LETTRE XXXI. (Année 396.)
On trouvera ici, au milieu de traits fins et délicats, des traces
trop visibles d'une littérature en décadence ; saint Augustin
reçoit de son temps ce qui a cessé d'être le bon goût;
mais ce qui part du cur n'appartient qu'à lui seul. La conversion
de saint Paulin avait beaucoup retenti en Italie, dans les Gaules et en
Afrique; saint Augustin désire que le prêtre de Nole fasse
une apparition dans les contrées africaines pour leur édification.
AUGUSTIN A SES TRÈS-CHERS SEIGNEURS ET FRÈRES PAULIN
ET THÉRASIE, TOUS DEUX VRAIMENT SAINTS, VRAIMENT BIENHEUREUX ET
ÉMINENTS PAR L'ABONDANCE DES GRACES DE DIEU, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Tandis que, pour tromper l'absence et me trouver avec vous, je souhaitais
que vous eussiez reçu au plus tôt ma réponse à
votre première lettre (si toutefois il est possible de vous répondre),
des retards m'ont valu le bénéfice d'une seconde lettre de
vous. Que le Seigneur est bon de ne pas nous accorder souvent ce que nous
voulons, pour nous accorder ce que nous aimons mieux ! car vous m'écrirez
autre chose, après avoir reçu ma lettre, que ce que vous
m'avez écrit avant de l'avoir reçue. Je vous ai lus avec
grande joie, et cette joie m'eût manqué si, comme je le souhaitais
et comme je l'aurais voulu, ma réponse fût promptement parvenue
à votre sainteté. Maintenant, me voilà avec un double
plaisir, celui de tenir ce que vous m'avez écrit, et celui d'espérer
encore une autre lettre. Ainsi, sans que le retard puisse m'être
imputé à faute, la libérale bonté du Seigneur
a fait ce qu'elle a jugé le meilleur selon mon désir.
2. Nous avons reçu avec grande allégresse dans le Seigneur
les saints frères Romain et Agile, comme une seconde lettre de vous,
mais une lettre qui entend et qui répond, qui nous apporte quelque
chose de votre douce présente, mais qui redouble en nous le vif
désir de vous voir. Nous avons appris de leur bouche plus de choses
sur vous que vous n'auriez jamais pu nous en dire dans des lettres, et
que nous n'aurions jamais pu vous en demander. Et (ce qu'aucun papier ne
retrace) il y avait dans leurs récits une telle joie, que sur leur
visage et dans leurs yeux nous vous lisions avec bonheur vous-mêmes,
écrits en quelque (2) sorte au fond de leurs coeurs. De plus, une
page, quelle qu'elle soit et quelque bonnes choses qu'elle renferme, n'en
profite pas elle-même pendant qu'elle se remplit au profit des autres;
mais cette lettre vivante, représentée par nos frères,
nous la lisions dans leurs entretiens: elle nous apparaissait d'autant
plus sainte, qu'elle s'était plus abondamment inspirée de
vous-mêmes. Aussi nous l'avons transcrite en nos âmes, par
notre soin attentif à écouter tout ce qui vous touche, et
dans le désir d'imiter la même sainteté.
3. Nous ne supportons pas sans chagrin qu'ils partent si tôt
d'ici, quoique ce soit pour s'en retourner vers vous; car voyez de quels
sentiments nous sommes agités ! nous voulions d'autant plus les
laisser partir qu'ils souhaitaient plus ardemment de vous obéir;
mais leur vif désir de vous joindre ne faisait que vous rapprocher
de nous : car ils montraient ainsi combien vos entrailles leur sont chères
voilà pourquoi nous voulions d'autant moins les laisser partir qu'il
y avait plus de justice dans leurs instances pour s'en aller. O chose impossible
à supporter s'il n'était pas vrai que cette séparation
ne dût point nous séparer, « si nous n'étions
pas membres d'un même corps, si nous n'avions pas un même chef,
si la même grâce ne se répandait pas sur nous, si nous
ne vivions pas du même pain, si nous ne marchions pas dans la même
voie, si nous n'habitions pas la même maison ! » Pourquoi ne
nous servirions-nous pas des mêmes paroles que vous?. Vous les reconnaissez,
je pense, comme étant tirées de votre lettre (1). Mais pourquoi
ces paroles seraient-elles plutôt vôtres que miennes, puisque,
du moment qu'elles sont vraies, elles nous viennent de la communication
du même chef? Et si elles ont quelque chose qui vous ait été
donné en propre, je les en aime davantage; c'est au point qu'elles
se sont emparées du chemin de mon coeur et n'ont rien laissé
passer de mon cur à ma langue jusqu'à ce qu'elles aient
pris dans ma pensée le premier rang qui appartient à ce qui
vient de vous. Frères saints et aimés de Dieu, membres du
même corps que nous, qui doutera qu'un même esprit soit notre
vie, si ce n'est celui qui ne sait point par quelle affection nous sommes
liés les uns aux autres ?
4. Je voudrais néanmoins savoir si vous supportez
1. Ci-des. tom. I, Lettre XXX, n. 2.
portez plus patiemment et plus facilement que nous cette absence corporelle.
S'il en est ainsi, je n'aime pas, je l'avoue, tant de force, à mains
que nous ne soyons pas dignes d'être désirés autant
que nous vous désirons. Pour moi, si j'avais le courage de supporter
votre absence, ce courage me déplairait, car je ne poursuivrais
plus qu'avec nonchalance les moyens de vous voir; or, quoi de plus absurde
qu'une force qui se change en indolence? Mais il faut que votre charité
sache par quels soins ecclésiastiques je suis retenu ici. Le très-saint
père Valère qui vous salue avec nous autant qu'il vous désire,
comme vous l'apprendrez par nos frères, ne veut pas me souffrir
pour prêtre sans ajouter à ce fardeau celui d'être son
coadjuteur. Sa grande charité et l'extrême désir du
peuple ont été les marques auxquelles j'ai reconnu la volonté
du Seigneur; de précédents exemples de coadjutorerie ne m'ont
pas permis d'opposer un refus. Quoique le joug du Christ soit doux par
lui-même et son fardeau léger (1), pourtant je me sens si
neuf et. si faible, que cette chaîne me blesse et ce poids m'accable;
mais il serait plus aisé à porter si j'avais l'ineffable
consolation de vous voir quelque temps, vous qu'on dit libres de soins
de ce genre. C'est pourquoi je vous prie, je vous demande et demande encore
de daigner venir en Afrique, qui souffre plus de la soif d'hommes tels
que vous que de la sécheresse.
5. Dieu sait que, si nous souhaitons vous voir apparaître dans
ces contrées, ce n'est pas seulement pour nous ni pour ceux qui
ont appris de nous ou de la renommée la grandeur de vos résolutions
chrétiennes; mais c'est pour les autres qui n'en ont pas entendu
parler ou bien ne croient pas ce qu'on leur en a dit, et qui cependant
s'attacheraient avec foi et amour aux saintes merveilles dont ils ne pourraient
plus douter. Vous faites bien et miséricordieusement ce que vous
faites, mais que la. lumière de vos oeuvres luise devant les hommes
de nos contrées, afin qu'ils les voient et qu'ils glorifient votre
Père qui est aux cieux (2). Des pêcheurs qui, à la
voix du Seigneur, avaient quitté leurs barques et leurs filets,
se réjouirent en racontant qu'ils avaient renoncé à
tout pour le suivre (3). Et véritablement celui-là méprise
tout, qui méprise ce qu'il a pu et ce qu'il a voulu avoir: mais
ce qui était dans son désir avait pour témoins les
yeux de Dieu; ce qu'il possédait
1. Matth. XI, 30. 2. Ibid. V, 16. 3. Ibid. XIX, 27.
3
était vu aussi des hommes. Je ne sais comment, quand il s'agit
d'amour pour les choses superflues et terrestres, ce qu'on a acquis vous
tient plus étroitement que ce qu'on désire. Pourquoi se retira-t-il
si triste, celui qui, après avoir demandé au Seigneur ce
qu'il fallait faire pour gagner la vie éternelle, entendit que,
s'il voulait être parfait, il devait vendre tout son bien et le distribuer
aux pauvres pour avoir un trésor dans le ciel, si ce n'est parce
qu'il possédait de grandes richesses, comme le dit l'Evangile (1)
? Car autre chose est de ne pas vouloir s'incorporer ce qui nous manque
encore, autre chose est d'arracher ce qu'on s'est déjà incorporé
; là c'est comme une nourriture qu'on nous refuse, ici ce sont comme
des membres qu'on nous coupe. Quelle merveilleuse joie pour les chrétiens
de notre temps de voir s'accomplir avec allégresse, par le conseil
de l'Evangile, ce que le riche fut si triste d'entendre de la bouche même
du Seigneur !
6. Ce qui se remue et s'enfante dans mon cur est au-dessus de toute
parole. Vous comprenez pieusement qu'il ne s'agit point ici de votre propre
gloire, mais de la gloire du Seigneur en vous, car votre prudence a l'oeil
fixé sur l'ennemi, et vous travaillez, dans votre amour, à
devenir de doux et humbles serviteurs du Christ : mieux vaudrait en effet
garder humblement les richesses de la terre, que d'y renoncer orgueilleusement.
Comme, donc, vous comprenez qu'il ne s'agit point ici de votre gloire,
mais de la gloire du Seigneur, jugez de l'insuffisance et de la pauvreté
de mes expressions : j'ai parlé des louanges du Christ, et les anges
eux-mêmes n'en sont pas capables. C'est donc cette gloire du Christ
que nous souhaitons de faire paraître aux yeux des hommes de notre
pays ; les saints exemples que donne votre union conjugale apprendront
à l'homme et à la femme à fouler aux pieds la vanité
et à ne pas désespérer d'atteindre à la perfection.
Je ne sais pas ce qu'il y aurait de meilleur, ou de ne pas refuser de vous
montrer tels que vous êtes, ou d'avoir voulu le devenir.
7. Je recommande à votre bonté et à votre charité
Vétustin, qui ferait pitié aux coeurs les moins religieux;
il vous apprendra les causes de son malheur et de son voyage. Quant à
son projet de se consacrer au service de Dieu, on en jugera avec plus de
certitude lorsque le
1. Luc, XVIII, 22, 23.
temps l'aura mûri, lorsque Vétustin sera d'un âge
plus avancé et qu'il ne sera plus sous le coup des craintes qui
maintenant lassiégent. J'ai envoyé à votre sainteté
et à votre charité trois livres, et plût à Dieu
que leur grandeur répondît à la grandeur de la question,
qui est celle du libre arbitre! Votre affection pour moi me rassure sur
la fatigue que vous imposera la lecture de ces ouvrages. Je sais que notre
frère Romanien, qui a tout ou presque tout ce que j'ai pu écrire,
n'a pas ces trois livres-là ou ne les a pas en entier; je n'ai pas
pu donner tous mes ouvrages pour vous être portés, mais je
vous les ai indiqués pour les lire. Romanien les avait déjà
tous et les emportait avec lui : c'est par lui que je vous ai adressé
une première réponse. Avec l'expérience de votre sainteté
et la sagacité spirituelle que vous a accordée le Seigneur,
vous avez vu, je crois, tout ce qu'il y a de bon dans le cur de cet homme
et le reste de faiblesse qui s'y trouve encore. Vous avez lu, j'espère,
avec quelle sollicitude je l'ai recommandé à votre bienveillance
et à votre charité, lui et son fils, et par quelle étroite
amitié ils me sont unis. Que par vous le Seigneur les édifie
! c'est ce que nous avons surtout à lui demander, car je sais combien
vous le voudriez.
8. J'ai appris de nos frères que vous écrivez contre
les païens : si nous méritons quelque chose de votre coeur,
envoyez incessamment pour que nous lisions. Votre cur est un tel oracle
du Seigneur, que nous en attendons les réponses les plus satisfaisantes
et les plus claires contre des objections bruyantes et vides. Je crois
que votre sainteté a les livres du très-saint pape Ambroise;
je désire beaucoup ceux qu'il a écrits contre les ignorants
et les superbes qui prétendent que le Seigneur a beaucoup appris
dans les ouvrages de Platon (1).
9. Le très-saint frère Sévère, jadis notre
condisciple, aujourd'hui évêque de Milève (2) où
depuis longtemps il était bien connu de nos frères, vous
rend avec nous ses devoirs, et salue votre sainteté. Tous nos frères
qui servent le Seigneur avec nous font de même autant qu'ils vous
désirent; ils vous désirent autant qu'ils vous aiment et
vous aiment autant que vous êtes bons. Le pain que nous vous envoyons
deviendra une bénédiction féconde par
1. Ces livres de saint Ambroise ne nous sont point parvenus.
2. Milève, aujourd'hui Milah, à onze lieues à
l'ouest de Constantine.
4
l'affectueuse manière dont vous le recevrez. Que Dieu vous garde
à jamais de cette génération corrompue (1), seigneurs
et frères très-chers et très-purs, véritablement
bons et très-éminents par l'abondance de la grâce divine
!
1. Ps. XI, 8.
LETTRE XXXII. (Année 396.)
Saint Paulin écrit à Romanien et félicite l'Eglise
d'Hippone d'avoir mérité Augustin pour coadjuteur de l'évêque.
Il exhorte Licentius, en vers et en prose, à mépriser l'éclat
du monde et à se donner au Christ. Il est touchant dans ses efforts
pour ramener Licentius à la vérité religieuse, au
nom même de cet Augustin qui aime tant ce jeune ami et qui a tant
fait pour lui. Les vers de saint Paulin ont une force expressive qui nous
a engagé à les traduire intégralement et aussi fidèlement
que possible.
PAULIN ET THÉRASIE, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE
ROMANIEN.
1. Nos frères, arrivés hier d'Afrique, et qui nous avaient
tenus longtemps suspendus à l'espoir de leur retour, comme vous
l'avez vu vous-même, ô le plus désiré des saints
hommes qui nous sont chers ! nous ont apporté des lettres d'Aurèle,
d'Alype, d'Augustin, de Profuturus, de Sévère, aujourd'hui
tous évêques. Heureux de ces récents discours de tant
de saints, nous nous hâtons de vous faire connaître notre joie:
nous voulons, par lé témoignage de notre allégresse,
partager avec vous le bonheur que nous attendions pendant ce périlleux
voyage. Si, par l'arrivée d'autres navires, vous avez appris les
mêmes bonnes nouvelles de ces hommes, les plus dignes de vénération
et d'amour, recevez ceci comme une douce répétition, et tressaillez
d'une joie renouvelée. Si nous sommes les premiers à vous
en instruire, félicitez-nous que, grâce au Christ, nous possédions
assez d'affection dans votre patrie pour que nous sachions les premiers
ou des premiers tout ce qu'y accomplit la divine Providence, toujours admirable
dans ses saints (2), comme dit le Psalmiste.
2. Nous n'écrivons pas seulement pour nous réjouir de
l'élévation d'Augustin à l'épiscopat, mais
pour nous réjouir aussi de ce que les Eglises d'Afrique ont mérité
par une faveur divine, d'entendre la parole céleste de la bouche
d'Augustin appelé d'une façon nouvelle, non pas à
succéder à son évêque, mais à siéger
avec lui, sa consécration n'est qu'un accroissement des grâces
et des dons du Seigneur: on ne perd pas Valère, évêque
de l'Eglise d'Hippone, et on a Augustin pour son coadjuteur. Et ce saint
vieillard, dont nulle marque de jalousie n'atteignit jamais le coeur si
pur, a recueilli du ciel les fruits les plus dignes de la paix de son coeur,
en méritant d'avoir pour collègue celui qu'il avait simplement
désiré pour successeur. Aurait-on pu le croire avant que
cela fût arrivé? Et ne peut-on pas appliquer à cette
oeuvre
2. Ps. LXVII, 36.
du Tout-Puissant cette parole évangélique: « Ces
choses sont difficiles aux hommes, mais tout est possible à Dieu
(1) ? » C'est pourquoi réjouissons-nous en Celui qui seul
accomplit des merveilles et qui fait habiter dans la même maison
ceux qui n'ont qu'une même âme, parce qu'il a regardé
notre humilité et visité avec bonté son peuple : il
a suscité une force dans la maison de David, son serviteur, et il
a exalté la puissance de son Eglise dans la personne de ses élus
pour briser les cornes des pécheurs, selon les paroles du Prophète,
c'est-à-dire les cornes des donatistes et des manichéens.
3. Plût à Dieu que cette trompette du Seigneur, qui retentit
maintenant par la bouche d'Augustin, fùt entendue de notre fils
Licentius, mais entendue de cette oreille intérieure par où
entre le Christ, et d'où l'ennemi ne ravit point la semence de Dieu!
Ce serait alors qu'Augustin paraîtrait à lui-même un
grand pontife du Christ, car il se sentirait exaucé d'en-haut en
enfantant dans le Christ un fils digne de lui, comme il a enfanté
dans les lettres un fils digne de vous ! Il nous a écrit à
son sujet avec la plus vive sollicitude, croyez-le. Espérons de
la toute-puissance du Christ que les vux spirituels d'Augustin l'emporteront
sur les voeux charnels de notre adolescent. Croyez-moi, il sera vaincu
malgré lui; il sera vaincu par la foi de son pieux maître
: quelle mauvaise victoire que la sienne s'il aimait mieux triompher pour
sa perte que d'être vaincu pour son salut ! Ne voulant pas que nos
devoirs de fraternelle affection paraissent vides, nous vous envoyons cinq
pains, à vous et à notre fils Licentius : c'est le pain de
munition de l'expédition chrétienne, dans laquelle nous sommes
enrôlés pour arriver à une provision de tempérance.
Nous n'avons pas pu séparer Licentius de cette bénédiction,
lui que nous désirons voir uni à nous dans la même
grâce. Mais nous nous adresserons à lui-même en peu
de mots, de peur qu'il ne refuse de prendre pour lui ce qui vous est écrit
sur son compte. Ce que Mition entend est dit aussi à Eschine (2).
Mais pourquoi recourir aux étrangers, quand nous pouvons tout dire
avec notre propre fonds et que l'emploi du langage d'autrui n'est pas dans
les habitudes d'une tête saine (3)? Or, par la grâce de Dieu,
nous avons la tête saine, nous dont le Christ est le chef. Que bien
longtemps nous vous conservions dans le Christ sain et sauf et toujours
heureux avec toute votre maison, ô très-honorable et très-désirable
seigneur notre frère !
(La suite de la lettre est adressée à Licentius.)
4. « Ecoutez donc, mon fils (4), la loi de votre « père,
» c'est-à-dire la foi d'Augustin, et ne repoussez pas les
conseils de votre mère, car Augustin, dans sa tendresse pour vous,
revendique
1. Luc, XVIII, 27.
2. Ce sont deux personnages de Térence.
3. Il y a dans le latin un jeu de mots que le français ne peut
rendre, Aliena loqui s'entend d'un langage insensé aussi bien que
du langage d'autrui.
4. Prov. I, 8.
5
aussi ce nom: il vous a porté dans son sein, et, après
vous avoir nourri du premier lait de la
science humaine, il désire ardemment aujourd'hui vous allaiter
et vous nourrir dans le Seigneur avec ses mamelles spirituelles. Quoique,
par l'âge, vous soyez adulte, il vous voit encore au berceau de la
vie spirituelle, encore enfant dans la parole de Dieu, formant vos premiers
pas et traînant une marche chancelante, si toutefois la doctrine
d'Augustin devient votre appui, comme la main d'une mère ou le bras
d'une nourrice dirige la faiblesse de l'enfant. Si vous l'écoutez
et le suivez, pour me servir une seconde fois des paroles de Salomon, «
vous recevrez sur votre tête une couronne de grâce (1); »
et vous serez alors, non pas au milieu des illusions d'un songe, mais par
l'oeuvre de la vérité elle-même, consul et pontife:
les vides images de l'erreur feront place aux solides effets de l'opération
du Christ. Vous serez véritablement pontife et véritablement
consul, mon cher Licentius, si, vous attachant aux traces prophétiques
et aux règles apostoliques d'Augustin, vous devenez pour lui ce
qu'Elisée fut à Elie et le jeune Timothée au grand
apôtre, si, ne vous séparant pas de lui sur les routes divines,
vous méritez, par un cur parfait, d'être élevé
au sacerdoce et de travailler par l'enseignement au salut des peuples.
5. Voilà assez d'avertissements et de leçons. Je crois,
mon cher Licentius, qu'il vous faut peu de paroles pour vous pousser vers
le Christ, vous qu'Augustin avait enflammé, dès vos plus
jeunes années, pour l'étude de la vérité et
de la sagesse, qui est le Christ et le suprême bien de tout bien.
Si un homme comme lui a pu bien peu avec vous et pour vous, que ferai-je,
moi, placé si au-dessous de lui et si dénué de toutes
les richesses dont il brille? Mais parce que j'ai confiance dans sa puissance
et dans votre heureux naturel, j'espère qu'il y a en vous plus de
choses saintes qu'il n'en reste à faire, et j'ai osé ouvrir
la bouche avec la double pensée de m'égaler à Augustin
dans sa sollicitude pour vous et d'être compté au nombre de
ceux qui aiment véritablement votre salut. C'est mon désir
que j'apporte, car, pour ce qui est effet et réalité en ce
qui touche votre perfection, je sais bien que la palme est destinée
à Augustin.
Je crains, mon fils, de vous avoir blessé par l'âpreté
téméraire de mon langage et d'avoir porté de l'oreille
au fond même de votre cur tout l'ennui de mon discours. Mais je
me suis souvenu d'une lettre de vous qui m'a fait connaître que vous
aimez les vers; jadis je les ai un peu aimés aussi. J'appellerai
donc l'harmonie à mon secours comme un doux remède à
l'irritation que je vous ai causée peut-être, et comme un
moyen de vous faire remonter à Dieu, qui est le père de toute
harmonie. Ecoutez-moi, je vous en prie ; ne méprisez pas dans mes
paroles ce qui est inspiré pour votre salut; fussent-elles méprisables
en elles-mêmes, recevez-les comme le témoignage de mes soins
pieux pour vous et de mes sentiments paternels le nom du Christ que vous
y trouverez et qui est au-dessus de tout nom, vous oblige aussi de leur
1. Prov., IV, 9.
accorder ce respect que nul croyant ne peut refuser (1) : Allons, hâtez-vous,
rompez les chaînes du siècle : ne craignez point le joug si
doux du Seigneur. Les choses du temps ne ravissent que les coeurs frivoles;
le sage n'en est pas ébloui. Maintenant, hélas! c'est Rome
qui, avec la perfide variété de ses enchantements, vous sollicite,
Rome qui peut abattre les plus forts; mais, ô mon fils, je vous en
prie, qu'Augustin votre père vous soit toujours présent au
milieu de toutes les séductions de la ville. Son image, si vous
l'avez dans votre coeur, vous défendra contre les grands dangers
d'une vie où les chutes sont faciles. II est une chose surtout que
je vous redirai et pour laquelle je vous avertirai sans cesse : fuyez les
écueils de la dure profession des armes. La gloire est un nom caressant,
la condition militaire est mauvaise; ce triste parti qu'on se plaît
à vouloir prendre, on se repent bientôt de l'avoir pris. On
aime à monter aux honneurs, on tremble d'en descendre; si vous chancelez,
vous tombez misérablement de ce haut sommet. Maintenant les faux
biens vous plaisent, maintenant l'ambition vous livre à tous les
vents, et la vaine renommée vous porte sur son sein de verre; mais
quand vous aurez ceint le baudrier avec grand dommage et que des travaux
stériles vous auront brisé; quand, trop tard, et en vain,
vous vous plaindrez de vos espérances évanouies et que vous
voudrez briser les fers que vous vous forgez en ce moment, vous vous souviendrez
alors tristement d'avoir méprisé les avis d'Augustin votre
père. Si donc vous êtes sage, si vous êtes un enfant
pieux, écoutez, mettez à profit les paroles des pères
et le conseil des vieillards.
Pourquoi retirez-vous du
joug votre cou si fier? Mon fardeau est léger, dit la voix tendre
du Christ, mon joug est doux : fiez-vous à Dieu; mettez votre tète
sous le joug, livrez votre bouche à une douce muselière et
baissez vos épaules pour un fardeau léger. Vous le pouvez
tandis que vous êtes libre, tandis que des liens d'aucune sorte ne
vous retiennent : ni les liens du mariage ni les obligations des emplois
élevés. La bonne et vraie liberté, c'est de servir
le Christ : on est en lui supérieur à tout. Celui qui s'est
donné tout entier au Christ notre Seigneur, cesse d'être esclave
des maîtres des hommes et de leurs vices, et des rois superbes. Gardez-vous
de croire libre cette noblesse que vous voyez fièrement conduite
sur des chars dans Rome étonnée; et qui se croit tellement
libre qu'elle dédaigne de se courber sous le joug de Dieu. Elle
est esclave de plus d'un mortel! elle est esclave de ses esclaves même,
et achète des femmes pour être dominée par elles. Les
ambitieux savent ce qu'il y a à souffrir avec les eunuques et les
grands palais : quiconque s'accommode de Rome veut être malheureux
Que de travaux et de sacrifices aura coûtés ici la chlamyde,
là l'honneur d'une charge!
Il n'est pas pour cela puissant,
celui qui a obtenu de monter plus haut que les autres et qui est arrivé
au point de ne servir personne; pendant qu'il se vante de sa domination
dans toute la ville, il sert les démons s'il rend un culte aux images
des dieux. O, douleur! c'est pour ces hommes-là que vous restez
à Rome, Licentius, et c'est pour leur plaire que vous méprisez
le royaume du Christ! Vous les appelez vos maîtres, vous les saluez
en courbant la tête, eux que vous voyez esclaves du bois et de la
pierre! Ils vénèrent sous un nom divin l'argent et l'or :
leur religion, c'est la soif maladive des richesses. Que celui-là
les aime, qui n'aime pas Augustin; que celui-là n'ho noue point
le Christ, qui se plaît à les honorer. Dieu lui-même
a dit qu'on ne peut pas servir deux maîtres; il veut un sentiment
qui ne soit point partagé. II n'y a qu'une foi, qu'un Dieu, qu'un
Christ, fils du Père : pourquoi un double service lorsqu'il n'y
a qu'un seul maître? Il y a aussi loin des affaires du Christ à
celles de César, qu'il y a loin du ciel à la terre. Sortez
1. Cette pièce de vers, dont nous donnons ici la traduction,
se compose de cinquante distiques. On sait que saint Paulin se fit une
renommée de poète parmi ses contemporains. La postérité
a recueilli des poésies religieuses de ce grand chrétien.
6
des régions basses, mais que ce soit aujourd'hui, tandis que
l'esprit gouverne ce corps; pénétrez dans le ciel par votre
coeur, la chair ne vous arrêtera pas. Mourez dés à
présent à la vie des sens, et pensez d'avance, avec un esprit
serein, aux biens de la vie céleste. Quoique vous soyez retenu par
un corps, vous êtes esprit si, vainqueur dans une pieuse pensée,
vous anéantissez maintenant louvrage de la chair.
Je vous ai écrit ceci, mon cher enfant, poussé par un
amour confiant; si vous le recevez, Dieu vous recevra. Croyez en Augustin;
il y en a deux en moi pour vous: acceptez deux pères avec un même
amour. Serons-nous méprisés? Vous serez séparé
de deux pères par une plus grande douleur. Serons-nous entendus?
Vous serez pour tous les deux une douce récompense. Deux pères
auront laborieusement, mais avec amour, travaillé pour vous; ce
sera pour vous un grand honneur de les réjouir tous les deux. Mais,
lorsque je m'unis à Augustin, je ne me donne point pour son égal
en mérite ; je ne me compare à lui que par mon amour pour
vous. Que puis-je répandre, moi si pauvre dans mon onde épuisée?
Sans parler de moi, vous êtes arrosé par deux fleuves : Alype
est votre frère, Augustin est votre maître; celui-là
est votre parent, celui-ci est le père de votre intelligence. Vous
avez un tel frère et un tel maître, Licentius, et vous hésitez
à vous envoler vers les cieux avec de pareilles ailes !
Quoi que vous fassiez (que le monde n'espère plus vous avoir
pour ami), vous ne donnerez pas à la terre une âme qui appartient
au Christ. Vous avez beau aspirer aux joies nuptiales et aux emplois élevés,
vous allez vous restituer à votre maître. Deux justes doivent
vaincre un seul pécheur; leurs fraternelles prières triompheront
de vos veaux. Revenez donc; le maître par sa voix, le frère
par son sang, tous deux prêtres, vous ordonnent de revenir. Ils veulent
vous ramener au lieu natal, car maintenant vous vous tournez ardemment
vers les terres étrangères; le pays où sont les vôtres
est bien plus votre pays. Voilà à quoi vous devez aspirer
: ne passez pas votre temps avec les choses du dehors; si vous refusez
ce qui est votre bien, quelqu'un vous donnera-t-il ce qui ne vous appartient
pas? Vous ne serez plus à vous, et, traînant vos jours hors
de vous-même, vous serez comme exilé de votre propre coeur.
Le père, inquiet pour le fils, a maintenant assez chanté
; ce que je veux ou ce que je crains, je le veux et le crains autant pour
vous que pour moi. Si vous accueillez cette page, elle vous portera un
jour la vie ; si vous la repoussez, elle témoignera contre vous.
Fils très-cher, que le Christ m'accorde votre santé, et qu'il
fasse de vous son serviteur à toutjamais! Vivez, je le demande à
Dieu, mais vivez pour lui; car vivre pour le monde est une oeuvre de mort;
la vie vivante, c'est de vivre pour Dieu!
LETTRE XXXIII. (Année 396.)
Augustin invite Proculéien, évêque donatiste à
Hippone, à une conférence pour mettre fin au schisme.
AUGUSTIN A SON HONORABLE ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR PROCULÉIEN.
1. Je ne dois pas discourir longtemps avec vous sur le titre de ma
lettre, pour aller au-devant des vaines susceptibilités des gens
ignorants. Quelques-uns, à la vérité, peuvent ignorer
qui de nous se trompe avant une discussion pleine et entière de
la question; mais comme nous nous efforçons de nous tirer naturellement
de l'erreur, nous nous !rendons mutuellement (7) service, si nous agissons
ensemble avec l'intention droite de nous délivrer du mal de la discorde.
Celui aux yeux de qui nul coeur n'est fermé voit avec quelle sincérité
et quel tremblement d'humilité chrétienne j'agis; il le voit
quand même la plupart des hommes ne le reconnaîtraient pas.
Vous comprenez aisément ce que je n'hésite pas à honorer
en vous. Ce que je regarde comme digne de quelque honneur, ce n'est point
l'erreur de ce schisme dont je voudrais guérir tous les hommes,
autant qu'il m'appartient ; avant tout, c'est vous que je n'hésite
pas à honorer, parce que vous êtes uni à nous dans
les liens de la société humaine, et parce qu'on remarque
en vous des dispositions plus pacifiques qui vous feront embrasser facilement
la vérité, dès qu'elle vous sera démontrée.
Quant à l'affection, je vous en dois autant que nous ordonne d'en
avoir les uns pour les autres Celui qui nous a aimés jusqu'à
l'opprobre de la croix.
2. Ne soyez pas étonné de mon long silence auprès
de votre Bénignité; je ne savais pas que vous fussiez dans
ces sentiments que m'a communiqués avec joie mon frère Evode,
en qui je ne puis pas ne pas avoir confiance. Il nous a dit que, vous ayant
par hasard rencontré dans une maison, la conversation était
tombée sur notre commune espérance, qui est l'héritage
du Christ, et vous aviez témoigné le désir de conférer
avec moi en présence de quelques gens de bien. Je me réjouis
beaucoup que vous ayez bien voulu me faire cette proposition; et je ne
puis en aucune manière manquer cette bonne occasion de chercher
avec un aussi bienveillant esprit que le vôtre, autant que le Seigneur
m'en donnera la force, la cause, l'origine, la raison de ce triste et déplorable
déchirement dans l'Eglise à qui le Christ a dit: «
Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1). »
3. J'ai ouï dire que vous vous étiez plaint que ce même
frère vous eût répondu je né sais quoi d'injurieux;
ne pensez point, je vous prie, qu'il ait voulu vous outrager, car je suis
sûr que ce qu'il a dit ne partait pas d'un orgueil d'esprit; je connais
mon frère, et si, dans une discussion pour sa foi, il est échappé
à l'ardeur de son amour pour l'Eglise quelque chose que votre gravité
n'aurait pas voulu entendre, ne regardez pas cela comme une injure, mais
1. Jean, XIV, 27.
7
comme l'entraînement du zèle. Il voulait conférer
et discuter, et non point faire acte de complaisance et de flatterie. L'adulation
est cette huile du pécheur dont le Prophète ne veut pas engraisser
sa tête, car il dit: « Le juste me corrigera dans sa miséricorde
et me reprendra, mais l'huile du pécheur n'engraissera point ma
tête (1). » Il aime mieux être corrigé par la
sévère miséricorde du juste, que d'être loué
par la douce onction de la flatterie. De là encore ce mot du Prophète
: « Ceux qui vous disent heureux vous jettent dans l'erreur(2). »
Voilà pourquoi on dit vulgairement d'un homme que les fausses caresses
rendent arrogant: « Sa tête est enflée. » En effet
elle a été engraissée de l'huile du pécheur,
ce qui est, non pas l'âpre vérité de celui qui corrige,
mais la douce fausseté de celui qui loue. Je ne veux pas dire pour
cela que vous ayez dû être corrigé par mon frère
Evode, comme s'il était le juste dont parle l'Écriture; je
tremble que vous ne trouviez dans mes paroles quelque chose qui vous paraisse
injurieux: j'y prends garde autant que je puis. Le Juste est celui qui
a dit : « Je suis la vérité (3). » Aussi de quelque
bouche que parte le vrai même avec quelque âpreté, laissons-nous
corriger, non point par l'homme lui-même qui peut-être est
un pécheur, mais par la Vérité elle-même, c'est-à-dire
par le Christ, qui est le Juste: il ne veut pas que l'onction de la caressante
mais pernicieuse flatterie, qui est l'huile du pécheur, engraisse
notre tête. Quand même mon frère Evode se serait un
peu ému dans la défense de sa communion, et qu'il eût
dit quelque chose de trop vif, vous devriez le pardonner, et à son
âge, et à la nécessité de la cause.
4. Je vous demande de vous souvenir de la promesse que vous avez daigné
faire de traiter paisiblement avec moi une question si grande, qui appartient
au salut de tous, en présence de ceux que vous aurez choisis vous-même,
pourvu que nos paroles ne se perdent pas dans l'air, mais qu'elles soient
écrites: nous discuterons ainsi avec plus d'ordre et de paix, et
nous pourrons retrouver les choses qui, une fois dites, échapperaient
ensuite à notre mémoire. Ou bien, si cela vous plaît,
nous pourrons d'abord conférer en particulier où vous voudrez,
soit par lettres, soit par conversation et livres sur table, de peur que
des auditeurs passionnés ne soient plus sensibles à l'intérêt
d'un combat entre
1. Ps. CXL, 5. 2. Isaïe, III, 12. 3. Jean, XIV, 6.
nous qu'à l'intérêt éternel d'une question
qui touche à notre salut. Puis nous ferons connaître au peuple
ce qui aura été fait entre nous. S'il vous convient de conférer
par lettres, nos lettres seront lues aux deux partis, afin qu'un jour il
n'y ait plus deux peuples, mais un seul. J'accepte d'avance et avec plaisir
ce que vous aurez voulu et ordonné, ce qui vous aura plu. Je promets
avec une parfaite assurance que le saint et vénérable Valère,
mon père, en ce moment absent, acceptera tout avec grande joie;
je sais combien il aime la paix et combien il repousse tout ce qui est
bruit et vanité.
5. Que nous font les dissensions anciennes? C'est assez qu'elles aient
duré jusqu'ici, ces blessures que l'animosité d'hommes superbes
a faites à nos membres ; leur pourriture nous empêche dé
sentir même la douleur pour laquelle on a coutume d'implorer le médecin.
Vous voyez par quelle grande et misérable honte les maisons et les
familles chrétiennes sont désunies; les maris et les épouses
ne font qu'un dans leur intimité domestique et ne s'accordent pas
sur l'autel du Christ ! C'est par le Christ qu'ils se jurent une paix parfaite,
et ils ne peuvent avoir la paix en lui ! Les enfants ont avec leurs parents
la même maison et n'ont pas la même maison de Dieu : ils espèrent
leur héritage et disputent avec eux sur l'héritage du Christ
! Les serviteurs et les maîtres ne s'entendent pas sur leur Maître
commun, qui a pris la forme d'un esclave pour les délivrer tous
de la servitude. Les vôtres nous honorent , les nôtres vous
honorent aussi. Les vôtres nous conjurent par notre couronne (1),
les nôtres en font autant pour vous. Nous recevons les paroles de
tous, nous ne voulons offenser personne. En quoi le Christ nous a-t-il
offensés, pour que nous déchirions ses membres ? Des hommes
qui ont besoin de nous dans leurs intérêts temporels nous
appellent des saints et des serviteurs de Dieu pour mener à bonne
fin leurs affaires : occupons-nous enfin de la grande affaire de leur salut
et du nôtre, non pas d'or ni d'argent, ni de fonds de terre ni de
troupeaux, pour lesquels chaque jour ils nous saluent tête basse,
afin que nous jugions leurs différends; mais de Jésus-Christ
notre chef, sur lequel nous sommes si honteusement et si pernicieusement
divisés. A quelque profondeur que s'abaissent ceux qui
1. La dignité d'évêque.
8
nous prient de les mettre d'accord sur la terre, ils ne s'abaisseront
jamais autant que nôtre chef descendu du ciel sur la croix, notre
chef sur lequel nous ne sommes pas d'accord.
6. Je vous demande donc, et je vous supplie, s'il y a en vous quelque
bonté, comme on le dit, de la montrer ici ; si elle n'est point
simulée pour arriver à des honneurs qui passent, que les
entrailles de la miséricorde s'émeuvent en vous; veuillez
traiter la question en vous appliquant avec nous à la prière
et en discutant tout avec paix : de peur que ces peuples malheureux qui
s'inclinent devant nos dignités ne nous accablent de leur respect
au jugement de Dieu; ah ! plutôt que revenus avec nous et par notre
charité non feinte, de leurs erreurs et de leurs divisions, ils
marchent vers les voies de la vérité et de la paix. Je souhaite
que vous soyez heureux aux yeux de Dieu, honorable et bien-aimé
seigneur.
LETTRE XXXIV. (396).
Il s'agit d'un jeune homme qui, après avoir menacé de
tuer sa mère qu'il avait coutume de battre, passa au parti des donatistes
et fut rebaptisé par eux. Saint Augustin demande qu'on recherche
si cela a été fait par les ordres de l'évêque
Proculéien, comme le prêtre Victor l'a consigné dans
les actes publics, et répète qu'il est toujours prêt,
si Proculéien le veut, à traiter paisiblement avec lui la
question du schisme.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE
EUSÈBE.
1. Dieu qui connaît les secrets du coeur de l'homme sait qu'autant
j'aime la paix chrétienne, autant je suis touché des actes
sacrilèges de ceux qui continuent indignement et avec impiété
à la troubler; il sait que ce mouvement de mon esprit est pacifique,
que je n'agis point ainsi pour qu'on force qui que ce soit à entrer
dans la communion catholique, mais pour que la vérité soit
ouvertement déclarée à tous les errants, et que, manifestée,
avec l'aide de Dieu, au moyen de notre ministère, elle n'ait besoin
que d'elle-même pour se faire aimer et suivre.
2. Quoi de plus exécrable, je vous prie (pour ne pas parler
d'autres choses), que ce qui vient d'arriver? Un jeune homme est repris
par son évêque; le furieux avait souvent frappé sa
mère et avait porté des mains impies sur le sein qui l'a
nourri, même dans ces jours (1) où
1. Les lois des empereurs suspendaient les poursuites criminelles et
les causes civiles pendant le carême et la quinzaine de Pâques.
la sévérité des lois épargne les plus scélérats.
Il la menace de passer au parti des donatistes, et comme s'il ne lui suffisait
pas de la frapper souvent avec une incroyable fureur, il annonce qu'il
va la tuer. Le voilà dans le parti de Donat; en proie à la
fureur il est rebaptisé, et pendant qu'il rugit contre sa mère
dont il veut répandre le sang, on lui met les vêtements blancs;
on le place au dedans de la balustrade de manière à être
vu de tous; ce fils indigne médite un parricide, et on ose le montrer
comme un homme régénéré à la foule qui
gémit !
3. Ces choses plaisent-elles à un homme de votre gravité?
Non, je ne le crois pas; je connais votre sagesse. Une mère selon
la chair est frappée dans ses membres qui ont enfanté et
nourri un ingrat; l'Eglise, mère spirituelle, défend cela;
elle est frappée elle-même dans les sacrements pour lesquels
elle a engendré et nourri un ingrat. Ne vous semble-t-il pas entendre
ce jeune homme dire en parricide et grinçant des dents . Que ferai-je
à l'Eglise qui me défend de battre ma mère? J'ai trouvé
ce que je lui ferai : elle sera frappée elle-même aussi outrageusement
qu'elle peut l'être; qu'il soit fait en moi quelque chose dont ses
membres puissent souffrir. J'irai à ceux qui savent souffler sur
la grâce dans laquelle elle m'a fait naître, et détruire
la forme que j'ai reçue dans son sein. Je tourmenterai mes deux
mères par d'horribles tortures; celle qui m'a enfanté la
dernière sera la première à me perdre. Pour la douleur
de l'une, je mourrai spirituellement; pour faire périr l'autre,
je vivrai corporellement. Maintenant que faut-il attendre, honorable
Eusèbe, sinon que cet homme, devenu donatiste, s'armera en toute
liberté contre la malheureuse femme, accablée de vieillesse,
veuve et sans appui, qu'on l'empêchait de frapper dans la religion
catholique? Avait-il autre chose dans son coeur furibond lorsqu'il disait
à sa mère : Je passerai aux donatistes et je boirai votre
sang? -Déjà tout sanglant au fond de sa conscience, il accomplit
sous les vêtements blancs une moitié de ses menaces; reste
l'autre moitié : boire le sang de sa mère. Si donc on approuve
ces choses, il faut que ceux qui sont aujourd'hui les clercs et les sanctificateurs
de ce malheureux le pressent de s'acquitter dans sa huitaine (1) de tout
ce qu'il a promis.
1. La huitaine pendant laquelle les nouveaux baptisés portaient
les vêtements blancs.
9
4. La main du Seigneur est assez puissante pour protéger contre
un forcené une veuve malheureuse et désolée, et le
détourner, par des moyens qu'il connaît, d'un abominable dessein;
cependant, sous le coup de la profonde douleur que j'éprouve, que
puis-je faire, sinon au moins de parler? Ils font des choses pareilles,
et on me dira, à moi : Taisez-vous ! Le Seigneur, par son apôtre,
commande à l'évêque de réprimer ceux qui enseignent
ce qu'il ne faut pas enseigner (1), et moi j'aurais peur d'eux et je me
tairais I que Dieu me préserve de leurs colères ! Si j'ai
voulu faire consigner ce sacrilège dans les registres publics, c'est
pour empêcher qu'on ne dise qu'il est de pure invention, lorsque,
surtout en d'autres villes, on m'entendra déplorer ce crime. Déjà,
à Hippone même, ne répète-t-on pas que Proculéien
n'a pas prescrit ce que les registres publics ont rapporté?
5. Pouvons-nous agir avec plus ;de modération que de traiter
une aussi grave affaire avec vous, qui êtes revêtu d'une haute
dignité et qui réunissez tant de prudence à tant de
calme d'esprit? Je vous demande donc, comme je vous ai déjà
demandé par nos frères, personnages bons et recommandables,
que j'ai envoyés vers votre Excellence, de vouloir bien vous informer
si Victor, prêtre de Proculéien, n'a pas reçu de son
évêque l'ordre qu'il' a consigné dans les registres
publics; ou si Victor, ayant dit autre chose, ceux qui tiennent les actes
ont écrit une fausseté, quoiqu'ils soient de la même
communion que lui. Si Proculéien consent à traiter paisiblement
la question qui nous désunit, afin que l'erreur, qui déjà
est manifeste, éclate encore avec plus d'évidence, j'accepte
volontiers la conférence. Car j'ai appris qu'il avait exprimé
le désir de chercher la vérité selon les Ecritures,
en présence de dix hommes graves et honorables des deux partis,
pour éviter ainsi le tumulte d'une nombreuse assemblée. Quelques-uns
m'ont rapporté qu'il demandait pourquoi je n'étais pas allé
à Constantine (2), où il y a eu réunion; il dit aussi
que je devrais aller à Milève, où ceux de son parti
doivent tenir un concile; ce sont là des propositions ridicules
: l'Eglise d'Hippone est la seule dont le soin me regarde. C'est surtout
avec Proculéien que je dois traiter la question. Si par
1. Tit. I, 9.
2. On peut voir dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines)
la description de Constantine.
hasard il ne se croit pas de force égale, qu'il se fasse assister
du collègue qu'il voudra. Nous ne nous occupons pas des intérêts
de l'Eglise en d'autres villes que les nôtres, excepté quand
les évêques de ces mêmes villes, nos frères et
nos collègues dans le sacerdoce, nous le permettent ou nous en chargent.
6. Je ne comprends pas qu'un homme comme Proculéien, qui se
dit évêque depuis tant d'années, puisse craindre de
conférer avec moi qui ne suis qu'un novice: redoute-t-il mes connaissances
dans les lettres qu'il n'a peut-être jamais apprises, ou qu'il a
apprises moins que moi? Mais qu'ont à faire les lettres dans une
question qui doit se discuter par les saintes Ecritures ou avec les pièces
et les actes ecclésiastiques et publics, toutes choses dans lesquelles
Proculéien est versé depuis longtemps, et où il doit
être plus habile que moi? Enfin, nous avons ici mon frère
et mon collègue Samsucius, évêque de l'Eglise de Tours
(1); il n'a jamais étudié ces belles-lettres que paraît
redouter Proculéien ; qu'il soit là et que Proculéien
confère avec lui. Comme je mets ma confiance dans le nom du Christ,
je prierai Samsucius de prendre ma place dans cette affaire, et il ne me
le refusera pas; le Seigneur l'aidera, j'en ai la confiance; il l'aidera
dans. son combat pour la vérité: son langage est inculte,
mais il est instruit dans la vraie foi. Il n'y a donc pas de raison pour
que Proculéien nous renvoie à je ne sais quels autres athlètes
donatistes, et ne veuille pas terminer entre nous ce qui nous regarde.
Toutefois, comme je l'ai dit, je ne fuis pas non plus la lutte avec ceux-là,
s'il les appelle à son aide.
1. Ville de la Numidie.
LETTRE XXXV. (Année 396.)
Efforts de saint Augustin pour amener l'évêque donatiste
Proculéien à une discussion, à des explications, à
la répression des clercs donatistes; notre saint rapporte des faits
scandaleux ou violents; on veut qu'il se taise, mais son devoir est de
parler.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR
ET FRÈRE EUSÈBE.
1. Je n'ai jamais songé, dans une démarche importune,
à vous prier de vous rendre malgré vous juge entre les évêques,
comme vous le dites. Si j'avais voulu vous persuader d'intervenir, peut-être
vous aurais-je montré sans (10) peine que vous pourriez juger entre
nous dans une question de cette évidence; en même temps que
vous appréhendez de juger, vous n'hésitez pas, sans avoir
entendu les parties, à vous prononcer pour l'une des deux ! mais
je laisse cela pour le moment. Je n'avais demandé rien autre à
votre honorable Bénignité (daignez au moins le remarquer
dans cette seconde lettre}, que de savoir de Proculéien s'il a dit
lui-même à son prêtre Victor ce que font dire à
celui-ci les registres publics, ou si, à la place de sa véritable
déclaration, les envoyés ont écrit quelque chose de
faux: je désirais savoir aussi les intentions de Proculéien
sur la conférence proposée entre nous. On ne constitue pas
juge, ce me semble, un homme qu'on se borne à prier d'en interroger
un autre, et qu'on supplie de vouloir bien transmettre la réponse.
C'est aussi uniquement cela que je vous demande encore, puisque Proculéien
ne veut plus recevoir de mes lettres : si je n'avais pas éprouvé
ses refus, je n'aurais pas eu recours à votre Excellence. Les choses
étant ainsi, que puis-je faire de plus doux que de chercher à
l'amener à parler sur un sujet où mon devoir me défend
de me taire, par l'intermédiaire d'un homme aussi considérable
que vous et qui l'aimez? Vous condamnez la criminelle conduite du fils
envers sa mère; si Proculéien l'avait su, dites-vous, il
aurait retranché de sa communion ce coupable jeune homme. A cela
je réponds d'un mot: aujourd'hui il le sait, qu'il le repousse aujourd'hui.
2. Maintenant, voici autre chose: un ancien sous-diacre de l'église
de Spane, appelé Primus, entretenait avec des religieuses des relations
anticanoniques qu'on voulait faire cesser; comme il méprisait les
bons avis qui le rappelaient à la règle, on lui a fait quitter
la cléricature; dans son irritation contre la discipline de Dieu,
il a passé aux donatistes et a été rebaptisé.
Deux religieuses qui habitaient le même fonds de terre appartenant
à des chrétiens catholiques, soit que le sous-diacre les
ait enlevées, soit qu'elles l'aient volontairement suivi, ont reçu
une seconde fois le baptême. Le voilà aujourd'hui avec des
bandes vagabondes de circoncellions, avec des troupes de femmes qui ne
veulent pas de maris pour ne pas avoir à obéir; il se réjouit
et fait le superbe dans des orgies de détestable ivrognerie, se
félicitant d'avoir obtenu pour vivre mal une large liberté
que lui refusait l'Eglise catholique. Proculéien ignore peut-être
aussi tout cela. Donnez-lui-en donc connaissance avec votre gravité
et votre modération, afin qu'il éloigne de sa communion celui
qui ne l'a choisie qu'après avoir perdu son rang dans le clergé
catholique, à la suite de son insoumission et du désordre
de ses murs.
3. Quant à moi, je procède autrement, par la grâce
de Dieu, à l'égard de quiconque se présente pour entrer
dans l'Eglise catholique, après avoir été frappé
d'une dégradation chez les donatistes; il est reçu dans l'humiliation
de la même pénitence à laquelle il aurait pu. être
condamné s'il avait voulu rester au milieu d'eux. Considérez,
je vous prie, combien au contraire leur conduite est exécrable:
ils veulent que ceux que nous avons repris de leurs fautes dans la discipline
ecclésiastique répondent qu'ils sont païens, pour recevoir
et mériter un second baptême; c'est néanmoins pour
que ce mot ne tombât point d'une bouche chrétienne, que le
sang de tant de martyrs a coulé: de plus, ces prétendus hommes
nouveaux et sanctifiés, devenus plus mauvais qu'auparavant, sous
l'apparence d'une grâce nouvelle, insultent, par le sacrilège
d'une nouvelle fureur, à la discipline qu'ils n'ont pas pu supporter.
Si je fais mal en cherchant à empêcher ces choses par votre
intervention bienveillante, personne ne se plaindra que je les porte à
la connaissance de Proculéien par les registres publics qui ne peuvent
pas m'être refusés, je pense, dans une ville romaine (1).
Comme Dieu commande que nous parlions et que nous annoncions sa parole,
que nous réfutions ceux qui enseignent ce qu'il ne faut pas, et
que nous pressions à temps et à contretemps, ainsi que je
le prouve par les témoignages du Seigneur et des apôtres (2),
nul homme ne doit s'imaginer qu'il me persuadera de garder le silence.
S'ils osent commettre des violences et des brigandages, le Seigneur sera
là pour défendre son Eglise, qui a soumis au joug du Christ
et réuni dans son sein tous les royaumes de l'univers.
4. Nous avions parmi nous, comme cathéchumène, la fille
d'un certain fermier de l'église; les donatistes ayant trompé
sa foi, malgré les efforts de ses parents, l'ont rebaptisée
et en ont même fait une religieuse; la sévérité
paternelle voulait la ramener de force à la communion catholique,
mais j'ai déclaré Hippone jouissait des droits de colonie
romaine.
1. II Tim. IV, 2 . 2. Tit. I, 9-11.
que je ne recevrais pas cette femme d'un coeur corrompu, à moins
que de son propre mouvement elle ne choisît elle-même un meilleur
parti; le paysan ayant commencé à frapper sa fille pour triompher
de sa résistance, je l'en ai empêché aussitôt.
En traversant le pays de Spane, nous fûmes apostrophés par
un prêtre de Proculéien, qui. se tenait debout au milieu d'un
champ appartenant à une pieuse femme catholique; il nous appelait
traditeurs (1) et persécuteurs. La femme de notre communion, dont
il foulait le sol, ne fut pas elle-même à l'abri de ses outrages.
A ces cris injurieux, je ne me retins pas seulement moi-même, mais
j'arrêtai aussi tous ceux qui m'accompagnaient. Et cependant si je
dis: cherchons qui sont ceux qui méritent les noms de traditeurs
et de persécuteurs, on me répond : Nous ne voulons
pas discuter, nous voulons rebaptiser. Nous voulons tendre des piéges
à vos brebis et les déchirer comme des loups; vous, si vous
êtes de bons pasteurs, taisez-vous. Proculéien m'a-t-il
fait dire autre chose s'il m'a véritablement fait dire ceci : Si
vous êtes chrétien, laissez cela au jugement de Dieu; si nous
faisons autrement, vous, taisez-vous. Le même prêtre a osé
menacer le fermier de l'église dont je vous parlais tout à
l'heure.
5. Que Proculéien connaisse tout cela par vous, je vous en prie;
qu'il réprime les Violences de ses clercs, ces violences que j'ai
dû vous signaler, honorable Eusèbe. Daignez me dire, non pas
ce que vous pensez de tout ceci, car ne croyez pas que je veuille vous
imposer le fardeau de juge entre nous, mais ce qui vous aura été
répondu. Que la miséricorde de Dieu vous conserve, excellent,
justement cher et bien-aimé seigneur et frère.
1. On donnait le nom de traditeurs à ceux qui, durant la persécution,
avaient livré les livres saints aux païens. Ce nom était
devenu une injure que les donatistes adressaient aux catholiques.
LETTRE XXXVI. (Année 396.)
Voici une réponse à une dissertation partie de Rome en
faveur du jeûne du samedi. Cette lettre nous apprend comment on comprenait
et on pratiquait le jeûne dans l'antiquité chrétienne.
Elle abonde en détails instructifs.
AUGUSTIN A CASULAN, SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRABLE
FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ignore comment il s'est fait que je n'aie pas répondu à
votre première lettre : je sais cependant que ce n'est pas dédain
de ma part; car j'aime vos études et votre langage même, et
je vous exhorte vivement à mettre à profit votre jeunesse
pour avancer dans la parole de Dieu et pour édifier de plus en plus
l'Église. Ayant recu de vous une seconde lettre où vous me
redemandez une réponse par le droit le plus équitable, le
droit fraternel de cette charité dans laquelle nous ne faisons qu'un,
je n'ai pas voulu différer plus longtemps, et, malgré mes
très-pressantes occupations, je viens m'acquitter de ce que je vous
dois.
2. Vous me consultez pour savoir s'il est permis de jeûner le
samedi. Je réponds que si cela n'était nullement permis,
certainement ni Moïse, ni Elie, ni le Seigneur lui-même n'auraient
jeûné quarante jours de suite. Par la même raison, il
n'est pas défendu de jeûner le dimanche. Et toutefois si on
pensait qu'il faut consacrer ce jour-là au jeûne, comme quelques-uns
jeûnent le samedi, on scandaliserait grandement l'Église,
et non point à tort. Sur ces points où la divine Écriture
n'a rien statué de certain, la coutume du peuple de Dieu et les
pratiques des ancêtres doivent être tenues pour lois. Si nous
en voulions disputer et condamner les uns par les usages des autres, il
naîtrait une lutte sans fin à laquelle, malgré toutes
les recherches de l'éloquence, les témoignages certains de
la vérité manqueraient toujours, et il y aurait à
craindre que les orages de la discussion ne vinssent obscurcir la sérénité
de la charité. La pensée de ce péril a été
négligée par celui dont vous avez cru devoir m'envoyer, avec
votre première lettre, la longue dissertation pour que j'y réponde.
3. Je n'ai pas d'assez grands loisirs pour réfuter ses opinions
une à une; je suis obligé de les donner à des travaux
plus urgents. Mais considérez vous-même avec un peu plus d'attention
et avec cet esprit que vous montrez dans vos lettres et que j'aime comme
un don de Dieu, le discours de ce certain Romain, ainsi que vous l'appelez,
et vous verrez qu'il n'a pas craint de déchirer presque toute l'Église
du Christ, depuis le levant jusqu'au couchant, par d'outrageantes paroles;
je ne devrais pas dire presque toute, mais toute l'Église, car il
n'a pas même épargné les Romains, dont il semble défendre
les usages, ne prenant pas garde que l'impétuosité de ses
injures va les (12) atteindre eux-mêmes. Quand les arguments
lui manquent pour prouver qu'il faut jeûner le samedi, il se tourne
vivement contre le luxe des festins et la honteuse ivrognerie des banquets,
comme si ne pas jeûner c'était s'enivrer. Si cela est, que
sert-il aux Romains de jeûner le samedi? Les jours où ils
ne jeûneront pas, il faudra, selon l'auteur de la dissertation, ne
voir en eux que des ivrognes et des adorateurs de leur ventre. Or, si autre
chose est d'appesantir son coeur dans la crapule et l'ivrognerie, ce qui
est toujours un mal, autre chose est de se relâcher du jeûne
en restant modéré et tempérant, ce qu'un chrétien
fait sans reproche le dimanche. Que l'auteur de la dissertation ne confonde
pas les repas des saints avec la voracité et l'ivrognerie des adorateurs
de leur ventre, de peur qu'il ne mette les Romains eux-mêmes, quand
ils ne jeûnent pas, au rang de ces derniers; et alors il cherchera
à savoir; non pas s'il est permis de s'enivrer le samedi, ce qui
ne l'est pas davantage le dimanche, mais s'il faut se dispenser de jeûner
le samedi aussi bien que le dimanche.
4. Plût à Dieu qu'en cherchant ou en affirmant ainsi,
il ne blasphémât pas ouvertement l'Eglise répandue
sur toute la terre, à la seule exception des Romains et d'un petit
nombre d'occidentaux 1 Qui pourrait 'supporter qu'au milieu de tous les
peuples chrétiens d'Orient et de la plupart de ceux d'Occident,
tant de serviteurs et de servantes du Christ, mangeant sobrement et modérément
le samedi, soient rangés par lui au nombre des gens plongés
dans la chair et ne pouvant plaire à Dieu, et dont il a été
dit : « Que les méchants se retirent de moi, je ne veux point
connaître leur voie? » Est-il tolérable qu'il dise d'eux
« que ce sont des adorateurs de leur ventre, préférant
la Synagogue à l'Eglise ; que ce sont les fils de la servante; qu'ils
reconnaissent pour loi, non point la justice, mais la volupté, ne
prenant conseil que de leur ventre, ne se soumettant pas à la règle;
qu'ils ne sont que chair et n'ont de goût que pour la mort, »
et autres choses du même genre ? Si cet homme parlait ainsi d'un
seul serviteur de Dieu, qui oserait l'écouter et ne pas le fuir?
Mais c'est l'Eglise dans le monde entier qu'il poursuit de ses outrages
et de ses malédictions, c'est l'Eglise qui croît et fructifie,
et qui presque partout ne jeûne pas le samedi : oh ! quel qu'il soit,
je l'avertis de se modérer. Vous avez voulu que j'ignorasse son
nom : c'était vouloir m'empêcher de le juger.
5. « Le Fils de l'homme, dit-il, est le maître du sabbat
(1); il vaut mieux, ce jour-là, faire « le bien que le mal.
» Mais si nous faisons mal quand nous dînons, nous ne vivons
jamais bien le dimanche. Obligé d'avouer que les apôtres ont
mangé le jour du sabbat, il dit que ce n'était point alors
le temps de jeûner et cite ces paroles du Seigneur: « Des jours
viendront où l'époux sera ôté à ses enfants,
et alors les fils de l'époux jeûneront (2), » parce
qu'il y a un temps de joie et un temps de deuil a. Il aurait dû d'abord
remarquer que le Seigneur, en cet endroit, parle du jeûne en général
et non du jeûne du samedi. Ensuite, puisqu'il veut entendre le deuil
(3), par le jeûne et la joie par la nourriture, pourquoi ne songe-t-il
pas que, quelle que soit la signification du repos du septième jour
(4), Dieu n'a point voulu désigner par là le deuil mais la
joie? A moins qu'il ne dise que la signification de ce repos de Dieu et
de cette sanctification du sabbat a été pour les juifs une
joie, pour les chrétiens un deuil. Et cependant lorsque Dieu a sanctifié
le septième jour en se reposant de toutes ses oeuvres, il n'a rien
marqué sur le jeûne ni sur le dîner du samedi ; et quand,
plus tard il a donné au peuple juif ses prescriptions pour l'observation
du même jour, il n'a pas parlé non plus de ce qu'il fallait
manger ou ne pas manger. Il commande seulement à l'homme de s'abstenir
de ses oeuvres, ses oeuvres serviles. Le peuple juif, recevant ce repos
comme une ombre des choses futures, l'observa de la même manière
que nous voyons les juifs l'observer aujourd'hui. Il ne faut pas croire
que les juifs charnels n'entendissent pas ce précepte aussi bien
que l'entendent les chrétiens; nous ne le comprenons pas mieux que
les prophètes qui, dans le temps où il était obligatoire,
gardèrent ce repos comme les juifs croient qu'on doit le garder
encore. Voilà pourquoi Dieu ordonna de lapider l'homme qui avait
ramassé du bois le jour du sabbat (5); nous ne lisons nulle part
qu'un homme ait été lapidé ou jugé digne de
quelque supplice pour avoir jeûné ou non le jour du sabbat.
Cependant lequel des deux convient au repos ou au travail, c'est à
votre auteur lui-même à le voir, lui qui a réservé
la joie à ceux qui mangent, le deuil à ceux qui jeûnent,
et qui donne le
1. Matth. XII, 8-12. 2. Ibid. IX, 15. 3. Ecclés.,
III, 4. 4. Gen. II, 2. 5. Nomb. XV, 35.
13
même sens à cette réponse du Seigneur: «
Les fils de l'époux ne peuvent pas être en deuil tant que
l'époux est avec eux (1). »
6. Il dit que si les apôtres ont mangé le jour du sabbat,
c'est que le temps de jeûner ce jourlà n'était pas
encore venu, et que la tradition des anciens le défendait ; mais
n'était-ce pas encore le temps d'observer le repos du sabbat? Est-ce
que la tradition des anciens ne le prescrivait pas? Et cependant, dans
ce même jour du sabbat où nous lisons que les disciples du
Christ mangèrent, ils arrachèrent aussi des épis:
cela n'était pas permis le jour du sabbat, parce que la tradition
des anciens le défendait. Qu'il prenne garde qu'on ne puisse lui
répondre, avec plus de raison, que le Seigneur a laissé alors
ses disciples arracher des épis et prendre de la nourriture, pour
se déclarer à la fois contre ceux qui veulent se reposer
le samedi, et contre ceux qui obligent à jeûner le même
jour : car il aurait fait entendre que ce repos eût été
superstitieux dans les temps nouveaux, et il aurait voulu que le jeûne
fût libre dans tous les temps. Je ne donne pas ceci comme preuves,
mais pour montrer ce qu'il y aurait de plus convenable à opposer
aux interprétations de l'auteur.
7. « Comment, dit-il, ne serons-nous pas damnés avec le
Pharisien, en jeûnant seule«ment deux fois la semaine?»
Comme si le Pharisien avait été damné pour n'avoir
jeûné que deux fois la semaine, et non pas pour s'être
luis orgueilleusement au-dessus du Publicain (2) ! L'auteur peut dire aussi
que ceux qui donnent aux pauvres la dîme de tous leurs fruits seront
damnés avec le Pharisien, parce qu'il plaçait hautement ceci
au nombre de ses oeuvres : puissent beaucoup de chrétiens en faire
autant ! C'est à peine si nous en trouvons un petit nombre. Il faudra
dire aussi que celui qui n'aura été ni injuste, ni adultère,
ni ravisseur du bien d'autrui, sera damné avec le Pharisien, car
il se vantait de n'être pas tel : or chacun comprend que ce serait
insensé. Les choses que s'attribuait le Pharisien sont bonnes sans
aucun doute, quand elles ne sont pas accompagnées de la jactance
superbe qui apparaissait en lui, mais de cette humble piété
dont il était bien loin. Ainsi le jeûne, deux fois la semaine,
ne pouvait porter aucun fruit dans un homme comme le Pharisien; mais c'est
une sainte pratique pour qui est humblement fidèle
1. Matt. IX, 15. 2. Luc, XVIII, 11, 12.
ou fidèlement humble. Et encore l'Evangile n'a pas dit que le
Pharisien serait damné, mais plutôt que le Publicain s'en
alla mieux justifié.
8. L'auteur prétend que ce n'est qu'en jeûnant plus de
deux fois la semaine qu'on peut satisfaire à ce précepte
du Seigneur: « Si votre justice n'est pas plus abondante que celle
des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des
cieux (1). » Mais, heureusement, il y a sept jours qui dans le cours
des temps reviennent sans cesse. Otez-en deux jours pour ne jeûner
ni le samedi ni le dimanche, il en reste cinq pour en faire plus que le
Pharisien qui jeûnait deux fois la semaine; il suffit même
de jeûner trois fois. Et si on jeûne quatre fois et qu'on ne
passe même aucun jour sans jeûner, sauf le samedi et le dimanche,
cela fera cinq jours de jeûne par semaine, ce qui est pratiqué
par beaucoup de chrétiens durant toute leur vie, surtout dans les
monastères. On surpassera alors, par le mérite du jeûne,
non-seulement le Pharisien, mais aussi le chrétien qui jeûne
le mercredi, le vendredi et le samedi, ce que fait souvent le peuple à
Rome. Et je ne sais quel dissertateur romain n'en continuera pas moins
à appeler charnel celui qui jeûne toute la semaine, excepté
le samedi et le dimanche, et qui ne donne jamais à son corps selon
ses besoins; il semble croire qu'il y ait des jours où la nourriture
et la boisson n'appartiennent pas à la chair; on est, selon lui,
adorateur de son ventre quand on mange le samedi, comme si le dîner
du samedi avait seul quelque chose de réel.
9. Il ne suffit pas à l'auteur qu'on fasse plus que le Pharisien
en jeûnant trois fois la semaine; il veut qu'on jeûne tous
les jours, excepté le dimanche. « Ceux, dit-il, qui, purifiés
de l'ancienne tache, n'étant plus qu'une même chair avec le
Christ, demeurent sous sa discipline, ne doivent pas le samedi faire de
joyeux festins avec des fils sans loi, avec les princes de Sodome et le
peuple de Gomorrhe ; mais ils doivent, par la loi solennelle de l'Eglise,
jeûner de plus en plus légitimement avec ceux qui aspirent
à la sainteté, avec les dévots amis de Dieu, afin
que la moindre faute des six jours soit lavée dans les fontaines
du jeûne, de la prière et de l'aumône, et que, tous
restaurés par lalogie du
1. Matt., V, 20.
14
dimanche, nous puissions dignement chanter d'un même cur : Vous
avez rassasié, Seigneur, l'âme qui était vide, et abreuvé
l'âme qui avait soif (1). » En disant ceci et en n'exceptant
que le dimanche de la fréquence du jeûne, il n'accuse pas
seulement les peuples chrétiens d'Orient et d'Occident chez qui
personne ne jeûne le samedi; mais l'imprudent et le maladroit accuse
l'Eglise de Rome elle-même. Car lorsqu'il dit que « ceux qui
demeurent sous la discipline du Christ ne doivent pas le samedi faire de
joyeux festins avec des fils sans loi, avec les princes de Sodome, avec
le peuple de Gomorrhe, mais, par la loi solennelle de l'Eglise, doivent
jeûner de plus en plus légitimement avec ceux qui aspirent
à la sainteté, avec les dévots amis de Dieu; »
et lorsque, définissant ce qu'il entend par jeûner légitimement,
il ajoute que « pendant les six jours la moindre faute doit être
lavée dans les fontaines du jeûne; de la prière et
de l'aumône, » il est évident que, selon lui, ceux qui
jeûnent moins de six jours dans la semaine n'observent pas ce jeûne
légitime, ne sont pas dévoués à Dieu et ne
peuvent se purifier des taches inséparables de notre vie mortelle.
Que les Romains voient ce qu'ils ont à faire, car la dissertation
ne les épargne pas. Chez eux, à l'exception d'un petit nombre
de clercs et de moines, qui donc observe le jeûne tous les jours?
surtout parce que à Rome on n'a pas coutume de jeûner le jeudi.
10. Ensuite, je le demande : Si le jeûne de chaque jour nous
délivre et nous purifie des fautes légères de chaque
jour, car il dit : « Que pendant les six jours la moindre faute soit
lavée aussi dans les fontaines du jeûne, » que ferons-nous
de la faute dans laquelle nous serons tombés le dimanche, où
le jeûne est un scandale? Ou bien, si, ce jour-là, nul chrétien
ne pèche, qu'il reconnaisse donc, ce grand jeûneur toujours
prêt à accuser les adorateurs du ventre, combien il accorde
aux ventres d'avantage et d'honneur, puisqu'il s'ensuivrait qu'on ne pèche
pas du moment qu'on dîne. Mais peut-être a-t-il placé
une efficacité si grande dans le jeûne du samedi, qu'il suffit
pour effacer les fautes légères des six jours et même
du dimanche, et pense-t-il que le seul jour où on ne pèche
pas est celui qu'on passe tout entier dans le jeûne? Mais pourquoi
donc, se conformant à la coutume chrétienne,
1. Ps. CVI, 9.
attache-t-il plus d'importance religieuse au dimanche qu'au samedi?
Car voilà qu'il trouve le jour du samedi. beaucoup plus saint, parce
qu'on y jeûne et on n'y pèche pas, et que la vertu du jeûne
efface les fautes des autres jours et du dimanche même : je doute
fort que cette opinion soit de votre goût.
11. Mais pendant que l'auteur veut se donner pour un homme tout spirituel
et qu'il ne voit que des gens charnels dans ceux qui dînent le samedi,
remarquez comme il ne mange pas maigrement le dimanche et comme il se plaît
dans ce copieux repas qu'il appelle alogie ! Que signifie ce mot alogie,
d'origine grecque, si ce n'est un festin où l'on s'éloigne
du chemin de la raison ? Et on appelle aloques les animaux privés
de raison, auxquels peuvent être comparés ceux qui sont adonnés
à leur ventre c'est pourquoi on nomme alogie ce repas immodéré
où l'âme, qui est le siège de la raison, se trouve
comme submergée dans le boire et le manger. Ce banquet du dimanche,
où tout est pour le ventre et rien pour l'esprit, est jugé
digne qu'on le chante et qu'on le consacre par ces paroles : «. Vous
avez rassasié, Seigneur, une âme qui était vide, et
vous avez abreuvé une âme qui avait soif ! » O l'homme
spirituel ! ô le censeur des gens charnels ! ô le grand jeûneur
et qui ne fait rien pour son ventre ! Voilà celui qui nous avertit
de ne pas corrompre la loi du Seigneur par la loi du ventre, de ne pas
vendre le pain du ciel pour une nourriture terrestre il ajoute que
« dans le paradis Adam périt par la nourriture, et que ce
fut par la nourriture qu'Esaü perdit son rang. » Et il dit encore
que « c'est par le ventre que Satan a surtout coutume de nous tenter,
qu'il donne peu pour ôter tout, et que l'intelligence de ces préceptes
ne fait pas plier ceux qui adorent leur ventre. »
12. Ses paroles ne tendent-elles pas à conclure qu'il faut aussi
jeûner le dimanche ? Autrement le samedi où le Seigneur reposa
dans le sépulcre, sera plus saint que le dimanche où il ressuscita
d'entre les morts. Assurément cela est, si, selon les paroles de
cet homme, le jeûne du samedi préserve de tout péché
et efface même les souillures des autres jours; tandis que la tentation
du ventre par la nourriture sera irrésistible le dimanche; le démon
arrive, on est chassé du paradis et on perd son rang. Par une contradiction
nouvelle, cet (15) homme ne nous engage point à prendre le dimanche
un repas modéré, sobre et chrétien, mais à
chanter joyeusement dans une alogie et en battant des mains : « Vous
avez rassasié, Seigneur, l'âme qui était vide, et vous
avez abreuvé l'âme qui avait soif ! » Si nous ne péchons
pas quand nous jeûnons, si le jeûne du samedi efface les souillures
des six autres jours, il n'y a pas de plus mauvais jour que le dimanche
et de meilleur que le samedi. Croyez-moi, mon très-cher frère,
personne n'a jamais entendu la loi comme cet homme, si ce n'est celui qui
ne l'entend pas du tout. En effet, ce qui perdit Adam, ce ne fut pas la
nourriture, mais une nourriture défendue (1) ; il en est de même
d'Esaü, petit-fils d'Abraham, qui laissa aller son appétit
jusqu'au mépris du sacrement dont son droit d'aînesse était
la figure (2): les saints et les fidèles peuvent aussi manger saintement,
comme le jeûne des sacrilèges et des incrédules peut
n'être qu'un jeûne impie. Ce qui rend le dimanche préférable
au samedi, c'est la foi de la résurrection et -non pas la coutume
de manger ni la licence des chants bachiques.
13. « Moïse, dit votre auteur, resta quarante jours sans
manger du pain ni boire de l'eau. » Et, pour nous montrer quel parti
il entend tirer. de ce souvenir, il ajoute : « Voilà Moïse,
l'ami de Dieu, l'habitant de la nuée, le porteur de la loi, le conducteur
du peuple, qui, en jeûnant six fois le samedi, n'a pas fait une oeuvre
mauvaise, mais une oeuvre méritoire.» Comment ne voit-il pas
lui-même ce qu'on peut tout d'abord lui objecter? Si de l'exemple
de Moïse qui, dans ses quarante jours, jeûna six fois le samedi,
il veut conclure qu'on doit jeûner le samedi, pourquoi ne conclut-il
pas aussi qu'on doit jeûner le dimanche? Car, durant les quarante
jours, Moïse n'a pas moins jeûné que six dimanches. Mais
l'auteur ajoute que « le jour du dimanche, avec le Christ, était
réserve à l'Église qui devait prochainement s'établir.
» Pourquoi dit-il cela? je l'ignore. S'il faut jeûner beaucoup
plus, parce que le jour :du dimanche est venu avec le Christ, on doit donc
jeûner le dimanche, ce qu'à Dieu ne plaise ! Mais si l'auteur
a craint l'objection du jeûne dominical et qu'il ait dit pour cela
que « la solennité du dimanche était réservée
à l'Église qui devait prochainement s'établir, »
afin de faire comprendre que Moïse
1. Gen. III, 6. 2. Ibid. XXV, 33, 3,4.
a jeûné le jour qui suit le samedi, parce que c'était
avant le Christ à qui nous devons l'institution du dimanche où
il ne convient pas de jeûner, pourquoi donc le Christ a-t-il jeûné
aussi quarante jours? Pourquoi, durant ce temps, n'a-t-il pas interrompu
son jeûne à chaque lendemain du samedi, pour recommander le
repas du dimanche avant même sa résurrection, comme il a donné
son sang à boire avant sa passion ? Vous voyez que le jeûne
de quarante jours que l'auteur rappelle, ne conclut pas plus en faveur
du jeûne du samedi qu'en faveur du jeûne du dimanche.
14. L'auteur ne prend pas garde à ce qu'on peut lui objecter
sur le dîner du dimanche, lorsqu'il applique au dîner du samedi,
qui peut être sobre et modeste, tout ce qu'on a coutume de dire contre
les festins désordonnés et les excès de table. Il
n'est pas besoin de lui répondre en détail, car il n'attaque
le dîner du samedi qu'en répétant les mêmes déclamations
contre l'intempérance; il ne trouve rien autre à dire que
ce qui ne dit rien. La question est de savoir s'il faut jeûner le
samedi et non point s'il faut être intempérant ce jour-là;
ceux qui craignent Dieu se gardent également de tout excès
le dimanche,, sans qu'ils aient besoin pour cela de jeûner. Qui oserait
dire avec cet homme. « Comment des choses qui nous forcent au péché
dans le jour sanctifié pourront-elles nous être salutaires,
et agréées de Dieu ? » Ainsi il déclare que
le jour du samedi est sanctifié, et que les hommes sont poussés
au péché parce qu'ils dînent ! Et la conclusion de
ceci serait que le .dimanche n'est pas un jour sanctifié et que
le samedi commence à être meilleur, ou bien que, si le dimanche
est aussi un jour sanctifié, on pèche dès qu'on dîne
!
15. L'auteur redouble d'efforts pour donner à son opinion l'appui
des témoignages divins ; mais ce genre de preuves lui manque. «
Jacob, dit-il, mangea, il but du vin et fut rassasié, et il s'éloigna
de Dieu son Sauveur, et vingt-trois mille tombèrent dans un seul
jour (1).» C'est comme s'il était dit: Jacob dîna le
samedi et se retira de Dieu son Sauveur. Lorsque l'Apôtre rappelle
la mort de tant de milliers d'hommes, il ne dit pas: Ne dînons pas
le samedi comme ils dînèrent; mais il dit: « Ne commettons
pas le péché de fornication comme firent quelques-uns d'entre
eux, et vingt-trois mille
1. Exode, XXXII, 6, 8, 28.
16
tombèrent dans un seul jour. » Que veut-il encore, le
dissertateur, quand il dit: «Le peuple s'assit pour manger et pour
boire, et se leva pour jouer (1). » L'Apôtre invoqua ce passage
de l'Ecriture, mais ce fut pour détourner du culte des idoles et
non point du dîner du samedi. Cet homme-là ne prouve pas que
ceci soit arrivé le samedi, mais il lui plait de le conjecturer.
De même qu'il peut se faire, si on est adonné au vin, qu'on
rompe le jeûne en s'enivrant, de même, si on est tempérant,
on peut ne pas jeûner et cependant manger avec modération.
Pourquoi l'auteur cite-t-il encore ces mots de l'Apôtre: «Ne
vous laissez pas aller aux excès du vin d'où naissent tous
les désordres (2)? » C'est comme s'il disait : Ne dînez
pas le samedi, parce que toutes les dissolutions sont là. Comme
les chrétiens qui craignent Dieu se conforment à ce précepte
de l'Apôtre quand ils dînent le dimanche, ainsi l'observent-ils
en dînant le samedi.
16. « Pour mieux répondre, dit cet homme, à ceux
qui errent, il suffit de rappeler qu'avec le jeûne on peut ne pas
profiter devant Dieu, mais que personne ne l'offense: or ne pas offenser
Dieu, c'est profiter. » On ne parle ainsi que quand on ne sait pas
ce qu'on dit. Il serait donc vrai que les païens, quand ils jeûnent,
n'offensent pas Dieu ! Et si l'auteur n'entend appliquer ceci qu'aux chrétiens,
ne serait-ce pas offenser Dieu que de jeûner le dimanche au grand
scandale de toute l'Eglise répandue partout ? Cherchant encore inutilement
dans l'Ecriture des passages à l'appui de son opinion, il dit: «
C'est par le jeûne qu'Elie a mérité de monter en corps
et de régner dans le paradis: » comme si le jeûne n'était
pas recommandé par ceux même qui ne l'observent pas le samedi,
ainsi qu'il l'est par ceux qui, cependant, ne jeûnent pas le dimanche,
et comme si, quand Elie jeûna, le peuple de Dieu jeûnait même
le jour du sabbat. Ce que j'ai répondu pour les quarante jours de
Moïse s'applique pour les quarante jours d'Elfe. « Par jeûne,
dit l'auteur, Daniel échappa à l'impuissante rage des lions;
» comme s'il avait lu dans les livres saints que Daniel eût
jeûné le samedi ou qu'il se fût trouvé un samedi
avec les lions; mais nous lisons qu'il mangea au « milieu d'eux.
« Par le jeûne, continue cet homme, la fidèle fraternité
des trois enfants a été triomphante dans une prison de feu,
et
1. I Cor. X, 8. 2. Ephés. V, 18.
a mérité de recevoir et d'adorer le Seigneur dans des
flammes hospitalières. » Ces exemples des saints ne servent
de rien pour établir le jeûne à quelque jour que ce
soit, encore moins le jeûne du samedi. Non-seulement on ne lit pas
que les trois enfants aient été jetés dans la fournaise
un samedi, mais on ne lit rien qui puisse nous apprendre qu'ils y soient
restés assez longtemps pour jeûner; bien plus, ils y restèrent
à peine une heure, qu'ils passèrent à chanter leur
hymne: ils ne se promenèrent pas au milieu de ces flammes bénignes
au delà de la durée de leur cantique. Mais peut-être
que, dans la pensée du dissertateur, on jeûne du moment qu'on
reste une heure sans manger; et, dans ce cas, il n'y aurait pas de quoi
se fâcher contre ceux qui dînent le samedi, car le temps qui
s'écoule jusqu'à l'heure du repas nous représente
un plus long jeûne que celui qui eut lieu dans la fournaise.
17. L'auteur cite encore ce passage de l'Apôtre : « Le
royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la
justice et « la paix, et dans la joie que donne l'Esprit« Saint
(1) » Il veut que « le règne de Dieu » soit
pris ici pour l'Eglise, dans laquelle Dieu règne. Mais, dites moi,
je vous prie: est-ce que l'Apôtre, quand il parlait ainsi, songeait
à faire jeûner les chrétiens le samedi? Il n'en était
question pour aucun des jours de la semaine. L'Apôtre parlait de
la sorte contre ceux qui, selon la coutume des Juifs et selon l'ancienne
loi, faisaient consister la pureté dans un certain genre de nourriture,
et pour l'instruction de ceux qui scandalisaient les faibles en mangeant
indifféremment de tout. Quand il a dit : « Ne faites point
périr par votre nourriture celui pour lequel le Christ est mort;
que notre bien ne soit donc point blasphémé (2); »
c'est alors qu'il ajoute: « Le royaume de Dieu ne consiste pas dans
le boire et le manger. » S'il fallait entendre ces paroles de l'Apôtre
comme les entend le dissertateur, et que le royaume de Dieu » étant
l'Eglise, on ne pût lui appartenir que par le jeûne, il ne
s'agirait plus de consacrer le samedi au jeûne, mais de ne plus manger
du tout, de peur de sortir de ce royaume. Je crois pourtant qu'il avouera
que nous appartenons un peu plus religieusement à l'Eglise dans
ce jour du dimanche où il nous permet de ne pas jeûner.
1. Rom. XIV, 17.
2. Ibid. XIV. 15.
17
18. « Pourquoi, dit-il, nous en coûte-t-il d'offrir au
principal Seigneur un sacrifice qui lui est cher, un sacrifice que l'esprit
désire et que l'ange loue? » Et il ajoute cette parole de
l'ange : « La prière est bonne avec le jeûne et l'aumône
(1). » Je ne sais ce qu'il a voulu dire par le principal Seigneur;
le copiste s'est peut-être trompé à votre insu, et
vous n'aurez pas corrigé la faute dans la copie que vous m'avez
envoyée. L'auteur appelle le jeûne un sacrifice cher au Seigneur,
comme si le jeûne était ici en question, et qu'il ne s'agît
pas uniquement du jeûne du samedi. Quoiqu'on ne jeûne pas le
dimanche, on ne laisse pas d'offrir à Dieu le sacrifice qui lui
est cher. Cet homme produit au profit de sa cause des témoignages
qui y sont entièrement étrangers. « Offrez à
Dieu, dit-il, un sacrifice de louange (2). » Et voulant, je ne sais
comment, rattacher à son sujet ces mots d'un psaume divin, il ajoute
: « Ce sacrifice est préférable au festin de viande
et d'ivrognerie où, grâce au démon, ce sont les blasphèmes
qui se multiplient, et non point les louanges dues à Dieu. »
O imprudente présomption ! On n'offre pas le dimanche le sacrifice
de louange, » parce qu'on ne jeûne point; mais on s'y rend
coupable d'ivrognerie et de blasphème! Il n'est pas permis de dire
cela. Le jeûne n'a rien de commun avec ces paroles : « offrez
à Dieu un sacrifice de louange. » On ne jeûne pas en
certains jours, surtout dans les jours de fêtes; et chaque jour,
dans tout l'univers, l'Eglise offre le sacrifice de louange. Il n'y a pas
de chrétien, que dis-je? pas d'insensé qui osera avancer
que, durant les cinquante jours passés sans jeûne depuis Pâques
jusqu'à la Pentecôte, le sacrifice de louange n'est plus parmi
nous : c'est le seul temps où l'Alleluia se chante dans beaucoup
d'églises, et celui où dans toutes on le chante le plus souvent.
Le plus ignorant des chrétiens ne sait-il pas que l'Alleluia est
une parole de louange?
19. Toutefois, l'auteur reconnaît que le repas du dimanche est
joyeux sans excès, quand il dit qu'après les derniers encensements
du samedi, nous devons, nous, sortis des Juifs et des Gentils, chrétiens
nombreux de nom, mais élus en petit nombre, offrir en chantant le
jeûne comme un sacrifice agréable à Dieu, au lieu du
sang des victimes: le feu de ce sacrifice consumera nos fautes. «
Que le matin d'ensuite,
1. Tobie, XII, 8. 2. Ps. XLIV, 14.
dit-il, Dieu nous écoute après avoir été
écouté par nous, et il y aura des maisons pour manger et
pour boire, non dans l'ivrognerie, mais dans une pure joie, avec toute
la solennité qui,convient au jour du dimanche. » Ce ne sera
donc plus une alogie, comme il le disait plus haut, mais une eulogie. J'ignore
ce que lui a fait le samedi, que le Seigneur a sanctifié, pour croire
qu'on ne puisse pas ce jour-là manger et boire sans excès;
car nous pouvons jeûner avant le samedi, comme il dit que nous devons
jeûner avant le dimanche. Dîner deux jours de suite lui paraîtrait-il
criminel? Qu'il voie alors combien il outrage l'Eglise de Rome elle-même
: dans les semaines où elle jeûne le mercredi, le vendredi
et le samedi, elle dîne trois jours de suite: le dimanche, le lundi
et le mardi.
20. « Il est certain, dit-il, que la vie des brebis dépend
de la volonté des pasteurs. Mais malheur. à ceux qui appellent
mal le bien, qui appellent ténèbres la lumière, et
lumière les ténèbres, qui appellent amer ce qui est
doux et doux ce qui est amer (1) !» Je ne comprends pas assez la
signification de ceci. Si ces paroles ont le sens que vous supposez, votre
Romain veut dire qu'à Rome le peuple, soumis à son pasteur,
jeûne avec lui le samedi. S'il n'a dit cela que pour répondre
à quelque chose de semblable que vous lui auriez écrit, qu'il
ne vous persuade pas de louer une ville chrétienne jeûnant
le samedi, au point de condamner le monde chrétien qui dîne
ce jour-là. Lorsqu'il dit avec Isaïe : « Malheur à
ceux qui appellent mal le bien, qui appellent ténèbres la
lumière et lumière les ténèbres, qui appellent
amer ce qui est doux et doux ce qui est amer ! » lorsqu'il veut faire
entendre que le jeûne du samedi c'est le bien, la lumière
et , le doux, et que le dîner c'est le mal, ce sont les ténèbres,
c'est l'amer, il condamne les chrétiens de tout l'univers, puisqu'ils
dînent le samedi. Il ne se voit plus lui-même et ne songe pas
que ses propres écrits pourraient le sauver de cette audace inconsidérée.
Car il ajoute avec l'Apôtre : «Que personne ne vous juge dans
le boire et le manger (2)» c'est ce qu'il fait lui-même en
blâmant ceux qui mangent et boivent le samedi. Il pouvait se souvenir
aussi de cette parole du même Apôtre : « Que celui qui
mange ne méprise pas celui qui ne mange point; et que, celui qui
ne mange point ne
1. Isaïe, V, 20. 2. Coloss. II, 16.
18
juge pas celui qui mange (1). » Il aurait gardé alors,
entre ceux qui jeûnent et ceux qui mangent le samedi, cette prudente
mesure par laquelle on évite les scandales; il aurait mis son jeûne
à l'abri du mépris de celui qui mange, et n'aurait pas jugé
celui qui ne fait pas comme lui.
21. « Pierre même, dit-il, le chef des apôtres, le
portier du ciel, le fondement de l'Eglise, après avoir triomphé
de Simon (le magicien), image du démon qui n'est vaincu que par
le jeûne, enseigna cette doctrine aux Romains, dont la foi est annoncée
à toute la terre. » Mais les autres apôtres prêchèrent-ils
sur ce point dans tout l'univers contrairement à Pierre? Pierre
et ses condisciples vécurent ensemble en bon accord; que la bonne
harmonie subsiste aussi parmi ceux que Pierre a « plantés»
dans la foi et qui jeûnent le samedi, et qu'elle subsiste aussi parmi
ceux que ses condisciples ont « plantés, » et qui dînent
ce jour-là. C'est en effet l'opinion de plusieurs à Rome,
opinion que beaucoup de Romains aussi tiennent pour fausse, que l'apôtre
Pierre, devant combattre un dimanche avec Simon (le magicien), jeûna
la veille avec toute son Eglise à cause du danger de cette grande
tentation, et qu'après son heureux et glorieux triomphe il maintint
cette coutume du jeûne, coutume suivie par quelques- Eglises d'Occident.
Mais si, comme le dit l'auteur, Simon (le magicien) était la figure
du diable, ce n'est pas seulement un tentateur du samedi ou du dimanche,
mais un tentateur de tous les jours; et cependant on ne s'arme pas du jeûne
contre lui chaque jour, puisqu'on ne l'observe jamais le dimanche ni durant
les cinquante jours qui suivent Pâques, ni, en divers pays, les jours
solennels consacrés aux martyrs et toutes les autres fêtes:
le démon toutefois est vaincu, pourvu que nos yeux se tournent vers
le Seigneur et que nous le conjurions de délivrer lui-même
« nos pieds du piège qui les menace (2); » pourvu aussi
que nous rapportions le manger et le boire, enfin toutes nos actions à
la gloire de Dieu, et que « nous ne donnions occasion de scandale
ni aux Juifs, ni aux Gentils, ni à l'Eglise de Dieu (3). »
C'est à quoi songent peu ceux dont le manger ou le jeûne sont
des occasions de scandale, et qui, par leur intempérance, quelle
qu'elle soit, préparent des joies au démon et non pas des
défaites.
1. Rom. XIV, 3. 2. Ps. XXIV, 15. 3. I Corinth, X, 32.
22. Si on répond que le jeûne du samedi, enseigné
à Rome par Pierre, l'a été à Jérusalem
par Jacques, à Ephèse par Jean, et en d'autres lieux par
d'autres apôtres, mais que cette pratique délaissée
en d'autres contrées, ne s'est maintenue qu'à Rome; et si
l'on réplique, au contraire, que quelques pays de l'Occident, où
se trouve Rome, n'ont point conservé la tradition des apôtres
quant au jeûne, et que cette tradition s'est conservée fidèlement
en Orient, d'où l'on a commencé à prêcher l'Evangile,
nous tombons dans une querelle interminable qui engendre des disputes loin
de mettre un terme aux questions. Que la foi de l'Eglise universelle garde
donc l'unité qu'elle a dans ses membres, lors même qu'il s'y
mêlerait diverses pratiques qui n'atteignent en aucune manière
la vérité de la foi; car « toute la beauté de
la fille du roi est au dedans (1); » la variété de
sa robe représente la diversité des usages de l'Eglise; aussi
il est écrit que cette fille du roi est « vêtue de couleurs
diverses avec des franges d'or. » Mais il ne faut pas que ces variétés
de la robe dégénèrent en querelles qui la déchirent.
23. « Enfin, dit le dissertateur, si le juif, en observant le
samedi, repousse le dimanche, comment un chrétien observera-t-il
le samedi? Ou bien soyons chrétiens, et célébrons
le dimanche; ou bien soyons juifs, et « observons le samedi, car
nul ne peut servir deux maîtres (2). » A l'entendre parler,
ne croirait-on pas qu'il y a un Seigneur pour le samedi et un autre Seigneur
pour le dimanche ? Il ne prend pas garde à ce qu'il a rappelé
lui-même : « Le Fils de l'homme est le maître du sabbat
(3). » En voulant que nous soyons aussi étrangers au samedi
que les juifs le sont au dimanche, n'est-ce pas comme s'il disait que nous
ne devons pas recevoir la loi et les prophètes, parce que les juifs
ne reçoivent pas l'Evangile ni les apôtres? Vous comprenez
que penser ainsi c'est mal penser. « Mais, dit l'auteur avec l'Apôtre,
toutes les choses anciennes ont passé et se sont renouvelées
dans le Christ (4). » Cela est vrai. C'est pourquoi nous ne cessons
pas- le travail le samedi comme les juifs, quoique, en mémoire même
du repos de ce jour, nous relâchions les liens du jeûne, tout
en conservant la sobriété et la tempérance chrétiennes.
Et si quelques-uns de nos frères ne croient pas que le repos du
samedi doive
1. Ps. XLIV, 1 4. 2. Matt. VI, 24. 3. Luc, VI, 5. 4. II Cor.
V, 17.
19
être représenté par la cessation du jeûne,
nous ne disputons pas sur la royale variété de la robe, de
peur que nous ne portions le trouble dans l'âme de la reine, là
où la foi est une sur le repos de ce même jour. Le repos matériel
du sabbat ayant passé avec les choses anciennes, nous mangeons le
samedi et le dimanche sans nous abstenir superstitieusement de tout travail;
mais nous ne servons pas pour cela deux maîtres, parce qu'il n'y
a qu'un seul Maître du sabbat et du dimanche.
24. Mais cet homme qui entend la disparition des choses anciennes en
ce sens « que dans le Christ le bûcher fasse place à
l'autel, le glaive au jeûne, le feu aux prières, les victimes
au pain, le sang au calice, » ne sait pas que ce nom d'autel se rencontre
très-fréquemment dans les livres de la loi et des prophètes;
il ne sait pas qu'un autel fut d'abord élevé à Dieu
dans le tabernacle construit par Moïse (1), et qu'on trouve aussi
un bûcher dans les écrits des apôtres, lorsqu'il est
dit que «les martyrs crient sous le bûcher de Dieu (2). »
Il dit que le glaive a fait place au jeûne, oubliant le glaive à
deux tranchants dont les soldats de l'Evangile sont armés par les
deux Testaments (3); il dit que le feu a fait place aux prières,
comme si autrefois les prières n'eussent pas été portées
dans le temple, et comme si aujourd'hui le Christ n'avait pas envoyé
son feu dans le monde (4); il dit que les victimes ont fait place au pain,
comme s'il ignorait qu'autrefois on avait coutume de placer les pains de
proposition sur la table du Seigneur (5), et que maintenant il prend sa
part du corps de l'agneau immaculé; il dit que le sang a fait place
au calice, ne pensant pas que présentement c'est dans le calice
qu'il reçoit le sang (6). Combien eût-il mieux exprimé
le renouvellement des choses anciennes en Jésus-Christ, s'il avait
dit que l'autel a fait place à l'autel, le glaive au glaive, le
feu au feu, le pain au pain, la victime à la victime, le sang au
sang ! Car nous voyons en toutes ces choses l'ancienneté charnelle
succéder à la nouveauté spirituelle. Il faut donc
comprendre qu'un sabbat spirituel a remplacé un autre sabbat, soit
qu'on mange le septième jour, soit que quelques-uns observent le
jeûne; nous repoussons une passagère cessation de travail,
devenue superstitieuse.
1.Exod XL, 24. 2. Apocal., VI, 9, 10. 3. Eph., VI, 17; Hébr.
IV, 12. 4. Luc. XII, 49. 5. Exode, XXV, 30. 6. Luc, XXIII, 7, 20.
et nous aspirons au véritable et éternel repos.
25. Ce qui suit jusqu'à la fin, et d'autres choses que j'ai
cru pouvoir me dispenser de rappeler, ne font que s'éloigner davantage
de la question de savoir s'il faut jeûner on non le samedi. Je vous
en laisse l'examen et le jugement, et votre tâche sera facile si
vous vous aidez un peu de ce que j'ai dit. Maintenant qu'il me semble avoir
suffisamment, selon mes forces, répondu à cet homme, me demanderez-vous
mon avis sur le fond de la question ? Je vois, d'après les écrits
évangéliques et apostoliques, et d'après tout cet
ensemble d'instructions qu'on nomme le Nouveau Testament, que le jeûne
est commandé. En quels jours il faut ou il ne faut pas jeûner,
c'est ce que je ne trouve prescrit ni par le Seigneur, ni parles apôtres.
Et je pense qu'il est plus convenable de ne pas jeûner le samedi,
non point pour obtenir le repos qui ne s'obtient que par la foi et la justice
dans lesquelles réside la beauté intérieure de la
fille du roi, mais pour marquer ce repos éternel où se trouve
le vrai sabbat.
26. Mais, cependant, qu'on jeûne ou qu'on ne jeûne pas
le samedi, ce qui me semble le plus sûr et le meilleur pour la paix,
c'est « que celui qui mange ne méprise point celui qui ne
mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange,
parce que, en mangeant, nous ne serons pas plus riches, et, en ne mangeant
pas, nous ne serons pas plus pauvres devant Dieu (1). » C'est ainsi
que nous nous maintiendrons dans une union parfaite avec ceux parmi lesquels
nous vivons, et dont la vie se mêle à la nôtre en Dieu.
De même qu'il est vrai de dire avec l'Apôtre « qu'il
est mal à un homme de manger quand il scandalise (2), » de
même il est mal de scandaliser en jeûnant. Ne soyons pas semblables
à ceux qui, voyant Jean ne pas manger ni boire, disaient : «
Il est possédé du démon, » et ne ressemblons
pas davantage à ceux qui, voyant le Christ manger et boire, disaient
: « Voilà un homme vorace et qui aime le vin, un ami des publicains
et des pécheurs (3). » Car, dans ce passage de l'Evangile,
nous trouvons une chose très-nécessaire et qui est dite par
le Seigneur :. « Et la sagesse a été justifiée
par ses enfants. » Si vous demandez qui sont
1. Rom., XIV, 3. 2. Ibid., 20, et I Corinth., VIII, 8. 3. Matt.
XI, 19.
20
ces enfants, lisez ce qui est écrit: « Les enfants de
la sagesse, c'est l'assemblée des justes (1). » Ce sont ceux
qui, lorsqu'ils mangent, ne méprisent pas ceux qui ne mangent point;
ce sont ceux qui, lorsqu'ils ne mangent pas, ne jugent pas ceux qui mangent,
mais qui méprisent ou jugent ceux dont le manger ou le jeûne
serait un scandale pour les autres.
27. La question sur le samedi est d'une solution facile, puisque l'Eglise
de Rome jeûne ce jour-là, et aussi quelques autres Eglises,
voisines ou éloignées, Mais le jeûne du dimanche est
un grand scandale, surtout depuis que nous savons que la détestable
hérésie des manichéens, ouvertement contraire à
la foi catholique et aux divines Ecritures, a choisi ce jour-là
pour faire jeûner ses auditeurs : le jeûne du dimanche n'en
est devenu que plus horrible; à moins, pourtant, qu'on pût
pousser le jeûne au delà d'une semaine, de manière
à approcher, autant que possible, du jeûne de quarante jours,
comme nous savons qu'on l'a fait quelquefois. Il nous a été
affirmé par des frères très-dignes de foi qu'un chrétien
est parvenu à jeûner quarante jours. De même qu'aux
temps anciens le jeûne de quarante jours de Moïse et d'Elie
ne fit rien contre le repas des samedis, de même celui qui a pu rester
sept jours sans manger n'à pas choisi le dimanche pour son jeûne,
mais il a trouvé le dimanche dans les jours nombreux qu'il a promis
de passer en jeûnant. Si un jeûne continué ne doit pas
s'étendre au delà d'une semaine, rien n'est plus convenable
que de l'interrompre le dimanche. Mais s'il doit se prolonger au delà
d'une semaine, on ne choisit pas le dimanche pour jeûner, mais on
le trouve, comme je l'ai dit tout à l'heure, dans le nombre de jours
qu'on a promis de passer sans manger.
28. Qu'on ne s'inquiète pas si les priscillianistes, très-semblables
aux manichéens, ont la prétention d'appuyer leur jeûne
du dimanche sur un passage des Actes des apôtres, quand saint Paul
était dans la Troade. Voici ce qui est écrit : « Au
commencement de la semaine, les disciples s'étant assemblés
pour rompre le pain, Paul, qui devait partir le lendemain, leur fit un
discours qui continua jusqu'à minuit (2). » Paul descendit
du cénacle où les disciples se trouvaient réunis,
pour ressusciter un adolescent qui, surpris par le sommeil sur
1. Eccli. III, 1. 2. Act. XX.
une fenêtre, s'était laissé tomber, et on le portait
mort, et voici ce que l'Ecriture dit de l'Apôtre : « Puis étant
remonté et ayant rompu le pain et mangé, il leur parla encore
jusqu'au jour et s'en alla (1). » A Dieu ne plaise que nous puissions
conclure de ce passage que les apôtres avaient coutume de jeûner
solennellement le dimanche ! On appelait alors « premier jour de
la semaine, » celui qui, maintenant, se nomme dimanche, comme on
le trouve manifestement dans les Evangiles. Car le jour de la résurrection
du Seigneur est appelé le premier de la semaine par saint Matthieu
(2), et parles trois autres évangélistes : il est certain
que c'est le jour auquel on a donné ensuite le nom de dimanche.
Ou bien les disciples s'étaient réunis à la fin du
jour du sabbat, à l'entrée de la nuit qui appartenait aussi
au dimanche, c'est-à-dire au premier jour de la semaine, et dans
cette même nuit, ayant à rompre le pain comme il est rompu
dans le sacrement du corps du Christ, saint Paul parla jusqu'à minuit,
et, après la célébration des mystères, il adressa
de nouveau la parole jusqu'au point du jour aux disciples réunis,
parce qu'il voulait partir le dimanche matin; ou bien si les disciples
se rassemblèrent le dimanche, non pas à la nuit, mais au
jour, selon ce qui est dit que « Paul discourait avec eux, devant
partir le lendemain, » la vraie cause de ce discours prolongé,
c'est qu'il comptait partir, et qu'il désirait les instruire suffisamment.
Ils n'étaient donc pas là jeûnant solennellement le
dimanche, mais ils savaient le départ de l'Apôtre qui, obligé
à d'autres voyages, ne les visitait jamais ou très-rarement,
et n'avait pas cru devoir interrompre, par un repas, un discours nécessaire
qu'ils écoutaient avec une extrême ferveur de zèle
: l'Apôtre pressentait aussi, comme la suite nous l'apprend, qu'une
fois parti de cette contrée, il ne les verrait plus. Cela montre
particulièrement que le jeûne du dimanche n'était pas
pour eux une coutume, car l'écrivain du livre des Actes, de peur
qu'on n'eût cette pensée, n'a pas manqué d'expliquer
pourquoi le discours se prolongea, et de nous apprendre à faire
passer le dîner après les choses urgentes quand il le faut.
D'ailleurs les disciples avidement suspendus aux lèvres de Paul
et pensant à cette fontaine qui allait s'éloigner d'eux,
voulant se désaltérer,
1. Act. XX, 11. 2. Matt. XXVIII, 1; Marc, XVI, 2; Luc, XXIV, 1; Jean,
XX, 1.
21
non pas à une source de la terre, mais aux flots divins de cette
parole dont on ne reçoit jamais assez, méprisèrent,
non-seulement leur dîner, mais leur souper même.
29. Quoique, dès ce temps, on n'eût point coutume de jeûner
le dimanche, un grand scandale n'aurait pas été donné
à l'Eglise si, dans la conjoncture où se trouva l'apôtre
Paul, les disciples n'avaient pris aucune nourriture durant toute la journée
du dimanche jusqu'à minuit ou même jusqu'au point du jour.
Mais maintenant qu'aux yeux des peuples chrétiens les hérétiques,
et surtout les manichéens, les plus impies de tous, ont prescrit
le jeûne du dimanche sans aucune nécessité et comme
une institution solennelle et sacrée, je ne pense pas que, dans
un cas pareil, on dût faire ce que fit l'Apôtre, de peur que
le scandale ne produisît plus de mal que la parole ne produirait
de bien. Quelle que soit la cause ou la nécessité qui force
un chrétien de jeûner le dimanche comme nous le voyons dans
les Actes des Apôtres quand, sur le navire en péril de naufrage,
où saint Paul était embarqué, on jeûna quatorze
jours (1) et par conséquent deux dimanches, nous devons tenir pour
certain qu'on ne doit pas jeûner le dimanche, à moins d'avoir
fait voeu de passer plusieurs jours sans manger.
30. La raison qu'on paraît donner du jeûne de lEglise
le quatrième et le sixième jour (2), c'est que, d'après
l'Evangile, ce fut le quatrième jour de la semaine, qu'on appelle
vulgairement la quatrième férie, que les juifs tinrent conseil
pour tuer le Seigneur; le soir du lendemain, le Seigneur mangea la Pâque
avec ses disciples, et ce jour est celui que nous appelons le cinquième
de la semaine; le Seigneur fut ensuite livré dans la nuit qui appartenait
déjà au sixième jour de la semaine, qui est le jour
manifeste de sa passion ; ce jour fut le premier des azymes en commençant
le soir; mais l'évangéliste saint Matthieu dit que le premier
jour des azymes fut le cinquième de la semaine, parce que c'était
le soir de ce jour que devait avoir lieu la Cène pascale, où
l'on commençait à manger le pain sans levain et l'agneau
immolé. D'où il résulte qu'on était dans le
quatrième jour de la semaine quand le Seigneur dit : « Vous
savez que la Pâque se fera dans deux jours, et le Fils de l'homme
1. Act. XXVII, 33.
2. Le mercredi et le vendredi.
sera livré pour être crucifié (1). » Ce jour
est consacré au jeûne, parce que l'évangéliste
continue en ces termes-: «Alors les princes des prêtres et
les anciens du peuple s'assemblèrent dans la salle du grand prêtre,
qui se a nommait Caïphe, et tinrent conseil pour se saisir de Jésus
par ruse et le faire mourir (2).» Après le jour dont il est
dit dans l'Evangile : « Le premier jour des azymes, les disciples
vinrent trouver Jésus et lui dirent : Où voulez-vous que
nous vous préparions ce qu'il faut pour manger la Pâque (3)
? » après ce jour, nul ne le met en doute, le Seigneur fut
mis à mort : c'était le vendredi. Voilà pourquoi il
est justement consacré au jeûne, car le sens du jeûne
est l'humiliation. Il a été dit: « Et j'humiliais mon
âme dans le jeûne (4). »
31. Vient ensuite le samedi, où le corps du Christ reposa dans
le tombeau, comme dans la création du monde Dieu se reposa ce jour-là
de toutes ses oeuvres. De là est née cette variété
dans la robe de la reine : les uns, et surtout les peuples d'Orient, aiment
mieux ne pas jeûner pour marquer le repos; les autres, comme à
Rome et dans quelques autres Eglises d'Occident, préfèrent
jeûner en mémoire de l'humiliation de la mort du Seigneur.
Mais samedi, veille de Pâques, en mémoire du. deuil des disciples
qui pleurèrent la mort du Seigneur comme homme, tous les chrétiens
jeûnent dévotement, ceux même qui, en souvenir du repos
de ce jour, n'ont pas coutume de jeûner les autres samedis de l'année.
Ils rappellent également, par ce jeûne anniversaire, le deuil
des disciples, et par le dîner des autres samedis, la jouissance
du repos; car il y a deux choses qui nous font espérer la béatitude
des justes et la fin de toute misère : la mort et la résurrection.
Dans la mort est le repos dont il est dit par le Prophète : «
Enfermez-vous, mon peuple, cachez-vous un peu jusqu'à ce que la
colère du Seigneur soit passée (5). » Dans la résurrection
est la félicité parfaite de tout l'homme corps et âme.
De là est venu qu'on n'a pas cru devoir marquer l'une et l'autre
par la fatigue du jeûne, mais qu'on a préféré
la joie d'un repas chrétien, excepté le samedi pascal où,
ainsi que nous l'avons déjà dit, il fallait un jeûne
plus prolongé pour rappeler la mémoire du deuil des disciples.
32. Mais comme nous ne, trouvons pas, ainsi
1. Matt. XXVI, 2. 2. Ibid. 3, 4. 3. Ibid. 17. 4. Ps. XXXIV, 13.
5. Isaïe, XXVI, 20.
22
que je l'ai remarqué plus haut, dans les Evangiles et les écrits
des apôtres appartenant à la révélation du Nouveau
Testament, en quels jours il faut particulièrement observer le jeûne,
ce qui, joint à d'autres choses difficiles à énumérer,
forme la variété dans la robe de la fille du roi qui est
l'Eglise, je vous citerai ce que me répondit, à ce sujet,
le vénérable Ambroise, évêque de Milan, par
qui j'ai été baptisé. Ma mère se trouvait avec
moi à Milan; ceux qui n'étaient que catéchumènes,
comme moi, s'occupaient peu de ces questions du jeûne, mais elle
s'inquiétait de savoir si elle devait jeûner le samedi, selon
la coutume de notre ville, ou ne pas jeûner, selon la coutume de
l'Eglise de Milan. Voulant délivrer ma mère de sa peine,
j'interrogeai cet homme de Dieu: « Puis-je enseigner là-dessus
plus que je ne fais moi-même? » J'avais cru que, par cette
réponse, il nous avait seulement prescrit de ne pas jeîner
le samedi; je savais qu'il faisait ainsi lui-même; mais il ajouta
: « Quand je suis ici, je ne jeûne pas le samedi; quand je
suis à Rome, je jeûne le samedi : dans quelque Eglise que
vous vous trouviez, dit-il encore, suivez sa coutume, si vous ne voulez
ni souffrir ni causer du scandale. » Je rapportai à ma mère
cette réponse qui lui suffit ; elle n'hésita pas à
obéir : nous suivîmes nous-même cette règle.
Mais parce qu'il arrive, surtout en Afrique, que, dans une même Eglise
ou dans des Eglises d'une même contrée, les uns jeûnent
le samedi et les autres ne jeûnent pas, il me parait qu'on doit suivre
l'usage de ceux à qui est confié le gouvernement spirituel
de ces mêmes peuples. C'est pourquoi, si vous voulez bien vous en
tenir à mon avis, surtout après que, par vos demandes et
vos instances, j'ai parlé sur cette question plus longuement que
suffisamment, ne résistez pas là-dessus à votre évêque,
et faites, sans aucun scrupule et sans discussion, ce qu'il fait lui-même.
LETTRE XXXVII. (Année 397.)
Saint Augustin se félicite que Simplicien, dont le souvenir
se mêle aux premiers temps de sa conversion, ait lu et approuvé
ses ouvrages; il lui soumet tous ses écrits, et particulièrement
ceux qu'il a composés pour le solution des questions que simplicien
lui avait proposées. On trouvera ici des lignes admirables d'humilité
et de candeur.
AUGUSTIN A SON TRÈS-SAINT ET TRÈS-VÉNÉRABLE
SEIGNEUR ET BIEN-AIMÉ PÈRE SIMPLICIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La lettre que j'ai reçue par une faveur de votre sainteté
est pleine de bonnes et douces joies: vous vous souvenez de moi et vous
m'aimez toujours, et, vous vous réjouissez des dons que le Seigneur
a daigné m'accorder par sa miséricorde, et non point en considération
de mes mérites: la paternelle affection que vous me témoignez
dans votre lettre n'est pas subitement et nouvellement sortie de votre
coeur; je ne fais que retrouver ce que j'ai déjà connu et
éprouvé, ô très-saint, très-vénérable
et bienaimé seigneur !
2. D'où m'est venu un si grand bonheur que vous ayez daigné
lire les quelques ouvrages que j'ai péniblement composés?
Le Seigneur, à qui mon âme est soumise, aura voulu, je pense,
consoler mes inquiétudes et calmer la crainte qu'il est nécessaire
que j'éprouve en de telles oeuvres: je tremble toujours de trébucher
par ignorance ou par imprudence, quoique le champ de la vérité
où je marche soit très-aplani. Lorsque ce que j'écris
vous plaît, je sais à qui je plais, car je sais quel est Celui
qui habite en vous. Il est lui-même le distributeur et le dispensateur
de tous les dons, et rassurera mon obéissance par votre jugement.
Pour tout ce qui dans mes écrits a mérité de vous
plaire, Dieu a dit en se servant de moi: Que cela soit fait, et cela a
été fait; et en l'approuvant par vous il a vu que c'était
bon (1).
3. Quand même mon intelligence resterait au-dessous des questions
que vous avez daigné m'ordonner d'éclaircir, il me suffirait
du secours de vos mérites pour les résoudre. Priez Dieu pour
ma faiblesse, je vous le demande, et soit dans les choses que vous avez
voulu paternellement me confier, soit dans tout autre travail de moi qui
pourra tomber entre vos saintes mains, jugez-moi non-seulement comme un
homme qui lit, mais encore comme un censeur qui corrige; car si je reconnais
dans mes ouvrages les parties .qui viennent de Dieu, j'y reconnais aussi
mes fautes. Adieu !
1. Gen. I, 3, 4.
LETTRE XXXVIII. (397.)
Saint Augustin, dans cette petite lettre, parle de ses souffrances
avec une patiente douceur; il dit quelques mots de la mort de Mégalius,
évêque de Calame, et nous donne d'utiles conseils pour empêcher
la haine d'entrer dans notre coeur.
AUGUSTIN A SON FRÈRE PROFUTURUS.
1. Je suis bien quant à l'esprit, autant qu'il plaît au
Seigneur, et selon les forces qu'il daigne m'accorder; mais quant au corps,
je suis au lit. Je ne puis ni marcher ni me tenir debout, ni m'asseoir;
des gersures et des tumeurs douloureuses m'en empêchent. Même
ainsi, puisque cela plait à Dieu, qu'y a-t-il à dire sinon
que je suis bien? En ne pas voulant ce qu'il veut, croyons que nous sommes
en faute, plutôt que d'estimer qu'il puisse rien faire ni rien vouloir
qui ne soit bien. Vous savez toutes ces choses, mais parce que vous êtes
un autre moi-même, que vous dirai-je plus volontiers que ce que je
me dis? Je recommande donc à vos saintes prières et mes jours
et mes nuits; priez pour moi afin que j'use des jours avec modération,
que je supporte les nuits avec patience, et que, même au milieu de
l'ombre de la mort, le Seigneur soit avec moi, et que je ne craigne pas
les maux.
2. Vous avez appris, sans aucun doute, la mort du vieux Mégalius.
Il y a vingt-quatre jours que son corps est déposé dans la
tombe. Je voudrais savoir si vous avez vu son successeur à la primatie,
comme vous vous y disposiez. Les scandales ne manquent -las, mais nous
savons où nous réfugier; les tristesses ne manquent pas,
ni les consolations. Vous savez, excellent frère, combien, au milieu
de ces épreuves, nous devons veiller à ce que la haine de
qui que ce soit (1) ne pénètre dans notre coeur, et non-seulement
ne nous permette pas de prier Dieu dans notre chambre la porte close (2),
mais encore ne ferme la porte contre Dieu même: la haine se glisse
dans l'âme parce qu'il n'y a personne de courroucé qui ne
trouve sa colère juste. La colère, en séjournant dans
le coeur, devient de la haine; la douceur qui se mêle à cette
sorte de justice retient longtemps la colère dans le vase, jusqu'à
ce qu'elle aigrisse le tout et corrompe le vase
1. S. Augustin avait eu à se plaindre de Magalius. Voir liv.
3e contre Pétilien, n. 19 ; liv. 3e cont. Cresconius, n. 92, et
liv. 4e n. 79.
2. Matth., VI, 6.
même. C'est pourquoi mieux vaut ne pas s'irriter à juste
titre que de tomber, par une secrète facilité, d'une colère
même légitime, à de l'animosité contre quelqu'un.
Quand il s'agit de recevoir des hôtes inconnus, nous avons coutume
de dire que mieux vaut endurer un méchant homme que de fermer peut-être
sa porte par ignorance à un homme de bien, dans la crainte de faire
entrer un méchant: il en est autrement dans les mouvements de l'âme.
il est incomparablement plus profitable de ne pas ouvrir le sanctuaire
de son coeur à la colère, même juste, qui frappe à
la porte, que de la laisser entrer sans pouvoir ensuite l'éloigner
aisément, devenue tout à coup, de petite branche qu'elle
était, une poutre. Elle ose impudemment grandir plus vite qu'on
ne pense. Elle ne rougit plus dans les ténèbres quand le
soleil s'est couché sur elle (1). Vous comprendrez certainement
avec quelle peine et quelle sollicitude j'écris ceci, si vous vous
rappelez ce que vous me disiez un jour en un certain voyage.
3. Je salue mon frère Sévère et ceux qui sont
avec lui. Peut-être leur aurais-je aussi écrit si le porteur
était moins pressé. Je demande à votre sainteté
de remercier notre frère Victor de m'avoir prévenu de son
voyage à Constantine, et de m'aider à le décider à
revenir par Calame pour l'affaire qu'il sait, et dont les instantes prières
de Nectarius me font un lourd fardeau : il me l'a ainsi promis. Adieu.
1. Ephés. IV, 26.
LETTRE XXXIX. (Année 397.)
Simple lettre de recommandation de saint Jérôme.
JÉRÔME AU VRAIMENT SAINT ET TRÈS-HEUREUX PAPE AUGUSTIN,
SALUT DANS LE CHRIST.
1. Pressé de vous rendre mes devoirs de salutation, je vous
avais écrit, l'an passé, par notre frère le sous-diacre
Astérius ; vous aurez, je crois, reçu ma lettre. Je vous
écris aujourd'hui par mon saint frère le diacre Présidius,
et d'abord je vous demande de vous souvenir de moi; je vous recommande
ensuite le porteur de cette lettre qui m'est étroitement uni, et
je vous prie de le protéger et de le secourir, quels que soient
ses besoins; il ne manque de rien, grâce au Christ, pour les choses
de ce monde, mais il recherche très-avidement l'amitié des
gens de bien, et rien ne lui parait supérieur à l'avantage
de pouvoir former de saintes liaisons. Vous pourrez apprendre par son propre
récit pourquoi il s'est dirigé vers lOccident.
2. Etablis dans un monastère, nous n'en sommes (24) pas moins
agités par l'inconstance des flots, et nous supportons les inquiétudes
de pèlerinage. Mais nous espérons en Celui qui a dit : «
Ayez confiance, j'ai vaincu le monde (1), » et nous attendons de
son secours souverain la victoire contre le démon, notre ennemi.
Je vous prie de saluer respectueusement pour moi notre saint et vénérable
frère le pape Alype. Les saints frères qui s'efforcent de
servir avec nous le Seigneur dans le monastère, voies saluent beaucoup.
Que le Christ, notre Dieu tout-puissant, vous garde en bonne santé
et vous fasse souvenir de moi, ô vraiment saint et vénérable
seigneur et pape !
1. Jean, XVI, 33.
LETTRE XL. (Année 397.)
Sur le livre de saint Jérôme, intitulé : Des Ecrivains
ecclésiastiques. Saint Augustin revient encore à la question
du mensonge officieux, déjà traitée dans la lettre
288. Il demande à saint Jérôme de mettre en lumière
les erreurs d'Origène et de tous les hérétiques.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ, TRÈS-JUSTEMENT CHER ET TRÈS-HONORABLE
SEIGNEUR ET FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS
LE SACERDOCE.
1. Je vous rends grâces de m'avoir adressé toute une lettre,
en échange d'une simple salutation; mais cette lettre est beaucoup
plus courte que je n'aurais voulu de la part d'un homme comme vous, de
qui rien ne paraît long, quelque temps qu'il faille y donner. Quoique
je sois accablé par les affaires des autres et par des affaires
temporelles, je ne pardonnerais pas aisément la brièveté
de votre lettre, si je ne songeais au peu de mots auxquels elle répond.
Commencez donc, je vous prie, avec moi, un entretien par lettres, pour
ne pas laisser l'absence corporelle nous trop séparer, quoique cependant
nous restions toujours unis dans le Seigneur par l'unité de l'esprit,
malgré notre mutuel silence. Les ouvrages que vous vous êtes
appliqué à tirer du grenier du Seigneur vous montrent à
nous presque tout entier. S'il faut dire que nous ne vous connaissons point
parce que nous n'avons jamais vu votre visage, vous non plus, vous ne vous
connaissez pas, car vous ne le voyez point. Mais si, au contraire, vous
vous connaissez parce que vous connaissez votre esprit, nous le connaissons
beaucoup aussi par vos ouvrages nous y bénissons le Seigneur de
vous avoir fait tel pour vous, pour nous, pour tous les frères qui
vous lisent.
2. Un livre de vous m'est tombé, il n'y a pas longtemps, entre
les mains; je ne sais pas encore son titre, car on ne le trouve pas, selon
la coutume, sur la première page. Le frère chez qui le livre
a été trouvé disait qu'il était intitulé
: Epitaphe. Je croirais que vous avez voulu lui donner ce titre, si je
n'avais vu dans cet ouvrage que la vie ou les écrits d'hommes morts.
Mais comme plusieurs de ceux dont on rappelle les travaux étaient
vivants à l'époque où le livre a été
composé, et qu'ils le sont encore, je m'étonnerais que vous
eussiez choisi ce titre, ou qu'on le crût. Du reste, le livre me
paraît fort utile, et je l'approuve.
3. Dans votre commentaire de l'épître de saint Paul aux
Galates, j'ai trouvé un endroit qui me trouble beaucoup. Si on admet
dans les saintes Ecritures quelque chose comme un mensonge officieux, que
leur restera-t-il d'autorité? Pourrons-nous en tirer quelque chose
dont le poids détruise l'impudence d'un mensonge opiniâtre?
Dès que vous aurez produit un passage, votre adversaire vous échappera
en disant qu'il y a là quelque mensonge officieux. En quel passage
ne croira-t-on pas avoir le droit de le dire, si on le peut dans un récit
commencé en ces termes par l'Apôtre: « Je prends Dieu
à témoin que je ne mens pas en ce que je vous écris
(1); » s'il est possible de croire et d'affirmer que cet apôtre
ait menti à l'endroit où il dit de saint Pierre et de saint
Barnabé : « Comme je voyais qu'ils ne marchaient pas droit
selon la vérité de l'Evangile (2)? » Si saint
Pierre et saint Barnabé marchaient droit, saint Paul a menti; s'il
a menti en cet endroit, où a-t-il dit la vérité? Paraîtra-t-il
avoir dit la vérité quand il sera de notre avis ? Et lorsqu'il
se trouvera contraire à notre sentiment, mettrons-nous le passage
sur le compté d'un mensonge officieux? Avec une règle comme
celle-là, les raisons ne manqueront pas pour prouver que non-seulement
l'Apôtre a pu, mais même a dû mentir. Il n'est pas besoin
de développer ceci en beaucoup de paroles, surtout avec vous, dont
la pénétrante sagesse n'a besoin que d'un mot. Je n'ai pas
l'orgueilleuse prétention d'enrichir par mes oboles votre génie,
qui est tout d'or dans l'abondance des dons divins: nul plus que vous n'est
propre à corriger cet ouvrage.
4. Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce
que dit le même Apôtre: « Je me suis fait juif avec les
juifs
1. Galat. I, 20. 2. Ibid. II, 14.
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pour gagner les juifs (1), » et le reste qui est dit par compassion
de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est
ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme
lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense, avec
le sentiment même du malade, à la manière dont il voudrait
être servi s'il était à sa place. Saint Paul était
juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le
peuple juif avait reçus en son temps, quand ils lui étaient
nécessaires. Il les garda lorsque déjà il était
apôtre du Christ; mais c'était pour montrer que ces signes
religieux n'avaient rien de pernicieux pour ceux qui, les ayant reçus
de leurs pères, y demeuraient attachés, même en croyant
au Christ, sans toutefois y mettre encore l'espérance du salut:
ce même salut que représentaient les sacrements anciens, était
arrivé par le Seigneur Jésus. C'est pourquoi saint Paul ne
jugeait pas à propos d'imposer aux Gentils un fardeau pesant et
inutile auquel ils n'étaient pas accoutumés, et qui pouvait
les éloigner de la foi (2).
5. Il ne reprit point saint Pierre pour avoir observé les traditions
de ses pères; saint Pierre pouvait le faire, s'il voulait, sans
mensonge, sans inconvénient et avec justice : c'étaient des
choses inutiles, accoutumées, et qui ne nuisaient pas; mais pour
avoir forcé les Gentils à judaïser, comme si ces pratiques
étaient encore nécessaires au salut, même après
l'avènement du Seigneur, ce que la vérité même
réfuta énergiquement par le ministère apostolique
de Paul. Saint Pierre ne l'ignorait pas, mais il craignait les circoncis.
Ainsi il fut véritablement repris, et saint Paul a raconté
la vérité; et la sainte Ecriture, donnée au monde
pour la foi des générations futures, n'est point ébranlée
par l'admission d'un mensonge, et son autorité n'est d'aucune manière
ni douteuse ni flottante. On ne veut pas, et j'ajoute qu'on ne doit pas
mettre en lumière les détestables conséquences qu'entraînerait
une semblable concession: pour le faire à propos et avec moins de
danger, il faudrait un entretien où nous ne fussions que nous deux.
6. Saint Paul avait quitté ce que les juifs avaient de mauvais;
et d'abord il s'était séparé d'eux en ce que, ne connaissant
pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, «
ils ne se sont point soumis à la justice de
1. Cor., IX, 20. 2. Act. XV, 28.
Dieu (1); » un autre mauvais côté délaissé
par saint Paul, c'était la croyance qu'il y avait dans l'observation
des pratiques anciennes plus qu'une coutume, mais une nécessité
de salut, après la passion et la résurrection du Christ,
après l'institution et la manifestation du sacrement de grâce
selon l'ordre de Melchisédech. Il y eut un temps où ces pratiques
furent de nécessité; il n'en faut pas d'autre témoignage
que le martyre des Machabées qui, autrement, eût été
sans fruit et sans but (2). Enfin, le grand Apôtre se séparait
des juifs dans leurs attaques contre les prédicateurs chrétiens
de la grâce qui n'étaient à leurs yeux que des ennemis
de la loi. Ce sont des erreurs et des dispositions vicieuses de ce genre
qu'il « méprisait et regardait comme des ordures, résolu
de tout perdre pour gagner Jésus-Christ (3), » et non pas
l'observation de la loi selon la coutume des ancêtres, observation
pratiquée par lui-même sans aucune nécessité
de salut, comme les juifs le croyaient, et sans dissimulation fallacieuse,
comme celle qu'il avait reprochée à saint Pierre. Si saint
Paul a pratiqué les cérémonies anciennes pour faire
croire qu'il était juif afin de gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il
pas sacrifié avec les gentils, lui qui a vécu comme sans
loi avec ceux qui n'en avaient point, pour les gagner aussi? C'est qu'il
était juif par nature, et qu'il dit tout cela, non point pour feindre
ce qu'il n'était pas, mais pour venir miséricordieusement
en aide aux juifs et aux gentils: pour mieux se faire compatissant, il
semblait se livrer aux mêmes erreurs; ce n'était pas la ruse
du mensonge, mais l'attendrissement de la pitié. L'Apôtre
nous le déclare d'une manière générale dans
cet endroit même : « Je me suis fait, dit-il, faible avec les
faibles, pour gagner les faibles (4); » la conclusion qui suit: «
Je me suis fait tout à tous pour les gagner tous,» a pour
but de nous montrer les faiblesses de chacun apparaissant dans la compassion
de l'Apôtre. Et quand il disait : « Qui souffre sans que je
souffre aussi (5) ? » il ne simulait pas les faiblesses d'autrui,
il les ressentait.
7. Soyez donc franchement et chrétiennement sévère
envers vous-même, je vous en conjure, pour revoir et corriger cet
ouvrage, et chantez, comme disent les Grecs, la palinodie: la vérité
des chrétiens est incomparablement
1. Rom. X, 3. 2. II Mach. VII, 1. 3. Philip. II, 8. 4. I Cor,
IX, 22. 5. I Cor. XI, 29.
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plus belle que l'Hélène des Grecs (1) ; c'est pour elle
que nos martyrs ont plus combattu contre Sodome que les héros ne
combattirent jadis pour Hélène contre-Troie. Je ne dis pas
cela pour que vous retrouviez les yeux du coeur ; à Dieu ne plaise
que vous les ayez perdus ! mais je le dis afin que vos yeux, sains et ouverts,
vous servent à prendre garde, ce que vous n'avez pas fait par je
ne sais quelle inadvertance, aux conséquences qui éclateraient,
si on croyait une fois que l'écrivain des divins livres a pu honnêtement
et pieusement mentir sur un point.
8. Je vous avais écrit, il y a déjà quelque temps,
une lettre qui ne vous est parvenue, parce que celui qui devait la porter
n'est point parti. Une pensée m'était présente pendant
que je dictais cette lettre, et je ne dois pas l'oublier ici, c'est que
si vous êtes d'un avis différent du mien et que vous ayez
raison, vous pardonnerez volontiers à ma susceptibilité;
en cas que vous jugiez autrement que moi et que vous soyez dans la vérité
(car votre sentiment ne sera le meilleur qu'autant qu'il sera vrai), y
aura-t-il une grande faute dans une erreur de ma part qui favorisera la
vérité, si la vérité peut quelquefois favoriser
le mensonge.
9. Quant à ce que vous avez daigné me répondre
au sujet d'Origène, je savais déjà qu'il fallait approuver
et louer tout ce qu'on trouve d'exact et de vrai, non-seulement dans les
ouvrages ecclésiastiques, mais encore dans toutes sortes d'ouvrages,
comme il faut désapprouver et blâmer tout ce qu'ils renferment
de faux et de mauvais. Mais ce que je demandais et demande encore à
votre sagesse et à vos lumières, c'est de nous marquer tous
les points où ce grand homme se sépare certainement de la
vérité. Le livre où vous avez cité, dans la
mesure de vos souvenirs, les auteurs ecclésiastiques et leurs écrits
serait, je crois, plus parfait si, ayant voulu faire mention des hérétiques
même (et je désirerais bien savoir pourquoi vous en avez passé
quelques-uns), vous aviez ajouté en quoi on doit se mettre en garde
contre eux. Peut-être auriez-vous craint de grossir ce volume en
faisant connaître les points sur lesquels l'autorité catholique
a condamné les hérétiques; je vous demande alors,
dans un sentiment de charité envers mes frères, et
1. On sait l'histoire mythologique du poète Stésichore,
qui perdit la vue pour avoir maltraité Hélène et la
recouvra après un poème réparateur.
si vos occupations vous en laissent le temps, de ne pas regarder comme
un trop rude travail, après avoir, par la grâce de Notre-Seigneur,
tant aidé et encouragé les saintes lettres en langue latine,
de réunir dans un livre de peu d'étendue les enseignements
pervers de tous les hérétiques qui se sont efforcés
jusqu'à ce jour de corrompre la foi chrétienne, soit par
orgueil, soit par ignorance ou opiniâtreté: ce serait au profit
de ceux qui n'ont pas le loisir de chercher eux-mêmes ou à
qui l'ignorance de la langue ne permet pas de lire et d'étudier
tant de choses. Je vous prierais longtemps si l'insistance n'était
pas la marque ordinaire qu'on présume moins de la charité.
Je recommande beaucoup à votre bienveillance Paul, notre frère
en Jésus-Christ: je rends bon témoignage de la considération
dont il jouit dans nos pays.
LETTRE XLI. (Année 397.)
Félicitations religieuses adressées à Aurèle,
évêque de Carthage. Ces pages donnent du courage et de l'élan
à toute âme qui travaille sous les yeux de Dieu.
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE
DANS LE SACERDOCE, LE SAINT ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET PAPE
AURÈLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Notre bouche a été remplie de chants de joie et notre
langue de cris d'allégresse (1), quand nous avons appris par votre
lettre l'accomplissement de vos saintes pensées, Dieu aidant, sur
tous nos frères ordonnés, et principalement sur les sermons
que les prêtres adressent au peuple en votre présence: votre
charité, par leur langue, crie d'une plus grande voix dans les coeurs
des hommes que la parole de ces prêtres ne retentit à leurs
oreilles. Dieu soit loué ! Nous ne pouvons rien penser, rien dire
ni écrire de meilleur que ces mots,- Dieu soit loué ! Rien
de plus court sur les lèvres, de plus joyeux à entendre,
de plus grand à comprendre, de plus utile à faire. Dieu soit
loué, qui vous a enrichi d'un coeur si dévoué à
vos enfants. qui a mis en lumière ce que vous aviez au fond de l'âme,
où l'oeil humain ne pénètre pas, et qui vous a fait
la grâce non-seulement de voir le bien, mais encore de pouvoir le
montrer! Qu'il éclate donc avec
1. Ps. CXXV, 2.
27
évidence ! Que ces oeuvres luisent devant les hommes pour qu'ils
voient, pour qu'ils se ré jouissent et glorifient Dieu qui est dans
les cieux (1) ! Que ce soient là vos joies dans le Seigneur. Puisse-t-il
vous exaucer, priant pour vos prêtres, ce Dieu que vous écoutez
parlant par leur bouche! Qu'on aille, qu'on marche, qu'on coure dans la
voie du Seigneur ; que les petits soient bénis avec les grands et
comblés de joies dans ceux qui leur disent: « Nous irons dans
la maison du Seigneur (2) ! » Que les uns s'avancent les premiers
et que les autres suivent, devenus leurs imitateurs comme les premiers
sont les imitateurs du Christ. Que les saintes fourmis hâtent leur
marche, que les ouvrages des saintes abeilles exhalent leur parfum, qu'on
porte des fruits de patience avec la grâce de continuer jusqu'à
la fin. Que le Seigneur ne permette pas que nous soyons tentés au
delà de nos forces, mais qu'il nous « fasse tirer un avantage
de la tentation même afin que nous puissions persévérer
(3) ! »
Priez pour nous, ô vous qui êtes digne d'être exaucé
! Car vous approchez de Dieu avec un grand sacrifice de sincère
amour et de louange dans vos oeuvres. Priez pour que ces mêmes oeuvres
luisent en nous; celui que vous priez sait quelle joie nous éprouvons
à les voir luire en vous. Ce sont là nos voeux, ce sont là
« les consolations qui, en proportion, de nos douleurs, réjouissent
notre âme (4). » Cela est ainsi, parce que cela a été
promis; le reste arrivera aussi, parce que la promesse nous en a été
faite. Nous vous conjurons, au nom de celui qui vous a accordé ces
grâces et qui a ainsi béni par vous votre peuple, de nous
faire envoyer, à votre choix, les sermons de vos prêtres après
qu'ils auront été écrits et corrigés. Je ne
néglige point, quant à moi, ce que vous m'avez commandé,
et j'attends ce que vous aurez à me dire touchant les sept règles
ou clefs de Tichonius (5), comme je vous l'ai souvent demandé. Nous
vous recommandons beaucoup notre frère Hilarin, médecin et
premier magistrat d'Hippone. Nous savons la peine que vous vous donnez
pour notre frère Romain, et nous n'avons rien à demander,
si ce n'est que le Seigneur vous aide pour lui. Ainsi soit-il.
1. Matt. V, 16. 2. Ps. CXXI, 1. 3. I Corinth. X, 13. 4. Ps. XCIII,19.
5. Tichonius avait composé un ouvrage intitulé : le Livre
des Règles; il y établit des règles au nombre de sept
qui sont comme autant de clefs pour pénétrer le sens des
saintes Ecritures. Saint Augustin les expose une à une dans son
rue livre de la Doctrine chrétienne; il les juge utiles, mais pas
d'une aussi universelle sûreté que le prétend l'auteur.
Tichonius était donatiste, il eut assez d'intelligence pour combattre
victorieusement les erreurs du parti de Donat et pas assez de logique pour
s'en séparer tout à fait.
LETTRE XLII. (Année 397.)
Saint Augustin souhaite d'obtenir quelques écrits de saint Paulin.
AUGUSTIN A SES HONORABLES ET TRÈS-SAINTS FRÈRES ET SEIGNEURS
EN JÉSUS-CHRIST PAULIN ET THÉRASIE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Aurait-on pu croire que ce serait par notre frère Sévère
que nous vous demanderions une réponse, depuis longtemps si désirée
et si inutilement attendue? Pourquoi nous forcer à avoir soif, en
Afrique surtout, durant deux étés? Que dirai-je de plus?
O vous qui donnez chaque jour ce qui vous appartient, payez votre dette
! Vous avez peut-être tant différé de m'écrire
parce que vous vouliez achever et m'envoyer ensuite l'ouvrage contre les
païens, dont j'avais entendu dire que vous vous occupiez, et que je
vous avais vivement demandé. Plût à Dieu qu'après
m'avoir privé de vos écrits, vous admissiez mon long jeûne
à un si riche festin ! Si ce festin n'est pas encore prêt,
je continuerai à me plaindre, à moins qu'en attendant vous
me donniez de temps à autre de quoi me soutenir. Saluez nos frères,
surtout Romain et Agile. Ceux qui sont avec moi vous saluent : pour qu'ils
fussent moins fâchés que moi, il faudrait qu'ils vous aimassent
moins.
LETTRE XLIII. (Année 397 ou commencement de l'année 398.)
Le schisme des donatistes. Exposé des faits par des témoignages
irrécusables. Les donatistes mis en contradiction avec eux-mêmes;
leurs prétentions et leur attitude condamnées par les saintes
Ecritures. La vérité est démontrée contre eux
jusqu'à l'évidence la plus palpable. Des traits d'éloquence
se rencontrent dans la dernière partie de cette lettre. Les personnages
à qui elle est adressée habitaient Tubursi (1).
AUGUSTIN A SES BIEN AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS ET FRÈRES
GLORIUS, ÉLEUSIUS, LES DEUX FÉLIX, GRAMMATICUS, ET A TOUS
CEUX QUI VOUDRONT BIEN LIRE CECI.
1. L'apôtre Paul a dit : « Evitez l'hérétique
« après l'avoir averti une première et une
1. Nous rencontrons plus d'une fois dans les lettres de saint Augustin
le nom de l'ancienne cité de Tubursi ; grâce à de précieuses
communications, nous pouvons en déterminer l'emplacement; Tubursi
était situé sur la route de Çalame à Madaure,
à peu prés à égale distance de l'une et de
l'autre ; ses vestiges forment un énorme monceau de ruines; ce lieu
se nomme aujourd'hui Sremica. Dans cette XLIIIe lettre, nous trouvons une
autre cité dont nous aurions aimé à marquer la position
précise, c'est Tigisis ; nous savons seulement que cette ville était
située au sud de Constantine, sur la route de Théveste, aujourd'hui
Tebessa.
28
seconde fois, sachant que celui qui est en cet « état
est perverti, et qu'il pèche et qu'il est « condamné
par son propre jugement (1). » Mais on ne doit pas compter au nombre
des hérétiques ceux qui défendent sans passion opiniâtre
une doctrine, même fausse et perverse, surtout lorsque ne l'ayant
point orgueilleusement enfantée, mais l'ayant reçue de leurs
pères comme un héritage d'erreur, ils cherchent la vérité
avec une prudente sollicitude, tout prêts à Se corriger, du
moment qu'ils l'auront trouvée. Si je ne vous croyais pas de tels
sentiments, je ne vous écrirais peut-être pas. Cependant,
comme nous demandons qu'on évite l'hérétique enflé
d'un odieux orgueil et devenu insensé dans l'obstination de ses
mauvaises disputes, dans la crainte qu'il ne séduise les faibles
et les petits; ainsi nous ne le repoussons pas quand nous avons l'espoir
de le ramener, n'importe par quels moyens. Aussi ai-je écrit à
quelques-uns des principaux d'entre les donatistes, non pas des lettres
de communion qu'ils ne reçoivent plus depuis longtemps déjà,
à cause de leur éloignement de l'unité catholique
répandue par toute la terre , mais des lettres particulières
comme nous pouvons en adresser aux païens : si parfois ils les ont
lues, ils n'ont pas voulu y répondre, ou, ce qui est plus à
croire, ils ne l'ont pas pu. Il nous a paru que nous remplissions ainsi
ce devoir de charité que l'Esprit-Saint nous prescrit, non-seulement
à l'égard des nôtres, mais encore à l'égard
de tous, lorsqu'il nous dit par le ministère de l'Apôtre :
« Que le Seigneur vous « multiplie et vous fasse abonder en
charité les uns pour les autres et pour tous (2). » Ailleurs
l'Esprit-Saint nous enseigné encore qu'il faut reprendre avec douceur
les dissidents : « Dans l'espérance, dit lApôtre, que
Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitente pour connaître
la vérité, et qu'ils sortiront des pièges du démon
qui les retient captifs pour qu'ils fassent sa volonté (3). »
2. J'ai commencé par vous dire ces choses, afin qu'on ne m'accuse
ni d'orgueil ni d'imprudence pour vous avoir écrit et avoir voulu
m'occuper de l'affaire de votre âme, quoique
1. Tite, III, 10, 11.
2. I Thess. III, 12. 3. II Timoth. II, 25, 26.
vous ne soyez pas de notre communion : si je vous écrivais pour
une terre ou pour terminer une question d'argent, personne assurément
n'y trouverait à redire : tant les choses de ce monde tiennent au
coeur des hommes, et tant ils se sont avilis à leurs propres yeux
! Cette lettre sera donc un témoin qui me défendra au tribunal
de Dieu : il sait quel esprit m'anime dans ce que je fais en ce moment,
et il a dit : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés
enfants de Dieu (1) ! »
3. Veuillez donc vous rappeler que, pendant que j'étais dans
votre ville (2), traitant avec vous de quelques points de la communion
de l'unité chrétienne, on produisit de votre part certains
actes d'où il résulte que soixante-dix évêques
condamnèrent Cécilien, ancien évêque catholique
de Carthage, avec ses collègues et ceux qui l'avaient ordonné;
et qu'on discuta aussi, avec une haine et une acrimonie particulières,
la cause de Félix, évêque d'Aptonge. Cela étant
lu, je répondis qu'il n'y avait rien de surprenant que les hommes
qui firent alors le schisme eussent voulu condamner témérairement,
en dressant acte de cette condamnation , des absents sans connaissance
de cause et à l'instigation de rivaux et de gens perdus; que nous
avons d'autres actes ecclésiastiques d'après lesquels Sécondus,
évêque de Tigisis, alors primat de Numidie, laissa au jugement
de Dieu et sur leurs sièges épiscopaux, des évêques
qui, présents et interrogés, s'avouèrent traditeurs,
et dont les noms figurent sur la liste de ceux qui ont condamné
Cécilien ; car c'était encore Sécondus qui présidait
cet autre concile où il condamna des absents comme traditeurs, en
s'appuyant sur le témoignage de ceux qui présents se confessèrent
coupables du même crime et reçurent de lui leur pardon.
4. Nous dîmes ensuite que peu. de temps après l'ordination
de Majorin, qu'ils nommèrent criminellement contre Cécilien,
élevant autel contre autel et rompant l'unité du Christ par
de furieuses divisions, ils allèrent demander à l'empereur
Constantin de faire juger par des évêques les différends
survenus en Afrique, et qui troublaient la paix; que cela fut fait en présence
de Cécilien et de ceux qui avaient passé la mer pour l'accuser;
que, d'après la sentence rendue par Melchiade, évêque
de Rome, assisté de ses collègues envoyés par l'empereur
à la prière des donatistes, on ne put
1. Matth. V, 9. 2. A Tubursi.
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contre lui, condamné; qu'ensuite tous les donatistes demeurant
encore dans l'opiniâtreté de ce schisme détestable,
l'empereur soumit de nouveau la question à l'examen et à
la décision d'un concile à Arles ; qu'ils en appelèrent
de ces jugements ecclésiastiques à Constantin lui-même;
que devant ce nouveau tribunal, les deux parties étant présentes,
l'innocence de Cécilien fut reconnue une fois de plus, que les donatistes
se retirèrent confondus et n'en persistèrent pas moins dans
la même perversité d'opinion; que l'affaire de Félix,
évêque d'Aptonge, ne fut pas négligée, mais
que, par l'ordre du même prince, elle fut envoyée au tribunal
du proconsul, qui proclama l'innocence de l'évêque Félix.
5. Mais comme nous ne faisions que rappeler ces faits sans avoir la
preuve sous les yeux, nous paraissions ne pas accomplir tout ce que vous
attendiez de nous, et, sans retard, nous envoyâmes chercher ce que
nous avions promis de lire; en moins de deux jours; nous courûmes
les chercher à l'église de Gélitsi et les apportâmes
tous à votre ville; puis, comme vous savez, on vous lut, dans l'espace
d'une journée, tout ce qu'il fut possible : ce furent d'abord les
actes par lesquels Sécondus, évêque de Tigisis, n'osa
pas déposer des traditeurs s'avouant tels, et osa, sur leur déposition,
condamner Cécilien et ses autres collègues quoiqu'ils fussent
absents et n'avouassent rien ; ce furent ensuite les actes proconsulaires,
qui attestent l'innocence de Félix après un examen très-attentif.
Vous vous souvenez que ces pièces vous furent lues avant midi. Nous
vous lûmes dans l'après-midi les requêtes des donatistes
à Constantin, le récit de leur affaire portée à
Rome devant les juges nommés par l'empereur, qui les condamnèrent
et maintinrent Cécilien sur son siège; enfin les lettres
de Constantin où tous ces faits éclatent avec des preuves
d'incomparable autorité.
6. Hommes, que voulez-vous de plus? que vous faut-il encore? Il ne
s'agit ni de votre or ni de votre argent; nous n'avons pas à discuter
pour une terre, des héritages ou la santé de votre corps
: nous excitons vos âmes pour les faire arriver à l'éternelle
vie et les arracher à l'éternelle mort. Réveillez-vous
donc. Nous ne remuons point ici une question obscure; nous ne cherchons
pas à pénétrer des secrets inaccessibles aux investigations
des hommes ou dont un petit nombre seulement puisse percer la profondeur
; il s'agit d'une chose évidente Qu'y a-t-il de plus clair et de
plus facile à voir? Nous disons qu'un concile téméraire,
quoique très-nombreux, a condamné des innocents et des absents;
nous le prouvons par les actes proconsulaires qui déclarent innocent
celui-là même dont les actes de votre concile font sonner
le plus haut la culpabilité. Nous disons que ce sont des traditeurs,
se reconnaissant comme tels, qui ont porté la sentence contre des
hommes accusés de l'être; nous le prouvons par les actes ecclésiastiques,
où on lit leurs noms, et où Sécondus, évêque
de Tigisis, pardonne, sous le voile d'un sentiment pacifique, un crime
constaté, et rompt ensuite la paix en condamnant sans connaître
: ce qui montre bien qu'il ne se préoccupait pas des intérêts
de la paix, mais qu'il craignait pour lui-même. Car Purpurins, évêque
de Limat, lui rappela que lui Sécondus, emprisonné afin d'être
forcé de livrer les Ecritures, n'avait pas recouvré pour
rien sa liberté, et qu'il avait livré ou fait livrer les
livres saints; ce fut alors que l'évêque de Tigisis, redoutant
les effets d'un soupçon assez fondé, après avoir pris
conseil d'un parent du même nom que lui, et avoir consulté
aussi ses collègues présents, crut devoir abandonner au jugement
de Dieu les crimes les plus évidents, et se donna les airs de sauver
la paix : c'était faux, puisqu'il ne sauvait que lui-même.
7. Si la pensée de la paix avait habité dans son âme,
il n'aurait pas condamné, à Carthage, avec ces traditeurs
coupables de leur propre aveu et laissés au jugement de Dieu, les
absents que personne n'avait convaincus de ce même crime auprès
de lui. Car il devait d'autant plus craindre de rompre l'unité de
la paix, qu'il se trouvait là dans une grande et illustre cité
d'où le mal, une fois commencé, se répandrait comme
de la tête sur tout le corps de l'Afrique. De plus, Carthage est
voisine des régions d'outre-mer, et le monde entier connaît
son nom; aussi l'autorité de son évêque n'est pas petite,
et il pouvait ne pas prendre souci de la multitude de ceux qui conspiraient
contre lui, en se voyant uni de communion avec l'Eglise de Rome où
la chaire apostolique a toujours gardé sa forte primauté
(1), et avec les autres contrées
1. ... Romance ecclesiae, IN QUA SEMPER APOSTOLICAE CADHEDRAE
VIGUIT PRINCIPATUS. Nous recommandons à l'attention et à
la bonne foi des protestants ces paroles écrites, il y a près
de quinze siècles.
30
d'où l'Evangile est venu en Afrique : il pouvait y porter sa
cause si ses adversaires faisaient effort pour indisposer ces Eglises contre
lui. Si donc Sécondus refusa de se rendre au milieu de collègues
qu'il savait ou qu'il soupçonnait, ou, comme le veulent les donatistes,
qu'il faisait semblant de croire prévenus contre la vérité
de sa cause; c'était pour lui, s'il avait voulu être vraiment
gardien de la paix, un nouveau motif de prendre garde que ces évêques
ne condamnassent des absents qui avaient décliné leur juridiction.
Il ne s'agissait pas de prêtres, de diacres ou de clercs d'un ordre
inférieur, mais d'accusés qui étaient évêques
comme eux, et qui, réservant leur cause tout entière, pouvaient
la porter au jugement d'autres collègues et surtout des chefs des
Eglises apostoliques; auprès de pareils juges, une sentence contre
des absents n'était d'aucune valeur; ceux-ci ne repoussaient pas
une juridiction qu'ils eussent d'abord acceptée, mais ils l'avaient
toujours tenue pour suspecte et ne l'avaient jamais reconnue.
8. C'est surtout de cela que se serait inquiété Sécondus,
si, étant primat, il n'avait dirigé le concile que dans des
vues de paix; il aurait sans doute aisément apaisé ou modéré
la rage de ses collègues contre des absents, en leur tenant ce langage
: « Vous voyez, mes frères, la paix que les princes du siècle
nous accordent par la miséricorde de Dieu, après les longues
horreurs de la persécution; nous ne devons pas, nous, chrétiens
et évêques, rompre cette unité chrétienne que
le païen lui-même n'attaque plus. Ainsi donc, ou remettons à
a la justice de Dieu toutes ces causes qui ont affligé l'Eglise
en des temps de malheur; ou bien, s'il en est quelques-uns parmi vous qui
connaissent d'une manière certaine qu'ils sont coupables, s'ils
peuvent prouver facilement leur crime et les convaincre malgré leurs
dénégations, et s'ils craignent de communiquer avec eux,
qu'ils aillent vers nos frères et nos collègues les évêques
des Eglises d'outre-mer pour se plaindre de leurs actes, de leur contumace,
et de ce que, la conscience chargée, ils refusent de se soumettre
au jugement de leurs collègues d'Afrique : de là on les obligera
à se présenter, et ils auront à répondre aux
questions qui leur seront faites. En cas de refus de leur part, leur iniquité
sera révélée par les Eglises d'outre-mer; et pour
que l'erreur ne puisse s'asseoir sur le siège de l'Eglise de Carthage,
des lettres synodiques, dénonçant nominativement les coupables
à toute la terre, partout où l'Eglise du Christ est répandue,
les sépareront de la communion de toutes les Eglises. Ceux-ci une
fois exclus de toute l'Eglise, nous ordonnerons en sûreté
un autre évêque pour le peuple de Carthage : si nous agissions
autrement, il serait à craindre que l'Eglise d'outre-mer ne se mît
pas en communion avec le nouvel évêque ordonné, parce
qu'on ne regarderait pas comme déposé celui dont là
renommée a annoncé l'ordination, et qui a reçu des
lettres de communion. Evitons de hâter notre sentence, de peur que
le scandale d'un grand schisme. n'éclate dans l'unité du
Christ au milieu des temps meilleurs qui commencent pour l'Eglise, de peur
que nous n'élevions un nouvel autel, non pas contre Cécilien,
mais contre toute la terre qui, dans son ignorance, reste en communion
avec lui. »
9. Admettons qu'il se fût rencontré quelqu'un d'assez
violent pour repousser un aussi bon conseil, qu'aurait-il pu faire ? Comment
aurait-il pu condamner un seul de ses collègues absents, sans tenir
sous sa main les actes du concile refusés par le primat? Et si les
manoeuvres séditieuses contré le premier siège de
l'Afrique avaient été assez fortes pour que quelques-uns
eussent voulu condamner ceux dont le primat voulait différer le
jugement, combien il eût été meilleur de se mettre
en désaccord avec cette portion inquiète et agitée,
que de rompre la communion avec tout l'univers ! Mais comme on ne pouvait
rien prouver devant les évêques d'outre-mer contre Cécilien
et ses ordinateurs, on ne voulut pas les déférer avant de
les juger, et, après la sentence portée contre eux, on n'en
informa pas les Eglises d'outre-mer, qui auraient dû éviter
la communion avec les traditeurs d'Afrique condamnés. Ah ! si on
avait fait ainsi, Cécilien et les autres se seraient rendus auprès
des juges ecclésiastiques d'outre-mer pour se justifier, dans un
débat exact, contre leurs faux accusateurs.
10. Nous avons donc raison de croire que ce concile, méchant
et criminel, fut surtout composé d'évêques traditeurs,
auxquels Sécondus, évêque de Tigisis, avait pardonné
après leur aveu. Le bruit de leur crime s'était répandu
(31) au loin, et, pour détourner le soupçon, ils en calomnièrent
d'autres. Ils espéraient que l'Afrique entière, sur la foi
de plusieurs évêques, reprochant des faussetés à
des innocents condamnés à Carthage comme traditeurs, eux-mêmes,
les vrais traditeurs, parviendraient à se cacher comme dans un nuage
de rumeur menteuse. Vous le voyez, mes très-chers, ce que quelques-uns
d'entre vous disaient n'être pas vraisemblable, peut avoir eu lieu;
des évêques, après s'être reconnus traditeurs
et avoir obtenu que leur crime soit laissé à la justice de
Dieu, se sont faits juges d'évêques absents accusés
d'être traditeurs, et les ont condamnés. Plus ils se sentaient
coupables, plus vivement ils saisirent l'occasion de faire tomber sur d'autres
une accusation fausse, et d'éloigner ainsi de la recherche de leurs
propres crimes les langues tournées contre eux. S'il n'était
pas possible de condamner dans un autre le mal qu'on aurait soi-même
commis, l'apôtre saint Paul ne dirait pas : « C'est pourquoi,
ô homme, qui « que tu sois, qui condamnes les autres, tu es
inexcusable, parce qu'en les condamnant tu te condamnes toi-même,
puisque tu fais les mêmes choses que tu condamnes (1). » C'est
précisément ce que firent vos évêques, et ces
paroles de l'Apôtre leur conviennent tout à fait et très-justement.
11. Ce ne fut donc point par amour pour la paix et l'unité que
Sécondus remit à Dieu la punition de leurs crimes; autrement,
il aurait pris soin d'écarter le schisme à Carthage, où
ne se trouvait personne à qui on dût pardonner un crime avoué,
mais où il était bien aisé de conserver la paix en
s'abstenant tout simplement de condamner des absents. On n'avait pas à
pardonner à des innocents qui n'étaient point convaincus
du crime, qui n'avaient rien avoué et qui étaient absents
: un tel pardon eût été injurieux. Le pardon ne se
reçoit pas sans la certitude de la faute. Combien donc furent violents
et aveugles ceux qui crurent pouvoir condamner ce qu'ils n'auraient pas
pu pardonner, puisqu'ils ne le connaissaient point ! Mais là on
avait remis à Dieu la punition des actes connus pour que d'autres
ne fussent point recherchés, et ici l'on condamna les actes inconnus
pour couvrir le reste. Quelqu'un dira : Ces actes étaient connus
? Si je l'admettais, il ne s'ensuivrait pas moins qu'il aurait fallu avoir
égard a l'absence des accusés. Ils ne se
1. Rom. II, 1.
dérobèrent pas aux juges; ils ne les reconnurent jamais
comme tels. Ces seuls évêques africains ne formaient pas toute
l'Eglise, et ce n'était pas se soustraire à tout jugement
ecclésiastique que de ne pas vouloir s'offrir à leur jugement.
Il restait au delà des mers des milliers d'évêques
pour juger ceux qui semblaient tenir pour suspects des évêques
africains ou numides. Que deviendrait donc ce que nous crie l'Ecriture
: « Ne blâmez personne avant de l'avoir interrogé; et
quand vous l'aurez interrogé, reprenez-le avec justice (1)? »
Si donc l'Esprit-Saint n'a pas voulu qu'on blâmât ni qu'on
reprît personne sans l'avoir interrogé, combien il a été
criminel, non-seulement de blâmer ou de reprendre, mais de condamner
tout à fait ceux que leur absence n'a pas même pu permettre
d'interroger !
12. Après avoir condamné des collègues absents
qui ne reconnurent jamais leur justice et déclarèrent toujours
leur troupe fort suspecte, vos évêques soutiennent qu'ils
n'ont condamné que des crimes connus. Mais, dites-le-moi, je vous
en prie, comment les ont-ils connus? Vous répondez : Nous ne le
savons pas, puisque les actes publics ne nous en apprennent rien. Je vous
montrerai, moi, comment ils les ont connus. Regardez attentivement l'affaire
de Félix d'Aptonge ; voyez quelle fureur contre lui ! L'affaire
des autres fut comme celle de cet évêque dont on prouva l'innocence
après un profond et sévère examen. Avec quelle prompte
justice et quelle sûreté de pensée ne devons-nous pas
proclamer innocents ceux qui furent l'objet d'accusations légères
et de faibles réprimandes, puisqu'on a trouvé irréprochable
celui contre lequel tant de violences avaient éclaté !
13. Il est une chose qui fut dite, qui ne reçut pas votre assentiment,
mais que je ne saurais passer sous silence, c'est qu'un évêque
ne devait pas se faire absoudre par un proconsul comme si l'évêque
avait choisi lui-même le tribunal proconsulaire, et qu'il ne se fût
pas conformé aux ordres de l'empereur à qui appartenait principalement
ce soin dont il devait rendre compte à Dieu ! C'est lui en effet
que les sollicitations de vos évêques avaient fait juge de
la cause des traditeurs et du schisme; ils lui avaient même adressé
une requête sur ce sujet, et plus tard ils en appelèrent de
nouveau à son jugement : et cependant ils n'ont
1. Ecclésiastiq. XI, 7.
32
pas voulu l'accepter. C'est pourquoi, s'il faut réserver un
blâme à celui qui a été absous par un juge de
la terre qu'il n'avait pas demandé, combien faut-il blâmer
davantage ceux qui ont voulu un roi pour juge de leur cause ! S'il n'est
pas criminel d'en appeler à l'empereur, il ne peut pas y avoir de
crime à être entendu par l'empereur, ni par celui à
qui il délègue le soin de juger. Celui de vos amis qui a
soulevé ce blâme a voulu charger la cause de l'évêque
Félix de l'histoire d'un homme suspendu au chevalet pour souffrir
la question et être déchiré avec des ongles de fer.
Mais Félix pouvait-il s'opposer à toutes les sévérités
des recherches judiciaires lorsque le juge d'instruction cherchait à
éclaircir sa cause ? Ne pas vouloir que la vérité
fût cherchée de la sorte, n'aurait-ce pas été
l'aveu même du crime? Et cependant ce même proconsul, au milieu
des voix terribles de ses crieurs, au milieu de ses bourreaux aux mains
ensanglantées, n'eût jamais condamné un collègue
absent, refusant de comparaître devant lui, tant qu'il serait resté
quelque autre tribunal pour le juger; et, s'il l'avait condamné,
il en eût été justement puni par ces mêmes lois
qui armaient sa justice.
14. Si les actes proconsulaires vous déplaisent, rendez-vous
aux actes ecclésiastiques: on vous les a tous lus par ordre. Direz-vous
que Melchiade (1), évêque de l'Eglise de Rome, n'aurait pas
dû , avec ses collègues d'outre-mer, s'attribuer la connaissance
d'une affaire jugée par soixante-dix évêques d'Afrique
sous la présidence du primat de Tigisis ? Mais se l'est-il attribuée?
Ce fut l'empereur qui, prié par vos amis eux-mêmes, envoya
à Rome des évêques pour examiner la question avec Melchiade
et statuer selon ce qui paraîtrait le plus juste. Nous le prouvons
par les sollicitations des donatistes et les paroles même de l'empereur;
vous vous souvenez qu'on vous les a lues, et vous avez la permission de
les voir et de les copier. Lisez et considérez toutes ces choses.
Voyez comme rien n'a été épargné pour le maintien
de la paix ou pour son établissement, comme on a traité la
personne des accusés, de quelles infamies quelques-uns d'entre eux
se trouvèrent chargés, avec quelle évidence il résulta
de leurs propres déclarations qu'ils n'avaient
1. Saint Melchiade ou Miltiade, d'origine africaine, élu pape
le 21 juillet 311, mort le 10 janvier 314. Son pontificat, de courte durée,
fut marqué par la victoire de Constantin sur Maxence, et par la
condamnation des donatistes.
rien à dire contre Cécilien, mais qu'ils avaient voulu
tout rejeter sur la multitude du parti de Majorin (1), multitude séditieuse
et ennemie de la paix de l'Eglise ; cette turbulente troupe devait accuser
Cécilien, et les vôtres espéraient que les clameurs
populaires suffiraient pour tourner à leur guise l'esprit des juges
sans qu'il fût besoin de preuves ni d'examen : mais une bande furieuse
et enivrée à la coupe de l'erreur et de la corruption pouvait-elle
articuler contre Cécilien des faits véritables après
que soixante-dix évêques, dans une témérité
violente, avaient condamné des collègues absents et innocents,
ainsi que l'atteste l'affaire de Félix d'Aptonge ? Ils s'étaient
entendus avec cette multitude pour rendre une sentence contre des innocents
non interrogés: ils voulaient qu'elle devînt encore l'accusatrice
de Cécilien; mais des juges ne s'étaient point rencontrés
qui fussent tombés dans de tels égarements.
15. Vous pouvez, dans votre sagesse, reconnaître la perversité
des accusateurs et la fermeté des juges : ceux-ci refusèrent
jusqu'au bout d'admettre contre Cécilien les plaintes de la populace
du parti de Majorin, où n'apparaissait pas une personne proprement
dite dont on pût écouter le témoignage; et ils demandèrent
soit les accusateurs, soit les témoins, soit les autres personnes
nécessaires aux débats, qu'on avait vues, disait-on, et que
Donat avait fait disparaître. Le même Donat promit de les représenter;
après l'avoir promis, non pas une fois, mais souvent, il ne voulait
plus se montrer devant ce tribunal qui avait entendu de sa bouche des aveux
tels que le but évident de sa retraite était de ne pas assister
à sa condamnation : cette condamnation, toutefois, ne devait être
motivée que sur ce qui avait été prouvé en
sa présence et à la suite de ses réponses. Il arriva
aussi qu'un écrit revêtu de quelques signatures, dénonça
Cécilien, ce qui donna lieu à un nouvel examen. On sait quels
étaient ces dénonciateurs; on ne put rien prouver contre
Cécilien; mais que dis-je que vous n'ayez entendu et que vous ne
puissiez lire chaque fois que vous le voulez ?
16. Vous vous rappelez tout ce qu'on a répété
sur ce nombre de soixante-dix évêques et sur le poids de leur
autorité. Mais les hommes sages aimèrent mieux s'abstenir
d'entrer dans des questions infinies qui les eussent embarrassés
1. Ce Majorin avait été élevé par les donatistes
sur le siège épiscopal de Carthage, à la place de
Cécilien; injustement rejeté.
33
comme les anneaux d'une chaîne; ils ne s'occupèrent ni
du nombre de ces évêques, ni du lieu d'où ils étaient
partis; ils ne reconnaissaient en eux que des hommes assez aveuglés
pour condamner précipitamment des collègues sans les entendre.
Et quelle sentence que celle que porta en dernier lieu le bienheureux Melchiade
lui-même 1 Combien elle fut pure, intègre, prudente. et pacifique
1 L'évêque de Rome ne voulut pas séparer de sa communion
ceux de ses collègues contre lesquels rien n'était prouvé;
il ne blâma fortement que Donat, en qui il reconnut la cause de tout,le
mal ; il laissa aux autres la liberté de revenir au bien, tout prêt
à envoyer des lettres de communion à ceux-là même
qu'on savait être ordonnés par Majorin : de sorte que, partout
où la division aurait amené deux évêques, il
aurait voulu que le premier ordonné fût maintenu, et qu'un
autre peuple fût confié à l'autre. O l'excellent homme
! ô l'enfant de la paix chrétienne et le père du peuple
chrétien ! Comparez maintenant ce petit nombre 'à la multitude
de vos évêques, non pas le nombre au nombre, mais. le poids
au poids: d'un côté la modération, de l'autre la témérité;
ici la vigilance, là l'aveuglement. Ici, la mansuétude n'a
point affaibli l'intégrité, ni l'intégrité
la mansuétude; là, au contraire, la crainte était
couverte par la fureur et la fureur s'accroissait par la crainte. Ceux-ci
s'étaient réunis pour rejeter les fausses accusations en
recherchant les crimes véritables; ceux-là pour cacher les
crimes véritables en condamnant des crimes supposés.
17. Cécilien devait-il se confier à de tels juges, lorsqu'il
en avait auprès de qui il pouvait très-aisément prouver
son innocence si sa cause était portée à leur tribunal?
Il ne devait pas se confier à eux, quand même il eût
été un étranger ordonné tout à coup
évêque de l'Eglise de Carthage, quand même il aurait
ignoré ce que pouvait alors pour corrompre les méchants et
les simples une certaine Lucille, très-riche femme qu'il avait offensée
étant diacre, en la reprenant au nom de la discipline ecclésiastique
elle avait été comme un surcroît de mal pour consommer
l'iniquité (1). Car dans ce concile où des traditeurs qui
s'étaient avoués coupables
1. Saint Jérôme, dans une de ses lettres, parle des misérables
femmelettes (miserae muliercul), qui se rencontrent dans l'histoire des
hérésies. A côté de Simon le Magicien, il voit
la courtisane Hélène ; à côté d'Apelles,
Philumène; à côté de Montan, Prises et Maximille;
à côté de Donat, Lucille; à côté
d'Elpide, Agapet. Des femmes jouent aussi un rôle dans les hérésies
de Nicolaüs d'Antioche, de Marcion et d'Arius. Lettre de saint Jérôme
à Ctésiphon contre Pélage.
condamnèrent des absents et des innocents, ils étaient
en petit nombre ceux qui cherchaient à couvrir leurs crimes parla
diffamation d'autrui, et qui, par de fausses rumeurs, travaillaient à
détourner de la recherche de la vérité; ces meneurs
et ces intéressés étaient eh petit nombre, malgré
le crédit que leur donnaient leurs relations avec Sécondus
qui, tremblant pour lui-même, les avait épargnés. Ce
fut surtout l'argent de Lucille qui gagna les autres et les poussa contre
Cécilien. Dans les actes déposés chez Zénophile,
personnage consulaire, il est dit qu'un certain diacre appelé Nondinarius,
ayant été dégradé par Sylvain, évêque
de Cirta, et n'ayant pu parvenir à le fléchir par des lettres
d'autres évêques, exhala sa colère en révélations
multipliées, et les produisit en jugement public ; entre autres
faits qui furent alors déclarés et qui se trouvent consignés
dans les actes, on remarque que l'argent de Lucille corrompit les évêques
et qu'à Carthage, métropole de l'Afrique, on éleva
autel contre autel. Je sais que nous ne vous lûmes pas ces actes,
mais vous vous souvenez bien que ce fut le temps qui nous manqua. Un mécontentement
né de l'orgueil favorisa aussi la défection de ces évêques;
ils supportaient mal de n'avoir pas ordonné eux-mêmes le pontife
de Carthage.
18. Cécilien ne reconnaissant donc pas en eux de vrais juges,
mais des ennemis et des, gens corrompus, aurait-il pu vouloir sortir de
son église pour se rendre dans une maison particulière où,
au lieu du tranquille et sérieux examen de ses collègues,
il aurait trouvé une fin violente sous les coups d'une faction,
sous les coups de haines de femmes? Son peuple l'aurait-il laissé
sortir, surtout en pensant que dans l'Eglise d'outre-mer, étrangère
à ces inimitiés privées et à ces déchirements
intérieurs, il lui était réservé un tribunal
intègre et non corrompu? Si ses ennemis ne voulaient rien faire
de ce côté, ils se retrancheraient eux-mêmes de la communion
de l'univers, qu'il était impossible de déclarer coupable
; s'ils essayaient de l'accuser devant ce tribunal, il y serait présent,
il défendrait son innocence contre leurs machines de guerre, comme
vous avez appris qu'il le fit ensuite, lorsque ses adversaires sollicitèrent
trop tard le jugement d'outre-mer, après le schisme accompli et
après le crime horrible d'avoir élevé autel contre
autel. C'est par là qu'ils auraient commencé s'ils s'étaient
reposés (34) sur la vérité; mais ils avaient eu besoin
que le temps donnât quelque consistance à de fausses rumeurs;
ils avaient voulu se présenter devant les juges sous la protection
d'une favorable opinion qui était leur ouvrage; ou bien, ce qui
est plus à croire, ayant condamné Cécilien à
leur guise, ils se croyaient en sûreté par leur grand nombre,
et n'osaient pas porter une mauvaise cause là où l'absence
de toute influence corruptrice rendrait si facile la découverte
de la vérité.
19. Mais voyant que l'univers demeurait en communion avec Cécilien,
et que c'était à lui et non pas à l'évêque
criminellement ordonné par eux que s'adressaient les lettres des
Eglises d'outre-mer, ils eurent honte de garder toujours le silence; on
aurait pu leur demander pourquoi ils souffraient que l'Eglise, chez tant
de peuples, conservât par ignorance ses relations avec des évêques
condamnés, pourquoi ils s'étaient séparés de
tant d'Eglises innocentes, en laissant leur évêque de Carthage
hors de la communion avec le monde entier. Ce fut à deux fins et
à deux fins mauvaises qu'ils portèrent la cause de Cécilien
aux Eglises d'outre-mer ; une condamnation à force de ruse et de
mensonge eût satisfait leur animosité passionnée; à
défaut d'une sentence conforme à leur haine, ils se promettaient
de persister dans leur révolte et se réservaient d'annoncer
qu'ils avaient eu de mauvais juges : c'est la coutume de tous les mauvais
plaideurs, après que la manifestation de la vérité
leur a donné tort. Mais on pouvait leur répondre en toute
vérité Admettons que les évêques qui jugèrent
à Rome n'aient pas été de bons juges; il restait encore
le concile général de l'Eglise universelle, où la
cause pouvait reparaître avec les mêmes juges; et si leur sentence
eût été trouvée mauvaise, elle eût été
cassée. Qu'ils prouvent qu'ils ont fait cet appel; nous prouvons
aisément, quant à nous, tout le contraire, par cela seul
que le monde entier n'est pas en communion avec eux; et, s'ils l'ont fait,
là encore ils ont été vaincus : leur séparation
en est elle-même un témoignage.
20. Toutefois, ce qu'ils tentèrent ensuite se montre suffisamment
dans les lettres de l'empereur. Après qu'un jugement ecclésiastique
d'une si grande autorité eut proclamé l'innocence de Cécilien
et la perversité de ses accusateurs, ils n'en appelèrent
point à d'autres collègues dans l'épiscopat, mais
ils osèrent accuser les juges de Rome auprès. de l'empereur.
Il leur donna d'autres juges à Arles, c'étaient d'autres
évêques; ce n'est pas qu'un examen nouveau lui parût
nécessaire, mais il céda à leurs perverses instances,
et voulut par tous moyens réprimer leur inexplicable audace. Malgré
leurs plaintes bruyantes et menteuses, l'empereur était trop chrétien
pour oser examiner lui-même ce qui venait de passer par le jugement
d'évêques à Rome; il institua un tribunal composé
d'autres évêques, et les donatistes en appelèrent encore
de ceux-ci à l'empereur : vous savez vous-mêmes combien il
détesta leur conduite à cet égard. Plût à
Dieu au moins que le jugement de l'empereur eût mis un terme à
leurs coupables folies et qu'ils eussent enfin cédé à
la vérité comme lui-même obtempéra à
leurs désirs, quand, de guerre lasse, il examina leur, affaire après
les évêques et dans le dessein de s'en excuser lui-même
auprès des vénérables pontifes, mettant pour condition
que les donatistes n'auraient plus rien à dire désormais,
s'ils refusaient d'accepter la sentence impériale qu'ils avaient
eux-mêmes provoquée ! L'empereur ordonna que les parties se
rendissent à Rome pour plaider la cause. Cécilien ne s'y
étant pas trouvé, par je ne sais quel motif, l'empereur,
pressé par la partie adverse, lui ordonna de le suivre à
Milan. Quelques-uns alors commencèrent à se dérober,
s'indignant peut-être que Constantin n'eût pas fait comme eux
et n'eût pas aussitôt et promptement condamné Cécilien
absent; le prévoyant empereur fit conduire les autres par des gardes
à Milan. Cécilien s'y trouva et comparut devant l'empereur;
la cause fut jugée, et les lettres de Constantin attestent quelles
précautions et quels soins précédèrent la sentence
qui déclara l'innocence de Cécilien et la méchanceté
des accusateurs.
21. Et pourtant ils baptisent encore hors de l'Eglise, et rebaptisent,
autant qu'ils le peuvent, les enfants même de l'Eglise; ils offrent
le sacrifice dans la séparation et le schisme, et saluent par des
souhaits de paix les peuples qu'ils éloignent de la paix du salut.
L'unité du Christ est déchirée , l'héritage
du Christ est blasphémé , on souffle sur le baptême
du Christ; ils ne veulent pas être punis de ces choses par la puissance
humaine ordinaire qui leur épargne ainsi des peines éternelles
pour de si grands sacrilèges. Nous leur reprochons la fureur du
schisme , l'extravagance de la (35) réitération du baptême,
la coupable, division de l'héritage du Christ répandu au
milieu de toutes les nations. Non-seulement dans nos livres, mais dans
ceux qui sont entre leurs mains, nous mentionnons des Eglises dont ils
lisent les noms sans être en communion avec elles; lorsqu'ils prononcent
le nom, de ces Eglises dans leurs assemblées, ils disent au lecteur:
la paix soit avec vous ! et ils n'ont pas la paix avec ces mêmes
peuples auxquels ces paroles sont adressées. Ils nous reprochent
des crimes faussement attribués à des hommes qui sont morts,
des crimes étrangers à la question s'ils étaient vrais;
ils ne comprennent pas qu'ils se trouvent tous enveloppés dans les
griefs que nous faisons peser sur eux, et que leurs accusations contre
nous n'atteignent que la paille et l'ivraie de la moisson du Seigneur et
non pas le froment; ils ne considèrent pas que tout en restant uni
aux méchants, on ne communique avec eux qu'en approuvant leurs oeuvres;
ceux à qui leurs oeuvres déplaisent et qui ne peuvent pas
les corriger, mais les supportent, de peur qu'en arrachant l'ivraie avant
l'époque de la moisson, ils n'arrachent en même temps le froment,
ce n'est pas avec leurs méfaits, mais avec l'autel du Christ qu'ils
'demeurent en communion; non-seulement ils n'en sont pas souillés,
mais ils méritent d'être loués par les divines paroles
: ne voulant point que les horreurs du schisme outragent le nom du Christ,
ils tolèrent pour le bien de l'unité ce qu'ils détestent
pour le bien de la justice.
22. S'ils ont des oreilles, qu'ils entendent ce que l'Esprit dit aux
Eglises; car on lit dans l'Apocalypse de saint Jean : « Écris
à l'ange de l'Église d'Ephèse; voici ce que dit Celui
qui tient sept étoiles dans sa main droite, et qui marche au milieu
des sept chandeliers d'or : Je connais tes oeuvres, et ton travail et ta
patience; je sais que tu ne peux souffrir les méchants; tu as éprouvé
ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas. Tu les as trouvés
menteurs, et tu uses de patience à leur égard, et tu les
as supportés à cause de mon nom, et tu ne t'es point découragé
(1). » Si l'Écriture voulait parler de l'ange des cieux supérieurs
et non point des chefs de l'Église, elle ne continuerait pas ainsi
: « Mais j'ai contre toi que tu as abandonné ta première
charité. Souviens-toi donc d'où tu es tombé, et fais
pénitence, et reprends tes premières oeuvres;
1. Apoc. II, 1-3.
autrement je viendrai à toi et j'ôterai ton « chandelier
de sa place si tu ne fais pénitence (1).» Cela ne peut être
dit des anges du ciel, qui conservent toujours la charité : ceux
qui en sont déchus, ce sont-le démon et ses anges. La première
charité dont il s'agit ici est donc celle par laquelle l'ange d'Ephèse
a supporté les faux apôtres à cause du nom du Christ,
celle à laquelle on lui ordonne de revenir pour qu'il ait à
recommencer ses premières oeuvres. Et nos ennemis nous reprochent
les crimes de quelques méchants, des crimes qui nous sont étrangers,
même inconnus pour la plupart; s'ils étaient vrais et que
nous les vissions de nos yeux, et que, ménageant l'ivraie par respect
pour le froment, nous tolérassions les coupables dans une pensée
d'unité; quiconque entend les Écritures saintes sans être
sourd de coeur, non-seulement ne nous jugerait dignes d'aucun blâme,
mais au contraire nous décernerait de grandes louanges.
23. Aaron tolère la multitude qui veut avoir une idole, qui
la fabrique et l'adore. Moïse tolère des milliers de juifs
murmurant contre Dieu et des offenses si souvent répétées
contre son saint nom. David tolère Saül son persécuteur,
qui abandonnait le ciel par des moeurs criminelles et interrogeait l'enfer
parla magie ; il le venge quand on le tue, et l'appelle le Christ du Seigneur
par respect pour le mystère de l'onction sacrée. Samuel tolère
les coupables fils d'Héli et ses propres fils, coupables comme eux;
le peuple n'ayant pas voulu les supporter, il fut repris par la vérité
divine et châtié par la divine sévérité:
Samuel tolère le peuple lui-même, superbe contempteur de Dieu.
Isaïe tolère ceux à qui il reproche avec vérité
tant de crimes. Jérémie tolère ceux de qui il a tant
à souffrir. Zacharie tolère les pharisiens et les scribes,
tels que l'Écriture nous les représente à cette époque.
Je sais que j'en passe plusieurs; lise qui voudra, lise qui pourra les
célestes paroles, on verra que tous les saints serviteurs et amis
de Dieu ont toujours eu à tolérer avec leur peuple; leur
union avec les mauvais dans les sacrements de ce temps-là, loin
d'être une souillure , était au contraire un motif de louange;
«ils s'appliquaient, comme dit l'Apôtre, à garder l'unité
de l'esprit dans le lien de la paix (2). » Qu'on réfléchisse
aussi à ce qui s'est passé depuis l'avènement du Seigneur;
les exemples de tolérance seraient bien plus
1. Apoc. II, 4, 5. 2. Ephés. IV, 3.
36
nombreux dans l'univers s'ils avaient pu être tous recueillis
et consignés par écrit; mais cependant remarquez ceux qui
nous ont été conservés. Le Seigneur tolère
Judas, démon, voleur, vendeur de son Maître; il lui permet
de recevoir avec des disciples innocents ce prix de notre salut (1), que
les fidèles connaissent. Les apôtres tolèrent de faux
apôtres; Paul, ne cherchant rien pour lui, mais tout pour Jésus-Christ,
fréquente avec une tolérance glorieuse ceux qui cherchent
toujours leurs intérêts et jamais ceux de Jésus-Christ.
Enfin, ainsi que je l'ai rappelé tout à l'heure, la voix
divine loue, sous le nom d'ange, le chef d'une Eglise d'avoir toléré
pour le nom du Seigneur les méchants qu'il haïssait et qu'il
avait reconnus tels après épreuve faite.
24. Bref, que nos ennemis s'interrogent eux-mêmes : ne tolèrent-ils
pas les meurtres et les incendies des circoncellions, la vénération
dont on entoure les cadavres de ceux qui ont volontairement cherché
la mort dans les précipices? n'ont-ils pas supporté pendant
tant d'années les gémissements de toute l'Afrique sous le
poids des incroyables maux causés par le seul Optat (2) ? Je vous
épargne le récit des actes tyranniques et des brigandages
publics accomplis dans chaque province, chaque cité, chaque bourgade
d'Afrique; vous aimerez mieux vous le conter à vous-mêmes,
soit à l'oreille, soit tout haut, comme il vous plaira; partout
où vous tournerez vos regards, vous rencontrerez ce que je dis ou
plutôt ce que je tais. Nous n'accusons pas ici ceux que vous aimez
dans ce parti; ils ne nous déplaisent point parce qu'ils supportent
les mauvais, mais parce qu'ils sont mauvais sans tolérance aucune,
parce qu'ils ont fait le schisme, élevé autel contré
autel, et qu'ils se sont séparés de l'héritage du
Christ répandu sur toute la terre, selon les anciennes promesses.
Nous déplorons la violation de la paix, le déchirement de
l'unité, la réitération du baptême, l'anéantissement
des sacrements, qui demeurent saints jusque dans des hommes scélérats.
Si cela leur paraît de faible importance, ils doivent considérer
les exemples qui montrent comment Dieu juge ces choses. Ceux qui se fabriquèrent
une idole périrent de la mort ordinaire de l'épée
(3); mais quand il fallut châtier les
1. L'Eucharistie.
2. Optat, évêque de Thamugade.
3. Exod. XXXII, 27, 28.
auteurs du schisme, la terre s'entr'ouvrit pour engloutir les chefs,
et la flamme dévora la multitude qui s'était laissé
séduire (1) : à la différence des châtiments
on reconnaît l'inégale gravité des fautes.
25. Les Ecritures sacrées sont livrées dans la persécution;
les traditeurs avouent leur crime, on en laisse à Dieu la punition.
On n'interroge pas les innocents, et des hommes téméraires
les condamnent. Celui qui, parmi ces absents condamnés, avait été
plus violemment accusé que les autres, est reconnu irréprochable
par des jugements certains. On en appelle 'des évêques à
l'empereur; l'empereur est pris pour juge; on méprise son jugement.
Vous avez lu ce qui se passa alors, vous voyez ce qui se passe maintenant;
si un côté de ces choses vous laisse des doutes, ouvrez les
yeux à ce qui suit. N'enfermons pas l'examen de la question dans
les vieux écrits, dans les archives publiques, dans les actes de
la cité ou de l'Eglise ; la terre entière nous est un plus
grand livre; j'y lis l'accomplissement de cette promesse consignée
dans le livre de Dieu : « Le Seigneur m'a dit : Vous êtes mon
fils, je vous ai engendré aujourd'hui; demandez-moi, et je vous
donnerai les nations pour héritage, et l'étendue de toute
la terre pour la posséder (2). » Celui qui n'est pas en communion
avec cet héritage, quels que soient les livres qu'il ait en main,
doit se tenir pour déshérité, et quiconque l'attaque
montre assez qu'il est séparé de la famille de Dieu. On agite
la question des traditeurs des divins livres où cet héritage
est promis; que celui-là donc soit reconnu avoir livré le
testament aux flammes, qui plaide contre la volonté du testateur.
Que vous a-t-elle fait, ô parti de Donat, que vous a-t-elle fait
l'Eglise des Corinthiens ? ce que je dis de cette Eglise, je veux qu'on
le dise aussi de toutes les autres, quel que soit l'éloignement
de leur distance. Que vous ont fait ces Eglises qui n'ont pu connaître
ni ce que vous avez fait vous-même, ni ceux que vous avez notés
d'infamie ? l'univers a-t-il perdu la lumière du Christ parce que
Cécilien a offensé Lucille en Afrique?
26. Qu'ils sentent enfin ce qu'ils ont fait ils ont vu en quelques
années leur propre ouvrage justement renversé. Demandez par
quelle femme Maximien (3), qu'on dit être parent
1. Nomb. XVI, 31-35. 2. Ps. II, 7, 8.
3. Maximien, diacre donatiste de Carthage.
37
de Donat, se sépara de la communion de Primien, et comment,
ayant réuni des évêques favorables à ses desseins,
il condamna Primien absent, et se fit ordonner évêque à
sa place c'était ainsi que Majorin, dans une réunion d'évêques
achetés par l'or de Lucille, avait condamné Cécilien
absent, et lui avait pris son siège. Trouverez-vous bon par hasard
que Primien ait été justifié contre la faction de
Maximien par les autres évêques africains de sa communion,
et n'admettez-vous pas la justification de Cécilien prononcée
contre la faction de Majorin par les évêques d'outre-mer restés
fidèles à l'unité? Je vous en prie, mes frères,
est-ce que je vous demande là une bien grande chose? est-ce que
je veux vous faire comprendre quelque chose de bien difficile? L'Eglise
d'Afrique, ni par l'autorité ni par le nombre, ne peut soutenir
la comparaison avec toutes les autres Eglises de l'univers; quand même
elle aurait gardé son unité, elle serait encore moindre à
l'égard du monde chrétien que le parti de Maximien à
l'égard du parti de Primien ; je demande cependant, et je le crois
juste, que le concile de Sécondus, évêque de Tigisis,
suscité par Lucille contre Cécilien absent, contre le siège
apostolique, contre tout l'univers en communion avec Cécilien, n'ait
pas plus de valeur que le concile de la faction de Maximien suscité
par je ne sais quelle autre femme contre Primien absent et contre la multitude
en communion avec Primien dans le reste de l'Afrique : quoi de plus clair?
quoi de plus équitable ?
27. Vous voyez toutes ces choses, vous les connaissez et vous en gémissez
; et pourtant Dieu voit aussi que rien ne vous force à demeurer
dans cette séparation mortelle et sacrilège, si vous préférez
à de charnelles affections le royaume de l'esprit, si, en vue d'éviter
des peines éternelles, vous ne craignez pas de heurter ces amitiés
humaines qui ne vous serviront de rien au tribunal de Dieu. Allez donc,
consultez; informez-vous de ce que vos amis peuvent trouver à nous
répondre; s'ils produisent des pièces écrites, nous
en produisons aussi ; s'ils disent que les nôtres sont fausses, qu'ils
ne s'indignent point que nous en disions autant des leurs. Personne n'effacera
du ciel la constitution de Dieu, personne n'effacera de la terre l'Eglise
de Dieu ; il a promis le monde entier à la vérité
chrétienne, l'Eglise a rempli le monde entier : les mauvais et les
bons se mêlent dans son sein, elle ne perd que les mauvais sur la
terre, elle n'admet que les bons dans le ciel. Ce discours que nous vous
adressons par la grâce de Dieu, le seul qui sache quel amour pour
la paix et pour vous nous inspire, sera votre correction si vous le voulez,
et un témoignage contre vous, quand même vous ne le voudriez
pas.
LETTRE XLIV. (Année 398.)
Récit d'une conférence de saint Augustin avec Fortunius,
évêque donatiste de Tubursi; on admirera dans notre évêque
le grand controversiste, si doux dans les formes, si puissant pour tout
ce qui est de fond et de raisonnement.
AUGUSTIN A SES BIEN-AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS ET FRÈRES
ÉLEUSIUS, GLORIUS ET LES DEUX FÉLIX.
1. En allant à Constantine, quoique nous eussions hâte
de continuer notre voyage, nous nous sommes arrêté à
Tubursi pour visiter votre évêque Fortunius, et nous avons
trouvé en lui toute la bienveillance que vous nous promettiez. Lorsque
nous lui eûmes fait connaître ce que vous nous allez dit de
lui et quel désir nous avions de le voir, il daigna se prêter
à nos voeux. C'est pourquoi nous allâmes vers lui; nous crûmes
devoir témoigner cette déférence pour son âge,
et ne pas exiger qu'il vînt vers nous le premier. Nous nous rendîmes
donc chez lui, accompagné de toutes les personnes, en assez grand
nombre, qui se trouvaient en ce moment avec nous. Le bruit de notre arrivée
dans sa demeure ne fit qu'accroître la foule des curieux; parmi cette
multitude, nous apercevions peu de gens qui fussent conduits par la pensée
de tirer profit d'un tel entretien et qui souhaitassent une discussion
sérieuse et chrétienne d'une aussi importante question; presque
tous arrivaient à notre conférence bien plus comme à
un spectacle qu'à une instruction salutaire. Aussi nous ne pûmes
obtenir d'eux ni silence, ni attention, ni même un peu de retenue
et d'ordre dans leur façon de nous parler, à l'exception
de ce petit nombre que je vous signalais tout à l'heure et dont
on remarquait la religieuse et véritable attention.. Chacun parlant
à son gré et selon les mouvements les plus désordonnés
de l'esprit, tout ne fut bientôt que bruit et trouble autour de nous;
nous ne pouvions en venir à bout; nous réclamions (38) inutilement
le silence par nos prières, par nos menaces même, et les efforts
de Fortunius étaient aussi vains que les nôtres.
2. Cependant nous entrâmes dans la question, et nous parlâmes
quelques heures l'un après l'autre, autant que le permettaient les
intervalles de relâche que se donnaient les tumultueuses voix. A
ce commencement de la conférence, voyant que les choses qui avaient
été dites échappaient à notre mémoire
ou à la mémoire de ceux dont nous cherchions le salut, et
dans la pensée aussi de mettre plus de sûreté et de
modération dans la dispute, de vous faire connaître ensuite,
à vous et à nos autres frères absents, ce qui se serait
passé entre nous, nous demandâmes des sténographes
pour recueillir nos paroles. Fortunius et ses adhérents s'y refusèrent
longtemps ;votre évêque finit pourtant par y consentir. Mais
les sténographes qui étaient présents, et qui pouvaient
remplir habilement cette tâche, refusèrent, je ne sais pourquoi,
leur concours; à leur défaut, nous décidâmes
quelques-uns de nos frères à remplir cet office, quoiqu'ils
fussent plus lents dans la besogne; nous promettions de laisser là
les tablettes. On y consentit. Nos paroles commençaient à
être recueillies, et des deux côtés les tablettes se
couvraient d'écritures; mais les interpellations désordonnées
se croisant bruyamment autour de nous, et notre propre dispute devenant
trop ardente, les sténographes déclarèrent qu'ils
ne pouvaient plus nous suivre et cessèrent leur travail; nous ne
cessâmes point, nous, la discussion, et, selon la faculté
de chacun, beaucoup de choses furent dites. D'après toutes nos paroles,
autant du moins que j'ai pu m'en souvenir, j'ai résumé toute
la conférence et je n'ai pas voulu en priver votre charité;
vous pouvez lire ma lettre à Fortunius pour qu'il reconnaisse l'exactitude
de ce que j'aurai écrit, ou qu'il y supplée sans délai,
s'il se rappelle quelque chose de mieux.
3. Fortunius a d'abord daigné louer notre vie, qu'il disait
connaître par vos récits où il est entré peut-être
plus de bienveillance que de vérité; il ajouta qu'il vous
avait dit que ce que nous faisons serait bien si nous le faisions dans
l'Eglise. Nous lui demandâmes ensuite quelle était cette,
Eglise où il fallait ainsi vivre, si c'était celle qui, d'après
les promesses des saintes Ecritures, devait être répandue
sur toute la terre, ou celle qui ne se compose que d'une petite partie
de l'Afrique et d'une petite partie d'Africains. Ici Fortunius s'efforça
de soutenir qu'il était en communion avec toute la terre. Je lui
demandais s'il pourrait me donner, pour les lieux où je voudrais,
des lettres de communion que nous appelons lettres formées, et j'affirmais,
ce qui était évident pour tous, qu'il n'y avait pas de plus
facile manière de terminer la question ; j'étais prêt,
s'il voulait, à envoyer des lettres semblables à ces Eglises
que les écrits des Apôtres nous auraient montrées à
l'un et à l'autre avoir été fondées de leur
temps.
4. Mais parce que la chose qu'il avait dite était évidemment
fausse, il y renonça après quelques mots confus; dans l'embarras
de sa défaite, il rappela cet avertissement du Seigneur : «
Prenez garde aux faux prophètes; il en viendra sous la peau de brebis,
mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs: vous les connaîtrez
à leurs fruits (1). » Comme nous fîmes observer que
nous pouvions leur appliquer ces mêmes paroles du Seigneur, Fortunius
en vint à l'exagération des persécutions, qu'il disait
avoir été souvent exercées contre son parti; voulant
montrer par là que les vrais chrétiens étaient de
son côté, puisqu'ils souffraient persécution. Au moment
ou j'allais lui répondre par l'Evangile, il me cita le passage même,
que je songeais à lui rappeler; « Heureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est
à eux (2)! » Je lui sus gré de la citation, et je l'invitai
aussitôt à chercher si ceux de son parti avaient souffert
persécution pour la justice. Je désirais examiner à
cette occasion, avec lui, une question bien claire pour tous, la question
de savoir si les temps macariens (3) avaient trouvé ceux de son
parti établis dans l'unité de l'Eglise ou déjà
séparés; pour voir s'ils avaient souffert persécution
pour la justice, il fallait considérer s'ils avaient eu raison de
rompre avec l'unité de toute la terre; s'il était prouvé
qu'ils s'en fussent séparés à tort, il deviendrait
manifeste qu'ils auraient eu à souffrir pour l'injustice plutôt
que pour la justice; ils ne pourraient pas être compris au nombre
des bienheureux dont il a été dit : « Heureux ceux
qui souffrent persécution pour la justice ! » Fortunius rappela
ici l'affaire, plus célèbre que certaine, des traditeurs
des livres saints; mais on répondait
1. Matth., VII, 15, 16. 2. Matth, V, 10.
3. Nous avons eu déjà occasion de rappeler l'origine
de cette dénomination et de faire justice de ces temps macariens
tant de fois et si calomnieusement reprochés aux catholiques d'Afrique.
39
de notre côté que les traditeurs étaient plutôt
les chefs du parti de Donat, et que si, sur ce point, ils refusaient d'accepter
les témoignages des nôtres, ils ne pouvaient nous forcer d'accepter
les leurs.
5. Mettant de côté cette question incertaine, je demandais
avec quelle justice ils avaient pu se séparer des chrétiens
demeurés fidèles à l'ordre de succession dans toute
la terre, établis dans les Eglises les plus anciennes du monde,
et qui ignoraient complètement lesquels avaient été
traditeurs en Afrique; assurément, ils ne pouvaient rester en communion
qu'avec ceux qu'on leur disait assis sur les sièges épiscopaux.
Fortunius répondit que les Eglises d'outre-mer étaient restées
innocentes jusqu'au moment où elles avaient consenti à la
sanglante persécution macarienne. Il m'eût été
aisé de lui dire que l'innocence des Eglises d'outre-mer n'avait
pu être atteinte par les souvenirs du temps macarien, car il est
impossible de prouver leur complicité dans les actes accomplis à
cette époque; mais, pour être plus court, j'aimai mieux lui
demander, si les Eglises d'outremer, ayant perdu leur innocence par cette
prétendue complicité , il pouvait au moins me prouver que,
jusqu'à tees temps de persécution macarienne , les donatistes
étaient restés en communion avec les Eglises d'Orient et
les autres Eglises de l'univers.
6. Il produisit alors un certain livre par lequel il voulait me montrer
que le concile de Sardique (1) avait adressé des lettres à
des évêques africains, du parti de Donat. Pendant qu'il lisait,
nous entendîmes le nom de Donat parmi les noms des évêques
à qui le concile de Sardique avait écrit. Nous le priâmes
de nous dire si ce Donat était le même dont ceux de son parti
portaient le nom, parce qu'il aurait pu arriver qu'on eût écrit
à un Donat appartenant à quelque autre hérésie,
d'autant plus que dans ces lettres il n'était pas question de l'Afrique.
Comment aurait-il pu prouver qu'il fallait reconnaître dans ce Donat
le chef du parti donatiste, lorsqu'il ne pouvait pas même prouver
que les lettres fussent spécialement adressées à des
évêques d'Afrique? Quoique le nom de Donat soit un nom africain,
il ne répugnerait pas à la vérité que quelqu'un
du pays de Thrace portât un nom africain, ou
1. Il ne faut pas confondre ce concile avec le fameux concile de Sardique,
tenu en 347, et où plus de trois cents évêques d'Orient
et d'Occident proclamèrent la vérité de la doctrine
de saint Athanase contre les Ariens.
que quelque évêque africain résidât dans
cette contrée; d'ailleurs nous ne trouvions dans ces lettres ni
jour ni année, et il nous était impossible, en nous reportant
au temps, de rien apprendre de certain. Mais nous avions entendu dire que
les ariens, séparés de l'Eglise catholique, avaient essayé
d'associer à leur schisme les donatistes en Afrique, et ce fut mon
frère Alype qui me rappela cela à l'oreille ; prenant alors
ce livre, et regardant les décrets de. ce même concile, j'y
trouvai qu'il avait condamné Athanase, évêque catholique
d'Alexandrie, dont la lutte contre les ariens fut si éclatante,
et Jules, évêque non moins catholique de Rome (1). Nous comprîmes
alors que ce concile avait été tenu par des ariens, auxquels
résistaient fortement ces mêmes évêques catholiques.
Nous voulions prendre ce livre et l'emporter avec nous pour l'examiner
plus attentivement, mais Fortunius nous le refusa, disant que nous l'aurions
toujours là quand nous voudrions y chercher quelque chose. Je le
priai au moins de me permettre d'y faire une marque de ma main; je craignais,
je l'avoue, qu'au moment ou j'aurais besoin de demander ce livre, on ne
me présentât pas le même; Fortunius s'y refusa encore.
7. Il me pressa ensuite de lui répondre brièvement sur
la question de savoir lequel je croyais juste, celui qui persécutait
ou celui qui souffrait persécution. Je lui répondis que la
. question ne devait pas être posée de la sorte, car il
était possible que tous les deux fussent injustes, possible aussi
qu'un plus juste poursuivît celui qui l'était moins; il n'est
pas exact de dire qu'on est juste parce qu'on souffre persécution,
quoique le plus souvent il puisse en être ainsi. Voyant que Fortunius
tenait beaucoup à l'idée d'établir la justice de sa
cause, par la raison que sa cause avait été persécutée,
je lui demandai s'il croyait qu'Ambroise, évêque de Milan,
fût juste et chrétien; il était forcé de le
nier, car, s'il l'eût avoué, nous lui aurions aussitôt
objecté pourquoi il pensait, lui Fortunius, qu'il fallût rebaptiser
Ambroise. Comme il était contraint de ne pas reconnaître qu'Ambroise
fût chrétien et juste, je lui rappelai la persécution
soufferte par l'évêque de Milan dans son église , qu'assiégeaient
des hommes armés. Je lui demandai aussi s'il
1. Saint Jules Ier, élu pape le 6 février 337, et mort
le 12 avril 352. Sa lettre aux Eusébiens, partisans d'Arius, passe
pour un des beaux monuments de l'antiquité chrétienne.
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croyait juste et chrétien ce Maximien qui s'était séparé
de lui et de ses amis à Carthage. Il ne pouvait que répondre
non. Je,lui rappelai alors que Maximien souffrit une persécution
telle que son église fut renversée jusque dans ses fondements.
Je m'efforçais par ces exemples de lui persuader, si je pouvais,
qu'il ne pouvait pas continuer à regarder le seul fait d'avoir souffert
persécution comme une preuve très-certaine de justice chrétienne.
8. Il raconta qu'au commencement de la séparation, quand ses
ancêtres dans le schisme songeaient à étouffer la faute
de Cécilien afin de garder l'unité, ils donnèrent
au peuple de leur communion à Carthage un chef provisoire, avant
l'ordination de Majorin, à la place de Cécilien , et que
les nôtres le tuèrent dans son église. C'était
la première fois, je l'avoue, que j'entendais dire cela, au milieu
de tant d'imputations dont nous avons eu à nous disculper, et d'accusations
plus nombreuses et plus graves que nous avons dû élever contre
eux. Mais, après son récit, votre évêque me
demanda avec instance lequel des deux était le juste, celui qui
avait tué ou celui qu'on avait tué ; il me le demanda, comme
si le meurtre, tel qu'il venait de le raconter, eût été
prouvé. Je lui disais qu'il importait d'abord de s'informer si c'était
vrai, car il rie fallait pas croire légèrement aux allégations,
et ensuite qu'il pourrait se faire que tous les deux fussent mauvais, et
même qu'un mauvais eût tué plus mauvais que lui. En
effet, il peut arriver que le rebaptiseur de tout l'homme soit plus criminel
que le meurtrier du corps tout seul.
9. Fortunius, après ma réponse, aurait pu se dispenser
de me dire que le méchant lui-même ne doit pas être
tué par les chrétiens et les justes, comme si, dans l'Eglise
catholique, nous regardions les meurtriers comme justes il est plus facile
aux donatistes de dire cela que de le prouver, pendant qu'on voit leurs
évêques, leurs prêtres, leurs clercs, au milieu de bandes
nombreuses de gens furieux, ne pas cesser de multiplier les violences et
les meurtres, non-seulement contre les catholiques, mais parfois encore
contre leurs propres partisans. Malgré ces faits coupables que Fortunius
connaissait bien, mais dont il ne disait mot, il me pressait de lui répondre
si jamais un juste avait tué quelque méchant. Ceci n'appartenait
plus à la question; nous déclarions que partout où
de telles choses pouvaient s'accomplir à l'abri du nom chrétien,
ce n'étaient pas les bons qui les accomplissaient; mais cependant,
pour rappeler Fortunius à ce que nous devions chercher ensemble,
je lui demandai s'il lui semblait qu'Elfe fût juste : il ne put pas
le nier; nous lui objectâmes combien de faux prophètes il
avait fait mourir de sa main (1). Il reconnut ce qu'il fallait reconnaître,
c'est que de telles choses étaient alors permises aux justes; ils
les faisaient dans un esprit prophétique, sous l'autorité
de Dieu qui sait sans doute à qui il est bon d'être tué.
Fortunius me pressait de lui montrer dans les époques du Nouveau
Testament l'exemple d'un juste qui eût tué quelqu-'un, même
un scélérat et un impie.
10. On revint au précédent sujet d'entretien; où
nous voulions montrer que nous ne devions pas leur reprocher les crimes
de ceux de leur parti, ni eux nous reprocher les crimes des gens de notre
communion si on venait à en découvrir. On ne rencontre pas
dans le Nouveau Testament uns juste qui ait mis quelqu'un à mort,
mais on peut prouver par l'exemple du Seigneur lui-même, que des
innocents ont supporté des coupables; le Seigneur souffrit en sa
compagnie, jusqu'au dernier baiser de paix, celui qui avait déjà
reçu le prix de sa trahison; il ne cacha point à ses disciples
qu'un si grand criminel était au milieu d'eux; et cependant il leur
donna à tous, sans avoir encore exclu le traître, le sacrement
de son corps et de son sang (2). Cet exemple ayant frappé à
peu près tous ceux qui étaient là, Fortunius essaya
de dire que cette communion avec un scélérat, avant la passion
du Seigneur, n'avait pas pu nuire aux apôtres, parce qu'ils n'avaient
point encore le baptême du Christ, mais seulement le baptême
de Jean. Je lui demandai comment il était écrit que Jésus
baptisait plus que Jean, puisqu'il ne baptisait pas lui-même, mais
ses disciples (3), c'est-à-dire que c'était par ses disciples
qu'il baptisait: comment donnaient-ils ce qu'ils n'avaient pas reçu?
c'est ce que les donatistes ont si souvent coutume de répéter.
Est-ce que par hasard le Christ baptisait avec le baptême de Jean?
j'avais là-dessus beaucoup de choses à dire à votre
évêque; ainsi par exemple pourquoi interrogea-t-on Jean lui-même
sur le baptême du Seigneur, et pourquoi répondit il que le
Seigneur avait l'épouse et qu'il était l'époux (4);
l'époux devait-il baptiser
1. III Rois, XVIII, 40. 2. Matt. XXVI, 20-38. 3. Jean, IV, 1, 2.
4. Id. III, 29.
41
du baptême de Jean, c'est-à-dire du baptême de l'ami
ou du serviteur? et ensuite comment les apôtres auraient-ils pu recevoir
l'Eucharistie s'ils n'avaient pas été baptisés? et
comment, répondant à Pierre qui voulait être lavé
tout entier, le Seigneur lui aurait-il dit : « Celui qui a été
purifié une fois n'a pas besoin d'être lavé de nouveau,
mais il est entièrement pur (1)?» Or la purification parfaite
n'est pas dans le baptême de Jean, mais dans le baptême du
Seigneur, si celui qui le reçoit s'en montre digne; s'il en est
indigne, les sacrements demeureront en lui pour sa perdition et non pour
son salut. Sous le coup de ces interrogations et de ces témoignages,
Fortunius vit lui-même qu'il n'avait rien à dire sur le baptême
des disciples du Sauveur.
11. On passa à autre chose, plusieurs de part et d'autre discourant
comme ils pouvaient; il fut dit que les nôtres allaient encore persécuter
les donatistes; votre évêque ajouta qu'il voulait voir comment
nous nous montrerions dans cette persécution, si nous consentirions
oui ou non à de telles violences. Nous répondions que Dieu
voyait le fond de nos curs, et qu'eux ne pouvaient pas le voir; que des
craintes semblables n'étaient pas fondées; que si ces choses
arrivaient; elles seraient l'oeuvre des méchants, et que dans les
rangs des donatistes il y en avait de plus méchants que parmi nous;
que si, sans notre adhésion, malgré nous, malgré nos
efforts, quelques-uns des nôtres se portaient à des excès,
nous ne les retrancherions pas pour cela de la communion catholique, parce
que nous avions appris de l'Apôtre une pacifique tolérance
: « Vous supportant les uns les autres avec amour, dit-il, vous attachant
à garder l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (2).
» Nous disions que ceux-là n'avaient pas conservé la
paix et la tolérance, qui avaient fait ce schisme, au milieu duquel
les plus doux supportent les choses les plus dures, uniquement pour ne
pas ajouter des déchirements à ce qui est déjà
déchiré : et ceux-là' même n'auraient pas voulu
supporter les choses les plus légères pour maintenir l'unité!
Nous disions encore qu'au temps de l'ancienne loi la paix de l'unité
et la tolérance mutuelle n'avaient pas été aussi recommandées
qu'elles le furent dans la suite par les exemples du Seigneur et du Nouveau
Testament, et que pourtant les prophètes et les saints personnages
qui
1. Jean, XIII, 10. 2. Ephés, IV, 2, 3.
reprochaient les crimes commis autour d'eux n'entreprirent jamais de
retrancher les coupables de l'unité de ce même peuple, et
de la communion des sacrements de ce temps-là.
12. On en vint,.je ne sais comment, à prononcer le nom de Généthlius,
d'heureuse mémoire, évêque de Carthage avant Aurèle,
qui supprima je ne sais quelle constitution dirigée contre les donatistes,
et qui ne permit pas qu'elle eût son effet; tous le louaient et se
plaisaient à le mettre en avant; j'interrompis ce concert d'éloges
pour leur dire que cependant si ce même Généthlius
était tombé entre leurs mains, ils auraient jugé indispensable
de le rebaptiser; et, quand nous parlions ainsi, nous nous étions
déjà levés, parce que le temps nous pressait et qu'il
fallait partir. Le vieillard répondit tout simplement que c'est
une règle établie que tout chrétien des nôtres
qui va vers eux est rebaptisé: il m'a paru prononcer ces dernières
paroles â regret et. avec une certaine douleur. Il gémissait
ouvertement sur les excès commis par les siens; il montrait, ce
qui est prouvé par le témoignage de toute la ville, une grande
aversion pour ces désordres, et avait coutume de s'en plaindre doucement;
de notre côté nous rappelions le passage du prophète
Ezéchiel où il est écrit qu'on n'imputera point au
père la faute du fils, rai au fils la faute du père: «
de même que l'âme du père est à moi, l'âme
du fils est aussi à moi, car l'âme qui aura péché
sera la seule qui mourra (1): » Tout le monde alors fut d'avis qu'en
de telles discussions nous ne devions pas nous objecter les uns aux autres
les violences exercées par des hommes méchants. Restait donc
la question du schisme. Nous exhortâmes Fortunius à unir ses
pacifiques efforts aux nôtres et à employer la modération
de son esprit pour achever l'examen d'une aussi importante question. Et
comme il disait avec bonté que nous étions les seuls à
le demander et que les autres de notre communion ne le voulaient pas, nous
lui promîmes, en le quittant, de lui amener plusieurs de nos collègues,
dix s'il voulait, qui chercheraient le retour de la paix avec autant de
bienveillance, de douceur et de pieux empressements que nous sentions qu'il
en avait remarqué et aimé en nous. Il me promit un nombre
égal d'évêques de son côté.
13. C'est pourquoi je vous exhorte et vous supplie, par le sang du
Seigneur, de le faire
1. Ezéchiel, XVIII, 20, 4.
42
souvenir de sa promesse, et d'insister pour la continuation d'une entreprise
que vous voyez si près de sa fin. Je crois que vous trouverez difficilement
parmi vos évêques un esprit aussi favorable et une aussi bonne
volonté que dans ce vieillard. Le lendemain il vint nous trouver,
et nous reprîmes le même entretien ; mais comme la nécessité
d'une ordination épiscopale nous enlevait de là, nous ne
pûmes rester longtemps avec lui. Déjà nous avions-
envoyé quelqu'un auprès du chef des Célicoles (1)
qui, d'après ce que nous avions ouï dire, avait établi
parmi eux un nouveau baptême et séduit beaucoup de gens par
ce sacrilège ; nous voulions lui parler autant que l'eût permis
l'extrême brièveté du temps. Fortunius, nous voyant
dans cette attente et ainsi occupé d'une autre affaire, pressé
lui-même par je ne sais quelle cause qui l'appelait ailleurs, nous
quitta avec de bonnes et de douces paroles.
14. Il me paraît que, pour éviter une turbulente multitude
plus embarrassante qu'utile, et pour achever à l'amiable et paisiblement,
avec l'aide de Dieu, l'oeuvre commencée, nous devrions nous réunir
dans quelque petit village où il n'y aurait pas d'église
de votre communion ni de la nôtre, mais qui serait habité
par des gens des deux partis, comme le village de Titiana. Qu'on choisisse
un lieu de ce genre dans le territoire de Tubursi ou de Thagaste, qu'on
adopte celui que j'ai indiqué tout à l'heure ou quelque autre
qu'on aura trouvé n'oublions pas d'y faire porter les livres canoniques,
joignons-y les pièces qui peuvent se produire des deux côtés,
afin que, laissant tout autre soin, et n'étant, si Dieu veut, interrompus
par aucun embarras, nous consacrions à cette question autant de
jours que nous pourrons, et que chacun de nous, implorant en particulier
le secours du Seigneur, à qui la paix chrétienne est tant
agréable, nous menions à bon terme une si grande chose commencée
avec bonne intention. Ecrivez-moi ce que vous en pensez, vous et Fortunius.
1. Il est question des Célicoles dans ;les lois d'Honorius;
ils s'y trouvent passibles des peines portées contre les hérétiques,
« s'ils ne se convertissent su culte de Dieu et à la religion
chrétienne. »
LETTRE XLV. (Au commencement de l'année 398.)
Saint Augustin et saint Alype prient saint Paulin de leur écrire
après un silence de deux ans, et de leur envoyer son ouvrage contre
les païens.
ALYPE ET AUGUSTIN A LEURS BIEN-AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS
ET FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST, PAULIN ET THÉRASIE, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous ignorons pourquoi vous avez tant tardé à nous
écrire; depuis deux ans que nos doux frères Romain et Agile
sont retournés vers vous, nous n'avons reçu de vous aucune
lettre : ce n'est pas une raison pour que nous gardions le silence à
votre égard. En d'autres choses, plus quelqu'un est aimé,
plus il semble mériter qu'on l'imite; c'est tout le contraire ici
: plus nous vous aimons, moins nous pouvons supporter que vous ne nous
écriviez point et nous ne voulons point vous imiter en cela. Nous
vous saluons donc; nous n'avons pas à répondre à vos
lettres qui ne nous arrivent pas; nous avons à nous plaindre avec
douleur peut-être vous plaindrez-vous également si des lettres
écrites par vous ne nous sont point parvenues, et si les lettres
par nous envoyées ne vous ont pas été remises. Dans
ce cas, changeons nos plaintes en. prières au Seigneur pour qu'il
ne nous refuse pas la douceur de ces consolations.
2. Nous avions entendu dire que vous écriviez contre les païens;
si cet ouvrage (1) est achevé, nous vous prions de nous l'envoyer
parle porteur de cette lettre; cet homme nous est cher; nous pouvons sans
témérité vous rendre bon témoignage de l'estime
dont il jouit dans notre pays. Il prie votre sainteté, par notre
bouche, de vouloir bien le recommander à ceux avec qui il a affaire
et auprès de qui il craint d'échouer, malgré son bon
droit. Il vous contera mieux lui-même de quoi il est question, et
vous mettra en mesure de répondre à chaque difficulté
qui.... (2). Nous en aurons de la joie et nous rendrons grâces à
vôtre obligeance auprès du Seigneur notre Dieu, si vos soins
contribuent à rendre à un frère chrétien un
complet repos.
1. Cet ouvrage de saint Paulin n'est point parvenu à la postérité.
2. Le texte présente ici une lacune de quelques mots.
LETTRE XLVI. (Année 398.)
Un romain d'illustre origine, Publicola, gendre de Mélanie l'Ancienne,
adresse à saint Augustin diverses questions qui sont autant de traits
de moeurs de cette époque.
PUBLICOLA A SON CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE AUGUSTIN,
ÉVÊQUE. .
Il est écrit : « Interrogez votre père et il vous
instruira; vos anciens, et ils vous répondront (1). » Voilà
pourquoi j'ai songé à prendre la loi de la bouche même
du prêtre, et à exposer dans cette lettre les points divers
sur lesquels je désire être éclairé. Je place
séparément ces questions pour que vous daigniez faire à
chacune une réponse particulière
I. Dans le pays des Arzuges (2), comme je l'ai ouï dire, les barbares,
avec qui on fait un marché pour conduire les voitures ou pour garder
les productions de la terre, ont coutume de jurer par leurs démons
en présence du dizainier préposé aux limites ou en
présence du tribun; c'est après avoir reçu le témoignage
écrit du dizainier que les maîtres ou les fermiers se croient
sûrs de la fidélité de ces barbares, et que les voyageurs
consentent à les prendre pour guides. Un doute s'est élevé
dans mon coeur, et je me demande si le maître qui se sert d'un barbare
dont la fidélité lui est garantie par un serment pareil ne
se souille pas lui-même, si la souillure n'atteint pas ce qui est
confié à un tel gardien ou bien celui qui le prend pour guide.
Vous devez savoir que le barbare reçoit de l'or, soit pour garder
les productions de la terre, soit pour conduire le voyageur; le serment
de mort qui a pour témoin le dizainier ou le tribun est fait malgré
ce .payement; je crains, je le répète, que celui qui se sert
du barbare et que les choses confiées au barbare ne soient souillés
: malgré l'or qui a été donné et les gages
qui ont été reçus, comme je l'ai appris, un serment
d'iniquité intervient toujours. Daignez me répondre positivement
et non pas avec incertitude. Si votre réponse était douteuse,
je tomberais dans des anxiétés d'esprit beaucoup plus grandes
qu'auparavant.
II. J'ai aussi entendu dire que mes fermiers exigent des barbares le
même serment pour la garde des productions de la terre. Daignez m'apprendre
si ces productions même ne se trouvent pas souillées par les
barbares qui ont juré par leurs démons, si le chrétien
qui en mange sciemment ou celui qui en reçoit le prix ne contractent
pas une souillure.
III. J'entends dire à l'un que le barbare ne jure pas fidélité
au fermier; j'entends dire à l'autre que le barbare jure au fermier
fidélité : si cette seconde assertion est fausse, dois-je,
pour l'avoir seulement entendu dire, ne pas user de ces fruits
1. Deut. XXXII, 7.
2. C'était un pays barbare au midi des Etats de Tunis et de
Tripoli.
ou ne pas en toucher le prix, selon ce qui est écrit: «Si
quelqu'un dit: ceci a été immolé aux idoles, n'en
mangez pas, à cause de celui qui vous en a donné avis (1).
» En est-il de ceci comme de ce qui a été immolé
aux idoles? Et s'il en est ainsi, que dois-je faire de ces fruits ou de
leur valeur?
IV. Dois-je chercher où est la vérité dans ces
deux assertions différentes, dois-je les vérifier par témoins
et ne pas toucher aux fruits et à l'argent avant de m'être
assuré si celui-là a dit vrai qui a dit que rien n'est juré
au fermier?
V. Si, pour mieux garantir les engagements qui l'intéressent,
le barbare qui jure fait jurer de la même manière le fermier
chrétien ou le tribun préposé aux limites, n'y a-t-il
de souillé que le chrétien? Les choses elles-mêmes
ne le sont-elles pas ? Si le païen préposé aux limites
fait au barbare le serment de mort, souille-t-il ce pour quoi il jure?
Celui que j'aurai envoyé aux Arzuges pourra-t-il recevoir d'un barbare
ce serment? Un chrétien peut-il le recevoir sans se souiller?
VI. Peut-il, en le sachant, manger quelque chose provenant d'une aire
ou d'un pressoir d'où l'on aura tiré une offrande pour le
démon ?
VII. Peut-il prendre du bois pour son usage dans le bois consacré
au démon ?
VIII. Si quelqu'un achète, au marché, de la viande non
immolée aux idoles, mais qu'il n'en soit pas sûr, et que,
flottant entre deux pensées contraires, il finisse par en manger
dans l'idée que ce n'est pas de la chair immolée, pèche-t-il?
IX. Si quelqu'un fait une chose bonne en soi, mais sur laquelle il
ait des doutes, et qu'il la fasse la croyant bonne, quoiqu'il l'ait crue
mauvaise auparavant, pèche-t-il?
X. Si quelqu'un a menti en disant que telle viande a été
immolée aux idoles, et qu'il ait avoué son mensonge, et réellement
menti, un chrétien peut-il manger de celte viande, en vendre et
en recevoir le prix?
XI. Si un chrétien en voyage, pressé par la nécessité,
étant resté un jour, deux jours, plusieurs jours sans manger,
ne pouvant se soutenir plus longtemps, et menacé de la mort, trouve
de la nourriture dans un temple d'idoles où il n'y ait personne,
et qu'il ne puisse découvrir ailleurs de quoi apaiser sa faim, doit-il
manger de ce qu'il trouve dans ce temple, ou bien se laisser mourir?
XII. Si un chrétien se voit au moment de périr sous les
coups d'un barbare ou d'un Romain, doit-il tuer pour éviter qu'on
ne le tue? Ou bien, sans tuer, faut-il se battre et simplement repousser,
parce qu'il est dit de ne pas résister au mal (2) ?
XIII. Si un chrétien a fermé d'un mur son domaine pour
le défendre, est-il coupable d'homicide lorsque, dans une lutte,
on tue des ennemis au pied de ce mur?
XIV. Est-il permis de boire d'une fontaine ou d'un puits où
l'on aura jeté quelque chose qui aura servi à un sacrifice?
Un chrétien peut-il boire de l'eau d'un puits situé dans
un temple qui
1. I Cor. X, 28. 2. Matt., V, 39.
44
serait abandonné? Pourrait-il puiser et boire de l'eau d'un
puits ou d'une fontaine dans un temple d'idoles si rien n'y avait été
jeté?
XV. Un chrétien peut-il se baigner dans des bains ou des thermes
où l'on a sacrifié aux idoles? Peut-il se baigner dans des
bains où les païens se sont purifiés dans leurs jours
de fêtes, soit avec eux, soit quand ils n'y sont plus?
XVI. Peut-il descendre dans la même cuve où il sait que
des païens sont descendus en venant de leurs fêtes, et qu'ils
ont pratiqué quelques-unes de leurs cérémonies sacrilèges?
XVII. Supposez un chrétien invité chez quelqu'un, et
se trouvant en face d'une viande qu'on lui dit avoir été
immolée aux idoles, il n'en mange pas : mais voilà que par
aventure cette même viande est portée ailleurs, et elle est
à vendre; le chrétien l'achète; ou bien encore on
la lui présente dans une maison où il est invité,
et il en mange, mais salis la reconnaître : dans ces deux cas, pèche-t-il?
XVIII. Un chrétien peut-il acheter et manger des légumes
et des fruits d'un jardin ou d'un champ appartenant aux idoles ou à
leurs prêtres?
Pour vous épargner la peine de chercher dans les livres saints
ce qui touche au serment et aux idoles, j'ai voulu mettre sous vos yeux
ce que j'y ai trouvé avec la grâce de Dieu; si vous rencontrez
dans les Ecritures quelque chose de plus clair et de meilleur, daignez
me le dire.
Voici d'abord ce que Laban dit à Jacob : «.Dieu d'Abraham
et dieu de Nachor (1). » L'Ecriture ne nous apprend pas quel est
ce dieu de Nacbor. Je trouve encore l'alliance jurée entre Abimélech
et Isaac : « Ils se levèrent le matin et se jurèrent
une alliance mutuelle (2). » L'Ecriture ne nous dit pas quel est
ce serment. Pour ce qui est des idoles, le Seigneur ordonne à Gédéon,
dans le livre des Juges, de lui offrir en holocauste le veau qu'il avait
tué (3). Dans le livre de Jésus, fils de Navé, il
est ordonné que l'or, l'argent et l'airain trouvés à
Jéricho soient portés intégralement dans les trésors
du Seigneur; ces offrandes sacrées viennent d'une ville frappée
d'anathème. Que veut donc dire ce passage du Deutéronome?
« Vous ne porterez rien dans votre maison qui vienne de l'idole,
de peur que vous ne deveniez anathème comme l'idole même (4).
» Que le Seigneur vous garde; je vous salue; priez pour moi.
1. Genèse, XXXI , 53. 2. Id. XXVI, 31. 3. Juges, VI,
26. 4. Deut. VII, 26.
LETTRE XLVII. (Année 398.)
Réponse de saint Augustin aux questions de Publicola.
AUGUSTIN SALUE DANS LE SEIGNEUR SON HONORABLE ET TRÈS-CHER FILS
PUBLICOLA.
1. Les troubles de votre esprit, depuis que votre lettre me les a révélés,
sont devenus les miens; ce n'est pas que je sois fortement agité
par toutes ces choses, comme vous me marquez que vous l'êtes vous-même
; mais, je l'avoue, je me suis demandé avec inquiétude comment
tous vos doutes pourraient . cesser; surtout parce que vous attendez de
moi des réponses positives, afin de ne pas tomber dans des anxiétés
plus profondes qu'auparavant. Je crois que cela n'est pas en mon pouvoir.
De quelque manière que je vous présente ce qui me paraîtra
à moi d'une entière certitude, si je ne parviens pas à
vous persuader, vos doutes redoubleront. Ce qui peut me persuader peut
ne pas persuader un autre. Cependant pour ne pas refuser à votre
affection le léger concours de mes soins, je me suis déterminé
à vous écrire après y avoir un peu réfléchi.
2. Vous vous demandez si on peut s'appuyer sur la fidélité
de quelqu'un qui a juré par les démons de la garder. Considérez
d'abord si celui-là ne pécherait pas deux fois qui, ayant
juré par de faux dieux de garder fidélité, viendrait
à la violer; en gardant la foi promise par un tel serment, il n'aura
péché qu'en cela seul qu'il a juré par de pareils
dieux; nul ne le reprendra d'avoir gardé sa parole. Mais en jurant
par les dieux qu'il ne doit pas invoquer et en faisant ce qu'il ne doit
pas contre la parole donnée, il a péché deux fois;
et quant à celui qui s'appuie sur la fidélité d'un
homme qu'il sait l'avoir jurée par de faux dieux, et qui la met
à profit non pour le mal, mais pour ce qui est licite et bon, il
ne participe pas au péché du jurement par les démons,
mais il participe .au bon accord par lequel la foi promise est , gardée.
Je ne parle pas ici de la foi qui fait donner le nom de fidèles
à ceux qui sont baptisés dans le Christ; la foi chrétienne
est bien différente et bien éloignée de la foi des
opinions et des conventions humaines. Pourtant il n'est pas douteux que
c'est un moindre mal de jurer avec vérité par un dieu faux
que de jurer faussement par le vrai Dieu; plus la chose par laquelle on
jure est sainte, plus le parjure mérite de châtiment. C'est
une autre question de savoir si on ne pèche pas en demandant qu'on
jure par les faux dieux, quand celui de qui on exige le serment adore les
faux dieux. Pour cette question on peut s'aider des témoignages
que vous avez rappelés vous-même sur Laban et Abimélech,
si toutefois Abimélech jura par ses dieux comme Laban par le dieu
de Nachor; c'est là, comme je l'ai (45) dit, une autre question.
Elle m'embarrasserait peut-être sans les exemples d'Isaac et de Jacob
et d'autres exemples qui peuvent se rencontrer dans les livres saints,
pourvu toutefois que . ce qui est dit dans le Nouveau Testament, qu'il
ne faut jurer en aucune sorte (1), ne fasse pas une nouvelle difficulté.
Il me paraît que cela a été dit, non point parce que
c'est un péché de jurer en toute vérité, mais
parce que c'est un horrible péché de fausser son serment
; et le divin Maître avait en vue de nous préserver d'un tel
péril lorsqu'il nous exhorta à ne pas jurer du tout. Je sais
que votre sentiment est tout autre; aussi n'avons-nous pas à disputer
là-dessus, mais il s'agit d'aborder les questions sur lesquelles
vous avez cru devoir me consulter. De même donc que vous ne jurez
pas, n'obligez personne à jurer; l'Ecriture nous défend de
jurer, mais je ne me souviens pas d'avoir lu dans les saintes Ecritures
qu'il ne faille pas recevoir d'un autre son serment. C'est une tout autre
question de savoir s'il nous est permis de profiter d'une sécurité
qui découlerait des serments d'autrui ; si nous ne voulons pas cela,
je ne sais où nous trouverons sur la terre un coin pour y vivre,
car nous devons aux serments des barbares la paix des frontières
et aussi la paix de toutes les provinces. Et il s'en suivrait que la souillure
n'atteindrait pas seulement les récoltes confiées à
la garde de ceux qui jurent par les faux dieux, mais que tout ce qui est
protégé par ces engagements deviendrait impur : ce serait
si absurde que vos doutes à cet égard doivent entièrement
disparaître.
3. De même, un chrétien qui, le sachant et pouvant l'empêcher,
permet qu'on prenne dans son aire ou son pressoir quelque chose pour servir
aux sacrifices des démons, commet un péché. S'il trouve
la chose faite, ou s'il n'a pas pu s'y opposer, il peut se servir de ce
qui reste sans avoir à redouter la moindre souillure, comme nous
nous servons des fontaines où nous savons qu'on a puisé de
l'eau pour les sacrifices. Il en est ainsi des bains. Nous ne faisons pas
difficulté de respirer l'air auquel nous savons que s'est mêlée
la fumée des autels et de l'encens des démons. Ce qui est
interdit, c'est d'user ou d'avoir l'air d'user de quelque chose pour honorer
les dieux étrangers, ou d'agir de telle manière que, malgré
notre mépris pour ces dieux, nous portions à
1. Matt. V, 34.
les honorer ceux qui ne connaissent point le fond de notre coeur. Et
lorsque, après en avoir reçu le pouvoir, nous abattons,des
temples, des idoles, des bois ou quelque chose de ce genre, il est bien
évident que nous faisons cela en témoignage de détestation
et non pas en témoignage d'honneur; cependant nous devons nous garder
de nous en attribuer quoique ce soit pour notre usage personnel, de peur
qu'il ne semble que nous ayons mis la main à cette démolition
par pure cupidité et non point par piété. Mais quand
ces restes du paganisme passent, au contraire, à un usage public
ou au culte du vrai Dieu, ils sont en quelque sorte transformés,
comme les hommes eux-mêmes qui abandonnent des pratiques impies et
sacrilèges pour embrasser la vraie religion. C'est ce que Dieu nous
enseigne par les témoignages que vous avez cités, quand il
ordonne de prendre dans le bois sacré des dieux étrangers
pour servir à l'holocauste, et de porter dans les trésors
du Seigneur tout l'or, l'argent et l'airain de Jéricho. Il est écrit
dans le Deutéronome : « Vous ne désirerez point leur
or ni leur argent (des images taillées de leurs dieux), vous n'en
prendrez rien pour vous, de peur que cela ne vous soit une occasion de
chute, parce que cela est en abomination devant le Seigneur votre Dieu
: vous ne porterez point dans votre demeure ce qui est digne d'exécration;
autrement vous serez anathème comme l'idole même, et vous
tomberez, et vous serez souillé par cette abomination, parce qu'elle
est anathème (1). » Il résulte qu'il n'est permis ni
de faire servir ces idoles à des usages particuliers, ni de les
porter chez soi pour leur rendre des honneurs : c'est en cela que seraient
l'abomination et l'exécration, et non pas dans le renversement public
de ces images et dans la cessation d'un culte sacrilège.
4. Soyez sûr, pour ce qui touche aux viandes immolées
aux idoles, que nous n'avons rien à faire au delà des prescriptions
de l'Apôtre ; rappelez-vous ses paroles; si elles étaient
obscures, nous vous les expliquerions selon nos forces. On ne pèche
point en mangeant, sans le savoir, quelque chose qu'on a d'abord rejeté
comme ayant été offert aux idoles. Un légume, un fruit
quelconque qui croît dans un champ appartient à celui qui
l'a créé, parce que « la terre est au Seigneur ainsi
que
1. Deut. VII, 25, 26.
46
tout ce qu'elle contient, et toute créature de Dieu est bonne
(1). » Mais si le produit d'un champ est consacré ou sacrifié
à une idole, il faut le considérer comme tel. Prenons garde,
en refusant de manger des légumes provenant du jardin d'un temple
d'idoles, de conclure que l'Apôtre n'aurait dû prendre aucune
nourriture à Athènes, parce que cette ville était
consacrée à Minerve. J'en dirai autant de leau d'un puits
ou d'une fontaine dans un temple; il est vrai qu'on éprouvera plus
de scrupules si on a jeté dans ce puits ou cette fontaine quelque
chose qui ait servi aux sacrifices. Mais il en est de même de l'air
que reçoit toute la fumée de ces autels; si on veut trouver
ici une différence par la raison que le sacrifice dont la fumée
se mêle à l'air n'est pas offert à l'air même,
mais à une idole ou à un démon, et que parfois ce
qu'on jette dans les eaux est un sacrifice aux eaux elles-mêmes,
nous dirons que les sacrifices offerts sans cesse au soleil par des peuples
sacrilèges, n'empêchent pas que nous nous servions de sa lumière.
On sacrifie aussi aux vents, et nous nous en servons pour les besoins de
notre vie, pendant qu'ils paraissent humer et dévorer la fumée
des sacrifices. Si quelqu'un, ayant des doutes sur une viande immolée
ou non aux idoles, finit par croire qu'il n'y a pas eu immolation, et mange
de cette viande, il ne pèche pas; quoiqu'il ait pu penser auparavant
qu'il y avait eu immolation, il ne le pense plus,: il n'est pas défendu
de ramener ses pensées du faux au vrai. Mais si quelqu'un croit
bien ce qui est mal et qu'il le fasse, il pèche, même en croyant
faire bien; on appelle péchés d'ignorance ceux que l'on commet
ainsi en prenant le mal pour le bien.
5. Je ne suis pas d'avis qu'on puisse tuer un. homme pour éviter
d'être tué soi-même, à moins par hasard (2) qu'on
ne soit soldat ou revêtu d'une fonction publique, de façon
qu'on ne frappe pas pour soi-même, mais pour les autres, pour une
cité. par exemple où l'on réside avec une légitime
autorité (3). Mais c'est parfois
1. Ps., XXIII, 1 ; I Cor. X, 25, 26 ; I Tim. IV, 4.
2. Le texte porte : nisi forte sit miles. Il nous paraîtrait
étrange de traduire le mot forte par peut-être, comme on l'a
fait; il n'a pas pu entrer dans l'esprit de saint Augustin de mettre en
doute le droit de la guerre, de repousser la force par la force. L'évêque
d'Hippone s'en est expliqué dans une lettre au comte Boniface, où
il trace aux gens de guerre leurs devoirs.
3. Saint Augustin avait déjà exprimé son sentiment
à cet égard dans le premier livre du Libre arbitre, chap.
V; il pense comme Evode qu'on n'est pas exempt de péché aux
yeux de, Dieu quand on se souille du meurtre d'un homme pour défendre
des choses qu'il faut mépriser. Il y aurait ici une distinction
à faire. Il n'est pas permis de tuer pour ne défendre que
son or ou son argent et ce qu'on appelle les biens de la terre, mais la
vie est d'un prix supérieur à tous les biens d'ici-bas. Saint
Augustin, en refusant le droit de tuer à celui qui est dans le cas
de légitime défense de soi-même, avait sans doute présent
ce passage de saint Ambroise, au troisième livre des Offices, chap.
IV : « Il ne parait pas qu'un homme chrétien, juste et sage,
doive défendre sa vie par la mort d'autrui : lors même qu'il
tomberait entre les mains d'un voleur armé, il ne peut pas frapper
qui le frappe, de peur qu'en défendant sa vie il ne compromette
la piété. » Saint Cyprien, dans sa lettre LVI, dit
en termes positifs : « Il n'est pas permis de tuer, mais il faut
se laisser tuer. » Et, dans sa lettre LVII, saint Cyprien dit encore:
« Il n'est pas permis de tuer a celui qui fait du mal à des
innocents. » L'opinion commune des théologiens catholiques,
soutenus par l'autorité de saint Thomas, n'est pas conforme sur
ce point au sentiment de saint Augustin, de saint Ambroise et de saint
Cyprien. Ils pensent que, dans un cas de nécessité extrême
et pour défendre sa vie, un homme peut en tuer un autre.
fois rendre service aux gens que de les effrayer de quelque manière,
dans le but de les empêcher de faire le mal. Il a été
dit: « Ne résistons pas au mal (1), » pour que nous
ne nous plaisions pas dans la vengeance qui nourrit le coeur du mal fait
à autrui, et non pas pour que nous négligions de réprimander
ceux qui méritent de l'être. Par conséquent, celui
qui aura élevé un mur autour de son champ ne sera pas coupable
de la mort de l'homme écrasé par le renversement de ce mur.
Un chrétien n'est pas non plus coupable d'homicide parce que son
buf ou son cheval a tué quelqu'un; autrement il faudrait dire que
les boeufs des chrétiens ne doivent pas avoir des cornes, leurs
chevaux des pieds, leurs chiens des dents. Lorsque l'apôtre Paul,
informé que des scélérats lui dressaient des embûches,
en eut averti le tribun et eut reçu une escorte armée (2),
il ne se serait pas imputé à crime l'effusion de sang, si
ces misérables étaient tombés sous les coups des soldats
armés. A Dieu ne plaise qu'on veuille nous rendre responsables du
mal qui pourrait arriver contre notre volonté dans ce que nous faisons
de bon et de licite ! Autant vaudrait-il nous interdire les instruments
de fer, soit pour les usages domestiques, soit pour le labourage, par la
raison qu'on pourrait se tuer ou tuer quelqu'un; il faudrait n'avoir aussi
ni arbre ni corde, de peur qu'on ne se pende, et ne plus construire de
fenêtres, de peur qu'on ne s'en précipite. Si je voulais continuer
ici, je n'en finirais pas. Y'a-t-il, à l'usage des hommes, quelque
chose de bon et de permis d'où le mal ne puisse sortir?
6. Il me reste à parler, si je ne me trompe, de ce chrétien
en voyage que vous supposez vaincu par le besoin de la faim, ne trouvant
de la nourriture que dans un temple d'idoles, et n'y rencontrant personne;
vous me demandez
1. Matt. V, 39. 2. Act. XXIII, 17-24.
47
s'il doit se laisser mourir de faim plutôt que de toucher à
cette nourriture. De ce que cette viande est dans le temple, il ne s'en
suit pas qu'elle ait été offerte aux idoles; un passant a
pu laisser là les débris de son repas volontairement ou par
oubli. Je réponds donc brièvement : ou il est certain que
cette viande a été immolée aux idoles, ou il est certain
qu'elle ne l'a pas été, ou bien on n'en sait rien; si l'immolation
est certaine, mieux vaut qu'un chrétien ait la force de s'en abstenir;
si on sait le contraire, ou si on ne sait rien, on peut, pressé
par le besoin, manger de cette viande sans aucun scrupule de conscience.
LETTRE XLVIII. (Année 398.)
Saint Augustin se recommande aux prières des moines de l'île
de Capraia; il dit dans quel esprit il faut aimer le repos et pratiquer
les bonnes uvres, et comment il faut se tenir toujours prêt pour
les besoins de l'Eglise.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, A SON CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ
FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, EUDOXE, ET AUX FRÈRES
QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Quand nous songeons au repos dont vous jouissez dans le Christ,
nous nous sentons reposés nous-mêmes dans votre charité,
malgré le poids et la diversité de nos travaux. Nous ne sommes
qu'un même corps sous un chef unique; vous avez nos labeurs comme
nous avons vos loisirs; « si un membre souffre, tous souffrent aussi,
et si un membre reçoit quelque gloire, tous les membres se réjouissent
avec lui (1). » C'est pourquoi nous vous avertissons, nous vous demandons,
nous vous conjurons, par la profonde humilité du Christ et sa grandeur
miséricordieuse, de vous souvenir de nous dans vos saintes oraisons
que nous croyons plus vives et meilleures que les nôtres; car bien
souvent nos prières se trouvent comme frappées et affaiblies
par les ombres et le bruit des occupations séculières; ce
n'est pas pour nos propres affaires que nous subissons tout ce tracas;
ceux pour qui nous agissons nous contraignent à faire mille pas,
et nous nous imposons d'en faire avec eux deux mille autres (2) ; aussi
notre fardeau est si grand que nous respirons à peine. Nous croyons,
cependant, que celui vers qui s'élèvent les gémissements
1. I Cor. XII, 26. 2. Matt. V, 41.
des captifs (1) nous délivrera, grâce à vos prières,
de toutes nos tribulations, si nous persévérons dans le ministère
où il a daigné nous établir avec promesse de récompense.
2. Pour vous, frères, nous vous exhortons, dans le Seigneur,
à demeurer fidèles à vos résolutions jusqu'à
la fin ; si l'Eglise, notre mère, vient à vous demander quelque
oeuvre, tenez-vous en garde à la fois contre une ardeur trop vive
et trop impatiente, et contre les caressantes inspirations d'un trop grand
amour du repos; mais obéissez doucement et soumettez-vous pleinement
à Dieu qui vous gouverne, qui dirige dans la justice les coeurs
dociles et enseigne ses voies à ceux qui sont doux (2). Ne préférez
point votre repos aux besoins de l'Eglise : si aucun homme de bien n'avait
voulu l'assister dans son enfantement, vous n'auriez jamais pu naître
à la vie spirituelle. De même qu'il faut tenir le milieu entre
le feu et l'eau pour ne pas être brûlé ni submergé,
ainsi nous devons régler notre route entre les hauteurs de l'orgueil
et l'abîme de la paresse, « ne « nous détournant
ni à droite ni à gauche, » comme dit l'Ecriture (3).
Il en est qui, pour trop craindre de se laisser emporter vers la droite,
se précipitent dans lés profondeurs de la gauche; et d'autres,
pour trop s'écarter de la gauche et ne pas être engloutis
dans une languissante et molle oisiveté, se laissent corrompre par
le faste et la vanité, et s'évanouissent en ,étincelles
et en fumée. Ainsi donc, frères très-chers, aimez
le repos, mais pour y apprendre à ne plus aimer les choses de la
terre, et souvenez-vous qu'il n'y a pas de lieu dans l'univers où
ne puisse nous tendre des piéges celui qui craint que nous ne reprenions
notre essor vers Dieu; l'ennemi de tout bien craint que nous ne le jugions
après avoir été ses esclaves pensez qu'il n'y aura
pas pour nous de repos parfait jusqu'à ce que « l'iniquité
soit passée (4), » et que la « justice se change en
jugement (5). »
3. Lors donc que vous faites quelque chose avec courage, ardeur ou
vigilance, soit dans les oraisons, soit dans les jeûnes, soit dans
les aumônes; quand vous secourez les indigents ou que vous pardonnez
les injures,-comme Dieu nous a pardonné à nous-mêmes
dans le Christ (6) ; quand vous triomphez des mauvaises habitudes, que
vous châtiez votre corps et le réduisez en servitude (7);
quand vous endurez patiemment
1. Ps. LXXVIII, 11. 2. Ps. XXIV, 10. 3. Deut., XVII, 11. 4. Ps.
LVI, 2. 5. Ps. XCIII, 15. 6. Ephés. IV, 32. 7. I Cor.
IX, 27.
48
les tribulations et qu'avant tout vous vous supportez avec amour les
uns les autres (car que supportera-t-il celui qui ne supporte pas son frère?)
; quand vous découvrez. l'astuce et les embûches du tentateur,
et que, « avec le bouclier de la foi, vous repoussez et vous éteignez
ses traits enflammés (1); » quand vous chantez et vous psalmodiez
au fond de vos coeurs pour le Seigneur (2), ou que vos voix s'unissent
à vos âmes, faites tout pour la gloire de Dieu, qui «
opère tout en tous (3); conservez-vous si bien dans la ferveur de
l'esprit (4) que votre âme ne mette sa gloire que dans le Seigneur
(5). » Telle est la voie droite; on y marche avec les yeux attachés
sur le Seigneur, parce que « c'est lui qui retirera du piège
nos pieds (6). » Cette manière de vivre n'est pas brisée
par les affaires, ni refroidie par le repos; elle n'est. ni: turbulente
ni accablée, ni audacieuse, ni timide, ni précipitée,
ni pesante. Faites ces choses et le Dieu de paix sera avec vous (7).
4. Que votre charité ne se plaigne point de tout ce que j'ai
dit dans cette lettre. Je ne vous ai point exhortés sur ce que je
crois que vous ne faites pas; mais j'ai pensé que vous me recommanderiez
beaucoup à Dieu, si vous mêliez le souvenir de mes paroles
aux oeuvres que vous accomplissez par sa grâce; car j'avais déjà
connu pair la renommée, et récemment nos frères Eustase
et André nous ont rapporté, à leur retour d'auprès.
de vous, la bonne odeur du Christ qui s'exhale de votre sainte vie. Eustase
vient de nous précéder dans l'éternel repos, où
l'on n'entend point ces flots du temps pareils à ceux dont votre
île est battue; il ne désire plus retourner à Capraïa,
parce qu'il n'a plus besoin de cilice (8).
1. Ephés. VI, 16. 2. Ibid. V, 19. 3. I Cor. X, 31; XII,
6. 4. Rom. XII, 11. 5. Ps. XXXIII, 3. 6. Ps. XXIV, 15. 7. II Cor.
XIII, 11.
8. Pour comprendre ces derniers mots, il faut savoir que dans lîle
de Capraïa on faisait autrefois beaucoup de cilices en poil de chèvre
à l'usage des religieux; Capraïa tire son nom du grand nombre
de chèvres qu'on rencontre dans lîle.
LETTRE XLIX. (Année 399.)
Saint Augustin marque avec précision les points sur lesquels
il faut qu'on s'explique sur la question du donatisme.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, A HONORÉ,
ÉVÊQUE DU PARTI DE DONAT.
1. Nous avons fort goûté le projet que vous avez bien
voulu nous communiquer par notre très-cher frère Héros,
homme digne de louange en Jésus-Christ, de discuter avec nous dans
des lettres, sans ce tumulte inséparable de la foule; une telle
discussion doit commencer et s'achever avec une entière douceur
et paix d'esprit, selon les paroles de l'Apôtre : « Il ne faut
pas que le serviteur du Seigneur soit en contestation, mais il faut qu'il
soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, et qu'il reprenne
avec bonté ceux qui pensent autrement que lui (1). » Marquons
donc en peu de mots les points sur lesquels nous souhaitons que vous nous
répondiez.
2. Nous voyons l'Eglise de Dieu, que l'on nomme lEglise catholique,
répandue dans tout l'univers, selon ce qui a été annoncé,
et nous ne croyons pas devoir douter de l'accomplissement si évident
de la sainte prophétie, confirmée par le Seigneur dans l'Evangile,
et par les Apôtres qui ont étendu cette même Eglise.
Cela a été prédit, car en tête du très-saint
livre des psaumes il est écrit sur le Fils de Dieu : « Le
Seigneur m'a dit : vous êtes mon fils, je « vous ai engendré
aujourd'hui; demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour héritage,
et j'étendrai votre possession jusqu'aux extrémités
de la terre (2). » Le Seigneur Jésus-Christ lui-même
dit que son Evangile se répandra chez toutes les nations (3). Saint
Paul, avant que la parole de Dieu fût parvenue en Afrique, disait
au commencement de son Epître aux Romains : « Par, qui (Jésus-Christ)
nous avons « reçu la grâce et l'apostolat, pour faire
obéir « en son nom toutes les nations à la foi (4).
» L'Apôtre, parti de Jérusalem, prêcha l'Evangile
dans toute l'Asie et jusqu'en Illyrie, et partout il établit et
fonda des Eglises; ce n'était pas lui, mais la grâce de Dieu
qui était avec lui, comme il le témoigne lui-même (5).
Quoi de plus visible et de plus clair, quand nous lisons dans ses Epîtres
les noms des contrées et des villes où il a passé?
Il écrit aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, aux Ephésiens,
aux Philippiens, aux Thessaloniciens, aux Colossiens. Saint Jean écrit
aussi aux sept Eglises dont il mentionne l'établissement dans ces
régions, et dont le nombre sept représente, croyons-nous,
l'Eglise universelle Ephèse, Smyrne, Sardes, Philadelphie, Laodicée,
Pergame, Thiatyre (6). Il est évident que nous
1. II Tim., II, 24, 25. 2. Ps. II, 7, 8. 3. Matt. XXIV, 14. 4.
Rom. I, 5. 5. I Cor. XV, 10. 6. Apoc. I, 11.
49
sommes en communion avec toutes ces Eglises, comme il est évident
que vous ne communiquez pas avec elles.
3. C'est pourquoi nous vous demandons de ne pas craindre de nous répondre
comment il a pu se faire que le Christ ait perdu son héritage répandu
sur la terre entière, et qu'il ait été 'tout à
coup réduit aux seuls Africains, et encore pas à tous, car
l'Eglise catholique est aussi en Afrique, parce que Dieu a voulu qu'elle
s'étendît dans le monde entier, et il l'a ainsi prédit.
Votre parti, au contraire, qui porte le nom de Donat, n'est pas dans tous
les lieux où ont retenti les écrits, les discours et les
actions des apôtres. Ne dites pas que notre Eglise ne s'appelle point
catholique, mais macarienue, comme vous la nommez; vous devez savoir, et,
si vous l'ignorez, vous pourriez apprendre très-aisément
que dans toutes ces régions d'où l'Evangile s'est répandu
à travers l'univers, on ne connaît ni le nom de Donat ni le
nom de Macaire. Vous ne pouvez pas nier que votre parti s'appelle le parti
de Donat, et qu'il est désigné sous ce nom partout où
se rencontrent des hommes de votre communion. Daignez donc nous apprendre
comment il se fait que le Christ ait perdu son Eglise dans toute la terre,
et de quelle manière il a commencé à ne plus avoir
d'Eglise que parmi vous; c'est à vous qu'il appartient de répondre
à cela; il suffit à notre cause que nous voyions dans l'univers
l'accomplissement de la prophétie et des saintes Ecritures. Voilà
ce que j'ai dicté, moi Augustin, parce gale depuis longtemps je
veux m'entretenir de ces matières avec vous. Il me paraît,
à cause de notre voisinage, que nous pouvons traiter ces questions
par lettres et sans bruit, avec l'aide de Dieu, autant que le besoin de
la vérité nous le demandera.
LETTRE L. (Année 399.)
Saint Augustin se plaint du meurtre de soixante chrétiens, et
propose de remplacer une statue d'Hercule dont la disparition ou la destruction
avait été la cause ou le prétexte de cette sanglante
atrocité. Les Bénédictins ont donné cette lettre
sans observation. Le traducteur Dubois prévient son lecteur qu'il
ne la donne que pour servir de nombre et pour n'être pas obligé
de changer le chiffre de celles qui suivent; elle lui paraît trop
impertinente pour qu'il l'attribue à saint Augustin; de plus, il
n'y reconnaît pas le style de l'évêque d'Hippone. Nous
ne trouvons, quant à nous, rien d'extraordinaire dans le ton de
cette lettre; il nous semble naturel qu'un évêque s'émeuve
du meurtre de soixante chrétiens, et les railleries qu'il se permet
à l'endroit d'Hercule n'ont pas besoin qu'on les justifie. Nous
avons vu d'ailleurs, lettre XVIIIe, avec quelle habileté le grand
docteur pouvait manier l'ironie. Peut-être le style de cette lettre
offre-t-il quelque chose qui n'est pas la manière accoutumée
de saint Augustin; mais fût-elle partie d'une main étrangère,
nous n'aurions pas moins cru devoir lui laisser sa place, non pour servir
de nombre, mais pour reproduire une pièce d'un curieux intérêt
historique, au sujet des soixante martyrs de Suffec, dont le martyrologe
romain a gardé la mémoire (le 30 août).
AUGUSTIN, ÉVÊQUE , AUX CHEFS ET AUX ANCIENS DE LA COLONIE
DE SUFFEC (1).
L'énorme crime que votre cruauté a commis, au moment
où on s'y attendait le moins, frappe la terre et le ciel; sur vos
places publiques et dans vos temples on voit encore des traces de sang,
et vos rues retentissent de meurtres. Chez vous on a enfoui les lois romaines,
la salutaire terreur de la justice est foulée aux pieds; les empereurs
ne sont assurément ni respectés ni redoutés. Le sang
innocent de soixante de nos frères a coulé dans votre cité;
celui qui en a le plus tué a reçu le plus de louanges et
a tenu le premier rang dans votre sénat. Venons maintenant à
ce qui est pour vous l'affaire principale. Si vous prétendez que
l'hercule était à vous, nous vous le rendrons; il y a encore
des métaux, les pierres ne manquent pas, on trouve plusieurs sortes
de marbres, et les ouvriers abondent. On se hâte de sculpter votre
dieu, on est en train de l'arrondir et de l'orner; nous y ajoutons du vermillon
pour son visage, afin que vos fêtes sacrées en reçoivent
plus d'éclat. Du moment que l'Hercule était à vous,
nous nous cotisons pour vous acheter un dieu fait par votre artiste. Mais
si nous vous rendons votre Hercule, rendez-nous tant de frères auxquels
vous avez arraché la vie.
LETTRE LI. (399 ou 400.)
Saint Augustin s'adresse à Crispinus, évêque donatiste
de Calame, et voudrait l'amener à une discussion par écrit,
afin qu'on ne lui fasse pas dire le contraire de ce qu'il dit; il relève
des contradictions frappantes dans la conduite des donatistes.
AUGUSTIN A CRISPINUS.
1. Je n'ai pas donné d'autre titre à ma lettre parce
que ceux de votre parti me blâment de mon humilité; vous pourriez
croire que je veux par là vous faire injure, si je ne vous
1. Suffec était une ville épiscopale de la Bysacène,
ancienne province représentée aujourd'hui par la Régence
de Tunis.
50
demandais pas de me traiter de la même manière que je
vous traite. Que vous dirai-je de la promesse que vous m'aviez faite ou
que j'avais instamment sollicitée de vous à Carthage? De
quelque façon que les choses se soient passées, n'en parlons
plus, de peur que ce qui nous reste à accomplir n'en soit entravé..
Aujourd'hui, Dieu aidant, il n'y, a plus d'excuse, si je ne me trompe ;
nous sommes tous les deux en Numidie, et les lieux que nous habitons nous
rapprochent l'un de l'autre (1). J'ai entendu dire que vous vouliez disputer
encore avec moi sur la question qui nous divise. Voyez combien en peu de
mots toutes les ambiguïtés disparaissent; répondez à
cette lettre si vous voulez bien, et peut-être cela suffira, non-seulement
à nous, mais encore à ceux qui désirent nous entendre
; et si cela ne suffit pas, écrivons jusqu'à ce qu'ils soient
satisfaits. Quel plus grand avantage pourrions-nous retirer du voisinage
des villes où nous sommes ? Quant à moi, je suis décidé
à ne plus m'occuper de ces questions avec vous, si ce n'est par
lettres, pour que rien de ce qui aura été dit ne puisse être
oublié, et pour que ceux qui s'appliquent à ces choses, et
qui ne pourraient pas assister à nos conférences, ne soient
pas trompés. Vous avez coutume de débiter des faussetés
sur ce qui s'est passé, et de le raconter comme il vous plaît;
c'est peut-être plus par erreur que par intention de mentir. C'est
pourquoi, si cela vous plaît, n'en jugeons que par les choses présentes.
Vous n'ignorez pas sans doute qu'aux temps de l'ancienne loi le peuple
commit le crime de l'idolâtrie, et qu'un livre de prophéties
fut brûlé par un roi impie (2) ; ces deux crimes furent moins
sévèrement punis que le schisme, ce qui prouve toute la gravité
de ce dernier mal aux yeux de Dieu. Vous vous rappelez comment la terre
s'ouvrit pour engloutir tout vivants les auteurs du schisme, et comment
le feu du ciel dévora ceux qui y avaient adhéré (3).
L'idole fabriquée et adorée, le livre saint brûlé
n'attirèrent pas sur les coupables d'aussi terribles châtiments.
2. Pourquoi donc, vous qui avez coutume de nous reprocher. ce crime
qui n'est pas prouvé contre nous et qui l'est beaucoup contre vous,
ce crime d'avoir livré les Ecritures du
1. Il y a environ quinze lieues d'Hippone à Calame. Nous avons
trouvé des vestiges de la voie romaine entre ces deux cités.
Voir notre Voyage en Algérie (Etudes Africaines), chap. 13.
2. Jérém. XXXVI, 23. 3. Nomb. XVI, 31-35.
Seigneur pour être brûlées devant les menaces, de
la persécution, pourquoi, dis-je, avez-vous maintenu dans l'épiscopat
des pontifes que vous aviez condamnés pour crime de schisme «
par et la bouche véridique d'un concile universel (1), » des
pontifes comme Félicien de Musti (2) et Prétextat d'Assuri
? Ils n'étaient pas, comme vous le dites aux ignorants, du nombre
de ceux qui échappaient à la sentence, si, avant l'expiration
d'un délai fixé par votre concile, ils rentraient dans votre
communion ; mais ils furent de ceux que vous condamnâtes sans délai
le jour même où un délai fut par vous accordé
aux autres. Si vous le niez, je le prouverai; votre concile parle; nous
avons dans nos mains les actes proconsulaires, avec le témoignage
desquels vous l'avez déclaré plus d'une fois. Préparez,
si vous le pouvez, une autre manière de vous défendre; nier
ce que j'établirais si aisément ne serait qu'une perte de
temps. Si donc Félicien et Prétextat étaient innocents;
pourquoi ont-ils été condamnés? S'ils étaient
coupables, pourquoi ont-ils été réintégrés?
Si vous prouvez leur innocence, pourquoi ne croirions-nous pas que ceux
qui furent condamnés par vos prédécesseurs., réunis
en bien plus petit nombre, étaient innocents, lorsque trois cent
dix de leurs successeurs, à qui on a donné: le titre superbe
d'organe véridique d'un « concile universel, » ont pu
faussement condamner pour crime de schisme? Et si vous prouvez que Félicien
et Prétextat ont été à bon droit condamnés,
que vous reste-t-il pour vous défendre de les avoir maintenus sur
leurs sièges, sinon de vanter outre mesure l'importance et le bien
de la paix, et de montrer qu'il faut supporter ces crimes mêmes pour
ne pas rompre le lien de l'unité? Plût à Dieu que vous
pratiquassiez cela, non de bouche, mais de toutes les forces du coeur 1
Vous reconnaîtriez sans doute que des calomnies d'aucune sorte ne
doivent rompre la paix du Christ par toute la terre, s'il est permis en
Afrique, dans l'intérêt du parti de Donat, de recevoir des
évêques condamnés pour un schisme sacrilège.
3. Vous avez coutume aussi de nous reprocher de vous persécuter
par les puissances temporelles; je ne dispute pas avec vous là
1. Il s'agit ici du conciliabule schismatique de Bagaie,auquel les
donatistes donnaient le nom de Concile universel.
2. Musti était situé sur la route de Carthage à
Théveste; ses ruines s'appellent Enchir-mest; on y voit un arc de
triomphe encore debout.
51
dessus; je ne veux pas vous dire tout ce que vous mériteriez
pour l'énormité d'un si grand sacrilège, et je me
tais sur la modération que la douceur chrétienne n'a cessé
de nous inspirer; mais je dirai ceci : Pourquoi, si cela est un crime,
pourquoi avez-vous persécuté violemment ces maximianistes
au moyen des juges envoyés par ces empereurs que notre communion
a enfantés à la foi de l'Évangile? Pourquoi les avez-vous
chassés de leurs basiliques, de ces basiliques où les trouva
le schisme naissant? Pourquoi les en avez-vous chassés par le tumulte
des disputes publiques, par la puissance des ordres reçus et l'intervention
violente des soldats appelés à votre secours? Des traces
récentes nous montrent ce qu'ils ont souffert dans cette attaque;
les écrits témoignent des ordres donnés, et, quant
aux faits, ils sont publiés dans ces pays mêmes qui honorent
pieusement la mémoire d'Optat, votre tribun (1).
4. Enfin, vous êtes dans l'habitude de dire que nous n'avons
point le baptême du Christ, et qu'il n'existe que dans votre communion.
Je pourrais disserter longuement ici; mais il n'en est plus besoin contre
vous qui avez admis le baptême des maximianistes avec Félicien
et Prétextat. Tous ceux qu'ils ont baptisés, lorsqu'ils étaient
en communion avec Maximien et que vous travailliez devant les tribunaux
à les chasser de leurs basiliques, comme les actes le rapportent;
tous ceux, dis-je, qu'ils ont baptisés à cette époque
sont restés aven eux et avec vous ; oui, de tous ceux qu'ils ont
baptisés ostensiblement dans le crime du schisme, non-seulement
en cas de maladies dangereuses, mais encore pendant les solennités
pascales, dans leurs nombreuses églises et dans leurs grandes cités,
il n'en est pas un seul auquel on ait réitéré le baptême.
Plût à Dieu que vous pussiez prouver que ceux que Félicien
et Prétextat avaient inutilement et publiquement baptisés
dans le crime du schisme, ont été utilement et secrètement
rebaptisés par eux, après que vous eûtes admis ces
deux évêques dans vos rangs ! En effet, s'il fallait baptiser
une seconde fois ceux-là, il fallait ordonner ceux-ci une seconde
fois; car, en se séparant de vous, les deux évêques
avaient perdu le caractère de l'épiscopat, s'ils ne pouvaient
plus baptiser en dehors de votre communion ; et si, en se séparant
1. Ce fut cet Optai, évêque donatiste de Tamugas, qui
força les donatistes à réintégrer, dans leur
communion , Félicien de Musti et Prétextai d'Assuri, dont
il est parlé dans cette lettre.
de vous, ils avaient gardé leur caractère d'évêque,
ils avaient pu évidemment baptiser. Si au contraire ils l'avaient
perdu, ils auraient dû, en revenant à vous, être de
rechef ordonnés, afin de recouvrer ce qu'ils n'avaient plus. Mais
ne craignez rien : autant il est certain qu'ils sont revenus avec le même
caractère d'évêque qu'ils avaient en vous. quittant,
autant il est sûr que ceux qu'ils ont baptisés dans le schisme
de Maximien sont rentrés avec eux dans votre communion sans aucune
réitération du baptême.
5. Où donc trouver assez de larmes pour déplorer que
le baptême des maximianistes soit admis, et qu'on souffle sur le
baptême du monde entier? Que vous ayez condamné Félicien,
condamné Prétextat après les avoir entendus ou sans
les entendre, avec ou sans justice, je né m'en occupe pas en ce
moment; mais dites-moi: quel évêque des Corinthiens a été
entendu ou condamné par quelqu'un des vôtres? Avez-vous entendu
quelque évêque des Galates, des Ephésiens, des Colossiens,
des Philippiens, des Thessaloniciens et de toutes les autres cités
dont il a été dit: « Toutes les nations de la terre
seront en adoration en sa présence (1) ? » Et cependant le
baptême des maximianistes est admis, et on repousse le baptême
de tous ces chrétiens, qui n'est pas le baptême de tel ou
tel, mais de celui dont il a été dit: « C'est celui
qui baptise (2). » Mais je ne m'arrête pas à ceci; regardez
ce qui est devant vous, voyez ce qui frapperait les yeux d'un aveugle:
le baptême est avec des gens condamnés et n'est point avec
ceux qu'on n'a pas entendus ! Il est avec des gens nommément expulsés
de votre communion pour crime de schisme, et n'est pas avec ceux qui vous
sont inconnus, qui habitent des pays lointains, qui n'ont jamais été
accusés, jamais jugés ! Il est avec des Africains séparés
d'une portion de l'Afrique, et n'est pas avec les habitants des contrées
d'où l'Évangile est venu en Afrique ! Pourquoi vous chargerai-je
davantage? Répondez seulement à tout ceci. Voyez combien,
dans votre concile, on fait peser sur les maximianistes le sacrilège
du schisme; voyez les persécutions que vous leur avez infligées
par les puissances judiciaires; voyez leur baptême que vous avez
admis en les admettant eux-mêmes après- les avoir condamnés.
Et dites-moi, si vous le pouvez, comment il vous sera possible
1. Ps. XXI, 28. 2. Jean, I, 33.
52
de tromper les ignorants et d'expliquer pourquoi vous demeurez séparés
de toute la terre par un schisme bien plus criminel que celui que vous
vous glorifiez d'avoir condamné dans les maximianistes. Que la paix
du Christ triomphe heureusement dans votre coeur !
LETTRE LII. (Année 399 ou 400.)
Saint Augustin appelle Séverin son frère selon la chair;
toutefois Séverin n'était que son cousin; il s'était
laissé prendre dans le schisme de Donat. Saint Augustin lui montre
brièvement son erreur et le supplie d'ouvrir les yeux.
AUGUSTIN A SON TRÈS-DÉSIRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE
LE SEIGNEUR SÉVERIN.
1. Quoique la lettre de votre fraternité me soit arrivée
tard et quand je. ne l'espérais plus, je l'ai cependant reçue
avec joie; j'ai senti cette joie devenir plus vive dans mon coeur en apprenant
que votre homme n'était venu à Nippone que pour m'apporter
cette lettre, J'ai pensé que ce n'était pas sans raison que
vous aviez eu l'idée de m'écrire pour rappeler notre parenté;
que c'était peut-être uniquement parce que vous vous apercevez,
avec la gravité de votre sagesse, de ce qu'il y a de déplorable,
lorsqu'on est frères selon la chair, de ne pas être unis dans
le corps du Christ; d'autant plus qu'il vous est aisé de reconnaître
et de voir la cité placée sur la montagne, et qui, selon
la parole du Seigneur dans l'Evangile, ne peut pas être cachée
(1). Telle est l'Eglise catholique; on l'appelle en grec Katholike, parce
qu'elle est répandue dans tout l'univers. Il n'est permis à
personne de la méconnaître; voilà pourquoi, selon la
parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle ne peut pas être
cachée.
2. Le parti de Donat, qui n'est qu'en Afrique, accuse l'univers, et
ne songe point que, dans son impuissance à produire des fruits de
paix et de charité, il s'est retranché de cette racine des
Eglises d'Orient d'où l'Evangile est venu en Afrique. Si on apporte
aux chrétiens de ce parti un peu de cette terre d'Orient, ils l'adorent;
mais si un fidèle de ces contrées vient parmi eux, ils soufflent
sur lui et le rebaptisent. Le Fils de Dieu, qui est la vérité,
a annoncé qu'il était la vigne, que ses enfants en étaient
le bois et son Père le vigneron. « Mon Père,
1. Matth. V, 14.
dit-il, retranchera le bois qui ne donne pas de fruit en moi; mais
le bois qui porte du fruit, il le taillera pour qu'il en porte davantage
(1). » Il ne faut donc pas s'étonner si ceux qui n'ont voulu
produire aucun fruit de charité ont été retranchés
de cette vigne qui s'est déployée et a rempli toute la terre.
3. Si leurs ancêtres, auteurs du schisme, avaient reproché
à leurs collègues de véritables crimes, ils auraient
gagné leur cause auprès de l'Eglise d'outre-mer, d'où
l'autorité de la foi chrétienne s'est répandue dans
nos contrées; et ceux à qui on reprochait ces crimes eussent
été rejetés du sein de l'Eglise. Maintenant qu'on
voit les mêmes accusés en communion avec les Eglises apostoliques
dont ils possèdent et lisent les noms dans les livres saints, tandis
que les accusateurs sont mis dehors et séparés de cette même
communion, comment ne pas comprendre que ceux qui obtinrent gain de cause
auprès de ces juges désintéressés avaient la
justice pour eux! Admettons que la cause des donatistes soit bonne et qu'ils
n'aient pas pu la faire triompher devant les Eglises d'outre-mer; que leur
avait fait le monde entier avec ses évêques qui ne pouvaient
condamner témérairement leurs collègues non convaincus
des crimes dont on les accusait ? Ainsi les innocents sont rebaptisés,
et le Christ est effacé dans les innocents. Si les évêques
donatistes ont connu de vrais crimes commis par leurs collègues
d'Afrique; s'ils ont négligé de les signaler et de les prouver
aux Eglises d'outremer, ils se sont eux-mêmes retranchés de
l'unité du Christ par un horrible schisme, et ils n'ont pas d'excuse,
vous le savez. Pour ne pas scinder le parti de Donat, ils ont toléré,
durant de longues années, des scélérats qui se montraient
en grand nombre parmi eux, et pendant ce temps, ils ne craignaient pas,
sur de faux soupçons, de rompre la paix et l'unité du Christ,
comme ils le font encore sous nos yeux, et vous l'avez bien vu.
4. Mais je ne sais quelle charnelle habitude vous retient au milieu
d'eux, Séverin mon frère; depuis longtemps je le regrette,
depuis longtemps j'en gémis, surtout quand je pense à votre
sagesse; et depuis longtemps je désire mentretenir de cela avec
vous. Que servent les saluts qu'on échange et la parenté
temporelle, si nous méprisons dans notre parenté l'héritage
éternel du Christ et le salut de la vie à venir? Qu'il me
1. Jean, XV, 1, 2.
53
suffise d'avoir écrit ces choses qui ne seraient rien ou presque
rien pour des curs durs, mais qui sont fort considérables pour
votre esprit que je connais bien. Elles ne viennent pas de moi qui ne suis
rien et qui attends seulement la miséricorde de Dieu; mais elles
viennent de ce Dieu tout-puissant, qu'on trouvera pour juge dans le siècle
futur si, dans le siècle présent, on le méprise comme
père.
LETTRE LIII. (Année 400.)
Générosus était un catholique de Constantine,
honoré de l'amitié de saint Augustin. Un prêtre donatiste
lui ayant adressé une lettre en faveur du schisme et où il
se vantait d'avoir reçu les communications d'un ange, Générosus
envoya cette lettre à saint Augustin; notre saint, tant en son nom
qu'au nom de ses vénérables collègues, écrivit
la réponse suivante, moins pour éclairer Générosus
dont la piété lui était connue, que pour rappeler
les faits et les témoignages des Ecritures au prêtre égaré.
FORTUNAT, ALYPE ET AUGUSTIN, A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE FRÈRE
GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous avez voulu que nous connussions la lettre qui vous a été
adressée par un prêtre donatiste, quoique vous en eussiez
ri comme il convient à un catholique ; voici donc une réponse
qui est bien plus pour lui que pour vous, et que nous vous demandons de
lui transmettre, si vous pensez qu'on ne puisse pas désespérer
de le guérir de sa folle erreur. Il vous a écrit qu'un ange
lui a ordonné de vous marquer l'ordre et la suite du christianisme
dans votre ville, à vous dont le christianisme ne tient pas seulement
à votre cité, ni même à l'Afrique et aux Africains,
mais au monde entier, et qui a été annoncé et l'est
encore à toutes les nations. C'est peu pour eux de ne pas avoir
honte d'être retranchés de la racine, et de ne rien faire
pour leur retour pendant qu'ils le peuvent encore; ils veulent en retrancher
d'autres avec eux et en faire comme des bois arides destinés au
feu. C'est pourquoi si l'ange que ce prêtre donatiste, dans son astucieuse
vanité, prétend, selon nous, lui avoir apparu à cause
de vous,- vous apparaissait à vous-même, et qu'il vînt
vous dire ce que ce prêtre a imaginé de vous déclarer
de sa part, il faudrait vous souvenir de cette parole de l'Apôtre
: « Quand nous vous annoncerions nous-même ou quand pan ange
du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui que
nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème (1). »
Il vous a été annoncé, par la bouche du Seigneur Jésus-Christ
lui-même, que son Evangile sera porté à toutes les
nations, et qu'alors ce sera la fin (2). Il vous a été annoncé,
par les prophètes et les apôtres, que des promesses ont été
faites à Abraham et à sa race, qui est le Christ (3), quand
Dieu lui disait : « Toutes les nations seront bénies dans
votre race (4). » Si donc un ange du ciel vous disait, à vous
qui êtes témoin de l'accomplissement de ces promesses : Laissez
là le christianisme de toute la terre et prenez le christianisme
du parti de Donat, dont l'ordre et la suite vous sont exposés dans
la lettre de l'évêque de votre ville, cet ange devrait être
anathème, parce qu'il s'efforcerait de vous retrancher du tout,
de vous pousser dans un parti, et de vous séparer des promesses
de Dieu.
2. S'il faut considérer la succession des évêques,
avec quelle certitude plus grande encore, et quelle incontestable utilité
nous établirons la succession des évêques de Rome depuis
Pierre, à qui le Seigneur a dit comme à la figure de toute
l'Eglise : « Je bâtirai sur cette pierre mon Eglise, et les
portes des enfers ne prévaudront pas contre elle (5) ! » A
Pierre a succédé Lin; à Lin, Clément; à
Clément, Anaclet ; à Anaclet, Evariste ; à Evariste,
Alexandre; à Alexandre, Sixte; à Sixte, Télesphore
; à Télesphore, Igin; à Igin, Anicet; à Anicet,
Pie; à Pie, Soter ; à Soter, . Eleuthère ; à
Eleuthère, Victor; à Victor, Zéphirin; à Zéphirin,
Callixte; à Callixte, Urbain; à Urbain, Pontiali; à
Pontian, Anthère; à Anthère, Fabian ; à Fabian,
Corneille; à Corneille, Luce; à Luce, Etienne ; à
Etienne, Xyste ; à Xyste, Denis; à Denis, Félix; à
Félix, Eutychien ; à Eutychien, Gaïus ; à Gaïus,
Marcellin; à Marcellin, Marcel; à Marcel, Eusèbe ;
à Eusèbe, Miltiade ; à Miltiade, Sylvestre; à
Sylvestre, Marc; à Marc, Jules; à Jules, Libère; à
Libère, Damase ; à Damase, Sirice ; à Sirice, Anastase.
Dans cet ordre de succession on ne trouve aucun évêque donatiste;
mais en revanche les gens de ce parti en ont envoyé un à
Rome, ordonné en Afrique, pour être placé à
la tête d'un petit nombre d'Africains appelés montagnards
ou cutzupites.
3. Dans cette succession d'évêques depuis
1. Galat. I, 8. 2. Matt. XXIV, 14. 3. Galat. III, 16. 4. Gen.
XII, 3. 5. Matt. XVI, 18.
54
saint Pierre jusqu'à Anastase, qui occupe aujourd'hui le même
siège, s'il s'était glissé quelque évêque
traditeur, il n'en serait résulté aucun préjudice
contre l'Eglise ni contre les chrétiens innocents; c'est à
eux que, dans sa prévoyance, le Seigneur a dit au sujet des mauvais
pasteurs : « Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font,
car ils disent et ne font pas (1). » Pour que l'espérance
du fidèle soit certaine, cette espérance qui ne se place
pas dans l'homme, mais dans le Seigneur, il ne faut pas qu'elle soit jamais
dissipée par la tempête d'un schisme sacrilège; ils
ont été ainsi dissipés ceux qui lisent dans les saints
livres les noms des Eglises auxquelles les apôtres ont écrit,
sans avoir là aucun évêque. Quoi de plus détestable
et de plus insensé que de dire aux lecteurs qui viennent de lire
ces mêmes Epîtres : la paix soit avec vous, et d'être
séparé de la paix de ces mêmes Eglises auxquelles les
Epîtres sont adressées !
4. Cependant, de peur que le prêtre donatiste ne se flatte de
la suite des évêques de Constantine qui est vôtre ville,
lisez-lui les actes de Munatius Félix, flamine perpétuel,
préposé à la garde de votre cité, pendant que
Dioclétien était consul pour la huitième fois, et
Maximien pour la septième, le onze des calendes de juin; il est
clairement constaté par ces actes que l'évêque Paul
livra les livres saints, ayant Sylvain pour sous-diacre et pour complice,
et que celui-ci livra en même temps des objets d'église, même
ceux qu'on avait cachés avec le plus de soin, tels qu'une boîte
d'argent et une lampe d'argent, si bien qu'un certain Victor lui dit :
Vous en seriez mort si vous ne les aviez pas trouvées. C'est ce
même Sylvain, si manifestement traditeur, dont le prêtre donatiste,
dans la lettre qu'il vous écrit, rappelle avec bonheur l'ordination
par les mains de Sécondus, évêque de Tigisis, alors
primat. Que leur langue orgueilleuse se taise donc, qu'elle reconnaisse
leurs propres crimes, et que, dans son délire, elle cesse de dénoncer
les prétendus crimes d'autrui. Lisez aussi à ce prêtre
donatiste, s'il veut vous entendre, les actes ecclésiastiques de
ce même Sécondus, évêque deTigisis, dans la maison
d'Urbain Donat, où il laissa au jugement de Dieu les traditeurs
qui avouaient leur crime Donat, évêque de Masculi ; Marin,
évêque des Eaux de Tibilis ; Donat, évêque de
Calame; ce
1. Matt. XXIII, 3.
fut avec ces traditeurs que Sécondus ordonna évêque
le traditeur Sylvain, dont nous avons parlé tout à l'heure.
Lisez encore à ce prêtre qui vous a écrit, lisez-lui
ce qui se passa devant Zénophile, personnage consulaire; ce fut
là qu'un diacre nommé Nundinarius, irrité contre Sylvain
qui l'avait excommunié, découvrit judiciairement toutes ces
choses et les prouva d'une façon plus claire que le jour par les
déclarations certaines et les réponses des témoins,
par la lecture des actes et de beaucoup de lettres.
5. Que de choses vous pourriez lui lire encore si, au lieu d'un disputeur
opiniâtre, vous trouviez en lui un esprit sagement disposé
à vous écouter ! Vous lui remettriez sous les yeux les prières
des donatistes à Constantin pour qu'il envoyât des Gaules
des évêques qui jugeraient la cause débattue parmi
les évêques d'Afrique; les lettres du même empereur
par lesquelles il envoya des évêques à Rome; le récit
de ce qui se passa à Rome, où la cause fut connue et discutée
par ces évêques; les lettres où l'empereur annonce
que les évêques donatistes se sont plaints du jugement de
leurs collègues, c'est-à-dire des évêques que
Constantin avait envoyés à Rome; les lettres où il
voulut que d'autres évêques se réunissent à
Arles pour juger une seconde fois, où il est dit que les donatistes
en appelèrent encore de ce jugement à l'empereur lui-même;
que l'empereur examina l'affaire et prononça en présence
des parties, et qu'il témoigna violemment la plus grande horreur
contre les donatistes en voyant l'innocence de Cécilien sortir triomphante
de leurs accusations. Le prêtre qui vous a écrit entendra
tout cela s'il veut, et ne parlera plus et cessera de tendre des piéges
à la vérité.
6. Du relate, nous nous appuyons moins sur de pareils témoignages
que sur les saintes Ecritures, qui promettent le monde entier au Christ,
pour être son héritage; les donatistes s'en étant séparés
par un schisme criminel, ils font grand bruit de crimes qui seraient comme
la paille dans la moisson du Seigneur : il faut souffrir qu'elle reste
mêlée au grain jusqu'à ce que, par le dernier jugement,
l'aire tout entière soit vannée. Ces crimes, vrais ou faux,
ne font rien au froment du Seigneur qui doit croître jusqu'à
la fin des siècles, dans le champ tout entier, c'est-à-dire
dans le monde ce n'est pas le faux ange du prêtre donatiste (55)
qui parle ainsi, c'est le Seigneur dans l'Evangile (1). Ces malheureux
donatistes qui ont faussement et vainement accusé des chrétiens
innocents, mêlés aux méchants dans l'univers comme
le bon grain à la paille -ou à l'ivraie, Dieu les a justement
punis quand ils ont condamné dans leur concile universel les maximianistes,
schismatiques parmi eux à Carthage : les maximianistes avaient condamné
Primien, baptisé hors de la communion de Primien, et rebaptisé
des chrétiens baptisés par Primien; Dieu, disons-nous, les
a justement punis en permettant qu'après avoir aussi solennellement
condamné les maximianistes, ils aient été assez longtemps
après, obligés par Optat le Gildonien (2) de reconnaître
pour évêques des hommes de ce même schisme frappés
de leur sentence, des hommes tels que Félicien, évêque
de Musti, et Prétextat, évêque d'Assuri, et qu'ils
aient reçu avec ces évêques ceux que ces derniers avaient
baptisés quand ils étaient condamnés. S'ils ne se
regardent pas comme souillés par ceux qu'ils ont condamnés
de leur propre bouche comme scélérats et sacrilèges,
et qu'ils ont comparés aux coupables que la terre engloutit tout
vivants (3); s'ils communiquent avec eux après les avoir rétablis
dans leur dignité épiscopale, qu'ils se réveillent
donc, qu'ils songent à tout ce qu'il faut d'aveuglement et de folie
pour répéter que le monde entier est souillé par des
crimes commis en Afrique, des crimes inconnus, et que l'héritage
du Christ, où sont comprises toutes les nations, est anéanti
par la contagion des péchés des Africains, tandis qu'ils
ne veulent pas se croire atteints ni souillés en communiquant avec
ceux dont ils ont constaté et jugé les crimes.
7. C'est pourquoi l'apôtre Paul ayant dit que Satan se transforme
lui-même en ange de lumière, il n'y aurait rien d'étonnant
que ses ministres se transformassent en ministres de justice (4) ; s'il
est vrai que ce prêtre donatiste ait vu quelque ange qui lui ait
annoncé l'erreur et qui ait cherché à séparer
des chrétiens de l'unité catholique, c'est Satan transformé
en ange de lumière qui lui a apparu. S'il en a menti et qu'il n'ait
rien vu de semblable, il est
1. Matt., XIII, 30.
2. Optat, évêque donatiste de Thamugas, fut surnommé
le Gildonien parce qu'il se fit la créature et l'instrument du fameux
Gildon, gouverneur romain, révolté contre Rome. Il se servit
de son crédit pour multiplier les violences et fit exécrer
son nom.
3. Nomb. XVI, 31-33. 4. II Cor. XI, 13-15.
lui-même un ministre de Satan, transformé en ministre
de justice. Et cependant si, considérant toutes ces choses, ii ne
veut pas être trop mauvais et trop opiniâtre, il pourra se
délivrer de la séduction qu'il a subie ou qu'il veut communiquer.
Nous nous sommes décidés à écrire ceci à
votre occasion sans animosité aucune, et nous n'avons pas oublié
à l'égard de ce prêtre les paroles de l'Apôtre
: « Il ne faut pas qu'un serviteur du Seigneur dispute, mais il faut
qu'il soit doux pour tous, capable d'instruire, patient, reprenant avec
modération ceux qui pensent autrement qu'ils ne devraient penser;
peut-être Dieu leur donnera-t-il l'esprit de pénitence pour
connaître la vérité et se retireront-ils des piéges
du démon, qui les enchaîne et les retient à sa volonté
(1) . » Si quelque chose d'un peu dur nous est échappé,
qu'il ne l'attribue point à l'amertume de nos divisions, mais à
la charité qui veut son retour. Vivez sain et sauf dans le Christ,
très-cher et honorable frère.
1. I Tim. I, 5.
RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. LIVRE PREMIER OU LETTRE
LIV. (Année 400.)
Pour expliquer la diversité des pratiques en usage chez les
différents peuples chrétiens, S. Augustin établit
que ce qui est établi par l'Ecriture, par la tradition apostolique
ou par les conciles généraux, doit être observé
partout, et que pour le reste, il convient d'observer la coutume de l'Eglise
où l'on est actuellement. En répondant aux questions de Janvier,
notre saint touche à beaucoup de points très-intéressants.
Il est ingénieux, profond, toujours attachant. Il faut lire et relire
ces deux lettres qui forment deux livres. Voyez ce qu'en dit le saint Docteur
dans ses rétractations, livre deuxième, chap. 20. (Tom. 1er,
pag. 347.)
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS JANVIER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Pour les choses qui font l'objet de vos questions, j'aimerais à
savoir, d'abord, ce que vous y auriez répondu si on vous eût
interrogé vous-même: en approuvant ou en rectifiant vos propres
réponses, j'aurais pu vous satisfaire plus brièvement, et
plus aisément vous affermir ou vous redresser. Oui, j'aurais mieux
aimé cela. Mais, maintenant, puisqu'il faut vous répondre,
mieux vaut un long discours qu'un retard. Je veux, en premier lieu, que
1. II Tim., II, 24, 25, 26.
56
vous sachiez, comme point capital de cette dissertation, que Notre-Seigneur
Jésus-Christ, comme il le dit lui-même dans l'Evangile, nous
a soumis à un joug doux et à un fardeau léger'. Voilà
pourquoi la société nouvelle qu'il a fondée a pour
lien un petit nombre de sacrements, d'une observation facile, d'une signification
admirable, tels que le baptême, consacré par le nom de la
Trinité, la communion du corps et du sang de Jésus-Christ,
et les autres prescriptions des Ecritures canoniques, en exceptant les
pesants devoirs imposés au peuple de l'ancienne alliance, appropriés
à des coeurs durs et à des temps prophétiques, et
contenus dans les cinq livres de Moïse. Quant aux choses non écrites,
que nous conservons par tradition, et qui sont pratiquées par toute
la terre, on doit comprendre qu'elles nous ont été recommandées
et prescrites soit par les apôtres eux-mêmes, soit par les
conciles généraux dont l'autorité est si profitable
à l'Eglise: telle est la célébration solennelle et
annuelle de la passion du Seigneur, de sa résurrection, de son ascension,
de la descente de l'Esprit Saint, et telles sont d'autres observances analogues
pratiquées par l'Eglise universelle partout où elle est répandue.
2. Il y a des choses qui changent selon les lieux et les contrées;
c'est ainsi que les uns jeûnent le samedi, les autres non, les uns
communient chaque jour au corps et au sang du Seigneur, les autres à
certains jours seulement; ici nul jour ne se passe sans qu'on offre le
saint sacrifice; là c'est le samedi et le dimanche; ailleurs c'est
le dimanche seulement; les observances de ce genre vous laissent pleine
liberté; et, pour un chrétien grave et prudent, il n'y a
rien de mieux à faire, en pareil cas, que de se conformer à
la pratique de l'Eglise où il se trouve. Ce qui n'est contraire
ni à la foi ni aux bonnes murs, doit être tenu pour indifférent
et observé par égard pour ceux au milieu desquels on vit.
3. Je crois que vous l'avez un jour entendu de ma bouche, mais, cependant,
je vous le redirai. Ma mère m'ayant suivi à Milan, y trouva
que l'Eglise n'y jeûnait pas le samedi; elle se troublait et ne savait
pas, ce qu'elle devait faire; je me souciais alors fort peu de ces choses;
mais, à cause de ma mère, je consultai là-dessus Ambroise,
cet homme de très-heureuse mémoire; il me répondit
qu'il ne pouvait
1. Matt. XI, 30.
rien conseiller de meilleur que ce qu'il pratiquait lui-même,
et que s'il savait quelque chose de mieux il l'observerait. Je croyais
que, sans nous donner aucune raison, il nous avertissait seulement, de
sa seule autorité, de ne pas jeûner le samedi, mais, reprenant
la parole, il me dit: « Quand je suis à Rome, je jeûne
le samedi; quand je suis ici, je né jeûne pas ce jour-là.
Faites de même; suivez l'usage de l'Eglise ou vous vous trouvez,
si vous ne voulez pas scandaliser ni être scandalisé. »
Lorsque j'eus rapporté à ma mère cette réponse,
elle s'y rendit sans difficulté. Depuis ce temps, j'ai souvent repassé
cette règle de conduite, et je m'y suis toujours attaché
comme si je l'avais reçue d'un oracle du ciel.
Plus d'une fois j'ai pensé en gémissant à tous
les troubles que font naître parmi les faibles les controverses opiniâtres
ou la timidité superstitieuse de quelques-uns de nos frères
dans ces questions, qui ne peuvent se résoudre avec certitude ni
par l'autorité de la sainte Ecriture, ni par la tradition de l'Eglise
universelle, ni par l'intérêt évident des moeurs, mais
où l'on apporte seulement une certaine manière de voir, ou
bien la coutume particulière de son pays, ou bien encore un exemple
de ce que l'on a vu ailleurs, se croyant d'autant plus savant qu'on a voyagé
plus loin: alors commencent des disputes sans fin, et l'on ne trouve bon
que ce que l'on pratique soi-même.
4. Quelqu'un dira qu'il ne faut pas recevoir tous les jours l'Eucharistie;vous
lui demanderez pourquoi; parce que, vous répondra-t-il, on doit
choisir les jours où l'on vit avec plus de pureté et de retenue
pour se rendre plus digne d'approcher d'un si grand sacrement: «Car,
dit l'Apôtre, celui qui mange ce pain indignement, mange et boit
sa condamnation (1). » Un autre, au contraire, dira que si la plaie
du péché et la violence de la maladie spirituelle sont telles
qu'il faille différer de semblables remèdes, on doit être
séparé de l'autel par l'autorité de l'évêque,
pour faire pénitence, et réconcilié par cette même
autorité ; il ajoutera que c'est recevoir indignement l'Eucharistie
que de la recevoir au temps où l'on doit faire pénitence,
qu'il ne faut pas se priver où s'approcher de la communion, selon
son propre jugement ou lorsque cela, plaît, et qu'à moins
de ces grands péchés qui condamnent à en être
privé, on ne doit pas renoncer à recevoir chaque jour le
corps
1. Cor. XI, 29.
57
du Seigneur, précieux remède pour l'âme. Un troisième
terminera peut-être avec plus de raison le débat en demandant
que surtout chacun demeure dans la paix du Christ et fasse comme il jugera
le plus conforme à sa foi; car personne d'entre eux ne déshonore
le corps et le sang du Seigneur, mais c'est à qui honorera le mieux
ce sacrement si salutaire. Zachée et le centurion ne se disputèrent
pas entre eux et ne songèrent pas à se préférer
l'un à l'autre lorsque celui-là reçut avec joie le
Seigneur dans sa maison (1) et que celui-ci dit : je ne «suis pas
digne que vous entriez dans ma demeure (2). » Tous les deux honoraient
le Sauveur d'une faon différente et en quelque sorte contraire ;
tous les deux se trouvaient misérables par leurs péchés,
tous les deux obtinrent miséricorde. De même que , chez le
peuple de la première alliance, la manne avait pour chacun le goût
qu'il voulait (3), ainsi dans un cur chrétien des effets divers
sont opérés par ce sacrement qui a vaincu le monde. C'est
par une inspiration respectueuse que l'un n'use pas le recevoir tous les
jours et que l'autre n'ose pas passer un seul jour sans cette divine nourriture.
C'est seulement le mépris qu'elle ne permet pas, comme la manne
ne souffrait point le dégoût; voilà pourquoi l'Apôtre
dit que ceux-là la reçoivent indignement qui, sans avoir
pour elle le respect incomparable qui lui est dit, ne la distinguent pas
des mitres viandes. Après avoir dit : « Il mange et boit sa
condamnation, » il ajoute : « en ne discernant « pas
le corps du Seigneur (4). » Cela se voit assez clairement dans tout
ce passage de la première Epître aux Corinthiens, si on y
fait attention.
5. Qu'un voyageur se trouve par hasard dans un lieu où les fidèles
qui observent le carême ne se baignent ni ne rompent le jeûne
le jeudi : « Je ne veux pas jeûner aujourd'hui, »
dit-il. On lui en demande la raison : « Parce que, répand-il,
cela ne se pratique pas dans mon pays. » Que fait-il par là,
sinon un effort punir substituer sa propre coutume à une autre ?
car il ne s'appuiera point sur le livre de Dieu ni sur le témoignage
universel de l'Eglise ; il ne prouvera pas que le catholique du pays où
il passe agit contre la foi et qu'il agit lui-même selon la foi,
que les autres sont les violateurs et qu'il est, lui, le gardien des bonnes
meurs.
1. Luc, XIX, 6. 2. Matth. VIII, 8. 3. Voy. Rétract. liv.
II, chap. 20. 4. I Cor. XI, 29.
On viole certainement le repos et la paix en agitant des questions
inutiles. J'aimerais qu'en pareille matière celui-ci et celui-là,
se trouvant l'un citez l'autre,se résignassent à faire comme
les autres font. Si un chrétien, voyageur dans nue contrée
étrangère oit le peuple de Dieu est plus fervent et plus
nombreux, voit, par exemple, le saint sacrifice offert deux fois, le matin
et le soir, le jeudi de la dernière semaine de carême, et
que, revenant dans son pays, où l'usage est d'offrir le sacrifice
à la fin du jour, il prétende que cela est mal et illicite
parce qu'il a vu faire autrement ailleurs, ce sera là un sentiment
puéril dont nous aurons à nous défendre, que nous
devons réformer parmi nos fidèles et tolérer dans
les autres.
6. Voyez donc auquel de ces trois genres appartient la première
question que vous avez posée ; voici vos expressions : « Que
doit-on faire le jeudi de la dernière semaine du carême ?
Faut-il offrir le matin et encore une fois après le souper, à
cause de ce qui est écrit : De même après le souper
(1) Faut-il jeûner et offrir le sacrifice seulement après
le souper, ou bien jeûner et souper après l'oblation, ainsi
que nous avons coutume de le faire? » Je réponds à
cela que si l'autorité de la divine Ecriture nous prescrit ce qu'on
doit faire, il n'est pas douteux qu'il faille nous conformer à ce
que nous lisons; ce ne sera plus sur la célébration, mais
sur l'intelligence titi sacrement que nous aurons à discuter. On
doit faire de même lorsqu'on usage est commun à toute l'Eglise,
car il y aurait une extrême folie à chercher si l'on doit
s'y soumettre. Mais ce que vous demandez ne touche à aucun de ces
deux cas. Reste donc le troisième, relatif à ce qui change
selon les lieux et les contrées. La règle ici est de suivre
ce qui se pratique dans l'Eglise où l'on se trouve ; car rien dans
ces usages n'offense ni la foi ni les murs, qui pourtant sont plus parfaites
dans un pays que dans l'autre. Or, c'est seulement en vue de la foi et
des moeurs qu'il faut réformer ce qui est défectueux et établir
ce qui ne se pratiquait pas auparavant; un changement dans une continue,
même quand il est utile, apporte du trouble par sa nouveauté;
et si ce changement n'est pas utile, il n'en reste que le dommage de la
perturbation,et dès lors il devient nuisible.
7. Si en plusieurs lieux on offre, le jeudi
1. Luc. XXII, 20.
58
saint, le sacrifice après le repas, on ne doit pas croire que
ce soit à cause de ces paroles : « Il prit de même le
calice après la cène (1), etc. » car l'Évangile
a pu appeler Cène la réception même du corps du Sauveur
avant celle du calice. L'Apôtre, en effet, dit plus haut : «
Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n'est plus manger
la cène du Seigneur (2); » il donne ici à la manducation
de l'Eucharistie le nom de Cène du Seigneur.
Ce qui a pu inquiéter davantage , c'est la question de savoir
si c'est après le repas qu'on doit, le jeudi saint, offrir ou recevoir
l'Eucharistie; il est écrit dans l'Évangile : « Pendant
que les apôtres mangeaient, Jésus prit le pain et le bénit.
» L'Évangile avait dit plus haut
« Le soir étant venu, Jésus se mit à table
avec ses douze disciples, et, tandis qu'ils mangeaient, il leur dit: L'un
de vous me trahira (3).» Ce fut ensuite qu'il leur donna le sacrement.
Il en résulte clairement que la première fois que les disciples
reçurent le corps et le sang du Sauveur, ils ne les reçurent
point à jeun.
8. Faut-il, à cause de cela, condamner l'Église universelle,
qui exige qu'on soit à jeun pour recevoir l'Eucharistie ? Depuis
ce temps, le Saint-Esprit a voulu que, pour honorer un si grand sacrement,
le corps du Sauveur entrât dans la bouche d'un chrétien avant
toute autre nourriture; c'est pourquoi cette coutume est observée
dans tout l'univers. Le Seigneur ne donna le sacrement à ses disciples
qu'après qu'ils eurent mangé; mais ce n'est pas une raison
pour que les chrétiens mangent d'abord, avant de se réunir
pour recevoir le sacrement, ou qu'ils mêlent à leur repas
l'Eucharistie, comme faisaient ceux que l'Apôtre reprend et blâme.
Ce fut afin de leur faire plus fortement sentir la grandeur de ce mystère
et de le mettre plus profondément dans leur coeur et leur mémoire
, que le Sauveur l'institua, comme un adieu à ses disciples, avant
de se séparer d'eux pour aller à sa Passion. Il ne prescrivit
point comment on devait recevoir l'Eucharistie; il en réservait
le soin à ses apôtres, par qui il devait établir les
Eglises. Si le Sauveur eût entendu que les chrétiens dussent
recevoir la communion après toute autre nourriture, je crois qu'il
ne serait venu à l'esprit de personne de changer cet usage. L'Apôtre
dit, il est vrai, en parlant de ce
1. Cor, X, 25. 2. I Cor. XI, 20. 3. Matth. XXVI, 26, 20; 21.
sacrement : « C'est pourquoi, mes frères, quand vous vous
réunissez pour manger, attendez vous les uns les autres. Si quelqu'un
est pressé par la faim, qu'il mange dans sa maison, afin que vous
ne vous assembliez pas pour votre condamnation. » Mais il ajoute
aussitôt : « Je réglerai le reste à mon retour
au milieu de vous (1). » D'où l'on peut conclure qu'à
l'égard de la communion, cet usage, que nulle différence
de coutumes ne peut changer, a été prescrit par l'Apôtre
lui-même, qui ne pouvait guère établir dans une lettre
tout ce qu'observe l'Église universelle.
9. Mais, quelques-uns ont aimé à se laisser aller à
un sentiment probable, pour croire permis d'offrir et de recevoir l'Eucharistie
après le repas un jour de l'année, le jour où le Seigneur
a donné la Cène, afin de mêler plus de solennité
à la commémoration de ce mystère. Je pense qu'il vaudrait
mieux fixer cette célébration après le repas de la
neuvième heure, pour que celui qui aura jeûné puisse
assister à l'oblation. Nous n'obligeons personne à manger
avant cette Cène du Seigneur, mais nous n'osons pas le défendre.
Je crois pourtant que cela n'a été établi qu'à
cause de la coutume presque générale de se baigner le jeudi
saint. Et, parce que quelques-uns observent en même temps le jeûne,
on offre le saint sacrifice le matin, par égard pour ceux qui dînent
et ne peuvent supporter à la fois le jeûne et le bain, et
on l'offre le soir par égard pour ceux qui jeûnent.
10. Si vous me demandez d'où est venu l'usage de se baigner
le jeudi saint, ce que je trouverai de mieux à vous répondre,
c'est que ceux qui doivent être baptisés ce jour-là
ne pourraient pas décemment se présenter aux fonts sacrés
avec la malpropreté inséparable de la rigoureuse observance
du carême : ils choisissent, pour se laver, le jour de la célébration
de la Cène du Seigneur. Cette concession, faite à ceux qui
devaient recevoir le baptême, a servi de prétexte à
beaucoup d'autres pour se laver aussi le même jour et rompre le jeûne.
Ceci dit, je vous exhorte à suivre ces règles de conduite,
autant que vous le pouvez, sans vous départir de cet esprit de prudence
et de paix qui convient à un enfant de l'Église. Je vous
répondrai une autre fois, si Dieu veut; sur les autres choses que
vous m'avez demandées.
1. I Cor. XI, 33, 34.
RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. LIVRE DEUXIÈME OU LETTRE
LV. (Année 400.)
Saint Augustin fait d'abord connaître les raisons profondes et
mystérieuses pour lesquelles on ne célèbre point la
résurrection, la mort et la sépulture du Sauveur les jours
mêmes où ces grands événements se sont accomplis.
n. 1-27. 11 explique ensuite pourquoi la descente du Saint-Esprit, le
cinquantième jour après Pâques, n. 28-32; et ce qu'il
faut penser de quelques usages particuliers, n. 33-40.
1. Après avoir lu la lettre où vous me rappelez le restant
de ma dette pour les questions que vous m'avez depuis longtemps posées,
je n'ai pu différer davantage de satisfaire un studieux désir
qui m'est si agréable et si cher ; et malgré tant d'occupations
accumulées, j'ai fait de ma réponse à vos questions
ma principale affaire. Je ne veux pas parler plus longtemps de votre lettre
pour commencer plus tôt à payer ce que je vous dois.
2. Vous demandez : « Pourquoi l'anniversaire de la célébration
de la passion du Seigneur ne revient pas chaque année le même
jour, comme l'anniversaire de sa naissance ; » et ensuite : «
Si cela arrive à cause du sabbat et de la lune, que signifie cette
attention au sabbat et à la lune ? » Il faut que vous sachiez
d'abord qu'il n'y a pas de signification mystérieuse dans la célébration
de la naissance du Seigneur, mais qu'on y rappelle seulement qu'il est
né; et pour cela il n'était besoin que de marquer par une
fête religieuse le jour où l'événement s'accomplit.
Une solennité est mystérieuse , quand la commémoration
de la chose accomplie signifie quelque chose de saint. C'est ainsi que
Pâques ne nous retrace pas seulement la mémoire de la mort
et de la résurrection du Christ; nous y joignons tout ce qui peut
en faire connaître la mystérieuse signification. L'Apôtre
a dit, en effet : « (Le Christ) est mort pour nos péchés,
et il est ressuscité pour notre justification (1); » notre
passage de la mort à la vie a été ainsi consacré
dans la passion et la résurrection du Seigneur; c'est le sens même
de ce mot de pâque : ce terme n'est pas grec, comme on a coutume
de le dire, mais hébreu, selon le sentiment de ceux qui savent les
deux langues; il ne tire pas son origine de pas?e?? qui signifie souffrir,
mais du verbe hébreu qui signifie passer; passer, comme j'ai dit,
de la mort à la vie : pâque dans
1. Rom. IV, 25.
cette langue signifie donc passage, comme l'assurent ceux qui la connaissent.
C'est ce que le Seigneur lui-même a voulu nous faire entendre lorsqu'il
a dit : « Celui qui croit en moi passera de la mort à la vie
(1). » C'est aussi ce que l'Evangéliste qui rapporte ces paroles,
a voulu principalement exprimer, lorsque, parlant de la pâque que
le Seigneur devait célébrer avec ses disciples, quand il
leur donna le pain sacré, « Jésus, dit-il, voyant que
son heure était venue ale passer du monde à son Père
(2). » Le passage de cette vie mortelle à une autre immortelle
vie, c'est-à-dire de la mort à la vie, nous est donc représenté
dans la passion et la résurrection du Seigneur.
3. Ce passage s'accomplit en nous par la foi qui nous obtient la rémission
des péchés et l'espérance de la vie éternelle,
si nous aimons Dieu et le prochain, parce que « la foi opère
par l'amour , et que le juste vit de la foi (3). Mais l'espérance
qui se voit n'est plus espérance, car qui espère ce qu'il
voit (4). Si nous espérons « ce que nous ne croyons pas encore,
nous l'attendons par la patience (5). » Selon cette foi, cette espérance,
cet amour qui forment notre état nouveau sous la grâce, nous
sommes morts avec le Christ, et ensevelis avec lui dans la mort par le
baptême (6), comme dit l'Apôtre : « Notre vieil homme
a été crucifié avec lui, et avec lui nous sommes ressuscités
(7); il nous a réveillés avec lui, et nous a fait asseoir
avec lui dans les célestes demeures (8). » De là cet
enseignement: « Si donc vous êtes ressuscités avec le
Christ, cherchez ce qui est en haut, dans ces régions où
le Christ est assis à la « droite de Dieu ; goûtez les
choses du ciel et non point celles de la terre. » L'Apôtre
dit encore: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée
en Dieu avec Jésus-Christ. Quand le Christ, qui est votre vie, apparaîtra,
vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (9). » l'Apôtre
nous fait assez comprendre que notre passage de la mort à la vie,
qui se fait par la foi, s'achève par l'espérance de la résurrection
dernière et de la gloire: c'est alors que ce qui est corruptible
en nous, c'est-à-dire cette chair dans laquelle nous gémissons,
sera revêtue d'incorruptibilité, et ce corps mortel sera revêtu
d'immortalité (10). Nous avons, il est vrai, dès à
présent: « Les prémices de l'Esprit par la
1. Jean, V, 21. 2. Jean, XIII, 1. 3. Galat. V, 6. 4. Hab. II,
4. 5. Rom. VIII, 24, 25. 6. Coloss. III, 12. 7. Rom. VI, 6.
8. Ephés. II, 6. 9. Colos. III, 1-1. 10. I Cor, XV, 53.
60
foi, mais nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant
l'adoption, la délivrance de notre corps, car c'est en espérance
que nous sommes sauvés. » Pendant que nous sommes dans cette
espérance, « notre corps est mort à cause du péché,
mais notre esprit est vivant à cause de la justice (1). »
Voyez ce qui suit: « Si l'Esprit de Celui qui ressuscita Jésus
d'entre les morts habite en nous, Celui qui ressuscita le Christ d'entre
les morts donnera la vie à vos corps mortels par son Esprit qui
habite en vous (2). » Voilà ce qui attend toute l'Eglise durant
le pèlerinage de la mortalité. Elle attend à la fin
des siècles ce qui lui a été montré à
l'avance dans le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le premier-né
d'entre les morts, le chef de ce corps qui n'est autre qu'elle-même
(3).
4. Quelques-uns, faisant attention aux paroles de l'Apôtre sur
notre mort et notre résurrection avec le Christ, et comprenant mal
dans quel sens elles ont été dites, ont cru que la résurrection
était déjà arrivée et qu'il n'y en avait pas
d'autre à attendre à la fin des temps. « De ce nombre
sont Hyménée et Philète, qui se sont écartés
de la vérité en disant que la résurrection est déjà
arrivée, et qui ont renversé la foi de quelques-uns (4).
» C'est l'Apôtre qui les blâme et les repousse, le même
apôtre qui cependant a dit que nous sommes ressuscités avec
le Christ; et comment s'est faite en nous cette résurrection, sinon
par la foi, l'espérance et l'amour, selon les prémices de
l'Esprit, comme il dit? Mais parce que l'espérance qui se voit n'est
pas l'espérance, et qu'en espérant ce que nous ne voyons
pas nous l'attendons par la patience ; il nous reste à attendre
la délivrance de notre corps, et nous l'attendons en gémissant
en nous-mêmes; de là cette parole: « Réjouissez-vous
dans votre espérance, soyez patients dans la tribulation (5). »
5. Ce changement de notre vie est donc un certain passage de la mort
à la vie qui se fait d'abord par la foi, afin que nous nous réjouissions
dans l'espérance et que nous soyons patients dans la tribulation,
pendant que notre homme extérieur se corrompt et que l'intérieur
se renouvelle de jour en jour (6). C'est à cause de ce commencement
d'une vie nouvelle, à cause de cet homme nouveau dont il
1. Rom. VIII, 23,24. 2. Rom. VIII, 11. 3. Coloss. I, 18. 4. II
Tim. II, 17, 18. 5. Rom. XII, 12. 6. II Cor. IV, 16
faut nous revêtir en dépouillant l'ancien (1), en
nous purifiant du vieux levain pour devenir une pâte nouvelle, puisque
notre Agneau pascal a été immolé (2) ; c'est, dis-je,
à cause de ce renouvellement de notre vie que la célébration
de Pâques a été placée le premier du mois de
l'année, de ce mois qui est appelé le mois des fruits nouveaux
(3). De plus, le temps chrétien étant la troisième
époque dans tout le cours des siècles, la résurrection
du Seigneur est arrivée le troisième jour; la première
époque en effet est avant la Loi, la seconde sous la Loi, la troisième
sous la Grâce, où s'est manifesté le sacrement caché
auparavant dans l'obscurité d'un voile prophétique. Cette
troisième époque nous est représentée aussi
par le nombre des jours de la lune; car le nombre sept ayant coutume d'apparaître
dans les Ecritures comme un nombre mystique pour exprimer une certaine
perfection, Pâques est célébrée dans la troisième
semaine de la lune, à un jour qui se rencontre du quatorzième
au vingt et unième.
6. Il y a ici un autre mystère qui vous semblera obscur si certaines
connaissances ne vous sont pas familières ; ne vous en affligez
pas, et ne me croyez pas meilleur parce que j'ai appris ces choses dans
les études de mon enfance: « Celui qui se glorifie doit ne
se glorifier que de savoir et de comprendre que je suis le Seigneur (4).
» Plusieurs donc, curieux de ces choses, ont beaucoup étudié
les nombres et les mouvements des astres. Ceux qui se sont le plus habilement
appliqués à ces études ont expliqué l'accroissement
et le décroissement de la lune par le mouvement de son globe; ce
n'est pas qu'une substance quelconque se mêle à la lune lorsqu'elle
s'accroît, ou s'en retire lorsqu'elle diminue, comme le pensent les
manichéens dans le délire de leur ignorance ils supposent
que la lune se remplit, comme ferait un navire, de cette portion fugitive
de Dieu, que d'un coeur et d'une bouche sacrilège ils ne craignent
pas de croire et de dire souillée par son mélange avec les
impuretés des princes des ténèbres. Ils prétendent
donc que la lune se remplit, quand cette même portion de Dieu, délivrée
de toute souillure par de grands travaux, fuyant du monde et de tous les
cloaques, est restituée à Dieu qui pleure jusqu'à
son retour; qu'elle en est remplie durant la moitié
1. Coloss., III, 9, 10. 2. I Cor. V, 7. 3. Exode , XXIII, 15.
4. Jérém., IX, 24.
du mois, et que, durant l'autre moitié, cette substance se verse
dans le soleil comme on ferait d'un vaisseau dans un autre. Et cependant,
au milieu de tous ces blasphèmes dignes d'anathème, ils n'ont
jamais pu imaginer une explication du croissant de la lune, à son
renouvellement et à son déclin, ni de sa diminution à
la moitié du mois: ils n'ont jamais pu dire non plus pourquoi elle
n'arrive pas pleine à la fin pour se décharger ensuite.
7. Ceux qui étudient ces choses par les règles certaines
des nombres, de manière non-seulement à expliquer les éclipses
de soleil. et de lune, mais encore à les prédire longtemps
à l'avance et à déterminer par les calculs les temps
précis où elles doivent arriver, et qui ont écrit
de façon que chacun de leurs lecteurs les prédît comme
eux et avec autant d'exactitude qu'eux; ceux-là, dis-je, ( et ils
ne sont pas excusables « d'avoir eu assez de lumière pour
connaître l'ordre du monde et de n'avoir pas trouvé plus aisément
le Maître du monde (1), » ce qu'ils pouvaient faire avec une
piété suppliante) ; ceux-là ont conjecturé,
d'après les cornes mêmes de la lune qui sont opposées
au soleil, soit qu'elle croisse ou qu'elle décroisse, qu'elle est
éclairée par le soleil, et que, plus elle s'éloigne
de lui, mieux elle reçoit ses rayons du côté par où
elle se montre à la terre ; que plus elle s'en rapproche au bout
de la moitié du mois, plus sa partie supérieure est éclairée,
et qu'alors elle ne peut recevoir de rayons du côté qui fait
face à la terre : c'est ainsi, disent-ils, que la lune nous paraît
décroître : ou bien, continuent-ils, si elle a une lumière
qui lui soit propre, elle n'a de lumineux que la moitié de son globe,
celle qu'elle montre peu à peu à la terre en s'éloignant
du soleil jusqu'à ce qu'elle la montre toute ; si elle semble nous
laisser voir des accroissements, ce n'est pas qu'elle ne retrouve point
ce qui lui manquait, c'est qu'elle nous découvre ce qu'elle avait;
et quand elle nous cache peu à peu ce qu'elle montrait, c'est alors
qu'elle semble décroître. Quoi qu'il en soit de ces deux opinions,
il y a ceci de manifeste et de facile à comprendre pour tout homme
attentif, que la lune ne croît à nos yeux ,qu'en s'éloignant
du soleil, et qu'elle ne diminue qu'en s'en rapprochant d'un autre côté.
8. Voici maintenant ce qui se lit dans les Proverbes : « Le sage
demeure comme le
1 Sag. XIII, 9.
soleil, mais l'insensé change comme la lune (1). » Et
quel est le sage qui demeure si ce n'est le Soleil de justice de qui il
a été dit : « Le soleil de justice s'est levé
pour moi? » et que les impies au dernier jour déploreront
de n'avoir pas vu se lever pour eux? « La lumière de la justice
n'a pas lui pour nous, diront-ils, et le soleil de la justice ne s'est
pas levé pour nous (2). » Car Dieu qui fait pleuvoir sur les
justes et les injustes, fait lever, aux yeux de la chair, ce soleil visible
sur les bons et les méchants. Mais souvent des comparaisons nous
conduisent des choses visibles aux choses invisibles. Quel est donc cet
insensé qui change comme la lune, si ce n'est Adam en qui tous ont
péché? Quand l'âme humaine s'éloigne du soleil
de la justice, c'est-à-dire de la contemplation intérieure
de l'immuable Vérité, elle tourne toutes ses forcés
vers les choses du dehors, et s'obscurcit de plus en plus dans ce qu'elle
a de haut et de profond; et lorsqu'elle commence à revenir à
cette immuable sagesse, plus elle s'en approche avec une piété
tendre, plus l'homme extérieur se détruit; mais, de jour
en jour, l'intérieur se renouvelle, et toute cette lumière
de l'esprit qui descendait vers les choses d'en-bas se tourne en haut:
1'âme est ainsi détournée en quelque sorte de la terre,
pour mourir de plus en plus à ce monde, et cacher sa vie en Dieu
avec le Christ.
9. L'homme change donc en mal lorsqu'il marche vers les choses extérieures,
et que, par sa manière de vivre, il jette son coeur au dehors: alors
il n'en paraît que meilleur à la terre, c'est-à-dire
à ceux qui goûtent les choses de la terre, car le pécheur
y est loué dans les désirs de son âme, et on y bénit
celui qui fait le mal (3). Mais il change en mieux lorsque peu à
peu il ne met plus ses desseins ni sa gloire dans ce qui est de ce monde,
dans ce qui apparaît ici-bas, et qu'il se retourne vers lui-même
et en haut; il n'en paraît alors que plus mauvais à la terre,
c'est-à-dire à ceux qui goûtent les choses de la terre.
Voilà pourquoi les impies, dans leur pénitence inutile à
la fin des temps, diront ces choses au milieu de tant d'autres: «
Les voilà ceux que nous avons autrefois tournés en dérision,
et qui étaient l'objet de nos outrages: insensés que nous
étions, nous estimions leur vie une folie (4) ! »
Donc l'Esprit-Saint, nous conduisant, par
1. Ecclési. XXVII, 12. 2. Sag. V, 6. 3. Ps. X, 3. 4. Sag.
V, 3 et 4.
62
comparaison, du visible à l'invisible, du corporel aux sacrements
spirituels, a voulu que ce passage d'une vie à l'autre, qui se nomme
Pâque, fût célébré depuis le quatorzième
de la lune, afin que, non-seulement pour représenter la troisième
époque dont nous avons parlé plus haut et que figure la troisième
semaine, mais aussi pour exprimer que la vie devient intérieure
d'extérieure qu'elle était, la lune fût un symbole;
et si Pâque peut être célébré jusqu'au
vingt-et-unième, c'est que le nombre sept (1), signifie souvent
l'universalité, et qu'il est donné à l'Église
universelle, parce qu'elle est comme tout le genre humain.
10. Pour ce motif, l'apôtre saint Jean, dans l'Apocalypse, écrit
à sept Eglises. Mais l'Église, tant qu'elle est établie
dans cette mortalité de la chair, est soumise aux changements: c'est
pourquoi les Écritures la désignent sous le nom de la lune.
De là cette parole: « Ils ont préparé leurs
flèches dans le carquois pour percer, par une lune obscure, ceux
qui ont le cur droit (2). » Jusqu'au moment où arrivera ce
que dit l'Apôtre : « Quand le Christ, votre vie, apparaîtra,
vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (3) ; jusque-là,
l'Église paraîtra comme. enveloppée d'obscurité
durant son pèlerinage, où elle gémit au milieu de
beaucoup d'iniquités; et c'est alors que sont à craindre
les embûches des séducteurs perfides désignés
par les flèches. Dans un autre endroit, il est dit, pour indiquer
des messagers fidèles de la vérité que l'Église
enfante de toutes parts : « La lune est un témoin fidèle
dans le ciel (4). » Et le Psalmiste, chantant le règne du
Seigneur, dit : « La justice se lèvera, en ses jours, avec
une abondance de paix, jusqu'à ce que la lune périsse; »
c'est nue abondance de paix qui croîtra au point d'absorber tout
ce qu'il y a de changeant dans notre mortalité. Alors sera détruite
la mort, notre dernière ennemie; alors sera entièrement consumé
tout ce qui nous résiste dans l'infirmité de la chair, et
nous empêche d'obtenir une paix parfaite, quand ce corps corruptible
aura revêtu l'incorruptibilité, ce corps mortel, l'immortalité
(5). Aussi les murs de la ville appelée Jéricho, d'un mot
hébreu qui signifie lune, tombèrent après que l'arche
d'alliance en eut fait sept fois le tour (6). Que fait en effet maintenant
la prédication du royaume
1. Qui se trouve ici représenté trois fois. 2. Ps.
X, 3, selon les Septante. 3. Coloss. III, 4. 4. Ps. LXXXVIII,
38. 5. I Cor. XV, 26, 53, 54. 6. Josué, VI, 20.
des cieux, figurée par la procession de l'arche ? Elle nous
apprend que tous les remparts de la vie mortelle, c'est-à-dire toutes
les espérances de ce siècle, qui résistent aux espérances
du siècle futur, doivent crouler par les sept dons de l'Esprit-Saint
et avec le libre concours de la volonté. Pour exprimer ce libre
concours, les murailles ne tombèrent point par une impulsion violente,
mais de leur propre mouvement, pendant que l'arche en faisait le tour.
Il est d'autres témoignages de l'Écriture qui, sous l'image
de la lune, nous représentent l'Église en pèlerinage
ici-bas, au milieu des afflictions et des luttes, loin de cette Jérusalem
dont les saints anges sont les citoyens.
11. Toutefois les insensés, qui ne veulent pas devenir meilleurs,
ne doivent pas croire qu'il faille adorer ces astres, par cela seul qu'on
leur emprunte des comparaisons pour monter aux divins mystères,
car on en emprunte à toute créature : et nous ne devons pas
non plus pour ce motif tomber sous le coup de la sentence portée
par la bouche apostolique contre ceux qui ont adoré et servi l'a
créature plutôt que le Créateur, béni dans tous
les siècles (1). Nous n'adorons pas le bétail, quoique le
Christ ait été appelé Agneau (2) et Veau (3) ; nous
n'adorons pas les bêtes féroces, quoique le Christ ait été
appelé Lion de la tribu de Juda (4), ni les pierres, quoique le
Christ ait été la pierre (5), ni le mont Sion, quoique ce
mont ait figuré l'Église (6) : ainsi nous n'adorons ni le
soleil ni la lune, quoique l'Écriture se serve de ces corps célestes,
ainsi que de beaucoup de choses terrestres, comme d'images pour nous représenter
les sacrements, et nous en rendre plus intelligibles les enseignements
mystiques.
C'est pourquoi il faut se moquer des rêveries des astrologues
et les détester; quand nous leur reprochons les vaines fictions
par où ils précipitent les hommes dans l'erreur après
s'y être précipités eux-mêmes, ils se croient
bien inspirés et nous disent : « Pourquoi donc, à votre
tour, réglez-vous la célébration de Pâques d'après
le soleil et la lune? » Comme si en condamnant les extravagances
nous accusions le cours des astres ou les révolutions des saisons
établies par le Dieu souverain et très-bon, et non pas la
perversité de ceux qui abusent des oeuvres de la sagesse divine
pour produire les plus folles opinions. Si l'astrologue
1. Rom. I, 25. 2. Jean, I, 19. 3. Ezéch. XLIII, 19. 4.
Apoc. V, 5. 5. I Cor. X, 4. 6. I Pierre, II, 6.
63
nous reproche d'emprunter aux cieux des comparaisons pour figurer mystiquement
des sacrements, les augures doivent nous reprocher ces mots de l'Evangile
: « Soyez simples comme des colombes, » et les magiciens ou
enchanteurs, ceux-ci : « Soyez prudents comme des serpents (1) ;
» les joueurs d'instruments devraient aussi trouver à redire
qu'il soit question de la harpe dans les psaumes. Et, parce que de ces
choses nous tirons des comparaisons pour expliquer les mystères
de la parole de Dieu, qu'ils disent, si cela leur plaît, que nous
interrogeons le vol des oiseaux, ou que nous préparons des poisons,
ou que nous courons après les plaisirs impurs du théâtre
: ce sera de la dernière folie.
43. Nous ne cherchons donc pas dans le cours du soleil et de la lune,
dans les révolutions de l'année ou des mois, ce qui doit
nous arriver; ce serait dans les périlleuses tempêtes de la
vie humaine, nous briser comme sur les écueils d'une misérable
servitude, et causer le naufrage de notre libre arbitre; mais nous en prenons,
avec une piété profonde, des comparaisons propres à
l'expression des vérités saintes. Ainsi toutes les autres
créatures, les vents, la mer, la terre, les oiseaux, les poissons,
les bêtes, les arbres, les hommes , servent souvent à imager
et à varier le discours, mais leur emploi est très-peu considérable
pour la célébration des sacrements : grâce à
la liberté chrétienne, c'est de l'eau, du froment, du vin,
de l'huile. Dans la servitude du peuple de l'antique alliance, au contraire,.
il y avait bien des prescriptions que le christianisme ne nous présente
plus que pour nous les faire comprendre. Nous n'observons ni les jours,
ni les mois, ni les années, ni les temps, de peur que l'Apôtre
ne nous dise : « J'appréhende, pour vous, que je n'aie peut-être
travaillé en vain parmi vous (2). » Car il blâme ceux
qui disent : « Je ne partirai pas aujourd'hui, parce que c'est un
jour malheureux, ou parce que la lune est de telle manière; ou bien;
je partirai, pour réussir dans mes affaires, parce que telle est
la position des astres. Je ne ferai aucun commerce ce mois-ci, parce que
tel astre le gouverne; ou bien, je ferai du commerce, parce que tel astre
préside au mois. Je ne planterai pas de vigne cette année,
parce qu'elle est bissextile. » Mais nul homme sage ne songera à
reprendre ceux qui observent
1. Matt, X, 16. 2. Galat., IV, 11
les temps et qui disent : « Je ne partirai pas aujourd'hui, parce
que la tempête s'est levée; ou bien, je ne me mettrai pas
en mer, parce que nous avons encore un reste d'hiver; ou bien, il est temps
de semer, parce que la terre est abreuvée des pluies de l'automne.
» On ne condamnerait pas non plus ceux qui auraient découvert,
dans le cours si régulier des astres, les influences sur l'atmosphère
qui produisent les variations des temps; car il a été dit,
à la création de ces astres : « Et qu'ils servent de
signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années
(1). » Et si pour l'administration des sacrements, des similitudes
sont prises, non-seulement dans le ciel et dans les astres, mais encore
dans les créatures inférieures, c'est par une certaine éloquence
des livres saints: cette éloquence, propre à toucher ceux
qui apprennent, les fait passer du visible à l'invisible, du corporel
au spirituel, du temps à l'éternité.
14. Nul d'entre nous ne prend garde, quand nous célébrons
la Pâque, si le soleil est dans le Bélier, comme les astronomes
appellent cet endroit du ciel où le soleil se trouve dans le mois
du renouvellement; mais qu'ils l'appellent du nom de Bélier nu de
tout autre nom, nous avons appris, nous, des saintes Ecritures, que Dieu
a créé tous les astres et leur a assigné, dans les
cieux, la place qu'il a voulu; et en quelques parties que les astronomes
aient divisé le ciel, où les astres font la distinction et
l'ordre, quels que soient les noms qu'ils leur aient donnés, n'importe
où soit le soleil dans le mois du renouvellement, la célébration
de la pâque sy trouvera, à cause de la similitude du sacrement
qui renouvelle la vie, dont nous avons assez parlé plus haut. Si
cet endroit du ciel se nommait Bélier par quelque ressemblance de
figure, la divine Ecriture ne craindrait pas pour cela d'en tirer une signification
religieuse, comme elle l'a fait d'autres choses célestes et terrestres:
ainsi Orion et les Pléiades, le mont Sinaï et le mont Sion,
les fleuves appelés Géon, Phison., Tigre, Euphrate, et le
Jourdain tant de fois nommé dans les saints mystères, servent
souvent à expliquer les secrets divins par des comparaisons sacrées.
15. Quine comprendrait la différence entre les observations
du ciel, que font les laboureurs et les marins,.pour connaître les
variations de l'atmosphère; les pilotes et les voyageurs, pour
1. Gen. 1, 14.
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marquer les parties du monde et se dirigez dans leurs courses, soit
sur mer, soit à travers les solitudes sablonneuses de l'intérieur
de notre midi , où ils n'aperçoivent nulle route tracée;
tous ceux enfin qui rappellent le souvenir de quelques astres pour exprimer
d'une manière figurée quelque vérité utile
et les vaines erreurs de ces observateurs du ciel qui n'y cherchent ni
les qualités de l'air, ni les chemins pour se conduire, ni le seul
calcul des temps, ni la similitude des choses spirituelles, mais qui prétendent
y découvrir comme les secrets inexorables du destin !
16. Voyons maintenant pourquoi la célébration de Pâques
est réglée de manière que le sabbat la précède
toujours, car ceci est le propre de la religion chrétienne. Les
Juifs, pour leur pâque, ne font attention qu'au mois du renouvellement
depuis le quatorzième jusqu'au vingt et unième jour de la
lune. Mais, comme le temps de la pâque où mourut le Seigneur,
se rencontra de telle manière qu'il y eut le sabbat entre sa mort
et sa résurrection, nos pères ont pensé qu'il fallait
ajouter cette pratique, pour que notre fête se distinguât de
la fête des Juifs, et que la postérité chrétienne
observât dans la célébration annuelle de la Passion,
ce qu'oie doit croire n'avoir pas été fait en vain par Celui
qui est avant les temps, qui a fait les temps, qui est venu dans la plénitude
des temps, qui avait le pouvoir de quitter son âme et de la reprendre,
qui attendait, non pas l'heure du destin, mais celle qu'il avait choisie
comme étant la meilleure pour l'institution de ses mystères,
lorsqu'il disait : « Mon heure n'est pas encore venue (1). »
17. En effet ce que nous recherchons maintenant par la foi et l'espérance
, comme je l'ai dit plus haut, ce à quoi nous aspirons par l'amour,
c'est un saint et perpétuel repos qui soit la fin de tout travail
et de toute peine; nous y passons en sortant de cette vie, et c'est ce
passage. que Notre-Seigneur Jésus-Christ a daigné nous montrer
à l'avance et consacrer par sa Passion. Il n'y a pas, dans ce repos,
une oisive indolence, mais je ne sais quelle ineffable tranquillité
dans une action oisive. C'est ainsi qu'à la fin on se repose des
travaux de cette vie pour se réjouir dans l'action de la vie future.
Mais comme cette action ne consiste qu'à louer Dieu, sans fatigue
de corps et sans inquiétudes d'esprit, on n'y passe point
1. Jean, II, 4.
par un repos auquel un travail succède : c'est-à-dire,
qu'en commençant elle ne détruit pas le repos; car on ne
revient pas aux travaux et aux soucis, mais on demeure dans l'action avec
ce qui appartient au repos : nulle peine dans l'uvre, nulle fluctuation
dans la pensée. Le repos nous ramène donc à cette
première vie d'où l'âme est tombée dans le péché,
et c'est pourquoi ce repos est représenté par le sabbat.
Cette première vie, rendue à ceux qui reviennent du pèlerinage
et reçoivent la première robe du retour dans la maison paternelle,
est, à son tour, figurée par le premier jour de la semaine
que nous appelons le jour du Seigneur. Cherchez en effet les sept jours
en lisant la Genèse, vous trouverez que le septième n'a pas
de soir parce qu'il signifie un repos sans fin. Ce fut donc le péché
qui empêcha la première vie d'être éternelle.
Mais le dernier repos est éternel. Pour ce motif au huitième
jour est attribuée l'éternelle béatitude; car cet
éternel repos se communique à lui sans s'épuiser ;
autrement il ne serait pas éternel. Ainsi le premier jour est remplacé
par le huitième; c'est que la première vie n'est point perdue,
mais rendue pour l'éternité.
18. Il a été recommandé au peuple juif de
célébrer le sabbat par le repos du corps, afin qu'il devînt
la figure de la sanctification dans le repos dé l'Esprit-Saint.
Nous n'avons vu nulle part dans la Genèse la sanctification pour
tous les autres jours; c'est du seul sabbat qu'il a été dit
: « Et Dieu sanctifia le septième jour (1). » Les âmes
pieuses et celles qui ne le sont pas aiment le repos, mais la plupart ne
savent point comment arriver à ce qu'elles aiment. Les corps eux-mêmes,
par leur propre poids, ne. demandent pas autre chose que ce que demandent
les âmes par leurs amours. De même qu'un corps est entraîné
par son poids en bas ou en haut jusqu'à ce qu'il trouve le repos
en touchant au point vers lequel il tend, comme nous voyons l'huile tomber
si on la laisse libre dans l'air, remonter si elle est dans l'eau, ainsi
l'âme va de tous ses efforts vers ce qu'elle aime pour s'y reposer
quand elle l'a trouvé. A la vérité beaucoup de choses
lui plaisent par le corps, mais il n'est pas en elles de repos éternel,
pas même un repos de longue durée; elles ne font. que la souiller
et l'appesantir, puisqu'elles l'arrêtent dans son élan naturel
qui la porte en haut. Lorsque
1. Gen. II, 3.
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donc l'âme se délecte d'elle-même, elle ne se délecte
point encore de ce qui est immuable ;
aussi est-elle orgueilleuse, car elle se prend pour le souverain bien
tandis que Dieu est au-dessus d'elle. Elle ne reste pas impunie dans un
tel péché, car « Dieu résiste aux superbes et
donne sa grâce aux humbles (1). » Au contraire quand
elle jouit de Dieu, elle y trouve le repos véritable, certain, éternel,
qu'elle cherchait et ne trouvait pas ailleurs. De là cet avertissement
du Psalmiste : « Mettez vos délices dans le Seigneur, et il
vous accordera ce que votre coeur demande (2). »
19. Aussi, « comme l'amour de Dieu est répandu dans nos
coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3)»
pour nous sanctifier, il n'est parlé de sanctification que le septième
jour, le jour où il est fait mention du repos. Et comme nous ne
pouvons faire le bien que par la grâce de Dieu, car « c'est
Dieu, dit l'Apôtre, qui opère en vous le vouloir et le faire,
selon qu'il lui plaît (4),» nous ne pouvons nous reposer
après toutes les bonnes oeuvres que nous accomplissons en cette
vie, si par sa grâce nous ne sommes sanctifiés et perfectionnés
pour l'éternité. S'il est dit de Dieu lui-même qu'après
avoir fait tous ses excellents ouvrages il se reposa le septième
jour de tout ce qu'il avait fait (5) : c'était pour figurer le repos
qu'il nous donnera, à nous autres hommes, après nos bonnes
couvres. Quand nous faisons le bien, nous disons qu'il le fait en nous,
parce que nous le faisons par lui: de même, quand nous nous reposons,
il est dit que lui-même se repose, parce que notre repos est un don
qu'il nous fait.
20. De là vient aussi que parmi les trois premiers préceptes
du Décalogue qui regardent Dieu (car les sept autres regardent le
prochain, c'est-à-dire l'homme, et ces deux sortes de devoirs forment
toute la loi), la prescription du sabbat est l'objet du troisième.
Ainsi nous devons entendre le Père dans le premier précepte
où il est défendu d'adorer une image de Dieu dans les ouvrages
de main d'homme; non que Dieu n'ait pas d'image, mais parce que nulle image
de lui ne doit être adorée, si ce n'est celle qui est la même
chose que lui-même et qui ne doit pas l'être pour lui, mais
avec lui. Et parce que la créature est muable, ce qui a fait dire
que « toute créature est sujette à la vanité
(6), » car la nature du tout se révèle
1. Jacq. IV, 6. 2. Ps. XXXI, 4. 3. Rom. V, 5. 4. Philip. II,
13. 5. Gen. I, 31 ; II, 2. 6. Rom. VIII, 20.
dans la partie; de peur qu'on ne crût que le Fils de Dieu, le
Verbe par lequel tout a été fait, est une créature,
le. second précepte dit: « Vous ne prendrez pas en vain le
nom du Seigneur votre Dieu (1). » Quant au Saint-Esprit, dans lequel
nous est donné ce repos que nous aimons partout, et que nous ne
trouvons qu'en aimant Dieu, lorsque sa charité se répand
dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné,
il est indiqué par le troisième précepte, le précepte
qui commande l'observation du sabbat en mémoire de ce que Dieu a
sanctifié le septième jour dans lequel il s'est reposé.
Ce n'est pas pour nous persuader que nous jouissons du repos dès
cette vie, mais pour nous déterminer à ne rechercher dans
toutes nos bonnes couvres que l'éternel repos de la vie future.
Il importe en effet de se rappeler ce que j'ai dit plus haut : «
Nous ne sommes sauvés qu'en espérance, et l'espérance
qui se voit n'est pas l'espérance (2). »
21. Le but de tous ces enseignements par figures, c'est de nourrir
et d'exciter en nous le feu de l'amour, pour qu'entraînés
par son poids nous cherchions le repos soit au-dessus, soit au dedans de
nous; car ces vérités ainsi présentées touchent
et embrasent bien plus le coeur que si elles s'offraient à nous
sans mystérieux vêtement. Il est difficile d'en dire la raison.
Mais tout le monde sait que quelque chose d'allégorique nous frappe,
nous charme, nous pénètre davantage que si on nous le dit
simplement dans le sens propre. Je le crois : c'est que l'âme, tant
qu'elle est engagée au milieu des choses terrestres, est lente à
s'enflammer; mais si elle s'applique aux similitudes corporelles pour se
porter ensuite aux vérités spirituelles figurées par
ces similitudes, ce mouvement même accroît sa vigueur; elle
s'enflamme comme le feu qu'on agite dans la paille, et court au repos avec
un amour plus ardent.
22. C'est pour ce motif que parmi les dix préceptes du Décalogue,
celui du sabbat est le seul qui se doive prendre d'une manière figurée
: et ce précepte figuré, nous n'avions point à l'observer
par l'oisiveté du corps; il nous suffit de le comprendre. En effet,
le sabbat représente le repos spirituel dont il a été
dit dans le psaume : « Soyez dans le repos et voyez que c'est moi
qui suis Dieu (3) ; » ce repos auquel le Seigneur lui-même
convie les hommes, en leur disant : « Venez à moi, vous tous
1. Exod. XX, 7 ; Deut. V, 11. 2. Rom. VIII, 24. 3. Ps. XLV, 10.
qui souffrez et qui êtes chargés, et moi je vous soulagerai;
portez mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur,
et vous trouverez le repos pour vos âmes (1). » Quant aux autres
préceptes du Décalogue, nous les observons tels quels et
sans figures: c'est à la lettré que nous avons appris à
ne pas adorer les idoles, à ne pas prendre en vain le nom du Seigneur
notre Dieu, à honorer notre père et notre mère, à
ne pas commettre d'adultère, à ne pas tuer, à ne pas
voler, à ne pas porter un faux témoignage, à ne pas
désirer la femme du prochain, à ne rien convoiter de ce qui
appartient à autrui (2) ; ces commandements n'offrent rien de figuré
ni de mystique; on les observe comme ils sonnent à l'oreille. Mais
il ne nous est pas ordonné d'observer à la lettre le jour
du sabbat, par la cessation de tout labeur manuel, comme font les Juifs;
et la manière dont ils accomplissent ce précepte, si l'on
n'y joint l'idée de quelque repos spirituel, nous semble ridicule.
Aussi pensons-nous avec raison que tout ce qui est figure dans l'Écriture
excite cet amour par, lequel nous tendons au repos; car il n'y a de figuré
clans le Décalogue que le précepte du repos, de ce repos
que partout on cherche et on aime , et qu'on trouve véritablement
et saintement. en Dieu seul.
23. Toutefois, c'est par la résurrection du Sauveur que le sens
mystérieux du dimanche a été manifesté, non
aux Juifs, mais aux chrétiens, et depuis cette époque il
est une solennité. En effet, les âmes de tous les saints,
avant la résurrection du corps, sont dans le repos, mais non pas
dans cette action qui animera les corps qu'elles auront repris, car une
telle action nous est figurée par le huitième jour, qui est
devenu comme le premier, et qui n'ôte pas ce repos, mais le glorifie.
Car à la résurrection les difficultés de l'âme
avec le corps ne reparaîtront plus, puisqu'il n'y aura plus de corruption
: « Il faut, dit l'Apôtre, que ce corps corruptible soit revêtu
d'incorruptibilité, et ce corps mortel, d'immortalité (3).
» C'est pourquoi, bien qu'avant la résurrection du Seigneur,
les saints Pères, pleins de l'esprit prophétique, n'ignorassent
point ce mystère de la résurrection caché dans le
huitième jour, (car il y a un psaume intitulé : Pour le huitième
jour (4), et les enfants étaient circoncis le huitième
1. Matth. XI, 28, 29. 2. Exod. XX, 1-17 ; Deut. V, 6-21. 3. Cor.
xv, 53. 4.Ps. VI, 11.
jour, et dans l'Ecclésiaste il est dit, pour la signification
des deux Testaments : « Donnez sept aux uns, huit aux autres (1),
») il ne devait être mis au grand jour que plus tard, et la
seule célébration du sabbat était ordonnée.
Dès lors, en effet, les morts demeuraient dans le repos; mais personne
n'était encore ressuscité de manière à ne plus
mourir, à n'être plus sous l'empire de la mort; et pour que
le jour du Seigneur, le huitième, le même que le premier,
commençât à être célébré,
il fallait cette résurrection du corps du Seigneur, il fallait voir
s'accomplir, dans le chef même de l'Église, ce que le corps
de l'Église espère à la fin des temps. Cette même
raison fait comprendre aussi comment les Juifs, pour célébrer
leur pâque, où ils devaient tuer et manger un agneau, évidente
figure de la Passion du Seigneur, n'étaient pas obligés d'attendre
ni un jour quelconque de sabbat, ni spécialement le sabbat qui tombe
pendant le mois du renouvellement, dans la troisième semaine de
la lune ; le Seigneur se réservait de consacrer ce jour par sa passion,
comme il devait révéler par sa résurrection le mystère
du dimanche, c'est-à-dire du jour qui est en même temps le
huitième et le premier.
24. Considérez donc combien sont sacrés ces trois jours
du crucifiement, de la sépulture et de la résurrection. Ce
que représente le premier de ces trois jours, celui de la croix,
c'est ce que nous accomplissons dans la vie présente; mais ce que
figurent la sépulture et la résurrection, nous le préparons
par la Foi et, l'Espérance. Maintenant, en effet, on dit à
l'homme: « Prenez votre croix et suivez-moi (2).» Or la chair
est crucifiée quand on mortifie les membres qui sont, sur la terre,
la fornication, l'impureté, la luxure, l'avarice, et les autres
vices dont l'Apôtre a dit: « Si vous vivez selon la chair,
vous mourrez; mais, si vous faites mourir par l'esprit les oeuvres de la
chair, vous vivrez (3); » et en parlant de lui-même
« Le monde est crucifié pour moi, et je le suis pour le
monde (4). » Ailleurs encore: « Sachons que notre vieil homme
a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché
soit détruit, et que, désormais, nous ne soyons plus asservis
au péché (5). » Ainsi tout le temps qui se passe laborieusement
à détruire le corps du péché, à détruire
l'homme extérieur, pour
1. Ecclés. XI, 2. 2. Matth. XVI, 24. 3. Rom. VIII, 13.
4. Gal. VI, 14. 5. Rom. VI, 6.
67
que l'homme intérieur de jour en jour se renouvelle, est le
temps de la croix.
25. Ces oeuvres sont bonnes, mais pénibles, et le repos en est
la récompense : aussi, pour que la pensée de ce repos futur
nous excite à travailler et à souffrir avec ,joie, est-il
écrit « Réjouissez-vous dans l'espérance (1).
» Cette joie est représentée par la largeur de la croix,
par la traverse où les mains sont clouées. Car nous entendons
par les mains les oeuvres, par la largeur- la joie de celui qui travaille,
puisque la tristesse resserre; par la hauteur où touche la tête
l'espoir d'une rétribution de la sublime justice de Dieu, qui rendra
à chacun selon ses oeuvres, en donnant la vie éternelle à
ceux qui parleur persévérance dans les bonnes oeuvres cherchent
la gloire; l'honneur et l'immortalité (2). Aussi la longueur sur
laquelle tout le corps est étendu figure la patience; (le là
vient qu'on l'appelle la longanimité. Quant à l'extrémité
qui fait comme la profondeur de la croix, et qui pénètre
dans la terre, elle désigne la profondeur du mystère. Ainsi
vous reconnaissez, si je ne me trompe, dans cette explication de la croix,
un développement de ces paroles de l'Apôtre: « Afin
qu'étant enracinés et fondés dans la charité,
vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur, la
largeur, la hauteur et la profondeur (3). »
Pour ce que nous ne voyons pas et ne tenons pas encore, mais que nous
recherchons par la foi et l'espérance, il nous est représenté
par les deux autres jours de la sépulture et de la résurrection.
Car les actions que nous faisons maintenant, comme cloués dans la
crainte de Dieu par les clous de ses préceptes, selon les paroles
du Psalmiste : « Transpercez mes chairs par votre crainte (4), »
sont nécessaires, mais elles ne sont ni à rechercher ni à
désirer pour elles-mêmes. Aussi que désire l'Apôtre
? « Etre dégagé des liens du corps et réuni
au Christ. Mais demeurer dans la vie présente, c'est, dit-il, une
chose nécessaire à cause de nous (5). » Ce qu'il appelle
être dégagé des liens du corps et réuni au Christ,
est donc le commencement de ce repos qui n'est pas interrompu mais glorifié
par la résurrection, et que maintenant nous ne possédons
que par la foi, parce que le juste vit de la foi (6). « Ignorez-vous,
dit-il encore,
1. Rom. XII, 12. 2. Rom. II, 7. 3. Eph. III, 17, 18. 4. Ps. CXVIII,
120. 5. Philip. I, 24. 6. Hab. II, 4.
que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ,
nous avons été baptisés dans sa mort? Nous avons donc
été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort
(1). » Comment, sinon par la foi? Car ce repos n'est point complet
pour nous; nous gémissons encore; nous attendons l'adoption divine,
la délivrance de notre corps: « Car c'est en espérance
que nous sommes sauvés; or l'espérance qui se voit n'est
pas l'espérance; qui donc espère ce qu'il voit? Mais si nous
espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience
(2). »
26. Souvenez-vous de cela, je vous le répète souvent:
gardons-nous donc de croire que nous devions être heureux dans cette
vie et libres de toute peine; dans les épreuves temporelles, gardons-nous
de murmurer d'une bouche sacrilège contre Dieu, comme s'il ne tenait
pas ce qu'il a promis. Il a promis à la vérité ce
qui est nécessaire à cette vie; mais autres sont les soulagements
des misérables, autres les joies des bienheureux. «Seigneur,
dit le Psalmiste(3), nos consolations ont rempli de joie mon âme,
à proportion du grand nombre de douleurs qui l'ont pénétrée.
» Donc ne murmurons pas dans les difficultés de notre vie,
pour ne perdre pas cette largeur de la joie dont il a été
dit: « Réjouissez-vous dans l'espérance,» car
on lit ensuite « Soyez patients dans la tribulation (4). »
Ainsi la vie nouvelle commence maintenant dans la foi et se soutient par
l'espérance; elle deviendra parfaite quand notre portion mortelle
sera absorbée par la vie, quand la mort sera absorbée dans
la victoire, quand cette dernière ennemie sera détruite,
quand nous aurons été changés et que nous serons égaux
aux anges : « Nous ressusciterons tous, dit l'Apôtre,
mais nous ne serons pas tous changés (5). » Et le Seigneur:
« Ils seront égaux aux anges de Dieu (6). » En ce monde
nous sommes retenus dans la crainte par la foi; mais, dans l'autre, nous
retiendrons Dieu dans la charité par la vision. « Tant que
nous sommes dans le corps, dit l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur;
nous marchons par la foi et non par la claire vision (7). » C'est
pourquoi l'Apôtre; qui poursuit sa course pour prendre le Christ
comme il a été pris par lui, avoue qu'il n'a pu l'atteindre:
« Mes frères, dit-il, je ne crois pas
1. Rom. VI, 3, 4. 2. Ibid. VIII, 24, 25. 3. Ps. XCIII, 19. 4.
Rom. XII, 12. 5. I Cor., XV. 6. Luc, XX, 36. 7. II Cor., V, 6.
68
l'avoir atteint (1). » Mais parce que notre espérance
est une sûre promesse de la vérité même, après
avoir dit que nous sommes ensevelis par le baptême dans la mort,
il ajoute ces mots : « Afin que, comme le Christ est ressuscité
d'entre les morts pour la gloire de son Père, nous marchions
dans une vie nouvelle (2). » Nous marchons donc dans la peine, mais
dans l'espérance du repos ; dans la chair du vieil homme, mais dans
la foi d'une vie nouvelle. Car il est dit: « Le corps est mort à
cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de
la justice. Or si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus
d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ
d'entre les morts donnera aussi la vie à nos corps mortels par son
Esprit qui habite en vous (3). »
27. Voilà, d'après l'autorité des divines Ecritures,
et du consentement de toute l'Eglise, répandue dans le monde entier,
ce qui se célèbre dans la solennité de Pâques;
et, comme vous le voyez, c'est un grand mystère. Les anciennes Ecritures
ne prescrivent aucun temps pour la célébration de la pâque,
et se bornent à la placer dans le mois du renouvellement, depuis
le quatorzième jusqu'au vingt et unième de la lune; mais
comme nous voyons clairement par l'Evangile en quel jour le Seigneur a,
été crucifié, en quel jour il a été
enseveli, en quel jour il est ressuscité, les conciles des Pères
ont ajouté aux observations anciennes l'observation de ces jours-là
, et tout l'univers chrétien est persuadé qu'il faut célébrer
ainsi la pâque.
28. Le jeûne de quarante jours est autorisé dans les anciennes
Ecritures par le jeûne de Moïse et d'Elie (4) , et dans l'Evangile
qui nous montre le Seigneur jeûnant quarante jours (5) : preuve que
l'Evangile ne diffère pas de la loi et des prophètes. Car
la personne de Moïse nous représente la loi; celle d'Elie,les
prophètes; et, au milieu d'eux, le Sauveur apparut avec gloire sur
une montagne, pour mieux faire éclater ce que l'Apôtre dit
de lui : « Recevant témoignage de la loi et des prophètes
(6). » Or, en quelle partie de l'année pouvait être
mieux placée l'observation de cette quarantaine qu'aux approches
de la passion du Seigneur ? Car la passion nous retrace une image de cette
laborieuse vie , où labstinence est nécessaire pour renoncer
à lamour du monde, aux fausses
1. Philip., III, 13. 2. Rom., VI, 4. 3. Rom., VIII, 10, 11. 4.
Exod. XXXIV, 28; III Rois, XIX, 8. 5. Matt. IV, 2. 6. Rom. III, 21.
caresses et aux trompeurs enchantements dont le monde nous poursuit
sans cesse. Le nombre de quarante me semble représenter cette vie
elle-même. J'y vois d'abord exprimé le nombre dix dans lequel
se trouve la perfection de notre béatitude, comme dans le nombre
huit qui revient au premier. En effet, la créature, figurée
par le nombre sept, s'attache au Créateur en qui éclate l'unité
de la Trinité qui doit être annoncée dans tout l'univers.
Or, cet univers est livré aux quatre vents, soutenu par les quatre
éléments, et varié par le retour des quatre saisons
dé l'année. Mais quatre fois dix font quarante, et quarante,
divisé par ses quatre parties, donne un nouveau chiffre de dix :
ajoutez-le et vous obtenez cinquante : récompense du travail et
de l'abstinence. Car ce n'est pas sans raison que le Seigneur, après
sa résurrection, a conversé sur cette terre et dans cette
vie avec ses disciples durant quarante jours, et que dix jours après
qu'il est monté au ciel, il a envoyé l'Esprit-Saint qu'il
avait promis, le jour de la Pentecôte. Ce nombre cinquante figure
ici un autre mystère, car sept fois sept (1) font quarante-neuf,
et, en revenant au premier comme le septième y revient pour former
le huitième, vous obtenez le complément des cinquante jours
qui se célèbrent après la résurrection du Seigneur,
non pas comme symbole des labeurs pénibles, mais comme image du
repos et de la joie ; c'est pourquoi nous ne jeûnons plus alors,
et nous prions debout en témoignage de la résurrection; cela
s'observe tous les dimanches à l'autel, et on chante Alleluia, ce
qui signifie que notre future occupation dans le ciel sera de louer Dieu,
selon qu'il est écrit : « Heureux ceux qui habitent dans votre
maison, Seigneur l ils vous loueront dans les siècles des siècles
(2). »
29. Le cinquantième jour est aussi recommandé dans les
Ecritures, non pas seulement dans l'Evangile qui annonce la venue de l'Esprit-Saint,
mais aussi dans les anciens livres sacrés. Là, en effet,
après la pâque célébrée par l'immolation
de l'agneau, on compte cinquante jours jusqu'à celui où ,
sur le mont Sinaï, Moïse, serviteur de Dieu, reçut la
loi écrite avec le doigt de Dieu : or l'Evangile nous apprend que
le doigt de Dieu signifie l'Esprit-Saint. Un évangéliste
fait dire au
1. Les sept dons du Saint-Esprit.
2. Ps. LXXXIII, 5.
Sauveur: « Je chasse les démons par le doigt de Dieu (1),
» et un autre exprime ainsi la même pensée : «
Je chasse les démons par l'Esprit de Dieu (2). » Quand ces
divins mystères resplendissent à la lumière d'une
saine doctrine, ne donnent-ils pas au coeur une joie qu'on préfère
à tous les empires de ce monde, lors même qu'ils jouiraient
d'une félicité qu'ils ne connaissent pas ? Semblables aux
deux séraphins qui, se répondant l'un à l'autre, chantent
les louanges du Très-Haut : Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu
des armées (3), les deux Testaments, par une fidèle concordance,
chantent la sainte vérité. L'agneau est immolé, la
pâque est célébrée, et cinquante jours après,
la loi est donnée pour la crainte, écrite avec le doigt de
Dieu. Le Christ est mis à mort, comme un agneau qu'on mène
à la boucherie, selon les paroles d'Isaïe (4); la vraie Pâque
est célébrée, et, cinquante jours après, l'Esprit-Saint
est donné pour l'amour, l'Esprit-Saint qui est le doigt de Dieu,
et contraire aux hommes cherchant leurs intérêts, accablés
à cause de cela d'un joug dur et d'un poids lourd, et ne trouvant
pas de repos pour leurs âmes, car la charité ne cherche point
ses propres intérêts (5). Aussi l'inquiétude ne quitte-t-elle
pas les hérétiques ; l'Apôtre leur trouve le même
caractère qu'aux magiciens de Pharaon. « Comme Jamnès
et Mambrès, dit-il, résistèrent à Moïse,
ceux-ci de même résistent à la vérité;
ce sont des hommes corrompus dans l'esprit et pervertis dans la foi, mais
le progrès qu'ils feront aura ses bornes, car leur folie sera connue
de tout le monde, comme le fut alors celle de ces magiciens (6). »
Ce fut à cause de cette extrême inquiétude, née
de la corruption de l'esprit, qu'ils se trouvèrent en défaut
pour le troisième miracle, reconnaissant avoir contre eux l'Esprit-Saint
qui était dans Moïse. Ils dirent dans leur impuissance : «
Le doigt de Dieu est ici (7). » De même que l'Esprit-Saint,
dans ses miséricordieux apaisements, donne le repos aux doux et
aux humbles de coeur, ainsi, dans ses rigueurs ennemies, il livre à
l'inquiétude les durs et les superbes. Cette inquiétude est
représentée par les petites mouches devant lesquelles furent
vaincus les magiciens de Pharaon lorsqu'ils dirent : « Le doigt de
Dieu est ici. »
1. Luc, XI, 20. 2. Matt. III, 28. 3. Isaïe, VI, 3. 4 Id.
LIII, 7. 5. I Cor. XIII, 5. 6. II Tim. III, 8, 9. 7. Exode, VIII,
19.
30. Lisez l'Exode, et voyez combien de jours après la célébration
de la Pâque la loi frit donnée. Dieu parle à Moïse
au désert du Sinaï le premier jour du troisième mois.
Marquez donc un jour depuis le commencement de ce troisième mois,
et voyez ce que le Seigneur dit entre autres choses : « Descends
, parle au peuple, purifie-le et sanctifie-le aujourd'hui et demain; qu'ils
lavent leurs vêtements et qu'ils soient prêts pour le troisième
jour, car dans trois jours le Seigneur descendra devant tout le peuple
sur la montagne du Sinaï (1). » La loi fut ainsi donnée
le troisième jour du troisième mois. Or, comptez depuis le
quatorzième jour du premier mois, où fut faite la pâque,
jusqu'au troisième jour du troisième mois, et vous trouverez
dix-sept jours du premier, trente du second, trois du troisième,
ce qui fait cinquante jours.
La loi dans l'arche figure la sanctification dans le corps du Seigneur,
dont la résurrection nous est une promesse du futur repos; et pour
y parvenir l'Esprit-Saint nous inspire la charité. Mais l'Esprit-Saint
n'était pas alors donné parce que Jésus n'était
pas encore glorifié (2). De là ce chant prophétique
: « Levez-vous, Seigneur, pour entrer dans votre repos, vous et l'arche
de votre sanctification (3). » Où est le repos, là
est la sanctification. Aussi nous avons reçu maintenant les prémices
de cette sanctification pour que nous aimions et désirions cet heureux
repos; et tous y sont appelés dans l'autre vie, où nous mène,
au sortir de celle-ci, le passage qui nous est figuré par la pâque,
au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
31. Si donc nous multiplions cinquante par trois, et y ajoutons encore
trois pour exprimer l'excellence incomparable de ce mystère, nous
obtiendrons le nombre de ces gros poissons que le Seigneur, ressuscité
et vivant de la vie nouvelle , fit tirer du côté droit (4);
les filets ne furent point rompus, parce que cette vie nouvelle ne connaîtra
point les divisions des hérétiques. Alors l'homme, arrivé
à la perfection et au repos, purifié dans son âme et
dans son corps par les chastes paroles du Seigneur, qui sont comme l'argent
éprouvé au feu dans le creuset et sept fois épuré
(5), recevra pour récompense le denier. Nous aurons ici le nombre
1. Exod. XIX, 10, 11. 2. Jean, VII, 39. 3. Ps. CXXXI, 8. 4. Jean,
XXI, 6, 11. 5. Ps. XI, 7.
70
dix-sept (1), qui représente un admirable mystère, comme
d'autres nombres dans l'Écriture. Ce n'est pas sans raison que le
psaume dix-septième est le seul qui se lise tout entier dans le
livre des Rois (2), car il figure ce royaume où nous n'aurons plus
d'adversaires. Le titre porte que David le chanta le jour où le
Seigneur le délivra de la main de tous ses ennemis, et de la main
de Saül. Qui est représenté par David , sinon Celui
qui , selon la chair, sort de la race de David (3)? Et parce que dans son
corps, qui est l'Église, il souffre encore des ennemis, lorsqu'il
immola de la voix son persécuteur et se l'incorpora en quelque sorte,
il lui cria du haut du ciel avec l'éclat du tonnerre : et Saul,
Saul ! pourquoi « me persécutes-tu? (4) » Quand ce corps
du Seigneur sera-t-il délivré de la main de tous ses ennemis,
si ce n'est quand la dernière ennemie, la mort, sera détruite?
Ce temps suprême nous est représenté par le nombre
de cent cinquante-trois poissons; car ce même nombre dix-sept, se
levant en triangle, réunit celui de cent cinquante-trois. En comptant
d'un à dix-sept, ajoutez tous les nombres intermédiaires,
et vous trouverez qu'un et deux font trois, et trois font six, et quatre
font dix, et cinq font quinze, et six font vingt et un; ajoutez les autres
nombres jusqu'à dix-sept, et vous aurez cent cinquante-trois.
32. Ce que je vous ai dit pour Pâques et la Pentecôte,
est solidement établi sur l'autorité des Écritures.
Quant à l'observation du carême avant Pâques, elle est
fortement appuyée par la coutume de l'Église, ainsi que l'usage
de distinguer tellement des autres jours les huit jours des néophytes,
que le huitième réponde au premier. La coutume de ne chanter
l'Alleluia que durant les cinquante jours entre Pâques et la Pentecôte
n'est pas universelle; dans beaucoup d'endroits on le chante en d'autres
jours, mais partout on le chante depuis Pâques jusqu'à la
Pentecôte. J'ignore si c'est partout qu'on prie debout dans ce temps-là;
mais ce que je vous ai dit, comme j'ai pu, de cette pratique, me paraît
évidemment l'expression de la pensée de l'Église.
33. Quant au lavement des pieds, recommandé par le Seigneur
comme un exemple de cette humilité qu'il était venu enseigner,
ainsi
1. Le nombre de dix-sept est formé ici par le dix de denier
et par le sept de l'expression du psalmiste au sujet de l'argent sept fois
épuré : purgatum septuplum dans le ps. XI, 7.
2. II Rois, XXII, 2-51. 3. Rom. I, 3. 4. Act. IX, 4.
que lui-même l'exposa après avoir accompli cette grande
action, on demande quel est le temps le meilleur pour le renouveler; et
le meilleur temps qui se présente est celui où la divine
recommandation qui en fut faite devait toucher plus religieusement le coeur.
Mais pour qu'il ne parut pas faire partie du sacrement de baptême,
après l'avoir établi, beaucoup ont refusé d'adopter
cette époque; quelques-uns même n'ont pas craint d'y renoncer,
après l'avoir trouvée établie, d'autres, enfin, pour
rendre la cérémonie plus recommandable par la sainteté
du temps et pour la distinguer du baptême, l'ont fixée ou
au troisième jour de l'octave, à cause de l'excellence du
nombre trois dans beaucoup de nos mystères, ou même au dernier
jour.
34. Je m'étonne que vous nie demandiez de vous écrire
quelque. chose sur la diversité des usages religieux en beaucoup
de pays; ceci n'est pas nécessaire ; et la bonne règle à
suivre est celle-ci : ce qui n'est ni contre la foi, ni contre les moeurs,
et porte en même temps à une vie meilleure, nous devons non-seulement
ne pas le désapprouver, partout où nous le voyons établir
ou établi, mais le louer et l'imiter, si la faiblesse de quelques-uns
n'y met point obstacle et n'expose pas à faire plus de mal que de
bien. Car, s'il y a plus d'avantages à espérer en faveur
des âmes bien disposées que de préjudices à
redouter pour les mécontents, il faut suivre sans hésitation
l'usage établi, surtout lorsqu'il est autorisé par les Écritures,
comme le chant des hymnes et des psaumes : en quoi nous avons les préceptes
du Seigneur lui-même, les témoignages et les exemples des
apôtres. Sur cette pratique éminemment utile pour exciter
pieusement le coeur et allumer le feu du divin amour, il y a diversité
de coutumes, et l'Église d'Afrique, sur ce point, nous laisse voir
bien des négligences et des langueurs ; aussi, les donatistes nous
reprochent de chanter sobrement, dans l'Église, les cantiques des
prophètes. Il est vrai qu'eux-mêmes pratiquent, à leur
manière, la sobriété, et s'excitent par le vin à
chanter des psaumes de leur composition, comme on se ranimerait par le
son des trompettes. Quand les chrétiens sont réunis dans
l'église, ne faut-il pas chanter toujours les saints cantiques,
excepté lorsqu'on prêche, ou qu'on lit, lorsque l'évêque
prie à haute voix, ou que la prière commune est annoncée
de la bouche du diacre? Car dans le resté du temps je ne vois rien
de meilleur, de (71) plus utile et de plus saint pour les chrétiens
rassemblés.
35. Quant à ce qu'on établit hors de la coutume et dont
on recommande l'observation comme celle d'un sacrement, je ne puis l'approuver,
et si je n'ose pas le blâmer plus ouvertement, c'est pour éviter
les scandales de quelques personnes turbulentes ou même pieuses.
Mais je m'afflige du peu de soin qu'on met à beaucoup de salutaires
prescriptions des divins livres; tandis que tout est si plein de fausses
opinions qu'on reprend plus sévèrement celui qui aura touché
la terre d'un pied nu dans l'octave de son baptême, que celui qui
aura enseveli sa raison dans l'ivrognerie. Or toutes ces pratiques qui
ne sont ni soutenues par l'autorité des Ecritures, ni réglées
dans les conciles des évêques, ni appuyées par la coutume
de l'Eglise universelle, mais qui varient à l'infini selon la diversité
des moeurs et des lieux, sans qu'on puisse facilement ni même absolument
découvrir les raisons qui ont pu les faire établir, je pense
qu'il faut, lorsqu'on le peut, les abolir sans hésiter. Quoiqu'on
ne puisse trouver comment elles sont contraires à la foi, elles
oppriment par des obligations serviles cette religion même que la
miséricorde de Dieu a voulue libre en n'instituant qu'un petit nombre
de sacrements parfaitement connus; la condition des Juifs serait plus tolérable
qu'une telle servitude, car s'ils ont méconnu le temps de la liberté,
les fardeaux qu'ils portent sont au moins imposés par la loi divine
et non point par des opinions humaines. Cependant l'Eglise de Dieu, établie
au milieu de beaucoup de paille et de beaucoup d'ivraie, tolère
bien des choses, mais elle n'approuve, ne tait, ni ne fait ce qui est contre
la foi ou les bonnes moeurs.
36. Vous me parlez de quelques-uns de nos frères qui s'abstiennent
de viandes, les croyant impures; cela blesse manifestement là foi
et la saine doctrine. Si je m'étendais sur ce sujet, on pourrait
croire que ce côté des préceptes apostoliques reste
obscur; mais l'Apôtre, après s'être fort expliqué
là-dessus , a réprouvé en ces termes l'opinion impie
de ces hérétiques : « Or, l'Esprit dit expressément
que, dans les temps à venir, quelques-uns abandonneront la foi,
en suivant des esprits d'erreur et des doctrines diaboliques, enseignées
par des imposteurs pleins d'hypocrisie dont la conscience est noircie de
crimes, qui interdiront le mariage, l'usage des viandes que Dieu a créées
pour être reçues avec action de grâces par les fidèles
et par ceux qui ont connu la vérité. Car tout ce que Dieu
a créé est bon, et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange
avec action de grâces, parce qu'il est sanctifié par la parole
de Dieu et par la prière (1). » Et dans un autre endroit,
parlant du même sujet : « Tout est pur, dit-il, pour ceux qui
sont purs; rien ne l'est pour les impurs et les infidèles; leur
esprit et leur conscience sont souillés (2). » Lisez vous-même
le reste, et montrez-le à ceux que vous pourrez, afin qu'ils ne
rendent pas vaine pour eux la grâce de Dieu qui les a appelés
à la liberté. Seulement qu'ils n'abusent pas de cette liberté
pour vivre selon la chair, et parce qu'on ne leur permet pas les abstinences
superstitieuses et contraires à la foi , qu'ils ne refusent pas,
de se priver d'aliments, quels qu'ils soient, pour mettre un frein à
la concupiscence charnelle.
37. Il est des chrétiens qui tirent au sort dans le livre des
Evangiles; quoique cela vaille mieux que d'aller consulter les démons,
toutefois cette coutume me déplait (3); je n'aime pas qu'on fasse
servir les divins oracles, qui ont pour but la vie future, aux affaires
du temps et aux vanités de cette vie.
38. Si vous ne trouvez pas que je vous aie suffisamment répondu,
c'est que vous ne connaissez ni mes forces ni mes occupations. Il s'en
faut bien que rien ne me soit caché, ainsi que vous le croyez; rien
ne m'a plus affligé que ce que vous m'avez dit à cet égard
dans votre lettre, parce que c'est manifestement faux, et je m'étonne
que vous ne sachiez pas que, non-seulement beaucoup de choses me sont cachées
sur d'autres innombrables sujets, mais que, dans les saintes Ecritures
même, j'ignore plus que je ne sais. Si mon espérance dans
le nom du Christ n'est pas tout à fait stérile, c'est que
j'ai cru à mon Dieu lorsqu'il a dit que l'amour de Dieu et du prochain
comprend toute la loi et les prophètes (4); c'est que je l'ai éprouvé
et l'éprouve chaque jour. Pas un mystère, pas une parole
des saints livres ne s'offre à moi que je n'y trouve ces mêmes
préceptes: « Car, la fin des commandements c'est la charité
qui naît d'un coeur pur,
1. I Tim. IV, 1-5. 2. Tit. I,15.
3. Dans les capitulaires des rois de France (année 789), il
est défendu d'interroger le sort avec les psaumes et l'Evangile
; la môme défense avait déjà été
portée par les conciles d'Agde en 506, d'Orléans en 511,
d'Auxerre en 578. 4. Matth., XXII, 40.
72
d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1); la charité
est la plénitude de la loi (2). »
39. Vous donc aussi, très-cher, en lisant ceci ou autre chose,
lisez , apprenez, de façon à n'oublier jamais la vérité
dé cette maxime « La science enfle, la charité édifie
(3). Et comme la charité n'est point jalouse, et n'enfle pas; n
il faut se servir de la science comme d'une machine pour élever
l'édifice de la charité qui demeurera éternellement,
même quand notre science sera détruite (4). La science qui
a pour fin la charité est très-utile; sans cette fin, il
est prouvé qu'elle est non-seulement superflue, mais même
dangereuse. Je sais combien l'habitude des saintes pensées vous
place à l'ombre des ailes du Seigneur notre Dieu; mais si je donne
ces avis en passant, c'est que je le sais, votre charité, qui n'est
point jalouse, donnera et lira cette lettre à plusieurs.
1. I Tim. I, 5. 2. Rom. XIII, 10. 3. I Cor. VIII, 1. 4.
I Cor. XIII, 4, 8.
LETTRE LVI. (Année 400.)
Invitation à l'étude des saintes lettres et au retour
à la vraie foi.
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET HONORABLE
SEIGNEUR CÉLER (5).
1. Je n'oublie ni ma promesse ni votre désir; mais je suis obligé
de partir pour visiter les Eglises confiées à mes soins,
et ne puis assez tôt vous payer ma dette par moi-même. Je ne
. veux pas cependant vous devoir plus longtemps, du moment que j'ai entre
les mains de quoi m'acquitter envers vous. Aussi, j'ai chargé mon
très-cher fils le prêtre Optat de vous lire ce que je vous
ai promis, aux heures qui vous conviendront le mieux; et lorsquil croira
pouvoir tout terminer, il s'y portera avec d'autant plus d'ardeur et de
plaisir que votre Excellence l'agréera davantage. Du reste, vous
comprenez, je crois, combien je vous aime et combien je veux que par d'utiles
études vous vous plaisiez et vous avanciez dans la connaissance
des choses divines et des choses humaines.
2. Si vous ne dédaignez pas mes soins affectueux, vous ferez,
je l'espère, de tels progrès
5. Nous trouvons dans l'année 429 un proconsul en Afrique du
nom de Céler. Celui à qui cette lettre est adressée
était dans les grands emplois à cette époque, en l'année
400; est-ce le même personnage que le proconsul de 429? Tout porte
à le croire. La façon dont saint Augustin parle à
Céler dans cette lettre permet de penser que ce. personnage était
jeune en 400.
dans la foi chrétienne et dans les meurs qui. doivent s'accorder
avec la grandeur des charges où vous êtes déjà
monté, que vous attendrez, ou avec désir ou avec assurance
ou au moins sans les inquiétudes du désespoir, non dans la
vanité de l'erreur, mais dans la solidité de la vérité,
le dernier jour de cette fumée, de cette fugitive vapeur, appelée
la vie humaine, ce dernier jour auquel nul mortel ne saurait se dérober.
Car autant il est certain que vous vivez, autant vous devez être
assuré par la doctrine du salut, que cette vie passée dans
les délices du temps, est une mort plutôt qu'une vie, en comparaison
de l'éternelle vie promise par le Christ et dans le Christ. Or si
vous attachez à la pureté du christianisme la haute importance
que la religion commande, je ne doute pas que votre caractère ne
vous tire aisément de vos engagements avec les donatistes. Rien
de plus fort que les preuves qui démolissent cette erreur; les plus
petits esprits peuvent s'en convaincre pourvu qu'ils écoutent avec
patience et attention. Ce qui demande plus de force, c'est de rompre les
liens d'une erreur devenue une habitude et une sorte d'intimité
de la vie, pour embrasser une doctrine vraie à laquelle on n'est
pas accoutumé. Avec l'aide et les inspirations du Seigneur notre
Dieu, il n'y aura jamais à désespérer de vous, de
votre libre courage, de votre coeur viril. Que la miséricorde de
Dieu vous maintienne sain et sauf, éminent et honorable seigneur
et fils très-cher !
LETTRE LVII. (Année 400.)
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'HONORABLE ET DIGNE SEIGNEUR
CELER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je crois qu'avec un peu de . réflexion votre sagesse saisit
aisément que le parti de Donat n'a eu aucune bonne raison de se
séparer de toute la terre, où s'étend l'Eglise catholique
selon les promesses des prophètes et de l'Evangile. S'il était
nécessaire d'éclaircir davantage ce point, je me souviens
d'avoir donné à votre bienveillance, pour le lire, un écrit
que m'avait demandé de votre part mon cher fils Cécilien
(1) ; cet écrit est resté assez longtemps
1. Il y a ici dans le texte, à côté des mots: meus
Coecilius, les mots : tuus filius, qui sont sans doute une erreur de copiste;
l'évidente jeunesse de Céler, à cette époque,
ne permet guère de penser qu'il ait eu alors un fils en état
de lui servir d'intermédiaire auprès de saint Augustin. Le
sens que nous avons adopté nous parait le plus probable.
73
chez vous. Si vous avez eu la volonté ou le loisir de le lire
au milieu même de vos occupations, pour vous instruire à cet
égard, je ne doute pas que votre sagesse n'ait reconnu que les donatistes
n'ont rien de plausible à y répondre. Et si vous gardez quelque
doute, peut-être pourrons-nous vous satisfaire, autant que Dieu le
permettra, ou en répondant de vive voix à vos questions,
ou en vous donnant également quelque chose à lire, cher,
honorable, digne seigneur et fils.
2. C'est pourquoi je vous demande de recommander l'unité catholique,
dans le pays d'Hippone, à vos hommes, surtout à Paterne et
à Mauruse. La vigilance de votre esprit m'est connue; il n'est pas
besoin, je crois, d'insister. Lorsque vous le voudrez, vous verrez facilement
à quoi s'occupent et ce que préparent les autres (1) dans
vos possessions, et ce qui se passe sur vos terres. D'après ce qu'on
m'a affirmé, il y a dans vos domaines quelqu'un qui est votre ami
et avec lequel je désirerais bien m'entendre; ménagez-moi
cet avantage, et vous serez grandement loué devant les. hommes,
et grandement récompensé devant Dieu. Déjà
il m'avait fait dire par un certain, Carus, notre intermédiaire,
que la crainte de gens violents autour de lui l'arrêtait, et que,
protégé par vous et sur vos domaines, il cesserait de les
redouter : vous ne devez pas aimer en lui ce qui ne serait pas la fermeté,
mais l'opiniâtreté. Car s'il est honteux de changer de sentiment
quand ce sentiment est vrai et droit; il est louable et utile de le faire,
quand il est insensé et nuisible; et comme la fermeté empêche
l'homme de se corrompre, l'opiniâtreté l'empêche de
se corriger: il faut donc louer l'une et se défaire de l'autre.
Le prêtre que je vous ai envoyé vous dira plus en détail
le reste. Que la miséricorde de Dieu vous garde sain et sauf et
heureux, très-cher, honorable, digne seigneur et fils !
1. Les donatistes.
LETTRE LVIII. (Au commencement de l'année 401.)
Saint Augustin exprime avec émotion et profondeur toute la joie
que lui ont causée les exemples de foi et de courage donné
par Pammachius au milieu de ses gens d'Hippone; il désirerait que
les sénateurs catholiques, qui sont dans la même situation
que Pammachius, en fissent autant.
AUGUSTIN A L'EXCELLENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR PAMMACHIUS (1), SON FILS
TRÈS-CHER DANS LES ENTRAILLES DU CHRIST.
1. Vos bonnes oeuvres, qui germent par la grâce du Christ, vous
ont fait pleinement connaître, aimer et honorer de nous, dans ses
membres. Si chaque jour je voyais votre visage, je ne vous connaîtrais
pas mieux que je ne vous connais après avoir vu, dans la splendeur
d'un seul acte de votre vie, votre homme intérieur, beau de paix
et brillant de vérité; j'ai regardé et j'ai connu,
j'ai connu et j'ai aimé; c'est à lui que je parle, à
lui que j'écris, à cet ami bien-aimé qui, son corps
absent, s'est rendu présent à moi. Et pourtant nous étions
déjà ensemble, nous vivions unis sous tan même chef;
si vous n'aviez pas pris racine dans sa charité, l'unité
catholique ne vous serait pas aussi chère, vous n'adresseriez pas
de tels discours à vos fermiers d'Afrique, établis au milieu
de la Numidie consulaire, dans cette contrée même d'où
s'est levée la fureur des donatistes, vous n'auriez pas enflammé
leurs âmes de cette ferveur qui les a fait s'attacher aussitôt
à vos exemples, pensant bien qu'un homme comme vous ne pouvait suivre
un sentiment qu'après en avoir reconnu la vérité;
vous ne les auriez pas remués au point de les faire marcher sous
un même chef, malgré les longues distances qui les séparent
de vous, et au point de les compter éternellement avec vous parmi
les membres de Celui par les commandements de qui ils vous servent pour
un temps.
2. C'est par ce fait que je vous ai connu et c'est pourquoi je vous
embrasse ; dans le tressaillement de ma joie, je vous félicite en
Notre-Seigneur Jésus-Christ et je vous envoie cette , lettre comme
une preuve de mon amour pour votes; je ne puis rien faire de plus. Mais
ne prenez pas ceci, je vous prie, pour la mesure de tout mon amour; après
avoir lu cette
1. C'est le sénateur romain Pammachius , gendre de Paula, mari
de Pauline, ami de saint Jérome.
74
lettre, allez au delà par un mouvement invisible de l'âme,
allez par la pensée jusqu'au plus profond de mon cur, et voyez
ce qui s'y passe pour vous; le sanctuaire de la charité s'ouvrira
à l'oeil de la charité; c'est ce sanctuaire que nous fermons
aux bruyantes frivolités du monde quand nous y adorons Dieu; c'est
là (lue vous verrez toutes les douceurs de ma joie pour une oeuvre
aussi bonne que la vôtre; je ne puis ni les dire avec la langue ni
les exprimer en vous écrivant; chaudes et brûlantes, elles
se confondent avec le sacrifice de louanges que j'offre à Celui
par l'inspiration de qui vous avez pu le faire. Dieu soit loué de
son ineffable don (1) !
3. O quil y a de sénateurs comme vous, et comme vous enfants
de la sainte Église; que nous voudrions voir faire en Afrique ce
qui de votre part nous a tant réjoui ! Il serait dangereux de les
exhorter, il y a sécurité à vous féliciter.
Car peut-être ne feraient-ils rien ; et les ennemis de l'Église,
comme s'ils noirs avaient vaincus dans leur esprit, s'en prévaudraient
habilement pour séduire les faibles. Mais vous, par ce que vous
avez déjà fait, vous avez confondu ces ennemis de l'Église
en délivrant les faibles. Aussi me semble-t-il suffire que vous
lisiez cette lettre à ceux du sénat que vous pouvez aborder
avec la confiance de l'amitié et avec la liberté autorisée
par une foi commune. Ils verront par votre exemple qu'on peut faire en
Afrique ce que peut-être ils négligent d'entreprendre parce
qu'ils le croient impossible. Je n'ai rien voulu vous dire des piéges
que préparent les hérétiques dans les tourments de
leurs coeurs, car j'ai ri de leur prétention de pouvoir quelque
chose sur une âme comme la vôtre, qui appartient au Christ.
Cependant vous entendrez raconter tout cela à mes frères,
que je recommande beaucoup à votre Excellence; pardonnez à
leurs craintes, mêmes vaines, dans cette grande affaire du salut
inopiné de tant d'hommes, qui est votre ouvrage, et dont se réjouit
l'Église catholique notre mère.
1. II Cor. IX, 15.
LETTRE LIX. (Année 401.)
Sur la convocation d'un concile.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE PÈRE VICTORIN,
SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Votre invitation m'est arrivée le cinq des ides de novembre,
à la nuit; elle m'a trouvé mal disposé à me
rendre au concile, et vraiment il me serait impossible d'y aller. Toutefois,
il appartient à votre sainteté -et à votre gravité
de juger si je comprends mal, ou si mes susceptibilités sont légitimes.
J'ai vu dans cette lettre qu'on avait écrit aussi aux deux Mauritanies,
et nous savons que ces provinces ont leurs primats. Si l'on voulait convoquer
aussi les évêques de ces deux provinces à un concile
en Numidie, on aurait dû mettre dans la lettre les noms de quelques-uns
d'entre eux, qui sont les premiers; n'y trouvant pas ces noms, j'ai été
fort étonné. Et quant à ce qui est des évêques
numides, on à si peu tenu compte de l'ordre et du rang en écrivant,
que j'ai trouvé mon nom le troisième, et cependant beaucoup
d'évêques sont mes anciens. Cela est une injure pour les autres,
et cela m'est odieux. De plus, notre vénérable frère
et collègue Xantippe, évêque de Tagose, dit que la
primatie lui est due; il passe pour primat aux yeux de plusieurs, et envoie
des lettres à ce titre. Si votre sainteté est en mesure de
le débouter facilement de ses prétentions à cet égard,
vous auriez dû au moins ne pas omettre son nom dans votre lettre.
J'aurais été étonné que ce nom fût confondu
avec les autres et n'occupât point le premier rang; mais combien
plus il est surprenant qu'il ne soit fait aucune mention de cet évêque,
particulièrement intéressé à se trouver au
concile, où devrait se régler, en premier lieu, la question
de la primatie, devant tous les évêques de la Numidie !
2. Pour tous ces motifs, j'hésite à me rendre au concile;
je crains que la lettre de convocation ne soit fausse, tant elle est irrégulière.
Du reste, le trop peu de temps que j'ai m'empêcherait d'y aller,
sans compter beaucoup d'autres pressantes affaires qui me retiennent. Je
prie donc votre béatitude de m'excuser, et de vouloir bien insister
avant tout, pour qu'il soit (75) décidé pacifiquement, entre
votre sainteté et le vénérable Xantippe, à
qui appartient la convocation du concile. Ou bien, ce qui vaudrait encore
mieux, convoquez tous les deux, sans préjudice pour l'un ni pour
l'autre, convoquez nos collègues, ceux surtout qui se rapprochent
de vous par âge d'épiscopat, et ils prononceront aisément
sur vos droits; la question sera ainsi résolue avant toute autre,
entre vous en petit nombre.; une fais l'affaire jugée, on convoquera
les autres évêques qui, en pareille matière, ne peuvent
ni ne doivent s'en rapporter qu'au témoignage de leurs anciens,
et qui, maintenant, ignorent lequel de vous deux ils doivent croire. Cette
lettre, que je vous envoie, sera scellée avec un anneau représentant
la face d'un homme qui regarde par côté.
LETTRE LX. (401.)
Sur une affaire de discipline.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON
FRÈRE TRÈS-CHER, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AU
PAPE (1) AURÈLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Depuis que nous nous sommes quittés, je n'ai reçu
aucune lettre de votre sainteté. Je viens de lire votre lettre sur
Donat et son frère, et longtemps j'ai hésité sur ce
que je répondrais. Mais pourtant, après avoir repassé
ce qui pouvait être le plus utile au salut de ceux que nous servons
dans la vie spirituelle et chrétienne, je n'ai rien trouvé
de meilleur, si ce n'est qu'il ne fallait pas ouvrir cette voie aux serviteurs
de Dieu (2) et leur laisser croire trop facilement qu'ils sont choisis
pour quelque chose de mieux quand leur vertu s'est altérée.
Les chutes deviendront faciles aux moines, en même temps que l'ordre
des clercs recevra une grande injure, si les déserteurs des monastères
passent dans la milice de la cléricature, tandis que nous n'avons
coutume d'y admettre que les moines les plus éprouvés et
les meilleurs; on dit vulgairement : « Mauvais joueur de flûte,
bon chanteur; » on dirait de même dans le peuple en se moquant
de nous: « Mauvais moine, bon clerc. » Il serait déplorable
1. Saint Augustin, écrivant à Aurèle, évêque
de Carthage, lui donne le titre de pape, par respect profond pour lui-même
et par considération pour son siège.
2. Les moines.
de pousser les moines à un aussi funeste orgueil ; et de juger
dignes d'un tel affront les clercs, dans les rangs de qui nous sommes;
c'est à peine si un bon moine peut faire un bon clerc lorsque, avec
un suffisant esprit de mortification, il manque de l'instruction nécessaire
ou qu'il présente dans sa personne quelque irrégularité.
2. Votre béatitude est persuadée, je crois, que c'est
par ma volonté que Donat et son frère sont sortis de leur
monastère, afin de se rendre plus utiles à ceux de leur pays;
mais cela est faux. Ils s'en sont allés d'eux-mêmes, ils ont
quitté d'eux-mêmes, malgré nos efforts pour les retenir
en vue de leur salut. Et comme Donat a été ordonné
avant que nous ayons statué sur ce point dans le concile (1), votre
sagesse peut en faire ce qu'elle veut, si par hasard il est corrigé
de la perversité de son orgueil. Mais pour ce qui est de son frère,
principale cause de la sortie de Donat, vous savez ce que j'en pense, et
je n'en dirai rien de plus. Je n'ose contester ni avec votre sagesse, ni
avec votre rang, ni avec votre charité; et j'espère que vous
ferez ce qui vous paraîtra le plus utile aux membres de l'Église.
1. Ce fut au concile de Carthage, 13 septembre 401, qu'on prit à
l'égard des moines la résolution rappelée ici par
saint Augustin.
LETTRE LXI. (101.)
Conduite de l'Église à légard des clercs donatistes
revenus à l'unité.
AUGUSTIN, ÉVÈQUE, A SON TRÈS-CHER ET HONORABLE
FRÈRE THÉODORE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Votre bienveillance m'avait demandé comment nous recevions
les clercs du parti de Donat qui se faisaient catholiques; ce que je vous
répondis alors, j'ai voulu le marquer dans cette lettre à
votre adresse, afin que, si quelqu'un vous questionnait sur ce point, vous
puissiez montrer, écrit de ma main, ce que nous pensons et ce que
nous faisons à ce sujet. Sachez donc que nous ne détestons
en eux que leur séparation qui les fait schismatiques ou hérétiques,
qui les met en dehors de l'unité et de la vérité de
l'Église catholique; ils n'ont point la paix avec le peuple de Dieu
répandu sur toute la terre et ne reconnaissent point, hors de leurs
rangs, le baptême du Christ.
76
Tout en condamnant leur erreur, nous reconnaissons, nous respectons
et nous aimons le bien qui est en eux, c'est-à-dire le nom de Dieu
et son sacrement. Nous gémissons sur les errants, et nous désirons
les gagner à Dieu par la charité du Christ, afin que ce grand
sacrement qu'ils portent pour leur perte, tandis qu'ils sont hors de l'Église,
ils le portent pour leur salut en rentrant dans la paix catholique. Lorsqu'on
aura fait disparaître le mal qui vient des hommes pour respecter
dans les hommes tous les biens qui viennent de Dieu, il s'établira
une fraternelle concorde, une aimable paix, et la charité du Christ
vaincra dans les coeurs les inspirations du démon.
2. Ainsi quand ils reviennent à nous du parti de Donat, nous
ne recevons pas ce qui est mauvais en eux, c'est-à-dire la séparation
et l'erreur, mais ces mauvaises choses tombent comme les obstacles de la
concorde; nous embrassons nos frères et nous demeurons avec eux,
comme dit l'Apôtre, « dans l'unité de l'esprit, dans
le lien de la paix (1); » nous reconnaissons en eux les biens de
Dieu, le saint baptême, l'ordination, la profession de continence,
le voeu de virginité, la foi de la Trinité; mais ces choses,
et d'autres encore, ne servaient de rien tant que la charité y manquait.
Qui peut dire qu'il a la charité du Christ, quand il n'en embrasse
pas l'unité ? Lors donc qu'ils reviennent à l'Église
catholique, ils n'y reçoivent point ce qu'ils avaient; mais ils
reçoivent ce qu'ils n'avaient pas, afin que ce qu'ils possédaient
auparavant commence à leur profiter. C'est ici qu'ils reçoivent
la racine de la charité dans le lien de la paix et dans la société
de lunité, pour que tous les sacrements de vérité
servent à leur délivrance et non pas à leur damnation.
Les sarments ne doivent point se glorifier de ne pas être du bois
des épines, mais du bois de 1a vigne ; car s'ils restent séparés
du cep, ils seront, malgré leur belle apparence, jetés au
feu. Mais l'Apôtre a dit de ces branches brisées que Dieu
est assez puissant pour les enter une seconde fois (2).
C'est pourquoi, très-cher frère, montrez cette lettre,
dont l'écriture vous est bien connue , à tous les donatistes
qui vous témoigneront des inquiétudes sur le rang qu'ils
occuperaient au milieu de nous; et s'ils veulent la garder, donnez-la leur;
je prends Dieu à témoin sur mon âme, qu'en rentrant
parmi nous,
1. Ephés. IV, 3. 2. Rom. XI, 23.
non-seulement ils conserveront le baptême du Christ, qu'ils ont
reçu, mais encore la place qui est due à l'ordination et
à la continence (1).
1. Le clergé donatiste qui revenait à l'Église
catholique fut traité diversement selon les époques; saint
Augustin, dans cette question, s'inspira toujours des sentiments les plus
larges et les plus conciliants.
LETTRE LXII. (A la fin de l'année 394.)
Sur une question de serment.
ALYPE, AUGUSTIN ET SAMSUCIUS (2), ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC
NOUS, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU TRÈS-CHER ET VÉNÉRABLE
FRÈRE SÉVÈRE (3), NOTRE COLLÈGUE DANS
L'ÉPISCOPAT , ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS.
1. Lorsque nous sommes allés à Sousane pour nous y informer
de ce qu'on y a fait en notre absence et contre notre volonté, nous
avons reconnu que certaines choses s'étaient passées comme
nous l'avions entendu dire, et que d'autres s'étaient passées
autrement; mais tout ce que nous avons appris nous a paru déplorable
: nous avons, dans la mesure du secours divin, remédié à
ces misères en employant tour à tour les reproches, les avertissements,
les prières. Ce qui nous a le plus contristés après
le départ de votre sainteté, c'est qu'on ait laissé
partir nos frères sans leur donner un guide pour leur retour; veuillez
le pardonner et sachez que cela a été fait plus par crainte
que par mauvaise intention. Comme on croyait que notre fils Timothée
les avait surtout envoyés pour vous exciter contre nous, on ne voulait
rien entamer jusqu'à notre arrivée qu'on espérait
en même temps que la vôtre, et on ne pensait pas qu'ils partiraient
sans guide. Mais cela est mal, qui en doute? Il avait été
même dit à Fossor que Timothée était déjà
parti avec ces mêmes frères, et c'était faux; cela
pourtant n'a pas été dit par le prêtre; et il nous
a été manifestement déclaré, autant que ces
choses puissent l'être, que notre frère Carcédonius
a tout ignoré.
2. Mais pourquoi tous ces détails ? notre fils Timothée,bouleversé
de cette situation douteuse où il se trouvait malgré lui,
nous fit savoir que,
2. Samsucius, évêque de Tours en Numidie , assista au
concile de Carthage, en 407.
3. Nous avons parlé, dans l'Histoire de saint Augustin, de la
tendre et profonde amitié qui unissait l'évêque d'Hippone
et Sévère, évêque de Milève.
77
pendant que vous le pressiez de servir Dieu à Sousane, il éclata
et jura qu'il ne se séparerait jamais de vous. Comme nous lui demandions
ce qu'il voulait, il répondit que ce serment l'empêchait d'être
là où nous désirions qu'il fût auparavant, surtout
lorsqu'il pouvait en sûreté faire usage de sa liberté.
Nous lui expliquâmes qu'il ne serait point coupable de parjure si,
pour éviter un scandale, il arrivait, non par son fait, mais par
le vôtre, qu'il ne pût pas être avec nous, car son serment
regarde sa volonté et non la vôtre, et il a avoué que
vous ne lui aviez rien juré vous-même; il finit par dire,
comme il convenait à un serviteur de Dieu, à un fils de l'Eglise,
qu'il se conformerait sans hésitation à ce que nous aurions
décidé sur son compte avec votre sainteté. C'est pourquoi
nous vous demandons, nous conjurons votre sagesse, par la charité,
du Christ de vous souvenir de tout ce que nous avons dit et de nous réjouir
par votre réponse; car nous qui sommes plus forts, si toutefois
on peut oser prononcer un tel mot au milieu de tant de tentations qui nous
assiégent, nous devons, comme dit l'Apôtre : « supporter
les faiblesses des infirmes (1). » Notre frère Timothée
n'a point écrit à votre sainteté parce que votre saint
frère a dû vous dire tout ce qui s'est passé. Souvenez-vous
de nous, glorifiez-vous dans le Seigneur, bienheureux, vénérable
et cher seigneur et frère.
1. Rom. XV, 1.
LETTRE LXIII. (Fin de l'année 401.)
Saint Augustin se plaint auprès de son ami et collègue
sévère qu'il ait ordonné sous-diacre, pour le retenir
dans son diocèse, un ecclésiastique qui avait rempli dans
le diocèse d'Hippone les fonctions de lecteur.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC MOI AU BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE
SEIGNEUR SÉVÈRE, SON BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE
DANS LE SACERDOCE, AINSI QU'AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Si je dis tout ce que l'intérêt de ma cause me force
à dire, que deviendra la charité ? Si je me tais, où
sera la liberté de l'amitié? Après avoir hésité,
je me suis décidé à vous adresser non point des reproches,
mais ma justification. D'après une de vos lettres, vous vous étonnez
que nous ayons voulu supporter avec douleur ce qu'une réprimande
aurait pu faire cesser, comme si le mal déjà fait ne restait
pas déplorable, même après qu'on y a remédié
autant qu'on l'a pu, et comme s'il ne fallait pas surtout supporter ce
qui une fuis reconnu mal fait ne peut pas être défait. Cessez
donc de vous étonner, mon très-cher frère. Timothée
a été ordonné sous-diacre à Sousane, contre
mon avis et ma volonté, tandis que nous délibérions
encore sur le parti qu'il fallait prendre à son égard. Je
m'en afflige toujours, quoiqu'il soit retourné auprès de
vous, et, en ceci, je ne me repens point d'avoir accédé à
votre volonté.
2. Ecoutez ce que nous avons fait par nos reproches, nos avertissements,
nos prières, avant même qu'il fût parti d'ici, afin
que vous ne pensiez plus que rien n'a été blâmé
avant son retour auprès de vous. D'abord, nous lui avons reproché
de ne pas vous avoir obéi et d'être parti pour aller vers
votre sainteté, sans avoir consulté notre frère Carcédonius,
ce qui a été le commencement de notre tribulation ; nous
avons repris ensuite le prêtre et Vérin, parce que nous avons
découvert que ce sont eux qui ont fait ordonner Timothée.
A la suite de ces reproches, ils ont confessé que toutes ces choses
avaient été faites mal à propos, et ont demandé
leur pardon; nous aurions été dès lors impitoyables,
si nous n'avions pas cru à leur repentir. Ils ne pouvaient pas faire
que ce qui a été ne fût pas ; le seul but de notre
réprimande était de les amener à reconnaître
et à déplorer leurs torts. Personne n'a échappé
à nos avertissements, pour que de telles choses ne se reproduisent
point, et qu'on ne s'expose pas à encourir la colère de Dieu;
ensuite et principalement nous avons repris Timothée, qui se disait
forcé par son serment d'aller vers vous; nous lui avons dit, et
nous espérions que, prenant en considération nos entretiens
à ce sujet, votre sainteté pourrait bien ne pas vouloir admettre
auprès de vous quelqu'un qui était déjà lecteur
ici, de peur de scandaliser les faibles, pour lesquels le Christ est mort,
et de peur de blesser la discipline de l'Eglise, dont malheureusement on
s'occupe si peu : ainsi dégagé de son serment, il aurait
tranquillement servi Dieu, à qui nous devons rendre compte de nos
actions. Nos avis ont amené notre frère Garcédonius
à accepter patiemment tout ce qui sera décidé sur
Timothée, (78) pour le maintien nécessaire de la discipline
ecclésiastique. La correction par les prières nous touche
nous-mêmes; nous recommandons à la miséricorde de Dieu
notre administration et nos conseils, et si quelque indignation a mordu
notre coeur, nous prions Dieu de nous guérir de sa main droite comme
avec un remède souverain. Voilà comment nous avons beaucoup
corrigé, soit par les reproches, soit par les avertissements, soit
par la prière.
3. Et maintenant, pour ne pas rompre le lien de la charité,
et pour ne pas être possédé par Satan, dont nous connaissons
les desseins, que devons-nous faire, si ce n'est de vous obéir,
à vous, qui avez cru qu'il était impossible de réparer
ce qui s'est passé autrement qu'en rendant à votre juridiction
celui en qui vous vous plaignez qu'elle ait été blessée.
Notre frère Carcédonius lui-même, après un vif
mouvement de dépit, pour lequel je vous demande de prier pour lui,
a consenti de bonne grâce à ce parti, parce qu'il a vu le
Christ dans votre personne; et, tandis que je me demandais s'il ne fallait
pas retenir Timothée jusqu'à ce que je vous eusse envoyé
une nouvelle lettre, c'est lui-même qui, craignant pour vous une
nouvelle peine, a coupé court à ma discussion, et a non-seulement
permis, mais demandé instamment que Timothée vous fût
rendu.
4. Pour moi, frère Sévèxe, je remets ma cause
à votre jugement, car je sais que le Christ habite dans votre coeur,
et par le Christ, je vous demande de le consulter lui-même, lui qui
gouverne votre âme qui lui est soumise; demandez-lui si un homme
qui avait commencé à lire dans mon église, non pas
une fois, mais une seconde et une troisième fois, à Sousane
où il accompagnait le prêtre de ce lieu, à Tours. à
Cizan, à Verbal, ne peut pas, ne doit pas être regardé
comme lecteur (1). De même que nous avons réparé, comme
Dieu le voulait, ce qui s'est fait malgré nous, ainsi réparez
vous-même ce qui a été fait à votre insu : Dieu
le veut également. Je ne crains pas que vous compreniez peu la brèche
qui serait faite à la discipline ecclésiastique, si l'évêque
d'une autre Eglise, qu'un clerc aurait juré de ne jamais quitter,
lui permettait de rester avec lui, par la raison qu'il ne veut pas le rendre
parjure. Assurément celui qui ne le souffrira
1. Le concile de Milève trancha cette question le 27 août
402. Quiconque aura lu, même une seule fois, dans une église,
ne doit pas être retenu par une autre église.
point, qui ne permettra point à ce clerc de demeurer auprès
de lui parce que son serment n'a pu engager que lui-même, gardera
la règle de paix, sans blâme possible de personne.
LETTRE LXIV. (401.)
Saint Augustin répond à un prêtre accusé
et qui se plaignait de n'être pas encore jugé; il l'exhorte
à ne pas lire aux fidèles dans l'église des Ecritures
non canoniques, afin de ne pas donner des armes aux hérétiques
et surtout aux manichéens. On ne doit pas s'imposer par la force
au troupeau dont on a cessé d'être le pasteur.
AUGUSTIN A QUINTIEN, SON CHER FRERE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous. ne dédaignons pas de regarder les corps de moindre
beauté, surtout quand nos âmes elles-mêmes n'ont pas
encore atteint la beauté qu'elles auront plus tard; nous l'espérons,
lorsque celui qui est beau d'une manière ineffable et en qui nous
croyons maintenant sans le voir, nous apparaîtra; car nous serons
semblables à lui lorsque nous le verrons comme il est (1). Si vous
voulez m'écouter de bon coeur et comme un frère, je vous
exhorterai à entrer dans ces sentiments et à ne pas croire
votre âme assez belle ; mais, selon le précepte de l'Apôtre,
réjouissez-vous dans votre espérance et faites ce qu'il ajoute:
« Réjouissez-vous dans votre espérance, dit-il, soyez
patients dans les tribulations (2). Nous ne sommes sauvés qu'en
espérance. » Et il dit encore : « L'espérance
qui se voit n'est pas une espérance; ce qui se voit, qui l'espère?..
Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons
par la patience. (3) » Que cette patience ne défaille point
en vous, attendez le Seigneur dans une bonne conscience. Agissez avec courage,
que votre coeur prenne une nouvelle force, et soyez ferme dans l'attente
du Seigneur (4).
2. Il est bien clair que si vous veniez vers nous, sans être
encore en communion avec le vénérable évêque
Aurèle, vous ne pourriez pas non plus être en communion avec
nous; nous garderions dans cette conduite la même charité
qu'il garde certainement lui-même. Votre arrivée ici ne nous
serait pas pour cela incommode ;
1. I Jean, III, 2. 2. Rom. XII, 12. 3. Ibid. VIII, 24, 25.
4. Ps. XXXI , 20.
79
vous devriez vous-même supporter tranquillement pour la discipline
de l'Eglise la sévérité de notre réserve, quand
surtout votre conscience, connue seulement de Dieu et de vous, ne vous
reproche rien. C'est le poids de ses affaires et non pas un sentiment contre
vous, qui a obligé Aurèle de différer le jugement
de votre cause; et si ces affaires vous étaient connues comme les
vôtres , vous ne seriez ni étonné ni affligé
de ce retard. Je vous demande aussi de croire aux occupations qui m'accablent,
parce que vous ne pouvez pas plus les connaître que celles d'Aurèle.
Du reste, il y a des évêques de plus ancienne date et de plus
d'autorité, et qui sont bien plus vos voisins que moi; vous pourriez
plus aisément leur soumettre les causes de l'Eglise dont vous êtes
chargé. Toutefois, je n'ai pas omis de parler de vos tribulations
et de vos plaintes à mon vénérable et saint frère
et collègue Aurèle; j'ai eu soin de lui envoyer la preuve
de votre innocence par une copie de votre lettre. Quant à celle
oit vous m'avez fait entendre qu'il viendrait à Badesilit (1) et
où vous me témoignez des craintes de trouble et de mauvaise
influence pour le peuple de Dieu, je l'ai reçue la veille ou l'avant-veille
de Noël. Je n'ose m'adresser à votre peuple par une lettre;
je pourrais écrire à ceux qui m'écriraient; mais comment
m'adresser de mon propre mouvement à ceux qui ne sont pas confiés
à mes soins?
3. Cependant ce que je vous dis à vous, qui m'avez écrit,
faites-le connaître à ceux qu'il est besoin d'en instruire;
et vous-même ne scandalisez pas l'Eglise en lisant au peuple des
Ecritures non reçues par le canon ecclésiastique; les hérétiques,
et surtout les manichéens qui, d'après ce que j'apprends,
aiment à se cacher dans vos campagnes, ont coutume de renverser
avec ces livres les cervelles des ignorants. J'admire que vous me demandiez
de ne pas laisser admettre dans le monastère ceux des vôtres
qui viendraient vers nous, conformément aux décrets du concile;
et vous oubliez qu'il a été marqué dans le concile
(1) quelles sont les Ëcritures canoniques qu'on doit lire au peuple
de Dieu. Repassez donc le concile, et gardez bien le souvenir de tout ce
que vous y lirez; vous y trouverez qu'il a été statué,
non pas pour les laïques, mais pour les clercs seulement, qu'ils ne
doivent pas être indifféremment
1. Concile d'Hippone, année 393, et concile de Carthage, année
91.
reçus dans un monastère. Ce n'est pas qu'il y ait été
fait mention de monastère, mais le règlement porte qu'on
ne doit pas recevoir des clercs étrangers, et il a été
décidé dans un concile récent (1), que ceux qui s'en
iraient ou seraient chassés d'un monastère, ne pourraient
ni être placés à la tête d'une communauté
ni être admis dans la cléricature. Si donc vous avez quelque
inquiétude sur Privatien, sachez que nous ne l'avons pas encore
reçu dans notre communauté, mais j'ai envoyé sa cause
au vénérable Aurèle, et je me conformerai à
ce qu'il aura décidé; je m'étonne qu'on puisse être
réputé lecteur après avoir, à peine une seule
fois, lu des Ecritures qui n'étaient pas même canoniques.
Si cela suffit pour être lecteur ecclésiastique , assurément
cette Ecriture est aussi ecclésiastique. Mais si cette Ecriture
n'est pas ecclésiastique, quiconque l'a lue, même dans une
église, n'est pas lecteur ecclésiastique. Toutefois, je m'en
tiendrai pour ce jeune homme à ce qui paraîtra bon an pontife
dont il a été parlé plus haut.
4. Le peuple de Vigésilis, qui nous est si cher, à vous
et à moi, dans les entrailles du Christ, s'il refuse de recevoir
un évêque dégradé dans un concile général
de l'Afrique, fera sagement; il ne peut ni ne doit être forcé.
Et quiconque le contraindra violemment montrera ce qu'il est, et fera comprendre
ce qu'il était déjà quand il ne permettait pas qu'on
pensât rien de mauvais sur son compté. Nul ne découvre
mieux ce qu'il a été que celui qui portant le trouble et
la plainte autour de lui, veut employer les puissances séculières
ou des violences quelconques pour retrouver la dignité qu'il a perdue;
car dès ce moment son dessein n'est pas de servir un Maître
qui le veuille pour ministre, mais de dominer des chrétiens qui
ne veulent pas de lui. Frère , soyez prudent; le démon est
très-rusé, mais le Christ est la sagesse de Dieu.
1. Concile de Carthage, 481.
LETTRE LXV. ( Au commencement de l'année 402.)
Un prêtre interdit par saint Augustin.
AUGUSTIN AU PRIMAT XANTIPPE, SON BIENHEUREUX SEIGNEUR , VÉNÉRABLE
ET AIMABLE PÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT , SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Après avoir rempli tous mes devoirs envers vos mérites,
en saluant votre dignité et en me recommandant beaucoup à
vos prières, je confie à votre sagesse qu'un certain Abondantius,
de la terre de Strabonia, dont je suis chargé , a été
ordonné prêtre; comme il ne marchait pas dans les voies des
serviteurs de Dieu, il avait commencé à ne plus avoir une
bonne réputation;, effrayé, ne voulant rien croire témérairement,
mais au fond très-inquiet, je cherchai si par quelque moyen je ne
pouvais point parvenir à des preuves certaines d'une mauvaise conduite.
Je découvris d'abord qu'il avait détourné une somme
d'argent remise, comme un dépôt sacré, entre ses mains
par un paysan, et qu'il n'avait pu en rendre un compte tant soit peu vraisemblable.
De plus il a été convaincu, et nous avons son aveu, d'avoir,
la veille de Noël, jour de jeûne pour l'Eglise de Gippis comme
pour toutes les autres, pris congé vers les cinq heures, de son
collègue le prêtre de Gippis, comme pour s'acheminer vers
son église, de s'être arrêté dans ce même
lieu sans qu'aucun clerc l'accompagnât, d'avoir dîné
et soupé chez une femme de mauvaise réputation et d'être
resté dans sa maison. Déjà un de nos clercs d'Hippone
avait été éloigné pour avoir logé chez
elle. Abondantius savait très-bien cela et n'a pas pu le nier. Quant
à ce qu'il a nié, je l'ai laissé à Dieu, ne
jugeant que les choses qu'il n'a pas été permis de cacher.
J'ai craint de lui confier une église , surtout une église
placée au milieu de la rage et des aboiements des hérétiques.
Il m'a demandé une lettre pour le prêtre du village d'Armeman,
situé dans le territoire de Bulle, d'où il est venu vers
nous; il désirait qu'il y fût fait mention de ce dont on l'accusait,
de peur qu'on ne le soupçonnât de quelque chose de plus horrible;
il espérait vivre dans ce coin de terre, mais sans remplir de fonction
ecclésiastique, et vivre plus régulièrement; touché
de compassion, je ne lui ai pas refusé cette lettre. Il fallait
vous donner tous ces détails, pour vous mettre en garde contre toute
tentative de mensonge.
2. J'ai entendu la cause d'Abondantius cent jours avant Pâques,
qui doit être le huitième des ides d'avril. C'est à
cause du concile que je vous dis cela; je ne lui ai pas caché à
lui-même, mais je lui ai fait connaître sincèrement,
comme il a été ordonné alors, que s'il voulait en
appeler pour sa cause, il devrait le faire avant un an, sans quoi il ne
serait plus entendu. Quant à nous, bienheureux seigneur et vénérable
père, si nous ne croyons pas devoir punir, d'après les décrets
du concile , des désordres ainsi prouvés, surtout quand ils
se mêlent à une réputation déjà mauvaise,
nous serons forcés d'examiner ce qu'on ne peut pas constater, de
condamner ce qui n'est pas certain, ou de passer sur ce qu'on ne connaît
pas. Pour moi, j'ai cru devoir éloigner des fonctions sacerdotales
un prêtre qui, en un jour de jeûne, jeûne observé
par l'église du lieu où il était, prenant congé
du prêtre du lieu, n'ayant aucun clerc avec lui, a osé s'arrêter,
dîner, souper et dormir dans la maison d'une femme perdue d'honneur
: j'ai craint de lui confier une église de Dieu. Si par hasard des
juges ecclésiastiques voient autrement, par la raison qu'il faut,
d'après le décret du concile (1), six évêques
pour juger un prêtre, confie, qui veut, à un tel prêtre
une église de sa juridiction; à Dieu ne plaise que je laisse
à de pareils pasteurs une portion quelconque de mon troupeau, surtout
lorsque nulle bonne renommée ne convie à oublier leurs fautes
! S'il venait à éclater quelque chose de pis, je me l'imputerais
et j'en serais malheureux.
1. Concile de Carthage, en 318.
LETTRE LXVI. (Année 398.)
Indignation pieuse de saint Augustin contre l'évêque donatiste
de Calame qui avait osé rebaptiser de pauvres catholiques d'un village
qui lui appartenait.
AUGUSTIN A L'ÉVÊQUE DONATISTE CRISPINUS, A CALAME (2).
1. Vous auriez dû craindre Dieu; mais puisque, en rebaptisant
les gens de Mappale, vous avez voulu vous faire craindre comme homme, pourquoi
l'autorité du souverain ne vaudrait-elle pas dans une province autant
qu'une
2. Aujourd'hui Ghelma.
81
autorité de province dans un village? Si vous comparez les personnes,
vous êtes propriétaire, lui est empereur; si vous comparez
les lieux, vous êtes le maître d'un fonds de terre, il est
le maître d'un royaume; si vous comparez les causes, lui veut que
la division cesse, vous voulez, vous, que l'unité soit divisée.
Mais ce n'est pas de l'homme que nous voulons vous faire peur, car nous
pourrions vous obliger à payer dix livres d'or, conformément
aux ordres de l'empereur. Diriez-vous qu'il vous est impossible de payer
ce à quoi sont condamnés les rebaptiseurs, car vous dépensez
beaucoup pour acheter ceux que vous rebaptisez? Mais, je vous l'ai fait
observer, ce n'est pas de l'homme que nous voulons vous faire peur; que.
le Christ plutôt vous épouvante. Je voudrais savoir ce que
vous lui répondriez, s'il vous disait : « Crispin, tu as payé
cher pour acheter « la peur des gens de Mappale, et n'est-elle d'aucun
prix, ma mort, pour acheter l'amour de toutes les nations ? est-ce que
ce que tu as compté de ton sac pour rebaptiser tes paysans vaut
plus que ce qui a coulé de mon côté pour baptiser mes
peuples? » Je sais que vous entendrez beaucoup de choses si vous
prêtez l'oreille au Christ, et que votre héritage même
vous avertira de l'impiété de vos discours contre le Christ.
Car, si par le droit humain, vous vous croyez le solide possesseur de ce
que vous avez acheté avec votre argent, combien plus le Christ possède-t-il,
par le droit divin, ce qu'il a acheté avec son sang ! Oui, il possédera
fermement tout ce qu'il a acheté, celui dont il est dit : «
Il dominera d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités
de la terre (1). » Mais comment espérez-vous ne pas perdre
ce que vous croyez avoir acheté en Afrique, vous qui dites que le
Christ, après avoir perdu le monde entier, est réduit à
l'Afrique seule?
2. Quoi de plus ? si c'est de leur propre mouvement que les gens de
Mappale ont passé dans votre communion, qu'ils nous entendent tous
les deux; on écrira ce que nous dirons, nous le signerons, on le
traduira en langue punique, et les Mappaliens, délivrés de
toute contrainte, feront librement leur choix. D'après ce que nous
dirons, on verra si c'est la compression qui les retient dans l'erreur,
ou si c'est de leur pleine volonté qu'ils ont embrassé la
vérité. Et s'ils ne comprennent pas
1. Ps. LXXI, 8.
ces choses, par quelle témérité avez-vous fait
changer de foi religieuse à des gens qui ne comprennent pas? et
s'ils comprennent, qu'ils nous entendent tous les deux, comme je l'ai déjà
dit, et qu'ils fassent ce qu'ils voudront. Et si vous pensez que l'autorité
des maîtres ait forcé ceux des vôtres qui sont revenus
à nous, faisons à leur égard la même chose qu'ils
nous entendent tous les deux, et qu'ils choisissent ensuite le parti qui
leur plaira. Si vous refusez ce que je vous propose, qui pourra ne pas
reconnaître que vous ne vous croyez pas sûr d'avoir avec vous
la vérité ? mais prenez garde à la colère de
Dieu, ici et dans la vie future. Je vous adjure par le Christ de me répondre.
LETTRE LXVII. (Année 492.)
Saint Augustin assure à saint Jérôme qu'il n'est
pas vrai qu'il ait écrit un livre contre lui, comme on l'en a accusé.
Vif et affectueux désir d'obtenir quelque chose du solitaire de
Bethléem.
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ
SEIGNEUR JÉRÔME, SON TRÈS-HONORABLE FRÈRE EN
JÉSUS-CHRIST ET SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS
LE SEIGNEUR.
1. J'ai su que ma lettre vous était parvenue; jusqu'ici je n'ai
pas mérité que vous y ayez répondu, mais je ne l'impute
pas à votre charité : quelque chose sans doute vous en a
empêché. Je dois plutôt reconnaître qu'il faut
que je prie le Seigneur de donner à votre bonne volonté le
moyen de m'envoyer ce que vous m'avez écrit, car le moyen de m'écrire,
il vous l'a déjà donné : vous n'avez qu'à vouloir
pour faire aisément.
2. On m'a rapporté une chose que j'hésite à croire,
mais dont je n'hésite pas à vous parler il vous aurait été
dit, dernièrement, par je ne sais quels frères, que j'ai
écrit un livre contre vous, et que je l'ai envoyé à
Rome. Sachez que cela est faux; je prends notre Dieu à témoin
que je n'ai rien fait de pareil. Si, par hasard, on trouve dans quelques-uns
de mes écrits quelque chose de contraire à vos sentiments,
vous devez savoir que cela n'a pas été dit contre vous, mais
que j'ai tout simplement écrit ce qui m'a semblé bon ; si
vous ne pouvez le savoir, vous devez le croire. En vous parlant de la sorte,
non-seulement je suis (82) très-disposé, si quelque chose
vous a ému dans mes livres, à recevoir vos fraternelles observations
et à me réjouir de ma propre correction ou des marques de
votre bienveillance, mais encore je vous demande cela et vous le redemande
avec instance.
3. Oh ! que ne m'est-il permis, sinon d'habiter avec vous, au moins
de vivre dans votre voisinage, pour jouir dans le Seigneur de vos fréquents
et doux entretiens ! Mais puisque cette joie ne m'est pas donnée,
je demande que vous cherchiez à conserver, à accroître,
à perfectionner notre seul moyen d'être ensemble dans le Seigneur,
et que vous ne dédaigniez pas mes lettres, quoique rares. Saluez
avec respect de ma part le saint frère Paulinien (1), et tous les
frères qui se réjouissent avec vous et de vous dans le Seigneur.
Souvenez-vous de nous, et soyez exaucé dans tous vos saints désirs,
cher et très-désiré seigneur et honorable frère
dans le Christ.
1. C'était le frère de saint Jérôme.
LETTRE LXVIII. (Année 402.)
Saint Jérôme répond à la précédente
lettre de saint Augustin et parle de celle où l'évêque
d'Hippone linvitait à chanter la palinodie sur un passage de lEpître
aux Galates; malgré de pieux efforts pour se retenir, on reconnaît
aisément un homme blessé dans le langage du solitaire de
Bethléem.
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU BIENHEUREUX PAPE
AUGUSTIN, SALUT DANS LE CHRIST.
1. Au moment même du départ de notre saint fils, le sous-diacre
Astérius mon ami, j'ai reçu la lettre de votre béatitude,
par laquelle vous m'assurez que vous n'avez pas envoyé de livre
à Rome contre moi. Je n'avais pas entendu dire que vous l'eussiez
fait; mais il était arrivé ici, par notre frère, le
sous-diacre Sysinnius, copie d'une certaine lettre qui semblait m'être
adressée. Vous m'y exhortez à chanter la palmodie sur un
passage de l'Apôtre et à imiter Stésichore, dénigrant
et louant tour à tour Hélène, et qui recouvra par
des hommages la vue qu'il avait perdue par des vers injurieux (2). Quoique
j'aie cru reconnaître dans la lettre votre style et votre raisonnement,
je vous avoue cependant, en toute simplicité, que j'ai été
d'avis de ne pas vous l'attribuer témérairement, de peur
que si je venais à vous blesser en vous répondant, vous n'eussiez
le droit de dire que j'aurais dû auparavant prouver que cette lettre
était de vous. D'ailleurs la longue maladie de la sainte et vénérable
Paula a encore retardé ma réponse. Durant nos
2. C'est Platon qui a ainsi expliqué la cécité
et la guérison du poète Stésichore.
longs jours d'assiduité auprès de la malade, j'ai presque
oublié votre lettre ou la lettre de celui qui avait écrit
sous votre nom; je me rappelais ce verset de l'Ecclésiastique :
«Un discours importun, c'est de la musique dans le deuil (1). »
Si donc la lettre est de vous, écrivez-le-moi franchement, ou bien
envoyez-moi une copie plus exacte, afin que nous disputions sans aigreur
sur les Ecritures, et que je me corrige ou que je montre qu'on m'a repris
à tort.
2. A Dieu ne plaise que j'ose toucher à quelque chose dans les
livres de votre béatitude ! j'ai bien assez de revoir les miens,
sans aller censurer ceux d'autrui. Au reste, votre sagesse sait très-bien
que chacun abonde dans son sens, et qu'il n'appartient qu'à de vaniteux
adolescents de chercher de la renommée pour leur nom en attaquant
des hommes illustres. Je ne suis pas assez insensé pour me croire
offensé de la différence de nos interprétations, car
vous ne serez pas blessé vous-même de mes sentiments qui seraient
contraires aux vôtres. Mais la vraie manière de nous reprendre
entre amis, c'est de ne voir pas notre besace, comme dit Perse, pour considérer
la besace où sont les défauts d'autrui (2). Aimez celui qui
vous aime, et, jeune, ne provoquez pas un vieillard dans le champ des Ecritures.
J'ai eu aussi mon temps, et j'ai couru autant que j'ai pu. Maintenant,
pendant que vous courez et que vous franchissez de longs espaces, un peu
de repos m'est dû; et si vous me permettez de le dire sans manquer
au respect qui vous est dû, pour que vous ne soyez pas seul à
me citer quelque chose des poètes, souvenez-vous de Darès
et d'Entelle, et du proverbe qui dit que le boeuf fatigué n'en est
que plus ferme sur ses pieds. J'ai dicté ceci avec tristesse. Plût
à Dieu que je méritasse vos embrassements et que nous pussions,
en de mutuels entretiens, apprendre quelque chose l'un de l'autre!
Calphurnius, surnommé Lanarius (3), m'a envoyé ses outrages
avec son audace accoutumée; j'ai su que, par ses soins, cet écrit
injurieux était parvenu en Afrique. J'ai brièvement répondu
à une partie du libelle, et je vous ai envoyé une copie de
cette réponse, me réservant de vous adresser un travail plus
étendu quand j'aurai le loisir de m'y mettre. J'ai pris garde de
blesser en quoi que ce soit sa réputation de chrétien, et
me suis uniquement attaché à réfuter ses mensonges
et les sottises de cet homme extravagant et ignorant. Souvenez-vous de
moi, saint et vénérable pape. Voyez combien je vous aime,
puisque, provoqué par vous, je ne veux pas vous répondre,
ni vous attribuer ce que j'aurais peut-être blâmé dans
un autre. Notre frère commun vous salue humblement.
1. Ecclési. XXII, 6.
2. Ce sont les deux besaces dont parle Esope et qui ont fait dire à
Perse :
Ut nemo in sese tentat descendere, nemo;
Sed praecedenti spectatur mantica tergo.
3. C'est son adversaire Ruffin que saint Jérôme désigne
sous ce nom.
LETTRE LXIX. (A la fin de l'année 389.)
Deux frères avaient passé du parti de Donat à
l'unité catholique; l'un d'eux était évêque,
et, pour l'amour de la paix, avait déposé le fardeau de l'épiscopat;
c'est au frère de celui-ci que saint Augustin écrit la lettre
qu'on va lire; il désire le voir se retirer du monde et succéder
à celui qui vient de donner l'exemple d'une piété
généreuse et d'une profonde humilité.
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER SEIGNEUR ET HONORABLE ET
AIMABLE FILS CASTORIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. L'ennemi des chrétiens s'est efforcé, par le moyen
de notre très-cher et très-doux fils votre frère,
d'exciter un dangereux scandale dans l'Eglise catholique qui vous a maternellement
reçus lorsque, vous enfuyant de la portion retranchée et
déshéritée, vous êtes rentrés dans l'héritage
du Christ; il aurait désiré obscurcir d'une tristesse humiliante
la sérénité de la joie que nous avait causée
votre retour religieux. Mais si le Seigneur notre Dieu, miséricordieux
et compatissant, consolateur des affligés, ce Dieu qui nourrit les
petits et guérit les infirmes, a permis un peu de mal, c'était
pour que nous eussions plus de contentement à voir la chose réparée,
que nous n'avions eu d'affliction à la voir compromise. Il est plus
glorieux de déposer le fardeau de l'épiscopat pour épargner
des maux à l'Eglise, que de l'avoir accepté pour gouverner.
Si l'intérêt de la paix vient à le demander, on montre
bien qu'on était digne d'être évêque quand on
ne fait rien d'indigne pour défendre ce qu'on a reçu. Dieu
a voulu faire voir aux ennemis de son Eglise, par votre frère, notre
fils Maximien, que ceux-là sont bien dans ses entrailles qui cherchent,
non pas leurs intérêts, mais ceux de Jésus-Christ.
Ce n'est point par un calcul de cupidité temporelle que Maximien
a renoncé à la dispensation des mystères de Dieu,
mais par un sentiment de paix, et, de peur qu'une honteuse et funeste division
n'éclatât parmi les membres du Christ. En effet, rien ne serait
plus aveugle et plus exécrable que de quitter le schisme par amour
pour la paix de l'Eglise catholique, et de troubler ensuite cette même
paix catholique au profit d'une dignité dans laquelle on prétendait
se maintenir. Et aussi, lorsqu'on s'est séparé de l'orgueil
furieux des donatistes, rien n'est plus louable et plus conforme à
la charité chrétienne que de s'attacher à l'héritage
du Christ, au point de prouver son amour de l'unité par un grand
témoignage d'humilité. De même que nous nous réjouissons
d'avoir trouvé votre frère tel que la tempête de la
tentation n'ait pu renverser dans son coeur ce que la divine parole y avait
édifié, ainsi nous souhaitons, et nous demandons au Seigneur
qu'il fasse voir de plus en plus, par sa vie et ses moeurs, combien il
aurait rempli dignement les devoirs qu'il aurait acceptés s'il l'avait
fallu. Qu'il reçoive l'éternelle paix promise à l'Eglise,
lui qui a compris que ce qui ne convenait pas à la paix de l'Eglise
ne pouvait lui convenir.
2. Mais vous, très-cher fils, qui n'êtes point pour nous
une petite joie, vous que des motifs pareils n'empêchent point de
recevoir l'épiscopat, il convient à votre caractère
de consacrer au Christ ce qu'il vous a donné; car votre esprit,
votre sagesse, votre éloquence, votre gravité, votre tempérance,
et les autres vertus qui font l'ornement de votre vie, sont des dons de
Dieu. A qui peuvent-ils mieux servir qu'à celui qui les accorde
? Ils seront ainsi conservés, développés, achevés
et récompensés. Ah ! que ces dons ne se mettent point au
service de ce monde, de peur qu'ils ne s'évanouissent et ne périssent
avec lui. Nous savons qu'avec vous il n'est pas besoin de beaucoup insister
sur ce point; vous connaissez la vanité des espérances de
l'homme, l'insatiabilité de ses désirs, l'incertitude de
la vie. Chassez donc de votre coeur tout ce qu'il aurait pu concevoir de
faux espoir de bonheur sur la terre ; travaillez dans le champ du Seigneur,
où les fruits sont certains, où déjà tant de
promesses ont été accomplies qu'il faudrait être insensé
pour désespérer de l'accomplissement de ce qui reste. Nous
vous conjurons, par la divinité et l'humanité du Christ,
par -la paix de cette céleste cité dont l'éternel
repos nous est donné après les labeurs du pèlerinage,
nous vous conjurons de succéder, dans l'épiscopat de Vagine,
à votre frère, qui n'en est pas déchu avec ignominie,mais
qui s'en est démis avec gloire. Que ce peuple, pour qui nous espérons
de votre esprit et de votre parole, enrichie des dons de Dieu, tant de
fruits abondants, comprenne par vous que votre frère a fait ce qu'il
a fait dans des pensées de paix, et non pas afin de se dérober
au poids du travail. Nous avons (84) donné ordre que cette lettre
ne vous soit lue que quand ceux à qui vous êtes nécessaire
vous tiendront. Car nous vous tenons déjà par le lien de
l'amour spirituel, parce que vous êtes très-nécessaire
à nôtre collège épiscopal. Vous saurez, plus
tard, pourquoi nous ne sommes pas allé vers vous.
LETTRE LXX. (A la fin de Vannée 389.)
On oppose aux donatistes leur propre conduite.
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET
FRÈRE NOCELLION.
1. Après que vous nous avez rapporté la réponse
de votre père Clarentius au sujet de Félicien, évêque
de Musti, qu'il avouait avoir été condamné par les
donatistes et puis reçu parmi eux dans sa dignité, mais condamné
injustement puisqu'il était absent et prouva son absence, nous vous
disons, et que Clarentius y réponde, qu'il n'était pas permis
de condamner, sans l'avoir entendu, cet évêque réputé
innocent par ceux-là même qui l'ont condamné. Innocent,
il n'aurait pas dû être condamné, coupable il n'aurait
pas dû être rétabli. S'il a été reçu
parce qu'il était innocent, il était innocent lorsqu'on l'a
condamné; et s'il était coupable lorsqu'on l'a condamné,
il était également coupable lorsqu'on l'a rétabli.
Si ceux qui l'ont condamné ignoraient son innocence, ils furent
bien téméraires d'oser condamner, sans l'entendre, un innocent
qu'ils ne connaissaient pas, et nous comprenons ainsi avec quelle témérité
furent jugés précédemment ceux à qui ils imputèrent
le crime d'avoir livré les saintes Écritures. S'ils ont pu
condamner un innocent, ils ont pu de même appeler traditeurs ceux
qui ne l'étaient pas.
2. De plus, ce même Félicien, après sa condamnation,
est resté longtemps en communion avec Maximien; s'il était
innocent quand on l'a condamné, pourquoi, communiquant avec un homme
aussi souillé que Maximien, a-t-il plusieurs fois conféré
le baptême hors de la communion des donatistes? Ils en sont eux-mêmes
témoins, eux qui agirent auprès du proconsul pour expulser
de son Église Félicien, comme faisant cause commune avec
Maximien. C'était peu d'avoir condamné un absent, d'avoir
condamné sans entendre , d'avoir condamné , comme ils disent,
un innocent; il fallait de plus solliciter l'intervention du proconsul
pour le chasser de l'Église. Lorsqu'ils le poursuivaient de la sorte,
ils avouent au moins qu'ils le comptaient parmi les condamnés ,
parmi les pervers, parmi les maximianistes enfin. Et quand il baptisait,
en communiquant avec Maximien , conférait-il un baptême vrai
ou faux? Si en communiquant avec Maximien il donnait le vrai baptême,
pourquoi accuser le baptême de toute la terre? et s'il donnait un
faux baptême lorsqu'il était en communion avec Maximien, pourquoi
a-t-on reçu avec lui ceux qu'il a baptisés dans le schisme
de Maximien, et pourquoi personne d'entre vous ne les a-t-il rebaptisés
?
LETTRE LXXI. (Année 407)
Sur les traductions de saint Jérôme. Tumulte dans une
église catholique à l'occasion d'un passage de l'Écriture
dont la traduction différait du sens accoutumé.
AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR JÉRÔME,
SON DÉSIRABLE ET SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Depuis que j'ai commencé à vous écrire et à
désirer que vous m'écriviez, jamais il ne s'est offert à
moi une meilleure occasion que celle de mon très-cher fils le diacre
Cyprien, serviteur de Dieu, et son très-fidèle ministre,
qui vous portera cette lettre. J'espère si fort recevoir par lui
une lettre de vous, que je ne puis en chose pareille rien espérer
de plus certain. Il ne lui manquera ni le zèle pour solliciter une
réponse, ni la grâce pour l'obtenir, ni le soin pour la conserver,
ni la promptitude pour la rapporter, ni l'exactitude pour la remettre :
seulement, si je la mérite de quelque manière, que le Seigneur
soit dans votre coeur comme dans mon désir, et qu'il fasse que votre
fraternelle volonté ne soit empêchée par nulle autre
volonté plus impérieuse.
2. Les deux lettres que je vous ai envoyées étant restées
sans réponse, je crains qu'elles ne vous soient point parvenues
et je vous en transmets une copie. Quand même elles seraient arrivées
jusqu'à vous et que par hasard votre réponse n'aurait pas
pu arriver encore jusqu'à moi, envoyez-moi une seconde fois ce que
vous m'auriez déjà envoyé, si tant est que vous en
(85) ayez gardé la copie; sinon, écrivez-moi encore une fois,
pourvu cependant que vous puissiez sans trop de dérangement faire
la réponse que j'attends depuis si longtemps. Je vous avais écrit
une première lettre quand je n'étais encore que prêtre;
elle devait vous être portée par notre frère Profuturus,
mais il ne le put parce que, près de partir, il fut fait évêque
et bientôt après il mourut: je vous envoie aussi cette première
lettre pour que vous sachiez depuis combien de temps je soupire ardemment
après vos entretiens, et combien je souffre de ce grand éloignement
qui ne permet pas à mon esprit de converser avec le vôtre,
ô mon très-doux frère et si digne d'être honoré
parmi les membres du Seigneur!
3. J'ajouterai ici que, depuis ce temps, nous avons appris que vous
aviez traduit Job sur l'hébreu; nous possédions déjà
de vous une traduction du même prophète, du grec en latin,
où vous avez marqué par des astérisques ce qui est
dans l'hébreu et ce qui manque au grec, et par des obélisques
(1) ce qui se trouve dans le grec et ne se trouve pas dans l'hébreu
: vous l'avez fait avec un soin si admirable qu'en certains endroits nous
voyons à tous les mots. des étoiles qui nous avertissent
que ces mots sont dans l'hébreu et pas dans le grec. Or, votre dernière
traduction faite sur l'hébreu ne présente pas la même
fidélité dans les mots; on se demande avec inquiétude
pourquoi, dans cette première traduction, les astérisques
sont posés avec tant de soin qu'ils marquent les plus petites particules
du discours qui manquent aux manuscrits grecs et se trouvent dans les manuscrits
hébreux, et pourquoi, dans cette autre version sur l'hébreu,
cela a été fait trop peu soigneusement pour qu'on puisse
trouver les mêmes particules à leurs places. J'avais songé
à vous en citer des exemples, mais je n'ai pas eu sous la main la
version sur l'hébreu. Toutefois votre génie vole au devant
non-seulement de ce que je dis, mais encore de ce que je veux dire, et
vous me comprenez assez, je pense, pour que vous dissipiez mes doutes.
4. Pour moi, j'aimerais mieux que vous traduisissiez les écritures
grecques canoniques connues sous le nom des Septante. Car si votre traduction
sur l'hébreu commence à être lue habituellement en
plusieurs églises, il sera fâcheux que des différences
se rencontrent entre les Eglises latines et les Eglises grecques, sur
1. Des obèles, du mot grec obelos qui signifie broche.
tout parce qu'on répond plus aisément aux contradicteurs
avec la langue grecque, qui est très-connue. Au contraire, si quelqu'un
est troublé par quelque chose de nouveau dans la version sur l'hébreu,
et prétend qu'il y a eu crime de falsification, il sera très-difficile
où même impossible de recourir aux témoignages hébreux
pour repousser son sentiment. Et si l'on y parvient, qui souffrira que
l'on condamne tant d'autorités latines et grecques ? Ce qui augmentera
l'embarras c'est que les hébreux consultés pourront exprimer
un avis différent; vous seul alors paraîtrez nécessaire
et capable de les convaincre; mais en présence de quel juge ?je
doute que vous puissiez en trouver un seul.
5. Voici un fait qui semble le prouver. Un de nos collègues
avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est
le chef; on lisait le prophète Jonas et tout à coup on reconnut
dans votre traduction (1) quelque chose de très-différent
du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire
de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le
tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les grecs, qui criaient
à la falsification, que l'évêque (c'était dans
la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage
des juifs du lieu. Ceux-ci, soit malice, soit ignorance, répondirent
que le texte des grecs et des latins, en cet endroit, était conforme
au texte hébreu. Quoi de plus? L'évêque se vit contraint
de corriger le passage comme si c'eût été une faute,
ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple.
Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous
tromper quelquefois. Et voyez quelles suites fâcheuses, quand il
s'agit de textes qu'on ne peut corriger par les témoignages comparés
des langues en usage !
6. Aussi pour ce qui est de votre version de l'Evangile sur le grec,
nous en rendons à Dieu de grandes actions de grâce, car, en
la confrontant avec le grec, nous n'y trouvons presque rien à dire
(2). Si quelqu'un, favorable aux anciennes inexactitudes latines , nous
cherche querelle, il est aisément convaincu ou réfuté
par la lecture et la comparaison des textes ; et si de rares endroits laissent
quelques regrets, qui donc serait assez difficile pour ne pas le pardonner
à un si utile travail, au-dessus de
1. Jonas, IV, 6.
2. Ce passage suffirait pour répondre à ceux qui ont
soutenu que saint Augustin ne savait pas le grec.
86
toute louange? Au reste, daignez nous dire ce que vous pensez des nombreuses
différences entre le texte hébreu et le texte grec des Septante;
cette dernière version n'est pas d'un petit poids, puisqu'elle a
mérité d'être ainsi répandue et que les apôtres
s'en sont servis ce qui est évident, et je me souviens que vous
l'avez attesté vous-même. Vous feriez donc une oeuvre grandement
utile en traduisant exactement en latin le texte grec des Septante; les
traductions latines varient si fréquemment dans les divers manuscrits
que c'est à peine supportable, et comme on craint toujours qu'il
y ait autre chose dans le grec, on n'ose y prendre ni citations ni preuves.
Je croyais que cette lettre serait courte, mais je ne sais comment
j'ai senti en la poursuivant la même douceur que si j'avais parlé
avec vous. Je vous en conjure par le Seigneur, répondez à
tout, accordez-moi votre présence autant que vous le pouvez si loin
de moi.
LETTRE LXXII. (Année 404.)
Des paroles dites avec trop de confiance, des malentendus et, par-dessus
tout, des commentaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme
une certaine amertume; elle s'épancbe avec assez de liberté
dans les pages qu'on va lire.
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE
AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous m'écrivez souvent et vous me pressez de répondre
à une certaine lettre dont une copie, sans votre signature, m'était
parvenue par notre frère le diacre Sysinnius, comme je vous l'ai
déjà mandé, et que vous nous dites avoir été
d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite
à un autre; que Profuturus, nommé évêque au
moment de son départ, ne s'était pas mis en route et avait
été bientôt après retiré de ce monde
; et que cet autre, dont vous taisez le nom, avait craint les périls
de la mer et n'avait pas voulu s'embarquer. Cela étant, je ne puis
assez m'étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de
mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l'aie point reçue,
moi à qui seul elle était adressée. J'ai d'autant
plus lieu d'être surpris que le même frère Sysinnius
assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi
d'autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais
dans une île de l'Adriatique.
2. il ne faut laisser à l'amitié aucun soupçon;
on doit parler avec un ami comme avec soi-même. Quelques-uns de mes
amis, vases du Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem
et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'aviez point
agi en toute simplicité de coeur, mais pour grandir à mes
dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner
un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provoquiez et vous laissiez
croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme
un docte écrivain, et je me taisais comme un ignorant, et j'avais
enfin trouvé quelqu'un pour me rabattre le caquet. Quant à
moi , je l'avoue franchement, je n'ai pas voulu d'abord répondre
à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût
de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre
épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre
irrespectueusement à un évêque de ma communion et d'avoir
à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d'autant
plus que certains endroits me semblaient hérétiques.
3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : « Quoi
donc? aviez-vous vu ma lettre, aviez-vous bien reconnu la signature, pour
blesser si facilement un ami, et rejeter injurieusement sur moi la malice
d'autrui? » Donc, comme je vous l'ai déjà écrit,
envoyez-moi cette même lettre signée de votre main, ou bien
cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si
vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes
jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup
à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion
des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour
moi, jadis soldat, aujourd'hui vétéran, il me faut célébrer
vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat
avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre,
je pourrais bien me souvenir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa
l'orgueil du jeune Annibal (1).
« Le temps emporte tout, même l'esprit. Je me rappelle
avoir passé, dans ma jeunesse, des journées entières
à chanter; maintenant j'ai oublié tous ces chants; Moeris
n'a même plus de voix (2). »
Et, pour m'en tenir aux saintes Ecritures, Berzellai, de Galaad, laissant
à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes
les délices offertes par le roi David (3), a montré qu'il
n'appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d'accepter de
tels biens.
4. Vous jurez que vous n'avez pas écrit dé livre contre
moi, et que, n'ayant riels écrit, vous n'avez rien envoyé
à Rome; vous me dites que s'il se rencontre dans vos ouvrages quelque
chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé
par vous, mais que vous avez tout simplement écrit ce qui vous a
semblé vrai. Ecoutez-moi avec patience, je vous prie.
Vous n'avez pas écrit de livre! mais comment ai-je reçu
par d'autres les ouvrages où vous m'avez repris? Comment l'Italie
a-t-elle ce que vous n'avez point écrit? Comment demandez-vous que
je réponde à ce que vous dites n'avoir pas fait? Pourtant,
je ne suis pas assez dépourvu de sens pour
1. Tit. Liv. Décati. 3, liv. 2. 2. Virgile, égl.IX.
3. II Rois, XIX, 32-37.
87
me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais
si vous reprenez mes paroles, si vous me demandez raison de mes écrits,
si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une palinodie
et que vous prétendiez me rendre la vue; c'est alors que l'amitié
est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris
ainsi pour que nous n'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants,
pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou
à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer
sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon
coeur qui ne soit sur mes lèvres. Il ne me convient pas, à
moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un
coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d'écrire
quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d'attaquer
ce même évêque que j'ai commencé à aimer
avant de commencer à le connaître, qui le premier m'avait
convié à l'amitié, et que je me suis réjoui
de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez
donc ce livre si par hasard il n'est pas de vous, et cessez de demander
que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou
bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j'écris
pour ma défense, la responsabilité en retombe sur vous qui
m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été
forcé de répondre.
5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages,
vous êtes prêt à recevoir fraternellement mes observations,
que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoignages
de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une
grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard,
vous excitez celui qui ne demande qu'à se taire, vous semblez faire
parade de votre savoir. Il n'appartiendrait pas à mon âge
de prendre des airs de malveillance à l'égard d'un homme
pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers
trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes,
seriez-vous surpris qu'on trouvât aussi à redire dans vos
livres, surtout en ce qui touche l'explication des Ecritures où
se rencontrent tant d'obscurités? Je vous parle ainsi, non pas que
je juge qu'il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre,
car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté
vos Soliloques et quelques commentaires sur les psaumes. Si je voulais
examiner ces commentaires, je montrerais que vous n'êtes pas d'accord,
je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes
grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l'âge, mon père
par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que
vous m'écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.
LETTRE LXXIII. (Année 397.)
On vient de voir le caractère de saint Jérôme,
qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait
gardé quelque chose de son impétuosité naturelle;
on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement
d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort
involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction,
pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la
distance qui le sépare de saint Jérôme, qu'il voudrait
écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l'occasion
de la célèbre rupture entre le solitaire de Bethléem
et son ancien ami Ruffin, l'évêque d'Hippone parle de l'amitié
et de lui-même dans des termes élevés et profonds.
AUGUSTIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ
FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que
je vous ai envoyée par le serviteur de Dieu, notre fils, le diacre
Cyprien ; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie
vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous
voir, dans votre réponse, m'accabler de coups comme Entelle frappait
de ses gantelets garnis de plomb l'audacieux Darès); cependant je
réponds à ce que vous avez daigné m'écrire
par notre saint fils Astérius (1); j'y ai trouvé plusieurs
marques de votre bienveillante charité, et en même temps les
indices de quelque offense reçue de moi; car si j'y lisais de douces
paroles, bientôt aussi je m'y sentais blessé. Ce qui me surprenait
pardessus tout, c'est qu'après avoir avancé que vous ne voulez
pas croire témérairement que je sois l'auteur de la lettre,
de peur que, blessé de votre réponse, je n'aie le droit de
vous dire qu'il fallait d'abord vous assurer si elle était de moi,
vous me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l'ai
écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin
que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment
pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à
me blesser? et si vous n'y pensez pas, comment serait-il possible que,
blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j'aie le droit de me
plaindre que vous n'ayez pas prouvé que la lettre était de
moi, avant de me répondre ainsi, c'est-à-dire avant de m'offenser?
Car si vous ne m'aviez pas blessé en me répondant, je ne
pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous
1. Ci-dessus, lett. LXVIII.
88
répondez de manière à m'offenser, quelle place
nous reste-t-il pour discuter sans aucune aigreur sur les Ecritures? Pour
moi, à Dieu ne plaise que je m'offense si vous voulez et si vous
pouvez me prouver que vous avez compris mieux que moi ce passage de l'Epître
de l'Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures ! Bien plus,
à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne reçoive
avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous
pour m'instruire, les avertissements pour me corriger !
2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous
étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez
pas me croire blessé par votre réponse; je ne pourrais jamais
penser que vous eussiez répondu de manière à m'offenser
si vous-même ne vous étiez senti offensé. Et si vous
m'avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d'une
réponse qui eût été inoffensive, cette idée
est elle-même une offense. Mais ne m'ayant jamais trouvé tel
, vous ne voudriez pas témérairement me supposer ce caractère,
vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de moi ,
même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison
que j'aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m'attribueriez
ce qui n'est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais
si vous me preniez témérairement pour ce que je ne suis pas?
Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé
pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n'aurait rien de blessant.
3. Ce qui reste maintenant, c'est que vous seriez disposé à
m'adresser une réponse offensante, si vous saviez avec certitude
que la lettre vînt de moi; et ici, comme je ne puis croire que vous
vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu'à confesser ma faute,
à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans
cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m'efforcerai-je
d'aller contre le courant du. fleuve, et ne demanderai je pas plutôt
pardon? Je vous conjure donc, par la douceur du Christ, de me pardonner
si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal
en m'offensant à votre tour. Or, vous m'offenseriez si vous ne me
disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes
ou dans mes paroles; car si vous repreniez en moi ce qui n'est pas répréhensible,
vous vous blesseriez vous-même plus que moi; un homme de votre vertu
et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté
de me blesser; vous ne blâmerez jamais en moi avec malignité
ce que vous saurez dans votre coeur ne pas être digne de blâme.
Donc, ou reprenez-moi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n'y ait
pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement
celui que vous ne pouvez pas condamner. Il peut se faire que ce que vous
croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire
toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude . une correction
très-amicale, lors même que je n'aurais pas tort, ou je reconnaîtrais
à la fois et votre bienveillance et ma faute, et, autant que le
Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur
et je me corrigerais.
4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d'Entelle, vos paroles,
dures peut-être, mais certainement salutaires ? Darès trouvait
un rival qui le meurtrissait et non pas un médecin; il était
vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement
comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et
si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j'éprouve quelque
affliction d'un reproche mérité, mieux vaut souffrir à
la tête pour la guérison du mal que de garder le mal pour
ne pas vouloir toucher à la tête. Il avait bien vu cela, celui
qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle
que nos amis en n'osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agression,
nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit
; ceux-ci au contraire, n'usent pas de toute la liberté qu'ils doivent
à la justice, parce qu'ils craignent de porter quelque atteinte
à la douceur de l'amitié. Vous vous comparez au buf, vieux
de corps, mais vigoureux encore par l'esprit, et continuant à travailler
utilement dans l'aire du Seigneur; me voilà, et si j'ai dit quelque
chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai
point du poids de votre âge, pourvu que la paille de ma faute soit
broyée.
5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les
repasse en soupirant ardemment. « Plût à Dieu, dites-vous,
que je méritasse vos embrassements, et qu'en des entretiens mutuels
nous puissions apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » Et moi
je dis: plût à Dieu au moins que nous habitassions des contrées
voisines, et qu'à défaut (89) d'entretiens, nous pussions
recevoir fréquemment l'un de l'autre des lettres ! Telle est la
distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit
étant jeune sur le passage de l'Epître de l'Apôtre aux
Galates, et voilà que, déjà vieux, je n'ai reçu
encore aucune réponse; et que, je ne sais par quelle occasion, une
copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même,
malgré tous mes soins; car l'homme qui s'en était chargé
ne vous l'a point portée et ne me l'a pas rapportée. Il y
a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes
mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes
mes études la joie utile de m'attacher à vos côtés.
Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'instruire,
quelqu'un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre
aussi à cet égard. Je vois que je n'ai et n'aurai jamais
autant que vous la science des divines Ecritures ; et si j'en possède
quelque chose , je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m'est
absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques,
de m'appliquer à l'étude qu'autant qu'il le faut pour l'instruction
des peuples qui m'écoutent.
6. J'ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus
contre vous en Afrique. Cependant j'ai reçu la réponse que
vous y avez faite et que vous avez daigné m'envoyer. Après
l'avoir lue, j'ai déploré amèrement de voir de si
vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque
toutes les églises avaient connu les étroites relations.
On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien
vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure
pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j'ai séché
de douleur et frissonné d'effroi, qu'éprouverais-je si ce
qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains
? « Malheur au monde par les scandales (1). » Voilà
que nous voyons arriver, voilà que s'accomplit ce que la Vérité
a dit: « Parce que l'iniquité abondera, la charité
de plusieurs se refroidira (2). » Quels curs désormais pourront
s'épancher avec confiance et sécurité ? Dans le sein
de qui l'amitié pourra-t-elle se jeter tout entière? de quel
ami n'aura-t-on pas peur comme d'un futur ennemi, si cette division que
nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O
triste et misérable condition humaine ! ô qu'il
1. Matt. XVIII, 7. 2. Matt. XXIV, 12.
y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on
ne sait rien de leurs sentiments pour l'avenir ! Mais pourquoi gémirait-on
de cette ignorance où l'on est à l'égard l'un de l'autre
lorsque l'homme ne sait pas lui-même ce qu'il sera ? C'est à
peine s'il se connaît dans le présent; mais ce qu'il sera
dans l'avenir, il l'ignore.
7. Cette connaissance, non-seulement de l'état présent,
mais encore de l'état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux
et saints anges ? Et lorsque le démon était encore un bon
ange, comment pouvait-il être heureux s'il savait son iniquité
future et son éternel supplice? Voilà ce que j'ignore complètement.
Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c'est là
une chose qu'il faille connaître. Voyez ce que font les terres et
les mers qui nous séparent corporellement. Si j'étais cette
lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà
à ma question; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous
votre réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la recevrai-je ?
puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra
jamais aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc aux paroles
de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à
mon tour : Plût à Dieu « que je méritasse ces
embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, «
apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » s'il est possible toutefois
que je puisse jamais vous rien apprendre !
8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne
sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes;
elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir
est toujours suspendu et jamais accompli. J'y sens aussi tous les déchirements
d'une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin,
à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons
l'un et l'autre. Hélas ! après avoir goûté ensemble,
et dans l'union la plus tendre, le miel des saintes Ecritures, vous avez
laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais
deviendra un sujet d'effroi pour tout homme en tout lieu; puisque ce dissentiment
malheureux vous est arrivé dans la maturité de l'âge
et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires
du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez
ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds
(90) humains, et où il a dit: « Je vous donne ma paix, je
vous laisse ma paix (1) » Vraiment « la vie humaine, sur la
terre, est une tentation (2). » Hélas ! pourquoi faut-il que
je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part ? Peut-être,
dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à
vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, autant que
j'aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l'un pour l'autre, pour
les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ
est mort (3) et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle;
ah ! je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre
des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre
réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous
brouiller encore une fois.
9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m'a
plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains
passages assez vifs; ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce que vous
dites d'Entelle et du boeuf fatigué, où la plaisanterie semble
tenir plus de place que la menace; c'est l'endroit dont j'ai déjà
parlé, plus peut-être que je n'aurais dû, mais pas plus
que je n'étais inquiet, l'endroit où vous me dites sérieusement
: « De peur que, vous sentant blessé, vous n'ayez raison de
vous plaindre. » Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions
et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes
sans l'amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire
ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits,
ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie
ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là
ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et
à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science
qui enfle, que de blesser la charité qui édifie (4). Moi,
je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit
: « Celui-là est un homme parfait qui n'offense point dans
sa parole (5). » Mais je crois pou. voir, dans la miséricorde
de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé
en quelque chose : et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai
écouté, vous gagniez votre frère (6). Il ne faut pas,
parce que l'éloignement vous empêche de me reprendre de vive
voix, permettre que je me trompe. Oui, en
1. Jean, XIV, 27. 2. Job, III, 1. 3. I Cor. VII, 11. 4. Cor.
VIII, 2. 5 Jacq. III, 2. 6. Matt. XVIII, 15.
ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si
je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment
diffère du mien, je m'efforcerai de le défendre, autant que
le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si
je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je
ne demanderais rien autre que mon pardon.
10. Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je
n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire ;
je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas
l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans
notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier
à leur charité, surtout parce que je suis fatigué
des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète,
car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette
en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement
je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité
humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens
qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu
mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes
pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à
celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car « Dieu est charité;
et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en
lui (1). » Si cet homme délaisse la charité, il me
causera nécessairement autant de douleur par sa désertion
qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte
que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer
contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse
rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer
aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en
ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu
accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité
avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures,
de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été
confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient
la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté,
ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation
est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte.
Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi
intime,
1. Jean, IV.
91
lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami
intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra
pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience,
les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami?
Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être
y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche
pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de
la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré
plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé.
C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés
à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un
heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié
à l'étroite union d'autrefois.
LETTRE LXXIV. (Année 404.)
Saint Augustin demande à Présidius de faire parvenir
à saint Jérôme la lettre précédente,
et d'écrire pour lui au solitaire de Bethléem.
AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR PRÉSIDIUS , SON VÉNÉRABLE
FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
J'ai prié de vive voix, et maintenant je redemande à
votre sincérité de vouloir bien envoyer ma lettre à
notre saint frère et collègue Jérôme. Pour que
vous sachiez comment vous devez lui écrire pour moi, je vous adresse
une copie de mes lettres et des siennes; après les avoir lues, vous
verrez dans votre sagesse quelle mesure j'ai cru devoir garder envers lui,
et vous verrez aussi son émotion que j'ai eu raison de craindre.
Mais si j'ai écrit quelque chose que je n'ai pas dû ou autrement
que je n'ai dû, dites-le moi fraternellement et non pas à
lui : averti par vous, je lui en demanderai pardon si je reconnais ma faute.
1. II Cor. VI, 7.
LETTRE LXXV. (Année 404.)
Saint Jérôme répond aux lettres XXVIII , XL et
LXXI de saint Augustin ; il défend son opinion sur le passage de
l'Epître aux Galates.
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE
AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai reçu, parle diacre Cyprien, trois lettres de vous à
la fois, ou plutôt trois petits livres, renfermant, à ce que
vous dites, des questions, mais, comme je pense, une censure de mes ouvrages
: si je voulais y répondre, il me faudrait faire un grand livre.
Je tâcherai cependant, autant que je le pourrai, de ne pas dépasser
les bornes d'une longue lettre et de ne pas retarder le frère, qui,
trois jours seulement avant son départ, m'a demandé la réponse;
pressé par lui, je suis obligé de traiter ces choses sans
trop de réflexion, de répondre à la hâte, non
point avec l'attention sérieuse d'un homme qui écrit, mais
avec la hardiesse d'un homme qui dicte: il en résulte que l'on va
un peu au hasard, et que la discussion devient alors moins profitable:
on est semblable à des soldats même intrépides, qui,
troublés par une attaque soudaine, sont contraints de fuir avant
de pouvoir prendre les armes.
2. Au reste, nos armes c'est le Christ, c'est l'enseignement de l'apôtre
Paul qui écrit aux Ephésiens : « Prenez les armes de
Dieu pour que vous puissiez résister au jour mauvais. » Et
encore : « Soyez fermes; que la vérité soit la ceinture
de vos reins, que la justice soit votre cuirasse, que vos pieds soient
chaussés pour vous préparer à porter l'Evangile de
paix: surtout recevez le bouclier de la foi, afin que vous puissiez éteindre
tous les traits enflammés du malin esprit, et recevez le casque
du salut et le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu (1). »
Le roi David marchait au combat, armé de ces traits; en prenant
cinq pierres polies dans le torrent, il montrait que ses selfs n'avaient
rien de la rudesse ni des souillures de ce siècle; il but de l'eau
du torrent en chemin, et c'est pourquoi il eut la gloire de trancher avec
son épée l'orgueilleuse tête de Goliath, frappant au
front le blasphémateur (2), et le blessant à cette partie
du corps où Ozias,usurpateur du sacerdoce, fut frappé de
la lèpre (3), où le saint est glorifié dans le Seigneur,
suivant cette parole : « La lumière de votre face resplendit
sur nous, Seigneur (4). » Nous aussi, disons donc : « Mon coeur
est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt; je chanterai et je
ferai entendre des accords dans ma gloire. Levez-vous, harpe et psaltérion
; je me lèverai dès l'aurore (5); » afin que ces paroles
s'accomplissent en nous : « Ouvre ta bouche et je la remplirai (6);
le Seigneur donnera sa parole à
1. Ephés. VI, 13, 17. 2. I Rois, XVII, 40-51. 3. II Paralip.
XXVI, 19. 4. Ps. IV, 7. 5. Ps. LVI, 8, 9. 6. Ps. LXXX, 11.
92
ceux qui évangélisent pour qu'ils aient une grande puissance
(1). « Je ne doute pas que vous ne priiez aussi pour que la
vérité triomphe dans nos contestations; car vous ne cherchez
pas votre gloire, mais celle du Christ, et quand vous vaincrez, je vaincrai
également si je comprends mon erreur; si je triomphe au contraire,
c'est vous qui triompherez, parce que ce ne sont pas les fils qui thésaurisent
pour les pères, mais les pères pour les fils (2). Et nous
lisons dans le livre des Paralipoménes que les enfants d'Israël
montaient au combat avec un coeur pacifique (3), ne cherchant point leur
victoire, mais celle de la paix, au milieu des glaives et du sang répandu,
et à travers les cadavres des soldats tombés. Répondons
à tous, et, si Dieu le veut, donnons en peu de mots la solution
de vos nombreuses questions. Je passe les politesses avec lesquelles vous
me caressez; je me tais sur les douceurs avec lesquelles vous vous efforcez
de me consoler de vos censures: je viens aux choses mêmes.
3. Vous dites que vous avez reçu d'un de nos frères un
livre de moi sans titre, dans lequel j'énumère les écrivains
ecclésiastiques tant grecs que latins; vous dites que, lui ayant
demandé (ce sont vos expressions), pourquoi il n'y avait pas de
titre à la première page, et comment s'appelait l'ouvrage,
il a répondu qu'il s'appelait Épitaphe. Ce titre, selon vous,
serait bien choisi si le livre ne renfermait que la vie et les écrits
d'auteurs morts; mais comme on y fait mention d'ouvrages de beaucoup d'écrivains
qui vivaient à l'époque où il fut composé et
qui vivent encore, vous vous étonnez que je lui aie donné
ce titre (4). J'aurais cru que votre sagesse aurait pu comprendre le titre
par l'ouvrage lui-même, car vous avez vu que les grecs et les latins
qui ont écrit les vies des hommes illustres n'ont jamais appelé
leur livre : Epitaphe, mais : Des hommes illustres ; par exemple, des généraux,
des philosophes, des orateurs, des historiens, des poèetes épiques,
tragiques, comiques. On n'écrit l'épitaphe que des morts:
c'est ce que je me rappelle avoir fait autrefois à la mort du prêtre
Népotien, de sainte mémoire. Mon livre doit donc être
appelé: Des hommes illustres, ou proprement des Écrivains
ecclésiastiques, quoique beaucoup d'ignorants correcteurs l'aient
intitulé, dit-on: Des auteurs.
4. En second lieu vous demandez pourquoi j'ai dit, dans les commentaires
de l'Epître aux Galates, que Paul n'avait pas pu reprendre dans Pierre
ce qu'il avait fait lui-même (5), ni blâmer dans un autre la
dissimulation dont il était lui-même coupable; et vous soutenez
que la réprimande de l'Apôtre ne fut point une feinte, mais
qu'elle fut vraie, que, je ne devrais pas enseigner le mensonge, et que
tout ce qui est écrit dans nos saints livres doit être entendu
comme c'est écrit (6). A ceci je réponds d'abord que votre
sagesse aurait pu se souvenir de la petite préface de mes commentaires,
où je dis: « Quoi donc? suis-je insensé
1. Ps. LVII, 12. 2. II Cor. XII, 14. 3. I Paralip. XII, 17, 18.
4. Ci-dessus, Lett. XLII, 2. 5. Galat. lit II. 6. Ci-dessus, lett,
XL., 3.
et téméraire de promettre ce que n'a pas pu faire celui-là?
pas du tout; je suis au contraire plus réservé et plus
timide, car, sentant ma propre faiblesse, j'ai suivi les commentaires d'Origène.
« Cet homme a écrit sur l'Epître aux Galates cinq volumes
et a rempli le dixième livre de ses Stromates d'une explication
abrégée de cette épître; il en a composé
aussi divers traités, et des extraits qui seuls pourraient suffire.
Je passe sous silence Didyme mon voyant, Apollinaire de Laodicte récemment
sorti de l'Église, le vieil hérétique Alexandre, Eusèbe
d'Emèse et Théodore d'Héraclée, qui nous ont
aussi laissé quelques petits commentaires sur cette Epître.
Si de tout ceci je faisais même de courts extraits, on aurait quelque
chose qui ne serait pas tout à fait à mépriser. Pour
l'avouer franchement, j'ai lu tous ces travaux, et, amassant beaucoup de
choses dans mon esprit, j'ai dicté à un secrétaire
ce qui venait de moi, ce qui venait d'autrui, sans me souvenir de l'ordre
ni toujours des paroles et du sens. Fasse la miséricorde de Dieu
que ce que d'autres ont bien dit ne soit pas perdu par mon ignorance, et
que ce qui plaît dans leur langue ne déplaise pas dans la
langue d'un étranger! » Si donc quelque chose vous semblait
répréhensible dans mon interprétation, votre érudition
aurait dû chercher si ce que j'ai écrit se trouvait dans les
auteurs grecs, afin que, à leur défaut, vous pussiez condamner
mon sentiment particulier; d'autant plus que dans la préface, j'ai
avoué que j'ai suivi les commentaires d'Origène, que j'ai
dicté mes pensées et celles des autres, et qu'à la
fin de ce même chapitre que vous critiquez, j'ai écrit ces
mots: «Si quelqu'un n'est pas de mon avis quand je montre Pierre
n'ayant pas péché et Paul n'ayant pas repris durement un
plus grand que lui, il doit m'expliquer comment Paul blâme dans un
autre ce qu'il a fait lui-même. » J'ai fait voir par là
que je ne défendais pas ce que j'avais lu dans les auteurs grecs,
mais que je n'avais fait que le répéter, afin de laisser
au jugement du lecteur la libre appréciation de cette opinion.
5. Vous donc, pour ne pas faire ce que je demandais, vous avez trouvé
un nouveau raisonnement; vous soutenez que les gentils qui ont cru en Jésus-Christ
étaient libres du poids de la loi, mais que ceux des juifs qui ont
cru étaient soumis à la loi; de sorte que Paul, comme docteur
des gentils, avait raison, selon vous, de reprendre ceux qui gardaient
la loi, et que Pierre, le chef de la circoncision (1), fut justement repris
pour avoir commandé aux gentils ce que les juifs seuls devaient
observer (2). Si vous êtes d'avis ou plutôt puisque vous êtes
d'avis que tout juif qui croit demeure soumis aux pratiques de la loi,
vous devez, vous, évêque connu dans le monde entier, publier
cette opinion et chercher à la faire accepter par tous les évêques.
Pour moi, dans ma pauvre petite cabane, avec des moines, c'est-à-dire
avec des pécheurs comme moi, je n'ose décider sur les grandes
choses; j'avoue seulement, et bien ingénument, que je lis les écrits
des anciens, et que,
1. Galat. II, 8. 2. Ci-dessus, lett. XL, 4.
93
dans des commentaires, selon la coutume générale, j'expose
les diverses interprétations, afin que chacun suive celle qu'il
voudra. Vous avez cru cela, je pense, pour la littérature profane
et pour les divins livres, et vous l'approuverez sans doute.
6. Cette interprétation, donnée d'abord par Origène,
dans son dixième livre des Stromates consacré à l'explication
de l'Épître de Paul aux Galates, et ensuite adoptée
par les autres interprètes, a eu surtout pour but de répondre
aux blasphèmes de Porphyre; celui-ci reproche à Paul d'avoir
osé blâmer en face Pierre, le prince des apôtres; d'avoir
osé lé convaincre d'avoir mal fait, c'est-à-dire d'être
tombé dans l'erreur où il était lui-même, lui
Paul qui en reprenait un autre. Que dirai-je de Jean, qui vient d'occuper
le siège épiscopal de Constantinople (1), et qui a composé,
sur cet endroit de l'épître de Paul, un livre très-étendu,
où il a suivi le sentiment d'Origène et des anciens? Si donc
vous m'accusez d'erreur, souffrez, je vous prie, que je me trompe avec
de tels hommes; et comme vous voyez que j'ai plusieurs partisans de mon
erreur, vous devez au moins produire un partisan de votre vérité.
Voilà pour l'explication du passage de l'Epître aux Galates.
7. Mais, pour ne pas avoir l'air de n'opposer à vos raisons
que de nombreux témoignages, d'éluder la vérité
à la faveur de noms illustres, et de ne pas oser combattre, j'exposerai
brièvement des exemples tirés des Écritures. Dans
les Actes des apôtres, une voix se fit entendre à Pierre:
«Lève-toi, Pierre, disait la voix, tue et mange, » c'est-à-dire
mange de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, de reptiles de
la terre et d'oiseaux du ciel. Ces paroles montrent que nul homme n'est
impur selon la nature, mais que tous sont également appelés
à l'Évangile du Christ. A cela Pierre répondit: «
A Dieu ne plaise, car je n'ai jamais rien mangé d'impur ni de souillé.
» Et une voix du ciel se fit entendre une seconde fois: « Ce
que Dieu a purifié, toi ne l'appelle pas impur. » C'est pourquoi
il alla à Césarée, et, étant entré chez
Corneille, « ouvrant la bouche, il dit: En vérité j'ai
trouvé que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu'en toute
nation, celui qui le craint et opère la justice, lui est agréable.
» Enfin, « le Saint-Esprit descendit sur eux, et les fidèles
circoncis qui étaient venus avec Pierre s'étonnèrent
que la grâce de l'Esprit-Saint se fût aussi répandue
sur les gentils. Alors Pierre répondit: Est-ce que quelqu'un peut
refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu comme
nous l'Esprit-Saint? Et il ordonna qu'ils fussent baptisés au nom
de Jésus-Christ (2). Or, les apôtres et les frères
qui étaient en Judée apprirent que les gentils avaient reçu
la parole de Dion. Pierre étant allé à Jérusalem,
les fidèles circoncis disputaient contre lui, disant: Pourquoi êtes-vous
entré chez des hommes incirconcis, et pourquoi avez-vous mangé
avec eux? » Pierre leur ayant
1. On sait qu'il en fut injustement banni l'année même
où saint Jérôme écrivait cette lettre.
2. Act. X, 13-48.
exposé toutes ses raisons, termina son discours par ces mots:
« Si donc Dieu leur a donné la même grâce qu'à
nous qui avons cru en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je,
moi, pour m'opposer à Dieu ? Ayant entendu ces paroles, ils se turent,
et puis ils glorifièrent Dieu en disant: Dieu a donc donné
la pénitence aux gentils pour les conduire à la vie (1).
» De plus, longtemps après, Paul et Barnabé étant
allés à Antioche, et l'Église ayant été
assemblée, ils racontèrent les « grandes choses que
Dieu a faites avec eux et comment il avait ouvert la porte de la foi aux
gentils (2); quelques-uns, venus de la Judée, instruisaient les
frères et disaient: Si vous n'êtes pas circoncis selon la
coutume de Moïse, vous ne pouvez pas vous sauver. Un mouvement assez
considérable ayant donc éclaté contre Paul et Barnabé,
ils résolurent de monter à Jérusalem, » tant
ceux qui étaient accusés que ceux qui accusaient, «
vers les apôtres et les prêtres, pour cette question. Quand
ils furent arrivés à Jérusalem, on vit s'élever
quelques pharisiens qui avaient cru en Jésus-Christ et qui disaient
: Il faut les circoncire et leur ordonner de garder la loi de Moïse.
Et comme ce mot donnait lieu à une grande discussion, Pierre, »
avec sa liberté accoutumée: « Hommes, mes frères,
leur dit-il, vous savez qu'il y a longtemps Dieu m'a choisi parmi vous
pour que les gentils entendent par ma bouche la parole de l'Évangile
et qu'ils croient; et Dieu qui tonnait les coeurs, leur a rendu témoignage,
en leur donnant l'Esprit-Saint comme à nous, et n'a fait aucune
différence entre eux et nous, purifiant leurs coeurs par la foi.
Maintenant pourquoi voulez-vous que Dieu mette sur la tête des disciples
un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu supporter? Mais nous
croyons que, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
nous serons sauvés comme eux. Toute la multitude garda le silence,
» et l'apôtre Jacques et tous les prêtres se rangèrent
à l'avis de Pierre (3).
8. Ceci ne doit pas être ennuyeux pour le lecteur; mais doit
lui servir, ainsi qu'à moi, à prouver qu'avant l'apôtre
Paul , Pierre n'avait pas ignoré, lui, l'auteur même de ce
décret, que la loi n'était plus obligatoire après
l'Évangile. Enfin l'autorité de Pierre fut si grande, que
Paul écrivit dans son épître : « Trois ans après,
j'allai à Jérusalem voir Pierre, et je restai quinze jours
auprès de lui (4). » Et plus bas : « Quatorze ans après,
je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé , ayant
pris aussi Tite. Or, j'y montai par une révélation, et je
leur exposai l'Évangile que je prêche au milieu des gentils.
» Paul montrait par là qu'il n'aurait point prêché
son Evangile en toute sécurité s'il n'avait été
appuyé par le sentiment de Pierre et de ceux qui étaient
avec lui. Il ajoute aussitôt: « J'exposai mon Evangile en particulier
à ceux qui paraissaient les plus considérables, de peur de
courir ou d'avoir couru en vain. » Pourquoi en particulier, et non
pas en public? C'était pour
1. Act. XI, 1-18. 2. Ib. XIV, 26. 3. Act. XV, 1-12. 4. Galat.
I, 18.
94
empêcher qu'un scandale n'éclatât parmi les fidèles
d'entre les juifs, qui pensaient qu'il fallait garder la loi, tout en croyant
dans le Seigneur notre Sauveur. Et, dans ce temps, Pierre étant
allé à Antioche (quoique ceci ne se trouve pas dans les Actes
des apôtres, nous devons en croire le témoignage de Paul),
« Paul lui résista en face, parce qu'il était répréhensible.
Avant que quelques-uns vinssent d'auprès de Jacques , Pierre mangeait
avec les gentils; à leur arrivée, il se retirait, et se séparait
d'eux, craignant les reproches des circoncis. Et les autres juifs et Barnabé
furent portés à user de la même feinte. Mais quand
je vis, dit Paul, qu'ils ne marchaient pas droit, selon la vérité
de l'Evangile , je dis à Pierre , devant tout le monde : Si vous,
qui êtes juif, vous vivez comme les gentils, et non pas comme les
juifs, comment forcez-vous les gentils à judaïser (1) ? »
et le reste. Ainsi, il n'est douteux pour personne que l'apôtre Pierre
n'ait été le premier auteur de l'ordonnance à laquelle
on l'accuse ici d'avoir manqué. La cause de la prévarication,
c'est la peur des juifs. Car l'Ecriture dit que Pierre mangeait. d'abord
avec les gentils : mais après que quelques-uns furent venus d'auprès
de Jacques, il s'en retirait et s'en séparait, craignant les reproches
des circoncis. Il appréhendait que les juifs, dont il était
l'apôtre, ne s'éloignassent de la foi du Christ à l'occasion
des gentils; imitateur du bon Pasteur, il tremblait de perdre le troupeau
confié à ses soins.
9. Après avoir montré que Pierre avait bien pensé
sur l'abolition de la loi mosaïque, mais que la crainte l'avait conduit
à feindre de l'observer, voyons si Paul , qui a repris Pierre, n'a
pas fait quelque chose de pareil. Nous lisons dans le même livre
: «Paul parcourait la Syrie et la Cilicie, affermissant les Eglises
; il arriva à Derbe et à Lystra; et voilà qu'un disciple
était là, nommé Timothée, fils d'une veuve
juive qui avait embrassé la foi, et. d'un père gentil. Les
frères qui étaient à Lystra et à Iconium lui
rendirent témoignage. Paul voulut que ce disciple partit avec lui
; et, l'ayant pris, il le circoncit, à cause des juifs qui se trouvaient
là (2). » O bienheureux apôtre Paul, qui avez blâmé
dans Pierre la dissimulation qui l'a fait se séparer des gentils,
à cause de la crainte des juifs venus d'auprès de Jacques,
pourquoi avez-vous , contre votre sentiment , obligé à la
circoncision Timothée, fils d'un homme gentil, et gentil lui-même
(car il n'était pas juif, puisqu'il n'était pas circoncis)
? Vous me répondez à cause des juifs qui se trouvaient dans
ces lieux-là. Vous, qui vous pardonnez à vous-même
la circoncision d'un disciple venu du milieu des gentils , pardonnez donc
à Pierre, votre ancien, d'avoir fait quelque chose par la crainte
des juifs devenus chrétiens. Il est aussi écrit : «
Paul, après avoir passé là plusieurs jours, dit adieu
aux frères, et s'embarqua pour la Syrie avec Priscilla et Aquila;
et il se rasa la tête à Cenchrée, car il avait fait
un voeu (3). » Admettons que là il ait été forcé
par la crainte des juifs de faire ce qu'il ne
1. Galat. II, 1, 2, 11-14. 2. Act. XV, 41; XVI, 1-3. 3. Ibid. XVIII,
18.
voulait pas, pourquoi laissa-t-il, ici, croître sa chevelure
dans un voeu , et pourquoi se la fit-il couper à Cenchrée,
selon la loi imposée aux Nazaréens qui se consacraient à
Dieu (1) ?
10. Mais ceci est peu de chose en comparaison de ce qui va suivre :
« Quand nous filmes arrivés à Jérusalem, dit
saint Luc, l'auteur de l'histoire sacrée, les frères nous
reçurent avec joie; » le jour suivant, Jacques et tous les
anciens qui étaient avec lui, ayant approuvé l'Evangile de
Paul, lui dirent : « Vous voyez, frère, combien de milliers
d'hommes, en Judée, ont cru en Jésus-Christ, et ils sont
tous zélés pour la loi. Or, ils ont oui dire de vous que
vous enseignez à tous les juifs qui sont parmi les gentils, de renoncer
à Moïse, en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs enfants,
ni vivre selon la coutume des juifs. Que faire donc ? Il faut que cette
multitude s'assemble, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé.
Faites ce que nous allons vous dire : nous avons ici quatre hommes qui
ont fait un veau; prenez-les avec vous, et purifiez-vous avec eux; faites
tous les frais pour qu'ils se rasent la tète; et tous sauront que
ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux, mais que vous continuez à
garder la loi. Paul ayant donc pris ces hommes et s'étant, le lendemain,
purifié avec eux, entra au temple, annonçant combien de jours
devait durer leur purification et quand l'offrande serait présentée
pour chacun d'eux (2). »
O Paul ! je vous le demande encore ; pourquoi avez-vous rasé
votre tête? pourquoi avez-vous marché nu-pieds, selon les
cérémonies des juifs? pourquoi avez-vous offert des sacrifices?
et pourquoi des victimes ont-elles été immolées pour
vous, selon la loi ? Sans doute, vous me répondrez Pour ne pas scandaliser
les juifs qui avaient cru. Vous avez donc fait semblant d'être juif
pour gagner les juifs ; et les autres prêtres vous on t appris cette
même dissimulation , mais vous n'avez pu échapper. Vous alliez
périr au milieu du mouvement excité contre vous, lorsque
vous fûtes emporté par nu tribun et envoyé par lui
à Césarée, sous bonne escorte; il vous sauva des juifs,
qui vous auraient. tué comme un fourbe et un destructeur de la loi.
De là, allant à Rome, vous préchâtes le Christ
aux juifs et aux gentils, dans une maison que vous aviez louée,
et vous scellâtes votre doctrine sous le glaive de Néron (3).
11. Nous avons vu qu'à cause de la crainte des juifs Pierre
et Paul feignirent également d'observer les préceptes de
]aloi. De quel front et par quelle audace Paul reprendra dans un autre
ce qu'il a fait lui-même ? J'ai montré ou plutôt d'autres
ont montré avant moi quel avait pu être son motif; tous ceux-là
ne défendaient pas le mensonge officieux, comme vous le dites, mais
enseignaient une sage conduite; ils voulaient mettre en lumière
la prudence des apôtres et réprimer l'insolence du blasphémateur
Porphyre qui dit que Pierre et Paul s'étaient battus comme des enfants,
que Paul avait été jaloux des vertus de Pierre, qu'il s'était
vanté
1. Nomb., VI, I8. 2. Act., XXI, 17-26. 3. Ibid. XXIII, 23; XXVIII,
14, 30.
95
de ce qu'il n'avait pas fait, ou s'il l'avait fait, il n'y avait trouvé
qu'une occasion de reprocher insolemment à un autre une faute par
lui-même commise. Ces maîtres ont expliqué la conduite
des apôtres comme ils ont pu; et vous, comment l'expliquerez-vous
? Vous avez sans doute quelque chose de meilleur à dire, puisque
vous condamnez sur ce point le sentiment des anciens.
12. Vous m'écrivez dans votre lettre : « Ce n'est pas
moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même
apôtre : Je me suis fait juif avec les juifs pour gagner les juifs
(1), et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non
point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un
malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a
la fièvre avec lui, mais il pense avec compassion à la manière
dont il voudrait être servi s'il était à sa place.
Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point
les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps et quand
il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était
apôtre du Christ, afin de montrer que ceux qui les avaient reçus
de leurs pères pouvaient les garder sans péril, même
en croyant en Jésus-Christ, pourvu cependant qu'ils n'y missent
pas l'espérance du salut; car le salut, que représentaient
les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus
(2). » Tout ce long discours dans une longue discussion, signifie
que Pierre n'a point erré en pensant que les juifs, devenus chrétiens,
dussent observer la loi, mais qu'il s'est écarté de la ligne
du vrai en forçant les gentils à judaïser; en les forçant,
sinon par l'autorité de son enseignement, du moins par la puissance
de son exemple, et que Paul n'a rien dit de contraire à ce qu'il
avait fait, puisqu'il s'est borné à reprocher à Pierre
de forcer les gentils à judaïser.
13. Le fond de la question, ou plutôt le fond de votre pensée,
c'est qu'après avoir embrassé l'Evangile du Christ, les juifs
font bien d'observer les préceptes de la loi, c'est-à-dire
d'offrir des sacrifices comme Paul en a offerts, de circoncire leurs fils
comme Paul a circoncis Timothée, et d'observer le sabbat comme l'ont
observé tous les juifs. Si cela est vrai, nous tombons dans l'hérésie
de Cérinthe et d'Ebion qui, croyant en Jésus-Christ, furent
anathématisés par les évêques, par cela seul
qu'ils mêlaient à l'Evangile du Christ les cérémonies
de la loi et qu'ils gardaient les choses anciennes en pratiquant les nouvelles.
Que dis-je des Ebionites qui feignent d'être chrétiens? Il
y a encore aujourd'hui parmi les juifs et dans toutes les synagogues de
l'Orient une hérésie, celle des minéens ; les pharisiens,
qui les condamnent, les appellent communément des nazaréens;
ces hérétiques croient en Jésus-Christ fils de Dieu,
né de la Vierge Marie; ils disent qu'il est celui qui a souffert
sous Ponce Pilate, qui est ressuscité, et dans lequel nous-mêmes
nous croyons; mais en voulant être en même temps juifs et chrétiens,
ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Je vous prie donc,
1. I Cor. IX, 20. 2.Ci-dessus, lettr. XL, 4.
vous qui croyez devoir panser la petite blessure que vous m'accusez
d'avoir faite, et qui n'est qu'une piqûre, un point d'aiguille, comme
on dit, je vous prie de songer à la blessure que vous faites vous-même
avec la lance et, pour ainsi dire, de tout le poids d'un javelot. L'exposition
des divers sentiments des anciens dans l'interprétation des Ecritures,
n'est pas un crime comme celui d'introduire de nouveau au coeur de l'Eglise
une détestable hérésie. Et si nous sommes obligés
de recevoir les juifs avec leurs formes religieuses, s'il faut leur permettre
d'observer dans les églises du Christ ce qu'ils observaient dans
les synagogues de Satan, je le dirai hautement : ce ne sont pas eux qui
deviendront chrétiens, c'est nous qui deviendrons juifs.
14. Quel chrétien écoutera patiemment ce passage de votre
lettre : « Paul était juif ; devenu chrétien, il n'abandonna
point les sacrements des juifs que ce peuple avait reçus à
sa convenance et au temps qu'il fallait; il en conserva la pratique lorsque
déjà il était apôtre du Christ, pour montrer
que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les
garder sans péril (1). » Je vous supplie de nouveau : écoutez
en paix l'expression de ma douleur. Paul, devenu apôtre du Christ,
observait encore les cérémonies des Juifs, et vous dites
« qu'elles n'étaient point pernicieuses à ceux qui
voulaient les garder comme ils les avaient reçues de leurs pères.
» Moi je dirai au contraire, et je soutiendrai de ma libre parole
contre le monde entier que les cérémonies des juifs sont
pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que tout chrétien
qui les observe, qu'il ait été auparavant juif ou gentil,
est tombé dans le gouffre du démon. « Car le Christ
est la fin de la loi pour justifier tout croyant, savoir le juif et le
gentil (2); » le Christ ne sera pas la fin de la loi pour justifier
tout croyant, si le juif est accepté. Et nous lisons dans l'Evangile
: « La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (3).
» Et ailleurs: « C'est pourquoi les juifs cherchaient à
le tuer, non-seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il
disait que son Père était Dieu et qu'il se faisait égal
à Dieu (4). » Et encore : « Nous avons tous reçu
de sa plénitude grâce pour grâce, parce que la loi a
été donnée par Moïse; « mais la grâce
et la vérité nous ont été données par
Jésus-Christ (5). » A la place de la grâce de la loi
qui a passé , nous avons reçu la grâce permanente de
l'Evangile ; la vérité nous est venue par Jésus-Christ,
au lieu des ombres et des figures de l'Ancien Testament. Dans le même
sens Jérémie prophétise de la part de Dieu : «
Voici que les jours arrivent, dit le Seigneur, et j'accomplirai une nouvelle
alliance avec la maison d'Israël et la maison de Judas, non point
comme l'alliance que je fis avec leurs pères au jour où je
les pris par la main pour les tirer de la terre d'Egypte (6). » Remarquez
ce qu'il dit: il ne promet pas la nouvelle alliance de l'Evangile aux gentils
qui n'en avaient encore reçu aucune, mais
1. Ci-dessus, lett. XL, 4. 2. Rom. X, 4. 3. Matt. XI, 13; Luc,
XVI, 16. 4. Jean V, 18. 5. Id. I, 16, 17. 6. Jérém.
XXXI, 31, 32.
96
aux juifs à qui Dieu avait donné la loi, par Moïse;
afin qu'ils ne vivent plus dans l'ancienneté de la lettre, mais
dans la nouveauté de l'esprit. Paul, qui est l'objet de ce débat,
enseigne souvent cette doctrine. Je me bornerai à peu de passages
pour être court: « Voilà que, moi Paul, je vous dis
que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien. »
Et encore : « Vous êtes éloignés du Christ, vous
qui cherchez votre justice dans la loi ; vous êtes déchus
de la grâce. » Et plus bas : « Si vous êtes conduits
par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (1). » On voit par
là que celui qui est sous la loi, non point par condescendance comme
l'ont cru nos anciens, mais en toute vérité, comme vous le
croyez, n'a pas l'Esprit saint. Or, apprenons de Dieu quels sont les préceptes
de la loi: « Je leur ai donné, dit-il, des préceptes
qui ne sont pas bons, et des justifications où ils ne peuvent trouver
la vie (2). » Nous ne disons pas cela pour condamner, comme Manichée
et Marcion, la loi que nous savons être sainte et spirituelle, d'après
l'Apôtre (3), mais parce que, la foi étant venue et les temps
accomplis, « Dieu a envoyé son Fils né d'une femme
et soumis à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous
la loi et de nous rendre enfants d'adoption (4), » afin que nous
ne vécussions plus sous le pédagogue, mais sous l'héritier
adulte et Seigneur.
15. On lit ensuite dans votre lettre : « Paul n'a pas repris
Pierre de ce qu'il suivait les traditions des ancêtres ; si celui-ci
avait voulu les suivre, il l'aurait pu sans déguisement et sans
inconvenance (5). » Je vous le dis encore une fois vous êtes
évêque, maître des églises du Christ ; il faut
prouver la vérité de vos assertions ; prenez quelque juif,
devenu chrétien; qu'il fasse circoncire son nouveau-né, qu'il
observe le sabbat, qu'il s'abstienne des viandes que Dieu a créées
pour qu'on en use avec action de grâces; que le quatorzième
jour du premier mois, il immole un agneau vers le soir : quand vous aurez
fait cela, et vous ne le ferez pas (car je vous sais chrétien et
incapable d'un sacrilège), vous condamnerez bon gré mal gré
votre sentiment; et alors vous comprendrez que c'est une oeuvre plus difficile
de prouver ses propres pensées que de censurer celles d'autrui.
De peur que peut-être je ne vous crusse point ou que je ne comprisse
pas ce que vous disiez (car souvent un trop long discours manque de clarté,
et quand on ne comprend pas on trouve moins à reprendre), vous insistez
et vous répétez « Paul avait abandonné ce que
les juifs avaient de mauvais. Quel est ce côté mauvais des
juifs que Paul avait rejeté? C'est que, dit-il, ignorant la justice
de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ils ne sont point
soumis à la justice de Dieu (6). Ensuite après la passion
et la résurrection du Christ, le sacrement de la grâce ayant
été donné et manifesté selon l'ordre de Melchisédech,
leur tort était de croire qu'il fallait observer les anciennes cérémonies,
par nécessité de salut, et non point par une simple continuation
de la
1. Galat, V, 2, 4, 18. 2. Ezéch., XX, 25. 3. Rom. VII, 12,
14. 4. Galat. IV, 4. 5. Ci-dessus, lett. XL, 5. 6. Rom., X, 3.
coutume; cependant si ces cérémonies n'avaient «jamais
été de nécessité de salut, c'est sans fruit
et vainement que les Machabées auraient souffert pour elles le martyre.
Enfin, les juifs persécutaient les chrétiens prédicateurs
de la grâce comme des ennemis de la loi. Voilà les erreurs
et les vices que Paul repousse comme des pertes et des ordures, pour gagner
le Christ (1).
16. Vous nous avez appris ce que l'apôtre Paul a rejeté
de mauvais dans les Juifs; apprenez-nous ,maintenant ce qu'il en a gardé
de bon. « Les cérémonies de la loi, me direz-vous,
que les Juifs pratiquent selon la manière de leurs pères,
comme elles ont été pratiquées par Paul lui-même
sans aucune nécessité de salut (2). » Je ne comprends
pas bien ce que vous voulez dire par ces mots : sans aucune nécessité
de salut. Si elles ne procurent pas le salut, pourquoi les observer? s'il
faut les observer, c'est qu'elles procurent le salut, surtout puisque la
pratique de ces cérémonies fait des martyrs. On ne les suivrait
pas si elles ne donnaient pas le salut. Ce ne sont pas de ces choses indifférentes
entre le bien et le mal, sur lesquelles disputent les philosophes. La continence
est un bien, la luxure un mal; c'est une chose indifférente que
de marcher, de se moucher, de cracher; cela n'est ni bien ni mal; que vous
le fassiez ou non, vous ne serez ni juste ni injuste. Mais il ne saurait
être indifférent d'observer les cérémonies de
la loi; c'est bien ou c'est mal. Vous dites que c'est bien, moi je prétends
que cest mal, et mal non-seulement pour les gentils qui ont cru, mais
encore pour les juif. Si je ne me trompe, vous tombez ici dans un péril
pour en éviter un autre. Tandis que vous redoutez les blasphèmes
de Porphyre, vous rencontrez les pièges d'Ebion, en prescrivant
l'observation de la loi aux juifs qui croient; et comme vous sentez le
danger de ce que vous dites, vous vous efforcez de l'adoucir par d'inutiles
paroles : « il fallait pratiquer les observations légales
sans aucune nécessité de salut, comme les juifs croyaient
devoir le faire, et sans la fallacieuse dissimulation que Paul avait blâmée
dans Pierre (3). »
17. Pierre feignit donc d'observer la loi, et Paul, ce censeur de Pierre,
l'observait hardiment; car on lit ensuite dans votre lettre : « Si
Paul a observé les cérémonies de la loi parce qu'il
a fait semblant d'être juif pour gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il
pas sacrifié avec les gentils, puisque, pour les gagner aussi, il
a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi, comme s'il n'en eût
point eu lui-même (4)? Il ne l'a fait que parce qu'il était
juif de nation, et n'a pas dit tout ceci pour paraître ce qu'il n'était
pas, mais pour exercer la miséricorde dont il aurait voulu qu'on
usât à son égard s'il avait été sous
le coup des mêmes erreurs : une affection compatissante le poussait,
au lieu de la fourberie et du mensonge (5). » Vous défendez
bien Paul en disant qu'il ne feignait pas de partager l'erreur des juifs,
mais qu'il fut véritablement dans l'erreur; qu'il ne voulut pas
imiter
1. Lettre XL, 6 ; Philip. III, 8. 2. XL, 6. 3. I Lettr. bid.
4. Ibid. 5. II Cor. IX, 21.
97
le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu'il
était, mais pour se dire
juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l'Apôtre!
Tandis qu'il veut faire lés juifs chrétiens, il se fait juif
lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxurieux à la tempérance
sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement,
comme vous dites, au secours des malheureux sans devenir lui-même
malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien
dignes de compassion, car, par leur opiniâtreté et leur amour
de la loi abolie, ils ont fait d'un apôtre du Christ un juif! Il
n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je
dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont
observé ou fait semblant d'observer les préceptes de la loi;
et vous soutenez, vous, qu'ils l'ont fait par bonté, non point par
la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela
importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par
miséricorde, ils ont fait semblant d'être ce qu'ils n'étaient
pas. L'argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire
gentil avec les gentils, puisqu'il s'était fait juif avec les juifs,
plaide en ma faveur: car de môme que Paul ne fut pas vraiment juif,
ainsi il n'était pas vraiment gentil; et de même qu'il ne
fut pas vraiment gentil, ainsi il n'était pas vraiment juif. Il
imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en
leur promettant de se nourrir indifféremment des viandes condamnées
parles Juifs; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles.
La circoncision ou l'incirconcision ne servent de rien en Jésus-Christ;
c'est l'observation des commandements de Dieu qui est tout (1).
18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite
discussion; si je n'ai pas été ce que je dois être,
imputez-le à vous-même, qui m'avez forcé de vous répondre,
et qui m'avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je
sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ,
lequel a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie
(2). » II ne peut pas se faire que, pieusement dévoué
à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge.
N'excitez pas contre moi une populace d'ignorants. ils vous vénèrent
comme évêque et vous écoutent dans votre Eglise avec
admiration et avec lé respect dû à votre sacerdoce;
ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit,
et qui n'aime plus que les solitudes du, monastère et des champs.
Cherchez d'autres gens que vous puissiez instruire et reprendre; car je
suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de
terre, que le son de votre voix me parvient à peine; et si par hasard
vous m'écriviez des lettres, l'Italie et Rome les recevraient avant
moi, à qui elles seraient adressées.
19. Vous me demandez, dans d'autres lettres (3), pourquoi ma première
version des livres canoniques a des astérisques et des obéles
(4), et pourquoi
1. Gal. V, 6, et VI, 15. 2. Jean, XIV. 6. 3. Lettre LXXI.
4. Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec ?ße??? ;
(broche), qui exprime les signes d'écriture dont il. est ici question.
Saint Augustin avait dit obeliscis. Saint Jérôme dit : virgulas
praenotatas, et aussi obeli.
j'ai publié ma nouvelle version sans l'accompagner,de ces signes;
souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que
vous demandez. La première version est celle des Septante; et partout
où il y a des traits ou des obèles, cela veut dire que les
Septante renferment plus de choses que l'hébreu : les astérisques
ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté
par Origène à la version de Théodotion ; ici j'ai
traduit du grec, là de l'hébreu, m'attachant plutôt
à l'exactitude du sens qu'à l'ordre des mots. Je m'étonne
que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu'ils l'ont faite,
mais telle qu'Origène l'a corrigée et corrompue avec ses
obèles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l'humble
interprétation d'un chrétien; d'autant plus que les additions
d'Origène ont été tirées d'une traduction publiée,
depuis la passion du Christ, par un juif et un blasphémateur. Voulez-vous
aimer véritablement les Septante? ne lisez pas ce qui est marqué
par des astérisques; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et
vous ferez preuve d'amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez
forcé de condamner toutes les bibliothèques des Eglises ;
car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas
les additions d'Origène.
20. Vous dites que je n'aurais pas dû traduire après les
anciens, et vous vous servez d'un syllogisme tout nouveau : « Ou
le texte traduit par les Septante est obscur, ou bien il est clair; s'il
est obscur, il est à croire que vous pouvez aussi vous y tromper;
s'il est clair, évidemment ils n'ont pas pu s'y méprendre
(1). » Je vous réponds par votre propre argument. Tous les
anciens docteurs qui nous ont précédés dans le Seigneur
et qui ont interprété les saintes Ecritures, s'appliquaient
à des textes obscurs ou à des textes clairs; si ces textes
sont obscurs, comment avez-vous osé entreprendre, après eux,
d'expliquer ce qu'ils n'ont pas pu expliquer eux-mêmes? S'ils sont
clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter
ce qui n'a pas pu leur échapper, surtout pour les psaumes, qui ont
donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs
: Origène d'abord, puis Eusèbe de Césarée,
ensuite Théodore d'Héraclée , Astérius de Scythopolis,
Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie. De petits ouvrages
ont été composés sur quelques psaumes séparés,
mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chez les Latins, Hilaire
de Poitiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe.
Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs.
Que votre sagesse me réponde : Pourquoi, après tant et de
tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents
dans l'explication des psaumes ? Si les psaumes sont obscurs, il est à
croire que vous avez pu vous y tromper; s'ils sont clairs, on ne doit pas
croire que de tels interprètes aient pu s'y méprendre ; ainsi,
de toute façon, votre interprétation deviendra inutile ;
et, d'après cette règle,
1. Ci-dessus, lettre XXVIII, 2.
98
personne n'osera plus parler après les anciens, et le sujet
qui aura été une fois traité, ne pourra plus l'être
une seconde fois. Votre bienveillance ne saurait ici refuser aux autres
le pardon indulgent que vous vous accordez à vous-même. Pour
moi, je n'ai pas songé à abolir les anciennes versions en
les traduisant du grec et du latin à l'usage des gens qui ne comprennent
que ma langue ; j'ai plutôt voulu rétablir les passages. omis
ou altérés par les juifs, pour que nos Latins connaissent
ce que renferme la vérité de l'hébreu. S'il ne plait
pas à quelqu'un de me lire, personne lie l'y force; qu'il boive
avec délices le vin vieux, et qu'il méprise mon vin nouveau,
c'est-à-dire mes travaux pour l'interprétation des versions
anciennes et pour éclaircir ce qui est obscur. En ce qui touche
la manière à suivre pour l'explication des saintes Ecritures,
c'est une question que j'ai traitée dans mon livre sur la meilleure
manière de traduire et dans toutes les petites préfaces placées
en tête de ma version des divins livres : je crois devoir y renvoyer
le sage lecteur. Et si, comme vous le dites, vous m'acceptez dans la correction
du Nouveau Testament, parce que beaucoup de gens sachant le grec peuvent
apprécier mon travail, vous deviez croire à la même
exactitude dans ma version de l'Ancien Testament, être sûr
que je n'y ai pas mis du mien, et que j'ai traduit le texte divin comme
je l'ai trouvé dans l'hébreu. Si vous en doutez, interrogez
les juifs.
21. Mais vous direz peut-être: « Que faire si les juifs
ne veulent pas répondre ou s'ils veulent mentir ? » Est-ce
que les juifs, tous tant qu'ils sont, garderont le silence sur ma traduction?
Est-ce qu'il ne se rencontrera personne qui sache l'hébreu? Est-ce
que tout le monde imitera ces juifs dont vous parlez et qui, dans un petit
coin de lAfrique, se sont entendus pour m'outrager? car voici ce que vous
me contez dans une de vos lettres: « Un de nos collègues avait
établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le
chef; on lisait le prophète Jonas, et tout à coup on reconnut
dans votre traduction quelque chose de très-différent du
texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire
de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le
tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les Grecs qui criaient
à la falsification, que l'évêque (c'était dans
la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage
des juifs du lieu. Ceux-ci, soit par malice, soit par ignorance, répondirent
que le texte des Grecs et des Latins, en cet endroit, était conforme
au texte hébreu. Quoi de plus? l'évêque se vit contraint
de corriger le passage comme si c'eût été une faute,
ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple.
Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous
tromper quelquefois (1). »
22. Vous dites que j'ai mal traduit quelque chose dans le prophète
Jonas, et que, la différence d'un seul mot ayant excité un
mouvement dans le peuple, l'évêque faillit perdre son troupeau.
Mais
1. Ci-dessus, lettre LXXI, 5.
vous me dérobez ce que vous m'accusez d'avoir mal traduit, m'enlevant
ainsi le moyen de me défendre, et de peur que ma réponse
ne fasse fondre ce que vous dites; il arrive peut-être ici, comme
il y a plusieurs années, quand la citrouille vint se mettre au milieu,
et que le Cornélius et l'Asinius Pollion de ce temps soutint que
j'avais traduit le mot de citrouille par celui de lierre. J'y ai répondu
amplement dans mon commentaire de Jonas. Il me suffit de dire en ce moment
qu'à l'endroit où les Septante ont mis le mot de citrouille,
et Aquila, avec les autres interprètes, le mot xisson qui signifie
lierre, on trouve dans l'hébreu ciceion . les Syriens disent ordinairement
ciceia. Or, le ciceia est une sorte d'arbrisseau dont les feuilles ont
la largeur de celles de la vigne; à peine planté, il s'élève
à la hauteur d'un arbuste et se soutient sur sa tige, sans avoir
besoin d'échalas, comme les citrouilles et les lierres. Si donc,
traduisant mot à mot, j'avais écrit ciceion, personne ne
m'aurait compris; si j'avais dit: citrouille, j'aurais dit ce qui n'est
pas dans l'hébreu: j'ai mis lierre pour faire comme les autres interprètes.
Et si vos juifs, selon votre récit, par malice ou par ignorance,
prétendent que le texte hébreu est ici conforme aux versions
grecques et latines, il est manifeste qu'ils ne savent pas l'hébreu,
ou qu'ils se sont donné le plaisir de mentir pour se moquer de ceux
qui aiment les citrouilles.
Je vous demande, en terminant cette lettre, de ne plus forcer au combat
un vieux soldat, un vieillard qui se repose, et de ne pas vouloir qu'il
brave de nouveaux dangers. Vous qui êtes jeune et constitué
en dignité épiscopale, enseignez les peuples, enrichissez
les greniers de Rome de nouveaux fruits de l'Afrique. Il me suffit, à
moi, de parler bas, en un coin de monastère, avec quelque pauvre
malheureux qui m'écoute ou me lit.
LETTRE LXXVI. (Fin de l'année 388.)
Saint Augustin fait parler l'Eglise catholique pour mieux toucher les
gens du parti de Donat.
1. Voici, ô donatistes ! ce que vous dit l'Eglise catholique
: « Enfants des hommes , jusques à quand aurez-vous le coeur
appesanti? pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge
(1)? » Pourquoi vous êtes-vous séparés de l'unité
du monde entier par un schisme sacrilège? Vous écoutez les
faussetés débitées par des hommes qui mentent ou qui
se trompent au sujet des divins livres qu'on prétend avoir été
livrés aux païens; vous les écoutez pour rester dans
une séparation hérétique; et vous n'êtes pas
attentifs à ce que vous disent ces mêmes livres, pour que
1. Ps. IV, 3.
99
vous viviez dans la paix catholique. Pourquoi ouvrez-vous les oreilles
à la parole des hommes, vous répétant ce qu'ils n'ont
jamais pu prouver, et pourquoi êtes-vous sourds à la parole
de Dieu qui dit: « Le Seigneur m'a dit : Vous êtes mon Fils,
je vous ai engendré aujourd'hui : demandez-moi et je vous donnerai
les nations en héritage, et j'étendrai votre possession jusqu'aux
extrémités de la terre (1)? Les promesses de Dieu ont été
faites à Abraham et à sa race. L'Ecriture ne dit pas : à
ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais
à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui est
Jésus-Christ (2). Toutes les nations, dit-il, seront bénies
dans votre race (3). » Levez les yeux du coeur, considérez
toute l'étendue de la terre, et voyez comme toutes les nations sont
bénies dans la race d'Abraham. Un seul alors crut ce qui ne se voyait
pas encore; maintenant vous voyez, et vous ne voulez pas voir. La passion
du Seigneur est le prix de toute la terre; il a racheté tout l'univers;
et vous ne vous accordez pas avec le monde entier pour votre bien; mais
vous vous mettez à part et vous disputez contre tous pour tout perdre.
Voyez dans le psaume à quel prix nous avons été rachetés:
« Ils ont percé mes pieds et mes mains, ils ont compté
tous mes os; ils m'ont considéré et regardé en cet
état; ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ont
jeté ma robe au sort (4). » Pourquoi partager la robe du.
Seigneur et ne pas conserver intacte avec le monde entier cette tunique
de la charité tissue d'en-haut et qui ne fut pas divisée
même par les bourreaux du divin Maître? On lit dans le même
psaume que tout l'univers la possède : « La terre, dans toute
son étendue, se souviendra du Seigneur et se convertira à
lui; et toutes les familles des nations seront dans l'adoration en sa présente,
parce que la souveraineté lui appartient et qu'il règnera
sur les peuples (5). » Ouvrez les oreilles du cur, et apprenez que
« le Seigneur, le Dieu des dieux, a parlé, et qu'il a appelé
la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher : c'est de
Sion que vient tout l'éclat de sa beauté (6). » Si
vous ne voulez pas la parole du prophète , écoutez l'Evangile
; c'est le Seigneur lui-même qui parle par sa propre bouche et qui
dit : « Il fallait que s'accomplissent en la personne du
1. Ps. II, 7 et 8. 2. Gal. III, 16. 3. Gen. XXII, 18. 4. Ps.
XXI, 18, 19. 5. Ibid. 29 et 30. 6. Ps. XLIX, 1, 2.
Christ toutes les choses écrites sur lui dans la loi, les prophètes
et les psaumes, et que la pénitence et la rémission des péchés
fussent prêchées en son nom au milieu de toutes les nations,
en commençant par Jérusalem (1). » Ce qu'il a dit dans
le psaume : « Il a appelé la terre depuis le lever du soleil
jusqu'à son couchant, » il l'a dit dans l'Evangile par ces
mots : « Au milieu de toutes les nations; » et ce qu'il a dit
dans le psaume : « C'est de Sion que vient tout l'éclat de
sa beauté, » il l'a dit dans l'Evangile par cette parole:
«En commençant par Jérusalem. »
2. Vous avez imaginé de vous séparer de l'ivraie avant
le temps de la moisson, parce que c'est vous seuls qui êtes l'ivraie;
car si vous étiez le froment, vous supporteriez l'ivraie, et vous
ne vous sépareriez pas de la moisson du Christ. Il a été
dit de l'ivraie: « Parce que l'iniquité abondera, la charité
de plusieurs se refroidira. » Mais il a dit du froment: « Celui
qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé
(2). » Pourquoi pensez-vous que l'ivraie se soit accrue et ait rempli
le monde, et que le froment ait diminué et soit resté dans
l'Afrique seule? Vous vous dites chrétiens, et vous n'êtes
pas d'accord avec le Christ. C'est lui qui a fait entendre cette parole
: « Laissez l'un et l'autre croître jusqu'à la moisson
; » il n'a pas dit que l'ivraie dût croître et le froment
diminuer. « Le champ est le monde, a-t-il dit et non pas le champ
est l'Afrique. Le Christ a dit encore que la moisson est la fin des temps,
» et non point le temps, de Donat; que «les moissonneurs sont
les anges (3),» et non point les chefs des circoncellions. Mais,
parce que vous accusez le froment à cause du mélange de l'ivraie,
vous montrez que vous êtes l'ivraie, et, ce qui est plus grave, vous
vous séparez du froment avant le temps. Quelques-uns de vos ancêtres,
dont vous maintenez le schisme sacrilège, livrèrent aux persécuteurs,
d'après les actes publics des villes, les Ecritures saintes et les
titres de l'Eglise; malgré l'aveu de leur crime, ils ne furent point
poursuivis par quelques autres de vos pères, qui les reçurent
dans leur communion, et, s'étant tous réunis à Carthage
en faction furieuse, ils condamnèrent, sans les entendre, des hommes
qu'ils accusaient de ce même crime sur lequel ils s'étaient
mis d'accord entre eux: ils ordonnèrent évêque contre
évêque, et élevèrent
1. Luc, XXIV, 44, 47. 2. Matth. XXIV, 12, 13. 3. Matth. XIII, 30,
38,39.
100
autel contre autel. Ensuite ils envoyèrent des lettres à
l'empereur Constantin pour demander que les évêques d'outre-mer
jugeassent l'affaire des évêques d'Afrique; après qu'on
leur eut donné les juges qu'ils avaient demandés, ils n'acceptèrent
pas leurs arrêts rendus à Rome, et dénoncèrent
auprès de l'empereur la sentence de ces évêques. Ils
en appelèrent du jugement d'autres évêques envoyés
à Arles, au jugement de l'empereur lui-même; entendus par
Constantin, et trouvés par lui calomniateurs, ils persistèrent
dans le même crime. Éveillez-vous pour le salut, aimez la
paix, revenez à l'unité. Chaque fois que vous le voulez,
nous vous lisons comment toutes ces choses se sont passées.
3. On s'associe aux méchants en consentant aux actions des méchants,
et non pas en supportant dans le champ du Seigneur l'ivraie jusqu'à
la moisson, et la paille jusqu'à la dernière. oeuvre du vanneur.
Si vous haïssez les méchants, rompez vous-mêmes avec
le crime du schisme. Si vous craigniez de vous mêler aux méchants,
vous n'auriez pas gardé parmi vous, durant tant d'années,
Optat qui vivait ouvertement dans liniquité, puisque vous l'appelez
un martyr, il ne vous reste plus que d'appeler Christ. celui pour lequel
il est mort (1). Que vous a fait le monde chrétien pour vous en
séparer de la sorte dans une criminelle fureur ? et en quoi les
maximianistes ont-ils si bien mérité de vous pour que vous
les receviez dans leurs dignités après les avoir condamnés
et les avoir chassés de leurs églises par des jugements publics?
Que vous a fait la paix du Christ, cette paix que vous avez rompue en vous
séparant de ceux que vous poursuivez de vos calomnies? Et en quoi
la paix de Donat a-t-elle si bien mérité de vous, cette paix
pour laquelle vous avez reçu ceux que vous aviez condamnés?
Félicien de Musti est maintenant avec eux; nous avons lu pourtant
que vous l'aviez condamné dans votre concile, que vous l'aviez accusé
ensuite devant le proconsul et attaqué dans sa ville même
de Musti, ce qui est consigné dans les actes publics.
4. Si c'est un crime de livrer les saintes Écritures, et Dieu
l'a puni en faisant périr sur le champ de bataille le roi qui brûla
le livre de Jérémie (2); combien est plus abominable le sacrilège
du schisme, dont les premiers auteurs,
1. C'est pour Gildon que fut tué Optat de Thamugas.
2. Jérém. XXXVI, 23, 30.
auxquels vous avez comparé les maximianistes, furent engloutis
vivants dans la terre (1) ! Comment nous reprochez-vous ce crime, sans
pouvoir jamais le prouver, tandis que vous recevez parmi vous ces schismatiques
que vous condamnez? Si vous êtes justes parce que vous avez souffert
la persécution au nom des empereurs, les maximianistes sont plus
justes que vous, car vous les avez persécutés vous-mêmes,
au moyen des juges envoyés par les empereurs catholiques. Si vous
avez seuls le baptême, que fait au milieu de vous le baptême
des maximianistes reçu par ceux qu'a baptisés Félicien
condamné, et avec lesquels il a été ensuite rappelé
dans vos rangs ? Que vos évêques répondent au moins
sur tout ceci à vous, qui êtes laïques, s'ils ne veulent
pas conférer avec nous; et songez pour votre salut, songez à
ce que c'est qu'un tel refus de la part de vos évêques. Si
les loups ont tenu un concile pour ne pas répondre aux pasteurs,
pourquoi les brebis n'en tiennent-elles pas un autre pour ne point se jeter
dans les cavernes des loups?
1. Nombr. XVI, 31-33
LETTRE LXXVII. (Année 400.)
On remet au jugement de Dieu une affaire entre un moine et un prêtre.
Extrême réserve de saint Augustin en matière d'accusation.
AUGUSTIN AUX BIEN-AIMÉS SEIGNEURS ET TRÈS-HONORABLES
FRÈRES FÉLIX ET HILARIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je ne m'étonne pas que Satan trouble les coeurs des fidèles;
résistez-lui, en demeurant dans l'espérance des promesses
de Dieu qui ne peut pas tromper; non-seulement il a daigné promettre
des récompenses éternelles à ceux qui croient et espèrent
en lui et persévèrent dans sa charité jusqu'à
la fin, mais il a prédit que les scandales ne manqueraient pas pour
exercer et éprouver notre foi, car il a dit : « Parce que
l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira,
» et aussitôt il ajoute « Celui qui aura persévéré
jusqu'à la fin sera sauvé (2). » Quoi de surprenant
si les hommes sont les détracteurs des serviteurs de Dieu et, dans
l'impuissance de corrompre leur vie, s'efforcent d'obscurcir leur renommée,
puisque chaque jour ils blasphèment Dieu lui-même et leur
Seigneur en se plaignant de ce qu'il fait contre
1. Nombr. XVI, 31-33. 2. Matth. XXIV, 12, 13.
leur gré par un juste secret jugement ! J'exhorte donc votre
sagesse, bien-aimés seigneurs
et très-honorables frères, à opposer aux calomnies
des hommes, aux vains discours et aux soupçons téméraires
la méditation chrétienne de l'Ecriture de Dieu, qui a prophétisé
toutes ces choses et nous a avertis de nous tenir fermes contre elles.
2. Aussi je dirai brièvement à votre charité que
le prêtre Boniface n'a été convaincu d'aucun crime
devant moi, que je n'ai jamais rien cru et ne crois rien de pareil sur
son compte. Comment ordonnerais-je d'effacer son nom du nombre des prêtres,
lorsque j'entends cette effrayante parole du Seigneur dans l'Evangile :
« Vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres
(1) ? » L'affaire entre lui et Spès a été remise
au jugement de Dieu, d'après une convention entre eux qu'on pourra
vous communiquer si vous voulez (2); qui suis-je moi-même pour oser
prévenir la sentence de Dieu en effaçant ou en supprimant
le nom de ce prêtre? évêque, je n'ai pas dû élever
contre lui un soupçon téméraire; homme, je n'ai pas
pu juger clairement sur les choses secrètes des hommes. Dans les
causes séculières, lorsqu'on s'en réfère à
un pouvoir plus haut, tout reste dans le même état ; on attend
la sentence dont il n'est pas permis d'appeler, de peur de faire injure
au juge supérieur si on changeait quelque chose pendant que l'affaire
est pendante devant lui : or, quelle différence entre la divine
puissance et la puissance humaine, quelque grande qu'elle puisse être
! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu ne vous abandonne jamais,
bien-aimés seigneurs et honorables frères.
1. Matth. VII, 2.
2. Un moine de la communauté de saint Augustin, appelé
Spès, et un prêtre d'Hippone, appelé Boniface, s'étant
mutuellement accusés de désordres, notre évêque
les envoya au tombeau de saint Félix, à Nole, dans l'espoir
qu'un miracle ferait connaître lequel des deux était coupable.
LETTRE LXXVIII. (Année 401.)
Les scandales dans lEglise.
AUGUSTIN AUX BIEN-AIMES FRÈRES, AU CLERGÉ, AUX ANCIENS,
A TOUT LE PEUPLE DE L'ÉGLISE D'HIPPONE, QUE JE SERS DANS LA CHARITÉ
DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Plût à Dieu que fortement attentifs à lEcriture
de Dieu, vous n'eussiez pas besoin du secours de notre parole au milieu
des scandales, et que vous eussiez pour consolateur Celui-là même
qui nous console : il a non-seulement prédit les biens qui attendent
ses fidèles et ses saints, mais encore les maux dont ce monde devait
être plein; il a pris-soin de nous lés faire écrire
à l'avance, pour que notre espérance des biens futurs soit
plus vive que notre sentiment des maux qui précèdent la fin
des siècles. « Tout ce qui est écrit, dit l'Apôtre,
a été écrit pour notre instruction, afin que nous
espérions en Dieu par la patience et la consolation des Ecritures
(1). » Qu'était-il besoin que le Seigneur Jésus, non-seulement
nous dît qu'à la fin des temps les justes brilleront comme
le soleil dans le royaume de son Père (2), mais encore qu'il s'écriât
: Malheur au monde à cause des scandales (3) ! sinon pour que nous
ne nous flattions pas de pouvoir atteindre à la félicité
éternelle sans avoir subi avec courage l'épreuve des maux
du temps? Qu'était-il besoin qu'il dît que la charité
de plusieurs se refroidirait parce que l'iniquité aurait abondé,
sinon pour que ceux dont il a parlé ensuite, et qui seront sauvés
après avoir persévéré jusqu'à la fin
(4) ne se troublassent pas, ne s'effrayassent pas à la vue de cette
abondance d'iniquité par laquelle la charité serait refroidie,
et ne tombassent pas en triste défaillance comme sous des coups
imprévus et inopinés; mais plutôt afin que, voyant
arriver ce qui a été annoncé pour le cours des temps,
ils persévérassent patiemment jusqu à la fin et méritassent
de régner dans la vie qui ne doit pas finir.
2. Je ne vous dis donc pas, mes très-chers, de ne pas vous affliger
de ce scandale qui émeut plusieurs d'entre vous au sujet du prêtre
Boniface ; ceux qui ne déplorent pas ces choses n'ont pas en eux
la charité du Christ; mais la malignité du démon abonde
dans le coeur de ceux qui s'en réjouissent. Ce n'est pas qu'il ait
apparu dans ce prêtre quelque chose qui soit jugé digne de
condamnation; mais c'est que deux de notre maison sont placés dans
une situation telle qu'on regarde l'un d'eux comme certainement perdu,
et que la réputation de l'autre passe pour mauvaise ou douteuse,
quand même sa conscience n'aurait pas de souillure. Déplorez
ces choses, car elles sont déplorables; que cette douleur pourtant
1. Rom, XV, 4. 2. Matth. XIII, 43. 3. Ibid. XVIII, 7. 4. Ibid.
XXIV, 12, 13.
102
n'éloigne point votre charité d'une pieuse vie, mais
qu'elle vous excite plutôt à prier le Seigneur de faire éclater
promptement l'innocence de votre prêtre, si votre prêtre est.
innocent, ce que je crois davantage, car il n'a voulu ni répondre
à des avances honteuses ni garder à cet égard un silence
complaisant. S'il est coupable, ce que je n'ose soupçonner, il a
blessé la réputation de celui qu'il n'a pas pu souiller,
comme le prétend son accusateur, et il faut alors prier Dieu de
ne pas permettre que Boniface cache son iniquité, afin qu'un jugement
divin révèle sur chacun d'eux ce que les hommes ne peuvent
découvrir.
3. Comme cette affaire me tourmentait depuis longtemps et que je ne
trouvais pas à convaincre l'un des deux, quoique je crusse davantage
aux affirmations du prêtre, j'avais songé d'abord à
les remettre tous les deux au jugement de Dieu, jusqu'à ce que celui
qui m'était suspect me fournît une raison manifeste de le
chasser avec justice de notre demeure. Mais il cherchait violemment à
être élevé à la cléricature, soit ici
par moi, soit ailleurs par mes lettres ; je ne voulais, quant à
moi, en aucune manière, imposer les mains à un homme dont
je pensais tant de mal, ni le faire accepter par quelqu'un de mes frères
à l'aide de ma recommandation; il se mit alors à agir avec
turbulence et à dire que si lui-même n'était pas élevé
à la cléricature, le prêtre Boniface ne devait pas
être laissé dans son rang. Voyant que Boniface craignait de
devenir un sujet de scandale pour les faibles et pour ceux qui penchaient
à soupçonner sa vie, le voyant prêt à faire
devant les hommes le sacrifice de sa dignité plutôt qu'à
prolonger inutilement et aux dépens de la paix de l'Eglise une situation
où il ne pouvait pas prouver son innocence et triompher des ignorances,
des doutes et des soupçons, je choisis un milieu : il fut convenu
entre eux deux qu'ils se rendraient dans un lieu saint, où de terribles
oeuvres de Dieu ouvriraient plus aisément la conscience du coupable
et le pousseraient à l'aveu, soit par quelque miraculeuse punition,
soit par la crainte. Certainement Dieu est partout, et il n'y a pas d'espace
qui puisse contenir ou enfermer Celui qui a tout fait ; il faut que les
vrais adorateurs l'adorent en esprit et en vérité (1), afin
qu'il justifie et couronne dans le secret celui qu'il écoute dans
le secret. Cependant pour ce qui
1. Jean, IV, 24
est de ces oeuvres visiblement connues des hommes, qui peut sonder
ses conseils et lui demander pourquoi tels miracles se font-ils en tels
lieux et ne se font-ils pas ailleurs? Beaucoup de chrétiens connaissent
la sainteté du lieu où l'on conserve le corps du bienheureux
Félix de Sole; c'est là que j'ai voulu que se rendissent
Boniface et Spès, parce qu'on peut de là nous écrire
facilement et fidèlement tout ce qui pourra se produire de miraculeux
dans quelqu'un d'entre eux. Car nous savons, nous, qu'à Milan, au
tombeau des saints, où les démons sont admirablement et terriblement
forcés à des aveux, un certain voleur, venu là pour
tromper en faisant un faux serment, fut contraint de confesser son vol
et de rendre ce qu'il avait dérobé. Est-ce que l'Afrique
n'est pas pleine aussi de corps de saints martyrs? Et pourtant nous n'avons
jamais ouï dire que de pareils prodiges aient été opérés
ici. De même que, selon les paroles de l'Apôtre, « tous
les saints n'ont pas la grâce de guérir les malades et tous
n'ont pas le discernement des esprits (1), » de même Celui
qui distribue ses dons à chacun comme il veut, n'a pas voulu que
les mêmes miracles se produisent auprès de tous les tombeaux
des saints.
4. Je ne voulais pas porter à votre connaissance cette grande
douleur de mon âme, de peur de vous troubler profondément
par une affliction inutile ; mais Dieu n'a pas permis que vous l'ignorassiez,
sans doute pour que vous pussiez le prier avec nous de manifester ce qu'il
sait de cette affaire et ce que nous ne pouvons pas savoir. Je n'ai pas
osé effacer le nom de Boniface de la liste des prêtres de
mon église : je ne voulais pas avoir l'air de faire injure à
la puissance divine devant laquelle la cause est en ce moment pendante,
si je prévenais son jugement par le mien ; cela ne se pratique pas
même dans les affaires séculières; on n'aurait garde
de toucher à rien tandis que le débat est porté devant
un pouvoir supérieur. De plus, il a été statué
dans un concile d'évêques (2) qu'on ne doit retrancher de
la communion aucun clerc non convaincu, à moins qu'il ne se soit
pas présenté pour être jugé. Cependant Boniface
a été assez humble pour ne pas accepter des lettres qui lui
auraient valu durant son voyage les respectueux égards dus à
son rang, afin que, dans ce lieu où ils ne seront connus ni l'un
ni l'autre, ils trouvent un
1. I Cor. XII, 30. 2. Le concile de Carthage de l'année 397.
103
traitement égal. Et maintenant si vous désirez que son
nom ne soit plus lu avec les noms de ses collègues, afin de ne pas
donner des prétextes, selon les paroles de l'Apôtre, aux gens
qui en cherchent (1) et qui ne veulent pas entrer au sein de l'Église,
ce ne sera pas mon fait, mais le fait de ceux pour qui on prendra cette
mesure. Que perdra l'homme que l'ignorance humaine supprimera de ces tablettes,
si une conscience mauvaise ne l'efface pas du livre des vivants?
5. C'est pourquoi, mes frères, vous qui craignez Dieu, souvenez-vous
de ce qu'a dit l'apôtre Pierre : « Le démon votre ennemi
rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant quelqu'un
qu'il puisse dévorer (1). » Il s'efforce de souiller la réputation
de celui qu'il ne peut dévorer après l'avoir séduit
pour le mal, afin qu'il succombe, si c'est possible, sous le mépris
des hommes et sous les coups des langues mauvaises, et soit ainsi précipité
dans sa gueule. Si le démon n'a pas pu souiller la renommée
d'un innocent, il essaye de lui persuader de mal juger de son frère,
et l'enlace dans ces soupçons malveillants pour l'entraîner
avec lui. Et qui pourra jamais compter ni même comprendre toutes
ses ruses et tous ses piéges ? Pour éviter les trois écueils
qui appartiennent plus particulièrement à l'affaire présente
et pour que vous ne vous laissiez point aller aux mauvais exemples, voici
comment Dieu vous parle par l'Apôtre : « Ne vous attachez pas
à un même joug avec les infidèles, car que peut-il
y avoir de commun entre la justice et l'iniquité, et quelle union
pourrait-il exister entre la lumière et les ténèbres
(2)? » Et dans un autre endroit : « Ne vous laissez point séduire
: les mauvais entretiens corrompent les bonnes murs. Soyez sobres, ô
justes, et ne péchez point (3). » Voici maintenant ce que
Dieu dit par le Prophète, afin que vous ne succombiez pas sous le
coup des langues qui déchirent : « Écoutez-moi, vous
qui connaissez le jugement, vous, mon peuple, qui portez ma loi dans votre
coeur : ne craignez point les outrages des hommes, ne vous laissez pas
abattre par leurs calomnies, ne comptez pas pour beaucoup d'être
méprisés par eux; car le temps les consumera comme un vêtement
et les rongera comme la teigne ronge la laine : mais ma justice de
1. II Cor. XI, 12.
2. II Pierre, V, 8. 3. II Cor. VI, 14. 4. I Cor. XV, 33, 34.
103
demeure éternellement (1). » Et pour que vous ne périssiez
point en élevant malignement de faux soupçons contre les
serviteurs de Dieu, souvenez-vous de ce passage de l'Apôtre : «
Ne jugez rien avant le temps; attendez que le Seigneur vienne et qu'il
éclaire ce qui est caché dans les ténèbres;
alors il mettra au grand jour les pensées de l'âme, car Dieu
donnera à chacun la louange qui lui est due (2). » Et encore
ceci : « A vous le jugement de ce qui se voit, mais au Seigneur notre
Dieu de juger de ce qui est caché (3). »
6. Il est manifeste que ces choses n'arrivent pas dans l'Église
sans attrister gravement les saints et les fidèles; toutefois nous
sommes consolés par Celui qui atout prédit et qui nous a
exhortés à ne pas nous laisser refroidir par l'abondance
de l'iniquité, mais à persévérer jusqu'à
la fin pour que nous puissions être sauvés; car, en ce qui
me concerne, s'il y a en moi quelque amour pour le Christ, qui d'entre
vous s'affaiblit sans que je m'affaiblisse moi-même? qui est scandalisé
sans que je brûle (4) ? N'ajoutez pas à mon affliction en
tombant dans de faux soupçons ou dans les péchés d'autrui
; n'ajoutez pas à mes peines, je vous en conjure, pour que je ne
dise pas de vous: « Ils ont aggravé la douleur de mes blessures.
» Quant à ceux qui se réjouissent de mes douleurs exprimées
jadis par le Psalmiste dans ses prophétiques paroles sur le corps
du Christ : « Ceux qui étaient assis à la porte m'insultaient,
et ceux qui buvaient le vin me raillaient par leurs chansons (5) ; »
quant à ces hommes, dis-je, on les supporte plus facilement; nous
avons appris néanmoins à prier pour eux et à leur
vouloir du bien. Pourquoi , en effet, sont-ils assis à la porte,
et que cherchent-ils? ils veulent, lorsqu'un évêque, un clerc,
un moine ou une religieuse vient à faillir, les envelopper tous
dans une réprobation commune; ils répètent et soutiennent
qu'il en est ainsi de tous, mais seulement qu'on ne le sait pas pour tous.
Si une femme mariée est convaincue d'adultère, ces gens-là
ne chassent pas pour cela leurs épouses et n'accusent pas leurs
mères; mais s'ils entendent dire quelque chose de vrai ou de faux
sur le compte de ceux qui font profession de vie religieuse, ils se remuent,
se retournent, se donnent beaucoup de peine pour en faire
1. Is. LI, 7, 8. 2. I Cor. IV, 5. 3. Ibid. V, 12, 13. 4. II Cor.
XI, 29. 5. Ps. LXVIII, 27, 13.
104
croire autant pour tous. Leurs langues mauvaises cherchent des jouissances
dans nos douleurs; nous les comparerions aisément à ces chiens
(si toutefois on pouvait les entendre en mal), qui léchaient les
plaies du pauvre couché devant la porte du riche, et supportant
toutes sortes de rudes et indignes traitements, jusqu'à ce qu'il
fût arrivé au repos du sein d'Abraham (1).
7. Ne m'affligez pas d'avantage, vous qui avez quelque espérance
en Dieu; n'ajoutez pas des plaies aux plaies que ceux-là lèchent,
vous pour lesquels nous nous exposons à toute heure, nous combattons
au dehors, nous craignons au-dedans (2), nous bravons le péril dans
la ville, le péril dans le désert, le péril de la
part des gentils, le péril de la part des faux frères (3).
Je sais que vous souffrez, mais souffrez-vous plus que moi? je sais que
vous êtes troublés, et je tremble qu'au milieu de tant de
discours des langues envenimées, le faible ne défaille et
ne périsse, le faible pour lequel le Christ est mort; qu'un accroissement
de douleur ne nous vienne pas de vous, parce que ce n'est pas notre faute
si notre douleur est devenue la vôtre. Je n'avais épargné
ni précaution ni effort pour éviter ce malheur et pour empêcher
qu'il ne fût connu de vous; car les forts devaient y trouver une
affliction inutile et les faibles une dangereuse émotion; mais que
Celui qui a permis que vous fussiez tentés par la connaissance de
ce scandale vous donne la force de le supporter, et qu'il vous instruise
de sa loi ; .qu'il vous affermisse par son enseignement et adoucisse pour
vous l'épreuve des jours mauvais, jusqu'à ce qu'on ait creusé
une fosse au pécheur (4).
8. J'entends dire que plusieurs d'entre vous sont plus contristés
de ceci qu'ils ne l'ont été de la chute des deux diacres
qui nous étaient revenus du parti de Donat; ils en prenaient occasion
d'insulter à la discipline de Proculéien (5), se vantant
que jamais notre discipline n'avait produit rien de pareil pour nos clercs:
qui que vous soyez qui ayez fait cela, je vous l'avoue, vous n'avez pas
bien fait. Voilà que Dieu vous a appris que « celui qui se
glorifie doit se glorifier dans le Seigneur (6) : » ne reprochez
aux hérétiques que de ne pas être catholiques; ne soyez
pas semblables à ceux qui n'ayant
1. Luc, XVI, 21-23. 2. II Cor. VII, 5. 3. Ibid. XI, 26.
4. Ps. XCIII, 13. 5. Proculéien était évêque
donatiste à Hippone. 6. I Cor. I, 31.
rien pour justifier leur séparation, affectent de ramasser les
crimes d'autrui et y ajoutent beaucoup d'insignes faussetés : ne
pouvant obscurcir ni accuser la vérité même des divines
Ecritures qui annoncent l'universalité de l'Eglise du Christ, ils
s'efforcent de rendre odieux les hommes par lesquels cette vérité
est prêchée et sur lesquels ils peuvent inventer tout, ce
qui leur passe par l'esprit. Ce n'est pas ce que, vous avez appris à
l'école du Christ, si toutefois vous l'avez bien entendu et si c'est
lui qui vous a instruits (1). Lui-même a prémuni ses fidèles
contre les mauvais dispensateurs qui font le mal par eux-mêmes, et
par lui enseignent le bien, quand il a dit : « Faites ce qu'ils disent;
ne faites pas ce qu'ils font : car ils disent et ne font pas (2). »
Priez pour moi, de peur que, prêchant, les autres, je ne sois réprouvé
moi-même (3) ; mais si vous vous glorifiez, glorifiez-vous dans le
Seigneur et non pas en moi. Quelque vigilante que soit la discipline de
ma maison, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je n'ose me vanter
que ma maison soit meilleure que l'arche de Noé où sur huit
hommes il s'en trouva un de réprouvé (4) : qu'elle soit meilleure
que la maison d'Abraham où il fut dit : « Chassez l'esclave
et son fils (5); » meilleure que la maison d'Isaac dont il fut dit
des deux jumeaux : «j'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaü
(6); » meilleure que la maison de Jacob lui-même où
le fils souilla le lit du père (7); meilleure que la maison de David,
dont un fils ne respecta point sa propre soeur (8), dont un autre fils
se révolta contre la sainte mansuétude de son père
(9); meilleure que la demeure de l'apôtre Paul qui, s'il n'avait
eu avec lui que des bons, n'aurait pas parlé, comme je l'ai rappelé
plus haut, « de ses combats au dehors , de ses frayeurs au dedans,
» et n'aurait pas dit au sujet de la sainteté et de la foi
de Timothée : « Je n'ai personne qui prenne soin de vous autant
que lui, car tous cherchent leurs propres intérêts et non
point les intérêts de Jésus-Christ (10) ; » je
n'ai garde de penser que ma maison soit meilleure que la société
du Seigneur Jésus-Christ lui-même, dans laquelle onze disciples
fidèles ont supporté le traître et voleur Judas; meilleure
enfin que le Ciel, d'où sont tombés des anges.
9. Je vous l'avoue, du reste, en toute simplicité
1. Ephés. IV, 20, 21. 2. Matth. XXIII, 3. 3. I Cor. IX ,
27. 4. Gen. IX, 27. 5. Ibid. XXI, 10. 6. Mal. I, 2. 7. Gen. XLIX,
4. 8. II Rois, XIII, 11. 9. Ibid. XV, 12. 10. Philip. II, 20, 21.
105
devant Notre-Seigneur, qui est mon témoin dans mon âme:
depuis que j'ai commencé à servir Dieu, de même que
je n'ai pas connu de meilleurs chrétiens que les hôtes fervents
des monastères, ainsi je n'ai rien vu de pis que des moines tombés,
et j'appliquerai aux communautés ces paroles de l'Apocalypse : «
Le juste y devient plus juste, le souillé s'y souille davantage
(1). » C'est pourquoi si quelques ordures nous attristent , beaucoup
de belles choses nous consolent. Gardez-vous, à cause du marc qui
déplaît à vos yeux, gardez-vous de détester
les pressoirs par lesquels les réservoirs du Seigneur s'emplissent,
d'huile lumineuse. Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu vous
garde dans sa paix contre toutes les embûches de l'ennemi, ô
mes bien-aimés frères !
LETTRE LXXIX. (404).
Saint Augustin châtie l'ignorante et orgueilleuse perversité
d'un prêtre manichéen.
Vous cherchez en vain des détours; on vous reconnaît au
loin. Mes frères m'ont rapporté leurs entretiens avec vous.
C'est bien si vous ne craignez pas la mort; mais vous devez craindre cette
mort que vous vous faites à vous-même en blasphémant
de la sorte sur Dieu. Que vous considériez cette mort visible, connue
de tous les hommes, comme la séparation de l'âme et du corps,
ce n'est pas chose difficile à comprendre ; ce qui l'est, c'est
ce que vous y ajoutez du vôtre en disant qu'elle est la séparation
du bien et du mal. Mais si l'âme est un bien et le corps un mal,
Celui qui les a unis l'un à l'autre n'est pas bon; or, vous dites
que le Dieu bon les a unis; donc ou il est mauvais, ou il craignait le
mal. Et vous vous vantez de ne pas craindre l'homme, quand vous vous forgez
un dieu qui, par peur des ténèbres , a mêlé
le bien et le mal ! Ne soyez pas fier, comme vous le dites, que nous fassions
de vous quelque chose de grand, en arrêtant vos poisons au passage,
et en empêchant que la pestilence ne se répande au milieu
des hommes : l'Apôtre ne grandit pas ceux qu'il appelle des chiens
lorsqu'il dit : « Prenez garde aux chiens (2); » il ne grandissait
pas ceux dont il comparaît la doctrine à de la
1. Apoc. XXII, 11. 2. Philip. III, 2.
gangrène (1). Je vous le demande, donc au nom du Christ; si
vous êtes prêt, reprenez le débat dans lequel a succombé
votre prédécesseur Fortunat (2). Car, en sortant d'ici, il
ne devait y revenir qu'après s'être entendu avec les siens
pour trouver de quoi répondre à nos frères. Si vous
n'êtes pas prêt pour cette discussion, retirez-vous d'ici,
ne corrompez pas les voies du Seigneur, ne tendez pas vos piéges
aux âmes faibles pour les infecter de vos poisons ; autrement prenez
garde qu'avec le secours du bras de Notre-Seigneur, vous ne soyez couvert
de honte comme vous ne l'auriez pas cru.
LETTRE LXXX. (405.)
Comment on peut savoir si on accomplit la volonté de Dieu.
AUGUSTIN A SES FRÈRES PAULIN ET THÉRASIE , TOUS DEUX
SAINTS ET AIMÉS DE DIEU, TRÈSDIGNES DE RESPECT ET D'AFFECTION,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Le très-cher frère Celse m'ayant demandé une
réponse, je me suis hâté de payer cette dette; et je
me suis véritablement hâté. Je pensais qu'il resterait
encore quelques jours au milieu de nous: mais le départ d'un navire
lui ayant tout à coup offert une occasion, il est venu à
la nuit m'annoncer qu'il nous quitterait demain. Que faire, puisque je
ne puis pas le retenir, et que d'ailleurs je ne le devrais pas si je le
pouvais, car c'est vers vous qu'il s'empresse de retourner, et il sera
meilleur pour lui qu'il vous retrouve? C'est pourquoi je saisis à
la course ce que je dicte ici pour vous être envoyé, tout
en me déclarant débiteur envers vous d'une plus longue lettre,
que je vous écrirai au retour de nos vénérables frères
mes collègues Théase et Evode , après que vous m'aurez
vous-mêmes un peu rassasié; car c'est vous que depuis longtemps
, au nom et avec l'aide du Christ, nous espérons trouver plus abondamment
dans leurs coeurs et leurs bouches. Quoique je vous écrive aujourd'hui,
je vous ai adressé une autre lettre, il y a peu de jours, par notre
cher fils Fortunatien, prêtre de l'Eglise de Thagaste, qui s'embarquait
pour aller à Rome. Maintenant donc je demande, selon ma coutume,
que vous fassiez ce que vous faites toujours : priez pour nous, afin que
Dieu voie
1. II Tim. II, 17. 2. Voy. Rétrac. liv. I, ch. 16.
106
notre néant et notre peine, et qu'il nous pardonne tous nos
péchés.
2. Je désire m'entretenir avec vous, si vous le permettez, comme
je pourrais le faire si j'étais devant vous. Vous avez répondu
avec un esprit tout à fait chrétien et avec piété
à une petite question que je vous ai récemment proposée
comme si vous étiez là et que j'eusse joui de la douceur
de vos entretiens; mais vous y avez répondu en courant et trop brièvement;
vous auriez pu y laisser couler un peu plus longtemps et plus abondamment
la grâce de votre parole, si vous aviez expliqué un peu plus
clairement ce que vous avez dit, savoir que vous êtes décidé
à rester dans le lieu où vous trouvez tant d'avantages, mais
à condition que s'il plaît au Seigneur de vous demander autre
chose, vous préférerez sa volonté à la vôtre.
Comment pouvons-nous connaître cette divine volonté toujours
préférable à la nôtre? Est-ce seulement lorsque
nous devons faire volontairement ce à quoi il a fallu nous déterminer
malgré nos répugnances ? Là se fait ce que nous ne
voulons pas, mais nous redressons notre volonté pour la conformer
à celle de Dieu, dont il n'est pas permis de mépriser l'excellence
ni d'éviter la toute-puissance; c'est ainsi qu'un autre ceignit
Pierre et le porta où il n'avait pas voulu (1), et Pierre alla où
il ne voulait pas, mais ce fut volontairement qu'il souffrit une mort cruelle.
La divine volonté se manifeste-t-elle aussi dans le cas où
nous pourrions ne pas changer de résolution s'il ne se présentait
quelque chose qui semble indiquer que cette même volonté nous
convie à un autre sentiment? Notre résolution n'était
pas mauvaise; on aurait pu fort bien s'y tenir, si Dieu ne nous avait pas
appelés à un autre dessein. Ce ne fut pas mal à Abraham
de nourrir et d'élever son fils pour le garder, autant qu'il pourrait,
jusqu'à la fin de sa vie; mais ayant reçu l'ordre de l'immoler,
il changea sans hésiter une résolution qui n'était
pas mauvaise en elle-même, mais qui le serait devenue s'il ne l'eût
point changée après en avoir reçu l'ordre (2). Aussi
je ne doute pas que ce soit là aussi votre avis.
3. Mais nous sommes souvent forcés de reconnaître une
volonté de Dieu, différente de la nôtre, non point
par une voix du ciel, par un prophète, par les révélations
d'un songé ou par cet élan de l'âme qui s'appelle extase,
mais par
1. Jean, XXI, 18. 2. Gen. XXII, 2, 10.
les choses mêmes qui arrivent. Ainsi , nous avions décidé
un départ, et une affaire est survenue, que la vérité
consultée sur notre devoir, nous défend d'abandonner; nous
avions le dessein de demeurer en tel endroit, et la même vérité
également consultée nous oblige d'en . partir. Je vous demande
de me dire pleinement et au long ce que vous pensez de cette troisième
sorte de motifs de changer de résolution. Tous en sommes souvent
troublés, et, il est difficile de ne pas omettre ce qu'il faudrait
faire de préférence, lorsque l'on veut poursuivre un premier
dessein qui n'est pas un vrai mal, mais qui devient un mal si on laisse
l'action imprévue dont il aurait mieux valu s'occuper, et sans laquelle
on eût pu continuer l'oeuvre première, non-seulement sans
blâme, mais encore avec louange. Il est difficile de ne pas se tromper
ici; c'est ici surtout, qu'il faut se rappeler cette parole du Prophète
: « Qui connaît ses fautes (1)? » Je vous prie donc de
me dire ce que vous avez coutume de faire à ce sujet ou ce que vous
trouvez qu'on doive faire.
1. Ps. XVIII, 13.
LETTRE LXXXI. (Année 405.)
Témoignage pacifique et affectueux de saint Jérôme.
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU BIENHEUREUX PAPE
AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
J'ai demandé avec empressement de vos nouvelles à notre
saint frère Firmus, et j'ai appris avec joie que vous vous portiez
bien. J'espérais, j'avais même le droit d'attendre de vos
lettres; mais il m'a dit qu'il était parti d'Afrique sans que vous
l'eussiez su. Je vous rends, par lui, mes devoirs; il vous aime d'un grand
amour; je vous prie, en même temps, de me pardonner de n'avoir pu
refuser une réponse à vos instances répétées:
j'en rougis. Mais ce n'est pas moi qui vous ai répondu, c'est ma
cause qui a répondu à la vôtre. Et si c'est une faute
de l'avoir fait, souffrez que je vous le dise, c'en est une plus grande
de m'y avoir provoqué. Mais plus de plaintes de ce genre; qu'une
fraternité pure s'établisse entre nous; et, désormais,
ne nous envoyons plus de lettres de polémique, mais des lettres
d'amitié. Les saints frères qui servent le Seigneur avec
nous, vous saluent affectueusement. Je vous prie de saluer respectueusement,
de ma part, les saints qui portent, avec vous, le joug léger du
Christ, surtout le saint et vénérable pape Alype. Que le
Christ notre Dieu tout-puissant, vous maintienne en bonne santé
et (107) en bon souvenir de moi, ô seigneur vraiment saint
et bienheureux pape! Si vous avez lu le livre des commentaires sur Jonas,
je crois que vous aurez fait justice de la ridicule affaire de la citrouille.
Si j'ai repoussé du style l'ami qui, le premier, s'est jeté
sur moi avec l'épée, votre honnêteté et votre
justice doivent blâmer l'accusateur, et non pas celui qui ne fait
que répondre. Jouons, si vous le voulez, dans le champ des Ecritures,
mais ne nous blessons ni l'un ni l'autre.
LETTRE LXXXII. (Année 405.)
Saint Augustin répond à la lettre où saint Jérôme
a défendu son opinion sur le fameux passage de l'Epître aux
Galates, et va au fond du débat avec une grande supériorité.
Il se déclare converti au sentiment du docte solitaire en ce qui
touche les traductions sur l'hébreu.
AUGUSTIN AU BIEN-AIMÉ SEIGNEUR , TRÈS - HONORABLE DANS
LES ENTRAILLES DU CHRIST, AU SAINT FRÈRE JÉRÔME, SON
COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
l. J'ai envoyé, il y a déjà longtemps, à
votre charité une longue lettre, en réponse à celle
que vous vous rappelez m'avoir adressée par votre saint fils Astérius,
devenu non-seulement mon frère, mais mon collègue. Je ne
sais pas encore si elle a mérité de parvenir entre vos mains;
je ne vois rien par où je le puisse pressentir, sauf l'endroit de
votre lettre, confiée à notre cher frère Firmus, où
vous me dites que, si vous avez repoussé du style celui qui vous
a, le premier, attaqué avec l'épée, mon honnêteté
et ma justice doivent blâmer l'agression, et non pas la réponse:
voilà le seul et faible indice qui me donnerait à penser
que vous avez lu ma lettre. J'y ai déploré qu'une discorde
si déplorable ait fait place, entre vous, à une amitié
dont on se réjouissait pieusement partout où la renommée
l'avait répandue. Je n'ai pas fait cela en blâmant votre fraternité
, à laquelle je n'oserais supposer ici aucun tort; seulement, je
gémissais sur cette misère de l'homme qui n'est pas sûr,
quelle que soit sa charité, de rester fidèle à ses
amitiés. Mais, j'aurais mieux aimé apprendre par vous si
vous m'accordiez le pardon que je vous avais demandé; je souhaite
que vous me le montriez plus clairement; il me semble, du reste, que vous
m'avez pardonné, si j'en juge par un certain air plus épanoui
que j'ai remarqué dans votre lettre : toutefois, j'en suis à
ne pas savoir si, en écrivant cette dernière, vous aviez;
lu la mienne.
2. Vous demandez, ou plutôt vous commandez avec la confiance
de la charité, que nous jouions dans le champ des Ecritures, sans
nous blesser l'un l'autre. Autant que cela dépend de moi, j'aimerais
ici quelque chose de plus sérieux qu'un jeu. S'il vous a convenu
d'employer ce mot en vue d'un travail facile, je désire plus, je
l'avoue, de votre bonté, de vos forces, de votre docte sagesse,
des anciennes et laborieuses habitudes d'un esprit pénétrant
qui a su se créer des loisirs féconds : ce ne sera pas seulement
avec la science, ce sera sous l'inspiration même de l'Esprit-Saint,
afin que, dans ces grandes et difficiles questions,vous m'aidiez, faon
pas à parcourir en jouant le champ des Ecritures, mais à
franchir les montagnes où je perds haleine. Si vous avez cru devoir
dire: Jouons, à cause de la bonne humeur qu'il convient de garder
dans les discussions entre amis, soit qu'il s'agisse de questions claires
et aisées, ou de questions ardues et difficiles, apprenez-moi, je
vous conjure, comment nous pouvons en venir là. Alors, quand faute
de promptitude d'esprit, si ce n'est d'attention, nous ne sommes pas de
l'avis qui nous est présenté, et que nous cherchons à
faire prévaloir un avis contraire, si nous nous laissons aller à
quelque liberté, nous ne tomberons pas sous le soupçon de
vanité puérile qui cherche la renommée en attaquant
des hommes illustres; et lorsque nous prenons des précautions de
langage pour adoucir une certaine âpreté inséparable
de toute réfutation, on ne dira plus que nous nous servons d'une
épée frottée de miel. J'ignore donc quel heureux mode
de discussion vous proposeriez, pour éviter ce double défaut
ou en détourner le soupçon, à moins qu'il. ne consiste
à toujours approuver le savant ami avec lequel on discute une question,
et que la plus petite résistance demeure interdite, même pour
demander à s'instruire soi-même.
3. C'est alors assurément qu'on jouerait comme dans un champ
sans l'ombre d'une crainte d'offense; mais à un tel jeu il serait
bien étonnant qu'on ne se jouât pas de nous. Quant à
moi, je l'avoue à votre charité , j'ai appris à ne
croire fermement qu'à l'infaillibilité des auteurs des livres
qui sont déjà appelés canoniques; à eux seuls
je fais cet honneur et je témoigne ce respect. Si j'y rencontre
quelque chose qui paraisse contraire à la vérité ,
je ne songe pas à contester, mais je me dis que l'exemplaire est
défectueux, ou bien que le (108) traducteur est inexact, ou bien
encore que je n'ai pas compris. Pour ce que je lis dans les autres écrivains,
quelle que soit l'éminence de leur sainteté et de leur science,
je ne le crois pas vrai par la seule raison qu'ils l'ont pensé,
mais parce qu'ils ont pu me persuader qu'ils ne s'écartaient pas
de la vérité, soit d'après le témoignage des
auteurs canoniques, soit d'après des raisons probables. Je ne crois
pas, mon frère, que vous soyez ici d'un autre sentiment que le mien,
et certainement vous ne voulez pas qu'on lise vos livres comme ceux des
prophètes ou des apôtres dont il serait criminel de mettre
en doute la parfaite vérité. Cela est bien loin de votre
pieuse humilité et de la juste idée que vous avez de vous-même
; car si vous n'étiez pas humble, vous ne diriez pas: « Plût
à Dieu que nous méritassions vos embrassements et qu'en de
mutuels entretiens nous pussions apprendre quelque chose l'un de l'autre
! »
4. Si, en considérant votre vie et -vos moeurs, je ne puis penser
que vous ayez dit ceci faussement ni par feinte, combien plus il est juste
que je croie à la sincérité de lapôtre Paul
dans ce passage sur Pierre et Barnabé : « Voyant qu'ils ne
marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile, je dis
à Pierre devant tous : Si vous qui êtes juif, vous vivez comme
les gentils et non comme les juifs, pourquoi forcez-vous les gentils à
judaïser (1) ? » Comment serai-je sûr qu'un homme ne me
trompe ni dans ses écrits ni dans ses paroles, si l'Apôtre
trompait ses fils qu'il enfantait de nouveau, jusqu'à ce que le
Christ, c'est-à-dire la vérité, fût formé
en eux (2) ? Il leur avait dit : « Je prends Dieu à témoin
que je ne vous mens point en tout ce que je vous écris (3), »
et cependant il n'aurait pas écrit en toute vérité,
et il aurait usé avec ses fils, de je ne sais quelle dissimulation
de condescendance en leur disant qu'il avait vu Pierre et Barnabé
ne pas marcher selon la vérité de l'Evangile, qu'il avait
résisté à Pierre en face, uniquement parce que Pierre
forçait les gentils à judaïser !
6. Mais ne vaut-il pas mieux croire que l'apôtre Paul n'a pas
écrit en toute vérité, que de croire que l'apôtre
Pierre a fait quelque chose de mal? S'il en est ainsi, disons, ce qu'à
Dieu ne plaise, qu'il vaut mieux croire que l'Evangile a menti, que de
croire que Pierre ait renié le Christ (4), qu'il vaut mieux accuser
1. Gal. II,14. 2. Ibid. IV, 19. 3. Ibid. I, 20. 4. Matth. XXVI,75.
de mensonge le livre des Rois, que de déclarer David, un si
grand prophète, si excellemment choisi par le Seigneur Dieu, coupable
d'avoir désiré et enlevé la femme d'un autre, et d'avoir
commis, au profit de son adultère, un horrible homicide sur la personne
du mari (1). Quant à moi, tranquille sur la vérité
certaine des saintes Ecritures, placées à un si haut point
de céleste autorité, je les lirai avec confiance; j'ai appris
à croire à leur véracité lorsqu'elles approuvent,
reprennent ou condamnent; et je ne crains pas de laisser le blâme
monter jusqu'aux personnes d'ailleurs les plus dignes de louanges, plutôt
que de tenir pour suspectes toutes les divines paroles elles-mêmes.
6. Les manichéens, ne pouvant détourner le sens de plusieurs
passages de lEcriture qui condamnent très-clairement leur coupable
erreur, prétendent que ces passages sont falsifiés, sans
attribuer toutefois cette fausseté aux apôtres qui ont écrit,
mais à je ne sais quels corrupteurs des livres saints. Ils mont
cependant jamais pu le prouver ni par le nombre ou l'ancienneté
des exemplaires, ni par l'autorité de la langue sur laquelle a été
faite la version latine; aussi ils demeurent vaincus sous le coup de la
vérité connue de tout le monde, et se retirent couverts de
confusion. Votre sainte prudence ne comprend-elle pas quelle triomphante
occasion s'offrirait à leur malice, si nous disions, non pas que
les livres des apôtres ont été falsifiés par
d'autres, mais que les apôtres eux-mêmes ont écrit des
faussetés ?
7. Il n'est pas croyable, dites-vous, que Paul ait reproché
à Pierre ce que lui-même avait fait. Je ne m'occupe pas maintenant
de ce que Paul a fait, mais de ce qu'il a écrit; c'est là
surtout ce qui importe à la question, afin que la vérité
des divines Ecritures, recommandées à la mémoire pour
édifier notre foi, non point par des hommes ordinaires, mais par
les apôtres eux-mêmes, et revêtue, à cause de
cela, de l'autorité canonique, demeure de tout point complète
et hors de doute. Car si Pierre a fait ce qu'il a dû faire, Paul
a menti en disant qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité
de l'Evangile. Quiconque fait ce qu'il doit, fait bien. Et ce n'est pas
dire vrai que de dire de quelqu'un qu'il fait mal, quand on sait qu'il
a fait ce qu'il a dû. Mais si Paul a écrit la vérité,
il demeure vrai que Pierre ne marchait pas droit selon l'Evangile ; il
faisait donc ce
1. II Rois, XI, 4, 17.
109
qu'il ne devait pas; et si Paul avait déjà fait quelque
chose de pareil, je croirai plutôt que, s'étant amendé
lui-même, il n'avait pas pu négliger de reprendre son collègue
dans l'apostolat, que je ne croirai à un mensonge dans son Epître,
dans quelque épître que ce soit, et surtout dans celle qui
commence par ces mots : « Je prends Dieu à témoin que
je ne mens pas dans ce que je vous écris (1). »
8. Pour moi je crois que Pierre avait agi ainsi pour forcer les juifs
à judaïser; car je lis que Paul l'a écrit, et je ne
crois pas qu'il ait menti. Aussi, Pierre ne faisait pas bien. Il était
en effet contraire à la vérité de l'Evangile de faire
croire aux chrétiens qu'ils ne pouvaient pas se sauver sans les
cérémonies de l'ancienne loi; et c'est ce que prétendaient
à Antioche ceux d'entre les juifs qui croyaient au Christ, et Paul
combattit contre eux avec persévérance et vivacité.
Si Paul a fait circoncire Timothée (2), s'il s'est acquitté
d'un voeu à Cenchrée (3) ; si, averti par Jacques à
Jérusalem, il a pratiqué les cérémonies de
la loi avec des gens qui le connaissaient (4), ce n'était pas pour
montrer que le salut des chrétiens pouvait s'opérer par ces
cérémonies, mais pour ne pas faire condamner comme une idolâtrie
païenne ces prescriptions d'origine divine qui convenaient aux temps
anciens et figuraient les choses à venir. D'après ce qu'avait
dit Jacques, on croyait que Paul enseignait qu'il fallait se séparer
de Moïse (5). Or, il n'est pas permis à ceux qui croient en
Jésus-Christ de se séparer d'un prophète de Jésus-Christ,
et de détester ou de condamner la doctrine de celui dont le Christ
lui-même a dit : « Si vous croyiez à Moïse, vous
croiriez à moi, car c'est de moi qu'il a écrit (6). »
9. Soyez attentif, je vous prie, aux paroles mêmes de Jacques
: « Vous voyez, mon frère, dit-il à Paul, combien de
milliers d'hommes dans la Judée ont cru en Jésus-Christ,
et tous ceux-là sont zélés pour la loi. Or, ils ont
ouï-dire de vous que vous enseignez à tous les juifs, qui sont
parmi les gentils, de se séparer de Moïse en disant qu'ils
ne doivent pas circoncire leurs fils, ni marcher selon la coutume. Que
faire donc? Il faut les assembler tous, car ils ont entendu dire que vous
êtes arrivé. Faites donc ce que nous allons vous dire. Nous
avons ici quatre hommes qui ont fait un voeu ; prenez-les , purifiez-vous
avec
1. Gal. I, 20. 2. Act. XVI, 3. 3. Ibid. XVIII, 18. 4. Ibid. XXI,
26. 5. Ibid. 2. 6. Jean, V, 46.
eux, et faites-leur raser la tête à vos frais ; et tous
sauront que ce qu'ils ont entendu sur vous est faux, et que vous continuez
à observer la loi. Pour ce qui est des gentils qui ont cru, nous
leur avons mandé qu'ils n'observeraient rien de semblable, mais
qu'ils s'abstiendraient seulement de viandes immolées aux idoles,
du sang et de la fornication (1). » Il est clair, ce me semble, que
Jacques conseilla cela pour démentir ce qu'avaient entendu dire
de Paul ceux d'entre les juifs qui croyaient en Jésus-Christ et
cependant restaient zélés pour la loi, et pour qu'ils ne
regardassent pas comme sacrilège, à cause de la doctrine
du Christ, et comme écrite sans l'ordre de Dieu, la loi que Moïse
avait donnée à leurs pères. Ces bruits sur Paul provenaient
non pas de ceux qui comprenaient dans quel esprit les juifs devenus chrétiens
devaient désormais pratiquer les anciennes cérémonies,
c'est-à-dire pour rendre hommage à leur divine autorité
et à leur sainteté prophétique, et non pour en obtenir
le salut qui se manifestait dans le Christ et se conférait par le
sacrement du baptême; mais ces bruits étaient répandus
par ceux qui prétendaient que, sans l'observation des anciennes
cérémonies, l'Evangile ne suffisait pas pour le salut. Ils
savaient en effet que Paul était un ardent prédicateur de
la grâce et très-opposé à leurs intentions;
qu'il enseignait que l'homme n'était pas justifié par les
observations légales, mais par la grâce de Jésus-Christ,
dont l'ancienne loi ne retraçait qu'une ombre; et voilà pourquoi,
voulant exciter contre lui la haine et la persécution, ils l'accusèrent
d'être l'ennemi de la loi et des divins commandements. Paul ne pouvait
mieux échapper à ces inculpations menteuses qu'en observant
ce qu'on l'accusait de condamner comme sacrilège : par là
il montrait qu'il ne fallait ni interdire aux juifs comme criminelles les
anciennes cérémonies, ni forcer les juifs à les pratiquer
comme nécessaires.
10. Car s'il les avait réprouvées, ainsi qu'on le prétendait,
et qu'il les eût cependant pratiquées afin de cacher son sentiment
sous une action simulée, Jacques ne lui aurait pas dit
« Et tous sauront, » mais il aurait dit : « Et tous
penseront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux; » surtout
parce que les apôtres avaient déjà ordonné dans
Jérusalem même qu'on n'obligerait pas les gentils à
judaïser (2); mais
1. Act. XXI, 20-25. 2. Act. XV, 28.
110
non pas qu'on empêcherait les juifs d'observer les cérémonies
judaïques, quoique la loi chrétienne ne les y obligeât
plus eux-mêmes. Si donc ce fut après ce décret des
apôtres que Pierre dissimula à Antioche pour forcer les gentils
à judaïser, ce à quoi il n'était pas contraint
lui-même, quoique pour recommander les divins oracles confiés
aux juifs il n'en fût pas empêché; faut-il s'étonner
que Paul l'ait pressé de déclarer ouvertement ce qu'il se
souvenait d'avoir prescrit avec les, autres apôtres à Jérusalem
?
11. Si, au contraire, ce que je croirais davantage , Pierre a fait
cela avant le concile de Jérusalem, il n'est pas étonnant
que Paul ait voulu qu'il ne cachât pas timidement, mais montrât
en toute liberté ce qu'il savait être aussi son sentiment
vrai , soit qu'il lui eût communiqué son Evangile,.soit qu'il
eût appris la divine révélation qui lui avait été
faite sur ce point, dans la vocation du centurion Corneille; ou bien parce
qu'il l'avait vu manger avec les gentils, avant l'arrivée à
Antioche de ceux qu'il redoutait; car nous ne nions pas que Pierre fût
alors du même avis que Paul. Celui-ci ne lui enseignait donc pas
la vérité sur ce sujet, mais il blâmait la dissimulation
par laquelle il contraignait les gentils à judaïser , uniquement
parce que ces feintes semblaient autoriser ceux qui soutenaient que les
croyants ne pouvaient se sauver sans la circoncision et les autres pratiques,
ombres de l'avenir.
12. Paul fit donc circoncire Timothée, de peur que ceux des
gentils qui croyaient en Jésus-Christ ne parussent aux yeux des
juifs, et surtout des parents maternels de Timothée, détester
la circoncision comme on déteste une idolâtrie: tandis que
l'une fut l'oeuvre de Dieu et l'autre du démon. Il ne fit pas circoncire
Tite, de peur d'avoir l'air d'autoriser ceux qui disaient que, sans cette
circoncision, on ne pouvait pas se sauver, et qui, pour tromper les gentils,
publiaient cette opinion comme étant celle de Paul. Il le dit assez
lui-même dans ces paroles: « Tite qui était avec moi,
et qui était grec, ne fut pas non plus forcé à la
circoncision; et quoique de faux frères se fussent introduits furtivement
parmi nous pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ
et nous réduire en servitude, nous ne leur cédâmes
pas un seul instant, afin que la vérité de l'Evangile demeurât
parmi vous (1). » On le voit ici, l'Apôtre comprenait ce que
cherchaient ces faux frères: et pour ce motif il ne lit pas ce qu'il
avait fait à l'égard de Timothée, et ce que lui permettait
de faire cette liberté avec laquelle il avait montré qu'on
ne devait pas rechercher ces cérémonies comme nécessaires,
ni les condamner comme sacrilèges.
13. Mais, dites-vous, il faut prendre garde d'admettre dans cette discussion,
comme. les philosophes, de ces actes humains qui, tenant le milieu entre
le bien et le péché, ne sont ni l'un ni l'autre, et de nous
laisser embarrasser par cette objection que la pratique des cérémonies
légales ne saurait être indifférente, mais qu'elle
est ou bonne ou mauvaise: si elle est bonne, nous devons nous y soumettre,
et si elle est mauvaise, nous devons croire que la conduite des apôtres
en cela n'a pas été sincère, mais simulée.
Pour moi, je ne crains pas tant pour les apôtres la comparaison
avec les philosophes, quand ceux-ci disent quelque chose de vrai, que je
ne craindrais pour eux la comparaison avec les avocats, quand ils mentent
en plaidant. S'il a pu paraître convenable, dans l'Exposition même
de l'Epître aux Galates a, de s'appuyer sur ce dernier rapprochement
pour autoriser la dissimulation de Pierre et de Paul, pourquoi donc appréhenderai-je
auprès de vous le nom des philosophes, qui sont vains, non pas parce
que tout ce qu'ils disent est faux, mais parce qu'ils se contient en beaucoup
de choses fausses, et que, là où ils trouvent à dire
des choses vraies, ils sont étrangers à la grâce du
Christ, qui est la vérité elle-même.
14. Mais pourquoi ne dirai-je pas que les cérémonies
de l'ancienne loi ne sont pas bonnes; elles ne justifient point, car elles
n'apparaissent que comme les figures de la grâce qui justifie; et
que cependant elles ne sont pas mauvaises, puisque Dieu lui-même
les prescrivit comme convenables à un temps et à des personnes?
Je m'appuie aussi sur ce sentiment du prophète, par lequel Dieu
déclare qu'il a donné à son peuple des règles
qui ne sont pas bonnes (3). C'est peut-être pour cela qu'il ne les
appelle pas des règles mauvaises, mais seulement des règles
qui ne sont pas bonnes, c'est-à-dire qui ne sont pas telles que
les hommes puissent devenir bons par elles, ou ne puissent pas devenir
bons sans elles. Je voudrais que votre bienveillante
1. Gal. II, 3-5. 2. Par saint Jérôme. 3. Ezéchiel,
XX. 25.
111
sincérité m'apprit si un fidèle d'Orient qui va
à Rome, doit faire semblant de jeûner les samedis, excepté
le samedi de Pâques. Dirons-nous que le jeûne du samedi est
un mal? ce sera condamner non-seulement l'Eglise de Rome, mais encore beaucoup
d'autres Eglises voisines et quelques autres éloignées, où
la même coutume s'observe et demeure. Prétendrons-nous que
c'est un mal de ne pas jeûner le samedi? nous accuserons témérairement
un très-grand nombre d'Eglises d'Orient et la plus grande partie
du monde chrétien. N'aimerez-vous pas que nous établissions
un certain milieu qu'il est bon de garder, non dans un esprit de dissimulation,
mais dans un esprit de condescendance et de déférence respectueuse
? et cependant il n'y a rien là-dessus de prescrit aux chrétiens
dans les livres canoniques. A plus forte raison je n'ose appeler mauvais
ce que la foi chrétienne elle-même m'oblige de regarder comme
étant de prescription divine; quoique cette même foi m'apprenne
aussi que ce n'est point en cela que je suis justifié, mais par
la grâce de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur.
15. Je dis donc que la circoncision et les autres pratiques de ce genre
furent commandées par la volonté divine au peuple juif dans
le Testament appelé l'Ancien, comme une prophétique figure
de ce qui devait s'accomplir par le Christ; ces choses, depuis leur accomplissement,
ne sont plus, pour les chrétiens, que des témoignages qui
doivent servir à comprendre les anciennes prophéties; il
n'est plus nécessaire de les suivre, comme si on attendait encore
la révélation de la foi dont ces ombres annonçaient
la venue. Mais, quoiqu'il ne fallût point les imposer aux gentils,
il ne convenait pas pourtant de les ôter à la coutume des
juifs, comme des choses détestables et condamnables. Elles devaient
tomber lentement et peu à peu avec les progrès de la prédication,
de la grâce du Christ, par laquelle, seule, les croyants sauraient
qu'ils pourraient être justifiés et sauvés, et non
point par les ombres prophétiques de ce qui était présentement.
accompli: tout ce passé religieux finissait à la vocation
des juifs, devant le Christ vivant, et à l'arrivée des temps
apostoliques. Il lui suffisait, pour son honneur, de n'être pas repoussé
comme quelque chose de détestable et de pareil à l'idolâtrie;
mais ces cérémonies ne devaient pas aller au delà,
de peur qu'on ne les crût nécessaires et qu'on ne fit dépendre
d'elles le salut, comme l'ont pensé les hérétiques
qui, voulant être à la fois juifs et chrétiens, n'ont
pu être ni chrétiens ni juifs. Vous avez daigné m'avertir
avec beaucoup de bienveillance de prendre garde à leur erreur, mais
je ne l'ai jamais partagée. La crainte avait fait tomber Pierre
dans ce sentiment, non par adhésion, mais par faux semblant, et
Paul écrivit très-véritablement qu'il l'avait vu ne
pas marcher droit selon l'Evangile, et lui reprocha très-véritablement
de forcer les gentils à judaïser. Lui, Paul, n'y contraignait
personne; il observait sincèrement les anciennes cérémonies
quand il le fallait, pour montrer qu'elles n'étaient pas condamnables;
mais il ne cessait de prêcher que ce n'était point par elles,
mais par la grâce de la foi révélée, que les
fidèles pouvaient se sauver, afin de n'y pousser personne comme
à des pratiques nécessaires. Tout en croyant que l'apôtre
Paul a fait ceci en complète sincérité, je me garderais
aujourd'hui d'imposer ni de permettre à un juif devenu chrétien,
rien de pareil; de même que vous, qui pensez que Paul a usé
de dissimulation, vous n'imposeriez ni ne permettriez des dissimulations
semblables.
16. Voulez-vous que je dise aussi que le fond de la question, ou plutôt
de votre sentiment, c'est qu'après l'Evangile du Christ, les juifs
devenus chrétiens font bien d'offrir des sacrifices. comme Paul,
de circoncire leurs, enfants comme Paul a circoncis Timothée, d'observer
le sabbat comme l'observent tous les juifs, pourvu qu'ils ne fassent tout
cela que par dissimulation? S'il en est ainsi, nous ne tomberons plus dans
l'hérésie d'Ebion ou de ceux qu'on nomme communément
nazaréens, ni dans quelqu'autre de ces anciennes erreurs; nous tomberons
dans je ne sais quelle hérésie nouvelle, d'autant plus pernicieuse
qu'elle ne serait pas l'ouvrage de l'erreur, mais d'un dessein arrêté
et d'une volonté menteuse. Si, pour vous défendre, vous répondez
que les apôtres dissimulèrent alors, avec raison, de peur
de scandaliser la faiblesse d'un grand nombre de juifs, devenus chrétiens,
qui ne comprenaient pas encore qu'il fallait rejeter ces cérémonies,
et que des dissimulations de ce genre seraient insensées, aujourd'hui
que la doctrine de la grâce chrétienne est établie
au milieu de tant de nations, au milieu de toutes les Eglises du Christ,
par la lecture de la loi même et des prophètes, où
l'on apprend de quelle manière il faut comprendre ces prescriptions,
sans qu'il (112) faille désormais les observer; pourquoi ne me sera-t-il
pas permis de dire que l'apôtre Paul et d'autres chrétiens
d'une foi pure, devaient honorer ces anciennes cérémonies
en les observant parfois en toute sincérité, de peur que
ces pratiques d'un sens prophétique, pieusement gardées par
les ancêtres, ne fussent détestées, par leurs descendants,
comme des sacrilèges diaboliques? Sans doute, depuis l'avènement
de la foi qu'elles annonçaient et qui a été révélée
après la mort et la résurrection du Seigneur, elles avaient
perdu ce qui les faisait vivre comme devoirs; mais, semblables à
des corps morts, il fallait que leurs amis les conduisissent à la
sépulture, non par dissimulation, mais par religion. Il ne convenait
pas d'abandonner tout de suite ces restes et de les livrer aux calomnies
des ennemis comme aux morsures des chiens. Tout chrétien, maintenant,
fût-il né juif, qui voudrait observer ces cérémonies,
troublerait des cendres endormies; il ne porterait pas le mort, ou ne lui
ferait pas pieusement cortège, il serait l'impie violateur d'un
tombeau.
17. Je l'avoue toutefois, à l'endroit de ma lettre où
je vous ai dit que Paul, déjà apôtre du Christ, avait
observé les cérémonies des Juifs afin de montrer qu'elles
n'étaient pas pernicieuses pour ceux qui voudraient les pratiquer
dans l'esprit de l'ancienne loi; j'aurais dû en borner l'usage possible
au commencement de la révélation de la grâce chrétienne,
car à ces premiers temps de la foi- cela n'était pas pernicieux.
C'est peu à peu et plus tard que tous les chrétiens devaient
délaisser ces cérémonies; si cet abandon avait eu
lieu soudainement, il eût été à craindre qu'on
n'eût pas fait la différence de la loi de Dieu donnée
à son peuple par Moïse et des institutions de l'esprit immonde
dans les temples des démons. Je dois plutôt me reprocher d'avoir
négligé ce complément de ma pensée que de me
plaindre que vous m'ayez repris à cet égard. Je vous dirai
cependant que, longtemps avant de recevoir. votre lettre, j'avais brièvement
touché à cette question dans un écrit contre le manichéen
Faust, et que je n'avais pas omis cette restriction; votre bienveillance
pourra le lire si elle daigne en prendre la peine, et nos chers frères,
par lesquels je vous envoie cet ouvrage, vous prouveront, comme vous voudrez,
que je l'avais dicté auparavant. Au nom des droits de la charité,
je vous demande de croire ce que je vous affirme du fond de l'âme
et devant Dieu, savoir, qu'il ne m'a jamais paru que maintenant l'on puisse
commander ou permettre à des juifs devenus chrétiens, d'observer
ces antiennes cérémonies, dans quelque sentiment et pour
quelque motif que ce soit, quoique mes sentiments sur Paul n'aient jamais
varié depuis que ses épîtres me sont connues; il ne
vous parait pas non plus à vous-même qu'il puisse appartenir
aujourd'hui à qui que ce soit : d'user de la dissimulation dont
vous croyez que les apôtres ont usé.
18. Vous dites, et vous soutiendriez contre le monde entier, ce sont
vos expressions, que les cérémonies des juifs sont pernicieuses
et mortelles aux chrétiens, et que quiconque d'entre les juifs et
les gentils les observera, tombera dans le gouffre du démon : j'appuie
tout à fait ce sentiment, et j'ajoute : Quiconque d'entre les juifs
ou les gentils observera ces cérémonies, non-seulement avec
sincérité, mais même avec dissimulation, tombera dans
le gouffre du démon. Que voulez-vous de plus? De même que
la dissimulation des apôtres n'est pas à vos yeux une raison
pour ce temps-ci ; de même la sincérité de Paul dans
les observations légales n'autorise pas à mes yeux aujourd'hui
ces pratiques : ce qu'on put alors approuver est devenu détestable.
Nous lisons : « La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste
(1); les Juifs cherchaient à faire mourir le Christ, parce que non-seulement
il violait le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son Père,
se faisant égal à Dieu (2); nous avons reçu grâce
pour grâce; la loi a été donnée par Moïse,
mais la grâce et la vérité ont été apportées
par Jésus-Christ (3); » malgré ces divers passages
de l'Evangile, et quoiqu'il ait été annonce par Jérémie
que Dieu ferait avec la maison de Juda une alliance nouvelle et différente
de l'alliance contractée avec leurs pères (4), je ne crois
pas que les parents du Seigneur lui-même l'aient fait circoncire
par dissimulation. Peut-être dira-t-on que le Seigneur ne l'empêchait
point à cause de son âge; mais je ne crois pas qu'il ait dit
faussement au lépreux, qu'il avait guéri par sa vertu propre
et non par là puissance de la loi mosaïque : « Allez,
et offrez pour vous le sacrifice que Moïse a prescrit pour leur servir
de témoignage (5). »Ce n'est point par dissimulation qu'il
est monté à
1. Luc, XVI,16. 2. Jean, V, 18. 3. Ibid. I, 16-17. 4. Jérém.,
XXXI, 31. 5. Marc. I, 44.
113
Jérusalem un jour de fête; ce n'était point pour
être vu des hommes, puisqu'il s'y rendit en secret.
19. Le même apôtre a dit: « Voilà que, moi
Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
servira de rien (1). » Paul trompa donc Timothée et fut cause
que le Christ ne lui servit de rien. Répondra-t-on que cette pratique
n'ayant été qu'une feinte n'a pu nuire? Tels ne sont point
les termes de l'Apôtre; il ne dit pas : Si vous vous faites circoncire
sincèrement et non par dissimulation, mais il dit d'une façon
absolue: « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira
de rien. » Vous voulez, vous, dans l'intérêt de votre
opinion, qu'on sous-entende ces mots : Si ce n'est par dissimulation; je
demande, moi, que vous nous permettiez d'entendre que ceux-ci : Si vous
vous faites circoncire, s'adressent à ceux qui voulaient être
circoncis, parce qu'ils croyaient ne pouvoir se sauver autrement dans le
Christ. Le Christ ne servait donc de rien à quiconque se faisait
alors circoncire dans cet esprit, dans ce désir, dans cette intention;
l'Apôtre le dit ailleurs clairement : «. Si c'est par la loi
qu'on obtient la justice, le Christ est donc mort en vain (2). »
Le passage que vous avez rappelé vous-même le prouve aussi
« Vous n'avez plus de part au Christ, vous qui « prétendez
être justifiés par la loi; vous êtes « déchus
de la grâce (3). » L'Apôtre blâme donc ceux qui
croyaient être justifiés par la loi et non pas ceux qui observaient
ces cérémonies en l'honneur de leur instituteur divin, sachant
bien leur signification prophétique, et jusqu'à quel temps
elles devaient durer. De là ces mots : « Si vous êtes
conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (4); »
d'où il résulte, observez-vous, que celui qui est sous la
loi, non pas par condescendance, selon le motif que vous prêtez à
nos anciens, mais en toute vérité, comme je l'entends, n'a
pas l'Esprit-Saint.
20. C'est une grande question, ce me semble, de savoir ce que c'est
que d'être sous la loi, dans le sens condamné par l'Apôtre.
Je ne pense pas qu'il ait dit cela pour la circoncision ou pour les sacrifices
faits par les juifs, et qui ne le sont plus par les chrétiens, ni
pour autres choses de ce genre; mais je pense qu'il l'a dit pour ce précepte
même de la loi : « Tu
1. Galat. V, 2. 2. Ibid. II , 21. 3. Ibid. V , 4. 4. Ibid. V,18.
ne convoiteras point (1), » que les chrétiens doivent
certainement observer, et que l'Evangile nous prêche si clairement.
Il assure que la loi est sainte, que le précepte est saint, juste
et bon; puis il ajoute : « Ce qui est bon m'a-t-il donc donné
la mort? pas du tout. Mais le péché, pour paraître
d'autant plus péché, a causé ma mort par ce qui était
bon; de sorte que le pécheur, ou le péché est devenu
excessif par le commandement (2). » Ce que l'Apôtre dit du
péché devenu excessif par la loi, il le dit ailleurs en ces
termes : « La loi est survenue pour faire abonder le péché.
Mais là où le péché a abondé, la grâce
a surabondé (3). » Et dans un autre endroit, après
avoir parlé de la dispensation de la grâce qui seule justifie,
il s'interroge en quelque sorte lui-même, et dit : « Pourquoi
donc la loi? » Il répond aussitôt : « Elle a été
établie à cause des prévarications jusqu'à
l'avènement de Celui à qui la promesse a été
faite (4). » Ceux qu'il dit être sous la loi d'une façon
condamnable, ce sont ceux que la loi rend coupables; car ils ne remplissent
pas la loi, tant que, faute de comprendre le bienfait de la grâce
pour observer les commandements de Dieu, ils comptent orgueilleusement
sur leurs propres forces. Car « la plénitude de la loi est
la charité (5) ; et la charité de Dieu s'est répandue
dans nos coeurs, » non point par nous-mêmes, « mais par
l'Esprit-Saint qui nous est donné (6). » Pour traiter suffisamment
cette question, il faudrait peut-être un volume tout exprès
et assez étendu. Si donc ce précepte de la loi : Tu ne convoiteras
point, si la faiblesse humaine sans le secours de la grâce de Dieu,
tient l'homme sous le poids du péché, et condamne le prévaricateur
plus qu'il ne délivre le pécheur; à plus forte raison
les prescriptions simplement figuratives, telles que la circoncision et
les autres cérémonies condamnées à une abolition
nécessaire par la révélation de la grâce, ne
pouvaient justifier personne. Il ne fallait pourtant pas les rejeter comme
les sacrilèges diaboliques des gentils, quoique la grâce qu'elles
avaient prophétisée commençât à se révéler,
mais il fallait en permettre un peu l'usage, à ceux-là surtout
qui venaient de ce peuple à qui elles avaient été
données. Elles furent ensuite comme ensevelies avec honneur pour
être à jamais délaissées par tous les chrétiens.
1. Exod. XX, 17; Deut. V, 21. 2. Rom. VII, 12, 13. 3. Rom. V, 20.
4. Gal. III, 19. 5. Rom. XIII, 10. 6. Ibid. V, 5.
114
21. Que voulez-vous dire, je vous prie, par ces mots : « Non
par condescendance, comme nos anciens l'ont pensé? » Ou bien
c'est ce que j'appelle mensonge officieux, une façon de devoir qui
fait qu'on croit mentir honnêtement, ou bien je ne vois pas du tout
ce que cela pourrait être, à moins que, sous le nom de condescendance,
le mensonge ne soit plus, le mensonge. Si cela est absurde, pourquoi ne
dites-vous pas ouvertement que le mensonge officieux peut se soutenir?
Le mot d'office vous répugne peut-être parce qu'on ne le trouve
pas dans les livres ecclésiastiques ; notre Ambroise n'a pas craint
pourtant d'intituler Des offices quelques-uns de ses livres pleins d'utiles
préceptes. Faut-il blâmer celui qui aura menti officieusement,
et approuver celui qui aura menti par condescendance? Mente où il
voudra celui qui sera de cet avis, car c'est une grande question que celle
de savoir si le mensonge peut parfois être permis à des hommes
de bien, même à des hommes chrétiens à qui il
a été dit : « Qu'il y ait dans votre bouche oui, oui,
non, non, pour que vous ne soyez point condamnés (1), » et
qui écoutent avec foi ces paroles : « Vous perdrez tous ceux
qui profèrent le mensonge (2). »
22. Mais, comme je l'ai dit, c'est là une autre et grande question.
Que celui qui pense qu'on peut parfois mentir soit juge de l'occasion où
il croit pouvoir se le permettre, pourvu que l'on croie et que l'on soutienne
fermement que nul mensonge ne se trouve dans les auteurs des saintes Ecritures,
et surtout des Ecritures canoniques; il ne faut pas que les dispensateurs
du Christ dont il a été dit : « On cherche, parmi les
dispensateurs, quelqu'un qui soit fidèle (3), » estiment avoir
appris quelque chose de grand, en ayant appris à mentir pour la
dispensation de la vérité : car le mot de fidélité
signifie en langue latine qu'on fait ce qu'on dit. Or, là où
l'on fait ce que l'on dit, il n'y a plus mensonge. Dispensateur fidèle
, l'apôtre Paul, sans aucun doute, écrit donc avec fidélité;
il est le dispensateur de la vérité, et non pas de la fausseté.
Donc aussi il a dit vrai quand il a écrit qu'il avait vu Pierre
ne pas marcher droit selon la vérité de l'Évangile,
et qu'il lui avait résisté en face, parce qu'il forçait
les gentils à judaïser. Pierre reçut avec la sainte
et bénigne douceur de l'humilité
1. Jacq. V, 12; Matth. V, 37. 2. Ps. V, 7. 3. Cor. IV, 2.
ce qui fut dit utilement et librement par la charité de Paul
: rare et saint exemple qu'il donna ainsi à ceux qui devaient venir
après lui, en leur apprenant à se laisser avertir même
par des inférieurs, si, par hasard, il leur arrivait de s'écarter
du droit chemin ! Exemple plus saint et plus rare que celui de Paul, qui
veut que nous osions résister à de plus grands que nous pour
la défense de la vérité évangélique,
sans jamais blesser cependant la charité fraternelle. Quoiqu'il
vaille mieux tenir le droit chemin que de s'en écarter en quelque
manière, il est plus beau et plus louable de recevoir de bonne grâce
une correction, que de relever courageusement une erreur. Paul mérite
d'être loué par sa juste liberté, Pierre pour sa sainte
humilité. Cette humilité aurait dû être, selon
moi, défendue contre les calomnies de Porphyre, au lieu de donner
à celui-ci de plus graves motifs d'injures contre Pierre. Quel plus
sensible outrage à faire aux chrétiens, que de les accuser
d'user de dissimulation dans leurs écrits et dans la célébration
du culte de leur Dieu?
23. Vous me demandez de vous citer au moins quelqu'un dont je suive
le sentiment en cette matière, tandis que vous nommez plusieurs
auteurs qui vous ont précédé dans l'expression des
mêmes pensées; et vous demandez que, si je vous reprends dans
votre erreur, je souffre que vous vous trompiez avec de tels hommes, dont
j'avoue n'avoir lu aucun. Ils sont six ou sept, mais il en est quatre dont
vous ruinez vous-même l'autorité. D'abord quant au Laodicéen
dont vous taisez le nom, vous dites qu'il est depuis peu sorti de l'Église;
vous dites qu'Alexandre est un ancien hérétique; je lis qu'Origène
et Didyme sont réfutés dans vos plus récents ouvrages,
assez vivement et sur de grandes questions, quoique vous eussiez donné
auparavant à Origène de merveilleuses louanges. Je crois
donc que vous-même ne voudrez pas non plus errer avec ces hommes-là,
quoiqu'en parlant de la sorte vous ne pensez pas qu'ils se soient trompés
sur ce point. Car qui voudrait errer avec qui que ce fût? Restent
trois auteurs, Eusèbe d'Emèse, Théodore d'Héraclée
et celui que vous citez ensuite, Jean, qui gouvernait, il n'y a pas longtemps,
l'Église de Constantinople avec la dignité épiscopale.
24. Or, si. vous cherchez ou si vous vous rappelez ce qu'a pensé
sur ce point notre (115) Ambroise (1), ce qu'a pensé notre Cyprien
(2), vous trouverez peut-être que nous ne manquons pas d'autorités
que nous pouvons invoquer à l'appui de notre opinion. D'ailleurs
je vous ai déjà dit que les livres canoniques sont les seuls
à qui je doive une libre soumission, les seuls que je suive avec
le sentiment que leurs auteurs ne peuvent errer en rien, ni écrire
rien de faux. Si je cherchais un troisième auteur, pour en opposer
trois aux trois que vous citez, je le trouverais, je crois, sans peine,
en lisant beaucoup; mais en voici un qui me tiendra lieu de tous les autres;
bien plus, qui est au-dessus de tous les autres, c'est l'apôtre Paul
lui-même. J'ai recours à lui; c'est à lui que j'en
appelle du sentiment contraire au mien, exprimé par les commentateurs
de ses Epîtres; je l'interpelle, je lui demande si, en écrivant
aux Galates qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité
de l'Evangile, et qu'il lui avait résisté en face parce qu'il
forçait les gentils à judaïser, il a écrit la
vérité ou s'il a menti par je ne sais quelle condescendance
de fausseté. Et je l'entends me crier d'une voix religieuse au début
de son récit : « Voilà que je prends Dieu à
témoin que je ne mens pas dans ce que je vous écris (3) ».
25. Que ceux qui pensent autrement me le pardonnent; mais je crois
plus un aussi grand apôtre prenant Dieu à témoin dans
ses écrits de sa propre véracité, qu'un auteur quelque
savant qu'il soit, dissertant sur les écrits d'autrui. Je ne crains
pas qu'on dise que je défends ainsi Paul, non point par ce qu'il
a simulé l'erreur des juifs, mais parce qu'il a'été
véritablement dans leur erreur; il ne simulait pas cette erreur,
lui qui usant d'une liberté apostolique convenable au temps, pratiquait
au besoin, pour les honorer, ces anciennes cérémonies, établies
non par la ruse de Satan afin de tromper les hommes, mais par la Providence
de Dieu, dans le but d'annoncer les choses futures; et certainement il
n'était pas non plus dans l'erreur des juifs, lui qui non-seulement
savait, mais prêchait vivement et sans cesse que c'était une
erreur d'imposer aux gentils ces cérémonies, et de les juger
nécessaires à la justification des fidèles, quels
qu'ils fussent.
26. J'avais dit que Paul s'était fait comme juif avec les juifs,
et comme gentil avec les
1. Voir le Commentaire de saint Ambroise sur l'Epître aux Galates.
2. Lett, LXXI, à Quintus. 3. Gal. I, 20.
gentils, non pas par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante
; et il me semble qu'ici vous m'avez peu compris; ou plutôt je ne
me suis peut-être pas suffisamment expliqué moi-même.
Je n'ai pas voulu faire entendre que Paul ait dissimulé par miséricorde,
mais qu'il avait été sincère dans ce qu'il faisait
comme les juifs, autant qu'il l'était dans ce qu'il fit comme les
gentils et que vous rappelez vous-même; et ici j'avoue avec reconnaissance
que vous êtes venu à mon aide. Je vous avais demandé
dans ma lettre comment il faut entendre que Paul se soit fait juif avec
les juifs en feignant de pratiquer les cérémonies des juifs,
puisqu'il s'est fait gentil avec les gentils sans feindre de sacrifier
aux idoles comme les gentils; vous m'avez répondu qu'il s'était
fait gentil avec les gentils en recevant les incirconcis, en permettant
qu'on se nourrît indifféremment des viandes condamnées
par les juifs
mais, dites-moi, a-t-il fait tout ceci par dissimulation? S'il serait
absurde et faux de l'affirmer, admettez que dans ce qu'il a fait pour se
conformer à la coutume des juifs avec une sage liberté, il
n'agit point par une nécessité servile, et chose plus indigne
encore, par une trompeuse dispensation.
27. En effet, il déclare aux fidèles et à ceux
qui ont connu la vérité, à moins qu'on ne l'accuse
ici de mensonge, « que toute créature de Dieu est bonne, et
qu'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces
(1). » Paul croyait donc, Paul qui était non-seulement un
homme fidèle, mais surtout un fidèle dispensateur; lui, qui
non-seulement connaissait la vérité, mais qui en était
le docteur; il regardait donc, non avec dissimulation, mais sincèrement
comme bon tout ce qui a été créé de Dieu pour
la nourriture des hommes. Et puisqu'il s'était fait gentil avec
les gentils, sans feindre aucune observance de leurs sacrifices et de leurs
cérémonies, mais seulement en connaissant lui-même
et en enseignant ce qu'il fallait penser des viandes et de la circoncision,
pourquoi n'aurait-il pas pu se faire juif avec les juifs sans avoir l'air
de pratiquer les cérémonies des juifs? Pourquoi aurait-il
gardé la fidélité d'un bon dispensateur pour l'olivier
sauvage enté sur l'olivier franc, et aurait-il pris je ne sais quel
voile de dissimulation à l'égard des branches naturelles
qui tenaient au tronc de l'arbre? Pourquoi se serait-il fait gentil avec
1. I Tim, IV, 4.
116
les gentils en enseignant ce qu'il pensait, en pensant ce qu'il disait,
et se serait-il fait juif avec les juifs en gardant dans le coeur des sentiments
contraires à ses paroles, à ses actions, à ses écrits?
Dieu nous garde de croire cela ! L'Apôtre devait aux uns et aux autres
la charité d'un coeur pur et d'une bonne conscience, et d'une foi
non feinte (2). C'est ainsi qu'il se fit tout à tous pour les sauver
tous, non par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante;
c'est-à-dire non pas en ayant l'air de faire le mal comme les autres,
mais en travaillant à guérir miséricordieusement tous
les maux, comme s'ils eussent été les siens propres.
28. Aussi lorsqu'il ne laissait voir en lui-même aucun éloignement
pour les cérémonies de l'ancienne alliance, il ne trompait
point par commisération, mais il honorait très-sincèrement
des prescriptions divines qui devaient durer un certain temps, et ne voulait
pas qu'on pût les confondre avec les sacrifices des gentils. Il se
faisait juif avec les juifs, non point par une ruse menteuse mais par une
tendresse compatissante, quand il voulait les tirer de leur erreur comme
si elle eût été la sienne, de l'erreur par laquelle
les Juifs refusaient de croire en Jésus-Christ, ou par laquelle
ils pensaient pouvoir se purifier de leurs péchés et se sauver
par l'observance de leurs anciennes cérémonies : il aimait
son prochain comme lui-même, et faisait aux autres ce qu'il aurait
voulu qu'on lui fît s'il en avait eu besoin : « c'est la loi
et les prophètes, » comme le Seigneur le déclare, après
l'avoir enseigné (2).
29. Cette tendresse compatissante, l'Apôtre la recommande aux
Galates lorsqu'il dit : « Si quelqu'un est tombé par surprise
en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels,
ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous faisant
réflexion sur soi-même, et craignant d'être tenté
aussi bien que lui (3). » Voyez s'il ne dit pas : Devenez semblable
à lui pour le gagner. Non pas certes qu'il faille commettre la même
faute ou feindre de l'avoir commise; mais dans le péché d'autrui
on doit voir la possibilité de sa propre chute, et on doit secourir
les autres avec miséricorde comme on voudrait être soi-même
secouru : c'est-à-dire, non avec une ruse menteuse,
1. Tim. 1, 5. 2. Matth. VII, 12. 3. Gal. VI, l.
mais avec une tendresse compatissante. C'est ainsi que l'apôtre
Paul en a agi avec le juif, avec le gentil, avec chaque homme engagé
dans l'erreur ou dans quelque péché; il ne feignait pas d'être
ce qu'il n'était pas, mais il compatissait parce que, étant
homme, il aurait pu le devenir : il se faisait tout à tous pour
les sauver tous.
30. Daignez, je vous en prie, vous considérer un peu, vous considérer
vous-même à l'égard de moi-même; rappelez-vous,
ou, si vous en avez gardé copie, relisez la courte lettre que vous
m'avez envoyée par notre frère Cyprien, . aujourd'hui mon
collègue; voyez avec quel accent sincère et fraternel, avec
quelle effusion pleine de charité, après m'avoir vivement
reproché quelques torts envers vous, vous ajoutez : « Voilà
ce qui blesse l'amitié, voilà ce qui en viole les droits.
N'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, et ne donnons pas matière
à disputes à nos amis ou à nos détracteurs
(1). » Je sens que non-seulement ces paroles partent du coeur, mais
qu'elles sont un conseil que vous me donnez avec bienveillance. Vous ajoutez
ensuite, et je l'aurais compris lors même que vous ne le diriez pas
: « Je vous écris ceci parce que je désire vous aimer
sincèrement et chrétiennement, ni rien garder dans le coeur
qui ne soit sur mes lèvres. » O saint homme ! bien véritablement
aimé de mon coeur, comme Dieu le voit dans mon âme, ce sentiment
que vous m'avez exprimé dans votre lettre et dont je ne puis douter,
je crois que l'apôtre Paul l'a témoigné non à
chaque homme en particulier, mais aux Juifs, aux Grecs, à tous les
Gentils ses fils, à ceux qu'il avait engendrés dans l'Evangile
ou à ceux qu'il travaillait à enfanter, et ensuite à
tous les chrétiens des temps à venir, pour lesquels cette
épître devait être conservée, afin que l'Apôtre
ne gardât rien dans le cur qui ne fût sur ses lèvres.
31. Assurément vous vous êtes fait vous-même tel
que je suis, non par ruse menteuse, mais par tendresse compatissante, quand
vous avez pensé qu'il ne fallait pas me laisser dans la faute où
vous croyiez que j'étais tombé, comme vous auriez voulu qu'on
ne vous y eût pas laissé si vous y étiez tombé
vous-même. Aussi tout en vous rendant grâce de votre bienveillance,
je demande que vous ne vous fâchiez pas contre moi si je vous ai
dit mon sentiment sur
1. Ci-dessus, lett. LXXII, n. 4.
117
ce qui m'avait fait quelque peine dans vos écrits: je désire
que tous en usent avec moi comme j'en ai usé avec vous; je désire
qu'on m'épargne de fausses louanges quand on a trouvé à
redire dans mes ouvrages, ou que, si on relève mes fautes devant
les autres, on ne les taise pas devant moi : car c'est surtout de la sorte
qu'on blesse l'amitié et qu'on en viole les droits. Je ne sais si
on peut appeler de chrétiennes amitiés celles qui s'inspirent
bien plus du proverbe vulgaire: « La complaisance engendre des amis,
la vérité engendre la haine (1), » que de cette maxime
du Sage: « Les blessures d'un ami sont plus fidèles que les
doux baisers d'un ennemi (2). »
32. Apprenons plutôt, autant que nous le pourrons, à nos
amis sincèrement favorables à nos travaux, qu'on peut entre
amis différer d'opinion sur un point de doctrine, sans que la charité
en soit diminuée, sans que la vérité qui est due à
l'amitié engendre la haine, soit que le contradicteur ait raison,
soit qu'il dise autre chose que le vrai, mais avec une constante bonne
foi, ne gardant jamais dans le coeur rien qui ne soit sur ses lèvres.
Aussi que nos frères vos amis, ces vases du Christ, selon votre
témoignage, croient bien que ce n'est pas ma faute si ma lettre
à votre adresse est tombée en d'autres mains avant de parvenir
jusqu'à vous, mais que j'en ai été vivement affligé.
Il serait long et, je pense, fort inutile de vous raconter comment cela
s'est fait ; il suffit si on me croit, il suffit qu'on sache qu'il n'y
est entré aucun des desseins qu'on m'a prêtés; je ne
l'ai ni voulu ni ordonné, je n'y ai pas consenti, je n'aurais jamais
pensé que cela pût arriver. Si vos amis ne croient pas ce
que j'atteste ici devant Dieu, je n'ai plus rien à faire;
à Dieu ne plaise que je les accuse de souffler la malveillance à
votre sainteté pour exciter entre vous et moi des inimitiés
! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu éloigne de nous
ce malheur ! Mais vos amis, sans aucune intention mauvaise, ont pu aisément
soupçonner un homme d'une faute humaine ; voilà ce que je
dois croire d'eux, s'ils sont des vases du Christ, vases d'honneur et non
pas d'ignominie, disposés de Dieu dans la grande maison pour l'oeuvre
du bien (3). Si cette protestation vient à leur connaissance, et
qu'ils persistent dans leurs soupçons, vous voyez vous-même
qu'ils n'agiront pas bien.
1. Tér., Andr., act. 1, sc. 1. 2. Pr. XXVII, 6. 3.
II Tim. II, 20, 21.
33. Si je vous ai écrit que je n'avais envoyé contre
vous aucun livre à Rome, c'est que je ne donnais pas le nom de livre
à une simple lettre; aussi j'ignore absolument de quelle autre chose
on a pu vous parler; je n'avais pas envoyé cette lettre à
Rome, mais à vous; je ne la regardais pas comme une lettre contre
vous, car je savais que mon, but unique était de vous avertir avec
la sincérité de l'amitié de nous rectifier l'un l'autre
par l'échange de nos idées. Sans parler maintenant de vos
amis, je vous conjure, par la grâce de notre rédemption, de
ne pas m'accuser de perfide flatterie si j'ai rappelé dans ma lettre
les grands dons que la bonté de Dieu a répandus sur vous;
mais si je vous ai offensé en quelque chose, pardonnez-le moi; n'allez
pas au delà de ma pensée pour ce que je vous ai rappelé
de je ne sais quel poète avec plus d'imprudence peut-être
que de littérature; je ne vous ai pas dit cela, comme alors même
j'ai eu soin de vous en prévenir, pour que vous recouvrassiez les
yeux de l'esprit, que certes vous n'avez jamais perdus, mais pour que vos
yeux sains et toujours ouverts se tournassent plus attentivement vers la
matière en discussion. Je n'ai songé ici qu'à la palinodie
que nous devons chanter comme Stésichore, si nous avons écrit
quelque chose qu'il convienne de faire disparaître dans un écrit
suivant; je n'ai jamais pensé à vous attribuer ni à
craindre pour vous la cécité de ce poète, et je vous
en prie de nouveau, reprenez-moi avec confiance, chaque fois que vous croirez
qu'il en est besoin. Quoique, selon les titres d'honneur qui sont en usage
dans l'Eglise, l'épiscopat soit plus grand que la prêtrise,
cependant, en beaucoup de choses, Augustin est inférieur à
Jérôme : et d'ailleurs nous ne devons ni repousser ni dédaigner
les corrections de la part d'un inférieur quel qu'il puisse être.
34. Vous m'avez pleinement persuadé de l'utilité de votre
version des Ecritures faites sur l'hébreu: vous rétablissez
ainsi ce qui a été omis ou corrompu par les Juifs. Mais je
demande que vous daigniez m'apprendre par quels Juifs ces omissions ou
ces mutilations ont été faites ; si c'est par des traducteurs
juifs antérieurs à l'arrivée du Seigneur, et, dans
ce cas, qui sont-ils ou quel est-il? ou bien si c'est par des interprètes
venus ensuite, qu'on pourrait soupçonner d'avoir supprimé
ou changé quelque chose des exemplaires grecs, de peur que ces témoignages
ne concluassent contre (118) eux au profit de la foi chrétienne;
pourquoi les Juifs des temps antérieurs à Jésus-Christ
auraient-ils fait cela? je n'en sais vraiment rien.
Envoyez-nous ensuite, je vous en prie, votre version des Septante.
j'ignorais que vous l'eussiez mise au jour; je désire aussi lire
le livre dont vous m'avez parlé en passant, sur la meilleure manière
de traduire, et savoir comment, dans une version, la connaissance des langues
peut se concilier avec les conjectures des commentateurs; car quelles que
soient la pureté et l'unité de leur foi, il est impossible
qu'ils n'arrivent pas à des sentiments divers par l'obscurité
de beaucoup de passages. Toutefois, je le répète, une telle
variété n'empêche pas l'unité de la croyance,
puisqu'un même commentateur peut entendre de différentes manières
le même endroit obscur, tout en conservant la même foi.
35. Ce qui me fait souhaiter votre version des Septante, c'est que
je voudrais me passer de cette foule de traducteurs latins dont la téméraire
ignorance a osé les traduire ; je voudrais aussi montrer, une fois
pour toutes, si je le pouvais, à ceux qui me croient jaloux de vos
utiles travaux, que si je ne fais pas lire dans les églises votre
traduction sur l'hébreu, c'est afin de ne paraître pas introduire
quelque chose de nouveau contre l'autorité des Septante, et de ne
pas troubler par un grand scandale le peuple du Christ, accoutumé
de coeur et d'oreille à une version approuvée des apôtres
eux-mêmes. Aussi, puisque, dans l'hébreu, au livre de Jonas
(1), l'arbrisseau en question n'est ni un lierre ni une citrouille, mais
je ne sais quoi qui se soutient sur son propre tronc, sans avoir besoin
d'aucun appui, j'aimerais mieux qu'on lût le nom de citrouille dans
toutes les versions latines; car je crois que les Septante n'ont pas mis
ce nom sans dessein; ils voyaient sans doute qu'il désignait quelque
chose de semblable à l'arbrisseau dont parle le prophète.
En voilà assez, et beaucoup trop peut-être, en réponse
à ces trois lettres, dont deux m'ont été remises par
Cyprien, et la troisième par Firmin. Répondez-moi ce que
vous jugerez convenable pour mon instruction ou pour celle des autres.
Désormais je mettrai le plus grand soin, avec l'aide de Dieu, à
ce que mes lettres vous parviennent avant tout autre qui
1. Jonas, IV, 6.
les répandrait au loin. Je ne voudrais pas, je vous l'assure,
qu'il arrivât aux vôtres ce qui est arrivé aux miennes,
ce dont vous avez raison de vous plaindre. II ne faut pas cependant qu'il
y ait entre nous seulement la charité, il faut qu'il y ait aussi
la liberté de l'amitié, et que nous puissions nous dire l'un
à l'autre ce qui nous aura émus dans nos ouvrages, mais toujours
dans cet esprit de dilection fraternelle qui plait à 1'i1 de Dieu.
Si vous ne pensez pas que cela puisse se faire entre nous sans offenser
l'amitié, ne l'essayons pas. Assurément la charité
que je voudrais entretenir avec vous, est supérieure à ces
offenses; mais une charité moins parfaite vaudrait encore mieux
que rien (1).
1. Entre deux grands hommes, qui étaient aussi deux grands saints,
il n'était pas possible que la vérité ne triomphât
point. Cette lettre de saint Augustin fit une vive impression sur l'esprit
de saint Jérôme qui se rendit à l'avis de l'évêque
d'Hippone; dans son ouvrage contre Pélage, sous forme de dialogue
entre Atticus et Critobule, le solitaire de Bethléem dit qu'il n'y
a pas ou qu'il y a peu d'évêques irréprochables, puisque
Pierre lui-même a mérité les reproches de l'apôtre
Paul. « Qui se plaindra, s'écrie-t-il, qu'on lui refuse ce
que n'a pas eu le prince même des apôtres? » . Dix ou
onze ans après la lettre qu'on vient de lire, saint Augustin, écrivant
à Océanus au sujet du mensonge officieux, lui disait : «
Le vénérable frère Jérôme et moi a nous
avons assez traité cette question; dans son récent ouvrage
a contre Pélage, publié sous le nom de Critobule, il a adopté
sur ce a point et sur les paroles des apôtres le sentiment du bienheureux
a Cyprien que nous avons suivi nous-même. » On verra dans la
suite de ce travail la lettre de l'évêque d'Hippone à
Océanus, qui forme la CXXXe du recueil.
LETTRE LXXXIII. (Année 404.)
Règlement de questions d'intérêt dans la vie religieuse.
AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ET RESPECTUEUSEMENT CHER ET DÉSIRABLE
FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, ALYPE, ET AUX
FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN ET LES FRÈRES AVEC QUI
IL HABITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La tristesse de l'Eglise de Thiave ne laissera aucun repos à
mon coeur, jusqu'à ce que je sache les fidèles de cette Eglise
revenus pour vous à leurs sentiments d'autrefois: il faut que cela
se fasse sans retard. Si l'Apôtre s'est tant occupé d'un seul
homme pour empêcher qu'une trop grande tristesse ne l'accablât,
et pour éviter les surprises de Satan, dont nous connaissons tous
les artifices (2), combien, à plus forte raison, nous faut-il de
vigilance afin d'épargner ces angoisses à tout un troupeau,
et surtout à ceux qui sont depuis peu rentrés dans l'unité
catholique (3), et que je ne puis en
2. II Cor. II, 7,11.
3. Le peuple de Thiave venait de renoncer au schisme de Donat, et on
lui avait donné pour prêtre un religieux du monastère
de Thageste, nommé Honoré. Celui-ci n'ayant pas encore disposé
de ses biens, l'Eglise de Thiave y prétendait et ne voulait pas
qu'on les laissât au monastère. Augustin engage son saint
ami à y consentir.
119
aucune manière abandonner ! Mais parce que le peu de temps que
nous nous sommes vus ne nous a pas permis d'élucider ensemble et
avec soin cette question, votre sainteté trouvera ici ce qui m'a
paru le meilleur après y avoir beaucoup pensé depuis que
nous sommes séparés; et si vous êtes de cet avis, qu'on
leur envoie au plus tôt la lettre que je leur ai écrite en
votre nom et au mien (1).
2. Vous avez dit qu'on leur donne une moitié, et que je leur
procure l'autre moitié, de quelque part que ce soit. Je pense, moi,
que si on leur ôte tout, on saura au moins que ce n'est pas d'argent,
mais de justice, que nous nous occupons tant. Mais si nous leur accordons
une moitié et que nous composions ainsi avec eux, on dira qu'il
n'y avait qu'une question d'argent dans toute la peine que nous avons prise;
vous voyez quel mal il s'en suivra; aux yeux des gens de Thiave nous passerons
pour avoir retenu la moitié d'une chose qui ne nous appartenait
pas; à nos yeux, ils auront le tort d'avoir injustement souffert
de profiter de la moitié d'un bien qui revenait tout entier aux
pauvres. « Il faut prendre garde, dites-vous, tout en voulant régulariser
une chose douteuse, de faire de plus grandes blessures. » Cette observation
sera également vraie si on leur accorde moitié; car pour
conserver cette moitié comme on veut le faire ici, ceux dont nous
voulons favoriser la conversion (2) seront portés à retarder
le plus possible la vente de leur bien. Ensuite la question est-elle vraiment
douteuse quand il s'agit, en évitant de fâcheuses apparentés,
d'épargner à tout un peuple le scandale énorme de
croire souillés d'une avarice sordide , ses propres évêques,
pour lesquels il a tant d'estime ?
3. Celui qui se retire dans un monastère, s'il le fait d'un
coeur sincère, ne pense pas à retarder l'accomplissement
de ses engagements, surtout après avoir été averti
combien ce serait mal. S'il trompe, s'il cherche ses intérêts
et non point ceux de Jésus-Christ (3), il n'a pas la charité;
et dès lors que lui servirait-il d'avoir distribué tous ses
biens aux pauvres, et même d'avoir livré son corps pour être
brûlé (4)? Ainsi
1. Cette lettre nous manque.
2. En les admettant dans nos monastères. 3. Philip. II, 21.
4. I Cor. XIII, 3.
que nous l'avons dit ensemble, le plus sûr moyen d'éviter
ces difficultés, c'est de n'ad mettre personne dans nos communautés
avant que le postulant soit entièrement débarrassé
des empêchements du siècle, c'est d'attendre qu'il ne possède
plus rien. Mais cette mort des faibles, cet immense obstacle au salut des
malheureux que nous cherchons avec tant de peine à ramener à
l'unité catholique, nous ne pouvons l'éviter autrement qu'en
leur montrant avec évidence que l'argent ne nous occupe pas dans
une semblable affaire. Ils ne le croiront pas, à moins que nous
ne leur abandonnions ce qu'ils pensent avoir toujours été
le bien de ce prêtre; et si ce bien n'était pas à lui,
ils auraient dû le savoir dès le commencement.
4. Il me paraît donc que l'on doit conserver pour règle,
en cette matière, que tout ce qui appartient à un clerc,
par le droit ordinaire de propriété, devient la possession
de l'Eglise pour laquelle on l'a ordonné. Or le bien dont il s'agit
appartient tellement par ce droit au prêtre Honoré, que s'il
n'avait pas été ordonné clerc, qu'il fût resté
dans le monastère de Thagaste, et fût mort sans avoir ni vendu
ni légué ce bien par une donation incontestable, il serait
devenu la propriété de ses héritiers : c'est ainsi
que le frère Emilien hérita des trente sous d'or (1) de son
frère Privat. On doit donc prendre ses précautions à
cet égard; si les précautions n'ont pas été
prises, il faut se conformer au droit établi dans la société
civile: nous échapperons ainsi, non-seulement à tout ce qui
est mal, mais encore à toute mauvaise apparence, et nous garderons
cette bonne renommée si nécessaire à un ministère
comme le nôtre. Or, que votre sainte prudence considère combien
ces apparences sont contre nous. Craignant de me tromper moi-même,
comme je le fais d'ordinaire lorsque je me laisse trop aller sur la pente
de mon sentiment, j'ai conté toute l'affaire à notre collègue
Samsucius, sans toutefois lui parler de la peine où nous avions
vu les gens de Thiave; et avant de lui faire connaître quel est actuellement
mon avis, je lui ai confié ce que nous avions cru devoir faire vous
et moi, pour résister aux prétentions de ce peuple. Il a
eu horreur de ce que je lui ai dit et a été étonné
que nous ayons pu penser
1. Le sou d'or ou le sol d'or, qui était en usage en Afrique
sous la domination romaine, et qui passa dans la monnaie des Francs, conquérants
des Gaules, se retrouve jusques au commencement de la troisième
race de nos rois. On ne pourrait aujourdhui que très-approximativement
en déterminer la valeur.
120
de la sorte; ce qui l'affligeait, c'étaient uniquement les mauvaises
apparences absolument indignes et de notre vie, et de la vie et des moeurs
de qui que ce soit.
5. C'est pourquoi je vous supplie de signer la lettre que j'ai écrite
aux fidèles de Thiave en votre nom et au mien, et de ne pas tarder
à la leur envoyer. Et si par hasard la justice de notre premier
sentiment vous semblait évidente, n'obligeons pas les faibles à
comprendre ce que je ne comprends pas encore moi-même; appliquons-leur
ici ces paroles du Seigneur : « J'aurais encore beaucoup de choses
à vous dire, mais vous ne pourriez pas les porter présentement
(1). » Le Seigneur compatissait à de semblables faiblesses,
lorsqu'au sujet du paiement du tribut, il disait: « Les fils en sont
exempts, mais de peur de les scandaliser, etc. ; » et qu'il envoya
Pierre pour payer le tribut qu'on demandait (2). Le Seigneur connaissait
un autre droit par lequel il n'était soumis à rien de tel;
mais il payait le tribut par ce même droit qui aurait mis le bien
du prêtre Honoré aux mains de son héritier, s'il était
mort sans avoir vendu ou donné son bien. L'apôtre Paul, d'après
le droit même de l'Eglise, pouvait en toute sûreté de
conscience exiger les honoraires qui lui étaient dus (3); mais il
ne les exigeait pas pour épargner les faibles ; et uniquement pour
éviter les soupçons qui pouvaient altérer la bonne
odeur du Christ, il s'abstenait de toute mauvaise apparence partout où
il le fallait (4), et n'attendait pas d'avoir causé de la tristesse
aux hommes. Quant à nous, qu'une expérience tardive nous
fasse au moins réparer le tort de notre imprévoyance.
6. Enfin, parce que je crains tout et que je me souviens que vous me
proposâtes, au moment de notre séparation, de me considérer
comme débiteur de la moitié du bien auprès de nos
frères de Thagaste, j'y consens si vous voyez clairement que cela
soit juste; j'y mets une seule condition; c'est que je le payerai quand
j'aurai de quoi, c'est-à-dire quand le monastère d'Hippone
pourra payer cela sans trop de gêne ; quand on lui léguera
une somme égale à la somme réclamée, et qu'à
chacun de nos frères, quel que soit leur nombre, sera affectée
la même part qu'aujourd'hui.
1. Jean, XVI, 12. 2. Matth. XIII, 26.
3. Saint Paul disait : « N'avons-nous pas le droit d'être
nourri à vos dépens? » I Cor. IX, 4.
4. I Cor. IX, 1-24.
LETTRE LXXXIV. (Année 405)
Charmante lettre de saint Augustin où se rencontrent l'évêque
et l'ami.
AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET DÉSIRABLE
FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, NOVAT (1), ET AUX FRÈRES
QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN, ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HABITE, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Je sens combien je parais dur, et c'est à peine si je me
supporte moi-même, de ne pas envoyer à votre sainteté
et de ne pas laisser partir mon fils, le diacre Lucille, votre frère.
Mais lorsque, pour les besoins d'Eglises éloignées de vous,
vous commencerez à vous séparer de quelques-uns de vos élèves
les plus chers et les plus dignes d'être aimés, vous comprendrez
de quelles peines intérieures je suis déchiré par
l'absence d'amis qui me sont tendrement unis. Car, pour écarter
votre pensée, les liens du sang qui vous attachent à Lucille
ne sont pas plus forts que les liens d'amitié par lesquels Sévère
et moi nous tenons l'un à l'autre (2), et cependant vous savez combien
il m'arrive rarement de le voir. Ce n'est ni ma faute ni la sienne; mais
nous préférons aux besoins de notre vie présente les
besoins de l'Eglise notre mère, en vue du siècle futur qui
doit nous réunir à jamais. Combien devez-vous mieux supporter,
dans l'intérêt de l'Eglise notre mère, l'absence d'un
frère avec lequel vous ne vous êtes pas nourri de l'aliment
divin. aussi longtemps que moi avec mon cher compatriote Sévère
! C'est à peine, maintenant, s'il me parle de temps en temps dans
de petites lettres, presque toutes remplies de soins et d'affaires d'autrui,
et qui ne m'apportent aucune fleur de ces prairies où nous respirions
ensemble les parfums du Christ.
2. «Mais quoi donc? » me direz-vous peut-être, «
mon frère auprès de moine sera-t-il pas utile à l'Eglise?
Est-ce pour autre chose que pour le service de l'Eglise que je désire
l'avoir avec moi? » Assurément, si votre frère devait,
auprès de vous autant qu'ici, gagner ou
1. Il y eut un évêque de Sétif, du nom de Novat,
dans la célèbre conférence de Carthage. Est-ce le
même que ce Novat auquel s'adresse cette lettre de saint Augustin?
Il est permis de le croire.
2. Sévère était né à Thagaste comme
saint Augustin. Il occupait le siège de Milève.
121
conduire des brebis au Seigneur, il n'est personne qui n'eût
le droit de m'accuser, je ne dis pas de dureté, mais d'iniquité.
Les intérêts religieux de notre ministère souffrent
parmi nous du manque d'ouvriers évangéliques qui sachent
la langue latine; l'usage de cette langue est, au contraire, commun dans
le pays que vous habitez; serait-ce pourvoir au salut des peuples du Seigneur
que de vous envoyer celui qui est doué d'une aptitude si précieuse,
et de l'enlever à notre contrée, pour laquelle nous l'avons
souhaité avec une si grande ardeur de coeur? Pardonnez-moi donc
ce que je fais contre votre désir et à regret : j'y suis
obligé par les devoirs de mon ministère. le Seigneur, en
qui vous avez mis votre coeur, bénira vos travaux pour vous récompenser
de ce sacrifice; car c'est vous surtout qui avez accordé le diacre
Lucile à lardente soif de notre pays. Je ne vous devrai pas peu
si vous daignez m'épargner de nouvelles instances à cet égard;
je ne voudrais pas paraître trop dur à votre vénérable
et sainte bienveillance.
LETTRE LXXXV. (Année 405.)
Remontrances de saint Augustin à un évêque.
AUGUSTIN A SON BIEN -AIMÉ SEIGNEUR, A SON FRÈRE DONT
IL IMPLORE DE TOUS SES VOEUX LA SANCTIFICATION , A PAUL, SON COLLÈGUE
DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je ne serais pas tant inexorable à vos yeux si vous ne doutiez
point de ma sincérité. M'appeler ainsi, n'est-ce pas me prêter
contre vous le goût de la division et le détestable sentiment
de la haine; comme si, en une matière aussi évidente, je
ne prenais garde d'être réprouvé moi-même après
avoir prêché aux autres (1), et qu'en voulant chasser la paille
de votre oeil j'entretinsse la poutre dans le mien (2)? Ce que vous croyez
n'est pas. Je vous dis encore une fois, et je prends Dieu à témoin,
que si vous vouliez à vous-même tout ce que je vous veux,
il y a déjà longtemps que vous vivriez tranquille dans le
Christ, et que vous réjouiriez toute l'Église dans la gloire
de son nom. Je vous ai déjà écrit que vous êtes
non-seulement
1. II Cor. IX, 27. 2. Matth. VII, 4.
mon frère, mais encore mon collègue. Car il ne peut se
faire qu'un évêque de l'Église catholique, quel qu'il
soit, ne reste pas mon collègue, tant qu'il n'a pas été
condamné par un jugement ecclésiastique. La seule raison
qui m'empêche de communiquer avec vous, c'est que je ne puis vous
flatter. Comme c'est moi qui vous ai engendré en Jésus-Christ
par l'Évangile, je vous dois plus qu'un autre les justes et sévères
avertissements de la charité. L'heureux souvenir des âmes
que vous avez rendues, avec l'aide de Dieu, à l'Église catholique,
ne m'empêche pas de gémir sur celles que vous lui faites perdre.
Car vous avez blessé l'Église d'Hippone de telle manière
que si le Seigneur ne vous délivre du poids des soucis et des occupations
du siècle pour vous ramener à une véritable vie d'évêque,
la blessure demeurera incurable.
2. Mais vous ne cessez de vous enfoncer de plus en plus dans les affaires
auxquelles vous aviez renoncé, au point d'aller même, après
'y avoir renoncé, au delà de ce que permettent les lois humaines;
et telles sont, dit-on, les habitudes de votre vie que les revenus de votre
Eglise ne suffisent pas à vos profusions pourquoi donc recherchez-vous
ma communion, vous qui ne voulez pas entendre mes remontrances? Est-ce
pour que les hommes m'imputent tout ce que vous faites, quand il m'est
impossible de supporter leurs plaintes ? C'est en vain que vous prétendez
que ceux qui disent du mal de vous aujourd'hui ont été vos
ennemis de tout temps, et pendant votre vie antérieure. Il n'en
est pas ainsi, et je ne m'étonne pas que bien des choses vous soient
cachées. Mais quand même cela serait vrai, on ne devrait rien
trouver dans vos moeurs qui donnât droit de vous reprendre et occasion
de blasphémer contre l'Église. Vous croyez peut-être
que je vous parle ainsi parce que vos explications ne m'ont pas satisfait?
Je parle ainsi, au contraire, parce que, si je me taisais, je ne pourrais
moi-même satisfaire à Dieu pour mes péchés.
Je sais que vous avez de la perspicacité, mais un esprit, fût-il
lourd, demeure confiant lorsqu'il s'inspire du ciel; un esprit perçant
n'est rien lorsqu'il ne s'inspire que de la terre. L'épiscopat n'est
pas un moyen de passer doucement la vie et de goûter ses fausses
joies. Ce que je vous dis, le Seigneur vous l'enseignera, le Seigneur qui
vous a fermé tous les chemins que vous avez voulu suivre en vous
(122) servant de lui, afin de vous diriger, si vous l'écoutez, dans
la voie pour laquelle les grands devoirs d'évêque vous ont
été imposés.
LETTRE LXXXVI. (Année 405.)
Saint Augustin appelle l'attention de Cécilien, gouverneur de
Numidie, sur les violences des donatistes dans le pays d'Hippone.
AUGUSTIN , ÉVÊQUE, A SON ILLUSTRE SEIGNEUR CÉCILIEN,
SON HONORABLE ET VRAIMENT ADMIRABLE FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
L'éclat de votre administration et la renommée de vos
vertus, la sincérité de votre piété chrétienne
et la confiance sincère qui vous porte à vous réjouir
des dons divins en Celui qui vous les fait, qui vous en promet et de qui
vous en espérez de plus considérables encore ; tous ces motifs
m'ont excité à partager avec votre Excellence, dans cette
lettre, le poids de mes soucis. Autant nous nous félicitons de ce
que vous avez fait d'admirable en d'autres pays d'Afrique, au profit de
l'unité catholique , autant nous nous affligeons que la contrée
d'Hippone et les lieux voisins qui confinent à la Numidie, n'aient
point encore mérité d'être secourus par la vigueur
de votre édit présidial, ô seigneur illustre, bien
honorable et vraiment admirable fils dans la charité du Christ !
Chargé à Hippone du fardeau épiscopal, j'ai cru devoir
en avertir votre Grandeur, de peur que mon silence ne me fit accuser de
négliger mes devoirs. Vous saurez aussi à quels excès
d'audace en sont venus les hérétiques dans le pays où
je suis, si vous daignez entendre ceux de nos frères et collègues
qui pourront en informer votre Eminence, ou si vous voulez bien écouter
le prêtre que je vous envoie avec cette lettre; et, le Seigneur notre
Dieu aidant, vous ferez en sorte, sans doute, que l'enflure d'un orgueil
sacrilège soit guérie par la crainte plutôt que coupée
au vif par la punition.
LETTRE LXXXVII. (Année 404.)
Rien de plus habile, de plus serré, de plus concluant que cette
lettre à un évêque donatiste; saint Augustin va droit
à l'origine du schisme et ne laisse aucune issue à son adversaire.
AUGUSTIN A SON DÉSIRABLE ET CHER FRÈRE ÉMÉRITE
(1).
1. Lorsque j'apprends qu'un homme de bon esprit et instruit dans les
belles-lettres (où ne se place pas, d'ailleurs, le salut de l'âme),
pense sur une question facile, autrement que ne veut la vérité;
plus je m'en étonne, plus je brûle de le connaître et
de converser avec lui ; ou, si je ne le puis, je désire au moins,
à l'aide de lettres qui volent au loin, arriver à son esprit,
et je souhaite qu'il arrive au mien. J'entends dire que vous êtes
dans ce cas, et que, pour je ne sais quelle raison, vous demeurez, à
mon regret, séparé de l'Eglise catholique, qui, selon les
promesses de l'Esprit-Saint, s'étend dans le monde entier. Car il
est certain que le parti de Donat est inconnu à une grande partie
de l'univers romain, sans compter les nations barbares auxquelles l'Apôtre
se déclarait également redevable (2), et avec qui nous sommes
en communion de croyance chrétienne; et qu'on n'y connaît
absolument ni l'époque ni les causes de cette dissension funeste.
Si vous n'avouez pas que tous ces chrétiens sont innocents des crimes
que vous reprochez à des Africains, vous êtes forcés
de vous regarder tous comme souillés de tous les méfaits
commis au milieu de vous par les gens perdus que vous ne connaissez pas
et que je ne veux point caractériser plus sévèrement.
N'est-il pas vrai que vous ne chassez quelquefois de votre communion, ou
que vous n'expulsez pas le coupable sitôt qu'il a commis l'acte pour
lequel on doit l'expulser? Le mal qu'il a fait ne reste-t-il pas quelque
temps inconnu, et la mise en lumière et la preuve du crime ne précèdent-elles
pas sa condamnation? Je vous le demande, vous souillait-il pendant qu'il
vous demeurait caché ? Vous me répondrez nullement. Ce qui
serait toujours resté caché ne vous aurait donc jamais souillés.
Il
1. Emérite était évêque donatiste à
Césarée, aujourd'hui Cherchell.
2. Rom. I, 4.
123
arrive souvent en effet que des crimes ne soient révélés
qu'après la mort des coupables et il n'est préjudiciable
à personne d'avoir communiqué avec eux de leur vivant. Pourquoi
donc, par une séparation téméraire et sacrilège,
vous êtes-vous retranchés de la communion d'innombrables Eglises
d'Orient, qui ont toujours ignoré et ignorent encore les choses
vraies ou fausses que vous racontez sur l'Afrique?
2. Car c'est une autre question que celle de savoir si vous dites vrai,
lorsque vous nous reprochez des crimes dont nous prouvons, par les documents
les plus dignes de foi, que nous sommes innocents et que ceux de votre
parti sont coupables. Mais, comme je le dis, c'est une autre question;
elle aura son tour, quand il le faudra. Ce que je recommande en ce moment
à votre esprit, c'est qu'on ne saurait être souillé
par les crimes inconnus de gens qu'on ne connaît pas; d'où
il résulte évidemment qu'il y a eu de votre part schisme
sacrilège à vous séparer de la communion de l'univers,
qui ignore certainement et a toujours ignoré les crimes, vrais ou
faux, reprochés à des Africains. Et, toutefois, il ne faut
pas oublier que les méchants, même ceux que l'on connaît,
ne nuisent pas dans l'Eglise aux bons lorsque ceux-ci demeurent en communion
avec eux, par l'impuissance de les retrancher ou par des motifs tirés
de l'amour de la paix. Quels sont ceux qui, dans le prophète Ezéchiel
(1), ont mérité d'être marqués, avant la désolation,
et d'échapper au carnage ? Ce sont, comme il est dit expressément,
les hommes qui s'affligent et déplorent les péchés
et les iniquités du peuple de Dieu. Mais qui déplore ce qu'il
ne sait pas? C'est par la même raison que l'apôtre Paul supporte
les faux frères. Ce n'est pas de gens inconnus qu'il disait : «
Tous cherchent leurs intérêts, et non pas les intérêts
de Jésus-Christ (2); » ceux-là pourtant étaient
avec lui ; il le témoigne. Or, ceux qui ont mieux aimé sacrifier
aux idoles ou livrer les Ecritures divines que de mourir, ne sont-ils pas
du nombre de ceux qui cherchent leurs intérêts et non les
intérêts de Jésus-Christ?
3. Je passe plusieurs témoignages des livres saints de peur
d'allonger cette lettre plus qu'il ne faut, et je laisse à votre
savoir le soin d'en méditer le plus grand nombre. Ceci suffit, voyez-le,
je vous en supplie : car si tant de méchants,
1. Ezéch. IX, 4, 6. 2. Philip. II, 21.
chants, mêlés au peuple de Dieu, n'ont pu rendre pervers.
ceux qui vivaient avec eux ; si la multitude des faux frères n'a
pas fait de Paul placé avec eux dans l'Eglise, un homme cherchant
ses intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ, il est
manifeste qu'on ne cesse pas d'être bon par cela seul qu'on se mêle
à des méchants même connus, au pied de l'autel du Christ
: ce qui importe seulement, c'est de ne pas les approuver et de se séparer
d'eux par une bonne conscience. Il est donc manifeste que courir avec un
voleur (1), c'est voler avec lui ou l'approuver du coeur. Nous disons ceci
pour enlever du terrain de la discussion des questions infinies et inutiles
sur des faits qui ne sont d'aucune valeur contre notre cause.
4. Mais vous, si vous ne pensez point ainsi, vous serez tous comme
fut Optat (2) dans votre communion, sans que vous l'ayez ignoré.
A Dieu ne plaise que rien de pareil puisse se dire d'Emérite ni
de tous ceux qui, à son exemple, sont entièrement étrangers
parmi vous, je n'en doute pas, aux actes de ce persécuteur. Car,
nous ne vous reprochons que le crime de séparation, qu'une mauvaise
opiniâtreté a changée en hérésie. Pour
savoir quelle est sa gravité au jugement de Dieu, lisez ce que je
ne doute pas que vous n'ayez déjà lu. Vous verrez Dathan
et Abiron engloutis dans la terre entr'ouverte, et tous leurs adhérents
dévorés par le feu qui s'élançait du milieu
d'eux (3). Le Seigneur notre Dieu a donc fait connaître, par ce supplice,
combien nous devons éviter ce crime, et si sa patience épargne
maintenant ceux qui en sont coupables, nous devons comprendre ce qu'il
leur réserve au jugement suprême. Nous ne vous blâmons
pas de n'avoir pas excommunié Optat, lorsqu'il usait de son pouvoir
comme un furieux, et qu'il avait pour accusateurs les gémissements
de l'Afrique tout entière et vos propres gémissements, si
toutefois vous êtes tel que vous fait la renommée, et Dieu
sait que je le veux et le crois. Non, nous ne vous en blâmons pas
: Optat excommunié aurait pu entraîner beaucoup de gens avec
lui, et porter dans votre communion les déchirements et les fureurs
du schisme. Mais c'est cela même qui vous condamne devant Dieu, Emérite,
mon frère : une division dans le parti de Donat vous a paru un mal
si grand que vous avez mieux aimé tolérer Optat dans votre
communion que
1. Ps. XLIX, 18. 2. Voir ci-dessus, lett. 51°, n. 3. 3. Nomb.
XVI, 31, 35.
124
d'y consentir; et vous demeurez dans le même mal accompli par
vos pères, qui ont divisé l'Eglise du Christ !
5. Ici peut-être, par la difficulté de me répondre,
vous essayerez de défendre Optat ; non, non, frère, je vous
en prie, ne l'essayez pas; cela ne vous convient point, et si par hasard
cela convient à d'autres, mais peut-on dire que quelque chose sied
aux méchants? ce n'est certes pas à Emérite qu'il
appartient de défendre Optat. Ni de l'accuser, ajouterez-vous peut-être;
je le veux bien. Prenez un terme moyen et dites : « Chacun porte
son fardeau (1), Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui (2)
? » Si donc le témoignage de toute l'Afrique, bien plus, de
toutes les contrées où le nom de Gildon a retenti en même
temps, ne vous suffit pas pour que vous vous prononciez sur Optat, et si
vous craigniez de juger témérairement de choses inconnues,
pouvons-nous ou devons-nous, d'après votre seul témoignage,
porter une sentence téméraire contre ceux qui ont vécu
avant nous? Ce sera peu que vous les accusiez de choses inconnues, il faudra
encore que nous y mêlions nos jugements? Car lors même qu'Optat
ne serait que faussement et calomnieusement accusé, ce n'est pas
lui que vous défendez, c'est vous-même, quand vous dites J'ignore
ce qu'il a été. Donc et à plus forte raison le monde
oriental ignore ce qu'ont été ces évêques africains
que vous condamnez avec plus d'ignorance encore ! Et néanmoins vous
vous tenez criminellement séparés de ces Eglises dont vous
avez et dont vous lisez les noms dans les livres sacrés ! Si, je
ne dis pas l'évêque de Césarée, mais celui de
Sétif ne savait rien de son contemporain et de son collègue,
votre évêque de Thamugade, tant décrié, tant
déshonoré, comment les Eglises des Corinthiens, des Ephésiens,
des Colossiens, des Philippiens, des Thessaloniciens, d'Antioche, du Pont,
de la Galatie, de la Cappadoce et des autres parties du monde, bâties
par les apôtres au nom du Christ, ont-t-elles pu connaître
les traditeurs africains, quels qu'ils aient été? ou, si
elles ne l'ont pas pu, comment ont-t-elles pu mériter que vous les
condamniez ? Et cependant vous ne communiquez pas avec tous ces peuples,
et vous dites qu'ils ne sont pas chrétiens et vous travaillez à
les rebaptiser? Que dire ? De quoi me plaindre ? Pourquoi des cris? Si
c'est à un homme sensé que je parle, il est indigné,
et je le suis
1. Gal. VI, 5. 2. Rom. XIV, 4.
avec lui. Vous voyez bien assurément ce que je dirais si je
voulais dire.
6. Est-ce que vos ancêtres formèrent entre eux un concile
et condamnèrent le monde entier, eux exceptés? L'appréciation
des choses en est-elle venue au point que vous ne comptiez pour rien le
concile des maximianistes, retranchés de votre schisme, parce qu'ils
sont en petit nombre comparativement à vous, et que votre concile
à vous doive compter pour beaucoup contre les nations qui sont l'héritage
du Christ et contre tout l'univers promis à sa domination (1)? Je
doute qu'il ait du sang dans le corps celui qui ne rougit pas d'une prétention
pareille. Répondez à ceci, je vous en prie, car j'ai entendu
dire à quelques personnes, à qui je ne puis refuser confiance,
que si je vous écrivais vous me répondriez. Je vous ai déjà,
il y a longtemps, adressé une lettre; vous est-elle parvenue? m'avez-vous
fait une réponse que je n'aurais pas reçue? C'est ce que
je ne sais pas. Aujourd'hui, en attendant, je demande que vous ne dédaigniez
pas de me répondre ce que vous pensez. Mais veuillez ne pas aller
à d'autres questions, car celle de savoir pourquoi s'est fait le
schisme doit être le commencement d'un examen bien conduit.
7. Les puissances de la terre, lorsqu'elles frappent les hérétiques,
se défendent par cette règle qui fait dire à l'Apôtre:
« Celui qui résiste à la puissance, résiste
à l'ordre de Dieu; or, ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes
la condamnation. Car les princes ne sont point à craindre lorsqu'on
ne fait que de bonnes actions, mais lorsqu'on en fait de mauvaises. Voulez-vous
ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et il vous louera : il est
le ministre de Dieu pour votre avantage si vous faites le bien; craignez-le
au contraire si vous faites le mal, car ce n'est pas en vain qu'il porte
l'épée; il est le ministre de Dieu, chargé de sa vengeance,
pour châtier celui qui fait le mal (2). » Toute la question
se réduit donc à savoir s'il n'y a rien de mal dans le schisme,
ou bien si vous n'avez pas fait le schisme, et par conséquent, si
c'est pour le bien que vous résistez aux puissances et non pour
le mal, d'où sortirait pour vous la condamnation. Aussi c'est très-sagement
que le Seigneur ne se borne pas à dire: « Bienheureux ceux
qui souffrent persécution ! » Il a ajouté: «
pour la justice (3). » Je désire donc
1. Ps. II, 8. 2. Rom. XIII, 2, 3, 4. 3. Matth. V, 10.
savoir par vous si cette séparation, dans laquelle vous demeurez,
a été une oeuvre de justice. Mais si c'est une iniquité
que de condamner le monde entier sans l'entendre, ou parce qu'il n'a pas
su ce que vous avez su, ou parce qu'il ne tient pas pour prouvé
ce que vous avez cru témérairement et ce que vous avez imputé
sans aucune preuve certaine; si conséquemment c'est une iniquité
que de vouloir rebaptiser tant d'Eglises fondées par les prédications
et les travaux soit du Seigneur, lorsqu'il vivait incarné parmi
nous, soit de ses apôtres: quand vous nous permettez de ne rien savoir
de ces méchants collègues d'Afrique avec qui vous vivez et
dispensez les sacrements; quand, ne l'ignorant pas, vous le tolérez
de peur de diviser le parti de Donat; ces Eglises, établies dans
les contrées les plus lointaines de l'univers, ne pourront ignorer
ce que vous connaissez, ce que vous croyez, ce que vous avez appris ou
imaginé sur quelques Africains? Quelle perversité que d'aimer
son propre crime et d'accuser la sévérité des puissances
de la terre !
8. Il n'est pas permis aux chrétiens, me direz-vous, de persécuter
même les méchants. Soit; mais est-ce une objection à
faire aux puissances instituées pour la répression même
des méchants? Effacerons-nous ce que dit l'Apôtre? Vos livres,
ne contiennent-ils pas les passages que j'ai rappelés plus haut?
Mais vous ne devez pas communiquer avec ceux qui agissent ainsi? Quoi
donc? N'avez-vous pas communiqué autrefois avec le lieutenant Flavius,
homme de votre parti, lorsque, chargé de l'exécution des
lois, il condamnait à mort les criminels qu'il avait trouvés?
Mais, me direz-vous encore, c'est vous qui poussez contre nous les princes
romains. Ils sont bien plutôt poussés contre vous par vous-mêmes,
qui vous obstinez à déchirer et à rebaptiser l'Eglise
dont ils sont membres, ainsi que l'avaient annoncé les anciennes
prophéties qui ont dit du Christ « Tous les rois de la terre
l'adoreront (1) ! » Ce n'est pas pour vous persécuter, c'est
pour se défendre eux-mêmes que les catholiques invoquent l'appui
des puissances établies contre les violences coupables et individuelles
de vos amis, violences que vous déplorez, vous qui en êtes
innocents; ils se défendent comme l'apôtre Paul qui, avant
que l'empire romain fût chrétien, sollicita une escorte armée
contre les juifs qui menaçaient de le tuer (2). Quant aux
1. Ps. LXXI, 11. 2. Act. XXIII, 21.
empereurs, à mesure qu'ils ont occasion de connaître le
crime de votre schisme, ils ordonnent contre vous ce qu'ils croient devoir
ordonner conformément à leur devoir et à leur autorité.
Car ce n'est pas en vain qu'ils portent le glaive: ils sont les ministres
de Dieu, chargés de ses vengeances contre ceux qui agissent mal.
Enfin, s'il se rencontre parmi les nôtres des hommes qui recourent
à l'autorité sans un esprit de modération chrétienne,
nous ne les approuvons pas; mais nous n'abandonnons pas à cause
d'eux l'Eglise catholique, si nous ne pouvons pas la purifier de la paille
avant le dernier jour où le grand vanneur fera son oeuvre, comme
vous n'avez pas quitté vous-mêmes le parti de Donat à
cause d'Optat, que vous n'osiez pas chasser.
9. Pourquoi, dites-vous, voulez-vous que nous nous réunissions
à vous, si nous sommes des scélérats? Parce
que vous vivez encore et que vous pouvez vous corriger si vous voulez.
Quand vous vous réunissez à nous, c'est-à-dire à
l'Eglise de Dieu, à l'héritage. du Christ, dont l'empire
couvre toute la terre, vous vous corrigez pour puiser votre vie dans la
racine; car l'Apôtre parle ainsi des branches brisées : «
Dieu est assez puissant pour les enter de nouveau sur le tronc (1). »
Alors donc vous changez sur les points qui vous séparaient de nous,
quoique les sacrements que vous avez, soient saints, puisqu'ils sont les
mêmes que les nôtres. Ainsi nous voulons que vous changiez
ce qu'il y a de mauvais en vous, c'est-à-dire que vos rameaux coupés
prennent racine de nouveau. Nous approuvons les sacrements que vous avez
et que vous n'avez pas changés, de peur que, voulant corriger la
perversité du schisme, nous ne fassions une injure sacrilège
à ces mystères du Christ que vos souillures n'ont pas atteints.
L'onction de Saül n'avait pas souffert de sa dépravation; c'est
à cette onction que le roi David, pieux serviteur de Dieu, rendit
un si grand honneur. C'est pourquoi nous ne vous rebaptisons pas tout en
désirant vous rendre la racine que vous avez perdue; nous approuvons
la forme du sarment retranché, si elle n'a pas été
changée, quoique cette forme, même intégralement gardée,
ne puisse rien produire sans la racine. Les persécutions et le baptême
sont deux questions différentes; vous parlez des persécutions
que vous subissez de la part des nôtres dont la modération
et la
1. Rom. XI, 23.
126
douceur sont si grandes, tandis que ceux de votre parti commettent
véritablement les actions les plus détestables; quant au
baptême, nous ne cherchons pas où il est, mais où il
peut servir à quelque chose. Partout où il est, il est le
même; mais celui qui le reçoit n'est pas le même, quelque
part qu'il soit. Nous détestons dans le schisme l'impiété
particulière des hommes; mais nous vénérons partout
le baptême du Christ: lorsque les déserteurs emportent avec
eux les drapeaux de l'empereur, on reprend tout entiers ces drapeaux si
on les retrouve entiers, soit que l'on condamne les déserteurs,
soit qu'ils aient mérité leur grâce. Et si on veut
s'occuper plus particulièrement de cette question, elle est à
part, comme je l'ai dit. Car il faut observer en ces choses ce qu'observe
l'Église de Dieu.
10. Ce qui est en discussion, c'est de savoir si c'est vous ou nous
qui formons l'Église de Dieu. Il faut donc remonter à l'origine
même et au motif du schisme. Si vous ne me répondez pas, j'aurai,
je crois, avec Dieu un compte facile; puisque j'ai écrit des lettres
de paix à un homme que je savais être, au schisme près,
bon et éclairé. Vous verrez ce que vous aurez à dire
à ce Dieu dont maintenant on doit admirer la patience, mais dont
à la fin on devra redouter l'arrêt. Mais si vous me répondez
avec ce désir de la vérité qui me porte à vous
écrire, la miséricorde divine permettra qu'un jour l'erreur
qui nous sépare soit vaincue par, l'amour de la paix et l'évidence
des raisonnements. Souvenez-vous que je ne vous dis rien des rogatistes
(1) qui vous appellent, dit-on, firmiens comme vous nous appelez macariens;
que je ne vous dis rien de votre collègue de Rucate (2) qui avant
d'ouvrir à Firmin les portes de la ville, stipula avec lui pour
la préservation de ceux de son parti et livra ensuite à sa
discrétion les catholiques et d'autres choses sans nombre. Cessez
donc d'exagérer dans des lieux communs les actions des nôtres
que vous avez pu voir ou apprendre. Vous voyez ce que j'omets sur le compte
des vôtres, pour ne m'occuper que de l'origine même du schisme
qui fait tout le fond de la question. Que le Seigneur notre Dieu vous inspire
une pensée de paix, ô cher et désirable frère
!
1. Les rogatistes étaient un parti de donatistes. Ils étaient
appelés ainsi du nom de leur chef, l'évêque Rogat.
2. Ce nom, diversement écrit dans les anciens manuscrits, est
le même que Rusicade. Notre ville actuelle de Philippeville en occupe
l'emplacement (voir notre Voyage en Algérie, Etudes Africaines,
chap. X).
LETTRE LXXXVIII. (Au commencement de l'année 406.)
Cette lettre, où saint Augustin fait parler son clergé,
est une des plus importantes, dans la question des donatistes, par les
pièces et les détails curieux qu'elle renferme, par l'expression
de la véritable attitude des catholiques en face des schismatiques
africains, et par l'éloquente animation du langage. Janvier, à
qui elle s'adresse, était évêque donatiste des Cases
Noires en Numidie, et le primat de son parti à cause de son grand
âge.
LES CLERCS CATHOLIQUES DU PAYS D'HIPPONE A JANVIER.
1. Vos clercs et vos circoncellions exercent contre nous des persécutions
d'un nouveau genre et d'une cruauté inouïe. S'ils rendaient
le mal pour le mal, ce serait déjà violer la loi du Christ,
Mais après avoir considéré tous nos actes et les vôtres,
il se trouve que nous souffrons ce qui est écrit dans un psaume:
« Ils me rendaient le mal pour le bien (1), » et dans un autre
« J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix;
quand je leur parlais, ils m'attaquaient sans raison (2). »
En effet, votre âge si avancé nous permet de croire que
vous savez parfaitement que le parti de Donat, appelé auparavant
à Carthage le parti de Majorin, cita spontanément Cécilien,
alors évêque de Carthage, devant l'empereur Constantin l'ancien.
Mais de peur que vous ne l'ayez oublié ou que vous ne fassiez semblant
de l'ignorer, ou même que vous ne le sachiez pas, ce que nous ne
croyons point pourtant, nous mettons dans cette lettre une copie du rapport
du proconsul Anulin, sommé par le parti de Majorin de porter à
la connaissance de l'empereur les crimes que ce parti reprochait à
Cécilien.
A Constantin Auguste, Anulin, homme consulaire, proconsul d'Afrique.
Mon humble dévouement a eu soin de communiquer les ordres célestes
et adorés de votre majesté, consignés dans mes registres,
à Cécilien et à ceux qui sont sous lui, et qu'on appelle
des clercs; je les ai exhortés à s'entendre tous pour faire
l'unité, à reconnaître les bienfaits de votre majesté,
qui les dispense de toute charge, et, en demeurant dans l'Église
catholique, à redoubler de respect envers la sainteté de
la loi, et de zèle dans le service des choses divines. Mais peu
de jours
1. Ps. XXXIV, 12. 2. Ps. CXIX, 9.
127
après, quelques clercs, suivis d'une multitude d peuple, crurent
devoir s'élever contre Cécilien; ils me présentèrent
un paquet enveloppé de peau e cacheté et un mémoire
qui ne l'était pas, me demandant instamment d'envoyer tout cela
au sacré et vénérable conseil de votre puissance.
Mon humilité a eu soin de vous envoyer ces requêtes pour que
votre majesté puisse en prendre Connaissance : pendant ce temps
Cécilien demeure comme il était. Je vous transmets donc les
deux mémoires, l'un enveloppé de peau et intitulé
: Mémoire de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien,
présenté de la part de Majorin (1); l'autre non cacheté
et enfermé dans la même peau (2). Donné à Carthage,
le 17 des calendes de mai, notre seigneur Constantin Auguste étant
consul pour la troisième fois (3).
3. A la suite de ce rapport qui lui fut adressé, l'empereur
ordonna que les parties se présentassent à Rome devant des
évêques ; les actes ecclésiastiques attestent comment
la cause s'y trouva jugée et finie, et comment Cécilien fut
reconnu innocent. Après la pacifique décision des évêques,
toute opiniâtreté de querelle et de passion devait tomber.
Mais vos pères eurent de nouveau recours à l'empereur et
se plaignirent que l'affaire eût été mal jugée
et imparfaitement instruite. L'empereur ordonna qu'un nouvel examen fût
fait par des évêques à Arles, ville de la Gaule, où
plusieurs d'entre vous, condamnant un vain et coupable esprit de division,
se mirent d'accord avec Cécilien ; mais d'autres, persistant opiniâtrement
dans leurs querelles, en appelèrent au même empereur. Puis,
forcé lui-même d'intervenir, il mit fin à ce procès
épiscopal débattu entre les parties; le premier, il fit une
loi contre vous, et attribua au fisc les lieux de vos assemblées
si nous voulions joindre ici toutes les pièces à l'appui,
nous ferions une trop grande lettre. Pourtant il ne faut nullement oublier
comment, sur les vives instances des vôtres auprès de l'empereur,
fut discutée et terminée par un jugement public l'affaire
de Félix d'Aptonge, que vos pères, dans un concile tenu à
Carthage, appelèrent la cause de tous les maux par la bouche du
primat Sécondus de Tigisis. L'empereur atteste dans sa lettre, dont
voici une copie (4), que ceux de votre parti avaient instamment sollicité
son intervention,
1. Nous avons déjà dit que ce Majorin occupa le siège
de Carthage è la place de Cécilien injustement condamné.
2. Des savants ont pensé que ce mémoire non cacheté
était une supplique des évêques du parti de Majorin
pour obtenir des juges des Gaules qui seraient chargés de prononcer
dans le débat.
3. C'était dans l'année 313.
4. Cette lettre est de 312 ou 315.
et s'étaient montrés auprès de lui accusateurs
et dénonciateurs assidus :
Les empereurs Césars, Flavius Constantin le Grand, Valérius
Licinius â Probien, proconsul d'Afrique.
4. Votre prédécesseur Aelien, à l'époque
où il remplaçait Vérus, vicaire des préfets,
durant la maladie de cet homme accompli, crut devoir entre autres choses,
appeler à son examen et à son autorité l'affaire que
la haine avait suscitée contre Cécilien, évêque
de l'Eglise catholique. Ayant fait comparaître devant lui Supérius
centurion, Cécilien, magistrat de la ville d'Aptonge, Saturnin qui
y avait exercé la police (1), Calibe le jeune qui l'y exerçait,
Solon, valet public de ladite cité, il les entendit pour juger ensuite.
On reprochait à Cécilien d'avoir été ordonné
évêque par Félix accusé d'avoir livré
les saintes Ecritures pour être brûlées, mais on reconnut
l'innocence de Félix. Enfin, Maximus prétendait qu'Ingentius,
décurion de la ville de Sicca (2), avait falsifié une lettre
de l'ancien décemvir Cécilien, et nous avons vu par les actes
que ce même lngentius avait été mis sur le chevalet,
mais qu'il ne fut pas torturé parce qu'il protesta qu'il était
décurion de la ville de Sicca. Nous voulons donc que vous envoyiez
sous une convenable et digne escorte, ce même Ingentius à
la cour de Constantin Auguste, afin qu'en présence de ceux qui ne
cessent de nous fatiguer de leurs plaintes et de leurs dénonciations,
il puisse montrer et prouver qu'ils ont inutilement voulu susciter des
haines. et amasser des violences contre l'évêque Cécilien.
C'est ainsi que les disputes de ce genre étant abandonnées
comme il convient, le peuple, sans division aucune, s'appliquera avec tout
le respect désirable aux devoirs de la religion.
5. Puisque les choses sont comme vous le voyez, pourquoi nous reprochez-vous
avec tant de violence les décrets des empereurs, qui ont été
rendus contre vous? Tout cela n'est-il pas depuis, longtemps votre propre
ouvrage ? Si les empereurs n'ont rien à ordonner dans ces questions,
si un tel soin ne doit pas appartenir à des empereurs chrétiens,
qui donc pressait vos pères d'envoyer à l'empereur, par le
proconsul, la cause de Cécilien, d'accuser de nouveau auprès
de lui l'évêque contre lequel vous aviez déjà
porté d'une manière quelconque votre arrêt en son absence
; et celui-ci absous, d'inventer contre son ordinateur Félix
1. Ce Saturnin se trouvait à Aptonge au temps même des
persécutions contre les chrétiens pour leur faire livrer
les saintes Ecritures; il était important d'entendre son témoignage
pour savoir si Félix, évêque d'Aptonge et l'ordinateur
de Cécilien, avait bien réellement livré les Ecritures
sacrées. lions en dirons autant du magistrat on duumvir Cécilien,
et du centurion Supérius, qui avaient pu être requis afin
d'user de violence envers les chrétiens.
2. Sicca Vénéria, aujourd'hui le Kef.
128
des calomnies auprès du même empereur ? Et maintenant
y a-t-il autre chose contre vous que le jugement du grand Constantin lui-même
contre votre parti, ce jugement que vos pères ont choisi, qu'ils
ont arraché par des instances répétées, qu'ils
ont préféré au jugement des évêques?
Si les décisions impériales vous déplaisent, qui a
le premier obligé les empereurs à les prononcer ? Vous criez
contre l'Eglise catholique à cause des arrêts impériaux
rendus contre vous, avec autant de droit que les ennemis de Daniel, s'ils
avaient crié contre le prophète, en se voyant dévorés
par les lions auxquels il avait échappé et dont ils auraient
voulu qu'il eût été la victime. Car il est écrit
: «Il n'y a pas de différence entre les menaces du roi et
la colère du lion (1). » Daniel fut, jeté dans la fosse
aux lions par les calomnies de ses ennemis ; son innocence triompha de
leur malice ; il sortit de la fosse sain et sauf : mais eux y furent jetés
et y périrent. De même vos pères livrèrent à
la colère royale Cécilien et ceux de son parti; son innocence
l'ayant sauvé, vous souffrez de la part de ces mêmes rois
ce que les vôtres ont voulu faire souffrir à nos catholiques;
il est écrit: « Celui qui creuse la fosse pour son prochain
y tombera lui-même (2). »
6. Vous n'avez donc pas à vous plaindre de nous; et toutefois,
la douceur de l'Eglise catholique aurait laissé dormir ces décrets
des empereurs, si vos clercs et les circoncellions, portant au milieu de
nous le trouble et la dévastation par des actes d'incroyable fureur
et de cruauté, ne nous avaient contraints de nous en souvenir contre
vous et de les faire remettre en vigueur. Car avant que ces récentes
lois dont vous vous plaignez vinssent en Afrique, ils ont dressé,
sur les chemins, des embûches à nos évêques,
ils ont inhumainement brisé de coups nos clercs, gravement maltraité
des laïques et mis le feu à Murs demeures. Un prêtre
(3) qui, de sa propre et libre volonté, avait choisi l'unité
de notre communion, a été par eux arraché à
sa maison, meurtri de coups, roulé dans un gouffre de boue, habillé
de jonc (4), promené dans la pompe de leur crime, objet de pitié
pour les uns, de risée pour les autres, conduit ensuite partout
où
1. Prov. XII, 12. 2. Eccl. XXVII, 29.
3 Il s'agit du prêtre Restitut.
4. Le texte porte Juda; ce mot, qui appartenait à la langue
vulgaire de l'Afrique n'est pas latin, mais nous savons qu'il désigne
ici de la natte ou du jonc : amictu junceo dehonestatum (défiguré
par un vêtement de jonc), dit ailleurs saint Augustin en racontant
le même trait de violence.
il a plu à ses ennemis et relâché seulement après
douze jours d'opprobre. Proculéien (1) appelé en justice
par notre évêque, feignit de ne rien savoir sur ce sujet,
et cité une seconde fois, il fit la déclaration publique
qu'il ne dirait rien de plus. Et ceux qui ont fait cela sont aujourd'hui
vos prêtres, nous effrayant encore de leurs menaces et nous persécutant
comme ils peuvent.
7. Et cependant notre évêque n'a pas porté plainte
aux empereurs pour les injures et les persécutions que l'Eglise
catholique a souffertes alors dans notre pays; mais, un concile s'étant
réuni (2), on vous a conviés à la paix, à des
conférences entre vous : on espérait que la fin de l'erreur
et le rétablissement de la paix apporteraient des joies à
la charité fraternelle. Proculéien répondit à
la sommation qui lui fut adressée, les actes publics vous l'apprennent,
que vous assembleriez un concile de votre côté, et que vous
y décideriez ce que vous aviez à nous dire; puis, de nouveau
pressé de remplir sa promesse, il déclara authentiquement
qu'il se refusait à des conférences de paix. Comme ensuite,
au vu et su de tout le monde, la barbarie de vos clercs et des circoncellions
ne cessait pas, la cause fut entendue; et quoiqu'on eût jugé
Crispin hérétique, la mansuétude catholique ne permit
pas qu'il supportât l'amende de dix livres d'or à laquelle
les lois impériales condamnaient les hérétiques; ce
quine l'empêcha pas d'en appeler aux empereurs. Si l'appel a eu le
résultat que vous connaissez, ne devez-vous pas vous en prendre
à (iniquité antérieure de ceux de votre parti et à
cet appel même? Et, toutefois, après cette décision
impériale, l'intercession de nos évêques auprès
de l'empereur parvint encore à décharger Crispin de l'amende
de dix livres d'or. Bien plus, ils envoyèrent à la cour des
députés de leur concile (3) pour obtenir que tous vos évêques
et vos clercs ne fussent pas, soumis a l'amende de dix livres d'or, portée
contre tous les hérétiques, mais qu'elle fût seulement
appliquable à ceux dans les propriétés de qui l'Eglise
catholique subissait des violences de votre parti. Mais quand les députés
arrivèrent à Rome, l'empereur était sous le coup de
l'émotion que lui faisaient ressentir les horribles blessures
1. Proculéien était évêque donatiste à
Hippone. 2. A Carthage, en 403.
3. Concile de Carthage de l'année 404.
129
qui venaient d'être faites à l'évêque catholique
de Bagaie (1), et son indignation avait déjà fait
les lois qui furent envoyées en Afrique. Du moment où
vous avez commencé à en éprouver la sévérité,
non pour le mal, mais pour le bien, que deviez-vous faire, si ce n'est
de vous adresser à nos évêques pour leur proposer ce
qu'auparavant ils vous avaient proposé eux-mêmes une conférence
d'où pût sortir la vérité?
8. Non-seulement vous. n'avez pas fait cela, mais ceux de votre parti
ont redoublé de violence à notre égard. Ils ne se
bornent pas à nous attaquer avec le bâton et à nous
déchirer avec . le fer, mais, par une incroyable combinaison de
crime, ils nous lancent dans les yeux, pour nous aveugler, de la chaux
délayée dans du vinaigre. Pillant nos maisons, ils se sont
fait de grandes et terribles- armes avec lesquelles ils se répandent
de tous côtés, tuant, pillant, mettant le feu, crevant les
yeux. Voilà ce qui nous a forcés à porter d'abord
nos plaintes devant votre sagesse; considérez que la plupart d'entre
vous, que vous tous qui vous dites persécutés, vous demeurez
tranquilles chez vous ou chez autrui, sous ces terribles lois des empereurs
catholiques, et, pendant ce temps, nous souffrons de la part de ceux de
votre parti des maux inouïs ! Vous vous dites persécutés,
et nous sommes assommés à coups de bâton ou percés
par le fer; vous vous dites persécutés, et nos demeures sont
pillées et dévastées par vos gens; vous vous dites
persécutés, et vos gens nous aveuglent par de la chaux et
du vinaigre. Si parfois ils se donnent la mort, ces trépas sont
des sujets de haine contre nous, et, pour vous, des sujets de gloire. Ils
ne s'imputent pas ce qu'ils nous font; et, ce qu'ils se font, ils nous
l'imputent. Ils vivent comme des larrons, meurent comme des circoncellions,
et sont honorés comme des martyrs; et, du reste, nous n'avons jamais
ouï dire que les larrons aient crevé les yeux à ceux
qu'ils ont volés : ils enlèvent à la lumière
ceux qu'ils tuent, mais ils n'enlèvent pas la lumière aux
vivants.
9. Pendant ce temps-là, si, parmi les vôtres, il en est
qui tombent entre nos mains, nous les protégeons avec grand amour,
nous leur parlons, nous leur lisons tout ce qui peut dissiper l'erreur
qui sépare des frères de leurs frères; nous faisons
ce que le Seigneur a prescrit par
1. Les ruines de Bagaïa ou Vagïa se voient à deux
lieues au nord-ouest du poste français de Krenchela. On y trouve
une enceinte byzantine dans un remarquable état de conservation.
Les arabes désignent ces ruines sous le nom de Ksar Bagaie.
le prophète Isaïe, lorsqu'il a dit : « Écoutez,
vous qui craignez la parole du Seigneur; dites : Vous êtes nos frères
à ceux qui vous haïssent et vous exècrent, afin que
le nom du Seigneur soit honoré et devienne pour eux une cause de
joie; mais qu'ils soient eux-mêmes confondus (1). » Si quelques-uns
d'entre eux sont frappés de l'évidence de la vérité
et de la beauté de la paix, nous ne leur donnons pas une seconde
fois le baptême qu'ils ont reçu et qu'ils gardent comme des
déserteurs gardent fine marque royale, mais nous les associons à
la foi qui leur a manqué, à la charité de l'Esprit-Saint
et au corps du Christ. Il est écrit que la foi purifie les coeurs
(2), et que la charité couvre la multitude des péchés
(3). Mais si, par endurcissement ou par fausse honte, ne pouvant supporter
les insultes de ceux avec qui ils débitaient tant de faussetés
et méditaient tant de mauvais desseins contre nous; si surtout,
craignant de s'attirer les mauvais traitements qu'auparavant ils ne nous
épargnaient 'pas, ils refusent de rentrer dans l'unité du
Christ, nous les laissons aller sains et saufs comme nous les avions pris
: autant que nous le pouvons, nous avertissons nos laïques de ne faire
aucun mal à ceux qui leur tombent entre les mains, et de nous les
amener pour les reprendre et les instruire. Il en est qui nous écoutent
et qui le font s'ils peuvent; d'autres en agissent avec ces gens-là
comme avec des voleurs, car les mauvais traitements qu'ils endurent de
leur part les autorisent à les regarder comme tels. Quelques-uns
préviennent avec des coups les coups dont ils sont menacés;
quelques-uns encore conduisent aux juges ceux qu'ils ont pris, et nous
n'obtenons pas qu'ils leur pardonnent : tant sont horribles les maux qu'ils
redoutent ! Néanmoins ces malheureux égarés gardent
en tout des habitudes de brigands, et exigent qu'on les honore comme des
martyrs.
10. Voici le désir que nous vous exprimons par cette lettre
et par les frères que nous envoyons près de vous. D'abord,
si c'est possible, nous souhaitons que vous confériez pacifiquement
avec nos évêques, afin qu'on atteigne l'erreur où elle
se rencontrera et non pas les hommes, afin que les hommes soient ramenés
et non pas punis; nous souhaitons que vous vous réunissiez enfin
avec ceux dont vous aviez méprisé auparavant les offres de
réunion.
1. Is. LXI, 5. 2. Act. XV, 9. 3. I Pierre, IV, 8.
130
Combien il serait meilleur d'agir ainsi et d'envoyer à l'empereur
ce qui aurait été fait et signé, que de recourir aux
puissances sécu lières, qui ne peuvent que procéder
contre vous conformément aux lois déjà portées?
En effet, vos collègues qui passèrent les mers dirent qu'ils
étaient venus pour que les préfets les entendissent; ils
demandèrent d'être entendus avec notre saint père l'évêque
catholique Valentin qui se trouvait alors à la cour ; le juge ne
pouvait le leur accorder; il jugeait selon les lois faites contre vous;
et l'évêque Valentin lui-même n'était pas venu
pour cela et n'avait pas reçu de ses collègues un semblable
mandat. Combien donc il vaut mieux recourir à l'empereur, lui qui
n'est pas soumis à ces lois, qui a le pouvoir d'en faire d'autres,
et qui, après avoir pris connaissance de vos conférences,
pourrait prononcer sur l'affairé tout entière, quoiqu'elle
passe pour jugée depuis déjà longtemps ! Nous ne voulons
pas conférer pour que la cause soit de nouveau finie, mais pour
qu'elle se montre finie à ceux qui n'en savent rien. Si vos évêques
veulent faire cela, qu'avez-vous à perdre et que 'ne gagnerez-vous
pas ? Votre bonne volonté sera manifestée, et on ne vous
reprochera plus avec raison de vous défier de votre propre cause.
Croyez-vous par hasard que cela vous soit religieusement défendu
? Mais vous n'ignorez point que le Christ Notre-Seigneur a parlé
de la loi avec le diable lui-même (1), que l'apôtre Paul a
conféré sur l'hérésie des stoïciens et
des épicuriens, non-seulement avec des juifs, mais encore avec des
philosophes gentils (2) ? Direz-vous que les lois de l'empereur ne vous
permettent pas de vous réunir avec nos évêques? Eh
bien ! réunissez-vous à vos évêques du pays
d'Hippone, où nous avons tant à souffrir de la part des gens
de votre parti. Ne serait-il pas plus permis et plus aisé à
vos gens de faire arriver jusqu'à nous vos écrits que leurs
armes?
11. Enfin, répondez-nous comme nous le désirons, par
ces mêmes frères que nous envoyons vers vous. Si vous ne voulez
pas de cela, entendez-nous du moins avec ceux des vôtres qui nous
font souffrir tant de maux. Montrez-nous la vérité par laquelle
vous vous dites persécutés, tandis que nous sommes en butte
aux violences cruelles de votre parti. Si vous nous prouvez que nous sommes
dans l'erreur, vous nous accorderez peut-être de ne
1. Matth. IV, 4. 2. Act. XVII, 18.
pas nous rebaptiser ; vous trouverez juste, qu'ayant été
baptisés par ceux que vous n'avez frappés d'aucun jugement,
nous soyons traités comme ceux que Félicien de Musti et Prétextat
d'Assuri avaient baptisés pendant un si long temps, pendant que
vous vous efforciez de les chasser de leurs Eglises à l'aide des
ordres des juges séculiers, parce que ces évêques restaient
dans la communion de Maximien, avec lequel vous les aviez condamnés
expressément et nommément dans le concile de Bagaie. Nous
prouvons toutes ces choses par les actes judiciaires et municipaux, où
vous alléguez votre propre concile, voulant montrer aux juges que
vous chassiez vos schismatiques de leurs Eglises. Et cependant, vous qui
avez fait schisme avec la race d'Abraham, en qui toutes les nations sont
bénies (1), vous ne voulez pas être chassés de vos
Eglises, non point par des juges, ainsi que vous l'avez fait à l'égard
de vos schismatiques, mais par les rois de la terre eux-mêmes, qui,
selon la prophétie , adorent le Christ, par ces rois devant qui,
vous les accusateurs de Cécilien, vous avez été vaincus.
12. Mais, si vous ne voulez ni nous entendre ni nous instruire, venez,
ou envoyez avec nous au pays d'Hippone des gens qui voient votre troupe
armée, plus inhumaine que ne l'ont jamais été les
soldats contre les barbares, car ils ne leur lançaient pas dans
les yeux de la chaux et du vinaigre. Si vous refusez aussi cela, écrivez-leur
au moins, afin qu'ils ne recommencent plus de pareilles horreurs, afin
qu'ils. cessent de nous tuer, de nous piller, de nous aveugler. Nous ne
voulons pas dire Condamnez-les. Ce sera à vous de voir comment vous
n'êtes pas souillés par les brigands que nous vous montrons
dans votre communion, et comment nous sommes souillés, nous, par
les traditeurs que vous n'avez jamais pu. nous montrer. Choisissez, sur
toutes ces choses, ce que vous voudrez. Si vous méprisez nos plaintes,
nous ne nous repentirons pas d'avoir voulu agir pacifiquement avec vous.
Le Seigneur assistera son Eglise, et vous vous repentirez d'avoir dédaigné
nos humbles avis.
1. Gen. XXII, 18.
LETTRE LXXXIX. (Au commencement de l'année 402.)
Festus était un riche personnage chargé d'importantes
fonctions dans l'empire ; il possédait dans le pays d'Hippone des
domaines considérables; catholique lui-même, il avait pour
fermiers et paysans des donatistes; une lettre qu'il avait écrite
dans le but de les ramener à l'unité de l'Église n'avait
produit aucun fruit. Saint Augustin lui adressa celle qu'on va lire afin
de le déterminer à de nouveaux efforts; pour l'éclairer
et le frapper, il ramassa les faits et les raisonnements les plus propres
à faire juger la question religieuse et à établir
le bon droit. Cette lettre serrée, ingénieuse et vive, et
où de beaux mouvements se rencontrent, est une vigoureuse démonstration.
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET AIMABLE FILS FESTUS,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Si le goût de l'erreur, d'une division coupable, de faussetés
tant dg fois démontrées pousse des hommes à renouveler
audacieusement et sans cesse leurs menaces et leurs pièges contre
l'Église catholique uniquement occupée de leur salut, combien
il est plus juste et plus convenable que les partisans de la paix et de
l'unité chrétienne, les amis de cette vérité
éclatante même aux yeux qui feignent de ne pas la voir ou
la dérobent aux autres, se dévouent activement, non-seulement
à la défense de ceux qui sont catholiques, mais encore à
la conversion de ceux qui ne le sont pas ! Car si l'opiniâtreté
travaille à se créer des forces indomptables, quelles forces
ne devrait pas avoir la constance qui sait qu'elle plaît à
Dieu dans ses persévérants efforts pour le bien, et qu'elle
ne peut pas déplaire aux hommes sages.
2. Or, quoi de plus malheureux et de plus mauvais que l'état
des donatistes, se glorifiant de souffrir la persécution ! Bien
loin de se sentir confondus par la répression de leur propre iniquité,
ils veulent qu'on les en loue! Ils ignorent dans leur étonnant aveuglement
ou feignent d'ignorer dans leur coupable fureur que ce n'est pas le supplice,
mais la cause qui fait les vrais martyrs. Je dirais cela contre ceux qui
ne seraient que dans les ténèbres de l'hérésie,
et qui, à cause d'un tel sacrilège, subiraient des peines
méritées; je le dirais lors même qu'ils n'oseraient
commettre aucune violence contre qui que ce soit. Mais que penser de ceux
dont il faut réprimer la perversité par la terreur des confiscations,
ou auxquels il faut apprendre, en les exilant, que l'Église est
partout répandue, l'Église qu'ils aiment mieux attaquer que
reconnaître? Et si ce que leur fait souffrir une législation
au fond très-charitable est comparé à ce qui est l'oeuvre
de leur audace furieuse, qui ne verra de quel côté se trouvent
les vrais persécuteurs? Des fils mauvais, par cela seul qu'ils vivent
mal, sans même qu'ils portent la main sur un père ou une mère,
persécutent la tendresse de leurs parents; et ceux-ci, plus ils
aiment leurs enfants, plus ils redoublent d'énergie pour les amener
ouvertement à une vie meilleure sans aucune persécution.
3. Il existe des actes publics d'une parfaite authenticité,
que vous pouvez lire si vous voulez, ou plutôt que je vous engage
à lire; ces actes prouvent que les ancêtres de ceux qui les
premiers se sont séparés de la paix de l'Église, osèrent
accuser Cécilien auprès de l'empereur Constantin par le proconsul
Anulin. Si ce jugement leur eût donné gain de cause, qu'aurait
souffert Cécilien, sinon ce qu'ils ont été condamnés
à souffrir après avoir été vaincus devant le
tribunal impérial? Si leurs triomphantes accusations avaient fait
chasser de leurs sièges Cécilien et ses collègues,
ou si ces derniers, persévérant dans leur révolte,
avaient été condamnés à des peines plus rigoureuses
(car vaincus et résistants ils auraient rencontré les royales
sévérités), alors r les donatistes auraient partout
demandé des louanges pour leur prévoyante sollicitude, dévouée
aux intérêts de l'Église. Mais maintenant qu'ils ont
été mis en déroute et n'ont pu prouver rien de ce
qu'ils avaient avancé , s'ils souffrent quelque chose pour leur
iniquité, ils l'appellent une persécution; ils n'imposent
à leur furie aucune répression, mais ils réclament
les honneurs des martyrs : comme si les empereurs chrétiens catholiques,
en châtiant leur iniquité, faisaient autre chose que de suivre
le jugement de Constantin, sollicité par les accusateurs mêmes
de Cécilien : ceux-ci, préférant l'autorité
de l'empereur à tous les évêques d'outre-mer, lui déférèrent
et non pas aux évêques, la cause de l'Église; ils en
appelèrent à l'empereur du jugement épiscopal que
lui-même avait fait rendre à Rome et où ils furent
condamnés, et en appelèrent encore à son tribunal
du jugement épiscopal prononcé à Arles et toutefois
condamnés définitivement par l'empereur lui-même, ils
demeurèrent dans la perversité. Vraiment je crois que le
diable (132) lui-même, s'il était vaincu autant de fois par
l'autorité d'un juge qu'il aurait choisi de son plein gré,
n'oserait pas persister dans son opinion.
4. On pourrait dire que ce sont là des jugements humains, sujets
à l'erreur, aux surprises, à la corruption; mais pourquoi
accuser le monde chrétien et lui reprocher les crimes de je ne sais
quels traditeurs? A-t-il pu, a-t-il dû plutôt croire des accusateurs
vaincus que des juges choisis par eux-mêmes? Ces juges ont bien ou
mal jugé, Dieu le sait; mais qu'a-t-elle fait, cette Eglise répandue
par toute la terre, cette Eglise que ces gens-là voudraient rebaptiser,
uniquement parce que dans une cause où elle ne pouvait pas démêler
la vérité, elle a cru devoir s'en rapporter à ceux
qui ont pu juger plutôt qu'à ceux qui n'ont pas cédé
malgré leur défaite? O le grand crime de toutes les nations
que Dieu promit de bénir dans la race d'Abraham (1), et qu'il a
bénies comme il l'a promis ! Ces nations disent d'une même
voix : Pourquoi voulez-vous nous rebaptiser? Et on leur répond :
Parce que vous ne savez pas quels sont ceux qui ont été en
Afrique les traditeurs des livres saints, et, dans ce que vous ne savez
pas, vous avez mieux aimé croire des juges que des accusateurs 1
Si nul n'est coupable du crime d'autrui, en quoi ce qui a été
commis en Afrique regarde-t-il l'univers ? Si un crime inconnu n'est imputable
à personne, comment l'univers a-t-il pu connaître le crime
des juges ou des accusés? Jugez, vous tous qui avez du bon sens.
Telle est la justice des hérétiques : parce que le monde
ne condamne pas un crime inconnu, le parti de Donat condamne le monde sans
l'entendre. Mais c'est assez pour l'univers d'avoir les promesses de Dieu,
de voir en lui-même l'accomplissement des anciennes prophéties
et de reconnaître l'Eglise dans ces mêmes Ecritures où
il reconnaît aussi le Christ son roi. Car là où sont
prédites, touchant le Christ, les choses dont nous lisons l'accomplissement
dans l'Evangile, là sont prédites, touchant l'Eglise, les
choses dont nous voyons l'accomplissement dans le monde entier.
5. Un esprit de quelque sagesse s'inquiète peu de ce qu'ils
ont coutume de dire au sujet du baptême du Christ. A les entendre,
ce baptême n'est vrai que si un homme juste le confère; or
toute la terre connaît cette manifeste vérité
1. Gen. XXII, 18.
de l'Evangile de saint Jean: « Celui qui m'a envoyé baptiser
dans l'eau, m'a dit: Celui sur qui vous verrez descendre et se reposer
le Saint-Esprit comme une colombe, c'est celui-là qui baptise dans
le Saint-Esprit (1). » Aussi l'Eglise, pleine de sécurité,
ne met pas son espérance dans l'homme, de peur de s'exposer à
cette sentence de l'Ecriture : « Maudit soit celui qui met son espérance
dans l'homme (2); » mais l'Eglise met son espérance dans le
Christ qui a pris la forme d'un esclave sans perdre la forme de Dieu, et
dont il a été dit : « C'est celui-là qui baptise.
» Et quelque soit l'homme qui est le ministre de son baptême,
quelque soit le poids de ses fautes , ce n'est pas lui qui baptise, c'est
celui sur lequel descendit la colombe. Ces gens-là, dans la vanité
de leurs pensées, cheminent au milieu de tant d'absurdités
qu'ils ne trouvent plus à s'en délivrer. Puisqu'ils reconnaissent
pour bon et vrai baptême celui que confèrent parmi eux les
coupables dont les crimes sont cachés, nous leur disons: Qui baptise
alors? Ils n'ont rien à répondre si ce n'est : Dieu. Ils
ne peuvent dire en effet qu'un homme adultère sanctifie quelqu'un.
Nous ajoutons : Si donc lorsqu'un homme manifestement juste baptise, c'est
lui-même qui sanctifie, et si lorsque c'est un homme secrètement
inique qui baptise, ce n'est pas lui mais Dieu qui sanctifie, ceux qui
sont baptisés doivent souhaiter de l'être par des hommes secrètement
mauvais plutôt que par des hommes manifestement bons; car Dieu les
sanctifie beaucoup mieux qu'un homme juste, quel qu'il puisse être.
Or, s'il est absurde qu'on désire être plutôt baptisé
par un homme secrètement adultère que par un homme manifestement
chaste, il en résulte que, quelque soit le ministre qui le confère,
le baptême est valide, parce que c'est celui sur lequel descendit
la colombe qui baptise lui-même.
6. Et pourtant, malgré cette vérité évidente
qui frappe les oreilles et les coeurs des hommes, tel est pour quelques-uns
la profondeur de l'abîme d'une mauvaise coutume, qu'ils aiment mieux
résister à toutes les autorités et à toutes
les raisons que de s'y soumettre. Or, ils résistent de deux manières
: par la rage ou par la nonchalance. Que fera donc ici la médecine
de l'Eglise, cherchant dans sa maternelle charité le salut de tous,
et flottant incertaine entre les
1. Jean, I, 33. 2. Jér. XVII, 5.
133
frénétiques et les léthargiques? Peut-elle, doit-elle
les mépriser ou les délaisser? Il est nécessaire qu'elle
soit importune aux uns et aux autres, parce qu'elle n'est ennemie ni des
uns ni des autres. Les frénétiques ne veulent pas qu'on les
lie ni les léthargiques qu'on les excite; mais la charité
fidèle continue à châtier le frénétique,
à stimuler le léthargique, à les aimer tous les deux.
Tous les deux sont mécontents, mais tous les deux sont aimés;
molestés tous les deux, ils s'indignent tant qu'ils sont malades,
mais, une fois guéris, ils remercient.
7. Enfin, nous ne les recevons point parmi nous comme ils étaient,
ainsi qu'ils le croient et qu'ils s'en vantent, mais nous les recevons
tout à fait changés, parce qu'ils ne commencent à
être catholiques qu'en cessant d'être hérétiques.
Nous ne tenons pas pour ennemis les sacrements qu'ils ont en commun avec
nous, parce que ces sacrements ne sont pas humains, mais divins. Il faut
leur ôter l'erreur particulière dont ils se sont malheureusement
pénétrés, et non pas les sacrements qu'ils ont reçus
comme nous, qu'ils portent et qu'ils gardent pour leur condamnation, parce
qu'ils les gardent indignement, mais enfin ils les gardent. Une fois l'erreur
abandonnée et le mal de la séparation disparu, ils passent
de l'hérésie à la paix de l'Eglise qu'ils n'avaient
pas, et sans laquelle ce qu'ils avaient leur était funeste. Mais
si, lorsqu'ils passent à nous, ils manquent de sincérité,
ce n'est plus notre affaire, c'est l'affaire de Dieu. Quelques-uns néanmoins,
dont on ne jugeait pas le retour véritable, mais seulement inspiré
par la terreur de la loi, ont été trouvés tels dans
la suite, au milieu de diverses épreuves, qu'on les préférait
à d'anciens catholiques. Ce n'est donc pas agir pour rien que de
presser d'agir. Car ce n'est pas seulement par les terreurs humaines qu'est
battu en brèche le mur de la coutume endurcie, mais aussi la foi
s'affermit et l'intelligence s'éclaire par les autorités
divines et les bonnes raisons.
8. Cela étant, vous saurez que vos hommes du pays d'Hippone
sont encore donatistes, et que vos lettres ne leur ont rien fait. Pourquoi
ces lettres ont-elles été inutiles? Il n'est pas besoin de
l'écrire; mais envoyez quelqu'un des vôtres, un de vos serviteurs
ou de vos amis, à qui vous puissiez en sûreté confier
cette affaire : il viendra d'abord, non pas sur les lieux, mais auprès
de nous, à l'insu de ces hommes, et, après avoir pris conseil
de nous, il fera ce qui paraîtra convenable avec l'aide de Dieu.
En agissant ainsi, nous n'agissons pas seulement pour eux, mais aussi pour
nos catholiques : le voisinage de vos gens leur est un danger dont il ne
nous est pas possible de ne pas nous préoccuper. J'aurais pu vous
écrire ceci très-brièvement, mais j'ai voulu que vous
eussiez une lettre de moi qui vous fît connaître les motifs
de mon inquiétude, et aussi qui vous mît en mesure de répondre
à quiconque vous dissuaderait de travailler à ramener vos
gens ou nous reprocherait de vous le demander. Si j'ai fait quelque chose
d'inutile en disant ce que vous saviez déjà ou ce que vous
aviez vous-même pensé, ou si j'ai été importun
en écrivant une trop longue lettre à un homme si occupé
des affaires publiques, je vous prie de me le pardonner, pourvu cependant
que vous ne méprisiez ni mes avis ni mes prières: ainsi vous
garde la miséricorde de Dieu.
LETTRE XC. (Année 408.)
Nous avons raconté , dans l'Histoire de saint Augustin (chap.
XXIII) , une émeute païenne à Calame, aujourd'hui Ghelma,
contre les chrétiens de cette ville, à la suite de la célébration
illégale d'une fête que nous croyons être la fête
de Flore, le ter juin 408. Les excès commis faisaient redouter de
rigoureux châtiments. Un vieillard païen de Calame adressa à
saint Augustin la lettre suivante pour implorer sa miséricordieuse
intervention; cette lettre, qui est un hommage au pontife d'Hippone, montre
aussi quelle idée les païens avaient d'un évêque.
NECTARIUS A L'ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-AIMABLE FRÈRE
AUGUSTIN, ÉVÊQUE.
Vous savez toute la grandeur de l'amour de la patrie, je ne vous en
dirai rien ; c'est le seul amour qui, à bon droit, l'emporte sur
l'amour des parents. Si les gens de bien ne se devaient pas à la
patrie sans mesure et sans fin, je m'excuserais avec raison de ne plus
lui rendre de services. Mais, comme l'attachement à la cité
ne fait que s'accroître de jour en jour, plus on approche du terme
de la vie, plus on souhaite laisser sa patrie tranquille et florissante.
Aussi, je me réjouis d'avoir à tenir ce langage à
un homme qui possède toutes les connaissances. il y a à Calame
bien des choses que j'ai raison d'aimer, soit parce que j'y suis né,
soit parce que je crois avoir rendu à cette ville de grands services.
Mais, éminent et très-aimable seigneur, elle est tombée
par un grave égarement de son peuple; et si nous sommes jugés
d'après la rigueur de la loi, cet égarement doit être
frappé du châtiment le plus sévère. Mais il
est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des
(134) hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur
situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de
leurs fautes. C'est pourquoi je demande et je supplie, autant qu'il est
en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit
défendu, et ne subisse pas des châtiments immérités.
Accordez-nous ce qu'une nature comme la vôtre prévoit bien
que nous demandons. Une contribution pour les dommages sera aisée
à imposer; seulement qu'on nous épargne les supplices. Vivez
de plus en plus agréable à Dieu, illustre seigneur et très-aimable
frère.
LETTRE XCI. (Année 405.)
Voici la réponse de saint Augustin à Nectarius; c'est
un très-curieux monument des relations entre les chrétiens
et les païens des premiers âges de l'Eglise. Ce qui frappe dans
le langage de l'évêque, en face des polythéistes, c'est
un sens moral supérieur; on y remarque aussi, dans sa plus sainte
énergie, le prosélytisme évangélique, et, dans
toute sa mansuétude, le génie chrétien. C'est cette
lettre de saint Augustin qui nous a appris ce que nous savons des désordres
de Calame à la fête de Flore.
AUGUSTIN A L'EXCELLENT SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE NECTARIUS.
1. Je ne m'étonne pas que, malgré le froid de la vieillesse,
votre coeur brûle de l'amour de la patrie, je vous en loue; je vois,
non à regret, mais avec plaisir, que non-seulement vous vous rappelez,
mais encore que vous montrez par votre vie, que les gens de bien se doivent
à leur patrie sans mesure et sans fin. C'est pourquoi nous voudrions
qu'un homme tel que vous devînt citoyen d'une certaine patrie d'en-haut
dont le saint amour soutient notre faiblesse dans les dangers et les fatigues,
au milieu de ceux que nous nous efforçons d'y conduire, afin que
vous sussiez qu'on se doit sans mesure et sans fin à cette petite
portion qui est sur cette terre comme en voyage; vous en seriez d'autant
meilleur que vous rempliriez des devoirs envers une cité meilleure
vous trouveriez, dans son éternelle paix, une joie sans fin, après
vous être dévoué à travailler sans fin pour
elle pendant la vie.
2. Mais en attendant que cela arrive, car j e ne désespère
pas que vous puissiez obtenir cette patrie et que votre pensée en
soit déjà prudemment occupée (le père qui vous
a engendré dans celle-ci vous y a précédé (1);
donc en attendant que cela arrive, pardonnez-nous si, à cause de
notre patrie que nous désirons n'abandonner
1. Le père de Nectarius était mort chrétien.
donner jamais; nous attristons la vôtre que vous voudriez laisser
florissante. Si nous examinions avec votre sagesse de quelles « fleurs
n vous parlez ici, je ne craindrais pas qu'il fût difficile de vous
persuader et de vous faire convenir de quelle façon une cité
doit fleurir. Le plus illustre de vos poètes a glorifié certaines
fleurs de l'Italie; mais, quant à nous, dans votre patrie, nous
avons moins été à même de connaître par
quels hommes cette terre a fleuri que par quelles armes elle a brillé;
que dis-je? ce ne sont pas des armes, mais des flammes; elle n'a pas brillé,
elle a brûlé. Si un si grand crime demeurait impuni, si une
juste correction n'atteignait les méchants, pensez-vous que vous
laisseriez votre patrie florissante ? O fleurs sans fruits et suivies d'épines
! Voyez si vous aimez mieux que votre patrie fleurisse par la piété
que par l'impunité, par la correction des moeurs que par la sécurité
de l'audace. Comparez, et voyez si vous nous' surpassez en amour pour votre
patrie, si, plus ardemment et plus véritablement que nous, vous
désirez qu'elle soit florissante.
3. Considérez un peu ces mêmes livres de la République,
où vous avez puisé ce profond amour de la patrie, à
laquelle tout homme d'honneur doit se dévouer sans mesure et sans
fin. Regardez, je vous prie, et voyez quelles grandes louanges on y donne
à la frugalité et à la continence, à la fidélité
du lien conjugal, à cette loyauté de sentiments et à
cette chasteté de moeurs dont la pratique rend une cité florissante.
Or, ce sont ces moeurs qu'on recommande et qu'on enseigne dans les Eglises
qui croissent à travers le monde et sont comme autant de saintes
écoles pour les peuples; on y apprend surtout la piété
par laquelle le vrai Dieu est honoré; ce Dieu véridique qui
non-seulement nous commande, mais encore nous fait la grâce d'accomplir
tous ces devoirs, dont la pratique prépare et dispose l'âme
à vivre en société avec lui dans l'éternelle
et céleste cité. De là vient qu'il a prédit
et ordonné le renversement des images de cette foule de faux dieux.
Rien ne rend les hommes plus insociables par la corruption de la vie, que
l'imitation de ces dieux tels que les représentent et les glorifient
les livres des auteurs païens.
4. Enfin ces doctes génies, qui cherchaient non dans des actions
publiques, mais dans des discussions particulières ce qui pouvait
faire la grandeur de la République et de la cité de (135)
la terre comme ils la comprenaient; ce n'est pas l'imitation de leurs dieux
qu'ils proposaient à la jeunesse pour la former, mais l'imitation
des hommes qui, par leurs vertus, leur paraissaient dignes de louanges.
Et en effet ce jeune homme de Térence qui, voyant sur un mur une
peinture représentant l'adultère du roi des dieux, sentit
redoubler le feu de sa passion par l'autorité d'un si grand exemple,
ne serait jamais tombé dans de criminels désirs et dans leur
assouvissement, s'il avait préféré imiter Caton que
Jupiter. Mais comment l'aurait-il fait, puisque, dans les temples, il était
forcé d'adorer Jupiter plutôt que Caton? Peut-être ne
devons-nous pas tirer d'une comédie de quoi confondre les dissolutions
des impies et leurs sacrilèges superstitions. Lisez ou rappelez-vous
ce qui est dit dans ces mêmes livres de la République, que
les comédies écrites ou jouées ne plairaient pas si
elles ne s'accordaient avec les moeurs : il demeure donc établi
par l'autorité et le témoignage des hommes les plus illustres
dans l'Etat, que les gens les plus mauvais deviennent plus mauvais encore
par l'imitation de leurs dieux, lesquels assurément ne sont pas
de vrais dieux, mais des dieux faux et inventés.
5. Tout ce qu'on a écrit sur la vie et les moeurs des dieux,
me direz-vous, doit être bien autrement compris et interprété
par les sages. Et naguère nous avons entendu dans les temples, devant
les peuples rassemblés, ces interprétations salutaires. Mais,
je vous le demande, les hommes ferment-ils les yeux à la vérité
au point de ne pas voir des choses si évidentes et si claires ?
La peinture, le bronze, la sculpture, les écrits, les lectures,
la comédie, le chant, la danse représentent en tant de lieux
Jupiter commettant des adultères; qu'importe si, seulement dans
son Capitole, on le représente défendant ces désordres?
Si, personne ne l'empêchant, ces infamies bouillonnent au sein des
peuples, sont adorées dans les temples et font rire au théâtre;
si, pour leur immoler des victimes, on dévaste le troupeau du pauvre;
si, pour le retracer par le jeu et la danse des histrions, on dissipe de
riches patrimoines, peut-on dire que les villes soient alors florissantes?
Ces fleurs n'ont pas pour mère une terre fertile ni quelque riche
vertu, mais une mère digne d'elles; c'est la déesse Flore
dont les jeux se célèbrent par les dernières turpitudes;
chacun doit comprendre quel démon est cette déesse qu'on
n'apaise ni par des sacrifices d'oiseaux et de quadrupèdes, ni par
le sang humain, mais ce qui est un crime beaucoup plus énorme, par
le sacrifice de la pudeur humaine.
6. J'ai dit ceci parce que vous avez écrit que, votre âge
vous rapprochant de la fin de la vie, vous désiriez laisser votre
patrie tranquille et florissante. Que toutes ces vaines. extravagances
disparaissent, que les hommes soient amenés au vrai culte de Dieu
et aux moeurs chastes et pieuses, c'est alors que vous verrez votre patrie
florissante, non pas dans l'opinion des insensés, mais dans la vérité
des sages; d'ailleurs cette patrie de la chair et du temps sera ainsi une
portion de l'autre patrie dont nous devenons les enfants, non par le corps
mais par la foi, et où tous les saints et les fidèles de
Dieu fleuriront après les travaux et en quelque sorte, après
l'hiver de cette vie pendant l'interminable éternité. Aussi
nous ne voulons ni mettre de côté la douceur chrétienne,
ni laisser impuni dans cette cité un exemple pernicieux pour toutes
les autres. Dieu nous assistera dans ces desseins de modération,
si lui-même n'est pas trop indigné contre eux. Du reste nous
ferions un appel inutile et à la mansuétude que nous désirons
conserver, et à la sévérité tempérée
à laquelle nous voulons recourir, si Dieu voulait secrètement
a re chose, soit qu'il jugeât qu'un si grand mal dût être
plus rigoureusement puni, soit que, par un plus terrible effet de sa colère,
il le laissât impuni pour un temps, sans que les coupables fussent
corrigés ni ramenés vers lui.
7. Votre sagesse nous fait remarquer le caractère épiscopal,
et vous dites que votre patrie est tombée par un grave égarement
de son peuple : « Si nous sommes jugés d'après la rigueur
de la loi, dites-vous, cet égarement doit être frappé
du châtiment le plus sévère. Mais, ajoutez-vous, il
est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des
hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation
meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes.»
Voilà tout à fait ce que nous nous efforçons de faire;
soit que nous jugions, soit que tout autre juge et que nous intercédions,
nous cherchons toujours à écarter le châtiment le plus
sévère, et nous désirons procurer aux hommes le salut
qui consiste dans le bonheur de bien vivre, et non pas dans le privilége
de faire le (136) mal en toute sûreté. Nous demandons aussi
instamment pardon non-seulement pour nos péchés, mais encore
pour les péchés d'autrui, et nous ne pouvons l'obtenir que
pour ceux qui se sont corrigés. Vous dites ensuite: « Je demande
et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable,
l'innocent soit défendu et ne subisse pas des châtiments immérités.
»
8. Voici brièvement ce qui s'est passé, et discernez
vous-même les coupables d'avec les innocents. Contrairement aux nouvelles
lois (1), le jour des calendes de juin, les païens, sans que personne
les en empêchât, célébrèrent leurs solennités
sacrilèges avec une si insolente audace que rien de pareil ne s'était
vu, même au temps de Julien : ils firent passer la bruyante troupe
de leurs danseurs dans la rue et devant la porte même de l'église.
Les clercs ayant essayé de s'opposer à quelque chose d'aussi
indigne et d'aussi positivement défendu, l'église fut lapidée.
Huit jours après, l'évêque ayant notifié aux
magistrats de la cité les lois que chacun du reste connaissait,
et les ordres donnés étant sur le point de s'exécuter,
l'église fut de nouveau lapidée. Le lendemain, les nôtres,
pour inspirer de la crainte aux méchants, voulurent qu'on insérât
dans les actes publics ce qui s'était passé : mais on leur
refusa ce droit, qui est le droit de tous; et le même jour, comme
si Dieu lui-même avait voulu répandre la terreur, la grêle
tomba sur la ville comme réponse aux pierres lancées la veille.
A peine eut-elle cessé, qu'une bande ennemie lança pour la
troisième fois des pierres sur l'église; elle mit le feu
aux habitations ecclésiastiques et tua un serviteur de Dieu qui
avait cherché inutilement à s'échapper: les autres
clercs se cachèrent ou s'enfuirent comme ils purent; l'évêque,
qui était parvenu à s'enfoncer et à se ramasser dans
je ne sais quel coin, où il se dérobait aux regards, y entendait
des menaces de mort et des reproches de ce qu'en se cachant il rendait
inutile la perpétration d'un si grand crime. Ces choses se passèrent
depuis dix heures jusqu'à la nuit avancée. Nul de ceux qui
pouvaient intervenir avec autorité n'essaya de réprimer ni
de secourir, excepté un étranger par lequel furent délivrés
plusieurs serviteurs de Dieu près de périr, et bien des objets
volés, arrachés aux pillards; l'heureuse
1. La loi d'Honorius qui interdisait aux païens la célébration
de leurs fêtes est du 24 novembre 407.
intervention de ce seul homme a fait voir clairement que ces désordres
auraient pu être aisément prévus ou arrêtés,
si les citoyens et surtout les magistrats s'y étaient opposés.
9. Ainsi donc, dans toute cette ville, il ne s'agit pas de discerner
les innocents d'avec les coupables, mais les moins coupables d'avec ceux
qui ne le sont plus. La faute est légère pour ceux qui, craignant
d'offenser les hommes les plus importants de la ville qu'ils savaient être
ennemis de l'Eglise, n'ont pas osé porter secours; mais ils sont
vraiment coupables tous ceux qui, sans commettre ni inspirer ces désordres,
les ont réellement voulus; plus coupables encore ceux qui les ont
commis, et très coupables ceux qui en étaient les instigateurs.
Quant à ceux-ci, ne prenons point des soupçons pour la vérité;
ne cherchons pas ce qui ne pourrait se découvrir qu'à force
de tourments. Pardonnons aussi à la frayeur de ceux qui ont mieux
aimé prier Dieu pour l'évêque et ses serviteurs, que
de s'exposer à offenser de puissants ennemis de l'Eglise. Mais pour
ce qui est des autres, pensez-vous qu'il ne faille les atteindre par aucune
peine et proposez-vous qu'on laisse impuni un si grand exemple d'horrible
fureur? Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments
de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement
à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants
peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur,
mais encore d'une façon qui leur soit utile et salutaire. En effet,
ils ont de quoi soutenir la santé de leur corps, de quoi vivre,
et de quoi mal vivre. Que leur santé et leur vie demeurent sauves,
afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons,
ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même
par de laborieux efforts. Mais, quant aux moyens de mal vivre, si Dieu
veut les retrancher, comme des parties gangrenées et nuisibles,
il punira très- miséricordieusement. S'il veut quelque chose
de plus ou s'il ne permet pas même cela, c'est à lui de savoir
la raison de ce dessein plus profond et sûrement plus juste; notre
soin et notre devoir, à nous, c'est d'agir dans la mesure de ce
que nous découvrons, c'est de le prier qu'il bénisse notre
intention d'être utile à tous, et qu'il ne nous laisse rien
faire qui ne profite et à nous et à son Eglise
il sait bien mieux que nous ce qui convient.
10. Quand dernièrement nous sommes allé (137) à
Calame pour consoler les nôtres dans l'amertume de leur douleur ou
pour apaiser leurs ressentiments, nous avons fait avec les chrétiens
ce qui nous a paru alors nécessaire. Nous avons ensuite admis auprès
de nous les païens eux-mêmes, cause de tout le mal, qui nous
avaient fait demander à venir nous voir; nous avons saisi cette
occasion pour les avertir de ce qu'ils devraient faire, s'ils étaient
sages, non-seulement pour éloigner les craintes actuelles, mais
encore pour acquérir le salut éternel. Nous leur avons dit
beaucoup de choses et ils nous en ont demandé beaucoup d'autres;
mais à Dieu ne plaise que nous soyons de tels serviteurs que nous
aimions à entendre les supplications de ceux qui ne se prosternent
pas devant Notre-Seigneur ! Votre clairvoyant esprit comprendra donc que
le but de nos efforts, sans nous départir de la mansuétude
et de la modération chrétienne, doit être ou de détourner
les autres d'imiter ces méchants dans leur perversité, ou
de les engager à les prendre pour modèles dans leur amendement.
Les pertes sont supportées par les chrétiens ou réparées
à l'aide des chrétiens.
Pour nous, qui aspirons
à gagner des âmes au prix même de notre sang, nous désirons
réussir plus abondamment dans cette cité, et n'en être
pas empêchés ailleurs par l'exemple qu'elle a donné.
Fasse la miséricorde de Dieu que nous puissions nous réjouir
de votre salut !
LETTRE XCII. (Année 408.)
Italica, dont on lit ici le nom et qu'on retrouvera un peu plus tard,
était une grande dame romaine en relation religieuse avec quelques-uns
des génies chrétiens de cette époque. Devenue veuve,
elle demanda de pieuses consolations à saint Augustin, qui lui répondit
par la lettre suivante; il parait qu'Italica avait beaucoup interrogé
l'évêque d'Hippone sur la manière dont les élus
verraient Dieu dans la vie future et qu'elle lui avait fait part de certains
systèmes monstrueux qu'elle entendait à Rome. Saint Augustin
l'instruit admirablement à cet égard.
AUGUSTIN ÉVÊQUE A L'ILLUSTRE ET EXCELLENTE DAME ITALICA,
SON HONORABLE FILLE DANS LA CHARITÉ DU CHRIST , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai appris non-seulement par votre lettre, mais encore par celui
qui me l'a apportée, que vous désiriez vivement en recevoir
une de moi, pensant que vous en tirerez quelque consolation. Voyez donc
ce que vous pouvez y prendre; pour moi je n'ai dû ni la refuser ni
la différer.
Consolez-vous avec votre foi et votre espérance, avec la charité
répandue dans les coeurs pieux par l'Esprit-Saint (1), dont nous
avons reçu maintenant comme un gage pour nous exciter à désirer
la plénitude tout entière. Car vous ne devez pas vous croire
abandonnée, quand vous avez, par la foi, le Christ présent
au fond de votre âme, ni vous affliger comme les païens qui
n'ont pas d'espérance, quand, par suite d'une promesse d'un accomplissement
certain. nous espérons que de cette vie d'où nous partirons
et d'où sont partis quelques-uns des nôtres non perdus par
nous, mais envoyés en avant, nous irons à une autre vie où
ils nous seront d'autant plus chers qu'ils nous seront plus connus, et
où nous les aimerons sans crainte d'aucune séparation.
2. Ici, quoique cet époux dont le départ vous a fait
veuve, vous fût bien connu, il était pourtant plus connu de
lui-même que de vous. Et d'où vient cela, puisque vous voyiez
son visage et qu'il ne le voyait pas lui-même? C'est que la connaissance
la plus certaine de nous-mêmes est au dedans de nous, dans ces profondeurs
où personne ne sait quelles sont les pensées de l'homme «
si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (2). » Mais quand
le Seigneur sera venu et qu'il aura éclairé ce qui est caché
dans les ténèbres et découvert les plus secrètes
pensées du coeur (3), alors notre prochain n'aura plus rien de voilé
pour le prochain, il n'y aura plus rien à confier aux amis, à
cacher aux étrangers, là où nul ne sera étranger.
Cette lumière elle-même, par laquelle s'éclaireront
toutes les choses aujourd'hui ensevelies dans les coeurs, que sera-t-elle
et de quel éclat? Quelle langue le dira? Qui au moins pourra y atteindre
par sa faible intelligence? Assurément cette lumière est
Dieu lui-même, parce que « Dieu est la lumière , et
il n'y a pas de ténèbres en lui (4); » mais c'est la
lumière des esprits purifiés et non pas des yeux du corps.
L'âme alors sera donc capable de voir cette lumière, elle
ne l'est pas encore maintenant.
3. Mais l'oeil du corps qui maintenant ne peut pas voir cela, ne le
pourra pas non plus alors. Car tout ce qui peut se voir avec les yeux du
corps doit être en quelque lieu; non pas tout entier partout, car
les moindres parties
1. Rom. V, 5. 2. I Cor. II, 11. 3. I Cor. IV, 5. 4. I Jean, I,
5.
138
occupent un moindre espace , et les plus grandes un espace plus étendu.
Il n'en est pas ainsi du Dieu invisible et incorruptible, « qui seul
a l'immortalité et habite une lumière inaccessible, ce Dieu
que nul homme n'a vu et ne peut voir (1). » Cela veut dire que Dieu
ne peut pas être vu par l'homme avec ces mêmes yeux qui lui
servent à voir les corps Car s'il était inaccessible aux
âmes pieuses, on n'aurait pas dit. « Approchez-vous de lui
et vous serez éclairés (2) ; » et s'il leur était
invisible, on n'aurait pas dit: « Nous le verrons tel qu'il est.
» Remarquez tout ce passage de l'Epître de saint Jean: «
Mes bien-aimés, dit-il, nous sommes les enfants de Dieu, mais on
n'a pas encore vu ce que nous serons. Nous savons que quand il aura apparu,
nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il
est (3). » Ainsi, nous ne le verrons qu'autant que nous serons semblables
à lui, comme maintenant nous le voyons d'autant moins que nous sommes
plus loin de lui ressembler. Nous le verrons donc par où nous lui
ressemblerons. Mais quel insensé dirait que c'est par le corps que
nous sommes ou que nous serons semblables à Dieu? Cette ressemblance
est donc dans l'homme intérieur, « qui se renouvelle à
la connaissance de Dieu selon l'image de celui qui l'a créé
(4). » Nous lui ressemblons d'autant plus que nous avons fait plus
de progrès dans sa connaissance et son amour, parce que «
quoique notre homme extérieur se détruise, l'homme intérieur
se renouvelle de jour en jour (5). » Mais quel que puisse être
notre avancement spirituel dans cette vie, il y aura toujours bien loin
de là à cette perfection de ressemblance qui rendra capable
de voir Dieu, comme dit l'Apôtre, face à face (6). Si par
ces paroles nous voulons comprendre une face corporelle, il s'en suivra
que Dieu aussi doit en avoir une, et qu'il y aura une distance entre la
nôtre et la sienne lorsque nous le verrons face à face. Or,
s'il y a une distance, il y a une limite, il y a des membres d'une certaine
grandeur, et d'autres absurdités impies à dire et à
penser, par lesquelles l'homme animal, ne comprenant pas ce qui est de
l'Esprit de Dieu (7), tombe dans les chimères les plus extravagantes.
4. En effet, parmi les partisans de ces folles
1. I Timoth. VI, 16. 2. Ps. XXXIII, 6. 3. I Jean , III, 2. 4.
Coloss. III, 10. 5. II Cor. IV. 16. 6. I Cor. XIII, 16. 7. I Cor.
II, 14.
rêveries, il en est qui soutiennent, d'après ce que j'entends,
que maintenant nous voyons Dieu avec l'esprit, et que nous le verrons alors
avec le corps; et ils assurent que les impies même le verront ainsi.
Voyez jusqu'à quel degré d'absurdité ils arrivent,
avec cette témérité de langage qui s'en va impunément
çà et là, sans que la crainte ou la honte lui imposent
des limites! Auparavant, ils disaient que le Christ n'avait donné
qu'à sa propre chair le privilège de voir Dieu des yeux du
corps; ils ont ajouté, ensuite, que tous les saints, après
la résurrection, verront Dieu de la même manière; maintenant,
ils accordent cette possibilité aux impies mêmes. Qu'ils donnent
donc tant qu'ils veulent et à qui ils veulent: quand des gens donnent
du leur, comment oser les contredire? « Celui qui débite le
mensonge ne débite que du sien (1). » Mais vous, avec ceux
qui tiennent la saine doctrine, gardez-vous de tirer rien de pareil de
votre propre fonds, et lorsque vous lisez dans l'Ecriture : « Heureux
ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2), » comprenez
par là que les impies ne le verront point: les impies ne sont ni
heureux ni purs de coeur. Et, lorsque vous lisez: « Maintenant, nous
voyons comme en un miroir et en des énigmes, mais, alors, nous verrons
face à face (3), » comprenez que nous verrons alors face à
face par où nous voyons maintenant comme en un miroir et en des
énigmes. L'un et l'autre est une faveur réservée à
l'homme intérieur, soit pendant qu'on marche avec la foi dans ce
pèlerinage, où l'on n'a que le miroir et l'énigme,
soit quand on est parvenu à la patrie où l'on contemple Dieu
dans la Tision : c'est cette vision que l'Apôtre nous exprime par
les mots face à face.
5. Que la chair, enivrée de pensées charnelles, écoute
ceci: « Dieu est esprit, et c'est « pourquoi il faut que ceux
qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité (4). »
Si c'est en esprit qu'il faut l'adorer, à plus forte raison c'est
en esprit qu'on le verra. Qui oserait affirmer que la substance de Dieu
puisse être vue corporellement puisqu'il n'a pas voulu être
corporellement adoré? Mais ils croient raisonner subtilement et
nous accabler par cette interrogation: Le Christ a-t-il pu, oui ou non,
donner à sa chair le privilège de voir Dieu des yeux du corps?
Si nous répondons que le
1. Jean, VIII, 44. 2. Matth. V, 8. 3. I Cor. XIII, 12. 4. Jean,
IV, 24.
139
Christ ne l'a pas pu, ils annoncent que nous portons atteinte à
la toute-puissance de Dieu; si nous accordons qu'il l'a pu, notre réponse
sera la conclusion de leur argument. Ils sont plus tolérables dans
leur folie, ceux qui prétendent que la chair se changera en substance
de Dieu et deviendra ce que Dieu est: ils veulent ainsi la rendre au moins
capable de voir Dieu, car ils reconnaissent qu'elle est maintenant trop
éloignée de la ressemblance divine. Je crois que les premiers
écartent de leur foi, peut-être même de leurs oreilles,
de telles erreurs. Pourtant, si on les pressait sur ce point de la même
interrogation, et si on leur demandait: Dieu le peut-il ou ne le peut-il
pas? diminueront-ils la puissance de Dieu en répondant qu'il ne
le peut, ou s'ils accordent qu'il le peut, avoueront-ils qu'on le verra
de cette manière ? De même donc qu'ils dénoueraient
ce noeud qui leur vient d'autrui, qu'ils dénouent ainsi leur propre
noeud. Ensuite, pourquoi attribuer ce privilège aux yeux seuls du
Christ, et non aux autres sens? Dieu sera donc un son, pour que les oreilles
puissent l'entendre ! une odeur, pour qu'on puisse le sentir ! un liquide,
pour qu'on puisse le boire ! une masse, pour qu'on puisse le toucher !
Non, disent-ils. Quoi donc? répondrons-nous, Dieu peut-il ou ne
peut-il pas cela? S'ils disent qu'il ne le peut, pourquoi portent-ils atteinte
à sa toute-puissance? S'ils répondent qu'il le peut, mais
ne le veut pas, pourquoi favorisent-ils les seuls yeux du Christ et déshéritent-ils
ses autres sens? Ces hommes ne sont-ils fous qu'autant qu'ils veulent?
Combien nous faisons mieux, nous qui ne voulons pas mettre des bornes à
leur folie, mais les rendre tout à fait sages !
6. On pourrait répondre à ces extravagances par beaucoup
d'autres raisonnements. Mais, s'ils viennent assiéger vos oreilles,
lisez-leur ceci, et ne craignez pas de m'écrire, comme vous pourrez,
ce qu'ils auront répondu. Car le motif pour lequel nos coeurs se
purifient par la foi, c'est que la vue de Dieu nous est promise comme récompense
de la foi. Si on doit voir Dieu par les yeux du corps, c'est en vain que
les saints exercent leur âme pour l'obtenir; ou plutôt, toute
âme qui en est à cette détestable opinion, ne travaille
pas sur elle-même, mais elle demeure entièrement enfoncée
dans la chair . car, où s'attachera-t-on le plus fortement et de
préférence, si ce n'est du côté par où
l'on espère qu'on verra Dieu?
J'aime mieux laisser à votre intelligence le soin de juger combien
cette doctrine est mauvaise, que de m'efforcer de vous le montrer par un
long discours. Que votre coeur habite toujours sous la protection du Seigneur,
illustre et excellente dame, et respectable fille dans la charité
du Christ. Saluez aussi de ma part et avec les sentiments que je dois à
vos mérites et aux leurs vos honorables et bien-aimés fils,
qui sont les miens dans le Seigneur.
LETTRE XCIII. (Année 408.)
La lettre qu'on va lire est restée célèbre dans
l'histoire des controverses catholiques. C'est une réponse à
un évêque de Cartenne (1), de la secte de Rogat, une des sectes
du donatisme. Saint Augustin y démolit les doctrines des donatistes
avec une nouvelle abondance de faits et d'idées et une vive et ingénieuse
éloquence; il arrache aux sectaires l'autorité de saint Cyprien.
Mais ce qui a surtout rendu fameuse cette lettre du grand évêque
d'Hippone, c'est qu'il y expose comment il a été amené
à changer de sentiment sur la conduite à tenir à l'égard
des hérétiques. Il avait pensé qu'il ne fallait employer
envers les dissidents que le raisonnement et la douceur; les réflexions
et les observations de la plupart de ses collègues de l'épiscopat
africain, de nombreux exemples, l'évidence des faits, une expérience
journalière modifièrent profondément sa pensée.
Toutefois cette conduite nouvelle ne l'empêcha pas de rester miséricordieux.
Saint Augustin rappelle aux donatistes qu'ils ont été les
premiers à solliciter l'intervention de la puissance temporelle
et qu'ils l'ont sollicitée à leur profit contre les catholiques.
Il est impossible de se rendre un compte exact de ces questions si on les
juge à travers certaines idées actuelles, et si on ne se
transporte pas aux entrailles mêmes de la société chrétienne
au IVe et au Ve siècles.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE VINCENT.
1. J'ai reçu une lettre que je puis croire venue de vous; elle
m'a été apportée par un catholique qui, je le pense,
n'oserait pas me mentir. Mais si par hasard cette lettre n'est pas de vous,
je vais toujours répondre à celui qui l'a écrite.
Je suis maintenant plus désireux et ami de la paix qu'à l'époque
où vous m'avez connu fort jeune à Carthage, quand votre prédécesseur
Rogat vivait encore; mais les donatistes sont si remuants qu'il ne me paraît
pas inutile que les puissances établies de Dieu les répriment
et les corrigent. Plusieurs d'entre eux ainsi ramenés font notre
joie : ils se montrent si sincèrement attachés à l'unité
catholique, ils la défendent avec tant d'énergie et se réjouissent
si fort d'avoir été tirés de leur ancienne erreur,
qu'ils sont pour nous un sujet d'admiration. Ceux-là pourtant, par
je ne sais quelle force de la coutume, n'auraient jamais songé à
changer en mieux, si la crainte des lois
1. Aujourd'hui Ténès.
140
n'avait amené leur esprit à la recherche de la vérité;
si ce n'était point à cause de la justice, mais à
cause de la perversité et de l'orgueil des hommes que leur stérile
et vaine patience souffrait des châtiments temporels, ils ne trouveraient
plus tard que les peines réservées à l'impie, auprès
de ce Dieu dont ils auraient méprisé les doux avertissements
et les paternelles corrections. Rendus dociles par cette considération,
ils reconnaissaient bientôt, non pas dans les calomnies et les fables
humaines, mais dans les livres saints, cette Eglise qu'ils voyaient de
leurs propres yeux répandue dans tous les peuples, selon les promesses
de ces divins oracles comme ils y avaient vu annoncé le Christ,
qu'ils savaient avec une pleine certitude, même sans le voir, être
au plus haut des cieux. Devais-je m'intéresser assez peu au salut
de ces chrétiens, pour détourner mes collègues d'une
paternelle conduite par suite de laquelle nous voyons beaucoup de donatistes
déplorer leur ancien aveuglement? Ils croyaient, sans le voir, que
le Christ est élevé au-dessus des cieux; cependant ils niaient,
même en le voyant, que sa gloire fût répandue sur toute
la terre, tandis que le prophète a compris l'un et l'autre dans
ces paroles : « Elevez-vous au-dessus des cieux, ô Dieu ! et
que votre gloire éclate sur toute la terre (1). »
2. Nous aurions rendu le mal pour le mal à ces hommes autrefois
nos ennemis acharnés et qui troublaient notre paix et notre repos
par toutes sortes de violences et d'embûches, si, à force
de mépris et de patience, nous n'avions rien imaginé, rien
fait qui pût leur inspirer de la crainte et les corriger. Supposez
quelqu'un qui verrait son ennemi, devenu frénétique dans
un accès d'horrible fièvre, courir à la mort : si,
au lieu de le saisir et de le lier, il lui permettait de courir jusqu'au
bout, ne lui rendrait-il pas le mal pour le mal? Il lui paraîtrait
cependant bien désagréable et bien dur, pendant qu'en réalité
il lui serait très-utile par sa compatissance; mais revenu à
la santé, celui-ci rendrait à son libérateur des grâces
d'autant plus abondantes qu'il sentirait qu'il a été moins
ménagé. Oh ! si je pouvais vous montrer combien déjà
nous comptons même de circoncellions devenus catholiques déclarés,
condamnant leur ancienne vie et l'erreur misérable par laquelle
ils croyaient pour l'Eglise de Dieu tout ce que leur inspiraient leur audace
inquiète ! Ils ne
1. Ps. CVII, 6.
seraient point arrivés à cette santé de l'âme,
si les lois qui nous déplaisent ne les avaient pas liés comme
on lie des frénétiques. Il se rencontrait une autre sorte
de malades gravement atteints qui n'avaient pas cette audace turbulente,
mais qui, sous le poids d'une ancienne indolence, nous disaient : Vous
avez raison, il n'y a rien à répondre; mais il nous est pénible
d'abandonner la tradition des parents; n'était-il pas salutaire
de secouer ces hommes-là par la crainte des peines temporelles,
afin de les tirer d'un sommeil léthargique et de les réveiller
pour les sauver dans l'unité ? Combien en est-il parmi eux qui se
réjouissent maintenant avec nous, se reprochent l'ancien poids de
leurs mauvaises oeuvres, et avouent que nous avons bien fait de les molester,
parce qu'ils auraient péri dans le mal d'une coutume assoupissante
comme dans un sommeil de mort.
3. Il en est quelques-uns, me direz-vous, à qui ces peines ne
profitent pas. Mais faut-il abandonner la médecine parce qu'il y
a des malades incurables? Vous ne songez qu'à ceux qui sont si durs
qu'ils n'ont pas même accepté le châtiment ; c'est de
tels hommes qu'il a été écrit : « J'ai flagellé
en vain vos fils; ils n'ont pas accepté le châtiment (1).
» Je crois néanmoins que c'est par amour et non par haine
qu'ils ont été affligés. Mais vous devriez bien aussi
faire attention au nombre si grand de ceux dont le salut nous réjouit.
Si on les effrayait sans les instruire, ce ne serait qu'une méchante
tyrannie ; et si la menace n'accompagnait pas l'instruction, endurcis par
les vieilles habitudes, ils n'entreraient que nonchalamment dans la voie
du salut; car plusieurs, que nous connaissons bien, après avoir
reconnu la vérité parles divins témoignages, nous
répondaient qu'ils désiraient passer à la communion
de l'Eglise catholique, mais qu'ils redoutaient les violentes inimitiés
d'hommes pervers ; ils ont dû les braver pour la justice et pour
l'éternelle vie; mais en attendant qu'ils se fortifient, il faut
soutenir leur faiblesse et non la désespérer. On ne doit
pas oublier ce que le Seigneur lui-même a dit à Pierre encore
faible : « Vous ne pouvez pas maintenant me suivre, mais vous me
suivrez plus tard (2).» Mais quand le bon enseignement et la crainte
utile marchent ensemble, quand la lumière de la vérité
chasse les ténèbres de l'erreur, et que la force de la crainte
brise les liens de la mauvaise
1. Jér. II, 30. 2. Jean, XIII, 36.
coutume, nous avons alors à nous réjouir du salut de
plusieurs, comme je l'ai dit; ils bénissent Dieu avec nous et lui
rendent grâce d'avoir ainsi guéri les malades et ranimé
les faibles, au moyen des rois de la terre qui, selon les divines promesses,
devaient servir le Christ.
4. Tous ceux qui nous épargnent ne sont pas nos amis, ni tous
ceux qui nous frappent, nos ennemis. Les blessures d'un ami sont meilleures
que les baisers d'un ennemi (1). Mieux vaut aimer avec sévérité
que tromper avec douceur. Il est plus utile à celui qui a faim de
lui ôter le pain si, tranquille sur sa nourriture, il néglige
la justice, que de le lui rompre pour le séduire et le déterminer
à l'iniquité. Celui qui lie un frénétique et
qui secoue un léthargique, les tourmente tous les deux, mais il
les aime tous les deux. Qui peut plus nous aimer que Dieu? Et cependant
il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur
de ses menaces. Les adoucissements par lesquels il nous console sont souvent
accompagnés du cuisant remède de la tribulation ; il éprouve
par la faim les patriarches même pieux et religieux (2); il poursuit
par de sévères châtiments la rébellion de son
peuple et ne délivre pas l'Apôtre de l'aiguillon de la chair,
malgré sa prière trois fois renouvelée, pour achever
la vertu dans la faiblesse (3). Aimons nos ennemis, parce que cela est
juste; Dieu l'a ordonné pour que nous soyons les enfants de notre
Père qui est aux cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et
les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et les injustes (4).
Mais tout en le louant de ces dons, songeons aux épreuves qu'il
n'épargne pas à ceux qu'il aime.
5. Vous pensez que nul ne doit être forcé à la
justice, et vous lisez pourtant que le père de famille a dit à
ses serviteurs : « Forcez d'entrer tous ceux que vous trouverez (5);
» vous lisez que Saul, appelé depuis Paul, fut poussé
à la connaissance et à la possession de la vérité
par une grande violence du Christ a croyez-vous par hasard que l'argent
ou tout autre bien de ce monde soit plus cher aux hommes que cette lumière
du jour que nous recevons par les yeux? Renversé par une voix du
ciel, il ne recouvra point cette lumière tout à coup perdue,
si ce n'est quand il fut
1. Prov. XXVII, 6. 2. Gen. XII, 26; XLII; XLIII. 3. II Cor. XII,
7-9. 4. Matth. V, 45. 5. Luc, XCV, 23. 6. Act. IX, 3-7.
144
incorporé à la sainte Eglise. Et vous croyez qu'il ne
faut user d'aucune violence envers l'homme pour le tirer du mal de l'erreur,
quand vous voyez Dieu même, qui nous aime plus utilement que personne,
autoriser cette violence par des exemples certains, et que vous entendez
le Christ nous dire : « Personne ne vient à moi si le Père
ne l'attire (1) ! » Cela se fait dans le coeur de tous ceux qui se
convertissent à Dieu par la crainte de la divine colère.
Ne savez-vous pas que parfois le voleur répand de l'herbe pour attirer
le troupeau hors du bercail, et que parfois le berger ramène avec
le fouet les brebis errantes ?
6. Est-ce que Sara, par le pouvoir qui lui en avait été
donné, ne maltraitait pas une servante rebelle ? Sa générosité
avait permis qu'Agar devînt mère, et elle ne la haïssait
point; mais Sara domptait salutairement en elle l'orgueil (2). Vous n'ignorez
pas que ces deux femmes, Sara et Agar, et que leurs deux fils, Isaac et
Ismaël, représentent les spirituels et les charnels. Quoique
nous lisions que la servante et son fils eurent gravement à souffrir
de la part de Sara, cependant l'apôtre Paul nous dit qu'Isaac fut
persécuté par Ismaël ; « mais, ajoute-t-il, de
même qu'alors celui qui était selon la chair, persécutait
celui qui était selon l'esprit, ainsi arrive-t-il maintenant (3);
» il montre à ceux qui peuvent le comprendre que l'Eglise
catholique, par l'orgueil et l'impiété des charnels, souffre
bien plus la persécution que ceux dont elle s'efforce de procurer
la conversion par les craintes et les peines temporelles. Tout ce que fait
donc la vraie et légitime mère, quelque âpreté,
quelque amertume qu'on y trouve, ce n'est pas le mal rendu pour le mal;
c'est le bien de la règle appliqué contre le mal de l'iniquité,
non avec de nuisibles sentiments de haine, mais avec les salutaires inspirations
de l'amour. Quand les bons et les mauvais font et souffrent les mêmes
choses, ce ne sont pas les actions et les souffrances, mais les causes
mêmes qui établissent la différence entre eux. Pharaon
écrasait le peuple de Dieu par de durs travaux; Moïse infligeait
au même peuple, coupable d'impiété, de durs châtiments
(4) ; ils firent les mêmes choses, mais non dans un même but
; ,l'un était enflé d'orgueil, l'autre enflammé d'amour.
Jézabel tua les prophètes,
1. Jean, VI, 44. 2. Gen. XVI, 5. 3. Gal. IV, 29. 4. Exod. V,
9; XXXII, 27
142
Elie tua les faux prophètes (1) : ici les mérites de
ceux qui ont fait et de ceux qui ont souffert ne sont pas égaux,
je pense.
7. Considérez aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu'il
a fallu non plus seulement garder au cur la douceur de la charité,
mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été
remis au fourreau parle commandement du Christ, afin de montrer qu'il ne
fallait pas tirer l'épée pour le Christ lui-même (2).
Nous lisons que les juifs battirent de verges l'apôtre Paul et que
les grecs battirent de verges le juif Sosthène pour la défense
de l'Apôtre (3); la similitude du fait rapproche les uns et les autres,
mais la différence de la cause ne les sépare-t-elle pas?
Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré
pour nous tous (4); il a été dit de ce Fils lui-même
: « il m'a aimé et s'est livré lui-même pour
moi (5); » et il a été dit de Judas que Satan entra
en lui pour qu'il livrât le Christ (6). Donc le père ayant
livré son Fils, le Christ son corps et Judas son Maître, pourquoi
ici Dieu est-il saint et l'homme coupable, si ce n'est parce que, dans
une action qui est la même, la cause ne l'est pas? Trois croix étaient
plantées au même lieu; sur l'une, le larron qui devait être
sauvé; sur l'autre, le larron qui devait être damné;
sur la croix du milieu, le Christ qui devait sauver l'un et condamner l'autre:
quoi de plus semblable que ces croix et de plus différent que ces
trois crucifiés? Paul est livré pour être enfermé
et lié (7), mais Satan est pire que toute espèce de geôlier;
le même Paul lui livra pourtant un homme « pour mortifier sa
chair afin que son âme fut sauvée au jour de Notre-Seigneur
Jésus-Christ (8). » Et ici que disons-nous? celui qui est
cruel livre à un plus doux, celui qui est miséricordieux
livre à un plus cruel. Apprenons, mon frère, dans la similitude
des oeuvres à faire la différence des intentions qui les
accomplissent; ne calomnions pas avec des yeux fermés, et ne confondons
pas ceux qui veulent le bien avec ceux qui font le mal. Et quand le même
apôtre dit qu'il a livré quelques hommes à Satan afin
de leur apprendre à ne pas blasphémer (9), leur a-t-il rendu
le mal pour le mal, ou a-t-il plutôt regardé comme une bonne
oeuvre de guérir le mal par le mal?
1. III Rois, XVIII, 4 , 40. 2. Matth. XXVI , 52. 3. Act. XVI, 22,
23; XVIII, 17. 4. Rom. VIII, 32. 5. Gal. II, 20. 6. Jean,
XIII, 2. 7. Act, XXI, 23, 21. 8. I Cor. V, 5. 9. I Tim. I, 20.
8. Si on était toujours digne de louanges par cela seul qu'on
souffre persécution, il aurait suffi au Seigneur de dire: «
Bienheureux ceux qui souffrent persécution ! » et il n'aurait
pas ajouté : « Pour la justice (1). » De même,
s'il était toujours mal de persécuter, on ne lirait pas dans
les saintes Ecritures : « Je persécutais celui qui attaquait
secrètement son prochain (2). » Il peut donc arriver que celui
qui souffre persécution soit méchant, et que celui qui l'a
fait souffrir soit juste. Mais, certainement, toujours les méchants
ont persécuté les bons , et les bons ont persécuté
les mauvais; les uns en nuisant par injustice, les autres en servant utilement
par la règle; les premiers avec cruauté, les seconds avec
modération; ceux-là pour obéir à leur cupidité,
ceux-ci à leur charité. Celui qui tue ne regarde pas comment
il déchire; mais celui qui s'occupe de guérir, regarde comment
il coupe l'un persécute la vie, l'autre la pourriture. Les impies
tuèrent des prophètes, et les prophètes tuèrent
des impies. Les juifs flagellèrent le Christ, et le Christ flagella
les juifs. Les apôtres ont été livrés par des
hommes au pouvoir des hommes, et les apôtres ont livré des
hommes au pouvoir de Satan. Ce qu'il faut considérer ici, c'est
lequel d'entre eux a agi pour la vérité ou pour l'injustice,
dans le but de nuire ou dans le but de corriger.
9. On ne trouve, dites-vous, ni dans les Evangiles, ni dans les écrits
des apôtres, aucun exemple de demande adressée aux rois de
la terre par l'Eglise contre les ennemis de l'Eglise. Qui dit le contraire?
Mais alors cette prophétie n'était pas encore accomplie :
« Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous, juges de la terre;
servez le Seigneur dans la crainte. » C'était encore l'accomplissement
de cette autre parole du même psaume . « Pourquoi les nations
ont-elles frémi, et pourquoi les peuples ont-ils médité
de vains projets? Les rois de la terre se sont levés , et les princes
se sont réunis contre le Seigneur et contre son Christ (3). »
Cependant, si dans les livres prophétiques le passé a été
la figure de l'avenir, le roi appelé Nabuchodonosor représente
l'époque de l'Eglise, sous les apôtres, et l'époque
où nous sommes. Ainsi au temps des apôtres et des martyrs
s'accomplissait ce qui a été figuré, lorsque ce roi
forçait les saints et les justes à adorer l'idole et punissait
par le
1. Matth. V,10. 2. Ps. C, 6. 3. Ps. II, 1, 2, 10, 11.
143
feu les résistances. Maintenant s'accomplit ce qui, peu après,
a été figuré dans le même roi, lorsque, converti
au culte du vrai Dieu, il condamna à des peines méritées
quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago
(1). Le premier temps de ce roi représentait les premiers temps
des princes infidèles, où les chrétiens ont subi les
châtiments réservés aux impies; le second temps de
Nabuchodonosor a figuré les temps des derniers rois déjà
fidèles, où les impies souffrent au lieu et place des chrétiens.
10. Mais, parmi ces chrétiens qui errent, séduits par
des pervers, il peut y avoir des brebis du Christ qu'il faille ramener
au bercail; on doit donc tempérer la sévérité
et conserver la mansuétude, et amener les dissidents, par les exils
et les dommages, à considérer ce qu'ils souffrent et pourquoi
ils souffrent et leur apprendre à préférer aux vaines
rumeurs et aux calomnies des hommes les Ecritures qu'ils lisent. Qui de
nous, qui de vous ne loue les lois des empereurs contre les sacrifices
des païens? Et certes la peine ici portée est bien autrement
sévère, car cette impiété est punie par la
peine capitale. En ce qui vous regarde, les répressions sont plutôt
un avertissement pour que vous renonciez à l'erreur, que la punition
d'un crime. Car on peut aussi dire de vous, peut-être, ce que l'Apôtre
dit des juifs : « Je leur rends ce témoignage qu'ils ont du
zèle pour Dieu, mais non pas selon la science. Car ne connaissant
pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ils
ne se sont point soumis à celle de Dieu (2). » Voulez-vous
en effet autre chose que d'établir votre propre justice, quand vous
dites qu'il n'y a de justifiés que ceux qui auront pu être
baptisés par vous ? Entre vous et les juifs dont parle ainsi l'Apôtre,
la différence, c'est que vous avez les sacrements chrétiens,
et qu'ils ne les ont pas encore. Quant au reste, quant à leur ignorance
de la justice de Dieu et à leurs efforts pour établir leur
propre justice, quant à leur zèle pour Dieu mais qui n'est
pas selon la science, vous êtes entièrement semblables, excepté
pourtant ceux d'entre vous qui, sachant bien où est la vérité,
cèdent à leur perversité et osent la combattre: ce
degré d'impiété surpasse peut
1. On sait que Sidracb, Misach et Abdénago étaient les
trois compagnons de Daniel, à qui Nabuchodonosor avait donné
sa confiance à Babylone.
2. Rom. X, 2, 3.
être l'idolâtrie. Mais, parce qu'ils ne peuvent pas être
aisément convaincus (car ce mal est caché dans l'âme),
on vous regarde tous comme moins éloignés de nous que les
païens, et c'est pourquoi on vous traite avec moins de sévérité.
Ce que je dis ici peut se dire également soit de tous les hérétiques
qui, tout en conservant les sacrements chrétiens, demeurent séparés
de la vérité ou de l'unité du Christ, soit de tous
les donatistes.
11. En ce qui vous touche, vous qui non-seulement vous appelez donatistes,
comme on appelle communément ceux du parti de Donat, mais qui portez
proprement le nom de rogatistes à cause de Rogat, vous paraissez
plus doux, il est vrai, parce que vous n'exercez pas de ravages avec les
troupeaux furieux de circoncellions ; mais on ne dit pas qu'une bête
est douce, si elle n'a blessé personne uniquement parce qu'elle
n'a ni dents ni ongles. Vous assurez que vous ne voulez faire aucun mal,
mais je crois que vous ne le pourriez pas. Vous êtes en effet trop
peu nombreux pour oser vous remuer, quand même vous le désireriez,
contre les multitudes qui vous sont contraires. Mais supposons que vous
ne veuillez pas non plus ce que vous ne pouvez pas; vous connaissez la
parole de l'Evangile : « Si quelqu'un veut vous prendre votre tunique
et plaider contre vous, laissez-lui votre manteau (1) ; » supposons
que vous compreniez, que vous aimiez cette parole au point de ne songer
à opposer à ceux qui vous persécutent, aucune injure,
ni même aucun droit; Rogat, votre chef, ne l'a certes pas entendue
ni pratiquée ainsi, lui qui, réclamant je ne sais quoi que
vous disiez être à vous, batailla avec une si ardente ténacité,
même devant les tribunaux. Si on lui avait dit : Quel apôtre
pour la cause de la foi défendit-il jamais ses intérêts
en justice, comme vous m'avez dit dans votre lettre Quel apôtre pour
la cause de la foi envahit-il jamais les biens d'autrui? Il n'aurait trouvé
dans les divins livres aucun exemple d'un fait pareil; cependant peut-être
aurait-il trouvé une véritable défense, s'il était
resté dans la véritable Eglise et s'il ne s'était
pas servi de ce nom sacré -pour posséder effrontément
quelque chose.
12. En ce qui touche aux lois des puissances terrestres contre les
hérétiques et les schismatiques, ceux de qui vous vous êtes
séparés ont
1. Matth. V, 40.
144
été ardents à les demander et à les faire
exécuter, soit contre nous, comme nous l'avons appris, soit contre
les maximianistes, comme nous l'établissons par les actes publics
: mais cependant vous n'étiez pas encore séparés d'eux
lorsque, dans leur requête à l'empereur Julien, ils lui dirent
qu'auprès de lui la justice seule trouvait place; certainement ils
savaient bien alors que Julien était apostat, et comme ils le voyaient
livré aux idolâtries, il fallait qu'ils avouassent ou que
l'idolâtrie était de la justice ou qu'ils avaient misérablement
menti en disant qu'auprès de Julien la justice seule trouvait place,
tandis que l'idolâtrie en occupait une si grande. Admettons qu'il
y ait eu erreur dans les mots, que dites-vous du fait lui-même? S'il
ne faut demander à l'empereur rien de juste, pourquoi a-t-on demandé
à Julien ce qu'on croyait tel?
13. Ne doit-on demander que pour que chacun recouvre son bien, et non
pas pour dénoncer quelqu'un à la justice répressive
de l'empereur? S'il s'agit de rentrer dans son bien, on s'écarte
des exemples apostoliques, car pas un seul apôtre n'a fait cela.
Toutefois, quand vos pères, qui regardaient Cécilien, évêque
de Carthage, comme un criminel avec lequel ils ne voulaient pas communiquer,
l'accusèrent auprès de l'empereur Constantin par le proconsul
Anulin, ils ne réclamèrent pas des biens perdus, mais ils
poursuivirent calomnieusement un innocent, comme nous le croyons et comme
l'a montré la décision des juges : qu'ont-ils pu faire de
plus détestable? Si au contraire, comme vous avez tort de le penser,
il était vraiment coupable quand ils l'ont livré au jugement
des puissances séculières, pourquoi nous reprochez-vous ce
que les vôtres ont fait présomptueusement les premiers ? Nous
ne le leur reprocherions pas, s'ils avaient agi non dans des sentiments
de malveillante et de haine, mais avec la sincère intention de reprendre
et de corriger. Mais nous ne craignons pas de vous blâmer, vous à
qui il paraît criminel que nous nous plaignions des ennemis de notre
communion auprès d'un prince chrétien, après que vos
pères ont remis au proconsul Anulin un mémoire destiné
à l'empereur Constantin, et portant cette suscription : Mémoire
de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, présenté
de la part de Majorin (1). Et ce que nous leur
1. Voyez ci-dessus, lett. LXXXVIII, II. 2.
reprochons le plus, c'est qu'ayant accusé d'eux-mêmes
Cécilien auprès de l'empereur, au lieu de le convaincre d'abord,
comme ils l'auraient dû, devant ses collègues d'outre-mer,
et Constantin ayant, d'une manière beaucoup plus régulière,
fait juger par des évêques la cause épiscopale qu'on
venait lui déférer, ils refusèrent, après leur
condamnation, de se tenir en paix avec leurs frères et de nouveau
recoururent à l'empereur pour accuser de nouveau auprès du
souverain temporel, non-seulement Cécilien , mais aussi les évêques
qu'on leur avait donnés pour juges ; un nouveau jugement épiscopal
ne leur ayant pas convenu, ils en appelèrent une troisième
fois à l'empereur; et enfin le jugement du prince lui-même
ne les ramena ni à la vérité ni à la paix.
14. Si Cécilien et ses compagnons avaient été
vaincus par vos pères, leurs accusateurs, Constantin aurait-il statué
contre eux autrement qu'il n'a statué contre ces mêmes accusateurs
qui, n'ayant rien pu prouver, n'ont voulu ni avouer leur défaite,
ni reconnaître la vérité? Car cet empereur est le premier
qui, dans cette affaire, ait ordonné la confiscation des biens des
personnes convaincues de schisme et refusant opiniâtrement de revenir
à l'unité. Si vos pères accusateurs l'avaient emporté
et que l'empereur eût ordonné quelque chose de pareil contre
la communion de Cécilien, vous auriez voulu qu'on vous appelât
les vigilants gardiens de l'Eglise, les défenseurs de la paix et
de l'unité. Mais comme les empereurs infligent ces peines aux accusateurs
qui n'ont rien pu prouver et qui, après leur condamnation, n'ont
pas consenti à s'amender pour rentrer dans la paix qu'on leur offrait,
on crie à l'attentat, on soutient qu'il ne faut contraindre personne
à l'unité ni rendre à personne le mal pour le mal.
Qu'est-ce que cela, sinon ce que quelqu'un a écrit sur vous : «
Ce que nous voulons est saint (1). » Et maintenant ce n'était
pas une grande ni une difficile chose de comprendre que le jugement et
la sentence de Constantin rendus contre vos aïeux, tant de fois accusateurs
de Cécilien sans avoir rien prouvé contre lui, demeuraient
en vigueur contre vous-mêmes, et que les princesses successeurs,
surtout les princes chrétiens catholiques, devaient nécessairement
les faire exécuter, toutes les
1. Tychonius. C'était un africain de quelque savoir; il en est
question dans la suite de cette lettre.
145
fois que votre obstination les oblige à se prononcer sur votre
conduite!
15. Il vous était bien aisé de penser ceci et de vous
dire à vous-mêmes : Si Cécilien a été
innocent, ou bien s'il a été coupable sans qu'on ait pu le
convaincre, en quoi cela est-il devenu un crime pour la société
chrétienne répandue si au loin? Pourquoi n'a-t-il pas été
permis au monde chrétien d'ignorer ce que les accusateurs n'ont
pu prouver? Pourquoi ceux que le Christ a semés dans son champ,
c'est-à-dire dans le monde, et qu'il veut laisser croître
avec l'ivraie jusqu'à la moisson (1), pourquoi tant de milliers
de fidèles de toutes les mations, dont le Seigneur a comparé
la multitude aux étoiles du ciel et aux grains de sable de la mer,
et qu'il a promis de bénir et qu'ira réellement bénis
dans la race d'Abraham (2), cesseraient-ils d'être regardés
comme chrétiens, parce que, dans un débat auquel ils n'ont
pas assisté, ils ont mieux aimé s'en rapporter à des
juges prononçant aux risques et périls de leur conscience
qu'aux plaideurs vaincus devant le tribunal? Certes le crime de personne
ne souille celui qui l'ignore. Comment les fidèles répandus
sur toute la terre auraient-ils pu connaître le crime des traditeurs,
ce crime que les accusateurs, eussent-ils connu, n'ont cependant pas pu
prouver? Leur ignorance même montre assez qu'ils en ont été
innocents. Pourquoi donc accuser des innocents de crimes faux, parce qu'ils
n'ont rien su des crimes d'autrui, vrais ou imaginés? Où
sera donc la place pour l'innocence, si c'est un crime personnel que d'ignorer
le crime d'autrui? Et si tant de peuples sont innocents par le seul fait
de leur ignorance, combien il a été criminel de se séparer
de la communion de ces innocents ! Les crimes qu'on ne peut ni prouver
ni faire croire aux innocents, ne souillent personne, si, même quand
on les connaît, on les tolère pour ne pas se séparer
de ces innocents. Car ce n'est pas à cause des méchants qu'il
faut délaisser les bons, mais c'est à cause des bons qu'il
faut tolérer les méchants : ainsi les prophètes ont
toléré ceux contre qui ils disaient tant de choses, sans
toutefois rompre la communion avec eux; ainsi le Seigneur a toléré
le coupable Judas jusqu'à sa fin qui fut digne de sa vie, et lui
permit de partager avec des innocents la sainte Cène; ainsi les
apôtres ont toléré ceux qui, par envie, le vice du
diable,
1. Matth. XIII, 24-30. 2. Gen. XXII, 17, 18.
annonçaient le Christ (1); ainsi Cyprien a toléré
l'avarice de ses collègues, qu'il appelle une idolâtrie, d'après
l'Apôtre (2). Enfin ce qui s'est passé alors parmi les évêques,
quand même, par hasard, quelques-uns .l'auraient su, demeure aujourd'hui
ignoré de tout le monde si on ne fait pas acception de personne.
Pourquoi donc tout le monde n'aime-t-il pas la paix? Vous pourriez facilement
penser ces choses, et peut-être les pensez-vous. Mais il eût
mieux valu que vous eussiez aimé les biens temporels au point de
craindre de les perdre en ne pas adhérant à la vérité
reconnue, que d'aimer la vaine gloire des hommes au point de craindre de
la perdre en rendant hommage à la vérité.
16. Vous voyez maintenant, je crois, qu'il n'y a pas à s'occuper
de contrainte, mais qu'il s'agit de considérer à quoi on
est contraint, si c'est au bien ou au mal. Ce n'est pas que personne puisse
devenir bon malgré soi, mais la crainte de ce qu'on ne veut pas
souffrir met fin à l'opiniâtreté qui faisait obstacle
et pousse à étudier la vérité ignorée
; elle fait rejeter le faux qu'on soutenait, chercher le vrai qu'on ne
connaissait pas, et l'on arrive ainsi à posséder de bon coeur
ce qu'on ne voulait point. Ce serait inutilement peut-être, que nous
Vous le dirions par quelques paroles que ce fût, si de nombreux exemples
n'étaient pas là pour l'attester. Ce ne sont pas seulement
tels ou tels hommes, mais plusieurs villes que nous avons vues donatistes
et que nous voyons maintenant catholiques, détestant vivement une
séparation diabolique et aimant ardemment l'unité : ces villes
se sont faites catholiques à l'occasion de cette crainte qui vous
déplaît; elles se sont faites catholiques par les lois des
empereurs, depuis Constantin devant qui vos pères accusèrent
Cécilien, jusquaux empereurs de notre temps : ils maintiennent
très justement contre vous la sentence de celui que choisirent vos
pères et dont ils préfèrent le jugement au jugement
des évêques,
17. J'ai donc cédé aux exemples que mes collègues
ont opposés à mes raisonnements (3); car mon premier sentiment
était de ne contraindre personne à l'unité du christianisme,
mais d'agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par
la raison, de peur
1. Philip. I, 15-18. 2. Coloss. III, 5.
3. Nous recommandons tout ce passage à l'attention sérieuse
du lecteur.
146
de changer en catholiques dissimulés ceux qu'auparavant nous
savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas
des. paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration
qui ont triomphé de cette première opinion que j'avais. On
m'opposait d'abord ma propre ville qui appartenait tout entière
au parti de Donat, et s'est convertie à l'unité catholique
par la crainte des lois impériales; nous la voyons aujourd'hui détester
si fortement votre funeste opiniâtreté qu'on croirait qu'il
n'y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup
d'autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu'ici encore
pouvaient fort bien s'appliquer ces paroles : « Donnez au sage l'occasion
et il sera plus sage (1) , » Combien en effet, nous en avons les
preuves certaines, frappés depuis longtemps de l'évidence
de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient
de jour en jour parce qu'ils redoutaient les violences de ceux de leur
parti ! Combien demeuraient enchaînés non point dans les liens
de la vérité, car il n'y a jamais eu présomption de
la vérité au milieu de vous, mais dans les liens pesants
d'une coutume endurcie, en sorte que cette divine parole s'accomplissait
en eux: « On ne corrigera pas avec des paroles le mauvais serviteur;
même quand il comprendra, il n'obéira pas (2) ! » Combien
croyaient que le parti de Donat était la véritable Eglise,
parce que la sécurité où ils vivaient les rendait
engourdis, dédaigneux et paresseux pour l'étude de la vérité
catholique ! A combien de gens fermaient l'entrée de la vraie Eglise
les mensonges de ceux qui s'en allaient répétant que nous
offrions je ne sais quoi de différent sur l'autel de Dieu ! Combien
de gens pensaient qu'il importait peu dans quel parti fût un chrétien,
et demeuraient dans le parti de Donat, par la seule raison qu'ils y étaient
nés, et que personne ne les poussait à sortir de là
et à passer à l'Eglise catholique !
18. La terreur de ces lois, par la publication desquelles les rois
servent le Seigneur avec crainte, a profité à tous ceux dont
je viens d'indiquer les états divers; et maintenant, parmi eux,
les uns disent : Depuis longtemps nous voulions cela; mais rendons grâces
à Dieu qui nous a fourni l'occasion de le faire à présent,
et a coupé court à tout retard. D'autres disent Nous savions
depuis longtemps que là était la vérité, mais
je ne sais quelle coutume nous
1. Prov. IX, 9. 2. Ibid, XXIX, 19.
retenait : rendons grâces au Seigneur qui a brisé nos
liens et nous a fait passer dans le lien de la paix. D'autres disent: Nous
ne savions pas que là se trouvait la vérité, et nous
ne voulions pas l'apprendre; mais la crainte nous a rendus attentifs pour
la connaître, et nous avons eu peur de perdre nos biens temporels
sans profit pour les choses éternelles: rendons grâces au
Seigneur qui a excité notre indolence par l'aiguillon de la crainte
et nous a poussés ,à chercher dans l'inquiétude ce
que nous n'avons jamais désiré connaître dans la sécurité.
D'autres encore : De fausses rumeurs nous faisaient redouter d'entrer;
nous n'en aurions pas connu la fausseté si nous ne fussions entrés;
nous n'aurions jamais franchi le seuil sans la contrainte : nous rendons
grâces au Seigneur de ce châtiment qui nous a fait triompher
de vaines alarmes et nous a appris par l'expérience tout ce qu'il
y a d'imaginaire et de menteur dans les bruits répandus contre son
Eglise : nous concluons que les auteurs du schisme n'ont débité
que des faussetés, en voyant leurs descendants en débiter
de pires. Enfin d'autres disaient: Nous pensions que peu importait où
l'on observât la foi du Christ; mais nous rendons grâces au
Seigneur qui nous a retirés du schisme, et nous a montré
qu'il convenait à son unité divine d'être adorée
dans l'unité.
19. Devais-je donc, pour arrêter ces conquêtes du Seigneur,
me mettre en opposition avec mes collègues? Fallait-il empêcher
que les brebis du Christ, errantes sur vos montagnes et vos collines, c'est-à-dire
sur les hauteurs. de votre orgueil, fussent réunies dans le bercail
de la paix, où il n'y a qu'un seul troupeau et un seul pasteur (1)?
Fallait-il m'opposer à ces heureux défenseurs, pour que vous
ne perdissiez pas ce que vous nommez vos biens et que vous continuassiez
à proscrire tranquillement le Christ? Pour qu'on vous laissât
faire, d'après le droit romain, des testaments, et que vous déchirassiez,
par vos calomnieuses accusations, le Testament fait à nos pères
de droit divin, ce Testament où il est écrit : « Toutes
les nations seront bénies en votre race (2) ? » Pour qu'on
vous laissât libres d'acheter et de vendre, pendant que vous auriez
osé diviser entre vous ce que le Christ a acheté en se laissant
vendre lui-même ? Pour que les donations faites par chacun de vous
demeurassent valables, tandis que la donation faite par le Dieu des dieux
à
1. Jean, X, 16. 2. Gen. XXVI, 4.
147
ses fils, de l'aurore au couchant, ne serait pas valable à vos
yeux? Pour que vous ne fussiez
pas exilés de la terre où votre corps a pris naissance,
pendant que vous exiliez le Christ du royaume conquis au prix de son sang,
d'une mer à l'autre, et « depuis le fleuve jusqu'aux extrémités
du monde (1) ? » Ah ! plutôt que les rois du monde servent
le Christ, même en donnant des lois pour le Christ ! Vos ancêtres
ont demandé aux rois de la terre que Cécilien et ses compagnons
fussent punis pour des crimes faux : que les lions se tournent contre les
calomniateurs pour briser leurs os, sans que Daniel intercède pour
eux, Daniel, dont l'innocence a été prouvée, et qui
a été délivré de la fosse où ceux-ci
périssent (2) : car celui qui creuse la fosse à son prochain
y tombera lui-même en toute justice (3).
20. Sauvez-vous, mon frère, pendant que vous vivez encore dans
cette chair; sauvez-vous de la colère future qui frappera les opiniâtres
et les orgueilleux. La terreur des puissances temporelles, quand elle attaque
la vérité, est pour les justes qui sont forts une épreuve,
glorieuse, pour les faibles une dangereuse tentation; mais quand elle se
déploie au profit de la vérité, elle est un avertissement
utile pour les hommes sensés qui s'égarent, et, pour ceux
qui ont perdu le sens, un tourment inutile. Cependant « il n'y a
de pouvoir que celui qui vient de Dieu; et celui qui résiste au
pouvoir résiste à l'ordre de Dieu, car les princes ne sont
pas redoutables pour les bonnes actions, mais pour les mauvaises. Voulez-vous
donc ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et vous en recevrez des
louanges (4). » Car si le pouvoir, se montrant favorable à
la vérité, redresse quelqu'un, celui qui a été
corrigé par sa sévérité en reçoit de
la louange; et si, hostile à la vérité, il frappe
un,de ceux qui la servent, celui qui sort vainqueur et couronné,
tire des persécutions du pouvoir toute sa gloire. Quant à
vous, vous ne faites pas assez le bien pour ne pas craindre le pouvoir,
à moins par hasard que ce né soit bien faire que de se tenir
assis, non pas pour décrier un de ses frères (5), mais pour
décrier tous nos frères établis chez toutes les nations,
auxquelles rendent témoignage les prophètes, le Christ, les
apôtres, lorsqu'il est dit : « Toutes les nations seront bénies
en votre race (6) ; » lorsqu'il est dit :
1. Ps. LXXI, 8. 2. Daniel, XIV, 39-42. 3. Prov. XXVI, 27. 4.
Rom. XIII, 1-3. 5. Ps. XLVX, 21. 6. Gen. XXVI, 4.
« Du lever du soleil au couchant un sacrifice pur est offert
à mon nom, parce que mon nom est glorifié dans les nations,
dit le Seigneur (1) ; » faites attention à ces derniers mots:
dit le Seigneur; ce n'est pas: dit Donat, ou Rogat, ou Vincent, ou Hilaire,
ou Ambroise, ou Augustin, mais: dit le Seigneur; et ailleurs « Et
en lui seront bénies toutes les tribus de la terre, toutes les nations
le glorifieront. Béni soit le Seigneur Dieu d'Israël qui seul
opère des prodiges; que son nom glorieux soit béni dans l'éternité,
et dans les siècles des siècles; et toute la terre sera remplie
de sa gloire. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il (2). » Et vous, assis
à Cartenne, vous dites avec une dizaine de rogatistes restés
avec vous : « Que cela ne soit pas, que cela ne soit pas. »
21. Vous entendez dans l'Evangile : « Il fallait que tout ce
qui a été écrit sur moi dans la loi, les prophètes
et les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l'entendement
pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit: Parce qu'il a été
ainsi écrit, ainsi il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât
d'entre les morts le troisième jour, et qu'on prêchât,
en son nom, la pénitence et la rémission des péchés
au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem
(3). » Vous lisez aussi dans les Actes des apôtres, comment
cet Evangile commença à Jérusalem, où le Saint-Esprit
remplit d'abord les curs de cent vingt disciples; et comment, de là,
il fut porté en Judée et en Samarie, et ensuite au milieu
de toutes les nations, ainsi que le Seigneur, près de monter au
ciel, l'avait dit à ses apôtres: « Vous me rendrez témoignage
à Jérusalem et dans toute la Judée et la Samarie,
et jusqu'aux extrémités de la terre (4) : » car leur
bruit s'est répandu dans toute la terre, et leurs paroles ont retenti
jusqu'aux extrémités de l'univers (5). Et vous contredites
ces témoignages divins, si solidement appuyés, manifestés
par une si grande lumière; et vous travaillez à proscrire
l'héritage du Christ, de façon que, la pénitence ayant
été prêchée en son nom à toutes les nations,
comme il l'a dit, quiconque en aura été touché, dans
quelque partie du monde que ce soit, ne pourra recevoir le pardon de ses
péchés, s'il ne vient pas chercher et s'il ne trouve pas,
caché dans un coin de la Mauritanie césarienne, Vincent de
Cartenne ou l'un
1. Malac. I, 11. 2. Ps. LXXI, 18, 20. 3. Luc, XXIV, 44-47.
4. Act. I, 15, 8; II. 5. Ps. XVIII, 5.
148
des neuf ou dix qui pensent comme lui ! Que n'ose pas l'orgueil d'une
petite peau cadavéreuse? Où ne se précipite pas la
présomption de la chair et du sang ? Est-ce là le bien à
cause duquel vous ne craignez pas le pouvoir? Tel est le piège que
vous préparez au fils de votre mère (1), savoir, à
celui qui est petit et faible, pour lequel le Christ est mort (2), incapable
encore de supporter la nourriture paternelle, mais devant être encore
nourri du lait maternel (3); et vous m'opposez les livres d'Hilaire pour
nier la croissante grandeur de l'Eglise au milieu de toutes les nations
jusqu'à la fin des temps, cette grandeur que Dieu lui-même
a promise avec serment contre votre propre incrédulité !
Vous auriez été infiniment malheureux en résistant
quand on n'était qu'à l'époque de la promesse; et
maintenant qu'elle s'accomplit, vous osez contredire !
22. Dans les ressources de votre savoir, vous avez trouvé quelque
chose de grand à produire contre les témoignages de Dieu,
car vous dites que la partie du monde où la foi chrétienne
est connue est peu de chose, en comparaison de l'étendue du monde
entier. Vous ne voulez pas remarquer, ou bien vous feignez d'ignorer à
combien de nations barbares l'Evangile est arrivé, et cela en si
peu de temps que les ennemis du Christ ne peuvent plus douter .de l'accomplissement
assez prochain de ce que le Sauveur répondit à ses disciples
qui l'interrogeaient sur la fin du monde: « Et cet Evangile sera
annoncé dans tout l'univers, pour servir de témoignage à
toutes les nations; et alors la fin viendra (4). » Criez contre cet
oracle, et soutenez tant que vous pouvez, que quand même l'Evangile
serait annoncé chez les Perses et les Indiens, comme il l'est depuis
longtemps, quiconque, après l'avoir entendu, ne vient. pas à
Cartenne ou dans le voisinage de Cartenne, ne pourra pas être purifié
de ses péchés. Si vous ne dites pas cela, n'est-ce point
parce que vous craignez qu'on ne rie de vous? Mais vous le dites réellement,
et vous ne voulez pas qu'on pleure sur vous?
23. Vous croyez faire preuve de pénétration quand vous
prétendez que l'Eglise n'est pas appelée catholique par l'étendue
de sa communion dans tout l'univers, mais qu'elle tire ce nom de l'observation
de tous les divins préceptes et de tous les sacrements. Lors même
1. Ps. XLIV, 20. 2. I Cor. VIII, 11. 3. Ibid. III, 2 . 4. Matth.
XXIV, 14.
que l'Eglise s'appellerait catholique parce que, seule, elle renferme
toute la vérité dont les diverses hérésies
ne contiennent que des portions, ce n'est pas en nous appuyant sur ce nom
que nous prouvons que l'Eglise est répandue chez toutes les nations,
mais c'est en nous fondant sur les promesses de Dieu et sur tant et de
si évidents oracles de la vérité elle-même.
Votre grand effort est de parvenir à nous persuader qu'il ne reste
que les rogatistes, dignes d'être appelés catholiques, à
cause de l'observation de tous les divins préceptes et de tous les
sacrements, et que vous êtes les seuls chez qui le Fils de l'homme
trouvera la foi quand il viendra (1). Pardonnez-le nous, nous ne le croyons
pas. Pour expliquer qu'on trouvera en vous la foi que le Seigneur, à
son avènement, ne doit plus trouver sur la terre, vous osez dire,
qu'il faut vous regarder comme n'étant plus sur la terre, mais dans
le ciel : mais l'Apôtre nous a rendus si prudents, que nous
dirions anathème à un ange du ciel, s'il nous annonçait
un Evangile différent de celui que nous avons reçu (2). Et
comment serions-nous sûrs que le témoignage des divines Ecritures
nous montre clairement le Christ, si ce témoignage ne nous avait
montré clairement l'Eglise? Quelles que soient les ruses opposées
à la simplicité de la vérité, quels que soient
les nuages d'adroite fausseté qu'on amoncèle, celui-là
sera anathème qui annoncera que le Christ n'a pas souffert et n'est
pas ressuscité le troisième jour, car nous lisons dans l'Evangile
« qu'il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât
d'entre les morts le troisième jour (3); » ainsi sera anathème
quiconque voudra nous montrer l'Eglise en dehors de la communion de toutes
les nations, parce que le même Evangile nous apprend ensuite «
que la pénitence et la rémission des péchés
devaient être prêchées à toutes les nations au
nom du Christ, en commençant par Jérusalem (4), » et
que nous devons tenir fermement que celui qui annoncera une autre doctrine
sera anathème.
24. Si nous n'écoutons pas les donatistes tous ensemble lorsqu'ils
se donnent pour l'Eglise du Christ, quoiqu'ils ne puissent s'appuyer sur
aucun témoignage des divins livres, combien moins, je vous le demande,
nous devons écouter les rogatistes, qui ne pourraient pas même
parvenir à interpréter à leur profit ce passage des
Cantiques: « Où menez-vous paître? où
1. Luc, XVIII, 8. 2. Gal. I, 8. 3. Luc, XXIV, 46. 4. Ibid. 47.
149
vous reposez-vous au midi (1)? » Si, dans ce passage des Ecritures,
il faut entendre le midi
de l'Afrique, le pays qu'occupe surtout le parti de Donat, situé
sous un brûlant climat, tous les maximianistes l'emporteront sur
vous, parce que leur schisme s'est allumé dans la Byzacène(2)
et la province de Tripoli. Que les Arzuges soutiennent avec eux le débat
et s'efforcent de prouver que ce passage de l'Ecriture les regarde davantage;
quant à la Mauritanie césarienne, plus voisine du couchant
que du midi et qui rie veut pas même passer pour une région
africaine, comment se glorifiera-t-elle de ce midi; je ne dis pas contre
le monde entier, mais contre le parti même de Donat, d'où
est sorti le parti de Rogat, ce petit morceau retranché d'un morceau
plus grand? Mais qui aurait l'impudeur d'interpréter à soif
profit quelque chose d'allégorique, sans avoir en même temps
des témoignages évidents qui éclairciraient les passages
obscurs ?
25. Ce que nous avons donc coutume le dire à tous les donatistes,
à plus forte raison nous vous le dirons. Admettons, ce qui ne saurait
être, que quelques-uns puissent avoir un juste motif de séparer
leur communion de celle du monde entier et qu'ils puissent appeler cette
communion particulière l'Eglise du Christ, parce qu'ils se sont
séparés légitimement de la communion de tous les peuples,
savez-vous si, avant votre propre séparation , il ne s'est pas rencontré
au loin, dans la grande société chrétienne, des hommes
qui aient eu, eux aussi, un juste motif d'en faire autant, sans que le
bruit de la vérité de leurs griefs ait pu venir jusqu'à
vous? Comment l'Eglise peut-elle être en vous plutôt qu'en
ceux qui se seraient séparés les premiers ? Il en résulte
que, ne sachant pas cela,vous devenez incertains pour vous-mêmes;
et ceci doit arriver nécessairement à tous ceux dont la société
n'est pas fondée sur le témoignage divin, mais sur leur propre
témoignage (3). Vous ne pouvez pas dire : si cela était arrivé,
nous n'aurions pas pu l'ignorer, car si nous vous demandions combien de
partis en Afrique sont sortis du parti de Donat, vous ne pourriez pas nous
l'apprendre; surtout parce que ces subdivisions de partis se croient d'autant
plus en possession de -la justice que leurs adhérents sont moins
nombreux, et par là aussi il y a
1. Cantiques, I, 6.
2. Aujourd'hui le pays de Tunis.
3. Cette belle pensée, que saint Augustin jette en passant ,
attaque directement le principe même du protestantisme.
plus de difficulté à les connaître. C'est pourquoi
vous ne savez pas si, par hasard, quelques justes en petit nombre et, à
cause de cela, très-peu connus, dans une lointaine contrée
opposée au midi de l'Afrique, avant que le parti de Donat séparât
sa justice de l'iniquité du reste des hommes, ne se sont pas primitivement
séparés pour une cause très-juste du côté
de l'aquilon, et ne forment pas, plutôt que vous, l'Eglise de Dieu
et comme une Sion spirituelle cette communion lointaine et inconnue vous
aura tans prévenus, et elle aura eu plus de raison d'interpréter
à son profit ces paroles du psaume : «La montagne de Sion
est du côté de l'aquilon, c'est la ville du grand roi (1),
» que n'en a eu le parti de Donat d'interpréter à son
avantage ces paroles des Cantiques: « Où menez-vous paître?
où vous reposez-vous au midi?
26. Et cependant vous craignez que la contrainte; employée
à votre égard par les lois impériales, ne soit pour
les juifs et pour les païens une occasion de blasphémer le
nom de Dieu; mais les juifs savent comment le premier peuple d'Israël
voulut détruire par la guerre les deux tribus et la moitié
de tribu qui avaient reçu des terres au delà du Jourdain,
lorsqu'ils crurent que ces tribus s'étaient séparées
de l'unité du peuple (2). Et quant aux païens, ils pourraient
plutôt blasphémer au sujet des lois des empereurs chrétiens
contre les adorateurs des idoles; pourtant plusieurs d'entre eux, redressés
par ces lois, se sont convertis au Dieu vivant et véritable, et
chaque jour on voit parmi eux de nouvelles conversions. Assurément
si les juifs et les païens pensaient que les chrétiens fussent
aussi peu nombreux que vous l'êtes -vous-mêmes, vous qui vous
dites les seuls chrétiens, ils né daigneraient pas blasphémer
contre nous, mais ils en riraient sans cesse. Ne craignez-vous pas que
les juifs ne vous disent : Si c'est votre petit nombre qui forme l'Eglise
du Christ, où est donc ce que votre Paul entend par l'Eglise lorsque,
proclamant le nombre des chrétiens supérieur au nombre des
juifs, il s'écrie : « Réjouissez-vous, stérile
qui n'enfantiez point; éclatez et poussez des cris d'allégresse;
vous qui ne deveniez point mère, parce qu'il a été
accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à
celle qui a un mari (3). » Leur répondrez-vous: Nous sommes
d'autant plus justes que nous sommes en plus
1. Ps. XLVII, 3. 2. Josué, XXII, 9-12. 3. Gal. IV, 27.
150
petit nombre? Vous ne faites pas attention qu'ils répliqueront
en vous disant: Quel que soit le nombre que vous prétendiez former
, vous n'êtes pas cependant ceux dont il a été dit
: « Il a été accordé plus de fils à la
femme délaissée, » puisque vous êtes restés
en si petit nombre.
27. Vous nous opposerez ici l'exemple de ce juste dans le déluge,
qui seul fut trouvé digne d'être sauvé avec sa famille.
Voyez comme vous êtes encore loin de la justice ! jusqu'à
ce que vous soyez réduit à sept et que vous ne fassiez que
le huitième, nous, ne dirons pas que vous êtes juste; encore
faudra-t-il que personne ne se soit rencontré au loin, avant le
parti de Donat, pour s'emparer justement de cette justice avec sept autres
comme lui , se séparer et se sauver du déluge de ce monde.
Puisque vous ignorez si cela n'a pas eu lieu et que vous n'en avez rien
ouï dire, comme beaucoup de peuples chrétiens, placés
au loin, n'ont rien ouï dire de Donat, vous ne savez pas où
est l'Eglise. Elle sera là où l'on aura peut-être fait
ce que vous n'avez fait que plus tard, s'il a pu exister quelque juste
motif de vous séparer de la communion de toutes les nations.
28. Pour nous, nous sommes certains que personne n'a pu se séparer
justement de la communion de toutes les nations, parce que ce n'est pas
dans sa propre justice que chacun de nous cherche l'Eglise, mais dans les
divines Ecritures, et qu'elle se montre à nous comme elle nous a
été promise. C'est d'elle qu'il a été dit :
« Comme le lis est entre les épines, ainsi apparaît
mon amie au milieu des autres filles (1); » celles-ci ne peuvent
être comparées à des épines que par leurs mauvaises
moeurs , et on ne les appelle filles que par la communion des mêmes
sacrements. C'est l'Eglise qui dit : «J'ai crié vers vous
du bout de la terre, quand mon coeur était dans la peine (2). »
Elle dit dans un autre psaume : « Le chagrin s'est emparé
de moi à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi ;
» et encore : « J'ai vu des insensés, et je séchais
de douleur (3). » C'est elle qui dit à son époux :
« Où menez-vous paître? où vous reposez-vous
au midi ? apprenez-le-moi de peur que, voilée, je ne m'égare
au milieu des troupeaux de. vos compagnons (4). » La, même
chose est dite ailleurs . « Faites-moi connaître la force de
votre
1. Cant. II, 2. 2. Ps. LX, 3. 3. Ibid. CXVIII, 53, 158. 4. Cant.
6.
droite et ceux dont le coeur est instruit dans la sagesse (1), »
ceux qui sont brillants de lumière et embrasés de charité
et en qui vous vous reposez comme au midi, de peur que, voilée,
c'est-à-dire cachée et inconnue, je ne me jette, non dans
votre troupeau, mais dans les troupeaux de vos compagnons, qui sont les
hérétiques. Ceux-ci sont appelés des compagnons comme
les épines sont encore appelées filles, à cause de
la communion des sacrements. Il est dit d'eux ailleurs : « Vous ne
faisiez qu'un avec moi, vous étiez mon guide et mon ami; vous preniez
avec moi une douce nourriture; nous marchions, unis l'un à l'autre,
dans la maison du Seigneur. Que la mort vienne sur eux, et qu'ils descendent
vivants dans l'abîme (2), » comme Dathan et Abiron, auteurs
d'une séparation impie.
29. C'est à elle que l'époux répond : «
Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes
belle entre les femmes, sortez, allez sur les traces des troupeaux, et
menez paître vos chevreaux autour des tentes des pasteurs (3). »
O la réponse d'un très-doux époux ! Si vous ne vous
connaissez pas vous-même, dit-il. La ville bâtie sur la montagne
ne peut se cacher (4); c'est pourquoi vous n'êtes pas voilée
ni exposée à vous jeter dans les troupeaux de mes compagnons;
car je suis la montagne qui domine tous les sommets, vers laquelle viendront
toutes les nations a. Si donc vous ne vous connaissez pas vous-même,
non point dans les paroles des calomniateurs, mais dans les témoignages
de mes livres; si vous ne vous connaissez pas vous-même, car il a
été dit de vous : « Etendez au loin les cordages, affermissez
solidement les pieux; étendez à droite et à gauche.
Car votre race aura les nations pour héritage, et vous habiterez
les villes qui étaient désertes. Ne craignez rien, vous triompherez
; ne rougissez pas de ce que vous étiez auparavant détestée.
Vous oublierez à tout jamais votre honte; vous perdrez le souvenir
de l'opprobre de votre veuvage. Car je suis le Seigneur qui prends soin
de vous former, le Seigneur est mon nom. Celui qui vous délivra,
c'est le Seigneur Dieu d'Israël, toute la terre l'adorera (5). »
Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes
belle entre les femmes! Car il a été dit de vous : «
Le roi s'est épris de votre beauté ; » et encore :
« Des
1. Ps. LXXXIX, 12. 2. Ibid. LIV, 14-16. 3. Cant. I, 7. 4. Matth.
V, 14. 5. Isaïe, II, 2. 6. Ibid. LIV, 2-5.
151
enfants vous sont nés pour succéder à vos pères;
vous les établirez chefs sur toute la terre (1). » Si donc
vous ne vous connaissez pas vous-même, sortez. Je ne vous chasse
pas, mais sortez vous-même, pour qu'on dise de vous : « Ils
sont sortis de nous, mais ils n'étaient pas de nous (2). »
Sortez sur les traces des troupeaux, non sur mes traces, mais sur celles
des troupeaux; je ne dis pas d'un seul troupeau, mais des troupeaux séparés
et errants : Paissez vos chevreaux, non pas comme Pierre, à qui
il est dit : « Paissez mes brebis (3), » mais paissez vos chevreaux
autour des tentes des pasteurs, non point autour de la tente du pasteur,
où il y a un seul troupeau et un seul pasteur (4). Car l'Eglise
se connaît elle-même, en sorte qu'il ne lui arrive pas ce qui
arrive à ceux qui ne se sont pas connus en elle.
30. C'est elle dont le petit nombre de vrais enfants, en comparaison
du nombre des méchants, fait dire « qu'elle est étroite
et difficile la voie qui mène à la vie, et qu'il y en a peu
qui y marchent (5).» Et c'est aussi de la multitude de ces enfants
qu'il a été dit: « Votre race sera comme les étoiles
du ciel et le sable de la mer (6). » Car les fidèles et les
bons sont peu nombreux si on les compare aux méchants, mais nombreux,
si on les considère en eux-mêmes. « En effet, il a été
accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à
celle qui a un mari : plusieurs viendront de l'orient et de l'occident,
et prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des
cieux (7); » et Dieu veut se former un peuple nombreux, zélé
pour les bonnes oeuvres (8); et des milliers d'hommes que nul ne peut compter,
de toute tribu et de toute langue, se voient dans l'Apocalypse, avec des
robes blanches et les palmes de la victoire (9). C'est cette même
Eglise qui parfois est obscurcie et comme assombrie par la multitude des
scandales, quand « les pécheurs tendent l'arc afin de percer
de traits au milieu des lueurs obscures de la lune ceux qui ont le coeur
droit (10). » Mais même alors elle resplendit dans ses enfants
les plus forts. Et s'il fallait diviser le sens de ces divines paroles,
ce ne serait pas en vain peut-être qu'il eût été
dit de la race d'Abraham : « Elle sera comme les étoiles du
ciel, comme le sable au bord de la mer. » Nous pourrions entendre,
1. Ps. XLIV, 12, 17. 2. I Jean, II, 19. 3. Ibid. XXI, 17. 4.
Ibid. X, 16. 5. Matth. VII, 14. 6. Gen. XXII, 17. 7. Matth. VIII,
11. 8. Tit. II, 14. 9. Apoc. VII, 9. 10. Ps. X, 3.
par les étoiles du ciel, les moins nombreuses des âmes
chrétiennes, les plus fermes et les plus brillantes; et par le sable
du bord de la mer, la grande multitude des faibles et des charnels, qui
paraît libre et paisible dans les temps calmes, mais que les flots
des tribulations et des tentations couvrent et bouleversent.
31. C'est d'un de ces temps d'orage qu'Hilaire a parlé dans
l'endroit que vous avez cru pouvoir opposer à tant de témoignages
divins, comme si l'Eglise eût été effacée de
la terre (1). De cette manière vous pouvez dire que les Eglises
si nombreuses de la Galatie n'existaient plus, quand l'Apôtre s'écriait:
« O Galates insensés ! qui vous a fascinés au point
de finir par la chair après avoir commencé par l'esprit (2).
» C'est ainsi que vous calomniez un savant homme qui réprimandait
sévèrement les languissants et les timides et les enfantait
de nouveau jusqu'à ce que le Christ eût été
formé en eux (3). Qui donc ignore qu'en ce temps-là beaucoup
de chrétiens, d'un sens borné, trompés par des mots
obscurs, croyaient que les ariens avaient leur propre foi? D'autres cédaient
à la crainte et feignaient d'accepter cette doctrine, ne marchant
pas droit selon la vérité de l'Evangile ; on les accueillit
lorsqu'ils reconnurent leur erreur, mais vous n'auriez pas voulu qu'on
leur eût pardonné. En vérité, vous ne connaissez
pas les saintes Ecritures. Lisez ce que Paul a écrit sur Pierre,
ensuite ce qu'a pensé Cyprien sur le même sujet; et que la
mansuétude ne vous déplaise pas dans l'Eglise, qui rassemble
les membres dispersés du Christ et n'en disperse pas les membres
unis. Il y en eut peu alors qui demeurèrent fermes et reconnurent
les piéges des hérétiques ; il y en eut peu si on
les compare aux autres : mais parmi ces amis fidèles de la vérité,
les uns expiaient dans l'exil leur courageuse résistance à
l'erreur, les autres restaient cachés sur tous les points du monde.
Ainsi l'Eglise, qui grandit sans cesse, se conserva dans le pur froment
du Seigneur et elle se conservera jusqu'à ce qu'elle ait reçu
dans son sein toutes les nations, même les nations barbares. Car
l'Eglise, c'est ce bon grain qu'a semé le Fils de
1. Saint Hilaire, dans son livre des conciles contre les ariens, avait
dit : « Excepté Elusius et un petit nombre avec lui y la multitude,
dans les dix provinces de l'Asie où je me trouve, ne connaît
pas véritablement Dieu. » Vincent avait abusé de ce
passage qui, d'après l'explication même de saint Augustin,
n'exprime qu'un blâme contre l'ivraie de ces dix provinces d'Asie.
2. Gal. III, 1. 3. Ibid. IV, 19.
152
l'homme, et qu'il a annoncé devoir croître parmi l'ivraie
jusqu'à la moisson. Or, le champ est le monde, la moisson est la
fin des temps (1).
32. Hilaire reprenait donc ceux qui formaient l'ivraie et non pas le
froment des dix provinces d'Asie; il pouvait aussi s'adresser au bon grain
qui faiblissait et se trouvait en péril, et la véhémence
de ses discours ne les rendait que plus utiles. Les Ecritures canoniques
ont elles-mêmes cette manière habituelle de réprimander:
on s'adresse en quelque sorte à tous pour être entendu de
quelques-uns. Quand l'Apôtre dit aux Corinthiens: « Comment
en est-il quelques-uns parmi vous qui disent que les morts ne ressusciteront
pas? » il montre bien que tous ne pensaient pas ainsi, mais que ceux
qu'il dénonçait se trouvaient au milieu d'eux. Pour empêcher
que les bons ne fussent séduits, il les avertit en ces termes: «
Ne vous laissez point séduire; les mauvais discours corrompent les
bonnes moeurs. Soyez sobres, justes, et ne péchez pas. Car il en
est quelques-uns parmi vous qui ne connaissent pas Dieu: je vous le dis
pour vous faire honte (2). Mais à l'endroit où le même
apôtre s'exprime ainsi : « Lorsqu'il y a parmi vous jalousie
et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon
l'homme (3)? » il parle comme à tous, et vous voyez combien
est grave ce qu'il dit. Nous lisons dans la même Epître : «
Je rends, pour vous à mon Dieu des actions de grâces continuelles,
à cause de la grâce de Dieu qui vous a été donnée
en Jésus-Christ, et des richesses dont vous avez été
comblés en lui, en toute parole et toute science; le témoignage
du Christ s'est trouvé ainsi confirmé en vous, de sorte que
nulle grâce ne vous manque (4). » Sans ce passage nous pourrions
croire tous les Corinthiens charnels et de vie animale, ne comprenant pas
les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (5) , disputeurs, jaloux, marchant
selon l'homme. C'est pourquoi « le monde entier est établi
dans le mal.(6), » à cause de l'ivraie répandue par
toute la terre, et le Christ « est la victime propitiatoire pour
tous nos péchés, non-seulement pour tous nos péchés,
mais pour ceux du monde entier (7), » à cause du bon grain
qui est aussi répandu partout.
33. Si l'abondance des scandales refroidit la charité de plusieurs,
c'est que plus le nom du
1. Matth. XIII, 24-39. 2. I Cor. XV, 12 , 33, 34. 3. Ibid. III
3. 4. Ibid. I, 4-7. 5. Ibid. II, 14. 6. I Jean, V, 19. 7.
Ibid. II, 2.
Christ est glorifié, plus se réunissent dans la communion
de ses sacrements, ces méchants qui doivent persévérer
dans leur perversité et qui toutefois n'en seront séparés
, comme la paille du bon grain, que par le vanneur du dernier jour (1).
Ces méchants n'étouffent pas les bons grains, en très-petit
nombre en comparaison de l'ivraie, mais nombreux par eux-mêmes; ils
n'étoufferont pas les élus de Dieu qui seront rassemblés,
à la fin des temps, comme parle l'Evangile, « des quatre vents,
depuis une extrémité du ciel jusqu'à l'autre (2).
» Car, c'est la voix de ces élus qui dit : « Sauvez-moi,
Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saint, parce que les vérités
s'effacent du milieu des enfants des hommes (3); » et le Seigneur,
au milieu de l'impiété qui abonde, leur a promis le salut
pour prix de leur persévérance jusqu'à la fin (4).
Enfin, comme on le voit par la suite, ce n'est pas un seul homme, ce sont
-plusieurs qui parlent dans le même psaume : « C'est vous,
Seigneur, qui nous garderez, qui nous préserverez de cette génération
jusqu'à l'éternité (5). » A cause de cette abondance
d'iniquité prédite par le Seigneur, il a été
aussi écrit, « Quand le Fils de l'homme viendra, croyez-vous
qu'il trouve encore de la foi sur la terre (6)? » Ce doute de Celui
qui sait tout a représenté en lui notre propre doute : après
que l'Eglise a été si souvent déçue de ses
espérances avec plusieurs qui se sont trouvés tout autres
qu'on ne croyait, elle est alors troublée dans ses enfants et ne
veut plus croire aisément de personne quelque chose de bien. Cependant
il n'est pas permis de douter que ceux en qui le Seigneur trouvera de la
foi sur la terre, croîtront avec l'ivraie dans toute l'étendue
du champ.
34. C'est donc l'Eglise elle-même qui nage dans le filet du Seigneur
avec les mauvais poissons. Elle se sépare d'eux par le coeur et
par les moeurs, afin de se montrer dans sa gloire à son époux,
et n'ayant ni tache ni ride (7) ; mais elle attend que la séparation
corporelle se fasse sur le rivage de la mer, c'est-à-dire à
la fin des temps, ramenant qui elle peut, supportant ceux qu'elle ne peut
ramener, sans que l'iniquité de ceux qu'elle ne corrige point lui
fasse abandonner l'union avec les bons.
35. Pour combattre ces témoignages divins, si nombreux, si clairs,
si indubitables, ne
1. Matth. III, 12. 2. Ibid. XXIV, 31. 3.Ps. XI, 2. 4. Matth.
XXIV, 12, 13. 5. Ps. XI, 8. 6. Luc, XVIII, 8. 7. Eph. V, 27.
153
cherchez donc plus des calomnies dans les écrits des évêques,
soit de ceux qui sont restés au milieu de notre communion depuis
votre séparation, comme Hilaire; soit de quelques autres d'une époque
antérieure au schisme de Donat, comme Cyprien et Agrippin (1). D'abord
ces écrivains-là n'ont pas l'autorité des auteurs
canoniques; on ne les lit pas pour en tirer des preuves qui ne permettent
pas des sentiments contraires, et avec la pensée qu'ils ne peuvent
dire que la vérité. Car nous nous mettons au nombre de ceux
qui ne dédaignent pas de s'appliquer cette parole de l'Apôtre
: « Si vous avez un sentiment qui ne soit pas conforme à la
vérité, Dieu vous éclairera. Cependant, pour les choses
que nous sommes parvenus à savoir, marchons-y (2), » c'est-à-dire
marchons dans cette voie qui est le Christ, et dont parle ainsi le Psalmiste:
« Que Dieu ait pitié de nous et nous bénisse; qu'il
fasse briller sur nous son visage, pour que nous connaissions, Seigneur,
votre voie sur la terre, et votre salut au milieu de toutes les nations
(3) ! »
36. Ensuite, si vous aimez l'autorité de saint Cyprien, évêque
et glorieux martyr, autorité que nous ne confondons pas, ainsi que
je l'ai dit, avec celle des auteurs canoniques, pourquoi ne l'aimez-vous
pas aussi quand il garde par amour et qu'il défend dans ses écrits
l'unité du monde et de toutes les nations; quand il ne voit que
de la présomption et de l'orgueil dans ceux qui auraient voulu se
séparer de cette unité, comme étant les seuls justes,
et qu'il se moque de leur prétention à s'attribuer ce que
le Seigneur n'accorda point aux apôtres, c'est-à-dire le privilège
d'arracher l'ivraie avant le temps, de nettoyer l'aire et de séparer
la paille du bon grain; quand il a montré que nul ne peut être
souillé par les péchés d'autrui, répondant
ainsi à ce qui sert de motif à tous les déchirements
impies; quand sur les points même où il a pensé autrement
qu'il ne fallait, il n'a jamais demandé que les évêques
d'un sentiment contraire au sien fussent jugés ou retranchés
de sa communion; quand, dans cette lettre à Jubaïen, qui fut
d'abord lue au concile (4), dont vous invoquez l'autorité pour rebaptiser,
tout en avouant qu'au temps passé l'Eglise admettait dans son sein,
sans leur conférer de nouveau le baptême, des chrétiens
baptisés
1. Lévêque Agrippin fut le successeur de saint Cyprien
sur le siège de Carthage.
2. Philip. III, 15, 16. 3. Ps. CXVI, 2, 3. 4. Concile de Carthage
en 256.
dans des communions séparées, et en croyant ainsi qu'ils
étaient sans baptême; il attache un si grand prix à
la paix de l'Eglise, que pour la conserver il n'exclut pas ces chrétiens
des fonctions du sanctuaire ?
37. Ceci renverse et détruit totalement votre parti, et je connais
trop votre esprit pour que vous n'en soyez pas frappé. Car, s'il
suffit, comme vous le dites, de communiquer avec des pécheurs pour
que l'Eglise périsse sur la terre (et c'est pour cela que vous vous
êtes séparés de nous), elle avait déjà
péri tout entière lorsque, selon l'opinion de Cyprien, elle
admettait dans son sein des gens sans baptême; dans ce cas il n'y
avait plus d'Eglise où Cyprien lui-même pût naître
à la foi, et bien moins encore votre chef et votre père Donat,
venu au monde longtemps après Cyprien. Mais, si à l'époque
où les gens sans baptême étaient admis, il y avait
cependant une Eglise qui enfantait Cyprien, qui enfantait Donat, il en
résulte clairement que les justes ne sont pas souillés par
les fautes d'autrui, quand ils communiquent avec les pécheurs. Il
vous devient donc impossible de justifier la séparation par laquelle
vous êtes sortis de l'unité, et en vous s'accomplit cet oracle
de la sainte Ecriture : « Le fils méchant se donne pour juste,
mais il ne se lave pas de la souillure de sa séparation (1). »
38. On ne s'égale pas à Cyprien parce que, à cause
de la similitude des sacrements, on n'ose pas rebaptiser les hérétiques
eux - mêmes, comme on ne s'égale pas à Pierre parce
qu'on ne force pas les gentils à judaïser. Cette faute de Pierre,
sa correction même sont renfermées dans les Ecritures canoniques;
mais ce n'est pas dans les livres canoniques, c'est dans les livres de
Cyprien et dans les lettres d'un concile que nous trouvons que cet évêque
a énoncé sur le baptême un sentiment contraire à
la règle et à la coutume de l'Eglise. Il n'y a pas trace
qu'il ait rectifié cette opinion; toutefois il est permis de penser
qu'un tel homme s'est corrigé sur ce point, et peut-être la
preuve de son retour à cet égard a-t-elle été
anéantie par ceux qui se sont trop réjouis de cette erreur
et n'ont pas voulu se priver d'un aussi grand patronage. Il ne manque pas
de gens d'ailleurs qui soutiennent que ce sentiment n'a jamais été
Celui de Cyprien, et qu'on l'a présomptueusement et faussement produit
sous son nom. En effet, quelque illustre que soit un évêque,
le texte de
1. Prov. XXIV, selon les Septante.
154
ses livres ne peut se garder aussi pur que le texte des livres canoniques
traduits en tant de langues et protégés par le. respect successif
des générations; et pourtant il s'est trouvé des imposteurs
pour produire bien des choses sous le nom des apôtres. Ces coupables
efforts ont été vains : nos saintes Écritures sont
si vénérées, si lues, si connues ! Mais cet effort
d'une audace impie, en s'attaquant à ce qui était appuyé
sur une telle base de notoriété, a prouvé ce qu'on
pourrait tenter contre des livres non établis sur l'autorité
canonique.
39. Nous ne nions pas cependant que Cyprien ait pensé ce qu'on
lui prête, et cela pour deux raisons : la première, c'est
que son style a une certaine physionomie à laquelle on peut le reconnaître;
la seconde, c'est que notre cause s'y trouve victorieusement démontrée
contre vous, et que le motif de votre séparation, c'est-à-dire
la crainte des souillures par les fautes d'autrui, n'en est que plus facile
à détruire. Car on voit par les écrits de Cyprien
qu'on demeurait en communion avec les pécheurs, puisqu'on admettait
dans l'Église ceux qui, selon vous et selon le sentiment que vous
lui attribuez étaient sans baptême; et que pourtant l'Église
n'avait pas péri, mais que le froment du Seigneur, répandu
à travers tout l'univers, était resté dans son honneur
et sa vertu. Si donc le trouble de votre défaite vous fait chercher
un refuge dans l'autorité de Cyprien, comme on cherche un port,
vous voyez contre quel écueil vient donner votre erreur; mais si
désormais vous n'osez plus vous réfugier de ce côté,
vous ne pouvez plus lutter, vous êtes en plein naufrage.
40. Ou Cyprien n'a pas tout à fait pensé comme vous le
dites, ou bien dans la suite il s'est rectifié conformément
aux règles de la vérité, ou bien il a couvert par
l'abondance de sa charité cette tache de son coeur si pur, en défendant
lunité de l'Église qui s'étend sur toute la terre,
et en maintenant avec persévérance le lien de la paix; car
il est écrit: « La charité couvre la multitude des
péchés . (1)» Ajoutez que s'il y a eu quelque chose
à retrancher dans cette branche d'une belle fécondité,
le père de famille l'a taillée avec le fer du martyre: «
Mon père, dit le Seigneur, taille la branche qui en moi donne du
fruit, pour qu'elle en donne davantage (2). » D'où est venue
à Cyprien cette grâce, sinon de sa persistance à
1. I Pierre, IV, 8. 2. Jean, XV, 2.
demeurer attaché à la vigne qui se répand au loin,
et à ne pas abandonner la racine de l'unité? Car il ne lui
eût servi de rien de livrer son corps aux flammes, s'il n'avait pas
eu la charité (1) .
41. Voyez encore un peu, dans les écrits de Cyprien, combien
il juge inexcusable celui qui, dans l'intérêt de sa propre
justice, se sépare de l'unité de l'Église (divinement
promise et accomplie au milieu de toutes les nations), et vous comprendrez
davantage la vérité de la sentence que je vous rappelais
plus haut : « Le fils méchant se donne pour juste, mais il
ne saurait laver la souillure de sa séparation. » Dans une
lettre (2) adressée à Autonien, il touche à ce qui
nous occupe en ce moment; mais il vaut mieux citer ici ses paroles : «
Parmi les évêques nos prédécesseurs de cette
province, quelques-uns pensèrent qu'il ne fallait pas donner la
paix aux impudiques, et ils fermèrent absolument aux adultères
les portes de la pénitence ; ils ne se retirèrent pas pour
cela de la communion de leurs collègues, et ne rompirent pas l'unité
de l'Église catholique par la dureté ou l'opiniâtreté
de leur jugement; ils ne crurent pas que celui qui refusait la paix religieuse
aux adultères dût se séparer de ceux qui la donnaient.
Pourvu que le lien de la concorde demeure, et que le sacrement de l'Église
catholique soit toujours indissoluble, chaque évêque règle
sa conduite comme il l'entend, sauf à rendre compte à Dieu
de ce qu'il aura fait. » Que dites-vous à cela, mon frère
Vincent? Certes vous voyez que ce grand homme, cet évêque
ami de la paix, cet intrépide martyr n'a rien eu plus à coeur
que de maintenir le lien de l'unité. Vous le voyez en travail, non-seulement
pour faire naître ceux qui ont été conçus dans
le Christ, mais encore pour empêcher que ceux qui sont déjà
nés ne meurent en sortant du sein de la mère.
49. Remarquez ce que Cyprien a rappelé pour condamner les séparations
impies. Si les évêques qui admettaient les adultères
à la réconciliation communiquaient avec eux, ceux qui refusaient
l'admission n'étaient-ils pas souillés par leurs relations
avec les autres? Et si, ce qui est vrai et ce qui est la règle de
l'Église, on faisait bien de recevoir les adultères à
la réconciliation, les évêques qui les repoussaient
absolument de la pénitence
1. I Cor. XIII, 3. 2. Lettre LII.
155
commettaient une action impie; ils refusaient la santé à
des membres du Christ, ôtaient les clefs de l'Eglise devant ceux
qui frappaient à la porte, se mettaient cruellement en contradiction
avec la miséricordieuse puissance de Dieu, qui laisse vivre les
coupables afin de les guérir par le repentir, par le sacrifice d'un
esprit contrit et l'oblation d'un coeur affligé. Cependant leur
erreur barbare et leur impiété ne souillaient pas les évêques
miséricordieux et pacifiques, restés en communion chrétienne
avec eux et les supportant dans les filets de l'unité, jusqu'à
la séparation qui doit se faire sur le rivage; et s'il y eut alors
souillure, l'Eglise périt par la communion des méchants,
et il n'y eut plus d'Eglise pour enfanter Cyprien lui-même. Mais
si, ce qui est certain, l'Eglise demeura, il devient également certain
que les fautes d'autrui ne peuvent souiller personne dans l'unité
du Christ, tant qu'on n'adhère pas à ce qui est mal, ce qui
serait se souiller en participant aux péchés mêmes;
et que c'est à cause des bons qu'on supporte ceux qui ne le sont
pas, comme la paille qu'on souffre dans l'aire du Seigneur jusqu'à
ce qu'il vienne la vanner au dernier jour. Cela étant, quel motif
reste-t-il pour votre schisme? N'êtes-vous pas de mauvais fils, qui
vous donnez pour justes, et qui ne pouvez vous laver de la honte de la
séparation?
43. Si maintenant je voulais vous rappeler ce qu'a dit dans ses livres
Tichonius, homme de votre parti, qui a plutôt écrit pour l'Eglise
catholique que pour vous, et a reconnu qu'il s'était séparé
sans raison de la communion des prétendus traditeurs africains,
ce qui a suffi à Parménien pour lui fermer la bouche; que
pourriez-vous répondre, si ce n'est ce qu'il a dit lui-même
de vous et que j'ai cité un peu plus haut: « Ce qui est saint,
c'est ce que nous voulons? » Tichonius, homme de votre communion,
comme je l'ai déjà dit, parle de la réunion d'un concile
à Carthage, composé de deux cent soixante-dix évêques
de votre parti, et où, après une délibération
qui dura soixante-quinze jours, toute autre affaire cessant, il fut décidé
que si les traditeurs, coupables d'un crime immense, ne voulaient pas être
rebaptisés, on ne laisserait pas de rester en communion avec eux
comme s'ils étaient innocents. Il dit que Deutérius de Macriane,
un de vos évêques, avait admis sans distinction dans son Eglise
une multitude de traditeurs ; que conformément aux décrets
de ce concile de deux cent soixante-dix évêques de votre parti,
il refit l'unité avec les traditeurs, et que, depuis lors, Donat
demeura en communion, non-seulement avec Deutérius, mais encore
pendant quarante ans avec tous les évêques de la Mauritanie,
lesquels, dit-il encore, avaient communiqué avec les traditeurs,
sans leur réitérer le baptême, jusqu'à la persécution
de Macaire.
44. Mais, observez-vous : Que me fait ce Tychonius? Ce Tychonius est
celui que Parménien, dans ses réponses, cherche à
retenir, et qu'il voudrait empêcher d'écrire de pareilles
choses ; il ne les réfute pas toutefois; mais, en le voyant s'exprimer
ainsi sur l'Eglise répandue par toute la terre, et sur ce que les
fautes d'autrui ne sauraient souiller personne dans l'unité catholique,
il lui demande pourquoi il demeure éloigné des évêques
africains comme pour se préserver de la contagion des traditeurs,
et pourquoi il s'est mis dans le parti de Donat. Parménien aurait
mieux aimé dire que Tychonius avait menti sur tous ces points; mais,
ainsi que Tychonius le rappelle, bien des gens vivaient encore qui auraient
montré que ces choses étaient très-certaines et trèsmanifestes.
45. En voilà assez là-dessus : soutenez à votre
aise que Tychonius en a menti; je reviens à Cyprien que vous avez
invoqué vous-même. Il est certain, d'après ses écrits,
due si, dans l'unité, chacun est souillé par les péchés
d'autrui, l'Eglise avait déjà péri avant Cyprien,
et, chrétiennement parlant, Cyprien ne pouvait pas exister. Or,
si une semblable opinion est un sacrilège, et s'il est certain que
l'Eglise demeurait, nul n'est souillé par les fautes d'autrui dans
l'unité catholique, et, mauvais fils, vous vous donnez vainement
pour justes; vous restez avec le tort de votre séparation.
46. Vous me dites : Pourquoi donc nous cherchez-vous : pourquoi accueillez-vous
ainsi ceux que vous appelez hérétiques ? Voyez comme je vais
vous répondre aisément et brièvement. Nous vous cherchons
parce que vous périssez, afin de pouvoir nous réjouir du
retour de ceux dont la perte nous affligeait. Nous disons que vous êtes
hérétiques, mais c'est avant votre conversion à la
paix catholique, c'est avant que vous vous dépouilliez de l'erreur
dont vous êtes enveloppés. Quand vous revenez vers nous, vous
laissez ce que vous étiez auparavant, vous ne nous revenez (156)
pas hérétiques. Baptisez-moi donc: ajoutez-vous. Je le ferais
si vous n'étiez pas baptisé,. ou si vous aviez été
baptisé dans le baptême de Donat ou de Rogat, et non point
dans celui du Christ. Ce ne sont pas les sacrements chrétiens qui
vous font hérétique, c'est une détestable séparation.
Le mal qui est venu de vous ne doit pas faire méconnaître
le bien qui est demeuré en vous; mais ce bien devient un mal pour
vous, si vous ne l'avez pas dans l'unité qui en est la source. Car
tous les sacrements du Seigneur proviennent de l'Eglise catholique; vous
les avez et vous les donnez comme ils étaient avant votre séparation;
vous les gardez quoique vous ne soyez plus là d'où ils viennent.
Nous ne changeons point en vous les choses par lesquelles vous êtes
avec nous, car vous êtes avec nous en beaucoup de choses, et il a
été dit : « Ils étaient en beaucoup de choses
avec moi (1); » mais nous corrigeons ce qui vous sépare de
nous, et nous voulons que vous receviez ici ce que vous n'avez pas là
où vous êtes. Vous êtes avec nous dans le, baptême,
dans le symbole, dans les autres sacrements du Seigneur; mais vous n'êtes
pas avec nous dans l'esprit de l'unité et le lien de la paix; enfin
vous n'êtes pas avec nous dans l'Eglise catholique. Si vous recevez
ces choses, vous. ne commencerez pas à avoir ce que vous n'avez
pas, mais ce que vous avez vous servira. Il n'est donc pas vrai, comme
vous le croyez, que nous recevions les vôtres, quand ils viennent
à nous; mais nous les rendons nôtres en les recevant; pour
qu'ils commencent d'être à nous, il faut qu'ils cessent d'être
à vous. Nous ne travailIons pas non plus à nous associer,des
artisans de l'erreur que nous réprouvons, mais nous voulons les
ramener dans nos rangs pour qu'ils ne soient plus ce que nous détestons.
47. L'apôtre Paul, dites-vous, a baptisé après
Jean. A-t-il baptisé après un hérétique? Si
par hasard, vous osez appeler hérétique cet ami de l'Epoux,
et dire qu'il n'a pas été dans l'unité de l'Eglise,
écrivez-le. Mais, si cela est insensé à penser ou
à dire, votre prudence doit examiner pourquoi l'apôtre Paul
a baptisé après Jean. S'il l'a fait après son égal,
vous devez tous vous rebaptiser les uns après les autres: S'il l'a
fait après un plus grand que lui, vous devez vous-même rebaptiser
après Rogat. S'il l'a fait après un qui soit au-dessous de
lui, Rogat a dû rebaptiser après vous, qui baptisiez,
1. Ps. LIV, 19.
n'étant que simple prêtre. Mais, si le baptême gui
se donne aujourd'hui est le même pour tous, malgré l'inégalité
des mérites de ceux qui le confèrent, parce que c'est le
baptême du Christ et non de ceux qui l'administrent, vous comprenez
déjà, je pense, que le baptême du Christ, donné
par l'apôtre Paul à quelques-uns, venait après le baptême
de Jean, et non après le baptême du Christ; car les divines
Ecritures nomment en plusieurs endroits ce premier baptême, le baptême
de Jean , et le Seigneur lui-même le nomme ainsi : « D'où
venait le baptême de Jean? du ciel ou des hommes (1) ? » Or
le baptême de Pierre n'était pas celui de Pierre, mais celui
du Christ, et le baptême qu'a donné Paul n'était pas
celui de Paul, mais celui du Christ; il en est de même du baptême
de ceux qui, au temps des apôtres , n'annonçaient pas le Christ
avec pureté d'intention, mais avec un esprit jaloux (2), et du baptême
de ceux qui, au temps de Cyprien , s'appropriaient frauduleusement des
terres , et accroissaient leur profit par grosse usure. Et, parce que ce
baptême était du Christ, il était d'une égale
vertu, malgré l'inégalité des mérites de ceux
qui le conféraient. Car si on est d'autant mieux baptisé
qu'on l'a été par un plus digne ministre, l'Apôtre
a eu tort de rendre grâces à Dieu de n'avoir baptisé
personne parmi les Corinthiens, excepté Crispus et Caius et. la
maison de Stéphanas (3) : alors, en effet , les Corinthiens auraient
été d'autant mieux baptisés qu'ils l'auraient été
de la main de Paul. Enfin, quand il dit : « J'ai planté, Apollon
a arrosé (4), » il semble indiquer. qu'il a évangélisé
et qu'Apollon a baptisé. Apollon était-il meilleur que Jean
? Pourquoi donc Paul n'a-t-il pas rebaptisé après Apollon,
lui qui l'avait fait après Jean, si ce n'est parce que ce baptême,
donné par n'importe qui, était celui du Christ, et que l'autre
donné également par n'importe qui, quoiqu'il préparât
la voie au Christ , n'était que le baptême de Jean?
48. Il semble qu'il y ait quelque chose d'odieux à dire qu'on
a baptisé après saint Jean, et qu'on ne baptise pas après
les hérétiques; mais il sera aussi odieux de dire qu'on a
baptisé après Jean, et qu'on ne baptise pas après
des gens adonnés au vin : je signale ce vice parce qu'on ne peut
pas le cacher, et
1. Matth. XXI, 25. 2. Philip. I, 15, 17. 3. I Cor, I, 14. 4.
Ibid. III, 6.
157
qu'on le rencontre partout, à moins d'être aveugle. Cependant,
au nombre de ces oeuvres de chair qui excluent du royaume de Dieu, l'Apôtre
place l'ivrognerie aussi bien que l'hérésie : « Il
est aisé, dit-il, de reconnaître les oeuvres de la chair,
qui sont : la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie,
les empoisonnements, les inimitiés, les dissensions, les jalousies,
les colères, les querelles, les hérésies, les envies,
les ivrogneries, les débauches, et autres choses semblables : je
vous déclare, comme je vous l'ai déjà déclaré,
que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume
de Dieu (1). » On ne baptise donc pas après un hérétique,
quoiqu'on ait baptisé après Jean, par la raison que, quoiqu'on
ait baptisé après Jean, on ne baptise pas après quelqu'un
qui serait adonné au vin : les hérésies et les ivrogneries
sont également comptées au nombre des oeuvres qui excluent
du royaume de Dieu. Ne vous paraît-il pas intolérablement
indigne qu'on baptise après celui qui, ne se contentant pas de boire
sobrement, mais ne buvant pas du tout, a préparé la voie
au royaume de Dieu, et qu'on ne baptise pas après celui qui, faisant
un usage immodéré du vin, n'y parviendra. même pas?
Quoi répondre, sinon que le baptême après lequel l'Apôtre
a baptisé dans le Christ était le baptême de Jean,
et que le baptême conféré par la personne adonnée
au vin était celui du Christ? Entre Jean et un homme adonné
au vin, il y a une grande différence d'opposition; entre le baptême
du Christ et le baptême de Jean, il n'y a pas opposition, il existe
néanmoins une essentielle différence. Il en est une grande
aussi entre un apôtre et un homme adonné au vin; il n'y en
a pas entre le baptême du Christ donné par un homme intempérant.
De même entre Jean et un hérétique, il y a grande différence
par opposition; entre le baptême de Jean et celui du Christ donné
par un hérétique, aucune opposition, mais grande différence.
Entre le baptême du Christ que donne un apôtre et le baptême
du Christ que donne un hérétique, différence aucune.
Car les sacrements demeurent les mêmes, malgré la grande inégalité
des mérites de ceux qui les confèrent.
49. Mais pardon, je me suis trompé quand j'ai choisi, pour vous
convaincre, l'exemple
1. Gal. V, 19-20.
d'un homme adonné au vin : j'oubliais que j'avais affaire à
un rogatiste, et non pas à un donatiste quelconque. Il est possible
que parmi vos collègues et vos clercs qui sont en si petit nombre,
vous ne trouviez aucune trace d'un tel vice. Car la foi catholique que
vous vous donnez, vous ne la tenez pas de la communion du monde entier,
mais de l'observation de tous les préceptes divins et de tous les
sacrements : c'est en vous seulement que le Fils de l'homme trouvera la
foi quand il n'en trouvera plus sur la terre, parce que vous n'avez plus
rien de terrestre et vous n'appartenez plus à ce monde, mais vous
êtes déjà célestes et c'est au ciel que vous
habitez ! Vous ne craignez donc pas, vous ne vous rappelez pas cette parole
« Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux
humbles (1) ? » Vous n'êtes pas frappés de ce passage
de l'Évangile où le Seigneur dit : « Lorsque le Fils
de l'homme viendra, croyez-vous qu'il trouve de la foi sur la terre (2)?
» Car sachant d'avance que bien des orgueilleux s'arrogeraient cette
foi, il adresse aussitôt cette parabole aux gens qui se croyaient
justes et méprisaient les autres : « Deux hommes montèrent
au temple pour prier, l'un était pharisien, l'autre publicain. (3)
» Et le reste. Répondez-vous à vous-même par
la suite de la parabole. Pourtant voyez attentivement si, parmi le . petit
nombre des vôtres, il ne se rencontrerait pas quelque intempérant
qui baptisât. La contagion de ce vice dévaste tant les âmes,
et son funeste empire s'étend si loin, que je serais bien étonné
que votre petit troupeau en eût été préservé;
j'en serais bien surpris, quoique, bien avant l'avènement du Fils
de l'homme, qui est le seul bon pasteur, vous vous vantiez d'avoir déjà
séparé les brebis des boucs.
50. Entendez par ma bouche la voix des bons grains qui, en attendant
le dernier jour, souffrent au milieu de la paille, sur l'aire du Seigneur,
c'est-à-dire dans le monde entier, car Dieu a appelé la terre
depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher (4), et partout il
s'y trouve des enfants qui le louent (5); voici donc ce que vous dit cette
voix : Nous désavouons quiconque prend occasion des lois impériales
pour assouvir contre vous des haines, au lieu de travailler affectueusement
à vous ramener.
1. Jacq. IV, 6. 2. Luc, XVIII, 8. 3. Ibid. 10. 4. Ps. XLIX, 1.
5. Ps. CXII, 1-3.
158
Toute chose terrestre n'est légitimement possédée
que par le droit divin qui attribue tout aux justes, ou par le droit humain
qui est au pouvoir des rois de la terre ; c'est donc à tort que
vous appelleriez votre bien ce que vous ne possédez pas comme justes,
ou ce que vous feraient perdre les lois des puissances temporelles, et
c'est en vainque vous diriez que vous l'avez laborieusement amassé,
puisqu'il est écrit: « Les justes recueilleront le fruit du
travail des impies (1). » Mais cependant nous désavouons quiconque
prend occasion de ces lois, dirigées par les rois serviteurs du
Christ contre un schisme impie, pour convoiter ce qui vous appartient.
Nous désavouons quiconque, dans un sentiment de cupidité
et non dans un sentiment de justice, retient le bien des pauvres, les basiliques
qui vous servaient de lieux de réunion et que vous aviez sous le
nom d'églises, quoique rigoureusement ces basiliques ne doivent
appartenir qu'à la véritable Eglise du Christ. Nous désavouons
quiconque reçoit ceux que vous chassez du milieu de vous pour cause
d'infamie ou pour crime, comme on reçoit ceux qui ont vécu
parmi vous sans reproche, sauf l'erreur qui nous sépare. Mais ce
sont ici des griefs que vous ne prouvez pas aisément; et quand vous
les prouveriez, il est des coupables que nous ne pouvons ni corriger ni
punir; et que nous tolérons : nous ne quittons pas, à cause
de la paille, l'aire du Seigneur, nous ne rompons pas les filets à
cause des mauvais poissons; nous n'abandonnons pas le troupeau du Seigneur
à cause des boucs qui ne seront mis à part que le dernier
jour; nous ne nous éloignons pas de la maison du Seigneur à
cause des vases qui sont devenus des vases d'ignominie.
51. Pour vous, mon frère, je pense que si vous ne vous préoccupez
pas de la vaine gloire des hommes et si vous méprisez les reproches
des insensés qui vous disent : Pourquoi détruisez-vous ce
que vous édifiiez auparavant? vous reviendrez sans aucun doute à
l'Eglise que, je le comprends, vous savez être la véritable.
Je ne chercherai pas au loin des preuves de votre sentiment à cet
égard; au début de la lettre à laquelle je réponds,
vous dites ceci : « Je vous ai connu encore bien éloigné
du christianisme, appliqué à létude des lettres et
montrant un très-grand goût pour la paix et l'honnêteté
; depuis votre conversion à la foi
1. Prov. XIII, 22.
chrétienne, conversion qui m'a été rapportée
par le témoignage de plusieurs, vous donnez votre temps à
la controverse. » Assurément si c'est vous qui m'avez adressé
cette lettre, ces paroles sont de vous. En avouant que je suis converti
à la foi chrétienne, vous prouvez qu'elle existe en dehors
des rogatistes et des donatistes, puisque je ne me suis converti ni au
parti de Donat ni au parti de Rogat ; cette foi chrétienne devenue
la mienne est donc, comme nous le répétons, celle qui se
répand au milieu de toutes les nations bénies dans la race
d'Abraham, selon le témoignage de Dieu'. Pourquoi hésitez-vous
à déclarer ce que vous sentez, si ce n'est parce que vous
avez honte de ne pas avoir toujours eu la même pensée et d'en
avoir défendu une autre? Vous avez honte de vous corriger et vous
n'en avez pas de demeurer dans l'erreur, ce qui devrait plutôt vous
en faire éprouver !
52. L'Ecriture a dit : « Il y a une honte qui produit le péché,
il y a une honte qui produit la grâce et la gloire (2). » La
honte produit le péché lorsqu'on n'ose pas changer de mauvais
sentiments de peur de paraître inconstant ou de laisser voir qu'on
juge soi-même s'être longtemps trompé : ceux qui en
sont là descendent en enfer tout vivants (3), c'est-à-dire
avec le propre sentiment de leur perdition; Dathan , Abiron et Coré,
engloutis vivants dans la terre, en ont été, il y a des siècles,
la prophétique figure. La honte produit la grâce et la gloire
lorsqu'on rougit de sa propre iniquité et qu'on devient meilleur
par le repentir : vaincu malheureusement par cette autre honte, voilà
ce que vous n'avez pas le courage de faire; vous craignez que des hommes
qui ne savent ce qu'ils disent, ne vous opposent cette sentence de l'Apôtre
: « Si j'édifie ce que j'ai détruit auparavant, je
me constitue moi-même prévaricateur (4). » Si de telles
paroles pouvaient s'appliquer à ceux qui, ramenés à
la vérité, l'ont annoncée après l'avoir criminellement
combattue, on les eût tout d'abord appliquées à Paul
lui-même, en qui les Eglises du Christ glorifiaient Dieu, quand elles
l'entendaient prêcher la foi qu'il ravageait auparavant (5).
53. Ne croyez pas qu'on puisse, sans passer par la pénitence,
revenir de l'erreur à la vérité, ni d'un péché
grand ou petit à la régularité.
1. Gen. XXII, 18. 2. Eccles. IV, 25. 3. Ps. LIV, 16. 4. Galat.
II, 18. 5. Ibid. I, 23.
159
Mais ce serait trop audacieux de reprocher à l'Eglise, que tant
de divins témoignages nous prouvent être l'Eglise du Christ,
de traiter différemment ceux qui, sortis de son sein, lui reviennent
par la pénitence, et ceux qui, ne lui ayant jamais appartenu, reçoivent
sa paix pour la première fois; elle humilie davantage les uns, elle
se montre plus douce envers les autres, mais elle les aime tous et s'attache
avec une maternelle charité à les guérir tous.
Vous avez une lettre plus
longue peut-être que vous n'auriez voulu ; elle eût été
beaucoup plus courte si, en vous répondant, je n'avais pensé
qu'à vous; mais, si elle ne vous sert de rien, je ne crois pas qu'elle
soit inutile à ceux qui auront soin de la lire avec la crainte de
Dieu et sans acception de personnes. Ainsi soit-il.
LETTRE XCIV. (Année 408.)
Saint Paulin, se trouvant à Rome après Pâques,
selon sa coutume, avait reçu de saint Augustin un de ses ouvrages;
il ne nous dit pas lequel; pour mieux en jouir, il avait attendu d'être
sorti de Rome où trop de bruit l'importunait. Saint Paulin loue
la courage religieux de Mélanie, les bonnes oeuvres du sénateur
Publicola, petit-fils de cette illustre et sainte dame romaine, et parle
du renoncement chrétien qu'il appelle une mort évangélique.
Comme l'évêque d'Hippone lui avait demandé quelle serait
l'occupation des élus dans le ciel, le saint époux de Thérasie
exprime humblement quelques pensées à cet égard. Cette
lettre respire la plus respectueuse et la plus profonde admiration pour
la sainteté et. le génie de l'évêque d'Hippone.
AU SAINT ÉVÉQUE DU SEIGNEUR, A LEUR INCOMPARABLEMENT
CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE, FRÈRE ET MAITRE AUGUSTIN,
LES PÉCHEURS PAULIN ET THÉRASIE.
1. Votre parole est toujours un flambeau pour mes pas et une lumière
pour mon chemin. Ainsi, chaque fois que je reçois des lettres de
votre bienheureuse sainteté , je sens que les ténèbres
qui obscurcissent mon esprit se dissipent, et que grâce à
ce collyre appliqué sur les yeux de mon âme, j'y vois plus
clair : la nuit de l'ignorance s'en va, les ombres du doute s'effacent.
Je l'ai souvent éprouvé par les lettres dont vous m'avez
favorisé, mais jamais mieux que par ce dernier ouvrage de vous qu'est
venu m'apporter en votre nom un homme béni du Seigneur, notre cher
et digne frère Quintus, diacre. Lorsqu'il nous a remis ce don sacré
de votre génie, il y avait déjà longtemps qu'il se
trouvait à Rome : j'y étais allé après Pâques,
selon ma coutume, pour y vénérer les tombeaux des apôtres
et des martyrs (1). Toutefois,
1. Voilà encore un témoignage qui prouve l'ancienne coutume
chrétienne d'honorer les reliques des saints.. Nous recommandons
ce passage de la lettre de saint Paulin aux protestants de bonne toi. Dans
le IVe siècle, la secte des Eunoméens appelait idolâtrie
le culte des martyrs, et l'évêque catholique d'Amasie, Astérius,
parlant au nom de la foi chrétienne, répondait à ces
dissidents des premiers âges : « Nous n'adorons pas les martyrs,
mais nous les honorons comme les vrais adorateurs de Dieu; nous ne rendons
pas de culte à des hommes, mais nous admirons ceux qui, au jour
des épreuves, ont noblement sacrifié à Dieu. Nous
plaçons leurs restes dans de précieux reliquaires, et nous
élevons pour eux des maisons de repos magnifiquement ornées,
afin d'entretenir l'émulation des morts glorieuses. »
oubliant le temps qu'il avait passé à Rome à mon
insu , il m'a semblé qu'il ne faisait que d'arriver d'auprès
de vous; je croyais surtout qu'il venait de vous quitter à peine
lorsque , la première fois que je le vis, il me présentait
ces fleurs de votre génie, qui tint les parfums du ciel. J'avouerai
cependant à votre vénérable charité que je
n'ai pas pu lire à Rome ce livre, aussitôt que je l'ai eu
entre les mains. La foule y était si grande et si bruyante que je
n'aurais pu y trouver assez de recueillement pour apprécier votre
uvre et eu jouir, comme je le désirais : j'aurais voulu aller jusqu'au
bout, si j'en avais commencé la lecture. Aussi j'ai retenu la faim
de mon esprit comme on prend patience en attendant un festin qui ne peut
pas nous manquer; j'avais l'espérance certaine de me rassasier,
puisque je tenais dans la main ce livre comme le pain de mon désir
que j'allais dévorer ; je soupirais après le moment où
je me nourrirais de ce miel qui devait m'être si doux et à
la bouche et aux entrailles (1); mais j'attendais notre sortie de Rome
et la halte d'un jour que nous devions faire à Formies (2) pour
me livrer tout entier et avec une tranquille liberté aux délices
spirituelles de votre livre.
2. Un homme aussi pauvre et aussi terrestre que moi, que peut-il répondre
à la sagesse qui vous a été donnée d'en-haut,
à cette sagesse que le monde ne comprend pas, que nul ne goûte
si Dieu ne l'éclaire et ne lui prête sa parole? Comme je sais
que le Christ lui-même palle par votre bouche, c'est en Dieu que
je louerai vos discours, et je ne craindrai pas les terreurs de la nuit.
Car vous m'avez appris, dans l'esprit de vérité , à
accepter les maux inséparables de cette mortelle vie, avec cette
modération salutaire et résignée que vous avez vue
en la bienheureuse mère et aïeule Mélanie pleurant la
mort d'un fils unique a dans un deuil silencieux, mais non sans larmes
maternelles. Plus près d'elle, parce que votre âme ressemble
plus à la sienne, vous avez mieux compris les larmes réglées
et sérieuses de cette femme si parfaite en Jésus-Christ;
tout en gardant la vigueur d'un esprit viril, vous n'avez eu besoin que
de vous sentir vous-même pour sentir le coeur maternel de Mélanie
; vous l'avez vue pleurer d'abord par naturelle affection, ensuite par
un motif plus élevé, car elle n'a pas seulement gémi
sur la perte d'un fils unique de condition mortelle, mais elle s'affligeait
surtout que la mort l'eût surpris engagé dans les vanités
de ce monde : il n'avait
1. Ezéch. III, 3; Apoc. II, 9, 10. 2. Aujourd'hui Formello.
3. Publicola, que saint Paulin appelle le fils unique de Mélanie,
était son petit-fils. Mélanie avait perdu, jeune encore,
son mari et deux enfants. Voyez ce que nous avons dit de cette sainte et
illustre dame romaine, dans lHistoire de Jérusalem, chap. 26.
160
pas encore abandonné le faste de la dignité sénatoriale.
Mélanie, selon la sainte ambition de ses voeux, aurait voulu qu'il
eût passé de la gloire de la conversion à la gloire
de la résurrection , qu'il eût partagé avec sa mère
le repos et la couronne , et qu'à l'exemple de celle à qui
il devait le jour, il eût préféré le sac à
la toge et le monastère au sénat.
3. Pourtant cet homme, comme je crois l'avoir dit à votre sainteté,
est parti de ce monde, enrichi de bonnes oeuvres et s'il n'a pas laissé
voir par le vêtement l'éclat de l'humilité de sa mère,
il a aimé en esprit cette humilité. Il fut si doux dans ses
moeurs et si humble de crieur, d'après la parole de l'Evangile (1),
qu'on peut croire qu'il est entré dans le repos; du Seigneur; car
des biens sont réservés à l'homme pacifique (2), et
ceux qui sont doux posséderont la terre (3) ; ils plairont à
Dieu dans la région des vivants (4). Publicola, non-seulement dans
le tacite consentement du crieur, mais encore dans les actes visibles de
sa vie, a suivi le conseil de l'Apôtre; placé à côté
des grands du siècle, il ne goûtait pas les grandeurs comme
un ami de la gloire de la terre, mais il s'unissait aux humbles (5) comme
un parfait imitateur du Christ et ne cessait de leur donner sa compassion
et ses soins. Aussi sa race a été puissante sur la terre,
entre ceux que leur élévation fait appeler des dieux ; les
bénédictions qui ont visité sa famille et sa maison
ont mis en lumière le saint mérite de l'homme. « La
postérité des justes sera bénie, dit le Psalmiste,
la gloire et les richesses seront dans sa maison (6); » il ne s'agit
pas ici d'une gloire périssable ni des richesses qui passent; la
maison dont parle le Psalmiste se bâtit dans les cieux, non pas avec
le travail des mains, mais avec la sainteté des oeuvres. Je n'ajouterai
rien de plus pour la mémoire de l'homme qui m'était aussi
cher qu'il se montrait dévoué au Christ; je me souviens de
vous en avoir déjà beaucoup parlé dans de précédentes
lettres; et d'ailleurs je ne saurais rien dire de meilleur ni de plus saint
sur la bienheureuse mère de ce fils, sur Mélanie, la tige
de ces pieux rameaux, que ce que votre sainteté a daigné
en dire elle-même. Pécheur que je suis et avec dés
lèvres impures, je ne saurais parler dignement des mérites
d'une telle foi et des vertus d'une telle âme ; j'en suis trop éloigné
; mais vous , l'homme du Christ, le docteur d'Israël dans l'Eglise
de la vérité, vous étiez tout préparé,
par la grâce dé Dieu, à être le panégyriste
de cette âme si virile dans le Christ : ainsi que je l'ai dit, votre
esprit plus rapproché du sien, vous faisait comprendre cette âme
que soutenait une force divine, et il vous appartenait de rendre un plus
digne hommage à tant de piété et de vertu.
4. Vous daignez me demander quelle sera, après la résurrection
de la chair, l'occupation des bienheureux dans le siècle futur.
Mais c'est moi qui veux voles consulter, comme un maître et un médecin
spirituel, sur l'état présent de ma vie, afin que vous m'appreniez
à faire les volontés de Dieu,
1. Matth. XI, 27. 2. Ps. XXXVI, 37. 3. Matth. V, 4. 4.
Ps. CXIV, 9. 5. Rom. XII, 16. 6. Ps. CXI, 2 et 3.
à suivre le Christ sur vos traces, et à mourir de cette
mort évangélique par laquelle nous devançons volontairement
la séparation de l'âme d'avec le corps, non par le trépas
ordinaire, mais en nous retirant intérieurement de cette vie qui
est pleine de tentations, et qu'un jour,vous adressant à moi, vous
appeliez une tentation continuelle. Plût à Dieu que je m'attachasse
si bien à vos traces que, dépouillant, à votre exemple,
mes vieilles chaussures et brisant mes liens, je pusse librement m'élancer
dans la voie, et mourir comme vous êtes mort à ce monde, pour
vivre avec Dieu dans le Christ qui vit en vous, dans le Christ dont votre
corps, votre crieur et votre bouche représentent la mort et la vie
! Car votre coeur ne goûte point les choses de la terre, et votre
bouche ne s'occupe pas des oeuvres des hommes; mais la parole du Christ
abonde dans votre âme, et l'esprit de vérité, répandu
dans votre langage, a l'impétuosité du fleuve qui vient d'en-haut
et réjouit la cité de Dieu (1).
5. Mais quelle vertu peut produire en nous cette mort évangélique,
si ce n'est la, charité, qui est forte comme la mort? Elle efface
pour nous et détruit si bien ce inonde, qu'elle fait l'effet de
la mort en nous attachant au Christ, vers lequel nous ne pouvons nous tourner
qu'en nous séparant des choses du temps, et avec qui nous ne pourrons
vivre qu'en mourant à tout ce qui est humain. Nous ne croyons pas
que, pour nous, ce soit vivre que de regarder le monde et d'en user, parce
que notre partage, c'est la mort du Christ, et que nous ne serons point
associés à la gloire de sa résurrection, si nous n'imitons
sa mort sur la croix par la mortification de nos membres et de nos sens.
Ce n'est donc pas selon notre volonté qu'il nous faut vivre, mais
selon la volonté du Christ, laquelle est notre sanctification; il
est mort pour nous, et il est ressuscité, afin que nous vivions
pour lui; il nous a donné son esprit comme gage de sa promesse,
et a placé dans les cieux, comme gage d'une bienheureuse vie, son
corps, qui est le chef du nôtre. Aussi notre attente maintenant est
le Seigneur, ainsi que la substance qu'il s'est unie pour la faire vivre
en. lui et par lui ; car il s'est conformé au corps de notre humilité
pour nous conformer au corps de sa gloire (2) et nous placer avec lui dans
les célestes demeures. C'est pourquoi ceux qui auront été
jugés dignes de l'éternelle vie, seront dans la gloire de
son royaume, afin qu'ils soient avec lui, comme dit l'Apôtre (3),
et qu'ils demeurent avec lui, comme le Seigneur l'a dit lui-même
à son Père : « Je veux que là où je suis,
ils soient aussi avec moi (4). »
6. C'est sans doute ce que vous lisez dans les psaumes à l'endroit
où il est écrit: « Heureux ceux qui habitent dans votre
maison; ils vous loueront éternellement (5). » Je crois que
ces divines louanges seront chantées avec des voix, malgré
les changements que recevront les corps des saints ressuscités,
pour devenir semblables au corps da Seigneur après sa résurrection
: en elle a brillé
1. Ps. XIII, 5. 2. Philip. III, 21. 3. I Thes. IV, 16. 4. Jean,
XVII, 24. 5. Ps. LXXXIII, 5.
161
une image vive de la résurrection des hommes, et le Seigneur,
qui avait souffert et qui était ressuscité dans son corps,
a été pour tous comme un miroir. Ressuscité, dans
cette même chair avec laquelle il avait été attaché
sur la croix et couché dans le tombeau, il a souvent paru devant
les hommes, se servant de tous ses membres : on a pu le voir et l'entendre.
Si l'on dit des anges, qui sont de purs esprits, qu'ils ont des langues
polir célébrer les louanges du Créateur et lui rendre
de continuelles actions de grâces, à plus forte raison les
hommes, malgré la transformation spirituelle qui suivra leur résurrection
et leur laissera tous les membres d'une chair glorifiée, avec leurs
formes et leurs proportions, auront-ils une langue dans la bouche et feront-ils
entendre des sons pour chanter les saints cantiques et exprimer les sentiments
et les joies de leur âme. Peut-être aussi le Seigneur leur
donnera-t-il, pour surcroît de grâce et de gloire, de chanter
d'autant mieux, pendant tous les siècles que durera son royaume
, les divines louanges, que leurs corps auront acquis une plus haute et
plus parfaite nature : ainsi établis dans des corps déjà
spirituels, ils cesseraient d'avoir des paroles humaines, elles deviendraient
angéliques et célestes, semblables à celles que l'Apôtre
entendit dans le paradis (1). Et peut-être , ce qui fait dire à
l'Apôtre que ces discours sont ineffables à l'homme, c'est
qu'entre autres récompenses réservées aux saints,
ils parleront des langues qu'il n'est pas permis de parler sur la terre,
et qui ne conviennent qu'à l'état immortel et glorieux de
ceux dont il a été dit : « Ils crieront et chanteront
un hymne (2); » ce sera, sans aucun doute, dans le ciel; ils s'y
trouveront avec le Seigneur, se délectant dans l'abondance de la
paix, pleins de joie en présence du trône, mettant aux pieds
de l'Agneau les coupes et les couronnes, lui chantant un nouveau cantique,
réunis aux choeurs des Anges, des Vertus, des Dominations, des Trônes,
chantant sans cesse avec les Chérubins et les Séraphins et
avec les quatre animaux de l'Apocalypse : « Saint, Saint, Saint,
le Seigneur Dieu des armées (3), » et le reste, que vous connaissez.
2. Voilà sur quoi je vous prie de me dire ce que vous savez
ou ce que vous pensez, voilà ce que je vous demande, moi pauvre
et misérable, moi votre petit enfant que vous avez coutume de supporter,
vous le vrai sage; car je sais que celui qui est la source de la sagesse
et le guide des sages vous illumine par un esprit révélateur,
et, de même que vous avez connu le passé et que vous voyez
le présent, vous jugez aussi de l'avenir. Que pensez-vous de ces
voix éternelles des créatures célestes et même
de celles qui vivent au-dessus des cieux, en présente du Très-Haut?
Quels sont les organes de ces voix qui ne se taisent jamais 2 En disant
« Si je parlais les langues des anges (4), » l'Apôtre,
a laissé croire qu'il s'agit ici d'un certain langage propre à
leur nature, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, à leur nation, et qu'il
est aussi au-dessus des paroles
1. II Cor. XII, 4. 2. Ps. LXIV, 14. 3. Isaïe, VI, 3 ; Apoc.
IV, 8-10. 4. I Cor. XIII, 1.
et des pensées humaines que la nature et la demeure des anges
sont au-dessus de notre condition mortelle et de la terre que nous habitons;
cependant peut-être entend-il par langues des anges des variétés
de sons et de discours, comme, au sujet de la diversité des grâces,
il cite le don des langues (1), ce qui signifie la faculté de parler
clans la langue de beaucoup de nations. Mais les nombreux exemples de la
voix de Dieu, partie de la nue pour être entendue de saints personnages
, prouvent qu-il peut exister un langage sans qu'on ait besoin d'une langue,
de cet organe à la fuis si petit et si grand. Ç'est peut-être
aussi parce que Dieu a fait de ce membre l'organe de la voix, qu'il a appelé
langue les paroles et les voix des créatures incorporelles, comme
sont les anges : c'est ainsi que l'Ecriture a coutume de désigner
par des noms de membres, les diverses opérations divines. Priez
pour nous, et instruisez-nous.
8. Notre très-cher et très-doux frère Quintes
est aussi pressé de nous quitter pour retourner vers vous, qu'il
l'était peu de vous quitter pour venir vers nous ; cette lettre,
où se trouvent plus de ratures que de lignes, vous dit assez le
peu de temps qu'il nous a donné pour vous répondre ; la trop
grande hâte du porteur nous a obligé d'écrire vite.
C'est la veille des ides de mai qu'il est venu nous demander notre réponse,
et il est parti le jour des ides, avant sexte. Voyez si le témoignage
que je lui rends ici le recommande ou l'accuse ; on jugera, sans doute,
plus digne d'éloge que de blâme celui qui s'est hâté
de retourner vers sa lumière et de s'éloigner des ténèbres
, car nous ne sommes, quant à nous, que ténèbres en
comparaison des clartés qui rayonnent eu vous.
1. I Cor. XII, 10, 23.
LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408.)
Dans cette lettre confiée à Possidius qui partait polir
l'Italie, saint Augustin touche avec profondeur au gouvernement des âmes,
à l'utilité des peines infligées aux coupables, et
laisse voir à cet égard les anxiétés de sa
conscience de pasteur. On admirera sa réserve, même dans la
vérité, s'il se trouve en présence de chrétiens
qui ne puissent pas l'entendre tout entière. il dit à saint
Paulin dans quel esprit il t'avait interrogé sur la vie future,
indique ce qu'il sait avec certitude, demande à être instruit
de ce qu'il ignore, et expose ses pensées sur les corps après
la résurrection et sur la question de savoir si les anges ont des
corps.
AUGUSTIN A SES CHERS ET BIEN AIMÉS SEIGNEURS, SES SAINTS, DÉSIRABLES
ET VÉNÉRABLES FRÈRES, PAULIN ET THERASIE, SES CONDISCIPLES
SOUS LE MAITRE JÉSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nos frères et intimes amis, à qui vous aviez coutume
d'adresser en même temps qu'à nous lus témoignages
d'affection et les saluts que vous en aviez reçus, votes voient
maintenant d'une manière assidue : c'est moins pour nous un accroissement
de bonheur qu'une (162) consolation dans nos maux. Nous n'épargnons
aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent
à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s'en présente
toujours; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais
quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient,
nous sentons l'accomplissement de cette parole : « Vos consolations
ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de
douleurs dont j'étais pénétré (1) . »
Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque
vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui
lui procurera la joie de vous voir (2). Ah ! chacun de nous eût passé
les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre
motif n'eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes
retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles; nous
ne pouvons nous éloigner d'eux que quand la gravité de leur
propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve?
Est-ce une punition? Je l'ignore; mais ce que je n'ignore pas, c'est que
le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon
nos iniquités (3), puisqu'il mêle à nos douleurs tant
de consolations et que, médecin admirable, il empêche que
nous n'aimions le monde et que nous n'y fassions des chutes.
2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait,
selon vous, dans l'avenir, l'éternelle vie des saints; vous m'avez
bien répondu en disant qu'on doit s'éclairer encore sur la
vie présente; mais pourquoi m'interroger sur des choses que vous
ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que
moi? Car vous dites avec grande raison qu'il faut d'abord mourir volontairement
de la mort évangélique avant l'inévitable séparation
de l'âme et du corps, et qu'il faut mourir ainsi, non point par un
trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par
la pensée. C'est pour nous une vérité simple et hors
de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie
mortelle de façon à nous disposer à l'immortelle vie.
Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent
et qui cherchent, c'est de savoir comment on doit se comporter au milieu
de ceux ,où `envers ceux qui n'ont pas encore appris à
1. Ps. XCIII, 19.
2. L' évêqué Possidius était allé
demander justice à l'empereur à la suite des désordres
de Calame, dont il a été question précédemment.
3. Ps. CII, 10.
vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement
des plaisirs sensuels; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux
seront inutiles si nous n'inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes
d'où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient
alors surprendre notre coeur; nous nous plaisons à dire et à
entendre des frivolités; au lieu de nous faire seulement sourire,
elles, vont jusqu'à exciter chez nous le rire; nos âmes descendent
ainsi jusqu'à toucher la poussière et même la fange
de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus
lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique.
Si quelquefois on réussit à s'élever, on entendra
crier aussitôt Fort bien! fort bien! et ce ne sont pas des cris d'homme
qu'on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue
dans un autre à une telle profondeur; mais de ce fond silencieux
de l'âme il s'échappe je ne sais quelle voix qui crie : Fort
bien! fort bien! C'est à cause de ce genre de tentation que le grand
Apôtre avoue qu'il a été souffleté par un ange
(1). Voici comment la vie humaine sur la terre n'est qu'une tentation;
l'homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux
pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.
3. Que dirai-je de la punition ou de l'indulgence, puisqu'ici nous
ne connaissons d'autre inspiration et d'autre règle que le salut
de ceux que nous voulons ramener à Dieu? Quelle question obscure
et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement
selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de
chacun : il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter,
de peur de l'arrêter dans ses progrès ou même de le
pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la
.punition suspendue sur la tête des hommes n'a pas rendu pires plus
de gens qu'elle n'en a corrigés. Quel tourment d'esprit quand souvent
il arrive que si vous punissez quelqu'un, il périt, et que si vous
le laissez impuni, un autre périra! Pour moi, j'avoue que je pèche
tous les jours en cela et que j'ignore quand et de quelle manière
je dois observer ces paroles de l'Apôtre : « Reprenez devant
tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres
(2); » et ces paroles de l'Evangile : « Reprenez-le entre vous
seul et lui (3), » et ce précepte
1. II Cor. XII, 7. 2. I Tim. V, 20. 3. Matth. XVIII, 15.
163
«Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés
(1), » car on n'ajoute pas
ici : avant le temps, et ce qui est écrit : « Qui êtes-vous
pour juger le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela
regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant
pour le soutenir (2). » L'Apôtre parle évidemment ici
de ceux qui sont dans l'Eglise ; il ordonne ensuite qu'ils soient jugés
lorsqu'il dit : « Qu'ai-je à juger ceux qui sont dehors? n'est-ce
pas de ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Retranchez
le méchant du milieu de vous (3). » Quel souci et quelle appréhension
lorsqu'il s'agit d'accomplir ce devoir et d'éviter que celui qu'on
frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la
parole de l'Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens.
Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne
de grande considération, il ajoute : « Afin que Satan ne
nous possède pas, car nous n'ignorons pas ses desseins (4). »
Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô
mon citer Paulin, saint homme de Dieu ! que d'effroi ! quelles ténèbres
! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire : «
La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres
m'ont enveloppé; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à
la colombe, et je volerai et je me reposerai ? Voilà que je me suis
éloigné en fuyant, et j'ai demeuré dans le désert.
» Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert
même ce qu'il ajoute : « J'attendais celui qui me sauverait
de la faiblesse et de la tempête (5). » La vie humaine sur
la terre n'est donc que tentation (6) !
4. Et les divines Ecritures, né les effleurons-nous pas plutôt
que nous ne les exposons? Nous cherchons plutôt ce qu'il faut y comprendre
que nous n'y comprenons quelque chose de définitif et d'arrêté.
Cette réserve pleine d'inquiétude vaut encore mieux que de
téméraires affirmations. N'y a-t-il pas beaucoup de choses
où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l'Apôtre dit
être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon
la chair (7)? Il est alors très-dangereux de dire ce qu'on pense,
très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux
de dire le contraire. Lorsque,
1. I Cor. IV, 5 ; Matth. VII, 1. 2. Rom. XIV, 4. 3. I Cor. V, 12,
13. 4. II Cor. II, 11. 5. Ps. LIV, 6 - 9. 6. Job, VII, 1. 7. Rom.
VIII, 5,6.
que, croyant user des droits d'une fraternelle charité, nous
désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les
discours ou les écrits de ceux qui sont dans l'Eglise et qu'on nous
accuse d'agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche
envers nous 1 Et quand on nous reprend et qu'à notre tour nous soupçonnons
nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien
nous péchons envers les autres ! De là, assurément,
naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant
très-unies ; car, contrairement à ce qui est écrit,
on s'attache à l'un pour s'enfler de vanité contre l'autre
(1) ; et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il
est à craindre qu'ils rie se consument entre eux (2)? « Qui
donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et
je me reposerai? » Car soit que les dangers que chacun éprouve
lui paraissent plus grands que les dangers qu'il ignore, ou qu'ils le soient
réellement, il me semble que l'effroi et la tempête du désert
sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons
ou que nous craignons au milieu des peuples.
5. J'approuve donc votre sentiment qu'il faut s'occuper de l'état
de cette vie , qui d'ailleurs est plus une course qu'un état. J'ajoute.
que nous devons songer à régler notre situation présente
avant de nous enquérir de l'avenir où nous conduit cette
course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard
, ce n'est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance
et l'accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement
embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai
brièvement entretenu plus haut; mais comme mes difficultés
et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés
de conduire, dans une grande variété de moeurs et d'âmes,
de volontés secrètes et d'infirmités, non le peuple
de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem
céleste, j'ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous
serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels
seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d'un point
qui n'est pas peu de chose, c'est que les maux de cette vie ne se retrouveront
pas dans cette vie à venir.
6. Quant aux moyens d'aller du temps à
1. I Cor. IV, 6. 2. Gal. V, 15.
164
cette heureuse éternité, je sais qu'il faut pour cela
brider les désirs charnels, ne donner aux sens que ce qui est nécessaire
à la conservation et au travail de la vie, et supporter patiemment
et fortement toutes les misères temporelles pour la vérité
de Dieu, pour notre salut éternel et celui du prochain. Je sais
que c'est un devoir de charité de ne rien négliger pour que
notre prochain vive ici de façon à mériter la vie
éternelle. Je sais que le spirituel doit être préféré
au charnel, l'immuable à ce qui change, et que l'homme est pulls
ou moins capable d'accomplir tous ces devoirs selon que la grâce
de Dieu lui vient plus ou moins en aide, par Jésus Christ Notre-Seigneur.
Pourquoi celui-ci est-il aidé de cette manière? Pourquoi
celui-là l'est-il de telle autre ou ne l'est-il point? je l'ignore:
je reconnais seulement que Dieu agit ainsi dans une souveraine justice
qui lui est connue. Pour ces doutes inquiets sur la conduite à tenir
avec les hommes, si vous pouvez les dissiper, instruisez-moi, je vous en
prie. Mais si ces doutes sont aussi les vôtres, soumettez-les à
quelque doux médecin du coeur, soit que vous en trouviez là
où vous vivez, ou bien à Rome où vous allez tous les
ans; écrivez-moi ce que vous aura répondu ce médecin
spirituel ou ce que le Seigneur vous aura inspiré dans vos mutuels
entretiens.
7. Vous m'avez à votre tour demandé mon sentiment sur
la résurrection des corps et sur les futures fonctions de nos membres
dans cet état incorruptible et immortel; voici brièvement
ce que j'en pense; si ce que je vais vous dire ne vous suffit pas, nous
pourrons y revenir plus longuement avec l'aide de Dieu. Il faut tenir pour
certain, d'après le témoignage véritable et clair
de la sainte Ecriture, que ces corps visibles et terrestres que l'Apôtre
appelle des corps danimaux (1), deviendront spirituels dans la résurrection
des fidèles et des justes. Mais la nature spirituelle du corps est
quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience, et je ne sais
comment on pourrait la comprendre ou la faire comprendre. Certainement
il n'y aura pas là de corruption possible, et on n'aura pas besoin
alors comme à présent d'une nourriture corruptible; ce n'est
pas que nos corps en cet état ne puissent prendre de nourriture
; sans en éprouver le besoin, il, auront la puissance d'en user.
Autrement le Seigneur n'en aurait pas pris après sa résurrection,
qui est une
1. I Cor. XV, 44.
preuve et une image de la nôtre, selon cette parole de l'Apôtre
: « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité
(1). » Lorsqu'il apparaissait avec brus ses membres et s'en servait,
le Seigneur montra même la place de ses plaies. J'ai toujours entendu
par là non des plaies, mais des cicatrices, qu'il conservait par
puissance, non par nécessité. Cette puissance, il l'a partout
fait éclater, soit en prenant d'autres formes, soit eu apparaissant
visiblement à ses disciples réunis dans une maison dont les
portes étaient closes (2).
8. Une question s'élève ici sur les anges ont-ils des
corps adaptés à leurs fonctions et à leurs courses
, ou bien sont-ils seulement des esprits? si nous disons qu'ils ont des
corps, on nous objectera ce passage du Psalmiste. « Vous qui faites
des esprits vos ambassadeurs (3). » Si nous disons qu'ils n'ont pas
de corps, nous serons encore plus embarrassés des passages de l'Ecriture
où les anges se rendent visibles à des hommes qui les reçoivent
dans leur demeure, leur lavent les pieds, et leur donnent à boire
et à manger (4). Il est plus simple de croire qu'on appelle les
anges des esprits comme on appelle les hommes des âmes, ainsi qu'il
est dit du nombre d'âmes qui se dirigèrent vers l'Egypte avec
Jacob (5), car on ne peut pas plus prétendre que ces âmes-là
n'eussent pas de corps, que de croire que les anges aient reçu,
sans être revêtus de formes corporelles, tous les soins de
l'hospitalité. De plus, on marque dans l'Apocalypse la taille d'un
ange (6), on lui assigne une grandeur qui ne convient qu'à des corps;
cela prouverait que, dans les apparitions angéliques, il n'y a rien
de faux, mais qu'il y a un témoignage de ce que peuvent des corps
spirituels. Néanmoins, soit que les anges aient des corps, soit
qu'on arrive à expliquer comment, sans corps, ils peuvent faire
toutes ces choses, il demeure vrai que, dans cette cité de saints
où les élus rachetés par le Christ seront réunis
à des milliers d'anges, les sons de la voix serviront à exprimer
des sentiments connus de tous, car dans cette société divine
nulle pensée ne restera cachée au prochain; on y sera en
pleine harmonie dans une commune louange de Dieu, non-seulement par l'esprit,
mais aussi par le corps spirituel : voilà ce qui me semble.
9. Cependant si vous savez déjà quelque
1. I Cor. XV, 16. 2. Luc, XXIV, 15-43; Jean, XX, 14-29; Marc, XVI,
12-14. 3. Ps. CIII, 4. 4. Gen. XVIII, 2-9; XIX, 1-3. 5. Gen. XLVI,
27. 6. Apoc. X.
165
chose de plus conforme à la vérité ou si vous
pouvez l'apprendre par des docteurs, j'attends vivement vos communications.
Repassez encore ma lettre (1) à laquelle le départ précipité
du diacre vous a obligé de répondre en si grande hâte;
je ne me plains pas de cette promptitude, je vous la rappelle, afin que
vous me rendiez aujourd'hui ce qu'on ne vous a pas laissé le temps
de me donner. Dites-moi ce que vous pensez sur l'importance du repos chrétien
pour s'avancer dans l'étude de la sagesse chrétienne, et
sur le repos que je vous croyais et qui, d'après ce qu'on m'annonce,
est troublé par d'incroyables occupations ; cherchez et voyez ce
que j'avais désiré savoir de vous. (Et d'une autre main.)
Souvenez-vous de nous; vivez heureux, saints de Dieu, qui faites nos grandes
joies et nos consolations.
1. Cette lettre de saint Augustin est perdue.
LETTRE XCVI. (Année 408.)
Olympe, à qui cette lettre est adressée, est le hardi
personnage qui sut s'emparer de l'esprit de l'empereur Honorius et organiser
le complot par suite duquel succombèrent Stilicon et ses amis. Il
prit la place du ministre ambitieux et perfide dont la chute fut une joie
pour les catholiques de l'Occident. Cette lettre doit être du mois
de septembre 408, puisque Stilicon périt le 23 août et que
la nouvelle de l'élévation d'Olympe à la dignité
de maître des offices de l'Empire n'était répandue
en Afrique que comme un bruit. Saint Augustin recommande à Olympe
une affaire d'un de ses collègues dans l'épiscopat.
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER SEIGNEUR ET FILS OLYMPE, SI DIGNE D'ÊTRE
AIMÉ PARMI LES MEMBRES DU CHRIST.
1. Quelque rang que vous occupiez selon ce monde qui passe, nous n'écrivons
pas moins avec confiance à notre cher Olympe, serviteur, comme nous,
de Jésus-Christ; nous savons qu'à vos yeux ce titre surpasse
toute gloire et qu'il est au-dessus de toute grandeur. Nous avons entendu
dire que vous étiez monté en dignité; en ce moment
où s'offre à nous une occasion de vous écrire, la
nouvelle de votre élévation ne nous est pas encore confirmée.
Mais nous n'ignorons pas que vous avez appris du Seigneur à ne pas
mettre votre joie dans les grandeurs humaines, mais à condescendre
à ce qui est humble, et c'est pourquoi, à quelque rang que
vous soyez parvenu, nous présumons que vous continuerez à
recevoir nos lettres avec votre bienveillance d'autrefois, très-cher
seigneur et fils, digne d'être aimé parmi les membres du Christ.
Nous ne doutons pas que vous n'usiez sagement des prospérités
temporelles en vue des biens éternels, et qu'en obtenant plus de
pouvoir dans un terrestre empire, vous ne donniez plus de soins à
cette cité céleste qui vous a enfanté dans le Christ
: ces services vous seront payés avec abondance dans la région
des vivants, et dans la paix véritable des joies sans trouble et
sans fin.
2. Je recommande de nouveau à votre charité la requête
de mon saint frère et collègue Boniface : peut-être
ce qui n'a pu être fait jusqu'ici pourra-t-il l'être maintenant.
Mon saint collègue pourrait peut-être garder sans aucune difficulté
ce que son prédécesseur avait acquis, quoique sous un nom
étranger, et ce qu'il avait commencé à posséder
comme bien de l'Église : mais, parce que ce prédécesseur
était resté débiteur du fisc, nous ne voulons pas
avoir ce scrupule sur la conscience. Une fraude, faite aux dépens
du fisc, n'en est pas moins une fraude. Ce Paul (1) , après son
élévation à l'épiscopat, devait renoncer à
tous ses biens, a cause de l'immensité de ses dettes envers le fisc;
du montant d'un engagement qu'il s'était fait payer et qui représentait
une certaine somme d'argent, il acheta, comme pour l'Église, ces
petites pièces de terre dont les revenus devaient le nourrir; il
les acheta sous le nom d'une maison aloi s puissante, afin de n'en rien
payer au fisc, suivant sa coutume, et de n'être en rien molesté.
Mais Boniface, en succédant à Paul après sa mort,
n'a pas osé se mettre en possession de ces champs; et, quoiqu'il
eût pu tout simplement demander à l'empereur la remise de
ce qui est dû au fisc pour ces petits quartiers de terre, il a mieux
aimé avouer que Paul les avait achetés de son propre argent,
dans une vente forcée, tandis qu'il était redevable au fisc;
et il désire que l'Église, si c'est possible, possède
ce bien par la libéralité manifeste d'un empereur chrétien
et non point par la secrète injustice d'un évêque.
Si cela ne ce peut, les serviteurs de Dieu préfèrent la souffrance
de la pauvreté à la jouissance d'un bien illégitimement
acquis.
3. C'est pour cela que nous vous prions de nous accorder votre concours;
Boniface n'a pas voulu alléguer ce qu'il avait d'abord obtenu, de
peur de fermer la porte au succès de ses supplications nouvelles;
car ce n'était pas
1. Paul était le nom du prédécesseur de Boniface
sur le siège de Cataigue.
166
une suffisante satisfaction de ses désirs. Maintenant que nous
trouvons en vous un plus grand crédit mêlé à
la même bienveillance, nous espérons, avec l'aide de Dieu,
que vous obtiendrez aisément ce qui est dans nos voeux. Si vous
demandiez cela. pour vous-même avec l'intention d'en faire ensuite
donation à l'Église de Cataigue, qui vous en blâmerait?
ou plutôt qui ne louerait vos démarches, inspirées
non point par une cupidité terrestre, mais par le désir de
servir de pieux intérêts chrétiens? Seigneur, mon fils,
que la miséricorde, de Dieu vous maintienne de plus en plus heureux
dans le Christ !
LETTRE XCVII. (Octobre 408.)
C'est au même Olympe que la lettre suivante est adressée;
saint Augustin lui demande instamment d'obtenir un acte public qui fasse
connaître à toute l'Afrique que les lois pour briser les idoles
et pour ramener les hérétiques ont été établies
de la volonté expresse de l'empereur, L'évêque. d'Hippone
s'afflige et s'inquiète des violences des donatistes. Plusieurs
de ses collègues africains ont passé la mer pour aller sollicites
la protection impériale.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE ET EXCELLENT SEIGNEUR OLYMPE, SON TRÈS-HONORÉ
FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Au premier bruit de votre élévation méritée,
sans en avoir encore la confirmation, nous n'avions rien pressenti de vos
bonnes dispositions pour l'Église, dont nous nous réjouissons
de vous voir vraiment le fils, qui ne se trouve exprimé dans votre
lettre; pourtant, après avoir lu cette lettre où vous daignez
demander à notre humilité, avec un empressement obligeant
et comme s'il y 'avait de notre part lenteur et hésitation, de quelle
manière le Seigneur, qui vous a fait ce que vous êtes, pourrait,
au moyen de votre religieuse obéissance, aider aujourd'hui son Eglise,
nous vous écrivons avec une plus grande confiance, illustre et excellent
seigneur, et très-honoré fils dans la charité du Christ.
2. A la suite d'un grand trouble dans l'Église, plusieurs dé
mes saints frères et collègues sont partis, presque comme
des fugitifs, pour se rendre à la très-glorieuse cour; vous
les aurez déjà vus, ou bien vous aurez reçu d'eux,
par quelque occasion favorable, des lettres de Rome. Bien que je n'aie
pu arrêter avec eux aucune détermination, j'ai voulu profiter
du départ d'un de mes frères et collègues dans le
sacerdoce, qui, au milieu même de l'hiver, est obligé d'entreprendre
ce voyage pour sauver la. vie d'un concitoyen; je salue doué la
charité que vous avez dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, et
je l'invite à redoubler de soins, pour hâter votre bonne oeuvre,
et pour apprendre aux ennemis de l'Église que les lois publiées
en Afrique, du vivant de Stilicon, pour briser les idoles et ramener les
hérétiques, ont été établies de la volonté
du très-pieux et très-fidèle . empereur; ils répètent
faussement, ou bien ils croient volontiers que cela s'est fait à
l'insu de l'empereur ou malgré lui, et c'est ainsi qu'ils passionnent
les Ignorants et qu'ils les déchaînent violemment et dangereusement
contre nous.
3. Ce que je. demande ici à Votre Excellence vous serait demandé,
je n'en doute pas, par tous mes collègue de l'Afrique ; je crois
qu'à la première occasion on peut et on doit se hâter,
pour rappeler, comme je l'ai dit, à ces hommes vains, dont nous
cherchons le salut, quoiqu'ils soient nos ennemis, que les lois publiées
pour l'Église du Christ l'ont été bien plus par les
soins du fils de Théodose que par les soins de Stilicon. Aussi le
prêtre, porteur de cette lettre, étant du pays de Milève,
son évêque, mon vénérable frère Sévère,
qui salue beaucoup avec moi votre très-sincère charité,
lui a ordonné de passer par Hippone, où je suis; Sévère
et moi, préoccupés des tribulations de l'Eglise, nous cherchions
une occasion d'écrire à Votre Excellence, et nous n'en trouvions
pas. Déjà, il est vrai, je vous ai. envoyé une lettre
sur l'affaire de mon saint frère et collègue Boniface, évêque
de Cataigue ; mais nous ne connaissions pas encore les maux plus considérables
dont nous sommes maintenant si agités; les évêques
qui ont passé la mer s'entendront plus facilement avec la grande
bonté de votre cour, pour prendre les mesures les plus chrétiennes
et les plus propres à réprimer ou à réparer
ces désordres; car ils peuvent vous proposer un expédient
sur lequel on a délibéré en commun avec la plus grande
application, autant du moins qu'il a été possible en si peu
de temps. Mais il importe que la province apprenne sans retard les sentiments
du très-clément et très-religieux empereur envers
l'Église, et que vous n'attendiez pas pour cela d'avoir vu les évêques
qui sont partis; il est. nécessaire que cela se fasse aussitôt
que le (167) pourra votre éminente vigilance pour les membres du
Christ soumis à une très-rude épreuve; je vous le
demande, je vous en prie, je vous en conjure. Ce n'est pas, dans nos maux,
une petite consolation que le Seigneur nous ait offerte, en voulant que
vous ayez en ce moment plus de crédit que vous n'en aviez, lorsque
déjà nous nous réjouissions de tant de bonnes et grandes
oeuvres parties de votre charité.
4. Nous avons à nous féliciter de la foi solide et durable
de beaucoup d'hommes convertis à la religion chrétienne ou
à la paix catholique, sous l'empire de ces lois; nous ne craignons
pas de nous exposer aux périls de cette vie temporelle pour leur
salut éternel; c'est pourquoi nous avons à supporter les
haines agressives de ceux qui demeurent opiniâtrement mauvais; quelques-uns
des convertis les supportent patiemment avec nous; mais nous redoutons
leur faiblesse, jusqu'à ce qu'ils sachent et puissent mépriser
courageusement le monde et tout ce qui ne dure qu'un jour, avec l'aide
de la très-miséricordieuse grâce du Seigneur. J'ai
envoyé un mémoire à mes frères les évêques;
si, comme je le pense, ils ne sont pas encore auprès de vous, que
Votre Excellence leur remette ce mémoire à leur arrivée.
Telle est, en effet, notre confiance dans la sincérité de
votre dévoûment, que, le Seigneur notre Dieu aidant, nous
voulons non-seulement avoir votre appui, mais encore vos conseils.
LETTRE XCVIII. (A la fin de l'année 389.)
L'évêque Boniface, probablement le même dont il
est parlé dans les deux précédentes lettres, avait
adressé à saint Augustin d'importantes et curieuses questions
sur le baptême des enfants; le grand évêque y répond.
Il y a dans un passage de cette lettre des expressions sur lEucharistie
dont les protestants ont abusé, et qu'il nous a paru utile d'expliquer.
On lira la note.
AUGUSTIN A BONIFACE, SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous me demandez « si les parents nuisent à leurs enfants
baptisés, quand ils cherchent à les guérir par les
sacrifices des démons. Et s'ils ne leur nuisent pas, comment la
foi des parents peut-elle profiter aux enfants dans le baptême, puisque
leur infidélité ne leur fait aucun tort? » Je réponds
que telle,est, dans la sainte union avec le corps du Christ, la vertu du
sacrement de baptême, que, celui qui a été engendré
par la chair, une fois régénéré par la volonté
spirituelle, ne saurait être enchaîné à l'iniquité
d'autrui, tant que sa propre volonté y demeure étrangère.
« L'âme du père est à moi, dit le Seigneur, et
l'âme du fils est à moi. Mais c'est l'âme qui aura péché
qui mourra (1). » Or, elle ne pèche point lorsque, sans qu'elle
le sache, ses parents ou tout autre lui appliquent les sacrifices du démon.
Si elle a tiré d'Adam la faute que le baptême efface, c'est
qu'alors elle n'avait pas une vie à part; elle n'était pas
une âme distincte dont le Seigneur pût dire : « L'âme
du père est à moi, et l'âme du fils est à moi.
» Ainsi donc, lorsqu'un homme, par son existence propre, devient
différent de celui qui l'a engendré , il n'est pas souillé
par le péché d'autrui auquel il n'aura donné aucun
consentement; et il a hérité du péché d'Adam
parce qu'à l'époque de ce péché, il ne faisait
qu'un avec celui et en celui qui l'a commis. Mais il ne contracte aucune
souillure par la faute d'un autre, du moment qu'il a sa vie propre et qu'on
peut dire : « C'est l'âme qui aura péché qui
mourra. »
2. Or, la régénération par la volonté d'autrui,
au profit de l'enfant qu'on présente, est uniquement l'oeuvre de
l'Esprit qui est le principe de cette régénération.
Car il n'a pas été écrit qu'il faut renaître
par la volonté des parents ou par la foi de ceux gui présentent
au baptême ou de ceux qui l'administrent, mais par l'eau et l'Esprit-Saint
(2). C'est pourquoi l'homme, né du seul Adam, est régénéré
dans le Christ seul par l'eau, qui forme le signe extérieur de la
grâce, et par l'Esprit, qui la produit intérieurement en brisant
les liens du péché, en réconciliant avec Dieu ce qu'il
y a de bon dans notre nature. L'action divine de l'Esprit régénérateur
est donc commune aux parents qui présentent et à l'enfant
qui est présenté, et c'est cette société dans
un seul et même Esprit qui rend profitable à l'enfant la volonté
des parents. Mais quand ceux-ci pèchent à l'égard
de leur enfant en l'offrant aux démons et en cherchant à
l'assujettir à des liens sacrilèges, il n'y a pas là
une âme commune, et dès lors la faute ne saurait l'être.
Car une faute ne se communique point par la volonté d'un autre,
comme la grâce se communique par l'unité de l'Esprit-Saint.
Il peut demeurer
1. Ezéch. XVIII, 4. 2. Jean, III, 5.
168
à la fois dans deux hommes, sans que celui-ci sache que la même
grâce a été accordée à celui-là.
Au contraire, l'esprit de l'un n'est. pas l'esprit de l'autre, et la faute
ne saurait être commune à celui qui pèche et à
celui qui ne pèche pas. Un enfant engendré selon la chair
peut donc être régénéré par l'Esprit
de Dieu, qui l'absout de la faute originelle; mais, une fois régénéré
par l'Esprit de Dieu, il ne peut être engendré de nouveau
selon la chair, de façon à contracter de nouveau la souillure
d'Adam. La grâce du Christ qu'il a reçue, il ne la perdra
que par sa propre impiété, si avec l'âgé il
se pervertit; alors aussi commenceront des fautes personnelles que la régénération
baptismale n'effacera plus, et pour lesquelles il faudra d'autres remèdes.
3. Toutefois c'est avec raison qu'on appelle homicides selon l'esprit
les parents qui s'efforcent d'engager au culte sacrilège du démon
soit leurs fils, soit d'autels enfants baptisés; ils ne tuent pas,
mais ils sont meurtriers autant qu'ils peuvent, et méritent qu'on
leur dise, pour les détourner de ce crime : Ne tuez pas vos enfants.
Car l'Apôtre, en disant : « N'éteignez pas le Saint
Esprit (1), » n'entend pas qu'il soit possible de l'éteindre,
mais il a raison d'adresser ce langage à des gens qui agissent comme
s'ils voulaient y parvenir. C'est en ce sens qu'un peut comprendre le passage
de saint Cyprien dans son épître sur ceux qui sont tombés
(2), à l'endroit où il blâme les chrétiens assez
faibles pour avoir sacrifié aux idoles au temps de la persécution
: « Pour que le crime fût complet, dit-il, les parents ont,
de leurs propres mains, posé leurs enfants sur les idoles ou bien
les leur ont fait toucher, et les enfants ont perdu ce qu'ils avaient gagné
aussitôt après leur naissance. » Ils ont perdu, dit
saint Cyprien, autant que cela a pu dépendre de ceux qui ont travaillé
à leur faire perdre. Ils ont perdu, dans la pensée et la
volonté de ceux qui se sont aussi criminellement conduits envers
eux. Car, s'ils avaient réellement perdu le bienfait de la régénération
baptismale, ils seraient restés sous le coup de la sentence divine
sans défense possible; et si tel était le sentiment de saint
Cyprien, il ne se hâterait pas de prendre la défense de ces
enfants en ces termes : « Quand viendra le jour du jugement. ne diront-ils
pas: Nous n'avons rien fait, nous n'avons pas abandonné le pain
et le calice
1. I Thes. V, 19. 2. De lapsis.
du Seigneur pour nous précipiter volontairement vers ces profanations
odieuses; c'est l'infidélité d'autrui qui nous a perdus,
nous avons eu des parents homicides; ils ont renié pour nous l'Eglise
notre mère, et le Seigneur notre père; petits et ne pouvant
rien prévoir, ne comprenant rien à un tel crime, c'est par
d'autres que nous y avons participé, et c'est par la tromperie d'autrui
que nous y avons été poussés. » Puisque saint
Cyprien a ajouté cette défense, c'est qu'il la croyait très-juste
et profitable aux enfants dans le jugement de Dieu. Car s'il est dit avec
vérité : Nous n'avons rien fait, « c'est l'âme
qui aura péché qui mourra, » et ils ne périront
pas sous le juste jugement de Dieu, ces enfants que leurs parents ont perdus
par leur crime autant que cela dépendait d'eux.
4. Il est parlé, dans la même lettre de saint Cyprien,
d'une petite fille abandonnée à une nourrice par des parents
obligés de fuir; cette nourrice l'avait fait porter aux mystères
abominables des démons; conduite ensuite à léglise,
elle avait rejeté de la bouche, par des mouvements miraculeux, l'Eucharistie
qu'on lui avait donnée; je vois dans cet exemple un avertissement
divin pour prouver aux parents qu'en de telles iniquités ils pèchent
envers leurs enfants; et ces mouvements de ceux qui ne peuvent pas encore
parler, leur font comprendre d'une manière merveilleuse combien
ils ont tort de se jeter sur les sacrements après un pareil crime,
au lieu de s'en abstenir comme ils le devraient dans des sentiments de
pénitence. Quand la Providence divine agit ainsi au moyen de ces
enfants, il ne faut pas croire qu'il y ait de leur part connaissance et
raison; de même qu'on ne doit pas admirer la sagesse des ânes,
parce qu'il plut un jour à Dieu de réprimer la folie d'un
prophète en faisant parler une ânesse (1). Or, si quelque
chose de semblable à l'homme a été entendu dans un
animal irraisonnable (ce qu'il faut attribuer à un miracle, et non
pas à l'âne lui-même), le Tout-Puissant a pu, par l'âme
d'un enfant, non dépourvue de raison, mais où la raison était
encore endormie, montrer, au moyen de mouvements corporels, quels étaient
les devoirs de ceux qui avaient péché envers eux-mêmes
et envers leurs enfants. Mais, comme l'enfant ne rentre pas dans celui
qui lui a donné le jour, pour ne faire qu'un seul et même
homme avec
1. Nomb. XXII, 28.
169
lui et en lui, et qu'il a une existence propre, sa chair et son âme,
« c'est l'âme qui aura péché qui mourra. »
5. Il y a des gens qui présentent des enfants au baptême,
non point pour leur procurer la régénération spirituelle,
mai, parce qu'ils espèrent par là leur faire conserver ou
recouvrer la santé; ne vous en inquiétez pas; ce n'est pas
ce défaut d'intention religieuse de leur part qui peut empêcher
la régénération; car on pratique avec leur concours
les cérémonies nécessaires et on prononce les paroles
sans lesquelles l'enfant ne serait pas baptisé; et le divin Esprit
qui habite dans les saints, dont l'ardente charité produit cette
unique colombe argentée (1) du Psalmiste, fait ce qu'il fait par
le ministère des ignorants comme des plus indignes. Les enfants
sont moins présentés au baptême par ceux qui les portent
dans leurs bras, tout bons chrétiens qu'ils soient, que par la société
universelle des saints et des fidèles, car ils sont véritablement
présentés par tous ceux à qui plaît cette présentation,
et dont l'invisible charité les aide à recevoir le Saint-Esprit.
Cela est donc l'ouvrage de toute l'Eglise, notre mère, qui est l'assemblée
des saints; toute l'Eglise nous enfante tous et chacun en particulier.
Si le sacrement du baptême chrétien, qui est unique et indélébile,
est valable et suffit, même chez les hérétiques, pour
la consécration, quoiqu'il ne suffise pas pour parvenir à
la vie éternelle (et toutefois, ainsi baptisé et coupable
de porter le caractère du Seigneur en dehors du troupeau du divin
Maître, l'hérétique peut être ramené à
la vérité sans être consacré de nouveau) ; à
plus forte raison, dans l'Eglise catholique, le froment, même porté
par le ministère de la paille, sera purifié et réuni
à la masse du bon grain sur l'aire.
6. Je ne veux pas que vous pensiez que le lien du péché
originel ne saurait être brisé, à moins que les parents
ne présentent les enfants pour recevoir la grâce du Christ,
car vous dites que « la faute leur ayant été transmise
« par les parents, c'est la foi des parents qui doit les justifier.
» Car vous voyez que plusieurs ne sont pas présentés
par les parents, mais par des étrangers quels qu'ils soient, comme
quelquefois des fils d'esclaves sont présentés par les maîtres;
quelquefois aussi des enfants sont baptisés après la mort
des parents,
1. Ps. LXVII, 14. Cette colombe argentée dont parle le Psalmiste
est une figure de l'Eglise.
et ce sont les premiers venus, de pieuse volonté, qui leur rendent
miséricordieusement ces bons offices. Parfois encore de cruels parents
abandonnent leurs enfants à qui voudra les nourrir; des vierges
sacrées, qui n'ont pas été mères et ne songent
pas à l'être, recueillent les petits délaissés
et les présentent au baptême; vous voyez s'accomplir ici ce
qui est écrit dans l'Evangile, lorsque le Seigneur demande lequel
s'est montré le prochain de l'homme blessé parles voleurs
et laissé à demi mort sur le chemin ; on lui répond
: « C'est celui qui a exercé miséricorde envers lui
(1). »
7. La question que vous avez réservée pour la fin, vous
a paru d'une solution d'autant plus difficile que vous éprouvez
un vif éloignement pour le mensonge. Vous me dites: « Si je
vous amène un enfant et que je vous demande si en grandissant il
sera chaste ou s'il ne sera pas voleur, sans doute vous me répondrez
: je n'en sais rien. Vous me ferez la même réponse si je vous
demande quelles sont les pensées bonnes ou mauvaises de cet enfant
dans son premier âge. Donc si vous n'osez promettre rien de certain
sur ses moeurs dans l'avenir ni sur ses pensées actuelles, pourquoi
les parents, quand ils présentent des enfants au baptême,
se portent-ils leurs garants et répondent-ils que ceux-ci font ce
que leur âge ne peut comprendre, ou, s'il le petit, c'est d'une façon
cachée? En effet, nous interrogeons ceux qui nous présentent
un enfant, et nous disons : Croit-il en Dieu? Au nom d'un âge qui
ne sait pas s'il y a un Dieu, ils répondent qu'il croit en Dieu,
et ainsi de suite pour chacune des questions. Aussi j'admire ces parents
qui affirment avec confiance qu'à l'heure où l'enfant est
baptisé il fait les grandes choses sur lesquelles interroge celui
qui confère le sacrement ; et si, à la même heure,
j'ajoutais: Celui qu'on baptise sera-t-il chaste, ou bien ne sera-t-il
pas voleur ? je ne sais si on oserait me répondre que l'enfant sera
ou ne sera pas cela, comme on me répond sans hésitation qu'il
croit en Dieu et qu'il se convertit à Dieu. » Puis, en terminant,
vous ajoutez ces mots:
« Je demande que vous daigniez répondre brièvement
à ces questions, et que vous y répondiez non par l'autorité
de la coutume, mais par l'autorité de la raison. »
1. Luc, X, 37.
170
8. Après avoir lu et relu votre lettre et l'ayant méditée
autant que le permettait la brièveté du temps, je me suis
souvenu de mon ami Nébride, ce chercheur soigneux et ardent de choses
obscures, surtout de celles qui appartenaient à la religion; il
détestait les courtes réponses sur les grandes questions.
Il supportait mal quiconque en pareil cas demandait de rapides éclaircissements,
et si la personne du questionneur n'imposait pas trop de réserve,
Nébride laissait échapper de vives paroles et son visage
s'enflammait; il ne le jugeait pas même digne d'adresser de telles
questions, puisqu'il n'avait pas l'idée de ce qu'on pouvait et devait
dire sur une aussi grande chose. Mais moi, je ne m'animerais pas contre
vous comme faisait Nébride, car vous êtes évêque,
occupé, comme moi, de beaucoup de soins; et vous n'avez pas plus
le temps de lire quelque chose d'étendu que moi de l'écrire.
Nébride qui refusait d'entendre les trop rapides réponses
était un jeune homme; il s'enquérait de beaucoup de choses
dans nos entretiens-; il était libre de son temps, et j'avais alors
la même liberté que lui. Mais vous, en songeant à vous-même
et à moi, vous me commandez d'être bref en répondant
à une si grande chose. Je vais le faire dans la mesure de mes forces;
que le Seigneur m'aide à faire ce que vous me demandez.
9. Souvent, aux approches de Pâques, nous disons : C'est demain
ou après-demain la passion du Seigneur; et pourtant il y a bien
des années que le Seigneur a été mis à mort,
et sa passion n'a eu lieu qu'une fois. Le jour de Pâques nous disons
: C'est aujourd'hui que le Seigneur est ressuscité, et cependant
que d'années écoulées depuis sa résurrection
! Y aurait-il quelqu'un d'assez inepte pour nous accuser de mentir en parlant
ainsi, et pour ne pas comprendre qu'il s'agit ici de la simple ressemblance
des jours où ces événements se sont passés,
qu'il n'est pas question du jour même, mais du retour d'un jour semblable
et de la célébration d'un mystère accompli autrefois?
Le Christ n'a été immolé qu'une fois; il s'immole
pourtant dans le sacrement, non-seulement à toutes les solennités
pascales, mais encore tous les jours, et celui-là ne mentira point
qui, interrogé à cet égard, répondra que le
Christ chaque jour s'immole; car si les sacrements ne ressemblaient pas
d'une certaine manière aux choses dont ils sont les signes, ils
ne seraient pas des sacrements. C'est par cette ressemblance qu'ils reçoivent
souvent les noms des choses mêmes. De même donc que le sacrement
du corps du Christ est le corps du Christ, en quelque manière, et
le sacrement du sang du Christ le sang du Christ, de même le sacrement
de la foi est la foi (1). Or, croire, ce n'est autre chose que d'avoir
la foi. Et quand on répond qu'un enfant croit saris qu'il puisse
avoir encore le sentiment et la foi, on répond qu'il a la foi à
cause du sacrement de la foi, et qu'il se convertit à Dieu à
cause du sacrement de la conversion, parce que cette réponse même
appartient à la célébration du sacrement. Ainsi l'Apôtre,
en parlant du baptême, dit « que nous avons été
ensevelis avec le Christ par le baptême pour mourir au péché
(2) ; » il ne dit pas : nous représentons la sépulture,
mais: « nous avons été ensevelis.» Il a donné
au sacrement d'une si grande chose le nom de ta chose elle-même.
10. C'est pourquoi un enfant, sans qu'il puisse avoir encore la foi
qui consiste dans la volonté, devient cependant fidèle par
le sacrement même de la foi. On dit de lui qu'il est fidèle
comme on répond qu'il croit, non point par une affirmation de l'intelligence,
mais par la réception du sacrement. Quand, devenu homme, il commencera
à savoir, il ne recevra pas le baptême une seconde fois, mais
il le comprendra et s'y unira de sa propre volonté. Tant qu'il ne
sera pas capable de cette volonté
1. Les protestants, en attaquant la présence réelle,
ont fouillé dans les écrits de saint Augustin pour y exploiter
des obscurités an profit de leur opinion. Le passage qu'on vient
de lire est un de ceux dont ils se sont armés. Ils n'ont pas reconnu
que lévêque d'Hippone ne parle ici qu'en passant de lEucharistie
et qu'il n'en parle, pour le besoin de son sujet, qu'avec lintention d'y
faire remarquer ce qui. est signe et sacrement; c'est la croyance de lEglise;
elle enseigne que tous les sacrements représentent ou signifient
la grâce qu'ils produisent. Les mots : en quelque manière
(secundum quemdam modum), ne sauraient s'appliquer qu'à ce qui constitue
le signe même du corps et du sang de Jésus-Christ. Le signe
n'en est pas moins la présence réelle. Les protestants se
sont emparés d'un passage du même genre tiré du livre
de saint Augustin contre le manichéen Adimaute ; on y répond
de la même manière. Quant au rameux endroit tiré de
la doctrine chrétienne, chapitre XVI, où saint Augustin semble
prendre au figuré la manducation du corps de Jésus-Christ,
il suffit d'un peu d'attention pour reconnaître que l'évêque
d'Hippone voulait exclure la pensée judaïque de la manducation
comme l'entendaient les capharnaites et que saint Cyrille de Jérusalem
condamnait sous le nom de Sarcophagie; saint Augustin, fidèle à
sa règle pour l'interprétation des livres saints, songeait
ainsi à rejeter le sens qui semblait impliquer une action honteuse
et criminelle. Ce qui est évident et au-dessus de toute contestation
sérieuse et de bonne foi, ce sont les nombreux passages du grand
évêque, qui établissent sa foi à la présente
réelle; nous citerons en première ligné le chapitre
IX du livre contre l'Adversaire de la toi et des prophètes, puis
les commentaires des psaumes XXXIX et XCVIII, le chapitre XX du premier
livre des Mérites et de la rémission des péchés,
le XIe sermon sur les Paroles du Seigneur. Nous pourrions multiplier les
citations. Il faut voir dans la Perpétuité de la foi, ce
bel ouvrage trop peu lu, d'habiles et solides réponses aux arguments
de Claude et d'Aubertin,qui se sont efforcés d'enlever lautorité
de saint Augustin à la doctrine catholique de la présence
réelle.
2. Rom. VI, 4.
171
personnelle, le sacrement suffira pour le défendre contre les
puissances ennemies; et telle en est la vertu que si un enfant baptisé
meurt avant l'âge de raison, il sera délivré, par la
grâce du Christ et la charité de l'Eglise, de la condamnation
entrée dans le monde à cause de la faute d'un seul homme
(1). Celui qui ne croit pas cela et qui juge que cela ne se peut, est infidèle,
quoiqu'il ait le sacrement de la foi; l'enfant vaut mieux que lui, et s'il
n'a pas encore la foi dans sa pensée, du moins il ne lui oppose
pas l'obstacle d'une pensée contraire, ce qui suffit pour recevoir
avec fruit le sacrement.
J'ai répondu, je pense, à ces questions; ce ne serait
point assez pour de moins pénétrants et de plus contentieux
que vous, c'est plus qu'il n'en faut peut-être pour ceux qui sont
calmes et intelligents. Je ne vous ai pas répondu en m'appuyant
sur la force de la coutume, mais je vous ai rendu raison, autant que je
l'ai pu, d'une coutume très-salutaire.
1. Rom. V, 12
LETTRE XCIX. (Année 408 ou, commencement de l'année 409
)
Italica était une des pieuses dames romaines qui avaient, comme
on sait, le bonheur de correspondre avec saint Augustin. La lettre suivante,
qui lui est adressée, fut écrite sous le coup des sinistres
bruits mêlés à la marche d'Alaric; le grand évêque
avait entendu parler, des malheurs de Rome et ne savait rien encore que
par les vagues rumeurs répandues en Attique.
AUGUSTIN A LA TRÈS-RELIGIEUSE SERVANTE DE DIEU ITALICA, TRÈS-DIGNE
DE SAINTES LOUANGES ENTRE LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je vous écris cette lettre après en avoir reçu
trois de votre bénignité : l'une qui me demandait une réponse,
l'autre qui annonçait que cette réponse vous était
parvenue, la troisième qui exprimait une bienveillante sollicitude
pour nous, au sujet de la maison du jeune et illustre Julien, contiguë
à nos propres murs. Au reçu de cette dernière lettre,
je me hâte de vous écrire, parce que l'intendant de votre
excellence m'a informé qu'il allait envoyer à Rome : nous
regrettons beaucoup qu'il n'ait pas songé dans sa lettre à
nous dire ce qui se passe à Rome ou autour de Rome, afin de savoir
ce que nous devons croire des bruits apportés par la renommée.
Les nouvelles que nous donnaient les précédentes lettres
de nos frères, quelque inquiétantes qu'elles fussent, n'avaient
pourtant rien de pareil à tout ce qui se dit en ce moment. Je m'étonne
au delà de toute expression que nos saints frères les évêques
ne nous aient pas écrit par une si bonne occasion que celle de vos
gens, et que votre lettre elle-même ne nous fasse rien entendre de
vos grandes tribulations; car ces douleurs nous sont communes dans les
entrailles de la charité. Peut-être n'avez-vous pas cru devoir
faire ce que vous pensiez ne pouvoir servir de rien, et peut-être
aussi n'avez-vous pas voulu nous affliger. Je pense. cependant qu'il n'est
pas inutile de connaître ces choses; d'abord parce qu'il n'est pas
juste de vouloir se réjouir avec ceux qui se réjouissent
et de ne pas vouloir pleurer avec ceux qui pleurent (1) ; ensuite «
parce que la tribulation produit la patience, la patience l'épreuve,
l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne trompe
point, parce que la charité de Dieu est. répandue dans nos
cactus par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2).
»
2. C'est pourquoi à Dieu ne plaise que nous refusions d'entendre
ce qui est triste et amer pour nos amis ! Je ne sais comment il se fait
que ce qu'un membre souffre devient plus supportable, lorsque les autres
membres souffrent avec lui (3) ; cet adoucissement du mal n'arrive point
par la communauté du malheur qu'on éprouve, mais par le soulagement
de la charité : c'est grâce à cette charité
que ceux qui souffrent et ceux qui compatissent se trouvent réunis
dans une tribulation commune, comme ils sont réunis clans la même
épreuve, la même espérance, le même amour et
le même esprit. Mais le Seigneur nous console tous; il nous a annoncé
ces maux du temps et nous a promis ensuite les biens de l'éternité;
celui qui veut être couronné après la bataille ne doit
pas se laisser abattre pendant qu'il combat; Dieu lui donnera des forces,
Dieu qui réserve aux vainqueurs d'ineffables dons.
3. Que notre réponse ne vous ôte pas la pensée
de nous écrire, d'autant plus que vous avez diminué nos craintes
par des raisons qui ne sont pas improbables. Nous rendons le salut à
vos petits enfants, et nous souhaitons qu'ils grandissent pour vous dans
le Christ; à ce premier âge, ils voient déjà
ce qu'il y a de périlleux et die funeste dans l'attachement à
ce .
1. Rom. XII, 15. 2. Rom. V, 3-5. 3. II Cor. XII, 26,
172
monde; et plût à Dieu qu'au milieu de ces grands et terribles
ébranlements, ce qui est jeune et flexible pût au moins se
corriger ! Que vous dirai-je de cette maison, sinon que je rends grâces
à vos soins obligeants? Ils ne veulent pas de celle que nous pouvons
donner; nous ne pouvons pas donner celle qu'ils veulent. C'est à
tort qu'on leur a dit que cette maison a été un legs fait
à l'Église par mon prédécesseur; car elle fait
partie de ses anciens fonds, et tient à une ancienne église,
comme celle dont il s'agit tient à une autre (1).
1. Cette affaire de maison, qui touchait aux intérêts
de la communauté de saint Augustin. est un détail particulier
qu'il nous est impossible d'éclaircir pleinement; c'est, du reste,
de mince importance pour nous. La lettre nous semble se terminer brusquement,
et peut-être n'en avons-nous pas la fin.
LETTRE C. (Au commencement de l'année 402.)
Nous recommandons à l'attention sérieuse de nos lecteurs
cette lettre de saint Augustin adressée au proconsul d'Afrique;
elle nous donne la vraie pensée de l'évéque d'Hippone
sur la conduite à tenir envers les dissidents et complète
ce qu'il a dit dans la fameuse lettre à Vincent, ci-dessus, page
439.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈSHONORABLE FILS DONAT,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je ne voudrais pas voir l'Église d'Afrique tristement obligée
de recourir aux puissances temporelles; mais comme toute puissance vient
de Dieu, selon la parole de l'Apôtre (2), quand l'Église catholique
notre mère est protégée par des enfants aussi dévoués
que vous, alors, sans aucun doute, notre secours vient du Seigneur qui
a fait le ciel et la terre (3). Qui ne sent en effet quelle consolation
Dieu nous envoie dans ces grandes calamités, lorsqu'un homme tel
que vous et très-attaché au nom du Christ, est élevé
aux honneurs proconsulaires, et que la puissance aide en lui la bonne volonté,
pour arrêter les audacieuses et sacrilèges entreprises des
ennemis de l'Église, illustre seigneur et très-honorable
fils? Nous craignons une seule chose dans votre justice, c'est qu'en considérant
combien les violences commises par l'impiété et l'ingratitude
contre la société chrétienne l'emportent en gravité
et en atrocité sur les violences qui se commettent envers les autres
hommes, vous ne vous préoccupiez peut-être, dans la répression,
que de l'énormité des
2. Rom. XIII, 1. 3. Ps. CXX, 2.
crimes et non pas de la mansuétude de notre religion : nous
vous conjurons, au nom de Jésus-Christ , de n'en rien faire. Car
nous ne cherchons pas à nous venger de nos ennemis sur cette terre,
et, quelles que soient nos souffrances, elles ne doivent pas nous resserrer
le coeur jusqu'à nous faire oublier les prescriptions de celui pour
la vérité et le nom duquel nous souffrons : nous ai trions
nos ennemis et nous prions pour eux. Ce n'est pas leur mort, c'est leur
religieux retour que nous désirons par ces juges et ces lois terribles.,
de peur qu'ils n'encourent les peines du jugement éternel; nous
voulons qu'on les corrige et non qu'on les livre aux supplices qu'ils ont
mérités. Réprimez donc leurs fautes, mais ne leur
ôtez pas avec la vie le pouvoir de s'en repentir.
2. Donc, nous vous le demandons : quand vous prenez en main la cause
d'une Église quelconque, quelle que soit la gravité des injustices
dont elle a eu à souffrir, oubliez que vous avez le pouvoir de faire
mourir, mais n'oubliez pas notre prière (1). Honorable et bien-aimé
fils, ne regardez pas comme quelque chose de petit et de méprisable
cette prière que nous vous adressons pour que vous ne mettiez pas
à mort ceux dont nous demandons à Dieu la conversion. Sans
compter que nos efforts doivent toujours tendre à vaincre le mal
par le bien, votre sagesse remarquera qu'il appartient aux ecclésiastiques
seuls de vous saisir de causes ecclésiastiques. Si donc en ces matières
vous croyez devoir prononcer des condamnations à mort, vous nous
empêcheriez de soumettre à votre justice des affaires de ce
genre; les donatistes, dès qu'ils viendraient à s'en apercevoir,
s'acharneraient contre nous avec plus d'audace, et nous feraient payer
cher notre résolution de nous laisser tuer par eux, plutôt
que de livrer leur vie à la sévérité de vos
jugements. Je vous en prie, n'accueillez point par le dédain ce
conseil, cette demande, cette supplication. Car vous n'oubliez pas, sans
doute, que quand même je ne serais pas évêque et que
vous seriez élevé plus haut, je pourrais m'adresser encore
à vous avec grande confiance. Pour le moment, qu'une déclaration
de Votre Excellence fasse connaître aux hérétiques
donatistes que les lois portées contre eux demeurent dans
1. Ces lignes suffiraient pour répondre à toutes les
accusations de violence dont saint Augustin a été lobjet.
173
leur force; ils prétendent que ces lois n'ont plus de valeur,
et c'est pour eux une raison de ne pas nous épargner. Mais vous
nous aiderez beaucoup dans nos travaux et nos dangers, et vous les empêcherez
d'être stériles, si vous n'appliquez pas à la répression
de cette vaine et orgueilleuse secte les lois impériales, de façon
à lui laisser croire qu'elle souffre pour la vérité
et la justice. Il faudrait plutôt, lorsqu'on vous le demande, permettre
que ceux qui sont traduits devant Votre Excellence ou devant des juges
inférieurs, pussent s'instruire et se convaincre par la lecture
des pièces où la vérité se trouve en pleine
évidence, afin que ceux qui sont détenus d'après vos
ordres changeassent, s'il est possible, leur opiniâtreté en
bonne volonté et fissent à d'autres ces salutaires communications.
Quoi qu'il s'agisse de quitter un grand mal pour aller à un grand
bien, ce serait une entreprise plus laborieuse que profitable de tant contraindre
les hommes et de ne pas les instruire.
LETTRE CI. (Au commencement de l'année 409.)
Mémorius était un évêque d'Italie; quel
siège occupait-il ? Nous n'en savons rien. Mémorius avait
été marié avant de recevoir les saints ordres; il
fut le père de Julien, ce chef de l'hérésie pélagienne,
contre lequel saint Augustin lutta si vaillamment et si victorieusement
jusqu'à la dernière heure. L'évêque d'Hippone,
à qui il avait demandé son ouvrage sur la musique, lui répond
en des termes qui témoignent une grande considération. Ce
qu'il dit des anciens, à propos des études libérales,
ne doit pas être, regardé comme un mépris de leur génie;
il ne condamne que leur amas d'erreurs. Bossuet, dans son beau traité
de la Concupiscence, n'a pas tenu un autre langage (1). On remarquera le
charmant et curieux passage de cette lettre de saint Augustin sur les six
livres de la musique, et sa manière de comprendre l'harmonie.
AUGUSTIN AU BIENHEUREUX, CHER, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRÉ
SEIGNEUR MÉMORIUS , SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je ne devrais pas vous écrire sans vous envoyer les livres
que vous m'avez demandés par le droit violent d'un saint amour :
mon obéissance serait ainsi du moins une réponse à
vos lettres où vous me comblez de vos bontés jusqu'à
m'en accabler : je succombe sous leur poids, mais comme je suis aimé,
je me relève. Ce n'est pas un homme ordinaire qui m'aime, me relève
et me distingue, c'est un
1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans nos Lettres sur
Bossuet, lettre XIe.
prêtre du Seigneur que je sais être agréable à
Dieu; et quand vous élevez vers le Seigneur votre âme si bonne,
vous m'y élevez en même temps, puisque vous me portez en vous-même.
Je devais donc vous envoyer maintenant les livres que j'avais promis de
corriger; si je ne les envoie point, c'est que cette correction n'est pas
faite : ne croyez point que je n'aie pas voulu, je n'ai pas pu; des soins
multipliés et plus graves m'en ont empêché. Je vous
écris aujourd'hui parce qu'il y aurait eu de ma part trop d'ingratitude
et de dureté à souffrir que notre saint frère et collègue.
Possidius, en qui vous retrouverez un autre nous-même, manquât
l'occasion de vous connaître, vous qui nous aimez tant, ou fît
votre connaissance sans une lettre de nous; c'est par nous qu'il a été
nourri, autant que l'ont permis nos pressantes affaires, non pas de ces
sciences que les esclaves des passions humaines appellent libérales,
mais du pain du Seigneur.
2. Qu'y a-t-il en effet à dire aux injustes et aux impies qui
se croient libéralement instruits, si ce n'est ce que nous lisons
dans les saintes lettres vraiment libérales : « Si le Fils
vous a délivrés, alors véritablement vous serez libres?
» Car c'est lui qui nous fait connaître ce que peuvent avoir
de libéral les études mêmes qui sont ainsi nommées
par les hommes non appelés à cette liberté évangélique.
Ces études n'ont de rapport avec la liberté que ce qu'elles
ont de rapport avec la vérité; voilà pourquoi le Fils
a dit: « Et la vérité vous délivrera (1). »
Ainsi donc ces innombrables fables impies, dont les poésies sont
pleines, n'ont rien de commun avec notre liberté; nous en dirons
autant des mensonges emphatiques et ornés des orateurs, des sophismes
verbeux des philosophes soit de ceux qui ont mal connu Dieu, soit de ceux
qui l'avant connu ne l'ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont
pas rendu grâces, mais se sont évanouis dans leurs propres
pensées; et leur cur s'est endurci; et, se disant sages, ils sont
devenus insensés: ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible
en une image de l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes
et des serpents; soit enfin de ceux d'entre eux qui n'étant pas
adonnés au culte des idoles ou qui l'étant peu, ont adoré
cependant et ont servi la créature plutôt que le Créateur
(2). A Dieu ne plaise que nous appelions sciences libérales les
vanités et les folies menteuses, les
1. Jean, VIII, 32, 36. 2. Rom. I, 21-25.
174
inventions vaines et l'erreur superbe de ces malheureux qui n'ont pas
connu, même dans ce qu'ils ont dit de vrai, la grâce de Dieu
par Jésus-Christ Notre-Seigneur, la grâce à laquelle
seule nous devons d'être délivrés du corps de cette
mort (1). Quant à l'histoire dont les auteurs font une haute profession
de sincérité dans leurs récits, peut-être renferme-t-elle
quelque chose qui mérite d'être connu des âmes libres,
quand , bonnes ou mauvaises, les actions qu'elle rapporte sont vraies.
Cependant, je ne vois pas trop comment, ne recevant point le secours de
l'Esprit-Saint et obligés dans leur condition de faiblesse à
recueillir les rumeurs répandues, ils ne se seraient pas trompés
en bien des points: il y a toutefois en eux quelque chose qui approche
de la liberté s'ils n'ont pas eu la volonté de mentir, et
s'ils ne trompent les hommes que parce qu'ils auront été
eux-mêmes trompés par la faiblesse humaine.
3. Les sons aident le plus à comprendre la valeur des nombres
dans tous les mouvements des choses; on monte ainsi, comme par degrés,
jusqu'aux plus hauts secrets de la vérité, à ces hauteurs
où la divine sagesse se découvre agréablement dans
l'ordre entier de sa providence à ceux qui l'aiment (2) : c'est
ce que nous avons essayé de traiter, aux premiers loisirs que nous
laissaient des soins plus importants et plus urgents, dans ces écrits
que vous désirez recevoir de nous; j'ai composé alors six
livres seulement sur le rythme, et, je l'avoue, je songeais à en
composer six autres sur la modulation, quand j'espérais du loisir.
Mais depuis que j'ai été chargé du poids des affaires
ecclésiastiques, toutes ces douces choses me sont échappées
des mains, de sorte qu'à peine trouvé je maintenant ce que
j'ai écrit, ne pouvant me refuser à votre désir qui
est pour moi un ordre. Si je puis vous envoyer ce petit ouvrage, je ne
me repentirai pas de vous avoir obéi, mais vous pourriez bien vous
repentir de me l'avoir demandé si ardemment. Car il est très-difficile
d'entendre les cinq premiers livres sans quelqu'un qui, non-seulement distingue
les personnes des interlocuteurs, mais qui, par 1a prononciation, fasse
sentir la durée des syllabes, de façon à frapper l'oreille
de la diversité des nombres : d'autant plus qu'il s'y mêle
des intervalles de silences mesurés qui ne sauraient être
compris sans le secours d'une habile prononciation.
1. Rom, VII, 24, 25. 2. Sages. VI, 17.
4. Ayant trouvé corrigé le sixième livre où
est ramassé tout le fruit des autres, je l'envoie sans retard à
votre charité; peut-être ne déplaira-t-il pas trop
à votre gravité. Pour ce qui est des cinq premiers, c'est
à peine si Julien (1), notre fils et collègue dans le diaconat,
car il est déjà enrôlé dans nôtre sainte
milice, les jugera dignes d'être lus et compris. Je n'ose pas dire
que je l'aime plus que vous, pal ce que je veux rester vrai, mais cependant
j'ose dire que je désire le voir plus que je ne désire vous
voir vous-même. Il peut vous sembler étrange que vous aimant
autant l'un que l'autre, il y en ait un qui soit l'objet particulier de
mes désirs; .mais ce qui produit ce sentiment c'est une plus grande
espérance de voir Julien, car, je le crois, si vous lui commandez
ou lui permettez de venir vers nous, il fera ce qu'on fait à son
âge, surtout quand on n'est pas encore retenu par des soins plus
importants; et par lui je vous aurai vous-même sans plus de retard.
Je n'ai pas indiqué les mesures des vers de David, parce que je
les ignore. Je ne sais pas l'hébreu, et le traducteur n'a pu faire
passer les mesures dans sa version, de peur de nuire à l'exactitude
du sens. Au reste les vers hébreux ont des mesures certaines, si
j'en crois ceux qui entendent bien cette langue; car le saint prophète
aimait la pieuse musique, et c'est luit, plus que tout autre, qui m'a inspiré
un goût si vif pour ces sortes d'études. Demeurez à
jamais sous la protection du Très-Haut (2), vous tous qui habitez
dans la même maison (3), père, mère, frères
et fils, et, tous enfants d'un même père! souvenez-vous de
nous !
1. Ce jeune Julien, dont saint Augustin prononce affectueusement le
nom, devait plus tard prendre rang parmi les plue ardente ennemis de l'Eglise
catholique et de l'évêque d'Hippone.
2. Ps. XC, 1. 3. Ps. LXVII, 7.
LETTRE CII (4). (Au commencement de l'année 409).
Dans l'histoire des premiers âges du christianisme, il n'est
rien de plus curieux que les objections sur lesquelles les païens
fondaient leur résistance à notre religion ; les difficultés
qui les arrêtaient ressemblent aux difficultés dont beaucoup
de gens ont coutume de s'armer dans nos âges nouveaux : les hommes
du IVe et du Ve siècles qui n'étaient pas encore chrétiens
et ceux de notre temps qui ne le sont plus se rapprochent en bien des points.
La plupart des objections et même les plaisanteries du dix-huitième
siècle contre la foi chrétienne, sont renouvelées
des païens. Il est donc intéressant de savoir comment saint
4. Voyez rétract. liv. 11, chap. XXXI, tom. I, pag. 351.
Augustin y répondait. L'évêque d'Hippone avait
en vue un de ses amis de Carthage dont il désirait éclairer
l'esprit et vaincre les hésitations ; sa réponse aux six
questions posées ne fut pas inutile aux païens de son temps
et ne saurait l'être aux chrétiens du nôtre.
AUGUSTIN A DEOGRATIAS, SON CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS
LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Vous avez mieux aimé me renvoyer les questions qui vous ont
été adressées ; ce n'est point, je pense, paresse
de votre part, mais comme vous m'aimez extrêmement, vous préférerez
m'entendre dire ce que vous savez vous-même. J'aurais voulu pourtant
que vous les eussiez traitées , parce que l'ami qui les a posées
n'ayant pas répondu à des lettres que je lui ai écrites,
comme s'il ne lui convenait pas de me suivre, il aura eu ses raisons; je
soupçonne, et ce n'est ni par désobligeance ni sans aucun
motif, car vous savez combien je l'aime et combien je m'afflige qu'il ne
soit pas encore chrétien ; je soupçonne, dis-je, et je crois
avec quelque vraisemblance, assurément, que celui qui refuse de
me répondre ne veut pas que je lui écrive. C'est pourquoi
, de même que je vous ai obéi, et que, malgré le poids
de mes occupations, j'ai satisfait à votre demande pour ne pas résister
à votre sainte et chère volonté, je vous supplie d'écouter
une, prière répondez brièvement vous-même à
toutes les questions de notre ami, ainsi qu'il vous l'a demandé,
et comme vous pouviez le faire avant ma réponse. Car, lorsque vous
lirez ceci, vous reconnaîtrez qu'il ne s'y trouve presque rien que
vous ne sachiez ou que vous n'eussiez pu trouver lors même que je
n'aurais rien dit. Mais, je vous en prie, réservez mon travail seulement
pour ceux à qui vous penserez qu'il puisse être utile; donnez
le vôtre à celui à qui il conviendra bien mieux, et
à d'autres encore qui aiment beaucoup votre manière de traiter
les questions, et je suis de ce nombre. Vivez toujours dans le Christ en
vous souvenant de nous.
PREMIÈRE QUESTION. Sur la Résurrection.
2. Quelques-uns s'émeuvent et se préoccupent de savoir
quelle est celle des deux résurrections qui nous est promise : celle
du Christ ou celle de Lazare. « Si c'est celle du Christ, disent-ils,
comment la résurrection de celui qui n'est pas né de l'homme
peut-elle ressembler à la résurrection des créatures
nées selon la loi ordinaire? Si c'est celle de Lazare, elle ne nous
convient pas davantage, car c'est son propre corps non tombé en
poussière, mais conservé, que Lazare a repris; et nous, quand
nous ressusciterons, notre corps sera, après bien des siècles,
tiré du mélange universel. Ensuite si l'état qui suit
la résurrection est un état heureux, où l'on ne puisse
connaître ni les souffrances du corps ni les besoins de la faim,
pourquoi le Christ ressuscité a-t-il pris de la nourriture et montré
ses plaies? S'il l'a fait pour convaincre l'incrédule, ce n'a été
qu'un semblant : s'il a montré quelque chose de réel, on
portera donc après la résurrection les plaies reçues
pendant la vie? »
3. On répond à ceci que ce n'est pas la résurrection
de Lazare, mais celle du Christ qui représente la résurrection
promise, parce que Lazare est ressuscité pour mourir une seconde
fois; « mais le Christ, selon ce qui est écrit, se levant
du milieu des morts, ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur
lui (1). » C'est la promesse faite à ceux qui ressusciteront
à la fin des temps, et qui régneront éternellement
avec lui. La différence entre la naissance du Christ et la nôtre
n'établit aucune différence pour sa résurrection,
comme elle n'en a établi aucune pour sa mort. Pour être né
autrement que les hommes, sa mort n'en a pas été moins véritable;
de même la création du premier homme, formé de la terre
et n'ayant pas eu de parents comme nous, ne l'a pas fait mourir autrement
que nous-mêmes. Or la différence de naissance n'en est pas
une pour la résurrection, pas plus que pour la mort.
4. Mais si des hommes non encore chrétiens étaient tentés
de ne pas croire ce qu'on rapporte du premier homme, qu'ils tâchent
de faire attention et de prendre garde à cette foule d'animaux formés
de la terre sans parents; toutefois leur union produit des animaux semblables
à eux, et la différence de naissance ne change en rien leur
nature; formés de la terre ou formés selon la loi ordinaire,
ils sont pareils : ils vivent et meurent de la même manière.
Il n'est donc pas absurde de supposer que des corps, n'ayant pas la même
origine, aient la même résurrection. Mais les hommes auxquels
nous
1. Rom. VI, 9.
176
répondons ici sont incapables de voir ce qui fait la différence
et où la différence doit s'arrêter; ils veulent conclure
de la diversité des origines à toutes sortes de diversités,
et croiraient sans doute que l'huile de suif ne doit pas nager sur l'eau
comme l'huile d'olive, à cause de la différence de l'origine,
la première provenant des animaux, la seconde d'un fruit.
5. En ce qui touche cette autre différence entre le corps du
Christ, ressuscité le troisième jour sans corruption ni pourriture,
et nos corps qui seront tirés, après un long espace de temps,
du mélange universel, ces deux sortes de résurrection demeurent
également au-dessus de la puissance humaine, mais sont également
très-faciles à la puissance divine. De même que le
rayon de notre oeil arrive aussi promptement à ce qui est proche
qu'à ce qui est éloigné et atteint les diverses distances
avec la même vitesse ; ainsi lorsque dans un clin d'oeil, selon la
parole de l'Apôtre (1), aura lieu la résurrection des morts,
il sera aussi aisé à la toute-puissance de Dieu et à
sa volonté ineffable, de ressusciter des corps intacts que des corps
détruits par le temps. Ces choses paraissent incroyables à
certaines gens parce que rien de pareil ne s'est vu; l'univers est si rempli
de miracles qu'ils ne nous étonnent point, non pas par la facilité
de s'en rendre compte, mais par l'habitude de les voir; et à cause
de cela ils ne nous paraissent dignes ni d'attention ni d'étude.
Quant à moi, et avec moi quiconque s'efforce de comprendre les invisibles
merveilles de Dieu par les merveilles visibles (2), nous admirons autant,
peut-être plus, le petit grain de semence où est caché
tout ce qu'il y a de beau dans un arbre entier, que le vaste sein de ce
monde qui doit restituer intégralement à la résurrection
future tout ce qu'il prend des corps humains dans leur dissolution.
6. Quelle contradiction peut-il y avoir entre la nourriture que prit
le Christ après sa résurrection et la promesse de notre résurrection
dans un état où nous n'aurons plus besoin de nourrir nos
corps? Ne voyons-nous pas dans les livres saints les anges manger de la
même manière, non sous une vaine et trompeuse apparence, mais
en toute réalité? Ce n'était point par nécessité,
mais par puissance. La terre, dans sa soif, boit autrement que le rayon
du soleil, dans son ardeur; pour la terre c'est
1. II Cor. VI, 52. 2, Rom. I, 20.
un besoin, pour le soleil une force. Le corps ressuscité sera
donc imparfaitement heureux s'il ne peut pas prendre de la nourriture;
et quelque chose manquera aussi à sa félicité s'il
en a besoin. Je pourrais examiner longuement ici ce qu'il y a de changeant
dans les qualités des corps et le prédominant des corps supérieurs
sur les inférieurs; mais on m'a demandé de répondre
brièvement, et j'écris ceci pour des esprits pénétrants
qu'il suffit d'avertir.
7. Que celui de qui partent ces questions sache bien que le Christ,
après sa résurrection, a montré des cicatrices et
non pas des blessures; il les a montrées à des disciples
qui doutaient, et c'est pour eux aussi qu'il a voulu manger et boire, non
pas une fois, mais souvent, de peur qu'ils ne crussent pas que son corps
était quelque chose de spirituel et son apparition une pure image.
Ces cicatrices eussent été fausses si des blessures ne les
eussent précédées, et cependant elles-mêmes
ne seraient pas restées si le Christ ne l'avait pas voulu. Sa grâce
providentielle eut pour but de prouver à ceux qu'il édifiait
dans une foi réelle que ce corps ressuscité était
bien le même qu'ils avaient vu crucifié. Pourquoi dire alors
: « S'il l'a fait à cause d'un incrédule, il a donc
fait semblant? » Mais si un valeureux combattant avait reçu
de nombreuses blessures au service de sa patrie et qu'il priât un
habile médecin, capable d'en effacer jusqu'aux derniers vestiges,
de s'arranger plutôt pour laisser subsister des cicatrices comme
autant de titres de gloire, dirait-on que le médecin aurait fait
à l'héroïque blessé de fausses cicatrices, parce
que, pouvant empêcher par son art qu'il ne restât des traces
de plaies, il se serait au contraire appliqué à les maintenir
à dessein? Ainsi que je l'ai fait observer plus haut, les cicatrices
ne peuvent être fausses que s'il n'y a pas eu de blessures.
SECONDE QUESTION. De l'époque de l'avènement du christianisme.
8. Nos contradicteurs ont proposé d'autres difficultés,
qu'ils prétendent tirées de Porphyre et. qu'ils jugent plus
fortes contre les chrétiens: « Si le Christ s'est dit la voie
du salut, la grâce et la vérifié, s'il a déclaré
qu il ne pouvait y avoir de retour à la vérité que
par la fui en lui (1) , quont fait les hommes de tant de
1. Jean, XIV, 6.
siècles avant le Christ? Je laisse les temps qui ont précédé
le royaume du Latium, et je
prends le Latium même pour le commencement de la société
humaine. On adora les dieux dans le Latium avant la fondation d'Albe; il
y eut à Albe des religions et des cérémonies dans
les temples. Rome est restée de longs siècles sans connaître
la loi chrétienne. Que sont devenues tant d'âmes innombrables,
qui n'ont aucun tort, puisque Celui à qui on aurait pu croire ne
s'était pas encore montré aux hommes ? L'univers s'enflamma
pour le culte des dieux comme Rome elle-même. Pourquoi celui qui
a été appelé le a Sauveur s'est-il dérobé
à tant de siècles? Dira-t-on que le genre humain a eu l'ancienne
loi des Juifs pour se conduire? Mais ce n'est qu'après un long espace
de temps que la loi juive a paru et a été en vigueur dans
un coin de la Syrie, d'où elle est venue ensuite en et Italie; et
ce fut après César Caïus, ou tout au plus sous cet empereur.
Que sont donc devenues les âmes des Romains et des Latins qui, jusqu'au
temps des Césars, ont été privées de la grâce
du Christ non encore venu sur la terre? »
9. En répondant à cette question, nous demanderons d'abord
à nos contradicteurs si le culte de leurs dieux, dont nous connaissons
les dates certaines, a été profitable aux hommes. S'ils disent
que ce culte a été inutile au salut des âmes, ils le
détruisent avec nous et en reconnaissent la 'vanité; il est
vrai, nous montrons que ce culte a été pernicieux, mais c'est
déjà quelque chose que les païens avouent qu'il ne sert
à rien. Si au contraire ils défendent le polythéisme
et en proclament la sagesse et l'utilité, je demande ce que sont
devenus ceux qui sont morts avant les institutions païennes, car ils
ont été privés de cet important moyen de salut; mais
s'ils ont pu se purifier d'une autre manière, pourquoi leur postérité
n'aurait-elle pas fait comme eux? Quel besoin y avait-il d'instituer de
nouvelles consécrations, inconnues aux anciens?
10. Sion nous dit que les dieux ont toujours été, qu'ils
ont eu toujours et partout la puissance de délivrer leurs adorateurs,
mais que, sachant ce qui convenait aux temps et aux lieux à cause
de la diversité des âges et des choses humaines, ils n'ont
pas voulu être servis de la même façon en tous pays
et à toutes les époques, pourquoi appliquent-ils à
la religion chrétienne une difficulté à laquelle ils
ne peuvent répondre pour leurs dieux sans répondre aussi
pour nous-mêmes : que la différence des cérémonies
selon les temps et les lieux importe peu, si ce qu'on adore est saint;
de même que peu importe la diversité des sons au milieu de
gens de diverses langues si ce qu'on dit est vrai ? Ils doivent néanmoins
reconnaître ici une différence, c'est que les hommes peuvent,
par un certain accord de société, former des mots pour se
communiquer leurs sentiments (1), et que les sages, en matière de
religion, se sont toujours conformés à la volonté
de Dieu. Cette divine volonté n'a jamais manqué à
la justice et à la piété des mortels pour leur salut,
et si chez divers peuples il y a diversité de culte dans une même
religion, il faut voir jusqu'où vont ces différences et concilier
ce qui est dû à la faiblesse de l'homme et ce qui est dû
à l'autorité de Dieu.
11. Nous disons que le Christ est la parole de Dieu par laquelle tout
a été fait; il est le Fils de Dieu parce qu'il est sa parole,
non pas une parole qui se dit et qui passe , mais immuable et permanente
en Dieu qui ne passe pas, une parole gouvernant toute créature spirituelle
et corporelle selon les temps et les lieux, étant elle-même
la sagesse et la science pour régir chaque chose dans les conditions
qui lui sont propres : le Christ est toujours le Fils de Dieu, coéternel
au Père, immuable sagesse par laquelle toute chose a été
créée et qui est le principe de bonheur de toute âme
raisonnable; il est toujours le même, soit avant qu'il multiplie
la nation des Hébreux dont la loi a été la figure
prophétique de son avènement, soit pendant la durée
du royaume d'Israël, soit lorsque, prenant un corps dans le sein d'une
Vierge, il se montre comme un mortel au milieu des hommes; il demeure le
même depuis ces époques lointaines et diverses jusqu'à
présent où il accomplit toutes les prophéties, et
jusqu'à la fin des temps où il séparera les saints
des impies et rendra à chacun selon ses oeuvres.
12. C'est pourquoi, depuis le commencement du genre humain, tous ceux
qui ont cru
1. On se tromperait si on voulait s'armer de ce passage de saint Augustin
pour prouver que le langage est d'invention humaine. Le texte porte : lingua
sonos, quibus inter se sua sensa communicent etiam homines, pacto guodam
societatis sibi instituere possunt. Jamais ces mots linquae sonos instituere
ne voudront dire : inventer une langue. La formation des mots ou des langues
ne saurait être ni la création de la langue primitive ni l'invention
du langage. La première langue est celle du premier homme parce
que Dieu lui a parlé, et, quant à la parole, elle est éternelle.
178
en lui, qui l'ont connu, nimporte comment, et ont vécu selon
ses préceptes avec piété et justice, ont été,
sans aucun doute, sauvés par lui, à quelque époque
et en quelque région qu'ils se soient trouvés. De même
que nous croyons en lui, que nous croyons qu'il demeure dans le Père
et qu'il est venu revêtu de chair ; ainsi les anciens croyaient en
lui , croyaient qu'il demeure dans le Père et qu'il viendrait avec
un corps semblable au nôtre. Maintenant, à cause de la diversité
des temps, on annonce l'accomplissement de ce qu'on annonçait alors
comme une chose future,mais la foi et le salut n'ont pas changé.
La différence des formes religieuses sous lesquelles une chose est
annoncée ou prophétisée ne fait pas une différence
dans la chose même ni une différence de salut; et quelle que
soit l'époque où se produit ce qui doit servir à la
délivrance des fidèles et des saints, c'est à Dieu
de la marquer dans ses desseins, et c'est à nous d'obéir.
Ainsi la vraie religion s'est montrée et a été pratiquée
jadis sous des noms, et, des signes qui ne sont pas les mêmes que
ceux d'à présent ; elle était alors plus cachée,
elle est maintenant plus manifestée; autrefois connue à peine
d'un petit nombre, elle 1'a été beaucoup plus dans la suite,
mais elle n'a jamais fait qu'une seule et même religion.
13. Nous n'objectons pas que Numa Pompilius apprit aux Romains à
honorer des dieux autrement qu'eux mêmes et les Italiens les honoraient
auparavant; noves ne rappelons pas qu'au temps de Pythagore, on vanta une
philosophie auparavant inconnue, ou connue seulement d'un petit nombre
de gens ne vivant pas dans les mêmes coutumes : ce qui nous occupe,
c'est la question de savoir si es dieux sont de vrais dieux, dignes d'adoration,
et si cette philosophie peut servir en quelque chose au salut des âmes;
voilà ce que nous débattons avec nos contradicteurs et ce
que nous réfutons. Qu'ils cessent donc de nous objecter ce qu'on
peut objecter contre toute secte et tout ce qui porte le nom de religion.
Puisqu'ils avouent que ce n'est pas le hasard, mais la Providence divine
qui préside à la marche des temps, il faut qu'ils reconnaissent
que ce qui est propre et favorable à chaque époque surpasse
les pensées humaines et vient de cette même Providence qui
gouverne toute chose.
14. Car s'ils disent que la doctrine de Pythagore n'a pas été
toujours ni partout parce que Pythagore nétait quun homme, et
quil na pu avoir cette puissance, diront-ils aussi qu'au temps où
il vécut et dans les lieux où sa doctrine fut enseignée,
tous ceux qui ont pu l'entendre, ont voulu croire en lui et le suivre?
Cest pourquoi, si ce philosophe avait eu la puissance de prêcher
ses dogmes où et quand il aurait voulu, et,qu'il eût eu en
même temps une prescience générale des choses, il ne
se serait certainement, montré que dans les temps et dans les lieux
où il aurait su d'avance que des hommes croiraient en lui. On n'objecte
point contre le Christ que sa doctrine ne soit pas suivie de tout le monde;
on sent bien que la même objection pourrait s'adresser aux philosophes
et aux dieux; mais que répondront nos païens si, sans préjudice
des raisons cachées peut-être dans les profondeurs de la sagesse
et de la science divine, et d'autres causes que les sages peuvent rechercher,
nous disons, pour abréger cette discussion, que le Christ a voulu
se montrer au milieu ; des hommes et leur prêcher sa doctrine dans
le temps et dans les lieux où il savait que devaient être
ceux qui croiraient en lui (1)? Car il prévoyait que dans les temps
et les lieux où son Evangile n'a pas été prêché,
les hommes auraient reçu cette prédication comme l'ont fait
beaucoup de ceux qui, l'ayant vu lui-même pendant qu'il était
sur la terre, n'ont pas voulu croire en sa mission, même après
des morts :ressuscités par lui comme Je fout aussi .de notre temps
beaucoup d'hommes qui., malgré l'évident accomplissement
des prophéties, persistent dans leur incrédulité ,
et aiment mieux résister par des finesses humaines que de céder
à l'autorité divine après des témoignages si
clairs, si manifestes,si sublimes. Tant que l'esprit de l'homme est petit
et faible, il doit s'incliner devant la divine vérité. Si
donc le Christ n'a vu qu'une grande infidélité dans les premiers
temps de lunivers, quoi d'étonnant,qu'il n'ait voulu ni se montrer
ni parler à des :hommes qu'il savait devoir ne croire ni à
ses discours ni à ses miracles? Il est permis de penser qu'à
ces premières époques tous les hommes eussent été
tels., à en juger par le nombre étonnant d'incrédules
1. Dans les lignes qu'on vient de lire, saint Augustin ne parle de
la prescience de Jésus-Christ qu'en passant et tout juste pour répondre
à une objection des païens; il laisse, évidemment subsister
en son entier la question de la grâce. Les semi-pélagiens
n'étaient donc pas fondés à sautoriser de ce passage.
L'évêque d'Hippone s'est expliqué sur ce, point dans
le chapitre IX du livre de la Prédestination des saints. Saint Hilaire
avait averti saint Augustin de cette prétention des demi-pélagiens,
comme on le verra dans la lettre CCXXVI.
179
crédules que la vérité a rencontrés depuis
l'avènement du Christ jusqu'à nos jours.
15. Cependant, depuis le commencement du genre humain, il n'a jamais
manqué d'être annoncé par les prophètes, avec
plus ou moins de lumière selon les temps, et avant son incarnation
il ya toujours eu des hommes qui ont cru en lui, depuis Adam jusqu'à
Moïse, non-seulement parmi le peuple d'Israël qui, par un mystère
particulier, a été une nation prophétique, mais encore
parmi les autres nations. En effet, dans les saints livres des Hébreux,
on en cite quelques-uns à qui Dieu fit part de ce mystère;
ce fut dès le temps d'Abraham, et ces privilégiés
n'appartenaient ni à sa race, ni au peuple d'Israël, et ne
tenaient en rien au peuple élu pourquoi donc ne croirions-nous pas
qu'il y eut d'autres privilégiés chez d'autres peuples et
en d'autres pays, quoique l'autorité de ces livres ne nous en ait
pas transmis le souvenir? C'est pourquoi le salut de cette religion, seule
véritable et seule capable de promettre le vrai salut, n'a jamais
manqué à quiconque en a été digne et n'a manqué
qu'à celui qui ne le méritait pas (1) ; et depuis le commencement
de la race humaine jusqu'à la fin des temps, elle a été
et sera prêchée aux uns pour leur récompense, aux autres
pour leur condamnation. Il en est à qui Dieu n'en a rien révélé,
mais il prévoyait que ceux-là ne croiraient pas, et ceux
à qui la religion a été annoncée quoiqu'ils
ne dussent pas croire, ont servi d'exemple aux autres : mais quant aux
hommes à qui elle est annoncée et qui doivent croire, leur
place est marquée dans le royaume des cieux et dans la société
des saints anges.
TROISIÈME QUESTION. Sur la différence des sacrifices.
Voyons maintenant la question suivante :
16. « Les chrétiens, dit notre païen, condamnent
les cérémonies des sacrifices, les victimes, l'encens et
tout ce qui se pratique dans les temples; tandis que le même culte
a commencé, dès les temps anciens, par eux ou par le Dieu
qu'ils adorent, et que ce Dieu a eu besoin des prémices de la terre.
»
17. Voici notre réponse :
1. Nous trouvons une explication de ce passage dans le livre de la
prédestination, chapitre X : « Si en demande, dit saint
Augustin, comment on peut se rendre digne, il ne manque pas de gens qui
répondent que c'est par la volonté humaine; nous disons,
nous, que c'est par la grâce ou la prédestination divine.
»
Ce qui a donné lieu à cette question, c'est le passage
de nos Ecritures où il est dit que Caïn offrit à Dieu
des fruits de la terre et Abel les prémices de son troupeau (1)
; ce qu'il faut comprendre ici, c'est la haute antiquité du sacrifice
qui, d'après les saintes et infaillibles Ecritures, ne doit être
offert qu'au seul Dieu véritable; non pas que Dieu en ait besoin,
car il est écrit très-clairement dans les mêmes livres
: « J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous
n'avez aucun besoin de mes biens; » mais quand il les accepte, les
rejette ou les tolère, il n'a en vue que l'intérêt
des hommes. Car c'est à nous, et non à Dieu que profite le
culte que nous lui .rendons. Ainsi lorsqu'il nous inspire et qu'il nous
apprend à l'adorer, il ne le fait pas parce qu'il a besoin de nos
hommages, il le fait pour notre plus grand bien. Or, tous ces sacrifices
sont figuratifs et ils doivent nous inviter à rechercher, à
connaître ou à nous rappeler les choses dont ils retracent
les images. Il nous faut être court, et l'espace .nous manquerait
ici pour traiter ce sujet avec une convenable étendue ; mais nous
avons beaucoup parlé sur ce point dans d'autres ouvrages (2), et
ceux qui nous ont précédé dans l'interprétation
des saintes Ecritures ont abondamment parlé des sacrifices de l'Ancien
Testament comme étant les ombres et les figures de l'avenir.
18. Ici néanmoins, quelque intention que nous ayons d'être
court, nous devons faire remarquer que jamais les faux dieux, c'est-à-dire
les démons ou les anges prévaricateurs, n'auraient demandé
des temples, des prêtres, des sacrifices et ce qui s'y rapporte,
s'ils n'avaient su que ces choses appartiennent au seul Dieu véritable.
Quand ce culte est rendu à Dieu selon ses inspirations et sa doctrine,
c'est la vraie religion; quand il est rendu aux démons qui l'exigent
dans leur orgueil impie., c'est une coupable superstition. C'est pourquoi
ceux qui connaissent les livres chrétiens de l'Ancien et du Nouveau
Testament ne reprochent aux païens ni la construction des temples,
ni l'institution du sacerdoce, ni la célébration des sacrifices;
mais ils leur reprochent de consacrer tout cela aux idoles et aux démons.
Et qui doute que tout sentiment manque aux idoles? Cependant, lorsque ces
idoles occupent les
1. Gen. IV, 3, 4. 2. Ps. XV, 1.
2. Au livre 22 contre Fauste, et dans la Cité de Dieu, chapitres
XIX et XX.
180
places d'honneur qui leur sont réservées et qu'elles
sont là debout devant ceux qui les prient ou qui leur offrent des
sacrifices, elles ont comme l'aspect et l'animation de personnes vivantes
et font illusion aux esprits faibles qui les contemplent; ce qui contribue
surtout à cette illusion, cest la piété de la foule
empressée autour des autels.
19. La divine Ecriture veut remédier à ces impressions
malsaines et pernicieuses, quand, pour mieux graver dans la pensée
quelque chose de connu, elle dit, en parlant de ces idoles : « Elles
ont des yeux et ne voient point, elles ont des oreilles et n'entendent
point (1), » et le reste. Plus ces paroles sont claires et d'une
vérité que chacun peut comprendre, plus elles inspirent une
honte salutaire à ceux qui rendent en tremblant un culte divin à
de telles images, qui les regardent comme vivantes, leur adressent des
prières comme s'ils en étaient compris, leur immolent des
victimes, s'acquittent des veaux et sont touchés de telle sorte
qu'ils n'osent pas les croire inanimées. Pour que les païens
ne prétendent pas que nos saints livres condamnent seulement cette
impression faite sur le coeur humain par les idoles, il y est clairement
écrit que « tous les dieux des nations sont des démons
(2). » Aussi l'enseignement apostolique ne se borne pas à
ces paroles de saint Jean : « Frères, gardez-vous des idoles
(3), » mais nous lisons dans saint Paul : « Quoi donc? est-ce
que je dis que quelque chose d'immolé aux idoles soit quelque chose,
ou que l'idole soit quelque chose? Mais les gentils qui immolent, immolent
aux démons et non pas à Dieu : or, je ne veux pas que vous
entriez en société avec les démons (4). » D'où
l'on peut suffisamment comprendre que, dans les superstitions des gentils,
ce n'est pas l'immolation en elle-même qui est blâmée
par la vraie religion (car les anciens saints ont immolé au vrai
Dieu), mais l'immolation faite aux faux dieux et aux démons. De
même que la vérité excite les hommes à devenir
les compagnons des saints anges, ainsi l'impiété les pousse
à la société des démons, pour lesquels est
préparé le feu éternel comme l'éternel royaume
est préparé pour les saints.
20. Les païens semblent vouloir se faire pardonner leurs sacrilèges
par la beauté de leurs interprétations. Mais ces interprétations
ne les excusent point, car elles ne se
1. Ps. CXIII, 5. 2. Ps. XCV, 5. 3. I Jean, V, 21. 4. I Cor. X,
19, 20.
rapportent qu'à la créature et non pas au Créateur,
à qui seul est dû le culte que les Grecs désignent
sous le nom de latrie. Nous ne disons pas que la terre, les mers, le ciel,
le soleil, la lune, les étoiles et certaines puissances célestes
non placées à notre portée soient des démons:
mais comme toute créature est partie corporelle, en partie incorporelle,
ou, comme nous l'appelons encore, spirituelle, il est clair que ce que
nous faisons avec piété et religion part de la volonté
de l'âme, qui est une créature spirituelle, préférable
à tout ce qui est corporel; d'où il résulte qu'on
ne doit pas sacrifier à la créature corporelle. Reste la
spirituelle, qui est pieuse ou impie : pieuse dans les hommes et les anges
fidèles, servant Dieu comme il faut le servir; impie dans les hommes
injustes et les mauvais anges que nous appelons aussi démons; c'est
à cause de cela qu'on ne doit pas sacrifier non plus à une
créature spirituelle, quoiqu'elle soit juste. Car plus elle est
pieuse et soumise à Dieu, plus elle repousse un tel honneur qu'elle
sait n'être dû qu'à Dieu; combien donc il est plus détestable
encore de sacrifier aux démons, c'est-à-dire à une
créature spirituelle tombée dans l'iniquité, reléguée
dans cette basse et ténébreuse région du ciel comme
dans une prison aérienne, et prédestinée à
un supplice éternel ! Aussi lorsque les païens nous disent
qu'ils sacrifient à des puissances supérieures qui ne sont
pas des démons, qu'il n'y a entre l'objet de leur culte et le nôtre
qu'une différence de noms, et que nous appelons des anges ce qu'ils
appellent des dieux, ils sont à leur insu le jouet des ruses si
variées des démons qui jouissent et se repaissent en quelque
sorte des erreurs humaines; les saints anges n'approuvent d'autre sacrifice
que celui que la vraie doctrine et la vraie religion apprennent à
offrir à ce Dieu unique qu'ils servent saintement. Et de même
que l'orgueil impie soit des hommes, soit des démons, exige ou souhaite
les honneurs divins, ainsi la pieuse humilité, soit des hommes,
soit des anges, a toujours rejeté de tels hommages et montré
à qui ils étaient dus. On en voit d'éclatants exemples
dans nos saintes Ecritures.
21. Mais il y a eu diversité de sacrifices. selon les temps;
les uns ont été pratiqués avant la manifestation du
Nouveau Testament, lequel est consacré par la vraie victime d'un
prêtre unique, c'est-à-dire par l'effusion du sang du (181)
Christ; et maintenant il est un autre sacrifice conforme à cette
manifestation, qui est offert par nous tous, qui portons le nom de chrétien,
et marqué non-seulement dans l'Evangile , mais encore dans les livres
des prophètes. Car ce changement qui ne regarde ni Dieu ni la religion
elle-même, mais qui ne porte que sur les sacrifices et les cérémonies,
semblerait aujourd'hui bien hardi à prêcher, s'il n'avait
été annoncé à l'avance. De même en effet
qu'un homme qui le matin offrirait à Dieu tel sacrifice et en offrirait
tel autre le soir, selon la convenance du moment, ne changerait ni de Dieu
ni de religion, pas plus qu'un homme qui le matin saluerait d'une manière
et d'une autre le soir; ainsi dans le cours universel des siècles,
quoique les saints d'autrefois aient offert un sacrifice différent
des sacrifices d'à présent, non point par une pensée
humaine, mais par l'autorité divine, j'y vois des mystères
célébrés selon la convenance des temps, et non un
changement de Dieu ni de religion.
QUATRIÈME QUESTION. Sur cette parole de l'Ecriture : «
Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez
mesuré (1). »
22. Il nous faut examiner ensuite la question posée sur la proportion
du péché et du supplice, lorsque, calomniant l'Evangile,
notre païen s'exprime ainsi : « Le Christ menace de supplices
éternels ceux qui ne croiront pas en lui (2); » et d'ailleurs
il dit : « Vous serez mesurés à la même mesure,
dont vous aurez mesuré. Il y a ici, poursuit le païen, ridicule
et contradiction; car si la peine à infliger doit avoir une mesure,
toute mesure étant bornée à un espace de temps, que
signifient les menaces d'un supplice sans fin? »
23. Il est difficile de croire qu'un philosophe, quel qu'il soit, ait
pu faire cette objection; on dit ici que toute mesure est bornée
à un espace de temps, comme s'il ne pouvait être question
que d'heures, de jours et d'années, ou comme s'il s'agissait de
syllabes longues ou brèves. Car je crois que les muids et les boisseaux,
les urnes et les amphores ne sont pas des mesures de temps. Comment donc
toute mesure sera-t-elle bornée à un espace de temps? Ces
païens ne disent-ils pas que le soleil est éternel? Ils
1. Matth. VII, 2. 2. Jacq. II,13.
osent pourtant mesurer sa grandeur par les règles de la géométrie
et la comparer à la grandeur de la terre. Qu'ils puissent ou ne
puissent pas la connaître, il est certain que le globe du soleil
a sa propre mesure; s'ils comprennent combien il est étendu, ils
comprennent sa mesure; sinon, ils ne la comprennent pas. Mais elle n'en
existe pas moins si les hommes ne peuvent parvenir à la connaître.
Quelque chose peut donc être éternel et avoir une mesure certaine
de son propre mode. J'ai parlé, selon leur opinion, de l'éternité
du soleil, pour les convaincre avec leur propre sentiment, et afin qu'ils
m'accordent que quelque chose peut être éternel et avoir cependant
une mesure. Et dès lors ils ne doivent plus refuser de croire au
supplice éternel dont le Christ menace le péché, en
s'autorisant de ce que le même Christ a dit : Vous serez mesurés
à la même mesure dont vous aurez mesuré.
24. Si le Christ avait dit : Ce que vous avez mesuré, on vous
le mesurera, il ne serait pas nécessaire d'entendre cette parole
d'une chose qui fût la même sous tout rapport. Nous pouvons
bien dire: Vous recueillerez ce que vous aurez planté, quoique personne
ne plante le fruit, mais l'arbre, et que l'on cueille le fruit, et non
pas le bois : mais nous disons cela pour désigner l'espèce
d'arbre, et pour faire entendre qu'après avoir planté un
figuier ce ne sont pas des noix qu'on recueille. C'est ainsi qu'on pourrait
dire : Vous souffrirez ce que vous aurez fait souffrir; cela ne signifie
pas que celui qui a déshonoré doit être déshonoré
à son tour; mais ce qu'il a fait contre la loi par ce péché,
la loi doit le lui rendre; le coupable a rejeté de sa vie la loi
qui défend de tels crimes que la loi à son tour le rejette
de cette vie humaine qu'elle est destinée à régir.
Si donc le Christ avait dit : On vous mesurera autant que vous aurez mesuré,
il n'en résulterait pas que les peines dussent être de tout
point égales aux péchés. Ainsi, par exemple, le froment
et l'orge ne sont pas des choses égales, et on pourrait dire : On
vous mesurera autant que vous aurez mesuré, c'est-à-dire
autant de froment que d'orge. S'il s'agissait de douleurs, et si on disait
: On vous en rendra autant que vous en avez fait souffrir, il pourrait
se faire que la douleur infligée fût pareille, quoiqu'elle
se prolongeât plus longtemps : elle serait plus grande pour la durée,
mais égale par la violence. Si nous disons de deux lampes : celle-ci
(182) était aussi ardente que l'autre, nous dirons vrai, quoique
l'une de ces lampes se soit éteinte avant l'autre. Si donc quelque
chose offre une grandeur égale d'une certaine manière, ce
côté d'égalité n'en subsiste pas moins en toute
vérité, quoiqu'il y ait des différences sur d'autres
points.
25. Mais comme le Christ a dit: « Vous serez mesurés à
la même mesure dont vous aurez mesuré, » et qu'évidemment
autre chose est la mesure, autre chose est ce qui est mesuré, il
pourrait se faire qu'on donnât mille boisseaux de froment à
qui n'en aurait donné qu'un seul, de façon que la différence
ne serait pas dans la mesure, mais dans la quantité. Je ne dirai
rien de la différence des choses mêmes,car non-seulement il
est possible qu'on mesure du froment là où un autre aura
mesuré de l'orge, mais encore qu'on mesure de l'or là où
un autre aurait mesuré du froment; et il est même possible
qu'il y ait un seul boisseau de froment et plusieurs boisseaux d'or. Quoique,
sans comparer les choses elles mêmes, l'espèce et la quantité
diffèrent entre elles, on peut dire avec vérité :
on a mesuré pour lui à la même mesure dont il a mesuré.
Or, le sens des paroles du Christ éclate suffisamment par ce
qui précède : « Ne jugez point pour que vous ne soyez
point jugés : car vous serez jugés comme vous aurez jugé
les autres. » Faut-il conclure de là que s'ils jugent iniquement,
ils seront iniquement jugés? Point du tout. Il n'y a en Dieu aucune
injustice. Mais c'est comme s'il était dit : la volonté qui
vous aura servi à faire le bien servira à votre délivrance;
la volonté qui vous aura servi à faire le mal servira à
votre châtiment. Si quelqu'un, par exemple, était condamné
à perdre les yeux qui auraient été l'instrument de
mauvais désirs, c'est en toute justice qu'il s'entendrait dire :
soyez puni dans ces yeux par où vous avez péché. Car
chacun se sert de son propre jugement, bon ou mauvais, pour lé bien
ou pour le péché. Il est donc juste qu'il soit jugé
dans ce qui juge en lui, afin qu'il porte là peine dans son propre
jugement, en souffrant les maux qui accompagnent le dérèglement
de l'esprit.
26. Car s'il est des supplices visibles qui sont pour l'avenir réservés
au mal et mérités également par la volonté
mauvaise; au fond de l'âme elle-même, là où le
mouvement de la volonté règle toutes les actions humaines
la punition suit promptement la faute; et cette punition s'accroît
souvent par l'excès même de l'aveuglement et de l'insensibilité.
C'est pourquoi le Christ, après avoir dit : « Vous serez jugés
comme vous aurez jugé, » ajoute « Et vous serez mesurés
à la même mesure dont vous aurez mesuré. » C'est
dans sa propre volonté que l'homme de bien trouve là mesure
du bien qu'il fait, et il y trouve aussi la mesure de sa félicité;
il en est de même du méchant : il porte dans sa volonté
la mesure de ses oeuvres mauvaises et de la misère qui les suit.
C'est la volonté, cette mesure de toutes les actions et de tous
les mérites, qui fait les bons et les méchants; c'est par
elle qu'on est heureux ou malheureux. Les genres de volontés, et
non pas les espaces de temps, produisent lés oeuvres bonnes ou mauvaises.
Autrement on tiendrait pour un plus grand péché d'abattre
un arbre que de tuer un homme; car il faut du temps et des coups répétés
pour abattre un arbre, et d'un seul coup où en un moment on tue
un homme. Et si, à cause d'un aussi grand crime commis en aussi
peu de temps, on punissait un homme de l'exil à perpétuité,
la peine serait trouvée trop, douce;. quoique la longue durée
de l'exil ne pût se comparer à la promptitude du crime. En
quoi donc répugnerait-il qu'il y eût des supplices également
longs ou même également éternels, mais inégalement
rigoureux; que dans la même durée il n'y eût pas même
douleur, comme la mesure des péchés n'est pas non plus dans
la durée du temps, mais dans la volonté qui les a commis?
27. Car c'est la volonté et-même qui est punie, soit
par le supplice de l'âme, soit par le supplice du corps; elle se
délecte dans les péchés, il faut qu'elle souffre dans
les peines; et que celui qui juge sans miséricorde soit jugé
sans miséricorde (1). La signification de cette même mesure,
c'est qu'il ne sera pas fait pour l'homme ce qu'il n'aura pas fait pour
les autres. Le jugement de Dieu sur lhomme sera éternel, quoique
le jugement exercé par l'homme pécheur n'ait pu être
que passager. La mesure demeure la même, quoiqu'il y ait des supplices
sans fin pour des crimes qui n'ont pas été éternels
: l'homme pécheur aurait voulu jouir éternellement de son
péché, il trouvera dans la peine une sévérité,
éternelle.
1. Jacq. V, 13.
183
La brièveté imposée à mes réponses
ne me permet pas de ramasser tout ce qu'il y a, ou au moins beaucoup des
choses qui sont dans les saintes Ecritures sur les péchés
et les peines, ni d'établir avec certitude mon sentiment à
cet égard; et toutefois, si j'en avais le loisir, peut
être mes forces n'y suffiraient pas. Mais je crois en avoir assez
dit pour montrer qu'il n'y a rien de contraire à l'éternité
des peines dans la doctrine annonçant aux hommes qu'ils seront mesurés
à la mesure de leurs péchés.
CINQUIÈME QUESTION. Du fils de Dieu selon Salomon.
28. Après ces questions tirées de Porphyre, notre païen
a ajouté ceci : « Daignez aussi m'apprendre s'il est
vrai que Salomon ait dit que Dieu n'a point dé Fils. »
29. La réponse ne se fera pas attendre. Non-seulement Salomon
n'a pas dit cela, mais au contraire il a dit que Dieu a un Fils. Car la
Sagesse, parlant dans un de ses livres, a dit : « Il m'a engendré
avant toutes le collines (1). » Et qu'est-ce que le Christ, sinon
la Sagesse de Dieu.? Dans un autre endroit des Proverbes « C'est
Dieu, dit Salomon, qui m'a enseigné la sagesse, et j'ai connu la
science des saints. Quel est Celui qui est monté au ciel et qui
en est descendu? Qui a ramassé le vent dans son sein ? Qui a lié
les eaux comme dans un vêtement? Qui a rempli la terre? Quel est
son nom et quel est le nom de son Fils, si vous le savez (2)? » Une
de ces dernières paroles se rapporte au. Père : « Quel
est son nom, » le nom de Celui « qui m'a enseigné
la sagesse, » comme il vient de le dire. L'autre parole désigne
évidemment le Fils : « Quel est le nom de son Fils, »
du Fils de qui principalement s'entend ce qui suit : « Qui est Celui
qui est monté au ciel et qui en est descendu ? » Saint Paul
dit à ce sujet : « Celui qui est descendu c'est le même
qui est monté au-dessus de tous les cieux (3). » «
Qui a ramassé les vents dans son sein? » c'est-à-dire
les esprits de ceux qui croient dans le secret et le silence. A ceux-là
il est dit: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée
en Dieu avec le Christ (4). » « Qui a lié, les eaux
comme dans
1. Prov. VIII, 25. 2. Prov. XXX, 4. Bossuet est admirable dans son
commentaire de ces paroles de Salomon. Elévation sur les mystères
: 1re élévation de la deuxième semaine. Voir nos Lettres
sur Bossuet, lettre VI. 3. Ephés. IV, 10. 4. Coloss. III. 3.
un vêtement? » Pour qu'on pût dire : «Vous
tous qui- avez été baptisés dans le Christ, vous avez
été revêtus du Christ (1). » « Qui a
rempli la terre? » C'est Celui-là même qui a dit à
ses disciples : « Vous me rendrez témoignage à Jérusalem,
dans toute la Judée, dans la Samarie, et jusqu'aux extrémités
de la terre (2). »
SIXIÈME QUESTION. Sur le prophète Jonas.
30. La dernière question- concerne Jouas; elle n'est pas tirée
de Porphyre, mais des plaisanteries accoutumées des païens.
On nous dit « Que devons-nous penser à Jonas qu'on prétend
avoir passé trois jours dans le ventre d'une baleine? Il est extraordinaire
(3) et incroyable quun homme soit resté englouti avec ses vêtements
dans le corps dun poisson. Si c'est là une figure, vous daignerez
nous lexpliquer. Ensuite, qu'est-ce que c'est que cette citrouille qui
poussa , au-dessus de Jonas après que la baleine leut vomi (4)
? Quelle raison y a-t-il eu pour la faire naître? » Je me suis
aperçu que ce genre de questions amuse beaucoup les païens.
31. On répond à ceci quil ne fait croire aucun des miracles
de Dieu, ou bien quil n'y a aucune raison pour ne pas croire celui-ci
! Nous ne croirions pas que le Christ lui-même est ressuscité
le troisième jour, si la foi des chrétiens redoutait les
railleries des païens. Notre ami ne nous a pas demandé si on
devait croire à la résurrection de Lazare le quatrième
jour, ou à celle dû Christ le troisième ; je m'étonne
donc qu'il ait choisi l'histoire de Jonas comme quelque chose d'incroyable
: pense-t-il par hasard qu'il soit plais aisé de ressusciter un
mort que de conserver dans lénorme ventre d'une baleine un homme
vivant? Je passe sous silence ce que rapportent de la grandeur de ces monstres
marins ceux qui en ont vu ; mais en voyant les côtes de baleine exposées
à la curiosité publique à Carthage, qui ne juge combien
d'hommes auraient pu tenir dans le ventre de ce monstre, et quelle devait
être la large ouverture de la gueule, qui était comme la porte
de cette caverne ? Notre païen croit
1. Gal. III, 27. 2. Actes des Apôtres, I, 8.
3. ?p??a???
4. Jo. II, I ; IV, 6.
184
que les vêtements de Jonas l'ont empêché d'être
englouti sans meurtrissure, comme si le prophète s'était
fait petit pour franchir un passage étroit; au lieu que, précipité
du haut d'un navire., il a été reçu par la baleine
de façon à pénétrer dans le ventre du monstre
avant de pouvoir être déchiré par ses dents. L'Ecriture
ne dit pas, d'ailleurs, s'il était nu ou habillé quand il
fut jeté dans cette caverne, afin qu'on pût admettre qu'il
était nu, s'il fallait qu'on lui ôtât ses vêtements,
comme à un neuf sa coque, pour qu'il devînt plus aisé
à engloutir. On se préoccupe des vêtements de Jonas
comme si les livres saints eussent dit qu'il avait passé par une
petite fenêtre ou qu'il était entré dans un bain :
et encore pourrait-on entrer dans un bain tout habillé; ce ne serait
pas commode, mais il n'y aurait là rien de merveilleux.
32. Mais ils ont une raison pour ne pas croire à ce miracle
de Dieu, c'est la vapeur du ventre par laquelle s'humecte la nourriture,
et qui aurait dû se tempérer pour conserver la vie d'un homme,
combien n'est-il pas plus incroyable que les trois hommes jetés
dans une fournaise par un roi impie se soient promenés sains et
saufs au milieu du feu ! Du reste, si ceux à qui nous répondons
se refusent à croire à tout miracle, c'est par d'autres raisonnements
que nous aurions à les réfuter? Car ils ne doivent pas objecter
comme incroyable un fait particulier ni le révoquer en doute, mais
tous les faits qui sont tels et même plus étonnants. Toutefois,
si ce qui est écrit sur Jonas l'était sur Apulée de
Madaure ou sur Apollonius de Tyane, dont on nous raconte tant de prodiges
sans témoignage d'aucun auteur sérieux , quoique les démons
fassent aussi des choses comme en font les saints anges, non en réalité,
mais en apparence, non avec sagesse, mais par le mensonge; si, dis-je,
on nous rapportait quelque chose d'aussi surprenant de ceux que les païens
honorent sous les noms de mages ou de philosophes, les bouches de nos adversaires
ne retentiraient pas d'éclats de rire, mais de paroles triomphantes.
Qu'ils se moquent de nos Ecritures ; qu'ils s'en moquent à leur
gré, pourvu que les rieurs deviennent de jour en jour plus rares,
soit parce qu'ils meurent, soit parce qu'ils croient, et tandis que s'accomplit
tout ce qu'ont prédit les prophètes, ces prophètes
qui se sont ri, si longtemps avant eux, de leurs inutiles combats contre
la vérité, de leurs vains aboiements, de leurs défections
successives, et qui non-seulement nous ont laissé à lire,
à nous qui sommes leur postérité, ce qu'ils ont écrit
sur eux, mais nous ont promis que nous en verrions l'accomplissement.
33. On peut raisonnablement et avec profit demander ce que signifie
le miracle de Jonas, afin de ne pas se borner à croire qu'il s'est
accompli, mais de comprendre qu'il a été écrit parce
qu'il renferme quelque signification mystérieuse. Il faut donc commencer
par reconnaître que le prophète Jonas a passé trois
jours dans le vaste sein d'un monstre marin, quand on veut rechercher pourquoi
cela s'est fait; car ce n'a pas été en vain et c'est cependant
certain. Si de simples paroles figurées et sans actes nous excitent
à la foi, combien notre foi doit s'exciter plus encore non-seulement
par ce qui a été dit, mais même par ce qui a été
fait en figure? Les hommes ont coutume de s'exprimer par des paroles, mais
c'est aussi par des faits que parle la puissance de Dieu. Et de même
que des mots nouveaux ou peu usités, quand ils sont. choisis avec
goût et sobriété, ajoutent à l'éclat
des discours humains; ainsi les faits merveilleux et figuratifs ajoutent
en quelque façon à la splendeur de l'éloquence divine.
34. D'ailleurs, pourquoi nous demander la signification de l'histoire
de Jonas, puisque le Christ lui-même l'a donnée? « Cette
génération mauvaise et adultère, dit-il, demande un
prodige, et on ne lui en donnera point d'autre que celui du prophète
Jonas. De même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre
de la baleine, ainsi le Fils de Dieu sera trois jours et trois nuits dans
le cur de la terre (1). » Quant à rendre raison des trois
jours depuis la mort de Notre-Seigneur jusqu'à sa résurrection,
en entendant, pour le premier et le dernier jour, le tout par la partie,de
façon à compter dans cet espace trois jours avec leurs nuits,
ce serait l'objet d'un long discours, et cette matière a été
souvent traitée ailleurs. Donc, comme Jonas a été
précipité du haut d'un navire dans le ventre de la baleine,
ainsi le Christ a été précipité du haut de
la croix dans le sépulcre,ou dans la profondeur de la mort, le prophète
fut précipité pour le salut de ceux que menaçait la
tempête, le Christ pour le salut de ceux qui flottent sur la mer
de ce monde; et comme Jonas avait reçu l'ordre de prêcher
aux Ninivites, mais ne parut au milieu
1. Matth. XII, 39 et 40.
185
d'eux qu'après que la baleine l'eût vomi, ainsi la divine
parole adressée aux nations ne leur
est parvenue qu'après la résurrection du Christ.
35. Le prophète se dressa une tente et s'assit en face de Ninive
en attendant les desseins de Dieu sur la ville: par là il figurait
autre chose, le peuple charnel d'Israël. Ce peuple, en effet, s'attristait
aussi sur le salut des Ninivites, c'est-à-dire sur la rédemption
et la délivrance des nations, du milieu desquelles le Christ est
venu appeler non les justes, mais les pécheurs à la pénitence
(1). L'ombrage de la citrouille sur la tête de Jonas représentait
les promesses on même les bienfaits de l'Ancien Testament, qui étaient,
comme dit l'Apôtre, une ombre des choses futures (2), et servaient
de défense, dans la terre de promission, contre les ardeurs des
maux du temps. Ce ver du matin qui rongea et fit sécher la citrouille,
c'est encore le Christ lui-même dont la bouche, ayant répandu
au loin l'Evangile, a fait sécher et disparaître toutes ces
figures et ces ombres du peuple d'Israël. Maintenant ce peuple, après
avoir perdu son royaume de Jérusalem, son sacerdoce, son sacrifice,
toutes ces ombres de l'avenir, est dispersé à travers la
terre et se consume dans le feu de la tribulation, comme Jonas sous les
feux du soleil (3), et sa douleur est grande : et cependant Dieu s'occupe
plus du salut des nations et de ceux qui font pénitence que de la
douleur du prophète et de l'ombre qu'il aimait.
36. Que les païens rient encore, et, en voyant le Christ figuré
par un ver, que leur superbe faconde tourne en dérision cette interprétation
d'un mystère prophétique, pourvu toutefois que ce ver mystérieux
les consume insensiblement pour en faire des hommes nouveaux. Car c'est
d'eux qu'Isaïe a prophétisé, lorsque le Seigneur a dit
par sa bouche : Ecoutez-moi, a mon peuple, vous qui connaissez la justice,
« et qui portez ma loi dans vos coeurs : ne craignez pas les reproches
des hommes, ne vous laissez pas abattre par leurs calomnies, et ne tenez
pas grand compte de leurs mépris. Ils seront consumés par
le temps comme un vêtement, et seront mangés par la teigne
comme la laine; mais ma justice demeure éternellement (4).
» Quant à nous, reconnaissons le Christ dans le ver du matin,
parce que dans le psaume intitulé : Pour le secours du matin
(5), il a daigné lui-même s'appeler de ce
1. Luc, V, 32. 2. Col. II, 17. 3. Jon. IV, 8. 4. Isaïe
LI, 7, 8. 5. Ps. XXI.
nom : « Je suis un ver, dit-il, et non pas un homme ; je suis
l'opprobre des hommes et le mépris du peuple. » Cet opprobre
est de ceux qu'Isaïe nous recommande de ne pas craindre
« Ne craignez pas les opprobres des hommes. » Ils sont
mangés par ce ver comme par la teigne, ceux qui sous sa dent évangélique
s'étonnent que leur nombre diminue de jour en jour. Reconnaissons
ce ver, et, pour le salut que Dieu nous a promis, supportons les opprobres
de ce monde. Le Christ est un ver par son abaissement sous un vêtement
de chair; peut-être aussi parce qu'il est né d'une vierge;
car le ver, quoiqu'il soit le produit de la chair ou de n'importe quelle
chose terrestre, ne doit sa naissance à aucune sorte d'union. Le
Christ est le ver du matin parce qu'il est ressuscité au point du
jour. Cette citrouille dont l'ombre couvrit le front du prophète
pouvait sécher sans qu'aucun ver la touchât. Et si Dieu avait
besoin d'un ver pour cela, pourquoi dire un ver du matin, si ce n'est pour
faire reconnaître sous cette figure celui qui chante Pour le secours
du matin : « Mais moi je suis un ver et non pas un homme ? »
37. Quoi de plus clair et de plus accompli que cette prophétie
? Si l'on s'est moqué de ce ver pendant qu'il était pendu
à une croix, comme il est écrit dans le même psaume
: « Ils m'ont outragé dans leurs paroles, et ils ont hoché
la tête. Il a espéré en Dieu, qu'il le délivre;
que Dieu le sauve s'il veut de lui; » si on s'en est moqué
pendant que s'accomplissaient ces paroles du même psaume : «
Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous
mes os. Ils m'ont regardé et considéré; ils se sont
partagé mes vêtements et ont jeté ma robe au sort;
» et ici la prédiction de l'Ancien Testament est aussi claire
que le récit même de l'Evangile; si, dis-je, on a raillé
ce ver en cet état d'humiliation, le raillera-t-on encore quand
nous assistons à l'accomplissement de la suite de ce même
psaume : « Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur
et se convertiront à lui; et toutes les nations l'adoreront; parce
que la souveraineté est au Seigneur et qu'il dominera sur tous les
peuples (1). » C'est ainsi que les Ninivites se souvinrent du Seigneur
et se convertirent à lui. Israël s'affligeait de ce salut des
nations par la pénitence, représenté dans Jonas, comme
maintenant il s'afflige privé
1. Ci-dessus, lett. XC et XCI, pag.
186
d'ombre et dévoré par l'a chaleur. Le resté de
cette histoire mystérieuse de Jonas peut recevoir l'explication
que l'on voudra, pourvu qu'on l'expose selon la règle de la foi.
Mais pour ce qui est des trois jours passés dans le ventre de la
baleine, il n'est. pas permis dé l'entendre autrement que nous l'a
révélé le Maître céleste lui-même
dans l'Evangile.
38. Nous avons répondu aux questions comme nous rayons pu; mais
que celui qui les a posées se fasse chrétien, dé peur
qu'en voulant auparavant finir les questions sur tes livres. saints, il
ne finisse sa vie avant de passer de la mort à la vie. On comprend
qu'avant de recevoir les sacrements chrétiens il ait voulu s'instruire
sur la résurrection des morts; on peut lui concéder aussi
d'avoir cherché à s'expliquer là tardive apparition
du Christ sur la terre et à résoudre le petit nombre des
autres grandes questions auxquelles le reste se rapporte. Mais se poser
des questions comme celle-ci : «Vous serez mesurés à
la même mesure dont vous aurez mesuré, » ou comme celle
sur Jonas ou tout autre de ce genre, avant de se décider à
se faire. chrétien, c'est penser peu à la condition humaine
et ne pas penser à l'âge. Car il y a d'innombrables questions
quil ne faut pas finir avant dé croire; de peur que la vie ne finisse
sans la foi; mais, quand on est chrétien, on s'applique studieusement
à ces difficultés pour le plaisir pieux des âmes fidèles,
et on communique sans orgueilleuse confiance ce qu'on a appris; et quant.
à ce qui reste inconnu, on s'y résigne sans dommage pour
le salut.
LETTRE CIII. (Au mois de mars de lannée 409.)
NECTARIUS A SON TRÈS CHER ET TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR
ET FRÈRE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Nos lecteurs connaissent le vieux Nectarius de Calame, ci-dessus, Lett.XC
et XCI, pag. 133-134 ; voici une nouvelle lettre de lui, à l'occasion
des faits violents dont nous avons parlé ailleurs. Le langage de
Nectarius est à la fois un curieux monument des sentiments des païens
de cette époque et un précieux témoignage de leur
admiration pour saint Augustin. Du reste, Nectarius n'est pas exact dans
sa réponse à l'évêque d'Hippone et ne plaide
pas adroitement la cause de ses concitoyens.
1. En lisant cette lettre où Votre Excellence ruine le culte
des idoles et toutes les cérémonies des temples, il m'a semblé
entendre un philosophe, non pas celui quon montre à lAcadémie
et qui, retiré en un coin obscur, enfoncé dans la profondeur
de sa pensée et la tête entre ses genoux, n'ayant rien à
défendre qui lui soit propre, attaque les brillantes découvertes
d'autrui et cherche à se consoler de sa pauvreté d'esprit
par des accusations calomnieuses; mais, frappé de votre parole,
j'ai cru voir devant moi le consul Cicéron qui, après avoir
sauvé: d'innombrables têtes de citoyens paraissait avec ses
lauriers au milieu des écoles de la Grèce étonnées,
et leur apportait les témoignages victorieux des causes gagnées
au Forum; hors d'haleine , il retournait cette trompette d'éloquence
que sa juste indignation avait fait retentir contre les grands coupables
et les parricides de la. république, et raccourcissait les vastes
plis de sa toge pour n'en faire qu'un manteau grec.
2. Je vous ai donc écouté volontiers quand vous nous
avez poussés au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus
de tous ; quand vous nous avez engagés à lever les yeux vers
la céleste patrie, j'ai recueilli vos paroles avec reconnaissance
; car la patrie dont vous sembliez parler n'est pas cette cité entourée
de murs ni celle que les philosophes nous présentent; dans le monde,
comme étant commune à tous; mais c'est celle que le grand
Dieu habite et avec lui les âmes qui ont. bien mérité
de lui, c'est celle à laquelle toutes les lois aspirent par des
voies et des sentiers divers, que nous ne saurions représenter par
le langage, mais que la pensée peut-être peut découvrir:
Quoiqu'il faille surtout aimer cette patrie et y aspirer de tous nos voeux
, je ne crois pas pourtant que nous devions abandonner celle où
nous sommes nés, où pour la première fois nos yeux
se sont ouverts à la lumière celle qui nous, a nourris et
formés; et, pour toucher ici à mon sujet particulier,. de
doctes hommes déclarent que ceux qui ont bien mérité
de cette patrie , trouvent après leur mort une place dans le ciel
; ils enseignent que les services rendus à nos cités natales
sont des titres pour être admis à la cité d'en-haut
et qu'on demeure d'autant plus avec Dieu qu'on a contribué à
sauver son pays par ses conseils ou ses oeuvres Vous nous dites en plaisantant
que ce n'est point par l'éclat dés armes que brille notre
ville, mais par les flammes des incendies et qu'elle produit plus d'épines
que de fleurs ; ce reproche n'est pas: très-grand, parce que nous
savons que, le plus souvent les fleurs naissent des épines. Car
personne n'ignore que ce sont les épines qui produisent les roses
et que les grains mêmes des épis sont hérissés
de barbes, du façon que le doux et le rude se mêlent plus
d'une fois.
3. Vous dites à la fin de votre lettre qu'on ne demande,
pour venger l'Eglise, ni la tête ni le sang de personne , mais qu'on
doit enlever aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Pour
moi, si je ne, me trompe; je trouve la spoliation plus: rigoureuse que
la mort. Vous le savez, on lit souvent dans les livres que la mort ôte
le sentiment de tous les maux, et qu'une vie d'indigence rend malheureux
pour toujours : il est plus (187) triste, en effet, de vivre misérablement
que de trouver par la mort le terme de: toutes. les misères. Vous-même
nous l'apprenez aussi par la nature de vos oeuvres, lorsque vous secourez
l'es pauvres, vous soignez les malades, vous appliquez des remèdes
aux maladies du corps, et que par tous les moyens, vous travaillez à
diminuer autour de vous les souffrances. Quant à la gravité
des fautes, elle importe peu à celui à qui on demande pardon.
Si le repentir obtient le pardon et purifie le coupable, (et même
celui-là se repent qui supplie, qui embrasse les pieds) ; et si,
selon l'opinion de quelques philosophes, toutes les fautes sont, égales,
on doit leur accorder un pardon commun. Un homme s'emporte en parlant,
il a péché; il a dit des injures ou commis des crimes, il
à péché de la même manière ; quelqu'un
a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes ;
il a violé des lieux sacrés ou profanes, ce n'est pas une,
raison pour lui refuser le pardon. Enfin , il n'y aurait pas lieu à
pardonner si auparavant il n'y avait pas péché.
4. Maintenant, après vous avoir répondu, nom pas comme
j'aurais du, mais comme j'ai pu, peut-être en disant trop de choses
et peut-être pas assez, je vous demande et je vous supplie (et que
n'êtes-vous là! et que ne voyez-vous mes larmes!), je vous
conjure de réfléchir à ce que vous êtes, à
votre état, à vos oeuvres accoutumées ; songea à
l'aspect que présente une ville d'où. on arrache des citoyens
pour les mener au supplice ; songez aux gémissements des mères,
des épouses, des enfants, des, parents; à la honte qui accompagne
ceux qui, reviennent après; avoir subi la torture, aux douleurs
renouvelées par la vue des blessures et des cicatrices. Tout ceci
considéré, pensez ensuite à Dieu, à ce que
diront les hommes; cédez à des sentiments de bonté
et d'union; cherchez la louange dans le pardon plutôt que dans la
vengeance. Que ceci soit dit pour ceux qui ont avoué leurs crimes.
Vous leur avez fait grâce par la seule inspiration de votre loi religieuse,
et je ne. cesse de l'admirer. A présent, c'est à peine si
on peut exprimer ce qu'il y aurait de cruauté à poursuivre
des innocents et à citer en justice criminelle ceux qu'il est impossible
de confondre avec les coupables. S'il leur arrivait de se faire absoudre,
voyez, je vous prie, quels sentiments animeraient les accusateurs obligés
de lâcher des innocents après avoir de plein gré laissé
aller ceux qui ne l'étaient pas. Que le Dieu souverain vous garde,
qu'il vous conserve comme l'appui de la loi et. comme notre ornement.
LETTRE CIV. (Au mois de mars de l'année 409.)
Dans lhistoire des premiers temps de l'Eglise, il y a toujours profit
à voir un chrétien converser on correspondre avec un païen,
et quand ce chrétien est un génie comme saint Augustin, le
profit est incomparable. La supériorité de la lettre suivante
tient beaucoup assurément à la supériorité
de l'évêque d'Hippone, mais elle tient beaucoup aussi à
l'excellence du sentiment chrétien: Combien saint Augustin domine
Nectarius! Par la seule force de la doctrine évangélique,
il est, plus que lui, homme, moraliste et philosophe. De temps en temps
sa droiture s'indigne et sa, mansuétude s'étonne de ce qu'on
lui prête. Le désir passionné de gagner les lunes à
la vérité éclate ici comme partout soue ta plumé
de ce grand homme.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, HONORABLE ET CHER SEIGNEUR ET
FRÈRE NECTARIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. J'ai lu la réponse que votre bienveillance m'a adressée
bien longtemps après la lettre que, je vous ai envoyée; car
je vous avais écrit quand mon saint frère et collègue
Possidius: était encore au milieu de nous et avant qu'il s'embarquât;
et la lettre que vous avez bien voulu lui remettre pour moi; je l'ai
reçue le sixième jour des calendes d'avril (1), près
de huit mois après la mienne. J'ignore absolument, comment ma lettre
ou la vôtre ont éprouvé un si long retard. Peut-être
votre sagesse a-t-elle dédaigné de me répondre d'abord
et ne l'a-t-elle fait que depuis peu. Si c'est là la cause, je.
m'en étonne. Avez-vous entendu dire quelque chose que nous ne sachions
pas encore? Mon frère Possidius qui, permettez-moi de le dire, aime
vos concitoyens dun amour beaucoup plus salutaire que vous-même,
a-t-il obtenu contre eux des, décisions terribles? Vous semblez
le craindre. lorsque, dans votre lettre, vous me demandez de me représenter
« l'état d'une ville d'où l'on arrache des citoyens
pour les conduire au supplice, les gémissements des mères,
des épouses, des enfants., des parents ; la honte qui accompagne
ceux qui reviennent après avoir, subi la torture, le renouvellement
des douleurs par la vue des blessures et des cicatrices. » A Dieu,
ne plaise que nous fassions ou que nous sollicitions jamais rien de, pareil,contre
aucun de nos ennemis ! Mais, je vous le répète, si la renommée
vous a apporté, quelque chose de semblable, dites-le-nous plus clairement,
pour que nous puissions aviser à l'empêcher, ou que nous sachions
quoi répondre aux gens qui le croiraient.
1. Le 26 mars,
188
2. Voyez plutôt ma lettre à laquelle vous avez été
si lent à répondre; j'y ai suffisamment exprimé
mes sentiments; mais vous l'avez, je crois, oubliée, et vous me
dites des choses qui n'y ont aucun rapport. Vous avez cru vous rappeler
mes paroles, et vous m'avez prêté ce que je n'ai pas dit.
Vous prétendez trouver à la fin de ma lettre qu'on ne demande
ni tête ni sang pour venger l'Eglise, mais qu'il faut ôter
aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Voulant montrer
ensuite combien cela est mal, vous ajoutez que la spoliation vous paraît
plus rigoureuse que la mort. Et pour achever de faire connaître de
quels biens il s'agit ici, vous continuez et me dites que j'ai dû
voir souvent dans les livres « que la mort ôte le sentiment
de tous les maux et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours.
» Puis vous concluez « qu'il est plus triste de vivre misérablement
que de trouver par la mort le terme de toutes les misères. »
3. Et moi je ne me souviens pas d'avoir jamais lu qu'une vie d'indigence
rend malheureux pour toujours; je ne l'ai lu ni dans nos livres saints,
à l'étude desquels j'avoue avec regret m'être appliqué
trop tard, ni dans vos livres que j'ai eus entre les mains dès mon
enfance. La pénible pauvreté n'a jamais été
un péché; elle est pour les pécheurs une espèce
de contrainte et de punition. Et parce que quelqu'un a été
pauvre, il n'y a pas pour cela à craindre après cette vie
un malheur éternel pour son âme; et quant à ce monde,
il ne saurait y avoir aucun malheur éternel, puisque la vie d'ici-bas
n'est pas éternelle, et n'est pas même de longue durée,
à quelque âge, à quelque vieillesse qu'on parvienne.
Ce que j'ai lu plutôt dans les livres dont vous me parlez, c'est
qu'elle est courte cette vie dont nous jouissons et où vous supposez
qu'on puisse trouver un malheur éternel. Dans quelques-uns de vos
ouvrages, on dit, il est vrai, que la mort est la fin de tous les maux;
mais tous vos auteurs ne pensent pas ainsi. Épicure est de ce sentiment,
et aussi ceux qui croient que l'âme est mortelle. Mais d'autres philosophes,
que Cicéron appelle consulaires pour montrer en quelle grande estime
il tient leur autorité, ne croient pas qu'à la mort l'âme
s'éteigne ; ils croient qu'elle passe d'un monde à un autre,
et que, selon le bien ou le mal qu'elle a fait, elle trouve éternellement
la félicité ou la misère. Cela s'accorde avec les
saints livres dans lesquels je voudrais être savamment versé.
Oui, la mort est la fin des maux, mais pour ceux dont la vie a été
chaste, pieuse, fidèle, innocente, non pour ceux qui, passionnément
épris des frivolités et des vanités du temps, prouvent
qu'ils sont misérables par la corruption même de leur volonté
pendant qu'ils se croient heureux au milieu des joies du monde, et qui,
après la mort, sont forcés non-seulement de reconnaître
de plus grandes misères, mais même de les sentir.
4. Et comme ces vérités se retrouvent fréquemment
dans quelques-uns des grands hommes que vous honorez le plus et dans tous
nos livres, craignez, ô vous qui aimez votre patrie de la terre,
craignez pour vos concitoyens, non pas une vie d'indigence, mais une vie
de plaisir : ou si vous redoutez pour eux la pauvreté, engagez-les
plutôt d'éviter cette pauvreté qui ne cesse de convoiter,
quelque magnifiques que soient les biens dont on jouisse sans pouvoir se
rassasier, cette pauvreté qui, selon l'expression de vos auteurs,
reste toujours la même dans l'abondance comme dans le besoin. Toutefois,
dans la lettre à laquelle vous avez répondu, je n'ai pas
dit qu'il faille punir vos concitoyens, ennemis de l'Eglise, en les condamnant
à cette indigence, qui est la privation du nécessaire, et
que la pitié ne délaisse pas, cette pitié dont vous
avez cru devoir m'écrire qu'elle se révèle dans la
nature de nos oeuvres, quand nous soutenons les pauvres, quand nous cherchons
à soulager les malades et que nous appliquons des remèdes
pour les souffrances du corps; et d'ailleurs un tel état d'indigence
est plus profitable qu'une abondance de toutes choses pour assouvir les
mauvais désirs. Mais à Dieu ne plaise que je croie qu'il
faille réprimer de la sorte les gens de Calame dont il s'agit ici
!
5. Repassez ma lettre si cependant elle vous a paru mériter
non d'être relue quand vous avez dû me répondre, mais
d'être conservée pour qu'on la reinette sous vos yeux quand
vous la redemanderez ; repassez donc ma lettre et voyez ce que j'y ai dit;
vous y trouverez ceci à quoi vous avouerez sans doute que vous n'avez
pas répondu : « Nous ne songeons pas à satisfaire à
des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous
cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts
de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens
non-seulement avec douceur, mais d'une façon qui leur est utile
(189) et salutaire; car les méchants ont de quoi soutenir la santé
de leur corps, ont de quoi vivre, ont de quoi mal vivre. Que la vie et
la santé demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà
ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il
est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais quant aux ressources
pour mal vivre, si Dieu veut les retrancher comme nuisibles , il punira
très-miséricordieusement. » Si vous aviez eu ces paroles
présentes à l'esprit quand vous avez bien voulu me répondre,
vous auriez jugé qu'il était plus odieux qu'obligeant de
me demander de ne pas livrer à la mort ou à la torture les
gens pour lesquels vous intercédez; car j'ai dit qu'il ne fallait
pas toucher à leur corps. Vous n'auriez pas craint non plus que
je voulusse les réduire a l'indigence et à la charité
d'autrui, puisque j'ai dit qu'il fallait leur laisser de quoi vivre. Mais
ils ont de quoi mal vivre, c'est-à-dire, pour ne pas parler d'autre
chose, ils ont les moyens de fabriquer des statues de faux dieux en argent;
c'est afin de conserver ces faux dieux, de les adorer, de continuer à
leur égard un culte sacrilège, qu'ils mettent le feu à
l'Eglise de Dieu, qu'ils livrent à la cupidité de la multitude
la subsistance des pauvres, amis de Dieu, et qu'ils répandent le
sang; et vous qui prenez souci de cette ville, pourquoi craignez-vous de
retrancher ce qui serf d'instrument à ces mauvais desseins, et pourquoi
voulez-vous entretenir et accroître par une fâcheuse impunité
l'audace de nos ennemis? Apprenez-nous, dites-nous clairement quel mal
il y aurait à punir les coupables de cette façon et dans
cette mesure. Faites bien attention à ce que nous disons, de peur
que, sous le semblant d'une prière, vous ne dénaturiez nos
paroles pour les changer contre nous en insinuations accusatrices.
6. Que vos concitoyens se recommandent au respect par la pureté
de leurs moeurs et non point par le superflu de leurs biens : nous ne voulons
pas que la punition les amène à la charrue de Quintius ni
au foyer de Fabricius. La pauvreté ne rendit pas méprisables
ces chefs de la république romaine, mais elle ne les rendit que
plus chers à leurs concitoyens, et plus dignes de gouverner la république.
Nous ne souhaitons même pas, nous ne prétendons pas qu'il
ne reste aux riches de votre cité que dix livres d'argent comme
à ce Ruffin deux fois consul; et le censeur d'alors, dans sa louable
sévérité, jugea qu'il y avait là encore quelque
chose à retrancher. Les moeurs d'un siècle corrompu nous
obligent à traiter si doucement aujourd'hui les âmes amollies,
que la mansuétude chrétienne regarderait comme excessif ce
qui parut juste aux censeurs de l'ancienne Rome. Et voyez la différence
: à Rome il s'agissait de punir la possession de dix livres d'argent
comme une faute ; il s'agirait ici, à cause des torts les plus graves,
de réduire les coupables à la possession de dix livres d'argent
ce qui fut considéré alors comme un crime, nous le voulons
aujourd'hui comme le châtiment d'un crime. Mais on peut et on doit
adopter un terme moyen qui, d'un côté,. n'aille pas à
cette sévérité, et, de l'autre, empêche l'impunité
de se montrer trop triomphante et trop audacieuse, et empêche surtout
de coupables et malheureuses imitations pour lesquelles seraient réservées
des peines terribles cachées. Accordez-nous au moins que ceux-là
craignent pour leur superflu qui incendient et dévastent notre nécessaire.
Qu'il nous soit permis de rendre service à nos ennemis et de faire
en sorte qu'ils n'accomplissent pas ce qui leur est nuisible, en leur donnant
des craintes pour des biens dont la perte ne l'est pas. Il n'y a ici que
l'utilité d'un bon conseil et nullement la pensée de venger
des crimes : par là on ne condamne pas à des supplices, on
en préserve.
7. Lorsque, même au prix de quelque douleur, on ne laisse pas
un homme inconsidéré s'accoutumer à des méfaits
qu'il faudra expier par des peines terribles, on est semblable à
celui qui saisirait violemment un enfant aux cheveux pour l'empêcher
de jouer avec des serpents; cette manière de l'aimer pourrait
sembler rude, mais aucun de ses membres ne serait atteint, et le péril
auquel on l'aurait arraché en l'effrayant était un péril
de mort. Nous ne sommes pas bienfaisants parce que nous faisons ce qu'on
nous demande, mais parce que nous faisons quelque chose de profitable à
celui qui le sollicite. Souvent ce n'est pas en donnant, mais en refusant
que nous rendons service. De là ce proverbe : « Ne donnez
pas une épée à un enfant, » « pas même
à votre fils unique, » dit Cicéron, car plus nous aimons
quelqu'un, moins nous devons lui confier ce qui peut le mettre en grand
péril: et si je ne me trompe, lorsque Cicéron disait ceci,
il traitait des richesses. On peut donc utilement ôter les choses
(190) dont le mauvais usage est un danger. Quand des médecins jugent,qu'il
faut brûler ou couper ce qui est pourri, ils sont miséricordieux
en -ne tenant aucun compte des larmes qu'ils voient couler. Si, petits
enfants, ou même déjà un peu grands, nous avions toujours
obtenu grâce de nos parents ou de .nos maîtres, qui de nous
ne serait devenu insupportable? qui de nous eût appris quelque chose
de bon? ces peines s'infligent non point par cruauté, mais par prévoyance.
Je vous en prie, ne cherchez pas uniquement en tout ceci à satisfaire
aux désirs de vos concitoyens; pesez soigneusement toute chose.
Si vous ne pensez point au passé, et le,mal passé ne peut
plus ne pas être, songez un peu à l'avenir ; réfléchissez,
non pas à ce que demandent et souhaitent vos concitoyens, mais à
ce qui leur est bon. Nous ne prouverons pas certainement que nous les aimons
beaucoup, si nous ne nous préoccupons que de la crainte d'être
moins aimés d'eux, en ne pas faisant ce qu'ils désirent.
Et n'est-ce pas dans vos propres livres qu'on rend hommage au chef de la
patrie plus attentif à servir le peuple qu'à faire sa volonté
?
8. « La qualité de la faute, dites-vous, importe peu lorsqu'on
demande pardon. » Vous auriez raison de dire cela quand il s'agit,
non pas de punir, mais de corriger ses hommes. A Dieu ne plaise, qu'un
coeur chrétien se laisse aller à condamner quelqu'un pour
le plaisir de la vengeance ! A Dieu ne plaise que pour pardonner il attende
ou fasse attendre une prière ! Le devoir du chrétien est
ici de se défendre de toute haine, de ne pas rendre le mal pour
le mal, d'éteindre dans son âme -tout désir de nuire,
de ne chercher aucune satisfaction dans le châtiment .ordonné
par la loi; son devoir n'est pas de ne pourvoir à rien, de fermer
les yeux et de laisser faire les méchants. Car il peut arriver qu'un
homme, enflammé de haine contre un autre, ne fasse rien pour le
corriger, et que rempli d'amour pour quelqu'un il l'afflige en voulant
le rendre meilleur.
9. « Le repentir, comme vous l'écrivez, obtient le pardon
et purifie le coupable; » mais c'est le repentir inspiré par
la vraie religion et qui se préoccupe du futur jugement .de Dieu
; et non pas celui qui se produit ou dont on fait semblant sur l'heure,
moins en vue d'effacer une faute pour l'éternité, que pour
épargner un tourment à cette périssable vie. Ainsi,
les chrétiens qui ont .participé aux désordres de
Calame, soit en ne portant pas secours à l'église livrée
au feu, soit en prenant leur part de rapines impies, et qui ont avoué
leurs fautes et demandé pardon, se sont montrés avec un douloureux
repentir à l'efficacité duquel nous croyons ; ce qui suffit
à leur correction, c'est cette foi de leurs âmes qui leur
apprend tout ce qu'ils doivent redouter du jugement de Dieu. Mais quel
repentir pourrait guérir ceux qui non-seulement négligent
de reconnaître la source divine au pardon, mais :même ne cessent
de s'en moquer et de la blasphémer? et pourtant nous ne gardons
dans notre coeur aucune animosité contre eux, Dieu le sait et le
voit, lui dont nous craignons. le jugement et dont nous espérons
le secours .dans la vie présente et dans la vie future. Nous pensons
même ne leur être pas inutile, si ces hommes qui ne craignent
:pas Dieu craignent quelque chose, qui ne soit pas une atteinte à
leurs besoins mais un coup porté à leur superflu. Il ne faut
pas qu'une déplorable sécurité devienne pour eux une
raison d'offenser plus audacieusement ce Dieu qu'ils méprisent,
et inspire à d'autres le désir de les imiter et même
de faire pis. Enfin nous prions Dieu pour ceux en faveur de qui vous nous
priez, mais c'est pour qu'il les ramène vers lui, pour qu'il purifie
leurs âmes par le foi, et qu'il leur apprenne à faire une
véritable et salutaire pénitence.
10. Vous nous permettrez donc de vous le dire : nous aimons plus que
vous, nous aimons d'une affection d'autant plus réglée et
plus utile ceux contre qui vous nous croyez courroucés, que nous
demandons pour eux qu'ils évitent de plus grands maux et qu'ils
obtiennent de plus grands biens. Si vous les aimiez à votre tour
comme Dieu veut qu'on aime et non pas comme les hommes ont coutume d'aimer;
si vous étiez sincère dans ce que vous me dites de votre
plaisir à m'entendre vous exhorter au culte et à la religion
du Dieu qui est au-dessus de tous, non-seulement vous souhaiteriez à
vos concitoyens ces biens religieux, mais vous les devanceriez vous-même
à la poursuite de ce bien divin. C'est ainsi que toute cette affaire
entre vous et moi se terminerait avec une grande et pieuse joie. C'est
ainsi que vous mériteriez cette céleste patrie vers laquelle
je vous invitais à lever les yeux et dont vous avez aimé,
dites-vous, à m'entendre :parler ; vous la mériteriez en
témoignant un (191) véritable et pieux amour à ,cette
patrie qui vous a engendré selon la chair, en cherchant à
obtenir pour vos concitoyens la grâce de la félicité
éternelle au lieu de ces vaines joies du temps et de ces funestes
impunités.
11. Vous avez ici les pensées et les voeux de mon coeur dans
celte affaire. Quant à ce qui est caché dans le conseil de
Dieu, je l'ignore, je l'avoue, car je suis homme : mais quel que
soit son dessein, il est juste, sage, immuable, et incomparablement meilleur
que tous les desseins des hommes; car c'est:avec vérité qu'il
est écrit dans nos livres : « Il y a diverses pensées
dans le coeur de l'homme mais le conseil du Seigneur demeure éternellement
(1). » Quant,à ce .que le temps apporte aux facilités
ou aux difficultés qui peuvent naître, à la résolution
nouvelle qui peut tout à coup sortir de la correction des coupables
ou de l'espoir de leur amendement; soit que Dieu, dans son indignation,
les punisse plus terriblement en leur accordant la complète impunité
qu'ils demandent; soit qu'il lui plaise de les châtier miséricordieusement
comme nous le jugeons convenable, ou de les frapper d'une punition plus
dure, mais plus salutaire, pour leur inspirer de recourir sincèrement
à sa clémence plutôt qu'à celle des hommes cet
changer en joies les rigueurs qui se préparaient, ce sont là
des choses qu'il sait, mais que nous ignorons. Pourquoi donc entre votre
Excellence. et moi tous ces inutiles efforts avant le temps? laissons un
peu là les soins dont l'heure n'est pas venue, et si vous le voulez
bien, occupons-nous de ce qui presse toujours. Il n'y a pas de moment où
il ne convienne et ne faille faire quelque chose pour plaire à Dieu.
La perfection élevée jusqu'à l'absence de tout péché
dans lhomme est impossible dans cette vie, ou du moins très-difficile
; voilà pourquoi on doit d'abord recourir à la grâce
de celui à qui on peut dire en toute vérité ce qu'un
poète flatteur a dit à je ne sais quel illustre personnage,
et le poète avoue pourtant l'avoir reçu de Cumes comme d'une
inspiration prophétique :
« Sous un chef tel que vous, sil reste encore quelques traces
de notre crime, elles s'effaceront, et la terre sera délivrée
des craintes qui l'agitaient toujours (2). »
Avec un tel chef en effet, tous les péchés étant
pardonnés, on parvient à la céleste patrie
1. Prov. XIX, 21. 2. Virg., églogue 4.
que je me suis efforcé de recommander à votre amour,
et dont vous avez aimé que je vous parle.
12. Mais vous avez dit que toutes les lois aspirent à cette
céleste patrie par des voies et des sentiers différents,
et je crains que, pensant y arriver par la voie où vous êtes,
vous ne vous pressiez pas assez d'entrer dans la seule voie qui peut y
conduire. Mais en réfléchissant de nouveau à lexpression
dont vous vous êtes servi, il une semble que j'ai quelque raison
d'expliquer ainsi le sens que vous y attachez : vous n'avez pas dit que
toutes les lois, par des voies et des sentiers divers, y conduisent, la
font voir, la trouvent, y aboutissent ou l'obtiennent, ou quelque chose
dans ce genre; en disant que toutes les lois y aspirent, vous avez employé
un mot qui, tout pesé et examiné, ne signifie pas la possession
mais le désir de posséder. Par là vous n'avez :pas
exclu la religion véritable et vous n'avez pas admis les religions
fausses; assurément celle-là aspire qui sait conduire, mais
toute loi qui aspire au bien n'y conduit pas, et quiconque y parvient est
sûrement heureux. Or nous voulons tous être heureux, c'est-à-dire
nous aspirons au bonheur, mais nous tous qui le voulons nous ne le pouvons
pas, c'est-à-dire nous ne pouvons pas tous atteindre à ce
que nous désirons. Pour obtenir il faut donc suivre non-seulement
la voie où lon aspire, mais la voie où l'on arrive, laissant
les autres pèlerins du monde sur les chemins du désir et
sans espoir d'atteindre au but. On ne ferait pas fausse route si on n'aspirait
à rien eu si on arrivait à la possession de la vérité
désirée. Mais si vous parlez de voies différentes
et non contraires; si vous entendez par voies différentes ce que
nous entendons par ces préceptes divers qui tous contribuent à
une sainte vie, les uns de charité ou de patience, les autres do
fidélité ou de miséricorde, ou d'autres encore, non
seulement on aspire à la céleste patrie par ces voies et
ces sentiers divers, mais même on la trouve. Dans nos saintes Ecritures
il est parlé des voies et de la voie; des voies comme dans ce passage
: « J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se
convertiront à vous (1) ; » de la voie comme dans ce verset
: « Conduisez-moi dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité
(2). » Ces voies et cette voie ne sont pas différentes; elles
n'en forment
1. Ps. L, 15. 2. Ps. LXXXV, 11.
192
toutes qu'une seule et c'est d'elles que la même Ecriture dit
ailleurs : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde
et vérité. » Pour les considérer attentivement,
il faudrait un discours étendu, et l'esprit y trouverait bien des
douceurs : je pourrais le faire une autre fois, s'il en était besoin.
13. Je crois en avoir assez dit aujourd'hui pour répondre à
votre Excellence; et puisque le Christ a dit : « Je suis la voie
(1), » c'est en lui qu'il faut chercher miséricorde et vérité,
de peur que nous n'errions en cherchant ailleurs, et que nous ne suivions
la voie qui désire au lieu de la voie qui mène. Mais si nous
suivions la voie où l'on tient tous les péchés pour
égaux, comme nous serions rejetés bien loin de la patrie
de la vérité et du bonheur ! Quoi de plus absurde et de plus
insensé que de prétendre que celui qui a ri avec quelque
excès et celui qui, d'une main sauvage, a livré sa patrie
aux flammes, aient péché de la même manière?
Cette opinion de certains philosophes n'est pas une de ces voies différentes
par où l'on arrive aux célestes demeures, mais c'est une
voie détestable qui mène à la plus pernicieuse erreur;
vous ne l'avez pas alléguée comme étant conforme à
votre propre sentiment, mais elle a été pour vous comme un
argument en faveur de vos concitoyens : vous auriez ainsi voulu que nous
eussions pardonné à ceux qui ont incendié l'église
de Calame, comme nous l'aurions fait à des gens qui se seraient
laissés aller à quelques paroles contre nous.
14. Mais voyez comment vous arrangez tout cela. « Et si, dites-vous,
selon l'opinion de quelques philosophes, toutes les fautes sont égales,
on doit leur accorder un pardon commun. » Cherchant ensuite à
prouver l'égalité de tous les péchés, vous
ajoutez et vous dites: « Un homme s'emporte en parlant, il a péché;
il aura dit des injures ou commis des crimes, il a péché
de la même manière. » Ce n'est pas là prouver
une opinion, c'est exposer tout simplement un sentiment détestable.
Vous dites: « Il a péché de la même manière;»
mais aussitôt on vous répondra qu'il a péché
autrement. Vous exigez peut-être que je le prouve, mais avez-vous
prouvé qu'il y avait eu égalité dans les péchés?
Faut-il écouter encore ce que vous ajoutez: « Quelqu'un a
dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes? »
1. Jean, XIV, 6.
Et ici vous avez senti vous-même quelque honte: vous n'avez pas
osé dire qu'on a péché de la même manière,
mais, dites-vous, « cela compte parmi les fautes. » Il n'est
pas question ici de savoir si c'est une faute ajoutée aux autres,
mais s'il y a eu égalité. Et si les deux sont égales
parce que toutes les deux sont des fautes, les rats et les éléphants
sont égaux parce que les uns et les autres sont des animaux; les
mouches et les aigles aussi parce que les uns et les autres volent.
15. Vous continuez et vous dites: « Il a violé des lieux
sacrés et des lieux profanes, ce n'est pas une raison pour lui refuser
le pardon. » Cette profanation des lieux sacrés vous conduit
au crime de vos concitoyens; mais vous-même ne la mettez pas sur
la même ligne qu'une parole de colère; vous demandez seulement
pour eux le pardon qu'on a raison de demander à des chrétiens,
à cause de l'abondance de leur compassion, et non pas à cause
de la gravité des péchés. Je vous ai cité,
plus haut, ces paroles de nos saints livres « Toutes les voies du
Seigneur sont miséricorde et vérité (2). » C'est
pourquoi ils obtiendront miséricorde, s'ils ne haïssent pas
la vérité. On n'assimilera pas leurs fautes à un simple
emportement de discours; mais ce pardon est dû, de droit chrétien,
à tout homme qui se repent, quelles que soient l'énormité
et l'impiété de ses crimes. Pour vous, homme digne de louanges,
n'allez pas, je vous prie, enseigner ces paradoxes des stoïciens à
votre Fils Paradoxe, que nous désirons voir grandir pour vous dans
la vraie piété et le vrai bonheur. Quoi de plus détestable
pour ce jeune homme et de plus dangereux pour vous-même, que s'il
mettait sur la même ligne une injure faite à un étranger,
et, je ne dis pas un parricide, mais une simple injure adressée
à un père !
16. Vous faites donc bien, dans l'intérêt de vos concitoyens,
de nous rappeler la miséricorde des chrétiens et non pas
la dureté des stoïciens, laquelle, au lieu de servir votre
cause, lui nuirait beaucoup. Car cette miséricorde sans laquelle
ni vos regrets ni vos prières ne sauraient nous fléchir,
les stoïciens la tiennent pour un défaut, ils la chassent tout
à fait du coeur d'un sage, et veulent qu'il soit de fer et inflexible.
Mieux vaudrait pour vous vous souvenir de votre Cicéron qui, adressant
des louanges à César, lui disait : « La plus admirable
1. Ps. XXIV, 10.
193
et la plus charmante de vos vertus est la miséricorde (1). »
Combien elle doit plus éclater parmi la société chrétienne,
dont le chef a dit: « Je suis la voie (2), » et qui connaît
ces paroles: « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde
et vérité (3). » Ne craignez donc pas que nous cherchions
à faire périr des innocents, nous qui ne voulons pas même
livrer les coupables au supplice qu'ils ont mérité : la miséricorde
chrétienne nous le défend, cette miséricorde que nous
aimons dans le Christ avec la vérité. Mais celui qui, pour
ne pas attrister la volonté des pécheurs, favorise et nourrit
les vices en les épargnant, celui-là, dis-je, n'est pas plus
miséricordieux que l'homme qui ne veut pas arracher un couteau à
un enfant de peur de l'entendre pleurer, et ne songe pas qu'il peut le
voir blessé ou mort. Réservez donc pour un autre temps ce
que vous avez à faire auprès de nous en faveur de ces hommes
que vous n'aimez pas plus que nous, mais que vous aimez moins, pardonnez-moi
de vous le dire; répondez-nous plutôt ce que vous pensez de
la voie religieuse que nous suivons, et dans laquelle nous vous pressons
d'entrer pour que vous parveniez avec nous à cette patrie d'en-haut,
dont vous aimez à vous entretenir, nous le savons et nous nous en
réjouissons.
17. Vous dites que si, parmi les citoyens de notre patrie terrestre,
tous ne sont pas innocents, quelques-uns le sont; mais vous ne le prouvez
point, comme vous pouvez le remarquer en relisant ma lettre. En répondant
à l'endroit où vous exprimez le désir de laisser votre
patrie florissante, je vous disais qu'elle n'avait eu pour nous que des
épines et non des fleurs, et vous croyez que j'ai voulu jouer avec
des mots ! Quoi ! il y aurait place pour des jeux d'esprit en présence
de pareils malheurs! Hélas ! ce que j'ai dit n'est que trop vrai.
Les ruines de l'église incendiée fument encore, et nous y
trouverions à badiner ! Quoique à mes yeux il n'y ait d'innocents,
à Calame, que les absents ou les victimes, ou ceux qui n'ont pu
empêcher ces désordres, faute de moyens et d'autorité,
cependant j'ai distingué dans ma lettre les grands coupables de
ceux qui le sont moins, j'ai fait une part différente à ceux
qui ont craint de braver de puissants ennemis de l'Église et à
ceux qui ont voulu le mal, à ceux qui l'ont
1. Pro Ligario.
2. Jean, XIV, 16. 3. Ps., XXIV, 10.
fait, à ceux qui l'ont inspiré: nous n'avons rien demandé
contre les inspirateurs de ces déplorables violences, parce que
la recherche de la vérité aurait exigé des tortures
dont nous repoussons la pensée avec horreur. Selon la doctrine de
vos stoïciens, ils seraient tous coupables de la même manière,
puisque toutes les fautes sont égales; et la dureté de ce
système proscrivant en même temps la miséricorde comme
une faiblesse, ne vous réserverait point ici un pardon général,
mais une générale et égale punition. Laissez donc
le plus loin possible ces philosophes que vous avez invoqués à
l'appui de votre cause; souhaitez plutôt que nous agissions comme
des chrétiens, et que, selon nos voeux, nous gagnions au Christ
les coupables à qui nous pardonnons, de peur que le pardon ne devienne
leur malheur. Que le Dieu miséricordieux et véritable vous
accorde la vraie fidélité !
LETTRE CV. (Année 409.)
Les évêques et les prêtres donatistes s'attachaient
à empêcher que la vérité né parvint à
leurs peuples égarés; eux-mêmes évitaient toute
occasion de s'expliquer avec les catholiques et de répondre à
leurs questions. Ils imposaient des violences aux invitations de la charité.
Saint Augustin faisait tout ce qu'il pouvait pour répandre la lumière
au milieu des populations trompées. L'écrit qu'on va lire
résume les faits, pose nettement les questions, démontre,
invinciblement les torts religieux du donatisme. Il présente pour
nous des répétitions de ce qui a déjà passé
sous nos yeux, mais saint Augustin pouvait-il faire autrement que de répéter
ce qu'on s'obstinait à méconnaître ? D'ailleurs le
grand évêque trouve toujours des inspirations nouvelles, et
l'on est toujours ému de ce profond amour de la vérité
que rien ne rebute et ne lasse.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE CATHOLIQUE, AUX DONATISTES.
1. La charité du Christ, à qui nous voudrions gagner
tout homme, ne nous permet pas de nous taire. Si vous nous haïssez
parce que nous vous prêchons la paix catholique, nous n'en sommes
pas moins les serviteurs du Seigneur qui a dit: « Bienheureux les
pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1)
! » Et il est écrit dans un psaume : « J'étais
pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; lorsque je leur parlais,
ils m'attaquaient sans raison (2). » C'est pourquoi certains prêtres
de votre parti nous ont dit: « Eloignez-vous de nos peuples si vous
ne voulez pas que nous vous tuions. » Et nous leur disons, nous,
avec plus de justice: Ne vous éloignez pas,
2. Matth. V, 9. 2. Ps. CXIX, 7.
194
mais approchez-vous, dans un esprit de paix, des peuples qui ne sont
point à nous, mais à celui à qui nous appartenons
tous; si vous ne le voulez pas et si vous continuez à vous montrer
ennemis de la paix, retirez-vous plutôt du milieu des peuples pour
lesquels le Christ a répandu son sang: vous voulez les rendre vôtres
de peur qu'ils ne soient au Christ, quoique ce soit sous son nom que vous
vous efforciez de les posséder; vous êtes semblables à
un 'serviteur qui, ayant volé des brebis à son maître,
imprimerait sur tout ce qui naîtrait d'elles la marque du maître,
pour empêcher qu'on ne reconnût son larcin. Ainsi ont fait
vos pères; après avoir séparé de l'Eglise du
Christ des peuples marqués du baptême du Christ, ils ont imprimé
le même sceau à tout ce qui est venu s'ajouter à leur
nombre. Mais le Seigneur punit les voleurs s'ils ne se corrigent pas, et
en ramenant à son troupeau les brebis égarées, il
n'efface point sur elles une marque qui est la sienne.
2. Vous nous appelez traditeurs; c'est une accusation que vos pères
n'ont jamais pu prouver contre les nôtres, et que vous-mêmes
ne pourrez aucunement prouver contre nous. Que voulez-vous que nous fassions?
Quand nous vous invitons à voir avec calme ce qui nous sépare,
vous ne savez que faire éclater votre arrogance et votre fureur.
Il nous serait aisé de vous montrer que les traditeurs furent plutôt
ceux qui condamnèrent Cécilien et ses compagnons comme coupables
de ce crime. Et vous dites : Retirez-vous du milieu de nos peuples. Vous
les enseignez à croire en vous et non pas en Jésus-Christ.
Car vous leur dites qu'à cause de ces traditeurs, contre lesquels
vous ne prouvez rien, l'Eglise du Christ n'existe plus qu'en Afrique et
dans le parti de Donat ; or, vous affirmez cela, non point d'après
la loi ou les prophètes, ou les psaumes, ou les apôtres ou
l'Evangile, mais d'après votre propre cur et les calomnies de vos
ancêtres. Le Christ dit « que la pénitence et la rémission
des péchés seront prêchées en son nom au milieu
de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1). »
Vous n'êtes pas en communion avec cette Eglise manifestée
par les paroles mêmes du Christ, et pendant que vous entraînez
les autres dans votre perdition, vous ne voulez pas être sauvés.
3. Si nous vous déplaisons parce que des lois
1. Luc, XXIV, 47.
impériales vous forcent à l'unité, prenez-vous
en à vous-mêmes; vous en êtes cause, car vos violences
et la terreur de vos menaces ne nous ont jamais permis de prêcher
en paix la vérité, et n'ont jamais permis de l'entendre avec
sécurité ni de la choisir librement. Cessez de murmurer et
de vous troubler; considérez patiemment, si c'est possible, ce que
nous disons; rappelez-vous ce qu'ont fait vos circoncellions et les clercs
qui marchèrent toujours à leur tête, et vous verrez
ce qui vous a mérité les décrets impériaux;
vous reconnaîtrez l'injustice de vos plaintes, car vous y avez forcé
la puissance temporelle. En effet, pour ne pas interroger des faits passés
et nombreux, arrêtez au moins votre pensée sur ce qu'il y
a de plus récent. Marc, prêtre de Casphalia, s'est fait catholique
de son plein gré, sans que personne l'ait contraint: pourquoi donc
ceux de votre parti l'ont-ils poursuivi, et pourquoi l'auraient-ils mis
à mort si la main de Dieu n'avait arrêté leurs violences
par l'intervention d'hommes justement indignés? Restitut, de Victoria,
a passé de son plein mouvement à l'Eglise catholique; pourquoi
a-t-il été enlevé de sa demeure, battu, roulé
dans l'eau, habillé de natte pour devenir un objet de risée,
et pourquoi a-t-il été retenu prisonnier je ne sais combien
de jours? Il n'eût point été peut-être rendu
à la liberté si Proculéien ne s'était vu sur
le point d'être cité pour ce fait. Martien, d'Urges, a choisi
de sa propre volonté l'unité catholique; pourquoi, pendant
qu'il fuyait lui-même, vos clercs ont-ils lapidé son sous-diacre
jusqu'à le laisser pour mort? C'est en punition de ce crime qu'on
a jeté à bas leurs demeures.
4. Que dirai-je de plus? Vous avez récemment envoyé un
crieur à Sinit, qui a fait entendre ces mots : Celui qui sera en
communion avec Maximin, aura sa maison brûlée. Mais avant
que Maximin rentrât dans l'unité et qu'il revînt de
son voyage d'outre-mer, avions-nous envoyé un prêtre à
Sinit avec d'autres desseins que d'y visiter nos catholiques sans faire
du tort à personne, de s'y tenir dans sa demeure et de prêcher
la paix catholique aux hommes de bonne volonté? Vous l'avez pourtant
chassé de là en l'outrageant indignement. Quand l'un de nous,
Possidius, évêque de Calame, s'en allait à Figuli,
que voulions-nous sinon visiter nos catholiques, quoiqu'ils fussent là
en petit nombre, et faire entendre la parole de Dieu pour aider au libre
retour vers (195) l'unité du Christ? Vos gens lui ont dressé
en chemin des embûches à la manière des voleurs, et
comme il n'y était point tombé, ils se sont déclarés
ouvertement, ils ont mis le feu à la maison où il avait cherché
un refuge au domaine de Lives ; et il aurait été brûlé
vif, si les paysans de cette terre, se voyant eux-mêmes en danger,
n'avaient éteint trois fois les flammes. Et cependant lorsque Crispin
a été, à cause de ce fait, cité devant le proconsul
et condamné comme hérétique au paiement de dix livres
d'or, l'intervention de ce même évêque Possidius l'a
affranchi de cette amende. Sans tenir compte d'une telle bienveillance,
d'une telle mansuétude, Crispin a osé en appeler aux empereurs
catholiques; c'est ce qui vous a attiré, avec une sévérité
nouvelle, cette colère de Dieu contre laquelle vous murmurez.
5. Vous voyez que vous vous insurgez violemment contre la paix du Christ,
et que vous ne souffrez pas pour lui-même, mais pour vos propres
iniquités. Quelle est cette démence de mal vivre, de commettre
des brigandages, et de prétendre à la gloire des martyrs
lorsque la loi vous frappe ! Si par un excès d'audace personnelle
vous contraignez violemment les hommes à embrasser l'erreur ou à
y rester; ne devons-nous pas plutôt, appuyés sur les puissances
les plus légitimes que Dieu a soumises au Christ selon sa prophétie,
résister à vos fureurs pour délivrer de votre domination
des âmes malheureuses, les arracher à une vieille erreur et
les accoutumer à la lumière de la vérité? Vous
dites que nous forçons des gens qui ne veulent pas revenir, mais
il en est beaucoup qui demandent qu'on les force; c'est ce qu'ils nous
avouent avant et après leur retour religieux, nous déclarant
qu'au moins ils échappent ainsi à votre tyrannie.
6. Et toutefois, qu'y a-t-il de mieux, de produire de vrais ordres
des empereurs pour l'unité ou de faux témoignages de condescendance
au profit de la perversité? C'est ce que vous avez fait, et vous
avez rempli l'Afrique entière de vos mensonges. En cela vous n'avez
montré rien autre sinon que recourant toujours au mensonge, le parti
de Donat est faible et livré à tous les vents : « Celui
qui met sa confiance dans les faussetés, dit l'Ecriture, se repaît
de vents (1). » Ces immunités impériales en votre faveur
sont aussi vraies que les crimes de Cécilien et de Félix
d'Aptonge son
1. Prov, X, 4.
ordinateur, aussi vraies que tout ce que vous avez coutume de répéter
contre les catholiques pour éloigner les malheureux et vous éloigner
misérablement vous-mêmes de la paix de l'Eglise du Christ.
Pour nous, nous ne plaçons notre force dans aucune puissance humaine,
quoiqu'il vaille mieux se confier aux empereurs qu'aux circoncellions,
et s'appuyer sur les lois que sur les désordres populaires. Cependant
nous nous souvenons de ces paroles de l'Ecriture
« Maudit soit celui qui met son espérance dans l'homme
(1). » Si donc vous voulez savoir en qui nous nous confions, pensez
à Celui dont le prophète a dit : « Tous les rois de
la terre l'adoreront, et toutes les nations lui seront soumises (2). »
Telle est la puissance dont nous nous servons, dans l'intérêt
de l'Eglise ; nous nous en servons, parce que le Seigneur la lui a promise
et donnée.
7. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, les empereurs étaient
dans l'erreur, ils publieraient des lois contre la vérité,
des lois qui deviendraient pour les justes une occasion d'épreuve
et de récompense, parce qu'ils refuseraient de faire ce que Dieu
lui-même a défendu. Ainsi Nabuchodonosor aurait voulu faire
adorer sa statue d'or; ceux qui s'y refusèrent furent agréables
à Dieu qui le défendait. Mais quand les empereurs sont dans
la vérité, ils donnent des ordres pour elle et contre l'erreur,
et quiconque les méprise se fait condamner; il est puni au milieu
des hommes et ne trouvera pas grâce devant Dieu, celui qui aura refusé
d'observer ce que la vérité elle-même ordonne par le
coeur du roi. Ainsi encore, Nabuchodonosor, ému et changé
à la vue de la miraculeuse conservation des trois jeunes gens, publia,
en faveur de la vérité, une loi qui condamnait à mort
les blasphémateurs du Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago,
et leur maison à la ruine ; et vous ne voulez pas que les empereurs
chrétiens ordonnent contre vous quelque chose de semblable, lorsqu'ils
savent que vous soufflez sur le Christ chaque fois que vous rebaptisez
! S'il n'appartient pas aux rois de rien prescrire pour l'intérêt
de la religion et pour empêcher les sacrilèges, pourquoi vous-mêmes
faites-vous le signe de la croix à la lecture de l'édit de
ce roi prescrivant des choses semblables? Ignorez-vous que ces paroles
sont celles de Nabuchodonosor : « Il m'a plu de publier les prodiges
et les merveilles que le Seigneur Dieu
1. Jérém. XVII, 5. 2. Ps. LXXI, 11.
196
très-haut a faits autour de moi, d'annoncer « combien
son règne est grand et puissant; « c'est un règne éternel
et une puissance qui s'étend dans tous les siècles (1) ».
Après ces mots, n'avez-vous pas coutume de répondre à
haute voix : amen, et de faire le signe de la croix dans une solennité
sainte (2)? Si vous vous efforcez maintenant de rendre odieuses les prescriptions
des empereurs, c'est que vous êtes sans crédit auprès
d'eux; si vous pouviez quelque chose, que ne feriez-vous pas, puisque,
ne trouvant rien, vous ne cessez vos violences !
8. Sachez que vos pères ont les premiers porté la cause
de Cécilien devant l'empereur Constantin, exigez que nous vous le
prouvions et nous vous le prouverons; si nous ne le pouvons pas, faites
de nous ce que vous vaudrez. Mais Constantin n'ayant pas osé se
prononcer dans un débat de ce genre, il en déféra
le jugement à des évêques. Cela s'est fait à
Rome sous la présidence de Melchiade , évêque de cette
Église , dans une nombreuse réunion épiscopale. Cette
assemblée ayant -proclamé l'innocence de Cécilien
et frappé d'une condamnation Donat qui avait fait le schisme à
Carthage, ceux de votre parti, vaincus par le jugement des évêques,
en appelèrent encore, dans leur mécontentement, au jugement
de l'empereur; car un mauvais plaideur fait-il jamais l'éloge des
juges qui le condamnent? Pourtant l'empereur, dans sa grande bienveillance,
leur donna encore d'autres évêques pour juges, à Arles,
ville de la Gaule; ce qui ne les empêcha pas d'en appeler de -ces
mêmes évêques à l'empereur, jusqu'à ce
qu'il se prononçât lui-même sur l'affaire et qu'il déclarât
Cécilien innocent et ses ennemis des calomniateurs. Battus tant
de fois, ils ne restèrent pas tranquilles; chaque jour ils fatiguèrent
l'empereur de plaintes sur Félix d'Aptonge, l'ordinateur de Cécilien,
voulant le faire passer pour traditeur, et prouver que Cécilien
ne pouvait pas être évêque puisque un traditeur l'avait
ordonné; ces plaintes accusatrices se prolongèrent jusqu'au
moment où, par lordre de l'empereur, l'affaire de Félix
ayant été jugée devant le proconsul Alien, son innocence
en sortit victorieuse.
9. Alors Constantin publia le premier une loi très-sévère
contre le parti de Donat. Ses
1. Dan. III, 99, 100.
2. Vraisemblablement le jour du samedi saint.
fils en firent autant. Le successeur de ces derniers, Julien, déserteur
et ennemi du Christ, à la prière de vas évêques
Rogatien et Ponce, accorda au parti de Donat une liberté de perdition;
il rendit les basiliques aux hérétiques en même temps
que les temples au démon, pensant que le nom chrétien pouvait
périr par une atteinte portée à l'unité de
l'Église d'où il était tombé, et par la liberté
donnée aux discussions sacrilèges. Telle était la
justice admirable que ne craignirent pas de louer Rogatien et Ponce, lorsqu'ils
dirent à l'Apostat qu'auprès de lui la justice seule trouvait
place. Julien eut pour successeur Jovien qui mourut bientôt et ne
prescrivit rien sur ce sujet. Vint ensuite Valentinien ; lisez ses lois
contre vous. Puis lisez, quand vous le voudrez, ce que Gratien et Théodose
ont ordonné en ce qui vous touche. Pourquoi vous étonner
des lois des fils de Théodose ? devaient-ils en cela suivre autre
chose que le jugement même de Constantin gardé avec fermeté
par tant d'empereurs chrétiens ?
10. Ce fut donc devant Constantin, comme nous vous l'avons dit, comme
nous vous le montrerons si vous l'ignorez, que vos pères portèrent
d'eux-mêmes la cause de Cécilien. Constantin est mort, mais
son jugement subsiste contre vous, c'est le jugement de celui à
qui ceux de votre parti déférèrent la cause, auprès
de qui ils se,plaignirent dela.sentence des évêques, à
qui ils en appelèrent de la décision épiscopale ;
c'est le jugement de celui qu'ils importunèrent de leurs requêtes
accusatrices contre Félix d'Aptonge, et par lequel ils furent condamnés
et confondus tant de fois, mais sans renoncer aux excès de leur
haine et de leur fureur, qu'ils vous ont laissés pour héritage.
Emportés par cette haine, vous vous élevez avec tant d'impudence
contre les lois des empereurs chrétiens que si vous le pouviez,
vous n'invoqueriez pas contre nous Constantin, qui fut chrétien
.et ami de la vérité, mais vous tireriez des enfers l'apostat
Julien. Du reste, si vous y parveniez, le plus grand mal n'en serait-il
pas pour vous? car y a-t-il pour l'âme une mort pire que la liberté
de l'erreur?
11. Mais qu'il ne soit plus question de tout cela; aimons la paix,
que tout homme docte ou ignorant, juge préférable à
la discorde, aimons et gardons l'unité. Ce que les empereurs ordonnent
ici, le Christ l'ordonne; quand c'est le bien qu'ils commandent, nul autre
que le Christ ne (197) commande par eux. C'est lui aussi qui nous conjure
par l'Apôtre de n'avoir entre nous qu'un même langage, d'écarter
du milieu de nous les divisions; il ne veut pas que nous disions: Moi je
suis à Paul, moi je suis à Apollon, moi je suis à
Céphas, moi je suis au Christ; il veut que nous n'appartenions tous
qu'au Christ, parce que le Christ ne se divise point, et que ce n'est pas
Paul qui a été crucifié pour nous, encore moins Donat
! et nous n'avons pas été baptisés au nom de Paul
(1) ; encore moins au nom de Donat; voilà ce que disent également
les empereurs parce qu'ils sont catholiques et non pas serviteurs des idoles
comme votre Julien, ni hérétiques comme quelques autres qui
ont persécuté l'église catholique, alors que de vrais
chrétiens ont souffert, non pas des châtiments mérités,
comme ceux que vous endurez pour l'erreur, mais une passion glorieuse pour
la vérité catholique.
12. Ecoutez comment Dieu a parlé par le coeur du roi qui est
en sa main, de quel éclat brille la vérité dans cette
même loi que vous dites portée contre vous, et qui est réellement
pour vous, si vous la comprenez bien. Ecoutez ces paroles du prince: «
Si le baptême d'abord conféré est jugé inefficace
par la raison que ceux qui l'ont administré sont des pécheurs,
il deviendra nécessaire de réitérer ce sacrement toutes
les fois que celui qui l'aura conféré sera trouvé
indigne; et dès lors notre foi ne dépendra point de notre
propre volonté ni de la grâce de Dieu, mais des mérites
des prêtres et de la qualité des clercs (2). » Que vos
évêques tiennent mille conciles, qu'ils répondent à
ces seules paroles, et nous consentons à faire tout ce que vous
voudrez. Voyez combien il est détestable et impie de dire, comme
vous avez coutume de le répéter, que si l'homme est bon,
il sanctifie celui qu'il baptise, et que s'il est mauvais et que celui
qui est baptisé l'ignore, c'est Dieu alors qui sanctifie. S'il en
est ainsi, les hommes doivent plutôt désirer être baptisés
par des méchants qu'ils ne connaîtront pas pour tels , plutôt
que par des hommes réputés bons, afin de pouvoir être
mieux sanctifiés par Dieu que par l'homme; mais à Dieu ne
plaise que nous tombions dans une pareille folie 1 Nous disons que cela
n'est pas la vérité et nous faisons bien, parce que
1. I Cor. I, 10-13.
2. Cod. Théod. liv. 16. se sanctum baptisma iteretur (contre
la réitération du saint baptême).
cette grâce du baptême est toujours de Dieu, parce que
le sacrement est de Dieu, et que l'homme n'y apparaît que comme instrument:
s'il est bon, il s'unit à Dieu et opère avec Dieu; s'il est
mauvais, Dieu se sert de lui pour la forme visible du sacrement, pendant
qu'il donne lui-même la grâce invisible. Sachons tout cela
et que parmi nous il n'y ait plus de division.
13. Accordez-vous avec nous, frères; nous vous aimons, nous
voulons pour vous ce que nous voulons pour nous. Si vous redoublez de haine
contre nous, parce que nous ne vous laissons pas errer et périr,
dites-le à Dieu dont nous redoutons les menaces contre les mauvais
pasteurs : « Vous n'avez pas rappelé ce qui errait, vous n'avez
pas cherché ce qui était perdu (1). » Voilà
ce que Dieu lui-même fait en votre faveur par notre ministère,
soit en vous conjurant, soit en vous menaçant ou en vous reprenant,
soit en vous infligeant des dommages ou de rudes épreuves, soit
en vous adressant des avertissements secrets ou en vous visitant, soit
en suspendant sur vos têtes les lois des puissances temporelles.
Comprenez ce qu'on vous demande; Dieu ne veut pas que vous périssiez
dans une sacrilège séparation, loin de l'église catholique
qui est votre mère. Jamais vous n'avez rien pu prouver contre, nous;
vos évêques, convoqués par nous, n'ont jamais voulu
accepter de pacifiques conférences : ils avaient horreur de s'entretenir
avec des pécheurs. Qui souffrirait un tel orgueil ? Est-ce que l'apôtre
Paul n'a pas conféré avec des pécheurs et des sacrilèges?
lisez les Actes des apôtres et voyez. Est-ce que le Seigneur ne s'est
pas entretenu sur la loi avec les Juifs, qui l'ont crucifié? est-ce
qu'il ne leur a pas répondu? Enfin, le démon est le premier
de tous les pécheurs; il ne pourra jamais être converti à
la justice, et cependant le Seigneur n'a pas dédaigné de
lui répondre sur la loi ! Comprenez donc que si vos évêques
refusent de conférer avec nous, c'est qu'ils savent que leur cause
est perdue.
14. Nous n'ignorons pas ce qu'ils répètent contre eux-mêmes,
ces hommes qui mettent leurs joies dans des divisions fondées sur
des calomnies. C'est dans les Ecritures que nous: apprenons à connaître
le Christ : c'est dans les Ecritures que nous apprenons à connaître
l'église. Ces Ecritures nous sont communes;
1. Ezéch. XXXIV, 4.
198
pourquoi n'y reconnaissons-nous pas de la même manière
le Christ et l'Église? C'est là que nous avons reconnu celui
dont lApôtre a dit: « Les promesses ont été
faites à Abraham et à sa race; l'Écriture ne dit pas
: à ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs,
mais à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui
est le Christ (1). » C'est là aussi que nous avons reconnu
l'Église dans ces paroles de Dieu à Abraham : « Toutes
les nations seront bénies dans votre race (2). » Là
nous avons reconnu le Christ prophétisant sur lui-même dans
un psaume : « Le Seigneur m'a « dit : Vous êtes mon fils;
je vous ai engendré « aujourd'hui; » et nous avons reconnu
l'Église dans ce qui suit : « Demandez-moi et je vous donnerai
les nations en héritage, et j'étendrai votre empire jusqu'aux
limites de la terre (3). » Nous avons reconnu le Christ dans ce passage
: « Le Seigneur qui est le Dieu des dieux a parlé; »
et l'Église dans ces paroles : « Il a appelé la terre
du coucher du soleil à son lever (4). » Nous avons reconnu
le Christ quand il est dit : « Et semblable à l'époux
sortant du lit nuptial, il s'est levé comme un géant pour
faire sa course; » nous avons reconnu l'Église dans ce qui
est écrit un peu plus haut : « Leur bruit a retenti dans toute
la terre, et leurs paroles jusqu'au bout de lunivers. Il a établi
son tabernacle dans le soleil (5). » C'est l'Église elle-même
qui est établie dans le soleil, pour être visible d'un bout
de la terre à l'autre. Nous avons reconnu le Christ dans ce qui
est écrit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains
et ont compté tous mes os; ils m'ont considéré et
regardé dans cette humiliation; ils se sont partagé mes vêtements,
et ont tiré ma robe au sort. » Nous avons reconnu l'Église
dans ce qui est dit un peu après au même psaume : «
Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront
à lui, et toutes les nations l'adoreront parce que la souveraineté
est au Seigneur et qu'il dominera au milieu des peuples (6). » Nous
avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit : « Dieu, élevez-vous
au-dessus des cieux, » et l'Église dans ce qui suit : «
Et que votre gloire éclate dans toute la terre (7). » Nous
reconnaissons le Christ dans ces paroles: « Dieu, donnez au roi votre
jugement et au fils du roi votre
1. Gal. III, 16. 2. Gen. XII, 3. 3. Ps. II, 7, 8. 4. Ps. XLIX,
I. 5 . Ibid. XVIII , 5, 6. 6. Ibid. XXI, 17, 18, 19 , 28, 29. 7.
Ibid. LVI, 6.
justice, » et l'Église dans celles-ci : « Il régnera
autour d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités
de la terre. Des Ethiopiens se prosterneront devant lui, et ses ennemis
baiseront la terre. Les rois de Tharsis et les îles lui offriront
des présents ;les rois de l'Arabie et de Saba lui apporteront des
dons; et tous les rois de la terre l'adoreront , toutes les nations lui
seront soumises (1). »
15. C'est là que nous avons reconnu le Christ dans ce qui est
écrit sur la pierre détachée de la montagne sans main
d'homme, et qui a brisé tous les royaumes de la terre, c'est-à-dire
les royaumes qui s'appuyaient sur le culte des démons; nous avons
aussi reconnu l'Église dans cette même pierre devenue une
grande montagne et remplissant la terre (2). Nous avons reconnu le Christ,
lorsqu'il est écrit « que le Seigneur l'emportera sur ses
ennemis et qu'il abattra tous les dieux des nations de la terre, »
et nous avons reconnu l'Église lorsqu'il est dit que « chacun
dans son pays et que toutes les îles des nations l'adoreront (3).
» Nous avons reconnu le Christ lorsqu'il est dit « que Dieu
viendra du côté du midi et le saint « de la montagne
ombragée, et que sa puissance couvrira les cieux; » nous avons
reconnu l'Église dans ce qui suit: « Et la terre est remplie
de ses louanges (4). » Car Jérusalem est située au
midi, comme on le lit dans le livre de Josué (5); c'est de là
que s'est répandu le nom du Christ; là est une montagne ombragée,
le mont des Olives, d'où le Christ remonta vers son Père
pour que sa puissance ouvrît les cieux , et que l'Église fut
remplie de ses louanges au milieu de toute la terre. Nous avons reconnu
le Christ dans ce qui est écrit « Il a été conduit
comme une brebis pour être immolé, et il n'a pas ouvert la
bouche, comme l'agneau se tait devant celui qui le tond, » et le
reste de ce passage qui se rapporte à sa passion; nous avons reconnu
l'Église dans ce qui est dit au même endroit : « Réjouissez-vous,
stérile, vous qui n'enfantiez pas; poussez des cris d'allégresse,
vous qui n'étiez pas mère, parce qu'il est accordé
plus de fils à celle qui était délaissée qu'à
celle qui avait un mari. Car le Seigneur a dit : « Agrandissez l'emplacement
de vos tentes, étendez vos peaux hardiment. Allongez les
1. Ps. LXXI , 2 , 8-11. 2. Dan. II , 34 , 35. 3. Sophon. II, 11.
4. Habac. III, 3. 5. Jos. XV, 8.
199
cordages et affermissez les pieux; étendez-vous de plus en plus
à droite et à gauche. Votre race aura les nations pour héritage,
et vous habiterez les villes qui étaient désertes. Ne craignez
rien, vous l'emporterez; ne rougissez pas d'avoir été détestée;
vous oublierez à jamais votre confusion, vous ne vous souviendrez
plus de votre veuvage; c'est moi qui suis le Seigneur, et c'est moi qui
vous ai créée; le Seigneur est mon nom; celui qui vous délivrera,
c'est le Dieu d'Israël, qui sera appelé le Dieu de toute la
terre (1). »
16. Nous ne vous comprenons pas quand vous nous parlez de ces traditeurs
que vous n'avez jamais pu ni convaincre ni montrer. Je ne dis point que
ce soient plutôt vos pères qui aient été reconnus
et convaincus d'un tel crime; qu'avons-nous à nous occuper des fardeaux
d'autrui? Nous n'y pensons que pour ramener au bien, tant que nous pouvons,
par les moyens qu'inspirent l'esprit de douceur et les empressements de
la charité; quant à ceux que nous ne pouvons corriger, nous
participons aux mêmes sacrements, lorsque le salut des autres l'exige,
sans participer à leurs péchés, ce qui ne peut se
faire que par le consentement et l'appui qu'on leur donne. Dans ce monde,
où l'Eglise catholique est répandue parmi toutes les nations,
et que le Seigneur appelle son champ, nous les supportons comme l'ivraie
mêlée au froment, comme la paille au bon grain sur l'aire
de l'unité catholique, ou comme les mauvais poissons enfermés
avec les bons dans les filets de la parole et du sacrement (2), jusqu'au
temps où le vanneur fera son oeuvre (3), où les filets seront
tirés sur le rivage (4); nous les supportons de peur d'arracher
avec eux le froment, de peur qu'en séparant les bons grains avant
l'heure nous ne les livrions aux oiseaux du ciel, au lieu de les serrer
dans le grenier, après les avoir bien nettoyés; nous les
supportons de peur que le schisme ne déchire les filets, et qu'en
prenant garde aux mauvais poissons nous ne tombions dans l'abîme
d'une funeste liberté. Le Seigneur, par toutes ces comparaisons,
et d'autres encore, a enseigné à
1. Isaïe, LIII, 7 ; LIV,1-5. 2. Matth. XIII, 24-43. 3. Ibid.
III,12. 4. Ibid. XIII, 47-50.
ses serviteurs une patiente résignation, de peur que les bons,
se croyant souillés en se mêlant aux méchants, ne perdent
les petits, ou que petits eux-mêmes ils périssent par ces
séparations humaines et téméraires. Le Maître
céleste nous a mis en garde contre ces dangers, au point de rassurer
le peuple, même à l'égard des mauvais pasteurs : il
ne fallait pas qu'à cause d'eux on abandonnât cette chaire
de la vérité où les mauvais pasteurs sont contraints
d'enseigner le bien. Car ce qu'ils disent n'est pas d'eux, mais de Dieu,
qui a établi la doctrine de la vérité dans la chaire
de l'unité. C'est pourquoi ce Maître véridique, qui
est la vérité elle-même, s'est ainsi exprimé
au sujet des pasteurs faisant le mal qui vient d'eux et disant le bien
qui vient de Dieu : « Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils
font; car ils disent et ne font pas (1). » Il ne dirait pas
: « Ne faites pas ce qu'ils font, » si leurs oeuvres n'étaient
pas ouvertement mauvaises.
17. Donc ne nous perdons pas dans le mal de la division, à cause
de ceux qui sont mauvais, quoique, si vous le voulez, nous puissions vous
prouver que vos pères n'ont pas exécré les mauvais,
mais qu'ils ont accusé les innocents. Pourtant, quels qu'ils aient
été, que tous portent leurs fardeaux. Voilà les Ecritures
qui nous sont communes, voilà où nous avons connu le Christ,
voilà où nous avons connu l'Eglise. Si vous avez le même
Christ, pourquoi n'avez-vous pas la même Eglise? Si vous croyez en
Jésus-Christ que vous n'avez pas vu, mais qui vous apparaît
dans la vérité des Ecritures, pourquoi ne croyez-vous pas
à l'Eglise que vous voyez et qui vous apparaît dans ces livres
saints? En vous disant ces choses, en vous excitant à ce bien de
la paix, de l'unité et de la charité, nous sommes devenus
vos ennemis; vous nous faites savoir que vous nous tuerez, nous qui vous
disons la vérité, et qui, autant qu'il sera en notre pouvoir,
ne vous laisserons pas périr dans l'erreur. Que Dieu nous venge
de vous en faisant mourir en vous votre erreur et en vous associant aux
joies que nous fait goûter la vérité ! Ainsi soit-il.
1. Matth. XXIII, 3.
LETTRE CVI (Année 409 )
Voici une courte lettre, vive, expressive, concluante, comme il fallait
en écrire pour prévenir une détestable action. Il
était impossible d'être plus complet et plus irrésistible
en moins de mots. Il s'agissait d'empêcher Macrobe, évêque
donatiste, de rebaptiser un sous-diacre catholique. Mais que peuvent les
meilleurs efforts contre la mauvaise foi ?
AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.
J'ai ouï dire que vous vous disposiez à rebaptiser un de
nos sous-diacres : n'en faites rien c'est ainsi que vous vivrez avec Dieu,
c'est ainsi que vous lui plairez, c'est ainsi que vous n'aurez pas en vain
les sacrements du Christ, c'est ainsi que vous ne serez pas éternellement
séparé du corps du Christ. Ne le faites pas, je vous en prie,
mon frère; c'est surtout pour vous que je vous le demande. Ecoutez
un peu ceci. Félicien de Musti a condamné Primien, évêque
de Carthage, qui, à son tour, l'a condamné. Longtemps Félicien
a suivi le schisme sacrilège de Maximien et a baptisé beaucoup
de gens dans les églises de son parti; maintenant, il est un de
vos évêques ainsi que Primien, mais il ne baptise personne
après lui. De quel droit pensez-vous donc qu'il faille rebaptiser
après nous ? Répondez à cette question, et baptisez-moi;
si vous ne le pouvez pas, épargnez l'âme d'autrui, épargnez
la vôtre. Si vous pensez que je né vous dise pas la vérité
sur le compte de Félicien, exigez que je vous le prouve; et si je
n'y parviens pas, faites ce que vous voudrez. J'ajoute que si je ne parviens
pas à vous le prouver, je cesse d'être évêque
de ma communion; mais, si je le prouve, ne soyez pas ennemi de votre salut.
Je souhaite, seigneur mon frère, que vous soyez avec nous dans la
paix !
LETTRE CVII. (Année 409.)
Les deux personnes qui avaient été chargées de
porter la lettre à l'évêque Macrobe écrivent
à saint Augustin pour lui rendre compte de leur mission.
MAXIME ET THÉODORE A LEUR BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE
ET TRÈS-DÉSIRABLE SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SALUT
DANS LE SEIGNEUR.
Par l'ordre de votre sainteté, nous nous sommes rendus auprès
de l'évêque Macrobe ; quand nous lui avons présenté
la lettre de votre béatitude, il, a d'abord refusé d'en entendre
la lecture. Touché de nos instances, il a fini par y consentir.
Après la lecture, il nous a dit: «Il faut bien que je reçoive
ceux qui viennent à moi et que je leur. donne la foi qu'ils me demandent.
» Nous l'avons pressé de s'expliquer sur le fait de Primien;
il nous a répondu que, nouvellement ordonné, il ne pouvait
se constituer le juge de son père, maïs qu'il demeurait dans
ce qu'il avait reçu de ses prédécesseurs. Nous avons
cru qu'il était nécessaire de le faire savoir par cette lettre
à votre sainteté. Que le Seigneur nous conserve votre béatitude
seigneur notre père!
LETTRE CVIII. (Année 409.)
On a vu la réponse de l'évêque Macrobe à
ceux qui lui avaient lu la lettre de saint Augustin; c'était comme
une porte tant soit peu ouverte à un échange d'idées;
puisque Macrobe avait consenti à entendre une petite lettre, il
pouvait consentir à en entendre une longue; le zèle de l'évêque
d'Hippone n'avait besoin de rien de plus pour saisir une occasion de traiter
à fond une question qu'il a remuée en cent manières
et qu'il creusé toujours avec une nouvelle richesse de raisonnements
et d'aperçus. Cette lettre de saint Augustin est une démonstration
de la vérité catholique contre l'erreur des donatistes, et
si Macrobe ne fut point ramené par tant d'évidence et d'amour,
c'est qu'il manquait de sincérité. Nous verrons plus tard
le même évêque Macrobe jouer un rôle détestable
et déshonorer son nom par des actes violents.
AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.
1. Des fils qui me sont très-chers et qui sont des hommes honorables,
vous ayant porté la lettre où je vous disais et vous priais
de ne pas rebaptiser : notre sous-diacre, m'ont écrit que vous leur
aviez répondu ceci : « Il faut bien que je reçoive
ceux qui viennent à moi et que je leur donne la foi qu'ils me demandent.
» Cependant s'il se présente à vous un homme baptisé
dans votre communion, longtemps séparé de vos rangs et demandant
par (201) ignorance une seconde fois le baptême, vous vous assurez
du lieu où il a d'abord reçu ce sacrement, et puis vous l'admettez
au milieu de vous; vous ne lui donnez pas la foi qu'il vous demande, mais
vous lui apprenez qu'il a ce qu'il désire; vous ne vous arrêtez
point à ses paroles quand il se trompe, mais vous vous appliquez
à lui faire comprendre son erreur. On agit donc mal en donnant ce
qui ne doit plus être donné, en violant le sacrement déjà
conféré, et l'on n'est pas excusé par l'erreur de
celui qui le demande. Dites-moi donc, je vous en supplie, comment celui
qui s'adresse à vous n'a pas ce qu'il a déjà reçu
de moi. Si c'est à cause de l'eau étrangère, de la
fontaine étrangère, comme ont coutume de dire ceux qui ne
comprennent pas ce passage de l'Ecriture : « Abstenez-vous de l'eau
étrangère, et ne buvez pas à une fontaine étrangère
(1) ; » lorsque Félicien s'est séparé de vous
pour passer dans le parti de Maximien, il était donc, selon les
expressions de votre concile (2), un violateur adultère de la vérité,
traîné à la chaîne du sacrilège. S'il
avait emporté avec lui votre fontaine, quelle était donc
celle où, après sa séparation, vous baptisiez encore
ceux de votre parti? Car Félicien est aujourd'hui au rang de vos
évêques avec Primien; tous les deux condamnés l'un
par l'autre.
2. Ceux qui vous ont vu de ma part m'ont écrit a que, pressé
sur cette question de Primien, vous avez répondu gaie. a nouvellement
« ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer le juge de votre
père et que vous demeurez dans ce que vous avez reçu de vos
prédécesseurs. » C'est ici que je gémis sur
l'état de contrainte où vous vous êtes placé,
d'autant plus que, d'après ce que j'entends; vous êtes un
jeune homme d'un bon naturel. Il n'y a qu'une mauvaise cause qui puisse
forcer à une réponse semblable. Mais si vous y réfléchissez,
mon cher frère, si vous jugez sainement, si vous craignez Dieu,
il n'y a pas de nécessité qui puisse vous obliger à
persévérer dans une cause mauvaise. Cette réponse
de votre part ne résout pas la question que je vous ai posée,
mais elle absout nôtre cause de tous vos prétextes de calomnie.
Vans dites que, nouvellement ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer
le juge de votre père, mais que vous
1. Prov. IX, 18. Edition des Septante: Ce verset ne se trouve pas dans
la Vulgate. Il était un des arguments des donatistes.
2. Le concile donatiste de Bagaïe.
3. Ci-dessus, lett. CVII.
demeurez dans ce que vous avez reçu de vos prédécesseurs.
Pourquoi ne demeurerions-nous pas plutôt dans l'Eglise que le témoignage
de l'Ecriture nous montre commençant à Jérusalem,
portant des fruits et se développant au milieu de toutes les nations
(1), et que nous avons reçue du Christ Notre-Seigneur par les apôtres?
Pourquoi serions-nous jugés pour les faits de je ne sais quels pères,
et dont la date remonterait à environ cent ans? Si vous n'osez pas
juger votre père qui vit encore, que vous pouvez interroger, pourquoi
veut-on que je juge celui qui est mort longtemps avant que je fusse né?
Et pourquoi veut-on que les nations chrétiennes jugent les Africains
traditeurs, morts il y a tant d'années, et que, même pendant
leur vie, tant dé chrétiens contemporains n'ont pu ni entendre
ni connaître à la longue distance où ils se trouvaient?
Vous n'osez pas juger Primien qui est encore là et qui vous est
connu; pourquoi m'obligez-vous de juger Cécilien qui est du temps
passé et que je ne connais pas? Si vous ne jugez pas vos pères
sur leurs propres oeuvres, pourquoi jugez-vous vos frères sur des
faits qui leur sont étrangers?
3. Mais peut-être ne nous regardez-vous pas comme vos frères?
Nous aimons mieux écouter l'Esprit-Saint parlant par la bouche du
Prophète : « Ecoutez, vous qui craignez la parole du Seigneur;
dites : Vous êtes nos frères, à ceux-là même
qui vous haïssent et vous détestent, afin que le nom du Seigneur
soit honoré, qu'il leur apparaisse dans sa douceur,
et afin qu'eux-mêmes soient confondus (2). » En effet,
si le nom du Seigneur était plus doux aux hommes que les noms des
hommes, le Christ qui crie à la terre : « Je vous donne ma
paix (3),» serait-il jamais divisé dans ses Membres par ceux
qui disent : « Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollon,
moi je suis à Céphas (4), » et qui trouvent dans les
noms des hommes des motifs de division ? Le Christ serait-il jamais effacé
dans son baptême, lui de qui il a été dit: «C'est
celui-ci qui baptise (5); » lui de qui il a été écrit:
« Le Christ a aimé son Eglise et s'est livré lui-même
pour elle afin de la sanctifier, en la purifiant dans le baptême
de l'eau par la parole de vie (6)? » Serait-il effacé dans
son eau régénératrice, si le nom chu Seigneur, à
qui appartient le baptême, était plus doux que le nom des
hommes, dont vous osez dire : Le
1. Act. I, 8. 2. Isaïe, LXVI, 5, selon les Septante.
3. Jean, XIV, 27. 4. I Cor. III, 4. 5. Jean, I, 33. 6. Ephés.
V, 25, 26.
202
baptême est saint venant de celui-ci, non de celui-là?
4. Toutefois vos collègues ont maintenu les droits de la vérité
là où ils ont voulu; à cause de ce qui est dû
au Seigneur, ils ont jugé saint non-seulement le baptême de
Primien dans votre communion, mais encore le baptême de Félicien
dans le schisme sacrilège de Maximien ; et après le retour
de Félicien ils n'ont osé toucher ni au caractère
qu'il avait reçu parmi vous, ni même à celui que le
déserteur avait imprimé aux autres en sortant de vos rangs,
parce qu'ils y ont reconnu le caractère royal. Vous ne voulez pas
les juger sur une aussi bonne action où il serait louable pour vous
de les imiter, et vous les suivez quand ils méritent qu'on déteste
leurs exemples. Vous craignez de juger Primien de peur d'être forcé
de le désapprouver; mais jugez-le, et vous y trouverez beaucoup
à louer. Nous ne voulons pas vous rappeler ce que Primien a fait
de mal, mais ce qu'il a fait de très-bien; en recevant les chrétiens
baptisés dans un détestable schisme par celui qui l'avait
condamné lui-même, il a rectifié l'erreur des hommes
et n'a pas détruit les sacrements de Dieu. Il a reconnu le bien
du Christ jusques dans des hommes pervers; et il a corrigé le mal
des hommes sans porter atteinte au bien du Christ. Si ce fait vous déplait,
réfléchissez du moins à ceci avec toute l'attention
de votre bon esprit: c'est que vous ne jugez pas Primien sur les faits
de Primien lui-même, et que vous jugez le monde chrétien sur
les faits de Cécilien. Vous craindriez d'être souillé
par la connaissance de ce que vous n'oseriez punir; pourquoi donc ne pas
absoudre les nations qui n'ont pas pu savoir ce dont vous les accusez?
5. Et ceci n'est pas le fait de Primien tout seul; vous savez, je pense,
que près de cent de vos évêques, dans un coupable accord
avec Maximien, ont osé condamner Primien. Le concile de Bagaïe,
composé de trois cent dix évêques, « lança
la foudre de ses décrets, » ce sont ses termes, sur Maximien,
le déclarant ennemi de la foi, violateur adultère de la vérité,
ennemi de l'Eglise sa mère, ministre de Dathan, Coré et Abiron,
et le retrancha du sein de la paix. » Douze autres évêques
qui avaient assisté à son ordination lorsqu'on l'éleva
contre Primien, furent aussi sans délai frappés de condamnation;
quant aux autres, et afin de ne pas trop en retrancher, on leur marqua
un jour pour revenir, et ce retour devait leur valoir la conservation de
leurs dignités. Ainsi les trois cent dix ne craignirent pas de leur
ouvrir leurs rangs, quoiqu'ils eussent participé au sacrilège
de Maximien, se ressouvenant peut-être de ces paroles : « La
charité couvre la multitude des péchés (1). »
Or ces évêques, à qui on avait assigné un délai,
baptisèrent hors de votre communion tous ceux qu'ils purent baptiser;
s'ils n'avaient pas été hors de votre communion, ils n'auraient
pas été invités à y revenir à un temps
marqué. De plus, avant et après l'expiration de ce délai,
les douze autres évêques condamnés avec Maximien furent
cités devant trois proconsuls ou davantage; on voulait les chasser
de leurs sièges par jugement: parmi eux figuraient Félicien,
évêque de Musti, dont je ne parle pas, et Prétextat,
évêque d'Assuri, mort récemment, et à la place
duquel, après sa condamnation, un autre avait été
déjà ordonné. Ces deux évêques, après
leur condamnation immédiate, après l'expiration du délai
assigné aux autres, après avoir été cités
avec si grand bruit devant tant de pro. consuls, ont été
remis dans l'intégrité de leurs honneurs, et aucun de ceux
qu'ils avaient baptisés ne l'a été une seconde fois
; ils ont été reçus non-seulement par Primien, mais
par beaucoup de vos évêques réunis pour célébrer
l'anniversaire de l'ordination épiscopale d'Optat, de Thainugade.
Si on doute de ce que j'avance ou si on prétend en nier quelque
chose, qu'on m'oblige de prouver ce que je dis, et de le prouver au risque
de perdre mon évêché.
6. La cause est jugée, mon frère Macrobe c'est Dieu qui
l'a fait, c'est Dieu qui l'a voulu; il a été dans le dessein
secret de sa providence de mettre sous vos yeux l'affaire de Maximien comme
un miroir où vous puissiez apprendre à vous corriger, afin
qu'il y eût un terme à ces longues calomnies répandues
contre nous, ou plutôt contre l'Eglise du Christ qui s'étend
sur toute la terre, je ne dis point par vous, car je ne veux pas vous offenser,
mais assurément par les gens de votre parti. Car il n'est rien resté
des témoignages de l'Ecriture qu'ont coutume de produire contre
nous des hommes qui ne les comprennent pas. Ils ont toujours à la
bouche ces paroles : « Abstenez-vous de l'eau étrangère
(2). » Mais on leur répond Ce n'est pas une eau étrangère
quoiqu'elle soit
1. I Pierre, IV, 8. 2. Prov. IX, 18,
203
parmi des étrangers ; vous-mêmes n'avez pas jugé
ainsi l'eau de Maximien, puisque vous ne
vous en êtes pas abstenus. On nous dit encore : « Ils sont
devenus pour moi comme une eau menteuse, n'ayant pas la foi (1).
» Mais on répond : Cela a été dit des hommes
faux qui n'appartiennent pas aux sacrements de Dieu, lesquels sacrements
ne peuvent être des mensonges, même parmi les menteurs. En
effet ceux-là ont menti certainement qui, selon ce que vous dites
vous-mêmes, ont condamné Primien sur de fausses accusations;
toutefois l'eau dans laquelle ils baptisèrent tous ceux qu'ils purent
hors de votre communion, ne fut point menteuse pour cela; car en la recevant
dans la personne de ceux que Félicien et Prétextat avaient
baptisés hors de vos rangs, vous jugiez qu'elle avait gardé
sa vérité, même parmi les menteurs. On nous dit: «
Celui qui est lavé par un mort, quel profit en tire-t-il (2) ? »
Nous répondons : Si cela a été écrit en parlant
du baptême conféré par ceux que l'Eglise rejette comme
des morts, le livre saint ne dit pas que ce baptême n'en soit pas
un, mais qu'il ne sert de rien ; c'est ce que nous disons aussi. Cependant
quand on rentre dans l'Eglise avec ce baptême, il cesse d'être
nuisible et devient profitable; et cela ne s'accomplit point par la réitération
du baptême, mais par la conversion du baptisé. Ainsi le concile
de Bagaïe regarde comme des morts Maximien et ses compagnons que vous
aviez retranchés de votre communion « Les corps de plusieurs
ont été, dit-il, jetés dans un naufrage sur
d'âpres rochers par les flots de la vérité; les rivages
sont couverts de leurs cadavres comme autrefois s'amoncelaient les cadavres
des Egyptiens ; leur supplice est d'autant plus grand qu'après avoir
perdu la vie par des eaux vengeresses, ils ne trouvent pas même
de sépulture. » Or vous avez reçu dans leurs dignités
Félicien et Prétextat comme renaissant du milieu de cette
troupe de morts; et vous n'avez pas rebaptisé ceux qu'ils avaient
baptisés dans cette mort; vous avez reconnu que le baptême
donné hors de l'Eglise par des morts ne sert pas aux morts, mais
qu'il sert à ceux qui revivent en rentrant dans la communion. On
nous dit: « Que l'huile du pécheur n'engraisse point ma tête
(3). » Nous répondons qu'il s'agit ici des douces et trompeuses
complaisances des flatteurs, de ces complaisances qui enflent la tête
des pécheurs
1. Jérém. XV, 18. 2. Eccl. XXXIV, 30. 3. Ps. CXL,
5.
lorsqu'on les loue dans les désirs de leur âme et qu'on
les bénit du mal qu'ils font. Cela résulte suffisamment du
précédent verset; voici le passage en entier: « Le
juste me reprendra dans sa charité et me corrigera; mais l'huile
du pécheur n'engraissera pas ma tête. » Le Psalmiste
dit qu'il aime mieux être abaissé par la sincère sévérité
d'un homme charitable, que d'être exalté par de trompeuses
louanges. Mais de quelque manière que vous compreniez ce passage,
ou bien vous aurez reçu l'huile des pécheurs avec ceux que
Félicien et Prétextat ont baptisés dans le schisme
sacrilège de Maximien, ou bien vous avez reconnu que, même
sous la main des pécheurs, elle demeure encore l'huile du Christ.
Car ils étaient pécheurs quand on disait d'eux dans le concile
de Bagaïe : « Sachez qu'ils sont condamnés, ces coupables,
d'un crime infâme qui, dans une oeuvre funeste de perdition, ont
ramassé tout ce qu'il y avait de fange pour faire un vase ignominieux.
»
7. Ce que nous venons de dire sur le baptême suffira. Quant à
votre séparation, voici les passages mal compris dont on a coutume
de la colorer. Il est écrit : « Ne participez point aux péchés
d'autrui (1).» Nous répondons que celui-là participe
aux péchés d'autrui, qui consent à des actions mauvaises,
et non pas celui qui, étant lui-même le froment, mêlé
néanmoins à la paille pendant tout le temps que l'aire est
foulée, participe aux divins sacrements. Il est écrit : «
Sortez de là et ne touchez pas à ce qui est impur; qui touche
ce qui est souillé se souille (2). » Mais l'Ecriture entend
ici le consentement de la volonté, par lequel tomba le premier homme,
et non point le commerce extérieur, par lequel Judas a donné
un baiser au Christ. Car les poissons dont parle le Seigneur dans l'Evangile,
enfermés bons et mauvais dans les mêmes filets et réunis
jusqu'à la fin des temps, figurée par le rivage des mers
(3), nagent ensemble à travers le même espace, mais leurs
moeurs les séparent. Il est écrit
« Un peu de levain corrompt toute la masse (4).» Cela s'entend
de ceux qui consentent aux mauvaises actions , non de ceux qui, selon le
prophète Ezéchiel, gémissent et s'attristent à
cause des iniquités du peuple de Dieu, qui se commettent au milieu
d'eux (5).
8. Daniel gémit de se voir ainsi mêlé à
des
1. I Tim. V, 22. 2. Isaïe, LII, 11. 3. Matth. XIII, 48, 49.
4. I Cor. V. 6. 5. Ezéch. IX, 14.
204
méchants (1); les trois jeunes gens en gémissent aussi
(2); le premier le témoigne dans sa prière, les autres dans
la fournaise : ils ne se séparèrent pas extérieurement
pour cela de l'unité du peuple dont ils déploraient les péchés.
Et les prophètes, que n'ont-ils pas reproché au peuple au
milieu de qui ils vivaient? Néanmoins, ils ne s'en sont pas séparés
extérieurement. et n'en ont pas cherché un autre. Les apôtres
eux-mêmes ont supporté Judas devenu comme un démon
au milieu d'eux : ils l'ont supporté, et sans souillure, jusqu'au
moment où il s'est pendu; et c'est à cause de Judas ainsi
mêlé aux apôtres que le Seigneur leur disait: «
Vous êtes purs, mais vous ne l'êtes pas tous (3). » L'impureté
de Judas n'a donc pas été pour eux comme le levain qui corrompt
la masse. On ne peut pas dire non plus avec vérité que sa
méchanceté ne leur était pas connue ; peut-être
ignoraient-ils qu'il dût livrer le Seigneur; mais ils savaient et
ils ont écrit que Judas était un larron, et qu'il dérobait
tout ce qu'on déposait dans les cassettes du Sauveur (4). A-t-on
jamais songé à leur appliquer cette parole du Psalmiste :
« Vous voyiez le voleur et vous vous entendiez avec lui (5) ? »
On s'associe aux actions des méchants en consentant à ce
qu'ils font, et non point en participant aux mêmes sacrements. Combien
l'apôtre Paul s'est plaint des faux frères (6) ! Mêlé
extérieurement avec eux, il en demeurait séparé parla
pureté du coeur. Car il se réjouissait que le Christ fût
prêché , même par des hommes dont il connaissait les
sentiments d'envie (7), et l'envie est le vice du diable.
9. Enfin l'évêque Cyprien, plus voisin de nos temps, et
quand déjà l'Eglise était au loin répandue
, Cyprien , sur lequel vous vous appuyez pour accréditer la réitération
du baptême, combien n'a-t-il pas aimé l'unité! La preuve
en est dans ce concile (8) ou dans ces écrits, si toutefois ils
sont véritablement de lui, et ne lui ont pas été faussement
attribués, ainsi que plusieurs le croient. On y voit comment, dans
un discours publie, il recommandait de supporter ceux dont il combattait
l'opinion, et comment il ne négligeait rien pour le maintien de
la paix : il remarquait principalement que si dans les dissentiments, dans
les erreurs mêmes auxquelles la faiblesse humaine peut
1. Dan. IX, 5-16. 2. Ibid. III, 38-31. 3. Jean, XIII,10. 4. Jean,
XII, 6. 5. Ps. XLIX, 18. 6. II Cor. XI, 26. 7. Philip. I, 15-18.
8. Le concile de Carthage tenu en 256.
se laisser aller, on ne brise pas les liens de l'union fraternelle,
« la charité couvre la multitude des péchés
(1). » Cyprien a été si fidèle à la charité,
il l'a tant année, que s'il a eu sur le sacrement du baptême
une opinion qui n'ait pas été conforme à la vérité,
Dieu lui aura révélé cette vérité elle-même,
selon cette promesse faite par l'Apôtre aux frères qui marchent
dans la charité: « Nous qui voulons donc être parfaits,
soyons dans ce sentiment; et si vous en avez quelque autre, Dieu vous éclairera
aussi sur celui-là. Cependant, pour les choses que nous savons,
tenons-nous-y (2). » Ajoutez que Cyprien a été une
branche féconde, et que s'il y a eu dans cette branche quelque chose
à retrancher, le fer glorieux du martyre y a passé non point
parce qu'il est mort pour le nom du. Christ, mais parce qu'il est mort
pour le nom du Christ dans le sein de l'unité. Car il a écrit
lui-même et il affirme résolument que ceux qui meurent hors
de l'unité, tors même qu'ils périssent pour le nom
du Christ, ne sauraient être couronnés (3) : tant l'amour
ou la violation de l'unité sont puissants pour effacer nos fautes
ou nous retenir sous leur poids !
10. Aussi lorsque ce même Cyprien déplora la chute de
beaucoup de chrétiens au milieu de la persécution impie des
gentils et des malheurs de l'Eglise, attribuant :ces défaillances
à leurs mauvaises moeurs , il se plaignit aussi des moeurs de ses
collègues et ne s'en plaignit point en silence; ruais il dit tout
haut que telle était la cupidité de ces indignes pasteurs,
qu'ils voulaient avoir de l'argent en abondance, acquérir des terres
par des moyens frauduleux, accroître leurs revenus par l'usure, et
cela pendant que leurs frères avaient faim au sein même de
l'Eglise (4) ! Cyprien, je pense, ne fut pas souillé par la cupidité,
les fraudes et l'usure de ces pasteurs; il n'eut pas besoin de se séparer
d'eux extérieurement, il ne s'en sépara que par la différence
de sa vie. Avec eux il toucha l'autel, mais il ne toucha point leur vie
impure en les frappant ainsi de son blâme. Car on ne se rapproche
de ces désordres que s'ils plaisent; du moment qu'ils déplaisent,
on en demeure éloigné. C'est ainsi que cet excellent évêque
n'a manqué ni au soin religieux de reprendre les fautes, ni au soin
prudent de conserver le liera de l'unité. Dans une lettre adressée
au prêtre Maxime, il établit clairement et manifestement,
1. I Pierre, IV, 8. 2. Philip. III, 15, 16. 3. Sur l'unité
de l'Eglise. 4. Sermo de Lapsis.
205
sur le même sujet, cette prescription conforme à la règle
des prophètes, qu'on ne doit, en aucune manière, abandonner
l'unité de l'Église, à cause des mauvais qui se trouvent
mêlés aux bons. « Car, dit-il , quoiqu'ils paraissent
être dans l'Eglise comme l'ivraie, notre foi ou notre charité
ne doit pas s'en embarrasser; et parce que nous voyons de l'ivraie dans
l'Église, il ne faut pas pour cela nous éloigner de 1'Eglise.
Travaillons seulement pour que nous puissions être le froment (1).
»
11. Cette loi de charité est sortie de la bouche même
du Christ Notre-Seigneur; elles sont de lui les comparaisons tirées
de l'ivraie qui reste dans le même champ que le bon grain jusqu'au
temps de la moisson (2), et des mauvais poissons qu'on doit laisser dans
les filets avec les bons jusqu'à la séparation sur le rivage
(3); si vos pères avaient observé cette loi de charité,
s'ils y avaient pensé avec la crainte de Dieu; jamais, à
cause de Cécilien et de je ne sais quels Africains, coupables selon
vous, calomniés selon ce qu'on doit le plus croire, ils ne se seraient
séparés criminellement de cette Eglise que Cyprien nous représente
comme éclairant de ses rayons toutes les nations, comme étendant
la richesse de ses rameaux sur toute la terre, ni de tant de peuples chrétiens
qui n'ont jamais su ni leurs griefs, ni les accusateurs ni les accusés.
De telles scissions s'accomplissent pour des intérêts particuliers
bien plus que pour l'utilité commune; elles s'accomplissent aussi
par le vice que Cyprien lui-même rappelle ensuite et signale à
notre vigilance. Car après avoir prescrit de ne pas se retirer de
l':Eglise parce qu'on y voit de l'ivraie, l'illustre martyr poursuit en
ces termes : « Travaillons seulement pour que nous puissions être
le froment, afin que quand le bon grain sera serré dans les greniers
du Seigneur,.nous soyons récompensés de nos uvres et de
nos peines. L'Apôtre dit dans son épître : Dans une
grande,maison, il y a non-seulement des vases d'or et d'argent, mais des
vases de bois et de terre, les uns, vases d'honneur, les autres, vases
d'ignominie (4). Cherchons et travaillons, autant que nous le pourrons,
à devenir des vases d'or ou d'argent. Du reste, il n'appartient
qu'au Seigneur de briser les vases de terre, lui à qui la verge
de fer a été donnée. Le serviteur ne peut pas être
plus grand que son maître ;
1. Lett. LI. 2. Matth, XIII, 24-43. 3. Ibid. 47-50. 4. II Tim.
II, 20.
nul ne doit s'attribuer ce que le Père n'a accordé
qu'à son Fils, et ne doit croire qu'il puisse porter la pelle et
le van pour nettoyer et vanner sur l'aire, ni séparer par un jugement
humain toute l'ivraie du froment. C'est là une présomption
orgueilleuse, une opiniâtreté sacrilège, une oeuvre
de dépravation furieuse; tandis que ces hommes dépassent
ce que commande une douce justice, ils s'égarent loin de l'Église
de Dieu, et, au milieu de leurs efforts arrogants pour s'élever,
aveuglés par leur propre orgueil, ils perdent la lumière
de la vérité. »
12. Quoi de plus clair que ce témoignage de Cyprien ! Quoi de
plus vrai ! Vous voyez de quelle lumière évangélique
et apostolique il resplendit ; vous voyez que les plus coupables sont évidemment
ceux qui, croyant leur justice offensée par l'iniquité des
autres, délaissent l'unité de l'Église. Vous voyez
qu'en dehors de cette unité ils sont eux-mêmes l'ivraie, ceux
qui n'ont pas voulu supporter l'ivraie dans le champ du Seigneur. Vous
voyez que séparés de nous ils sont la paille, ceux qui n'ont
pas voulu supporter la paille dans l'unité de la grande maison.
Vous voyez combien sont vraies ces paroles de l'Écriture : «
Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne se lave pas de sa
sortie (1): » c'est-à-dire qu'il ne justifie pas, n'excuse
pas, ne défend pas sa sortie de l'Église, et qu'il ne montre
point qu'elle soit pure et sans crime. Il ne se lave pas: car s'il ne s'était
pas donné pour juste, mais s'il l'était bien véritablement,
il ne quitterait pas avec tant d'impiété les bons à
cause des méchants; il supporterait patiemment les méchants
à cause des bons, jusqu'à ce que le Seigneur, par lui ou
par les anges, fasse à la fin des temps la séparation du
froment et de l'ivraie, du bon grain et de la paille, des vases de miséricorde
et des vases de colère, des boucs et des brebis, des bons poissons
et des mauvais.
13. Si vous avez entrepris d'entendre, contrairement à leur
sens divin, ces témoignages des Écritures que vos pères
n'ont compris ou cités que pour diviser le peuple de Dieu, n'allez
pas plus avant; si vous êtes sages, reconnaissez comme dans un miroir
la conduite qui vous est tracée parla miséricordieuse providence
de Dieu. Je veux parler de l'affaire de Félicien, ce déserteur
de la foi, ce violateur adultère de la vérité, cet
ennemi de l'Eglise, ce ministre de
1. Prov. XXIV, d'après les Septante.
206
Dathan, de Coré et d'Abiron, comme l'a appelé le concile
de Bagaïe, et duquel on a dit encore que si la terre rie s'est pas
entr'ouverte pour l'engloutir, c'est qu'il était réservé
à un plus grand supplice. « Car, ajoutent les Pères
de votre concile, il aurait gagné à subir ainsi sa peine;
mais maintenant, demeuré comme mort au milieu des vivants, il voit
chaque jour s'accroître le poids de la terrible dette qu'il lui faudra
payer. » Or, dites-moi, je vous prie, s'ils n'ont pas touché
ce mort impur lorsqu'ils se sont associés à lui pour condamner
l'innocence de Primien ; car s'ils l'ont touché, ils se sont assurément
souillés à ce contact. Pourquoi, ainsi rangés dans
sa communion et séparés de la vôtre, ont-ils, comme
s'ils eussent été innocents, obtenu pour leur retour un délai
qui les faisait rentrer dans leurs dignités et dans l'intégrité
de la foi ? Pourquoi, comme s'ils n'eussent pas assisté à
l'ordination de Maximien, ont-ils mérité que vous disiez
d'eux que le plant de l'arbrisseau sacrilège ne les a pas souillés
? N'étaient-ils pas dans le même parti, dans les liens du
même schisme, séparés de vous, unis aux autres, établis
ensemble en Afrique, très-connus d'eux, leurs amis et leurs complices
? S'ils n'étaient pas présents à l'ordination de Maximien,
c'est pourtant à cause de lui qu'ils ont condamné Primien
quoique absent ! Et l'on ose dire que la prétendue greffe empoisonnée
de Cécilien a souillé, sur toute la terre, des peuples chrétiens
très-nombreux, très-éloignés, très-inconnus,
dont plusieurs n'ont pu savoir, je ne dis pas l'affaire, mais le nom même
de Cécilien? Ils ne participent point aux fautes d'autrui ceux qui,
non-seulement ont connu la faute de Maximien, mais qui l'ont élevé
contre Primien ; et ceux-là auront participé aux fautes d'autrui,
qui ne savaient pas, dans les pays lointains, que Cécilien fût
évêque, ou en avaient à peine entendu parler dans les
pays plus rapprochés, ou qui, en Afrique même l'avaient su
simplement, paisiblement et, à Carthage, n'avaient élevé
cet évêque contre personne ! Ils ne s'entendaient pas avec
le voleur, ceux qui communiquaient avec l'homme dont l'avocat Nummasius,
plaidant pour votre évêque Restitut, a dit que, par un larcin
secret et sacrilège, il avait usurpé la dignité épiscopale
! Ils n'avaient aucune part à l'adultère, ceux qui communiquaient
avec le violateur adultère de la vérité ! Leur masse
n'était pas corrompue par ce petit levain, quand ils l'applaudissaient,
quand, retranchés de votre communion, ils demeuraient bien sciemment
dans son parti, quand ils travaillaient à le séparer de plus
en plus du vôtre et à le grandir à vos dépens
! Vous aussi qui, en les invitant à se réunir à vous,
avez déclaré exempts de la souillure sacrilège les
associés de Maximien, avez admis dans vos rangs avec tous leurs
honneurs, Prétextat et Félicien, et les traitez comme amis,
car, devenus vos amis aujourd'hui, Félicien siège parmi vos
évêques ; vous n'êtes souillés en rien par le
contact des fautes d'autrui, votre pureté se conserve au milieu
de l'impureté, le levain d'aucune malignité ne vous atteint
! Et sur ces témoignages un crime étranger est reproché
au monde chrétien ! un schisme funeste soutient qu'il a eu raison
de rompre l'unité ! un rameau retranché traite de rameau
impur celui qui demeure attaché au tronc qui l'a produit !
14. Que dirai-je de ces persécutions dont vous vous glorifiez
? Si ce n'est pas la cause, mais le supplice qui fait les martyrs, il était
inutile qu'après avoir dit : « Heureux ceux qui souffrent
persécution ! » le Seigneur ajoutât: « pour la
justice (1). » Mais à ce titre les maximianistes ne vous surpassent-ils
pas infiniment en gloire, eux qui non-seulement ont souffert persécution
avec vous, mais auparavant avaient été persécutés
par vous? J'ai rappelé plus haut les paroles de l'avocat plaidant
contre Maximien en présence de votre collègue Restitut, qui,
avant même l'expiration du temps marqué pour son propre retour,
avait été ordonné à la place de Salvius de
Membres, condamné sans délai avec les autres onze évêques:
Titien aussi, après l'expiration de ce délai , adressa de
sanglants reproches à Félicien et Prétextat au sujet
de leur conspiration contre Primien ; et plus d'une fois on a invoqué
contre eux le concile de Bagaïe devant les proconsuls et devant les
juges des villes; on s'est armé contre eux de jugements et d'ordres
sévères, on a obtenu l'emploi de la force en cas de résistance
et le concours municipal pour l'exécution des jugements. Pourquoi
donc vous plaindre d'être persécutés, par nous, qui
sommes loin de vous égaler en cela? Comme la persécution
n'est pas toujours la souffrance, vos clercs et vos circoncellions ont
si bien composé avec nous, que votre partage serait la persécution,
1. Matth, V, 10.
207
et le nôtre la souffrance. Mais, comme je l'ai déjà
dit, disputez cette gloire aux maximianistes, qui lisent en face de vous
les actes publics des persécutions que vous leur avez fait souffrir
par des sentences arrachées aux tribunaux. Peut-être cependant,
après cette correction infligée à quelques-uns d'entre
eux, vous êtes-vous mis ensuite d'accord; ce qui nous permet de ne
pas désespérer de notre propre réunion, si Dieu daigne
nous aider et vous inspirer un esprit de paix. Il est une parole du Psalmiste
que les gens de votre parti nous appliquent avec plus de calomnie que de
vérité; c'est celle-ci : « Leurs pieds sont légers
pour courir à l'effusion du sang (1) ; » c'est plutôt
nous qui avons éprouvé la vérité de ce passage
de l'Ecriture, avec vos circoncellions et vos clercs, qui ont exercé
tant d'atrocités sur des corps humains et répandu en tant
de lieux le sang de nos catholiques. Leurs chefs vous escortaient avec
leurs troupes, à votre entrée dans ce pays, chantant des
cantiques à la louange de Dieu; et ils se font de ces chants sacrés
comme une trompette de bataille dans tous leurs brigandages. Un autre jour
néanmoins leur conduite vous inspira plus d'indignation que leurs
hommages de plaisirs; vous leur fîtes entendre, en langue punique,
à l'aide d'un interprète, et avec une noble et généreuse
liberté , des paroles justement sévères qui les piquèrent
au vif; ils sortirent comme des furieux du milieu de l'assemblée,
ainsi que nous l'avons ouï dire à des témoins , et,
après que leurs pieds se furent élancés pour répandre
le sang, vous ne rites pas purifier avec de l'eau salée le pavé
qu'ils avaient foulé: comme nos clercs ont cru devoir le faire à
la sortie de nos catholiques.
15. Mais, ainsi que je commençais à le dire, ce passage
de l'Ecriture, leurs pieds sont légers pour courir à leffusion
du sang; que vous jetez contre nous plutôt comme une injure que comme
un reproche mérité, le concile de Bagaïe l'a vivement
et pompeusement appliqué à Félicien et à Prétextat
eux-mêmes. Car les Pères de ce concile, après avoir
traité Maximien comme ils l'avaient jugé à propos,
disaient : « Le juste arrêt de mort qui le frappe à
cause de son crime ne le frappe pas tout seul; il entraîne dans son
iniquité, comme par une chaîne de sacrilège , plusieurs
dont il a été écrit : Le venin des aspics est sur
les lèvres de ceux dont la bouche
1. Ps. XIII, 3.
est pleine de malédiction et d'amertume; leurs pieds sont légers
pour courir à l'effusion du sang. » Cela dit, et pour montrer
ensuite quels étaient ceux que la chaîne du sacrilège
entraînait dans la complicité du crime de Maximien, et que
le concile condamnait aussi sévèrement que lui, on déclarait
coupables d'un crime infâme Victorien, évêque de Carcarie
et les onze autres évêques, parmi lesquels Félicien
de Musti et Prétextat d'Assuri. Après les avoir jugés
de la sorte, on s'est si bien entendu avec eux qu'ils n'ont rien perdu
de leurs dignités, et que parmi ceux qu'avaient baptisés
ces évêques prompts à répandre le sang, nul
n'a été condamné à être baptisé
de nouveau. Pourquoi donc désespérer de notre réunion?
Que Dieu écarte la haine du démon, « et que la paix
du Christ triomphe dans nos coeurs (1), » selon la parole de l'Apôtre;
pardonnons-nous aussi mutuellement, ainsi que dit le même Apôtre,
si nous croyons avoir à nous plaindre les uns des autres, comme
Dieu nous a pardonné dans le Christ (2), afin que (je l'ai déjà
dit et il faut le dire souvent), la charité couvre la multitude
des péchés (3).
16. Quant à vous, mon frère, avec qui je discute en ce
moment, vous de qui je désire me réjouir dans le Christ,
comme le Christ le sait, si vous voulez appliquer votre esprit et votre
éloquence à la défense du parti de Donat, dans cette
affaire de Maximien, et ne point obscurcir à cet égard la
vérité , car le souvenir en est récent, les témoins
sont encore là, et nous avons les actes proconsulaires et municipaux,
dont l'Eglise catholique a toujours pris ses renseignements contre vous
; vous avouerez qu'on ne peut plus entendre, comme on l'a fait jusqu'à
présent dans votre parti, les passages de l'Ecriture sur l'eau étrangère,
sur l'eau du mensonge, sur le baptême du mort, et autres passages
de ce genre ; vous conviendrez que le baptême du Christ donné
à l'Eglise pour le salut éternel, ne peut pas s'appeler étranger,
même conféré hors de l'Eglise, et par des étrangers,
mais qu'il garde sa valeur mystérieuse pour la perte des étrangers
et pour le salut des vrais enfants de l'Eglise; vous reconnaîtrez
que quand les errants reviennent à la paix catholique, on les redresse
sans détruire le sacrement, et que ce qui était nuisible
dans la séparation devient profitable dans l'unité; pour
que vous ne vous
1. Coloss. III, 15. 2. Ibid. 13. 3. I Pier. IV, 8.
208
embarrassiez pas dans l'affaire de Maximien au point de ne pouvoir
vous en tirer, vous renoncerez aux idées de votre parti sur la participation
aux fautes d'autrui, sur la séparation d'avec les méchants,
sur ce qu'il faut prendre garde à ne pas toucher celui qui est impur
et souillé, sur la corruption de la masse avec un peu de levain,
et autres choses que vous avez également coutume d'interpréter
à votre manière; mais vous affirmerez, vous observerez ce
que la saine doctrine recommande, ce que la vraie règle établit
par les exemples des prophètes et des apôtres, savoir ; que
mieux vaut supporter les méchants, de peur que les bons ne soient
abandonnés, que d'abandonner les bons., de peur que les méchants
ne soient séparés; et qu'il suffit de nous séparer
des méchants par la différence de la vie et des moeurs, en,
ne pas les imitant, en ne pas consentant à ce qu'ils font; croissant
ensemble, mêlés aux mêmes épreuves, réunis
à eux jusqu'au temps de la moisson et du vanneur, jusqu'à
ce que les filets soient tirés sur le rivage. Quant à là
persécution, comment justifierez-vous tout ce que votre parti a
fait par voie judiciaire pour chasser les maximianistes de leurs sièges,
sinon en disant que, vos sages l'ont, fait dans,la pensée de les
ramener par des peines modérées et non pas dans la ;pensée
de leur nuire? Ne direz-vous pas que s'il y a eu des excès, comme
dans lés violences .commises à l'égard de Salvius
de Membres, et attestées par la ville entière, ces excès
ne doivent pas être imputés à .tous, que la paille
et les bons grains se trouvent dans la communion des mêmes sacrements,
mais que la différence de la vie les sépare?
17. Cela étant ainsi, j'embrasse ,cette défense devenue
la vôtre ; car c'est celle que vous ferez si vous vous appuyez sur
la vérité, sinon la vérité vous confondra.
J'embrasse, dis-je, cette défense; mais volis voyez qu'elle est
aussi la mienne. Pourquoi ne travaillons-nous pas à être ensemble
le froment dans l'unité de l'aire du Seigneur, et pourquoi ne supportons-nous
pas ensemble la paille? Pourquoi pas, dites-le moi, je vous en prie, dans
quel but, à quoi bon, dans quelle utilité?
On fuit l'unité, pour que les peuples rachetés par le
sang de l'Agneau unique, s'enflamment les uns contre les autres de sentiments
contraires; pour que les brebis soient partagées, comme si elles
étaient à nous et non pas au père de famille qui a
dit à son serviteur : « Paissez mes brebis (1), » et
non pas: Paissez vos brebis; qui a dit encore : « Afin qu'il n'y
ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur (2); » qui crie dans
l'Evangile : « Tous sauront que vous êtes mes disciples
par le véritable amour que vous aurez les uns pour
les autres (2); » et encore: « Laissez croître l'un
et l'autre jusqu'à la moisson, de peur que par hasard en voulant
arracher l'ivraie, vous n'arrachiez aussi le froment (3). »
On fuit l'unité, pour que le mari aille d'un côté
et la femme de l'autre; pour que celui-là dise: Gardez l'unité
avec moi, car je suis votre mari., et que la femme réponde: Je mourrai
là où est mon père. Nous aurions horreur qu'ils n'eussent
pas le même lit ! et ils n'ont pas le même Christ ! On fuit
l'unité, pour que les parents, les concitoyens, les amis, les hôtes,
tous ceux que rapprochent les besoins humains, attachés au même
christianisme, soient d'accord dans les festins, les mariages, les relations
de commerce, les conventions mutuelles, les politesses, les entretiens,
et pour qu'ils se séparent à l'autel de Dieu ! C'est là
pourtant que devrait finir toute querelle, quelle qu'en soit d'ailleurs
l'origine; car, selon le précepte du Seigneur, il faut d'abord se
réconcilier avec ses frères avant d'offrir ses dons à
l'autel (5); mais d'accord partout ailleurs, ici ils se divisent!
18. On fuit l'unité, pour que nous soyons obligés à
nous défendre par les lois publiques contre les iniquités
de ceux de votre parti, je ne veux pas dire contre vos iniquités,
et pour que les circoncellions s'arment contre ces mêmes lois, qu'ils
méprisent avec la même fureur qui vous les a attirées
en punition de leurs brigandages. On fuit l'unité, pour que les
paysans s'insurgent audacieusement contre leurs maîtres; pour que
les esclaves fugitifs, contrairement au précepte des apôtres,
non-seulement désertent, mais menacent leurs maîtres, les
attaquent, les pillent; ils ont pour chefs dans ces entreprises violentes
vos confesseurs, ceux-là même qui vous font cortège
en chantant les louanges de Dieu et qui mêlent les divins cantiques
à l'effusion du sang des catholiques. Craignant d'encourir l'animadversion
des hommes, vous avez fait rechercher parmi les vôtres ce qui avait
été dérobé, et vous avez promis de restituer
les dépouilles.
1. Jean, XXI, 17. 2. Ibid. X, 16. 3. Ibid. XIII, 35. 4. Matth.
XIII, 30. 5. Ibid. V, 24.
209
Et toutefois vous ne voudriez pas pouvoir exécuter ce que vous
avez promis, car ce serait une offense faite à des gens dont l'audace
est regardée par vos prêtres comme un secours trop nécessaire;
ces gens en effet rappellent tout haut lés services qu'ils vous
ont rendus, ils montrent, ils comptent les lieux et les basiliques qu'ils
ont remis entre les mains de vos prêtres après en avoir expulsé
les catholiques: c'était avant cette loi (1), qui, à votre
grande joie, vous avait rendu votre liberté; et si vous vouliez
vous montrer sévères à leur égard, vous passeriez
pour des ingrats.
19. On fuit l'unité, afin que tous ceux qui secouent parmi nous
le joug de la discipline catholique s'enfuient vers ces scélérats
pour chercher un asile et vous soient ensuite offerts pour être rebaptisés.
Il en a été ainsi du sous-diacre Rusticien, de ce pays, au
sujet duquel j'ai été obligé de vous écrire
avec beaucoup de douleur et de crainte; ses moeurs détestables l'ont
fait excommunier par son prêtre; il est couvert de dettes dans ce
pays; afin d'échapper aux lois ecclésiastiques et à
ses créanciers, il n'a rien trouvé de mieux que de vous prier
de porter de nouvelles plaies à son âme (2) et de se faire
aimer des gens de votre parti comme le plus pur des hommes. Déjà
votre prédécesseur (3) avait rebaptisé un de nos diacres
de la même espèce, excommunié par son prêtre,
et l'avait fait diacre dans vos rangs; peu de jours après, réuni
à ces bandits qu'il avait désiré avoir pour compagnons,
il fut tué dans une entreprise nocturne où il avait mêlé
l'incendie à la violence, par une multitude accourue pour le repousser.
Tels sont les fruits de ce mal de la division que vous ne voulez pas guérir,
puisque vous fuyez l'unité comme on doit fuir la division elle-même;
elle serait déjà par elle-même horrible et abominable
à Dieu, lors même qu'il n'en sortirait pas tant de crimes
et de calamités.
20. Reconnaissons donc, mon frère, la paix du Christ, et gardons-la
également ; appliquons-nous à être bons ensemble, autant
que Dieu nous en fera la grâce; ensemble
1. La loi de Julien l'Apostat.
2. Par la réitération du baptême. 3. Proculéien.
ramenons les méchants en les soumettant à la règle
autant que nous le pourrons et sans briser l'unité; et dans l'intérêt
de cette même unité supportons-les avec toute la patience
possible; de peur que, selon les paroles du Christ (1), nous n'arrachions
le froment en voulant arracher l'ivraie avant le temps, l'ivraie que le
bienheureux Cyprien assure n'être pas hors de l'Eglise, mais dans
l'Eglise. Car vous n'avez pas certainement des privilèges particuliers
de sainteté; il n'est pas vrai que ceux qui parmi nous sont mauvais
nous souillent, et que le mal qui est chez vous ne vous souille pas; que
nous soyons souillés par je ne sais quelle . ancienne lâcheté
des traditeurs que nous ignorons, et que vous ne le soyez point par la
criminelle audace des misérables qui sont sous vos yeux. Reconnaissons
cette arche qui a été une figure de l'Eglise ; soyons-y tous
ensemble comme des animaux purs, mais ne refusons point d'y rester avec
les animaux impurs, jusqu'à la fin du déluge. Ils furent
ensemble dans l'arche; mais ce n'est point avec les animaux immondes que
Noé offrit un sacrifice au Seigneur (2), et pourtant les purs ne
quittèrent pas l'arche avant le temps, quoique réunis à
des impurs: le corbeau seul l'abandonna, et se sépara de cette communauté
avant le temps; mais il appartenait aux deux paires d'animaux immondes
et non point aux sept paires d'animaux purs : détestons l'impureté
de cette séparation. Ce seul fait de la séparation rend condamnables
ceux que leurs moeurs auraient pu recommander auparavant; le fils méchant
se donne pour juste, mais ne se lave point pour cela de sa sortie; il a
beau laisser éclater son insolent orgueil et oser dire dans son
aveuglement ces paroles réprouvées par le Prophète:
« Ne me touchez pas, parce que je suis pur (3). » Ainsi quiconque
veut, avant le temps et à cause de la souillure de quelques-uns,
abandonner l'unité comme l'arche du déluge qui portait les
purs et les impurs, prouve qu'il est lui-même atteint de ce qu'il
prétend fuir. Dieu a voulu que dans cette ville votre peuple, par
la bouche de..... (Il manque ici vingt-sept lignes dans le manuscrit du
Vatican d'où a été tirée la lettre CVIII .)
1. Matt. XIII, 29 et 30. 2. Gen. VII, VIII. 3. Isaïe, LXV,
5.
LETTRE CIX. (Année 409.)
Sévère, évêque de Milève, cet ami
si tendre de saint Augustin, lui écrit d'un lieu solitaire où
il avait pu goûter tout à son aise le bonheur de lire ses
ouvrages; il lui exprime sa vive affection en des termes touchants et élevés.
On y sent une âme qui s'était rapprochée de celle de
saint Augustin et qui s'était nourrie de ses enseignements. On voit
aussi à quelle hauteur plaçait lévêque d'Hippone
ceux qui étaient ses amis et qui le connaissaient le mieux.
SÉVÈRE AU VÉNÉRABLE ET BIEN CHER ET BIEN-AIMÉ
ÉVÊQUE AUGUSTIN.
1. Mon frère Augustin, rendons grâces à Dieu de
qui nous tenons toutes les douces joies qui nous arrivent. Je l'avoue,
il m'est bon d'être avec vous; je vous lis beaucoup; il est surprenant,
mais il est vrai de dire qu'autant je suis éloigné de votre
présence, autant je jouis de votre absence; car alors nulle bruyante
affaire du temps ne se place entre vous et moi. Je travaille avec vous
autant que je le puis, quoique je ne le puisse jamais autant que je veux
: pourquoi dis-je autant que je veux? Vous savez parfaitement combien je
suis avide de vous; cependant, je ne me plains pas de rester au-dessous
de ce que je voudrais, parce que je fais tout ce que je puis. Dieu soit
donc loué, mon doux frère ! il m'est bon d'être avec
vous, je me réjouis de vous être si étroitement uni;
et, pour parler ainsi, attaché très-uniquement à vous,
j'amasse des forces en m'abreuvant, pour ainsi dire, à l'abondance
de vos mamelles; je voudrais être habile à en faire couler
les trésors, à en recevoir plus que n'en prend le nourrisson,
afin que ces mamelles daignassent répandre à mon profit tout
ce qu'elles renferment d'excellent. Que ne versent-elles en moi leur céleste
nourriture et leur douceur toute spirituelle! elles ne sont si pures, si
vraies, que parce qu'elles sont retenues par le double lien de la double
charité; pénétrées de lumière, elles
réfléchissent la vérité dans tout son éclat.
C'est d'elles que j'attends les rayons qui doivent éclairer ma nuit,
pour que nous puissions marcher ensemble aux mômes clartés.
O abeille de Dieu, véritablement habile à faire un miel plein
du nectar divin et d'où s'écoulent la miséricorde
et la vérité! Mon âme y trouve ses délices,
et s'efforce de réparer et de soutenir, à l'aide de cette
nourriture, tout ce qu'elle rencontre en elle de misère et de faiblesse.
2. Le Seigneur est béni par votre bouche et par votre fidèle
ministère. Vous vous faites si bien l'écho de ce que le Seigneur
vous chante, et vous y répondez si bien, que tout ce qui part de
sa plénitude pour venir jusqu'à nous reçoit plus d'agrément
en passant par votre beau langage, votre netteté rapide, votre fidèle,
chaste et simple ministère; vous le faites tellement resplendir
par la finesse de vos pensées et par vos soins, que nos yeux en
sont éblouis, et que vous nous entraîneriez vers vous, si
vous-même ne nous montriez du doigt le Seigneur et ne nous appreniez
à lui rapporter tout ce qui brille en vous, et à reconnaître
que vous n'êtes aussi bon que parce que Dieu a mis en vous quelque
chose de sa bonté; que vous n'êtes pur, simple et beau, que
par un reflet de sa pureté, de sa simplicité, de sa beauté.
Nous lui rendons grâces du bien qui est votre partage. Qu'il daigne
nous joindre à vous ou nous rapprocher de vous de quelque manière,
afin que nous soyons pleinement soumis à Celui qui vous a conduit
et gouverné jusqu'à vous faire, à notre grande joie,
tel que vous êtes, et afin que nous puissions mériter d'être
pour vous un motif de contentement. Je ne désespère pas d'y
parvenir si vous m'aidez par vos prières; c'est grâce à
vos exemples que j'ai déjà profité tant soit peu et
jusqu'à être animé du désir que j'exprime. Voyez
ce que vous faites; vous êtes si bon que vous nous entraînez
à l'amour du prochain, qui est le premier et le dernier degré
pour nous conduire à l'amour de Dieu ; c'est comme le point où
l'un et l'autre amour se lient. Quand nous sommes à cette limite,
nous sentons la chaleur des deux amours, nous brillons du feu de l'amour
de Dieu et de l'amour du prochain. Et plus nous serons embrasés
et purifiés par cette flamme de l'amour du prochain, plus nous nous
élèverons au pur amour de Dieu: c'est là qu'on aime
sans mesure, parce que la mesure d'un tel amour est de n'en connaître
aucune. Nous ne devons donc pas craindre de trop aimer notre Maître,
mais de ne pas l'aimer assez.
3. Cette lettre me montre à vous avec mes tristesses effacées,
avec le bonheur de pouvoir jouir librement de votre coeur et de votre génie
dans le champêtre asile où je me trouve; je l'ai écrite
avant qu'un vénérable évêque ait daigné
me visiter; la fin de cette lettre a été la fin de mes joies,
et, ce que j'admire réellement, c'est qu'il est arrivé le
jour même où je l'ai écrite. Qu'est-ce cela, dites-moi,
ô mon âme, si ce n'est que ce qui nous charme, tout honnête
qu'il soit, n'est pas d'une utilité suffisante, parce qu'il n'est
qu'un bien particulier? Travaillons donc à adapter ce bien particulier,
c'est-à-dire nous-mêmes, au bien général autant
que nous le permettra, à cause de nos péchés, la matière
à laquelle nous sommes unis, c'est-à-dire autant que nous
le permettrons nous-mêmes, et à nous rendre plus purs et plus
unissables, si vous souffrez cette expression.
Voilà une lettre bien grande, non pas pour un homme aussi grand
que vous, mais pour un homme aussi petit que moi; c'est de ma part une
provocation pour obtenir de vous une lettre, non point selon ma petitesse,
mais selon votre grandeur. Quelque étendue qu'elle pourrait avoir,
elle ne me paraîtrait pas longue, car le temps que je mets à
vous lire me semble toujours bien court. Dites-moi quand et où je
dois aller vous voir au sujet de l'affaire pour laquelle vous désirez
que je me rende auprès de vous. J'irai vous trouver si les choses
sont dans le même état et si elles ne présentent rien
de plus satisfaisant; s'il en était autrement, ne me détournez
pas de ce petit voyage, (211) je vous en prie, car rien ne saurait m'être
plus doux. Je désire beaucoup revoir et je salue tous nos frères
qui servent le Seigneur auprès de vous.
LETTRE CX. (Année 409.)
Saint Augustin, dans cette réponse, à laquelle un goût
sévère pourrait reprocher une grande insistance sur les idées
de dette et de débiteur, parle de l'amitié et des louanges
entre amis avec beaucoup de coeur et de finesse; l'affectueuse reconnaissance,
l'humilité, la leçon chrétienne faite à un
ami qui s'est trop laissé aller au mouvement de son âme,tout
se mêle ici avec charme et gravité. Des louanges adressées
à l'évêque d'Hippone, c'est un dérangement qu'on
lui cause; il faut répondre, et le saint évêque n'en
a pas le loisir. Il supplie ses amis d'épargner son temps et de
faire, sous ce rapport, bonne garde autour de sa vie.
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX ET
DOUX SEIGNEUR , AU VÉNÉRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE
SÉVÈRE, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ET AUX FRÈRES
QUI VIVENT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La lettre que vous a remise de ma part notre très-cher fils,
le diacre Timothée, était déjà prête
pour être emportée, quand nos fils Quodvultdeus et Gaudens
sont arrivés avec une lettre de vous. C'est pour cela que Timothée,
sur le point de son départ, ne vous a pas porté ma réponse;
il est encore un peu resté auprès de nous après l'arrivée
de votre lettre, mais il semblait toujours qu'il allait partir ; quand
même je lui aurais confié ma réponse, je serais resté
votre débiteur. Car maintenant que je parais vous répondre,
je vous suis encore redevable; je ne parle pas ici de la dette de la charité,
qui demeure toujours à notre charge à mesure que nous la
payons davantage, puisque nous sommes à l'égard de la charité
des débiteurs perpétuels, selon ces paroles de l'Apôtre
; « Ne devez rien à personne sinon de vous ai« mer mutuellement
(1) ; » mais c'est à votre lettre elle-même que je ne
saurais pleinement satisfaire : comment suffire à reconnaître
tout ce qu'elle renferme de doux , et cette affectueuse avidité
qu'elle exprime pour tout ce qui vient de moi? Elle ne m'apporte rien que
je ne connaisse déjà; mais quoiqu'elle ne m'apprenne pas
une chose nouvelle, elle exige cependant une nouvelle réponse.
2. Vous vous étonnez peut-être que je me dise ici débiteur
insolvable, vous qui pensez
1. Rom. XIII, 8.
tant de bien de moi et qui croyez me connaître comme je me connais
moi-même : mais c'est là précisément ce qui
rend si difficile ma réponse à votre lettre, car je ne dirai
pas tout ce que je pense de vous pour épargner votre modestie, et,
en le faisant, je ne paierai pas tout ce que je vous dois pour les grandes
louanges que vous m'avez données. Je ne m'en inquiéterais
pas, si je savais que ce que vous m'avez dit, au lieu d'être inspiré
par la charité la plus sincère, l'a été par
la flatterie ennemie de l'amitié. Dans ce cas, je ne deviendrais
pas votre débiteur, parce que je ne devrais vous rendre rien de
pareil; mais plus je connais la sincérité de votre langage,
plus je sens combien je vous suis redevable.
3. Mais voyez ce qui m'arrive : je viens de me louer en quelque sorte
moi-même en avouant que c'est avec sincérité que vous
m'avez loué. Pourquoi dirais-je autre chose de vous que ce que j'en
ai dit à celui que vous savez? Voilà que je me suis fait
à moi-même une nouvelle question que vous n'avez pas posée,
et peut-être en attendez-vous de moi la solution; ainsi ma dette
eût été trop peu de chose si je n'y avais moi-même
largement ajouté; néanmoins il est facile de montrer, et
si je ne le montrais pas, vous verriez aisément qu'on peut dire
vrai en manquant de sincérité, et qu'on peut dire avec sincérité
ce qui n'est pas vrai. Celui qui parle comme il pense, parle sincèrement,
quand même ce qu'il dit n'est pas la vérité; mais celui
qui parle autrement qu'il ne croit, n'est pas sincère, lors même
qu'il dit la vérité. Je suis sûr que vous pensez ce
que vous avez écrit; mais je ne reconnais point en moi ce que vous
y louez, et vous avez pu sincèrement dire de moi ce qui n'est pas
la vérité.
4. Mais je ne veux pas que vous vous laissiez tromper même, par
votre amitié ; je suis le débiteur de cette amitié,
parce que, je le répète, si je n'épargnais pas votre
modestie, je pourrais dire sincèrement et affectueusement de vous
ce qui ne serait que vrai. Pour moi, quand je suis loué par un frère
et un ami de mon âme, il me semble que je me loue moi-même
vous voyez combien cela pèse, lors même qu'on ne dirait que
la vérité ; et comme vous êtes un autre moi-même
et que nous ne formons qu'une seule et même âme, ne vous trompez-vous
pas beaucoup plus en croyant voir en moi ce qui n'y est point, comme lin
homme lui-même se (212) trompe en ce qui le touche? Je ne le veux
pas, d'abord pour ne pas laisser dans l'erreur quelqu'un que j'aime; ensuite,
de peur que vous ne demandiez à Dieu avec moins de ferveur qu'il
daigne me conduire au point où vous croyez que je suis déjà.
Je ne suis pas votre débiteur au point d'être obligé
de penser et de dire de vous par amitié tout le bien que vous reconnaîtriez
vous manquer encore, mais la dette de mon amitié doit se borner
à dire tout le bien que je suis certain de voir en vous et qui est
un don de Dieu. Si je ne le fais pas, ce n'est point par crainte de me
tromper, c'est parce que, loué par moi, vous sembleriez vous louer
vous-même: et à cause de cette règle de justice, que
je ne veux point qu'on le fasse pour moi. D'ailleurs, si on doit le faire,
j'aime mieux, quant à moi, rester votre débiteur tant que
le sentiment contraire me paraîtra bon; et si on ne doit pas le faire,
je ne suis pas non plus votre débiteur.
5. Mais je vois ce que vous pouvez me répondre : Vous parlez
ainsi, me direz-vous, comme si j'avais désiré une longue
lettre de louanges. A Dieu ne plaise que rien de pareil soit entré
dans mon esprit ! Mais votre lettre, toute remplie de mes louanges, vraies
ou fausses, n'importe, a demandé que je vous reprenne, même
malgré vous; car si vous vouliez que je vous écrivisse autre
chose, vous comptiez sur des largesses et non point sur le paiement d'une
dette; or il est dans l'ordre de la justice qu'on paie d'abord ce qu'on
doit; puis après, si on veut, viennent les libéralités.
Si nous songeons plus attentivement aux préceptes du Seigneur, en
vous écrivant ce que vous désirez, je paie plutôt que
de donner, puisque, selon l'Apôtre, il ne faut devoir rien à
personne, sinon de nous aimer mutuellement. Car les devoirs de fraternelle
charité commandent que nous aidions, en ce que nous pouvons, celui
qui a droit de vouloir qu'on vienne à son aide. Mais, mon cher frère,
je crois que vous savez combien de choses sont dans mes mains, et de quel
poids d'affaires ma vie d'évêque est accablée ; ils
sont courts et rares mes moments de loisir, et si je les donnais à
des soins étrangers, je croirais manquer à mon devoir.
6. Vous voulez que je vous écrive une longue lettre, et j'avoue
que je le devrais; oui, je le devrais à votre volonté si
douce, si sincère et si pure. Mais vous êtes un parfait ami
de la justice, et avec la pensée de cette justice que vous avez,
vous accueillerez mes paroles. Ce que je dois à vous et aux autres
passe avant ce que je ne dois qu'à vous seul; et le temps ne me
suffit pas pour tout, lorsque je n'en ai point assez pour ce qui devrait
passer avant. C'est pourquoi tous mes amis, et je vous place au premier
rang au nom du Christ, feront quelque chose qui sera pour eux un devoir,
si non-seulement ils ne m'obligent pas d'écrire en dehors de ce
qui m'occupe, mais encore si, autant qu'ils le peuvent, par leur autorité
et leur sainte douceur, ils empêchent les autres de s'adresser ainsi
à moi ; je ne voudrais point paraître dur . en ne faisant
pas ce que chacun en particulier me demande, lorsque de préférence
je m'attache à faire ce que je dois à tous. Quand vous viendrez
ici selon mes désirs et selon votre promesse, vous verrez de combien
d'ouvrages je suis occupé; vous ferez mieux alors ce que je vous
demande et vous détournerez plus soigneusement ceux qui auraient
envie de me charger d'écrire autre chose. Que le Seigneur notre
Dieu remplisse votre coeur qu'il a fait lui-même si vaste et si saint,
très-heureux seigneur!
LETTRE CXI. (Octobre 409.)
L'Occident était en proie aux barbares; les Goths dévastaient
l'Italie, les Alains et les Suèves dévastaient les Gaules,
les Vandales l'Espagne. Marie, le moins barbare des ravageurs de l'empire
romain, avait déjà deux fois ouvert à ses troupes
le chemin de Rome et forcé la capitale du monde de se racheter à
prix d'or. De tous côtés arrivaient à saint Augustin
de douloureuses nouvelles; le prêtre Victorien lui écrivit
pour lui raconter les maux dont il était le témoin; l'évêque
d'Hippone lui répondit par la lettre suivante qui fait déjà
pressentir la cité de Dieu.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRÉ
SEIGNEUR ET FRÈRE VICTORIEN, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE,
SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Votre lettre a rempli mon âme d'une grande douleur; vous demandez
que j'y réponde par quelque écrit étendu, mais à
de tels maux il faut de longs gémissements plutôt que de longs
ouvrages. Le monde entier est sous le coup de grands désastres;
il n'y a presque pas sur la terre une contrée où l'on n'ait
à souffrir et à déplorer des malheurs comme ceux que
vous me racontez. Car, il y a peu de temps, nous avons eu des frères
tués par les Barbares dans ces solitudes de l'Egypte où les
cénobites se croyaient en sûreté au milieu de monastères
(213) séparés de tout bruit. Vous n'ignorez point, je pense,
les horreurs accumulées dans les régions
de l'Italie et des Gaules; on commence à en dire autant de ces
pays d'Espagne qui jusqu'ici avaient été préservés.
Mais pourquoi chercher si loin ? Voilà que dans notre contrée
d'Hippone, non encore envahie par les Barbares, les clercs donatistes et
les circoncellions dévastent nos églises avec tant de cruauté,
qu'à côté de ces brigandages les coups des Barbares
nous paraîtraient peut-être bien doux. En effet, quel Barbare
aurait, comme eux, l'idée de jeter de la chaux et du vinaigre dans
les yeux dé nos clercs et de faire à leurs membres d'horribles
plaies et blessures ? Ils pillent et brûlent des maisons, enlèvent
les récoltes, répandent les vins et les huiles, et forcent
beaucoup de nos catholiques à se faire rebaptiser en les menaçant
tous de ces violences. Hier j'ai appris qu'en un seul endroit quarante-huit
catholiques ont été ainsi contraints de recevoir de nouveau
le baptême.
2. Il ne faut pas s'étonner de ces désastres, mais les
déplorer; il faut crier vers Dieu pour qu'il nous délivre
de si grands maux non point en nous traitant selon nos mérites,
mais selon sa miséricorde. Du reste, que devons-nous espérer
pour lé genre humain, lorsque depuis si longtemps les prophètes
et l'Evangile ont prédit toutes ces choses? Il ne nous convient
pas de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, de croire aux
prophéties que nous lisons et de nous plaindre de leur accomplissement;
mais plutôt, ce sont ceux qui jusqu'ici ont été incrédules
à l'égard des saints livres qui doivent ajouter foi à
leur vérité, maintenant qu'ils voient les paroles sacrées
s'accomplir; et dans ce pressoir du Seigneur ou nous sommes foulés
par de si grandes tribulations, comme on voit couler le marc des murmures
et des blasphèmes des infidèles, on doit voir également
s'exprimer et couler sans interruption l'huile de la prière et du
repentir des âmes fidèles. Car à ceux qui ne cessent
d'adresser à la foi chrétienne des reproches impies, et de
dire qu'avant l'apparition de la doctrine du Christ le genre humain n'avait
jamais souffert des calamités pareilles, on peut aisément
répondre, l'Evangile à la main : « Le serviteur, dit
le Seigneur, qui aura mal fait sans connaître la volonté de
son maître sera peu châtié ; mais le serviteur
qui aura connu la volonté de son maître et fait des choses
dignes de châtiment, sera beaucoup puni (1). » Pourquoi donc
s'étonner si le monde, arrivé à des temps chrétiens,
semblable au serviteur qui connaît la volonté de son maître
et fait mal, est beaucoup châtié? On remarque avec quelle
promptitude l'Evangile s'étend sur la terre et l'on ne remarque
pas avec quelle perversité on le méprise. Mais les serviteurs
de Dieu, humbles et saints, qui souffrent doublement et par les impies
et avec eux, ont des consolations et l'espérance du siècle
futur; ce qui a fait dire à l'Apôtre: « Les souffrances
de ce temps ne sont pas proportionnées à la gloire future
qui éclatera en nous (2). »
3. Mon cher frère, vous ne pouvez, dites-vous, supporter les
paroles de ceux qui répètent : Si nous, pécheurs,
nous avons mérité ces maux, pourquoi des serviteurs de Dieu
ont-ils péri sous le fer des Barbares, pourquoi des servantes de
Dieu ont-elles été conduites en captivité? Répondez-leur
avec humilité, vérité et piété : Quelque
justes que nous soyons, quelque obéissance que nous témoignions
au Seigneur, pouvons-nous valoir mieux que les trois jeunes hommes jetés
dans la fournaise ardente pour le maintien de la loi de Dieu? Lisez cependant
ce que disait Azarias, l'un des trois jeunes hommes, lorsque, ouvrant la
bouche au milieu du feu, il chantait : « Seigneur, Dieu, de nos pères,
vous êtes béni et digne de louanges, et votre nom est glorifié
dans tous les siècles; parce que vous êtes juste dans tout
ce que vous avez fait pour nous, que toutes vos oeuvres sont vraies, vos
voies droites, vos jugements justes; vos jugements ont, été
équitables dans tout ce que vous avez amassé sur nous et
sur Jérusalem, la sainte cité de nos pères. Tout ce
que vous avez fait contre nous, vous l'avez fait avec vérité
et justice , à cause de nos péchés. Car nous avons
péché et n'avons pas obéi à votre loi et nous
n'avons pas gardé ce que vous nous aviez commandé pour notre
bien; et tout ce que vous avez fait tomber sur nous vous l'avez fait tomber
avec justice. Vous nous avez livrés aux mains de nos ennemis, qui
sont prévaricateurs, vous nous avez livrés au plus mauvais
roi de la terre. Et maintenant nous ne pouvons pas ouvrir la bouche; vraiment,
nous « sommes devenus un sujet de confusion et d'opprobre pour vos
serviteurs et pour
1. Luc, XII, 47, 48. 2. Rom. VI II, 1
214
ceux qui vous adorent. Ne nous abandonnez pas à jamais, Seigneur,
nous vous le demandons à cause de votre nom; ne rejetez pas votre
alliance, ne nous retirez pas votre miséricorde, à cause
d'Abraham que vous avez aimé, à cause d'Isaac votre serviteur,
et d'Israël votre saint, à qui vous avez promis que vous multiplieriez
leur race comme les étoiles du ciel et le sable de la mer; car Seigneur,
nous sommes devenus bien petits en comparaison de toutes les nations, et
nous comptons aujourd'hui pour peu sur la terre à cause de nos péchés
(1). » Vous voyez mon frère, quels étaient ces hommes,
combien ils étaient saints et forts au milieu de la tribulation
qui pourtant les épargnait et des flammes qui craignaient de les
toucher; et toutefois ils confessaient leurs fautes, et reconnaissaient
tout haut que c'est avec justice que la main de Dieu les humiliait.
Pouvons-nous aussi mieux valoir que Daniel lui-même? c'est de
lui que Dieu a dit au prince de Tyr par la bouche d'Ezéchiel : «
Es-tu plus sage que Daniel (2)? » Il est un des trois justes que
Dieu déclare vouloir seuls délivrer, montrant en eux trois
formes de justes (3) auxquels la délivrance est promise, sans qu'ils
puissent la communiquer à leurs enfants. Ces justes sont Noé,
Daniel et Job. Lisez cependant la prière de Daniel, voyez comment,
durant sa captivité, il confesse non-seulement ses péchés,
mais encore les péchés de son peuple, et comment il déclare
que lui et son peuple ont mérité de la justice divine la
peine et la honte de cette captivité. Voici ce qui est écrit
: « Et je tournai ma face vers le Seigneur Dieu pour chercher à
le prier et le conjurer dans le sac et les jeûnes, et je suppliai
le Seigneur Dieu, et je confessai mes fautes, car je dis : Seigneur Dieu,
grand et admirable, qui gardez votre alliance et votre miséricorde
à ceux qui vous aiment et qui observent vos commandements, nous
avons péché, nous avons agi contre la loi, nous avons commis
des actions impies, et nous nous sommes éloignés et retirés
de vos préceptes et de vos jugements, et nous n'avons point écouté
vos serviteurs les prophètes qui
1. Dan. III, 26-37. 2. Ezéch. XXVIII, 3. 3. On pourra voir
le développement de cette pensée dans le discours ou traité
de saint Augustin sur la ruine de Rome. Noé, dit le saint docteur,
représente les supérieurs qui gouvernent fidèlement
l'Eglise. Daniel, les hommes qui vivent saintement dans la continence;
et Job ceux qui honorent le mariage par la justice de leurs uvres. (De
la ruine de Rome, chap I.)
parlaient en votre nom à nos rois et à tous les peuples
de la terre. A vous, Seigneur, la justice, à nous la confusion du
visage, comme elle est aujourd'hui sur l'homme de Juda, sur les habitants
de Jérusalem , sur tout Israël, sur ceux qui sont proche, sur
ceux qui sont au loin dans toutes les contrées où vous les
avez dispersés à cause de leur opiniâtreté,
parce qu'ils se sont tournés contre vous, Seigneur. A nous la confusion
du visage, à nos rois, à nos chefs, à nos pères,
à nous tous qui avons péché. A vous, Seigneur notre
Dieu, appartiennent la miséricorde et le pardon, car nous nous sommes
retirés de vous, et nous n'avons pas écouté la voix
du Seigneur notre Dieu pour rester dans les préceptes de cette loi
qu'il a donnée sous nos yeux par ses serviteurs les prophètes.
Et tout Israël a péché contre votre loi et s'est détourné
pour ne pas entendre votre voix; et la malédiction et l'imprécation
marquées dans le livre de Moïse, serviteur de Dieu, sont tombées
sur nous, parce que nous avons péché; et le Seigneur a accompli
ses oracles prononcés contre nous et nos juges pour nous accabler
de maux auxquels rien sous le ciel ne peut être comparé, selon
ce qui est arrivé dans Jérusalem. Tous ces maux sont venus
vers nous, comme il est écrit dans le livre de Moïse, et nous
n'avons pas prié le Seigneur notre Dieu de détourner de nous
nos iniquités et de nous faire comprendre sa vérité
tout entière. Et l'oeil du Seigneur Dieu s'est ouvert sur tous ses
saints, et nos maux sont partis de sa justice; car le Seigneur notre Dieu
est équitable dans tout ce monde qui est son ouvrage et nous n'avons
pas écouté sa voix. Et maintenant, Seigneur notre Dieu, vous
qui, d'une main puissante, avez tiré votre peuple de la terre d'Egypte,
et avez fait éclater votre nom comme il éclate aujourd'hui,
nous reconnaissons que nous avons violé votre loi. Seigneur, éloignez
de nous, dans votre miséricorde, votre impétuosité
vengeresse, éloignez votre colère de votre ville de Jérusalem
et de votre sainte montagne. C'est à cause de nos péchés
et des iniquités de nos pères que Jérusalem et votre
peuple sont en opprobre à tous les peuples qui nous environnent.
Et maintenant, ô notre Dieu, exaucez les voeux et la prière
de votre serviteur, et montrez-nous votre face pour rétablir votre
sanctuaire (215) abandonné. Seigneur, mon Dieu, inclinez à
cause de vous-même votre oreille et écoutez moi; ouvrez vos
yeux, voyez notre désolation et la ruine de votre cité de
Jérusalem, qui a eu la gloire de porter votre nom; ce n'est point
par confiance en notre justice que nous répandons nos prières
en votre présence , mais par confiance dans la grandeur de votre
miséricorde. Ecoutez-nous, Seigneur, pardonnez-nous, tournez-vous
vers nous; ne tardez pas à cause de vous, mon Dieu, parce que votre
nom a été invoqué dans cette ville, parce que cette
ville et ce peuple ont eu la gloire de le porter. Et comme je parlais
encore, et que je priais, et que j'énumérais a mes péchés
et les péchés de mon peuple, etc. (1) » Voyez comme
Daniel confesse d'abord ses péchés et ensuite les péchés
de son peuple. Il loue la justice de Dieu et lui rend cet hommage que ce
n'est pas injustement, mais à cause de leurs péchés
que Dieu châtie ses saints eux-mêmes. Si tel a été
le langage de ceux qui, par une sainteté rare, ont mérité
que les flammes et les lions les respectassent, que nous faut-il donc dire
dans notre humilité, nous qui sommes si loin de semblables modèles,
quelques airs de justice que nous ayons?
5. Mais si quelqu'un pensait que les serviteurs de Dieu, tués,
ainsi que vous le dites, par les Barbares, auraient dû échapper
à cette mort comme les trois jeunes hommes échappèrent
aux flammes et Daniel aux lions; qu'il sache que ces prodiges s'accomplirent
afin de prouver aux rois que ces saints, condamnés par leurs ordres,
adoraient le vrai Dieu. Cela était dans le jugement secret et dans
la miséricorde de Dieu pour opérer ainsi le salut de ces
rois. Il ne traita point de la même manière Antiochus, qui
fit mourir cruellement les Machabées, mais leur glorieux martyre
fut, pour ce prince au coeur dur, un plus sévère châtiment.
Toutefois, lisez ce que dit l'un d'eux, celui qui périt le sixième
: « Après celui-ci, ils mirent la main sur le sixième.
Près de mourir au milieu des tourments, il dit: Ne te trompes pas
à cause de nous; nous souffrons ces choses, parce que nous avons
péché contre Dieu, et nous subissons ce que nous avons mérité.
Quant à toi, ne crois pas à ton impunité future, après
avoir voulu, par tes décrets, combattre contre Dieu et sa loi (2)
» Vous voyez avec quelle humilité et quelle vraie sagesse
ces
1. Dan. IX, 20. 2. II Machab. VII, 18, 19.
saints intrépides reconnaissaient que c'était à
cause de leurs péchés que le Seigneur les châtiait,
le Seigneur dont il est écrit : « Dieu châtie celui
qu'il aime (1) ; il frappe ceux qu'il reçoit comme ses enfants (2)
»; ce qui fait dire à l'Apôtre : « Si nous nous
jugions nous-mêmes, le Seigneur certainement ne nous jugerait pas.
Lorsque c'est Dieu qui nous juge, il nous châtie, pour que nous ne
soyons pas condamnés avec ce monde (3). »
6. Lisez fidèlement, prêchez fidèlement ces choses,
et, autant que vous le pouvez, prenez garde vous-même et empêchez
de murmurer contre Dieu dans ces épreuves et ces tribulations. Vous
dites que de bons, de fidèles et pieux serviteurs de Dieu ont péri
sous le glaive des Barbares. Mais qu'importe que leur âme soit sortie
de leur corps par le fer ou par la fièvre ? Le Seigneur ne considère
point par quel genre de mort, mais en quel état ses serviteurs quittent
ce monde pour aller à lui; seulement, une longue maladie fait plus
souffrir qu'une prompte mort. Nous lisons cependant une longue et terrible
maladie soufferte par ce même Job, à la justice duquel Dieu,
qui ne peut passe tromper, rend un si glorieux témoignage.
7. Il est assurément malheureux et lamentable que des femmes
chastes et saintes soient captives; mais leur Dieu n'est point captif et
il n'abandonne pas dans la captivité celles qu'il reconnaît
lui appartenir. Car ces saints, dont j'ai rappelé les souffrances
et les humbles aveux, ont dit ce que Dieu a fait écrire et ce que
nous devons lire, pour nous apprendre qu'il ne délaisse pas ses
serviteurs quoiqu'ils soient captifs. Et qui sait si Dieu, dans sa toute-puissance
et sa miséricorde, ne veut pas se servir de ces femmes, même
sur une terre barbare, pour faire éclater ses merveilles? Seulement
ne cessez jamais de gémir pour elles devant Dieu; informez-vous
de ce qu'elles sont devenues, autant que vous le pourrez, autant que Dieu
lui-même le permettra, selon les moments et les occasions, et cherchez
à savoir quels soulagements elles pourraient recevoir de vous. Il
y a peu d'années, les Barbares emmenèrent une religieuse
du pays de Sétif, nièce de l'évêque Sévère;
et, par l'admirable miséricorde de Dieu, ils la rendirent à
ses parents avec un grand honneur. La maison où elle était
entrée captive avait été tout à coup visitée
par la maladie; et tous ces maîtres barbares, trois frères,
1. Prov. III, 12. 2. Hébr. XII, 6. 3. I Cor. XI, 31, 32.
216
si je ne me trompe, s'étaient trouvés subitement en danger
de mort. Leur mère, qui avait remarqué que la jeune fille
était consacrée à Dieu, espéra que ses prières
pourraient sauver ses fils de la mort qui les menaçait; elle lui
demanda de prier pour eux, lui promettant qu'elle serait rendue à
ses parents, si elle obtenait la guérison des trois malades. La
jeune fille jeûna, pria, et fut aussitôt exaucée; car
c'était le but de cet événement, autant du moins que
le résultat permet d'en juger. Les Barbares, ayant ainsi recouvré
la santé par une faveur soudaine de Dieu, admirèrent la jeune
captive, lui donnèrent des marques de respect et remplirent la promesse
de leur mère.
8. Priez donc Dieu pour les saintes femmes captives, priez pour qu'il
leur enseigne à porter, comme Azarias, dont j'ai rappelé
plus haut le pieux et édifiant souvenir, parlait en répandant
sa prière et ses aveux devant Dieu. Car elles sont dans le pays
de leur captivité comme les trois jeunes hommes sur cette terre
où, pas plus que ces femmes, ils ne pouvaient offrir leurs sacrifices
accoutumés, ni porter leurs dons à l'autel de Dieu, ni trouver
un prêtre pour les présenter au Seigneur. Que Dieu leur fasse
donc la grâce de dire, ainsi qu'Azarias dans la suite de sa prière
: « Nous n'avons plus ni prince, ni prophète, ni chef,. ni
holocaustes, ni offrandes, ni prières, ni lieu pour vous offrir
des sacrifices et trouver votre miséricorde; mais recevez-nous,
Seigneur, dans un coeur contrit et, un esprit d'humilité. Que notre
sacrifice se consomme aujourd'hui devant vous, et qu'il vous rende agréables
vos serviteurs, comme si nous vous offrions des holocaustes de béliers
et de taureaux, et une multitude d'agneaux gras; parce que ceux qui mettent
leur confiance en vous, ne tomberont point dans la confusion. Et maintenant
nous vous suivons de tout notre coeur, nous vous craignons et nous cherchons
votre face, Seigneur; ne nous confondez pas, mais, traitez-nous selon votre
douceur et selon la multitude de vos miséricordes; délivrez-nous
par des, merveilles, et donnez la gloire à votre nom, Seigneur;
que tous ceux qui préparent des maux à vos serviteurs vous
craignent; qu'ils soient confondus par votre toute-puissance, que leur
force soit brisée, et qu'ils sachent que seul vous êtes le
Seigneur Dieu, le Dieu de gloire sur toute la terre (1). »
1. Dan. III, 38-45.
9. Dieu assistera celles qui parleront et qui gémiront ainsi
devant lui, car il n'oublie jamais les siens, et il ne permettra pas qu'aucune
injure soit faite à ces chastes femmes; ou bien, s'il le permet,
il ne leur imputera point. Quand l'âme ne se souille point par un
consentement impur, elle sauve le corps de toute atteinte criminelle; et
si la passion de celui qui souffre violence n'a rien fait ni rien permis,
l'attentat n'est imputable qu'à celui qui en est l'auteur; il doit
être considéré, non comme une corruption honteuse,
mais comme une blessure douloureuse. La chasteté du coeur est d'un
si grand prix que, si elle demeure entière, le corps gardé
une pureté parfaite malgré le coupable triomphe de la brutalité.
Que votre charité se contente, de cette lettre, bien courte en comparaison
de ce que vous auriez désiré; longue, pourtant,, si je songe
à mon peu de loisir, et trop rapidement écrite, parce que
le porteur était pressé. Le Seigneur vous consolera bien
autrement si vous lisez attentivement ses Ecritures.
LETTRE CXII. (Au commencement de l'année 410.)
L'évêque d'Hippone invite aux pensées et aux perfections
chrétiennes an ancien proconsul d'Afrique, appelé Donat,
qui paraît avoir eu une renommée d'homme de bien. (Voir ci-des.
lett. C.)
AUGUSTIN A SON CHER, EXCELLENT ET HONORABLE FRÈRE LE SEIGNEUR
DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je n'ai pu, malgré mon vif désir, vous voir, même
â votre passage à Tibilis,quand vous remplissiez encore les
devoirs dé votre charge; cela est arrivé, je crois, pour
que je, jouisse de votre esprit lorsqu'il serait débarrassé
des affaires publiques : j'en jouirai bien plus maintenant que dans une
visite où, assez libre de mon temps, je vous aurais trouvé
très-occupé, sans que nous pussions être satisfaits
ni l'un ni l'autre. En me rappelant quelle était, dès votre
premier âge, la noblesse de votre caractère, je n'hésite
pas à croire votre coeur très-propre à recevoir une
abondante effusion de l'esprit de Jésus-Christ, et à lui
donner des fruits qui vous mériteront plutôt l'éternelle
gloire du ciel que les éphémères louanges de la terre.
2. Beaucoup de gens, ou plutôt tous ceux (217) que j'ai pu interroger,
ou qui, d'eux-mêmes, ont parlé de vous, ont, d'une commune
voix, constamment et sans le moindre désaccord, loué, exalté
la pureté et la fermeté de votre administration; leur hommage
était pour moi d'autant plus sincère, qu'ils ignoraient notre
amitié et ne savaient même pas que je vous connusse : ils
ne parlaient donc pas ainsi pour charmer mes oreilles, mais pour publier
la vérité; car la louange est sincère là où
le blâme serait sans péril. Cependant, ô mon cher et
illustre frère, je ne veux pas vous apprendre ici, mais je dois
peut-être vous rappeler qu'on ne doit pas se réjouir de cette
bonne et glorieuse renommée quand elle est dans la bouche du peuple
: il faut qu'elle. soit dans les choses elles-mêmes. Lors même,
qu'elles déplairaient au vulgaire , les bonnes choses n'en garderaient
pas moins leur éclat et leur prix : elles ne tirent pas leur valeur
de l'estime des ignorants. On doit plaindre bien plus celui qui les blâme
que celui qui serait blâmé à cause d'elles. S'il arrive
que le bien plaît aux hommes et reçoit les louanges qui lui
sont dues, il ne devient ni plus grand, ni meilleur parle, jugement d'autrui:
il repose sur le fond même de la vérité, et tire sa
force de la force même de la conscience. Aussi une saine et droite
appréciation profite bien plus à l'homme qui en est l'auteur
qu'à celui qui en est l'objet.
3. Tout ceci vous étant connu, homme excellent, tournez-vous,
comme vous avez déjà commencé à, le faire,
tournez-vous, de toute la force de votre coeur vers Notre-Seigneur Jésus-Christ;
vous dépouillant entièrement dé tout le faste de la
vanité humaine, élevez-vous vers Celui qui réserve
des grandeurs solides aux âmes qui le cherchent ; elles marchent
d'un pas certain, et montent dans les chemins. de la foi, et, il les place
au faîte éternel d'une gloire céleste et angélique.
Je vous, conjure en son nom, de me répondre, et d'exhorter doucement
et bénignement tous vos hommes des pays de Sinit et d'Hippone à
rentrer dans la communion de l'Église catholique. J'ai su que vous
aviez ramené dans son sein votre honorable et illustre père,
et c'est ainsi que vous l'avez engendré spirituellement; je vous
demande de le. saluer, de ma part avec tout le respect qui lui est dû;
daignez aussi venir nous visiter. Comme il s'agit également, de
rendre meilleur auprès de Dieu ce que vous avez ici, ma demande
n'est pas inexcusable. Que la miséricorde de Dieu s'étende
sur vous et vous préserve de toute faute.
LETTRE CXIII. (Année 410.)
Il s'agit ici de l'ancien droit d'asile dans l'Église et de
la législation relative aux prisonniers pour dettes. Quel est ce
Cresconius à qui la lettre est adressée? Nous l'ignorons.
On a pensé que c'était un tribun chargé de la garde
des côtes, parce que, dans la CXVe lettre, il est question d'un tribun
préposé au même emploi. Mais il nous semble que des
fonctions de ce genre ne sont pas assez élevées pour que.
saint Augustin donne le titre d'Excellence (Eximietas tua) à celui
qui en est chargé.
AUGUSTIN A SON CHER, HONORABLE ET AIMABLE SEIGNEUR ET FRÈRE
CRESCONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Si je me taisais sur l'affaire pour laquelle j'écris aujourd'hui
une seconde fois à votre religion, non-seulement Votre Excellence
me le reprocherait, mais je recevrais aussi les justes reproches de celui
, quel qu'il soit, au profit de qui on a enlevé Faventius; car il
aurait le droit de penser que je le laisserais dans le besoin et dans la
peine, dans le cas où me aurait- en vain demandé à
l'Église un asile protecteur. Et, sans tenir compte du jugement
des hommes, que dirai-je au Seigneur notre Dieu, qu'aurai-je à lui
répondre, si je ne fais pas tout ce que je puis pour le salut d'un
homme qui a imploré le secours de l'Église que je sers, ô
bien-aimé seigneur et honorable fils? Il est difficile et peu croyable
que vous ne connaissiez pas déjà ou que vous ne puissiez
connaître l'affaire pour laquelle Faventius est détenu ; je
prie donc votre bienveillance d'appuyer ma demande auprès de l'appariteur
qui le garde, pour qu'il se conforme, à son égard, à
la prescription de la loi impériale. Qu'il lui fasse demander devant
l'autorité municipale s'il veut qu'on lui accorde un délai
de trente jours, pendant lesquels, sous une surveillance qui n'a rien de
rigoureux, il pourra s'occuper de ses intérêts dans la ville
où il est prisonnier et pourvoir au règlement de ses comptes.
Durant cet espace de temps, si, aidé de votre. bienveillance, nous
pouvons finir cette affaire à lamiable, nous nous en féliciterons;
mais si nous ne le pouvons pas, les choses, tourneront comme il plaira
à Dieu, selon le mérite de la cause elle-même ou selon
la volonté du Seigneur tout-puissant.
LETTRE CXIV. (Année 410.)
Nouveau témoignage de la sollicitude de l'évêque
d'Hippone pour le malheureux dont il est parlé dans la lettre précédente.
Ce Florentin, auquel il s'adresse ici, est le même dont il est question
dans la CXVe lettre.
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET FILS FLORENTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
C'est à vous à savoir par quels ordres vous avez enlevé
Faventius; quant à moi je sais une chose, c'est que toute autorité
constituée dans l'empire doit obéir aux lois de l'empereur.
Je vous ai fait remettre par Célestin, mon frère et collègue
dans le sacerdoce, un texte de loi que vous auriez dû connaître
avant que je vous l'eusse envoyé; la loi permet à tous ceux
qui sont dans le cas d'être jugés, de déclarer devant
l'autorité municipale s'ils veulent un délai de trente jours
dans la ville où ils sont détenus pour mettre ordre à
leurs affaires et rassembler leurs ressources, et cela sous une surveillance
qui n'ait rien de rigoureux. Cette loi a été lue à
votre religion, ainsi que me l'a rapporté le prêtre dont j'ai
plus haut prononcé le nom; toutefois je vous la transmets encore
avec ma lettre. Je ne vous adresse pas une menace, mais une prière;
c'est une démarche d'humanité en faveur d'un homme, c'est
l'accomplissement d'un devoir épiscopal de miséricorde. Autant
donc que me le permettent l'humanité et la piété,
je vous supplie, seigneur, mon fils, d'avoir égard à ce que
commande votre réputation et à mes instances; que mon intervention
et mes supplications vous déterminent aussi à faire ce qu'ordonne
la loi de l'empereur au service duquel vous appartenez.
LETTRE CXV. (Année 410.)
Il s'agit encore une fois ici de la même affaire; saint Augustin,
s'adressant à son vénérable collègue de Cirta
ou Constantine, donne quelques détails sur l'homme dont la position
le préoccupe, et cherche à s'assurer l'équité
de juges qu'il ne suppose pas incorruptibles.
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET CHER SEIGNEUR
FORTUNAT, SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT ET
A TOUS LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Votre sainteté connaît bien Faventius, qui a été
fermier de Bois Parati (1). Il redoutait je ne sais quoi de la part du
maître de ce domaine, et a cherché un refuge dans l'Eglise
d'Hippone ; il était là comme ceux qui ont recours au droit
d'asile, attendant l'arrangement de son affaire par notre intercession.
Comme il arrive souvent, Faventius prit moins de précautions de
jour en jour et croyait n'avoir rien à craindre de la partie adverse;
tout à coup, sortant de souper chez un ami, il fut enlevé
par un certain Florentin, officier du comte, assisté d'hommes armés
en nombre suffisant pour ce coup de main. Lorsque j'eus appris cela et
qu'on ignorait encore de quel côté était parti le coup,
mon soupçon tomba pourtant sur celui que Faventius avait cru devoir
fuir en se confiant à la protection de l'Eglise; j'envoyai aussitôt
vers le tribun, préposé à la garde des côtes.
Il mit des soldats en campagne; on ne put trouver personne. Mais le lendemain
matin nous sûmes dans quelle maison avait été conduit
Faventius, et nous sûmes aussi que celui qui le tenait était
parti avec lui après le chant du coq. J'envoyai encore là
où l'on disait qu'il avait été emmené; on y
trouva l'officier qui avait mis la main sur lui; le prêtre qui se
présentait de ma part ne put jamais obtenir de cet officier la permission
de voir au moins le prisonnier. Le jour suivant, j'écrivis à
Florentin, lui demandant d'accorder à Faventius le bénéfice
de la loi impériale; c'est la facilité donnée à
ceux qui sont cités en justice de rester trente jours dans une ville
sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, pour mettre ordre à
leurs affaires et se mettre en mesure; je pensais que, pendant cet espace
de temps, nous pourrions peut-être arranger à l'amiable l'affaire
de Faventius. Maintenant, l'officier Florentin l'a fait partir avec lui;
je crains que s'il l'a conduit devant le commandant consulaire, il n'arrive
malheur au prisonnier. On vante l'intégrité du juge, mais
Faventius a affaire à un homme riche, et pour empêcher que
l'argent ne l'emporte, je prie votre sainteté, cher seigneur et
vénérable frère, de remettre la lettre ci-jointe à
notre cher et honorable commandant consulaire et de lui lire celle-ci,
car je n'ai pas cru nécessaire de raconter deux fois les mêmes
faits. Je désire que le jugement de Faventius soit retardé,
parce que je ne sais pas encore s'il
1. Saltus parataniensis. Ce lieu était la limite du diocèse
d'Hippone au nord-ouest.
est innocent ou coupable; qu'on n'oublie pas non plus que les lois
n'ont pas été suivies à son égard quand on
l'a ainsi enlevé, que contrairement à la prescription impériale,
on ne l'a pas conduit devant l'autorité municipale pour y déclarer
s'il voulait profiter du délai déterminé; nous pourrons
ainsi terminer l'affaire avec la partie adverse.
LETTRE CXVI. (Année 410.)
Voici la petite lettre annoncée dans la précédente
et qui recommande l'affaire de Faventius à l'équité
du commandant consulaire de la Numidie.
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET ILLUSTRE
SEIGNEUR GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Pénétré de l'affection que je dois à vos
mérites et à votre bienveillance, j'ai toujours éprouvé
un vif plaisir à entendre louer votre administration et à
recueillir les bruits glorieux de votre renommée; je n'ai pourtant
jamais demandé aucun bienfait, ni fatigué votre Excellence
de mes prières, bien-aimé seigneur et honorable fils. Mais,
par la lettre que j'adresse à mon vénérable frère
et collègue Fortunat, votre Grandeur verra ce qui s'est passé
dans l'Eglise que je sers, votre bienveillance comprendra que j'ai été
obligé d'ajouter ma requête au poids de vos occupations; et
vous ferez assurément ce qui convient à un juge non-seulement
intègre, mais encore véritablement chrétien, animé
envers nous des sentiments que nous devions supposer au nom de Jésus-Christ.
LETTRE CXVII. (Année 410.)
Un homme comme saint Augustin, et qui avait la réputation d'être
si bon, devait recevoir parfois des lettres étranges. En . voici
une d'un jeune Grec qui, au moment de partir d'Afrique pour s'en aller
en Orient, demande très-sérieusement et sans beaucoup de
façon à l'évêque d'Hippone de lui expliquer
certains passages difficiles de Cicéron. Mais nous ne nous plaignons
pas de la confiante témérité du jeune Dioscore, car
elle nous a valu une des plus belles et des plus intéressantes lettres
de saint Augustin.
Tout préambule avec vous est non-seulement inutile, mais encore
importun ; vous ne voulez pas des paroles, mais la chose même.
Ecoutez donc ceci tout simplement. J'avais prié le vénérable
Alype et il m'avait souvent promis de répondre avec vous à
de petites questions tirées des dialogues de Cicéron ; on
me dit qu'il est encore aujourd'hui dans la Mauritanie. Je vous demande
donc et vous supplie de toutes mes forces d'y répondre tout seul,
ce que vous auriez fait sans doute quand même votre frère
eût été là. Je ne vous demande ni argent ni
or ; vous en donneriez certainement pour qui que ce fût si vous en
aviez; ce que je cherche ne vous coûtera aucun effort. Je pourrais
vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs
de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie,
vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne;
et ici rien absolument d'inconvenant; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi
ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer. Vous
savez qu'il me serait extrêmement pénible d'être à
charge, non-seulement à votre sincérité, mais à
qui que ce soit. Dieu seul sait par quelle pressante nécessité
j'ai été poussé à cette démarche. Car
je vais partir en vous souhaitant la santé et en implorant la protection
de Dieu. Vous connaissez les hommes, ils sont portés au blâme;
si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant
et borné. Je vous en conjure donc, répondez à tout
sans retard; ne me laissez pas partir avec de tristes regrets. Ainsi puisse-je
revoir mes parents! j'ai envoyé Cerdon uniquement pour cela et je
n'attends plus que son retour. Mon frère Zénobe a été
fait maître de mémoire (1); il nous a envoyé l'autorisation
de prendre passage et des vivres. Si je ne suis pas digne que vous vous
hâtiez de répondre à mes petites questions, craignez
au moins qu'un retard ne compromette les provisions. Que le Dieu souverain
vous conserve pour nous la santé pendant de longs jours ! Papas,
salue avec respect Votre Révérence.
1. La charge de Maître de mémoire avait de l'importance
à la cour impériale. Elle représentait, mais avec
dès attributions plus étendues, ce que nous appellerions
aujourd'hui l'emploi de secrétaire des commandements.
LETTRE CXVIII. (Année 401.)
Cette réponse si curieuse et si forte, si savante et si profonde,
est un monument du génie de saint Augustin. C'est un monument pour
l'histoire des lettres et l'histoire de la philosophie. Saint Augustin,
malade, était allé chercher un peu de repos dans le voisinage
d'Hippone; il écrivit, entre deux accès de fièvre,
cette lettre où il creuse tout, où il répond à
tout, et où abondent les plus intéressants détails.
Dioscore avait mis à l'épreuve la patiente charité
de saint Augustin; cette charité se révèle ici avec
une inspiration attachante et supérieure.
RÉPONSE A DIOSCORE.
1. Vous avez jugé à propos de m'assiéger ou plutôt
de maccabler d'une multitude innombrable (220) de questions; leur poids
serait encore écrasant quand même vous me croiriez sans affaires
et libre de tous soins : mais supposez-moi tous les loisirs imaginables,
comment pourrais-je résoudre tant de difficultés avec le
peu de temps que vous me donnez pour vous répondre, puisque vous
m'écrivez que vous êtes au moment de votre départ?
J'en serais empêché par le grand nombre des questions, lors
même que leur solution serait facile. Mais les noeuds en sont si
compliqués et si serrés, que, même réduites
à un petit nombre et tombant sur moi au milieu d'un complet loisir,
elles fatigueraient longtemps mon esprit et useraient mes ongles. Quant
à moi, je voudrais vous arracher à ces douces recherches
qui vous plaisent, et vous faire pénétrer au milieu de tous
mes soins; vous apprendriez à ne pas être curieux de choses
vaines, ou bien vous n'oseriez pas imposer le soin de repaître votre
curiosité à ceux dont le principal devoir est de réprimer
et de contenir les curieux. Car s'il faut que j'emploie un certain temps
à vous écrire, combien il serait meilleur et plus profitable
de remployer à réfréner ces vains et trompeurs désirs,
d'autant plus dangereux qu'ils peuvent plus aisément séduire
en se voilant de je ne sais quelle ombre d'honnêteté et d'études
libérales ! cela vaudrait mieux que de me faire servir de ministre,
et, si je puis parler ainsi, de satellite à vos désirs, pour
les exciter plus vivement et établir leur tyrannie sur votre bon
naturel.
2. Que vous sert, dites-moi, d'avoir lu tant de dialogues s'ils ne
vous ont aidé en rien pour vous faire voir et choisir la fin de
toutes vos actions ? Votre lettre nous montre assez quel est le but de
toute cette ardente étude, si stérile pour vous, si importune
pour nous. En me demandant la solution des questions que vous m'avez envoyées,
vous me dites: « Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer
auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre
coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie; vous donnez à tous, pourvu
qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant
; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je
suis sur le point, de m'embarquer. » Dans ces paroles de votre lettre,
vous avez assez bonne opinion de moi pour croire que je désire,
donner à tous, pourvu qu'on ne me demande rien qui ne me convienne;
mais il ne me paraît pas que votre demande soit parfaitement convenable.
Je ne trouverais pas digne d'un évêque occupé, accablé
de soins ecclésiastiques, qui le réclament sans cesse, de
fermer tout à coup l'oreille à tant de graves obligations
pour expliquer à un écolier de misérables difficultés
dans les dialogues de Cicéron. Quoique l'ardeur qui vous emporte
vous empêche d'y prendre garde, vous sentez pourtant vous-même
ce qu'il y aurait ici de choquant. N'est-ce pas évidemment ce que
signifie le passage de votre lettre où après avoir dit qu'il
n'y a rien là qui ne convienne, vous vous hâtez d'ajouter
: « Quoi qu'il en soit pourtant, accordez moi ce que je désire,
car je suis sur le point de m'embarquer? » Cela veut dire que votre
demande ne vous paraît pas blesser les convenances, mais que s'il
en était autrement, vous me demanderiez de faire ce que vous désirez
parce que vous êtes sur le point de vous embarquer. Mais dites-moi,
qu'est-ce que ces mots que vous ajoutez : « Je suis sur le point
de m'embarquer ? » Est-ce que si vous n'étiez pas à
la veille de vous embarquer, je ne devrais pas faire pour vous quelque
chose qui ne convient point? Vous croyez sans doute que l'eau de la mer
lave la honte. Mais la mienne, si cela était, resterait non effacée,
car certainement je ne m'embarquerai pas.
3. Vous écrivez aussi que je sais combien il vous est pénible
d'être à charge, et vous dites que Dieu seul connaît
la pressante nécessité à laquelle vous avez obéi
en vous adressant à moi. Ici j'ai redoublé d'attention à
la lecture de votre lettre pour apprendre quelle était cette nécessité,
et voici ce que j'ai lu : « Vous connaissez les hommes; ils sont
portés au blâme; si on est interrogé et qu'on
réponde mal, on passe pour ignorant et imbécile. »
A cet endroit vraiment j'ai pris feu pour vous répondre ; cette
maladie de votre âme a touché la mienne, et vous vous êtes
violemment substitué à. tout ce qui m'occupe, et je n'ai
plus songé qu'à vous porter secours autant que Dieu me le
permettra. Je ne m'inquiète pas de résoudre vos questions,
mais de vous empêcher de faire dépendre votre félicité
des discours des hommes, pour que vous établissiez votre bonheur
sur un fondement solide et inébranlable. Ne voyez-vous pas, ô
cher Dioscore, que votre Perse vous insulte par ce vers qu'il vous jette
à la face, et que, par un soufflet mérité, il frappe
et corrige une tête tout à fait (221) d'enfant, si tant est
qu'il s'y trouve du sens :
« Savoir n'est rien pour vous si un autre ne sait pas que vous
savez (1). »
Vous avez lu bien des dialogues, comme je l'ai dit plus haut, et appliqué
votre esprit à des entretiens de bien des philosophes ; dites-moi,
lequel d'entre eux s'est-il proposé comme fin de ses actions l'opinion
du vulgaire ou même les discours des hommes bons et sages ? Mais
vous, et ce qui est plus honteux, au moment de partir, vous pensez avoir
grandement profité en Afrique lorsque vous assurez que le seul motif
pour lequel vous vous permettez d'être à charge à des
évêques tant occupés et de soins si différents
en venant leur demander de vous expliquer Cicéron, c'est que vous
craignez les hommes portés au blâme, et que vous ne voulez
pas passer pour ignorant et borné, s'il arrive qu'on vous interroge
et que vous ne répondiez pas ! O que cela est digne des veilles
laborieuses des évêques !
4. Vous me paraissez ne chercher qu'une chose dans les travaux de vos
jours et de vos nuits, c'est la louange des hommes pour vos études
et votre savoir. Une telle disposition m'a toujours semblé un danger
quand on doit aspirer aux biens réels et conformes à la raison,
mais ce danger me frappe surtout par votre propre exemple. C'est le pernicieux
désir d'obtenir les louanges ou d'éviter le blâme des
hommes, c'est ce motif seul que vous mettez en avant pour me déterminer
à faire ce que vous me demandez ; voilà le mauvais sentiment
qui vous pousse à vous instruire, et vous osez croire que de pareilles
raisons peuvent avoir prise sur moi ! Plût à Dieu que je pusse
faire en sorte que vous ne fussiez plus touché de ce bien stérile
et trompeur de la louange humaine, en vous montrant que vos paroles m'excitent,
non à vous accorder ce que vous demandez, d'après votre lettre,
mais à vous corriger ! « Les hommes, dites-vous, sont enclins
à blâmer. » Quoi ensuite? « Si on vient à
être interrogé et qu'on ne réponde pas, on passera
pour ignorant et borné. » Eh bien ! je vous interroge, non
pas pour vous demander sur Cicéron quelque chose dont le sens peut
être difficile à comprendre, mais pour vous demander quelque
chose sur votre propre lettre et sur le sens de vos paroles. Pourquoi n'avez-vous
1. Satire I.
pas dit: Celui qui ne répond pas sera reconnu ignorant et imbécile,
au lieu de dire : Passera pour ignorant et borné? Vous comprenez
donc qu'en ne répondant pas à ces choses-là, on peut
passer pour un ignorant et un imbécile sans l'être véritablement.
Et moi je vous avertis que celui qui craint de tomber sous la langue d'autrui
comme sous le fer pour des motifs pareils est un bois aride, et qu'il ne
passe pas seulement pour un ignorant et un imbécile, mais qu'il
est bien réellement convaincu d'ignorance et d'imbécillité.
5. Vous direz peut-être : N'étant pas un imbécile
et m'appliquant surtout à ne pas l'être, je ne veux pas passer
pour tel. Fort bien. Mais pourquoi ne le voulez-vous pas? Je vous le demande.
Vous n'avez pas craint de m'être importun dans les questions que
vous m'avez prié de vous résoudre et de vous expliquer; le
grave motif qui vous a déterminé, ce motif si impérieux
que vous l'appelez une extrême nécessité, c'est que
vous ne vouliez pas vous exposer à passer pour ignorant et borné
auprès des hommes enclins au blâme. Est-ce là, dites-moi,
toute la raison qui a inspiré votre démarche auprès
de moi, ou bien est-ce à cause de quelque autre chose que vous ne
voulez pas passer pour ignorant et borné ? Si c'est là toute
la raison, vous voyez, je pense, que c'est là aussi toute la fin
de ce violent désir par lequel vous m'êtes à charge,
comme vous l'avouez vous-même. Mais quoi de pesant peut me venir
de Dioscore, si ce n'est ce qui pèse sur Dioscore lui-même
sans qu'il s'en doute? Ce poids, il ne le sentira que quand il voudra se
lever ; et plût à Dieu que ce fardeau ne fût pas si
fortement attaché que Dioscore ne pût plus le rejeter de ses
épaules ! Je ne dis pas cela parce qu'on cherche à résoudre
des difficultés comme celles qui me sont proposées, mais
parce qu'on le cherche dans ce misérable. but. Vous sentez bien
que ce but est frivole et vain; il produit une sorte d'enflure et d'abcès
autour de l'oeil de l'esprit, qui ne peut plus voir la vérité
dans toute sa magnificence. Croyez-moi, il en est ainsi, mon cher Dioscore
; et je jouirai de vous, dans la volonté elle-même et la splendeur
de cette vérité dont vous vous éloignez en ne suivant
que son ombre. Je ne trouve rien autre à vous dire pour que vous
m'en croyiez sur ce point. Car vous ne voyez pas, vous ne pouvez voir cette
vérité, tant que vous mettez vos courtes joies dans les discours
des hommes.
222
6. Si telle n'est pas la fin de ces actions et de ces désirs,
et si c'est pour quelque autre chose que vous ne voulez pas qu'on vous
croie ignorant et borné, dites-le moi, je vous en prie. Est-ce pour
qu'il vous devienne plus aisé d'acquérir des richesses, de
vous marier, de monter aux honneurs, d'obtenir toutes les choses qui s'écoulent
si vite et entraînent dans le gouffre ceux qui se sont jetés
dans leurs flots? Loin de favoriser ces desseins, mon devoir est de en
vous détourner. Quand je vous exhorte à ne pas vous proposer
pour fin dernière l'incertitude des opinions humaines, ce n'est
pas pour que vous passiez du Mincius à l'Eridan, où peut-être
le Mincius même vous jetterait malgré vous. Les louanges humaines
n'offrant qu'une nourriture vaine et creuse, l'avidité de l'esprit
n'en est pas rassasiée; elle l'oblige de se retourner vers autre
chose qui semble plus abondant et plus fructueux; mais, si ce dernier objet
est encore de ces choses que le temps emporte, on ne fait que passer d'un
fleuve à l'autre, et l'on ne cesse pas d'être misérable
tant qu'on ne prend pour fin de ses oeuvres que l'instabilité. Je
veux donc que vous bâtissiez votre demeure sur un bien solide et
immuable, et que ce soit là que vous établissiez avec une
inébranlable confiance et une sécurité complète,
la fin de toute bonne et honnête action. Songeriez-vous, si vous
étiez poussé par un vent propice, ou que vous-même
ouvriez votre voile au souffle d'une bonne renommée, à acquérir
d'abord cette terrestre félicité dont j'ai fait mention,
pour la rapporter ensuite au bien certain, véritable et complet?
Mais je le crois, et la vérité même l'enseigne, il
n'est pas besoin de si grands détours pour arriver jusqu'à
elle, puisqu'elle est si près de nous, ni de tant de frais pour
l'obtenir, puisqu'elle se donne si gratuitement.
7. Pensez-vous qu'il faille se servir des louanges humaines comme un
moyen de parvenir au coeur des hommes et de leur faire accepter ce qui
est vrai et salutaire? En passant pour ignorant et borné, craindriez-vous
d'être jugé indigne qu'on vous écoutât avec assez
d'attention ou de patience, soit dans vos exhortations à bien faire,
soit dans vos justes et sévères réprimandes? Si tel
a été votre but de justice et de bienfaisance en m'adressant
ces questions, vous n'aurez pas été content de moi; mais
il aurait fallu me marquer ce but dans votre lettre; j'aurais alors fait
ce que vous me demandiez; ou si je ne l'eusse pas fait, c'est que je ne
l'aurais pu; mais au moins je n'aurais pas été retenu par
la honte de complaire à de vains désirs, et même de
ne pas les combattre. Mais, croyez-moi, il serait bien meilleur et plus
utile, plus certain et plus court de commencer par recevoir les règles
même de la vérité, ces règles par lesquelles
vous pourriez vous-même rejeter tout ce qui est faux; elles vous
empêcheront de vous croire savant et habile (ce qui serait faux et
honteux) parce que vous vous serez appliqué avec plus d'orgueil
que de sagesse à l'étude de tant de faussetés vieillies
et décrépites : et je vois que déjà vous n'en
êtes plus là. Car ce n'est pas en vain que depuis le commencement
de cette lettre je fais entendre à Dioscore tant de vérités
!
8. Ainsi, vous ne vous croyez pas ignorant et borné par cela
seul que vous n'avez pas su ces choses anciennes, mais parce que vous n'avez
pas su la vérité elle-même; car en la possédant
vous connaissez avec certitude ce qu'il y a de vrai dans ce que ces auteurs
ont écrit ou pourront écrire, et vous ignorez sans danger
ce qu'il y a de faux; en outre la crainte de rester ignorant et borné
ne vous jette plus dans des tourments inutiles pour vous instruire de la
diversité des opinions d'autrui. Cela étant, voyons aussi
je vous prie, si l'idée de passer à tort pour ignorant et
borné dans l'opinion des hommes enclins au blâme, doit vous
occuper assez pour oser convenablement demander à des évêques
l'explication de ces sortes d'obscurités : nous croyons maintenant
en effet que vous n'êtes inspiré que par le désir de
persuader la vérité et de rendre meilleurs ces hommes qui
vous jugeraient indigne de leur faire entendre d'utiles et salutaires enseignements,
s'ils vous croient ignorant et borné au sujet des livres de Cicéron.
Croyez-moi, il n'en est pas ainsi.
9. D'abord je ne vois pas du tout qui pourra vous adresser ces sortes
de questions dans les contrées où vous craignez de passer
pour peu instruit et peu pénétrant; vous avez jugé
par vous-même qu'on ne s'occupe pas de ces choses ici où vous
êtes venu les apprendre, ni à Rome; elles ne sont ni enseignées
ni étudiées parmi nous; vous ne rencontrez en Afrique personne
qui vous interroge à cet égard, et vous ne rencontrez personne
que vous puissiez interroger si bien que vous êtes réduit
à vous adresser à des évêques. Il est vrai que,
dans leur jeunesse, (223) ces évêques ont été
emportés par la même ardeur ou plutôt par la même
erreur que vous et se sont appliqués à ces sortes d'études
comme à quelque chose de grand; mais des goûts pareils ne
se sont pas prolongés sous des cheveux blanchis par les travaux
du saint ministère et ne les ont pas suivis dans les chaires de
l'Eglise; s'ils voulaient s'en occuper encore, de plus grands soins, des
soins plus graves fermeraient à ces souvenirs l'entrée de
leur esprit; si une longue habitude en a laissé quelque chose dans
leur intelligence , ils aimeraient mieux tout ensevelir dans les profondeurs
de l'oubli que de répondre à de misérables questions
pour lesquelles vous n'avez obtenu que le silence des écoles et
des rhéteurs, puisque c'est de Carthage que vous avez cru devoir
demander à Hippone la solution de vos difficultés. Elles
arrivent ici comme quelque chose de si extraordinaire et de si étranger
que, dans la supposition où voulant vous répondre, j'aurais
besoin de voir ce qui précède et ce qui suit vos passages,
il me serait impossible de trouver à Hippone un exemplaire de l'ouvrage
de Cicéron (1). Je ne blâme pas les rhéteurs de Carthage
pour n'avoir pas répondu à votre appel; bien plus je les
en loue, si par hasard ils se sont souvenus que de tels exercices ne sont
pas dignes de Rome, et ne sont bons que pour les gymnases grecs. Mais vous,
après avoir tourné votre pensée vers le gymnase et
y avoir inutilement cherché la réponse à ce qui tourmentait
votre esprit, vous avez songé à l'Eglise d'Hippone, parce
qu'elle a maintenant pour évêque un homme qui jadis a vendu
ces choses à des enfants. Mais je ne veux pas que vous soyez encore
un enfant; et il ne me convient pas de vendre ni même de donner des
choses d'enfant. Ainsi donc, puisque deux grandes cités, maîtresses
dans les lettres latines, puisque Rome et Carthage ne vous ont pas fatigué
de leurs questions et ne vous ont pas soulagé du poids de vos inquiétudes
en dissipant vos doutes, je m'étonne au delà de toute expression
qu'un jeune homme tel que vous s'effraye de ce qu'il peut rencontrer dans
les villes de la Grèce et de l'Orient; car il serait plus facile
de trouver des corneilles en Afrique que des gens en Orient qui parlassent
de Cicéron.
10. Mais si je me trompe et s'il se présente dans ces peuples
quelqu'un d'assez ridiculement
1. Tout ceci est curieux pour l'histoire des lettres latines dans la
première moitié du cinquième siècle.
curieux et d'assez insupportable pour vous questionner à ce
sujet, ne craignez-vous pas plutôt qu'il ne s'en présente
plus aisément d'autres qui, vous voyant en Grèce et sachant
que la langue grecque a été la langue de votre berceau, vous
interrogeront sur les livres mêmes des philosophes dont Cicéron
n'a rien mis dans les siens ? et si cela arrive, que répondrez-vous?
Direz-vous que vous avez mieux aimé d'abord lire cela dans les auteurs
latins que dans les auteurs grecs? vous feriez ainsi injure à la
Grèce, et vous savez combien les Grecs sont chatouilleux à
cet égard. Mécontents et blessés, ils penseront bien
vite, comme vous le craignez trop, que vous êtes bien borné
d'avoir préféré étudier, par extraits et par
morceaux, les doctrines des philosophes grecs dans les dialogues latins,
plutôt que d'en avoir cherché et pris l'ensemble dans les
livres mêmes de leurs auteurs; ils vous traiteront aussi d'ignorant,
parce que, ne sachant pas tant de choses dans votre langue, vous les étudiez
et les cherchez dans des fragments reproduits par des étrangers.
Répondrez-vous que vous ne dédaignez pas les ouvrages des
Grecs en pareille matière, mais que vous avez voulu d'abord connaître
les Latins, et que maintenant, instruit de ce côté, vous allez
vous mettre aux livres grecs? Mais si un Grec comme vous n'a pas honte
d'avoir commencé enfant parles ouvrages latins et de vouloir maintenant
apprendre les ouvrages grecs comme un barbare, pourrez-vous avoir honte
d'ignorer, dans les auteurs latins eux-mêmes, des choses que tant
de Latins instruits ignorent avec vous? car vous êtes à Carthage
au milieu d'une foule d'hommes versés dans les lettres latines,
et pourtant vous vous êtes cru grandement obligé de venir
m'importuner à Hippone par vos questions.
11. Admettons enfin que vous eussiez pu répondre à tout
ce que vous nous avez demandé : vous voilà réputé
très-savant et très-habile, vous voilà élevé
jusqu'au ciel par le souffle des louanges grecques; mais n'oubliez pas
pour quelle fin sérieuse vous avez voulu mériter ce concert
d'éloges ; n'oubliez pas que c'est afin de pouvoir enseigner quelque
chose d'important et de salutaire à ceux dont la frivolité
s'attache avec admiration à des choses frivoles, et qui déjà
se suspendent à vos lèvres avec la plus bienveillante avidité.
Je voudrais savoir si vous êtes en possession de cette doctrine importante
et salutaire, et si vous seriez (224) capable de la bien enseigner; car
après avoir appris ce qui est inutile pour préparer les hommes
à entendre de votre bouche les choses nécessaires, il serait
ridicule de les ignorer; il ne faudrait pas que, tout occupé à
apprendre à vous faire écouter, vous ne voulussiez pas apprendre
ce qu'il y aura à dire lorsqu'on vous écoutera. Si vous me
répondez que vous ne l'ignorez pas et que cette grande chose c'est
la doctrine chrétienne, objet de toutes vos préférences,
je le sais, et fondement unique de vos espérances éternelles,
elle n'a pas besoin qu'on lui gagne des auditeurs par la connaissance des
dialogues de Cicéron et par un assemblage de pensées étrangères,
mendiées de tous côtés et se contredisant les unes
les autres. Que ce soient vos moeurs qui vous fassent écouter de
ceux à qui vous enseignez ces vérités augustes. Je
ne veux pas que, pour l'enseignement de la vérité, vous appreniez
d'abord ce qu'il faudra désapprendre ensuite.
12. Si la connaissance de ces opinions, qui s'entrechoquent et se contredisent,
est bonne à quelque chose dans l'enseignement de la vérité
chrétienne, c'est pour faire justice des erreurs des adversaires,
pour les empêcher de cacher soigneusement la pauvreté de leurs
doctrines et de s'attacher uniquement à combattre notre propre religion
; car la connaissance de la vérité suffit seule au jugement
et à la ruine de toutes les faussetés, lors même qu'elles
se produiraient devant vous pour la première fois. Si donc pour
frapper celles qui se montrent et découvrir celles qui se cachent,
il est besoin d'étudier les erreurs des autres, levez les yeux,
ouvrez les oreilles, je vous prie; voyez si quelqu'un s'arme contre vous
des sentiments d'Anaximènes (1) et d'Anaxagore (2); que reste-t-il
même des stoïciens et des épicuriens, de ces philosophes
plus récents et beaucoup plus bruyants? leurs cendres sont déjà
refroidies, et l'on n'y trouve plus une étincelle qui s'élève
contre la foi chrétienne. Mais ce qui aujourd'hui fait du bruit,
ce sont les assemblées ou conventicules, tantôt cachées
et tantôt audacieuses, des donatistes, des maximiens, des
1. On sait peu de chose sur la vie d'Anaximènes, philosophe
de la secte ionique ; on place vers la 56e olympiade le temps où
son enseignement jeta le plus d'éclat. On a sous son nom deux lettres
à Pythagore.
2. Anaxagore, disciple d'Anaximènes, naquit à Clazomène
500 ans avant Jésus-Christ. Il voyagea en Orient et surtout en Egypte,
connut Périclès à Athènes et s'y établit.
Il fut lié avec le poète Euripide. Poursuivi pour crime d'impiété,
il quitta Athènes et s'en alla à Lampsaque où il mourut
à l'âge de 72 ans.
manichéens; et, dans les pays où vous allez et où
vous les rencontrerez; en foule et par troupeaux, des ariens, des eunomiens
(1), des macédoniens (2), les cataphryges (3) et d'autres pestes
sans nombre. Si nous ne prenons pas la peine de nous instruire des erreurs
de tous ces hérétiques, à quoi peut nous servir, pour
la défense de la religion chrétienne, de chercher ce qu'a
pensé Anaximènes, et d'éveiller curieusement de vaines
disputes depuis si longtemps endormies, puisqu'il n'est déjà
plus question des marcionites, des sabelliens (4) et de beaucoup d'autres
qui se paraient du nom chrétien? Mais enfin, je le répète,
s'il est besoin de connaître d'avance quelques-unes des doctrines
qui combattent la vérité et en quoi consistent les divergences,
nous avons dû plutôt nous occuper des hérétiques
qui s'appellent des chrétiens, que de nous occuper d'Anaxagore et
de Démocrite.
13. Apprenez à celui qui vous interrogerait sur ce que vous
m'avez demandé, apprenez-lui que vous avez trop de science et de
sagesse pour vous enquérir de pareilles choses. Thémistocle,
dans un festin, ne craignit pas de refuser de chanter sur la lyre, en avouant
qu'il ne savait pas chanter; et comme on lui demandait : « Que savez-vous
donc ? » il répondit : « Je sais faire d'une petite
république une grande; » hésiteriez-vous à dire
que vous ignorez de telles choses, lorsque, si on venait à chercher
ce que vous savez, vous pourriez répondre que vous savez comment
l'homme petit être heureux sans elles? Si vous n'en étiez
pas encore là, vous agiriez aussi mal dans vos recherches auprès
de moi que si, atteint d'une maladie dangereuse, vous cherchiez des plaisirs
et des parures au lieu de remèdes et de médecins. Cette grande
et principale étude ne doit être différée en
aucune manière, et nulle autre ne doit passer avant, surtout à
votre âge. Mais voyez combien vous pourriez apprendre
1. On appela de ce nom les disciples d'Eunome, sophiste audacieux et
ignorant, fils d'un pauvre laboureur de la Cappadoce, qui fut évêque
de Cysique et eut l'honneur d'être combattu par saint Basile et par
les deux Grégoire de Nazianze et de Nysse. Eunome; qui avait commencé
par être arien, finit par tomber dans toutes sortes d'erreurs.
2. Les macédoniens sont une secte du quatrième siècle
dont il ne reste plus de traces après le cinquième ; ils
eurent pour chef Macédonius Ier, patriarche de Constantinople, intronisé
par les évêques ariens malgré le peuple, sous l'empereur
Constance. De sanglantes violences se mêlent au souvenir de ce patriarche
qui fut enfin déposé. Les Macédoniens, appelés
aussi pneumatomaques, ennemis du Saint-Esprit, furent condamnés
au concile général de Constantinople, en 981.
3. On sait que la doctrine de Montan se maintint dans la Phrygie ;
les cataphryges et les montanistes ne formaient qu'une seule secte.
4. Les sabelliens, ainsi nommés du patriarche Sabellius, ne
reconnaissaient pas les trois personnes divines.
225
cela aisément, si vous le vouliez. En effet, celui qui cherche
comment on parvient à la vie heureuse, ne cherche rien autre que
de savoir où est la fin du bien, c'est-à-dire où est
placé le souverain bien de l'homme, non pas d'après une opinion
fausse et téméraire, mais d'après la vérité
certaine et inébranlable. Or nul ne peut le placer que dans le corps
ou dans l'âme, ou en Dieu, ou en deux de ceux-là, ou assurément
en tous. Si vous reconnaissez que le souverain bien, ni même une
partie du souverain bien ne peut être dans le corps, il nous restera
à le chercher dans l'âme ou en Dieu, ou dans tous les deux.
Si vous allez plus loin et que vous arriviez à comprendre que le
souverain bien de l'homme n'existe pas plus dans l'âme que dans le
corps, que se présente-t-il à nos recherches, si ce n'est
Dieu ? Ce n'est pas que les autres biens ne soient des biens, mais nous
appelons souverain le bien auquel tous les autres se rapportent. Car chacun
est heureux quand il jouit du bien pour lequel il veut avoir tous les autres
et qu'il n'aime pas pour un objet différent, mais pour lui-même
; et ce bien suprême s'appelle la fin de l'homme, parce qu'on ne
trouve plus rien au delà: c'est là que les désirs
cessent, c'est là qu'il y a sécurité dans la jouissance,
c'est là que la joie la plus tranquille demeure inséparable
de la volonté la meilleure.
14. Donnez-moi quelqu'un qui voie tout de suite que le corps n'est
pas le bien de l'âme, mais plutôt que l'âme est le bien
du corps; il ne sera plus question de chercher si c'est dans le corps que
réside le souverain bien ou même une part de ce bien; car
il y aurait folie à nier que l'âme fût meilleure que
le corps, et que ce qui donne la vie heureuse ou une part de vie heureuse
fût meilleur que ce qui la reçoit. L'âme ne reçoit
donc du corps ni le souverain bien ni une part quelconque du souverain
bien. Ceux qui ne voient pas cela sont aveuglés par la douceur des
voluptés charnelles, et ne s'aperçoivent pas que cette douceur
vient de la pauvreté même de notre vie, la parfaite santé
du corps sera la suprême immortalité de l'homme tout entier;
car Dieu a fait notre âme avec une si puissante nature que la pleine
béatitude promise aux saints à la fin des temps rejaillira
sur notre portion inférieure qui est le corps ; il n'éprouvera
pas les félicités réservées à l'intelligence,
mais il aura la plénitude de la santé, c'est-à-dire
la vigueur de l'incorruptibilité. Ceux qui ne voient pas cela, je
le répète, se combattent chacun à sa façon,
plaçant dans le corps le souverain bien de l'homme, et déchaînant
les appétits charnels : dans cette catégorie figurent au
premier rang les épicuriens qui ont obtenu un grand crédit
auprès de la multitude ignorante.
15. Donnez-moi aussi quelqu'un qui voie tout de suite que l'âme
elle-même, quand elle est heureuse, ne tire pas son bien de son propre
fond, car autrement elle ne serait jamais misérable : il ne sera
plus question de chercher si ce souverain bien, ce bien qui béatifie
en tout ou en partie, a son principe dans l'âme. Car, .lorsque l'âme
se réjouit d'elle-même comme d'un bien qui lui est propre,
elle s'enorgueillit; mais quand elle se reconnaît soumise au changement,
ne fût-ce qu'en passant de la folie à la sagesse; et qu'elle
voit l'immutabilité de la sagesse, elle comprend qu'il y a là
quelque chose de plus haut qu'elle-même, et qu'en y participant et
s'éclairant de cette splendeur supérieure, elle a des joies
plus abondantes et plus certaines qu'en retombant sur son propre fond.
C'est alors que revenue de tout sentiment d'orgueil et en quelque sorte
désenflée, l'âme s'efforce de s'attacher à Dieu,
de se rétablir et de se réformer par la communication avec
cette essence immuable; elle comprend que non-seulement les formes de toutes
choses, visibles et invisibles, viennent de Dieu, mais encore que toute
possibilité de formation en vient aussi, comme ce qui n'a pas de
forme peut en recevoir une. L'âme sent donc qu'elle est d'autant
moins solide qu'elle s'attache moins à Dieu qui existe souverainement;
que Dieu existe ainsi souverainement parce qu'il ne peut rien gagner ni
perdre par aucun changement; qu'il est bon pour nous de changer si c'est
pour devenir meilleurs; mais que le changement en mal est une corruption;
que toute diminution de bien mène à l'anéantissement;
quoiqu'on ne découvre point si quelque chose y arrive, il est évident
pour tous que l'anéantissement conduit à n'être plus
ce qu'on était. L'âme en conclut que si les choses décroissent
ou peuvent décroître, c'est qu'elles ont été
tirées du néant; que, si elles sont et restent ce qu'elles
sont, si leurs défaillances mêmes tiennent à l'ordre
de l'univers, c'est par 'un effet de la bonté et de la toute-puissance
de Celui qui est à la fois l'Etre souverain et le Créateur,
assez puissant pour tirer du néant non-seulement (226) quelque chose,
mais encore quelque chose de grand. Elle conclut aussi que le premier péché,
c'est-à-dire la première défaillance volontaire est
la joie de la créature dans sa puissance propre; car elle se complaît
alors dans quelque chose de moindre que la puissance de Dieu. Ceux qui
n'ont pas vu cela et qui considérant les puissances de l'âme
humaine, la grande beauté de ses oeuvres et de ses discours, n'ont
pas osé placer le souverain bien dans le corps, mais l'ont placé
en elle, ne l'ont pas moins mis plus bas que ne le demandait une droite
et exquise raison. Parmi les philosophes grecs qui ont professé
ce sentiment, on a remarqué les stoïciens, si nombreux et raisonneurs
si subtils; toutefois ils n'ont vu rien que de corporel dans la nature,
et ils ont pu détourner l'âme de la chair plus que du corps.
16. Parmi les philosophes qui ont enseigné que notre unique
et souverain bien consiste à jouir de Dieu, notre créateur
et le créateur de toutes choses, les platoniciens occupent le premier
rang; ils ont cru avec raison qu'il leur appartenait de combattre les stoïciens,
surtout les épicuriens, et presque exclusivement ceux-ci. Car il
n'y a pas de différence entre les académiciens et les platoniciens;
cela se voit par la succession des écoles. Si vous cherchez le prédécesseur
d'Arcésilas qui, le premier, cachant sa propre doctrine, s'attacha
à combattre les épicuriens, vous trouverez Polémon
; le prédécesseur de Polémon, Xénocrate; or
Platon laissa l'Académie, son école, à Xénocrate
son disciple. Dans cette question du souverain bien de l'homme, mettez
donc de côté ce qui touche aux hommes et aux écoles
et posez ce qui fait le fond du débat, vous trouverez deux erreurs
aux prises, l'une plaçant le souverain bien dans le corps, l'autre
dans l'âme; mais toutes deux contraires à la raison vraie
par laquelle on comprend que Dieu est notre souverain bien, et qu'avant
d'enseigner le vrai il fait oublier ce qui est faux. Etablissez de nouveau
la même question en considérant ce qui touche aux personnes,
vous trouverez les épicuriens et les stoïciens acharnés
entre eux; et les platoniciens s'efforcent de juger le différend,
mais ils ne s'expliquent pas sur la vérité et se contentent
de reprendre et de blâmer la vaine confiance des autres dans leurs
fausses opinions.
17. Mais les platoniciens ne purent pas remplir le rôle de la
vérité comme les autres le rôle de l'erreur. Il leur
a manqué à tous l'exemple d'une humilité divine, qui
a éclaté au temps le plus favorable dans la personne de Notre-Seigneur
Jésus-Christ; devant cet exemple unique tout orgueil, si violent
qu'il soit, plie, se brise et s'évanouit. L'autorité manquait
donc aux platoniciens pour conduire à la foi des choses invisibles
les multitudes aveuglées par l'attachement aux choses de la terre.
De plus ils les voyaient excitées surtout par les disputes des épicuriens,
non-seulement à rechercher le plaisir charnel, où elles se
portaient d'elles-mêmes, mais encore à soutenir qu'il est
le souverain bien de l'homme. D'un autre côté ils voyaient
que ceux qui repoussaient cette doctrine du plaisir par des louanges données
à la vertu contemplaient avec moins de difficulté cette vertu
dans l'âme humaine d'où partaient les bonnes actions dont
ils jugeaient comme ils pouvaient; mais ils considéraient en même
temps qu'en cherchant à insinuer quelque chose de divin et d'immuable,
inaccessible aux sens, compréhensible pour l'esprit seul, quoique
placé au-dessus de notre esprit; qu'en montrant Dieu comme devant
être la jouissance de l'âme humaine, purifiée de toute
souillure de mauvais désirs, comme devant être le but unique
de toutes nos aspirations et l'unique fin où sont réunis
tous nos biens, ils ne seraient pas compris; que la palme resterait beaucoup
plus aisément aux épicuriens ou aux stoïciens contradicteurs,
et qu'ainsi, pour le bonheur du genre humain, la véritable et salutaire
doctrine, livrée à la moquerie des peuples ignorants, eût
été avilie. Voilà pour la morale.
18. Quant aux questions sur l'origine de l'univers, s'ils avaient dit
que la Sagesse incorporelle a été la créatrice de
toutes choses, tandis que les autres philosophes, toujours attachés
à la matière, leur auraient assigné pour causes premières,
soit les atomes, soit les quatre éléments, et, par dessus
tout, le feu; qui ne voit de quel côté se serait précipitée
la foule des insensés, adonnée au corps et incapable de reconnaître
jamais une force créatrice dans une puissance spirituelle?
19. Restait la partie qui touche au raisonnement; car vous savez que
l'étude par laquelle on acquiert la sagesse comprend les moeurs,
la nature et le raisonnement. Les épicuriens soutiennent que les
sens ne se trompent jamais; les stoïciens accordaient que les sens
se (227) trompent quelquefois; mais les uns et les autres plaçaient
dans les sens la règle qui mène à la compréhension
de la vérité : qui donc eût écouté les
platoniciens en opposition avec ces deux écoles? Qui les aurait
mis, non pas au rang des sages, mais même au rang des hommes, s'ils
avaient osé dire non-seulement qu'il existe quelque chose qui ne
peut se percevoir ni par le toucher; ni par l'odorat, ni par 1e goût,
ni par les oreilles, ni par les yeux, et dont nous ne saurions nous retracer
des images; mais encore que cet invisible est le seul être véritable,
le seul qui se puisse concevoir, parce qu'il est immuable et éternel,
et qu'il se perçoit uniquement par l'intelligence, qui seule atteint
la vérité, autant qu'elle puisse l'être?
20. Les platoniciens se trouvaient ainsi attachés à un
ordre d'idées qu'ils ne pouvaient ni enseigner à des hommes
livrés à la chair ni imposer à la foi des peuples
faute d'autorité; en attendant que l'esprit fût disposé
à le comprendre, ils aimèrent mieux cacher leurs propres
sentiments et attaquer ceux qui se vantaient de la découverte de
la vérité après l'avoir soumise aux sens. Et pourquoi
chercher quelle fut leur pensée ? Elle ne fut certes ni divine ni
appuyée d'aucune divine autorité. Considérez seulement
que, d'après des témoignages très-nombreux et très-évidents
de Cicéron, Platon a établi la fin du bien, les causes des
choses et la certitude du raisonnement, non point dans la sagesse humaine,
mais dans la sagesse divine d'où l'homme reçoit sa lumière,
dans cette sagesse qui certainement est immuable, et dans cette vérité
qui est possède toujours la même; que les platoniciens ont
combattu sous les noms d'épicuriens et de stoïciens ceux qui
plaçaient dans la nature du corps ou même de l'esprit la fin
du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement; qu'enfin,
avec le cours des temps, lorsque commença l'âge chrétien
et que soutenu par des miracles visibles, on prêcha avec fruit la
foi des choses invisibles et éternelles à des hommes qui
ne pouvaient rien voir ni rien comprendre en dehors des corps, le bienheureux
apôtre Paul, annonçant cette foi aux gentils, rencontra pour
contradicteurs, d'après les Actes des apôtres, ces mêmes
épicuriens et stoïciens.
21. C'est pourquoi il me paraît assez démontré
que malgré leur grand nombre et leur diversité, les erreurs
des gentils sur les moeurs, la nature des choses ou les moyens d'arriver
à la vérité, se résumaient toutes dans les
opinions des épicuriens et des stoïciens; elles furent habilement
et savamment attaquées par les platoniciens, mais elles durèrent
cependant jusqu'à l'époque du christianisme. Au temps où
nous sommes, elles sont si muettes que c'est à peine si dans les
écoles des rhéteurs on rappelle en quoi elles consistaient
; les combats de paroles ont cessé jusque dans les bruyants gymnases
des Grecs, et aujourd'hui toute secte qui s'élève contre
la vérité, c'est-à-dire contre l'Eglise du Christ,
n'ose entrer en lutte qu'en se couvrant du nom chrétien. D'où
il faut conclure que les philosophes mêmes de la famille platonicienne
doivent, après avoir changé le peu que le christianisme réprouve
dans leurs doctrines, baisser pieusement la tête devant le Christ,
ce seul roi qui ne puisse être vaincu ; ils doivent reconnaître
que celui-là a été le Verbe de Dieu fait homme, qui
a commandé et fait croire ce qu'ils n'osaient pas eux-mêmes
exprimer tout haut.
22. C'est à lui, mon cher Dioscore, que je voudrais que vous
fussiez entièrement et pieusement soumis; je ne voudrais pas que,
pour aller à la vérité, vous cherchassiez d'autres
voies que les voies ouvertes par Celui qui, étant Dieu, a vu la
faiblesse de nos pas. La première de ces voies c'est l'humilité
(1); la seconde, l'humilité; la troisième, l'humilité;
toutes les fois que vous m'interrogerez, je vous répondrai la même
chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes; mais si l'humilité
ne précède, n'accompagne et ne suit tout ce que nous faisons
de bien; si elle n'est pas comme un but vers lequel se portent nos regards,
si elle n'est pas près de nous pour que nous nous attachions à
elle, et au-dessus de nous pour nous réprimer dans la satisfaction
de quelque bonne action, l'orgueil nous arrache tout de la main. Les autres
vices naissent des péchés; l'orgueil est redoutable dans
le bien même: ce qu'on a fait de louable est perdu par le désir
de la louange. De même donc qu'un illustre orateur' à qui
on demandait quel était le premier précepte à observer
dans l'éloquence, répondit que c'était la prononciation;
interrogé sur le second précepte, il répondit encore
: la prononciation; et comme on lui demandait quel était le troisième,
il dit qu'il n'y en avait
1. Démosthène.
228
pas d'autre que la prononciation; ainsi chaque fois que vous m'interrogerez
sur les préceptes de la religion chrétienne, je voudrais
répondre qu'il n'y en a pas d'autre que l'humilité, fusse
je obligé de vous parler d'autres devoirs.
23. Il y a surtout quelque chose de contraire à cette humilité
salutaire que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée
par sa propre humiliation: c'est cette science ignorante qui fait que nous
mettons notre joie à savoir ce qu'ont pensé Anaximènes,
Anaxagore, Pythagore, Démocrite, et d'autres choses semblables;
nous voulons passer pour instruits et savants à l'aide de ce qui
est si éloigné de la vraie doctrine et de la vraie science.
Car celui qui sait que Dieu n'est ni étendu ni répandu à
travers des espaces finis ou infinis, de manière à être
plus grand dans un lieu et moins grand dans un autre, mais qu'il est partout
présent tout entier comme la vérité elle-même
dont personne, à moins de folie, ne peut dire qu'il y en a une partie
ici et une partie là, et la vérité c'est Dieu même;
celui-là s'inquiète peu de ce qu'a pensé de l'air
infini (1) le philosophe (2) quel qu'il soit qui l'a regardé comme
étant Dieu même. Que lui importe d'ignorer ce que disaient
ceux-ci sur la forme du corps ? car ils disent qu'elle est finie de toutes
parts. Que lui importe de savoir si c'est pour réfuter Anaximènes,
comme académicien, que Cicéron lui objecte que Dieu doit
avoir la forme et la beauté, et s'il avait alors en vue une beauté
corporelle, parce que Anaximènes avait dit que Dieu est corporel,
car l'air est un corps (3); ou bien s'il croyait lui-même à
la forme et à la beauté incorporelle de la vérité
qui fait la beauté de l'âme et nous sert de règle pour
reconnaître les belles actions du sage . de sorte qu'il ne se serait
pas borné à réfuter une erreur, mais il aurait véritablement
dit qu'il convient que Dieu soit d'une beauté parfaite, parce que
rien n'est plus beau que l'intelligible et immuable vérité?
Et lorsque Anaximènes dit que l'air est engendré, l'air que
pourtant il croit être Dieu, il n'émeut en aucune manière
l'homme qui comprend que la génération de l'air, de ce corps
produit par une cause et par conséquent ne pouvant pas être
Dieu, n'est point comparable à la génération du Verbe
divin, Dieu en Dieu, mystère inaccessible à tout esprit,
excepté à celui à qui Dieu même l'a révélé.
Qui ne voit qu'Anaximènes se trompe,
1. Saint Augustin ne tardera pas à expliquer dans quel sens
il prend ici le terme d'infini. 2. Anaximènes. 3. De natura
deorum, lib. I.
même dans ce qui est purement corporel? Il dit que l'air est
engendré et veut que l'air soit Dieu, et il n'appelle pas Dieu celui
par lequel l'air est engendré; il faut pourtant qu'il le soit par
quelqu'un? En disant que l'air est toujours en mouvement, il ne nous fera
pas croire pour cela qu'il soit Dieu; car nous savons que tout mouvement
du corps est inférieur au mouvement de l'esprit, et combien ce mouvement
de l'esprit est lent si on le compare au mouvement de la souveraine et
immuable sagesse !
24. Et si Anaxagore ou tout autre me dit que la vérité
même et que la sagesse n'est autre chose que l'intelligence, qu'ai-je
besoin de disputer avec lui sur un mot? Car il est manifeste que l'ordre
et le mode de toutes choses ont été établis par elle,
que ce n'est pas à tort qu'elle est appelée infinie, non
en raison des espaces qu'elle occupe, mais en raison de sa puissance qui
surpasse la pensée humaine; il est manifeste aussi qu'elle n'est
pas quelque chose d'informe, car il est dans la nature des corps d'être
informes s'ils sont infinis. Or Cicéron, pour réfuter, je
pense, ses adversaires qui ne concevaient rien que de corporel, nie qu'on
puisse ajouter quelque chose à l'infini : il est nécessaire,
en effet, que les corps soient finis du côté où on
y ajoute. Il dit donc qu'Anaxagore n'a pas vu que le mouvement joint et
tenant, c'est-à-dire perpétuellement uni au sentiment, est
impossible dans l'infini, dans une chose infinie, comme s'il s'agissait
des corps auxquels on ne peut rien joindre, si ce n'est par où ils
sont finis. Il ajoute que le sentiment même y est entièrement
impossible, parce qu'il n'y aurait aucune portion de la nature qui ne l'éprouvât
en même temps, comme s'il disait que cette Intelligence qui ordonne
et gouverne toutes choses a du sentiment de la même manière
que l'âme en a par le corps. Car il est évident que toute
l'âme sent, quand elle sent quelque chose par le corps; et que toute
l'âme connaît cette sensation, quelle qu'elle puisse être.
Si donc il a dit que toute la nature sent, c'était pour réfuter
le philosophe qui l'appelle une intelligence infinie. Comment sentira-t-elle
tout entière, si elle est infinie? Car la sensation corporelle commence
par quelque endroit et ne parcourt pas le tout si elle ne va jusqu'au bout;
ce qui ne se peut dire de l'infini. Mais Anaxagore n'avait rien dit non
plus de cette sensation corporelle. On parle autrement d'un tout qui est
incorporel, parce qu'on le comprend sans bornes, (229) pour qu'on puisse
l'appeler tout et infini: tout, à cause de son intégrité;
infini, parce qu'il ne connaît pas de limites.
25. Ensuite, dit Cicéron, si Anaxagore veut que lintelligence
elle-même soit quelque animal, il faut qu'il y ait quelque chose
d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Cette intelligence
sera comme un corps ayant au dedans une âme d'où elle puisse
tirer ce nom d'animal. Vous voyez comment Cicéron parle selon la
coutume des impressions corporelles et selon la façon ordinaire
de considérer les animaux; c'est, je crois, à cause du sentiment
grossier de ceux qu'il combat. Et cependant il dit une chose qui les frapperait
suffisamment s'ils pouvaient se réveiller, savoir que tout ce qui
s'offre à l'esprit sous la forme d'un corps vivant doit se représenter
à nous bien plus comme ayant une âme et comme étant
un animal que comme étant une âme. Car voici ce qu'il dit:
Il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire
donner ce nom. Mais il ajoute : Qu'y a-t-il de plus intérieur que
l'intelligence? L'intelligence ne peut donc pas avoir une âme intérieure
pour devenir un animal, puisqu'elle est intérieure elle-même;
et si vous voulez en faire un animal, il faut qu'elle ait extérieurement
un corps dont elle soit l'âme. C'est ce que dit Cicéron :
Elle est donc revêtue d'un corps extérieur; comme si Anaxagore
avait pensé qu'il ne peut y avoir d'intelligence sans qu'elle soit
lintelligence de quelque animal, et que Cicéron eût pensé
que l'intelligente elle-même était l'a suprême sagesse
qui n'est propre à aucun animal, parce que la vérité
est commune à tous les esprits capables d'en jouir. Aussi voyez
comment il conclut habilement : Puisqu'il n'est pas de cet avis, c'est-à-dire
puisqu'Anaxagore n'est pas d'avis que l'intelligence qu'il appelle Dieu
soit revêtue d'un corps extérieur et devienne ainsi animal,
il semble que l'idée d'une pure et simple intelligence qui n'est
unie à rien, c'est-à-dire à aucun corps par lequel
elle puisse sentir, surpasse la force et l'étendue de notre intelligence(1).
26. Il est bien vrai que cela surpasse la force et l'étendue
de l'intelligence des stoïciens et des épicuriens qui ne peuvent
imaginer que des choses corporelles. Quand Cicéron a dit Notre intelligence,
il a voulu entendre lintelligence humaine; et c'est avec raison qu'il
ne dit point : surpasse, mais : semble surpasser;
1. De natura deorum, lib. I.
car il leur semble que personne ne puisse le comprendre, aussi ,croient-ils
que rien de tel n'existe. Mais, quelques esprits comprennent, alitant qu'il
est donné à l'homme, qu'il existe une sagesse et une vérité
pure et simple, qui n'est propre à aucun animal; mais qui est la
source commune d'où descendent dans toute âme humaine capable
de les recevoir, la sagesse et la vérité. Si Anaxagore a
reconnu l'existence de ce principe souverain, s'il a vu qu'il est Dieu
et s'il l'a appelé Intelligence; ce nom d'Anaxagore dont tous les
pédants, qu'on nous passe ce mot, font tant de bruit pour qu'on
les croie versés dans l'antiquité, ne nous rend ni savants
ni sages; il n'y a pas davantage profit pour nous de savoir comment il
est parvenu à cette vérité. La vérité
ne doit pas m'être chère parce que Anaxagore ne l'a point
ignorée, mais parce qu'elle est la vérité lors même
qu'aucun philosophe ne l'aurait connue.
27. Si donc la connaissance d'un homme quai a peut-être vu la
vérité ne doit pas nous enfler de façon à nous
faire croire que nous soyons des savants, et si même nous n'avons
pas à nous vanter d'une solide notion du vrai qui puisse réellement
nous rendre savants, de quel moindre secours doivent être pour notre
doctrine les noms et les enseignements des hommes qui sont tombés
dans le faux, et comment pourraient-ils nous révéler les
choses cachées? Hommes, il nous conviendrait bien plus de déplorer
les erreurs de tant d'hommes illustres lorsqu'on en parle devant nous,
que d'en faire l'objet de nos studieuses recherches, pour faire parade
de ces inutilités au milieu de ceux qui les ignorent. Combien ne
vaudrait-il pas mieux que je n'eusse jamais entendu prononcer le nom de
Démocrite, que d'avoir la douleur de penser que ce philosophe, dont
ses contemporains firent je ne sais quel grand homme, professait sur l'origine
des dieux de si étranges opinions ! Il croyait que les dieux étaient
des images provenant de corps solides sans être solides elles-mêmes,
et que ces images, en tournant çà et là de leur propre
mouvement et en s'insinuant dans les esprits des hommes, leur donnaient
l'idée de la force divine : il est pourtant évident que ce
corps d'où coulerait l'image l'emporterait sur elle, en raison même
de sa solidité. Aussi le sentiment de Démocrite, d'après
ce qu'on dit, a été flottant et incertain; parfois il appelait
Dieu une certaine nature d'où coulaient les images; (230) mais ce
Dieu ne pouvait se concevoir qu'à l'aide de ces images qu'il répand
et laisse échapper; elles sortent, pareilles à une continuelle
émanation de vapeur, de cette nature que le philosophe se représente
comme je ne sais quoi de corporel, d'éternel et de divin à
cause de cela; elles vont et viennent et entrent dans nos esprits pour
que la pensée de Dieu ou des dieux puisse se retracer en nous. Les
gens de cette école n'assignent pas à nos pensées,
quelles qu'elles soient, d'autre origine que le mouvement continuel de
ces pénétrantes images; comme si, pour des esprits accoutumés
à des spéculations plus hautes, il n'y. avait pas beaucoup
de pensées, d'innombrables pensées qui n'ont rien de commun
avec les corps et appartiennent à la pure intelligence, comme la
sagesse elle-même et la vérité. Si ces philosophes-là
n'ont pas l'idée de la sagesse et de la vérité, je
m'étonne qu'ils en fassent le sujet de leurs disputes; s'ils en
ont quelque idée, je voudrais qu'ils me dissent de quel corps s'échappe
ou ce que c'est que l'image de la vérité qui vient dans leur
esprit.
28. Dans les questions naturelles Démocrite, dit-on, diffère
d'Epicure; il croit que le concours des atomes est doué d'une certaine
force vitale et animée; il accorde cette force aux images douées
de divinité, non pas à toutes les images des choses, mais
seulement aux images des dieux, qu'il regarde comme les principes de l'intelligence,
comme les images animées qui ont coutume de nous servir ou de nous
nuire. Epicure au contraire. ne reconnaît dans les principes des
choses rien autre que les atomes, c'est-à-dire des corpuscules si
petits ,que leur division n'est plus possible et qu'ils échappent
à l'oeil et au toucher; selon lui, c'est par le concours fortuit
de ces corpuscules qu'ont été faits et les mondes innombrables,
et les animaux et les âmes elles-mêmes, et les dieux qu'il
établit sous une forme humaine, non dans un monde, mais hors des
mondes, et dans les espaces qui les séparent. Il ne veut concevoir
rien autre que des corps; mais pour les concevoir, il fait découler
.des images de ces choses qu'il croit formées par les atomes; elles
entrent dans l'esprit, et le philosophe les déclare plus subtiles
que celles qui viennent aux yeux. Selon lui, la vision se fait par certaines
grandes images qui embrassent extérieurement le monde entier. Vous
connaissez maintenant, je pense, ce système des images.
29. Je m'étonne que Démocrite n'ait pas, d'un mot, fait
remarquer la fausseté de cette opinion. Si, d'après Epicure,
notre esprit est corporel, comment se peut-il faire qu'enfermé dans
un petit corps, il puisse atteindre et embrasser tant de grandes images?
car un petit corps ne peut atteindre sur tous les points à la fois
un corps plus grand. Comment peut-on concevoir, en même temps, toutes
ces images, si on ne les conçoit qu'à mesure qu'elles atteignent
l'esprit en y venant et en y entrant? elles ne sauraient, toutes à
la fois, entrer dans un aussi petit corps, et toutes à la fois ne
pourraient toucher un aussi petit esprit. N'oubliez pas que je parle ici
d'après le système de ces philosophes, car l'esprit n'est
pas pour moi ce qu'ils imaginent. Si Démocrite croit l'esprit incorporel,
Epicure seul reste sous le coup de mon raisonnement; mais pourquoi Démocrite
n'a-t-il pas vu non plus que, pour qu'un esprit incorporel pense, il n'est
pas besoin de la présence et du contact d'images corporelles, et
et que cela, d'ailleurs, est impossible? Ce que j'ai dit sur la vision
les réfute 'assurément et également tous les deux;
car d'aussi petits yeux ne sauraient atteindre, dans toute leur étendue,
d'aussi grandes images corporelles.
30. Quand on leur demande pourquoi on ne voit qu'une seule image de
chaque corps d'où s'échappent , selon leur système,
d'innombrables images ; ils répondent que, par cela même que
ces images coulent et passent souvent, elles se ramassent et se condensent
au point dé n'en plus former à l'il qu'une seule. Cicéron
réfute cette erreur; il nie que le Dieu de ces philosophes puisse
se concevoir éternel ; s'il faut le concevoir sous une succession
d'innombrables images qui coulent et passent. Et, parce que c'est l'innombrable
abondance des atomes qui fait les formes éternelles des dieux, au
dire de ces philosophes, de façon que les corpuscules, s'éloignant
d'un corps divin , sont remplacés par d'autres , et que ce mouvement
continuel et réparateur entretient la nature divine, Cicéron
conclut que toute chose alors serait éternelle, car cette innombrable
quantité d'atomes ne fait défaut à aucun être
pour réparer de perpétuelles ruines; ensuite, comment ce
dieu ne craindrait-il pas de périr, « ainsi battu sans cesse,
ainsi éternellement agité par la rencontre des atomes ? »
Il dit que ce corps est battu à cause de l'irruption (231) des atomes;
agité, parce que ces mêmes atomes le pénètrent.
Enfin, « puisque de ce dieu s'échappent toujours ces images
» dont nous avons assez parlé, comment peut-il compter sur
son immortalité ?
31. Ce qu'il y a de plus affligeant dans ces opinions extravagantes,
c'est qu'il ne suffit pas de les énoncer pour ôter à
qui que ce soit l'envie de s'en occuper; mais des hommes d'un esprit habile
ont gravement entrepris de réfuter en détail ces , systèmes.
dont les plus grossières intelligences devraient, de prime abord,
faire justice. Car si vous accordez qu'il y ait des atomes, si vous accordez
même que, par une rencontre fortuite, ils se chassent et s'agitent
eux-mêmes ; est-il aussi permis d'admettre que le mouvement de ces
atomes produise quelque chose, jusqu'à modifier des formes, déterminer
des figures, polir, colorer, faire vivre ? On sent que tout cela ne saurait
être que l'ouvrage de la divine Providence, lors!. qu'on aime mieux
voir avec l'esprit qu'avec les yeux, et qu'on implore l'assistance de celui
qui nous a créés. Car on ne doit pas accorder l'existence
même des atomes; sans compter ce que les savants nous disent de la
divisibilité des corps, voyez combien il est aisé de montrer
que les atomes n'existent pas d'après même les idées
de ces philosophes. Ils disent qu'il n'y a dans la nature que des corps,
du vide et ce qui s'y rattache : ils entendent par là, je crois,
le mouvement, l'impulsion, les formes qui s'en suivent. Qu'ils nous disent
donc dans quel genre ils placent les images qui, selon eux, s'échappent
de corps solides sans être solides elles-mêmes, de façon
à ne pouvoir être saisies que par les yeux, quand nous voyons,
et par l'esprit, quand nous pensons, si elles-mêmes sont des corps.
Car ils prétendent qu'elles sont des corps, afin d'expliquer comment
elles peuvent sortir du corps et venir aux yeux ou à l'esprit qu'ils
supposent néanmoins corporel. Je demande si ces images s'échappent
aussi des atomes; si elles s'en échappent, qu'est-ce que c'est que
des atomes d'où se séparent. d'autres corps? Si elles n'en
viennent pas, on peut donc concevoir quelque chose sans images, ce que
ne veulent pas ces philosophes; ou bien nous demanderons à ces philosophes
d'où ils connaissent des atomes qu'ils n'ont pu concevoir. Mais
j'ai honte de réfuter ces folies, quoiqu'ils n'aient pas eu honte
de les penser; et puisqu'ils ont osé les soutenir, je n'ai plus
honte pour eux, mais pour le genre humain dont les oreilles ont pu supporter
de telles extravagances.
32. Tel a été l'aveuglement des intelligences sous le
poids des péchés et par l'attachement à la chair,
que d'aussi monstrueuses opinions ont pu épuiser les loisirs des
savants ; d'après cela, mon cher Dioscore , mettrez-vous en doute,
vous ou tout esprit attentif, qu'il y eût pour le genre humain une
meilleure manière d'aller à la vérité, que
l'autorité d'un homme uni à la vérité elle-même
d'une manière ineffable et miraculeuse, remplissant sur la terre
le personnage de la vérité , enseignant des choses bonnes
et justes, en accomplissant de divines, et amenant les hommes à
croire utilement ce qu'ils ne pouvaient pas encore comprendre savamment?
Nous sommes au service de sa gloire, et nous vous exhortons à croire
en lui fermement et toujours; par lui il est arrivé que non pas
un petit nombre d'hommes, mais des peuples même, encore incapables
de discerner ces choses par la raison, y croient par la foi, en attendant
que la force puisée dans la pratique des préceptes salutaires
les fasse passer de ces nuages aux pures et sereines hauteurs de la vérité.
Il faut d'autant plus se soumettre à son autorité que nous
ne voyons plus une seule erreur se produire pour gagner les ignorants sans
chercher à se couvrir du nom chrétien, et que, de ces anciens,
les seuls qui durent et se réunissent encore, en dehors du nom chrétien,
portent dans leurs mains les Ecritures qui ont annoncé le Seigneur
Jésus-Christ, mais ils feignent de ne pas le voir, de ne pas le
comprendre. Quant à ceux qui, n'étant pas dans l'unité
et la communion catholiques, se glorifient cependant du nom chrétien,
ils sont forcés d'attaquer ceux qui croient et osent conduire les
ignorants comme par la raison, lorsque c'est la foi que le Seigneur est
venu prescrire aux peuples comme un remède. Ils sont forcés
d'agir ainsi, comme je l'ai dit, parce qu'ils -comprennent combien ils
tomberaient bas si leur autorité venait à être mise
en comparaison avec l'autorité catholique. Ils s'efforcent de vaincre
la forte autorité de l'Eglise inébranlable en parlant de
raison et en promettant de ne marcher qu'à sa lumière. Cette
témérité est la règle de tous les hérétiques.
Mais le doux chef de notre foi a fait à l'Eglise un rempart d'autorité
avec les solennelles assemblées des peuples et des (232) nations,
avec les sièges même des apôtres, et, à l'aide
d'un petit nombre d'hommes pieusement instruits et véritablement
spirituels, il l'a armée de tout l'appareil d'une raison invincible
; la meilleure manière à suivre , c'est d'abriter les faibles
dans la: citadelle de la foi, et, après les avoir mis en sûreté,
de combattre pour eux avec toutes les forces de la raison.
33. Au milieu de tout le bruit que faisaient les faux philosophes avec
leurs erreurs, les platoniciens, n'ayant pas une personne divine pour commander
la foi, avaient mieux aimé cacher leur sentiment pour le faire chercher,
que de le compromettre. Lorsque le nom du Christ eut retenti au sein des
royaumes ravis et troublés, ils commencèrent à se
montrer pour découvrir et enseigner ce qu'avait pensé Platon.
Alors fleurit à Rome l'école de Plotin qui eut pour disciples
beaucoup d'hommes ingénieux et pénétrants. Mais quelques-uns
d'entre eux se laissèrent corrompre par une étude curieuse,
de la magie; d'autres, reconnaissant que le Seigneur Jésus-Christ
était lui-même cette Vérité, cette Sagesse immuable
qu'ils s'efforçaient d'atteindre, passèrent sous ses drapeaux.
C'est ainsi que, pour la régénération et la réforme
du genre humain, le plus haut point d'autorité et la plus haute
lumière de la raison se trouvèrent établis dans ce
seul nom du Christ et dans sa seule Eglise.
34. Vous auriez aimé peut-être autre chose, mais je ne
me repens point de vous avenir longuement parlé de tout ceci dans
ma lettre , car vous le trouverez bon, à mesure que vous ferez des
progrès dans la vérité, et vous m'approuverez alors
d'avoir tenu peu compte aujourd'hui de ce que vous jugiez utile à
vos études. J'ai cependant répondu dans cette. lettre à
quelques-unes de vos questions, et, quant à presque toutes les autres,
j'y ai répondu brièvement, comme j'ai pu, par des annotations
sur les parchemins mêmes où vous me les aviez écrites.
Si vous pensez que ce soit trop peu ou autre chose que ce que vous vouliez,
vous savez mal, mon cher Dioscore , à qui vous vous êtes adressé.
J'ai passé outre sur toutes les questions de l'Orateur et des livres
de l'Orateur. Si je m'y étais arrêté, j'aurais eu l'air
de je ne sais quel diseur de badinage. Je pourrais décemment être
interrogé sur les autres questions, si on m'en proposait la solution,
en considérant ces choses en elles-mêmes, et non point comme
tirées des livres de Cicéron. Mais, dans ces livres, les
choses elles-mêmes ne conviennent guère maintenant à
mon état. Du reste, je n'aurais rien fait de ce que vous venez de
lire si, après la maladie où m'a trouvé votre homme,
je ne m'étais pas un peu éloigné d'Hippone; puis,
j'ai été de nouveau malade et repris par la fièvre.
Voilà pourquoi ceci vous est tardivement envoyé; je vous
demande de me dire comment vous l'aurez reçu.
LETTRE CXIX. (Année 410.)
Consentius, dont on va lire une lettre, était un laïque
éclairé, plein d'admiration pour saint Augustin, et qui s'était
exercé sur les matières religieuses. Il habitait une des
Iles de la Méditerranée, peut-être une des îles
Baléares ; quand il écrivit cette lettre au grand évêque,
il se trouvait en Afrique, probablement assez près d'Hippone; il
lui soumet sa foi et lui demande de l'instruire sur le mystère du
Dieu en trois personnes, C'est à Consentius que saint Augustin a
adressé le livre contre le mensonge.
CONSENTIUS AU. VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PAPE
AUGUSTIN.
1. Je m'étais déjà recommandé en peu de
mots à votre saint frère l'évêque Alype, dont
les vertus m'inspirent tant de respect : j'espérais qu'il daignerait
appuyer auprès de vous mes prières. Mais privé de
votre présence par l'obligation d'aller à la campagne, j'aime
mieux m'adresser à vous par lettre que d'attendre avec incertitude;
d'autant plus que, si ma prière vous parait devoir être accueillie,
la solitude du lieu où maintenant vous êtes pourra, je crois,
plus aider votre esprit à pénétrer dans les profonds
mystères. Quant à moi, le sentiment qui me sert de règle,
c'est qu'il faut atteindre les vérités divines par la foi
plus que par la raison; car si c'était le raisonnement, et non point
une piété soumise, qui conduisit à la foi de la sainte
Eglise, les philosophes et les orateurs seraient seuls admis à posséder
la béatitude. Mais,. parce qu'il a plu à Dieu de choisir
ce qu'il y a de plus faible en ce monde pour confondre ce qu'il y a de
plus fort, et de sauver les croyants par la folie de la prédication,
nous devons plutôt suivre l'autorité des saints que de demander
raison des choses divines. Les ariens, qui regardent comme moindre le Fils
que nous reconnaissons avoir été engendré, ne persisteraient
pas dans cette impiété, et les macédoniens ne chasseraient
pas, autant qu'il est en eux, du sanctuaire de la divinité l'Esprit-Saint
que nous ne croyons ni engendré ni non engendré , s'ils aimaient
mieux conformer leur foi aux saintes Ecritures qu'à leurs raisonnements.
2. Cependant, homme admirable, si notre Père, qui seul connaît
lés secrets, qui a la clef de David (1), vous a accordé le
privilège de pénétrer dans les cieux par la pureté
du coeur et de contempler la
1. Apoc. III, 7.
233
gloire du Seigneur sans voiles (1), dites-nous, autant que vous a donné
le pouvoir de l'exprimer, Celui qui vous a éclairé de ses
vives lumières, dites-nous quelque chose de la substance ineffable,
et, avec l'aide de Dieu , efforcez-vous de nous représenter avec
des paroles l'image de sa ressemblance; sans vous, qui êtes chef
et maître dans ces grandes choses , notre pensée craint de
s'y arrêter, et nos yeux malades ne peuvent supporter le reflet de
ces splendeurs. Entrez donc dans cette nuée obscure des mystères
de Dieu, impénétrable à nos regards; je sens que je
me suis trompé dans les questions que je voulais résoudre
: corrigez ces erreurs, en moi d'abord, puis dans mes livres : je veux
suivre par l'a foi l'autorité de votre sainteté plutôt
que de m'égarer dans les fausses images de ma raison.
3. J'ai entendu enseigner et je crois avec la simplicité la
plus circonspecte, que le Seigneur Jésus-Christ est lumière
de lumière, comme il est écrit « Annoncez bien le jour
né d'un autre jour, son Sauveur (2); » et dans le livre de
la Sagesse : « Il est la splendeur de ta lumière éternelle
(3); » et je croyais, sans toutefois pouvoir m'en faire dignement
une idée, que Dieu est une grandeur,infinie d'ineffable lumière,
dont la pensée humaine, à quelque hauteur qu'elle monte,
ne peut ni apprécier la nature , ni mesurer l'étendue, ni
imaginer la forme ; mais que cependant, quelle que puisse être cette
grandeur, sa forme est incomparable, sa beauté au-dessus de tout,
et que le Christ au moins peut la voir des yeux même du corps. A
la fin du premier livre, comme vous voulez bien vous en souvenir, sans
doute, je désirais prouver que le Seigneur Jésus-Christ,
c'est-à-dire l'homme uni à Dieu, tout en possédant
la divine puissance, garde la forme humaine de son incarnation, et qu'avec
sa mort rien n'a péri que l'infirmité qu'il tenait de la
terre ; mais on m'a fait une objection. « Si , dit-on, cet homme
à qui le Christ s'est uni, a été changé en
Dieu, il n'a pas dû être subordonné à des limites
d'espaces : pourquoi donc, après sa résurrection , a-t-il
dit : Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon
Père (4) ? »
4. Voulant donc prouver que le Christ est partout par sa puissance
et non par. ses oeuvres, par sa divinité et non par son corps ,
je me suis exprimé ainsi sur l'unité de Dieu et la trinité
des personnes : « Il n'y a qu'un seul Dieu, et il y a trois personnes.
Dieu n'est pas distinct, les personnes sont distinctes. Dieu est en toutes
choses et au delà de toutes choses ; il enferme les dernières
limites, remplit le milieu et dépasse les hauteurs; il est répandu
partout et au delà de tout; les personnes, égales entre elles,
ont des propriétés distinctes et ne se confondent pas. Dieu
donc est un, et il est partout, car il n'y en a pas d'autre et il n'y a
pas de lieu vide où puisse être un autre Dieu. Tout est plein
de Dieu, et il n'y a rien au delà de Dieu. Le même Dieu est
dans le Père, le même dans le Fils, le même dans le
Saint-Esprit; et à cause de cela le Père, le Fils et le Saint-Esprit
ne sont pas plusieurs dieux, mais n'en forment qu'un seul; le
1. II Cor. III, 18. 2. Ps. XCV, 2. 3. Sag. VII, 26 4. Jean, XX,
17,
Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Saint-Esprit. Le
Père est dans le Fils, le Fils est dans le Père, le Saint-Esprit
dans tous les deux, parce que Dieu habite un et indivisible dans les trois
personnes qui sont distinguées entre elles par le nombre, non par
le rang et la puissance. Tout ce qui appartient au Père appartient
au Fils; tout ce qui appartient au Fils appartient au Père ; tout
ce qui appartient à tous deux appartient au Saint-Esprit : ils ne
possèdent pas seulement une égale substance de la divinité,
mais la même, c'est-à-dire l'unique, l'indivisible substance
divine. Aussi, l'un n'a pas le rang sur l'autre par la majesté ou
l'âge; ce qui est plein ne peut pas se diviser; il n'y a pas dans
la plénitude quelque chose qui puisse séparer la plénitude
et faire une part plus grande à l'un, plus petite à l'autre.
Mais il n'en est pas ainsi dans les personnes, parce que la personne du
Père n'est pas celle du Fils, ni la personne du Fils celle du Saint-Esprit.
Trois puissances ne possèdent qu'une seule et même puissance;
trois personnes subsistent dans la même substance: le Père,
le Fils et le Saint-Esprit sont donc partout par la majesté, parce
qu'ils ne font qu'un; chacun d'eux n'est qu'en soi que par les personnes,
parce qu'il y en a trois. » Et, continuant de la sorte, je suis arrivé
à établir que les trois personnes sont présentes partout,
mais par cette majesté qui est une et qui est la même au-dessus
des cieux, au delà des mers et au delà des enfers. D'où
je concluais que l'homme uni au Christ n'a pas, en se changeant en Dieu,
perdu sa nature , mais que cependant on ne doit pas le prendre pour une
quatrième personne.
5. Mais vous êtes un homme à qui il a été
donné , je crois, de pénétrer dans le ciel par la
force de la pensée, car il ne trompe pas Celui qui a dit : «
Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu (1) ! »
Vous vous élevez au-dessus des astres par la pureté du cur,
vous montez aux plus hautes contemplations, et vous dites qu'il ne faut
pas se représenter Dieu comme quelque chose de corporel. Quand même
on pourrait concevoir une lumière mille fois plus pure et plus éclatante
que celle du soleil, on ne parviendrait pas à se retracer quelque
chose de semblable à Dieu, parce que tout ce qui peut se voir est
corporel ; et comme nous ne pouvons pas nous figurer sous des traits visibles
la justice et la piété, à moins que, par hasard, à
la manière païenne, nous ne les représentions sous les
formes d'une femme; ainsi il nous faut concevoir Dieu, autant que possible,
sans que l'imagination nous représente aucune image. Dans la tiédeur
de mon âme, je puis à peine entendre les raisonnements subtils,
et il ne me paraissait pas que la justice pût être quelque
chose de vivant comme substance; c'est pourquoi je ne saurais me représenter
Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice; car la justice
ne vit pas en elle-même, mais en nous; ou plutôt nous vivons
selon la justice; mais elle ne vit point par elle-même : à
moins qu'on n'affirme que la justice n'est pas notre équité
humaine,
1. Matth. V, 8.
234
et qu'il n'y en a qu'une seule, celle qui est Dieu.
6. Ce n'est pas seulement de vive voix que je voudrais être éclairé
sur toutes ces choses., mais par une lettre complète. Car il ne
faut pas que nos pieds seuls soient ramenés par vous de cette voie
de l'erreur ou nous sommes entrés en si grand nombre. Lorsque dans
les îles que nous habitons, bien des gens , en cherchant le droit
chemin, s'égarent au milieu de tortueux sentiers, y aura-t-il là
un Augustin dont ils puissent reconnaître l'autorité et croire
la doctrine, un Augustin qui triomphe d'eux par son génie ? Peut-être
, dans votre paternelle affection, aimeriez-vous mieux m'avertir secrètement
que de me reprendre avec éclat comme un homme qui fait fausse route
, comme un mauvais guide ? Mais c'est pour l'avantage de mon âme,
et non point pour obtenir les louanges des hommes, que je désire
continuer ma course votre correction , m'étant utile, ne me sera
pas amère : d'autant plus que moi et les autres nous y trouverons
et la vie et la gloire. Je ne crois point en effet que personne puisse
être injuste au point d'aimer mieux m'accuser de folie pour être
resté quelque temps dans l'erreur, que de reconnaître que
j'ai bien fait en choisissant le parti de la vérité. Etaient-ce
des fous ceux que saint Paul exhortait à ne pas courir en vain en
leur disant: « Courez de façon à remporter le prix
(1) ? » C'est pourquoi cette voie d'erreur où nous courons,
il faut non-seulement que nous l'abandonnions, mais il faut la fermer et
la couper, de peur qu'un semblant d'affection ne prive de la vérité
ceux qui marchent avec nous. Je ne vous ai pas choisi entre tous pour lire
simplement mes livres, mais je les soumets à l'épreuve de
votre jugement; car dans la lettre placée comme une préface
en tête de mes humbles ouvrages, j'ai dit ceci: « Nous avons
voulu appuyer la flottante nacelle de notre foi sur le sentiment du bienheureux
évêque Augustin. » Pourquoi donc, vous qui êtes
au sommet de cette doctrine qui est dans le Christ, hésiteriez-vous
à reprendre ouvertement un fils qu'il faut corriger? Si l'ancre
de votre jugement ne s'enfonce pas profondément, pourra-t-elle nous
retenir avec une assez forte certitude ? Car ce n'est pas ici une question
peu grave où l'erreur consiste à ne pas avancer ; mais, vous
l'avez dit fortement vous-même, notre esprit aveugle court risque
de tomber dans le crime d'idolâtrie. Je voudrais que vous traitassiez
cela avec votre habileté et votre sagesse, afin que la belle clarté
de votre doctrine et de votre génie dissipât les ombres de
notre esprit, et que, grâce à votre lumineuse parole , nous
pussions voir des yeux du coeur ce que nous ne pouvons pas nous retracer
maintenant. Eternellement sauf et bienheureux, possédez, en vous
souvenant de moi, les célestes royaumes, ô mon saint seigneur
et bienheureux pape!
1. I Cor. IX, 24.
LETTRE CXX. (Année 410)
Saint Augustin répond à Consentius. Cette lettre est
une des plus belles que nous ayons de ce grand homme. L'évêque
d'Hippone y parle admirablement de la raison humaine. Il pénètre
ensuite dans les profondeurs de la sainte Trinité, signale diverses
erreurs qui s'étaient produites dans l'Eglise au sujet de ce mystère,
et par une suite de vérités fortement établies sous
les yeux de Consentius, il le met en mesure de se rectifier.
AUGUSTIN A CONSENTIUS, SON BIEN-AIMÉ ET HONORABLE FRÈRE
EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je vous avais prié de venir nous voir parce que j'avais été
charmé de votre esprit dans vos livres. J'aurais voulu que vous
eussiez lu auprès de nous et en quelque sorte sous nos yeux ceux
de nos ouvrages qui nous semblent vous être nécessaires :
vous nous auriez questionné à votre aise sur ce que vous
auriez peut-être moins bien entendu et, par nos entretiens, autant
que le Seigneur nous aurait donné, à nous d'expliquer, à
vous de comprendre, vous auriez reconnu et corrigé vous-même
ce qui doit être rectifié dans vos livres. Car vous êtes
doué de la faculté de bien exprimer ce que vous pensez; par
votre droiture et votre humilité, vous méritez de connaître
le vrai. Et maintenant je reste dans le même sentiment qui ne doit
pas vous déplaire; je vous ai récemment engagé, lorsque
vous lisez chez vous mes écrits, à marquer les endroits qui
vous arrêtent, et à me les apporter pour me demander des explications
sur chacun des passages. Je vous invite à faire ce que vous n'avez
pas encore fait. Votre réserve et votre crainte à cet égard
ne se justifieraient que si vous m'aviez trouvé mal disposé,
ne fût-ce qu'une fois. En vous entendant vous plaindre d'exemplaires
fautifs de mes ouvrages, je vous avais dit aussi que vous pourriez trouver
chez moi des exemplaires plus corrects.
2. Vous me demandez de traiter avec habileté et sagesse la question
de la Trinité, c'est-à-dire de l'unité de la divinité
et de la distinction des personnes. « Vous voulez, dites-vous, que
les clartés de ma doctrine et de mon génie dissipent les
ombres de votre esprit, afin, que, grâce à mes lumineuses
paroles, vous puissiez voir des yeux de l'intelligence ce que maintenant
vous ne pouvez vous retracer. » Voyez d'abord si ce désir
s'accorde avec le (235) passage précédent, où vous
dites que selon vous il faut connaître la vérité par
la foi plus que par la raison. Voici vos paroles: « Si c'était
le raisonnement et non point une piété soumise qui
conduisît à la foi de la sainte Eglise, les philosophes et
les orateurs seraient seuls admis à posséder la béatitude.
Mais parce qu'il a plu à Dieu de choisir ce qu'il y a de plus faible
en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, et de sauver les
croyants par la folie de la prédication, nous devons plutôt
suivre l'autorité des saints que de demander raison des choses divines.
» Voyez, d'après cela, si sur cette question qui fait surtout
notre foi, vous ne devez pas suivre uniquement l'autorité des saints
au lieu de m'en demander la raison et l'intelligence. Car en m'efforçant
de vous introduire de quelque manière dans l'intelligence d'un si
grand mystère (et je ne le pourrai que si Dieu m'aide intérieurement),
que ferai-je sinon de vous en rendre raison dans la mesure de mon pouvoir?
Mais si vous avez droit de demander, à moi ou à quelque docteur
que ce soit, de comprendre ce que vous croyez, exprimez-vous autrement,
non pas pour refuser de croire, mais pour chercher à voir avec la
lumière de la raison ce que vous tenez déjà avec la
fermeté de la foi.
3. Loin de nous la, pensée que Dieu haïsse dans l'homme
ce en quoi il l'a créé supérieur aux autres animaux
! A Dieu ne plaise que la foi nous empêche de recevoir ou de demander
la raison de ce que nous croyons, puisque nous ne pourrions pas croire
si nous n'avions pas des âmes raisonnables ! Et si dans les choses
qui appartiennent à la doctrine du salut et que nous ne pouvons
pas comprendre encore, mais que nous comprendrons un jour, il convient
que la foi précède la raison, la foi qui purifie le coeur
et le rend capable de recevoir et de soutenir la lumière de la grande
raison, c'est la raison même qui l'exige. Voilà pourquoi il
a été dit raisonnablement par le Prophète : «
Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (1). » Ici le Prophète
a clairement distingué ces deux choses et nous a conseillé
de commencer par croire, afin d'arriver à comprendre ce que nous
croyons. Ainsi donc il a paru raisonnable que la foi précédât
la raison. Car si ce précepte n'est pas raisonnable, il est donc
irraisonnable ! Dieu nous garde de le penser! S'il est raisonnable que
la foi précède la raison
1. Isaïe, VII, 9, d'après les septante.
pour monter à certaines grandes choses que nous ne pouvons pas
encore comprendre, sans doute, quelque petite que soit la raison qui nous
le persuade, elle précède elle-même la foi.
4. Aussi l'apôtre Pierre nous avertit de nous tenir prêts
à répondre à quiconque nous demande raison de notre
foi et de notre espérance (1). Si donc un infidèle me demande
raison de ma foi et de mon espérance, et si je vois qu'il ne puisse
pas comprendre avant de croire, je lui rendrai raison en lui montrant,
s'il est possible; combien il est contraire à l'ordre de vouloir
demander, avant de croire, la raison des choses qu'on ne peut pas comprendre.
Mais si c'est un fidèle qui demande à comprendre ce qu'il
croit, il faut considérer la mesuré de son intelligence et
lui rendre raison dans cette limite; il faut proportionner à sa
portée l'explication de ce i qu'il croit; l'explication sera plus
grande s'il comprend plus; elle sera moindre s'il comprend moins. Toutefois,
en attendant le complément, la plénitude de la connaissance,
il doit rester dans le chemin de la foi. L'Apôtre l'a dit en ces
termes: « Si vous pensez quelque chose autrement qu'il ne faut, Dieu
vous éclairera; cependant tenons-nous au point de vérité
où nous sommes parvenus (2). » Si donc nous sommes déjà
fidèles, nous marchons par la voie de la foi, et si nous ne nous
en écartons point, nous parviendrons, sans aucun doute, non-seulement
à l'intelligence des choses incorporelles et immuables, à
un degré où tous ici-bas ne peuvent atteindre, mais encore
au sommet de la contemplation, que l'Apôtre désigne par la
vue face à face (3). De bien petits, mais qui n'ont jamais cessé
de marcher dans la voie de la foi, parviennent à cette très-heureuse
contemplation; d'autres sachant déjà, jusqu'à un certain
point, ce que c'est que la nature invisible, immuable, incorporelle, mais
refusant d'entrer dans la voie qui mène au séjour d'une si
grande béatitude parce qu'elle leur paraît insensée
(et cette voie, c'est Jésus crucifié), ne peuvent atteindre
au sanctuaire de cette paix divine dont la lumière éblouit
leur esprit comme par un rayonnement lointain.
5. Or, il est des choses auxquelles nous n'ajoutons pas foi quand on
nous les dit, et si on vient à nous en rendre raison, nous reconnaissons
pour vrai ce que nous ne pouvons
1. I Pierre, III, 15. 2. Philip. III, 15, 16. 3. I Cor, I, 21-29.
236
croire. Les infidèles ne croient pas aux miracles de Dieu, parce
qu'ils n'en voient pas la raison. Et en effet, il y a des choses dont on
ne peut pas rendre raison, mais qui cependant ont leur raison; car, dans
la nature des choses, qu'y a-t-il que Dieu ait fait irraisonnablement ?
Il est bon du reste que la raison de quelques-unes de ses oeuvres merveilleuses
reste un peu de temps cachée, pour qu'elles ne perdent pas tout
leur prix aux yeux des hommes qui, après avoir pénétré
dans leurs secrets, ne seraient plus remués devant ces spectacles.
Que de gens, et en grand nombre, qui sont plus occupés de l'admiration
des choses que de la connaissance des causes où les prodiges cessent
d'être des prodiges 1 Il faut les exciter à la foi des choses
invisibles par des miracles visibles , afin qu'ils parviennent là
où ils cesseront d'admirer en se familiarisant avec la vérité.
Au théâtre, les hommes sont émerveillés d'un
danseur de corde et se délectent à entendre les musiciens;
dans l'un la difficulté étonne, dans ceux-ci le plaisir attache,
et l'âme s'en repaît.
6. J'ai dit ceci pour exhorter votre foi à l'amour de l'intelligence
; la vraie raison y conduit, et la foi y prépare le coeur. Il y
a une raison qui a soutenu que, dans cette Trinité qui est Dieu,
le Fils n'est pas coéternel au Père, ou qu'il est d'une autre
substance, que le Saint-Esprit est dissemblable par quelque côté
et par conséquent inférieur; il y a aussi une raison qui
a soutenu que le Père et le Fils sont d'une seule et même
substance mais que le Saint-Esprit est d'une autre nature. Ce n'est point
parce que la raison a inspiré ces sentiments qu'il faut les fuir
et les détester; c'est parce que la raison est ici une fausse raison;
si elle était la vraie, elle ne se tromperait pas. De même
donc qu'il ne faut pas tourner le dos à tout discours parce qu'il
y a de faux discours, ainsi vous ne devez pas vous séparer de la
raison parce qu'il y a une fausse raison. J'en dirai autant de la sagesse.
Il ne faut pas abandonner la sagesse parce qu'il y a une fausse sagesse,
qui tient pour folie le Christ crucifié, le Christ vertu de Dieu
et sagesse de Dieu : et c'est pourquoi il a plu à Dieu de sauver
les croyants par cette folie de la prédication, car ce qui parait
folie de la part de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes. Cela
n'a pu être persuadé à quelques-uns des philosophes
et des orateurs, qui suivaient non pas la voie de la vérité,
mais le semblant de la vérité, et qui s'y trompaient eux-mêmes
et trompaient les autres : quelques-uns pourtant l'ont compris. Pour ceux-ci,
le Christ crucifié n'est ni un scandale ni une folie : ils font
partie de ces Juifs et de ces Grecs, appelés à la foi, et
pour lesquels le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu. Philosophes
ou orateurs, ceux qui parla grâce de Dieu, ont compris la droiture
du Christ en suivant sa voie, c'est-à-dire en marchant dans sa foi,
ont humblement et pieusement avoué que les pécheurs, leurs
premiers devanciers dans le chemin, se sont montrés au-dessus d'eux,
non-seulement par la fermeté inébranlable de la foi, mais
encore par la sûre intelligence de la vérité. Après
avoir appris que ce qui était folie et faiblesse selon le monde
était choisi pour confondre la force et la sagesse du siècle,
après avoir reconnu la fausseté de leur savoir et la faiblesse
de leur force, ils ont été couverts d'une salutaire confusion
et sont devenus insensés et faibles c'est ainsi qu'appuyés
sur une folie et une faiblesse divines, bien supérieures à
la sagesse et à la force des hommes, ils ont voulu prendre rang
parmi ces élus faibles et insensés et devenir véritablement
sages et puissamment forts (1).
7. Devant quoi la piété fidèle rougit-elle, si
ce n'est devant la vraie raison, lorsqu'elle nous porte à renverser
une certaine idolâtrie que la faiblesse de la pensée humaine
s'efforce d'établir dans notre coeur, par l'impression accoutumée
des choses visibles, et à ne plus regarder la Trinité, que
nous adorons invisible, incorporelle et immuable, comme trois masses vivantes
? Malgré la grandeur et la beauté qu'on leur prête,
elles n'occupent que des espaces qui leur sont propres et restent voisines
sans se confondre, soit que l'une d'elles, placée au milieu, ait
les deux autres à ses côtés; soit que l'imagination
les établisse en triangle, et-, sous cette forme, les rapproche
toutes les trois. Ces grandes masses des trois personnes, circonscrites
de tous côtés, ne sont pas divines de leur propre fond; il
est en dehors des trois personnes une sorte de quatrième divinité
qui leur est commune à toutes et qui est comme leur esprit divin;
elle est tout entière dans toutes les trois et chacune d'elles en
particulier; et c'est ainsi qu'on parvient à faire d'une même
Trinité un seul Dieu. Les trois personnes ne sont que dans les cieux,
1. I Cor. I, 21-29.
237
mais cette divinité est partout; et de la sorte on peut dire
dans ce système que Dieu est au
ciel et sur la terre, à cause de cette divinité commune
aux trois personnes et partout répandue; toutefois on ne saurait
dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont sur la terre,
puisque le siège de cette Trinité ne se trouve que dans le
ciel. Aux premiers efforts de la vraie raison pour secouer cette ouvre
d'une pensée charnelle et ces vaines fictions, assistés et
éclairés par Celui qui ne veut pas habiter en nous avec de
telles images, nous nous hâtons de les briser et de dégager
notre foi d'une pareille idolâtrie, sans souffrir qu'il reste dans
nos âmes la moindre poussière de ces fantasques inventions.
8. Si la foi qui nous revêt de piété n'avait pas
précédé dans notre coeur ce travail de la raison,
avertissement extérieur mêlé à la lumière
intérieure de la vérité, et par lequel nous découvrons
la fausseté de ces opinions, n'est-ce pas inutilement que le vrai
se ferait entendre à nous ? Mais parce que la foi a fait ce qui
lui appartenait, il a été donné à la raison
de découvrir quelques-unes des choses qu'elle cherchait ; et on
doit sans aucun doute préférer à la fausse raison
non-seulement la vraie raison par laquelle nous comprenons ce que nous
croyons, mais encore la foi même de ce qui ne se comprend pas encore.
Mieux vaut croire ce qui est vrai, sans l'avoir vu, que de prétendre
voir ce qui est faux. Car la foi a des yeux par lesquels elle voit d'une
certaine manière ce qu'elle ne voit pas encore, et par lesquels
elle voit avec certitude qu'elle ne voit pas encore ce qu'elle croit. Mais
l'homme qui, aidé de la vraie raison, comprend ce qu'il croyait
seulement, est certainement plus avancé gaie celui qui en est à
désirer comprendre ce qu'il croit; si celui-ci ne le désire
point et s'il pense qu'il faille se borner à la foi au lieu d'aspirer
à l'intelligence, il ne sait pas à quoi sert la foi; car
la foi pieuse ne veut pas être sans l'espérance et sans la
charité. C'est pourquoi l'homme fidèle doit croire ce qu'il
ne voit pas encore, de façon à espérer et à
aimer le voir.
9. Les choses visibles qui se sont montrées pour un temps et
qui ont passé ne peuvent se saisir que par la foi, car on n'espère
plus les voir; on y croit comme à des choses faites et accomplies:
ainsi nous croyons que le Christ est mort une fois pour nos péchés
et qu'il est ressuscité, qu'il ne mourra plus et que désormais
la mort n'aura sur lui aucun empire (1). Mais il est des choses qui ne
sont pas encore et qui doivent être comme la résurrection
de nos corps spirituels: nous croyons à ces faits avec l'espérance
de les voir, mais il n'est pas possible de les montrer. Parmi les choses
qui ne passent point, qui ne sont point à venir, mais qui demeurent
éternelles, il en est d'invisibles comme la justice, comme la sagesse;
il en est de visibles comme le corps immortel du Christ. Les invisibles
se laissent voir dès qu'on les comprend et se laissent voir de la
manière qui leur est propre; et du moment qu'on les découvre,
elles deviennent beaucoup plus certaines que celles qui frappent nos sens
: on les appelle invisibles parce que des yeux mortels ne peuvent absolument
les atteindre. Les choses visibles qui demeurent peuvent être vues
des yeux du corps: c'est ainsi que le Seigneur, après sa résurrection,
s'est montré à ses disciples comme, après son ascension,
il s'est montré à l'apôtre Paul et au diacre Etienne
(2).
10. Quoique ces choses visibles et permanentes ne soient pas démontrées
, nous y croyons de façon à espérer que nous les verrons
un jour; nous ne faisons aucun effort de raison ou d'intelligence pour
les comprendre; nous songeons seulement à les distinguer des invisibles;
et quand par la pensée nous cherchons à nous les retracer
telles qu'elles sont, nous reconnaissons assez qu'elles ne nous sont pas
connues. Ainsi je pense à Antioche que je ne connais pas, mais je
n'y pense pas comme à Carthage que je connais; pour Antioche, ma
pensée se représente une image de fantaisie, mais Carthage
est pour moi un souvenir; je suis aussi sûr de l'une, par l'affirmation
de plusieurs témoins, que je suis sûr de l'autre, par le témoignage
de mes yeux. Quant à la justice, à la sagesse et à
quoi que ce soit de ce genre, il n'y a pas pour nous de différence
entre imaginer et voir; mais ces choses invisibles, comprises par l'application
simple de l'esprit et de la raison, nous les apercevons sans figures ni
masses corporelles, sans linéaments ni formes de membres, sans espaces
d'aucune sorte, finis ou infinis. Cette lumière elle-même,
par où nous discernons toutes ces choses, et où nous distinguons
ce que nous croyons sans le connaître et ce que nous possédons
avec pleine connaissance; les formes
1. Rom. VI, 9, 10. 2. Matth. XXVIII ; Marc, XVI ; Luc, XXIV; Jean,
XX, XXI; Act. IX, 3,4 ; VII, 55.
238
corporelles que nous nous rappelons et celles qu'imagine notre esprit;
ce que les sens peuvent atteindre et ce que l'âme se représente
de semblable au corps; ce que l'intelligence contemple de certain, quoique
sans aucun rapport avec toute nature corporelle : cette lumière
où nous voyons tout cela n'est pas comme un rayon de ce soleil,
elle ne ressemble à aucune des clartés qui frappent nos yeux;
elle n'est pas de toutes parts répandue à travers les espaces
et n'éclaire pas notre esprit avec de visibles rayons , mais invisiblement
et ineffablement : elle brille pourtant d'une manière intelligible
et nous est aussi certaine que tout ce que nous voyons à sa lueur.
11. II y a donc trois sortes de choses qui se voient: premièrement
les choses corporelles, comme le ciel, la terre et tout ce, qu'on y peut
voir et toucher avec les sens ; secondement les choses semblables aux corps,
comme celles que l'esprit imagine en se représentant des corps dont
il se souvient ou en cherchant à se retracer ce qu'il a oublié,
et tels sont aussi les songes et les extases qui se mêlent à
des images de lieux : troisièmement les choses qui n'ont ni corps
ni aucune ressemblance avec le corps, comme la sagesse qu'on voit par la
compréhension de l'intelligence, et dont la lumière sert
de règle au jugement. Dans laquelle de ces trois sortes de choses
faut-il placer ce que nous voulons connaître, la Trinité ?
C'est assurément dans l'une d'elles ou bien dans aucune. Si c'est
dans l'une d'elles, c'est certainement dans celle qui l'emporte sur les
deux autres, comme la sagesse. Si cette sagesse est en nous un don de la
Trinité, et un don moindre que cette suprême et immuable sagesse
appelée la sagesse de Dieu, nous ne devons pas supposer que l'Auteur
de ce don soit inférieur au dan lui-même : et si ce que nous
appelons notre sagesse est une splendeur qui se reflète en nous
de la même Trinité et que nous recevons, autant que nous en
sommes capables, par le miroir et en énigme, il faut que nous distinguions
les trois Personnes et de tous les corps et de tout ce qui ressemble à
des corps, comme nous en distinguons notre propre sagesse.
12. Mais si la Trinité ne doit être placée dans
aucune de ces trois sortes de choses et qu'elle soit invisible même
à l'esprit, il nous faut d'autant moins croire qu'elle soit semblable
aux natures corporelles ou à leurs images. Car elle n'est pas au-dessus
des corps par la beauté ou la grandeur de la masse, mais par la
différence de la nature; et si elle est supérieure aux biens
de notre âme, tels que la sagesse, la charité, la chasteté
et les autres biens de ce genre que nous n'estimons pas d'après
l'étendue et auxquels notre imagination ne prête pas des formes
sensibles, mais que nous dégageons de toute matière lorsque
nous voulons nous en former une juste idée; combien plus n'est-il
pas permis de la comparer à rien de ce qui touche à l'étendue
et aux qualités des corps ! Toutefois, d'après le témoignage
de l'Apôtre, elle n'est pas entièrement inaccessible à
notre entendement: « Depuis la création du monde, dit l'Apôtre,
les ouvrages de Dieu ont fait comprendre et ont rendu visibles ses invisibles
grandeurs: on a pu y voir aussi sa puissance éternelle et sa divinité
(1). » La Trinité ayant donc fait et le corps et l'âme,
elle est sans aucun doute supérieure à l'un et à l'autre;
et si l'âme, surtout l'âme humaine, raisonnable, intellectuelle,
faite à l'image de la Trinité, n'est pas au-dessus de nos
pensées et de notre pénétration; mais si nous pouvons
comprendre par l'esprit et l'intelligence ce qu'il y a de principal en
elle, c'est-à-dire l'esprit lui-même et l'intelligence, peut-être
n'y aura-t-il rien d'absurde à essayer, avec l'aide de Dieu, de
nous élever jusqu'à concevoir notre Créateur. L'âme,
dans cet effort, restera-t-elle court sur elle-même, et perdra-t-elle
courage? Elle se contentera alors de croire dans ce pèlerinage loin
du Seigneur; elle demeurera avec la foi jusqu'à ce que s'accomplisse
la promesse faite à l'homme, et qu'elle s'accomplisse par Celui
« qui peut faire plus que nous ne demandons et ne pensons (2). »
13. Cela étant, je voudrais que vous lussiez d'abord les écrits
déjà nombreux que j'ai composés sur cette question;
j'en ai d'autres consacrés à la même étude,
mais la grande difficulté de la question ne m'a pas encore permis
de les achever (3). Pour le moment croyez avec une foi inébranlable
que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont la Trinité et
qu'ils ne sont qu'un seul Dieu; qu'il n'y a pas de quatrième divinité
qui leur soit commune, mais, que par un mystère ineffable, la Trinité
est inséparable; que le Père seul a engendré le Fils,
que
1. Rom. I, 20. 2. Eph. III, 20.
3. Saint Augustin fait évidemment allusion ici à son
Traité de da Trinité, commencé dès l'année
400, et qui ne fut terminé qu'en 418.
239
le Fils seul a été engendré du Père, mais
que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Père et du Fils. Et quelle que
soit l'image corporelle qui puisse se mêler à vos pensées
quand vous méditez sur ce mystère, chassez-la, désavouez-la,
méprisez-la, rejetez-la, fuyez-la. Quand il s'agit de la connaissance
de Dieu, ce n'est pas peu de chose, avant qu'on puisse savoir ce qu'il
est, que de commencer par savoir ce qu'il n'est pas. Aimez beaucoup à
comprendre; car les Ecritures elles-mêmes qui conseillent la foi
avant l'intelligence des grandes choses, ne pourraient vous servir de rien
si vous les entendiez mal. Tous les hérétiques en reconnaissent
l'autorité; ils croient les suivre et ne suivent que leurs propres
erreurs; ils ne sont pas hérétiques parce qu'ils les méprisent,
mais parce qu'ils ne les comprennent pas.
14. Pour vous, mon très-cher fils, priez Dieu fortement et pieusement
afin qu'il vous accorde la grâce de comprendre, et que les enseignements
qui vous seront donnés du dehors vous deviennent profitables : «
Ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu est tout,
Dieu qui donne l'accroissement (1). » Nous lui disons: « Notre
Père qui êtes aux cieux (2), » non point parce qu'il
est là et n'est pas ici, lui qui est partout et tout entier par
sa présence incorporelle ; mais nous voulons dire qu'il habite en
ceux dont il soutient la piété, et ceux-là surtout
sont dans les cieux: c'est là aussi qu'est notre conversation, si
notre bouche est véridique quand elle répond que nous tenons
haut notre coeur. Lors même que nous prendrions dans leur sens matériel
ces paroles d'Isaïe : « Le ciel est mon trône, la terre
est mon marche-pied (3), » nous devrions croire que Dieu est là
et ici: cependant il ne serait point là tout entier, puisqu'ici
seraient ses pieds; ni tout entier ici, puisqu'il aurait là les
parties supérieures de son corps. Cet autre passage doit faire disparaître
toute pensée grossière: « Qui a mesuré le ciel
avec sa main et la terre avec son poing (4)? » Car qui peut s'asseoir
sur sa main étendue ou poser ses pieds sur ce qu'il saisirait avec
son poing? Pour tomber dans ces absurdités, ce serait peu d'attribuer
des membres humains à la substance de Dieu; il faudrait encore lui
prêter des membres monstrueux, de façon que sa main fût
plus large que ses reins et son
1. I Cor. III, 7. 2. Matth. VI, 9. 3. Isaïe, LXVI, 1. 4.
Isaïe, XI, 12. .
poing plus étendu que ses deux mains rapprochées. Le
désaccord que présenterait le sens charnel de ces endroits
de l'Ecriture, nous avertit qu'il ne faut y chercher qu'un sens spirituel
inexprimable.
15. Aussi quoique nous nous représentions avec des membres et
sous une forme humaine le corps du Seigneur, sorti vivant du sépulcre
et élevé dans le ciel, nous ne devons pas pourtant croire
que le Christ est assis à la droite du Père, de manière
que le Père paraisse assis à sa gauche. Dans cette béatitude
qui surpasse tout entendement humain, la droite seule existe; et une même
droite est le nom d'une même béatitude. On donnerait également
une interprétation absurde à ces paroles du Seigneur à
Marie après la résurrection : « Ne me touchez pas,
car je ne suis pas encore monté vers mon Père (1), »
si on pensait que le Seigneur après son ascension, eût voulu
être touché par des femmes, comme avant son ascension il le
fut par des hommes. Mais, quand le Seigneur a dit cela à Marie,
qui figurait l'Eglise, il a voulu faire comprendre qu'il ne serait monté
vers son Père que lorsqu'elle l'aurait reconnu comme égal
au Père: c'est dans un tel sentiment de foi qu'elle l'a touché
avec profit pour le salut; elle l'aurait mal touché si elle n'avait
vu en lui que ce qui paraissait dans sa chair. L'hérétique
Photin l'a ainsi touché; il a cru qu'il n'y avait qu'un homme dans
Jésus-Christ.
16. Et si on peut donner à ces paroles du Seigneur une interprétation
plus convenable et meilleure, toujours faut-il repousser sans hésitation
le sentiment qui admet que la substance du Père est dans le ciel
en tant que le Père est une des personnes de la Trinité,
tandis que la divinité est non-seulement dans le ciel, mais partout;
comme si autre chose était le Père, autre chose sa divinité
qui lui est commune avec le Fils et avec le Saint-Esprit; comme si la Trinité
habitait des espaces à la manière des corps et fût
quelque chose de corporel, tandis que la divinité des trois personnes
serait seule présente partout et partout tout entière comme
étant seule incorporelle. Car si la divinité était
une qualité des personnes (et Dieu nous garde de croire que dans
le Père, le Fils et le Saint-Esprit la qualité et la substance
soient différentes !) si, dis-je, la divinité était
une qualité des personnes, elle ne pourrait pas
1. Jean, XX, 17.
240
être ailleurs que dans sa propre substance; mais si elle est
une substance, et qu'elle diffère des personnes, c'est une autre
substance : ce qui n'est rien moins qu'une très-grave erreur.
17. Comprenez-vous difficilement la différence qu'il y a entre
substance et qualité ? Vous comprendrez plus aisément que
la divinité de la Trinité qu'on croit différente de
la Trinité elle-même, mais commune aux trois personnes pour
faire, non pas trois dieux, mais un seul Dieu, est une substance ou n'est
pas une substance. Si elle est une substance, et qu'elle soit différente
du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit, ou de l'ensemble de la
Trinité elle-même, elle est, sans aucun doute, une autre substance
: c'est ce que la vérité rejette et condamne. Mais, si cette
divinité n'est pas une substance et qu'elle soit elle-même
Dieu, puisqu'elle est tout entière partout, et non pas la Trinité;
Dieu n'est donc pas une substance : quel catholique dirait cela ? De même,
si cette divinité n'est pas une substance (et c'est parce qu'elle
est commune aux trois personnes que la Trinité ne forme qu'un seul
Dieu), on ne peut pas dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit
ont une même substance, mais qu'ils ont une même divinité
qui n'est pas une substance. Mais vous reconnaissez qu'il est vrai, qu'il
est établi dans la religion catholique, que si le Père, le
Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu en trois personnes, c'est
qu'ils sont inséparablement d'une seule et même substance,
ou, si on aime mieux, d'une seule et même essence. Car plusieurs
d'entre nous, et surtout les Grecs, disent que la Trinité, qui est
Dieu, est plutôt une seule essence qu'une seule substance ; ils croient
reconnaître quelque différence entre ces deux noms; mais nous
n'avons pas à examiner cela en ce moment; qu'on appelle substance
ou essence cette divinité qu'on croit autre chose que la Trinité
elle-même, il s'en suivra toujours la même erreur; car si elle
est différente de la Trinité elle-même, elle sera une
autre essence : à Dieu ne plaise qu'un catholique pense rien de
pareil ! Il nous reste donc à croire que la Trinité est d'une
même substance, de façon que l'essence elle-même ne
soit autre chose que la Trinité. Quelque progrès que nous
fassions dans cette vie pour la découvrir, nous n'en verrons jamais
rien que dans un miroir et en énigme. Mais lorsque, selon les promesses
de la résurrection , nous aurons commencé à prendre
un corps spirituel, soit que nous la voyons avec l'intelligence, ou avec
les yeux du corps, d'une façon miraculeuse et par la grâce
ineffable d'un corps spirituel; chacun de nous, en la voyant selon sa capacité,
ne la verra jamais dans des espaces, ni plus grande d'un côté
que de l'autre; parce qu'elle n'est pas un corps et qu'elle est tout entière
partout.
18. Vous dites encore dans votre lettre qu'il vous semble, ou plutôt
qu'il vous semblait « que la justice n'est pas quelque chose
de vivant comme substance et que vous ne sauriez vous représenter
Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice. La justice,
dites-vous, ne vit pas en elle, mais en nous ou plutôt c'est nous
qui vivons selon la justice, mais elle ne vit point par elle-même.
» Vous allez vous-même vous répondre : voyez si on peut
dire avec vérité que la vie elle-même n'est pas vivante,
elle qui fait vivre tout ce qui vit. Je pense qu'il vous paraîtrait
absurde de dire qu'on vive par la vie et que la vie ne vive pas. Mais si,
au contraire, rien n'est plus vivant que ce qui fait vivre tout ce qui
vit, songez, je vous prie, quelles âmes l'Ecriture divine appelle
des âmes mortes; vous trouverez que ce sont les âmes injustes,
impies, infidèles. C'est par elles que vivent les corps des impies
dont il a été dit : « Que les morts ensevelissent leurs
morts (1); » ce qui donne à entendre que les âmes injustes
ne sont jamais sans quelque vie; car les corps ne peuvent vivre que par
une vie quelconque dont les âmes ne sauraient entièrement
manquer, d'où on les appelle avec raison immortelles; cependant
on les dit mortes quand elles perdent la justice, parce que, malgré
l'immortalité d'une vie quelconque des âmes, la justice est
la plus grande, la plus véritable vie, et comme la vie des vies
de ces âmes qui, étant dans les corps, donnent la vie à
ces corps qui ne peuvent, par eux-mêmes, se soutenir. C'est pourquoi,
s'il faut que les âmes aient en elles-mêmes une sorte de vie
pour la communiquer aux corps qui meurent quand elles les quittent; à
plus forte raison on doit reconnaître que la véritable justice
vit en elle-même : c'est d'elle que vivent les âmes, et, en
la perdant, elles sont déclarées mortes, quoiqu'elles ne
cessent pas de vivre, à quelque faible degré que ce soit.
19. Or cette justice, qui vit en elle-même,
1. Matt., VIII, 22. .
241
c'est Dieu, sans aucun doute, et il vit d'une immuable vie. Et de même
que cette vie, qui existe par elle-même, devient la nôtre lorsque
nous y participons de quelque manière que ce puisse être;
ainsi, cette justice souveraine devient aussi notre justice quand nous
nous unissons à elle par la droiture de notre conduite; et nous
sommes plus ou moins justes, selon que nous lui demeurons plus ou moins
unis. Voilà pourquoi- il est dit du Fils unique de Dieu, qui est
la sagesse et la justice du Père, toujours subsistante en elle-même
: « qu'il nous a été donné de Dieu pour être
notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption,
afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie
dans le Seigneur (1). » C'est ce que vous avez vu vous-même
en aboutant et en disant : « A moins qu'un n'affirme que la justice
n'est pas notre équité humaine , et qu'il n'y en a qu'une
seule, celle qui est Dieu. » C'est certainement ce Dieu souverain
qui est la vraie justice; c'est ce vrai Dieu qui est la justice souveraine;
en avoir faim et soif, telle est notre justice dans ce pèlerinage;
en être rassasié, ce sera notre pleine justice dans l'éternité.
Ainsi ne nous représentons pas Dieu comme semblable à notre
justice, mais pensons plutôt que nous deviendrons d'autant plus semblables
à Dieu que nous serons plus justes par une plus grande participation
à sa grâce.
20. S'il faut prendre garde à ne pas croire Dieu semblable à
notre justice, parce que la lumière qui éclaire est incomparablement
plus excellente que ce qui est éclairé; à plus forte
raison nous ne devons pas croire qu'il y ait en lui quelque chose de moindre
et en quelque sorte de plus décoloré que notre justice. Mais
la justice, quand elle est en nous, ou toute autre vertu, par laquelle
on vit avec rectitude et sagesse, qu'est-ce autre chose que la beauté
de l'homme intérieur? et certainement c'est par cette beauté
de l'âme bien plus que par celle du corps que nous avons été
faits semblables à Dieu; de là ces paroles de l'Apôtre
: « Ne vous conformez pas à ce siècle, mais réformez-vous
dans le renouvellement de votre esprit, afin que vous reconnaissiez quelle
est la volonté de Dieu, ce qui est bon et agréable à
ses yeux, ce qui est parfait (2).» Si donc quand nous parlons de
la beauté de l'âme, ou que nous la reconnaissons, ou que nous
la
1. Cor. I, 30, 31. 2. Rom. XII, 2.
cherchons, nous ne la faisons point consister dans la masse ni l'étendue,
comme la beauté des corps que nous voyons ou imaginons, mais dans
une vertu intelligible telle que la justice; et si c'est par cette beauté
morale que nous sommes refaits à l'image de Dieu, assurément
nous n'aurons pas l'idée de chercher dans des formes corporelles
la beauté de Dieu lui-même qui nous a faits et nous refait
à son image : nous devons croire qu'il est incomparablement plus
beau que les âmes des justes, puisque sa justice n'est comparable
à celle d'aucun autre.
Voilà une réponse plus longue peut-être que ne
l'attendait votre charité, si l'on considère la masure ordinaire
des lettres, mais courte si l'on songe à la grandeur de la question;
toutefois, elle vous suffira. Je ne dis pas que ce soit assez pour vous
instruire; mais maintenant, à l'aide de ce que vous pourrez lire
encore ou entendre de divers côtés, vous serez plus aisément
en mesure de vous corriger vous-même : et ceci est toujours d'autant
meilleur qu'on le fait avec plus d'humilité et de foi.
LETTRE CXXI (Octobre 410.)
Saint Paulin soumet à saint Augustin des difficultés
tirées de psaumes, des épîtres de saint Paul et de
l'Evangile. Cette lettre de l'évêque de Nole a des endroits
remarquables, l'endroit surtout où il commente les dernières
paroles du Sauveur expirant.
1. Des difficultés nie sont venues à l'esprit lorsque
déjà le porteur de cette lettre était au moment de
s'embarquer et qu'il m'obligeait de me hâter; je ne pourrai donc
que vous en soumettre quelques-unes; l'éclaircissement de ces difficultés
sera comme la couronne de la réponse que j'espère recevoir
de vous. Si ces passages sont clairs en eux-mêmes et obscurs pour
moi seul, qu'aucun de vos sages fils qui pourront assister à la
lecture de ma lettre ne rie de mon ignorance ; mais qu'il cherche à
m'instruire dans un mouvement de fraternelle charité, afin que je
sois du nombre des voyants, du nombre de ceux qui, illuminés par
vos leçons, comprennent les merveilles de la loi du Seigneur.
2. Expliquez-moi donc, béni docteur d'Israël, ce passage
du quinzième psaume: « Il a rendu toutes ses volontés
admirables parmi ses saints qui sont sur la terre. Leurs infirmités
se sont multipliées; ensuite ils ont couru. » Qui appelle-t-il
des saints et des saints sur la terre? Sont-ce ces Juifs qui, enfants d'Abraham
selon la (242) chair, mais n'étant pas enfants de la promesse,
but sépares de la race qui est appelée en Isaac (1) ? Le
Psalmiste dit-il qu'ils sont saints sur la terre parce qu'ils le sont par
leur origine, mais qu'ils appartiennent à la terre par leur vie
et leurs sentiments, goûtant les choses d'ici-bas et vieillissant
dans la lettre par l'observation charnelle de la loi, ne renaissant pas
pour être de nouvelles créatures parce qu'ils n'ont pas reçu
Celui par qui tout ce qui est ancien a passé et est devenu nouveau
? Peut-être sont-ils appelés saints dans ce psaume comme ils
sont appelés justes dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur
dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes; mais les pécheurs
(2) » Il s'agit ici de ces justes qui se glorifient dans. la sainteté
de leur origine et dans la lettre de la loi et à, qui il est dit:
« Ne vous glorifiez pas dans Abraham, votre père, parce que
Dieu est assez puissant pour faire naître, des pierres mêmes,
des enfants à Abraham (3). » Une image de ces justes nous,
est retracée dans le pharisien qui publiait dans le temple ses justices
comme pour les rappeler au Seigneur qui n'en aurait rien su ; il ne priait
pas pour être exaucé, mais pour exiger le prix de ses couvres,
bonnes en elles-mêmes, mais désagréables à Dieu,
parce que l'orgueil avait détruit ce que la justice avait édifié
; il ne priait pas en silence, mais élevait la voix et, voulant
être entendu des hommes, il montrait que ce n'était pas pour
Dieu qu'il parlait; et comme il se plaisait à lui-même, il
ne plut pas à Dieu. « Le Seigneur, dit le Psalmiste, a brisé
les os des hommes qui se plaisent à eux-mêmes. Ils ont été
couverts de confusion parce que Dieu les a méprisés (4).
» Dieu qui ne méprise point un coeur humble et contrit.
3. Enfin dans cette même parabole de l'Evangile où le
pharisien et le publicain sont mis en scène, le Seigneur montre
manifestement ce qu'il aime, ce qu'il repousse en l'homme (5). «
Dieu, comme il est écrit, résiste aux superbes et donne sa
grâce aux humbles (6). » Aussi nous déclare-t-il que
le publicain sortit du temple bien plus justifié par la confession
de ses péchés que le pharisien par l'énumération
de ses justices. C'est bien avec raison que ce louangeur de lui-même
s'en alla rejeté de la face de Dieu ; il faisait profession de savoir
la loi, mais il avait oublié cette parole du Seigneur dans le prophète
Isaïe : « Sur qui habiterai-je, si ce n'est sur celui qui est
humble et paisible, et qui tremble à mes discours (7)? » Mais
cet accusateur de lui-même dans un coeur contrit est reçu
de Dieu et obtient le pardon de ses péchés par la grâce
de l'humilité, tandis que le pharisien, avec sa sainteté
judaïque, sort du temple chargé du poids de ses péchés
parce qu'il s'est vanté d'être saint. Il est représenté
par ces juifs dont parle l'Apôtre, qui, désirant établir
leur propre justice qui vient de la loi, ne se sont point
1. Rom. IX, 6, 7. 2. Matth. IX, 13. 3. Ibid. III, 9. 4.
Ps. LII, 6. 5. Luc, XVIII, 10-14. 6. Jacq. IV, 6. 7. Isaïe,
LXVI, 2.
soumis à la justice de Dieu (1) qui vient de la fat et quia
été imputée à justice à notre père
Abraham, non comme récompense de ses oeuvres (2), mais parce qu'il
a cru à la toute-puissance de Dieu : auprès de ce Dieu celui-là
est véritablement juste qui vit de la foi, et le saint n'est pas
sur la terre, mais dans le ciel, car il marche selon l'esprit et non selon
la chair; sa conversation est dans les cieux ; il n'attend pas sa gloire
de la circoncision de la chair, mais de la circoncision du coeur, qui s'accomplit
invisiblement, non par la lettre, mais par l'esprit: aussi la louange ne
lui vient point des hommes, mais de Dieu.
4. « Il a rendu ses volontés admirables parmi eux, »
lisons-nous dans le même verset; je crois que par ces mots le Seigneur
veut dire qu'il a d'abord allumé au milieu d'eux le flambeau de
la loi, et que ce sont les premiers à qui il ait donné des
préceptes pour bien vivre. « Car, dit-il, il a fait connaître
ses voies à Moise et ses volontés aux enfants d'Israël
(3). » Ensuite il a accompli parmi eux le mystère de sa miséricorde,
il est né d'une vierge de leur nation et s'est fait homme avec leur
chair de la race de David; il a opéré des guérisons
miraculeuses, sur eux et devant eux. Ces prodiges n'ont pas suffi pour
qu'ils crussent en lui ; bien plus, ils l'ont blasphémé en
disant: « Si cet homme était de Dieu, il ne guérirait
pas les jours de sabbat (4) ; » et encore : « Il ne chasse
les démons qu'au nom de Beelzébut, prince des démons
(5). » Leur esprit étant ainsi aveuglé par une impiété
endurcie, leurs infirmités et leurs ténèbres se sont
multipliées.
5. Mais que veulent dirent ces mots: « Ensuite ils ont marché
rapidement? » Est-ce dans la pénitence, comme on voit dans
les Actes des apôtres ceux qui touchés de la prédication
du bienheureux Pierre, crurent en celui qu'ils avaient crucifié,
et, se hâtant d'expier un si grand crime, coururent vers le don de
la grâce (6) ? Ou bien, comme les forces de l'âme s'appuient
sur la foi et, la charité de Dieu, cela veut-il dire que les infirmités
se sont multipliées pour ces impies sans foi et sans charité
et dont l'impiété avait frappé les âmes de maladies
mortelles? Car le Christ est la lumière et la vie des croyants,
et la santé est sous
ses ailes; aussi ne faut-il pas nous. étonner de l'accroissement
mortel des ténèbres et des infirmités de ceux qui
n'ont pas reçu la lumière et la vie et qui n'ont pas voulu
demeurer sous les ailes du Seigneur. Il l'a dit lui-même avec des
larmes dans son Evangile : souvent il a voulu les réunir sous ses
ailes comme la poule rassemble ses petits, et ils ne l'ont pas voulu (7)
! Leurs infirmités s'étant multipliées, où
donc ont-ils couru? C'est peut-être pour aller demander le crucifiement
du Seigneur et arracher sa condamnation à Pilate avec des cris impies,
comblant ainsi la mesure de leurs pères, tuant lé Seigneur
de ces mêmes prophètes que leurs pères avaient fait
mourir et par lesquels avait été annoncée la venue
de ce Sauveur
1. Rom. X, 3. 2. Ibid.IV, 2, 3. 3. Ps. CI, 7. 4. Jean, IX, 16.
5. Matth. XII, 24. 6. Act. II, 37-41. 7. Matth. XXIII, 37.
243
du monde. « Ensuite ils ont couru, car leurs pieds sont légers
pour répandre le sang. Le brisement et le malheur sont dans leurs
voies, et ils n'ont point connu la voie de la paix (1), » c'est-à-dire
le Christ qui dit: « Je suis la voie (2). »
6. Dans le psaume suivant je trouve ce passage dont je désire
l'explication : « Leur ventre a été rempli de vos biens
cachés, Ils ont été rassasiés de la chair de
porc. » Ou bien comme on me dit qu'il est écrit dans quelques
psautiers : « Ils ont été rassasiés par le nombre
de leurs enfants, car ils ont laissé ce qui leur est resté
à leurs petits-enfants (3). »
7. Un endroit du psaume LVIII m'étonne: le Fils à ce
que je comprends, parle à son Père des Juifs ennemis. Après
avoir dit plus haut: « Voilà qu'ils parleront eux-mêmes
dans leur bouche, et un glaive est sur leurs lèvres; » il
dit un peu plus bas : « Ne les faites pas mourir, de peur qu'on n'oublie
votre loi. Dispersez-les dans votre puissance , et détruisez-les
, Seigneur (4). » Nous voyons ceci s'accomplir jusqu'à ce
jour, car leur ancienne gloire est détruite, et, dispersés
au milieu des nations, ils vivent sans temple, sans sacrifices, sans prophètes.
Mais pourquoi nous étonnerions-nous que le Seigneur est déjà
prié par son prophète pour qu'on ne le fit pas mourir, lui
qui priait encore pour eux au moment de sa passion et quand ils le conduisaient
au supplice : « Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils
ne savent ce qu'ils font (5) » Mais ces mots : « De peur qu'on
n'oublie votre loi » semblent faire entendre la nécessité
de l'existence des juifs, même sans la foi de l'Evangile, et j'avoue
que ceci me paraît obscur. Que peuvent, en effet, leur servir le
souvenir et la méditation fie la loi pour le salut qu'on obtient
par la foi seule ? Serait-ce par hasard que, pour honorer la loi elle-même
et la race d'Abraham, la lettre de l'ancienne loi doive subsister dans
la portion terrestre de cette race charnelle, qui a été comparée
au sable de la mer, parce que la lecture de la loi peut être, au
profit de quelques-uns, une lumière qui conduirait à la foi
du Christ, la fin de la loi et des prophètes, le Sauveur figuré
et prophétisé dans tous les livres juifs? Espérerait-on
que de ces impies sortirait toute une génération d'élus,
pris dans chaque tribu, et représentés par les douze mille
à qui la révélation du bienheureux Jean rend ce témoignage,
par la voix de l'ange, que restés sans tache et préservés
de toute souillure humaine, ils se rapprocheront plus familièrement
du Roi éternel? Il est dit d'eux particulièrement: «
Ils suivront l'Agneau partout où il ira, parce qu'ils ne se sont
pas souillés avec les femmes, car ils sont vierges (6).»
8. Dans le LXVIIIe psaume, entre autres passages obscurs, je vous marque
celui-ci : « Cependant Dieu brisera les têtes de ses ennemis,
de ceux qui promènent dans leurs péchés le sommet
de
1. Ps. XIII, 3. 2. Jean, XIV, 6. 3. Ps. XVI, 14.
4. Et desirue eos, Domine. Dans la Vulgate nous lisons : Et depone
eos, protector meus, Domine.
5. Luc. XXIII, 34. 6. Apoc. XIV, 4.
leurs cheveux (1). » Qu'est-ce que promener dans les péchés
le sommet de ses cheveux? Le Psalmiste n'a pas dit le sommet de la tête
mais le sommet des cheveux; or les cheveux n'ont pas de sentiment. Veut-il
montrer un homme plein de péchés? il est écrit : «
Tout coeur est dans la douleur, des pieds à la tête (2). »
Un peu au-dessous le prophète dit : « Afin que la langue de
vos chiens se trempe dans celui de vos ennemis (3). » Que signifie
celui? et ces chiens sont-ils les gentils que le Seigneur appelle de ce
nom dans l'Evangile (4) ? ou bien donnerait-il ce nom de chien aux
chrétiens qui vivent comme des gentils, et dont la part sera celle
qui est réservée aux infidèles, parce qu'ils renient
dans leurs actions le Dieu qu'ils adorent en paroles ?
9. Voilà pour le moment sur les psaumes; maintenant je vous
proposerai quelque chose sur l'apôtre saint Paul. Il dit aux Ephésiens
ce que, dans une autre épître (5), il avait déjà
dit sur les degrés et les ordres établis de Dieu, selon les
grâces diverses opérées par l'Esprit-Saint. Le Seigneur
« a donné quelques-uns pour apôtres, quelques-uns pour
prophètes, d'autres pour évangélistes, d'autres encore
pour pasteurs et docteurs, afin qu'ils travaillent à la perfection
des saints (6) » et le reste. Je désire que vous me marquiez
la différence entre ces noms et la qualité propre de ces
offices et de ces grâces, ce qui regarde les apôtres, les prophètes,
les évangélistes, les pasteurs, les docteurs. Je vois dans
la diversité de ces noms quelque chose qui les rapproche et les
unit tous, c'est le devoir d'enseigner. Ces prophètes placés
ici après les apôtres ne sont pas ceux, je pense, qui les
ont précédés dans l'ordre des temps, mais ceux à
qui, même sous les apôtres, il a été donné
d'expliquer les Ecritures, de voir dans les âmes ou de prédire
l'avenir; c'est ainsi qu'Agabus annonça une famine prochaine (7)
et lit connaître par ses paroles et par la ceinture de Paul ce que
ce bienheureux apôtre devait souffrir à Jérusalem (8);
je demande à savoir quelle différence il y a particulièrement
entre pasteurs et docteurs, parce qu'on a coutume de donner l'un et l'autre
nom à ceux qui ont autorité dans l'Eglise.
10. Que veut dire aussi l'Apôtre dans ces paroles adressées
à Timothée . « Je recommande donc, avant toutes choses,
qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions
de grâce pour tous les hommes (9) ? » Montrez-moi, je vous
prie, le sens particulier de chacun de ces mots qui tous semblent n'exprimer
que le devoir de la prière.
11 . Et ceci qu'il dit aux Romains, expliquez-le, moi, je vous en supplie,
car j'avoue que je ne vois pas clair du tout dans ce passage; il s'agit
des juifs : « Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à
cause de vous mais quant à l'élection, ils sont aimés
d cause de leurs pères (10). » Comment les mêmes sont-ils
ennemis à cause de nous qui avons cru d'entre les gentils, comme
si
1. Ps. LXVII , 22. 2. Isaïe, I, 6. 3. Ps. LXVII, 24. 4.
Matth. XV, 26. 5. I Cor. XII, 28. 6. Eph. IV, 11, 12. 7. Act. XI,
28. 8. Ibid, XXI,10, 11. 9. I Tim. II, 1. 10. Rom. XI, 28.
244
les gentils n'avaient pas pu croire sans l'incrédulité
des juifs, ou comme si Dieu, créateur de tous les hommes et qui
veut les sauver tous et les conduire à la vérité (1),
n'avait pas pu gagner les gentils et les juifs sans que ce fût aux
dépens les uns des autres; et aimés à cause de leurs
pères? S'ils ont été aimés, comment ne croient-ils
pas et ne cessent-ils pas d'être ennemis de Dieu? « N'ai-je
pas haï, dit-il, ceux qui vous baissaient, ô Dieu! et vos ennemis
ne m'ont-ils pas fait sécher de douleur: ne les ai-je pas haï
d'une haine parfaite (2)? » Je crois que c'est la voix du Père
qui parle au Fils dans ce passage du Prophète, qui plus haut avait
dit de ceux qui croient : « Vos amis, ô Dieu! ont été
en honneur devant moi, et leur puissance s'est merveilleusement affermie
(3).» Que leur sert pour leur salut, qui ne s'obtient que par la
foi et la grâce du Christ, d'être aimés de Dieu à
cause de la foi de leurs pères? Comment aimer utilement ceux qu'il
est nécessaire de condamner pour s'être infidèlement
séparés des prophètes et des patriarches de leur race
et s'être faits les ennemis de l'Evangile du Christ? S'ils sont chers
à Dieu, comment périront-ils? et s'ils ne croient point,
comment ne périront-ils pas? Si c'est à cause de leurs pères
qu'ils sont aimés et non point par leur propre mérite, comment
ne seront-ils pas sauvés à cause de leurs pères? Mais
lors même que Noé, Daniel et Job seraient au milieu d'eux,
ils ne sauveraient pas des fils impies, seuls ils seraient sauvés
(4).
12. Il est une autre chose qui me parait encore plus obscure, et que
je vous prie de mettre en lumière. Je ne comprends pas du tout ce
que dit l'Apôtre dans l'épître aux Colossiens : «
Que nul ne vous séduise, en voulant marcher dans l'humilité
et la religion des anges, en se mêlant de parler de ce qu'il ne sait
point, enflé par les vaines imaginations d'un esprit charnel, et
ne tenant pas au chef (5). » De quels anges parle-t-il? S'il est
question des anges ennemis et mauvais, quelle est leur religion, quelle
est leur humilité? Et quel est le maître de cette séduction
qui, sous je ne sais quel prétexte d'une religion angélique,
enseigne comme choses vues et découvertes ce qu'il n'à pas
vu ? Sans doute, ce sont les hérétiques qui suivent et professent
les doctrines des démons, et qui, dans leurs conceptions inspirées
par l'esprit du mal, donnent leurs fantaisies pour des réalités
et les sèment dans des coeurs prompts à s'ouvrir au mal (6)
: voilà ceux qui ne tiennent pas au chef, c'est-à-dire au
Christ, source de la vérité, dont la doctrine ne saurait
rencontrer que des agressions insensées. Voilà les aveugles,
conducteurs d'aveugles (7), dont je crois qu'il a été dit
: « Ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, et ils
se sont creusé des citernes ruinées qui ne retiennent pas
l'eau (8). »
13. L'Apôtre ajoute plus bas: « Ne mangez pas, ne goûtez
pas, ne touchez pas ces choses, qui toutes donnent la mort par l'usage
même qu'on en fait,
1. I Tim. II, 4. 2. Ps. CXXXVIII, 21, 22. 3. Ps. CXXXVIII, 17.
4. Ezéch. XIV, 14 , 18. 5. Coloss. II, 18, 19. 6. I Tim. IV,
1, 2. 7. Matth. XV, 14. 8. Jérém. II, 13.
selon les prescriptions et les enseignements des hommes; elles ont
une façon de sagesse dans leur superstition, et l'humilité
: elles n'épargnent pas le corps et ne tiennent pas à honneur
le rassasiement de la chair (1). » Quelles sont ces prescriptions
auxquelles le docteur de la vérité reconnaît de la
sagesse tout en déclarant que la vérité religieuse
n'est pas là? Ne parle-t-il pas ici, peut-être, d'hommes semblables
à ceux dont il dit dans l'épître à Timothée
: « Ils ont l'apparence de la piété, mais ils en renient
la vertu (2)? » Je vous demande donc spécialement de m'expliquer
mot à plot ces deux endroits de l'épître aux Colossiens,
parce que le bien et le mal me paraissent y avoir été confondus.
Quoi d'aussi louable que la raison de la sagesse, et quoi d'aussi exécrable
que la superstition de l'erreur? L'humilité qui plait tant à
Dieu et qui est si digne de louanges dans la vraie religion est aussi attribuée,
avec la raison de la sagesse, à ces hommes dont les doctrines et
les actes sont assimilés à une nourriture de mort (3), parce
qu'ils ne viennent pas de Dieu, et que tout ce qui ne vient pas de la foi
est péché (4). Mais Dieu a dissipé les conseils des
sages (5) qui sont des insensés devant lui, car leur prudence est
celle de la chair qui ne peut être soumise à la loi de Dieu
(6) ; il sait les pensées des hommes, il sait qu'elles sont vaines
(7). Je demande quelle humilité, quelle raison de sagesse peuvent
sortir selon l'Apôtre, d'une superstition venant de la doctrine des
hommes. Je comprends peu ce qu'il dit par ces mots : Ne pas épargner
le corps, ne pas tenir à honneur le rassasiement de la chair; parce
qu'il y a, selon moi, une grande distinction à faire dans ce passage
: car je crois que par ces paroles : Ne pas épargner le corps, il
entend les abstinences feintes ou inutiles, comme les hérétiques
ont coutume d'en pratiquer; les mots qu'il ajoute : non avec honneur, expriment
l'état de ceux qui, accomplissant des oeuvres saintes en apparence,
mais sans véritable foi, ne recueillent ni fruit ni honneur; ils
agissent sous le coup d'un blâme mérité pour leurs
détestables erreurs, et se transforment en ministres de justice.
Lorsqu'il parle de rassasiement de la chair, il me parait contredire ses
conseils qui tendent à ne pas épargner le corps. Celui-là,
en effet, n'épargne pas le corps, qui dompte la chair par les jeunes,
selon ces paroles du même apôtre : « Je châtie
mon corps et le réduis en servitude (8).» Il y a loin de là
au rassasiement de la chair. Peut-être cependant que, pour lui, rassasier
sa chair, chose indigne surtout de ceux qui font profession de piété,
c'est ne pas épargner le corps, dans le sens honorable où
l'Apôtre recommande ailleurs à chacun de posséder honnêtement
le vase de son corps (9) et de l'offrir à Dieu comme une hostie
vivante qui lui soit agréable (10) : ceci ne serait pas le rassasiement
de la chair, car l'âme perd la tempérance, et la chasteté
est bien difficile avec un corps trop bien nourri.
14. Il me reste à proposer à votre béatitude quel
1. Col. II. 21, 22, 23. 2. II Tim. III, 5. 3. Coloss. II, 21, 22.
4. Rom. XIV, 23. 5. Ps. XXXII, 10. 6. Rom. VIII, 7. 7. Ps. XCIII,
11. 8. I Cor. IX, 27. 9. I Thess. IV, 4. 10. Rom. XII, 1.
245
quelques difficultés tirées des Evangiles; je ne vous
dirai pas toutes celles qui se présentent à l'esprit durant
les loisirs d'une lecture attentive (maintenant je n'aurais pas le temps
de chercher dans les livres ou de chercher dans nies souvenirs), mais je
me bornerai au peu qui s'offre à ma pensée pendant que je
dicte cette lettre. Durant votre hiver à Carthage, vous m'avez écrit,
en réponse à ma seconde demande, une lettre courte, mais
pleine des enseignements de la foi sur la résurrection (1) ; je
vous prie de me l'envoyer si vous l'avez conservée sur vos tablettes,
ou au moins d'en reprendre pour moi le sens; vous le pouvez aisément.
Quand même cette lettre ne se trouverait plus entre vos mains et
que vous auriez dédaigné de lui faire place parmi vos ouvrages
à cause de sa brièveté et de sa rédaction trop
rapide, je vous demanderais d'en tirer la substance du trésor de
votre coeur et de me l'adresser avec d'autres réponses que j'attends
de vous; car, je l'espère, le Christ prolongera vos jours et les
miens, afin que je profite du fruit de votre travail pour ces endroits
de l'Écriture sur lesquels je vous ai consulté, vous qui
voyez comme par l'oeil de Dieu lui-même et par qui ou en qui j'entendrai
ainsi ce que Dieu me dira.
15. Expliquez-moi, je vous prie, comment et pourquoi le Seigneur, après
sa résurrection, n'a pas été reconnu et l'a été,
d'abord par les femmes qui, les premières, sont venues au sépulcre,
puis par les deux disciples sur le chemin d'Emmaüs, et après
par ses autres disciples à Jérusalem (2). Car il a ressuscité
avec le même corps dans lequel il a souffert. Et pourquoi donc la
forme de son corps n'était-elle pas la même? et si elle était
la même, pourquoi ceux qui l'avaient vue auparavant ne la reconnurent-ils
pas? Il y a, je crois, quelque signification mystérieuse à
n'avoir pas été reconnu par ceux qui marchaient dans le chemin
et à s'être révélé dans la fraction du
pain. Cependant c'est votre sentiment, et non le mien, que je veux suivre.
16. Le Seigneur dit à Marie : « Ne me touchez pas, car
je ne suis point encore monté vers mon Père (3). »
S'il ne lui était pas permis de le toucher lorsqu'il était
debout devant elle, comment l'aurait-elle touché après son
ascension, à moins que ce ne soit par le progrès dans la
foi et l'élévation de l'âme qui rapproche ou éloigne
Dieu de l'homme, et que Marie n'ait douté du Christ, qu'elle avait
pris pour un jardinier? C'est pour cela peut-être qu'elle mérita
qu'il lui fût dit : « Ne me touchez pas. » Elle n'était
pas jugée digne de toucher de la main le Christ qu'elle n'embrassait
pas encore par la foi, qu'elle ne reconnaissait pas pour Dieu, puisqu'elle
le prenait pour un jardinier; et pourtant, un peu auparavant, les anges
lui avaient dit « Pourquoi cherchez-vous au milieu des morts celui
qui est vivant (4)? » « Ne me touchez donc pas, car, pour vous,
je ne suis point encore monté vers mon Père. » Ce qui
voulait dire : Je ne vous parais encore qu'un homme : vous me toucherez
plus tard, quand la foi vous aura élevée
1. Ci-dessus, lett. 95, pag. 161. 2. Luc. XXIV, 16. 3. Jean, XX,
17. 4. Luc. XXIV, 6.
jusqu'au point de reconnaître qui je suis.
17. Dites-moi aussi comment vous comprenez les paroles du bienheureux
Siméon, pour que je m'attache à votre sentiment. Étant
venu au temple, par un mouvement de l'Esprit divin, afin devoir le Christ
en face, d'après l'oracle de Dieu, et l'ayant reçu dans ses
bras, il bénit le Seigneur enfant et dit à Marie : «
Voici celui qui est établi pour la ruine et la résurrection
de plusieurs en Israël, et il sera un signe de contradiction ; un
glaive percera votre âme pour que les pensées de plusieurs
coeurs soient manifestées (1). » Faut-il croire que Siméon
ait prophétisé ici quelque passion de Marie qui n'a été
écrite nulle part? Annonçait-il à Marie les angoisses
qui l'attendaient au pied de la croix où serait attaché Celui
qu'elle avait enfanté, alors que, comme une épée à
deux tranchants, la croix atteindrait en même temps son Fils selon
la chair, en son âme maternelle? Car je vois dans les Psaumes qu'il
a été dit sur Joseph : « Ils l'humilièrent par
des chaînes mises à ses pieds; le fer transperça son
âme (2). » comme Siméon dit dans l'Évangile :
« Et un glaive transpercera votre âme. » Il ne dit pas
votre chair, mais votre âme, parce que là est le sentiment,
et que la pointe de la douleur la déchire comme un glaive, soit
quand on est outragé dans son corps, comme Joseph qui ne souffrit
pas la mort, mais les injures, qui l'ut vendu ainsi qu'un esclave, enchaîné,
emprisonné; soit quand on est torturé dans son coeur comme
Marie, lorsque le sentiment maternel la conduisit au pied de la croix du
Seigneur, en qui elle ne voyait que son Fils, pour pleurer sa mort avec
toute la faiblesse humaine, et s'occuper de sa sépulture; elle ne
pensait pas qu'il dût ressusciter, parce qu'une douleur profonde,
en face de la Passion, cachait à ses yeux la foi de la merveille
qui devait suivre. Voyant sa mère debout au pied de la croix, le
Seigneur la consola non point avec les tremblantes faiblesses d'un mourant,
mais avec la fermeté de celui qui meurt parce qu'il le veut; de
celui qui tient la mort en sa puissance, qui vit en pleine vie et qui est
certain de sa résurrection. Il dit à Marie, en lui montrant
d'un regard l'apôtre Jean : « Femme, voilà votre fils;
» et il dit à Jean qui était là : « Voilà
votre mère (3). » Au moment où la mort sur la croix
allait le faire passer de la fragilité humaine, qui l'avait fait
naître d'une femme, à l'éternité de Dieu et
à la gloire de son Père, il délègue à
un homme les droits de la piété humaine et choisit le plus
jeune de ses disciples pour confier, comme il convient, une mère
vierge à un apôtre vierge. Il y a ici deux enseignements pour
nous d'abord le Seigneur nous laisse un exemple de piété
filiale lorsqu'il s'occupe ainsi de sa mère; en se séparant
d'elle par le corps, il ne s'en séparait pas par ses soins; mais
il n'allait même pas la quitter véritablement, puisqu'elle
devait bientôt retrouver, par la résurrection, celui qu'elle
voyait mourir sur la croix. Le second enseignement devait appartenir à
la foi de tous : c'est par une secrète raison du conseil divin que
le Seigneur choisit ces paroles pour donner à sa mère un
1. Luc. II, 34, 35. 2. I Ps. CIV, 18. 3. Jean. XIX, 26, 27.
246
touchant témoignage de sa piété; il la donne pour
mère à un autre, il veut que celui-ci la console à
sa place; il présente en retour, ou plutôt, si j'ose parler
ainsi, il engendre un nouveau fils à sa mère : c'était
montrer qu'excepté lui-même, né de cette vierge, elle
n'avait. pas eu et n'avait pas de fils. Le Sauveur n'aurait pas été
tant occupé de consoler Marie, s'il n'avait pas été
son fils unique.
18 Mais revenons aux paroles de Siméon, dont je ne puis saisir
le sens : « Un trait (ou un glaive) transpercera votre âme,
pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées.
» Ceci, pris à la lettre, est pour moi tout à fait
obscur; nous ne lisons nulle part que la bienheureuse Marie ait été
tuée; Siméon n'a donc pu prédire qu'elle souffrirait
par le glaive matériel. Mais il ajoute: « Afin que les pensées
de plusieurs coeurs soient manifestées. » « Dieu, dit
le Psalmiste, sonde les coeurs et les reins (1). » L'Apôtre,
en parlant du jugement futur, dit que « Dieu manifestera alors les
secrets des coeurs et ce qui est caché dans les ténèbres
(2). » Le même apôtre, désignant spirituellement
les armes célestes, dont nous devons être munis au fond de
notre âme, dit que la parole de Dieu est le glaive de l'esprit (3),
et dans l'épître aux Hébreux, il dit que cette «
parole de Dieu est vive, efficace et plus pénétrante qu'un
glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu'à la division
de l'âme et de l'esprit (4), » et le reste que vous connaissez.
Quoi donc d'étonnant que la force toute de feu de cette parole et
le double tranchant de ce glaive aient transpercé jadis l'âme
de Joseph, et plus tard l'âme de la bienheureuse Marie? Nous ne sachons
pas que le fer ait passé dans le corps de l'un ni de l'autre. Et
afin qu'il soit plus évident que le prophète emploie ici
le mot « fer » pour désigner le glaive de la parole,
il ajoute dans le verset suivant : « La parole du Seigneur l'embrasa
(5). » Car la parole de Dieu est une flamme et un glaive , comme
le Verbe divin a dit lui-même : « Je suis venu apporter le
feu sur la terre ; et que puis-je vouloir sinon qu'il s'allume (6) ? »
Il dit ailleurs : « Je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais
le glaive (7). » Vous voyez qu'il a exprimé la force unique
de sa doctrine par ces deux mots de flamme et de glaive. De quelle manière
la passion et les douleurs de Marie se mêlent-elles à l'image
de l'épée? Je désire savoir quel rapport peut avoir
avec Marie la manifestation des pensées de plusieurs curs, et comment
son âme. traversée, soit par un fer matériel, soit
par le glaive spirituel de la parole de Dieu, a pu produire la révélation
des pensées de plusieurs. Expliquez-moi surtout ces paroles de Siméon,
parce que je ne doute pas qu'elles ne soient claires pour vous qui, à
cause de la pureté de votre oeil intérieur, avez mérité
que l'Esprit-Saint vous illumine c'est par cet Esprit qu'on peut voir et
pénétrer jusque dans les profondeurs divines. Que Dieu ait
pitié de moi par vos prières, qu'il fasse briller sur moi
la lumière de sa face parle flambeau de votre parole, vénérable
seigneur , très-heureux et très
1. Ps. VII, 10. 2. I Cor. IV, V. 3. Ephés. VI, 17. 4.
Hébr, IV, 12. 5. Ps. CIV,19. 6. Luc. XII, 49. 7. Matth, X,
34.
cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon maître
dans la véritable foi, mon appui dans les entrailles de la charité
!
LETTRE CXXII. (Année 410.)
Cette lettre, écrite de Carthage où les soins d'un concile
retenaient saint Augustin, est une touchante et curieuse expression des
sentiments qui occupaient l'évêque d'Hippone pendant que les
malheurs de l'univers, sous les coups des Barbares,faisaient croire à
la fin des temps. En l'absence du saint évêque, les fidèles
d'Hippone avaient négligé de vêtir les pauvres, se
relâchant ainsi d'une de leurs pieuses coutumes ; Saint Augustin
les convie à la réparation de cet oubli.
AUGUSTIN A SES BIEN-AIMÉS FRÈRES DANS LA CLÉRICATURE
ET A TOUT LE PEUPLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Je demande d'abord à votre charité et vous conjure
par le Christ de ne pas vous affliger de mon absence corporelle. Car je
crois que vous n'en doutez pas, je ne puis jamais me séparer de
vous par l'esprit et le sentiment du coeur; mais ce qui me rend triste,
plus peut-être que vous ne l'êtes vous-même, c'est que
ma faiblesse ne puisse suffire à tous les soins qu'exigent de moi
les membres du Christ au service desquels m'attachent sa crainte et son
amour. Sachez bien que mes absences n'ont jamais été un abus
de ma liberté, mais une obligation nécessaire qui , souvent,
a forcé mes saints frères et collègues de supporter
les fatigues des voyages sur mer. Je n'ai pas pu faire comme eux; ce n'était
pas refus de ma part, mais faiblesse de santé. Agissez donc de telle
sorte, frères bien-aimés, que selon les paroles de l'Apôtre,
« soit en arrivant et en vous voyant, soit durant mon absence, j'apprenne
que vous demeurez fermes dans un même esprit, et que vous travaillez
tous d'un même coeur pour la foi de l'Evangile (1). » Si quelque
peine temporelle vous tourmente, elle doit vous faire penser à cette
vie future où puissiez-vous vivre sans douleur aucune, échappant
non point aux misères d'un temps court, mais aux supplices horribles
d'un feu éternel. Si vous mettez tant de soin, de volonté
et d'effort à éviter des afflictions passagères, combien
vous devez travailler à vous . préserver des malheurs éternels
! Si on craint ainsi la mort qui finit une peine temporelle,il faut bien
plus redouter cette mort qui envoie dans l'éternelle douleur ! et
si on aime
1. Philip. I, 27.
247
à ce point les délices de ce siècle, délices
courtes et impures, avec quelle plus violente ardeur ne doit-on pas -chercher
les joies pures et infinies du siècle futur? Que ces pensées
vous empêchent de négliger les bonnes oeuvres, afin que vous
moissonniez un jour ce que vous aurez semé.
2. On m'a annoncé que vous ne vous êtes pas souvenus de
votre coutume de vêtir les pauvres; je vous exhortais à cet
acte de miséricorde quand j'étais présent au milieu
de vous : je vous y exhorte encore ; il ne faut pas vous laisser abattre
et décourager par l'ébranlement de ce monde : ce que vous
voyez arriver (1) a été prédit par notre Seigneur
et Rédempteur qui ne peut lias mentir. Non-seulement vous ne devez
pas diminuer vos uvres de miséricorde, mais votas devez en faire
plus que de coutume. De même qu'en voyant tomber les murs de sa maison,
on se tire, en toute hâte, dans les lieux qui offrent un solide abri
: ainsi, les coeurs chrétiens, sentant venir la ruine de ce monde
par des calamités croissantes, doivent s'empresser de transporter
dans le trésor des cieux les biens qu'ils songeaient à enfouir
dans la terre, afin que, si quelque catastrophe arrive, il y ait de la
joie pour celui qui aura abandonné une demeure croulante. S'il n'arrive
rien, que personne ne regrette d'avoir confié ses biens en dépôt
au Seigneur immortel devant lequel on paraîtra un jour, puisqu'on
mourra. C'est pourquoi, mes frères bien-aimés, faites d'après
vos ressources et chacun selon ses forces qu'il connaît lui-même,
faites vos bonnes uvres accoutumées et de meilleur coeur que jamais;
au milieu des
1. Allusion aux calamités qui tombaient alors sur le monde livré
aux Barbares.
peines de ce siècle , n'oubliez pas ces paroles de l'Apôtre
: « Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien (1).
» Les nouvelles que je recevrai de vous me prouveront, je l'espère,
que ce n'est point parce que j'étais présent que vous êtes
restés fidèles à de généreuses coutumes
pendant plusieurs années, mais que vous en agissiez ainsi pour obéir
à Dieu, qui n'est jamais absent; d'ailleurs, vous avez parfois accompli
ces bonnes uvres lors même que je n'étais pas là.
Que le Seigneur vous conserve dans la paix ! et priez pour nous, frères
bien-aimés.
1. Philip. IV, 5.
LETTRE CXXIII. (A la fin de l'année 410.)
Les commentateurs se sont exercés sur cette courte lettre de
saint Jérôme; le solitaire de Béthléem y présente
sa pensée sous des voiles qui ne sauraient être entièrement
soulevés; les premières lignes ont évidemment trait
à des hérétiques vaincus et non soumis; et quant à
la phrase sur Jérusalem et Nabuchodonosor, il faut entendre peut-être
Rome au pouvoir d'Alaric et ne. comprenant pas dans sa chute les enseignements
divins.
SAINT JÉRÔME A SAINT AUGUSTIN.
Plusieurs boîtent des deux pieds; et quoique leur tète
soit fracassée, ils ne la baissent pas ; ils n'ont plus la même
liberté pour publier leurs erreurs, mais ils y demeurent attachés.
Les saints frères qui sont avec moi, surtout vos saintes et
vénérables filles (2), vous saluent humblement. Je prie votre
grandeur de saluer en mon nom vos frères, mes seigneurs Alype et
Evode.
Jérusalem , prise et occupée par Nabuchodonosor, ne veut
pas écouter les conseils de Jérémie elle préfère
l'Égypte pour mourir, à Taphné (3), et périr
dans une éternelle servitude.
2. Paula, Eustochium, etc. 3. Tanis.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm