LETTRE PREMIÈRE. (Fin de l'année 386.)
Hermogénien était un ami des jeunes années de
saint Augustin ; notre Saint, dans ses premières et déjà
si belles études philosophiques, aimait à recueillir les
jugements de cet ami. — Nous ayons dit, dans l'Histoire de saint
Augustin, ce qu'étaient les philosophes désignés sous
le nom d'Académiciens, et nous avons analysé, l'ouvrage que
notre docteur leur a consacré, ci-dessus, page 16-20. — Dans cette
lettre, il assure qu'il a plutôt voulu les imiter que les combattre.
— Si les fondateurs de cette école ont voilé la vérité,
c'était. pour la soustraire aux . profanations des hommes grossiers
c'est aussi dans l'intérêt de la vérité qu'Augustin
démontre, à ses contemporains indolents, la possibilité
de la connaître avec certitude.
AUGUSTIN A HERMOGÉNIEN.
1. Je n'oserais jamais, même sous forme de badinage, attaquer
les académiciens; l'autorité de si grands hommes me toucherait
déjà beaucoup, si de plus je ne savais que leur pensée
n'a pas été celle que le vulgaire leur a prêtée.
Autant que je l'ai pu, je les ai imités plutôt que combattus,
ce qui passerait mes forces.
Il me paraît qu'il était alors convenable que si quelque
chose de pur coulait de la source platonicienne, on le mît à
la portée d'un petit nombre d'hommes seulement, en le faisant passer
dans un lit étroit tout voilé d'ombres et sous des buissons
épineux, au lieu de le conduire à découvert et de
l'exposer à être troublé et souillé sous les
pieds des bêtes qui s'y seraient précipitées. Quoi
de plus bestial en effet que l'opinion de ceux qui croient que l'âme
.que un corps? Contre des hommes de cette sorte, il était raisonnable
et utile de recourir à l'art et à la méthode du vrai
Dieu (1). Mais dans ce siècle où nous ne voyons plus de philosophes,
si ce n'est peut-être ceux qui en portent la robe, et que je ne trouve
pas dignes d'un nom si vénérable, il me semble bon de ramener
à l'espérance de découvrir la vérité
ceux que les académiciens, par le génie de leur langage,
détourneraient de la connaissance des choses. Il ne faudrait pas
que des précautions prises dans un temps pour le déracinement
de profondes erreurs, servissent à empêcher qu'on ne répandît
la science.
2. En ce temps-là, les différentes sectes s'agitaient
dans l'étude avec une ardeur si vive qu'on devait uniquement redouter
que le faux ne fût autorisé. Chacun, chassé à
coups d’arguments du point où il se croyait le plus expugnable,
se mettait à chercher autre chose, avec d'autant plus de force et
de prudence que l’application à la science des mœurs était
plus grande et que la vérité et ses profondeurs obscures
paraissaient se cacher dans la nature des choses et dans la nature même
de l’esprit. Aujourd’hui, qu’on aime si peu le travail et les nobles études,
si on entend dire que des philosophes
1. Qui voile la vérité aux indignes,comme on le remarque
dans les paraboles évangéliques. (Matt. XIII, 10-16)
520
très-subtils aient jugé impossible de rien connaître,
les intelligences se laissent aller et se ferment éternellement.
On n'osera pas se croire plus pénétrant que ces philosophes,
ni se vanter d'avoir trouvé ce qui a échappé à
la grande étude, au. génie, aux loisirs, au savoir vaste
et varié de Carnéade pendant une longue vie. Si ces esprits
paresseux se décident, par un effort, à lire les ouvrages
qui semblent refuser à la nature humaine la faculté de connaître
la vérité, ils retombent aussitôt dans un assoupissement
si profond que la trompette céleste ne peut les éveiller.
3. Votre jugement au sujet de mes petits livres (1), m'est très-agréable,
et telle est mon opinion sur vous, que je ne crois pas votre sagesse capable
de se tromper ni votre amitié capable de feindre; c'est pourquoi
je vous demande de voir soigneusement et de m'écrire si vous approuvez
ce que j'ai dit, à la fin du troisième livre, plutôt
par conjecture qu'avec certitude, mais pourtant, je pense, avec plus d'utilité
que de motifs de n'y pas croire. Quoi qu'il en soit de ce que j'ai écrit,
ce qui me plaît surtout, ce n'est pas d'avoir vaincu les académiciens,
ainsi que l'amitié, plus peut-être que la vérité,
vous le fait dire, c'est d'avoir brisé le lien qui m'empêchait
de m'approcher des mamelles de la philosophie, et d'avoir triomphé
du désespoir de trouver le vrai, cette pâture de l'esprit
(2).
1. Contre les Académiciens.
2. Les quatre premières lettres ont été écrites
de Cassiacum
LETTRE II. (Fin de l'année 386.)
Saint Augustin adresse à son ami Zénobe quelques mots
de philosophie et d'amitié. — Il avait commencé avec lui
une discussion philosophique qu'il avait fallu interrompre ; il lai exprime
le désir de reprendre d'aussi utiles entretiens.
AUGUSTIN A ZÉNOBE.
Il est, je crois, bien entendu entre nous que te que les sens peuvent
atteindre ne saurait rester un seul moment dans le même état,
mais que tout cela passe et s'écoule sans durée permanente,
et pour parler comme les Latins, n'a, point d'être. Aussi la véritable
et divine philosophie nous enseigne à modérer et à
assoupir le très-funeste amour de ces biens visibles si remplis
de peines, afin que l'esprit, pendant même qu'il gouverne ce corps,
ne se porte tout entier et avec ardeur que vers les choses immuables et
qui ne plaisent point par une beauté passagère. Néanmoins,
quoique notre âme vous voie en elle-même, et vous voie tel
que vous êtes, tel qu'on peut vous aimer sans crainte de vous perdre,
nous avouons que nous cherchons et que nous désirons, autant qu'il
est permis, votre conversation et votre présence quand vous vous
éloignez par le corps, et que les lieux vous séparent de
nous. C'est là un défaut que vous aimez en nous, si je vous
connais bien, et vous ne voudriez pas que nous en fussions corrigés,
vous qui souhaitez toutes les prospérités à ceux qui
vous sont chers. Si vous en êtes venu à ce point de force
d'esprit que ceci vous paraisse comme un piège tendu à notre
faiblesse et que vous vous moquiez de ceux qui s'y trouvent pris, en vérité
vous êtes grand et tout autre que nous. Pour moi, quand je regrette
un ami absent, je veux bien aussi qu'il me regrette. Cependant je prends
garde, autant que je puis, et je m'efforce de ne rien aimer de ce qui peut
me quitter malgré moi. Aussi sans rechercher l'état présent
de votre esprit, je demande que nous achevions la discussion commencée,
si nous avons à coeur nos propres intérêts : je ne
la terminerais pas avec Alype, lors même qu'il le voudrait; mais
il ne le veut pas, car il n'est pas homme à insister auprès
de moi pour que je cherche à vous enchaîner à nos études,
tandis que je ne sais quelle nécessité vous éloigne.
LETTRE III. (Année 387.)
Nébride, ce doux ami dont le nom se mêle au souvenir de
saint Augustin, écrivait souvent à celui qu'il écoutait
comme un maître; « vous êtes heureux » lui avait-il
dit dans une de ses lettres; ce mot frappe Augustin qui demande comment
et pourquoi il est appelé heureux. — Il assure qu'il n'est pas heureux
puisqu'il ignore beaucoup de choses, spécialement pourquoi le monde
est tel qu'il est (1). Et s'il paraît heureux c'est sans doute pour
avoir découvert une manière de prouver que l'âme est
immortelle et ne doit pas s'attacher aux choses sensibles (2).
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Je ne sais si c'est une réalité ou un pur effet de
votre doux langage; l'impression a été soudaine, et je n'ai
pas assez examiné jusqu'à quel point je devais me fier à
vos paroles. Vous demandez ce que ceci veut dire. Que croyez-vous ? Vous
avez été près de me persuader, non pas que je fusse
heureux, ce qui n'appartient
1. N.1,2,3.— 2. N.4.
521
qu'au sage, mais que je fusse comme heureux, de la même manière
que nous nous disons hommes, quoique nous le soyons peu en comparaison
de l'homme même que Platon avait rêvé; ou de même
que nous appelons certaines choses rondes ou carrées quoiqu'elles
ne le soient pas avec cette rigoureuse exactitude, appréciable seulement
par un petit nombre d'esprits. J'ai lu votre lettre à la lampe après
avoir déjà soupé: j'étais près de me
coucher, mais non pas de m'endormir. Et longtemps après m'être
mis au lit, je pensais, et je m'entretenais avec moi-même, Augustin
avec Augustin : Suis-je heureux, me disais-je, comme il plait à
Nébride de me l'écrire? Non sans doute, car lui-même
n'oserait pas nier combien je suis encore éloigné de la sagesse:
Peut-être la vie heureuse est-elle aussi le partage de ceux qui sont
peu avancés ? C'est difficile à croire, car n'avoir pas la
sagesse n'est-ce pas une grande misère, et y a-t-il une autre misère
ici-bas? D'où lui est donc venue cette idée ? A-t-il osé
me croire sage après avoir lu mes petits livres ? Le plaisir d'une
lecture ne l'aurait pas rendu aussi téméraire, et je sais
é trop la prudence accoutumée d'un homme de . te poids- Voici
donc pourquoi; c'est qu'il m'a écrit ce qu'il a cru le plus doux
. il a trouvé de la douceur dans mes livres et me l'a dit avec satisfaction
et n'a pas pris garde a ce qu'il confiait à la joie de sa plume.
Que serait-ce s'il avait lu les Soliloques ? il eût été
enivré, et cependant il n'aurait trouvé rien de plus à
me dire que quand il m'a appelé heureux. Il m'a donné tout
d'abord le nom le plus élevé et ne s'est rien réservé
pour me témoigner un plus grand contentement : voyez ce que fait
la joie !
2. Mais où est cette heureuse vie ? où donc est-elle?
Oh ! si elle existait, elle rejetterait les atomes d'Épicure. Oh
! si elle existait, elle saurait qu'il n'y a rien au-dessous du monde.
Oh ! si elle existait, elle saurait que l'extrémité d'une
sphère tourne plus lentement que son milieu, et autres choses semblables
qui me sont pareillement connues. Mais comment et, à quel degré
suis-je heureux, moi qui ignore pourquoi le monde est grand comme il est,
avec des figures qui ne l'empêcheraient pas d'être infiniment
plus grand ? Comment ne me dirait-on pas, ou plutôt comment ne serions-nous
pas forcés d'avouer que les corps sont divisibles à l'infini,
de manière que d'un corps, quel qu'il puisse être, il sortira
toujours, pour former une grandeur déterminée, un nombre
certain de petits corps? Ainsi donc, comme il n'y a pas de corps dont on
doive dire qu'il est le plus petit possible, pourquoi dirions-nous que
le monde est, si grand qu'un plus grand ne peut pas être? à
moins par hasard qu'il n'y ait une importante vérité dans
ce que je dis un jour secrètement à Alype, savoir que le
nombre intelligible croît jusqu'à l'infini sans pouvoir subir
cependant une diminution infinie, car on ne trouve rien au-dessous de l'unité,
et qu'au contraire le nombre sensible (et quel nombre sensible y a-t-il
que la quantité des corps?) peut diminuer et non pas croître
jusqu'à l'infini. Et c'est pour-. quoi peut-être les philosophes
font consister les richesses dans les choses intelligibles et la pauvreté
dans' les choses sensibles. Quoi de plus malheureux en effet que de pouvoir
toujours aller en diminuant? Et quelle heureuse richesse au contraire que
de croître tant qu'on veut, d'aller où l'on veut, de revenir
quand on veut, jusqu'où l'on veut, et de beaucoup aimer ce qui ne
peut jamais diminuer ! Car quiconque comprend ces nombres n'aime rien tant
que l'unité; ce qui n'est pas étonnant, puisque c'est par
elle qu'on aime le reste. Mais, encore une fois, pourquoi le monde est-il
grand comme il est? il pouvait l'être un peu plus ou un peu moins.
Je l'ignore. Il est ainsi. Et pourquoi occupe-t-il tel point de l'espace
plutôt que tel autre ? On ne doit faire sur cela aucune question,
car une nouvelle question resterait toujours à faire. Ce qui me
préoccupait beaucoup, c'est que les corps se divisent jusqu'à
l'infini; peut-être y a-t-il été répondu, en
parlant de la force contraire du nombre intelligible.
3. Mais attendez. Voyons, disais-je encore, ce je ne sais quoi qui
se présente à mon esprit. Ce monde sensible est assurément
l'image de je ne sais quel autre monde intelligible. Or, il y a quelque
chose de merveilleux dans la façon dont les miroirs nous retracent
les images ; quelques grands qu’ils soient, ils n'agrandissent pas les
images, celles même des plus petits corps; les petits miroirs au
contraire, comme, les prunelles des yeux, diminuent les plus grandes images
(1). On diminue donc les images du corps en diminuant les miroirs, et,
si vous n’augmentez, vous n'augmentez pas les images. Il y a là
certainement.
1. Ce qui est vrai des miroirs qui ne sont pas en verre. .
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quelque chose de caché. Mais maintenant il faut dormir. D'ailleurs
j'ai paru heureux à Nébride, non point pour avoir cherché,
mais pour avoir trouvé quelque chose ; et cela .qu'est-ce? Serait-ce
le raisonnement suivant, que j'ai coutume de caresser comme si c'était
mon raisonnement unique et où je me délecte trop ?
4. De quoi sommes-nous composés ? d'une âme et d'un corps.
Quel est le meilleur des deux ? c'est l'âme assurément. Que
loue-t-on dans le corps ? je ne vois rien autre que la beauté. Qu'est-ce
que c'est que la beauté du corps ? l'harmonie des parties avec une
certaine suavité de couleur. Et cette beauté ne vaut-elle
pas mieux où elle est vraie que là où elle est fausse
? Qui doute qu'elle vaudra mieux là où elle sera vraie ?
Où sera-t-elle vraie ? dans l'âme sans doute. L'âme
doit donc être plus aimée que le corps. Et dans quelle partie
de l'âme réside-t-elle, cette vérité ? dans
l'esprit et l'intelligence. Qu'y a-t-il de contraire à l'esprit
? ce sont les sens. Il faut donc résister aux sens de toutes les
forces de l'âme ? C'est évident. Que faire si les choses sensibles
nous plaisent trop ? il faut faire qu'elles ne nous plaisent plus. Et comment
donc? par l'habitude de s'en priver et de rechercher ce qui est meilleur.
Et si l'âme meurt, la vérité mourra donc aussi, ou
bien la vérité n'est pas dans l'intelligence, ou l'intelligence
n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel
peut mourir? Mes Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil
ne saurait arriver; mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante
encore et nous fait chanceler. Enfin, quand même l'âme mourrait,
ce qui ne me paraît possible d'aucune manière, les studieux
loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse
ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà
peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride
sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même;
qu'ai je à perdre ? et pourquoi ne croirai je pas à la bonne
opinion. qu'il a de moi ? je me dis ces choses, puis je fis ma prière
accoutumée, et je m'endormis.
5. Il m'a été doux de vous écrire ceci. Vous me
faites plaisir lorsque vous me remerciez de ne vous rien cacher de ce qui
me vient à la bouche. Je me réjouis de vous charmer de la
sorte. A qui adresserai-je plus volontiers mes folies qu'à celui
à qui je ne puis déplaire ? S'il est au pouvoir de la fortune
qu'un homme en aime un autre, voyez combien je suis heureux, moi qui ai
reçu du hasard une part si douce et si belle, et je désire,
je l'avoue, que de tels biens se multiplient pour mes jours. Mais les vrais
sages, qui seuls doivent être appelés heureux, ont voulu que
les biens de la fortune ne fussent ni redoutés ni désirés
(cupi).
Doit-on dire cupi ou cupiri ? et cela arrive bien; car je veux que
vous me fassiez connaître cette désinence; je deviens plus
incertain dès que je rapproche des verbes semblables. Cupio, fugio,
sapio, jacio, capio, ont les mêmes terminaisons : mais doit-on, dire
à l'infinitif fugiri ou fugi, sapiri ou sapi ? je l'ignore. Je pourrais
remarquer que l'on écrit jaci et capi, si je ne craignais que l'on
me prît et jetât (caperet, jaceret) à plaisir comme
un jouet, en me faisant sentir qu'autre chose est d'être jeté
et pris (captum, jactum), et autre chose, d'avoir fui, d'être désiré
et goûté (fugitum, cupitum, sapitum). Et encore, dans ces
trois derniers mots, j'ignore également si la pénultième
est longue et sourde, ou bien grave et brève.
Vous voilà provoqué à m'écrire une lettre
plus étendue; je demande de pouvoir vous-lire un peu plus longuement;
car je ne puis vous exprimer tout le ravissement que j'y trouve.
LETTRE IV. (Année 387.)
Saint Augustin parle à Nébride de ses progrès
de solitaire dans la contemplation des choses éternelles.
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Jugez de mon étonnement, lorsque, contre toute espérance,
cherchant à quelles lettres dé vous j'avais encore à
répondre, j'ai reconnu qu'il n'en restait plus qu'une seule: c'est
celle où vous me demandez quels progrès nous avons faits,
au sein de ce grand loisir que vous vous représentez en vous-même
ou que vous aimeriez à partager avec nous, dans la compréhension
de ce qui sépare la nature sensible de la nature intelligible. Vous
n'ignorez pas que si, on s'enfonce dé plus en plus dans les fausses
opinions à mesure qu'on se les rend plus familières et qu'on
s'y roule davantage, il en arrive autant et plus aisément à
l'esprit en ce qui concerne la vérité. Toutefois ce progrès
est insensible comme celui de l'âge; la (523) différente est
grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger
continuellement l'enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel
jour elle est devenue la jeunesse.
2. N'allez pas croire d'après ceci, que par une plus grande
vigueur d'esprit et une intelligence plus ferme de la vérité,
nous soyons arrivés à une sorte de jeunesse de l'âme.
Nous ne sommes que des enfants, mais, comme on dit, de beaux enfants peut-être.
Car ce petit raisonnement, qui vous est bien connu, vient souvent rafraîchir
et élever nos yeux troublés et remplis des nuisibles soucis.
L'intelligence, disons-nous, est supérieure aux yeux et à
toutes ces impressions vulgaires: ce qui ne serait pas, si les choses qui
se comprennent n'avaient plus d'être que celles qui se voient. Examinez
avec moi s'il y a quelque chose de solide à opposer à ce
raisonnement. Parfois, avec cet appui fortifiant, et après avoir
imploré l'assistance de Dieu, quand je suis emporté vers
lui et vers ce qu'il y a de plus véritablement vrai, cette jouissance
anticipée des choses éternelles me possède à
tel point que j'ai besoin du même raisonnement pour croire à
la réalité des objets qui nous sont aussi présents
que chacun de nous est présent à lui-même.
Repassez vos lettres, et voyez si, à mon insu, je ne vous dois
point d'autre réponse : vous saurez cela mieux que moi. J'ai bien
de la peine à croire que je sois sitôt dégagé
du poids de tant d'obligations dont un jour je m'étais rendu compte:
je ne doute pas cependant que vous n'ayez reçu des lettres de moi,
auxquelles vous n'avez pas encore répondu.
LETTRE V. (Fin de l'année 388.)
Nébride déplore que les affaires des gens de la ville
(1) détournent trop souvent Augustin de la contemplation.
NÉBRIDE A AUGUSTIN.
Est-ce vrai, mon cher Augustin? vous prêtez-vous aux affaires
de vos compatriotes avec tant de constance et de patience, que ce loisir,
tant recherché, vous échappe? Dites-moi, je vous prie,
1. Saint Augustin était retiré aux environs de Thagaste.
Nous ne pensons pas, comme on l'a dit, qu'il ait exercé alors quelque
charge municipale, un peu dans le genre des fonctions de curial que son
père avait remplies ; le jeune Augustin n'habitait pas la ville,
mais vivait dans une solitude qu'il n'avait pas le courage de fermer aux
importuns; l'hypothèse d'une charge municipale s'accorde peu avec
le renoncement au monde qui était déjà pour Augustin
une résolution définitive. Dans l'Histoire de saint Augustin
et dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines), nous avons
dit que Souk-Arras occupe l'emplacement de Thagaste ; cette opinion, quoique
vraie, manquait de preuves; depuis ce temps une inscription trouvée
sur un dé de piédestal a tranché les doutes , et c'est
en toute certitude que Souk-Arras nous représente la position de
la ville natale de saint Augustin. Voyez un intéressant travail
de M. Léon Rénier dans la Revue archéologique, XIVe
année.
quels sont ceux qui osent ainsi abuser de votre bonté? Ils ne
savent donc ni ce que vous aimez ni ce à quoi vous aspirez! il n'y
a donc pas auprès de vous un seul ami qui le leur dise! où
est Romanien? où est Lucinien? Qu'ils m'entendent: moi je crierai,
moi j'attesterai que c'est Dieu que vous aimez et que vous désirez
servir, que c'est à Dieu que vous songez à vous attacher.
Je voudrais vous emmener dans ma maison des champs et vous y mettre en
repos; je ne craindrais pas de passer pour un ravisseur auprès de
tous ces gens que vous aimez trop et qui vous aiment tant.
LETTRE VI. (Au commencement de l'année 389.)
Admiration de Nébride pour les lettres de saint Augustin. —
Il pose des questions sur la mémoire et l'imagination. — Il lui
semble qu'il ne peut y avoir de mémoire sans imagination, et que
ce n'est pas des sens, mais plutôt d'elle-même que l’imagination
tire les images des choses.
NÉBRIDE A AUGUSTIN.
1. Je conserve vos lettres comme mes yeux; elles sont grandes, non
par l'étendue, mais par les choses, et renferment de grandes preuves
de ce qu'il y a de plus grand. Elles parleront à mon oreille comme
le Christ, comme Platon, comme , Plotin. Elles seront, par leur éloquence,
douces à entendre; par leur brièveté, faciles à
lire; par leur sagesse, profitables à suivre. Ayez donc soin de
m'apprendre tout ce qui paraîtra bon et sain à votre esprit.
Vous répondrez à ma lettre quand vous serez arrivé
à des conclusions dont vous soyez satisfait sur l'imagination et
la mémoire. Il me parait à moi que quoique l'imagination
n'agisse pas toujours avec la mémoire, la mémoire ne peut
jamais agir sans l'imagination. Mais alors, qu'arrive-t-il, me direz-vous,
lorsque nous nous souvenons d'avoir compris ou pensé? — A cela je
réponds qu'il se mêle toujours à nos perceptions et
à nos pensées quelque chose de corporel et de changeant qui
appartient à l'imagination elle-même; car, ou , bien nous
exprimons nos pensées avec des paroles, et ces paroles n'existent
pas sans le temps, et dès lors elles sont du domaine des sens et
de l'imagination; ou bien notre esprit reçoit une impression telle
quelle dont l'imagination et la mémoire parent en même temps.
Je vous dis cela sans réflexion et sans ordre, selon ma coutume;
vous l'examinerez et vous nie donnerez dans vos lettres tout le vrai que
vous aurez séparé du faux.
2. Ecoutez encore autre chose: pourquoi, je vous prie, ne, disons-nous
pas que l'imagination tire d'elle-même et non pas des sens toutes
ses
524
images? de même que pour voir les choses intelligibles, l'esprit
est averti par les sens mais n'en reçoit rien, ainsi l'imagination,
dans la contemplation de ses images, peut n'emprunter rien aux sens, mais
être plutôt avertie par eux : de là vient peut-être
qu'il lui est donné de voir ce que les sens ne voient pas; et ce
serait la preuve que l'imagination a en elle-même et par elle-même
toutes ses images. Vous me direz ce que vous en pensez.
LETTRE VII. (Année 389.)
Saint Augustin examine les deux questions agitées par Nébride.
— Le texte présente des obscurités qui tiennent aux difficultés
de la matière, et que Nébride ne comprit pas lui-même
à la première lecture, comme le lui dit saint Augustin (1)
- Tout le monde n'étant point initié à cette métaphysique,
le lecteur instruit nous permettra, en faveur de ceux qui le sont moins,
d'exposer ici, sous forme d'analyse , les raisonnements qui soutiennent
la double thèse développée dans cette lettre.
Première question. Il n'est pas vrai, comme le dit Nébride,
que la mémoire n'agisse jamais sans l'imagination. — En effet, la
mémoire a pour objet, non-seulement ce qui est passé , mais
encore ce qui demeure (2). — Or, parmi les choses qui demeurent, il en
est, comme l'éternité, que nous nous rappelons sans nous
les figurer par l'imagination. — Donc, la mémoire agit, au moins
quelquefois, sans le concours de l'imagination (3).
Seconde question. — Il n'est pas vrai non plus, comme le dit également
Nébride, que l'âme se représente les objets corporels,
sans le secours des sens, et cela, pour deux raisons. Voici la première
: Si l'âme pouvait par elle-même et avant de faire usage des
sens , se figurer les objets corporels , il s'en suivrait que les fantômes
formés pendant le sommeil ou dans l'esprit des aliénés,
sont plus fidèles que les images apportées par les sens dans
l'âme des hommes qui veillent et qui jouissent de leur intelligence
: ce qui est manifestement faux. — Donc il est faux aussi que, sans avoir
fait usage des sens, l'âme puisse se représenter les objets
corporels (4). — Autre raison : Nous pouvons diviser les images en trois
espèces : les images imprimées par les sens, les images supposées,
et les images approuvées (5). Or, il est certain que les premières,
comme leur nom l'indique, viennent par les sens et non par l'imagination.
— Quant aux secondes, celles que forme l'imagination, et aux troisièmes,
celles que forme la raison, elles sont entièrement fausses. — Donc
ce n'est pas l'âme, ce sont les sens qui peuvent seuls nous représenter
exactement les objets sensibles (6).
Objections. Ne vous étonnez pas que nous nous figurons souvent
ce que jamais nous n'avons vu. — C'est que l'esprit a le pouvoir d'amplifier
les images perçues parles sens, non de lés concevoir sans
eux (7). — Ne vous étonnez pas non plus que l'âme ne se représente
fidèlement que ce qu'elle a vu. Car nous-mêmes, avant d'exprimer
nos sentiments, avons besoin d'être frappés par l'objet qui
les produit.
Conclusions. Puisque notre âme agit souvent sans ces images corporelles,
et que ces images ne sont produites que par les sens, ne croyez pas que
le corps lui vienne de ce qu'elle les a formées, comme l'enseignent
faussement les :Manichéens. De plus, ne vous attachez pas à
leurs fantômes trompeurs : comment résister à la tyrannie
des sens en les flattant dans leurs désordres (8) ?
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Je ne ferai pas d'exorde, et je commencerai
1. Let. IX, n. 5. — 2. N. 1. — 3. N 2. — 4. N. 3. — 5. N. 4.— 6. N.
5. — 7. N.7. — 8. N.7.
tout de suite ma réponse à ce que vous attendez de moi
depuis longtemps, d'autant plus que je ne finirai pas de sitôt. Il
vous semble qu'il ne peut pas y avoir de mémoire sans les images
ou les vues imaginaires que vous appelez du nom de fantômes : moi
je pense autrement. Observez d'abord que ce n'est pas seulement des choses
passagères que nous nous souvenons, mais des choses qui demeurent.
La mémoire s'attache à garder le temps passé, mais
elle s'attache tantôt à ce qui nous quitte, tantôt à
ce que nous quittons. Quand je me souviens de mon père, je me souviens
de ce qui m'a quitté et de ce qui n'est plus; mais quand je me souviens
de Carthage, c'est de ce qui est encore et de ce que j'ai quitté
moi-même. Dans les deux cas, c'est le passé que ma mémoire
rappelle; le souvenir de cet homme et de cette ville part de ce que j'ai
vu et non point de ce que je vois.
2. Qu'est-ce que cela prouve ? me direz-vous peut-être; ces deux
objets ne pourraient pas venir à la mémoire si l'imagination
ne vous les retraçait pas. — Il me suffit de vous prouver pour le
moment que la mémoire retient aussi les choses qui n'ont point encore
passé; et soyez bien attentif pour comprendre l'avantage que j'en
tire. Il y a des gens qui reprochent à Socrate cette très-belle
vue de son génie, par laquelle il soutient que les choses que nous
apprenons n'entrent pas comme des nouveautés dans notre esprit,
mais s'éveillent en nous comme des souvenirs: et ceux-là
disent que les choses passées sont seules du domaine de la mémoire,
que, selon Platon lui-même, ce que nous apprenons demeure toujours
et ne doit pas être confondu avec ce qui passe. Mais ils ne s'aperçoivent
pas qu'elle est du passé, cette première vue qui s'est une
fois présentée à notre intelligence, que nous avons
cessé de suivre pour aller à d'autres objets, et que nous
retrouvons par le souvenir. L'éternité, pour ne pas citer
d'autres exemples, demeure toujours et n'a pas besoin que des figures imaginaires
la représentent dans notre esprit; elle ne peut pas nous venir pourtant
sans que nous nous en souvenions : il y a donc des choses pour lesquelles
la mémoire n'a pas besoin de l'imagination.
3. Je vais maintenant vous convaincre de la fausseté de votre
opinion sur la prétendue faculté de l'âme d'imaginer
quelque chose de corporel sans avoir fait usage des sens. Si (525) l’âme,
avant de se servir du corps pour sentir ce qui est corporel, peut cependant
s'en faire une image, et si, comme personne de sensé ne le nie,
elle était mieux disposée avant d'être engagée
dans les sens sujets à l'erreur, ceux qui dorment seraient dans
une situation meilleure que ceux qui veillent, et les frénétiques
devraient faire envie; car ils sont affectés par des images qui
ont précédé chez eux l'usage menteur des sens; il
faudra dire que le soleil qu'ils voient ainsi est plus véritablement
le soleil que celui qui brille aux yeux des hommes sains et éveillés,
et que toutes les extravagances du sommeil et de la frénésie
vaudraient mieux que toutes les vérités. Ces conclusions
d'une incontestable absurdité vous prouvent, mon cher Nébride,
que l'imagination n'est autre chose qu'une plaie faite par les sens : ils
ne sont pas, comme vous le dites, une sorte de rappel, par suite duquel
se forment ces images dans l'âme, mais ils portent avec eux et impriment
cette fausseté. Vous cherchez à savoir comment des visages
et des formes que nous n'avons jamais vus se retracent dans notre pensée
; vos questions inquiètes sont une preuve de pénétration.
Ceci va donner à ma lettre une longueur inaccoutumée ; mais
ce n'est pas vous qui la trouverez longue, vous qui aimez toujours mieux
la page où je parle le plus longtemps.
4. On peut très-bien et avec vérité diviser en
trois sortes toutes ces images que vous appelez, comme beaucoup de gens,
des fantômes: les unes, nées des sens, les autres de (imagination,
d'autres, enfin, de la pensée. Les images de la première
sorte me retracent votre visage, ou bien la ville de Carthage, ou bien
notre ami Vérécondus (1) que nous avons perdu; elles sont
comprises dans tout ce que j'ai vu et senti des choses qui demeurent ou
de celles qui ne sont plus. Je place dans la deuxième sorte ce que
nous croyons être ou avoir été de telle manière,
ces fictions de l'esprit qui donnent de la grâce au discours sans
nuire à la vérité, cette représentation que
nous nous faisons à nous-mêmes en lisant des histoires, en
écoutant ou en composant des fables, ou bien encore en formant des
conjectures. C'est ainsi
1. C'est à Vérécondus qu'appartenait la maison
de campagne de Cassiacum où saint Augustin, sa mère et de
jeunes amis passèrent des jours d'étude et de contemplation
dont on peut voir la peinture dans notre Histoire de saint Augustin, chap.
III. Nous écrivons Cassiacum au lieu de Cassiciacum, d'après
les recherches intéressantes et certaines que nous a transmises
le docte abbé Luigi Biraghi, de Milan.
que, selon mon gré et selon l'impression de mon esprit, je me
représente le visage d'Enée, celui de Médée
avec ses dragons ailés attachés au joug, celui de Chrémès
ou de Parménon (1). Il faut ranger aussi dans la deuxième
sorte d'images ces allégories sous le voile desquelles les sages
ont caché quelque vérité, ou ces inventions insensées
qui ont établi chez les hommes les différentes superstitions,
comme le phlégéton du Tartare, les cinq cavernes de la nation
des ténèbres, l'aiguille du Nord qui soutient le ciel, et
mille autres chimères des . poètes et des hérétiques.
On dit encore dans les discussions : supposez qu'il y ait trois mondes
superposés, comme il n'y en a qu'un seul, ou que la terre soit carrée,
et autres choses semblables. Tout cela est feint ou imaginé, selon
les mouvements de la pensée.
Ce sont surtout les nombres et les dimensions qui appartiennent à
la troisième sorte d'images; elles tiennent à la nature des
choses lorsque par exemple, la réflexion découvre et la pensée
se retrace la vraie figure du monde; ou bien elles touchent à nos
études dans les figures géométriques et dans le rythme
de la musique et dans l'infinie variété des nombres quelque
vraies qu'elles soient à mon sens, elles enfantent cependant de
fausses idées que la raison elle-même n'écarte pas
sans peine; et il n'est pas facile à l'étude et au discours
de s'affranchir de ce mal; nous imaginons comme des jetons pour nous reconnaître
dans les divisions et les conclusions.
5. Dans toute cette forêt d'images, je ne pense pas que la première
sorte vous paraisse appartenir à l'âme avant qu'elle soit
engagée dans les sens; il n'y a pas à disputer longtemps
là-dessus. On pourrait chercher, pour les deux autres qui restent,
s'il n'était pas évident. que l'âme se trouvait moins
sujette aux erreurs avant d'être sous le coup des sens : qui doutera
que ces deux sortes d'images soient beaucoup plus fécondes en erreurs
que celles qui naissent des objets sensibles? Le faux enveloppe de toutes
parts nos suppositions et nos fictions
il y a bien plus de vérité dans ce que nous voyons et
nous sentons. Et dans la troisième sorte d'images, quelle que soit
l'étendue corporelle que me représentent les raisonnements
certains, de là science, je démontrerai, par les mêmes
raisonnements, que cette image est fausse. C'est pourquoi je ne croirai
nullement
1. Personnages de Térence.
526
que l'âme était couchée dans une aussi grande humiliation
d'erreur, avant de sentir par le corps, avant d'être frappée,
par le moyen des sens, de l'impression de ce qui passe et de ce qui est
mortel.
6. D'où vient donc que nous nous représentons ce que
nous n'avons pas vu? Q'en croyez-vous, si ce n'est que cette faculté
de notre âme résulte d'une certaine force qui lui est donnée
et qu'elle porte nécessairement partout avec elle, de diminuer ou
d'augmenter les images? et cette force peut surtout se remarquer dans les
nombres. C'est ainsi que l'image d'un corbeau, placée sous les yeux
de notre esprit, telle que nous la connaissons, peut nous conduire, par
des changements, à l'image de quelque chose que nous n'aurons jamais
vu. Ces figures, par la longue habitude de les rouler en soi-même,
finissent par se mêler comme naturellement aux pensées. L'âme,
avec les sensations, qu'elle éprouve, peut donc, en les diminuant
ou en les augmentant, produire des images que les sens ne lui ont pas toutes
données, mais dont une partie cependant lui arrive de la diversité
de ses impressions. Nous qui sommes nés et qui avons passé
notre enfance au milieu des terres, nous nous sommes fait une idée
de la mer à la seule vue d'un peu d'eau dans une petite coupe; mais
nous ne pouvions nous représenter le goût des fraises et des
cornouilles avant d'en avoir mangé en Italie. Les aveugles-nés,
quand on les interroge sur la lumière et les couleurs, ne savent
quoi répondre; ils n'imagineront jamais rien de coloré, puisqu'ils
n'ont jamais senti rien de pareil.
7. Il ne faut pas s'étonner qu'une âme ne puisse se figurer
et se représenter même confusément les divers objets
de la nature au milieu desquels elle vit, sans les avoir perçus
par les sens. Nous aussi, avant que l'indignation, la joie et tant d'autres
mouvements de l'âme portent sur notre visage et dans tous nos membres
leurs visibles et nombreuses expressions, nous avons besoin que notre pensée
soit frappée de la cause qui peut les produire. Elles se forment
ensuite par des modes merveilleux que je vous invite à méditer,
lorsque les ressorts secrets et harmonieux de notre âme agissent
librement et sans dissimulation.
Je veux que vous compreniez ici qu'au milieu de tant de mouvements
intérieurs et séparés de toutes ces images sur lesquelles
vous m'interrogez, il est évident qu'un corps n'est pas échu
à l'âme par la pensée des formes sensibles; car je
ne crois pas qu'il lui soit possible de les sentir avant de s'être
servi de son corps et de .ses sens. C'est pourquoi, trés-cher et
très-aimable ami, au nom de notre affection mutuelle et de cette
fidélité que Dieu nous commande, je vous exhorte sérieusement
à ne contracter aucune amitié avec ces ombres de la région
des abîmes (1), et à rompre sans hésiter les liens
de ce genre que vous auriez. On ne peut résister aux sens, comme
notre loi sacrée nous le prescrit, quand on flatte les plaies et
les blessures qu'ils ont faites à notre âme.
LETTRE VIII. (Année 389.)
Nébride demande à Augustin comment les puissances célestes
peuvent nous envoyer pendant le sommeil des visions et des songes.
NÉBRIDE A AUGUSTIN.
J'ai trop de hâte d'arriver au fait pour m'arrêter à
une préface ou à un exorde. Quel est donc, mon cher Augustin,
le moyen employé par les puissances supérieures, et je veux
entendre ici les puissances célestes, pour nous envoyer des songes
pendant que nous dormons? Comment s'y prennent-elles? à quels artifices,
à quels secrets, à quelles machines ou quelles drogues ont-elles
recours? Notre esprit est-il ébranlé par leurs propres pensées,
de sorte que nous formions nous-mêmes ces songes? Ou bien se contentent-elles
de nous les montrer après les avoir formés soit dans leur
corps soit dans leur imagination? Ce que nous font voir ces puissances
supérieures, est-ce quelque chose qui soit précédemment
formé dans leur corps ou leur imagination? Si c'est dans leur corps,
nous avons donc aussi des yeux corporels pour voir au dedans de nous durant
notre sommeil? Si c'est dans leur imagination et que la nôtre en
soit saisie au moyen de ces songes, pourquoi, je vous prie, ne puis-je
pas, par mon imagination, forcer la vôtre à enfanter des songes
qui m'auront déjà traversé? Certes j'ai bien aussi
une imagination; elle peut retracer ce que je veux, et pourtant je ne vous
envoie aucun songe; mais je vois que c'est notre corps qui produit les
songes en nous; il les produit par son union avec notre âme; l'imagination
est chargée de les représenter par des moyens merveilleux.
Souvent dans le sommeil, quand nous avons soif, nous croyons boire, et
quand nous avons faim, nous croyons manger; il en est ainsi d'autres choses
qui, par une sorte de secret commerce, vont fantastiquement du corps à
l'âme. Ne soyez point étonné si l'élégance
et la subtilité t'ont manqué dans l'exposition de ces matières;
ayez égard à leur obscurité et à mon ignorance
il vous appartient de remplir, selon votre pouvoir, la tâche que
je vous soumets.
1. Les fantômes des Manichéens.
527
LETTRE IX. (Année 389.) .
Saint Augustin répond à Nébride sur les questions
précédentes. S'il est vrai, dit-il, que les mouvements de
l'âme laissent toujours dans le corps une empreinte, et que cette
empreinte, à son tour, puisse réagir sur l'âme; pourquoi
les démons qui la voient sans aucun doute, ne s'en serviraient-ils
pas pour nous inspirer des pensées et des songes?
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Quoique vous me connaissiez, pourtant vous ignorez peut-être
combien je voudrais jouir de votre présence : Dieu m'accordera quelque
jour cette grande joie. J'ai lu cette lettre d'un sens si vrai où
vous vous plaignez de votre solitude , d'une sorte d'abandon de vos amis,
de ces amis avec qui la vie a tant de douceur. Que puis-je vous dire ici
que vous ne l'ayez sans doute fait vous-même? Rentrez en votre âme,
et tenez-la élevée vers Dieu autant que vous le pourrez.
C'est là que vous nous trouverez bien plus sûrement, non par
le moyen des images corporelles auxquelles notre souvenir est maintenant
réduit; mais à l'aide de cette pensée qui vous fait
comprendre que le même heu ne nous réunit point.
2. En considérant vos lettres et les grandes questions auxquelles
j'ai sûrement répondu, il y en a une dont j'ai été
fortement épouvanté, c'est celle où vous me demandez
comment les visions et les songes peuvent être mis au fond de nous-mêmes
par les puissances supérieures ou les démons. C'est là
une grande chose, et vous comprenez qu'il ne suffirait pas d'une lettre
pour la traiter, mais qu'il faudrait un long entretien ou bien un livre.
Cependant, connaissant votre pénétrant esprit, j'essayerai
de jeter quelque lumière sur la question, afin que vous acheviez
le reste avec vous-même, ou au moins que vous ne perdiez pas l'espoir
d'arriver à de probables solutions.
3. Je crois que tout mouvement de l'âme fait quelque chose dans
le corps; et quand il est plus prononcé, il se révèle
malgré la faiblesse et la pesanteur de nos sens : la colère,
la tristesse et la joie ont de visibles expressions. De là cette
conjecture permise : lorsque nous avons des pensées dont rien ne
nous apparaît dans notre corps, ces pensées peuvent ne pas
échapper aux démons dont les sens sont très-pénétrants,
et en comparaison desquels les nôtres ne sont rien. Les empreintes
corporelles des mouvements de l'âme peuvent demeurer et devenir comme
une forme habituelle; secrètement agitées et remuées,
elles inspirent, avec une merveilleuse facilité, des . pensées
et des songes selon la volonté de celui qui les touche. Si les musiciens,
les danseurs de corde et tous les donneurs de spectacles de ce genre, parviennent
manifestement à des choses incroyables par le seul exercice de nos
organes terrestres et grossiers; il n'est pas absurde de penser que des
esprits unis à un corps aérien ou éthéré
et capables de pénétrer les autres corps, puissent exciter
en nous des impressions à leur guise, sans que nous nous en doutions,
mais tout en éprouvant néanmoins quelque chose. Nous ne sentons
pas comment l'abondance de la bile nous pousse à des redoublements
de colère; elle nous y pousse cependant, puisque, comme je l'ai
dit, c'est elle qui les produit.
4. Si vous ne voulez pas accepter cette comparaison que je fais en
passant, pensez-y autant que vous le pourrez. Un esprit qui trouve toujours
quelque obstacle pour agir, pour accomplir ses desseins ou ses voeux, s'irrite
toujours. Qu'est-ce, en effet, que la colère? sinon, comme je crois,
un violent désir de faire disparaître ce qui empêche
la liberté de nos actions. C'est pourquoi ce n'est pas seulement
contre les hommes que nous nous emportons le plus souvent, c'est contre
une plume pendant que nous écrivons, et nous la froissons, nous
la brisons; les joueurs font de même avec les dés, les peintres
avec le pinceau, et chacun traite ainsi l'instrument dont il pense avoir
a se plaindre. Les médecins prétendent que la bile croit
avec cette croissante colère, et qu'on en vient à s'emporter
pour peu de chose et à la fin sans motif : ce que l'âme a
produit dans le corps de son propre mouvement suffit pour des excitations
nouvelles.
5. On pourrait donner à ces observations plus d'étendue,
et les preuves ne manqueraient pas pour établir une plus complète
certitude. Mais joignez à cette lettre celle que je vous ai récemment
adressée sur les images et la mémoire, et mettez tout votre
soin à l'étudier; car il m'a semblé, par votre réponse,
que vous ne l'aviez pas parfaitement entendue. Rapprochez ce que vous lisez
maintenant de ce que je vous ai dit, dans cette autre lettre, d'une faculté
naturelle de l'âme qui diminue et augmente ce qu'elle veut (1), et
peut-être alors
1. Ci-dessus, lettre VIIe, n. 6.
528
comprendrez-vous que les pensées et les songes puissent nous
retracer ce que nous n'avons jamais vu.
LETTRE X. (Année 389.)
Nébride rêvait une vie loin du monde avec son ami Augustin;
la séparation lui pesait; vivre avec ce cher maître, c'était
son désir, son besoin; il lui semblait qu'Augustin négligeait
les moyens de réaliser ce doux rêve. Augustin, dans la lettre
suivante, répond aux plaintes affectueuses de son ami; et lui rappelle
combien la retraite est nécessaire à la paix chrétienne,
on va voir avec quel intérêt et quel charme.
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Jamais dans vos questions multipliées vous ne m'avez agité
(esprit comme dans ces dernières lettres où vous nous reprochez
de négliger la recherche des moyens de passer notre vie ensemble
: grand crime et plein de périls si vos accusations étaient
fondées ! Persuadé qu'il n'y a pour nous rien de plus raisonnable
que de vivre ici plutôt qu'à Carthage ou même à
la campagne, je ne sais pas véritablement, mon cher Nébride,
ce que je dois faire avec vous. Vous enverrai je une très-commode
voiture? Notre ami Lucinien croit que vous pourriez venir en litière
sans aucun mal. Mais je pense à votre mère qui ne tolérait
pas l'absence de son fils bien portant, et se résignerait encore
moins à son départ maintenant qu'il est malade. Irai je moi-même
vers vous? Mais il y a ici des amis qui ne pourraient pas venir avec moi
et qu'il ne m'est pas permis d'abandonner. Vous pouvez, quant à
vous, habiter doucement avec votre âme : ceux-ci ne le peuvent pas
encore et travaillent pour cela. Irai-je vers vous et reviendrai-je sans
cesse, de manière à partager ma vie entre eux et vous? Mais
cela n'est ni vivre ensemble, ni vivre conformément à nos
desseins. Le chemin est assez long, et ce serait une affaire que de le
recommencer souvent nous n'atteindrions point ainsi à ce calme de
la retraite tant souhaité. Ajoutez à ceci ma faiblesse que
vous connaissez, et qui m'empêche de faire ce que je veux et me condamne
à me borner à ce que je puis.
2. Songer ainsi pendant toute sa vie à répéter
des voyages qu'on ne saurait faire sans trouble et sans difficulté,
ce ne serait pas digne d'un homme occupé de ce dernier voyage qui
s'appelle la mort, et qui seul mérite de remplir notre pensée.
Quelques hommes, par une grâce de Dieu qui les a préposés
au gouvernement de ses églises, attendent fortement la mort et même
la désirent vivement, et poursuivent sans agitation leurs laborieuses
courses de pasteur; quant à ceux que le goût des honneurs
temporels a conduits à ces sortes de charges ou qui désirent
échanger la vie privée contre la vie des affaires, je doute
qu'au milieu de ces bruits, de ces réunions inquiètes et
de ces allées et venues, il leur soit accordé ce grand bien
de se familiariser avec la mort comme nous le cherchons nous-mêmes,
car c'est dans la retraite que chacun pouvait se déifier. Si cela
est faux, je suis, je ne dirai pas le plus insensé, mais le plus
faible des hommes, de ne pouvoir goûter et aimer le vrai bien, tant
que je ne me sens pas à l'abri du tumulte des choses humaines. Il
est besoin, croyez-moi, d'être entièrement séparé
du bruit de tout ce qui se passe pour arriver à ne rien craindre,
sans qu'il y ait dans l'homme ni dureté, ni audace, ni vain désir
de la gloire, ni superstitieuse crédulité. Voilà ce
qui fait la solide joie, qui n'a absolument rien de comparable avec tous
les plaisirs.
3. Si une telle vie ne saurait être le partage de l'humaine nature,
pourquoi éprouve-t-on quelquefois cette tranquille confiance? pourquoi
l'éprouve-t-on d'autant plus souvent qu'on adore plus ardemment
Dieu dans les profondeurs sacrées de l'âme? d'où vient
que cette paix nous accompagne dans l'accomplissement même d'un acte
humain, si on va de ce sanctuaire à l'action? pourquoi, parfois,
dans nos discours, nous ne redoutons pas la mort, et, dans le silence,
nous allons jusqu'à la désirer? Je vous le dis à vous,
car je n'adresserais pas cette question à tout autre; je vous le
dis à vous, dont j'ai bien connu les élans vers les choses
d'en. haut; est-ce que, après avoir si souvent éprouvé
combien il est doux de vivre avec un coeur mort à tout amour corporel,
vous ne reconnaîtrez pas que l'homme puisse s'affranchir assez du
sentiment de la crainte pour bien mériter le nom de sage? Et cette
ferme et calme impression sur laquelle la raison s'appuie, quand vous l'avez
sentie, oserez-vous soutenir que ce n'était pas aux moments où
vous vous enfonciez dans les solitudes de votre âme? Cela étant
ainsi, vous voyez qu'il,reste une seule chose, c'est que vous avisiez vous-même
aux moyens de réaliser notre désir de vivre ensemble. Vous
savez mieux que moi ce qui est à faire avec votre mère, que
(529) certainement votre frère Victor n'abandonnera pas. Je n'ai
voulu vous écrire rien de plus pour ne pas vous détourner
de cette pensée.
LETTRE XI. (389.)
Pourquoi le Fils de Dieu s'est-il seul fait homme, tandis que les trois
personnes divines sont inséparables? Après avoir rappelé
que ces trois personnes sont inséparables en Dieu, comme l'être,
la forme et le désir de la conservation sont inséparables
dans toute nature (1), saint Augustin répond à Nébride
que l'Incarnation devant présenter aux hommes une règle vivante,
il convenait que la personne incarnée fût la seconde, puisque
son caractère propre est d'être la règle même,
et l'intelligence qui éclaire : et de même qu'en demandant
quelle est la nature d'une chose, on demande implicitement, et si elle
est et quelle en est la valeur; ainsi, en connaissant le Fils, on est conduit
à connaître le Père, principe unique de tout être,
et à connaître l'Esprit-Saint, dont l'ineffable onction nous
porte à mépriser ce qui est mortel pour nous attacher à
ce qui est éternel (2).
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Vivement agité par les questions et les affectueux reproches
que vous m'avez depuis longtemps adressés sur nos projets de réunion,
j'étais décidé à ne vous écrire et à
ne solliciter vos réponses que pour cela, et à suspendre
ce qui appartient à nos études jusqu'à ce que nous
eussions-pris un parti, lorsqu'une bonne et courte parole de votre dernière
lettre m'a rendu le repos : — nous n'avons pas, dites-vous, à nous
creuser la tête sur ce point quand je pourrai aller .vers vous ou
quand vous pourrez venir vers moi, nous le ferons l'un et l'autre bien
certainement. — Ainsi tranquillisé, je me suis mis à parcourir
toutes vos lettres pour savoir quelles réponses je vous devais;
j'y ai trouvé tant de questions que, fussent-elles d'une solution
aisée, il n'est personne dont elles n'écraseraient, par leur
accumulation, l'esprit et le loisir. Mais elles sont difficiles, et une
seule suffirait pour m'accabler. Le but de cet exorde est d'obtenir de
vous que vous restiez un peu de temps sans m'adresser des questions nouvelles;
attendez que j'aie payé toutes mes dettes et que vous puissiez me
donner votre avis sur mes réponses. J'ose vous dire cela, quoique
je sache bien tout ce que me coûte le moindre retard dans la communication
de vos divines pensées.
2. Ecoutez donc ce qui est mon sentiment sur l'incarnation mystérieuse
accomplie pour
1. N.3. — 2- N.4.
notre salut, ainsi que notre religion nous recommande de le croire
et de le connaître. Je n'ai point choisi cette question comme pouvant
m'offrir une plus facile réponse; mais les questions relatives au
monde ne me semblent pas appartenir assez à l'heureuse vie à
laquelle tendent nos efforts; et si leur recherche n'est pas sans quelque
plaisir, on doit craindre cependant qu'elle ne prenne un temps destiné
à de meilleures études.
Vous êtes ému et inquiet que ce soit le Fils qui ait revêtu
la nature humaine et non point le Père ni le Saint-Esprit. Car comme
l'enseigne la foi catholique et comme le comprennent un petit nombre d'âmes
saintes et bienheureuses, cette Trinité est tellement inséparable
, que tout ce qu'elle fait est fait en même temps par le Père,
le Fils et le Saint-Esprit , de manière que le Père ne fait
rien que ne fassent et le Fils et le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit ne
fait rien que ne fassent et le Père et le Fils , et le Fils ne fait
rien que ne fassent et le Père et le Saint-Esprit. Il semble qu'il
faille en conclure que toute la Trinité ait pris la nature humaine;
car si le Fils s'est uni à notre nature et non point le Père
et le Saint-Esprit, les trois personnes divines peuvent donc faire quelque
chose séparément. Et pourquoi alors, dans nos mystères
et nos saintes cérémonies, l'Incarnation est-elle attribuée
au Fils? Voilà bien toute votre objection, et elle porte sur une
si grande chose que les explications suffisantes et les preuves assez fortes
manqueront toujours. J'ose toutefois , comme c'est à vous que j'écris,
vous communiquer. ce qui me vient à l'esprit, moins pour vous le
développer que pour vous l'indiquer : votre génie, votre
amitié qui me comprend si bien, devineront le reste.
3. Il n'existe aucune nature, mon cher Nébride, aucune substance
qui n'ait en soi et ne fasse paraître ces trois choses : d'abord
être, puis être ceci ou cela, troisièmement rester ce
qu'elle est autant qu'elle le peut. La première de ces choses nous
montre la cause même de la nature, de laquelle tout est sorti; la
seconde, l'espèce et la forme des êtres; la troisième,
leur manière de demeurer ce qu'ils sont. S'il peut se faire que
ce qui est ne soit pas ceci ou cela, et ne demeure pas dans sa nature,
ou bien soit ceci ou cela sans être et sans demeurer dans sa nature
autant qu'il le (530) peut, eu bien qu'il reste dans sa nature selon la
mesure de ses forces, sans avoir l'être et sans être ceci ou
cela : il est possible aussi qu'une personne de la Trinité fasse
quelque chose séparément. Mais si vous reconnaissez que nécessairement
ce qui est a une forme et demeure dans sa nature autant qu'il le peut,.
il s'ensuivra que ces trois personnes ne font rien séparément.
Je m'aperçois que je n'ai touché encore qu'à ce qui
fiait la difficulté même de votre question; mais j'ai voulu
vous montrer brièvement, si toutefois j’y suis parvenu, tout ce
qu'il y a de profond et, de vrai dans le dogme catholique de l'inséparabilité
de la Trinité divine.
4. Voici maintenant comment on peut mettre son esprit en paix. Le caractère
particulier attribué au Fils est d'être comme une règle,
comme un art (s'il est permis d'employer ce mot en de telles matières),
et une intelligence qui forme l'esprit et la pensée à une
science. Et comme l'union à la nature humaine s'est faite pour nous
offrir dans la lumineuse majesté du discours, une forme de vie et
des préceptes en exemple, ce n'est pas sans raison que tout cela
est attribué au Fils. En effet, dans une multitude de choses, que
je confie à votre pensée et à votre sagesse, il y
a toujours un point qui est plus en relief et qui, pour ce motif , attire
particulièrement l'attention ainsi pour les trois sortes de questions
dont nous venons de parler, quand on cherche si une chose est, on cherche
en même temps ce qu'elle est , car elle ne peut être sans être
quelque chose, et en même temps si elle est digne d'approbation ou
de blâme, car tout ce qui existe mérite un jugement, quel
qu'il soit. De même quand on demande ce qu'est une chose , il est
également nécessaire et qu'elle soit, et qu'elle soit appréciée.
De même encore quand on cherche quelle elle est, elle est indubitablement
quelque chose, puisque tous ces caractères sont inséparables.
Cependant tous ne donnent pas leur nom à la question, mais l'intention
de celui qui l'adresse.
Concluons. Une règle est donc nécessaire aux hommes,
et il faut que cette règle les pénètre et les forme.
Mais ce qui est accordé aux hommes par cette règle divine,
nous ne pouvons pas dire ou qu'il n'est pas, ou qu'il n'est pas désirable;
mais auparavant nous cherchons à le connaître pour, de là,
conjecturer quelque chose et nous y attacher. Il fallait donc montrer d'abord
au monde un certain modèle, une règle de discipline : c'est
ce qui a été fait par l'incarnation proprement attribuée
au Fils, d'où se sont répandues, comme une conséquence,
et la connaissance du Père, principe unique de toute chose; et dans
cette connaissance , la douceur intérieure et ineffable que nous
trouvons à demeurer en Dieu, comme à mépriser ce qui
est mortel, don précieux, faveur sacrée attribués
particulièrement au Saint-Esprit. Aussi, quoique tout s'accomplisse
en commun et dans une souveraine inséparabilité, il fallait
nous le montrer d'une façon distincte à cause de notre faible
nature tombée de l'unité dans la multiplicité. On
n'élève personne au point où l'on se trouve soi-même
sans descendre un peu vers celui qu'on veut élever.
Voilà une lettre qui certes ne mettra pas un terme à
tous vos soucis sur cette grande question, mais qui offrira au premier
travail de vos pensées comme une base certaine. Votre pénétration,
qui m'est si connue, poursuivra ce que j'ai commencé, et votre piété,
dans laquelle surtout il importe de se soutenir, l'obtiendra.
LETTRE XII. (389.)
Saint Augustin, après un préambule familier, revient
à la question précédemment traitée, mais la
suite et la fin de cette lettre ne nous sont point parvenues.
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
D'après ce que vous m'écrivez, vous m'avez envoyé
plus de lettres que je n'en ai reçues; mais je ne puis me dispenser
de vous croire, ni vous d'ajouter foi à ma parole. Quoique je ne
puisse en répondant aller aussi vite que vous, je mets autant de
soin à conserver vos lettres que vous à les multiplier. Je
suis d'accord avec vous que je ne vous ai adressé que deux grandes
lettres et non pas trois. En repassant ce que j'ai reçu de vous,
je vois que j'ai à peu près répondu à cinq
de vos questions; il en est une, je l'avoue, à laquelle je n'ai
touché qu'en passant; j'ai pu laisser faire votre clairvoyant esprit;
je doute pourtant que votre avidité ait été satisfaite;
il faut la réfréner un peu et vous résigner parfois
à de courtes réponses; mais qu'il soit bien (531) entendu
que si, dans mon épargne de paroles, je fais défaut à
votre intelligence, vous ne m'épargnerez pas; par ce droit de l'amitié
qui ne . serait pas pour moi le plus grand de tous, si quelque chose de
plus doux pouvait se rencontrer, vous me redemanderiez alors sans relâche
le paiement de tout ce qui vous est dû. Vous compterez cette lettre
parmi nies petites, mais elle diminuera le monceau de réponses que
je vous dois, et qui s'accroît de vos moindres lettres. Vous demandez
pourquoi on enseigne que c'est le Fils de Dieu et non point le Père
qui s'est fait homme, puisqu'ils sont inséparables ; vous démêlerez
aisément cette difficulté si vous voulez bien vous souvenir
de nos entretiens sur ce qu'est le Fils de Dieu, entretiens où je
vous ai montré la vérité autant que je l'ai pu, car
c'est un mystère ineffable. J'y reviendrai ici en peu de mots, et
je vous dirai que le Fils est cette règle même, cette forme
ale Dieu par laquelle a été fait tout ce qui a été
fait ; chaque chose accomplie par l'Homme-Dieu l'a été pour
nous instruire et nous former (1) ...
1. Il manque ici 67 lignes dans le manuscrit du Vatican, d'où
cette lettre a été tirée. (Voir la lettre précédente,
n. 4.)
LETTRE XIII. (A la fin de l'année 389.)
Sur la question de savoir si l'âme n'aurait pas avec elle quelque
chose comme un corps et dont elle ne serait jamais séparée.
La curiosité de Nébride s'était portée jusque
sur ce point, et saint Augustin, dans ses conversations avec son ami, s'y
était arrêté. Il consent à en dire ici quelques
mots, tout en déclarant que de telles questions ne doivent pas nous
occuper.
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Je n'aime pas à vous écrire des choses ordinaires,
et je ne puis vous en écrire de nouvelles; vous n'avez aucun goût
pour les unes et je n'ai pas assez de temps pour les autres. Depuis que
je vous ai quitté, je n'ai eu nulle facilité, nul loisir
pour considérer et méditer ce qui fait l'objet accoutumé
de nos recherches. Les nuits d'hiver sont bien longues; ce n'est pas que
je les passe tout entières à dormir; mais les pensées
qui s'offrent à moi, à mes heures de loisir, ne profitent
qu'à mon loisir même. Que ferai-je donc? resterai-je muet
avec vous? garderai-je le silence? ce n'est pas ce que nous voulons, ni
vous ni moi. Voyons donc ce qu'a pu tirer de moi le dernier moment pendant
lequel j'ai écrit cette lettre.
2. Il est nécessaire que vous vous rappeliez la question si
souvent traitée dans nos discours et sur laquelle nous demeurions
en suspens, cette question qui nous remuait et nous tenait hors d'haleine,
au sujet de ce je ne sais quoi de corporel qui appartiendrait inséparablement
à l'âme et que quelques-uns appellent son véhicule.
Il est clair que si ce corps, je ne sais lequel, se meut en quelque lieu,
il n'est pas intelligible ; or, ce qui n'est pas intelligible ne saurait
se comprendre. Mais si ce qui échappe à l'esprit n'échappe
pas du moins aux sens, il y a toujours une manière de le connaître.
Quant aux choses qu'on ne peut ni comprendre, ni sentir, il est à-
la fois téméraire et frivole de vouloir les examiner. La
question que nous débattions est de ce nombre, si tant est que ce
que nous supposions soit quelque chose. Donnons trêve à notre
esprit pour ce qui en vaut si peu la peine, et, appuyés sur Dieu
même, élevons-nous vers la suprême sérénité
de sa nature souverainement vivante.
3. « Quoique les corps, me direz-vous peut-être, ne puissent
pas être perçus par l'intelligence, nous comprenons cependant
beaucoup de choses qui appartiennent au corps : ainsi nous comprenons qu'il
existe des corps. Qui le nierait? qui dirait que cela est plus vraisemblable
que certain? Quoique la connaissance générale des corps fasse
partie des vraisemblances, ils ont pourtant dans la nature une existence
qu'on appelle certaine. Un corps sensible peut donc être un corps
intelligible, car il ne peut pas être connu autrement. Je ne sais
pas ce que c'est que ce corps dont il s'agit ici, qui aiderait, comme on
le croit, l'âme à passer d'un lieu à un autre; quoique
nos sens soient impuissants à le connaître, pourquoi ne se
révélerait-il pas à des sens plus actifs et plus pénétrants
que les nôtres? »
4. Si vous parlez ainsi, n'oubliez pas que ce que nous appelons comprendre
se fait en nous de deux manières : la première a lieu intérieurement
par l'âme et la raison, comme quand nous comprenons que l'intelligence
elle-même existe; la seconde manière a lieu par un avertissement
des sens, comme quand nous comprenons qu'il existe des corps. Dans ces
deux manières de connaître, c'est Dieu même que (532)
nous écoutons; la première nous fait chercher ce que Dieu
a mis en nous; la seconde nous transmet par les sens ce que Dieu nous répond.
Ceci admis, personne ne peut savoir si le corps dont il s'agit existe,
avant que les sens lui en aient révélé quelque chose.
Il peut se faire qu'il se rencontre des êtres vivants avec des sens
assez subtils pour de telles perceptions, mais, l'insuffisance des nôtres
étant évidente, je crois avoir raison en vous répétant
ce que j’avais commencé à vous dire plus haut, c’est que
la solution d'une question semblable n'est pas de notre ressort. Veuillez
y penser encore, et ne manquez pas de me communiquer le fruit de vos méditations.
LETTRE XIV. (A la fin de l'année 359.)
Réponse à d'autres questions de Nébride. Pourquoi
le soleil ne fait-il pas la même chose que les autres astres? —
Si la vérité suprême renferme la raison de chaque homme.
— Belles pensées de saint Augustin sur le Christ et sur la création.
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. J'aime mieux répondre à vos dernières lettres.
Ce n'est pas que je dédaigne vos questions précédentes
ou qu'elles me plaisent moins; mais je me prépare à y répondre
par quelque chose de plus grand que vous ne pensez. Vous me demandez une
lettre plus longue que les plus longues que je vous aie adressées;
je n'ai pas autant de loisir que vous croyez et que j'en ai toujours souhaité,
comme vous savez, et que j'en souhaite encore. Ne demandez pas pourquoi
il en est ainsi : il me serait plus aisé de vous dire tout ce qui
m'empêche que de vous dire pourquoi je suis empêché.
2. « Tandis que vous et moi nous faisons beaucoup de choses qui
se ressemblent, pourquoi le soleil ne fait-il pas ce que font les autres
astres?» voilà ce que vous m'écrivez. Mais si nous
agissons de même, il en est souvent ainsi du soleil à l'égard
des autres astres; je marche et vous marchez, le soleil et les astres se
meuvent. Je veille et vous veillez, le soleil et les astres luisent; je
discute et vous discutez; le soleil tourne et les astres aussi : je ne
veux pas pour cela mettre sur la même ligne les opérations
de l'âme et rien de ce qui frappe les yeux. En comparant l'esprit
à l'esprit, et s'il y a dans les corps célestes quelque principe
d'intelligence, vous trouverez que, sous ce rapport, les astres sont bien
autrement semblables entre eux que ne le sont les hommes. Au reste, si
vous voulez porter votre attention accoutumée sur les mouvements
des corps, vous verrez qu'il n'y a pas deux hommes dont les mouvements
se ressemblent. Quand nous nous promenons ensemble, pensez-vous que nous
marchions tous les deux de même? votre sagesse ne le croit point.
Celui de nous qui chemine le plus près du nord, dépassera
l'autre avec une marche égale ou bien il devra s'avancer plus lentement
: on peut ne pas sentir la différence. Mais, si je ne me trompe,
vous regardez à ce que nous comprenons et non pas à ce que
nous sentons. Supposez que nous allions du septentrion au midi, côte,
à côte autant que possible, posant le pied sur un marbre uni
ou sur de l'ivoire: il y aura toujours une différence dans votre
mouvement et dans le mien, comme dans le battement de notre pouls, dans
notre personne, dans notre visage. Mettez à notre place les enfants
de Glaucus , et vous ne serez pas plus avancé ils ont beau être
jumeaux et parfaitement semblables, il faut qu'ils se meuvent séparément
comme leur naissance fut distincte.
3. « Mais, me direz-vous, ceci n'est aperçu que par la
raison, et la différence entre le soleil et les autres astres est
d'une claire évidente pour les sens. » Si c'est la grandeur
du soleil que vous voulez que je considère, vous savez bien ce qu'on
dit de la distance qui le sépare des autres astres, et combien il
est incertain que le soleil soit plus grand. Quand même je vous accorderais,
comme je le crois, que l'apparence est ici conforme à la réalité
(1), Naevius (2) ne s'élève-t-il pas d'un pied au-dessus
des six pieds qui sont la plus haute taille des hommes? Vous avez beaucoup
cherché quelqu'un d'aussi grand, et, n'en ayant point trouvé,
vous m'avez demandé une lettre de la taille de Nœvius. Si quelque
chose de pareil se rencontre sur la terre, nous n'aurons pas tant à
nous étonner de ce qui se trouve dans le ciel.
S'il vous semble extraordinaire que le soleil soit le seul astre qui
éclaire le jour, quel homme, dites-moi, s'est jamais montré
au monde avec autant de grandeur que cet homme à qui Dieu s'est
uni bien autrement qu'il ne l'avait fait à
1. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que l'astronomie était
peu avancée au temps de saint Augustin.
2. Quel est ce Nœvius? nous l'ignorons.
533
d'autres saints et à d'autres sages? Si vous le comparez aux
plus sublimes d'entre les hommes, vous trouverez entre eux et lui plus
de différence encore qu'entre le soleil et les autres astres. Réfléchissez
avec votre rare esprit à cette comparaison que j'indique en passant,
et peut-être y trouverez-vous réponse à une question
que vous m'aviez posée sur l'humanité du Christ.
4. Vous désirez aussi savoir si cette vérité suprême,
cette suprême sagesse, cette forme première des choses, par
laquelle tout a été fait, que notre religion déclare
être le Fils unique de Dieu, renferme la raison générale
de l'homme et la raison même de chacun de nous. Grande question !
Il me parait que, pour faire l'homme, il y a en lui la raison de l'homme
seulement, non la mienne ni la vôtre; mais que, pour former le cercle
des temps, les diverses raisons dés hommes vivent dans cette Intelligence
toujours pure. Ceci est fort obscur, et j'ignore par quelle comparaison
on pourrait l'éclaircir, à moins qu'on ne recourût
aux sciences dont l'idée est au fond de notre esprit. Dans la géométrie
l'angle a sa raison, le carré a la sienne. Toutes les fois que je
veux marquer un angle, c'est seulement l'idée de l'angle qui se
présente à moi; mais je ne pourrai jamais tracer un carré
sans avoir en même temps l'idée de quatre angles : ainsi chaque
homme est fait d'après la raison unique par laquelle il est un homme;
mais, pour qu'il y ait un peuple, quoique la raison soit une, ce n'est
plus la raison de l'homme qu'il faut, c'est la raison des hommes. Nébride
fait partie de l'universalité, et l'universalité se compose
de parties; le Dieu qui est le créateur de ce tout a dû avoir
la raison des parties. C'est pourquoi ce qui est en lui la raison de plusieurs
hommes n'appartient pas à l'homme même, quoique, par des moyens
merveilleux, tout soit de nouveau ramené à l'unité.
Mais vous y repenserez à votre aise; contentez-vous de cette lettre
qui déjà dépasse la taille de Naevius.
LETTRE XV. (Année 390.)
Saint Augustin manque de tablettes ou de parchemins pour écrire.
Il annonce à Romanien son livre sur la Vraie Religion, et l'exhorte
à élever son âme au-dessus des biens temporels.
AUGUSTIN A ROMANIEN.
1. Cette lettre en vous prouvant que je manque de papier, ne doit pas
vous donner à penser que'1è, sois plus riche en parchemin.
J'ai écrit à votre oncle sur les tablettes d'ivoire que j'avais,
et, quant à vous, vous pardonnerez facilement à cette petite
peau; ce que je devais dire à votre oncle ne pouvait pas se différer,
et il eût été fort mal de ne pas vous écrire
aussi mais s'il reste chez vous des tablettes qui m'appartiennent, envoyez-les
moi pour des besoins de ce genre. J'ai composé quelque chose sur
la religion catholique (1), autant que le Seigneur a daigné me le
permettre; je veux vous l'envoyer avant d'aller vers vous, si toutefois
le papier ne me manque point. Vous vous contenterez d'une écriture
quelconque, sortie de l'officine de ceux qui sont avec moi. Des ouvrages
dont vous me parlez, je ne me rappelle que les livres de l'orateur; mais
je n'ai pu vous répondre rien de plus, que de vous engager à
prendre vous-même ce qui vous conviendrait : c'est toujours mon sentiment;
absent je ne trouve pas à faire davantage.
2. J'ai été charmé que, dans votre dernière
lettre, vous ayez bien voulu me faire part de votre joie domestique; mais
m'ordonnez-vous d'ignorer ce qu'il en est de la face d'une « mer
tranquille et des flots en repos(1) ? » Et je sais que vous ne me
l'ordonnez pas et que vous ne l'ignorez pas. Si quelque loisir vous est
donné pour penser plus sérieusement que vous ne l'avez fait
jusqu'à ce jour, profitez d'une faveur aussi divine. Quand ces choses
nous arrivent, ce n'est pas nous-mêmes qu'il faut féliciter,
mais ceux-là par qui elles nous viennent; l'administration juste
et charitable des biens temporels, accompagnée de calme et de paix,
peut nous valoir la récompense des biens éternels, si nous
possédons ces richesses sans qu'elles nous possèdent, si
leur accroissement n'embarrasse pas notre vie, si lorsque
1. Le livre de la Vraie Religion. Voyez l'Histoire de saint Augustin,
chap. VIII, ci-dessus, p. 49-51.
1 Virgile, Enéide, V.
534
nous croyons les maîtriser, elles ne nous enveloppent pas. Car
il a été dit par la bouche même de la Vérité
: « Si vous n'avez pas été fidèle dans ce qui
n'est point à vous, qui vous donnera ce qui vous appartient (1)
? » Dégageons-nous donc du souci des choses changeantes pour
chercher des biens solides et certains : prenons notre vol plus haut que
nos terrestres richesses. C'est surtout pour échapper à l'abondance
de son miel que l'abeille a des ailes; il tue celle qui s'y enfonce.
1. Luc, XVI, 12.
LETTRE XVI. (390).
Le païen Maxime de Madaure (2) soutient que les polythéistes
adorent un seul Dieu sous différents noms; il s'indigne qu'on préfère
des hommes morts aux dieux des Gentils, et se moque de certains noms puniques;
il reproche durement aux chrétiens leur vénération
pour les tombeaux des martyrs et désapprouve ce qu'il y avait de
caché dans la célébration de leurs mystères.
Cette lettre d'un païen du quatrième siècle est très-curieuse.
MAXIME DE MADAURE A AUGUSTIN.
l. Comme j'aimerais à recevoir fréquemment de vos lettres
et que j'ai récemment senti tout le sel de vos paroles sans que
l'amitié pourtant en fût blessée, je persiste à
vouloir vous rendre la pareille, de peur que vous ne preniez mon silence
pour un dépit. Mais si mon langage vous semblait trahir trop visiblement
ma vieillesse , je vous demanderais de me prêter une oreille indulgente.
Quand la Grèce nous conte que le mont Olympe est la demeure
des dieux, on n'est pas obligé dé l'en croire. Mais nous
voyons et nous croyons que la place publique de notre ville est habitée
par des divinités bienfaisantes. Qui serait assez insensé,
assez dépourvu d'esprit pour nier l'existence d'un Dieu unique,
d'un Dieu sans commencement et sans lignée,père puissant
et magnifique de tous? Nous adorons sous des noms différents ses
perfections répandues dans le monde qui est son ouvrage, car son
nom véritable nous est inconnu, à tous tant que nous sommes;
car Dieu est un nom commun à toutes les religions; et tandis que
la diversité de nos prières s'adresse en quelque sorte à
chacun de ses membres en particulier, il semble que notre adoration le
comprend tout entier.
2. Mais je ne vous cacherai pas qu’il est de grandes erreurs que je
ne saurais supporter. Comment
2. L'emplacement de Madaure est aussi exactement connu que celui de
Thagaste. Les ruines de Mdaourouche, à 28 kilomètres au sud
de Souk-Arras, nous représentent la position de la ville où
saint Augustin commença à étudier les belles-lettres.
Madaure avait le titre de colonie; ses vestiges sont assez considérables.
Au-dessus de la porte d'un château de construction byzantine, on
lit une inscription grecque et latine qui nous apprend que ce château
date de Justinien et de Théodora, et qu'il a été bâti
par les ordres de Patrice Salomon, successeur de Bélisaire.
tolérer qu'on préfère un Mygdon à Jupiter
qui lance le tonnerre, une Sanaë à Junon, à Minerve,
à Vénus, à Vesta, et l'Archimartyr Namphamon (1) (ô
crime !) à tous les dieux immortels Parmi ces nouveaux et étranges
personnages, Lucitas n'est pas en petit bonheur. Que d'autres dont on ne
pourrait pas dire le nombre, et qui, portant des noms en horreur aux dieux
et aux hommes, chargés de crimes et voulant en ajouter encore sur
leurs têtes, ont trouvé une mort digne de leur vie avec les
apparences d'une mort glorieuse! Des fous, si tant est qu'on daigne le
rappeler, visitent leurs tombeaux, en délaissant les temples, en
négligeant les mânes de leurs ancêtres : ainsi s'accomplit
le vers prophétique du poète indigné :
Rome, invoquant Dieu dans ses temples, a juré par des ombres
(2).
Et quant à moi, il me semble retrouver cette bataille d'Actium
où les monstres d'Égypte osaient lancer contre les dieux
des Romains des traits peu redoutables.
3. Mais je vous demande, b vous, homme si sage, de mettre de côté
cette vigoureuse éloquence qui vous place au-dessus de tous, ces.
raisonnements dont vous vous armez à la manière de Chrysippe
et cette dialectique dont les nerveux efforts ne laissent à personne
rien de certain, pour me dire quel est ce Dieu que vous autres, chrétiens,
vous déclarez être le vôtre, et que vous dites voir
présent dans des lieux cachés : C'est en plein jour que nous
autres nous adorons nos dieux ; lorsque nous leur adressons nos prières,
les oreilles de tous-les mortels peuvent les entendre; nous nous les rendons
propices par de doux sacrifices, et nous voulons que cela soit vu et approuvé
de tous.
4. Faible vieillard, je ne dois pas pousser plus loin cette lutte,
et je me range volontiers à cette pensée du rhéteur
de Mantoue :
Chacun suit son plaisir (3).
D'après cela, je ne doute point, homme rare qui vous êtes
séparé de ma religion, que cette lettre, si elle vient à
être dérobée, ne périsse dans les flammes ou
de toute autre manière. Si cela arrive, le papier seul sera perdu
et non point notre parole, car j'en garderai toujours l'original dans l'âme
de tout homme vraiment religieux. Que les dieux vous conservent, ces dieux
par lesquels, nous tous qui sommes sur la terre, nous honorons et nous
adorons de mille manières différentes, mais dans un même
accord, le père commun des dieux et de tous les mortels.
1. Il faut lire ici dans le texte Namphamonem au lieu de Namphanionem.
Saint Namphamon, le premier martyr de l'Afrique, fut mis à mort
à Madaure.
2. Lucain.
3. Virgile, Eglogue III.
LETTRE XVII. (390).
Saint Augustin, dans sa réponse à Maxime de Madame, mêle
à de fines railleries d'utiles leçons.
AUGUSTIN A MAXIME DE MADAURE.
1. Faisons-nous quelque chose de sérieux ou bien voulons-nous
nous amuser ? Votre lettre, soit par la faiblesse même de la cause
qu'elle soutient, soit par lés habitudes,d'un esprit enclin au badinage,
me fait douter si vous avez voulu rire ou chercher sincèrement la
vérité. Vous avez commencé par comparer le mot Olympe
à votre place publique, je ne sais pourquoi, à moins que
ce ne soit pour me rappeler que Jupiter établit jadis son camp sur
cette montagne, quand il était en guerre avec son père, comme
l'enseigne cette histoire que les vôtres même appellent une
histoire sacrée; et pour me rappeler aussi qu'il y a sur votre place
publique deux statues, l'une de Mars, tout nu, l'autre de Mars armé,
dont le génie, ennemi des citoyens, est conjuré par une statue
d'homme qui avance trois doigts vers les deux funestes images. Croirai-je
jamais que vous m'ayez fait ressouvenir de cette place et de pareilles
divinités autrement que pour vous moquer ? Quant à ce que
vous dites de ces divinités qui seraient comme les membres d'un
seul grand dieu. Je vous avertis, puisque vous le permettez, qu'il faut
se garder de ces plaisanteries sacrilèges. Ce Dieu unique sur lequel
les savants et les ignorants s'accordent, comme l'ont dit les anciens,
aura-t-il pour membres des divinités dont l'image d'un homme mort
arrête la férocité, ou, si vous aimez mieux, la puissance
? Je pourrais dire ici bien des choses; vous voyez vous-même combien
cet endroit de votre lettre prête au blâme; mais je me retiens,
de peur d'avoir l'air de donner plus à la rhétorique qu'à
la vérité.
2. Et ces gracieuses railleries adressées à notre religion,
à l'occasion de certains noms puniques portés par des hommes
qui maintenant sont morts, dois-je les relever ou les passer sous silence
? Si ces choses paraissent à votre gravité aussi légères
qu'elles le sont, je n'ai pas assez de loisir pour en rire avec vous. Si,
au .contraire, elles vous semblent sérieuses, je m'étonne
que, occupé comme vous l'êtes de la bizarrerie des noms, vous
n'ayez pas songé que vous avez des Eucaddires parmi vos prêtres,
et des Abbadires parmi vos divinités. Vous y songiez certainement
quand vous m'avez écrit, et vous avez voulu me le remettre en mémoire
avec l'aimable enjouement de votre esprit, afin de donner quelque relâche
à 1a. pensée en l'égayant aux dépens de tout
ce qu'il y a de risible dans votre superstition. Vous avez pur vous oublier
vous-même jusqu'à attaquer les noms uniques, vous, homme d'Afrique
écrivant à des Africains, et lorsque l'un et l'autre nous
sommes en Afrique. Si on recherche le sens de ces noms, on trouvera que
Namphamon signifie un homme qui vient d'un bon pied, c'est-à-dire
dont la venue apporte quelque chose d'heureux : c'est ainsi que nous avons
coutume de dire en latin qu'un homme est entré d'un pied favorable
lorsque son entrée a été suivie de quelque bonheur.
Si vous condamnez le punique, il faut nier ce qui est dit par de très-savants
hommes, que les livres puniques renferment beaucoup de bonnes choses dont
on se souvient; il faut regretter d'être né ici au berceau
de cette langue. S'il n'est pas raisonnable que le son du mot nous déplaise
et si vous reconnaissez que j'en ai bien marqué le sens, fâchez-vous
contre votre Virgile qui invite en ces termes votre Hercule au sacrifice
offert par Evandre :
Sois-nous propice, viens avec nous et vers tes autels d'un pied favorable
(1).
Il souhaite qu'Hercule vienne d'un pied favorable, comme Namphamon,
au sujet duquel vous croyez devoir nous insulter. Pourtant, si vous aimez
à rire, vous avez chez vous ample matière de facétie:
le dieu Sterculius, la déesse Cloacine,laVénus chauve, la
déesse de la peur, la déesse de la pâleur, la déesse
de la fièvre et une foule d'autres de cette sorte que les anciens
Romains ont honorés par des temples et des sacrifices; si vous ne
les tenez pas tous en estime, vous manquez aux dieux de Rome; vous passerez
pour n'être pas initié aux mystères des Romains, et
cependant vous méprisez et vous dédaignez les noms puniques,
comme si vous étiez dévoué aux autels des divinités
romaines.
3. Mais peut-être au fond trouvez-vous tous ces dieux plus ridicules
que nous ne les trouvons nous-mêmes, et y prenez-vous je ne sais
quel plaisir pour passer cette vie; car vous
1. Virgile, Enéide, VII.
536
n’avez pas craint de recourir à Virgile et de vous appuyer sur
le vers où il dit :
Chacun suit son plaisir (1).
Si l'autorité de Virgile vous plaît, comme vous nous le
dites, ceci vous plaira certainement encore
Saturne , le premier, vint de l'Olympe éthéré
,
fuyant les armes de Jupiter,
et proscrit de ses royaumes
qu'on lui avait enlevés (2).
Je pourrais vous citer d'autres passages où le poète
veut faire entendre que vos dieux n'ont été que des hommes.
Il avait lu une grande histoire revêtue d'une ancienne autorité,
une histoire connue aussi de Cicéron qui, dans ses dialogues, dit
plus de choses que nous n'aurions osé lui en demander, et
s'efforce d'amener la vérité à la connaissance dès
hommes, autant que le lui permettaient les temps.
4. Vous donnez à votre religion la préférence
sur la nôtre, parce que vous honorez publiquement vos dieux et que
nous avons, nous, des assemblées secrètes; mais pourquoi,
je vous prie, oubliez-vous ce Liber (3) que vous ne laissez voir qu'à
un petit nombre d'initiés? En nous remettant en mémoire la
célébration en plein jour de vos cérémonies,
vous avez voulu évidemment que nos yeux retrouvassent le spectacle
des décurions et des chefs de la cité s'en allant comme des
furieux à travers vos places publiques et hurlant comme des bacchantes:
dans une semblable fête, si un Dieu habite en vous, voyez quel est
ce Dieu qui vous fait perdre la raison. Si ces frénésies
sont simulées, qu'est-ce que c'est que ces cérémonies
publiques qui autorisent de tels mensonges? Et si vous êtes devins,
pourquoi n'annoncez-vous pas les choses futures? et si vous êtes
sains d'esprit, pourquoi volez-vous les gens qui se trouvent sur votre
chemin?
5. Tandis que votre lettre m'a fait souvenir de ces choses et d'autres
que je passe maintenant sous silence, pourquoi ne nous moquerions-nous
pas de vos dieux, dont on verra bien que vous vous êtes habilement
moqué vous-même, pour peu qu'on connaisse votre esprit et
qu'on ait lu de vos lettres? C'est pourquoi,
1. Virgile, Eglogue III.
2. Virgile, Enéide, VIII.
3. Bacchus était adoré à Madaure, sous le nom
de Liber ou Lenaeus Pater, par un certain nombre d'adeptes. Nous trouvons
ce nom dans une inscription rapportée de Mdaourouche, consacrée
à la mémoire de Titus Clodius Lovella, édile, duumvir,
questeur, flamine perpétuel, prêtre de Liber Pater. M. Léon
Rénier a reproduit cette description dans le travail que nous avons
déjà cité.
si vous voulez que nous traitions ces questions comme il convient à
votre âge et à votre sagesse, et comme le peuvent désirer
nos amis les plus chers, cherchez quelque chose qui soit digne de discussion
: parlez en faveur de vos dieux un langage quine vous donne pas l'air d'un
prévaricateur de leur cause, et qui ne soit pas un avertissement
de ce qu'on peut dire contre eux au lieu de servir à leur défense.
Cependant, pour que vous ne l'ignoriez pas et que vous ne retombiez point
imprudemment dans des reproches sacrilèges, sachez que les chrétiens
catholiques, dont une église est établie dans votre ville,
n'adorent point les morts ni rien de ce qui a été fait et
créé par Dieu, mais qu'ils adorent ce Dieu unique, auteur
et créateur de toutes choses. Nous traiterons ceci plus amplement,
avec l'aide de ce même vrai et unique Dieu, lorsque je saurai que
vous voulez le faire gravement.
LETTRE XVIII. (390)
Trois genres de natures.
AUGUSTIN A CÉLESTIN (1).
1. Que ne puis-je vous répéter toujours une chose, c'est
qu'il faut renoncer à ce qui est vain pour ne nous charger que des
soins utiles ! car je ne sais si on peut espérer en ce monde quelque
sécurité. J'ai écrit et n'ai reçu aucune réponse.
Je vous ai envoyé ceux de mes livres contre les manichéens
qui étaient tout prêts et revus, et vous ne m'avez rien fait
connaître ni de votre opinion, ni de notre dessein. Maintenant je
dois vous les redemander et vous devez me les rendre. Ne différez
donc pas de me les renvoyer avec votre réponse, par laquelle je
désire savoir ce que vous avez fait de ces livres, ou de quelles
armes vous avez encore besoin pour combattre l'erreur des manichéens.
2. Voici, pour vous que je connais, quelque chose de grand dans sa
brièveté. Il y a une nature changeante à travers les
lieux et les temps, c'est le corps. Il y a une nature changeante, non pas
à travers les lieux, mais seulement à travers les temps,
c'est l'âme. Et il est une nature que: ni les lieux ni les temps
ne peuvent changer, . c'est Dieu. Ce qui est changeant de
1. Quel est ce Célestin? est-ce le même qui fut pape trente-deux
ans plue tard et qui est connu dans l'histoire sous le nom de saint Célestin?
Nous l'ignorons.
538
quelque manière s'appelle créature; ce qui est immuable
s'appelle Créateur. Or, comme nous ne disons qu'une chose existe
qu'en tant qu'elle demeure et qu'elle est une, et que toute forme de beauté
procède de l'unité; dans cette division des natures vous
voyez véritablement ce qui existe d'une manière souveraine,
ce qui n'a qu'une basse existence et ne laisse pourtant . pas d'exister;
enfin ce qui tient comme le milieu plus grand que le plus bas, plus petit
que le plus grand. L'Etre souverain, c'est la béatitude même;
le plus bas est celui qui ne peut être ni heureux ni malheureux;
le moyen devient misérable si sa vie incline vers ce qui est bas,
il devient heureux s'il se tourne vers l'Etre souverain. Celui qui croit
au Christ n'aime point ce qui est bas, ne se glorifie pas dans les choses
moyennes et devient capable de s'attacher à l’Etre souverain. —
Là se trouve compris tout entier ce qu'on nous ordonne de faire,
ce qu'on nous enseigne, ce qui enflamme notre coeur.
LETTRE XIX. (390.)
Saint Augustin avait eu avec un personnage nommé Gains, et qui
n'était pas encore chrétien, des entretiens sur la religion;
il lui trouvait de la pénétration, un goût sincère
pour la vérité : il lui avait inspiré de bons desseins.
Saint Augustin lui envoie ses ouvrages pour achever de le convaincre et
finit par exprimer l'espoir de le voir enfant de l'Eglise. On y trouvera
des lignes admirables sur l'expression de la vérité dans
les oeuvres de l'homme.
AUGUSTIN A GAIUS.
Je ne sais vous dire de quelle douceur votre souvenir me pénètre
depuis que je vous ai quitté; le charme de ce souvenir me revient
souvent. Je me rappelle cette modestie dans la discussion qui ne se laissait
point altérer par l'admirable ardeur de la recherche. Il ne serait
pas facile de trouver quelqu'un qui posât plus vivement les questions
et qui écoutât plus tranquillement. C'est pourquoi je voudrais
beaucoup discuter avec vous; et du reste parler avec vous le plus possible,
ce ne serait jamais beaucoup parler. Mais tomme c'est difficile, qu'est-il
besoin d'en chercher les motifs? C'est tout à fait mat baisé
; peut-être un jour cela ne le sera plus ; que Dieu le veuille ainsi
! Maintenant nous n'en sommes pas là.
J'ai chargé le frère, par lequel je vous ai envoyé
ma lettre, de remettre tous mes ouvrages (537) à votre très-habile
charité. Rien de ce qui vient de moi ne sera mal venu de vous, car
je sais toute la bienveillance que votre coeur me garde. Cependant, si
vous m'approuvez après m'avoir lu et si ce que j'ai dit de vrai
-vous parait tel, ne croyez pas que ces choses bonnes et vraies soient
de mon propre fond ; elles m'ont été données. Tournez-vous
vous-même vers Celui à qui vous devez de comprendre et d'approuver
ce qui est vrai. Ce n'est pas dans le livre ni dans celui qui l'a écrit
qu'un lecteur voit la vérité; il la voit bien plutôt
en lui-même si son esprit a reçu quelque impression éclatante
.de cette lumière bien éloignée des grossiers nuages
du corps. Dans le cas où vous trouveriez dans mes livres des choses
fausses et qu'il faudrait désapprouver, vous devriez y reconnaître
l'épaisse nuit de l‘intelligence humaine, et ce seraient là
véritablement les choses qui viendraient de moi.
Je vous exhorterais à chercher encore, si je ne voyais pas en
quelque sorte la bouche de votre coeur toute ouverte; je vous exhorterais
aussi à vous attacher avec fermeté à ce que vous aurez
reconnu être vrai, si vous ne portiez pas en vous tant de force d'esprit
et de raison. Pendant le peu de temps que j'ai passé avec vous,
cette force intérieure m'est apparue comme si, écartant le
voile corporel, j'étais allé au fond de vous-même.
La providence miséricordieuse de Notre-Seigneur ne permettra pas
qu'un homme aussi bon et aussi richement doué que vous, demeure
étranger au troupeau catholique du Christ.
LETTRE XX. (390.)
Antonin était un fervent catholique dont toute la famille n'était
pas restée fidèle à l'unité; il parait que
sa femme s'était laissée aller aux erreurs du donatisme.
Saint Augustin, dans cette lettre, souhaite que toute la famille d'Antonin
se réunisse dans la même foi; au sujet des louanges qu'Antonin
lui avait données, saint Augustin exprime de belles idées
sur l'estime affectueuse qu'on témoigne à ceux qu'on croit
gens de bien.
AUGUSTIN A ANTONIN.
1. Deux d'entre nous vous devaient des réponses; et voilà
que l'un de nous va vous payer avec usure, car c'est lui-même que
vous allez voir; ce que vous entendrez de sa bouche sera comme entendu
de la Mienne, et je ne vous aurais point écrit si cet ami ne me
l'avait
538
ordonné : lui partant, cette lettre était inutile. Je
m'entretiens avec vous plus abondamment peut-être que si j'étais
en votre présence, quand vous lisez ma lettre et quand vous entendez
Celui dans le coeur de qui vous savez bien que j'habite. J'ai reçu
et médité avec grande joie celle de votre Sainteté;
j'y ai trouvé un esprit chrétien sans le fard de nos temps
mauvais et un coeur qui m'est attaché.
2. Je rends grâces à Dieu et à Notre-Seigneur de
votre espérance, de votre foi et de votre charité qui vous
portent à avoir si bonne opinion de moi que vous me croyez un fidèle
serviteur de Dieu; je me réjouis que vous aimiez dans la pureté
de votre coeur la piété que vous me supposez : je vous dois
plus de félicitations que de remercîments ; car il vous est
profitable d'aimer le bien, ce bien qu'on aime lorsqu'on aime quelqu'un
que l'on croit bon, à tort ou à raison. Il faut seulement
prendre garde de juger, non pas d'un homme, mais de ce qui constitue le
bien même de l'homme, autrement que la vérité ne le
demande. Pour vous, frère très-cher, qui rie vous trompez
pas en croyant que c'est un grand bien de servir Dieu de bon,coeur et chastement,
quand vous aimez un homme par la seule raison qu'il vous semble avoir part
à ce bien, le fruit de cette affection vous reste, lors même
que celui qui en est l'objet ne serait pas ce que vous pensez. Voilà
pourquoi c'est vous qu'il faut féliciter de ce goût pour le
vrai bien; et quant à celui que vous aimez, il n'a droit aux hommages
que s'il est tel que vous l'aimez. Il appartient à Dieu seul de
voir comme je suis et en quoi j'ai avancé ; il ne peut se tromper
ni sur ce qui fait le bien de l'homme ni sur l'homme même. Pour obtenir
l'heureuse récompense promise, c'est assez que vous m'aimiez de
tout votre coeur, uniquement parce que vous me croyez tel que doit être
un serviteur de Dieu. Je vous rends d'abondantes actions de grâces
de ce que vos louanges, comme si j'étais tel, sont une admirable
exhortation pour que je le devienne; je vous en rendrai plus encore si
vous n'oubliez pas de prier pour moi comme vous me recommandez de prier
pour vous. La prière pour un frère est plus agréable
à Dieu quand il s'y mêle un sacrifice de charité.
3. Je salue beaucoup votre petit enfant, et je souhaite qu'il grandisse
dans les commandements salutaires du Seigneur. Je désire aussi et
je demande pour votre maison une seule foi et une vraie piété,
qui ne peuvent être que la foi et la piété catholiques.
Et si vous croyez nécessaire le concours de mes soins pour une telle
œuvre, ne craignez pas de vous servir de moi : notre Maître commun
et la charité elle-même vous en donnent le droit. Ce que je
recommanderai beaucoup à votre sagesse, c'est d'inspirer ou d'entretenir
au coeur de votre femme la vraie crainte de Dieu par la lecture des livres
divins et par de graves entretiens. Il n'est personne qui, inquiet sur
son âme, résolu à chercher sans entêtement la
volonté de Dieu, ne reconnaisse avec un bon guide la différence
qu'il y a entre tout schisme, quel qu'il puisse être, et l'Eglise
catholique.
LETTRE XXI. (Année 391.)
Voici une admirable lettre bien digne de rester toujours présente
à la pensée de ceux qui se destinent au sacerdoce; saint
Augustin, ordonné prêtre malgré ses résistances,
supplie le vieil évêque d'Hippone de lui accorder un certain
temps pour se préparer au saint ministère et ne parle qu'avec
effroi de la charge imposée à sa faiblesse.
LE PRÊTRE AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE
SEIGNEUR, A SON PÈRE BIEN-AIMÉ ET TRÈS-CHER EN DIEU,
L'ÉVÊQUE VALÈRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Avant tout, je demande à votre pieuse sagesse de penser que
dans cette vie et surtout en ce temps, rien n'est plus facile, plus agréable
et plus recherché que les fonctions d'évêque, de prêtre
ou de diacre, si on veut les remplir avec négligence ou en vil complaisant
; mais devant Dieu rien n'est plus malheureux, plus triste, plus condamnable;
et aussi, il n'y a rien dans cette vie et surtout en ce temps, de plus
difficile, de plus pénible, de plus dangereux que ces fonctions
d'évêque, de prêtre ou de diacre, et rien de plus heureux
devant Dieu, si on fait son service comme notre chef l'ordonne. Je n'ai
point appris dès mon enfance ni dès ma jeunesse quelle est
cette meilleure manière de servir; et au temps même où
je commençais à l'apprendre, on m'a fait violence (sans doute
pour mes péchés, car je n'en vois pas d'autre cause), pour
me donner la seconde place du gouvernail, à moi qui ne savais pas
même tenir un aviron.
2. Je pense que le Seigneur a voulu par là (539) me punir d'avoir
osé reprendre beaucoup de nautonniers, me croyant plus docte et
meilleur qu'eux, avant que j'eusse connu par expérience la difficulté
de l'oeuvre. C'est après avoir été mis en avant que
j'ai commencé à sentir la témérité de
mes censures, quoique le saint ministère m'ait toujours paru plein
de dangers. Voilà pourquoi, au temps de mon ordination, quelques-uns
de mes frères me virent, dans la ville, verser des larmes; ne sachant
pas la cause de ma douleur, ils me consolaient, comme ils pouvaient et
dans de bonnes intentions, par des discours qui n'allaient pas à
mon mal. Mais l'expérience a dépassé toute idée
que je m'étais faite de ce gouvernement des âmes; ce n'est
pas que j'aie vu des flots ou des tempêtes que je ne connusse pas,
dont je n'eusse pas entendu parler et que les livres ou la réflexion
ne m'eussent retracés; mais je m'étais mal rendu compte de
ce que je pouvais avoir de force et d'habileté pour éviter
ou soutenir ces orages, et je me croyais capable de marcher et de lutter;
le Seigneur s'est ri de moi et m'a montré dans l'action le peu que
je vaux.
3. Si Dieu l'a fait plutôt par miséricorde que pour ma
condamnation, ce que j'espère avec confiance aujourd'hui que je
connais ma faiblesse, je dois rechercher tous les remèdes qui sont
dans ses Ecritures, je dois prier et lire afin que mon âme devienne
propre à d'aussi périlleuses affaires : le temps m'a manqué
pour cela jusqu'à ce jour. J'ai été ordonné
alors même que je songeais à me donner du loisir pour étudier
les divines Ecritures; je prenais mes dispositions pour me ménager
du repos à cette intention. Et ce qui est vrai, c'est que je ne
savais pas encore ce qui me manquait pour des fonctions comme celles qui
me tourmentent et m'écrasent aujourd'hui. Si après avoir
appris ce qu'il faut à un homme chargé de dispenser au peuple
les sacrements et la parole de Dieu, il ne m'est pas permis d'acquérir
ce que je reconnais ne pas avoir encore, vous voulez donc que je périsse,
ô mon père Valère ! où est votre charité?
m'aimez-vous ? aimez-vous l'Eglise dont vous m'avez confié l'administration?
Je suis sûr que vous m'aimez et que vous l'aimez. Mais vous me croyez
capable; et moi, je me connais mieux, et je ne me connaîtrais pas
aussi bien si l'expérience n'avait pas été pour moi
une grande lumière.
4. Mais votre Sainteté dira peut-être : « Je voudrais
savoir ce qui manque à votre instruction. » Ce qui me manque
est si considérable que j'aurais bien plutôt fait de vous
énumérer le peu que j'ai que tout ce que je désire
avoir. J'oserais dire que je sais et que je crois tout ce qui appartient
à notre salut. Mais sais-je comment il faut l'exposer pour le salut
des autres, cherchant non pas ce qui m'est utile, mais ce qui doit l'être
à plusieurs afin qu'ils soient sauvés? Il y a peut-être
ou plutôt il y a sans doute, dans les livres saints, des conseils
qui peuvent aider l'homme de Dieu à bien remplir les saintes fonctions
ecclésiastiques, à vivre en bonne conscience avec les méchants,
ou bien à mourir de manière à ne pas perdre cette
précieuse vie après laquelle seule soupirent les coeurs chrétiens,
humbles et doux. Comment en venir là sinon, ainsi que le dit le
Seigneur, en demandant, en cherchant, en frappant à la porte. c'est-à-dire
en priant, en lisant, en gémissant ? C'est pour cela que j'ai fait
demander par des frères à votre sincère et vénérable
charité, le peu de temps qui nous sépare encore de Pâque,
et c'est encore le but des prières que je vous adresse en ce moment.
5. Que répondrai-je au Seigneur mon juge? Lui dirai-je que sous
le poids des affaires ecclésiastiques, il ne m'a pas été
possible de chercher ce qui me manquait? Mais si le Seigneur me répond:
« Mauvais serviteur, si un domaine de l'Eglise dont on recueille
les fruits avec tant de soin avait à souffrir quelque atteinte,
est-ce que, par le consentement de tous ou les ordres de quelques-uns,
vous ne laisseriez pas là le champ que j'ai arrosé de mon
sang pour aller demander justice aux juges de la terre? et si on jugeait
contre vous, ne passeriez-vous pas les mers? Nul ne vous reprocherait un
an d'absence et même plus pour empêcher qu'un autre ne possédât
ce domaine nécessaire non point à l'âme, mais au corps
des pauvres : et leur faim pourtant serait bien plus facilement apaisée
et d'une manière plus agréable pour moi par les fruits de
mes arbres vivants si on les cultivait avec soin. Pourquoi donc vouloir
vous justifier de ne pas avoir appris à cultiver mon champ en «
prenant pour prétexte le manque de loisir?»
Dites-moi, je vous prie, ce que j'aurai à répondre. Voulez-vous
que je dise à Dieu: « Le vieillard Valère, me croyant
versé dans toutes ces choses, m'a d'autant moins (540) permis de
m'en instruire qu'il m'aimait davantage? »
6. Réfléchissez à tout cela, vénérable
Valère, je vous en supplie au nom de la bonté et de la sévérité
du Christ, au nom de sa miséricorde et de sa justice, au nom de
Celui qui vous a inspiré une si grande charité à mon
égard que je n'ose vous accuser en rien, pas même quand il
s'agit de sauver mon âme. Vous prenez à témoin Dieu
et le Christ de la pureté de vos pensées, de votre charité,
de la sincère affection que vous avez pour moi, comme si moi-même
je ne pouvais pas au besoin assurer par serment que ces sentiments-là
sont vraiment dans votre coeur. C'est cette même charité,
c'est cette affection que j'implore pour que vous ayez pitié de
moi et que vous m'accordiez le temps que je vous ai demandé; aidez-moi
de vos prières afin que mon désir d'obtenir ce qui me manque
ne soit pas inutile, et que les jours de ma retraite ne soient pas sans
fruits pour l'Eglise du Christ, pour mes frères et pour tous ceux
qui servent Dieu avec moi. Je sais que le Seigneur ne dédaignera
pas une charité comme la vôtre, intercédant pour moi
en pareille occasion; il la recevra comme un sacrifice de suavité,
et peut-être alors m'instruira-t-il des plus salutaires conseils
de ses Ecritures en moins de temps que je n'en ai demandé.
LETTRE XXII. (Année 390.)
Cette lettre où l'âme, le caractère et l'humilité
de saint Augustin se peignent si bien, est également curieuse pour
l'histoire des chrétiens d'Afrique à cette époque;
notre saint déplore des usages grossiers et coupables, sous apparence
de religion, dans les cimetières et sur les tombeaux des martyrs,
et supplie l'évêque de Carthage de remédier à
ces détestables abus. Il se plaint de trouver jusque dans le clergé
l'esprit contentieux et le goût des louanges humaines, et parle de
l'amour des louanges avec l'élévation du sentiment chrétien
et la profondeur du moraliste.
AUGUSTIN, PRÊTRE, A AURÈLE, ÉVÊQUE DE CARTHAGE.
1. Après avoir longtemps et inutilement cherché à
bien répondre à la lettre de votre sainteté (car mon
affection pour vous, grandement excitée par cette lettre, s'est
trouvée au-dessus de toutes choses), je me suis recommandé
à Dieu pour que, selon la mesure de mes forces, je pusse vous écrire
ce qui conviendrait le mieux, à notre zèle pour les intérêts
de Dieu et de l'Eglise, à votre dignité et à mon obéissance.
Et d'abord cette confiance que vous avez dans mes oraisons, non-seulement
je ne la repousse pas, mais encore je l'aime; si ce n'est pas dans mes
prières, ce sera certainement dans les vôtres que le Seigneur
m'exaucera. Je vous remercie, plus que mes paroles ne sauraient vous le
dire, d'avoir bien voulu que notre frère Alype demeurât au
milieu de nous pour servir d'exemple à ceux de nos frères
qui désirent échapper aux soins inquiets de ce monde : puisse
le Seigneur vous rendre le prix de ce service en bienfaits pour votre âme!
Notre naissante communauté tout entière vous est reconnaissante
et vous aime de vouloir bien veiller sur nous malgré les distances
qui nous séparent, comme étant très-présent
ici par la pensée. Aussi nous prions tant que nous pouvons pour
que le Seigneur daigne soutenir avec vous le troupeau confié à
votre garde, pour qu'il ne vous abandonne en quelque lieu que ce soit,
mais qu'il demeure votre aide dans le besoin, accordant miséricorde
à son Eglise par votre sacerdoce, ainsi que le lui demandent les
larmes et les gémissements des hommes religieux.
2. Sachez, seigneur bienheureux et si vénérable par l'abondance
de la charité, que nous ne désespérons pas, mais que
nous espérons beaucoup de voir le Seigneur notre Dieu, par l'autorité
de la charge que vous remplissez, autorité non pas extérieure
mais spirituelle, délivrer l'Eglise d'Afrique, grâce à
de sérieux conseils,,des souillures et des maladies dont elle souffre
dans beaucoup de ses membres et qui n'en font gémir qu'un petit
nombre. Parmi les trois genres de vices que l'Apôtre apprend brièvement
et au même endroit, à détester et à fuir, et
d'où s'élève comme une triste moisson de vices innombrables,
celui qui se trouve cité en second lieu est le plus sévèrement
poursuivi dans l'Eglise ; les deux autres, c'est-à-dire le premier
et le dernier, paraissent tolérables aux yeux des hommes, et peu
s'en faut qu'on ne les regarde plus comme des vices. Le Vase d'Election
a dit : « Ne marchons pas dans les débauches ni les ivrogneries,
dans les impudicités ni les dissolutions, ni dans les querelles
ni dans les jalousies; mais revêtez-vous de (541) Notre-Seigneur
Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre sensualité
en satisfaisant à ses désirs (1). »
3. De ces trois vices les impudicités et les dissolutions sont
réputées un si grand crime, que personne de coupable de ce
péché n'est jugé digne non-seulement du ministère
ecclésiastique, mais même de la communion des sacrements.
Et c'est tout à fait avec raison. Mais pourquoi cette sévérité
contre un seul vice ? Les débauches et les ivrogneries deviennent
ainsi comme permises , au point d'avoir lieu en l'honneur même des
bienheureux martyrs, non-seulement aux fêtes solennelles (ce qui
est déjà déplorable pour quiconque ne regarde pas
ces choses avec les yeux de la chair), mais encore chaque jour. Cette souillure,
si elle n'était que honteuse et non pas sacrilège, pourrait
n'être considérée que comme une épreuve pour
notre patience ; quoique, à l'endroit où l'Apôtre cite
l'ivrognerie parmi les vices nombreux qu'il énumère, il termine
en disant de ne pas même manger avec des gens qui seraient coupables
de ces dérèglements (2). Supportons, si l'on veut, ces choses
dans le désordre de la vie de famille, dans les festins qui se font
à l'intérieur de la maison, et recevons le corps du Christ
en compagnie de ceux avec qui on nous défend de manger le pain;
mais au moins qu'une si grande infamie soit écartée des sépulcres
où reposent les corps des saints, des lieux où l'on dispense
les sacrements, des maisons de la prière. Qui oserait interdire
dans les demeures particulières ce qu'on appelle honorer les martyrs,
quand on le fait dans les lieux saints?
4. Si l'Afrique tentait la première à mettre partout
un terme à ces honteux usages, elle serait digne qu'on l'imitât.
Et lorsque, dans la plus grande partie de l'Italie et dans presque toutes
les autres Eglises d'outre-mer, ces dérèglements , ou n'ont
jamais existé, ou ont disparu, soit qu'ils fussent nouveaux, soit
qu'ils fussent anciens, par les soins attentifs de saints évêques
vraiment préoccupés des intérêts de la vie future,
douterons-nous, après de tels exemples, qu'il nous soit possible
d'effacer cette grande souillure de nos moeurs? Nous avons pour évêque
un homme de ces contrées (3), et nous en rendons grâce à
Dieu;
1. Rom. XIII,13, 14.
2. I Cor. V, 11.
3. Les Gaules ou l'Italie.
du reste fût-il Africain, sa douceur, sa sagesse, sa sollicitude
pastorale suffiraient pour qu'il cherchât dans les Ecritures le moyen
de guérir la blessure qu'a faite cette coutume licencieuse et d'une
mauvaise liberté. La pestilence de ce mal est telle qu'il ne me
paraît pas qu'on puisse le guérir autrement que par l'autorité
d'un concile. Mais s'il faut que le remède parte d'une Eglise; autant
il y aurait d'audace à vouloir supprimer ce que maintient l'Eglise
de Carthage, autant il y aurait d'impudence à conserver ce qu'elle
aurait réformé. Et quel évêque serait plus propre
à frapper un aussi détestable abus que celui qui déjà
l'exécrait, n'étant encore que diacre?
5. Ce qu'il fallait alors déplorer, il le faut aujourd'hui faire
disparaître; on ne doit pas s'y prendre brutalement, mais, comme
il est écrit, dans « un esprit de douceur et de mansuétude
(1). » Les marques de fraternelle charité qui abondent dans
votre lettre, me donnent confiance, et j'ose parler avec vous comme avec
moi-même. Ces choses-là, je pense, ne se suppriment ni rudement,
ni durement, ni impérieusement ; mais par des instructions plus
que par des prescriptions, par des avis plus que par des menaces. C'est
ainsi qu'on doit agir avec la multitude : il faut réserver la sévérité
pour des fautes commises par un petit nombre. Lorsque les menaces sont
nécessaires, employons-les avec douceur; que ce soit en montrant
dans l'Ecriture les châtiments de la vie future, afin qu'on ne craigne
pas en nous notre puissance, mais qu'on craigne Dieu dans notre discours.
Nous commencerons à toucher par là les personnes spirituelles
ou voisines de l'état spirituel, et leurs exhortations douces mais
pressantes entraîneront le reste de la multitude.
6. Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier, ces ivrogneries
et ces somptueux et honteux festins dans les cimetières, non-seulement
honorent les martyrs, mais encore soulagent les morts, il me paraît
qu'il serait plus facile d'en détourner les Chrétiens, si
on leur en faisait voir la défense dans l'Ecriture; si, de plus,
les offrandes, vraiment utiles et salutaires, que l'on dépose sur
les tombeaux pour le soulagement des morts n'étaient point somptueuses
et qu'elles fussent données sans orgueil et de bonne grâce
à tous ceux qui les demandent. Pourquoi les vendre ? si
1. Gal. VI, 1.
542
quelqu'un, dans une pensée religieuse, veut offrir de l'argent,
il y a des pauvres pour le recevoir. C'est ainsi que le peuple n'aura pas
l'air d'abandonner les morts qui lui sont chers, ce qui ne serait pas une
petite douleur de coeur, et l'Eglise ne verra plus rien qui ne soit pieux
et honnête.
En voilà assez pour les festins et les ivrogneries.
7. Est-ce bien à moi qu'il appartient de parler de contestations
et de fourberies, quand ces vices se rencontrent bien plus considérables
dans nos rangs que parmi le peuple? L'orgueil et le désir des louanges
humaines enfantent ces maladies et, enfantent aussi l'hypocrisie. — On
n'y résiste qu'en imprimant dans son âme la crainte et l'amour
de Dieu par la méditation assidue des livres divins; pourvu cependant
que celui qui les combat soit lui-même un exemple de patience et
d'humilité et prenne pour lui moins qu'on ne lui donne; il ne doit
pas repousser toutes les marques d'honneur ni les recevoir toutes; ce qu'il
aura accepté de louanges ne sera pas pour lui-même, car il
sera tout en Dieu et méprisera toutes les choses humaines, mais
ce sera pour ceux sur lesquels il est chargé de veiller et qu'il
ne pourrait utilement conduire s'il s'avilissait dans un trop profond abaissement.
Il a été dit : « Que personne ne vous méprise
à cause de votre jeunesse (1), » et il a été
dit aussi : « Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur
du Christ (2). »
8. C'est une grande chose de ne pas se réjouir des hommages
et des louanges des hommes, mais de retrancher toute pompe vaine, et de
rapporter à l'utilité et au salut de ceux qui nous honorent
ce qu'on croit devoir conserver d'éclat autour de soi. Ce n'est
pas en vain qu'il a été dit : « Dieu brisera les os
de ceux qui veulent plaire aux hommes (3). » Qu'y a-t-il de plus
languissant, de plus dénué de cette fermeté et de
cette force, représentées par les os, qu'un homme qui chancelle
sous le coup de mauvais propos dont il sait lui-même la fausseté?
Une douleur de ce genre ne serait pas capable de déchirer les entrailles
de l'âme, si l'amour de la louange ne nous avait pas brisé
les os. Je connais d'avance la vigueur de votre esprit; ce que je vous
dis, je me le dis à moi-même; daignez considérer combien
ces choses sont graves , combien
1. I Tim. IV, 12. — 2. Gal. I, 10. — 3. Psaume LII, 7.
elles sont difficiles. Les forces de cet ennemi ne sont connues que
de Celui qui lui a déclaré la guerre : on se console aisément
de manquer de louanges quand on nous en refuse, mais il est difficile de
ne pas se délecter à celles qu'on nous donne. Telle doit
être cependant notre union accoutumée avec Dieu, que, si on
nous loue sans raison, il faut reprendre ceux qui nous louent, de peur
de leur laisser croire qu'il se trouve en nous ce qui n'y est pas, que
ce qui vient de Dieu est notre fonds propre, ou de peur qu'on ne loue en
nous des choses qui s'y rencontreraient en réalité, même
abondamment, mais qui ne seraient pas dignes de louanges, comme par exemple
tous ces biens que nous possédons en commun avec les bêtes
ou avec les hommes sans religion. Si on nous loue à bon droit pour
Dieu, félicitons-en ceux qui plaît le vrai bien, et ne nous
glorifions pas nous-mêmes de plaire aux hommes, mais seulement si
nous sommes devant Dieu tels qu'on nous croit; ce n'est pas à nous
que doit être attribué le bien, mais à Dieu: toutes
les choses véritablement dignes de louanges sont des dons partis
de sa plain. Voilà ce que je me redis chaque jour ou plutôt
ce que me dit celui dont les enseignements sont salutaires , soit que nous
les trouvions dans les divins livres, soit qu'ils nous soient inspirés
intérieurement. Et cependant, malgré la vivacité de
ma lutte contre l'ennemi, j'en reçois souvent des blessures quand
je ne puis fermer mon coeur au plaisir d'une louange qui m'est adressée.
9. J'ai écrit ces choses afin que, si elles ne sont pas nécessaires
à votre Sainteté, soit parce que la méditation vous
en aura fourni de meilleures et en plus grand nombre, soit parce que votre
Sainteté n'a pas besoin de ce remède, vous connaissiez mes
maux et vous sachiez ce qu'il faut demander à Dieu pour ma faiblesse:
accordez-moi, je vous en conjure, cette grâce au nom de la bonté
de Celui qui nous a ordonné de porter les fardeaux les uns des autres.
Que d'autres choses de ma vie et de ma conduite je déplorerais dans
un entretien avec vous et que je ne voudrais pas vous dire par lettres
! je vous les confierais si, entre mon coeur et le vôtre, il n'y
avait que ma bouche et vos oreilles. Mais si notre vénérable
et très cher Saturnin, dont j'ai pu voir le zèle et l'affection
pour vous, daignait venir vers moi quand il jugera le moment favorable,
je pourrais converser affectueusement avec sa (543) Sainteté, à
peu de chose près comme si c'était avec vous-même.
Les paroles me manquent pour vous supplier de m'obtenir cela du saint vieillard.
Les gens d'Hippone ne supporteraient pas que je misse entre eux et moi
une longue distance; ils ne veulent pas se fier assez à moi pour
me permettre de voir le champ que votre prévoyante libéralité
a donné à nos frères, comme je l'ai appris, avant
la réception de votre lettre, par notre saint frère et collègue
Parthénius; il m'a apporté aussi beaucoup d'autres nouvelles
que je désirais savoir. Le Seigneur permettra que ce qui nous reste
à désirer s'accomplisse.
LETTRE XXIII. (Année 392.)
Saint Augustin s'adresse à Maximin, évêque donatiste,
qu'on accusait d'avoir rebaptisé un diacre catholique; il lui demande
des explications à cet égard et l'invite à des conférences
de vive voix ou par lettres. Son langage respire le désir de la
paix, l’ardent amour de l'unité et de la vérité, et
parfois s'élève jusqu'à l'éloquence.
AUGUSTIN, PRÊTRE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, A SON TRÈS-CHER
SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE FRÈRE MAXIMIN, SALUT EN NOTRE
SEIGNEUR.
1. Avant d'en venir à l'objet de ma lettre, je vous rendrai
brièvement compte de son titre, afin que ni vous ni personne n'en
soyez troublés. J'ai dit d'abord à mon seigneur parce qu'il
est écrit : « Vous êtes appelés, mes frères,
à un état de liberté : ayez soin seulement que cette
liberté ne vous serve pas d'occasion pour vivre selon la chair;
mais assujettissez-vous les uns aux autres par une charité spirituelle
(1). » Comme c'est un charitable désir de vous rendre service
qui m'inspire cette lettre, ce n'est pas hors de propos que je vous appelle
seigneur pour notre unique et vrai Seigneur qui nous a donné ces
préceptes. J'ai écrit : au très-cher, et Dieu sait
que non-seulement je vous aime, mais que je vous aime comme moi-même,
car j'ai la conscience de vous souhaiter tous les biens que je me souhaite.
Lorsque j'ai ajouté le mot : honorable, je ne l'ai pas fait par
respect pour votre caractère d'évêque; vous n'êtes
pas un évêque pour moi; ne prenez pas ceci pour un outrage,
c'est ma pensée sur mes lèvres, c'est le oui ou le non recommandé
(2). Vous n'ignorez point, et
1. Gal. V, 13. — 2. Matth. V, 37.
tous ceux qui nous connaissent n'ignorent point que vous n'êtes
pas plus mon évêque que je ne suis votre prêtre. Je
vous ai de bon coeur appelé honorable, parce que vous êtes
homme, parce que l'homme est créé à l'image de Dieu
et à sa ressemblance, et qu'il occupe dans l'univers un rang d'honneur,
si toutefois il le garde en comprenant ce qu'il faut comprendre. Car il
est écrit: « L'homme, tandis qu'il était en honneur,
ne l'a point compris; il a été comparé aux bêtes
qui n'ont aucune raison, et il leur est devenu semblable (1). » Pourquoi
donc ne vous appellerais-je pas honorable en tant que vous êtes homme,
surtout quand je n'ose désespérer de votre salut et de votre
conversion, pendant que vous êtes encore dans cette vie ? Quant à
ce nom de frère que je vous donne, vous savez bien que Dieu nous
ordonne d'appeler nos frères ceux-là même qui refusent
de l'être. Et ceci va droit à l'objet de cette lettre que
j'adresse à votre Fraternité ; je vous ai rendu compte des
mots par où elle commence, écoutez tranquillement ce qui
va suivre.
2. Comme je m'exprimais un jour aussi sévèrement que
possible sur la triste et déplorable coutume des gens de ce pays
qui se disent chrétiens, de rebaptiser des chrétiens, vous
ne manquâtes pas d'amis qui dirent à votre louange que vous
ne faisiez rien de pareil. J'avoue que je commençai d'abord par
ne pas le croire. Considérant ensuite que la crainte de Dieu pouvait
saisir une âme humaine occupée de la vie future, et la détourner
de ce qui est si évidemment un crime, je le crus, et vous félicitai
d'avoir voulu par là ne pas trop vous éloigner de l'Eglise
catholique. Je cherchais une occasion de parler avec vous, afin d'effacer,
si c'était possible, le petit désaccord qui restait entre
nous, lorsque, il y a peu de jours, on m'annonça que vous aviez
rebaptisé notre diacre de Mutugenne (2). Je fus violemment affligé
et de la malheureuse chute de ce diacre et de votre crime si imprévu,
ô mon frère Je sais ce que c'est que l'Eglise catholique
: les nations sont l'héritage du Christ, et son royaume n'a pour
limites que les limites de la terre. Vous le savez, vous aussi, et, si
vous l'ignorez, apprenez-le ; cela est facile
1. Psaume XLVIII, 21. — 2. L'emplacement précis de Mutugenne
ne nous est pas connu, mais c'était évidemment dans le voisinage
d'Hippone. On sait que les restes d'Hippone se trouvent à un quart
de lieue de la villa de Bône. Voyez notre Voyage en Algérie
(Etudes africaines), chap. XI.
544
lorsqu'on le veut. Rebaptiser un hérétique déjà
marqué de ce sceau de sainteté qui est une tradition de la
discipline chrétienne, c'est tout à fait un péché;
mais rebaptiser un catholique, c'est un crime énorme. Cependant
je refusais encore d'y croire parce que j'avais bonne. opinion de vous,
et j'allai moi-même à Mutugenne ; je ne pus voir le malheureux,
mais j'appris;de ses parents que vous en aviez fait un diacre de votre
secte. Et en ce moment encore, je suis si prévenu en votre faveur,
que je ne puis croire que vous l'ayez rebaptisé.
3. C'est pourquoi, très-cher frère, je vous conjure,
au nom de la divinité et de l'humanité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, de m'écrire ce qu'il en est, et de m'écrire
en pensant que votre lettre sera lue dans l'Eglise à nos frères.
Je vous le dis à l'avance pour que votre charité ne soit
pas offensée de ce que je compte faire à cet égard,
et pour que vous ne vous en plaigniez point auprès de nos amis communs.
Je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de m'écrire;
si vous rebaptisez, vous n'avez rien à craindre des hommes de votre
parti, puisque vous m'écrirez que vous faites ce qu'ils vous ordonneraient,
si vous ne le vouliez pas; et vos efforts pour plaider leur cause n'exciteront
pas leur colère, mais vous mériteront leurs éloges.
Si vous ne rebaptisez pas, armez-vous de la liberté chrétienne,
frère Maximin, armez-vous-en, je vous en prie; l'oeil fixé
sur le Christ, ne craignez ni le blâme, ni le pouvoir d'aucun homme.
La gloire de ce siècle passe, tout ce qui nous séduit ici-bas
n'a qu'un jour. Au jour du jugement du Christ, les évêques
ne seront défendus ni par leurs siéges élevés,
ni par les tentures de leurs chaires, ni par les troupes de vierges sacrées
qui vont au-devant d'eux en chantant des cantiques ; tous ces honneurs
ne leur serviront de rien quand la conscience accusera et que l'arbitre
des consciences jugera: les honneurs du temps seront alors dès fardeaux,
et ce qui aujourd'hui relève, écrasera. La bonne conscience
justifiera peut-être ces hommages publics qu'on nous rend pour le
bien de l'Eglise : mais ils seront impuissants à justifier la mauvaise
conscience.
4. Si vous remplissez pieusement votre devoir en ne pas réitérant
le baptême de l'Eglise catholique, mais plutôt en l'approuvant
comme celui de l'unique véritable mère qui donne son sein
à toutes les nations pour les régénérer et
les abreuver de son lait une fois régénérées;
si vous approuvez ce baptême comme étant celui de l'unique
héritage du Christ qui s'étend aux deux bouts de la terre,
pourquoi votre voix n'éclate-t-elle point avec une heureuse et triomphante
liberté? Pourquoi cachez-vous sous le boisseau l'utile éclat
de votre lumière? Pourquoi, vous dépouillant des vieux haillons
d'une servitude timide pour vous revêtir de confiance chrétienne,
ne sortez-vous pas et ne dites-vous pas : - Je ne connais qu'un baptême
consacré et marqué par le nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit; il est nécessaire que j'approuve cette forme partout
où je la trouve; je ne détruis pas ce que je reconnais venir
du Seigneur; je ne souffle pas sur l'étendard de mon roi ? — Ceux
même qui se partagèrent la robe du Christ ne la déchirèrent
point (1) , A pourtant ils le voyaient mourir sans croire
sa résurrection; si les bourreaux du Christ ne déchirèrent
pas sa robe lorsqu'il était pendu à une croix, pourquoi des
chrétiens détruiraient-ils son sacrement lorsqu'il est assis
au plus haut des cieux? Si j'avais été un juif de l'ancienne
loi, alors qu'il n'y avait rien de meilleur, j'aurais reçu la circoncision;
ce sceau. de la justice de la foi avait une si grande autorité avant
l'avènement du Seigneur, qu'un ange aurait étouffé
le fils aîné de Moïse, si sa mère, saisissant
une petite pierre aiguë, n'eût circoncis l'enfant (2) et ainsi
conjuré le péril. Ce fut par la vertu de ce sacrement de
la circoncision que les flots du Jourdain s'arrêtèrent pour
remonter vers leur source. Le Seigneur lui-même le reçut en
naissant, quoiqu'il dût l'abolir par sa croix. Ces signes n'ont pas
été condamnés, mais ont fait place à d'autres.
Car, de même que la circoncision a cessé par le premier avènement
du Seigneur, de même le baptême cessera par son second avènement.
Et comme aujourd'hui, sous le règne de la liberté de la foi,
et après la disparition du joug de la servitude, aucun chrétien
n'est circoncis; ainsi, quand les justes partageront la gloire du Seigneur,
et que les impies seront damnés, il n'y aura plus de baptême,
mais il ne demeurera éternellement que les deux choses figurées
par ces deux sacrements : la circoncision du coeur et la pureté
de la conscience. Si donc, au temps de l'ancienne loi, j'avais été
juif, et qu'un Samaritain fût venu vers moi, et que, renonçant
à une erreur condamnée par ces
1. Jean, XIX, 24. — 2. Exode, IV, 25.
545
paroles du Seigneur : « Vous adorez ce que vous ne connaissez
point; mais nous, nous adorons ce que nous savons, parce que le salut vient
des Juifs (1) » si, dis-je, renonçant à une erreur
condamnée, ce Samaritain, déjà circoncis par des Samaritains,
eût voulu devenir juif, assurément je n'eusse osé le
circoncire une seconde fois, et j'aurais été contraint, non
pas de recommencer, mais d'approuver ce qui était fait même
chez des hérétiques, parce que c'était fait conformément
à la loi du Seigneur. Je n'aurais pas trouvé dans un homme
déjà circoncis de la place pour répéter la
circoncision, parce que cette place est unique ; encore moins trouverait-on
dans un même coeur de la place pour y répéter le baptême
du "Christ, et pour le donner deux fois, cherchez ,fin homme qui ait deux
coeurs.
5. Si donc vous ne rebaptisez pas, criez que vous faites bien; écrivez-le-moi,
non-seulement sans crainte, mais même avec joie. Ne vous laissez
pas effrayer, frère, par vos amis, quand ils tiennent conseil. Si
cela ne leur convient pas, ils ne sont pas dignes de vous avoir; si, au
contraire, cela est de leur goût, nous espérons de la miséricorde
de Dieu , qui n'abandonne jamais ceux qui craignent de lui déplaire
et s'efforcent de lui plaire, que la paix se fera bientôt entre nous.
Il ne faut pas que, pour garder ces honneurs pesants dont il nous sera
demandé un compte formidable, des peuples chrétiens qui n'ont
dans leurs demeures qu'une même nourriture, ne puissent pas se retrouver
à la table du Christ. N'est-il pas déplorable que l'homme
et la femme, qui ont juré par le Christ de se garder fidélité
l'un à l'autre, déchirent le corps de ce même Christ
par une communion différente? Si par votre modération et,votre
prudence, par cet amour que nous devons à Celui dont le sang a coulé
pour nous, vous avez enlevé du milieu de ce pays un si grand scandale,
un si grand triomphe du démon, une si grande cause de ruine pour
les âmes, qui dira la palme que le Seigneur vous prépare en
récompense :de ce salutaire exemple que vous aurez donné
pour guérir les autres membres malades qui, de toutes parts, en
Afrique, sèchent misérablement couchés dans la poussière?
Vous ne pouvez voir mon coeur, et combien je crains de paraître vous
parler plus avec dérision qu'avec amour ! Mais que puis-je faire
de plus que de vous montrer
1. Jean, IV, 22.
mon discours comme je montre à Dieu le fond de mon âme?
6. Ecartons ces accusations vaines que les partis, dans leur ignorance,
se jettent à la tête; faites-moi grâce des temps Macariens
(1), et je ne vous parlerai pas de la cruauté des Circoncellions
(2). Si l'un ne vous regarde pas, l'autre ne me regarde pas davantage.
L'aire du Seigneur n'a pas encore été vannée; elle
ne peut pas être sans paille. Pour nous, nous prions et faisons tout
ce que nous pouvons pour devenir le froment. Je ne puis me taire au sujet
de notre diacre rebaptisé, car je sais tout ce qu'il y aurait de
mauvais pour moi dans un tel silence. Je ne songe pas à passer inutilement
mon temps dans les honneurs ecclésiastiques, mais je songe à
rendre compte au Prince de tous les pasteurs des brebis qui m'ont été
confiées. Si par hasard vous ne vouliez point que je vous écrivisse
ces choses, il faudrait, frère, pardonner à mes craintes
: j'appréhenderais beaucoup que d'autres catholiques fussent rebaptisés
par vos amis, si je me renfermais dans le silence ou la dissimulation.
J'ai donc résolu, autant que le Seigneur me donnera de pouvoir et
de force, de conduire cette affaire de manière à ne laisser
ignorer à aucun de ceux qui sont en communication avec nous dans
nos conférences pacifiques combien grande est la différence
entre l'Eglise catholique et les hérésies ou les schismes,
et combien il faut éviter ces zizanies, ces sarments retranchés
de la vigne du Seigneur. Acceptez de bon coeur une conférence avec
moi, consentez à la lecture publique de nos lettres, et j'en aurai
une joie ineffable. Dans le cas où vous n'accepteriez pas cela,
frère, que dois-je faire, sinon lire, même malgré vous,
nos lettres au peuple catholique, au profit de son instruction? Si vous
ne daignez, pas me répondre, je reste décidé à
lire ma lettre, afin que les catholiques, connaissant au moins jusqu'à
quel point vous vous défiez de votre cause, aient honte désormais
de se faire rebaptiser.
1. Les donatistes, dont les erreurs seront fortement réfutées
dans beaucoup de lettres de saint Augustin , se plaignaient à tout
propos d'une persécution qu'ils auraient eu à souffrir sous
l'empereur Constant, vers le milieu du quatrième siècle,
et qui, selon eux, avait été causée par la mission
en Afrique, de Macaire et de Paul, deux personnages de la cour impériale.
Les donatistes avaient appelé du nom de l'un de ces personnages
l'époque de cette prétendue persécution. Mais leurs
reproches à cet égard n'avaient rien de fondé. La
mission de Macaire et de Paul fut toute pacifique; les violences partirent
des, rangs des sectaires, et s'il y eut ensuite des donatistes atteints,
c'est que les catholiques avaient dû pourvoir à leur défense.
2. Les Circoncellions représentaient, dans le parti de Donat,
la violence furieuse et le brigandage.
546
7. Je ne ferai rien, tant que des soldats seront là, pour que
nul d'entre vous ne me croie plus désireux. de trouble que de paix;
j'attendrai le départ de la troupe : il faut que tous ceux qui nous
entendront comprennent qu'il ne s'agit pas de forcer personne à
prendre tel ou tel parti, riais de laisser la vérité se montrer
paisiblement à ceux qui la cherchent. On n'aura pas à craindre
de notre côté les puissances temporelles ; faites que de votre
côté on n'ait pas à redouter les Circoncellions. Occupons-nous
de la chose elle-même; agissons avec raison ; agissons avec les autorités
des divines Ecritures; demandons aussi doucement et aussi paisiblement
que possible; cherchons, frappons à la porte, afin de recevoir et
de trouver : on nous ouvrira. Puissent, avec l'aide de Dieu, nos communs
efforts et nos prières effacer de notre pays cette honte et cette
impiété des régions africaines ! Si vous ne voulez
pas croire que j'attende le départ des soldats pour commencer, ne
me répondez pas auparavant; si je venais à lire ma lettre
au peuple pendant que des soldats sont encore au milieu de nous, vous n'auriez
qu'à la produire pour me convaincre de mauvaise foi. Que la miséricorde
du Seigneur m'épargne une pareille infraction des saintes lois,
dont il a daigné m'inspirer l'amour en me soumettant à son
joug !
8. Si mon évêque avait été ici, il vous
aurait écrit peut-être, ou bien je l'aurais fait par ses ordres
ou avec sa permission. Mais il était absent quand j'ai entendu parler
de ce diacre rebaptisé, et je n'ai pas voulu laisser refroidir cette
action par un retard : la véritable mort de l'un dé mes frères
m'avait trop ému de douleur ! Cette douleur, grâce à
la miséricorde et à la providence du Seigneur, trouvera peut-être
dans la paix un adoucissement. Que Dieu daigne vous inspirer un esprit
pacifique, ô mon très cher seigneur et frère !
LETTRE XXIV. (A la fin de l'année 394.)
Nos lecteurs savent combien le nom de saint Paulin se mêle au
souvenir de saint Augustin; la lettre qu'on va lire, adressée à
Alype, alors évêque, est un charmant et curieux monument des
vieux temps chrétiens; ces saints personnages, qui ne se connaissent
que par l'âme et une foi commune, qui se demandent comment ils sont
arrivés au christianisme et où ils sont Vis, saisissent profondément
notre imagination et notre coeur. Alype avait envoyé à Paulin
un ouvrage de saint Augustin, et Paulin envoie à Alype une copie
de la chronique d'Eusèbe de Césarée.
PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR
ET TRÈS-SAINT PÈRE ALYPE.
1. C'est une charité bien vraie, une bien parfaite affection
que celle dont vous nous envoyez le témoignage, ô seigneur
vraiment saint et très-digne de tous nos voeux ! Nous avons reçu
par notre serviteur Julien, à son retour de Carthage, une lettre
où votre Sainteté se montre à nous avec une telle
lumière, qu'il nous a semblé, non pas vous voir pour la première
fois, mais vous retrouver.
Votre charité découle de Celui qui nous a prédestinés
pour lui dés l'origine du monde, de celui en qui nous étions
faits avant de naître, parce que c'est lui qui nous a faits et non
pas nous, et il a fait tout ce qui doit être. Formés par sa
prescience et son oeuvre pour l'accord des volontés et pour l'unité
de la foi ou la foi de l'unité, nous sommes unis ensemble à
l'aide d'une charité qui a devancé la connaissance que nous
avons eue les uns des autres, et qui nous rapprochait mutuellement, grâce
aux révélations de l'Esprit divin, avant que nos visages
se fussent rencontrés. C'est pourquoi nous nous en réjouissons
et nous nous en glorifions dans le Seigneur, qui, seul et toujours le même,
opère partout dans les siens sa charité par son Esprit saint
qu'il a répandu sur toute chair, versant avec les flots rapides
de son fleuve une pure allégresse dans la cité qui lui appartient:
il vous a fait le chef de cette ville qu'il aime, et vous en a donné
le siège apostolique. Et nous, qu'il a relevés de nos ruines
et tirés de la poussière de la pauvreté, il a bien
voulu nous donner une part de vos dignités (1). Mais nous rendons
surtout grâces à Dieu de nous avoir donné une place
dans votre coeur; il a daigné nous mettre si avant dans vos entrailles,
que nous avons le droit de croire à votre particulière affection;
tels ont été vos bons offices et vos dons, que nous ne pouvons
pas vous aimer peu, ni vous aimer sans une entière confiance.
2. Nous avons reçu, en effet, une grande marque de votre affection
et de votre sollicitude: l'ouvrage en cinq livres (2) d'un homme saint
et parfait dans le Seigneur Christ, notre frère Augustin : notre
admiration pour cet ouvrage est si vive, qu'il nous semble que c'est Dieu
qui l'a dicté. Aussi, encouragés par notre douce union avec
vous, avons-nous osé écrire à Augustin lui-même,
espérant que vous voudrez bien excuser auprès de lui notre
ignorance et nous recommander à sa charité : nous recommander
également à tous les saints dont vous avez daigné
nous transmettre les témoignages bienveillants: daigne aussi votre
sainteté offrir, avec une affection pareille, nos respectueuses
salutations soit à ceux qui dans le clergé sont associés
à vos religieux travaux, soit à ceux qui, dans les monastères,
sont les imitateurs de votre foi et de votre vertu. Bien que, placé
au milieu des peuples avec la garde d'un peuple, vous gouverniez,
1. Saint Paulin était alors prêtre et ne fut évêque
de Nole que dans l'année 409.
2 Il s'agit ici des traités de saint Augustin contre les Manichéens.
547
pasteur vigilant, sentinelle inquiète, les brebis du pâturage
du Seigneur; cependant, ayant rompu avec le siècle, avec la chair
et le sang, vous vous êtes fait à vous-même un désert
où la foule ne vous suit pas, où vous ne conversez qu'avec
quelques âmes.
3. Quoique je sois au-dessous de vous en toute chose, pourtant selon
vos ordres et en faible échange- des présents que j'ai reçus
de vous, je me suis procuré pour vous l'Histoire du vénérable
Eusèbe, évêque de Césarée (1), qui traite
de tous les temps. Je vous ai fait attendre, parce que je n'avais pas cet
ouvrage ; je l'ai trouvé à Rome, d'après vos instructions,
chez notre très-saint père Domnion, qui a mis d'autant plus
de promptitude à remplir mon désir, que je lui avais dit
que c'était pour vous. Comme vous avez daigné m'indiquer
les lieux où vous pouvez être, nous avons écrit, selon
vos conseils, à notre père Aurèle, votre vénérable
compagnon de dignité, afin que, si vous vous trouvez maintenant
à Hippone, il veuille bien 'vous envoyer notre lettre et la copie
de l'ouvrage, qui aura été faite à Carthage. Nous
avons prié aussi les saints hommes Comit et Evode, dont nous .vous
devons la connaissance, avec des témoignages de leur charité,
d'écrire de leur côté, pour que notre père Domnion
ne demeure pas trop longtemps sans le livre qui lui appartient, et que
votre copie vous reste sans qu'on ait à vous la redemander.
4. Puisque, sans l'avoir attendu ni mérité, vous me comblez
d'un si grand amour, je vous demande particulièrement une chose
en échange de cette Histoire que je vous envoie, c'est que vous
me racontiez toute l'histoire de votre sainteté, où vous
êtes né, quelle est votre famille, vous que le Seigneur a
appelé à une dignité si élevée? Comment,
renonçant à la chair et au sang, vous avez passé de
la mère qui vous donna le jour .à cette mère des enfants
de Dieu qui met sa joie à voir croître sa famille, et comment
vous êtes monté à la sainte royauté du sacerdoce.
En nie disant que c'est à Milan que vous avez connu notre humble
nom, à l'époque où vous vous prépariez au baptême,
vous avez éveillé, je l'avoue, ma curiosité, et vous
m'avez donné envie de. savoir toute votre vie : j'aurai surtout
à me féliciter si c'est le vénérable Ambroise
qui vous a attiré an christianisme ou qui vous a ordonné
prêtre, et si nous avons ainsi un même père dans la
foi. Quant à aloi, quoique baptisé à Bordeaux par
Dauphin et ordonné prêtre par Lampius à Barcelone,
en Espagne, sous le coup de l'ardente et soudaine violence du peuple, c'est
l'affection d'Ambroise qui m'a nourri dans la foi et qui maintenant me
réchauffe dans l'ordre du sacerdoce; il a voulu que je fisse partie
de son clergé, et, quels que soient les lieux où je me trouve,
le suis censé prêtre de son Eglise.
5. Mais, pour ne vous laisser rien ignorer de ce
1. Le texte latin porte ici : Eusebii venerabilis episcopi Constantinopolitani.
Il est évident que ce dernier mot est une erreur de copiste et qu'il
faut lire : Caesariensis (de Césarée). La chronique d’Eusèbe
commence à l'origine du monde et va jusqu'à la vingtième
année du règne de Constantin.
qui me touche, sachez que, ancien pécheur, il n'y a pas longtemps
que j'ai été tiré des ténèbres et de
l'ombre de la mort pour respirer l'esprit de vie; qu'il n'y a pas longtemps
que j'ai mis la main à la charrue et que je porte la croix du Seigneur
: puissent vos prières m'aider à porter cette croix jusqu'à
la fin! Ce sera une récompense ajoutée à toutes celles
que vous aurez méritées, si vous venez à notre secours
pour soulever notre fardeau. Le saint qui assiste celui qui souffre (je
n'ose pas dire son frère) sera, élevé en gloire comme
une grande cité. Et n'êtes-vous pas comme la ville bâtie
sur la montagne? ou bien, lampe allumée sur le chandelier, ne brillez-vous
pas de la lumière aux sept dons? Nous, au contraire, nous sommes
cachés sous le boisseau de nos péchés; visitez-nous
par vos lettres, et rendez sur nous quelques-uns de ces rayons que vous
jetez du haut du chandelier d'or. Vos paroles éclaireront notre
chemin; l'huile de votre lampe servira d'onction à notre tête.
Notre foi s'allumera quand nous aurons reçu du souffle de votre
bouche la nourriture de l'esprit et la lumière de l'âme.
6. Que la paix et la grâce de Dieu soient avec vous, et que la
couronne de justice vous demeure en ce jour, ô seigneur père,
justement cher, très-vénérable et très-désiré!
Nous vous prions de saluer avec beaucoup d'affection et de respect les
bénis compagnons et imitateurs de votre sainteté, vos frères
dans le Seigneur et les nôtres, s'ils daignent nous permettre de
les appeler de ce nom, tant dans les églises que dans les monastères,
Carthage, à Thagaste, à Hippone, et ceux qui servent catholiquement
le Seigneur dans toutes vos paroisses (1) et tous les lieux qui vous sont
connus en Afrique. Si vous recevez le manuscrit même du saint père
Domnion, vous daignerez nous le renvoyer après en avoir fait prendre
copie. Dites-moi, je vous prie, laquelle de mes hymnes vous connaissez.
Nous envoyons à votre Sainteté un seul pain en vue de l'unité;
mais, dans ce pain, toute la Trinité est aussi contenue : en daignant
l'agréer, vous en ferez une eulogie (2).
1. Parochiis tuis. Voilà le mot de paroisse bien ancien dans
la langue catholique.
2. Eulogie veut dire ici bénédiction. On donnait ce nom
au pain bénit dans les premiers siècles de l'Eglise. Saint
Paul et quelques Pères ont ainsi appelé le sacrement de l'Eucharistie
; mais les vieux temps chrétiens ont généralement
attribué à ce mot le sens que lui donne saint Paulin dans
cette lettre.
LETTRE XXV. (Année 394.)
Voici encore une lettre de saint Paulin; elle est adressée à
saint Augustin lui-même. Paulin exprime son admiration pour l'ouvrage
qu'il avait reçu d'Alype, et ses paroles nous donnent la mesure
des sentiments qu'inspirait le prêtre Augustin. On remarquera avec
quelle humilité profonde saint Paulin parle de lui-même.
PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR VÉNÉRABLE
SEIGNEUR ET FRÈRE AUGUSTIN.
1. Si nous sentons assez de confiance pour oser (548) vous écrire,
nous le devons à la charité du Christ qui nous presse et
qui lie dans l'unité de la foi ceux-là même qu'une
longue distance sépare. Cette charité vous a mis dans mes
entrailles au moyen de vos ouvrages si riches des trésors de l'éloquence,
doux comme un miel céleste, et qui sont à la fois pour mon
âme un remède et une nourriture : je les tiens en cinq livres
que nous avons reçus en présent de notre béni et vénérable
évêque Alype, non-seulement pour notre instruction, mais pour,
l'avantage de plusieurs cités de l'Eglise. Je lis donc à
présent ces livres; je m'y délecte. J'y prends ma nourriture,
non point une nourriture périssable, mais celle d'où découle
la vie éternelle par notre foi qui nous incorpore en Jésus-Christ,
Notre-Seigneur. Notre foi, qui néglige les choses visibles et n'aspire
qu'aux invisibles, attachée aux vérités révélées
par le Dieu tout-puissant, se fortifie par les écrits et les exemples
des fidèles. O véritable sel de la terre, qui préservez
nos coeurs et les empêchez de s'affadir dans les illusions du siècle!
O lampe dignement placée sur le chandelier de l'Eglise, dont la
lumière, nourrie de l'huile d'allégresse de la mystérieuse
lampe aux sept dons, se répand au loin sur les villes catholiques,
et chasse les épaisses ténèbres de l'hérésie,
et par les vives clartés d'un discours lumineux, sépare la
splendeur de la vérité des nuages de l'erreur.
2. Vous voyez, mon frère, vous si admirable et si digne d'être
recherché en Jésus-Christ, combien il m'est doux de vous
connaître, avec quelle extase je vous admire, avec quel grand amour
je vous embrasse, moi qui jouis chaque jour de l'entretien de vos écrits,
et qui respire le souffle de votre bouche! Car j'appellerai avec raison
votre bouche un canal d'eau vive et une veine de la source du ciel, parce
que Jésus-Christ est devenu en vous une source qui jaillit dans
la vie éternelle (1); c'est en vous que mon âme en a soif,
et ma terre a désiré s'enivrer des eaux fécondes de
votre fleuve. Me voilà armé contre les manichéens
par votre Pentateuque; si vous avez préparé quelques armes
contre d'autres ennemis de la foi catholique (car notre ennemi est fertile
en moyens de nuire, et il faut lui opposer autant de traits qu'il dresse
d'embûches), je vous prie de les tirer pour moi de votre arsenal,
et de ne pas refuser de me donner ces armes de justice. Je suis encore
un pécheur qui gémit sous un grand fardeau. Je date de loin
dans les rangs des pécheurs, mais il n'est pas de soldat plut nouveau
que moi dans la milice du roi éternel. Misérable que je suis,
j'ai admiré jusqu'ici la sagesse du monde, et pendant que je m'attachais
à cette sagesse réprouvée et que je passais mes jours
en d'inutiles études, je n'étais aux yeux de Dieu qu'un insensé
et un muet. Après avoir vieilli au milieu de mes ennemis et m'être
égaré dans mes pensées, j'ai levé les yeux
vers les montagnes du côté des préceptes de la loi
et des dons de la grâce : c'est de là que m'est venu le secours
du Seigneur qui, ne me traitant pas selon mes iniquités,
1. Jean, IV, 14.
a dissipé mon aveuglement, brisé mes chaînes et
humilié mes fausses grandeurs pour relever ma pieuse humilité.
3. C'est pourquoi je suis d'un pas encore inégal les grandes
traces des justes, et je voudrais, par vos prières, atteindre au
but que Dieu m'a marqué lorsque sa miséricorde m'a pris par
la main. Dirigez donc cet enfant qui se traîne sur la terre,. et
enseignez-lui à marcher sur vos traces. Je ne veux pas que vous
regardiez en moi l'âge de la naissance corporelle, mais seulement
la date de mon lever spirituel; mon âge selon la chair est celui
de l'homme (1) que les apôtres, par la puissance du Verbe, guérirent
à la porte du temple appelée la Belle Porte (2); pour ce
qui est de ma naissance dans la vie spirituelle, je suis au temps de cette
enfance (3) qui, frappée par des coups dirigés contre le
Christ, précéda, avec des flots d'un sang pur l'immolation
de l'Agneau, et fut comme le présage de la passion du Seigneur.
Nourrissez donc de vos discours l'enfant qui, dans son âge spirituel,
en est encore au lait de la parole, de Dieu et soupire après les
mamelles de la foi, de la sagesse et de la charité. A considérer
les devoirs communs, vous êtes mon frère; si on considère
la maturité de votre esprit et de votre jugement, vous êtes
mon père, quoique peut-être vous soyez plus jeune d'âge
que moi; mais une sagesse blanchie vous a élevé jeune encore
à la maturité du mérite et à l'honneur qu'on
rend aux vieillards. Réchauffez-moi et fortifiez-moi dans les saintes
lettres et les études spirituelles; j'y suis nouveau, comme je vous
l'ai dit; après de longs périls et beaucoup de naufrages,
et encore sans expérience, je, sors à peine des flots du
siècle; recevez-moi dans votre sein comme dans un sûr asile,
vous qui êtes sur la terre ferme, et faites que nous naviguions ensemble,
si vous m'en croyez digne, vers le port du salut. Pendant que je m'efforce
de me tirer des périls de cette vie et du profond abîme de
mes péchés, soutenez-moi par vos prières comme avec
une planche sur les vagues, afin que j'échappe nu à ce monde
comme on échappe à un naufrage.
4. Aussi ai-je eu soin de me débarrasser de mes bagages et de
me dépouiller des vêtements qui me chargeaient, pour que je
pusse, par les ordres et le secours du Christ, dégagé de
tous les liens de la chair et de tout souci du lendemain, m'échapper
à la nage à travers la mer de la vie présente dont
les flots orageux nous séparent de Dieu, et où l'on entend
les péchés aboyer entre les deux rivages (4). Je ne me vante
pas d'avoir achevé ceci; et quand même je pourrais m'en glorifier,
ce serait dans le Seigneur, à qui il appartient d'achever ce qu'il
nous inspire : mais jusques ici mon âme a souhaité ardemment
que les jugements du Seigneur devinssent l'objet de ses voeux; voyez si
on est arrivé à suivre la volonté de Dieu lorsqu'on
en est encore à souhaiter de le désirer. Cependant, je sens
que j'aime la beauté de la maison sainte; et
1. Il avait un peu plus de quarante ans.
2. Act. III, 7 ; IV, 22.
3. Les Innocents massacrés par Hérode.
4. Allusion au souvenir mythologique des chiens de Scylla.
549
si j'avais pu y choisir ma place, j'aurais voulu ne prendre que la
dernière. Mais celui à qui il a plu de me mettre à
part dès le sein de ma mère et de m'arracher aux amitiés
de la chair et du sang pour m'attirer à sa grâce, a voulu,
quoique je fusse dépourvu de tout mérite; me tirer de la
terre et d'un gouffre de misère, et m'élever du fond de la
lie pour me placer avec les princes de son peuple et m'associer à
votre rang, afin que je fusse votre égal comme prêtre, tout
en restant bien inférieur à vous par les mérites.
5. Si, tout indigne que je sois d'un tel honneur, je ne crains pas
de vous appeler mon frère, ce n'est point présomption de
ma part, mais c'est que Dieu l'a ainsi ordonné et que cela lui a
plu. Et je n'ignore pas d'ailleurs que, dans l'état de sainteté
où vous êtes, vous n'avez aucun goût pour ce qui est
éclatant, et que vous recherchez ce qui est pauvre et petit. Voilà
pourquoi j'espère que vous recevrez volontiers, et du fond du coeur,
notre affection, qui, j'en ai la confiance. a dû déjà
vous être offerte par le saint évêque Alype, notre père
(car il daigne nous permettre de lui donner ce nom ). Il vous aura donné
l'exemple de nous aimer avant que nous nous fussions rencontrés,
et bien au delà de notre mérite, lui qui, par cet esprit
de véritable affection dont la force pénétrante se
répand en tout lieu, en nous aimant a pu nous voir, et, en s'entretenant
avec nous, a pu nous atteindre, quoique nous lui fussions inconnus et malgré
de longs espaces de terre et de mer. Le présent qu'il nous a fait
de vos livres a été la première preuve de son affection,
et nous y avons vu aussi un gage de votre charité. Et de même
qu'il s'est grandement appliqué à nous faire beaucoup aimer
votre Sainteté, non-seulement par des paroles, mais encore par des
oeuvres remplies de votre éloquence et de votre foi; ainsi croyons-nous
qu'il aura pris soin de vous inspirer pour nous un attachement qui sera
une imitation du sien. Nous souhaitons que la grâce de Dieu demeure
éternellement avec vous, comme elle y est, ô vénérable
et si désirable frère dans le Seigneur Christ ? Nous saluons
d'une vive affection fraternelle votre maison tout entière, tous
ceux qui sont associés à votre saint ministère et
qui sont les imitateurs de votre sainteté dans le Seigneur. Nous
vous prions de bénir, en le recevant, le pain que nous envoyons
à votre charité en signe d'union spirituelle.
LETTRE XXVI. (Année 395.)
On se souvient de Licentius, qui avait été un des disciples
de saint Augustin dans la retraite de Cassiacum, aux environs de Milan
(1); ce noble et docte jeune homme ne marchait pas comme son maître
l'aurait souhaité; saint Augustin l'exhorte au mépris du
monde et lui remet sous les yeux une pièce de vers qu'il avait précédemment
reçue de ce jeune ami qui s'égarait. Saint Augustin est éloquent
et touchant dans ses conseils et ses tendres inquiétudes.
1. Voyez les chapitres III et IV de notre Histoire de saint Augustin.
AUGUSTIN A LICENTIUS.
1. J'ai trouvé à grand'peine une occasion pour vous écrire;
qui le croirait? mais il faut que Licentius me croie cependant. Je ne veux
pas en chercher ici les causes et les raisons; et lors même que je
pourrais vous les rapporter, je ne devrais pas le faim, parce que votre
foi en moi n'en a pas besoin. Je niai pas reçu vos lettres par ceux
à qui j'aurais pu vous adresser mes réponses. Ce que vous
avez désiré que jé demande, je l'ai sollicité
par une lettre autant que cela m'a paru bon; vous verrez le résultat.
Si rien n'est encore fait, j'agirai avec des, instances nouvelles dès
que je le saurai par` moi-même, ou bien dès que vous m'aurez
de nouveau averti. Jusqu'ici je ne vous ai parlé que des choses
qui sont comme le bruit des chaînes de cette vie; écoutez
maintenant, en peu de mots, les inquiétudes de mon coeur sur votre
espérance éternelle, et voyons quel chemin peut s'ouvrir
pour vous vers Dieu.
2. Mon cher Licentius, pendant que vous repoussez et que vous redoutez
les chaînes de la sagesse, je crains bien que vous ne soyez fortement
et déplorablement enchaîné par les choses mortelles.
Car ceux que la sagesse a mis d'abord dans ses liens et domptés
par certains travaux qui sont une utile préparation, voient ensuite
tomber leurs fers, et la sagesse se livre à eux avec toutes ses
jouissances; et ceux qu'elle a d'abord formés par des noeuds de
courte durée, elle les enlace après dans des embrassements
éternels : on ne saurait rien imaginer de plus doux ni de plus fort
que de pareilles chaînes. J'avoue que les premières sont un
peu dures, mais les dernières ne le sont pas, car rien n'égale
leur douceur; elles ne sont pas légères, car rien n'égale
leur force. Qu'est-ce que c'est donc, si ce n'est ce qui surpasse toute
parole, mais ce qu'on peut croire, espérer et aimer ? Les chaînes
de ce mande ont une dureté véritable, une fausse douceur;
des douleurs certaines, des plaisirs incertains; un pénible travail,
un repos troublé : elles sont une chose pleine de misère,
une espérance vide de bonheur. N'y mettez-vous pas le cou, les mains
et les pieds, quand vous aspirez à vous courber sous le poids des
honneurs du. mande et que vos efforts pour y parvenir vous paraissent seuls
profitables, et que vous courez où vous ne devriez pas aller, non-seulement
par une invitation, mais encore par la (550) vioente? Peut-être me
répondrez-vous ici avec l'esclave de Térence :
« Oh ! çà! vous répandez ici des paroles
de sagesse! (1) »
Saisissez-vous donc de ces paroles , pour qu'elles ne tombent pas par
terre. Et s'il arrive que, pendant que je chante, vous dansiez sur un autre
air, je n'en aurai pas pour cela du regret; car on se plaît à
l'air qu'on chante, lors même qu'on verrait immobile l'ami pour qui
on le fait entendre avec grande affection. Certains mots dans vos lettres
m'ont ému, mais je n'ai pas cri convenable de m'y arrêter,
quand vos actions et votre vie tout entière sont devenues pour moi
un souci cuisant (2).
4. Si votre vers péchait par le désordre, ou manquait
aux règles, ou offensait les oreilles de l'auditeur par des mesures
inégales, vous en auriez honte certainement, et vous ne vous donneriez
aucun repos avant d'avoir arrangé, corrigé, réparé,
avant d'avoir rendu au vers sa mesure, n'épargnant ni étude
ni travail pour bien faire selon les règles de l'art : et quand
c'est vous-même que le désordre pervertit , quand vous méconnaissez
les lois de votre Dieu et que vous n'êtes plus d'accord ni avec les
veaux honnêtes de vos amis , ni avec vos propres lumières
, vous croyez que cela n'en vaut pas la peine , qu'il ne faut pas vous
en inquiéter ! Vous vous estimez moins que le son de vos paroles;
il
1. Adelphes.
2. Nous trouvons ici une pièce de vers, en forme d'épître,
écrite de Rome par Licentius à son maître Augustin.
Malgré l'intérêt qui se mêle pour nous au souvenir
de ce jeune ami du fils de Monique, nous ne traduirons pas en entier ce
petit poème, pour épargner à nos lecteurs d'inutiles
et sonores amplifications chargées de mythologie. Nous nous bornerons
à reproduire le sens de la pièce de vers et les parties qui
peignent Licentius et touchent à son maître.
Le jeune homme commence par se plaindre de ne pouvoir suivre Varron
dans ses secrètes profondeurs et de ne pouvoir lire depuis qu'Augustin
ne lui tend plus la main. n a des peines, cherche pour son âme de
douces consolations, et les réponses de Varron lui demeurent cachées.
Il demande que son maître vienne à son aide et n'abandonne
pas ses faiblesses. Le temps passe, la vieillesse arrivera. Il loue le
génie d'Augustin qui avait à peine vingt ans quand il laissait
déjà voir tous les trésors de la raison et pénétrait
toute chose. Il lui dit de continuer sa route, trouvant toujours de nouveaux
sommets, et de se souvenir de lui. Il regrette les jours passés
avec lui en Italie, ces jours si studieux et si pleins. Il voudrait le
suivre partout.
« O mon docte ami, dit-il à Augustin, croyez à
mes maux et à a ma véritable douleur; sans vous il n'est
aucun port que la voile puisse me promettre, et j'erre au loin sur les
flots orageux de la vie... En repassant dans mon esprit vos beaux discours,
ô mon maître, je reste persuadé qu'il vaut mieux vous
croire lorsque vous dites qu'il y a de l'imposture dans les choses humaines,
qu’elles trompent, qu'elles tendent des filets à nos âmes
!... Hélas ! où irai-je? d'où pourrai je vous ouvrir
mon coeur? »
Licentius n'oubliera jamais les bienfaits d'Augustin : « L'amitié
nous lie, lui dit-il, c'est le goût de l'honnête qui en a fait
le nœud. C'est ici que l'amitié règne dans sa beauté
après la fuite de l'ennemi. Nos âmes ne se sont point rencontrées
pour amasser des richesses qui ont la fragilité du verre, pour gagner
de l'or si rebelle à la poursuite de l'homme; nous ne sommes pas
de ceux que la bonne fortune rapproche, que la mauvaise sépare.
»
L'union de Licentius et d'Augustin est née de plus nobles et
de plus hautes inspirations. Le disciple, retenu loin du maître,
essaye d'énumérer les exemples de séparation qui ont
été l'oeuvre du destin et de la nature, et ajoute ensuite
en terminant son poème : « Je ne dis rien de nous deux, sortis
de la même ville, de la même maison, du même sang, unis
par une même foi chrétienne, et qu'une immense distance sépare
et que retient sur la rive l'étendue de la mer : l'amitié
se joue de nous. Mais, dédaignant les a joies des yeux, on peut
toujours jouir d'un ami absent; on le sent a au plus profond de son cour;
il nourrit la fibre de l'âme. Pendant ce temps, me viendront de vous
de nouveaux écrits fertiles a en salutaires pensées; ils
égaleront en suavité vos précédents ouvrages
médités dans votre coeur et changés en miel plus doux
que le nectar, après avoir été conçus dans
la lumière; ils vous rendront présent pour moi. Si vous avez
égard à ma fantaisie, vous m’enverrez les livres où
la musique se penche mollement sur vous, car je suis tout feu pour les
lire. Consentez-y, et qu'ainsi la vérité se découvre
à moi par la raison, qu'elle coule plus que l'Eridan, et que e le
souffle impur du monde n'arrive pas jusqu'à mon champêtre
asile. » .
vous paraît que c'est une chose plus légère d'offenser
les oreilles de Dieu par des moeurs déréglées, que
d'armer contre sous l'autorité des grammairiens pour des syllabes
mal arrangées ! Vous m'écrivez : « Oh ! s'ils pouvaient
revenir, ces jours heureux de liberté et de pieuse occupation où
nous étions ensemble en Italie, au milieu des monts (1) ! Ni les
rigueurs et la neige de l'hiver, ni les orages, ni les sifflements de l'aquilon,
ne m'empêcheraient de vous suivre. Vous n'avez qu'à ordonner.»
Malheur à moi si je n'ordonne pas, si je ne force pas et ne
commande pas, si je ne prie et ne supplie pas ! Mais si vos oreilles sont
fermées à mes paroles, qu'elles s'ouvrent aux vôtres,
qu'elles s'ouvrent à vos vers ; écoutez-vous vous-même,
ô le plus dur, le plus cruel, le plus sourd des hommes ! Qu'ai-je
besoin de votre langue d'or si vous avez un coeur de fer? Ce ne sont point
des chants, mais des gémissements que m'inspirent ces vers où
je vois quelle âme, quel esprit il ne m'est pas permis de gagner
pour en faire un sacrifice à notre Dieu ! Vous attendez que je vous
commande d'être bon, d'être en repos, d'être heureux,
comme s'il pouvait m'arriver quelque chose de plus doux dans ma vie que
de jouir de votre esprit dans le Seigneur, ou comme si vous ne saviez pas
combien j'ai faim et soif de vous, ou comme si votre poésie elle-même
ne
1. Montesque per altos. Licentius désigne par ces mots le site
même de Cassiacum, aujourd'hui Cassago di Brianza, à sept
ou huit lieues de Milan, à un quart de lieue au nord de Monza. Les
collines que la poésie appelle de hautes montagnes et au milieu
desquelles est situé Cassiacum, ce sont les monts Gregorio, Baciolago,
San Salvatore, Monticello, les monts di Barzano et di Sirtori. La maison
de Vérécundus occupait le sommet de la colline de Cassiacum,
où s'élève aujourd'hui l'ancien palais des ducs Visconti
di Modrone. Tous les détails de la solitude de Cassiacum, indiqués
par saint Augustin dans le livre de l'Ordre ont été reconnus
et retrouvés par l'abbé Luigi Biraghi (de Milan), dont nous
avons eu déjà occasion de signaler les habiles et exactes
recherches.
551
le disait pas? Souvenez-vous de ce que vous éprouviez en m'écrivant
ces choses, et dites-moi encore : « Vous n'avez qu'à ordonner.
» Voici mes ordres : donnez-vous à moi, si c'est là
tout ce que vous demandez, donnez-vous à mon Maître, qui est
le maître de nous tous, et qui vous a donné ce génie.
Et moi, que suis-je, si ce n'est votre serviteur par lui et son serviteur
comme vous ?
5. Ne l'ordonne-t-il pas lui-même? Ecoutez l'Evangile : «
Jésus, dit l'Evangile, était debout et criait : Venez à
moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés,
et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que
je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes.
Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger . (1) » Si
ces choses-là ne sont pas entendues, ou si elles s'arrêtent
aux oreilles, attendez-vous, Licentius, qu'Augustin commande à un
serviteur comme lui, et qu'il ne gémisse pas plutôt de ce
que son Maître donne des ordres inutiles ! Et ce ne sont pas même
des ordres que donne le Seigneur : il invite, il prie en quelque sorte
pour que ceux qui souffrent soient soulagés par lui. Peut-être
qu'un cou aussi fort et aussi fier que le vôtre trouve le joug du
monde plus doux que le joug du Christ; mais si le Christ nous imposait
de force son joug, voyez donc quel est celui qui forcerait, et pour quelle
récompense ! Allez en Campanie, apprenez de Paulin, cet illustre
et saint serviteur de Dieu, de quel grand faste du siècle il a dépouillé
sa tête, aussi humble qu'illustre, pour la soumettre au joug du Christ;
il est maintenant dans la paix et met sa joie à se laisser conduire
par son divin guide. Allez., apprenez de quelle richesse d'esprit il fait
à Dieu des sacrifices de louange, lui rapportant ce qu'il en a reçu
de bon, de peur de tout perdre s'il ne le rend pas à celui de qui
il le tient.
6. Pourquoi tant d'agitation et tant d'incertitudes? Pourquoi prêtez-vous
l'oreille aux accents des voluptés qui sont mortelles, et la détournez-vous
de mes discours? Elles mentent, elles meurent et entraînent à
la mort. Elles mentent, Licentius. « Que le vrai, comme vous le souhaitez
dans vos vers, se découvre ainsi à nous par la raison; qu'il
coule ainsi, plus que l'Eridan. » Le vrai n'est dit que par la Vérité;
le Christ est la vérité; allons à lui de
1. Saint Jean, VII, 37; Saint Matthieu, XI, 28, 30.
peur que la fatigue ne nous accable. Prenons son joug sur nous pour
qu'il nous soulage, et apprenons de lui qu'il est doux et humble de coeur,
et nous trouverons le repos pour nos âmes. Car son joug est doux
et son fardeau est léger. Le démon cherche à faire
de vous sa parure. Si vous trouviez un calice d'or, vous le donneriez à
l'Eglise de Dieu. Vous avez reçu de Dieu un génie d'or, et
vous le faites servir aux passions, et c'est en lui que vous vous donnez
vous-même à Satan. Ne le veuillez pas, je vous en supplie;
puissiez-vous sentir avec quel coeur malheureux et digne de pitié
je voies écris ceci ! Et si vous n'êtes plus rien à
vos propres yeux, ayez au moins compassion de moi !
LETTRE XXVII. (Au commencement de l'année 395.)
Saint Augustin met tout le parfum de son âme et de son génie
dans cette réponse à saint Paulin. Il lui parle de trois
de ses meilleurs amis : Romanien, Alype et Licentius. Saint Augustin est
toujours charmant et touchant, quand l'amitié l'inspire.
AUGUSTIN A SON SEIGNEUR VÉRITABLEMENT SAINT ET VÉNÉRABLE
ET TRÈS-DIGNE DES PLUS HAUTES LOUANGES, A SON FRÈRE PAULIN,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. O homme bon et bon frère, vous étiez inconnu à
mon âme, je lui dis de supporter que vous soyez encore inconnu à
mes yeux, et c'est à peine si elle m'obéit, ou plutôt
elle ne m'obéit pas. S'y résigne-t-elle, puisque je suis
tourmenté par le désir de vous voir? Si j'éprouvais
des souffrances corporelles sans en être intérieurement ému,
je pourrais dire à bon droit que je les supporte; mais je ne subis
pas avec un esprit tranquille la douleur de ne point vous voir; il ne m'est
pas permis de parler ici de ma patience. Mais ne serait-ce point intolérable
qu'on se résignât à vivre loin d'un homme comme vous?
Il est donc bien que je le supporte mal : sans cela je ne serais pas supportable.
Ce qui m'arrive est étrange et cependant bien vrai : je souffre
de ne pas vous voir, et ma douleur elle-même me console. Je n'aime
pas le courage qui fait supporter aisément l'absence de ceux qui
sont lions comme vous. Nous désirons la Jérusalem future,
et nous la désirons avec d'autant plus d'impatience que nous endurons
plus patiemment (552) tout pour elle. Qui pourrait n'être pas dans
la joie en vous voyant, ni dans la douleur, en ne vous voyant pas? Je ne
puis donc ni l'un ni l'autre; et comme je me trouverais dur de le pouvoir,
j'aime à ne le pouvoir pas, et ceci est pour moi un soulagement.
Ce n'est pas en souffrant moins, c'est en considérant ma douleur
que je me console. Ne me blâmez pas, je vous prie, avec cette sainte
gravité qui vous élève au-dessus des autres, et ne
dites pas que je m'afflige à tort de ne pas vous connaître
encore, puisque vous m'avez laissé voir votre esprit qui est l'intérieur
de vous-même. Mais si je me trouvais dans un endroit où vous
seriez, dans votre terrestre cité ou partout ailleurs, vous que
je saurais mon frère et mon ami, vous si grand dans le Seigneur
et d'un si haut mérite, pensez-vous que je ne sentirais aucune douleur
de ne pas découvrir votre demeure? Comment ne m'affligerais-je donc
pas de ne point avoir vu encore votre visage, la demeure même de
votre âme que je connais comme la mienne?
2. Car j'ai lu votre lettre où coulent le lait et le miel, où
se révèle cette simplicité de coeur avec laquelle
vous cherchez le Seigneur dont vous sentez la bonté, et où
tout concourt à rendre à Dieu honneur et gloire. Nos frères
l'ont lue aussi, et se réjouissent des dons si abondants et si excellents
que Dieu a répandus sur vous. Tous ceux qui l'ont lue me l'enlèvent,
parce qu'elle les enlève chaque fois qu'ils la lisent. On ne saurait
dire la suave odeur du Christ qui s'en échappe; plus elle vous révèle
à nous, plus elle nous excite à vous chercher, "car elle
vous rend bien digne qu'on vous regarde et qu'on vous désire. Et
comme cette lettre nous fait sentir votre présence, votre absence
n'en devient que plus malaisée à supporter. Tous vous aiment
dans cet écrit, et veulent être aimés de vous. On y
loue et on y bénit Dieu qui vous a fait tel que vous êtes;.
on y réveille le Christ pour qu'il daigne calmer les vents et tes
mers et vous permettre d'arriver à son repos. On y voit une femme
(1) qui ne mène pas son époux à la mollesse, mais
qui revient à la force en revenant aux os de son mari. Elle s'est
fondue en vous et vous est unie par des liens spirituels d'autant plus
forts qu'ils sont plus chastes, et nous la saluons en vous encor: aune
fois pour remplir tous nos devoirs envers votre sainteté. Là
les cèdres du
1. Thérasie.
Liban, couchés par terre et devenus une arche par le travail
de la charité, fendent les flots de ce monde sans craindre la corruption.
Là on méprise la gloire pour l'acquérir, et on délaisse
le monde pour en être l'héritier (1). Là sont écrasés
contre la pierre (2) les petits enfants de Babylone et même ceux
qui sont un peu grands, c'est-à-dire les vices de la confusion et
de l'orgueil du siècle.
3. Voilà les sacrés et doux spectacles que votre lettre
nous donne, cette lettre d'une foi véritable, d'une bonne espérance,
d'une pure charité. Comme elle nous fait respirer votre soif, votre
désir des tabernacles du Seigneur et les saintes langueurs de votre
âme ! Comme on y sent le souffle du saint amour et les brûlants
trésors d'un coeur sincère! Quelles grâces elle rend
à Dieu et quelles grâces elle en obtient ! On ne sait si elle
est plus suave qu'ardente, plus lumineuse que féconde; car elle
caresse notre âme autant qu'elle l'embrase, elle verse autant de
rosée qu'elle a de purs rayons. Comment vous la payer, je vous prie,
sinon en me donnant tout entier à vous en Celui à qui vous
vous êtes tout entier donné ? Si c'est peu, je n'ai rien de
plus. Vous avez si bien fait que cela ne saurait me paraître peu
de chose, à moi que vous avez daigné combler de louanges
dans votre lettre; et quand. je me donne à vous, si j'estimais que
c'est peu, je serais forcé d'avouer que je ne vous crois pas. J'ai
honte de croire tout le bien que vous dites de moi, mais j'aurais encore
plus de honte de ne pas vous croire. Voici ce que je ferai : je ne me jugerai
pas tel que vous me jugez, parce que je ne me reconnais pas dans vos louanges;
et je penserai que vous m'aimez, parce que. je le sens et je le vois; par
là je ne serai ni téméraire envers moi, ni ingrat
envers vous. Et quand je m'offre à vous tout entier, ce n'est pas
peu : car j'offre celui que vous aimez vivement; et j'offre à vous,
sinon celui qui est tel que vous le pensez, au moins celui qui vous demande
de prier Dieu de le rendre tel. Je vous conjure de le faire, de peur que
vos souhaits pour ce qui me manque ne soient moins vifs, pensant que je
suis déjà ce que je ne suis pas.
4. Celui qui remettra cette lettre à votre excellence et à
votre éminente charité est un de mes amis les plus chers
depuis mon jeune âge. Son nom (3) est dans ce livre de la Religion
1. Rom. IV, 13. — 2. Psaume CXXXVI, 12.
3. Romanien, père de Licentius. C'est à lui qu'est adressé
le livre Sur la vraie religion. — Voyez l'Histoire de saint Augustin ,
chap. IX.
553
que votre sainteté a lu avec plaisir, comme vous me le marquez
dans votre lettre ; le mérite de ce livre s'est accru de la recommandation
de celui qui vous l'a envoyé. Gardez-vous de croire tout le bien
que mon ami vous dira peut-être de moi. J'ai reconnu souvent que,
sans vouloir mentir, mais par entraînement de coeur, il se trompait
dans son jugement et qu'il me croyait en possession de certains dons qui
me manquent, et pour lesquels mes prières et mes soupirs montent
vers Dieu. Et s'il a pu dire cela devant moi, que ne se permettra-t-il
pas lorsque, en mon absence, sa joie répandra plus de louanges que
de vérités? Dans son zèle admirable, il vous donnera
tous mes ouvrages; je ne sais pas s'il y a un seul de mes livres qu'il
ne possède, soit contre ceux qui sont hors de l'Eglise de Dieu,
soit à l'adresse de nos frères. Mais vous, mon cher saint
Paulin, quand vous me lisez, que les choses que la Vérité
fait entendre par ma faiblesse ne vous ravissent pas au point de prendre
moins garde à ce que je dis moi-même, de peur que, pendant
que vous jouissez de ce qu'elle a donné de bon et de juste à
son ministre, vous n'imploriez pas la miséricorde de Dieu pour les
péchés et les erreurs que je commets. Si vous y portez une
attention sérieuse, c'est dans ce qui vous déplaira que je
me reconnaîtrai; mais pour ce qui vous plaira, à l'aide du
don de l'Esprit-Saint que vous avez reçu, il faudra aimer et louer
Celui-là seul qui est la source de vie et dans la lumière
de qui nous verrons la lumière sans énigme, mais face à
face, car maintenant nous voyons en énigme (1). Lorsque relisant
mes ouvrages, je reconnais ce que j'ai tiré du vieux levain, je
me juge avec douleur; et lorsque je rencontre ce que j'ai dit par le don
de Dieu, après l'avoir puisé dans l'azyme de la sincérité
et de la vérité, je me réjouis avec crainte. Qu'avons-nous
que nous n'ayons reçu (2) ? On dit que celui-là est meilleur
qui a reçu un plus grand don de Dieu. Qui le nie? Mais aussi mieux
vaut rendre grâces à Dieu d'un petit don, que de s'enorgueillir
d'un plus grand. Priez pour moi, frère, afin que ce sentiment soit
toujours le mien, et que mon coeur ne soit pas en désaccord avec
ma langue. Priez, je vous le demande, pour que, repoussant toute
1. Ps. XXXV,10 ; I Cor. XIII, 12.
2. I Cor. IV, 7.
louange, j'invoque le Seigneur en ne louant que lui seul : c'est alors
que je serai sauvé de mes ennemis.
5. Il y a encore un motif qui doit vous faire aimer ce frère,
c'est sa parenté avec le vénérable et vraiment saint
Alype que vous aimez de tout coeur, et à bon droit, car en louant
cet homme on ne fait que louer Dieu de sa grande miséricorde et
de ses admirables faveurs.
En apprenant que vous désiriez connaître l'histoire de
sa vie, il aurait voulu céder à vos vieux par affection pour
vous, et ne l'aurait pas voulu par modestie; en le voyant flotter entre
l'amitié et la honte, j'ai pris son fardeau sur mes épaules
: il me l'avait demandé dans une lettre. Avec l'aide de Dieu, je
mettrai donc bientôt Alype dans vos entrailles; et d'ailleurs j'aurais
craint qu'il n'eût pas osé vous découvrir tout ce que
le Seigneur a fait pour lui; pour des esprits de peu de pénétration
(car d'autres que vous auraient lu sa lettre), il eût semblé,
non pas rendre hommage aux grâces divines accordées aux hommes,
mais se vanter lui-même; au milieu de ces convenables ménagements
pour d'autres, vous, qui savez lire, vous auriez été privé
de ce qui pouvait compléter une connaissance fraternelle. Je l'aurais
déjà fait et vous l'auriez déjà lu (1), si
ce frère n'avait pas voulu partir subitement. Je le recommande à
votre coeur et à la confiante liberté de votre langage; montrez-vous
aussi bon pour lui que si vous le connaissiez, non pas d'à présent,
mais d'ancienne date comme moi. S'il ose s'ouvrir à vous, vous le
guérirez en tout ou en partie par vos discours. Je veux qu'il soit
vaincu par le plus grand nombre possible de ceux qui n'aiment. pas un ami
à la façon du siècle.
6. Quand même Romanien ne serait pas allé vers vous, son
fils, que j'aime comme s'il était le mien, et dont vous trouverez
aussi le nom dans quelques-uns de mes livres, vous aurait porté
des nouvelles de moi; j'avais résolu de vous l'adresser pour qu'il
reçût des consolations, des avis et des leçons, moins
par le son de votre voix que par la force de votre exemple. Je souhaite
ardemment que, tandis qu'il est encore dans la verte saison, son ivraie
se change en froment, et qu'il croie à l'expérience de
1. Nous n'avons pas la lettre où saint Augustin donnait à
saint Paulin les détails qu'il lui avait promis sur saint Alype
et qu'il dut lui transmettre plus tard. Ils auraient été
curieux et l'histoire les aurait précieusement recueillis.
554
ceux qui ont passé par les périls vers lesquels il désire
s'élancer. Votre affectueuse et douce sagesse comprend, d'après
le poème de ce jeune ami, accompagné de ma lettre, la peine,
les craintes et les voeux dont il est l'objet dans mon coeur. J'espère
que le Seigneur vous choisira pour me délivrer de mes vives inquiétudes.
Comme vous devez lire plusieurs de mes écrits, votre amitié
me sera douce, si juste et miséricordieux, vous me corrigez dans
ce qui vous aura déplu et si vous me reprenez. Car vous, n'êtes
pas. ce pécheur dont je dois craindre, que l'huile ne parfume et
n'engraisse ma tête (1).
Nos frères, non-seulement ceux qui habitent avec nous et ceux
qui servent Dieu en d'autres lieux, mais presque tous ceux qui nous connaissent
dans le Christ, saluent, vénèrent, désirent votre
fraternité, votre sainteté, votre bonté. Je n'ose
pas vous le demander; mais si les fonctions ecclésiastiques vous
laissaient du loisir, vous voyez de quoi l'Afrique a soif avec moi.
1. Psaume CXL, 6.
LETTRE XXVIII. (394 ou 395.)
Après quelques lignes d'un grand charme sur son ami Alype, saint
Augustin, dans cette première lettre à saint Jérôme,
regrette que l'illustre solitaire de Bethléem ait entrepris une
nouvelle version des saintes Ecritures après la Septante; ses appréhensions
à cet égard n'étaient pas justifiées. — On
sait que les traductions de saint Jérôme sont connues et consacrées
dans l'Eglise sous le nom de Vulgate, et que c'est le concile de Trente
qui leur a donné ce nom. Nous avons raconté dans l'Histoire
de saint Augustin la célèbre dispute du docteur d'Hippone
avec le solitaire de la Palestine, au sujet d'un passage de l'Epître
aux Galates; on trouvera ici le sentiment de saint Augustin sur cette question;
la discussion se déroulera dans la suite des Lettres.
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FRÈRE ET SEIGNEUR JÉRÔME,
SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, TRÈS-DIGNE D'ÉTRE
RESPECTÉ ET AIMÉ PAR LE PLUS SINCÈRE CULTE DE CHARITÉ.
1. Jamais visage ne s'est mieux retracé aux yeux d'un ami que
je ne voie le paisible, le doux et noble travail de vos études dans
le Seigneur. Au milieu de mon vif désir de vous connaître
tout entier, il ne me manque pourtant que la moindre partie de vous-même
; la présence de votre corps. Et même, après que notre
frère Alype, alors déjà digne de l'épiscopat
et aujourd'hui très-saint évêque, vit votre personne,
ce qu'il m'en dit, à son retour, m'en imprima l'image dans l'esprit
: pendant qu'il vous voyait, je vous voyais aussi, mais avec ses yeux.
Quiconque nous connaît l'un et l'autre trouve que nous ne sommes
deux que de corps, tant il y a entre lui et moi un même esprit, une
union et une amitié parfaites ! Nous sommes un en toutes choses,
excepté en mérite, car il en a beaucoup plus que moi. Comme
vous m'aimez d'abord par la communion spirituelle qui nous unit, ensuite
par tout ce qu'Alype vous a dit de moi, ce ne sera pas mal agir, ni agir
en inconnu, si je recommande à votre fraternité notre frère
Profuturus qui, je l'espère, par mes efforts et votre secours, réussira,
selon l'heureux présage de son nom. Tel est d'ailleurs son mérite,
qu'il est plus capable de me recommander à vous que je ne le suis
moi-même de vous le recommander. Je devrais peut-être m'arrêter
ici, si je voulais m'en tenir aux habitudes des lettres de cérémonie
; mais mon esprit a grande envie de se laisser aller en conversation avec
vous sur nos études communes en Jésus-Christ Notre-Seigneur,
qui a daigné nous donner, parle ministère de votre charité,
tant d'utiles trésors et comme un viatique pour suivre le chemin
qu'il nous a montré.
2. Nous vous demandons, et toute la studieuse société
des Eglises d'Afrique demande avec nous, que vous ne craigniez pas de donner
vos soins à traduire les ouvrages de ceux qui ont le mieux écrit
en grec sur nos livres sacrés. Vous pouvez faire que nous possédions,
nous aussi, ces grands hommes, celui surtout dont vous faites le plus volontiers
retentir le nom dans vos lettres. Mais je ne voudrais pas vous voir appliqué
à traduire en langue latine les saintes lettres canoniques, à
moins de faire comme vous avez fait sur Job, en marquant par des signes
chaque différence entre votre version et celle des Septante, qui
garde jusqu'ici le plus d'autorité. Je ne puis assez m'étonner,
s'il reste encore quelque chose à faire dans le texte hébreu,
que cela ait échappé à tant d'habiles interprètes.
Je ne dis rien des Septante, qui se sont montrés plus d'accord entre
eux de sentiment et d'esprit qu'un seul homme- ne saurait l'être
avec lui-même; je n'ose, sur ce point, prononcer un jugement, si
ce n'est qu'on doit reconnaître sans discussion que l'autorité
des Septante l'emporte sur toute autre. Ce que je ne m'explique pas, c'est
le (555) travail des derniers commentateurs, si forts sur la langue et
les locutions hébraïques, et qui non-seulement ne s'accordent
pas dans leurs interprétations, mais encore ont laissé beaucoup
de choses à découvrir et à mettre en lumière.
Ou ces choses étaient obscures, ou bien elles ne l'étaient
pas : dans le premier cas, vous aussi vous pourriez vous tromper ; dans
le second, on ne croira pas qu'ils aient pu se tromper eux-mêmes.
Je supplie votre charité de m'éclairer là-dessus.
3. J'ai lu des écrits, qu'on dit être de vous, sur les
Epîtres de l'apôtre Paul; il m'est tombé sous la main
le passage de votre commentaire de l'Epître aux Galates, ou l'apôtre
Pierre est repris d'une pernicieuse dissimulation. Je ne suis pas peu fâché,
je l'avoue, de voir un homme comme vous, ou tout autre qui serait l'auteur
de cet écrit, prendre fait et cause pour le mensonge, et cette peine
durera jusqu'à ce que mes doutes sur la question soient éclaircis,
si toutefois ils peuvent l'être. Rien ne nie paraît plus dangereux
que de croire qu'il puisse exister un mensonge dans les livres saints;
c'est-à-dire que les hommes dont Dieu s'est servi pour nous donner
les Ecritures aient menti en quoi que ce soit. Autre chose est de savoir
si, en certaines circonstances, un homme de bien peut user de mensonge;
autre chose est de savoir s'il a fallu que l'écrivain des saints
livres mentît : bien plus, ce n'est pas une tout autre question,
mais il n'y a pas de question sur ce point. Lorsqu'il s'agit d'une telle
autorité, il suffira d'admettre une seule fois quelque mensonge
officieux pour qu'il ne reste rien des saintes Ecritures; toutes les fois
qu'il se présente un précepte de pratique difficile ou un
dogme peu croyable, on voudra y échapper en s'armant de la pernicieuse
règle du mensonge officieux.
4. Si l'apôtre Paul mentait lorsque, blâmant l'apôtre
Pierre, il disait: « Si vous qui êtes juif, vous vivez à
la façon des Gentils et non à la façon des Juifs,
comment forcez-vous les Gentils à judaïser(1) ; »
si la conduite de Pierre lui paraissait bonne dans ce que ses paroles et
ses écrits condamnaient, ne parlant ainsi que pour calmer les esprits,
que répondrons-nous quand des hommes pervers, prédits par
l'apôtre Paul lui-même (2), attaqueront le mariage, diront
que les efforts de l'Apôtre pour en établir
1. Gal. II,14.
2. I Tim. IV, 3.
le droit sacré (1) n'ont été qu'un mensonge à
l'adresse des hommes attachés à leurs femmes et qui auraient
pu se révolter, et que l'Apôtre n'a pas parlé comme
il pensait, mais uniquement pour apaiser une opposition ? Il n'est pas
besoin de multiplier les exemples. Les louanges de Dieu peuvent elles-mêmes
passer pour des mensonges officieux, destinés à allumer le
divin amour dans les coeurs froids et languissants : c'est ainsi que la
vérité n'aura plus d'autorité certaine dans les livres
saints. Avec quelle sollicitude le même apôtre ne nous recommande-t-il
pas la vérité; lorsqu'il dit: « Si le Christ n'est
pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi
aussi; nous ne sommes plus que de faux témoins de Dieu, parce que
nous aurons rendu ce témoignage contre Dieu même, en disant
qu'il a ressuscité le Christ qu'il n'a pas ressuscité (2).
» Si quelqu'un avait dit à Paul : Pourquoi ce mensonge vous
inspire-t-il tant d'horreur, puisque, si ce que vous avez dit est faux,
Dieu n'en reçoit pas moins une grande gloire? — L'Apôtre n'aurait-il
pas détesté la folie d'un tel langage? n'aurait-il pas cherché,
par toute parole possible, à mettre en lumière les plus profonds
replis de son coeur, criant que ce n'est pas un moindre crime, mais un
plus grand peut-être de louer Dieu par le mensonge que d'accuser
la vérité? Il faut donc que tout homme qui aspire à
connaître les divines Ecritures les juge si saintes et si vraies,
qu'il ne se plaise jamais à y rencontrer des mensonges officieux,
mais qu'il passe l'endroit comme ne le comprenant point, plutôt que
de préférer son propre coeur à la vérité
elle-même. Assurément, celui qui parle ainsi de ces mensonges
officieux veut qu'on le croie,et il agit de façon à nous
ôter toute croyance aux autorités des divines Ecritures.
5. Et quant à moi, dans la mesure des forces que le Seigneur
m'a données, je montrerais que tous ces témoignages pour
établir l'utilité du mensonge doivent être compris
d'une autre manière : leur ferme vérité serait prouvée.
Ces témoignages ne doivent pas plus être menteurs que favorables
au mensonge. Mais je laisse cela à votre intelligence. Une lecture
plus attentive vous le fera voir peut-être mieux que je ne le vois
moi-même. Votre piété remarquera que l'autorité
des divines Ecritures deviendrait incertaine, qu'on y croirait ce qu'on
voudrait,
1. I Cor. VII, 10.16,
2. Ibid. XV, 15.
556
qu'on n'y croirait pas ce qu'on ne voudrait pas, s'il était
reçu une seule fois que les hommes de la main de qui nous tenons
les livres saints aient pu mentir officieusement: à moins que par
hasard vous nous donniez certaines règles qui nous apprennent où
il faut mentir, où il ne le faut pas. Si cela se peut, dites-le-nous,
je vous prie, par des raisons où le faux et le douteux n'entrent
pour rien. Ne m'accusez ni d'importunité ni d'audace, je vous le
demande au nom de la vérité faite homme dans Notre-Seigneur;
car une erreur de ma part qui profiterait à la vérité
ne serait pas une grande faute, si on pouvait trouver bien que chez vous
la vérité favorisât le mensonge.
6. Il y a beaucoup d'autres choses dont mon coeur aimerait à
entretenir le vôtre; il me serait doux de conférer avec vous
sur les études chrétiennes; mais il n'y a pas de lettre qui
suffise à mon désir. Ces entretiens que je souhaite, je les
obtiendrai avec des fruits plus abondants par l'intermédiaire du
frère que je me réjouis de vous envoyer, et qui se nourrira
de vos doux et utiles discours. Et cependant, s'il me permet de le dire,
il n'en prendra peut-être pas autant que j'en voudrais, quoique je
ne me mette en rien au-dessus de lui. Je m'avoue plus capable de contenir
ce qui me viendrait de vous, mais, lui, je le vois de jour en jour avec
la plénitude des meilleurs dons, et par là il me surpasse
sans aucun doute. A son retour qui, Dieu aidant, je l'espère, sera
heureux, lorsque je participerai aux trésors que votre coeur aura
répandus dans le sien, il ne remplira pas pour cela tout le vide
qui restera encore en moi, et ne rassasiera point mon esprit avide de vos
pensées. Et je demeurerai ainsi plus pauvre et lui plus riche. Le
même frère emporte quelques-uns de mes écrits; si vous
daignez les lire, je vous prie de me traiter avec une sincère et
fraternelle sévérité. Il est écrit: «
Le juste me corrigera dans sa miséricorde, et me reprendra; mais
que l'huile du pécheur ne touche point ma tête (1); »
tout le sens de ces paroles (je ne les comprends pas autrement), c'est
que celui qui reprend pour guérir nous aime mieux que celui qui
parfume notre tête avec l'huile de la flatterie. Pour moi, il m'est
difficile de bien juger ce que j'ai écrit; je le fais avec trop
de défiance ou trop d'amour. Je vois quelquefois mes fautes, mais
je préfère que de meilleurs que moi me les fassent apercevoir,
1. Psaume CXL, 5.
voir, de peur que peut-être, après m'être repris
avec raison moi-même, je ne vienne à me flatter encore, et
que je ne sois tenté de croire que j'ai mis dans mon jugement plus
de timidité que de justice.
LETTRE XXIX(1). (Année 395.)
Des festins désordonnés avaient lieu dans les églises
d'Afrique aux jours solennels des fêtes des saints. Saint Augustin,
encore simple prêtre, chargé par Valère de la prédication
de la parole divine, voulait faire cesser une coutume aussi opposée
à l'esprit chrétien. Il l'entreprit et y parvint par son
éloquence. On verra dans cette lettre l'intéressant et dramatique
tableau du prêtre armé des saintes Ecritures, en face d'un
peuple fortement attaché à un usage où les appétits
grossiers étaient en jeu. La vérité et les passions
sont en présence, l'émotion va croissant, les larmes de l'auditoire
précèdent les larmes de l'orateur, et l'éloquence
remporte une de ses plus belles victoires. Mais avec quelle sainteté
Augustin nous raconte cette journée!
LETTRE DU PRÊTRE D'HIPPONE A ALYPE, ÉVÊQUE DE THAGASTE,
SUR LE JOUR DE LA FÊTE DE LÉONCE (2), JADIS ÉVÊQUE
D'HIPPONE.
1. En l'absence de notre frère Macaire, dont le retour, dit-on,
sera prochain, je n'ai pu vous écrire rien de certain sur cette
affaire que je ne saurais négliger, et que nous mènerons
à bonne fin, Dieu aidant. Les citoyens nos frères qui étaient
là vous informeront assurément de notre sollicitude pour
eux; pourtant la grâce que le Seigneur nous a accordée est
digne aussi d'occuper une place dans ce commerce de lettres par lequel
nous nous consolons l'un et l'autre; nous croyons que votre sollicitude
nous a beaucoup aidés pour l'obtenir, et qu'elle n'a pu se dispenser
de prier pour nous.
2. C'est pourquoi ne voulant rien laisser ignorer à votre charité
de ce qui s'est passé, et pour que vous rendiez grâces à
Dieu avec nous d'un tel bienfait, je vous dirai qu'après votre départ,
ayant appris qu'il y avait du tumulte et que le peuple déclarait
ne pouvoir souffrir l'interdiction de la solennité à laquelle
il donne le nom de réjouissance au lieu de son vrai nom d'ivrognerie
qu'il s'efforce de cacher, une secrète disposition du Dieu tout-puissant
nous présenta comme sujet de discours, à la quatrième
férie, ce passage de l'Evangile
1. Cette lettre de saint Augustin, tirée d'un manuscrit des
religieux de Cîteaux du monastère de Sainte-Croix-en-Jérusalem,,
à Rome, a été publiée pour la première
fois par les Bénédictins.
2. Saint Léonce appartient à la seconde moitié
du troisième siècle; il fit bâtir à Hippone
une église qui porta son nom, et dans laquelle saint Augustin avait
prêché.
557
« Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas
vos perles devant les pourceaux (1). » Je parlai donc des chiens
et des pourceaux, de manière à faire rougir ceux dont les
aboiements opiniâtres attaquaient les préceptes de Dieu, et
ceux qui étaient livrés aux ordures des plaisirs charnels.
Je conclus en leur montrant combien il serait criminel de commettre, sous
le nom de religion, dans l'intérieur même d'une église,
des excès qui obligeraient de les exclure des choses saintes et
des perles des sacrements, s'ils y persistaient dans leurs maisons.
3. Quoique mes paroles eussent été bien accueillies,
tout n'était pas fini, parce que le nombre de mes auditeurs n'était
pas grand. Mon discours, redit au dehors par ceux, qui l'avaient entendu,
selon les dispositions et le goût de chacun, rencontra de nombreux
contradicteurs. Le quarantième jour après Pâques (2),
une foule considérable se réunit à l'église,
à l'heure du sermon; on lut dans l'Evangile le passage où
le Seigneur ayant chassé du temple les vendeurs d'animaux et renversé
les tables des changeurs, dit que la maison de son Père était
une maison de prière, et qu'ils en avaient fait une caverne de voleurs
(3). Comme j'avais excité leur attention par la question de l'ivrognerie,
je repris cet endroit de l'Evangile et leur montrai que Notre-Seigneur
aurait banni du temple, avec plus d'indignation et de violence, ces festins
d'ivrognes, honteux partout, qu'un commerce de choses nécessaires
à des sacrifices alors permis : je leur demandai à eux-mêmes
si un lieu où l'on boit avec excès n'est pas plus semblable
à une caverne de voleurs qu'un lieu où l'on vend les choses
nécessaires.
4. Et comme on me tenait des passages de l'Ecriture tout préparés
et marqués, j'ajoutai que le peuple juif, tout charnel qu'il était,
ne s'avisa jamais de faire, non pas seulement des festins d'ivrognes, mais
même des festins sobres dans ce temple où le corps et le sang
de Jésus-Christ n'étaient pas encore offerts; et que dans
l'histoire des Juifs on ne rencontre pas un seul exemple d'ivrognerie publique
sous le nom de religion, si ce n'est pour la fête de l'idole fabriquée
de leurs mains (4). En disant ces mots, je pris le livre, et je lus tout
haut le
1. Matth. VII, 6.
2. Veille de la fête de saint Léonce.
3. Matth. XXI, 12. — 4. Exod. XXXII, 6.
passage en entier. J'ajoutai avec autant de douleur que je pus, puisque,
d'après l'Apôtre, et comme marque de différence entre
le peuple chrétien et le peuple juif, sa lettre est écrite
non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables vivantes du cœur
(1), j'ajoutai, dis-je, que Moïse, serviteur de Dieu, brisa les deux
tables de pierre, et je déplorai mon impuissance à briser
les coeurs des hommes du Nouveau Testament, qui comptaient faire pour chaque
fête solennelle de leurs saints ce que le peuple de l'Ancien Testament
ne. fit qu'une. fois, et pour une idole.
5. Ayant rendu le livre de l'Exode, je peignis avec de fortes couleurs
et, selon que le temps me le permettait, le crime de l'ivrognerie; puis
je pris le livre de l'apôtre Paul et je montrai, par la lecture de
ce passage, au milieu de quels péchés l'ivrognerie se trouve
placée :
« Si celui qui se nomme votre frère est fornicateur ou
avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur
du bien d'autrui, ne mangez même pas avec lui (2). » Je gémis
alors sur le grand danger qu'il y a à manger avec ceux qui s'enivrent,
même seulement dans leurs maisons. Ensuite je continuai à
lire ce qui suit à peu de distance du précédent passage:
« Ne vous y trompez pas : ni les fornicateurs, ni les idolâtres,
ni les adultères, ni les impudiques, ni les abominables, ni les
voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les
ravisseurs du bien d'autrui ne posséderont le royaume de Dieu. C'est
ce que vous avez été, du moins quelques-uns d'entre vous;
mais vous avez été purifiés, mais vous avez été
sanctifiés, mais vous avez été justifiés, au
nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu
(3). » Ceci lu, je demandai comment ces mots : « Mais vous
êtes purifiés, » pouvaient être entendus par des
fidèles qui souffraient encore dans leur coeur, c'est-à-dire
dans le temple de Dieu, les ordures d'une telle concupiscence, auxquelles
le royaume des cieux est fermé. De là, j'arrivai à
cet autre passage : « Lors donc que vous vous assemblez comme vous
faites, ce n'est plus manger la cène du Seigneur, car chacun mange
ce qu'il a apporté pour lui : et ainsi l'un a faim, l'autre est
ivre. N'avez-vous donc pas des maisons pour y
1. II Cor. III, 8.
2. I Cor. V,11.
3. Ib., VI, 9, 10 et 11.
558
boire et y manger? Ou bien méprisez-vous l'Église de
Dieu (1) ? » J'eus soin de faire remarquer que même des festins
honnêtes et sobres ne devaient pas avoir lieu dans une église,
car l'Apôtre n'a pas dit : N'avez-vous pas vos maisons pour vous
y enivrer? comme pour marquer que l'ivrognerie n'est interdite que dans
une église; mais il a dit : N'avez-vous pas vos maisons pour y manger
et y boire, ce que peuvent faire honnêtement, mais hors d'une église,
ceux qui ont des maisons, afin de se restaurer par une nourriture nécessaire.
Et cependant la corruption des temps et la chute des moeurs nous ont amenés
au point de ne pas souhaiter encore la sobriété dans les
maisons, mais de souhaiter que l’ivrognerie ne soit que là.
6. Je citai aussi le passage de l'Évangile sur lequel j'avais
parlé la veille, où il est dit des faux prophètes
: « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits (2). » Je
rappelai à mes auditeurs que les fruits dont il est ici question,
ce sont les oeuvres; et alors je cherchai parmi quels fruits l'ivrognerie
était nommée, et je lus ce passage de l'Épître
aux Galates : « Il est aisé de connaître les oeuvres
de la chair, qui sont la fornication, l'impureté, l'impudicité,
la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés,
les dissensions, les jalousies, les colères, les divisions, les
hérésies, les envies, les meurtres, les ivrogneries, les
débauches et autres choses semblables : je vous annonce, comme je
l'ai déjà fait, que ceux qui commettent ces crimes n'obtiendront
pas le royaume de Dieu (3). » Et je demandai, puisque le Seigneur
a ordonné que les chrétiens se fissent reconnaître
à leurs fruits, comment on reconnaîtrait des chrétiens
au fruit de l'ivrognerie. Reprenant le livre, je lus encore ce qui suit
: « Les fruits de l'esprit sont la charité, la joie, la paix,
la patience, l'humanité, la bonté, la douceur, la foi, la
continence (4). » Je fis voir à mes auditeurs combien il était
honteux et déplorable, no seulement qu'ils vécussent de ces
fruits de la chair dans leurs actes particuliers, mais même qu’ils
voulussent les tourner à honneur pour l’Eglise, et remplir, s'ils
pouvaient, l'étendue entière de cette grande basilique
d'une foule de gens mangeant et buvant; et quant à ces
1. I Cor. XI, 20, 21 et 22.
2. Matth. VII, 16.
3. Gal. V, 19, 20, 21.
5. Ibid. 22
fruits spirituels que les divines Écritures leur demandent et
auxquels nos gémissements les convient, ils ne veulent pas les apporter
à Dieu comme des présents avec lesquels, surtout, on doit
célébrer les fêtes des saints.
7. Ceci achevé, je rendis le livre et je commandai la prière;
ensuite, autant que je pus, autant que la circonstance l'exigeait et que
le Seigneur daignait m'en donner la force, je mis devant les yeux le commun
péril de ceux qui nous étaient confiés, et de nous-mêmes
qui aurons à rendre compte de leurs âmes au prince des pasteurs
; je les conjurai, au nom de son humiliation, de ses insignes outrages,
de ses soufflets, de ses crachats sur la face, de sa couronne d'épines,
de sa croix et de son. sangs, d'avoir pitié de moi s'ils ne s'épargnaient
pas eux-mêmes; de songer à l'ineffable charité du vieux
et vénérable Valère pour moi qu'il n'a pâs craint
de charger du dangereux emploi de leur prêcher les paroles de la
vérité : il leur . a dit souvent qu'il regardait mon arrivée
au milieu d'eux comme une preuve que Dieu avait écouté ses
prières; ce n'est pas pour notre perte commune qu'il s'est réjoui
de me voir arriver auprès de lui, ni pour me faire assister au spectacle
de leur mort, mais c'est afin de marcher tous ensemble vers la vie éternelle.
Je leur dis que je mettais ma certitude et ma confiance dans Celui qui
ne sait pas mentir; qui, par la bouche de son prophète, a annoncé
Notre-Seigneur Jésus-Christ et nous a fait entendre ces paroles
: « Si ses enfants abandonnent ma loi et ne marchent point selon
mes préceptes, s'ils violent la justice de mes ordonnances et ne
gardent point mes commandements, je visiterai leurs crimes avec la verge,
et leurs iniquités avec les fléaux, mais je ne retirerai
pas ma miséricorde (1). » Je leur dis donc que je croyais
en Celui qui avait ainsi parlé, et que, s'ils méprisaient
ce qui venait de leur être lu et dit, il les visiterait avec la verge
et les fléaux, plutôt que de permettre qu'ils fussent damnés
avec ce monde. Cette fin de mon discours devint aussi forte et aussi pressante
qu'il plut à Celui qui nous protège et nous gouverne, de
me l'inspirer, selon la grandeur des intérêts et des périls
dont il s'agissait. Je n'excitai point leurs larmes par les miennes; mais,
je l'avoue, tandis que je leur disais ces choses, les ayant vus pleurer,
je ne pus retenir mes pleurs. Et comme nous pleurions en
1. Psaume LXXXIII, 30, 31, 32, 33.
559
semble, j'espérai pleinement qu'ils s'amenderaient, et je cessai
de parler.
8. Le lendemain, au lever du jour où ils avaient coutume de
se préparer à boire et à manger, on m'annonça
que quelques-uns d'entre eux, de ceux-là même qui avaient
assisté à mon discours, murmuraient encore, et que, sous
l'empire d'une très-mauvaise coutume, ils disaient : « Pourquoi
maintenant ? Ceux qui jusqu'ici n'ont pas défendu ces choses n'étaient
donc pas chrétiens ? » Je ne savais pas à quels plus
grands moyens je pouvais recourir pour les toucher; cependant je songeais,
en cas de persistance, à leur lire le passage du prophète
Ezéchiel (1) , où il est dit que la sentinelle est absoute
si elle a dénoncé le péril, quand même ceux
à qui elle le dénonce refuseraient d'y prendre garde; et
puis après j'aurais secoué sur eux mes vêtements et
je me serais retiré, mais alors le Seigneur montra qu'il ne nous
abandonne point et par combien de moyens il nous exhorte à nous
confier à lui; car avant l'heure où je devais monter en chaire,
ceux-là même qui, d'après ce qu'on m'avait dit, s'étaient
plaints qu'on eût attaqué une ancienne coutume, vinrent me
trouver; je leur fis un doux accueil; quelques mots suffirent pour les
amener à de saines idées; et, quand le temps de parler fut
venu, je mis de côté le passage que je m'étais proposé
de lire et qui ne me paraissait plus nécessaire; je me bornai à
peu de choses sur la question; à ceux qui disent: « Pourquoi
maintenant? » nous n'avons rien de plus court ni de plus vrai à
répondre que ceci : « Au moins maintenant. »
9. Toutefois, pour mettre à l'abri de tout reproche nos devanciers,
qui avaient permis ou n'avaient pas osé défendre ces désordres
manifestes d'une multitude ignorante, j'exposai comment il me paraissait
que ces désordres avaient commencé dans l'Eglise : après
les nombreuses et violentes persécutions, lorsque, la paix faite,
les païens accourant en foule au christianisme n'étaient plus
retenus que par le regret de perdre les festins joyeux des jours de fêtes
consacrés à leurs idoles, et semblaient ne pouvoir s'arracher
à ces anciens et pernicieux plaisirs, nos ancêtres trouvèrent
bon de compatir à cette faiblesse et permirent qu'on célébrât,
non point par un pareil sacrilège, mais par les mêmes profusions,
les solennités en l'honneur des saints martyrs; mais d'anciens
1. Ezéchiel, XXXIII, 9.
serviteurs du Christ, soumis au joug d'une autorité si haute,
doivent être rappelés aux préceptes salutaires de la
sobriété, et ne sauraient y manquer par respect et crainte
de celui qui ordonne. Il est temps que ceux qui n'osent pas ne pas se dire
chrétiens commencent à vivre selon la volonté du Christ,
et qu'ils repoussent, étant chrétiens, ce qu'on avait cru
pouvoir permettre pour qu'ils le devinssent.
10. Ensuite, j'engageai à imiter les Eglises d'outre-mer qui,
les unes, n'ont connu jamais rien de pareil, et les autres y ont renoncé
par, les soins de bons conducteurs (1). Et comme on cite les exemples des
festins qui ont lieu chaque jour dans la basilique du bienheureux apôtre
Pierre, je dis d'abord qu'ils avaient été souvent défendus,
que la place de ces festins est éloignée de l'endroit où
se tient l'évêque, que la multitude des gens charnels est
grande dans une ville comme Rome, surtout à cause des étrangers
qui s'attachent à cette coutume en raison même de leur ignorance,
et que tout cela réuni n'avait pu encore permettre de réprimer
et d'éteindre cette effroyable peste. Du reste, si nous honorions
l'apôtre Pierre, nous devrions suivre ses préceptes et plus
dévotement prendre garde à l'épître où
sa volonté nous apparaît, qu'à la basilique où
elle ne nous apparaît pas. Et aussitôt, prenant le livre, je
lus tout haut l'endroit où il dit : Le Christ « ayant souffert
pour nous la mort en sa chair, armez-vous de cette pensée que celui
qui est mort comme lui dans sa chair a cessé de pécher; en
sorte que, durant tout le temps qui lui reste de cette vie mortelle, il
ne vive plus selon les passions des hommes, mais selon la volonté
de Dieu. Car il vous doit bien suffire que dans le temps de votre première
vie, vous vous soyez abandonnés aux mêmes passions que les
païens, vivant dans les impudicités, dans les mauvais désirs,
dans les ivrogneries, dans les banquets de dissolution et de débauche,
dans les excès de vin et dans le culte sacrilège des idoles
(2). » Après cela, comme je m'apercevais que la mauvaise coutume
était méprisée et que tous se réunissaient
dans une bonne volonté, je les exhortai à se trouver à
midi aux saintes lectures et aux psaumes, de manière à célébrer
ce jour plus purement et plus saintement qu'autrefois, et je leur dis que
le nombre de ceux qui seraient présents
1. Voir ci-dessus : Confes. liv. VI, ch. 2.
2. I Pierre, IV, 1, 2, 3.
560
ferait aisément connaître les chrétiens selon l'esprit
et les esclaves du ventre. Toutes ces choses étant lues, le discours
finit.
11. Après midi la multitude se pressa plus considérable
qu'avant, et jusqu'à l'heure où nous arrivâmes avec
l'évêque, on avait lu et psalmodié tour à tour
; deux psaumes furent lus après que nous eûmes pris place.
Puis, lorsque je hâtais de mes voeux la fin de cette périlleuse
journée, le saint vieillard m'obligea et m'ordonna de parler encore.
Mon discours fut court; il n'y avait plus que des grâces à
rendre à Dieu. Et comme nous entendions dans la basilique des hérétiques
le bruit des festins accoutumés, et qu'ils les prolongeaient en
buvant pendant que nous étions là, je dis que, de même
que le jour était plus beau par la comparaison avec la nuit, et
le blanc plus agréable par le voisinage du noir, de même notre
assemblée pour une fête spirituelle eût été
peut-être moins douce s'il n'y avait pas eu d'un autre côté
une réunion charnelle pour manger et boire; je les engageai à
souhaiter ardemment de tels festins s'ils avaient goûté combien
le Seigneur est doux ; j'ajoutai que ceux-là doivent trembler qui
cherchent d'abord ce qui est destiné à périr un jour,
que chacun demeure associé à l'objet de son culte, et que
les reproches de l'Apôtre sont tombés sur ceux qui ont fait
de leur ventre leur Dieu (1) ; le même apôtre a dit dans un
autre endroit: « Les viandes sont pour le ventre, et le ventre est
pour les viandes; mais Dieu détruira l'un et l'autre (2) »
Il faut donc nous attachera ce qui ne périra pas, à ce qui
est bien éloigné de l'affection de la chair et n'est possédé
que par un esprit pur. Lorsque j'eus développé cette pensée,
selon le besoin du moment et les inspirations qu'il plut au Seigneur de
m'accorder, on dit l'office du soir comme tous les jours, et, après
que nous nous fûmes retirés avec l'évêque, nos
frères dirent encore une hymne avant de sortir : une assez grande
multitude resta dans l'église, psalmodiant jusqu'à la Nuit.
12. Je viens de vous raconter, aussi brièvement que j'ai pu,
ce que sans aucun doute vous désiriez savoir. Priez Dieu qu'il daigne
détourner de nos entreprises tous les scandales et tous les dégoûts
Nous nous sentons reposés avec vous et nôtre ferveur est consolée
quand nous apprenons les fréquentes faveurs répandues
1. Philip. III, 19.
2. I Cor. VI, 13.
sur l'église de Thagaste. Le navire n'est point encore de retour
avec nos frères. A Hasna, où l'on a pour prêtre notre
frère Argentins, les Circoncellions ont fait invasion dans notre
basilique et brisé l'autel. L'affaire s'instruit. Nous vous demandons
beaucoup de prier pour qu'elle se poursuive paisiblement et comme il convient
à l'église catholique, afin d'imposer silence à l'hérésie,
qui ne veut . pas demeurer en paix. J'ai envoyé la lettre à
l'asiarque (1). Bienheureux frères, persévérez dans
le Seigneur, et souvenez-vous de nous. Ainsi soit-il.
1. On sait que l'asiarque, chez les anciens, était à
la fois prêtre et magistrat, chargé de présider aux
jeux sacrés et aux spectacles.
LETTRE XXX. (Année 395.)
Les lettres de saint Paulin se distinguent par le sentiment et par
l'élévation spirituelle; son âme touchait en quelque
sorte celle de saint Augustin; c'est un des côtés par où
saint Paulin nous plaît le plus; ce tendre spiritualisme se retrouve
tout entier dans la lettre qui suit.
PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR SAINT ET CHER FRÈRE
AUGUSTIN.
1. Mon cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, il
y a longtemps que, sans que vous le sachiez, je vous connais par vos saints
et pieux travaux, et que, vous ayant vu malgré votre absence, je
vous ai embrassé de tout coeur; je me suis même hâté
de vous entretenir par lettres dans un commerce familier et fraternel;
et j'espère que, par la grâce de Dieu, ce que je vous ai écrit
vous sera parvenu. Mais le messager que nous vous avons envoyé avant
l'hiver pour vous saluer, vous et d'autres p amis de Dieu, n'étant
point encore de retour, nous, n'avons pu tarder davantage à vous
offrir nos devoirs, ni modérer notre violent désir de recevoir
de vos lettres. Si notre précédente a mérité
d'arriver jusqu'à vous, celle-ci sera la seconde : elle sera la
première si l'autre n'a pas eu le bonheur de parvenir dans vos mains.
2. Mais vous, frère spirituel, vous qui jugez de tout, ne jugez
pas de notre affection par le seul accomplissement d'un devoir et, par
la date de notre lettre. Car le Seigneur nous est témoin, lui qui
seul et partout répand sa charité dans les siens, que, depuis
le jour où, grâce aux vénérables évêques
Aurèle et Alype, nous vous connûmes par vos ouvrages contre
les Manichéens, nous éprouvâmes pour vous une amitié
si vive, qu'elle ne nous parut point quelque chose de nouveau, mais comme
le réveil d'un sentiment ancien. Si notre langage est inhabile,
notre coeur ne l'est point; nous vous reconnaissons en quelque sorte après
vous avoir. déjà vu par les lumières de l'esprit et
(561) le secours de. l'homme intérieur. Quoi d'étonnant si,
absents, nous sommes présents les uns aux autres, et si, sans nous
connaître, nous nous connaissons! Nous sommes membres d'un même
corps, nous avons un même chef, la même grâce se répand
sur nous, nous vivons du même pain nous marchons dans la même
voie, nous habitons la même maison. Enfin, en tout ce que nous soin
mes, nous ne sommes qu'un, tant dans l'esprit que dans le corps du Seigneur,
par cette espérance et cette foi qui sont notre appui dans le présent
et notre force pour nous avancer vers l'avenir : nous ne serions plus rien
si nous perdions cette unité.
3. Le regret que nous inspire notre absence corporelle est donc peu
de chose; nous ne sommes privés que de ce bien dont se repaissent
les yeux qui regardent passer les choses du temps. Et pourtant cette faveur
de se voir corporellement ne doit pas s'appeler temporelle quand il s'agit
de ceux qui vivent spirituellement, puisque la résurrection leur
accordera l'éternité de leurs corps, comme nous osons, quoique
indignes, l'espérer de la vertu du Christ et de la bonté
de Dieu le Père. Plût à Dieu donc qu'il nous fût
donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ de voir votre face
en chair! Non-seulement une grande joie serait accordée à
nos désirs, mais une lumière nouvelle éclairerait
nos âmes, et votre abondance enrichirait notre pauvreté. Ceci,
vous pouvez nous l'accorder, quoique nous restions éloignés
de vous, en profitant du retour de nos chers fils dans le Seigneur, Romain
et Agile, que nous vous recommandons comme d'autres nous-mêmes. Ils
nous reviendront après avoir accompli leur oeuvre de charité,
pour laquelle nous vous demandons le concours particulier de votre affection.
Vous savez tout ce que le Très-Haut promet au frère qui vient
en aide à son frère. Si vous voulez bien nous récompenser
par la communication de quelques-uns des trésors de la grâce
qui vous a été donnée, vous le pouvez par nos fils,
en toute sûreté; croyez qu'ils ne font qu'un coeur et qu'une
âme avec nous dans le Seigneur. Que la grâce de Dieu qui est
avec vous y demeure éternellement, Très-cher, très-vénérable
et très-désirable frère en Notre-Seigneur Jésus
Christ! Saluez de notre part tous les saints en Jésus-Christ qui,
sans aucun doute, vous sont unis; recommandez-nous à eux tous, pour
qu'ils daignent mêler leurs prières aux vôtres pour
nous.
FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE DES LETTRES ET DU TOME PREMIER.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm