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Saint Augustin d'Hippone
Lettres 191 à 210
LETTRE CXCI. (Année 418)
 

Sixte, à qui cette lettre est adressée, était alors simple prêtre à Rome; il fut élevé plus tard à la papauté sous le nom de Sixte III. N'étant encore que prêtre , il s'était laissé tromper par les artifices des Pélagiens. Mais ses lumières et sa bonne foi triomphèrent des ruses des novateurs; il rendit publiquement témoignage à la vérité. Sixte écrivit, en faveur de la grâce chrétienne, à Aurèle , évêque de Carthage, et à saint Augustin. Os verra par cette réponse de l'évêque d'Hippone toute sa joie on recevant la preuve du complet retour de Sixte à la pure et exacte doctrine catholique.

 

AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR SIXTE , SON CHER FRÈRE DANS L'AMOUR DU CHRIST ET SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. J'étais absent lorsque notre saint frère le prêtre Firmus m'a apporté, à Hippone, votre lettre; quand j'y suis rentré , il en était déjà parti, et notre bien-aimé fils Albin acolyte est la première occasion , occasion très-agréable, qui se présente à moi pour vous répondre. Celui à qui vous avez écrit en même temps qu'à moi n'était pas alors avec moi, et, au lieu d'une seule lettre pour nous deux , vous en aurez une de chacun de nous. Le porteur de celle-ci s'en va vers notre vénérable frère et collègue Alype qui vous adressera, de son côté, sa réponse; il lui remettra votre lettre que j'ai lue. Quelle grande joie elle nous a causée 1 il serait impossible de vous l'exprimer. Je ne pense pas que vous sachiez vous-même tout le bien que vous avez fait en nous écrivant ces choses, mais croyez à ce que je vous en dis. De même que vous êtes le témoin de votre âme ainsi je suis le témoin de la mienne, quand je vous dis combien j'ai été touché de la belle sincérité de votre lettre. Si j'avais été si heureux de copier et de faire lire la courte lettré que vous aviez adressée , par l'acolyte Léon (1) au bienheureux primat Aurèle, et où vous marquiez votre opinion sur une détestable doctrine

 

1. L'acolyte Léon, dont nous rencontrons ici le nom, c'est saint Léon le Grand qui succéda à Sixte III et fut pape depuis l'année 440 jusqu'à l'année 461, époque de sa mort.

 

ou sur la grâce que combat cette doctrine et que Dieu accorde aux petits et aux grands; jugez de mon bonheur , maintenant que je puis lire et faire lire cet écrit bien plus étendu ! Quoi de meilleur à lire et à entendre qu'une si parfaite défense de la grâce de Dieu , dans la bouche de celui qui passait pour le protecteur important des ennemis même de la grâce ! Combien nous devons remercier Dieu que sa grâce soit défendue par ceux à qui il la donne, contre ceux à qui il ne la donne pas ou qui. la reçoivent avec ingratitude, parce que, par un secret et juste jugement de Dieu, il ne leur est pas donné d'être reconnnaissants !

2. C'est pourquoi, vénérable Seigneur et cher et saint frère dans l'amour du Christ, quoique vous ayez très-bien fait d'écrire là-dessus à vos frères auprès de qui les novateurs ont coutume de se vanter de votre amitié, un soin plus important doit occuper votre sollicitude : il faut non-seulement s'armer d'une sévérité salutaire contre ceux qui osent répandre trop librement cette erreur fatale au christianisme, mais encore il faut les éloigner avec toute la vigilance pastorale et défendre ainsi la faiblesse et la simplicité de ces brebis du Seigneur que la ruse cherche continuellement à séduire. Car ces ennemis « s'insinuent dans les maisons (1), » comme dit l'Apôtre, murmurent perfidement l'erreur aux oreilles, et font avec une impiété exercée ce que saint Paul marque en cet endroit. On ne doit pas négliger non plus ceux dont la crainte enchaîne la parole, et qui enferment leur doctrine dans la profondeur du silence sans pour cela y renoncer. Vous avez pu en connaître plusieurs qui ne se cachaient pas avant que le Saint-Siège eût porté sa sentence, et qui maintenant se taisent; pour savoir s'ils sont guéris, il ne suffit pas qu'ils aient cessé de parler de cette fausse doctrine; il faut qu'ils la désavouent avec le même zèle qu'ils mettaient à la défendre : du reste ceux-ci méritent d'être traités plus doucement. Qu'est-il besoin en effet d'épouvanter ceux dont le silence fait voir assez combien ils ont peur? Il importe cependant d'employer les remèdes à leur égard; leur plaie, toute cachée qu'elle soit, n'en a pas moins besoin qu'on la guérisse. Quoiqu'il ne faille pas les effrayer, il faut cependant les instruire. Je crois que cela sera d'autant plus aisé pour eux que la crainte d'un traitement

 

1. II Tim. III, 6, et seq.

 

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sévère viendra en aide à l'enseignement de la vérité; ils pourront ainsi, avec le secours du Seigneur, assez comprendre et assez aimer la grâce de Dieu pour combattre par des discours ce dont ils n'osent plus parler.

 

LETTRE CXCIII. (Octobre 418.)
 

Saint Augustin répond à Marius Mercator, écrivain laïque qui défendit la vérité catholique contre les erreurs de Pélage et de Nestorius (2). II tire grand parti d'une concession des pélagiens qui avouaient que les enfants croient dans la personne de ceux qui les présentent au baptême. Il réfute une objection tirée des exemples d'Enoch et d'Elie qui n'ont pas subi la peine générale de la postérité d'Adam condamnée à la mort.

 

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FILS MERCATOR , DIGNE D'ÈTRE LOUÉ AVEC LA CHARITÉ LA PLUS SINCÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. La première lettre de votre Charité, que j'ai reçue à Carthage, m'a fait un si grand plaisir que j'ai très-bien pris la manière vive dont

 

1. Rom. XIII, 8.

2. Marius Mercator, qu'on suppose né en Afrique, vécut surtout en Italie et particulièrement à Rome. Le P. Garnier a donné en 1673 une bonne édition des oeuvres de Marius Mercator. On estime beaucoup aussi l'édition de Baluze en 1684.

 

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Tous me reprochez, dans une seconde lettre, de ne pas vous avoir répondu; car votre courroux n'était pas un commencement de ressentiment, mais une marque d'affection. J'aurais trouvé à Carthage des occasions pour vous répondre, mais des soins plus pressants n'ont cessé de nous occuper et de nous absorber jusqu'à notre départ. En quittant Carthage, j'allai jusque dans la Mauritanie Césarienne (1) pour les intérêts de l'Eglise. A travers tous ces pays où chaque jour de nouvelles affaires appelaient notre attention, je n'ai rencontré personne qui m'ait demandé de vous écrire ni personne qui eût pu se charger de mes lettres. Revenu à Hippone, j'ai trouvé une nouvelle lettre de votre Sincérité où les plaintes abondent, et un autre livre de vous contre. les nouveaux hérétiques, tout plein des témoignages des saintes Ecritures. Après avoir lu et achevé tout ceci et même ce que vous m'aviez envoyé d'abord, j'ai voulu vous répondre, parce que l'occasion de notre très-cher frère Albin, acolyte de l'Eglise de Rome, se présentait fort à propos.

2. A Dieu ne plaise, mon fils bien-aimé, que je reçoive avec indifférence vos lettres ou les écrits que vous m'adressez pour les examiner, et que mon orgueil les dédaigne ! Ils m'ont causé une joie d'autant plus vive qu'elle était plus imprévue et plus inattendue; car j'ignorais, je vous l'avoue, que vous eussiez fait de si grands progrès. Et que devons-nous plus souhaiter que de voir s'accroître le nombre de ceux qui réfutent les erreurs ennemies de la foi catholique, qui signalent les piéges dressés â la faiblesse et à l'ignorance de nos frères, et qui défendent avec ardeur et fidélité l'Eglise du Christ contre les profanes nouveautés de paroles (2), car il est écrit « que la multitude des sages est le salut de la terre (3). » J'ai donc, autant que j'ai pu , connu votre âme par vos écrits, et je vous ai trouvé digne d'amour et digne d'être excité à persévérer et à avancer toujours avec l'aide de Dieu, de qui vous tenez vos forces et qui seul peut les nourrir.

3. Ceux que nous nous efforçons de faire rentrer dans la voie ne se sont pas peu rapprochés de la vérité dans la question du baptême des enfants, lorsqu'ils ont avoué que les nouveaux-nés croient dans la personne des chrétiens

 

1. Nous avons déjà dit que notre Province d'Alger représente l'ancienne Mauritanie césarienne.

2. I Tim, VI, 20. — 3. Sag. II, 26.

 

qui les présentent au baptême. D'après ce que vous m'écrivez, ils disent que les enfants ne croient pas à la rémission des péchés comme s'opérant en eux, puisqu'ils les supposent sans péché ; mais, que recevant le baptême par lequel les péchés s'effacent, ces enfants croient que la rémission qui ne se produit pas en eux se produit dans les autres, et lorsque les novateurs disent que ces mêmes enfants ne croient pas d'une manière mais qu'ils croient d'une autre, ils ne nient pas qu'ils croient. Qu'ils écoutent donc le Seigneur : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle; mais celui qui est incrédule au Fils ne verra pas la vie; la colère de Dieu demeure sur lui (1). » Ainsi, les enfants qui deviennent croyants par ceux qui les présentent au baptême, deviennent incrédules par ceux qui ne pensent pas devoir les présenter, estimant que le baptême ne leur servirait de rien. Par conséquent, si, en croyant par la foi d'autrui, ils ont la vie éternelle, en ne croyant pas par l'incrédulité d'autrui, ils ne verront pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur eux. L'Ecriture ne dit pas que la colère arrive sur eux, mais qu'elle y « demeure; » parce qu'elle se trouvait en eux dès l'origine, et que la grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ peut seule les en délivrer. Il est dit aussi de cette colère dans le livre de Job : « L'homme né de la femme a une courte vie et il est rempli de colère. » D'où vient donc la colère de Dieu sur un enfant qui n'a rien fait de mal, si ce n'est de la souillure même du péché originel? C'est pourquoi il est écrit dans ce même livre de Job que nul n'est pur de cette tache, pas même l'enfant qui n'a vécu qu'un seul jour sur la terre (2).

4. Les efforts de tant de raisonnements et les instances de tant de voix catholiques n'ont donc pas été tout à fait inutiles, puisque nos adversaires , voulant argumenter contre les sacrements de l'Eglise, avouent cependant que les enfants croient. Qu'ils ne leur promettent donc pas la vie, même sans avoir été baptisés : car il est dit de cette autre vie : « Celui qui est incrédule au Fils ne verra pas la vie. » Pourquoi, d'un côté, les excluent-ils du royaume des cieux, et, de l'autre, les défendent-ils de la damnation? Est-ce autre chose que la damnation cette colère de Dieu qui demeure sur celui qui ne croit pas? Voilà un grand pas de fait; ôtez tout ce qui n'est plus que discussion vétilleuse,

 

1. Jean, III, 36. — 2. Job, XIV, I, 5.

 

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et la cause sera jugée. Si nos adversaires nous accordent que les enfants croient, nous ne leur appliquerons pas seulement cette sentence : « Celui qui n'aura pas été régénéré par l'eau et l'Esprit n'entrera pas dans le royaume des cieux (1), » mais nous leur appliquerons encore ces autres paroles qui sont également du divin Maître : « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné (2). » Puisqu'ils avouent que les enfants baptisés croient , ils ne peuvent pas mettre en doute que ceux qui ne croient pas soient condamnés; et dès lors qu'ils osent dire encore, s'ils le peuvent, que Dieu condamne avec justice des enfants sans souillure originelle et qui ne sont point atteints par la contagion du péché !

5. J'apprends par votre lettre qu'ils nous objectent Enoch et Elie qui ne sont pas morts, et ont été emportés de ce monde avec leurs corps; mais je ne comprends pas beaucoup en quoi cela peut servir leur cause. Je ne ferai pas remarquer que ces deux prophètes doivent, à ce que l'on croit, mourir plus tard, puisque la plupart des commentateurs de l'Apocalypse pensent que c'est d'eux que saint Jean parle sans les nommer, lorsqu'il dit qu'ils apparaîtront un jour avec le corps qu'ils ont maintenant et mourront comme les autres martyrs pour la vérité du Christ (3). Mais, pour ne rien dire de cela et sans toucher pour le moment à cette question, de quelque manière qu'elle se doive résoudre; en quoi, je vous le demande, cette interprétation peut-elle être profitable aux pélagiens? Car par là ils ne montrent pas que ce ne soit point à cause du péché que les hommes meurent quant au corps. Si Dieu, qui pardonne à tant de fidèles leurs péchés, veut faire grâce à quelques-uns de la peine même du péché, qui sommes-nous pour lui dire Pourquoi traitez-vous l'un comme ceci, l'autre comme cela?

6. Nous disons donc avec l'Apôtre qui s'en explique très-clairement : « Le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de la justice. Or si l'Esprit de celui qui  a ressuscité le Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ rendra la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (4). » Nous ne disons pas cela néanmoins pour refuser à Dieu le pouvoir

 

1. Jean, III, 5. — 2. Marc, XVI, 16. — 3. Apoc. X, 3-7. — 4. Rom. VIII, 11.

 

de faire maintenant sans la mort, pour qui il vaudra, ce que nous croyons qu'il fera pour beaucoup d'autres après la mort; et il n'en sera pas moins vrai que « le péché est entré dans ce monde par un seul homme et par le péché la mort qui a passé dans tous les hommes. » Cela a été dit ainsi, parce que si la mort n'était pas entrée par le péché, il n'y aurait pas eu de mort. Quand nous disons que tous vont en enfer à cause de leurs péchés, ne disons-nous pas vrai quoique tous n'aillent pas en enfer? Nous disons vrai, non parce que tout homme est condamné aux peines éternelles, mais parce que nul n'y est condamné que pour ses péchés. C'est ainsi que nous lisons dans l'Apôtre : « Par la justice d'un seul tous reçoivent la justification qui donne la vie (1); » tous les hommes ne participent pas pour cela à la justification du Christ, mais cela a été dit parce que nul n'est justifié que par le Christ.

7. Il est une question plus difficile, celle de savoir pourquoi la peine du péché demeure lorsqu'il n'y a plus de péché. Si la mort du corps est la peine du péché, pourquoi l'enfant meurt-il après qu'il a reçu le baptême ? Cela est moins aisé à résoudre que la question de savoir pourquoi Elie n'est pas mort après avoir été justifié. Pour ce qui est de l'enfant, on se demande pourquoi, le péché une fois effacé, la peine du péché subsiste encore; pour ce qui est d'Elie, le péché une fois effacé, on ne doit point s'étonner s'il n'en subit pas la peine. Cette difficulté sur la mort des baptisés qui, après la rémission des péchés, subissent cependant une certaine peine du péché, je l'ai résolue, autant que je l'ai pu, avec l'aide de Dieu, dans mes livres du Baptême des enfants (2), qui, je le sais, vous sont bien connus : combien sommes-nous moins embarrassés qu'on vienne nous dire : Pourquoi le juste Elie n'est-il pas mort, si la mort est la peine du péché? C'est comme si on disait : Pourquoi le pécheur Elie n'est-il pas mort, si la mort est la peine du péché.

8. Une objection en amène une autre, et nos adversaires nous diront peut-être : Si Enoch et Elle se trouvaient exempts de toute faute de façon à ne pas souffrir la mort qui est la peine du péché, pourquoi dit-on que personne ici ne vit sans péché? Comme si on n'avait pas plus de raison de leur répondre : C'est parce que personne ici ne peut vivre sans péché que le

 

1. Rom. V, 12, 18. — 2. Liv. II, chap. 30 et suivants.

 

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Seigneur n'a pas permis aux deux prophètes de vivre ici après la rémission de leurs fautes.

C'est ce qu'on pourrait leur dire et autres choses s'ils prouvaient que les deux prophètes ne dussent jamais mourir. Mais comme ils ne peuvent pas le prouver et qu'il est plus croyable que les deux prophètes mourront un jour, set exemple ne sert absolument de rien à leur cause.

9. Il est un passage de l'Apôtre (1) qui demanderait ici quelque explication : « Nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux sur les nuées, pour aller dans les airs au-devant de Jésus-Christ; et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur (2) ; » la difficulté qui peut s'offrir ne fait rien à nos adversaires, elle tient au fait même dont parle saint Paul. Quand même ceux dont il est ici question ne devraient pas mourir, je ne vois pas trop ce qu'y gagneraient nos contradicteurs, puisque nous pouvons faire la même réponse que pour les deux prophètes. Quant à ce qui touche aux paroles du bienheureux Apôtre, elles paraissent signifier qu'à l'avènement du Seigneur à la fin des siècles, lorsque les morts ressusciteront, quelques fidèles ne mourront pas, mais que, tout vivants encore, ils seront revêtus de l'immortalité donnée aux autres saints et qu'ils seront «enlevés avec eux sur les nuées : » je n'ai jamais compris autrement cet endroit de l'Apôtre, toutes les fois que je m'y suis arrêté.

10. Cependant je voudrais entendre ici de plus savants que moi, pour savoir si ces autres paroles de l'Apôtre ne s'appliquent pas également à ceux qui croient que quelques-uns, sans passer par la mort, iront dans la vie éternelle : « Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne prend point vie, s'il ne meurt auparavant (3). » Nous lisons aussi dans beaucoup d'exemplaires que « nous ressusciterons tous (4) : » or, comment cela se ferait-il si nous ne mourions pas tous? car il n'y a pas de résurrection s'il n'y a pas eu mort. Cela résulte plus clairement de ce qu'on lit au même endroit dans quelques exemplaires «nous mourrons tous, » y est-il dit; et d'autres passages analogues des saintes Lettres semblent nous obliger à croire que nul homme ne pourra, sans mourir, parvenir à l'immortalité. « Nous qui vivons, dit l'Apôtre, et qui

 

1. Saint Augustin a reproduit la suite et la fin de cette lettre dans son livre des Huit questions de Dulcitius, question 3e.

2. I Thes. IV, 16. — 3. I Cor. XV, 36. —. 4. I Cor, XV, 51.

 

sommes réservés pour l'avènement du Seigneur, nous ne préviendrons pas ceux qui sont morts. Car dès que le signal aura été donné par la voix de l'archange et par la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel; et ceux qui sont morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers; ensuite, nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux sur les nuées pour aller dans les airs au-devant de Jésus-Christ; et ainsi. nous serons toujours avec le Seigneur (1). » Voilà, comme je l'ai déjà dit, des paroles sur lesquelles je voudrais consulter de plus savants que moi; je voudrais savoir si on peut les expliquer de manière à entendre que tous les hommes qui vivent ou qui vivront après nous doivent mourir : dans ce cas, je rectifierais le sentiment que j'ai autrefois exprimé à cet égard. Car nous ne devons pas être des docteurs indociles; et assurément il vaut mieux que l'homme soit redressé parce qu'il se sera fait petit que de se briser pour avoir refusé de plier. Nous écrivons pour nous instruire et pour instruire les autres, nous écrivons pour essayer de sortir de notre infirmité, mais il n'y a rien dans nos ouvrages qui puisse ressembler à l'autorité canonique.

11. Si on ne peut trouver aux paroles de l'Apôtre aucun autre sens, et si on s'attache à ce que le texte même semble porter avec tant d'évidence, c'est-à-dire qu'il en est qui, à l'avènement du Seigneur à la fin des temps, seront revêtus de l'immortalité sans être dépouillés de leurs corps, de façon que ce qui est mortel en eux soit absorbé par la vie (2); si , dis-je , on s'en tient là, ce sens s'accordera avec ce que nous professons dans notre règle de foi, savoir que le Seigneur viendra juger les vivants et les morts; et nous n'aurons même pas besoin d'entendre par les vivants les justes, par les morts les impies; mais les vivants seront ceux que Jésus-Christ, à son second avènement, trouvera encore en ce monde, et les morts ceux qui en seront déjà sortis. S'il en était ainsi, il faudrait voir comment on pourrait comprendre ces autres paroles : « Ce que tu sèmes ne prend pas vie sans être mort auparavant, » et celles-ci : « Nous ressusciterons tous, » ou bien : « Nous mourrons tous : » il faudrait les concilier avec l'opinion qu'il y aura des fidèles qui passeront en corps et en

 

1. I Thes. IV, 14-16. — 2. II Cor. V, 4.

 

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âme dans l'éternelle vie sans avoir connu la mort.

12. Mais quelque soit le sens le plus vrai et le plus profond de ce passage, que tous subissent la mort comme peine du péché ou que quelques-uns en soient affranchis, qu'est-ce que cela fait à la question? Il n'en est pas moins vrai que la mort, non-seulement de l'âme , mais aussi du corps, n'est qu'une suite du péché, et qu'il y a une plus grande puissance de la grâce à faire passer les justes de la mort à la béatitude éternelle qu'à leur épargner la mort. En voilà assez sur ceux dont vous me parlez dans votre lettre, quoique je pense qu'ils ne disent plus qu'Adam serait mort, lors même qu'il n'eût pas péché.

13. Pour ce qui regarde la question de la résurrection et ceux qu'on croit ne pas devoir mourir, mais passer de la mortalité à l'immortalité sans être entrés dans le sépulcre , il faudrait un examen plus attentif; et si vous avez entendu, lu ou trouvé par vous-même, ou s'il vous arrive d'entendre, de lire ou de découvrir par vos propres efforts une bonne solution de cette difficulté, je vous demande de vouloir bien me la communiquer. Car moi, je l'avouerai à votre Charité, j'aime mieux apprendre qu'enseigner. C'est un avertissement que nous donne l'apôtre saint Jacques : « Que tout a homme, dit-il, soit prompt à écouter, lent à a parler (1). » La beauté de la vérité doit donc nous engager à apprendre, une nécessité de charité doit nous obliger d'enseigner. Mais il faut plutôt souhaiter de ne plus être dans la nécessité qui fait que l'homme enseigne quelque chose à l'homme, afin que tous nous n'ayons que Dieu pour maître. Du reste, c'est Dieu lui-même qui nous instruit quand nous apprenons ce qui appartient à la piété véritable, lors même qu'il semble que ce soit un homme qui nous l'enseigne. Car ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement (2). Si donc les Apôtres qui ont planté et arrosé n'eussent été rien sans Dieu qui a donné l'accroissement, que sera-ce de vous et de moi et de qui que ce soit de ce temps, que sera-ce de nous tous quand nous nous prenons pour des docteurs?

 

1. Jacq. I, 19. — 2. I Cor. III, 7.

LETTRE CXCIII. (Année 418.)
 

L'évêque d'Hippone, dans cette lettre au diacre Célestin (1), trace en quelques lignes le caractère et les devoirs de la charité (2).

 

AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER ET SAINT FRÈRE CÉLESTIN, SON COLLÈGUE DANS LE DIACONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. J'étais absent au loin, lorsqu'une lettre de votre sainteté, qui était à mon adresse, m'a été apportée à Hippone par le clerc Projectus. A mon retour, l'ayant lue, je pensai que je vous devais une réponse, et j'attendais une occasion, et voilà tout à coup qu'il s'en présente une fort douce : notre très-cher frère Albin, acolyte, va partir. Plein de joie donc de vous savoir en bonne santé comme je le souhaitais, je rends à votre sainteté le salut qui lui est dû. Mais je ne suis jamais quitte de la charité, seule dette dont on ne parvienne jamais à se libérer. Car elle est payée quand on débourse pour elle, mais on est redevable même après avoir payé, parce qu'il n'y a pas de temps où il ne faille débourser encore. On ne perd pas en rendant, mais plutôt on multiplie : car on paye la dette de la charité en la conservant, non point en s'en privant. Et comme on ne peut pas rendre si on n'a pas, on ne peut pas avoir si on ne paye : bien plus, la charité s'accroît dans l'homme qui en paye la dette, et s'accroît d'autant plus qu'on en remplit les devoirs à l'égard de plus de monde. Comment la refuser à des amis, puisqu'elle est due aux ennemis eux-mêmes? Avec les ennemis, c'est comme une avance qu'elle fait avec précaution; avec les amis elle remplit, en toute sûreté, une obligation qui est réciproque. Elle fait pourtant ce qu'elle peut, même auprès de ceux à qui elle rend le bien pour le mal, pour

 

1. Quatre ans après cette lettre, le diacre Célestin dont il est ici question, succédait à Boniface Ier. Son pontificat dura près de dix ans. Il défendit la vérité chrétienne contre les erreurs de Nestorius et de Pélage.

2. On sait le beau parti que Bossuet a tiré de cette lettre. Voir serm. pour le vendredi après les Cendres. Ed. de Bar, t. II, p. 184 et suiv.

 

en recevoir ce qu'elle donne. Car nous aimons sincèrement un ennemi, nous désirons qu'il devienne notre ami; nous ne l'aimons que parce que nous voulons qu'il soit bon; et il ne le sera pas tant qu'il gardera au fond de l'âme le mal de l'inimitié.

2. La charité ne se dépense donc pas comme l'argent; l'argent diminue quand on le dépense, la charité augmente au contraire. Il y a une autre différence entre l'un et l'autre; c'est qu'on aime bien plus ceux à qui on a donné de l'argent sans avoir la pensée de le redemander; tandis que, si les largesses de la charité sont vraies, il est impossible que le coeur n'exige beaucoup en échange. L'argent que l'on reçoit reste à qui le reçoit, mais s'en va de celui qui le donne; quant à la charité, non-seulement elle s'accroît dans celui qui veut qu'on l'aime, même sans pouvoir l'obtenir, mais l'homme qui aime commence à avoir la charité lorsqu'il la rend. C'est pourquoi, Seigneur mon frère, j'ai du plaisir à vous rendre les devoirs de la charité et à en recevoir de vous les témoignages : ce que je reçois de vous, je vous le redemande encore; ce que je vous rends, je vous le dois toujours. Nous devons en effet écouter avec docilité le Maître unique dont nous sommes les disciples, et qui nous commande par la bouche de son Apôtre et nous dit : « Ne devez rien à personne, si ce « n'est de vous aimer les uns les autres (1). »

 

 

1. Les lettres du pape Zozime.

LETTRE CXCIV. (Année 418.)
 

Les artifices des pélagiens avaient trompé une portion du clergé de Rome ; le prêtre Sixte, qui s'était mal défendu contre leurs pièges, était un des hommes les plus considérables du clergé Romain; nous avons vu qu'il revint promptement à la vérité catholique. Plus son influence était grande à Rome, plus il importait de porter autour de lui la lumière et de le mettre en mesure de répondre à toutes les subtilités des pélagiens; c'est ce que comprit saint Augustin. Il adressa à Sixte la lettre suivante où il établit la doctrine catholique avec des témoignages surabondants.

 

AUGUSTIN A SON SEIGNEUR BIEN-AIMÉ DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS, A SIXTE SON SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. En vous écrivant par notre très-cher frère Albin, acolyte, je vous ai promis de vous adresser une plus longue lettre par notre saint frère Firmus, notre collègue dans le sacerdoce, qui m'a apporté la vôtre, si remplie des témoignages de votre foi : cette lettre m'a causé une joie inexprimable. Car, je l'avoue à votre Charité, c'est avec une profonde tristesse que nous entendions dire que vous favorisiez les ennemis de la grâce chrétienne. Mais cette tristesse s'est dissipée, d'abord quand nous avons appris que vous les aviez anathématisés, vous le premier, dans une assemblée nombreuse ; ensuite quand nous avons connu votre lettre au vénérable primat Valère, après l'arrivée en Afrique des lettres du Siège Apostolique' qui condamnaient les novateurs; ce que vous écriviez était court, mais vous y réprouviez fortement leur erreur; maintenant enfin que, dans une lettre à notre adresse où vous vous êtes expliqué avec plus de netteté et plus au long sur cette doctrine et contre cette doctrine, c'est la foi même de l'Eglise romaine qui nous parle, la foi de l'Eglise à laquelle le bienheureux apôtre Paul a surtout enseigné la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur; depuis lors, non-seulement toute ombre de tristesse s'est effacée de nos coeurs, mais encore ils ont. été illuminés d'une si grande allégresse que la peine et la crainte semblent n'avoir servi qu'à rendre plus vives les joies qui nous attendaient.

2. C'est pourquoi, très-cher frère, quoique nous ne vous voyions point des yeux du corps, (541) cependant nous vous possédons, nous vous aimons, nous vous embrassons en esprit dans la foi du Christ, dans la grâce du Christ, dans les membres du Christ, et nous vous répondons par le retour dé celui qui nous porte l'un à l'autre nos mutuels entretiens. Vous n'avez pas voulu seulement le charger de ce que vous m'avez écrit; vous avez voulu aussi qu'il fût auprès de moi le narrateur des choses dont il avait été le témoin auprès de vous. Nous traiterons aujourd'hui plus longuement la question, parce que nous souhaiterions que vous vous occupassiez d'instruire ceux que vous avez suffisamment intimidés, selon ce qu'on nous a dit. Car il y en a qui se croient encore très-libres de défendre les impiétés si justement condamnées; il en est d'autres qui s'insinuent dans les maisons et ne cessent de répandre en secret ce qu'ils craindraient de soutenir ouvertement; il en est aussi à qui la peur a fermé la bouche, mais qui gardent au fond du coeur ce qu'ils n'osent dire de vive voix : ceux-ci néanmoins peuvent être fort connus de nos frères, parce que la doctrine aujourd'hui condamnée les a eus pour défenseurs ardents. Il faut donc réprimer sévèrement les uns, surveiller attentivement les autres et traiter doucement les derniers tout en mettant beaucoup de soin à les instruire : si on ne craint pas qu'ils n'en perdent d'autres, on ne doit pas les négliger de peur qu'ils ne se perdent eux-mêmes.

3. Ils croient que le libre arbitre serait ôté à l'homme s'ils nous accordaient qu'il ne peut pas avoir même une bonne volonté sans le secours de Dieu. Ils ne s'aperçoivent pas que par là ils n'affermissent point le libre arbitre mais qu'ils lui portent atteinte, en ce qu'ils le placent dans le vide au lieu de lui donner pour point d'appui le Seigneur comme une pierre ferme : car la volonté est disposée par le Seigneur.

4. Il leur semblerait que Dieu fait acception de personnes s'ils croyaient qu'il n'a égard à aucun mérite antérieur en se montrant miséricordieux pour qui il veut, en appelant qui il veut, en rendant pieux qui il veut. Ils ne font pas attention que celui qui est condamné subit une peine méritée, que celui qui est délivré reçoit une grâce à laquelle il n'a aucun droit; de façon que l'un ne peut pas se plaindre d'être injustement puni ni l'antre se vanter d'avoir été l'objet de la miséricorde divine à cause de ses propres mérites. Il est surtout vrai de dire qu'il n'y a nulle acception de personnes, là où tous sont enveloppés dans une même masse de damnation et de péché, là où le sauvé peut apprendre de celui qui ne l'est pas quel eût été son châtiment si la grâce ne fût venue à son secours. Puisque c'est une grâce, elle n'est le prix d'aucun mérite : c'est un don par bonté gratuite.

5. « Mais, disent-ils, il n'est pas juste que dans une seule et même cause mauvaise, l'un soit délivré, l'autre puni. » Il serait donc juste que l'un et l'autre fussent punis : qui le niera? Alors rendons grâces au Sauveur qui nous remet la peine méritée, et ne nous condamne pas comme d'autres qui ne sont pas plus coupables que nous. Si tout homme était délivré, on ne saurait pas ce qui est dû par le péché: si personne ne l'était, on ne connaîtrait pas les bienfaits de la grâce. Dans cette question difficile disons plutôt avec l'Apôtre : « Dieu voulant montrer sa colère et faire éclater sa puissance, supporte avec beaucoup de patience les vases de colère formés pour la perdition, afin de faire paraître les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde. » L'argile ne peut pas lui dire : « Pourquoi m'avez-vous fait ainsi ? » car le potier « a le pouvoir de faire de la même masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie (1). » On le voit, toute cette masse ayant été justement condamnée, c'est la justice qui fait le vase d'ignominie, c'est la grâce qui fait le vase d'honneur, non point par un privilège dû au mérite, ni par une nécessité de destinée, ni par un caprice du hasard, mais par la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu. L'Apôtre n'ouvre pas cet abîme fermé à nos regards, mais il l'admire en s'écriant : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Combien ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles ! Qui a connu la pensée de Dieu ? Qui a été de son conseil? ou qui lui a donné le premier pour en être récompensé? Tout est de lui, par lui et en lui. Gloire à lui dans tous les siècles ! Ainsi soit-il (2). »

6. Mais ils refusent de laisser à Dieu la gloire de justifier l'impie par une grâce gratuite, ceux qui, ne connaissant pas sa justice, veulent établir leur justice propre. Quoique pressés par tant de voix pieuses, ils avouent qu'il faut

 

1. Rom. IX, 20-23. — 2. Ibid. XI, 33-36.

 

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le secours de Dieu pour les bonnes pensées et les bonnes oeuvres, mais ils prétendent toujours que cette assistance divine est précédée de quelque chose de méritoire de leur part on dirait qu'ils veulent être les premiers à donner pour recevoir ensuite de celui dont il est dit : « Qui lui a donné le premier pour en être récompensé? » Et qu'ils pensent prévenir, par leur mérite, celui dont ils savent ou plutôt dont ils ne veulent pas savoir que « tout est de lui, par lui et en lui. » C'est de la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu, que sortent les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il appelle à l'adoption ; il veut que ces richesses éclatent aussi au moyen des vases de colère formés pour la perdition. Et quelles sont ces voies incompréhensibles, sinon celles dont il est dit dans un psaume : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (1). » Sa miséricorde et sa vérité sont donc incompréhensibles ; car il a pitié de qui il veut, non par sa justice, mais par une grâce de sa miséricorde, et il endurcit qui il veut, non point par injustice, mais par une peine véritablement méritée. Et cependant, comme il est écrit que « la miséricorde et la vérité se sont rencontrées (2), » cette miséricorde et cette vérité s'accordent ici de telle manière, que la miséricorde n'empêche pas la vérité par où est puni celui qui le mérite, et que la vérité n'empêche pas la miséricorde par où on est délivré sans l'avoir mérité. De quels mérites pourrait donc se vanter celui qui est délivré, puisque s'il lui était fait selon toute rigueur de justice, il serait condamné? Est-ce à dire que les justes n'aient aucun mérite? Non, sans doute, puisqu'ils sont justes, mais ils n'avaient point de mérites pour devenir justes : car devenir juste c'est être justifié; or « on est justifié gratuitement, dit saint Paul, par la grâce de Dieu (3). »

7. Voilà la grâce qui est tant attaquée par les novateurs; toutefois Pélage, dans l'assemblée tenue en Palestine, a anathématisé ceux qui disent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, et sans cela il ne serait pas sorti de cette assemblée sans condamnation. Pourtant, dans les derniers écrits des pélagiens, on ne trouve pas autre chose, si ce n'est que la grâce est donnée aux mérites. C'est cette grâce que saint Paul prêchait avec tant de force dans son épître aux Romains,

 

1. Ps. XXIV, 10. — 2. Ps. LXXXIV, 11. — 3. Rom. III, 24.

 

afin que, de Rome, comme de la capitale du monde, sa parole se répandît mieux dans tout l'univers : c'est cette grâce qui justifie l'impie, c'est-à-dire par laquelle, d'impie qu'on était, on devient juste. Nul mérite ne la précède, car ce n'est pas la grâce, c'est la punition qui serait due à l'impie; elle cesserait d'être grâce si, au lieu d'être un don gratuit, elle était une récompense.

8. Mais quand on demande à ces gens-là quelle est donc la grâce qu'aucun mérite ne précède et que Pélage avait en vue, quand il a anathématisé ceux qui disent que la grâce de Dieu ne nous est pas donnée selon nos mérites, ils répondent qu'il voulait parler de notre propre nature dans laquelle nous sommes créés car avant d'exister, nous ne pouvions pas mériter d'être. Que tout coeur chrétien rejette un tel mensonge: il ne s'agit pas, dans les paroles de l'Apôtre, de la grâce créatrice qui nous a faits hommes, mais de celle qui nous a justifiés parce que nous étions des hommes mauvais. Telle est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Le Christ n'est pas mort pour la création d'hommes encore dans le néant, mais pour la justification des hommes coupables; il était déjà homme celui qui disait: « Malheureux homme que je suis qui me délivrera du corps de cette mort? C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). »

9. Ils peuvent dire aussi que la rémission des péchés est la grâce que nul mérite ne précède : quels peuvent être les mérites des pécheurs? Mais on n'obtient pas sans quelques mérites la rémission des péchés, si c'est par la foi qu'on l'obtient; il y a du mérite dans la foi; c'est par elle que le publicain disait : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, je ne suis qu'un pécheur. » Il revint justifié à cause de l'humilité de sa foi, parce que celui qui s'abaisse sera élevé (2). Si donc nous nous pénétrons de ce qui est véritablement la grâce, la grâce sans mérite, il nous faudra attribuer la foi elle-même, cette foi qui est le commencement de toute justice, ce qui fait qu'il est dit à l'Eglise, dans le Cantique des cantiques: « Tu viendras, tu arriveras du commencement de la foi (3); » non point au libre arbitre, tant exalté par les novateurs ni à de précédents mérites, puisque c'est par elle que commencent tous les mérites, mais à un don gratuit de Dieu, puisque « c'est

 

1. Rom. VII, 24, 25. — 2. Luc. XVIII, 13,14. — 3. Cant. IV, selon les Septante.

 

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Dieu, comme il est dit dans cette épître, qui a mesure la foi à chacun (1). » Les bonnes œuvres en effet sont faites par l'homme; mais la foi se fait dans l'homme, et sans elle l'homme ne peut rien accomplir de bon. Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (2). »

10. Que l'homme ne se vante donc pas, ni le mérite de sa prière, lors même qu'il obtient de Dieu de vaincre tout désir des choses temporelles, d'aimer les biens éternels et Dieu lui-même, source de tous les biens : c'est la foi qui prie, mais la foi a été donnée quand on ne priait pas et sans elle on ne pourrait pas prier. «Comment invoqueront-ils celui en qui ils ne croient pas? Comment croiront-ils en celui dont ils n'ont pas entendu parler? Comment en entendront-ils parler sans quelqu'un qui le leur prêche? La foi vient donc par ce qu'on entend, et l'on entend par la parole du Christ (3). » C'est pourquoi le ministre du Christ, prédicateur de cette foi, selon la grâce qui lui a été donnée (4), est celui qui plante et qui arrose; mais « ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose; tout vient de Dieu qui donne l’accroissement (5) » et qui mesure à chacun sa foi. C'est pourquoi aussi, dans un autre endroit, l'Apôtre, après avoir souhaité à ses frères la paix et la charité avec la foi, de peur qu'ils ne s'attribuent la foi, se hâte d'ajouter qu'elle vient « de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ (6); » parce que la foi n'est pas le partage de tous ceux qui entendent la parole de Dieu, et que c'est Dieu qui la mesure a chacun, comme rien de ce qui est planté et arrosé ne germe si Dieu n'y donne l'accroissement. Pourquoi l'un croit-il et l'autre ne croit-il pas, quoique tous deux aient entendu la même chose ou vu le même miracle? La réponse est cachée dans la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu, dont les jugements sont impénétrables, et en qui il n'y a point d'injustice lorsqu'il a pitié de qui il veut et qu'il endurcit qui il veut (7) : et parce que ce sont des secrets, ce ne sont pas pour cela des injustices.

11. Et après que les péchés sont remis, si l'Esprit-Saint n'habite pas dans la maison ainsi purifiée, l'esprit immonde n'y reviendra-t-il point avec sept autres démons; et alors le dernier

 

1. Rom. XII, 3. — 2. Rom. XIV, 23. — 3. Ibid. X, 14, 17. — 4. Ibid. XV, 15, 16. — 5. I Cor. III, 5, 8. — 6. I Ephés. VI, 23. —  7. Rom. X, 14, 18.

 

état de cet homme ne sera-t-il pas pire que le premier (1)? Pour que le Saint-Esprit habite en nous, ne souffle-t-il pas où il veut (2)? et la charité de Dieu, sans laquelle personne ne vit bien, se répand-elle dans nos coeurs par nous-mêmes, et non point par le Saint-Esprit qui nous est donné (3)? C'est la foi établie par l'Apôtre lorsqu'il a dit: «La circoncision n'est rien, ni l'incirconcision; mais tout vient de la foi qui opère par l'amour (4). » C'est la foi des chrétiens, non pas celle des démons, car les démons croient et tremblent (5). Mais aiment-ils? S'ils ne croyaient pas, ils ne diraient pas au Sauveur : « Vous êtes le Saint de Dieu, » ou bien : « Vous êtes le Fils de Dieu (6). » Mais s'ils aimaient ils ne diraient pas : « Qu'y a-t-il de commun entre vous et nous (7) ? »

12. C'est donc la foi qui nous attire vers le Christ ; si elle n'était pas un don gratuit, il ne nous aurait pas dit lui-même : « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire. » Plus bas il nous dit aussi: « Les paroles que je vous ai fait entendre sont esprit et vie. Mais il en est parmi vous quelques-uns qui ne croient pas. » L'Evangéliste ajoute : « Car Jésus dès le commencement savait qui devait croire en lui et qui devait le trahir (8). » Et de peur qu'on ne s'imaginât que ceux qui croient appartiennent à sa prescience de la même manière que ceux qui ne croient pas ; c'est-à-dire de peur qu'on ne pensât que Dieu connaît seulement à l'avance la bonne volonté des croyants sans leur donner la foi elle-même, l'Evangéliste ajoute aussitôt : « Et il disait : C'est pour cela que je vous ai dit : personne ne peut venir à moi s'il ne lui est donné par mon Père. » De là vient que, parmi les disciples qui l'entendirent parler de sa chair et de son sang, il y en eut qui se retirèrent scandalisés; d'autres crurent et demeurèrent avec lui (9). Nul ne peut venir à lui sans une grâce du Père et par conséquent du Fils et du Saint-Esprit; car les dons et les couvres de l'inséparable Trinité sont indivisibles, et le Fils en honorant ainsi son Père ne prouve pas qu'il y ait entre son Père et lui quelque différence, mais il nous fit voir un grand exemple d'humilité.

13. Que disent-ils ici, non pas contre nous, mais contre l'Evangile, les défenseurs ou plutôt

 

1. Matth. XII, 44, 45. — 2. Jean, III, 8. — 3. Rom. V, 5. — 4. Gal. V, 6. — 5. Jacques, II, 19. — 6. Luc, IV, 41. — 7. Matt, VIII , 29. — 8. Jean, VI, 64-66. — 9. Rom. IX, 19.

 

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tôt les séducteurs du libre arbitre, séducteurs parce qu'ils lui inspirent de l'orgueil en lui inspirant de la présomption ; que disent-ils donc que l'Apôtre ne se soit objecté à lui-même comme s'il avait eu à répondre à des gens comme eux ? « Tu me dis : pourquoi se plaindre encore ? qui donc résiste à la volonté de Dieu ? » L'Apôtre se pose cette difficulté comme si elle lui eût été adressée par des contradicteurs qui n'auraient pas accepté ce qu'il avait dit précédemment : « Donc il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut. » Répondons-leur donc avec lui, car nous ne saurions mieux trouver que lui: « O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu (1) ? »

14. Nous cherchons et nous trouvons comment on mérite l'endurcissement. La masse entière a été condamnée à cause du péché ; Dieu n'endurcit point en inspirant la malice mais en n'accordant pas la miséricorde ; car ceux à qui il ne l'accorde pas n'en sont pas dignes et ne la méritent point: ils ne méritent que de ne pas la recevoir. Mais nous cherchons, sans le trouver, comment on mérite la miséricorde parce qu'il n'y a rien par où on puisse l'obtenir : la grâce cesserait d'exister si, au lieu d'être un don gratuit, elle était une récompense.

15. Si nous disons que la foi précède et que par elle on mérite la grâce, quel mérite avait donc l'homme avant la foi, pour qu'il fût digne de la recevoir ? qu'a-t-il qu'il n'ait reçu? Mais s'il l'a reçu, pourquoi s'en glorifie-t-il comme s'il le tenait de lui-même (2) ? De même que l'homme n'aurait ni la sagesse, ni l'intelligence, ni le conseil, ni la force, ni la science, ni la piété, ni la crainte de Dieu, si, selon la parole du prophète (3), il n'avait reçu l'esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science, de piété et de crainte de Dieu; de même qu'il n'aurait ni la force, ni la charité, ni la continence, s'il n'avait reçu le divin Esprit dont l'Apôtre dit : « Vous n'avez pas reçu un Esprit de crainte, mais de force, d'amour et de modération (4); » ainsi l'homme n'aurait pas la foi s'il n'avait reçu l'Esprit de foi dont le même Apôtre a dit : « Nous avons le même Esprit de foi selon ce qui est écrit : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; et nous, nous croyons., c'est pourquoi nous parlons (5). » Or il ne se donne pas en considération

 

1. Rom. X, 18-20. — 2. I Cor. IV, 7. — 3. Is. XI, 2-3. — 4. II Tim. I, 7. — 5. II Cor. IV, 13.

 

 

de propres mérites, mais par la miséricorde de celui qui a pitié de qui il veut; l'Apôtre nous le montre clairement lorsqu'il dit de lui-même : « J'ai obtenu miséricorde pour que je fusse fidèle (1). »

6. Si nous disons que le mérite de la prière précède et nous aide à obtenir la grâce, nous disons par le fait qu'elle est un don de Dieu, puisqu'on le lui demande par la prière : dès lors l'homme ne saurait penser qu'il la tire de lui-même; s'il l'avait en son pouvoir, il ne la demanderait pas. Cependant la prière se trouve aussi comptée parmi les dons de la grâce, ce qui nous empêche de croire que la grâce soit précédée en nous par les mérites de l'oraison: car alors elle ne serait plus un don gratuit, elle ne serait plus grâce, puisqu'elle serait le prix des bonnes oeuvres. « Nous ne savons rien demander comme il faut, dit le docteur des nations; mais l'Esprit lui-même prie pour nous avec des gémissements ineffables (2). » Que veut dire l'Apôtre, quand il dit que « l'Esprit demande, » sinon que l'Esprit nous fait demander? Le témoignage le plus certain de dénûment, c'est de demander par des gémissements ; or, il n'est pas permis de croire que quelque chose manque à l'Esprit-Saint. Mais il est dit « qu'il demande » parce que c'est lui qui nous fait prier, et qui nous inspire l'oraison et le gémissement. C’est ainsi qu'il est dit dans l'Evangile : « Ce n'est pas vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (3). » Car ceci ne se passe point en nous, sans que nous fassions rien. L'Ecriture, pour mieux marquer ce secours de l'Esprit-Saint, dit donc que c'est lui qui fait ce qu'il nous fait faire.

17. L'Apôtre montre bien que ce n'est pas notre esprit qui demande avec des gémissements ineffables, mais l'Esprit-Saint qui vient en aide à notre infirmité. En effet il commence par dire : « l'Esprit nous aide dans notre faiblesse, » puis il ajoute . « Car nous ne savons rien demander comme il faut; » et le reste. Il dit de cet Esprit plus clairement ailleurs: « Vous n'avez point reçu l'Esprit de servitude pour vous conduire encore dans la crainte, mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption des « enfants par lequel nous crions : mon Père, « mon Père (4). » Il ne dit pas que l'Esprit lui. même crie vers Dieu en priant, mais que par

 

1. I Cor. VII, 25. — 2. Rom. VIII, 26. — 3. Matth. X, 20. — 4. Rom, VIII, 26, 15.

 

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lui « nous crions: mon Père, mon Père. » Il dit cependant dans un autre endroit : « Parce que vous êtes les enfants de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : mon Père, mon Père (1). » Il ne dit pas ici: « En qui nous crions; » il a mieux aimé dire que c'est l'Esprit qui crie lui-même, ce qui fait que nous crions. Il en est de même de ces passages : « l'Esprit lui-même demande par des gémissements ineffables; » et encore : « c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous. »

18. De même donc que personne n'est sage, n'a l'entendement droit, n'excelle par le conseil et la force, n'est pieux avec science, ne sait avec piété, ne craint Dieu d'une crainte chaste, s'il n'a pas reçu l'Esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science, de piété et de crainte de Dieu; de même que nul n'a une vertu véritable, une charité sincère, une continence religieuse, si ce n'est par l'Esprit de vertu, de charité, de continence; ainsi sans l'Esprit de foi nul ne peut bien croire, et sans l'Esprit d'oraison nul ne peut utilement prier. Ce ne sont pas là autant d'esprits différents, mais toutes ces choses sont l'oeuvre d'un seul et même esprit qui les distribue à chacun comme il veut (2); parce que l'Eprit souffle où il veut (3). Cependant, il faut l'avouer, le secours qu'il prête n'est pas le même pour un coeur où il n'habite pas encore, ou pour un coeur où il habite. Car lorsqu'il n'habite pas encore, il aide pour qu'on soit fidèle; lorsqu'il habite, il aide celui qui l'est déjà.

19. De quelle manière l'homme peut-il donc mériter la grâce, puisque aucun mérite ne saurait être en nous que l'oeuvre de la grâce, et que, lorsque Dieu couronne nos mérites, il ne couronne que ses dons? De même que, dès le commencement de notre foi, nous avons obtenu miséricorde, non point parce que nous étions fidèles, mais pour que nous le devinssions; ainsi, à la fin, où l'on entrera dans la vie éternelle, il nous couronnera, comme il est écrit, « dans sa compassion et sa miséricorde (4). » Ce n'est donc pas en vain qu'on chante à Dieu : « Sa miséricorde me préviendra (5); sa miséricorde me suivra (6). » Aussi la vie éternelle est elle-même une grâce. On la possédera sans fin à la fin de la vie, car elle est

 

1. Gal. IV, 6. — 2. I Cor. XII, 11. — 3. Jean, III, 8. — 4. Ps. CII, 4. — 5. Ibid. LVIII,11. — 6.  Ibid. XXII, 6.

 

la récompense des mérites antérieurs; mais, comme par nous-mêmes nous aurions été impuissants à les accomplir et qu'il a fallu pour cela le secours de la grâce de Dieu, cette vie éternelle est accordée gratuitement : cela ne veut pas dire qu'elle ne soit pas le prix des mérites, mais parce ces mérites mêmes sont des dons de Dieu. C'est l'apôtre Paul, le grand défenseur de la grâce, qui appelle la vie éternelle une grâce. « La mort, dit-il, est la solde du péché; mais la vie éternelle est une grâce de Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). »

20. Voyez, je vous prie, tout ce qu'il y a d'intention profonde dans cette brièveté d'expressions; en considérant bien ce peu de mots, la question elle-même perd de son obscurité. Après que l'Apôtre a dit : « La mort est la solde du péché, » qui ne penserait qu'il peut ajouter avec une très juste conséquence : La vie éternelle est la solde de la justice. Et c'est vrai, puisque, de même que la mort est la peine du péché, de même la vie éternelle est 1a récompense de la justice. Si l'Apôtre ne voulait pas se servir du mot de justice, il se serait servi du mot de foi; car le juste vit de la foi (2). C'est pourquoi la vie éternelle est appelée récompense en beaucoup d'endroits des saintes Ecritures; nulle part la justice ou la foi n'est appelée récompense, parce qu'on est récompensé de sa justice ou de sa foi. Mais ce que le salaire est à l'ouvrier la solde l'est au soldat.

21. Le bienheureux Apôtre craignait l'orgueil qui tente de se glisser dans le coeur des plus grands saints, et il nous dit que, pour y échapper, un ange de Satan lui avait été donné qui le souffletait (3); l'Apôtre donc, s'armant de vigilance contre cette peste de l'orgueil, dit que « la mort est la solde du péché. » C'est bien la solde parce qu'elle est due, parce qu'elle est proportionnée, parce qu'elle est justement payée. Ensuite, de peur que l'homme juste ne s'élevât en croyant que le bien vient de lui de la même manière que le mal est son oeuvre, saint Paul ne dit point, par opposition : La vie éternelle est la solde de la justice, mais : « la vie  éternelle est une grâce de Dieu. » Et, pour qu'on ne cherche pas une autre voie que celle du Médiateur, il ajoute : « En Jésus-Christ Notre-Seigneur. » C'est comme s'il disait : Pourquoi, lorsque tu entends que la mort est

 

1. Rom. VI, 23. — 2. Hab, II, 4; Rom. I, 17. — 3. II Cor. XII, 7.

 

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la solde du péché, te prépares-tu à t’élever, ô justice humaine qui n'es que de l'orgueil sous le nom de justice? Pourquoi te prépares-tu à t'élever et à demander comme une solde qui te serait due, la vie éternelle en opposition avec la mort? C'est à la véritable justice qu'est due la vie éternelle; et si la justice est véritable, ce n'est pas de toi qu'elle vient; le Père des lumières la fait descendre d'en haut (1). Pour la posséder, si toutefois tu la possèdes, il faut que tu l'aies reçue; qu'as-tu en effet que tu n'aies reçu (2). C'est pourquoi, ô homme, si tu dois obtenir la vie éternelle, ce sera, il est vrai, la récompense de la justice, mais ce sera pour toi une grâce, car c'est aussi une grâce pour toi que la justice elle-même. Si la justice venait de toi, ce serait alors que la vie éternelle te serait donnée comme une pure récompense. Mais maintenant nous recevons tout de la plénitude divine, non-seulement la grâce par laquelle nous portons pieusement jusqu'à la fin tout le poids des travaux de cette vie, mais encore une autre grâce pour cette grâce, une grâce (3) qui nous fera vivre plus tard dans les douceurs d'un repos éternel. Rien de meilleur pour notre salut que la foi à cette doctrine, parce qu'il n'y a rien que l'intelligence comprenne avec plus de vérité, et nous devons écouter le Prophète lorsqu'il nous dit : « Si vous ne croyez pas vous ne comprendrez pas (4). »

22. « Mais, ajoute notre adversaire, les hommes qui ne veulent pas vivre dans la justice et dans la foi diront pour leurs excuses : « Quel est notre tort en vivant mal, puisque nous n'avons pas reçu la grâce pour bien vivre? » Ceux qui vivent mal ne peuvent pas véritablement dire qu'ils ne font rien de mal, car ne rien faire de mal c'est bien vivre; mais si leur vie est mauvaise, c'est que leur fonds est mauvais, soit par suite du péché originel, soit à cause du mal qu'ils ont volontairement commis eux-mêmes. S'ils sont au rang des vases de colère formés pour la perdition où ils tombent justement, qu'ils se l'imputent à eux-mêmes ils appartiennent à cette masse que Dieu a justement condamnée, à cause du péché d'un seul dans lequel tous ont péché. Mais s'ils font partie des vases de miséricorde qui sont tirés de la même masse et que Dieu n'a point voulu frapper du supplice qui leur était dû, qu'ils

 

1. Jacq. I, 17. — 2. I Cor. IV, 7. —  3. Jean, I, 16. — 4. Is. VII, 9. selon les Septante.

 

ne s'enorgueillissent point, qu'ils glorifient plutôt Dieu lui-même qui leur a fait une miséricorde à laquelle ils n'avaient aucun droit; et « s'ils ont d'autres pensées Dieu les éclaircira (1). »

23. Quelle pourra donc être leur excuse? Ce qu'ils peuvent dire, l'Apôtre se l'était brièvement objecté à lui-même, et d'avance il les avait fait parler : « Pourquoi se plaindre encore? Qui donc résiste à la volonté de Dieu? » C'est comme s'ils avaient dit: Pourquoi nous reproche-t-on- d'offenser Dieu par une mauvaise vie, puisque nul ne peut résister à la volonté de celui qui nous a endurcis en nous refusant sa miséricorde? Si donc par cette excuse ils n'ont pas honte de contredire, non pas nous mais l'Apôtre, pourquoi ferions-nous difficulté dé leur répéter de temps en temps ces paroles de l'Apôtre lui-même: « O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu? Le vase d'argile dit-il au potier qui l'a formé : Pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de tirer d'une même masse » justement condamnée un « vase d'honneur » à cause de sa miséricorde, « un vase d'ignominie » à cause de sa justice, « pour faire éclater les richesses de sa gloire « sur les vases de miséricorde » en leur montrant la grandeur du bienfait qui leur est accordé, car le supplice réservé aux vases de colère était dû à tous également? Qu'il suffise au chrétien qui vit de la foi, qui ne voit encore rien que d'une manière imparfaite et qui sait peu (2), qu'il lui suffise de savoir ou de croire que Dieu ne délivre personne que par une miséricorde gratuite en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'il ne condamne personne que par une exacte et véritable justice par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur. Pourquoi délivre-t-il celui-ci plutôt que celui là? Qu'on en trouve la raison si on peut pénétrer dans la grande profondeur des jugements divins : mais, toutefois, qu'on prenne garde au précipice. Car y a-t-il de l'injustice en Dieu? Loin de nous cette pensée ! Mais ses jugements sont impénétrables, et ses voies incompréhensibles.

24. C'est seulement de ceux gui ne sont plus enfants qu'on peut dire avec vérité : Ceux-ci n'ont pas- voulu comprendre pour bien faire (3); ceux-là, ce qui est pis, ont compris et n'ont point obéi. Il est écrit: « Le mauvais serviteur

 

1. Philip. III, 15. — 2. I Cor. XIII, 9, 10. — 3. Ps. XXXV, 4.

 

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ne sera point corrigé par des paroles; s'il comprend il n'obéira pas (1). » Pourquoi n'obéira-t-il pas sinon par sa très-mauvaise volonté? L'équité divine lui réserve une condamnation plus grande, car on redemande plus à qui on a plus donné (2). C'est de. ceux-là que l'Ecriture dit qu'ils sont inexcusables : ils connaissent la vérité et ils persévèrent dans le mal. « Car la colère de Dieu s'est révélée du haut du ciel contre l'impiété et l'iniquité de tous les hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice, parce qu'ils ont connu ce qu'on peut connaître de Dieu. Dieu le leur a manifesté. Car les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité sont devenues visibles dans ses ouvrages depuis la création du monde, en sorte qu'ils sont inexcusables. »

25. Si l'Apôtre déclare inexcusables ceux qui, ayant pu reconnaître dans les ouvrages de Dieu ses perfections invisibles, n'ont cependant pas obéi à la vérité, mais sont restés injustes et impies; parce qu'ils ont connu Dieu, « mais ne l'ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces (3); » combien plus sont inexcusables ceux qui, instruits par la loi de Dieu, se font conducteurs des aveugles et se mêlent d'enseigner aux autres au lieu d'apprendre eux-mêmes, ceux qui prêchent qu'il ne faut pas voler et qui volent, et tombent dans les autres désordres que leur reproche saint Paul quand il dit : « C'est pourquoi, ô homme qui que tu sois, qui condamnes les autres, tu es inexcusable; en les condamnant tu te condamnes toi-même, car tu fais les mêmes choses que tu condamnes (4). »

26. Le Seigneur lui-même dit aussi dans l'Evangile : « Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé , ils n'auraient pas de péché; mais maintenant ils n'ont point d'excuse de leur péché (5). » Ils n'étaient pas sans péché, car ils en étaient chargés et des plus graves; mais le Seigneur veut dire que, s'il n'était pas venu, ils n'auraient pas été coupables de n'avoir pas cru en lui après l'avoir entendu. Ils n'ont pas l'excuse de pouvoir dire nous n'avons pas entendu, c'est pourquoi nous n'avons pas cru. Tel est en effet l'orgueil de. l'homme si confiant dans les forces de son libre arbitre, qu'il se croit excusé lorsqu'il croit

 

1. Ps. XXIX, 19. — 2. Luc, XII, 47, 48. — 3. Rom. I, 18-21.— 4. Rom. II,1. — 5 Jean, XV, 22.

 

pécher par ignorance plus que par sa propre volonté.

27. Dans ce sens, l'Ecriture divine appelle inexcusables ceux qui sont convaincus de pécher avec connaissance. Toutefois la justice de Dieu n'épargne pas non plus ceux qui n'ont pas entendu sa parole : « Quiconque, dit l'Apôtre, aura péché sans la loi périra sans la loi (1). » Ceux-ci pensent trouver des excuses, mais Dieu ne les admet pas; il sait qu'il a fait l'homme droit, qu'il lui a donné le précepte de l'obéissance, et que le péché qui passe à la postérité d'Adam n'est que l'effet d'un mauvais usage du libre arbitre. Il ne faut pas dire qu'on soit damné. sans avoir péché; car le péché d'Adam a passé dans tous les hommes; ils en sont coupables avant de commettre des fautes qui leur soient propres (2). Tout pécheur est donc sans excuse, qu'il soit coupable du péché originel ou d'autres fautes ajoutées par sa propre volonté; qu'il sache ou qu'il ignore, qu'il juge ou ne juge pas : l'ignorance de ceux qui ne veulent pas entendre est sans aucun doute elle-même un péché; l'ignorance de ceux qui n'ont pas pu savoir est la peine du péché. Dans les uns et les autres ce n'est pas l'excuse qui est juste, c'est la condamnation.

28. Les divines Ecritures déclarent inexcusables ceux qui ne pèchent pas par ignorance , mais avec connaissance , afin que , d'après le jugement de leur orgueil par lequel ils mettent tant de confiance dans les forces de leur propre volonté , ils se reconnaissent inexcusables à leurs propres yeux. Ils n'ont pas l'excuse de l'ignorance, et n'ont pas encore cette justice pour laquelle, selon eux, suffisait la puissance du libre arbitre. Mais celui à qui le Seigneur a accordé la grâce de savoir et d'obéir, a dit : « La loi donne la connaissance du péché (3). Je ne connais le péché que par la loi; car je n'aurais pas connu la convoitise , si la loi n'avait dit . Tu ne convoiteras point (4). » Il n'a pas en vue l'homme ignorant de la loi qui prescrit, mais l'homme indigne de la grâce libératrice, lorsqu'il dit : « Je trouve du plaisir dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur (5). » Cette connaissance de la loi et ce plaisir qu'il y trouve ne l'empêchent pas de s'écrier : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera du corps de cette mort? C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-

 

1. Rom. II, 12. — 2. Ibid. V, 12. — 3. Rom. III, 20. — 4. Ibid. VII, 7. — 5. Ibid. VII, 22.

 

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Seigneur (1). » Il n'y a donc que le Sauveur qui puisse nous guérir des plaies que nous a faites le meurtrier du genre humain. Il n'y a que la grâce du Rédempteur qui puisse délivrer des liens de l'esclavage ceux qui ont été vendus au péché.

29. Par conséquent, tous ces coupables qui cherchent à s'excuser dans leur corruption et leur iniquité subissent une très-juste punition, puisque ceux qui sont délivrés ne le sont que par grâce. Si l'excuse était juste; ce n'est point par grâce, c'est par justice qu'on serait délivré. Du moment que c'est par grâce seule, rien de juste n'a été trouvé dans l'objet de cette miséricorde, ni la volonté, ni les oeuvres, ni même l'excuse : si celle-ci était fondée, la délivrance serait due au mérite et non à la grâce. Nous savons que la grâce du Christ délivre même quelques-uns de ceux qui disent : « Pourquoi se plaindre encore? qui donc résiste à la volonté de Dieu? » Si l'excuse était juste, c'est en considération de cette justice qu'ils seraient délivrés au lieu de l'être par une grâce gratuite ; et s'ils le sont par grâce , l'excuse n'est pas juste , car la grâce libératrice n'est véritablement grâce que quand elle n'est pas due selon la justice. Ainsi, ceux qui disent: « Pour« quoi se plaindre encore? qui donc résiste à « la volonté de Dieu? » sont dans la situation de l'homme insensé dont parle Salomon: « La folie de l'homme renverse ses voies, et dans son coeur il accuse Dieu (2). »

30. Dieu forme, il est vrai, des vases de colère pour la perdition afin de montrer sa colère , de laisser voir sa puissance qui fait un bon usage des méchants, et afin de laisser éclater les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde formés pour un honneur qui n'est pas dû à la masse condamnée, mais qui est accordé par une libéralité de sa grâce; toutefois, dans ces mêmes vases de colère formés pour une ignominie méritée, c'est-à-dire dans ces hommes qui ont été créés parce que leur nature est un bien, mais que le péché a voués au supplice, Dieu condamne le mal que la vérité réprouve à bon droit, et ne le fait pas. De même que la nature humaine, assurément très-digne de louange , est l'oeuvre de la volonté de Dieu, ainsi le péché, assurément très-digne de condamnation, est l'oeuvre de la volonté de l'homme. Cette volonté de l'homme a fait passer le vice héréditaire aux descendants

 

1. Rom. VII, 24. — 2. Prov. XIX, 3.

 

renfermés dans le père du genre humain quand il a péché; ou bien elle a gagné aussi d'autres vices, lorsque chacun a mal vécu dans la vie qui lui était propre. Mais qu'il s'agisse du péché originel ou des péchés que chacun amasse soit par ignorance, soit par refus de s'instruire, soit avec une pleine connaissance de la loi (ce qui ajoute beaucoup à la faute), nul n'est délivré et justifié que par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Cette grâce ne nous délivre pas seulement parce que les péchés nous sont remis, mais parce que c'est elle qui auparavant nous inspire la foi et la crainte de Dieu , et nous fait prier avec amour et utilité pour notre âme, jusqu'à ce que « nous soyons guéris de toutes nos langueurs, jusqu'à ce que notre vie soit rachetée de la corruption et que nous soyons couronnés dans la compassion et la miséricorde (1). »

31. Nos adversaires craindraient d'accuser Dieu de faire acception de personnes si, dans une seule et même cause, on disait que sur les uns descend la miséricorde, et que sur les autres demeure la colère d'en-haut; mais toute la force de leurs raisonnements tombe devant les enfants. Je ne parle pas de la condamnation qui atteint ceux-ci, tout nouveaux-nés qu'ils soient, et qui a fait dire à l'Apôtre que « par le péché d'un seul tous les hommes sont tombés dans la condamnation, » d'où l'on n'est délivré que par celui dont le même Apôtre a dit: « Par la justice d'un seul tous les hommes reçoivent la justification qui donne la vie (2);» je ne dirai donc rien de cette peine commune à tous, et me bornerai à une vérité sur laquelle nos adversaires demeurent d'accord avec nous, car ils sont contraints de céder à l'autorité évangélique ou plutôt à la foi unanime de tous les peuples chrétiens ; et cette foi proclame « qu'aucun enfant, s'il n'est régénéré par l'eau et l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume des cieux (3). » Qu'ils veuillent bien m'expliquer pourquoi, parmi ces enfants, les uns sortent de ce monde baptisés, pourquoi les autres, livrés à des mains infidèles, ou même appartenant à des parents chrétiens, exhalent leur dernier souffle avant d'avoir été présentés au baptême? Diront-ils que ceci est une affaire de destinée et de hasard? Je ne pense pas qu'ils en arrivent à une telle démence, tant qu'ils voudront conserver tant soit peu le nom de chrétiens.

 

1. Ps. CII, 3, 4. — 2. Rom, V, 18. — 3. Jean, III, 5.

 

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32. Pourquoi donc pas un enfant n'entrera-t-il dans le royaume des cieux, s'il n'a pas reçu le baptême? S'est-il choisi lui-même les parents infidèles ou négligents de qui il devait naître?

Que dirai-je des innombrables morts inopinées et subites par lesquelles disparaissent souvent des enfants, même des enfants de parents religieux, qui se trouvent ainsi enlevés à la grâce du baptême ; tandis que, au contraire, des enfants nés de parents sacrilèges et ennemis du Christ, venant à tomber entre des mains chrétiennes, ne quittent pas ce monde sans avoir reçu le sacrement de la régénération? Que peuvent répondre ici ces gens qui veulent que des mérites humains précèdent la grâce, de peur de laisser croire que Dieu fasse acception de personnes? Quelles sont ici les bonnes oeuvres antérieures? En trouverez-vous dans les enfants? mais il n'en est aucune qui leur soit propre, et les uns et les autres appartiennent à la masse condamnée. Regarderez-vous du côté des parents? mais ceux dont les enfants sont morts subitement sans le baptême du Christ se recommandaient par de bonnes oeuvres, et ceux dont les enfants ont obtenu la grâce baptismale par le soin de personnes chrétiennes, ne faisaient que le mal ? Voilà donc la providence de Dieu, elle qui sait le nombre des cheveux de notre tête, et sans la volonté de laquelle un passereau ne tombe pas sur la terre (1), elle que nul destin ne force, que nul accident fortuit n'arrête et que nulle iniquité ne corrompt; voilà la Providence qui ne dispose pas les choses pour que tous les enfants de ceux qui sont à lui, obtiennent par la régénération le céleste héritage , et qui parfois l'accorde à des enfants appartenant à des impies ! Tel enfant, né d'une pieuse union, la joie des siens en arrivant au monde, est étouffé par une mère ou une nourrice endormie , et devient étranger à la foi de sa famille ; tel autre, né du vice, exposé par la peur cruelle de sa mère, est recueilli et baptisé par la piété compatissante et la sollicitude chrétienne de personnes étrangères, et devient associé et participant au royaume éternel. Lorsqu'on aura réfléchi et médité sur ces choses, osera-t-on encore nous dire que Dieu, dans sa grâce, fait acception de personnes ou qu'il récompense des mérites antérieurs?

33. Nos adversaires pourront bien s'épuiser en efforts pour découvrir des oeuvres bonnes

 

1. Matth. X, 29, 30.

 

ou mauvaises dans les créatures en âge de raison : mais que diront-ils de ces enfants? Qu'a fait l'un, pour mériter d'être étouffé durant la nuit; l'autre, pour mériter les soins pieux auxquels il doit la grâce du baptême ? Il leur faudra bien de l'orgueil et de l'aveuglement s'ils ne finissent pas par s'écrier avec nous : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ? Combien ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles !. » Que leur folle opiniâtreté ne s'en prenne donc plus à la miséricorde gratuite de Dieu : qu'ils permettent au Fils de l'Homme de chercher et de sauver ceux qui étaient perdus quelque soit leur âge (1) ; qu'ils cessent de vouloir pénétrer dans les impénétrables jugements de Dieu, et de demander pourquoi, dans une même cause, la miséricorde descend sur l'un et la colère demeure sur l'autre.

34. Qui sont-ils pour répondre à Dieu? Quand Rébecca portait dans son sein les jumeaux qu'elle avait eus d'Isaac notre père, et que ceux-ci n'étant pas encore nés, n'avaient fait ni bien ni mal; n'est-ce pas Dieu qui, pour maintenir son décret d'élection, élection de grâce et non de justice, élection qui ne trouve lias les élus, mais les fait tels, dit à leur mère, non à cause de leurs oeuvres, mais à cause de la volonté de celui qui appelle : « L'aîné sera  assujéti au plus jeune (2)? » Le bienheureux Apôtre, en confirmation dé cette vérité, cite le témoignage du Prophète qui a dit bien longtemps après : « J'ai aimé Jacob, mais j'ai eu en haine Esaü (3); » afin de nous faire comprendre ce qui a, été découvert dans la suite par le prophète, savoir ce qui était dans la prédestination de Dieu par la grâce avant la naissance de ces deux jumeaux. En effet, qu'est-ce que Dieu aimait en Jacob avant qu'il eût fait quelque chose de bon, si ce n'est le don gratuit de sa miséricorde? et haïssait-il autre chose que le péché originel dans Esaü qui, n'étant pas né, n'avait fait aucun mal? Il ne pouvait pas aimer dans l'un les oeuvres de justice, qu'il n'avait pas faites encore, ni dans l'autre, haïr la nature humaine que lui-même avait créée bonne.

35.1orsque nous pressons ainsi nos contradicteurs, il faut voir dans quels abîmes ils se précipitent pour échapper aux filets de la vérité. «Dieu, disent-ils, haïssait l'un et aimait

 

1. Luc, XIX, 10. — 2. Rom. IX, 10-13. — 3. Malach. I, 2. 3.

 

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l'autre avant qu'ils fussent nés, parce qu'il prévoyait leurs couvres futures. » Qui n'admirerait que l'Apôtre n'ait pas trouvé une aussi ingénieuse explication ? Il ne l'a pas vue quand il s'est proposé lui-même l'objection à laquelle on veut ici répondre; il ne s'est pas douté de quelque chose de si court, de si clair, de si vrai et de si décisif, selon nos adversaires. Il venait de se proposer une chose étonnante pourquoi, sur deux enfants qui n'étaient pas encore nés et ne pouvaient faire ni bien ni mal, Dieu avait aimé l'un et haï l'autre? Exprimant alors la surprise que peut faire naître une telle question : « Que dirons-nous, demande-t-il? Y a-t-il en Dieu de l'injustice? Loin de là. » C'est bien ici qu'il aurait dû dire, comme nos adversaires: « Dieu prévoyait les oeuvres futures en assujétissant l'aîné au plus jeune. » Il ne s'en est pas avisé; mais pour que nul n'osât se glorifier de ses propres oeuvres, il veut que ce qu'il a dit serve à relever la grâce et la gloire de Dieu. Après qu'il a dit : « loin de nous la pensée qu'il y ait de l'injustice en Dieu ! » nous lui demandons en quelque sorte comment il nous montre que l'assujétissement de l'aîné au plus jeune ne vient pas des oeuvres mais de la vocation , et il répond : « C'est que le Seigneur a dit à Moïse : « J'aurai pitié de qui il me plaira d'avoir pitié, et je ferai miséricorde à qui il nie plaira de faire miséricorde. Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de la seule miséricorde de Dieu (1). » Où sont maintenant les mérites? où sont les oeuvres passées ou futures que les forces du libre arbitre ont dû ou doivent accomplir? L'Apôtre pouvait-il s'expliquer plus clairement sur la gratuité de la grâce, c'est-à-dire sur la véritable grâce ? Dieu ne change-t-il pas en folie la sagesse des hérétiques?

36. Quel était le dessein de l'Apôtre en citant l'exemple des deux jumeaux? que s'efforçait-il de persuader ? que désirait-il graver dans l'esprit? Ce que la démence combat, ce que l'orgueil ne comprend point, ce que refusent de connaître ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir la leur propre, ne se sont point soumis à la justice de Dieu (2). Il ne pensait en effet qu'à la grâce elle-même, et c'est pour cela qu'il mettait si haut les enfants de la promesse. Car ce que Dieu promet, Dieu seul le fait. Que l'homme promette et que

 

1. Rom. IX, 16. — 2. Rom. X, 3.

 

Dieu fasse, il y a là quelque raison et quelque vérité; mais que l'homme se vante de faire ce que Dieu aura promis, c'est ce qu'un orgueil impie peut seul imaginer.

37. Isaac, fils d'Abraham, est donc le premier que saint Paul nous montre comme ayant figuré les fils de la promesse. Car l'ouvrage de Dieu apparaît clairement dans cet enfant. Il n'arrive pas au monde selon l'ordre accoutumé de la nature, mais il est engendré par la stérilité et la vieillesse; pour nous apprendre que les enfants de Dieu promis pour l'avenir, devraient leur naissance non point à l'homme mais à Dieu. « C'est d'Isaac, dit l'Apôtre, que sortira la race qui doit porter ton nom, c'est-à-dire : ce ne sont pas les enfants selon la chair qui sont enfants de Dieu; mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés dans la postérité. Car voici les termes de la promesse : Je viendrai en ce même temps, et Sara aura un fils. Et cela ne se voit pas seulement dans Sara, ajoute l'Apôtre, mais aussi dans Rébecca qui eut deux enfants à la fois d'Isaac notre père (1). » Pourquoi dire que les deux enfants de Rébecca naquirent ensemble ? N'est-ce pas pour nous faire entendre que Jacob ne pouvait se glorifier ni de ses propres mérites ni des mérites de ses autres parents, ni même des mérites qu'aurait pu acquérir son père en se sanctifiant davantage, et qu'il n'avait pas le droit de dire que Dieu l'avait aimé parce que son père était alors d'une plus pieuse vie? Les deux enfants furent formés en même temps dans le sein maternel; les mérites du père et de la mère se trouvaient donc les mêmes pour Jacob que pour Esaü, et quels qu'aient pu être les volontés et les sentiments de la mère pendant qu'elle les portait, jusqu'au moment où elle les mit au monde, ces volontés et ces sentiments étaient les mêmes pour l'un que pour l'autre.

38. Remarquons donc l'intention de l'Apôtre ; il veut montrer ce que c'est que la grâce, et ne veut pas que celui dont il est dit: « J'ai aimé Jacob, » se glorifie autrement que dans le Seigneur. Les deux enfants ayant eu un même père, une même mère, ayant été conçus au même moment, Dieu aime l'un et hait l'autre avant qu'ils aient pu rien faire de bien ou de mal; Jacob doit donc comprendre que c'est par pure grâce qu'il a été tiré de la masse d'iniquité originelle où son frère, dont l'état était

 

1. Rom. IX, 18.

 

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auparavant le sien, a mérité d'être condamné par la justice. « Avant qu'ils fussent nés (1), et qu'ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection; et non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il fut dit: l'aîné sera assujéti au plus jeune. »

39. Le même Apôtre fait voir très-clairement dans un autre endroit que nulle oeuvre méritoire ne précède l'élection de la grâce. « De même donc, dit-il, en ce temps aussi un reste a été sauvé selon l'élection de grâce. Si c'est par la grâce, ce n'est donc point par les œuvres ; autrement la grâce ne serait plus grâce (2). » Saint Paul cite à l'appui de cette grâce ce passage du Prophète : «  J’ai aimé Jacob, j'ai haï Esaü;» et il ajoute : «Que dirons-nous? est-ce qu'il y a de (injustice en Dieu? Loin de nous cette pensée ! » Pourquoi écarte-t-il cette pensée ? Est-ce à cause des oeuvres des deux enfants que Dieu aurait connues d'avance? Loin de nous une telle explication ! Car Dieu a dit à Moïse : « J'aurai pitié de qui il me plaira d'avoir pitié, et je ferai miséricorde à qui il me plaira de faire miséricorde. Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de la seule miséricorde de Dieu (3). » Et pour que les vases d'honneur apprennent des vases d'ignominie quelle miséricorde Dieu leur a faite en les tirant de la masse condamnée, l'Apôtre cite ces paroles du Seigneur à Pharaon : « Je  t'ai suscité pour faire éclater en toi ma puissance et pour que mon nom soit glorifié par toute la terre (4).» Et, tirant une double conclusion : « Il est donc vrai, dit-il, qu'il fait miséricorde à qui il veut, et qu'il endurcit « qui il veut : ainsi fait celui en qui il n'y a pas d'injustice. Il fait miséricorde par un don gratuit; il endurcit par une punition méritée.

40. Que l'infidèle dans son orgueil ou le coupable qui veut s'accuser dise encore : « Pourquoi se plaindre? qui donc résiste à la volonté de Dieu ? » et il entendra cette réponse qui lui convient : « Qui es-tu, ô homme ! pour contester à Dieu (5) » et le reste que je crois avoir suffisamment établi. Qu'il entende ces paroles et ne les méprise pas. S'il les méprise, qu'il voie dans ce mépris même une preuve de son endurcissement ; s'il ne les méprise pas , qu'il se croie assisté de Dieu pour ne pas les mépriser : mais l'endurcissement est une

 

1. Rom. IX, 11-13. — 2. Rom. XI, 5, 6. — 3. Ibid. IX, 15, 16. — 4. Ibid. IX, 17. —  5. Ibid. IX. 7-23.

 

punition méritée, et le secours une grâce.

41. Nous avons déjà montré par quel aveuglement on veut que Dieu ait aimé Jacob et haï Esaü parce qu'il savait d'avance les oeuvres futures des deux enfants du patriarche Isaac qui arrivèrent à la vieillesse. Dira-t-on aussi, d'enfants qui meurent, que si Dieu accorde à l'un le bienfait du baptême, et ne l'accorde pas à l'autre, c'est qu'il prévoyait leurs oeuvres futures? Qu'est-ce que c'est que des oeuvres futures qui ne doivent pas être?

42. « Mais, dit-on, en ce qui touche les enfants que Dieu enlève de ce monde, il prévoit quelle eût été la conduite de chacun d'eux s'ils eussent vécu; il fait mourir sans baptême celui dont il sait que la vie eût été mauvaise, punissant en lui, non pas ce qu'il a fait mais ce qu'il devait faire de mal.» Si donc Dieu punit même le mal qui n'a pas été commis, nos adversaires reconnaîtront d'abord combien ils ont tort de promettre que les enfants morts sans baptême ne tomberont pas dans la damnation, puisqu'ils ne sont pas baptisés en vue du mal qu'ils auraient fait s'ils eussent vécu : ils seront damnés sans aucun doute en vue de cette vie mauvaise, si Dieu punit même le mal qu'on eût commis si on eût vécu. Ensuite, si Dieu accorde la grâce du baptême à ceux dont il sait d'avance la bonne vie, pourquoi ne les laisse-t-il pas dans une vie qu'ils auraient ornées de bonnes oeuvres? et pourquoi, parmi ceux qui reçoivent le baptême, y en a-t-il qui finissent par vivre fort mal et qui parfois vont jusqu'à l'apostasie? Si les péchés qui ne sont pas encore commis sont punis avec justice, pourquoi Dieu, sachant d'avance que nos premiers parents pécheraient, ne les a-t-il pas chassés du paradis, afin qu'ils ne profanassent point la sainteté de ce lieu ? Que sertit à l'homme d'être enlevé de bonne heure de ce monde, « de peur que 1e mal ne change son coeur et que la fausseté ne trompe son âme (1),» si Dieu punit ce qu'il doit faire quoiqu'il ne l'ait pas fait?, Enfin pourquoi Dieu n'accorde-t-il pas plutôt la ,grâce de la régénération baptismale à l'enfant qui va mourir et qui, s'il eût vécu, eût fait le mal, afin que les péchés qu'il devait commettre lui soient remis par le baptême ? Qui oserait soutenir que Dieu ne puisse pas effacer par le baptême ce qu'on prétend qu'il peut punir dans ceux qui ne le reçoivent pas?

 

1. Sag. IV, 11.

 

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43. Mais en disputant contre ceux qui, battus de tous côtés, s'efforcent de nous persuader que Dieu est le vengeur des péchés qui ne sont point encore commis, nous craignons qu'on ne nous accuse d'inventer contre eux des extravagances : on ne voudra pas les croire d'un esprit assez grossier pour avoir des opinions pareilles, ou pour essayer de les persuader à d'autres. Je dois déclarer pourtant que si je ne leur avais pas entendu dire ces choses, je n'aurais pas pris la peine de les réfuter. Car ils sont vivement pressés par l'autorité des Livres divins et par l'ancienne et ferme coutume de l'Eglise dans le baptême des enfants. En effet, lorsque les enfants sont exorcisés et que ceux qui les présentent répondent en leur nom qu'ils renoncent au démon, on voit bien que le baptême les délivre de la puissance du mal. Mais nos contradicteurs ne trouvant pas d'issue pour se sauver, se précipitent dans la folie plutôt que de changer de sentiment.

44. Ils se croient très-habiles lorsqu'ils nous disent encore : « Comment un péché effacé dans les parents par la grâce du baptême peut-il passer dans leurs enfants ? » Comme si la génération charnelle pouvait ne pas avoir ce que la régénération spirituelle est seule capable d'effacer ! ou comme si le baptême guérissait immédiatement la maladie de la concupiscence de même qu'il enlève la tache du péché ! Ce n'est pas en naissant , c'est en renaissant par la grâce qu'on est purifié de la souillure originelle. C'est donc à cause de cette concupiscence que, même en recevant le jour de ceux qui ont été régénérés , on demeure dans les liens du péché, si on n'est pas régénéré soi-même. Quelque difficulté qu'il y ait dans cette question , les ouvriers du champ du Christ ne laissent pas de baptiser les enfants des fidèles et des infidèles pour la rémission des péchés ; de même que les cultivateurs occupés de la greffe , entent ce qui vient de l'olivier franc comme ce qui vient de l'olivier sauvage, afin de convertir les oliviers sauvages en bons oliviers. Et si on demande au paysan pourquoi de l'olivier franc comme de l'olivier sauvage il ne sort également que des sauvageons , il n'en continue pas moins à greffer , quoiqu'il ne puisse pas répondre à cette question. Autrement s'il ne regarde comme de bons oliviers que les rejetons sortis de l'olive elle-même, il sera puni de son erreur par la stérilité amère de son champ tout entier.

45. Ecrasés sous le poids de la vérité, nos adversaires se sont laissés aller à de pitoyables imaginations. La vérité les pressait de toutes parts, car le Seigneur est fidèle dans ses paroles , et ce n'est point par un mensonge que l'Eglise baptise les enfants pour la rémission du péché ; c'est la foi qui fait agir et ce qui est dit est fait. Quel chrétien ne trouverait donc ridicules les nouvelles raisons de nos adversaires ? Ils disent : « Il est bien vrai que les enfants, par la bouche de ceux qui les présentent, répondent qu'ils croient à la rémission des péchés; mais ils ne croient pas que les péchés leur soient remis à eux-mêmes; ils croient que dans l'Eglise ou dans le baptême ils sont remis à ceux qui en ont, nullement à ceux qui n'en ont pas. » Aussi nos contradicteurs ne veulent point « que si les enfants reçoivent le baptême pour la rémission des péchés , ce n'est pas que des péchés leur soient remis véritablement, puisque , selon eux, ces enfants n'en ont pas; c'est qu'ils reçoivent, quoique sans péché, le baptême qui remet les péchés à tous les pécheurs. »

46. Peut-être sera-t-il répondu avec plus de loisir et plus à fond à ces continuels artifices, Toutefois nos adversaires, malgré toute leur habileté , ne trouvent rien à répondre à ces exorcismes et à la pratique de l'Eglise de souffler sur les enfants. Ceci ne serait qu'une cérémonie menteuse si le démon ne les tenait pas en sa puissance; mais si les enfants sont au pouvoir du démon et qu'on ait raison de les exorciser et de souffler sur eux, par où le démon les retient-il sous son empire, si ce n'est par le péché, car il est lui-même le prince des péchés ? Si donc la honte empêche nos adversaires de soutenir que les pratiques de l'Eglise ne soient ici qu'un mensonge, qu'ils avouent que les enfants eux-mêmes sont au nombre de ceux que le Sauveur est venu chercher, parce qu'ils étaient perdus : ce qui ne peut être cherché, ni retrouvé que par la grâce, n'était perdu qu'à cause du péché. Mais rendons grâces à Dieu de ce qu'au moins nos adversaires, en soutenant qu'aucun péché n'est remis dans les enfants, reconnaissent que les enfants croient par le coeur et la bouche de ceux qui les présentent au baptême. De même qu'ils admettent que les enfants doivent être baptisés, à cause de ces paroles du Seigneur : « Celui qui ne sera pas régénéré par l'eau et l'Esprit-Saint (503) n'entrera pas dans le royaume des cieux (1), » de même ils soumettent leurs pensées à ces paroles du divin Maître : « Celui qui ne croira a pas sera condamné (2). » Ils avouent ainsi que les enfants renaissent par le ministère de ceux qui les baptisent, et qu'ils croient par la bouche et le coeur de ceux qui répondent pour eux. Qu'ils osent donc dire que l'innocent sera condamné par la justice de Dieu, et c'est pourtant ce qui arriverait si le péché originel n'existait pas.

47. Si ce discours est trop étendu pour votre peu de loisir, pardonnez-le moi; il a fallu que moi-même j'interrompisse des travaux dont le poids remplit mes jours pour vous écrire cette lettre et répondre aux témoignages de bienveillance que vous me donnez dans la vôtre. Dans le cas où vous viendriez à apprendre quelque autre chose dont nos adversaires se seraient armés contre la foi catholique, veuillez m'en faire part ; informez-moi aussi de tout ce que la fidélité de votre zèle pastoral vous inspire pour défendre la portion faible du troupeau -du Seigneur contre leurs agressions. L'inquiétude où nous tiennent les hérétiques nous fait sortir de notre indolence et pousse notre esprit à une plus grande et plus profonde étude des Ecritures, pour que nous puissions mieux défendre le bercail du Christ; c'est ainsi que, par la grâce abondante du Sauveur, Dieu change en secours, pour son Eglise, les entreprises de ses ennemis , car nous savons que atout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (3). » Vivez toujours en Dieu et souvenez-vous de nous, mon très-cher frère.

 

1. Jean, III, 5. — 2. Marc, XVI, 16. — 3. Rom. VIII, 28.

LETTRE CXCV. (Année 418.)
 

Ces lignes sont un grand hommage de saint Jérôme à saint Augustin; on sent que nul vestige des dissidences du passé ne demeure dans 1'àme du solitaire de Bethléem ; il ne voit plus que les grands services rendus à la cause de la vérité par l'évêque d'Hippone , et surtout des victorieux combats d'Augustin dans la question pélagienne.

 

JÉRÔME AU SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN.
 

En tout temps j'ai honoré, comme il convient, votre béatitude , et j'ai aimé le Dieu sauveur qui fait en vous sa demeure. Mais maintenant si c'est possible, j'ajoute quelque chose à ce qui déborde; je ne puis plus passer une heure sans prononcer votre nom. Vous ôtes demeuré ferme, avec l'ardeur de la foi, contre les vents déchaînés ; vous avez mieux adné, autant qu'il a été en votre pouvoir , vous sauver seul de Sodome que de rester avec ceux qui périssaient. Votre sagesse sait ce que je dis. Courage ! votre nom est illustre dans l'univers. Les catholiques vous vénèrent et vous admirent comme le restaurateur de l'ancienne foi ; et ce qui est le signe de la plus grande gloire, vous ôtes détesté par les hérétiques; ils me poursuivent d'une égale haine, et, ne pouvant nous tuer par l'épée , ils nous tuent par leurs souhaits. Que la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous garde en pleine santé et vous fasse souvenir de moi , ô vénérable seigneur et bienheureux pape !

LETTRE CXCVI. (Année 418.)
 

Saint Augustin distingue dans le judaïsme ce qui est aboli et ce qui subsiste toujours; il développe la doctrine de saint Paul sur la différence entre les juifs selon la chair et les juifs selon l'esprit; il montre que, depuis le Nouveau Testament, le chrétien seul est le véritable israélite, et que l'israélite de race ne l'est que de nom parce qu'il a perdu le bénéfice des promesses divines.

 

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR ASELLICUS, SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Le vénérable primat Donatien (1) a bien voulu m'envoyer la lettre qu'il a reçue de votre sainteté sur le danger de tomber dans le judaïsme , et m'a vivement demandé d'y répondre. Ne voulant pas lui déplaire, je fais ce qu'il désire, autant que je le puis avec l'aide du Seigneur; votre charité ne trouvera point mauvais, je l'espère, que je, n'aie pas refusé d'obéir à celui que nous vénérons tous les deux pour ses mérites.

2. L'Apôtre Paul nous apprend que les chrétiens, surtout ceux qui viennent des gentils, ne doivent pas judaïser : « Je dis à Pierre devant tout le monde : Si vous, qui êtes juif, vous vivez comme les gentils et non comme les juifs, pourquoi forcez-vous les gentils à judaïser? » Et l'Apôtre ajoute : « Nous sommes, nous, juifs de naissance, et non des pécheurs issus des gentils. Cependant, sachant qu'on n'est pas justifié par les oeuvres de la loi , mais par la foi en Jésus-Christ , nous croyons aussi nous-mêmes en Jésus-Christ pour être justifiés par la foi que nous avons en lui et non par les oeuvres de la loi, parce

 

1. Primat de la province Bisacène.

 

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accomplis la loi; mais si tu la violes, tout circoncis que tu es, tu deviens incirconcis. Si donc un homme incirconcis garde les préceptes de la loi, n'est-il pas vrai que, tout incirconcis qu'il est, il sera considéré comme circoncis? et celui qui, étant naturellement incirconcis, accomplit la loi, te condamnera, toi qui, avec la lettre de la loi et de la circoncision, es transgresseur de la loi. Car le juif n'est pas celui qui l'est au dehors; et la circoncision n'est pas celle qui se fait sur la chair et qui n'est qu'extérieure. Mais le juif est celui qui l'est intérieurement ; la circoncision est celle du coeur, qui se fait par l'esprit, et non par la lettre; et ce juif tire sa gloire, non des hommes, mais de Dieu (1). » Puisque l'Apôtre loue ce juif qui en porte la marque au plus profond de l'âme, non point dans la circoncision de la chair, mais dans la circoncision du coeur, ce juif par l'esprit et non par la lettre, quel est-il; si ce n'est le chrétien?

10. Nous sommes donc juifs, non selon la chair, mais selon l'esprit; comme nous sommes la postérité d'Abraham non pas selon la chair, ainsi que ceux qui se vantent d'en porter le nom, mais par l'esprit de foi selon lequel cette descendance orgueilleuse n'appartient plus à Abraham. Car nous savons que nous sommes la race que Dieu promit à Abraham lorsqu'il lui dit : « Je l'ai établi le père de beaucoup de nations (2). » Et nous savons aussi tout ce qu'en dit l'Apôtre : « Nous déclarons, dit-il, que la foi d'Abraham lui a été imputée à justice. Quand donc lui a-t-elle été imputée? est-ce après ou avant sa circoncision? Ce n'est pas après, c'est avant. Abraham a reçu la marque de la circoncision comme le sceau de la justice qu'il avait eue par la foi lorsqu'il était encore incirconcis, pour être le père de tous ceux qui croient sans être circoncis, afin que la foi leur soit imputée à justice, et le père des circoncis qui non-seulement ont reçu la circoncision, mais qui suivent aussi les traces de la foi de notre père Abraham avant qu'il fût circoncis. » Et un peu plus bas : «Ainsi c'est à la foi qu'est attachée la promesse, afin qu'elle soit gratuite et assurée à tous les enfants d'Abraham, non-seulement à ceux qui ont reçu la loi, mais encore à ceux qui suivent la foi d'Abraham, qui est le père de nous tous, selon qu'il est écrit : Je t'ai établi le père de beaucoup de nations (3). » L'Apôtre

 

1. Rom. II, 25-29. — 2. Gen. XVII, 4. — 3. Rom. IV, 9-17.

 

 

dit encore dans son épître aux Galates « Comme Abraham crut à la parole de Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. Comprenez donc que ceux qui ont la foi sont les enfants d'Abraham. C'est avec la connaissance prophétique que Dieu justifierait les nations par la foi, que l'Ecriture a dit à Abraham : Toutes les nations seront bénies en toi : ce sont donc ceux qui ont la foi qui sont bénis avec le fidèle Abraham (1). » L'Apôtre dit ensuite dans la même épître : « Mes frères, je parle d'après ce qui se passe chez les hommes. Lorsque le testament d'un homme est ratifié, nul ne peut l'annuler, ni rien y ajouter. Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à sa race; il n'a pas été dit : à ceux de sa race comme si on parlait de plusieurs; mais, comme si on ne parlait que d'un seul :Et à celui qui naîtra de toi, c'est-à-dire au Christ (2). » Et après : « Vous tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ; or, si vous êtes au Christ, vous êtes de la race d'Abraham, les héritiers selon la promesse (3).»

11. D'après cette interprétation de l'Apôtre, les juifs qui ne sont pas chrétiens ne sont pas enfants d'Abraham, quoiqu'ils descendent de lui selon la chair. Lorsqu'il nous dit : « Comprenez donc que ce sont ceux qui ont la foi qui sont enfants d'Abraham, il nous fait entendre que ceux qui n'ont pas la foi ne sont pas enfants d'Abraham. Si donc Abraham n'est pas le père des juifs de la même manière qu'il est le nitre, que leur sert-il d'être issus de sa race et de garder le nom sans la vertu qui s'y trouve attachée? Lorsqu'ils passent au Christ et qu'ils commencent à être, par la foi, enfants d'Abraham, alors ils deviennent juifs, non pas à découvert, mais dans le secret de l'âme par la circoncision du coeur; ils le sont par l'esprit, non par la lettre, et tirent leur gloire, non pas des hommes, mais de Dieu. Mais ceux qui demeurent séparés de cette foi sont comme des branches rompues de cet olivier sur lequel, selon les paroles de l'Apôtre, a été enté l'olivier sauvage, la gentilité (4). Cela ne se fait point par la chair, mais par la foi; non point par la loi, mais par la grâce; non point par la lettre, mais par l'esprit; non point par la circoncision de la chair, mais par celle du coeur; non point à découvert, mais dans le secret; non point avec une

 

1. Gal. IV, 6-9. — 2. Ibid. 15, 16. —  3. Ibid. III, 28-29. — 4. Rom. XI, 16-25.

 

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pas, mais que c'est le péché qui habite en lui (1), » il parle de la concupiscence de la

chair, qui opère en nous ses mouvements, même quand nous ne leur obéissons pas , « quand le péché ne règne point dans notre corps mortel et que nous n'obéissons pas à ses désirs, et que nous n'abandonnons pas ,nos membres au péché comme des armes d'iniquité (2). » En marchant avec persévérance dans cette justice non encore accomplie, nous parviendrons à sa consommation ; heureux état où il n'y a plus de concupiscence de péché à réprimer et à refréner, où il n'y a plus même de désir de péché. C'est ce que la loi dit dans ces paroles : « Tu ne convoiteras pas : » elle n'a pas entendu que nous puissions ici-bas parvenir à cette perfection; elle a marqué le but vers lequel nous devons tendre. Ceci ne se fait point par la loi qui le commande, mais par à foi qui l'obtient; non point par la lettre qui prescrit, mais par l'Esprit qui donne; non point par les mérites des couvres de l'homme, mais par la grâce du Sauveur. C'est pourquoi l'avantage de la loi est de convaincre l'homme de sa faiblesse, et de l'obliger à implorer le remède de la grâce qui est dans le Christ. « Quiconque aura invoqué le nom du Seigneur sera sauvé (3). Comment invoqueront-ils Celui en qui ils ne croient pas ? Comment croiront-ils en Celui dont ils n'ont pas entendu parler (4)? » C'est pourquoi l'Apôtre conclut un peu après : « La foi vient donc par ce qu'on a entendu; et l’on entend par la prédication de la parole du Christ (5). »

7. Puisqu'il en est ainsi, ceux qui se réjouissent charnellement d'être israélites et se glorifient dans la loi en dehors de la grâce du Christ, sont ceux dont l'Apôtre a dit que « ne connaissant pas la justice de Dieu et voulant établir la leur propre, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu (6). » La justice de Dieu dont parle ici l'Apôtre, c'est celle qui vient de Dieu à l'homme; il entend par justice humaine celle que les juifs regardaient comme pouvant leur suffire pour observer les commandements sans le secours de celui qui a donné la loi. Leurs pareils sont ceux qui, tout en se disant chrétiens, se montrent ennemis de la grâce du Christ en prétendant qu'ils accomplissent les préceptes divins avec les seules forces humaines; c'est ainsi que, ne connaissant

 

1. Rom. VII, 17. — 2. Ibid. VI, 12, 13. — 3. Joël , II , 32 ; Act. II, 24. — 4. Rom. X, 14. — 5. Ibid. 4, 17. — 6. Ibid. X, 3.

 

pas non plus la justice de Dieu, et voulant établir la leur propre, ils ne se soumettent pas à la justice de Dieu, et, sans être juifs de nom, ils le sont par leur erreur. Ces gens-là avaient trouvés pour chefs Pélage et Célestius, promoteurs ardents de cette doctrine impie. Un juste jugement de Dieu, par le soin vigilant de ses fidèles serviteurs, les a récemment exclus de la communion catholique; à cause de leur coeur impénitent, ils persistent encore dans des erreurs condamnées.

8. Quiconque cherche à se séparer de ce judaïsme charnel et animal, et par conséquent blâmable et condamnable, ne doit pas se borner à rejeter ces vieilles observances qui ont cessé d'être nécessaires depuis que, par la révélation du Nouveau Testament, les choses dont elles étaient les figures prophétiques se sont accomplies, et qu'on ne peut plus être condamné pour le manger et le boire, pour les fêtes de la néoménie et du sabbat, ombres des choses à venir; il doit pratiquer ce qui est prescrit dans la loi pour former les moeurs des fidèles, c'est-à-dire pour que « renonçant à l'impiété et aux désirs du siècle, nous vivions dans ce siècle avec tempérance, justice et piété (2), » et ce précepte de la loi que l'Apôtre recommande avec le plus de soin : « tu ne convoiteras point, » et tout ce qui, sans aucune figure, nous commande d'aimer Dieu et le prochain, cet abrégé. de la loi et des prophètes comme l'a dit Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même (3); il reçoit, il aime toutes ces prescriptions, il croit à la nécessité de les suivre, si bien qu'il ne s'attribue pas à lui-même le progrès qu'il y fait, mais à la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur.

9. Cependant on demande avec raison si, en se montrant de la sorte un véritable et sincère chrétien, on peut encore être appelé juif ou israélite. Si on l'entend dans le sens spirituel et non point charnel, on ne doit pas porter ce nom habituellement, il faut seulement en retenir la signification spirituelle : sans cela on s'exposerait à tomber dans une équivoque que ne distinguerait point le langage ordinaire et l'on paraîtrait faire profession de ce qu'il y a de plus contraire au nom chrétien. Le bienheureux Apôtre a lui-même résolu cette question de savoir si celui qui est chrétien peut être censé également juif ou israélite. « Ce n'est pas, dit-il, que la circoncision rie soit utile, si tu

 

1. Colos. II, 16, 17. — 2. Tite, II, 12. — 3. Matth. XXII, 40.

 

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accomplis la loi; mais si tu la violes, tout circoncis que tu es, tu deviens incirconcis. Si donc un homme incirconcis garde les préceptes de la loi, n'est-il pas vrai que, tout incirconcis qu'il est, il sera considéré comme circoncis? et celui qui, étant naturellement incirconcis, accomplit la loi, te condamnera, toi qui, avec la lettre de la loi et de la circoncision, est transgresseur de la loi. Car le juif n'est pas celui qui l'est au dehors; et la circoncision n'est pas celle qui se fait sur la chair et qui n'est qu'extérieure. Mais le juif est celui qui l'est intérieurement ; la circoncision est celte du coeur, qui se fait par l'esprit, et non par la lettre; et ce juif tire sa gloire, non des hommes, mais de Dieu (1). » Puisque l'Apôtre loue ce juif qui en porte la marque au plus profond de l'âme, non point dans la circoncision de la chair, mais dans la circoncision du coeur, ce juif par l'esprit et non par la lettre, quel est-il, si ce n'est le chrétien?

10. Nous sommes donc juifs, non selon la chair, mais selon l'esprit; comme nous sommes la postérité d'Abraham non pas selon la chair, ainsi que ceux qui se vantent d'en porter le nom, mais par l'esprit de foi selon lequel cette descendance orgueilleuse n'appartient plus à Abraham. Car nous savons que nous sommes la race que Dieu promit à Abraham lorsqu'il lui dit : «Je l'ai établi le père de beaucoup de nations (2). » Et nous savons aussi tout ce qu'en dit l'Apôtre : « Nous déclarons, dit-il, que la foi d'Abraham lui a été imputée à justice. Quand donc lui a-t-elle été imputée? est-ce après ou avant sa circoncision ? Ce n'est pas après, c'est avant. Abraham a reçu la marque de la circoncision comme le sceau de la justice qu'il avait eue par la foi lorsqu'il était encore incirconcis, pour être le père de tous ceux qui croient sans être circoncis, afin que la foi leur soit imputée à justice, et le père des circoncis qui non-seulement ont reçu la circoncision, mais qui suivent aussi les traces de la foi de notre père Abraham avant qu'il fût circoncis.» Et un peu plus bas : « Ainsi c'est à la foi qu'est attachée la promesse, afin qu'elle soit gratuite et assurée à tous les enfants d'Abraham, non-seulement à ceux qui ont reçu la loi, mais encore à ceux qui suivent la foi d'Abraham, qui est le père de nous tous, selon qu'il est écrit : Je t'ai établi le père de beaucoup de nations (3). » L'Apôtre

 

1. Rom. II, 25-29. — 2. Gen. XVII, 4. — 3. Rom. IV, 9-17.

 

dit encore dans son épître aux Galates « Comme Abraham crut à la parole de Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. Comprenez donc que ceux qui ont la foi sont les enfants d'Abraham. C'est avec la connaissance prophétique que Dieu justifierait les nations par la foi, que l'Ecriture a dit à Abraham : Ton. tes les nations seront bénies en toi : ce sont donc ceux qui ont la foi qui sont bénis avec le fidèle Abraham (1). » L'Apôtre dit ensuite dans la même épître : « Mes frères, je parle d'après ce qui se passe chez les hommes. Lorsque le testament d'un homme est ratifié, nul ne peut l'annuler, ni rien y ajouter. Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à sa race; il n'a pas été dit : à ceux de sa race comme si on parlait de plusieurs; mais, comme si on ne parlait que d'un seul: Et à celui qui naîtra de toi, c'est-à-dire au Christ (2). » Et après : « Vous tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ; or, si vous êtes au Christ, vous êtes de la race d'Abraham, les héritiers selon la promesse (3). »

11. D'après cette interprétation de l'Apôtre, les juifs qui ne sont pas chrétiens ne sont pas enfants d'Abraham, quoiqu'ils descendent de lui selon la chair. Lorsqu'il nous dit : « Comprenez donc que ce sont ceux qui ont la foi qui sont enfants d'Abraham, » sil nous fait entendre que ceux qui n'ont pas la foi ne sont pas enfants d'Abraham. Si donc Abraham n'est pas le père des juifs de la même manière qu'il est le notre, que leur sert-il d'être issus de sa race et de garder le nom sans la vertu qui s'y trouve attachée? Lorsqu'ils passent au Christ et qu'ils commencent à être, par la foi, enfants d'Abraham, alors ils deviennent juifs, non pas à découvert, mais dans le secret de l'âme parla circoncision du coeur; ils le sont par l'esprit, non par la lettre, et tirent leur gloire, non pas des hommes, mais de Dieu. Mais ceux qui demeurent séparés de cette foi sont comme des branches rompues de cet olivier sur lequel, selon les paroles de l'Apôtre, a été enté l'olivier sauvage, la gentilité (4). Cela ne se fait point par la chair, mais par la foi; non point par la loi, mais par la grâce; non point par la lettre, mais par l'esprit; non point par la circoncision de la chair, mais par celle du coeur; non point à découvert, mais dans le secret; non point avec une

 

1. Gal. IV, 6-9. — 2. Ibid. 15, 16. — 3. Ibid. III, 28-29. — 4. Rom. XI, 16-25.

 

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gloire qui vienne des hommes, mais de Dieu. Ainsi chaque chrétien deviendra juif et israélite non pas charnel mais spirituel, comme il est enfant d'Abraham, non pas selon la chair, mais selon l'esprit. L'Apôtre parle ainsi du nom lui-même : « Tous ceux qui descendent d'Israël ne sont pas israélites, et ceux qui sont de la race d'Abraham ne sont pas tous ses enfants; mais c'est d'Isaac que sortira la race qui doit porter ton nom : c'est-à-dire ce ne sont pas les enfants selon la chair, qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont de la race d'Abraham (1). » N'est-ce pas une grande merveille, n'est-ce pas un mystère profond que beaucoup de ceux qui sont sortis d'Israël ne soient pas israélites, et que beaucoup de ceux de la race d'Abraham ne soient pas ses enfants? Comment ne le sont-ils pas et comment le sommes-nous, si ce n'est parce qu'ils ne sont point les enfants de la promesse appartenant à la grâce du Christ, mais qu'ils sont les enfants de la chair portant un nom inutile et vide? C'est pourquoi ils ne sont pas israélites comme nous le sommes, et nous ne sommes pas israélites comme ils le sont. Nous le sommes, nous, selon la régénération spirituelle, eux, selon la génération charnelle.

12. Il faut le voir et le reconnaître : autre est l'israélite qui a reçu ce nom à cause de la descendance charnelle, autre est celui qui a obtenu par l'esprit la chose même que ce nom signifie. Est-ce que les israélites sont sortis d'Agar, servante de Sara? Ismaël n'est-il pas né d'Agar, et n'est-ce pas de lui qu'est sortie la race des ismaélites? Mais Israël est né de Sara par Isaac, fils d'Abraham selon la promesse. C'est ici la descendance par voie de propagation charnelle; mais quand on en vient au sens spirituel, on trouve que les israélites selon la chair issus de Sara, ne lui appartiennent point, et que ce sont plutôt les chrétiens qui appartiennent à Sara : les chrétiens ne sont pas nés selon la chair comme Ismaël, mais ils sont les enfants de la promesse comme Isaac : ils n'appartiennent pas à Isaac par une descendance charnelle, mais par un mystère tout spirituel. L'Apôtre en effet parle ainsi aux Galates : « Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n'entendez-vous point ce que dit la loi? Il est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de l'esclave et l'autre de la femme libre. Mais

 

1. Rom. IX, 68.

 

celui qui naquit de l'esclave naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre, naquit en vertu de la promesse. Tout ceci est une allégorie; car ces deux femmes sont les deux alliances. La première, qui a été établie sur le mont Sinaï et n'engendre que des esclaves, est figurée par Agar (le Sinaï est une montagne d'Arabie qui se rapproche de la Jérusalem d'ici-bas, laquelle est esclave avec ses enfants). Mais la Jérusalem d'en haut est libre : celle-là est notre mère. Car il est écrit: Réjouis-toi, stérile, qui n'enfantais pas, éclate et pousse des cris, toi qui ne devenais pas mère, parce que celle qui était délaissée a plus d'enfants que celle qui a un époux. Nous sommes donc, mes frères, les enfants de la promesse, comme Isaac. Et comme alors celui qui était né selon la chair persécutait celui qui était né selon l'esprit, il en est de même aujourd'hui. Mais que dit l'Ecriture : chasse l'esclave et son fils, car le fils de l'esclave ne sera point héritier avec le fils de la femme libre. Or, mes frères, nous ne sommes point les enfants de l'esclave, mais de la femme libre; et c'est à Jésus-Christ que nous devons cette liberté (1). »

13. D'après ce sens spirituel de l'Apôtre, c'est donc nous qui appartenons plutôt à la libre Sara, quoique nous ne tirions pas d'elle notre origine; et les juifs, issus de Sara, appartiennent plutôt à l'esclave Agar quoiqu'ils n'en viennent pas selon la chair. Ce grand et profond mystère se découvre aussi dans les petits-fils d'Abraham et de Sara, c'est-à-dire dans les fils d'Isaac et de Rébecca, les deux jumeaux Esaü et Jacob qui fut ensuite appelé Israël. L'Apôtre, parlant de ce mystère, après avoir rappelé que les enfants de la promesse par Isaac appartiennent à la grâce du Christ, ajoute : « Cela ne se voit pas seulement dans Sara, mais aussi dans Rébecca, qui eut deux enfants à la fois d'Isaac notre père. Avant qu'ils fussent nés et qu'ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le décret demeurât ferme selon son élection, et non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il fut dit: l'aîné sera assujéti au plus jeune, selon qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob, j'ai haï Esaü (2). » Cette doctrine apostolique et catholique nous montre suffisamment que les juifs, c'est-à-dire les israélites, appartiennent à Sara selon l'origine de la chair, et les ismaélites à

 

1. Gal. IV, 21-31. — 2. Rom. IX, 10-13.

 

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Agar; mais que, selon le mystère du sens spirituel, les chrétiens appartiennent à Sara et les juifs à. Agar. De même, selon l'origine de la chair, la nation de Iduméens appartient à Esaü, appelé aussi Edom, et la nation dés Juifs à Jacob, appelé aussi Israël; mais, selon le mystère du sens spirituel, les juifs appartiennent à Esaü et les chrétiens à Israël. Ainsi s'accomplit ce qui est écrit sur l'assujétissement de l'aîné au plus jeune; ce qui veut dire que le peuple juif, lainé des deux peuples, sera assujéti au peuple chrétien venu après. Voilà comment nous sommes israélites, en nous glorifiant de l'adoption divine, et non d'une parenté humaine; nous ne sommes pas juifs à découvert, mais dans le secret de l'âme, non point par la lettre, mais par l'esprit, non point par la circoncision de la chair, mais par celle du coeur.

14. Nous ne devons pas pour cela, par un ridicule changement de langage et un bouleversement d'expressions, affecter de donner le nom de juifs, dans un sens inusité, à ceux qui sont chrétiens et qu'on a coutume d'appeler tels; celui qui est chrétien et qui porte ce nom ne doit pas mettre son plaisir à porter de préférence le nom d'israélite; on doit parler avec retenue d'un sens mystérieux qu'on ne doit cesser de comprendre. Ce serait aller sottement contre l'usage et, si l'on peut parler ainsi, faire preuve d'un savoir fort ignorant, que d'adopter ce nom de juif dans le langage ordinaire. Est-ce que les apôtres, qui nous ont appris ces choses, ne savaient pas comment nous sommes la postérité d'Abraham, héritiers de la promesse, juifs par l'esprit, non par la lettre, par la circoncision du coeur, non par celle de la chair, comment nous sommes l'Israël de Dieu sans être Israël selon la chair? Ils le savaient mieux que nous, et cependant, dans leur langage accoutumé, ils appelaient juifs et israélites ceux qui, sortis d'Abraham selon la chair, étaient connus de tous sous ce nom-là.

15. «Les juifs demandent des miracles, dit l'apôtre Paul, et les Grecs cherchent la sagesse : mais nous, nous prêchons le Christ crucifié ; il est un scandale pour les juifs et une folie pour les gentils, mais la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit juifs, soit gentils (1). » Ceux que l'Apôtre appelle Grecs, il les désigne aussi sous le nom de gentils, à cause de la grande

 

1. I Cor. I, 22-24.

 

supériorité de la langue grecque parmi les peuples de la gentilité; mais il appelle juifs ceux que tous connaissent sous ce nom. Car si les chrétiens eux-mêmes sont juifs, le Christ crucifié est donc aussi un scandale pour les chrétiens, puisqu'il est dit de lui : « Il est un scandale pour les juifs. » Le peut-on penser sans extravagance ? L'Apôtre dit aussi : « Ne soyez point un objet de scandale ni pour les Juifs, ni pour les Grecs, ni pour l'Eglise de Dieu (1). » Comment saint Paul ferait-il cette différence, si, dans son langage ordinaire, il avait dû donner le nom de juifs à ceux qui composent l’Eglise de Dieu ? Il dit aussi: : Nous qu'il a appelés, non-seulement d'entre les juifs, mais encore d'entre les gentils (2). » Comment Dieu les aura-t-il appelés d'entre les juifs s'il les a appelés d'entre ceux qui n'étaient pas juifs pour qu'ils le devinssent? De même pour les israélites : « Que dirons-nous donc? » c'est l'Apôtre qui parle, «que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont trouvé la justice, et la justice qui vient de la foi. Mais les israélites, recherchant la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice. Pourquoi? Parce qu'ils ne l'ont point recherchée par la foi, mais par les oeuvres; ils ont heurté contre la pierre d'achoppement (3). » Et ailleurs, dans la même épître; « Que dit le Seigneur à Israël? J'ai étendu mes mains tout le jour vers ce peuple incrédule et rebelle à ma parole (4). » Et l'Apôtre ajoute : « Je dis donc : Est-ce que Dieu a rejeté son peuple? Loin de moi cette pensée ! car je suis moi-même israélite, de la race d'Abraham et de la tribu de Benjamin. Dieu n'a pas rejeté son peuple qu'il a connu dans sa prescience (5). » Comment donc l'Apôtre appelle-t-il les israélites un peuple incrédule et rebelle, si les chrétiens sont israélites, et comment lui-même s'appelle-t-il israélite. Est-ce parce qu'il était devenu chrétien? Non sans doute; mais parce que, selon la chair,il était de la race d'Abraham et de la tribu de Benjamin. Nous n'appartenons pas, nous, à cette race selon la chair quoique nous soyons fils d'Abraham selon la foi, et c'est pourquoi nous sommes israélites. Mais autre chose est ce qui se découvre dans la profondeur d'un mystère, autre chose est ce qui tient aux habitudes du langage de tous les jours.

 

1. I Cor. X, 32. — 2. Rom. IX, 24. — 3. Ibid. IX, 30-32. — 4. Ibid. I , 21. — 5. Ibid. IX, 1, 2.

 

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16. Votre lettre me parle de je ne sais quel Aptus qui enseigne aux chrétiens à judaïser et se dit lui-même juif israélite. Il ordonne, comme le fait entendre votre sainteté, qu'on s'abstienne des viandes que la loi a interdites convenablement à une autre époque par le ministère de Moïse, le saint serviteur de Dieu, et il veut qu'on pratique les cérémonies antiennes, maintenant abolies parmi les chrétiens. L'Apôtre appelle ces cérémonies les ombres des choses futures , afin de nous faire entendre qu'elles étaient prophétiques et que leur observance est passée : par là on voit que cet Aptus veut se donner pour israélite et juif, non dans le sens spirituel, mais dans une signification tout à fait charnelle. Quant à nous, nous sommes affranchis de ces pratiques, abolies par le Nouveau Testament; de plus, nous avons appris et nous enseignons qu'il faut observer, non point à l'aide des seules forces humaines, comme pour établir notre propre justice, mais avec la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur et dans la justice qui vient de lui, ces préceptes de la Loi ancienne, encore nécessaires au temps où nous sommes : « Tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne convoiteras point (1), » et tout ce qui est compris dans ces paroles : « Tu aimeras « ton prochain comme toi-même. (2) » Nous ne nions pas pour cela que nous soyons la postérité d'Abraham et de ceux à qui l'Apôtre dit « Vous donc qui êtes de la race d'Abraham (3),» ou que nous soyons juifs dans le secret de l'âme, comme ceux dont l'Apôtre dit : « Le juif n'est pas celui qui l'est à découvert, ni la circoncision celle qui se voit à l'extérieur sur la chair; mais le juif est celui qui l'est dans le secret de l'âme et la circoncision est celle du coeur qui se fait par l'esprit, non selon la lettre : et ce juif tire sa gloire, non pas des hommes, mais de Dieu (4). » Nous ne nions pas non plus que nous soyons des israélites spirituels, appartenant à celui à qui il a été annoncé que l'aîné lui serait assujéti mais nous ne portons pas ces noms d'une façon qui ne nous siérait pas ; nous les gardons par l'intelligence des mystères qui s'y trouvent, nous n'affectons pas de les prendre par un étrange oubli du langage reçu.

 

1. Exode, XX, 12-17. — 2. Rom, XIII, 9. — 3. Gal. III, 29. — 4. Rom. II, 28, 29.

LETTRE CXCVII. (Année 419.)
 

Hésychius, évêque de Salonne en Dalmatie, s'était adressé à saint Augustin pour l'interprétation de certains endroits de l'Ecriture sur la fin du monde ; l'évêque d'Hippone lui envoie des explications tirées de saint Jérôme et lui dit que la seule chose certaine sur la fin des temps, c'est qu'elle n'arrivera pas avant que l'Evangile soit prêché par toute la terre.

 

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR HÉSYCHIUS.
 

1. Je réponds enfin à votre sainteté par le retour de votre fils Cornutus, mon collègue dans le sacerdoce, qui m'a apporté la lettre que votre révérence a bien voulu m'écrire

je vous rends avec respect le salut qui vous est dû, bienheureux seigneur et frère, et je me recommande beaucoup à vos prières si agréables à Dieu. Vous voulez que je vous écrive quelque chose sur certains passages des Prophètes; il me paraît meilleur d'envoyer à votre béatitude les explications qu'en a données le saint et très-savant homme Jérôme, et que peut-être vous n'avez pas. Si vous connaissez déjà ces explications et qu'elles ne vous satisfassent point, je demande que vous preniez la peine de me dire le jugement que vous en portez, comment vous comprenez vous-même ces oracles prophétiques. Je crois, moi, qu'il faut surtout entendre du temps déjà passé les semaines de Daniel ; car je n'ose pas compter les temps qui nous séparent du second avènement du Sauveur, et je ne pense pas qu'aucun prophète ait marqué le nombre des années qui doivent s'écouler avant la fin : il faut s'attacher de préférence à cette parole du Seigneur « Personne ne peut connaître les temps que le « Père a mis en sa puissance (1).

2. Le Seigneur a dit dans un autre endroit : « Personne ne sait ni le jour ni l'heure (2) ; » il y a des personnes qui concluent de ce passage qu'on pourrait donc calculer les temps, et que c'est seulement le jour et l'heure que nul ne peut savoir. Je me dispense de dire comment les Ecritures ont coutume de prendre le jour et l'heure pour le temps; mais il est certain que ces paroles s'appliquent à l'ignorance des temps. Interrogé là-dessus par ses disciples, le Seigneur répondit : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » Jésus-Christ ne dit pas : le jour ou l’heure, il dit : « les temps ; » ce qui ne peut

 

1. Act. I, 7. — 2. Matth. XXIV, 26.

 

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pas signifier un court espace comme la durée d'un jour ou d'une heure, surtout si nous faisons attention au sens de l'expression grecque traduite dans notre langue. Les mots latins n'ont pas pu reproduire le texte original avec une parfaite exactitude, car on lit ici dans le grec : Kronous e xairous. Nous traduisons ces deux mots par les temps, quoiqu'il y ait entre les deux termes une différence de sens qu'il ne faille pas négliger. Les Grecs appellent  xairous, certains temps, non pas de ceux qui s'écoulent dans le cours des âges, mais les temps où il convient de faire ou de ne pas faire quelque chose : comme la moisson, la vendange, la chaleur, le froid, la paix, la guerre et autres choses semblables. Kronous  désigne le cours des temps.

3. Quand les apôtres interrogèrent Notre-Seigneur, ce ne fut pas assurément pour connaître le dernier jour ni la dernière heure du monde; mais ils lui demandèrent si c'était alors le temps opportun où le royaume d'Israël serait rétabli. Et voici la réponse du Sauveur : « Personne ne peut connaître les temps que le « Père a mis en sa puissance. » Le texte grec porte : Kronous e xairous  . Si on avait traduit en latin par des mots qui signifiassent les temps ou ce qui vient à temps, on n'aurait pas rendu exactement le sens de ces deux mots; car le mot xairoi s'entend également de ce qui vient à temps ou à contre-temps. Je crois donc que calculer les temps Kronous, pour savoir la fin du monde ou l'avènement du Seigneur, ce serait vouloir connaître ce que Jésus-Christ lui-même a dit que personne ne pouvait savoir.

4. Pour ce qui est du temps marqué, il n'arrivera pas avant que l'Evangile soit prêché au monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations. Rien de plus clair que cette parole du Sauveur: « Cet Evangile sera prêché à toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et alors la fin viendra (1). » Alors la fin viendra; n'est-ce pas dire qu'elle ne viendra pas avant? Combien de temps viendra-t-elle après? C'est là une chose incertaine. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'arrivera pas auparavant. Si des serviteurs de Dieu entreprenaient de parcourir l'univers pour se rendre compte de ce qui reste de nations auxquelles l'Evangile n'a pas été annoncé, nous pourrions nous faire quelque idée des temps qui s'écouleront d'ici à la fin. Mais si, à cause de tant de

 

1. Matth. XXIV, 14.

 

lieux inaccessibles et barbares, un pareil projet est inexécutable; s'il est impossible d'apprendre avec exactitude combien il y a encore de nations sans l'Evangile du Christ; je crois beaucoup moins aisé de découvrir dans les Ecritures quel espace de temps nous sépare de la fin du monde, puisque nous lisons dans les saints Livres : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » Ainsi, lors même qu'on viendrait nous apprendre d'une manière certaine que l'Evangile a été prêché à toutes les nations, nous ne pourrions pas dire ce qui reste de temps avant la fin, nous ne pourrions que penser que la fin approche de plus en plus. On nous répondra peut-être qu'il a fallu peu de temps pour prêcher l'Evangile aux nations romaines, à la plupart des nations barbares, que la conversion de quelques-unes d'entre elles à la foi du Christ a été prompte, et qu'il est permis de croire que d'ici à peu d'années, l'Evangile aura pénétré partout; on pourra nous dire que, nous qui sommes déjà vieux, nous ne le verrons point, mais que ceux qui sont aujourd'hui jeunes le verront quand ils seront parvenus à la vieillesse. Mais il sera plus facile de montrer cela quand ce sera fait, qu'il ne l'est de le découvrir dans les saintes Ecritures, avant que cela arrive.

5. Voilà ce que j'ai été obligé de dire au sujet de l'opinion d'un certain commentateur que le prêtre Jérôme accuse aussi de témérité pour avoir osé prétendre que les Semaines de Daniel concernent le second avènement du Christ et non pas le premier. Si en considération de vos mérites, Dieu révèle ou a révélé quelque chose de meilleur à la sainte humilité de votre âme, je vous demande de vouloir bien me le communiquer : recevez cette réponse comme celle d'un homme qui aimerait mieux savoir que d'ignorer les choses que vous m'avez demandées; mais parce que je n'ai pas pu les pénétrer encore, je préfère avouer mon ignorance que d'enseigner ce qui ne serait pas la vérité.

LETTRE CXCVIII. (Année 419.)
 

Hésychius reconnaît , d'après les termes de l'Evangile , que personne ne peut savoir le jour ni l'heure de la fin du monde, mais il croit que Dieu n'a pas voulu nous cacher les temps et qu'il faut se préparer au second avènement du Sauveur; les malheurs de l'époque où il vivait lui semblent faire partie des signes marqués dans l'Evangile. L'évêque de Salonne exprime des doutes sur les semaines de Daniel et demande à saint Aupatin qu'il veuille bien l'éclairer par une réponse étendue.

HÉSYCHIUS A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR AUGUSTIN, SON CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Cornutus, notre saint collègue dans le sacerdoce, m'a remis votre lettre que je désirais et que j'attendais; elle m'a causé de la joie, parce qu'elle est une preuve de votre souvenir et que vous avez la bonté de m'y donner en peu de mots votre propre sentiment sur ce que je vous avais demandé. Vous avez joint à votre lettre des explications tirées des ouvrages de notre saint collègue Jérôme, afin que je puisse résoudre mes difficultés parla lecture de ce qu'il a pensé sur ce passage des saintes Ecritures; et comme vous avez bien voulu me prier d'exposer par lettre à votre sincère charité mon opinion sur ce point, je vous la soumets, dans la mesure de ma faible intelligence, après avoir lu ce que vous m'avez envoyé,

2. Toutes choses étant gouvernées par la volonté et la puissance de Dieu, auteur de toute créature , le passé et l'avenir sont connus des saints prophètes qui ont annoncé aux hommes , par la volonté divine, les choses futures avant qu'elles arrivent. Il serait donc assez étonnant que ce que Dieu a voulu annoncer à l'avance, ne pût pas arriver à la connaissance des hommes, comme il paraîtrait par cette parole du Seigneur aux bienheureux apôtres : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » D'abord dans les plus anciens exemplaires des Eglises, il n'est pas dit : «Personne ne peut; » mais il est dit : « Ce n'est « pas à vous à connaître les temps ou les moments « que le Père a mis en sa puissance. » L'explication de ceci s'achève dans les paroles qui suivent « Mais vous serez mes témoins à Jérusalem , et dans la Judée, et dans la Samarie, et jusqu'au bout de la terre (1). » Notre-Seigneur ne voulait donc pas faire entendre que ses apôtres seraient les témoins de la fin du monde, mais les témoins de son nom et de sa résurrection.

3. Quant à la connaissance des temps , voici ce que le Seigneur nous dit lui-même : « Quel est le serviteur fidèle et prudent que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur distribuer la nourriture au temps marqué ? Bienheureux ce serviteur, si son maître arrive et le trouve agissant ainsi (2). » La famille du Christ se nourrit de

 

1. Act. I, 7. 8. — 2. Matth. XXIV, 45, 46.

 

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la prédication de sa parole, et celui-là sera trouvé serviteur fidèle , qui aura distribué la nourriture : nécessaire à ceux qui croient en Notre-Seigneur et qui l'attendent dans son temps. Le mauvais serviteur est repris en ces termes : « Si le mauvais serviteur dit : Mon maître tarde à venir, ce maître viendra à un jour qu'il ne sait pas et à une heure qu'il ignore (1). » Et le reste. Notre-Seigneur reproche aussi de ne pas connaître le temps lorsqu'il dit : « Hypocrites , vous savez juger de l'aspect du ciel, pourquoi ne reconnaissez-vous pas ce temps (2) ?» Ecoutons l'Apôtre : « Dans les derniers jours il viendra des temps périlleux (3). » Et le reste. L'Apôtre dit encore : « Quant aux temps et aux moments, il n'est pas nécessaire que nous vous en écrivions , car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur de nuit. Lorsqu'ils diront : Nous sommes en paix et en sécurité , ils seront tout à coup surpris par un malheur imprévu , comme une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, et n'y échapperont pas (4). » L'Apôtre dit encore : « Ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit ces choses, lorsque j'étais avec vous. Et vous savez de qui le retient maintenant, afin qu'il paraisse en son temps, carie mystère d'iniquité se forme dès à présent; seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu'à ce qu'il soit enlevé ; et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche (5). » Le Seigneur, dans l'Evangile, parle ainsi à l'ingrate Jérusalem : « Si du moins tu avais connu le temps où Dieu t'a visitée , peut-être serais-tu restée debout; mais maintenant tout est caché à tes yeux (6). » Et le Seigneur s'adressant aux Juifs, leur dit : « Faites pénitence, les temps sont accomplis, croyez à l'Evangile (7). » C'était avec raison que le Sauveur disait aux Juifs que les temps étaient accomplis, puisque leurs temps, depuis sa prédication, n'ont duré que trente-cinq ou quarante ans. Nous lisons dans le prophète Daniel : « Et je vis que la bête fut tuée et que son corps fut livré pour être brûlé, et que la puissance des autres bêtes fut transportée ; et que la longueur de la vie leur fut donnée jusqu'à un temps et un temps (8). » Le grec porte ici :  Eos Kronou xai xairou. Nous lisons ensuite : « Et voici comme le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel (9). » Ceux qui comprennent l'Ecriture comprennent le mystère de cette bête d'après la translation de la puissance des autres bêtes.

4. Il faut aimer et attendre l'avènement du Seigneur; car c'est un grand bonheur pour ceux qui aiment son avènement, selon ces paroles du bienheureux apôtre Paul : « Il ne lui  reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur, qui est le juste juge, me donnera en ce jour; et non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement (10). » Le Seigneur dit dans l'Evangile : « Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de

 

1. Luc, XXIV, 50. — 2. Ibid. XII, 56. — 3. II Tim.  III, 1. — 4. I Thess V, 1-3. — 5. II Thess. II, 5-8. — 6. Luc, XIX, 42. — 7. Marc, I, 15 . — 8. Dan. 7, 11-12. — 9. Ibid. 7, 13 . — 10. II Tim. IV, 8.

 

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leur Père (1). » Et le Prophète : « Car voici que les      ténèbres et la nuit couvriront la terre par dessus les nations; mais le Seigneur apparaîtra en vous, et sa majesté se verra sur vous (2). » Et le même prophète : « Ceux qui attendent le Seigneur bondiront avec force ; ils s'élèveront sur des ailes comme l'aigle; ils courront sans se lasser; ils marcheront et n'auront pas faim (3). » On trouve beaucoup d'autres passages concernant la béatitude de ceux qui aiment l'avènement du Seigneur.

5. Il est clair que personne ne peut supputer les temps, car l'Evangile a dit que nul ne sait ni le jour, ni l'heure. Pour moi, autant que me le permet la faiblesse de mon intelligence, je disque personne ne sait ni le jour, ni le mois, ni l'année de l'avènement du Seigneur; mais en voyant les signes de cet avènement et d'après ces témoignages avant-coureurs, je crois devoir l'attendre et nourrir les croyants de cette espérance, afin qu'ils aiment l'avènement de celui qui a dit : « Quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est proche, et qu'il est à la porte (4). » Or, les signes évangéliques et prophétiques qui se sont montrés au milieu de nous, annoncent l'avènement du Seigneur. C'est en vain que ceux qui cherchent, ou ceux qui se moquent, s'occupent de calculer les jours et les années puisqu'il est écrit : « Si ces jours n'eussent été abrégés, nulle chair n'eût été sauvée; mais ils seront abrégés à cause des élus (5). » Il est certain qu'il n'y a pas de calcul possible pour un temps abrégé par le Seigneur qui a fait les temps; mais il est certain aussi que son avènement est proche; nous en reconnaissons quelques signes dans les événements accomplis au milieu de nous. « Lorsque ces choses commenceront d'arriver, dit le Seigneur, vous respirerez et vous lèverez la tête, parce que votre rédemption sera proche. » Ces signes qui seront vus, nous les trouvons clairement marqués dans l'Evangile de saint Luc : « et Jérusalem sera foulée aux pieds par les gentils jusqu'à ce que les temps des gentils soient accomplis. » Cela a été fait et il n'est douteux pour personne que cela se fasse encore. L'évangéliste ajoute : « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et, sur la terre, les peuples seront dans la tribulation. » Si nous ne voulions pas convenir que ces choses se rencontrent à l'époque où nous sommes, la grandeur de nos maux nous forcerait à l'avouer; car, dans le même temps, des signes ont été vus dans le ciel (6), et les peuples sur la terre ont été vus dans la tribulation. L'évangéliste dit encore « que les hommes sècheront de frayeur, dans l'attente de ce qui doit « arriver au monde (7). » Est-il une patrie, est-il un lieu qui, de notre temps, n'ait connu le deuil ou la tribulation dans la « frayeur et l'attente de ce

 

1. Matth. XIII, 43. — 2. Is. XL, 2. — 3. Ibid. XL, 31. — 3. Matth. XXIV, 36, 33. — 4. Matth. XXIV, 22.

6.On croit que c'est ici une allusion à la fameuse éclipse de soleil du 19 juillet 418, suivie d'une sécheresse qui fit mourir tant d’hommes et de bêtes.

7. Luc, XXI, 24-28.

 

qui doit arriver à tout l'univers. » La plupart des signes, marqués dans l'Evangile, ont déjà paru.

6. On nous objectera le passage où il est dit « Cet Evangile sera prêché au monde entier, et « alors viendra la fin (1). » Mais d'abord le Seigneur a annoncé que les apôtres seraient les témoins de son nom et de sa résurrection à Jérusalem, dans la Judée, dans la Samarie et jusqu'au bout de la terre. N'est-ce pas ce qui s'est accompli ? écoutons l'Apôtre : « Mais je dis : est-ce qu'ils n'ont pas entendu (2) Leur bruit a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités de l'univers.» Et encore : « A cause de l'espérance qui vous est réservée et dont vous avez été instruits par la parole véritable de l’Evangile qui est arrivé au milieu de vous, de la même manière qu'il croit et fructifie dans le monde entier (3). »

La foi annoncée aux nations par les apôtres a rencontré beaucoup de persécuteurs, ce qui a retardé son établissement; ainsi s'accomplissaient ces paroles de l'Evangile : «Avant toutes ces choses, ils mettront la main sur vous, ils vous persécuteront, ils vous traîneront dans les synagogues , et les prisons, et vous feront comparaître devant les rois et devant les gouverneurs à cause de mon nom (4). » Ainsi s'accomplissait encore ce qui est écrit : « Vous serez vite rétablie par ceux qui vous ont détruite (5). » La foi croissait peu à peu dans le monde par la persécution même; mais à partir du moment où les empereurs ont commencé à être chrétiens par la volonté de Dieu, l'Evangile du Christ a rapidement pénétré partout.

7. La manière dont notre collègue, le saint frère Jérôme explique les semaines du bienheureux Daniel, toute conforme, du reste, au sentiment des docteurs des Eglises, tient le lecteur en suspens. Car si ce très-savant prêtre notre collègue dit qu'il est dangereux de se prononcer sur les maîtres des Eglises, et de préférer l'un à l'autre; à combien plus forte raison un simple lecteur ne pourra-t-il pas faire ce qui fait hésiter un maître tel que lui! Quant à nous, nous croyons à ces paroles du Seigneur : « Le ciel et la terre passeront, mais ni un seul iota ni un seul point de la loi ne passera, que tout ne s'accomplisse (6).» Je m'étonne que le mystère des semaines de Daniel soit accompli à la naissance et à la passion du Christ, puisque le prophète l'annonce pour le milieu de la semaine : « Au milieu de la semaine, dit-il, mon sacrifice sera aboli, la prière cessera, on ne verra plus que mort et désolation, et l'abomination succédera au sacrifice (7). » Si cette abomination est déjà arrivée, comment le Seigneur nous avertit-il en ces termes : « Quand donc vous verrez dans le lieu saint l'abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit, entende (8) ?» Pour me rendre aux désirs de votre béatitude, je vous ai écrit mon sentiment. Daignez, en nous répondant par la parole de votre grâce, nous instruire pleinement et nous réjouir.

 

1. Matth, XXIV, 14. — 2. Rom. X, 18.

3. Coloss. I, 5, 6. — 4. Luc, XXI, 12. — 5. Is. LXXXI, 12. — 6. Matth. V, 18. — 7. Dan. IX, 27. — 8. Matth. XXIV, 15.

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LETTRE CXCIX. (Année 418.)
 

Saint Augustin, dans cette seconde réponse à Hésychius, traite à fond la question de la fin du monde d'après les témoignages des divines Ecritures; nous y trouvons les impressions et les terreurs contemporaines, mais nous y trouvons aussi la tranquille sérénité d'un grand esprit, la mesure et la réserve qui n'abandonnent jamais l'évêque d'Hippone. Il s'attache à prouver qu'on ne peut rien savoir sur l'époque de la fin des temps. Saint Augustin a mentionné cette lettre dans le XXe livre, chap. V, de la Cité de Dieu.

 

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR HÉSYCHIUS, SON CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

J'ai reçu la lettre où votre révérence exhorte vivement et salutairement à aimer et à désirer l'avènement de notre Sauveur. Vous le faites comme un bon serviteur du Père de famille très-occupé des intérêts du Maître, et voulant que beaucoup d'autres partagent l'amour persévérant dont vous êtes vous-même embrasé. Vous vous rappelez le passage de l'Apôtre où il est dit que le Seigneur lui accordera une couronne de justice, non-seulement à lui, mais à tous ceux qui aiment son avènement (1); encourages par cette pensée , nous traversons ce monde comme des étrangers, à mesure que cet amour fait des progrès dans nos âmes : que la venue du Sauveur soit prochaine ou qu'elle doive tarder, notre fidélité s'attache à cette espérance, et nos voeux pieux aspirent à cette manifestation suprême. Le serviteur qui dit

« Mon maître tarde à venir, » et qui frappe ses compagnons, et qui mange et boit avec des gens perdus comme lui (2), n'aime pas la manifestation de son maître. Son coeur se fait voir par ses oeuvres; c'est pourquoi le bon Maître a eu soin, quoique brièvement, de nous marquer les vices de pareils serviteurs; il nous les montre livrés à l'orgueil et à l'intempérance, pour nous avertir que ce n'est pas dans un mouvement d'affectueux désir que le mauvais serviteur disait : « Mon Maître tarde à venir. » Il ne soupirait pas après lui comme cet ami de Dieu qui disait : « Mon âme a soif du Dieu vivant : quand irai-je? quand paraîtrai-je devant la face de Dieu (3)? » En parlant ainsi, l'ami de Dieu exprimait une impatience pénible : le temps, tout rapide qu'il soit, paraissait bien long au gré de ses désirs. Comment

 

1. II Tim. IV, 8. — 2. Luc, XII, 45. — 3. Ps. XLI, 3.

 

pouvons-nous dire que le Sauveur tarde a venir ou que son avènement est éloigné, puisque les apôtres eux-mêmes, lorsqu'ils étaient encore sur la terre, disaient que « la dernière heure était venue (1) » Et pourtant ils avaient entendu dire au Seigneur : « Ce n'est point à vous à savoir les temps. » Les apôtres ne savaient donc pas ce que nous ne savons pas nous-mêmes, moi du moins et ceux qui l'ignorent comme moi. Jésus-Christ leur avait dit : « Ce n'est. point à vous à savoir les temps, que le Père a mis en sa puissance; » ce qui ne les empêchait pas d'aimer sa manifestation et de distribuer à leurs compagnons la nourriture qu'il fallait; ils ne les battaient pas en exerçant sur eux une domination brutale, ils ne commettaient pas des excès avec ceux qui aiment le monde et ne disaient pas: « Mon maître tarde à venir. (2)»

2. Autre chose est donc l'ignorance des temps, autre chose la corruption des moeurs et l'amour des vices. Lorsque l'apôtre Paul disait : « Ne vous troublez pas, ne vous effrayez pas d'une parole ou d'une lettre qu'on vous dirait venir de nous comme si le jour du Seigneur était proche (3); » lorsque l'Apôtre parlait ainsi, il ne voulait pas qu'on ajoutât foi à ceux qui répétaient que l'avènement du Seigneur était proche; il ne voulait pas non plus qu'à l'exemple du mauvais serviteur, les chrétiens trouvassent que le Seigneur tardait à venir et qu'ils se livrassent à l'orgueil et aux excès. Tout en les mettant en garde contre de fausses rumeurs, l'Apôtre voulait que les fidèles fussent préparés à recevoir leur maître avec les reins ceints et les lampes allumées (3). « Mais vous, mes frères, leur disait-il, vous n'êtes pas dans les ténèbres en sorte que ce jour puisse vous surprendre comme un voleur. Car vous êtes tous enfants de la lumière et enfants du jour; nous ne sommes pas enfants de la nuit ni des ténèbres (4).» Celui qui dit que son maître tarde à venir, celui qui bat ses compagnons et boit jusqu'à l'ivresse avec des gens perdus comme lui, n'est pas enfant de la lumière, mais il est l'enfant des ténèbres; c'est pourquoi ce jour suprême le surprendra comme un voleur. Chacun doit craindre d'être ainsi surpris par le dernier jour de sa vie; nous serons, au dernier jour du monde, comme nous aura trouvés le dernier de nos jours : tels nous aurons été en mourant, tels nous serons jugés à la fin des siècles.

 

1. I Jean, II,18. — 2. II Thess. II, 2. — 3. Luc, XII, 35, 36. — 4. I Thess. V, 4, 5.

 

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3. Aussi lisons-nous dans l'évangile de saint Marc : « Veillez, parce que vous ne savez pas quand viendra le maître de la maison, si ce sera le soir ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou au matin : il ne faut pas qu'en arrivant tout à coup, il vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez (1). » Le Sauveur a dit à tous, n'est-ce pas à tous ses élus et bien-aimés qui appartiennent à son corps, à son Eglise ? Il n'a pas seulement parlé ainsi pour ceux qui avaient le bonheur de l'entendre, mais aussi pour ceux qui furent de ce monde après ses disciples et avant nous, et pour nous-mêmes et pour ceux qui viendront après nous jusqu'au dernier avènement. Est-ce que ce dernier jour du Inonde doit nous trouver tous dans cette vie? Est-ce que c'est aussi aux morts que s'adressaient ces paroles : « Veillez, de peur que le Maître, arrivant tout à coup, ne vous trouve endormis? » Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il « à tous, » si ce n'est dans le sens que je viens d'indiquer? Le dernier jour viendra pour chacun, quand viendra le jour où il sortira de la vie dans le même état où le trouvera le jugement dernier. Tout chrétien doit donc veiller afin que l'avènement du Seigneur ne le surprenne pas sans être préparé. Or, celui-là ne sera pas trouvé prêt au dernier jour du monde, qui n'aura pas été trouvé prêt au dernier jour de sa vie. Les apôtres savaient au moins, certainement, que le Seigneur ne viendrait pas pendant qu'ils seraient encore en ce monde; et cependant, qui peut douter qu'ils se soient montrés vigilants et observateurs fidèles de la recommandation divine, de peur que le Maître, arrivant tout à coup, ne les surprît sans être préparés?

4. Je ne sais pas encore bien comment il faut entendre ce que votre sainteté écrit au sujet de ces paroles du Seigneur à ses apôtres : « Ce n'est pas à vous à connaître le temps ni les moments que le Père a mis en sa puissance,» Il vous semble en découvrir l'explication dans les paroles suivantes : « Mais vous serez mes a témoins à Jérusalem, dans la Judée, dans la Samarie et jusqu'au bout de la terre (2). » Vous dites : « Le Seigneur n'entendait pas que les  apôtres fussent les témoins de la fin du monde, mais les témoins de son nom et de sa résurrection. » Cependant le Seigneur ne dit pas : Ce n'est pas à vous à annoncer les

 

1. Marc, XIII, 35, 27. — 3. Act. I, 7, 8.

 

temps, mais il dit : « Ce n'est pas à vous à connaître les temps. » Si vous voulez comprendre ceci comme une défense faite aux apôtres d'enseigner la fin des temps, qui de nous oserait l'enseigner? Qui de nous aurait la présomption de savoir ce que Dieu n'a point appris à ses disciples, qui l'interrogeaient face à face, de savoir ce que de si saints et de si grands docteurs n'ont pas pu annoncer à l'Eglise?

5. Nous répondra-t-on qu'il ne l'a point enseigné aux apôtres, mais aux prophètes? C'est ce que vous dites, et il est vrai que « les choses futures sont connues par les paroles des saints prophètes; ils ont annoncé aux hommes par la volonté divine, dites-vous, les choses à venir avant qu'elles arrivent. » Mais si votre révérence s'étonne « que les hommes ne puissent pas connaître ce que Dieu a voulu prédire, » vous devez vous étonner bien davantage qu'il n'ait pas été permis aux apôtres de savoir et d'enseigner ce que les prophètes avaient annoncé aux hommes. Si nous-mêmes nous pouvons comprendre les paroles par lesquelles les prophètes ont marqué la fin des temps, comment les apôtres ne les auront-ils pas comprises? Et si les apôtres ont compris cette révélation prophétique des temps qui devaient s'écouler avant la fin du monde, comment n'ont-ils pas enseigné ce qu'ils ont compris, lorsque leur explication a fait connaître les prophètes eux-mêmes qui leur ont appris ces choses dans leurs livres? Les mêmes écrits des prophètes qui ont servi aux apôtres pour ce qu'ils ont su de la fin du monde et dont ils ont loué l'autorité, ont pu servir à d'autres pour l'apprendre. Pourquoi leur a-t-il été dit que ce n'était pas à eux à savoir les temps, ou, si vous aimez mieux, à enseigner les temps que Dieu a mis en sa puissance, puisque les apôtres les enseignaient en ce sens que les écrits où l'on s'en instruisait étaient connus par eux? Il est donc à croire, non pas que Dieu n'a point voulu qu l'on sache ce qu'il a annoncé à l'avance, mais qu'il n'a pas voulu annoncer à l'avance ce qu'il jugeait inutile de savoir.

6. Vous demandez pourquoi le Seigneur nous avertit de prendre garde aux temps, lorsqu'il dit : « Quel est le serviteur fidèle et prudent que le Maître a établi sur les gens de sa maison, pour qu'il leur distribue la pourriture au temps voulu? » Et le reste. Mais le Seigneur ne tient pas ce langage pour que le bon serviteur connaisse la fin des temps; c'est (565) pour qu'en tout temps il veille en faisant le bien, parce qu'il ne sait pas la fin des temps. Il ne nous dit pas qu'il faut connaître mieux que les apôtres les temps que le Seigneur a mis en sa puissance; mais il nous exhorte à imiter les apôtres dans la préparation de notre coeur, parce que nous ne savons pas quand viendra le Seigneur; c'est ce que j'ai suffisamment montré plus haut. Il reproche aux juifs de ne pas connaître les temps: « Hypocrites, leur dit-il, qui jugez d'après l'aspect du ciel, etc (1). » Ce temps, que le Sauveur reprochait aux juifs, d'ignorer, c'est le temps de son premier avènement qu'il est nécessaire de connaître pour croire en lui, quand on veut, attendre l'autre dans une pieuse vigilance, à quelque époque qu'il doive arriver. Car celui qui n'aura pas connu le premier avènement du Seigneur ne pourra pas se préparer au second par la foi et la vigilance, de peur d'être surpris comme par un voleur de nuit, soit que le Seigneur vienne plus tôt ou plus tard qu'on ne l'attend.

7. L'apôtre Paul dit aussi, comme vous le rappelez, qu'il viendra des temps dangereux aux derniers jours du monde (2). Mais nous apprend-il pour cela quelque chose sur les temps que le Père a luis en sa puissance? Et quelqu'un sait-il s'ils seront longs ou courts, ces temps que nous avouons devoir être les derniers? Nous devons penser qu'il y a déjà longtemps qu'il a été dit : « Mes petits enfants, la dernière heure est venue (3). »

8. Vous citez encore ces paroles de l'Apôtre « Quant aux temps et aux moments, il n'est pas nécessaire que nous vous en écrivions, car vous savez assez que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit; lorsqu'ils diront : La paix et la sécurité sont avec nous, ils seront surpris par le malheur comme une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, et n'y échapperont pas (4). » L'Apôtre ne dit point ici non plus quand cela doit arriver, mais comment cela arrivera; il ne dit rien sur la durée du temps qui nous sépare du dernier jour; seulement, quelle que soit cette durée, il nous fait entendre que ce malheur, suprême viendra quand on se croira en paix et en sûreté. Ces paroles de l'Apôtre ne semblent pas permettre à notre temps d'espérer ou de craindre le dernier jour de l'univers; car nous ne croyons pas que les

 

1. Luc, XII, 42, 56. — 2. II Tim. III, 1. — 3. I Jean, II, 18. — 4. I Thess. V,1,3.

 

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amis eux-mêmes de ce monde, sur lesquels doit tout à coup tomber le malheur, se croient en paix et en sûreté.

9. L'Apôtre fait assez voir ce qu'il suffit de connaître lorsqu'il dit aux fidèles qu'il n'a pas besoin de leur écrire pour les temps et les moments, ou, comme portent d'autres exemplaires des saints Livres, qu'ils n'ont pas besoin qu'il leur écrive. Il n'ajoute pas qu'ils savent le temps qui reste, mais il dit: « Vous savez bien que l'heure du Seigneur viendra comme un voleur de nuit.» Voilà ce qu'il faut savoir, afin que ceux qui ne veulent pas être surpris par cette dernière heure comme par un voleur de nuit aient soin d'être des enfants de lumière et de veiller avec un coeur tout prêt. Si, pour échapper à ce danger, c'est-à-dire pour éviter que l'heure du Seigneur ne nous surprenne comme un voleur de nuit, il était besoin de connaître ce qui reste de temps, l'Apôtre ne dirait point qu'il n'a pas besoin de l'écrire; mais, dans sa prévoyance, c'est précisément cela qu'il aurait jugé à propos d'enseigner. Mais il n'était pas non plus nécessaire que les fidèles le connussent, car il leur suffisait de savoir que l'heure du Seigneur viendrait comme un voleur pour ceux qui ne sont pas prêts et qui sont endormis : c'était un avertissement pour se préparer et pour veiller, à quelque heure que le Seigneur dût venir. Saint Paul est ainsi resté dans les limites qu'il ne devait pas dépasser, et, quoique apôtre, il s'est gardé d'enseigner aux autres ce que le Seigneur n'avait pas voulu révéler aux apôtres quand il leur avait dit : « Ce n'est pas à vous à savoir. »

10. Vous citez aussi ces paroles de saint Paul « Ne vous souvenez-vous pas,que je vous ai dit ces choses lorsque j'étais encore auprès de vous? Et vous savez bien ce qui le retient maintenant pour qu'il se révèle en son temps. Car le mystère d'iniquité se forme dès à présent; seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu'à ce qu'il soit enlevé. Et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche (1). » Plût à Dieu que vous ne vous fussiez pas borné à citer ces paroles de l'Apôtre et que vous eussiez bien voulu les expliquer ! Elles sont obscures et mystiques; il est évident cependant qu'elles ne marquent rien sur le temps précis qui doit s'écouler avant le second avènement du Sauveur. L'Apôtre dit : « Pour qu'il se révèle en

 

1. II Thess. II, 5-8.

 

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« son temps, » mais il ne dit pas quand cela doit venir. Il ajoute : « Le mystère d'iniquité se forme dès à présent. » Il y a différentes manières d'entendre ce mystère d'iniquité ; mais sa durée, c'est ce que nous ne savons pas. L'Apôtre ne nous l'apprend point, car il est un de ceux à qui il a été dit : « Ce n'est pas à vous à savoir les temps. » Il est vrai qu'il n'était pas encore au nombre des apôtres quand cette parole leur fut dite; mais pourtant nous ne doutons pas qu'il appartienne à leur collège et société.

11. On lit ensuite : « Seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu'à ce qu'il soit enlevé : et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche. » Ces paroles ont trait à l'apparition de l'antéchrist. Il semble plus clairement marqué quand il est dit de lui qu'il sera tué par le souffle de la bouche du Seigneur Jésus-Christ; mais, pour ce qui est de l'époque de cette apparition, l'Apôtre n'en dit rien pas même obscurément. Chacun peut faire effort pour découvrir ou pour conjecturer quel est celui qui tient présentement ou ce qu'il tient et ce que signifie : jusqu'à ce qu'il soit enlevé; mais il n'est pas dit combien de temps il tiendra ni après combien de temps il sera enlevé.

12. Vous nous dites aussi que le Seigneur, dans l'Evangile, blâme les juifs lorsqu'il adresse ces paroles à l'ingrate Jérusalem : « Si du moins tu avais connu le temps où Dieu t'a visitée ; peut-être resterais-tu debout. Mais maintenant tout est caché à tes yeux. (1) » Ces paroles regardent le premier avènement du Seigneur, et non pas le second dont il s'agit ici. C'est de ce second avènement et non point du premier que le Sauveur a voulu parler lorsqu'il a dit : « Ce n'est pas à vous à savoir les temps : » car les disciples interrogeaient le Seigneur sur l'avènement qu'ils espéraient et non pas sur celui qu'ils voyaient déjà. Si les juifs avaient connu ce premier avènement, « ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire (2) ; » c'est pourquoi ils auraient pu subsister, au lieu d'être frappés de coups si terribles. Ces mots : « Faites pénitence, les temps sont accomplis, croyez à l'Evangile (3) ; n ces mots, d'après ce que vous dites vous-même, s'appliquaient aux juifs et à des temps qui devaient peu durer; nous savons que ces temps sont passés, c'est-à-dire

 

1. Luc, XIX, 42. — 2. I Cor. II, 8. — 3. Marc, I, 15.

 

que nous savons la destruction de Jérusalem où était établi le royaume des juifs.

13. Aussi, votre révérence, vous dites que ceux qui comprennent l'Ecriture savent ce que veut dire le prophète Daniel lorsqu'il parle de « la bête tuée, du règne des autres bêtes, » et, au milieu de ces choses, de la venue du Fils de l'homme sur les nuées du ciel. Mais si vous daignez nous expliquer comment ces choses appartiennent à la connaissance du temps qui doit s'écouler d'ici à l'avènement du Sauveur et comment on peut en connaître clairement la durée; j'avouerai moi-même avec de Brandes actions de grâces que ces paroles du Seigneur : « Ce n'est pas à vous à savoir les temps, » s'adressaient uniquement aux apôtres et non point à ceux qui devaient venir après eux et à qui la révélation de ce secret avait été réservée.

14. Il faut donc aimer et attendre l'avènement du Seigneur, comme vous nous y exhortez saintement. Vous parlez du grand bonheur promis à ceux qui aiment l'avènement de Jésus-Christ, et vous invoquez le témoignage de l'Apôtre, dont vous rapportez ainsi les paroles : « Il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur, qui est le juste juge, me donnera en ce jour : et non-seulement à moi, mais encore à ceux qui aiment l'avènement du Seigneur (1). » Car alors, comme vous le rappelez d'après l'Evangile, « les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (2); » et comme dit le Prophète : « Voilà que la nuit et les ténèbres couvriront la terre par dessus les nations ; mais en vous apparaîtra le Seigneur, et sa majesté se verra sur vous (3); » alors aussi « Ceux qui attendent le Seigneur bondiront avec vigueur; ils déploieront leurs ailes comme les aigles, ils courront et ne se lasseront pas, ils marcheront et n'auront pas faim . »

15. Voilà ce que vous nous dites pieusement et en toute vérité pour marquer le bonheur de ceux qui aiment l'avènement du Seigneur. Mais ceux à qui l'Apôtre disait de ne pas se troubler comme si le jour du Seigneur était proche, aimaient aussi l'avènement du Seigneur; en leur parlant de la sorte, le Docteur des nations ne voulait pas les séparer de cet amour, mais l'allumer au contraire plus

 

1. II Tim., IV, 8. — 2. Math., XIII, 43. — 3. Is. LX, 2. — 4. Is. XL, 31.

 

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fortement dans leurs âmes: il tenait à les mettre en garde contre ceux qui répétaient que le jour du Seigneur était proche, de peur que, ne voyant rien venir au temps annoncé, les fidèles ne crussent que de fausses promesses leur avaient été faites, et qu'ils ne désespérassent de la récompense de leur foi. Ce n'est donc pas aimer l'avènement du Seigneur que de dire qu'il est proche ou qu'il est éloigné; mais on l'aime lorsqu'on l'attend, qu'il soit proche ou non, avec la sincérité de la foi, la fermeté de l'espérance, l'ardeur de l'amour. Car si on aime d'autant plus le Seigneur qu'on croit et qu'on prêche davantage que son avènement sera prochain , ceux qui disaient que ce jour était proche aimaient donc bien mieux Jésus-Christ que ceux auxquels l'Apôtre défendait de croire à de fausses rumeurs, ou que l'Apôtre lui-même qui n'y croyait pas.

16. Si je ne craignais d'être pour vous une fatigue, je vous demanderais de vouloir bien m'expliquer plus clairement ce que vous entendez quand vous dites que personne ne peut supputer les temps. Peut-être vous et moi pensons-nous ici de même, et c'est en vain que nous attendons l'un de l'autre un peu de lumière. Car vous ajoutez : « L'Evangile dit : Personne ne sait ni le jour ni l'heure (1); mais moi, autant que me le permet la faiblesse de mon intelligence, je dis qu'on ne peut savoir ni le mois ni l'heure de l'avènement du Sauveur. » Il semble que cela veuille dire qu'on ne peut pas savoir en quelle année viendra le Seigneur, mais qu'on peut savoir en quelle semaine ou quelle décade d'année, comme si on pouvait dire que ce sera dans sept ans ou dans dix ans. S'il n'est pas possible d'en marquer l'époque de si près, je demande si on peut dire au moins que l'avènement du Seigneur aura lieu dans tel espace de cinquante ou de cent ans, ou dans un plus grand ou plus court espace d'années, mais sans pouvoir fixer l'année précise. Si vous avez pu pénétrer aussi avant, vous avez fait un grand pas dans la connaissance du secret qui nous occupe : et je vous demande de vouloir bien me communiquer les preuves sur lesquelles vous vous appuyez : si au contraire vous ne pensez pas être parvenu à ce degré de lumière, nous sommes tous deux au même point.

17. Que les temps où nous sommes soient les derniers temps, nous le voyons, nous tous,

 

1. Matth. XXIV, 36.

 

hommes de foi; nous le voyons d'après les signes que l'Evangile nous marque comme les avant-coureurs de l'avènement de Jésus-Christ. Mais si, après mille ans, le monde devait finir, ions pourrions dire encore que ce temps est le dernier, que ce jour est le dernier jour, parce qu'il est écrit : «. Mille ans devant vos yeux sont comme un jour (1), » et tout ce qui arriverait durant ces mille ans pourrait être considéré comme arrivé au dernier temps ou au dernier jour. Je dis encore une fois, ici, ce qu'il faut souvent répéter dans cette question, c'est qu'il y a déjà de longues -animées que le bienheureux Jean l'Evangéliste a dit : « La dernière heure est venue (2). » Si nous avions été alors sur la terre et que nous eussions entendu cette parole de saint Jean, aurions-nous cru que tant d'années s'écoule raient encore et n'aurions-nous pas espéré voir le Seigneur du vivant même de saint Jean ? L'Apôtre ne disait pas : le dernier temps est venu, ou la dernière année, ou le dernier mois, ou le dernier jour, mais il disait: « La dernière heure est venue. » Combien cette heure est longue l pourtant l'apôtre Jean n'a pas menti: il faut comprendre que le mot heure signifie dans sa bouche le temps. Quelques-uns croient que ce jour de saint Jean comprend six mille ans : en le divisant en douze heures, la dernière heure; serait de cinq cents ans. C'est donc dans cet espace d'années que se serait trouvé saint Jean, selon ces commentateurs, lorsqu'il disait : « La dernière heure est venue. »

18. Mais autre chose est de savoir, autre chose est de conjecturer. Si six mille ans sont comptés pour un jour, pourquoi ne les diviserions-nous pas en vingt-quatre heures au lieu de douze? La dernière heure, au lieu d'être de cinq cents ans, serait de deux cent cinquante ans. Car, ce qu'on appelle un jour ce n'est pas la durée depuis le lever jusqu'au coucher du soleil , mais c'est l'espace compris entre un lever et l'autre : ce qui rions donne pour la totalité d'un jour vingt-quatre heures. La dernière heure dont parlait saint Jean serait donc passée depuis soixante et dix ans au moins, et pourtant la fin du monde n'est pas encore venue. Ajoutez à cela que, d'après l'étude attentive de l'histoire ecclésiastique, l'apôtre Jean est mort longtemps avant que cinq mille cinq cents ans se fussent écoulés depuis

 

1. Ps: LXXXIX, 4. — 2. I Jean, II,18.

 

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le commencement du genre humain; ce n'était donc pas encore là dernière heure, si, les six mille ans se partageant en douze heures, il faut cinq cents ans pour une heure. Mais si, d'après les Ecritures, nous considérons mille ans comme un jour, il y a bien plus longtemps que la dernière heure de ce long jour est passée; je ne dis pas en divisant cet espace en vingt-quatre parties qui nous donneraient un peu plus de quarante ans, mais en le divisant seulement en douze parties, qui ferait le double d'années. Il est donc mieux de croire que l'apôtre Jean s'est servi du mot heure pour signifier le temps. Combien cette heure durera-t-elle ? nous l'ignorons, parce que ce n'est pas à nous à savoir les temps que le Père a mis en sa puissance. Nous l'ignorons, quoique nous sachions que cette heure est la dernière, et beaucoup mieux que ceux qui ont été avant nous et qui déjà disaient que la dernière heure était venue.

19. Ce qui, selon votre révérence, empêcherait qu'on ne pût supputer les temps avec exactitude ni déterminer en quelle année doit avoir lieu la fin du monde, c'est que, d'après les promesses divines, ces jours seront abrégés. Je ne comprends pas cette raison-là. Si Dieu les abrége de façon à réduire un grand nombre à un très-petit nombre de jours, je me demande comment il est vrai qu'ils auraient dû être nombreux si le Seigneur ne les eût abrégés. Vous pensez que les semaines du saint prophète Daniel ne concernent pas le premier avènement du Seigneur, contrairement à l'opinion la plus accréditée , mais qu'elles concernent plutôt un second avènement. Se peut-il qu'elles soient abrégées de façon qu'il y ait une semaine de moins, et que ce changement fasse mentir la prophétie ? Elle a mis tant de soin à compter leur nombre, qu'elle parle de quelque chose comme devant s'accomplir au milieu d'une semaine. Je serais étonné que la prophétie de Daniel se trouvât détruite par la prophétie du Christ. Ensuite, comment croire que Daniel ou plutôt que l'ange qui l'inspirait ait ignoré que le Seigneur doit abréger les jours et qu'il se soit trompé dans ce qu'il a dit ? ou comment croire qu'il l'ait su et qu'il ait menti à celui pour lequel il parlait? Si une telle supposition est absurde, pourquoi ne croirions-nous pas plutôt que le nombre des semaines prophétisées par Daniel correspond à l'abréviation même de ces derniers jours : si toutefois ce nombre d'années se rapporte au second avènement du Seigneur, et je ne sais pas comment il serait possible de le montrer?

20. Si les semaines de Daniel prophétisent le second avènement du Seigneur, on peut dire avec beaucoup plus de certitude et de sûreté qu'il aura lieu dans soixante et dix ans, ou, tout au plus, dans cent ans. Car il y a quatre cent quatre-vingt-dix ans dans les soixante et dix semaines; nous comptons à présent à peu près quatre cent vingt ans depuis la naissance du Seigneur, et environ trois cent quatre-vingt-dix depuis sa résurrection ou son ascension. Si donc on compte depuis la naissance du Sauveur, il ne reste plus que soixante et dix ans, si on compte depuis sa mort, il reste environ cent ans : dans cet espace de temps toutes les semaines de Daniel seront accomplies, si elles regardent le dernier avènement de Jésus-Christ. Celui donc qui dit : ce sera dans tant d'années, dit faux si cela arrive plus tard ; mais parce que les jours seront abrégés, cela pourra arriver plus tôt. C'est pourquoi, quelle que soit l'abréviation de ces derniers temps, il sera toujours vrai de dire que le Seigneur viendra à cette époque. Cette abréviation ne peut déranger en rien les calculs de celui qui dit que ce second avènement aura lieu dans ce nombre d'années ; elle lui vient en aide au contraire, parce que plus les jours seront réduits en petit nombre, puis il sera vrai que le Seigneur viendra dans cet espace de temps et non au delà, quoique celui qui suppute ne puisse marquer l'année précise du second avènement.

21. Toute la question est donc de savoir si les semaines de Daniel ont été accomplies au premier avènement du Seigneur, ou si elles ont prophétisé la fin du monde, ou si elles concernent les deux avènements. Cette dernière opinion n'a pas manqué de gens pour la soutenir; selon eux, les semaines de Daniel ont reçu un premier accomplissement à la naissance du Sauveur, et recevront, à la fin du monde, leur accomplissement suprême. Il est certain que si on ne les entend pas de la naissance de Jésus-Christ, il faut qu'en les entende de la fin des temps, car cette prophétie ne peut pas être fausse. Si on l'applique au premier avènement, rien n'oblige de l'appliquer à la fin du monde. Cela, fût-il vrai, demeure pour nous incertain; il ne faut ni nier ni (569) présumer que cela doive être. Reste à prouver, si on veut, que cette prophétie regarde la fin du monde, reste à prouver, si on le peut, qu'elle n'a pas trouvé son accomplissement dans le premier avènement du Seigneur, contrairement au sentiment de tant de commentateurs des divins Livres qui le démontrent, non-seulement par le calcul des temps, mais encore par les événements mêmes, surtout en ce qui est écrit : « Et le Saint des saints recevra l'onction (1), » et à cause de ces paroles de la même prophétie dans le texte hébreu : « Le Christ sera mis à mort et il ne sera plus rien pour son peuple (2), » ou pour la cité qui était la sienne : tant il se trouvera séparé des juifs qui, n'ayant pas cru en lui comme Sauveur et Rédempteur, ont pu le tuer ! Le Christ ne sera ni consacré ni mis à mort à la fin des siècles, et l'on ne doit pas attendre alors l'accomplissement de cette prophétie de Daniel comme si on ne croyait pas qu'elle fût encore accomplie.

22. Quant aux signes marqués par l'Evangile et les prophètes, nous les voyons maintenant, et nous devons espérer comme prochain l'avènement du Seigneur : nul ne peut le nier. Cet avènement se rapproche chaque jour davantage. Mais quand le Seigneur viendra-t-il? lui-même nous a dit : « Ce n'est pas à vous à le connaître. » Voyez quand l'Apôtre a dit

« Maintenant notre salut est plus proche que lorsque nous avons commencé à croire. La nuit est avancée, le jour approche (3) : » et que d'années ont passé depuis lors ! et pourtant ce qu'a dit l'Apôtre n'est pas faux. A présent on a d'autant plus raison de penser que l'avènement du Seigneur est prochain, que le temps écoulé nous a plus rapproché de la fin du monde. « L'Esprit dit ouvertement que, dans les derniers temps , quelques-uns abandonneront la foi (4). » Ainsi parle saint Paul; on n'en était pas encore aux temps des hérétiques et de leurs pareils qu'il peint dans le même discours; ces temps sont aujourd'hui venus, et à cause de cela il semble que, dans les derniers jours, les ennemis de la foi nous avertissent eux-mêmes de la fin du siècle. L'Apôtre dit ailleurs : « Sachez que dans les derniers jours il viendra des temps rigoureux; » ou comme portent d'autres exemplaires, « des temps périlleux ; » saint Paul explique quels seront

 

1. Dan. IX, 24. — 2. Ibid. IX, 26. — 3. Rom. XIII, 11, 12. — 4. I Tim. IV, 1.

 

ces temps: « Il y aura des hommes épris d'eux-mêmes, avares, fiers, superbes, blasphémateurs, désobéissants à leurs pères et à leurs mères, ingrats, impies, sans foi, sans charité, calomniateurs, incontinents, cruels, sans bonté, traîtres, insolents., aveuglés, plus attachés aux voluptés qu'à Dieu, ayant l'apparente, de la piété, mais reniant son véritable esprit (1). » N'y a-t-il pas eu de ces hommes-là dans tous les temps? il y en avait aussi du temps de l'Apôtre, puisqu'il ajoute : « Evite aussi ceux-là. Car il y en a parmi eux qui pénètrent dans les maisons. » Saint Paul ne dit pas qu'ils pénétreront dans les maisons comme lorsqu'il a précédemment annoncé qu'il viendra des temps périlleux, mais il dit : « Ils pénètrent dans les maisons et traînent des femmelettes comme leurs captives (2). » Il ne dit pas : ils traîneront ou ils doivent traîner, mais dès ce moment, « ils traînent. »

23. L'Apôtre ne prend pas ici le présent pour le futur, puisqu'il engage ceux à qui il s'adresse d'éviter ces gens-là. Toutefois, ce n'est pas en vain qu'il annonce que « dans les derniers jours il viendra des temps périlleux; » ce n'est pas en vain qu'en signalant les dangers futurs il annonce la venue de tels hommes; car ils seront d'autant plus nombreux et abonderont d'autant plus que la fin sera plus prochaine. Nous les voyons pulluler maintenant, mais qui sait s'ils ne seront pas plus nombreux après nous, et infiniment plus nombreux encore lorsqu'on sera tout à fait aux approches de cette fin du monde dont nous ignorons le moment précis? On a parlé des derniers jours, aux premiers jours même des apôtres, quand le Seigneur venait de monter au ciel, lorsqu'il envoya le Saint-Esprit qu'il avait promis et que les apôtres parlaient des langues qu'ils n'avaient point apprises, au grand étonnement de ceux qui les entendaient et dont quelques-uns les admiraient, tandis que d'autres se moquaient d'eux, disant qu'ils étaient pleins de vin nouveau (3). L'apôtre Pierre s'adressant ce même jour aux gens qui se,montraient diversement émus de ces prodiges, leur disait : « Ceux-ci ne sont pas ivres, comme vous vous l'imaginez, puisqu'il n'est que la troisième heure du jour. Mais voyez , c'est ce qui a été dit par le Prophète: Il arrivera dans les derniers jours , dit, le Seigneur, que je

 

1. II Tim. III, 1-5. — 2. Ibid. III, 1-6. — 3. Act. II,13.

 

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répandrai de mon Esprit sur toute chair (1). »

24. Déjà alors on était donc aux derniers jours; combien plus nous y sommes à présent, quand même il devrait y avoir encore, d'ici à la fin du monde, autant de temps ou même plus qu'il s'en est écoulé depuis l'ascension du Seigneur ! Cette fin du monde, nous ne la savons pas, parce que ce n'est pas à nous à savoir les temps ou les moments que le Père a mis en sa puissance; mais nous savons que nous vivons comme les apôtres, dans les derniers temps, dans les derniers jours, dans la dernière heure. Ceux qui ont vécu après les apôtres et avant nous se trouvaient davantage dans ce qu'on appelle les derniers temps, et nous-mêmes nous y sommes plus encore; ceux qui viendront après nous y seront beaucoup plus, jusqu'à ce qu'on arrive à ceux qui seront, si on peut ainsi dire, les derniers des derniers, et enfin jusqu'à ce jour, tout à fait le dernier, dont le Seigneur veut parler, quand il dit : « Et je le ressusciterai au dernier jour (2). » Quelle distance nous sépare de ce jour-là? c'est un secret impénétrable.

25. Les signes prédits dans l'Evangile, comme votre sainteté le rappelle, sont les mêmes selon saint Luc (3), saint Matthieu (4) et saint Marc (5). Ces trois évangélistes rapportent ce que le Seigneur répondit à ses disciples, qui lui demandaient quand s'accompliraient ses prédictions sur la destruction du temple, et quel serait le signe de son avènement et de la consommation des siècles. Ils ne sont pas en désaccord quant aux choses, quoique l'un dise ce que l'autre passe sous silence, ou qu'il le raconte d'une autre manière; au contraire, quand on les rapproche, ils se prêtent un mutuel appui, au grand avantage de celui qui lit. Mais en ce moment ce serait trop long de tout discuter. Le Seigneur répondant aux questions de ses disciples, leur fit connaître ce qui devait arriver depuis cette époque, soit sur la ruine de Jérusalem, qui avait été l'occasion de leur interrogation , soit sur son avènement dans son Eglise où il vient et où il ne cessera de venir jusqu'à la fin; car on reconnaît qu'il y vient à mesure que de nouveaux membres lui naissent chaque jour : c'est de cet avènement que le Seigneur a dit : « Vous verrez alors le Fils de l'homme venant sur les et nuées (6); » et ces nuées sont celles dont le

 

1. Act. II, 15, 16, 17. — 2. Jean, VI, 40. — 3. Luc, XXI, 7-33. — 4. Matth. XXIV, 1-45. — 5.  Marc, XIII. — 6. Matth. XXVI, 64.

 

Prophète a dit : « J'ordonnerai à mes nuées de ne plus répandre leur pluie sur elle (1) ; » soit sur la fin du monde, quand il apparaîtra pour juger les vivants et les morts.

26. Il fait donc connaître les signes qui se rapportent à ces trois choses : la ruine de Jérusalem, l'avènement du Seigneur dans son corps qui est l'Eglise, et son avènement comme chef de l'Eglise. Mais il faut soigneusement distinguer à laquelle de ces trois choses se rapportent ces signes particuliers, pour n'entendre pas de la fin du monde ce qui regarde la destruction de Jérusalem, ni de la destruction de Jérusalem ce qui regarde la fin du monde enfin pour ne pas confondre l'avènement du Seigneur, dans son corps qui est l'Eglise, avec son dernier avènement comme chef de l'Eglise. Parmi tous ces signes, il en est quelques-uns de clairs, d'autres sont si obscurs qu'il est difficile de s'y reconnaître, et téméraire de se prononcer tant qu'on ne les a pas compris.

27. Voici évidemment qui concerne la ville « Quand vous verrez Jérusalem environnée  d'une armée, sachez que la désolation est proche (2). » Et voici qui appartient bien clairement au dernier avènement du Seigneur « Quand vous verrez approcher ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche (3).» On ne sait pas si on doit rapporter à la ruine de Jérusalem ou à la fin du monde les paroles suivantes : « Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que ces choses n'arrivent point en hiver ni un jour de Sabbat. Car il y aura alors une grande tribulation comme il n'y en a pas eu depuis le commencement du mondé et comme il n'y en aura pas (4).» Car voici ce qu'on lit dans saint Marc « Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que ces choses n'arrivent pas en hiver. Car ce seront des jours de tribulation comme il n'y en a pas eu depuis le commencement de la création jusque maintenant, et comme il n'y en aura pas. Et si le Seigneur n'avait abrégé ces jours, personne n'eût été sauvé; mais par ces élus qu'il a choisis il a abrégé ces jours. » Saint Matthieu ne s'exprime pas autrement. Saint Luc parle de manière à faire entendre que cela regarde la ruine de Jérusalem, car voici ce qu'il dit : « Malheur aux

 

1. Is. V, 6. — 2. Luc, XXI, 20. — 3. Ibid. XXI, 31. — 4. Marc, I, 23, 24.

 

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femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Car cette terre sera accablée de maux, et la colère tombera sur ce peuple. Et ils tomberont sous le tranchant du glaive, et ils seront emmenés captifs dans tous les pays. Et Jérusalem sera foulée par les gentils, jusqu'à ce que les temps des nations soient accomplis (1). »

28. Avant d'en venir là, saint Matthieu écrit ceci : « Quand donc vous verrez dans le lieu saint l'abomination de la désolation, prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit entende; alors, que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient dans les montagnes; que celui qui sera sur le toit ne descende pas pour emporter quelque chose de sa maison;. que celui qui sera dans les champs ne retourne point pour prendre son vêtement. Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! etc. (2) » Et saint Marc écrit : « Mais quand vous verrez  l'abomination de la désolation être où elle ne doit pas être, qui lit, entende; alors, que ceux qui sont en Judée s'enfuient dans les montagnes; et que celui qui sera sur le toit ne descende pas dans sa maison et n'y entre pas pour rien emporter; et que celui qui sera dans les champs ne retourne pas en arrière pour emporter son vêtement. Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là (3) ! » et le reste. Saint Luc, pour montrer que l'abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel est arrivée avec la ruiné de Jérusalem, cite dans le même passage ces paroles du Seigneur: « Quand vous verrez Jérusalem environnée d'une armée, sachez que sa désolation est proche. » C'est donc ici que se place l'abomination de la désolation dont parlent les deux autres évangélistes. Ensuite saint Luc continue comme eux : « Alors que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient dans les montagnes. » Les deux autres avaient dit : « Que celui qui sera sur le toit ne descende pas dans sa maison et n'y entre pas pour emporter quelque chose; » saint Luc dit : « Que ceux qui seront dans la ville s'en aillent : » par là il nous fait voir que les paroles des autres évangélistes ne sont que des conseils pour une fuite précipitée. Les deux autres évangélistes avaient dit : « Que celui qui sera dans le champ ne retourne pas en arrière pour emporter son vêtement; » saint

 

1. Luc, XXI, 23, 24. — 2. Matth. XXIV,15-19. — 3. Marc, XIII, 14-17.

 

Luc dit plus clairement : « Que ceux qui seront dans les champs ne rentrent pas dans la ville , parce que ce sont des jours de vengeance, afin que tout ce qui est écrit s'accomplisse (1). » Puis, le même évangéliste, continuant son récit, dit comme les deux autres : « Malheur aux femmes qui seront enceintes ou qui allaiteront en ces jours-là? » et le reste du même passage que j'ai déjà rappelé. Il est donc évident qu'en cet endroit les trois évangélistes ne veulent parler que d'une même chose.

29. Saint Luc éclaircit donc ce qui pouvait rester incertain; il montre qu'à la ruine de Jérusalem et non à la fin du monde se rapporte ce qui est dit de l'abomination de la désolation et de l'abréviation des jours en faveur des élus : car, quoiqu'il n'ait rien dit de ces deux choses, il parle plus clairement que les autres évangélistes de la ruine de la ville, ce qui prouve que le reste s'y rapporte aussi. En effet, nous ne pouvons pas mettre en doute que, quand Jérusalem a été détruite, il n'y ait eu dans le peuple juif des élus de Dieu qui croyaient ou devaient croire, et qui avaient été élus avant même que le monde fût créé c'est pour eux que ces jours devaient être abrégés, afin que les maux leur devinssent supportables. Quelques interprètes me paraissent avoir raison quand ils croient que les maux sont désignés ici sous le nom de jours, comme on dit « les jours mauvais » en d'autres endroits des divines Ecritures (2) : ce ne sont pas les jours eux-mêmes qui sont mauvais, ce sont les choses qui arrivent. Il est dit que ces maux ont été abrégés afin que, grâce à la patience que Dieu leur donne, les élus en sentent moins le poids, et que des maux si grands deviennent courts.

30. Mais soit qu'il faille entendre de cette façon l'abréviation des jours, soit que Dieu les réduise à un petit nombre, soit qu'ils se trouvent abrégés par un cours plus rapide du soleil (et il ne manque pas de gens qui pensent que ces jours seront plus courts dans ce dernier sens, de la même manière que le jour fut plus long à la prière de Josué «); toujours est-il que l'évangéliste saint Luc rapporte à la ruine de Jérusalem cette abréviation des jours et l'abomination de la désolation. Il n'a pas parlé de ces deux choses; c'est saint Matthieu et saint Marc qui en ont parlé; mais ce que

 

1. Luc, XXI, 21, 22. — 2. Eph. V, 5, 6. — 3. Jos. X, 12-14,

 

 

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saint Luc dit avec eux de la destruction de Jérusalem éclaircit ce qu'il y a d'obscur dans le récit des deux autres évangélistes. Josèphe, qui a écrit l'histoire des Juifs, parle de si grands malheurs arrivés à ce, peuple qu'à peine paraissent-ils croyables; ce n'est donc pas sans raison qu'il a été dit qu'il n'y a pas eu depuis le commencement du monde et qu'il n'y aura pas une pareille tribulation. Dût-il en arriver une aussi grande ou plus grande peut-être au temps de l'antéchrist, il faudrait appliquer à ce peuple ce qui a été dit, qu'il ne pourra plus lui arriver rien de semblable; si ce sont surtout les juifs qui doivent recevoir l'antéchrist, c'est ce peuple lui-même qui causera la tribulation au lieu de la souffrir.

31. Il n'y a donc pas de raison pour croire que les semaines du prophète Daniel soient dérangées par l'abréviation des jours, ou qu'elles n'aient pas été déjà accomplies au temps du Sauveur , mais qu'elles doivent l'être à la fin des siècles. Elles ne l'ont pas été avant la passion du Seigneur. Vous réfutez ceux qui le croient quand vous dites : « Si cette abomination est déjà arrivée , pourquoi le Seigneur dit-il : Quand vous verrez dans le lieu saint l'abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit, entende (1) ?» Ce raisonnement de votre béatitude est une réponse à ceux qui disent que l'abomination de la désolation avait eu lieu quand le Seigneur parlait ainsi, et qu'elle avait eu lieu avant sa passion et sa résurrection. C'est à ceux qui pensent que l'abomination de la désolation arrivera à la fin des temps, qu'il appartient de répondre à ceux qui disent, d'après le témoignage très-clair de l'évangéliste saint Luc, qu'elle est arrivée à l'époque de la destruction de Jérusalem : et toutefois ces mots : l'abomination de la désolation , ont quelque chose d'obscur qui ne permet pas que chacun l'entende de la même manière.

32. On peut donner plus convenablement un sens spirituel à ce passage : « Que celui qui sera sur le toit ne descende pas pour emporter quelque chose de sa maison; et que celui qui sera dans les champs ne revienne point pour emporter sa tunique; » cela peut vouloir dire que, dans toutes les tribulations, il faut prendre garde de descendre des hauteurs spirituelles à la vie charnelle et de revenir en arrière lorsque déjà on commençait à avancer.

 

1. Matth. XXIV, 15.

 

Si cette vigilance est nécessaire dans toute tribulation , combien elle a dû l'être au milieu des calamités de Jérusalem, qui n'ont pas eu et n'auront jamais leurs pareilles ! Et si cela a été vrai pour la tribulation d'une cité, combien cela sera plus vrai encore pour la dernière tribulation de toute la terre, c'est-à-dire de l'Eglise répandue dans tout l'univers ! Saint Luc lui-même, non pas lorsque les disciples interrogent le Seigneur sur son avènement, comme le font saint Matthieu et saint Marc, mais dans un autre endroit où les pharisiens lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, rapporte ces paroles du Sauveur : « A cette heure-là, que celui qui sera sur le toit et qui aura ses meubles dans la maison , ne descende point pour les emporter ; et que celui qui sera dans les champs, ne revienne point sur ses pas (1). »

33. Mais il s'agit maintenant des semaines de Daniel pour le calcul des temps; si elles n'ont pas été accomplies à l'époque du premier avènement du Seigneur, et si elles doivent l'être à la fin des siècles, qui croira que les apôtres l'aient ignoré ou qu'ils l'aient su et qu'il ne leur ait pas été permis de nous le dire? Cependant , si cela était , il y aurait pour les nations avantage d'ignorer ce que le Seigneur n'a pas voulu leur faire enseigner par ceux qu'il a chargés d'être leurs docteurs. Mais si les semaines ont été déjà accomplies, parce que le Saint des saints a reçu l'onction, parce que le Christ a été mis à mort et qu'il n'est plus rien pour la cité qui était la sienne , parce que le sacrifice a cessé dans le temple de Jérusalem et que l'onction a été abolie, c'est avec raison qu'il a été répondu aux apôtres : « Ce n'est pas à vous à savoir les temps que le Père a mis en sa puissance ; » car les temps qu'ils auraient pu connaître par la prophétie de Daniel ne concernaient pas la fin du monde sur laquelle ils questionnaient le Sauveur.

34. Voyons-nous dans le ciel et sur la terre des signes plus frappants que nos devanciers? N'en trouve-t-on pas dans l'histoire des gentils de si prodigieux qu'il en est même qu'on se refuse à croire ? Et, pour ne pas citer beaucoup d'autres choses extraordinaires qu'il serait trop long de rappeler , quand donc avons-nous vu deux soleils, comme des témoins oculaires l'ont raconté , avant l'incarnation du Seigneur ? Quand avons-nous vu le soleil obscurci, comme

 

1. Luc, XVII, 20-31.

 

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il le fut, lorsque Celui qui est la lumière du monde était attaché sur une croix ? à moins que nous ne comptions au nombre des prodiges célestes les éclipses de soleil et de lune que les astronomes ont coutume d'annoncer à l'avance. Les éclipses de la lune sont fréquentes lorsqu'elle est dans son plein, les éclipses du soleil sont plus rares mais il en arrive aux fins de lune ; l'éclipse du soleil, au crucifiement du Christ, fut tout autre chose; c'était véritablement un prodige. On célébrait la pâque des juifs, ce qui n'arrivait qu'à la pleine lune ; or il est certain, d'après les calculs des astronomes, que le soleil ne peut pas s'éclipser quand la lune est pleine mais seulement quand elle est à sa fin ; cela ne veut pas dire qu'il y ait éclipse de soleil à chaque fin de lune , mais qu'il n'y en a jamais sans cela. Depuis que le Seigneur a prédit les signes du dernier jour du monde, qui donc se souvient qu'il y ait jamais eu dans le ciel quelque chose de semblable à ce qui s'est passé au moment où il est mort ? Si donc de tels signes doivent se montrer dans le ciel, on les verra aux approches de la fin des temps, en admettant qu'on ne puisse pas leur donner un sens spirituel.

35. Et pour ce qui est des guerres, quand donc la terre n'en a-t-elle pas souffert en des temps et en des lieux différents ? Sous l'empereur Gallien , pour ne pas remonter à de plus anciens souvenirs, lorsque, de toutes parts, les Barbares inondaient les provinces romaines , combien dé nos frères, qui vivaient alors , ont pu croire à la fin prochaine du monde , car c'était longtemps après l'ascension du Seigneur ! C'est pourquoi nous ignorons ce que seront les guerres marquées comme un des signes de la fin des temps, si toutefois on ne doit pas les entendre des guerres contre l'Eglise. Car il y a deux nations et deux royaumes le royaume du Christ et le royaume du démon. C'est d'eux qu'il a pu être dit : « Une nation se lèvera contre une nation , et un royaume contre un royaume (1) ; » ce qui n'a pas cessé depuis qu'il a été dit : «Faites pénitence , car le royaume des cieux est proche (2). » Voyez combien d'années ont passé depuis que ces paroles ont été prononcées; et cependant elles sont vraies. Le Seigneur est né d'une vierge dans les derniers jours : cette heure ne serait point appelée la dernière si le royaume des cieux n'était pas proche ; et c'est durant cette

 

1. Matth. XXIV, 7. — 2. Matth, III, 2.

 

 

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heure que s'accomplissent les choses que le Seigneur a prédites pour son dernier avènement. Cette durée que sera-t-elle ? S'il a été dit aux apôtres que ce n'était pas à eux à le savoir, à plus forte raison tout homme comme moi doit reconnaître sa mesure et « ne pas être sage plus qu'il ne faut (1). »

36. «La grandeur de nos maux, dites-vous, nous force d'avouer que nous touchons à la  fin, puisque nous voyons s'accomplir ce qui a été prédit : Les hommes sécheront de frayeur, dans l'attente de ce qui doit arriver à tout l'univers. Il est certain, ajoutez-vous, qu'il n'y a pas de patrie, pas de lieu qui, de notre temps, n'ait connu le deuil et la tribulation annoncés dans ces paroles. Les hommes sécheront de frayeur dans l'attente de ce qui doit arriver à tout l'univers. » Mais si les maux que le genre humain souffre maintenant sont des marques certaines de la venue prochaine du Seigneur, pourquoi l'Apôtre dit-il que le Seigneur viendra quand les hommes se croiront en paix et sûreté (2) ? Après que l'Evangile a dit que les hommes sécheront de frayeur dans l'attente de ce qui doit arriver, il ajoute aussitôt : « Car les vertus des cieux seront ébranlées; et alors on verra le Fils de l'homme venant sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. »

37. Ne serait-ce pas mieux comprendre cette prédiction que de croire qu'elle ne s'accomplit pas à présent, mais qu'elle s'accomplira quand le monde entier sera dans la tribulation : cette tribulation s'appliquerait à l'Eglise éprouvée sur toute la terre et non point à ceux qui deviendront ses persécuteurs. Ceux-ci se croiront en paix et en sûreté, de façon que la mort tombera tout à coup sur eux et que l'arrivée du Seigneur les surprendra comme un voleur de nuit; mais au contraire ceux qui aiment la manifestation de Jésus-Christ se réjouiront et tressailliront. Mais maintenant nous voyons que ces maux qu'on croit être les derniers sont communs aux deux nations, aux deux royaumes, à celui du Christ et à celui du démon; ces maux atteignent également les bons et les méchants ; il n'y a personne qui dise

« Paix et sécurité, » partout où tombent ces malheurs, partout où l'on craint qu'ils n'arrivent. Et cependant au milieu de ces catastrophes les festins somptueux ne manquent pas, on s'adonne à l'ivrognerie, on est avare ; les

 

1. Rom. XII, 3. — 2. I Thess. V, 3.

 

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chansons lascives se font entendre; les orgues, les flûtes, les lyres, les guitares, les luths retentissent;, le bruit de tous les genres d'instruments et de toutes sortes de jeux frappe l'oreille : est-ce là sécher de frayeur ? N'est-ce pas là au contraire une voluptueuse vie ? Mais les enfants des ténèbres se plongeront bien plus encore dans ces sortes de plaisirs lorsqu'ils diront : « La paix et la sécurité sont avec nous. »

38. Que font eux-mêmes les enfants de la lumière et les enfants du jour que la fin du monde ne doit pas surprendre comme un voleur de nuit ? Ne continuent-ils pas à user de ce monde quoique ce soit comme n'en usant point ? Il y a bien longtemps qu'il a été dit

« Le temps est court (1); » et ils ne cessent de penser à cette parole des apôtres avec une pieuse sollicitude. Le plus grand nombre d'entre eux pourtant ne laisse pas de planter et de bâtir, d'acheter, de posséder, de remplir des fonctions, de se marier. Je parle de ceux qui, tout en attendant que leur Maître revienne des noces (2), ne se privent pas cependant des noces de ce monde, mais dont la charité obéissante n'oublie pas les prescriptions de l'Apôtre sur la manière dont les femmes doivent vivre avec leurs maris, les maris avec leurs femmes, les enfants avec leurs parents, les parents avec leurs enfants, les serviteurs avec leurs maîtres, les maîtres avec leurs serviteurs: en toutes ces choses n'usent-ils pas encore de ce monde? Ils labourent, ils naviguent, ils achètent, ils sont pères de famille, ils combattent, ils gouvernent. Je ne crois pas que telle doive être leur vie, lorsqu'on en sera véritablement à l'accomplissement de ce qui. est marqué dans l'Evangile : « lorsqu'il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, lorsque les nations seront dans l'épouvante et que la mer fera entendre d'effroyables mugissements ; lorsque les hommes sécheront de frayeur, dans l'attente des maux qui doivent arriver à tout l'univers , car les vertus des cieux seront ébranlées. »

39. Je pense qu'il serait mieux d'entendre ces choses de l'Eglise elle-même, de peur que le Seigneur Jésus ne paraisse avoir annoncé comme une grande marque de son second avènement, ce qui s'est déjà vu en ce monde avant même la naissance du Christ, et de peur que nous ne soyons l'objet des railleries de

 

1. I Cor. VII, 29. — 2. Luc, XII, 36.

 

ceux qui nous montreraient dans l'histoire de plus grandes calamités, que celles que nous regarderions avec effroi comme les signes de la fin du monde. L'Eglise est représentée parle soleil, la lune et les étoiles ; il lui a été dit: « Tu es belle comme la lune, brillante comme  le soleil (1). » Elle adore notre Joseph en ce monde figuré par l'Egypte , où il a passé du néant à la gloire; la mère de Joseph était morte (2) quand Jacob alla trouver son fils en Egypte (3); ce n'est donc pas cette mère-là qui a pu adorer Joseph : et la vérité de ce songe prophétique (4) a dû s'accomplir dans Notre-Seigneur lui-même. Quand le soleil sera obscurci, et que la l'une ne donnera plus sa lumière et que les étoiles tomberont du ciel et que les vertus des cieux seront ébranlées, comme il est dit dans les évangiles de saint Matthieu et de saint Marc, l'Eglise en quelque sorte ne se verra plus; elle sera, au delà de toute mesure , en proie à la persécution des impies qui, ne craignant plus rien et au comble des félicités humaines, s'en iront, répétant : « La paix et la sûreté sont avec nous. » Alors les étoiles tomberont du ciel et les vertus des cieux seront ébranlées ; ce qui veut dire que plusieurs qui naguère semblaient resplendir par la grâce, fléchiront devant les persécuteurs et tomberont : quelques-uns même des plus forts seront ébranlés. Aussi voyons-nous dans saint Matthieu et dans saint Marc que cela arrivera après la tribulation de ces derniers jours; non pas que ces choses doivent arriver après que la persécution sera entièrement passée, mais parce que la tribulation précédera et qu'elle sera suivie de la chute de quelques-uns ; et comme cette persécution se fera sentir pendant la durée de tous ces derniers jours, on pourra toujours dire que ce sera après la tribulation quoiqu'elle doive arriver en même temps.

40. Les paroles de saint Luc sur le trouble et l'épouvante des nations sur la terre, ne s'appliquent donc pas aux nations sorties de la race d'Abraham dans laquelle toutes les nations seront bénies (5) , mais elles s'appliquent à cette portion du genre humain qui sera placée à la gauche de Jésus-Christ lorsque tous les peuples seront rassemblés devant le Juge des vivants et des morts. Il y aura des bons et des mauvais , des persécuteurs et des persécutés pris dans toutes les nations ; c'est d'elles que

 

1. Cant. VI, 9. — 2. Gen. XXXV, 19. — 3. Ib. XLVI. — 4. Ib. XXXVII, 9. — 5. Gen. XXII, 18.

 

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sortiront les deux parts, l'une qui dira dans sa joie coupable : paix et sûreté, l'autre en qui le

soleil s'obscurcira et la lune ne donnera plus sa lumière et d'où tomberont les étoiles et où les vertus des cieux seront ébranlées.

41. « Et alors on verra venir le Fils de l'homme sur une nuée , avec une grande puissance et une grande majesté. » Cela, à mon avis, peut s'entendre de deux manières

la première c'est Jésus-Christ venant dans l’Eglise comme sur une nuée, ainsi qu'il ne cesse de venir présentement selon ce qu'il est dit : « Vous verrez un jour le Fils de l'homme assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. » Mais il viendra alors avec une grande puissance et une grande majesté, parce que sa puissance et sa majesté paraîtront plus grandes dans les saints à qui il donnera une force plus grande pour mieux résister à une aussi formidable persécution. La seconde manière d'entendre ces paroles, c'est Jésus-Christ venant à la fin des siècles dans ce même corps avec lequel il est assis à la droite de Dieu, avec lequel il est mort, il est ressuscité et il est monté au ciel, selon qu'il est écrit dans les Actes des apôtres : « Cela dit, une nuée l'enveloppa et il disparut à leurs yeux (1). » Et comme deux anges dirent alors : « Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel, » on peut croire avec raison que le Seigneur viendra non-seulement avec le même corps, mais aussi sur une nuée : il reviendra du ciel comme il s'en est allé de la terre, et c'est dans une nuée qu'il s'éleva pour remonter vers son Père.

42. Lequel de ces deux sentiments faut-il préférer? il est difficile de le dire. Il semble d'abord qu'en entendant ou en lisant : « Et alors on verra le Fils de l'homme venir sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté, » il faille croire qu'il s'agit ici, non pas de son avènement par l'Eglise, mais de son avènement en personne, quand il viendra juger les vivants et les morts. Cependant, comme il importe d'aller au fond des Ecritures et de ne pas s'en tenir à la surface, et comme par leur obscurité même, les Ecritures demandent, pour notre exercice, à être pénétrées plus profondément, nous devons soigneusement faire attention à la suite de ce passage; car après que Notre-Seigneur a dit: « Et alors on verra le Fils de l'homme venir sur

 

 1. Act. I, 9, 11.

 

une nuée avec une grande puissance et une grande majesté, » il ajoute : « Lorsque ces choses commenceront d'arriver, regardez et levez la tête, parce que votre rédemption est proche. Et il fit cette comparaison : Voyez  le figuier et tous les arbres ; lorsque leurs fruits commencent à se montrer, vous connaissez que l'été est proche : de même lorsque vous verrez arriver ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche (1). » Ces choses qu'on verra arriver, qu'est-ce ? si ce n'est ce que nous avons marqué plus haut? Dans ce nombre nous trouvons la venue du Fils de l'homme sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Lors même donc qu'on le verra apparaître, ce seront les approches, ce ne sera pas encore le royaume de Dieu.

43. Nous voyons que les deux autres évangélistes gardent le même ordre. Après que saint Marc a dit : « Les vertus des cieux seront ébranlées, » il ajoute : « On verra alors venir le Fils de l'homme sur des nuées avec une grande puissance et une grande gloire ; » il dit ensuite ce que saint Luc ne dit pas : « Et alors il enverra ses anges et il rassemblera ses élus des quatre vents, depuis l'extrémité de la terre jusqu'à l'extrémité du ciel. » Puis, tirant sa comparaison du figuier tout seul, au lieu de la tirer comme saint Luc du figuier et des autres arbres, saint Marc s'exprime ainsi : « Or, apprenez la parabole du figuier : Quand ses rameaux sont encore tendres et que les feuilles ont paru, vous connaissez que l'été est proche; ainsi quand vous verrez s'accomplir toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est près de vous et à la porte (1). » Ces choses que l'on commencera à voir s'accomplir, que sont-elles sinon ce que saint Marc a rapporté plus haut? Et dans ces choses est compris ce qu'il dit : « Et alors on verra venir le Fils de l'homme sur des nuées avec une grande puissance et une grande gloire : et alors il enverra ses anges et il rassemblera ses élus. » Ce ne sera donc pas la fin, mais la fin sera proche.

44. Dira-t-on que ces mots : « quand vous verrez s'accomplir ces choses, » ne doivent pas s'entendre de tous les signes mais de quelques signes seulement; qu'il ne faut excepter que la venue du Fils de l'homme sur une nuée, et que ceci ne serait pas une marque de la fin

 

1. Luc, XXI, 27-31. — 2. Marc.

 

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mais la fin elle-même? Mais saint Matthieu ne fait aucune exception dans les signes qui doivent annoncer la fin; après qu'il a dit que les vertus des cieux seront ébranlées, il ajoute

« Et alors paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme, et alors toutes les tribus de la terre gémiront, et on verra venir le Fils de l'homme sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté, et il enverra ses anges avec la trompette et une grande voix, et ils rassembleront ses élus des quatre vents depuis une extrémité des cieux jusqu'à l'autre. Or, apprenez la parabole du figuier. Quand son rameau devient tendre et que ses feuilles paraissent, vous connaissez que l'été est proche : de même quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est tout prés et à la porte. »

45. Ainsi nous saurons qu'il est proche, quand nous verrons s'accomplir, non point quelques-uns de ces signes, mais tous ces signes, quand le Fils de l'homme viendra, quand il enverra ses anges, et qu'il rassemblera ses élus des quatre parties du monde, c'est-à-dire de toute la terre c'est ce que Jésus-Christ fait durant toute cette dernière heure. Il vient dans ses membres comme sur autant de nuées, ou dans toute l'Eglise elle-même, qui est son corps, comme dans une grande nuée qui étend sa fécondité à travers le monde entier; Jésus-Christ fait tout cela depuis qu'il a commencé à prêcher et à dire : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche. » Ainsi donc, en comparant et en examinant attentivement les récits des trois évangélistes sur l'avènement du Seigneur, peut-être trouverait-on que tous ces signes concernent l'avènement quotidien du Sauveur dans son corps, qui est l'Eglise, et dont il disait aux juifs : « Un jour vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. » J'excepte les passages où il s'annonce comme devant juger les vivants et les morts, et dans des termes qui permettent de croire que ce jugement sera prochain; j'excepte aussi ce qu'il dit si clairement à la fin du discours rapporté par saint Matthieu de ce même avènement, après avoir marqué un peu auparavant à quels signes on en reconnaîtra l'approche. Voici en effet la conclusion du discours telle que la donne saint Matthieu : «Mais quand le Fils de l'homme, dit-il, viendra dans sa majesté et tous les anges avec lui, alors il s'assiéra sur le trône de sa gloire; alors il rassemblera devant lui toutes les nations. » Et le reste jusqu'à l'endroit où le Seigneur dit : « Et ceux-ci iront dans le supplice éternel, mais les justes iront dans la vie éternelle. » . Ceci s'applique, sans aucun doute, au dernier avènement du Christ et à la fin du monde. Des interprètes ont prétendu, non sans quelque raison, que les cinq vierges sages et les cinq vierges folles dont il est parlé dans ce discours t, doivent s'entendre de l'avènement quotidien du Sauveur dans son Eglise. Toutefois, il faut se garder ici d'affirmations téméraires, dé peur qu'il ne se rencontre quelque chose qui les contredirait fortement. Au milieu des obscurités des Livres divins, obscurités par lesquelles il a plu à Dieu d'exercer nos intelligences, il peut se faire que parmi les bons commentateurs , non-seulement l'un pénètre mieux qu'un autre le sens des saintes Ecritures, mais aussi que le même ne comprenne pas toujours également bien.

46. J'ignore néanmoins s'il est possible, quelque lumière et quelque pénétration que l'on puisse avoir, de découvrir ici quelque chose de plus certain que ce que j'ai déjà établi dans une précédente lettre sur l'époque où l'Evangile sera porté dans le monde entier. Votre révérence croit qu'il a déjà été prêché de tous côtés par les apôtres eux-mêmes ; j'ai des preuves certaines qu'il n'en est pas ainsi. Nous avons chez nous, en Afrique, d'innombrables tribus barbares auxquelles l'Evangile n'a point été encore annoncé ; nous l'apprenons tous les jours par les prisonniers qui nous en arrivent et dont les Romains font des esclaves. Depuis peu d'années, quelques-uns de ces peuples, en très-petit nombre, placés aux frontières romaines et soumis à l'Empire, de façon à n'avoir plus leurs rois, mais des chefs nommés par les Romains, commencent à se faire chrétiens, eux et leurs chefs. Les peuples établis plus à l'intérieur, et qui n'obéissent en rien à la puissance romaine, demeurent tout à fait étrangers à la religion chrétienne, sans qu'il puisse être, cependant, permis de dire qu'ils n'appartiennent pas aux promesses de Dieu (2).

 

1. Matth. XXV, 1-13.

2. Ce passage est intéressant pour l'histoire des anciennes populations de l'Afrique.

3. Les Berbers, devenus aujourd'hui un si curieux sujet d'étude, nous représentent ces populations des vieux âges africains qui résistèrent plus ou moins à la domination romaine, et dont une très faible par tie embrassa la religion chrétienne. Saint Augustin a parlé ailleurs (Cité de Dieu) de l'unité de leur langue; cette unité du langage des Berbera et celle de leur race elle-même se démontrent chaque jour avec une évidence nouvelle, à mesure que la géographie et la philologie étendent leurs conquêtes, sur les pas de nos soldats. L'écrivain arabe Ibn-Khaldoun, qui vivait dans les dernières années du quatorzième siècle , et Léon l'Africain qui appartient au commencement du seizième , ne parlent pas sur ce point autrement que l'évêque d'Hippone. Nous avons traduit par tribus le mot de gentes dans le texte de saint Augustin ; notre grand docteur n'est pas le seul à appeler du nom de gentes les tribus de l'intérieur de l'Afrique et celles qui habitent dans le voisinage de la mer; c'est la désignation dont se servent les écrivains latins. Notre ami M. Reinaud pense que le nom de cette portion de Berbers appelée Zenata, vient de l'ancien mot Gentes : « Dans mon opinion, dit-il , Zenata ou Djanata, qui au singulier fait Zena ou Djana, est une forme altérée du latin Gens au singulier et Gentes au pluriel, et le mot Kabyle, faisant au pluriel Kabaïl, en est l'équivalent arabe. »  Cette habile remarque de M. Reinaud est consignée dans son récent mémoire sur les populations de l'Afrique septentrionale, leur langage, leurs croyances, leur état social aux différentes époques de l'histoire. Nous citerons aussi le rapport du même savant sur le tableau des dialectes de l'Algérie et des contrées voisines, et le mémoire de M. Geslin , lu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Ce mémoire et ce rapport, où une saine érudition se mêle à une bonne critique, nous représente l'état actuel de la science en ce qui touche les populations africaines domptées ou menacées par nos armes.

 

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47. Ce ne sont pas seulement les Romains, mais toutes les nations que le Seigneur a promises par serment à la race d'Abraham (1). Par suite de ces promesses divines, il est déjà arrivé que des nations non soumises à la domination romaine ont reçu l'Evangile et se sont unies à l'Eglise qui fructifie et croît dans le monde entier. L'Eglise a de quoi s'étendre encore jusqu'à ce que s'accomplisse ce qui est prédit du Christ sous la figure de Salomon : « Il régnera d'une mer à l'autre mer, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre (2). » « Depuis le fleuve, » c'est-à-dire depuis le lieu où le Seigneur a été baptisé; car c'est de là qu'il a commencé à prêcher l'Evangile. « D'une mer à l'autre mer,» c'est-à-dire le monde avec toutes les nations, parce que l'Océan entoure toute la terre. Comment s'accomplirait autrement cette prophétie : « Toutes les nations que vous avez faites viendront, Seigneur, et se prosterneront devant vous (3) ? » Ces nations ne viendront pas en quittant les lieux qu'elles habitent, mais en croyant là où elles se trouvent. Le Seigneur a dit de ceux qui croient : « Personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné par mon Père (4).» Le Prophète dit, de son côté : « Chacun l'adorera dans le pays qu'il habite; toutes les îles des nations l'adoreront (5). » Il dit toutes les îles, comme s'il disait : même toutes les îles. Par là il fait voir qu'il n'y aura pas de coins de terre où l'Eglise ne se répande, puisque l'Evangile pénétrera au sein des îles, dont quelques-unes sont situées

 

1. Gen. XXII, 16 18. — 2. Ps. LXXI, 8. — 3. Ps. LXXXV, 9. — 4. Jean, VI, 66. — 5. Soph. II, 11.

 

dans l'Océan; et nous savons qu'il en est déjà qui ont reçu la foi. Ainsi, pour chacune de ces îles, s'accomplissent également ces paroles : « Il dominera d'une mer à l'autre,» puisque chaque île est environnée de la mer; la prophétie du Psalmiste les comprend comme elle comprend toute la terre, qui est en quelque sorte comme la plus grande des îles , car l'Océan l'environne. Nous savons que déjà l'Eglise est établie vers le côté occidental de l'Océan : elle ira sur tous les points de ces rivages où elle n'est point parvenue encore, parce qu'elle fructifie et croît sans cesse.

48. Si donc, la prophétie de la vérité ne pouvant mentir, il est nécessaire que toutes les nations que Dieu a faites l'adorent; comment l'adoreront-elles si elles ne l'invoquent pas? Comment croiront-elles en lui si elles n'en ont pas entendu parler? Comment entendront-elles parler de lui si on ne le leur prêche? Et comment prêcher si on n'est pas envoyé (1)? Car « il envoie ses anges et rassemble ses élus des quatre vents (2), » c'est-à-dire de toute la terre. Il faut donc que l'Eglise s'établisse parmi les nations où elle n'est pas encore; cela ne veut pas dire que tous ceux qui sont là auront la foi; toutes les nations ont été promises et non pas tous les hommes de toutes les nations, car la foi n'est pas le partage de tous (3). C'est pourquoi toute nation croit avec ceux qui sont élus avant la création du monde (5); avec ceux qui ne croient pas, elle est incroyante et hait ceux qui croient. Comment s'accomplirait ce passage de l'Evangile : « Vous serez un objet de haine pour toutes les nations à cause de mon nom (6), » s'il ne devait pas y avoir, chez tous les peuples, des infidèles qui haïssent et des fidèles qui soient haïs?

49. Comment donc la prédication des apôtres ne serait-elle pas étendue partout, puisque, ce qui est très-certain pour nous, il y a des nations où l'Evangile commence à peine d'être prêché et d'autres où la prédication n'a pas commencé encore? Ainsi quand il a été dit aux apôtres : « Vous serez mes témoins à Jérusalem et dans toute la Judée, et dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (7), » Jésus-Christ ne leur donnait pas une mission qu'ils dussent seuls remplir. C'est comme lorsqu'il leur disait : « Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des

 

1. Rom. X, 14, 18. — 2. Matth. XXIV, 31. — 3. II Thess. III, 2. — 4. Eph. I, 4. — 5. Matth. XXIV, 9. — 6. Act. I, 8.

 

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siècles (1) : » qui ne comprend que cette promesse a été faite à l'Eglise universelle qui, pendant que les uns meurent et que les autres naissent ici-bas, doit subsister jusqu'à la fin des temps. Le Sauveur disait également à ses apôtres : « Quand vous verrez ces choses, sachez que le Fils de l'homme est tout près de vous et à la porte (2) : » il semble que ces paroles n'aient été dites que pour les apôtres seuls, mais elles s'appliquent évidemment à ceux qui seront vivants sur la terre lorsque tout s'accomplira. A plus forte raison doit-on appliquer à tous ce qui devait être en grande partie l'ouvrage des apôtres, quoique la continuation de la même oeuvre fût réservée à ceux qui viendraient après eux.

50. L'Apôtre a dit : « Est-ce qu'ils n'ont pas entendu ? Leur bruit a retenti dans toute la  terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités de l'univers (3). » Quoique ces expressions de l'Apôtre soient au passé , il n'a eu en vue qu'une chose future et non point une chose faite et accomplie; il a fait comme le prophète dont il cite le témoignage et qui n'a pas dit : leur bruit doit retenir, mais « a retenti dans toute la terre, » ce qui n'était pas encore fait. Il en est de même de ce passage prophétique : « Ils ont percé mes mains et mes pieds (4) : » nous savons que ceci ne s'est accompli que longtemps après. Mais, pour que nous ne croyions pas que ces façons de parler soient employées par les prophètes et non point par les apôtres, saint Paul lui-même nous dit : « C'est l'Eglise du Dieu vivant, la colonne et le fondement de la vérité. Et sans doute c'est quelque chose de grand que ce mystère d'amour qui s'est manifesté dans la chair, qui a été justifié dans l'esprit, qui a apparu aux anges, qui a été prêché aux nations , qui a été cru dans le monde, qui a été élevé dans la gloire (5). » Il est évident que ce que l'Apôtre met ici à la fin n'est pas accompli : combien l'était-ce moins quand il disait ces choses, car l'Eglise ne sera élevée dans la gloire que lorsqu'on entendra ces paroles : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume (6). » Saint Paul parle comme étant faite d'une chose qu'il savait bien ne devoir se faire que dans l'avenir.

51. Il est moins étonnant qu'il se soit servi

 

1. Matth. XXVIII, 20. —  2. Ibid. XXIV, 33. — 3. Rom. X, 18; Ps. XVIII, 5. — 4. Ps. XXI, 17. — 5. I Tim. III, 15-16. — 6. Matth. XXV, 34.

 

du présent dans le passage que vous avez rappelé : « A cause de l'espérance qui vous est réservée dans le ciel et dont vous avez été instruits par la parole véritable de l'Evangile, qui est prêché parmi vous, comme il l'est dans le monde entier où il croît et fructifie (1).» Et pourtant l'Evangile n'était pas encore répandu dans tout l'univers. Mais l'Apôtre dit que l'Evangile fructifie et croît dans le monde entier, pour signifier jusqu'où il devait s'étendre en fructifiant et en croissant. Si donc nous ne savons pas quand l'Eglise, dans ses progrès continuels, remplira le monde d'une mer à l'autre mer, nous ne pouvons pas savoir quand la fin viendra, car ce ne sera pas avant.

52. Voici maintenant mon opinion sur cette question de la fin du monde; je vous la dirai comme à un saint homme de Dieu et à un véritable frère : que l'on considère l'avènement du Seigneur comme devant arriver plus tôt ou plus tard, il faut éviter l'erreur autant qu'on le peut; or à mes yeux, ce n'est pas errer que de reconnaître qu'on ne sait pas quelque chose, mais on se trompe en croyant savoir ce qu'on ne sait pas. Eloignons donc ce méchant serviteur qui, disant dans son coeur que son maître tarde à venir, maltraite ses compagnons et s'abandonne à l'intempérance avec des gens perdus comme lui (2) : celui-là, sans aucun doute, n'a que de la haine pour l'arrivée de son maître. Ce méchant serviteur une fois écarté, représentons-nous trois bons serviteurs, soigneusement occupés de la maison de leur maître, désirant son arrivée, l'attendant avec vigilance, l'aimant avec fidélité. Si l'un d'eux croit que son maître viendra bientôt, l'autre plus tard, et que le troisième avoue qu'il ne sait rien sur l'heure de sa venue, lequel des trois se conforme-t-il le mieux à l'Evangile, car tous y sont fidèles en aimant l'avènement du Seigneur, en le désirant, en l'attendant avec vigilance ?

               53. L'un dit : Veillons et prions, parce que le Seigneur doit bientôt venir ; l'autre dit Veillons et prions, quoique le Seigneur ne doive pas encore venir, car cette vie est courte et incertaine; le troisième dit: Veillons et prions, parce que cette vie est courte et incertaine et que nous ne savons pas quand viendra le Seigneur. L'Evangile dit : « Voyez, veillez et priez, vous ne savez pas quand le temps

1. Coloss. I, 5-6.

2. Matth. XXIV, 38, 49; Luc, XII, 45.

 

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viendra (1). » Que dit, je vous prie, ce troisième serviteur, si ce n'est ce que dit l'Evangile même? Dans leur désir du royaume de Dieu, tous les trois voudraient que ce que dit le premier fût la vérité; le second le nie, le troisième ne contredit pas les deux autres, mais il déclare ignorer lequel d'entre eux dit vrai. C'est pourquoi si ce que dit le premier arrive, le second et le troisième se réjouiront avec lui, car ils aiment tous l'avènement du Seigneur; ils tressailleront d'allégresse en voyant arriver plus tôt ce qu'ils aiment. S'il n'en est pas ainsi et que l'on commence à croire que ce sentiment du second serviteur était le véritable, il est à craindre que ceux qui avaient ajouté foi aux allégations du premier ne soient troublés par ces retards et ne soient disposés à penser, non pas que le Seigneur tardera, mais qu'il ne viendra pas du tout : vous voyez quel péril ce serait pour les âmes. Si leur piété est telle qu'ils se rangent au sentiment du second serviteur et qu'ils attendent fidèlement et patiemment le Seigneur, quoiqu'il tarde à venir, ils auront à essuyer les reproches, les insultes, les railleries de leurs ennemis. Ceux-ci s'efforceront de détourner de la foi chrétienne le grand nombre des faibles; ils diront que le royaume qui leur est promis n'est pas plus vrai que le prompt avènement de Jésus-Christ. Quant à l'avis du second serviteur, qui pense que l'avènement du Seigneur se fera longtemps attendre, les faits pourraient sans inconvénient lui donner

 

1. Marc, XIII, 33.

 

tort: la foi de ceux qui se seraient attachés à cette espérance ne recevrait aucune atteinte ils ne se plaindraient pas d'un bonheur anticipé.

54. C'est pourquoi celui qui dit que le Seigneur doit bientôt venir dit quelque chose de plus souhaitable, mais ce n'est pas sans danger qu'il pourrait se tromper. Plût à Dieu qu'il dît vrai, car le contraire serait fâcheux. Mais celui qui dit que le Seigneur doit tarder à venir, tout en espérant et en aimant son avènement, son erreur même, en cas qu'il se trompe, devient une douce erreur; si les choses arrivent comme il le pense, quelle grande patience sera la sienne !

        Si les choses arrivent autrement, quelle sera sa joie ! Ainsi pour ceux qui aiment la manifestation du Seigneur, il est plus doux de croire le premier, plus sûr de croire le second; mais celui qui avoue ne pas savoir où est la vérité entre ces deux sentiments, souhaite que le premier ait raison, se résigne à l'avis du second, et il est certain de ne pas se tromper, parce qu'il n'affirme et ne nie rien. Je suis, quant à moi, comme ce troisième serviteur, et je vous conjure de ne pas me mépriser; car je vous aime, vous qui affirmez ce que je désire être la vérité; je veux d'autant plus que vous ne vous trompiez pas, que j'aime davantage ce que vous annoncez, et que je trouverais plus dangereuse votre erreur. Pardonnez-moi si j'ai fatigué votre piété; il m'arrive rarement de vous écrire, et j'ai voulu aujourd'hui jouir longtemps du plaisir de converser avec vous, au moins par lettre.

 

 

FIN DU TOME DEUXIÈME.

LETTRE CC. (Au commencement de l'année 419).
 

L’ouvrage de saint Augustin, intitulé : du Mariage et de la Concupiscence, est dédié au comte Valère ; voici la lettre que lui écrivit l'évêque d'Hippone en lui envoyant son livre.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE ET ÉMINENT SEIGNEUR VALÈRE, SON TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Pendant que je me plaignais de m'être adressé à vous plusieurs fois sans avoir reçu aucune réponse de votre grandeur, trois lettres de votre bonté me sont arrivées en très-peu de temps : l'une, qui n'est pas pour moi seul, m'a été remise par Vindémial, mon collègue dans l'épiscopat; les deux autres m'ont été remises peu de temps après par Firmus, mon collègue dans le sacerdoce. Firmus est un saint homme qui m'est étroitement uni, comme il a pu vous  .

l'apprendre. Il m'a beaucoup parlé de vous et m'a fait comprendre combien vous êtes avancé dans l'amour du Christ : ses entretiens avec moi m'en ont plus appris sur votre personne que la lettre apportée par le susdit 'évêque et les deux autres apportées par Firmus lui-même; plus même que n'auraient pu m'en dire toutes ces lettres que je me plaignais de ne pas avoir reçues. Ce qu'il me disait sur vous m'était d'autant plus doux qu'il m'instruisait de ce que vous n'auriez pas pu me révéler, quand même je vous aurais interrogé à cet égard; car vous n'auriez pu le faire sans devenir le prédicateur de vos propres louanges , ce que la sainte Ecriture nous défend (1). Mais je crains aussi de vous écrire ces choses, de peur d'être soupçonné de flatterie, ô mon illustre et excellent seigneur, et mon très-cher fils dans l'amour du Christ !

2. Voyez quel plaisir et quelle joie j'ai dû éprouver à entendre vos louanges dans le

 

1. Prov. XXVII, 2.

 

2

 

Christ ou plutôt les louanges du Christ dans votre personne, et de les entendre de la bouche d'un homme trop vrai pour me tromper et trop votre ami pour ne pas vous connaître ! Je savais déjà sur vous, par d'autres témoignages, bien des choses qui n'étaient cependant ni aussi complètes, ni aussi certaines ; je n'ignorais pas combien votre foi est pure et catholique, comme vous attendez pieusement les biens futurs, combien vous aimez Dieu et vos frères, combien vous êtes éloigné de tout orgueil dans les fonctions les plus hautes, ne mettant point votre espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant; combien vous êtes riche en bonnes oeuvres, combien votre maison est le repos, la consolation des saints et la terreur des méchants; avec quels soins vous empêchez que les anciens ou les nouveaux ennemis du Christ, se couvrant du voile de son nom , ne dressent des piéges à ses membres, et comment ,. tout en détestant l'erreur, vous cherchez le salut de ces mêmes ennemis. Voilà ce que habituellement j’entends dire de vous; mais maintenant j'en suis bien plus sûr, et j'en sais davantage, grâce aux récits de notre frère Firmus.

3. Et de qui donc, si ce n'est d'un intime ami connaissant à fond votre vie, aurais-je appris cette pudicité conjugale que nous pouvons louer et aimons en vous? Il m'est doux de m'entretenir familièrement et longuement avec vous de ce bien spirituel qui est l'ornement de votre vie et un don de Dieu. Je sais que je ne vous fatigue pas quand je votas envoie quelque oeuvre de moi un peu étendue, et quand une lecture prolongée vous fait rester longtemps avec moi; je n'ignore pas qu'au milieu de tant de soins qui remplissent vos jours, vous lisez aisément et volontiers , et que vous aimez beaucoup mes ouvrages, ceux même qui sont adressés à d'autres, lorsqu'ils viennent à tomber entre vos mains. Combien dois-je espérer que vous lirez avec plus d'attention et que vous aimerez mieux encore un livre écrit pour vous, et où je vous parle comme si vous étiez présent ! Passez donc de cette lettre à l'ouvrage que je vous envoie, et qui, dès son commencement, apprendra plus convenablement à votre révérence pourquoi il a été écrit et pourquoi c'est à vous principalement que je l'adresse.

LETTRE CCI. (Année 419.)
 

Cette lettre, adressée à Auréle de Carthage, et dont une copie spéciale fut envoyée à saint Augustin , est un témoignage de l'intervention directe des empereurs chrétiens dans les affaires chrétiennes; on y trouve à la fois la soumission au jugement des évêques en matière ecclésiastique et le zèle pour le maintien de l’unité catholique. La cause de la religion était devenue celle de l’Etat.

 

LES EMPEREURS HONORIUS ET THÉODOSE, AUGUSTES, A L'ÉVÊQUE AURÈLE, SALUT.
 

1. Depuis longtemps il a été ordonné que Pélage et Célestins, inventeurs d'une doctrine exécrable et corrupteurs de la vérité catholique, seraient expulsés de Rome, de peur que leurs funestes discours ne pervertissent l'esprit des ignorants. Notre clémence a suivi en cela le jugement de votre sainteté par lequel, après un sérieux examen, ils ont été condamnés. Leur criminelle opiniâtreté dans l'erreur nous oblige à renouveler notre prescription, et nous venons de décider que ceux qui, sachant en quel endroit de l'empire se trouvent Pélage et Célestins, auront négligé de les chasser ou de les signaler, seront punis de la même peine comme complices.

2. Il importerait surtout, père très-cher et très-affectionné, que votre sainteté pût opposer son autorité à l’attitude de certains évêques qui, persistant dans l'erreur; viennent en aide aux deux novateurs par un consentement tacite, ou refusent de les attaquer publiquement. Il faudrait que le dévouement chrétien de tous ces évêques proscrivit cette . hérésie funeste, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus aucune trace. Que votre religion s'adresse donc à eux tous par écrit et. porte à leur connaissance le décret suivant : Ceux d'entre eux qui négligeront, par une obstination impie , de souscrire la condamnation de Pélage et de Célestins, et de faire ainsi connaître la pureté de leur foi , seront dépouillés de la dignité épiscopale , chassés pour toujours de leurs Cités et retranchés de la communion de l'Eglise. Tandis que, fidèles au concile de Nicée, nous adorons sincèrement Dieu créateur de toutes choses et fondateur de notre Empire, votre sainteté ne souffrira pas que les partisans d'une secte détestable , méditent contre la religion des nouveautés injurieuses, défendent, par des écrits secrets, une doctrine sacrilège que l'autorité publique a une fois condamnée. On favorise autant le mal par une complicité muette que par l'impunité : vous le savez, très-cher et très-affectionné père.

Et d'une autre main : Que Dieu vous conserve durant longues années ! Donné à Ravenne, le 5 des ides de juin, sous le consulat de Monaxius et de Plinta. Une lettre semblable fut adressée su saint évêque Augustin.

3

 

LETTRE CCII. (Année 419.)
 

On a déjà vu dans la lettre qui fait la CXCVe de ce recueil l'admiration de saint Jérôme pour les grands combats de saint Augustin contre le pélagianisme; nous trouvons ici une expression nouvelle de ce sentiment. Saint Jérôme , chargé d'ans , voudrait avoir les ailes de la colombe pour aller embrasser l'évêque d'Hippone.

 

JÉRÔME AUX ÉVÊQUES ALYPE ET AUGUSTIN, SES SEIGNEURS VÉRITABLEMENT DIGNES DE TOUTE AFFECTION ET DE TOUT RESPECT, SALUT DANS LE CHRIST.
 

1. Le saint prêtre Innocent, porteur de cette lettre, n'a rien remis de ma part à votre grandeur l'ale dernier, parce qu'il ne savait pas qu'il dût retourner en Afrique. Cependant je rends grâces à Dieu de ce que, malgré mon silence, des lettres de vous me sont arrivées; rien ne m'est plus doux qu'une occasion d'écrire à votre révérence ; Dieu m'est témoin que si je le pouvais, je prendrais les ailes de la colombe pour aller vers vous et jouir de vos embrassements. C'est un désir que j'éprouve toujours quand je pense à vos vertus; mais aujourd'hui je l'éprouve plus vivement, parce que, de concert avec les auxiliaires de votre oeuvre, vous avez vaincu l'hérésie de Célestius. Elle a si profondément infecté le coeur de plusieurs, que, malgré leur défaite et leur condamnation, ils conservent pourtant le venin au fond de leurs âmes, et qu'ils nous haïssent (c'est tout ce qu'ils peuvent faire) parce qu'ils clous regardent comme leur ayant fait perdre la liberté d'enseigner leur erreur.

2. Vous me demandez si j'ai répondu aux livres d'Annien , ce faux diacre de Célède que l'on fait vivre dans l'abondance pour ne fournir que de maigres discours à l'usage des blasphèmes d'autrui. Mais sachez que ses livres ne m'ont été envoyés que depuis :peu en feuilles volantes par notre saint frère Eusèbe, prêtre ; et j'ai été si accablé, soit par des maladies , soit par le chagrin de la mort de votre sainte et vénérable fille Eustochium, que ces ouvrages n'ont presque plus été pour moi qu'un objet de mépris. Il va et vient dans la même boue, et, sauf quelques mots affectés qu'il a pris je ne sais olé, il ne dit rien que de rebattu. J'ai beaucoup fait cependant; en s'efforçant de répondre à une lettre de moi, Annien s'est montré plus à découvert, et chacun a pu entendre ses blasphèmes. Il avoue dans cet ouvrage tout ce que, auparavant, il niait avoir dit dans cette misérable assemblée de Diospolis; ce n'est pas une grande affaire que de répondre à des niaiseries aussi vaines. Si Dieu me prête vie et que je trouve des gens pour écrire sous ma dictée, j'y répondrai brièvement; ce ne sera point pour confondre une hérésie déjà morte, mais pour montrer l'ignorance et les blasphèmes d'Annien : votre sainteté le ferait mieux; vous m'épargneriez de défendre mes écrits contre l'hérétique. Vos saints enfants, Albine , Pinien et Mélanie , vous saluent avec un grand respect. Je donne au prêtre Innocent cette petite lettre qu'il vous. portera du saint lieu de Bethléem. Votre petite fille Paule vous demande tristement de vouloir bien vous souvenir d'elle et vous salue respectueusement. Que la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous garde sains et saufs et vous fasse souvenir de moi, ô mes seigneurs vraiment saints, mes chers et vénérables pères!

 

LETTRE CCII bis (1). (Au commencement de l'année 417.)
 

L'origine de l'âme est encore le sujet de cette lettre. Saint Augustin parle de la lettre qu'il a adressée à saint Jérôme et à laquelle il n'a encore reçu aucune réponse; il ne veut pas livrer son travail sans l'accompagner de cette réponse qu'il attend du grand solitaire. L'évêque Optat ne pensait pas que les âmes tirassent leur origine de l'âme du premier homme; l'évêque d'Hippone cherche à le tenir en garde contre une disposition à résoudre trop aisément une question remplie de tant de mystères. Il conserve, quant à lui, tous ses doutes, et attend qu'on l'éclaire.

 

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET TRÈS-CHER SEIGNEUR OPTATI SON DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. J'ai reçu des mains du pieux prêtre Saturnin (2) la lettre ou votre Révérence me demande avec une grande vivacité ce que je n'ai pas encore. Mais vous m'avez fait connaître le motif de ses instances : vous croyez que la réponse aux questions que j'ai adressées m'est déjà parvenue. Plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Je sais avec quel ardent désir vous attendez, et je ne tarderais pas à vous communiquer ce présent. — Pourtant, croyez-le, mon très-cher frère, voilà près de cinq ans que j'ai envoyé mon livre (3) en Orient, non comme un auteur qui décide, mais comme un homme qui consulte, et je n'ai encore reçu aucune réponse (4) pour éclaircir la question sur laquelle vous me demandez mon sentiment véritable. Je vous enverrais l'un et l'autre écrit, si je les avais.

2. Il ne me paraît pas que je doive ènvoyer ou livrer à personne ce que j'ai sans ce que je n'ai pas encore; je ne veux pas donner à celui qui peut-être me répondra, comme je le désire, le droit de se plaindre de voir circuler dans les (nains dés hommes mon interrogation

 

1. C'est ici la seconde lettre découverte en 1732 dans l'abbaye de Gottwe.

2. Saturnin était prêtre de l'église d'Hippone.

3.Voir la lettre 166, tome 2.

4. Nous n'avons pas besoin de rappeler que celui dont saint Augustin attendait la réponse, c'est saint Jérôme lui-même.

 

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laborieusement méditée sans sa propre réponse que je ne désespère pas d'obtenir; il ne faut pas qu'il puisse m'accuser d'avoir agi par là avec plus d'orgueil que d'utilité et d'avoir voulu me montrer plus habile à chercher des difficultés que lui à les résoudre; et peut-être les résoudra-t-il; il importe d'attendre qu'il le fasse (1). Je sais d'ailleurs qu'il est occupé d'autres travaux qu'il ne doit pas interrompre.

3. Afin que vous sachiez mieux les choses, voyez un peu ce qu'il m'écrivit par le porteur de la lettre que je lui avais adressée et qui revint ici l'année suivante; je transcris ce passage de sa lettre : « Le temps devient très-difficile; il vaut mieux me taire que de parler; mes études ont été interrompues, de peur que mon éloquence ne devînt une éloquence de chien, comme dit Appius. C'est pourquoi je n'ai pas pu répondre à temps aux deux livres que vous m'avez dédiés, livres remplis d'érudition et qui brillent de tout l'éclat de l'éloquence; ce n'est pas que j'y trouve quelque chose à reprendre, mais le bienheureux Apôtre a dit : Chacun abonde en son sens; l'un pense d'une . manière, l'autre d'une autre (2). Certainement vous avez mis là tout ce qui peut être dit, tout ce que les sources des saintes Ecritures peuvent fournir à un sublime esprit. Souffrez, j'en prie votre révérence, que je loue un peu votre génie, car nous discutons pour nous instruire, et si les envieux et surtout les hérétiques voient entre nous une différence de sentiments, ils ne manqueront pas de dire calomnieusement que nos divergences partent d'un fond d'aigreur. Mais moi je suis bien décidé à vous aimer, à vous honorer, à vous estimer, à vous admirer et à défendre vos paroles comme les miennes. Dans le dialogue s que j'ai publié depuis peu, je me suis souvenu de votre béatitude comme je le devais. Travaillons plutôt à arracher du milieu des Eglises cette pernicieuse hérésie qui prend toujours les dehors de la pénitence pour avoir le moyen d'enseigner : elle craindrait son expulsion et sa perte si elle se montrait en plein jour. »

4. Vous voyez bien, mon vénérable frère, que ces paroles d'un ami qui m'est cher ne sont pas un refus de me répondre, mais une

 

1. Allusion à une plainte de saint Jérôme. Voir ci-dessus tome 2, lettre 72, n. 2.

2. Rom. XIV, 5.

3. Ouvrage contre les pélagiens composé de trois livres.

 

excuse d'être obligé à suivre des travaux plus pressants. Vous voyez aussi de quelle bienveillance il est animé à mon égard, et comme il avertit de ne pas donner occasion aux envieux, et surtout aux hérétiques, de nous soupçonner calomnieusement d'aigreur dans une discussion où, fidèles aux lois de la charité et de l'amitié, nous ne cherchons qu'à nous instruire. Les hommes liront donc en même temps l'ouvrage où j'ai proposé les difficultés et celui où il y aura répondu; s'il est parvenu à prouver suffisamment son opinion, il faudra que je lui rende grâces de m'avoir éclairé, et quand on le saura, on n'en retirera pas un petit avantage. Ceux qui sont au-dessous de nous connaîtront ainsi ce qu'ils doivent penser d'une question que nous aurons soigneusement traitée, et de plus ils apprendront, à notre exemple, par la miséricorde et la bonté de Dieu, comment on peut discuter entre amis pour s'instruire, sans que l'affection reçoive la moindre atteinte.

5. Mais si mon écrit, où je me contente de rechercher une chose très-obscure, se répandait sans la réponse où apparaîtra peut-être la vérité; si, allant au loin, il parvenait jusqu'à ceux qui « se comparant eux-mêmes à eux-mêmes (1), » selon le mot de l'Apôtre, ne comprennent pas avec quels sentiments nous agissons, parce qu'ils ne sauraient. agir comme nous, ceux-ci alors me prêteraient, à l'égard d'un ami très-cher et très-digne d'être honoré pour ses grands mérites, non pas les intentions qui sont les miennes, et qu'ils ne voient pas, mais les intentions qu'il leur plairait et qui seraient inspirées par leurs haines soupçonneuses ;c'est ce à quoi nous devons prendre garde autant qu'il est en nous.

6. Si pourtant malgré nous, malgré nos précautions, notre écrit venait à tomber entre les mains de ceux à qui nous ne voudrions pas le faire connaître, que nous resterait-il, sinon une tranquille résignation à la volonté de Dieu? Je ne devrais pas écrire à qui que ce soit ce que je voudrais toujours cacher. Car si, ce qu'à Dieu ne plaise, il arrive par accident ou par nécessité que je ne reçoive pas de réponse, sans aucun doute l'écrit que nous avons envoyé sera un jour publié. On ne le lira pas inutilement, parce que, si on n'y trouve pas la vérité que l'on cherche, on trouvera au moins ;comment on doit la chercher, et l'on y apprendra à ne pas affirmer témérairement ce qu'on ne sait

 

1. IICor. X,12.

 

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pas. Les lecteurs de cet écrit apprendront aussi à consulter, quand ils pourront, avec une tendre charité et non avec une contention querelleuse, jusqu'à ce qu'ils découvrent ce qu'ils veulent, ou que l'inutilité des efforts de leur esprit ne leur fasse reconnaître qu'ils ne sauraient aller plus loin. Maintenant votre amitié est bien persuadée, je pense, que tant que je puis espérer la réponse de mon ami, je ne dois pas vous envoyer mon écrit. Mais ce n'est pas à cela que se borne votre désir; vous voulez aussi la réponse de celui que j'ai consulté; ah ! je vous l'adresserais volontiers si je l'avais. Vous me demandez, ce sont les propres expressions de votre lettre, « la claire démonstration que l'Auteur de la lumière m'a accordée pour prix de la vie que je mène; » peut-être n'appelez-vous pas mon oeuvre une consultation et une recherche, mais croyez-vous que je suis parvenu à la vérité; s'il en était ainsi, je vous l'enverrais. Mais je l'avoue, je n'ai pas trouvé encore comment l'âme tire son péché d'Adam (ce qu'il n'est pas permis de mettre en doute), sans tirer d'Adam lui-même son origine : c'est ce qu'il me faut étudier sérieusement et non pas résoudre légèrement.

7. D'après votre lettre, « vous n'avez pu amener à votre sentiment, à vos assertions pleines de vérité, je ne sais combien de vieillards, je ne sais combien d'hommes instruits par de savants évêques, et vous ne dites pas quelles sont ces assertions pleines de vérité auxquelles vous n'avez pu amener les vieillards, les hommes instruits par de savants  évêques. Si ces vieillards tenaient et tiennent encore ce qu'ils ont reçu de prêtres savants, comment une troupe de clercs rustiques et moins éclairés a-t-elle pu vous donner de l'embarras et de l'ennui sur des choses où elle avait été instruite par de savants évêques ? Si ces vieillards et cette troupe de clercs abandonnaient méchamment la doctrine qu'ils avaient reçue de savants évêques, il fallait que l'autorité de ceux-ci servît plutôt à corriger leurs écarts et à réprimer l'opiniâtreté de leur rébellion. Mais vous me dites encore que « vous avez craint, docteur jeune et novice, de changer les enseignements de tant et de si grands évêques, et de faire injure à des morts en poussant les hommes à un sentiment meilleur. » Que donnez-vous par là à entendre, sinon que ceux que vous désiriez ramener, ne voulaient pas déserter la doctrine de grands et savants évêques morts et refusaient de suivre un jeune et novice docteur? Je ne parle pas d'eux à présent; seulement je désire vivement connaître les assertions que vous appelez pleines de vérité; je ne dis rien de votre sentiment en lui-même, ce sont ses preuves que je demande.

8. Vous nous avez fait suffisamment connaître que vous êtes contraire à l'opinion de ceux qui affirment que toutes les âmes des hommes proviennent, par la succession des générations, de l'âme donnée au premier homme. Mais nous ignorons, et votre lettre ne dit pas sur quels témoignages des divines Ecritures vous montrez la fausseté de cette opinion. Ensuite, votre propre opinion, celle que vous substituez à celle-ci, que vous désapprouvez, n'apparaît clairement ni dans la lettre que vous m'avez écrite, ni dans celle que vous aviez adressée auparavant à nos frères de Césarée et que vous m'avez fait parvenir récemment. Tout ce que j'y vois, c'est que, comme vous l'écrivez, « Dieu a créé les hommes, qu'il les crée et les créera, et qu'il n'y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n'ait été et ne soit l'auteur. » Cela est si vrai que le doute sur ce point n'est permis à personne. Mais il faut nous apprendre encore comment Dieu forme les âmes, que vous soutenez ne pas venir par voie de propagation: les forme-t-il de quelque chose? de quoi les forme-t-il? ou bien les tire-t-il absolument du néant? A Dieu ne plaise que vous pensiez comme Origène et Priscillien, et d'autres s'il en est, qu'elles soient jetées-en des corps terrestres et mortels, en punition de péchés commis dans une vie antérieure ! Ce sentiment est condamné par l'autorité de l'Apôtre qui dit qu'Esaü et Jacob, avant de naître, n'avaient fait ni bien ni mal (1). Ce n'est donc pas toute votre opinion qui nous est connue, mais une partie seulement: et encore nous ignorons absolument comment vous démontrez la vérité de ce sentiment.

9. C'est pourquoi je vous avais demandé, dans une précédente lettre (2), de vouloir bien m'envoyer le Petit livre de la Foi que vous dites avoir composé, en vous plaignant que je ne sais quel prêtre l'ait faussement signé; je vous le demande encore, ainsi que les témoignages des divines Ecritures qui vous ont servi à traiter cette question. Vous dites dans votre lettre à nos frères de Césarée « que vous avez voulu voir même des juges laïques peser la valeur des preuves de votre sentiment; que réunis

 

1. Rom. II, 11. — 2. Lettre 190, II. 20.

 

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à votre prière, ils ont tout examiné à la lumière de la foi, enfin que la Divinité, selon votre expression, leur a accordé dans sa miséricorde de soutenir avec de nouvelles raisons, et de prouver le sentiment que votre médiocrité tenait devant eux en réserve, en même temps que les témoignages d'autorités considérables. » Ce sont précisément les témoignages de ces autorités considérables que j'ai grand désir de connaître.

10. Vous paraissez pourtant, en réfutant vos contradicteurs, vous occuper d'une seule chose, c'est qu'ils nient que nos âmes soient l'ouvrage de Dieu. S'ils le nient, c'est avec raison qu'il faut les condamner; car s'ils disaient cela, même des corps, on devrait certainement les ramener au vrai ou détester leur sentiment. Quel chrétien niera que les corps de tous ceux qui naissent soient l'ouvrage de Dieu? Nous ne disons pas pour cela que l'oeuvre des parents n'y soit pour rien, mais nous reconnaissons que la puissance de Dieu s'y mêle. Et lorsqu'on dit que nos âmes sont ainsi formées de quelques germes incorporels et qu'elles viennent des parents, sans que ces âmes toutefois cessent d'être l'ouvrage de Dieu, c'est une opinion à réfuter, non point par d'humaines conjectures, mais parle témoignage des Ecritures. Les saints Livres d'autorité canonique nous fournissent des passages nombreux pour prouver que Dieu crée les âmes; ces passages réfutent ceux qui nient que chaque âme d'un homme naissant soit l'ouvrage de Dieu, mais ne concluent rien contre ceux qui soutiennent que les âmes, grâce à l'opération divine, sont formées comme les corps, par voie de propagation. Il vous faut chercher des témoignages certains pour répondre à ces derniers; et si vous les avez trouvés, envoyez-les-nous charitablement, car nous en sommes encore à les chercher, malgré nos longs et persistants efforts.

11. A la fin de votre lettre à nos frères de Césarée, vous les consultez brièvement et en ces termes : « Je vous supplie de m'instruire comme votre fils et votre disciple, comme un homme que Dieu a daigné seulement depuis peu introduire dans ses mystères; j'implore les lumières et cette sagesse qu'on doit et qu'on est sûr de trouver dans les prêtres; dites-moi si mieux vaut suivre le sentiment de la transmission, qui fait découler toutes les âmes du premier homme par une origine impénétrable et un ordre caché, ou bien s'il faut plutôt s'attacher à l'opinion professée et défendue par tous vos frères et par les prêtres de ce pays, savoir que Dieu a été, qu'il est et qu'il sera toujours l'auteur dé toutes choses et de tous les hommes.» Vous voulez donc qu'on choisisse sur ces deux sentiments et qu'on vous réponde en faveur de l'un ou de l'autre; avec du savoir, on devrait faire ainsi, si ces deux opinions étaient si contraires qu'en adoptant l'une on rejetât nécessairement l'autre.

12. Mais si quelqu'un vient vous dire qu'il n'a pas à choisir, que les deux opinions sont vraies, que toutes les âmes découlent du premier homme, et que néanmoins Dieu a été, qu'il est et sera l'auteur de toute chose et de tous les hommes, qu'aurez-vous à lui répondre ? Dirons-nous que si les âmes viennent par voie de propagation, Dieu n'est pas l'auteur de toute chose parce qu'il ne forme pas les âmes ? On nous répondra que si, les corps venant par voie de propagation, il n'est pas permis de dire que c'est Dieu qui forme les corps, il s'en suivra que Dieu n'est pas l'auteur de toute chose. Or, qui niera que Dieu soit l'auteur de tous les corps humains ? qui soutiendra qu'il n'est l'auteur que de ce seul corps qu'il forma d'abord d'un peu de terre, et tout au plus du corps de la femme du premier homme faite d'une côte d'Adam, mais qu'il ne l'est pas des autres corps, parce que nous sommes obligés de convenir qu'ils tirent de ceux-là leur origine?

13. Si donc les adversaires avec qui vous avez affaire soutiennent la transmission des âmes de façon à prétendre que ce n'est pas Dieu qui les forme, efforcez-vous de les réfuter, de les convaincre, de les ramener autant que Dieu le permettra. S'ils affirment que nous tirons du premier homme, et ensuite de nos parents , certains germes spirituels , et que c'est Dieu pourtant, Dieu auteur de toute chose , qui crée et forme l'âme de chaque homme , cherchez de quoi leur répondre; cherchez surtout dans les Ecritures saintes quelque chose de non équivoque et qui ne puisse pas se comprendre autrement. Et si vous l'avez trouvé , comme je vous l'ai demandé plus haut, envoyez-le-nous. Si vous n'êtes pas plus avancé que moi, travaillez de toutes vos forces à réfuter ceux dont vous me parlez dans votre première lettre, qui murmurent secrètement, entre autres contes, que les âmes ne sont pas d'oeuvre divine, et qui, à (7) cause de cette opinion insensée et impie, se sont séparés de vous et du ministère de l'Eglise ; défendez contre eux de toutes les manières et soutenez ce que vous avez établi dans cette même lettre, savoir que Dieu a créé, qu'il crée et qu'il créera les âmes, et qu'il n'y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n'ait été et ne soit l'auteur. Cela est vrai de toute espèce de créature: il faut le croire, le dire, le défendre, le prouver. Car Dieu a été et sera l'auteur de toute chose et de tous les hommes , comme vous l'avez établi à la fin de votre lettre, dans la consultation adressée à nos frères et collègues de la province de Césarée, en les exhortant en quelque sorte à proclamer cette vérité à l'exemple de tous nos frères et collègues qui habitent le pays où vous êtes.

14. Mais autre est la question de savoir si Dieu est l'auteur et le créateur de toutes les âmes et de tous les corps, ce qui est d'une incontestable vérité, ou s'il y a dans la nature quelque chose qu'il n'ait pas fait, ce qui serait une grande erreur; et autre la question de savoir si Dieu forme les âmes humaines par voie de propagation ou sans propagation , et pourtant il n'est pas permis de croire qu'elles soient faites sans lui. Je veux que dans cette matière vous soyez sobre et. prudent , et qu'en renversant le système de la propagation des âmes, vous ne tombiez pas par mégarde dans l’hérésie des pélagiens. Quoique la propagation .des corps humains soit connue de chacun, nous disons cependant, et avec raison ,que Dieu n'est pas seulement. le créateur du corps du premier homme et des deux premiers époux, mais qu'il l'est encore de toute leur descendance; ainsi, je le crois, on comprend facilement que nous ne voulons pas réfuter, en rappelant que Dieu est l'auteur des âmes, ceux qui en soutiennent la propagation : n'est-ce pas lui qui forme aussi les corps dont nous ne pouvons nier l'origine par la même voie de propagation ? Mais il faut chercher d'autres preuves contre ceux qui soutiennent la propagation des âmes , s'il est vrai qu'ils se trompent. C'est là-dessus que vous auriez dû, s'il était possible, interroger davantage ceux que vous craigniez de pousser à un sentiment meilleur, de peur de faire injure à des morts , comme vous me l'écriviez dans votre dernière lettre. « Ces morts, disiez-vous, ont été de si grands et de si savants évêques que vous auriez craint, docteur jeune et novice, de changer leurs enseignements. » C'est pourquoi je voudrais connaître, surtout, les témoignages sur lesquels s'appuyaient ces grands et savants évêques pour défendre la propagation des âmes. Toutefois, sans égard à de telles autorités, vous avez appelé, dans votre lettre à nos frères de Césarée, cette opinion une invention nouvelle et un dogme inouï : pourtant si ce sentiment est une erreur, nous savons qu'il n'est pas nouveau, mais bien ancien (1).

15. Lorsque, dans des questions, il se présente des motifs légitimes pour douter, nous ne devons pas douter si nous devons douter ; il faut sans aucun doute douter de tout ce qui est douteux. Voyez comme l'Apôtre ne craint pas de douter de lui-même, si c'est avec son corps ou sans son corps qu'il a été ravi au troisième ciel : « Je ne le sais pas, Dieu le sait, » dit-il (2). Pourquoi donc, tant que je l'ignore, ne me sera-t-il pas permis de douter si mon âme est venue en cette vie par voie de propagation ou autrement, puisque, de toute manière, je ne doute pas que le Dieu suprême et véritable l'ait créée ? Pourquoi ne me serait-il pas permis de dire: Je sais que mon âme est l'ouvrage de Dieu et ne subsiste que par. sa puissance; qu'elle soit venue par propagation ou autrement, comme celle qui a été donnée au premier homme, c'est ce que je ne sais pas : Dieu le sait ? Vous voulez que j'appuie l'un de ces deux sentiments ; je pourrais le faire si je savais quel est le vrai. Si vous le savez , vous me voyez plus désireux d'apprendre ce que je ne sais pas que d'enseigner ce que je sais. Si vous l'ignorez comme moi, priez Dieu comme moi, priez le Maître de nous instruire, soit par quelqu'un de ses serviteurs, soit par lui-même. C'est lui qui a dit à ses disciples: « Ne vous faites pas appeler maîtres par les hommes; car le Christ seul est votre Maître (3). » Demandons-lui de nous éclairer, pourvu toutefois qu'il puisse nous être utile de connaître ces choses ; il sait non-seulement ce qu'il doit enseigner, mais ce qu'il nous convient d'apprendre.

16. J'avoue à votre amitié la vivacité de mon désir; je souhaite de savoir ce que vous cherchez, mais je souhaiterais bien plus de savoir, si c'est possible, quand paraîtra le Désiré de toutes les nations, et quand arrivera le règne

 

1. Tertullien et peut-être aussi saint Irénée avaient soutenu cette opinion.

2. II Cor. XII, 2, 3. — 3. Matth. XXIII, 8.

 

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des saints,. que d'apprendre d'où j'ai commencé à venir sur cette terre. Et cependant les disciples de Celui qui sait tout, nos Apôtres, ayant demandé cela, reçurent cette réponse : « Ce n'est point à vous de savoir les temps et les moments que Dieu a réservés à sa puissance (1). » Et s'il sait que ce n'est point à nous non plus de savoir notre origine, lui qui sait assurément ce qu'il est utile que nous sachions, j'ai appris de lui qu'il ne nous appartient pas de connaître les temps que le Père a réservés à sa puissance. Mais cette origine des âmes, que je ne connais pas encore, est-ce à nous de la savoir? nous appartient-il de la savoir? c'est ce que j'ignore. Si au moins je savais que ce n'est point à nous de pénétrer dans ce secret, nons-eulement je continuerais-à ne rien trancher tant que je douté, mais même je cesserais de chercher; en l'état où nous sommes, quoique l'obscure profondeur de la question m'inspire plus de crainte d'affirmer témérairement que le désir de connaître, je persiste à vouloir la savoir, si je le puis. Je le cherche, bien qu'il soit moins nécessaire de résoudre cette question que de connaître sa fin (2), comme le Psalmiste le demandait à Dieu; il ne disait pas : faites-moi connaître mon commencement.

17. Mais je suis reconnaissant envers mon Docteur divin de ce qu'il a daigné m'apprendre de mon commencement; je sais que l'âme humaine est esprit et non pas corps; qu'elle est douée de raison et d'intelligence; que sa nature n'est pas divine, mais qu'elle est d'un côté une créature mortelle, en ce sens qu'elle peut déchoir de son état et se retirer de la vie de Dieu dont la participation la rend bienheureuse, et qu'elle est d'un autre côté immortelle, parce qu'elle ne peut pas perdre ce sens intérieur qui fera, après cette vie, son bien ou son mal. Je sais qu'elle n'a pas mérité d'être enfermée dans un corps pour des actions commises avant son union avec la chair, mais aussi qu'elle n'est pas dans l'homme sans souillure de péché, ne fût-elle qu'un seul jour sur la terre, comme dit l'Ecriture (3). Je sais que personne ne naît d'Adam sans péché par le cours continu de la génération, et c'est pourquoi il est nécessaire que les enfants renaissent dans le Christ par la grâce de la régénération. Voilà beaucoup de choses et de grandes choses sur le commencement et l'origine de nos âmes, et dont plusieurs appartiennent à ce que nous cherchons en ce

 

1. Act. I, 17. — 2. Ps. XXXVIII, 5. — 3. Job, XIV, 5, selon les Septante.

 

moment; elles sont de foi, et je me réjouis de les avoir apprises, et j'assure que je les connais bien. Quant au secret de l'origine des âmes, quant à la question de savoir si Dieu les forme par voie de propagation ou autrement (et je les tiens toutes créées par Dieu lui-même), j'aimerais mieux connaître que d'ignorer; mais tant que dure mon impuissance, mieux vaut douter que d'oser affirmer comme certain quelque chose qui pourrait être contraire à des points sur lesquels le doute ne m'est pas permis.

18. Vous, mon bon frère, vous me consultez donc et vous voulez que je me décide pour l'une ou l'autre des deux opinions, savoir si toutes les âmes proviennent du premier homme comme les corps par l'a propagation, ou si, sans propagation, l'âme de chaque homme est créée par Dieu comme le fut celle d'Adam, car dans toute hypothèse nous reconnaissons toujours que Dieu est l'unique créateur des âmes. Mais, souffrez qu'à mon tour je vous demande comment l'âme peut contracter le péché originel, là d'où elle ne tire pas elle-même son origine ; car, ne voulant pas tomber dans la détestable hérésie des pélagiens, nous ne nions pas que toutes les âmes arrivent également au monde avec la souillure d'Adam. Si vous ne savez pas ce que je vous demande, permettez-moi d'ignorer et ce que vous cherchez, et ce que je cherche. Si vous le savez, vos lumières feront cesser mes angoisses, et je vous répondrai comme vous voulez que je vous réponde, sans plus rien attendre de là (1). Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, si je n'ai pu vous aider dans vos recherches , mais seulement vous montrer ce qu'il faut chercher : quand vous l'aurez trouvé, ne craignez pas de maintenir votre opinion.

19. Voilà ce que j'ai cru devoir écrire à votre sainteté, qui pense pouvoir condamner avec certitude le sentiment de la propagation des âmes. D'ailleurs, si j'avais eu à écrire à ceux qui soutiennent ce sentiment, je leur aurais montré peut-être qu'ils ignorent ce qu'ils croient savoir et combien ils devraient craindre d'affirmer avec tant d'audace.

20. Mon ami, dans sa lettre que je vous ai transcrite, parle de deux livres que je lui ai envoyés, et auxquels il n'a pas eu encore le loisir de répondre; mais que ceci ne fasse pas pour vous une confusion; il y a un livre et non pas deux sur l'origine de l'âme; dans ce second

 

1. De saint Jérôme.

 

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écrit (1) je consulte mon ami sur une autre question, tout en la traitant. Quand il nous avertit et nous presse de travailler surtout à extirper du milieu des Eglises une pernicieuse hérésie, c'est de l'hérésie pélagienne qu'il veut parler; je vous engage, mon frère, autant que je le puis, à l'éviter prudemment, lorsque vous méditez ou que vous disputez sur l'origine des âmes. Prenez gaule de croire qu'il y ait une âme, excepté celle du Médiateur, qui ne tire point d'Adam le péché originel : la naissance nous lie à cette souillure, le baptême nous en délivre.

 

1. Cet écrit, qui forme la CLXVIIe lettre, est consacré à l'examen du vrai sens de ces paroles de l'épître de saint Jacques : « Quiconque ayant gardé toute la loi , la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait toute violée. »

LETTRE CCIII. (Année 420.)
 

Cette petite lettre , adressée à un personnage que nous croyons avoir été proconsul en Afrique, est une leçon donnée à tous ceux qui se jettent dans les choses humaines sans en avoir senti le néant.

 

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR ET DÉSIRABLE FILS LARGUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

J'ai reçu la lettre où votre excellence demande que je vous écrive. Vous ne le souhaiteriez pas si vous n'aimiez pas d'avance ce que je puis vous dire. Et qu'ai-je à vous répéter, si ce n'est qu'après avoir recherché peut-être les vaines grandeurs de ce monde quand vous ne les connaissiez pas, vous devez les mépriser maintenant que vous les connaissez ? Elles ont une douceur qui trompe; on s'y fatigue sans fruit; on y craint toujours, et les positions les plus hautes y sont les plus dangereuses. On y fait les premiers pas sans prévoyance et les derniers avec repentir. Telles sont toutes les choses de cette triste et mortelle vie : l'homme les désire avec plus de cupidité que de prudence. Les âmes chrétiennes ont d'autres espérances, d'autres fruits de leurs peines, d'autres récompenses des dangers dont elles triomphent. Il n'est pas possible d'être ici-bas sans crainte, sans douleur, sans travail, sans péril ; mais il importe beaucoup de savoir pour quel motif, dans quelle attente et dans quel but on souffre. Quand je considère ceux qui aiment ce monde, je ne sais jamais quel pourrait être le bon moment pour essayer de les guérir avec des paroles de sagesse. Les choses réussissent-elles à leur gré ? ils repoussent du haut de leur bonheur superbe les avertissements salutaires, et traitent de vieille chanson ce qu'on leur dit. Sont-ils dans l'adversité ? ils s'occupent bien plus d'en sortir que de prendre le remède qui peut les guérir et les conduire où les tourments ne peuvent plus les atteindre. Parfois cependant il en est qui ouvrent à la vérité les oreilles du coeur, le plus souvent dans l'infortune, rarement dans la prospérité. Mais ils sont en petit nombre, comme il a été prédit; je désire que vous soyez de ceux-là, parce que je vous aime sincèrement, mon illustre, éminent seigneur et désirable fils. Que cet avertissement soit une réponse à votre lettre. Je ne voudrais pas que vous eussiez à endurer encore les douleurs par où vous avez déjà passé; mais je gémis davantage que votre vie ne devienne pas meilleure après d'aussi tristes épreuves.

LETTRE CCIV. (Année 420.)
 

Saint Augustin éclaire et rassure le tribun Dulcitius sur ses propres devoirs à l'égard des donatistes; il s'explique sur les furieux de ce parti qui poussaient le délire jusqu'à se donner la mort.

 

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET HONORABLE FILS DULCITIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Je dois, selon votre désir, vous mettre à même de répondre aux hérétiques, dont votre vigilante activité cherche aussi le salut, avec l'aide de la miséricorde du Seigneur. Une multitude considérable d'entre eux apprécie la grandeur du bienfait qu'on leur accorde, et nous nous en réjouissons; toutefois, il en est parmi eux qui, ingrats envers Dieu et envers les hommes dans un malheureux instinct de fureur, et ne pouvant nous atteindre de leur rage meurtrière, croient nous épouvanter par leur propre mort : privés de la joie de nous tuer, ils sont réduits à jouir de la tristesse que nous éprouvons en les voyant se tuer eux-mêmes. Mais l'erreur furieuse d'un petit nombre d'hommes ne doit pas empêcher le salut de tant de peuples. Quels sont nos desseins sur eux? Dieu le sait, les hommes sages aussi; nos ennemis eux-mêmes le savent, malgré la violence de leurs haines. Puisqu'ils pensent que l'atrocité de leur mort volontaire est poumons (10) un sujet d'effroi, ils ne .mettent donc point en doute que nous ne voudrions pas qu'ils périssent.

2. Mais que devons-nous faire en voyant que, Dieu aidant, beaucoup de donatistes trouvent, par votre moyen; le chemin de la paix ? Est-ce que nous pouvons et nous devons vous arrêter dans cette oeuvre d'unité, parce que nous craindrons que des gens impitoyables, cruels envers eux-mêmes, ne périssent, non point par notre volonté, mais par la leur propre ? Certainement nous souhaiterions que tous ceux qui portent l'étendard du Christ -contre le Christ et s'arment orgueilleusement contre l'Évangile avec l'Évangile même qu'ils n'entendent pas, revinssent de leur sentiment impie et se réjouissent avec nous dans l'unité. Mais puisque Dieu, par des dispositions cachées mais justes, a prédestiné quelques-uns d'entre eux aux . dernières peines, et que le nombre des donatistes, ramenés à la vérité, est incomparablement plus grand; mieux vaut, sans aucun doute, qu'une poignée de furieux périssent dans les feux allumés de leurs propres mains, que si tant. de peuples, restés dans un schisme sacrilège, tombaient dans les flammes éternelles. L'Eglise s'afflige de la mort volontaire de ce petit nombre comme s'affligeait le saint roi David en apprenant le trépas de ce fils rebelle que son amour avait tant recommandé d'épargner. David éclata en sanglots, quoique la mort d'Absalon eût été méritée par une horrible impiété. Cependant, le fils superbe et méchant étant allé en son lieu, le peuple de Dieu, que sa révolte avait divisé, reconnut son vrai roi, et l'unité rétablie consola le père de la perte de son fils (1).

3. Nous ne vous blâmons donc pas, illustre seigneur et honorable fils, pour avoir cru devoir avertir de tels hommes; à Thamugas, par une ordonnance. Mais parce que vous y dites : « Sachez que vous subirez une mort méritée, il ont cru, comme leurs écrits nous le montrent, que vous les menaciez de les faire mourir; ils n'ont pas compris que vous avez seulement parlé de cette mort qu'ils veulent eux-mêmes se donner. Car vous n'avez reçu d'aucune loi le droit de vie et de mort sur eux; les décrets impériaux, dont l'exécution vous est confiée, ne prescrivent pas qu'ils soient punis par le dernier supplice. Vous vous êtes mieux expliqué à cet égard dans votre seconde

 

1. II Rois, XVIII, XIX.

 

ordonnance. En écrivant à leur évêque (1) avec douceur, vous avez montré quel esprit de mansuétude anime, dans l'Eglise catholique, ceux même qui, au nom des empereurs chrétiens, sont chargés de ramener les errants par la crainte ou par le châtiment; peut-être l'avez-vous traité avec plus de témoignages d'honneur qu'il ne convenait d'en donner à un hérétique.

4. Vous demandez que je réponde à la lettre que cet évêque vous a adressée; vous pensez sans doute que ce serait un service à rendre aux gens de Thamugas, et qu'il faudrait soigneusement réfuter la doctrine trompeuse de celui qui les séduit; nais je spis chargé d'occupations, et d'ailleurs, dans beaucoup de mes ouvrages, j'ai réfuté tous les vains discours de ce genre. Déjà, dans je ne sais combien d'entretiens et de lettres, j'ai montré que les donatistes ne peuvent pas avoir la mort des martyrs, parce qu'ils n'ont pas la vie des chrétiens; ce qui fait le martyr ce n'est pas le supplice, c'est a cause pour laquelle on est frappé. J'ai établi aussi que le libre arbitre donné à l'homme n'empêche pas qu'il n'y ait des peines très-justement portées par les lois divines et humaines contre les péchés graves, et qu'il appartient aux rois pieux de la terre de réprimer par une sévérité convenable, non-seulement les adultères, les homicides et d'autres crimes de cette espèce, mais encore les sacrilèges (2) ; j'ai montré que c'est une grande erreur de croire que les donatistes soient repus parmi nous tels qu'ils sont, parce que nous ne les rebaptisons pas. Comment resteraient-ils les mêmes, puisqu'ils sont hérétiques et qu'ils deviennent catholiques en passant dans nos rangs? Le sacrement une fois donné ne se réitère pas, mais il ne s'ensuit pas qu'il ne soit point permis de corriger la dépravation des âmes.

5. Quant à ces furieux qui se donnent la mort et sont un objet de détestation et d'abomination pour tous ceux de leur parti dont la folie n'égale pas leur folie, nous avons répondu souvent d'après les Ecritures et d'après les idées chrétiennes : « A qui sera bon celui qui est mauvais à lui-même (3) ? » Celui qui croit pouvoir se tuer lui-même, se croira-t-il obligé de tuer son prochain placé dans les mêmes épreuves que lui, parce qu'il est écrit : « Tu

 

1. L'évêque donatiste de Thamugas se nommait Gaudentius.

2. Voir la lettre 155. — 3. Ecclés. XIV, 5.

 

aimeras ton prochain comme toi-même (1) ? » Il n'est pas permis, sans le commandement de la loi ou des puissances légitimes, , de tuer même celui qui le veut et le demande, et qui ne peut plus vivre; l'Écriture nous le fait voir assez. Le roi David fit périr celui qui avait tué le roi Saül, quoique celui-ci, blessé et à demi-mort, l'eût demandé et qu'il eût imploré comme une grâce un dernier coup pour délivrer son âme des chaînes qui, malgré elle, la retenaient dans le corps (2). Si donc ôter la vie à en homme, sans être revêtu d'un droit légitime, c'est être homicide; il faut n'être pas homme pour n'être pas homicide quand on se tue soi-même. Nous avons dit tout cela, de différentes manières, dans beaucoup de discours et de lettres.

6. Cependant, je l'avoue, je ne me souviens pas d'avoir répondu à ce qu'ils disent du vieillard Razias; après d'inutiles recherches dans tous les auteurs ecclésiastiques, ils se vantent enfin d'avoir trouvé, dans le livre des Macchabées, cet exemple dont ils voudraient s'armer pour justifier le crime de leur suicide (3). Pour les réfuter, il suffira à votre charité et à tout homme sage de leur dire qu'ils auront le droit de citer cet exemple s'ils sont disposés à appliquer à la vie chrétienne tout ce qui est raconté des Juifs et rappelé dans leurs Écritures. Parmi les actions des personnages loués dans l'Ancien Testament, il en est qui ne conviendraient pas à notre temps et qui, même en ce temps-là, n'étaient pas conformes à l'idée du bien; telle fut l'action de Razias. Son rang parmi les siens et sa courageuse persévérance dans la loi , l'avaient fait appeler le père des juifs, et nous savons, d'après les paroles de l'Apôtre, que le judaïsme, comparé à la justice chrétienne, n'était que chose vile (4). Quoi d'étonnant que Razias, saisi d'une pensée d'orgueil comme il en vient au coeur d'un homme, ait mieux aimé périr de ses propres mains que de subir une indigne servitude au milieu de ses ennemis, après avoir été si considérable aux yeux des siens !

7. Les païens lie manquent pas de célébrer ces choses-là dans leurs écrits. Dans le livre des Macchabées, l'homme est loué, il est vrai, mais son action ne l'est pas : elle n'est que racontée; on la met sous nos yeux plutôt comme une chose soumise à notre jugement que proposée

 

1. Marc, XII, 31 ; Lévitiq. XIX, 18. — 2. II Rois, I, 1-16.

3. II Macchab. XIV, 37-46. — 4. Philip. III, 8.

 

à notre imitation; nous ne devons pas assurément la juger avec notre propre jugement, ce que nous pourrions faire aussi en notre qualité d'hommes, mais avec la saine doctrine très-claire sur ce point, même dans les anciennes Écritures. La conduite de Razias s'éloignait de ces prescriptions des Livres saints : « Accepte tout ce qui t'arrive, demeure en paix dans ta douleur, et, au temps de ton humiliation, garde la patience (1). » En choisissant ainsi sa mort, cet homme n'obéit donc point à des inspirations de sagesse ; mais il se refusa à porter l'humiliation.

8. Il est écrit qu'il voulut mourir « noblement et courageusement (2). » L'Écriture ne dit pas : sagement. Il voulut mourir « noblement, » c'est-à-dire de peur de perdre dans l'esclavage la liberté dont jouissait sa race; « courageusement, » c'est-à-dire qu'il eut assez de force d'âme pour se tuer lui-même. N'ayant pu se donner tout à fait la mort d'un coup d'épée, Razias se précipita du haut d'un mur; et malgré cela vivant encore, courut vers une pierre brisée; debout et ayant perdu tout son sang, il s'arracha les entrailles, et, de ses deux mains, les jeta sur la foule, et puis, dans son épuisement, il mourut (3). Ces choses sont grandes, et ne sont pas bonnes cependant; car tout ce qui est grand n'est pas bon, puisqu'il y a même des crimes qui ont de la grandeur. Dieu a dit : « Ne tue pas l'innocent et le juste (4). » Si donc Razias n'a été ni innocent ni juste, pourquoi veut-on qu'il soit imité? Mais s'il a été innocent et juste , pourquoi le louer, puisqu'il a été le meurtrier d'un innocent et d'un juste, c'est-à-dire de Razias lui-même ?

9. Je termine ici cette lettre pour qu'elle ne soit pas trop longue. Mais je dois un même service de charité aux gens de Thamugas. Appuyés sur votre désir et sur la recommandation de mon honorable et cher fils Eleusius, qui a été tribun chez eux, de répondre aux deux lettres de Gaudentius, évêque donatiste de leur ville, surtout à sa dernière, qu'il croit conforme aux saintes Écritures, et d'y répondre de façon à ne pas laisser dire qu'il y ait quelque chose d'oublié (5).

 

1. Ecclésias. II, 4. — 2. Macchab. II, XIV, 42. — 3. II Macchab. XIV, 37-46. — 4. Exode, XXIII, 7. — 5. L'évêque d'Hippone tint son engagement en publiant dans le cours de la même année ses deux livres contre Gaudentius.

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LETTRE CCV. (Octobre 420.)
 

Saint Augustin répond à diverses questions, entre autres sur le corps de Jésus-Christ dans le ciel, depuis son ascension. Il satisfait à une curiosité pieuse et répand sans effort les plus intéressantes observations Le début de la lettre est charmant; l'évêque d'Hippone cherche toujours l'invisible beauté de l'homme intérieur.

 

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE CONSENTIUS.
 

1. En ce qui touche les yeux du corps, il est des hommes que nous voyons sans les connaître, car nous ignorons leurs goûts et leur vie; il est d'autres hommes que nous connaissons sans les avoir vus, parce que leur charité et leurs sentiments se sont révélés à nous; nous vous mettons de ce nombre, et si nous souhaitons tant vous voir, c'est pour que vous soyez de ceux que nous voyons et que nous connaissons. Ces inconnus qui nous arrivent, loin de les désirer, on les supporte à peine, à moins que la beauté de l'homme intérieur ne se montre en eux par quelques marques. Quant à ceux, comme vous, dont l'âme s'est révélée à notre esprit avant que le corps se soit montré à nos yeux, nous les connaissons sans doute; mais nous désirons les voir, pour jouir plus doucement et plus familièrement de l'ami intérieur qui déjà nous était apparu. Dieu peut-être nous fera cette grâce et nous accordera de vous Noir quand il y aura, comme nous le souhaitons, plus de repos dans le monde: nous voudrions devoir cette joie à une honnête charité plutôt qu'à une triste extrémité (1). Je vais répondre maintenant, autant que je le pourrai, avec l'aide de Dieu, aux questions que vous m'avez adressées, en dehors de votre lettre, sur une feuille séparée.

2. Vous demandez si « à présent le corps du Seigneur a des os et du sang et les autres linéaments de la chair. » Pourquoi ne demandez-vous pas aussi s'il a des vêtements? Ne serait-ce pas autant d'ajouté à la question? Pourquoi? Parce que nous pouvons à peine nous représenter dans un état d'incorruptibilité les formes corruptibles de notre vie : et pourtant il y a eu déjà d'assez grands miracles de Dieu pour imaginer ce qu'il peut faire encore.

 

1. Consentius habitait apparemment des contrées qui souffraient de l'invasion des Barbares, et, dans ses lettres à saint Augustin, il avait sans doute exprimé la crainte d'être obligé de fuir son pays pour se dérober aux calamités.

 

Si, au désert, les vêtements des Israélites ont pu durer tant d'années sans s'user, si la peau de leurs chaussures a pu être préservée si longtemps, Dieu a certainement la puissance de prolonger partout, et autant qu'il veut, l'incorruptibilité des corps, quels qu'ils soient. Je crois donc que le corps du Seigneur est dans le ciel tel qu'il était sur la terre, au moment de son ascension. Comme ses disciples doutaient de sa résurrection et qu'ils croyaient que c'était un esprit et non pas un corps qu'ils voyaient, le Sauveur leur dit: « Voyez mes mains et mes pieds; touchez et voyez; l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai (1). » Tel ses disciples l'avaient touché de leurs mains lorsqu'il était sur la terre, tel ils le virent monter au ciel. On entendit des voix d'anges qui disaient: « Il viendra ainsi, comme vous l'avez vu monter au ciel (2). » Qu'on ait la foi, et il n'y aura plus de difficulté.

3. « Et le sang? » demandera-t-on peut-être; car le Sauveur a dit : « Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os, » et il n'a pas ajouté: ni sang. N'ajoutons donc pas à nos questions ce que le Sauveur n'a pas ajouté à ses paroles; et terminons là, si vous voulez bien. Car, à l'occasion de ce sang, nous pourrions bien être pressés par quelque interrogateur incommode qui nous dirait : S'il y a du sang dans le corps de Jésus-Christ dans le ciel , pourquoi n'y aurait-il pas de là pituite, de la bile jaune ou de la bile noire, puisque, d'après les enseignements de la médecine, le tempérament du corps humain se compose de ces quatre humeurs? Mais, quoi que puisse ajouter la curiosité qui cherche, qu'on se garde bien de penser que le corps du Seigneur puisse se corrompre, de peur qu'on ne corrompe sa propre foi.

4. Ma faiblesse humaine mesure les oeuvres divines qu'elle ne connaît pas, d'après les choses de ce monde dont elle a l'expérience, et s'applaudit de sa subtilité lorsqu'elle dit: s'il y a de la chair, il y a du sang; s'il y a du sang, les autres humeurs y sont; si les autres humeurs sont là, il y a aussi la corruption. C'est comme si on disait : s'il y a de la flamme, elle est ardente; si elle est ardente, elle brûle; si elle brûle, elle a donc brûlé les corps des trois hommes jetés dans la fournaise par un roi impie. Mais si tout homme qui pense sainement sur les oeuvres divines, ne met pas en doute la miraculeuse préservation des trois hommes

 

1. Luc, XXIV, 38.— 2. Act. I, 11,

 

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dans la fournaise (1), qui refusera de croire que Celui qui a sauvé ces corps du feu puisse préserver le corps du Sauveur de la flamme, de la faim, de la maladie, de la vieillesse et de tout ce qui a coutume d'atteindre le corps humain? Si on veut que ce ne soit pas la chair de ces trois hommes qui soit devenue incorruptible, mais que ce soit le feu qui soit devenu impuissant contre eux, craindrons-nous de penser que Celui qui a ôté au feu le pouvoir de corrompre n'ait pu faire une chair incorruptible? Car le miracle est plus grand, si c'est le feu qui a été changé et non pas la chair : en même temps que le feu brûlait sans nuire aux corps des trois hommes, il brûlait en dévorant le bois de la fournaise. Ceux qui ne croient pas cela, ne font pas grand fonds sur la puissance divine, mais ce n'est pas avec eux ni contre eux que nous avons affaire en ce moment. Ceux qui le croient doivent, à l'aide de ces explications, résoudre à peu près les difficultés dont ils cherchent pieusement la solution.

La puissance divine peut donc ôter à des corps visibles et sensibles les qualités qu'elle veut sans les ôter toutes; elle peut établir dans une vigueur inaltérable des membres mortels qui garderaient leur aspect extérieur sans garder leur corruption; c'est la même image avec la mortalité de moins; c'est toujours le mouvement, ce n'est plus la fatigue; c'est le pouvoir, ce n'est plus le besoin de se nourrir.

5. Quant à ce que dit l'Apôtre que « la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu (2), » c'est une difficulté qu'on peut résoudre, comme vous le faites vous-même, en comprenant sous le nom de la chair et du sang les oeuvres de la chair et du sang. Mais parce qu'en cet endroit l'Apôtre ne parlait pas des oeuvres, mais du mode de résurrection, et qu'il avait en vue cette question même, mieux vaut entendre ici par ces mots de chair et de sang la corruption de la chair et du sang. Si le mot de chair signifie l'œuvre, pourquoi ne signifierait-il pas aussi la corruption, comme il est dit par le Prophète : « Toute chair n'est que de l'herbe (3)? » C'est bien notre corruptibilité dont il est ici question, car le Prophète ajoute « Toute gloire de la chair est comme la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche, la fleur tombe (4). » Cela convient-il au corps sacré dont il a été dit : « Touchez et voyez, l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai? »

 

1. Dan. III.— 2. I Cor. XV, 50. — 3. Is. XL, 6. — 4. Ibib. XL, 6, 7.

 

Comment cette chair du Sauveur sécherait-elle et tomberait-elle, puisqu'il est écrit que

« le Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus, et que la mort n'aura plus d'empire sur lui (1)? »

6. Voyez donc ce qui précède ce passage de l'Apôtre. et considérez-le dans tout son ensemble. Comme il voulait prouver la résurrection des morts à ceux qui n'y croyaient pas, il cite d'abord en exemple celle du Christ, puis, après d'autres choses, il se fait cette question: « Mais quelqu'un dira : comment les morts ressusciteront-ils ? avec quel corps reviendront-ils ? » Ensuite il se sert de l'exemple des semences : « Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne prend point vie s'il ne meurt auparavant; et ce que tu sèmes , ce n'est pas le corps même qui doit être, mais seulement le grain , que ce soit du froment ou toute autre semence ; Dieu donne à ce grain un corps comme il veut et à chaque semence le corps qui lui est propre (2). » C'est donc dans ce dernier sens que l'Apôtre avait dit : « Tu ne sèmes pas le corps même qui doit être. » Cela ne signifie pas que le froment ne naisse pas du froment, mais que nul ne sème l'herbe, ni la tige du blé et tout ce qui enveloppe les grains, quoique pourtant tout cela vienne des semences. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit qu'on sème seulement le grain; voulant montrer que si Dieu peut ajouter ce qui ne se trouve pas dans la seule semence, il peut à plus forte raison rétablir ce qui était dans le corps de l'homme.

7. Saint Paul, continuant son épître, nous fait voir parmi les ressuscités les différentes gloires des fidèles et des saints. « Toute chair n'est pas la même chair, dit-il : autre est la chair des hommes, autre la chair des bêtes , autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. Il y a des corps célestes et des corps terrestres; mais autre est la beauté des corps célestes , autre est celle des corps terrestres. Autre est l'éclat du soleil, autre l'éclat de la lune, autre l'éclat des étoiles; car une étoile diffère d'une étoile par la splendeur; il en sera ainsi des morts ressuscités (3). » Le sens de tout ceci c'est que s'il y a de la différence dans la chair, quoique tout animal soit mortel; de la différence dans les corps visibles selon la manière dont ils sont placés, ce qui fait que la beauté des corps célestes est autre que la beauté des corps terrestres; et si, même dans

 

1. Rom. VI, 9. — 2. I Cor. XV, 36-38. — 3. Ibid. XV, 39-42.

 

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les cieux , les corps ne brillent pas d'un mat égal : quoi d'étonnant qu'à la résurrection des morts la différence des mérites fasse une différence de gloire !

8. L'Apôtre arrive ensuite à ce qu'il y a de commun à toute chair qui ressuscite pour la vie éternelle : « Le corps est semé dans la corruption, il se lèvera dans l'incorruptibilité ; il est semé dans l'ignominie, il se lèvera dans la gloire; il est semé dans la faiblesse, il se lèvera dans la force ; il est semé corps animal, il se lèvera corps spirituel (1). » Est-il permis , d'après ces paroles , de penser que nos corps ressusciteront avec plus de gloire que n'en a eu le corps du Christ ? La résurrection du Sauveur n'est-elle pas le modèle de celle à laquelle notre foi doit s'attacher et que nous devons espérer par sa grâce ? Le corps du Christ n'a donc pas pu ressusciter dans un état corruptible, si l'incorruptibilité est promise à notre corps après la résurrection; il n'a pas pu ressusciter sans gloire , si c'est dans la gloire que le nôtre doive ressusciter. Et où serait la gloire s'il y avait encore la corruption ? Il serait trop absurde d'imaginer que le corps du Christ ait été ressuscité dans les conditions de faiblesse où il est mort, puisque notre corps, semé dans la faiblesse, se lèvera dans la force, et puisque saint Paul nous apprend que le Christ crucifié selon la faiblesse de la chair est maintenant vivant par la puissance de Dieu (2). Mais qui serait assez absurde pour croire que notre corps « semé corps animal » doive ressusciter « corps spirituel , » et qu'il n'en ait point été ainsi du corps du Sauveur ressuscité ?

9. Il est donc constant et hors de doute que le corps du Christ, quoique inaccessible à la corruption dans le sépulcre, d'après ces prophétiques paroles.: « Vous ne souffrirez pas que « votre Saint voie la corruption (3), » a pu être percé par les clous et la lance, mais que maintenant il demeure tout à fait dans l'incorruptibilité ; qu'après avoir passé par l'ignominie de la passion et de la mort, il est à présent dans la gloire de la vie éternelle; qu'il a pu être crucifié, mais qu'il règne dans la force; et qu'après avoir été un corps animal, parce qu'il a été pris dans la chair des enfants d'Adam , il est aujourd'hui un corps spirituel, parce qu'il est désormais inséparablement uni à l'esprit. L'Apôtre, voulant nous apprendre par les Ecritures

 

1. I Cor. XV, 42-44. — 2. II Cor. XIII, 4. — 3. Ps. XV, 10.

 

ce que c'est que le corps animal , cite la Genèse : « De même qu'il y a un corps animal, dit-il, il y a un corps spirituel, selon qu'il est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante (1). » Vous vous rappelez assurément ce qui est écrit : « Et Dieu répandit sur sa face un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante (2). » Il a été dit aussi des animaux : « Que la terre produise une âme vivante (3). » Notre corps est donc appelé « animal, » à cause de ce qu'il a de semblable au corps des animaux, la nécessité de se soutenir avec de la nourriture et ensuite la mort qui est la séparation du corps d'avec l'âme vivante. Mais il est appelé spirituel, parce qu'il devient immortel comme l'âme.

10. Quelques-uns ont pensé que le corps deviendra alors spirituel, en ce sens que le corps sera changé en esprit, et que l'homme, auparavant composé d'un esprit et d'un corps, ne sera plus qu'un esprit, comme si l'Apôtre avait dit . il est semé corps, il ressuscitera esprit. Il a dit au contraire : « Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel. » De même donc qu'un corps animal n'est pas une âme , mais un corps, ainsi nous ne devons pas croire qu'un corps spirituel soit un esprit, mais un corps. Qui osera croire que le corps du Christ ne soit pas ressuscité spirituel, ou s'il est ressuscité spirituel, qu'il ne soit plus corps, mais esprit; puisque le Seigneur, voulant détromper ses disciples qui croyaient ne voir en lui qu'un esprit, leur dit: « Touchez et voyez, car un esprit n'a ni os ni chair , comme vous voyez que j'en ai ? » La chair du Sauveur était donc alors devenue un corps spirituel, et n'était cependant pas un esprit, mais un corps que nulle mort ne pouvait plus séparer de l'âme. Ainsi eût été le corps animal qui reçut la vie du souffle de Dieu quand l'homme fut créé avec une âme vivante : il serait devenu spirituel sans passer par la mort, si la transgression du précepte n'avait attiré le châtiment avant que l'observation de la justice méritât de Dieu la couronne.

11. C'est pourquoi le Fils de Dieu est venu à nous par nous; juste, il est venu trouver dés pécheurs; il s'est couché, en quelque sorte, dans le lit de notre misère, mais sans avoir la maladie de notre iniquité. Il nous est apparu avec un corps animal, c'est-à-dire mortel, tandis que, s'il l'eût voulu, il eût pris dès le

 

1. I Cor. XV, 44. — 2. Gen. II, 7. — 3. Ibid. I, 24.

 

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principe un corps immortel. Mais, parce qu'il fallait nous guérir par l'humilité du Fils de Dieu, il est descendu jusqu'à notre infirmité, et nous a montré, par la vertu de sa résurrection, le mérite et la récompense de notre foi. Aussi l'Apôtre continue et dit : « Le nouvel Adam a été rempli d'un esprit vivifiant. » Soit qu'il faille entendre ici le premier Adam formé de la poussière, ou le second né d'une vierge; soit qu'il y ait dans chaque homme comme un premier Adam d'un corps mortel, et un second Adam d'un corps immortel toujours est-il que l'Apôtre a voulu nous apprendre que la différence entre l'âme vivante et l'esprit vivifiant, c'est qu'en ce monde nous avons un corps animal, et que nous aurons dans l'autre un corps spirituel. L'âme vit en effet dans le corps animal, mais elle ne le vivifie pas jusqu'à faire disparaître la corruption ; mais dans le corps spirituel où l'esprit uni à Dieu ne fait qu'un avec lui (1), l'âme vivifie le corps au point de le rendre spirituel : délivré de toute corruptibilité, il ne craint plus que l'âme ne l'abandonne.

12. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute : « Ce n'est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c'est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme formé de la terre est terrestre ; le second, vertu du ciel, est céleste. Tel qu'est le terrestre, tels sont les terrestres; tel qu'est le céleste, tels sont les célestes. De même que nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons l'image de Celui qui est venu du ciel  (2). » Que veulent dire .ces mots : « Tel qu'est le terrestre, tels sont les terrestres, » si ce n'est qu'on naît mortel d'un père mortel ? et que veulent dire ces mots : « Tel qu'est le céleste, tels sont les célestes , » si ce n'est qu'on devient immortel par un père immortel? La première chose s'accomplit par Adam, la seconde par le Christ. Le Seigneur s'est fait terrestre, tout céleste qu'il fût, pour élever jusqu'au ciel ceux qui étaient de la terre; c'est-à-dire : d'immortel qu'il était, il s'est fait mortel, en prenant la forme de serviteur sans rien changer à sa nature de Maître; niais c'était pour donner aux mortels l'immortalité, en leur communiquant sa grâce de Maître sans conserver l'abaissement de serviteur.

13. L'Apôtre, parlant de la résurrection, a donc enseigné que nos corps passeront de la

 

1. Cor. VI, 17. — 2. Ibid. XV, 47-49.

 

corruptibilité à l'incorruptibilité, du mépris à la gloire, de la faiblesse à la force, de l'animalité à la spiritualité, c'est-à-dire de la mortalité à l'immortalité; il arriva alors au sujet que nous examinons, et il ajouta : « Je veux dire, mes frères, que la chair et le sang ne peuvent pas  posséder le royaume de Dieu (1). » De peur qu'on ne crût qu'il s'agissait ici de la substance de la chair, saint Paul s'explique en ces termes : « Et la corruption ne possédera point ce qui est incorruptible. » C'est comme s'il eût dit: en annonçant que la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu, j'ai voulu faire entendre que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. Les mots de chair et de sang signifient donc ici la corruption de la mortalité.

14. Voici un mystère que je vous dis. Nous « ressusciterons tous, » ou comme portent les exemplaires grecs : « Nous dormirons tous, mais nous ne serons pas tous changés (2). » L'Apôtre suppose ensuite qu'on lui demande : « Comment il y aura et il n'y aura pas de chair après la résurrection, car il y aura de la chair puisque le Seigneur a dit : « Touchez et voyez, l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai; » et il n'y aura pas de chair, puisque « la chair et le sang ne posséderont « pas le royaume de Dieu; » et il répond : « Voici un mystère. » La suite fait voir s'il faut entendre ce changement en mal ou en mieux. « Dans un atome de temps, » c'est-à-dire en un moment indivisible; « en un clin d'oeil , » c'est-à-dire avec la plus grande promptitude; « au son de la dernière trompette, » c'est-à-dire au dernier signe qui sera donné pour que ces choses s'accomplissent « car la trompette sonnera, ajoute l'Apôtre, et « les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés (3). » Il faut donc croire sans aucun doute que ce sera un changement en mieux, puisque tous, bons et méchants ressusciteront : mais, comme parle le Seigneur dans l'Evangile. « Ceux qui auront fait le bien « ressusciteront pour la vie, ceux qui auront « fait le mal, ressusciteront pour le jugement (4);» le jugement signifie ici la peine éternelle, de même qu'en ce passage : « Celui qui ne croit pas est déjà jugé (5). » Ceux donc qui ressusciteront pour le jugement ne participeront point à cet état d'incorruptibilité inaccessible

 

1. Ibid. XV, 50. — 2. Ibid. XV, 51. — 3. I Cor. XV, 52 . — 4. Jean, V. 29. — 5. Jean, III, 18.

 

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à la douleur: c'est l'état des fidèles et des saints; quant aux autres, ils souffriront dans une corruption perpétuelle, parce que leur feu ne s'éteindra pas, et leur ver ne mourra pas (1).

15. Que veut donc dire ceci : « Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés, » si ce n'est que tous les morts ressusciteront incorruptibles, mais que les bons participeront seuls à cet état d'incorruptibilité inaccessible à toute mauvaise atteinte? Ainsi ceux qui n'y participeront pas, ressusciteront incorruptibles dans tous leurs membres, mais pour être livrés aux peines éternelles quand ils entendront ces paroles : « Allez, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges (2). » Le juste entendra ces paroles sans épouvante (3). Après avoir parlé du changement des justes, l'Apôtre veut nous apprendre comment se fera et quel sera ce changement, et il nous dit : « Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d'incorruptibilité ; et que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité (4). » C'est dans ce sens, je crois, qu'il a dit aussi : « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu; » car dans ce royaume de Dieu, il n'y aura plus ni corruption, ni mortalité pour la chair et pour le sang; car la chair et le sang désignent ces deux conditions de notre nature tombée.

16. Un exemple se présente à moi et je le citerai ; il est écrit : « De peur que vous ne soyez tentés par celui qui tente, et que notre travail ne soit vain (5). » C'est du diable que parle ici l'Apôtre , comme si Dieu ne tentait pas du tout, selon le mot de saint Jacques : « mais lui-même ne tente personne (6). » Ceci n'est pas en contradiction avec le passage du Deutéronome où il est dit : « Le Seigneur votre Dieu vous tente; » cette apparente difficulté se résout aisément, parce que le mot de tentation a divers sens : tantôt elle est une tromperie et tantôt une épreuve. Dans le premier sens , c'est le diable qui tente , dans le second c'est Dieu. De même, quand il est dit que la chair possédera ou ne possédera pas le royaume de Dieu, il faut prendre garde aux sens différents, et toute difficulté cessera. La chair , comme substance, possédera le royaume de Dieu , selon ces paroles : « L'esprit n'a ni os ni chair , comme vous voyez que j'en ai ; » mais la

 

1. Is. LXVI, 24. — 2. Matth. XXV, 41. — 3. Ps. CXI, 7. — 4. I Cor. XV, 53. — 5. I Thess. III, 51. — 6. Jacq. I, 13.

 

chair, comme corruption, ne possédera pas le royaume de Dieu. L'Apôtre l'a montré lorsqu'après avoir exclu du royaume de Dieu la chair et le sang, il ajoute que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. En voilà assez, je crois, là-dessus.

17. Vous demandez si chacun des traits de notre corps est formé par le Dieu créateur. Cela ne vous préoccupera point, si , dans la mesure de ce que peut l'esprit humain , vous comprenez la puissance de l'action divine. Comment nier que tout ce qui se crée présentement soit l'oeuvre de Dieu, puisque le Seigneur a dit : « Mon Père agit sans cesse (1) ? » Le repos du septième jour doit donc s'entendre en ce sens que Dieu a cessé de créer les natures elles-mêmes et non pas de les gouverner. Ainsi, quand le Créateur gouverne la nature des choses, et que tout naît selon l'ordre, en des lieux et des temps marqués, Dieu agit sans cesse. Car si Dieu ne formait pas ces choses, comment aurait-il pu dire au Prophète : « Avant que je t'eusse formé dans le sein de ta mère, je te connaissais (2)? » Et quel sens auraient ces paroles de l'Evangile : « Si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui est aujourd'hui , et qui demain sera jetée dans la fournaise? » Voudra-t-on croire par hasard que Dieu revêt l'herbe et que Dieu ne forme pas les corps? Lorsque l'Evangile dit que Dieu « revêt, » il ne parle pas d'un ordre établi dès le commencement de la création, mais il parle d'une opération présente. C'est le sens aussi des paroles de l'Apôtre sur les semences, que j'ai citées plus haut : « Tu ne sèmes pas le corps qui doit être, mais seulement le grain, soit du blé, soit de toute autre semence; mais Dieu lui donne le corps comme il veut (3). » L'Apôtre ne dit pas : Dieu a donné ou disposé, mais Dieu « donne ; » par là il nous fait comprendre que la sagesse du Créateur agit réellement pour créer chaque jour ce qui naît en son temps. C'est cette sagesse dont il a été dit qu'elle atteint fortement d'une extrémité à l'autre et qu'elle dispose (non pas qu'elle a disposé) toute chose avec douceur (4). Ce serait beaucoup que de savoir, même un peu, comment des choses changeantes et temporelles sont faites, non point par des mouvements changeants et temporels du Créateur, mais par une force éternelle et toujours la même.

 

1. Jean, V, 17. — 2. Jérém. I, 5. — 3. Matth. VI, 50. — 4. I Cor. XV, 37, 38.

 

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18. Vous désirez savoir si les baptisés qui meurent coupables de divers crimes et sans en avoir fait pénitence, obtiendront leur pardon après un certain temps. J'ai écrit sur ce point un livre assez étendu (1); si vous vous en procurez une copie, vous n'aurez peut-être plus rien à souhaiter là-dessus.

19. Vous voulez aussi que je vous dise si le souffle de Dieu sur Adam a été l'âme même du premier homme. Je réponds en peu de mots Ou ce souffle a été l'âme d'Adam ou il l'a faite. Mais s'il est l'âme du premier homme, il est créé. Car c'est de l'âme que Dieu parle quand il dit par le prophète Isaïe : « C'est moi qui ai fait le souffle. » La suite le montre suffisamment : « A cause du péché, est-il dit, je l'ai un peu contristé (2), » c'est-à-dire le souffle lui-même, et le reste qui ne peut s'entendre que de l'âme humaine. Dans cette question il faut éviter de croire que l'âme ne soit pas une nature créée de Dieu, mais qu'elle soit la substance de Dieu même comme son Fils unique qui est le Verbe, ou qu'elle en soit une portion quelconque : cette nature, cette substance par laquelle Dieu est ce qui est, ne peut pas être sujette au changement; et nous tous qui avons une âme, nous savons combien elle est changeante.

Pendant que je dictais cette lettre, le porteur, qui attendait le vent, me pressait beaucoup, parce qu'il voulait s'embarquer; si donc vous y trouvez du désordre ou de la négligence, ou si vous y trouvez les deux, ne vous occupez seulement que de la doctrine, et pardonnez au langage.

Et d’une autre main : Vivez pour Dieu, mon bien-aimé fils.

 

 

1. Le livre de la Foi et des OEuvres.

2. Is. LVII, 16,17.

LETTRE CCVI. (Année 420)
 

Lettre de recommandation.

 

AUGUSTIN A VALÈRE , SON ILLUSTRE , ÉMINENT SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST (3), SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

Si chaque fois qu'on me demande des lettres de recommandation pour vous je n'en donnais pas, je craindrais de méconnaître soit votre

 

3. C'est le même Valère qui est dédié l'ouvrage sur le mariage et la concupiscence.

 

bonté compatissante envers ceux qui sont sans appui, soit vos sentiments à mon égard. Je suis donc toujours prêt à rendre ces bons offices, surtout lorsqu'il s'agit de vous recommander des ministres du Christ attachés au service de l'Eglise dont vous êtes, à notre grande joie, le cohéritier et le fils, ô mon illustre, éminent seigneur et très-cher fils en Jésus-Christ ! Mon saint frère et collègue Félix m'ayant prié de lui remettre une lettre pour vous, je n'ai pas dû la lui refuser. Je vous recommande donc un évêque du Christ qui a besoin d'être soutenu par un homme illustre; faites ce que vous pouvez, car vous pouvez beaucoup, par un bienfaits du Seigneur, dont nous savons que vous aimez ardemment les intérêts.

LETTRE CCVII. (Année 420.)
 

Saint Augustin envoie  Claude , que nous croyons être un, évêque d'Italie, ses six livres contre Julien, alors le chef de lai secte pélagienne.

 

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX FRÈRE ET COLLÈGUE CLAUDE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

C'est vous qui, poussé par un sentiment fraternel, m'avez envoyé, avant que je vous les eusse demandés, les quatre livres de Julien contre le premier livre d'un de mes ouvrages (1); je ne crois pas pouvoir mieux faire que de vous envoyer, avant tout autre, ce que j'y réponds vous jugerez si j'y réponds bien. Des extraits des quatre livres de Julien avaient été envoyés, j'ignore par qui, à l'illustre et pieux comte Valère, à qui on savait que mon ouvrage était dédié; ces extraits m'étant parvenus, grâce aux soins de l'illustre comte, je me hâtai d'ajouter, à mon premier livre un second où je réfute tout cela de mon mieux. Mais en comparant, ces extraits aux quatre livres qui sont entre mes mains, je me suis aperçu que tout n'est pas mis comme Julien l'a écrit. Julien ou quelqu'un de ses amis pourra dire que je n'ai pas été vrai, parce que la publication des extraits envoyés au comte diffère des quatre livres. Quiconque donc lira mon second livre, adressé au comte Valère comme le premier, saura qu'en quelques endroits je ne réponds pas à Julien, mais à fauteur même de ces extraits infidèles, qui a cru devoir faire des. changements, peut-être pour s'approprier en

 

1. Le premier livre du mariage et de la concupiscence

 

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quelque manière fourrage d'autrui. Mais aujourd'hui, persuadé que les exemplaires que m'a envoyés votre sainteté sont plus exacts, je crois devoir répondre à l'auteur lui-même, qui se vante d'avoir réfuté mon premier livre avec ses quatre livres, et qui ne cesse de répandre partout ses poisons. J'ai donc entrepris cet ouvrage avec l'aide du Sauveur des petits et des grands; et je sais que vous avez prié pour moi pour que je l'achève; vous avez prié aussi pour ceux à qui nous espérons et désirons que ces sortes de travaux soient profitables. Examinez donc ma réponse (1), dont le commencement est à la suite de cette lettre. Adieu; souvenez-vous de nous dans le Seigneur, bienheureux frère.

 

1. Cette réponse à Julien se compose de six livres.

LETTRE CCVIII. (Octobre 423.)
 

Il y a des chrétiens qui se laissent troubler parles scandales qui arrivent dans l'Église ; cette lettre de saint Augustin est faite pour dissiper les dangereuses inquiétudes de leur esprit.

 

AUGUSTIN A L'HONORABLE DAME FÉLICIE, SA CHÈRE FILLE EN JÉSUS-CHRIST , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Je ne doute pas qu'avec une foi comme la vôtre et à la vue des faiblesses ou des iniquités d'autrui, votre âme ne soit troublée, puisque le saint Apôtre, si rempli de charité, nous avoue que nul n'est faible sans qu'il s'affaiblisse avec lui, et que nul n'est scandalisé sans qu'il brûle (2), J'en suis touché moi-même, et dans ma sollicitude pour votre salut, qui est dans le Christ, je crois devoir écrire à votre sainteté une lettre dé consolation ou d'exhortation. Car vous êtes maintenant s étroitement unie à nous dans le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est son Eglise et l'unité de ses membres; vous êtes aimée comme un digne membre de son corps divin, et vous vivez avec nous de son saint Esprit.

2. C'est pourquoi je vous exhorte à ne pas trop vous laisser troubler par ces scandales; ils ont été prédits, afin que, lorsqu'ils arrivent, nous nous souvenions qu'ils ont été annoncés, et que nous n'en soyons pas très-émus. Le Seigneur lui-même les a ainsi annoncés dans l'Évangile : « Malheur au monde à cause

 

2. II Cor. XI, 29.

3. Félicie était revenue du parti de Donat à l'Eglise catholique.

 

des scandales ! il faut qu'il en arrive ; mais malheur à l'homme par lequel arrive le scandale (1) ! » Et quels sont ces hommes, sinon ceux dont l'Apôtre a dit qu'ils cherchent leurs propres intérêts et non pas les intérêts de Jésus-Christ (2). Il y a donc des pasteurs qui occupent les sièges des Eglises pour le bien des troupeaux du Christ; et il y en a qui ne songent qu'à jouir des honneurs et des avantages temporels. Il est nécessaire que dans le mouvement des générations humaines ces deux sortes de pasteurs se succèdent, même dans l'Église catholique, jusqu'à la fin des temps et jusqu'au jugement du Seigneur. Au temps des apôtres, s'il y en eut de semblables, s'il y eut alors de faux frères que l'Apôtre en gémissant signalait comme dangereux (3) et qu'il supportait avec patience au lieu de sen séparer avec orgueil; combien plus il faut qu'il y en ait au temps où nous sommes, puisque le Seigneur a dit clairement de ce siècle, qui approche de la fin du monde : « Parce que l'iniquité e abondera, la charité de plusieurs se refroidira. » Mais les paroles qui viennent à la suite doivent être pour nous une consolation et un encouragement : « Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé (4). »

3. De même qu'il y a de bons et de mauvais pasteurs, de même, dans les troupeaux, il y a les bons et les mauvais. Les bons sont appelés du nom de brebis, les mauvais du nom de boucs; ils paissent ensemble, jusqu'à ce que vienne le Prince des pasteurs, que l’Evangile nomme « le seul Pasteur (5); » et jusqu'à ce que, selon sa promesse, il sépare les brebis des boucs (6). Il nous a ordonné de réunir : il s'est réservé de séparer : car celui-là seul doit séparer, qui ne peut se tromper. Les serviteurs orgueilleux qui ont osé faire si aisément la séparation que le Seigneur s'est réservée, se sont séparés eux-mêmes de l’unité catholique impurs par le schisme, comment auraient-ils pu avoir un troupeau pur?

4. C'est notre Pasteur lui-même qui veut que nous demeurions dans l'unité, et que, blessés par les scandales de ceux qui sont la paille, nous n'abandonnions point l'aire du Seigneur ; il veut que nous y persévérions comme le froment jusqu'à la venue du divin Vanneur (7), et que nous supportions, à force de

 

1. Matth. XVIII, 7. — 2. Phil. II, 21. — 3. II Cor. XI, 26. — 4. Matth. XXIV, 12, 13. — 5. Jean, X, 16.— 6. Matth. XXV, 32. — 7. Ibid. III, 12.

 

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charité, la paille brisée. Notre Pasteur lui-même nous avertit dans l'Evangile de ne pas mettre notre espérance même dans les bons pasteurs à cause de leurs bonnes oeuvres, mais de glorifier Celui qui les a faits tels, le Père qui est dans les cieux, et de le glorifier aussi touchant les mauvais pasteurs, qu'il a voulu désigner sous le nom de scribes et de pharisiens, enseignant le bien et faisant le mal.

5. Jésus-Christ parle ainsi des bons pasteurs « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut pas être cachée, on n'allume pas une lampe pour la  placer sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est,dans les cieux (1). » Mais avertissant les brebis au sujet des mauvais .pasteurs, il disait : « Ils sont assis sur la chair de Moïse. Faites ce qu'ils vous disent; ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (2). » Ainsi prévenues, les brebis du Christ entendent sa voix, même par les docteurs mauvais, et n'abandonnent pas son unité. Ce qu'elles leur entendent dire de bon ne vient pas d'eux, mais de lui; et ces brebis paissent en sûreté, parce que, même sous de mauvais pasteurs, elles se nourrissent dans les pâturages du Seigneur. Mais elles n'imitent pas les mauvais pasteurs dans ce qu'ils font de mal, parce que de telles oeuvres ne viennent que d'eux-mêmes et non pas du Christ. Quant aux tons pasteurs, elles écoutent leurs salutaires instructions et imitent leurs bons exemples. 1,'Apôtre était de ce nombre, lui qui disait : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ (3). » Celui-là était un flambeau allumé par la Lumière éternelle, par le Seigneur Jésus-Christ lui-même, et il était placé sur le chandelier parce qu'il se glorifiait dans la croix : « A Dieu ne plaise, disait-il, que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (4) ! » Il cherchait non point ses intérêts, mais ceux de sots Maître, lorsqu'il exhortait à l'imitation de sa propre vie ceux qu'il avait engendrés par l'Evangile (5). Toutefois il reprend sévèrement ceux qui faisaient des schismes avec les noms des apôtres, et blâme ceux qui disaient : « Moi, je suis à Paul. » Il

 

1. Matth. V, I4-18. — 2. Ibid. XXIII, 2, 3. — 3. Ib. XI, 1. — 4. Gal. VI, 14. — 5. I Cor. IV, 15.

 

 

Leur répond : « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? ou êtes-vous baptisés au nom de Paul (1) ? »

6. Nous comprenons ici que les bons pasteurs ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ, et que les bonnes brebis , tout en suivant les saints exemples des bons pasteurs qui les ont réunies, ne mettent pas en eux leur espérance, mais plutôt dans le Seigneur qui les a rachetées de son sang, afin que, lorsqu'il leur arrive de tomber sous la houlette de mauvais pasteurs, prêchant la doctrine qui vient du Christ et faisant le mal qui vient d'eux-mêmes, elles fassent ce qu'ils disent et non pas ce qu'ils font, et qu'elles n'abandonnent pas les pâturages de l'unité à cause des enfants d'iniquité. Les bons et les mauvais se mêlent dans l'Eglise catholique, qui n'est pas seulement répandue en Afrique comme le parti de Donat, mais qui, selon tes divines promesses, se propage et se répand au milieu de toutes les nations, « fructifiant et croissant dans le monde entier (2). » Ceux qui en sont séparés, tant qu'ils demeurent ses ennemis, ne peuvent pas être bons; lors même que quelques-uns d'entre eux sembleraient bons par de louables habitudes de leur vie, ils cesseraient de l'être par la seule séparation : « Celui qui n'est pas avec moi, dit le Seigneur, est contre moi; et celui qui n'amasse pas avec moi, dissipe (3). »

7. Je vous exhorte donc, honorable dame et chère fille en Jésus-Christ, à conserver- fidèlement ce que vous tenez du Seigneur; aimez-le de tout coeur, lui et son Eglise; c'est lui qui a permis que vous ne perdissiez pas avec les mauvais le fruit de votre virginité et que vous, ne périssiez pas. Si vous sortiez de ce monde, séparée de l'unité glu corps du Christ, il ne vous servirait de rien d'être restée chaste comme voles l'êtes. Dieu, qui est riche dans sa miséricorde, a fait en votre faveur ce qui est écrit dans l’Evangile; les invités au festin du Père de famille, s'étant excusés de ne pouvoir y venir, le maître dit à ses serviteurs : « Allez le long des chemins et des haies, et forcez d'entrer tous ceux que vous trouverez (4). » Vous donc, quoique vous deviez sincèrement aimer ses bons serviteurs par le ministère desquels vous avez été forcée d'entrer, vous ne devez cependant mettre votre espérance qu'en Celui qui a préparé le festin : vous avez été

 

1. I Cor. I, 18. — 2. Coloss. I, 6. — 3. Matth. XII, 30. — 4. Ibid. XXII, 9.

 

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sollicitée de vous y rendre pour la vie éternelle et bienheureuse. En recommandant à ce divin Père de famille votre coeur, votre dessein, votre sainte virginité, votre foi, votre espérance et votre charité, vous ne serez point troublée des scandales qui arriveront jusqu'à la fin; mais vous serez sauvée par la force inébranlable de votre piété, et vous serez couverte de gloire dans le Seigneur, en persévérant jusqu'à la fin dans son unité. Apprenez-moi, par une réponse, comment vous aurez reçu ma sollicitude pour vous, que j'ai voulu vous témoigner de mon mieux dans cette lettre. Que la grâce et la miséricorde de Dieu vous protègent toujours !

LETTRE CCIX. (Année 423.)
 

Il s'agit ici de l'affaire d'Antoine, évêque de Fussale, qui fut une grande douleur dans la vie de saint Augustin. Voyez ce que nous en avons dit dans le XLVIe chapitre de notre Histoire de saint Augustin.

 

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU CHER, VÉNÉRABLE ET SAINT PAPE CÉLESTIN (1), SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Je dois à vos mérites de vous féliciter tout d'abord de ce que le Seigneur notre Dieu vous a établi sur ce siège sans aucune division de son peuple , comme nous l'avons entendu dire ; puis, j'informerai votre Sainteté de nos propres affaires, afin que vous veniez à notre aide, non-seulement par vos prières, mais encore par vos conseils et vos secours. J'écris à votre Béatitude au milieu d'une grande tribulation ; en voulant être utile à quelques membres du Christ, dans notre voisinage, je leur ai fait beaucoup de mal, faute de prudence et de précaution.

2. Aux confins du territoire d'Hippone, il est un bourg nommé Fussale : jusqu'ici il n'y avait pas eu d'évêque , mais il appartenait, avec le pays qui l'entoure, au diocèse d'Hippone. Ce pays avait peu de catholiques; les autres habitants, en très-grand nombre, étaient misérablement retenus dans l'erreur des donatistes, au point qu'il ne se trouvait pas un

 

1. Saint Célestin, successeur de Boniface ter, élu pape le 3 novembre 422, mourut à Rome le 6 avril 432.

 

seul catholique à Fussale même. Tous ces endroits, grâce à la miséricorde de Dieu, étaient enfin rentrés dans l'unité de l'Eglise. Ce serait trop long de vous dire par quels travaux et quels dangers. Les premiers prêtres que nous avions mis là ont été dépouillés, battus, estropiés, aveuglés, tués; leurs souffrances n'ont pas été inutiles et stériles, puisque l'unité a été conquise à ce prix. Mais comme Fussale est à quarante milles d'Hippone, et que cet éloignement ne me permettait pas de gouverner ces populations et de ramener le petit nombre de ceux qui résistaient encore (et ce n'étaient plus des gens menaçants, mais des fugitifs) ; comme je ne pouvais pas étendre sur ces Nouveaux catholiques toute la vigilance active dont ils avaient besoin, j'eus soin d'y faire ordonner et établir un évêque.

3. Il me fallait quelqu'un de convenable pour ce pays et qui de plus sût la langue punique. J'avais un prêtre tout prêt; j'écrivis au saint vieillard qui était alors primat de Numidie, et j'obtins qu'il vint de loin pour ordonner ce prêtre. Lorsque déjà le primat était là, et que tout le monde attendait le moment où allait s'accomplir une grande chose, tout à coup celui qui me paraissait disposé refusa de se laisser ordonner. Moi qui, ainsi que l'événement l'a montré, aurais dû différer plutôt que de précipiter une aussi grave affaire, et qui ne voulais pas que le saint vieillard se fût fatigué à venir pour rien au milieu de nous, je présentai aux catholiques de Fussale, sans qu'ils me le demandassent, un jeune homme nommé Antoine, alors avec moi; je l'avais, dès son premier âge, élevé dans notre monastère, mais, sauf les fonctions de lecteur, rien ne l'avait fait connaître dans aucun degré, ni dans aucune fonction de la cléricature. Ces malheureux, ne sachant pas ce qui devait arriver, s'en rapportèrent à moi et au choix que je leur proposais ; bref, Antoine devint leur évêque.

4. Que ferai-je? Je ne veux pas charger auprès de vous celui que j'ai recueilli pour le nourrir, je ne veux pas abandonner ceux que j'ai enfantés à la foi par tant de craintes et de douleurs, et je ne puis trouver comment concilier les deux. La chose en est venue à un tel point de scandale que ceux qui, croyant bien faire, avaient accepté, de mes mains, Antoine pour évêque, plaident contre lui auprès de nous. Accusé de crimes contre la pudeur par (21) d'autres que ceux dont il était évêque, il avait semblé justifié, parce que la haine avait man qué de preuves contre lui. Mais nous et d'autres, nous l'avons trouvé fort malheureux; car, si tout ce que les gens de Fussale et de ce pays nous ont dit de son intolérable domination, de ses rapines et de ses violences, si cet ensemble de plaintes ne nous a point paru suffisant pour le déposer, nous avons exigé la restitution de ce qu'il aura véritablement dérobé.

5. Nous avons tempéré notre sentence de manière que, tout en le maintenant dans l'épiscopat, nous n'avons pas, cependant, laissé tout à fait impunies des actions qu'il ne devait pas recommencer et que d'autres auraient pu imiter. Nous lui avons donc conservé la dignité épiscopale, parce que, étant jeune, il peut se corriger; mais nous avons restreint son pouvoir, afin que désormais il ne soit plus à la tête de ceux qui, dans leur irritation légitime contre sa conduite, ne le supporteraient plus, et que le mécontentement et la lassitude entraîneraient, peut-être, dans quelque malheur pour eux et pour lui. Ils ont clairement laissé voir cette disposition, quand les évêques ont voulu s'entendre avec eux; et pourtant l'honorable Céler, dont Antoine se plaint d'avoir senti trop rudement l'autorité , ne remplit plus aucune fonction, ni en Afrique, ni ailleurs.

6. Mais pourquoi m'arrêter à tous ces détails? Travaillez avec nous, je vous en conjure, pieux et bienheureux seigneur, cher et vénérable pape, et ordonnez qu'on vous lise ce qui vous a été adressé. Voyez de quelle manière Antoine a rempli ses devoirs d'évêque, et comment il a accepté notre sentence; nous l'avions privé de la communion ecclésiastique jusqu'à complète restitution aux gens de Fussale; l'estimation une fois faite, il a déposé le montant, pour que la communion lui soit rendue. Voyez par quels discours rusés il a trompé la bonne foi du saint vieillard, notre primat, au point que celui-ci l'a recommandé au vénérable pape Boniface comme étant pleinement innocent. Qu'ai-je besoin de vous rappeler le reste, puisque le vénérable vieillard a tout raconté à votre sainteté?

7. Quand vous parcourrez les pièces, en grand nombre, de notre jugement, vous trouverez, je le crains, que nous avons manqué de sévérité ; mais je vous sais assez miséricordieux pour nous pardonner notre excès d'indulgence et pour pardonner à Antoine lui-même. Pour lui, se prévalant de notre bonté ou de notre clémence, il entreprend d'établir la prescription sur nos mesures de bienveillance ou de faiblesse. Il répète « qu'il devait rester sur son siège ou ne plus être évêque, » comme si à présent il n'occupait pas son siège. Car il est demeuré évêque aux mêmes lieux qu'auparavant , de peur qu'on ne dît qu'il avait été transféré illicitement sur un autre siège, contre les règles de nos pères (1). Mais, que ce soit avec sévérité ou douceur qu'on agisse, qui donc prétendrait que du moment qu'on ne juge pas à propos de dépouiller un évêque de sa dignité, il n'y a rien à faire contre lui, ou que du moment qu'il y a lieu à une peine, il faut le dégrader?

8. Des jugements rendus ou confirmés par le Siège apostolique, nous font voir des évêques punis pour certaines fautes sans perdre leur dignité. Je ne chercherai pas dans les temps éloignés ; je citerai des exemples récents. Priscus, évêque de la province Césarienne dira : ou j'ai dû redevenir primat ou je n’ai pas dû rester évêque. Victor, autre évêque de la même province, frappé de la même peine que Priscus, et ne pouvant communiquer avec des évêques que dans son propre diocèse, dira aussi : ou je dois communiquer librement et partout avec mes collègues, ou je ne dois pas communiquer avec eux dans les lieux de ma juridiction. Un troisième évêque de la même province, Laurent, dira comme Antoine : ou je dois rester sur le siège pour lequel j'ai été ordonné, ou je ne dois plus rester évêque. Mais qui peut blâmer des décisions semblables, si ce n'est celui qui ne fait pas attention que tout ne doit pas rester impuni, et que tout ne doit pas être puni de la même manière?

9. Le bienheureux pape Boniface, avec une vigilante précaution de pasteur, demandait, dans sa lettre sur Antoine, si celui-ci lui avait exposé les faits avec vérité. Vous les avez maintenant sous les yeux avec une exactitude qui manquait au récit d'Antoine, et j'ai ajouté ce qui s'est passé depuis que la lettre de ce pontife, de sainte mémoire, est arrivée en Afrique. Venez en aide à des gens qui implorent votre secours dans la miséricorde du

 

1. Les translations d'un siége à un autre , maintenant permises , avaient été défendues par les conciles de Nicée , de Sardique et d'Antioche.

 

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Christ, et qui l'implorent avec plus d'ardeur que cet homme dont ils souhaitent d'être délivrés. Ils sont menacés, soit de sa part, soit par la rumeur publique, de poursuites judiciaires, des pouvoirs publics, du concours de la force armée pour l'exécution de la sentence réparatrice qu'il attend du Siège apostolique (1); ces malheureuses populations, depuis peu catholiques, redoutent de la part d'un évêque catholique plus de calamités qu'elles n'en ont jamais redouté des empereurs lorsqu'elles étaient hérétiques. Ne permettez pas que rien de tel arrive; je vous en conjure par le sang du Christ, par la mémoire de l'apôtre Pierre qui avertit les pasteurs des peuples chrétiens de ne pas dominer violemment sur leurs frères (2). Je recommande à votre Sainteté, parce que je les aime les uns et les autres, les catholiques de Fussale , mes enfants en Jésus-Christ, et l'évêque Antoine qui est aussi -mon fils en Jésus-Christ. Je n'en veux pas aux gens de Fussale de s'être justement plaints auprès de vous que je leur aie infligé un homme non encore éprouvé et pas même d'un âge à donner des garanties, un homme qui devait leur causer de telles afflictions. Je ne veux pas non plus nuire à celui-ci, pour lequel j'ai une charité d'autant plus sincère que je résiste plus fortement à sa détestable cupidité. Que les uns et les autres obtiennent votre miséricorde les gens de Fussale pour qu'ils n'aient pas à souffrir; l'évêque Antoine, pour qu'il ne fasse pas de mal : ceux-là, pour qu'ils ne haïssent pas notre Eglise, si des évêques catholiques et surtout le Siège apostolique ne les défendent point contre les violences d'un évêque catholique ; celui-ci, pour qu'il n'ait pas à se reprocher le crime de les avoir éloignés du Christ en voulant les retenir malgré eux sous sa main.

10. Quant à moi, je l'avouerai à votre Béatitude, je suis torturé parla crainte et la douleur en présence de ce double péril; tel est mon tourment que je songe à renoncer à l'épiscopat pour passer le reste de mes jours à pleurer ma faute , comme elle doit l'être , si celui que mon imprudence a fait évêque vient à ravager l'Église de Dieu, et (ce qu'à

 

1. Ce qui pouvait faire dire qu'on exécuterait au besoin par la force une sentence de ce genre, c'est que les évêques d'Afrique voilaient avec déplaisir toute appellation de leurs sièges à celui de Rome. Ils écrivirent dans ce sens au pape Célestin. Ils se fondaient sur le concile de Nicée. Mais l'Eglise a maintenu aux prêtres un droit d'appel à Rome.

2. I Pierre, V, 3.

 

 Dieu ne plaise!) si je la vois périr avec son dévastateur. Me souvenant de ces paroles de l'Apôtre : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés parle Seigneur (1), » je me jugerai pour que Celui qui doit juger les vivants et les morts me pardonne. Mais si vous tirez de leurs angoisses les membres du Christ qui sont dans ce pays-là, et que vous consoliez ma vieillesse par une justice miséricordieuse, Celui qui par vous nous aura secourus dans cette tribulation et qui vous a établi sur ce Siège, vous rendra le bien pour le bien dans la vie présente et dans la vie future.

LETTRE CCX. (Année 423.)
 

Félicité était la supérieure et Rustique le supérieur d'un monastère de femmes où était entrée la division; saint Augustin leur adresse d'utiles et de belles exhortations

 

AUGUSTIN ET CEUX QUI SONT AVEC LUI, A LEUR CHÈRE ET TRÈS-SAINTE MÈRE FÉLICITÉ , A LEUR FRÈRE RUSTIQUE ET AUX SOEURS QUI SONT AVEC EUX, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 

1. Le Seigneur est bon et sa miséricorde est partout répandue : elle nous console par votre charité dans ses entrailles. Il fait voir combien il aime ceux qui croient et espèrent en lui, qui l'aiment et s'aiment les uns les autres, et ce qu'il leur réserve dans l'avenir, alors surtout qu'il accorde en ce monde de grands biens aux gens sans foi et sans espérance, aux pervers, qu'il menace du feu éternel avec le démon s'ils persistent jusqu'à la fin dans une mauvaise volonté. « Il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes (1) ; » ces courtes paroles suffisent pour faire beaucoup penser. Qui peut compter tous les biens et les dons gratuits que les impies reçoivent en cette vie de ce Dieu qu'ils méprisent? Parmi ces biens il en est un véritablement grand, c'est l'avertissement qu'il leur donne en mêlant, comme un bon médecin , les tribulations aux douceurs de ce monde : par là il les invite à se dérober à la colère à venir, et, pendant qu'ils sont en chemin, c'est-à-dire dans cette vie, à se mettre bien avec la parole de Dieu dont ils se sont fait une ennemie en vivant mal. Qu'y a-t-il donc dans ce qui vient de Dieu aux hommes, qui ne soit un effet de sa miséricorde, puisque là

 

1. I Cor. XI, 31. — 2. Matt. V, 45.

 

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tribulation qu"il nous envoie devient elle même un bienfait? Car une chose heureuse est un don de celui qui console, une chose malheureuse un don de celui qui avertit; et si, comme je l'ai dit, il accorde cela aux méchants eux-mêmes, que prépare-t-il donc à ceux qui se soutiennent dans la grâce? Réjouissez-vous d'être mis de ce nombre par sa grâce, vous supportant les uns les autres avec charité, vous appliquant à garder l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (1). Il y aura toujours quelque chose que vous devrez supporter entre vous , jusqu'à ce que le Seigneur vous ait purifiés au point que la mort, étant absorbée par la victoire, Dieu soit tout en tous (2).

2. On ne doit jamais aimer les dissensions; mais parfois, cependant, elles naissent de la charité ou lui servent d'épreuve. Trouve-t-on aisément quelqu'un qui veuille être repris ; où est le sage dont il est dit : « Reprends le sage et il t'aimera (3) ? » Faut-il pour cela ne rien dire à notre frère et le laisser tomber dans la mort lorsqu'il croit marcher en sûreté? Souvent il arrive que celui qui est repris s'afflige au moment même; il résiste, il conteste; mais ensuite il repasse en silence, avec lui, même, ce qu'il vient d'entendre, il le repasse quand il n'y a plus que Dieu et lui ; il ne craint plus de déplaire aux hommes en se corrigeant, mais il craint de déplaire à Dieu en ne se corrigeant pas; il ne retombera plus dans la faute qu'on lui a reprochée: et autant il haïra son péché, autant il aimera le frère qu'il sentira avoir été l'ennemi de son péché. Si celui qui est repris est du nombre de ceux dont il est dit : « Reprends l'insensé et il te haïra davantage (3), » ce n'est pas de son amour que naîtra la division, mais il exercera et il éprouvera l'amour du frère qui l'aura repris; celui-ci ne lui rendra pas haine pour haine : l'amour qui oblige de reprendre continue à subsister sans trouble, lors même qu'il ne rencontre que la haine. Si, au contraire, celui qui blâme vent rendre le mal pour le mal à l'homme que le correction irrite, il n'est pas digne de le reprendre, mais plutôt il mérite lui-même la correction. Faites cela pour qu'il n'y ait pas d'irritation parmi vous, ou pour qu'une prompte paix les éteigne au moment où elles éclatent. Occupez-vous bien plus de vous mettre d'accord que de vous reprendre les uns les autres. De même que le vinaigre infecte le

 

1. Eph. II, 2, 3. — 2. II Cor. XV, 28. — 3. Prov. IX, 8. — 4. Ibid.

 

vase s'il y reste longtemps, ainsi la colère infecte le coeur si elle y demeure plus d'un jour. Faites donc cela, et le Dieu de paix sera avec vous. Priez en même temps pour nous, afin que nous mettions en pratique ce que nous vous disons de bon.
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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