C'était le nom d'une église de Carthage qui appartenait
alors aux donatistes.
la foule par là; sinon, qu'on choisisse un lieu plus fréquenté,
car il ne faut y manquer en aucune manière.
2. Quant à la peine qui doit suivre l'aveu de tels crimes, je
demande, malgré leur énormité, que ce ne soit pas
la mort; je le demande, soit pour notre conscience, soit
pour qu'on rende hommage à la mansuétude catholique.
L'avantage que nous tirerons de pareils aveux, ce sera de montrer la douceur
que garde l'Eglise catholique
envers ses ennemis les plus acharnés. En face d'atrocités
semblables, toute peine qui ne sera pas l'effusion du sang sera considérée
comme fort douce. Quelques-uns
des nôtres, émus de ces cruautés, nous accuseront
de faiblesse et de négligence; mais après ces premiers mouvements
, qui sont l'effet ordinaire de crimes récents,
on comprendra ce qu'il y a d'excellent dans notre conduite miséricordieuse,
et nous lirons alors et nous montrerons plus volontiers ces mêmes
actes, ô mon illustre
Seigneur, très-cher et tres-désiré fils 1 Notre
saint frère et collègue dans l'épiscopat, Boniface,
est auprès de vous; je vous ai envoyé un mémoire par
le diacre
Pérégrin, qui est parti avec lui en entendant la
lecture de ce mémoire, ce sera comme si vous m'entendiez. Décidez
ensemble ce qui vaudra lé mieux pour l'intérêt de
l'Eglise, avec l'aide du Seigneur, qui a la puissance de nous secourir
en de si grands maux. En ce moment, Macrobe , évêque donatiste,
accompagné d'une bande de
misérables des deux sexes, court çà et là
dans les campagnes; il s'est fait ouvrir des églises que la crainte
avait fermées. L'audace de cette troupe a été réprimée
par
la présence de Spondée , agent de l'illustre Céler,
que je vous ai recommandé et que je vous recommande beaucoup encore
; mais depuis que celui-ci est parti pour
Carthage, Macrobe s'est fait ouvrir les églises mêmes
qui sont situées sur les terres de Céler et y réunit
la multitude. Avec Macrobe se trouve Donat, le diacre
rebaptisé pendant qu'il tenait à ferme un bien de l'Eglise
: c'est lui qui a pris la principale part au meurtre de l'un de nos prêtres.
Puisque Macrobe souffre un Donat,
quels misérables ne sont pas avec lui ? Si le proconsul ou bien
vous avec lui, vous prononcez la sentence contre les coupables et que lui,
par hasard, persiste à
vouloir les livrer au glaive, malgré sa qualité de chrétien
et, autant du moins que j'ai pu le remarquer, son peu de penchant pour
de telles sévérités, ordonnez, s'il est
(296) nécessaire, que les lettres que je vous ai adressées
à tous les deux soient jointes aux Actes. J'entends dire qu'il est
au pouvoir du juge d'adoucir la sentence et
de diminuer la peine prescrite par les lois. Si le proconsul n'a pas
égard à mes lettres, qu'il lui plaise au moins d'ordonner
que les coupables soient gardés en prison,
et nous travaillerons à obtenir leur grâce de la clémence
impériale : il ne faut pas que l'effusion du sang de nos ennemis
déshonore les souffrances des serviteurs de
Dieu qui doivent être une gloire pour l'Eglise. Car je sais que
dans l'affaire des clercs d'Anaune tués par les païens et maintenant
honorés comme des martyrs (1),
l'empereur ordonna aisément que les meurtriers , qui étaient
déjà retenus en prison, ne fussent pas punis de mort.
3. J'ai oublié pourquoi vous m'avez renvoyé les livres
sur le baptême des enfants que j'avais adressés à votre
excellence ; c'était peut-être pour que je les revisse et
les corrigeasse, car je les ai trouvés pleins de fautes; mais
il m'a été impossible d'y mettre la main jusqu'à présent;
je n'ai pas même pu achever la lettre que j'avais
commencé à dicter pour vous, quand j'étais là,
et qui devait être jointe à mon ouvrage ; sachez qu'elle est
restée imparfaite parce que j'y ai trop peu ajouté. Si je
pouvais vous rendre compte de toutes mes journées et de tant
de travaux indispensables qui m'occupent, vous gémiriez et vous
vous étonneriez de la multitude
d'affaires dont le poids m'accable et qu'il ne m'est pas possible de
renvoyer; elles ne me permettent pas d'accomplir ce que vous me demandez
avec instance et ce
que je regrette extrêmement de ne pouvoir faire. Lorsque les
besoins de ceux qui me pressent et qu'il ne m'est permis ni de repousser
ni de dédaigner me laissent
quelque repos, il ne me manque pas à dicter de préférence
de ces choses qui se présentent à de tels moments qu'elles
ne supportent pas le moindre retard. C'est
ainsi que j'ai fait une assez grande besogne, l'abrégé
de notre conférence de Carthage, dont personne ne voulait se charger
à cause du monceau d'écritures qu'il fallait
lire; c'est ainsi que j'ai écrit la lettre aux donatistes laïques
sur cette même conférence; je l'ai achevée depuis peu,
ainsi que deux autres lettres assez longues, l'une à
votre adresse, lautre à l'adresse de
1. Ce sont les saints martyrs Sisinnius, Martyrius et Alexandre, mis
à mort en 397. Anaune est située aux environs de la ville
de Trente, célèbre par son concile.
lillustre Volusien : vous avez dû les recevoir. Enfin j'ai maintenant
en main un livre en réponse à cinq questions que m'a proposées
notre cher Honoré, réponse que je
ne puis faire attendre, vous le voyez bien. La charité agit
comme une mère : celle-ci ne proportionne pas ses soins à
son amour, mais aux besoins de chacun de ses
enfants; elle veut que les faibles ne le soient plus, et, quant aux
forts, elle ne les dédaigne pas : si elle les laisse un peu de temps,
c'est qu'elle se sent en sûreté à leur
égard. Cette nécessité de remplir des tâches
qui me sont imposées ne me laisse pas le temps de faire ce qui serait
le plus de mon goût, car ces travaux dévorent le
peu de loisir qui me reste au milieu des affaires ou des désirs
d'autrui dont je suis obsédé, et parfois je ne sais plus
que faire.
4. Vous voyez combien vous devez prier le Seigneur avec moi; mais je
ne veux pas pour cela que vous cessiez de me presser . il y aura toujours
quelque chose au
bout de vos instances. Je recommande à votre Excellence une
Eglise de Numidie dont les besoins ont fait partir notre saint collègue
Dauphin : il a été envoyé par mes
frères et collègues associés aux mêmes travaux
et aux mêmes périls. Je me dispense de vous écrire
ici pour son affaire parce que vous l'entendrez lui-même. Vous
trouverez le reste dans le mémoire que j'adresse maintenant
au prêtre de votre Eglise, et dans celui que je lui ai déjà
adressé par le diacre Pérégrin : il est inutile de
le
répéter. Que votre coeur garde toujours sa force dans
le Christ, ô mon illustre seigneur, très-cher et très-désiré
fils ! Je recommande à votre excellence notre fils
Rufin, premier magistrat de Cirta.
LETTRE CXL (1), A HONORÉ. (Année 412.)
Un habitant de Carthage, nommé Honoré, mais dont nous
ne connaissons pas la vie et que saint Augustin comptait au nombre de ses
amis, avait adressé cinq
questions au grand évêque, le priant de vouloir bien lui
répondre par écrit ; voici la réponse de l'évêque
d'Hippone qui a l'étendue d'un livre ; l'examen des cinq
questions s'y déroule avec un admirable enchaînement;
saint Augustin y avait ajouté une sixième question sur la
grâce pour mieux faire comprendre toute l'économie
du christianisme, et pour prémunir contre la propagande pélagienne.
Il commente dans cette lettre le fameux psaume prophétique dont
Jésus. Christ, sur la croix,
prononça le premier verset. Avant de lire la lettre à
Honoré, on ferait bien de voir ce que nous avons dit
1. Cette lettre porte aussi le nom de Livre sur la grâce de la
nouvelle alliance. Saint Augustin en parle dans le livre II, chap. XXXVI,
de la Revue de ses ouvrages; il
nous apprend qu'à cette époque il avait déjà
commencé ses luttes contre les Pélagiens.
297
sur le pélagianisme dans le XXIXe chapitre de l'Histoire de
saint Augustin. Honoré n'était pas encore chrétien;
saint Augustin avait besoin de lui expliquer toutes
choses et de revenir souvent sur les mêmes idées et les
mêmes détails ; voilà la raison des longueurs et des
répétitions qu'on rencontre parfois dans cette lettre ; mais
la lumière n'en jaillit que plus vivement.
1. Vous m'avez proposé cinq questions, mon bien-aimé
frère Honoré; elles vous sont venues à l'esprit, soit
par la lecture, soit par la méditation, et vous les avez en
quelque sorte répandues en ma présence. Pour les résoudre
avec ordre, il ne faudrait pas les prendre une à une comme vous
me les adressez, mais les rassembler
dans la suite d'un même discours : ce serait un travail assez
difficile ; toutefois je ne pense pas qu'il y ait un moyen plus aisé
d'en venir à bout, car ces propositions se
prêteront un mutuel appui, si l'une dépend de l'autre,
de façon que toutes s'enchaînent dans le même raisonnement;
on ne les séparera pas comme si chacune devait
présenter un sens particulier, mais on les groupera comme tendant
toutes au même but et se soutenant par une raison commune et une
indivisible vérité.
2. Vous m'avez donc demandé par écrit ce que signifient
ces paroles du Seigneur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné (1) ? » et ces paroles
de l'Apôtre : « Afin qu'enracinés et fondés
dans la charité vous parveniez à comprendre avec tous les
saints ce que c'est que la largeur, la longueur, la hauteur et la
profondeur (2) ; » et ce que sont les cinq vierges folles et
les sages (3) ; et les ténèbres extérieures (4); et
comment on doit comprendre ce passage: « le Verbe s'est
fait chair (5). » Ce sont là vos cinq questions que je
ramasse aussi brièvement que vous les avez posées. Ajoutons-en
une sixième, si vous voulez bien, et voyons
principalement ce que c'est que la grâce de la nouvelle alliance.
Que toutes ces questions se rapportent à celle-ci et que chacune
d'elles nous apporte son concours
pour la résoudre, non pas dans le même ordre que vous
les avez posées et que je les ai rappelées; mais qu'elles
soient là de manière à répondre quand nous
les
appellerons et à remplir chacune son office. Commençons
donc.
3. Il y a une certaine vie de l'homme toute dans les sens, et livrée
aux joies de la chair; elle se défend contre toute incommodité
corporelle et poursuit le plaisir. La
félicité qu'on
1. Ps. XXI, 1. 2. Ephés. III, 17. 3. Matth. XXV, 2. 4.
Ibid. XXII, 13. 5.Jean, I, 14.
y trouve ne dure qu'un temps; c'est une nécessité de
commencer, par cette sorte de vie; on s'y maintient par la volonté.
C'est dans cette vie-là qu'est jeté l'enfant qui
vient de naître; il en évite les peines, autant qu'il
le peut, et en cherche les douceurs ; il n'est capable de rien de plus.
Mais, parvenu à l'âge où s'éveille en lui la
raison,
il peut, Dieu aidant sa volonté, choisir une autre vie, dont
la joie est tout en esprit, dont la félicité est intérieure
et éternelle. Car il a été donné à l'homme
une âme
raisonnable, mais l'important pour lui est l'usage de sa raison, la
direction que par elle il saura imprimer à sa volonté. Se
tournera-t-il vers les biens de la nature visible
et inférieure, ou vers les biens de la nature invisible et supérieure?
c'est-à-dire, jouira-t-il du corps et du temps, ou bien jouira-t-il
de Dieu et de l'éternité? L'âme
humaine, en effet, se trouve placée comme dans un milieu, ayant
au-dessous d'elle le monde des corps, et au-dessus son propre Créateur
et le Créateur des choses
corporelles.
4. L'âme raisonnable peut donc bien user de la félicité
temporelle et corporelle, si elle ne se donne pas à la créature
en négligeant le Créateur, mais plutôt si elle
consacre cette félicité au service de Dieu lui-même,
de qui elle la tient par une faveur signalée de sa bonté.
De même que tout ce que Dieu a fait est bon, depuis. la
créature raisonnable jusqu'au plus infime des corps; ainsi l'âme
douée de raison en use légitimement si, fidèle aux
lois de l'ordre et choisissant avec discernement, elle
préfère les grandes choses aux petites, les spirituelles
aux corporelles, les supérieures aux inférieures, les éternelles
aux temporelles : en délaissant ce qui est en haut
et en désirant ce qui est en bas (et c'est par là qu'elle
se corrompt), l'âme se jetterait et jetterait le corps même
dans une situation pire, tandis qu'elle devrait plutôt
s'élever, elle et son corps, à un état meilleur
par un amour réglé. Toutes les substances étant bonnes
de leur nature, c'est un acte louable que d'en user selon l'ordre,
un acte condamnable que d'en mal user; et l'âme, en faisant un
mauvais usage des créatures, n'échappe pas au plan du Créateur.
Si elle use mal de ce qui est bon,
Dieu use bien, même de ce qui est mal ; l'âme devient mauvaise
par l'usage pervers de ce qui est bon, et, quant à lui, il demeure
bon par un bon usage de ce qui est
mal; car celui qui sort de l'ordre (298) en tombant dans le péché
est remis dans l'ordre sous le poids des peines qu'il subit.
5. Dieu voulant donc montrer que la félicité terrestre
et temporelle est aussi un don parti de sa main, et qu'il ne faut l'espérer
de personne que de lui-même, a cru
devoir placer dans les premiers âges son ancienne alliance qui
regardait le vieil homme, par où commence nécessairement
cette vie. Mais les livres saints signalent
ces félicités des pères comme ayant été
accordées par un bienfait de Dieu, quoiqu'elles appartiennent à
une vie passagère. Ces dons terrestres étaient ouvertement
promis et accordés; mais, d'une façon cachée,
ils annonçaient par des figures la nouvelle alliance; elle ne se
révélait qu'à l'intelligence d'un petit nombre d'élus
que la
grâce de Dieu avait rendus dignes de l'inspiration prophétique.
Ces saints étaient donc, selon la convenance des temps, les dispensateurs
de l'ancienne alliance ; mais
ils appartenaient à l'alliance nouvelle. Lorsqu'ils goûtaient
la félicité temporelle, ils comprenaient qu'il y avait une
félicité préférable, et que celle-là
était véritable et
éternelle; ils jouissaient de l'une dans le mystère pour
obtenir l'autre comme récompense. Et si parfois ils avaient à
supporter des adversités, c'était pour les faire
tourner à la gloire de Dieu dont l'éclatant secours les
délivrait pour rendre hommage â leur divin libérateur,
dispensateur de tous les biens, non-seulement des biens
éternels, objet de leurs pieuses espérances, mais encore
de ces félicités passagères dont ils usaient comme
de figures prophétiques.
6. Mais, « lorsqu'est venue la plénitude des temps, »
pour que la grâce cachée dans l'ancienne alliance se révélât
dans la nouvelle. « Dieu a envoyé son fils formé
d'une femme (1). » Ce mot, en hébreu, désigne toute
femme, soit vierge encore, soit mariée. Ecoutez maintenant l'Evangile,
afin que vous reconnaissiez quel est ce
fils que Dieu a voulu envoyer et faire naître d'une femme, et
quelle est la grandeur de ce Dieu qui a daigné s'abaisser à
ce point pour le salut des fidèles : « Au
commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu,
et le Verbe était Dieu : il était en Dieu dès le commencement.
Toute chose a été faite par lui, et rien de ce
qui a été fait ne l'a été sans lui. En
lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
et la lumière brille dans
1. Gal. IV, 4.
les ténèbres, et les ténèbres ne font pas
comprise (1). » Ce Dieu, Verbe de Dieu par lequel tout a été
fait, est donc le Fils de Dieu; il est immuable et présent partout;
nul endroit ne le renferme; il ne s'étend pas à travers
l'espace, de façon qu'un moindre lieu contienne une moindre partie
de lui-même, ni un plus grand une plus
grande; mais il est tout entier partout, pas même absent de l'âme
de l'impie, quoique l'impie ne le voie pas, comme la lumière du
jour vient frapper, sans qu'ils la
voient, les yeux de l'aveugle. Il brille donc dans les ténèbres
dont parle l'Apôtre : « Vous avez été autrefois
ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière
dans le
Seigneur (2) ; » et de pareilles ténèbres ne l'ont
pas comprise.
7. C'est pourquoi le Verbe s'est uni à un homme visible aux
hommes, afin que, guéris par la foi, ils puissent voir ensuite ce
qui auparavant leur était caché. Mais, de
peur que le Christ, visible à tous, ne parût qu'un
homme, qu'on ne crût pas qu'il était Dieu, et qu'on ne lui
attribuât qu'une grâce et une sagesse aussi élevées
qu'un
homme peut en avoir, « Un homme fut envoyé de Dieu, dont
le nom était Jean; il vint en témoignage pour rende témoignage
de la lumière, afin que tous crussent par
lui; celui-là n'était pas la lumière, mais il
venait rendre témoignage à la lumière (3). »
Car, pour rendre témoignage à celui qui. était à
la fois Dieu et homme, il fallait un
homme si grand qu'on pût dire qu'entre ceux qui sont nés
des femmes, personne n'a été plus grand que Jean-Baptiste
(4), et qu'en rendant ainsi témoignage à un plus
grand que lui, Jean donnât à comprendre que celui qui
le dépassait n'était pas seulement homme, mais Dieu. Jean
fut donc aussi une lumière, mais une lumière dont le
Seigneur lui-même a rendu témoignage en disant : «
Celui-là était une lampe ardente et luisante (5);. »
C'est dans ce sens que le Sauveur a dit à ses disciples: «
Vous
êtes la lumière du monde; » et pour montrer quelle
était cette lumière, il a ajouté, « Personne
n'allume une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur un
chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la
maison : que votre lumière brille ainsi devant les hommes
(6). » Le but de ces comparaisons, c'est de nous
faire comprendre, et, si nous ne le pouvons comprendre encore, de
1. Jean, I, 1-5. 2. Ephés. V, 8. 3. Jean, I, 6-8.
4. Matth. X, 11. 5. Jean, V, 35. 6. Matth. V, 14-16.
299
nous faire croire que l'âme raisonnable n'est pas de la nature
de Dieu, puisque celle-ci est immuable, mais qu'elle peut participer à
sa lumière, car les lampes ont
besoin d'être allumées et peuvent s'éteindre. Ainsi,
quand l'Evangile dit de Jean « qu'il n'était pas lumière,»
cela doit s'entendre de la lumière qui ne s'allume à aucun
flambeau, et aux rayons de laquelle participe tout ce qui brille.
8. On lit ensuite : « Il y avait une vraie lumière (1)
; » et comme si nous eussions demandé comment on pouvait distinguer
la vraie lumière de la lumière empruntée,
c'est-à-dire le Christ de Jean, l'Evangéliste ajoute
que cette vraie lumière « éclaire tout homme venant
en « ce monde. » Si tout homme en est éclairé,
Jean l'est donc
aussi. Et afin d'établir davantage la divinité du Christ
par une différence plus éclatante, l'Evangéliste dit
« que le Verbe était dans ce monde, que le monde a été
fait
par lui, et que le monde ne l'a pas connu. » Il ne s'agit pas
ici du monde qui a été fait par lui, car le monde, c'est-à-dire
le ciel et la terre, n'a pas la puissance de le
connaître, et ce privilège n'est donné qu'à
la créature raisonnable; mais cette parole de reproche désigne
les infidèles qui sont dans le monde.
9. « Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu
; » il s'agit ici ou des infidèles qui, en tant qu'hommes,
appartiennent au Verbe qui les a créés, ou bien des juifs,
de la race desquels il a voulu naître ; et tous pourtant ne l'ont
pas rejeté, car le texte ajoute : « Il a donné à
tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir de devenir enfants de
Dieu : il a donné ce pouvoir à ceux qui croient en son
nom, qui ne sont pas nés du sang ni de la volonté de la chair,
ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de
Dieu (2). » Ainsi la grâce de la nouvelle alliance qui
a été cachée dans l'ancienne et n'a jamais cessé
d'être prophétisée et annoncée sous le voile
des figures, c'est que
l'âme connaisse son Dieu et qu'elle renaisse en lui par sa grâce.
Cette naissance est spirituelle; c'est pourquoi elle n'est pas l'oeuvre
du sang, ni de la volonté de
l'homme, ni de la volonté de la chair, mais elle est l'oeuvre
de Dieu.
10. Elle est aussi appelée adoption ; car nous étions
quelque chose avant de devenir enfants de Dieu, et nous avons reçu
le bienfait de sa grâce pour devenir ce que
nous n'étions pas ainsi celui qui est adopté n'était
pas auparavant
1. Jean, I, 9. 2. Ibid, I, 9-13.
l'enfant de celui qui l'adopte, mais il existait déjà
pour être adopté. Dans cette génération de la
grâce n'est pas compris ce Fils qui, étant le Fils de Dieu,
est venu pour
devenir Fils de l'homme, et pour nous accorder, à nous qui étions
enfants des hommes, la grâce de devenir enfants de Dieu. Il s'est
fait ce qu'il n'était pas, mais
cependant il était quelque autre chose ; car il était
le Verbe de Dieu, par lequel tout a été fait, et la vraie
lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, et Dieu
en Dieu. Nous aussi, par sa grâce, nous sommes devenus ce que
nous n'étions pas, c'est-à-dire enfants de Dieu; mais cependant
nous étions quelque chose, et
quelque chose de bien moindre, c'est-à-dire enfants des hommes.
Le Verbe est donc descendu pour que nous montions, et, sans quitter sa
propre nature, il a
participé à la nôtre, afin que, demeurant dans
notre nature, nous participions à la sienne. Mais il n'y a pas ressemblance
parfaite; car, en prenant notre nature, le
Verbe éternel n'a rien perdu de ses perfections, et nous, en
participant à la sienne, nous sommes devenus meilleurs.
11. C'est pourquoi « Dieu a envoyé son Fils formé
d'une femme, formé sous la loi (1).» Car il a reçu
les sacrements de la loi pour « qu'il rachetât ceux qui étaient
sous la loi, » c'est-à-dire ceux qui étaient devenus
coupables sous la lettre qui tue : ils n'avaient pas accompli les préceptes
tant que l'Esprit ne les avait pas vivifiés,
parce que c'est l'amour de Dieu qui accomplit la loi et que c'est l'Esprit-Saint
qui a répandu cet amour dans nos coeurs (2). Aussi l'Apôtre,
après avoir dit : « Pour
qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, » ajoute
aussitôt : « Pour que nous reçussions l'adoption des
enfants (3). » Il distinguait ainsi ce qui n'est qu'une grâce
de
Dieu de ce qui est la nature même du Fils envoyé sur la
terre ; ce Fils de Dieu ne l'est pas devenu par adoption, mais il est le
Fils toujours engendré, et il a participé à
la nature des enfants des hommes pour les faire participer à
la sienne en les adoptant. Aussi, après avoir dit que le Verbe «
leur a donné le pouvoir de devenir enfants
de Dieu, » et après avoir ajouté, de peur qu'on
n'entende une naissance charnelle, que le Verbe a donné ce pouvoir
« à ceux qui croient en son nom » et qui
renaissent par la grâce spirituelle, « non par le sang,
ni par la
1. Gal. IV, 4. 2. Rom. V, 5. 3. Ibid. 5.
300
volonté de l'homme; ni par la volonté de la chair, mais
par la volonté de Dieu, » l'Evangéliste, en effet,
signale aussitôt le mystère de cette réciprocité.
Comme si,
confondus d'étonnement, nous n'eussions pas osé souhaiter
un si grand bienfait, il prononce tout à coup ces mots : «
Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi
nous (1) » (et ceci est une de vos cinq questions) ; c'est comme
si l'Evangéliste disait : O hommes ! ne désespérez
pas de pouvoir devenir enfants de Dieu, parce que
le Fils de Dieu lui-même, c'est-à-dire le Verbe de Dieu,
s'est fait chair et a habité parmi nous. A votre tour faites-vous
esprit et habitez en celui qui s'est fait chair et a
habité parmi nous. Désormais il ne faut plus désespérer
que les hommes, en participant au Verbe, puissent devenir enfants de Dieu,
quand le Fils de Dieu, en
participant à la chair, est devenu fils de l'homme.
12. Ainsi donc, avec notre nature muable, nous changeons en mieux en
participant au Verbe; mais le Verbe immuable n'a rien perdu par sa participation
à la chair au
moyen d'une âme raisonnable. C'est une erreur des apollinaristes
(2) d'avoir cru que le Christ-homme n'a pas eu d'âme ou n'a pas eu
une âme raisonnable; l'Ecriture,
selon son langage accoutumé, s'est servi du mot : chair, au
lieu du mot: homme; elle l'a fait pour mieux montrer l'abaissement du Christ,
et de peur qu'on ne crût qu'il
avait rejeté le mot de chair comme indigne de lui. Lorsque Isaïe
écrit que « toute chair verra le salut de Dieu (3), »
il est évident qu'il faut comprendre ici les âmes.
Ces mots : « Le Verbe s'est fait chair » ne signifient
donc pas autre chose, sinon que le Fils de Dieu s'est fait le Fils de l'homme.
« Comme il était dans la forme de
Dieu, selon les paroles de l'Apôtre, il n'a pas regardé
comme un larcin de s'établir égal à Dieu. »
Cette égalité n'était pas en effet une usurpation,
et l'on ne pouvait
pas dire qu'il y eût larcin de la part du Christ à se
l'attribuer : elle était dans sa nature. Cependant « il s'est
anéanti lui-même, » non point en perdant la forme divine,
mais en prenant la forme de serviteur; « il s'est humilié
lui-même, il est devenu obéissant jusqu'à la mort,
et à la mort de la croix (4). » Vous voyez comment l'Apôtre
nous
1. Jean, I, 14. 2. Les apollinaristes eurent pour chef de secte Apollinaire,
évêque de Laodicée, condamné au concile d'Alexandrie
en 368, et dans un autre
concile à Rome en 373. 3. Isaïe, LII, 10. 4. Philip.
II, 6-8.
fait voir que c'est le même qui est Dieu et homme, pour montrer
qu'il n'y a en lui qu'une seule personne, et pour empêcher qu'au
lieu de la Trinité, on n'imagine une
quaternité, Car de même que l'union du corps à
l'âme n'augmente pas le nombre des personnes et ne fait qu'un seul
homme; ainsi le nombre des personnes divines
demeure le même lorsque l'homme s'unit au Verbe pour ne faire
qu'un seul Christ. On lit donc que « le Verbe s'est fait chair, »
afin que l'on comprenne l'unité de
cette personne, et qu'on ne s'imagine pas que la divinité se
soit changée en chair.
3. Le Christ-homme, pour révéler la grâce de la
nouvelle alliance, qui n'appartient pas à cette vie, mais à
la vie éternelle, ne s'est donc pas montré au monde avec
le
cortége des biens terrestres. De là l'abaissement, la
passion, les fouets, les crachats, les outrages, la croix, les plaies et
la mort même, où le Christ a paru comme
vaincu et au pouvoir d'autrui ; c'était pour apprendre aux fidèle
quelle récompense leur piété devait solliciter et
espérer de celui dont ils étaient devenus les enfants; il
ne fallait pas qu'en servant Dieu ils se proposassent comme un noble
but les félicités de la terre, et qu'ils méprisassent
leur foi au point de l'estimer digne d'une telle
récompense. Aussi le Dieu tout-puissant, par une salutaire disposition
de sa providence, a-t-il accordé même aux impies les biens
de ce monde, de peur que les
bons ne les recherchent comme quelque chose d'un grand prix. Le psaume
LXXII nous montre un homme qui se repent d'avoir, par un dérèglement
de coeur, servi
Dieu pour cette récompense; cet homme, à la vue des impies
comblés de ces sortes de biens, avait été troublé
dans sa pensée et s'était demandé si Dieu s'occupait
des choses humaines; et comme l'autorité des saints qui appartiennent
à Dieu l'empêchait de rester dans ce doute, il entreprit de
pénétrer un aussi grand secret; ses
laborieux efforts n'y parvinrent qu'après qu'il fut entré
dans le sanctuaire de Dieu et qu'il eut compris les fins dernières:
c'est-à-dire après qu'ayant reçu l'Esprit-Saint il
eut appris à désirer ce qui était préférable
et qu'il eut découvert quelle peine est réservée aux
impies, même à ceux qui ont brillé dans le monde au
milieu d'une félicité
passagère comme lherbe. Lisez et méditez attentivement
l'explication que je donnai de ce psaume LXXII, la veille de la solennité
du bienheureux Cyprien.
301
14. C'est pourquoi- le Christ, Dieu et homme tout ensemble, qui par
son immense miséricorde nous a montré, dans sa nature de
serviteur, ce qu'il fallait mépriser
dans cette vie et ce qu'il fallait espérer dans l'autre ; le
Christ voulut, à l'heure de sa passion, quand ses ennemis se croyaient
triomphants et vainqueurs, prendre le
langage de notre infirmité, qui crucifiait en même temps
notre vieil homme pour la destruction du corps du péché (1),
et il dit
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?
» Et ceci est une de vos cinq questions. Ainsi commence le psaume
XXI qui, si longtemps avant, a
prophétiquement annoncé la passion du Christ et la manifestation
de la grâce par laquelle devaient s'opérer la conversion et
la délivrance des fidèles.
15. Je parcourrai et j'exposerai ce psaume prophétique dont
le Seigneur, suspendu à la croix, a prononcé le premier verset
pour montrer qu'il se rapportait à lui;
vous comprendrez ainsi comment la grâce du Nouveau Testament
n'était pas inconnue alors même qu'elle était cachée
sous le voile de l'ancien. Car il est prononcé
au nom du Christ considéré comme serviteur et chargé
de nos faiblesses, ainsi que le dit Isaïe dans ces paroles : «
Il porte nos infirmités, et pour nous il est dans les
douleurs (2). » C'est le langage de notre infirmité, revêtue
par notre chef, qu'on entend dans ce psaume . « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi « m'avez-vous abandonné
? » On est abandonné quand on n'est pas écouté
dans ce qu'on demande. Ainsi lorsqu'accablé de la même faiblesse,
Paul pria sans être exaucé, et fut en quelque
sorte délaissé, il entendit pourtant le Seigneur lui
dire : « Ma grâce vous suffit, car la vertu s'achève
dans la faiblesse. » Jésus prit pour lui-même ce langage;
c'était le
langage de son propre corps, c'est-à-dire de son Eglise, qu'il
devait faire passer du vieil homme à l'homme nouveau; c'était
le langage de son infirmité humaine, à qui
devaient être refusés les biens de l'ancienne alliance,
pour apprendre à souhaiter et à espérer les biens
de l'alliance nouvelle.
16. Parmi ces biens de l'ancienne alliance, appartenant au vieil homme,
on désire principalement la durée de cette vie; on veut la
prolonger le plus longtemps qu'on
peut, car on ne peut la prolonger toujours. Tous savent que le jour
de la mort arrivera, et cependant tous
1. Rom. VI, 6. 2. Isaïe, LIII, 4.
ou presque tous s'efforcent de reculer ce jour, même ceux qui
espèrent vivre plus heureuse ment après la mort; tant nous
sommes sous l'empire de cette douce union
de l'âme et du corps ! Car jamais personne n'a haï sa propre
chair (1) ; et c'est pourquoi l'âme ne veut pas, même pour
un temps, se séparer de la faiblesse de sa
chair, quoiqu'elle espère, à la fin des siècles,
la retrouver éternellement sans infirmité. C'est pourquoi
l'homme pieux, soumis par l'intelligence à la loi de Dieu, mais
traînant par la chair les désirs de péché
(2), auxquels l'Apôtre nous défend d'obéir, aspire
à voir rompre ses liens pour être avec le Christ (3), il appréhende
d'être
séparé de sa chair; si c'était possible, il ne
voudrait pas en être dépouillé, mais en être
comme revêtu par-dessus, afin que ce qui est mortel fût absorbé
par la vie (4),
c'est-à-dire afin que le corps même passât, sans
la mort, de son état infirme à l'immortalité.
17. Mais ces paroles, qui expriment le désir des jours humains
et la durée de la vie, sont des paroles de péché;
elles sont très-loin de ce salut que nous ne possédons
encore qu'en espérance, et dont il est écrit: «
Nous avons été sauvés en espérance, mais l'espérance
qui se voit n'est pas l'espérance (5). » C'est pourquoi, dans
le
même psaume, après que le Christ a dit: « Mon Dieu,
mon Dieu, regardez-moi; pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
il ajoute aussitôt : « Les paroles de mes péchés
sont loin de mon salut; » c'est-à-dire aces paroles sont
de mes péchés et sont loin de ce salut que m'a promis la
grâce, non pas de l'ancienne alliance, mais de la
nouvelle. On pourrait aussi rétablir dé la sorte ce passage
: « Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi ; pourquoi m'avez-vous laissé
si loin de mon salut? » comme si le
Psalmiste avait dit : en m'abandonnant, c'est-à-dire en ne m'exauçant
pas, vous vous êtes éloigné de mon salut, savoir de
mon salut de cette vie. Il y aurait alors un
autre sens dans « les paroles de mes péchés; »
ce serait celui-ci : ce que j'ai dit, ce sont les paroles de mes péchés,
parce que ce sont des paroles de désirs charnels.
18. Voilà ce que dit le Christ de la personne de son corps,
qui est l'Eglise. Voilà ce qu'il dit de l'infirmité de la
chair du péché, qu'il a personnifiée en celle qu'il
a prise
en naissant d'une vierge, et où il n'a laissé que la
ressemblance
1. Eph. V, 29. 2. Rom, VII, 25. 3. Philip. I, 23. 3. II Cor,
V, 4. 4. Rom. VIII, 24.
302
de la chair du péché. Voilà ce que dit l'époux
dans la personne de l'épouse, parce qu'il se l'est unie d'un manière
mystérieuse. On lit dans Isaïe : « Le Seigneur m'a
attaché la couronne comme à l'époux et m'a paré
comme l'épouse (1). » Ces mots : « Il m'a couronné
et m'a paré, » sont comme prononcés par une même
bouche,
et cependant nous savons que le Christ et l'Eglise c'est l'époux
et l'épouse. Mais « ils seront deux dans une même chair.
C'est un grand sacrement, dit l'Apôtre, dans
le Christ et dans l'Eglise (2); ils ne sont donc plus « deux,
mais ils sont une même chair (3). » S'ils ont une même
chair, leur voix est aussi la même. Faiblesse
humaine, pourquoi cherches-tu ici la voix du Verbe par lequel tout
a été fait? Ecoute plutôt la voix de la chair qui a
été faite comme toute chose, car « le Verbe s'est
fait chair et a habité parmi nous. » Ecoute plutôt
la voix de celui qui guérit tes yeux pour les mettre en état
de voir Dieu, qu'il a différé de te montrer. Mais il t'a
montré l'homme, il l'a offert pour être immolé,
présenté pour être imité, élevé
au ciel pour y être l'objet de ta foi, afin de guérir par
cette foi l'oeil de l'âme et de la
rendre capable de voir Dieu. Pourquoi donc dédaignons-nous d'écouter
la voix du corps parlant par la bouche du chef ? En lui souffrait l'Eglise
quand il souffrait
pour l'Eglise, comme il souffrait lui-même dans l'Eglise lorsque
l'Église souffrait pour lui. De même qu'en ces paroles: «
Mon Dieu, etc., » vous entendez la voix de
l'Église souffrant dans le Christ, de même nous avons
entendu la voix du Christ souffrant dans l'Église, lorsqu'il a dit
: « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? »
19. Donc quand nous prions Dieu de nous accorder ou de nous conserver
les biens temporels et qu'il ne nous écoute pas, il nous abandonne
par cela même qu'il ne
nous exauce point; ruais il ne nous abandonne point pour des biens
plus élevés et préférables, et dont il veut
nous inspirer l'intelligence , le goût et le désir. Aussi
le
Psalmiste continue : « J'ai crié vers vous le jour, vous
ne m'exaucerez pas; » il ajoute : « et la nuit; » en
sous-entendant : sans être exaucé. Mais voyez ces mots qui
suivent : « Et l'on ne me l'imputera point à folie. »
C'est comme s'il disait : Vous ne m'exaucerez pas lorsque je crie vers
vous pendant le jour, c'est-à-dire dans la
prospérité, pour que je continue à en jouir; et
1. LXI, 10. 2. Eph. V, 31, 32. 3. Matth. XIX, 6.
lorsque je crie vers vous durant la nuit, cest-à-dire dans
l'adversité, pour que je retrouve mes félicités perdues,
vous ne permettrez pas que cela tourne à mon
aveuglement; mais plutôt vous m'apprendrez ce que je dois attendre
, désirer et demander par la grâce de la nouvelle alliance.
Car moi je crie pour que les biens
temporels ne me soient pas enlevés . « Mais vous habitez
dans le lieu saint, vous la gloire d'Israël (1). » Je ne veux
pas que vous abandonniez ma concupiscence, qui
me porte à chercher une félicité charnelle; mais
elle est dans les impuretés du vieil homme, et vous, vous cherchez
la pureté de l'homme nouveau; vous m'abandonnez
en ne pas écoutant ces désirs, parce que vous cherchez
la charité pour y faire votre demeure : or la charité de
Dieu se répand dans nos coeurs, mais c'est par
l'Esprit-Saint qui nous a été donné (2). Vous
habitez donc dans le lieu saint, ô gloire d'Israël, ô
gloire de ceux qui vous voient, parce que c'est en vous et non pas en
eux qu'ils se louent ! En effet qu'ont-ils qu'ils n'aient reçu
(3)? Celui qui se glorifie ne doit se glorifier que dans le Seigneur (4).
20. Telle est la grâce de la nouvelle alliance. Car dans l'ancienne,
lorsque vous recommandiez, ô mon Dieu, de ne demander et de n'attendre
que de vous la félicité
même terrestre et temporelle, « c'est en vous que nos pères
ont espéré; ils ont espéré, vous les avez délivrés.
Ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés
; ils ont mis
en vous leur espérance et n'ont point été confondus
(5). » Ces ancêtres qui vivaient au milieu de leurs ennemis,
vous les avez comblés de richesses, vous les avez
délivrés, vous leur avez fait remporter des victoires
glorieuses; et vous les avez préservés de nombreux dangers.
A la placé de celui-ci qui allait être frappé, vous
avez substitué un bélier (6); vous avez arraché
celui-là à sa pourriture, et vous lui avez rendu le double
de ce qu'il avait perdu (7). L'un a été tiré par vous,
vivant et
sans être touché, du milieu de lions affamés (8)
; d'autres, qui marchaient parmi les flammes, vous ont adressé des
chants reconnaissants (9). Les juifs attendaient
pour le Christ quelque chose de pareil, afin de reconnaître si
véritablement il était le Fils de Dieu. Il est dit en leur
nom, dans le livre de la
1. Ps. XXI, 4. 2. Rom. V, 5. 3. I Cor. IV, 7. 4. Ibid.
1,31. 5. Ps. XXI, 5, 6. 6. Gen. XXII, 13. 7. Job. XLII, 10. 8.
Dan, XIV, 30-40.
9. Ibid. III, 23-90.
303
Sagesse: « Condamnons-le à la mort la plus infâme
: car on aura égard à ses discours.
S'il est le vrai Fils de Dieu, Dieu prendra soin de lui et le délivrera
des mains de ses ennemis. Ils ont eu ces pensées, dit le livre sacré,
et ils ont erré : leur malice les a
aveuglés (1). » Attentifs au temps de l'ancienne alliance
et à la félicité temporelle que Dieu accorda à
nos pères pour montrer que ces sortes de biens venaient aussi
de lui, ils ne virent pas que le temps était venu où
l'on verrait dans le Christ que Dieu, qui donne même aux impies les
biens terrestres, réserve aux justes les biens
éternels.
21. Après que le Psalmiste a dit : « Nos pères
ont espéré en vous ; ils ont espéré et vous
les avez délivrés; ils ont crié vers vous, et ils
ont été sauvés; ils ont mis en
vous leur espérance et n'ont pas été confondus;
» voyez ce qu'il ajoute : « Pour moi, je suis un ver, et non
pas un homme. » Il semble que ceci ait été dit simplement
pour recommander l'humilité et pour laisser voir qu'aux yeux
de ses persécuteurs il était quelque chose d'abject et de
misérable; mais il faut prendre garde à la
hauteur des secrets et à la profondeur des mystères enfermés
dans ces prophétiques paroles appliquées à un si grand
Sauveur. D'après une habile interprétation de
nos devanciers (2), le Christ a voulu être désigné
sous ce nom de ver, parce que le ver est formé sans union charnelle,
comme le Christ est né d'une vierge. Mais
Job, en disant que c'est à peine si les créatures célestes
sont pures devant Dieu, ajoute : « Combien l'homme sera-t-il moins
pur, lui qui n'est que pourriture, combien
le sera-t-il moins le fils de l'homme qui n'est qu'un ver (3)! »
Job emploie ici le mot de pourriture dans le sens de la mortalité,
qui porte en elle-même cette nécessité
de mourir à laquelle le péché a condamné
l'homme. Il compare le fils de l'homme au ver né de la pourriture
et pourriture lui-même, pour signifier que né de la
mortalité il est mortel. C'est pourquoi sans écarter
ni réprouver le sens des anciens docteurs, il en est un autre que
Job nous invite à chercher dans ces paroles du
psaume ; il ne s'agit pas seulement de découvrir la signification
de ces mots : « Moi je suis un ver, » mais de ces autres mots
: « Et non pas un homme. »
1. Sag. II, 18-21.
2. Origène, homélie XV sur saint Luc, et saint Ambroise
dans son commentaire sur le psaume XXI.
3. Job. XXV, 5, 6.
Selon ce que j'ai cité du livre de Job, c'est comme si le Christ
avait dit . Mais moi je suis le fils de l'homme et non pas un homme. Ce
n'est pas que le Christ ne soit
pas homme, lui dont l'Apôtre a dit : « Il y a un seul médiateur
« entre Dieu et les hommes, c'est Jésus-Christ homme (1) ;
» car tout fils de l'homme est homme; mais
ce sens se rapporte à celui qui a été homme sans
être fils de l'homme, c'est-à-dire à Adam. Peut-être
donc que ces mots
« Je suis un ver et non pas un homme, » cest-à-dire
: Je suis fils de l'homme et non pas un homme, veulent dire ceci : Moi
je suis le Christ dans lequel tous trouvent
la vie, et non pas Adam dans lequel tous trouvent la mort (2).
22. Apprenez donc., ô hommes, par la grâce de la nouvelle
alliance, à désirer la vie éternelle. Pourquoi demandez-vous
comme un si grand bien que le Seigneur
vous délivre de la mort, comme furent délivrés
vos pères, quand Dieu faisait voir que les félicités
de la terre n'ont pas d'autre dispensateur que lui ? Ces félicités
appartiennent au vieil homme, lequel a commencé avec Adam. «
Mais moi je suis un ver et non pas un homme, » je suis le Christ
et non pas Adam. Vous avez été
vieux par le vieil homme, soyez nouveaux par l'homme nouveau: vous
avez été hommes par Adam, soyez par le Christ enfants des
hommes. Ce n'est pas sans raison
que le Seigneur, dans sa bonté, se dit plus souvent dans l'Evangile
fils de l'homme que l'homme (3); ce n'est pas sans raison qu'il est dit
dans un autre psaume : «
Seigneur, vous sauverez les hommes et les bêtes; partout s'est
étendue, ô mon Dieu, l'abondance de votre miséricorde
(4) ! » Par vous ce salut est commun aux
hommes et aux bêtes. Mais les hommes nouveaux ont un autre salut
qui les sépare des animaux et qui appartient à la nouvelle
alliance; ils l'ont entièrement; car il en
est- parlé dans la suite du même psaume : « Mais
les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes.
Ils s'enivreront de l'abondance de votre maison, et vous
les abreuverez au torrent de vos délices. Car en vous est la
source de la vie, et ce sera dans votre lumière que nous verrons
la lumière (5). » En disant après: « Mais
les fils des hommes, » le Psalmiste semble faire une distinction
entre les hommes et les enfants des hommes. Dans la félicité
de ce salut, qui leur est commun avec
1. I Tim. II. 5. 2. I Cor. XV, 22. 3. Matth. XVII, 9, 12. 4.
Ps. XXXV, 7. 5. Ps. XXXV, 7-10.
304
les bêtes, il a voulu ne les appeler que les hommes, afin de
montrer qu'ils appartenaient à ce premier homme par qui ont commencé
la vétusté et la mort, et qui a été
homme sans être fils de l'homme. Quant à ceux qui espèrent
une autre félicité et les ineffables délices de la
source de la vie et la lumière de l'éternelle lumière,
l'Ecriture les appelle de ce nom que leur Seigneur s'est donné
de préférence : elle appelle enfants des hommes plutôt
que hommes, ces fidèles pour qui une telle grâce
s'est manifestée.
23. Ne croyez pas cependant que cette distinction entre les hommes
et les enfants des hommes soit une règle qu'on doive suivre toujours;
il faut avoir égard aux
circonstances et ne l'employer que pour expliquer le sens quand il
est clair, le découvrir s'il est caché. Dans cet endroit
du psaume XXI, la distinction n'est-elle pas
évidente? Le Prophète dit : « Nos pères
ont espéré en vous, et vous les avez délivrés.
Ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés;
ils ont mis en vous leur espérance,
et ils n'ont pas été confondus; » puis il ajoute
: « mais moi; » il ne dit pas : et moi ; il dit : « Mais
moi. » Qu'est-il donc, celui qui se distingue de la sorte? «
Mais moi,
je suis un ver, dit-il, et non pas un homme; » non pas un homme
semblable à ceux que vous avez exaucés et délivrés,
pour marquer le genre de félicité qui
appartenait à l'ancienne alliance et qui devait être le
partage du vieil homme, lequel a commencé avec Adam : « Mais
moi, je suis un ver; » c'est-à-dire je suis le fils
de l'homme, et non pas un homme comme Adam, qui ne fut pas fils de
l'homme.
24. Voilà pourquoi on lit ensuite : « Je suis l'opprobre
des hommes et le mépris du peuple. Tous ceux qui me regardaient
m'insultaient; l'injure est partie de leurs
lèvres , ils ont hoché la tête. Il a espéré
en Dieu; que Dieu le délivre, qu'il le sauve, s'il l'aime. »
Voilà ce que les juifs ont dit, non pas seulement de coeur, mais
de
bouche; ils se moquaient du Christ que Dieu ne délivrait pas,
et ne croyaient pas ce qui devait arriver. Cette délivrance s'est
accomplie, non pas comme ils se
l'imaginaient, mais de la façon qui convenait au Fils de l'Homme,
dans lequel devait se manifester l'espérance de l'éternelle
vie appartenant à la nouvelle alliance; et
voyant qu'elle n'arrivait pas , ils insultaient au Christ comme à
un vaincu, parce qu'ils appartenaient à l'ancienne alliance et à
l'homme en qui tous meurent, et non point
au Fils de l'Homme en qui tous seront vivifiés. Car l'homme
s'est donné la mort, à lui et au Fils de l'Homme; mais le
Fils de l'Homme, opprobre des hommes et
mépris du peuple jusqu'à la mort, a donné la vie
à l'homme en mourant et en ressuscitant. Il a voulu souffrir en
présence de ses ennemis pour qu'ils le regardassent
comme abandonné, et par là il laissait éclater
la grâce de la nouvelle alliance qui devait nous apprendre à
chercher une autre félicité : nous l'avons maintenant en
espérance, mais plus tard nous l'aurons dans la claire vision.
« Tant que nous sommes dans le corps, dit l'Apôtre, nous voyageons
loin du Seigneur; nous marchons
avec la foi et non dans la claire vision (1). » C'est donc maintenant
l'espérance, alors ce sera la réalité.
25. Enfin le Christ n'a pas voulu montrer à des étrangers,
mais aux siens, sa résurrection qui ne devait pas tarder longtemps
comme la nôtre , afin que son exemple
devint le fondement de notre espérance : quand je parle d'étrangers,
je n'ai pas en vue la nature, mais le vice qui est toujours contre la nature.
Le Christ est donc
mort en présence des hommes, mais il est ressuscité en
présence des enfants des hommes ; parce que la mort appartient à
l'homme et la résurrection au Fils de
l'Homme: comme tous meurent en Adam, tous seront vivifiés dans
le Christ. Afin d'exciter ses fidèles à mépriser la
félicité temporelle pour celle qui est éternelle,
il a
subi, les persécutions et les cruautés et s'est livré
aux mains de ceux qui se moquaient orgueilleusement de lui comme d'un vaincu.
En tirant son corps du tombeau, en
le faisant voir et toucher à ses disciples, en l'élevant
au ciel devant eux, il les a édifiés et leur a donné
la preuve évidente de ce qu'ils devaient attendre et annoncer.
Mais, quant à ceux qui lui avaient fait souffrir tant de maux
jusqu'à la mort et qui se vantaient d'avoir triomphé de sa
faiblesse, le Sauveur les a laissés dans cette
opinion, afin que quiconque parmi eux voudrait obtenir le salut éternel,
crût à sa résurrection sur le témoignage de
ses disciples : les disciples avaient vu leur Maître
ressuscité, ils annonçaient le prodige en le confirmant
par des miracles, et, en témoignage de la vérité,
ils ne craignirent pas de souffrir les mêmes tourments que le
Christ lui-même.
1. II Cor. V, 6, 7.
305
26. C'est pourquoi Jacques, un des apôtres du Sauveur , exhortant
dans son épître les fidèles qui étaient encore
retenus en cette vie après la passion et la
résurrection du Christ; distinguait l'ancienne et la nouvelle
alliance et disait : « Vous avez entendu parler de la patience de
Job, et vous avez vu la fin du Seigneur (1).
» Il ne voulait pas que la patience des fidèles à
supporter les maux du temps fût uniquement inspirée par l'espérance
de recouvrer ce que recouvra Job (2). Car Job
fut guéri de sa plaie et de sa pourriture, et Dieu lui rendit
le double de tout ce qu'il avait perdit. Ici est encouragée la foi
de la résurrection Dieu rendit à Job, non pas
le double de ses enfants, mais autant qu'il en avait perdus, et la
signification des nouveaux-nés était la résurrection
future de ceux de ses enfants qu'il avait vu mourir :
en joignant les nouveaux-nés à ceux que la résurrection
devait lui rendre, Job retrouvait le double, même dans ses enfants.
Pour nous empêcher donc d'aspirer à de
telles récompenses au milieu des maux du temps, saint Jacques
ne dit pas : Vous avez entendu parler de la patience et de la fin de Job,
mais : « Vous avez- entendu
parler de la patience de Job et vous avez vu la fin du Seigneur. »
C'est comme s'il avait dit : Supportez les maux du temps comme Job; mais,
pour prix de cette
patience, n'espérez pas les biens temporels qui furent rendus
à Job avec surcroît; espérez plutôt les biens
éternels qui ont devancé tous les autres dans le Seigneur.
Job était donc de ces pères qui crièrent vers
le Seigneur et furent sauvés. Quand le Christ dit
« Mais moi, » il montre assez quel genre de salut il a
voulu leur accorder; c'est dans ce genre de salut qu'il a été
lui-même abandonné. Ce n'est pas que ces pères
soient demeurés étrangers au salut éternel, mais
ce salut était un bien caché qui devait se révéler
dans le Christ. Il y a en effet dans l'ancienne alliance un voile que le
passage au Christ fera disparaître; ainsi, à l'heure de
son crucifiement, le voile du temple se déchira (3) pour figurer
ce qu'a dit l'Apôtre sur le voile de l'ancienne
alliance « qui est ôté dans le Christ (4). »
27. Car il y eut parmi ces pères des exemples, rares il est
vrai, mais des exemples de patience jusqu'à la mort, depuis le sang
d'Abel jusqu'au sang de Zacharie (3);
et le Seigneur
1. Jacq. V, 11. 2. Job. XLII, 10. 3. Matth. XXVII , 51. 4. II
Cor. III, 14. 5. Luc. XI, 51.
Jésus dit de leur sang qu'il sera redemandé à
ceux qui auront persisté dans l'iniquité de leurs pères
coupables de ces meurtres. Il s'est rencontré et il se rencontre
encore dans la nouvelle alliance des fidèles en grand nombre
qui sont riches même des biens temporels; ils éprouvent en
cela la bonté et la miséricorde de Dieu,
observant toutefois à cet égard les prescriptions de
l'Apôtre qui a été dispensateur de la nouvelle alliance
: « Ne pas s'enorgueillir, ne pas mettre sa confiance dans
les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne
tout en abondance pour en jouir; il faut que les riches soient bienfaisants,
qu'ils soient riches en
bonnes oeuvres , qu'ils donnent aisément, qu'ils fassent part
de leurs biens, qu'ils se préparent un trésor qui soit un
bon fondement pour l'avenir, afin d'obtenir la
véritable vie (1) : » une vie comme celle qui s'est manifestée
non-seulement dans l'esprit, mais dans la chair du Christ après
sa résurrection, et non pas une vie comme
celle que les juifs lui arrachèrent lorsque, Dieu le laissant
en leur pouvoir, il parut abandonné et qu'il s'écria : «
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné? » Par là il représentait ses
martyrs ; ceux-ci n'auraient pas voulu mourir selon ces paroles adressées
à Pierre, quand il lui fut annoncé par quelle mort il
glorifierait Dieu : « Un autre vous ceindra et vous conduira
où vous ne voudrez pas aller (2); » et à cause de cela
ils semblaient, pour un temps, abandonnés de leur
Dieu puisqu'il ne voulait pas leur accorder ce qu'ils demandaient;
ils avaient aussi au fond de leur âme le sentiment de piété
qu'exprima le Seigneur aux approches de
sa passion, représentant les martyrs dans sa divine personne
: « Mais, ô mon Père ! que votre volonté soit
faite et non pas la mienne (3). »
28. Qui donc, si ce n'est notre chef lui-même, a dû nous
montrer le premier pour quelle vie nous sommes chrétiens? Aussi
Jésus ne dit pas : Mon Dieu, mon Dieu,
vous m'avez abandonné ; mais il nous avertit d'en chercher la
raison lorsqu'il ajoute : « Pourquoi m'avez-vous abandonné?
c'est-à-dire : à cause de quoi? pour quel
motif? Assurément il y avait quelque motif, et un motif assez
grand, pour que Noé fût sauvé du déluge, Loth
du feu du ciel, Isaac du glaive suspendu,
1. I Tim. VI, 17, 19. 2. Jean, XXI, 18. 3. Matth. XXVI, 39.
306
Joseph des accusations d'une femme et de la prison, Moïse des
Egyptiens, Raab de la ruine d'une ville, Suzanne ;de faux témoins,
Daniel des lions, les trois hommes
des flammes; il y a eu également un motif pour que d'autres
pères qui ont crié vers Dieu aient été sauvés,
et que Dieu n'ait pas délivré le Christ des mains des Juifs
et
qu'il l'ait laissé jusqu'à la mort au pouvoir de ses
ennemis. Pourquoi cela? pourquoi ces desseins de Dieu si ce n'est à
cause de cette parole du même psaume : « Que
cela ne me soit pas imputé à folie, » c'est-à-dire
à mon corps, à mon Eglise, aux moindres de ceux qui m'appartiennent?
Car il est dit dans l'Evangile : « Quand vous
l'avez fait pour l'un de mes plus petits, vous l'avez fait pour moi
(1). » Il a donc été dit : « Que cela ne me soit
pas imputé à folie, » comme il a été
dit « Vous l'avez
fait pour moi; » et ces mots . « Pourquoi m'avez-vous abandonné?
» ont le même sens que ceux-ci : « Qui vous reçoit
me reçoit, qui vous méprise me méprise (2). »
Ce n'est donc pas pour que cela nous soit imputé à folie,
mais pour nous apprendre que nous ne devons pas être chrétiens
en vue de cette vie où parfois Dieu nous
abandonne jusqu'à la mort aux mains de nos ennemis, mais en
vue de la vie éternelle : voilà ce que nous enseigne l'exemple
de Celui dont le nom est devenu le nôtre.
29. Ainsi est-il arrivé; et pourtant beaucoup de gens ne veulent
être chrétiens que pour jouir de la félicité
de cette vie, et quand cette félicité leur manque, ils cessent
de l'être. Que serait-ce donc si un si grand exemple ne nous
avait été donné dans la personne de notre chef, pour
nous apprendre à mépriser les choses de la terre
en vue des choses du ciel et à tenir nos regards attachés,
non pas sur les choses visibles, mais sur les invisibles? Car ce qui se
voit est temporel, mais ce qui ne se
voit pas est éternel (3). C'est nous que le Christ a daigné
représenter par ce langage. Comment, en ce qui le touche, aurait-il
voulu être délivré de cette heure de
mort, puisque c'est pour elle qu'il était venu (4)? Et comment
aurait-il pu parler comme un homme à qui arrive le contraire de
ce qu'il veut, lui qui avait le pouvoir de
quitter la vie et de la reprendre , lui à qui personne ne l'ôtait,
mais qui la quittait et la reprenait, comme il l'a dit dans l'Evangile
(5)? Certainement
1. Matth. XXV, 40. 2. Luc, X,16. 3. II Cor. IV, 18. 4. Jean,
XII. 5. Ibid. X, 18.
c'est nous qui lui étions présents quand le Christ prononçait
ces paroles, et le chef parlait pour son corps : il y avait une unité
de langage là où il y avait parfaite union.
30. Faites attention, dans la suite du psaume, à cette prière:
« Parce que vous m'avez tiré des entrailles de ma mère,
vous avez été mon espérance depuis que j'ai
commencé à sucer ses mamelles. Dès son sein je
me suis jeté entre vos mains; vous êtes mon Dieu depuis que
j'ai quitté les entrailles de ma mère (1). » C'est
comme
s'il avait dit : Vous m'avez fait passer d'une chose à une autre
pour que vous soyez mon bien, au lieu des biens terrestres de cette mortalité
que j'ai prise dans le sein
de ma mère, dont j'ai sucé les mamelles. Car c'est là
l'état du vieil homme d'où vous m'avez tiré; et ces
biens de la naissance charnelle ce sont les biens d'où je me
suis détourné pour mettre en vous seul mon espérance.
Et « dès son sein, » c'est-à-dire depuis que
j'ai commencé à jouir de ces biens dans le sein de ma mère,
« je
me suis jeté entre vos mains, » c'est-à-dire en
passant à vous, en me donnant tout à vous. C'est,pour cela
que « depuis que j'ai quitté les entrailles de ma mère,
»
c'est-à-dire depuis que j'ai connu les biens de cette mortelle
vie que j'ai prise dans le sein maternel, « vous êtes «
mon Dieu, » afin que ce soit vous qui soyez mon
bien. Cette manière de parler est comme celle-ci par exemple
: De la terre je suis venu habiter le ciel, c'est-à-dire j'ai passé
de là ici: et c'est ainsi que nous avons été
transformés en Jésus-Christ, nous qui changeons de vie
par la grâce de la nouvelle alliance, en passant de la vie du vieil
homme à celle du nouveau. C'est ce que le
Christ a montré par le mystère de sa passion et de sa
résurrection, en changeant sa chair mortelle en corps immortel,
et non en faisant passer sa vie à un état
nouveau; n'ayant jamais été impie, elle n'a pu aller
de l'impiété à la piété.
31. Il est pourtant des commentateurs qui ont rapporté à
notre chef lui-même ces paroles: « Vous êtes mon Dieu
depuis que j'ai été tiré « du sein de ma mère,
»
parce que le Père est son Dieu en tant qu'il est homme sous
la forme d'un serviteur et non pas en tant qu'il est égal au Père
dans la forme de Dieu (2). En disant «
Vous êtes mon Dieu depuis que j'ai été tiré
du sein de ma mère, » c'est donc comme si
1. Ps. XXI, 10, II.
2. Saint Ambroise, livre Ier, sur la Foi, chap. VI.
307
le Sauveur disait : Depuis que j'ai été fait homme, vous
êtes mon Dieu. Mais que signifient ces mots : « Vous m'avez
tiré des entrailles de ma mère », si on les entend
de Jésus né d'une vierge? Est-ce que Dieu ne tire pas
les autres hommes du sein de leur mère, lui dont la Providence comprend
tout ce qui naît? A-t-il voulu marquer
le miraculeux enfantement d'une vierge, et annoncer que Dieu lui-même
a fait ce prodige pour que personne ne refuse d'y croire? Qu'est-ce donc
aussi que ce
passage : « Vous êtes mon espérance depuis que j'ai
commencé à sucer les mamelles de ma mère? »
Comment l'appliquer encore au chef même de l'Eglise ? Est-ce
que son espérance en Dieu date du jour où il a sucé
les mamelles de sa mère et n'a pas commencé auparavant? Car
il ne faut pas entendre ici une autre espérance
que celle d'être ressuscité d'entre les morts, puisque
tout ceci est dit par rapport à l'incarnation. Ou bien, comme la
fécondité des mamelles des femmes se prépare,
dit-on, dès le moment de la conception, peut-être que
ces mots : « depuis la mamelle » équivalent à
ceci : Depuis que j'ai pris une chair pour laquelle j'espérais
l'immortalité; de sorte que le Christ n'avait rien à
espérer lorsqu'il était dans la forme de Dieu, où
nul changement en mieux n'est possible; et que son espérance datait
de la première heure où il avait pris une chair, laquelle
devait passer de la mort à l'immortalité.
32. Mais ces paroles : « Je me suis jeté entre vos mains
dès le sein de ma mère, » j'ignore comment on peut
les appliquer à notre chef. Est-ce que, même dans le
sein maternel, il n'était pas en ce Dieu dans lequel nous avons
la vie, le mouvement et l'être'? Est-ce que l'âme raisonnable
de cet enfant n'aurait commencé à espérer
en Dieu, que depuis sa naissance? Faut-il croire par hasard qu'une
âme raisonnable ne lui a été donnée qu'après
être sorti du sein de sa mère, et que cette âme lui
manquait avant qu'il eût vu le jour, et comme cette âme,
que le corps ne devait recevoir qu'après la naissance, était
unie à Dieu, faut-il croire que ce soit selon la chair
que ces paroles aient été écrites : « Je
me suis jeté entre vos mains, au sortir du sein de ma mère;
» et que le sens soit celui-ci : j'ai reçu au sortir du sein
de ma mère,
l'âme qui vous était unie? Mais qui serait assez téméraire
pour soutenir
1. Act. XVII, 28.
cette opinion, lorsque l'origine de l'âme est cachée en
de telles profondeurs que mieux vaut la chercher toujours tant que nous
sommes dans cette vie, que de jamais
présumer l'avoir trouvée? Nous avons dit, au contraire,
comment ces paroles pouvaient être entendues de notre nature transformée
en celle du Christ. S'il arrive que
quelqu'un ait pu ou puisse découvrir quelque chose de meilleur,
nous ne méconnaissons aucun génie et nous ne portons envie
à aucune doctrine.
33. Ces mots : « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
voyez comme ils s'éclairent de ces autres paroles: « Ne vous
éloignez pas de moi, parce que l'affliction est
proche ! » Comment Dieu a-t-il délaissé le Christ
qui lui dit : Ne vous éloignez pas de moi ? si ce n'est parce qu'il
a abandonné la félicité passagère de la vie
du, vieil
homme; et le Christ prie Dieu de ne pas s'éloigner et de lui
laisser l'espérance de l'éternelle vie. Mais pourquoi ces
mots
« Mon affliction est proche? » La Passion du Sauveur n'était
pas éloignée, et c'est au milieu de cette passion même
qu'il prononce les paroles prophétiques de ce
psaume; car il en doit prononcer encore ces mots clairement écrits
dans l'Evangile : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements,
et ils ont tiré ma robe au sort (1); » ce
qui arriva tandis que le Sauveur était suspendu à la
croix. Pourquoi donc «cette affliction qui est proche, » quand
le Sauveur parle au milieu même de sa Passion? Ce
qu'il faut comprendre, c'est que quand la chair est dans les douleurs
et les peines, l'âme soutient un grand combat de patience où
elle a besoin de travailler et de prier
pour ne pas succomber. Rien n'est plus près de l'âme que
sa chair; aussi tout grand et parfait contempteur de ce monde ne souffre
pas lorsqu'il ne souffre pas dans
sa chair. Il a sa raison qui veille, lorsqu'il perd des biens extérieurs
qui sont si loin du coeur d'un sage sans passion; il ne se met. pas en
peine de ce qu'il souffre parce
qu'il ne souffre rien. Mais quand il perd les principaux biens du corps,
la santé et la vie, l'affliction menace les biens de l'âme,
par lesquels il règne sur son propre
corps. Y a-t-il une raison assez forte pour le préserver de
la douleur si on le déchire ou si on lui brûle le corps? Telle
est l'union du corps avec l'âme, que celle-ci
souffre nécessairement quand l'autre souffre.
34. Telle fut aussi la marche que suivit le
1. Matth. XXVII, 35.
308
démon quand il voulut nuire à ce grand homme qu'il avait
demandé à tenter; il reçut d'abord la puissance sur
ses biens extérieurs l'enlèvement et la perte de ces biens
trouvèrent Job inébranlable; il disait : « Le Seigneur
a donné, le Seigneur a ôté; il a été
fait comme il a plu au Seigneur : que le nom du Seigneur soit béni
(1) ». Le
démon alors demanda de le tourmenter dans sa chair; son dessein
dans ce combat était de lui enlever les biens les plus proches,
les biens du corps. Si Job
succombait après les avoir perdus, et tournait son cur contre
[lieu, il perdrait aussi les biens de l'âme, et c'était là
que voulait en venir le tentateur; il s'en approchait
davantage en épuisant sa rage contre le corps. Dans cette grande
épreuve, où l'affliction était proche des biens de
l'âme, Job, malgré le caractère prophétique
de
beaucoup de ses paroles, tint un langage différent de celui
qu'il faisait entendre quand il ne s'agissait que de la perte des biens
extérieurs : parmi ces biens ravis il ne
comptait pas ses enfants, non perdus, mais envoyés en avant.
33. C'est donc l'âme du martyr, représenté par
Jésus-Christ, qui crie, lorsque déjà elle commence
à souffrir dans la chair. Elle dit à Dieu qui l'abandonne
dans la
terrestre félicité, mais avec qui elle demeure dans l'espérance
de l'éternelle vie: « Ne vous éloignez pas de moi parce
que mon affliction est proche: » ce n'est ni dans
mon champ, ni dans mon or, ni dans mon troupeau, ni dans mes maisons
et mes murailles, ni dans la perte de mes enfants; c'est dans ma chair,
à laquelle je suis uni, à
laquelle je suis lié; je ne puis pas ne pas sentir ce qu'elle
sent; je suis serré d'aussi près que je puisse l'être
pour que ma patience m'abandonne. « Ne vous éloignez
pas de moi, parce que je n'ai personne qui vienne à mon secours:
» ni ami, ni parent, ni louange humaine, ni souvenir d'un plaisir
passé, ni rien de ce qui a coutume
d'étayer, les croulantes félicités de la terre,
ni même la vigueur humaine qui est en moi; car si vous vous éloignez,
que devient la force de l'homme?. L'homme n'est
quelque chose que parce que vous vous souvenez de lui.
36. « Des veaux m'ont entouré en grand nombre; »
cela s'entend du bas peuple. « Des taureaux gras m'ont attaqué;
» cela s'entend des orgueilleux et des riches,
chefs du peuple.
1. Job. I, 21.
« Ils ont ouvert contre moi leur bouche, » « criant
: Crucifiez. le, crucifiez-le (1) ! » Ils étaient «
comme un lion ravissant et rugissant; » car, après avoir saisi
le Christ,
ils l'ont entraîné chez le gouverneur, et ils ont rugi
en demandant sa mort. « J'ai été répandu comme
de l'eau: » comme pour faire tomber les persécuteurs qui se
précipitaient sur moi. « Tous -nies os ont été
dispersés: » que sont les os sinon les soutiens du corps?
Or, le corps du Christ, c'est l'Eglise : et quels sont les soutiens
de l'Eglise, sinon les apôtres qui, ailleurs, en sont appelés
les colonnes s? Les apôtres se dispersèrent quand on conduisait
leur Maître à la croix, après qu'il eut
souffert et qu'il fut mort. « Mon cur s'est fondu comme de la
cire au milieu de mes entrailles.» Il est difficile de trouver comment
ceci petit se rapporter à notre chef,
qui a été le Sauveur de son propre corps. II faut un
bien grand effroi pour que le cur de l'homme se fonde comme de la cire:
comment un sentiment pareil se
serait-il rencontré en celui qui avait le pouvoir de quitter
et de reprendre la vie? Mais, certainement, ou bien le Christ a représenté
les infirmités des siens, soit de
ceux qui ont peur de la mort, comme Pierre lui-même qui renia
coup sur coup son Maître après des assurances si présomptueuses,
soit de ceux qu'une tristesse
salutaire accable, comme ce même Pierre quand il pleura amèrement;
car la tristesse fait connue fondre le coeur; et c'est pourquoi on l'appelle,
dit-on, ??p? (3) en
grec. Ou bien le Christ a voulu nous faire entendre ici quelque chose
de mystérieux et de profond, et nous désigner sous le nom
de son cur ses divines Ecritures;
c'est là qu'était caché ce qui s'est révélé,
quand par sa passion, il a accompli les prophéties; son avènement,
sa naissance, sa passion, sa résurrection, sa glorification
sont comme autant de points de ses Ecritures qui ont eu leur solution;
qui ne comprend ces choses dans les prophètes, lorsqu'elles sont
entrées même dans l'esprit de
la multitude charnelle? Peut-être le Christ la désigne-t-il
par ses entrailles: il lui donne ainsi dans son corps, qui est l'Eglise,
la place du ventre, à cause de la
grossièreté de ses penchants. Ou bien si ce mot d'entrailles
convient davantage aux personnes intérieures, on en conclura que
l'intelligence des Ecritures appartient
surtout à ceux qui sont les plus par
1. Luc, XXIII, 21. 2. Gal. II, 9.
3. ??p?, viendrait-il de ??e?? qui signifie résoudre, détruire?
309
faits: le coeur du Christ, c'est-à-dire ses Ecritures, qui renferment
ses desseins éternels, se fond comme de la cire au milieu d'eux,
dans leurs pensées; il se fond en ce
sens qu'il est ouvert, pénétré, développé
par la ferveur de l'esprit.
37. « Ma force s'est affermie comme de la terre cuite au feu.
» Le vase de terre est affermi par le feu; ainsi la force du corps
du Christ n'est pas comme une paille
que le feu consume, mais elle s'accroît par la souffrance comme
le vase de terre s'endurcit dans le feu. L'Ecriture dit ailleurs : «
La fournaise éprouve les vases du
potier, et l'affliction éprouve les justes (1). » «
Ma langue s'est attachée à mon palais. » Ce verset
peut signifier le silence marqué par un autre prophète: «
Il est
demeuré sans voix comme l'agneau devant celui qui le tond (2).
» Mais si nous entendons par la voix du Christ ceux dont il se sert
pour annoncer son Evangile, nous
dirons qu'ils s'attachent à son palais quand ils ne s'écartent
pas de ses préceptes.
38. Ce qui suit : « Et vous m'avez conduit dans la poussière
de la mort, » comment l'appliquer à notre chef, dont le corps
ressuscité le troisième jour n'est pas tombé
en poussière? Les apôtres, dans leur explication de ce
passage d'un autre psaume : « Vous ne permettrez pas que votre Saint
soit livré à la corruption (3), » ont
reconnu que le corps du Sauveur, si promptement ressuscité,
n'avait pas été corrompu (4). Le Christ dit également
dans un autre psaume : « A quoi servira l'effusion
de mon sang, si je tombe dans la corruption? La poussière chaulera-t-elle
vos louanges et publiera-t-elle votre vérité (5)?»
Le Christ veut dire que si, une fois mort, il
était devenu en poussière comme les autres, et si la
résurrection de sa chair avait été différée
jusqu'à la fin des temps, son sang aurait coulé sans profit
: sa mort
n'aurait servi à rien, et la vérité de Dieu qui
avait annoncé sa prompte résurrection n'aurait pas été
annoncée. Que veut-il donc dire de lui dans ce passage: «
Et vous
m'avez conduit dans la poussière de la mort? » Nous devons
entendre ici son corps qui est l'Eglise: ceux qui, dans le sein de l'Eglise,
sont morts ou meurent pour le
nom du Christ, ne ressuscitent pas aussitôt que lui, mais ils
sont conduits dans la poussière de la mort en attendant le temps
de la résurrection
1. Ecclési. XXVII, 6. 2. Isaïe, LIII, 7. 3. Ps.
XV, 10. 4. Ps. XV, 10; Act. II, 24-32. 5. Ps. XXIX, 11, 12.
marqué par l'Evangile : « L'heure viendra où
tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et se lèveront
(1). » Peut-être aussi, dans la pensée du Christ,
la poussière de la mort est une figure qui désigne les
juifs eux-mêmes, aux mains desquels il a été livré;
car il est écrit: « Il n'en est pas ainsi des impies; non,
il n'en est
pas ainsi; mais ils seront comme la poussière que le vent chasse
sur la face de la terre (2). »
39. « Des chiens m'ont environné en grand nombre; une
réunion de méchants m'a as« siégé. »
Ceux qu'il a désignés sous le nom de poussière de
la mort, le Christ les
désigne peut-être ici sous la dénomination de chiens
nombreux et de méchants rassemblés; il les appellerait des
chiens parce. qu'ils aboient contre ceux qui ne leur
font aucun mal et qu'ils n'ont pas coutume de voir. Mais ce qui suit
est comme un récit même de l'Evangile; c'est le crucifiement
du Sauveur: « Ils ont percé mes
mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. Ils m'ont considéré
et regardé.» En effet, ses pieds et ses mains ont été
percés de clous, et quand son corps a été
étendu sur la croix, on a en quelque sorte compté ses
os. On l'a considéré et regardé pour savoir ce qui
allait lui arriver, pour savoir si Elie viendrait le délivrer (3).
40. Le verset qui suit n'a pas besoin d'explication : « Ils ont
partagé entre eux mes vêtements, et ont tiré ma robe
au sort. » Les paroles qui viennent après sont une
prière soit du chef, c'est-à-dire de lhomme médiateur,
soit du corps, c'est-à-dire de l'Eglise, que le Christ appelle son
unique. « Mais vous, Seigneur, dit-il,
n'éloignez pas de moi votre secours. » Ceci appartient
à sa propre chair, dont la résurrection n'a pas été
renvoyée à des temps lointains comme la résurrection
des
autres morts. « Soyez attentif à ma défense, »
de peur que les ennemis ne me fassent du mal; ils croient pouvoir quelque
chose parce qu'ils frappent de mort une
chair mortelle. Mais les ennemis ne font aucun mal si, avec la grâce
de Dieu, ceux qu'ils frappent ne fléchissent pas et ne consentent
point au mal. C'est ainsi
qu'ailleurs il a été prophétisé que «
la terre a été livrée aux mains des impies: »
ce qui s'entend de la chair terrestre.
41. « Délivrez mon âme de la framée (4).
» La
1. Jean, V, 28. 2. Ps. I, 4. 3. Matth. XXVI, 49. 4 Quoique, dans
notre langue, la framée désigne particulièrement l'arme
des anciens Germains, nous ne
trouvons pas d'autre mot pour traduire ici le mot du texte : Framea.
Le mot épée ne convient point. Framea est une sorte d'épée.
Ce n'est pas ce qu'on appelle une
épée.
310
framée est une épée; le Christ n'a pas péri
par un fer semblable, mais par la croix; ce n'est pas une épée,
mais une lance qui a ouvert son côté. La framée désigne
donc ici métaphoriquement la langue des ennemis, comme il est
dit dans un autre psaume: « Et leur langue est comme une épée
tranchante (1). » La langue des
méchants ayant triomphé en ce qui touche sa chair, le
Christ prie que nul mal ne soit fait à son âme: « Délivrez
mon âme de la framée. » Si on l'applique à
notre chef,
cette prière est bien moins une supplication que la prédiction
figurée d'une chose future. Ou bien le mot de framée est
employé à cause des persécutions violentes
que l'Eglise devait souffrir, car c'est surtout avec la framée
qu'on a fait mourir les martyrs; le Christ prie donc pour leurs âmes,
afin qu'ils ne craignent pas ceux qui
tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme (2), et afin qu'ils
ne consentent pas aux choses défendues. Peut-être encore appelle-t-il
du nom de framée la langue des
ennemis qui les ont persécutés, et veut que son âme,
c'est-à-dire l'âme de son corps, l'âme de ses saints,
en soit délivrée.
42. « Délivrez mon unique de la fureur du chien ; »
il ne peut s'agir ici que de l'Eglise. Le Christ désigne le monde
sous le nom de chien, parce qu'il aboie, sans autre
raison que l'habitude, contre la vérité à laquelle
il n'est pas accoutumé. Tel est le naturel des chiens qu'ils n'aboient
pas contre les gens, bons ou mauvais, qu'ils ont
coutume de voir; mais ils s'irritent contre les personnes qu'ils ne
connaissent pas, même quand elles ne leur font aucun mal. «
La fureur du chien » représente la
puissance du monde. C'est aussi sous la figure d'un lion qu'a été
représenté le monde dans son attaque future contre l'Eglise
: « Sauvez-moi de la gueule du lion. » De
là cette parole du livre des Proverbes : « Il n'y a pas
de différence entre les menaces du roi et la colère du lion
(3). » Cependant l'apôtre Pierre compare le démon au
lion rugissant et cherchant tout autour qui il dévorera (4).
Voulant montrer les superbes de ce monde comme les ennemis des humbles
chrétiens, il ajoute : « Et
délivrez ma faiblesse des cornes des licornes. » Les licornes
représentent les orgueilleux qui détestent d'être mêlés
avec le
1. Ps. LVI, 5. 2. Matth. X, 28. 3. Prov. XIX, 12. 4. Pierre,
V, 8.
reste des hommes : tout orgueilleux, autant qu'il est en lui, désire
être seul à s'élever.
43. Voyez maintenant quel fruit le Christ a recueilli, soit pour n'avoir
pas été écouté, mais délaissé
en ce qui touche la félicité de la terre, et afin de nous
apprendre ce
que nous devons désirer par la grâce de la nouvelle alliance,
soit pour avoir été exaucé quand il a demandé
à Dieu de ne pas s'éloigner de lui, après lui avoir
dit : «
Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » car il y aurait ici
contradiction s'il ne fallait pas attacher à chacun de ces passages
un sens différent. Ecoutez donc avec
l'attention la plus forte, comprenez avec tout votre esprit la grande
chose que je vais vous dire aussi bien que je le pourrai, ou plutôt
autant que me l'inspirera celui qui
nous exauce, en Jésus-Christ, en tant qu'il est homme médiateur
entre Dieu et nous, et avec Jésus-Christ en tant qu'il est Dieu,
égal à Dieu, et « assez puissant pour
faire, selon les paroles de l'Apôtre; au delà de ce que
nous demandons et comprenons (1); » voyez dans ce psaume la grâce
de la nouvelle alliance; voyez quel est le
fruit de cet abandon, de cette tribulation, de cette prière,
quelles insinuations et quelles leçons éclatantes en découlent;
voyez ce qui a été prophétisé bien avant que
laccomplissement en parût sous nos yeux : « Je raconterai
votre nom à mes frères, dit le Christ, je vous chanterai
au milieu de l'Eglise (2). » Les frères sont ceux
dont il parle dans l'Evangile : « Allez, et dites à mes
frères (3) » cette Eglise est celle que le Christ a appelée
son unique, la seule catholique qui se répand et se
multiplie sur toute la terre, qui croît et s'étend jusqu'aux
nations les plus éloignées : de là ces paroles de
l'Evangile : « Et cet Evangile sera annoncé dans le
monde
entier pour servir de témoignage à toutes les nations,
et ensuite la fin viendra (4). »
44. « Je chanterai : » C'est ce cantique nouveau dont il
est dit dans un autre psaume: « Chantez au Seigneur un cantique nouveau,
que toute la terre le lui chante (5). »
Vous avez ici quel cantique doit être chanté et au milieu
de quelle Eglise. C'est un cantique nouveau, et l'Eglise qui le chantera
c'est toute la terre. Car il chante en
nous lui-même, lui par la grâce de qui nous chantons. Comme
dit lApôtre : « Est-ce que vous voulez éprouver la
1. Ephés. III, 20. 2. Ps. XXI, 23. 3. Jean, XX, 17. 4.
Matth. XXIV, 14. 2. Ps. XCV, 1.
311
puissance du Christ qui parle en moi (1) ? » Le milieu de l'Eglise
s'entend de l'éclat et du retentissement, parce que plus les choses
se font ouvertement, plus on dit
qu'elles se font au milieu du monde : ce milieu peut s'entendre aussi
des personnes intérieures de l'Eglise, parce que l'intérieur
c'est le milieu. Car tout homme qui a
des chants sur les lèvres ne chante pas « le cantique
nouveau, » mais celui-là seul qui le chante comme le dit l'Apôtre
: « Chantant et psalmodiant du fond de vos
curs à la gloire du Seigneur. (2) » Elle est intérieure
cette joie qui fait chanter et retentir dans le coeur les louanges de Dieu;
cette voix de la louange célèbre le Dieu
qu'il faut aimer pour lui-même de tout cur, de toute âme,
de tout esprit, et qui embrasé celui qui l'aime par la grâce
de son Saint-Esprit; car qu'est-ce que c'est que
le cantique nouveau, sinon la louange de Dieu ?
45. La suite du psaume nous le montre avec plus d'évidence.
Après avoir dit : « Je raconterai votre nom à mes frères,
parce que personne n'a jamais vu Dieu et que
c'est le Fils unique qui est dans le sein du Père qui nous l'annonce
lui-même (3), et après avoir ajouté
« Je vous chanterai au milieu de l'Eglise, » le Christ
nous fait voir aussitôt comment il chante, c'est-à-dire il
nous apprend qu'il chante en nous à mesure que nous
avançons dans la connaissance de ce nom qu'il a raconté
à ses frères, et qu'il chante en. nous les louanges de Dieu
: « O vous qui craignez le Seigneur, dit-il, louez-le
! » Mais qui loue avec vérité, si ce n'est celui
qui aime avec sincérité? C'est donc comme si le Christ avait
dit : Vous qui craignez le Seigneur, aimez-le. En effet, «le
Seigneur a dit à l'homme : voilà que la piété
est la sagesse (4). » Or la piété c'est le culte de
Dieu, et l'on n'adore Dieu qu'eu l'aimant. La souveraine et vraie sagesse
est donc dans ce premier précepte : «,Vous aimerez le
Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, et de toute votre âme (5);
» c'est pourquoi la sagesse est l'amour de
Dieu. Cet amour n'est répandu dans nos coeurs que par le Saint-Esprit
qui nous a été donné (6). Or la crainte du Seigneur
est le commencement de la sagesse (7),
et on ne craint plus quand on aime; car la parfaite charité
chasse la crainte (8). Ainsi donc la crainte qui
1. II Cor. XIII, 3. 2. Ephés. V, 19. 3. Jean. I, 18. 4.
Job. XXVIII, 28, selon les Septante. 5. Matth. XXII, 37. 6. Rom. V,
5. 7. Ps, CX, 18.
8. Jean, IV, 18.
nous est d'abord inspirée détruit l'habitude des oeuvres
mauvaises et réserve la place à l'amour : elle s'en va quand
l'amour arrive pour s'établir en maître dans le
coeur de l'homme.
46. Donc, « ô vous qui craignez le Seigneur, louez-le !
» adorez Dieu, non pas d'un culte servile, mais d'un culte libre;
apprenez à aimer celui que vous craignez, et
vous pourrez louer l'objet de votre saint amour. Les hommes de l'ancienne
alliance, craignant Dieu à cause de la lettre qui épouvante
et qui tue, et n'ayant pas
encore. l'Esprit qui vivifie (1), couraient au temple pour offrir des
sacrifices; le sang qu'ils répandaient était une figure de
celui par lequel nous avons été rachetés,
mais ils l'ignoraient lorsqu'ils immolaient des victimes. Maintenant
que nous sommes dans la grâce de la nouvelle alliance, « ô
vous qui craignez le Seigneur, louez-le !
» Lui-même dans un autre psaume, annonçant d'autres
sacrifices à la place de ceux qui étaient offerts comme une
figure de l'avenir, il a dit : « Je ne recevrai plus de
taureaux de votre main, ni de boucs de vos troupeaux. » Et peu
après, afin de montrer le sacrifice de la nouvelle alliance, après
la cessation de ces premiers
sacrifices, « immolez à Dieu, dit-il, le sacrifice de
louange, et rendez vos voeux au Très-Haut. » Et à la
fin du même psaume : « Le sacrifice de louange me glorifiera;
là est la voie par laquelle je montrerai à l'homme mon
salut (2). » Le salut de Dieu c'est le Christ, que le vieillard Siméon
reconnut en esprit quand le Sauveur était
encore enfant; il le prit entre ses bras, et dit . « Maintenant,
Seigneur, vous laisserez mourir en paix votre serviteur, selon votre parole,
parce que mes yeux ont vu
votre salut (3). »
47. Donc, « ô vous qui craignez le Seigneur, louez-le!
que toute la race de Jacob le glorifie. » Ce n'est pas sans motif
que le Christ ne s'est pas contenté de dire : « la
race de Jacob; » et qu'il a ajouté : « toute la
race;» il craignait qu'on n'appliquât ces paroles qu'à
ceux d'entre les juifs qui devaient croire. Car la race de Jacob est la
même que celle d'Abraham; or ce n'est pas seulement aux juifs
fidèles, mais à tous ceux qui croient en Jésus-Christ
que l'Apôtre adresse ces mots : « Vous êtes la
race d'Abraham, héritiers selon la promesse (4).» Car
le même Apôtre nous a fait voir une figure
1. II Cor. III, 6. 2. Ps. XCIX, 9, 14, 23. 3. Luc, 29, 30. 4.
Gal, III, 29.
312
de la nouvelle alliance dans ce passage de l'Ecriture : « C'est
en Isaac que sera ta postérité (1); » et non en Ismaël,
le fils de la servante. Ecrivant aux Galates, il
montre une figure allégorique des deux alliances dans les deux
fils d'Abraham, l'un esclave, l'autre libre, et dans les deux femmes, l'une
esclave, l'autre qui ne l'était
pas (2). Aussi dit-il ailleurs : « Ce et ne sont pas les enfants
de la chair qui sont enfants de Dieu; ce sont les enfants de la promesse
qui sont réputés de la race
d'Abraham. Car la parole de la promesse est celle-ci : Je viendrai
à ce temps-là, et Sara aura un fils (3). »
48. Ce serait trop long d'expliquer en détail pourquoi les enfants
de la promesse, appartenant à Isaac, appartiennent à la grâce
de la nouvelle alliance. J'en dirai
cependant un mot; vous en retirerez d'autant plus de fruit que vous
le méditerez avec plus de piété. Dieu ne promet pas
tout ce qu'il prédit; car, dans sa prescience
universelle, il prédit ce, qu'il ne fait pas lui-même.
Il prédit donc les péchés des hommes qu'il- peut prévoir
et qu'il ne fait pas. Mais il promet ce qu'il doit faire
lui-même; le bien s'entend, pas le mal. Car, qui promet le mal?
Quant au mal que Dieu réserve aux méchants, ce ne sont pas
des péchés, mais des châtiments qui
sont promis; et toutefois, c'est bien plus une menace qu'une promesse.
Dieu donne et prévoit tout; il prédit les péchés,
il menace des supplices, il promet les bienfaits
les enfants de la promesse sont donc les enfants du bienfait. C'est
la grâce qui se donne gratuitement, non point en considération
de notre mérite, mais par pure
bonté. C'est pourquoi nous en rendons grâces au Seigneur
notre Dieu; c'est le grand mystère du sacrifice de la nouvelle alliance.
Où, quand et comment est-il offert?
c'est ce que vous apprendrez lorsque vous serez baptisé (4).
49. On lit ensuite : « Que toute la race d'Israël le craigne.»
Ce n'est pas un petit mystère que les deux noms de Jacob et d'Israël
donnés à un même homme ; mais
tout ne peut pas être dit dans un seul livre; celui-ci est déjà
avancé, et nous n'avons pas touché encore aux trois autres
questions : les ténèbres extérieures, la
1. Rom. IX, 7. 2. Gal. IV, 22-24. 3. Rom. IX, 8 ; Gen. XVIII, 10.
Nous citons le texte de ce passage parce qu'il est une précieuse
et évidente désignation
du saint sacrifice de la messe. « Quod est a magnum sacramentum
in sacrificio Novi Testamenti. quod ubi, et quando, et quomodo offeratur,
cum fueris
baptizatus, invenies. » Le sacrement de l'Eucharistie restait
caché aux cathécumènes.
largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur dont parle l'Apôtre;
et les dix vierges de la parabole évangélique. Ce que le
Christ la nommé plus haut toute la race
de Jacob, » il l'appelle maintenant : « toute la race d'Israël.
» Mais pourquoi ci-dessus l'invite-t-il à glorifier le Seigneur,
et ici l'invite-t-il à le craindre? La glorification
se rapporte à la louange, dont il avait dit : « Vous qui
craignez le Seigneur, louez-le; » et je me suis déjà
longuement arrêté sur ce passage. Là est l'amour ou
la
charité de Dieu, qui, dans sa perfection, chasse la crainte.
Pourquoi de nouveau : « Que toute la race d'Israël le craigne?
» « Car vous n'avez pas reçu, dit l'Apôtre,
un esprit de servitude qui vous fasse retomber dans la crainte (1).
» Mais le même Apôtre recommande la crainte à
l'olivier sauvage enté sur l'olivier franc,
c'est-à-dire aux nations qui ont été ajoutées
à la descendance d'Abraham, d'Isaac et de Jacob pour qu'elles deviennent
elles-mêmes Israël, c'est-à-dire pour qu'elles
appartiennent à la race d'Abraham (2).
50. Cette greffe de l'olivier sauvage, à la place des branches
naturelles retranchées pour leur infidèle orgueil, le Seigneur
l'a aussi prédite dans l'Evangile; à l'occasion
du centurion qui était gentil et qui crut en lui : « En
vérité, je vous le dis, je n'ai pas trouvé autant
de foi en Israël; » et il ajouta: «C'est pourquoi je vous
dis qu'il en
viendra beaucoup d'Orient et d'Occident, et ils seront assis avec Abraham,
Isaac et Jacob dans le royaume des cieux mais les enfants du royaume iront
dans les
ténèbres extérieures; c'est là qu'il y
aura pleurs et grincements de dents. » Le Seigneur fait entendre
que l'olivier sauvage sera enté à cause de sou humilité,
car le
centurion lui avait dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez
dans ma maison; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera
guéri (3) ; » et que les branches
naturelles seront retranchées à cause de leur orgueil,
c'est-à-dire parce qu'ignorant la justice de Dieu et voulant établir
leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à
la justice de bien (4). Car de ces hommes enflés d'un vain orgueil,
il a été dit qu'ils iront dans les ténèbres
extérieures : se vantant d'être de la race d'Abraham, ils
n'ont pas voulu devenir les enfants d'Abraham pour être les enfants
de la promesse. Ils n'ont pas reçu la foi de la nouvelle
1. Rom. VIII, 15. 2. Rom. XI, 17. 3. Matth. VIII, 8-12.
313
alliance où éclate la justice de Dieu et ont voulu établir
leur propre justice. Ce qui veut
dire que, confiants dans leurs mérites et dans leurs oeuvres,
ils ont dédaigné d'être les enfants de la promesse,
c'est-à-dire enfants de la grâce, enfants de la
miséricorde; car celui qui se glorifie, doit se glorifier dans
le Seigneur (1), croire en ce Dieu qui justifie l'impie, c'est-à-dire
qui fait d'un impie un homme pieux afin que
sa foi lui soit comptée pour justice (2), et qu'en lui s'accomplisse,
non pas ce que réclamait son mérite, mais ce que la bonté
du Seigneur a promis.
51. L'Apôtre ayant donc affaire à ceux qui, par la grâce,
étaient entés sur l'olivier franc, s'exprime ainsi : «
Tu dis : Les branches naturelles ont été brisées pour
que je
sois enté à leur place. C'est bien; elles ont été
brisées à cause de leur incrédulité. Pour toi,
demeure ferme par la foi ; garde-toi de t'élever, mais crains (3).
» C'est un
bienfait de Dieu, ton mérite n'y est pour rien; l'Apôtre
le dit ailleurs : « C'est la grâce qui vous a sauvés
par la foi; et ceci ne vient pas de vous, car c'est un don de
Dieu, ni des oeuvres, de peur que nul ne s'en glorifie. Car nous sommes
son ouvrage, créés en Jésus-Christ, pour les bonnes
oeuvres que Dieu a préparées afin que
nous y marchions (4). » D tas cette manière de comprendre
la grâce se trouve la crainte dont il est dit : « Garde-toi
de t'élever, mais crains. » Cette crainte est
différente de la crainte servile que chasse la charité;
l'une, c'est la peur de tomber dans les supplices réservés
par la justice de Dieu, l'autre, c'est la peur de perdre la
grâce de ses dons.
52. J'ai déjà cité ce que dit l'Apôtre aux
fidèles qui appartiennent à la nouvelle alliance : «
Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude qui vous fasse retomber
dans
la crainte; mais vous avez reçu l'esprit de l'adoption des enfants,
dans lequel nous crions : Père, père (5) : » c'est-à-dire
afin que nous ayons la foi qui opère par
l'amour (6), moins en craignant la peine qu'en aimant la justice. Cependant
comme l'âme ne devient juste que par la participation à quelqu'un
de meilleur qui « justifie
l'impie » (car qu'a-t-elle qu'elle n'ait reçu?), elle
ne doit pas s'attribuer ce qui est de Dieu et s'en glorifier comme si elle
ne l'avait pas reçu (7). C'est pour cela qu'il lui
1. Rom. X, 3. 2. I Cor. I, 31. 3. Rom. XI, 19, 20. 4. Ephés.
II, 8, 9, 10. 5.Rom. VIII, 15. 6. Gal, V, 6. 7. I Cor., IV, 7.
a été dit; « Garde-toi de t'élever, mais
crains. » Et cette crainte est recommandée à ceux-là
mêmes qui, vivant de la foi, sont les héritiers de la nouvelle
alliance et
appelés à la liberté. Car s'élever, c'est
s'enorgueillir; ce qui résulte clairement de cet autre passage de
l'Apôtre : « N'aspirez pas à ce qui est élevé,
« mais consentez à
ce qui est humble (1). » En disant : consentez à ce qui
est humble, il indique clairement que par ceux qui s'élèvent
il n'entend que les orgueilleux.
53. On ne craint donc plus dès qu'on aime, puisque la charité
parfaite chasse la crainte; c'est cette crainte servile que la seule terreur
des peines, et non l'amour de la
justice, éloigne du mal ; la charité la chasse , car
la charité n'aime pas le péché, dût-il rester
impuni; ce n'est pas cette crainte qui fait appréhender à
l'âme de perdre la
grâce même par laquelle le péché lui déplaît,
et qui ne veut pas que Dieu l'abandonne, lors même que nul supplice
vengeur ne l'attendrait au bout. Cette crainte est
chaste; la charité ne la rejette pas, elle la recherche, car
il a été écrit; « La crainte du Seigneur est
chaste, elle demeure dans tous les siècles (2). » Le Psalmiste
ne
dirait pas qu'elle demeure s'il n'en connaissait une autre qui ne demeure
pas. Et c'est avec raison qu'il a dit qu'elle est chaste; car elle se mêle
à l'amour par lequel
s'unit à Dieu l'âme qui dit dans un autre psaume : «
Vous avez perdu quiconque se souille en s'éloignant de vous; mais,
pour moi, je trouve mon bien à m'attacher à
Dieu (3). » L'épouse qui porte un coeur adultère,
lors même que la crainte de son mari l'empêche de commettre
le mal, devient criminelle par la volonté, quoiqu'elle
ne le soit point par le fait. Tels ne sont pas les sentiments de la
femme fidèle; elle craint son mari, mais chastement. L'une redoute
l'arrivée d'un mari indigné, l'autre
l'éloignement d'un mari offensé; car la présence
de l'époux pèse à celle qui n'aime pas, mais l'absence
pèse à celle qui aime. Que tous ceux de la race d'Israël
craignent Dieu, mais de cette crainte chaste qui demeure dans tous
les siècles. Qu'ils craignent celui qu'ils aiment, non point en
se laissant aller à d'orgueilleux désirs,
mais en pratiquant l'humilité; qu'ils opèrent leur salut
avec crainte et tremblement. Car c'est
1. Rom. XII, 16.
2. Ps. XVIII, 10.
3. Ps. LXXII, 27, 28.
314
Dieu qui opère en eux et le vouloir et le faire, selon sa bonne
volonté':
54. Voilà la justice de Dieu, voilà ce que Dieu donne
à l'homme, lorsqu'il justifie l'impie. Les juifs superbes, ignorant
cette justice et voulant établir la leur propre, ne
se sont pas soumis à la justice de Dieu (2); c'est à
cause de cet orgueil qu'ils sont rejetés, afin que l'humble olivier
sauvage soit enté à leur place. Et ceux-là iront dans
les ténèbres plus extérieures, qui forment le
sujet d'une de vos questions, pendant que beaucoup d'élus, venus
d'Orient et d'Occident, seront placés dans le royaume
des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob (3). Ils sont dès à
présent dans des ténèbres extérieures, où
l'on peut espérer qu'ils s'amenderont; s'ils dédaignent le
retour
à la vérité, ils iront dans des ténèbres
plus extérieures où il n'y a plus de place pour le repentir
: « Parce que Dieu est la lumière et en lui il n'y a pas de
ténèbres (4); »
mais il est la lumière du coeur et non pas de nos yeux de chair;
cette lumière n'est pas comme celle qui nous éclaire visiblement,
quoiqu'on puisse lavoir aussi; mais
d'une bien autre manière, d'une manière bien différente.
Car de quels mots se servir pour expliquer quelle sorte de lumière
est la charité? Comment s'en faire une idée
avec toutes ces choses qui tiennent aux sens? Croirons-nous que la
charité n'est peut-être pas une lumière? Ecoutez l'apôtre
Jean; c'est lui qui a dit ce que j'ai cité
tout à l'heure : « Parce que Dieu est la lumière,
et en lui il n'y a pas de ténèbres (5) ; et il a dit encore
: « Dieu est charité (6). » Si donc Dieu est lumière
et si Dieu est
charité, la charité est certainement cette lumière
même, répandue dans les coeurs par le Saint-Esprit qui nous
a été donné (7). Le même apôtre dit: «
Celui qui hait
son frère est encore dans les ténèbres (8). »
Ce sont là les ténèbres dans lesquelles le diable
et ses anges se sont précipités par leur extrême orgueil.
Car la charité
n'est pas jalouse et ne s'enfle pas s, elle est sans envie parce qu'elle
est sans orgueil; dès que l'orgueil paraît, la jalousie le
suit, car l'orgueil est le père de l'envie.
55. Le diable donc et ses anges, détournés de la lumière
et du feu de la charité, et ayant grandement marché dans
l'orgueil et l'envie, ont été comme engourdis dans
une dureté de
1. Philip. II, 12, 13. 2. Rom. X. 3. 3. Matth, VIII, 12, 11.
4. Jean, I, 5. 5. Ibid. 6. Ibid. IV, 8. 7. Rom. V, 5. 8. Jean,
II, 11. 9. I Cor.
XIII, 4.
glace. C'est pourquoi ils sont représentés sous la figure
de l'aquilon. Aussi quand le démon s'étendait sur le genre
humain, la grâce du Sauveur était prophétisée
dans
le Cantique des Cantiques : « Lève-toi, aquilon, viens,
vent du midi, souffle dans mon jardin, et les parfums s'exhaleront (1)
». Lève-toi, toi qui t'es précipité sur le
monde, toi qui le tiens sous ton empire et qui pèses sur lui;
lève-toi, pour que ceux dont tu opprimais les âmes soient
soulagés de ton poids. « Et viens, vent du midi;
» par là l'épouse invoque l'Esprit de grâce,
qui souffle du côté du midi comme d'un point chaud et lumineux,
afin que les parfums coulent. De là ces mots de l'Apôtre :
« Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu (2). »
Il est dit aussi dans un psaume : « Faites cesser, Seigneur, notre
captivité, comme le vent du midi change
en torrent les neiges amoncelées (3); » le démon,
comme un vent du nord, retenait ces âmes captives; elles s'étaient
refroidies dans l'iniquité et s'étaient gelées en
quelque sorte. L'Evangile nous dit en effet : « Parce que l'iniquité
abondera, la charité de plusieurs se refroidira (4). » Mais,
au souffle du vent du midi, la glace se
fond, les torrents coulent, c'est-à-dire que, les péchés
étant remis, les peuples courent vers le Christ parla charité.
Ailleurs encore il est écrit : « Vos péchés
se
fondront comme la glace en un jour doux et serein (5).»
56. La créature raisonnable, ange ou homme, a donc été
ainsi faite, qu'elle ne peut pas être elle-même son propre
bonheur; elle devient heureuse si, dans sa
changeante nature, elle se tourne vers le bien qui rte change pas;
si elle s'en éloigne, elle est misérable. Son vice, c'est
de s'en éloigner; sa vertu, de se tourner vers lui.
Notre nature n'est donc pas mauvaise en soi, parce que toute créature
raisonnable a la vie de l'esprit; même quand elle est privée
de ce bien dont la participation la
rend heureuse, c'est-à-dire lors même qu'elle est vicieuse,
elle reste meilleure que ce qu'il y a de plus admirable dans les corps,
meilleure que la lumière qui se fait
sentir aux yeux de la chair, parce qu'elle est elle-même un corps;
mais la nature incorporelle est au-dessus de tout corps, quel qu'il puisse
être; ce n'est point par sa
masse, car la masse appartient aux corps seuls, mais par une certaine
force qui la rend capable de
1. Cant. IV, 16. 2. II Cor. II, 15. 3. Ps. CXXV, 4. 4. Matth.
XXIV, 12. 5. Ecclési. III, 17.
315
monter à des hauteurs où ne sauraient jamais parvenir
toutes les images que l'âme tire des sens. Mais de même que
les corps inférieurs, comme la terre, l'eau et
même l'air, deviennent meilleurs en participant à un corps
supérieur, c'est-à-dire lorsque la lumière les éclaire
et que la chaleur les échauffe; ainsi les créatures
incorporelles, douées de raison, deviennent meilleures en participant
à leur Créateur, lorsqu'elles s'unissent à lui par
une pure et sainte charité; si elles en sont
complètement séparées, elles se couvrent de ténèbres
et s'endurcissent en quelque sorte.
57. Les hommes infidèles sont donc ténèbres; ceux
que la loi ramène à Dieu deviennent lumière par un
certain rayonnement que la vérité leur apporte. Si par un
heureux progrès ils passent de la foi à la claire vision,
de façon a mériter de voir ce qu'ils croient, autant qu'un
si grand bien puisse être vu, ils recevront une parfaite
image de Dieu ; c'est à eux que l'Apôtre a dit : «
Vous étiez autrefois ténèbres : vous êtes maintenant
lumière dans le Seigneur (1). » Le diable et ses anges sont
des
ténèbres plus extérieures que les hommes infidèles,
car ils sont plus éloignés de l'amour de Dieu et plus avancés
dans l'opiniâtreté de leur orgueil. Et comme le Christ,
au dernier jugement, dira à ceux qu'il rejettera à sa
gauche : « Allez dans le feu éternel qui a été
préparé au diable et à ses anges (2); » ces
malheureux, associés aux
esprits malins et damnés avec eux, iront dans les ténèbres
plus extérieures, cest-à-dire qu'ils seront en communauté
de châtiment avec le diable et ses anges. C'est le
contraire de ce qui est dit au bon serviteur : « Entrez dans
la joie de votre Seigneur (3) : » plus les ténèbres
des damnés sont extérieures, plus est intérieure la
lumière
des élus. Il ne faudrait point, par de vaines imaginations,
se représenter ces êtres comme dans des lieux
il n'appartient qu'à des corps d'occuper des espaces. Or , l'esprit
de vie n'est pas un corps, ni l'âme raisonnable, encore moins Dieu,
le créateur généreux et le juste
ordonnateur de tout. Lorsqu'on dit que ces êtres s'approchent
ou s'éloignent, entrent ou sortent, c'est par rapport aux volontés
et aux affections.
58. Mais parce qu'un châtiment est réservé à
ceux qui se plaisent dans les oeuvres mauvaises, c'est-à-dire dans
les oeuvres de ténèbres, le Seigneur, après avoir
parlé des ténèbres
1. Ephés. V, 8. 2. Matth. XXV, 41. 3. Ibid. 23.
plus extérieures, ajoute « que là il y aura pleur
et grincement de dents. » Dès lors ceux qui sont devenus ténèbres
par l'infidélité et l'injustice, ne peuvent plus croire
follement qu'ils retrouveront leurs jouissances criminelles dans l'Éternelle
damnation : c'est de leur pleine volonté qu'ils auront usé
injustement des biens de cette vie;
c'est malgré eux qu'ils souffriront justement après leur
mort. On peut aussi entendre, par les « ténèbres plus
extérieures, » les peines corporelles, car le corps est
l'extérieur de l'âme ; les maux de l'âme qui l'éloignent
de la lumière de la charité et lui font chercher son plaisir
dans les péchés, sont alors les ténèbres extérieures;
mais les maux que le corps souffrira éternellement sont «
les ténèbres plus extérieures, » les seules
qui soient redoutées par ceux que retient la crainte servile. Car
s'ils
pouvaient toujours se rouler et s'enfoncer impunément dans ces
ténèbres extérieures du péché, assurément
ils ne voudraient jamais se tourner vers Dieu pour
s'éclairer de sa lumière et s'unir à lui par la
charité, au sein de laquelle réside la crainte chaste dont
la durée est éternelle. Cette crainte n'est pas un tourment
pour
l'âme; elle ne fait que l'attacher plus fortement à ce
bien dont la perte serait sa chute.
59. « Que toute la race d'Israël le craigne. » Et
voyez pourquoi : « Parce qu'il n'a pas méprisé, ni
dédaigné la prière du pauvre. » Le Christ appelle
pauvre celui qui
est humble. De là vient cette autre parole : « Garde-toi
de t'élever, mais crains. » Donc, que toute la race d'Israël
le craigne, parce qu'il n'a pas méprisé la prière
de
celui qui ne s'enorgueillit pas, mais qui craint. Ce passage peut aussi
s'appliquer à notre chef; parce que le Sauveur lui-même, quoiqu'il
fût riche, s'est fait pauvre pour
nous, afin de nous enrichir de sa pauvreté (1). Il s'est fait
pauvre sous la forme de serviteur et c'est dans cet,abaissement qu'il a
prié; car il s'est humilié sous cette
forme et s'est rendu obéissant jusqu'à la mort (2). Voyez
donc ce qu'il dit : « Parce qu'il n'a pas méprisé,
ni dédaigné la prière du pauvre et « qu'il n'a
pas détourné
de moi sa face. » Mais que deviennent ces mots : « Pourquoi
m'avez-vous abandonné; » si le Seigneur ne détourne
pas sa face? Le sens vrai, c'est. que Dieu en nous
abandonnant ne nous abandonne pas lorsqu'il ne nous exauce pas pour
les biens
1. II Cor. VIII, 9. 2. Philip. II, 8.
316
temporels : par là il nous instruit, il nous fait comprendre
le néant de ce qu'il nous enlève et la grandeur de ce qu'il
nous offre. « Il n'a pas méprisé, ni dédaigné
la
prière du pauvre, ni détourné de moi sa face :
et lorsque je criai vers lui, il m'a exaucé. » Dieu a donc
fait ce qui lui a été demandé un peu auparavant, lorsque
le
Christ, dans sa prière, lui a dit : « Ne vous éloignez
pas de moi. » Si Dieu l'a exaucé, il a accompli sa demande
et ne s'est pas éloigné. Abandonné d'une manière,
le
Christ ne l'a pas été d'une autre, pour nous apprendre
de quel genre d'abandon nous devons surtout désirer d'être
préservés.
60. « Mes louanges monteront vers vous. » Quel mal peuvent
donc me faire ceux qui m'insultent comme un vaincu, en voyant que vous
m'avez abandonné dans les
choses temporelles ? «Je confesserai votre gloire dans une grande
assemblée : » elle ne sera pas comme la synagogue qui rit
de la mort du délaissé, mais cette
grande assemblée sera. LEglise répandue au milieu de
toutes les nations, et qui croit à la résurrection de celui
qu'elle sait bien n'avoir pas été abandonné. C'est
là
cette unique que le Christ demande de voir délivrée «
de la fureur du chien ; » c'est d'elle qu'il a dit : « Je vous
chanterai au milieu de l'Eglise. » Et maintenant : « Je
confesserai votre gloire : » dans ceux qui vous béniront,
car il parle par leur bouche. La confession ne s'entend pas seulement des
péchés, mais aussi de la louange de
Dieu ; le Sauveur l'a dit lui-même dans l'Evangile : «
Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de: la terre, parce
que vous avez caché ces choses aux sages et
aux prudents, et que vous les avez révélées aux
petits (1). » C'est pourquoi il continue : « Je vous rendrai
mes voeux en présente de ceux qui vous craignent. Les
pauvres mangeront et seront rassasiés; et ceux qui craignent
le Seigneur le loueront. » Ceux-ci sont les petits, dont le Sauveur
a dit : « Et vous avez révélé ces choses
aux petits ; » ce sont ceux qui craignent Dieu, ce sont les pauvres,
c'est-à-dire les humbles, dont le coeur ne s'élève
pas; ils craignent de cette crainte chaste qui n'est
pas la terreur des peines, mais la conservation de la grâce.
61. Le Christ veut nous faire entendre par « ses vux »
le Sacrifice de son corps, qui est le Sacrement des fidèles. Après
avoir dit : « Je
1. Matth. XII, 25.
rendrai mes voeux devant ceux qui le craignent, » il ajoute aussitôt
: « les pauvres mangeront et seront rassasiés. » Car
ils seront rassasiés du pain qui est descendu
du ciel; ils s'unissent au Christ, gardent sa paix et son amour et
imitent son humilité; c'est pour cela qu'ils sont appelés
« pauvres. » C'est surtout dans cette pauvreté
et cette satiété que les apôtres ont jeté
tant d'éclat. « Et ceux qui « cherchent le Seigneur
le loueront ; » ils comprennent qu'ils ne sont pas rassasiés
en considération
de leurs mérites, mais par un pur effet de sa grâce. Ils
le cherchent, parce qu'ils ne sont pas de ceux qui cherchent leurs intérêts
au lieu des intérêts de Jésus-Christ
(1). Enfin, si ceux qui le louent subissent des tribulations temporelles
ou même la mort, « leurs coeurs vivront dans les siècles
des siècles. » Cette vie du coeur est
étrangère aux sens; elle se renferme dans le secret de
la lumière intérieure, et n'est pas dans les ténèbres
du dehors; elle est dans la fin de la loi, et non pas dans le
commencement du péché. Car la fin de la loi c'est la
charité d'un coeur pur, d'une bonne conscience, d'une foi non feinte
(2); la charité qui n'est ni jalouse ni
orgueilleuse (3), parce qu'elle ne s'élève pas, mais
elle craint, et sunit à Dieu par cette crainte chaste qui demeure
dans tous les siècles. Mais le commencement de
tout péché c'est l'orgueil, l'orgueil qui a précipité
irrévocablement le démon à l'extérieur, et
l'a porte à renverser l'homme par envie en lui inspirant un orgueil
semblable au sien. C'est à cet homme qu'il est dit dans un endroit
de l'Ecriture : « Pourquoi tant d'orgueil de la part de celui qui
n'est que terre et cendre? Parce qu'il
a jeté son âme dans sa propre vie (4). » C'est-à-dire
qu'il a comme relégué son âme dans sa propre et privée
personne, dans ce moi solitaire où se comptait tout
orgueil.
62. Voilà pourquoi on dit de la charité, toujours plus
occupée du bien commun que de son bien propre, qu'elle ne cherche
pas ses intérêts (5). C'est de cette charité
que les curs vivent dans tous les siècles, rassasiés
pour ainsi dire du pain céleste; c'est d'elle que Celui qui rassasie
éternellement les âmes a dit lui-même : « Si vous
ne mangez pas ma chair et si vous ne buvez pas mon sang, vous n'aurez
pas la vie en vous (6). » C'est donc avec raison
1. Philip. II, 21. 2. I Tim. I, 5. 3. I Cor. VIII, 4. 4. Ecclés.
X, 15. 5. I Cor. XIII, 5. 6. Jean, VI, 54.
317
que les coeurs de ceux qui seront rassasiés vivront dans les
siècles des siècles; car le Christ est la vie, il habite
dans leurs coeurs, maintenant par la foi, plus tard par
la claire vision. A présent ils voient en énigme et comme
dans un miroir, mais alors ils verront face à face (1). Ici-bas
la charité s'exerce dans de bonnes oeuvres
d'amour, et cherche de tous côtés à secourir. c'est
là sa largeur; elle supporte patiemment les adversités, et
persévère dans la voie que lui a ouverte la vérité
: c'est là
sa longueur; elle fait tout cela pour obtenir la vie éternelle
qui lui est promise en haut: c'est sa hauteur; elle existe par une certaine
force secrète, cette charité en
laquelle nous sommes comme « fondés et enracinés
(2), » cette charité où on ne cherche pas à
pénétrer les causes de la volonté de Dieu, dont la
grâce nous sauve,
non selon le mérite de nos oeuvres, mais selon sa miséricorde
(3); car il nous a, de sa propre volonté, engendrés par la
parole de la vérité (4), et cette volonté
demeure dans le secret: c'est en présence de la profondeur de
ce secret que l'Apôtre s'écrie, épouvanté: «
O profondeur des richesses de la sagesse et de la science
de Dieu ! combien ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles
! Car, qui a connu la pensée du Seigneur (5)? » Et voilà
la profondeur. La hauteur
désigne à la fois ce qui est élevé et ce
qui est profond; lorsqu'on emploie ce mot dans le sens de l'élévation,
il marque la sublimité; lorsqu'on l'emploie dans le sens de
la profondeur, il marque la difficulté de pénétrer
et de connaître. « Seigneur, que vos oeuvres sont belles! dit
le Psalmiste, vos pensées sont infiniment profondes (6).
» Et encore: « Vos jugements sont comme un impénétrable
abîme (7). » Ici donc se présente le passage de l'Apôtre
qui fait une de vos questions: «Pour cette raison,
je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, de qui toute paternité tire son nom dans les
cieux et sur la terre, afin que, selon ales richesses de
sa gloire, il vous fortifie puissamment par son Esprit; due le Christ
habite dans l'homme intérieur par la foi qui anime vos coeurs, et
qu'enracinés et fondés dans la
charité vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle
est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur, et connaître
l'incomparable grandeur de la science
1. I Cor, XIII, 12. 2. Ephés. III, 17. 3. Tit. III, 5.
4. Jacq. I, 18. 5. Rom. XI, 33, 34. 6 Ps. XCI, 6. 7. Ps. XXXV, 7.
de la charité du Christ, et que vous soyez remplis selon toute
la plénitude de Dieu (1). »
63. Faites bien attention à toutes ces paroles. « Pour
cette raison, dit l'Apôtre, je fléchis les genoux devant le
Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de qui toute
paternité tire son nom dans les cieux et sur la terre. »
Vous demandez quelle est cette raison ; l'Apôtre l'avait déjà
donnée: « C'est pourquoi je demande que vous ne
vous laissiez pas abattre à la vue de tout ce que je souffre
pour vous. » Il leur souhaite donc de n'être pas affaiblis
par les tribulations qu'il supportait pour eux, et à
cause de cela il fléchissait les genoux devant le Père.
Et pour leur montrer d'où peut leur venir, la grâce de ne
pas tomber dans la faiblesse, il ajoute : « Afin que,
selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie puissamment par
son Esprit. » Ce sont les richesses qui font dire à l'Apôtre
: « O profondeur des richesses! » Là se
cachent les causes qui nous font dire, à nous qui n'avons rien
mérité: qu'avons-nous que nous ne l'ayons reçu? L'Apôtre
poursuit ainsi: «Afin que le Christ habite dans
l'homme intérieur par la foi qui anime vos coeurs. » C'est
la vie des coeurs par laquelle nous vivons dans les siècles des
siècles, depuis que la foi commence en nous
jusqu'à la claire vision où tout s'achève. «
Afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous
puissiez comprendre avec tous les saints. » Ceci marque la communion
d'une certaine république céleste et divine; les pauvres
y sont rassasiés, parce qu'ils ne cherchent pas leurs intérêts,
mais ceux de Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'ils ne
poursuivent pas leur bien privé, mais le bien commun où
s'accomplit le salut de tous; car l'Apôtre a dit de ce pain qui rassasie
les pauvres: « Nous ne sommes tous
ensemble qu'un seul. pain et un seul corps (2). » Que veut-il
donc leur faire comprendre? C'est, je l'ai déjà dit, «
la largeur» dans les bonnes oeuvres où la bonté est
poussée jusqu'à aimer les ennemis; « la longueur,
» pour que les maux soient patiemment supportés en faveur
de cette largeur de charité; « la hauteur, » pour qu'on
n'espère pas quelque chose de vain et de passager pour des oeuvres,auxquelles
est réservée une récompense sublime et éternelle;
quant à « la profondeur, » elle
touche au mystère de la grâce gratuite, cachée
dans les secrets de la volonté de Dieu. C'est là que nous
sommes enracinés,
1. Éphés. III, 14-19. 2. I Cor. X, 17.
318
c'est là que nous sommes fondés: enracinés, parce
que nous sommes un champ que Dieu cultive ; fondés, parce que nous
sommes un édifice que Dieu bâtit. Car le
même Apôtre, dans un autre endroit, dit bien que tout ceci
ne vient pas de l'homme: «Vous êtes la culture de Dieu, vous
êtes l'édification de Dieu (1). » Tout cela se
fait lorsque, dans notre pèlerinage, la foi opère par
l'amour. Mais dans le siècle futur la charité pleine et parfaite,
délivrée de toute souffrance, n'aura plus à croire
ce
qu'elle ne voit pas ni à espérer ce qu'elle ne possède
point: elle contemplera à jamais la beauté immuable de la
vérité; sa tranquille occupation, son occupation sans
fin sera de louer ce qu'elle aime et d'aimer ce qu'elle loue. C'est
d'elle que l'Apôtre dit : « Connaître aussi l'incomparable
science de la charité du Christ, afin que vous
soyez remplis selon toute la plénitude de Dieu. »
64. La figure de la croix nous est montrée dans ce mystère.
Le Christ est mort parce qu'il l'a voulu et comme il l'a voulu; ce n'est
pas sans motif qu'il a choisi ce genre
de supplice; c'est pour que la croix fût une image et un enseignement
de cette largeur, de cette longueur, de cette hauteur et de cette profondeur.
La largeur est
représentée par le bois posé en travers à
la partie supérieure; elle désigne les bonnes oeuvres, parce
que c'est là que les mains sont étendues. La longueur est
marquée par le bois que nous voyons s'étendre depuis
cette partie transversale jusqu'à la terre; on y est debout en quelque
façon, c'est-à-dire qu'on persiste et on
persévère: c'est le caractère de la longanimité.
La hauteur est marquée par le haut du bois qui surmonte la partie
transversale, où se montre la tête dû crucifié:
c'est
l'attente sublime de ceux qui ont de saintes espérances. Enfin
la portion du bois qui est plantée et ne se voit pas et qui forme
comme un fond d'où tout s'élève, signifie
la profondeur de la grâce gratuite: que de génies se sont
usés à pénétrer ce mystère et ont mérité
qu'on leur dise enfin : « O homme, qui es-tu, pour répondre
à Dieu
(2)? »
65. Les coeurs des pauvres rassasiés vivront donc dans les siècles
des siècles; ces pauvres sont les humbles qui brûlent du feu
de la charité et ne cherchent point leur
bien propre, mais mettent leur joie dans la société des
saints. Cela s'est accompli d'abord dans les
1. I Cor. III, 9. 2. Rom. IX, 20.
Apôtres. Mais voyez dans ce qui suit tout ce qu'ils ont conquis
de peuples, en louant Dieu, c'est-à-dire en annonçant la
grâce de Dieu, car il a été dit : « Ceux qui
cherchent le Seigneur le loueront. »
66. « Toutes les extrémités de la terre se souviendront
du Seigneur et se convertiront à lui; et toutes les nations l'adoreront,
parce que l'empire est au Seigneur, et il
dominera sur les nations. » Cet insulté, ce crucifié,
ce délaissé acquiert cet empire; à la fin il le remettra
à Dieu son Père; ce ne sera pas pour le perdre, mais ce que
le Christ a semé dans la foi lorsqu'il est venu comme moins
grand que son Père, il le conduira à cette claire vision
où les élus reconnaîtront que le Sauveur, égal
à son
Père, ne s'est jamais éloigné de lui. «
Tous les riches de la terre ont mangé et ont adoré. »
Par ces riches de la terre nous devons entendre les orgueilleux, si nous
avons eu raison d'entendre par les pauvres ces humbles dont il a été
dit : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des
cieux est à eux : » car ce sont
eux qui sont doux, qui pleurent, qui ont faim et soif de la justice,
qui sont. miséricordieux, purs de coeur, pacifiques, et qui souffrent
persécution pour la justice : une
béatitude est attachée à chacune de ces désignations
(1). Par les riches de la terre il faut donc entendre les orgueilleux.
Ce n'est pas inutilement que la distinction a
été faite entre les pauvres, « qui mangeront et
seront rassasiés,» et « tous les riches de la terre
qui ont mangé et qui ont adoré; » car ceux-ci ont été
conduits aussi à
la table du Christ, ils reçoivent son corps et son sang, mais
ils l'adorent seulement; ils ne sont pas rassasiés par le Christ,
parce qu'ils ne l'imitent pas; ils
mangent~celui qui s'est fait pauvre et ne veulent pas être pauvres
comme lui, oubliant que le Christ a souffert pour nous et nous a laissé
son exemple à suivre (2). Ces
riches méprisent l'abaissement où il s'est réduit,
lorsqu'il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort et à
la mort de la croix, et refusent de souffrir à son exemple, par
orgueil
et non par grandeur, par faiblesse et non par force. Mais Dieu l'a
ressuscité d'entre les morts et lui a donné un nom qui est
au-dessus de tout nom, pour qu'au nom
de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre
et dans les enfers (3); le bruit de sa grandeur et la gloire de son nom
1. Matth. V, 3-12. 2. I Pierre, II, 21. 3. Philip. II, 8-10.
ont été répandus partout, et les riches de la
terre viennent aussi à sa table; ils le mangent et l'adorent, sans
se rassasier pourtant, parce qu'ils n'ont pas faim et soif de
justice : car ceux-là seuls seront rassasiés. 11 est
vrai que la satiété parfaite ne se trouvera que dans l'éternelle
vie', lorsqu'à la fin de ce pèlerinage nous aurons passé
de la foi à la claire vision, du miroir à la face, de
l'énigme à la vérité manifeste. Toutefois on
peut dire qu'on est rassasié par le Christ, lorsque, pour sa justice,
c'est-à-dire pour la participation du Verbe éternel,
qu'on a commencé à goûter en commençant à
croire, on méprise par la tempérance tous les biens du temps
et on
supporte avec patience tous les maux de la vie.
67. Tels on vit des pécheurs et des publicains, parce que Dieu
a choisi ce qu'il y a de plus bas en ce monde pour confondre ce qu'il y
a de plus fort (1); il a été dit de
ceux-là : «Les pauvres mangeront et seront rassasiés.
» Mais ils n'ont pas pu renfermer en eux cette satiété,
et leur plénitude est devenue une immense louange pour
le Seigneur; embrasés du feu de la charité, ils ont prêché
le Christ dont ils chantaient la gloire au lieu de la leur propre, et leur
prédication a ébranlé le monde, afin que
toutes les extrémités de la terre se souvinssent du Seigneur
et se convertissent à lui et que toutes les nations l'adorassent,
« car l'empire est au Seigneur , et il
dominera sur les peuples. » Cette extension croissante de l'Eglise
a conduit aussi les orgueilleux, c'est les riches de la terre, à
la table du Christ; et quoiqu'ils ne soient
pas rassasiés, ils adorent. La prophétie du Psalmiste
s'accomplit ici dans le même ordre qu'elle a marqué : «
Tous ceux, ajoute-t-il, qui des tendent dans la terre
tomberont en sa présente : » c'est-à-dire que tous
ceux qui aiment les biens de la terre ne monteront pas au ciel. Car ils
ne font pas ce que dit l'Apôtre : « Si vous
êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est là-haut
où le Christ est assis à la droite du Père; goûtez
les choses d'en-haut et non pas celles de la terre (2). »
Plus ils se croient heureux par la possession des biens d'ici-bas ,
plus ils descendent dans la terre, c'est-à-dire qu'ils s'abaissent
vers ce qui est terrestre. Et voilà
pourquoi ils tombent devant Dieu; c'est-à-dire qu'ils tombent
aux yeux de Dieu et non pas
1. I Cor. 1, 27. 2. I Coloss. III, 1, 2.
aux yeux des hommes qui les croient très-élevés
et très-grands.
68. « Et mon âme vivra pour lui. » Elle vivra pour
lui et non pour elle, a la façon des orgueilleux qui mettent leur
joie dans leur propre bien et par une vaine élévation
se séparent du bien commun de tous qui est Dieu. Prenons-y garde,
et cherchons plutôt notre félicité dans le vrai bien,
commun à tous, que dans le nôtre propre, «
afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui
est mort et ressuscité pour eux (1)» Le Christ s'est fait
notre médiateur, afin de nous réconcilier
par l'humilité avec ce Dieu dont nous nous étions éloignés
par un orgueil impie. Il n'a pas été dit seulement, comme
je l'ai déjà rapporté : « L'orgueil est le
commencement de tout péché ; » mais il a été
dit aussi dans la même Ecriture « Le commencement de l'orgueil
de l'homme, c'est l'apostasie à l'égard de Dieu (2). »
Que chacun ne vive donc pas pour soi, mais pour le Christ; qu'il fasse
la volonté du Christ, non la sienne, et qu'il demeure dans sa charité,
comme le Sauveur fait
lui-même la volonté de son Père et demeure dans
son amour. Il nous l'a dit dans l'Evangile par ses leçons et son
exemple (3). Si donc lui, égal au Père dans la forme
de Dieu, mais descendu à la forme de serviteur pour notre salut,
s'est attaché à faire, non sa volonté, mais celle
de son Père; combien, à plus forte raison; méprisant
notre propre volonté; qui n'est que ténèbres,
devons-nous monter vers cette commune lumière, qui éclaire
tout homme venant en ce monde (4), pour que nous
soyons illuminés et que la honte ne soit pas sur notre face
et que notre âme vive pour lui ! Car c'est de nous qu'il parle lorsqu'il
ajoute : « Et ma race le servira; » car
celui qui répand la bonne semence est le Fils de l'Homme; or,
la bonne semence ce sont les enfants du royaume.
69. Toutes les choses qui sont dites dans ce psaume ne regardaient
pas le temps présent, mais les temps futurs , comme les choses mêmes
l'ont montré ; aussi le
Psalmiste a voulu conclure en faisant voir qu'il ne s'occupait pas
du présent ni du passé, mais qu'il prophétisait l'avenir
: « La génération future, dit-il, sera annoncée
au Seigneur, et les cieux annonceront sa justice au peuple qui naîtra
et que le Seigneur a fait. » Il ne dit pas : le
1. II Cor. V, 15. 2. Ecclési. X, 15. 3. Jean, XV, 10.
4. Ibid. I , 9.
320
Seigneur sera annoncé à la génération qui
doit venir, mais : « La génération qui doit venir sera
annoncée au Seigneur. » Ceci ne doit pas s'entendre comme
d'une
chose annoncée à quelqu'un qui l'ignore, mais dans le
sens où l'on dit que les anges , non-seulement nous annoncent les
bienfaits de Dieu. mais annoncent même à
Dieu nos prières. Quand l'ange disait : « J'ai présenté
le souvenir de votre prière (1), » ce n'était pas pour
faire connaître à Dieu nos voeux et nos besoins, car votre
Père sait ce qui u vous est nécessaire « avant
que vous le lui demandiez (2), » mais parce qu'il est nécessaire
que la créature raisonnable soumise à Dieu 'rapporte les
choses du temps à l'éternelle vérité, soit
en demandant ce qui lui est nécessaire, soit en consultant sur ce
qu'elle doit faire. C'est un pieux mouvement du coeur qui n'a
rien à apprendre à Dieu, mais qui donne des forces. à
l'âme. C'est un moyen de rappeler à cette âme qu'elle
n'est pas le bien capable de la rendre heureuse, mais
que la béatitude a sols principe dans ce bien immuable où
elle puise même la sagesse.
70. « La génération qui doit venir sera annoncée
au Seigneur, » c'est peut-être encore comme si on disait
: ceux-là plairont au Seigneur qui ne l'annonceront pas
pour eux, de façon que ce soit la même chose d'annoncer
pour le Seigneur ou de vivre pour le Seigneur. C'est ainsi qu'il a. été
dit : « Celui qui mange, mange pour le
Seigneur; et celui qui ne mange pas, ne mange pas pour le Seigneur.»
Car l'Apôtre ajoute : « Et il rend grâce à Dieu
» pour montrer ce que c'est que « de faire pour
le Seigneur (3), » c'est-à-dire pour sa gloire. Il y a
droiture, justice et piété lorsqu'on accomplit le bien pour
la gloire de celui dont la grâce nous permet de le faire.
Par conséquent, si ces paroles : La génération
gui doit venir sera annoncée au Seigneur, sont entendues dans ce
sens : Qu'il sera annoncé une génération qui doit
venir au Seigneur, savoir la génération des pieux et
des saints, parce que la génération des impies et des pervers
ne vient pas pour le Seigneur, mais pour elle-même;
on ne s'écarte pas de cette même explication qui nous
montre la participation de l'âme au souverain bien, c'est-à-dire
que la créature raisonnable, sujette au
changement, ne peut devenir heureuse que si elle se détache
humblement d'elle-même pour aspirer à ce bien immuable et
commun
1. Tobie, XII, 12. 2. Matth. VI, 8. 3. Rom. XIV, 6.
qui est Dieu, dont on s'éloigne par une orgueilleuse impiété.
A mesure qu'elle avance dans ce sentiment, l'âme fait pour le Seigneur
tout ce qu'elle fait de bien,
c'est-à-dire qu'elle le fait pour la gloire de celui dont la
grâce lui a donné l'inspiration et la force de l'accomplir:
de là les actions de grâces qui lui sont rendues dans
les mystères secrets des fidèles.
71. Nous trouvons une confirmation du sens précédent
dans ce qui suit : « Et les cieux annonceront sa justice au peuple
qui naîtra et que le Seigneur a fait. » Là on
disait : « La génération qui doit venir sera annoncée
au Seigneur; » ici on dit : « Ils annonceront sa justice. ».
Car la génération dont on prophétise la venue est
celle
des pieux et des saints, elle est la justice de Dieu et non point sa
propre justice; ces saints ne sont pas de ceux qui, «ignorant la
justice de Dieu et voulant établir la
leur propre, n'ont pas été soumis à la justice
de Dieu (1). » En disant qu'ils « ignorent la justice de Dieu,
» l'Apôtre parle de cette justice de Dieu par laquelle sa grâce
nous rend justes, car nous sommes nous-mêmes cette justice lorsque
nous vivons bien et que nous croyons en celui qui justifie l'impie (2);
mais il ne parle pas de
cette éternelle et immuable justice qui rend juste Dieu lui-même.
» Aussi cette justice qui devient la nôtre, par un présent
de Dieu , est désignée en ces termes dans un
psaume (3) : « Votre justice est comme les montagnes de Dieu.
» Les montagnes de Dieu, ce sont ces saints dont il est dit ailleurs
: « Que les montagnes reçoivent la
paix pour votre peuple (4). » Il serait trop long de citer tous
les passages des Ecritures où il est parlé des saints sous
la figure des montagnes.
Mais cette justification s'opère par un secret jugement de Dieu,
car elle est l'effet de la grâce gratuite; et si elle est l'effet
de cette grâce, elle ne vient pas des couvres,
autrement la grâce ne serait plus la grâce (5). D'ailleurs
les bonnes oeuvres ne datent que de la justification, elles ne la précèdent
pas pour la produire, et c'est ici la
profondeur dont j'ai beaucoup parlé ci-dessus. Aussi, dans le
même psaume, après que le prophète a dit : «
Votre justice est comme les montagnes de Dieu, » il
ajoute « Vos jugements sont comme un abîme impénétrable.
» Puis il arrive au salut qui est commun aux hommes et aux bêtes,
parce qu'il
1. Rom. X, 3. 2. Ibid. IV, 5. 3. Ps. XXXV, 7. 4. Ps. LXXI, 3.
5. Rom. XI, 16.
321
est lui-même un effet de la miséricorde de Dieu, et il
dit : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les bêtes,
parce que votre miséricorde, ô mon Dieu, s'est étendue
partout. » Par là nous devons comprendre que nous recevons
gratuitement, non-seulement le salut éternel et immortel dont l'Apôtre
dit que nous ne le possédons
qu'en espérance (1), mais encore le salut qui est commun aux
hommes et aux bêtes : qui pourrait donc s'enorgueillir de ses couvres,
puisque nous ne les opérons que
par la grâce de Dieu ? « Nous sommes louvrage de ses mains,
créés en Jésus-Christ pour les bonnes couvres que
Dieu a préparées afin que nous y marchions (2).
» Il est donc gratuit ce salut dont il est parlé dans
un autre psaume : «Le salut vient du Seigneur, et votre bénédiction
s'étend sur votre peuple (3). »
72. Ces mots : « Le salut du Seigneur, » ne signifient
pas que le Seigneur est sauvé, ils désignent le salut qui
sauve ceux qu'il plaît à Dieu de traiter ainsi ; de même
quand il est dit: « Ils ignorent la justice de Dieu et veulent
établir la leur propre; » on ne doit pas entendre la justice
qui est la nature même de Dieu, mais celle que
communique sa grâce à ceux qu'elle justifie. On est sauvé
et justifié par le même principe.. Le Seigneur avait dit :«
Il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se
portent bien, mais pour les malades; » il s'explique en ajoutant
: « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs
(4). » Ce n'est donc pas en considération
de nos propres oeuvres de justice, mais dans sa pure miséricorde,
que Dieu nous sauve par l'eau de la régénérations.
C'est en espérance que cette grâce nous a
sauvés. De là ces paroles du psaume : « Mais les
enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. Ils
s'enivreront de l'abondance de votre maison, et vous les
abreuverez du torrent de vos délices, parce qu'en vous est la
source de vie, et nous verrons la lumière dans votre lumière.
Etendez votre miséricorde sur ceux qui
vous connaissent, et votre justice sur ceux qui ont le coeur droit.
» A cette justice de Dieu est opposé l'orgueil qui met sa
confiance dans ses propres couvres; c'est
pourquoi le Psalmiste ajoute : « Qu'il ne m'arrive point de marcher
d'un pas orgueilleux (5). »
73. Or, cette justice qui justifie les fidèles de
1. Ps. VIII, 24. 2. Ephés. II, 8-10. 3. Ps. III, 9.
4. Matth. II,12,13. 5. Tite, III, 5. 6. Rom. VIII, 24. 7. Ps. XXXV,
8-12.
Dieu, vivant ici-bas de la foi, en attendant qu'une parfaite justice
les conduise à la claire vision, et la consommation de leur salut
à l'immortalité même de leur corps,
c'est la grâce de la nouvelle alliance. De là ces paroles
de l'Apôtre dans un autre endroit : « Nous sommes les ambassadeurs
du Christ, et c'est Dieu qui vous exhorte
par notre bouche; nous vous conjurons au nom du Christ de vous réconcilier
avec Dieu : » et puis il ajoute : « Il a voulu que celui qui
ne connaissait pas le péché
devînt péché pour l'amour de nous, » c'est-à-dire
victime pour nos péchés ; car dans l'ancienne loi on appelait
péché ce qui était offert pour l'expiation du péché.
«
Afin que nous soyons la justice de Dieu en lui-même (1) ; »
c'est-à-dire, afin que dans son corps, qui est l'Eglise dont il
est le chef, nous soyons cette justice de Dieu
dont il est dit que ceux qui l'ont ignorée, et ont voulu établir
la leur propre en se glorifiant dans leurs couvres, ne s'y sont pas soumis.
Aussi, après ces mots : « Ils
annonceront sa justice, » le Psalmiste ajoute : « Au peuple
qui naîtra et que le Seigneur a fait. » Quel est le peuple
que le Seigneur n'ait pas fait, en tant que ce peuple
est une réunion d'hommes? Il a créé aussi les
animaux; toute vie vient de lui, tout ce qui est créé est
son ouvrage. Ces mots : « Que le Seigneur a fait, » ne doivent
donc pas s'entendre seulement de la création de ce peuple, mais
encore de sa justification par la grâce de Dieu, selon ce passage
de l'Apôtre plusieurs fois cité : «
Nous sommes son ouvrage, créés en Jésus-Christ
pour les bonnes couvres que Dieu a préparées afin que nous
y marchions.»
74. Que l'âme raisonnable, dans sa changeante nature, soit donc
avertie que, sans la participation au bien immuable, il lui est impossible
d'arriver à la justice, au salut,
à la sagesse, au bonheur, et que réduite à sa
volonté propre, elle trouvera non pas le bien mais le mal. Avec
sa seule volonté, elle s'éloigne du bien immuable et par
là
elle se corrompt; elle ne peut se guérir par elle-même;
elle a besoin de la miséricorde gratuite de son Créateur,
qui, la faisant vivre de la foi dans cette vie, . l'établit
dans l'espérance du salut éternel. Qu'elle ne s'enorgueillisse
donc pas, mais qu'elle craigne, .et que, portant au coeur cette crainte
chaste, elle s'unisse à Dieu, qui l'a
purifiée des souillures de son amour déréglé
1. II Cor. V, 20, 21.
322
pour les biens inférieurs, comme d'une sorte de fornication
spirituelle. Qu'elle ne se laisse pas toucher par les louanges humaines
pour ne pas ressembler aux vierges
folles (1), et c'est ici la dernière de vos questions; les vierges
folles faisaient le bien dans le but d'obtenir des louanges vaines et non
pas en vue de leur propre
conscience où elles avaient Dieu pour témoin ; mais que
l'âme raisonnable suive l'exemple des vierges sages, afin qu'elle
dise avec l'Apôtre : « Notre gloire, c'est le
témoignage de notre conscience (2). » C'est là
ce qui s'appelle porter l'huile avec soi et ne pas en acheter à
ceux qui en vendent, c'est-à-dire à ceux qui flattent. Car
les flatteurs vendent leurs louanges comme de l'huile aux insensés.
C'est de cette huile que parle le Psalmiste : « Le juste me reprendra
avec charité et me corrigera;
mais l'huile du pécheur n'engraissera pas ma tête (3).
» Le prophète préfère être repris avec
bonté par le juste et être en quelque sorte souffleté,
plutôt que de faire
orgueilleusement enfler sa tête sous les flatteries du pécheur.
75. C'est, je crois, une réponse moqueuse que celle des vierges
sages aux vierges folles « Allez plutôt vers ceux qui en vendent
et achetez-en; » ainsi dans un des
livres de la sagesse, Dieu dit aux contempteurs de ses lois «
Moi aussi je rirai de votre perte (4). » Ces mots des vierges sages
: « De peur que l'huile ne nous
manque à nous et à vous, » n'excluent pas l'espérance,
mais expriment l'humilité. Qui oserait présumer de sa conscience
au point d'être assuré qu'elle lui suffirait au
jugement de Dieu, si Dieu ne jugeait pas avec miséricorde ceux
qui auront été miséricordieux? Car le jugement est
sans miséricorde pour celui qui n'a pas fait
miséricorde (5). Les lampes ardentes sont les bonnes oeuvres
dont le Seigneur a dit : « Que vos bonnes oeuvres luisent devant
les hommes et qu'ils glorifient votre
Père qui est aux cieux (6). » C'est jusque-là que
s'élève l'intention des vierges sages : elles veulent que
les hommes voient leurs bonnes oeuvres, non pour les louer
elles-mêmes, mais pour glorifier Dieu qui leur accorde de faire
le bien. Aussi leur joie est tout intérieure, sous l'oeil de Dieu;
dans ce sanctuaire intime où l'aumône se
cache et où le Père la découvre pour la récompenser
(7).
1. Matth. XXV, 4-13. 2. II Cor. I, 12. 3. Ps. CL, 5. 4. Prov.
I, 26. 5. Jacq. II, 13. 6. Matth. V, 16. 7. Matth. VI, 4.
Leurs lampes ne s'éteignent pas, parce qu'elles ont au dedans
une huile qui les entretient, c'est-à-dire l'intention d'une bonne
conscience: cette intention pure fait
remonter à Dieu la gloire de toutes les bonnes oeuvres qui luisent
devant les hommes. Mais les vierges folles ne portent pas cette huile avec
elles; leurs lampes
s'éteignent, c'est-à-dire que leurs bonnes oeuvres cessent
de luire lorsque cesse la louange humaine, qui était leur but :
elles agissaient pour être vues des hommes et
non pas pour que le Père qui est aux cieux fût glorifié.
C'est l'intention pure qui donne l'immortelle gloire ; l'âme qu'elle
inspire sait qu'elle doit à Dieu d'être justifiée
pour laccomplissement des bonnes oeuvres, et c'est pourquoi elle aime
à être louée, non pas en elle, mais en Dieu. De là
ce que chante ailleurs l'homme de Dieu : «
Mon âme sera louée dans le Seigneur (1), » afin
que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (2).
76. Mais que signifie ce passage du même évangile où
il est dit que, comme l'époux tardait, toutes les vierges s'endormirent?
Si nous entendons par ce sommeil « le
refroidissement de la charité » produit dans l'attente
du dernier jugement « par l'abondance de l'iniquité, »
comment conviendra-t-il aux vierges sages, auxquelles on
peut appliquer plutôt ces paroles : « Mais celui qui aura
persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera
sauvé (3) ? » Si donc l'Evangile a dit que toutes les vierges
s'endormirent, c'est que tous passent par la mort, les insensés
qui cherchent la gloire humaine en faisant le bien devant les hommes, et
les sages qui le font aussi, mais
pour glorifier Dieu: les uns comme les autres meurent, et souvent dans
l'Ecriture la mort est désignée par le sommeil, à
cause de la résurrection future, qui sera
comme le réveil. C'est pourquoi l'Apôtre a dit : «
Mais au sujet de ceux qui dorment, je ne veux pas que vous ignoriez, mes
frères (4); » et ailleurs : « Plusieurs de
ceux-ci vivent encore; quelques-uns se sont endormis (5). » L'Ancien
et le Nouveau Testament offrent d'innombrables passages de ce genre. Virgile
a dit que le
sommeil est frère de la mort (6), et si vous prenez garde ,
vous trouverez dans les écrivains profanes beaucoup d'endroits où
la mort est comparée au sommeil. Le
Seigneur nous a
1. Ps. XXXIII, 2. 2. I Cor. I, 31. 3. Matt. XXIV, 12. 4. I Thes.
IV, 12. 5. I Cor. XV, 6. 6. Enéide, VI.
323
donc voulu faire entendre qu'il y aura un temps où, au milieu
des tribulations et des tentations de ce siècle, on attendra son
avènement d'un moment à l'autre, et que
ceux qui paraissent être de sa famille doivent s'y préparer.
Voilà ce qu'il enseigne en disant que les vierges allèrent
au-devant de l'Époux et de l'Épouse : de l'Époux,
c'est-à-dire du Fils de Dieu; de l'Épouse, soit parce
que le Christ viendra à la fin des temps avec ce même corps
qu'il a pris dans le sein d'une Vierge, soit parce que
l'Église alors apparaîtra dans toute sa gloire avec tous
les membres qui la composent et qui en feront voir la grandeur.
77. C'est à cause de leur continence que des vierges ont été
choisies pour cette parabole; il y en a dix, cinq des deux côtés,
pour marquer le nombre des sens sur
lesquels l'âme veille quand elle s'abstient des plaisirs honteux
et illicites. Les lampes, comme je l'ai déjà dit, désignent
les bonnes oeuvres, surtout celles qui sont
inspirées par la miséricorde; elles désignent
aussi un genre de vie qui luit honorablement devant les hommes, mais l'intention
qui préside à une telle vie y établit des
différences; de là les vierges sages et les vierges folles.
Celles-ci ne portèrent pas de l'huile avec elles, mais les autres
en mirent dans leurs vases, c'est-à-dire dans
leurs curs, où s'opère la secrète participation
au bien immortel et souverain. Aussi après que le Psalmiste a dit
(1) : « Offrez un sacrifice de justice, et espérez dans
le Seigneur, » il ajoute , « Plusieurs disent : Qui nous
montrera les vrais biens ? » Ensuite pour nous apprendre avec quel
sentiment nous devons opérer les oeuvres
de justice, c'est-à-dire offrir un sacrifice de justice, il
parle ainsi : « La lumière de « votre face a été
imprimée en nous, Seigneur; vous avez donné la joie à
mon cur.
(2) » Celui qui opère de bonnes oeuvres et vit honorablement
devant les hommes, en participant à ce bien souverain et en s'efforçant
d'y monter de plus en plus,
porte avec lui cette huile par laquelle les bonnes oeuvres ne cessent
de luire devant les hommes; en lui la charité ne se refroidit point
par l'abondance de l'iniquité,
mais elle persévère jusqu'à la fin. Les vierges
folles n'ont pas cette huile, parce qu'en s'attribuant ce qu'elles font
de bien, il est impossible qu'elles échappent à
l'orgueil ; et tel est le plaisir que cet orgueil
1. Ps. IV. 2. Ps. IV, 6, 7.
leur fait prendre nécessairement dans les louanges humaines,
qu'elles paraissent ne rechercher que cette joie à chaque bonne
oeuvre qu'elles accomplissent.
78. « Mais comme l'Époux tardait, toutes s'endormirent.
» Il ne viendra pas lorsqu'on l'attendra, mais ce sera au milieu
de la nuit, dans la plus épaisse obscurité ,
c'est-à-dire qu'on né saura pas s'il doit venir. Aussi
l'Évangile nous dit-il qu'au milieu de la nuit on entendit crier
: « Voici l'Époux qui vient, allez au-devant de lui. »
Ce cri est la trompette dont parle l'Apôtre : « Et la trompette
sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles (1). » La trompette
signifie ici un signal éclatant et que
tout le monde entendra. Dans un autre endroit (2), l'Apôtre l'appelle
la voix de l'archange et la trompette de Dieu. Elle est appelée
aussi, dans l'Évangile, la voix de
Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qu'entendront ceux
qui reposent dans les tombeaux et ils se lèveront (3). Toutes ces
vierges , les sages et les folles , se lèvent
donc et prennent leurs lampes , c'est-à-dire qu'elles se préparent
à rendre compte de leurs oeuvres.
79. Mais alors , dans l'immensité de ce cri et au milieu de
la résurrection des morts, la louange humaine ne consolera plus
personne , parce qu'on ne pourra plus
douter que le jugement ne soit proche. Car on n'aura pas le temps de
discourir sur celui-ci, de juger celui-là, de louer et de favoriser
cet autre, quand chacun portera
son fardeau et ne pensera qu'à rendre compte de ce qu'il aura
fait. Les vierges folles, par habitude, chercheront encore les louanges
humaines; mais, n'en trouvant
plus, elles seront saisies d'un découragement profond, car elles
n'ont pas dit sincèrement à Dieu : « En vous est ma
louange; » ni : « Mon âme sera louée dans le
Seigneur; » enfin elles ne se sont pas glorifiées dans
le Seigneur, lorsque, ignorant la justice de Dieu, elles établissaient
leur propre justice. Elles demandent aux
vierges sages de l'huile, c'est-à-dire quelque consolation;
elles n'en trouvent, ni n'en reçoivent; les vierges sages leur répondent
qu'elles ne savent point si le
témoignage même de leur propre conscience leur suffira,
qu'elles attendent la miséricorde de leur Juge, et lorsqu'il sera
assis sur son trône, qui pourra se vanter
d'avoir un coeur chaste ou d'être pur de tout péché
, à moins que la miséricorde de
1. I Cor. XV, 52. 2. I Thess. IV, 16. 3. Jean, V, 28, 29.
324
Dieu ne soit plus grande que sa justice (1) ? Cette miséricorde
s'étendra sur ceux qui auront fait des oeuvres de miséricorde
avec l'espoir d'être traités
miséricordieusement de la part de ce Dieu dont ils savaient
qu'ils avaient tout reçu; ils ne se glorifiaient pas comme s'ils
n'avaient rien reçu, et qu'ils eussent eu par eux
de quoi plaire à Dieu; à l'exemple des insensés
qui mettent leur plaisir dans le bien qu'ils font et dont ils s'attribuent
toute la gloire , se laissant louer par la flatterie ou
l'erreur, comme si eux-mêmes étaient quelque chose. «
Mais celui qui pense être quelque chose, lorsqu'il n'est rien, se
trompe lui-même. Que chacun considère bien
quelle est son couvre, et alors, c'est seulement en lui-même
qu'il cherchera sa gloire et non pas dans un autre (2) ; » c'est
porter son huile avec soi , et ne pas
dépendre des louanges d'autrui. Mais quelle gloire trouvera-t-on
en soi, sinon Celui à qui on dit : « Vous êtes ma gloire
et vous élevez ma tête (3) ? » Il faut donc le
redire souvent : que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur
(4).
80. La divine sagesse, qui habite dans les vierges sages et qui dit
aux contempteurs de sa doctrine : « Moi aussi je rirai de votre perte
(5), » dit, dans le même sens,
aux vierges folles
« Allez plutôt vers ceux qui vendent de l'huile et achetez-en
; » ce qui signifie : Où sont ceux qui vous trompaient de
leurs fausses louanges , quand vous vous abusiez
vous-mêmes en vous glorifiant en vous et non dans le Seigneur?
« Et tandis qu'elles vont en acheter, l'Epoux vient; et celles qui
étaient prêtes entrèrent avec lui. »
Ceci me paraît devoir s'entendre de la vaine gloire après
laquelle soupireront encore les âmes corrompues , accoutumées
à poursuivre le néant des louanges
humaines. Ce vif désir est exprimé par ces paroles :
« Tandis qu'elles vont acheter de l'huile, l'Epoux arrive ; et celles
qui étaient prêtes entrèrent aux noces avec lui. »
Celles qui étaient prêtes, c'est-à-dire : celles
qui portaient au coeur la vraie foi et la vraie piété, par
lesquelles elles pouvaient se mêler à la société
des saints qui se
glorifient, non pas en eux-mêmes, mais dans le Seigneur, et entrer
avec eux dans cette joie dont il a été dit : « Entrez
dans la joie de votre Seigneur (6) ; » c'est là que
s'achèvera la participation au bien immuable,
1. Jacq. XI,13. 2. Gal. VI, 3, 4. 3. Ps. III, 4. 4. I Cor. I,
31. 5. Prov. I, 26. 6. Matth. XXV, 23.
dont la foi nous donne ici-bas comme les arrhes, afin que cette grâce
nous fasse vivre pour Dieu et non pour nous.
81. Enfin, « les autres vierges arrivent, disant : Seigneur,
Seigneur, ouvrez-nous. » L'Evangile ne dit pas qu'elles achetèrent
de l'huile et qu'elles arrivèrent ensuite, car
il n'y avait plus d'huile à acheter, mais que ces vierges cherchèrent
trop tard miséricorde lorsque déjà il était
temps de juger et que la séparation des bons et des
méchants allait s'accomplir. C'est avec raison qu'il leur est
répondu : « Je vous le dis en vérité, je ne
vous connais pas. » Celui qui répond ainsi sait toute chose,
mais
ces mots : « Je ne vous connais pas, » ne veulent rien
dire autre que ceci : Vous ne m'avez point connu quand vous avez mieux
aimé mettre en vous votre confiance
qu'en moi. Car lorsqu'il est dit que Dieu nous connaît, il nous
donne la connaissance de lui-même, afin que nous comprenions que
cette science de Dieu est un effet
de sa miséricorde à notre égard et non point un
résultat de notre mérite. Aussi l'Apôtre, après
avoir dit. dans un certain passage : « Maintenant que vous connaissez
Dieu, » se reprend et ajoute : « ou plutôt maintenant
que vous êtes connus de Dieu (1). » Que veut dire ici l'Apôtre
sinon que c'est Dieu qui leur a donné la
connaissance de lui-même? mais personne ne connaît Dieu
si ce n'est celui qui comprend que Dieu est ce bien souverain et immuable
par la participation duquel on
devient bon. Cela est marqué à la fin de ce psaume (2)
: « ils annonceront sa justice au peuple qui naîtra et que
le Seigneur a fait. » De là ces mots d'un autre psaume
: « C'est Dieu qui nous a faits, et non pas nous-mêmes
(3). » Ceci ne doit pas s'entendre de notre nature d'homme, dont
Dieu est le créateur comme il l'est du ciel et
de la terre, des astres et des animaux; mais cela doit se rapporter
à cette création morale et surnaturelle dont l'Apôtre
a dit : « Car nous sommes sors ouvrage, créés
en Jésus-Christ pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées
afin que nous y marchions (4). »
82. Vous trouverez, je pense, vos cinq questions suffisamment résolues
dans l'examen de cette sixième question que je m'étais posée
sur la grâce de la nouvelle
alliance, pour laquelle le Verbe s'est fait chair, c'est-à-dire
que celui
1. Gal. IV, 9. 2. Ps. XXI. 3. Ps. XCLX, 3. 4. Ephés. II,
l0.
325
qui est le Fils de Dieu s'est fait homme en prenant notre nature sans
perdre la sienne ; afin de donner à ceux qui l'auront reçu,
la puissance de devenir enfants de
Dieu, d'hommes qu'ils étaient, de monter à un état
meilleur par la participation au bien immuable, non point dans le but d'obtenir
la félicité temporelle, mais l'éternelle
vie qui seule est heureuse. Pour ce motif, j'ai cru devoir parcourir
le psaume prophétique dont le Christ prononça les premières
paroles du haut de la croix, nous
faisant voir comment Dieu nous abandonne et comment-il ne s'éloigne
pas de nous; comment `il nous invite à chercher les biens éternels,
et comment il nous accorde
ou nous enlève, pour notre avantage , les biens de ce monde
: par là nous apprenons à ne pas nous attacher aux choses
du temps, à ne pas mépriser la lumière
intérieure qui appartient à la vie nouvelle, et de là
vient que le psaume prophétique est intitulé : Pour l'Etoile
du matin, comme pour désigner la lumière nouvelle; nous
apprenons à ne pas nous plaire dans des ténèbres
extérieures d'où tombent dans des ténèbres
« plus extérieures » ceux qui ne se tournent pas des
choses du dehors
vers les choses intérieures, et à ne pas devenir les
compagnons du diable et de ses anges, pour être frappés d'une
éternelle damnation. Sachons le vrai sens de notre
pèlerinage en cette vie ; soyons crucifiés au monde,
les mains étendues et pleines de bonnes couvres; persévérons
patiemment jusqu'à la tin, tenant notre coeur
là-haut où le Christ est assis à la droite du
Père (1), et attribuant tout cela, non pas à nous-mêmes,
mais à la miséricorde de Dieu dont les jugements profonds
épuisent tout esprit qui s'applique à les examiner. Voilà,
non point dans une fabuleuse inutilité, mais dans l'importance de
sa vérité, la pensée de l'Apôtre sur la
longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur : c'est par là
que nous parviendrons à la science suréminente de la charité
du Christ et que nous serons remplis dans
toute la plénitude de Dieu (2).
83. Ce n'est pas un soin superflu qui m'a fait traiter avec étendue
la grâce de la nouvelle alliance, à l'occasion des questions
que vous m'avez proposées ! Elle a des
ennemis qui, troublés par la profondeur de ce mystère,
veulent attribuer plutôt à eux-mêmes qu'à Dieu
ce qu'il y a de bon en eux. Ce ne sont pas des hommes que
vous puissiez aisément mépriser;
1. I Coloss. III, 1, 2. 2. Ephés. III, 19.
ils vivent dans la continence et se recommandent par leurs uvres :
ils n'ont pas une fausse idée du Christ, comme les manichéens
et d'autres hérétiques; ils croient
que le Christ est égal et coéternel au Père, qu'il
s'est véritablement fait homme, qu'il est venu; et ils attendent
son second avènement; mais ils ignorent la justice de
Dieu et veulent établir leur propre justice. Parmi les vierges
de la parabole de lEvangile, le Seigneur fit entrer les unes avec lui
et ferma la porte aux autres en leur
répondant : « Je ne vous connais pas. » Ce n'est
pas en vain que les unes et les autres sont appelées vierges à
cause de leur continence; elles sont cinq des deux
côtés parce qu'elles ont dompté la rébellion
des cinq sens ; elles portent toutes des lampes, symboles de leurs bonnes
oeuvres et de leur bonne vie aux yeux des
hommes; elles vont toutes au-devant de l'Epoux pour marquer l'attente
de l'avènement du Christ. Cependant les unes sont appelées
sages , les autres folles; les sages
ont porté de l'huile dans leurs vases, les folles n'en ont point
porté. Pareilles en tant de choses, le Christ nous les montre différentes
en cela seul, et c'est seulement à
cause de cela qu'il leur donne des noms si opposés.
84. Qu'y a-t-il de plus semblable que des vierges et des vierges, cinq
d'un côté-, cinq de l'autre , allant avec des lampes au-devant
de lEpoux? Et quoi de plus
opposé que des sages et des folles? Celles-là partent
de l'huile dans leurs vases, c'est-à-dire qu'elles portent dans
leurs coeurs l'intelligence de la grâce de Dieu,
sachant bien que personne n'est continent si Dieu ne lui en fait la
grâce, et qu'on est redevable à la sagesse éternelle
de savoir même que la continence est un don de
Dieu (1) ; celles-ci n'ont pas rendu grâces au dispensateur de
tous les biens, elles se sont égarées dans leurs pensées
; leur coeur s'est obscurci, et tandis qu'elles se
disaient sages, elles sont devenues folles (2). Toutefois il ne faut
pas désespérer d'elles avant le sommeil ou la mort; mais
si elles s'endorment dans cet état, quand
retentira le cri annonçant l'arrivée de l'Epoux, et qu'à
leur réveil, c'est-à-dire à la résurrection,
elles restent dehors: ce n'est point qu'elles ne soient pas vierges; c'est
qu'ignorant d'où leur vient le don de la continence, elles sont
folles, et c'est avec raison qu'elles seront mises dehors
1. Sag. VIII, 21. 2. Rom. I, 21, 22.
326
parce qu'elles ne portent pas avec elles le sentiment de la grâce
intérieure.
85. Quand donc vous rencontrerez des gens semblables, ne vous laissez
pas persuader par eux qu'il soit bon de porter des vases vides, mais persuadez-leur
plutôt
de marcher vers le Christ avec des vases pleins : « Quiconque
pense savoir quelque chose, dit l'Apôtre, ne sait pas encore comment
il faut savoir (1); » et,
s'expliquant bientôt, il ajoute : « Mais quiconque aime
Dieu est connu de lui (2). » L'Apôtre ne dit pas que celui
qui aime Dieu le connaît, mais « qu'il est connu de lui,
» et par là il a voulu nous faire comprendre plus clairement
que l'amour de Dieu est aussi une grâce qui vient de lui. Car la
charité de Dieu est répandue dans nos
coeurs, non par nous-mêmes, mais par l'Esprit-Saint qui nous
est donné (3). On ne peut pas aimer beaucoup Dieu lorsqu'on s'attribue
à soi-même et non pas à Dieu
ce qu'on a de bon dans l'âme ; en de telles dispositions, comment
songerait-on à ne pas se glorifier en soi, mais dans le Seigneur?
Celui qui se glorifie d'être bon doit
se glorifier en Celui qui l'a fait bon; il est donc évident
que celui qui se croit bon par lui-même s'en attribuera la gloire
et non pas au Seigneur. Or, toute la fin de la
grâce de la nouvelle alliance, par laquelle nous tenons haut
nos coeurs (car tout bienfait, tout don parfait vient d'en-haut (4), c'est
de nous empêcher d'être ingrats et,
dans ces actions de grâces, on ne fait que de se glorifier dans
le Seigneur et non pas en soi-même.
C'est tout un livre que je viens de vous écrire ; il est étendu
et ne contient cependant rien d'inutile, ce me semble. Mais attachez-vous
aussi à lire les saintes Ecritures,
et vous n'aurez que peu de choses à me demander. Par la lecture
et la méditation, et surtout si vos prières s'élèvent
pures vers le dispensateur de tous les biens, vous
apprendrez tout ce qu'il faut connaître, à coup sûr
beaucoup de choses au moins , et plutôt par l'inspiration de Dieu
que par les leçons des hommes. D'ailleurs,
lorsque nous reconnaissons sans nous tromper la vérité
dans celui qui nous parle au dehors, n'est-ce point une preuve que nous
avons pour maître la Lumière
intérieure?
1. I Cor. VIII, 2, 3. 2. Ibid. 3. Rom. V, 5. 4. Jacq. I, 17.
LETTRE CXLI. (14 juin de l'année 412.)
Après la conférence de Carthage, en 411, où les
donatistes furent si solennellement condamnés, beaucoup d'évêques
du parti vaincu firent courir le bruit que les
évêques catholiques avaient gagné à prix
d'argent Marcellin, le président et le juge de la conférence.
II importait de ne pas laisser sans réponse ces menteuses
accusations. Le 14 juin 412, des évêques catholiques,
réunis en concile à Zerta en Numidie, adressèrent
aux donatistes une lettre qui établissait la vérité
et rappelait
l'ensemble des actes de la conférence. Saint Augustin nous apprend
lui-même que cette lettre synodique fut son ouvrage (1).
SILVAIN L'ANCIEN, VALENTIN, AURÉLE, INNOCENT, MAXIME, OPTAT,
AUGUSTIN, DONAT ET LES AUTRES ÉVÊQUES DU CONCILE DE
ZERTA AUX DONATISTES.
1. D'après ce que nous entendons dire de toutes parts, vos évêques
prétendent que le juge a été gagné à
prix d'argent pour porter la sentence contre eux, et vous le
croyez sans peine ; à cause de cela beaucoup d'entre vous n'ont
pas voulu encore acquiescer à la vérité; pressés
par la charité du Seigneur, et réunis en concile, il
nous a paru bon de vous adresser cette lettre afin de vous prévenir
que ces pasteurs vaincus et convaincus vous débitent des mensonges.
Dans l'écrit même qu'ils
avaient préparé pour cette conférence et qu'ils
avaient signé de leurs noms, ils nous appelaient des traditeurs
et leurs persécuteurs: mais ils ont été dévoilés
et
convaincus dans leur fausseté et leur insigne mensonge ; en
effet, voulant faire parade de leur grand nombre, ils avaient inscrit,
comme étant présents, les noms de
quelques évêques absents, et bien plus, le nom même
d'un mort; on leur demanda où était cet évêque,
et, aveuglés par un trouble soudain, ils avouèrent eux-mêmes
qu'il était mort en route. Interrogés sur la question
de savoir comment il avait pu signer à Carthage puisqu'il était
mort en chemin, leur trouble ne fit qu'augmenter, et,
ne reculant pas devant un nouveau mensonge, ils répondirent
que l'évêque était mort en revenant de Carthage mais
ils ne purent jamais se tirer de ce mensonge-là.
Voilà ceux que vous croyez, soit qu'il s'agisse des anciens
traditeurs, soit qu'il s'agisse de la corruption du juge: ils n'ont pu,
sans commettre un crime de faux, écrire
cette pièce où ils nous reprochent le crime d'avoir livré
les saintes Ecritures. C'est pourquoi nous
1. Voy. Rétract., liv. II, chap. 40.
327
avons jugé à propos de vous donner ici un résumé
de ce qu'il importe le plus que vous sa chiez, de peur que vous ne puissiez
atteindre au volumineux récit de tout ce
qui s'est passé ou que la lecture ne vous en paraisse trop fatigante.
2. Nous arrivâmes à Carthage, nous et vos évêques,
et, ce qu'auparavant ils ne voulaient pas en le déclarant indigne
d'eux, nous nous réunîmes. Sept évêques de
notre côté et autant du leur furent choisis pour parler
au nom de tous. On en désigna sept autres des deux côtés
avec lesquels les évêques choisis pourraient se
concerter en cas de besoin, et encore quatre de part et d'autre pour
surveiller les comptes rendus, de peur qu'on ne fît dire à
quelqu'un ce qu'il n'aurait pas dit. Il y
eut aussi des deux côtés quatre scribes dont deux devaient
alterner, pour tout recueillir avec les secrétaires du juge, afin
d'empêcher que personne d'entre nous ne
prétendît avoir dit ce qui n'aurait pas été
consigné. Comme complément de toutes ces précautions,
il fut convenu que nous et les évêques donatistes, et le juge
lui-même, nous signerions ce que nous aurions dit, pour éviter
que nul ne se plaignît plus tard que ses paroles eussent été
falsifiées. La publicité de ces actes partout
où il le faudra, devant avoir lieu du vivant de ceux qui les
ont signés, leur vérité demeurera inattaquable pour
la postérité. Ne soyez donc pas ingrats envers une si
grande miséricorde de Dieu qui s'est révélée
à votre profit par tant de soins prévoyants. Désormais
il n'y a plus d'excuse ; ce serait trop de dureté de coeur et une
opiniâtreté trop diabolique que de résister à
une aussi évidente manifestation de la vérité.
3. Les évêques de votre parti, choisis pour parler au
nom de tous, s'efforcèrent, autant qu'ils le purent, d'empêcher
qu'on ne s'occupât de l'affaire pour laquelle un si
grand nombre d'évêques catholiques et donatistes s'étaient
rendus à Carthage de tous les points de l'Afrique et de lieux si
éloignés. Tandis que toute âme était en
suspens dans l'attente de ce qui allait se faire dans cette grande
assemblée, vos évêques insistaient violemment pour
que rien ne se fît. Pourquoi cela, sinon parce
qu'ils savaient leur cause mauvaise et qu'ils ne mettaient pas en doute
leur facile défaite dans le cas où la question se traiterait?
La peur qu'ils avaient de la discussion
laissait déjà voir en eux des vaincus. S'ils avaient
obtenu ce qu'ils voulaient, si la conférence n'avait pas eu lieu
et que la vérité n'eût point apparu par nos débats,
que
vous auraient-ils répondu à leur retour de Carthage,
que vous auraient-ils montré ? Je crois que, les actes en main,
ils vous auraient dit : Nous insistions pour que la
question ne fût pas traitée, eux insistaient pour qu'elle
le fût. Vous voulez voir ce que nous avons fait; tenez, lisez comme
nous les avons vaincus en obtenant de ne
rien faire. Peut-être, avec du bon sens, vous leur auriez
répondu : Etiez-vous donc allés pour ne rien faire? ou plutôt,
puisque vous n'avez rien fait, pourquoi
êtes-vous revenus?
4. Enfile, après d'inutiles efforts pour empêcher qu'on
n'en vînt à la cause, le débat, où ils furent
vaincus en toute chose, fit bien voir pourquoi ils avaient peur. Car ils
confessèrent qu'ils n'avaient rien à dire contre l'Eglise
catholique , répandue par toute la terre ; ils furent accablés
des divins témoignages des saintes Ecritures qui
nous montrent l'Eglise commençant à Jérusalem,
s'étendant aux lieux où ont prêché les apôtres
et dont ils ont écrit les noms dans leurs épîtres et
leurs actes, et se
répandant ensuite à travers les autres nations. Ils ont
déclaré à haute voix qu'ils n'avaient rien à
dire contre cette Eglise , et c'est là qu'éclate notre victoire
au nom de
Dieu. En rendant hommage à l'Eglise avec laquelle il est manifeste
que nous sommes en communion et dont ils sont eux-mêmes ouvertement
séparés, ils attestent leur
ancienne défaite ; ils vous montrent, si vous savez le comprendre,
quelle voie vous devez quitter, quelle voie vous devez suivre, et vous
le montrent non pas avec
cette fausseté qui les a portés à vous mentir
jusqu'à ce jour, mais avec cette vérité qu'ils ont
été contraints de reconnaître.
5. Ainsi quiconque est séparé de cette Eglise catholique,
quelque louable qu'il pense être dans sa conduite, par ce seul crime
d'être séparé de l'unité du Christ, n'aura
pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui (1). Mais
quiconque a bien vécu dans cette Eglise ne sera pas responsable
des péchés d'autrui, parce que « chacun
y portera son propre fardeau (2), » selon les paroles de l'Apôtre;
et « quiconque
1. Il ne faudrait pas donner à cette pensée de saint
Augustin un sens trop absolu. Il s'adresse ici à des schismatiques
dont on ne peut plus dire qu'ils sont dans
l'ignorance, mais qui peuvent apprécier la vérité
sous la forme de faits évidents et palpables. L'Eglise ne condamne
pas la bonne foi entière dans l'erreur et l'ignorance
invincible.
2. Gal. VI, 5.
328
y mange indignement le corps du Christ, mange et boit son jugement
(1); » l'Apôtre lui-même a aussi écrit cela. Ces
mots : « Il mange son jugement, » montrent assez
qu'il ne mange pas le jugement d'un autre, mais le sien propre. Voilà
ce que nous avons fait, ce que nous avons montré, ce que nous avons
fait avouer, parce qu'on
n'est pas souillé par les méchants en participant aux
mêmes sacrements qu'eux, mais en consentant à leurs oeuvres.
Si on ne donne aucun consentement à ce qui est
mal, le méchant est seul à porter le poids de ses oeuvres,
et ne fait aucun tort à celui qu'il n'a pas eu pour compagnon de
son crime.
6. C'est ce que vos évêques ont été aussi
forcés de reconnaître à haute voix, non pas au moment
où nous disions ces choses , mais après, dans une autre affaire,
l'affaire de Cécilien. Nous la distinguions de la cause de l'Église;
si par hasard il était trouvé coupable, nous l'anathématiserions
sans abandonner pour cela l'Église du
Christ, contre laquelle ses torts ne pouvaient rien préjuger;
on lut donc, lorsqu'on fut arrivé à cette affaire, les actes
du concile de Carthage, où soixante-dix évêques
donatistes condamnèrent Cécilien absent; et,nous répondîmes
que ce concile ne pouvait pas plus nuire à Cécilien absent,
que ne nuisit à Primien absent le concile
donatiste, où cent évêques le condamnèrent
dans l'affaire de Maximien. Ce nom seul rappela à vos évêques
ceux qu'ils avaient reçus dans l'intégrité de leurs
honneurs après les, avoir condamnés, et leur approbation
du baptême conféré dans le schisme sacrilège
de Maximien, et la sentence du concile de Bagaie, par
laquelle, en condamnant les hommes de ce parti ils avaient accordé
un délai à quelques-uns de ceux-ci, par la raison que les
« rejetons sacrilèges de Maximien ne les
avaient pas souillés. » Le souvenir de cette affaire les
jeta donc dans l'épouvante et le trouble, et, oubliant ce qu'ils
nous contestaient peu de moments auparavant, ils
s'écrièrent: « Une cause ne fait rien à
une autre cause, ni une personne à une autre personne. » Ils
confirmèrent ainsi, par leurs paroles , ce que nous disions de
l'Église, savoir, que la cause et la personne de Cécilien,
quelles qu'elles pussent être, ne pouvaient préjudicier, ni
à l'Église catholique d'outre-mer, contre laquelle vos
évêques avaient déclaré
1. I Cor, XI, 29.
n'avoir rien à dire, ni à l'Église catholique
d'Afrique, demeurée en communion avec elle. Ils confirmèrent
cette doctrine, puisque le parti de Donat ne reçoit aucun
dommage de Maximien qui, avec ses autres fauteurs, a condamné
Primien ; aucun dommage de Félicien qui a condamné Primien,
et a été pour cela condamné par le
parti de Donat, où il est admis avec sa dignité épiscopale,
comme auparavant; enfin notre sentiment triomphe, si Maximien n'a pas préjudicié
à ses adhérents
auxquels ces évêques accordèrent un délai
par la raison que la communion avec Maximien n'avait pas pu être
pour eux une souillure, car « une cause ne fait rien à
une autre cause, ni une personne à une autre personne. »
7. Que cherchez-vous donc de plus? Vos évêques ont chargé
les actes de beaucoup de discours inutiles; n'ayant pu parvenir à
empêcher l'examen de l'affaire, ils ont
parlé tant qu'ils ont pu pour qu'il devînt au moins difficile
de lire ce qui s'est passé. Mais ce peu de mots de leur part doivent
vous suffire, et vous empêcher de haïr
l'unité de l'Église catholique à cause de je ne
sais quels crimes, de je ne sais quels criminels; car, comme vos évêques
l'ont dit, l'ont relu et l'ont signé, « une cause ne
fait rien à une autre, ni une personne à une autre personne.
» Nous avons toutefois défendu Cécilien, quoique sa
cause ne soit pas celle de l'Église; nous l'avons
défendu pour mettre en lumière, même ici, les calomnies
de vos évêques; ils ont, été bien ouvertement
vaincus et n'ont pu rien prouver de ce qu'ils reprochaient à
Cécilien. De plus, appuyés sur les actes épiscopaux
(1), nous fîmes voir que quelques-uns de ceux qui condamnèrent
Cécilien absent étaient manifestement
eux-mêmes des traditeurs. Vos évêques, ne sachant
quoi répondre, dirent que ces actes étaient faux, mais ne
purent jamais le prouver.
8. En outre, ils ont avoué, ou plutôt ils ont mis un grand
honneur à déclarer que leurs prédécesseurs
avaient accusé Cécilien devant l'empereur Constantin; ils
ont
ajouté un mensonge, la prétendue condamnation de Cécilien
par l'empereur. Ici encore ils ont été vaincus car, pour
épaissir le nuage de vos erreurs et pour exciter
contre nous la haine de votre parti, ils ne manquent pas de répéter
que nous
1. Le concile de Cirte, aujourd'hui Constantine, tenu en 305. Il en
est question dans le chap. XXVII du IIIe livre contre Cresconius. Cet ouvrage
de saint Augustin
est de l'année 406, et se compose de quatre livres.
329
portons devant les empereurs la cause de l'Eglise. Voilà donc
que ces ancêtres dont ils prononcent les noms avec orgueil ont soumis
la cause de l'Eglise au jugement
des empereurs; ils ont poursuivi Cécilien devant le tribunal
impérial, et se sont vantés de l'avoir fait condamner. Qu'ils
cessent de vous tromper par des discours vains
et menteurs; rentrez en vous-mêmes, craignez le Seigneur, pensez
à la vérité, laissez ce qui est faux. Ce que les lois
vous ont fait souffrir, vous l'avez souffert, non
point pour la justice, mais pour l'iniquité; et vous n'avez
pas le droit de dire que nous sommes injustes, parce qu'il a fallu l'emploi
de l'autorité impériale pour vous tirer
de l'erreur; car vos évêques avouent que leurs devanciers
ont agi avec Cécilien comme vous ne voulez pas qu'on agisse avec
vous. Leurs aveux et leurs vanteries
prouvent suffisamment qu'ils ont accusé Cécilien devant
l'empereur; mais il n'est pas du tout prouvé que Cécilien
ait été condamné ; au contraire, il est constant qu'il
fut deux fois (1) déclaré innocent par des évêques,
qu'il le fut ensuite par l'empereur lui-même. Vos évêques
l'ont eux-mêmes établi en produisant des actes comme
pour leur cause, mais qui leur étaient bien plus contraires,
et qui ont tourné à l'avantage de Cécilien. Ils n'ont
donc jamais rien pu prouver contre ceux qu'ils ont
accusés, et tout ce que nous avons dit pour la cause de l'Eglise
et pour la cause de Cécilien, ils l'ont prouvé eux-mêmes
par leurs paroles et par tout ce qu'ils ont lu.
9. C'est ainsi qu'ils produisirent d'abord un livre d'Optat, en preuve
de la condamnation de Cécilien par l'empereur; ce livre témoignait
contre eux, il ne faisait que
montrer de plus en plus la justification de Cécilien, et tout
le monde se mit à rire. Mais parce que le rire même n'a pas
pu s'écrire, vos évêques ont attesté dans les
actes qu'on avait ri en ce moment de leurs paroles. Ils lurent ensuite
un écrit où leurs devanciers se sont plaints auprès
de l'empereur Constantin de ce qu'il les
persécutait; ainsi, dans ce même écrit, ils firent
voir que Cécilien les avait vaincus devant l'empereur et qu'ils
avaient dit faux en soutenant que Cécilien avait été
condamné. Ils produisirent en troisième lieu des lettres
du même Constantin au lieutenant Vérinus, où l'empereur
déteste fortement les donatistes, et dit qu'il faut les
rappeler de l'exil pour les livrer
1. A Rome et à Arles.
à leur propre fureur, parce que la main de Dieu commençait
déjà à les frapper; ces mêmes lettres de l'empereur
établissaient donc encore que vos évêques avaient
dit faux en parlant de la condamnation de Cécilien; Constantin
montre plutôt que Cécilien les a vaincus devant lui lorsqu'il
les exècre violemment et ordonne que la
peine de l'exil fasse place à un châtiment divin déjà
commencé.
10. Puis ce fut le tour de Félix d'Aptonge, qui ordonna Cécilien;
aux yeux de vos évêques, Félix n'était lui-même
qu'un traditeur; alors ils produisirent contre
eux-mêmes une lettre de Constantin, où il demande au proconsul
de lui envoyer Ingentius. Or, cet Ingentius avait avoué dans une
enquête en présence du proconsul
1Elien qu'il avait fait un faux contre Félix, ordonnateur de
Cécilien. Vos évêques disaient que si l'empereur avait
ordonné qu'on lui envoyât Ingentius, c'est que
l'affaire de Cécilien était encore pendante; se laissant
aller aux plus vaines conjectures, ils imaginaient que peut-être,
après le voyage d'Ingentius, l'empereur avait jugé
de nouveau Cécilien et cassé sa première sentence
qui l'avait absous. Mais on leur demandait de lire des faits au lieu de
conjecturer, et ils ne répondaient absolument
rien. Or, cette lettre de l'empereur par laquelle il manda Ingentius
auprès de lui et que vos évêques lurent contre eux-mêmes
pour Cécilien, portait que le proconsul
1Elien avait jugé de sa compétence la cause de Félix
et constaté son innocence, et que Constantin ne fit venir Ingentius
à sa cour que pour répondre aux sollicitations
continuelles de ceux qui étaient là: il voulait leur
faire comprendre que c'était en vain qu'ils travaillaient à
rendre Cécilien odieux et se tournaient violemment contre lui.
11. Qui croirait que vos évêques aient lu toutes ces choses
contre eux et pour nous, si, par la volonté du Dieu tout-puissant,
il n'était pas arrivé que leurs paroles
fussent consignées dans les Actes et que leurs signatures fussent
en bas? Car si quelqu'un veut faire attention à l'ordre des années
et des jours, tel qu'il est marqué
dans les mêmes Actes, il trouvera d'abord que Cécilien
fut absous par un jugement épiscopal. Ensuite, quelque temps après,
la cause de Félix d'Aptonge fut portée
devant le proconsul Alien qui proclama son innocence : ce fut au moment
de cette affaire qu'Ingentius reçut l'ordre de se rendre auprès
(330) de l'empereur.
Longtemps après, l'empereur lui-même, après avoir
entendu les deux parties, prononça son jugement dans l'affaire de
Cécilien ; il le déclara innocent et déclara
calomniateurs ceux qui l'avaient accusé. D'après les
dates, il est suffisamment attesté que c'est une fausseté
et une calomnie de prétendre que l'empereur, après avoir
mandé à la cour Ingentius, changea sa sentence et condamna
Cécilien précédemment absous. Non-seulement vos évêques
n'ont rien pu lire à l'appui de pareilles
assertions, eux qui ont tant lu contre eux-mêmes, mais on leur
montre avec la dernière évidence, par les dates, que le jugement
de l'empereur en faveur de Cécilien,
après avoir entendu les parties, fut prononcé longtemps
après le jugement de l'affaire de Félix devant le proconsul,
et longtemps après qu'un ordre impérial eût
appelé Ingentius à la cour.
12. Que vos évêques ne disent donc plus que nous avons
gagné le juge à. prix d'argent. N'est-ce point la ressource
ordinaire des vaincus? Si nous avons donné
quelque chose au juge pour qu'il se prononçât contre eux
et à notre profit, que leur avons-nous donné à eux-mêmes
pour dire et produire tant de choses contre eux
et à notre avantage? Peut-être veulent-ils que nous leur
rendions grâces auprès de vous, car pendant qu'ils s'en vont
répétant que notre or a corrompu le juge, c'est
gratuitement qu'ils ont tant dit et tant lu contre eux et pour nous?
S'ils prétendent qu'ils nous ont vaincus parce qu'ils ont mieux
servi que nous la cause de Cécilien, ils
ont raison, croyez-les. Deux pièces en faveur de Cécilien
nous avaient paru suffisantes, eux en ont produit quatre.
13. Mais pourquoi charger de plus de détails et de faits cette
lettre? Si vous voulez nous croire, croyez-nous, et attachons-nous ensemble
à l'unité que Dieu prescrit
et qu'il aime. Si vous ne voulez pas nous croire, lisez ou faites-vous
lire les Actes mêmes, et assurez-vous de la vérité
de ce que nous vous écrivons. Si vous ne faites
rien faire de tout ceci et que vous suiviez encore le parti de Donat
malgré ses faussetés démontrées avec tant d'évidence,
nous n'aurons pas à nous reprocher votre
punition, lorsque, trop tard, vous vous repentirez. Mais si vous ne
méprisez pas les grâces que Dieu vous fait, si, après
que la cause a été examinée et mise en
lumière avec tant de soin, vous renoncez à vos erreurs
pour embrasser la paix et l'unité du Christ, nous nous réjouirons
de votre retour; les sacrements du Christ que
vous. gardez pour votre condamnation dans le sacrilège du schisme
deviendront pour vous profitables et salutaires lorsque vous aurez le Christ
pour chef dans la
paix catholique, « on la charité couvre la multitude des
péchés (1).» Nous vous avons écrit ceci le 18
des calendes de juillet, sous le neuvième consulat du très-pieux
Honorius Auguste, afin que cette lettre parvienne, quand elle le pourra,
à chacun de vous.
1. I Pierre, IV, 8.
LETTRE CXLII. (Année 412.)
Les efforts de saint Augustin en faveur de l'unité n'étaient
pas stériles ; il avait de douces paroles pour les donatistes ramenés
à la foi catholique; voici ce qu'il écrivait
à dés ecclésiastiques revenus à la vérité.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SES CHERS SEIGNEURS, AUX PRÊTRES
SES FRÈRES SATURNIN ET EUPHRATE, AUX CLERCS RAMENÉS COMME
EUX A LA PAIX ET A L'UNITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Votre retour religieux nous a réjouis, mais que notre absence
ne vous attriste pas. Car nous sommes dans cette Eglise qui, quoique répandue
en tout l'univers par
la grâce de Dieu, ne forme cependant qu'un seul et grand corps
dont le chef illustre est le Sauveur lui-même, comme dit l'Apôtre
(2). Un prophète, longtemps
auparavant, avait annoncé la glorification de ce chef, qui devait
éclater après la résurrection, quand il disait: «
Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux; » et comme, le
Christ une fois élevé au-dessus des cieux, son Eglise
devait remplir toute la terre de sa fécondité, le même
prophète ajoutait: « Et que votre gloire se répande
par
toute la terre (3).» C'est pourquoi, mes bien-aimés, armés
de constance et de force et sous un chef élevé si haut, restons
dans ce corps glorieux dont nous sommes
les membres. Lors même que les plus lointaines distances me sépareraient
de vous, nous serions toujours ensemble en celui dans l'unité de
qui nous devons toujours
demeurer. Si nous n'avions qu'une même maison, nous dirions que
nous sommes ensemble; à plus forte raison le sommes-nous, quand
nous n'avons qu'un même
corps ! Et d'ailleurs la Vérité
2. Ephés. V, 53; Coloss. I, 18. 3. Ps. LVI, 12.
elle-même nous enseigne que nous sommes dans la,même maison,
car la sainte Écriture, qui dit que lEglise est le corps du Christ,
dit aussi que l'Église est la maison
de Dieu (1).
2. Mais cette maison n'est pas bâtie sur un point quelconque
de l'univers, elle couvre toute la terre. Voilà pourquoi le psaume
qui a pour titre : « Quand la maison
s'édifiait après la captivité, » commence
par ces mots , « Chantez au Seigneur un cantique nouveau, que toute
la terre le chante au Seigneur (2). » Le démon avait
tenu la terre captive dans les liens du vieil homme; après cette
captivité la construction de la maison représente le renouvellement
des âmes fidèles dans l'homme
nouveau. De là ces paroles de l'Apôtre : « Dépouillez
le vieil homme, et revêtez-vous de celui qui a été
créé selon Dieu (3) ; » et parce que ce renouvellement
s'accomplit sur toute la terre dans l'unité catholique, selon
d'autres paroles où le prophète demande à Dieu de
faire éclater partout sa gloire (4), ainsi dans ce
psaume, après. que David invite à chanter à Dieu
un cantique nouveau pour montrer quand la maison s'édifie, il ajoute
aussitôt : « Que toute la terre le chante au
Seigneur. » Le même psaume excite les ouvriers par lesquels
cette grande maison s'élève: «Annoncez, leur dit-il,
de jour en jour son salut; annoncez sa gloire aux
nations, ses merveilles à tous les peuples; » et peu après
il dit : « Apportez au Seigneur, nations de la terre, apportez au
Seigneur la gloire et l'honneur (5). » J'ai
expliqué dans un autre endroit ce que,c'est que cette maison,
c'est-à-dire l'Église catholique (6).
3. Ces témoignages et d'autres de ce genre, si nombreux dans
les Écritures, sur la grande maison, ont tellement vaincu ses ennemis
qu'ils ont avoué n'avoir rien à dire
contre l'Église d'outre-mer, qu'ils reconnaissent pourtant comme
catholique. Nous sommes en communion avec elle pour mériter d'être
unis aux membres du Christ
et de rester fidèlement et affectueusement attachés à
son corps. Car, dans l'unité de cette Eglise, quiconque vit mal,
« mangé et boit son jugement, » selon les paroles
de l'Apôtre (7); mais quiconque vit bien n'a pas à craindre
que son âme soit souillée par les fautes ou la personne d'autrui.
Les
1. Ephés. I, 22-23; I Tim. III, 15. 2. Ps. XCV, 1 .
3. Eph, IV, 22, 24. 4. Ps, LVI, 12. 5. Ps. XCV, 7. 6. Voir le livre
Ier contre les lettres de
Pétition, chap. 18. 7. I Cor, XI, 29.
évêques donatistes, pressés dans l'affaire de Maximien
, ont été eux-mêmes contraints d'avouer « qu'une
cause ne nuisait pas à une « autre cause, ni une personne
à
une autre. » Nous sommes toutefois en sollicitude les uns pour
les autres comme membres d'un même corps; et nous tous qui devons
trouver place avec le bon grain,
nous désirons, avec l'aide de Dieu, tolérer la paille
pendant que nous sommes encore sur l'aire, et pour cette paille destinée
au feu, n'abandonner pas l'aire du
Seigneur.
4. Que chacun de vous remplisse fidèlement avec joie les devoirs
de sa charge; soyez pieusement exacts dans votre ministère par amour
pour ce Dieu, notre Maître
commun, à qui nous avons à rendre compte de nos actions.
Aussi, vous devez avoir des entrailles de miséricorde, parce que
« celui qui n'aura pas fait miséricorde
sera jugé sans miséricorde (1). » Priez donc avec
nous pour ceux qui souffrent encore, afin qu'ils soient guéris de
cette charnelle infirmité, triste fruit d'une longue
coutume. Qui ne comprend combien il est doux et bon que des frères
habitent ensemble (2), si ce goût est senti par des bouches qui ne
soient plus malades, et si
l'âme, éprise des douceurs dé la charité,
rejette l'amertume de la division? Mais il est puissant et miséricordieux
le Dieu que nous prions pour nos frères égarés; nous
lui demandons de les ramener au salut par les moyens qu'il voudra.
Que le Seigneur vous conserve dans la paix !
1. Jacq. II, 13. 2. Ps. CXXXII, 1.
LETTRE CXLIII. (Année 412.)
La première partie de cette lettre renferme d'admirables leçons
de modestie dont tous ceux qui écrivent doivent profiter. Le reste
est consacré à l'examens ou plutôt
à l'exposition des opinions diverses sur l'origine de l'âme.
Saint Augustin n'a jamais voulu prendre parti dans cette difficile question.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS
MARCELLIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Voulant répondre à votre lettre que j'ai reçue
par mon saint frère et collègue Boniface, je l'ai cherchée
et ne l'ai point trouvée. Je me souviens pourtant que vous y
demandiez comment toute l'eau de l'Égypte ayant été
changée en sang, les magiciens de Pharaon avaient pu (332) à
leur tour faire quelque chose de pareil. Cette
difficulté se résout de deux manières : On a pu
apporter de l'eau de la mer, ou bien, ce qui est plus croyable, la région
où se trouvaient les enfants d'Israël n'avait
point été frappée de ces plaies. Cette préservation
étant marquée en quelques endroits de l'Écriture,
nous savons ce qu'il faut en penser, là même oit l'Écriture
n'en
parle pas.
2. Mais la lettre que m'a remise de votre part le prêtre Urbain,
renferme une difficulté tirée non pas des Livres divins,
mais des livres que j'ai écrits sur le Libre
Arbitre. De pareilles difficultés ne me retiennent pas longtemps;
si les bonnes raisons manquent pour défendre mon avis, cet avis
n'est que le mien; il ne s'agit pas
ici d'un auteur dont il n'est pas permis de condamner le sentiment,
lors même que, faute de le bien saisir, on comprend quelque chose
qu'on né doit pas approuver.
Je tâche, je l'avoue, de me mettre au nombre de ceux qui écrivent
à mesure qu'ils profitent et profitent à mesure qu'ils écrivent.
Si donc, par imprudence ou par
ignorance, il m'est échappé quelque chose qui puisse
être avec raison relevé par d'autres et aussi par moi-même
(car si je profite, je dois m'apercevoir de mes
fautes), il ne faut ni s'en étonner ni s'en affliger, mais il
faut me pardonner, et me féliciter, non pas de m'être trompé,
mais d'avoir été rectifié. Car celui-là s'aime
lui-même d'un bien coupable amour qui veut que les autres se
trompent pour que sa propre erreur ne soit pas connue. Combien il est meilleur
et plus utile que, là où
il s'est trompé lui-même, d'autres ne se trompent pas,
afin qu'averti par eux il se corrige ! S'il ne veut pas se corriger, que
d'autres au moins ne partagent pas son
erreur. Si Dieu nie fait la grâce d'exécuter un jour le
dessein que j'ai d'écrire un ouvrage tout exprès pour marquer
ce que pourra m'offrir dé défectueux l'examen de
tous mes livres, les hommes alors verront combien peu j'ai égard
à ma personne (1).
3. Mais vous qui m'aimez beaucoup; si lorsqu'on me reprend par malice,
ignorance ou même avec l'intelligence de la vérité;
vous dites que je ne me suis jamais
trompé dans mes écrits, vous travaillez en vain, vous
soutenez
1. Ces belles lignes, d'une si sincère modestie, nous prouvent
que, dès l'année 412, saint Augustin avait l'idée
de l'ouvrage intitulé de Recensione librorum (de la
révision ou revue des livres) qui occupe les derniers temps
de sa vie. Voyez notre Hist. de saint Augustin, chap. LII.
une mauvaise cause, vous perdriez infailliblement votre procès,
même devant moi. Je ne trouve pas bon que ceux qui me sont le plus
chers me croient autre que je ne
suis. S'ils aiment, non point ce que je suis, mais ce que je ne suis
pas, ce n'est plus moi qu'ils aiment, mais un autre sous mon nom; c'est
moi, si leur affection se fonde
sur ce qu'ils savent ou ce qu'ils ont raison de croire; mais en m'attribuant
ce qu'ils ne voient pas en moi , ils me prennent pour un autre et c'est
un autre qu'ils aiment.
Le plus éloquent des Romains, Cicéron, a dit de quelqu'un
qu'il ne lui échappa jamais une parole qu'il aurait voulu ne pas
avoir prononcée. Quelque belle que
paraisse cette louange, elle pourrait plutôt s'appliquer à
un fou achevé qu'à un sage accompli. Car ceux qu'on nomme
vulgairement des bouffons, plus ils s'écartent du
sens commun en multipliant les absurdités et les sottises, plus
ils se félicitent de ce qu'ils disent : il n'appartient qu'à
des gens sensés de se repentir d'une parole
mauvaise, folle ou préjudiciable.
Mais si on prend en bonne part le mot de l'orateur romain et qu'on
pense qu'il se soit rencontré des hommes, parlant de toute chose
sagement et n'ayant jamais rien
dit qu'ils ne voulussent avoir dit, il faut pieusement croire cela
des hommes de Dieu qui ont parlé sous l'inspiration de l'Esprit-Saint
plutôt que de le croire de celui que
Cicéron a entendu louer de cette manière. Quant à
moi je suis si éloigné de cette perfection que si je me vantais
de ne rien dire que je ne voulusse avoir dit, je serais
plus semblable à un fou qu'à un sage. On a écrit
-des ouvrages de la plus haute autorité, non point quand on n'y
a pas mis un seul mot qu'on regrette, mais quand on
n'y a rien mis qu'on doive changer. Quiconque n'est point encore parvenu
à ce degré de sagesse doit se résigner à être
modeste : n'ayant pas pu tout dire de façon à
ne pas s'en repentir, qu'il se repente de ce qu'il sait qu'il n'aurait
pas dû dire.
4. Quelques-uns de mes meilleurs amis prétendent que je n'ai
rien écrit ou presque rien que je puisse regretter, mais il y a
au contraire beaucoup de choses que je
voudrais effacer si je le pouvais, et beaucoup plus peut-être
que ne le croient mes censeurs les plus malveillants ; aussi je ne me flatte
pas du mot de Cicéron : Il ne
lui échappa jamais une parole qu'il eût voulu ne pas avoir
prononcée; mais (333) je me rappelle avec inquiétude cette
pensée d'Horace : « une parole lâchée ne
revient pas. » Voilà pourquoi je retiens entre ires mains,
plus longtemps que vous ne le voudriez, mes livres sur la Genèse
(1) et sur la Trinité, où se rencontrent les
plus périlleuses questions; si je ne puis les rendre irréprochables,
qu'ils soient un peu moins défectueux que si je m'étais imprudemment
bâté de les mettre au jour.
Vous autres, comme je le vis par vos lettres (car mon saint frère
et collègue Florentius me l'écrit aussi), vous me pressez
de les publier pour que je puisse, de mon
vivant, les défendre s'ils sont attaqués sur quelques
points, soit par la malice des ennemis, soit par les interprétations
trop peu intelligentes des amis. Vous m'exprimez
ce désir parce que, vous ne pensez pas qu'il y ait quelque chose
dans ces livres qu'on puisse raisonnablement critiquer; autrement vous
ne m'engageriez pas à les
livrer, mais plutôt à les corriger avec plus de soin encore.
Mais moi je m'inquiète davantage des vrais juges, des juges sévèrement
armés de la vérité, parmi lesquels
je veux d'abord m'établir moi-même, afin de ne leur laisser
à reprendre que les fautes qui auront pu échapper à
l'attention vigilante de mon esprit.
5. Dans le troisième livre du Libre Arbitré, en parlant
de la substance raisonnable, j'ai dit « L'âme après
le péché, établie dans des corps inférieurs,
gouverne son
corps, non pas tout «« à fait selon sa volonté,
mais autant que le . « permettent les lois générales.
» On a voulu croire qu'en cet endroit j'avais déterminé
quelque
chose touchant l'origine de l'âme humaine, soit qu'elle vienne
des parents par la propagation, soit qu'ayant péché dans
une vie supérieure et céleste, elle ait mérité
d'être enfermée dans une chair incorruptible. Que ceux
qui ont ainsi compris ce passage fassent attention aux expressions dont
je me suis servi ; je n'y donne pour
certain qu'une seule chose, c'est qu'après le péché
du premier homme les autres hommes sont nés et naissent dans la
chair du péché pour la guérison de laquelle le
Seigneur est venu dans une chair semblable à celle du péché;
l'ensemble de mes paroles ne préjuge rien contre aucune des quatre
opinions sur l'origine
1. L'ouvrage sur le sens littéral de la Genèse, composé
de douze bras, fut terminé dés l'année 401 et ne fut
publié qu'en 415. L'ouvrage sur la Trinité, composé
de
quinze livres, avait été commencé dans l'année
400 et ne fut livré à limpatience des contemporains qu'en
416. Voyez notre Histoire de saint Augustin, chap. XXXV
et XXXVI.
de l'âme que j'ai ensuite exposées, .sans soutenir de
préférence l'une d'elles, mais je faisais en- sorte que,
n'importe laquelle serait conforme à la vérité, Dieu
fût
toujours loué.
6. En effet, soit que toutes les âmes proviennent de celle du
premier homme, soit qu'il y ait une âme particulièrement formée
pour chacun, soit que Dieu envoie les
âmes après avoir été créées
en dehors de nous, ou qu'elles se plongent d'elles-mêmes dans les
corps, il est certain que cette créature raisonnable, l'âme
humaine,
établie, après le péché, dans des corps
inférieurs, c'est-à-dire terrestres, ne gouverne pas tout
à fait son corps selon sa volonté, et vous aurez ainsi une
certitude du
péché du premier homme. Car je n'ai pas dit après
son péché, ou bien : après qu'elle a eu péché
; mais j'ai dit : « après le péché.» Par
là s'il devient possible de
déclarer avec vérité que ce soit le péché
de l'âme elle-même ou le péché du premier père
qui l'ait condamnée à s'unir à un corps, il demeurera
toujours exact de dire
« qu'après le péché l'âme établie
dans des corps inférieurs ne gouverne pa «tout à fait
son corps selon sa volonté; » car, selon les paroles de l'Apôtre,
la chair
convoite l'esprit (1) nous gémissons sous le poids de nos faiblesses
(2), et le Sage nous dit que le corps corruptible appesantit l'âme
(3). Et qui pourrait raconter
toutes les misères de notre mortalité? elles disparaîtront
quand ce corps corruptible sera revêtu de l'incorruptibilité
pour que la vie absorbe ce qu'il y a de mortel en
nous (4). L'âme alors gouvernera le corps spirituel tout à
fait selon sa volonté; mais maintenant ce n'est pas tout à
fait, c'est autant que le permettent les lois générales
par lesquelles il est établi que les corps naissent et meurent,
qu'ils se développent et. vieillissent. L'âme du premier homme,
avant le péché, gouvernait son corps à
volonté, quoique ce corps ne fût pas encore spirituel;
mais après lé péché, c'est-à-dire après
que le péché a été commis dans cette chair
d'où devait sortir ensuite la
chair de péché, l'âme raisonnable « a été
établie dans des corps inférieurs de façon à
ne pas gouverner son corps tout à fait selon sa volonté.
» Nos paroles ne
sauraient déplaire à ceux-là mêmes qui n'admettent
pas que les enfants, non encore coupables de péchés personnels,
soient cependant une chair de péché : c'est
pour la guérir que le baptême est donné comme un
1. Gal. V, 17. 2. II Cor. V, 4. 3. Sag. IX, 15. 4. I Cor. XV,
53
334
remède nécessaire, au nom de Celui qui a pris la ressemblance
de la chair de péché. Car il est certain, si je ne me trompe,
que cette même chair, quoique infirme,
non par une faute qui lui soit propre , mais par nature, a pourtant
commencé à naître après le péché;
Adam n'a pas été créé en cet état et
n'a engendré personne
avant le péché.
7. Que mes censeurs cherchent donc autre chose qu'ils soient fondés
à reprendre, non-seulement dans des ouvrages de moi publiés
avec trop de hâte, mais même
dans mes livres sur le Libre Arbitre. Je ne nie pas qu'ils puissent
y découvrir des points dont la rectification me serait profitable;
ces livres ont passé en trop de mains
pour qu'ils puissent se corriger; mais moi je vis encore et je puis
me corriger moi-même. Les paroles de mon troisième livre,
mesurées avec tant de précaution
qu'elles ne s'opposent à aucune des quatre opinions sur l'origine
de l'âme, ne sauraient être critiquées que par ceux
qui me reprocheraient d'hésiter en présence d'une
question aussi obscure; je ne me défendrai pas contre eux en
leur disant que je fais bien de ne rien affirmer sur cette question, car
je ne doute nullement que l'âme
soit immortelle, non à la manière de Dieu même
qui seul a l'immortalité (1), mais d'une certaine manière
conforme à sa nature, et je ne doute pas qu'elle soit créature
et non substance du Créateur : je me prononce de la même
façon sur tout ce que nous pouvons savoir de certain touchant la
nature de l'âme. Ce qui me forcé à
rester en suspens devant l'origine de l'âme, c'est la profondeur
des ténèbres dont elle est enveloppée : qu'on tende
la main à celui qui avoue son ignorance et qui
désire savoir ce qu'il en est; qu'on me l'apprenne si on peut;
qu'on me le démontre si on a découvert par la raison quelque
chose de certain là-dessus, ou si on a
trouvé dans les divines Ecritures quelque chose de très-clair
qui commande à cet égard notre foi. Car ce que la raison,
même la plus habile, peut faire contrairement
à l'autorité des saints Livres, n'a qu'un, semblant de
vrai et ne saurait être la vérité. Et si l'autorité
des saintes Ecritures semble contraire aux enseignements clairs et
certains de la raison , c'est qu'on n'a pas pu pénétrer
leur vrai sens , et qu'on y a mis du sien : ce n'est pas dans les divins
livres, mais en lui-même que le
commentateur a
1. I Tim. VI, 16.
trouvé ce qui est en opposition avec la vérité.
8. En voici un exemple : faites bien attention à ce que je vais
dire. A la fin du livre qui se nomme Ecclésiaste, il est question
de la dissolution de l'homme qui se fait
par la séparation de l'âme et du corps, et l'Ecriture
dit; « Que la poussière rentre dans la terre d'où elle
a été tirée, et que l'esprit retourne à Dieu
qui l'a donné (1). »
Un sentiment de cette autorité ne laisse aucun doute et ne saurait
tromper personne; mais si quelqu'un y veut montrer un témoignage
favorable à l'opinion qui fait
venir toutes les âmes de celle du premier homme; son sentiment
semble être appuyé , sur ce qui est dit ici de la chair sous
le nom de poussière (car la poussière et
l'esprit ne signifient pas autre chose dans cet endroit que le corps
et l'âme) ; il pourrait dire que l'âme retourne à Dieu
parce qu'elle tire son origine de cette âme que
Dieu donna au premier homme, comme la chair retourne en terre parce
qu'elle vient de cette chair qui fut faite de terre dans le premier homme
: il soutiendrait ainsi
que ce que nous connaissons du corps doit nous déterminer à
croire ce qui nous demeure caché sur l'âme, car c'est l'origine
de l'âme qui fait doute et non pas
l'origine du corps. Les deux questions dans ce passage de l'Ecriture
semblent s'expliquer l'une par l'autre : que la chair retourne en terre
comme auparavant, car elle
en fut tirée quand le premier homme fut fait; que l'esprit retourne
à Dieu. qui le donna quand il répandit un souffle de vie
sur la face de l'homme qu'il venait de former,
et que l'homme devint une âme vivante (2) d'où les hommes
devaient sortir, corps et âme, par voie de propagation.
9. Cependant, s'il est vrai que toutes les âmes ne viennent pas
de celle du premier homme, mais que, créées ailleurs, Dieu
les donne à mesure qu'un corps humain se
forme, cette opinion peut encore s'accorder avec ces paroles; «
Que l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné. » Ces paroles
n'exclueraient donc que les deux autres
opinions, parce que, si une âme particulière était
créée à chaque création d'homme, on ne pense
pas que l'Ecriture aurait dû dire; « Que l'esprit retourne
à Dieu qui
l'a donné; » mais à Dieu qui l'a fait. Ce mot:
« il a donné, » suppose l'existence antérieure,
de ce qui pouvait se donner. On presse encore ces paroles; « Que
l'esprit
retourne à Dieu, » et on demanda;
1. Ecclési. XII, 7. 2. Genès. II. 7.
335
Comment l'esprit retournera-t-il là où il n'a jamais
été? Au lieu de ces expressions : « Que« l'esprit
retourne à Dieu, » il eût mieux valu dire, ajoute-t-on:
Que l'esprit
s'avance ou qu'il aille vers Dieu, s'il est à croire que cet
esprit n'y ait jamais été auparavant. De même il ne
serait pas facile d'expliquer comment les âmes se
plongeraient, de leur propre volonté, dans le corps, puisqu'il
est écrit en parlant de l'esprit: « Dieu l'a donné.
» C'est pourquoi, je le répète, ces deux opinions
souffrent de ce passage de l'Ecriture : l'une, qui veut que chaque
âme soit créée dans le corps qui lui est destiné;
l'autre, qui prétend que les âmes se jettent de leur
propre volonté dans les corps. Mais ce texte ne repousse pas
les deux autres opinions l'une, qui fait venir toutes les âmes de
celle du premier homme; l'autre, par
laquelle les âmes déjà créées auparavant
et établies en Dieu sont données aux corps.
10. Et cependant si les partisans de l'opinion qui veut que chaque
âme soit créée dans son corps, soutenaient que ces
mots de l'Ecriture « Dieu a donné l'esprit, »
doivent être compris comme quand on dit que Dieu nous a donné
les yeux, les oreilles, les mains, ou toute autre chose, sans avoir besoin
d'admettre que ces
membres étaient faits a l'avance et mis en réserve en
attendant les desseins- providentiels, mais que le Créateur les
a donnés quand il les a faits, je ne vois pas ce
qu'on pourrait leur répondre : à moins que d'autres témoignages
ne fussent produits contre eux ou qu'il n'y eût des raisons certaines
devant lesquelles dût fléchir leur
opinion. De leur côté, ceux qui pensent que les âmes
passent de leur propre volonté dans les corps, entendent les mots
de l'Ecclésiaste : « Dieu a donné l'esprit, »
comme ces mots de l'Apôtre : « Dieu les a livrés
à la concupiscence de leur coeur (1). » Ces partisans de la
création des âmes dans les corps, sont embarrassés
de
ce qui est dit du retour de l'esprit vers Dieu; ce seul mot les met
mal à l'aise; mais, à mon avis, cela ne suffirait pas pour
rejeter ce sentiment : on pourrait montrer par
le langage accoutumé des saints Livres, que l'esprit créé
retourne vers Dieu comme vers son auteur, et non pas comme vers celui en
qui il avait été une première fois.
11. Je vous ai écrit ces choses pour que celui qui voudra s'attacher
à la défense de l'une des quatre opinions sur l'origine de
l'âme, établisse
1. Rom. I, 24.
son sentiment, soit par des citations des saints Livres qui ne puissent
pas être comprises d'une autre manière, comme lorsque l'Ecriture
dit que Dieu a fait l'homme,
ou par des raisons certaines qu'il soit impossible de contredire sans
folie, comme lorsqu'on dit que, pour connaître la vérité
ou pour pouvoir se tromper, il faut être
vivant. Car on juge de la vérité de ceci, sans qu'il
soit nécessaire de recourir à l'autorité des divins
Livres; il suffit pour cela du sens commun, et celui qui soutiendrait
le contraire serait regardé comme fou. Si quelqu'un peut réunir
ces conditions de certitude dans cette question sur l'âme, mêlée
à tant d'obscurités, qu'il vienne en
aide à mon ignorance ; s'il ne le peut pas qu'il ne me reproche
point mon hésitation.
12. Quant à ce que j'ai écrit sur la virginité
de sainte Marie, on ne saurait en nier la possibilité, sans nier
tout ce qui est arrivé miraculeusement dans des corps. Si on
ne le croit pas, parce que cette merveille ne s'est accomplie qu'une
fois, demandez à l'ami qu'une telle difficulté arrête,
s'il ne se rencontre rien, dans les lettres
profanes, qui ne soit arrivé qu'une fois : ce qui n'empêche
pas qu'on y croie, non point dans la mesure qu'on accorde à des
tables, mais, comme on dit, par une foi
historique : demandez-le lui, je vous en prie. S'il nie que quelque
chose de pareil se trouve dans l'histoire profane, il faut l'en faire souvenir;
mais s'il l'avoue, la
difficulté est résolue.
LETTRE CXLIV. (Annéé 412)
AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SES HONORABLES ET TRÈSDIGNES
SEIGNEURS, A SES BIEN-AIMÉS ET DÉSIRÉS FRÈRES
DE CIRTA DANS TOUS
LES DEGRÉS D'HONNEUR.
Les persistants efforts de saint Augustin avaient converti à
l'unité catholique la population de Cirta ou Constantine; les principaux
de cette ville écrivirent à l'évêque
d'Hippone pour le lui annoncer et pour l'engager à les visiter
et à jouir sur les lieux de son oeuvre de paix. On va voir avec
quel sentiment chrétien saint Augustin leur
répond; il ne perd pas cette occasion, de faire toucher du doigt
la vérité aux donatistes non encore ramenés à
l'unité.
1. Si ce qui nous affligeait tous dans votre ville a disparu, si la
force de la vérité a vaincu des coeurs qui lui résistaient
malgré ce qu'elle avait de notoire et en quelque
sorte de public, si vous jouissez des douceurs de la paix, si (336)
l'amour de l'unité ne blesse plus des yeux malades, mais s'il remplit
de lumière et de force des yeux
désormais guéris, ce n'est point là notre ouvrage,
c'est l'ouvrage de Dieu; je ne l'attribuerais pas à des efforts
humains, lors même que la conversion de cette grande
multitude de chrétiens aurait eu lieu au moment où nous
étions auprès de vous et où nous vous exhortions à
revenir à la vérité catholique. C'est l'ouvrage de
Celui qui,
par ses ministres, avertit au dehors avec les signes des choses, et
qui, par lui-même, instruit au dedans avec les choses elles-mêmes.
Il ne faut pas que nous nous
montrions moins pressés d'aller vous visiter, par la raison
que le bien accompli en vous ne l'a pas été par nous, mais
par Celui qui fait seul des merveilles (1); nous
devons au contraire nous hâter bien plus pour aller contempler
les oeuvres divines que nos propres oeuvres ; si nous sommes nous-mêmes
quelque chose de bon,
l'honneur en revient à Dieu et non pas aux hommes; de là
ces paroles de l'Apôtre : « Ce n'est pas celui qui plante qui
est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu
qui donne l'accroissement (2). »
2. Vous rappelez dans votre lettre, et je me souviens d'avoir lu dans
les auteurs profanes, que Xénocrate, parlant des avantages de la
tempérance, fit changer tout à
coup de vie à Polémon qui, non-seulement était
sujet à s'enivrer, mais qui était ivre en ce moment-là.
Quoique Polémon, ainsi que vous l'avez si bien compris
vous-mêmes, n'ait pas été par là gagné
à Dieu, mais seulement délivré d'une tyrannique et
basse habitude, c'est à l'oeuvre divine et non pas à une
oeuvre humaine
que j'attribuerai l'heureux changement opéré en lui.
Si le corps, la moins noble portion de nous-mêmes, a des biens, comme
la beauté, la force,. la santé; si tous ces
avantages viennent de Dieu seul qui a créé la nature
et lui donne la perfection, à combien plus forte raison devons-nous
penser que personne que Dieu ne peut
donner les biens de l'âme ! A quel degré d'orgueil et
d'ingratitude ne descendrait pas l'aveuglement humain, s'il croyait que
la beauté du corps est l'ouvrage de Dieu
et que la chasteté de l'âme est l'ouvrage de l'homme?
Il est écrit dans le livre de la sagesse chrétienne : «Je
savais que nul ne peut être continent sans un don de Dieu;
et il y avait de la sagesse à savoir de qui venait ce don (3).
» Si donc Polémon,
1. Ps. LXXI, 18. 2. I Cor. III, 7. 3. Sag. VIII, 21.
passant tout à coup de la débauche à la sobriété,
avait su d'où lui venait ce don, de façon à rejeter
les superstitions païennes et à pieusement adorer Celui qui
lui
accordait une telle grâce, il n'aurait pas été
seulement continent, mais encore véritablement sage et salutairement
religieux; cela lui aurait servi non pas uniquement
pour l'honnêteté de la vie présente, mais pour
l'immortalité de la vie future. Combien moins dois-je donc m'attribuer
votre conversion et celle de votre peuple que
vous nous annoncez ! Elle ne s'est faite ni quand je parlais dans votre
ville ni même quand je m'y trouvais, mais elle est l'oeuvre de la
grâce de Dieu dans les âmes où
elle s'est faite véritablement. Reconnaissez-le avant toute
chose, pensez-y avec piété et humilité. C'est à
Dieu, mes frères, c'est à Dieu qu'il faut rendre grâce;
é
craignez Dieu de peur que vous ne tombiez ; aimez-le, pour que vous
avanciez.
3. Si, parmi vous, il en est encore que l'amour de l'homme tienne secrètement
éloignés de l'unité et que la peur de l'homme n'ait
ramenés qu'en apparence, que
ceux-là sachent bien que la conscience humaine demeure sans
voiles devant Dieu, que c'est un témoin qu'ils ne tromperont pas,
un juge auquel ils n'échapperont
point. Et si la question même de l'unité leur inspire
encore des doutes inquiets pour leur salut, qu'ils arrachent à leur
propre coeur cet aveu bien légitime : que sur
l'Eglise catholique, c'est-à-dire sur l'Eglise répandue
par toute la terre, ils croient plutôt les enseignements des divines
Ecritures que les outrages des langues
humaines. Pour ce qui est du dissentiment survenu entre des hommes
(et quels qu'ils soient, ils ne sauraient porter aucune atteinte aux promesses
de Dieu qui a
annoncé à Abraham que toutes les, nations seraient bénies
dans sa race (1), et ceci qui a été cru lorsqu'on l'annonçait
est nié lorsqu'on en voit l'accomplissement) ;
pour ce qui est, dis-je, d'une affaire particulière entre des
hommes, que ces donatistes encore hésitants réfléchissent
à ce raisonnement qui me paraît aussi simple
qu'invincible : ou l'affaire a été jugée devant
un tribunal ecclésiastique d'outre-mer, ou elle ne l'a pas été
; si elle n'a pas été jugée, la société
chrétienne des nations
d'outre-mer, avec laquelle nous avons la joie de rester en communion
est innocente, et c'est par un schisme sacrilège que les donatistes
se trouvent séparés
1. Gen. XXVI, 4.
337
de ces innocents; s'il y a eu examen et jugement de l'affaire, qui
ne comprend, qui ne sent, qui ne voit que les donatistes ont été
vaincus dans cette Eglise d'outre-mer
avec laquelle ils ne sont plus en communion? Qu'ils choisissent donc
ce qu'ils aiment mieux croire, ou la sentence des juges ecclésiastiques,
ou les murmures des
plaideurs vaincus. Remarquez avec soin et avec toute votre pénétration,
qu'il est impossible de rien répondre de raisonnable à ce
dilemme si court et si facile à
comprendre; et cependant ce malheureux Polémon n'en persiste
que davantage dans l'ivresse de sa vieille erreur. Pardonnez à cette
lettre plus longue peut-être
qu'agréable, utile pourtant, je pense, si elle ne vous flatte
pas, ô mes honorables et excellents seigneurs, mes frères
bien-aimés et très-désirés ! Quant à
mon voyage
sur vous, que Dieu remplisse notre désir mutuel. Les paroles
ne suffiraient pas pour exprimer avec quelle ardeur nous souhaitons de
vous visiter; vous voulez bien le
croire, je n'en doute pas.
LETTRE CXLV. (Année 412 ou 413.)
Saint Augustin, dont la vie est sans repos, parie du repos sur la terre
et des charmes puissants du monde; il établit que ce n'est pas la
crainte mais l'amour de la
justice qui doit nous exciter à fuir le mal ; en peu de lignes
précises et fortes, il met en garde contre la naissante doctrine
des pélagiens.
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET SAINT FRÈRE ANASTASE, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Nos frères Lupicin et Concordial, honorables serviteurs de
Dieu, nous sont une très bonne occasion de vous saluer, et d'ailleurs,
lors même que je ne vous écrirais
pas, vous pourriez savoir par eux tout ce qui se passe au milieu de
nous. Je n'ignore pas combien vous nous aimez dans le Christ, parce que
vous-même vous
n'ignorez pas combien nous vous aimons; j'aurais donc été
sûr de vous faire de la peine si vous aviez vu arriver sans lettre
de moi deux frères partis d'ici et dont
l'étroite intimité avec nous n'aurait pas pu vous rester
inconnue. Ajoutez que je vous dois une réponse, car depuis que j'ai
reçu votre lettre, je ne crois pas vous avoir
écrit; je ne le sais pas au milieu de tant de soins et d'affaires
qui m'accablent.
2. Nous désirons beaucoup savoir comment vous allez et si le
Seigneur vous accorde quelque repos, autant qu'on puise en avoir sur cette
terre; si un membre est
glorifié, tous les membres se réjouiront avec lui (1)
; et lorsqu'au milieu de nos soucis ii nous arrive de savoir quelques-uns
de nos frères avec un peu de repos, nous
éprouvons comme un grand soulagement, et il nous semble vivre
en eux plus doucement et plus paisiblement. Toutefois les peines croissantes
de cette fragile vie
redoublent en nous le désir du repos éternel. Car ce
monde est plus dangereux dans ses caresses que dans ses épreuves
qu'il nous impose; il faut nous défier de lui,
bien plus quand il nous invite à l'aimer que quand il nous force
à le mépriser. Tout ce que le monde renferme est concupiscence
de la chair, concupiscence des yeux
et orgueil de la vie (2); souvent ceux-là mêmes qui préfèrent
à ces choses les choses spirituelles, invisibles, éternelles,
se laissent aller à un certain amour de la terre,
et n'empêchent pas les joies du monde de se mêler jusqu'à
un certain point à l'accomplissement de leurs plus saints devoirs.
Autant les biens futurs sont les meilleurs
pour la charité, autant les biens présents exercent sur
notre infirmité le plus d'empire. Plût à Dieu que ceux
qui ont appris à les voir et à en gémir méritassent
de les
vaincre et d'échapper à leur tyrannie! La volonté
humaine ne saurait y parvenir sans la grâce de Dieu; on ne peut pas
dire qu'elle soit libre tant qu'elle demeure
soumise à des passions qui la dominent et l'enchaînent.
Car celui qui nous lie fait de nous son esclave (3); « si le
Fils vous délivre, » nous dit le Fils de Dieu
lui-même, « vous serez alors vraiment libres (4). »
3. C'est pourquoi la loi, en enseignant et en prescrivant ce qui ne
peut être accompli sans la grâce, montre à l'homme sa
propre infirmité; l'homme ainsi convaincu de
faiblesse, cherche un Sauveur qui guérisse sa volonté
et la rende capable de faire ce qu'elle ne pouvait pas auparavant. Ainsi
la loi mène à la foi, la foi obtient l'Esprit
dispensateur des grâces, l'Esprit répand la charité,
la charité accomplit la loi. C'est pour cela que la loi est appelée
un pédagogue (5),sous la menaçante sévérité
duquel celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (6).
Mais comment invoqueront-ils Celui en qui ils ne croient pas (7) ? De peur
que la
1. I Cor. XII, 26. 2. I Jean, II, 16. 3. II Pierre , II, 19.
4. Jean, VIII, 36. 5. Gal. III, 24. 6. Joël, II, 32. 7. Rom.
X, 14.
338
lettre sans l'esprit ne tue, l'Esprit qui vivifie est donné
aux croyants et à ceux qui invoquent le Seigneur; et la charité
de Dieu se répand dans nos coeurs par
l'Esprit-Saint qui nous est donné (1), afin que s'accomplisse
ce que dit le même Apôtre : « La charité est la
plénitude de la loi (2). » La loi est donc bonne à
celui qui
en use comme il faut (3); celui-là en use comme il faut qui,
comprenant pourquoi elle a été donnée, est amené
par ses menaces à la grâce libératrice. Quiconque,
ingrat envers cette grâce par laquelle l'impie est justifié,
compte sur ses propres forces pour accomplir la loi, n'est pas soumis à
la justice de Dieu, car il l'ignore et
veut établir la sienne propre (4); la loi cesse d'être
pour lui un secours pour la délivrance et n'est plus que le lien
du péché. Ce n'est pas que la loi soit un mal, mais
c'est que « le péché, » comme il est écrit,
« donne la mort par le bien même de la loi (5) » à
des âmes remplies de sentiments pareils. La loi en effet ajoute à
la gravité
de la faute lorsque celui qui agit mal connaît par la loi toute
l'étendue du mal qu'il fait.
4. Mais c'est en vain qu'on se croit vainqueur du péché
quand c'est seulement par la crainte de la peine qu'on ne pèche
pas; quoique au dehors on ne fasse pas
oeuvre de passion mauvaise, le mal pourtant demeure au dedans comme
un ennemi. Comment trouver innocent devant Dieu celui qui voudrait faire
ce que Dieu
défend, si l'on supprimait le châtiment qu'il redoute?
Il est coupable dans sa volonté elle-même celui qui veut faire
ce qui n'est pas permis et qui ne s'en abstient que
parce qu'il ne peut le faire impunément. Autant qu'il est en
lui, il aimerait mieux qu'il n'y eût pas une justice défendant
et punissant les péchés. Et s'il aimait mieux qu'il
n'y eût pas de justice, nul doute qu'il la détruirait
s'il le pouvait. Comment serait-il juste, cet ennemi de la justice qui,
si le pouvoir lui en était donné, supprimerait la
justice qui ordonne pour échapper à ses menaces et à
ses arrêts? Celui-là donc est ennemi de la justice qui ne
pèche point par la crainte de la peine; il en sera l'ami si
c'est par amour pour elle qu'il ne pèche pas; car alors véritablement
il craindra de pécher. Craindre l'enfer ce n'est pas craindre de
pécher mais de brûler. Mais on
craint de pécher, lorsqu'on a horreur du péché
même
1. II Cor. III, 6. 2. Rom. V, 5. 3. Rom. XIII, 10. 4. I Tim.
I, 8. 5. Rom. X, 3. 6. Rom. VII, 13.
comme de l'enfer. C'est là cette crainte chaste du Seigneur
qui demeure dans tous les siècles (1). Cette terreur de la peine
a son tourment et n'est pas dans la charité;
la charité parfaite met dehors la terreur (2).
5. On déteste le péché en raison de l'amour qu'on
a pour la justice ; on ne devient pas capable de ce sentiment par la lettre
de la loi qui épouvante, mais par la grâce
de l'Esprit qui guérit. Alors se fait en nous ce que nous recommande
l'Apôtre : « Je vous parle humainement à cause de l'infirmité
de votre chair: de même que vous
avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté
et à l'iniquité pour l'iniquité, de même
faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification
(3). »
C'est comme si l'Apôtre avait dit : De même que nulle crainte
ne vous forçait à pécher, mais que vous n'y étiez
entraînés que par la passion et le plaisir, que la peur
du supplice ne vous excite pas à bien vivre, mais que ce soit
le plaisir et l'amour de la justice, Et ceci, ce me semble, n'est pas encore
la justice parfaite , mais la
justice dans sa force première. Ces mots : « Je vous parle
humainement à cause de la faiblesse de votre chair », laissent
entendre qu'il aurait autre chose à dire si
ceux à qui il s'adresse pouvaient le porter, En effet, nous
devons faire pour la justice bien plus qu'on ne fait d'ordinaire pour le
péché. Or, la peine qui peut en arriver
au corps n'empêche pas la volonté mauvaise, elle empêche
seulement que l'oeuvre du péché ne s'accomplisse, et quelqu'un
qui serait sûr d'un prompt châtiment ne se
déterminerait pas à commettre publiquement un acte de
coupable impureté, Mais il faut aimer la justice, de façon
que les peines du corps n'aient pas la puissance de
nous en séparer et que même entre les mains ; d'ennemis
cruels, nos oeuvres luisent devant les hommes : ceux à qui elles
peuvent plaire en glorifieront notre Père qui
est aux cieux (4).
6. Voilà pourquoi saint Paul, cet ami à ferme de la justice,
s'écrie : « Qui nous séparera de la charité
du Christ ! Sera-ce l'affliction? la détresse? la persécution?
la
faim? la nudité? le péril? le glaive? comme il est écrit
: « Nous sommes chaque jour livrés à la mort à
cause de vous ; nous sommes regardés comme des brebis
destinées à la boucherie (5). Mais au milieu de tous
ces maux nous triomphons
1. Ps. XVIII, 10. 2. 1 Jean, IV, 18. 3. Rom. VI, 19. 4. Matth.
V, 16. 5. Ps. XLIII, 22.
339
par Celui qui nous a aimés; car je suis assuré que ni
la mort, ni la vie, ni les anges, ni les
puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures,
ni la violence, ni la hauteur, ni la profondeur, ni nulle autre créature
ne pourra jamais nous séparer de la
charité de Dieu qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ
(1). » Remarquez que l'Apôtre ne dit pas Qui nous séparera
du Christ? Mais, voulant montrer par où nous
sommes unis au Christ, il dit : « Qui nous séparera de
la charité du Christ? » C'est donc par la charité que
nous tenons au Christ, et non point par la crainte, de la
peine. L'Apôtre rappelle ensuite ce qui parait le plus capable,
mais ce qui n'a pas la force de nous séparer, et finit en appelant
charité de Dieu ce qu'il avait appelé
charité du Christ. Et qu'est-ce que la charité du Christ,
si ce n'est l'amour de la justice? Il a été dit du Christ
. « Dieu nous l'a donné pour être notre sagesse, notre
justice, notre sanctification , notre rédemption, afin que,
selon ce qui est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie
dans le Seigneur (2). » De même donc qu'il y a une
extrême perversité à se jeter dans les oeuvres
immondes d'une volupté grossière, malgré la crainte
des châtiments corporels; de même il y a un amour extrême
de la
justice à ne pas se laisser détourner, par la menace,
des supplices, des saintes oeuvres de l'éclatante charité.
7. Cette charité de Dieu, à laquelle il faut penser sans
cesse, se répand dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a
été donné, « pour que celui qui se glorifie
se
glorifie dans le Seigneur (3). » Lors donc que nous nous sentons
pauvres et dénués de cette charité par laquelle véritablement
la loi s'accomplit, nous ne devons pas
chercher dans notre propre indigence ce qui nous manque, mais nous
devons par la prière, demander, chercher, frapper à la porte
(4), afin que Celui, en qui est la
source de vie, nous enivre par l'abondance de sa maison et nous abreuve
du torrent de ses délices s. Ainsi rafraîchis et fortifiés,
nous sortirons de notre abîme de
tristesse bien plus, nous mettrons notre gloire dans nos afflictions,
sachant que l'affliction produit la patience; la patience, l'épreuve
; l'épreuve, l'espérance, et que
l'espérance n'est pas confondue; ce n'est pas de nous-mêmes
que nous pouvons cela, c'est parce que la charité de Dieu
1. Rom. VIII, 35-39. 2. I Cor. I, 30, 31. 3. Rom. V, 5 ;
I Cor. I, 31. 4. Matth. VII, 7. 5. Ps. XXXV, 9, 10.
se répand dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné
(1).
8. J'ai eu du plaisir à vous dire, au moins par lettre, ce que
je n'avais pu vous dire quand nous étions ensemble; ce n'est pas
pour vous, dont les pensées sont humbles
et ne sont pas des pensées d'orgueil (2), c'est pour ceux qui
donnent trop à la volonté humaine, qui croient qu'elle leur
suffit pour accomplir la loi, sans aucune
inspiration de la grâce, et dont la doctrine tend à persuader
à la misérable et pauvre nature humaine qu'elle peut se dispenser
de prier, de peur d'entrer en tentation.
Ils n'osent pas dire ceci ouvertement ; mais qu'ils le veuillent ou
non, cela résulte de leur doctrine (3). Pourquoi nous a-t-il été
dit : « Veillez et priez, de peur que vous
n'entriez en tentation (4) ? » Pourquoi le Sauveur nous apprenant
à prier, nous prescrit-il de dire : « Ne vous laissez pas
succomber à 1a tentation (5), » s'il suffit de
la volonté humaine, et s'il n'est pas besoin de la grâce
divine pour ne point succomber? Je n'ajouterai rien de plus. Saluez les
frères qui sont avec vous, et priez pour
nous, afin que nous ayons cette santé dont il est parlé
dans l'Evangile : « Il n'est pas besoin de médecin pour ceux
qui se portent bien, mais pour les malades; je ne
suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (6). »
Priez donc pour nous, pour que nous soyons justes : l'homme ne peut pas
être juste sans qu'il le sache et je
veuille, et il le sera aussitôt s'il le veut pleinement; mais
cette volonté même, il ne l'aura pas, à moins que la
grâce de Dieu ne le guérisse et ne vienne à son secours.
1. Rom. V, 3-5. 2. Rom. XII, 16. 3. Nous n'avons,pas besoin de
faire remarquer qu'il s'agit ici des pélagiens. 4. Matth.
XXVI, 41. 5. Matth. VI, 13.
6. Matth. IX, 12, 13.
LETTRE CXLVI. (Au commencement de l'année 413).
Pélage, au concile de Diospolis, en 415, chercha à tirer
parti d'une lettre de saint Augustin à son adresse ; voici cette
petite lettre de simple politesse que l'évêque
d'Hippone a rapportée dans son livre des Gestes de Pélage
et dont pas un mot ne pouvait autoriser les doctrines du moine breton.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET CHER FRÈRE PÉLAGE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Je vous rends grâce d'avoir bien voulu me donner la joie de recevoir
de vos lettres, et de (340) m'avoir appris que vous vous portez bien. Que
le Seigneur vous
accorde les biens par lesquels vous soyez toujours bon, et puissiez-vous
vivre éternellement avec lui, mon bien-aimé seigneur et très-cher
frère. Quoique je ne me
reconnaisse pas digne des louanges que votre bienveillance me donne,
il m'est impossible pourtant de ne pas en être touché; mais
je vous demande de prier pour
moi, afin que je devienne, à l'aide du Seigneur, tel que vous
croyez que je suis. (Et d'une autre main.) Souvenez-vous de nous, conservez
votre santé, et
puissiez-vous plaire au Seigneur, ô bien-aimé seigneur
et très-cher frère !
LETTRE CXLVII. (Année 412.)
Cette lettre, adressée à une femme dont nous avons déjà
prononcé le nom, et la lettre suivante adressée à
Fortunatien, évêque de Sicca, ont pour but d'établir
que
Dieu ne peut être vu des yeux du corps, et que la vue de Dieu
dans la vie future est réservée à ceux qui auront
le cur pur. Saint Augustin, dans le deuxième livre de
la Revue de ses ouvrages, chap. XII, mentionne la lettre à Pauline
qui a l'étendue d'un livre, et fait observer qu'il n'y a pas traité
la question de savoir si, après la
résurrection de la fin des temps, Dieu pourra être vu
des yeux du corps spirituel. « Mais, ajoute l'évêque
d'Hippone, je crois avoir suffisamment éclairci cette
question si difficile dans le dernier livre, c'est-à-dire dans
le vingt-deuxième livre de la Cité de Dieu. » Saint
Augustin, dans la Revue, mentionne aussi sa lettre à
Fortunatien qu'il appelle un mémoire, mais sans en faire le
sujet d'aucune remarque. La lettre à Pauline, indépendamment
de sa valeur théologique, est un long effort
du génie pour franchir le monde des corps et s'élever
dans le monde de l'âme; les principes de la métaphysique chrétienne
sont là. Le témoignage du sens intime se
trouve invoque dans cet écrit comme motif de certitude. Plus
d'une fois saint Augustin se répète, évidemment pour
se faire comprendre d'une femme, et, à plus de
quatorze siècles de distance, nous avons une grande considération
pour cette Pauline, que l'évêque d'Hippone jugea digne de
recevoir communication de ses
pensées sur un sujet aussi difficile c'est un grand exemple
pour les femmes chrétiennes de notre temps.
AUGUSTIN A PAULINE, SALUT.
1. Je me souviens de ce que vous m'avez demandé et de ce que
je vous ai promis, Pauline, pieuse servante de Dieu, et je ne dois pas
négliger d'acquitter ma dette.
Vous m'avez prié de vous écrire quelque chose d'étendu
sur la question de savoir si le Dieu invisible peut être vu des yeux
du corps; je n'aurais pu vous le refuser
sans offenser votre zèle religieux; mais j'ai tardé à
remplir ma promesse, soit à cause d'autres occupations, soit parce
que le sujet de votre demande méritait qu'on y
pensât longtemps. Dans l'examen de cette grande chose, il ne
fallait pas seulement réfléchir sur ce qu'il y avait à
croire et à dire, mais encore sur les moyens de
persuader ceux qui ont des opinions différentes, et cette double
obligation rendait la tâche plus difficile; enfin j'ai cru devoir
mettre un terme à ce long retard, dans
l'espoir que Dieu viendrait à mon aide bien plus en écrivant
qu'en différant. Et d'abord il me paraît que dans cette recherche
il y a plus à gagner dans une bonne vie
que dans les meilleurs discours. Ceux qui ont appris de Notre-Seigneur
Jésus-Christ à être doux et humbles de coeur (1), profitent
plus par la méditation et la prière
qu'en lisant et en écoutant. Toutefois il ne faut pas renoncer
à l'usage du discours; mais lorsque celui qui plante et qui arrose
a fait son couvre, il laisse le reste à Celui
qui donne l'accroissement: ceux qui plantent et qui arrosent sont aussi
son ouvrage.
2. Que ce soit donc en vous l'homme intérieur qui se recueille
et qui écoute. Il se renouvelle de jour en jour tandis que l'homme
extérieur se détruit (2), soit par la
macération, soit par la maladie, soit par un accident, soit
par le poids de l'âge qui abat à la fin les santés
les plus solides et les plus longues vies. Elevez donc votre
esprit qui se renouvelle dans la connaissance de Dieu selon l'image
de Celui qui l'a créé (3); c'est là que, par la foi,
le Christ habite en vous (4); c'est là qu'il n'y a plus
ni juif, ni gentil, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme (5): c'est
là que vous ne mourrez pas quand vous vous séparerez de votre
corps, parce que là vous n'avez
pas vieilli quoique vous soyez déjà chargée d'années.
Que votre intérieur soit donc attentif, et comprenez ce que je vais
dire. Je ne veux pas que vous suiviez ici mon
autorité et que vous jugiez nécessaire de croire quelque
chose parce que je l'aurai dit; soumettez-vous aux Ecritures canoniques
sur les points dont vous ne
reconnaîtrez pas encore par vous-même la vérité,
ou croyez à la lumière qui vous éclaire intérieurement
pour vous faire mieux comprendre.
3. Afin de mieux vous y préparer, je vous donnerai un exemple
tiré du sujet même qui va nous occuper. Nous croyons qu'on
peut voir Dieu, non avec les yeux du
corps comme on voit le soleil, ni avec le regard de l'intelligence
comme chacun voit intérieurement qu'il est vivant, qu'il veut, qu'il
cherche, qu'il sait ou qu'il ne sait
pas. Vous-même, en lisant
1. Matth. XXI, 29. 2. II Cor. IV, 6. 3. Coloss. III, 10. 4. Ephés.
III, 17. 5. Gal. III, 28.
341
cette lettre, vous vous souvenez d'avoir vu le soleil des yeux du corps;
vous pouvez même
le voir tout de suite, s'il est à l'horizon et qu'il puisse
vous apparaître de l'endroit où vous êtes. Mais pour
voir ce qui se découvre à l'esprit, c'est-à-dire que
vous
vivez, que vous voulez voir Dieu, que vous cherchez à le voir,
que vous savez que vous vivez, que vous voulez et que vous cherchez, et
que vous ne savez pas
comment on voit Dieu, vous ne vous servez pas des yeux du corps et
vous n'avez pas besoin de choisir un point pour mieux regarder ces choses;
vous voyez ainsi
votre vie, votre volonté, vos recherches, votre science, et
aussi votre ignorance, car il ne faut pas dédaigner de voir même
qu'on ne sait pas. C'est donc en
vous-même que vous voyez ces choses et que vous les avez sans
aucune ligne de figure et sans aucune couleur; elles vous y apparaissent
d'une façon d'autant plus
nette et plus sûre que vous les contemplez d'un regard plus simple
et plus intérieur. Puisque donc nous ne pouvons maintenant voir
Dieu ni avec les yeux du corps,
comme ce qui est au ciel et sur la terre, ni avec les yeux de l'esprit
comme les choses dont je parlais tout à l'heure et que vous voyez
en vous-même avec une entière
certitude, pourquoi croyons-nous qu'on peut voir Dieu si ce n'est parce
que nous ajoutons foi à ces paroles de l'Ecriture : « Heureux
ceux qui ont le coeur pur, parce
qu'ils verront Dieu (1) ; » et parce que cette pensée
est appuyée d'autres témoignages des livres saints auxquels
nous regarderions comme un crime de ne pas croire
et que sans aucun doute la piété nous oblige à
admettre?
4. Notez bien cette distinction; par conséquent si dans ce discours,
je rappelle des choses que vous voyez avec les yeux de la chair, que vous
percevez ou que vous
vous souvenez d'avoir perçues par quelque autre sens, comme
on perçoit la couleur, le bruit, l'odeur, la saveur, la chaleur
et tout ce que nous pouvons connaître par
la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût , le toucher; ou bien
si j'en rappelle que vous voyez du regard de l'esprit, comme vous voyez
votre vie, votre volonté, votre pensée,
votre mémoire, votre intelligence, votre science, votre foi
et tout ce qui s'aperçoit par l'esprit, et qu'il ne vous soit pas
possible d'en douter, non point parce que vous
les croirez, mais parce que vous les verrez, reconnaissez alors
1. Matth. V, 10.
que je vous les ai montrées. Quant à ce que je ne montrerai
pas comme on montre ce qui se voit par les yeux du corps ou par les yeux
de l'esprit, et qui pourtant
sera nécessairement vrai ou faux, sans que la vue du corps ou
la vue de l'esprit puisse en juger, on pourra seulement le croire ou ne
pas le croire. Il faudra le croire
sans hésiter si l'autorité des divines Ecritures, que
l'Eglise appelle canoniques, vient manifestement à l'appui. Mais
quand il s'agira d'autres témoignages, qui cherchent
à produire la persuasion, il vous sera permis d'y adhérer
ou de ne pas y adhérer; vous vous déterminerez d'après
la foi qu'ils méritent.
5. En effet, si nous ne croyons à rien de ce que nous n'avons
pas vu, à rien de ce que nous n'avons pas perçu nous-mêmes
par les yeux du corps ou de l'esprit, ou
appris par les saintes Ecritures , comment saurons-nous qu'existent
les villes où nous ne sommes jamais allés? Comment saurons-nous
que Rome a été fondée par
Romulus, et pour parler de temps plus voisins de nous, que Constantinople
a été fondée par Constantin? Comment saurons-nous
quels parents nous ont mis au
monde et quels ont été nos ancêtres? Les choses
de ce genre nous sont connues, non point par les yeux du corps comme nous
connaissons le soleil, ou par l'il de
l'esprit comme nous connaissons notre volonté, ou par l'autorité
des saints Livres comme nous savons qu'Adam a été le premier
homme, que le Christ est né, qu'il est
mort et qu'il est ressuscité ; mais elles nous sont connues
par d'autres témoignages dont nous ne pensons pas pouvoir douter.
Si nous nous trompons en pareil cas, en
croyant ce qui n'est pas ou en ne croyant pas ce qui est, nous estimons
que nous nous trompons sans danger, pourvu que la foi par laquelle la piété
se forme ne
reçoive aucune atteinte. Ces préliminaires ne touchent
pas encore à la question que vous m'avez proposée, mais ils
ont pour but de vous apprendre, à vous et à ceux
entre les mains de qui tombera cet écrit, de quelle façon
vous devez juger mes ouvrages et les ouvrages de qui que ce puisse être:
il ne faut pas que vous pensiez
savoir ce que vous ne savez point, et que vous croyiez légèrement
ce qui ne vous paraît évident ni par les sens du corps ni
par la vue de l'esprit, et, en dehors de ces
deux moyens de certitude, ce qui ne serait pas imposé à
votre (342) foi par l'autorité des Ecritures canoniques.
6. Arrivons-nous à la question ? N'y a-t-il plus rien dont il
faille prévenir le lecteur ? Quelques-uns pensent que ce que nous
appelons croire, lorsque ce que l'on croit
est vrai, n'est autre chose que de voir avec l'esprit. S'il en était
ainsi, nous nous serions trompés dans notre avant-propos où
nous marquons la différence entre voir
quelque chose par les yeux du corps, comme le soleil dans le ciel,
une montagne, un arbre, un objet quelconque sur 11 terre, ou voir avec
le regard de l'esprit une
chose non moins évidente, comme notre volonté nous apparaît
intérieurement à nous-mêmes quand nous voulons quelque
chose, notre pensée quand nous pensons,
notre mémoire quand nous nous souvenons et tout autre objet
spirituel présent à l'esprit; nous nous serions trompés,
dis-je, en marquant la différence entre voir selon
ces deux manières et croire ce qui n'a jamais été
présent aux yeux du corps ni de l'esprit, comme la création
d'Adam sans père et sans mère, la naissance du Christ
avec une vierge pour mère, sa mort et sa résurrection.
Ces faits se sont passés dans le domaine des corps, et nous aurions
pu les voir des yeux de la chair si nous
avions été présents: maintenant ils ne sont plus
là comme cette lumière du jour qui se voit avec les yeux,
ou cette volonté qui se voit avec l'esprit. Mais parce que la
distinction que j'ai faite n'est pas fausse, on n'aurait à reprocher
à mon préambule que de n'avoir pas exposé assez clairement
la différence entre croire et voir
quelque chose de présent avec l'esprit pour empêcher de
penser que ce soit tout un.
7. Quoi donc? pour marquer la différence qu'il y a entre voir
et croire, n'est-ce pas assez de dire qu'on voit les choses présentes
et qu'on croit les absentes? Ce sera
assez si par les choses présentes nous entendons celles qui
se trouvent près des sens de l'esprit ou du corps : de là
même vient qu'on les nomme présentes. C'est
ainsi que je vois la lumière du jour avec les sens du corps,
et ma volonté avec les sens de l'esprit parce qu'elle m'est présente
au dedans. Mais si quelqu'un me fait
connaître sa volonté, sa bouche et le son de sa voix me
sont seuls présents; la volonté qu'il m'exprime est elle-même
cachée aux yeux de mon corps et à ceux de
mon esprit; j'y crois, je ne la vois pas : si je pense que cet homme
ment, je ne crois pas à sa parole, quand même par hasard il
dirait la vérité. On croit donc les
choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles
paraissent appuyées d'un suffisant témoignage; on voit celles
qui sont près des sens du corps et de l'esprit, ou
présentes. Quoique les sens du corps soient au nombre de cinq,
la vue est principalement attribuée aux yeux, et c'est le mot dont
nous nous. servons pour exprimer
l'action des autres sens : l'ouïe, l'odorat, le goût, le
toucher. Nous ne disons pas seulement : Voyez quelle lumière ! mais
nous disons aussi : Voyez quel bruit, voyez
quelle odeur, voyez quel goût, voyez quelle chaleur ! Parce que
j'ai dit qu'on croit les choses qui ne sont pas présentes à
nos sens, il ne faut pas ranger de ce nombre
celles que nous avons vues quelquefois, et que nous sommes sûrs
d'avoir vues, quoiqu'il ne nous en reste plus que le souvenir; car elles
font partie de ce qui a été vu
et non pas de ce qu'on doit croire; c'est pourquoi elles nous sont
connues, non point d'après le témoignage d'autrui, mais d'après
nos propres souvenirs, et nous
savons avec certitude que nous les avons vues.
8. Notre science se compose donc de ce gui se voit et de ce qui se
croit. Pour les choses que nous avons vues ou que nous voyons, nous avons
notre propre
témoignage; pour les choses que nous croyons, le témoignage
d'autrui nous porte à la foi, lorsque, pour nous faire connaître
ce que nous ne voyons ni ne nous
souvenons d'avoir vu, on nous adresse des paroles, des écrits,
des preuves quelconques dont la vue nous porte à croire ce que nous
n'avons point vu. C'est avec
raison que nous disons que nous savons non-seulement ce que nous avons
vu ou nous voyons, mais encore ce que nous croyons d'après des témoignages
dignes de
foi. Or, si nous pouvons dire que nous savons ce que nous croyons de
certain, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec l'esprit ce que nous
croyons avec
raison, lors même que c'est en dehors de nos sens, car la science
est attribuée à l'esprit, soit que l'on perçoive et
que l'on connaisse par les sens du corps ou par
l'esprit lui-même et la foi elle-même se voit par l'intelligence,
quoiqu'on ne voie pas ce que l'on croit, comme l'expriment ces paroles
de l'apôtre Pierre : « Vous
croyez en Celui que vous ne voyez pas maintenant (1), et ces autres
du Seigneur: Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2) ! »
1. I Pierre, I, 8. 1. Jean, XX, 29.
343
9. Donc, lorsqu'on dit à un homme : Croyez que le Christ est
ressuscité d'entre les morts ; s'il croit, faites attention à
ce qu'il voit, faites attention à ce qu'il croit , et
distinguez les deux. Il voit l'homme dont il entend la voix, et la
voix fait partie de ce qui frappe les sens, selon ce que nous avons dit
plus haut. Il y a ici deux choses,
le témoin et le témoignage ; l'un frappe les yeux, l'autre
les oreilles. Mais peut-être ce témoin est appuyé de
l'autorité d'autres témoignages, c'est-à-dire des
divins
Livres, ou de tout autre écrit qui le porte à la foi.
Les Ecritures frappent ses yeux s'il les lit, elles frappent ses oreilles
s'il les écoute. Mais il voit avec l'esprit le sens
des mots qu'il lit ou qu'il entend ; il voit sa propre foi, par laquelle
il répond qu'il croit sans hésiter ; il voit sa pensée,
par laquelle il se représente le profit qu'il pourra
tirer de ce qu'il croit; il voit sa volonté par laquelle il
s'est décidé à embrasser la religion chrétienne;
il voit aussi dans son intelligence une certaine imagé de la
résurrection elle-même, sans laquelle on ne pourrait pas
comprendre tout fait matériel qu'on vous raconte, qu'on le croie
ou non.
Mais vous faites, je pense, la différence entre la manière
dont il voit sa propre foi et la manière dont il voit dans son esprit
une image de la résurrection qu'un autre
peut voir aussi sans y croire.
10. Il voit donc toutes ces choses, en partie par le corps, en partie
par l'esprit. Il ne voit pas la volonté de celui qui l'invite à
croire ni la résurrection du Christ
elle-même, mais il y croit; et cependant on dira qu'il voit la
résurrection d'un certain regard de l'esprit, bien plus d'après
l'autorité des témoignages que par la
présence de ce qu'il croit. Car ce qu'il voit est présent
à son esprit où à ses sens; ce qu'il croit ne l'est
pas. Cependant la volonté de celui qui l'invite à croire
est
actuelle et demeure dans celui qui parle, celui-ci la voit en lui-même,
mais celui qui écoute ne la voit pas, il y croit. Quant à
la résurrection du Christ, elle appartient au
passé; elle ne fut pas vue des hommes qui vécurent alors;
car ceux qui revirent en pleine vie le Christ qu'ils avaient vu mort, n'assistèrent
pas cependant à la
résurrection au moment où elle s'accomplissait; ils y
crurent avec certitude après avoir vu et touché vivant le
Christ qu'ils avaient vu mort. Pour nous, nous croyons le
tout, et qu'il est ressuscité, et que des hommes l'ont alors
vu et touché, et qu'il vit maintenant dans les cieux, qu'il ne meurt
plus, et que désormais la mort ne peut plus
rien sur lui (1). Mais la chose elle-même n'est pas présente
à nos sens, comme le ciel et la terre, et ne se découvre
pas à l'i1 de notre esprit, comme nous apparaît
la foi même par laquelle nous croyons cela.
11. Je pense vous avoir assez fait comprendre, dans ces préliminaires,
ce que c'est que de voir par l'esprit ou par le corps, et combien il est
différent de croire.
Croire est un acte de l'esprit et l'esprit le voit : notre foi est
visible à notre intelligence. Néanmoins, ce qui se croit
n'est pas présent aux yeux de notre chair, comme le
corps dans lequel le Christ est ressuscité; ni aux yeux de l'esprit
d'un autre; ainsi votre foi n'est pas visible à mon intelligence,
et pourtant je ne la mets pas en doute;
elle échappe aux yeux de mon corps comme aux yeux du vôtre;
mais vous pouvez la voir avec votre esprit comme je vois la mienne sans
que vous le puissiez. Car
nul ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme
qui est en lui-même (2), jusqu'à ce que le Seigneur vienne
et qu'il éclaire ce qui est caché dans
les ténèbres, et qu'il mette en évidence les pensées
du coeur (3), afin que non-seulement chacun voie ses propres pensées,
mais encore celles d'autrui. Quand
l'Apôtre a dit que nul ne sait ce qui se passe dans l'homme que
l'esprit de l'homme qui est en lui-même, il a voulu faire entendre
que nul ne le sait comme nous voyons
ce qui est en nous; car s'il s'agit de ce que nous croyons sans le
voir, nous connaissons la foi de plusieurs, et plusieurs connaissent la
nôtre.
12. Si nous avons assez marqué cette distinction, venons à
la question même. Nous savons qu'on peut voir Dieu, puisqu'il est
écrit « Heureux ceux qui ont le coeur
pur, parce qu'ils verront Dieu (4) ! » Peut-être n'aurais-je
pas dû dire : Nous savons, mais: nous croyons; car nous n'avons jamais
vu Dieu avec les yeux du corps
comme la lumière du jour, ni avec les yeux de notre esprit,
comme la foi par laquelle nous le croyons; et si nous ne doutons pas qu'on
puisse le voir, c'est uniquement
parce que nous croyons aux Ecritures qui l'enseignent. Cependant, l'apôtre
saint Jean a dit : « Nous savons que lorsqu'il apparaîtra,
nous serons semblables à lui,
parce que nous le
1. Rom. VI, 9. 2. I Cor. II, 11. 3. I Cor, IV 5. 5. Matth. V,
8.
344
verrons comme il est (1). » Par là saint Jean déclarait
savoir ce qui n'était encore que dans l'avenir, et il le savait
non pas pour l'avoir vu, mais pour l'avoir cru. C'est
pourquoi nous avons eu raison de dire que nous savons qu'on peut voir
Dieu, quoique nous ne l'ayons pas vu et que nous l'ayons cru par la divine
autorité des
Ecritures.
13. Que veut donc dire la même autorité dans ces paroles
; « Jamais personne n'a vu Dieu (2)? » Répondra-t-on
qu'il s'agit ici de voir Dieu dans l'avenir et non
d'avoir vu Dieu dans le passé? Car il a été dit
: « Ils verront Dieu, » et non pas ils ont vu Dieu; et saint
Jean n'a pas dit : nous l'avons vu, mais « nous le verrons
comme il est. » Il n'y a donc pas contradiction avec ces paroles
: « Jamais personne n'a vu Dieu. » Ceux qui, par la pureté
du coeur, auront voulu être enfants de
Dieu, verront Celui qu'ils n'ont jamais vu. Mais que signifient ces
mots : « J'ai vu Dieu face à face, et mon âme a été
sauvée (3)? » Ne sont-ils pas opposés à ce
passage : « Jamais personne n'a vu Dieu (4) ? » Et ce qui
est dit de Moïse « qu'il parlait à Dieu face à
face, comme un ami parle à son ami (5), » et l'endroit où
Isaïe
dit qu'il « a vu le Seigneur des armées assis sur un trône
(6), » et d'autres passages semblables qu'on pourrait tirer des saints
Livres, tout cela n'est-il pas en
contradiction avec les paroles de saint Jean : « Jamais personne
n'a vu Dieu? » L'Evangile même ne semble-t-il pas se contredire?
Si jamais personne n'a vu Dieu,
comment le Sauveur a-t-il pu dire avec vérité : «
Celui qui me voit, voit mon Père (7). Leurs anges voient toujours
la face de mon Père (8) ?»
14. Par quel principe accorder ici ce qui semble se contredire et s'exclure?
Car il est impossible que les Ecritures mentent sur un point, quel qu'il
soit. Dirons-nous
que ces mots : « Jamais personne n'a vu Dieu, » ne doivent
s'entendre que des hommes, comme ces autres : « Personne ne sait
ce qui se passe dans l'homme, si ce
n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (9) ; » car
il est évident que ce passage ne peut s'appliquer à Dieu,
puisqu'il est écrit que le Christ n'avait pas besoin que
nul ne lui rendît témoignage de l'homme, parce qu'il savait
lui-même ce qu'il y avait dans l'homme (10); et l'Apôtre a
pleinement
1. Jean, III, 2. 2. Jean I, 18; I Jean, IV, 12. 3. Gen. XXXII,
30. 4. Jean, I, 18. 5. Exod. XXXII, 11. 6. Isaïe, VI,
1. 7. Jean, XIV, 9. 8.
Matth. XVIII, 10. 9. I Cor. II, 11. 10. Jean, II, 25.
expliqué cela lorsqu'il a dit : « Personne parmi les hommes
rie l'a vu ni ne peut le voir (1).» Si donc il a été
dit : « Jamais personne n'a vu Dieu, » comme si on avait dit
: personne parmi les hommes n'a vu Dieu, il n'y aura plus de difficulté
à l'égard de ce passage : « Leurs anges voient toujours
la face de mon Père; » et nous pouvons
croire que les anges voient Dieu, mais que nul homme ne l'a jamais
vu. Toutefois, comment Dieu a-t-il été vu d'Abraham, d'Isaac,
de Jacob, de Job, de Moïse, de
Michée, d'Isaïe (2), et d'autres encore auxquels Dieu aurait
pu apparaître d'après le véridique témoignage
des Ecritures, si jamais personne parmi les hommes n'a vu
ni ne peut voir Dieu ?
15. Quelques-uns, voulant prouver que les impies aussi verront Dieu,
pensent que Dieu a été vu du démon même, d'après
un endroit du livre de Job où il est dit que
le démon était venu en présence de Dieu avec les
anges (3). Mais on demandera ici pourquoi il a été écrit
« Bienheureux ceux qui oint le coeur pur, parce qu'ils
verront Dieu (4), » et pourquoi encore ce passage de l'épître
aux Hébreux : « Cherchez la paix avec tout le monde et la
sanctification sans laquelle personne ne
pourra voir Dieu (5). » Je serais bien étonné si
ceux qui pensent que les impies verront Dieu et que le diable l'a vu, allaient
jusqu'à prétendre que le diable et les
impies ont le coeur pur et qu'ils ont coutume de chercher avec tout
le monde la paix et la sanctification.
16. Pour peu qu'on y réfléchisse, on reconnaîtra
que ces paroles de Notre-Seigneur « Celui qui m'a vu a vu mon Père
(6), » ne sont pas en contradiction avec
l'endroit où il est dit que « jamais personne n'a vu Dieu
(7).» Le Sauveur n'a pas dit : Parce que vous m'avez vu, vous avez
vu mon Père; mais par ces mots : « Celui
qui m'a vu a vu mon Père, » il a voulu montrer l'unité
de substance du Père et du Fils, afin qu'on ne pensât pas
qu'il y eût entre eux quelque dissemblance; par
conséquent, comme il a dit en toute vérité : «Celui
qui m'a vu a vu mon Père; » et comme jamais aucun homme n'a
vu Dieu, il est certain que nul n'a jamais vu le
Père, ni le Fils, en tant que le Fils est Dieu et ne fait qu'un
seul Dieu avec le Père; car en tant qu'homme, il a
1. Tim. VI, 16. 2. Gen. XVIII, 1 ; Ibid. XXVI, 2; Ibid. XXXII, 30;
Job, XXVIII, 1; Exod. XXXIII, 11; III Rois, XXII, 19; Isaïe, VI, 1.
3. Job, I, 6; II, 1.
4. Matth. V, 8. 5. Hébr. XII,14. 6. Jean, XIV, 9. 7.
Jean, I, 18.
345
été vu sur la terre et il a conversé avec les
hommes (1).
17. Mais c'est une grande question que de concilier le souvenir de
tant de personnages de l'Ancien Testament qui ont vu Dieu, avec cette vérité
que jamais personne
n'a vu Dieu, et que personne parmi les hommes ne l'a vu ni ne peut
le voir. Considérez la difficulté de la question que vous
m'avez proposée et sur laquelle vous me
demandez quelque chose d'étendu à l'occasion d'une petite
lettre de moi qui vous a paru devoir être soigneusement et longuement
expliquée. Voulez-vous que je
vous donne ici, quoique peut-être vous le connaissiez, ce qu'ont
pensé sur la vue de Dieu d'illustres commentateurs des divines Ecritures?
Il se pourrait que leurs
sentiments parussent suffire à vos désirs. Daignez faire
attention au court passage qui va suivre. Le bienheureux Ambroise, évêque
de Milan, explique l'endroit de
l'Evangile où l'ange apparut dans le temple au prêtre
Zacharie, et vous allez voir comment il a parlé de la vue de Dieu.
18. « Ce n'est pas sans raison, dit-il, que l'ange est vu dans
le temple ; l'avènement du véritable Prêtre était
déjà annoncé, et le sacrifice céleste, où
devaient servir les
anges, se préparait. Le mot d'apparition est bien ici à
sa place, puisque ce fut tout à coup que Zacharie vit l'ange ; qu'il
s'agisse de Dieu ou des anges, c'est le terme
accoutumé des divines Ecritures pour exprimer la vue d'une chose
qui n'a pas pu se prévoir. Ainsi il est dit dans la Genèse
(2) : Dieu apparut à Abraham auprès du
chêne de Membré. On dit apparaître parce qu'il s'agit
de l'aspect soudain de ce qu'on n'attendait pas. On ne voit pas de la même
manière que les choses sensibles
Celui qui est invisible de sa nature et à la volonté
duquel il appartient d'être vu; car il n'est pas vu s'il ne le veut
pas ; il est vu s'il le veut. Dieu apparut à Abraham
parce qu'il le voulut; il n'apparut pas à d'autres parce qu'il
ne le voulut pas. Pendant qu'Etienne était lapidé par le
peuple, il vit le ciel s'ouvrir; il vit aussi Jésus debout
à la droite de Dieu (3), et le peuple ne le vit pas. Isaïe
vit le Dieu des armées (4), mais un autre ne put pas le voir, parce
que Dieu apparaît à qui il lui plaît. Et
pourquoi parler des hommes, lorsque les vertus et les puissances célestes
sont
1. Baruch, III, 38 ; Jean, 1,14. 2. Gen. XVIII, 1. 3. Act. VII,
55. 4. Isaïe, VI, 1.
« aussi comprises dans cette parole : « Personne n'a jamais
vu Dieu , » et que les célestes puissances restent bien au-dessous
de ce qu' a raconté lui-même le Fils
unique qui est dans le sein du Père ? Si jamais personne n'a
vu Dieu le Père, il faut donc convenir que c'est le Fils qui a été
vu dans l'Ancien Testament ; dès lors que
les hérétiques ne nous disent plus que le Fils n'a commencé
d'être qu'en naissant d'une Vierge, puisqu'avant cette naissance
il était vu. Assurément on ne pourra pas
nier que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, si toutefois la
vision du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien Testament,
ne se soient montrés sous une forme, non
pas tirée de leur nature, mais choisie par leur volonté.
C'est ainsi que nous lisons dans l'Evangile que le Saint-Esprit est apparu
sous la forme d'une colombe (1). Et si
jamais personne n'a vu Dieu, c'est que personne n'a vu la plénitude
de la divinité qui est en Dieu, et que nul ne peut la mesurer des
yeux du corps ou des yeux de
l'esprit; car le mot vu se rapporte à l'un et à l'autre.
Enfin, lorsque l'Evangile ajoute : Le Fils unique a raconté lui-même,
il s'agit de la vue de l'intelligence plus que de
la vue du corps. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte
; l'une frappe les yeux, l'autre l'esprit. Mais que dirai-je de la Trinité?
Le séraphin apparut quand il
le voulut, et Isaïe seul entendit sa voix. Maintenant un ange
apparaît, il est présent mais non pas visible; il n'est pas
en notre puissance de le voir, mais il est en sa
puissance de se faire voir. Quoique nous n'ayons pas la puissance de
le voir, nous avons la grâce de le mériter. Et celui qui a
eu la grâce a mérité le pouvoir; nous ne
méritons pas ce pouvoir parce que nous n'avons pas la grâce
de voir Dieu. Et quoi d'étonnant que dans le siècle présent
le Seigneur ne se montre que quand il le
veut? Même dans la résurrection il ne sera aisé
de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est pourquoi
: Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront
Dieu (2) ! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux,
sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Si donc ceux qui ont
le coeur pur verront Dieu,
les autres ne le verront pas. En effet, les indignes ne verront pas
Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le
1. Matth. III,16. 2. Matth. V, 8.
346
voir. Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; Dieu
ne se cherche pas des yeux du corps; on ne le mesure pas du regard, on
ne le touche pas, on ne
l'entend pas, on ne le voit pas marcher. Lorsqu'on le croit absent,
on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. Enfin,
tous les apôtres ne voyaient pas le
Christ; et c'est pourquoi il dit : Il y a si longtemps que je suis
avec «vous, et vous ne me connaissez pas encore (1) ! Celui qui a
connu la largeur, la longueur, la
hauteur, la profondeur et la charité du Christ qui surpasse
toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père.
Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous avons
connu le Christ (2), c'est selon l'Esprit. Le Christ Notre-Seigneur
est lui-même l'Esprit qui marche devant nous (3); il daigne, par
sa miséricorde, nous remplir selon
toute la plénitude de Dieu (4), afin que nous puissions le voir
(5). »
19. Si vous comprenez bien ces paroles, que vous reste-t-il à
me demander? Ce qui paraissait difficile est résolu. On a marqué
dans quel sens il a été dit que «
jamais personne n'a vu Dieu » et dans quel sens les anciens justes
ont vu Dieu. « Jamais personne n'a vu Dieu, » parce que Dieu
est invisible de sa nature; et quand
les saints personnages de l'Ancien Testament ont vu Dieu, ils l'ont
vu parce qu'il l'a voulu, comme il l'a voulu, et sous la forme qu'il lui
a plu de choisir, tandis que sa
nature demeurait cachée. Si sa propre nature leur était
apparue, et uniquement parce qu'il l'aurait voulu, où serait la
vérité de ces paroles : « Jamais personne n'a vu
Dieu ,» puisque, par sa volonté, sa nature elle-même
se serait tant de fois montrée à nos pères ? Si on
dit que c'est le Fils qui a été vu des anciens justes, et
que le
mot de l'Ecriture ne s'applique qu'à Dieu le Père, saint
Ambroise en prendra occasion de réfuter certains hérétiques,
les photiniens ; ils prétendent que le Fils de Dieu
a commencé d'être, en naissant d'une vierge, et ne veulent
pas croire qu'il ait existé auparavant. Saint Ambroise avait l'oeil
ouvert sur d'autres hérétiques, les ariens,
plus habiles et plus dangereux, dont l'erreur prendrait de la consistance
si on croyait que la nature du Père soit invisible et celle du Fils
visible ; il affirme que l'une et
l'autre nature sont invisibles
1. Jean, XIV, 9. 2. II Cor. V, 16. 3. Lament. IV, 20. 4. Ephés.
III, 18, 1.9. 4. Saint Ambroise, Commentaires de saint Luc, livre I.
et aussi celle du Saint-Esprit. C'est ce qu'il déclare brièvement
mais admirablement dans ces paroles : « On ne pourra pas nier que
le Père, le Fils ou le Saint-Esprit,
si toutefois la vue du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien
Testament, aient été vus sous une figure, non pas formée
de leur nature, mais choisie par leur
volonté. » Il aurait pu dire : « non pas montrée
dans sa nature, » mais il a mieux aimé dire : « formée
de sa nature, » de peur qu'on ne pensât que Dieu formait de
sa
propre essence les figures sous lesquelles il lui plaisait de se montrer;
car on en aurait conclu que sa substance est sujette au changement : que
la miséricorde et la
bonté de Dieu ne permettent jamais qu'une bouche fidèle
prononce un tel blasphème!
20. Dieu est donc invisible sa nature, non-seulement le Père,
mais encore la Trinité elle-même qui ne fait qu'un seul Dieu.
Et parce qu'il est non-seulement invisible
mais encore immuable, Dieu apparaît à qui il veut, sous
la forme, qu'il lui plaît, sans que sa nature cesse d'être
invisible et immuable. Quand les âmes sincèrement
pieuses désirent ardemment voir Dieu, ce n'est pas, je pense,
vers une figure de ce genre qu'elles aspirent, et sous laquelle il veut
apparaître sans qu'elle soit
lui-même; mais elles aspirent à voir cette substance par
laquelle il est ce qu'il est. Moise, fidèle serviteur de Dieu, laissait
voir la flamme de ses saints désirs lorsque,
s'adressant à Dieu avec qui il parlait face à face comme
un ami, il lui disait: « Si j'ai trouvé grâce devant
vous, montrez-vous à moi (1). » Quoi donc? N'est-ce pas à
Dieu même qu'il parlait? Si ce n'eût pas été
à lui-même, il n'aurait pas dit : « Montrez-vous à
moi, » mais: montrez-moi Dieu; et s'il avait vu sa nature et sa substance,
encore moins il aurait dit : « Montrez-vous à moi. »
Dieu avait donc pris une forme sous laquelle il avait voulu apparaître;
mais il n'apparaissait pas dans sa propre
nature, que Moïse désirait voir, et qui est promise aux
saints pour l'autre vie. Aussi, ce qui fut répondu à Moïse
est vrai, parce que personne ne peut voir la face de
Dieu et vivre; c'est-à-dire que dans cette vie personne de vivant
ne peut voir Dieu comme il est. Plusieurs l'ont vu, mais sous une figure
choisie par sa volonté et non
pas formée de sa nature. Comprenez donc ces paroles de saint
Jean : « Mes bien-aimés, maintenant nous sommes
1. Exod. XXXIII, 13, selon les Septante.
347
enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore.
Nous savons que lorsqu'il paraîtra nous serons semblables à
lui, parce que nous le verrons comme il
est (1) : » non pas comme les hommes l'ont vu, lorsqu'il l'a
voulu et sous la forme qu'il a voulue, et non dans sa nature qui demeurait
cachée lors même qu'il était vu;
mais « comme il est. » C'est ce que Moïse demandait
quand, lui parlant face à face, il lui disait : « Montrez-vous
à moi.»
Toutefois jamais personne, non pas seulement avec les yeux du corps,
mais même avec l'intelligence, n'a vu et compris Dieu dans sa plénitude.
Car autre chose est voir, autre chose est tout comprendre en voyant.
Voir c'est reconnaître la présence de quelque chose; tout
comprendre en voyant, c'est voir de
manière à ce que rien de ce qu'on regarnie ne vous échappe
et qu'on en saisisse toute l'étendue; c'est ainsi que vous n'ignorez
rien de votre volonté présente, et que
vous pouvez voir votre anneau tout entier. J'ai choisi ces deux exemples,
dont l'un appartient à la vue de l'esprit et l'autre aux yeux du
corps; car la vue, comme dit
saint Ambroise, se rapporte à l'un et à l'autre, aux
yeux et à l'intelligence.
22. Or, si personne n'a jamais vu Dieu, parce que, selon le commentateur
dont nous examinons les paroles, « personne n'a vu la plénitude
de sa divinité, personne ne
l'a mesurée des yeux ni de l'esprit; car voir se rapporte à
l'un et à l'autre, » il reste à chercher comment les
anges voient Dieu; « leurs anges, ai-je déjà rappelé
d'après l'Evangile, voient toujours la face de mon Père
(2). » Si les anges ne voient pas Dieu comme il est, mais si sa nature
leur demeure cachée et qu'il ne leur
apparaisse que dans la forme qu'il veut, il faut chercher de plus en
plus comment nous le verrons tel qu'il est et comme Moïse désira
le voir, lorsqu'en sa présence il
lui demandait de se montrer à lui. La suprême récompense
qui nous est promise après la résurrection, c'est que nous
serons égaux aux anges de Dieu (3); mais si
eux-mêmes ne voient pas Dieu tel qu'il est, comment le verrons-nous,
quand, à la résurrection, nous deviendrons leurs égaux?
Voyez ce qu'enseigne avec raison
notre Ambroise: « Enfin, dit-il, lorsqu'on ajoute : le Fils unique
l'a raconté lui-même, il s'agit de la vue des intelligences
plus que de la vue
1. I Jean, III, 2. 2. Matth. XVIII, 10. 3. Luc, XX, 36.
des yeux. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une
est saisie par les yeux, l'autre par l'esprit. » Celui qui peu auparavant
avait dit que la vue se
rapportait à l'un et à l'autre, la donne maintenant,
non point à l'esprit mais aux yeux; ce n'est pas, je crois, faute
de peser ses paroles, mais c'est parce que, dans notre
langage accoutumé, nous attribuons la vue aux yeux comme la
forme aux corps: l'usage applique plus souvent ce langage aux choses qui
occupent des espaces et
s'offrent avec des couleurs. Si nulle forme n'était visible
à l'esprit, le Psalmiste n'aurait pas dit au Sauveur: « Vous
surpassez en beauté les enfants des hommes (1) ; »
car cela n'a pas été dit selon la chair à l'exclusion
de la beauté spirituelle. Il y a donc une beauté qui appartient
à l'oeil de l'esprit; mais parce que cette expression
s'emploie plus fréquemment pour les corps ou pour ce qui leur
ressemble, saint Ambroise a dit : « La forme se voit, mais la puissance
se raconte; l'une est saisie par
les yeux, l'autre par l'esprit. » C'est pourquoi, grâce
aux révélations ineffables du Fils unique qui est dans le
sein du Père, la créature raisonnable, devenue pure et
sainte, est remplie d'une ineffable vue de Dieu, à laquelle
nous parviendrons quand nous serons égaux aux anges. Car personne
n'a jamais vu Dieu, de la même
manière que les choses visibles, que nous connaissons par nos
sens; et s'il est arrivé qu'il ait été vu ainsi, ce
n'a été que sous une forme choisie par sa volonté,
tandis
que sa nature demeurait immuable et voilée. Maintenant peut-être
quelques anges le voient comme il est; mais nous-mêmes nous le verrons
tel, lorsque nous serons
devenus leurs égaux.
23. Saint Ambroise ajoute que les puissances des cieux , comme les
séraphins, ne sont vues que quand elles le veulent et comme elles
veulent, et par là il nous fait
entendre combien la Trinité est invisible : « Cependant,
dit-il, quoique nous n'ayons pas la puissance de la voir, nous avons la
grâce de le mériter. Et celui qui a eu la
grâce a mérité le pouvoir : nous ne méritons
pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu.
» Ici saint Ambroise ne nous enseigne pas quelque
chose qui vienne de lui, c'est l'Evangile même qu'il explique;
il ne veut pas dire que parmi les croyants à qui il a été
donné de
1. Ps. XLIV, 3.
348
devenir enfants de Dieu, les uns le verront et que les autres ne le
verront pas, car c'est à tous qu'appartient cette parole : «
Nous le verrons comme il est; » mais le
saint évêque en disant : « Nous ne méritons
pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu
, » a entendu parler de ce monde où Dieu a daigné
apparaître, non dans sa nature, mais sous la forme qu'il lui
a plu de choisir, à Abraham , à Isaïe et à d'autres
saints, tandis qu'il ne se montre nullement ainsi à une
foule innombrable d'autres qui cependant font partie de son peuple
et auxquels il promet l'héritage éternel. Dans le siècle
futur, au contraire, ceux qui hériteront du
royaume qui leur a été préparé dès
le commencement, verront tous Dieu avec un cur pur, et les coeurs purs
habiteront seuls dans ce royaume.
24. Remarquez donc ce que dit saint Ambroise lorsqu'il commence à
parler de ce siècle : «Et quoi d'étonnant si, dans
le siècle présent, le Seigneur ne se montre que
quand il le veut? Même dans la résurrection , il ne sera
aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cur pur; et c'est
pourquoi il a été dit : « Heureux ceux qui ont le cur
pur, car ils verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés
heureux , sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Si donc
ceux qui ont le cur pur
verront Dieu, les autres ne le verront pas. Car les indignes ne verront
pas Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le
voir. » Vous voyez avec
quelle circonspection saint Ambroise parle maintenant de ceux qui,
dans le siècle futur, verront Dieu ; tous ne le verront pas, mais
seulement ceux qui en sont dignes.
Car ceux qui sont indignes du royaume où l'on verra Dieu ressusciteront
comme ceux qui en sont dignes, parce que « tous ceux qui sont dans
les tombeaux
entendront sa voix et se lèveront; » mais avec quelle
grande différence ! « Ceux qui ont fait le bien ressusciteront
pour la vie, ceux qui ont fait le mal pour le jugement
(1). » Le mot de jugement signifie ici peine éternelle;
il est dit ailleurs : « Celui qui ne croit pas est déjà
jugé (2). »
25. Quant à ces mots de saint Ambroise « Celui qui n'aura
pas voulu voir Dieu, ne pourra pas le voir, » que signifient-ils
sinon qu'on ne veut pas voir Dieu lorsqu'on
ne veut pas donner à la purification du cur les soins
1. Jean, V, 28, 29. 2. Jean, III, 18.
que demande une si grande chose? Aussi remarquez ce qu'il ajoute :
« Ce n'est pas dans « un lieu que Dieu se voit, c'est dans
un cur « pur. » Que peut-on dire de
plus clair et de plus net? Le diable et ses anges et avec eux tous
les impies sont donc, sans l'ombre d'un doute, exclus de cette vue de Dieu,
parce qu'ils n'ont pas le
cur pur; c'est pourquoi lorsqu'on lit dans le livre de Job que les
anges vinrent en présence de Dieu et que le diable vint avec eux
(1), on ne doit pas croire que le
diable ait vu Dieu. Il est dit qu'ils vinrent en présence de
Dieu et non pas Dieu en leur présence; or les choses qui viennent
en notre présence sont celles que nous
voyons et non pas celles qui nous voient. Les anges vinrent donc, comme
on le lit dans beaucoup d'exemplaires, pour qu'ils parussent devant Dieu,
et non point pour
que Dieu parût devant eux. Ce n'est pas ici le lieu de nous arrêter
pour montrer, selon nos forces, comment cela a pu se faire pour un temps,
puisque toute chose se
trouve toujours en présence de Dieu.
26. Il s'agit maintenant de chercher comment on voit Dieu, non pas
sous la forme qu'il lui a plu de choisir en ce monde lorsqu'il a parlé
à Abraham et à d'autres justes
et même au fratricide Caïn (2), mais comment on le voit
dans le royaume où ses enfants le verront tel qu'il est. Alors,
en effet, ils seront rassasiés dans leurs désirs;
c'est de ces saints désirs que brûlait Moïse, quand
il ne lui suffisait pas de parler à Dieu face à face, et
qu'il disait : « Montrez-vous à moi à découvert,
afin que je
vous voie (3); » c'est comme s'il eût dit ce que le Psalmiste
chante avec le même désir: «Je serai rassasié
quand votre gloire m'aura apparu (4). » Saint Philippe était
consumé des mêmes ardeurs , et il souhaitait d'être
ainsi rassasié, lorsqu'il disait : « Montrez-nous le Père
et c'est assez pour nous (5). » Enflammé d'amour pour
cette même vue de Dieu, Ambroise disait aussi : « On ne
voit pas Dieu dans un lieu, » comme auprès du chêne
de Mambré ou sur le mont Sinaï, « mais dans un cur
pur. » Et sachant ce qu'il désire, ce qu'il brûle
d'obtenir, ce qu'il espère, il ajoute : « On ne cherche pas
Dieu avec les yeux du corps » comme l'ont vu Abraham,
Isaac, Jacob et d'autres dans ce monde; « on ne l'embrasse pas
du regard, » car il est dit :
1. Job, 1, 6; II, 1. 2. Gen. XVIII, 1 ; IV, 6-15. 3. Exod.
XXXIII, 13. 4. Ps. XV, 15. 5. Jean, XIV, 8.
349
Vous me verrez par derrière (1); « on ne le touche pas
» comme dans la lutte de Jacob (2) ;
« on ne l'entend pas, » comme l'ont entendu tant de saints
et le démon même, «et on ne le voit pas marcher, »
comme parfois il marchait le soir dans le paradis
terrestre (3).
27. Vous voyez comment le saint homme s'efforce d'arracher nos âmes
aux impressions des sens, pour les rendre capables de voir Dieu. Et toutefois
que peut-il
faire en plantant et en arrosant ainsi au dehors, si Dieu, qui donne
l'accroissement, n'agit à l'intérieur (4)? Qui donc, sans
le secours de l'Esprit de Dieu , peut penser
qu'il existe quelque chose de plus réel que tout ce qui frappe
les sens , quelque chose qui ne se voit pas dans un lieu ne doit pas se
chercher avec les yeux, ne
s'entend pas, ne se touche pas; quelque chose dont on ne puisse apercevoir
la marche, et qui se voit pourtant, mais seulement des coeurs purs ? Ambroise,
en
parlant ainsi, n'avait pas en vue la vie présente; car de ce
monde, où Dieu ne s'est jamais montré tel qu'il est, mais
sous la forme qu'il a voulu et à ceux auxquels il a
voulu apparaître, le saint homme a suffisamment et clairement
distingué la vie du siècle futur lorsqu'il a dit : «
Et quoi d'étonnant , si dans le siècle présent , le
Seigneur
n'est vu que quand il le veut ? Même dans la résurrection,
il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cur pur,
et c'est pourquoi : « Bienheureux ceux qui ont le
cur pur parce qu'ils verront Dieu ! » C'est ici qu'il a commencé
à parler du siècle futur où Dieu sera vu, non pas
de tous ceux qui ressusciteront, mais de ceux qui
ressusciteront pour la vie éternelle; non des indignes dont
il a été dit : « Que l'impie disparaisse, pour qu'il
ne voie pas la gloire du Seigneur (5) , » mais de ceux qui
sont dignes et dont le Seigneur a dit, lorsqu'il était présent
au milieu des hommes et que les hommes ne le voyaient pas : « Celui
qui m'aime garde mes
commandements; celui qui m'aime sera aimé de mon Père,
et je l'aimerai, et je me montrerai à lui (6); » non pas de
ceux à qui il sera dit : « Allez dans le feu éternel,
qui est préparé au diable et à ses anges, »
mais de ceux à qui le Sauveur dira : « Venez les bénis
de mon Père; prenez possession du royaume qui vous a été
préparé
dès
1. Exod. XXXIII, 23. 2. Gen. XXXII, 24-30. 3. Gen. III, 8. 4.
II Cor. III, 7. 5. Isaïe, XXVI, 10, version des Septante. 6. Jean,
XIV, 21-23.
le commencement du monde. » Car les indignes « iront dans
les flammes éternelles, mais les justes dans l'éternelle
vie (1). » Et qu'est-ce que la vie éternelle si ce
n'est ce que nous en dit Celui qui est lui-même la vie : «
La vie éternelle c'est dé vous connaître, vous le seul
Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé
(2)
; » mais de vous connaître comme le Christ a promis de
se montrer à ceux qui aiment en lui un seul Dieu avec son Père,
et non pas de la même manière qu'il a été vu
en ce monde dans un corps par les bons et les méchants ?
28. Au jugement futur, il apparaîtra comme on le vit montant
au ciel, c'est-à-dire sous la forme du Fils de l'homme; ils le verront
ainsi ceux à qui il dira: «J'ai eu faim,
et vous ne m'avez pas donné à manger (3), » car
les juifs aussi verront celui qu'ils ont percé (4) , et ne le verront
pas sous cette forme de Dieu, qu'il n'a pas cru
usurper en se disant égal à Dieu (5). Il apparaîtra
sous cette forme de Dieu aux élus qui le verront comme il est, non
parce qu'ils auront été pauvres d'esprit en cette
vie, parce qu'ils auront été doux, parce qu'ils auront
pleuré , parce qu'ils auront eu faim et soif de la justice, parce
qu'ils auront été miséricordieux, parce qu'ils auront
été pacifiques, parce qu'ils auront souffert persécution
pour la justice, quoiqu'ils soient aussi fout cela, mais parce qu'ils ont
le cur pur. Ce qui est dit dans les autres
Béatitudes est accompli par ceux qui ont le cur pur; mais la
vue de Dieu n'est spécialement promise qu'à la pureté
du coeur; c'est par cette pureté que sera vu Celui
qui n'occupe aucun espace, qu'on ne cherche pas avec les yeux du corps,
qu'on n'embrasse pas du regard, qu'on ne touche pas, qu'on n'entend pas
et dont on
n'aperçoit pas la marche. Car «jamais personne n'a vu
Dieu » dans cette vie, tel qu'il est, ni même dans la vie des
anges, comme les choses visibles qui frappent les
yeux du corps; ce que nous savons de Dieu , nous le tenons du Fils
unique qui est dans le sein du Père ; et les révélations
ineffables du Fils unique n'appartiennent
pas aux yeux du corps, mais à la vue des âmes.
29. Mais, de peur que notre désir n'aille d'un sens à
un autre, des yeux aux oreilles, saint Ambroise, après nous avoir
dit « qu'on
1. Matth. XXV, 41, 34, 46. 2. Jean, XVII, 3. 3. Matth. XXV, 42.
4. Zach. XII, 10. 5. Philip. II, 6.
350
ne cherche pas Dieu avec les yeux du corps, qu'on ne l'embrasse pas
du regard, qu'on ne le touche pas, » ajoute « qu'on ne l'entend
pas;» par là il veut nous faire
entendre, si nous pouvons, que le Fils unique, qui est dans le sein
du Père, raconte les ineffables grandeurs de Dieu, en tant qu'il
est le Verbe; ce n'est pas un son qui
retentisse à l'oreille, c'est l'image de Dieu se faisant connaître
aux intelligences, afin que, par une lumière intérieure et
ineffable, éclate cette parole : « Celui qui m'a vu
à vu le Père (1) ; » c'est ce que le Christ disait
à Philippe lorsque celui-ci le voyait et ne le voyait pas. Ambroise,
ardemment désireux d'une vision semblable,
poursuivait ainsi: «Et lorsqu'on le croit absent, on le voit
; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. » Il n'a pas
dit : Lorsqu'il est absent, mais « lorsqu'on le croit
absent. » Car il n'est jamais absent, lui qui remplit le ciel
et la terre; il n'est ni enfermé par de petits espaces ni répandu
dans de plus grands, mais il est partout tout
entier et nul endroit ne le contient. Celui qui, par l'élévation
de son esprit, comprend cela, voit Dieu, même lorsqu'il le croit
absent. Mais que celui qui ne peut pas le
comprendre, prie et tâche de mériter d'y atteindre ;qu'il
ne frappe pas à la porte d'un commentateur afin de lire ce qu'il
n'aura pas lu, mais qu'il s'adresse au Dieu
Sauveur, afin qu'il puisse ce qu'il ne peut pas. Ces mots : «
Et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas, » Ambroise les
explique de la façon suivante : « Enfin, tous les
apôtres ne voyaient pas le Christ : et c'est pourquoi il dit
: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne reconnaissez pas
encore! » Voilà comment Dieu était
présent sans être vu.
30. Mais pourquoi n'a-t-il pas osé dire : Enfin les apôtres
ne voyaient pas le Christ, et pourquoi a-t-il dit : « Tous les apôtres,
» comme si quelques-uns d'entre eux
l'eussent vu dans sa nature divine, selon laquelle lui et son Père
ne font qu'un ? Peut-être songeait-il à ces paroles de Pierre
: « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu
vivant, » et à cette réponse du Sauveur : «
Tu es heureux, Simon fils de Jean, parce que ce n'est ni la chair ni le
sang qui t'ont révélé ce que tu viens de dire, mais
mon
Père qui est dans les cieux. » J'ignore si cette révélation
se fit dans l'esprit de Pierre par la foi qui croyait une si grande vérité
ou
1. Jean XIV, 18.
par l'intuition qui la voyait, car il se montra encore si petit à
son Maître qu'il craignit de perdre par la mort celui qu'il avait,
peu auparavant, reconnu pour le Fils du
Dieu vivant, c'est-à-dire pour la source de la vie (1).
31. On peut demander comment là substance même de Dieu
a pu être vue de quelques hommes encore vivants, puisqu'il a été
dit à Moïse : « Personne ne peut voir
ma face et vivre (2). » Mais, par la volonté de Dieu,
l'âme humaine peut être transportée de cette vie à
la vie angélique, avant que la mort l'ait séparée
de là chair.
Ainsi fut ravi celui qui entendit d'ineffables paroles qu'il n'est
pas permis à l'homme de répéter; il se trouva si fortement
enlevé aux impressions de cette vie qu'il ne sut
pas dire si son âme était restée dans son corps
ou si elle l'avait quitté, si, comme il arrive dans une complète
extase, son âme avait passé dans une autre vie, tout en
restant unie au corps, ou si là séparation avait été
entière comme elle s'accomplit par la mort (3). Il s'ensuit donc
que personne ne peut voir la face de Dieu et vivre,
car il faut que l'âme soit tirée de cette vie pour qu'il
lui soit donné d'avoir de telles visions; et qu'il n'est pas incroyable
que d'aussi hautes faveurs divines aient été
accordées à des saints qui demeuraient comme morts, mais
pas de façon à laisser des cadavres qu'il fallût ensevelir.
Telle a été, à mon avis, la pensée du docteur
qui
n'a pas voulu dire : Les apôtres ne voyaient pas le Christ, mais
qui a dit: « Tous les apôtres ne voyaient pas le Christ : »
il a cru que quelques-uns d'entre eux avaient
pu, même alors, être favorisés de cette vue de Dieu
dont il parlait; il songeait certainement au bienheureux Paul, qui était
apôtre aussi, quoique le dernier, et qui n'a
pas gardé le silence sur son ineffable révélation.
32. Il serait toutefois étonnant que Moïse, l'ancien et
fidèle serviteur de Dieu, lorsqu'il devait porter encore le poids
des fatigues de la terre et conduire le peuple juif,
n'eût pas obtenu de voir la gloire du Seigneur, comme il le demandait.
« Si j'ai trouvé grâce devant a vous, lui avait-il dit,
montrez-vous à moi à découvert. » Car il lui
fut fait alors la réponse qui convenait, savoir qu'il ne pouvait
pas voir la face de Dieu que nul de vivant ne verrait : cette réponse
signifiait que la vue de
1. Matth. XVI, 16 , 17, 21, 22. 2. Exod. XXXIII, 20. 3. II
Cor. XII, 2-4.
351
Dieu était réservée pour une vie meilleure. De
plus, ces paroles de Dieu représentaient le mystère de la
future Eglise du Christ. Car Moïse a été la figure de
la portion
des juifs qui devaient croire en Jésus-Christ crucifié
; voilà pourquoi il lui a été dit : quand je serai
passé, « vous me verrez par derrière. » D'autres
témoignages en
cet endroit de l'Ecriture an, poncent, d'une manière aussi admirable
que mystérieuse; l'Eglise qui devait venir après, mais il
serait trop long de nous y arrêter. Ce que
j'avais entrepris de dire sur l'accomplissement du désir de
Moïse se trouve marqué au livre des Nombres; c'est dans le
passage où le Seigneur reproche à la soeur
de. Moïse son opiniâtreté; il dit qu'il apparaît
à d'autres prophètes dans des visions ou en songe, mais qu'il
se montre à Moïse sans voiles; l'Ecriture ajoute : «
Et il vit
la gloire du Seigneur (1). » Pourquoi cette exception en faveur
de Moïse, sinon parce que Dieu jugea digne d'une telle contemplation
le conducteur de son peuple,le
fidèle ministre de sa maison, celui qui avait désiré
le voir tel qu'il est et goûter des félicités réservées
aux élus à la fin des temps?
33. Le saint homme dont nous examinons les paroles, s'est souvenu,
je crois, de ces divers exemples lorsqu'il a dit : « Tous les apôtres
ne voyaient pas le Christ; » il
laissait entendre que quelques-uns d'entre eux avaient pu le voir,
même en ce temps-là, dans sa nature divine, et afin de prouver
que tous les apôtres n'avaient pas vu
ainsi le Sauveur, il ajoute aussitôt : « Et c'est pourquoi
il dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez
pas encore ! » Voulant ensuite
indiquer qui sont ceux qui peuvent voir Dieu comme il est, il continue
en ces termes : « Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur,
la profondeur, et la charité
du Christ, qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ
et il a vu le Père. »
34. Voici comment j'ai coutume d'entendre ces paroles de l'Apôtre
: je vois dans la largeur les bonnes oeuvres de la charité ; dans
la longueur, la persévérance
jusqu'à la fin ; dans la hauteur, l'espérance des récompenses
célestes ; dans la profondeur, les insondables jugements de Dieu,
qui nous cachent comment la grâce
arrive aux hommes ; et j'applique ainsi cette explication à
ce qu'il y a de mystérieux dans la forme même de la croix
: la largeur, c'est le
1. Nombres, XII, 6-8.
bois posé en travers et où les mains sont ouvertes et
clouées : elles signifient les bonnes oeuvres ; la longueur, c'est
l'espace compris entre le haut de la croix et la
partie où le bois s'enfonce dans la terre ; le corps de la victime
y est suspendu et comme debout; cette attitude représente la persistance,
la persévérance : la hauteur,
c'est le point où la tête s'appuie et qui s'élève
depuis la partie transversale jusqu'au sommet; il marque l'attente des
biens supérieurs. Il ne faut pas en effet que ce soit
en vue des biens temporels que nous pratiquions les bonnes couvres
et que nous y persévérions, mais en vue des félicités
éternelles que la foi espère, la foi qui opère
par l'amour. Enfin la profondeur, c'est la partie de la croix cachée
dans la !erre; de là part et se lève tout ce qui se voit;
ainsi, par la secrète volonté de Dieu, l'homme
est appelé à la participation d'une si grande grâce,
l'un d'une manière, l'autre d'une autre, et la charité du
Christ, qui surpasse toute science, je la trouve là où est
la
paix, qui est au-dessus de tout entendement (1). Que dans l'interprétation
des paroles de l'Apôtre, ce commentateur de l'Evangile soit de mon
sentiment ou qu'il en
ait un qui convienne mieux, vous voyez au moins, si je ne me trompe,
que mon explication ne s'écarte pas des règles de la foi.
35. Quand saint Ambroise disait : « Celui qui a connu la largeur,
la longueur, la hauteur, la profondeur et la charité du Christ,
qui surpasse toute science, celui-là a vu
le Christ et a vu le Père;» c'est de la vue spirituelle,
dont nous nous occupons en ce moment , qu'il parlait ainsi ; mais , de
peur d'être mal compris des esprits
grossiers qui auraient pu croire qu'il s'agissait d'une vue corporelle,
il a ajouté : « Pour nous, nous n'avons pas connu le Christ
selon la chair, mais selon l'esprit; car le
Christ Notre-Seigneur est l'esprit qui nous précède.
» Ces mots : « Nous avons connu » s'entendent dans le
sens de la foi qui appartient à la vie présente, et non
point dans le sens de la contemplation, qui appartient à la
vie future ; car nous connaissons tout ce que nous a appris une foi sincère
et inébranlable, sans avoir été
illuminés par la claire vision. Après avoir dit qu'il
n'a pas connu le Christ selon la chair, d'après les paroles de l'Apôtre,
et après avoir ajouté avec le prophète que le
Christ Notre-Seigneur est
1. Voir ci-dessus, lett. 140, n. 62-64.
352
l'esprit qui nous précède, saint Ambroise continue ainsi
: «Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir de toute
la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir
! » Il est évident que la connaissance dont il parle ici
est une oeuvre de la foi, de cette foi qui est la vie du juste (1), et
non pas une connaissance acquise par la
contemplation, qui nous fera voir Dieu comme il est; car cette heureuse
contemplation, il se la souhaite ensuite à lui-même et nous
la souhaite pour la vie future : «
Que le Seigneur daigne, par sa miséricorde, nous remplir de
toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir. »
36. Quelques-uns, d'après les paroles de lApôtre, ont
compris cette plénitude de Dieu, de manière à croire
que nous serions dans l'avenir tout ce qu'est Dieu. Vous
reconnaissez ces paroles comme étant celles de saint Paul dans
l'Epître aux Ephésiens (2), quand il les invite « à
connaître la charité du Christ qui surpasse toute
science, afin qu'ils soient remplis de toute la plénitude de
Dieu (3). » Les partisans de cette opinion demandent comment nous
serions « remplis de toute la plénitude
de Dieu,» si nous devions avoir quelque chose dé moins
que Dieu, si nous devions être, en quoi que ce soit, moins que lui.
Dans leur sentiment, cette plénitude nous
rendra égaux à Dieu. Je sais que vous repoussez et que
vous détestez cette erreur de l'esprit humain, et vous faites bien.
Mais, si Dieu veut, nous montrerons tout à
l'heure, dans la mesure de nos forces, comment il faut entendre cette
plénitude dont il est dit que nous serons remplis selon toute la
plénitude de Dieu.
37. Voyez maintenant si tout ce qui précède ne résout
pas la question que vous m'avez proposée et qui paraissait difficile.
Si vous demandez : Peut-on voir Dieu? je réponds : On le peut.
Si vous demandez d'où je le sais? je réponds qu'il est écrit
dans l'Ecriture, qui ne peut pas mentir: «
Heureux ceux qui ont le cur pur, parce qu'ils verront Dieu ! »
Je pourrais citer d'autres témoignages de ce genre. Si vous demandez
comment on dit que Dieu est
invisible, puisqu'on peut le voir? je réponds qu'il est invisible
par sa nature, mais qu'on peut le voir quand il veut et comme il veut,
car il a été vu de plusieurs, non tel
qu'il est, mais sous la formé qu'il lui a plu de choisir. Si
vous demandez comment un
1. Hebr. X, 38. 2. Ephés. III, 19. 3. Ibid.
homme comme Caïn vit Dieu lorsque Dieu l'interrogea sur son crime
et le condamna (1), ou comment le diable vit Dieu lorsqu'il se présenta
devant lui avec les anges,
puisque la pureté de cur est la condition pour voir Dieu, je
réponds que Dieu peut se faire entendre par des voix, sans se montrer
pour cela ; ils ne le voyaient pas
ceux qui l'entendaient dire : « Je l'ai glorifié, et je
le glorifierai encore (2). » Toutefois il ne serait pas étonnant
que même des hommes n'ayant pas le coeur pur vissent
Dieu sous la forme qu'il lui plairait de choisir, tandis que sa nature
demeurerait invisible et immuable. Si vous demandez : « Peut-on le
voir quelquefois tel qu'il est? »
je réponds que cela a été promis à ses
enfants, dont il a été dit : « Nous savons que quand
il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous
le verrons tel
qu'il est. » Si vous demandez par où nous le verrons ,
je réponds : par où le voient les anges auxquels alors nous
serons égaux. Personne n'a jamais vu et ne pourra
jamais voir Dieu, comme les choses visibles qui nous environnent; car
Dieu habite une lumière inaccessible, et, de sa nature, il est invisible
comme il est incorruptible;
l'Apôtre lui donne de suite ces deux attributs quand il l'appelle
« le Roi invisible et incorruptible des siècles (3); »
incorruptible maintenant, il ne peut pas cesser de
l'être ; de même il est et sera toujours invisible. Ce
n'est pas dans un lieu qu'on le voit, mais dans un cur pur; on ne le cherche
pas des yeux du corps, on ne
l'embrasse pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas,
on ne l'aperçoit pas marcher. Mais le Fils unique qui est dans le
sein du Père, raconte, sans qu'on
l'entende comme un son dans l'espace, la nature et la substance de
la divinité, et c'est ainsi qu'il les montre invisiblement aux yeux
qui sont dignes et capables d'une si
grande contemplation. Les yeux-là sont les yeux éclairés
du cur dont parle l'Apôtre (4), et dont le Psalmiste a dit
« Eclairez mes yeux, de peur que je ne m'en« dorme dans
la mort (5). » Car le Seigneur est esprit (6), et celui qui s'attache
au Seigneur ne fait avec lui qu'un même
esprit (7). Ainsi donc celui qui peut invisiblement voir Dieu, peut
spirituellement s'unir à Dieu.
38. Vous n'avez, je pense, plus rien à chercher pour la question
que vous m'avez proposée.
1. Gen. IV, 6. 2. Jean, XII, 28. 3. I Tim. I, 17; VI, 16. 4.
Eph. I, 18. 5. Ps. XII, 4. 6. II Cor. III, 17. 7. I Cor. VI, 17.
353
Mais, dans tout notre discours, faites attention à ce que vous
voyez, à ce que vous croyez, et à ce que vous ne savez pas
encore, soit parce que je ne l'aurai pas dit,
soit parce que vous ne l'aurez pas compris, soit parce que vous ne
l'aurez pas jugé admissible. Pour les choses dont vous avez vu la
vérité, demandez-vous encore à
vous-même comment vous les avez vues ; vous souvenez-vous que
ce soit avec les yeux du corps comme les choses de la terre ou du ciel?
Ou bien n'avez-vous
jamais pu y atteindre par les sens, ruais est-ce uniquement avec votre
intelligence que vous en avez reconnu la vérité, la certitude,
comme vous reconnaissez votre
volonté sur laquelle je puis croire ce que vous me dites, sans
que je puisse la voir moi-même comme vous la voyez? En faisant ces
différences, remarquez par où
vous les faites. Quoique les unes se voient avec les yeux du corps,
les autres avec l'esprit, cette distinction cependant est vue de l'esprit
et non point du corps; et les
choses que démêle l'intelligence n'ont pas besoin du secours
des sens pour que nous en reconnaissions la vérité. Celles
qui se voient au contraire des yeux du corps
ne peuvent faire partie de notre savoir, si l'esprit n'est pas là
pour les recevoir au moment où elles s'annoncent; et ce qu'il est
censé recevoir ainsi, il le laisse en
dehors; mais il en confie à la mémoire les images, c'est-à-dire
les représentations incorporelles du corps; lorsqu'il le veut et
le peut, il les en tire comme d'un dépôt,
les traduit devant sa pensée et les juge. Ce qu'il a laissé
au dehors sous une forme corporelle, il le distingue, lorsqu'il le peut,
de l'image intérieure qu'il en conserve; il
se rend compte de l'absence de l'un et de la présence de l'autre.
C'est ainsi qu'en mon absence vous vous retracez mon visage ; cette image
vous est présente, mais
mon visage ne l'est pas; ce qui est absent est un corps, ce qui est
présent en est une ressemblance incorporelle.
39. Donc après avoir attentivement et fermement compris et distingué
ces choses que vous voyez, considérez cet es que vous croyez dans
ce même diseurs que je,
vous adresse depuis que cette lettre est commencée ; pour celles
que vous croyez sans les voir, pesez et examinez les témoignages
qui déterminent voire foi. Car
vous ne vous en rapportez pas à moi comme à Ambroise,
dont les livres m'ont fourni de si grands témoignages. Ou si vous
pensez qu'il faille nous écouter également
tous les deux, nous comparerez-vous à l'Evangile, et mettrez-vous
sur la même ligne nos ouvrages et les Ecritures canoniques? Si vous
jugez bien, vous reconnaîtrez,
certainement, qu'il y a loin de nous à une semblable autorité.
J'en suis plus loin que lui, mais quelque confiance que votas puissiez
avoir en l'un et -en l'autre de nous,
vous ne nous comparez pas aux Livres divins. Aussi ces paroles.: «
Personne n'a jamais vu Dieu ; Dieu habite une lumière inaccessible;
nul homme ne l'a jamais vu et
ne pourra le voir; heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils
verront Dieu ! » ces paroles, dis-je, et d'autres que j'ai citées
de l'Ecriture, vous les croyez plus
fermement que celles-ci d'Ambroise : « Dieu ne se voit pas dans
un lieu, ne se cherche pas des yeux du corps, ne s'embrasse pas du regard,
ne se touche pas; on ne
l'entend pas, on ne l'aperçoit pas marcher. » Il a compris
ou a cru que tel est le Dieu qui se voit avec un cur pur : je déclare
que ce sentiment est aussi le mien.
40. Votre foi n'accueille pas de la même manière ces paroles
d'Ambroise et ces paroles divines. Peut-être gardant sur nous quelque
scrupule, craignez-vous que
nous n'ayons mal compris certaines choses des Livres saints, et que
nous n'ayons substitué nos conjectures à la vérité.
Il est possible que vous vous disiez en
vous-même: si on voit Dieu avec un coeur pur, pourquoi ne le
verrait-on pas dans un lieu? Pourquoi ceux qui ont le coeur pur ne verront-ils
pas Dieu des yeux du
corps, quand ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité
et que nous serons égaux aux anges de Dieu? Vous ne savez peut-être
pas jusqu'à quel point vous
devez nous croire ou non, et vous prenez garde de vous tromper en croyant
trop ou trop peu : quant aux divines Ecritures, vous n'hésitez pas
à croire, mime sans
comprendre encore. Toutefois vous considérez et vous voyez exactement
en vous-même vos motifs de croire ou de ne pas croire, la difficulté
de savoir les choses,
les troubles de l'incertitude, la soumission pieuse qui est due aux
divines parole s; vous ne doutez pas que tous ces mouvements ne soient
clans votre âme, comme je
vous l'ai dit ou plutôt comme vous le savez vous-même.
C'est pourquoi vous soyez votre foi, vous voyez votre incertitude, vous
voyez votre désir et votre volonté
d'apprendre; et (354) tandis que l'autorité divine vous porte
à croire ce que vous ne voyez pas, vous voyez que vous le croyez
pourtant sans balancer : vous séparez
et vous distinguez toutes ces choses.
41. Voudrez-vous donc comparer en quelque manière les yeux du
corps à ces yeux de votre coeur par lesquels vous reconnaissez que
toutes elles sont vraies et
certaines, et vous sont présentes invisiblement? Mais c'est
avec le regard intérieur, et non pas autrement, que vous jugez de
ce qui rayonne aux yeux du corps et que
vous jugez même de leur degré de pénétration,
que vous comprenez la distance du visible à l'invisible; non pas
jusqu'à ces hautes vérités que vous devez croire sans
les entendre, mais de ces choses que j'ai marquées ci-dessus,
qui ne sont pas des objets de pure foi, et qui deviennent présentes
à 1'il de votre âme. Puisque donc
les yeux intérieurs sont les juges des yeux du dehors qui ne
sont que leurs messagers et leurs ministres, puisque les yeux intérieurs
voient beaucoup de choses que ne
voient pas les yeux du dehors et que ceux-ci ne voient rien sans le
contrôle supérieur de ceux-là, qui donc ne mettrait
pas l'il de l'âme bien au-dessus des yeux de
la chair?
42. Cela étant, dites-moi, je vous prie : lorsqu'il se fait
en vous une uvre si grande, lorsque vous distinguez les choses intérieures
des extérieures et que vous
préférez infiniment celles-là à celles-ci;
lorsque, laissant les unes au dehors, vous restez en vous-même avec
les autres et que sans espace ni lieu vous leur marquez à
chacune sa place, croyez-vous être dans la nuit ou dans quelque
lumière? car moi je pense qu'il est impossible que vous voyiez sans
lumière tant et de si grandes
choses, si vraies, si évidentes, si certaines. Regardez donc
la lumière même dans laquelle toutes ces choses vous apparaissent,
et voyez s'il est un seul des yeux du
corps qui puisse y atteindre : assurément non. Examinez encore;
y a-t-il dans cette lumière des espaces ou des intervalles de lieux?
Répondez. Vous n'y trouvez rien
de tel, je le crois, si vous avez soin d'écarter de la vue intérieure
toute trace d'images corporelles que les sens y apportent. Mais ceci est
peut-être difficile. Les
images grossières, entretenues par les habitudes de la vie matérielle,
se précipitent en troupe jusque sur l'oeil de notre âme; faisant
effort pour résistera cette invasion,
armé de lautorité divine, je me suis écrié
en gémissant dans ma courte lettre. « Que la chair enivrée
de pensées charnelles écoute ceci : Dieu est esprit (1).
» Par là
j'ai entendu m'avertir moi-même plus que tout autre et me mettre
en garde contre de complaisantes illusions. En effet nous inclinons très-aisément
vers ce qui fait le
fond de nos habitudes; une des marques de la faiblesse de l'homme,
c'est de se plaire intérieurement dans les images dont les corps
lui laissent l'impression; dans ces
occupations grossières l'âme ne trouve ni force ni vie,
mais elle y devient malade et s'y couche en quelque sorte et y languit.
43. Ainsi donc, si vous ne pouvez pas écarter de votre âme
les images corporelles comme des nuages qui l'obscurcissent, observez-les
soigneusement en
vous-même: regardez par la pensée le ciel et la terre
comme vous avez coutume de les regarder des yeux du corps; ces images du
ciel et de la terra retracées aux
yeux de votre esprit, remarquez que ce sont des représentations
et non pas des corps. Jugez donc ainsi contre vous-même pour vous-même,
si vous ne pouvez de
toute façon chasser de votre âme les formes imaginaires
des corps; et laissez-vous. convaincre par où vous êtes vaincue.
Personne assurément n'est livré à de
pareilles images au point de croire que le soleil, la lune, les étoiles,
les fleuves, les mers, les montagnes, les collines, les villes, les murs
de sa maison ou de sa chambre
et tout ce qu'il voit des yeux de la chair, soit dans sa mémoire
ou devant sa pensée en toute réalité, et qu'il s'y
trouve des espaces pour contenir tous ces corps dans
leur repos ou leur mouvement. Or, si dans notre esprit, les représentations
des corps et des lieux n'ont pas d'espaces qui les renferment, et ne sont
pas placées, dans
notre mémoire, à divers intervalles, à plus forte
raison les choses qui n'ont aucune ressemblance avec les corps, la charité,
la joie, la longanimité, la paix, la
bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence
n'occupent-elles aucun espace, ne sont-elles pas séparées
par des distances, et l'il de l'âme n'a pas à y
chercher des points vers lesquels il doive se diriger. Tout n'y est-il
pas réuni sans difficulté, et tout n'y est-il pas connu par
ses termes sans qu'il faille aller d'un pays à
un autre? Dites-moi en quel lieu vous voyez la charité; elle
vous est cependant connue, autant que vous pouvez la
1. Lettre XCII, n. 5.
355
considérer du regard de l'âme; vous n'en connaissez pas
la grandeur pour en avoir fait le tour comme d'une grande masse; lorsqu'elle
vous parle au dedans pour vous
inviter à vivre selon ses inspirations, aucun son ne frappe
votre oreille; pour la voir, vous n'ouvrez pas les yeux du corps; pour
la retenir fortement, vous ne serrez pas
vos bras de chair; quand elle se présente à votre pensée,
vous ne l'entendez pas marcher.
44. Ainsi la charité, quelque petite qu'elle soit, réside
dans notre volonté et se montre clairement à nous; on ne
la voit pas dans un lieu, on ne la cherche pas des yeux
du corps, on ne l'embrasse pas du regard, on ne la touche pas, on ne
l'entend pas parler, on ne l'aperçois pas marcher : à plus
forte raison Dieu lui-même qui amis en
nous la charité comme un gage ! Car si notre homme intérieur,
faible image de Dieu, non engendré de lui, mais créé
par lui, quoique se renouvelant de jour en jour,
habite déjà pourtant dans une lumière inaccessible
aux yeux du corps; si nul espace de lieu ne sépare les choses que
nous voyons dans cette lumière avec l'il de
l'âme et que nous distinguons les unes des autres : à
plus forte raison les sens du corps ne peuvent atteindre à Dieu
qui habite une lumière inaccessible et ne se montre
qu'à des coeurs purs ! Lors donc que, non-seulement par raison
mais encore par amour, nous préférerons cette lumière
à toute lumière corporelle, nous vaudrons
mieux en raison de l'énergie de cette préférence,
jusqu'à ce que les langueurs de notre âme soient guéries
par Celui qui nous pardonne toutes nos iniquités. Devenus
spirituels dans cette vie vivante par , excellence, nous pourrons tout
juger, et personne ne nous jugera (1). Mais l'homme animal ne comprend
pas les choses qui sont
de l'Esprit de Dieu ; pour lui c'est folie ; il ne comprend pas les
choses parce que c'est par la lumière spirituelle qu'on doit en
juger (2).
45. Si nous ne pouvons pas encore préférer la lumière
qui juge à celle dont elle juge, la vie de l'intelligence à
la vie des sens, une nature comme celle de notre esprit ,
gardant son unité dans tout ce qu'elle contient et ne se montrant
pas diversement selon les lieux, à une nature qui se compose de
parties et dont une moitié est
moindre que le tout, comme sont les corps , il est inutile de parler
de si
1. I Cor. II, 15. 2. I Cor. II, 14.
grandes choses. Mais si nous le pouvons, croyons que Dieu est quelque
chose de meilleur que notre intelligence, afin que sa paix qui surpasse
tout entendement
conserve nos coeurs et nos esprits en Jésus-Christ (1). Cette
paix qui surpasse tout entendement n'est pas assurément moindre
que notre entendement, de façon
qu'on la croie visible aux yeux du corps tandis que notre esprit reste
invisible. La paix de Dieu est-elle quelque chose de différent de
la splendeur de Dieu ? cette
splendeur étant le Fils unique lui-même, de qui vient
aussi cette charité qui surpasse toute science et dont la connaissance
nous remplira de toute la plénitude de Dieu,
ne saurait être inférieure à la lumière
de notre esprit, laquelle nous est accordée par ce divin rayonnement.
Or si la lumière de notre âme est inaccessible aux yeux du
corps, combien l'est plus encore celle qui la surpasse incomparablement
! Par conséquent, puisqu'il y a quelque chose de nous qui est visible
comme notre corps ,
quelque chose d'invisible comme l'homme intérieur, et que le
meilleur de nous-mêmes, c'est-à-dire l'âme, est invisible
aux yeux de la chair, comment ce qui est
meilleur que le meilleur de nous-mêmes serait-il visible à
ce qu'il y a de moindre en nous?
46. Après tout ceci, vous conviendrez, je pense, qu'on a eu
raison de dire que Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur
pur; qu'on ne le cherche pas des
yeux du corps, qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche
pas, qu'on ne l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher. S'il
est quelque chose ici que nous
ne comprenions pas tout à fait ou que nous comprenions autrement
qu'il ne faut, Dieu nous l'apprendra pourvu que nous conformions notre
conduite à ce que nous
savons déjà (2). Nous sommes parvenus à croire
que Dieu n'est pas un corps mais un esprit (3), que jamais personne n'a
vu Dieu (4), que Dieu est lumière et qu'en
lui il n'y a pas de ténèbres (5), qu'en Dieu il n'y a
ni changement ni ombre (6), qu'il habite une lumière inaccessible,
que nul homme ne l'a vu ni ne peut le voir (7), que
le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu'un seul et même
Dieu dans une indivisible identité de nature (8), que les coeurs
purs verront Dieu (9), que nous serons
1. Philip. IV, 7. 2. Philip. III, 13-16. 3. Jean, IV, 24. 4.
Jean, I, 18. 5. I Jean, I, 5. 6. Jacques, I, 17. 7. I Tim. VI, 16.
8. I Jean, V, 7. 9.
Matth. V, 8.
356
semblables à lui quand nous le verrons comme il est (1); que
Dieu est charité et que celui qui demeure dans la charité
demeure en Dieu et Dieu en lui (2), que nous
devons chercher la paix et la sanctification sans lesquelles personne
ne pourra voir Dieu (3), que notre corps corruptible et mortel sera changé
au jour de la
résurrection et sera revêtu de l'incorruptibilité,
et de l'immutabilité, qu'un corps grossier est confié à
la terre et qu'un corps spirituel ressuscitera (4), parce que le
Seigneur transfigurera notre corps misérable pour le rendre
semblable à son corps glorieux (5); enfin nous croyons que Dieu
a fait l'homme à son nuage et
ressemblance (6), et que nous nous renouvelons dans l'esprit de notre
âme à la connaissance de Dieu pour nous mieux retracer l'image
de celui qui nous a créés (7).
Ceux qui marchent par la foi à la lueur de ces témoignages
et d'autres de ce genre des saintes Ecritures, qui ont fait des progrès
spirituels par une intelligence venue
de Dieu même ou par une grâce particulière d'en-haut,
et qui ont pu comparer entre elles les choses spirituelles, reconnaissent
qu'il est meilleur de voir par l'âme que
par le corps, et que les choses vues de l'âme ne sont pas renfermées
dans des espaces, ni séparées par des intervalles de lieux,
ni moindres dans la partie que dans le
tout.
47. Voilà pourquoi saint Ambroise dit avec assurance que «
Dieu ne se voit pas dans un a lieu, mais dans un coeur pur, qu'on ne le
cherche pas des yeux du corps
qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche pas, qu'on ne
l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher. » Et parce
que, dans les saintes Ecritures, il est
marqué que la substance de Dieu est invisible et qu'on y raconte
aussi que Dieu a été vu de plusieurs, soit d'une façon
corporelle et dans des lieux déterminés, soit en
esprit et dans des images incorporelles qui représentent les
corps, comme dans le sommeil,ou l'extase, le saint homme a distingué
la nature de Dieu de ces sortes de
visions, et a dit que la volonté de Dieu les avait choisies
et non pas formées de sa nature. Car Dieu apparaît ainsi comme
il veut, à qui il veut, quand il veut, sans que
sa nature cesse d'être immuable et cachée. Si notre volonté,
demeurant cachée en elle-même et sans aucun
1. I Jean, III, 2. 2. I Jean, IV, 16. 3. Hébr. XII, 14.
4. I Cor. XV, 53, 54. 5. Philip. III, 21. 6. Gen. I, 27. 7. Ephés.
IV, 23; Coloss. III, 10.
changement, a des sons de voix pour se faire connaître; combien
plus aisément le Dieu tout-puissant, tout en restant immuable et
caché dans sa nature, peut
apparaître à qui il veut, dans la forme qu'il veut, lui
qui a tout créé de rien et qui, du fond de son immutabilité,
renouvelle toute chose !
48. En ce qui touche la vision par laquelle nous verrons Dieu tel qu'il
est, saint Ambroise nous avertit qu'il faut pour, cela purifier nos coeurs.
Dans les habitudes du
langage on appelle les corps ce qui est visible; c'est pour cela qu'il
est dit que Dieu est invisible, de peur qu'on ne croie qu'il est un corps;
mais il ne privera pas les
coeurs purs de la contemplation de sa substance: cette grande et souveraine
récompense a été promise à ceux qui servent
et aiment Dieu; elle l'a été par le Seigneur
lui-même au temps de son visible passage sur la terre; il a promis
aux coeurs purs la vue de son invisible divinité : « Celui
qui m'aime, disait-il, sera aimé de mon
Père; et moi je l'aimerai et je me montrerai à lui (1).
» Il s'agit ici de cette nature divine par laquelle le Fils est égal
au Père, invisible et incorruptible comme lui; ce
sont les deux attributs de la divinité que l'Apôtre ne
séparait pas l'un de l'autre, ainsi que nous l'avons dit plus haut,
lorsqu'il annonçait aux hommes la gloire de Dieu
avec autant de force qu'il pouvait (2). La substance divine sera-t-elle
visible aux yeux du cops devenu spirituel après la résurrection?
Nous laissons cela à résoudre à
ceux qui sont capables de le prouver. Pour moi je m'attache davantage
à la parole de Celui qui, même dans la résurrection,
ne réserve pas aux yeux du corps mais
aux coeurs purs la faveur de voir Dieu.
49. Pour ce qui est de la qualité du corps spirituel, promise
après la résurrection, je ne refuse ni d'apprendre quelque
chose ni de chercher moi-même, si toutefois,
dans cet examen, nous pouvons échapper aux fautes qui naissent
trop souvent des études et des disputes des hommes, lorsque, contrairement
à ce qui r est écrit, ils
s'enflent d'orgueil l'un contre l'autre pour autrui (3). Il ne faudrait
pas qu'en cherchant entre nous comment on peut voir Dieu, nous perdissions
cette paix et cette
sanctification sans lesquelles personne ne pourra le voir : qu'il daigne
en préserver nos lueurs et qu il leur rende et leur conserve la
pureté par
1. Jean, XXV, 21. 2. I Tim. I, 17. 3. I Cor. IV, 6.
357
laquelle ils deviendront capables de contempler sa gloire! Un punit
qui ne fait pas doute pour moi et dont je ne m'occupe plus, c'est l'invisibilité
de la nature de Dieu
dans un lieu quel qu'il soit. Est-il possible de voir avec les yeux
du corps quelque chose qui ne puisse être vu dans un lieu ? Il en
est qui le pensent et qui ont la
prétention de le prouver; je suis prêt à les entendre
avec paix et amour et à leur soumettre à cet égard
mes objections. Car il y a des gens qui s'imaginent que Dieu
lui-même est un corps, et qui croient que tout ce qui n'est pas
corps n'a pas de substance; ceux-là, j'estime qu'on doit les repousser
de toute manière. D'autres
n'hésitent pas à croire que Dieu n'est pas un corps;
mais ils pensent que les élus qui ressusciteront pour la vie éternelle
verront Dieu des yeux du corps ; ils espèrent
que la qualité du corps ressuscité sera telle que ce
qui était chair auparavant deviendra esprit. Il est aisé
de reconnaître la différence qui sépare ces deux derniers
sentiments, et de comprendre que le dernier, lors même qu'il
ne serait pas irai, serait plus supportable, d'abord parce qu'il est bien
plus grave de se tromper en
quelque chose sur le Créateur que sur la créature ; ensuite
parce qu'on souffre plus facilement un effort de l'esprit de l'homme pour
convertir le corps en esprit que
Dieu en corps ; et aussi parce que ce sentiment n'aurait rien de contraire
à ce que j'ai dit dans ma lettre (1) sur l'impuissance absolue des
yeux du corps à voir Dieu :
car je n'ai voulu parler que de ces yeux-là; or, les yeux des
élus ressuscités ne seront plus corporels si leur corps est
esprit; il s'ensuivrait donc toujours que les yeux
du corps ne verraient jamais Dieu, puisque, après la résurrection,
ce ne serait plus le corps mais l'esprit qui le verrait.
50. Toute la question se réduit donc au corps spirituel ; il
s'agit de savoir jusqu'à quel point ce corps corruptible et mortel
sera revêtu d'incorruptibilité et
d'immortalité, et jusqu'à quel point il passera de l'état
animal à l'état spirituel. Cela est digne d'un examen attentif,
surtout à cause du corps du Seigneur lui-même qui,
pouvant s'assujettir toutes choses, transforme notre corps misérable
et le rend conforme à son corps glorieux (2). Comme Dieu le Père
voit le Fils et que le Fils voit
le Père, il n'y a pas à écouter ceux qui n'attribuent
la vue qu'aux yeux du corps. Car il ne saurait être permis de
1. Ci-dessus lettre XCII, n. 3. 2. Philip. III, 21.
dire que le Père ne voit pas le Fils ou qu'il prend un corps
pour le voir, s'il est vrai que la vue n'appartienne qu'aux yeux du corps.
Mais, au commencement du
monde, avant que le Fils eût pris une forme de serviteur, Dieu
n'a-t-il pas vu que la lumière était bonne, n'a-t-il pas
vu le firmament, la mer, la terre, et toute herbe et
tout bois, et le soleil, la lune, les étoiles, les animaux de
la terre et les oiseaux du ciel, et tout ce qui a vie? N'a-t-il pas vu
tout ce qu'il a fait et ne l'a-t-i1 pas trouvé
bon (1) ? L'Ecriture ayant dit de chaque créature que Dieu l'avait
vue et l'avait trouvée bonne, je m'étonne qu'il ait pu naître
une opinion pour ne reconnaître que les
yeux du corps. Quelles que soient les habitudes de langage qui aient
donné lieu à cette opinion, telle n'est point cependant la
coutume des saintes Ecritures ; si elles
n'attribuaient pas la vue, non-seulement au corps mais aussi à
l'esprit, et plus à l'esprit qu'au corps, elles n'appelleraient
pas voyants les prophètes (2) qui ont vu non
pas avec le corps, mais avec l'esprit les choses même de l'avenir.
51. Il faut prendre garde de franchir les bornes, en soutenant que
non-seulement le corps cessera d'être mortel et corruptible par la
gloire de la résurrection, mais
que même il cessera d'être corps et deviendra esprit. Il
y aurait alors deux esprits au lieu d'un, et s'il n'y avait qu'un esprit
et que cette transformation ne fit pas une
âme nouvelle ou n'y ajoutât rien, il serait à craindre
que tout ceci n'aboutît qu'à l'idée que les corps ainsi
transformés ne demeureraient pas immortels, n'existeraient
plus et périraient entièrement. C'est pourquoi, en attendant
qu'une recherche attentive fasse découvrir ce qu'on peut penser
avec le plus de probabilité, à l'aide de
Dieu et d'après les Ecritures, sur le corps spirituel après
la résurrection , qu'il nous suffise de savoir que le Fils unique,
Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et
les hommes (3) , voit te Père comme le Père le voit.
Pour nous, ne nous efforçons pas de transporter de ce monde la concupiscence
des yeux jusqu'à cette vue de
Dieu qui nous est promise après la résurrection , mais
attachons-nous pieusement à la poursuite de ce but en purifiant
de plus en plus nos coeurs ; ne nous
représentons pas Dieu avec une face corporelle, lorsque l'Apôtre
nous dit que « nous voyons maintenant à travers
1. Gen. I, 4-31. 2. I Rois, IX, 9. 3.I Tim. II, 3.
358
un miroir, en énigme, et que nous verrons alors face à
face, » et surtout lorsqu'il ajoute . « Maintenant je le connais
en partie, mais alors je le connaîtrai comme il me
connaît (1). » Si nous devons alors voir Dieu des yeux
du corps, ce serait donc avec des yeux corporels qu'il nous voit aujourd'hui;
« car, dit l'Apôtre, je le connaîtrai
alors comme il me connaît. » Qui donc ne comprend que,
dans ce passage, l'Apôtre a voulu aussi désigner notre face
dont il dit ailleurs : « Mais nous, contemplant à
face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés
en la même image, de gloire en gloire, comme par son divin Esprit
(2) , » c'est-à-dire en passant de
la gloire de la foi à la gloire de la contemplation éternelle
? C'est l'effet de cette transformation par laquelle l'homme intérieur
se renouvelle de jour en jour; l'homme
intérieur (3), dont l'apôtre Pierre nous recommande de
soigner l'invisible parure : «N'embellissez pas, dit-il, votre extérieur
par la frisure des cheveux, par l'or, ou les
perles, ou les riches vêtements, mais occupez-vous d'orner l'homme
caché dans l'âme et qui, par ses vertus, est riche devant
Dieu (4). » Car la face sur laquelle les
Juifs, qui ne passent pas au Christ, ont un voile qui tombe dès
qu'ils marchent vers lui, est découverte en nous lorsque nous sommes
transformés en son image. Or
l'Apôtre dit clairement : « Un voile a été
mis sur leurs curs (5); » là est donc la face qui , dévoilée,
nous permet de voir maintenant par la foi, quoique dans un miroir
et en énigme, et nous permettra alors de contempler face à
face (6).
52. Si vous approuvez tout ceci , suivez avec moi la doctrine du saint
homme Ambroise; elle ne se recommande pas seulement par l'autorité
de ce grand homme,
mais elle est appuyée de la vérité elle-même.
Je ne m'y attache point de préférence, parce qu'elle vient
de celui par la bouche de qui, surtout, le Seigneur m'a délivré
de l'erreur, et par le ministère duquel il m'a accordé
la grâce du baptême de salut; ce n'est pas de ma part un acte
de prédilection envers Celui qui m'a planté et
arrosé; c'est que son langage sur ce point est conforme à
ce que dit à un esprit pieux et droit, quand il y réfléchit,
le Dieu qui donne l'accroissement (7).
1. I Cor, XIII, 12. 2. II Cor. III, 18. 3. II Cor. IV, 16. 4.
I Pierre, III, 3. 5. II Cor. III, 15-18. 6. I Cor. XIII, 12. 7. I
Cor. III, 7.
« Même dans la résurrection, dit-il, il ne a sera
aisé de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est
pourquoi : heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils
verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux,
sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu! Si donc ceux qui ont
le coeur pur verront
Dieu, les autres ne le verront pas. Les indignes ne verront pas Dieu;
celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. Dieu ne se
voit pas dans un lieu, mais
dans un coeur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps, on ne
le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne
le voit pas marcher.
Lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent,
on ne le voit pas. Enfin tous les Apôtres eux-mêmes ne voyaient
pas le Christ; et c'est pourquoi il dit : Il y
a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas
encore! Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, et la profondeur
de la charité du
Christ qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et
il a vu le Père. Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous
avons connu le Christ, c'est selon l'esprit. Car
le Christ Notre-Seigneur est lui-même l'Esprit qui marche devant
nous. Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir selon toute
la plénitude de Dieu, afin que nous
puissions le voir !
53. Plus vous comprendrez ces paroles du saint homme , qui n'appartiennent
pas à la chair mais à l'esprit, et vous les reconnaîtrez
vraies, non point parce que saint
Ambroise a dit cela, mais parce que la vérité le crie
sans bruit, mieux vous comprendrez par où vous êtes unie au
Seigneur, et vous vous préparerez au dedans
comme une incorruptible demeure pour écouter le silence de ses
divines harmonies et voir son invisible nature. Car « Heureux ceux
qui ont le coeur pur, parce qu'ils
verront Dieu ! » Il ne leur apparaîtra pas, comme un corps,
sur un point quelconque de l'espace, mais quand il viendra à eux
et fera en eux sa demeure, ils seront
remplis ainsi de toute la plénitude de Dieu, non pas en devenant
eux-mêmes Dieu dans sa plénitude, mais en étant parfaitement
pleins de Dieu. Si nous ne pouvons
nous représenter que des corps et que nous ne soyons pas capables
pour le moins de connaître dignement par où nous (359) pouvons
nous les retracer, ne
cherchons pas à nous combattre, mais purifions nos coeurs de
ces grossières habitudes par la prière et par les progrès
spirituels. Ce n'est plus seulement le
bienheureux Ambroise dont je recueillerai les paroles, mais je dirai
avec saint Jérôme : «Ce ne sont pas les yeux de la chair,
mais les yeux de l'esprit qui peuvent voir,
non-seulement la divinité du Père, mais encore la divinité
du Fils et celle du Saint-Esprit, parce qu'il n'y a qu'une nature dans
la Trinité ; le Sauveur lui-même a dit de
ces yeux de l'esprit : Heureux ceux qui ont le cur pur, car ils verront
Dieu (1) ! » Le même Jérôme l'a dit ailleurs avec
autant de brièveté que de vérité: « Une
chose
incorporelle ne se voit pas des yeux du corps. »
54. En citant ici les sentiments de si grands hommes sur une si grande
chose, je ne veux pas que vous croyez qu'il faille suivre, la parole d'un
homme, quel qu'il soit,
comme on suit les Ecritures canoniques; mais c'est afin que ceux qui
pensent autrement s'efforcent d'atteindre par l'esprit à la vérité
et de chercher Dieu dans la
simplicité du coeur, de peur qu'ils ne condamnent témérairement
de si doctes interprètes des livres divins. Ne vous arrêtez
pas à ce que disent inconsidérément
certaines gens : « Que verront alors les yeux du corps, s'ils
ne doivent pas voir Dieu? Seront-ils comme des yeux d'aveugles, ou bien
ne serviront-ils de rien? » Ceux
qui parlent ainsi ne font pas attention que s'il n'y a plus de corps
dans la vie future les yeux du corps n'existeront pas assurément
, mais que si les corps subsistent
encore , les yeux du corps auront de quoi voir.
En voilà assez là-dessus. En lisant et relisant avec
soin ce que j'ai dit depuis le commencement de ce petit ouvrage, vous n'hésiterez
peut-être pas à reconnaître que
vous devez vous préparer un coeur pur pour voir Dieu avec son
secours. Quant au corps spirituel, si le Seigneur vient à mon aide,
j'essayerai dans un autre (2)
ouvrage de traiter cette question selon la mesure de mes forces.
1. III Isaïe, VI, 8.
2. saint Augustin a exécuté ce dessein dans le XXIIe
livre de la Cité de Dieu, chap. 29.
LETTRE CXLVIII. (Année 413.)
Fortunatien fut un des sept évêques catholiques choisis
pour soutenir la dispute contre les donatistes dans la conférence
de Carthage. Saint Augustin le prie en des
termes à la fois humbles, doux et charmants, de lui obtenir
son pardon d'un collègue qui avait été blessé
de quelques passages de la lettre à Pauline , où
l'anthropomorphisme est vivement et sévèrement condamné.
L'évêque d'Hippone traite de nouveau de la nature de Dieu,
de son invisibilité, de l'état futur des corps
après la résurrection, et rappelle que, selon la parole
du Christ, la vue de Dieu est réservée À ceux qui
ont le coeur pur.
MÉMOIRE AU SAINT FRÈRE FORTUNATIEN.
1. Je vous ai prié de vive voix et je vous demande encore de
vouloir bien visiter le collègue dont nous avons parlé et
obtenir de lui qu'il me pardonne s'il a trouvé
quelque chose de dur et d'âpre dans la lettre que je ne me repens
pas d'avoir écrite quant au fond, et où j'ai dit que les
yeux de ce corps mortel ne voient pas et ne
verront jamais Dieu. J'ai dit le motif qui m'a fait ainsi parler, c'est
pour ne pas laisser croire que Dieu lui-même soit corporel et qu'il
soit visible dans l'étendue et à des
distances, car l'il de notre corps ne peut rien voir autrement; je
ne voulais pas non plus que les mots face à face (1) fussent compris
de façon à se représenter Dieu
avec des membres. Je ne me repens donc point d'avoir dit cela : il
ne fallait pas que, par un sentiment impie, au lieu de croire que Dieu
est tout entier partout, on
s'imaginât qu'il est divisible à travers l'étendue
car les yeux de notre corps n'atteignent que ce qui appartient à
l'espace.
2. Au reste si quelqu'un, ne concevant pas Dieu sous ces formes grossières,
mais croyant qu'il est un esprit immuable et incorporel et tout entier
partout, pense
qu'après la résurrection notre corps animal sera transformé
et deviendra spirituel au point que par lui nous pourrons voir la substance
incorporelle, non divisible dans
l'étendue, non circonscrite par des membres, mais demeurant
tout entière partout, je désire qu'il me l'enseigne, si son
opinion est conforme à la vérité; si c'est une
erreur, il est bien plus supportable d'attribuer au corps quelque chose
de trop que de retrancher quelque chose à Dieu. Mais ce sentiment,
fût-il la vérité même,
n'aurait rien de contraire à ce que j'ai avancé dans
ma lettre. J'ai
1. I Cor. XIII, 12.
360
dit que les yeux de ce corps ne verront pas Dieu, par la raison qu'ils
ne peuvent voir que des corps placés à quelque distance,
c'ir, sans distance, nos yeux ne voient
pas même les corps (1).
3. Si nos corps, après la résurrection, doivent être
tellement changés qu'ils aient des yeux avec lesquels on verra cette
substance qui n'est pas répandue dans l'espace
ni bornée par l'étendue, qui n'est pas différente
selon les lieux, plus petite dans un moindre espace, plus grande dans un
plus grand, mais qui est incorporellement tout
entière partout, ces corps seront tout autres de ce qu'ils sont
à présent; ils n'auront pas seulement perdu la mortalité,
la corruption et la pesanteur, mais ils s'élèveront
jusqu'à la puissance de l'esprit, puisqu'ils pourront atteindre
ce que l'esprit lui-même n'a pas aujourd'hui et aura seulement alors
le privilège de voir. Si nous disons
d'un homme , dont les moeurs ont changé, qu'il n'est plus ce
qu'il a été, et si nous en disons autant du corps sur lequel
ont passé les ans, à plus forte raison le corps
ne sera plus le même après une transformation qui non-seulement
lui donnera une immortelle v ie, mais encore lui fera voir l'invisible!
C'est pourquoi si les yeux voient
alors Dieu ils ne seront pas les yeux du corps tel qu'il est, et le
corps ne sera plus le même quand il sera élevé à
cette force et à cette puissance : ce sentiment n'a
donc rien de contraire aux paroles de ma lettre. Mais si le corps change
seulement en ce sens que, de mortel qu'il est aujourd'hui, il deviendra
immortel, et qu'au lieu
d'appesantir l'âme comme aujourd'hui, il deviendra prompt à
tout mouvement; s'il n'est autre que ce qu'il est pour voir ce qui appartient
aux lieux et aux distances , il
ne verra d'aucune façon la substance incorporelle qui demeure
tout entière partout. N'importe où la vérité
se trouve ici, il est certain que d'après l'un et l'autre de ces
deux sentiments , les yeux de ce corps mortel ne verront pas Dieu.
S'ils demeurent tels quels, ils ne le verront pas; s'ils le voient, ce
ne seront plus les mêmes yeux : le
corps sera tout autre à la suite d'une si grande transformation.
4. Mais si notre collègue sait quelque chose de mieux là-dessus,
je suis tout prêt à l'apprendre soit de lui , soit de celui
qui l'a instruit lui-même. Si je disais cela par
dérision,
1. En traduisant ces lignes de saint Augustin. nous nous rappelons
cette pensée de M. de Maistre : « L'oeil ne voit pas
ce qui le touche. » M. de Maistre étend à
l'observation morale la vérité matérielle que
note en passant l'évêque d'Hippone.
je me montrerais disposé aussi à me laisser prouver que
Dieu est corporel, qu'il a des membres et qu'il est divisible dans l'étendue;
c'est ce que je ne fais pas, parce
que je ne parle point par dérision, et que je suis bien certain
qu'un Dieu pareil n'existe pas; c'est pour qu'on ne le crût point,
que j'ai écrit cette lettre. Je n'y ai
prononcé aucun nom, tout en signalant des erreurs; mais je me
suis laissé aller dans mon langage à trop de vivacité,
et je n'ai pas eu pour la personne d'un frère et
d'un collègue dans l'épiscopat tous les égards
qu'elle méritait; je ne justifie pas cela, je le condamne; je ne
l'excuse pas, je m'en accuse. Que mon collègue me
pardonne, je le lui demande; qu'il se souvienne de notre ancienne amitié
et qu'il oublie une offense récente. Qu'il fasse ce qu'il est fâché
que je n'aie pas fait; qu'il
m'accorde mon pardon avec la douceur que je n'ai pas eue dans ma lettre.
Je l'en prie par votre charité, n'ayant pu l'en prier de vive voix
comme je l'aurais voulu. J'y
ai fait effort par l'entre. mise d'un homme vénérable,
plus élevé que nous tous en dignité et qui a écrit
à ce frère offensé; mais celui-ci a refusé
de venir: il soupçonnait,
je crois, au fond de cette démarche quelque ruse comme il y
en a dans la plupart des affaires humaines; persuadez-lui qu'une semblable
idée est bien loin de mon
esprit; vous le pourrez aisément en le voyant. Qu'il sache avec
quelle grande et vraie douleur je vous ai parlé du déplaisir
que je lui cause; qu'il sache que je ne le
méprise pas, combien j'honore Dieu en lui, et combien je vois
dans sa personne le Chef divin dans le corps de qui nous sommes frères.
Je n'ai pas cru devoir me
rendre au lieu qu'il habite, de peur de donner à nos ennemis
un spectacle qui eût excité leur moquerie, d'être pour
nos catholiques un sujet d'affliction et pour
nous-mêmes un sujet de honte. Tout peut s'arranger par votre
sainteté et votre charité ; dans cette oeuvre réparatrice
vous serez l'instrument de Celui qui habite en
votre coeur par la foi : je ne crois pas que notre collègue
lé méprise en vous, puisqu'il le reconnaît en lui.
5. Quant à moi, dans tout ceci, je n'ai rien trouvé de
meilleur à faire que de demander pardon au collègue qui a
été blessé et s'est plaint de l'âpreté
de ma lettre. II
fera aussi, j'espère, ce que commande Celui qui, parlant. par
la bouche de l'Apôtre, a dit : « Remettez-vous mutuellement
les sujets de plainte que (361) vous pouvez
avoir les uns contre les autres, et pardonnez-vous comme le Seigneur
vous a pardonné (1). Soyez donc les imitateurs de Dieu comme étant
ses enfants bien-aimés,
et marchez dans la charité, comme le Christ nous a aimés
(2). » Sans nous écarter de cette voie de la charité,
cherchons pacifiquement ce qu'on peut, avec plus
d'application, apprendre sur le corps spirituel que nous aurons après
la résurrection ; si nous nous trompons Dieu nous éclairera,
pourvu que nous demeurions en lui
(3). Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu
en lui; car Dieu est charité (4), soit parce que nous en trouvons
en lui la source ineffable, soit parce
qu'il nous la départit par son Saint-Esprit. Si donc on peut
prouver qu'un jour la charité sera vue des yeux du corps, peut-être
Dieu pourra-t-il être vu de la même
manière; mais si la charité elle-même ne peut jamais
être vue de la sorte, encore moins le sera-t-il Celui qui en est
la source : et quel mot exprimerait assez dignement
une si grande chose !
6. De grands hommes, très-savants dans les saintes Ecritures,
et dont les travaux ont été un secours pour l'Eglise et pour
les études religieuses des fidèles, ayant eu
occasion de s'expliquer sur cette question , ont dit que le Dieu invisible
se voit invisiblement, c'est-à-dire par cette nature qui demeure
aussi invisible en nous par un
esprit et un coeur pur. Le bienheureux Ambroise, parlant du Christ
comme étant le Verbe, a dit que « Jésus se voit, non
point des yeux du corps, mais des yeux de
l'esprit. » « Les juifs ne l'ont pas vu, » a-t-il
ajouté, « car leur coeur insensé était dans
l'aveuglement (5) : » saint Ambroise marquait ainsi par où
on voit le Christ. De
même, en parlant du Saint-Esprit, le saint évêque
cite ces paroles du Seigneur : « Je prierai mon Père, et il
vous donnera un autre Consolateur, qui sera toujours avec
vous , l'Esprit de vérité que ce monde ne peut recevoir
parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît pas ». Il fallait
donc, dit saint « Ambroise, que le Christ parût avec un
corps, puisqu'il est invisible dans la substance de a sa divinité.
Nous avons vu l'Esprit, mais sous à une forme corporelle ; voyons
aussi le Père ; mais parce que nous
ne pouvons pas le voir, écoutons-le. » Et ensuite : «
Ecoutons donc le
1. Coloss III, 13. 2. Ephés. V, 1, 2. 3. Philip. III, 15,
16. 4. I Jean, IV, 16. 5. Livre I sur s. Luc. I. 6. Jean, XIV,
16, 17.
Père, car il est invisible; son Fils est aussi invisible selon
sa divinité, car jamais personne n'a vu Dieu (1) : le Fils étant
Dieu, il est donc invisible dans ce qui fait qu'il
est Dieu (2). »
7. Voici maintenant les paroles de saint Jérôme : «
L'oeil de l'homme ne peut voir Dieu tel qu'il est dans sa nature
; non-seulement l'homme ne le peut pas, mais
encore les anges, les trônes, les puissances, les dominations
et tout ce qui a un nom, car la créature ne peut pas voir son Créateur.
» Le très-savant homme montre
assez par ces mots quel est son sentiment sur ces questions, même
en ce qui touche le siècle futur. Quelque heureux changement qui
doive s'opérer dans les yeux de
notre corps, on ne peut pas espérer rien de mieux qu'en les
supposant alors égaux aux yeux des anges : or, saint Jérôme
dit que la nature du Créateur demeure
invisible aux anges mêmes et à toute créature céleste.
Demandera-t-on si nous ne deviendrons pas supérieurs aux anges,
et voudra-t-on garder des doutes à cet
égard? Mais le Seigneur lui-même s'est clairement exprimé,
lorsque en parlant des élus qui ressusciteront pour entrer dans
son royaume, il dit qu'ils « seront égaux
aux anges de Dieu (3). » C'est pourquoi saint Jérôme,
dans un autre ouvrage, s'exprime ainsi: « L'homme ne peut donc pas
voir la face de Dieu; mais les anges, ceux
même qui sont les gardiens des petits dans l'Eglise, voient toujours
la face de Dieu (4). Maintenant nous voyons dans un miroir, dans une énigme;
mais alors nous
verrons face à face (5), alors que nous ne serons plus des hommes,
mais des anges, et que nous pourrons dire avec l'Apôtre : Contemplant
à face découverte la
gloire du Seigneur, nous serons transformés comme par l'Esprit
du Seigneur, de gloire en gloire, jusqu'à devenir semblables à
lui (6) : Et toutefois aucune créature ne
voit la face de Dieu selon la qualité propre de sa nature, et
on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible (7). »
8. Il y a beaucoup de choses à considérer dans ces paroles
d'un homme de Dieu; et d'abord, conformément à ce que le
Seigneur a clairement annoncé, saint Jérôme
pense que nous verrons Dieu face à face quand nous
1. I Jean, IV, 2. 2. Livre II sur s. Luc, III, 22. 3. Luc, XX,
36. 4. Matth. XVIII, 10. 5. I Cor. XIII; 12. 6. II Cor. III, 18.
7. Livre 1 sur Isaïe, I.
362
serons élevés à la condition des anges, c'est-à-dire
quand nous serons égaux aux anges, ce qui arrivera sûrement
après la résurrection; ensuite il a montré clairement,
par le témoignage de l'Apôtre, que la vue de Dieu face
à face s'entend de l'homme intérieur et non pas de l'homme
extérieur; l'Apôtre en effet parlait de la face de
l'âme lorsqu'il disait dans cet endroit rapporté par saint
Jérôme : « Mais nous, en contemplant à face découverte
la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en
son image. » Si quelqu'un en doute, qu'il examine le passage
et fasse attention au sens des paroles de l'Apôtre : il s'agit du
voile que laisse devant les yeux la lecture
de l'Ancien Testament, jusqu'à ce qu'on passe au Christ, et
que le voile tombe. Car l'Apôtre dit ici : « Mais nous, en
contemplant à face découverte la gloire du
Seigneur; » cette face n'était pas découverte pour
les juifs dont saint Paul dit qu'un « voile est posé sur leur
coeur ; » par là il montre que c'est la face du coeur qui
se
découvre en nous quand le voile tombe. Enfin, craignant que,
faute d'intelligence ou de discernement, on ne se laissât aller à
croire que, soit à présent, soit dans la vie
future, les anges ou les hommes, lorsqu'ils seront égaux aux
anges, puissent voir Dieu, saint Jérôme déclare expressément
que « nulle créature ne voit Dieu selon la
qualité propre de sa nature , et qu'on ne le voit avec l'esprit
qu'en le croyant invisible. » Il résulte suffisamment de ces
paroles que Dieu, quand, sous une forme
corporelle, il a été vu des hommes par les yeux du corps,
ne l'a pas été selon la qualité propre de sa nature,
puisqu'on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant
invisible. A qui est-il invisible si ce n'est aux yeux corporels des
créatures célestes elles-mêmes, comme saint Jérôme
l'a dit plus haut des anges, des puissances et
des dominations? A plus forte raison est-il invisible à des
yeux terrestres ?
9. Ailleurs saint Jérôme dit plus clairement encore :
« Que non-seulement les yeux de la chair, mais même les yeux
de l'esprit ne peuvent voir la divinité du Père ni la
divinité du Fils et du Saint-Esprit, qui ne sont qu'une seule
et même nature dans la Trinité; le Sauveur a dit des yeux
de l'esprit : Heureux ceux qui ont le coeur pur
parce qu'ils verront Dieu (1)! » Quoi de plus évident
que cette
1. Matth. V, 8.
déclaration? Si le saint docteur s'était borné
à dire que les yeux du corps ne peuvent voir la divinité
du Père ni la divinité du Fils, ni celle du Saint-Esprit,
et qu'il n'eût
point parlé des yeux de l'esprit, on pourrait répondre
que la chair perdra son nom lorsque le corps sera devenu spirituel; mais
saint Jérôme désigne en termes exprès
les yeux de l'esprit, et dès lors il exclut de la vue de Dieu
toute espèce de corps. Et de peur qu'on ne crût qu'il ne parlait
que pour ce monde, il invoque aussi le
témoignage du Seigneur pour montrer ce qu'il entend par les
yeux de l'esprit; or, ce n'est pas à la vie présente, c'est-à-dire
future que j'applique la promesse
contenue dans ce divin témoignage : « Heureux ceux qui
ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ! »
10. Egalement, le bienheureux Athanase, évêque d'Alexandrie,
lorsqu'il combattait contre les Ariens qui soutiennent que Dieu seul est
invisible, mais que lé Fils et le
Saint-Esprit sont visibles, établit l'égale invisibilité
de la Trinité par les témoignages des saintes Ecritures et
la puissance de ses propres raisonnements : il prouva
fortement que Dieu n'a été vu que sous la forme d'une
créature, mais que, selon la qualité propre de sa divinité,
Dieu, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
est tout à fait invisible et ne peut être connu que de
l'intelligence et de l'esprit. Saint Grégoire, évêque
d'Orient, dit aussi et très-nettement que Dieu est invisible de
sa
nature, et que quand il a apparu aux saints et anciens personnages
comme à. Moïse, par exemple, avec lequel il parlait face à
face, il avait pris quelque forme
sensible saris que sa nature divine sortît de l'invisibilité
(2). C'est également le sentiment de notre Ambroise; il admet que
le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont été vus
sous des formes choisies par leur volonté et non pas tirées
de leur nature (3). Sa pensée se trouve ainsi conforme à
la vérité de cette parole, qui est de Jésus-Christ
Notre-Seigneur lui-même
« Jamais personne n'a vu Dieu (4), » et à la vérité
de cette parole de l'Apôtre, ou plutôt du Christ parlant par
l'Apôtre : « Nul homme n'a vu ni ne peut voir Dieu (5);
» elle n'est pas non plus contraire aux passages des Ecritures
1. Matth. V, 8. 2. Cette citation est tirée de la XLIXe oraison
qui a pris place parmi les oraisons de saint Grégoire de Nazianze;
mais, d'après l'opinion qui a
prévalu chez les savants, cette XLIXe oraison n'est pas de saint
Grégoire de Nazianze ni d'aucun père grec, mais elle appartient
à un écrivain inconnu. 3. voy.
ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. 4. Jean, I, 18. 5. I Tim.
VI, 16.
363
qui racontent que Dieu a été vu : invisible selon la
nature propre de sa divinité, Dieu peut être vu lorsqu'il
le veut et sous la forme créée qu'il lui plaît de prendre.
11. Or, s'il est de la nature de Dieu d'être invisible comme
incorruptible, cette nature ne changera pas dans le siècle futur
au point que d'invisible il devienne visible,
pas plus que d'incorruptible, il ne pourra devenir corruptible, car
il est en même temps immuable. C'est pourquoi l'Apôtre a relevé
l'incomparable excellence de la
nature de Dieu dans ce passage où il met ensemble l'invisibilité
et l'incorruptibilité : « Au roi des siècles invisible,
incorruptible, à Dieu seul, honneur et gloire a dans
les siècles des siècles (1) ! » Je n'ose pas faire
ici une différence, je n'ose pas dire que Dieu est incorruptible
dans les siècles des siècles, mais qu'il n'est pas invisible
dans les siècles des siècles, et qu'il l'est seulement
en ce monde. De plus les passages suivants des Ecritures ne peuvent pas
être faux : « Heureux ceux qui ont le
cur pur parce qu'ils verront Dieu (2) ! Nous savons que, quand il
apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le
verrons comme il est (3); » donc nous
ne pouvons nier que les enfants de Dieu verront Dieu; mais ils le verront
comme on voit les choses invisibles, comme il promettait qu'on le verrait
lorsque, se
montrant visible aux hommes dans la chair il disait devant eux «Et
je l'aimerai et je me montrerai à lui (4). » Mais par où
se voient les choses invisibles si ce n'est par
les yeux de l'âme? J'ai dit ci-dessus ce que Jérôme
a pensé de ces yeux du coeur qui doivent contempler Dieu.
12. Voilà aussi pourquoi l'évêque de Milan, que
j'ai déjà cité, dit qu'après la résurrection
il ne sera facile de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cur pur; il
s'appuyait sur
cette parole : « Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils
verront Dieu ! » « Que d'heureux le Sauveur avait déjà
comptés, » dit-il sans leur promettre qu'ils
verraient Dieu ! Il continue en ces termes : « Si donc ceux qui
ont le cur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. » Et
de peur que nous n'entendions par les
autres ceux dont il a dit : « Heureux les pauvres, heureux ceux
qui sont doux ! » l'évêque de Milan ajoute aussitôt
que « les indignes ne verront pas Dieu. » Il veut
qu'on entende par les indignes ceux qui, malgré
1. I Tim. I, 17. 2. I Jean, III, 2. 3. Jean, XIV, 21. 4. Galat.
V, 6.
leur résurrection, ne pourront pas voir Dieu, car ils ressusciteront
pour la damnation, parce qu'ils n'auront pas voulu purifier leur cur par
cette foi qui opère par
l'amour (1). C'est pourquoi il continue ainsi : « Celui qui n'aura
pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. » Et parce qu'il était
tout simple de lui objecter que tous les
impies veulent voir Dieu, il ne tarde pas à expliquer que l'impie
ne veut pas voir Dieu, puisqu'il ne veut pas purifier son coeur : «
Dieu, dit-il, ne se voit pas dans un
.lieu, mais dans un cur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps;
on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas,
on ne le voit pas
marcher (2). » Ainsi le bienheureux Ambroise songe à nous
apprendre ce que doivent préparer les hommes qui veulent voir Dieu
: ils doivent purifier leur cur par la
foi qui opère par l'amour, avec la grâce de l'Esprit-Saint
: nous tenons de lui comme gage ce désir même de voir Dieu
(3).
13. L'Ecriture parle souvent de Dieu comme s'il avait des membres,
et pour qu'on ne s'imagine pas que ce soit notre corps qui fasse notre
ressemblance avec lui, la
même Ecriture dit que Dieu a des ailes (4) : or, nous n'en avons
pas. De même donc que par les ailes nous entendons la protection
divine, ainsi par les mains nous
devons comprendre son action, par les pieds sa présence, par
les yeux la connaissance qu'il a de nous, par la face la lumière
au moyen de laquelle il se révèle à notre
coeur; si nous rencontrons dans les Livres saints d'autres expressions
de ce genre, je pense qu'il faut les entendre dans le sens spirituel. Je
ne suis ni le seul ni le
premier à penser ainsi ; c'est le sentiment de tous ceux qui,
accoutumés, n'importe à quel degré, à la contemplation
des choses spirituelles, combattent les
contradicteurs appelés, à cause de cela, anthropomorphites.
Pour ne pas allonger cette lettre de témoignages trop nombreux,
je me borne à un passage de saint
Jérôme ; notre collègue verra que s'il garde sur
ce point une opinion contraire à la mienne, ce n'est pas avec moi
uniquement, c'est aussi avec les anciens qu'il aura
affaire.
14. Cet homme si savant dans les Ecritures commentait un psaume où
il est dit : « Comprenez donc, vous qui, dans le peuple, êtes
des hommes sans jugement;
insensés, soyez
1. Galat. V, 6. 2. Ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. 3. II
Cor. V, 4-8. 4. Ps. XVI, 8.
364
enfin sages. Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas
? celui qui a formé l'oeil ne verra-t-il point?» «Cet
endroit, dit-il, porte contre ceux qui sont
anthropomorphites, et qui prétendent que Dieu a des membres
comme nous en avons. Ainsi, par exemple, il est dit que Dieu a des yeux,
car les yeux du Seigneur
voient toutes choses (1); la main du Seigneur fait tout (2) ; et Adam
entendit le bruit des pieds du Seigneur qui se promenait dans le paradis
(3) : les
anthropomorphites comprennent ces choses avec une grossière
simplicité, et attribuent à la grandeur de Dieu ce qui n'est
qu'une marque de la faiblesse de l'homme.
Mais moi je dis que Dieu est tout oeil, tout main, tout pied ; tout
oeil parce qu'il voit tout, tout main parce qu'il fait tout, tout pied
parce qu'il est partout. Voyez donc
ce que dit le Psalmiste : Celui et qui a planté l'oreille n'entendra-t-il
pas? Celui qui a formé les yeux ne verra-t-il pas ? Il ne dit point
: Celui qui a planté l'oreille n'en
a-t-il pas lui-même ? N'a-t-il pas des yeux? Que dit-il? Celui
qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas ? Celui quia formé
les yeux ne verra-t-il pas ? Le Psalmiste n'a
pas donné à Dieu des organes, mais la plénitude
de leur effet (4). »
15. J'ai cru devoir rappeler ces témoignages des auteurs grecs
et latins de l'Eglise catholique qui nous ont précédés
dans l'explication des divines Ecritures, afin que
notre collègue, s'il est d'un avis différent, sache qu'il
faut chercher, s'instruire ou enseigner dans une attentive et paisible
étude, en rejetant tout sentiment d'amertume,
en gardant ou en rétablissant entièrement la suavité
de la charité fraternelle. Car le respect absolu que nous devons
à l'autorité des Ecritures canoniques, nous ne le
devons aux écrits de personne, pas même des catholiques
les plus justement honorés; il doit nous être permis, tout
en gardant le respect qui est dû à de tels hommes,
de désapprouver et de rejeter ce que nous pourrions rencontrer
dans leurs livres de contraire à la vérité, avec l'aide
de Dieu, soit par nous-mêmes, soit par les
lumières d'autrui. Je suis ainsi, quant à moi, pour les
ouvrages des autres, et je veux qu'on agisse de même à l'égard
des miens. D'a:près tout ce que je viens de citer
des livres de ces doctes et saints
1. II Paralip. XVI, 9; Ecelési. XXIII, 27, 28. 3. Ruth, I,
13, etc. 4. Gen. III, 8. 5. Jér. com. du Ps. XCIII, 8, 9.
personnages Ambroise, Jérôme, Athanase, Grégoire,
et d'après d'autres témoignages qu'il eût été
trop long de reproduire, je crois fermement, Dieu aidant, et, autant
qu'il m'en fait la grâce, je comprends que Dieu n'est pas un
corps, qu'il n'a pas des membres de forme humaine, qu'il n'est pas divisible
dans l'étendue, qu'il est de sa
nature immuablement invisible, et que, toutes les fois qu'au rapport
des saintes Ecritures il a été vu des yeux du corps, il n'a
pas été vu selon sa nature et sa
substance, mais sous des formes qu'il lui a plu de choisir.
16. En ce qui concerne le corps spirituel que nous aurons après
la résurrection, et l'heureuse transformation qu'il recevra, je
n'ai rien lu encore nulle part, je l'avoue,
qui m'ait paru suffisant pour dissiper mes doutes ou pour me mettre
en mesure d'instruire les autres; j'ignore si le corps passera à
la simplicité de la nature spirituelle,
de façon que l'homme tout entier soit esprit, ou si, ce que
je croirais davantage, sans cependant l'affirmer avec une pleine confiance,
le corps sera spirituel à cause de
je ne sais quelle ineffable souplesse, tout en gardant la substance
corporelle qui ne pourrait ni vivre ni sentir par elle-même, mais
au moyen de l'esprit dont elle serait
l'instrument; et d'ailleurs, de ce qu'en ce monde le corps est appelé
animal (1), la nature de l'âme n'est pas . pour cela la même
que celle du corps; si le corps, une
fois immortel et incorruptible, garde alors sa nature, aidera-t-il
l'esprit pour voir les choses visibles elles-mêmes, c'est-à-dire
les choses corporelles, que nous ne
pouvons voir aujourd'hui que des yeux du corps ? Ou bien notre esprit
sera-t-il capable alors de connaître les choses corporelles sans
les yeux de la chair, comme
Dieu les connaît ? Pour toutes ces choses et beaucoup d'autres
qui peuvent se remuer dans cette question, je n'ai, je l'avoue, rien lu
nulle part jusqu'ici qui me
satisfasse, soit pour ma propre instruction, soit pour l'instruction
des autres.
17. C'est pourquoi, si cette réserve, quelle qu'elle soit, ne
déplaît pas à mon collègue, comme il est écrit
que nous verrons Dieu tel qu'il est (2), préparons-nous à
cette vue, Dieu aidant, et autant que nous pouvons, par la pureté
du coeur. Quant à la question du corps
1. Le corps est appelé animal par saint Paul, parce que la vie
lui vient de lâme qui l'habite.
2. I Jean, III, 2.
365
spirituel, cherchons dans un esprit de paix et avec toute la force
de notre attention : peut-être Dieu daignera-t-il, d'après
ses Ecritures, nous montrer quelque chose
de certain et de clair, s'il sait que cette connaissance nous est utile.
En supposant qu'on trouve que la transformation du corps le rendra capable
de voir les choses
invisibles, je ne pense pas qu'une telle puissance du corps ôte
la vue à l'âme, de façon que l'homme extérieur
puisse voir Dieu et que l'homme intérieur ne le puisse
pas comme si Dieu n'était pour l'homme qu'au dehors et qu'il
ne fût pas au dedans de l'homme, lorsqu'il est positivement écrit
que « Dieu sera tout en tous (1) ; » ou
comme si Dieu, qui est tout entier partout sans occuper aucun point
de l'étendue, était au dedans de nous de manière à
n'être vu que par l'homme extérieur, et à ne
pouvoir l'être par l'homme intérieur. Il y aurait de l'absurdité
à penser cela, car les saints seront pleins de Dieu ; ils n'en seront
pas environnés extérieurement en
restant vides au dedans; dans cette plénitude divine, ils ne
se trouveront pas frappés d'une cécité intérieure
par suite de laquelle ils verraient seulement des yeux du
dehors ce Dieu dont ils seraient entourés. Il demeure donc certain
que les élus dans la vie future verront Dieu par l'homme intérieur.
Mais si, par un changement
admirable, les yeux du corps peuvent aussi voir Dieu, nous gagnerons
d'un côté sans rien perdre de l'autre.
18. Mieux vaut donc affirmer ce qui reste hors de doute, savoir que
l'homme intérieur verra Dieu, car seul il peut voir la charité
dont il a été dit pour sa gloire : « Dieu
est charité (2); » seul il peut voir la paix et la sanctification
sans lesquelles personne ne peut voir Dieu (3). Maintenant nul oeil de
chair ne voit la charité, la paix, la
sanctification et autres choses semblables; mais l'oeil de l'âme
les voit et d'autant plus clairement qu'il est plus pur. Ainsi croyons
sans hésitation que nous verrons
Dieu, soit que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas ce que nous
cherchons sur la qualité du corps dans la vie future; nous sommes
sûrs cependant que le
corps ressuscitera immortel et incorruptible, parce que nous en avons
pour garants les témoignages les plus évidents et les plus
solides des saintes Ecritures. Mais si
mou collègue pense connaître avec certitude, star le corps
spirituel, ce qui fait encore
1. I Cor. XV, 28. 2. I Jean, IV, 8. 3. Hébr. XII, 14.
le sujet de mes recherches, et si je n'écoute pas ses enseignements
avec la même douceur qu'il mettrait à écouter mes questions,
c'est alors qu'il aura le droit de se
fâcher contre moi. En attendant je vous conjure par le Christ
d'obtenir de ce frère justement offensé qu'il me pardonne
l'âpreté de ma lettre : puissiez-vous, avec
l'aide de Dieu, m'adresser une réponse qui me réjouisse
!
LETTRE CXLIX. (Année 414).
Cette réponse, au saint évêque de Nole, entièrement
consacrée à l'explication de plusieurs passages de l'Ecriture,
intéresse les ecclésiastiques beaucoup plus que les
gens du monde; toutefois elle renferme de temps en temps des pensées
qui vous font pénétrer dans les entrailles mêmes du
christianisme; lespoir de rencontrer de
tels rayons de lumière mérite qu'on brave laridité
de certains commentaires.
AUGUSTIN A PAULIN, SON BIENHEUREUX, DÉSIRABLE, VÉNÉRABLE,
SAINT ET TRÈS-CHER FRÈRE ET COLLÈGUE, SALUT DANS LE
SEIGNEUR.
1. Le Seigneur m'a rendu joyeux lorsque, par la lettre de votre sainteté,
j'ai appris l'heureuse arrivée de notre frère et prêtre
Quintus et de ceux qui ont traversé la
mer avec lui (1); j'en rends grâce à Celui qui soulage
les affligés et console les humbles, et maintenant je m'acquitte
de la réponse que je dois à votre affectueuse
sincérité, en profitant de la très-prochaine occasion
de notre fils et collègue dans le diaconat, Ruffin, qui part du
rivage d'Hippone. J'approuve le dessein de
miséricorde que le Seigneur vous a inspiré et que vous
avez bien voulu me communiquer; que Dieu favorise et fasse réussir
ce dessein ! Je me sens allégé d'un grand
poids depuis que j'ai appris l'arrivée au milieu de vous d'un
homme qui m'est bien cher, depuis que j'ai su que vous l'aviez recommandé
à la fois par vos bons offices
et par vos saintes prières (2).
2. J'ai reçu la lettre où votre Révérence
cherche et demande l'explication de beaucoup de choses, et où, par
vos recherches mêmes, vous instruisez. Mais je vois,
par votre dernière, que la réponse que j'ai faite; aussitôt
à ces questions ne vous est point parvenue: je vous l'avais adressée
par les gens de ces mêmes saints qui
sont notre consolation. Jusqu'à quel point ai-je répondu
à ce que vous demandiez? je l'ignore,
1. Voir la lettre CXXI. 2. Il sagit ici de quelque affaire particulière
sur laquelle nous n'avons aucun détail.
366
n'avant pas trouvé de copie de cette lettre. Cependant je suis
tout à fait sûr d'avoir répondu à quelques-unes
de vos questions; pas à toutes, parce que le porteur
était pressé et qu'il m'avait fallu finir vite. Je vous
avais envoyé, en même temps, selon votre désir, une
copie de la lettre que je vous écrivis de Carthage sur la
résurrection des corps, ce qui avait donné lien à
la question de savoir de quel usage nous seraient nos membres dans l'autre
vie. Je joins donc ici une copie de cette
lettre et une copie d'une autre, que je soupçonne n'être
pas arrivée entre vos mains, à cause de certaines questions
que vous m'adressez et auxquelles je vois que j'ai
déjà répondu. Je ne sais plus par qui je vous
avais adressé cette dernière lettre. Elle répondait
à une lettre de vous qui m'avait été envoyée
d'Hippone, pendant que
je me trouvais chez mon saint frère et collègue Boniface
; je ne vis pas celui qui l'avait apportée et me contentai de répondre
sur-le-champ.
3. Ainsi que je vous l'ai écrit, je n'avais pu alors recourir
aux manuscrits grecs pour certains passages du psaume XVIe, mais depuis
j'ai consulté ceux de ces
manuscrits que j'ai trouvés. L'un portait comme notre texte
latin : « Seigneur, chassez-les de la terre et dispersez- les; »
l'autre disait, comme vous avez cité
vous-même : « Séparez-les du petit nombre. »
Ceci offre un seras clair : « Chassez-les » de la terre que
vous leur avez donnée, « dispersez-les» parmi les nations;
c'est ce qui est arrivé aux juifs, vaincus et ruinés
par une terrible guerre. Quant à l'autre texte, je ne sais comment
on doit l'entendre; peut-être s'agit-il ici du peu de
juifs qui ont été sauvés en comparaison de la
grande multitude qui à été perdue; l'Ecriture prédirait
que Dieu séparera cette multitude du petit nombre qu'il s'est
réservé et qu'il la dispersera. Là terre d'où
elle doit être chassée ce serait l'Eglise, héritage
des fidèles et des saints ; elle est appelée aussi la «
terre des vivants, » et
l'on peut également lui appliquer cette parole de l'Évangile:
« Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la
terre en héritage (1). » Après ces mots : «
Séparez-les de la terre, » le Psalmiste ajoute : «
Dans leur vie, » pour nous faire entendre manifestement que cette
séparation devait se faire dès cette vie. Car
plusieurs sont séparés de l'Église; mais quand
ils meurent, ils paraissent, de leur vivant, unis à l'Église
par la communion
1. Matth. V, 4.
des sacrements et de l'unité catholique. Ceux-là ont
donc été séparés du petit nombre qui a eu la
foi parmi eux; ils ont été chassés de la terre que
Dieu notre Père
cultive comme son champ ; et leur séparation a commencé
dès cette vie, comme nous le voyons. On lit ensuite : « Et
leurs entrailles ont été remplies de vos secrets :
» c'est-à-dire qu'en outre de leur séparation manifesté,
leurs entrailles ont été remplies des jugements secrets qui
atteignent la conscience des méchants : les entrailles
désignent ici ce qu'il y a de plus caché.
4. J'ai déjà dit ce qui me semblait de ces paroles: «
Ils ont été rassasiés de pourceau. » Mais on
lit autrement et avec plus de vérité dans d'autres manuscrits
d'une
plus parfaite correction; l'ambiguïté d'un mot grec disparaît
à l'aide d'un accent. Le texte ainsi rectifié devient plus
obscur, mais il se prête à un sens plus beau. Le
Psalmiste avait dit : « Et leurs entrailles ont été
remplies de vos secrets, » ce qui signifie les secrets jugements
de Dieu; car ils sont secrètement misérables, ceux que
Dieu livre aux désirs impurs de leur coeur (1) et qui jouissent
de leurs uvres mauvaises. Comme si on avait demandé par où
peuvent se reconnaître ceux sur qui
demeure invisiblement la colère de Dieu, et comme s'il eût
été répondu avec l'Evangile qu'on les « reconnaîtrait
par leurs fruits (2), » le prophète a ajouté aussitôt
: «
Ils ont été rassasiés de leurs enfants, »
c'est-à-dire de leurs fruits, ou, ce qui est plus clair, de leurs
oeuvres. C'est pourquoi on lit ailleurs : « Voilà qu'il a
engendré
l'injustice; il a conçu la douleur et enfanté l'iniquité
(3); » et dans un autre endroit: « La concupiscence ayant conçu,
enfanta le péché (4). » Les mauvais enfants sont
donc les mauvaises uvres ; c'est par elles que l'on connaît
ceux qui, au fond de leurs pensées comme au fond des 'entrailles,
ont été remplis des secrets jugements
de Dieu. Les enfants qui aiment, le bien désignent les bonnes
oeuvres; de là ces paroles adressées à l'épouse
ou l'Église : « Vos dents sont comme des brebis
tondues qui montent du lavoir, et qui, toutes ont deux jumeaux: parmi
elles il n'en est pas de stérile (5). » Il faut reconnaître
dans ce double fruit l'amour de Dieu et
l'amour du prochain, deux préceptes qui renferment toute la
loi et les prophètes (6).
1. Rom. I, 24. 2. Matth, VII, 16. 3. Ps. VII, 15. 4. Jacq. I,
15. 5. Cantiq. IV, 2. 6. Matth. XXII, 40.
367
5. En vous écrivant précédemment, je n'avais pas
eu présente à l'esprit cette manière d'entendre les
mots : «Ils ont été rassasiés de leurs enfants;
» mais en relisant
une courte explication du même psaume que j'avais dictée
il y a longtemps, j'y ai trouvé cette pensée brièvement
exprimée. J'ai consulté aussi les manuscrits grecs
pour voir si le mot : « Enfants, » était au
datif ou au génitif, qui tient lieu d'ablatif dans la langue grecque,
et j'ai trouvé le génitif; si on avait traduit mot pour mot,
on
aurait mis : Saturati sunt, filiorum; mais le traducteur, à
la fois fidèle à la pensée du texte et à l'usage
de la langue latine, a écrit : Saturati sunt filiis. Quant aux paroles
qui suivent : « Et ils ont laissé le reste à leurs
petits enfants, » je crois qu'il faut entendre ici les enfants de
la chair. En expliquant ainsi dans le texte le mot qui signifie
enfants au lieu du mot qui signifie pourceau, on retrouve le sens de
cette parole des juifs : « Que son sang retombe sur nous et sur nos
enfants (1); » car c'est ainsi
qu'ils ont laissé à leurs petits-enfants le reste de
leurs oeuvres.
6. Pour ce qui est de ce passage du psaume XV, : « Il a rendu,
» ou bien « qu'il rende toutes ses volontés admirables
au milieu d'eux, » rien n'empêche, et il est
même plus convenable de lire en eux qu'au milieu d'eux. C'est
le sens que portent les manuscrits grecs; nos traducteurs disent souvent
quand la pensée semble le
demander : « Au milieu d'eux, » là ! où le
texte grec dit : « En eux. » Lisons donc : « A l'égard
des saints qui sont sur sa terre, il a rendu admirables en. eux toutes
ses
volontés. » C'est ce que portent la plupart des manuscrits;
et par ces « volontés » de Dieu comprenons les dons
de sa grâce qui est accordée gratuitement ,
c'est-à-dire qu'il l'a donnée parce qu'il l'a voulu,
et non point parce qu'elle était due. De là ces paroles :
« Vous nous avez couverts du bouclier de votre bonne
volonté (2), vous m'avez conduit selon votre volonté
(3); il nous a volontairement engendrés par la parole de vérité
(4); vous réservez, ô mon Dieu, à votre héritage
une pluie volontaire (5); il distribue ses dons à a chacun comme
il lui plaît (6) ; » et une infinité d'autres passages.
En qui donc a-t-il rendu admirables ses volontés si
ce n'est dans les saints qui sont sur sa terre? Si, comme nous
1. Matth. XXVII, 25. 2. Ps. V, 13. 3. Ps. LXXII, 24. 4. Jacq.
I, 18. 5. Ps. LXVII, 10. 6. I Cor. XII, 11.
l'avons montré plus haut, on peut entendre le mot terre, même
tout seul, dans un sens élevé, à plus forte raison
cela se peut lorsqu'il y a sa terre. Le Seigneur a donc
rendu admirables dans ses saints toutes ses volontés; il les
a rendues entièrement admirables parce qu'il a admirablement délivré
ses saints du désespoir.
7. Saisi de cette admiration l'Apôtre s'écrie «
O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu
! » Il venait de dire : « Dieu a voulu que tous fussent
enveloppés dans l'incrédulité pour exercer sa
miséricorde envers tous (1). » C'est la pensée qui
suit dans le psaume : « Leurs infirmités se sont multipliées,
et puis ils
ont couru (2). » Le Prophète désigne les péchés
par le mot infirmités, comme l'Apôtre dans cette parole adressée
aux Romains : « Le Christ, quand nous étions
encore infirmes, est mort pour les impies au temps marqué (3).
» Les infirmes sont pris ici pour les impies. Revenant ensuite sur
la même pensée, « Dieu, dit-il, fait
éclater en nous sa charité, parce que, lorsque nous étions
encore pécheurs, le Christ est mort pour nous (4); » ceux
qu'il venait d'appeler infirmes, il les appelle
pécheurs. Et plus bas : « Si, quand nous étions
ennemis de Dieu, il nous a réconciliés avec lui par la mort
de son Fils (5). » Les infirmités qui se sont multipliées
désignent donc les péchés qui se sont multipliés.
Car la loi a paru pour que le péché abondât; mais parce
qu'il y a eu surabondance de grâce là où le péché
avait
abondé (6), « ils ont ensuite couru. » En effet
ce ne sont pas les justes mais les pécheurs que le Seigneur est
venu appeler; il n'est pas besoin de médecin pour ceux
qui se portent bien, mais pour les malades (7) dont les infirmités
se sont multipliées, afin que le remède d'une si grande grâce
devînt nécessaire à leur guérison, et afin
que celui à qui beaucoup de péchés sont pardonnés
répondît à tant de miséricorde par beaucoup
d'amour.
8. C'est ce que signifiaient mais ne produisaient pas la cendre de
la génisse et l'aspersion du sang, l'immolation de tant de victimes.
Voilà pourquoi le prophète dit
qu'il « ne se mêlera pas à leurs assemblées
de sang, » c'est-à-dire qu'il n'assistera pas aux sacrifices
qui figuraient le sang du Christ. « Le souvenir
1. Rom. VI, 32, 31. 2. Ps. XV, 3. 3. Rom. V, 6. 4. Ibid. 8.
5. Ibid. 10. 6. Ibid. 20. 7. Matth. XI, 13, 12.
368
de leurs noms ne se rencontrera pas sur mes lèvres. »
Ils trouvaient leurs noms dans la multiplication même de leurs infirmités;
ils étaient fornicateurs, idolâtres.
adultères, voluptueux, infâmes , voleurs, avares, ravisseurs,
adonnés au vin, médisants et coupables de tous les autres
crimes qui empêchent d'entrer dans le royaume
de Dieu. Mais il y a eu surabondance de grâce là où
le péché avait abondé, et «ensuite ils ont couru.
» Ils ont été tout cela, mais ils ont été
purifiés, mais ils ont été
sanctifiés, mais ils ont été justifiés
au nom du Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu (1)
: et c'est pourquoi le Seigneur ne se souviendra plus de ces noms.
Des manuscrits plus corrects et de plus d'autorité ne portent
pas « ses volontés, » mais « mes volontés
; » ceci vaut autant parce que c'est dit de la personne du Fils.
Il parle en effet lui-même , comme il résulte évidemment
de ces paroles dont les apôtres se sont aussi servis : « Vous
ne laisserez pas mon âme dans l'enfer, et vous
ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (2). » Les
mêmes dons de la grâce découlent du Père, du
Fils et du Saint-Esprit, le « Fils peut bien dire, de ces
dons qu'ils sont ses volontés. »
9. Le passage du psaume LVIIIe : « Ne les tuez pas, de peur que
votre loi ne soit oubliée, » s'entend des juifs et me paraît
avoir prédit clairement que la nation juive,
vaincue et ruinée, ne tomberait pas dari s les superstitions
du peuple vainqueur, mais qu'elle demeurerait dans l'ancienne loi, pour
servir de témoignage aux Ecritures
à travers le monde entier d'où l'Eglise devait être
appelée. C'est la plus évidente et la plus salutaire preuve
que la grande autorité du Christ et l'invocation de son nom
dans l'espérance du salut éternel n'ont pas éclaté
comme quelque chose d'imprévu et de soudain, à la façon
des pensées humaines, mais que des prophéties écrites
aient depuis longtemps annoncé cet événement.
A qui donc, sinon aux chrétiens, n'eût-on pas attribué
ces prophéties, si les livres de nos ennemis n'en eussent pas
fait foi? C'est pourquoi : « Ne les tuez pas; » n'éteignez
pas le nom de la nation juive, « de peur que votre « loi ne
soit oubliée; » c'est ce qui serait arrivé si les juifs,
forcés d'embrasser le culte des païens, n'avaient plus
rien gardé de leur propre religion. La marque imprimée sur
le front de Caïn
1. I Cor. IX, 11. 2. Act. II, 31 ; XIII, 35.
pour empêcher qu'on ne le tuât (1), était une figure
des juifs coupables et dispersés. Enfin après avoir dit :
« ne les tuez pas, de peur que votre loi ne soit oubliée ,
»
comme si on lui eût demandé de quelle manière leur
durée pouvait servir de témoignage à la vérité,
le Prophète se hâte d'ajouter : « dispersez-les dans
votre
puissance. » S'ils n'étaient que sur un point du monde,
leur témoignage ne servirait pas la prédication de l'Evangile
qui fructifie par toute la terre. C'est pourquoi : «
dispersez-les dans votre puissance, » afin que Celui qu'ils ont
renié, persécuté, tué, les trouve partout pour
témoins à l'aide de cette même loi qu'ils n'ont pas
oubliée
et dans laquelle est prophétisé le Christ qu'ils ne suivent
pas. Il ne leur sert de rien de n'avoir pas oublie la loi, car autre chose
est d'avoir cette loi dans la mémoire,
autre chose est de la comprendre et de l'accomplir.
10. Vous demandez ce que signifie cet endroit du psaume LXXII : «Mais
cependant Dieu écrasera la tête de ses ennemis qui foulent
dans leurs péchés le sommet de
leurs cheveux ; » je n'y vois pas d'autre sens si ce n'est que
Dieu brisera la tête de ses ennemis superbes et qui s'enorgueillissent
trop dans leurs péchés. Le Prophète,
voulant représenter par une hyperbole l'allure superbe et la
marche de l'orgueilleux, dit qu'il s'avance comme s'il foulait le sommet
des cheveux. Il est écrit dans le
même psaume : « La langue de vos chiens pris, parmi vos
ennemis, par lui-même; » l'expression de chien ne doit pas
toujours être reçue en mauvaise part.
Autrement le Prophète ne blâmerait pas les chiens muets
qui ne savent pas aboyer et qui aiment à dormir (2) ; les chiens
mériteraient donc des louanges s'ils savaient
aboyer et s'ils aimaient à veiller. Les trois cents qui, dans
la désignation hébraïque de leur nombre, représentent
la forme de la croix, et qui, buvant de l'eau, lapèrent
comme des chiens (3), n'auraient pas été choisis pour
vaincre, s'ils ne signifiaient pas quelque chose de grand. Car les bons
chiens veillent et aboient pour la maison
et pour le maître, pour le troupeau et pour le pasteur. Enfin,
dans ce même passage où le Psalmiste prophétise la
gloire de lEglise, il est question de la langue des
chiens et non pas de leurs dents. « Vos chiens pris parmi vos
ennemis, » c'est-à-dire afin que ceux qui étaient vos
ennemis devinssent
1. Gen. IV, 13. 2. Is. LV, 10. 3. Jug. VII, 7.
369
vos chiens et que ceux qui se ruaient contre vous aboyassent pour vous.
Le Psalmiste ajoute
« Par lui-même, » ce qui ne permet pas aux chiens
ainsi transformés de croire que ce changement soit leur oeuvre ;
il est l'oeuvre de Dieu, c'est-à-dire de sa
miséricorde et de sa grâce.
14. Quant au passage où l'Apôtre dit: « Dieu a établi
les uns apôtres dans son Eglise , les autres prophètes (1)
; » je le comprends comme vous l'avez compris
vous-même; il s'agit ici de prophètes comme l'était
Agabus (2) , et non pas des prophètes qui ont annoncé l'avènement
du Seigneur. Nous avons des évangélistes,
tels que saint Luc et saint Marc qui n'ont pas été apôtres.
Vous voulez surtout, je vous marque la différence entre les pasteurs
et les docteurs; mais je crois
comme,vous qu'il n'y a entre eux aucune différence et que l'Apôtre
a ajouté docteurs après avoir dit pasteurs, pour faire entendre
aux pasteurs qu'il est de leur devoir
d'enseigner. Aussi ne dit-il pas: les uns pasteurs, les autres docteurs,
comme il avait dit
« Les uns apôtres, les autres prophètes, d'autres
évangélistes; » mais il désigne par deux noms
la même chose : « Dieu a établi les uns pasteurs et
docteurs. »
12. Ce qui est difficile à marquer, c'est la différence
du sens de ces mots adressés à Timothée : «
C'est pourquoi je vous conjure d'abord de faire des supplications,
des prières, des demandes, des actions de grâces
pour tous les hommes (3). » Le sens particulier de chaque parole
doit se chercher dans le texte grec; car à peine
trouve-t-on des interprètes latins qui aient pris soin de traduire
exactement. Ces paroles telles que vous les rapportez vous-même :
«Je vous conjure de faire des
supplications » ne sont pas conformes au texte grec de l'Apôtre
; là où saint Paul écrit : pa?a?a??m, le traducteur
latin met : obsecro, et là où l'Apôtre écrit:
de?se??,
le latin dit : obsecrationes. D'autres manuscrits, et les nôtres
mêmes, ne disent pas : obsecrationes, mais deprecationes. Les trois
autres mots : orationes ,
interpellationes, gratiarum actiones se trouvent ainsi dans la plupart
des manuscrits latins.
13. Si nous voulons établir la différence de ces mots
d'après la langue latine, nous aurons notre sens ou un serfs quelconque;
mais je serais très-étonné que nous
eussions le vrai sens du grec ou celui que l'usage donne à ces
1. Eph. IV, 11. 2. Act. XI, 27, 328. 3. I Tim. II,1.
expressions. On confond souvent parmi nous precationem et deprecationem,
et l'usage journalier a prévalu à cet égard. Mais
les gens qui ont mieux parlé le latin se
servaient du mot precatio pour désigner les biens souhaités,
et du mot deprecatio pour détourner le mal; precari, pour eux, c'était
désirer des biens, imprecari désirer
des maux, ce qu'on appelle vulgairement maudire; deprecari c'était
prier pour écarter des maux. Mais suivons l'usage, et ne pensons
pas qu'il y ait à reprocher aux
latins de traduire de?se?? par precationes ou deprecationes. Il est
toutefois difficile de préciser en quoi le mot orationes (en grec
p??se??a?) diffère de precibus ou
deprecationibus. Quelques exemplaires ne portent pas orationes, mais
adorationes, parce que le grec ne dit pas e??a? mais p??se??a?; ce mot
ne me semble pas
d'un sens exact, car on sait bien que les Grecs disent, p??se??a? là
où nous disons orationes. Autre chose est orare, autre chose adorare.
Aussi n'est-ce pas le mot
p??se??e??, mais un autre mot qu'on trouve dans le texte grec à
ce passage : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu (1), »
et à cet endroit : « Je vous adorerai dans
votre saint temple (2) ; » et en d'autres semblables.
14. Vous lisez dans vos exemplaires : postulationes, là où
nous lisons dans les nôtres interpellationes. On a voulu, par ces
deux mots, rendre le mot grec e?tte??e??.
Vous comprenez et vous savez qu'autre chose est interpeller, autre
chose demander. Nous n'avons pas coutume de dire : On demande pour interpeller,
mais : On
interpelle pour demander; cependant l'emploi d'un mot qui s'explique
par le mot voisin ne doit pas être réputé une faute.
Il a été dit du Seigneur Jésus-Christ
lui-même qu'il interpelle pour nous (3); interpelle-t-il sans
demander aussi? Au contraire, c'est parce qu'il interpelle. Ailleurs il
est dit clairement de lui : « Et si
quelqu'un a péché, nous avons Jésus-Christ le
juste pour avocat auprès du Père, et il est lui-même
la prière pour nos péchés (4). » Peut-être
à cet endroit vos
exemplaires ne portent-ils pas que le Seigneur Jésus-Christ
interpelle pour nous, mais qu'il demande pour nous, car le mot grec que
nos exemplaires traduisent par
interpellations, et vous par demandes est rendu ici par: interpelle
pour nous, le même que celui que vos exemplaires traduisent par
demandes.
1. Matth. IV, 10. 2. Ps. V, 8. 3. Rom. VIII, 34. 4. Jean, II,
1, 2.
370
15. Comme les mots precari et orare ont au fond le même sens,
et que celui qui interpelle Dieu l'interpelle pour le prier, qu'a donc
voulu l'Apôtre dans la diversité de
ces expressions dont il ne faut pas négliger de se rendre compte?
L'usage a donné une même signification aux mots precatio,
oratio, interpellatio, postulatio, mais il y
a dans chacun de ces termes quelque chose de particulier qu'il importe
de chercher; toutefois cela n'est pas aisé, quoiqu'on puisse présenter
bien des raisons assez
soutenables.
16. Je choisis de préférence comme interprétation
la pratique même de toute ou de presque toute l'Église; precationes,
ce seront les prières que nous ferons dans la
célébration des mystères avant que l'on commence
à bénir ce qui est sur la table du Seigneur; orationes, ce
que l'on dit quand on bénit, on sanctifié, on divise les
offrandes pour les distribuer; presque toute l'Église termine
cet ensemble de supplications par l'oraison dominicale. L'origine même
du mot grec nous aide dans cette
façon de comprendre. Car rarement dans l'Écriture e???
veut dire oratio; le plus souvent il est employé dans le sens de
votum, mais p??se??? signifie toujours oratio.
Plusieurs, ne prenant point garde à l'origine du terme grec,
n'ont pas traduit p??se???? par oratio, mais par adoratio, dont l'équivalent
grec est plutôt p??s????s?? ;
parce que oratio se prend quelquefois pour e???, on a dit adoratio
pour p??se???. Or, si, comme je l'ai dit, e??? dans les Écritures
signifie plus ordinairement votum,
tout en gardant son sens général de prière, il
désigne particulièrement la prière que nous faisons
ad votum, c'est-à-dire p??? e????. Toutes les choses offertes à
Dieu
sont vouées, surtout l'oblation du saint autel; ce mystère
annonce le grand voeu par lequel nous avons promis de demeurer dans le
Christ, par conséquent dans l'unité
de son corps. Le signe de cette union mystérieuse c'est que
« nous ne sommes plus qu'un seul pain, un seul corps (1) . »
Je crois donc que p??se??a?, ce que nous
appelons orationes et ce qu'on a eu tort de traduire par adorationes,
ce sont les prières que l'Apôtre nous prescrit et qui préparent
la sanctification des offrandes;
elles sont ad votum , ce qui est le plus habituellement désigné
dans les Ecritures par e???. Mais les interpellations , ou , comme disent
vos exemplaires, les, demandes
se font quand on bénit le peuple, car alors les
1. I Cor. X, 17.
évêques , qui en sont comme les avocats, l'offrent à
la miséricordieuse puissance de Dieu en étendant les mains
sur lui (1). Cela fini, et après qu'on a participé à
un
aussi grand sacrement, vient l'action de grâces, qui est la dernière
recommandation de l'Apôtre.
17. Mais dans cette rapide énumération d'oraisons diverses,
le principal but de lApôtre est d'exhorter à prier «
pour tous les hommes, pour les rois, pour ceux qui
sont élevés en dignité, afin que nous passions
une paisible et tranquille vie en toute piété et charité.
» Il parlé ainsi de peur que quelqu'un, défiant à
la faiblesse
d'humaines pensées, ne croie quil ne faille pas prier pour
ceux de qui l'Eglise souffre persécution, tandis qu'il y a des membres
du Christ à ramasser du milieu de
toutes sortes d'hommes. C'est pourquoi il ajoute: « Ceci est
bon et agréable à notre Dieu Sauveur, qui veut que tous les
hommes soient sauvés et viennent à la
connaissance de la vérité. » Et afin que personne
ne puisse penser qu'une vie honnête et l'adoration d'un seul Dieu
tout-puissant suffisent pour le salut sans la
participation du corps et du sang du Christ, « il n'y a qu'un
Dieu, dit l'Apôtre, et qu'un seul médiateur entre Dieu et
les hommes, Jésus-Christ homme; » il fait ainsi
entendre que le salut de tous ne doit s'accomplir que par le médiateur,
non pas en tant qu'il est Dieu, car le Verbe l'a toujours été,
mais par Jésus-Christ homme, qui
s'est fait chair et qui a habité parmi nous (2).
18. Ne vous tourmentez donc pas de ce que l'Apôtre dit des juifs
: « Quant à l'Évangile, ils sont ennemis à cause
de vous; mais quant à l'élection, ils sont aimés à
cause de leurs pères (3). » Il est vrai que la profondeur
des trésors da la sagesse et de la science de Dieu, et ses jugements
insondables, et ses voies
incompréhensibles, sont pour les coeurs fidèles un grand
étonnement. En adorant la sagesse de Dieu, qui atteint avec force
d'une extrémité à l'autre et dispose tout
avec douceur (4) ; ils se demandent pourquoi il permet que naissent,
croissent et se multiplient ceux qu'il ris pas faits mauvais lui-même,
mais qu'il sait devoir l'être
dans l'avenir. Mais c'est trop ignorer son conseil; il se sert des
méchants mêmes pour lavantage des bons, et en cela
1. Le lecteur a compris que dans tout ce qui précède
saint Augustin marque bien clairement le saint sacrifice de la messe.
2. Jean I, 14. 3. Rom. XI, 28. 4.
Sag. VIII, 1.
371
même éclate la toute-puissance de sa bonté. Comme
le crime des méchants est de mal user des bonnes oeuvres de Dieu,
ainsi sa sagesse est de bien user de leurs
mauvaises oeuvres.
49. Voici comment l'Apôtre signale la profondeur de ce mystère
: « Pour que vous ne croyiez pas à votre sagesse, je ne veux
pas, mes frères, vous laisser ignorer un
mystère, c'est qu'une partie d'Israël est tombée
dans l'aveuglement jusqu'à ce que la plénitude des nations
entre dans l'Eglise, et qu'ainsi tout Israël soit sauvé (1).
» «
Une partie» a dit l'Apôtre, parce que tous les juifs n'ont
pas été aveuglés; il yen a eu parmi eux qui ont connu
le Christ. Et la plénitude des nations se mêle à ceux
d'entre eux qui ont été appelés selon le décret
divin; c'est ainsi que tout Israël sera sauvé, parce que les
juifs et les gentils, appelés selon le même décret
divin,
forment ce véritable Israël, « l'Israël de
Dieu (2), » selon les mots de l'Apôtre qui veut le distinguer
de « l'Israël selon la chair (3). » Ensuite il cite le
témoignage du
prophète : « Il viendra de Sion un Sauveur qui arrachera
et détournera l'iniquité de Jacob; et je ferai avec eux cette
alliance, quand j'aurai effacé leurs péchés (4) :
»
non pas les péchés de tous les juifs, mais de ceux qui
sont aimés.
20. Puis viennent ces paroles dont vous me demandez l'explication :
« Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à cause de vous.
» En effet; le sang du Christ est le prix de
notre rédemption, et le Christ n'a pu être mis à
mort que par des ennemis. C'est ici la manière divine de se servir
des méchants pour l'avantage des bons. « Quant à
l'élection, ajoute l'Apôtre , ils sont aimés à
cause de leurs pères; » par là il montre que ce ne
sont pas les ennemis qui sont aimés, mais les élus. Les livres
saints ont
coutume de parler de la partie comme du tout; c'est ainsi que saint
Paul, au commencement de sa première épître aux Corinthiens,
les loue comme s'ils étaient tous
dignes de louanges, tandis que quelques-uns seulement le méritaient;
et en divers endroits de la même épître, il les blâme
comme s'ils étaient tous coupables , tandis
que quelques-uns seulement l'étaient. Quiconque fait attention
à cette manière des écrivains sacrés, qui se
retrouve très-souvent dans tous les écrits de
1. Rom. XI, 25, 26. 2. Gal. VI, 16. 3. I Cor. X, 18. 4. Ps. LIX,
20.
l'Apôtre, se rend compte de beaucoup de choses qui paraissent
contradictoires. Ils sont ainsi distincts les uns des autres ceux que saint
Paul appelle ennemis et
bien-aimés; mais comme ils ne formaient qu'un seul peuple, il
semble en parler comme si c'étaient les mêmes. D'ailleurs
parmi les ennemis qui crucifièrent le Seigneur,
plusieurs se convertirent et parurent élus; élus alors
par leur conversion, quant à un commencement de salut; mais, quant
à la prescience de Dieu, leur élection ne
datait pas de ce moment; elle était antérieure à
la création du monde, comme nous l'apprend l'Apôtre lorsqu'il
dit que « Dieu nous a élus avant que le monde fût créé
(1). » C'est pourquoi les ennemis sont les bien-aimés
de deux manières, soit parce qu'ils ne formaient qu'un même
peuple, soit parce que quelques-uns des ennemis
qui ont répandu le sang du Christ sont devenus bien-aimés
selon l'élection cachée dans la prescience de Dieu. L'Apôtre
ajoute : « A cause de leurs pères; » il fallait
en effet que les promesses anciennes fussent accomplies, comme il le
dit à la fin de l'épître aux Romains : « Car
je dis que Jésus-Christ a été le ministre de la
circoncision à cause de la vérité de Dieu pour
confirmer les promesses des pères; et que les gentils doivent glorifier
Dieu de sa miséricorde (2). » C'est en vue de
cette miséricorde qu'il dit : « Ennemis à cause
de vous; » il avait dit précédemment que « leur
péché avait fait le salut des nations. »
21. Après ces mots : « quant à l'élection
, ils sont aimés à cause de leurs pères, » l'Apôtre
ajoute « que les dons et la vocation de Dieu ne sont pas suivis du
repentir
(3). » Vous voyez certainement qu'il s'agit ici des prédestinés,
dont il dit ailleurs : « Nous savons que tout tourne à bien
pour ceux qui aiment Dieu, pour ceux qui sont
appelés selon son décret (4). » Car il y a beaucoup
d'appelés, mais peu d'élus (5). Les élus sont ceux
qui ont été appelés selon le décret de Dieu;
sa prescience
assurément ne peut se tromper à leur égard. «
Il les a connus dans sa prescience et les a prédestinés à
être conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit lui-même
le premier-né entre plusieurs frères ; et ceux qu'il
a prédestinés, il les a appelés. » Cette vocation
est selon le décret de Dieu : elle n'est
1. Eph. I, 4. 2. Rom. XV, 8, 9. 3. Rom. XI, 29. 4. Ibid.
VII, 28. 5. Matth. XXII, 14.
372
pas sujette au repentir. « Mais ceux qu'il a appelés,
il les a justifiés; ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés.
Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (1) ? »
22. Ceux-là n'appartiennent pas à cette vocation, qui,
après avoir marché quelque temps dans la foi qui opère
par l'amour (2), ne persévèrent pas jusqu'à la fin.
Assurément, s'ils avaient été compris dans cette
vocation et cette prédestination qu'établit le décret
divin et que ne suit pas le repentir, ils auraient pu être enlevés,
de
peur que le mal ne vînt à changer leur cur (3). Quelque
présomptueux, s'établissant juge de la conscience d'autrui,
dira peut-être qu'ils n'ont pas été enlevés
de
cette vie avant leur abandon de la foi, parce qu'ils ne marchaient
pas fidèlement dans cette même vie, et que le Seigneur l'avait
vu quoique les hommes l'eussent
ignoré; mais que dira-t-il d'un si grand nombre de petits enfants
qui auraient eu certainement part à la vie éternelle et au
royaume des cieux, s'ils avaient quitté ce
monde aussitôt après avoir reçu le baptême,
et que Dieu laisse croître, dont quelques-uns même deviennent
des apostats? D'où vient cela, si ce n'est qu'ils
n'appartiennent pas à cette prédestination et vocation
selon le décret et sans le repentir? Pourquoi les uns et pas les
autres? La cause en est cachée, elle ne saurait
être injuste. Y a-t-il en Dieu de l'injustice ? Que Dieu nous
garde de le croire (4). C'est un secret qui appartient à la profondeur
de ces jugements devant lesquels
l'Apôtre est resté comme épouvanté. Ces
secrets de Dieu, il les appelle des jugements, pour que personne ne les
attribue à l'injustice ou à la témérité,
ou qu'il ne
mêle le hasard à quelques-unes des dispositions éternelles
par lesquelles Dieu a réglé avec tant de sagesse le cours
des siècles.
23. Vous trouvez de l'obscurité , et j'en trouve moi-même
dans ce passage de l'épître aux Colossiens : « Que personne
ne vous séduise avec des airs d'humilité (3),
» et dans ce qui suit. Plût à Dieu que vous eussiez
pu me questionner là-dessus de vive voix ! Pour marquer le sens
que je trouve à ce passage, il faudrait prendre
une figure et un accent qu'une lettre ne saurait exprimer ; la difficulté
de ces paroles vient, je crois, de ce qu'on les prononce mal. Ce qui est
écrit : « Ne mangez pas,
ne goûtez pas, ne touchez pas, » se prend pour une
1. Rom. VIII, 28-31. 2. Galat. V, 6. 3. Sag. IV, 11. 4. Rom.
IX 14. 5. Coloss. II, 18.
défense de l'Apôtre de manger , de goûter, de toucher
je ne sais quoi; c'est tout le contraire, si toutefois je ne me trompe
au milieu d'une telle obscurité. Car saint
Paul a rappelé en dérision le langage de ces hommes par
lesquels il ne voulait pas que les fidèles fussent trompés
et séduits, et qui, faisant une différence dans les
viandes, d'après un faux culte rendu aux anges et d'après
des pensées de ce monde, disent : « Ne mangez pas, ne goûtez
pas, ne touchez pas. » Or tout est pur pour
ceux qui sont purs (1), et toute créature de Dieu est bonne
(2) : l'Apôtre le déclare nettement lui. même ailleurs.
24. Voyons ce qui précède et ce qui suit ces paroles
; peut-être en pénétrerons-nous mieux le sens si nous
découvrons le dessein même de l'Apôtre. Il craignait
que
ceux à qui il s'adressait ne fussent séduits par les
ombres des choses, par le doux nom de la science, et ne fussent détournés
de la lumière de la vérité qui est dans
Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il sentait qu'il fallait écarter
aussi , des superstitions païennes, ces vaines et inutiles pratiques
déco. rées du nom de sagesse et de
science; qu'il fallait prendre garde, surtout, à ceux qu'on
appelait des philosophes, et au judaïsme, où étaient
les ombres des choses futures, ombres à écarter depuis
l'avènement du Christ qui en est la lumière. Après
avoir donc rappelé aux Colossiens le grand combat qu'il soutenait
pour eux, et pour ceux de Laodicée, et pour
tous ceux qui n'avaient pas vu sa face, afin que leurs cours trouvassent
des consolations dans les liens de la charité et dans toutes les
richesses de la plénitude de
l'intelligence, afin qu'ils arrivassent à connaître le
mystère de Dieu, qui est le Christ, dans lequel sont cachés
tous les trésors de la sagesse et de la science, saint Paul
ajoute : « Je vous dis ceci, pour que personne ne vous abuse
avec de faux semblants de vérité; » parce que l'amour
de la vérité les conduisait, il craignait qu'ils ne
fussent trompés par ce qui n'en était que l'apparence.
Voilà pourquoi il leur recommandait le doux trésor qu'ils
avaient dans le Christ, trésor de sagesse et de science,
dont le nom et la promesse pouvaient les induire en erreur.
25. « Quoique absent de corps, disait-il, je suis avec vous par
l'esprit; je me réjouis en voyant l'ordre qui règne
parmi vous, et je vois aussi ce qui manque à votre foi
dans le
1. Tit, I, 15. 2. I Tim, IV, 4.
Christ (1). » Il craignait pour eux parce qu'il voyait ce qui
leur manquait encore. Comme
«donc vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ,
poursuit-il, marchez en lui; en racinés en lui, édifiés
sur lui, vous affermissant dans la foi, comme vous l'avez appris, et
multipliant en elle les actions de grâces (2). » Il veut
qu'ils se nourrissent de la foi pour qu'ils deviennent capables de participer
aux trésors de sagesse et de science
qui sont cachés dans le Christ, de peur qu'avant d'arriver à
cette pieuse aptitude, ils ne soient séduits par des discours spécieux
et détournés du chemin de la vérité.
Montrant ensuite de plus en plus le sujet de ses inquiétudes
: « Prenez garde, leur dit-il, que personne ne vous séduise
par la philosophie et les vains raisonnements
selon la tradition des hommes, selon les principes du monde et non
selon le Christ, en qui habite corporellement toute la plénitude
de la divinité (3). » L'Apôtre dit
corporellement, parce que les adversaires qu'il avait en vue séduisaient
comme. avec des ombres; il use d'une métaphore, car même le
mot ombre n'est point ici le
mot propre, et saint Paul ne l'emploie que par une certaine raison
de similitude. « Vous êtes, leur dit-il, vous êtes remplis
en Celui qui est le chef de toute principauté
et de tout pouvoir. » C'est par les principautés et les
puissances que la superstition païenne et les philosophes séduisaient;
ils enseignaient une certaine théologie
fondée sur les choses de ce monde (4). Or, en appelant le Christ
chef de toutes choses, saint Paul veut faire entendre qu'il est le principe
de toutes choses, ainsi que
le Christ lui-même l'a déclaré; « qui êtes-vous?
lui dit-on; je, suis, répondit-il, le principe qui vous parle (5).
» Tout a été fait par lui, et rien n'a été
fait sans lui (6).
L'Apôtre veut que les fidèles méprisent de fausses
merveilles, en leur montrant qu'ils sont devenus le corps de ce divin Chef,
et il leur dit : « Vous êtes remplis en
Celui qui est le Chef de toute principauté et de tout pouf voir.
»
26. Pour éviter que les ombres du judaïsme ne les trompent,
il ajoute : « Vous avez été circoncis en lui d'une
circoncision qui n'est pas faite de main d'homme dans le
dépouillement de la chair du corps; » ou comme
1. Coloss. II, 5. 2. Ibid. II, 6, 7. 3. Ibid. II, 8. 4. Il s'agit
ici des erreurs de la philosophie grecque au temps de saint Paul, erreurs
partagées par les juifs
rebelles à la foi chrétienne. 5. Jean, VIII, 25.
6. Ibid. I, 3.
portent quelques exemplaires, « dans le dépouillement
du corps des péchés de la chair, mais dans la circoncision
du Christ; vous avez été ensevelis avec lui par le
baptême, et vous y êtes ressuscités avec lui par
la foi en l'oeuvre de Dieu qui l'a ressuscité d'entre les morts
(1). » Voyez comment, ici encore, l'Apôtre montre qu'ils
sont le corps du Christ, afin qu'ils méprisent les fausses doctrines
en s'unissant à un si grand chef, Jésus-Christ médiateur
entre Dieu et les hommes, et en ne
cherchant aucun médiateur faux ou impuissant pour arriver à
Dieu. « Et vous, dit-il, quand vous étiez morts dans les péchés
et le prépuce de votre chair; » le prépuce
signifie ici les péchés charnels dont nous devons nous
dépouiller; « Jésus-Christ vous a vivifiés avec
lui, vous pardonnant tous vos péchés, effaçant la
cédule qui, dans
ses décrets, nous était contraire; » en effet,
la loi nous faisait coupables; elle était venue pour que le péché
abondât. « Il a enlevé cette cédule, poursuit
l'Apôtre, et l'a
attachée à la croix; se dépouillant de la chair,
il a livré aux regards du monde les principautés et les puissances
qu'il avait subjuguées en lui-même avec pleine
confiance. » Ce sont les mauvaises principautés et les
mauvaises puissances, c'est-à-dire, les diables et les démons,
dont il a exposé la défaite; par là il a appris que
de même qu'il s'est dépouillé de sa chair, ainsi
les siens devaient se dépouiller des vices charnels par lesquels
les démons exercent sur eux leur empire.
27. Remarquez maintenant comment il conclut, et c'est pour cette conclusion
que nous avons rappelé toutes ces choses : « Que personne
donc, dit-il, ne vous
condamne sur votre nourriture : » comme si tout son discours
ne tendait qu'à prémunir ceux qu'on s'efforçait de
retenir dans des pratiques de ce genre et de
détourner de la vérité qui les rendait libres,
d'après ces paroles de l'Evangile : « Et la vérité
vous délivrera (2), » c'est-à-dire vous sera libres.
« Que personne donc,
dit saint Paul, ne vous condamne sur le manger et le boire, ni sur
les fêtes, les nouvelles lunes ou le sabbat : ces choses ne sont
que l'ombre de celles qui devaient
arriver. » Ceci regardait le judaïsme. Ce qui suit regarde
les superstitions païennes : « Vous êtes le corps du Christ,
dit l'Apôtre, que personne ne vous séduise : »
1. Coloss. II, 12. 2. Jean, VIII, 32.
374
il est honteux, dit-il, et trop indigne du rang où vous a mis
votre liberté de vous laisser tromper par des ombres lorsque vous
êtes le corps du Christ, et de vous
laisser reprocher comme un péché la négligence
de ces pratiques. « Vous êtes donc le corps du Christ: que
« personne ne vous condamne en voulant pa« raître
humble. » Si on se servait ici du mot grec, il serait plus expressif,
même dans le langage populaire des Latins. C'est ainsi qu'on appelle
vulgairement thelodives un
homme qui affecte de paraître riche, thelosapiens, celui qui
affecte de paraître sage. On pourrait donc appeler ici thelohumilis
ou, d'une manière plus parfaite, thelon
humilis, l'homme qui veut paraître humble, qui affecte de l'être.
Il y avait en effet dans ces sortes de pratiques quelque chose qui allait
comme à l'humiliation religieuse
du cur de l'homme. L'Apôtre ajoute
« Le culte des anges, » ou comme portent vos exemplaires
: « La religion des anges,» appelée en grec ???s?e?a.
Il veut faire entendre par ces anges les principautés
auxquelles on croyait devoir rendre un culte comme ayant la garde des
éléments de ce monde.
28. Que personne donc, dit-il, quand vous êtes le corps du Christ,
ne vous condamne, en voulant paraître humble de cur dans le culte
des anges, « s'ingérant dans
ce qu'il n'a pas vu, » ou d'après quelques exemplaires,
« s'ingérant dans ce qu'il a vu. » La première
version voudrait dire que les hommes pratiquent ces choses par
conjectures et opinions vaines, et sans avoir vu par eux-mêmes
s'ils devaient s'y soumettre ; la seconde version voudrait dire qu'on attache
une grande importance à
ce qu'on a vu observer en quelques lieux sans que la confiance soit
en rien justifiée, et qu'on se croit grand parce qu'on aura vu par
hasard je ne sais quelles pratiques
secrètes. Mais le meilleur sens est celui-ci : « S'ingérant
dans ce qu'il n'a pas vu, inutilement enflé par des pensées
charnelles.» C'est une chose admirable que ce
dernier reproche qui suit l'affectation de l'humilité, car il
arrive merveilleusement au cur de l'homme de s'enfler davantage par une
fausse humilité que par la plus
audacieuse franchise de l'orgueil. « Et ne tenant pas au Chef
(c'est le Christ que veut dire l'Apôtre) par lequel tout le corps
uni et lié, assisté et entretenu, reçoit
l'accroissement de Dieu. Si donc vous êtes morts avec le Christ
aux choses de ce monde, pourquoi agissez-vous avec ce monde comme si vous
étiez encore vivants
(1)? »
29. Cela dit, l'Apôtre cite les paroles de celui qui, enflés
par un faux sentiment d'humilité, jugent de ce monde par ces pratiques
qu'ils croient raisonnables : « Ne
mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas. » Pour comprendre
ceci, souvenons-nous de ce qui a été dit plus haut. Saint
Paul ne veut pas que les fidèles soient jugés
sur ces observances. Il dit en effet : « Ne mangez pas, ne goûtez
pas, ne touchez pas; toutes ces choses mènent à la corruption
par le mauvais usage. » Toutes ces
choses, d'après l'Apôtre, servent plutôt corrompre,
lorsqu'on s'en abstient par superstition, lorsqu'on en abuse, c'est-à-dire
lorsqu'on n'en use qu'eu suivant « les
maximes et les doctrines humaines. » Ceci est clair, mais ce
qui suit vous embarrasse : « Elles ont (ces maximes et ces
doctrines), elles ont une façon de sagesse
dans ces prescriptions, dans l'humilité du cur et le châtiment
du corps, » ou bien, comme d'autres traduisent: « dans l'habitude
de ne pas épargner le corps et de ne
pas traiter la chair avec honneur en la rassasiant. » Vous demandez
pourquoi l'Apôtre blâme ces choses qu'il dit avoir une façon
de sagesse.
30. Je vous dirai, et vous pouvez vous-même le remarquer, que
souvent les Ecritures placent la sagesse même dans ce monde et qu'elle
est plus particulièrement
appelée la sagesse de ce monde. Ne vous inquiétez pas
de trouver le mot de sagesse tout seul dans ce passage de l'Apôtre.
Car ailleurs lorsqu'il dit : « Où est le
sage? où est le savant (2)? » il n'ajoute pas qu'il s'agit
des sages et des savants de ce monde; et cependant cela se comprend. Il
en est de même de cette « façon de
sagesse. » Car dans les pratiques superstitieuses qu'il combat,
il n'y en a aucune à laquelle on ne puisse trouver une façon
de sagesse en s'appuyant sur les doctrines
de ce monde et sur la nature des choses. Quand l'Apôtre avertit
les fidèles de prendre garde « qu'on ne les séduise
par la philosophie, » il n'ajoute pas: «de ce
monde » Et qu'est-ce que c'est que la philosophie, si ce n'est
l'amour de la sagesse? Ces maximes humaines ont donc « une façon
de sagesse, » ce qui signifie qu'on
peut en rendre raison d'a. près les principes de ce monde et
la doctrine du faux culte rendu aux principautés et aux
1. Coloss. II, 4-20. 2. I Cor. I, 20.
375
puissances. « L'observance et l'humilité du coeur : »
car ces pratiques tendent à humilier
le cour par le vice de la superstition. « Pour ne pas épargner
le corps » en le privant des aliments dont il est forcé de
s'abstenir. « Et de ne pas traiter la chair avec
honneur en la rassasiant : » elle n'est pas plus ou moins honorée
lorsqu'on la rassasie par telle ou telle nourriture; il lui suffit de manger
ce qui est propre à la santé et
dans la mesure qui peut réparer et soutenir.
31. Vous m'adressez sur l'Evangile une question qui a été
faite par plusieurs; vous demandez comment, parmi les diverses personnes
de l'un et l'autre sexe qui
s'étaient attachées aux pas du Sauveur durant sa vie,
les unes le reconnurent, les autres ne le reconnurent point après
sa résurrection, où il avait pourtant repris le
même corps qu'auparavant. Ce qu'on cherche d'abord , c'est de
savoir s'il y eut dans le corps du Seigneur ou dans les yeux de ses disciples
quelque chose qui dût
empêcher de reconnaître le divin ressuscité. Quand
on lit : « Leurs yeux étaient retenus afin qu'ils ne pussent
le reconnaître (1) ; » on incline à reconnaître
un certain
empêchement qui tenait aux yeux. Mais lorsque saint Marc dit
que le Seigneur « leur a apparut sous une autre forme (2), »
il nous apprend qu'il y avait certainement,
dans le corps même du Sauveur quelque chose qui ne permit pas
aux disciples de le reconnaître tout de suite. Un visage se reconnaît
à deux choses : les traits et la
couleur. Puisque la face du Christ est devenue brillante comme le soleil
lorsqu'avant sa résurrection il s'est transfiguré sur une
montagne (3) , j'admire que nul ne
s'étonne qu'il ait pu transformer la couleur de son corps en
un si haut degré de splendeur et de lumière ; et on est surpris
qu'après sa résurrection il ait changé quelque
peu ses traits, de manière à n'être pas reconnu,
et que de même qu'après sa transfiguration il eut la puissance
de reprendre sa couleur naturelle, il ait repris après sa
résurrection ses anciens traits ! Car les trois disciples devant
qui il se transfigura sur une montagne ne l'auraient pas reconnu s'il était
venu à eux d'un autre endroit
avec ce vêtement de lumière; mais comme ils étaient
avec lui, ils ne pouvaient pas douter que ce ne fût le Christ lui-même
qui se transfigurât de la sorte. On dira que
le
1. Luc, XXIV, 16. 2. Marc, VI, 12. 3. Matth. XVII, 2.
Sauveur ressuscité avait le même corps qu'auparavant;
qu'importe? Le Sauveur avait gardé aussi le même corps dans
sa transfiguration sur la montagne ; jeune, il
avait le corps dans lequel il était né; et cependant
quelqu'un qui ne l'aurait vu qu'enfant et qui l'eût tout à
coup retrouvé en pleine jeunesse, ne l'aurait certainement
pas reconnu. Dieu ne peut-il changer promptement les traits comme l'âge
les change avec le cours des années.
32. Ces mots adressés à Marie : « Ne me touchez
pas, je ne suis pas encore monté vers mon Père (1), »
je ne les entends pas autrement que vous. Le Christ a voulu
nous marquer par là le toucher spirituel et nous demander cette
foi par laquelle nous devons croire qu'il est aussi élevé
que son Père. Et quant à la fraction du pain
qui le fit reconnaître aux deux disciples (2), nul ne doit douter
que ce ne soit le sacrement qui nous unit dans la connaissance de Jésus-Christ.
33. J'ai dit dans une autre lettre dont je vous envoie une copie mon
sentiment sur ces paroles de Siméon adressées à la
Vierge mère du Seigneur: « Le glaive
transpercera votre âme; » vous avez. là-dessus jugé
aussi comme moi. Les paroles qui suivent : « Pour que les pensées
de plusieurs soient dévoilées (3), » ont trait
aux fourberies des juifs et à la faiblesse des disciples du
Sauveur durant sa passion. Il est à croire que l'épée
représente les douloureuses blessures faites au cur
maternel. Cette épée était dans la bouche des
persécuteurs dont le Psalmiste a dit : « Une épée
est dans leur bouche (4). » C'étaient les enfants des hommes
« dont
les dents sont des armes et des flèches, «et la langue
un glaive tranchant (5). » Le fer qui « transperça l'âme
de Joseph (6) » me parait signifier une dure tribulation,
car il est dit clairement : « Le fer transperça son âme
«jusqu'à ce que sa parole fût accomplie; » c'est-à-dire
que ses tourments durèrent jusqu'à l'accomplissement de
ce qu'il avait prédit. De là lui vint sa délivrance
et avec elle une grande situation. Mais de peur qu'on ne vît dans
la prophétie accomplie un effet de la sagesse
humaine, l'Ecriture sainte en rend gloire à Dieu selon sa coutume
et ajoute aussitôt en parlant de Joseph : «La parole de Dieu
l'embrasa (7). »
34. J'ai répondu, comme je l'ai pu, à vos questions,
avec le secours de vos prières et de
1. Jean, XX, 17. 2. Luc, XXIV, 30, 31. 3. Luc, II, 35. 4. Ps.
LVIII . 5. Ps. LVI, 5. 6. Ps. CIV, 18. 7. Ibid. 19.
376
vos pensées; car vous discutez en interrogeant, vous cherchez
avec chaleur et vous instruisez avec humilité. Il est utile qu'il
se trouve des sentiments divers sur les
passages obscurs des divines Ecritures, dont Dieu a voulu faire pour
nous un sujet d'exercice, lorsque cette différence d'opinion n'empêche
pas un parfait accord
dans la foi et la doctrine. Vous pardonnerez à mon style à
cause du peu de temps que j'ai eu pour écrire cette lettre; quand
je l'ai commencée, celui qui doit la porter
était déjà embarqué. Je rends, surtout
dans cette lettre, ses salutations à notre fils Paulin (1) qui nous
est si cher dans la charité du Christ. Je l'exhorte à la
hâte à
remercier, autant qu'il lui est possible, la miséricorde du
Seigneur, qui sait donner le secours au milieu des tribulations; ce Dieu
l'a envoyé, par une violente tempête,
dans ce port où vous êtes arrivé avec une mer plus
tranquille, votes qui ne vous êtes pas fié au calme des flots;
il vous a donné Paulin pour accueillir et diriger ses
commencements ; que tous ses os disent donc avec le Psalmiste : «
Seigneur, qui est semblable à vous (2) ? » Le seul spectacle
de votre vie est aussi profitable pour
lui que pourraient l'être la lecture de mes ouvrages, tous mes
discours et mes exhortations les plus enflammées. Les serviteurs
de notre divin Maître qui sont avec moi
saluent votre sainte et chère bénignité. Pérépin,
notre collègue dans le diaconat, depuis qu'il est parti d'auprès
de moi avec notre saint frère Urbain qui allait subir le
fardeau de l'épiscopat (3), n'est pas encore revenu à
Nippone; toutefois nous savons par leurs lettres et par ce que nous entendons
dire, qu'ils sont en bonne santé
au nom du Christ. Nous saluons avec un véritable amour fraternel,
Paulin (4), notre collègue dans le sacerdoce, et tous ceux qui jouissent
de votre présence dans le
Seigneur.
1. Ce Paulin était retiré auprès du saint évêque
de Nole. 2. Ps. XXXIV, 10. 3. Urbain fut un des dix évêques
sortis de la communauté ecclésiastique fondée à
Hippone par saint Augustin; il occupa le siège de Sicea, aujourd'hui
Keff. Voir notre Histoire de saint Augustin, chap. X. 4. Nous n'avons
pas besoin de faire
remarquer que ce prêtre pantin ne doit pas être confondu
avec l'illustre et saint personnage à qui cette lettre est adressée.
LETTRE CL. (Année 414)
Dans le XVIe chapitre de l'Histoire de saint Augustin, nous avons eu
occasion de parler de Démétrias, cette jeune romain d'un
sang illustre, qui fit voeu de virginité à
Carthage; ce fût comme un grand événement dont
l'Italie , l'Afrique et l'Orient retentirent. Juliana et Proba l'annoncèrent
à l'évêque dHippone qui n'avait pas été
étranger à la pieuse résolution à la jeune
romaine. Voici la réponse; que leur adressa saint Augustin.
AUGUSTIN A SES TRÈS-HONORABLES, TRÈS - ILLUSTRES ET TRÈS-DIGNES
FILLES LES DAMES PROBA ET JULIANA, SALUT DANS LE
SEIGNEUR.
Vous avez rempli de joie notre coeur :joie d'autant plus douce que
vous nous êtes plus chères, et d'autant plus grande qu'elle
a été plus prompte. La renommée
annonce la sainteté virginale de votre race partout où
vous êtes connues, c'est-à-dire partout; mais vous avez devancé
son vol rapide par votre lettre, qui a été une
information plus fidèle et plus certaine, et vous nous avez
fait tressaillir d'allégresse pour ce grand bien qui vient de s'accomplir,
avant même que nous eussions pu
douter du bruit parvenu autour de nous. Com. ment dire assez dignement
qu'il est incomparablement plus glorieux et plus profitable pour votre
sang de donner des
vierges au Christ que des consuls au monde? S'il est grand et beau
de marquer de son nom le cours des temps, combien il est plus grand et
plus magnifique de
s'élever par la pureté du coeur et le saint éclat
de la virginité ! Quune jeune fille, noble d'origine, plus noble
parce qu'elle est sainte, se réjouisse bien plus d'obtenir
par une union divine l'une des premières places dans les cieux,
que si, par une union humaine, elle donnait le jour à des enfants
appelés aux plus hautes dignités ! La
descendante d'Anicius, voulant rendre heureuse son illustre famille,
a plus noblement agi en restant dans l'ignorance du mariage qu'en multipliant
sa race; elle a mieux
fait d'imiter dans sa chair la vie des anges que d'accroître
le nombre des mortels, La fécondité qui fait grandir l'esprit
est plus avantageuse et plus heureuse que
l'autre; le lait du sein maternel ne vaut pas la blancheur de l'âme;
il est plus beau d'enfanter le ciel par ses prières que la terre
par ses entrailles. Vous, mes filles, qui
êtes si honorées comme dames, jouissez en elle de ce qui
vous a manqué; (377) qu'elle persévère jusqu'à
la fin, demeurant attachée à l'Epoux qui ne doit pas finir.
Maîtresse, qu'elle soit imitée par un grand nombre de
personnes de son service; noble, par celles qui ne le sont pas; humble
au faîte de l'élévation, par celles qui sont
exposées aux périls des grandeurs; que les vierges qui
souhaitent pour elles la gloire des Anicius choisissent la sainteté.
Quelque violente ambition qu'on puisse en
avoir, comment arriver à cette gloire? mais si on désire
pleinement la sainteté on l'aura bientôt. Que la droite du
Très-Haut vous protège et vous rende heureuses,
très-honorables dames et très-éminentes filles.
Nous saluons dans l'amour du Seigneur et avec les égards dus à
vos mérites, les enfants de votre sainteté, celle
surtout qui les surpasse tous par la piété. Nous avons
reçu avec beaucoup de reconnaissance le don (1) qui est un souvenir
de la prise de voile.
1. Apophoretum. On désignait sous le nom de apophoreta chez
les Romains les présente que les conviés emportaient à
la suite des festins des Saturnales et ceux
qu'on envoyait aux amis quand on avait donné des jeux publics.
Le monde romain devenu chrétien garda cet usage dans les cérémonies
de prise de voile et de
profession, terminées par un pieux festin : les conviés
emportaient des présents, et la famille en envoyait même au
loin à des amis.
LETTRE CLI. (Année 414.)
La mort de Marcellin et de son frère Apringius, qui avait été
proconsul d'Afrique , fut un grand crime ; nous en avons raconté
les détails dans l'Histoire de saint
Augustin, chap. XV. Marin, vainqueur du rebelle Héraclien pour
le compte d'Honorius, arrivé à Carthage avec toute l'autorité
que lui donnaient sa mission et ses
succès, traita l'illustre et pieux Marcellin comme un ennemi
de l'empereur et se montra aussi rusé qu'impitoyable. L'histoire
accuse Cécilien, ancien Préfet d'Italie,
d'avoir été le complice du comte Marin ; il gardait des
rancunes contre Marcellin et son frère. La rumeur contemporaine
a pleinement autorisé ce soupçon. La lettre
qu'on va lire a toute la valeur d'une pièce historique, relativement
au meurtre odieux de l'ancien président de la conférence
de Carthage. Cécilien, à qui saint Augustin
avait cessé d'écrire , s'était plaint à
l'évêque d'Hippone de son silence ; le grand et saint homme,
dans sa réponse, dit qu'il n'est pas du nombre de ceux qui croient
à
la culpabilité de Cécilien, mais sa façon de lui
rappeler des souvenirs et de lui poser des questions laisse autour de Cécilien
bien des ombres. Un passage de la fin de
cette lettre nous apprend que Cécilien n'était encore
que catéchumène.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON FILS CÉCILIEN, QU'IL
DOIT HONORER PARTICULIÈREMENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La plainte renfermée dans votre lettre m'est d'autant plus
douce qu'elle marque plus d'affection. Si je tâchais de m'excuser
d'avoir gardé le silence, que ferais-je
sinon de montrer que vous n'avez eu aucun motif de m'adresser vos reproches?
Mais comme j'aime mieux que vous ayez remarqué avec chagrin que
je me suis tu,
malgré les grands soins de votre charge qui, je le croyais,
ne devaient pas vous permettre de vous en apercevoir, je déserterais
ma cause si je m'efforçais de me
justifier. Si vous n'aviez pas eu raison de vous fâcher de ce
que je ne vous ai point écrit, c'est que vous ne feriez pas grand
cas de moi et que ma parole ou mon
silence vous seraient indifférents. M'en vouloir de ne pas vous
écrire c'est ne pas m'en vouloir. Ce que j'éprouve donc en
ce moment c'est moins le regret de ne pas
vous avoir écrit que la joie de vous voir désirer que
je vous,écrive. Je ne m'afflige pas; je m'honore du souvenir que
garde de moi un ancien ami, et, ce que vous ne
devez pas dire, mais ce que je ne puis taire, un si grand personnage
qui habile des pays éloignés et qui porte le fardeau des
affaires publiques. Pardonnez donc à
celui qui vous rend grâce de ne pas l'avoir jugé indigne
que vous vous plaigniez de son silence. Je croirai désormais qu'au
milieu de tant d'affaires qui ne sont pas les
vôtres, mais celles du public, c'est-à-dire de tout le
monde, bien loin de vous être à charge, mes lettres pourront
être agréables à votre bienveillance, qui l'emporte
en
vous sur la grandeur.
2. Celle du saint pape Innocent (1), si vénérable par
ses mérites, que des frères m'avaient transmise, avait, j'en
suis certain, passé par vos mains; et cependant rien
de vous ne l'accompagnait; j'en avais conclu que, chargé de
soins si importants, vous ne teniez plus à continuer notre correspondance.
Il semblait convenable qu'une
lettre de vous se trouvât jointe à celle du saint homme
que vous vouliez bien m'envoyer. J'étais donc décidé
à ne plus vous importuner de mes lettres, à moins d'une
occasion où il m'eût été impossible de refuser
une lettre de recommandation pour vous, car nous avons coutume de donner
des lettres de recommandation à tous
ceux qui nous en demandent; c'est comme une profession qui ne laisse
pas d'être importune, mais qui cependant n'est pas condamnable. Ainsi
ai-je fait en faveur
d'un ami; dans une lettre que j'ai déjà reçue,
il me remercie de l'avoir recommandé à vos bontés,
1. Innocent Ier, originaire d'Albano , successeur de saint Anastase,
élu pape en 402, mort en 417. Le plus douloureux événement
de son pontificat fut la prise et le
saccagement de Rome par Alaric.
378
et moi je vous remercie de l'avoir bien accueilli.
3. Si j'avais quelque mauvaise pensée sur vous au sujet de l'affaire
(1), dont votre lettre ne dit rien, et que pourtant elle semble me rappeler,
à Dieu ne plaise que je
vous demandasse un service ni pour moi ni pour d'autres ! Ou je me
tairais, en attendant une occasion de m'entretenir de vive voix avec vous;
ou si je vous écrivais,
je le ferais de manière que vous pourriez à peine en
témoigner du déplaisir. Vous et moi nous avions fait les
plus vives instances pour que cet homme épargnât à
notre coeur un grand déchirement et à sa conscience un
grand crime; mais après son impie et cruelle perfidie, je quittai
aussitôt Carthage; je cachai mon départ de
peur que les larmes et les gémissements de tant de fidèles
et de personnes importantes qui s'étaient réfugiées
dans l'église pour échapper à son glaive, et qui auraient
pu croire ma présence de quelque utilité pour eux, ne
me contraignissent d'intercéder en leur faveur : il m'eût
fallu demander pour eux la vie sauve à celui que je
n'aurais pas pu reprendre avec assez de dignité pour le salut
de son âme. Toutefois les murs de l'église les défendaient
suffisamment. Quant à moi, j'étais placé entre
la crainte que cet homme ne supportât point le seul langage que
je dusse lui adresser et la crainte d'être obligé de faire
ce qui ne convenait pas. Je plaignais vivement
aussi la situation du vénérable évêque d'une
aussi grande Eglise que celle de Carthage : on voulait lui faire un devoir
de paraître dans une humble attitude en présence
de celui qui venait de nous tromper si criminellement, et le but de
cet abaissement eût été d'obtenir que les autres fussent
épargnés ; je ne me sentais pas la force, je
l'avoue, de supporter un si grand mal, et c'est pourquoi je partis.
4. Le même motif qui me fit quitter Carthage me forcerait à
garder le silence avec vous, si je croyais que vous eussiez poussé
cet homme à un tel crime pour vous
venger de cruelles. injures. Ceux-là le croient qui ignorent
de quelle manière, combien de fois vous nous avez parlé et
ce que vous nous avez dit, lorsque nous
demandions avec tant d'anxiété qu'il ménageât
d'autant plus votre réputation qu'il vous était plus étroitement
uni, et que vos visites et vos entretiens particuliers avec
lui
1. Le meurtre de Marcellin.
étaient plus fréquents : la fin réservée
à ceux qu'on disait être vos ennemis aurait pu faire croire
qu'il n'avait pas été question d'autre chose entre vous deux.
Pour moi
je ne le crois pas; ceux de mes frères qui vous ont entendu
dans nos entretiens et qui ont vu votre bon coeur percer dans votre manière
de nous écouter et dans tout
votre extérieur, ne le croient pas non plus. Mais, je vous en
conjure, pardonnez à ceux qui pensent autrement; car ce sont des
hommes, et il y a dans le coeur des
hommes tant de plis et de replis que les gens soupçonneux, pendant
qu'on les blâme avec raison, croient devoir s'applaudir de leur pénétrante
finesse. Des motifs de
soupçons subsistaient; nous savions que vous aviez reçu
une grave injure de la part de l'un des deux (1) que cet homme avait fait
tout à coup arrêter. Son frère, dans
la personne duquel cet homme a persécuté l'Église,
passait pour vous avoir fait je ne sais quelle dure réponse. On
croyait que tous les deux vous étaient suspects.
Lorsqu'ils se retirèrent après avoir comparu devant lui
(le comte Marin (2)), vous restâtes là, et ce fut après
un entretien secret entre vous deux, que l'ordre fut
aussitôt donné d'arrêter les deux frères.
On parlait de l'amitié qui vous unissait l'un à l'autre,
amitié qui datait de longtemps. Une si grande intimité et
la fréquence de
vos entretiens seul à seul autorisaient les mauvais bruits.
La puissance de cet homme était grande alors. La calomnie avait
beau jeu. Ce n'était pas une grande affaire
que de trouver quelqu'un pour dire, sous la promesse de l'impunité,
ce qu'il lui commanderait. En ce moment-là tout concourait à
ce que, même sur la déposition d'un
seul témoin, on pût sans risque faire disparaître
de ce monde n'importe qui, comme coupable d'un crime odieux et très-aisé
à croire.
5. Cependant le bruit courait que le pouvoir de l'Église pourrait
les délivrer, et nous étions joués par de fausses
promesses; on nous disait que le comte Marin,
non-seulement trouvait bon, mais même demandait qu'un évêque
fût envoyé à la cour en leur faveur; on nous faisait
entendre qu'il ne serait rien statué à leur égard
avant que la cour se fût prononcée. Enfin, la veille du
jour où ils furent mis à mort, votre excellence vint vers
moi; vous me fîtes espérer
1. Apringius. 2. Le comte Marin, dont saint Augustin ne prononce
pas une seule fois le nom dans cette lettre.
379
plus vivement que vous ne l'aviez fait jusque là qu'il pourrait
vous accorder leur mise en liberté au moment de votre départ;
vous lui aviez sérieusement et sagement
remontré que vos fréquents et secrets entretiens vous
compromettaient plus qu'ils ne vous faisaient honneur, et que, si les deux
frères périssaient, personne ne
douterait que leur mort n'eût été le résultat
de vos délibérations. Pendant que vous me déclariez
que vous lui aviez dit ces choses, vous vous interrompîtes, et, vous
tournant vers les lieux où l'on célèbre les sacrements
des fidèles, vous affirmâtes par serment, à ma grande
surprise, la vérité de vos paroles; à cet instant-là,
je me
serais amèrement reproché un soupçon contre vous,
et aujourd'hui encore, après une catastrophe si horrible et si imprévue,
quand je me rappelle avec quel air et
quelles démonstrations vous me parliez alors, je ne pourrais
sans honte laisser entrer dans mon coeur une pensée accusatrice.
Vous me disiez que cet homme avait
été si touché de vos paroles qu'il allait vous
accorder le salut des deux prisonniers comme le viatique de l'amitié.
6. Aussi je l'assure à votre charité, le lendemain qui
fut le jour où se révéla le criminel dessein longtemps
médité, quand tout à coup on m'annonça que
les deux frères
venaient de sortir du cachot pour être conduits devant le juge,
l'involontaire émotion que j'éprouvai fit place à
d'autres sentiments; repassant dans mon esprit ce que
vous m'aviez dit la veille, et songeant à la fête du bienheureux
Cyprien qui devait se célébrer le jour suivant, je crus que
le comte Marin avait choisi ce jour pour
accorder ce que vous lui aviez demandé, et qu'il avait voulu
monter à l'endroit (1) où périt un si grand martyr,
afin de réjouir l'Eglise universelle du Christ en se
montrant plus grand par la puissance de laisser vivre que par la puissance
de faire mourir; mais voilà que vers moi se précipite un
messager par lequel j'apprends que
les deux frères ont été livrés au bourreau
avant même que j'aie eu le temps de demander des nouvelles de leur
comparution devant le juge. Le lieu du meurtre était
proche et n'était pas destiné aux supplices, mais plutôt
il servait d'ornement à la ville; il y avait eu là auparavant
quelques exécutions, de peur que le choix de cette
place pour l'effusion d'un tel
1. Mappalia. Ce mot punique a été la désignation
de plusieurs lieux en Afrique.
sang ne parût une nouveauté trop odieuse; c'est ce qu'on
a cru avec raison. La promptitude des ordres donnés et l'extrême
voisinage du lieu de l'exécution ont
prouvé l'intention de soustraire les deux victimes à
la sollicitude de l'Eglise. En craignant l'intervention de cette mère,
le comte Marin a assez fait voir qu'il ne craignait
pas de lui causer une telle affliction
je savais que; par son baptême, il était devenu enfant
de la sainte Eglise. Après un dénoûment si lamentable,
quand on avait pris tant de soin de me donner la veille,
et par vous-même, quoique à votre insu, une sécurité
presque entière, quel homme, jugeant comme la foule des hommes a
coutume de juger, pourrait douter que
vous nous ayez vous-même donné des paroles et que vous
leur ayez enlevé la vie? Aussi, comme je l'ai dit, je ne crois point
que vous ayez eu part à ce crime, mais
vous êtes bon et vous pardonnerez à ceux qui le croient.
7. Que jamais il n'entre dans mon coeur ni dans ma conduite d'intercéder
auprès de vous ou de vous demander un service en faveur de quelqu'un,
si je vous croyais
coupable d'un crime si grand et d'une cruauté si noire ! Mais,
je l'avoue, si, après cette atrocité, vous êtes resté
comme auparavant l'ami de cet homme-là, pardonnez
à ma douleur de vous le dire en toute liberté : vous
me forcez de croire ce que je n'ai pas voulu croire jusqu'ici. Repoussant
l'idée de votre complicité, je dois
repousser celle de la continuation de vos rapports avec lui. Votre
ami, par l'usage inattendu d'une puissance dont il avait été
tout à coup investi, n'a pas plus atteint la
vie des deux frères qu'il n'a atteint votre réputation.
En parlant ainsi, je ne cherche point, par un oubli de mon caractère
et de mon état, à exciter contre lui votre
haine, mais je vous invite à une meilleure manière de
D'aimer. Celui qui agit avec les méchants de manière à
les faire repentir de leur iniquité, les sert par son
indignation ; car de même que les flatteries des méchants
sont nuisibles, ainsi il y a profit dans la sévérité
des gens de bien. Avec le même fer dont il a si
audacieusement tué les autres, il a frappé son âme
plus gravement et plus profondément : il le trouvera et le sentira
inévitablement après cette vie, à moins que le
repentir ne le ramène et qu'il n'use bien de la patience de
Dieu. Dieu permet souvent que la vie présente soit arrachée
aux gens de bien par le crime des méchants,
afin (380) qu'on ne croie pas que ce soit un mal de la perdre. Mourir
dans la chair, qu'est-ce que cela peut faire à ceux qui doivent
mourir? Ceux qui prennent des
précautions pour ne pas mourir, que font-ils si ce n'est d'un
peu retarder leur mort? Tout ce qui nuit à ceux qui meurent leur
vient de leur vie et non pas de leur mort;
si, en sortant de ce monde, ils ont une âme en état d'être
secourue de la grâce chrétienne, leur mort n'est pas la fin
d'une bonne et douce vie, mais le passage à une
vie meilleure.
8. Les moeurs de l'aîné (1), semblaient plus attachées
au siècle qu'au Christ; toutefois depuis son mariage on avait remarqué
un grand amendement dans sa vie de
jeune homme et d'homme du monde. Peut-être est-ce un effet de
la miséricorde de Dieu qu'il ait été le compagnon
de son frère (2) dans la mort. Quant à celui-ci, il
a vécu religieusement, et son coeur et ses jours ont été
profondément chrétiens. Il avait cette réputation
lorsqu'il vint présider dans la cause de l'Église; il la
garda au
milieu de nous. Combien il avait d'intégrité dans les
moeurs, de fidélité dans l'amitié, de goût pour
la science religieuse, de sincérité dans la foi, de chasteté
dans le
mariage, de modération dans le jugement, de patience envers
ses ennemis, d'affabilité envers ses amis, d'humilité envers
les saints, de charité envers tous, de facilité à
rendre service, de réserve dans ses demandes, d'amour pour le
bien, de douleur quand il avait péché ! Quelle belle honnêteté,
quelle splendeur de grâce, quel soin
pour l'accomplissement des devoirs pieux, quelle bonté secourable,
quelle douce disposition à pardonner, quelle confiance dans la prière
! Avec quelle modestie il
parlait de ce qu'il savait utile au salut; avec quelle attention il
s'appliquait au reste ! Quel mépris des choses présentes
! Quelle espérance et quel désir des biens
éternels ! Le lien du mariage l'empêcha seul de tout quitter
pour s'enrôler dans la milice chrétienne ; il y était
déjà engagé lorsqu'il commença à souhaiter
un état
meilleur, et il ne lui était point permis de s'affranchir de
cette situation quoique inférieure à ce qu'il eût voulu.
9. Un jour son frère, détenu dans la même prison,
lui dit : « Si je souffre de la sorte parce que je l'ai mérité
par mes péchés, vous,
1. Apringius.
2. saint Marcellin.
dont nous connaissons la vie si sérieusement et si ardemment
chrétienne, comment avez-vous mérité le même
malheur? » Marcellin lui répondit : « Croyez-vous que
je regarde comme peu de chose, si toutefois ce témoignage que
vous rendez de ma vie est vrai, croyez-vous, dis-je, que je regarde comme
peu de chose la grâce
que Dieu m'accorde de souffrir ce que je souffre, même jusqu'à
l'effusion du sang, afin que mes péchés soient punis ici-bas
et que le compte ne m'en soit pas
demandé au jugement futur? » Ces paroles pouvaient peut-être
donner à penser que Marcellin se sentait coupable de quelques secrets
péchés d'impureté. Je dirai
donc ce que le Seigneur Dieu a voulu que j'entende de sa bouche, pour
ma grande consolation. J'étais inquiet de cette pensée, et
comme de telles fautes tiennent à la
faiblesse de l'homme, seul avec le prisonnier, je lui demandai s'il
n'avait rien à se reprocher qu'il dût expier par une plus
grande et plus sévère pénitence. Il était d'une
pudeur rare, et mon soupçon, quoique faux, le fit rougir; mais
il m'écouta avec reconnaissance; souriant avec une gravité
modeste et prenant ma main droite dans ses
deux mains, « je prends à témoin, dit-il, les sacrements
qui me sont apportés (1) par cette main, que je n'ai jamais connu
d'autre femme que la mienne, suit avant, soit
depuis mon mariage. »
10. Quel mal lui est-il donc arrivé par la mort, ou plutôt
que de bien il a trouvé lorsqu'enrichi de ces dons il est allé
de cette vie à Jésus-Christ, sans lequel on les
possède inutilement? Je ne vous raconterais pas ces choses si
je croyais que les louanges de Marcellin pussent vous offenser. Comme je
ne crois pas cela, je ne
crois pas assurément que vous ayez, je ne dis pas sollicité,
mais même voulu ou souhaité sa mort. C'est pourquoi vous pensez
avec nous, avec d'autant plus de
sincérité que vous êtes plus innocent, que cet
homme a été plus cruel envers son âme qu'il ne l'a
été envers le corps de Marcellin, lorsqu'au mépris
de nous-même, au
mépris de ses promesses et au mépris de vos demandes
et remontrances tant de fois répétées, au mépris
enfin de l'Église du Christ et du Christ lui-même, il est
venu
à bout de ses machinations par cette mort. Qui ne préférerait
aux honneurs de l'un le cachot même de
1. Les textes portent aferuntur ou offeruntur : la première
version nous a paru offrir un sens plus probable.
381
l'autre, en voyant tant de joie sur le front du prisonnier et tant
de rage à l'homme revêtu de la puissance? Toutes les prisons,
l'enfer lui-même n'a pas de ténèbres
aussi horribles et aussi vengeresses que la conscience d'un méchant
homme. Quel mal vous a-t-il fait à vous-même? Il a pu porter
une grave atteinte à votre
réputation, mais non pas à votre innocence. Votre réputation
elle-même est restée sauve auprès de ceux qui vous
connaissent mieux que nous, auprès de moi-même,
témoin de tous vos efforts pour empêcher un crime si odieux;
ils étaient accompagnés d'un si grand sentiment que j'ai
vu en quelque sorte avec mes yeux ce qu'il y
avait de plus invisible dans votre coeur. Le mal qu'il a fait n'est
donc retombé que sur lui-même; il a transpercé son
âme, sa vie, sa conscience; il a, par son aveugle
cruauté, ravagé sa propre réputation dont les
coeurs les plus pervers ont coutume de désirer ardemment la conservation.
Autant il a pris soin de plaire aux impies et
s'est réjoui de leur avoir plu, autant il est devenu odieux
à tous les gens de bien.
11. Où a-t-on mieux vu qu'il n'a pas eu à céder
à cette nécessité par laquelle il voulait voiler son
crime, que dans la réprobation de celui-là même (1)
dont il a osé
alléguer les ordres? Apprenez-le du saint diacre N. (2) qui
fut adjoint à l'évêque que nous avions envoyé
en faveur des deux prisonniers : ce n'est pas un pardon
qu'on crut devoir leur donner, on aurait pu les croire coupables de
quelque crime; on se borna à un ordre pur et simple de mise en liberté.
C'est donc par une
cruauté gratuite qu'il a horriblement affligé l'Eglise
; il n'y avait aucune nécessité; mais d'autres motifs dont
je me doute (3), et qu'il n'est pas besoin de confier à une
lettre, l'ont peut-être poussé à ce crime. Son
frère, craignant de périr, s'était réfugié
dans le sein de cette Eglise; il y trouva la vie pour conseiller dans la
suite un si
grand crime; et lui-même (le comte Marin), ayant offensé
son patron, avait aussi demandé à l'Eglise un asile qui ne
put pas lui être refusé. Si vous l'aimez, détestez-le;
si vous ne voulez pas qu'il soit puni dans l'éternité,
ayez pour lui de l'horreur. Voilà ce que demandent et votre honneur
et sa vie; car aimer en lui ce que
1. L'empereur Honorius.
2.Au lieu du latin : per N. Manius, peut-être faut-il lire Peregrinus;
c'est le nom du diacre dont il est question dans la lettre CXLIX et qui
s'était rendu en Italie avec
l'évêque Urbain.
3. les instigations des donatistes.
Dieu hait c'est non-seulement le haïr, mais encore c'est se haïr
soi-même.
12. Cela étant, je ne vous crois ni l'auteur ni le complice
d'un pareil forfait, et je ne crois pas que vos démonstrations aient
eu pour but de me tromper; à Dieu ne
plaise qu'une telle indignité souille votre vie ! Je ne veux
pas qu'entre vous et lui il y ait une amitié qui, pour son malheur,
le porterait à s'applaudir de ce qu'il a fait et
qui justifierait les soupçons des hommes; mais aimez-le de façon
à le disposer à la pénitence et à une pénitence
proportionnée à une aussi horrible action ; plus vous
serez l'ennemi de son crime, plus vous vous montrerez son ami. Je désirerais
savoir de votre excellence où vous étiez le jour de ce double
meurtre, comment vous
avez reçu cette nouvelle, ce que vous avez fait ensuite, ce
que vous lui avez dit quand vous l'avez vu, ce qu'il vous a dit; car moi,
depuis mon départ le lendemain, je
n'ai rien pu apprendre de vous sur cette affaire.
13. Je lis dans votre lettre que vous avez été forcé
de croire que je ne vais plus à Carthage pour ne pas vous voir;
mais c'est vous plutôt qui, par ces paroles, me
forcez de vous dire les causes de mon éloignement. L'une de
ces causes, c'est que je ne puis plus suffire au travail dont il me faut
porter le poids quand je suis à
Carthage, et que je ne saurais vous faire connaître sans vous
écrire aussi longuement; cette diminution de mes forces tient à
mes infirmités, connues de tous ceux qui
me voient de près, et aussi à la vieillesse (1), qui
est l'infirmité commune du genre humain. L'autre cause, c'est que
j'ai résolu, si c'est la volonté du Seigneur, de
consacrer à l'étude des sciences ecclésiastiques
tous les loisirs que pourront me laisser les besoins de l'Eglise, au service
de laquelle je me dois particulièrement ; s'il
plaît à la miséricorde de Dieu, mes études
seront peut-être de quelque profit, même pour la postérité.
14. Si vous voulez entendre toute la vérité, souffrez
que je vous dise qu'il est une chose en vous qui me fait une très-grande
peine, c'est qu'à votre âge et avec
l'honnêteté de votre vie , vous soyez encore catéchumène,
comme si les chrétiens , en devenant plus fidèles et meilleurs,
n'en étaient pas plus capables de mieux
gouverner l'Etat. Mais quel est le but de tous vos soins et de toutes
vos
1. Saint Augustin avait alors environ 60 ans.
382
peines si ce n'est de faire du bien aux hommes? Si tel n'était
pas votre but, mieux vaudrait dormir nuit et jour que de vous consumer
en des veilles laborieuses sans
avantage pour les hommes. Je ne doute pas que votre excellence......
(1)
1. La fin de cette lettre nous manque, mais nous croyons que ce qui
manque est peu considérable.
LETTRE CLII. (Année 414.)
Macédonius, vicaire d'Afrique, à qui saint Augustin s'était
plus d'une fois adressé en faveur des gens coupables , lui demande
de vouloir bien lui donner les raisons
chrétiennes de l'intercession épiscopale auprès
des hommes revêtus du pouvoir.
MACÉDONIUS A SON SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SI DIGNE
DE RESPECT ET D'AFFECTION.
1. J'ai reçu par Boniface, pontife d'une religion vénérable,
une lettre de votre sainteté vivement désirée; cet
évêque a été d'autant mieux accueilli qu'il
m'a apporté ce
que je souhaitais le plus, une lettre de vous et de bonnes nouvelles
de votre santé, vénérable seigneur et Père,
si digne de respect et d'affection. C'est pourquoi il a
sans retard obtenu ce qu'il demandait, et comme il se présente
une occasion, je ne veux pas rester sans récompense pour le peu
que j'ai accordé à votre prière. Je
désire en effet recevoir une récompense qui me serve
, sans dommage pour celui qui la donne, ou plutôt pour sa gloire.
2. Vous dites qu'il est du devoir de votre sacerdoce d'intervenir pour
les coupables; vous vous blessez d'un refus, comme si l'obtention de la
grâce demandée était
attachée à votre ministère. Moi je doute beaucoup
que cela soit dans l'esprit de la religion. Car si le Seigneur défend
les péchés au point qu'après la première
pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvons-nous
prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive
être pardonné? C'est
l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain
qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à
le commettre, il est certain que nous nous
associons à une faute toutes les fois que nous désirons
que le coupable demeure impuni. Outre cela, quelque chose de plus grave
arrive. Car tout péché paraît plus
pardonnable si le coupable promet de se corriger; mais maintenant telles
sont nos moeurs , qu'on désire à la fois la remise de la
peine du crime et la possession de la
chose pour laquelle le crime a été commis. Votre sacerdoce
croit devoir aussi intervenir pour ceux dont on espère d'autant
moins dans l'avenir, que dans le présent
ils persévèrent dans la pensée de leur crime.
Car celui qui retient si opiniâtrement ce qui lui a fait commettre
le crime prouve bien qu'il recommencera ses mauvaises
actions dès qu'il le pourra.
3. C'est pourquoi j'interroge sur ce point votre sagesse, et je désire
sortir de mes doutes : je ne vous consulte que pour être fixé
à cet égard. Au reste, j'ai l'intention
de remercier même les intercesseurs, surtout ceux de votre mérite.
J'aime à concéder à de bons intercesseurs beaucoup
de choses que je ne veux pas avoir l'air de
faire de moi-même , de peur que d'autres ne s'arment de cette
douceur pour commettre des crimes; par là mes grâces, paraissant
accordées au mérite d'un autre,
n'ôtent rien à la sévérité du jugement.
Vous , m'aviez promis quelques écrits de votre sainteté,
et je n'en ai pas reçu; je vous prie de m'en envoyer maintenant,
et de
vouloir bien répondre à ma lettre, afin que, privé
en ce moment de voir votre sainteté, je nie nourrisse au moins de
vos discours. Que l'éternelle divinité vous garde en
bonne santé pendant une très-longue vie, vénérable
seigneur et Père, si digne de respect et d'affection !
LETTRE CLIII. (Année 414.)
Saint Augustin, répondant à Macédonius, expose
toute la pensée de notre religion sur la punition des crimes; cette
lettre mérite d'être lue et relue par tous ceux qui
sont chargés de la justice humaine en ce monde. Elle fait aussi
beaucoup penser à la question de la peine de mort dans les sociétés
chrétiennes. Cette lettre qui va au
fond de tant de choses est un monument du génie miséricordieux
de l'Évangile.
AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE,
A SON CHER FILS MACÉDONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous ne devons ni laisser sans réponse ni retenir par un
exorde un homme aussi occupé que vous dans l'État, aussi
appliqué que vous l'êtes non point à vos
intérêts mais aux intérêts d'autrui, un homme
que nous félicitons d'être ce qu'il est, tant pour lui que
pour les affaires humaines. Recevez donc ce que vous m'avez
demandé, soit pour l'apprendre de moi, soit pour vous assurer
si je le savais. Si le sujet vous avait semblé petit ou superflu,
vous n'auriez pas jugé à propos d'y
donner votre attention au milieu des grandes et nécessaires
occupations de votre charge.
Vous me demandez pourquoi nous disons « qu'il est du devoir de
notre sacerdoce d'intervenir pour les coupables » et pourquoi «
nous nous blessons d'un refus
comme si l'obtention de la grâce était attachée
à notre ministère. » Vous dites que « vous doutez
beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion. » Vous donnez
ensuite les raisons qui vous font douter à cet égard.
« Si le Seigneur défend les péchés, dites-vous,
au point (383) qu'après la première pénitence
on n'y soit pas
admis une seconde fois, comment pouvez-vous prétendre au nom
de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné?
» Pressant davantage, vous ajoutez
« c'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et
s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché
qu'à le commettre, il est certain que nous
nous associons à une faute, toutes les fois que nous désirons
que le coupable demeure impuni. »
2. Voilà des paroles qui épouvanteraient quiconque ne
connaîtrait pas votre douceur et votre humanité. Mais nous
qui vous connaissons et qui ne doutons pas que
vous n'ayez écrit ceci comme on pose une question et non point
comme on rend une décision, nous répondrons à ces
paroles par d'autres paroles de vous. Comme
si vous n'aviez pas voulu que nous eussions hésité dans
cette question, vous avez prévu ce que nous dirions; vous nous avez
averti de ce que nous devions dire , et
vous avez continué en ces termes : « Outre cela quelque
chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus
pardonnable si le coupable promet de se corriger. »
Avant de discuter ce que vous entendez par ce quelque chose de plus
grave, dans la suite de votre lettre, je recevrai ce que vous m'avez donné
et je m'en servirai
pour écarter la difficulté qui semble s'opposer à
nos intercessions. Autant que nous le pouvons, nous intercédons
pour tous les péchés, parce que tous les péchés
paraissent pardonnables, lorsque le coupable promet de se corriger.
Voilà votre sentiment, c'est aussi le nôtre.
3. Nous n'approuvons donc en aucune manière les fautes dont
nous voulons qu'on se corrige; ce n'est point parce que le mal nous plaît
que nous en voulons
l'impunité : mais nous avons pitié de l'homme en détestant
le crime; plus le vice nous déplaît, moins nous voulons que
le vicieux périsse avant de s'être amendé. Il est
aisé et tout simple de haïr les méchants parce qu'ils
sont méchants; mais il est rare et pieux de les aimer parce qu'ils
sont hommes, de façon à blâmer la faute et à
relever la nature dans une même personne; ainsi vous haïrez
le mal avec d'autant plus de justice qu'il aura souillé cette nature
que vous aimez. Poursuivre le crime et
vouloir délivrer l'homme, ce n'est pas s'engager dans le lien
de l'iniquité, mais c'est marcher dans le lien de l'humanité.
Il n'y a pas d'autre endroit que ce monde où
l'on puisse se corriger; car après cette vie, chacun n'aura
que ce qu'il y aura amassé. C'est donc l'amour des hommes qui nous
force à intervenir pour les coupables,
de peur que leur vie ne se termine par un supplice qui aboutirait à
un supplice sans fin.
4. Ne doutez donc point que ce bon office de la part des évêques
ne soit dans le véritable esprit de la religion, puisque Dieu, en
qui il n'y a pas d'iniquité, dont la
puissance est souveraine, qui voit l'état intérieur de
chacun et même ce que chacun sera un jour, qui seul ne peut pas faillir
dans ses jugements parce qu'il ne peut pas
se tromper, fait cependant, comme parle l'Evangile, « lever son
soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et
sur les injustes. » Le Christ
Notre-Seigneur, pour que nous imitions son admirable bonté,
nous a dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui
vous haïssent et priez pour ceux qui vous
persécutent, afin que vous soyez les enfants de votre Père
qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants
et pleuvoir sur les justes et les
injustes (1). » Qui ne sait que plusieurs abusent pour leur perte
de cette indulgence et de cette douceur divines ? C'est à ceux-là
que l'Apôtre adresse ces reproches
sévères . « O homme, qui que tu sois, qui condamnes
ceux qui commettent ces actions et en commets de pareilles, penses-tu échapper
à la justice de Dieu?
méprises-tu les trésors de sa bonté, de sa patience,
de sa longanimité ? ignores-tu que la bonté de Dieu te convie
à la pénitence? Mais par ta dureté et ton coeur
impénitent, tu amasses un trésor de colère pour
le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de
Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2). »
Parce que ceux-là persévèrent dans leur iniquité,
Dieu ne persévérera-t-il pas dans sa«patience? Il punit
peu en ce monde, assez, seulement, pour qu'on ne doute
pas de sa divine providence, et réserve beaucoup de choses pour
le dernier examen afin de donner plus de grandeur au jugement futur.
5. Je ne pense pas que ce Maître céleste nous prescrive
d'aimer l'impiété lorsqu'il nous commande d'aimer nos ennemis,
de faire du bien à ceux qui nous haïssent, de
prier pour ceux qui nous persécutent; si néanmoins nous
sert
1. Matth. V, 44, 45. 2. Rom. II, 3-6.
384
Dieu pieusement, nous ne pouvons avoir que des impies pour ennemis,
pour persécuteurs acharnés. Faut-il donc aimer les impies,
leur faire du bien, prier pour eux?
Oui certainement, c'est Dieu qui l'ordonne. A cause de cela cependant
il ne nous fait pas contracter alliance avec les impies, pas plus que lui-même
ne fait alliance
avec eux en les épargnant, en leur conservant la vie et la santé.
L'Apôtre expose son dessein autant qu'il est donné à
un homme pieux de le connaître : « Ignores-tu
que la patience de Dieu te convie à la pénitente ? »
C'est à cette pénitence que nous voulons conduire ceux pour
qui nous intercédons; nous n'épargnons ni ne
favorisons leurs mauvaises actions.
6. En effet, lorsqu'il nous arrive de dérober des coupables
à votre sévérité, nous leur interdisons les
approches de l'autel, afin qu'en faisant pénitence et en se
punissant eux-mêmes, ils puissent apaiser celui qu'ils avaient
méprisé par leurs péchés. Le but de toute sincère
pénitence est de ne pas laisser impuni ce qu'on a fait
de mal; c'est de cette manière que celui qui ne s'épargne
pas est épargné par ce Dieu dont nul contempteur n'évite
le profond et juste jugement. Si parmi les
méchants et les scélérats qu'il épargne
et dont il conserve la vie et la santé, il en est plusieurs qu'il
sait ne pas devoir faire pénitence et auxquels pourtant il ne refuse
pas sa patience, à plus forte raison faut-il que nous soyons
nous-mêmes miséricordieux envers ceux qui promettent de se
corriger et dont les promesses nous laissent
des doutes, et que nous essayions de fléchir votre rigueur en
intercédant pour ces mêmes hommes dont le Seigneur connaît
toute la conduite future, et pour lesquels
cependant nous prions sans l'offenser, car c'est lui-même qui
nous l'a commandé.
7. Parfois il arrive que , dans une croissante iniquité, des
hommes, après avoir fait pénitente et s'être réconciliés
avec l'autel, commettent les mêmes fautes et de plus
graves encore; et pourtant Dieu fait encore lever sur eux son soleil
et leur accorde avec la même libéralité qu'auparavant
les biens de la vie et de la santé. Et quoique
dans l'Eglise il n'y ait plus pour eux place pour les humiliations
de la pénitence, Dieu cependant n'oublie pas sa patience envers
eux. Si quelqu'un d'entre eux nous
disait : « Ou admettez-moi encore une fois à la pénitence,
ou permettez à mon désespoir de faire tout ce qui me plaira
dans la mesure de mes richesses et de la
liberté que laissent les lois humaines; que je me plonge dans
la débauche et dans toute espèce de désordres condamnés
par le Seigneur, mais applaudis de la plupart
des hommes. M'empêcherez-vous de tomber dans cette perversité?
Mais en quoi pourra-t-il me servir, pour la vie future, de mépriser
en ce monde les douceurs de
la volupté, de brider mes passions, de me refuser même
beaucoup de choses permises pour châtier mon corps, de me condamner
à une plus rigoureuse pénitence
qu'auparavant, de gémir avec plus de douleur, de répandre
plus de larmes, de mener une vie meilleure, de faire aux pauvres une plus
large part, de brûler plus
ardemment du feu de la charité qui couvre la multitude des péchés
(1)? » Qui d'entre nous répondrait à cet homme : «
Rien de tout cela ne vous servira dans l'avenir;
allez, jouissez du moins de la douceur de cette vie ? » Que Dieu
nous préserve d'une folie si cruelle et si sacrilège ! Quoique,
par une sage et salutaire disposition, on
ne soit admis dans l'Eglise qu'une seule fois aux humiliations de la
pénitence, de peur que la fréquence du remède ne lui
fasse perdre de son efficacité, (car il est
d'autant plus salutaire qu'il est moins méprisé) , qui
oserait dire à Dieu: Pourquoi pardonner encore une fois à
cet homme qui, après une première pénitence, s'est
de
nouveau engagé dans les liens de l'iniquité ? Qui oserait
dire que ces paroles de lApôtre ne leur sont pas applicables: «
Ignores-tu que la patience de Dieu te convie
à la pénitence ? » ou qu'ils sont exclus du bénéfice
de celle-ci : « Heureux tous ceux qui se confient en lui (2)? »
ou que cet autre passage ne les regarde pas : «
Agissez courageusement, et que votre coeur se réconforte, vous
tous qui espérez dans le Seigneur (3)? »
8. Telle est la patience de Dieu, telle est sa miséricorde envers
les pécheurs, que leur repentir en cette vie les sauve dans l'éternité;
cependant il n'attend la
miséricorde de personne, parce que nul n'est plus heureux, plus
puissant, plus juste que lui. Et nous, hommes, que devons-nous être
envers les hommes, nous qui, de
quelque louange que nous comblions notre vie , ne disons jamais que
nous sommes sans péché ? « Si nous disons cela, nous
nous trompons nous-mêmes, comme il
est écrit, et la vérité n'est pas en nous (4).
» Aussi quoi
1. I Pierre, VIII, 4. 2. Ps. II, 13. 3. Ps. XXX, 25. 4. I Jean,
I, 8,
385
que l'accusateur, le défenseur, l'intercesseur, le juge soient
autant de personnages différents dont il serait trop long et inutile
de marquer ici les devoirs particuliers;
toutefois la terreur du jugement de Dieu doit demeurer présente
à la pensée de ceux même qui punissent les crimes,
non pour suivre les mouvements de leur colère,
mais pour obéir aux lois; non pour venger leurs propres injures,
mais les injures d'autrui après mûr examen, comme il convient
à des juges; il faut qu'ils songent qu'ils
ont besoin de la miséricorde de Dieu pour leurs péchés,
et que, de leur part, ce n'est pas une faute que la pitié envers
ceux sur lesquels ils ont une puissance légitime
de vie et de mort.
9. Quand les Juifs conduisirent auprès du . Seigneur Jésus-Christ
la femme surprise en adultère et que, pour le tenter, après
lui avoir dit que, d'après la loi, elle devait
être lapidée, ils lui demandèrent ce qu'il voulait
qu'on en rit, il leur répondit : « Que celui qui d'entre vous
est sans péché lui jette la première pierre (1). »
Ainsi le
Seigneur n'improuva point la loi qui punissait de mort ces sortes de
crimes, et par la terreur il rappela à la miséricorde ceux
qui auraient pu faire mourir la femme
coupable. Après une telle; parole du Sauveur, je crois que si
le mari qui demandait la punition de la foi conjugale outragée était
présent, il dût lui-même, saisi d'effroi,
passer du désir de la vengeance à la volonté du
pardon. Comment l'accusateur n'aurait-il pas renoncé à poursuivre
le crime qui l'offensait, lorsque les juges
eux-mêmes renoncèrent ainsi à la vengeance, eux
qui, dans la punition d'une femme adultère, n'étaient pas
poussés par un ressentiment personnel, mais exécutaient
simplement la loi? Quand Joseph, le fiancé de la Vierge, mère
du Seigneur, s'aperçut d'une grossesse à laquelle il était
étranger et crut à un adultère, il ne voulut pas
punir Marie; il ne se montra pas non plus l'approbateur du crime. Et
cette volonté lui est imputée à justice, car il a
été dit de lui : « Comme c'était un homme juste
et
qu'il ne voulait pas la déshonorer, il résolut de la
renvoyer secrètement. Pendant qu'il avait cette pensée, un
ange lui apparut (2) » pour lui apprendre que ce qu'il
croyait un crime était une uvre de Dieu.
10. Si donc la seule idée de la faiblesse commune à tous
brise le ressentiment de celui qui accuse et la rigueur de celui qui
1. Jean, 8, 7. 2. Matth. I, 18-20.
juge, que pensez-vous que doivent faire pour les coupables le défenseur
et l'intercesseur ? Vous tous hommes de bien qui maintenant êtes
juges, et qui autrefois vous
êtes chargés de causes au barreau, vous savez que vous
aimiez mieux défendre que d'accuser. Et cependant il y a loin d'un
défenseur à un intercesseur; car l'un
s'attache principalement à justifier et à cacher la faute;
et l'autre, en présence d'un crime prouvé, cherche à
écarter ou à diminuer la peine. C'est ainsi que les justes
intercèdent auprès de Dieu pour les pécheurs,
et l'on exhorte les pécheurs eux-mêmes à faire cela
entre eux, car il est écrit : « Confessez vos péchés
les uns aux
autres, et priez les uns pour les autres (1). » Tout homme, quand
il le peut, remplit envers l'homme ces devoirs d'humanité. Ce qu'on
punirait chez soi, on veut le
laisser impuni dans la maison d'autrui. Soit que l'on s'emploie auprès
d'un ami, soit que devant nous un homme s'emporte contre quelqu'un qu'il
a la puissance de
frapper, ou soit que l'on arrive à l'improviste au milieu d'une
scène de colère soudaine, on sera regardé, non pas
comme très juste, mais comme très-inhumain si l'on
n'intervient point. Je sais que vous-même, avec quelques amis,
vous avez intercédé dans l'Eglise de Carthage pour un clerc
dont l'évêque avait raison d'être
mécontent; il n'y avait pas à craindre que le sang coulât
sous une discipline qui ne le répand jamais, et quand vous vouliez
qu'on ne punit point une faute qui vous
déplaisait aussi, nous n'avons pas pensé que vous fussiez
des approbateurs du délit, mais nous vous avons écoutés
comme des intercesseurs pleins d'humanité. Si
donc il vous est permis .d'adoucir par l'intercession la réprimande
ecclésiastique, pourquoi ne le serait-il pas à l'évêque
d'intercéder pour détourner votre glaive? La
discipline ecclésiastique frappe pour qu'on vive bien , votre
glaive frappe pour qu'on cesse de vivre.
11. Enfin le Seigneur lui-même a intercédé auprès
des hommes pour qu'une femme adultère ne fût point lapidée,
et par là il nous a recommandé le devoir de
l'intercession : ce qu'il a fait par une sainte terreur, nous devons
le faire par nos demandes. Car il est le Seigneur, nous sommes ses serviteurs;
et il a effrayé pour nous
inspirer à tous de la crainte.
1. Jacques, V, 16.
386
Car qui de nous est sans péché? Quand le Seigneur eut
adressé cette parole aux hommes qui lui avaient amené la
pécheresse à punir; quand il eut dit que celui qui se
croirait sans péché lui jetât la première
pierre, la fureur tomba par le tremblement de la conscience; ceux qui demandaient
le châtiment se retirèrent et laissèrent seule
à la miséricorde du Sauveur cette femme digne de compassion.
Que la piété des chrétiens s'incline devant cet exemple
qui fit fléchir l'impiété des juifs; que l'humanité
des coeurs soumis cède à ce qui a brisé l'orgueil
des persécuteurs; que ceux qui confessent fidèlement Jésus-Christ
cèdent à ce qui a vaincu la ruse hypocrite des
tentateurs. Homme de bien, pardonnez aux méchants; soyez d'autant
plus doux que vous êtes meilleur, et d'autant plus humble par la
piété que vous êtes plus élevé
par la puissance.
12. Et moi, considérant vos moeurs, je vous ai appelé
homme de bien; mais vous, considérant les paroles du Christ, dites-vous
à vous-même : « Il n'y a de bon que
Dieu seul (1). » Cela étant vrai, car c'est la Vérité
qui l'a dit, on ne doit pas m'accuser de vous avoir flatté ni de
m'être mis en contradiction avec ces paroles de
l'Evangile pour vous avoir appelé homme de bien. Le Seigneur
lui-même ne s'est pas contredit lorsqu'il a parlé ainsi
« L'homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor
de son cur (2). » Dieu est singulièrement bon et ne peut
pas ne pas l'être; sa bonté ne tient point à une
participation à aucun bien, car le bien par lequel il est bon,
c'est lui-même : mais c'est par Dieu même que l'homme est bon
lorsqu'il est bon; il ne peut pas l'être de
lui-même. Ceux qui deviennent bons le deviennent par l'esprit
de Dieu; notre nature a été créée capable de
recevoir ce divin esprit au moyen de notre volonté
propre. Pour que nous soyons bons, il nous faut donc recevoir et posséder
les dons de celui qui est bon de lui-même; quiconque les néglige
devient mauvais de son
propre fond. C'est pourquoi l'homme est bon en tant qu'il agit bien,
c'est-à-dire qu'il fait le bien avec connaissance, amour et piété;
il est mauvais en tant qu'il pèche,
c'est-à-dire qu'il s'éloigne de la vérité,
de la charité et de la piété. Qui dans cette vie est
sans quelque péché? Mais nous appelons bon celui dont les
bonnes actions
l'emportent sur les mauvaises, et nous
1. Marc, X, 18. 2. Luc, VI, 45.
appelons très-bon celui qui pèche le moins.
13. C'est pourquoi ceux que le Seigneur lui-même appelle bons
à cause de leur participation à la grâce divine, il
les appelle mauvais à cause des vices de la faiblesse
humaine; cet état doit durer jusqu'à ce que, guéris
de tout penchant au mal, nous passions à l'autre vie où l'on
ne pèche plus. C'est aux bons et non pas aux mauvais
qu'il enseignait à prier lorsqu'il leur prescrivait de dire
: « Notre Père qui êtes aux cieux. » Car s'ils
sont bons, c'est parce qu'ils sont enfants de Dieu, non pas
engendrés tels de sa nature, mais devenus tels par sa grâce,
comme ceux qui le reçoivent et à qui il a donné le
pouvoir de devenir enfants de Dieu (1). Cette
génération spirituelle est nommée adoption dans
l'Ecriture pour la distinguer de cette génération d'un Dieu
naissant d'un Dieu, d'un Eternel engendré par l'Eternel et
dont l'Ecriture a dit : « Qui racontera sa génération
(2) ? » Jésus-Christ a donc déclaré bons ceux
qu'il a autorisés à dire véritablement à Dieu
: « Notre Père qui êtes
aux cieux. » Il a voulu cependant qu'ils disent dans la même
oraison : « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à
ceux qui nous doivent. » Quoiqu'il soit
évident que ces dettes sont les péchés, le Seigneur
l'a dit plus clairement par ces paroles : « Car si vous remettez
aux hommes les péchés qu'ils ont commis contre
vous, votre Père vous remettra vos propres péchés
(3). » Les baptisés répètent cette prière
; cependant il n'y a pas de péchés passés qui ne soient
remis dans la
sainte Eglise aux baptisés. Si ensuite dans la mortelle fragilité
de cette vie, ils ne contractaient pas des souillures pour lesquelles il
faille le pardon, ils ne diraient pas
avec vérité : « Remettez-nous nos dettes. n Ils
sont donc bons en tant qu'ils sont enfants de Dieu; mais ils sont mauvais
en tant qu'ils pèchent, et c'est ce qu'ils
attestent par un aveu qui n'est pas menteur.
14. Dira-t-on que les péchés des bons et les péchés
des mauvais sont différents? Cela a toujours été probable.
Cependant le Seigneur Jésus, sans aucune ambiguïté,
a appelé mauvais ceux-là même dont il disait que
Dieu était le Père. Dans un autre endroit du même discours
où il nous a appris à prier, il nous exhorte à l'oraison
en
ces termes: « Demandez, et vous recevrez; cherchez et vous trouverez;
frappez, et l'on vous ouvrira. Car tout homme
1. Jean, I, 12. 2. Is. LIII, 8. 3. Matth. VI, 9, 12, 14.
387
qui demande reçoit, et qui cherche trouve; « et l'on ouvre
à qui frappe ; » et un peu après
« Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner à
vos enfants ce qui est bon, à combien plus forte raison votre Père
qui est aux cieux donnera ce qui est bon à
ceux qui le lui demandent (1) ! » Dieu est-il donc le Père
des méchants ? Non, sans doute. Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il
de leur Père céleste à ceux qui sont
mauvais, sinon parce que la Vérité nous fait voir en
même temps ce que nous sommes par la bonté de Dieu, et ce
que nous sommes par le vice de notre nature, nous
recommandant de recourir à l'un, pendant qu'il nous aide à
nous relever de l'autre? Sénèque qui a vécu au temps
des apôtres et dont on lit quelques lettres (1)
adressées à l'Apôtre Paul, a dit avec raison :
« Celui qui hait les méchants hait tous les hommes. »
Et cependant on doit les aimer pour qu'ils ne soient plus méchants,
de même qu'on aime les malades, non pas pour qu'ils demeurent
malades, mais pour qu'ils soient guéris.
15. Tous les péchés que nous commettons en cette vie
après la rémission qui s'obtient dans le baptême, quoi
qu'ils ne soient pas d'une gravité à nous faire écarter
des divins autels, doivent s'expier, non point par une douleur stérile,
mais par des sacrifices de miséricorde. Ce que nous vous demandons
dans nos intercessions
auprès de vous, sachez donc que nous l'offrons à Dieu
pour vous; car vous avez besoin de la miséricorde que vous exercez,
et croyez celui qui a dit : « Remettez, et
il vous sera remis, donnez et l'on vous donnera (3). » Quand
même nous vivrions de façon à ne pas avoir à
dire : « Remettez-nous nos dettes, » plus notre coeur
serait pur, plus la clémence devrait y trouver place; et si
nous ne sommes pas émus de la parole où le Seigneur invite
« celui « qui est sans péché à jeter la
première
pierre, » nous devons suivre au moins l'exemple du Seigneur qui,
étant sans péché, dit à la femme qu'on lui
avait laissée avec terreur : « Ni moi je ne vous
condamnerai point, allez et ne péchez plus (4). » La femme
coupable aurait pu craindre qu'après l'éloignement de ceux
que la pensée de leurs péchés avait amenés
à
1. Matth. VII, 7, 8, 11.
2. A l'époque de saint Augustin , on croyait, comme on le voit
ici, à l'authenticité des quatorze lettres de Sénèque
à saint Paul que la critique moderne a déclarées
apocryphes ; mais cela ne prouverait point que des rapports n'aient
pas existé entre le précepteur de Néron et l'Apôtre
des Gentils.
3. Luc, VI, 37, 38. 4. Jean, VIII, 11.
lui pardonner sa faute, elle n'eût été condamnée
par celui qui était sans péché. Mais lui, tranquille
dans sa conscience et la clémence au coeur, après que la
femme eût
répondu que personne ne l'avait condamnée, «Ni
moi, dit le Sauveur, je ne vous condamnerai pas. » C'est comme s'il
eût dit : La malice a pu vous épargner,
pourquoi craignez-vous l'innocence? Et de peur qu'on ne crût
pas qu'il pardonnait mais qu'il approuvait, « Allez, dit-il, et ne
péchez plus. » Par là il montrait qu'il
pardonnait à la faiblesse humaine, mais que la faute lui déplaisait.
Vous reconnaissez maintenant que les intercessions sont dans le véritable
esprit de la religion, que
nous ne faisons pas cause commune avec les criminels, quand nous intercédons
souvent pour des scélérats sans être des scélérats,
mais que ce sont des pécheurs
intercédant pour des pécheurs, et j'oserai dire, auprès
de pécheurs, sans que nulle intention injurieuse se mêle à
mes paroles.
16. Sans doute ce n'est pas en vain qu'ont été institués
la puissance du roi, le droit du glaive de la justice, l'office du bourreau,
les armes du soldat, les règles de
l'autorité, la sévérité . même d'un
bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs
raisons, leurs avantages; elles impriment une terreur qui contient
les méchants et assure le repos des bons. On ne doit pas appeler
bons ceux que la crainte seule des supplices empêcherait de mal faire,
car nul n'est bon par la peur
du châtiment, mais par l'amour de la justice; toutefois il n'est
pas inutile que la terreur des lois retienne l'audace humaine, afin que
l'innocence demeure en sûreté au
milieu des pervers et que dans les méchants eux-mêmes
la contrainte imposée par la peur des supplices détermine
la volonté à recourir à Dieu et à devenir meilleure.
Mais les intercessions des évêques ne sont pas contraires
à cet ordre établi dans le monde ; bien plus il n'y aurait
aucune raison d'intercéder si ces choses n'existaient
pas. Les bienfaits de l'intercession et du pardon ont d'autant, plus
de prix que le châtiment était plus mérité.
Autant que je puis en juger, les sévérités racontées
dans
l'Ancien Testament n'avaient d'autre but que de montrer la justice
des peines établies contre les méchants; et l'indulgence
de la nouvelle alliance nous invite à leur
pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut
même pour nous qui (388) avons péché, ou une recommandation
de mansuétude, afin qu'au moyen
de ceux qui pardonnent, la vérité n'inspire pas seulement
de la crainte, mais encore de l'amour.
17. Mais il importe beaucoup de considérer dans quel esprit
chacun pardonne. De même qu'on punit quelquefois avec miséricorde,
on peut pardonner avec cruauté.
Pour me faire mieux comprendre par un exemple, qui ne regarderait comme
un homme cruel celui qui pardonnerait à un enfant voulant obstinément
jouer avec des
serpents ? Qui ne rendrait hommage à la miséricorde de
celui qui, dans ce cas, aurait recours même aux verges pour se faire
écouter ? Et toutefois la correction ne
devrait pas aller jusqu'à faire mourir l'enfant, pour qu'elle
pût lui être profitable. Et lors même qu'un homme est
tué par un autre homme, il y a une grande différence
entre la mort donnée dans le but de nuire ou d'arracher injustement
quelque chose, comme le fait un ennemi ou un voleur ; et la mort donnée
pour punir ou pour
exécuter les arrêts de la justice, comme le fait le juge,
comme le fait le bourreau; et la mort donnée pour se sauver ou pour
se défendre, comme le fait un voyageur à
l'égard d'un brigand qui l'attaque et un soldat envers l'ennemi.
Et parfois celui qui a été cause de la mort est plutôt
en faute que celui qui tue, comme si quelqu'un
trompe sa caution et que celui-ci subisse la peine légitime
à sa place. Cependant on n'est pas coupable toutes les fois qu'on
est cause de la mort d'autrui; c'est ce qui
arriverait si un homme, mal reçu par une femme dans une sollicitation
criminelle, se tuait de désespoir; si un fils, craignant les verges
dont son père se serait
affectueusement armé, se jetait dans un précipice, ou
si quelqu'un se donnait la mort parce que tel homme aurait été
mis en liberté ou dans la crainte qu'il ne fût mis
en liberté. En vue d'éviter à autrui ces causes
de mort, faudrait-il consentir au crime, empêcher les châtiments
qui se proposent, non le mal, moins la correction du
coupable, empêcher même les punitions paternelles, et arrêter
les oeuvres de miséricorde ? Quand ces choses arrivent, il faut
les déplorer comme on déplore
d'autres malheurs humains, mais nous n'avons rien à changer
à nos volontés honnêtes dans le but de les prévenir.
18. Nos intercessions en faveur d'un criminel ont quelquefois aussi
des suites que nous ne voudrions pas. Il peut arriver qu'entraîné
par la passion et insensible à
l'indulgence, celui que nous avons sauvé redouble d'audace cruelle
en raison de son impunité et que plusieurs périssent de la
main de celui que nous avons arraché à
la mort; il peut arriver encore que l'exemple d'un coupable gracié
et revenu à une vie meilleure éveille des espérances
d'impunité et en fasse périr d'autres qui se
laisseront aller à de semblables ou à de plus mauvaises
actions. Je ne crois pas que nos intercessions soient responsables de ces
maux; on doit nous attribuer plutôt
le bien que nous avons en vue et que nous cherchons, je veux dire la
mansuétude qui fasse aimer la parole de la vérité,
et le désir que ceux qui sont sauvés d'une
mort temporelle vivent de façon à ne pas tomber dans
l'éternelle mort, pour laquelle il n'y a plus de libérateur.
19. Votre sévérité est donc utile : elle aide
au repos public et au nôtre; notre intercession est utile aussi :
elle tempère votre sévérité. Que les requêtes
des bons ne
vous déplaisent pas; car les bons ne sont pas fâchés
que les méchants vous craignent. Ce n'est pas seule. ment de là
pensée du jugement futur que l'apôtre Paul
effraye les hommes pervers; il les effraye aussi de la hache que vous
faites porter devant vous et la considère comme appartenant au gouvernement
de la divine
providence « Que toute personne, dit-il, soit soumise aux puissances
supérieures, car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu;
toutes celles qui sont établies
l'ont été par lui. C'est pourquoi celui qui résiste
à la puissance résiste à l'ordre de Dieu, et ceux
qui y résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation : les
princes ne
sont point à craindre lors« qu'on ne fait que de bonnes
actions, mais « lorsqu'on en fait de mauvaises. Veux-tu donc ne pas
craindre la puissance ? Fais le bien, et tu
obtiendras d'elle des louanges elle est envers toi le ministre de Dieu
pour le bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n'est pas en vain
qu'elle porte le glaive; elle est le
ministre de Dieu, chargée de sa vengeance contre celui qui agit
mal. Il est donc nécessaire de vous y soumettre, non-seulement par
crainte de sa colère, mais encore
par conscience. C'est pour cela aussi que vous payez aux princes
des tributs, car ils sont les ministres de Dieu, persévérant
dans l'accomplissement de ces devoirs.
Rendez à tous (389) ce qui leur est dû: à l'un
le tribut, à l'autre l'impôt, à celui-ci la crainte,
à celui-là l'honneur. Ne devez rien à personne, si
ce n'est l'amour qui doit
vous un les uns aux autres (1). » Ces paroles de l'Apôtre
montrent combien votre sévérité est utile. C'est pourquoi,
de même que ceux qui ont la crainte de l'autorité
lui doivent aussi de l'amour, de même l'autorité doit
avoir de l'amour pour ceux que contient la terreur de ses menaces. Que
rien ne se fasse par le désir de nuire,
mais qu'un sentiment de charité préside à tout;
jamais rien de cruel, jamais rien d'inhumain. On craindra le juge, mais
le devoir de l'intercession ne sera pas méprisé,
parce que, dans le châtiment comme dans le pardon, il n'y a de
bon que la pensée de rendre meilleure la vie des hommes. Si telles
sont la perversité et l'impiété des
coupables que ni la punition ni la grâce ne leur servent de rien,
les bons n'en ont pas moins rempli leur devoir d'amour par leur sévérité
et leur mansuétude ; car ils ont
eu l'intention de remplir ce devoir et l'ont fait avec une conscience
que Dieu voit.
20. Vous ajoutez dans votre lettre : « Mais maintenant telles
sont nos moeurs que les hommes désirent à la fois la remise
de la peine du crime et la possession de la
chose pour laquelle le crime a été commis. » Vous
parlez ici de la pire espèce d'hommes, celle pour laquelle la pénitence
n'est qu'un remède inutile. Si on ne restitue
pas, lorsqu'on le peut, le bien d'autrui, on ne fait qu'un semblant
de pénitence; si elle est sincère, il n'y a pas de rémission
sans restitution; mais, ainsi que je l'ai dit, il
faut que la restitution soit possible. Car bien souvent celui qui dérobe
perd, soit qu'il tombe entre les mains d'autres méchants, soit qu'il
mène lui-même mauvaise vie;
et il ne lui reste plus rien pour restituer. Nous ne pouvons dire à
cet homme : rendez ce que vous avez pris, que quand nous croyons qu'il
l'a et qu'il refuse. Il n'y a
pas injustice à presser par la rigueur celui qui ne rend pas
et qu'on croit en mesure de restituer, parce que, n'eût-il pas de
quoi rembourser l'argent dérobé, il expie
ainsi par des souffrances corporelles le tort d'avoir volé.
Mais il n'est pas sans humanité d'intercéder même en
de tels cas, comme on le fait pour des criminels;
l'intercession n'aurait point ici pour but d'empêcher qu'on ne
restituât à autrui, mais d'empêcher
1. Rom. XIII, 1-8.
qu'un homme ne sévît contre un autre homme je parle surtout
de celui qui, ayant remis la faute, cherche l'argent et qui, renonçant
à se venger, craint seulement qu'on
ne le trompe. Si alors nous pouvons persuader que ceux pour lesquels
nous intervenons n'ont pas ce qui leur est demandé, les tourments
cessent aussitôt. Mais
parfois des gens miséricordieux veulent épargner à
un homme des supplices certains quand la possibilité de restituer
leur paraît incertaine. C'est à vous-mêmes à
nous pousser et à nous convier à ces actes de compassion;
car mieux vaut perdre son argent, si le voleur l'a encore, que de le torturer
ou même de le tuer s'il ne l'a
plus. Cependant il convient alors d'intercéder bien plus auprès
des réclamants qu'auprès des juges; de peur que ceux-ci,
ayant la puissance de faire rendre et n'y
forçant pas, n'aient l'air de dérober; et du reste, dans
l'emploi de la force pour obtenir les restitutions, ils doivent rester
toujours humains.
21. Mais je dis en toute assurance que celui qui intervient auprès
d'un homme pour qu'il ne restitue pas ce qu'il a volé, et qui, si
le coupable se réfugie auprès de lui,
ne le pousse pas le mieux qu'il peut à la restitution, devient
le complice de sa fraude et de son crime. Avec de tels hommes il y aurait
plus de miséricorde à refuser
qu'à prêter secours ; ce n'est pas secourir que d'aider
au mal, mais plutôt c'est perdre et accabler. S'ensuit-il que nous
puissions ou que nous devions jamais punir ou
livrer .pour punir? Nous agissons dans la mesure du pouvoir épiscopal,
en menaçant quelquefois du jugement des hommes, mais surtout et
toujours du jugement de
Dieu. Lorsque nous sommes en présence de coupables que nous
savons avoir dérobé et avoir de quoi rendre, nous accusons,
nous reprenons , nous détestons,
tantôt en particulier, tantôt en public, selon l'utilité
qui peut en résulter pour les personnes, et nous prenons garde de
pousser à dé plus grandes folies qui
deviendraient pour d'autres un malheur. Parfois même, si de plus
importantes considérations ne nous retiennent, nous privons les
coupables de la sainte communion
de l'autel.
22. Il arrive souvent qu'ils nous trompent, soit en niant qu'ils aient
dérobé, soit en affirmant qu'ils n'ont pas de quoi rendre;
souvent vous êtes trompés vous-mêmes,
en croyant que nous ne faisons rien pour qu'ils restituent ou (390)
en croyant qu'ils ont de quoi restituer; tous tant que nous sommes, ou
presque tous, nous aimons à
croire ou à faire croire que nos soupçons sont des connaissances,
lorsque nous pensons reconnaître une apparente vérité,
' oubliant que des choses croyables
peuvent être fausses, et que quelques-unes d'incroyables peuvent
être vraies. C'est pourquoi, parlant de certains coupables «
qui désirent à la fois la remise de la
peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime
a été commis, » vous avez ajouté : « Pour
ceux-là aussi votre sacerdoce croit devoir intervenir. » Il
peut se faire en effet que vous sachiez ce que je ne sais pas, et que
je croie devoir intervenir, pour quelqu'un qui peut me tromper, sans pouvoir
vous tromper
vous-même, en me faisant croire qu'il n'a pas ce que vous savez
qu'il a. Nous ne penserons pas de même sur le coupable, mais ni l'un
ni l'autre nous n'aimerons que
la restitution ne se fasse pas. Hommes, nous différons d'opinion
sur un homme , mais nous n'avons qu'un même sentiment sur la justice.
De la même manière, il peut
se faire que je sache que quelqu'un n'a pas, et que vous n'en soyez
pas sûr vous-même et que vous le soupçonniez seulement;
à cause de cela je vous paraîtrais
intervenir « pour celui qui désirerait à la fois
la remise de la peine de son crime et la possession de la chose pour laquelle
le crime a été commis. » En résumé donc
je
n'oserais jamais dire, penser, décider qu'il fallût intervenir
pour demander que quelqu'un restât maître, par l'impunité,
de ce qu'il aurait dérobé par un crime; je ne
l'oserais jamais auprès de vous, ni auprès d'hommes tels
que vous, s'il en est qui aient le bonheur de vous ressembler, ni auprès
de ceux qui convoitent ardemment
les biens d'autrui, bien inutiles à leur bonheur, toujours même
dangereux et funestes; je ne l'oserais jamais dans mon coeur où
j'ai Dieu pour témoin. Ce que je puis
demander, c'est qu'on pardonne l'injure, mais que le coupable restitue
ce qu'il a ravi, si toutefois il a ce qu'il a volé ou de quoi rendre
autrement.
23. Tout ce qui est pris à quelqu'un malgré lui ne l'est
pas injustement. Beaucoup de gens ne veulent payer ni les honoraires du
médecin, ni le salaire de l'ouvrier;
pourtant le médecin et l'ouvrier reçoivent en toute justice
ce qu'on leur donne par force, et c'est à ne pas leur donner qu'il
y aurait injustice. Mais de ce que l'avocat
vend sa défense et le jurisconsulte son conseil, le juge ne
doit pas vendre un équitable jugement ni le témoin une déposition
véritable; car le juge et le témoin ont à
considérer l'intérêt des deux parties, et les autres
l'intérêt d'une seule. On ne doit pas vendre les jugements
justes ni les témoignages vrais; mais quand le juge vend
l'injustice et le témoin la fausseté, c'est un bien plus
grand crime, car ceux qui en paient le prix, quoique de leur pleine volonté,
le font avec scélératesse. Toutefois
celui qui achète un jugement faste a coutume de se regarder
comme volé et de réclamer, parce que la justice qu'il obtient
n'aurait pas dû être vénale; et celui qui a
payé pour un jugement inique redemanderait volontiers son argent
, si son marché n'était pas nu sujet de crainte ou de honte.
24. Il est des personnes de bas lieu qui reçoivent des deux
parties, comme les employés dans les offices subalternes et ceux
qui les commandent; on leur redemande
ce qu'ils ont extorqué par une coupable cupidité; on
leur laisse ce qu'on leur a donné par une coutume qu'on tolère;
nous blâmerions plus ceux qui réclameraient dans
ce dernier casque ceux qui se seraient fait payer selon l'usage; parce
que c'est en vue de ces profits que ces gens-là entrent ou restent
dans ces emplois inférieurs
dont les affaires humaines ont besoin. Et lorsque ces gens viennent
à mener un autre genre de vie ou à s'élever à
un haut degré de sainteté, ils donnent aux pauvres
comme leur propre bien ce qu'ils ont acquis de cette façon,
et ne le restituent pas à ceux de qui ils l'ont reçu comme
on ferait du bien d'autrui. Quant à celui qui a pris
par vol, rapine, calomnie, oppression, violence, celui-là, nous
voulons qu'il restitue et non pas qu'il donne. C'est l'exemple évangélique
que donne le publicain Zachée
ayant tout à coup changé sa vie en une sainte vie après
avoir reçu le Seigneur dans sa mai. son, lui dit : « de donne
aux pauvres la moitié de mes biens, et si j'ai
dérobé quelque chose à quelqu'un, je lui rends
le quadruple (1). »
25. Cependant si on regarde de plus près à ce que commande
la justice, on aura bien plus raison de dire à l'avocat : rendez
ce que vous avez reçu pour vous être
élevé contre la vérité, pour être
venu en aide à l'iniquité, pour avoir trompé le juge,
opprimé une cause juste et triomphé par la fausseté
(et que
1. Luc, XIX, 8.
391
d'hommes éloquents, qui passent pour très-honnêtes,
foulent ainsi les droits de la vérité, non-seulement sans
tomber sous les coups de la loi, mais même en se faisant
honneur de ces iniques victoires !). On aura, dis-je, bien plus raison
de tenir à lavocat ce langage que de dire à n'importe quel
agent du pouvoir judiciaire : rendez ce
que vous avez reçu pour avoir arrêté, par ordre
du juge, un homme qu'on avait besoin d'entendre quelle que fût sa
cause, pour l'avoir garotté de peur qu'il ne
résistât, pour l'avoir enfermé de peur qu'il ne
s'échappât, pour l'avoir fait comparaître durant le
procès ou l'avoir renvoyé après le jugement. Mais
chacun sait
pourquoi on ne dit pas de pareilles choses à l'avocat; un homme
ne veut pas redemander à son défenseur ce qu'il lui a donné
pour lui faire avoir injustement gain de
cause; de même qu'il ne voudrait pas rendre ce qu'il aurait reçu
de la partie adverse après sa victoire de mauvais aloi. Trouverait-on
aisément un avocat ou quelqu'un
assez homme de bien pour dire de la part de l'avocat à son client
: Reprenez ce que vous m'avez donné après que j'ai eu parlé
pour vous au mépris de la justice, et
restituez à votre adversaire ce que vous lui avez injustement
enlevé sous le coup des efforts de ma parole? C'est néanmoins
ce que doit faire celui que le repentir
ramène à une vie plus droite. Si donc l'homme qui a plaidé
injustement refuse , après avoir été averti, la réparation
qu'il doit, l'avocat ne peut consentir à garder le
prix de cette iniquité. On restitue ce qu'on a secrètement
volé, et l'on ne restituerait pas ce qu'on aurait acquis, en trompant
les lois et le juge, devant les tribunaux
même où les crimes sont punis ! Que dirai-je de l'usure
pour laquelle et les lois et les juges ordonnent restitution? Y a-t-il
plus de cruauté à soustraire ou à prendre
de force quelque chose à un riche que de ruiner le pauvre par
l'usure? Voilà différents genres d'injustices dont je voudrais
la réparation; mais à quel juge aurait-on
recours pour cela ?
26. Si nous comprenons sagement l'endroit du livre des Proverbes où
on lit que « le monde avec toutes ses richesses appartient à
l'homme fidèle et que pas une
obole n'est due à l'infidèle (1), » ne prouverons-nous
pas que tous ceux qui mènent joyeuse vie avec des biens légitimement
acquis et qui ne savent pas en faire
usage, possèdent le bien d'autrui? Car ce
1. Livre des Proverbes, XVII, version des Septante.
qu'on a le droit de posséder n'appartient pas certainement à
autrui; or on possède par le droit ce qu'on possède avec
justice, et avec justice ce qu'on possède bien.
Donc tout ce qu'on possède mal est à autrui, et celui-là
possède mal qui use mal. Vous voyez ainsi que de gens devraient
rendre le bien d'autrui, puisqu'il en est peu
à qui on puisse faire restitution; mais n'importe ou ceux-ci
se rencontrent, ils méprisent d'autant plus ces richesses qu'ils
pourraient les posséder avec plus de justice.
Car personne ne possède mal la justice, et celui qui ne l'aime
pas ne l'a pas. Quant à l'argent, les méchants ont une mauvaise
manière de le, posséder; les bons le
possèdent d'autant mieux qu'ils l'aiment moins. Mais on tolère
l'iniquité de mauvais possesseurs des biens humains, et parmi eux
on a établi des droits qu'on appelle
civils; ils ne font pas à cause de cela un meilleur usage de
ce qu'ils ont, mais ce mauvais usage devient moins dédommageable
pour autrui. Les choses vont ainsi
jusqu'à ce que les fidèles et les pieux auxquels tout
appartient de droit, et dont les uns se sont sanctifiés dans les
rangs des mauvais riches, et les autres, en vivant
quelque temps au milieu d'eux, ont été éprouvés
mais non souillés par leurs injustices, arrivent à cette
cité où les attend l'héritage de l'éternité
: c'est là qu'il n'y a de
place que pour le juste, de rang élevé que pour le sage;
c'est là qu'on ne possédera que ce qui est véritablement
à soi. Cependant, même ici, nous n'intercédons pas
pour que les biens d'autrui ne soient point restitués d'après
les moeurs et les lois de la terre; lorsque nous demandons que vous vous
adoucissiez envers les méchants,
ce n'est pas pour qu'on les aime et pour qu'ils demeurent ce qu'ils
sont, c'est parce que tous ceux qui sont bons le deviennent en cessant
d'être méchants et qu'on
apaise Dieu par un sacrifice de miséricorde : si Dieu n'était
pas indulgent à ceux qui sont mauvais, il n'y aurait personne de
bon.
Voilà une trop longue
lettre qui vous fait perdre votre temps, quand peu de mots auraient suffi
à un homme aussi pénétrant et aussi instruit que vous.
Il y a.
longtemps que j'aurais fini si j'avais cru que vous seul dussiez lire
ma réponse. Vivez heureux dans le Christ, mon très-cher fils.
LETTRES DE SAINT AUGUS LETTRE CLIV. (Année 414.)
Le vicaire d'Afrique exprime à saint Augustin ses sentiments
de respectueuse admiration ; il avait reçu et tu les trois premiers
livres de la Cité de Dieu.
MACÉDONIUS A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER PÈRE
AUGUSTIN, ÉVÊQUE.
1. Je suis merveilleusement frappé de votre sagesse , soit que
je lise vos ouvrages, soit que je lise ce que vous avez bien voulu m'envoyer
sur les intercessions en
faveur des criminels. Je trouve dans vos ouvrages tant de pénétration,
de science, de sainteté qu'il n'y a rien au delà; et tant
de réserve dans votre lettre que si je ne
faisais pas ce que vous demandez , je croirais presque que le seul
coupable de l'affaire c'est moi, ô vénérable seigneur
et cher Père. Car vous n'insistez point comme
la plupart des gens de ce lieu , et vous n'arrachez pas de force ce
que vous désirez; mais lorsque vous croyez devoir vous adresser
à un juge accablé de tant de
soins, vous exhortez avec une réserve qui vient en aide à
vos paroles, et qui, auprès des gens de bien, est la plus puissante
manière de vaincre les difficultés. C'est
pourquoi je me suis hâté d'avoir égard à
votre demande : je l'avais déjà fait espérer.
2. J'ai lu vos livres (1), car ce ne sont pas de ces oeuvres languissantes
et froides qui souffrent qu'on les quitte ; ils se sont emparés
de moi, m'ont enlevé à tout autre
soin et m'ont si bien attaché à eux (puisse Dieu m'être
ainsi favorable!), que je ne sais ce que je dois le plus y admirer, ou
la perfection du sacerdoce, ou les dogmes
de la philosophie, ou la pleine connaissance de l'histoire, ou l'agrément
de l'éloquence; votre langage séduit si fortement les ignorants
eux-mêmes qu'ils n'interrompent
pas la lecture de vos livres avant de l'avoir achevée, et qu'après
avoir fini ils recommencent encore. Vous avez prouvé à nos
adversaires, impudemment opiniâtres,
que dans ce qu'ils appellent les siècles heureux, il est arrivé
de plus grands maux dont la cause est cachée dans l'obscurité
des secrets de la nature, et que les fausses
félicités de ces temps ont conduit, non point à
la béatitude, mais aux abîmes ; vous avez montré que
notre religion et les mystères du Dieu véritable, sans compter
la
vie éternelle promise aux hommes vertueux , adoucissent les
inévitables amertumes de la vie présente. Vous vous êtes
servi du puissant exemple d'un malheur récent
(2); toutefois, malgré les fortes preuves que vous en tirez
au profit de notre cause , jaurais voulu, si t'eût été
possible , qu'il ne vous eût pas servi (3). Mais cette
calamité ayant donné lieu à tant de plaintes folles
de la part de ceux qu'il fallait convaincre, il était devenu
1. Les trois premiers livres de la Cité de Dieu.
2. La chute de Rome.
3. On voit ici combien les âmes chrétiennes les meilleures
avaient été émues et troublées de la prise
de Rome par les Barbares.
nécessaire de tirer de cette catastrophe même des preuves
de la vérité.
3. Voilà ce que j'ai pu vous répondre sous le, poids
de tant d'occupations; elles sont vaines si on considère à
quoi aboutissent les choses humaines, mais elles ont
pourtant leur nécessité dans les jours mortels qui nous
sont faits ici-bas. Sil m'est accordé du loisir et de la vie, je
vous écrirai aussi d'Italie pour vous marquer tout ce
que m'inspire un ouvrage d'une si grande science, Sans qui je puisse
cependant payer jamais toute ma dette. Que le Dieu tout-puissant garde
votre sainteté en santé
et en joie durant une très-longue vie, ô désirable
seigneur et cher Père.
LETTRE CLV. (Année 414.)
Toutes les beautés de la philosophie chrétienne se trouvent
dans cette lettre où saint Augustin entretient Macédonius
des conditions de la vie heureuse et des devoirs
de ceux qui sont à la tête des peuples. Cette lettre est
pleine de choses admirables; elle établit les fondements de la politique
chrétienne.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE
, A SON CHER FILS MACÉDONIUS , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Quoique je ne reconnaisse pas en moi la sagesse que vous m'attribuez,
j'ai pourtant de nombreuses actions de grâces à rendre à
l'affection si vive et si sincère que
vous rue témoignez. J'ai du plaisir à penser que les
fruits de mes études plaisent à un homme tel que vous; j'en
éprouve bien davantage à voir votre coeur s'attacher à
l'amour de l'éternité, de la vérité et
de la charité même, à l'amour de ce céleste
et divin empire dont le Christ est le souverain, et où seulement
on vivra toujours
heureux, si on a bien et pieusement vécu en ce monde; je vois
que vous vous en approchez, et je vous aime à cause de votre ardent
désir d'y parvenir. De là découle
aussi la véritable amitié, amour tout gratuit qui ne
tire pas son prix des avantages temporels. Car personne ne peut être
véritablement l'ami d'un homme s'il ne l'a été
premièrement de la vérité, et si ce dernier amour
n est gratuit, il ne peut exister d'aucune manière.
2. Les philosophes aussi ont beaucoup parlé là-dessus;
mais on ne trouve pas en eux la vraie piété, c'est-à-dire
le vrai culte du vrai Dieu d'où il faut tirer tous les
devoirs de bien vivre; je pense que leur erreur ne vient pas d'autre
chose sinon qu'ils ont voulu se fabriquer en quelque sorte de leur propre
fond une vie heureuse et
qu'ils ont cru devoir la faire plutôt que de la demander, tandis
que Dieu seul la donne. Nul ne peut faire l'homme heureux, si ce n'est
Celui qui a fait l'homme. Celui
qui accorde de si grands biens aux bons et aux méchants pour
qu'ils existent, pour qu'ils soient des hommes, pour qu'ils aient à
leur service leurs sens, leurs forces et
les richesses de la terre, se donnera lui-même aux bons pour
qu'ils soient heureux, et leur bonté même est déjà
un présent divin. Mais les hommes qui, dans cette
misérable vie, dans les membres mourants, sous le poids d'une
chair corruptible , ont voulu être les auteurs et comme les créateurs
de leur vie heureuse, n'ont pas pu
comprendre comment Dieu résistait à leur orgueil; ils
aspiraient à la vie heureuse par leurs propres vertus et croyaient
déjà la tenir, au lieu de la demander à celui qui
est la source même des vertus et de l'espérer de sa miséricorde.
C'est pourquoi ils sont tombés dans une très-absurde erreur,
d'un côté, soutenant que le sage était
heureux jusque dans le taureau de Phalaris, et forcés, de l'autre,
d'avouer que parfois il fallait fuir une vie heureuse. Car ils cèdent
aux maux du corps trop accumulés,
et, au milieu de l'excès de leurs souffrances, ils sont d'avis
de quitter cette vie. Je ne veux pas dire ici quel crime ce serait qu'un
homme innocent se tuât; il ne le doit
pas du tout, lors même qu'il serait coupable; nous avons exposé
cela en détail dans le premier des trois livres que vous avez lus
avec tant de bienveillance et
d'attention. Que l'on voie, sans l'emportement de l'orgueil, mais avec
le calme de la modération, si on peut appeler heureuse une vie que
le sage ne garde pas pour en
jouir et qu'il est amené à s'arracher de ses propres
mains.
3. Il y a, comme vous savez, dans Cicéron, à la fin du
cinquième livre des Tusculanes, un endroit qui est à considérer
ici. En parlant de la cécité du corps, et en
affirmant que le sage, même devenu aveugle, peut être heureux,
Cicéron énumère beaucoup de choses que ce sage aurait
du bonheur à entendre; de même s'il
devenait sourd, il y aurait pour ses yeux des spectacles qui le raviraient
et lui donneraient de la félicité. Mais Cicéron n'a
pas osé dire que le sage serait encore
heureux s'il devenait aveugle et sourd; seulement si les plus cruelles
douleurs du corps s'ajoutent à la privation de l'ouïe et de
la vue, et que le (393) malade n'en
reçoive pas la mort, Cicéron lui laisse la ressource
de se la donner lui-même pour accomplir sa délivrance, par
cet acte de vertu, et arriver au port de l'insensibilité.
Le sage est donc vaincu par les souffrances extrêmes, et, sous
l'étreinte de maux cruels, il commet sur lui-même un homicide.
Mais celui qui ne s'épargne pas
lui-même pour échapper à de tels maux,, qui épargnera-t-il?
Certainement le sage est toujours heureux, certainement nulle calamité
ne peut lui ravir la vie heureuse
placée en sa propre puissance. Et voilà que dans la cécité
et la surdité et les plus cruels tourments du corps, ou bien ce
sage perd la vie heureuse, ou bien, s'il la
conserve encore dans ces afflictions, il y aura parfois, d'après
les raisonnements de ces savants hommes, une vie heureuse, que le sage
ne peut pas supporter; ou, ce
qui est plus absurde, qu'il ne doit pas supporter, qu'il doit fuir,
briser, rejeter, et dont il doit s'affranchir par le fer ou le poison ou
tout autre genre de mort volontaire :
c'est ainsi que, selon les épicuriens et quelques autres extravagants,
il arrivera au port de l'insensibilité de façon à
ne plus être du tout, ou bien trouvera un bonheur
qui consistera à être délivré, comme d'une
peste, de cette vie heureuse qu'il prétendait mener en ce monde.
O trop superbe forfanterie ! Si, malgré les souffrances du
corps, la vie du sage est encore heureuse, pourquoi n'y demeure-t-il
pas pour en jouir? Si, au contraire, elle est misérable, n'est-ce
pas, je vous le demande, l'orgueil
qui l'empêche de l'avouer, de prier Dieu et d'adresser ses supplications
à la justice et à la miséricorde de Celui qui a la
puissance, soit de détourner ou d'adoucir les
maux de cette vie ou de nous armer de force pour les supporter ou de
nous en délivrer tout à fait, et de nous donner ensuite la
vie véritablement heureuse, séparée
de tout mal et inséparable du souverain bien?
4. C'est la récompense des âmes pieuses; dans l'espoir
de l'obtenir nous supportons sans l'aimer cette vie temporelle et mortelle;
nous supportons courageusement
ses maux par l'inspiration et le don divins, quand, la joie dans le
coeur, nous attendons fidèlement l'accomplissement de la promesse
que Dieu nous a faite des biens
éternels. L'apôtre Paul nous y exhorte lorsqu'il nous
parle de ceux qui « se réjouissent dans l'espérance
et qui sont (394) patients dans la tribulation (1) ; n il nous
montre pourquoi on est patient dans la tribulation en nous disant d'abord
qu'on se réjouit dans l'espérance. J'exhorte à cette
espérance par Jésus-Christ
Notre-Seigneur. Dieu lui-même notre maître a enseigné
cela lorsqu'il a voilé sa majesté sous les apparences d'une
chair infirme; non-seulement il l'a enseigné par
l'oracle de sa parole, mais encore il l'a confirmé par l'exemple
de sa passion et de sa résurrection. Il a montré par l'une
ce que nous devons supporter, par l'autre ce
que nous devons espérer. Les philosophes dont . nous avons rappelé
plus haut les erreurs auraient mérité sa grâce si,
pleins d'orgueil, ils n'avaient inutilement cherché
à se faire, de leur propre fond, cette vie heureuse, dont Dieu
seul a promis la possession, après la mort, à ceux qui auront
été ses véritables adorateurs. Cicéron a été
mieux inspiré quand il a dit : « Cette vie est une mort
et je pourrais, si je voulais, faire voir combien elle est déplorable
(2). » Si elle est déplorable, comment peut-on
la trouver heureuse? Et puisqu'on en déplore avec raison la
misère, pourquoi ne pas convenir qu'elle est misérable? Je
vous en prie donc, homme de bien,
accoutumez-vous à être heureux en espérance, pour
que vous le soyez aussi en réalité, lorsque la félicité
éternelle sera accordée comme récompense à
votre
persévérante piété.
5. Si la longueur de ma lettre vous fatigue, la faute en est sûrement
à vous qui m'avez appelé un sage. Voilà pourquoi j'ose
vous parler ainsi, non pas pour faire
parade de ma propre sagesse, mais pour montrer en quoi la sagesse doit
consister. Elle est dans ce monde le vrai culte du vrai Dieu, afin que
Dieu soit son gain
assuré et entier dans la vie future. Ici la constance dans la
piété, là-haut l'éternité dans le bonheur.
Si j'ai en moi quelque chose de cette sagesse qui seule est la
véritable, je ne l'ai pas tiré de moi-même, je
l'ai tiré de Dieu, et j'espère fidèlement qu'il achèvera
en moi ce que je me réjouis humblement qu'il ait commencé;
je ne
suis ni incrédule pour ce qu'il ne m'a pas donné encore,
ni ingrat pour ce qu'il m'a déjà donné. Si je mérite
quelque louange, c'est par sa grâce, ce n'est ni par mon
esprit ni par mon mérite; car les génies les plus pénétrants
et les plus élevés sont tombés dans des erreurs d'autant
plus grandes
1. Rom. XII, 12. 2. In Tusc. quaest.
qu'ils ont cru avec plus de confiance dans leurs propres forces et
n'ont pas demandé humblement et sincèrement à Dieu
de leur montrer la voie. Et que sont les
mérites des hommes, quels qu'ils soient, puisque celui qui est
venu sur la terre, non point avec une récompense due, mais avec
une grâce gratuite, a trouvé tous les
hommes pécheurs, lui seul étant libre et libérateur
du joug du péché?
6. Si donc la vraie vertu nous plaît, disons-lui, comme dans
ses saintes Ecritures : « Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes
ma vertu (1); » et si véritablement nous
voulons être heureux (ce que nous ne pouvons pas ne pas vouloir),
que notre coeur soit fidèle à ces paroles des mêmes
Ecritures : « Heureux l'homme dont le nom
du Seigneur est l'espérance, et qui n'a point abaissé
ses regards sur les vanités et les folies menteuses (2) !»
Or, par quelle vanité, par quelle folie, par quel mensonge
un homme mortel, menant une vie misérable avec un esprit et
un corps sujets au changement, chargé de tant de péchés,
exposé à tant de tentations, rempli de tant de
corruption, destiné à des peines si méritées,
met-il en lui-même sa confiance pour être heureux, lorsque,
sans le secours de Dieu, lumière des intelligences, il ne peut
pas même préserver de l'erreur ce qu'il a de plus noble
dans sa nature, c'est-à-dire l'esprit et la raison ! Rejetons donc
les vanités et les folies menteuses des faux
philosophes; car il n'y aura pas de vertu en nous si Dieu ne vient
lui-même à notre aide; pas de bonheur, s'il ne nous fait pas
jouir de lui et si, par le don de
l'immortalité et de l'incorruptibilité, il n'absorbe
tout ce qu'il y a en nous de changeant et de corruptible, et qui n'est
qu'un amas de faiblesses et de misères.
7. Nous savons que vous aimez le bien de lEtat ; voyez donc comme
il est clair, d'après les livres saints, que ce qui fait le bonheur
de l'homme fait aussi le bonheur
des Etats. I,e prophète rempli de l'Esprit-Saint, parle ainsi
dans sa prière : « Délivrez-moi de la main des enfants
étrangers, dont la bouche a proféré des paroles de
vanité, et dont la main droite est une main d'iniquité.
Leurs fils sont comme de nouvelles plantes dans leur jeunesse ; leurs filles
sont ajustées et ornées comme un
temple; leurs colliers sont si pleins qu'ils regorgent; leurs troupeaux
1. Ps. XVII, 2. 2. Ibid. XXXIX, 5.
395
s'accroissent de la fécondité de leurs brebis; a leurs
vaches sont grasses; leurs murailles ne
sont ni ruinées ni ouvertes, et il n'y a pas de cris dans leurs
places publiques. Ils ont proclamé heureux le peuple à qui
ces choses appartiennent : heureux le peuple
qui a le Seigneur pour son Dieu (1) ! »
8. Vous le voyez : il n'y a que les enfants étrangers, c'est-à-dire
n'appartenant pas à la régénération par laquelle
nous sommes faits enfants de Dieu, qui trouvent un
peuple heureux à cause de l'accumulation des biens terrestres;
le prophète demande à Dieu de le délivrer de la main
de ces étrangers, de peur de se laisser entraîner
par eux dans une aussi fausse idée du bonheur de l'homme et
dans des péchés impies. Car dans la vanité de leurs
discours, « ils ont proclamé heureux le peuple à qui
appartiennent ces choses » que David a citées plus haut,
et dans lesquelles consiste la seule félicité que recherchent
les amis de ce monde; et c'est pourquoi « leur
main droite est une main d'iniquité, » parce qu'ils ont
mis avant ce qu'il aurait fallu mettre après, comme le côté
droit passe avant le côté gauche. Si on possède ces
sortes de biens, on ne doit pas y placer la vie heureuse; les choses
de ce monde doivent nous être soumises et ne pas être maîtresses;
elles doivent suivre et ne pas
mener. Et comme si nous disions au Prophète quand il priait
ainsi et demandait d'être délivré et séparé
des enfants étrangers qui ont proclamé heureux le peuple
à qui
appartiennent ces choses; vous-même, qu'en pensez-vous? quel
est le peuple que vous proclamez heureux? il ne répond pas: Heureux
le peuple qui place sa vertu
dans sa force propre ! S'il avait répondu cela, il aurait mis
encore une différence entre un tel peuple et celui qui fait consister
la vie heureuse dans une visible et
corporelle félicité; mais il ne serait pas allé
au delà des vanités et des folies menteuses. « Maudit
soit quiconque met son espérance dans l'homme,» disent ailleurs
les
saintes lettres (2); personne ne doit donc mettre en soi son espérance,
parce qu'il est homme lui-même. C'est pourquoi afin de s'élancer
par delà les limites de toutes
les vanités et des folies menteuses, et afin de placer la vie
heureuse où elle est véritablement, «Heureux, dit le
Psalmiste, heureux le peuple « dont le Seigneur est le
Dieu! »
9. Vous voyez donc où il faut demander ce
1. Ps. CXLIII, 11-15. 2. Jérémie, XVIII, 11-15.
que tous désirent, savants et ignorants; il en est beaucoup
qui, par erreur ou par orgueil, ne savent ni qui le donne ni comment on
le reçoit. Dans ce psaume divin sont
repris en meure temps les uns et les autres, ceux qui se confient dans
leur vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de leurs richesses
(1), c'est-à-dire les
philosophes de ce monde et les gens très-éloignés
de cette philosophie, aux yeux desquels les trésors de la terre
suffisent au bonheur d'un peuple. C'est pourquoi
demandons au Seigneur notre Dieu qui nous a faits, demandons-lui et
la vertu pour triompher des maux de cette vie, et après la mort,
la jouissance de la vie heureuse
dans son éternité, afin que pour la vertu et pour la
récompense de la vertu, « celui qui se glorifie se glorifie
« dans le Seigneur, » comme parle l'Apôtre (2). C'est
ce
que nous devons vouloir pour nous et pour l'Etat dont nous sommes citoyens,
car le bonheur d'un Etat ne part pas d'un autre principe que le bonheur
de l'homme,
puisque l'Etat n'est autre chose qu'une multitude d'hommes unis entre
eux.
10. Si donc toute cette prudence par laquelle vous veillez aux intérêts
humains, toute cette force par laquelle vous tenez tête à
l'iniquité, toute cette tempérance par
laquelle vous vous maintenez pur au milieu de la corruption générale,
toute cette justice par laquelle vous rendez à chacun ce qui lui
appartient, si ces qualités et ces
nobles efforts ont pour but la santé, la sécurité
et le repos de ceux à qui vous voulez faire du bien; si votre ambition
c'est qu'ils aient des fils comme des plantes bien
soutenues, des filles ornées comme des temples, des celliers
qui regorgent, des brebis fécondes, des vaches grasses, que les
murs de leurs enclos ne présentent
aucune ruine, et qu'on n'entende point dans leurs rues les cris de
la dispute, vos vertus ne seront point des vertus véritables comme
le bonheur de ce peuple-là né
sera pas un vrai bonheur. Cette réserve de mon langage que vous
avez bien voulu louer dans votre lettre ne doit pas m'empêcher de
dire ici la vérité. Si, je le répète,
votre administration avec les qualités qui l'accompagnent et
que je viens de rappeler ne se proposait d'autre fin que de préserver
les hommes de toute peine selon la
chair, et que vous regardassiez comme une oeuvre étrangère
à vos devoirs de connaître à quoi ils rapportent
1. Ps. XLVIII, 7. 2. II Cor. X, 17.
396
portent ce repos que vous vous efforcez de leur procurer, c'est-à-dire
(pour parler clairement) ; si vous ne vous occupiez pas de savoir quel
culte ils rendent au Dieu
véritable, où est tout le fruit d'une vie tranquille,
ce grand travail ne vous servirait de rien pour la vie véritablement
heureuse.
11. J'ai l'air de parler avec assez de hardiesse, et j'oublie en quelque
sorte le langage accoutumé de mes intercessions. Mais si la réserve
n'est autre chose qu'une
certaine crainte de déplaire, moi, en craignant ici, je ne montre
aucune réserve; car je craindrais d'abord et à bon droit
de déplaire à Dieu, ensuite à notre amitié,
si je
prenais moins de liberté quand il s'agit de vous adresser des
exhortations que je crois salutaires. Oui, que je sois réservé
lorsque j'intercède auprès de vous pour les
autres; mais lorsque c'est pour vous, il faut que je sois d'autant
plus libre que je vous suis plus attaché, car l'amitié se
mesure à la fidélité parler de la sorte, c'est
encore agir avec réserve. Si, comme vous l'avez écrit
vous-même, « la réserve est auprès des gens de
bien la « plus puissante manière de vaincre les difficultés,
»
qu'elle me vienne en aide pour vous auprès de vous, afin que
je jouisse de vous en celui qui m'a ouvert la porte vers vous et inspiré
cette confiance : surtout parce
que les sentiments que je vous suggère sont déjà,
je le crois aisément, au fond de votre coeur soutenu et formé
de tant de dons divins.
12. Si, comprenant quel est celui de qui vous tenez ces vertus et lui
en rendant grâces, vous les rapportez à son culte, même
dans l'exercice de vos fonctions; si, par
les saints exemples de votre vie, par votre zèle, vos encouragements
ou vos menaces, vous dirigez et vous amenez vers Dieu les hommes soumis
à votre puissance; si
vous ne travaillez au maintien de leur sécurité que pour
les mettre en état de mériter Celui en qui ils trouveront
une heureuse vie, alors vos vertus seront de vraies
vertus; grâce à celui de qui vous les avez reçues,
elles croîtront et s'achèveront de façon à vous
conduire sans aucun doute à la vie véritablement heureuse
qui n'est
autre que la vie éternelle. Là, on n'aura plus à
discerner prudemment le bien et le mal, car le mal n'y sera pas; ni à
supporter courageusement l'adversité, car il n'y
aura rien là que nous n'aimions, rien qui puisse exercer notre
patience; ni à réfréner par la tempérance les
mauvais désirs, car notre âme en sera à jamais préservée;
ni à secourir avec justice les indigents, car là nous
n'aurons plus ni pauvres ni nécessiteux. Il n'y aura plus là
qu'une même vertu, et ce qui fera à la fois la vertu et la
récompense, c'est ce que chante dans les divines Ecritures un
homme embrasé de ce saint désir : « Mon bien est de
m'unir à Dieu (1). » Là sera la sagesse pleine et
sans fin, la vie véritablement heureuse; car on sera parvenu
à l'éternel et souverain bien, dont la possession éternelle
est le complément de notre bien. Que cette vertu
s'appelle prudence, parce qu'il est prudent de s'attacher à
un bien qu'on ne peut pas perdre; qu'on l'appelle force, parce que nous
serons fortement unis à un bien
dont rien ne nous séparera; qu'on l'appelle tempérance,
parce que notre union sera chaste, là où jamais il n'y aura
corruption; qu'on l'appelle justice, parce que c'est
avec raison qu'on s'attachera au bien auquel on doit demeurer toujours
soumis.
13. En cette vie même la vertu n'est autre chose que d'aimer
ce qu'on doit aimer; le choisir, c'est de la prudence; ne s'en laisser
détourner par aucune peine, c'est de
la force; par aucune séduction, c'est de la tempérance;
par aucun orgueil, c'est de la justice. Mais que devons-nous choisir pour
notre principal amour si ce n'est ce
que nous trouvons de meilleur que toutes choses? Cet objet de notre
amour, c'est Dieu : lui préférer ou lui comparer quelque
chose, c'est ne pas savoir nous aimer
nous-mêmes. Car nous faisons d'autant plus notre bien que nous
allons davantage vers lui que rien n'égale ; nous y allons non pas
en marchant, mais en aimant; et il
nous sera d'autant plus présent que notre amour pour lui sera
plus pur, car il ne s'étend ni ne s'enferme dans aucun espace. Ce
ne sont donc point nos pas, mais nos
moeurs qui nous mènent à lui qui est présent partout
et tout entier partout. Nos moeurs ne se jugent pas d'après ce qui
fait l'objet de nos connaissances, mais l'objet
de notre amour : ce sont les bons ou les mauvais amours qui font les
bonnes ou les mauvaises moeurs. Ainsi, par notre dépravation, nous
restons loin de Dieu qui est
la rectitude éternelle; et nous nous corrigeons en aimant ce
qui est droit, afin qu'ainsi redressés, nous puissions nous unir
à Lui.
14. Si donc nous savons nous aimer nous-mêmes en aimant Dieu,
ne négligeons aucun
1. Ps. LXXII, 28.
397
effort pour porter vers lui ceux que nous aimons comme nous-mêmes.
Car le Christ, c'est-à-dire la Vérité, nous enseigne
que toute la loi et les prophètes sont
enfermés dans ces deux préceptes : aimer Dieu de toute
âme, de tout coeur, de tout esprit, et aimer notre prochain comme
nous-mêmes (1). Le prochain ici, ce n'est
pas celui qui est notre proche par les liens du sang, mais par la communauté
de la raison qui unit entre eux tous les hommes. Si la raison d'argent
fait des associés,
combien plus encore la raison de nature, qui ne nous unit point par
une loi de commerce, mais par la loi de naissance ! Aussi le poète
comique (car l'éclat de la vérité
n'a pas manqué aux beaux génies), dans une scène
où deux vieillards s'entretiennent, fait dire à l'un : «
Vos propres affaires vous laissent-elles tant de loisirs que vous
puissiez vous occuper de celles d'autrui qui ne vous regardent pas?
» et l'autre vieillard répond : «Je suis homme, et rien
d'humain ne m'est étranger (2). » On dit que
le théâtre tout entier, quoique les fous et les ignorants
n'y manquassent pas, couvrit d'applaudissements ce trait du poète.
Ce qui fait l'union des âmes humaines
touche tellement au sentiment de tous, qu'il ne se rencontra pas dans
cette assemblée un seul homme qui ne se sentit le prochain d'un
homme quel qu'il fût.
15. L'homme donc doit aimer Dieu et lui-même et le prochain de
cet amour que la loi divine lui commande; mais trois préceptes n'ont
pas été donnés pour cela; il n'a
pas été dit : dans ces trois, mais « dans ces deux
préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes
: » c'est d'aimer Dieu de tout coeur, de toute âme, de tout
esprit, et d'aimer son prochain comme soi-même. Par là
nous devons entendre que l'amour de nous-mêmes n'est pas différent
de l'amour de Dieu. Car s'aimer
autrement c'est plutôt se haïr ; l'homme alors devient injuste;
il est privé de la lumière de la justice, lorsque se détournant
du meilleur bien pour se tourner vers
lui-même, il tombe à ce qui est inférieur et misérable.
Alors s'accomplit en lui ce qui est écrit: « Celui qui aime
l'iniquité hait son âme (3). » C'est pourquoi, nul ne
s'aimant lui-même s'il n'aime Dieu, après le précepte
1. Matth. XII, 37-40.
2. Térence, Heautontimorumenos (l'homme qui se punit lui-même),
acte I, scène I.
3. Ps. X, 6.
de l'amour de Dieu il n'était pas besoin d'ordonner encore à
l'homme de s'aimer, puisqu'il s'aime en aimant Dieu. Il doit donc aimer
le prochain comme lui-même afin
d'amener, lorsqu'il le peut, l'homme au culte de Dieu, soit par des
bienfaits qui consolent, soit par des instructions salutaires, soit par
d'utiles reproches : il sait que
dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et
les prophètes.
16. Celui qui, par un bon discernement, fait de ce devoir son partage,
est prudent; ne s'en laisser détourner par aucun tourment, c'est
être fort; par aucun autre
plaisir, c'est être tempérant; par aucun orgueil, c'est
être juste. Quand on a obtenu de Dieu ces vertus par la grâce
du Médiateur qui est Dieu avec le Père, et homme
avec nous; de Jésus-Christ, qui, après que le péché
nous a faits ennemis de Dieu, nous réconcilie avec lui dans l'Esprit
de charité; quand on a, dis-je, obtenu de Dieu
ces vertus, on mène en ce monde une bonne vie, et, comme récompense,
on reçoit ensuite la vie heureuse qui ne peut pas ne pas être
éternelle. Les mêmes vertus
qui sont ici des actes ont là-haut leur effet; ici c'est l'uvre,
là-haut la récompense; ici le devoir; là-haut la fin.
C'est pourquoi tous les bons et les saints, même au
milieu des tourments où le secours divin ne leur manque pas,
sont appelés heureux par l'espérance de cette fin qui sera
leur bonheur : s'ils demeuraient toujours dans
les mêmes supplices et les mêmes douleurs, ii faudrait
les appeler malheureux, malgré toutes leurs vertus.
17. La piété, c'est-à-dire le vrai culte du vrai
Dieu, sert donc à tout; elle détourne ou adoucit les misères
de cette vie, elle conduit à cette vie et à ce salut où
nous
n'aurons plus de mal à souffrir, où nous jouirons de
l'éternel et souverain bien. Je vous exhorte, comme je m'exhorte
moi-même, à vous montrer de plus en plus
parfait dans cette voie de piété et à y persévérer.
Si vous n'y marchiez pas, si vous n'étiez pas d'avis de faire servir
à la piété les honneurs dont vous êtes revêtus,
vous n'auriez pas dit, dans votre ordonnance destinée à
ramener à l'unité et à la paix du Christ les donatistes
hérétiques : « C'est pour vous que cela se fait; c'est
pour
vous que travaillent et les prêtres d'une foi incorruptible et
l'empereur, et nous-mêmes qui sommes ses juges; »vous n'auriez
pas dit beaucoup d'autres choses qui se
trouvent dans cette ordonnance et par où (398) vous avez fait
voir que votre magistrature de la terre ne vous empêche pas de beaucoup
penser à l'empire du ciel. Si
donc j'ai voulu parler longtemps avec vous des vertus véritables
et de la vie véritablement heureuse, j'aimerais à espérer
que je n'ai pas été trop à charge à un homme
aussi occupé que vous; j'en ai même la confiance, lorsque
je songe à ce grand et admirable esprit qui fait que, sans négliger
les pénibles devoirs de votre dignité,
vous vous appliquez plus volontiers à ces intérêts
plus élevés.
LETTRE CLVI. (Année 414.)
Un pieux et docte laïque de Syracuse , nommé Hilaire ,
le même peut-être dont nous retrouverons une lettre sous là
date de 429, adresse à saint Augustin
d'importantes questions.
HILAIRE AU SAINT, TRÈS-VÉNÉRABLE ET EN TOUTES
CHOSES RESPECTABLE SEIGNEUR AUGUSTIN ÉVÊQUE.
La grâce de votre sainteté, connue de tous, encourage
mon indignité à écrire à votre admirable révérence
en profitant de l'occasion de ceux de votre pays qui
retournent de Syracuse à Hippone ; je prie la souveraine Trinité
que ma lettre vous trouve plein de santé et de vigueur et que vous
puissiez y répondre, ô saint,
vénérable et en toutes choses respectable seigneur! Je
vous conjure de vous souvenir de moi dans vos pieuses oraisons et d'éclairer
mon ignorance au. sujet de ce
que certains chrétiens répètent à Syracuse;
ils disent que l'homme peut être sans péché, et, s'il
le veut, observer aisément les commandements de Dieu; qu'il ne serait
pas juste que l'enfant mort sans baptême périt, puisqu'il
riait sans péché. Ils disent que le riche ne peut pas entrer
dans le royaume de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu
tout ce qu'il possède, et que môme les bonnes oeuvres
qu'il accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient
de rien, et qu'on ne doit jurer en aucune manière.
Je désire aussi savoir si l'Eglise « sans ride et sans
tache » dont parle l'Apôtre (1), est celle où nous sommes
présentement réunis ou bien celle que nous espérons
:
certains chrétiens croient que cette Eglise est celle où
maintenant se pressent les peuples et qu'elle peut être sans péché.
Je supplie instamment votre sainteté de nous
instruire clairement sur toutes ces choses, afin que nous sachions
ce que nous devons penser. Que la miséricorde de notre Dieu conserve
votre sainteté saine et
sauve et lui donne de très-longues années, ô saint
et à bon droit vénérable Seigneur, et en tout si digne
de respect!
1. Ephés. V, 27.
LETTRE CLVII. (Année 414.)
La réponse à Hilaire est célèbre; saint
Jérôme l'appelle ai livre. Orose lut cette lettre dans l'assemblée
de Jérusalem ai se trouvait Pélage, à la fin de juin
440 ; elle fut
lue aussi dans la réunion de Diospolis ou Lydda , au mois de
décembre de la même année (voir lHistoire de saint
Augustin, chap. XVIII). L'évêque d'Hippone
établit la doctrine de la gràce contre lea naissantes
erreurs des Pélagiens qu'il désigne sans les nommer; il établit
aussi la vérité de l'enseignement chrétien relativement
aux riches.
AUGUSTIN ÉVÊQUE , SERVITEUR DU CHRIST ET DE SON ÉGLISE,
A SON BIEN-AIMÉ FILS HILAIRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Votre lettre m'apprend non-seulement que vous êtes en bonne
santé, mais encore que vous êtes animé d'un zèle
religieux en ce qui touche la parole de Dieu, et
d'un soin pieux pour votre salut qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ
: j'en rends grâces à Dieu et vous réponds sans retard.
2. Vous demandez si quelqu'un en ce monde est assez avancé dans
la perfection de la justice pour vivre tout à fait sans péché;
écoutez ces paroles de l'apôtre Jean,
le disciple que le Seigneur aimait le plus : « Si nous disons
que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes,
et la vérité n'est pas en nous (1). » Si
donc ceux dont vous parlez disent qu'ils sont sans péché,
vous voyez qu'ils se trompent eux-mêmes et que la vérité
n'est pas en eux. Mais s'ils avouent qu'ils sont
pécheurs, pour mériter la miséricorde de Dieu,
qu'ils cessent de tromper les autres et de chercher à leur inspirer
un tel orgueil. L'oraison dominicale est nécessaire à
tous; elle a été aussi donnée aux béliers
du troupeau, c'est-à-dire aux apôtres eux-mêmes, afin
que chacun dise à Dieu : « Pardonnez-nous nos offenses comme
nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2). »
Celui qui n'a pas besoin de ces paroles dans la prière, celui-là
sera déclaré vivre sans péché. Si le Seigneur
avait
prévu qu'il pût y avoir des hommes semblables, meilleurs
que ses apôtres, il aurait enseigné à ceux-là
une autre prière par laquelle ils n'auraient pas demandé
le
pardon de leurs péchés, le baptême ayant tout effacé.
Si saint Daniel, non pas devant les hommes par une trompeuse humilité,
mais devant Dieu même, c'est-à-dire
1. Jean, I, 8. 2. Matth. VI, 12.
399
dans la prière par laquelle il implorait Dieu, confessait à
la fois et les péchés de son peuple et ses propres péchés,
comme nous l'atteste sa bouche véridique (1), il ne
me paraît pas qu'on puisse dire aux gens dont vous me parlez
autre chose que ce que le Seigneur dit à un orgueilleux parle prophète
Ezéchiel : « Etes-vous plus sage
que Daniel (2) ? »
3. Mais celui qui, aidé de la miséricorde et de la grâce
de Dieu, se sera abstenu de ces péchés qu'on appelle aussi
des crimes, et qui aura eu soin d'effacer par des
oeuvres de miséricorde et de pieuses oraisons les péchés
inséparables de cette vie, méritera d'en sortir sans péché,
quoique, sa vie durant, il n'ait pas été exempt de
fautes : celles-ci n'ayant pas manqué, les moyens de se purifier
n'ont pas manqué aussi. Mais quiconque, entendant dire que par le
libre arbitre nul n'est ici sans
péché, en prendrait prétexte pour se livrer à
ses passions, pour commettre des actions coupables, et persévérer
jusqu'à son dernier jour dans ces infamies et ces
crimes, celui-là, malgré les aumônes qu'il pourrait
faire , vivrait misérablement et mourrait plus misérablement
encore.
4. On peut jusqu'à un certain point tolérer qu'on dise
qu'il y a ou qu'il y a eu sur la terre, sans compter le Saint des saints,
quelqu'un d'exempt de tout péché. Mais
prétendre que le libre arbitre suffit à l'homme pour
observer les commandements du Seigneur, sans qu'il ait besoin de la grâce
de Dieu et du don de l'Esprit-Saint
pour l'accomplissement des bonnes oeuvres, c'est ce qu'il faut charger
de tous les anathèmes et détester par toutes sortes d'exécrations.
Ceux qui soutiennent cela
sont entièrement éloignés de la grâce de
Dieu, parce que, selon les mots de l'Apôtre sur les Juifs, «
ignorant la justice de Dieu et voulant établir a la leur propre,
ils
n'ont pas été soumis à la justice de Dieu (3).
» Car il n'y a que la charité qui soit la plénitude
de la loi (4) ; et la charité de Dieu a été répandue
dans nos coeurs, non
par nous-mêmes ni avec les forces de notre propre volonté,
mais par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (5).
5. Le libre arbitre peut quelque chose pour les bonnes oeuvres, si
Dieu lui vient en aide ; on obtient ce secours en priant humblement et
en agissant. Otez au libre
arbitre l'appui
1. Dan. IX, 20. 2. Ezéch. XXVIII, 3. 3. Rom. X, 3. 4.
Ibid. XIII, 10. 5. Ibid. V, 5.
divin, quelque connaissance qu'on ait de la loi, on n'aura en aucune
manière une justice solide, mais seulement une enflure impie dans
le coeur et un mortel orgueil.
C'est ce que nous apprend l'oraison dominicale. C'est en vain que nous
demandons à Dieu « de ne pas nous induire en tentation (1),
» s'il est en notre pouvoir de ne
point succomber. Car le sens de cette parole est celui-ci : ne nous
laissez pas succomber. « Dieu est fidèle, dit l'Apôtre
(2), il ne permettra pas que vous soyez tentés
au delà de votre pouvoir, mais il fera tourner « la tentation
à votre profit, afin que vous « puissiez persévérer
; » l'Apôtre aurait-il dit que Dieu fait cela, si cela était
en
notre seule puissance, sans son secours?
6. La loi elle-même a été donnée pour ce
secours à ceux qui en font un bon usage, afin que, par elle, ils
sachent ce qu'ils ont reçu de justice pour en rendre grâces
à
Dieu, ou ce qui leur manque encore pour le demander avec instance.
Mais ceux qui comprennent ce précepte de la loi : « Tu ne
convoiteras pas (3), » de façon à
croire qu'il leur suffit de le connaître et qu'ils n'ont pas
besoin de demander, pour l'accomplir, le secours de la grâce de Dieu,
deviennent semblables aux juifs dont il a
été dit « La loi est survenue pour que le péché
abondât (4). » C'est peu pour eux de ne pas accomplir ce commandement:
«Vous ne convoiterez pas; » outre cela, ils
s'enorgueillissent; ignorant la justice de Dieu, c'est-à-dire
celle que Dieu donne pour guérir l'impiété humaine,
et voulant établir leur justice comme l'uvre de leurs
propres forces, ils n'ont pas été soumis à la
justice de Dieu. « Car le Christ est la fin de la loi pour la justification
de tout croyant ; » il est venu pour que la grâce
surabondât où avait surabondé le péché
(5). Si les juifs ont été les ennemis de cette grâce,
ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice,
pourquoi
des chrétiens en sont-ils aussi les ennemis, eux qui croient
en celui que les juifs ont mis à mort? Est-ce pour que la récompense
soit décernée aux juifs qui, après
avoir tué le Christ, ont accusé leur impiété
et se sont soumis à sa grâce une fois connue, et pour que
la condamnation tombe sur des chrétiens qui veulent croire en
Jésus-Christ de façon à s'efforcer de tuer la
grâce ?
7. Car ceux qui croient bien croient en lui, afin
1. Matth. VI, 13. 2. I Cor. X, 13. 3. Exod. XX, 17; Rom, VII, 6.
4. Rom. V, 20. 5. Rom. X, 4; V, 20.
400
d'avoir faim et soif de la justice et d'être rassasiés
par sa grâce. Il est écrit que « tout homme qui invoquera
le nom du Seigneur sera sauvé (1) ; » il ne s'agit point ici
de la santé du corps dont jouissent beaucoup de gens qui n'invoquent
pas le nom du Seigneur, mais de cette santé dont lui-même
a dit : « Il n'est pas besoin de
médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour ceux qui sont
malades; » et qu'il achève d'expliquer par ces mots qui suivent
: « Je ne suis pas venu appeler les
justes, mais les pécheurs (2). » Les justes sont ainsi
ceux qui se portent bien , les pécheurs sont les malades. Que le
malade ne présume donc pas de ses forces; il n'y
trouvera pas son salut. S'il a cette présomption, qu'il prenne
garde que ces forces-là, au lieu d'être des marques de santé,
ne soient des marques de frénésie. Les
frénétiques, dans leur folie, se croient pleins de santé;
ils ne demandent pas le médecin, mais se jettent sur lui comme sur
un importun. C'est ainsi que, dans le délire
de leur orgueil, les mauvais chrétiens dont nous parlons maltraitent
en quelque sorte le Christ, soutenant que le bon secours de sa grâce
n'est pas nécessaire pour
accomplir les uvres de justice commandées par la loi. Qu'ils
reviennent donc de leur extravagance , et qu'ils apprennent de leur mieux
que le libre arbitre leur a été
donné, non pas pour rejeter d'une volonté superbe le
secours divin, mais pour invoquer le Seigneur avec une pieuse volonté.
8. Car cette volonté libre le sera d'autant plus qu'elle sera
plus saine; elle deviendra d'autant plus saine qu'elle se montrera plus
soumise à la divine miséricorde et à la
grâce. Elle prie fidèlement lorsqu'elle dit : «
Dirigez ma route selon votre parole, et que l'iniquité
ne me domine point (3). » Comment sera-t-elle libre la volonté
où l'iniquité dominera ? Et pour qu'elle ne soit pas ainsi
dominée, voyez qui elle invoque. Elle ne dit
pas : Dirigez ma route selon le libre arbitre, car l'iniquité
ne sera pas ma maîtresse; mais elle dit : « Dirigez ma route
selon votre parole, et que l'iniquité ne me domine
point. » Elle prie, elle ne promet pas; elle confesse, elle n'assure
pas; elle souhaite une pleine liberté, elle ne vante pas sa propre
puissance. Le salut en effet n'a pas
été promis à tout homme qui se confie dans ses
forces, mais à tout homme qui invoque le. nom du Seigneur. «
Comment l'invoqueront-ils,
1. Joël, II, 32. 2. Matth. IX, 12, 13. 3. Ps. CVIII, 133.
dit l'Apôtre, s'ils ne croient pas en lui (1)? » La fin
de la vraie foi est donc d'invoquer celui en qui l'on croit pour en obtenir
la force d'accomplir ses préceptes : la foi
obtient ce que la loi commande.
9. Pour ne pas parler de beaucoup de préceptes et s'en tenir
à celui qu'a choisi l'Apôtre comme exemple : « Vous
ne convoiterez pas, » la loi semble-t-elle ici
commander autre chose que la répression des mauvais désirs?
Partout où l'âme se porte, c'est l'amour qui l'y porte, comme
un poids. C'est pourquoi il nous est
ordonné d'enlever au poids de la cupidité pour accroître
le poids de la charité jusqu'à l'anéantissement de
l'une et à la perfection de l'autre;, car la charité est
la
plénitude de la loi. Et cependant voyez ce qui a été
écrit touchant la continence elle-même : « Et sachant
que nul ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce
et
qu'il y avait même de la sagesse, à reconnaître
de qui on obtient ce don, je m'adressai au Seigneur et lui fis ma prière
(2). » Le sage dit-il : Et sachant que nul ne peut
être continent si ce n'est pas son propre libre arbitre et qu'il
y avait de la sagesse à reconnaître que ce bien vient de moi-même?
Tel n'a pas été son langage, qui est
celui de certains orgueilleux; mais il a dit, comme il devait, dans
la vérité de la sainte Ecriture : « Sachant que nul
ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce. »
Dieu prescrit donc la continence, et c'est lui qui la donne; il la
prescrit par la foi, il la donne par la grâce; il la prescrit par
la lettre, il la donne par l'Esprit; car la loi
sans la grâce fait abonder le péché, et la lettre
sans l'Esprit tue (3). Il prescrit, pour que, nous efforçant d'accomplir
ce qui est ordonné, et fatigués du poids de notre
faiblesse, nous sachions demander le secours de la grâce, et
que , si nous avons pu faire quelque chose de bon, nous ne soyons point
ingrats envers celui qui nous
assiste. Voilà ce qu'a fait le sage; car la sagesse lui a appris
à reconnaître de qui on obtient ce don.
10. La volonté ne cesse pas d'être libre parce qu'elle
est secourue; mais au contraire le libre arbitre est secouru parce qu'il
subsiste toujours. Celui qui dit à Dieu : «
Soyez mon aide (4) , » confesse qu'il veut faire ce que . Dieu
ordonne, mais qu'il implore son assistance afin de pouvoir l'accomplir.
C'est ainsi
1. Rom. X, 14. 2. Sagesse, VIII, 21. 3. II Cor. III, 6. 4. Ps.
XXVI, 9.
401
que le sage, lorsqu'il est venu à savoir que nul n'est continent
si Dieu ne lui en fait la grâce, s'est adressé au Seigneur
et l'a prié. Sans aucun doute, c'est par sa volonté
qu'il s'est adressé au Seigneur et qu'il l'a prié - il
n'aurait pas demandé s'il n'y avait eu en lui volonté. Mais
s'il n'avait pas demandé, que pourrait cette volonté ? Lors
même qu'elle pourrait avant de demander, qu'est-ce que cela lui
servirait si elle ne rendait grâces de ce qu'elle peut demander à
Celui à qui elle doit demander ce
qu'elle ne peut pas encore? Aussi celui-là même qui est
continent ne l'est pas s'il ne le veut; mais s'il n'avait pas reçu
ce don de la continence, de quoi lui servirait la
volonté ? « Qu'as-tu que tu n'aies reçu? et si
tu l'as reçu, « pourquoi te glorifer comme si tu ne l'avais
pas reçu (1) ?» C'est comme si l'Apôtre disait
: Pourquoi te
glorifier comme si tu avais de toi-même ce que tu ne pourrais
avoir si tu ne l'avais pas reçu? Cela a été dit pour
que celui qui se glorifie, se glorifie non pas en
lui-même, mais dans le Seigneur (2) ; et pour que celui qui n'a
pas encore de quoi se glorifier, ne l'espère pas de lui-même,
mais qu'il prie le Seigneur. Mieux vaut
avoir moins , pour demander à Dieu, que d'avoir plus, pour se
l'attribuer à soi-même, car il vaut mieux monter de bas que
de tomber de haut ; et il est écrit que «
Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles
(3). » C'est donc pour l'abondance des péchés que la
loi nous apprend ce que nous devons vouloir, si la
grâce ne nous aide à pouvoir ce que nous voulons et à
accomplir ce que nous pouvons. Elle nous aidera si nous nous défendons
de la présomption et de l'orgueil, si
nous nous plaisons à ce qui est humble (4), si nous rendons
grâces à Dieu de ce que nous pouvons et si notre volonté
l'implore avec ardeur pour ce que nous ne
pouvons pas encore, appuyant notre prière d'abondantes uvres
de miséricorde , donnant pour qu'il nous soit donné, pardonnant
pour qu'il nous soit pardonné.
11. Ils soutiennent que l'enfant mort sans baptême ne peut pas
périr parce qu'il est né sans péché; l'Apôtre
ne dit pas cela, et je pense qu'il vaut mieux croire l'Apôtre
qu'eux. Voici ce que dit ce docteur des nations, en qui le Christ parlait
: « Le péché est entré dans le monde par un
seul homme, et la mort par
1. I Cor. IV, 7. 2. II Cor. X, 17. 3. Jacq. IV, 6. 4. Rom. XII,
16.
le péché, et ainsi la mort a passé dans tous les
hommes par celui en qui tous ont péché; » et peu après
: « Car le jugement de condamnation vient d'un seul péché,
mais la grâce de la justification délivre de beaucoup
de péchés (1). » Si donc ils trouvent par hasard un
enfant dans la naissance duquel n'entre pour rien la
concupiscence du premier homme, qu'ils le déclarent non sujet
à cette condamnation et n'ayant pas besoin d'en être délivré
par la grâce du Christ. Quel est, en effet,
ce seul péché pour lequel nous sommes condamnés,
si ce n'est le péché d'Adam? Et pourquoi est-il dit que «
nous sommes délivrés de beaucoup de péchés,
» si ce
n'est parce que la grâce du Christ non-seulement efface ce seul
péché par lequel se trouvent souillés les enfants
qui descendent de ce premier homme, mais encore
beaucoup de péchés que les hommes, en grandissant, ajoutent
à celui-là par leur mauvaise vie ? Cependant l'Apôtre
dit que ce péché qui s'attache à la descendance
charnelle du premier homme suffit pour la condamnation. C'est pourquoi
le baptême des enfants n'est pas superflu ; en les régénérant,
il les délivre de la
condamnation qu'ils ont encourue par leur naissance. De même
qu'en dehors de la race d'Adam il ne se trouve pas d'homme qui ait été
engendré selon la chair, de
même il ne se trouve pas d'homme qui ait été régénéré
spirituellement en dehors du Christ. Mais la génération charnelle
ne nous soumet à la condamnation que pour
un seul péché; la régénération spirituelle,
au contraire, efface non-seulement le seul péché pour lequel
on baptise les enfants, mais encore beaucoup d'autres que les
hommes, en vivant mal, ajoutant au péché originel. Aussi,
l'Apôtre ajoute : «Si, à cause du péché
d'un seul, la mort a régné par un seul homme, à plus
forte raison
ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice,
régneront dans la vie par un seul, Jésus-Christ. Comme donc
c'est par le péché d'un seul que tous les
hommes sont condamnés, ainsi par la justice d'un seul tous les
hommes reçoivent la justification de la vie. Et de même que
par la désobéissance d'un seul homme
plusieurs sont devenus pécheurs, ainsi plusieurs sont justifiés
par l'obéissance d'un seul (2). »
42. Que diront-ils à cela? que leur reste-t-il sinon de prétendre
que l'Apôtre s'est trompé?
1. Luc, VI, 37, 38. 2. Rom. V, 12-19.
402
Celui qui est le vase d'élection, le docteur des nations, la
trompette du Christ crie : « Le jugement de condamnation vient d'un
seul; » et eux réclament, soutenant que
les petits enfants qu'ils avouent tirer leur origine de ce seul homme
dont parle l'Apôtre, ne tombent pas dans la condamnation, quoiqu'ils
n'aient pas été baptisés dans
le Christ. « Le jugement de condamnation vient d'un seul; »
que veut dire « un seul, » si ce n'est un seul péché?
car on lit ensuite : « Mais la grâce de la justification
délivre de. beaucoup de péchés. » Voilà
donc d'un côté le jugement de Dieu qui nous condamne pour
un seul péché, et de lautre, la grâce qui nous justifie
après
beaucoup de péchés. C'est pourquoi s'ils n'osent résister
à l'Apôtre, qu'ils nous expliquent comment le jugement de
Dieu nous condamne pour un seul péché, tandis
que les hommes, après beaucoup de péchés, arrivent
condamnables devant le jugement de Dieu. Mais s'ils croient que cela a
été dit parce que le péché, imité par
les
autres pécheurs, a commencé par Adam, en sorte que de
ce premier péché, tant de fois répété
par eux, ils ont été entraînés dans le jugement
et la condamnation,
pourquoi cela n'a-t-il pas été dit aussi de la grâce
et de la justification ? Pourquoi l'Apôtre n'a-t-il pas dit de la
même manière : et la grâce nous a justifiés pour
un seul
péché ? De même qu'il se trouve chez les hommes
beaucoup de péchés entre ce seul péché qu'ils
ont imité et le jugement par lequel ils seront punis, car d'une
seule
et première faute ils sont venus à plusieurs autres qui
les ont conduits au jugement et à la condamnation; ainsi ces mêmes
péchés se présentent en grand nombre dans
l'intervalle du premier dont ils ont été une imitation
et de la grâce par laquelle ils ont été pardonnés,
parce que du péché originel les hommes sont tombés
en d'autres
fautes pour arriver à la grâce qui justifie. Comme donc
dans l'un et l'autre, cest-à-dire dans le jugement et la grâce,
le rapport est le même entre un et plusieurs
péchés, qu'ils nous disent pourquoi, d'après l'Apôtre,
le jugement nous condamne pour un seul péché, et pourquoi
la grâce nous délivre de plusieurs péchés; ou
plutôt qu'ils consentent à reconnaître que l'Apôtre
a ainsi parlé parce qu'il y a ici deux hommes : Adam, d'où
part la génération selon la chair, et le Christ, d'où
part la
régénération selon l'esprit. Mais Adam n'est qu'un
homme, le Christ est Dieu et homme; on conçoit donc que la régénération
n'efface pas seulement le péché
contracté par la génération. La génération
ne nous fait contractes qu'un seul péché pour nous condamner,
cas les autres fautes que l'homme ajoute par se propres
oeuvres, n'appartiennent pas à cette génération,
mais à la vie humaine. Mais la ré génération
spirituelle ne se borne pas à efface ce péché qui
se tire d'Adam, elle
efface aussi tout ce que l'homme par la suite â fait de mal C'est
pourquoi « le jugement de condamnation vient d'un seul, tandis que
la grâce de la justification délivre
d'un grand nombre de péchés. »
13. « Si à cause du péché d'un seul la more
a régné par un seul homme, » et les enfant; sont purifiés
de ce péché par le baptême, « à plus forte
raison ceux qui
reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice régneront
dans la vie par le seul Jésus-Christ; » oui, à plus
forte raison ils régneront dans la vie, parce que le règne
de la vie sera éternel, au lieu que la mort ne fait que passer
en eux et ne régnera pas éternellement. « C'est pourquoi
de même que par le péché d'un seul tous les
hommes tombent dans la condamnation». dont le sacrement du baptême
délivre les petits enfants, ainsi par la justice d'un seul tous
les hommes parviennent à la
justification de la vie. » Ici et là l'Apôtre a
dit : « tous; » ce n'est pas que tous les hommes arrivent à
la grâce de la justification du Christ, lorsqu'il y en a tant qui
en
sont éloignés et meurent de la mort éternelle;
mais c'est que tous ceux qui renaissent à la justification ne renaissent
que par le Christ, comme tous ceux qui naissent
dans la condamnation ne naissent que par Adam. Car personne n'est dans
cette génération en dehors d'Adam, et personne n'est dans
cette régénération en dehors
du Christ. Voilà pourquoi l'Apôtre dit « tous»
et « tous; » et ces mêmes qu'il désigne sous le
nom de « tous,» il les désigne ensuite sous le nom de
plusieurs : « de
même que par la désobéissance d'un seul homme plusieurs
sont devenus pécheurs, ainsi par l'obéissance « d'un
seul homme plusieurs deviennent justes. » Quels sont
ces « plusieurs, » si ce n'est ceux que l'Apôtre,
peu auparavant, avait appelés «tous?»
14. Voyez comment il nous parle de ce seul homme et de ce seul homme,
d'Adam et du Christ; de l'un pour la condamnation, de l'autre pour la justification,
quoique
celui-ci (403) soit venu comme homme longtemps après Adam. C'est
pour nous apprendre que ce qu'il
y a eu d'anciens justes n'a pu être délivré que
par cette même foi qui nous délivre nous-mêmes: la foi
de l'incarnation du Christ; on la leur prophétisait, cette
incarnation, comme on nous l'annonce aujourd'hui qu'elle, est accomplie.
Aussi saint Paul appelle ici le Christ un homme, quoiqu'il soit Dieu en
même temps : c'est
pour empêcher de croire qu'on puisse être délivré
seulement par Jésus-Christ Dieu, c'est-à-dire par le Verbe
qui était au commencement, et non point aussi par la foi
de son incarnation, c'est-à-dire par Jésus-Christ homme.
Car cette pensée du même Apôtre doit demeurer dans sa
vérité : « La mort est venue par un seul homme,
et par un seul homme viendra la résurrection des morts. Car
de même que tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés
en Jésus-Christ (1). » Il entend ici la
résurrection des justes pour l'éternelle vie, et non
pas la résurrection des méchants pour l'éternelle
mort; aussi dit-il que les bons seront vivifiés, tandis que les
autres
seront condamnés. De là vient aussi que dans les cérémonies
de l'ancienne loi, la circoncision des petits enfants est prescrite pour
le huitième jour (2); parce que le
Christ, en qui se fait le dépouillement du péché
de la chair représenté par la circoncision, est ressuscité
le dimanche, ou le huitième jour, celui qui suit le sabbat.
L'incarnation a donc été aussi la foi des anciens justes.
De là ces paroles de l'Apôtre : « Ayant le même
esprit de foi, selon qu'il est écrit j'ai cru, c'est pourquoi j'ai
parlé, nous croyons nous aussi, et c'est pourquoi nous parlons
(3). » II n'aurait pas dit : « le même esprit de foi,
» s'il n'avait pas voulu nous faire entendre que les
anciens justes avaient l'esprit même de la foi, c'est-à-dire
de l'incarnation du Christ. Mais parce qu'on leur prophétisait ce
mystère dont l'accomplissement nous est
annoncé, et que ce qui était voilé au temps de
l'ancienne alliance est révélé sous l'alliance nouvelle,
les sacrements ne sont pas les mêmes pour ces deux époques;
cependant la foi n'est pas différente, elle est la même
: « comme tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés
dans le Christ. »
15. A ces paroles que nous expliquons, l'Apôtre ajoute celles-ci
. « La loi est survenue pour que le péché abondât;
» mais elles ne
1. I Cor, XV, 21. 2. Lévitiq. XII, 3. 3. II Cor. IV, 13.
touchent pas au péché que nous tirons d'Adam, et duquel
saint Paul disait plus haut : « La mort a régné
par un seul ; » ces paroles s'appliquent soit à la loi naturelle
qui apparaît à l'âge où l'on peut user de
la raison, soit à la loi écrite, donnée par Moïse,
qui elle-même ne peut pas vivifier ni délivrer de la loi de
péché et de mort
dérivée d'Adam, mais qui multiplie les prévarications
: « car où la loi n'est pas, dit le même Apôtre,
il n'y a pas prévarication (1). » Par conséquent, comme
il y a
dans l'homme en état d'user de son libre arbitre, une loi, naturellement
écrite au coeur, qui défend de faire à autrui ce qu'on
ne voudrait point souffrir soi-même, tous
sont prévaricateurs selon cette loi, même ceux qui n'ont
pas reçu la loi de Moïse, dont le Psalmiste a dit : «
Tous les pécheurs de la terre ont été reconnus
prévaricateurs (2). » Il est vrai, car tous les pécheurs
de la terre n'ont pas transgressé la loi donnée par Moïse
; pourtant s'ils n'avaient transgressé quelque loi, ils ne
seraient pas appelés prévaricateurs ; « car où
la loi n'est pas, il n'y a pas prévarication. » Ainsi donc,
après la violation de la loi donnée dans le paradis, la postérité
d'Adam s'est trouvée sous le coup de la loi de péché
et de mort, dont il a été dit : «Je vois dans mes membres
une loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me
captive sous la loi de péché qui est dans mes membres
(3). » Toutefois si elle n'était point fortifiée par
la mauvaise habitude, on la vaincrait plus aisément, non
cependant sans la grâce de Dieu. Mais par la violation de l'autre
loi, écrite dans le coeur de tout homme en âge de raison,
tous les pécheurs de la terre deviennent
prévaricateurs. Par la transgression de la loi donnée
par Moïse, le péché abonde encore bien davantage. «
Car si une loi avait été donnée qui pût vivifier,
c'est
vraiment de la loi que viendrait la justice. Mais l'Ecriture a tout
enfermé sous le péché, afin que la promesse
fût accomplie en faveur des croyants par la foi en
Jésus-Christ. » Ces paroles sont de l'Apôtre, vous
devez les reconnaître. Il dit encore de cette loi : « La loi
a été établie à cause de la prévarication
jusqu'à
l'avènement de Celui pour qui Dieu a fait la promesse; et remise
par les anges aux mains d'un Médiateur (4). » C'est du Christ
que parle ici saint Paul ; tous sont
sauvés par sa grâce; il sauve les petits de
1. Rom. IV, 15. 2. Ps. CXVIII, 119. 3. Rom. VII, 23. 4. Gal.
III, 19-21.
404
la loi de péché et de mort avec laquelle nous naissons;
les grands qui, dans le libre usage de leur volonté, ont transgressé
la loi naturelle de la raison elle-même; et
ceux qui, ayant reçu la loi de Moïse et l'ayant violée,
ont été tués par la lettre. Lorsqu'un homme manque
aux préceptes mêmes de l'Evangile, il devient comme un
mort de quatre jours; il ne faut pas cependant en désespérer,
à cause de la grâce de Celui qui n'a pas dit à voix
basse, mais « qui a crié d'une grande voix : Lazare,
sors dehors (1). »
16. « La loi est donc survenue pour que le péché
abondât, » soit quand les hommes négligent ce que Dieu
ordonne, soit quand, présumant de leurs forces, ils
n'implorent pas le secours de la grâce et ajoutent l'orgueil
à la faiblesse. Mais si, par l'inspiration divine, ils comprennent
pourquoi il faut gémir, et s'ils invoquent Celui
en qui ils croient, et disent
« Ayez pitié de moi, Seigneur, selon votre grande miséricorde
(2) ; j'ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon
âme, parce que j'ai péché (3). Vivifiez-moi
dans votre justice (4); détournez de moi la voie de «
l'iniquité, et ayez pitié de moi selon votre loi (5). Que
je ne marche pas d'un pied superbe, et que la main des
pécheurs ne m'ébranle point (6). Dirigez mes pas selon
votre parole, de peur que l'iniquité ne me domine (7), car les pas
de l'homme sont dirigés par le Seigneur, et
l'homme voudra marcher dans la voie de (8) Dieu ; » si, dis-je,
les hommes adressent à Dieu ces prières et beaucoup d'autres
qui nous avertissent que, pour
accomplir les préceptes divins, il nous faut implorer l'assistance
de Celui-là même qui ordonne; alors, après ces oraisons
et ces gémissements, se vérifieront ces
paroles : « Où le péché a abondé,
la grâce a surabondé (9), » et ces autres . «
Beaucoup de péchés lui sont pardonnés, parce qu'elle
a beaucoup aimé (10); » alors
l'amour de Dieu, pour accomplir la loi dans sa plénitude, se
répand dans le tueur, non point par les forces de la volonté
qui est en nous, mais par l'Esprit-Saint qui
nous a été donné. Il connaissait bien la loi,
celui qui disait : « Je prends plaisir à la loi de Dieu, selon
l'homme intérieur; » cependant il ajoutait . « Mais
je vois dans
mes membres une
1. Jean, XI, 43. 2. Ps. L, 1. 3. Ibid. XL, 5. 4. Ibid. XXX, 2.
5. Ibid. CXVIII, 29. 6. Ibid. XXX, 12. 7. Ibid. CXVIII , 133. 8.
Ibid,
XXXVI, 23. 9. Rom. V, 20. 10. Luc, VII, 47.
autre loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me captive
sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux
homme que je suis ! qui me délivrera du corps
de cette mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ
(1). » Pourquoi n'a-t-il pas dit plutôt : par mon libre arbitre,
si ce n'est parce que la liberté sans la
grâce n'est pas liberté, mais désobéissance.
17. Après donc que l'Apôtre dit : « La loi est survenue
pour que le péché abondât; mais où le péché
a abondé, la grâce a surabondé,» il ajoute :
« Afin que, comme
le péché a régné dans la mort, ainsi la
grâce règne par la justice dans la. vie éternelle par
Jésus-Christ Notre-Seigneur. » Lorsqu'il a dit : « comme
le péché a régné
dans la mort, » il ne dit pas : Par un seul homme ou par le premier
homme, ou par Adam. En effet, il avait déjà dit que «
la loi était survenue pour que le péché
abondât; » or cette abondance du péché n'appartient
pas à la descendance du premier homme, mais à la prévarication
de la vie humaine qui, à mesure que l'âge
arrive, s'ajoute à la souillure unique et originelle contractée
par les enfants. Mais parce que la grâce. du Sauveur efface tout
cela, et même ce qui n'appartient pas à la
faute originelle, l'Apôtre, après avoir dit : «
Ainsi la grâce règne par la justice dans la vie éternelle,
» ajoute, « par Jésus-Christ Notre-Seigneur. »
18. Que nul raisonnement contre ces paroles de l'Apôtre n'empêche
les enfants d'arriver au salut qui est dans Jésus-Christ Notre-Seigneur,
car nous devons d'autant
plus parler pour eux qu'ils ne le peuvent eux-mêmes. «
Le péché est entré dans le monde par un seul homme,
et la mort par le péché; et ainsi elle a passé
dans tous
les hommes, par celui en qui tous ont péché. »
De même que les enfants ne peuvent s'affranchir de la descendance
du premier homme, ainsi ils ne peuvent s'affranchir
de son péché, et seul le baptême du Christ l'efface.
« Le péché a été dans le monde jusqu'à
la loi; » cela ne veut pas dire que, par la suite, le péché
n'a plus été dans
personne, mais cela veut dire que la lettre de la loi était
impuissante à effacer ce qui ne pouvait l'être que par le
seul Esprit de la grâce. De peur donc que qui ce soit,
confiant dans les forces, je ne dis pas de sa volonté, mais
plutôt de sa vanité, ne crût que la loi pouvait suffire
au
1. Rom. VII, 22, 23, 24.
405
libre arbitre et ne se moquât de la grâce du Christ, l'Apôtre
dit que : « Le péché a été dans
« le monde jusqu'à la loi, mais il n'était point
« réputé péché quand la loi n'existait
pas. » Il ne dit point qu'il n'y avait pas péché, mais
que le péché n'était pas réputé
tel, parce qu'il n'y avait pas de loi pour le faire reconnaître
: chez l'enfant pas de loi de raison, chez les peuples pas de loi écrite.
19. « Mais, dit l'Apôtre, la mort a régné
depuis Adam jusqu'à Moïse, » parce que la loi donnée
par Moïse n'a pas pu détruire le règne de la mort :
la grâce du Christ
seule l'a pu. Et voyez en qui elle a régné; « en
ceux même qui n'ont pas péché par la ressemblance de
la prévarication d'Adam. » La mort a donc régné
dans ceux
même qui n'ont pas péché. Mais saint Paul nous
montre pourquoi elle a régné lorsqu'il dit : « Par
la ressemblance de la prévarication d'Adam, » Telle est en
effet la
meilleure manière de comprendre ce passage. Ainsi après
avoir dit : « La mort a régné en ceux qui n'ont pas
péché, » il ajoute
«Par la ressemblance de la prévarication d'Adam; »
et semble nous expliquer de cette façon pourquoi la mort a régné
dans ceux qui n'ont pas péché; c'est que leurs
membres portaient la ressemblance de la prévarication d'Adam.
Ce passage peut aussi se lire de la sorte «La mort a régné
depuis Adam. jusqu'à Moïse dans ceux
même qui ont péché, non par la ressemblance de
la prévarication d'Adam. » En effet, les enfants ne pouvant
faire usage encore de la raison, comme Adam lorsqu'il
pécha, n'ayant non plus reçu aucun commandement qu'ils
aient pu transgresser comme lui, et n'ayant été enveloppés
que dans le péché originel, c'est par ce péché
originel que le règne de la mort les pousse à la condamnation.
Ce règne de la mort ne cesse que dans ceux qui, régénérés
par la grâce du Christ, appartiennent à son
royaume; car si la mort temporelle, quoique dérivée du
péché originel, tue en eux le corps, elle n'entraîne
pas l'âme dans la punition représentée par le règne
de la
mort; ainsi l'âme, renouvelée parla grâce, n'est
pas condamnée à la mort éternelle, cest-à-dire
qu'elle n'est pas séparée de la vie de Dieu, tandis que la
mort
temporelle, ne reste pas moins le partage de ceux-là même
qui sont rachetés par la mort du Christ; Dieu la leur laisse pour
l'exercice de la foi et pour les combats de
ce monde, ces combats où les martyrs ( 405) ont été
si grands; mais cette mort même disparaîtra par le renouvellement
du corps que la résurrection nous promet.
Car la mort sera là entièrement absorbée dans
sa victoire (1) ; la grâce du Christ ne lui permet pas maintenant
de régner, de peur qu'elle n'entraîne dans les peines de
l'enfer les âmes de ses fidèles. Quelques exemplaires
ne disent pas : « En ceux qui n'ont point péché, »
mais « en ceux qui ont péché par la ressemblance de
la
prévarication d'Adam : » ce qui ne changerait pas le sens
du passage. Car, d'après cette version, ils ont péché
« par la ressemblance de la prévarication d'Adam, en
qui tous ont péché, » comme il est marqué
précédemment. Mais, toutefois, les manuscrits grecs, qui
ont servi à la version latine de l'Ecriture, présentent pour
la
plupart un texte conforme à ce que nous avons dit.
20. Il y a diverses manières d'entendre ce que l'Apôtre
ajoute sur Adam, « qui est la forme de celui qui doit venir. »
Ou la forme d'Adam est celle du Christ par
opposition, en ce sens que tous sont vivifiés dans le Christ
comme tous meurent en Adam, et que plusieurs sont établis justes
par l'obéissance du Christ comme
plusieurs sont établis pécheurs par la rébellion
du premier homme; ou bien Adam est une forme de ce qui doit être,
à cause de la forme de mort qu'il a imprimée à sa
postérité. Cependant il est mieux d'entendre que la forme
d'Adam est la forme du Christ par opposition, car c'est sur cette opposition
qu'insiste l'Apôtre. Cependant,
pour qu'on ne s'imagine point qu'il y a égalité entre
ces deux formes par opposition, il ajoute : « Mais il n'en est pas
du don comme du péché; car si à cause du péché
d'un seul plusieurs sont morts, combien plus encore la grâce
de Dieu et le don par la grâce d'un seul homme, qui est Jésus-Christ,
abonderont sur plusieurs ! » Ceci
ne signifie point que la grâce du Christ se répandra sur
un plus grand nombre, puisque les damnés seront plus nombreux, mais
la grâce abondera davantage, parce
que, dans ceux qui sont rachetés par le Christ, la forme de
mort prise d'Adam n'a qu'un temps, tandis que la. forme de vie prise du
Christ subsistera éternellement.
Quoique donc, selon lApôtre, Adam soit par opposition la forme
de Celui qui doit venir, pourtant la régénération
par le Christ produit plus de bien que ne fait de
mal la génération par Adam. « Et il n'en est pas
du
1. I Cor. XV, 54.
406
don comme du péché venu par un seul, car le jugement
de condamnation vient d'un seul péché, mais la grâce
de la justification nous délivre de plusieurs. » La
différence entre les deux ne vient pas seulement de ce qu'Adam
ne nuit que pour un temps à ceux que le Christ rachète pour
l'éternité; mais encore de ce que les
descendants d'Adam, souillés uniquement de la faute originelle,
sont livrés à la condamnation si le Christ ne les rachète,
tandis que la rédemption du Christ efface
beaucoup de fautes ajoutées à cette faute première
par l'abondance de l'iniquité prévaricatrice. Nous avons
déjà vu cela plus haut.
21. N'écoutez pas ceux qui vous diraient quelque chose de contraire
à ces paroles de l'Apôtre, et qui les comprendraient autrement,
si vous voulez vivre par le
Christ et dans le Christ. D'après ceux dont vous nie parlez,
le sens de l'Apôtre, c'est que les pécheurs appartiennent
au premier homme, non point à cause du péché
que nous tenons de lui par notre naissance, mais parce qu'en péchant
nous l'imitons. Si telle avait été la pensée de saint
Paul, il aurait choisi plutôt l'exemple du
démon, car le démon est le premier qui ait péché,
et le genre humain ne tire en rien de lui son origine: il le suit par la
seule imitation. De là vient que le démon est
appelé le père des impies, comme Abraham est appelé
notre père, parce que nous sommes les imitateurs de sa foi, et non
point à cause d'une descendance charnelle
(1). C'est pourquoi il a été dit du démon lui-même
: « ceux qui sont de son parti l'imitent (2). » Ensuite, si
l'Apôtre n'a parlé du premier homme que parce qu'il a été
le premier pécheur parmi les hommes, et s'il a voulu dire que
tous les hommes pécheurs lui appartiennent en l'imitant, pourquoi
n'a-t-il pas cité Abel, le premier juste
parmi les hommes, et n'a-t-il pas dit que tous les justes lui appartiennent
par l'imitation de sa justice? Mais il a cité Adam et ne lui a opposé
que le Christ ; de même
en effet que cet homme .par son péché, a corrompu sa
postérité, ainsi ce Dieu-homme, par sa justice, a sauvé
son héritage : l'un en communiquant l'impureté de sa
chair, ce que n'avait pu l'impie démon; l'autre en répandant
la grâce de son Esprit, ce que n'avait pu le juste Abel.
22. Nous avons dit beaucoup de choses sur ces questions dans d'autres
ouvrages et dans
1. Jean, VIII, 38. 2. Sag. II, 25.
des discours adressés aux fidèles; car des gens se sont
rencontrés même au milieu de nous pour semer partout où
ils ont pu ces nouveaux germes d'erreur. La
miséricorde de Dieu, par notre ministère et le ministère
de nos frères, a guéri de cette peste quelques-uns d'entre
eux; toutefois, je crois qu'il en reste encore ici, et
surtout à Carthage ; mais ils parlent peu et se cachent, craignant
l'inébranlable foi de l'Église. L'un d'eux, nommé
Célestius (1), avait fait effort pour se glisser dans la
prêtrise à Carthage; mais nos frères, par un fidèle
usage de leur liberté, le citèrent devant les évêques
à cause de ses discours contre la grâce du Christ. Il fut
contraint d'avouer que le baptême est donné aux enfants
parce que la rédemption leur est également nécessaire.
Quoiqu'il ait refusé de s'expliquer davantage sur le
péché originel, ce seul mot de rédemption ne dérange
pas peu son système. De quoi les enfants seraient-ils rachetés
si ce n'est de la puissance du démon, en laquelle
ils ne pourraient pas être sans le péché originel?
A quel prix sont-ils rachetés, si ce n'est. au prix du sang du Christ,
répandu pour la rémission des péchés, ainsi
qu'il
est clairement écrit dans l'Évangile (2)? Comme Célestius
est parti plus convaincu d'erreur et plus détesté de l'Église
que corrigé et apaisé, j'appréhende que ce ne
soit peut-être lui qui essaye de troubler votre foi; c'est pourquoi
j'ai cru devoir vous prononcer son nom. Mais que ce soient lui ou des complices
de son erreur, car
ils sont malheureusement en grand nombre, et là où on
ne les réfute pas ils font des prosélytes, et leur foule
s'accroît au point que j'ignore où tout cela aboutira; nous
aimons mieux les guérir dans le sein de l'Église que
de les retrancher de son corps comme des membres incurables, si cependant
une autre conduite à leur égard ne
devient pas nécessaire. En épargnant ce qui est pourri,
il est bien à craindre que la pourriture ne s'étende. Mais
la miséricorde de Notre-Seigneur est assez puissante;
qu'elle délivre plutôt de cette peste ceux qui en sont
atteints; elle le fera sans doute s'ils considèrent fidèlement
et mettent en pratique cette parole de l'Écriture : «
Celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3). »
23. Voici maintenant en peu de mots une
1. Voir ce que nous avons dit de Célestius dans l'Histoire de
saint Augustin, chap. 24.
2. Matth. XXVI, 28. 2. Joël, II, 32.
407
réponse à votre question sur les riches. Ceux dont vous
me parlez soutiennent « que le riche ne peut pas entrer dans le royaume
de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu
tout ce qu'il possède et que même les bonnes oeuvres qu'il
accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien.
» Nos pères, Abraham, Isaac et Jacob, qui
depuis longtemps ont quitté cette vie , se sont dérobés
aux raisonnements de ces gens-là; tous ces saints personnages n'avaient
pas peu de richesses, comme
l'Écriture l'atteste. Pourtant Celui qui s'est fait pauvre pour
nous, quoiqu'il fût véritablement riche, a prédit par
une promesse certaine que plusieurs viendraient de
l'Orient et de l'Occident et auraient place dans le royaume des cieux,
non pas au-dessus d'eux, ni sans eux, mais avec eux (1). Le riche superbe,
vêtu de pourpre et
de lin, et qui vivait en des festins splendides, fut condamné
après sa mort aux supplices de l'enfer; mais , tout riche qu'il
était, s'il avait eu pitié du pauvre couvert
d'ulcères qui était couché et dédaigné
devant sa porte, il aurait mérité, lui aussi, miséricorde.
Et si ce pauvre n'avait été qu'indigent sans être juste,
les anges ne
l'auraient point emporté dans le sein d'Abraham , qui avait
été riche sur la terre. Pour nous faire comprendre que dans
l'un ce ne fut pas la pauvreté en elle-même qui
reçut une récompense divine et que dans l'autre ce ne
furent pas les richesses en elles-mêmes qui encoururent la condamnation,
mais la piété du pauvre et l'impiété
du riche ; l'Evangile nous montre en même temps le riche impie
livré au,supplice du feu et le pauvre pieux porté dans le
sein du riche (2). Pendant que ce riche vivait,
il possédait ses richesses avec de telles dispositions de coeur
et les considérait pour si peu de chose à côté
des commandements de Dieu, qu'il ne refusa pas, comme
témoignage de soumission aux ordres divins, l'immolation même
d'un fils unique, à qui il espérait et souhaitait laisser
ses richesses en héritage.
24. On dira ici que nos pères des temps anciens n'ont pas vendu
tout ce qu'ils possédaient pour le donner aux pauvres, parce que
lé Seigneur ne le leur avait pas
ordonné. La nouvelle alliance n'ayant point encore été
révélée et ne devant l'être que dans la plénitude
des temps , la vertu des patriarches n'avait pas eu à se révéler
elle-même. Dieu voyait dans leurs coeurs
1. Matth. VII, 11. 2. LUC, XVI, 19-22.
que cette vertu les rendait aisément capables de ce sacrifice;
lui qui est le Dieu de tous les saints, il avait rendu à ces patriarches
un témoignage insigne en daignant
parler d'eux comme de ses principaux amis : « Je suis le Dieu
d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob : c'est là mon nom
pour l'éternité (1). » Mais, après que
le grand mystère de la piété s'est manifesté
dans la chair (2) , et que pour appeler toutes les nations à la
vérité a brillé l'avènement du Christ, objet
de la foi même des
patriarches qui gardaient comme dans sa racine l'arbre dont parle l'Apôtre
(3), l'olivier de cette foi qui devait se déployer en son temps;
alors il a été dit au riche: «
Va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un
trésor dans les cieux; et viens, suis-moi (4). »
25. Il y a un semblant de raison dans ces allégations. Mais
qu'on entende tout, qu'on fasse attention à tout ; qu'on n'ouvre
pas les oreilles d'un côté pour les fermer de
l'autre. A qui le Seigneur a-t-il commandé cela? Assurément
au riche qui demandait un conseil pour obtenir la vie éternelle.
« Que ferai-je pour obtenir la vie
éternelle? » avait-il dit au Seigneur. Le Seigneur ne
lui répondit pas : Si tu veux venir à la vie, va, vends tout
ce que tu as; mais : « Si tu veux venir à la vie, observe
les
commandements. » Le jeune homme ayant répliqué
qu'il gardait les préceptes de la loi que le Seigneur avait rappelés,
et lui ayant demandé ce qu'il lui manquait
encore, reçut cette réponse : « Si tu veux être
parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. » Et,
de peur qu'il ne crût perdre ainsi ce qu'il aimait tant,
le Seigneur lui dit encore : «Et tu auras un trésor dans
les cieux. » Puis il ajouta : « Et viens, suis-moi, »
pour écarter l'idée que tous ces sacrifices pussent servir
à
quelque chose s'il ne suivait pas le Christ. Mais le jeune homme se
retira triste en voyant comment il avait gardé les commandements
de la loi : je crois que c'est avec
plus d'orgueil que de vérité qu'il s'était donné
pour un observateur fidèle de ces commandements. Cependant le bon
Maître a distingué les préceptes de la loi d'une
plus excellente perfection; car là il dit : « Si tu veux
venir à la vie, garde les commandements ; » et ici : «
Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, etc. »
1. Exode, III, 15. 2. I Tim, III, 16. 3. Rom. X, 17. 4. Matth.
XIX, 21.
408
Pourquoi donc les riches, même sans cette perfection, n'arriveraient-ils
pas à la vie s'ils gardent les commandements, s'ils donnent pour
qu'il leur soit donné, s'ils
pardonnent pour qu'il leur soit pardonné (1) ?
26. Car nous croyons que l'apôtre Paul a été le
ministre de la nouvelle alliance lorsqu'il a écrit à Timothée
: « Ordonne aux riches de ce monde de ne pas s'élever à
des pensées d'orgueil, de ne pas mettre leur espérance
dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit
tout en abondance pour que nous en
jouissions. Qu'ils fassent le bien, qu'ils soient riches en bonnes
oeuvres, qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent, qu'ils se préparent
un trésor qui soit pour l'avenir un
solide fondement, afin qu'ils gagnent la vie éternelle (2).
» C'est de cette vie que le Sauveur parlait au jeune homme lorsqu'il
lui disait : « Si tu veux venir à la vie. » Je
pense qu'en prescrivant ces choses, l'Apôtre instruisait les
riches et ne les trompait pas. Il ne dit point : Ordonne aux riches de
ce monde de vendre tout ce qu'ils ont,
de le donner aux pauvres et de suivre le Seigneur ; mais il leur commande
« de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil
et de ne pas mettre leur espérance dans
des richesses incertaines. » Ce ne sont pas les richesses elles-mêmes
qui ont conduit le riche aux tourments de l'enfer, c'est cet orgueil par
lequel il dédaignait le
pauvre, ami de Dieu, couché devant sa porte, c'est cette espérance
dans les richesses incertaines par laquelle il se croyait heureux sous
la pourpre et le lin et au
milieu des festins splendides.
27. Peut-être se croirait-on fondé à fermer la
porte du royaume des cieux au riche qui même se montrerait fidèle
à ces prescriptions de lApôtre, à cause de ces
paroles du Seigneur
« En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement
dans le royaume des cieux; et encore une fois, je vous le dis, un chameau
passera plus aisément par le trou
d'une aiguille qu'un riche n'entrera dans le royaume des cieux. »
Que conclure de là? L'Apôtre parle-t-il contre le Seigneur,
ou bien ces gens-là ne savent-ils pas ce
qu'ils disent? Qui faut-il croire ? Que le chrétien choisisse.
Je pense qu'il vaut mieux croire que ces gens-là ne savent pas ce
qu'ils disent que de croire que Paul parle
contre le Seigneur. Ensuite pour
1. Luc, VI, 37, 38. 2. I Tim. VI, 17-19.
quoi n'entendent-ils pas jusqu'au bout le Seigneur lui-même qui
dit à ses disciples attristés de la misère des riches
. « Ce qui est impossible aux hommes est facile à
Dieu ? »
28. Mais, disent-ils, le Seigneur a parlé ainsi parce qu'il
devait se rencontrer des riches qui, après avoir entendu l'Evangile,
vendraient leurs biens, en donneraient le
prix aux pauvres pour suivre le Seigneur et entreraient dans le royaume
des cieux, et qu'ainsi s'accomplirait ce qui paraissait difficile : il
ne leur suffirait pas, pour
obtenir la véritable vie, de demeurer dans leurs richesses en
gardant le précepte de l'Apôtre, c'est-à-dire en ne
pas se laissant aller à des pensées d'orgueil, en ne pas
mettant leur espérance dans les richesses incertaines, mais
dans le Dieu vivant, en faisant du bien, en donnant aisément, en
fournissant aux besoins des pauvres; ils
devraient aussi vendre tous leurs biens pour accomplir ces préceptes
apostoliques.
29. S'ils soutiennent cela, et je sais que c'est leur langage, ils
ne font pas attention à la manière dont le Seigneur établit
ici sa grâce contre leur doctrine. Il ne dit pas :
Ce qui paraît impossible aux hommes leur devient facile s'ils
le veulent; mais : « Ce qui est impossible aux hommes est facile
à Dieu : » montrant par là que ces
choses, lorsqu'elles se font bien, se font non point par la puissance
de l'homme mais par la grâce de Dieu. Qu'ils considèrent donc
ceci, et s'ils blâment ceux qui se
glorifient dans leurs richesses, qu'ils prennent garde de mettre leur
confiance dans leur propre vertu ; car le Psalmiste reprend en même
temps « ceux qui se confient
dans leur propre vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de
leurs richesses (1). » Que les riches l'entendent donc : «
ce qui est impossible aux hommes est
facile à Dieu; » et soit qu'ils demeurent dans leurs richesses
et qu'ils s'en servent pour de bonnes oeuvres, soit qu'après les
avoir vendues et en avoir distribué le prix
aux pauvres, ils entrent dans le royaume des cieux, qu'ils attribuent
ce bienfait à la grâce de Dieu et non point à leurs
propres forces. Ce qui est impossible aux
hommes est facile, non pas aux hommes, mais à Dieu. Que ces
gens-là l'entendent aussi; et s'ils ont déjà tout
vendu et donné aux pauvres, ou s'ils y pensent et s'y
disposent pour se préparer à entrer dans le royaume des
cieux,
1. Ps. XLVIII, 7.
409
qu'ils ne l'attribuent point à leur vertu, mais à la
même grâce divine. Ce qui est impossible aux hommes ne leur
est pas facile puisqu'ils sont hommes, mais est facile à
Dieu. Voici ce que leur dit l'Apôtre : « Opérez
votre salut avec crainte et tremblement , car c'est Dieu qui produit en
vous et le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît
(1). » Ils disent que ce sont ces paroles du Seigneur : «
et venez, suivez-moi,» qui leur ont fait prendre la résolution
de vendre leurs biens pour devenir parfaits; mais
pourquoi , dans leurs bonnes uvres, présument-ils uniquement
de leur volonté propre, et n'entendent-ils pas le sévère
témoignage de ce même Seigneur qu'ils
prétendent suivre : « Sans moi vous ne pouvez rien faire
(2) ? »
30. Si ces mots de l'Apôtre : « Ordonne aux riches de ce
monde de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil
et de ne pas mettre leur espérance dans des
richesses incertaines ; » si ces mots signifient qu'ils doivent
vendre tout ce qu'ils possèdent, et en distribuer le prix aux pauvres,
pour se conformer ainsi aux autres
prescriptions : donner aisément, partager, se préparer
un trésor qui soit pour l'avenir un fondement solide, et si saint
Paul ne croit pas qu'ils puissent entrer autrement
dans le royaume des cieux , il trompe donc ceux dont il règle
avec tant de soin les maisons par des conseils salutaires, lorsqu'il marque
comment les femmes doivent
se conduire envers leurs maris, les maris envers leurs femmes, les
enfants envers les parents, les parents envers les enfants , les serviteurs
envers les maîtres, les
maîtres envers les serviteurs ! Comment ces choses seraient-elles
possibles sans maison et sans quelque bien domestique ?
31. Seraient-ils embarrassés de ces paroles du Seigneur : «
Quiconque aura quitté pour moi tous ses biens, recevra en ce siècle
le centuple et possédera dans
l'avenir la vie éternelle (3) ? » Autre chose est de quitter,
autre chose est de vendre ; car l'épouse elle-même est au
nombre des biens qu'il faut quitter pour s'attacher
à Dieu, et aucune loi humaine ne permet de la vendre, et les
lois du Christ ne permettent pas de la quitter, sauf le cas de fornication
(4). Que signifient donc ces
préceptes qui ne sauraient se contredire, si ce n'est que
1. Philip. II, 12, 13. 2. Jean, XV, 5. 3. Matth. XIX, 29. 4.
Ibid. V, 32.
parfois se présente l'alternative de quitter ou une épouse
ou le Christ; le cas, par exemple, où un mari chrétien déplairait
à sa femme, et où celle-ci l'obligerait à
choisir entre elle et le Christ? Que doit-il choisir, sinon le Christ,
et ne sera-t-il pas digne de louanges de laisser sa femme pour le Christ
? Le Seigneur a en vue deux
époux chrétiens, lorsqu'il défend à un
mari de quitter sa femme, sauf le cas de fornication. Mais quand l'un des
deux est infidèle, on doit s'inspirer de ce conseil de
l'Apôtre . Si la femme infidèle consent à demeurer
avec le mari fidèle, qu'il ne la quitte pas; que la femme fidèle
fasse de même envers le mari infidèle, s'il consent à
demeurer avec elle. Que si l'infidèle veut s'en aller, qu'il
« s'en aille, car, en pareille rencontre, notre frère ou notre
soeur ne sont pas asservis (1) : » c'est-à-dire si
l'époux infidèle ne veut pas demeurer avec celui qui
est fidèle, que celui-ci reconnaisse sa liberté ; qu'il ne
se regarde pas comme tellement asservi qu'il doive
abandonner même sa foi pour ne pas perdre l'époux qui
a manqué à la sienne.
32. Il doit en être ainsi des enfants et des parents, des frères
et des soeurs, si l'occasion se présente de choisir entre eux et
le Christ. Il faut donc en cet endroit,
comprendre de la même manière ce qui est dit de la maison
et des champs, et de ces choses qu'on possède à prix d'argent.
Le Seigneur, en effet , ne dit pas, non
plus, à propos de ces biens Quiconque aura vendu pour moi tout
ce qu'il est permis de vendre; mais il dit : « Quiconque aura quitté,
etc. » Car il peut se faire qu'une
puissance dise à un chrétien : Tu ne seras plus chrétien,
ou si tu veux persister à l'être tu n'auras plus ni maisons,
ni propriétés. C'est alors aussi que ces riches qui
auraient résolu de garder leurs richesses, afin de s'en servir
pour des couvres qui les auraient rendus agréables à Dieu,
devraient plutôt les quitter à cause du Christ
que de quitter le Christ à cause d'elles ; ils recevraient ainsi
en ce siècle le centuple ( la perfection de ce nombre signifie toute
chose, car les richesses du monde
entier appartiennent à l'homme fidèle, et il en devient
de la sorte comme n'ayant rien et possédant tout ) ; et, dans le
siècle futur, ils posséderaient la vie éternelle ,
au
lieu que l'abandon du Christ pour ces faux biens les précipiterait
dans l'éternelle mort,
1. I Cor. VII, 12, 15,
410
33. Ce ne sont pas là seulement les devoirs des chrétiens,
qui, s'élevant à des pensées de perfection, ont vendu
leur bien pour le donner aux pauvres et ont déchargé
leurs épaules du poids des intérêts humains pour
mieux porter le joug du Christ; mais l'homme le plus faible, le moins propre
à cette perfection glorieuse , qui
cependant se souvient qu'il est vraiment chrétien, si on lui
dit qu'il faut quitter toutes ces choses ou le Christ, se . réfugiera
plutôt dans « la forte tour en face de
l'ennemi (1). » Car lorsqu'il bâtissait cette tour dans
sa foi, il a supputé la dépense qu'il avait à faire
pour l'achever (2) ; c'est-à-dire que la disposition avec laquelle
il
est arrivé à la foi n'a pas été le renoncement
à ce siècle uniquement en paroles; et s'il achetait quelque
chose, il était comme ne le possédant pas; il usait de ce
monde
comme n'en usant point (3), ne mettant pas son espérance dans
les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant.
34. Tout homme renonçant à ce siècle, renonce
sans doute à tout ce qu'il a pour qu'il puisse être disciple
du Christ; car le Christ lui-même, après les comparaisons
tirées des dépenses nécessaires à la construction
de la tour et des préparatifs de la guerre contre un roi ennemi,
ajoute : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il a,
ne peut pas être mon disciple (4) : » c'est pourquoi il
renonce à ses richesses, s'il en a, en sorte que, ne les aimant
pas du tout, il les distribue aux pauvres et se
débarrasse de fardeaux inutiles, ou que, aimant mieux le Christ,
il met en lui son espérance qu'il cesse de mettre dans ces richesses,
et en use de manière à amasser
des trésors dans le ciel par des aumônes et des dons multipliés,
prêt à s'en séparer s'il ne peut les garder sans quitter
le Christ, comme il se séparerait de ses père et
mère, de ses enfants, de ses frères et de sa femme. Si
ce n'est pas ainsi qu'il renonce à ce siècle en embrassant
la foi, il devient semblable à ceux sur lesquels gémit le
bienheureux Cyprien :
« Ils renoncent au siècle seulement en paroles et non
point par leurs actions. » Car lorsque vient la tentation et qu'il
craint plus de perdre les biens de ce monde que
de renier le Christ, c'est à lui qu'on peut appliquer cette
parole évangélique : « Voilà un homme qui a
commencé à bâtir et n'a pas pu achever (5). »
C'est
1. Ps. LX, 4. 2. Luc , XIV, 28. 3. I Cor. VII, 30, 31. 4. Luc,
XVI, 33. 5. Ibid. XIV, 30.
lui aussi qui, son ennemi se trouvant encore bien loin, a envoyé
des ambassadeurs chercher la paix, c'est-à-dire que les approches
et les menaces de la tentation ont
suffi pour lui faire abandonner et renier le Christ, afin de ne pas
manquer de ces biens qu'il préfère au Christ. Et il y en
a beaucoup qui lui ressemblent et croient que
la religion chrétienne doit les aider à accroître
leurs richesses et à multiplier leurs plaisirs sur la terre.
35. Tels ne sont pas les riches vraiment chrétiens : ils possèdent
les richesses sans en être possédés et ne les préfèrent
pas au Christ; c'est d'un coeur sincère qu'ils
ont renoncé au siècle; ils ne mettent nulle espérance
en des biens pareils. Ils instruisent, comme il convient, de la religion
chrétienne, leurs enfants, toute leur maison.
Hospitaliers dans leur demeure, ils reçoivent le juste en sa
qualité de juste pour recevoir la récompense du juste (1).
Ils partagent leur pain avec celui qui a faim,
donnent des vêtements à celui qui est nu, rachètent
le captif et se préparent un trésor qui soit dans l'avenir
un solide fondement pour gagner la véritable vie (2). Si par
hasard ils ont à supporter des pertes d'argent pour la foi du
Christ, ils haïssent leurs richesses; si pour le Christ ce monde les
menace de les priver ou de les séparer
de ceux qui leur sont chers, ils haïssent père et mère,
frère, enfants, épouse; enfin s'il leur faut ou abandonner
le Christ ou abandonner leur vie à un ennemi, ils
haïssent leur vie. Ils ont appris qu'avec une autre conduite ils
ne pourraient pas être les disciples du Christ (3).
36. Quoiqu'il leur ait été ordonné de haïr
pour le Christ jusqu'à leur vie, ils ne veulent ni la vendre ni
se l'arracher de leurs propres mains; mais ils sont prêts à
la
donner en mourant pour le nom du Christ, de peur de vivre avec une
âme morte en reniant le Sauveur. S'ils n'ont pas vendu leurs biens
selon l'avis du Christ, ils
doivent être disposés à les quitter pour lui, de
peur de périr avec ces biens en perdant le Christ. Nous avons de
riches et illustres chrétiens de l'un et de l'autre sexe
qui pour ce motif se sont élevés bien haut par la gloire
du martyre. Plusieurs aussi qui auparavant n'avaient pas eu le courage
d'embrasser la perfection évangélique
en, vendant leurs biens, sont tout à coup devenus parfaits en
1. Matth. X, 41. 2. Is. LVIII, 7; Matth. XXV, 35, 36; I Tim. XI,
19. 3. Luc, XIV, 26, 27.
411
imitant la passion du Christ; et après avoir entretenu, avec
leurs richesses, quelque fai blesse de la chair et du sang, ils ont soudain
combattu jusqu'à l'effusion du
sang, pour leur foi contre le péché. Quant aux riches,
à qui n'est point échue la couronne du martyre, et qui n'ont
pas suivi le grand et beau conseil de vendre leur
bien pour le donner aux pauvres, mais qui cependant exempts de crimes
damnables, ont nourri, vêtu et logé le Christ, ils ne seront
point assis avec Jésus-Christ pour
juger dans la gloire au dernier jour , mais ils paraîtront à
sa droite pour être jugés miséricordieusement (1).
« Heureux les miséricordieux, car Dieu aura pitié d'eux
(2)
; et un jugement sans miséricorde est réservé
à celui qui n'aura pas fait miséricorde : la miséricorde
s'élève au-dessus de la rigueur du jugement (3). »
37. Que ces gens-là cessent donc de parler contre les Ecritures;
que dans leurs discours ils excitent aux grandes choses sans condamner
les moindres. Ne
peuvent-ils pas exhorter à la sainte virginité sans condamner
les liens du mariage, quand l'Apôtre nous enseigne que chacun reçoit
de Dieu un don particulier, l'un
d'une manière, l'autre d'une autre (4)? Qu'ils marchent dans
la voie de la perfection après avoir vendu tous leurs biens et en
avoir distribué miséricordieusement le
prix; mais s'ils sont véritablement pauvres du Christ, et que
ce ne soit pas pour eux mais pour le Christ qu'ils amassent, pourquoi punissent-ils
ceux de ses membres
qui sont faibles, avant d'avoir reçu leurs sièges de
juges? S'ils sont de ceux à qui le Seigneur a dit : « Vous
serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus
d'Israël (5) ; » de ceux dont l'Apôtre dit : «
Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges (6)? » qu'ils se préparent
plutôt a recevoir dans les tabernacles éternels,
non pas les riches coupables, mais les riches religieux dont ils seront
devenus les amis, grâce à un bon emploi des richesses injustes
(7). Car je crois que
quelques-uns de ces discoureurs audacieux et inconsidérés
sont soutenus dans leurs besoins par des riches chrétiens et pieux.
L'Eglise a en quelque sorte ses soldats
et en quelque sorte ses intendants (8). « Qui a jamais fait la
guerre à ses dépens? » dit l'Apôtre. Elle
1. Matth, XXV, 34-40. 2. Ibid. V, 7. 3. Ep. de s. Jacques, II,
13. 4. I Cor. VII, 7. 5. Matth. XIX, 28. 6. I Cor. VI, 3. 7. Luc,
XVI, 9. 8.
Provinciales.
a sa vigne et ses vignerons, elle a son troupeau et ses pasteurs. «
Qui plante la vigne et « ne mange pas de son fruit? » dit le
même Apôtre ? « qui paît un troupeau et
ne boit pas de son lait (1) ? » Et toutefois raisonner et enseigner
comme raisonnent et enseignent ces hommes-là, ce n'est pas combattre,
c'est se révolter; ce n'est
pas planter la vigne, c'est l'arracher; ce n'est pas rassembler le
troupeau et le mener paître, c'est séparer les brebis du troupeau
et les perdre.
38. Nourris et vêtus par les bontés pieuses des riches
(car dans leurs besoins ils ne reçoivent pas uniquement de ceux
qui ont vendu tous leurs biens), ils ne sont pas
néanmoins condamnés par des membres plus excellents du
Christ qui vivent du travail de leurs mains pour pratiquer une plus haute
vertu fortement recommandée par
l'Apôtre (2) ; ils ne doivent pas non plus condamner des chrétiens
d'un mérite inférieur dont les libéralités
religieuses les font subsister ; mais il faut que la sainteté de
leur vie et la vérité de leurs discours leur donnent
le droit de dire à ces riches : « Si nous avons semé
en vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous
recueillions de vos biens temporels (3)? » Les serviteurs de
Dieu qui vivent du produit des oeuvres honnêtes de leurs mains seraient
bien moins blâmables de
condamner ceux dont ils ne reçoivent rien que ne le sont des
chrétiens qui, par infirmité de corps, ne pouvant travailler
de leurs mains, condamnent ces mêmes riches
aux dépens desquels ils subsistent.
39. Moi qui écris ceci, j'ai beaucoup aimé et j'ai suivi,
non point par mes forces, mais par la grâce de Dieu, le conseil de
perfection que le Seigneur donne en ces
termes au jeune riche : « Va, vends tout ce que tu as et donne-le
aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel; et viens, suis-moi
(4). » Cela ne me sera pas compté
pour peu parce que je n'étais pas riche; les apôtres n'étaient
pas riches non plus, eux qui les premiers nous ont donné cet exemple.
Mais celui qui renonce à ce qu'il a
et à ce qu'il pourrait souhaiter renonce au monde entier. Ce
que j'ai fait de progrès dans cette voie, je le sais mieux que personne,
mais Dieu le sait mieux que moi.
J'exhorte les autres, autant que je le puis, à prendre cette
résolution, et j'ai des compagnons à qui ce dessein a été
inspiré
1. I Cor. IX , 7. 2. Act. XX, 34. 3. I Cor. IV, 11. 4. Matth
. XIX, 21.
412
par mon ministère. Mais en conseillant cet état parfait,
nous n'avons garde de nous écarter de la saine doctrine, ni de condamner
avec une vaine arrogance ceux qui
n'en font pas autant; nous ne leur disons point qu'il lie leur sert
de rien de se conduire chastement dans le mariage, de gouverner chrétiennement
leurs maisons et leurs
familles, de se préparer un trésor dans l'avenir par
des oeuvres de miséricorde : en parlant ainsi, nous ne serions pas
les commentateurs, mais les accusateurs des
saintes Ecritures. Je me suis cité moi-même parce que
ces gens-là, quand ils sont combattus par des chrétiens qui
n'ont pas suivi ce conseil du Seigneur, répondent
que la principale raison de leurs adversaires c'est attachement à
leurs propres vices et éloignement pour les préceptes évangéliques.
Sans parler des riches qui, trop
faibles pour aller jusqu'au renoncement, font pourtant de leurs biens
un pieux usage, je dirai que les cupides et les avares eux-mêmes
qui usent mal de leurs richesses,
qui attachent un coeur de boue à un terrestre trésor
et que l'Eglise doit porter avec elle jusqu'à la fin comme les filets
enferment les mauvais poissons jusqu'à ce qu'ils
soient tirés sur le rivage (1) , sont plus supportables que
ces chrétiens étranges qui, en semant de pareilles doctrines,
veulent paraître grands pour avoir vendu leurs
richesses on quelque petit patrimoine, suivant le précepte du
Seigneur, et qui s'efforcent, par leur doctrine perverse, de porter le
trouble et la ruine dans son héritage
qui s'étend jusqu'aux extrémités de la terre.
40. Je viens de vous dire brièvement et par occasion (c'était
une de vos questions) mon sentiment sur l'Eglise du Christ en ce monde;
je vous ai dit qu'il est
nécessaire qu'elle porte avec elle les bons et les méchants
jusqu'à la fin des siècles; je vais donc terminer cette lettre
déjà longue. Evitez de jurer autant que vous le
pourrez. Il vaut mieux ne pas jurer, même en ce qui est vrai,
que de prendre cette habitude, car on tombe souvent dans le parjure et
on en est toujours près. Ces
gens-là, autant que j'ai pu en juger par quelques-uns d'entre
eux , ignorent entièrement ce que c'est que de jurer; car quand
ils disent: « Dieu sait (2); Dieu m'est
témoin (3) ; je prends Dieu à témoin sur mon âme
(4); » ils ne croient pas jurer parce, qu'ils ne disent point «
par Dieu , » et parce
1. Matth. XIII, 47, 48. 2. II Cor, XII, 2 . 3. Rom. I, 9; Philip.
I, 8. 4. II Cor. I, 23.
qu'on trouve ces sortes de locutions dans l'apôtre Paul. Mais
il y a contre eux un passage où ils avouent que saint Paul a juré
; c'est celui-ci : « Je meurs chaque jour,
je vous l'assure, mes frères, par la gloire que je reçois
de vous en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). » Dans les exemplaires
grecs, c'est tout à fait une façon de jurer;
et il n'est pas possible d'entendre ici « par votre gloire, »
comme il est dit ailleurs : « par mon retour vers vous; » et
comme on dit souvent : par quelque chose, sans
que l'on jure pour cela. Mais parce que l'Apôtre, cet homme si
ferme dans la vérité, a juré dans ses Epîtres
, pu jurement ne doit pas être pour nous un jets. Je l'ai
dit, il est beaucoup plus sûr pour nous de ne jamais jurer et
de n'avoir dans notre bouche que le oui ou le non, selon le conseil du
Seigneur (2). Ce n'est pas que ce
soit un péché de jurer d'une chose vraie, mais parce
que c'est un très-grave péché de jurer d'une chose
fausse et qu'on y tombe plus aisément par l'habitude de jurer.
41. Vous venez de voir mon sentiment sur les questions proposées;
je laisse à de meilleurs esprits le soin d'y mieux répondre.
Je ne parle point ici de ceux dont je
connais les détestables erreurs , mais de ceux qui peuvent traiter
ces questions avec vérité. Pour moi, je suis plus disposé
à apprendre qu'à enseigner; et vous me
rendrez un grand service si vous ne me laissez pas ignorer ce que nos
saints frères du pays où vous êtes répondent
aux vains discours de ces gens-là. Vivez bien et
fidèlement dans le Seigneur, fils bien-aimé.
1. I Cor. XV, 31. 2. Matth. V, 37.
LETTRE CLVIII. (Année 414.)
Evode, évêque d'Uzale, un des plus anciens et des meilleurs
amis de saint Augustin, était un esprit curieux qui ne manquait
ni de vigueur ni de pénétration ; les
recherches métaphysiques avaient pour lui un attrait particulier.
Après avoir raconté la mort touchante d'un pieux adolescent,
Evode interroge saint Augustin sur les
apparitions des morts dans les songes et sur l'état de l'âme
après qu'elle est séparée du corps. Il ne lui semble
pas que l'âme, par-delà cette vie, puisse subsister sans
être unie à un corps quelconque.
ÉVODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU VÉNÉRABLE
ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR AUGUSTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC
LUI,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je sollicité ardemment une réponse à la lettre
que je vous ai adressée; après ces premières questions
(413) pour la solution desquelles ,j'ai eu recours à vos
lumières, en voici d'autres. Daignez écouter
une chose que je roule avec impatience dans mon esprit et dont je voudrais
bien me hâter d'être instruit, si faire se peut, dans cette
vie. J'ai eu pour secrétaire un
jeune garçon, fils d'Arménus, prêtre de Mélone.
Dieu s'était servi d'un aussi pauvre instrument que moi pour le
tirer des flots orageux du siècle où il se jetait, lorsqu'il
occupait un emploi auprès de l'avocat du proconsul. Prompt d'abord
et un peu agité comme le sont les enfants, il avait changé
en avançant en âge, car il est mort à
vingt-deux ans; telles étaient la gravité de ses moeurs
et la pureté de sa vie que je trouve de la douceur à son
souvenir. Il écrivait avec grande vitesse par abréviation
(1), et se montrait soigneux de bien faire ; il avait commencé
à prendre goût à la lecture et m'excitait moi-même
à lire. aux heures de la nuit : c'est ce qu'il faisait
quelquefois alors, quand tout se taisait. Il ne voulait rien laisser
passer sales le comprendre, relisait trois ou quatre fois et ne quittait
pas l'endroit avant d'en avoir saisi
le sens. Déjà je le traitais, non plus comme un jeune
homme à mon service, mais en quelque sorte comme un doux ami dont
je ne pouvais me passer. Sa
conversation me charmait.
2. Il souhaitait, et cette grâce lui a été accordée,
de mourir et d'être avec le Christ (2). Il resta malade seize jours
chez ses parents, et presque durant tout ce temps il
ne faisait que réciter des passages des Ecritures que sa mémoire
avait retenus. Se trouvant près de sa fin , il chantait à
haute voix ces paroles du Psalmiste : « Mon
âme désire arriver bien vite dans la maison du Seigneur
(3) ; » il chantait encore : « Vous avez engraissé d'huile
ma tête; et qu'il est beau votre calice enivrant (4) ! »
Telle était l'occupation, telles étaient les consolations
de ce pieux jeune homme. Au moment d'expirer, il porta la main au front
pour y faire le signe de la croix (5); et
il abaissait sa main pour faire aussi sur sa bouche le signe sacré,
lorsque son âme, bien renouvelée de jour en jour, quitta sa
maison de boue. La sainte mort de cet
adolescent m'a causé tant d'allégresse qu'il me semble
que son âme, en abandonnant son corps, a passé dans la mienne
et qu'elle m'éclaire des rayons de sa
présence; je ne puis dire combien je me réjouis de sa
délivrance et de son heureuse sécurité. Ma sollicitude
était vive à son égard : je craignais pour lui les
dangers
de la jeunesse. Je voulus savoir de lui s'il ne s'était souillé
avec aucune femme; il me protesta qu'il était exempt de ce péché
et mit ainsi le comble à ma joie. Il mourut
donc. Nous lui finies des obsèques honorables et dignes d'une
si belle âme ; pendant trois jours nous célébrâmes
sur son tombeau les louanges du Seigneur, et le
troisième jour nous offrîmes le sacrement de la rédemption
(6).
1. Erat autem strenuus in notis. C'est la sténographie , si
admirablement perfectionnée aujourd'hui, et dont on retrouve les
premiers éléments chez les Romains.
2. Philip. I, 23. 3. Ps. LXXXIII, 3. 4. Ps. XXII, 5.
5. On remarquera ici l'antiquité de l'usage chrétien
de faire le signe de la croix.
6. Ce passage marque avec une extrême évidence l'antiquité
de la messe pour les morts.
3. Mais voici le songe que fit, deux jours après, une servante
de Dieu , une vertueuse femme de Figes, qui se disait veuve depuis douze
ans. Un diacre mort depuis
quatre ans lui apparut; il préparait un palais avec des serviteurs
et des servantes de Dieu vierges ou veuves. Les ornements rendaient ce
palais comme resplendissant
de lumière, et l'on eût cru que tout y était d'argent.
La veuve ayant demandé pour qui tous ces apprêts, le diacre
répondit : « Pour l'adolescent mort hier et fils d'un
prêtre. » Elle vit dans lé même palais un
vieillard vêtu de blanc qui ordonnait à deux autres personnages
vêtus de blanc d'emporter au ciel un corps tiré du sépulcre.
La pieuse veuve ajoutait qu'après que le corps avait été
enlevé vers le ciel, il était sorti de la tombe des branches
de roses vierges, ainsi appelées parce qu'elles ne
s'ouvrent pas.
4. Je vous ai raconté ce qui s'est passé. Maintenant
écoutez mes questions, et apprenez-moi ce que je cherche; car le
départ de cette âme m'a forcé de m'enquérir
de. ces choses-là. Pendant que nous sommes dans ce corps, il
y a en nous un sens intérieur plus ou moins fin selon l'activité
de notre application; il est ouvert et vif en
raison de nos studieuses habitudes, et probablement le corps est un
obstacle à son essor. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit souffre
du corps ? Au milieu de ces
troubles, de ces inquiétudes qui proviennent des suggestions,
des tentations, des besoins et des malheurs divers, l'esprit garde sa force
: il résiste, il triomphe; parfois
il est vaincu. Cependant comme il se souvient de lui, il tire de tous
ces travaux une croissante énergie, brise les liens du mal et passe
au bien. Votre sainteté daigne
comprendre ce que je dis. Tandis que nous sommes en cette vie, nous
sommes embarrassés dans de pareilles nécessités, et.
pourtant, comme dit l'Apôtre, « nous
triomphons par Celui qui nous a aimés (1). » Une fois
sortis de cette vie , quand nous échappons à tout fardeau
, à tout lion. du péché , que sommes-nous?
5. Et d'abord je demande s'il n'y a pas quelque corps qui demeure avec
la substance spirituelle de l'âme elle-même, lorsqu'elle quitte
ce corps terrestre, et si ce ne
serait pas quelque chose de composé de l'un des quatre éléments,
l'air ou l'éther. Car l'âme étant incorporelle, s'il
n'y a pas de corps auquel elle soit unie, elle
deviendra la même pour tous. Et où sera le riche couvert
de pourpre, et Lazare couvert de plaies? et comment la part sera-t-elle
faite à chacun d'eux, à l'un la
punition, à l'autre la joie , si toutes les âmes incorporelles
n'en forment plus qu'une seule ? et toutefois peut-être ces choses
n'ont-elles été dites que dans un sens
figuré. Mais il est certain que ce qui est dans un lieu doit
être corporel , et nous comprenons ainsi que le riche est dans les
flammes et le pauvre dans le sein,
d'Abraham (2). S'il y a des lieux, il y a des corps, et les âmes
sont dans des corps; elles sont incorporelles si les châtiments ou
les récompenses sont dans les
consciences. Comment une seule et même âme , composée
de beaucoup
1. Rom. VIII, 37. 2. Luc, XVI, 19, 22.
414
d'âmes rassemblées et unies entre elles, pourrait, elle
en même temps sentir la peine et la joie? Si cela se passait ainsi
, il arriverait alors pour cette seule et même âme
ce qui arrive pour notre esprit dans l'unité de sa substance
incorporelle : il est un, et en lui pourtant se trouvent la mémoire,
la volonté, l'entendement, toutes choses
incorporelles, remplissant des fonctions séparées, sans
se faire obstacle l'une à l'autre. Voilà, je crois , ce qu'on
pourrait répondre, pour soutenir que, parmi ces âmes
ne formant plus qu'une seule et même substance, les unes sont
punies, les autres récompensées.
6. S'il n'en est pas ainsi, qui empêche que l'âme de chacun,
une fois sortie de ce corps massif, s'unisse à un autre corps, de
façon à en avoir toujours un? où
passe-t-elle si elle doit aller quelque part? On ne saurait dire des
anges eux-mêmes qu'ils sont plusieurs s'ils n'ont pas un corps qui
les distingue et qui permette de les
compter; car la Vérité même a dit dans l'Evangile
: Je pourrais « prier mon Père de m'envoyer douze légions
d'anges (1). » De plus, l'âme de Samuel apparut dans un
corps lorsque Saül l'évoqua (2); Moïse, qui avait
été enseveli après sa mort, vint aussi avec un corps
auprès du Seigneur sur la montagne (3) où ils s'arrêtèrent.
Il est
dit dans des écrits apocryphes et dans les Secrets de Moïse,
livre sans autorité, que, sur la montagne où mourut ce saint
législateur, en même temps qu'il quittait un
corps pour être confié à la terre, il en prenait
un autre afin de suivre l'ange qui l'accompagnait. Mais ce n'est pas dans
des livres apocryphes que je veux chercher la
solution des questions que j'ai posées; c'est par l'autorité
ou la raison qu'il faudrait les résoudre. La résurrection
future prouve , dit-on, que l'âme, depuis sa sortie de
ce monde, n'aura été unie à aucun corps ; et rien
n'empêche de le croire, puisque les anges, qui sont aussi invisibles,
ont voulu apparaître et être vus avec des corps;
quels qu'aient été ces corps, ils étaient dignes
de ces esprits, et c'est ainsi que les anges ont apparu à Abraham
et à Tobie (4). De la même manière, la résurrection
de notre chair actuelle, à laquelle nous faisons bien de croire,
pourrait ne pas empêcher que l'âme fût toujours restée
unie à quelque corps. En effet, parmi les quatre
éléments dont notre corps se compose, il parait n'en
perdre qu'un seul par la mort : la chaleur. Il garde ce qui est terrestre
, et ni le liquide ni le froid ne s'en vont ; la
chaleur seule disparaît; l'âme peut-être l'emporte
avec elle, si elle passe d'un lieu à un autre. Voilà ce que
j'avais à dire sur le corps.
7. Il me semble aussi qu'un esprit placé dans un corps sain
lorsqu'il travaille avec ardeur, devient libre et pénétrant
, vif et fort , ingénieux et appliqué en raison de ses
propres efforts; il devient meilleur et plus capable de goûter
la vertu, même sous le poids du corps qu'il traîne. Lorsque
la mort le débarrasse de cette enveloppe, il
est dégagé de tout nuage, trouve une entière sécurité,
et tranquille désormais, n'étant plus exposé aux
1. Matth. XXVI, 53. 2. I Rois, XXVIII, 14. 3. Matth. XVII, 3.
4. Gen. XVIII, 2 ; Tob. XII, 15.
tentations, il voit ce qu'il a désiré, il jouit de ce
qu'il a aimé; il se souvient de ses amis et reconnaît ceux
qui l'ont devancé ou suivi; peut-être en est-il ainsi; je
l'ignore et
je désirerais le savoir. Une pensée me trouble; je crains
que l'esprit, séparé de notre corps, ne tombe dans un sommeil
semblable à son sommeil ici-bas, aux heures
où il dort comme enseveli et vivant seulement en espérance
: n'ayant rien d'ailleurs, ne sachant rien, surtout s'il dort sans rêver.
Cette pensée m'effraye beaucoup :
notre esprit serait comme éteint.
8. Je demande encore si quelque sens nous resterait dans le cas où
l'âme retrouverait un corps après cette vie. Si elle n'a plus
besoin de l'odorat, du goût ni du
toucher, elle pourrait garder la vue et l'ouïe. Car ne dit-on
pas que les démons entendent, non pas seulement dans tous ceux qu'ils
tourmentent, et ce serait ici une
question, mais même quand ils apparaissent dans leur propre corps?
Et comment avec un corps pourraient-ils passer d'un lieu à un autre
sans être guidés par des
yeux? Ne croyez-vous pas qu'il en soit ainsi des âmes humaines
à la sortie des corps, et qu'elles en aient un avec lequel elles
ne soient pas tout à fait privées des
sens? Et comment se fait-il que des morts reparaissent dans leurs maisons
comme ils y étaient auparavant, et qu'ils soient vus, de jour ou
de nuit, par des gens
éveillés, des gens qui passent? C'est plus d'une fois
que je l'ai ouï dire; on raconte aussi que souvent, à de certaines
heures de la nuit, on entend des bruits et des
prières dans des lieux où des corps sont enterrés,
et surtout dans les églises. Je tiens ces récits de la bouche
de plusieurs personnes; un saint prêtre a vu une
multitude d'âmes sortir du baptistère avec des corps lumineux,
et puis il a entendu des prières au milieu de l'église. Toutes
ces choses favorisent mon sentiment, et je
m'étonnerais que ce fussent des contes. Cependant je voudrais
savoir quelque chose sur ce point : comment les morts viennent et nous
visitent, et comment on les
voit autrement que dans des songes.
9. Et les songes me donnent lieu à une autre question. Je ne
m'occupe pas ici des images qui peuvent traverser l'ignorance de l'esprit;
je parle des apparitions
véritables. Je demande comment l'ange apparut à Joseph
en songe (1); comment d'autres personnages ont été ainsi
visités. Parfois ceux qui nous ont devancés
viennent aussi; nous les voyons en songe, et ils nous parlent. Moi-même
je me souviens que de saints hommes, Profuturus, Privat, Servitius, qui
appartenaient à notre
monastère et m'ont précédé sur le chemin
de la mort, m'ont parlé en songe, et que ce qu'ils ont dit s'est
accompli. Est-ce un esprit meilleur qui prend leur figure et
visite notre intelligence? Celui-là seul le sait pour lequel
il n'y a rien de caché. Si donc sur toutes ces choses le Seigneur
daigne parler à votre sainteté par la raison, je
vous prie de vouloir bien me faire part de ce que vous aurez su. Mais
je ne crois pas devoir oublier ceci qui appartient à l'objet de
mes recherches.
10. L'adolescent dont il s'agit s'en est allé en
1. Matth. I, 20.
415
quelque sorte comme quelqu'un qu'or. serait venu chercher. Un de ses
amis qui avait été son condisciple, avec lequel il avait
vécu dans ma maison, et qui était mort
depuis huit mois, apparut en songe; celui à qui il se montra
lui ayant demandé pourquoi il était venu. « C'est pour
prendre mon ami, » répondit-il : et c'est ce qui
arriva. Cardans la même maison un homme portant dans la main
une branche de laurier, apparut à un vieillard presque éveillé,
ce qui fut écrit. Après la mort du jeune
homme, le prêtre son père s'était retiré
dans le monastère avec le vieillard Théasius (1) pour y chercher
des consolations; mais trois jours après son trépas, le fils
d'Arménus apparut à l'un des frères de la communauté;
celui-ci qui, dans un songe, l'avait vu entrer dans le monastère,
lui demanda s'il savait qu'il était mort; le jeune
homme répondit qu'il le savait. Le frère ayant voulu
savoir si Dieu l'avait reçu, le jeune homme répondit que
oui avec de grandes actions de grâces. Comme on lui
demandait pourquoi il était venu : « J'ai été
envoyé, répondit-il, pour chercher mon père. »
Le frère s'éveille et raconte ce qu'il a vu. Cela va aux
oreilles de l'évêque
Théasius. II s'en émeut et se fâche contre celui
qui le dit; il appréhendait que le prêtre ne vint à
l'apprendre et n'en frit bouleversé. Enfin, pour abréger,
celui-ci parlait
quatre jours après la vision, car il n'avait qu'une très-petite
fièvre, sans danger aucun, et l'absence de médecin prouvait
bien qu'on n'avait aucune inquiétude; mais dès
que ce même prêtre se fut mis au lit, il mourut. le ne
veux pas omettre que le jour même où avait expiré le
jeune homme, il avait demandé sols père pour l'embrasser
et l'avait embrassé trois fois, et à chaque baiser lui
avait dit : « Mon père, rendons grâces à Dieu;
» il engageait son père à dire comme lui, le conviant
en quelque
sorte à sortir avec lui de cette vie. Entre la mort de l'un
et la mort de l'autre, il s'écoula sept jours. Que penser de si
grandes choses? quel maître pourra nous en
révéler le secret? Quand des difficultés m'inquiètent,
c'est dans votre coeur que je répands le mien. Il y a évidemment
dans la mort de ce jeune homme et de son
père quelque chose qui tient à un dessein de Dieu , puisque
deux passereaux ne tombent pas sur la terre sans la volonté du Père
(2).
11. A mon avis, ce qui prouve que lâme ne saurait subsister
sans être unie- à un corps quelconque, c'est que Dieu seul
n'a jamais de corps. Mais débarrassée après
la mort de cette masse pesante de chair, elle apparaît dans sa
propre nature qui sera, je crois, beaucoup plus active; dégagée
de tels liens, elle me semble devoir être
plus capable d'agir et de connaître; son repos spirituel ne sera
ni de l'amollissement, ni de l'indolence, ni de la langueur, ni de l'embarras,
mais l'état d'une âme libre de
toute inquiétude et de toute erreur : il lui suffira de jouir
de cette liberté qu'elle aura acquise en échappant au monde
et au corps. Vous
1. Il y eut un évêque du nom de Théasius à
la célèbre conférence de Carthage.
2. Matth. X, 29.
avez dit sagement qu'elle se nourrit de cette liberté, qu'elle
pose sa bouche spirituelle à la source de vie : elle s'y trouve
heureuse et bienheureuse par l'usage de son
intelligence. Car autrefois, pendant que j'étais encore au monastère,
j'ai vu en songe mon frère Servilius après sa mort, et il
me dit que nous travaillions, noue, par la
raison, à arriver à l'intelligence, mais que lui et ses
pareils demeurent dans les délices mêmes de la contemplation.
12. Je vous prie aussi de me faire voir de combien de manières
s'emploie le mot de sagesse, ce qu'il- faut comprendre quand on dit que
la sagesse c'est Dieu, que la
sagesse est un esprit sage, quand on en fait le synonyme de lumière
comme en parlant de la sagesse de Bézéléel qui construisit
le tabernacle et composa les parfums,
ou en parlant de la sagesse de Salomon; apprenez-moi quelle différence
il y a entre ces diverses sagesses, et si ce sont là des degrés
de la Sagesse éternelle qui est
dans le Père, comme il y a des dons divers de l'Esprit-Saint
qui les distribue à chacun selon sa volonté. Bien différentes
de la sagesse éternelle qui seule n'a pas été
faite, celles-ci l'out-elles été, et possèdent-elles
une substance qui leur soit propre? ces diverses sagesses sont-elles ainsi
nommées parce qu'elles sont l'oeuvre même
de Dieu? Je vous demande bien des choses; puissiez-vous, avec la grâce
de Dieu, trouver les réponses, les dicter et me les transmettre
promptement ! Je vous ai
écrit sans art et grossièrement; mais vous voudrez bien
démêler ce que je cherche, et je vous prie, au nom du Christ
Notre-Seigneur, de me redresser dans mes
erreurs et de m'apprendre ce que vous voyez que je désire savoir.
LETTRE CLIX. (Année 414.)
Saint Augustin répond avec réserve aux questions d'Evode
il cite lui-même une vision curieuse et instructive d'un célèbre
médecin de son temps, appelé Gennadius. Il
renvoie Evode au XIIe livre de son ouvrage sur la Genèse.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR,
AU VÉNÉRABLE ET CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS
LE
SACERDOCE, ÉVODE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Le porteur de cette lettre est un de nos frères , nommé
Barbarus : c'est un serviteur de Dieu établi depuis longtemps à
Hippone et très-pieusement appliqué à
l'étude de la divine parole ; il a désiré être
notre messager auprès de votre sainteté; nous vous le recommandons
dans le Seigneur par cette lettre , et nous le
chargeons de vous rendre nos devoirs. Il n'est pas aisé de répondre
aux grandes questions que vous nous avez proposées ; ce serait difficile,
(416) même à des
hommes moins occupés que je ne le suis, et plus habiles et plus
pénétrants que moi. Sur ces deux lettres où vous demandez
beaucoup de choses et de grandes
choses , il en est une qui a été égarée
, je ne sais comment; elle n'a pu être retrouvée, malgré
de longues recherches ; l'autre, qui est sous nos yeux, renferme la
très-douce histoire d'un serviteur de Dieu, bon et chaste adolescent;
elle dit comment ce jeune homme est sorti de cette vie, et rapporte les
visions par lesquelles des
frères ont pu vous rendre témoignage de son mérite.
Vous en prenez occasion de poser une question très-obscure sur l'âme
; vous voulez savoir si elle part du corps
avec quelque corps, au moyen duquel elle puisse être transportée
en des lieux ou renfermée dans des espaces. Ce point, si toutefois
des hommes comme nous sont
en état de l'éclaircir, exigerait beaucoup de soin et
de travail, et pour cela il faudrait ne pas avoir d'aussi grandes occupations.
Mais si en deux mots vous voulez
savoir ce qu'il m'en semble, je vous dirai que je ne crois pas que
l'âme sorte du corps avec un corps.
2. Que celui-là s'efforce d'expliquer les visions et les songes
prophétiques, qui a su se rendre compte de tout ce qui se passe
dans l'esprit quand il pense. Car nous
voyons et nous distinguons clairement que dans l'esprit se retracent
d'innombrables images de choses qui tombent sous la vue et sous les autres
sens du corps. Il
importe peu qu'elles soient représentées avec ordre ou
en désordre : elles le sont; nous en faisons chaque jour et continuellement
l'expérience, et c'est celui qui
pourra nous expliquer comment ces images se retracent dans notre esprit
qui osera présumer et décider quelque chose au sujet de ces
rares visions. Quant à moi, je
l'ose d'autant moins que je me sens plus incapable de rendre raison
de ce qui se passe en nous durant notre vie, soit que nous soyons éveillés,
soit que nous soyons
endormis. Pendant que je dicte pour vous cette lettre, je vous vois
dans mon esprit, sans que vous soyez là et sans que vous vous en
doutiez, et je me figure l'effet
que produiront sur vous ces paroles d'après la connaissance
que j'ai de vous; je ne puis ni concevoir, ni découvrir comment
cela se fait en moi; je suis certain
cependant que cela ne se fait pas par des mouvements corporels, ni
par des qualités corporelles, quoiqu'il y ait là quelque
chose qui ressemble beaucoup au corps;
prenez ceci en attendant, je vous le donne à la hâte et
sous le poids accablant des affaires. Cette question est traitée
longuement dans le douzième livre de mon
ouvrage sur la Genèse; vous y rencontrerez des faits nombreux
que j'ai constatés par moi-même, et d'autres que j'ai appris
de gens dignes de foi. A la lecture, vous
jugerez de ce que nous avons dit sur cette matière, si toutefois
le Seigneur daigne me faire la grâce de pouvoir corriger ces livres
et les mettre en état de voir le jour
et de ne pas faire attendre plus longtemps beaucoup de nos frères.
3. Mais je vous raconterai brièvement quelque chose qui vous
sera un sujet de réflexion. Notre frère Cennadius , médecin
connu de presque tout le monde, et qui
nous est si cher, habite maintenant Carthage; il a exercé son
art à Rome avec grand succès; vous savez combien il est religieux,
avec quelle compassion vigilante et
quelle bonté d'âme il s'occupe des pauvres. Autrefois,
dans sa jeunesse, comme il nous l'a dit lui-même, et malgré
sa ferveur pour ces actes de charité, il avait eu des
doutes sur une vie à venir. Dieu ne voulant pas abandonner une
âme comme la sienne et lui tenant compte de ses oeuvres de miséricorde
, un jeune homme d'une
frappante apparence lui apparut en songe et lui dit : « Suivez-moi.
» Gennadius le suivit; il arriva dans une ville où il commença
à entendre, du côté droit, un chant
d'une suavité inaccoutumée et inconnue; Gennadius cherchant
ce que c'était, le jeune homme répondit que c'étaient
les hymnes des bienheureux et des saints. Je ne
nie rappelle pas assez ce qu'il disait avoir vu du côté
gauche. Il s'éveilla , le songe s'enfuit, et Gennadius ne s'en occupa
que comme on s'occupe d'un songe.
4. La nuit suivante, voilà que le même jeune homme lui
apparaît de nouveau et lui demande s'il le connaît; Gennadius
lui répond qu'il le connaît bien et tout, à fait.
Alors le jeune homme lui demanda où il l'avait. connu; Gennadius
qui avait présents les souvenirs de la précédente
nuit, lui parla de son rêve et des hymnes des saints
qu'il avait entendus lorsqu'il l'avait eu poux guide. Interrogé
sur la question de savoir s'il avait vu tout cela en songe ou éveillé,
il répondit : « En songe. » « Vous
vous en souvenez bien , lui dit le jeune homme ; c'est vrai. Vous avez
vu ces choses en songe. Mais sachez que maintenant encore (417) vous voyez
en songe. »
Gennadius, entendant cela, répondit qu'il le croyait ainsi.
« Où est en ce moment votre corps? » lui dit celui qui
l'instruisait; « dans mon lit, » répondit-il. «Savez-vous,
dit encore le jeune homme, savez-vous que les yeux de votre corps sont
en ce moment liés, fermés, inoccupés, et qu'avec ces
yeux-là vous ne voyez rien ? » « Je
le sais, » répondit Gennadius. « Quels sont donc,
reprit le jeune homme, quels sont ces « yeux avec lesquels vous me
voyez? » Gennadius, ne trouvant pas à
répondre à cette question, se tut. Tandis qu'il hésitait
et cherchait, la vérité lui fut révélée
par la bouche de son jeune maître : « De même, lui dit
celui-ci, que les yeux
de votre chair, pendant que vous dormez et que vous êtes couché
dans votre lit, se reposent et ne font rien , et que pourtant il y a en
vous des yeux avec lesquels
vous me voyez et que vous vous servez de cette vue; de même,
après votre mort, sans aucune action de vos yeux corporels, vous
vivrez et vous sentirez encore.
Gardez-vous désormais de douter qu'il y ait une vie après
le trépas. » C'est ainsi que cet homme fidèle cessa
de douter; d'où lui vint cet enseignement si ce n'est de la
providence et de la miséricorde de Dieu ?
5. Quelqu'un dira que par ce récit nous n'avons pas résolu
, mais embarrassé la question. Cependant si l'on est libre d'y croire
ou de ne pas y croire, chacun trouve
en soi matière aux difficultés les plus profondes. L'homme
veille, l'homme dort chaque jour, l'homme pense; qu'on pense, si on le
peut comment se font en nous ces
choses qui, sans être matérielles, sont semblables aux
figures, aux qualités, aux mouvements des corps. Si on ne le peut
pas, pourquoi hâter des décisions sur des
faits qui se produisent rarement et qu'on n'a pas éprouvés
soi-même, lorsqu'on n'est pas capable de se rendre compte de ce qui
arrive chaque jour et
continuellement? Pour moi, quoique ma parole soit impuissante à
expliquer comment des choses en quelque sorte corporelles se font sans
corps, cependant, sachant
que le corps n'y est pour rien , plût à Dieu que je susse
de la sorte comment on distingue ce qu'on voit par l'esprit et que l'on
croit voir par le corps, comment on
reconnaît les visions de l'erreur ou de l'impiété,
lorsque la plupart d'entre elles ont des airs de ressemblance avec les
visions des pieux et des saints ! Si je voulais
citer de tels exemples, le temps me manquerait plutôt que
la matière. Fortifiez-vous dans la miséricorde du Seigneur,
bienheureux seigneur, vénérable et cher frère.
LETTRE CLX (1). (Année 414.)
Questions d'Evode sur la raison et sur Dieu.
ÉVODE A L'ÉVÊQUE AUGUSTIN, SALUT.
1. La raison parfaite est celle qui donne la science de toutes choses
et surtout des choses éternelles qui se comprennent par l'intelligence.
La raison enseigne, elle fait
voir que cette science est éternelle, qu'elle a dû être
éternelle, que l'éternel est ce qui n'a pas commencé,
ce qui ne change pas, ce qui ne varie pas et que la raison
elle-même doit être éternelle, non-seulement parce
qu'elle apprend et démontre les choses éternelles, mais plus
encore parce que l'éternité elle-même ne peut être
sans la raison : je crois que l'éternité ne serait pas
si la raison elle-même n'était pas éternelle. Ensuite
la raison démontre que Dieu est, qu'il doit être, qu'il
faut,nécessairement qu'il soit. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait
pas des intelligences qui le sachent, puisque Dieu est éternel,
on ne doit pas douter que la raison ne soit
éternelle, elle qui a reconnu qu'il faut que Dieu soit, et qui
a ainsi prouvé qu'elle lui est coéternelle.
2. Mais il y a des choses qui sont forcées d'être par
la raison; la raison vient d'abord, l'effet la suit; c'est la chose que
la raison montre comme devant être. Ainsi, par
exemple, quand le monde a été fait, la raison a voulu
que le monde fût créé. La raison a donc précédé
le monde. Ce que la raison a su devoir être est arrivé; ainsi
la
raison est la première, et l'oeuvre du monde vient après,
Et maintenant, comme la raison fait voir que Dieu est, qu'il est nécessaire
que Dieu soit, lequel des deux
ferons-nous passer le premier? Ferons-nous passer la raison avant Dieu
comme nous l'avons fait avant le monde, ou Dieu avant la raison, sans laquelle
on ne peut
pas prouver que Dieu soit? Car si Dieu est éternel et que ce
soit la raison qui veuille qu'il soit éternel, qu'est-ce que c'est
que la raison? Ou bien elle est Dieu ou elle
est de Dieu, comme l'enseigne la raison elle-même ; si elle est
Dieu, la raison montre que Dieu, est la raison, et-les deux peuvent être
contemporains et coéternels.
Mais si cette raison est une ressemblance de Dieu, elle montre également
que la raison est de Dieu, et cela lui sera contemporain et coéternel.
La raison elle-même
nous montre également que Dieu existe et qu'il ne pourrait se
former s'il n'existait pas; supprimez la raison, ce qui est criminel à
(1) Le commencement et, nous le croyons aussi , la fin de cette lettre
nous manquent. c'est du reste un morceau de métaphysique qui n'a
ni le tour ni la forme
épistolaires.
418
dire, et Dieu ne sera pas, la raison ne montrant pas que Dieu est nécessairement.
Donc alors, Dieu est, puisque la raison veut qu'il soit. Et puisque Dieu
est, la raison
qui nous l'apprend existe sans aucun doute.
3. Qu'y a-t-il donc de premier en Dieu, si on peut parler ainsi ? est-ce
la raison ou Dieu ? Mais Dieu ne sera pas sans la raison qui enseigne que
Dieu doit être. La
raison ne sera pas non plus si Dieu n'est pas. Il n'y a donc ici ni
premier ni dernier; et la nature divine renferme en quelque manière
Dieu et la raison. Mais l'un
engendre l'autre : la raison engendre Dieu ou Dieu la raison. Il faut
que, de la raison ou de Dieu, il y en ait un qui soit sujet et que l'un
des deux soit le principe de
l'autre. Mais on dit avec vérité que Dieu engendre la
raison, puisque la raison démontre que Dieu est. Dieu est connu
de la raison comme le Fils l'est du Père, et la
raison est connue de Dieu comme le Père l'est du Fils. Car la
raison elle-même est Dieu avec, Dieu. Et Dieu n'a jamais été
sans la raison ni la raison sans Dieu. Dès
lors Dieu existe si la raison existe, et le Fils existe si le Père
existe; et si on ôte la raison, ce qui, encore une fois, serait criminel
à dire, Dieu lui-même n'est plus; car
c'est par sa raison que Dieu est Dieu. Répétons : sans
la raison Dieu ne serait pas, et sans Dieu il n'y aurait pas de raison.
La raison et Dieu sont donc une chose
éternelle; et Dieu et la raison sont éternels de la même
manière. Cette liaison et cette union de la raison avec Dieu et
de Dieu avec la raison, du Père avec le Fils et du
Fils avec le Père, constituent en quelque sorte leurs principes
et les causes même de leur existence, parce que l'un ne peut pas
être sans l'autre. Les paroles
manquent, et tout ce qu'on dit là-dessus, on ne le dit que pour
ne pas s'en taire. Dirons-nous que Dieu soit le germe de la raison ou la
raison le germe de Dieu, parce
qu'il ne peut y avoir de fruit sans racine ni de racine sans fruit?
Continuons la comparaison afin que l'intelligence comprenne quelque chose
de Dieu ; il y a dans le
grain de froment un principe de fécondité par lequel
il ne lui est pas permis de demeurer stérile : mais s'il n'y avait
pas de grain de froment, il n'y aurait pas de principe
pour produire.
4. Comme donc la raison, qui est Dieu, fait voir que Dieu est la raison
ou que la raison est Dieu, et montre en quelque manière que l'un
est l'autre, le Père ne se
révèle que par le Fils et le Fils que par le Père;
le Fils se tient comme en silence quand c'est le Père qui mène
au Fils, et c'est en quelque sorte pendant que l'un se
cache que l'autre se révèle; voir l'un c'est voir l'autre;
l'un ne peut pas être connu sans que l'autre le soit aussi. Le Fils
a dit . « Qui m'a vu a vu mon Père; » et encore :
« Personne ne vient au Père si ce n'est par moi (1) ;
» et encore : « Personne ne vient à moi si le Père
ne l'attire (2). » Nous avons entrepris une oeuvre bien ardue,
bien difficile, en essayant de comprendre quelque chose sur Dieu dans
l'ignorance où nous sommes. Cependant, de
1. Jean, XIV, 9, 6. 2. Ibid. VI, 53,
même que toutes les choses qui existent ne se comprennent pas
sans quelque forme, et ne peuvent pas sans cela être reconnues, ainsi,
bien plus encore, Dieu est
inconnu sans le Fils, c'est-à-dire sans la raison. Mais quoi,?
Le Père a-t-il jamais été sans la raison, sans le
Verbe? Qui oserait dire cela? C'est donc par la raison
que nous savons qu'un Dieu unique est formé d'un Dieu, qui est
un dans un seul Dieu et qu'il de. meure dans son unité; car il est
nécessaire qu'il y ait dans ce Dieu
unique cet amour qui doit toujours y être, d'après ce
que nous apprend la raison, cet amour que Dieu lui-même nous prescrit.
LETTRE CLXI. (Année 414.)
Evode soumet à saint Augustin deux difficultés tirées,
l'une de la lettre CXXXVII à Volusien, l'autre de la lettre XCII
à Italica : la première de ces difficultés est
relative à l'incarnation de Jésus-Christ; la seconde
à la question de savoir si on peul voir Dieu, même avec les
yeux d'un corps glorifié.
ÉPODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , AU VÉNÉRABLE
SEIGNEUR, AU SAINT ET BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE
DANS LE-
SACERDOCE , AUGUSTIN, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Il y a longtemps que je vous ai proposé des questions sur
la raison et sur Dieu dans une lettre confiée à Jobin, qui
avait été envoyé au domaine de Martien; je n'ai
point encore mérité une réponse. Mais j'ai lu
deux lettres de votre sainteté, l'une. adressée à
un homme illustre, Volusien, l'autre à une illustre chrétienne,
Italica; dans
la première de ces deux lettres, au sujet de l'incarnation du-
Seigneur Jésus-Christ notre Dieu dans sein d'une vierge et de sa
nativité, j'ai remarqué ce passage : « Si
on en demande la raison, ce ne sera plus merveilleux; si on en veut
un exemple, ce ne sera plus unique. » Il semble qu'on pourrait en
dire autant de toute naissance
d'homme ou d'animal et de toute semence. Car si on en demande la raison,
on ne la trouvera pas, et la chose restera merveilleuse; et si on en veut
un exemple,
comme il n'y en a pas, ce sera unique. Qui pourra rendre raison de
ce qui est formé par l'union de l'homme et de la femme ? Qui pourra
expliquer la secrète
génération de quoi que ce soit? Qui dira comment les
semences nées de la terre pourrissent d'abord et puis fructifient?
Et si l'on cherche un exemple unique, n'est-ce
pas encore une chose admirable que la formation virginale et parfaite
d'un ver dans un fruit? Aussi c'est, je crois, comme exemple qu'il a, été
dit : « Je suis un ver et
non pas un homme (1). » Je ne sais donc pas quelle raison on
peut donner des conceptions, soit qu'elles s'accomplissent par l'union,
soit qu'elles partent d'une
oeuvre unique; et ce n'est pas seulement la conception d'une vierge
qui est
1. Ps. XXI, 7.
419
inexplicable, c'est, à mon avis, toute espèce de conception.
2. Veut-on des exemples? En voici : les cavales, dit-on, sont fécondées
par le vent, les poules par les cendres, les canes par l'eau ; et il en
est ainsi de quelques
autres animaux. Si, en enfantant, ils perdent leur intégrité,
ils peuvent la garder en concevant. Pourquoi dire alors que « si
on veut a un exemple, ce ne sera plus
unique, » puisque tant d'exemples se présentent? Personne
n'ignore que certains animaux naissent dans le corps des hommes comme dans
le corps des femmes : y
a-t-il pour cela une semence? Voilà des exemples, voilà
des prodiges dont on ne rend pas compte. On dira qu'il n'arrive jamais
qu'un homme naisse d'une vierge ;
mais , dans des choses d'une autre nature il y a des conceptions auxquelles
toute semence est restée étrangère et dont il est
impossible de rendre raison. Dans la
génération même il se rencontre des enfantements
qui laissent à la nature toute son intégrité. J'entends
dire que l'araignée n'a pas besoin d'un autre concours que le
sien pour produire admirablement à sa manière et sans
altération d'organe tous ces fils auxquels elle a coutume de se
suspendre : cela n'est accordé qu'à elle seule. Si
on veut en chercher l'explication, c'est non-seulement admirable, mais
de tels exemples sont impossibles à trouver. Ces exemples n'ont-ils
pas précédé pour
convaincre ceux qui auraient refusé de croire qu'une vierge
pût enfanter? ne prouvent-ils pas que cet événement
n'est pas unique quoiqu'il soit admirable? car toutes
les oeuvres de Dieu sont admirables parce qu'elles sont l'oeuvre de
la sagesse. Si donc on vient à nous faire ces objections, que répondrons-nous?
3. Une autre chose m'embarrasse fort : on dira par les mêmes
raisons que Notre-Seigneur peut voir la substance de Dieu des yeux de son
corps glorifié, et dans la
lettre à Italica vous avez dit et en toute vérité
que cela ne se peut. Quand nous répondrons que cela ne se peut pas,
on nous objectera que tout est merveilleux et
unique dans la conception et la naissance du Seigneur, et que de même
que nulle explication n'est possible quant à la conception dans
un sein virginal, de même on ne
saurait rendre raison du privilège qu'aurait Jésus-Christ
de voir la substance de Dieu avec les yeux du corps : ce serait unique
et sans exemple. Si nous répliquons
que l'on comprend bien qu'on ne puisse pas voir avec une chose corporelle
quelque chose d'incorporel, je crains qu'on ne nous dise que la conception
dans un sein
virginal peut se prouver par des raisons et des exemples. Ou bien l'impossibilité
de voir des yeux du corps la substance de Dieu ne pourra pas s'établir,
et alors on
continuera à soutenir que le Fils de Dieu peut voir son Père
par les yeux du corps; ou bien si cette impossibilité est prouvée,
on nous dira que de plus habiles seraient
capables de rendre raison de la conception et de la naissance de Jésus-Christ.
Quoi répondre ici? je vous le demande. Je ne cherche pas à
faire naître des disputes,
mais je vous interroge pour tenir tête à ceux qui tenteraient
de nous surprendre. Pour moi, je crois que la Vierge a conçu et
enfanté, comme je l'ai toujours cru; et la
raison elle-même me persuade que Dieu ne peut pas être
vu, même des yeux d'un corps glorifié. Je pense cependant
qu'il faut aller au-devant des difficultés que la
rébellion de l'esprit a coutume de susciter, et aussi donner
satisfaction aux légitimes désirs d'instruction et d'étude.
Priez pour nous. Que la paix et la charité du Christ
fassent souvenir de nous votre sainteté, ô notre saint
seigneur, vénérable et bienheureux frère!
LETTRE CLXII. (Année 415.)
Saint Augustin se plaint d'être interrompu dans ses travaux par
les questions nouvelles qui lui sont continuellement adressées;
il lui faudrait du temps pour résoudre
convenablement tant de difficultés , car ses lettres tombent
en beaucoup de mains. En réponse à des questions d'Evode,
il lui rappelle ceux de ces ouvrages qui
pourraient l'aider. L'évêque d'Hippone parle des songes
et de l'état de l'âme dans le sommeil; il distingue les choses
qui n'ont pas de raison d'être de celles dont la
raison nous est cachée, et s'attache à prouver que Dieu
ne peut pas être vu des yeux du corps.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR,
AU VÉNÉRABLE, SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS
L'ÉPISCOPAT , ÉVODE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC
LÙI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous demandez bien des choses à un homme très-occupé;
et, ce qui est plus sérieux, vous croyez qu'il n'y a qu'à
dicter en toute hâte ; mais les matières dont il
s'agit sont si ardues que, même après avoir été
traitées avec grand soin, c'est à peine si elles peuvent
être entendues par des hommes tels que vous. Or, je ne dois
pas l'oublier, ce n'est pas vous seulement ni d'autres tels que vous,
qui lisez ce que. nous écrivons ; nos lettres sont recherchées
aussi par des gens d'un esprit moins
pénétrant et moins exercé que le vôtre,
avec des dispositions tantôt favorables, tantôt ennemies, et
il n'y a pas moyen de les soustraire à leur curiosité. Ceci
considéré, vous voyez quel soin on doit mettre dans ce
qu'on écrit, surtout dans ces importantes questions qui donnent
à travailler aux grandes intelligences
elles-mêmes. Mais si, quand j'ai une oeuvre sous la main, il
faut que je m'interrompe pour répondre de préférence
à ce qu'on vient me demander, qu'arrivera-t-il au
cas où, pendant que je réponds à ces questions
qui me sont adressées, j'en recevrai d'autres? (420) Vous plaît-il
que je laisse celles-là pour celles-ci, que je donne
toujours la préférence aux dernières, et que je
n'achève que les choses au milieu desquelles je n'aurai pas été
interrompu ? Il est difficile qu'il en soit ainsi, mais je ne
pense pas que ce soit cela que vous veuilliez. Je n'ai donc pas dû
suspendre ce que j'avais commencé lorsque vos questions me sont
parvenues, de même que je ne
me serais pas séparé de vos questions, si d'autres avaient
fondu sur moi. Cependant je ne puis garder cette règle de justice;
car j'ai quitté ce que je faisais pour vous
écrire ceci, et afin que mon esprit s'appliquât à
cette lettre, il m'a fallu le détourner violemment d'une autre grande
occupation.
2. Il m'a été aisé de vous donner cette excuse
que je ne crois pas mauvaise d'ailleurs; il est moins aisé de répondre
à vos questions. Dans les ouvrages auxquels
maintenant je m'applique de toutes mes forces, il se rencontrera, je
pense, plus d'un endroit où je toucherai, si Dieu le veut, à
l'objet de vos recherches. Déjà
plusieurs de ces difficultés se trouvent résolues dans
des livres que je n'ai pas encore mis au jour, soit sur la Trinité,
soit sur la Genèse. D'ailleurs, si vous voulez bien
relire ce qui depuis longtemps vous est connu, ou du moins ce qui vous
a été connu, (car vous avez oublié peut-être
mes écrits sur la Grandeur de l'âme et sur le
Libre arbitre qui ne sont que le produit de nos entretiens d'autrefois),
vous pourrez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi : il
vous suffira de quelque travail de
pensée pour tirer les conséquences de ce qui s'y trouve
de clair et de certain. Vous avez aussi le livre Sur la vraie religion;
si vous repassiez ce livre avec attention,
vous ne diriez jamais que Dieu est forcé d'être par la
raison, et qu'en raisonnant on établit que Dieu doit exister. En
effet dans la raison des nombres que nous avons
d'une façon certaine à notre usage quotidien, si nous
disions : il faut que sept et trois fassent dix, nous ne parlerions pas
avec sagesse; mais nous devons dire que sept
et trois font dix. Je crois avoir assez montré, dans les livres
précédemment cités, quelles sont les choses dont on
puisse dire avec vérité qu'elles doivent être, qu'elles
soient déjà ou ne soient pas. Ainsi l'homme doit être
sage; s'il l'est, pour continuer à l'être; s'il ne l'est pas
encore, pour le devenir. Mais Dieu ne doit pas être sage, il
l'est.
3. Repassez soigneusement aussi ce que je vous ai récemment
écrit sur les apparitions, et dont vous vantez la subtilité,
tout en disant que vous y avez rencontré
l'embarras de questions plus hautes; songez-y attentivement, non pas
en passant, mais avec une réflexion prolongée; vous devinerez
alors ce que c'est que la
présence ou l'absence de l'âme. Car elle est présente
dans ses apparitions au milieu du sommeil, et absente des yeux du corps
auquel elle donne le regard quand elle
veille; et si, par quelque chose de plus fort que le sommeil, elle
demeure totalement absente des yeux qui sont comme les luminaires des corps,
c'est là mort. De
même donc que l'âme en passant du sens de la vue aux apparitions
du sommeil, n'a pas avec elle un corps quel qu'il soit; à moins
de croire qu'il y ait des réalités
corporelles dans nos songes, et que nous-mêmes alors passons
avec un corps d'un lieu dans un autre, ce que vous ne pensez pas assurément;
de même, si l'âme
s'éloigne tout à fait et que son absence soit complète,
ce qui arrive à la mort, il ne faut pas imaginer qu'elle emporte
avec elle je ne sais quelle parcelle de corps. Car
si cela était, même quand nous dormons, et qu'elle se
retire passagèrement du sens de là vue, elle emporterait
des yeux, qui, tout subtils qu'ils fussent, seraient
pourtant corporels, et il n'en est pas ainsi. Cependant elle emporte
avec elle certains yeux fort semblables à ceux du corps, sans être
corporels, au moyen desquels
elle voit durant le sommeil des images pareilles à des corps,
mais qui n'en sont pas.
4. Si quelqu'un soutient que ce qu'on voit en songe de semblable à
des corps ne peut être que corporel , et s'il lui semble dire ainsi
quelque chose, il fera preuve
d'une pesanteur d'esprit peu facile à convaincre; c'est l'erreur
de bien des gens qui ne sont même pas sans pénétration,
mais qui réfléchissent trop peu à la nature de
ces images des corps qui se forment dans l'esprit sans être pour
cela des corps. Lorsqu'avec plus d'attention ils sont forcés de
reconnaître que ces images ne sont
pas corporelles, mais fort semblables à des corps, ils ne peuvent
pas tout de suite se rendre compte des causes par lesquelles ces images
se forment dans l'esprit, ni
expliquer si elles subsistent par leur propre nature ou dans un sujet;
si elles se produisent comme des caractères tracés avec de
l'encre sur un parchemin, où il y
(421) a deux substances, le parchemin et l'encre; ou comme un cachet
ou toute autre figure sur
la cire qui en est le sujet; ou si ces images se forment dans l'esprit
de ces deux manières, tantôt comme ceci, tantôt comme
cela.
5. Car on se préoccupe non-seulement des choses qui ne sont
pas présentes à nos sens et se retrouvent dans notre mémoire,
ou que, selon notre gré, nous formons,
disposons, augmentons, diminuons et varions d'innombrables façons
par le lieu, la disposition et le mouvement (telles sont peut-être
les images du sommeil qui nous
trompent, quand les songes ne sont pas des avertissements de Dieu,
avec cette différence que nous voulons les premières et que
nous subissons celles-ci) ;
non-seulement, dis-je, on se préoccupe des choses qui se passent
dans l'esprit et quil est permis de croire l'ouvrage de l'esprit (quoique
ce soit par des causes
secrètes que l'une se présente à l'intelligence
plutôt que l'autre), mais encore on se demande ce qu'a voulu dire
le Prophète par ces mots : « Et l'ange qui parlait en
moi me dit (1). » Il ne faut pas croire que des voix du dehors
soient venues aux oreilles corporelles du Prophète, lorsqu'il dit
: « Celui qui parlait en moi, » et non pas
celui qui me parlait. Etaient-ce des voix tirées de l'esprit
et semblables à des sons, et cependant produites par l'ange lui-même;
des voix comme nous en entendons
quand nous repassons silencieusement en nous beaucoup de choses, ou
que des chants nous reviennent à la mémoire? Et quel sens
donner à ce passage de
l'Evangile : « Voilà que l'ange de Dieu lui apparut dans
son sommeil, disant (2)? » Comment le corps de l'ange apparut-il
à des yeux fermés (car Abraham était
éveillé quand des anges lui apparurent, de telle façon
qu'il leur lava les pieds et put les toucher (3))? Est-ce un esprit qui,
sous quelque forme semblable à un corps,
se montra à l'esprit d'un homme endormi, comme il nous arrive
à nous-mêmes, en songe, de nous voir en mouvement et dans
des attitudes bien différentes de celle
où nous sommes avec nos membres étendus ?
6. Ces choses sont merveilleuses, parce que leur raison est trop cachée
pour qu'un homme puisse en rendre compte à un homme. Car notre surprise
est excitée, soit
quand la cause d'une chose nous échappe, soit quand la chose
est extraordinaire, ce qui arrive par sa singularité
1. Zach. I, 9. 2. Matth. I, 20. 3. Gen. XVII, 4.
ou sa rareté. Quant à ce qui touche à la raison
cachée, j'ai dit dans ma lettre à Volusien, que vous avez
lue, j'ai dit en répondant à ceux qui nient que le Christ
soit né
d'une vierge : « Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus
un prodige (1). » Non pas que la chose manque de raison, mais la
raison en demeure cachée à ceux
pour lesquels Dieu a voulu que le fait soit merveilleux. Pour ce qui
est de l'autre cause de surprise, par exemple lorsqu'il arrive quelque
chose d'extraordinaire, nous
avons l'étonnement de Notre-Seigneur en présence de la
foi du centurion. Nulle raison des choses ne saurait se dérober
à sa connaissance, mais la surprise du
Seigneur fut une manière de louer celui dont il n'avait pas
rencontré le pareil chez le peuple hébreu; cette surprise
est suffisamment exprimée dans ces paroles du
Seigneur ; « En vérité, je vous le dis, je n'ai
pas trouvé une aussi grande foi en Israël (2). »
7. J'ai ajouté dans la lettre à Volusien : « Si
on demande un exemple, ce ne sera plus unique. » C'est en vain que
vous avez cru trouver des exemples, en citant le ver
qui naît dans un, fruit, et l'araignée qui tire en quelque
sorte de la virginité de son corps le fil avec lequel elle compose
sa toile. La subtilité met en avant quelques
comparaisons qui s'éloignent ou se rapprochent plus ou moins;
mais il n'y a que le Christ qui soit né d'une vierge; par là
vous comprenez pourquoi j'ai dit que c'est
sans exemple. Tout ce que Dieu fait d'ordinaire ou d'extraordinaire
a ses causes et ses raisons justes et irréprochables. Lorsque ces
causes nous sont cachées, les
oeuvres de Dieu nous étonnent; lorsque nous en pénétrons
le secret, nous disons qu'elles arrivent en toute conséquence et
convenance, et qu'il n'y a pas à s'en
étonner puisque ce qui est arrivé était commandé
par la raison elle-même. Si notre surprise ne tient point à
quelque chose à quoi on ne s'attend pas, mais à quelque
chose de grand et de digne d'éloges, nous aurons le genre d'étonnement
par lequel Notre-Seigneur loue le centurion. Je n'ai donc pas eu tort de
dire : « Si on veut en
savoir la raison, ce ne sera plus un prodige; » car il y a un
autre genre de surprise, lors même que la raison de ce qui nous frappe
vient à se découvrir à nous; de
même qu'on n'a pas eu tort de dire que « Dieu ne tente
personne (3), » car il y a un autre
1. Ci-dessus, lettre 137. 2. Luc,VII, 6. 3. Jacques, I, 13.
422
genre de tentation qui a fait dira en toute vérité :
« Le Seigneur votre Dieu vous tente (1). »
8. Que personne ne croie qu'on ait le droit de dire que le Fils voit
le Père des yeux du corps et non pas comme le Père voit le
Fils, et cela parce que les partisans de
cette opinion à bout de raison, pourraient dire eux-mêmes
: « Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus un prodige; »
ce qui m'a fait parler ainsi ce n'est pas qu'il
n'y ait aucune raison de la chose, c'est qu'elle est cachée.
Quiconque entreprend de réfuter un tel sentiment, doit démontrer
qu'il n'y a aucune raison, non pas de ce
miracle, mais de cette erreur, De même qu'il n'y a aucune raison
par laquelle Dieu puisse mourir ou se corrompre ou pécher (et quand
nous disons que cela ne
saurait être, nous ne diminuons pas la puissance de Dieu, mais
nous rendons hommage à son éternité et à sa
vérité) ; de même en disant que Dieu ne peut pas être
vu
des yeux du corps, la raison en devient claire à tout esprit
droit : car il est évident que Dieu n'est pas un corps, que rien
ne peut être vu des yeux du corps si ce n'est
à quelque distance; que tout ce qui occupe un espace est nécessairement
un corps, une substance moindre dans une partie que dans le tout : croire
cela de Dieu ne
doit pas être permis, pas même à ceux qui ne peuvent
pas encore le comprendre.
9. La raison des divers changements qui se font dans l'univers nous
est cachée; et c'est pourquoi tout est miracle sous nos yeux. Mais
à cause de cela ignorons-nous
qu'il y ait des corps, que nous-mêmes nous ayons un corps, qu'il
n'existe pas de corpuscule qui n'occupe un espace à sa manière
et ne soit tout entier là où il est,
mais pourtant moindre dans une partie que dans le tout? Ces choses
nous étant connues, il faut en tirer les conséquences qu'il
serait trop long de déduire ici; il faut
montrer qu'il n'y a pas de raison pour croire ou pour comprendre que
Dieu, qui est tout entier partout et ne s'étend pas à travers
les espaces comme une masse
corporelle, composée nécessairement de parties plus grandes
et moindres les unes que les autres, puisse être vu des yeux du corps.
J'en dirais plus long là-dessus si
je m'étais proposé cette question dans cette lettre,
devenue déjà bien longue, sans que je m'en sois douté,
et pour laquelle j'ai presque oublié mes travaux; peut-être,
1. Deutéronome, XIII, 3.
sans le vouloir, ai-je fait tout ce que vous souhaitiez : peu d'indications
suffisent pour que votre esprit achève ce qu'il faut penser. Mais
ces choses auraient, besoin de
plus de soin et d'étendue pour devenir profitables à
ceux entre les mains de qui peut tomber ma lettre. Les hommes ont bien
de la peine à s'instruire; ils ne peuvent
pas comprendre ce qu'on leur dit en trop peu de mots, et n'aiment pas
à lire ce qui est long. On a aussi bien de la peine à enseigner
: la brièveté ne réussit pas avec
les esprits lents, ni les développements étendus avec
les paresseux. Envoyez-nous une copie de la lettre qui s'est égarée
ici et n'a pu se retrouver.
LETTRE CLXIII. (Année 415.)
Evode propose quelques doutes à Augustin.
ÉVODE, ÉVÊQUE, A AUGUSTIN, ÉVÊQUE.
J'ai envoyé, il y a longtemps, des questions à votre
sainteté : l'une sur la raison et sur Dieu, et je vous l'ai transmise,
je crois, par Jobin, qui s'occupe avec dévouement
des intérêts des servantes de Dieu; l'autre, sur le corps
du Sauveur qui, selon le sentiment de quelques-uns, voit la substance divine.
Je vous adresse maintenant une
troisième question. L'âme raisonnable que le Sauveur a
prise avec le corps appartient-elle à l'une des opinions énoncées
sur l'origine de lâme, si toutefois il en est
une qui puisse se soutenir avec quelque vérité; ou bien,
malgré sa nature raisonnable , est-elle d'un genre à part
au lieu d'être comprise dans les espèces générales
des âmes de tout ce qui vit? Voici une quatrième question
: Quels sont ces esprits dont parle saint Pierre dans sa lettre lorsqu'il
nous montre le Seigneur « mort en sa
chair, vivifié par l'Esprit dans lequel il alla prêcher
aux esprits qui étaient dans la prison (1), » et le reste,
où il fait ainsi entendre que ces esprits furent dans les enfers,
que le Christ y descendit pour les évangéliser tous,
qu'il les délivra tous des ténèbres et des peines
par la grâce, afin qu'à partir de la résurrection du
Seigneur il n'y
eût plus qu'à attendre le jugement, sur la ruine des enfers?
Je désire savoir le sentiment de votre sainteté à
cet égard.
1. I Ep. de saint Pierre, III, 18, 19.
LETTRE CLXIV. (Année 415.)
Saint Augustin répond aux difficultés proposées
par Evode dans la lettre qu'on vient de lire. L'évêque d'Hippone
commence comme un homme qui croit ne pas
savoir, qui, au lieu d'instruire les autres, demande qu'on l'instruise
lui-même, et puis de sa parole réservée s'échappent
les plus vives et les plus belles lumières.
AUGUSTIN, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ÉVODE, SON FRÈRE ET
SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je ne pense pas que vous ignoriez le grand trouble où me
jette toujours la difficulté que vous me proposez sur un endroit
de l'épître de l'apôtre Pierre; il s'agit de
savoir comment il faut entendre ce qui semble être dit sur les
enfers. Je vous renvoie donc la même question, afin que, par vous
ou par d'autres, vous mettiez fin à
mes incertitudes sur ce point. Si le Seigneur me fait la grâce
de trouver quelque chose avant vous, et de pouvoir vous le communiquer,
je n'en priverai pas votre
affection. Quant à présent, voici sur quoi porte l'inquiétude
de mes doutes , pour que vous vous mettiez en mesure d'expliquer les paroles
de l'Apôtre, soit par vos
propres méditations, soit en consultant quelqu'un de capable.
2. L'apôtre Pierre , après avoir dit que le Christ est
mort dans la chair et a été vivifié par l'Esprit,
ajoute aussitôt : « Dans lequel il alla prêcher aux esprits
qui étaient
dans la prison, qui autrefois avaient été incrédules,
quand la patience de Dieu les attendait aux jours de Noé, pendant
que l'on construisait a l'arche dans laquelle peu
de personnes, c'est-à-dire huit seulement, furent sauvées
au milieu des eaux. » Ensuite il ajoute : « Maintenant c'est
de la même manière que le a baptême vous sauve
(1). » Si le Seigneur, après sa mort, est descendu aux
enfers pour prêcher aux esprits enfermés dans la prison, je
me demande comment un tel bienfait n'a été mérité
que par ceux qui étaient infidèles à l'époque
où l'arche se construisait; car depuis Noé jusqu'à
la passion du Christ, il y a eu des milliers d'âmes de diverses nations
que le Seigneur a pu trouver aux enfers ; ce ne sont pas seulement
ceux qui ont cru en Dieu, comme les prophètes et les patriarches
de la race d'Abraham, comme
Noé et toute sa maison,
1. I Pierre. III, 18-24.
sauvés par les eaux, excepté peut-être le fils
qui, dans la suite, fut réprouvé; en dehors de la race de
Jacob, ce ne sont pas seulement aussi des croyants, comme
Job, comme les Ninivites, et d'autres encore mentionnés dans
les Ecritures, ou qui sont restés cachés au milieu du genre
humain; mais je parle de ces milliers
d'hommes qui, ne connaissant pas Dieu, et livrés au culte des
démons ou des idoles, sont sortis de la vie depuis les temps de
Noé jusqu'à la passion du Christ ;
pourquoi le Seigneur, qui les trouva aux enfers, ne leur prêcha-t-il
pas, et s'adressa-t-il uniquement à ceux qui furent incrédules
aux jours de Noé, tandis que l'on
construisait l'arche ! Si le Christ se fit entendre à tous,
pourquoi saint Pierre ne mentionne-t-il que ceux-ci, passant sous silence
l'innombrable multitude du reste des
hommes?
3. Il est bien sûr que le Seigneur, mort dans sa, chair, est
descendu aux enfers. On ne saurait. contredire cette parole du Prophète
« Vous ne laisserez pas mon âme
dans l'enfer. » Nul n'oserait l'entendre différemment,
et saint Pierre l'a ainsi compris dans les Actes des Apôtres (1).
On ne contredira pas non plus ces paroles du
même saint Pierre, où il déclare que le Christ
« a fait cesser les douleurs de l'enfer, dans lesquelles il était
impossible qu'il fût retenu (2). » Qui donc, excepté
un
infidèle, niera que le Christ soit allé dans les enfers
? Si on cherche comment il faut entendre qu'il ait fait cesser les douleurs
de l'enfer (car il n'avait pas commencé
par être retenu dans ces liens, et ne les avait pas brisés
comme des chaînes auxquelles il aurait été attaché)
; il est aisé de comprendre que ces douleurs ont cessé
comme on détruit les piéges des chasseurs, pour empêcher
qu'ils ne prennent et non point parce qu'ils ont pris. On peut entendre
aussi qu'il a mis fin à des douleurs
qui ne pouvaient rien sur lui, mais par desquelles se trouvaient atteints
des hommes dont il devait être le libérateur.
4. Quels sont ceux-là ? Il serait téméraire de
l'affirmer. Si nous disions et si nous pouvions montrer que le Christ délivra
tous ceux qui étaient alors dans les enfers,
qui ne s'en féliciterait? Nous le voudrions surtout à
cause de certains d'entre eux qui nous sont particulièrement connus
par leurs travaux littéraires, et dont nous
admirons le langage et le. génie
1. Ps. XV, 10; Act. II, 27. 2. Act. des Apôtres, II, 24.
424
nous n'avons pas seulement en vue les poètes et les orateurs
qui, en beaucoup d'endroits de leurs ouvrages, ont livré au mépris
et au rire les faux dieux des gentils, et
quelquefois même ont confessé le Dieu unique et véritable,
tout en partageant les pratiques superstitieuses du reste des hommes; nous
pensons également à ceux qui
ont proclamé ces vérités, non point dans des chants
ou des oeuvres oratoires, mais dans des études philosophiques ;
nous songeons aussi à beaucoup d'autres dont il
ne nous reste aucun écrit, mais que nous connaissons par les
productions antiques arrivées jusqu'à nous; elles nous ont
appris combien la vie de ces hommes a été
louable d'une certaine manière : ces personnages se sont trompés
sur le culte de Dieu; ils ont rendu des hommages pieux à de vaines
idoles établies comme objets
d'une religion publique et ont servi la créature plutôt
que le Créateur; mais il y eut dans leurs moeurs de la modération,
de la retenue, de la chasteté , de la sobriété ;
ils surent mépriser la mort pour le salut de la patrie; ils
tinrent leur parole non-seulement avec leurs concitoyens, mais encore avec
l'ennemi, et c'est avec raison qu'on
les propose pour exemples. Il est vrai, toutes ces choses elles-mêmes,
quand elles ne je rapportent pas à la fin de la droite et vraie
piété, mais au vain faste de
l'humaine louange et de la gloire d'ici-bas, s'évanouissent
en quelque façon et deviennent stériles ; toutefois elles
nous plaisent tant par un certain naturel de l'âme que
nous aurions souhaité la délivrance de ceux en qui elles
se sont rencontrées; nous aurions voulu qu'ils eussent été,
ou principalement ou comme les autres , tirés des
tourments de l'enfer, si le sens humain s'accordait avec la justice
du Créateur.
5. Cela étant, si on admet que le Sauveur les ait délivrés
tous, et qu'il ait, selon les expressions de votre lettre , « ruiné
les enfers « en attendant le jugement dernier, »
de nouvelles difficultés naissent, et voici celles qui s'offrent
à mon esprit. Et d'abord sur quoi appuyerait-on ce sentiment? car
ce qui est écrit sur la cessation des
douleurs de l'enfer à la mort du Christ, peut ne s'entendre
que de lui-même, c'est-à-dire qu'il les a mises à néant
en ce qui le touche, d'autant plus que l'Apôtre ajoute
« qu'il était impossible qu'il fût retenu dans ces
douleurs. » Ou bien, si on demande pourquoi le Christ a voulu descendre
dans les enfers, où étaient des douleurs qui
ne pouvaient pas l'atteindre , lui que l'Ecriture proclame «
libre entre les morts (1) , » lui dans lequel le prince et le préposé
de la mort n'a rien trouvé de sujet au
supplice; ce qui est dit « sur la cessation des douleurs de l'enfer
» peut s'appliquer non pas à tous , mais à quelques-uns
que le Christ jugeait dignes de cette
délivrance. De sorte qu'on ne devra pas croire qu'il soit descendu
inutilement aux enfers, sans profit pour aucun de ceux qui s'y trouvaient
enfermés, et l'on ne devra
pas conclure non plus que la faveur accordée à quelques-uns
parla miséricorde et la justice divines ait été accordée
à tous.
6. Et quant à ce qui est du premier homme, père du genre
humain, c'est le sentiment de presque toute l'Eglise que le Christ le délivra;
quelle que soit l'origine d'un tel
sentiment, il ne faut pas croire qu'il ne repose sur rien, lors même
que l'autorité des Ecritures canoniques ne s'expliquerait pas clairement
à cet égard. Toutefois cette
opinion semble favorisée, préférablement à
toute autre, par le passage suivant du livre de la Sagesse : « La
Sagesse a conservé celui qui a été créé
seul et le premier
pour être le père du genre humain, et elle l'a tiré
de son péché et lui a donné la force de gouverner
toutes choses (2). » Quelques-uns croient que ce bienfait a été
accordé également à d'anciens saints, Abel, Seth,
Noé et sa maison; Abraham, Isaac, Jacob et à d'autres patriarches
et prophètes, et que le Seigneur, descendu aux
enfers, les affranchit de ces douleurs.
7. Mais je ne vois pas comment on peut entendre qu Abraham ait été
dans ces douleurs, Abraham dans le sein de qui fut reçu le pauvre
pieux dont parle l'Evangile :
il en est peut-être qui peuvent l'expliquer. Je ne sais toutefois
s'il y a quelqu'un qui ne trouverait pas absurde de supposer qu'avant la
descente du Seigneur aux
enfers, Abraham et Lazare étaient seuls dans le sein de ce repos
mémorable, et que de ces deux-là seulement il a été
dit au mauvais riche : « Entre vous et nous, il y
a pour toujours un grand abîme, et ceux qui le veulent ne peuvent
point passer d'ici vers vous, ni venir ici du lieu où vous êtes
(3). » Or, s'ils étaient plus de deux dans
ce repos, qui oserait dire que là n'aient pas été
les patriarches et les prophètes, à la justice et à
la piété desquels
1. Ps. LXXXVII, 6. 2. Sag., X, 1, 2. 3. Luc, XVI, 26.
425
l'Ecriture de Dieu rend un si grand témoignage? Je ne comprends
donc pas de quel avantage eût été pour eux la cessation
de douleurs qu'ils n'auraient pas endurées;
d'autant plus surtout qu'en nul endroit des Ecritures je n'ai vu prendre
en bonne part cette expression d'enfer. Et si rien de pareil ne se lit
dans les divins livres, il n'est
pas croyable que ce qu'on appelle le sein d'Abraham, c'est-à-dire
le séjour d'un certain repos secret, soit une portion des enfers.
D'après les paroles mêmes qu'un si
grand maître fait dire à Abraham : « Entre vous
et nous, il y a pour toujours un grand abîme ; » il est assez
clair que le sein d'une telle félicité ne saurait être
une
certaine partie et comme un membre des enfers. Car qu'est-ce que le
grand abîme, si ce n'est un gouffre qui sépare ceux entre
qui il est creusé et creusé pour
toujours? C'est pourquoi, si la sainte Ecriture avait dit que le Christ,
après sa mort, est allé dans le sein d'Abraham, sans parler
de l'enfer et de ses douleurs, je ne
pense pas que personne eût osé avancer qu'il est descendu
aux enfers.
8. Comme des témoignages évidents citent l'enfer et ses
douleurs, il n'y a aucune raison de douter que le Christ y soit descendu
pour sauver des âmes; mais je me
demande encore s'il a délivré toutes celles qu'il y a
trouvées ou quelques-unes seulement qu'il aurait jugées dignes
de ce bienfait : je regarde toutefois comme certain
qu'il est allé aux enfers et a opéré des délivrances.
Quant aux justes qui étaient dans le sein d'Abraham, lorsqu'il est
descendu aux enfers , je ne sais pas encore ce
qu'il leur a apporté, car je ne vois pas qu'il leur ait jamais
retiré la présence béatifique de sa divinité
; c'est ainsi que le jour même où il mourut et lorsqu'il était
sur le
point de descendre aux enfers pour en faire cesser les douleurs, il
promit au bon larron qu'il serait avec lui dans le paradis (1). Le Christ
était donc déjà dans le
paradis et le sein d'Abraham par sa sagesse béatifique, et dans
les enfers par sa puissante justice : car où sa divinité
n'est-elle pas? il n'y a pas de lieu qui la retienne.
Cependant l'Ecriture déclare ouvertement que, selon la nature
créée qu'il a prise sans cesser d'être Dieu, c'est-à-dire
selon son âme, il est allé dans les enfers; le
prophète l'annonce, l'apôtre l'explique : « Vous
ne laisserez pas mon âme dans l'enfer (2). »
1. Luc, XXIII, 43. 2. Ps. XV, 10 ; Act. II, 24-31.
9. Je sais que quelques-uns ont cru qu'à la mort du Christ Notre-Seigneur
il y a eu des justes ressuscités de la même manière
que nous ressusciterons à la fin des
siècles; il est écrit en effet que dans ce tremblement
de terre qui eut lieu pendant sa passion, quand les pierres se fendirent
et que les tombeaux s'ouvrirent , les corps
de plusieurs justes ressuscitèrent et parurent avec lui lorsqu'il
ressuscita dans la sainte cité (1). Si ces corps ne se couchèrent
pas de nouveau dans le sépulcre pour
dormir encore, il faut voir comment on peut comprendre que le Christ
soit « le premier-né d'entre les morts (2) ; » car voilà
bien des justes qui l'auraient précédé
dans la résurrection. Si on répond que ceci a été
dit par anticipation , que les tombeaux s'ouvrirent à ce tremblement
de terre, quand le Christ pendait en croix, mais
que les corps des justes ne ressuscitèrent qu'après le
Sauveur lui-même ; malgré, dis-je, cette anticipation par
laquelle le Christ resterait le premier-né d'entre les
morts et par laquelle ces justes n'obtiendraient qu'à sa suite
l'éternelle incorruptibilité et l'immortalité, il
y aurait encore une difficulté : Comment saint Pierre a-t-il pu
dire, ce qui est très-vrai d'ailleurs, qu'il s'agit, non pas
de David, mais du Christ dans cette parole prophétique : «
Vous ne permettrez pas que votre saint éprouve la
corruption ? » Saint Pierre , s'adressant aux Juifs , ajoute
que le tombeau de David était parmi eux (3). Il n'aurait pas pu
les convaincre si le corps de David n'eût
plus été là; car lors même que David serait
ressuscité peu de temps après sa mort et que sa chair n'aurait
pas éprouvé de corruption, son tombeau aurait pu se voir
encore. Mais il paraîtrait dur que David n'eût pas été
compris dans cette résurrection des justes, si l'éternelle
vie leur fut alors donnée; car avec quelle évidence, avec
quels témoignages d'honneur et combien de fois l'Ecriture annonce
que le Christ doit sortir de sa race ! Nous serons également embarrassés
de cet endroit de
l'Epître aux Hébreux sur les anciens justes : «
Dieu a voulu, par une faveur particulière pour nous, qu'ils ne reçussent
qu'avec nous l'accomplissement de leur bonheur
(4) ; » comment expliquer cela si Dieu les a déjà
établis dans cette incorruptibilité qui nous est promise
comme complément de la félicité suprême
1. Matth. XXVII, 51-53. 2. Apoc. I, 5. 3. Act, II,27, 29. 4.
Héb. XI,40.
426
10. Vous voyez donc combien est obscur le motif qui a porté
Pierre à ne parler que des captifs auxquels l'Evangile fut prêché
et qui avaient été incrédules pendant
qu'on fabriquait l'arche au temps de Noé; vous voyez aussi pourquoi
j'hésite à me prononcer. «Maintenant, dit encore
saint Pierre , le baptême nous sauve de la
même manière, non point en ôtant les souillures
de la chair, mais en nous engageant à servir Dieu avec une conscience
pure , par la résurrection de Jésus-Christ, qui
est à la droite de Dieu après avoir absorbé la
mort afin que nous devinssions les héritiers de la vie éternelle,
et qui est monté au ciel , les anges, les puissances et les
ver« tus lui étant assujétis; » et le même
apôtre ajoute : « C'est pourquoi le Christ ayant souffert la
mort dans sa chair, armez-vous de cette pensée que quiconque est
mort à la concupiscence charnelle a cessé de pécher,
en sorte que durant tout le temps qui lui reste de cette vie mortelle,
il ne vit plus selon les passions des hommes,
mais selon la volonté de Dieu. » Saint Pierre dit ensuite
: « Car c'est bien assez que, dans les premiers temps, vous soyez
abandonnés aux mêmes passions que les
païens, vivant dans les impudicités, dans les désirs
déréglés, dans l'ivrognerie, dans les excès
du manger et du boire, et dans le culte sacrilège des idoles. Et
maintenant ils s'étonnent que vous ne couriez plus avec eux
à ces débordements de débauche; c'est pourquoi ils
blasphèment. Ils rendront compte à Celui qui est
prêt à juger les vivants et les morts; » et après
: « C'est pour cela que l'Evangile a été aussi prêché
aux morts, afin que devant les hommes ils soient jugés selon la
chair, et que, devant Dieu, ils vivent selon l'esprit. »
11. Qui ne serait troublé de cette profondeur ? Saint Pierre
dit que l'Evangile a été prêché à des
morts; si nous l'entendons de ceux qui sont sortis de leurs corps, ce
seront, je pense, les incrédules du temps de Noé, dont
il a été parlé plus haut, ou assurément tous
ceux que le Christ a trouvés dans les enfers. Mais que veut dire
l'Apôtre par ces mots
« Afin que devant les hommes ils soient jugés selon la
chair et que devant Dieu ils vivent selon l'esprit. » Comment seront-ils
jugés selon une chair qu'ils n'ont plus s'ils
sont aux enfers; qu'ils n'ont pas reprise encore, s'ils ont été
délivrés des douleurs de l'enfer? S'il est vrai, comme vous
le dites dans vos questions, que les enfers aient
été détruits, on ne peut pas croire que tous ceux
qui s'y trouvaient aient été ressuscités dans la chair,
ou que ceux qui, étant ressuscités, apparurent avec le Seigneur,
aient repris leur corps pour être jugés selon la chair
devant l'homme, et je ne vois pas non plus comment on pourrait appliquer
cela aux incrédules du temps de Noé.
Car il n'est pas écrit qu'ils aient vécu dans la chair,
et on ne peut pas croire que les douleurs de l'enfer aient cessé
de façon que ceux qui en auraient été délivrés
eussent repris leur corps pour subir une peine. Que veulent donc dire
ces mots; « Afin qu'ils soient jugés devant les hommes selon
la chair, et qu'ils vivent devant
Dieu selon l'esprit? » Cela regarde-t-il ceux que le Christ a
trouvés dans les enfers et qu'il aura vivifiés selon l'esprit
par l'Evangile, quoiqu'ils doivent être jugés dans
la chair à la résurrection future, afin qu'ils passent
dans le royaume de Dieu après quelque peine corporelle? S'il en
est ainsi, pourquoi seulement les incrédules du
temps de Noé et non point tous les autres que le Christ trouva
aux enfers reçurent-ils la vie de l'esprit par la prédication
de l'Evangile pour être ensuite jugés dans la
chair après une peine passagère? Et si nous devons l'entendre
de tous, il nous restera à demander pourquoi saint Pierre n'a fait
mention que de ceux qui ont été
incrédules tandis que l'on construisait l'arche ?
72. Ceux qui cherchent à résoudre la difficulté
qui nous arrête ne nous satisfont pas dans une autre explication
qu'ils donnent; ils disent qu'à la descente du Christ aux
enfers les cachots se brisèrent pour ceux qui n'avaient pas
connu l'Evangile : de leur vivant l'Evangile n'était pas encore
prêché dans l'univers, et certainement ils
étaient excusables de ne pas croire ce qui ne leur avait pas
été annoncé; mais désormais il ne devait plus
y avoir d'excuse pour ceux qui mépriseraient l'Evangile
publié et répandu dans le monde entier : les prisons
de l'enfer anéanties, restait le jugement par suite duquel les rebelles
et les infidèles seraient aussi punis du feu
éternel. Ceux qui partagent ce sentiment ne prennent pas garde
que la même excuse pourrait être alléguée par
les âmes de tous les hommes morts, même depuis la
résurrection du Christ, et avant que l'Evangile leur fût
parvenu. Dira-t-on que, depuis que le Seigneur est revenu des enfers, il
n'a pas permis que (427) personne n'y
allât à moins d'avoir connu l'Evangile ? Que de gens morts
par toute la terre sans l'avoir entendu! Tous ceux-là auraient donc
l'excuse que le Christ voulut enlever,
dit-on, aux âmes qu'il trouva dans l'enfer, en leur prêchant
l'Evangile qui jusque-là leur était inconnu.
13. Dira-t-on que ceux qui sont morts ou qui meurent depuis la résurrection
du Seigneur, sans avoir ouï parler de l'Evangile, ont pu ou peuvent
en entendre parler
aux enfers, de façon à y croire ce qu'il faut sur la
vérité du Christ et à obtenir la rémission
et le salut, comme l'ont mérité les âmes des enfers
auxquelles le Christ
annonça l'Evangile? Car son souvenir doit y subsister encore,
de même que ce nom subsiste sur la terre, quoiqu'il soit monté
au ciel, et ceux qui croiront en lui seront
sauvés. Il a été glorifié, en effet, et
on lui a donné un nom au-dessus de tous les noms, afin que devant
ce nom tout genou fléchisse, non-seulement dans les cieux et
sur la terre, mais encore dans les enfers (1). Mais si nous admettons
une opinion qui permette de penser que des hommes n'ayant pas cru durant
leur vie peuvent
croire en Jésus-Christ aux enfers, que de conséquences
absurdes et contraires à la foi ! Et d'abord pourquoi gémir
sur ceux qui meurent sans cette grâce, et
pourquoi tant de soins et d'efforts pour que les hommes la reçoivent
avant de mourir, de peur des peines éternelles? Et si aux enfers
la foi ne servait de rien à ceux
qui n'ont pas voulu croire sur la terre après avoir connu l'Evangile,
et ne servait qu'à ceux qui n'ont point méprisé ce
dont ils n'ont pas pu entendre parler, il
s'ensuivrait une plus absurde conséquence : on pourrait dire
qu'il ne faut pas prêcher l'Evangile sur la terre , parce que tous
les hommes mourront et qu'ils doivent
aller aux enfers sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir méprisé
l'Evangile, afin que la foi chrétienne leur devienne profitable
lorsqu'ils l'acquerront dans ces lieux : un
sentiment pareil serait une folie et une impiété.
14. C'est pourquoi attachons-nous fortement à ce qui est de
foi et repose sur une incontestable autorité; croyons que le Christ
est mort selon les Ecritures, qu'il a été
enseveli, et que, selon les Ecritures encore, il est ressuscité
le troisième jour, » et le reste qui est dit de lui en toute
vérité. Parmi ces choses indubitables, nous
trouvons que le Sauveur est descendu
1. Philip., II, 9, 10.
aux enfers, qu'il fit cesser des douleurs qui ne pouvaient pas l'atteindre,
qu'il en délivra les âmes qu'il voulut délivrer, et
qu'il reprit dans le sépulcre le corps qu'il avait
laissé sur la croix. Pour ce qui est de l'explication que vous
m'avez demandée sur les paroles de l'apôtre Pierre, vous voyez
lues doutes; d'autres difficultés
s'offriraient si on creusait davantage; méditons nous-mêmes
pour comprendre, ou bien interrogeons ceux que nous pourrions utilement
consulter.
15. Réfléchissez-y cependant; tout ce que l'apôtre
Pierre dit des esprits enfermés dans la prison, et qui n'avaient
pas cru aux jours de Noé, n'a peut-être pas
entièrement rapport aux enfers, mais plutôt à ces
époques dont les temps chrétiens sont la figure. Car ce qui
se passa alors était la figure des choses à venir; et
aujourd'hui ceux qui ne croient pas à l'Evangile tandis que
l'Eglise s'édifie au milieu de toutes les nations, sont semblables
à ceux qui ne crurent point tandis que l'on
construisait l'arche; mais ceux qui ont été sauvés
par le baptême sont comparés aux hommes qui entrèrent
dans l'arche et se sauvèrent au milieu des eaux. Voilà
pourquoi saint Pierre dit : « Cest ainsi que le baptême
vous sauve de la même manière. » Que cette figure nous
serve de règle pour entendre aussi ce qui est dit sur
ceux qui ne croient pas; ne nous imaginons pas que l'Evangile ait été
prêché aux enfers pour enfanter des fidèles et pour
en délivrer, ou même qu'on l'y prêche
encore, comme si là aussi l'Eglise était établie.
16. Ce qui a fait donner à cet endroit de l'apôtre Pierre
le sens qui vous préoccupe, c'est qu'il dit que l'Evangile a été
annoncé aux esprits enfermés dans la prison,
comme si l'on ne pouvait entendre par là les âmes qui
étaient alors dans la chair et enfermées dans les ténèbres
de l'ignorance ainsi que dans une prison; c'est de ce
cachot que désire sortir celui qui dit: « Tirez mon âme
de la prison afin qu'elle confesse votre nom (1); » elle est appelée
ailleurs « l'ombre de la mort; » ce n'est pas
aux enfers mais sur la terre qu'en ont été délivrés
ceux dont il a été dit: « La lumière s'est levée
pour ceux qui étaient assis à l'ombre de la mort (2). »
Mais aux jours
de Noé il a été prêché en vain aux
hommes qui n'ont pas cru, tandis que les attendait la patience de Dieu
durant les longues années de la construction de
1. Ps. CXLI, 8. 2. Is. IX, 2.
428
l'arche, car cette construction fut en quelque sorte une prédication
; ils sont pareils aux incrédules de ces anciens temps ceux qui
aujourd'hui restent enfermés dans les
ténèbres de l'ignorance ainsi que dans une prison, regardant
sans profit l'établissement de l'Eglise dans le monde entier et
les approches du jugement, comme les
anciens incrédules les approches du déluge où
ils périrent tous. Car le Seigneur a dit: « Aux jours du Fils
de l'Homme il en sera comme aux jours de Noé. lis
mangeaient, buvaient, se mariaient jusqu'à ce que Noé
entra dans l'arche; le déluge vint et les perdit tous (1). »
Mais parce que ce qui arriva alors avait une
signification prophétique, le déluge marquait pour les
fidèles le baptême, pour les infidèles le châtiment;
de même que sous la figure, non pas d'une chose faite, mais
d'une chose dite, le Christ est représenté par une pierre
qui est une pierre d'achoppement pour les uns, et le fondement de l'édifice
pour les autres (2). Quelquefois
dans une même figure, que ce soit un fait ou une parole, deux
choses n'en signifient qu'une seule; c'est ainsi que les fidèles
sont figurés par les pièces de bois qui
servirent à la construction de l'arche et par les huit personnes
sauvées du déluge; ainsi encore, dans la parabole de la bergerie,
le Christ est lui-même et le pasteur et
la porte (3).
17. Ne nous inquiétons pas, dans cette interprétation,
de ce que l'apôtre Pierre dit, que ce fut le Christ même qui
prêcha aux esprits enfermés dans la prison, et
restés incrédules aux jours de Noé : ne repoussons
pas ce sens sous prétexte qu'au temps de Noé le Christ n'était
pas encore venu. Il n'était pas encore venu en
chair, comme plus tard quand il parut sur la terre et qu'il conversa
avec les hommes (4) ; mais depuis le commencement du genre humain il est
venu, non point en
chair, mais en esprit , soit pour reprendre les méchants comme
Caïn, et Adam lui-même et sa femme; soit pour consoler les bons
ou avertir les uns et les autres afin
qu'ils croient pour leur salut et ne s'exposent pas à un malheur
éternel en ne croyant pas ; il s'est fait entendre et voir à
ceux qu'il a voulu et comme il a voulu. J'ai dit
qu'il est venu en esprit ; en effet, le Fils , dans la substance de
la divinité , est esprit puisqu'il n'est point corps : mais que
fait le Fils sans le Saint-Esprit et sans le Père
,
1. Luc, XVII, 26. 2. Ps. CXVII, 22; Is. VIII, 14; XXVIII, 26; Dan,
II, 34, 45; Matth, XXI, 44, etc. 3. Jean, X, I, 2. 4. Baruch,
III, 38.
puisque toutes les oeuvres de la Trinité sont inséparables
?
18. Il me semble que ceci est suffisamment indiqué par les paroles
même de l'Ecriture dont il s'agit, pourvu qu'on y fasse attention:
« Parce que le Christ, dit saint
Pierre, est mort une fois pour nos péchés, le juste pour
les injustes, afin de nous amener à Dieu, étant mort selon
la chair et vivifié selon l'esprit, dans lequel il alla
aussi prêcher aux esprits renfermés dans la prison , qui
autrefois avaient été incrédules , lorsque la patience
de Dieu les attendait aux jours de Noé, tandis que l'on
construisait l'arche. » Vous remarquez, je pense, l'ordre des
paroles : « Mort selon la chair mais vivifié selon l'esprit.
» C'est dans cet esprit qu'il est venu prêcher à
ces esprits qui, autrefois, avaient été incrédules
aux jours de Noé. Car avant de venir en chair afin de mourir pour
nous, ce qu'il n'a fait qu'une fois , il était souvent
venu auparavant vers ceux qu'il voulait visiter, les instruisant et
se montrant à eux comme il voulait, mais en esprit, dans cet esprit
selon lequel il a été vivifié après être
mort selon la chair dans sa passion. Qu'entendons-nous en disant que
le Christ a été vivifié selon l'esprit, si ce n'est
que cette même chair, selon laquelle seule il était
mort, est ressuscitée par l'esprit qui vivifie.
19. Qui oserait dire en effet que Jésus, lorsqu'il est mort,
soit mort dans son âme, c'est-à-dire dans cet esprit qui est
l'esprit de l'homme, puisque la mort de l'âme
n'est autre chose que le péché, dont il a été
tout à fait exempt? Car si les âmes de tous les hommes proviennent
de celle qui fut donnée d'un souffle au premier
homme, par lequel le péché est entré dans le monde,
et par le péché la mort qui a passé ainsi à
toute notre race ; ou bien l'âme du Christ n'en vient pas, car il
n'y a en
lui aucun péché , ni originel ni actuel à cause
duquel il dût mourir ; il a souffert pour nous la mort qu'il ne méritait
pas Celui en qui le prince du monde et le préposé de
la mort n'a rien trouvé (1), et il n'y a rien d'absurde à
penser que Celui qui a créé une âme pour le premier
homme en a créé une pour lui-même; ou bien si l'âme
de
l'homme-Dieu vient aussi d'Adam, il l'aura purifiée, en la prenant,
afin que, naissant d'une vierge, il vînt vers nous sans péché
d'aucune sorte. Mais si les âmes ne
proviennent pas de celle du premier homme et que ce
1. Jean, XIV, 30.
429
soit par la chair seulement que nous contractions le péché
originel , le Fils de Dieu a créé pour lui une âme
comme il en a créé pour les autres; toutefois il ne l'a pas
unie à la chair de péché, mais à la ressemblance
de la chair de péché (1). Car il a pris d'une vierge une
véritable substance de chair, non pas cependant une chair de
péché, parce que toute concupiscence charnelle est restée
étrangère à sa formation; elle a été
mortelle toutefois et sujette aux changements des âges, comme étant
très-semblable, sans péché, à la chair
de péché.
20. Aussi, quelle que soit la vérité sur l'origine de
l'âme, et je n'ose rien affirmer encore à cet égard,
me contentant de repousser l'opinion qui suppose que chaque
âme est enfermée dans un corps, comme dans une prison
, en expiation de je ne sais quels actes d'une première vie; quelle
que soit, dis-je, la vérité sur cette
question , il demeure certain que nons-eulement l'âme du Christ
est immortelle comme toute âme humaine , mais encore qu'elle est
inaccessible à cette mort
qu'entraînent le péché et la condamnation, car
le péché et la condamnation peuvent être considérés
comme les deux causes de la mort de l'âme. C'est pourquoi ce
n'est pas selon son âme elle-même qu'on a pu dire du Christ
« qu'il a été vivifié en esprit; » il
n'a été vivifié que par où il était
mort. Cela a donc été dit de la chair qui
se retrouva vivante par le retour de l'âme comme elle était
morte quand l'âme l'avait quittée; et le Christ est mort selon
sa chair parce qu'il n'est mort que selon la
chair; mais il a été vivifié selon l'esprit, parce
que c'est par l'opération de cet esprit avec lequel le Christ est
apparu et a prêché depuis le commencement du genre
humain comme il a voulu , qu'il est ressuscité dans cette chair
elle-même, avec laquelle il s'est depuis peu montré aux hommes.
21. Ensuite pour ce qui est dit des incrédules, «qui rendront
compte à Celui qui est prêt à juger les vivants
et les morts, » nous ne sommes pas forcés d'entendre ici
les âmes sorties de leurs corps. Il peut se faire que les morts
dont il s'agit soient les infidèles , qui sont morts dans leur âme
et dont il a été dit : « Laissez les morts
ensevelir leurs morts (2) ; » et que les vivants soient ceux
qui croient en Jésus-Christ et n'entendent pas en vain «Lève-toi,
toi qui dors, lève-toi du milieu des
1. Rom, VIII, 3. 2. Matth. VIII, 22.
morts , et le Christ t'illuminera (1) ; » ceux dont le Seigneur
a dit aussi : « L'heure vient, elle est vende où les morts
entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui
l'auront entendue vivront (2). » C'est pourquoi nous ne sommes
pas obligés non plus de penser qu'il s'agisse des enfers dans ce
passage de saint Pierre : « A cause
de cela l'Evangile a été prêché à
des morts, afin qu'ils soient jugés selon la chair devant les hommes,
mais qu'ils vivent selon l'esprit devant Dieu. » Après cela,
dans
cette vie même , l'Evangile a été prêché
aux morts, c'est-à-dire aux infidèles et aux injustes , afin
qu'après avoir cru ils soient jugés selon la chair devant
les hommes,
c'est-à-dire souffrant diverses tribulations et la mort même
de la chair. Aussi le même apôtre dit dans un autre endroit
« que le temps est venu de commencer le
jugement par la maison du Seigneur (3) ; » et « qu'ils
vivent selon l'esprit devant Dieu, » parce qu'ils étaient
morts en esprit lorsque l'infidélité et l'impiété
les retenaient
dans leurs liens.
22. Que celui à qui cette explication des paroles de l'apôtre
Pierre ne plaît point ou ne paraît pas suffisante, cherche
à les entendre en les appliquant aux enfers; s'il
peut résoudre les difficultés que j'ai indiquées
plus haut de façon à m'ôter mes doutes, qu'il me communique
ses lumières; s'il en vient à bout, les paroles de l'Apôtre
pourront être entendues de deux manières; ce ne sera pas
une preuve de la fausseté de mon sentiment.
J'ai répondu, comme j'ai pu , aux questions que vous m'aviez
adressées précédemment, sauf la question de savoir
si Dieu peut être vu des yeux du corps, ce qui
demanderait un plus grand travail; je vous ai envoyé mes réponses
par le diacre Asellus, et vous les aurez reçues, je crois. Dans
la lettre à laquelle je réponds en ce
moment, vous demandiez deux choses, l'une sur les paroles de saint
Pierre, l'autre sur l'âme du Seigneur: j'ai touché longuement
celle-là, brièvement celle-ci. Je vous
prie de nouveau de m'envoyer une copie de la lettre où vous
me demandez si la substance de Dieu peut se voir comme quelque chose de
corporel et qui occupe un
espace; j'ignore comment cette lettre s'est égarée chez
nous; on l'a longtemps et inutilement cherchée.
1. Eph. V, 14. 2. Jean, V, 25. 3. Pierre, IV, 17.
LETTRE CLXV.
Cette lettre, écrite en 410 , eût demandé , par
sa date, une autre place ; on l'a mise ici parce que le grand solitaire
de Bethléem y engage Marcellin à consulter saint
Augustin sur la question de l'origine de l'âme, traitée
dans la lettre CLXVIe, adressée à saint Jérôme.
On y voit les malheurs du monde à cette époque pénétrer
jusque dans la cellule du laborieux et profond commentateur des livres
divins.
JÉRÔME , A SES SEIGNEURS VRAIMENT SAINTS , A SES VÉNÉRABLES
ET BIEN-AIMÉS FILS MARCELLIN ET ANAPSYCHIE, SALUT DANS
LE SEIGNEUR.
1. J'ai enfin reçu d'Afrique une lettre de vous; et je ne me
repens pas d'avoir audacieusement persisté à vous écrire
malgré votre silence; je voulais obtenir une
réponse et savoir par vous et non par d'autres que vous étiez
en bonne santé. Je me souviens de votre question sur l'âme;
cette question n'est pas petite, mais l'une
des plus importantes dans la science ecclésiastique. L'âme
descend-elle du ciel, comme font cru Pythagore, tous les platoniciens et
Origène ? découle-t-elle de la
propre substance de Dieu, comme l'imaginent les stoïciens, Manichée
et les partisans de l'hérésie espagnole de Priscillien? les
âmes créées depuis longtemps,
sont-elles cachées dans le trésor de Dieu, comme l'assurent
follement certains écrivains ecclésiastiques ? ou bien Dieu
les crée-t-il chaque jour, et les envoie-t-il dans
des corps, selon ce qui est écrit dans l'Évangile : «
Mon Père agit sans cesse et moi avec lui (1) ? » enfin se
transmettent-elles par voie de propagation, comme
l'estiment Tertullien , Apollinaire et la plupart des Occidentaux,
de façon que l'âme naisse de l'âme comme le corps naît
du corps, et que la condition de son
existence soit la même que la condition de l'existence des animaux?
J'ai dit mon sentiment à cet égard dans des écrits
contre Ruffn où j'ai réfuté l'ouvrage qu'il a dédié
à Anastase, de sainte mémoire, évêque de
l'Église de Rome; en cherchant par une déclaration menteuse,
fourbe ou plutôt insensée, à se jouer de la simplicité
de ceux
qui l'écoutent, il se joue de sa foi même ou plutôt
de sa perfidie. Je crois que votre saint père Océanus a ces
livres-là; ils sont mis au jour depuis longtemps et
répondent à beaucoup de calomnies de Ruffin. Mais là
où vous êtes, vous avez certainement un saint et savant homme,
l'évêque Augustin; il pourra vous instruire de
vive voix, comme on dit, et vous donner son opinion et en même
temps la nôtre.
2. J'ai voulu autrefois entreprendre les prophéties d'Ezéchiel
et tenir une promesse faite souvent aux lecteurs studieux; mais à
peine avais-je commencé à dicter que
les malheurs de l'Occident et surtout de la ville de Rome sont venus
jeter le trouble dans mon esprit; j'en étais au point de ne plus
savoir mon nom, comme dit le
proverbe vulgaire; j'ai gardé un long silence, sachant que
1. Jean, V, 17.
c'était le temps des larmes. Cette année-ci, je venais
d'achever trois livres de ce travail, quand les Barbares, pareils à
un torrent qui entraîne toutes choses, se sont
précipités sur l'Égypte, la Pales tine, la Phénicie,
la Syrie; c'est d'eux que votre Virgile a dit : « les Barcéens
errants au loin (1), » et deux aussi que l'Écriture a parlé
dans ce passage sur Ismaël : « il habitera vis-à-vis
de tous ses frères (2); » il a fallu toute la miséricorde
du Christ pour que j'aie pu échapper à ces barbares. Si selon
le mot d'un illustre orateur (3), les lois se taisent au milieu des
armes, combien plus encore l'étude de l'Écriture, qui a tant
besoin de livres et de silence,. tant besoin
d'attention de la part de ceux qui écrivent, et de sécurité
et de paix de la part de ceux qui dictent ! J'ai envoyé deux de
ces livres à ma sainte fille Fabiola; si vous en
voulez une copie, vous pouvez les lui emprunter. Le temps m'a manqué
pour faire transcrire les autres; lorsque vous aurez lu ces deux premiers
livres et que vous
aurez vu le vestibule, vous imaginerez aisément ce que sera
le bâtiment lui-même. J'espère que la miséricorde
de Dieu qui nous a aidé dans le difficile commencement
de cette ouevre, continuera à nous soutenir dans les parties
suivantes où sont racontées les guerres de Gog et de Magog
(4), et dans les dernières parties où le
Prophète décrit la construction, la variété
et les dimensions du temple sacré et inexplicable (5).
Notre saint frère Océanus, à qui vous désirez
que je vous recommande, est si grand et si bon, si versé dans la
loi du Seigneur, qu'il vous instruira sans que nous
ayons besoin de l'en prier, et vous expliquera ce que nous pensons
nous-même, dans la petite mesure de notre esprit, sur toutes les
difficultés des Écritures. Que le
Christ notre Dieu tout-puissant vous garde en bonne santé, durant
une longue vie, ô seigneurs vraiment saints !
1. Au lieu de : lateque vagantes, la plupart des éditions de
Virgil portent : lateque furentes. Enéide, IV, 43.
2. Gen. XVI, 12.
3. Cicéron. Pro Milone.
4. Ezéch. XXXVIII, XXXIX. 5. Ibid. XL-XLIII.
DE L'ORIGINE DE LAME DE L'HOMME.
LIVRE ou LETTRE CLXVI
(Voir Rétract., liv. II, chap. 45.)
A SAINT JÉRÔME. (Année 414.)
Cette lettre à saint Jérôme est une des plus remarquables
qu'ait écrites l'évêque d'Hippone ; il établit
d'abord ce qu'il y a de certain sur l'âme , son immortalité
, sa
spiritualité, et comment l'âme est dans le corps. Saint
Jérôme croyait que Dieu crée des âmes pour chaque
homme qui arrive au monde; saint Augustin voudrait
pouvoir admettre cette opinion qu'il défend contre beaucoup
d'objections, mais la difficulté tirée du péché
originel l'arrête ; il supplie le solitaire de Bethléem (431)
de
dissiper tous ses doutes à cet égard. Que de rectitude,
de pénétration, et souvent que d'éloquence dans cette
lettre ! que de génie et que d'humilité! quelle réserve
dans les choses douteuses ! On verra plus d'une fois l'imagination
se mêler ici à la profondeur; on sera frappé d'une
comparaison tirée de la musique pour exprimer
l'harmonieuse beauté de l'ordre en ce monde dans la succession
des choses passagères.
1. J'ai prié et je prie notre Dieu qui nous a appelés
à son royaume et à sa gloire (1) qu'il veuille bien rendre
profitable à tous les deux ce que je vous écris, mon saint
frère Jérôme, pour vous consulter sur des choses
que j'ignore. Quoique vous soyez beaucoup plus avancé en âge
que moi, je suis déjà cependant un vieillard qui
consulte un autre vieillard; mais pour apprendre ce qu'il faut, il
ne me paraît pas que ce soit jamais trop tard ; il est vrai qu'il
convient mieux aux vieillards d'enseigner
que d'apprendre, mais il leur convient bien davantage d'apprendre que
d'ignorer ce qu'ils enseignent. Au milieu des tourments que me cause la
solution des questions
difficiles, rien ne m'est plus pénible que votre éloignement;
ce ne sont pas seulement des jours et des mois, ce sont des années
qu'il faut pour vous transmettre mes
lettres et recevoir les vôtres; et cependant, si cela se pouvait,
je voudrais vous voir chaque jour pour vous parler de tout ce qui m'occupe.
Ne pouvant faire tout ce
que je veux, je dois faire ce que je puis.
2. Un pieux jeune homme, Orose, est venu vers moi; c'est un frère
dans l'unité catholique, un fils par l'âgé, un collègue
dans la dignité du sacerdoce; son esprit est vif,
sa parole facile, son zèle ardent; il désire être
un vase utile dans la maison du Seigneur et se mettre en mesure de combattre
les fausses et pernicieuses doctrines qui
ont fait plus de mal aux âmes en Espagne que n'en a fait aux
corps le glaive des Barbares. Il est venu. des rivages de l'Océan,
croyant, d'après la renommée, qu'il
pourrait apprendre de moi tout ce qu'il voudrait savoir. Son voyage
n'a pas été entièrement inutile; le premier fruit
qu'il en a recueilli, c'est de ne pas trop croire la
renommée, sur mon compte; ensuite je lui ai appris ce que j'ai
pu ; pour le reste,. je lui ai indiqué où il pourrait l'apprendre
et je l'ai engagé à s'en aller vers vous.
Comme il a volontiers suivi mon avis ou mon commandement, je l'ai prié
de revenir vers moi lorsqu'il vous aurait quitté. Il me l'a promis
et cette occasion m'a paru
une faveur de Dieu pour vous consulter sur les
1. I Thess. II, 12.
choses que je voudrais savoir de vous; je cherchais qui envoyer, et
je ne trouvais pas aisément quelqu'un de sûr, de bien disposé
et qui eût l'habitude des voyages.
Aussi dès que j'ai connu ce jeune homme je n'ai pu douter que
c'était lui que je demandais au Seigneur.
3. Voici donc les choses sur lesquelles je vous demande de vouloir
bien m'éclairer. Je suis, je l'avoue, de ceux que préoccupe
la question de l'âme. Je dirai ce que je
tiens pour constant à cet égard; puis je vous soumettrai
ce qui me paraîtrait mériter explication. L'âme de l'homme
est immortelle selon une certaine manière qui lui
est propre; car elle ne l'est pas de toute manière comme Dieu
dont il a été dit que « seul il a l'immortalité
(1). » La sainte Ecriture dit beaucoup de choses sur la mort
de l'âme; de là ces paroles : « Laissez les morts
ensevelir leurs morts (2). » Privée de la vie de Dieu, l'âme
meurt de façon pourtant à ne pas cesser de subsister dans
sa nature; quoiqu'elle soit mortelle en un sens, on a raison de dire
qu'elle est immortelle. L'âme n'est pas une portion de Dieu; car
si cela était, elle serait de toute
manière immuable et incorruptible; si cela était, il
n'y aurait en elle ni défaillance ni progrès; elle ne commencerait
jamais à avoir ce qu'elle n'a pas et ne cesserait
jamais d'avoir ce qu'elle a, en ce qui regarde ses sentiments. Or il
n'est pas besoin d'un témoignage du dehors pour montrer qu'il n'en
est pas ainsi; quiconque se
considère lui-même le reconnaît. Ceux qui veulent
que l'âme soit une portion de Dieu attribuent vainement au corps
et non point à l'âme les souillures et les infamies
que nous voyons dans les hommes les plus pervers, la faiblesse et la
langueur que nous souffrons dans tous les hommes : qu'importe par où
l'âme soit malade
puisqu'elle ne pourrait pas l'être si elle participait à
l'immutabilité. Ce qui est immuable et incorruptible ne peut être
changé ni corrompu par quoi que ce soit;
autrement ce ne. serait pas seulement Achille qui serait invulnérable,
comme le rapportent les fables, ce serait toute chair, si rien de mal ne
pouvait lui arriver. Une
nature qui peut changer de quelque manière, par quelque cause,
en quelque endroit n'est donc pas une nature immuable : or il n'est pas
permis de croire que Dieu ne
soit pas véritablement et souverainement immuable. L'âme
n'est donc pas une portion de Dieu.
1. I Tim. VI, 16. 2. Matt. VIII, 22.
432
4. Quoiqu'il ne soit pas aisé de persuader aux esprits grossiers
que l'âme soit incorporelle, j'avoue que j'en suis convaincu. Mais,
pour ne pas engager inutilement ni
justement souffrir des disputes de mots, (car à quoi bon combattre
sur les mots quand on est d'accord sur la chose?) si on appelle corps toute
substance ou essence,
si on aime mieux appeler ainsi ce qui est en soi-même de quelque
manière, l'âme est un corps. De même, si on ne veut
appeler incorporelle qu'une nature
souverainement immuable et qui est partout tout entière, l'âme
est un corps; car l'âme n'est pas quelque chose de pareil. Mais s'il
n'y a de corps que ce qui est en
repos ou en mouvement dans un espace avec une longueur, une largeur,
une hauteur, de manière que la plus grande partie occupe un lieu
plus grand, une moindre
partie, un lieu moins étendu, et qu'il soit moindre dans la
partie que dans le tout, l'âme n'est pas un corps; car ce n'est pas
par extension locale, mais par une certaine
action vitale qu'elle se fait sentir à tout le corps qu'elle
anime : elle est en même temps présente tout entière
par toutes ses parties, n'étant pas moindre dans les
moindres ni plus grande dans les plus grandes ; mais elle est ici plus
active, là plus faible, et tout entière en toutes les parties,
et tout entière dans chacune. Ce qu'elle
sent, même dans une seule partie du corps, elle est tout entière
à le sentir : une petite piqûre dans la chair vive, quoique
à une place à peine visible du corps,
n'échappe pas à l'âme tout entière ; et
toutefois la piqûre n'est pas ressentie par tout le corps, mais à
un endroit seulement. D'où vient donc que ce qui n'a pas lieu
dans le corps tout entier se fait sentir à l'âme tout
entière, si ce n'est qu'elle est entière là où
l'impression se produit et que, pour s'y trouver entière, elle n'a
pas besoin
de quitter les autres parties du corps? car elles restent vivifiées
par sa présence, là où rien de semblable n'est arrivé.
Si l'impression se produisait en divers endroits
du corps, l'âme l'éprouverait également tout entière.
L'âme ne pourrait pas être ainsi dans toutes les parties et
dans chacune des parties du corps, si elle s'étendait au
milieu d'elles comme nous voyons les corps occuper un espace moindre
par leurs moindres parties et plus grand par leurs plus grandes. Si donc
on peut dire que
l'âme soit un corps, elle n'est certes pas un corps terrestre,
ni liquide, ni aérien, ni éthéré; car tous
ces corps occupent des espaces grands ou petits selon leur
étendue, et aucune de ces substances ne se trouve tout entière
dans quelque partie d'elles-mêmes; mais les parties sont différentes
comme les lieux. Que l'âme soit un
corps ou qu'on dise qu'elle est incorporelle, il s'en suit qu'elle
a une certaine nature propre, qu'elle est une substance créée
supérieure à tous les éléments de la masse
du monde et ;qu'elle ne saurait être représentée
avec vérité par aucune des images perceptibles aux sens,
mais on peut la concevoir par l'esprit et la sentir par la vie.
Je ne dis pas ceci pour vous apprendre ce qui vous est connu, mais
pour exposer ce que je regarde comme certain sur l'âme, de peur que
quelqu'un, lorsque j'en
viendrai à ce que je cherche, ne croie que je ne sais rien sur
l'âme, ni par l'intelligence ni par la foi.
5. Je suis certain aussi que l'âme n'est tom. bée dans
le péché ni par la faute de Dieu ni par aucune nécessité
de la part de Dieu ou d'elle-même, mais qu'elle y est
tombée par sa volonté propre, qu'elle ne peut pas être
délivrée « du corps de cette mort » par sa seule
volonté comme force suffisante ni même par la mort du
corps, mais par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ
Notre-Seigneur (1), et qu'il n'y a pas dans tout le genre humain une seule
âme qui, pour sa délivrance, n'ait
besoin de Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et
les hommes. Toute âme qui, à quelque âge de la vie que
ce soit, sort du corps sans la grâce du Médiateur et
la participation à son sacrement, n'évitera pas la peine
future et, au jugement dernier, reprendra son corps pour souffrir; mais
si, après la génération humaine qui vient
d'Adam, elle est régénérée en Jésus-Christ
et qu'elle appartienne à sa société, elle jouira du
repos après la mort du corps et reprendra son corps pour la gloire.
Voilà
ce que je tiens pour constant sur l'âme.
6. Ecoutez maintenant, je vous prie, et ne méprisez pas mes
demandes : ainsi puisse ne pas vous mépriser celui qui a daigné
être méprisé pour nous ! Je demande
donc où l'âme contracte le péché par suite
duquel elle tombe dans la damnation à laquelle n'échappe
pas l'enfant lui-même qui meurt sans que la grâce du Christ
lui
vienne en aide par le baptême. Car vous n'êtes pas de ceux
qui, débitant des nouveautés, s'en vont disant qu'il n'y
a pas de péché originel dont l'enfant soit délivré
par le
1. Rom, VII, 24, 25.
433
baptême. Si je savais que tel fût votre sentiment ou plutôt
si je ne savais pas que vous ne pensez rien de pareil, je ne m'aviserais
point de vous adresser cette
question. Mais nous savons que sur ce point votre sentiment est conforme
à l'inébranlable foi catholique; en répondant aux
vains discours de Jovinien, vous avez cité
ces paroles de Job : « Personne n'est pur en votre présence,
pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur la terre (1);
» puis vous avez ajouté : « Nous
naissons coupables de quelque chose de semblable à la prévarication
d'Adam. » Votre livre sur le prophète Jonas le fait voir d'une
manière assez claire et assez
remarquable ; vous dites que « c'est avec raison que l'on contraignît
au «jeûne les enfants à cause du péché
originel (2). » J'ai donc raison de m'adresser à vous pour
savoir où l'âme contracte ce péché dont
on n'est délivré que par le sacrement de la grâce chrétienne,
même au premier âge.
7. Il y a quelques années, dans un ouvrage sur le Libre Arbitre,
d'abord assez répandu et qui l'est beaucoup maintenant, j'indiquai
quatre opinions sur l'origine de
l'âme: vient-elle, par voie de propagation, de l'âme du
premier homme? y a-t-il pour chaque homme qui arrive au monde une âme
nouvellement créée? les âmes
existent-elles en quelque endroit et Dieu les envoie-t-il? ou bien
descendent-elles d'elles-mêmes dans les corps? J'ai cru devoir examiner
ces diverses opinions de
façon que, n'importe où se trouvât la vérité,
ma pensée demeurât dans sa force contre ceux qui veulent élever
en face de Dieu une nature du mal avec son principe,
c'est-à-dire contre les manichéens (3); je n'avais alors
point encore entendu parler des priscillianistes dont les bibles blasphématoires
diffèrent peu des doctrines des
manichéens. C'est pourquoi je n'ai rien dit d'une cinquième
opinion que vous avez mentionnée, pour ne rien omettre, dans votre
réponse à un homme de sainte
mémoire, à Marcellin qui nous est resté si cher
dans la charité du Christ : d'après cette cinquième
opinion, l'âme serait une portion de Dieu. Je n'en ai rien dit d'abord
parce que je n'avais pas à m'occuper de l'incarnation de l'âme,
mais de sa nature; ensuite parce que c'est là le sentiment de ceux
que je combattais, et j'agissais
1. Job, XV, 4, selon les Septante
2. Saint Jérôme, liv. II contre Jovinien; comm. sur Jonas.
3. Voir du Libre arbitre, liv. III, chap. 21, tome 3.
ainsi surtout pour dégager des vices de la souillure de la créature
la nature impeccable et inviolable du Créateur : ceux à qui
je répondais soutiennent en effet que la
substance même du Dieu bon a une partie corrompue, maîtrisée,
et réduite à la nécessité de pécher
par la substance du mal à laquelle ils attribuent un principe
propre et des puissances. Sauf donc cette cinquième opinion
qui est une erreur appartenant aux hérétiques, je désire
savoir quelle est la meilleure des quatre sur
l'origine de l'âme. Mais quelque choix qu'on fasse, à
Dieu ne plaise que nous admettions rien de contraire à cette foi
dont nous sommes certains, savoir que toute
âme, même celle d'un petit enfant, a besoin d'être
délivrée du péché, et que cette délivrance
ne s'accomplit que par Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié.
8. Soyons courts. Vous pensez que Dieu crée une âme pour
chaque homme qui vient au monde. De peur qu'à ce sentiment on n'objecte
que Dieu a achevé l'oeuvre
de la création le sixième jour et s'est reposé
le septième, vous citez cette parole de l'Evangile : « Mon
Père agit jusque maintenant (1). » Ainsi avez-vous écrit
à
Marcellin; et dans cette lettre vous avez daigné lui parler
de moi avec grande bienveillance, lui dire qu'il avait Augustin en Afrique,
et que je pourrais aisément
l'instruire à cet égard (2). Si je l'avais pu, il n'aurait
pas demandé la solution de cette question à un homme placé
aussi loin que vous l'êtes, si toutefois c'est de
l'Afrique qu'il vous a écrit. Car j'ignore à quelle époque
il s'est adressé à vous; je sais seulement qu'il a bien connu
mes incertitudes sur cette question : voilà pourquoi
il a voulu vous écrire sans m'en prévenir. Et du reste
s'il m'avait prévenu, je l'y aurais fort engagé, - et je
lui aurais rendu grâces d'une démarche qui eût pu nous
être
profitable à tous, si vous n'aviez mieux aimé lui écrire
brièvement que de lui répondre : je crois que vous avez regardé
comme inutile de travailler pour le lieu où
j'étais, puisque vous me supposiez en mesure de savoir ce que
Marcellin cherchait. Je voudrais que cette opinion fût aussi la mienne,
mais je ne l'assure pas encore.
9. Vous m'avez envoyé des disciples pour que je leur enseignasse
des choses que je n'ai point encore apprises moi-même. Enseignez-moi
donc ce que je dois
enseigner; plusieurs
1. Jean, V, 17. 2. Ci-dess. lettre CLXV.
434
me demandent que je les éclaire, et je confesse que j'ignore
cela comme beaucoup d'autres choses; et peut-être, quoiqu'ils n'osent
me le dire en face, ils disent
cependant en eux-mêmes : « Vous êtes maître
en Israël, et vous ignorez ces choses (1) ! » C'est ce que répondit
le Seigneur à l'un de ceux qui aimaient qu'on les
appelât maîtres. Celui-là était venu la nuit
auprès du véritable Maître, parce que peut-être
avait-il honte d'apprendre ce qu'il avait coutume d'enseigner; quant à
moi,
j'aime mieux écouter le maître que de passer pour maître.
Car je me souviens de ce qu'il dit à ceux qu'il avait choisis préférablement
aux autres. « Mais vous, ne
soutirez pas que les hommes vous appellent maîtres; car vous
n'avez qu'un seul maître, le Christ (2). » C'est lui qui a
instruit Moïse par Jéthro (3), Corneille par saint
Pierre, son supérieur (4), saint Pierre par saint Paul son inférieur;
qui que ce soit en effet qui dise le vrai, il le dit par un bienfait de
Jésus-Christ qui est la Vérité
même. Si malgré nos prières, nos lectures, nos
méditations et nos raisonnements, nous ne pouvons encore rien trouver
sur l'origine de l'âme, qui sait si ce n'est point
là une épreuve, non-seulement pour que nous instruisions
les ignorants avec une grande charité, mais même pour que
nous apprenions des savants avec une grande
humilité ?
10. Enseignez-moi donc, je vous prie, ce que je dois enseigner, enseignez-moi
ce que je dois tenir pour vrai, et si chaque jour des âmes sont créées
pour ceux qui
naissent, dites-moi comment elles ont péché en Adam d'où
se propage la chair de péché, comment ont péché
les âmes des enfants pour avoir besoin de la rémission
de la faute dans le sacrement du Christ; et si elles n'ont pas péché,
dites-moi par quelle justice du Créateur, en s'unissant à
une chair mortelle issue de la chair
d'Adam, elles portent la peine d'un péché étranger,
au point d'encourir la damnation, à moins que l'Eglise ne vienne
à leur secours, puisqu'il n'est pas en leur pouvoir
de demander la grâce du baptême. Ces milliers d'âmes
d'enfants que la mort sépare du corps sans le pardon du sacrement
chrétien, par quelle équité seraient-elles
damnées, si, créatures nouvelles, elles ont été
unies à des corps naissant sans aucun péché antérieur,
mais par la volonté du Créateur?
1. Jean , III , 10. 2. Matth. XXIII, 8. 3. Exod. XVIII, 14-23.
4. Act. X, 25-48.
Il savait bien que ce ne serait pas leur faute si elles sortaient du
corps sans le baptême du Christ. Nous ne pouvons pas dire de Dieu
qu'il force les âmes à pécher ou
qu'il les punisse innocentes, et il ne nous est pas permis de nier
que les âmes de ceux qui meurent sans le sacrement du Christ, même
celles des enfants, tombent dans
la damnation; dites-moi donc, je vous, prie, par où on peut
soutenir que les âmes ne proviennent point de l'âme d'Adam,
mais que Dieu les crée pour chacun de nous
comme il en créa une pour le premier homme?
11. Je crois que je puis aisément répondre aux autres
objections élevées contre cette opinion, par exemple à
celle-ci : Comment Dieu a-t-il achevé toutes ses
oeuvres le sixième jour et s'est-il reposé le septième
(1), s'il crée encore des âmes nouvelles? Si nous alléguons
le passage de l'Evangile cité dans votre lettre : « Mon
Père agit jusque maintenant, » on répond que l'action
de Dieu s'entend du gouvernement des natures créées et non
pas de la création de natures nouvelles, et qu'ainsi
n'est pas contredit l'endroit de la Genèse où on lit
clairement que Dieu consomma toutes ses oeuvres. Pour ce qui est de son
repos au septième jour, on doit
entendre qu'il cessa de créer de nouvelles créatures,
mais qu'il ne cessa pas de les gouverner; c'est parce qu'il avait fait
celles qui n'étaient pas encore qu'il se reposa
en cessant de les faire : il avait achevé tout ce qu'il avait
eu en vue, et ce qu'il ferait- dans la suite ne devait pas être nouveau
mais tiré des choses déjà créées. Par
là
on accorde les deux passages sur le repos du septième jour et
l'action continuelle de Dieu l'Evangile ne peut pas être contraire
à la Genèse.
12. Voilà ce que disent ceux qui ne veulent pas que Dieu crée
des âmes nouvelles comme il créa celle du premier homme, mais
qui pensent qu'il les tire de l'âme
d'Adam ou qu'il les envoie comme d'une source première ou d'un
trésor; nous leur répondons facilement que, même dans
les six jours, Dieu tira beaucoup de choses
de ce qui était déjà créé, comme
il tira des eaux les oiseaux et les poissons, et de la terre les arbres,
l'herbe, les animaux : mais il est manifeste qu'il fit alors des
choses qui n'existaient pas encore. Car il n'y avait ni oiseau, ni
poisson, ni arbre, ni animal;
1. Gen. II, 2.
435
et on a raison d'entendre que Dieu se reposa de ces choses déjà
créées, qui n'existaient pas et qu'il créa, c'est-à-dire
qu'il cessa de produire des créatures nouvelles.
Mais maintenant soutenir que Dieu n'envoie pas les âmes qui déjà
subsistaient dans je ne sais quel réservoir , qu'elles ne coulent
point comme des parcelles de Dieu
même, qu'elles ne proviennent point d'une première âme,
qu'elles n'ont point été enchaînées à
des corps en expiation de fautes antérieures, mais que des âmes
nouvelles sont créées pour chaque homme naissant, ce
n'est pas dire que Dieu fait quelque chose qu'il n'avait point fait auparavant.
Car déjà, le sixième jour, il avait
formé l'homme à son image, ce qui s'entend de l'âme
raisonnable. Maintenant il fait cela, non pas en établissant ce
qui n'était point, mais en multipliant ce qui était. De
là il est vrai que Dieu se reposa en cessant de créer
des choses qui n'étaient pas encore; et il est vrai aussi qu'il
agit jusque maintenant, non-seulement en gouvernant
ce qu'il a fait, mais en multipliant quelque chose de créé
déjà. Par là, ou de toute autre manière, nous
sortons de la difficulté qu'on nous oppose au sujet du repos du
septième jour, pour nous empêcher de croire à de
nouvelles âmes, non pas tirées de l'âme du premier homme,
mais créées comme elle.
13. On dit : Pourquoi Dieu crée-t-il des âmes pour ceux
qu'il sait devoir sitôt mourir? Nous pouvons répondre que
c'est pour convaincre ou punir les parents de
leurs péchés. Nous pouvons bien aussi laisser cela à
la sagesse de ce Dieu qui a donné un cours si beau et si réglé
à toutes les choses passagères du temps, où sont
comprises la naissance et la mort des êtres vivants; mais nous
ne pouvons pénétrer ces merveilles : si nous les comprenions,
nous éprouverions une délectation
ineffable. Ce n'est pas en vain que le Prophète, divinement
inspiré, a dit que « Dieu conduit les siècles avec
harmonie (1). » C'est pour les avertir de cette grande
chose que la bonté de Dieu a accordée aux mortels capables
de raison, la musique, c'est-à-dire l'intelligence et le sentiment
des belles modulations. Si un
compositeur habile sait la durée que doivent avoir les sons
pour que leur succession fasse la beauté du chant, à plus
forte raison Dieu, dont la sagesse par laquelle
tout a été créé, est supérieure
à tous les
1. Ps. X, 26, selon les Septante.
arts, a marqué pour la naissance et la mort des êtres
des espaces de temps qui sont comme les syllabes et les mots de cet admirable
cantique des choses passagères;
il leur a donné plus ou moins de durée selon la modulation
qu'il a connue d'avance dans sa prescience éternelle. Je comprends
dans cet ordre la feuille de l'arbre et le
nombre de nos cheveux; combien plus y appartiennent la naissance et
la mort de l'homme, à qui Dieu donne des jours plus ou moins nombreux
selon ce qu'exige
l'harmonie de l'univers !
14. Les adversaires de cette opinion disent encore : Tout ce qui a
commencé dans le temps ne peut pas être immortel, parce que
tout ce qui naît meurt et tout ce qui
croit décline; de cette manière ils veulent faire croire
que ce qui fait l'immortalité de l'âme humaine c'est qu'elle
a été créée avant tous les temps. Cette objection
ne
m'inquiète pas; car pour ne pas parler d'autres choses, l'immortalité
du corps du Christ a commencé dans le temps, et pourtant le corps
du Christ ne meurt plus, et la
mort n'aura plus d'empire sur lui (1).
15. Une autre difficulté ne m'émeut pas en songeant à
tout ce qu'on pourrait y répondre, c'est celle que vous avez rappelée
dans le livre contre Ruffin : on jugerait
indigne de Dieu de donner des âmes pour des générations
adultères : par où on s'efforcerait d'établir qu'en
expiation de fautes commises dans une première vie, les
âmes peuvent être jetées dans les corps comme en
un cachot (2). Vous avez répondu vous-même que le vice de
la semence n'est pas dans le froment qu'on se serait
procuré par un larcin , mais dans celui qui aurait volé
le froment, et que la terre ne devrait pas refuser la chaleur de son sein
parce que la main du semeur serait
impure : la comparaison est très-belle. Avant même que
je l'eusse lue , je ne prenais déjà aucun souci de ces unions
adultères dont on s'arme comme d'une difficulté,
voyant en général que Dieu fait sortir beaucoup de bien
, même de nos maux et de nos péchés. Tout esprit religieux
et sage qui considère la création d'un animal quel
qu'il soit , chante les louanges de Dieu ; à plus forte raison
voit-on éclater sa gloire dans la création de l'homme. Si
on demande pourquoi la création de ces âmes, la
réponse la plus prompte et la meilleure c'est que toute créature
de Dieu est
1. Rom. VI, 9. 2. Saint Jérôme, contre Ruffin, livre
3.
436
bonne. Et quoi de plus digne d'un Dieu bon que de faire ce qui est
bon et ce que lui seul peut faire ?
16. Voilà ce que je réponds et d'autres choses encore,
comme je puis, à ceux qui s'efforcent de démolir cette opinion
que les âmes sont créées pour chacun comme
la première le fut pour le premier homme. Mais quand on arrive
aux peines des enfants, je suis, croyez-moi, grandement embarrassé,
et je ne trouve rien à répondre;
je ne parle pas seulement des peines qui suivent leur inévitable
damnation après cette vie s'ils meurent sans le sacrement de la
grâce chrétienne , mais même de celles
qu'ils souffrent en ce monde sous nos yeux : si je voulais les énumérer,
le temps me manquerait plutôt que les exemples. Ces enfants languissent
dans les maladies,
sont déchirés de douleurs, torturés par la faim
et la soif; ils sont estropiés, privés de l'usage de leurs
sens, tourmentés par les esprits immondes. Il faudrait montrer
comment ils souffrent tout cela justement. Il. n'est pas permis de
dire, ou que ces choses arrivent sans que Dieu le sache, ou qu'il ne peut
pas résister aux auteurs de
ces maux, ou qu'il les fait ou permet injustement. Est-ce que nous
pourrons dire de l'homme ce que nous disons des animaux sans raison, livrés,
pour leur usage, à
des natures plus excellentes quoique mauvaises, comme, dans l'Evangile,
nous voyons des pourceaux concédés à des démons
et à leurs désirs (1) ? L'homme est un
animal, mais raisonnable quoique mortel. C'est une âme douée
de raison qui , dans ce corps, est punie par de si grandes souffrances.
Dieu est bon, Dieu est juste,
Dieu est tout-puissant ; il serait insensé d'en douter. Disons
donc que c'est avec justice que les enfants souffrent de si grands maux.
Lorsque de plus âgés endurent
des maux pareils , nous avons coutume de dire que c'est une épreuve
de leur vertu comme dans Job, ou un châtiment de leurs crimes comme
dans Hérode ; certains
exemples que Dieu a bien voulu mettre en lumière nous aident
à comprendre ce qui est obscur ; ruais ceci regarde ceux qui sont
en âge de raison. Quoi répondre en
ce qui touche les enfants , si de grandes souffrances ne servent pas
à punir en eux des péchés, car à leur âge
il n'y a pas d'épreuve possible ?
17. Que dire de la différence ou plutôt de l'incapacité
des intelligences? ce manque d'aptitude
1. Matth. VIII, 32.
avec lequel naissent certains enfants et qui demeure comme caché
dans leur premier âge, se montre quand ils sont grands. Parmi eux
il en est qui sont si dépourvus
d'esprit et de mémoire qu'ils ne peuvent pas apprendre les premiers
éléments des lettres : on en rencontre même de si niais
qu'il n'y a pas une grande différence entre
eux et des bêtes : on a coutume de les appeler des bouffons.
On répondra peut-être : ce sont les corps qui font cela. Mais
est-ce que, selon l'opinion que nous
voulons défendre, l'âme s'est choisie un corps, et, en
choisissant mal, s'est trompée? ou bien, forcée, pour naître,
d'entrer dans un corps, -n'a-t-elle trouvé que
celui-là parce que tous les autres étaient pris par la
multitude des âmes? n'a t-elle pas pu se caser comme elle l'aurait
voulu, de même que, dans un spectacle où il y a
foule, on se place comme on peut? Pouvons-nous dire de telles choses
et devons-nous les penser ? Enseignez-nous donc ce que nous devons dire
et croire, afin de
nous mettre en me. sure de soutenir que de nouvelles âmes sont
créées séparément pour chaque corps.
18. J'ai dit quelque chose , dans mon ouvrage du Libre Arbitre, non
pas sur la différence des esprits, mais sur les peines que les enfants
souffrent en cette vie ; voici
ce passage tiré du troisième livre; il ne me satisfait
point dans la question qui nous occupe, et je vous dirai ensuite pourquoi
:
« Mais quant aux souffrances corporelles des enfants, à
un âge où ils ne peuvent commettre aucun péché
, si leurs âmes n'existaient pas avant qu'ils devinssent des
hommes, on a coutume de les plaindre davantage et avec une sorte de
pitié, en disant : Quel mal ont-ils fait pour souffrir ainsi ? comme
si l'innocence était un mérite,
alors qu'il est impossible de faire le mal ! Dieu opère quelque
chose de bon en corrigeant les parents, et il les châtie par les
douleurs et la mort des enfants qui leur
sont chers : pourquoi ces peines n'arriveraient-elles pas, puisqu'une
fois passées, elles sont comme non avenues pour ceux qui les ont
endurées, et que ceux pour qui
elles ont été permises , ou bien seront meilleurs si,
corrigés par ces peines temporelles, ils se décident à
mieux vivre; ou bien ils seront sans excuse au jour du
jugement, si les tourments de cette vie ne leur ont pas servi à
souhaiter les félicités éternelles. Quant à
ces enfants dont les douleurs brisent la (437) dureté des
parents, exercent leur foi ou éprouvent leur compassion, qui
sait ce que Dieu leur réserve de bons dédommagements dans
le secret de ses jugements ? Ils n'ont rien
fait de bien , il est vrai , mais pourtant ils ont
souffert sans avoir péché. Ce n'est pas en vain que l'Eglise
honore comme des martyrs les enfants massacrés par Hérode,
lorsque celui-ci cherchait Notre-Seigneur
Jésus-Christ pour le faire mourir (1). »
19. Voilà ce que j'avais dit, en voulant appuyer le sentiment
dont il s'agit en ce moment. Comme je l'ai marqué plus haut, n'importe
où se trouvât la vérité dans les
quatre opinions sur l'origine de l'âme, je m'efforçais
de montrer que la substance du Créateur est irréprochable
et bien éloignée de nos péchés. La vérité
ou la
fausseté de l'une de ces quatre opinions importait peu au but
que je me proposais; quelle que fût celle qui triomphât des
autres dans une discussion plus approfondie
, je demeurais en sûreté , puisque je prouvais que mon
enseignement restait invincible avec toutes. Aujourd'hui , si je puis,
j'en veux choisir une conformément à la
droite raison ; or , en examinant de près le passage cité
plus haut au profit de celle qui nous occupe, je ne le trouve pas solide.
20. Toute la force de cet endroit repose sur ces paroles-ci: «
Quant à ces enfants dont les douleurs brisent la dureté des
parents, exercent leur foi, ou éprouvent leur
compassion, qui sait tout ce que Dieu leur réserve de bons dédommagements
dans le secret de ses jugements? » Mais je vois que cela se dirait
avec raison de ceux
qui, même sans le savoir, auraient souffert quelque chose de
pareil pour le nom du Christ ou pour la vraie religion, ou qui auraient
déjà reçu le sacrement du Christ,
parce que, s'ils ne sont membres du Médiateur unique, ils ne
peuvent pas échapper à la damnation: il leur accorderait
ainsi un dédommagement pour les afflictions
qu'ils auraient supportées ici-bas. Mais la difficulté
subsiste si on ne répond pas au sujet de ces enfants qui, après
des douleurs violentes, expirent sans le sacrement
de la société chrétienne; quel dédommagement
imaginer pour eux, puisque c'est la damnation qui les attend? J'ai parlé,
dans le même livre, du baptême des enfants,
non pas suffisamment, mais dans la mesure qui me paraissait convenir;
j'ai dit que le baptême
1. Libre Arbitre. liv. 3, chap. XXIII, n. 67.
profite, même aux enfants qui ne savent pas ce que c'est et n'ont
point encore une foi qui leur soit propre : je n'ai pas cri devoir toucher
à la damnation des enfants
morts sans baptême, parce qu'il ne s'agissait point alors de
ce qui nous occupe en ce moment.
21. Mais ne comptons pour rien, si on veut, ce que souffrent ces enfants
dans une courte vie et ce qui ne revient plus une fois passé; pouvons-nous
ne pas nous
occuper sérieusement des paroles dans lesquelles l'Apôtre
nous annonce « que la mort est entrée par un seul homme, et,
par un seul homme, la résurrection des
morts; et que de même que tous meurent en Adam, de même
tous seront vivifiés en Jésus-Christ (1)? » Ces paroles
apostoliques, divines et claires, nous font voir
assez évidemment que nul ne va à la mort que par Adam,
que nul n'ira à la vie éternelle que par le Christ. «
Tous, tous, » dit saint Paul; c'est que de même que tous
les hommes appartiennent à Adam par la première génération,
la génération charnelle, ainsi tous les hommes qui appartiennent
au Christ arrivent à la seconde
naissance, c'est-à-dire à la naissance spirituelle. Voilà
pourquoi l'Apôtre dit « tous » d'un côté
et de l'autre; c'est, encore une fois, que comme tous ceux qui meurent
ne meurent que par Adam, ainsi tous ceux qui seront vivifiés
ne le seront que par le Christ. Aussi quiconque nous dit qu'on pourra,
à la résurrection des morts, être
vivifié autrement que dans le Christ, doit être détesté
comme la peste de notre foi commune; et quiconque soutient que les enfants
morts sans baptême seront vivifiés
dans le Christ, se met certainement en contradiction avec l'enseignement
de l'Apôtre et condamne toute l'Eglise : ce qui fait qu'elle se hâte
de baptiser les enfants,
c'est qu'elle croit sans aucun doute qu'ils ne peuvent pas être
vivifiés autrement que dans le Christ. Or, celui qui n'est pas vivifié
dans le Christ demeure sous le coup
de la condamnation dont parle l'Apôtre : « Par le péché
d'un seul tous les hommes tombent dans la damnation (2). » Toute
l'Eglise croit que les enfants naissent
coupables de ce péché, et vous-même, soit en répondant
à Jovinien, soit dans vos commentaires du prophète Jonas,
comme je l'ai dit plus haut, vous avez établi
très-fidèlement cette vérité; vous avez
dû le faire assurément en d'autres endroits de vos ouvrages
que je n'ai pas lus ou dont je ne me
1. I Cor. XV, 21 et 22. 2. Rom. V, 18.
438
souviens pas. Je cherche donc la cause de cette damnation dans les
enfants, parce que, si leurs âmes sont nouvellement créées,
je ne vois pas de péché à cet âge, et
parce que je ne crois pas que Dieu puisse damner une âme sans
péché.
22. Peut-être dira-t-on que dans l'enfant la chair seule est
la cause du péché, qu'une âme nouvelle est créée
pour chacun afin qu'en vivant selon les commandements
de Dieu et avec l'aide de la grâce du Christ il puisse acquérir
pour sa chair même, vaincue et soumise, le bienfait de L'incorruptibilité;
mais comme dans un enfant
l'âme ne peut pas encore faire cela sans avoir reçu le
sacrement du Christ, elle obtiendra par cette grâce ce qu'elle n'a
pu obtenir encore par de bonnes moeurs; et si
elle s'en va de ce monde sans le baptême, elle aura la vie éternelle
d'où nul péché ne la sépare, tandis que sa
chair ne ressuscitera pas dans le Christ, dont elle n'a pas
reçu le sacrement avant de mourir.
23. Voilà quelque chose d'inouï pour moi. Mais ce que j'ai
entendu et ce que je crois, et c'est pour cela que j'ai parlé, c'est
que « l'heure est venue où tous ceux qui
sont dans les tom« beaux entendront sa -voix; et ceux qui auront
fait le bien en sortiront pour la résurrection de vie (1); »
c'est la même résurrection dont parle
l'Apôtre: « Par un seul homme la résurrection des
morts; » c'est la même résurrection par laquelle «
tous seront vivifiés dans le Christ. Mais ceux qui auront fait le
mal
ressusciteront pour la condamnation (2). » Quel sentiment faut-il
suivre au sujet des enfants qui, avant de pouvoir faire le bien ou le mal,
sont morts sans baptême?
On n'en dit rien ici. Mais si leur chair ne ressuscite point parce
qu'ils n'ont rien fait de bien ni de mal, la chair de ceux qui, après
avoir reçu le baptême, meurent dans
un âge où ils n'auront pu rien faire de bien ni de mal,
ne doit pas ressusciter non plus. Mais si ceux-là ressuscitent avec
les saints, c'est-à-dire avec les fidèles qui ont
fait le bien; avec qui ceux-ci ressusciteront-ils si ce n'est avec
les méchants qui ont fait le mal? Nous ne devons pas croire qu'il
y aura des âmes qui ne reprendront
pas leurs corps, soit pour la résurrection de vie, soit pour
la résurrection de condamnation. Cette opinion, avant même
qu'on la réfute, déplaît déjà par sa
nouveauté.
Ensuite est-il supportable d'imaginer que ceux qui se hâtent
de baptiser leurs
1. Jean, V, 28, 29. 2. Ibid. V, 29.
enfants se préoccupent, non pas de sauver leurs âmes,
mais leurs corps? Le bienheureux Cyprien (1) n'a prescrit rien de nouveau,
mais n'a fait que maintenir la foi de
l'Eglise lorsque, redressant ceux qui pensaient qu'on ne devait pas
baptiser l'enfant avant le huitième jour de sa naissance, il a dit
que ce n'est pas le corps, mais l'âme
qu'il fallait sauver, et il a jugé avec quelques-uns de ses
collègues dans l'épiscopat que l'enfant pouvait être
baptisé selon les cérémonies requises, dès
qu'il est venu
au monde.
24. Que chacun apprécie, comme il voudra, une opinion de Cyprien
où peut-être ce grand homme n'aura-t-il pas vu ce qu'il fallait
voir; mais que personne ne
s'écarte de la foi de l'Apôtre si clairement exprimée
quand il enseigne que par la faute d'un seul, tous les hommes tombent dans
la damnation et que la grâce seule de
Dieu nous en délivre par Jésus. Christ Notre-Seigneur,
dans lequel sont vivifiés tous ceux qui le sont. Que le sentiment
de personne ne s'éloigne de la constante
pratique de l'Eglise : on y baptiserait aussi les morts si on n'avait
en vue que de sauver les corps des enfants.
25. Cela étant ainsi, il faut chercher et trouver la raison
pour laquelle seraient damnées des âmes nouvellement créées
quand les enfants viendraient à mourir sans le
sacrement du Christ; car la sainte Ecriture et toute l'Eglise nous
apprennent que les âmes des enfants morts sans baptême sont
damnées. Si donc l'opinion sur la
création de nouvelles âmes ne heurte pas cette foi fondamentale
de l'Eglise, qu'elle soit la mienne : sinon, qu'elle ne soit pas la vôtre.
26. Je ne veux pas qu'on me cite à l'appui de cette opinion
ce qui est écrit : « Celui qui a formé l'esprit de
l'homme en lui-même (2);» et encore : « Celui qui a formé
en particulier leurs coeurs (3). » Nous avons besoin de quelque
chose de très-fort et d'irrésistible pour nous obliger à
croire que Dieu puisse damner des âmes sans
péché. « Créer » vaut autant et plus
peut-être que « former; » et cependant il est écrit
: « Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu (4) ; »
et ce passage ne peut pas
vouloir dire que l'âme souhaite l'existence , avant qu'elle soit
quelque chose. De même donc que déjà existante elle
est créée par un renouvellement de justice, ainsi
déjà existante, elle est formée en se conformant
à la doctrine. Cette
1. Lettre LIX à Fidus. 2. Zacharie, XII, 1. 3. Ps. XXXII,15.
4. Ps. L,12.
439
opinion que nous voudrions suivre n'est pas appuyée davantage
par cet endroit de l'Ecclésiaste : « Alors la poussière
retournera à la terre comme elle y a été, et
l'esprit retournera vers Dieu qui l'a donné (1) : » ces
paroles favoriseraient plutôt ceux qui pensent que toutes les âmes
proviennent d'une seule. De même, diront-ils,
que la poussière retourne. à la terre comme elle y a
été, et la chair, dont il s'agit ici, ne retourne pas à
l'homme d'où elle tire son origine, mais à la terre d'où
le premier
homme a été fait; de même l'esprit, venu de l'esprit
d'un seul, ne retourne pourtant pas à lui, mais au Seigneur qui
le lui a donné. Ce passage, tout en prêtant quelque
appui aux partisans de cette opinion, ne parait pas cependant absolument
contraire à l'opinion que je veux défendre, et je crois devoir
avertir votre sagesse de ne pas
employer des preuves semblables pour chercher à me tirer de
mes incertitudes. Mais quoique les souhaits de personne ne puissent faire
que ce qui n'est pas vrai le
soit, pourtant, si c'était possible, je désirerais que
cette opinion fût conforme à la vérité , comme
je désire que vous l'établissiez clairement et invinciblement,
si elle est
vraie.
27. La difficulté est la même pour ceux qui croient que
Dieu envoie dans les corps les âmes déjà existantes
ailleurs et mises en réserve dès le commencement des
oeuvres divines. On leur demandera également si des âmes
pures viennent docilement où on les envoie , pourquoi elles seraient
punies dans des enfants morts sans
baptême. On est ainsi arrêté dans l'une et l'autre
opinion. Ceux qui pensent que les âmes passent en des corps d'après
leurs oeuvres dans une première vie,
s'imaginent sortir plus aisément de la difficulté. Ils
disent que mourir en Adam c'est souffrir dans la chair tirée d'Adam
; ils ajoutent que la grâce du Christ délivre de
cet état de péché les petits comme les grands.
C'est vrai, c'est bien, c'est très-bien de dire que la grâce
du Christ délivre ceux qui ont péché, les petits comme
les
grands ; mais je ne crois pas, je n'admets pas, je n'accorde pas que
des âmes pèchent dans une première vie autre que celle-ci,
et soient précipitées dans des prisons
de chair. Premièrement, parce que les partisans de ce sentiment
font aller et venir les âmes au milieu de je ne sais quels tours
et détours, et, après je ne sais combien
de siècles, les font
1. Ecclés. XII, 7.
retourner à ce fardeau d'une chair corruptible et à de
nouvelles douleurs : je n'imagine rien de. plus horrible que cette opinion.
Je la repousse ensuite parce que, si
cela était vrai, quel est le mort, quelque saint qu'il fût,
dont l'avenir ne nous inquiéterait pas? Nous tremblerions qu'il
ne péchât dans le sein d'Abraham et ne fût jeté
dans les flammes du mauvais riche (1) ; pourquoi ne pourrait-il pas
pécher après, s'il l'a pu avant cette vie? Enfin, autre chose
est d'avoir péché en Adam, «dans
lequel tous ont péché, » selon les paroles de l'Apôtre;
autre chose est d'avoir péché hors d'Adam je ne sais où,
et d'être pour cela précipité comme en un cachot
dans Adam, c'est-à-dire dans la chair issue d'Adam. Quant à
cette opinion que toutes les âmes coulent d'une seule, je ne veux
pas la discuter à moins d'y être obligé;
et plût à Dieu que celle dont nous nous occupons en ce
moment, si elle est conforme à la vérité, fût
défendue par vous de façon à éviter cette nécessité
!
28. Malgré tous mes désirs et mes prières, malgré
mes voeux les plus ardents pour que le Seigneur se serve de vous, afin
de m'ôter mon ignorance sur ce point,
pourtant si, ce qu'à Dieu ne plaise, je ne l'obtenais pas, je
demanderais au Seigneur de la patience : notre confiance en lui ne nous
permet pas de murmurer, lors
même qu'il ne nous ouvre pas quand nous frappons à la
porte. Je me souviens de ce qui a été dit aux apôtres
eux-mêmes : « J'ai à vous dire beaucoup d'autres
choses, mais vous ne pourriez pas les porter à présent
(2). » Je prends ceci pour moi et je ne veux pas me plaindre de n'être
pas jugé digne de savoir ces choses : ce
serait une raison pour en être plus indigne encore. Il est également
beaucoup d'autres choses que j'ignore; je ne pourrais ni les rappeler,
ni les énumérer : ce dont il
s'agit ici, je supporterais de ne pas le connaître, si je ne
craignais que, dans ces opinions, il ne se glissât, au fond des esprits
imprudents, quelque chose de contraire à
la foi. Mais avant de savoir laquelle des quatre opinions mérite
la préférence, j'affirme sans témérité
que l'opinion conforme à la vérité ne saurait .être
en désaccord
avec la foi ferme et inébranlable, par laquelle l'Eglise croit
que les enfants ne peuvent être sauvés de la damnation que
par la grâce du nom du Christ, déposée dans
ses sacrements.
1. Luc, XVI, 22, 23. 2. Jean XVI, 12.
D'UN PASSAGE DE SAINT JACQUES.
LIVRE ou LETTRE CLXVII A SAINT JÉRÔME. (Année 415.)
Il s'agit ici du passage de l'épître de saint Jacques,
où il est dit : « Quiconque ayant gardé tout la loi
la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée
tout
entière.» Saint Augustin demande à saint Jérôme
l'explication de ce passage ; il en donne lui-même un commentaire
qu'il soumet au solitaire de Bethléem. Avant de
présenter ce lumineux et beau commentaire, il examine la doctrine
des philosophes anciens et particulièrement des stoïciens sur
les vertus et les vices. On voit ici le
moraliste chrétien dans la sûreté et la profondeur
de son jugement.
1. Je vous ai écrit, mon vénérable frère
Jérôme, au sujet de l'origine de l'âme humaine; je vous
ai demandé, dans le cas où il serait vrai que Dieu crée
de nouvelles
âmes pour chacun de ceux qui naissent, où donc elles auraient
contracté le péché que le sacrement de la grâce
du Christ, comme nous n'en doutons pas, efface
même dans les enfants nouveaux-nés. Ma lettre étant
déjà assez étendue, je n'ai pas voulu la charger d'autres
questions. Mais plus une chose est pressante, moins il
faut la négliger. Je viens donc vous prier et vous conjurer,
au nom de Dieu, de m'expliquer, ce qui, je le pense, sera profitable à
plusieurs; ou si l'explication est déjà
faite par nous ou par d'autres , de nous l'adresser. Il s'agit de savoir
comment on doit entendre ces paroles de l'épître de saint
Jacques : « Quiconque ayant gardé
toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait
violée tout entière (1). » C'est une question de si
grande importance que je me repens beaucoup
de ne vous avoir pas déjà écrit sur ce point.
2. Il ne s'agit pas ici d'une première vie dont on ne se souvient
plus, comme dans l'une des opinions sur l'origine de l'âme; il s'agit
de la vie présente et de ce que nous
devons faire pour parvenir à la vie éternelle. Une bonne
réponse que l'on raconte trouverait parfaitement ici sa place. Un
homme était tombé dans un puits; la
profondeur de l'eau le soutenait et le préservait de la mort;
il n'étouffait point assez pour ne pas pouvoir parler; un passant
1. Jacq. II, 10.
s'arrête, le regarde et lui dit : Comment donc êtes-vous
tombé là dedans? Je vous en conjure, lui répondit
le malheureux homme, occupez-vous de me tirer d'ici,
et ne me demandez pas comment j'y suis tombé ! La foi catholique
nous apprend et nous confessons que l'âme même d'un petit enfant
doit être tirée du péché
comme d'un puits; c'est assez pour elle que nous sachions comment on
peut la sauver, lors même que nous ignorerions toujours comment elle
est tombée dans ce
malheur. Si j'ai cru devoir chercher la vérité sur cette
question, c'est de peur que l'une des opinions sur l'origine de l'âme
ne nous entraînât imprudemment à nier le
péché originel et la nécessité d'en délivrer
l'âme de l'enfant. C'est pourquoi tenons-nous d'abord fortement à
cette vérité que l'âme de l'enfant doit être
délivrée de
l'état de péché et qu'elle ne peut l'être
autrement que par la grâce de Dieu au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ;
puis, si nous pouvons connaître la cause et
l'origine de ce péché, nous serons mieux en mesure de
combattre les vains discours, non pas des raisonneurs, mais des chicaneurs
; et si nous ne pouvons pénétrer
ce secret, l'ignorance de l'origine du mal ne devra pas nous faire
négliger le remède miséricordieux de la grâce
chrétienne. Notre avantage contre ceux qui croient
savoir ce qu'ils ne savent pas, c'est que nous n'ignorons pas notre
ignorance. Car autre chose est ce qu'il est mal de ne pas connaître
; autre chose est ce qu'on ne
peut pas ou ce qu'on n'a pas besoin de savoir ou qui ne sert de rien
pour la vie que nous cherchons : mais ce que je demande en ce moment sur
l'épître de l'apôtre
saint Jacques va droit à la vie présente où nous
nous appliquons à plaire à Dieu pour mériter de vivre
toujours.
3. Dites-moi donc, je vous en conjure, comment il faut entendre ce
passage : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en
un seul point, est coupable comme s'il
l'avait violée tout entière. » Est-ce que celui
qui aura volé, ou même celui qui aura dit au riche : «
Asseyez-vous; » au pauvre : « Restez debout, » sera coupable
d'homicide, d'adultère, de sacrilège ? Et s'il n'en est
point ainsi, comment celui qui viole la loi en un seul point devient-il
coupable comme s'il l'avait violée tout entière?
Ce que saint Jacques a dit du riche et du pauvre ne doit-il pas être
compris dans ces choses dont la violation partielle équivaut à
la violation (440) de toute la loi?
Mais rappelons-nous la manière dont le sentiment de l'Apôtre
est amené, comment il découle et s'enchaîne : «
Mes frères, dit-il, n'ayez pas foi en Jésus-Christ,
notre
Seigneur de gloire, en faisant acception de personnes. Car s'il entre
dans votre assemblée un homme qui ait un anneau d'or et un habit
magnifique, et qu'il y entre
aussi un pauvre avec un habit misérable, et qu'arrêtant
la vue sur celui qui est magnifiquement vêtu, vous lui disiez : assieds-toi
ici à ton aise; et que vous disiez au
pauvre : reste-là debout ou assieds-toi à mes pied, :
n'est-ce pas là juger en vous-mêmes entre l'un et l'autre,
et n'êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes?
Ecoutez, mes frères bien-aimés : est-ce que Dieu n'a
pas choisi les pauvres en ce monde pour les rendre riches dans la foi et
héritiers du royaume qu'il a promis à
ceux qui l'aiment? Et vous, vous déshonorez le pauvre ! »
C'est-à-dire qu'on déshonore le pauvre en lui disant : «
Reste-là debout, » tandis qu'on dit à celui qui a un
anneau d'or : « Toi, assieds-toi ici à ton aise. »
L'Apôtre ajoute ensuite, en développant mieux son sentiment
: « Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment par
leur puissance, et vous traînent devant les tribunaux? Ne blasphèment-ils
pas le saint nom qui est invoqué sur vous? Si vous accomplissez
la loi royale de l'Ecriture :
Aime ton prochain comme toi-même, vous faites bien : mais si
vous faites acception des personnes, vous commettez un péché,
et , vous êtes condamnés par la loi
comme transgresseurs. » Voyez comme l'Apôtre appelle transgresseurs
de la loi ceux qui disent au riche : « Assieds-toi ici, » et
au pauvre : « Reste-là debout. » Et
pour qu'on ne crût pas que ce fût un petit péché
que de violer la loi en ce seul point, voyez comme il ajoute : «
Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul
point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière.
Car celui qui a dit : Tu ne commettras pas d'adultère, » dit
« aussi : Tu ne tueras pas. Si donc vous ne tuez
pas, mais que vous commettiez un adultère, vous devenez transgresseur
de la loi. » L'Apôtre avait déjà dit: «
Vous êtes condamnés « par la loi comme
transgresseurs. » Cela étant ainsi, il résulte,
à moins qu'on ne montre qu'il faut l'expliquer d'une autre façon,
que celui qui aura dit au riche : « Assieds-toi ici, » et au
pauvre : « Reste-là debout, » ne rendant point à
celui-ci le même honneur qu'à celui-là, sera idolâtre,
blasphémateur, adultère et homicide, et, pour ne pas allonger
en
énumérant tous les préceptes, coupable de tous
les crimes : car « ayant violé la loi en un point, il est
coupable comme s'il l'avait violée tout entière. »
4. Mais dira-t-on que celui qui a une vertu les a toutes, et que celui
à qui il en manque une n'en a aucune? si cela est vrai, cela confirme
la parole de saint Jacques.
Pour moi je veux qu'on l'explique et non pas qu'on la confirme; elle
a par elle-même, parmi nous chrétiens, plus d'autorité
que toutes les paroles des anciens
philosophes. Et quand même ce sentiment serait vrai pour les
vertus et les vices, ce ne serait pas une raison pour que tous les péchés
fussent égaux. Autant que je
puis m'en souvenir, car ces choses se sont effacées de mon esprit,
il a plu à tous les philosophes d'établir cette inséparabilité
des vertus, parce qu'ils regardaient
toutes ces vertus nécessaires pour une bonne et droite vie.
Mais les stoïciens seuls ont osé soutenir l'égalité
des péchés contre le sentiment de tout le genre humain;
appuyé sur les saintes Ecritures, vous leur avez démontré
très-clairement leur erreur dans la personne de ce Jovinien (1)
qui sur ce point était stoïcien, mais qui était
épicurien dans sa manière de rechercher et de défendre
les voluptés. Vous avez prouvé avec évidence, dans
cette magnifique et mémorable dissertation, que la
doctrine de l'égalité des péchés n'est
pas d'accord avec nos auteurs canoniques ou plutôt avec la Vérité
elle-même qui a parlé par leur bouche. Et quand ce
sentiment sur les vertus serait vrai, nous ne serions pas pour cela
obligés de reconnaître l'égalité de tous les
péchés c'est ce que, Dieu aidant, je m'efforcerai de faire
voir, autant que je le pourrai; si j'y parviens, vous m'approuverez;
là où je resterai insuffisant, vous suppléerez à
mon défaut.
5. Ce qui fait dire que celui qui a une vertu les a toutes et qu'elles
manquent toutes à qui manque d'une seule, c'est que la prudence
ne saurait être ni lâche, ni injuste,
rai intempérante; car si quelque vice de ce genre s'y mêlait,
ce ne serait plus la prudence. Or si, pour être la prudence, il faut
qu'elle soit forte, juste, tempérante, elle
aura avec elle les autres vertus. C'est ainsi que la force ne peut
être ni imprudente, ni intempérante, ni injuste; c'est ainsi
1. Saint Jérôme, livre II contre Jovinien.
442
qu'il est nécessaire que la tempérance soit prudente,
forte et juste, et que la justice n'est pas la justice si elle n'est pas
prudente, forte et tempérante. De sorte que là
où se trouve l'une d'elles, les autres s'y trouvent également;
là au contraire où les autres manquent, celle que l'on croit
voir n'est pas véritable, quoiqu'elle ait les
apparences d'une vertu.
6. Car il y a, vous le savez, certains défauts ouvertement contraires
aux vertus, comme l'imprudence à la prudence. Il y en a quelques-uns
qui sont contraires aux
vertus, uniquement parce qu'ils sont des défauts, quoiqu'ils
aient avec elles une fausse ressemblance: il en est ainsi, non pas de l'imprudence,
mais de la finesse à
l'égard de la prudence. J'entends ici la finesse comme on l'entend
le plus souvent, en mauvaise part, et non pas dans le sens de l'Ecriture
qui souvent la recommande:
« Soyez fins comme les serpents (1); » et encore : «
pour que la finesse soit donnée aux innocents (2). » Un éloquent
écrivain de la langue romaine a pris la finesse en
bonne part quand il a dit en parlant de Catilina : « La finesse
ne lui manquait point pour pénétrer les desseins ennemis
ni l'artifice pour s'en préserver; » mais ce
sens-là, très-rare parmi les auteurs anciens, est très-fréquent
parmi les nôtres. De même, pour ce qui concerne la tempérance,
la prodigalité est ouvertement
contraire à l'économie; et la sordide avarice qui est
un vice, a quelque chose de semblable à l'économie, non pas
dans sa nature, mais par une trompeuse apparence.
Ainsi, par une différence manifeste, l'injustice est contraire
à la justice; mais le désir de se venger se présente
d'ordinaire comme une imitation de la justice; c'est
pourtant un vice. La lâcheté est très-clairement
contraire à la force; mais la dureté, qui en est loin par
sa nature, en prend les dehors. La constance est une certaine
portion du courage; l'inconstance en est bien loin et c'est tout l'opposé;
mais l'opiniâtreté affecte des airs de constance et n'en est
pas; celle-ci est une vertu, l'autre un
défaut.
7. Pour ne pas citer les mêmes choses, choisissons un exemple
qui puisse nous aider à comprendre tout le reste. Catilina, comme
en ont écrit ceux qui ont pu le
connaître, pouvait supporter le froid, la soif, la faim; il endurait
les privations, les intempéries, les veilles à un point qui
surpassait toute croyance , et à cause de cela il
se regardait et on le regardait
1. Matth. X, 16. 2. Prov. I, 4.
comme un homme doué d'une grande force (1). Mais cette force
n'était pas prudente, car il choisissait le mal au lieu du bien;
elle n'était pas tempérante, car il se
souillait par les plus honteuses débauches; elle n'était
pas juste, car il conjurait contre sa patrie. C'est pourquoi cette force
n'en était pas une; c'était de la dureté :
pour tromper les sots, elle prenait le nom de la force. Si t'eût
été de la force, t'eût été une vertu,
et non pas un vice; mais si cétait une vertu, les autres la suivraient
toujours comme des compagnes inséparables.
8. Maintenant si on entreprend de montrer que tous les vices se trouvent
là où il y en a un, et qu'il n'y aura pas de vices là
où l'un manquera, ce sera une tâche
laborieuse, parce qu'il y a toujours deux vices opposés à
une vertu, celui qui lui est ouvertement contraire et celui qui affecte
de lui ressembler. Ainsi chez Catilina on
voyait bien ce que c'était que cette fausse vertu qu'il donnait
pour de la force et qui n'en était pas, car il n'avait point avec
lui les autres vertus :, toutefois, on
persuaderait difficilement qu'il y eût de la lâcheté
là où se rencontrait l'habitude de tout supporter', il un
point qui surpasse toute croyance. Mais peut-être, en
regardant plus à fond, cette dureté elle-même paraîtra
de la lâcheté, parce que Catilina avait négligé
de travailler par les bons moyens à acquérir la vraie force.
Cependant ceux-là sont audacieux qui ne sont pas timides, et
ceux-là sont timides auxquels manque l'audace, et des deux côtés
il y a un vice; car celui qui est fort de
la vraie force n'ose pas avec audace et n'a pas peur à la légère.
Nous sommes donc forcés d'avouer que les vices sont en plus grand
nombre que les vertus.
9. Parfois il arrive qu'un vice en fait partir un autre; ainsi l'amour
de l'argent s'enfuit devant l'amour de la gloire. Une autre fois un vice
s'en va et fait place à plusieurs
autres; ainsi un homme intempérant qui deviendra sobre pourra
obéir aux inspirations de l'avarice et de l'ambition. Des vices
peuvent donc succéder à des vices, et
non à des vertus; nouveau motif de soutenir que leur nombre
est plus grand. Pour la vertu, du moment qu'elle se montre, les autres
la suivent, et tous les vices qui
étaient là s'éloignent; car tous ne s'y trouvaient
pas, mais se succédaient, tantôt à
1. Sallust. Guerre de Catilina.
2. On ne pourrait pas non plus accuser Catilina de lâcheté
après avoir vu sa mort dans le récit de Salluste.
443
nombre égal et. tantôt en moindre ou en plus grand nombre.
10. Il faudrait chercher avec plus de soin si les choses se passent
ainsi. Car ce n'est pas une bouche divinement inspirée qui a dit
: Celui qui a une vertu les a toutes,
et celui-là n'en a aucune à qui l'une d'elles manque;
ce sont des hommes qui ont pensé cela, très-habiles et très-appliqués,
il est vrai, mais cependant ce sont des
hommes. Moi je ne sais pas comment je pourrais dire, non pas qu'un
mari dont le nom est l'origine même du nom de la vertu (1), mais
qu'une femme fidèle à son
mari, si elle agit en vue des commandements et des promesses de Dieu
et si c'est d'abord à Dieu qu'elle veuille être fidèle,
n'a pas la chasteté ou que la chasteté n'est
pas une vertu ou n'en est qu'une petite; même chose d'un mari
à l'égard de sa femme; et toutefois il y a bien des maris
et des femmes semblables que je ne croirais
point sans quelque péché, et ce péché,
quel qu'il pût être, proviendrait de quelque vice. Ainsi donc
la chasteté conjugale, qui est assurément une vertu dans
les maris
et les femmes d'une vie chrétienne, car on ne dira pas qu'elle
n'est rien ou qu'elle est un vice, n'a pas avec elle toutes les vertus.
Car si toutes y étaient, il n'y aurait
aucun vice; pas de vice, pas de péché : or qui est sans
quelque péché? Qui donc est sans quelque vice, c'est-à-dire
sans un certain foyer, une certaine racine de
péché, lorsqu'on entend celui qui se reposait sur le
sein du Seigneur s'écrier : « Si nous disons que nous n'avons
pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes, et
la vérité n'est point en nous (2) ? » Ceci n'a
pas besoin d'un long développement auprès de vous; mais je
le dis pour d'autres qui le liront peut-être. Vous l'avez
prouvé vous-même par les saintes Ecritures dans votre
célèbre ouvrage contre Jovinien; vous citez, de cette même
épître de saint Jacques que nous cherchons en ce
moment à comprendre, le passage suivant : « Nous péchons
tous en beaucoup de choses (3). » Cet apôtre du Christ qui
parle ne dit pas : vous péchez, mais « nous
péchons. » Il avait dit précédemment : «
Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point est
coupable comme s'il l'avait violée tout entière; »
ici il ne dit
plus en un seul point, mais « en plusieurs; »
1. Virum, a quo denominata dicitur virtus.
2. I Jean, I, 8.
3. Jacq. III, 2.
il ne dit pas que quelques-uns, mais que « tous » pèchent.
11. A Dieu ne plaise qu'un fidèle puisse croire que tant de
milliers de serviteurs du Christ, qui se disent sincèrement pécheurs
de peur de se tromper eux-mêmes et
de n'avoir plus en eux la vérité, n'aient aucune vertu
! Car c'est une grande vertu que la sagesse; la Sagesse elle-même
a dit à l'homme : « Voilà que la sagesse est de
la piété (1). » A Dieu ne plaise que nous disions
que de si grands fidèles et des hommes de Dieu si pieux n'aient
pas la piété que les Grecs appellent e?seße?a? ou
mieux encore ?e?seße?a? : qu'est-ce que c'est en effet que la
piété, si ce n'est le culte de Dieu? et par où est-il
adoré si ce n'est par l'amour? C'est pourquoi la
charité qui part d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une
foi non feinte, est une grande et véritable vertu, parce qu'elle
est elle-même la fin de la loi (2). C'est
avec raison qu'on a dit qu'elle « est forte comme la mort (3),»
soit parce que personne ne peut la vaincre comme la mort, soit parce que
la mesure de la charité en
cette vie est d'aimer jusqu'à la mort, selon ces paroles du
Seigneur : « Nul ne peut donner un plus grand témoignage d'amour
que de donner sa vie pour ses amis (4)
; » soit plutôt parce que, de même que la mort arrache
l'âme aux sens du corps, ainsi la charité l'arrache aux concupiscences
de la chair. La science, quand elle est
utile, sert la charité, car sans elle la science enfle le coeur
(5); mais là où la charité édifie, la science
ne trouve plus rien de vide qu'elle puisse enfler. Job nous a appris
ce que c'est que la science utile; après nous avoir dit que
la sagesse est de la piété, il ajoute : « s'abstenir
de ce qui est mal, c'est la vraie science. » Pourquoi donc ne
disons-nous pas que celui qui a cette vertu les a toutes, puisque la
plénitude de la loi c'est la charité (6)? Plus elle éclate
dans un homme , plus cet homme a de,la
vertu; il a moins de vertu s'il a moins de charité, car la charité
est elle-même la vertu; et là où la vertu est moindre,
les vices abondent davantage. Là donc où la
charité sera pleine et parfaite, plus rien du vice ne subsistera.
12. C'est pourquoi les stoïciens me paraissent se tromper en soutenant
qu'on n'a pas du tout la sagesse, lorsqu'on y fait des progrès,
mais
1. Job, XXVIII, 28, selon les Septante.
2. I Tim. I, 5. 2. Cant. VIII, 6. 3. Jean, XV, 13. 4. I Cor.
VIII, 1. 5. Rom. XIII, 10.
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qu'on l'a quand on a atteint l'entière perfection; ils ne nient
pas ces progrès, mais ils ne veulent pas qu'on puisse être
en aucune manière appelé sage, si, sorti de je ne
sais quelles obscures profondeurs, on ne s'élance pas tout à
coup au milieu des libres et lumineuses régions de la sagesse. Qu'importe
à l'homme qui se noie d'avoir
de l'eau sur la tête à une profondeur de plusieurs stades,
ou d'une palme, ou d'un pouce? Ainsi, d'après les stoïciens,
ceux qui tendent vers la sagesse s'avancent
comme s'ils montaient du fond d'un gouffre vers l'air; mais ils n'auront
pas la vertu et ne seront pas sages avant de s'être complètement
dégagés de la folie comme
d'une masse d'eau qui les étouffe; mais du moment qu'ils y auront
échappé , ils posséderont toute la sagesse, sans le
moindre vestige de folie, qui puisse produire
aucun péché.
13. Cette comparaison où la folie est comme une eau profonde
et la sagesse comme l'air qu'on respire, et qui nous montre l'âme
échappant à ce qui étouffe pour
monter tout à coup vers les hautes régions, ne me semble
pas assez conforme à l'autorité de nos Ecritures. J'aime
mieux la comparaison du vice ou de la folie avec
les ténèbres, et de la lumière ou de la sagesse
avec la lumière, autant que ces images corporelles peuvent s'appliquer
aux choses de pure intelligence. On n'arrive pas
à la sagesse comme on sort du fond de l'eau pour respirer pleinement
aussitôt, mais comme on passe des ténèbres à
la lumière, en s'éclairant peu à peu; et jusqu'à
ce
qu'on le soit complètement, on est semblable à un homme
qui sort d'une caverne profonde, et que la lumière éclaire
insensiblement à mesure qu'il avance du côté de
la porte : il y a à la fois autour de lui les lueurs du jour
vers lequel il marche et quelque chose de l'obscurité du lieu d'où
il s'éloigne. C'est pourquoi, nul homme vivant
ne sera justifié devant Dieu (1), et cependant le juste vit
de la foi (2); et les saints sont revêtus de justice (3), l'un plus,
l'autre moins; et personne ici-bas ne vit sans
péché, les uns plus, les autres moins : le meilleur est
celui qui pèche le moins.
14. Mais pourquoi, oubliant à qui je parle, fais-je ici le docteur,
tandis que j'expose dans cette lettre ce que je voudrais apprendre de vous?
mais parce que j'avais
résolu de vous soumettre mon sentiment sur l'égalité
des péchés
1. Ps. CXLII, 2. 2. Habac., II, 4. 3. Job, XXIX, 14.
qui a été l'occasion de la question que je viens de traiter,
je vais le reprendre et conclure. Lors même qu'il serait vrai que
celui qui a une vertu les a toutes et que
celui-là n'en a aucune à qui l'une d'elles manque, il
ne s'en suivrait pas que les péchés fussent égaux.
De ce qu'il n'y arien de droit, là où il n'y a aucune vertu,
ce n'est
pas une raison pour qu'il n'y ait pas de degré dans la dépravation
et la tortuosité. Mais (je crois ceci plus vrai et plus conforme
aux Livres saints) , il en est des
mouvements de l'âme comme des membres du corps ; non pas qu'on
les voie dans des lieux; mais on les sent par les impressions. Or parmi
les membres du corps,
l'un est plus éclairé, l'autre moins, un autre reste
dans une complète obscurité, voilé par un corps ténébreux;
de même un homme qui aura de la charité en montrera
plus ou moins dans tels ou tels actes, et en d'autres pas du tout;
on peut donc ainsi dire qu'il a une vertu et non pas une autre, l'une plus,
l'autre moins. Car nous
pouvons bien dire: la charité est plus grande dans celui-ci
que dans celui-là; il y en a un peu dans celui-ci, pas du tout dans
celui-là, autant que cela appartient à la
charité qui est la piété même. Nous pouvons
dire aussi d'un même homme qu'il a plus de chasteté que de
patience, et qu'il en a plus aujourd'hui qu'hier s'il fait des
progrès, qu'il n'a pas encore la continence et que sa miséricorde
n'est pas petite.
15. Et pour exprimer plus complètement et plus brièvement
ce que j'entends par la vertu, en ce qui touche la droite vie, je dirai
que la vertu est la charité qui nous fait
aimer ce qu'il nous faut aimer. Elle est plus grande dans les uns,
moindre dans les autres, nulle chez d'autres; personne ne l'a en toute
perfection et à un si haut degré
qu'elle ne puisse s'accroître, tant que l'homme est sur la terre;
mais tant qu'elle peut s'accroître et qu'elle est moindre qu'elle
ne devrait être, il y a là une imperfection
qui tient du vice. C'est à cause de ce vice qu'il n'est pas
en ce monde un juste qui fasse le bien sans pécher (1), et que nul
homme vivant ne sera justifié devant Dieu.
C'est à cause de ce vice que si nous disons que nous n'avons
pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la
vérité n'est pas en nous (2). C'est pourquoi
aussi, quelque progrès que nous fassions, il faut que nous disions
toujours : « Pardonnez-nous nos offenses (3), » quoique tous
les péchés,
1. III Rois, VIII, 46. 2. Jean, I, 8. 3. Matth. VI, 12.
445
en paroles, en actions, en pensées, aient été
effacés par le baptême. Celui qui voit bien dé couvre
donc comment, quand et où on peut espérer cette perfection
à
laquelle il n'y ait plus rien à ajouter. Mais si la loi n'existait
pas, où donc l'homme pourrait-il se reconnaître avec certitude
et savoir ce qu'il doit éviter, vers quel but il
doit diriger ses efforts, de quoi il doit remercier, ce qu'il doit
demander? C'est pourquoi l'utilité des préceptes est grande,
si on fait toujours à la grâce de Dieu une
part plus grande qu'au libre arbitre.
16. Cela étant, comment sera-t-on coupable de la violation entière
de la loi, si on la viole en un seul point? N'est-ce pas parce que la plénitude
de la loi c'est la
charité par laquelle on aime Dieu et le prochain, ce qui comprend
la loi et les prophètes (1), et qu'avec raison on devient. coupable
de la violation totale, quand on
enfreint le précepte d'où tous les autres dépendent?
Personne ne pèche sans manquer à la charité. «
Tu ne commettras pas d'adultère, pas d'homicide, tu ne voleras
pas, tu ne convoiteras pas ; » ces commandements et d'autres
encore sont compris dans ces paroles : « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même, l'amour du
prochain ne fait pas le mal. » Mais la « plénitude
de la loi, c'est la charité (2); » personne n'aime son prochain
sans aimer Dieu, et en aimant le prochain comme
soi-même, il le pousse autant qu'il le peut, à aimer également
Dieu; et s'il n'aime Dieu, il n'aime ni soi-même ni le prochain.
C'est ainsi que quiconque ayant gardé
toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait
violée tout entière, parce qu'il a péché contre
la charité, d'où toute la loi dépend. Il devient
coupable de tout, en péchant contre une vertu d'où tout
dépend.
17. Pourquoi donc ne dit-on pas que les péchés sont égaux?
Est-ce par hasard parce que celui qui pèche plus gravement pèche
davantage contre la charité et qu'un
moindre péché y porte une moindre atteinte? Pour un seul
que l'on commette on devient coupable de tous les péchés,
mais on est plus coupable selon la gravité ou le
nombre des fautes; on l'est moins si les fautes sont légères
ou en petit nombre. La culpabilité est toujours proportionnée
aux péchés, et toutefois, même en violant la
loi sur un seul point, on est coupable comme si on l'avait violée
tout entière, par ce
1. Matth. XXII, 40. 2. Rom. XIII, 9, 10.
qu'on a péché contre la vertu d'où tout dépend.
Si cela est vrai, on explique du même coup cet endroit de l'apôtre
saint Jacques : « Nous péchons tous en beaucoup
de choses (1). » Car tous nous péchons, mais l'un plus
gravement, l'autre plus légèrement: plus grand pécheur
si l'on aime moins Dieu et le prochain ; moins pécheur
si pour Dieu et pour le prochain l'on a une charité plus grande.
On sera donc d'autant plus plein d'iniquité qu'on sera plus vide
de charité. Et nous sommes parfaits
dans la charité quand il ne reste plus rien de notre infirmité.
18. Je ne pense pas que ce soit un péché léger
que de joindre l'acception des personnes à notre foi chrétienne,
si nous l'appliquons aux dignités ecclésiastiques; qui
souffrira que pour une dignité dans l'Eglise on choisisse un
riche au lieu d'un pauvre plus instruit et plus saint ? S'il s'agit des
assemblées de tous les jours, qui
est-ce-qui ne pèche pas en cela ? Et l'on pèche si en
soi-même on juge que celui-ci est meilleur que l'autre en tant qu'il
est plus riche. C'est ce que semble signifier
cette parole de saint Jacques : « Ne jugez-vous pas en vous-mêmes,
et n'êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes ?
»
19. La loi de liberté est donc la loi de charité dont
l'Apôtre dit : « Si vous accomplissez cette loi royale de l'Ecriture
: Tu aimeras ton prochain comme toi-même,
vous faites bien ; mais si vous faites acception de personnes, «
vous commettez un péché, et vous êtes con« damnés
par la loi comme transgresseurs. » Après ce
passage très-difficile à comprendre, et sur lequel j'ai
suffisamment énoncé mon sentiment, l'Apôtre rappelle
cette même loi de liberté : « Parlez et agissez, dit-il,
comme devant être jugés par la loi de liberté.
» Et comme précédemment il avait dit que « nous
péchons tous en beaucoup de choses, » il nous fait souvenir
du
remède du Seigneur, pour les blessures, même les plus
légères, que notre âme reçoit chaque jour: «
Un jugement sans miséricorde attend celui qui n'aura pas fait
miséricorde. » Le Seigneur en effet a dit dans l'Evangile
: « Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez et il vous
sera donné (2). La miséricorde, poursuit l'Apôtre,
s'élève au-dessus du jugement. » Il ne dit pas
que le jugement est vaincu par la miséricorde, car elle n'est pas
opposée au jugement, mais qu'elle
1. Jacq. III, 2. 2. Luc, VI. 37, 38.
446
s'élève au-dessus, » parce que plusieurs sont recueillis
par miséricorde, mais ce sont ceux qui ont fait miséricorde.
« Bienheureux les miséricordieux, parce que Dieu
aura pitié d'eux (1) ! »
20. Il est juste qu'il leur soit pardonné, car ils ont pardonné,
et qu'il leur soit donné, car ils ont donné. En effet, Dieu
est miséricordieux quand il juge et juste quand il
fait miséricorde. C'est pourquoi on lui dit : « Je chanterai,
Seigneur, votre miséricorde et votre justice (2). » Celui
qui se croit trop juste pour avoir besoin d'être jugé
avec miséricorde et qui pense pouvoir attendre en toute sûreté,
s'expose à la juste colère que redoutait celui qui disait
: « N'entrez pas en, jugement avec « votre
serviteur (3). » C'est pourquoi il a été dit à
un peuple rebelle : « Pourquoi voulez-vous contester avec moi (4)
? » Lorsque le Roi juste sera assis sur son trône, qui se
vantera d'avoir le coeur pur ou d'être exempt de tout péché
? Que faudra-t-il espérer, sinon que la miséricorde s'élève
au-dessus du jugement? Ce sera au profit de
ceux qui auront fait miséricorde et qui auront dit en toute
sincérité : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous
pardonnons : » au profit de ceux qui auront donné
sans murmurer contre le pauvre; car Dieu aime celui qui donne avec
joie (5). A la fin, saint Jacques parle des oeuvres de miséricorde
pour consoler ceux qu'il avait
épouvantés. Il dit comment on expie chaque jour ces fautes
quotidiennes dont nul n'est exempt ici-bas. Il craint que l'homme, coupable
de la violation de toute la loi
dès qu'il l'a violée en un seul point, après avoir
enfreint plusieurs préceptes, car nous péchons en beaucoup
de choses, n'arrive au tribunal du Juge suprême chargé
d'un amas de fautes peu à peu entassées, et ne trouve
pas la miséricorde qu'il n'aurait pas faite lui-même. Il veut
qu'en pardonnant et en donnant il mérite que ses
péchés lui soient pardonnés, et qu'à son
égard s'accomplissent les promesses de Dieu !
21. J'ai dit beaucoup de choses qui, peut-être, vous ont ennuyé,
tout en recevant votre approbation; vous n'attendiez pas qu'on vous les
apprit, vous qui avez
coutume de les enseigner. S'il s'y rencontre pour le fond (car le soin
du langage m'occupe peu), s'il s'y rencontre, dis-je, quelque chose qui
choque votre
1. Matth. V, 7. 2. Ps. C, 1. 3. Ibid. CXLII, 2. 4. Jérém.
II, 29. 5. II Cor. IX, 7.
science, je vous prie de m'en avertir dans votre réponse et
de ne pas craindre de me reprendre. Malheureux est celui qui n'honore pas
les grands et saints travaux de
vos études, et n'en rend pas grâce au Seigneur notre Dieu
qui vous a fait ce que vous êtes! Comme je dois apprendre plus volontiers
de qui que ce soit ce que
j'ignore que je ne dois être pressé d'enseigner ce que
je sais, combien dois-je mieux aimer recourir à votre charité,
à vous dont la science, au nom et à l'aide du
Seigneur, a fait plus qu'on n'avait jamais fait auparavant pour l'étude
des saintes lettres dans la langue latine ! Je tiens surtout à l'explication
de ce passage : «
Quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point,
est coupable comme s'il l'avait violée tout entière; »
si votre charité tonnait une meilleure manière que la
mienne d'entendre, je vous conjure, au nom du Seigneur, de vouloir
bien me la communiquer.
LETTRE CLXVIII. (Année 415.)
Timase et Jacques, deux jeunes hommes, nobles et lettrés, s'étaient
laissé prendre aux doctrines de Pélage et avaient eu le bonheur
d'être éclairés par saint Augustin.
Ils envoyèrent à l'évêque d'Hippone un ouvrage
du novateur breton, en forme de dialogue, où la grâce chrétienne
recevait de graves atteintes; ils priaient le saint
docteur de réfuter cet ouvrage. C'est ce que fit saint Augustin
par son livre De la Nature et de la Grâce (1); il en adressa une
copie à Timase et à Jacques, et ceux-ci
écrivirent à l'évêque d'Hippone une lettre
de remerciement : c'est la lettre qu'on va lire, tirée des Gestes
de Pélage.
TIMASE ET JACQUES A L'ÉVÊQUE AUGUSTIN, LEUR SEIGNEUR VÉRITABLEMENT
BIENHEUREUX ET LEUR VÉNÉRABLE PÈRE, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
La grâce de Dieu , au moyen de votre parole, bienheureux seigneur
et vénérable Père, nous a tellement fortifiés
et renouvelés, que nous avons dit comme de
véritables frères : « Il a envoyé sa parole
et les a guéris (2). » Votre sainteté a en quelque
sorte vanné avec tant de soin le texte de cet ouvrage , que nous
trouvons, à
notre grande surprise, une réponse à chaque détail,
à chaque subtilité , soit dans les choses qu'un chrétien
doit rejeter, détester et fuir, soit dans celles où l'auteur
n'a
pas positivement erré , quoique lui-même, par je ne sais
quelle ruse, aboutisse à la suppression de la grâce de Dieu.
Un regret se mêle à la joie que nous cause un si
grand bienfait, c'est que ce beau présent de la grâce
de Dieu ait brillé tard : nous
1. Voyez l'Histoire de saint Augustin, chap. XXXV.
2. Ps. CVI, 20.
447
n'avons plus ici certaines personnes (1) aveuglées par l'erreur
et dont les yeux se seraient ouverts à une si éclatante lumière;
nous espérons toutefois qu'elles
obtiendront , quoiqu'un peu tard , cette même grâce par
la bonté de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés
et arrivent à la connaissance de la vérité (2).
Quant à nous, depuis longtemps instruits par cet esprit de lumière
qui est en vous, nous avions rejeté le joug de l'erreur; mais maintenant
nous vous rendons de
nouvelles grâces, car à l'aide des facilités que
nous donne l'abondance du discours de votre sainteté, nous pouvons
apprendre aux autres ce que nous croyions déjà.
Et d'une autre main. Que la miséricorde de Dieu conserve votre
béatitude , qu'elle la fasse se souvenir de nous et la comble de
gloire dans l'éternité !
1. Timase et Jacques songeaient surtout ici à Pélage,
ainsi que nous t'apprend saint Augustin dans les Gestes de Pélage,
chap. XXV.
2. Cité de Dieu, liv. I, chap. 36.
LETTRE CLXIX. (A la fin de l'année 415.)
Saint Augustin énumère les ouvrages qui absorbent ses
loisirs et se plaint qu'on le détourne de ses travaux par des questions
nouvelles d'une moindre importance et
d'un intérêt moins général; il donne à
Evode le vrai sens d'un passage de saint Paul et répond à
ses questions sur. la Trinité.
AUGUSTIN ÉVÊQUE, A ÉVODE ÉVÊQUE.
1. Si votre sainteté a un si grand désir de savoir ce
qui m'occupe tant, et dont je ne veux pas être détourné,
envoyez-moi quelqu'un qui le copie pour vous. Car j'ai
déjà achevé beaucoup de choses commencées
cette année même avant Pâques, aux approches du carême.
J'ai ajouté deux livres aux trois livres de la Cité de Dieu,
contre les adorateurs des démons, ennemis de la cité
divine: dans ces cinq livres, j'en ai assez dit, je crois , contre ceux
qui recommandent le culte des dieux pour
être heureux dans la vie présente , et qui détestent
le nom chrétien parce qu'ils supposent que nous empêchons
cette félicité. Ensuite , comme nous l'avons promis
dans le premier livre, nous aurons affaire à ceux qui jugent
nécessaire d'adorer leurs dieux à cause de la vie future
, pour laquelle nous sommes chrétiens. J'ai dicté
aussi, assez au long, l'explication de trois psaumes : le LXVIIe, le
LXXIe et le LXXVIIe. On nous demande impatiemment les autres; nous n'avons
pu les dicter
encore ni même les aborder. Je ne veux pas être détourné
de ces travaux par des flots de questions jetées à la traverse
; je ne veux pas même me remettre aux livres
de la Trinité, depuis longtemps entre mes mains et non encore
terminés , parce qu'ils demandent trop de travail et qu'ils ne pourront
être compris que d'un petit
nombre ce qui presse davantage, c'est ce que nous espérons pouvoir
être utile à beaucoup de gens.
2. Quand l'Apôtre a dit que « celui qui ignore sera ignoré
(1), » il n'a pas voulu , ainsi que votes le croyez, condamner à
ce châtiment celui qui ne peut discerner par
l'intelligence l'ineffable unité des trois personnes divines
comme on discerne dans l'esprit la mémoire , l'entendement, la volonté
: saint Paul disait cela dans un autre
sens. Lisez, et vous verrez qu'il avait en vue les choses qui édifient
la foi ou les moeurs de plusieurs, et non celles qui parviennent à
peine et très-faiblement à
l'intelligence d'un petit nombre , dans l'humble mesure de ce qu'on
peut comprendre de ces grandes vérités en cette vie. Il voulait
qu'on préférât la prophétie au don
des langues, que, sous prétexte de parler malgré soi
avec un prétendu souffle prophétique, on ne jetât point
le trouble dans les. saintes assemblées , que les femmes
gardassent le silence dans l'église, et que tout se passât
convenablement et dans l'ordre. « Si quelqu'un , dit-il , se croit
prophète ou spirituel, qu'il reconnaisse que les
choses que je vous écris sont des ordres du Seigneur. Mais si
quelqu'un l'ignore, il sera ignoré. » Et l'Apôtre par
là réprimait, ramenait à la paix et à l'ordre
des
esprits inquiets , d'autant plus enclins à la mutinerie qu'ils
se croyaient favorisés des meilleurs dons de l'Esprit, tout en mettant
partout le trouble par leur orgueil. « Si
quelqu'un, dit-il, se croit prophète ou spirituel, qu'il reconnaisse
que « les choses que je vous écris sont des ordres du Seigneur.
» Si quelqu'un se croit tel , sans l'être
; car celui qui l'est n'a sûrement besoin ni d'avertissement
ni d'exhortation pour connaître : il juge de tout et personne ne
le juge (2). Ceux-là donc troublaient l'Église
qui croyaient être dans l'Église ce qu'ils n'étaient
pas. L'Apôtre leur apprend le commandement du Seigneur, « qui
n'est pas un Dieu de désordre, mais de paix. Et si
quelqu'un l'ignore il sera ignoré, » c'est-à-dire
réprouvé. Car Dieu , quant à la connaissance , n'ignore
pas ceux à qui il doit dire un jour . « Je ne vous
1. I Cor. XIV, 38.
2. Ibid. II, 15.
448
connais pas (1); » cette parole signifie leur réprobation.
3. Le Seigneur ayant dit : « Heureux ceux qui ont le coeur pur
, parce qu'ils verront Dieu (2) » et cette vision étant promise
pour la fin de la vie, comme la souveraine
récompense, il n'est pas à craindre , si maintenant nous
ne pouvons pas découvrir clairement ce que nous croyons sur la nature
de Dieu, qu'il nous soit dit pour ce
motif : « Celui qui ignore sera ignoré. » En effet,
parce que le monde n'avait pas connu Dieu dans les oeuvres de sa sagesse
, il a plu à Dieu de sauver par la folie de
la prédication ceux qui croiraient. Cette folie de la prédication
, ou , comme dit saint Paul, ce qui paraît folie en Dieu et qui est
plus sage que les hommes (3), en attire
un grand nombre au salut ; et ceux qui ne peuvent pas comprendre encore
ce qu'ils croient de la nature de Dieu , ni même ceux qui ne sauraient
discerner la
spiritualité de leur âme d'avec la nature de leur corps
, et n'en sont pas aussi certains qu'ils le sont de vivre, de penser, de
vouloir, ne seront point, à cause de cela ,
exclus du salut qu'il accorde aux fidèles par cette folie de
la prédication.
4. Si le Christ n'était mort que pour ceux qui peuvent se rendre
compte de ces choses, nous travaillerions presque inutilement dans l'Eglise.
Mais si, ce qui est vrai,
de pauvres peuples de croyants courent au médecin afin d'être
guéris par le Christ, et le Christ crucifié, pour que la
grâce surabonde où le péché a abondé
(4), nous
voyons éclater d'une manière admirable la profondeur
des richesses de la sagesse et de la science de Dieu et ses impénétrables
jugements (5), et quelques-uns de
ceux qui distinguent l'incorporel du corporel., se croyant grands pour
cela, et se moquant de la folie de la prédication; par laquelle
sont sauvés ceux qui croient,
s'éloignent de la seule voie qui conduise à l'éternelle
vie; tandis que beaucoup d'autres, se glorifiant dans la croix du Christ
et ne s'écartant pas de cette même voie
quoiqu'ils ne sachent rien de ces subtiles dissertations, parviennent
à l'éternité, à la vérité, à
la charité, c'est-à-dire à la félicité
stable, certaine et pleine, où tout se
découvre dans la plénitude du repos, de la vision et
de l'amour : il ne périt pas un seul d'entre eux, pour lesquels
le Christ est mort (6).
1. Luc, XIII, 27. 2. Matth. V, 8. 3. I Cor. I, 21, 25. 4. Rom.
V, 20. 5. Ibid. XI, 33. 6. Jean, XVII,12.
5. Croyons donc avec une piété ferme, en un seul Dieu,
Père, Fils et Saint-Esprit, sans croire que le Fils soit le Père,
que le Père soit le Fils, et que celui qui est
l'Esprit de l'un et de l'autre, soit le Père ou le Fils. Ecartons
de cette Trinité toute idée de temps ni de lieux; mais reconnaissons
que ces trois personnes sont égales et
coéternelles et qu'elles sont absolument une seule nature; que
les créatures n'ont pas été formées, les unes
par le Père, les autres par le Fils, d'autres par le
Saint-Esprit, mais que tout ce qui a été ou est créé
l'a été et subsiste par la Trinité créatrice;
que personne ne sera sauvé par le Père sans le Fils et le
Saint-Esprit, ou
par le Fils sans le Père et le Saint. Esprit, ou par le Saint-Esprit
sales le Père et le Fils, mais par le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, Dieu unique, véritable, vraiment
immortel, c'est-à-dire de toute manière immuable. L'Ecriture
dit séparément beaucoup de choses de chacune des trois personnes
pour laisser voir la Trinité, quoique
Trinité inséparable; de même qu'on ne peut pas
exprimer en même temps, avec des sons, les trois personnes malgré
leur inséparabilité, de même, en certains endroits
des Ecritures, elles sont désignées par des noms de choses
créées : le Père par cette voix qui se fit entendre
. « Vous êtes mon Fils bien-aimé (1), » le Fils
par son
incarnation au sein d'une vierge (2), et le Saint-Esprit par l'image
sensible d'une colombe (3) : il y a distinction entre elles, mais pas du
tout séparation.
6. Pour comprendre cela de quelque façon, nous nous servons
de la mémoire, de l'entendement, de la volonté. Quoique nous
énoncions ces trois facultés une à une
et séparément, nous ne pouvons rien faire ni rien dire
de l'une d'elles sans les deux autres. Il ne faut pas croire néanmoins
que cette comparaison convienne de tout
point à la Trinité; y a-t-il des similitudes qui soient
parfaites sous tout rapport, et peut-il y avoir dans la créature
que! que chose de semblable au Créateur? La
première différence c'est que ces trois choses, la mémoire,
l'entendement, la volonté, sont dans l'âme, mais ne sont pas
l'âme; or la Trinité n'est pas en Dieu, elle est
elle-même Dieu. Ici donc éclate une simplicité
admirable , parce qu'ici l'être, l'intelligence ou tout autre attribut
de Dieu ne font qu'une même chose; mais parce que
l'âme existe, même quand elle ne comprend pas, c'est pour
elle autre chose
1. Luc, III, 22. 2. Ibid. II, 7. 3. Matth. III, 16.
449
d'être, autre chose de comprendre. Ensuite qui osera dire que
le Père ne comprend pas par lui-même, mais par le Fils, comme
la mémoire ne comprend pas par
elle-même, mais par l'entendement, ou plutôt comme l'âme
elle-même, qui est le siège de ces facultés, comprend
seulement par l'entendement, ne se souvient que par
la mémoire et ne veut que par la volonté? Nous employons
cette comparaison afin de montrer que, comme l'énonciation spéciale
de chacune de ces trois facultés
différentes exige le concours de toutes les trois, car on ne
prononce le nom d'aucune sans se le rappeler, le connaître et le
vouloir prononcer; ainsi il n'y a pas une
seule créature qui atteste le Père seul, le Fils seul,
le Saint-Esprit seul, car la Sainte Trinité a produit ensemble tout
ce qui existe, et ses opérations sont indivisibles; et
c'est pourquoi la voix du Père, l'âme et la chair du Fils,
la colombe du Saint-Esprit ont été formés par la coopération
de la même Trinité.
7. Ce son de voix qui cessa aussitôt n'a pas été
uni à la personne du Père, ni cette forme corporelle de la
colombe à la personne du Saint-Esprit : une fois leur office
rempli, ces symboles s'évanouirent, comme la nuée lumineuse
qui sur la montagne couvrit le Seigneur avec les trois disciples (1), ou
plutôt comme le feu qui figura
l'Esprit-Saint (2). Mais parce que toutes ces choses s'accomplissaient
pour délivrer la nature humaine, l'homme seul, par une merveille
ineffable et unique, est resté
uni à la personne du Verbe de Dieu, c'est-à-dire du Fils
unique du Père: toutefois le Verbe demeure immuablement dans sa
nature où il ne faut rien imaginer
d'humain. On lit, il est vrai, dans l'Ecriture, que « l'esprit
de la sagesse est multiple (3), » mais on dit aussi avec raison qu'il
est simple. Il est multiple par tout ce qu'il
renferme, mais il est simple parce qu'il n'est pas différent
de ce qu'il a : c'est ainsi qu'il est dit du Fils qu'il a la vie en lui-même,
et il est lui-même la vie (4). L'homme
s'est uni au Verbe, mais le Verbe ne s'est point changé en homme.
Ainsi le Fils de Dieu, c'est le Verbe avec (homme qu'il s'est uni; le Fils
de Dieu est immuable et
coéternel au Père, mais seulement en tant que Verbe,
et le Fils de Dieu a été enseveli, mais seulement dans sa
chair.
8. C'est pourquoi, il faut voir, dans ce qu'on
1. Matth. XVII, 5. 2. Act. II, 8. 3. Sag. VII, 22. 4. Jean, V,
26.
dit du Fils de Dieu, en quel sens on le dit. Le nombre des personnes
divines ne s'est point accru par l'incarnation ; mais la Trinité
est demeurée la même. De même
que dans tout homme, excepté celui que le Fils de Dieu s'est
personnellement uni, l'âme et le corps ne font qu'une seule personne
: ainsi le Verbe et l'homme ne font
qu'une même personne dans le Christ. Et comme un homme, par exemple,
n'est appelé philosophe qu'en raison de son âme et qu'on peut
fort bien dire qu'un
philosophe a été tué, qu'il est mort, qu'il a
été enseveli, quoique tout cela lui arrive selon sa chair
et non pas selon qu'il est philosophe; ainsi on dit du Christ qu'il est
Dieu, Fils de Dieu, Seigneur de gloire, et tout ce qu'il est en tant
que Verbe; et cependant on dit très-bien qu'il est un Dieu crucifié,
quoique sans aucun doute il ait
souffert selon la chair et non pas selon qu'il est Seigneur de gloire.
9. Ce son de voix, cette forme corporelle de la colombe, ces langues
de feu descendues sur chacun des apôtres, de même que les terribles
scènes du Sinaï (1) et la
colonne de nuée pendant le jour et de feu pendant la nuit (2),
toutes ces choses figuratives ont passé. On doit surtout prendre
garde d'en conclure que la nature de
Dieu, du Père, du Fils ou du Saint-Esprit, soit susceptible
de changement. Ne vous mettez point en peine si parfois le signe reçoit
le nom de la chose qu'il représente,
comme quand il est dit que le Saint-Esprit descendit et s'arrêta
sur le Sauveur sous la forme d'une colombe. C'est ainsi que la pierre était
le Christ s parce qu'elle
signifie le Christ.
10. Je m'étonne qu'il vous paraisse que ce son de voix par lequel
il a été dit: « Vous êtes mon Fils, » ait
pu se produire sans l'entremise d'une âme et par la seule
volonté de Dieu, agissant sur la nature matérielle; et
qu'il ne vous semble pas que la même volonté ait pu former
de la même manière une forme corporelle d'un
animal quelconque avec un mouvement semblable à celui d'un être
vivant, sans cependant lui avoir donné un vrai souffle de vie. Si
la créature corporelle obéit à Dieu
sans le ministère d'une âme vivante, de façon à
faire entendre des sons articulés comme en fait entendre un corps
animé; pourquoi ne lui obéirait-elle pas de façon
à
laisser voir, par la même puissance du Créateur, sans
le ministère de rien de vivant, la figure et le mouvement d'un
1. Exod. XIX, 18. 2. Ibid. XIII, 2l. 3. I Cor. X, 4.
450
oiseau ? Ce qui arrive pour l'ouïe ne peut-il pas arriver pour
la vue, puisque ces deux organes se composent de matière, ainsi
que le son qui frappe l'oreille et l'objet
qui se montre aux yeux, et l'articulation de la voix et les linéaments
des membres et les mouvements de ce qui s'entend et de ce qui se voit,
en sorte que ce qui est
perceptible aux sens du corps est véritablement corps, et qu'un
corps n'est rien de plus que ce qui est perçu par nos sens? Car
l'âme, dans tout être vivant, n'est
sentie par rien de corporel. Il n'est donc pas besoin de chercher comment
a pu apparaître une figure corporelle de colombe; pas plus que nous
ne cherchons
comment des sons ont pu se faire entendre. Si une âme n'a pas
été nécessaire pour produire ce que l'Ecriture appelle
une voix et non pas quelque chose comme une
voix; à plus forte raison n'était-elle point nécessaire
quand la même Ecriture dit simplement Comme une colombe, expression
qui signifie seulement une apparence
sensible , et non une nature de colombe véritablement vivante.
C'est ainsi qu'il est dit aussi: « Et soudain un bruit s'entendit
du ciel comme un vent violent, et ils virent
comme des langues de feu qui. se partagèrent (1). » C'était
donc comme un vent et comme un feu semblables à ce que nous connaissons
dans la nature ; mais ce
n'était réellement ni du vent ni du feu que Dieu aurait
créés pour un moment.
11. Si, en regardant plus haut et plus à fond, nous trouvons
que cette nature, incapable de se mouvoir quant au temps et à l'espace,
ne le peut que par cette autre
nature capable de se mouvoir quant au temps sinon quant aux lieux,
il s'ensuivra que toutes ces choses se sont accomplies par le ministère
de quelque créature
vivante comme elles le sont par les anges: ici commenceraient des questions
qu'il serait trop long et qu'il n'est pas nécessaire d'examiner.
Ajoutez qu'il y a des visions
qui apparaissent à l'esprit comme aux sens du corps, non-seulement
à ceux qui dorment ou aux frénétiques, mais parfois
à des personnes sensées tout éveillées; et
cela non point par le jeu trompeur des démons, mais par quelque
révélation spirituelle qui a lieu sous des formes incorporelles
semblables à des corps; le
discernement n'en est pas aisé, à moins qu'on ne soit
éclairé par le secours divin; cette appréciation n'est
l'oeuvre que de l'esprit, et on la fait bien
1. Actes des Apôtres, II, 2.
plus souvent après que les visions ont passé qu'au moment
où elles apparaissent.
Ces visions qui se montrent à notre esprit comme si. elles frappaient
nos sens, ont-elles quelque chose de corporel ou n'en ont-elles que l'apparence?
Auquel de ces
deux genres appartiennent ces visions dont nous parle la sainte Ecriture
? Si elles sont corporelles, se produisent-elles par l'entremise de quelque
créature vivante?
Voilà ce sur quoi nous ne devons pas nous prononcer témérairement:il
suffit que nous croyions sans aucun doute et que nous comprenions, n'importe
de quelle
manière, que la nature du Créateur, c'est-à-dire
de la souveraine et ineffable Trinité, est invisible et immuable,
éloignée et séparée des sens des corps mortels,
incapable de tout changement, soit en mieux, soit en mal, soit en quoi
que ce soit.
12. Telle est ma réponse à vos deux questions sur la
Trinité et sur la colombe par laquelle le Saint-Esprit se montra
non dans sa nature, mais sous une apparence
significative, de même que le Fils de Dieu n'a pas été
crucifié par les Juifs, en tant que Verbe « engendré
avant l'aurore (1), » mais en tant qu'homme né d'une Vierge
: voyez ce que j'ai pu écrire sans loisir à quelqu'un
qui en a beaucoup. Je n'ai pas cru devoir toucher à toutes les questions
que vous avez posées dans votre. lettre,
mais seulement aux deux sur lesquelles vous voulez que je vous réponde
: votre avidité ne trouvera pas que j'en aie assez dit, mais j'ai
obéi à votre charité.
13. Sans compter les deux livres que j'ai ajoutés aux trois
premiers de la Cité de Dieu., comme je l'ai marqué plus haut,
et l'explication des trois psaumes, j'ai
adressé un livre sur l'origine de l'âme au saint prêtre
Jérôme (2). Je lui ai demandé comment il pouvait défendre
l'opinion qu'il a dit être la sienne dans une lettre écrite
à Marcellin, de religieuse mémoire, et d'après
laquelle de nouvelles âmes sont. créées pour chacun
de ceux qui naissent. Je lui ai demandé, dis-je, comment il pouvait
défendre cette opinion, de façon à ne pas porter
atteinte à la foi de l'Église, par laquelle nous croyons
que tous meurent en Adam (3), et que si l'on n'est admis, par la
grâce du Christ, à la délivrance qu'il confère
même aux enfants dans le baptême, on tombe dans la damnation.
J'ai écrit aussi au même saint prêtre Jérôme
pour
1. Ps. CLX, 3. 2. Ci-dessus, let. 166. 3. I Cor. XV, 22.
151
lui demander son sentiment sur ce passage de l'épître
de saint Jacques : « Quiconque ayant
gardé toute la loi et l'ayant violée en un seul point,
est coupable comme s'il l'avait violée tout entière (1).
» J'ai dit sur cette question ce qu'il m'en semble; et pour ce
qui est de l'origine de l'âme, c'est seulement le sentiment de
Jérôme que j'ai désiré connaître. J'ai
profité pour cela de l'occasion du saint et studieux jeune prêtre
Orose, venu vers nous des points les plus reculés de l'Espagne,
c'est-à-dire des rivages de l'Océan, poussé par l'unique
désir de s'instruire dans les divines Ecritures ;
je l'ai engagé à aller voir Jérôme. De plus,
dans un livre qui n'est pas très-étendu, et où j'ai
tâché de n'être pas court aux dépens de la clarté,
j'ai répondu à des
questions qui préoccupaient ce même Orose sur l'hérésie
des priscillianistes et sur certaines opinions d'Origène non reçues
par l'Eglise. Enfin, j'ai écrit un livre assez
considérable (2) contre l'hérésie de Pélage,
d'après les instances de quelques-uns de nos frères que Pélage
avait entraînés dans ses opinions pernicieuses contre la
grâce du Christ. Si vous voulez avoir tous ces ouvrages-là,
envoyez quelqu'un qui vous les copie. Mais permettez-moi de donner tout
mon temps à étudier et à dicter
ce qui est nécessaire à beaucoup de monde, plutôt
que de répondre de préférence à vos questions
qui ne s'adressent qu'à peu de gens.
1. Jacq. II, 10.
2. Le livre de la Nature et de la Grâce.
LETTRE CLXX. (Année 415.)
Maxime, médecin de Ténès, l'ancienne Cartonna,
à qui cette lettre est adressée , avait quitté l'arianisme
pour rentrer dans l'unité catholique ; saint Augustin le presse
de ramener à la vérité tous ceux de sa maison,
et, pour affermir sa foi et le mettre à même d'instruire les
autres, l'évêque d'Hippone, de concert avec son collègue
Alype, établit en termes précis la divinité de
Jésus-Christ et le dogme de la Sainte-Trinité.
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR ÉMINENT SEIGNEUR, A LEUR HONORABLE
ET PIEUX FRÈRE MAXIME , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous avions eu grand soin de demander à notre saint frère
et collègue Pérégrin a des nouvelles, non pas de la
santé corporelle, mais de la santé spirituelle de vous
et des vôtres; sa réponse nous a réjouis en ce
qui vous touche,
3. Pérégrin était évidemment l'évêque
de Ténès.
mais elle nous a attristés en nous apprenant que votre famille,
par un amendement salutaire, n'était pas encore réunie à
l'Eglise catholique. Et parce que nous
espérions que cette conversion ne se ferait pas attendre, nous
nous affligeons beaucoup qu'elle n'ait point encore été opérée,
éminent seigneur, honorable et pieux
frère.
2. C'est pourquoi saluant votre charité dans la paix du Seigneur,
nous vous demandons, nous vous prions de ne pas tarder à enseigner
aux autres ce que vous avez
appris : savoir qu'il y a un seul Dieu à qui est dû le
culte appelé en grec latrie. C'est le même mot qui est dans
la loi, à cet endroit de l'Ecriture : « Tu adoreras le
Seigneur ton Dieu et tu serviras lui seul (1). » Si nous disons
qu'il ne s'agit ici que de Dieu le Père, on répondra que
le culte de latrie n'est donc pas dû au Fils, ce qu'il
n'est pas permis de dire. Mais si ce culte est dû au Fils, comment
n'est-il dû qu'à Dieu seul? C'est parce que dans ce Dieu unique,
à qui seul nous devons le culte de
latrie, on entend le Père, le Fils et même le Saint-Esprit.
Car l'Apôtre parle ainsi de l'Esprit-Saint : « Ne savez-vous
pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit
que vous avez en vous, et que vous n'êtes plus à vous-mêmes?
Car vous avez été achetés d'un grand prix. Glorifiez
Dieu et portez-le dans votre corps (2). » Quel
est ce Dieu sinon l'Esprit-Saint dont l'Apôtre avait dit que
notre corps est le temple? Le culte de latrie est donc dû au Saint-Esprit.
Car si, comme Salomon, nous lui
bâtissions un temple de bois et de pierres, ce serait assurément
lui rendre un culte de latrie : combien plus encore lui devons-nous ce
culte, puisque nous ne lui
bâtissons pas, mais que nous sommes son temple !
3. Si le culte de latrie est dû au Père, au Fils et au
Saint-Esprit, et si nous rendons ce culte dont il a été dit
: « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que
lui; » il est certain que le Seigneur notre Dieu, à qui
seul nous devons le culte de latrie, n'est pas le Père seul, ni
le Fils seul, ni le Saint-Esprit seul, mais la Trinité
elle-même, Père, Fils et Saint-Esprit, Dieu unique. Il
ne s'en suivra pas que le Père soit le môme que le Fils, ou
le Saint-Esprit le même que le Père ou le Fils, puisque
dans la Trinité le Père n'est que le Père du Fils
et le Fils n'est le Fils
1. Deut. VI, 13. 2. I Cor. VI, 19, 20.
452
que du Père, et le Saint-Esprit est l'esprit de l'un et de l'autre;
c'est à cause de l'identité de la nature des trois personnes
divines et de l'inséparabilité de leur vie que
l'on comprend, autant que le puisse l'homme et quand la foi précède,
que la Trinité est le Seigneur notre Dieu dont il a été
dit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et
tu le serviras lui seul, » et que l'Apôtre glorifie en
ces termes : « Tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui
gloire à lui dans les siècles des siècles (1). «
Amen. »
4. Le Fils unique n'est pas sorti de Dieu le Père comme toute
créature que le Père a tirée du néant. Il a
engendré son Fils de sa propre substance, il ne l'a pas fait de
rien, et il n'a pas engendré dans le temps celui par lequel
il a fait tous les temps. De même qu'il n'y a pas priorité
de temps entre la flamme et la splendeur qu'elle
engendre, ainsi le Père n'a jamais été sans le
Fils. Car le Fils est la sagesse de Dieu le Père que l'Ecriture
appelle « la splendeur de la lumière éternelle (2).
» Elle est
donc sans doute coéternelle à la lumière dont
elle est l'éclat, c'est-à-dire à Dieu le Père.
Et c'est pourquoi Dieu n'a pas fait le Verbe au commencement comme il a
fait au commencement le ciel et la terre; mais « le Verbe était
« au commencement (3). » L'Esprit-Saint non plus n'a point
été fait de rien comme les créatures; mais il
procède du Père et du Fils, de façon à
n'avoir été fait ni par le Fils ni par le Père.
5. Cette Trinité est d'une seule et même nature et substance;
non moindre en chacune des personnes que dans toutes, ni plus grande dans
toutes que dans chacune;
mais aussi grande dans le Père seul ou le Fils seul que dans
le Père et le Fils ensemble, et aussi grande dans l'Esprit-Saint
seul que dans le Père, le Fils et te
Saint-Esprit. Le Père, pour avoir un Fils de lui, ne s'est pas
diminué lui-même; mais il a engendré de lui-même
un autre lui-même, de manière à demeurer tout entier
ce qu'il était, et à être aussi grand dans le Fils
qu'étant seul. De même le Saint-Esprit, sorti entier de l'intégrité
de son principe, ne précède pas ce principe d'où il
procède, mais il est aussi grand avec lui que procédant
de lui; il en procède sans le diminuer; il y demeure sans y rien
ajouter, ne perd rien, n'ôte rien. Ces trois ne
font qu'un sans confusion,
1. Rom. XI, 36. 2. Sag. VII, 26. 3. Jean, I, 1.
et sont trois sans séparation; tout en ne faisant qu'un seul,
ils sont trois, et tout en étant trois, ils ne sont qu'un. Celui
qui a accordé à tant de fidèles la grâce de
ne
former qu'un seul coeur, doit à plus forte raison conserver
en lui-même l'unité divine, de manière que les trois
personnes ne fassent qu'un seul Dieu, et que toutes
ensemble elles ne fassent pas trois dieux, mais un seul. Voilà
l'unique Seigneur notre Dieu qui est servi par tout ce qu'il y a d'âmes
pieuses sur la terre et à qui seul est
dû le culte de latrie.
6. Puisque, par sa bonté, chaque chose, dans tout ce qui naît
dans le temps, engendre de sa substance, comme l'homme engendre l'homme,
non d'une autre nature
mais de la sienne, voyez ce qu'il y aurait d'impie à dire qu'il
n'a pas engendré ce qu'il est lui-même. Il y a des noms de
parenté et non pas de nature; on les appelle
relatifs; ils sont tantôt les mêmes et tantôt différents.
Ils sont les mêmes de frère à frère, d'ami à
ami, de voisin à voisin, de parent à parent, et ainsi de
suite dans le
même ordre de choses dont l'énumération irait à
l'infini : car, dans ces exemples, ce que celui-ci est à celui-là,
celui-là l'est à celui-ci, Il sont différents de père
à fils,
de fils à père, de beau père à gendre,
de gendre à beau-père, de maître- à serviteur,
de serviteur à maître: ici l'un n'est pas à l'égard
de l'autre dans les mêmes
conditions. Toutefois ce sont des hommes : la nature est la même,
la relation ne l'est pas. Car si vous examinez ce qu'est Pua par rapport
à l'autre, vous verrez que la
parité n'existe pas : celui-ci est père et celui-là
fils, l'un est beau-père et l'autre gendre, il y a aussi le maître
et le serviteur. Mais si vous considérez ce que chacun
d'eux est pour lui-même ou en lui-même, celui-ci est ce
qu'est celui-là, parce qu'il est homme comme l'autre, Votre sagesse
comprend donc que ceux de l'erreur
desquels le Seigneur vous a délivré, ont tort de dire
que le Père et le Fils sont d'une nature différente par la
raison que fun est le Père et l'autre le Fils; et que Dieu le
Père n'a pas engendré ce qu'il est lui-même, parce
qu'il n'a pas engendré le Père de son Fils, ce qu'il est
lui-même relativement à lui. Qui ne voit en effet que ces
plots
n'expriment pas des natures mais des personnes dans leurs rapports
entre elles?
7. Ils se trompent également en disant que le Fils est d'une
autre nature et d'une (453) substance différente, parce que Dieu
le Père ne vient pas d'un autre Dieu et
parce que le Fils est Dieu à la vérité, mais vient
de Dieu le Père; car ceci ne marque pas la substance mais l'origine,
c'est-à-dire non pas ce qu'on est, mais d'où vient
ou d'où ne vient pas chacune dés personnes. Abel et Adam
ont été d'une même nature et d'une même substance,
quoique l'un soit né d'un homme et que l'autre ne
soit né d'aucun. Si c'est donc la nature que vous cherchez en
eux, Abel est homme; Adam est homme; si c'est l'origine, c'est du premier
homme qu'est né Abel, ce
n'est d'aucun homme qu'est né Adam. Il en est de même
de Dieu le Père et de Dieu le Fils; si vous vous occupez de la nature
de l'un et de l'autre, l'un et l'autre est
Dieu et ni plus ni moins Dieu; si vous vous occupez de l'origine, le
Père est le Dieu d'où le Fils est Dieu, et il n'y a pas de
Dieu d'où-le Père le soit.
8. C'est en vain que voulant répondre, ils disent : Mais l'homme
enfante avec douleur, et c'est sans douleur que Dieu 'a engendré
son fils. Ceci ne sert guère leur
cause et sert beaucoup la nôtre; car si Dieu permet que les choses
temporelles et passibles engendrent ce qu'elles sont; à combien
plus forte raison ce Dieu éternel et
impassible n'a pas engendré autre chose que ce qu'il est. Dieu
unique, un Fils unique ! Notre admiration est d'autant plus inexprimable
que dans cette génération du
Verbe, opérée sans souffrance, il y a égalité
parfaite entre le Père et le Fils, et que l'un n'est ni plus puissant
ni plus ancien que l'autre. Si tout ce qu'a le Fils, tout ce
qu'il peut, il ne l'attribue pas à lui-même mais au Père,
c'est parce qu'il n'est pas par lui-même mais par le Père.
Il est égal au Père, mais il a reçu cela du Père;
il n'a
pas reçu cette égalité pour ne l'avoir pas eue
auparavant; mais il est né l'égal du Père, et comme
il est né sans commencement, cette égalité n'a jamais
commencé.
Ainsi Dieu n'a pas engendré son Fils inégal à
lui, et ne lui a pas donné l'égalité après
sa naissance ; il la lui a donnée en l'engendrant parce qu'il l'a
engendré son égal.
C'est pourquoi Jésus-Christ n'a rien usurpé en se disant
égal à Dieu dans la forme de Dieu (1) ; il est son égal
par nature. Il l'a été par sa naissance, et non par une
orgueilleuse présomption.
9. Il a dit que son Père est plus grand que
1. Philip. II , 6.
lui, parce qu'il s'est anéanti lui-même, en prenant la
forme de serviteur sans perdre celle de Dieu : à cause de cette
forme de serviteur, il n'est pas seulement devenu
moins grand que le Père, mais moins grand que lui-même
et que le Saint-Esprit; il ne s'est pas seulement mis au-dessous de cette
haute Trinité, mais au-dessous des
anges (1), et même au-dessous des hommes lorsque dans l'enfance
de sa vie mortelle il était soumis à ses parents (2). A cause
de cette forme de serviteur qu'il a
prise; en s'anéantissant dans la plénitude des temps,
il a dit : « Mon Père est plus grand que moi (3). »
Mais à cause de la forme divine qu'il n'a pas perdue en
s'anéantissant, il disait: « Mon Père et moi nous
ne sommes qu'un (4).» Car il s'est fait homme sans cesser d'être
Dieu; le Dieu s'est uni à l'homme sans disparaître
dans l'homme. Il est donc très-conforme à la raison de
dire que Jésus-Christ homme est moins grand que son Père,
et que le même Jésus-Christ Dieu est égal au
Père.
10. Après nous être réjouis avec le peuple de Dieu
de votre retour à cette foi droite et catholique, pourquoi faut-il
que la lenteur de ceux de votre maison nous
attriste encore? Nous vous conjurons par la miséricorde de Dieu
d'ôter avec sa grâce cette peine de nos coeurs. Il n'est pas
à croire que votre autorité, qui avait été
si puissante pour détourner de la voie droite ceux de votre
famille, soit de nul effet pour les y ramener. Vous mépriseraient-ils
pour être revenu à l'Eglise catholique à
votre âge? Ils devraient au contraire vous admirer et vous respecter
davantage, après vous avoir vu vaincre une vieille erreur avec toute
la force de la jeunesse. A
Dieu ne plaise qu'ils ne vous écoutent plus maintenant que vous
leur dites la vérité, après vous avoir écouté
quand vous marchiez loin d'elle ! A Dieu ne plaise qu'ils
refusent de comprendre avec vous ce qui est bien, après avoir
aimé à vous prendre pour guide dans leurs erreurs ! Priez
pour eux, insistez auprès d'eux. Faites plus;
amenez avec vous à la maison de Dieu ceux qui sont dans votre
maison; ne craignez pas d'y aller avec ceux qui ont coutume de se réunir
chez vous. Il en est parmi
eux que l'Eglise notre mère vous demande, d'autres qu'elle vous
redemande : elle demande ceux qu'elle trouve chez vous, elle redemande
ceux qu'elle à perdus par
vous. Qu'elle ne s'afflige point des
1. Héb. II , 9. 2. Luc, II, 51. 3. Jean, XIV, 28. 4. Ibid.
X, 30.
454
pertes, mais plutôt qu'elle se réjouisse des gains qu'elle
aura faits; qu'elle obtienne les enfants qu'elle n'a pas eus et qu'elle
ne pleure pas ceux qu'elle n a plus. Nous
prions Dieu que vous fassiez ce que nous vous demandons, et nous espérons
de sa miséricorde que bientôt les lettres de notre saint frère
et collègue Pérégrin et les
vôtres nous rempliront de joie sur ce point, et « que notre
langue chantera des cantiques d'allégresse (1). »
1. Ps. CXXV, 2.
LETTRE CLXXI. (Année 415)
Les lettres à de grands personnages n'étaient écrites
que d'un seul côté; on écrivait des deux côtés
avec des amis ou avec des personnes qu'on traitait sans
cérémonie; la lettre au médecin Maxime avait cette
forme; saint Augustin et Alype croient devoir s'expliquer à ce sujet
dans un billet adressé à l'évêque Pérégrin.
ALYPE ET AUGUSTIN , A LEUR BIENHEUREUX SEIGNEUR , A LEUR VÉNÉRABLE
ET CHER FRÈRE ET COLLÈGUE PÉRÉGRIN, SALUT DANS
LE SEIGNEUR.
Nous avons écrit à notre honorable frère Maxime,
pensant qu'il recevra notre lettre avec plaisir. Veuillez toutefois nous
apprendre, par la première occasion que
vous pourrez trouver, si nous avons obtenu quelque chose. Qu'il sache
que quand nous adressons de longues lettres à nos amis, non-seulement
laïques mais encore
évêques , nous avons coutume de les écrire comme
celle-là, parce que c'est plus rapide et que les lettres sont plus
aisées à lire ; dites-lui cela de peur que, ne
connaissant pas notre usage, il ne s'imagine que nous lui avons manqué
de respect.
LETTRE CLXXI bis.
Nous donnons ici le fragment d'une lettre de saint Augustin qui ne
figure pas dans les éditions latines des lettres de lévêque
d'Hippone , si on excepte l'édition de
1845 (2). On suppose qu'elle est adressée au médecin
Maxime , de Ténès, et c'est pourquoi nous la plaçons
ici. Ce fragment, qui touche aux sept béatitudes,
marque les sept degrés de la vie chrétienne. il a été
trouvé dans les commentaires de Primase sur l'Apocalypse.
1. C'est par une crainte religieuse que vous devez commencer à
mettre d'accord votre vie et vos moeurs avec les commandements de Dieu
que noirs avons reçus
pour bien vivre; car «la crainte du Seigneur est le commencement
de la sagesse, (3) » et c'est par elle que
2. Edition Migne. 3. Ps. CX, 10.
l'orgueil de l'homme diminue et se brise. Vous devez ensuite, par une
piété douce et docile, ne pas repousser ce que vous ne comprenez
point encore dans les
Ecritures et ce que des ignorants jugent absurde et contradictoire;
ne pas mettre dans l'audace de vos contestations, votre propre sens au-dessus
du sens des Livres
Saints; mais vous aimerez mieux croire avec docilité et attendre
de comprendre, que d'accuser violemment ce qui demeure un secret pour vous.
Troisièmement,
quand votre misère humaine commencera à se connaître;
quand vous saurez où vous êtes gisant; quand vous reconnaîtrez
la pesanteur de ces chaînes de mortalité
dont vous accable le péché d'Adam, et que vous verrez
combien vous cheminez loin du Seigneur; enfin quand vous sentirez dans
votre corps une loi contraire à la loi
de votre esprit et vous retenant captif sous la loi de péché,
écriez-vous : « Malheureux homme que je suis , qui me délivrera
du corps de cette mort (1) ? » afin que
Dieu vous console dans vos gémissements en vous promettant la
délivrance par sa grâce au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur.
Quatrièmement, souhaitez ensuite,
avec beaucoup plus de vivacité et d'ardeur , d'accomplir les
oeuvres de justice , que les hommes les plus dépravés ne
désirent les voluptés de la chair; et toutefois,
avec l'espérance du secours divin , il y a du calme dans l'ardeur
de ces souhaits et de la sécurité dans ces flammes sacrées.
Dans ce quatrième degré de la vie
spirituelle, on prie beaucoup, afin que ceux qui ont faim et soif de
justice en soient rassasiés , et que ce ne soit plus une pénible
difficulté, mais une douceur de
s'abstenir, même avec lutte , des voluptés de toute corruption,
qu'elle vienne de nous ou d'autrui. Dans le cinquième degré,
on conseille la miséricorde comme moyen
d'obtenir aisément cette grâce d'en-haut: aidez le pauvre
en ce que vous pouvez, puisque vous désirez que le Tout-Puissant
vous aide en ce que vous ne pouvez pas
accomplir encore. Il y a deux manières d'exercer la miséricorde
; dans la première on renonce à se venger, dans la seconde
on est bienfaisant. Le Seigneur a exprimé
en deux mots ce double caractère : « Pardonnez, «
et l'on vous pardonnera; donnez , et l'on « vous donnera (2). »
Ces oeuvres servent aussi à purifier le coeur, afin
que nous puissions voir avec la pure intelligence, autant qu'il est
permis
1. Rom. VII, 24. 2. Luc, VII, 37, 38.
455
mis dans cette vie, l'immuable substance de Dieu. Car il y a devant
nous un obstacle qui doit disparaître pour que la lumière
se montre à nos yeux. Aussi le Seigneur
a dit lui-même «Donnez l'aumône , et tout sera pur
pour vous (1). » C'est pourquoi la pureté du coeur est elle-même
le sixième degré. Mais pour que notre regard
s'ouvre droit et pur vers la véritable lumière, il faut
que ni nos Oeuvres bonnes et louables, ni nos habiles et ingénieuses
découvertes n'aient pour but de plaire aux
hommes ni de subvenir aux besoins du corps. Car Dieu veut être
servi gratuitement , parce qu'il n'y a rien à cause de quoi on doive
le rechercher. Lorsque , dans une
marché plus lente ou plus rapide, nous serons arrivés
, par les degrés de la vie chrétienne , à cette pureté
de l'intelligence, alors nous oserons dire que nous pouvons
quelque peu atteindre à l'unité de la souveraine et ineffable
Trinité : là sera la paix suprême, parce qu'il n'y
aura plus rien à attendre, quand les hommes qui auront été
faits enfants de Dieu et rétablis dans leur dignité première
jouiront de l'immutabilité de leur Père.
2. Ainsi donc premièrement : « Bienheureux les pauvres
d'esprit; » c'est ici la crainte de Dieu. Ensuite : « Bienheureux
ceux qui sont doux; » c'est ici la piété docile.
Troisièmement : «Heureux ceux qui pleurent; » on
apprend ici sa propre infirmité. Quatrièmement: « Heureux
ceux qui ont faim et soif de la justice; » nous apprenons
ici par quel effort on soumet ses passions. Cinquièmement: «
Heureux les miséricordieux, parce qu'il leur sera fait miséricorde
; » c'est un conseil d'aider les autres
pour mériter qu'on nous aide. On arrive alors au sixième
degré où il est dit : « Heureux ceux qui ont le coeur
pur, parce qu'ils verront Dieu (2) ; » sachons ici que
l'entendement purifié et capable de comprendre , ne pénétrera
jamais rien de l'auguste mystère de la Trinité , si nous
cherchons les louanges des hommes, même en
faisant des choses louables. Enfin, par le septième degré,
nous arrivons à cette ineffable paix que le monde ne peut pas donner.
Les philosophes anciens ont fait
d'admirables efforts pour rechercher la prudence, la force, la tempérance
et la justice; si, pour la perfection de la religion, nous ajoutons à
ces quatre vertus ces trois
autres : la foi, l'espérance et la charité , nous trouvons
1. Luc, XI, 41. 2. Matth. V, 3-8.
le nombre sept. C'est avec raison qu'on ne doit pas oublier ces trois
vertus, puisque , sans elles, nul ne peut ni servir Dieu ni lui plaire.
LETTRE CLXXII. (Au commencement de l'année 410).
C'est la lettre qu'écrivit saint Jérôme après
avoir vu Orose et reçu les deux livres sur l'origine de l'âme
et sur le passage de l'épure de saint Jacques ; il loue le travail
de saint Augustin ; le langage du grand solitaire fait bien voir que
toute trace d'anciens dissentiments était effacée de son
coeur.
JÉRÔME, AU CHER ET VÉNÉRABLE PAPE AUGUSTIN,
SON SEIGNEUR VÉRITABLEMENT SAINT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai reçu, pour son mérite et à votre recommandation,
le prêtre Orose, homme digne d'honneur, mon frère et fils
de votre grandeur. Mais nous sommes en un
temps difficile où, pour moi, mieux vaut me taire que de parler;
mes études sont interrompues, et, selon le mot d'Appius, j'en suis
« à l'éloquence des chiens.» Aussi
n'ai-je pu répondre pour le moment aux deux livres que vous
m'avez adressés, et ou resplendissent le savoir et toutes les beautés
de l'éloquence. Ce n'est pas que j'y
trouve quelque chose à reprendre, mais, comme dit le bienheureux
Apôtre, « que chacun abonde dans son sens ; l'un d'une manière,
l'autre de l'autre (1). »
Assurément, tout ce qui peut se dire, tout ce qu'un sublime
esprit peut puiser aux sources des divines Ecritures, vous l'avez dit et
expliqué. J'en supplie votre
révérence , souffrez que je loue un peu votre génie.
Car nous discutons entre nous pour nous instruire. Mais les envieux et
surtout les hérétiques, s'ils voient que nous
différons d'opinion, ne manqueront pas, dans leur calomnieux
langage, de vouloir faire croire qu'il y a entre vous et moi de l'aigreur.
Pour moi je suis bien décidé à
vous aimer , à vous considérer , à vous honorer,
à vous admirer, et à défendre vos sentiments comme
s'ils étaient les miens. Dans le dialogue que j'ai publié
naguère
(2), je me suis souvenu, comme je le devais; de votre béatitude.
Travaillons de plus en plus à extirper du milieu des Eglises cette
pernicieuse hérésie, qui prend des
airs dé pénitence pour qu'on la laisse parler: elle sait
bien que si elle se montrait en plein jour, elle serait chassée
et mourrait sous l'anathème.
2. Vos saintes et vénérables filles Eustochium, et Paula
marchent d'une façon digne de leur naissance et de vos exhortations
; elles saluent particulièrement votre
béatitude, ainsi que tous les frères qui s'efforcent
de servir avec nous le Dieu Sauveur. L'an dernier nous avons envoyé,
pour leurs affaires, à Ravenne et de là en
Afrique et en Sicile. le saint prêtre Firmus; nous croyons qu'il
est en ce moment en Afrique. Je vous prie de
1. Rom. XIV, 5. 2. Livre IIIe contre les pélagiens.
456
saluer respectueusement de ma part les saints qui sont auprès
de vous. J'ai écrit une lettre au saint prêtre Firmus ; si
elle vous arrive, je vous demande de vouloir bien
la lui faire parvenir. Que le Seigneur Jésus-Christ vous garde
en bonne santé et vous fasse souvenir de moi, seigneur véritablement
saint et bienheureux pape.
Et plus bas :
Nous manquons beaucoup ici de copistes pour le latin; c'est pourquoi
nous ne pouvons faire ce que vous désirez, surtout pour la version
des Septante, marquée
d'astérisques et de pointes (1). On nous a dérobé
la plus grande partie d'un premier travail.
1. Voy. ci-des. let. 71.
LETTRE CLXXIII. (Octobre 416.)
Saint Augustin, dans cette lettre adressée à un prêtre
donatiste, établit brièvement le crime religieux de la séparation,
et nous donne une idée des emportements
frénétiques des gens du parti donatiste.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE , A DONAT,
PRÉTRE DU PARTI DE DONAT.
1. Si vous pouviez voir la douleur de mon coeur et mes inquiétudes
sur votre salut, peut-être auriez-vous pitié de votre âme
et chercheriez-vous à plaire à Dieu (2)
en écoutant une parole qui n'est pas la nôtre, mais la
sienne; et vous ne mettriez pas ses Ecritures dans votre mémoire
de façon à leur fermer votre coeur. Vous vous
plaignez qu'on vous pousse à votre salut après que vous
avez poussé à leur perte tant de catholiques ! Qu'avons-nous
voulu si ce n'est qu'on vous prît, qu'on vous
amenât, et qu'on vous empêchât de périr? Ce
que vous avez souffert dans votre corps, vous vous l'êtes fait vous-même,
en ne voulant pas vous servir de la bête
qu'on vous amenait, et en vous jetant violemment par terre : car votre
collègue, venu avec vous, n'a pas été blessé,
parce qu'il ne s'est pas blessé lui-même.
2. Mais vous ne croyez pas qu'on aurait dû faire cela à
votre égard, parce que vous pensez que nul ne doit être forcé
au bien. Voyez ces paroles de l'Apôtre : «
Celui qui désire l'épiscopat, désire une oeuvre
sainte (3); » et pourtant combien y en a-t-il qui reçoivent
l'épiscopat malgré eux ! on les conduit, on les enferme,
on les
garde, on leur fait souffrir ce qu'ils ne veulent pas, jusqu'à
ce qu'ils consentent à recevoir ce qui est saint : à combien
2. Ecclésiastiq. XXX, 24. 3. I Tim. III, 1.
plus forte raison doit-on vous tirer de la pernicieuse erreur dans
laquelle vous vous montrez ennemi de vous-même, pour faire connaître
et choisir la vérité ! On veut
non-seulement que vos dignités vous deviennent profitables,
mais encore que vous ne périssiez pas misérablement. Vous
dites que, Dieu ayant donné le libre arbitre,
l'homme ne doit pas être forcé au bien. Pourquoi donc
ceux dont j'ai parlé plus haut sont-ils contraints au bien? Faites
attention à ce que vous ne voulez pas voir : la
bonne volonté se prodigue miséricordieusement, pour redresser
la mauvaise volonté de l'homme. Qui donc ne sait pas que l'homme
n'est damné que pour sa
mauvaise volonté et que c'est uniquement sa bonne volonté
qui le sauve? Par la raison qu'on les aime, ceux qui sont dans l'erreur
ne doivent pas être impunément et
cruellement livrés à leur mauvaise volonté; mais
dès qu'on en a le pouvoir, il faut les détourner du mal et
les forcer au bien.
3. Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté
mauvaise, pourquoi tant de fléaux pour détourner du mal les
Israélites et les forcer à marcher dans la terre
de promission, malgré leurs résistances et leurs murmures?
Si on doit toujours abandonner à sa liberté une volonté
mauvaise, pourquoi ne fut-il pas permis à Paul de
continuer à persécuter cruellement l'Eglise? Pourquoi
fut-il renversé pour être aveuglé, aveuglé pour
être changé, changé pour être envoyé,
envoyé pour souffrir au
profit de la vérité ce qu'il avait fait au profit de
l'erreur? Si on doit toujours abandonner à sa liberté une
volonté mauvaise, pourquoi les saintes Ecritures font- elles au
père de famille un devoir, non-seulement de reprendre un mauvais
fils avec des paroles, mais même de le battre, afin de l'amener,
contraint et dompté, à la pratique
du bien (1) ? Le sage dit : « Tu le frappes de la verge, mais
tu délivres son âme de la mort (2). » Si on doit toujours
abandonner à sa liberté une volonté mauvaise,
pourquoi l'Ecriture reprend-elle les pasteurs négligents et
leur dit-elle : « Vous n'avez pas ramené la « brebis
errante, vous n'avez pas cherché celle qui était perdue
(3)? » Et vous, vous êtes des brebis du Christ, votes portez
le caractère du Seigneur dans le sacrement que vous avez reçu;
mais vous êtes errants et vous périssez.
Souffrez que nous ramenions les errants et que
1. Ecclésiastiq. XXX, 12. 2. Livre des Proverbes, XXIII, 14.
3. Ezéch. XXXIV, 4.
457
nous cherchions ceux qui sont perdus. Nous préférons
faire la volonté du Seigneur, qui nous demande de vous forcer à
revenir au bercail, que de faire la volonté des
brebis errantes, pour vous laisser périr. Ne dites donc plus
ce que j'apprends que vous dites souvent C'est ainsi que je veux errer,
c'est ainsi que je veux périr.
Nous devons nous y opposer tant que nous pouvons.
4. C'est volontairement et librement que vous vous êtes jeté
dernièrement dans un puits, pensant y trouver la mort. Mais qu'ils
auraient été cruels les serviteurs de
Dieu, s'ils vous avaient abandonné à votre volonté
mauvaise au lieu de vous sauver de la mort ! Qui ne les eût blâmés
avec raison et ne les eût regardés comme des
gens sans foi? Et cependant c'est bien volontairement que vous vous
êtes jeté dans l'eau pour vous faire mourir; eux vous ont
tiré de l'eau malgré vous pour vous
délivrer; vous avez agi, vous, selon votre volonté ,
mais pour votre perte; eux ont agi contre votre volonté, mais pour
votre salut. Si donc cette vie du corps doit être
conservée aux hommes malgré eux par ceux qui les aiment;
à plus forte raison faut-il s'occuper de sauver la vie de l'âme
en présence du péril de la mort éternelle? Et
du reste dans cette mort que vous vouliez vous donner vous-même,
vous ne périssiez pas seulement pour le temps , mais même
pour l'éternité ; car au lieu de vous
contraindre au salut, à la paix de l'Eglise, à l'unité
du corps du Christ, à la sainte et indivisible charité, si
on vous eût contraint à quelque chose de mauvais, vous
n'auriez même pas dû tenter de vous donner ainsi la mort.
5. Cherchez dans les divines Ecritures, voyez si jamais des justes
et des fidèles ont fait cela, au milieu des plus grands maux qu'on
leur ait fait souffrir pour les
précipiter à l'éternelle mort et non à
cette vie éternelle où vous êtes poussé. J'ai
appris que vous citiez à l'appui de votre conduite ce passage de
saint Paul «Quand
même je livrerais mon corps pour être brûlé
(1). » LApôtre parlait de tous les biens qui ne servent de
rien sans la charité, comme de parler les langues des anges et
des hommes, comme tous les sacrements, comme toute science, toute prophétie,
toute foi, même celle qui transporte les montagnes, et la distribution
aux pauvres de
tout ce qu'on possède; c'est pourquoi il vous a semblé
que saint Paul
1. I Cor. XIII, 3.
comptait parmi ccs biens la facilité pour chacun de se donner
la mort. Mais examinez ces paroles et reconnaissez-en le sens véritable.
L'Apôtre n'entend point qu'il
faille se jeter dans le feu quand un ennemi nous persécute;
il veut dire que nous devons mieux aimer ne rien faire de mal que de ne
rien souffrir, lorsqu'on nous
propose ou quelque chose de mal ou quelque souffrance : alors, s'il
le faut, on livrera son corps au bourreau, comme firent les trois hommes
qu'on forçait d'adorer
une statue d'or, sous peine d'être jetés dans les flammes
en cas de résistance. Ils ne voulurent point adorer l'idole; ils
ne se jetèrent pas eux-mêmes dans la fournaise,
et cependant l'Ecriture a dit : « qu'ils livrèrent leurs
corps plutôt que de servir et d'adorer un autre Dieu que leur Dieu
(1). » Voilà comment l'Apôtre a dit : « Quand
même je livrerais mon corps pour être brûlé.
»
6. Voyez la suite : « Si je n'ai pas la charité, tout
cela ne me sert de rien. » C'est à cette charité qu'on
vous appelle, et c'est elle qui ne veut pas que vous périssiez;
et
vous croyez qu'il vous eût servi de quelque chose de vous précipiter
dans la mort, lorsqu'il ne vous servirait de rien de mourir de la main
d'un autre si vous restiez
l'ennemi de la charité ! Etabli en dehors de l'Eglise, séparé
de l'unité et du lien de la charité, vous seriez puni de
l'éternel supplice, lors même que vous seriez brûlé
vif
pour le nom du Christ. Tel est le sens de l'Apôtre : «
Quand même je livrerais mon corps pour être brûlé,
si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Elevez
donc votre esprit vers de plus vraies et de meilleures pensées
; examinez attentivement si c'est vers l'erreur ou l'impiété
qu'on vous appelle, et souffrez tout pour la
vérité. Mais si la voie où vous êtes est
celle de l'erreur et de l'impiété, si celle où l'on
vous appelle est la voie de la vérité et de la piété,
puisque là se trouvent l'unité
chrétienne et la charité de l'Esprit-Saint ; pourquoi
ces persistants efforts pour être ennemi de vous-même?
7. C'est par un effet de la miséricorde de Dieu que nous nous
sommes réunis en grand nombre à Carthage avec vos évêques,
pour conférer en bon ordre sur nos
divisions. Les actes de la conférence sont écrits et
portent nos signatures; lisez, ou souffrez qu'on vous les lise, et puis
choisissez. J'ai appris que vous
1. Dan. III, 14-95.
458
aviez dit que vous pourriez vous entendre avec nous sur ces actes,
si nous mettions de côté ces paroles de vos évêques
: « Une cause ne préjuge rien contre une
cause, ni une personne contre une autre. » Vous voulez que nous
regardions comme non avenus ces mots où la vérité
elle-même a parlé par leur bouche sans qu'ils
s'en soient doutés. Vous direz qu'ils se sont trompés
en cela et qu'ils sont tombés imprudemment dans une fausse opinion.
Nous disons, nous, qu'ils ont dit vrai, et
nous le prouvons aisément par vous-même. Car si vos évêques
choisis par tout le parti de Donat pour le soutenir, avec la condition
que ce qu'ils feraient serait
accepté par le parti tout entier, rencontrent auprès
de vous une contradiction ; si vous ne voulez pas qu'une parole de leur
part, que vous croyez dite mal à propos,
préjuge rien contre vous ; ils ont donc eu raison de déclarer
qu'une « cause ne préjuge rien contre une cause ni une personne
contre une autre. » Et si vous ne voulez
pas que la personne de tant d'évêques représentés
par sept évêques choisis, préjuge rien contre la personne
de Donat, prêtre de Mutugenne , vous devez
reconnaître, à plus forte raison, que la personne de Cécilien,
eût-on trouvé en lui quelque chose de mal, ne doit rien préjuger
contre l'universelle unité du Christ, qui
n'est pas enfermée dans la seule bourgade de Mutugenne, mais
qui est répandue dans le monde entier !
8. Toutefois nous allons faire ce que vous désirez; nous allons
agir avec vous comme si vos évêques n'avaient pas dit «
qu'une cause ne préjuge rien contre une
cause, ni une personne contre une autre. » Tâchez de trouver
ce qu'ils auraient dû répondre quand on leur objecta l'affaire
et la personne de Primien qui détesta et
condamna avec les autres ceux qui l'avaient condamné; qui les
reçut ensuite dans la plénitude de leurs dignités;
qui reconnut et accepta le baptême donné par des «
morts : » on les nomma ainsi au concile de Bagaïe, lorsqu'on
déclara, dans cet arrêt célèbre, que «
les rivages étaient couverts de morts. » Primien, par cette
conduite, a mis à néant votre façon erronée
de comprendre le mot de l'Ecriture : « Que sert-il d'être purifié
quand on l'est par un mort (1) ? » Si donc vos évêques
n'avaient pas dit « qu'une cause ne préjuge rien contre
une cause ni une personne contre une
1. Ecclésiastiq. XXXIV, 30.
autre, » ils n'auraient pas pu se dégager de Primien :
en parlant de la sorte, ils ont séparé l'Eglise catholique
de l'affaire de Cécilien, et c'est ce que nous avons
toujours soutenu nous-mêmes.
9. Mais lisez le reste, examinez le reste. Voyez s'ils ont pu parvenir
à prouver quelque chose contre Cécilien lui-même, dont
ils voulaient que le crime devînt le crime
de l'Eglise. Voyez plutôt si, par des citations de témoignages,
ils n'ont pas beaucoup fait pour Cécilien, et soutenu son innocence.
Lisez ces pièces ou qu'on vous les
lise. Examinez tout, repassez tout soigneusement, et choisissez le
parti que vous devez suivre; décidez si vous devez vous réjouir
avec nous dans la paix du Christ,
dans l'unité de l'Eglise catholique, dans la charité
fraternelle, ou endurer plus longtemps l'importunité de notre amour
envers vous, pour une séparation criminelle,
pour le parti Donat, pour une sacrilège division.
10. Vous répétez souvent, comme je l'entends dire, que
les soixante et dix disciples se retirèrent du Seigneur, qu'il les
laissa s'éloigner au gré de leur volonté
mauvaise et impie, et qu'il répondit aux douze qui étaient
restés : « Vous aussi ne voulez-vous pas vous en aller (1)
? » Vous ne faites pas attention qu'alors l'Eglise ne
faisait que commencer à croître, et qu'en elle ne s'était
point encore accomplie cette parole du prophète : « Et tous
les rois de la terre l'adoreront ; toutes les nations
la serviront (2). » Plus cette parole s'accomplit, plus l'Eglise
use d'autorité, non-seulement pour inviter, mais encore pour forcer
au bien. C'est ce que le Seigneur
voulait enseigner alors; car quelque grande que fût sa puissance,
il préféra recommander d'abord l'humilité. C'est ce
qu'il fit voir aussi, et assez clairement, dans la
parabole du festin; les conviés n'ayant pas voulu venir, il
dit à un serviteur : « Va sur les places et dans les rues
de la ville, et amène ici les pauvres, les infirmes, les
aveugles et les boiteux. Et le serviteur dit à son maître
: Il a été fait comme vous avez, commandé, et il y
a encore de la place. Et le maître dit au servi« tour : Va
dans
les chemins et le long des « haies, et force d'entrer afin que
ma maison se remplisse (3). » Remarquez qu'il est dit des premiers
qui sont venus : « Amène-les ici,» et
non pas : « force ; » cela représentait le commencement
de l'Eglise qui croissait afin d'arriver
1. Jean, VI, 68. 2 Ps. LXXI, 11. 3. Luc, XIV, 21-23.
459
au point de forcer. Mais il fallait qu'avec ses forces et sa grandeur
elle contraignît les hommes au festin du salut éternel ; c'est
pourquoi, après les mots où il est dit
que les ordres du maître sont exécutés et qu'il
y a encore de la place, le maître ajoute : « Va dans les chemins
et le long des haies, et force d'entrer. » Si donc vous
vous en alliez paisiblement hors de ce festin du salut éternel
et de l'unité de la sainte Eglise, nous vous trouverions comme dans
les chemins; mais, à cause de vos
violences répétées contre les nôtres, vous
êtes comme rempli d'épines et d'aspérités ;
nous vous trouvons comme dans des baies, et nous vous forçons d'entrer
(1).
Celui qui est contraint va où il ne veut pas ; mais une fois
entré dans la salle du festin, il mange librement. Réprimez
donc votre esprit si injuste et si agité pour que
vous trouviez un festin salutaire dans la véritable Eglise du
Christ.
1. Nous avons eu occasion d'exposer et d'expliquer les idées
et la conduite de saint Augustin sur l'emploi de la force en matière
de région. Voyez l'Histoire de saint
Augustin.
LETTRE CLXXIV. (Année 416.)
Saint Augustin, en envoyant à l'évêque de Carthage
une copie de ses livres sur la Trinité, qu'il vient d'achever, lui
fait comme l'historique de cet ouvrage. Cette lettre
a été placée , par ordre de l'évêque
d'Hippone , en tête des quinze livres sur la Trinité.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A SON CHER ET VÉNÉRABLE
FRÈRE, ET SAINT. COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, LE
PAPE AURÈLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
J'avais commencé jeune et je finis vieux les livres sur la Trinité
qui est le Dieu véritable et souverain. J'avais laissé de
côté cet ouvrage après m'être aperçu qu'on
me
l'avait dérobé avant que je l'eusse achevé, et
avant que je l'eusse retouché comme c'était mon intention.
Car ce n'est pas un à un que je voulais publier les livres dont
cet ouvrage se compose, mais je voulais les publier tous à la
fois, parce qu'ils se tiennent. Mon oeuvre se trouvant ainsi en bien des
mains plus tôt que je n'aurais
voulu, il ne m'était plus possible de l'améliorer, et
je l'avais interrompue; je me proposais de m'en plaindre dans quelque écrit,
pour que l'on sût que ce n'était pas moi
qui avais publié ces, livres, mais qu'ils m'avaient été
dérobés avant qu'ils me parussent dignes de voir le jour.
Toutefois, poussé par les vives instances de beaucoup
de nos frères, et surtout par vos ordres, je me suis mis à
terminer, avec l'aide du Seigneur, un si pénible ouvrage. Après
les avoir corrigés, non comme j'aurais voulu,
mais comme j'ai pu, de peur de les rendre trop différents de
ceux qui sont déjà répandus, j'envoie ces livres à
votre révérence par un diacre notre cher fils, et je
permets à chacun de les ouïr, de les copier et de les lire
(1). Si j'avais pu les revoir entièrement, comme j'en avais l'intention,
certainement ils auraient été, tout en
gardant le même fond de doctrine, plus développés
et plus clairs, autant que comportent de lumière des questions si
grandes et si difficiles, et dans la mesure de mon
esprit. Il y a des gens qui ont les quatre premiers livres, ou plutôt
les cinq sans les commencements, et le douzième livre sans la fin,
qui est assez considérable; mais si
cette édition vient à leur connaissance, ils corrigeront
tout ce qu'ils ont, s'ils le veulent et le peuvent. Je demande que vous
ordonniez que cette lettre soit placée,
séparément à la vérité, mais cependant
en tête de l'ouvrage. Adieu. Priez pour moi.
LETTRE CLXXV. (Année 416.)
Les doctrines de Pélage et de Célestius sont condamnées
par le concile de Carthage au mois de juin 416 ; les Pères du concile
informent de leurs décisions le pape
Innocent Ier.
AURÈLE, NUMIDIUS, RUSTICIEN, FIDENTIEN, EVAGRE, ANTOINE, PALATIN,
ADEODAT, VINCENT, PUBLIEN, THÉASE, TUTUS,
PANNONIEN, VICTOR, RESTITUT, RUSTICUS, FORTUNACIEN, un autre RESTITUT,
AMPÉLIEN, AMBIVIEN, FÉLIX, DONATIEN, ADÉODAT,
OCTAVIEN, SÉROTIN, MAJORIN, POSTHUMIEN, CRISPULE, un autre VICTOR,
LEUCIEN, MARIANUS, FRUCTUOSUS, FAUSTINIEN,
QUODVULTDÉUS, CANDORIEN, MAXIME, MÉGASE, RUSTICUS, RUFINIEN,
PROCULE, SÉVÈRE, THOMAS, JANVIER, OCTAVIEN,
PRÉTEXTAT, SIXTE, QUODVULTDÉUS, PENTHADIUS, QUODVULTDÉUS,
CYPRIEN, SERVILIEN, PÉLAGIEN, MARCELLUS, VÉNANTIUS,
DIDYME, SATURNIN, BYZACÉNUS, GERMAIN, GERMANIEN, INVENTIUS,
MAJORIN, INVENTIUS, CANDIDE, CYPRIEN, ÉMILIEN,
ROMAIN, AFRICAIN, MARCELLIN ET LES AUTRES
1. Et cuicumque audiendos , describendos , legendosque permisi. Voilà
comment un ouvrage se publiait il y a quatorze siècles.
460
ÉVÊQUES QUI ONT ASSISTÉ AU CONCILE DE CARTHAGE,
A LEUR TRÈS-HONORABLE, TRÈS-HEUREUX SEIGNEUR ET SAINT FRÈRE
INNOCENT.
1. Pendant que, selon la coutume, nous étions solennellement
réunis en concile à Carthage pour traiter de différentes
affaires, Orose, notre collègue dans le
sacerdoce, nous a remis des lettres de nos saints frères et
collègues Héros et Lazare, dont nous joignons ici une copie.
La lecture de ces lettres nous a appris que
Pélage et Célestius sont convaincus d'être les
auteurs d'une erreur criminelle et que nous devons tous anathématiser.
C'est pourquoi nous avons cru devoir
rechercher ce qui s'est fait à Carthage, pour Célestius,
il y a près de cinq ans. Quoique, d'après ce que nous avons
vu et ce que votre Sainteté pourra voir
elle-même, il y ait eu alors un jugement épiscopal par
lequel il semblait que cette grande blessure de l'Eglise était guérie,
nous avons résolu d'un commun accord et
quoique depuis ce temps Célestius ait été élevé,
dit-on, à la dignité sacerdotale, d'anathématiser
les auteurs de cette doctrine, si eux - mêmes ne l'anathématisent
publiquement. Si nous n'obtenons pas le retour de ces auteurs, puissions-nous
au moins, avec le bruit de notre sentence, ramener ceux qui ont été
trompés et
préserver ceux qui pourraient l'être encore !
2. Nous avons cru devoir faire connaître cet acte à votre
sainte charité , seigneur notre frère, afin que l'autorité
du siège apostolique se joigne à nos humbles
décisions (1), pour protéger le salut de plusieurs et
corriger la perversité de quelques-uns. Ces novateurs, dans leurs
discours damnables, ne défendent pas, mais
élèvent le libre arbitre jusqu'à un orgueil sacrilège
; ils ne laissent plus de place à la grâce de Dieu par laquelle
nous sommes chrétiens et par laquelle aussi notre
volonté devient véritablement libre, parce qu'elle est
délivrée de la tyrannie des concupiscences charnelles : «
Si le Fils vous délivre, dit le Seigneur, alors vraiment
vous serez libres (2). » C'est par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qu'on obtient ce secours. Mais eux soutiennent, comme nous l'avons appris
de ceux de nos
frères qui ont lu leurs ouvrages, que la grâce de Dieu
c'est le pouvoir donné par la création à la nature
1. Ut statutis nostrae mediocritatis etiam Apostolicae Sedis adhibeatur
auctoritas. Nous citons ce texte comme témoignage de la suprématie
du siège de Rome.
2. Jean, VIII, 36.
humaine, d'accomplir par sa propre volonté la loi de Dieu, naturelle
ou écrite; ils disent que cette loi écrite fait aussi partie
de la grâce de Dieu parce que Dieu l'a
donnée pour venir en aide aux hommes (1).
3. Ils ne veulent pas du tout reconnaître cette grâce par
laquelle nous sommes chrétiens, et dont l'Apôtre est le prédicateur
quand il dit : « Car je me plais dans la loi
de Dieu selon l'homme intérieur ; mais je sens dans les membres
de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui
me tient captif sous la loi
du péché, qui est dans mes membres. Malheureux homme
que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce
de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur
(2). » En refusant de reconnaître cette grâce , ils
n'osent pas l'attaquer ouvertement; mais font-ils autre chose quand ils
ne cessent de persuader aux hommes ani.
maux, incapables de connaître ce qui est de l'Esprit de Dieu
(3), que la nature humaine suffit pour opérer les oeuvres les plus
parfaites de justice et accomplir les
commandements de Dieu ? Ils ne prennent pas garde à ce qui est
écrit : « L'esprit vient en aide à notre infirmité
(4) ; Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui
qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (5); Nous ne sommes
qu'un seul corps en Jésus-Christ, et les membres les uns des autres;
nous avons des dons différents
selon la grâce qui nous a été donnée (6).
C'est parla grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce
n'a pas été stérile en moi, mais j'ai travaillé
avec plus de fruit
que tous les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu «
avec moi; Grâces soient rendues à Dieu qui nous a donné
la victoire par Jésus-Christ Notre-Seigneur (7) ;
Non que nous soyons capables de penser quelque chose comme de nous-mêmes,
mais ce que nous pouvons et vient de Dieu (8); Nous portons ce trésor
dans des
vases de terre, afin qu'on reconnaisse que l'excellence de la vertu
vient de Dieu et non pas de nous (9) ; » ils ne prennent pas garde
à une infinité d'autres
témoignages que nous pourrions recueillir dans toutes les Ecritures,
si le temps ne nous manquait. Mais, en vous rappelant les choses que vous
annoncez du haut du
Siège Apostolique avec une plus
1. Is. VIII, 20, selon les LXX. 2. Rom. VII, 22-25. 3. I Cor. II,
14. 4. Rom. VII, 26. 5. Ibid. IX, 16. 6. Ibid. XII, 5, 6. 7. I
Cor, XV, 10, 57.
8. II Cor. III, 5. 9. II Cor. IV, 7.
41
grande grâce, nous craignons de manquer de respect envers vous;
si nous le faisons, c'est parce que nous sommes plus faibles, et que, de
tous côtés, on nous
attaque avec d'autant plus de fréquence et d'audace qu'on nous
croit plus appliqués à répandre la parole de Dieu.
4. Si donc, aux yeux de votre sainteté même, Pélage
a été avec raison absous dans la réunion épiscopale
qu'on dit avoir eu lieu en Orient (1); son erreur cependant
et son impiété, déjà beaucoup répandues,
doivent aussi être anathématisées par l'autorité
du Siège Apostolique. Que votre Sainteté, en effet, avec
ses entrailles de
pasteur, compatisse à nos alarmes, qu'elle considère
combien est pernicieuse et mortelle aux brebis du Christ cette conséquence
de la nouvelle doctrine, savoir que
nous ne devons pas prier de peur de succomber à la tentation
comme le Seigneur l'a enseigné à ses disciples (2) et l'a
marqué dans son oraison (3) ; ni de peur de
défaillir dans notre foi, comme il dit qu'il a prié lui-même
pour l'apôtre Pierre (4). Si ces choses-là dépendent
de la nature et sont au pouvoir de la volonté, qui donc
ne voit que c'est inutilement que le Seigneur les a demandées?
Qui ne voit que la prière n'est plus qu'un mensonge , puisqu'on
y demande ce qu'on peut obtenir par
les forces seules de la nature ? N'est-il pas évident qu'alors
le Seigneur Jésus n'a pas dû dire: «Veillez et priez,
» mais seulement: « Veillez, pour ne pas succomber à
la tentation (5) ? » N'est-il pas évident qu'alors il
n'a pas dû dire au bienheureux Pierre, le premier des apôtres:
« J'ai prié pour toi, » mais : Je t'avertis, je te
commande ou je t'ordonne de ne pas laisser défaillir ta foi
?
5. La doctrine que nous vous signalons est aussi en contradiction avec
nos bénédictions; car ce serait inutilement que nous prierions
le Seigneur pour nos peuples afin
que, par une droite et pieuse vie, ils se rendent agréables
à lui, et que deviendraient ces paroles de l'Apôtre: «
Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, de qui toute paternité découle dans
le ciel et sur la terre « afin que, selon les richesses de sa gloire,
il affermisse votre vertu par son Esprit (6) ? » Si
donc, bénissant nos peuples, nous venons à
1. L'assemblée de Diospolis au mois de décembre 415.
Voyez notre Histoire de saint Augustin, chap. XXXVI.
2. Matth. XXVI, 41. 3. Ibid. VI, 13. 4. Luc, XXII, 32. 5. Matth.
XXVI, 41. 6. Eph. III, 14-16.
demander à Dieu d'affermir leur vertu par son Esprit, nous aurons
contre nous les partisans de cette doctrine; ils diront que c'est nier
le libre arbitre que de demander
à Dieu ce qui est en notre pouvoir. « Car, disent-ils,
si nous voulons être affermis dans la vertu , nous le pouvons avec
les propres forces de la nature, que nous
n'avons pas maintenant, mais que nous avons reçues quand nous
avons été créés. »
6. Ils nient encore que, pour parvenir au salut que nous a mérité
le Christ notre Sauveur, les enfants doivent être baptisés;
ils les laissent tomber ainsi dans la mort
éternelle , tout en promettant que , sans le baptême ,
ils obtiendront l'éternelle vie; ils prétendent qu'on ne
doit pas leur appliquer ce que le Seigneur a dit: « Le Fils de
l'homme est venu chercher et sauver ce qui périssait (1); »
« parce que, ajoutent-ils, ces enfants n'ont pas péri, et
qu'il n'y a rien en eux qui ait besoin d'être sauvé et
racheté à un si grand prix; il n'y a rien de corrompu
en eux, rien qui soit retenu captif sous le pouvoir du démon, et
le sang répandu pour la rémission des péchés
n'a
pas coulé pour eux (2). » Célestius a reconnu à
Carthage que le baptême du Christ procurait la rédemption
des enfants même, mais beaucoup de ceux qui sont ou
qui ont été les disciples des deux novateurs ne cessent
de reproduire ces fausses assertions par lesquelles, autant qu'ils le peuvent,
ils sapent les fondements de la foi
chrétienne. Aussi lors même que Pélage et Célestius
se seraient amendés ou diraient qu'ils n'ont jamais rien soutenu
de pareil et désavoueraient tout écrit qu'on leur
attribuerait (et l'on ne saurait ici les convaincre de mensonge), il
ne s'ensuivrait pas moins que quiconque enseigne et affirme que les forces
purement humaines
suffisent pour éviter les péchés et pratiquer
les commandements de Dieu et se trouve ainsi l'ennemi de la grâce
de Dieu, si évidemment établie par les prières des
saints; et que quiconque nie que les enfants sont délivrés
et obtiennent le salut éternel par le baptême du Christ, doit
être anathème. Quand Votre Sainteté aura vu les
actes épiscopaux qu'on dit avoir été faits en
Orient dans la même cause, nous ne doutons pas qu'elle ne condamne
les autres erreurs reprochées à ces novateurs, de
manière à nous réjouir tous dans
1. Luc, XIX, 10. 2. Matth. XXVI, 28.
462
la miséricorde de Dieu. Priez pour nous, bienheureux seigneur
pape.
LETTRE CLXXVI. (Année 416.)
Au mois de septembre 416 , les évêques catholiques de
la province de Numidie, réunis à Milève , appellent
de leur coté l'attention du pape Innocent sur les erreurs
des pélagiens ; voici la lettre collective qu'ils adressent
au souverain pontife; elle fut rédigée par saint Augustin.
SILVAIN, VALENTIN, AURÈLE, DONAT, RESTITUT, LUCIEN, ALYPE, AUGUSTIN,
PLACENCE, SÉVÈRE, FORTUNAT, PRÉSIDIUS, NOVAT,
SÉCUNDUS, MAURENTIUS, LÉON, FAUSTINIEN, CRESCONIUS, MALCUS,
LITTORIUS, FORTUNAT, DONAT, PONTICANUS, SATURNIN,
CHRISTONIUS, HONORÉ, LUCIUS, ADÉODAT, PROCESSUS, CRESCONIUS,
SÉCUNDUS, FÉLIX, ASIATICUS, RUFINIEN , FAUSTIN ,
SERVUS , TÉRENCE, CRESCONIUS, SPÉRANTIUS, QUADRAT, LUCILLUS,
SABIN , FAUSTIN , CRESCONIUS, VICTOR, GIGNANTIUS,
POSSIDONIEN, ANTONIN, INNOCENT, PRÉSIDIUS, CRESCENCE, FÉLIX,
ANTOINE, VICTOR, HONORÉ, DONAT, PIERRE , PRÉSIDIUS,
CRESCONIUS, LAMPADE, DAUPHIN, DU CONCILE DE MILÈVE, AU BIENHEUREUX
SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET HONORABLE PAPE EN
JÉSUS-CHRIST, INNOCENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Par une faveur singulière de sa grâce, le Seigneur
vous a placé sur le Siège Apostolique, et vous a rendu tel
que, loin de craindre que votre Grandeur puisse
accueillir avec négligence ou ennui nos pensées pour
l'Eglise, nous nous regarderions comme coupables de négligence si
nous venions à nous taire ; daignez donc
porter votre attention de pasteur sur les grands dangers des membres
infirmes du Christ.
2. Une nouvelle et très-dangereuse hérésie, celle
des ennemis de la grâce du Christ, essaye de s'élever; leur
impiété s'efforce de nous enlever l'oraison dominicale. Le
Seigneur nous a appris à dire : « Pardonnez-nous nos offenses
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés
, » et eux soutiennent que l'homme , dans cette
Nie, du moment qu'il tonnait les commandements de Dieu, peut parvenir
à une grande perfection de justice, par le seul libre arbitre de
la volonté, sans le secours de
la grâce du Sauveur, de façon qu'il n'a pas besoin de
dire : « Pardonnez-nous nos offenses. » Ces paroles : «
Ne nous laissez pas succomber à la tentation (1), » ils
ne les entendent pas comme une obligation d'implorer le secours d'en-haut
pour ne pas tomber dans le péché lorsqu'on est tenté
; cette fuite du péché est, selon eux,
en notre pouvoir, et il suffit pour cela de notre volonté. C'est
donc en vain que l'Apôtre aurait dit : « Cela ne dépend
ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de
la miséricorde de Dieu (2) ; » et encore : « Dieu
est fidèle et ne permettra pas que vous soyez tentés au delà
de vos forces; mais il vous fera profiter de la tentation
afin que vous puissiez persévérer (3). » Si la
fuite du mal est tout entière au pouvoir de l'homme, c'est en vain
que le Seigneur aurait dit à l'apôtre Pierre : « J'ai
prié
pour toi, afin que ta foi ne défaille pas (4); » et à
tous ses disciples: « Veillez et priez, de peur que vous n'entriez
en tentation (5). » Ils prétendent aussi, par une
présomption coupable, que les petits enfants obtiennent la vie
éternelle sans qu'aucun sacrement de la grâce chrétienne
les régénère, anéantissant ainsi ces paroles
de
l'Apôtre: « Le péché est entré dans
le monde par un seul homme et par le péché la mort, et la
mort a passé à tous les hommes par ce seul homme en qui tous
ont
péché (6) ; » et ailleurs : « De même
que tous meurent en « Adam, de même tous seront vivifiés
dans le Christ (7). »
3. Sans parler ici d'autres assertions de leur part contraires aux
saintes Ecritures, quels coeurs chrétiens pourraient souffrir ces
deux points par lesquels ils s'efforcent
de détruire la foi chrétienne, savoir : qu'il ne faut
pas prier Dieu de nous aider contre le mal du péché et pour
opérer la justice, et que le sacrement de la grâce
chrétienne est inutile aux enfants pour acquérir la vie
éternelle ? Ceci suffit à votre coeur d'apôtre, et
il n'est pas besoin de discours pour insister sur l'impiété
de
pareilles doctrines ; elles vous émeuvent sans nul doute; et
vous ne pouvez pas manquer d'y porter remède, de peur qu'elles ne
se répandent davantage et qu'elles ne
souillent ou plutôt ne tuent l'âme de plusieurs, en les
éloignant de la grâce du christ.
4. Pélage et Célestius passent pour les auteurs de cette
pernicieuse erreur; nous aimerions mieux les guérir dans l'Église,
si c'est possible, que de les en retrancher en
désespérant de
1. Matth., VI, 1.2, 13. 2. Rom. IX, 16. 3. I Cor. X, 13. 4. Luc,
XXII, 32. 5. Matth. XXVI, 41. 6. Rom. V, 12. 7. I Cor. XV, 22.
463
leur salut. On dit que Célestius a même été
élevé au sacerdoce en Asie; nous ne parlons pas de ce qui
s'est fait à son égard il y a peu d'années; l'Eglise
de Carthage
est mieux en mesure d'en instruire votre Sainteté. Si nous en
croyons les lettres de quelques-uns de nos frères, Pélage
est établi à Jérusalem, non sans chercher à
séduire des âmes : cependant il en est beaucoup plus qui,
après avoir examiné sa doctrine avec plus de soins, défendent
contre lui la grâce du Christ et la foi
catholique; parmi eux se distingue votre saint fils, notre frère
et collègue Jérôme.
5. Mais nous croyons qu'à l'aide de la miséricorde du
Seigneur notre Dieu que nous conjurons de voles diriger quand vous le consultez
et de vous exaucer quand
vous le priez, les fauteurs de ces perverses et dangereuses doctrines
se rendront plus aisément à l'autorité de votre Sainteté
soutenue par l'autorité des saintes
Ecritures : nous aurions ainsi à nous réjouir de leur
retour et non pas à nous affliger de leur perte. Mais quelque parti
qu'ils prennent, votre Sainteté voit bien qu'il
importe de pourvoir promptement au salut de ceux qu'ils peuvent faire
tomber en grand nombre dans leurs piéges, si on se tait. Nous écrivons
ceci à votre Sainteté;
du concile de Numidie, à l'exemple de nos collègues de
l'Eglise et de la province de Carthage qui, d'après ce que nous
avons su, se sont adressés au Siège
apostolique occupé par votre Béatitude avec tant d'éclat.
Et d'une autre main : Souvenez-vous de nous, croissez dans la grâce
de Dieu, bienheureux et vénérable Seigneur et saint Père
si digne d'être honoré en Jésus-Christ.
LETTRE CLXXVII. (Année 416.)
Cinq évêques d'Afrique signalent au pape Innocent les
erreurs du pélagianisme, et c'est saint Augustin qui parle ; on
remarquera avec quelle respectueuse soumission
ces évêques du Ve siècle s'adressent au Saint-Siège.
La primauté du Pape n'est donc pas une invention moderne.
AURÈLE, ALYPE, AUGUSTIN, ÉVODE ET POSSIDIUS A LEUR BIENHEUREUX
SEIGNEUR ET TRÈS-HONORABLE FRÈRE LE PAPE
INNOCENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous avons envoyé à votre Sainteté,des deux
conciles de la province de Carthage et de la province de Numidie, des lettres
signées d'un grand nombre d'évêques
contre les ennemis de la grâce du Christ qui se confient dans
leur propre vertu et semblent dire à notre Créateur : Vous
nous avez faits hommes, mais nous-mêmes
nous nous sommes faits justes. Ils proclament la nature humaine trop
libre pour chercher le libérateur; ils la croient tellement sauvée
que le Sauveur leur parait inutile.
Ils la jugent si forte avec ce qu'elle a reçu à l'origine
de sa création, qu'elle peut, par son libre arbitre et sans aucun
secours de la grâce de son Créateur, dompter et
éteindre toutes les passions et triompher des tentations. Plusieurs
d'entre eux s'élèvent contre nous et disent à notre
âme : « Il n'y a pas de salut pour elle en son Dieu
(1). »C'est pourquoi la famille du Christ qui dit : « Quand
je suis faible, c'est alors que je suis forte (2) ; » et à
qui le Seigneur répond : « Je suis ton salut (3), »
a le
coeur en suspens et attend avec crainte et tremblement le secours de
Dieu par votre charité.
2. D'après ce que nous avons appris, on trouve à Rome,
où cet homme (4) a longtemps vécu, des gens qui, par divers
motifs, lui sont favorables : les uns parce qu'il
est parvenu à leur persuader ses propres sentiments, les autres
parce qu'ils ne croient pas que cette doctrine soit la sienne, et citent
à sa décharge les actes
ecclésiastiques faits en Orient où maintenant il habite.
Mais si des évêques en Orient l'ont proclamé catholique,
c'est qu'il a déclaré reconnaître la grâce de
Dieu et
qu'il n'a pas nié le secours de cette grâce, tout en disant
que l'homme peut vivre avec justice par son travail et sa volonté.
D'après ces mots, des évêques catholiques
n'ont pas pu entendre une autre grâce de Dieu que celle qu'ils
ont coutume de voir dans les saintes Ecritures et de prêcher aux
peuples : celle dont l'Apôtre dit : « Je
ne rends pas inutile la grâce de Dieu ; car si la justice vient
de la loi, c'est donc pour rien que le Christ est mort (5); » certainement
celle qui nous justifie de l'iniquité
et nous guérit de l'infirmité, non pas celle par laquelle
nous sommes créés avec une volonté qui nous est propre.
Car si les évêques d'Orient avaient compris que
Pélage eût en vue la grâce qui nous est commune
avec les impies, hommes comme nous, et qu'il eût nié celle
par laquelle nous sommes chrétiens et enfants de Dieu,
quel prêtre catholique se serait résigné, nous
ne
1. Ps. III, 3. 2. II Cor. XII, 10. 3. Ps. XXXIV, 3. 4. Pélage.
5. Gal. II, 21.
464
disons pas à l'écouter, mais même à l'avoir
devant les yeux ? C'est pourquoi il n'y a aucun reproche à adresser
aux juges; ils ont compris la grâce comme l'Eglise la
comprend, ne sachant pas ce que ces gens-là mettent dans leurs
livres ou répètent dans leurs entretiens.
3. Il ne s'agit pas seulement de Pélage qui, peut-être,
s'est amendé, et plaise à Dieu que cela soit ! il s'agit
de beaucoup d'autres dont les discours entraînent et
enchaînent en quelque sorte les âmes faibles et ignorantes
et fatiguent celles qui demeurent fermes dans la foi tout en est plein.
Il faut ou que votre Sainteté mande
Pélage à Rome, l'interroge avec soin sur ce qu'il appelle
la grâce, lui demande de quelle grâce les hommes ont besoin
pour ne pas pécher et bien vivre, ou bien que
votre Sainteté traite cela avec lui par lettres : s'il répond
sur la grâce conformément à la doctrine de l'Eglise
et à la vérité apostolique, alors on l'absoudra sans
scrupule et sans équivoque, alors on devra se réjouir
de sa justification.
4. S'il se bornait à dire que la grâce est le libre arbitre,
ou la rémission des péchés, ou bien la loi elle-même,
ce ne serait pas reconnaître ce qui nous aide à vaincre
les passions et les tentations , ce que nous confère l'Esprit-Saint
abondamment répandu sur nous (1), par celui qui est monté
au ciel, et « ayant fait de la captivité sa
captive, » distribue aux hommes ses dons (2). Aussi nous prions
afin de pouvoir triompher de la tentation et afin que l'Esprit de Dieu,
dont nous avons reçu le gage
(3), soutienne notre faiblesse (4). Mais celui qui prie et dit : «
Ne nous induisez pas en tentation , » ne prie pas ainsi pour être
homme, puisqu'il l'est par sa nature; ni
pour avoir le libre arbitre qu'il a déjà reçu
quand cette nature elle-même a été créée;
il ne demande pas non plus la rémission des péchés,
car il a dit précédemment :
« Pardonnez-nous nos offenses (5); » il ne prie pas enfin
pour recevoir la loi, mais pour qu'il puisse l'accomplir. Car s'il est
induit en tentation, c'est-à-dire s'il
succombe, il commet un péché , ce qui est contre la loi.
Il prie donc pour ne pas pécher, c'est-à-dire pour ne rien
faire de mal; c'est ce que l'apôtre saint Paul
demande pour les Corinthiens lorsqu'il dit : « Mais nous prions
le Seigneur pour que vous ne fassiez rien de mal (6). » D'où
il résulte
1. Tit. III, 6. 2. Eph. IV, 8. 3. II Cor. II, 22. 4. Rom.
VIII, 26. 5. Matth. VI, 13, 12. 6. II Cor. XIII, 7.
clairement que, pour ne pas pécher, c'est-à-dire pour
ne pas mal faire, quoique, sans aucun doute, nous ayons le libre arbitre,
son pouvoir ne suffit pas, et que notre
faiblesse a besoin d'être aidée. La prière elle-même
est donc la preuve la plus évidente de la grâce; que Pélage
la reconnaisse, et nous nous réjouirons de le voir
orthodoxe ou amendé.
5. Il faut distinguer la loi et la grâce. La loi ordonne, la
grâce nous vient en aide. La loi n'ordonnerait pas si la volonté
n'existait pas; la grâce n'aiderait pas si la
volonté suffisait. II nous est commandé d'avoir l'intelligence
lorsqu'il est dit : « Ne soyez pas comme le cheval et le mulet qui
n'ont pas l'intelligence (1) ; » et pourtant
nous prions pour comprendre : « Donnez-moi l'intelligence pour
que j'apprenne vos commandements (2). » Il nous est prescrit
d'avoir la sagesse : « Insensés, soyez
sages (3) ; » et cependant on prie pour l'obtenir : « Si
quelqu'un de vous a besoin de sagesse, qu'il la demande à Dieu,
qui donne à tous abondamment et sans
reproche, et elle lui sera donnée (4). » Il nous
est prescrit d'avoir la continence : « Que vos reins soient ceints
(5); » et cependant nous prions pour l'obtenir
« Lorsque je sus que personne ne peut être continent si
Dieu ne lui en fait la grâce, et cela même était de
la sagesse de savoir de qui venait ce don , j'allai au
Seigneur, et je le priai (6). » Enfin, et ce serait trop long
de tout dire, il nous est prescrit de ne pas faire le mal : « Evitez
le mal, » et cependant on prie pour l'éviter : «
Nous prions le Seigneur pour que vous ne fassiez rien de mal. »
Il nous est prescrit de faire le bien : « Evitez le mal et faites
le bien (7) ; » et cependant on prie pour
faire le bien : « Nous ne cessons pas de prier « et de
demander pour vous, » et, entre autres choses que l'Apôtre
demande pour eux, il marque celle-ci : « Afin que
vous marchiez d'une manière digne de Dieu, vous efforçant
de lui plaire en toute chose , en toute oeuvre et en tout bon discours
(8). » De même que nous
reconnaissons la volonté quand ces choses sont ordonnées,
qu'ainsi Pélage reconnaisse la grâce, quand il nous est prescrit
de les demander.
6. Nous envoyons à votre Révérence un livre donné
par de jeunes serviteurs de Dieu,
1. Ps. XXXI, 9. 2. Ps. CXVIII, 125. 3. Ps. XCIII, 8. 4. Jacq.
I, 5. 5. Luc, XII, 35. 6. Sag. VIII, 21. 7. Ps. XXXVI, 27. 8. Coloss.1,
9, 10.
465
pieux et de noble naissance, dont nous vous dirons les noms; l'un s'appelle
Timase, l'autre Jacques; nous avons appris et vous nous permettrez de vous
dire qu'ils ont
abandonné leurs espérances de ce monde d'après
les exhortations de Pélage lui-même, et que maintenant ils
servent Dieu dans la continence. Après avoir été,
par
l'inspiration de Dieu et un peu par nos soins, tirés de l'erreur
de leur maître, ils ont envoyé ce livre, disant qu'il est
de Pélage et demandant qu'il y soit répondu. Ce qui
a été fait. L'écrit leur a été adressé
(1), ils ont répondu en remerciant (2). Nous vous envoyons et le
livre et la réponse, et, pour vous épargner des fatigues,
nous
avons indiqué les endroits que nous vous prions de vouloir bien
remarquer : ce sont ceux où, pressé de s'expliquer sur la
grâce de Dieu, Pélage répond qu'elle n'est
autre chose que la nature dans laquelle Dieu nous a créés.
7. S'il nie que ce livre soit de lui ou que ces endroits du livre lui
appartiennent, nous n'avons pas à discuter là-dessus; qu'il
les anathématise, et qu'il reconnaisse
ouvertement la grâce telle que l'enseigne la doctrine chrétienne,
et qui est proprement la grâce chrétienne : elle n'est pas
la nature, mais la grâce par laquelle la nature
est sauvée ; elle n'aide pas la nature par un enseignement qui
retentisse aux oreilles ou par quelque secours visible, à la façon
de celui qui plante et qui arrose
extérieurement; mais elle l'assiste par le secours du Saint-Esprit
et par une miséricorde cachée, comme fait ce Dieu qui donne
l'accroissement (3). Il est permis
d'appeler une grâce de Dieu le bienfait de notre création
, ce bienfait par lequel nous sommes quelque chose , non pas seulement
quelque chose comme un cadavre
qui ne vit pas, comme un arbre qui ne sent pas ou une bête qui
ne comprend pas, mais des hommes avec l'être, la vie, le sentiment
et l'intelligence; nous pouvons
remercier Dieu d'un si grand bien, et l'appeler une grâce parce
qu'il nous a été accordé par une bonté gratuite
de Dieu et non pas en considération de bonnes
oeuvres antérieures; toutefois il est une autre grâce
par laquelle nous sommes prédestinés, justifiés, glorifiés,
et par laquelle nous pouvons dire : « Si Dieu est pour
nous, qui sera contre nous ? Il
1. Le livre de la Nature et de la Grâce.
2. Ci-dessus, lettre 168. 3. I Cor. III, 7.
n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré
pour nous tous (1) ! »
8. Voilà de quelle grâce il s'agissait, quand ceux que
blessait et troublait Pélage lui reprochaient de l'attaquer en soutenant
que les forces humaines par le libre arbitre
suffisent non-seulement pour l'accomplissement mais pour l'accomplissement
parfait de la loi divine. C'est ce que l'Apôtre appelle avec raison
la grâce, car elle nous
sauve et nous justifie par la foi en Jésus-Christ. C'est d'elle
qu'il est écrit : « Je ne rends pas inutile la grâce
de Dieu. Car si la justice vient de la loi, c'est donc pour
rien que le Christ est mort (2) ; » d'elle encore il est écrit
: « Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous
n'appartenez plus à Jésus-Christ; vous êtes déchus
de la
grâce (3); » et ailleurs : « Si c'est par la grâce
qu'on est sauvé, ce n'est donc pas par les oeuvres; autrement la
grâce n'est plus grâce (4); » et dans un autre endroit
«
Or, la récompense qu'on donne à quelqu'un » pour
ses couvres ne lui est pas imputée » comme une grâce,
mais comme une dette. Il n'en est pas ainsi de celui qui ne
fait rien et croit seulement en celui qui justifie le pécheur
; sa foi lui est imputée à justice (5). » Je passe
d'autres témoignages dont vous pouvez mieux vous souvenir
que nous, que vous pouvez mieux comprendre et expliquer avec plus d'autorité.
On peut ne pas donner à tort le nom de grâce au bienfait par
lequel nous sommes
des hommes; mais je serais étonné qu'elle fût ainsi
appelée dans les livres canoniques des prophètes, des évangélistes
et des apôtres.
9. Lorsqu'on demanda à Pelage de cesser d'attaquer cette grâce
si bien connue des chrétiens fidèles et catholiques, pourquoi,
dans son livre, se plaçant lui-même en
face de ce reproche, ne répond-il autre chose pour sa justification,
sinon que la nature de l'homme créé porte en elle-même
la grâce du Créateur; et qu'ainsi le libre
arbitre peut avec le secours de la grâce divine accomplir sans
péché les oeuvres de justice, puisque Dieu a donné
cette puissance à l'homme par les seules forces de
sa nature ? On lui répond : « Le scandale de la croix
est donc anéanti (6); le Christ est donc mort pour rien. »
Car s'il n'était pas mort pour nos péchés, ressuscité
pour notre justification (7), monté au ciel, et si, faisant
de la captivité
1. Rom. VIII, 31, 32, 33. 2. Gal. II, 21. 3. Ibid. V, 4. 4. Rom.
XI, 6. 5. Ibid. IV, 4, 5. 6. Gal. V, 11. 7. Rom. IV, 25.
466
sa captive, il n'avait distribué ses dons aux hommes, est-ce
que cette puissance de la nature humaine dont parle Pélage ne subsisterait
pas de la même manière?
10. Peut-être la loi de Dieu manquait-elle, et c'est pour cela
que le Christ serait mort 1 Mais elle existait déjà cette
loi sainte, juste et bonne (1) ; déjà il avait été
dit :
« Tu ne convoiteras pas (2) ; » déjà avait
été donné ce commandement qui comprend toute la loi
: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même (3). » Et
parce que si
on n'aime pas Dieu on ne s'aime pas soi-même, le Seigneur a dit
que ces deux commandements renfermaient toute la loi et les prophètes
(4) : ces deux préceptes
étaient déjà donnés aux hommes. Est-ce
qu'une récompense éternelle n'était pas encore promise
à la justice ? Il ne le dit pas celui qui, dans ses livres, soutient
que le
royaume des cieux est promis même dans l'Ancien Testament (5).
Si donc la nature était capable, avec le libre arbitre, d'accomplir
et de parfaitement accomplir les
oeuvres de justice, comme il y avait déjà une prescription
sainte, juste et bonne de la loi de Dieu et déjà la promesse
d'une éternelle récompense ; c'est donc pour
rien que le Christ est mort !
11. La justice ne vient donc pas de la loi ni de la puissance de la
nature, mais de la foi et du don de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur,
seul médiateur entre Dieu
et les hommes e : si, dans la plénitude des temps, il n'était
pas mort pour nos péchés et n'était pas ressuscité
pour notre justification, la foi des anciens et la nôtre
seraient anéanties. Mais ôtez la foi, que reste-t-il de
justice à l'homme, puisque « le juste vit de la foi ? »
Que (7) la mort est entrée dans le monde par un seul
homme, et la mort par le péché, et qu'ainsi la mort a
passé à tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont
péché (8), nul assurément n'a été ou
n'est délivré
par sa puissance propre du corps de cette mort où deux lois
se combattent; perdue, notre nature avait besoin d'un Rédempteur;
blessée, elle avait besoin d'un
Sauveur : c'est la grâce de Dieu qui guérit par la foi
dans un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
homme (9) ; comme il était Dieu, il a fait l'homme;
et, sans cesser d'être Dieu, il s'est fait homme pour refaire
ce qu'il avait fait.
1. Rom. VII, 12. 2. Exod. XX, 17. 3. Lévitiq. XIX, 18; Rom.
XIII, 9. 4. Matth. XXII, 37-40. 5. Héb. XI. 6. I Tim. II,
5. 7. Habac, II, 4. 8.
Rom. V, 12. 9. Ibid. VII, 21-25.
12. Mais je crois que Pélage ne sait pas que la foi du Christ,
révélée plus tard, avait été, sous le
voile des figures, la foi de nos pères; c'est par cette foi et par
la
grâce de Dieu qu'ont pu être sauvés, à toutes
les époques du genre humain, ceux qui ont pu l'être : cela
a été fait par un secret jugement de Dieu, et ce jugement
n'est
pas répréhensible. De là vient que l'Apôtre
a dit : « Mais ayant un même esprit de foi, le même esprit
que nos pères, » selon « qu'il est écrit : j'ai
cru, c'est pourquoi
j'ai parlé; nous croyons aussi, et c'est pour cela que nous
parlons (1). » De là vient que le Médiateur lui-même
a dit : «Abraham votre père a désiré voir mon
jour; il
l'a vu, et il a été ravi (2). » De là vient
que Melchisédech, en offrant le pain et le vin sur la table du Seigneur,
sut qu'il figurait le sacerdoce éternel de Jésus-Christ (3).
13. Mais la loi écrite fut donnée; l'Apôtre enseigne
qu'elle vint dans le monde pour donner lieu à l'abondance du péché,
et voici ce qu'il en dit : « Si c'est par la loi
que l'héritage
est donné, ce n'est donc plus en vertu de la promesse; or, c'est
par la promesse que Dieu l'a donnée à Abraham. Pourquoi donc
la loi? » Elle a été établie pour les
transgressions, « jusqu'à l'avènement de celui
qui devait naître et pour qui la promesse a été faite,
et remise par les anges dans la main d'un médiateur. Or un
médiateur ne l'est pas pour un seul, et Dieu est seul. La loi
est-elle donc contre les promesses de Dieu? Nullement; car si la loi qui
a été donnée avait pu vivifier, il
serait vrai de dire que la justice viendrait de la loi. Mais l'Ecriture
a tout renfermé sous le péché, afin que ce fût
par la foi en Jésus-Christ que les promesses divines
s'accomplissent au profit de ceux qui croiraient (4). » Ces paroles
ne montrent-elles pas assez que c'est par la loi que l'on connaît
le péché et qu'il s'accroît par la
prévarication; « car là où la loi n'est
point, il n'y a pas prévarication (5)? » Pour que le péché
ne triomphât pas, il fallait donc recourir à la grâce
divine qui est dans les
promesses; et c'est ainsi que la loi n'était pas contre les
promesses de Dieu. Car si par elle on connaît le péché
et si l'abondance du péché vient de la prévarication
,
c'est afin que, pour la délivrance , on cherche les divines
promesses, c'est-à-dire la grâce de Dieu, et afin
1. II Cor. IV, 13. 2. Jean, VIII, 56. 3. Gen. XIV, 18. 4. Gal.
III, 18-22. 5. Rom. IV, 25.
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que dans l'homme commence la justice, non la sienne mais celle de Dieu,
qui est un don de Dieu.
14. Il y a donc maintenant des hommes qui, «ignorant la justice
de Dieu, » comme il a été dit des Juifs, « et
voulant établir leur propre justice, ne se sont pas soumis à
la justice de Dieu (1). » Ils pensent être justifiés
parla loi, regardant comme suffisant, pour l'accomplir, le libre arbitre,
c'est-à-dire leur propre justice tirée de la
nature humaine, et non pas celle qui est un don de la grâce divine,
ce qui fait qu'on l'appelle la justice de Dieu. De là ces paroles
de l'Apôtre : « Par la loi on connaît
le péché. Mais maintenant la justice de Dieu sans la
loi s'est manifestée, attestée par la loi et les prophètes
(2). » Elle s'est manifestée, dit saint Paul; elle existait
donc,
mais comme la rosée accordée à Gédéon,
d'abord qui était cachée dans la toison,. maintenant on la
voit sur l'aire (3). Ainsi la loi sans la grâce n'aurait pas pu être
la
mort du péché, mais aurait été sa force,
car il a été dit que « le péché est l'aiguillon
de la mort et que la force du péché c'est la loi (4)? »
De même que plusieurs,
pour se dérober à l'empire du péché, recourent
à la grâce maintenant étendue comme sur l'aire, ainsi
quelques-uns en petit nombre y avaient recours alors qu'elle
était cachée comme dans la toison. Cette dispensation
selon les temps se rapporte à la profondeur des richesses de la
sagesse et de la science de Dieu, dont il a été
dit : « Combien ses jugements sont impénétrables
et ses voies incompréhensibles (5) »
15. C'est pourquoi si, avant le temps de la loi et au temps même
de la loi, nos pères, vivant de la foi, ont été justifiés,
non point par la puissance d'une nature faible,
pauvre, corrompue, vendue au péché; mais par la grâce
de Dieu et la foi, il en est de même aujourd'hui; cette grâce
qui se trouve pleinement révélée, nous justifie. Il
faut donc que Pélage anathématise ces écrits où
il parle contre la grâce, sinon par désobéissance,
au moins par ignorance, soutenant que les forces de la nature
suffisent pour ne pas pécher et accomplir la loi. S'il nie que
ces écrits soient de lui ou s'il prétend que certains endroits
sont l'oeuvre menteuse de ses ennemis, qu'il les
anathématise cependant et les condamne sur vos paternelles exhortations
et devant votre autorité.
1. Rom. X, 3. 2. Rom. III, 20,21. 3. Livre des Juges, VI, 36-40.
4. I Cor. XV, 56. 5. Rom. XI, 33.
S'il le veut donc, qu'il apprenne à ôter un scandale pesant
pour lui et dangereux pour l'Eglise; ceux qui l'écoutent et qui
l'aiment si mal ne cessent d'étendre ce
scandale de toutes parts. Du moment qu'ils verraient le livre qu'ils
croient ou qu'ils savent être de Pélage, anathématisé
et condamné non-seulement par l'autorité des
évêques catholiques, surtout par l'autorité de
votre sainteté , qui, nous n'en doutons pas, est pour lui, d'un
plus grand poids, mais encore par Pélage lui-même, ils
n'oseraient plus assurément troubler les coeurs fidèles
et simples en parlant contre la grâce de Dieu, manifestée
par la passion et la résurrection du Christ; à l'aide de
la miséricorde du Seigneur, vos prières brûlantes
de charité et de piété s'unissant aux nôtres,
ils ne mettraient plus leur confiance dans leur propre vertu, mais dans
la
grâce divine, pour devenir justes et saints dans cette vie en
attendant le bonheur dans l'éternité. Pélage avait
envoyé à l'un de nous, par un diacre d'Orient, originaire
d'Hippone, des pièces à l'appui de sa justification;
notre collègue lui a répondu, et nous avons cru devoir adresser
à votre béatitude cette réponse, aimant mieux vous
demander de vouloir bien la transmettre vous-même à Pélage
; il pourra ainsi ne pas dédaigner de lire cette lettre, en considération
de celui qui la lui aura envoyée
bien plus que de celui qui l'a écrite.
16. Il paraîtrait plus supportable de laisser dire ceux qui prétendent
que l'homme peut vivre sans péché et garder aisément
les commandements de Dieu, avec le
secours de la grâce, révélée et donnée
par l'incarnation du Fils de Dieu; on peut cependant se demander où
et quand donc il arrive que nous soyons ainsi tout à fait
sans péché : est-ce dans cette vie, au milieu de la continuelle
révolte de la chair contre l'esprit (1) ? ou bien sera-ce dans l'autre
vie « où s'accomplira cette parole : O
mort ! où est ta victoire? Où est, ô mort
ton aiguillon? Car le péché est l'aiguillon de la mort (2).
» Cette question doit être d'autant plus attentivement examinée,
que
d'autres ont pensé et écrit que l'homme peut être
sans péché, même dans cette vie, non pas depuis sa
naissance, mais depuis qu'il a passé du péché à
la justice et
d'une mauvaise vie à une bonne. C'est ainsi qu'ils ont compris
ce qui est écrit de Zacharie et d'Elisabeth, savoir « qu'ils
marchaient sans reproche dans tous les
1. Gal. V, 17. 2. I Cor. XV, 54, 56.
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commandements du Seigneur (1). » Ils ont cru que ces mots «
sans reproche » voulaient dire sans péché, reconnaissant
toutefois, et cela se voit en d'autres endroits
de leurs ouvrages, reconnaissant pieusement le secours de la grâce
de Notre-Seigneur, non point par l'esprit naturel de l'homme, mais par
l'Esprit souverain de Dieu
(2). Ils ne paraissent pas avoir fait assez attention que Zacharie
était prêtre; or, la loi de Dieu imposait à tous les
prêtres l'obligation d'offrir le sacrifice d'abord pour
leurs péchés, ensuite pour les péchés du
peuple. De même donc que le sacrifice de la prière nous prouve
bien que nous ne sommes pas sans péché, puisque le
Seigneur nous commande de dire . « Pardonnez-nous nos offenses,
» de même les sacrifices des victimes prouvaient aux prêtres
qu'ils n'étaient pas sans péché,
puisqu'il leur était prescrit de les offrir pour leurs péchés.
17. S'il est vrai que nous devions à la grâce du Sauveur
de nous avancer en cette vie par la diminution de la cupidité et
l'accroissement de la charité, et de devenir
parfaits dans l'autre vie par l'extinction de la cupidité et
la consommation de la charité, ces paroles de saint Jean : «
Celui qui est né de Dieu ne pèche point (3), »
s'entendent de la charité elle-même, qui seule ne pèche
pas. Car nous naissons de Dieu par la charité qui doit s'accroître
et s'achever, et non par la cupidité qui doit
diminuer et s'éteindre : tant qu'elle est dans nos membres,
elle est en opposition avec la loi de l'esprit; mais celui qui né
de Dieu n'obéit point à ses mauvais désirs et
ne livre point ses membres au péché comme des armes d'iniquité,
peut dire : « Ce n'est pas moi qui fais cela, c'est le péché
qui habite en moi (4). »
18. Mais de quelque manière que cette question soit résolue,
comme c'est par le secours de la grâce et de l'Esprit ;de Dieu qu'on
suppose qu'il est possible d'être
sans péché dans cette vie, il y a quelque chose d'excusable
à se tromper en cela. Il ne se trouve personne ici-bas sans péché,
mais nous devons faire effort pour
arriver à cet état de perfection, et nous devons le demander.
Ce n'est pas une impiété diabolique, mais une erreur humaine
d'affirmer ce qui doit être l'objet de nos
voeux et de nos efforts, lors même qu'on ne saurait montrer un
exemple de ce qu'on affirme : on croit possible ce qu'il est assurément
louable de
1. Luc, I, 6. 2. S. Ambroise. comm. sur s. Luc, I, 6. 3. I Jean.
III, 9. 4. Rom. VII, 20.
vouloir. Il nous suffit que nul fidèle ne se rencontre dans
l'Eglise de Dieu, à quelque degré de perfection qu'il soit
monté, qui ose regarder comme ne lui étant pas
nécessaire ces paroles de l'oraison dominicale: « Pardonnez-nous
nos offenses, » et qui se dise sans péché : il se tromperait
lui-même et la vérité ne serait plus en lui
(1), quoiqu'il vécût saris plainte. Donner un sujet de
reproche ce n'est pas une de ces fautes ordinaires à la faiblesse
humaine, c'est un péché grave.
19. Pour les autres reproches adressés à Pélage,
votre béatitude en jugera d'après la manière dont
vous verrez dans les Actes qu'il s'est défendu. La bonté
si douce
de votre coeur nous pardonnera d'écrire à votre sainteté
une lettre plus longue peut-être qu'elle n'aurait voulu. Nous n'avons
pas songé à accroître l'abondance des
flots de votre savoir avec un aussi petit ruisseau que le nôtre;
mais dans cette grande épreuve du temps où nous sommes (et
puisse nous en délivrer Celui à qui nous
demandons de ne pas nous laisser succomber à la tentation !
) nous avons voulu savoir si notre goutte d'eau provient de la même
source que votre fleuve : nous
avons recherché votre approbation , et nous souhaitons une réponse
qui nous console en nous unissant dans la participation de la même
grâce.
1. I Jean, I, 8.
LETTRE CLXXVIII. (Année 416.)
Le personnage de nom d'Hilaire, à qui cette lettre est adressée,
était évidemment évêque ; ce n'est donc pas
Hilaire d'Arles, puisque celui-ci ne fut élevé à l'épiscopat
qu'en 428; c'est probablement l'évêque de Narbonne;vous
n'avons pas besoin d'ajouter qu'il n'a rien de commun avec Hilaire de Syracuse
dont nous avons reproduit
une lettre sous la date de 414; celui-ci, qui, du reste, était
laïque, avait entendu parler des erreurs des pélagiens, puisqu'il
en informa l'évêque d'Hippone, et la lettre
qu'on va lire est adressée à quelqu'un que saint Augustin
suppose ne rien savoir de l'hérésie nouvelle.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE FRÈRE
ET COLLÈGUE HILAIRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Notre honorable fils Pallade, en s'éloignant de notre rivage,
m'a fait une demande qui est plutôt une grâce : il désire
que je le recommande à votre Bonté et je me
recommande moi-même à vos prières, bienheureux
seigneur et frère vénérable dans la charité
du Christ. J'espère que votre sainteté fera ce que (469)
nous lui
demandons tous les deux. Je sais que vous nous aimez comme nous vous
aimons, et le porteur de cette lettre vous apprendra où en sont
les choses autour de nous.
Toutefois je dirai en peu de mots ce qui est le plus important. Une
nouvelle hérésie, ennemie de la grâce du Christ, s'efforce
de s'élever contre son Eglise ; mais elle
ne s'en est pas encore ouvertement séparée. Il s'agit
de gens qui osent attribuer une grande puissance à la faiblesse
humaine; selon eux, la grâce de Dieu, c'est notre
création avec le libre arbitre et la possibilité de ne
pas pécher, c'est la connaissance de la loi que Dieu nous ordonne
de suivre; et ils prétendent que, pour garder et
accomplir les commandements, nous n'avons besoin d'aucun secours divin.
Ils conviennent de la nécessité de la rémission des
péchés, parce que nous ne pouvons
pas faire que ce qu'il y a eu de mal dans notre passé soit non
avenu; mais ils soutiennent que, pour éviter le péché
dans l'avenir et triompher des tentations, la volonté
et les forces humaines suffisent sans le secours de la grâce
de Dieu , et que les petits enfants n'ont pas besoin que la grâce
du Sauveur les sauve par le baptême,
parce qu'aucune tache originelle ne leur fait encourir la damnation.
2. Votre Révérence voit avec nous combien de telles doctrines
sont ennemies de la grâce de Dieu accordée au genre humain
par Jésus-Christ Notre-Seigneur, et de
quelle manière elles atteignent les fondements de toute la foi
chrétienne. Nous, avons dû vous en parler, afin que votre
sollicitude pastorale prenne garde à ces
novateurs que nous aimerions mieux voir guéris dans l'Eglise
que de les en voir retranchés. Déjà même quand
j'écrivais ceci, nous savions qu'un décret prononcé
contre eux par un concile tenu à Carthage a été
transmis avec une lettre au saint et vénérable pape Innocent,
et nous avons également écrit du concile de Numidie au
même Siège apostolique.
3. Nous tous qui mettons notre espérance dans le Christ, nous
devons résister à cette impiété pestilentielle,
la condamner et l'anathématiser unanimement : elle est en
contradiction avec nos prières; elle nous laisse dire «Pardonnez-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés
(1), » et tout en nous
faisant cette concession, elle veut que l'homme, dans ce corps corruptible
1. Matth. VI, 12.
qui appesantit l'âme, puisse, de ses propres forces, parvenir
à une si parfaite justice qu'il n'ait plus besoin de demander à
Dieu pardon de nos offenses. Ces mots : «
Ne nous induisez pas en tentation (1), » les novateurs ne les
entendent pas dans le sens que nous devions prier Dieu pour qu'il nous
aide à vaincre les tentations, mais
pour que nous soyons préservés corporellement des accidents
humains; ils regardent comme en notre puissance, par le seul fait des forces
naturelles, de vaincre les
tentations, et croient qu'il est inutile pour nous de demander ce triomphe
par la prière. Je ne puis pas dans une courte lettre réunir
toutes les preuves ou la plus grande
partie des preuves d'une aussi grande impiété, d'autant
plus qu'au moment où je vous écris, les porteurs de ma lettre
qui vont s'embarquer me pressent de finir. Mais
je crois que votre piété ne me reprochera pas de vous
avoir informé d'un mal si grand et contre lequel, Dieu aidant, il
importe de se mettre en garde.
1. Matth, 12, 13.
Jusquà, 178 inclue; finir
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm