LETTRE CCLXIV.
Une pieuse femme qui probablement habitait l'Espagne, avait écrit à saint Augustin pour lui exprimer sa tristesse en voyant son pays livré au travail de l'erreur; l'évêque d'Hippone, dans sa réponse, lui dit ce qu'il a souvent répété, c'est que les uvres du mal en ce monde profitent à l'avancement religieux des amis de Dieu.
AUGUSTIN A MAXIMA, HONORABLE, ILLUSTRE SERVANTE DE DIEU ET DIGNE DE
LOUANGES PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Autant votre zèle religieux me fait plaisir, autant je m'afflige en apprenant quelles dangereuses erreurs envahissent votre province et l'exposent aux plus grands dangers. Mais, ces choses ayant été prédites, il ne faut pas s'étonner qu'elles arrivent : il faut être sur nos gardes pour que le mal ne nous atteigne point. Dieu, notre libérateur, ne permettrait pas ces épreuves, si les saints ne devaient pas en tirer d'utiles instructions. Ceux qui font et propagent ainsi le mal par la perversité de leur volonté méritent l'aveuglement en ce monde, les supplices éternels, s'ils persistent opiniâtrement dans leur voie et s'ils négligent de se corriger lorsqu'ils sont encore en cette vie. Toutefois, de même qu'ils font un mauvais usage des biens de Dieu, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes (1), et qui, par sa patience les appelle au repentir , quand ils armassent un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu (2); de même, dis-je, qu'en ne se corrigeant. pas ils font un mauvais usage de la bonté et de la patience, c'est-à-dire des biens de Dieu; ainsi Dieu lui-même fait un bon usage du mal qu'ils font : ce n'est pas seulement en punissant les coupables, conformément aux lois éternelles de sa justice, c'est aussi en se servant de l'iniquité pour exercer et faire avancer les saints afin que les bons profitent de la perversité même des méchants et qu'ils soient éprouvés et qu'ils soient mis en lumière. « Il faut, dit l'Apôtre, qu'il y ait des hérésies, afin qu'on reconnaisse ceux d'entre vous qui auront été éprouvés (3). »
2. Car si Dieu, dans ses desseins, n'avait pas à faire un bon usage des méchants pour l'utilité de ses élus, lui qui a tiré, de la trahison de Judas, notre rédemption par le sang du Christ, il pourrait ou ne pas permettre qu'ils naquissent, sachant d'avance qu'ils seront méchants, ou bien les faire mourir dès leurs premiers pas dans la voie de l'iniquité; mais il les laisse venir au monde dans la mesure qu'il croit utile à l'avertissement et à l'épreuve de sa sainte maison. C'est pourquoi il console notre tristesse , car la tristesse que nous causent les méchants devient pour nous une force, mais elle accable ceux qui persévèrent dans leur perversité. Mais la joie que nous éprouvons lorsque l'un d'eux, sortant de sa voie, entre dans la société des saints, n'est comparable à aucune autre joie en cette vie. Il est écrit : « Mon fils, si tu es sage, tu le seras pour toi-même et pour tes proches ; si au contraire , tu tombes dans le mal , tu en porteras seul la peine (4). » Quand nous nous réjouissons sur les fidèles et les justes, ce qu'ils ont de bien nous profite comme à eux ; mais quand nous gémissons sur les infidèles et les injustes, leur malice et notre affliction ne nuisent qu'à eux seuls : un grand secours auprès de Dieu nous vient aussi des tristesses miséricordieuses que nous ressentons pour eux,
1. Matth. V, 45.
2. Rom. II, 4, 5. 3. I Cor. XI, 19. 4. Prov. IX, 12.
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des gémissements et des prières que nous inspirent ces mêmes tristesses. C'est pourquoi, honorable servante de Dieu, et digne de louanges dans le Christ, j'approuve et je bénis tout ce que votre lettre renferme de tristesse, de vigilance et de prudence contre ces hommes; et, puisque vous me le demandez, je vous exhorte, selon mes forces , à persévérer dans cette voie; gémissez sur ces méchants avec la simplicité de la colombe, mais tenez-vous en garde contre eux avec la prudence du serpent (1); travaillez, autant que vous le pourrez, à retenir dans la vraie foi ceux qui vous sont unis, et à ramener ceux qui seraient tombés dans quelque erreur.
3. Je rectifierais votre doctrine sur l'humanité qu'a prise le Verbe de Dieu lorsqu'il s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous (2), si j'y trouvais quelque chose de contraire à la vérité. Mais vous n'avez qu'à continuer à croire que le Fils de Dieu, en se faisant homme , a pris toute notre nature, c'est-à-dire une âme raisonnable et une chair mortelle sans péché. Il a participé à notre infirmité, et non pas à notre iniquité, afin que, par cette infirmité commune à tous les hommes, il nous délivrât de notre iniquité et nous amenât à sa justice, buvant la mort qui lui venait de nous et nous offrant à boire la vie qui venait de lui. Si vous avez quelque écrit de ces gens-là, où ils soutiennent quelque chose de contraire à cette foi, veuillez me l'envoyer, afin que, non-seulement nous exposions notre foi, mais encore que nous réfutions leur erreur. Sans doute, ils s'efforcent d'appuyer leur sentiment pervers et impie sur des passages des divines Ecritures; il faut leur prouver qu'ils ne comprennent pas bien le sens de ces lettres sacrées écrites pour le salut des fidèles : semblables à des homme: qui se feraient des plaies graves avec des instruments de chirurgie destinés à guérir et non pas à blesser. J'ai beaucoup travaillé et je travaille beaucoup encore, autant que Dieu m'en donne la force, pour combattre diverses erreurs. Si vous désirez avoir mes ouvrages, envoyez quelqu'un pour les copier Dieu a voulu que vous puissiez le faire aisément, en vous donnant tout ce qu'il vous faut pour cela.
1. Matth. X, 16. 2. Jean, I, 14.
LETTRE CCLXV.
Saint Augustin répond à une dame chrétienne qui lui avait signalé les opinions d'un novatien qu'elle connaissait; la secte farouche des novatiens n'admettait pas à la pénitence après le baptême. On sait que le chef de cette secte fut un prêtre ambitieux et fanatique qui se déclara contre l'élection de saint Corneille; l'antipape Novatien n'avait pas de génie et a laissé peu de traces.
AUGUSTIN ÉVÊQUE A SÉLEUCIENNE, PIEUSE ET HONORABLE
SERVANTE DE DIEU DANS L'AMOUR DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je me réjouis des bonnes nouvelles que vous me donnez de votre santé, et je réponds sans retard à ce qui fait le sujet de votre lettre. Et d'abord j'admire que ce novatien puisse prétendre que saint Pierre n'a pas été baptisé, puisque, d'après ce que vous m'aviez écrit auparavant, il disait que les apôtres avaient été baptisés. Je ne sais pas comment il compte établir que saint Pierre seul ne l'aurait pas été; c'est pourquoi je vous envoie une copie de votre lettre, dans la crainte que vous n'en ayez point : faites attention que je réponds à ce que votas m'avez envoyé; si celui qui a écrit sous votre dictée n'a pas mal compris ou s'il n'a pas inexactement écrit, j'ignore comment le même homme peut dire que les apôtres ont été baptisés et que saint Pierre ne l'a pas été.
2. En ce qui touche la pénitence de saint Pierre, il faut prendre garde de croire que lApôtre l'ait faite à la manière de ceux qu'on appelle proprement des pénitents dans l'Eglise. Qui souffrira qu'on mette sur la même ligne le prince des apôtres ? Il se repentit d'avoir renié le Christ , comme le témoignent ses larmes ; il est écrit qu'il pleura amèrement (1). Mais alors les apôtres n'avaient pas encore été affermis par la résurrection du Seigneur et par la descente du Saint-Esprit qui vint le jour de la Pentecôte; Jésus-Christ n'avait pas encore soufflé sur leur face comme il le fit après sa résurrection, quand il leur dit : « Recevez le Saint-Esprit (2). »
3. Il pourrait donc être dit avec vérité que les apôtres, lorsque Pierre renia le Christ, n'étaient pas baptisés ; car ils avaient reçu le baptême de l'eau mais non le baptême de l'Esprit-Saint. C'est ce que leur disait Notre-Seigneur, conversant avec eux après sa résurrection : « Jean baptisé dans l'eau, mais,
1. Matth. XXVI, 75. 2. Jean, XV, 2.
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quant à vous, vous serez baptisés dans le Saint-Esprit : vous ne tarderez pas à le recevoir (1). » On lit dans quelques exemplaires : « Quant à vous, vous commencerez d'être baptisés dans le Saint-Esprit; » mais qu'on dise: « vous serez baptisés, » ou bien : « vous commencerez d'être baptisés, » cela ne fait rien à la chose. D'après le texte grec, il est facile de reconnaître que c'est en des manuscrits défectueux qu'on trouve ces mots : « vous baptiserez, » ou bien: « vous commencerez de baptiser. » Mais si nous disons que les apôtres n'ont pas reçu le baptême de l'eau, il est à craindre que nous ne nous trompions gravement à leur égard : nous courons risque d'autoriser les hommes à mépriser le baptême, ce qui serait tout à fait contraire aux sentiments et à la pratique des apôtres; car le centurion Corneille et ceux qui étaient avec lui furent baptisés, même après avoir reçu le Saint-Esprit (2).
4. De même que les justes des premiers temps, qui pouvaient ne pas se faire circoncire, ne le pouvaient plus sans un péché grave après que la circoncision fut prescrite à Abraham et à sa postérité; de même, après que Notre-Seigneur Jésus-Christ a substitué dans son Eglise le baptême à la circoncision et qu'il a déclaré que nul n'entrera dans le royaume dés cieux s'il n'a été régénéré par l'eau et le Saint-Esprit (3), nous ne devons pas demander quand tel ou tel élu a été baptisé; toutes les fois que l'Ecriture nous parle de quelque membre du corps du Christ , c'est-à-dire de l'Eglise , comme appartenant au royaume des cieux, nous devons croire qu'il a reçu le baptême : il n'y a d'exception que pour ceux qui, sans avoir reçu l'eau régénératrice, donneraient leur vie pour Jésus-Christ, et dans ce cas le martyre leur tiendrait lieu de baptême. Pouvons-nous dire cela des apôtres qui, ayant donné tant de fois le baptême, ont eu bien le temps de le recevoir eux-mêmes? Mais tout ce qui a été fait ne se trouve pas écrit; ce qui n'empêche pas qu'on n'en reconnaisse la vérité d'après d'autres témoignages. Les Livres saints parlent du baptême de saint Paul (4) et ne parlent pas du baptême des autres apôtres; ceux-ci furent baptisés pourtant, et nous ne saurions en douter. Les Livres saints nous marquent le baptême des peuples de Jérusalem et de la
1. Act.I, 5. 2. Act. X, 48. 3. Jean, III, 5. 4. Act. IX, 18.
Samarie (1), et ne disent rien du baptême des gentils auxquels les apôtres ont adressé leurs épîtres. Néanmoins, qui oserait nier que ces gentils aient été baptisés, à cause de cette parole du Seigneur : « Celui qui n'aura pas été régénéré par l'eau et par l'Esprit-Saint, n'entrera pas dans le royaume des cieux? »
5. Il est écrit de Notre-Seigneur qu'il'« baptisait plus de disciples que Jean, » et il est écrit aussi « que ce n'était pas lui qui baptisait, mais ses disciples : » par là nous comprenons que le baptême était donné par l'action de sa majesté divine, mais non pas de ses propres mains. Le sacrement était de lui, et ses disciples en étaient les ministres. Saint Jean dit dans son Evangile : « Après cela Jésus vint avec ses disciples dans la terre de Judée, et il y demeurait avec eux, et il baptisait; » le même Apôtre dit un peu plus bas : « Lors donc que Jésus eut appris que les pharisiens savaient qu'il baptisait beaucoup de disciples, et qu'il en baptisait plus que Jean (quoique ce ne fût pas Jésus lui-même qui baptisât, mais ses disciples), il quitta la Judée et s'en alla de nouveau en Galilée (2). » Donc Jésus en Judée ne baptisait point par lui-même, mais par ses disciples. Or ceux-ci avaient déjà reçu le baptême de Jean, comme quelques-uns le pensent, ou, ce qui est plus probable, le baptême du Christ; car il ne faut pas croire que Notre-Seigneur ait dédaigné de baptiser lui-même ses serviteurs qui devaient baptiser les autres, lui qui donna une si grande marque d'humilité en lavant les pieds à ses apôtres, et qui répondit à Pierre lui demandant de lui laver non-seulement les pieds, mais encore les mains et la tête : « Celui qui sort du bain n'a plus besoin que de laver ses pieds, il est pur dans tout le reste du corps (3): » ce qui fait entendre que saint Pierre était déjà baptisé.
6. D'après ce que je trouve dans votre lettre, ce novatien prétendrait que les apôtres ont donné la pénitence au. lieu du baptême; cela ne me semble pas clair. S'il entend par là que les péchés sont remis par la pénitence, il y a quelque raison dans ce qu'il dit : une semblable pénitence peut être utile après le baptême, si on a péché. Mais, selon ce que vous m'avez écrit, il n'admet la pénitence qu'avant le baptême et, d'après son sentiment, les apôtres
1. Act. II, 41; VIII, 12.
2. Jean, III, 22 et IV, 1. 3. 3. Ibid. XIII, 10.
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auraient substitué la pénitence à la régénération baptismale, de sorte que, les péchés une fois effacés par la pénitence, il n'y avait plus de baptême à conférer; il devenait inutile. Mais je n'ai jamais ouï dire que telle fût la doctrine des novatiens. Informez-vous soigneusement si, tout en disant ou en croyant qu'il est novatien, votre homme n'appartiendrait pas à quelque autre erreur. J'ignore donc si les novatiens en sont là; mais ce que je sais bien, c'est que quiconque soutient une telle opinion s'écarte tout à fait de la règle de la foi catholique, de la doctrine du Christ et des apôtres.
7. Les hommes, avant leur baptême, font pénitence de leurs péchés; mais cette pénitence prépare au baptême et ne le remplace pas. Saint Pierre dit aux juifs dans les Actes des Apôtres : « Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et vos péchés vous seront remis (1). » Les hommes font aussi pénitence, si, après leur baptême, ils ont péché de façon à être retranchés de la communion et à avoir besoin d'être réconciliés ce sont ceux-là qu'on appelle proprement des pénitents dans toutes les Eglises. L'apôtre Paul a parlé de cette sorte de pénitence lorsqu'il a dit : « Je crains que Dieu ne m'humilie de nouveau lorsque j'arriverai au milieu de vous, et que je n'aie à en pleurer plusieurs qui, après avoir péché, n'ont pas fait pénitence des impuretés, des impudicités et des fornications qu'ils ont commises (2). » Saint Paul n'écrivait ces choses qu'à ceux qui étaient déjà baptisés. Simon, dont nous parlent aussi les Actes des Apôtres, était déjà baptisé, lorsque, coupable d'avoir voulu, avec de (argent, acheter le don de faire descendre l'Esprit-Saint par l'imposition des mains, il entendit l'apôtre Pierre lui dire : « Fais pénitence d'un si grand péché (3). »
8. Il y a encore la pénitence quotidienne des bons et humbles fidèles; nous y disons en frappant notre poitrine : « Pardonnez-nous nos offenses , comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (4). » Les offenses dont nous demandons ici le pardon ne sont pas celles qui, nous n'en doutons pas, ont été effacées par le baptême ; ce sont des fautes, petites il est vrai , mais fréquentes, qui tiennent à la fragilité humaine. Si ces fautes, n'étant pas remises, s'amassaient contre nous devant Dieu , elles nous chargeraient et nous
1. Act. II, 38. 2. II Cor. XII, 21. 3. Act. VIII, 22. 4. Matth. VI,12.
écraseraient comme quelque grand péché. Qu'importe, pour le naufrage, que ce soit une grande vague qui vous enveloppe et vous engloutisse, ou que ce soit une eau peu à peu amassée dans la sentine, et, à la suite d'une longue négligence , grossissant jusqu'à submerger le vaisseau? Notre vigilance contre ces sortes de péchés doit s'exercer par le jeûne, l'aumône et la prière, et quand nous demandons à Dieu de nous pardonner nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, nous faisons voir qu'il y a en nous quelque chose à effacer; l'humiliation infligée à nos âmes dans ces paroles est pour nous une sorte de pénitence de tous les jours. Je crois avoir, malgré ma brièveté, répondu suffisamment à voire lettre; il me reste à désirer que celui au profit duquel vous m'avez demandé de vous écrire ne prolonge pas son erreur par l'esprit de contention.
LETTRE CCLXVI.
Florentine était une jeune fille très-appliquée à l'étude des choses religieuses; elle attendait une lettre de saint Augustin pour oser lui adresser des questions sur les vérités chrétiennes; l'évêque d'Hippone lui écrit avec une bonté admirable et une étonnante modestie. Ceux qui enseignent recevront ici d'utiles leçons.
AUGUSTIN ÉVÊQUE A SA CHÈRE FILLE FLORENTINE, DAME
ILLUSTRE ET HONORABLE DANS LE CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Lorsque je pense à la sainte vie que vous avez choisie , à la chaste crainte du Seigneur qui est au fond de vos entrailles et qui demeure éternellement (1), je me sens vivement porté à vous être utile, non point seulement par des prières devant Dieu, niais encore par des instructions adressées à vous-même. Je l'ai fait plus d'une fois dans mes lettres à votre mère, dont je ne saurais prononcer le nom qu'avec respect. Mais elle m'écrit que vous voulez d'abord recevoir une lettre de moi, et qu'ensuite vous ne craindrez pas de demander à mon ministère les choses dont vous pourriez avoir besoin ; je sais qu'une libre servitude m'en rend redevable, dans la mesure de mes forces, tant envers vous qu'envers ceux qui, comme vous, ont le goût des vérités divines. Je fais donc ce que vous voulez, quoique-ce soit une autre que vous qui m'ait exprimé ce désir: je ne veux pas avoir l'air devons fermer cruellement la porte, quand votre
1. Ps. XVIII, 10.
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confiance vient y frapper; c'est maintenant à vous à parler, si vous croyez avoir quelque chose à me demander. Ou je sais ce que vous souhaitez, et je ne vous le refuserai pas ; ou je ne le sais point, mais c'est sans dommage pour la foi et le salut, et là-dessus je vous rassurerai pleinement, autant que je le pourrai. Si les choses que je ne saurais pas étaient de celles qu'il fallût connaître, je prierais le Seigneur de me rendre capable de vous répondre, car souvent l'obligation de donner est un mérite pour recevoir, ou bien je vous répondrais dé manière à vous apprendre à qui nous devrions nous adresser sur les points que nous ignorerions tous les deux.
2. Je vous dis cela tout d'abord, afin que vous ne pensiez pas être certaine de trouver auprès de moi la réponse à tout ce que vous voudriez, et que, si votre attente était trompée, vous ne me jugiez pas plus hardi que sage pour avoir offert de vous instruire sur ce qu'il vous plaira. Je ne me suis pas proposé comme un docteur accompli, mais comme un homme qui s'éclaire avec ceux qu'il est obligé d'éclairer, ma chère fille, illustre et honorable dame en Jésus-Christ. Dans les choses même que je sais tant bien que mal, j'aimerais mieux vous trouver instruite que si vous aviez besoin de moi. Car nous ne devons pas souhaiter que d'autres soient ignorants pour avoir à enseigner ce que nous savons; mieux vaut que Dieu nous instruise tous ; c'est ce qui se verra dans la patrie céleste, lorsque les promesses s'accomplissant, l'homme ne dira pas à son prochain : « Apprenez à connaître le Seigneur, car tous alors le connaîtront, dit le Prophète (1), depuis le plus petit jusqu'au plus grand. » Lorsqu'on enseigne il faut se tenir en garde contre l'orgueil : ceux qui apprennent ne sont pas exposés à ce danger. C'est pourquoi la sainte Ecriture nous dit : « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à parler (2); » et le Psalmiste : « Vous me donnerez la joie et l'allégresse, parce que j'aurai beaucoup écouté; » et il ajoute : « Et mes os humiliés tressailliront (3). » David avait vu que l'humilité, difficile à garder lorsqu'on enseigne, l'est beaucoup moins quand on apprend,car il faut que le maître occupe un lieu élevé, et, à cette hauteur, il est malaisé de se défendre contre l'orgueil.
3. Reconnaissez donc quels dangers nous courons,
1. Jérém. XXXI, 31. 2. Jacq. I, 19. 3. Ps. L, 10.
nous de qui on attend, non-seulement que nous soyons des docteurs, mais encore que nous enseignions les choses divines, et qui ne sommes que des hommes. Toutefois, dans ces travaux et ces périls, il est une grande consolation, c'est de voir ceux qu'on instruit parvenir au point de ne plus avoir besoin d'être enseignés par des hommes. Ce n'est pas nous seulement qui avons été menacés de ce danger de l'orgueil; un autre le connut : et qui sommes-nous en comparaison de lui? le Docteur des nations a passé par cette épreuve. « De peur, dit-il, que je ne vinsse à m'enorgueillir par la grandeur de mes révélations, l'aiguillon de la chair m'a été donné (1). » Notre-Seigneur, admirable médecin de cette enflure de l'âme; dit encore : « Ne cherchez pas à être appelés maître par les hommes, parce que vous n'avez qu'un seul Maître, le Christ (2). » Et le Docteur des gentils , n'oubliant pas cela , ajoute : « Celui qui plante n'est rien, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement (3). » C'est ce que n'oubliait pas le précurseur, qui s'humiliait d'autant plus en toutes choses qu'il était le plus grand parmi ceux qui sont nés de la femme (4) , et qui se trouvait indigne de délier la chaussure du Christ (5). A-t-il voulu montrer autre chose quand il a dit : «Celui qui a l'épouse est l'époux; l'amide l'époux est debout et l'écoute, et sa joie est d'entendre la voix de l'époux (6) ? » C'est cette manière d'entendre qui faisait dire au Psalmiste, comme je l'ai rappelé plus haut: « Vous me donnerez la joie et l'allégresse parce que j'aurai écouté, et mes os humiliés tressailliront. »
4. Sachez donc que ma joie sur votre foi, votre espérance et votre charité, sera d'autant plus véritable, d'autant plus solide et d'autant plus pure, que vous aurez moins besoin, non-seulement de moi pour vous instruire, mais d'aucun homme. Toutefois, pendant que j'étais au lieu où vous êtes, et que la retenue de votre âge ne me permettait pas de rien savoir de vous, votre père et votre mère, si amis du bien et des saintes études, daignèrent me taire connaître votre vive ardeur pour la piété et la vraie sagesse; ils me demandèrent de ne pas vous refuser mon humble concours dans les choses où vous pourriez avoir besoin d'être instruite par moi. C'est pourquoi j'ai cru devoir
1. II Cor. XII, 7. 2. Matth. XXIII, 8. 3. I Cor. III, 7. 4. Matth. XI, 11; Ecclés. III, 20. 5. Luc, III, 16. 6. Jean, III, 29.
121
vous prévenir par cette lettre, afin que vous m'adressiez les questions qu'il vous plaira, mais aux conditions marquées plus haut. J'attends ces questions , car je ne voudrais pas m'exposer à un discours inutile en m'efforçant de vous enseigner ce que vous sauriez déjà. Mais tenez pour certain que, lors même que vous pourriez apprendre de moi quelque chose de bon, votre maître véritable sera toujours ce Maître intérieur que vous écouterez dans votre âme; c'est lui qui vous fera reconnaître la vérité de ce que je vous aurais dit; car celui qui plante n'est rien, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement.
LETTRE CCLXVII.
La petite lettre qu'on va lire est tout ce qui nous reste de la correspondance de saint Augustin avec Fabiola. On tonnait l'histoire de cette descendante des Fabius. Mariée d'abord à un débauché, elle se sépara de lui pour en épouser un autre du vivant de son premier mari; elle avait usé du bénéfice des lois romaines; mais le christianisme condamnait ce second mariage. Fabiola, jeune encore, était veuve de son second mari, lorsqu'elle apprit que ses secondes noces avaient été contraires à la loi chrétienne. La veille de Pâques, on vit cette Romaine, d'un si grand nom et d'une si éclatante vie, couverte d'un sac, pâle et les cheveux épars, se mettre au rang des pénitents publics dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Depuis ce temps, sa vie fut celle d'une sainte. Elle servit les malades avec tout l'héroïsme de la charité ; c'est à elle qu'on doit les premiers hôpitaux que l'Italie ait connus. Fabiola avait distribué aux pauvres tous ses biens. Dans un voyage aux lieux saints , elle vit saint Jérôme qu'elle eut pour guide et pour maître dans l'étude des divines Ecritures. Chassée de la Judée par l'invasion des Huns, elle revint à Rome où elle mourut. Saint Jérôme, dans une lettre à Océanus, a fait le panégyrique de Fabiola avec beaucoup d'animation et de verve.
AUGUSTIN A SA CHÈRE FILLE EN JÉSUS-CHRIST , LA PIEUSE
ET ILLUSTRE DAME FABIOLA, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Quoique la lettre de votre Sainteté ne soit qu'une réponse , je crois pourtant devoir vous écrire encore. Car vous déplorez ce voyage de la terre qui mène à l'éternelle joie des saints; vous préférez, et vous avez raison, le désir de la céleste patrie où les distances ne nous sépareront plus, mais où nous serons réunis dans l'heureuse contemplation d'un même Dieu. Vous êtes heureuse de vous entretenir pieusement de la pensée de ces divines choses, plus heureuse de les aimer, et vous serez plus heureuse encore quand vous aurez le bonheur de les obtenir. Mais considérez attentivement par où il est vrai de dire que nous sommes séparés les uns des autres: est-ce parce que nous cessons de voir nos corps, ou parce qu'il n'y a plus entre nous cet échange de sentiments et d'idées qui s'appelle un entretien ? Je crois que, malgré de lointaines séparations, si nous pouvions connaître mutuellement nos pensées, nous serions bien plus les uns avec les autres, que si, silencieusement assis dans un même lieu , nous nous regardions sans nous rien dire et sans aucune expression extérieure de ce qui se passerait dans nos âmes. C'est pourquoi vous comprenez que chacun est bien plus présent à lui-même que nul ne l'est à un autre, parce que chacun se connaît mieux qu'il n'est connu de personne: ce n'est pas en regardant notre visage, car, sans un miroir, on ne se voit pas ; mais c'est en regardant le fond de notre âme, et nous pouvons le voir, même avec les yeux fermés. Quelle vie que la nôtre, même en la regardant par le côté où elle semble avoir du prix !
LETTRE CCLXVIII.
Saint Augustin avait emprunté, pour libérer un catholique d'Hippone qui, poursuivi par ses créanciers et voulant échapper à la contrainte par corps, s'était réfugié dans l'Eglise. Le catholique ayant fait d'inutiles efforts pour trouver la somme que l'évêque s'était engagé à rendre au prêteur, saint Augustin, alors absent, s'adresse à la charité des fidèles d'Hippone.
AUGUSTIN AUX BIEN-AIMÉS SEIGNEURS, AU SAINT PEUPLE QU'IL SERT,
AUX MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je connais et j'ai éprouvé votre attachement pieux à Notre-Seigneur Jésus-Christ; dans la confiance que m'inspire cette pensée, j'ose vous demander, quoique absent, ce que souvent vous faites pour moi , quand je suis auprès de vous. Et du reste, je ne vous quitte jamais en esprit; ce n'est pas seulement parce que je sens le parfum qu'exhalent vos bonnes oeuvres par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais c'est encore parce que vous ne permettez pas que moi, qui vous sers dans l'Evangile, je demeure dans la détresse.
Notre frère Fascius, débiteur de dix-sept sous d'or, s'est trouvé fort pressé par ses prêteurs ; il ne pouvait pour le moment les satisfaire; craignant qu'on ne mît la main sur lui, il a cherché asile dans la sainte église. Les gens chargés de le poursuivre, obligés de partir et ne voulant accorder aucun délai, sont venus m'accabler de leurs plaintes; ils demandaient que je leur livrasse Fascius , ou que je nie misse en mesure de payer sa dette. J'ai (122) proposé à Fascius de faire part à votre sainteté de la nécessité où il se trouvait; saisi de honte, il m'a supplié de n'en rien faire. Me voyant ainsi contraint plus fortement, j'ai emprunté à notre frère Macédonius dix-sept sous d'or; Fascius, pour qui j'ai payé, me promettait de me remettre la somme à un jour marqué; passé ce jour, s'il se trouvait dans l'impossibilité de rembourser, il consentait à ce que je fisse appel à cette miséricorde fraternelle que vous avez coutume de montrer envers vos frères.
2. Maintenant donc que Fascius est absent, il faut que vous veniez en aide, non pas à lui, que personne n'inquiète, mais à moi, qui ai pris un engagement, et dont la réputation est comme un bien dont vous avez toujours la garde. Le jour marqué pour la remise de la somme est passé; je ne trouve rien à répondre à celui qui m'a prêté les dix-sept sous d'or sur ma parole, si ce n'est que je tiendrai la promesse que j'ai faite. Mais on ne m'a pas fait souvenir de vous entretenir de cette affaire, le saint jour de la Pentecôte, où vous étiez en plus grand nombre à l'église; je demande donc que cette lettre me tienne lieu de discours; le Seigneur notre Dieu, en qui vous croyez; achèvera de vous parler au coeur; il ne vous a jamais abandonnés, vous tous qui craignez et honorez son nom. C'est en lui que nous vous sommes unis, quoique, par notre absence corporelle, nous paraissions éloignés de vous, et il vous promet la moisson de la vie éternelle en échange des bonnes uvres comme celle que je recommande à vos soins. « Ne nous lassons donc pas de faire le bien, dit l'Apôtre; si nous ne perdons pas courage, nous en recueillerons le fruit en son temps. C'est pourquoi, pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, principalement à ceux qui sont de la même foi que nous (1). » Or, celui pour lequel je vous demande de faire ce que le Seigneur ordonne, est de la même foi que nous; il est chrétien fidèle, il est catholique; faites-le sans déplaisir, sans murmure, avec joie et de bon coeur. Ce n'est pas dans un homme que vous avez confiance, c'est en Dieu; il vous a promis que rien de ce que vous aurez fait miséricordieusement ne sera perdu, mais qu'au dernier jour vous retrouverez tout avec une immortelle usure (2). Puisque l'Apôtre nous dit : « Or, je le déclare, celui qui sème peu recueillera peu (3), » vous
1. Gal. VI, 9, 10. 2. Matth. XXV, 34-40. 3. II Cor. IX, 6.
devez comprendre que, pendant que nous sommes en cette vie, nous devons nous hâter d'amasser des trésors pour l'éternité. En effet, quand la fin des temps viendra, il ne sera donné qu'à ceux qui, avant devoir les biens éternels, les auront achetés par les saintes oeuvres de leur foi.
3. J'écris aussi aux prêtres que si la collecte faite par votre sainteté n'est pas suffisante, ils aient à compléter la somme avec le bien de l'Eglise ; pourvu cependant que vous donniez avec joie ce qu'il vous plaît. Que ce soit par vous ou par l'Eglise que cela se fasse, tout est de Dieu, et votre empressement nous sera plus doux que les trésors de l'Eglise. Je vous dirai avec l'Apôtre : « Ce ne sont pas vos dons que je désire, mais le profit qui vous en reviendra (1). » Réjouissez donc mon cur; c'est dans vos profits qu'il veut mettre sa joie; car vous êtes les arbres de Dieu qu'il daigne arroser par notre ministère d'une pluie continuelle. Que Dieu vous défende de tout mal en ce monde et dans l'autre, mes bien-aimés seigneurs et chers frères.
1. Philip. IV, 17.
LETTRE CCLXIX.
Saint Augustin, infirme et vieux , s'excuse de ne pouvoir se mettre en route pendant l'hiver pour aller assister à la dédicace d'une église.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE FRÉRE ET
COLLÈGUE NOBILIUS.
C'est une grande fête que celle à laquelle votre affection fraternelle me convie; j'y voudrais traîner mon pauvre corps, sans les infirmités qui me retiennent. J'aurais pu m'y rendre si nous n'étions pas en hiver; je pourrais braver l'hiver si j'étais jeune : la chaleur de l'âge me ferait aisément triompher de la saison rigoureuse , comme le froid de mes vieux ans se trouverait bien des feux de l'été. Maintenant, ma vieillesse glacée ne supporterait pas un si long voyage en hiver, bienheureux seigneur, saint, et vénérable frère et collègue. Je vous salue donc à mon tour comme vous le méritez, me recommandant à vos prières, et demandant à Dieu qu'une heureuse paix suive la dédicace d'une aussi grande église.
LETTRE CCLXX.
Celui qui a écrit cette lettre nous est inconnu ; il exprime affectueusement à saint Augustin le regret de ne pas l'avoir rencontré dans une ville d'Afrique où il espérait le joindre, et où il avait seulement trouvé un doua ami de l'évêque d'Hippone, Sévère, évêque de Milève, dont nos lecteurs savent le nom (1). On a quelquefois attribué cette lettre à saint Jérôme. On oubliait que ce grand commentateur des divines Ecritures n'est jamais allé en Afrique.
A mon récent passage dans la ville de Lois , j'ai été contristé de n'avoir pu vous y rencontrer tout entier; je n'ai trouvé que la moitié de vous-même, et, pour ainsi parler, une portion de votre âme, c'est-à-dire, votre cher Sévère. Je ne me suis donc réjoui qu'à moitié; ma joie en a été complète si je vous avais trouvé tout entier. Heureux de ce que je rencontrais, je m'affligeais de ce que je n'avais pas, et j'ai dit à mon âme : « Pourquoi es-tu triste, et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu (2), » et Dieu te fera jouir de la présence de l'ami que tu aimes. Je mets donc ma confiance
1. Voir la lettre CX, n. 4. 2. Ps. XLI, 6.
dans le Seigneur, j'espère qu'il m'accordera la grâce de vous voir.
O si l'amour pouvait se voir avec les yeux! c'est alors que vous sauriez combien je vous aime, et comparant mon affection à la vôtre, vous seriez porté à me rendre ce que je vous donne. Puisque je vous aime dans le Seigneur, aimez-moi, et engagez ceux qui vous écoutent et vous obéissent à m'aimer aussi. Vous me demandez de prier pour vous; je le ferais, si, délivré moi-même de mes péchés, il m'était permis de prier pour les autres. C'est pourquoi, de mon côté, je vous demande d'adresser assidûment pour moi vos prières au Seigneur; et, vous souvenant des devoirs de ma profession, ayez présent à vos yeux ce jour où le juste n'aura rien de mauvais à redouter (1); il ne craindra point, parce que ce n'est pas à lui qu'on dira : « Vas au feu éternel, » mais c'est à lui que s'adresseront ces paroles : « Viens, le béni de mon Père, possède le royaume (2). » Puissions-nous y arriver par la grâce de Celui qui vit et règne dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il (3).
1. Ps. III, 7. 2. Matth. XXV, 41, 34.
3. La traduction des Lettres de saint Augustin est l'uvre de M. POUJOULAT.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm