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Saint Augustin d'Hippone
Lettres 31 à 123

LETTRE XXXI. (Année 396.)
 
On trouvera ici, au milieu de traits fins et délicats, des traces trop visibles d'une littérature en décadence ; saint Augustin reçoit de son temps ce qui a cessé d'être le bon goût; mais ce qui part du cœur n'appartient qu'à lui seul. La conversion de saint Paulin avait beaucoup retenti en Italie, dans les Gaules et en Afrique; saint Augustin désire que le prêtre de Nole fasse une apparition dans les contrées africaines pour leur édification.
 
AUGUSTIN A SES TRÈS-CHERS SEIGNEURS ET FRÈRES PAULIN ET THÉRASIE, TOUS DEUX VRAIMENT SAINTS, VRAIMENT BIENHEUREUX ET ÉMINENTS PAR L'ABONDANCE DES GRACES DE DIEU, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Tandis que, pour tromper l'absence et me trouver avec vous, je souhaitais que vous eussiez reçu au plus tôt ma réponse à votre première lettre (si toutefois il est possible de vous répondre), des retards m'ont valu le bénéfice d'une seconde lettre de vous. Que le Seigneur est bon de ne pas nous accorder souvent ce que nous voulons, pour nous accorder ce que nous aimons mieux ! car vous m'écrirez autre chose, après avoir reçu ma lettre, que ce que vous m'avez écrit avant de l'avoir reçue. Je vous ai lus avec grande joie, et cette joie m'eût manqué si, comme je le souhaitais et comme je l'aurais voulu, ma réponse fût promptement parvenue à votre sainteté. Maintenant, me voilà avec un double plaisir, celui de tenir ce que vous m'avez écrit, et celui d'espérer encore une autre lettre. Ainsi, sans que le retard puisse m'être imputé à faute, la libérale bonté du Seigneur a fait ce qu'elle a jugé le meilleur selon mon désir.
2. Nous avons reçu avec grande allégresse dans le Seigneur les saints frères Romain et Agile, comme une seconde lettre de vous, mais une lettre qui entend et qui répond, qui nous apporte quelque chose de votre douce présente, mais qui redouble en nous le vif désir de vous voir. Nous avons appris de leur bouche plus de choses sur vous que vous n'auriez jamais pu nous en dire dans des lettres, et que nous n'aurions jamais pu vous en demander. Et (ce qu'aucun papier ne retrace) il y avait dans leurs récits une telle joie, que sur leur visage et dans leurs yeux nous vous lisions avec bonheur vous-mêmes, écrits en quelque (2) sorte au fond de leurs coeurs. De plus, une page, quelle qu'elle soit et quelque bonnes choses qu'elle renferme, n'en profite pas elle-même pendant qu'elle se remplit au profit des autres; mais cette lettre vivante, représentée par nos frères, nous la lisions dans leurs entretiens: elle nous apparaissait d'autant plus sainte, qu'elle s'était plus abondamment inspirée de vous-mêmes. Aussi nous l'avons transcrite en nos âmes, par notre soin attentif à écouter tout ce qui vous touche, et dans le désir d'imiter la même sainteté.
3. Nous ne supportons pas sans chagrin qu'ils partent si tôt d'ici, quoique ce soit pour s'en retourner vers vous; car voyez de quels sentiments nous sommes agités ! nous voulions d'autant plus les laisser partir qu'ils souhaitaient plus ardemment de vous obéir; mais leur vif désir de vous joindre ne faisait que vous rapprocher de nous : car ils montraient ainsi combien vos entrailles leur sont chères voilà pourquoi nous voulions d'autant moins les laisser partir qu'il y avait plus de justice dans leurs instances pour s'en aller. O chose impossible à supporter s'il n'était pas vrai que cette séparation ne dût point nous séparer, « si nous n'étions pas membres d'un même corps, si nous n'avions pas un même chef, si la même grâce ne se répandait pas sur nous, si nous ne vivions pas du même pain, si nous ne marchions pas dans la même voie, si nous n'habitions pas la même maison ! » Pourquoi ne nous servirions-nous pas des mêmes paroles que vous?. Vous les reconnaissez, je pense, comme étant tirées de votre lettre (1). Mais pourquoi ces paroles seraient-elles plutôt vôtres que miennes, puisque, du moment qu'elles sont vraies, elles nous viennent de la communication du même chef? Et si elles ont quelque chose qui vous ait été donné en propre, je les en aime davantage; c'est au point qu'elles se sont emparées du chemin de mon coeur et n'ont rien laissé passer de mon cœur à ma langue jusqu'à ce qu'elles aient pris dans ma pensée le premier rang qui appartient à ce qui vient de vous. Frères saints et aimés de Dieu, membres du même corps que nous, qui doutera qu'un même esprit soit notre vie, si ce n'est celui qui ne sait point par quelle affection nous sommes liés les uns aux autres ?
4. Je voudrais néanmoins savoir si vous supportez
 
1. Ci-des. tom. I, Lettre XXX, n. 2.
 
portez plus patiemment et plus facilement que nous cette absence corporelle. S'il en est ainsi, je n'aime pas, je l'avoue, tant de force, à mains que nous ne soyons pas dignes d'être désirés autant que nous vous désirons. Pour moi, si j'avais le courage de supporter votre absence, ce courage me déplairait, car je ne poursuivrais plus qu'avec nonchalance les moyens de vous voir; or, quoi de plus absurde qu'une force qui se change en indolence? Mais il faut que votre charité sache par quels soins ecclésiastiques je suis retenu ici. Le très-saint père Valère qui vous salue avec nous autant qu'il vous désire, comme vous l'apprendrez par nos frères, ne veut pas me souffrir pour prêtre sans ajouter à ce fardeau celui d'être son coadjuteur. Sa grande charité et l'extrême désir du peuple ont été les marques auxquelles j'ai reconnu la volonté du Seigneur; de précédents exemples de coadjutorerie ne m'ont pas permis d'opposer un refus. Quoique le joug du Christ soit doux par lui-même et son fardeau léger (1), pourtant je me sens si neuf et. si faible, que cette chaîne me blesse et ce poids m'accable; mais il serait plus aisé à porter si j'avais l'ineffable consolation de vous voir quelque temps, vous qu'on dit libres de soins de ce genre. C'est pourquoi je vous prie, je vous demande et demande encore de daigner venir en Afrique, qui souffre plus de la soif d'hommes tels que vous que de la sécheresse.
5. Dieu sait que, si nous souhaitons vous voir apparaître dans ces contrées, ce n'est pas seulement pour nous ni pour ceux qui ont appris de nous ou de la renommée la grandeur de vos résolutions chrétiennes; mais c'est pour les autres qui n'en ont pas entendu parler ou bien ne croient pas ce qu'on leur en a dit, et qui cependant s'attacheraient avec foi et amour aux saintes merveilles dont ils ne pourraient plus douter. Vous faites bien et miséricordieusement ce que vous faites, mais que la. lumière de vos oeuvres luise devant les hommes de nos contrées, afin qu'ils les voient et qu'ils glorifient votre Père qui est aux cieux (2). Des pêcheurs qui, à la voix du Seigneur, avaient quitté leurs barques et leurs filets, se réjouirent en racontant qu'ils avaient renoncé à tout pour le suivre (3). Et véritablement celui-là méprise tout, qui méprise ce qu'il a pu et ce qu'il a voulu avoir: mais ce qui était dans son désir avait pour témoins les yeux de Dieu; ce qu'il possédait
 
1. Matth. XI, 30. — 2. Ibid. V, 16. — 3. Ibid. XIX, 27.
 
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était vu aussi des hommes. Je ne sais comment, quand il s'agit d'amour pour les choses superflues et terrestres, ce qu'on a acquis vous tient plus étroitement que ce qu'on désire. Pourquoi se retira-t-il si triste, celui qui, après avoir demandé au Seigneur ce qu'il fallait faire pour gagner la vie éternelle, entendit que, s'il voulait être parfait, il devait vendre tout son bien et le distribuer aux pauvres pour avoir un trésor dans le ciel, si ce n'est parce qu'il possédait de grandes richesses, comme le dit l'Evangile (1) ? Car autre chose est de ne pas vouloir s'incorporer ce qui nous manque encore, autre chose est d'arracher ce qu'on s'est déjà incorporé ; là c'est comme une nourriture qu'on nous refuse, ici ce sont comme des membres qu'on nous coupe. Quelle merveilleuse joie pour les chrétiens de notre temps de voir s'accomplir avec allégresse, par le conseil de l'Evangile, ce que le riche fut si triste d'entendre de la bouche même du Seigneur !
6. Ce qui se remue et s'enfante dans mon cœur est au-dessus de toute parole. Vous comprenez pieusement qu'il ne s'agit point ici de votre propre gloire, mais de la gloire du Seigneur en vous, car votre prudence a l'oeil fixé sur l'ennemi, et vous travaillez, dans votre amour, à devenir de doux et humbles serviteurs du Christ : mieux vaudrait en effet garder humblement les richesses de la terre, que d'y renoncer orgueilleusement. Comme, donc, vous comprenez qu'il ne s'agit point ici de votre gloire, mais de la gloire du Seigneur, jugez de l'insuffisance et de la pauvreté de mes expressions : j'ai parlé des louanges du Christ, et les anges eux-mêmes n'en sont pas capables. C'est donc cette gloire du Christ que nous souhaitons de faire paraître aux yeux des hommes de notre pays ; les saints exemples que donne votre union conjugale apprendront à l'homme et à la femme à fouler aux pieds la vanité et à ne pas désespérer d'atteindre à la perfection. Je ne sais pas ce qu'il y aurait de meilleur, ou de ne pas refuser de vous montrer tels que vous êtes, ou d'avoir voulu le devenir.
7. Je recommande à votre bonté et à votre charité Vétustin, qui ferait pitié aux coeurs les moins religieux; il vous apprendra les causes de son malheur et de son voyage. Quant à son projet de se consacrer au service de Dieu, on en jugera avec plus de certitude lorsque le
 
1. Luc, XVIII, 22, 23.
 
temps l'aura mûri, lorsque Vétustin sera d'un âge plus avancé et qu'il ne sera plus sous le coup des craintes qui maintenant l’assiégent. J'ai envoyé à votre sainteté et à votre charité trois livres, et plût à Dieu que leur grandeur répondît à la grandeur de la question, qui est celle du libre arbitre! Votre affection pour moi me rassure sur la fatigue que vous imposera la lecture de ces ouvrages. Je sais que notre frère Romanien, qui a tout ou presque tout ce que j'ai pu écrire, n'a pas ces trois livres-là ou ne les a pas en entier; je n'ai pas pu donner tous mes ouvrages pour vous être portés, mais je vous les ai indiqués pour les lire. Romanien les avait déjà tous et les emportait avec lui : c'est par lui que je vous ai adressé une première réponse. Avec l'expérience de votre sainteté et la sagacité spirituelle que vous a accordée le Seigneur, vous avez vu, je crois, tout ce qu'il y a de bon dans le cœur de cet homme et le reste de faiblesse qui s'y trouve encore. Vous avez lu, j'espère, avec quelle sollicitude je l'ai recommandé à votre bienveillance et à votre charité, lui et son fils, et par quelle étroite amitié ils me sont unis. Que par vous le Seigneur les édifie ! c'est ce que nous avons surtout à lui demander, car je sais combien vous le voudriez.
8. J'ai appris de nos frères que vous écrivez contre les païens : si nous méritons quelque chose de votre coeur, envoyez incessamment pour que nous lisions. Votre cœur est un tel oracle du Seigneur, que nous en attendons les réponses les plus satisfaisantes et les plus claires contre des objections bruyantes et vides. Je crois que votre sainteté a les livres du très-saint pape Ambroise; je désire beaucoup ceux qu'il a écrits contre les ignorants et les superbes qui prétendent que le Seigneur a beaucoup appris dans les ouvrages de Platon (1).
9. Le très-saint frère Sévère, jadis notre condisciple, aujourd'hui évêque de Milève (2) où depuis longtemps il était bien connu de nos frères, vous rend avec nous ses devoirs, et salue votre sainteté. Tous nos frères qui servent le Seigneur avec nous font de même autant qu'ils vous désirent; ils vous désirent autant qu'ils vous aiment et vous aiment autant que vous êtes bons. Le pain que nous vous envoyons deviendra une bénédiction féconde par
 
1. Ces livres de saint Ambroise ne nous sont point parvenus.
2.  Milève, aujourd'hui Milah, à onze lieues à l'ouest de Constantine.
 
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l'affectueuse manière dont vous le recevrez. Que Dieu vous garde à jamais de cette génération corrompue (1), seigneurs et frères très-chers et très-purs, véritablement bons et très-éminents par l'abondance de la grâce divine !
 
 1. Ps. XI, 8.

LETTRE XXXII. (Année 396.)
 
Saint Paulin écrit à Romanien et félicite l'Eglise d'Hippone d'avoir mérité Augustin pour coadjuteur de l'évêque. Il exhorte Licentius, en vers et en prose, à mépriser l'éclat du monde et à se donner au Christ. Il est touchant dans ses efforts pour ramener Licentius à la vérité religieuse, au nom même de cet Augustin qui aime tant ce jeune ami et qui a tant fait pour lui. Les vers de saint Paulin ont une force expressive qui nous a engagé à les traduire intégralement et aussi fidèlement que possible.
 
PAULIN ET THÉRASIE, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE ROMANIEN.
 
1. Nos frères, arrivés hier d'Afrique, et qui nous avaient tenus longtemps suspendus à l'espoir de leur retour, comme vous l'avez vu vous-même, ô le plus désiré des saints hommes qui nous sont chers ! nous ont apporté des lettres d'Aurèle, d'Alype, d'Augustin, de Profuturus, de Sévère, aujourd'hui tous évêques. Heureux de ces récents discours de tant de saints, nous nous hâtons de vous faire connaître notre joie: nous voulons, par lé témoignage de notre allégresse, partager avec vous le bonheur que nous attendions pendant ce périlleux voyage. Si, par l'arrivée d'autres navires, vous avez appris les mêmes bonnes nouvelles de ces hommes, les plus dignes de vénération et d'amour, recevez ceci comme une douce répétition, et tressaillez d'une joie renouvelée. Si nous sommes les premiers à vous en instruire, félicitez-nous que, grâce au Christ, nous possédions assez d'affection dans votre patrie pour que nous sachions les premiers ou des premiers tout ce qu'y accomplit la divine Providence, toujours admirable dans ses saints (2), comme dit le Psalmiste.
2. Nous n'écrivons pas seulement pour nous réjouir de l'élévation d'Augustin à l'épiscopat, mais pour nous réjouir aussi de ce que les Eglises d'Afrique ont mérité par une faveur divine, d'entendre la parole céleste de la bouche d'Augustin appelé d'une façon nouvelle, non pas à succéder à son évêque, mais à siéger avec lui, sa consécration n'est qu'un accroissement des grâces et des dons du Seigneur: on ne perd pas Valère, évêque de l'Eglise d'Hippone, et on a Augustin pour son coadjuteur. Et ce saint vieillard, dont nulle marque de jalousie n'atteignit jamais le coeur si pur, a recueilli du ciel les fruits les plus dignes de la paix de son coeur, en méritant d'avoir pour collègue celui qu'il avait simplement désiré pour successeur. Aurait-on pu le croire avant que cela fût arrivé? Et ne peut-on pas appliquer à cette oeuvre
 
2. Ps. LXVII, 36.
 
du Tout-Puissant cette parole évangélique: « Ces choses sont difficiles aux hommes, mais tout est possible à Dieu (1) ? » C'est pourquoi réjouissons-nous en Celui qui seul accomplit des merveilles et qui fait habiter dans la même maison ceux qui n'ont qu'une même âme, parce qu'il a regardé notre humilité et visité avec bonté son peuple : il a suscité une force dans la maison de David, son serviteur, et il a exalté la puissance de son Eglise dans la personne de ses élus pour briser les cornes des pécheurs, selon les paroles du Prophète, c'est-à-dire les cornes des donatistes et des manichéens.
3. Plût à Dieu que cette trompette du Seigneur, qui retentit maintenant par la bouche d'Augustin, fùt entendue de notre fils Licentius, mais entendue de cette oreille intérieure par où entre le Christ, et d'où l'ennemi ne ravit point la semence de Dieu! Ce serait alors qu'Augustin paraîtrait à lui-même un grand pontife du Christ, car il se sentirait exaucé d'en-haut en enfantant dans le Christ un fils digne de lui, comme il a enfanté dans les lettres un fils digne de vous ! Il nous a écrit à son sujet avec la plus vive sollicitude, croyez-le. Espérons de la toute-puissance du Christ que les vœux spirituels d'Augustin l'emporteront sur les voeux charnels de notre adolescent. Croyez-moi, il sera vaincu malgré lui; il sera vaincu par la foi de son pieux maître : quelle mauvaise victoire que la sienne s'il aimait mieux triompher pour sa perte que d'être vaincu pour son salut ! Ne voulant pas que nos devoirs de fraternelle affection paraissent vides, nous vous envoyons cinq pains, à vous et à notre fils Licentius : c'est le pain de munition de l'expédition chrétienne, dans laquelle nous sommes enrôlés pour arriver à une provision de tempérance. Nous n'avons pas pu séparer Licentius de cette bénédiction, lui que nous désirons voir uni à nous dans la même grâce. Mais nous nous adresserons à lui-même en peu de mots, de peur qu'il ne refuse de prendre pour lui ce qui vous est écrit sur son compte. Ce que Mition entend est dit aussi à Eschine (2). Mais pourquoi recourir aux étrangers, quand nous pouvons tout dire avec notre propre fonds et que l'emploi du langage d'autrui n'est pas dans les habitudes d'une tête saine (3)? Or, par la grâce de Dieu, nous avons la tête saine, nous dont le Christ est le chef. Que bien longtemps nous vous conservions dans le Christ sain et sauf et toujours heureux avec toute votre maison, ô très-honorable et très-désirable seigneur notre frère !
 
(La suite de la lettre est adressée à Licentius.)
 
4. « Ecoutez donc, mon fils (4), la loi de votre « père, » c'est-à-dire la foi d'Augustin, et ne repoussez pas les conseils de votre mère, car Augustin, dans sa tendresse pour vous, revendique
 
1. Luc, XVIII, 27.
2. Ce sont deux personnages de Térence.
3. Il y a dans le latin un jeu de mots que le français ne peut rendre, Aliena loqui s'entend d'un langage insensé aussi bien que du langage d'autrui.
4. Prov. I, 8.
 
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aussi ce nom: il vous a porté dans son sein, et, après vous avoir nourri du premier lait de la
science humaine, il désire ardemment aujourd'hui vous allaiter et vous nourrir dans le Seigneur avec ses mamelles spirituelles. Quoique, par l'âge, vous soyez adulte, il vous voit encore au berceau de la vie spirituelle, encore enfant dans la parole de Dieu, formant vos premiers pas et traînant une marche chancelante, si toutefois la doctrine d'Augustin devient votre appui, comme la main d'une mère ou le bras d'une nourrice dirige la faiblesse de l'enfant. Si vous l'écoutez et le suivez, pour me servir une seconde fois des paroles de Salomon, « vous recevrez sur votre tête une couronne de grâce (1); » et vous serez alors, non pas au milieu des illusions d'un songe, mais par l'oeuvre de la vérité elle-même, consul et pontife: les vides images de l'erreur feront place aux solides effets de l'opération du Christ. Vous serez véritablement pontife et véritablement consul, mon cher Licentius, si, vous attachant aux traces prophétiques et aux règles apostoliques d'Augustin, vous devenez pour lui ce qu'Elisée fut à Elie et le jeune Timothée au grand apôtre, si, ne vous séparant pas de lui sur les routes divines, vous méritez, par un cœur parfait, d'être élevé au sacerdoce et de travailler par l'enseignement au salut des peuples.
5. Voilà assez d'avertissements et de leçons. Je crois, mon cher Licentius, qu'il vous faut peu de paroles pour vous pousser vers le Christ, vous qu'Augustin avait enflammé, dès vos plus jeunes années, pour l'étude de la vérité et de la sagesse, qui est le Christ et le suprême bien de tout bien. Si un homme comme lui a pu bien peu avec vous et pour vous, que ferai-je, moi, placé si au-dessous de lui et si dénué de toutes les richesses dont il brille? Mais parce que j'ai confiance dans sa puissance et dans votre heureux naturel, j'espère qu'il y a en vous plus de choses saintes qu'il n'en reste à faire, et j'ai osé ouvrir la bouche avec la double pensée de m'égaler à Augustin dans sa sollicitude pour vous et d'être compté au nombre de ceux qui aiment véritablement votre salut. C'est mon désir que j'apporte, car, pour ce qui est effet et réalité en ce qui touche votre perfection, je sais bien que la palme est destinée à Augustin.
Je crains, mon fils, de vous avoir blessé par l'âpreté téméraire de mon langage et d'avoir porté de l'oreille au fond même de votre cœur tout l'ennui de mon discours. Mais je me suis souvenu d'une lettre de vous qui m'a fait connaître que vous aimez les vers; jadis je les ai un peu aimés aussi. J'appellerai donc l'harmonie à mon secours comme un doux remède à l'irritation que je vous ai causée peut-être, et comme un moyen de vous faire remonter à Dieu, qui est le père de toute harmonie. Ecoutez-moi, je vous en prie ; ne méprisez pas dans mes paroles ce qui est inspiré pour votre salut; fussent-elles méprisables en elles-mêmes, recevez-les comme le témoignage de mes soins pieux pour vous et de mes sentiments paternels le nom du Christ que vous y trouverez et qui est au-dessus de tout nom, vous oblige aussi de leur
 
1. Prov., IV, 9.
 
accorder ce respect que nul croyant ne peut refuser (1) : Allons, hâtez-vous, rompez les chaînes du siècle : ne craignez point le joug si doux du Seigneur. Les choses du temps ne ravissent que les coeurs frivoles; le sage n'en est pas ébloui. Maintenant, hélas! c'est Rome qui, avec la perfide variété de ses enchantements, vous sollicite, Rome qui peut abattre les plus forts; mais, ô mon fils, je vous en prie, qu'Augustin votre père vous soit toujours présent au milieu de toutes les séductions de la ville. Son image, si vous l'avez dans votre coeur, vous défendra contre les grands dangers d'une vie où les chutes sont faciles. II est une chose surtout que je vous redirai et pour laquelle je vous avertirai sans cesse : fuyez les écueils de la dure profession des armes. La gloire est un nom caressant, la condition militaire est mauvaise; ce triste parti qu'on se plaît à vouloir prendre, on se repent bientôt de l'avoir pris. On aime à monter aux honneurs, on tremble d'en descendre; si vous chancelez, vous tombez misérablement de ce haut sommet. Maintenant les faux biens vous plaisent, maintenant l'ambition vous livre à tous les vents, et la vaine renommée vous porte sur son sein de verre; mais quand vous aurez ceint le baudrier avec grand dommage et que des travaux stériles vous auront brisé; quand, trop tard, et en vain, vous vous plaindrez de vos espérances évanouies et que vous voudrez briser les fers que vous vous forgez en ce moment, vous vous souviendrez alors tristement d'avoir méprisé les avis d'Augustin votre père. Si donc vous êtes sage, si vous êtes un enfant pieux, écoutez, mettez à profit les paroles des pères et le conseil des vieillards.
        Pourquoi retirez-vous du joug votre cou si fier? Mon fardeau est léger, dit la voix tendre du Christ, mon joug est doux : fiez-vous à Dieu; mettez votre tète sous le joug, livrez votre bouche à une douce muselière et baissez vos épaules pour un fardeau léger. Vous le pouvez tandis que vous êtes libre, tandis que des liens d'aucune sorte ne vous retiennent : ni les liens du mariage ni les obligations des emplois élevés. La bonne et vraie liberté, c'est de servir le Christ : on est en lui supérieur à tout. Celui qui s'est donné tout entier au Christ notre Seigneur, cesse d'être esclave des maîtres des hommes et de leurs vices, et des rois superbes. Gardez-vous de croire libre cette noblesse que vous voyez fièrement conduite sur des chars dans Rome étonnée; et qui se croit tellement libre qu'elle dédaigne de se courber sous le joug de Dieu. Elle est esclave de plus d'un mortel! elle est esclave de ses esclaves même, et achète des femmes pour être dominée par elles. Les ambitieux savent ce qu'il y a à souffrir avec les eunuques et les grands palais : quiconque s'accommode de Rome veut être malheureux Que de travaux et de sacrifices aura coûtés ici la chlamyde, là l'honneur d'une charge!
        Il n'est pas pour cela puissant, celui qui a obtenu de monter plus haut que les autres et qui est arrivé au point de ne servir personne; pendant qu'il se vante de sa domination dans toute la ville, il sert les démons s'il rend un culte aux images des dieux. O, douleur! c'est pour ces hommes-là que vous restez à Rome, Licentius, et c'est pour leur plaire que vous méprisez le royaume du Christ! Vous les appelez vos maîtres, vous les saluez en courbant la tête, eux que vous voyez esclaves du bois et de la pierre! Ils vénèrent sous un nom divin l'argent et l'or : leur religion, c'est la soif maladive des richesses. Que celui-là les aime, qui n'aime pas Augustin; que celui-là n'ho noue point le Christ, qui se plaît à les honorer. Dieu lui-même a dit qu'on ne peut pas servir deux maîtres; il veut un sentiment qui ne soit point partagé. II n'y a qu'une foi, qu'un Dieu, qu'un Christ, fils du Père : pourquoi un double service lorsqu'il n'y a qu'un seul maître? Il y a aussi loin des affaires du Christ à celles de César, qu'il y a loin du ciel à la terre. Sortez
 
1. Cette pièce de vers, dont nous donnons ici la traduction, se compose de cinquante distiques. On sait que saint Paulin se fit une renommée de poète parmi ses contemporains. La postérité a recueilli des poésies religieuses de ce grand chrétien.
 
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des régions basses, mais que ce soit aujourd'hui, tandis que l'esprit gouverne ce corps; pénétrez dans le ciel par votre coeur, la chair ne vous arrêtera pas. Mourez dés à présent à la vie des sens, et pensez d'avance, avec un esprit serein, aux biens de la vie céleste. Quoique vous soyez retenu par un corps, vous êtes esprit si, vainqueur dans une pieuse pensée, vous anéantissez maintenant l’ouvrage de la chair.
Je vous ai écrit ceci, mon cher enfant, poussé par un amour confiant; si vous le recevez, Dieu vous recevra. Croyez en Augustin; il y en a deux en moi pour vous: acceptez deux pères avec un même amour. Serons-nous méprisés? Vous serez séparé de deux pères par une plus grande douleur. Serons-nous entendus? Vous serez pour tous les deux une douce récompense. Deux pères auront laborieusement, mais avec amour, travaillé pour vous; ce sera pour vous un grand honneur de les réjouir tous les deux. Mais, lorsque je m'unis à Augustin, je ne me donne point pour son égal en mérite ; je ne me compare à lui que par mon amour pour vous. Que puis-je répandre, moi si pauvre dans mon onde épuisée? Sans parler de moi, vous êtes arrosé par deux fleuves : Alype est votre frère, Augustin est votre maître; celui-là est votre parent, celui-ci est le père de votre intelligence. Vous avez un tel frère et un tel maître, Licentius, et vous hésitez à vous envoler vers les cieux avec de pareilles ailes !
Quoi que vous fassiez (que le monde n'espère plus vous avoir pour ami), vous ne donnerez pas à la terre une âme qui appartient au Christ. Vous avez beau aspirer aux joies nuptiales et aux emplois élevés, vous allez vous restituer à votre maître. Deux justes doivent vaincre un seul pécheur; leurs fraternelles prières triompheront de vos veaux. Revenez donc; le maître par sa voix, le frère par son sang, tous deux prêtres, vous ordonnent de revenir. Ils veulent vous ramener au lieu natal, car maintenant vous vous tournez ardemment vers les terres étrangères; le pays où sont les vôtres est bien plus votre pays. Voilà à quoi vous devez aspirer : ne passez pas votre temps avec les choses du dehors; si vous refusez ce qui est votre bien, quelqu'un vous donnera-t-il ce qui ne vous appartient pas? Vous ne serez plus à vous, et, traînant vos jours hors de vous-même, vous serez comme exilé de votre propre coeur.
Le père, inquiet pour le fils, a maintenant assez chanté ; ce que je veux ou ce que je crains, je le veux et le crains autant pour vous que pour moi. Si vous accueillez cette page, elle vous portera un jour la vie ; si vous la repoussez, elle témoignera contre vous. Fils très-cher, que le Christ m'accorde votre santé, et qu'il fasse de vous son serviteur à toutjamais! Vivez, je le demande à Dieu, mais vivez pour lui; car vivre pour le monde est une oeuvre de mort; la vie vivante, c'est de vivre pour Dieu!

LETTRE XXXIII. (Année 396.)
 
Augustin invite Proculéien, évêque donatiste à Hippone, à une conférence pour mettre fin au schisme.
 
AUGUSTIN A SON HONORABLE ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR PROCULÉIEN.
 
1. Je ne dois pas discourir longtemps avec vous sur le titre de ma lettre, pour aller au-devant des vaines susceptibilités des gens ignorants. Quelques-uns, à la vérité, peuvent ignorer qui de nous se trompe avant une discussion pleine et entière de la question; mais comme nous nous efforçons de nous tirer naturellement de l'erreur, nous nous !rendons mutuellement (7) service, si nous agissons ensemble avec l'intention droite de nous délivrer du mal de la discorde. Celui aux yeux de qui nul coeur n'est fermé voit avec quelle sincérité et quel tremblement d'humilité chrétienne j'agis; il le voit quand même la plupart des hommes ne le reconnaîtraient pas. Vous comprenez aisément ce que je n'hésite pas à honorer en vous. Ce que je regarde comme digne de quelque honneur, ce n'est point l'erreur de ce schisme dont je voudrais guérir tous les hommes, autant qu'il m'appartient ; avant tout, c'est vous que je n'hésite pas à honorer, parce que vous êtes uni à nous dans les liens de la société humaine, et parce qu'on remarque en vous des dispositions plus pacifiques qui vous feront embrasser facilement la vérité, dès qu'elle vous sera démontrée. Quant à l'affection, je vous en dois autant que nous ordonne d'en avoir les uns pour les autres Celui qui nous a aimés jusqu'à l'opprobre de la croix.
2. Ne soyez pas étonné de mon long silence auprès de votre Bénignité; je ne savais pas que vous fussiez dans ces sentiments que m'a communiqués avec joie mon frère Evode, en qui je ne puis pas ne pas avoir confiance. Il nous a dit que, vous ayant par hasard rencontré dans une maison, la conversation était tombée sur notre commune espérance, qui est l'héritage du Christ, et vous aviez témoigné le désir de conférer avec moi en présence de quelques gens de bien. Je me réjouis beaucoup que vous ayez bien voulu me faire cette proposition; et je ne puis en aucune manière manquer cette bonne occasion de chercher avec un aussi bienveillant esprit que le vôtre, autant que le Seigneur m'en donnera la force, la cause, l'origine, la raison de ce triste et déplorable déchirement dans l'Eglise à qui le Christ a dit: « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1). »
3. J'ai ouï dire que vous vous étiez plaint que ce même frère vous eût répondu je né sais quoi d'injurieux; ne pensez point, je vous prie, qu'il ait voulu vous outrager, car je suis sûr que ce qu'il a dit ne partait pas d'un orgueil d'esprit; je connais mon frère, et si, dans une discussion pour sa foi, il est échappé à l'ardeur de son amour pour l'Eglise quelque chose que votre gravité n'aurait pas voulu entendre, ne regardez pas cela comme une injure, mais
 
1. Jean, XIV, 27.
 
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comme l'entraînement du zèle. Il voulait conférer et discuter, et non point faire acte de complaisance et de flatterie. L'adulation est cette huile du pécheur dont le Prophète ne veut pas engraisser sa tête, car il dit: « Le juste me corrigera dans sa miséricorde et me reprendra, mais l'huile du pécheur n'engraissera point ma tête (1). » Il aime mieux être corrigé par la sévère miséricorde du juste, que d'être loué par la douce onction de la flatterie. De là encore ce mot du Prophète : « Ceux qui vous disent heureux vous jettent dans l'erreur(2). » Voilà pourquoi on dit vulgairement d'un homme que les fausses caresses rendent arrogant: « Sa tête est enflée. » En effet elle a été engraissée de l'huile du pécheur, ce qui est, non pas l'âpre vérité de celui qui corrige, mais la douce fausseté de celui qui loue. Je ne veux pas dire pour cela que vous ayez dû être corrigé par mon frère Evode, comme s'il était le juste dont parle l'Écriture; je tremble que vous ne trouviez dans mes paroles quelque chose qui vous paraisse injurieux: j'y prends garde autant que je puis. Le Juste est celui qui a dit : « Je suis la vérité (3). » Aussi de quelque bouche que parte le vrai même avec quelque âpreté, laissons-nous corriger, non point par l'homme lui-même qui peut-être est un pécheur, mais par la Vérité elle-même, c'est-à-dire par le Christ, qui est le Juste: il ne veut pas que l'onction de la caressante mais pernicieuse flatterie, qui est l'huile du pécheur, engraisse notre tête. Quand même mon frère Evode se serait un peu ému dans la défense de sa communion, et qu'il eût dit quelque chose de trop vif, vous devriez le pardonner, et à son âge, et à la nécessité de la cause.
4. Je vous demande de vous souvenir de la promesse que vous avez daigné faire de traiter paisiblement avec moi une question si grande, qui appartient au salut de tous, en présence de ceux que vous aurez choisis vous-même, pourvu que nos paroles ne se perdent pas dans l'air, mais qu'elles soient écrites: nous discuterons ainsi avec plus d'ordre et de paix, et nous pourrons retrouver les choses qui, une fois dites, échapperaient ensuite à notre mémoire. Ou bien, si cela vous plaît, nous pourrons d'abord conférer en particulier où vous voudrez, soit par lettres, soit par conversation et livres sur table, de peur que des auditeurs passionnés ne soient plus sensibles à l'intérêt d'un combat entre
 
1. Ps. CXL, 5. — 2. Isaïe, III, 12. — 3. Jean, XIV, 6.
 
nous qu'à l'intérêt éternel d'une question qui touche à notre salut. Puis nous ferons connaître au peuple ce qui aura été fait entre nous. S'il vous convient de conférer par lettres, nos lettres seront lues aux deux partis, afin qu'un jour il n'y ait plus deux peuples, mais un seul. J'accepte d'avance et avec plaisir ce que vous aurez voulu et ordonné, ce qui vous aura plu. Je promets avec une parfaite assurance que le saint et vénérable Valère, mon père, en ce moment absent, acceptera tout avec grande joie; je sais combien il aime la paix et combien il repousse tout ce qui est bruit et vanité.
5. Que nous font les dissensions anciennes? C'est assez qu'elles aient duré jusqu'ici, ces blessures que l'animosité d'hommes superbes a faites à nos membres ; leur pourriture nous empêche dé sentir même la douleur pour laquelle on a coutume d'implorer le médecin. Vous voyez par quelle grande et misérable honte les maisons et les familles chrétiennes sont désunies; les maris et les épouses ne font qu'un dans leur intimité domestique et ne s'accordent pas sur l'autel du Christ ! C'est par le Christ qu'ils se jurent une paix parfaite, et ils ne peuvent avoir la paix en lui ! Les enfants ont avec leurs parents la même maison et n'ont pas la même maison de Dieu : ils espèrent leur héritage et disputent avec eux sur l'héritage du Christ ! Les serviteurs et les maîtres ne s'entendent pas sur leur Maître commun, qui a pris la forme d'un esclave pour les délivrer tous de la servitude. Les vôtres nous honorent , les nôtres vous honorent aussi. Les vôtres nous conjurent par notre couronne (1), les nôtres en font autant pour vous. Nous recevons les paroles de tous, nous ne voulons offenser personne. En quoi le Christ nous a-t-il offensés, pour que nous déchirions ses membres ? Des hommes qui ont besoin de nous dans leurs intérêts temporels nous appellent des saints et des serviteurs de Dieu pour mener à bonne fin leurs affaires : occupons-nous enfin de la grande affaire de leur salut et du nôtre, non pas d'or ni d'argent, ni de fonds de terre ni de troupeaux, pour lesquels chaque jour ils nous saluent tête basse, afin que nous jugions leurs différends; mais de Jésus-Christ notre chef, sur lequel nous sommes si honteusement et si pernicieusement divisés. A quelque profondeur que s'abaissent ceux qui
 
1. La dignité d'évêque.
 
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nous prient de les mettre d'accord sur la terre, ils ne s'abaisseront jamais autant que nôtre chef descendu du ciel sur la croix, notre chef sur lequel nous ne sommes pas d'accord.
6. Je vous demande donc, et je vous supplie, s'il y a en vous quelque bonté, comme on le dit, de la montrer ici ; si elle n'est point simulée pour arriver à des honneurs qui passent, que les entrailles de la miséricorde s'émeuvent en vous; veuillez traiter la question en vous appliquant avec nous à la prière et en discutant tout avec paix : de peur que ces peuples malheureux qui s'inclinent devant nos dignités ne nous accablent de leur respect au jugement de Dieu; ah ! plutôt que revenus avec nous et par notre charité non feinte, de leurs erreurs et de leurs divisions, ils marchent vers les voies de la vérité et de la paix. Je souhaite que vous soyez heureux aux yeux de Dieu, honorable et bien-aimé seigneur.

LETTRE XXXIV. (396).
 
Il s'agit d'un jeune homme qui, après avoir menacé de tuer sa mère qu'il avait coutume de battre, passa au parti des donatistes et fut rebaptisé par eux. Saint Augustin demande qu'on recherche si cela a été fait par les ordres de l'évêque Proculéien, comme le prêtre Victor l'a consigné dans les actes publics, et répète qu'il est toujours prêt, si Proculéien le veut, à traiter paisiblement avec lui la question du schisme.
 
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE EUSÈBE.
 
1. Dieu qui connaît les secrets du coeur de l'homme sait qu'autant j'aime la paix chrétienne, autant je suis touché des actes sacrilèges de ceux qui continuent indignement et avec impiété à la troubler; il sait que ce mouvement de mon esprit est pacifique, que je n'agis point ainsi pour qu'on force qui que ce soit à entrer dans la communion catholique, mais pour que la vérité soit ouvertement déclarée à tous les errants, et que, manifestée, avec l'aide de Dieu, au moyen de notre ministère, elle n'ait besoin que d'elle-même pour se faire aimer et suivre.
2. Quoi de plus exécrable, je vous prie (pour ne pas parler d'autres choses), que ce qui vient d'arriver? Un jeune homme est repris par son évêque; le furieux avait souvent frappé sa mère et avait porté des mains impies sur le sein qui l'a nourri, même dans ces jours (1) où
 
1. Les lois des empereurs suspendaient les poursuites criminelles et les causes civiles pendant le carême et la quinzaine de Pâques.
 
la sévérité des lois épargne les plus scélérats. Il la menace de passer au parti des donatistes, et comme s'il ne lui suffisait pas de la frapper souvent avec une incroyable fureur, il annonce qu'il va la tuer. Le voilà dans le parti de Donat; en proie à la fureur il est rebaptisé, et pendant qu'il rugit contre sa mère dont il veut répandre le sang, on lui met les vêtements blancs; on le place au dedans de la balustrade de manière à être vu de tous; ce fils indigne médite un parricide, et on ose le montrer comme un homme régénéré à la foule qui gémit !
3. Ces choses plaisent-elles à un homme de votre gravité? Non, je ne le crois pas; je connais votre sagesse. Une mère selon la chair est frappée dans ses membres qui ont enfanté et nourri un ingrat; l'Eglise, mère spirituelle, défend cela; elle est frappée elle-même dans les sacrements pour lesquels elle a engendré et nourri un ingrat. Ne vous semble-t-il pas entendre ce jeune homme dire en parricide et grinçant des dents . Que ferai-je à l'Eglise qui me défend de battre ma mère? J'ai trouvé ce que je lui ferai : elle sera frappée elle-même aussi outrageusement qu'elle peut l'être; qu'il soit fait en moi quelque chose dont ses membres puissent souffrir. J'irai à ceux qui savent souffler sur la grâce dans laquelle elle m'a fait naître, et détruire la forme que j'ai reçue dans son sein. Je tourmenterai mes deux mères par d'horribles tortures; celle qui m'a enfanté la dernière sera la première à me perdre. Pour la douleur de l'une, je mourrai spirituellement; pour faire périr l'autre, je vivrai corporellement. — Maintenant que faut-il attendre, honorable Eusèbe, sinon que cet homme, devenu donatiste, s'armera en toute liberté contre la malheureuse femme, accablée de vieillesse, veuve et sans appui, qu'on l'empêchait de frapper dans la religion catholique? Avait-il autre chose dans son coeur furibond lorsqu'il disait à sa mère : Je passerai aux donatistes et je boirai votre sang? -Déjà tout sanglant au fond de sa conscience, il accomplit sous les vêtements blancs une moitié de ses menaces; reste l'autre moitié : boire le sang de sa mère. Si donc on approuve ces choses, il faut que ceux qui sont aujourd'hui les clercs et les sanctificateurs de ce malheureux le pressent de s'acquitter dans sa huitaine (1) de tout ce qu'il a promis.
 
1. La huitaine pendant laquelle les nouveaux baptisés portaient les vêtements blancs.
 
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4. La main du Seigneur est assez puissante pour protéger contre un forcené une veuve malheureuse et désolée, et le détourner, par des moyens qu'il connaît, d'un abominable dessein; cependant, sous le coup de la profonde douleur que j'éprouve, que puis-je faire, sinon au moins de parler? Ils font des choses pareilles, et on me dira, à moi : Taisez-vous ! Le Seigneur, par son apôtre, commande à l'évêque de réprimer ceux qui enseignent ce qu'il ne faut pas enseigner (1), et moi j'aurais peur d'eux et je me tairais I que Dieu me préserve de leurs colères ! Si j'ai voulu faire consigner ce sacrilège dans les registres publics, c'est pour empêcher qu'on ne dise qu'il est de pure invention, lorsque, surtout en d'autres villes, on m'entendra déplorer ce crime. Déjà, à Hippone même, ne répète-t-on pas que Proculéien n'a pas prescrit ce que les registres publics ont rapporté?
5. Pouvons-nous agir avec plus ;de modération que de traiter une aussi grave affaire avec vous, qui êtes revêtu d'une haute dignité et qui réunissez tant de prudence à tant de calme d'esprit? Je vous demande donc, comme je vous ai déjà demandé par nos frères, personnages bons et recommandables, que j'ai envoyés vers votre Excellence, de vouloir bien vous informer si Victor, prêtre de Proculéien, n'a pas reçu de son évêque l'ordre qu'il' a consigné dans les registres publics; ou si Victor, ayant dit autre chose, ceux qui tiennent les actes ont écrit une fausseté, quoiqu'ils soient de la même communion que lui. Si Proculéien consent à traiter paisiblement la question qui nous désunit, afin que l'erreur, qui déjà est manifeste, éclate encore avec plus d'évidence, j'accepte volontiers la conférence. Car j'ai appris qu'il avait exprimé le désir de chercher la vérité selon les Ecritures, en présence de dix hommes graves et honorables des deux partis, pour éviter ainsi le tumulte d'une nombreuse assemblée. Quelques-uns m'ont rapporté qu'il demandait pourquoi je n'étais pas allé à Constantine (2), où il y a eu réunion; il dit aussi que je devrais aller à Milève, où ceux de son parti doivent tenir un concile; ce sont là des propositions ridicules : l'Eglise d'Hippone est la seule dont le soin me regarde. C'est surtout avec Proculéien que je dois traiter la question. Si par
 
1. Tit. I, 9.
2. On peut voir dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines) la description de Constantine.
 
hasard il ne se croit pas de force égale, qu'il se fasse assister du collègue qu'il voudra. Nous ne nous occupons pas des intérêts de l'Eglise en d'autres villes que les nôtres, excepté quand les évêques de ces mêmes villes, nos frères et nos collègues dans le sacerdoce, nous le permettent ou nous en chargent.
6. Je ne comprends pas qu'un homme comme Proculéien, qui se dit évêque depuis tant d'années, puisse craindre de conférer avec moi qui ne suis qu'un novice: redoute-t-il mes connaissances dans les lettres qu'il n'a peut-être jamais apprises, ou qu'il a apprises moins que moi? Mais qu'ont à faire les lettres dans une question qui doit se discuter par les saintes Ecritures ou avec les pièces et les actes ecclésiastiques et publics, toutes choses dans lesquelles Proculéien est versé depuis longtemps, et où il doit être plus habile que moi? Enfin, nous avons ici mon frère et mon collègue Samsucius, évêque de l'Eglise de Tours (1); il n'a jamais étudié ces belles-lettres que paraît redouter Proculéien ; qu'il soit là et que Proculéien confère avec lui. Comme je mets ma confiance dans le nom du Christ, je prierai Samsucius de prendre ma place dans cette affaire, et il ne me le refusera pas; le Seigneur l'aidera, j'en ai la confiance; il l'aidera dans. son combat pour la vérité: son langage est inculte, mais il est instruit dans la vraie foi. Il n'y a donc pas de raison pour que Proculéien nous renvoie à je ne sais quels autres athlètes donatistes, et ne veuille pas terminer entre nous ce qui nous regarde. Toutefois, comme je l'ai dit, je ne fuis pas non plus la lutte avec ceux-là, s'il les appelle à son aide.
 
1. Ville de la Numidie.

LETTRE XXXV. (Année 396.)
 
Efforts de saint Augustin pour amener l'évêque donatiste Proculéien à une discussion, à des explications, à la répression des clercs donatistes; notre saint rapporte des faits scandaleux ou violents; on veut qu'il se taise, mais son devoir est de parler.
 
AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FRÈRE EUSÈBE.
 
1. Je n'ai jamais songé, dans une démarche importune, à vous prier de vous rendre malgré vous juge entre les évêques, comme vous le dites. Si j'avais voulu vous persuader d'intervenir, peut-être vous aurais-je montré sans (10) peine que vous pourriez juger entre nous dans une question de cette évidence; en même temps que vous appréhendez de juger, vous n'hésitez pas, sans avoir entendu les parties, à vous prononcer pour l'une des deux ! mais je laisse cela pour le moment. Je n'avais demandé rien autre à votre honorable Bénignité (daignez au moins le remarquer dans cette seconde lettre}, que de savoir de Proculéien s'il a dit lui-même à son prêtre Victor ce que font dire à celui-ci les registres publics, ou si, à la place de sa véritable déclaration, les envoyés ont écrit quelque chose de faux: je désirais savoir aussi les intentions de Proculéien sur la conférence proposée entre nous. On ne constitue pas juge, ce me semble, un homme qu'on se borne à prier d'en interroger un autre, et qu'on supplie de vouloir bien transmettre la réponse. C'est aussi uniquement cela que je vous demande encore, puisque Proculéien ne veut plus recevoir de mes lettres : si je n'avais pas éprouvé ses refus, je n'aurais pas eu recours à votre Excellence. Les choses étant ainsi, que puis-je faire de plus doux que de chercher à l'amener à parler sur un sujet où mon devoir me défend de me taire, par l'intermédiaire d'un homme aussi considérable que vous et qui l'aimez? Vous condamnez la criminelle conduite du fils envers sa mère; si Proculéien l'avait su, dites-vous, il aurait retranché de sa communion ce coupable jeune homme. A cela je réponds d'un mot: aujourd'hui il le sait, qu'il le repousse aujourd'hui.
2. Maintenant, voici autre chose: un ancien sous-diacre de l'église de Spane, appelé Primus, entretenait avec des religieuses des relations anticanoniques qu'on voulait faire cesser; comme il méprisait les bons avis qui le rappelaient à la règle, on lui a fait quitter la cléricature; dans son irritation contre la discipline de Dieu, il a passé aux donatistes et a été rebaptisé. Deux religieuses qui habitaient le même fonds de terre appartenant à des chrétiens catholiques, soit que le sous-diacre les ait enlevées, soit qu'elles l'aient volontairement suivi, ont reçu une seconde fois le baptême. Le voilà aujourd'hui avec des bandes vagabondes de circoncellions, avec des troupes de femmes qui ne veulent pas de maris pour ne pas avoir à obéir; il se réjouit et fait le superbe dans des orgies de détestable ivrognerie, se félicitant d'avoir obtenu pour vivre mal une large liberté que lui refusait l'Eglise catholique. Proculéien ignore peut-être aussi tout cela. Donnez-lui-en donc connaissance avec votre gravité et votre modération, afin qu'il éloigne de sa communion celui qui ne l'a choisie qu'après avoir perdu son rang dans le clergé catholique, à la suite de son insoumission et du désordre de ses mœurs.
3. Quant à moi, je procède autrement, par la grâce de Dieu, à l'égard de quiconque se présente pour entrer dans l'Eglise catholique, après avoir été frappé d'une dégradation chez les donatistes; il est reçu dans l'humiliation de la même pénitence à laquelle il aurait pu. être condamné s'il avait voulu rester au milieu d'eux. Considérez, je vous prie, combien au contraire leur conduite est exécrable: ils veulent que ceux que nous avons repris de leurs fautes dans la discipline ecclésiastique répondent qu'ils sont païens, pour recevoir et mériter un second baptême; c'est néanmoins pour que ce mot ne tombât point d'une bouche chrétienne, que le sang de tant de martyrs a coulé: de plus, ces prétendus hommes nouveaux et sanctifiés, devenus plus mauvais qu'auparavant, sous l'apparence d'une grâce nouvelle, insultent, par le sacrilège d'une nouvelle fureur, à la discipline qu'ils n'ont pas pu supporter. Si je fais mal en cherchant à empêcher ces choses par votre intervention bienveillante, personne ne se plaindra que je les porte à la connaissance de Proculéien par les registres publics qui ne peuvent pas m'être refusés, je pense, dans une ville romaine (1). Comme Dieu commande que nous parlions et que nous annoncions sa parole, que nous réfutions ceux qui enseignent ce qu'il ne faut pas, et que nous pressions à temps et à contretemps, ainsi que je le prouve par les témoignages du Seigneur et des apôtres (2), nul homme ne doit s'imaginer qu'il me persuadera de garder le silence. S'ils osent commettre des violences et des brigandages, le Seigneur sera là pour défendre son Eglise, qui a soumis au joug du Christ et réuni dans son sein tous les royaumes de l'univers.
4. Nous avions parmi nous, comme cathéchumène, la fille d'un certain fermier de l'église; les donatistes ayant trompé sa foi, malgré les efforts de ses parents, l'ont rebaptisée et en ont même fait une religieuse; la sévérité paternelle voulait la ramener de force à la communion catholique, mais j'ai déclaré Hippone jouissait des droits de colonie romaine.
 
1. II Tim. IV, 2 . —  2.  Tit. I, 9-11.
 
que je ne recevrais pas cette femme d'un coeur corrompu, à moins que de son propre mouvement elle ne choisît elle-même un meilleur parti; le paysan ayant commencé à frapper sa fille pour triompher de sa résistance, je l'en ai empêché aussitôt. En traversant le pays de Spane, nous fûmes apostrophés par un prêtre de Proculéien, qui. se tenait debout au milieu d'un champ appartenant à une pieuse femme catholique; il nous appelait traditeurs (1) et persécuteurs. La femme de notre communion, dont il foulait le sol, ne fut pas elle-même à l'abri de ses outrages. A ces cris injurieux, je ne me retins pas seulement moi-même, mais j'arrêtai aussi tous ceux qui m'accompagnaient. Et cependant si je dis: cherchons qui sont ceux qui méritent les noms de traditeurs et de persécuteurs, on me répond : —  Nous ne voulons pas discuter, nous voulons rebaptiser. Nous voulons tendre des piéges à vos brebis et les déchirer comme des loups; vous, si vous êtes de bons pasteurs, taisez-vous. — Proculéien m'a-t-il fait dire autre chose s'il m'a véritablement fait dire ceci : Si vous êtes chrétien, laissez cela au jugement de Dieu; si nous faisons autrement, vous, taisez-vous. — Le même prêtre a osé menacer le fermier de l'église dont je vous parlais tout à l'heure.
5. Que Proculéien connaisse tout cela par vous, je vous en prie; qu'il réprime les Violences de ses clercs, ces violences que j'ai dû vous signaler, honorable Eusèbe. Daignez me dire, non pas ce que vous pensez de tout ceci, car ne croyez pas que je veuille vous imposer le fardeau de juge entre nous, mais ce qui vous aura été répondu. Que la miséricorde de Dieu vous conserve, excellent, justement cher et bien-aimé seigneur et frère.
 
 
1. On donnait le nom de traditeurs à ceux qui, durant la persécution, avaient livré les livres saints aux païens. Ce nom était devenu une injure que les donatistes adressaient aux catholiques.
 
LETTRE XXXVI. (Année 396.)
 
Voici une réponse à une dissertation partie de Rome en faveur du jeûne du samedi. Cette lettre nous apprend comment on comprenait et on pratiquait le jeûne dans l'antiquité chrétienne. Elle abonde en détails instructifs.
 
AUGUSTIN A CASULAN, SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. J'ignore comment il s'est fait que je n'aie pas répondu à votre première lettre : je sais cependant que ce n'est pas dédain de ma part; car j'aime vos études et votre langage même, et je vous exhorte vivement à mettre à profit votre jeunesse pour avancer dans la parole de Dieu et pour édifier de plus en plus l'Église. Ayant recu de vous une seconde lettre où vous me redemandez une réponse par le droit le plus équitable, le droit fraternel de cette charité dans laquelle nous ne faisons qu'un, je n'ai pas voulu différer plus longtemps, et, malgré mes très-pressantes occupations, je viens m'acquitter de ce que je vous dois.
2. Vous me consultez pour savoir s'il est permis de jeûner le samedi. Je réponds que si cela n'était nullement permis, certainement ni Moïse, ni Elie, ni le Seigneur lui-même n'auraient jeûné quarante jours de suite. Par la même raison, il n'est pas défendu de jeûner le dimanche. Et toutefois si on pensait qu'il faut consacrer ce jour-là au jeûne, comme quelques-uns jeûnent le samedi, on scandaliserait grandement l'Église, et non point à tort. Sur ces points où la divine Écriture n'a rien statué de certain, la coutume du peuple de Dieu et les pratiques des ancêtres doivent être tenues pour lois. Si nous en voulions disputer et condamner les uns par les usages des autres, il naîtrait une lutte sans fin à laquelle, malgré toutes les recherches de l'éloquence, les témoignages certains de la vérité manqueraient toujours, et il y aurait à craindre que les orages de la discussion ne vinssent obscurcir la sérénité de la charité. La pensée de ce péril a été négligée par celui dont vous avez cru devoir m'envoyer, avec votre première lettre, la longue dissertation pour que j'y réponde.
3. Je n'ai pas d'assez grands loisirs pour réfuter ses opinions une à une; je suis obligé de les donner à des travaux plus urgents. Mais considérez vous-même avec un peu plus d'attention et avec cet esprit que vous montrez dans vos lettres et que j'aime comme un don de Dieu, le discours de ce certain Romain, ainsi que vous l'appelez, et vous verrez qu'il n'a pas craint de déchirer presque toute l'Église du Christ, depuis le levant jusqu'au couchant, par d'outrageantes paroles; je ne devrais pas dire presque toute, mais toute l'Église, car il n'a pas même épargné les Romains, dont il semble défendre les usages, ne prenant pas garde que l'impétuosité de ses injures va les (12)  atteindre eux-mêmes. Quand les arguments lui manquent pour prouver qu'il faut jeûner le samedi, il se tourne vivement contre le luxe des festins et la honteuse ivrognerie des banquets, comme si ne pas jeûner c'était s'enivrer. Si cela est, que sert-il aux Romains de jeûner le samedi? Les jours où ils ne jeûneront pas, il faudra, selon l'auteur de la dissertation, ne voir en eux que des ivrognes et des adorateurs de leur ventre. Or, si autre chose est d'appesantir son coeur dans la crapule et l'ivrognerie, ce qui est toujours un mal, autre chose est de se relâcher du jeûne en restant modéré et tempérant, ce qu'un chrétien fait sans reproche le dimanche. Que l'auteur de la dissertation ne confonde pas les repas des saints avec la voracité et l'ivrognerie des adorateurs de leur ventre, de peur qu'il ne mette les Romains eux-mêmes, quand ils ne jeûnent pas, au rang de ces derniers; et alors il cherchera à savoir; non pas s'il est permis de s'enivrer le samedi, ce qui ne l'est pas davantage le dimanche, mais s'il faut se dispenser de jeûner le samedi aussi bien que le dimanche.
4. Plût à Dieu qu'en cherchant ou en affirmant ainsi, il ne blasphémât pas ouvertement l'Eglise répandue sur toute la terre, à la seule exception des Romains et d'un petit nombre d'occidentaux 1 Qui pourrait 'supporter qu'au milieu de tous les peuples chrétiens d'Orient et de la plupart de ceux d'Occident, tant de serviteurs et de servantes du Christ, mangeant sobrement et modérément le samedi, soient rangés par lui au nombre des gens plongés dans la chair et ne pouvant plaire à Dieu, et dont il a été dit : « Que les méchants se retirent de moi, je ne veux point connaître leur voie? » Est-il tolérable qu'il dise d'eux « que ce sont des adorateurs de leur ventre, préférant la Synagogue à l'Eglise ; que ce sont les fils de la servante; qu'ils reconnaissent pour loi, non point la justice, mais la volupté, ne prenant conseil que de leur ventre, ne se soumettant pas à la règle; qu'ils ne sont que chair et n'ont de goût que pour la mort, » et autres choses du même genre ? Si cet homme parlait ainsi d'un seul serviteur de Dieu, qui oserait l'écouter et ne pas le fuir? Mais c'est l'Eglise dans le monde entier qu'il poursuit de ses outrages et de ses malédictions, c'est l'Eglise qui croît et fructifie, et qui presque partout ne jeûne pas le samedi : oh ! quel qu'il soit, je l'avertis de se modérer. Vous avez voulu que j'ignorasse son nom : c'était vouloir m'empêcher de le juger.
5. « Le Fils de l'homme, dit-il, est le maître du sabbat (1); il vaut mieux, ce jour-là, faire « le bien que le mal. » Mais si nous faisons mal quand nous dînons, nous ne vivons jamais bien le dimanche. Obligé d'avouer que les apôtres ont mangé le jour du sabbat, il dit que ce n'était point alors le temps de jeûner et cite ces paroles du Seigneur: « Des jours viendront où l'époux sera ôté à ses enfants, et alors les fils de l'époux jeûneront (2), » parce qu'il y a un temps de joie et un temps de deuil a. Il aurait dû d'abord remarquer que le Seigneur, en cet endroit, parle du jeûne en général et non du jeûne du samedi. Ensuite, puisqu'il veut entendre le deuil (3), par le jeûne et la joie par la nourriture, pourquoi ne songe-t-il pas que, quelle que soit la signification du repos du septième jour (4), Dieu n'a point voulu désigner par là le deuil mais la joie? A moins qu'il ne dise que la signification de ce repos de Dieu et de cette sanctification du sabbat a été pour les juifs une joie, pour les chrétiens un deuil. Et cependant lorsque Dieu a sanctifié le septième jour en se reposant de toutes ses oeuvres, il n'a rien marqué sur le jeûne ni sur le dîner du samedi ; et quand, plus tard il a donné au peuple juif ses prescriptions pour l'observation du même jour, il n'a pas parlé non plus de ce qu'il fallait manger ou ne pas manger. Il commande seulement à l'homme de s'abstenir de ses oeuvres, ses oeuvres serviles. Le peuple juif, recevant ce repos comme une ombre des choses futures, l'observa de la même manière que nous voyons les juifs l'observer aujourd'hui. Il ne faut pas croire que les juifs charnels n'entendissent pas ce précepte aussi bien que l'entendent les chrétiens; nous ne le comprenons pas mieux que les prophètes qui, dans le temps où il était obligatoire, gardèrent ce repos comme les juifs croient qu'on doit le garder encore. Voilà pourquoi Dieu ordonna de lapider l'homme qui avait ramassé du bois le jour du sabbat (5); nous ne lisons nulle part qu'un homme ait été lapidé ou jugé digne de quelque supplice pour avoir jeûné ou non le jour du sabbat. Cependant lequel des deux convient au repos ou au travail, c'est à votre auteur lui-même à le voir, lui qui a réservé la joie à ceux qui mangent, le deuil à ceux qui jeûnent, et qui donne le
 
1. Matth. XII, 8-12. — 2. Ibid. IX, 15. —  3. Ecclés., III, 4. — 4. Gen. II, 2. — 5. Nomb. XV, 35.
 
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même sens à cette réponse du Seigneur: « Les fils de l'époux ne peuvent pas être en deuil tant que l'époux est avec eux  (1). »
6. Il dit que si les apôtres ont mangé le jour du sabbat, c'est que le temps de jeûner ce jourlà n'était pas encore venu, et que la tradition des anciens le défendait ; mais n'était-ce pas encore le temps d'observer le repos du sabbat? Est-ce que la tradition des anciens ne le prescrivait pas? Et cependant, dans ce même jour du sabbat où nous lisons que les disciples du Christ mangèrent, ils arrachèrent aussi des épis: cela n'était pas permis le jour du sabbat, parce que la tradition des anciens le défendait. Qu'il prenne garde qu'on ne puisse lui répondre, avec plus de raison, que le Seigneur a laissé alors ses disciples arracher des épis et prendre de la nourriture, pour se déclarer à la fois contre ceux qui veulent se reposer le samedi, et contre ceux qui obligent à jeûner le même jour : car il aurait fait entendre que ce repos eût été superstitieux dans les temps nouveaux, et il aurait voulu que le jeûne fût libre dans tous les temps. Je ne donne pas ceci comme preuves, mais pour montrer ce qu'il y aurait de plus convenable à opposer aux interprétations de l'auteur.
7. « Comment, dit-il, ne serons-nous pas damnés avec le Pharisien, en jeûnant seule«ment deux fois la semaine?» Comme si le Pharisien avait été damné pour n'avoir jeûné que deux fois la semaine, et non pas pour s'être luis orgueilleusement au-dessus du Publicain (2) ! L'auteur peut dire aussi que ceux qui donnent aux pauvres la dîme de tous leurs fruits seront damnés avec le Pharisien, parce qu'il plaçait hautement ceci au nombre de ses oeuvres : puissent beaucoup de chrétiens en faire autant ! C'est à peine si nous en trouvons un petit nombre. Il faudra dire aussi que celui qui n'aura été ni injuste, ni adultère, ni ravisseur du bien d'autrui, sera damné avec le Pharisien, car il se vantait de n'être pas tel : or chacun comprend que ce serait insensé. Les choses que s'attribuait le Pharisien sont bonnes sans aucun doute, quand elles ne sont pas accompagnées de la jactance superbe qui apparaissait en lui, mais de cette humble piété dont il était bien loin. Ainsi le jeûne, deux fois la semaine, ne pouvait porter aucun fruit dans un homme comme le Pharisien; mais c'est une sainte pratique pour qui est humblement fidèle
 
1. Matt. IX, 15. — 2. Luc, XVIII, 11, 12.
 
ou fidèlement humble. Et encore l'Evangile n'a pas dit que le Pharisien serait damné, mais plutôt que le Publicain s'en alla mieux justifié.
8. L'auteur prétend que ce n'est qu'en jeûnant plus de deux fois la semaine qu'on peut satisfaire à ce précepte du Seigneur: « Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (1). » Mais, heureusement, il y a sept jours qui dans le cours des temps reviennent sans cesse. Otez-en deux jours pour ne jeûner ni le samedi ni le dimanche, il en reste cinq pour en faire plus que le Pharisien qui jeûnait deux fois la semaine; il suffit même de jeûner trois fois. Et si on jeûne quatre fois et qu'on ne passe même aucun jour sans jeûner, sauf le samedi et le dimanche, cela fera cinq jours de jeûne par semaine, ce qui est pratiqué par beaucoup de chrétiens durant toute leur vie, surtout dans les monastères. On surpassera alors, par le mérite du jeûne, non-seulement le Pharisien, mais aussi le chrétien qui jeûne le mercredi, le vendredi et le samedi, ce que fait souvent le peuple à Rome. Et je ne sais quel dissertateur romain n'en continuera pas moins à appeler charnel celui qui jeûne toute la semaine, excepté le samedi et le dimanche, et qui ne donne jamais à son corps selon ses besoins; il semble croire qu'il y ait des jours où la nourriture et la boisson n'appartiennent pas à la chair; on est, selon lui, adorateur de son ventre quand on mange le samedi, comme si le dîner du samedi avait seul quelque chose de réel.
9. Il ne suffit pas à l'auteur qu'on fasse plus que le Pharisien en jeûnant trois fois la semaine; il veut qu'on jeûne tous les jours, excepté le dimanche. « Ceux, dit-il, qui, purifiés de l'ancienne tache, n'étant plus qu'une même chair avec le Christ, demeurent sous sa discipline, ne doivent pas le samedi faire de joyeux festins avec des fils sans loi, avec les princes de Sodome et le peuple de Gomorrhe ; mais ils doivent, par la loi solennelle de l'Eglise, jeûner de plus en plus légitimement avec ceux qui aspirent à la sainteté, avec les dévots amis de Dieu, afin que la moindre faute des six jours soit lavée dans les fontaines du jeûne, de la prière et de l'aumône, et que, tous restaurés par l’alogie du
 
1. Matt., V, 20.
 
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dimanche, nous puissions dignement chanter d'un même cœur : Vous avez rassasié, Seigneur, l'âme qui était vide, et abreuvé l'âme qui avait soif (1). » En disant ceci et en n'exceptant que le dimanche de la fréquence du jeûne, il n'accuse pas seulement les peuples chrétiens d'Orient et d'Occident chez qui personne ne jeûne le samedi; mais l'imprudent et le maladroit accuse l'Eglise de Rome elle-même. Car lorsqu'il dit que « ceux qui demeurent sous la discipline du Christ ne doivent pas le samedi faire de joyeux festins avec des fils sans loi, avec les princes de Sodome, avec le peuple de Gomorrhe, mais, par la loi solennelle de l'Eglise, doivent jeûner de plus en plus légitimement avec ceux qui aspirent à la sainteté, avec les dévots amis de Dieu; » et lorsque, définissant ce qu'il entend par jeûner légitimement, il ajoute que « pendant les six jours la moindre faute doit être lavée dans les fontaines du jeûne; de la prière et de l'aumône, » il est évident que, selon lui, ceux qui jeûnent moins de six jours dans la semaine n'observent pas ce jeûne légitime, ne sont pas dévoués à Dieu et ne peuvent se purifier des taches inséparables de notre vie mortelle. Que les Romains voient ce qu'ils ont à faire, car la dissertation ne les épargne pas. Chez eux, à l'exception d'un petit nombre de clercs et de moines, qui donc observe le jeûne tous les jours? surtout parce que à Rome on n'a pas coutume de jeûner le jeudi.
10. Ensuite, je le demande : Si le jeûne de chaque jour nous délivre et nous purifie des fautes légères de chaque jour, car il dit : « Que pendant les six jours la moindre faute soit lavée aussi dans les fontaines du jeûne, » que ferons-nous de la faute dans laquelle nous serons tombés le dimanche, où le jeûne est un scandale? Ou bien, si, ce jour-là, nul chrétien ne pèche, qu'il reconnaisse donc, ce grand jeûneur toujours prêt à accuser les adorateurs du ventre, combien il accorde aux ventres d'avantage et d'honneur, puisqu'il s'ensuivrait qu'on ne pèche pas du moment qu'on dîne. Mais peut-être a-t-il placé une efficacité si grande dans le jeûne du samedi, qu'il suffit pour effacer les fautes légères des six jours et même du dimanche, et pense-t-il que le seul jour où on ne pèche pas est celui qu'on passe tout entier dans le jeûne? Mais pourquoi donc, se conformant à la coutume chrétienne,
 
1. Ps. CVI, 9.
 
attache-t-il plus d'importance religieuse au dimanche qu'au samedi? Car voilà qu'il trouve le jour du samedi. beaucoup plus saint, parce qu'on y jeûne et on n'y pèche pas, et que la vertu du jeûne efface les fautes des autres jours et du dimanche même : je doute fort que cette opinion soit de votre goût.
11. Mais pendant que l'auteur veut se donner pour un homme tout spirituel et qu'il ne voit que des gens charnels dans ceux qui dînent le samedi, remarquez comme il ne mange pas maigrement le dimanche et comme il se plaît dans ce copieux repas qu'il appelle alogie ! Que signifie ce mot alogie, d'origine grecque, si ce n'est un festin où l'on s'éloigne du chemin de la raison ? Et on appelle aloques les animaux privés de raison, auxquels peuvent être comparés ceux qui sont adonnés à leur ventre c'est pourquoi on nomme alogie ce repas immodéré où l'âme, qui est le siège de la raison, se trouve comme submergée dans le boire et le manger. Ce banquet du dimanche, où tout est pour le ventre et rien pour l'esprit, est jugé digne qu'on le chante et qu'on le consacre par ces paroles : «. Vous avez rassasié, Seigneur, une âme qui était vide, et vous avez abreuvé une âme qui avait soif ! » O l'homme spirituel ! ô le censeur des gens charnels ! ô le grand jeûneur et qui ne fait rien pour son ventre ! Voilà celui qui nous avertit de ne pas corrompre la loi du Seigneur par la loi du ventre, de ne pas vendre le pain du ciel pour une nourriture terrestre  il ajoute que « dans le paradis Adam périt par la nourriture, et que ce fut par la nourriture qu'Esaü perdit son rang. » Et il dit encore que « c'est par le ventre que Satan a surtout coutume de nous tenter, qu'il donne peu pour ôter tout, et que l'intelligence de ces préceptes ne fait pas plier ceux qui adorent leur ventre. »
12. Ses paroles ne tendent-elles pas à conclure qu'il faut aussi jeûner le dimanche ? Autrement le samedi où le Seigneur reposa dans le sépulcre, sera plus saint que le dimanche où il ressuscita d'entre les morts. Assurément cela est, si, selon les paroles de cet homme, le jeûne du samedi préserve de tout péché et efface même les souillures des autres jours; tandis que la tentation du ventre par la nourriture sera irrésistible le dimanche; le démon arrive, on est chassé du paradis et on perd son rang. Par une contradiction nouvelle, cet (15) homme ne nous engage point à prendre le dimanche un repas modéré, sobre et chrétien, mais à chanter joyeusement dans une alogie et en battant des mains : « Vous avez rassasié, Seigneur, l'âme qui était vide, et vous avez abreuvé l'âme qui avait soif ! » Si nous ne péchons pas quand nous jeûnons, si le jeûne du samedi efface les souillures des six autres jours, il n'y a pas de plus mauvais jour que le dimanche et de meilleur que le samedi. Croyez-moi, mon très-cher frère, personne n'a jamais entendu la loi comme cet homme, si ce n'est celui qui ne l'entend pas du tout. En effet, ce qui perdit Adam, ce ne fut pas la nourriture, mais une nourriture défendue (1) ; il en est de même d'Esaü, petit-fils d'Abraham, qui laissa aller son appétit jusqu'au mépris du sacrement dont son droit d'aînesse était la figure (2): les saints et les fidèles peuvent aussi manger saintement, comme le jeûne des sacrilèges et des incrédules peut n'être qu'un jeûne impie. Ce qui rend le dimanche préférable au samedi, c'est la foi de la résurrection et -non pas la coutume de manger ni la licence des chants bachiques.
13. « Moïse, dit votre auteur, resta quarante jours sans manger du pain ni boire de l'eau. » Et, pour nous montrer quel parti il entend tirer. de ce souvenir, il ajoute : « Voilà Moïse, l'ami de Dieu, l'habitant de la nuée, le porteur de la loi, le conducteur du peuple, qui, en jeûnant six fois le samedi, n'a pas fait une oeuvre mauvaise, mais une oeuvre méritoire.» Comment ne voit-il pas lui-même ce qu'on peut tout d'abord lui objecter? Si de l'exemple de Moïse qui, dans ses quarante jours, jeûna six fois le samedi, il veut conclure qu'on doit jeûner le samedi, pourquoi ne conclut-il pas aussi qu'on doit jeûner le dimanche? Car, durant les quarante jours, Moïse n'a pas moins jeûné que six dimanches. Mais l'auteur ajoute que « le jour du dimanche, avec le Christ, était réserve à l'Église qui devait prochainement s'établir. » Pourquoi dit-il cela? je l'ignore. S'il faut jeûner beaucoup plus, parce que le jour :du dimanche est venu avec le Christ, on doit donc jeûner le dimanche, ce qu'à Dieu ne plaise ! Mais si l'auteur a craint l'objection du jeûne dominical et qu'il ait dit pour cela que « la solennité du dimanche était réservée à l'Église qui devait prochainement s'établir, » afin de faire comprendre que Moïse
 
1. Gen. III, 6. — 2. Ibid. XXV, 33, 3,4.
 
a jeûné le jour qui suit le samedi, parce que c'était avant le Christ à qui nous devons l'institution du dimanche où il ne convient pas de jeûner, pourquoi donc le Christ a-t-il jeûné aussi quarante jours? Pourquoi, durant ce temps, n'a-t-il pas interrompu son jeûne à chaque lendemain du samedi, pour recommander le repas du dimanche avant même sa résurrection, comme il a donné son sang à boire avant sa passion ? Vous voyez que le jeûne de quarante jours que l'auteur rappelle, ne conclut pas plus en faveur du jeûne du samedi qu'en faveur du jeûne du dimanche.
14. L'auteur ne prend pas garde à ce qu'on peut lui objecter sur le dîner du dimanche, lorsqu'il applique au dîner du samedi, qui peut être sobre et modeste, tout ce qu'on a coutume de dire contre les festins désordonnés et les excès de table. Il n'est pas besoin de lui répondre en détail, car il n'attaque le dîner du samedi qu'en répétant les mêmes déclamations contre l'intempérance; il ne trouve rien autre à dire que ce qui ne dit rien. La question est de savoir s'il faut jeûner le samedi et non point s'il faut être intempérant ce jour-là; ceux qui craignent Dieu se gardent également de tout excès le dimanche,, sans qu'ils aient besoin pour cela de jeûner. Qui oserait dire avec cet homme. « Comment des choses qui nous forcent au péché dans le jour sanctifié pourront-elles nous être salutaires, et agréées de Dieu ? » Ainsi il déclare que le jour du samedi est sanctifié, et que les hommes sont poussés au péché parce qu'ils dînent ! Et la conclusion de ceci serait que le .dimanche n'est pas un jour sanctifié et que le samedi commence à être meilleur, ou bien que, si le dimanche est aussi un jour sanctifié, on pèche dès qu'on dîne !
15. L'auteur redouble d'efforts pour donner à son opinion l'appui des témoignages divins ; mais ce genre de preuves lui manque. « Jacob, dit-il, mangea, il but du vin et fut rassasié, et il s'éloigna de Dieu son Sauveur, et vingt-trois mille tombèrent dans un seul jour (1).» C'est comme s'il était dit: Jacob dîna le samedi et se retira de Dieu son Sauveur. Lorsque l'Apôtre rappelle la mort de tant de milliers d'hommes, il ne dit pas: Ne dînons pas le samedi comme ils dînèrent; mais il dit: « Ne commettons pas le péché de fornication comme firent quelques-uns d'entre eux, et vingt-trois mille
 
1. Exode, XXXII, 6, 8, 28.
 
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tombèrent dans un seul jour. » Que veut-il encore, le dissertateur, quand il dit: «Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et se leva pour jouer (1). » L'Apôtre invoqua ce passage de l'Ecriture, mais ce fut pour détourner du culte des idoles et non point du dîner du samedi. Cet homme-là ne prouve pas que ceci soit arrivé le samedi, mais il lui plait de le conjecturer. De même qu'il peut se faire, si on est adonné au vin, qu'on rompe le jeûne en s'enivrant, de même, si on est tempérant, on peut ne pas jeûner et cependant manger avec modération. Pourquoi l'auteur cite-t-il encore ces mots de l'Apôtre: «Ne vous laissez pas aller aux excès du vin d'où naissent tous les désordres (2)? » C'est comme s'il disait : Ne dînez pas le samedi, parce que toutes les dissolutions sont là. Comme les chrétiens qui craignent Dieu se conforment à ce précepte de l'Apôtre quand ils dînent le dimanche, ainsi l'observent-ils en dînant le samedi.
16. « Pour mieux répondre, dit cet homme, à ceux qui errent, il suffit de rappeler qu'avec le jeûne on peut ne pas profiter devant Dieu, mais que personne ne l'offense: or ne pas offenser Dieu, c'est profiter. » On ne parle ainsi que quand on ne sait pas ce qu'on dit. Il serait donc vrai que les païens, quand ils jeûnent, n'offensent pas Dieu ! Et si l'auteur n'entend appliquer ceci qu'aux chrétiens, ne serait-ce pas offenser Dieu que de jeûner le dimanche au grand scandale de toute l'Eglise répandue partout ? Cherchant encore inutilement dans l'Ecriture des passages à l'appui de son opinion, il dit: « C'est par le jeûne qu'Elie a mérité de monter en corps et de régner dans le paradis: » comme si le jeûne n'était pas recommandé par ceux même qui ne l'observent pas le samedi, ainsi qu'il l'est par ceux qui, cependant, ne jeûnent pas le dimanche, et comme si, quand Elie jeûna, le peuple de Dieu jeûnait même le jour du sabbat. Ce que j'ai répondu pour les quarante jours de Moïse s'applique pour les quarante jours d'Elfe. « Par jeûne, dit l'auteur, Daniel échappa à l'impuissante rage des lions; » comme s'il avait lu dans les livres saints que Daniel eût jeûné le samedi ou qu'il se fût trouvé un samedi avec les lions; mais nous lisons qu'il mangea au « milieu d'eux. « Par le jeûne, continue cet homme, la fidèle fraternité des trois enfants a été triomphante dans une prison de feu, et
 
1. I Cor. X, 8. — 2. Ephés. V, 18.
 
a mérité de recevoir et d'adorer le Seigneur dans des flammes hospitalières. » Ces exemples des saints ne servent de rien pour établir le jeûne à quelque jour que ce soit, encore moins le jeûne du samedi. Non-seulement on ne lit pas que les trois enfants aient été jetés dans la fournaise un samedi, mais on ne lit rien qui puisse nous apprendre qu'ils y soient restés assez longtemps pour jeûner; bien plus, ils y restèrent à peine une heure, qu'ils passèrent à chanter leur hymne: ils ne se promenèrent pas au milieu de ces flammes bénignes au delà de la durée de leur cantique. Mais peut-être que, dans la pensée du dissertateur, on jeûne du moment qu'on reste une heure sans manger; et, dans ce cas, il n'y aurait pas de quoi se fâcher contre ceux qui dînent le samedi, car le temps qui s'écoule jusqu'à l'heure du repas nous représente un plus long jeûne que celui qui eut lieu dans la fournaise.
17. L'auteur cite encore ce passage de l'Apôtre : « Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice et « la paix, et dans la joie que donne l'Esprit« Saint (1) » Il  veut que « le règne de Dieu » soit pris ici pour l'Eglise, dans laquelle Dieu règne. Mais, dites moi, je vous prie: est-ce que l'Apôtre, quand il parlait ainsi, songeait à faire jeûner les chrétiens le samedi? Il n'en était question pour aucun des jours de la semaine. L'Apôtre parlait de la sorte contre ceux qui, selon la coutume des Juifs et selon l'ancienne loi, faisaient consister la pureté dans un certain genre de nourriture, et pour l'instruction de ceux qui scandalisaient les faibles en mangeant indifféremment de tout. Quand il a dit : « Ne faites point périr par votre nourriture celui pour lequel le Christ est mort; que notre bien ne soit donc point blasphémé (2); » c'est alors qu'il ajoute: « Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger. » S'il fallait entendre ces paroles de l'Apôtre comme les entend le dissertateur, et que le royaume de Dieu » étant l'Eglise, on ne pût lui appartenir que par le jeûne, il ne s'agirait plus de consacrer le samedi au jeûne, mais de ne plus manger du tout, de peur de sortir de ce royaume. Je crois pourtant qu'il avouera que nous appartenons un peu plus religieusement à l'Eglise dans ce jour du dimanche où il nous permet de ne pas jeûner.
 
1. Rom. XIV, 17.
2. Ibid. XIV. 15.
 
17
 
18. « Pourquoi, dit-il, nous en coûte-t-il d'offrir au principal Seigneur un sacrifice qui lui est cher, un sacrifice que l'esprit désire et que l'ange loue? » Et il ajoute cette parole de l'ange : « La prière est bonne avec le jeûne et l'aumône (1). » Je ne sais ce qu'il a voulu dire par le principal Seigneur; le copiste s'est peut-être trompé à votre insu, et vous n'aurez pas corrigé la faute dans la copie que vous m'avez envoyée. L'auteur appelle le jeûne un sacrifice cher au Seigneur, comme si le jeûne était ici en question, et qu'il ne s'agît pas uniquement du jeûne du samedi. Quoiqu'on ne jeûne pas le dimanche, on ne laisse pas d'offrir à Dieu le sacrifice qui lui est cher. Cet homme produit au profit de sa cause des témoignages qui y sont entièrement étrangers. « Offrez à Dieu, dit-il, un sacrifice de louange (2). » Et voulant, je ne sais comment, rattacher à son sujet ces mots d'un psaume divin, il ajoute : « Ce sacrifice est préférable au festin de viande et d'ivrognerie où, grâce au démon, ce sont les blasphèmes qui se multiplient, et non point les louanges dues à Dieu. » O imprudente présomption ! On n'offre pas le dimanche le sacrifice de louange, » parce qu'on ne jeûne point; mais on s'y rend coupable d'ivrognerie et de blasphème! Il n'est pas permis de dire cela. Le jeûne n'a rien de commun avec ces paroles : « offrez à Dieu un sacrifice de louange. » On ne jeûne pas en certains jours, surtout dans les jours de fêtes; et chaque jour, dans tout l'univers, l'Eglise offre le sacrifice de louange. Il n'y a pas de chrétien, que dis-je? pas d'insensé qui osera avancer que, durant les cinquante jours passés sans jeûne depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte, le sacrifice de louange n'est plus parmi nous : c'est le seul temps où l'Alleluia se chante dans beaucoup d'églises, et celui où dans toutes on le chante le plus souvent. Le plus ignorant des chrétiens ne sait-il pas que l'Alleluia est une parole de louange?
19. Toutefois, l'auteur reconnaît que le repas du dimanche est joyeux sans excès, quand il dit qu'après les derniers encensements du samedi, nous devons, nous, sortis des Juifs et des Gentils, chrétiens nombreux de nom, mais élus en petit nombre, offrir en chantant le jeûne comme un sacrifice agréable à Dieu, au lieu du sang des victimes: le feu de ce sacrifice consumera nos fautes. « Que le matin d'ensuite,
 
1. Tobie, XII, 8. — 2. Ps. XLIV, 14.
 
dit-il, Dieu nous écoute après avoir été écouté par nous, et il y aura des maisons pour manger et pour boire, non dans l'ivrognerie, mais dans une pure joie, avec toute la solennité qui,convient au jour du dimanche. » Ce ne sera donc plus une alogie, comme il le disait plus haut, mais une eulogie. J'ignore ce que lui a fait le samedi, que le Seigneur a sanctifié, pour croire qu'on ne puisse pas ce jour-là manger et boire sans excès; car nous pouvons jeûner avant le samedi, comme il dit que nous devons jeûner avant le dimanche. Dîner deux jours de suite lui paraîtrait-il criminel? Qu'il voie alors combien il outrage l'Eglise de Rome elle-même : dans les semaines où elle jeûne le mercredi, le vendredi et le samedi, elle dîne trois jours de suite: le dimanche, le lundi et le mardi.
20. « Il est certain, dit-il, que la vie des brebis dépend de la volonté des pasteurs. Mais malheur. à ceux qui appellent mal le bien, qui appellent ténèbres la lumière, et lumière les ténèbres, qui appellent amer ce qui est doux et doux ce qui est amer (1) !» Je ne comprends pas assez la signification de ceci. Si ces paroles ont le sens que vous supposez, votre Romain veut dire qu'à Rome le peuple, soumis à son pasteur, jeûne avec lui le samedi. S'il n'a dit cela que pour répondre à quelque chose de semblable que vous lui auriez écrit, qu'il ne vous persuade pas de louer une ville chrétienne jeûnant le samedi, au point de condamner le monde chrétien qui dîne ce jour-là. Lorsqu'il dit avec Isaïe : « Malheur à ceux qui appellent mal le bien, qui appellent ténèbres la lumière et lumière les ténèbres, qui appellent amer ce qui est doux et doux ce qui est amer ! » lorsqu'il veut faire entendre que le jeûne du samedi c'est le bien, la lumière et , le doux, et que le dîner c'est le mal, ce sont les ténèbres, c'est l'amer, il condamne les chrétiens de tout l'univers, puisqu'ils dînent le samedi. Il ne se voit plus lui-même et ne songe pas que ses propres écrits pourraient le sauver de cette audace inconsidérée. Car il ajoute avec l'Apôtre : «Que personne ne vous juge dans le boire et le manger (2)» c'est ce qu'il fait lui-même en blâmant ceux qui mangent et boivent le samedi. Il pouvait se souvenir aussi de cette parole du même Apôtre : « Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange point; et que, celui qui ne mange point ne
 
1. Isaïe, V, 20. — 2. Coloss. II, 16.
 
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juge pas celui qui mange (1). » Il aurait gardé alors, entre ceux qui jeûnent et ceux qui mangent le samedi, cette prudente mesure par laquelle on évite les scandales; il aurait mis son jeûne à l'abri du mépris de celui qui mange, et n'aurait pas jugé celui qui ne fait pas comme lui.
21. « Pierre même, dit-il, le chef des apôtres, le portier du ciel, le fondement de l'Eglise, après avoir triomphé de Simon (le magicien), image du démon qui n'est vaincu que par le jeûne, enseigna cette doctrine aux Romains, dont la foi est annoncée à toute la terre. » Mais les autres apôtres prêchèrent-ils sur ce point dans tout l'univers contrairement à Pierre? Pierre et ses condisciples vécurent ensemble en bon accord; que la bonne harmonie subsiste aussi parmi ceux que Pierre a « plantés» dans la foi et qui jeûnent le samedi, et qu'elle subsiste aussi parmi ceux que ses condisciples ont « plantés, » et qui dînent ce jour-là. C'est en effet l'opinion de plusieurs à Rome, opinion que beaucoup de Romains aussi tiennent pour fausse, que l'apôtre Pierre, devant combattre un dimanche avec Simon (le magicien), jeûna la veille avec toute son Eglise à cause du danger de cette grande tentation, et qu'après son heureux et glorieux triomphe il maintint cette coutume du jeûne, coutume suivie par quelques- Eglises d'Occident. Mais si, comme le dit l'auteur, Simon (le magicien) était la figure du diable, ce n'est pas seulement un tentateur du samedi ou du dimanche, mais un tentateur de tous les jours; et cependant on ne s'arme pas du jeûne contre lui chaque jour, puisqu'on ne l'observe jamais le dimanche ni durant les cinquante jours qui suivent Pâques, ni, en divers pays, les jours solennels consacrés aux martyrs et toutes les autres fêtes: le démon toutefois est vaincu, pourvu que nos yeux se tournent vers le Seigneur et que nous le conjurions de délivrer lui-même « nos pieds du piège qui les menace (2); » pourvu aussi que nous rapportions le manger et le boire, enfin toutes nos actions à la gloire de Dieu, et que « nous ne donnions occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils, ni à l'Eglise de Dieu (3). » C'est à quoi songent peu ceux dont le manger ou le jeûne sont des occasions de scandale, et qui, par leur intempérance, quelle qu'elle soit, préparent des joies au démon et non pas des défaites.
 
1. Rom. XIV, 3. — 2. Ps. XXIV, 15. — 3. I Corinth, X, 32.
 
22. Si on répond que le jeûne du samedi, enseigné à Rome par Pierre, l'a été à Jérusalem par Jacques, à Ephèse par Jean, et en d'autres lieux par d'autres apôtres, mais que cette pratique délaissée en d'autres contrées, ne s'est maintenue qu'à Rome; et si l'on réplique, au contraire, que quelques pays de l'Occident, où se trouve Rome, n'ont point conservé la tradition des apôtres quant au jeûne, et que cette tradition s'est conservée fidèlement en Orient, d'où l'on a commencé à prêcher l'Evangile, nous tombons dans une querelle interminable qui engendre des disputes loin de mettre un terme aux questions. Que la foi de l'Eglise universelle garde donc l'unité qu'elle a dans ses membres, lors même qu'il s'y mêlerait diverses pratiques qui n'atteignent en aucune manière la vérité de la foi; car « toute la beauté de la fille du roi est au dedans (1); » la variété de sa robe représente la diversité des usages de l'Eglise; aussi il est écrit que cette fille du roi est « vêtue de couleurs diverses avec des franges d'or. » Mais il ne faut pas que ces variétés de la robe dégénèrent en querelles qui la déchirent.
23. « Enfin, dit le dissertateur, si le juif, en observant le samedi, repousse le dimanche,  comment un chrétien observera-t-il le samedi? Ou bien soyons chrétiens, et célébrons le dimanche; ou bien soyons juifs, et « observons le samedi, car nul ne peut servir deux maîtres (2). » A l'entendre parler, ne croirait-on pas qu'il y a un Seigneur pour le samedi et un autre Seigneur pour le dimanche ? Il ne prend pas garde à ce qu'il a rappelé lui-même : « Le Fils de l'homme est le maître du sabbat (3). » En voulant que nous soyons aussi étrangers au samedi que les juifs le sont au dimanche, n'est-ce pas comme s'il disait que nous ne devons pas recevoir la loi et les prophètes, parce que les juifs ne reçoivent pas l'Evangile ni les apôtres? Vous comprenez que penser ainsi c'est mal penser. « Mais, dit l'auteur avec l'Apôtre, toutes les choses anciennes ont passé et se sont renouvelées dans le Christ (4). » Cela est vrai. C'est pourquoi nous ne cessons pas- le travail le samedi comme les juifs, quoique, en mémoire même du repos de ce jour, nous relâchions les liens du jeûne, tout en conservant la sobriété et la tempérance chrétiennes. Et si quelques-uns de nos frères ne croient pas que le repos du samedi doive
 
1. Ps. XLIV, 1 4. — 2. Matt. VI, 24. — 3. Luc, VI, 5. — 4. II Cor. V, 17.
 
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être représenté par la cessation du jeûne, nous ne disputons pas sur la royale variété de la robe, de peur que nous ne portions le trouble dans l'âme de la reine, là où la foi est une sur le repos de ce même jour. Le repos matériel du sabbat ayant passé avec les choses anciennes, nous mangeons le samedi et le dimanche sans nous abstenir superstitieusement de tout travail; mais nous ne servons pas pour cela deux maîtres, parce qu'il n'y a qu'un seul Maître du sabbat et du dimanche.
24. Mais cet homme qui entend la disparition des choses anciennes en ce sens « que dans le Christ le bûcher fasse place à l'autel, le glaive au jeûne, le feu aux prières, les victimes au pain, le sang au calice, » ne sait pas que ce nom d'autel se rencontre très-fréquemment dans les livres de la loi et des prophètes; il ne sait pas qu'un autel fut d'abord élevé à Dieu dans le tabernacle construit par Moïse (1), et qu'on trouve aussi un bûcher dans les écrits des apôtres, lorsqu'il est dit que «les martyrs crient sous le bûcher de Dieu (2). » Il dit que le glaive a fait place au jeûne, oubliant le glaive à deux tranchants dont les soldats de l'Evangile sont armés par les deux Testaments (3); il dit que le feu a fait place aux prières, comme si autrefois les prières n'eussent pas été portées dans le temple, et comme si aujourd'hui le Christ n'avait pas envoyé son feu dans le monde (4); il dit que les victimes ont fait place au pain, comme s'il ignorait qu'autrefois on avait coutume de placer les pains de proposition sur la table du Seigneur (5), et que maintenant il prend sa part du corps de l'agneau immaculé; il dit que le sang a fait place au calice, ne pensant pas que présentement c'est dans le calice qu'il reçoit le sang  (6). Combien eût-il mieux exprimé le renouvellement des choses anciennes en Jésus-Christ, s'il avait dit que l'autel a fait place à l'autel, le glaive au glaive, le feu au feu, le pain au pain, la victime à la victime, le sang au sang ! Car nous voyons en toutes ces choses l'ancienneté charnelle succéder à la nouveauté spirituelle. Il faut donc comprendre qu'un sabbat spirituel a remplacé un autre sabbat, soit qu'on mange le septième jour, soit que quelques-uns observent le jeûne; nous repoussons une passagère cessation de travail, devenue superstitieuse.
 
1.Exod XL, 24. — 2. Apocal., VI, 9, 10. — 3. Eph., VI, 17; Hébr. IV, 12. — 4. Luc. XII, 49. — 5. Exode, XXV, 30. — 6. Luc, XXIII, 7, 20.
 
et nous aspirons au véritable et éternel repos.
25. Ce qui suit jusqu'à la fin, et d'autres choses que j'ai cru pouvoir me dispenser de rappeler, ne font que s'éloigner davantage de la question de savoir s'il faut jeûner on non le samedi. Je vous en laisse l'examen et le jugement, et votre tâche sera facile si vous vous aidez un peu de ce que j'ai dit. Maintenant qu'il me semble avoir suffisamment, selon mes forces, répondu à cet homme, me demanderez-vous mon avis sur le fond de la question ? Je vois, d'après les écrits évangéliques et apostoliques, et d'après tout cet ensemble d'instructions qu'on nomme le Nouveau Testament, que le jeûne est commandé. En quels jours il faut ou il ne faut pas jeûner, c'est ce que je ne trouve prescrit ni par le Seigneur, ni parles apôtres. Et je pense qu'il est plus convenable de ne pas jeûner le samedi, non point pour obtenir le repos qui ne s'obtient que par la foi et la justice dans lesquelles réside la beauté intérieure de la fille du roi, mais pour marquer ce repos éternel où se trouve le vrai sabbat.
26. Mais, cependant, qu'on jeûne ou qu'on ne jeûne pas le samedi, ce qui me semble le plus sûr et le meilleur pour la paix, c'est « que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange, parce que, en mangeant, nous ne serons pas plus riches, et, en ne mangeant pas, nous ne serons pas plus pauvres devant Dieu (1). » C'est ainsi que nous nous maintiendrons dans une union parfaite avec ceux parmi lesquels nous vivons, et dont la vie se mêle à la nôtre en Dieu. De même qu'il est vrai de dire avec l'Apôtre « qu'il est mal à un homme de manger quand il scandalise (2), » de même il est mal de scandaliser en jeûnant. Ne soyons pas semblables à ceux qui, voyant Jean ne pas manger ni boire, disaient : « Il est possédé du démon, » et ne ressemblons pas davantage à ceux qui, voyant le Christ manger et boire, disaient : « Voilà un homme vorace et qui aime le vin, un ami des publicains et des pécheurs (3). » Car, dans ce passage de l'Evangile, nous trouvons une chose très-nécessaire et qui est dite par le Seigneur :. « Et la sagesse a été justifiée par ses enfants. » Si vous demandez qui sont
 
1. Rom., XIV, 3. — 2. Ibid., 20, et I Corinth., VIII, 8. — 3. Matt. XI, 19.
 
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ces enfants, lisez ce qui est écrit: « Les enfants de la sagesse, c'est l'assemblée des justes (1). » Ce sont ceux qui, lorsqu'ils mangent, ne méprisent pas ceux qui ne mangent point; ce sont ceux qui, lorsqu'ils ne mangent pas, ne jugent pas ceux qui mangent, mais qui méprisent ou jugent ceux dont le manger ou le jeûne serait un scandale pour les autres.
27. La question sur le samedi est d'une solution facile, puisque l'Eglise de Rome jeûne ce jour-là, et aussi quelques autres Eglises, voisines ou éloignées, Mais le jeûne du dimanche est un grand scandale, surtout depuis que nous savons que la détestable hérésie des manichéens, ouvertement contraire à la foi catholique et aux divines Ecritures, a choisi ce jour-là pour faire jeûner ses auditeurs : le jeûne du dimanche n'en est devenu que plus horrible; à moins, pourtant, qu'on pût pousser le jeûne au delà d'une semaine, de manière à approcher, autant que possible, du jeûne de quarante jours, comme nous savons qu'on l'a fait quelquefois. Il nous a été affirmé par des frères très-dignes de foi qu'un chrétien est parvenu à jeûner quarante jours. De même qu'aux temps anciens le jeûne de quarante jours de Moïse et d'Elie ne fit rien contre le repas des samedis, de même celui qui a pu rester sept jours sans manger n'à pas choisi le dimanche pour son jeûne, mais il a trouvé le dimanche dans les jours nombreux qu'il a promis de passer en jeûnant. Si un jeûne continué ne doit pas s'étendre au delà d'une semaine, rien n'est plus convenable que de l'interrompre le dimanche. Mais s'il doit se prolonger au delà d'une semaine, on ne choisit pas le dimanche pour jeûner, mais on le trouve, comme je l'ai dit tout à l'heure, dans le nombre de jours qu'on a promis de passer sans manger.
28. Qu'on ne s'inquiète pas si les priscillianistes, très-semblables aux manichéens, ont la prétention d'appuyer leur jeûne du dimanche sur un passage des Actes des apôtres, quand saint Paul était dans la Troade. Voici ce qui est écrit : « Au commencement de la semaine, les disciples s'étant assemblés pour rompre le pain, Paul, qui devait partir le lendemain, leur fit un discours qui continua jusqu'à minuit (2). » Paul descendit du cénacle où les disciples se trouvaient réunis, pour ressusciter un adolescent qui, surpris par le sommeil sur
 
1. Eccli. III, 1. — 2. Act. XX.
 
 
une fenêtre, s'était laissé tomber, et on le portait mort, et voici ce que l'Ecriture dit de l'Apôtre : « Puis étant remonté et ayant rompu le pain et mangé, il leur parla encore jusqu'au jour et s'en alla (1). » A Dieu ne plaise que nous puissions conclure de ce passage que les apôtres avaient coutume de jeûner solennellement le dimanche ! On appelait alors « premier jour de la semaine, » celui qui, maintenant, se nomme dimanche, comme on le trouve manifestement dans les Evangiles. Car le jour de la résurrection du Seigneur est appelé le premier de la semaine par saint Matthieu (2), et parles trois autres évangélistes : il est certain que c'est le jour auquel on a donné ensuite le nom de dimanche. Ou bien les disciples s'étaient réunis à la fin du jour du sabbat, à l'entrée de la nuit qui appartenait aussi au dimanche, c'est-à-dire au premier jour de la semaine, et dans cette même nuit, ayant à rompre le pain comme il est rompu dans le sacrement du corps du Christ, saint Paul parla jusqu'à minuit, et, après la célébration des mystères, il adressa de nouveau la parole jusqu'au point du jour aux disciples réunis, parce qu'il voulait partir le dimanche matin; ou bien si les disciples se rassemblèrent le dimanche, non pas à la nuit, mais au jour, selon ce qui est dit que « Paul discourait avec eux, devant partir le lendemain, » la vraie cause de ce discours prolongé, c'est qu'il comptait partir, et qu'il désirait les instruire suffisamment. Ils n'étaient donc pas là jeûnant solennellement le dimanche, mais ils savaient le départ de l'Apôtre qui, obligé à d'autres voyages, ne les visitait jamais ou très-rarement, et n'avait pas cru devoir interrompre, par un repas, un discours nécessaire qu'ils écoutaient avec une extrême ferveur de zèle : l'Apôtre pressentait aussi, comme la suite nous l'apprend, qu'une fois parti de cette contrée, il ne les verrait plus. Cela montre particulièrement que le jeûne du dimanche n'était pas pour eux une coutume, car l'écrivain du livre des Actes, de peur qu'on n'eût cette pensée, n'a pas manqué d'expliquer pourquoi le discours se prolongea, et de nous apprendre à faire passer le dîner après les choses urgentes quand il le faut. D'ailleurs les disciples avidement suspendus aux lèvres de Paul et pensant à cette fontaine qui allait s'éloigner d'eux, voulant se désaltérer,
 
1. Act. XX, 11. — 2. Matt. XXVIII, 1; Marc, XVI, 2; Luc, XXIV, 1; Jean, XX, 1.
 
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non pas à une source de la terre, mais aux flots divins de cette parole dont on ne reçoit jamais assez, méprisèrent, non-seulement leur dîner, mais leur souper même.
29. Quoique, dès ce temps, on n'eût point coutume de jeûner le dimanche, un grand scandale n'aurait pas été donné à l'Eglise si, dans la conjoncture où se trouva l'apôtre Paul, les disciples n'avaient pris aucune nourriture durant toute la journée du dimanche jusqu'à minuit ou même jusqu'au point du jour. Mais maintenant qu'aux yeux des peuples chrétiens les hérétiques, et surtout les manichéens, les plus impies de tous, ont prescrit le jeûne du dimanche sans aucune nécessité et comme une institution solennelle et sacrée, je ne pense pas que, dans un cas pareil, on dût faire ce que fit l'Apôtre, de peur que le scandale ne produisît plus de mal que la parole ne produirait de bien. Quelle que soit la cause ou la nécessité qui force un chrétien de jeûner le dimanche comme nous le voyons dans les Actes des Apôtres quand, sur le navire en péril de naufrage, où saint Paul était embarqué, on jeûna quatorze jours (1) et par conséquent deux dimanches, nous devons tenir pour certain qu'on ne doit pas jeûner le dimanche, à moins d'avoir fait voeu de passer plusieurs jours sans manger.
30. La raison qu'on paraît donner du jeûne de l’Eglise le quatrième et le sixième jour (2), c'est que, d'après l'Evangile, ce fut le quatrième jour de la semaine, qu'on appelle vulgairement la quatrième férie, que les juifs tinrent conseil pour tuer le Seigneur; le soir du lendemain, le Seigneur mangea la Pâque avec ses disciples, et ce jour est celui que nous appelons le cinquième de la semaine; le Seigneur fut ensuite livré dans la nuit qui appartenait déjà au sixième jour de la semaine, qui est le jour manifeste de sa passion ; ce jour fut le premier des azymes en commençant le soir; mais l'évangéliste saint Matthieu dit que le premier jour des azymes fut le cinquième de la semaine, parce que c'était le soir de ce jour que devait avoir lieu la Cène pascale, où l'on commençait à manger le pain sans levain et l'agneau immolé. D'où il résulte qu'on était dans le quatrième jour de la semaine quand le Seigneur dit : « Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours, et le Fils de l'homme
 
1. Act. XXVII, 33.
2. Le mercredi et le vendredi.
 
sera livré pour être crucifié (1). » Ce jour est consacré au jeûne, parce que l'évangéliste continue en ces termes-: «Alors les princes des prêtres et les anciens du peuple s'assemblèrent dans la salle du grand prêtre, qui se a nommait Caïphe, et tinrent conseil pour se saisir de Jésus par ruse et le faire mourir (2).» Après le jour dont il est dit dans l'Evangile : « Le premier jour des azymes, les disciples vinrent trouver Jésus et lui dirent : Où voulez-vous que nous vous préparions ce qu'il faut pour manger la Pâque (3) ? » après ce jour, nul ne le met en doute, le Seigneur fut mis à mort : c'était le vendredi. Voilà pourquoi il est justement consacré au jeûne, car le sens du jeûne est l'humiliation. Il a été dit: « Et j'humiliais mon âme dans le jeûne (4). »
31. Vient ensuite le samedi, où le corps du Christ reposa dans le tombeau, comme dans la création du monde Dieu se reposa ce jour-là de toutes ses oeuvres. De là est née cette variété dans la robe de la reine : les uns, et surtout les peuples d'Orient, aiment mieux ne pas jeûner pour marquer le repos; les autres, comme à Rome et dans quelques autres Eglises d'Occident, préfèrent jeûner en mémoire de l'humiliation de la mort du Seigneur. Mais samedi, veille de Pâques, en mémoire du. deuil des disciples qui pleurèrent la mort du Seigneur comme homme, tous les chrétiens jeûnent dévotement, ceux même qui, en souvenir du repos de ce jour, n'ont pas coutume de jeûner les autres samedis de l'année. Ils rappellent également, par ce jeûne anniversaire, le deuil des disciples, et par le dîner des autres samedis, la jouissance du repos; car il y a deux choses qui nous font espérer la béatitude des justes et la fin de toute misère : la mort et la résurrection. Dans la mort est le repos dont il est dit par le Prophète : « Enfermez-vous, mon peuple, cachez-vous un peu jusqu'à ce que la colère du Seigneur soit passée (5). » Dans la résurrection est la félicité parfaite de tout l'homme corps et âme. De là est venu qu'on n'a pas cru devoir marquer l'une et l'autre par la fatigue du jeûne, mais qu'on a préféré la joie d'un repas chrétien, excepté le samedi pascal où, ainsi que nous l'avons déjà dit, il fallait un jeûne plus prolongé pour rappeler la mémoire du deuil des disciples.
32. Mais comme nous ne, trouvons pas, ainsi
 
1. Matt. XXVI, 2. — 2. Ibid. 3, 4. — 3. Ibid. 17. — 4. Ps. XXXIV, 13. — 5. Isaïe, XXVI, 20.
 
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que je l'ai remarqué plus haut, dans les Evangiles et les écrits des apôtres appartenant à la révélation du Nouveau Testament, en quels jours il faut particulièrement observer le jeûne, ce qui, joint à d'autres choses difficiles à énumérer, forme la variété dans la robe de la fille du roi qui est l'Eglise, je vous citerai ce que me répondit, à ce sujet, le vénérable Ambroise, évêque de Milan, par qui j'ai été baptisé. Ma mère se trouvait avec moi à Milan; ceux qui n'étaient que catéchumènes, comme moi, s'occupaient peu de ces questions du jeûne, mais elle s'inquiétait de savoir si elle devait jeûner le samedi, selon la coutume de notre ville, ou ne pas jeûner, selon la coutume de l'Eglise de Milan. Voulant délivrer ma mère de sa peine, j'interrogeai cet homme de Dieu: « Puis-je enseigner là-dessus plus que je ne fais moi-même? » J'avais cru que, par cette réponse, il nous avait seulement prescrit de ne pas jeîner le samedi; je savais qu'il faisait ainsi lui-même; mais il ajouta : « Quand je suis ici, je ne jeûne pas le samedi; quand je suis à Rome, je jeûne le samedi : dans quelque Eglise que vous vous trouviez, dit-il encore, suivez sa coutume, si vous ne voulez ni souffrir ni causer du scandale. » Je rapportai à ma mère cette réponse qui lui suffit ; elle n'hésita pas à obéir : nous suivîmes nous-même cette règle. Mais parce qu'il arrive, surtout en Afrique, que, dans une même Eglise ou dans des Eglises d'une même contrée, les uns jeûnent le samedi et les autres ne jeûnent pas, il me parait qu'on doit suivre l'usage de ceux à qui est confié le gouvernement spirituel de ces mêmes peuples. C'est pourquoi, si vous voulez bien vous en tenir à mon avis, surtout après que, par vos demandes et vos instances, j'ai parlé sur cette question plus longuement que suffisamment, ne résistez pas là-dessus à votre évêque, et faites, sans aucun scrupule et sans discussion, ce qu'il fait lui-même.

LETTRE XXXVII. (Année 397.)
 
Saint Augustin se félicite que Simplicien, dont le souvenir se mêle aux premiers temps de sa conversion, ait lu et approuvé ses ouvrages; il lui soumet tous ses écrits, et particulièrement ceux qu'il a composés pour le solution des questions que simplicien lui avait proposées. On trouvera ici des lignes admirables d'humilité et de candeur.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-SAINT ET TRÈS-VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIEN-AIMÉ PÈRE SIMPLICIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. La lettre que j'ai reçue par une faveur de votre sainteté est pleine de bonnes et douces joies: vous vous souvenez de moi et vous m'aimez toujours, et, vous vous réjouissez des dons que le Seigneur a daigné m'accorder par sa miséricorde, et non point en considération de mes mérites: la paternelle affection que vous me témoignez dans votre lettre n'est pas subitement et nouvellement sortie de votre coeur; je ne fais que retrouver ce que j'ai déjà connu et éprouvé, ô très-saint, très-vénérable et bienaimé seigneur !
2. D'où m'est venu un si grand bonheur que vous ayez daigné lire les quelques ouvrages que j'ai péniblement composés? Le Seigneur, à qui mon âme est soumise, aura voulu, je pense, consoler mes inquiétudes et calmer la crainte qu'il est nécessaire que j'éprouve en de telles oeuvres: je tremble toujours de trébucher par ignorance ou par imprudence, quoique le champ de la vérité où je marche soit très-aplani. Lorsque ce que j'écris vous plaît, je sais à qui je plais, car je sais quel est Celui qui habite en vous. Il est lui-même le distributeur et le dispensateur de tous les dons, et rassurera mon obéissance par votre jugement. Pour tout ce qui dans mes écrits a mérité de vous plaire, Dieu a dit en se servant de moi: Que cela soit fait, et cela a été fait; et en l'approuvant par vous il a vu que c'était bon (1).
3. Quand même mon intelligence resterait au-dessous des questions que vous avez daigné m'ordonner d'éclaircir, il me suffirait du secours de vos mérites pour les résoudre. Priez Dieu pour ma faiblesse, je vous le demande, et soit dans les choses que vous avez voulu paternellement me confier, soit dans tout autre travail de moi qui pourra tomber entre vos saintes mains, jugez-moi non-seulement comme un homme qui lit, mais encore comme un censeur qui corrige; car si je reconnais dans mes ouvrages les parties .qui viennent de Dieu, j'y reconnais aussi mes fautes. Adieu !
 
1. Gen. I, 3, 4.

LETTRE XXXVIII. (397.)
 
Saint Augustin, dans cette petite lettre, parle de ses souffrances avec une patiente douceur; il dit quelques mots de la mort de Mégalius, évêque de Calame, et nous donne d'utiles conseils pour empêcher la haine d'entrer dans notre coeur.
 
AUGUSTIN A SON FRÈRE PROFUTURUS.
 
1. Je suis bien quant à l'esprit, autant qu'il plaît au Seigneur, et selon les forces qu'il daigne m'accorder; mais quant au corps, je suis au lit. Je ne puis ni marcher ni me tenir debout, ni m'asseoir; des gersures et des tumeurs douloureuses m'en empêchent. Même ainsi, puisque cela plait à Dieu, qu'y a-t-il à dire sinon que je suis bien? En ne pas voulant ce qu'il veut, croyons que nous sommes en faute, plutôt que d'estimer qu'il puisse rien faire ni rien vouloir qui ne soit bien. Vous savez toutes ces choses, mais parce que vous êtes un autre moi-même, que vous dirai-je plus volontiers que ce que je me dis? Je recommande donc à vos saintes prières et mes jours et mes nuits; priez pour moi afin que j'use des jours avec modération, que je supporte les nuits avec patience, et que, même au milieu de l'ombre de la mort, le Seigneur soit avec moi, et que je ne craigne pas les maux.
2. Vous avez appris, sans aucun doute, la mort du vieux Mégalius. Il y a vingt-quatre jours que son corps est déposé dans la tombe. Je voudrais savoir si vous avez vu son successeur à la primatie, comme vous vous y disposiez. Les scandales ne manquent -las, mais nous savons où nous réfugier; les tristesses ne manquent pas, ni les consolations. Vous savez, excellent frère, combien, au milieu de ces épreuves, nous devons veiller à ce que la haine de qui que ce soit (1) ne pénètre dans notre coeur, et non-seulement ne nous permette pas de prier Dieu dans notre chambre la porte close (2), mais encore ne ferme la porte contre Dieu même: la haine se glisse dans l'âme parce qu'il n'y a personne de courroucé qui ne trouve sa colère juste. La colère, en séjournant dans le coeur, devient de la haine; la douceur qui se mêle à cette sorte de justice retient longtemps la colère dans le vase, jusqu'à ce qu'elle aigrisse le tout et corrompe le vase
 
1. S. Augustin avait eu à se plaindre de Magalius. Voir liv. 3e contre Pétilien, n. 19 ; liv. 3e cont. Cresconius, n. 92, et liv. 4e n. 79.
2. Matth., VI, 6.
 
même. C'est pourquoi mieux vaut ne pas s'irriter à juste titre que de tomber, par une secrète facilité, d'une colère même légitime, à de l'animosité contre quelqu'un. Quand il s'agit de recevoir des hôtes inconnus, nous avons coutume de dire que mieux vaut endurer un méchant homme que de fermer peut-être sa porte par ignorance à un homme de bien, dans la crainte de faire entrer un méchant: il en est autrement dans les mouvements de l'âme. il est incomparablement plus profitable de ne pas ouvrir le sanctuaire de son coeur à la colère, même juste, qui frappe à la porte, que de la laisser entrer sans pouvoir ensuite l'éloigner aisément, devenue tout à coup, de petite branche qu'elle était, une poutre. Elle ose impudemment grandir plus vite qu'on ne pense. Elle ne rougit plus dans les ténèbres quand le soleil s'est couché sur elle (1). Vous comprendrez certainement avec quelle peine et quelle sollicitude j'écris ceci, si vous vous rappelez ce que vous me disiez un jour en un certain voyage.
3. Je salue mon frère Sévère et ceux qui sont avec lui. Peut-être leur aurais-je aussi écrit si le porteur était moins pressé. Je demande à votre sainteté de remercier notre frère Victor de m'avoir prévenu de son voyage à Constantine, et de m'aider à le décider à revenir par Calame pour l'affaire qu'il sait, et dont les instantes prières de Nectarius me font un lourd fardeau : il me l'a ainsi promis. Adieu.
 
1. Ephés. IV, 26.
LETTRE XXXIX. (Année 397.)
Simple lettre de recommandation de saint Jérôme.
JÉRÔME AU VRAIMENT SAINT ET TRÈS-HEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE CHRIST.
 
1. Pressé de vous rendre mes devoirs de salutation, je vous avais écrit, l'an passé, par notre frère le sous-diacre Astérius ; vous aurez, je crois, reçu ma lettre. Je vous écris aujourd'hui par mon saint frère le diacre Présidius, et d'abord je vous demande de vous souvenir de moi; je vous recommande ensuite le porteur de cette lettre qui m'est étroitement uni, et je vous prie de le protéger et de le secourir, quels que soient ses besoins; il ne manque de rien, grâce au Christ, pour les choses de ce monde, mais il recherche très-avidement l'amitié des gens de bien, et rien ne lui parait supérieur à l'avantage de pouvoir former de saintes liaisons. Vous pourrez apprendre par son propre récit pourquoi il s'est dirigé vers l’Occident.
2. Etablis dans un monastère, nous n'en sommes (24) pas moins agités par l'inconstance des flots, et nous supportons les inquiétudes de pèlerinage. Mais nous espérons en Celui qui a dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde (1), » et nous attendons de son secours souverain la victoire contre le démon, notre ennemi. Je vous prie de saluer respectueusement pour moi notre saint et vénérable frère le pape Alype. Les saints frères qui s'efforcent de servir avec nous le Seigneur dans le monastère, voies saluent beaucoup. Que le Christ, notre Dieu tout-puissant, vous garde en bonne santé et vous fasse souvenir de moi, ô vraiment saint et vénérable seigneur et pape !
 
1. Jean, XVI, 33.

LETTRE XL. (Année 397.)
 
Sur le livre de saint Jérôme, intitulé : Des Ecrivains ecclésiastiques. — Saint Augustin revient encore à la question du mensonge officieux, déjà traitée dans la lettre 288. Il demande à saint Jérôme de mettre en lumière les erreurs d'Origène et de tous les hérétiques.
 
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ, TRÈS-JUSTEMENT CHER ET TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE.
 
1. Je vous rends grâces de m'avoir adressé toute une lettre, en échange d'une simple salutation; mais cette lettre est beaucoup plus courte que je n'aurais voulu de la part d'un homme comme vous, de qui rien ne paraît long, quelque temps qu'il faille y donner. Quoique je sois accablé par les affaires des autres et par des affaires temporelles, je ne pardonnerais pas aisément la brièveté de votre lettre, si je ne songeais au peu de mots auxquels elle répond. Commencez donc, je vous prie, avec moi, un entretien par lettres, pour ne pas laisser l'absence corporelle nous trop séparer, quoique cependant nous restions toujours unis dans le Seigneur par l'unité de l'esprit, malgré notre mutuel silence. Les ouvrages que vous vous êtes appliqué à tirer du grenier du Seigneur vous montrent à nous presque tout entier. S'il faut dire que nous ne vous connaissons point parce que nous n'avons jamais vu votre visage, vous non plus, vous ne vous connaissez pas, car vous ne le voyez point. Mais si, au contraire, vous vous connaissez parce que vous connaissez votre esprit, nous le connaissons beaucoup aussi par vos ouvrages nous y bénissons le Seigneur de vous avoir fait tel pour vous, pour nous, pour tous les frères qui vous lisent.
2. Un livre de vous m'est tombé, il n'y a pas longtemps, entre les mains; je ne sais pas encore son titre, car on ne le trouve pas, selon la coutume, sur la première page. Le frère chez qui le livre a été trouvé disait qu'il était intitulé : Epitaphe. Je croirais que vous avez voulu lui donner ce titre, si je n'avais vu dans cet ouvrage que la vie ou les écrits d'hommes morts. Mais comme plusieurs de ceux dont on rappelle les travaux étaient vivants à l'époque où le livre a été composé, et qu'ils le sont encore, je m'étonnerais que vous eussiez choisi ce titre, ou qu'on le crût. Du reste, le livre me paraît fort utile, et je l'approuve.
3. Dans votre commentaire de l'épître de saint Paul aux Galates, j'ai trouvé un endroit qui me trouble beaucoup. Si on admet dans les saintes Ecritures quelque chose comme un mensonge officieux, que leur restera-t-il d'autorité? Pourrons-nous en tirer quelque chose dont le poids détruise l'impudence d'un mensonge opiniâtre? Dès que vous aurez produit un passage, votre adversaire vous échappera en disant qu'il y a là quelque mensonge officieux. En quel passage ne croira-t-on pas avoir le droit de le dire, si on le peut dans un récit commencé en ces termes par l'Apôtre: « Je prends Dieu à témoin que je ne mens pas en ce que je vous écris (1); » s'il est possible de croire et d'affirmer que cet apôtre ait menti à l'endroit où il dit de saint Pierre et de saint Barnabé : « Comme je voyais qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile (2)? » —  Si saint Pierre et saint Barnabé marchaient droit, saint Paul a menti; s'il a menti en cet endroit, où a-t-il dit la vérité? Paraîtra-t-il avoir dit la vérité quand il sera de notre avis ? Et lorsqu'il se trouvera contraire à notre sentiment, mettrons-nous le passage sur le compté d'un mensonge officieux? Avec une règle comme celle-là, les raisons ne manqueront pas pour prouver que non-seulement l'Apôtre a pu, mais même a dû mentir. Il n'est pas besoin de développer ceci en beaucoup de paroles, surtout avec vous, dont la pénétrante sagesse n'a besoin que d'un mot. Je n'ai pas l'orgueilleuse prétention d'enrichir par mes oboles votre génie, qui est tout d'or dans l'abondance des dons divins: nul plus que vous n'est propre à corriger cet ouvrage.
4. Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même Apôtre: « Je me suis fait juif avec les juifs
 
1. Galat. I, 20.— 2. Ibid. II, 14.
 
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pour gagner les juifs (1), » et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense, avec le sentiment même du malade, à la manière dont il voudrait être servi s'il était à sa place. Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps, quand ils lui étaient nécessaires. Il les garda lorsque déjà il était apôtre du Christ; mais c'était pour montrer que ces signes religieux n'avaient rien de pernicieux pour ceux qui, les ayant reçus de leurs pères, y demeuraient attachés, même en croyant au Christ, sans toutefois y mettre encore l'espérance du salut: ce même salut que représentaient les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus. C'est pourquoi saint Paul ne jugeait pas à propos d'imposer aux Gentils un fardeau pesant et inutile auquel ils n'étaient pas accoutumés, et qui pouvait les éloigner de la foi (2).
5. Il ne reprit point saint Pierre pour avoir observé les traditions de ses pères; saint Pierre pouvait le faire, s'il voulait, sans mensonge, sans inconvénient et avec justice : c'étaient des choses inutiles, accoutumées, et qui ne nuisaient pas; mais pour avoir forcé les Gentils à judaïser, comme si ces pratiques étaient encore nécessaires au salut, même après l'avènement du Seigneur, ce que la vérité même réfuta énergiquement par le ministère apostolique de Paul. Saint Pierre ne l'ignorait pas, mais il craignait les circoncis. Ainsi il fut véritablement repris, et saint Paul a raconté la vérité; et la sainte Ecriture, donnée au monde pour la foi des générations futures, n'est point ébranlée par l'admission d'un mensonge, et son autorité n'est d'aucune manière ni douteuse ni flottante. On ne veut pas, et j'ajoute qu'on ne doit pas mettre en lumière les détestables conséquences qu'entraînerait une semblable concession: pour le faire à propos et avec moins de danger, il faudrait un entretien où nous ne fussions que nous deux.
6. Saint Paul avait quitté ce que les juifs avaient de mauvais; et d'abord il s'était séparé d'eux en ce que, ne connaissant pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, « ils ne se sont point soumis à la justice de
 
1. Cor., IX, 20. — 2. Act. XV, 28.
 
Dieu (1); » un autre mauvais côté délaissé par saint Paul, c'était la croyance qu'il y avait dans l'observation des pratiques anciennes plus qu'une coutume, mais une nécessité de salut, après la passion et la résurrection du Christ, après l'institution et la manifestation du sacrement de grâce selon l'ordre de Melchisédech. Il y eut un temps où ces pratiques furent de nécessité; il n'en faut pas d'autre témoignage que le martyre des Machabées qui, autrement, eût été sans fruit et sans but (2). Enfin, le grand Apôtre se séparait des juifs dans leurs attaques contre les prédicateurs chrétiens de la grâce qui n'étaient à leurs yeux que des ennemis de la loi. Ce sont des erreurs et des dispositions vicieuses de ce genre qu'il « méprisait et regardait comme des ordures, résolu de tout perdre pour gagner Jésus-Christ (3), » et non pas l'observation de la loi selon la coutume des ancêtres, observation pratiquée par lui-même sans aucune nécessité de salut, comme les juifs le croyaient, et sans dissimulation fallacieuse, comme celle qu'il avait reprochée à saint Pierre. Si saint Paul a pratiqué les cérémonies anciennes pour faire croire qu'il était juif afin de gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il pas sacrifié avec les gentils, lui qui a vécu comme sans loi avec ceux qui n'en avaient point, pour les gagner aussi? C'est qu'il était juif par nature, et qu'il dit tout cela, non point pour feindre ce qu'il n'était pas, mais pour venir miséricordieusement en aide aux juifs et aux gentils: pour mieux se faire compatissant, il semblait se livrer aux mêmes erreurs; ce n'était pas la ruse du mensonge, mais l'attendrissement de la pitié. L'Apôtre nous le déclare d'une manière générale dans cet endroit même : « Je me suis fait, dit-il, faible avec les faibles, pour gagner les faibles (4); » la conclusion qui suit: « Je me suis fait tout à tous pour les gagner tous,» a pour but de nous montrer les faiblesses de chacun apparaissant dans la compassion de l'Apôtre. Et quand il disait : « Qui souffre sans que je souffre aussi (5) ? » il ne simulait pas les faiblesses d'autrui, il les ressentait.
7. Soyez donc franchement et chrétiennement sévère envers vous-même, je vous en conjure, pour revoir et corriger cet ouvrage, et chantez, comme disent les Grecs, la palinodie: la vérité des chrétiens est incomparablement
 
1. Rom. X, 3. — 2. II Mach. VII, 1. — 3. Philip. II, 8. — 4. I Cor, IX, 22. — 5. I Cor. XI, 29.
 
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plus belle que l'Hélène des Grecs (1) ; c'est pour elle que nos martyrs ont plus combattu contre Sodome que les héros ne combattirent jadis pour Hélène contre-Troie. Je ne dis pas cela pour que vous retrouviez les yeux du coeur ; à Dieu ne plaise que vous les ayez perdus ! mais je le dis afin que vos yeux, sains et ouverts, vous servent à prendre garde, ce que vous n'avez pas fait par je ne sais quelle inadvertance, aux conséquences qui éclateraient, si on croyait une fois que l'écrivain des divins livres a pu honnêtement et pieusement mentir sur un point.
8. Je vous avais écrit, il y a déjà quelque temps, une lettre qui ne vous est parvenue, parce que celui qui devait la porter n'est point parti. Une pensée m'était présente pendant que je dictais cette lettre, et je ne dois pas l'oublier ici, c'est que si vous êtes d'un avis différent du mien et que vous ayez raison, vous pardonnerez volontiers à ma susceptibilité; en cas que vous jugiez autrement que moi et que vous soyez dans la vérité (car votre sentiment ne sera le meilleur qu'autant qu'il sera vrai), y aura-t-il une grande faute dans une erreur de ma part qui favorisera la vérité, si la vérité peut quelquefois favoriser le mensonge.
9. Quant à ce que vous avez daigné me répondre au sujet d'Origène, je savais déjà qu'il fallait approuver et louer tout ce qu'on trouve d'exact et de vrai, non-seulement dans les ouvrages ecclésiastiques, mais encore dans toutes sortes d'ouvrages, comme il faut désapprouver et blâmer tout ce qu'ils renferment de faux et de mauvais. Mais ce que je demandais et demande encore à votre sagesse et à vos lumières, c'est de nous marquer tous les points où ce grand homme se sépare certainement de la vérité. Le livre où vous avez cité, dans la mesure de vos souvenirs, les auteurs ecclésiastiques et leurs écrits serait, je crois, plus parfait si, ayant voulu faire mention des hérétiques même (et je désirerais bien savoir pourquoi vous en avez passé quelques-uns), vous aviez ajouté en quoi on doit se mettre en garde contre eux. Peut-être auriez-vous craint de grossir ce volume en faisant connaître les points sur lesquels l'autorité catholique a condamné les hérétiques; je vous demande alors, dans un sentiment de charité envers mes frères, et
 
1. On sait l'histoire mythologique du poète Stésichore, qui perdit la vue pour avoir maltraité Hélène et la recouvra après un poème réparateur.
 
si vos occupations vous en laissent le temps, de ne pas regarder comme un trop rude travail, après avoir, par la grâce de Notre-Seigneur, tant aidé et encouragé les saintes lettres en langue latine, de réunir dans un livre de peu d'étendue les enseignements pervers de tous les hérétiques qui se sont efforcés jusqu'à ce jour de corrompre la foi chrétienne, soit par orgueil, soit par ignorance ou opiniâtreté: ce serait au profit de ceux qui n'ont pas le loisir de chercher eux-mêmes ou à qui l'ignorance de la langue ne permet pas de lire et d'étudier tant de choses. Je vous prierais longtemps si l'insistance n'était pas la marque ordinaire qu'on présume moins de la charité. Je recommande beaucoup à votre bienveillance Paul, notre frère en Jésus-Christ: je rends bon témoignage de la considération dont il jouit dans nos pays.

LETTRE XLI. (Année 397.)
 
Félicitations religieuses adressées à Aurèle, évêque de Carthage. Ces pages donnent du courage et de l'élan à toute âme qui travaille sous les yeux de Dieu.
 
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, LE SAINT ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET PAPE AURÈLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Notre bouche a été remplie de chants de joie et notre langue de cris d'allégresse (1), quand nous avons appris par votre lettre l'accomplissement de vos saintes pensées, Dieu aidant, sur tous nos frères ordonnés, et principalement sur les sermons que les prêtres adressent au peuple en votre présence: votre charité, par leur langue, crie d'une plus grande voix dans les coeurs des hommes que la parole de ces prêtres ne retentit à leurs oreilles. Dieu soit loué ! Nous ne pouvons rien penser, rien dire ni écrire de meilleur que ces mots,- Dieu soit loué ! Rien de plus court sur les lèvres, de plus joyeux à entendre, de plus grand à comprendre, de plus utile à faire. Dieu soit loué, qui vous a enrichi d'un coeur si dévoué à vos enfants. qui a mis en lumière ce que vous aviez au fond de l'âme, où l'oeil humain ne pénètre pas, et qui vous a fait la grâce non-seulement de voir le bien, mais encore de pouvoir le montrer! Qu'il éclate donc avec
 
1. Ps. CXXV, 2.
 
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évidence ! Que ces oeuvres luisent devant les hommes pour qu'ils voient, pour qu'ils se ré jouissent et glorifient Dieu qui est dans les cieux (1) ! Que ce soient là vos joies dans le Seigneur. Puisse-t-il vous exaucer, priant pour vos prêtres, ce Dieu que vous écoutez parlant par leur bouche! Qu'on aille, qu'on marche, qu'on coure dans la voie du Seigneur ; que les petits soient bénis avec les grands et comblés de joies dans ceux qui leur disent: « Nous irons dans la maison du Seigneur (2) ! » Que les uns s'avancent les premiers et que les autres suivent, devenus leurs imitateurs comme les premiers sont les imitateurs du Christ. Que les saintes fourmis hâtent leur marche, que les ouvrages des saintes abeilles exhalent leur parfum, qu'on porte des fruits de patience avec la grâce de continuer jusqu'à la fin. Que le Seigneur ne permette pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, mais qu'il nous « fasse tirer un avantage de la tentation même afin que nous puissions persévérer (3) ! »
Priez pour nous, ô vous qui êtes digne d'être exaucé ! Car vous approchez de Dieu avec un grand sacrifice de sincère amour et de louange dans vos oeuvres. Priez pour que ces mêmes oeuvres luisent en nous; celui que vous priez sait quelle joie nous éprouvons à les voir luire en vous. Ce sont là nos voeux, ce sont là « les consolations qui, en proportion, de nos douleurs, réjouissent notre âme (4). » Cela est ainsi, parce que cela a été promis; le reste arrivera aussi, parce que la promesse nous en a été faite. Nous vous conjurons, au nom de celui qui vous a accordé ces grâces et qui a ainsi béni par vous votre peuple, de nous faire envoyer, à votre choix, les sermons de vos prêtres après qu'ils auront été écrits et corrigés. Je ne néglige point, quant à moi, ce que vous m'avez commandé, et j'attends ce que vous aurez à me dire touchant les sept règles ou clefs de Tichonius (5), comme je vous l'ai souvent demandé. Nous vous recommandons beaucoup notre frère Hilarin, médecin et premier magistrat d'Hippone. Nous savons la peine que vous vous donnez pour notre frère Romain, et nous n'avons rien à demander, si ce n'est que le Seigneur vous aide pour lui. Ainsi soit-il.
 
1. Matt. V, 16. — 2. Ps. CXXI, 1. — 3. I Corinth. X, 13. — 4. Ps. XCIII,19.
5. Tichonius avait composé un ouvrage intitulé : le Livre des Règles; il y établit des règles au nombre de sept qui sont comme autant de clefs pour pénétrer le sens des saintes Ecritures. Saint Augustin les expose une à une dans son rue livre de la Doctrine chrétienne; il les juge utiles, mais pas d'une aussi universelle sûreté que le prétend l'auteur. Tichonius était donatiste, il eut assez d'intelligence pour combattre victorieusement les erreurs du parti de Donat et pas assez de logique pour s'en séparer tout à fait.

LETTRE XLII. (Année 397.)
Saint Augustin souhaite d'obtenir quelques écrits de saint Paulin.
 
AUGUSTIN A SES HONORABLES ET TRÈS-SAINTS FRÈRES ET SEIGNEURS EN JÉSUS-CHRIST PAULIN ET THÉRASIE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Aurait-on pu croire que ce serait par notre frère Sévère que nous vous demanderions une réponse, depuis longtemps si désirée et si inutilement attendue? Pourquoi nous forcer à avoir soif, en Afrique surtout, durant deux étés? Que dirai-je de plus? O vous qui donnez chaque jour ce qui vous appartient, payez votre dette ! Vous avez peut-être tant différé de m'écrire parce que vous vouliez achever et m'envoyer ensuite l'ouvrage contre les païens, dont j'avais entendu dire que vous vous occupiez, et que je vous avais vivement demandé. Plût à Dieu qu'après m'avoir privé de vos écrits, vous admissiez mon long jeûne à un si riche festin ! Si ce festin n'est pas encore prêt, je continuerai à me plaindre, à moins qu'en attendant vous me donniez de temps à autre de quoi me soutenir. Saluez nos frères, surtout Romain et Agile. Ceux qui sont avec moi vous saluent : pour qu'ils fussent moins fâchés que moi, il faudrait qu'ils vous aimassent moins.

LETTRE XLIII. (Année 397 ou commencement de l'année 398.)
 
Le schisme des donatistes. — Exposé des faits par des témoignages irrécusables. Les donatistes mis en contradiction avec eux-mêmes; leurs prétentions et leur attitude condamnées par les saintes Ecritures. La vérité est démontrée contre eux jusqu'à l'évidence la plus palpable. Des traits d'éloquence se rencontrent dans la dernière partie de cette lettre. Les personnages à qui elle est adressée habitaient Tubursi (1).
 
AUGUSTIN A SES BIEN – AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS ET FRÈRES GLORIUS, ÉLEUSIUS, LES DEUX FÉLIX, GRAMMATICUS, ET A TOUS CEUX QUI VOUDRONT BIEN LIRE CECI.
 
1. L'apôtre Paul a dit : « Evitez l'hérétique « après l'avoir averti une première et une
 
1. Nous rencontrons plus d'une fois dans les lettres de saint Augustin le nom de l'ancienne cité de Tubursi ; grâce à de précieuses communications, nous pouvons en déterminer l'emplacement; Tubursi était situé sur la route de Çalame à Madaure, à peu prés à égale distance de l'une et de l'autre ; ses vestiges forment un énorme monceau de ruines; ce lieu se nomme aujourd'hui Sremica. Dans cette XLIIIe lettre, nous trouvons une autre cité dont nous aurions aimé à marquer la position précise, c'est Tigisis ; nous savons seulement que cette ville était située au sud de Constantine, sur la route de Théveste, aujourd'hui Tebessa.
 
 
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seconde fois, sachant que celui qui est en cet « état est perverti, et qu'il pèche et qu'il est « condamné par son propre jugement (1). » Mais on ne doit pas compter au nombre des hérétiques ceux qui défendent sans passion opiniâtre une doctrine, même fausse et perverse, surtout lorsque ne l'ayant point orgueilleusement enfantée, mais l'ayant reçue de leurs pères comme un héritage d'erreur, ils cherchent la vérité avec une prudente sollicitude, tout prêts à Se corriger, du moment qu'ils l'auront trouvée. Si je ne vous croyais pas de tels sentiments, je ne vous écrirais peut-être pas. Cependant, comme nous demandons qu'on évite l'hérétique enflé d'un odieux orgueil et devenu insensé dans l'obstination de ses mauvaises disputes, dans la crainte qu'il ne séduise les faibles et les petits; ainsi nous ne le repoussons pas quand nous avons l'espoir de le ramener, n'importe par quels moyens. Aussi ai-je écrit à quelques-uns des principaux d'entre les donatistes, non pas des lettres de communion qu'ils ne reçoivent plus depuis longtemps déjà, à cause de leur éloignement de l'unité catholique répandue par toute la terre , mais des lettres particulières comme nous pouvons en adresser aux païens : si parfois ils les ont lues, ils n'ont pas voulu y répondre, ou, ce qui est plus à croire, ils ne l'ont pas pu. Il nous a paru que nous remplissions ainsi ce devoir de charité que l'Esprit-Saint nous prescrit, non-seulement à l'égard des nôtres, mais encore à l'égard de tous, lorsqu'il nous dit par le ministère de l'Apôtre : « Que le Seigneur vous « multiplie et vous fasse abonder en charité les uns pour les autres et pour tous (2). » Ailleurs l'Esprit-Saint nous enseigné encore qu'il faut reprendre avec douceur les dissidents : « Dans l'espérance, dit l’Apôtre, que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitente pour connaître la vérité, et qu'ils sortiront des pièges du démon qui les retient captifs pour qu'ils fassent sa volonté (3). »
2. J'ai commencé par vous dire ces choses, afin qu'on ne m'accuse ni d'orgueil ni d'imprudence pour vous avoir écrit et avoir voulu m'occuper de l'affaire de votre âme, quoique
 
1. Tite, III, 10, 11.
2. I Thess. III, 12. —  3. II Timoth. II, 25, 26.
 
vous ne soyez pas de notre communion : si je vous écrivais pour une terre ou pour terminer une question d'argent, personne assurément n'y trouverait à redire : tant les choses de ce monde tiennent au coeur des hommes, et tant ils se sont avilis à leurs propres yeux ! Cette lettre sera donc un témoin qui me défendra au tribunal de Dieu : il sait quel esprit m'anime dans ce que je fais en ce moment, et il a dit : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1) ! »
3. Veuillez donc vous rappeler que, pendant que j'étais dans votre ville (2), traitant avec vous de quelques points de la communion de l'unité chrétienne, on produisit de votre part certains actes d'où il résulte que soixante-dix évêques condamnèrent Cécilien, ancien évêque catholique de Carthage, avec ses collègues et ceux qui l'avaient ordonné; et qu'on discuta aussi, avec une haine et une acrimonie particulières, la cause de Félix, évêque d'Aptonge. Cela étant lu, je répondis qu'il n'y avait rien de surprenant que les hommes qui firent alors le schisme eussent voulu condamner témérairement, en dressant acte de cette condamnation , des absents sans connaissance de cause et à l'instigation de rivaux et de gens perdus; que nous avons d'autres actes ecclésiastiques d'après lesquels Sécondus, évêque de Tigisis, alors primat de Numidie, laissa au jugement de Dieu et sur leurs sièges épiscopaux, des évêques qui, présents et interrogés, s'avouèrent traditeurs, et dont les noms figurent sur la liste de ceux qui ont condamné Cécilien ; car c'était encore Sécondus qui présidait cet autre concile où il condamna des absents comme traditeurs, en s'appuyant sur le témoignage de ceux qui présents se confessèrent coupables du même crime et reçurent de lui leur pardon.
4. Nous dîmes ensuite que peu. de temps après l'ordination de Majorin, qu'ils nommèrent criminellement contre Cécilien, élevant autel contre autel et rompant l'unité du Christ par de furieuses divisions, ils allèrent demander à l'empereur Constantin de faire juger par des évêques les différends survenus en Afrique, et qui troublaient la paix; que cela fut fait en présence de Cécilien et de ceux qui avaient passé la mer pour l'accuser; que, d'après la sentence rendue par Melchiade, évêque de Rome, assisté de ses collègues envoyés par l'empereur à la prière des donatistes, on ne put
 
1. Matth. V, 9. —  2. A Tubursi.
 
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contre lui, condamné; qu'ensuite tous les donatistes demeurant encore dans l'opiniâtreté de ce schisme détestable, l'empereur soumit de nouveau la question à l'examen et à la décision d'un concile à Arles ; qu'ils en appelèrent de ces jugements ecclésiastiques à Constantin lui-même; que devant ce nouveau tribunal, les deux parties étant présentes, l'innocence de Cécilien fut reconnue une fois de plus, que les donatistes se retirèrent confondus et n'en persistèrent pas moins dans la même perversité d'opinion; que l'affaire de Félix, évêque d'Aptonge, ne fut pas négligée, mais que, par l'ordre du même prince, elle fut envoyée au tribunal du proconsul, qui proclama l'innocence de l'évêque Félix.
5. Mais comme nous ne faisions que rappeler ces faits sans avoir la preuve sous les yeux, nous paraissions ne pas accomplir tout ce que vous attendiez de nous, et, sans retard, nous envoyâmes chercher ce que nous avions promis de lire; en moins de deux jours; nous courûmes les chercher à l'église de Gélitsi et les apportâmes tous à votre ville; puis, comme vous savez, on vous lut, dans l'espace d'une journée, tout ce qu'il fut possible : ce furent d'abord les actes par lesquels Sécondus, évêque de Tigisis, n'osa pas déposer des traditeurs s'avouant tels, et osa, sur leur déposition, condamner Cécilien et ses autres collègues quoiqu'ils fussent absents et n'avouassent rien ; ce furent ensuite les actes proconsulaires, qui attestent l'innocence de Félix après un examen très-attentif. Vous vous souvenez que ces pièces vous furent lues avant midi. Nous vous lûmes dans l'après-midi les requêtes des donatistes à Constantin, le récit de leur affaire portée à Rome devant les juges nommés par l'empereur, qui les condamnèrent et maintinrent Cécilien sur son siège; enfin les lettres de Constantin où tous ces faits éclatent avec des preuves d'incomparable autorité.
6. Hommes, que voulez-vous de plus? que vous faut-il encore? Il ne s'agit ni de votre or ni de votre argent; nous n'avons pas à discuter pour une terre, des héritages ou la santé de votre corps : nous excitons vos âmes pour les faire arriver à l'éternelle vie et les arracher à l'éternelle mort. Réveillez-vous donc. Nous ne remuons point ici une question obscure; nous ne cherchons pas à pénétrer des secrets inaccessibles aux investigations des hommes ou dont un petit nombre seulement puisse percer la profondeur ; il s'agit d'une chose évidente Qu'y a-t-il de plus clair et de plus facile à voir? Nous disons qu'un concile téméraire, quoique très-nombreux, a condamné des innocents et des absents; nous le prouvons par les actes proconsulaires qui déclarent innocent celui-là même dont les actes de votre concile font sonner le plus haut la culpabilité. Nous disons que ce sont des traditeurs, se reconnaissant comme tels, qui ont porté la sentence contre des hommes accusés de l'être; nous le prouvons par les actes ecclésiastiques, où on lit leurs noms, et où Sécondus, évêque de Tigisis, pardonne, sous le voile d'un sentiment pacifique, un crime constaté, et rompt ensuite la paix en condamnant sans connaître : ce qui montre bien qu'il ne se préoccupait pas des intérêts de la paix, mais qu'il craignait pour lui-même. Car Purpurins, évêque de Limat, lui rappela que lui Sécondus, emprisonné afin d'être forcé de livrer les Ecritures, n'avait pas recouvré pour rien sa liberté, et qu'il avait livré ou fait livrer les livres saints; ce fut alors que l'évêque de Tigisis, redoutant les effets d'un soupçon assez fondé, après avoir pris conseil d'un parent du même nom que lui, et avoir consulté aussi ses collègues présents, crut devoir abandonner au jugement de Dieu les crimes les plus évidents, et se donna les airs de sauver la paix : c'était faux, puisqu'il ne sauvait que lui-même.
7. Si la pensée de la paix avait habité dans son âme, il n'aurait pas condamné, à Carthage, avec ces traditeurs coupables de leur propre aveu et laissés au jugement de Dieu, les absents que personne n'avait convaincus de ce même crime auprès de lui. Car il devait d'autant plus craindre de rompre l'unité de la paix, qu'il se trouvait là dans une grande et illustre cité d'où le mal, une fois commencé, se répandrait comme de la tête sur tout le corps de l'Afrique. De plus, Carthage est voisine des régions d'outre-mer, et le monde entier connaît son nom; aussi l'autorité de son évêque n'est pas petite, et il pouvait ne pas prendre souci de la multitude de ceux qui conspiraient contre lui, en se voyant uni de communion avec l'Eglise de Rome où la chaire apostolique a toujours gardé sa forte primauté (1), et avec les autres contrées
 
1. ... Romance ecclesiae, IN QUA SEMPER APOSTOLICAE CADHEDRAE  VIGUIT PRINCIPATUS. Nous recommandons à l'attention et à la bonne foi des protestants ces paroles écrites, il y a près de quinze siècles.
 
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d'où l'Evangile est venu en Afrique : il pouvait y porter sa cause si ses adversaires faisaient effort pour indisposer ces Eglises contre lui. Si donc Sécondus refusa de se rendre au milieu de collègues qu'il savait ou qu'il soupçonnait, ou, comme le veulent les donatistes, qu'il faisait semblant de croire prévenus contre la vérité de sa cause; c'était pour lui, s'il avait voulu être vraiment gardien de la paix, un nouveau motif de prendre garde que ces évêques ne condamnassent des absents qui avaient décliné leur juridiction. Il ne s'agissait pas de prêtres, de diacres ou de clercs d'un ordre inférieur, mais d'accusés qui étaient évêques comme eux, et qui, réservant leur cause tout entière, pouvaient la porter au jugement d'autres collègues et surtout des chefs des Eglises apostoliques; auprès de pareils juges, une sentence contre des absents n'était d'aucune valeur; ceux-ci ne repoussaient pas une juridiction qu'ils eussent d'abord acceptée, mais ils l'avaient toujours tenue pour suspecte et ne l'avaient jamais reconnue.
8. C'est surtout de cela que se serait inquiété Sécondus, si, étant primat, il n'avait dirigé le concile que dans des vues de paix; il aurait sans doute aisément apaisé ou modéré la rage de ses collègues contre des absents, en leur tenant ce langage : « Vous voyez, mes frères, la paix que les princes du siècle nous accordent par la miséricorde de Dieu, après les longues horreurs de la persécution; nous ne devons pas, nous, chrétiens et évêques, rompre cette unité chrétienne que le païen lui-même n'attaque plus. Ainsi donc, ou remettons à a la justice de Dieu toutes ces causes qui ont affligé l'Eglise en des temps de malheur; ou bien, s'il en est quelques-uns parmi vous qui connaissent d'une manière certaine qu'ils sont coupables, s'ils peuvent prouver facilement leur crime et les convaincre malgré leurs dénégations, et s'ils craignent de communiquer avec eux, qu'ils aillent vers nos frères et nos collègues les évêques des Eglises d'outre-mer pour se plaindre de leurs actes, de leur contumace, et de ce que, la conscience chargée, ils refusent de se soumettre au jugement de leurs collègues d'Afrique : de là on les obligera à se présenter, et ils auront à répondre aux questions qui leur seront faites. En cas de refus de leur part, leur iniquité sera révélée par les Eglises d'outre-mer; et pour que l'erreur ne puisse s'asseoir sur le siège de l'Eglise de Carthage, des lettres synodiques, dénonçant nominativement les coupables à toute la terre, partout où l'Eglise du Christ est répandue, les sépareront de la communion de toutes les Eglises. Ceux-ci une fois exclus de toute l'Eglise, nous ordonnerons en sûreté un autre évêque pour le peuple de Carthage : si nous agissions autrement, il serait à craindre que l'Eglise d'outre-mer ne se mît pas en communion avec le nouvel évêque ordonné, parce qu'on ne regarderait pas comme déposé celui dont là renommée a annoncé l'ordination, et qui a reçu des lettres de communion. Evitons de hâter notre sentence, de peur que le scandale d'un grand schisme. n'éclate dans l'unité du Christ au milieu des temps meilleurs qui commencent pour l'Eglise, de peur que nous n'élevions un nouvel autel, non pas contre Cécilien, mais contre toute la terre qui, dans son ignorance, reste en communion avec lui. »
9. Admettons qu'il se fût rencontré quelqu'un d'assez violent pour repousser un aussi bon conseil, qu'aurait-il pu faire ? Comment aurait-il pu condamner un seul de ses collègues absents, sans tenir sous sa main les actes du concile refusés par le primat? Et si les manoeuvres séditieuses contré le premier siège de l'Afrique avaient été assez fortes pour que quelques-uns eussent voulu condamner ceux dont le primat voulait différer le jugement, combien il eût été meilleur de se mettre en désaccord avec cette portion inquiète et agitée, que de rompre la communion avec tout l'univers ! Mais comme on ne pouvait rien prouver devant les évêques d'outre-mer contre Cécilien et ses ordinateurs, on ne voulut pas les déférer avant de les juger, et, après la sentence portée contre eux, on n'en informa pas les Eglises d'outre-mer, qui auraient dû éviter la communion avec les traditeurs d'Afrique condamnés. Ah ! si on avait fait ainsi, Cécilien et les autres se seraient rendus auprès des juges ecclésiastiques d'outre-mer pour se justifier, dans un débat exact, contre leurs faux accusateurs.
10. Nous avons donc raison de croire que ce concile, méchant et criminel, fut surtout composé d'évêques traditeurs, auxquels Sécondus, évêque de Tigisis, avait pardonné après leur aveu. Le bruit de leur crime s'était répandu (31) au loin, et, pour détourner le soupçon, ils en calomnièrent d'autres. Ils espéraient que l'Afrique entière, sur la foi de plusieurs évêques, reprochant des faussetés à des innocents condamnés à Carthage comme traditeurs, eux-mêmes, les vrais traditeurs, parviendraient à se cacher comme dans un nuage de rumeur menteuse. Vous le voyez, mes très-chers, ce que quelques-uns d'entre vous disaient n'être pas vraisemblable, peut avoir eu lieu; des évêques, après s'être reconnus traditeurs et avoir obtenu que leur crime soit laissé à la justice de Dieu, se sont faits juges d'évêques absents accusés d'être traditeurs, et les ont condamnés. Plus ils se sentaient coupables, plus vivement ils saisirent l'occasion de faire tomber sur d'autres une accusation fausse, et d'éloigner ainsi de la recherche de leurs propres crimes les langues tournées contre eux. S'il n'était pas possible de condamner dans un autre le mal qu'on aurait soi-même commis, l'apôtre saint Paul ne dirait pas : « C'est pourquoi, ô homme, qui « que tu sois, qui condamnes les autres, tu es inexcusable, parce qu'en les condamnant tu te condamnes toi-même, puisque tu fais les mêmes choses que tu condamnes (1). » C'est précisément ce que firent vos évêques, et ces paroles de l'Apôtre leur conviennent tout à fait et très-justement.
11. Ce ne fut donc point par amour pour la paix et l'unité que Sécondus remit à Dieu la punition de leurs crimes; autrement, il aurait pris soin d'écarter le schisme à Carthage, où ne se trouvait personne à qui on dût pardonner un crime avoué, mais où il était bien aisé de conserver la paix en s'abstenant tout simplement de condamner des absents. On n'avait pas à pardonner à des innocents qui n'étaient point convaincus du crime, qui n'avaient rien avoué et qui étaient absents : un tel pardon eût été injurieux. Le pardon ne se reçoit pas sans la certitude de la faute. Combien donc furent violents et aveugles ceux qui crurent pouvoir condamner ce qu'ils n'auraient pas pu pardonner, puisqu'ils ne le connaissaient point ! Mais là on avait remis à Dieu la punition des actes connus pour que d'autres ne fussent point recherchés, et ici l'on condamna les actes inconnus pour couvrir le reste. Quelqu'un dira : Ces actes étaient connus ? Si je l'admettais, il ne s'ensuivrait pas moins qu'il aurait fallu avoir égard a l'absence des accusés. Ils ne se
 
1. Rom. II, 1.
 
dérobèrent pas aux juges; ils ne les reconnurent jamais comme tels. Ces seuls évêques africains ne formaient pas toute l'Eglise, et ce n'était pas se soustraire à tout jugement ecclésiastique que de ne pas vouloir s'offrir à leur jugement. Il restait au delà des mers des milliers d'évêques pour juger ceux qui semblaient tenir pour suspects des évêques africains ou numides. Que deviendrait donc ce que nous crie l'Ecriture : « Ne blâmez personne avant de l'avoir interrogé; et quand vous l'aurez interrogé, reprenez-le avec justice (1)? » Si donc l'Esprit-Saint n'a pas voulu qu'on blâmât ni qu'on reprît personne sans l'avoir interrogé, combien il a été criminel, non-seulement de blâmer ou de reprendre, mais de condamner tout à fait ceux que leur absence n'a pas même pu permettre d'interroger !
12. Après avoir condamné des collègues absents qui ne reconnurent jamais leur justice et déclarèrent toujours leur troupe fort suspecte, vos évêques soutiennent qu'ils n'ont condamné que des crimes connus. Mais, dites-le-moi, je vous en prie, comment les ont-ils connus? Vous répondez : Nous ne le savons pas, puisque les actes publics ne nous en apprennent rien. Je vous montrerai, moi, comment ils les ont connus. Regardez attentivement l'affaire de Félix d'Aptonge ; voyez quelle fureur contre lui ! L'affaire des autres fut comme celle de cet évêque dont on prouva l'innocence après un profond et sévère examen. Avec quelle prompte justice et quelle sûreté de pensée ne devons-nous pas proclamer innocents ceux qui furent l'objet d'accusations légères et de faibles réprimandes, puisqu'on a trouvé irréprochable celui contre lequel tant de violences avaient éclaté !
13. Il est une chose qui fut dite, qui ne reçut pas votre assentiment, mais que je ne saurais passer sous silence, c'est qu'un évêque ne devait pas se faire absoudre par un proconsul comme si l'évêque avait choisi lui-même le tribunal proconsulaire, et qu'il ne se fût pas conformé aux ordres de l'empereur à qui appartenait principalement ce soin dont il devait rendre compte à Dieu ! C'est lui en effet que les sollicitations de vos évêques avaient fait juge de la cause des traditeurs et du schisme; ils lui avaient même adressé une requête sur ce sujet, et plus tard ils en appelèrent de nouveau à son jugement : et cependant ils n'ont
 
1. Ecclésiastiq. XI, 7.
 
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pas voulu l'accepter. C'est pourquoi, s'il faut réserver un blâme à celui qui a été absous par un juge de la terre qu'il n'avait pas demandé, combien faut-il blâmer davantage ceux qui ont voulu un roi pour juge de leur cause ! S'il n'est pas criminel d'en appeler à l'empereur, il ne peut pas y avoir de crime à être entendu par l'empereur, ni par celui à qui il délègue le soin de juger. Celui de vos amis qui a soulevé ce blâme a voulu charger la cause de l'évêque Félix de l'histoire d'un homme suspendu au chevalet pour souffrir la question et être déchiré avec des ongles de fer. Mais Félix pouvait-il s'opposer à toutes les sévérités des recherches judiciaires lorsque le juge d'instruction cherchait à éclaircir sa cause ? Ne pas vouloir que la vérité fût cherchée de la sorte, n'aurait-ce pas été l'aveu même du crime? Et cependant ce même proconsul, au milieu des voix terribles de ses crieurs, au milieu de ses bourreaux aux mains ensanglantées, n'eût jamais condamné un collègue absent, refusant de comparaître devant lui, tant qu'il serait resté quelque autre tribunal pour le juger; et, s'il l'avait condamné, il en eût été justement puni par ces mêmes lois qui armaient sa justice.
14. Si les actes proconsulaires vous déplaisent, rendez-vous aux actes ecclésiastiques: on vous les a tous lus par ordre. Direz-vous que Melchiade (1), évêque de l'Eglise de Rome, n'aurait pas dû , avec ses collègues d'outre-mer, s'attribuer la connaissance d'une affaire jugée par soixante-dix évêques d'Afrique sous la présidence du primat de Tigisis ? Mais se l'est-il attribuée? Ce fut l'empereur qui, prié par vos amis eux-mêmes, envoya à Rome des évêques pour examiner la question avec Melchiade et statuer selon ce qui paraîtrait le plus juste. Nous le prouvons par les sollicitations des donatistes et les paroles même de l'empereur; vous vous souvenez qu'on vous les a lues, et vous avez la permission de les voir et de les copier. Lisez et considérez toutes ces choses. Voyez comme rien n'a été épargné pour le maintien de la paix ou pour son établissement, comme on a traité la personne des accusés, de quelles infamies quelques-uns d'entre eux se trouvèrent chargés, avec quelle évidence il résulta de leurs propres déclarations qu'ils n'avaient
 
1. Saint Melchiade ou Miltiade, d'origine africaine, élu pape le 21 juillet 311, mort le 10 janvier 314. Son pontificat, de courte durée, fut marqué par la victoire de Constantin sur Maxence, et par la condamnation des donatistes.
 
rien à dire contre Cécilien, mais qu'ils avaient voulu tout rejeter sur la multitude du parti de Majorin (1), multitude séditieuse et ennemie de la paix de l'Eglise ; cette turbulente troupe devait accuser Cécilien, et les vôtres espéraient que les clameurs populaires suffiraient pour tourner à leur guise l'esprit des juges sans qu'il fût besoin de preuves ni d'examen : mais une bande furieuse et enivrée à la coupe de l'erreur et de la corruption pouvait-elle articuler contre Cécilien des faits véritables après que soixante-dix évêques, dans une témérité violente, avaient condamné des collègues absents et innocents, ainsi que l'atteste l'affaire de Félix d'Aptonge ? Ils s'étaient entendus avec cette multitude pour rendre une sentence contre des innocents non interrogés: ils voulaient qu'elle devînt encore l'accusatrice de Cécilien; mais des juges ne s'étaient point rencontrés qui fussent tombés dans de tels égarements.
15. Vous pouvez, dans votre sagesse, reconnaître la perversité des accusateurs et la fermeté des juges : ceux-ci refusèrent jusqu'au bout d'admettre contre Cécilien les plaintes de la populace du parti de Majorin, où n'apparaissait pas une personne proprement dite dont on pût écouter le témoignage; et ils demandèrent  soit les accusateurs, soit les témoins, soit les autres personnes nécessaires aux débats, qu'on avait vues, disait-on, et que Donat avait fait disparaître. Le même Donat promit de les représenter; après l'avoir promis, non pas une fois, mais souvent, il ne voulait plus se montrer devant ce tribunal qui avait entendu de sa bouche des aveux tels que le but évident de sa retraite était de ne pas assister à sa condamnation : cette condamnation, toutefois, ne devait être motivée que sur ce qui avait été prouvé en sa présence et à la suite de ses réponses. Il arriva aussi qu'un écrit revêtu de quelques signatures, dénonça Cécilien, ce qui donna lieu à un nouvel examen. On sait quels étaient ces dénonciateurs; on ne put rien prouver contre Cécilien; mais que dis-je que vous n'ayez entendu et que vous ne puissiez lire chaque fois que vous le voulez ?
16. Vous vous rappelez tout ce qu'on a répété sur ce nombre de soixante-dix évêques et sur le poids de leur autorité. Mais les hommes sages aimèrent mieux s'abstenir d'entrer dans des questions infinies qui les eussent embarrassés
 
1. Ce Majorin avait été élevé par les donatistes sur le siège épiscopal de Carthage, à la place de Cécilien; injustement rejeté.
 
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comme les anneaux d'une chaîne; ils ne s'occupèrent ni du nombre de ces évêques, ni du lieu d'où ils étaient partis; ils ne reconnaissaient en eux que des hommes assez aveuglés pour condamner précipitamment des collègues sans les entendre. Et quelle sentence que celle que porta en dernier lieu le bienheureux Melchiade lui-même 1 Combien elle fut pure, intègre, prudente. et pacifique 1 L'évêque de Rome ne voulut pas séparer de sa communion ceux de ses collègues contre lesquels rien n'était prouvé; il ne blâma fortement que Donat, en qui il reconnut la cause de tout,le mal ; il laissa aux autres la liberté de revenir au bien, tout prêt à envoyer des lettres de communion à ceux-là même qu'on savait être ordonnés par Majorin : de sorte que, partout où la division aurait amené deux évêques, il aurait voulu que le premier ordonné fût maintenu, et qu'un autre peuple fût confié à l'autre. O l'excellent homme ! ô l'enfant de la paix chrétienne et le père du peuple chrétien ! Comparez maintenant ce petit nombre 'à la multitude de vos évêques, non pas le nombre au nombre, mais. le poids au poids: d'un côté la modération, de l'autre la témérité; ici la vigilance, là l'aveuglement. Ici, la mansuétude n'a point affaibli l'intégrité, ni l'intégrité la mansuétude; là, au contraire, la crainte était couverte par la fureur et la fureur s'accroissait par la crainte. Ceux-ci s'étaient réunis pour rejeter les fausses accusations en recherchant les crimes véritables; ceux-là pour cacher les crimes véritables en condamnant des crimes supposés.
17. Cécilien devait-il se confier à de tels juges, lorsqu'il en avait auprès de qui il pouvait très-aisément prouver son innocence si sa cause était portée à leur tribunal? Il ne devait pas se confier à eux, quand même il eût été un étranger ordonné tout à coup évêque de l'Eglise de Carthage, quand même il aurait ignoré ce que pouvait alors pour corrompre les méchants et les simples une certaine Lucille, très-riche femme qu'il avait offensée étant diacre, en la reprenant au nom de la discipline ecclésiastique elle avait été comme un surcroît de mal pour consommer l'iniquité (1). Car dans ce concile où des traditeurs qui s'étaient avoués coupables
 
1. Saint Jérôme, dans une de ses lettres, parle des misérables femmelettes (miserae mulierculœ), qui se rencontrent dans l'histoire des hérésies. A côté de Simon le Magicien, il voit la courtisane Hélène ; à côté d'Apelles, Philumène; à côté de Montan, Prises et Maximille; à côté de Donat, Lucille; à côté d'Elpide, Agapet. Des femmes jouent aussi un rôle dans les hérésies de Nicolaüs d'Antioche, de Marcion et d'Arius. Lettre de saint Jérôme à Ctésiphon contre Pélage.
 
condamnèrent des absents et des innocents, ils étaient en petit nombre ceux qui cherchaient à couvrir leurs crimes parla diffamation d'autrui, et qui, par de fausses rumeurs, travaillaient à détourner de la recherche de la vérité; ces meneurs et ces intéressés étaient eh petit nombre, malgré le crédit que leur donnaient leurs relations avec Sécondus qui, tremblant pour lui-même, les avait épargnés. Ce fut surtout l'argent de Lucille qui gagna les autres et les poussa contre Cécilien. Dans les actes déposés chez Zénophile, personnage consulaire, il est dit qu'un certain diacre appelé Nondinarius, ayant été dégradé par Sylvain, évêque de Cirta, et n'ayant pu parvenir à le fléchir par des lettres d'autres évêques, exhala sa colère en révélations multipliées, et les produisit en jugement public ; entre autres faits qui furent alors déclarés et qui se trouvent consignés dans les actes, on remarque que l'argent de Lucille corrompit les évêques et qu'à Carthage, métropole de l'Afrique, on éleva autel contre autel. Je sais que nous ne vous lûmes pas ces actes, mais vous vous souvenez bien que ce fut le temps qui nous manqua. Un mécontentement né de l'orgueil favorisa aussi la défection de ces évêques; ils supportaient mal de n'avoir pas ordonné eux-mêmes le pontife de Carthage.
18. Cécilien ne reconnaissant donc pas en eux de vrais juges, mais des ennemis et des, gens corrompus, aurait-il pu vouloir sortir de son église pour se rendre dans une maison particulière où, au lieu du tranquille et sérieux examen de ses collègues, il aurait trouvé une fin violente sous les coups d'une faction, sous les coups de haines de femmes? Son peuple l'aurait-il laissé sortir, surtout en pensant que dans l'Eglise d'outre-mer, étrangère à ces inimitiés privées et à ces déchirements intérieurs, il lui était réservé un tribunal intègre et non corrompu? Si ses ennemis ne voulaient rien faire de ce côté, ils se retrancheraient eux-mêmes de la communion de l'univers, qu'il était impossible de déclarer coupable ; s'ils essayaient de l'accuser devant ce tribunal, il y serait présent, il défendrait son innocence contre leurs machines de guerre, comme vous avez appris qu'il le fit ensuite, lorsque ses adversaires sollicitèrent trop tard le jugement d'outre-mer, après le schisme accompli et après le crime horrible d'avoir élevé autel contre autel. C'est par là qu'ils auraient commencé s'ils s'étaient reposés (34) sur la vérité; mais ils avaient eu besoin que le temps donnât quelque consistance à de fausses rumeurs; ils avaient voulu se présenter devant les juges sous la protection d'une favorable opinion qui était leur ouvrage; ou bien, ce qui est plus à croire, ayant condamné Cécilien à leur guise, ils se croyaient en sûreté par leur grand nombre, et n'osaient pas porter une mauvaise cause là où l'absence de toute influence corruptrice rendrait si facile la découverte de la vérité.
19. Mais voyant que l'univers demeurait en communion avec Cécilien, et que c'était à lui et non pas à l'évêque criminellement ordonné par eux que s'adressaient les lettres des Eglises d'outre-mer, ils eurent honte de garder toujours le silence; on aurait pu leur demander pourquoi ils souffraient que l'Eglise, chez tant de peuples, conservât par ignorance ses relations avec des évêques condamnés, pourquoi ils s'étaient séparés de tant d'Eglises innocentes, en laissant leur évêque de Carthage hors de la communion avec le monde entier. Ce fut à deux fins et à deux fins mauvaises qu'ils portèrent la cause de Cécilien aux Eglises d'outre-mer ; une condamnation à force de ruse et de mensonge eût satisfait leur animosité passionnée; à défaut d'une sentence conforme à leur haine, ils se promettaient de persister dans leur révolte et se réservaient d'annoncer qu'ils avaient eu de mauvais juges : c'est la coutume de tous les mauvais plaideurs, après que la manifestation de la vérité leur a donné tort. Mais on pouvait leur répondre en toute vérité Admettons que les évêques qui jugèrent à Rome n'aient pas été de bons juges; il restait encore le concile général de l'Eglise universelle, où la cause pouvait reparaître avec les mêmes juges; et si leur sentence eût été trouvée mauvaise, elle eût été cassée. Qu'ils prouvent qu'ils ont fait cet appel; nous prouvons aisément, quant à nous, tout le contraire, par cela seul que le monde entier n'est pas en communion avec eux; et, s'ils l'ont fait, là encore ils ont été vaincus : leur séparation en est elle-même un témoignage.
20. Toutefois, ce qu'ils tentèrent ensuite se montre suffisamment dans les lettres de l'empereur. Après qu'un jugement ecclésiastique d'une si grande autorité eut proclamé l'innocence de Cécilien et la perversité de ses accusateurs, ils n'en appelèrent point à d'autres collègues dans l'épiscopat, mais ils osèrent accuser les juges de Rome auprès. de l'empereur. Il leur donna d'autres juges à Arles, c'étaient d'autres évêques; ce n'est pas qu'un examen nouveau lui parût nécessaire, mais il céda à leurs perverses instances, et voulut par tous moyens réprimer leur inexplicable audace. Malgré leurs plaintes bruyantes et menteuses, l'empereur était trop chrétien pour oser examiner lui-même ce qui venait de passer par le jugement d'évêques à Rome; il institua un tribunal composé d'autres évêques, et les donatistes en appelèrent encore de ceux-ci à l'empereur : vous savez vous-mêmes combien il détesta leur conduite à cet égard. Plût à Dieu au moins que le jugement de l'empereur eût mis un terme à leurs coupables folies et qu'ils eussent enfin cédé à la vérité comme lui-même obtempéra à leurs désirs, quand, de guerre lasse, il examina leur, affaire après les évêques et dans le dessein de s'en excuser lui-même auprès des vénérables pontifes, mettant pour condition que les donatistes n'auraient plus rien à dire désormais, s'ils refusaient d'accepter la sentence impériale qu'ils avaient eux-mêmes provoquée ! L'empereur ordonna que les parties se rendissent à Rome pour plaider la cause. Cécilien ne s'y étant pas trouvé, par je ne sais quel motif, l'empereur, pressé par la partie adverse, lui ordonna de le suivre à Milan. Quelques-uns alors commencèrent à se dérober, s'indignant peut-être que Constantin n'eût pas fait comme eux et n'eût pas aussitôt et promptement condamné Cécilien absent; le prévoyant empereur fit conduire les autres par des gardes à Milan. Cécilien s'y trouva et comparut devant l'empereur; la cause fut jugée, et les lettres de Constantin attestent quelles précautions et quels soins précédèrent la sentence qui déclara l'innocence de Cécilien et la méchanceté des accusateurs.
21. Et pourtant ils baptisent encore hors de l'Eglise, et rebaptisent, autant qu'ils le peuvent, les enfants même de l'Eglise; ils offrent le sacrifice dans la séparation et le schisme, et saluent par des souhaits de paix les peuples qu'ils éloignent de la paix du salut. L'unité du Christ est déchirée , l'héritage du Christ est blasphémé , on souffle sur le baptême du Christ; ils ne veulent pas être punis de ces choses par la puissance humaine ordinaire qui leur épargne ainsi des peines éternelles pour de si grands sacrilèges. Nous leur reprochons la fureur du schisme , l'extravagance de la (35) réitération du baptême, la coupable, division de l'héritage du Christ répandu au milieu de toutes les nations. Non-seulement dans nos livres, mais dans ceux qui sont entre leurs mains, nous mentionnons des Eglises dont ils lisent les noms sans être en communion avec elles; lorsqu'ils prononcent le nom, de ces Eglises dans leurs assemblées, ils disent au lecteur: la paix soit avec vous ! et ils n'ont pas la paix avec ces mêmes peuples auxquels ces paroles sont adressées. Ils nous reprochent des crimes faussement attribués à des hommes qui sont morts, des crimes étrangers à la question s'ils étaient vrais; ils ne comprennent pas qu'ils se trouvent tous enveloppés dans les griefs que nous faisons peser sur eux, et que leurs accusations contre nous n'atteignent que la paille et l'ivraie de la moisson du Seigneur et non pas le froment; ils ne considèrent pas que tout en restant uni aux méchants, on ne communique avec eux qu'en approuvant leurs oeuvres; ceux à qui leurs oeuvres déplaisent et qui ne peuvent pas les corriger, mais les supportent, de peur qu'en arrachant l'ivraie avant l'époque de la moisson, ils n'arrachent en même temps le froment, ce n'est pas avec leurs méfaits, mais avec l'autel du Christ qu'ils 'demeurent en communion; non-seulement ils n'en sont pas souillés, mais ils méritent d'être loués par les divines paroles : ne voulant point que les horreurs du schisme outragent le nom du Christ, ils tolèrent pour le bien de l'unité ce qu'ils détestent pour le bien de la justice.
22. S'ils ont des oreilles, qu'ils entendent ce que l'Esprit dit aux Eglises; car on lit dans l'Apocalypse de saint Jean : « Écris à l'ange de l'Église d'Ephèse; voici ce que dit Celui qui tient sept étoiles dans sa main droite, et qui marche au milieu des sept chandeliers d'or : Je connais tes oeuvres, et ton travail et ta patience; je sais que tu ne peux souffrir les méchants; tu as éprouvé ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas. Tu les as trouvés menteurs, et tu uses de patience à leur égard, et tu les as supportés à cause de mon nom, et tu ne t'es point découragé (1). » Si l'Écriture voulait parler de l'ange des cieux supérieurs et non point des chefs de l'Église, elle ne continuerait pas ainsi : « Mais j'ai contre toi que tu as abandonné ta première charité. Souviens-toi donc d'où tu es tombé, et fais pénitence, et reprends tes premières oeuvres;
 
1. Apoc. II, 1-3.
 
autrement je viendrai à toi et j'ôterai ton « chandelier de sa place si tu ne fais pénitence (1).» Cela ne peut être dit des anges du ciel, qui conservent toujours la charité : ceux qui en sont déchus, ce sont-le démon et ses anges. La première charité dont il s'agit ici est donc celle par laquelle l'ange d'Ephèse a supporté les faux apôtres à cause du nom du Christ, celle à laquelle on lui ordonne de revenir pour qu'il ait à recommencer ses premières oeuvres. Et nos ennemis nous reprochent les crimes de quelques méchants, des crimes qui nous sont étrangers, même inconnus pour la plupart; s'ils étaient vrais et que nous les vissions de nos yeux, et que, ménageant l'ivraie par respect pour le froment, nous tolérassions les coupables dans une pensée d'unité; quiconque entend les Écritures saintes sans être sourd de coeur, non-seulement ne nous jugerait dignes d'aucun blâme, mais au contraire nous décernerait de grandes louanges.
23. Aaron tolère la multitude qui veut avoir une idole, qui la fabrique et l'adore. Moïse tolère des milliers de juifs murmurant contre Dieu et des offenses si souvent répétées contre son saint nom. David tolère Saül son persécuteur, qui abandonnait le ciel par des moeurs criminelles et interrogeait l'enfer parla magie ; il le venge quand on le tue, et l'appelle le Christ du Seigneur par respect pour le mystère de l'onction sacrée. Samuel tolère les coupables fils d'Héli et ses propres fils, coupables comme eux; le peuple n'ayant pas voulu les supporter, il fut repris par la vérité divine et châtié par la divine sévérité: Samuel tolère le peuple lui-même, superbe contempteur de Dieu. Isaïe tolère ceux à qui il reproche avec vérité tant de crimes. Jérémie tolère ceux de qui il a tant à souffrir. Zacharie tolère les pharisiens et les scribes, tels que l'Écriture nous les représente à cette époque. Je sais que j'en passe plusieurs; lise qui voudra, lise qui pourra les célestes paroles, on verra que tous les saints serviteurs et amis de Dieu ont toujours eu à tolérer avec leur peuple; leur union avec les mauvais dans les sacrements de ce temps-là, loin d'être une souillure , était au contraire un motif de louange; «ils s'appliquaient, comme dit l'Apôtre, à garder l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (2). » Qu'on réfléchisse aussi à ce qui s'est passé depuis l'avènement du Seigneur; les exemples de tolérance seraient bien plus
 
1. Apoc. II, 4, 5. — 2. Ephés. IV, 3.
 
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nombreux dans l'univers s'ils avaient pu être tous recueillis et consignés par écrit; mais cependant remarquez ceux qui nous ont été conservés. Le Seigneur tolère Judas, démon, voleur, vendeur de son Maître; il lui permet de recevoir avec des disciples innocents ce prix de notre salut (1), que les fidèles connaissent. Les apôtres tolèrent de faux apôtres; Paul, ne cherchant rien pour lui, mais tout pour Jésus-Christ, fréquente avec une tolérance glorieuse ceux qui cherchent toujours leurs intérêts et jamais ceux de Jésus-Christ. Enfin, ainsi que je l'ai rappelé tout à l'heure, la voix divine loue, sous le nom d'ange, le chef d'une Eglise d'avoir toléré pour le nom du Seigneur les méchants qu'il haïssait et qu'il avait reconnus tels après épreuve faite.
24. Bref, que nos ennemis s'interrogent eux-mêmes : ne tolèrent-ils pas les meurtres et les incendies des circoncellions, la vénération dont on entoure les cadavres de ceux qui ont volontairement cherché la mort dans les précipices? n'ont-ils pas supporté pendant tant d'années les gémissements de toute l'Afrique sous le poids des incroyables maux causés par le seul Optat (2) ? Je vous épargne le récit des actes tyranniques et des brigandages publics accomplis dans chaque province, chaque cité, chaque bourgade d'Afrique; vous aimerez mieux vous le conter à vous-mêmes, soit à l'oreille, soit tout haut, comme il vous plaira; partout où vous tournerez vos regards, vous rencontrerez ce que je dis ou plutôt ce que je tais. Nous n'accusons pas ici ceux que vous aimez dans ce parti; ils ne nous déplaisent point parce qu'ils supportent les mauvais, mais parce qu'ils sont mauvais sans tolérance aucune, parce qu'ils ont fait le schisme, élevé autel contré autel, et qu'ils se sont séparés de l'héritage du Christ répandu sur toute la terre, selon les anciennes promesses. Nous déplorons la violation de la paix, le déchirement de l'unité, la réitération du baptême, l'anéantissement des sacrements, qui demeurent saints jusque dans des hommes scélérats. Si cela leur paraît de faible importance, ils doivent considérer les exemples qui montrent comment Dieu juge ces choses. Ceux qui se fabriquèrent une idole périrent de la mort ordinaire de l'épée (3); mais quand il fallut châtier les
 
1. L'Eucharistie.
2. Optat, évêque de Thamugade.
3. Exod. XXXII, 27, 28.
 
auteurs du schisme, la terre s'entr'ouvrit pour engloutir les chefs, et la flamme dévora la multitude qui s'était laissé séduire (1) : à la différence des châtiments on reconnaît l'inégale gravité des fautes.
25. Les Ecritures sacrées sont livrées dans la persécution; les traditeurs avouent leur crime, on en laisse à Dieu la punition. On n'interroge pas les innocents, et des hommes téméraires les condamnent. Celui qui, parmi ces absents condamnés, avait été plus violemment accusé que les autres, est reconnu irréprochable par des jugements certains. On en appelle 'des évêques à l'empereur; l'empereur est pris pour juge; on méprise son jugement. Vous avez lu ce qui se passa alors, vous voyez ce qui se passe maintenant; si un côté de ces choses vous laisse des doutes, ouvrez les yeux à ce qui suit. N'enfermons pas l'examen de la question dans les vieux écrits, dans les archives publiques, dans les actes de la cité ou de l'Eglise ; la terre entière nous est un plus grand livre; j'y lis l'accomplissement de cette promesse consignée dans le livre de Dieu : « Le Seigneur m'a dit : Vous êtes mon fils, je vous ai engendré aujourd'hui; demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour héritage, et l'étendue de toute la terre pour la posséder (2). » Celui qui n'est pas en communion avec cet héritage, quels que soient les livres qu'il ait en main, doit se tenir pour déshérité, et quiconque l'attaque montre assez qu'il est séparé de la famille de Dieu. On agite la question des traditeurs des divins livres où cet héritage est promis; que celui-là donc soit reconnu avoir livré le testament aux flammes, qui plaide contre la volonté du testateur. Que vous a-t-elle fait, ô parti de Donat, que vous a-t-elle fait l'Eglise des Corinthiens ? ce que je dis de cette Eglise, je veux qu'on le dise aussi de toutes les autres, quel que soit l'éloignement de leur distance. Que vous ont fait ces Eglises qui n'ont pu connaître ni ce que vous avez fait vous-même, ni ceux que vous avez notés d'infamie ? l'univers a-t-il perdu la lumière du Christ parce que Cécilien a offensé Lucille en Afrique?
26. Qu'ils sentent enfin ce qu'ils ont fait ils ont vu en quelques années leur propre ouvrage justement renversé. Demandez par quelle femme Maximien (3), qu'on dit être parent
 
1. Nomb. XVI, 31-35. — 2. Ps. II, 7, 8.
3. Maximien, diacre donatiste de Carthage.
 
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de Donat, se sépara de la communion de Primien, et comment, ayant réuni des évêques favorables à ses desseins, il condamna Primien absent, et se fit ordonner évêque à sa place c'était ainsi que Majorin, dans une réunion d'évêques achetés par l'or de Lucille, avait condamné Cécilien absent, et lui avait pris son siège. Trouverez-vous bon par hasard que Primien ait été justifié contre la faction de Maximien par les autres évêques africains de sa communion, et n'admettez-vous pas la justification de Cécilien prononcée contre la faction de Majorin par les évêques d'outre-mer restés fidèles à l'unité? Je vous en prie, mes frères, est-ce que je vous demande là une bien grande chose? est-ce que je veux vous faire comprendre quelque chose de bien difficile? L'Eglise d'Afrique, ni par l'autorité ni par le nombre, ne peut soutenir la comparaison avec toutes les autres Eglises de l'univers; quand même elle aurait gardé son unité, elle serait encore moindre à l'égard du monde chrétien que le parti de Maximien à l'égard du parti de Primien ; je demande cependant, et je le crois juste, que le concile de Sécondus, évêque de Tigisis, suscité par Lucille contre Cécilien absent, contre le siège apostolique, contre tout l'univers en communion avec Cécilien, n'ait pas plus de valeur que le concile de la faction de Maximien suscité par je ne sais quelle autre femme contre Primien absent et contre la multitude en communion avec Primien dans le reste de l'Afrique : quoi de plus clair? quoi de plus équitable ?
27. Vous voyez toutes ces choses, vous les connaissez et vous en gémissez ; et pourtant Dieu voit aussi que rien ne vous force à demeurer dans cette séparation mortelle et sacrilège, si vous préférez à de charnelles affections le royaume de l'esprit, si, en vue d'éviter des peines éternelles, vous ne craignez pas de heurter ces amitiés humaines qui ne vous serviront de rien au tribunal de Dieu. Allez donc, consultez; informez-vous de ce que vos amis peuvent trouver à nous répondre; s'ils produisent des pièces écrites, nous en produisons aussi ; s'ils disent que les nôtres sont fausses, qu'ils ne s'indignent point que nous en disions autant des leurs. Personne n'effacera du ciel la constitution de Dieu, personne n'effacera de la terre l'Eglise de Dieu ; il a promis le monde entier à la vérité chrétienne, l'Eglise a rempli le monde entier : les mauvais et les bons se mêlent dans son sein, elle ne perd que les mauvais sur la terre, elle n'admet que les bons dans le ciel. Ce discours que nous vous adressons par la grâce de Dieu, le seul qui sache quel amour pour la paix et pour vous nous inspire, sera votre correction si vous le voulez, et un témoignage contre vous, quand même vous ne le voudriez pas.

LETTRE XLIV. (Année 398.)
 
Récit d'une conférence de saint Augustin avec Fortunius, évêque donatiste de Tubursi; on admirera dans notre évêque le grand controversiste, si doux dans les formes, si puissant pour tout ce qui est de fond et de raisonnement.
 
AUGUSTIN A SES BIEN-AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS ET FRÈRES ÉLEUSIUS, GLORIUS ET LES DEUX FÉLIX.
 
1. En allant à Constantine, quoique nous eussions hâte de continuer notre voyage, nous nous sommes arrêté à Tubursi pour visiter votre évêque Fortunius, et nous avons trouvé en lui toute la bienveillance que vous nous promettiez. Lorsque nous lui eûmes fait connaître ce que vous nous allez dit de lui et quel désir nous avions de le voir, il daigna se prêter à nos voeux. C'est pourquoi nous allâmes vers lui; nous crûmes devoir témoigner cette déférence pour son âge, et ne pas exiger qu'il vînt vers nous le premier. Nous nous rendîmes donc chez lui, accompagné de toutes les personnes, en assez grand nombre, qui se trouvaient en ce moment avec nous. Le bruit de notre arrivée dans sa demeure ne fit qu'accroître la foule des curieux; parmi cette multitude, nous apercevions peu de gens qui fussent conduits par la pensée de tirer profit d'un tel entretien et qui souhaitassent une discussion sérieuse et chrétienne d'une aussi importante question; presque tous arrivaient à notre conférence bien plus comme à un spectacle qu'à une instruction salutaire. Aussi nous ne pûmes obtenir d'eux ni silence, ni attention, ni même un peu de retenue et d'ordre dans leur façon de nous parler, à l'exception de ce petit nombre que je vous signalais tout à l'heure et dont on remarquait la religieuse et véritable attention.. Chacun parlant à son gré et selon les mouvements les plus désordonnés de l'esprit, tout ne fut bientôt que bruit et trouble autour de nous; nous ne pouvions en venir à bout; nous réclamions (38) inutilement le silence par nos prières, par nos menaces même, et les efforts de Fortunius étaient aussi vains que les nôtres.
2. Cependant nous entrâmes dans la question, et nous parlâmes quelques heures l'un après l'autre, autant que le permettaient les intervalles de relâche que se donnaient les tumultueuses voix. A ce commencement de la conférence, voyant que les choses qui avaient été dites échappaient à notre mémoire ou à la mémoire de ceux dont nous cherchions le salut, et dans la pensée aussi de mettre plus de sûreté et de modération dans la dispute, de vous faire connaître ensuite, à vous et à nos autres frères absents, ce qui se serait passé entre nous, nous demandâmes des sténographes pour recueillir nos paroles. Fortunius et ses adhérents s'y refusèrent longtemps ;votre évêque finit pourtant par y consentir. Mais les sténographes qui étaient présents, et qui pouvaient remplir habilement cette tâche, refusèrent, je ne sais pourquoi, leur concours; à leur défaut, nous décidâmes quelques-uns de nos frères à remplir cet office, quoiqu'ils fussent plus lents dans la besogne; nous promettions de laisser là les tablettes. On y consentit. Nos paroles commençaient à être recueillies, et des deux côtés les tablettes se couvraient d'écritures; mais les interpellations désordonnées se croisant bruyamment autour de nous, et notre propre dispute devenant trop ardente, les sténographes déclarèrent qu'ils ne pouvaient plus nous suivre et cessèrent leur travail; nous ne cessâmes point, nous, la discussion, et, selon la faculté de chacun, beaucoup de choses furent dites. D'après toutes nos paroles, autant du moins que j'ai pu m'en souvenir, j'ai résumé toute la conférence et je n'ai pas voulu en priver votre charité; vous pouvez lire ma lettre à Fortunius pour qu'il reconnaisse l'exactitude de ce que j'aurai écrit, ou qu'il y supplée sans délai, s'il se rappelle quelque chose de mieux.
3. Fortunius a d'abord daigné louer notre vie, qu'il disait connaître par vos récits où il est entré peut-être plus de bienveillance que de vérité; il ajouta qu'il vous avait dit que ce que nous faisons serait bien si nous le faisions dans l'Eglise. Nous lui demandâmes ensuite quelle était cette, Eglise où il fallait ainsi vivre, si c'était celle qui, d'après les promesses des saintes Ecritures, devait être répandue sur toute la terre, ou celle qui ne se compose que d'une petite partie de l'Afrique et d'une petite partie d'Africains. Ici Fortunius s'efforça de soutenir qu'il était en communion avec toute la terre. Je lui demandais s'il pourrait me donner, pour les lieux où je voudrais, des lettres de communion que nous appelons lettres formées, et j'affirmais, ce qui était évident pour tous, qu'il n'y avait pas de plus facile manière de terminer la question ; j'étais prêt, s'il voulait, à envoyer des lettres semblables à ces Eglises que les écrits des Apôtres nous auraient montrées à l'un et à l'autre avoir été fondées de leur temps.
4. Mais parce que la chose qu'il avait dite était évidemment fausse, il y renonça après quelques mots confus; dans l'embarras de sa défaite, il rappela cet avertissement du Seigneur : « Prenez garde aux faux prophètes; il en viendra sous la peau de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs: vous les connaîtrez à leurs fruits (1). » Comme nous fîmes observer que nous pouvions leur appliquer ces mêmes paroles du Seigneur, Fortunius en vint à l'exagération des persécutions, qu'il disait avoir été souvent exercées contre son parti; voulant montrer par là que les vrais chrétiens étaient de son côté, puisqu'ils souffraient persécution. Au moment ou j'allais lui répondre par l'Evangile, il me cita le passage même, que je songeais à lui rappeler; « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux (2)! » Je lui sus gré de la citation, et je l'invitai aussitôt à chercher si ceux de son parti avaient souffert persécution pour la justice. Je désirais examiner à cette occasion, avec lui, une question bien claire pour tous, la question de savoir si les temps macariens (3) avaient trouvé ceux de son parti établis dans l'unité de l'Eglise ou déjà séparés; pour voir s'ils avaient souffert persécution pour la justice, il fallait considérer s'ils avaient eu raison de rompre avec l'unité de toute la terre; s'il était prouvé qu'ils s'en fussent séparés à tort, il deviendrait manifeste qu'ils auraient eu à souffrir pour l'injustice plutôt que pour la justice; ils ne pourraient pas être compris au nombre des bienheureux dont il a été dit : « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ! » Fortunius rappela ici l'affaire, plus célèbre que certaine, des traditeurs des livres saints; mais on répondait
 
1. Matth., VII, 15, 16. — 2. Matth, V, 10.
3. Nous avons eu déjà occasion de rappeler l'origine de cette dénomination et de faire justice de ces temps macariens tant de fois et si calomnieusement reprochés aux catholiques d'Afrique.
 
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de notre côté que les traditeurs étaient plutôt les chefs du parti de Donat, et que si, sur ce point, ils refusaient d'accepter les témoignages des nôtres, ils ne pouvaient nous forcer d'accepter les leurs.
5. Mettant de côté cette question incertaine, je demandais avec quelle justice ils avaient pu se séparer des chrétiens demeurés fidèles à l'ordre de succession dans toute la terre, établis dans les Eglises les plus anciennes du monde, et qui ignoraient complètement lesquels avaient été traditeurs en Afrique; assurément, ils ne pouvaient rester en communion qu'avec ceux qu'on leur disait assis sur les sièges épiscopaux. Fortunius répondit que les Eglises d'outre-mer étaient restées innocentes jusqu'au moment où elles avaient consenti à la sanglante persécution macarienne. Il m'eût été aisé de lui dire que l'innocence des Eglises d'outre-mer n'avait pu être atteinte par les souvenirs du temps macarien, car il est impossible de prouver leur complicité dans les actes accomplis à cette époque; mais, pour être plus court, j'aimai mieux lui demander, si les Eglises d'outremer, ayant perdu leur innocence par cette prétendue complicité , il pouvait au moins me prouver que, jusqu'à tees temps de persécution macarienne , les donatistes étaient restés en communion avec les Eglises d'Orient et les autres Eglises de l'univers.
6. Il produisit alors un certain livre par lequel il voulait me montrer que le concile de Sardique (1) avait adressé des lettres à des évêques africains, du parti de Donat. Pendant qu'il lisait, nous entendîmes le nom de Donat parmi les noms des évêques à qui le concile de Sardique avait écrit. Nous le priâmes de nous dire si ce Donat était le même dont ceux de son parti portaient le nom, parce qu'il aurait pu arriver qu'on eût écrit à un Donat appartenant à quelque autre hérésie, d'autant plus que dans ces lettres il n'était pas question de l'Afrique. Comment aurait-il pu prouver qu'il fallait reconnaître dans ce Donat le chef du parti donatiste, lorsqu'il ne pouvait pas même prouver que les lettres fussent spécialement adressées à des évêques d'Afrique? Quoique le nom de Donat soit un nom africain, il ne répugnerait pas à la vérité que quelqu'un du pays de Thrace portât un nom africain, ou
 
1. Il ne faut pas confondre ce concile avec le fameux concile de Sardique, tenu en 347, et où plus de trois cents évêques d'Orient et d'Occident proclamèrent la vérité de la doctrine de saint Athanase contre les Ariens.
 
que quelque évêque africain résidât dans cette contrée; d'ailleurs nous ne trouvions dans ces lettres ni jour ni année, et il nous était impossible, en nous reportant au temps, de rien apprendre de certain. Mais nous avions entendu dire que les ariens, séparés de l'Eglise catholique, avaient essayé d'associer à leur schisme les donatistes en Afrique, et ce fut mon frère Alype qui me rappela cela à l'oreille ; prenant alors ce livre, et regardant les décrets de. ce même concile, j'y trouvai qu'il avait condamné Athanase, évêque catholique d'Alexandrie, dont la lutte contre les ariens fut si éclatante, et Jules, évêque non moins catholique de Rome (1). Nous comprîmes alors que ce concile avait été tenu par des ariens, auxquels résistaient fortement ces mêmes évêques catholiques. Nous voulions prendre ce livre et l'emporter avec nous pour l'examiner plus attentivement, mais Fortunius nous le refusa, disant que nous l'aurions toujours là quand nous voudrions y chercher quelque chose. Je le priai au moins de me permettre d'y faire une marque de ma main; je craignais, je l'avoue, qu'au moment ou j'aurais besoin de demander ce livre, on ne me présentât pas le même; Fortunius s'y refusa encore.
7. Il me pressa ensuite de lui répondre brièvement sur la question de savoir lequel je croyais juste, celui qui persécutait ou celui qui souffrait persécution. Je lui répondis que la
. question ne devait pas être posée de la sorte, car il était possible que tous les deux fussent injustes, possible aussi qu'un plus juste poursuivît celui qui l'était moins; il n'est pas exact de dire qu'on est juste parce qu'on souffre persécution, quoique le plus souvent il puisse en être ainsi. Voyant que Fortunius tenait beaucoup à l'idée d'établir la justice de sa cause, par la raison que sa cause avait été persécutée, je lui demandai s'il croyait qu'Ambroise, évêque de Milan, fût juste et chrétien; il était forcé de le nier, car, s'il l'eût avoué, nous lui aurions aussitôt objecté pourquoi il pensait, lui Fortunius, qu'il fallût rebaptiser Ambroise. Comme il était contraint de ne pas reconnaître qu'Ambroise fût chrétien et juste, je lui rappelai la persécution soufferte par l'évêque de Milan dans son église , qu'assiégeaient des hommes armés. Je lui demandai aussi s'il
 
1. Saint Jules Ier, élu pape le 6 février 337, et mort le 12 avril 352. Sa lettre aux Eusébiens, partisans d'Arius, passe pour un des beaux monuments de l'antiquité chrétienne.
 
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croyait juste et chrétien ce Maximien qui s'était séparé de lui et de ses amis à Carthage. Il ne pouvait que répondre non. Je,lui rappelai alors que Maximien souffrit une persécution telle que son église fut renversée jusque dans ses fondements. Je m'efforçais par ces exemples de lui persuader, si je pouvais, qu'il ne pouvait pas continuer à regarder le seul fait d'avoir souffert persécution comme une preuve très-certaine de justice chrétienne.
8. Il raconta qu'au commencement de la séparation, quand ses ancêtres dans le schisme songeaient à étouffer la faute de Cécilien afin de garder l'unité, ils donnèrent au peuple de leur communion à Carthage un chef provisoire, avant l'ordination de Majorin, à la place de Cécilien , et que les nôtres le tuèrent dans son église. C'était la première fois, je l'avoue, que j'entendais dire cela, au milieu de tant d'imputations dont nous avons eu à nous disculper, et d'accusations plus nombreuses et plus graves que nous avons dû élever contre eux. Mais, après son récit, votre évêque me demanda avec instance lequel des deux était le juste, celui qui avait tué ou celui qu'on avait tué ; il me le demanda, comme si le meurtre, tel qu'il venait de le raconter, eût été prouvé. Je lui disais qu'il importait d'abord de s'informer si c'était vrai, car il rie fallait pas croire légèrement aux allégations, et ensuite qu'il pourrait se faire que tous les deux fussent mauvais, et même qu'un mauvais eût tué plus mauvais que lui. En effet, il peut arriver que le rebaptiseur de tout l'homme soit plus criminel que le meurtrier du corps tout seul.
9. Fortunius, après ma réponse, aurait pu se dispenser de me dire que le méchant lui-même ne doit pas être tué par les chrétiens et les justes, comme si, dans l'Eglise catholique, nous regardions les meurtriers comme justes il est plus facile aux donatistes de dire cela que de le prouver, pendant qu'on voit leurs évêques, leurs prêtres, leurs clercs, au milieu de bandes nombreuses de gens furieux, ne pas cesser de multiplier les violences et les meurtres, non-seulement contre les catholiques, mais parfois encore contre leurs propres partisans. Malgré ces faits coupables que Fortunius connaissait bien, mais dont il ne disait mot, il me pressait de lui répondre si jamais un juste avait tué quelque méchant. Ceci n'appartenait plus à la question; nous déclarions que partout où de telles choses pouvaient s'accomplir à l'abri du nom chrétien, ce n'étaient pas les bons qui les accomplissaient; mais cependant, pour rappeler Fortunius à ce que nous devions chercher ensemble, je lui demandai s'il lui semblait qu'Elfe fût juste : il ne put pas le nier; nous lui objectâmes combien de faux prophètes il avait fait mourir de sa main (1). Il reconnut ce qu'il fallait reconnaître, c'est que de telles choses étaient alors permises aux justes; ils les faisaient dans un esprit prophétique, sous l'autorité de Dieu qui sait sans doute à qui il est bon d'être tué. Fortunius me pressait de lui montrer dans les époques du Nouveau Testament l'exemple d'un juste qui eût tué quelqu-'un, même un scélérat et un impie.
10. On revint au précédent sujet d'entretien; où nous voulions montrer que nous ne devions pas leur reprocher les crimes de ceux de leur parti, ni eux nous reprocher les crimes des gens de notre communion si on venait à en découvrir. On ne rencontre pas dans le Nouveau Testament uns juste qui ait mis quelqu'un à mort, mais on peut prouver par l'exemple du Seigneur lui-même, que des innocents ont supporté des coupables; le Seigneur souffrit en sa compagnie, jusqu'au dernier baiser de paix, celui qui avait déjà reçu le prix de sa trahison; il ne cacha point à ses disciples qu'un si grand criminel était au milieu d'eux; et cependant il leur donna à tous, sans avoir encore exclu le traître, le sacrement de son corps et de son sang (2). Cet exemple ayant frappé à peu près tous ceux qui étaient là, Fortunius essaya de dire que cette communion avec un scélérat, avant la passion du Seigneur, n'avait pas pu nuire aux apôtres, parce qu'ils n'avaient point encore le baptême du Christ, mais seulement le baptême de Jean. Je lui demandai comment il était écrit que Jésus baptisait plus que Jean, puisqu'il ne baptisait pas lui-même, mais ses disciples (3), c'est-à-dire que c'était par ses disciples qu'il baptisait: comment donnaient-ils ce qu'ils n'avaient pas reçu? c'est ce que les donatistes ont si souvent coutume de répéter. Est-ce que par hasard le Christ baptisait avec le baptême de Jean? j'avais là-dessus beaucoup de choses à dire à votre évêque; ainsi par exemple pourquoi interrogea-t-on Jean lui-même sur le baptême du Seigneur, et pourquoi répondit il que le Seigneur avait l'épouse et qu'il était l'époux (4); — l'époux devait-il baptiser
 
1. III Rois, XVIII, 40.— 2. Matt. XXVI, 20-38. — 3. Jean, IV, 1, 2. — 4. Id. III, 29.
 
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du baptême de Jean, c'est-à-dire du baptême de l'ami ou du serviteur? et ensuite comment les apôtres auraient-ils pu recevoir l'Eucharistie s'ils n'avaient pas été baptisés? et comment, répondant à Pierre qui voulait être lavé tout entier, le Seigneur lui aurait-il dit : « Celui qui a été purifié une fois n'a pas besoin d'être lavé de nouveau, mais il est entièrement pur (1)?» Or la purification parfaite n'est pas dans le baptême de Jean, mais dans le baptême du Seigneur, si celui qui le reçoit s'en montre digne; s'il en est indigne, les sacrements demeureront en lui pour sa perdition et non pour son salut. Sous le coup de ces interrogations et de ces témoignages, Fortunius vit lui-même qu'il n'avait rien à dire sur le baptême des disciples du Sauveur.
11. On passa à autre chose, plusieurs de part et d'autre discourant comme ils pouvaient; il fut dit que les nôtres allaient encore persécuter les donatistes; votre évêque ajouta qu'il voulait voir comment nous nous montrerions dans cette persécution, si nous consentirions oui ou non à de telles violences. Nous répondions que Dieu voyait le fond de nos cœurs, et qu'eux ne pouvaient pas le voir; que des craintes semblables n'étaient pas fondées; que si ces choses arrivaient; elles seraient l'oeuvre des méchants, et que dans les rangs des donatistes il y en avait de plus méchants que parmi nous; que si, sans notre adhésion, malgré nous, malgré nos efforts, quelques-uns des nôtres se portaient à des excès, nous ne les retrancherions pas pour cela de la communion catholique, parce que nous avions appris de l'Apôtre une pacifique tolérance : « Vous supportant les uns les autres avec amour, dit-il, vous attachant à garder l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (2). » Nous disions que ceux-là n'avaient pas conservé la paix et la tolérance, qui avaient fait ce schisme, au milieu duquel les plus doux supportent les choses les plus dures, uniquement pour ne pas ajouter des déchirements à ce qui est déjà déchiré : et ceux-là' même n'auraient pas voulu supporter les choses les plus légères pour maintenir l'unité! Nous disions encore qu'au temps de l'ancienne loi la paix de l'unité et la tolérance mutuelle n'avaient pas été aussi recommandées qu'elles le furent dans la suite par les exemples du Seigneur et du Nouveau Testament, et que pourtant les prophètes et les saints personnages qui
 
1. Jean, XIII, 10. — 2. Ephés, IV, 2, 3.
 
reprochaient les crimes commis autour d'eux n'entreprirent jamais de retrancher les coupables de l'unité de ce même peuple, et de la communion des sacrements de ce temps-là.
12. On en vint,.je ne sais comment, à prononcer le nom de Généthlius, d'heureuse mémoire, évêque de Carthage avant Aurèle, qui supprima je ne sais quelle constitution dirigée contre les donatistes, et qui ne permit pas qu'elle eût son effet; tous le louaient et se plaisaient à le mettre en avant; j'interrompis ce concert d'éloges pour leur dire que cependant si ce même Généthlius était tombé entre leurs mains, ils auraient jugé indispensable de le rebaptiser; et, quand nous parlions ainsi, nous nous étions déjà levés, parce que le temps nous pressait et qu'il fallait partir. Le vieillard répondit tout simplement que c'est une règle établie que tout chrétien des nôtres qui va vers eux est rebaptisé: il m'a paru prononcer ces dernières paroles â regret et. avec une certaine douleur. Il gémissait ouvertement sur les excès commis par les siens; il montrait, ce qui est prouvé par le témoignage de toute la ville, une grande aversion pour ces désordres, et avait coutume de s'en plaindre doucement; de notre côté nous rappelions le passage du prophète Ezéchiel où il est écrit qu'on n'imputera point au père la faute du fils, rai au fils la faute du père: « de même que l'âme du père est à moi, l'âme du fils est aussi à moi, car l'âme qui aura péché sera la seule qui mourra (1): » Tout le monde alors fut d'avis qu'en de telles discussions nous ne devions pas nous objecter les uns aux autres les violences exercées par des hommes méchants. Restait donc la question du schisme. Nous exhortâmes Fortunius à unir ses pacifiques efforts aux nôtres et à employer la modération de son esprit pour achever l'examen d'une aussi importante question. Et comme il disait avec bonté que nous étions les seuls à le demander et que les autres de notre communion ne le voulaient pas, nous lui promîmes, en le quittant, de lui amener plusieurs de nos collègues, dix s'il voulait, qui chercheraient le retour de la paix avec autant de bienveillance, de douceur et de pieux empressements que nous sentions qu'il en avait remarqué et aimé en nous. Il me promit un nombre égal d'évêques de son côté.
13. C'est pourquoi je vous exhorte et vous supplie, par le sang du Seigneur, de le faire
 
1. Ezéchiel, XVIII, 20, 4.
 
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souvenir de sa promesse, et d'insister pour la continuation d'une entreprise que vous voyez si près de sa fin. Je crois que vous trouverez difficilement parmi vos évêques un esprit aussi favorable et une aussi bonne volonté que dans ce vieillard. Le lendemain il vint nous trouver, et nous reprîmes le même entretien ; mais comme la nécessité d'une ordination épiscopale nous enlevait de là, nous ne pûmes rester longtemps avec lui. Déjà nous avions- envoyé quelqu'un auprès du chef des Célicoles (1) qui, d'après ce que nous avions ouï dire, avait établi parmi eux un nouveau baptême et séduit beaucoup de gens par ce sacrilège ; nous voulions lui parler autant que l'eût permis l'extrême brièveté du temps. Fortunius, nous voyant dans cette attente et ainsi occupé d'une autre affaire, pressé lui-même par je ne sais quelle cause qui l'appelait ailleurs, nous quitta avec de bonnes et de douces paroles.
14. Il me paraît que, pour éviter une turbulente multitude plus embarrassante qu'utile, et pour achever à l'amiable et paisiblement, avec l'aide de Dieu, l'oeuvre commencée, nous devrions nous réunir dans quelque petit village où il n'y aurait pas d'église de votre communion ni de la nôtre, mais qui serait habité par des gens des deux partis, comme le village de Titiana. Qu'on choisisse un lieu de ce genre dans le territoire de Tubursi ou de Thagaste, qu'on adopte celui que j'ai indiqué tout à l'heure ou quelque autre qu'on aura trouvé n'oublions pas d'y faire porter les livres canoniques, joignons-y les pièces qui peuvent se produire des deux côtés, afin que, laissant tout autre soin, et n'étant, si Dieu veut, interrompus par aucun embarras, nous consacrions à cette question autant de jours que nous pourrons, et que chacun de nous, implorant en particulier le secours du Seigneur, à qui la paix chrétienne est tant agréable, nous menions à bon terme une si grande chose commencée avec bonne intention. Ecrivez-moi ce que vous en pensez, vous et Fortunius.
 
1. Il est question des Célicoles dans ;les lois d'Honorius; ils s'y trouvent passibles des peines portées contre les hérétiques, « s'ils ne se convertissent su culte de Dieu et à la religion chrétienne. »

LETTRE XLV. (Au commencement de l'année 398.)
 
Saint Augustin et saint Alype prient saint Paulin de leur écrire après un silence de deux ans, et de leur envoyer son ouvrage contre les païens.
 
ALYPE ET AUGUSTIN A LEURS BIEN-AIMÉS ET HONORABLES SEIGNEURS ET FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST, PAULIN ET THÉRASIE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Nous ignorons pourquoi vous avez tant tardé à nous écrire; depuis deux ans que nos doux frères Romain et Agile sont retournés vers vous, nous n'avons reçu de vous aucune lettre : ce n'est pas une raison pour que nous gardions le silence à votre égard. En d'autres choses, plus quelqu'un est aimé, plus il semble mériter qu'on l'imite; c'est tout le contraire ici : plus nous vous aimons, moins nous pouvons supporter que vous ne nous écriviez point et nous ne voulons point vous imiter en cela. Nous vous saluons donc; nous n'avons pas à répondre à vos lettres qui ne nous arrivent pas; nous avons à nous plaindre avec douleur peut-être vous plaindrez-vous également si des lettres écrites par vous ne nous sont point parvenues, et si les lettres par nous envoyées ne vous ont pas été remises. Dans ce cas, changeons nos plaintes en. prières au Seigneur pour qu'il ne nous refuse pas la douceur de ces consolations.
2. Nous avions entendu dire que vous écriviez contre les païens; si cet ouvrage (1) est achevé, nous vous prions de nous l'envoyer parle porteur de cette lettre; cet homme nous est cher; nous pouvons sans témérité vous rendre bon témoignage de l'estime dont il jouit dans notre pays. Il prie votre sainteté, par notre bouche, de vouloir bien le recommander à ceux avec qui il a affaire et auprès de qui il craint d'échouer, malgré son bon droit. Il vous contera mieux lui-même de quoi il est question, et vous mettra en mesure de répondre à chaque difficulté qui.... (2). Nous en aurons de la joie et nous rendrons grâces à vôtre obligeance auprès du Seigneur notre Dieu, si vos soins contribuent à rendre à un frère chrétien un complet repos.
 
1. Cet ouvrage de saint Paulin n'est point parvenu à la postérité. 2. Le texte présente ici une lacune de quelques mots.
LETTRE XLVI. (Année 398.)
 
Un romain d'illustre origine, Publicola, gendre de Mélanie l'Ancienne, adresse à saint Augustin diverses questions qui sont autant de traits de moeurs de cette époque.
 
PUBLICOLA A SON CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE. .
 
Il est écrit : « Interrogez votre père et il vous instruira; vos anciens, et ils vous répondront (1). » Voilà pourquoi j'ai songé à prendre la loi de la bouche même du prêtre, et à exposer dans cette lettre les points divers sur lesquels je désire être éclairé. Je place séparément ces questions pour que vous daigniez faire à chacune une réponse particulière
I. Dans le pays des Arzuges (2), comme je l'ai ouï dire, les barbares, avec qui on fait un marché pour conduire les voitures ou pour garder les productions de la terre, ont coutume de jurer par leurs démons en présence du dizainier préposé aux limites ou en présence du tribun; c'est après avoir reçu le témoignage écrit du dizainier que les maîtres ou les fermiers se croient sûrs de la fidélité de ces barbares, et que les voyageurs consentent à les prendre pour guides. Un doute s'est élevé dans mon coeur, et je me demande si le maître qui se sert d'un barbare dont la fidélité lui est garantie par un serment pareil ne se souille pas lui-même, si la souillure n'atteint pas ce qui est confié à un tel gardien ou bien celui qui le prend pour guide. Vous devez savoir que le barbare reçoit de l'or, soit pour garder les productions de la terre, soit pour conduire le voyageur; le serment de mort qui a pour témoin le dizainier ou le tribun est fait malgré ce .payement; je crains, je le répète, que celui qui se sert du barbare et que les choses confiées au barbare ne soient souillés : malgré l'or qui a été donné et les gages qui ont été reçus, comme je l'ai appris, un serment d'iniquité intervient toujours. Daignez me répondre positivement et non pas avec incertitude. Si votre réponse était douteuse, je tomberais dans des anxiétés d'esprit beaucoup plus grandes qu'auparavant.
II. J'ai aussi entendu dire que mes fermiers exigent des barbares le même serment pour la garde des productions de la terre. Daignez m'apprendre si ces productions même ne se trouvent pas souillées par les barbares qui ont juré par leurs démons, si le chrétien qui en mange sciemment ou celui qui en reçoit le prix ne contractent pas une souillure.
III. J'entends dire à l'un que le barbare ne jure pas fidélité au fermier; j'entends dire à l'autre que le barbare jure au fermier fidélité : si cette seconde assertion est fausse, dois-je, pour l'avoir seulement entendu dire, ne pas user de ces fruits
 
1. Deut. XXXII, 7.
2. C'était un pays barbare au midi des Etats de Tunis et de Tripoli.
 
ou ne pas en toucher le prix, selon ce qui est écrit: «Si quelqu'un dit: ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez pas, à cause de celui qui vous en a donné avis (1). » En est-il de ceci comme de ce qui a été immolé aux idoles? Et s'il en est ainsi, que dois-je faire de ces fruits ou de leur valeur?
IV. Dois-je chercher où est la vérité dans ces deux assertions différentes, dois-je les vérifier par témoins et ne pas toucher aux fruits et à l'argent avant de m'être assuré si celui-là a dit vrai qui a dit que rien n'est juré au fermier?
V. Si, pour mieux garantir les engagements qui l'intéressent, le barbare qui jure fait jurer de la même manière le fermier chrétien ou le tribun préposé aux limites, n'y a-t-il de souillé que le chrétien? Les choses elles-mêmes ne le sont-elles pas ? Si le païen préposé aux limites fait au barbare le serment de mort, souille-t-il ce pour quoi il jure? Celui que j'aurai envoyé aux Arzuges pourra-t-il recevoir d'un barbare ce serment? Un chrétien peut-il le recevoir sans se souiller?
VI. Peut-il, en le sachant, manger quelque chose provenant d'une aire ou d'un pressoir d'où l'on aura tiré une offrande pour le démon ?
VII. Peut-il prendre du bois pour son usage dans le bois consacré au démon ?
VIII. Si quelqu'un achète, au marché, de la viande non immolée aux idoles, mais qu'il n'en soit pas sûr, et que, flottant entre deux pensées contraires, il finisse par en manger dans l'idée que ce n'est pas de la chair immolée, pèche-t-il?
IX. Si quelqu'un fait une chose bonne en soi, mais sur laquelle il ait des doutes, et qu'il la fasse la croyant bonne, quoiqu'il l'ait crue mauvaise auparavant, pèche-t-il?
X. Si quelqu'un a menti en disant que telle viande a été immolée aux idoles, et qu'il ait avoué son mensonge, et réellement menti, un chrétien peut-il manger de celte viande, en vendre et en recevoir le prix?
XI. Si un chrétien en voyage, pressé par la nécessité, étant resté un jour, deux jours, plusieurs jours sans manger, ne pouvant se soutenir plus longtemps, et menacé de la mort, trouve de la nourriture dans un temple d'idoles où il n'y ait personne, et qu'il ne puisse découvrir ailleurs de quoi apaiser sa faim, doit-il manger de ce qu'il trouve dans ce temple, ou bien se laisser mourir?
XII. Si un chrétien se voit au moment de périr sous les coups d'un barbare ou d'un Romain, doit-il tuer pour éviter qu'on ne le tue? Ou bien, sans tuer, faut-il se battre et simplement repousser, parce qu'il est dit de ne pas résister au mal (2) ?
XIII. Si un chrétien a fermé d'un mur son domaine pour le défendre, est-il coupable d'homicide lorsque, dans une lutte, on tue des ennemis au pied de ce mur?
XIV. Est-il permis de boire d'une fontaine ou d'un puits où l'on aura jeté quelque chose qui aura servi à un sacrifice? Un chrétien peut-il boire de l'eau d'un puits situé dans un temple qui
 
1. I Cor. X, 28. — 2. Matt., V, 39.
 
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serait abandonné? Pourrait-il puiser et boire de l'eau d'un puits ou d'une fontaine dans un temple d'idoles si rien n'y avait été jeté?
XV. Un chrétien peut-il se baigner dans des bains ou des thermes où l'on a sacrifié aux idoles? Peut-il se baigner dans des bains où les païens se sont purifiés dans leurs jours de fêtes, soit avec eux, soit quand ils n'y sont plus?
XVI. Peut-il descendre dans la même cuve où il sait que des païens sont descendus en venant de leurs fêtes, et qu'ils ont pratiqué quelques-unes de leurs cérémonies sacrilèges?
XVII. Supposez un chrétien invité chez quelqu'un, et se trouvant en face d'une viande qu'on lui dit avoir été immolée aux idoles, il n'en mange pas : mais voilà que par aventure cette même viande est portée ailleurs, et elle est à vendre; le chrétien l'achète; ou bien encore on la lui présente dans une maison où il est invité, et il en mange, mais salis la reconnaître : dans ces deux cas, pèche-t-il?
XVIII. Un chrétien peut-il acheter et manger des légumes et des fruits d'un jardin ou d'un champ appartenant aux idoles ou à leurs prêtres?
Pour vous épargner la peine de chercher dans les livres saints ce qui touche au serment et aux idoles, j'ai voulu mettre sous vos yeux ce que j'y ai trouvé avec la grâce de Dieu; si vous rencontrez dans les Ecritures quelque chose de plus clair et de meilleur, daignez me le dire.
Voici d'abord ce que Laban dit à Jacob : «.Dieu d'Abraham et dieu de Nachor (1). » L'Ecriture ne nous apprend pas quel est ce dieu de Nacbor. Je trouve encore l'alliance jurée entre Abimélech et Isaac : « Ils se levèrent le matin et se jurèrent une alliance mutuelle (2). » L'Ecriture ne nous dit pas quel est ce serment. Pour ce qui est des idoles, le Seigneur ordonne à Gédéon, dans le livre des Juges, de lui offrir en holocauste le veau qu'il avait tué (3). Dans le livre de Jésus, fils de Navé, il est ordonné que l'or, l'argent et l'airain trouvés à Jéricho soient portés intégralement dans les trésors du Seigneur; ces offrandes sacrées viennent d'une ville frappée d'anathème. Que veut donc dire ce passage du Deutéronome? « Vous ne porterez rien dans votre maison qui vienne de l'idole, de peur que vous ne deveniez anathème comme l'idole même (4). » Que le Seigneur vous garde; je vous salue; priez pour moi.
 
 
1. Genèse, XXXI , 53. —  2. Id. XXVI, 31. — 3. Juges, VI, 26. — 4. Deut. VII, 26.
LETTRE XLVII. (Année 398.)
 
Réponse de saint Augustin aux questions de Publicola.
 
AUGUSTIN SALUE DANS LE SEIGNEUR SON HONORABLE ET TRÈS-CHER FILS PUBLICOLA.
 
1. Les troubles de votre esprit, depuis que votre lettre me les a révélés, sont devenus les miens; ce n'est pas que je sois fortement agité par toutes ces choses, comme vous me marquez que vous l'êtes vous-même ; mais, je l'avoue, je me suis demandé avec inquiétude comment tous vos doutes pourraient . cesser; surtout parce que vous attendez de moi des réponses positives, afin de ne pas tomber dans des anxiétés plus profondes qu'auparavant. Je crois que cela n'est pas en mon pouvoir. De quelque manière que je vous présente ce qui me paraîtra à moi d'une entière certitude, si je ne parviens pas à vous persuader, vos doutes redoubleront. Ce qui peut me persuader peut ne pas persuader un autre. Cependant pour ne pas refuser à votre affection le léger concours de mes soins, je me suis déterminé à vous écrire après y avoir un peu réfléchi.
2. Vous vous demandez si on peut s'appuyer sur la fidélité de quelqu'un qui a juré par les démons de la garder. Considérez d'abord si celui-là ne pécherait pas deux fois qui, ayant juré par de faux dieux de garder fidélité, viendrait à la violer; en gardant la foi promise par un tel serment, il n'aura péché qu'en cela seul qu'il a juré par de pareils dieux; nul ne le reprendra d'avoir gardé sa parole. Mais en jurant par les dieux qu'il ne doit pas invoquer et en faisant ce qu'il ne doit pas contre la parole donnée, il a péché deux fois; et quant à celui qui s'appuie sur la fidélité d'un homme qu'il sait l'avoir jurée par de faux dieux, et qui la met à profit non pour le mal, mais pour ce qui est licite et bon, il ne participe pas au péché du jurement par les démons, mais il participe .au bon accord par lequel la foi promise est , gardée. Je ne parle pas ici de la foi qui fait donner le nom de fidèles à ceux qui sont baptisés dans le Christ; la foi chrétienne est bien différente et bien éloignée de la foi des opinions et des conventions humaines. Pourtant il n'est pas douteux que c'est un moindre mal de jurer avec vérité par un dieu faux que de jurer faussement par le vrai Dieu; plus la chose par laquelle on jure est sainte, plus le parjure mérite de châtiment. C'est une autre question de savoir si on ne pèche pas en demandant qu'on jure par les faux dieux, quand celui de qui on exige le serment adore les faux dieux. Pour cette question on peut s'aider des témoignages que vous avez rappelés vous-même sur Laban et Abimélech, si toutefois Abimélech jura par ses dieux comme Laban par le dieu de Nachor; c'est là, comme je l'ai (45) dit, une autre question. Elle m'embarrasserait peut-être sans les exemples d'Isaac et de Jacob et d'autres exemples qui peuvent se rencontrer dans les livres saints, pourvu toutefois que . ce qui est dit dans le Nouveau Testament, qu'il ne faut jurer en aucune sorte (1), ne fasse pas une nouvelle difficulté. Il me paraît que cela a été dit, non point parce que c'est un péché de jurer en toute vérité, mais parce que c'est un horrible péché de fausser son serment ; et le divin Maître avait en vue de nous préserver d'un tel péril lorsqu'il nous exhorta à ne pas jurer du tout. Je sais que votre sentiment est tout autre; aussi n'avons-nous pas à disputer là-dessus, mais il s'agit d'aborder les questions sur lesquelles vous avez cru devoir me consulter. De même donc que vous ne jurez pas, n'obligez personne à jurer; l'Ecriture nous défend de jurer, mais je ne me souviens pas d'avoir lu dans les saintes Ecritures qu'il ne faille pas recevoir d'un autre son serment. C'est une tout autre question de savoir s'il nous est permis de profiter d'une sécurité qui découlerait des serments d'autrui ; si nous ne voulons pas cela, je ne sais où nous trouverons sur la terre un coin pour y vivre, car nous devons aux serments des barbares la paix des frontières et aussi la paix de toutes les provinces. Et il s'en suivrait que la souillure n'atteindrait pas seulement les récoltes confiées à la garde de ceux qui jurent par les faux dieux, mais que tout ce qui est protégé par ces engagements deviendrait impur : ce serait si absurde que vos doutes à cet égard doivent entièrement disparaître.
3. De même, un chrétien qui, le sachant et pouvant l'empêcher, permet qu'on prenne dans son aire ou son pressoir quelque chose pour servir aux sacrifices des démons, commet un péché. S'il trouve la chose faite, ou s'il n'a pas pu s'y opposer, il peut se servir de ce qui reste sans avoir à redouter la moindre souillure, comme nous nous servons des fontaines où nous savons qu'on a puisé de l'eau pour les sacrifices. Il en est ainsi des bains. Nous ne faisons pas difficulté de respirer l'air auquel nous savons que s'est mêlée la fumée des autels et de l'encens des démons. Ce qui est interdit, c'est d'user ou d'avoir l'air d'user de quelque chose pour honorer les dieux étrangers, ou d'agir de telle manière que, malgré notre mépris pour ces dieux, nous portions à
 
1. Matt. V, 34.
 
les honorer ceux qui ne connaissent point le fond de notre coeur. Et lorsque, après en avoir reçu le pouvoir, nous abattons,des temples, des idoles, des bois ou quelque chose de ce genre, il est bien évident que nous faisons cela en témoignage de détestation et non pas en témoignage d'honneur; cependant nous devons nous garder de nous en attribuer quoique ce soit pour notre usage personnel, de peur qu'il ne semble que nous ayons mis la main à cette démolition par pure cupidité et non point par piété. Mais quand ces restes du paganisme passent, au contraire, à un usage public ou au culte du vrai Dieu, ils sont en quelque sorte transformés, comme les hommes eux-mêmes qui abandonnent des pratiques impies et sacrilèges pour embrasser la vraie religion. C'est ce que Dieu nous enseigne par les témoignages que vous avez cités, quand il ordonne de prendre dans le bois sacré des dieux étrangers pour servir à l'holocauste, et de porter dans les trésors du Seigneur tout l'or, l'argent et l'airain de Jéricho. Il est écrit dans le Deutéronome : « Vous ne désirerez point leur or ni leur argent (des images taillées de leurs dieux), vous n'en prendrez rien pour vous, de peur que cela ne vous soit une occasion de chute, parce que cela est en abomination devant le Seigneur votre Dieu : vous ne porterez point dans votre demeure ce qui est digne d'exécration; autrement vous serez anathème comme l'idole même, et vous tomberez, et vous serez souillé par cette abomination, parce qu'elle est anathème (1). » Il résulte qu'il n'est permis ni de faire servir ces idoles à des usages particuliers, ni de les porter chez soi pour leur rendre des honneurs : c'est en cela que seraient l'abomination et l'exécration, et non pas dans le renversement public de ces images et dans la cessation d'un culte sacrilège.
4. Soyez sûr, pour ce qui touche aux viandes immolées aux idoles, que nous n'avons rien à faire au delà des prescriptions de l'Apôtre ; rappelez-vous ses paroles; si elles étaient obscures, nous vous les expliquerions selon nos forces. On ne pèche point en mangeant, sans le savoir, quelque chose qu'on a d'abord rejeté comme ayant été offert aux idoles. Un légume, un fruit quelconque qui croît dans un champ appartient à celui qui l'a créé, parce que « la terre est au Seigneur ainsi que
 
1. Deut. VII, 25, 26.
 
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tout ce qu'elle contient, et toute créature de Dieu est bonne (1). » Mais si le produit d'un champ est consacré ou sacrifié à une idole, il faut le considérer comme tel. Prenons garde, en refusant de manger des légumes provenant du jardin d'un temple d'idoles, de conclure que l'Apôtre n'aurait dû prendre aucune nourriture à Athènes, parce que cette ville était consacrée à Minerve. J'en dirai autant de l’eau d'un puits ou d'une fontaine dans un temple; il est vrai qu'on éprouvera plus de scrupules si on a jeté dans ce puits ou cette fontaine quelque chose qui ait servi aux sacrifices. Mais il en est de même de l'air que reçoit toute la fumée de ces autels; si on veut trouver ici une différence par la raison que le sacrifice dont la fumée se mêle à l'air n'est pas offert à l'air même, mais à une idole ou à un démon, et que parfois ce qu'on jette dans les eaux est un sacrifice aux eaux elles-mêmes, nous dirons que les sacrifices offerts sans cesse au soleil par des peuples sacrilèges, n'empêchent pas que nous nous servions de sa lumière. On sacrifie aussi aux vents, et nous nous en servons pour les besoins de notre vie, pendant qu'ils paraissent humer et dévorer la fumée des sacrifices. Si quelqu'un, ayant des doutes sur une viande immolée ou non aux idoles, finit par croire qu'il n'y a pas eu immolation, et mange de cette viande, il ne pèche pas; quoiqu'il ait pu penser auparavant qu'il y avait eu immolation, il ne le pense plus,: il n'est pas défendu de ramener ses pensées du faux au vrai. Mais si quelqu'un croit bien ce qui est mal et qu'il le fasse, il pèche, même en croyant faire bien; on appelle péchés d'ignorance ceux que l'on commet ainsi en prenant le mal pour le bien.
5. Je ne suis pas d'avis qu'on puisse tuer un. homme pour éviter d'être tué soi-même, à moins par hasard (2) qu'on ne soit soldat ou revêtu d'une fonction publique, de façon qu'on ne frappe pas pour soi-même, mais pour les autres, pour une cité. par exemple où l'on réside avec une légitime autorité (3). Mais c'est parfois
 
1. Ps., XXIII, 1 ; I Cor. X, 25, 26 ; I Tim. IV, 4.
2. Le texte porte : nisi forte sit miles. Il nous paraîtrait étrange de traduire le mot forte par peut-être, comme on l'a fait; il n'a pas pu entrer dans l'esprit de saint Augustin de mettre en doute le droit de la guerre, de repousser la force par la force. L'évêque d'Hippone s'en est expliqué dans une lettre au comte Boniface, où il trace aux gens de guerre leurs devoirs.
3. Saint Augustin avait déjà exprimé son sentiment à cet égard dans le premier livre du Libre arbitre, chap. V; il pense comme Evode qu'on n'est pas exempt de péché aux yeux de, Dieu quand on se souille du meurtre d'un homme pour défendre des choses qu'il faut mépriser. Il y aurait ici une distinction à faire. Il n'est pas permis de tuer pour ne défendre que son or ou son argent et ce qu'on appelle les biens de la terre, mais la vie est d'un prix supérieur à tous les biens d'ici-bas. Saint Augustin, en refusant le droit de tuer à celui qui est dans le cas de légitime défense de soi-même, avait sans doute présent ce passage de saint Ambroise, au troisième livre des Offices, chap. IV : « Il ne parait pas qu'un homme chrétien, juste et sage, doive défendre sa vie par la mort d'autrui : lors même qu'il tomberait entre les mains d'un voleur armé, il ne peut pas frapper qui le frappe, de peur qu'en défendant sa vie il ne compromette la piété. » Saint Cyprien, dans sa lettre LVI, dit en termes positifs : « Il n'est pas permis de tuer, mais il faut se laisser tuer. » Et, dans sa lettre LVII, saint Cyprien dit encore: « Il n'est pas permis de tuer a celui qui fait du mal à des innocents. » L'opinion commune des théologiens catholiques, soutenus par l'autorité de saint Thomas, n'est pas conforme sur ce point au sentiment de saint Augustin, de saint Ambroise et de saint Cyprien. Ils pensent que, dans un cas de nécessité extrême et pour défendre sa vie, un homme peut en tuer un autre.
 
fois rendre service aux gens que de les effrayer de quelque manière, dans le but de les empêcher de faire le mal. Il a été dit: « Ne résistons pas au mal (1), » pour que nous ne nous plaisions pas dans la vengeance qui nourrit le coeur du mal fait à autrui, et non pas pour que nous négligions de réprimander ceux qui méritent de l'être. Par conséquent, celui qui aura élevé un mur autour de son champ ne sera pas coupable de la mort de l'homme écrasé par le renversement de ce mur. Un chrétien n'est pas non plus coupable d'homicide parce que son bœuf ou son cheval a tué quelqu'un; autrement il faudrait dire que les boeufs des chrétiens ne doivent pas avoir des cornes, leurs chevaux des pieds, leurs chiens des dents. Lorsque l'apôtre Paul, informé que des scélérats lui dressaient des embûches, en eut averti le tribun et eut reçu une escorte armée (2), il ne se serait pas imputé à crime l'effusion de sang, si ces misérables étaient tombés sous les coups des soldats armés. A Dieu ne plaise qu'on veuille nous rendre responsables du mal qui pourrait arriver contre notre volonté dans ce que nous faisons de bon et de licite ! Autant vaudrait-il nous interdire les instruments de fer, soit pour les usages domestiques, soit pour le labourage, par la raison qu'on pourrait se tuer ou tuer quelqu'un; il faudrait n'avoir aussi ni arbre ni corde, de peur qu'on ne se pende, et ne plus construire de fenêtres, de peur qu'on ne s'en précipite. Si je voulais continuer ici, je n'en finirais pas. Y'a-t-il, à l'usage des hommes, quelque chose de bon et de permis d'où le mal ne puisse sortir?
6. Il me reste à parler, si je ne me trompe, de ce chrétien en voyage que vous supposez vaincu par le besoin de la faim, ne trouvant de la nourriture que dans un temple d'idoles, et n'y rencontrant personne; vous me demandez
 
1.  Matt. V, 39. — 2. Act. XXIII, 17-24.
 
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s'il doit se laisser mourir de faim plutôt que de toucher à cette nourriture. De ce que cette viande est dans le temple, il ne s'en suit pas qu'elle ait été offerte aux idoles; un passant a pu laisser là les débris de son repas volontairement ou par oubli. Je réponds donc brièvement : ou il est certain que cette viande a été immolée aux idoles, ou il est certain qu'elle ne l'a pas été, ou bien on n'en sait rien; si l'immolation est certaine, mieux vaut qu'un chrétien ait la force de s'en abstenir; si on sait le contraire, ou si on ne sait rien, on peut, pressé par le besoin, manger de cette viande sans aucun scrupule de conscience.

LETTRE XLVIII. (Année 398.)
 
Saint Augustin se recommande aux prières des moines de l'île de Capraia; il dit dans quel esprit il faut aimer le repos et pratiquer les bonnes œuvres, et comment il faut se tenir toujours prêt pour les besoins de l'Eglise.
 
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, A SON CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, EUDOXE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Quand nous songeons au repos dont vous jouissez dans le Christ, nous nous sentons reposés nous-mêmes dans votre charité, malgré le poids et la diversité de nos travaux. Nous ne sommes qu'un même corps sous un chef unique; vous avez nos labeurs comme nous avons vos loisirs; « si un membre souffre, tous souffrent aussi, et si un membre reçoit quelque gloire, tous les membres se réjouissent avec lui (1). » C'est pourquoi nous vous avertissons, nous vous demandons, nous vous conjurons, par la profonde humilité du Christ et sa grandeur miséricordieuse, de vous souvenir de nous dans vos saintes oraisons que nous croyons plus vives et meilleures que les nôtres; car bien souvent nos prières se trouvent comme frappées et affaiblies par les ombres et le bruit des occupations séculières; ce n'est pas pour nos propres affaires que nous subissons tout ce tracas; ceux pour qui nous agissons nous contraignent à faire mille pas, et nous nous imposons d'en faire avec eux deux mille autres (2) ; aussi notre fardeau est si grand que nous respirons à peine. Nous croyons, cependant, que celui vers qui s'élèvent les gémissements
 
1. I Cor. XII, 26. — 2. Matt. V, 41.
 
des captifs (1) nous délivrera, grâce à vos prières, de toutes nos tribulations, si nous persévérons dans le ministère où il a daigné nous établir avec promesse de récompense.
2. Pour vous, frères, nous vous exhortons, dans le Seigneur, à demeurer fidèles à vos résolutions jusqu'à la fin ; si l'Eglise, notre mère, vient à vous demander quelque oeuvre, tenez-vous en garde à la fois contre une ardeur trop vive et trop impatiente, et contre les caressantes inspirations d'un trop grand amour du repos; mais obéissez doucement et soumettez-vous pleinement à Dieu qui vous gouverne, qui dirige dans la justice les coeurs dociles et enseigne ses voies à ceux qui sont doux (2). Ne préférez point votre repos aux besoins de l'Eglise : si aucun homme de bien n'avait voulu l'assister dans son enfantement, vous n'auriez jamais pu naître à la vie spirituelle. De même qu'il faut tenir le milieu entre le feu et l'eau pour ne pas être brûlé ni submergé, ainsi nous devons régler notre route entre les hauteurs de l'orgueil et l'abîme de la paresse, « ne « nous détournant ni à droite ni à gauche, » comme dit l'Ecriture (3). Il en est qui, pour trop craindre de se laisser emporter vers la droite, se précipitent dans lés profondeurs de la gauche; et d'autres, pour trop s'écarter de la gauche et ne pas être engloutis dans une languissante et molle oisiveté, se laissent corrompre par le faste et la vanité, et s'évanouissent en ,étincelles et en fumée. Ainsi donc, frères très-chers, aimez le repos, mais pour y apprendre à ne plus aimer les choses de la terre, et souvenez-vous qu'il n'y a pas de lieu dans l'univers où ne puisse nous tendre des piéges celui qui craint que nous ne reprenions notre essor vers Dieu; l'ennemi de tout bien craint que nous ne le jugions après avoir été ses esclaves pensez qu'il n'y aura pas pour nous de repos parfait jusqu'à ce que « l'iniquité soit passée (4), » et que la « justice se change en jugement (5). »
3. Lors donc que vous faites quelque chose avec courage, ardeur ou vigilance, soit dans les oraisons, soit dans les jeûnes, soit dans les aumônes; quand vous secourez les indigents ou que vous pardonnez les injures,-comme Dieu nous a pardonné à nous-mêmes dans le Christ (6) ; quand vous triomphez des mauvaises habitudes, que vous châtiez votre corps et le réduisez en servitude (7); quand vous endurez patiemment
 
1. Ps. LXXVIII, 11. — 2. Ps. XXIV, 10. — 3. Deut., XVII, 11. — 4. Ps. LVI, 2. —  5. Ps. XCIII, 15. — 6. Ephés. IV, 32. — 7. I Cor. IX, 27.
 
 
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les tribulations et qu'avant tout vous vous supportez avec amour les uns les autres (car que supportera-t-il celui qui ne supporte pas son frère?) ; quand vous découvrez. l'astuce et les embûches du tentateur, et que, « avec le bouclier de la foi, vous repoussez et vous éteignez ses traits enflammés (1); » quand vous chantez et vous psalmodiez au fond de vos coeurs pour le Seigneur (2), ou que vos voix s'unissent à vos âmes, faites tout pour la gloire de Dieu, qui « opère tout en tous (3); conservez-vous si bien dans la ferveur de l'esprit (4) que votre âme ne mette sa gloire que dans le Seigneur (5). » Telle est la voie droite; on y marche avec les yeux attachés sur le Seigneur, parce que « c'est lui qui retirera du piège nos pieds (6). » Cette manière de vivre n'est pas brisée par les affaires, ni refroidie par le repos; elle n'est. ni: turbulente ni accablée, ni audacieuse, ni timide, ni précipitée, ni pesante. Faites ces choses et le Dieu de paix sera avec vous (7).
4. Que votre charité ne se plaigne point de tout ce que j'ai dit dans cette lettre. Je ne vous ai point exhortés sur ce que je crois que vous ne faites pas; mais j'ai pensé que vous me recommanderiez beaucoup à Dieu, si vous mêliez le souvenir de mes paroles aux oeuvres que vous accomplissez par sa grâce; car j'avais déjà connu pair la renommée, et récemment nos frères Eustase et André nous ont rapporté, à leur retour d'auprès. de vous, la bonne odeur du Christ qui s'exhale de votre sainte vie. Eustase vient de nous précéder dans l'éternel repos, où l'on n'entend point ces flots du temps pareils à ceux dont votre île est battue; il ne désire plus retourner à Capraïa, parce qu'il n'a plus besoin de cilice (8).
 
1. Ephés. VI, 16. — 2. Ibid. V, 19. — 3. I Cor. X, 31; XII, 6. — 4. Rom. XII, 11. — 5. Ps. XXXIII, 3. — 6. Ps. XXIV, 15. — 7. II Cor. XIII, 11.
8. Pour comprendre ces derniers mots, il faut savoir que dans l’île de Capraïa on faisait autrefois beaucoup de cilices en poil de chèvre à l'usage des religieux; Capraïa tire son nom du grand nombre de chèvres qu'on rencontre dans l’île.

LETTRE XLIX. (Année 399.)
 
Saint Augustin marque avec précision les points sur lesquels il faut qu'on s'explique sur la question du donatisme.
 
AUGUSTIN, ÉVÊQUE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, A HONORÉ, ÉVÊQUE DU PARTI DE DONAT.
 
1. Nous avons fort goûté le projet que vous avez bien voulu nous communiquer par notre très-cher frère Héros, homme digne de louange en Jésus-Christ, de discuter avec nous dans des lettres, sans ce tumulte inséparable de la foule; une telle discussion doit commencer et s'achever avec une entière douceur et paix d'esprit, selon les paroles de l'Apôtre : « Il ne faut pas que le serviteur du Seigneur soit en contestation, mais il faut qu'il soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, et qu'il reprenne avec bonté ceux qui pensent autrement que lui (1). » Marquons donc en peu de mots les points sur lesquels nous souhaitons que vous nous répondiez.
2. Nous voyons l'Eglise de Dieu, que l'on nomme l’Eglise catholique, répandue dans tout l'univers, selon ce qui a été annoncé, et nous ne croyons pas devoir douter de l'accomplissement si évident de la sainte prophétie, confirmée par le Seigneur dans l'Evangile, et par les Apôtres qui ont étendu cette même Eglise. Cela a été prédit, car en tête du très-saint livre des psaumes il est écrit sur le Fils de Dieu : « Le Seigneur m'a dit : vous êtes mon fils, je « vous ai engendré aujourd'hui; demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour héritage, et j'étendrai votre possession jusqu'aux extrémités de la terre (2). » Le Seigneur Jésus-Christ lui-même dit que son Evangile se répandra chez toutes les nations (3). Saint Paul, avant que la parole de Dieu fût parvenue en Afrique, disait au commencement de son Epître aux Romains : « Par, qui (Jésus-Christ) nous avons « reçu la grâce et l'apostolat, pour faire obéir « en son nom toutes les nations à la foi (4). » L'Apôtre, parti de Jérusalem, prêcha l'Evangile dans toute l'Asie et jusqu'en Illyrie, et partout il établit et fonda des Eglises; ce n'était pas lui, mais la grâce de Dieu qui était avec lui, comme il le témoigne lui-même (5). Quoi de plus visible et de plus clair, quand nous lisons dans ses Epîtres les noms des contrées et des villes où il a passé? Il écrit aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, aux Ephésiens, aux Philippiens, aux Thessaloniciens, aux Colossiens. Saint Jean écrit aussi aux sept Eglises dont il mentionne l'établissement dans ces régions, et dont le nombre sept représente, croyons-nous, l'Eglise universelle Ephèse, Smyrne, Sardes, Philadelphie, Laodicée, Pergame, Thiatyre (6). Il est évident que nous
 
1. II Tim., II, 24, 25. — 2. Ps. II, 7, 8. — 3. Matt. XXIV, 14. — 4. Rom. I, 5. — 5. I Cor. XV, 10. — 6. Apoc. I, 11.
 
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sommes en communion avec toutes ces Eglises, comme il est évident que vous ne communiquez pas avec elles.
3. C'est pourquoi nous vous demandons de ne pas craindre de nous répondre comment il a pu se faire que le Christ ait perdu son héritage répandu sur la terre entière, et qu'il ait été 'tout à coup réduit aux seuls Africains, et encore pas à tous, car l'Eglise catholique est aussi en Afrique, parce que Dieu a voulu qu'elle s'étendît dans le monde entier, et il l'a ainsi prédit. Votre parti, au contraire, qui porte le nom de Donat, n'est pas dans tous les lieux où ont retenti les écrits, les discours et les actions des apôtres. Ne dites pas que notre Eglise ne s'appelle point catholique, mais macarienue, comme vous la nommez; vous devez savoir, et, si vous l'ignorez, vous pourriez apprendre très-aisément que dans toutes ces régions d'où l'Evangile s'est répandu à travers l'univers, on ne connaît ni le nom de Donat ni le nom de Macaire. Vous ne pouvez pas nier que votre parti s'appelle le parti de Donat, et qu'il est désigné sous ce nom partout où se rencontrent des hommes de votre communion. Daignez donc nous apprendre comment il se fait que le Christ ait perdu son Eglise dans toute la terre, et de quelle manière il a commencé à ne plus avoir d'Eglise que parmi vous; c'est à vous qu'il appartient de répondre à cela; il suffit à notre cause que nous voyions dans l'univers l'accomplissement de la prophétie et des saintes Ecritures. Voilà ce que j'ai dicté, moi Augustin, parce gale depuis longtemps je veux m'entretenir de ces matières avec vous. Il me paraît, à cause de notre voisinage, que nous pouvons traiter ces questions par lettres et sans bruit, avec l'aide de Dieu, autant que le besoin de la vérité nous le demandera.
 

LETTRE L. (Année 399.)
 
Saint Augustin se plaint du meurtre de soixante chrétiens, et propose de remplacer une statue d'Hercule dont la disparition ou la destruction avait été la cause ou le prétexte de cette sanglante atrocité. Les Bénédictins ont donné cette lettre sans observation. Le traducteur Dubois prévient son lecteur qu'il ne la donne que pour servir de nombre et pour n'être pas obligé de changer le chiffre de celles qui suivent; elle lui paraît trop impertinente pour qu'il l'attribue à saint Augustin; de plus, il n'y reconnaît pas le style de l'évêque d'Hippone. Nous ne trouvons, quant à nous, rien d'extraordinaire dans le ton de cette lettre; il nous semble naturel qu'un évêque s'émeuve du meurtre de soixante chrétiens, et les railleries qu'il se permet à l'endroit d'Hercule n'ont pas besoin qu'on les justifie. Nous avons vu d'ailleurs, lettre XVIIIe, avec quelle habileté le grand docteur pouvait manier l'ironie. Peut-être le style de cette lettre offre-t-il quelque chose qui n'est pas la manière accoutumée de saint Augustin; mais fût-elle partie d'une main étrangère, nous n'aurions pas moins cru devoir lui laisser sa place, non pour servir de nombre, mais pour reproduire une pièce d'un curieux intérêt historique, au sujet des soixante martyrs de Suffec, dont le martyrologe romain a gardé la mémoire (le 30 août).
 
AUGUSTIN, ÉVÊQUE , AUX CHEFS ET AUX ANCIENS DE LA COLONIE DE SUFFEC (1).
 
L'énorme crime que votre cruauté a commis, au moment où on s'y attendait le moins, frappe la terre et le ciel; sur vos places publiques et dans vos temples on voit encore des traces de sang, et vos rues retentissent de meurtres. Chez vous on a enfoui les lois romaines, la salutaire terreur de la justice est foulée aux pieds; les empereurs ne sont assurément ni respectés ni redoutés. Le sang innocent de soixante de nos frères a coulé dans votre cité; celui qui en a le plus tué a reçu le plus de louanges et a tenu le premier rang dans votre sénat. Venons maintenant à ce qui est pour vous l'affaire principale. Si vous prétendez que l'hercule était à vous, nous vous le rendrons; il y a encore des métaux, les pierres ne manquent pas, on trouve plusieurs sortes de marbres, et les ouvriers abondent. On se hâte de sculpter votre dieu, on est en train de l'arrondir et de l'orner; nous y ajoutons du vermillon pour son visage, afin que vos fêtes sacrées en reçoivent plus d'éclat. Du moment que l'Hercule était à vous, nous nous cotisons pour vous acheter un dieu fait par votre artiste. Mais si nous vous rendons votre Hercule, rendez-nous tant de frères auxquels vous avez arraché la vie.

LETTRE LI. (399 ou 400.)
 
Saint Augustin s'adresse à Crispinus, évêque donatiste de Calame, et voudrait l'amener à une discussion par écrit, afin qu'on ne lui fasse pas dire le contraire de ce qu'il dit; il relève des contradictions frappantes dans la conduite des donatistes.
 
AUGUSTIN A CRISPINUS.
 
1. Je n'ai pas donné d'autre titre à ma lettre parce que ceux de votre parti me blâment de mon humilité; vous pourriez croire que je veux par là vous faire injure, si je ne vous
 
1. Suffec était une ville épiscopale de la Bysacène, ancienne province représentée aujourd'hui par la Régence de Tunis.
 
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demandais pas de me traiter de la même manière que je vous traite. Que vous dirai-je de la promesse que vous m'aviez faite ou que j'avais instamment sollicitée de vous à Carthage? De quelque façon que les choses se soient passées, n'en parlons plus, de peur que ce qui nous reste à accomplir n'en soit entravé.. Aujourd'hui, Dieu aidant, il n'y, a plus d'excuse, si je ne me trompe ; nous sommes tous les deux en Numidie, et les lieux que nous habitons nous rapprochent l'un de l'autre (1). J'ai entendu dire que vous vouliez disputer encore avec moi sur la question qui nous divise. Voyez combien en peu de mots toutes les ambiguïtés disparaissent; répondez à cette lettre si vous voulez bien, et peut-être cela suffira, non-seulement à nous, mais encore à ceux qui désirent nous entendre ; et si cela ne suffit pas, écrivons jusqu'à ce qu'ils soient satisfaits. Quel plus grand avantage pourrions-nous retirer du voisinage des villes où nous sommes ? Quant à moi, je suis décidé à ne plus m'occuper de ces questions avec vous, si ce n'est par lettres, pour que rien de ce qui aura été dit ne puisse être oublié, et pour que ceux qui s'appliquent à ces choses, et qui ne pourraient pas assister à nos conférences, ne soient pas trompés. Vous avez coutume de débiter des faussetés sur ce qui s'est passé, et de le raconter comme il vous plaît; c'est peut-être plus par erreur que par intention de mentir. C'est pourquoi, si cela vous plaît, n'en jugeons que par les choses présentes.
Vous n'ignorez pas sans doute qu'aux temps de l'ancienne loi le peuple commit le crime de l'idolâtrie, et qu'un livre de prophéties fut brûlé par un roi impie (2) ; ces deux crimes furent moins sévèrement punis que le schisme, ce qui prouve toute la gravité de ce dernier mal aux yeux de Dieu. Vous vous rappelez comment la terre s'ouvrit pour engloutir tout vivants les auteurs du schisme, et comment le feu du ciel dévora ceux qui y avaient adhéré (3). L'idole fabriquée et adorée, le livre saint brûlé n'attirèrent pas sur les coupables d'aussi terribles châtiments.
2. Pourquoi donc, vous qui avez coutume de nous reprocher. ce crime qui n'est pas prouvé contre nous et qui l'est beaucoup contre vous, ce crime d'avoir livré les Ecritures du
 
1. Il y a environ quinze lieues d'Hippone à Calame. Nous avons trouvé des vestiges de la voie romaine entre ces deux cités. Voir notre Voyage en Algérie (Etudes Africaines), chap. 13.
2. Jérém. XXXVI, 23. —  3. Nomb. XVI, 31-35.
 
Seigneur pour être brûlées devant les menaces, de la persécution, pourquoi, dis-je, avez-vous maintenu dans l'épiscopat des pontifes que vous aviez condamnés pour crime de schisme « par et la bouche véridique d'un concile universel (1), » des pontifes comme Félicien de Musti (2) et Prétextat d'Assuri ? Ils n'étaient pas, comme vous le dites aux ignorants, du nombre de ceux qui échappaient à la sentence, si, avant l'expiration d'un délai fixé par votre concile, ils rentraient dans votre communion ; mais ils furent de ceux que vous condamnâtes sans délai le jour même où un délai fut par vous accordé aux autres. Si vous le niez, je le prouverai; votre concile parle; nous avons dans nos mains les actes proconsulaires, avec le témoignage desquels vous l'avez déclaré plus d'une fois. Préparez, si vous le pouvez, une autre manière de vous défendre; nier ce que j'établirais si aisément ne serait qu'une perte de temps. Si donc Félicien et Prétextat étaient innocents; pourquoi ont-ils été condamnés? S'ils étaient coupables, pourquoi ont-ils été réintégrés? Si vous prouvez leur innocence, pourquoi ne croirions-nous pas que ceux qui furent condamnés par vos prédécesseurs., réunis en bien plus petit nombre, étaient innocents, lorsque trois cent dix de leurs successeurs, à qui on a donné: le titre superbe d'organe véridique d'un « concile universel, » ont pu faussement condamner pour crime de schisme? Et si vous prouvez que Félicien et Prétextat ont été à bon droit condamnés, que vous reste-t-il pour vous défendre de les avoir maintenus sur leurs sièges, sinon de vanter outre mesure l'importance et le bien de la paix, et de montrer qu'il faut supporter ces crimes mêmes pour ne pas rompre le lien de l'unité? Plût à Dieu que vous pratiquassiez cela, non de bouche, mais de toutes les forces du coeur 1 Vous reconnaîtriez sans doute que des calomnies d'aucune sorte ne doivent rompre la paix du Christ par toute la terre, s'il est permis en Afrique, dans l'intérêt du parti de Donat, de recevoir des évêques condamnés pour un schisme sacrilège.
3. Vous avez coutume aussi de nous reprocher de vous persécuter par les puissances temporelles; je ne dispute pas avec vous là
 
1. Il s'agit ici du conciliabule schismatique de Bagaie,auquel les donatistes donnaient le nom de Concile universel.
2. Musti était situé sur la route de Carthage à Théveste; ses ruines s'appellent Enchir-mest; on y voit un arc de triomphe encore debout.
 
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dessus; je ne veux pas vous dire tout ce que vous mériteriez pour l'énormité d'un si grand sacrilège, et je me tais sur la modération que la douceur chrétienne n'a cessé de nous inspirer; mais je dirai ceci : Pourquoi, si cela est un crime, pourquoi avez-vous persécuté violemment ces maximianistes au moyen des juges envoyés par ces empereurs que notre communion a enfantés à la foi de l'Évangile? Pourquoi les avez-vous chassés de leurs basiliques, de ces basiliques où les trouva le schisme naissant? Pourquoi les en avez-vous chassés par le tumulte des disputes publiques, par la puissance des ordres reçus et l'intervention violente des soldats appelés à votre secours? Des traces récentes nous montrent ce qu'ils ont souffert dans cette attaque; les écrits témoignent des ordres donnés, et, quant aux faits, ils sont publiés dans ces pays mêmes qui honorent pieusement la mémoire d'Optat, votre tribun (1).
4. Enfin, vous êtes dans l'habitude de dire que nous n'avons point le baptême du Christ, et qu'il n'existe que dans votre communion. Je pourrais disserter longuement ici; mais il n'en est plus besoin contre vous qui avez admis le baptême des maximianistes avec Félicien et Prétextat. Tous ceux qu'ils ont baptisés, lorsqu'ils étaient en communion avec Maximien et que vous travailliez devant les tribunaux à les chasser de leurs basiliques, comme les actes le rapportent; tous ceux, dis-je, qu'ils ont baptisés à cette époque sont restés aven eux et avec vous ; oui, de tous ceux qu'ils ont baptisés ostensiblement dans le crime du schisme, non-seulement en cas de maladies dangereuses, mais encore pendant les solennités pascales, dans leurs nombreuses églises et dans leurs grandes cités, il n'en est pas un seul auquel on ait réitéré le baptême. Plût à Dieu que vous pussiez prouver que ceux que Félicien et Prétextat avaient inutilement et publiquement baptisés dans le crime du schisme, ont été utilement et secrètement rebaptisés par eux, après que vous eûtes admis ces deux évêques dans vos rangs ! En effet, s'il fallait baptiser une seconde fois ceux-là, il fallait ordonner ceux-ci une seconde fois; car, en se séparant de vous, les deux évêques avaient perdu le caractère de l'épiscopat, s'ils ne pouvaient plus baptiser en dehors de votre communion ; et si, en se séparant
 
1. Ce fut cet Optai, évêque donatiste de Tamugas, qui força les donatistes à réintégrer, dans leur communion , Félicien de Musti et Prétextai d'Assuri, dont il est parlé dans cette lettre.
 
de vous, ils avaient gardé leur caractère d'évêque, ils avaient pu évidemment baptiser. Si au contraire ils l'avaient perdu, ils auraient dû, en revenant à vous, être de rechef ordonnés, afin de recouvrer ce qu'ils n'avaient plus. Mais ne craignez rien : autant il est certain qu'ils sont revenus avec le même caractère d'évêque qu'ils avaient en vous. quittant, autant il est sûr que ceux qu'ils ont baptisés dans le schisme de Maximien sont rentrés avec eux dans votre communion sans aucune réitération du baptême.
5. Où donc trouver assez de larmes pour déplorer que le baptême des maximianistes soit admis, et qu'on souffle sur le baptême du monde entier? Que vous ayez condamné Félicien, condamné Prétextat après les avoir entendus ou sans les entendre, avec ou sans justice, je né m'en occupe pas en ce moment; mais dites-moi: quel évêque des Corinthiens a été entendu ou condamné par quelqu'un des vôtres? Avez-vous entendu quelque évêque des Galates, des Ephésiens, des Colossiens, des Philippiens, des Thessaloniciens et de toutes les autres cités dont il a été dit: « Toutes les nations de la terre seront en adoration en sa présence (1) ? » Et cependant le baptême des maximianistes est admis, et on repousse le baptême de tous ces chrétiens, qui n'est pas le baptême de tel ou tel, mais de celui dont il a été dit: « C'est celui qui baptise (2). » Mais je ne m'arrête pas à ceci; regardez ce qui est devant vous, voyez ce qui frapperait les yeux d'un aveugle: le baptême est avec des gens condamnés et n'est point avec ceux qu'on n'a pas entendus ! Il est avec des gens nommément expulsés de votre communion pour crime de schisme, et n'est pas avec ceux qui vous sont inconnus, qui habitent des pays lointains, qui n'ont jamais été accusés, jamais jugés ! Il est avec des Africains séparés d'une portion de l'Afrique, et n'est pas avec les habitants des contrées d'où l'Évangile est venu en Afrique ! Pourquoi vous chargerai-je davantage? Répondez seulement à tout ceci. Voyez combien, dans votre concile, on fait peser sur les maximianistes le sacrilège du schisme; voyez les persécutions que vous leur avez infligées par les puissances judiciaires; voyez leur baptême que vous avez admis en les admettant eux-mêmes après- les avoir condamnés. Et dites-moi, si vous le pouvez, comment il vous sera possible
 
1. Ps. XXI, 28. — 2. Jean, I, 33.
 
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de tromper les ignorants et d'expliquer pourquoi vous demeurez séparés de toute la terre par un schisme bien plus criminel que celui que vous vous glorifiez d'avoir condamné dans les maximianistes. Que la paix du Christ triomphe heureusement dans votre coeur !
 
LETTRE LII. (Année 399 ou 400.)
 
Saint Augustin appelle Séverin son frère selon la chair; toutefois Séverin n'était que son cousin; il s'était laissé prendre dans le schisme de Donat. Saint Augustin lui montre brièvement son erreur et le supplie d'ouvrir les yeux.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-DÉSIRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE LE SEIGNEUR SÉVERIN.
 
1. Quoique la lettre de votre fraternité me soit arrivée tard et quand je. ne l'espérais plus, je l'ai cependant reçue avec joie; j'ai senti cette joie devenir plus vive dans mon coeur en apprenant que votre homme n'était venu à Nippone que pour m'apporter cette lettre, J'ai pensé que ce n'était pas sans raison que vous aviez eu l'idée de m'écrire pour rappeler notre parenté; que c'était peut-être uniquement parce que vous vous apercevez, avec la gravité de votre sagesse, de ce qu'il y a de déplorable, lorsqu'on est frères selon la chair, de ne pas être unis dans le corps du Christ; d'autant plus qu'il vous est aisé de reconnaître et de voir la cité placée sur la montagne, et qui, selon la parole du Seigneur dans l'Evangile, ne peut pas être cachée (1). Telle est l'Eglise catholique; on l'appelle en grec Katholike, parce qu'elle est répandue dans tout l'univers. Il n'est permis à personne de la méconnaître; voilà pourquoi, selon la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle ne peut pas être cachée.
2. Le parti de Donat, qui n'est qu'en Afrique, accuse l'univers, et ne songe point que, dans son impuissance à produire des fruits de paix et de charité, il s'est retranché de cette racine des Eglises d'Orient d'où l'Evangile est venu en Afrique. Si on apporte aux chrétiens de ce parti un peu de cette terre d'Orient, ils l'adorent; mais si un fidèle de ces contrées vient parmi eux, ils soufflent sur lui et le rebaptisent. Le Fils de Dieu, qui est la vérité, a annoncé qu'il était la vigne, que ses enfants en étaient le bois et son Père le vigneron. « Mon Père,
 
1. Matth. V, 14.
 
dit-il, retranchera le bois qui ne donne pas de fruit en moi; mais le bois qui porte du fruit, il le taillera pour qu'il en porte davantage (1). » Il ne faut donc pas s'étonner si ceux qui n'ont voulu produire aucun fruit de charité ont été retranchés de cette vigne qui s'est déployée et a rempli toute la terre.
3. Si leurs ancêtres, auteurs du schisme, avaient reproché à leurs collègues de véritables crimes, ils auraient gagné leur cause auprès de l'Eglise d'outre-mer, d'où l'autorité de la foi chrétienne s'est répandue dans nos contrées; et ceux à qui on reprochait ces crimes eussent été rejetés du sein de l'Eglise. Maintenant qu'on voit les mêmes accusés en communion avec les Eglises apostoliques dont ils possèdent et lisent les noms dans les livres saints, tandis que les accusateurs sont mis dehors et séparés de cette même communion, comment ne pas comprendre que ceux qui obtinrent gain de cause auprès de ces juges désintéressés avaient la justice pour eux! Admettons que la cause des donatistes soit bonne et qu'ils n'aient pas pu la faire triompher devant les Eglises d'outre-mer; que leur avait fait le monde entier avec ses évêques qui ne pouvaient condamner témérairement leurs collègues non convaincus des crimes dont on les accusait ? Ainsi les innocents sont rebaptisés, et le Christ est effacé dans les innocents. Si les évêques donatistes ont connu de vrais crimes commis par leurs collègues d'Afrique; s'ils ont négligé de les signaler et de les prouver aux Eglises d'outremer, ils se sont eux-mêmes retranchés de l'unité du Christ par un horrible schisme, et ils n'ont pas d'excuse, vous le savez. Pour ne pas scinder le parti de Donat, ils ont toléré, durant de longues années, des scélérats qui se montraient en grand nombre parmi eux, et pendant ce temps, ils ne craignaient pas, sur de faux soupçons, de rompre la paix et l'unité du Christ, comme ils le font encore sous nos yeux, et vous l'avez bien vu.
4. Mais je ne sais quelle charnelle habitude vous retient au milieu d'eux, Séverin mon frère; depuis longtemps je le regrette, depuis longtemps j'en gémis, surtout quand je pense à votre sagesse; et depuis longtemps je désire m’entretenir de cela avec vous. Que servent les saluts qu'on échange et la parenté temporelle, si nous méprisons dans notre parenté l'héritage éternel du Christ et le salut de la vie à venir? Qu'il me
 
1. Jean, XV, 1, 2.
 
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suffise d'avoir écrit ces choses qui ne seraient rien ou presque rien pour des cœurs durs, mais qui sont fort considérables pour votre esprit que je connais bien. Elles ne viennent pas de moi qui ne suis rien et qui attends seulement la miséricorde de Dieu; mais elles viennent de ce Dieu tout-puissant, qu'on trouvera pour juge dans le siècle futur si, dans le siècle présent, on le méprise comme père.

LETTRE LIII. (Année 400.)
 
Générosus était un catholique de Constantine, honoré de l'amitié de saint Augustin. Un prêtre donatiste lui ayant adressé une lettre en faveur du schisme et où il se vantait d'avoir reçu les communications d'un ange, Générosus envoya cette lettre à saint Augustin; notre saint, tant en son nom qu'au nom de ses vénérables collègues, écrivit la réponse suivante, moins pour éclairer Générosus dont la piété lui était connue, que pour rappeler les faits et les témoignages des Ecritures au prêtre égaré.
 
FORTUNAT, ALYPE ET AUGUSTIN, A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE FRÈRE GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Vous avez voulu que nous connussions la lettre qui vous a été adressée par un prêtre donatiste, quoique vous en eussiez ri comme il convient à un catholique ; voici donc une réponse qui est bien plus pour lui que pour vous, et que nous vous demandons de lui transmettre, si vous pensez qu'on ne puisse pas désespérer de le guérir de sa folle erreur. Il vous a écrit qu'un ange lui a ordonné de vous marquer l'ordre et la suite du christianisme dans votre ville, à vous dont le christianisme ne tient pas seulement à votre cité, ni même à l'Afrique et aux Africains, mais au monde entier, et qui a été annoncé et l'est encore à toutes les nations. C'est peu pour eux de ne pas avoir honte d'être retranchés de la racine, et de ne rien faire pour leur retour pendant qu'ils le peuvent encore; ils veulent en retrancher d'autres avec eux et en faire comme des bois arides destinés au feu. C'est pourquoi si l'ange que ce prêtre donatiste, dans son astucieuse vanité, prétend, selon nous, lui avoir apparu à cause de vous,- vous apparaissait à vous-même, et qu'il vînt vous dire ce que ce prêtre a imaginé de vous déclarer de sa part, il faudrait vous souvenir de cette parole de l'Apôtre : « Quand nous vous annoncerions nous-même ou quand pan ange du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème (1). » Il vous a été annoncé, par la bouche du Seigneur Jésus-Christ lui-même, que son Evangile sera porté à toutes les nations, et qu'alors ce sera la fin (2). Il vous a été annoncé, par les prophètes et les apôtres, que des promesses ont été faites à Abraham et à sa race, qui est le Christ (3), quand Dieu lui disait : « Toutes les nations seront bénies dans votre race (4). » Si donc un ange du ciel vous disait, à vous qui êtes témoin de l'accomplissement de ces promesses : Laissez là le christianisme de toute la terre et prenez le christianisme du parti de Donat, dont l'ordre et la suite vous sont exposés dans la lettre de l'évêque de votre ville, cet ange devrait être anathème, parce qu'il s'efforcerait de vous retrancher du tout, de vous pousser dans un parti, et de vous séparer des promesses de Dieu.
2. S'il faut considérer la succession des évêques, avec quelle certitude plus grande encore, et quelle incontestable utilité nous établirons la succession des évêques de Rome depuis Pierre, à qui le Seigneur a dit comme à la figure de toute l'Eglise : « Je bâtirai sur cette pierre mon Eglise, et les portes des enfers ne prévaudront pas contre elle (5) ! » A Pierre a succédé Lin; à Lin, Clément; à Clément, Anaclet ; à Anaclet, Evariste ; à Evariste, Alexandre; à Alexandre, Sixte; à Sixte, Télesphore ; à Télesphore, Igin; à Igin, Anicet; à Anicet, Pie; à Pie, Soter ; à Soter, . Eleuthère ; à Eleuthère, Victor; à Victor, Zéphirin; à Zéphirin, Callixte; à Callixte, Urbain; à Urbain, Pontiali; à Pontian, Anthère; à Anthère, Fabian ; à Fabian, Corneille; à Corneille, Luce; à Luce, Etienne ; à Etienne, Xyste ; à Xyste, Denis; à Denis, Félix; à Félix, Eutychien ; à Eutychien, Gaïus ; à Gaïus, Marcellin; à Marcellin, Marcel; à Marcel, Eusèbe ; à Eusèbe, Miltiade ; à Miltiade, Sylvestre; à Sylvestre, Marc; à Marc, Jules; à Jules, Libère; à Libère, Damase ; à Damase, Sirice ; à Sirice, Anastase. Dans cet ordre de succession on ne trouve aucun évêque donatiste; mais en revanche les gens de ce parti en ont envoyé un à Rome, ordonné en Afrique, pour être placé à la tête d'un petit nombre d'Africains appelés montagnards ou cutzupites.
3. Dans cette succession d'évêques depuis
 
1. Galat. I, 8. — 2. Matt. XXIV, 14. — 3. Galat. III, 16. — 4. Gen. XII, 3. — 5. Matt. XVI, 18.
 
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saint Pierre jusqu'à Anastase, qui occupe aujourd'hui le même siège, s'il s'était glissé quelque évêque traditeur, il n'en serait résulté aucun préjudice contre l'Eglise ni contre les chrétiens innocents; c'est à eux que, dans sa prévoyance, le Seigneur a dit au sujet des mauvais pasteurs : « Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font, car ils disent et ne font pas (1). » Pour que l'espérance du fidèle soit certaine, cette espérance qui ne se place pas dans l'homme, mais dans le Seigneur, il ne faut pas qu'elle soit jamais dissipée par la tempête d'un schisme sacrilège; ils ont été ainsi dissipés ceux qui lisent dans les saints livres les noms des Eglises auxquelles les apôtres ont écrit, sans avoir là aucun évêque. Quoi de plus détestable et de plus insensé que de dire aux lecteurs qui viennent de lire ces mêmes Epîtres : la paix soit avec vous, et d'être séparé de la paix de ces mêmes Eglises auxquelles les Epîtres sont adressées !
4. Cependant, de peur que le prêtre donatiste ne se flatte de la suite des évêques de Constantine qui est vôtre ville, lisez-lui les actes de Munatius Félix, flamine perpétuel, préposé à la garde de votre cité, pendant que Dioclétien était consul pour la huitième fois, et Maximien pour la septième, le onze des calendes de juin; il est clairement constaté par ces actes que l'évêque Paul livra les livres saints, ayant Sylvain pour sous-diacre et pour complice, et que celui-ci livra en même temps des objets d'église, même ceux qu'on avait cachés avec le plus de soin, tels qu'une boîte d'argent et une lampe d'argent, si bien qu'un certain Victor lui dit : Vous en seriez mort si vous ne les aviez pas trouvées. — C'est ce même Sylvain, si manifestement traditeur, dont le prêtre donatiste, dans la lettre qu'il vous écrit, rappelle avec bonheur l'ordination par les mains de Sécondus, évêque de Tigisis, alors primat. Que leur langue orgueilleuse se taise donc, qu'elle reconnaisse leurs propres crimes, et que, dans son délire, elle cesse de dénoncer les prétendus crimes d'autrui. Lisez aussi à ce prêtre donatiste, s'il veut vous entendre, les actes ecclésiastiques de ce même Sécondus, évêque deTigisis, dans la maison d'Urbain Donat, où il laissa au jugement de Dieu les traditeurs qui avouaient leur crime Donat, évêque de Masculi ; Marin, évêque des Eaux de Tibilis ; Donat, évêque de Calame; ce
 
1. Matt. XXIII, 3.
 
fut avec ces traditeurs que Sécondus ordonna évêque le traditeur Sylvain, dont nous avons parlé tout à l'heure. Lisez encore à ce prêtre qui vous a écrit, lisez-lui ce qui se passa devant Zénophile, personnage consulaire; ce fut là qu'un diacre nommé Nundinarius, irrité contre Sylvain qui l'avait excommunié, découvrit judiciairement toutes ces choses et les prouva d'une façon plus claire que le jour par les déclarations certaines et les réponses des témoins, par la lecture des actes et de beaucoup de lettres.
5. Que de choses vous pourriez lui lire encore si, au lieu d'un disputeur opiniâtre, vous trouviez en lui un esprit sagement disposé à vous écouter ! Vous lui remettriez sous les yeux les prières des donatistes à Constantin pour qu'il envoyât des Gaules des évêques qui jugeraient la cause débattue parmi les évêques d'Afrique; les lettres du même empereur par lesquelles il envoya des évêques à Rome; le récit de ce qui se passa à Rome, où la cause fut connue et discutée par ces évêques; les lettres où l'empereur annonce que les évêques donatistes se sont plaints du jugement de leurs collègues, c'est-à-dire des évêques que Constantin avait envoyés à Rome; les lettres où il voulut que d'autres évêques se réunissent à Arles pour juger une seconde fois, où il est dit que les donatistes en appelèrent encore de ce jugement à l'empereur lui-même; que l'empereur examina l'affaire et prononça en présence des parties, et qu'il témoigna violemment la plus grande horreur contre les donatistes en voyant l'innocence de Cécilien sortir triomphante de leurs accusations. Le prêtre qui vous a écrit entendra tout cela s'il veut, et ne parlera plus et cessera de tendre des piéges à la vérité.
6. Du relate, nous nous appuyons moins sur de pareils témoignages que sur les saintes Ecritures, qui promettent le monde entier au Christ, pour être son héritage; les donatistes s'en étant séparés par un schisme criminel, ils font grand bruit de crimes qui seraient comme la paille dans la moisson du Seigneur : il faut souffrir qu'elle reste mêlée au grain jusqu'à ce que, par le dernier jugement, l'aire tout entière soit vannée. Ces crimes, vrais ou faux, ne font rien au froment du Seigneur qui doit croître jusqu'à la fin des siècles, dans le champ tout entier, c'est-à-dire dans le monde ce n'est pas le faux ange du prêtre donatiste (55) qui parle ainsi, c'est le Seigneur dans l'Evangile (1). Ces malheureux donatistes qui ont faussement et vainement accusé des chrétiens innocents, mêlés aux méchants dans l'univers comme le bon grain à la paille -ou à l'ivraie, Dieu les a justement punis quand ils ont condamné dans leur concile universel les maximianistes, schismatiques parmi eux à Carthage : les maximianistes avaient condamné Primien, baptisé hors de la communion de Primien, et rebaptisé des chrétiens baptisés par Primien; Dieu, disons-nous, les a justement punis en permettant qu'après avoir aussi solennellement condamné les maximianistes, ils aient été assez longtemps après, obligés par Optat le Gildonien (2) de reconnaître pour évêques des hommes de ce même schisme frappés de leur sentence, des hommes tels que Félicien, évêque de Musti, et Prétextat, évêque d'Assuri, et qu'ils aient reçu avec ces évêques ceux que ces derniers avaient baptisés quand ils étaient condamnés. S'ils ne se regardent pas comme souillés par ceux qu'ils ont condamnés de leur propre bouche comme scélérats et sacrilèges, et qu'ils ont comparés aux coupables que la terre engloutit tout vivants (3); s'ils communiquent avec eux après les avoir rétablis dans leur dignité épiscopale, qu'ils se réveillent donc, qu'ils songent à tout ce qu'il faut d'aveuglement et de folie pour répéter que le monde entier est souillé par des crimes commis en Afrique, des crimes inconnus, et que l'héritage du Christ, où sont comprises toutes les nations, est anéanti par la contagion des péchés des Africains, tandis qu'ils ne veulent pas se croire atteints ni souillés en communiquant avec ceux dont ils ont constaté et jugé les crimes.
7. C'est pourquoi l'apôtre Paul ayant dit que Satan se transforme lui-même en ange de lumière, il n'y aurait rien d'étonnant que ses ministres se transformassent en ministres de justice (4) ; s'il est vrai que ce prêtre donatiste ait vu quelque ange qui lui ait annoncé l'erreur et qui ait cherché à séparer des chrétiens de l'unité catholique, c'est Satan transformé en ange de lumière qui lui a apparu. S'il en a menti et qu'il n'ait rien vu de semblable, il est
 
1. Matt., XIII, 30.
2. Optat, évêque donatiste de Thamugas, fut surnommé le Gildonien parce qu'il se fit la créature et l'instrument du fameux Gildon, gouverneur romain, révolté contre Rome. Il se servit de son crédit pour multiplier les violences et fit exécrer son nom.
3. Nomb. XVI, 31-33. — 4. II Cor. XI, 13-15.
 
lui-même un ministre de Satan, transformé en ministre de justice. Et cependant si, considérant toutes ces choses, ii ne veut pas être trop mauvais et trop opiniâtre, il pourra se délivrer de la séduction qu'il a subie ou qu'il veut communiquer. Nous nous sommes décidés à écrire ceci à votre occasion sans animosité aucune, et nous n'avons pas oublié à l'égard de ce prêtre les paroles de l'Apôtre : « Il ne faut pas qu'un serviteur du Seigneur dispute, mais il faut qu'il soit doux pour tous, capable d'instruire, patient, reprenant avec modération ceux qui pensent autrement qu'ils ne devraient penser; peut-être Dieu leur donnera-t-il l'esprit de pénitence pour connaître la vérité et se retireront-ils des piéges du démon, qui les enchaîne et les retient à sa volonté (1) . » Si quelque chose d'un peu dur nous est échappé, qu'il ne l'attribue point à l'amertume de nos divisions, mais à la charité qui veut son retour. — Vivez sain et sauf dans le Christ, très-cher et honorable frère.
 
 1. I Tim. I, 5.
RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. — LIVRE PREMIER OU LETTRE LIV. (Année 400.)
 
Pour expliquer la diversité des pratiques en usage chez les différents peuples chrétiens, S. Augustin établit que ce qui est établi par l'Ecriture, par la tradition apostolique ou par les conciles généraux, doit être observé partout, et que pour le reste, il convient d'observer la coutume de l'Eglise où l'on est actuellement. En répondant aux questions de Janvier, notre saint touche à beaucoup de points très-intéressants. Il est ingénieux, profond, toujours attachant. Il faut lire et relire ces deux lettres qui forment deux livres. Voyez ce qu'en dit le saint Docteur dans ses rétractations, livre deuxième, chap. 20. (Tom. 1er, pag. 347.)
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS JANVIER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Pour les choses qui font l'objet de vos questions, j'aimerais à savoir, d'abord, ce que vous y auriez répondu si on vous eût interrogé vous-même: en approuvant ou en rectifiant vos propres réponses, j'aurais pu vous satisfaire plus brièvement, et plus aisément vous affermir ou vous redresser. Oui, j'aurais mieux aimé cela. Mais, maintenant, puisqu'il faut vous répondre, mieux vaut un long discours qu'un retard. Je veux, en premier lieu, que
 
1. II Tim., II, 24, 25, 26.
 
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vous sachiez, comme point capital de cette dissertation, que Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme il le dit lui-même dans l'Evangile, nous a soumis à un joug doux et à un fardeau léger'. Voilà pourquoi la société nouvelle qu'il a fondée a pour lien un petit nombre de sacrements, d'une observation facile, d'une signification admirable, tels que le baptême, consacré par le nom de la Trinité, la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, et les autres prescriptions des Ecritures canoniques, en exceptant les pesants devoirs imposés au peuple de l'ancienne alliance, appropriés à des coeurs durs et à des temps prophétiques, et contenus dans les cinq livres de Moïse. Quant aux choses non écrites, que nous conservons par tradition, et qui sont pratiquées par toute la terre, on doit comprendre qu'elles nous ont été recommandées et prescrites soit par les apôtres eux-mêmes, soit par les conciles généraux dont l'autorité est si profitable à l'Eglise: telle est la célébration solennelle et annuelle de la passion du Seigneur, de sa résurrection, de son ascension, de la descente de l'Esprit Saint, et telles sont d'autres observances analogues pratiquées par l'Eglise universelle partout où elle est répandue.
2. Il y a des choses qui changent selon les lieux et les contrées; c'est ainsi que les uns jeûnent le samedi, les autres non, les uns communient chaque jour au corps et au sang du Seigneur, les autres à certains jours seulement; ici nul jour ne se passe sans qu'on offre le saint sacrifice; là c'est le samedi et le dimanche; ailleurs c'est le dimanche seulement; les observances de ce genre vous laissent pleine liberté; et, pour un chrétien grave et prudent, il n'y a rien de mieux à faire, en pareil cas, que de se conformer à la pratique de l'Eglise où il se trouve. Ce qui n'est contraire ni à la foi ni aux bonnes mœurs, doit être tenu pour indifférent et observé par égard pour ceux au milieu desquels on vit.
3. Je crois que vous l'avez un jour entendu de ma bouche, mais, cependant, je vous le redirai. Ma mère m'ayant suivi à Milan, y trouva que l'Eglise n'y jeûnait pas le samedi; elle se troublait et ne savait pas, ce qu'elle devait faire; je me souciais alors fort peu de ces choses; mais, à cause de ma mère, je consultai là-dessus Ambroise, cet homme de très-heureuse mémoire; il me répondit qu'il ne pouvait
 
1. Matt. XI, 30.
 
rien conseiller de meilleur que ce qu'il pratiquait lui-même, et que s'il savait quelque chose de mieux il l'observerait. Je croyais que, sans nous donner aucune raison, il nous avertissait seulement, de sa seule autorité, de ne pas jeûner le samedi, mais, reprenant la parole, il me dit: « Quand je suis à Rome, je jeûne le samedi; quand je suis ici, je né jeûne pas ce jour-là. Faites de même; suivez l'usage de l'Eglise ou vous vous trouvez, si vous ne voulez pas scandaliser ni être scandalisé. » Lorsque j'eus rapporté à ma mère cette réponse, elle s'y rendit sans difficulté. Depuis ce temps, j'ai souvent repassé cette règle de conduite, et je m'y suis toujours attaché comme si je l'avais reçue d'un oracle du ciel.
Plus d'une fois j'ai pensé en gémissant à tous les troubles que font naître parmi les faibles les controverses opiniâtres ou la timidité superstitieuse de quelques-uns de nos frères dans ces questions, qui ne peuvent se résoudre avec certitude ni par l'autorité de la sainte Ecriture, ni par la tradition de l'Eglise universelle, ni par l'intérêt évident des moeurs, mais où l'on apporte seulement une certaine manière de voir, ou bien la coutume particulière de son pays, ou bien encore un exemple de ce que l'on a vu ailleurs, se croyant d'autant plus savant qu'on a voyagé plus loin: alors commencent des disputes sans fin, et l'on ne trouve bon que ce que l'on pratique soi-même.
4. Quelqu'un dira qu'il ne faut pas recevoir tous les jours l'Eucharistie;vous lui demanderez pourquoi; parce que, vous répondra-t-il, on doit choisir les jours où l'on vit avec plus de pureté et de retenue pour se rendre plus digne d'approcher d'un si grand sacrement: «Car, dit l'Apôtre, celui qui mange ce pain indignement, mange et boit sa condamnation (1). » Un autre, au contraire, dira que si la plaie du péché et la violence de la maladie spirituelle sont telles qu'il faille différer de semblables remèdes, on doit être séparé de l'autel par l'autorité de l'évêque, pour faire pénitence, et réconcilié par cette même autorité ; il ajoutera que c'est recevoir indignement l'Eucharistie que de la recevoir au temps où l'on doit faire pénitence, qu'il ne faut pas se priver où s'approcher de la communion, selon son propre jugement ou lorsque cela, plaît, et qu'à moins de ces grands péchés qui condamnent à en être privé, on ne doit pas renoncer à recevoir chaque jour le corps
 
1. Cor. XI, 29.
 
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du Seigneur, précieux remède pour l'âme. Un troisième terminera peut-être avec plus de raison le débat en demandant que surtout chacun demeure dans la paix du Christ et fasse comme il jugera le plus conforme à sa foi; car personne d'entre eux ne déshonore le corps et le sang du Seigneur, mais c'est à qui honorera le mieux ce sacrement si salutaire. Zachée et le centurion ne se disputèrent pas entre eux et ne songèrent pas à se préférer l'un à l'autre lorsque celui-là reçut avec joie le Seigneur dans sa maison (1) et que celui-ci dit : je ne «suis pas digne que vous entriez dans ma demeure (2). » Tous les deux honoraient le Sauveur d'une faon différente et en quelque sorte contraire ; tous les deux se trouvaient misérables par leurs péchés, tous les deux obtinrent miséricorde. De même que , chez le peuple de la première alliance, la manne avait pour chacun le goût qu'il voulait (3), ainsi dans un cœur chrétien des effets divers sont opérés par ce sacrement qui a vaincu le monde. C'est par une inspiration respectueuse que l'un n'use pas le recevoir tous les jours et que l'autre n'ose pas passer un seul jour sans cette divine nourriture. C'est seulement le mépris qu'elle ne permet pas, comme la manne ne souffrait point le dégoût; voilà pourquoi l'Apôtre dit que ceux-là la reçoivent indignement qui, sans avoir pour elle le respect incomparable qui lui est dit, ne la distinguent pas des mitres viandes. Après avoir dit : « Il mange et boit sa condamnation, » il ajoute : « en ne discernant « pas le corps du Seigneur (4). » Cela se voit assez clairement dans tout ce passage de la première Epître aux Corinthiens, si on y fait attention.
5. Qu'un voyageur se trouve par hasard dans un lieu où les fidèles qui observent le carême ne se baignent ni ne rompent le jeûne le jeudi :  « Je ne veux pas jeûner aujourd'hui, » dit-il. On lui en demande la raison : « Parce que, répand-il, cela ne se pratique pas dans mon pays. » Que fait-il par là, sinon un effort punir substituer sa propre coutume à une autre ? car il ne s'appuiera point sur le livre de Dieu ni sur le témoignage universel de l'Eglise ; il ne prouvera pas que le catholique du pays où il passe agit contre la foi et qu'il agit lui-même selon la foi, que les autres sont les violateurs et qu'il est, lui, le gardien des bonnes meurs.
 
1. Luc, XIX, 6. — 2. Matth. VIII, 8. — 3. Voy. Rétract. liv. II, chap. 20. — 4. I Cor. XI, 29.
 
On viole certainement le repos et la paix en agitant des questions inutiles. J'aimerais qu'en pareille matière celui-ci et celui-là, se trouvant l'un citez l'autre,se résignassent à faire comme les autres font. Si un chrétien, voyageur dans nue contrée étrangère oit le peuple de Dieu est plus fervent et plus nombreux, voit, par exemple, le saint sacrifice offert deux fois, le matin et le soir, le jeudi de la dernière semaine de carême, et que, revenant dans son pays, où l'usage est d'offrir le sacrifice à la fin du jour, il prétende que cela est mal et illicite parce qu'il a vu faire autrement ailleurs, ce sera là un sentiment puéril dont nous aurons à nous défendre, que nous devons réformer parmi nos fidèles et tolérer dans les autres.
6. Voyez donc auquel de ces trois genres appartient la première question que vous avez posée ; voici vos expressions : « Que doit-on faire le jeudi de la dernière semaine du carême ? Faut-il offrir le matin et encore une fois après le souper, à cause de ce qui est écrit : De même après le souper (1) Faut-il jeûner et offrir le sacrifice seulement après le souper, ou bien jeûner et souper après l'oblation, ainsi que nous avons coutume de le faire? » Je réponds à cela que si l'autorité de la divine Ecriture nous prescrit ce qu'on doit faire, il n'est pas douteux qu'il faille nous conformer à ce que nous lisons; ce ne sera plus sur la célébration, mais sur l'intelligence titi sacrement que nous aurons à discuter. On doit faire de même lorsqu'on usage est commun à toute l'Eglise, car il y aurait une extrême folie à chercher si l'on doit s'y soumettre. Mais ce que vous demandez ne touche à aucun de ces deux cas. Reste donc le troisième, relatif à ce qui change selon les lieux et les contrées. La règle ici est de suivre ce qui se pratique dans l'Eglise où l'on se trouve ; car rien dans ces usages n'offense ni la foi ni les mœurs, qui pourtant sont plus parfaites dans un pays que dans l'autre. Or, c'est seulement en vue de la foi et des moeurs qu'il faut réformer ce qui est défectueux et établir ce qui ne se pratiquait pas auparavant; un changement dans une continue, même quand il est utile, apporte du trouble par sa nouveauté; et si ce changement n'est pas utile, il n'en reste que le dommage de la perturbation,et dès lors il devient nuisible.
7. Si en plusieurs lieux on offre, le jeudi
 
1. Luc. XXII, 20.
 
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saint, le sacrifice après le repas, on ne doit pas croire que ce soit à cause de ces paroles : « Il prit de même le calice après la cène (1), etc. » car l'Évangile a pu appeler Cène la réception même du corps du Sauveur avant celle du calice. L'Apôtre, en effet, dit plus haut : « Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n'est plus manger la cène du Seigneur (2); » il donne ici à la manducation de l'Eucharistie le nom de Cène du Seigneur.
Ce qui a pu inquiéter davantage , c'est la question de savoir si c'est après le repas qu'on doit, le jeudi saint, offrir ou recevoir l'Eucharistie; il est écrit dans l'Évangile : « Pendant que les apôtres mangeaient, Jésus prit le pain et le bénit. » L'Évangile avait dit plus haut
« Le soir étant venu, Jésus se mit à table avec ses douze disciples, et, tandis qu'ils mangeaient, il leur dit: L'un de vous me trahira (3).» Ce fut ensuite qu'il leur donna le sacrement. Il en résulte clairement que la première fois que les disciples reçurent le corps et le sang du Sauveur, ils ne les reçurent point à jeun.
8. Faut-il, à cause de cela, condamner l'Église universelle, qui exige qu'on soit à jeun pour recevoir l'Eucharistie ? Depuis ce temps, le Saint-Esprit a voulu que, pour honorer un si grand sacrement, le corps du Sauveur entrât dans la bouche d'un chrétien avant toute autre nourriture; c'est pourquoi cette coutume est observée dans tout l'univers. Le Seigneur ne donna le sacrement à ses disciples qu'après qu'ils eurent mangé; mais ce n'est pas une raison pour que les chrétiens mangent d'abord, avant de se réunir pour recevoir le sacrement, ou qu'ils mêlent à leur repas l'Eucharistie, comme faisaient ceux que l'Apôtre reprend et blâme. Ce fut afin de leur faire plus fortement sentir la grandeur de ce mystère et de le mettre plus profondément dans leur coeur et leur mémoire , que le Sauveur l'institua, comme un adieu à ses disciples, avant de se séparer d'eux pour aller à sa Passion. Il ne prescrivit point comment on devait recevoir l'Eucharistie; il en réservait le soin à ses apôtres, par qui il devait établir les Eglises. Si le Sauveur eût entendu que les chrétiens dussent recevoir la communion après toute autre nourriture, je crois qu'il ne serait venu à l'esprit de personne de changer cet usage. L'Apôtre dit, il est vrai, en parlant de ce
 
1. Cor, X, 25. — 2. I Cor. XI, 20. — 3. Matth. XXVI, 26, 20; 21.
 
sacrement : « C'est pourquoi, mes frères, quand vous vous réunissez pour manger, attendez vous les uns les autres. Si quelqu'un est pressé par la faim, qu'il mange dans sa maison, afin que vous ne vous assembliez pas pour votre condamnation. » Mais il ajoute aussitôt : « Je réglerai le reste à mon retour au milieu de vous (1). » D'où l'on peut conclure qu'à l'égard de la communion, cet usage, que nulle différence de coutumes ne peut changer, a été prescrit par l'Apôtre lui-même, qui ne pouvait guère établir dans une lettre tout ce qu'observe l'Église universelle.
9. Mais, quelques-uns ont aimé à se laisser aller à un sentiment probable, pour croire permis d'offrir et de recevoir l'Eucharistie après le repas un jour de l'année, le jour où le Seigneur a donné la Cène, afin de mêler plus de solennité à la commémoration de ce mystère. Je pense qu'il vaudrait mieux fixer cette célébration après le repas de la neuvième heure, pour que celui qui aura jeûné puisse assister à l'oblation. Nous n'obligeons personne à manger avant cette Cène du Seigneur, mais nous n'osons pas le défendre. Je crois pourtant que cela n'a été établi qu'à cause de la coutume presque générale de se baigner le jeudi saint. Et, parce que quelques-uns observent en même temps le jeûne, on offre le saint sacrifice le matin, par égard pour ceux qui dînent et ne peuvent supporter à la fois le jeûne et le bain, et on l'offre le soir par égard pour ceux qui jeûnent.
10. Si vous me demandez d'où est venu l'usage de se baigner le jeudi saint, ce que je trouverai de mieux à vous répondre, c'est que ceux qui doivent être baptisés ce jour-là ne pourraient pas décemment se présenter aux fonts sacrés avec la malpropreté inséparable de la rigoureuse observance du carême : ils choisissent, pour se laver, le jour de la célébration de la Cène du Seigneur. Cette concession, faite à ceux qui devaient recevoir le baptême, a servi de prétexte à beaucoup d'autres pour se laver aussi le même jour et rompre le jeûne.
Ceci dit, je vous exhorte à suivre ces règles de conduite, autant que vous le pouvez, sans vous départir de cet esprit de prudence et de paix qui convient à un enfant de l'Église. Je vous répondrai une autre fois, si Dieu veut; sur les autres choses que vous m'avez demandées.
 
1. I Cor. XI, 33, 34.

RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. LIVRE DEUXIÈME OU LETTRE LV. (Année 400.)
 
Saint Augustin fait d'abord connaître les raisons profondes et mystérieuses pour lesquelles on ne célèbre point la résurrection, la mort et la sépulture du Sauveur les jours mêmes où ces grands événements se sont accomplis. n. 1-27. — 11 explique ensuite pourquoi la descente du Saint-Esprit, le cinquantième jour après Pâques, n. 28-32; et ce qu'il faut penser de quelques usages particuliers, n. 33-40.
 
1. Après avoir lu la lettre où vous me rappelez le restant de ma dette pour les questions que vous m'avez depuis longtemps posées, je n'ai pu différer davantage de satisfaire un studieux désir qui m'est si agréable et si cher ; et malgré tant d'occupations accumulées, j'ai fait de ma réponse à vos questions ma principale affaire. Je ne veux pas parler plus longtemps de votre lettre pour commencer plus tôt à payer ce que je vous dois.
2. Vous demandez : « Pourquoi l'anniversaire de la célébration de la passion du Seigneur ne revient pas chaque année le même jour, comme l'anniversaire de sa naissance ; » et ensuite : « Si cela arrive à cause du sabbat et de la lune, que signifie cette attention au sabbat et à la lune ? » Il faut que vous sachiez d'abord qu'il n'y a pas de signification mystérieuse dans la célébration de la naissance du Seigneur, mais qu'on y rappelle seulement qu'il est né; et pour cela il n'était besoin que de marquer par une fête religieuse le jour où l'événement s'accomplit. Une solennité est mystérieuse , quand la commémoration de la chose accomplie signifie quelque chose de saint. C'est ainsi que Pâques ne nous retrace pas seulement la mémoire de la mort et de la résurrection du Christ; nous y joignons tout ce qui peut en faire connaître la mystérieuse signification. L'Apôtre a dit, en effet : « (Le Christ) est mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (1); » notre passage de la mort à la vie a été ainsi consacré dans la passion et la résurrection du Seigneur; c'est le sens même de ce mot de pâque : ce terme n'est pas grec, comme on a coutume de le dire, mais hébreu, selon le sentiment de ceux qui savent les deux langues; il ne tire pas son origine de pas?e?? qui signifie souffrir, mais du verbe hébreu qui signifie passer; passer, comme j'ai dit, de la mort à la vie : pâque dans
 
1. Rom. IV, 25.
 
cette langue signifie donc passage, comme l'assurent ceux qui la connaissent. C'est ce que le Seigneur lui-même a voulu nous faire entendre lorsqu'il a dit : « Celui qui croit en moi passera de la mort à la vie (1). » C'est aussi ce que l'Evangéliste qui rapporte ces paroles, a voulu principalement exprimer, lorsque, parlant de la pâque que le Seigneur devait célébrer avec ses disciples, quand il leur donna le pain sacré, « Jésus, dit-il, voyant que son heure était venue ale passer du monde à son Père (2). » Le passage de cette vie mortelle à une autre immortelle vie, c'est-à-dire de la mort à la vie, nous est donc représenté dans la passion et la résurrection du Seigneur.
3. Ce passage s'accomplit en nous par la foi qui nous obtient la rémission des péchés et l'espérance de la vie éternelle, si nous aimons Dieu et le prochain, parce que « la foi opère par l'amour , et que le juste vit de la foi (3). Mais l'espérance qui se voit n'est plus espérance, car qui espère ce qu'il voit (4). Si nous espérons « ce que nous ne croyons pas encore, nous l'attendons par la patience (5). » Selon cette foi, cette espérance, cet amour qui forment notre état nouveau sous la grâce, nous sommes morts avec le Christ, et ensevelis avec lui dans la mort par le baptême (6), comme dit l'Apôtre : « Notre vieil homme a été crucifié avec lui, et avec lui nous sommes ressuscités (7); il nous a réveillés avec lui, et nous a fait asseoir avec lui dans les célestes demeures (8). » De là cet enseignement: « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est en haut, dans ces régions où le Christ est assis à la « droite de Dieu ; goûtez les choses du ciel et non point celles de la terre. » L'Apôtre dit encore: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Quand le Christ, qui est votre vie, apparaîtra, vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (9). » l'Apôtre nous fait assez comprendre que notre passage de la mort à la vie, qui se fait par la foi, s'achève par l'espérance de la résurrection dernière et de la gloire: c'est alors que ce qui est corruptible en nous, c'est-à-dire cette chair dans laquelle nous gémissons, sera revêtue d'incorruptibilité, et ce corps mortel sera revêtu d'immortalité (10). Nous avons, il est vrai, dès à présent: « Les prémices de l'Esprit par la
 
1. Jean, V, 21. — 2. Jean, XIII, 1. — 3. Galat. V, 6. — 4. Hab. II, 4. — 5. Rom. VIII, 24, 25. — 6. Coloss. III, 12. —  7. Rom. VI, 6. — 8. Ephés. II, 6. — 9. Colos. III, 1-1. — 10. I Cor, XV, 53.
 
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foi, mais nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant l'adoption, la délivrance de notre corps, car c'est en espérance que nous sommes sauvés. » Pendant que nous sommes dans cette espérance, « notre corps est mort à cause du péché, mais notre esprit est vivant à cause de la justice (1). » Voyez ce qui suit: « Si l'Esprit de Celui qui ressuscita Jésus d'entre les morts habite en nous, Celui qui ressuscita le Christ d'entre les morts donnera la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (2). » Voilà ce qui attend toute l'Eglise durant le pèlerinage de la mortalité. Elle attend à la fin des siècles ce qui lui a été montré à l'avance dans le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le premier-né d'entre les morts, le chef de ce corps qui n'est autre qu'elle-même (3).
4. Quelques-uns, faisant attention aux paroles de l'Apôtre sur notre mort et notre résurrection avec le Christ, et comprenant mal dans quel sens elles ont été dites, ont cru que la résurrection était déjà arrivée et qu'il n'y en avait pas d'autre à attendre à la fin des temps. « De ce nombre sont Hyménée et Philète, qui se sont écartés de la vérité en disant que la résurrection est déjà arrivée, et qui ont renversé la foi de quelques-uns (4). » C'est l'Apôtre qui les blâme et les repousse, le même apôtre qui cependant a dit que nous sommes ressuscités avec le Christ; et comment s'est faite en nous cette résurrection, sinon par la foi, l'espérance et l'amour, selon les prémices de l'Esprit, comme il dit? Mais parce que l'espérance qui se voit n'est pas l'espérance, et qu'en espérant ce que nous ne voyons pas nous l'attendons par la patience ; il nous reste à attendre la délivrance de notre corps, et nous l'attendons en gémissant en nous-mêmes; de là cette parole: « Réjouissez-vous dans votre espérance, soyez patients dans la tribulation (5). »
5. Ce changement de notre vie est donc un certain passage de la mort à la vie qui se fait d'abord par la foi, afin que nous nous réjouissions dans l'espérance et que nous soyons patients dans la tribulation, pendant que notre homme extérieur se corrompt et que l'intérieur se renouvelle de jour en jour (6). C'est à cause de ce commencement d'une vie nouvelle, à cause de cet homme nouveau dont il
 
1. Rom. VIII, 23,24. — 2. Rom. VIII, 11. — 3. Coloss. I, 18. — 4. II Tim. II, 17, 18. — 5. Rom. XII, 12. — 6. II Cor. IV, 16
 
faut nous revêtir en dépouillant l'ancien (1), en  nous purifiant du vieux levain pour devenir une pâte nouvelle, puisque notre Agneau pascal a été immolé (2) ; c'est, dis-je, à cause de ce renouvellement de notre vie que la célébration de Pâques a été placée le premier du mois de l'année, de ce mois qui est appelé le mois des fruits nouveaux (3). De plus, le temps chrétien étant la troisième époque dans tout le cours des siècles, la résurrection du Seigneur est arrivée le troisième jour; la première époque en effet est avant la Loi, la seconde sous la Loi, la troisième sous la Grâce, où s'est manifesté le sacrement caché auparavant dans l'obscurité d'un voile prophétique. Cette troisième époque nous est représentée aussi par le nombre des jours de la lune; car le nombre sept ayant coutume d'apparaître dans les Ecritures comme un nombre mystique pour exprimer une certaine perfection, Pâques est célébrée dans la troisième semaine de la lune, à un jour qui se rencontre du quatorzième au vingt et unième.
6. Il y a ici un autre mystère qui vous semblera obscur si certaines connaissances ne vous sont pas familières ; ne vous en affligez pas, et ne me croyez pas meilleur parce que j'ai appris ces choses dans les études de mon enfance: « Celui qui se glorifie doit ne se glorifier que de savoir et de comprendre que je suis le Seigneur (4). » Plusieurs donc, curieux de ces choses, ont beaucoup étudié les nombres et les mouvements des astres. Ceux qui se sont le plus habilement appliqués à ces études ont expliqué l'accroissement et le décroissement de la lune par le mouvement de son globe; ce n'est pas qu'une substance quelconque se mêle à la lune lorsqu'elle s'accroît, ou s'en retire lorsqu'elle diminue, comme le pensent les manichéens dans le délire de leur ignorance ils supposent que la lune se remplit, comme ferait un navire, de cette portion fugitive de Dieu, que d'un coeur et d'une bouche sacrilège ils ne craignent pas de croire et de dire souillée par son mélange avec les impuretés des princes des ténèbres. Ils prétendent donc que la lune se remplit, quand cette même portion de Dieu, délivrée de toute souillure par de grands travaux, fuyant du monde et de tous les cloaques, est restituée à Dieu qui pleure jusqu'à son retour; qu'elle en est remplie durant la moitié
 
1. Coloss., III, 9, 10. — 2. I Cor. V, 7. — 3. Exode , XXIII, 15. — 4. Jérém., IX, 24.
 
du mois, et que, durant l'autre moitié, cette substance se verse dans le soleil comme on ferait d'un vaisseau dans un autre. Et cependant, au milieu de tous ces blasphèmes dignes d'anathème, ils n'ont jamais pu imaginer une explication du croissant de la lune, à son renouvellement et à son déclin, ni de sa diminution à la moitié du mois: ils n'ont jamais pu dire non plus pourquoi elle n'arrive pas pleine à la fin pour se décharger ensuite.
7. Ceux qui étudient ces choses par les règles certaines des nombres, de manière non-seulement à expliquer les éclipses de soleil. et de lune, mais encore à les prédire longtemps à l'avance et à déterminer par les calculs les temps précis où elles doivent arriver, et qui ont écrit de façon que chacun de leurs lecteurs les prédît comme eux et avec autant d'exactitude qu'eux; ceux-là, dis-je, ( et ils ne sont pas excusables « d'avoir eu assez de lumière pour connaître l'ordre du monde et de n'avoir pas trouvé plus aisément le Maître du monde (1), » ce qu'ils pouvaient faire avec une piété suppliante) ; ceux-là ont conjecturé, d'après les cornes mêmes de la lune qui sont opposées au soleil, soit qu'elle croisse ou qu'elle décroisse, qu'elle est éclairée par le soleil, et que, plus elle s'éloigne de lui, mieux elle reçoit ses rayons du côté par où elle se montre à la terre ; que plus elle s'en rapproche au bout de la moitié du mois, plus sa partie supérieure est éclairée, et qu'alors elle ne peut recevoir de rayons du côté qui fait face à la terre : c'est ainsi, disent-ils, que la lune nous paraît décroître : ou bien, continuent-ils, si elle a une lumière qui lui soit propre, elle n'a de lumineux que la moitié de son globe, celle qu'elle montre peu à peu à la terre en s'éloignant du soleil jusqu'à ce qu'elle la montre toute ; si elle semble nous laisser voir des accroissements, ce n'est pas qu'elle ne retrouve point ce qui lui manquait, c'est qu'elle nous découvre ce qu'elle avait; et quand elle nous cache peu à peu ce qu'elle montrait, c'est alors qu'elle semble décroître. Quoi qu'il en soit de ces deux opinions, il y a ceci de manifeste et de facile à comprendre pour tout homme attentif, que la lune ne croît à nos yeux ,qu'en s'éloignant du soleil, et qu'elle ne diminue qu'en s'en rapprochant d'un autre côté.
8. Voici maintenant ce qui se lit dans les Proverbes : « Le sage demeure comme le
 
1 Sag. XIII, 9.
 
soleil, mais l'insensé change comme la lune (1). » Et quel est le sage qui demeure si ce n'est le Soleil de justice de qui il a été dit : « Le soleil de justice s'est levé pour moi? » et que les impies au dernier jour déploreront de n'avoir pas vu se lever pour eux? « La lumière de la justice n'a pas lui pour nous, diront-ils, et le soleil de la justice ne s'est pas levé pour nous (2). » Car Dieu qui fait pleuvoir sur les justes et les injustes, fait lever, aux yeux de la chair, ce soleil visible sur les bons et les méchants. Mais souvent des comparaisons nous conduisent des choses visibles aux choses invisibles. Quel est donc cet insensé qui change comme la lune, si ce n'est Adam en qui tous ont péché? Quand l'âme humaine s'éloigne du soleil de la justice, c'est-à-dire de la contemplation intérieure de l'immuable Vérité, elle tourne toutes ses forcés vers les choses du dehors, et s'obscurcit de plus en plus dans ce qu'elle a de haut et de profond; et lorsqu'elle commence à revenir à cette immuable sagesse, plus elle s'en approche avec une piété tendre, plus l'homme extérieur se détruit; mais, de jour en jour, l'intérieur se renouvelle, et toute cette lumière de l'esprit qui descendait vers les choses d'en-bas se tourne en haut: 1'âme est ainsi détournée en quelque sorte de la terre, pour mourir de plus en plus à ce monde, et cacher sa vie en Dieu avec le Christ.
9. L'homme change donc en mal lorsqu'il marche vers les choses extérieures, et que, par sa manière de vivre, il jette son coeur au dehors: alors il n'en paraît que meilleur à la terre, c'est-à-dire à ceux qui goûtent les choses de la terre, car le pécheur y est loué dans les désirs de son âme, et on y bénit celui qui fait le mal (3). Mais il change en mieux lorsque peu à peu il ne met plus ses desseins ni sa gloire dans ce qui est de ce monde, dans ce qui apparaît ici-bas, et qu'il se retourne vers lui-même et en haut; il n'en paraît alors que plus mauvais à la terre, c'est-à-dire à ceux qui goûtent les choses de la terre. Voilà pourquoi les impies, dans leur pénitence inutile à la fin des temps, diront ces choses au milieu de tant d'autres: « Les voilà ceux que nous avons autrefois tournés en dérision, et qui étaient l'objet de nos outrages: insensés que nous étions, nous estimions leur vie une folie (4) ! »
Donc l'Esprit-Saint, nous conduisant, par
 
1. Ecclési. XXVII, 12. — 2. Sag. V, 6. — 3. Ps. X, 3. — 4. Sag. V, 3 et 4.
 
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comparaison, du visible à l'invisible, du corporel aux sacrements spirituels, a voulu que ce passage d'une vie à l'autre, qui se nomme Pâque, fût célébré depuis le quatorzième de la lune, afin que, non-seulement pour représenter la troisième époque dont nous avons parlé plus haut et que figure la troisième semaine, mais aussi pour exprimer que la vie devient intérieure d'extérieure qu'elle était, la lune fût un symbole; et si Pâque peut être célébré jusqu'au vingt-et-unième, c'est que le nombre sept (1), signifie souvent l'universalité, et qu'il est donné à l'Église universelle, parce qu'elle est comme tout le genre humain.
10. Pour ce motif, l'apôtre saint Jean, dans l'Apocalypse, écrit à sept Eglises. Mais l'Église, tant qu'elle est établie dans cette mortalité de la chair, est soumise aux changements: c'est pourquoi les Écritures la désignent sous le nom de la lune. De là cette parole: « Ils ont préparé leurs flèches dans le carquois pour percer, par une lune obscure, ceux qui ont le cœur droit (2). » Jusqu'au moment où arrivera ce que dit l'Apôtre : « Quand le Christ, votre vie, apparaîtra, vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (3) ; jusque-là, l'Église paraîtra comme. enveloppée d'obscurité durant son pèlerinage, où elle gémit au milieu de beaucoup d'iniquités; et c'est alors que sont à craindre les embûches des séducteurs perfides désignés par les flèches. Dans un autre endroit, il est dit, pour indiquer des messagers fidèles de la vérité que l'Église enfante de toutes parts : « La lune est un témoin fidèle dans le ciel (4). » Et le Psalmiste, chantant le règne du Seigneur, dit : « La justice se lèvera, en ses jours, avec une abondance de paix, jusqu'à ce que la lune périsse; » c'est nue abondance de paix qui croîtra au point d'absorber tout ce qu'il y a de changeant dans notre mortalité. Alors sera détruite la mort, notre dernière ennemie; alors sera entièrement consumé tout ce qui nous résiste dans l'infirmité de la chair, et nous empêche d'obtenir une paix parfaite, quand ce corps corruptible aura revêtu l'incorruptibilité, ce corps mortel, l'immortalité  (5). Aussi les murs de la ville appelée Jéricho, d'un mot hébreu qui signifie lune, tombèrent après que l'arche d'alliance en eut fait sept fois le tour (6). Que fait en effet maintenant la prédication du royaume
 
1. Qui se trouve ici représenté trois fois. — 2. Ps. X, 3, selon les Septante. —  3. Coloss. III, 4. — 4. Ps. LXXXVIII, 38. — 5. I Cor. XV, 26, 53, 54. — 6. Josué, VI, 20.
 
des cieux, figurée par la procession de l'arche ? Elle nous apprend que tous les remparts de la vie mortelle, c'est-à-dire toutes les espérances de ce siècle, qui résistent aux espérances du siècle futur, doivent crouler par les sept dons de l'Esprit-Saint et avec le libre concours de la volonté. Pour exprimer ce libre concours, les murailles ne tombèrent point par une impulsion violente, mais de leur propre mouvement, pendant que l'arche en faisait le tour. Il est d'autres témoignages de l'Écriture qui, sous l'image de la lune, nous représentent l'Église en pèlerinage ici-bas, au milieu des afflictions et des luttes, loin de cette Jérusalem dont les saints anges sont les citoyens.
11. Toutefois les insensés, qui ne veulent pas devenir meilleurs, ne doivent pas croire qu'il faille adorer ces astres, par cela seul qu'on leur emprunte des comparaisons pour monter aux divins mystères, car on en emprunte à toute créature : et nous ne devons pas non plus pour ce motif tomber sous le coup de la sentence portée par la bouche apostolique contre ceux qui ont adoré et servi l'a créature plutôt que le Créateur, béni dans tous les siècles (1). Nous n'adorons pas le bétail, quoique le Christ ait été appelé Agneau (2) et Veau (3) ; nous n'adorons pas les bêtes féroces, quoique le Christ ait été appelé Lion de la tribu de Juda (4), ni les pierres, quoique le Christ ait été la pierre (5), ni le mont Sion, quoique ce mont ait figuré l'Église (6) : ainsi nous n'adorons ni le soleil ni la lune, quoique l'Écriture se serve de ces corps célestes, ainsi que de beaucoup de choses terrestres, comme d'images pour nous représenter les sacrements, et nous en rendre plus intelligibles les enseignements mystiques.
C'est pourquoi il faut se moquer des rêveries des astrologues et les détester; quand nous leur reprochons les vaines fictions par où ils précipitent les hommes dans l'erreur après s'y être précipités eux-mêmes, ils se croient bien inspirés et nous disent : « Pourquoi donc, à votre tour, réglez-vous la célébration de Pâques d'après le soleil et la lune? » Comme si en condamnant les extravagances nous accusions le cours des astres ou les révolutions des saisons établies par le Dieu souverain et très-bon, et non pas la perversité de ceux qui abusent des oeuvres de la sagesse divine pour produire les plus folles opinions. Si l'astrologue
 
1. Rom. I, 25. — 2. Jean, I, 19. — 3. Ezéch. XLIII, 19. — 4. Apoc. V, 5. — 5. I Cor. X, 4. — 6. I Pierre, II, 6.
 
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nous reproche d'emprunter aux cieux des comparaisons pour figurer mystiquement des sacrements, les augures doivent nous reprocher ces mots de l'Evangile : « Soyez simples comme des colombes, » et les magiciens ou enchanteurs, ceux-ci : « Soyez prudents comme des serpents (1) ; » les joueurs d'instruments devraient aussi trouver à redire qu'il soit question de la harpe dans les psaumes. Et, parce que de ces choses nous tirons des comparaisons pour expliquer les mystères de la parole de Dieu, qu'ils disent, si cela leur plaît, que nous interrogeons le vol des oiseaux, ou que nous préparons des poisons, ou que nous courons après les plaisirs impurs du théâtre : ce sera de la dernière folie.
43. Nous ne cherchons donc pas dans le cours du soleil et de la lune, dans les révolutions de l'année ou des mois, ce qui doit nous arriver; ce serait dans les périlleuses tempêtes de la vie humaine, nous briser comme sur les écueils d'une misérable servitude, et causer le naufrage de notre libre arbitre; mais nous en prenons, avec une piété profonde, des comparaisons propres à l'expression des vérités saintes. Ainsi toutes les autres créatures, les vents, la mer, la terre, les oiseaux, les poissons, les bêtes, les arbres, les hommes , servent souvent à imager et à varier le discours, mais leur emploi est très-peu considérable pour la célébration des sacrements : grâce à la liberté chrétienne, c'est de l'eau, du froment, du vin, de l'huile. Dans la servitude du peuple de l'antique alliance, au contraire,. il y avait bien des prescriptions que le christianisme ne nous présente plus que pour nous les faire comprendre. Nous n'observons ni les jours, ni les mois, ni les années, ni les temps, de peur que l'Apôtre ne nous dise : « J'appréhende, pour vous, que je n'aie peut-être travaillé en vain parmi vous (2). » Car il blâme ceux qui disent : « Je ne partirai pas aujourd'hui, parce que c'est un jour malheureux, ou parce que la lune est de telle manière; ou bien; je partirai, pour réussir dans mes affaires, parce que telle est la position des astres. Je ne ferai aucun commerce ce mois-ci, parce que tel astre le gouverne; ou bien, je ferai du commerce, parce que tel astre préside au mois. Je ne planterai pas de vigne cette année, parce qu'elle est bissextile. » Mais nul homme sage ne songera à reprendre ceux qui observent
 
1. Matt, X, 16. — 2. Galat., IV, 11
 
les temps et qui disent : « Je ne partirai pas aujourd'hui, parce que la tempête s'est levée; ou bien, je ne me mettrai pas en mer, parce que nous avons encore un reste d'hiver; ou bien, il est temps de semer, parce que la terre est abreuvée des pluies de l'automne. » On ne condamnerait pas non plus ceux qui auraient découvert, dans le cours si régulier des astres, les influences sur l'atmosphère qui produisent les variations des temps; car il a été dit, à la création de ces astres : « Et qu'ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années (1). » Et si pour l'administration des sacrements, des similitudes sont prises, non-seulement dans le ciel et dans les astres, mais encore dans les créatures inférieures, c'est par une certaine éloquence des livres saints: cette éloquence, propre à toucher ceux qui apprennent, les fait passer du visible à l'invisible, du corporel au spirituel, du temps à l'éternité.
14. Nul d'entre nous ne prend garde, quand nous célébrons la Pâque, si le soleil est dans le Bélier, comme les astronomes appellent cet endroit du ciel où le soleil se trouve dans le mois du renouvellement; mais qu'ils l'appellent du nom de Bélier nu de tout autre nom, nous avons appris, nous, des saintes Ecritures, que Dieu a créé tous les astres et leur a assigné, dans les cieux, la place qu'il a voulu; et en quelques parties que les astronomes aient divisé le ciel, où les astres font la distinction et l'ordre, quels que soient les noms qu'ils leur aient donnés, n'importe où soit le soleil dans le mois du renouvellement, la célébration de la pâque s’y trouvera, à cause de la similitude du sacrement qui renouvelle la vie, dont nous avons assez parlé plus haut. Si cet endroit du ciel se nommait Bélier par quelque ressemblance de figure, la divine Ecriture ne craindrait pas pour cela d'en tirer une signification religieuse, comme elle l'a fait d'autres choses célestes et terrestres: ainsi Orion et les Pléiades, le mont Sinaï et le mont Sion, les fleuves appelés Géon, Phison., Tigre, Euphrate, et le Jourdain tant de fois nommé dans les saints mystères, servent souvent à expliquer les secrets divins par des comparaisons sacrées.
15. Quine comprendrait la différence entre les observations du ciel, que font les laboureurs et les marins,.pour connaître les variations de l'atmosphère; les pilotes et les voyageurs, pour
 
1. Gen. 1, 14.
 
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marquer les parties du monde et se dirigez dans leurs courses, soit sur mer, soit à travers les solitudes sablonneuses de l'intérieur de notre midi , où ils n'aperçoivent nulle route tracée; tous ceux enfin qui rappellent le souvenir de quelques astres pour exprimer d'une manière figurée quelque vérité utile et les vaines erreurs de ces observateurs du ciel qui n'y cherchent ni les qualités de l'air, ni les chemins pour se conduire, ni le seul calcul des temps, ni la similitude des choses spirituelles, mais qui prétendent y découvrir comme les secrets inexorables du destin !
16. Voyons maintenant pourquoi la célébration de Pâques est réglée de manière que le sabbat la précède toujours, car ceci est le propre de la religion chrétienne. Les Juifs, pour leur pâque, ne font attention qu'au mois du renouvellement depuis le quatorzième jusqu'au vingt et unième jour de la lune. Mais, comme le temps de la pâque où mourut le Seigneur, se rencontra de telle manière qu'il y eut le sabbat entre sa mort et sa résurrection, nos pères ont pensé qu'il fallait ajouter cette pratique, pour que notre fête se distinguât de la fête des Juifs, et que la postérité chrétienne observât dans la célébration annuelle de la Passion, ce qu'oie doit croire n'avoir pas été fait en vain par Celui qui est avant les temps, qui a fait les temps, qui est venu dans la plénitude des temps, qui avait le pouvoir de quitter son âme et de la reprendre, qui attendait, non pas l'heure du destin, mais celle qu'il avait choisie comme étant la meilleure pour l'institution de ses mystères, lorsqu'il disait : « Mon heure n'est pas encore venue (1). »
17. En effet ce que nous recherchons maintenant par la foi et l'espérance , comme je l'ai dit plus haut, ce à quoi nous aspirons par l'amour, c'est un saint et perpétuel repos qui soit la fin de tout travail et de toute peine; nous y passons en sortant de cette vie, et c'est ce passage. que Notre-Seigneur Jésus-Christ a daigné nous montrer à l'avance et consacrer par sa Passion. Il n'y a pas, dans ce repos, une oisive indolence, mais je ne sais quelle ineffable tranquillité dans une action oisive. C'est ainsi qu'à la fin on se repose des travaux de cette vie pour se réjouir dans l'action de la vie future. Mais comme cette action ne consiste qu'à louer Dieu, sans fatigue de corps et sans inquiétudes d'esprit, on n'y passe point
 
1. Jean, II, 4.
 
par un repos auquel un travail succède : c'est-à-dire, qu'en commençant elle ne détruit pas le repos; car on ne revient pas aux travaux et aux soucis, mais on demeure dans l'action avec ce qui appartient au repos : nulle peine dans l'œuvre, nulle fluctuation dans la pensée. Le repos nous ramène donc à cette première vie d'où l'âme est tombée dans le péché, et c'est pourquoi ce repos est représenté par le sabbat. Cette première vie, rendue à ceux qui reviennent du pèlerinage et reçoivent la première robe du retour dans la maison paternelle, est, à son tour, figurée par le premier jour de la semaine que nous appelons le jour du Seigneur. Cherchez en effet les sept jours en lisant la Genèse, vous trouverez que le septième n'a pas de soir parce qu'il signifie un repos sans fin. Ce fut donc le péché qui empêcha la première vie d'être éternelle. Mais le dernier repos est éternel. Pour ce motif au huitième jour est attribuée l'éternelle béatitude; car cet éternel repos se communique à lui sans s'épuiser ; autrement il ne serait pas éternel. Ainsi le premier jour est remplacé par le huitième; c'est que la première vie n'est point perdue, mais rendue pour l'éternité.
18.  Il a été recommandé au peuple juif de célébrer le sabbat par le repos du corps, afin qu'il devînt la figure de la sanctification dans le repos dé l'Esprit-Saint. Nous n'avons vu nulle part dans la Genèse la sanctification pour tous les autres jours; c'est du seul sabbat qu'il a été dit : « Et Dieu sanctifia le septième jour (1). » Les âmes pieuses et celles qui ne le sont pas aiment le repos, mais la plupart ne savent point comment arriver à ce qu'elles aiment. Les corps eux-mêmes, par leur propre poids, ne. demandent pas autre chose que ce que demandent  les âmes par leurs amours. De même qu'un corps est entraîné par son poids en bas ou en haut jusqu'à ce qu'il trouve le repos en touchant au point vers lequel il tend, comme nous voyons l'huile tomber si on la laisse libre dans l'air, remonter si elle est dans l'eau, ainsi l'âme va de tous ses efforts vers ce qu'elle aime pour s'y reposer quand elle l'a trouvé. A la vérité beaucoup de choses lui plaisent par le corps, mais il n'est pas en elles de repos éternel, pas même un repos de longue durée; elles ne font. que la souiller et l'appesantir, puisqu'elles l'arrêtent dans son élan naturel qui la porte en haut. Lorsque
 
1. Gen. II, 3.
 
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donc l'âme se délecte d'elle-même, elle ne se délecte point encore de ce qui est immuable ;
aussi est-elle orgueilleuse, car elle se prend pour le souverain bien tandis que Dieu est au-dessus d'elle. Elle ne reste pas impunie dans un tel péché, car « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles  (1). » Au contraire quand elle jouit de Dieu, elle y trouve le repos véritable, certain, éternel, qu'elle cherchait et ne trouvait pas ailleurs. De là cet avertissement du Psalmiste : « Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur demande (2). »
19. Aussi, « comme l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3)» pour nous sanctifier, il n'est parlé de sanctification que le septième jour, le jour où il est fait mention du repos. Et comme nous ne pouvons faire le bien que par la grâce de Dieu, car « c'est Dieu, dit l'Apôtre, qui opère en vous le vouloir et le faire, selon qu'il lui  plaît (4),» nous ne pouvons nous reposer après toutes les bonnes oeuvres que nous accomplissons en cette vie, si par sa grâce nous ne sommes sanctifiés et perfectionnés pour l'éternité. S'il est dit de Dieu lui-même qu'après avoir fait tous ses excellents ouvrages il se reposa le septième jour de tout ce qu'il avait fait (5) : c'était pour figurer le repos qu'il nous donnera, à nous autres hommes, après nos bonnes couvres. Quand nous faisons le bien, nous disons qu'il le fait en nous, parce que nous le faisons par lui: de même, quand nous nous reposons, il est dit que lui-même se repose, parce que notre repos est un don qu'il nous fait.
20. De là vient aussi que parmi les trois premiers préceptes du Décalogue qui regardent Dieu (car les sept autres regardent le prochain, c'est-à-dire l'homme, et ces deux sortes de devoirs forment toute la loi), la prescription du sabbat est l'objet du troisième. Ainsi nous devons entendre le Père dans le premier précepte où il est défendu d'adorer une image de Dieu dans les ouvrages de main d'homme; non que Dieu n'ait pas d'image, mais parce que nulle image de lui ne doit être adorée, si ce n'est celle qui est la même chose que lui-même et qui ne doit pas l'être pour lui, mais avec lui. Et parce que la créature est muable, ce qui a fait dire que « toute créature est sujette à la vanité (6), » car la nature du tout se révèle
 
1. Jacq. IV, 6. — 2. Ps. XXXI, 4. — 3. Rom. V, 5. — 4. Philip. II, 13. — 5. Gen. I, 31 ; II, 2. — 6. Rom. VIII, 20.
 
dans la partie; de peur qu'on ne crût que le Fils de Dieu, le Verbe par lequel tout a été fait, est une créature, le. second précepte dit: « Vous ne prendrez pas en vain le nom du Seigneur votre Dieu (1). » Quant au Saint-Esprit, dans lequel nous est donné ce repos que nous aimons partout, et que nous ne trouvons qu'en aimant Dieu, lorsque sa charité se répand dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné, il est indiqué par le troisième précepte, le précepte qui commande l'observation du sabbat en mémoire de ce que Dieu a sanctifié le septième jour dans lequel il s'est reposé. Ce n'est pas pour nous persuader que nous jouissons du repos dès cette vie, mais pour nous déterminer à ne rechercher dans toutes nos bonnes couvres que l'éternel repos de la vie future. Il importe en effet de se rappeler ce que j'ai dit plus haut : « Nous ne sommes sauvés qu'en espérance, et l'espérance qui se voit n'est pas l'espérance (2). »
21. Le but de tous ces enseignements par figures, c'est de nourrir et d'exciter en nous le feu de l'amour, pour qu'entraînés par son poids nous cherchions le repos soit au-dessus, soit au dedans de nous; car ces vérités ainsi présentées touchent et embrasent bien plus le coeur que si elles s'offraient à nous sans mystérieux vêtement. Il est difficile d'en dire la raison. Mais tout le monde sait que quelque chose d'allégorique nous frappe, nous charme, nous pénètre davantage que si on nous le dit simplement dans le sens propre. Je le crois : c'est que l'âme, tant qu'elle est engagée au milieu des choses terrestres, est lente à s'enflammer; mais si elle s'applique aux similitudes corporelles pour se porter ensuite aux vérités spirituelles figurées par ces similitudes, ce mouvement même accroît sa vigueur; elle s'enflamme comme le feu qu'on agite dans la paille, et court au repos avec un amour plus ardent.
22. C'est pour ce motif que parmi les dix préceptes du Décalogue, celui du sabbat est le seul qui se doive prendre d'une manière figurée : et ce précepte figuré, nous n'avions point à l'observer par l'oisiveté du corps; il nous suffit de le comprendre. En effet, le sabbat représente le repos spirituel dont il a été dit dans le psaume : « Soyez dans le repos et voyez que c'est moi qui suis Dieu (3) ; » ce repos auquel le Seigneur lui-même convie les hommes, en leur disant : « Venez à moi, vous tous
 
1. Exod. XX, 7 ; Deut. V, 11. — 2. Rom. VIII, 24. — 3. Ps. XLV, 10.
 
qui souffrez et qui êtes chargés, et moi je vous soulagerai; portez mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes (1). » Quant aux autres préceptes du Décalogue, nous les observons tels quels et sans figures: c'est à la lettré que nous avons appris à ne pas adorer les idoles, à ne pas prendre en vain le nom du Seigneur notre Dieu, à honorer notre père et notre mère, à ne pas commettre d'adultère, à ne pas tuer, à ne pas voler, à ne pas porter un faux témoignage, à ne pas désirer la femme du prochain, à ne rien convoiter de ce qui appartient à autrui (2) ; ces commandements n'offrent rien de figuré ni de mystique; on les observe comme ils sonnent à l'oreille. Mais il ne nous est pas ordonné d'observer à la lettre le jour du sabbat, par la cessation de tout labeur manuel, comme font les Juifs; et la manière dont ils accomplissent ce précepte, si l'on n'y joint l'idée de quelque repos spirituel, nous semble ridicule. Aussi pensons-nous avec raison que tout ce qui est figure dans l'Écriture excite cet amour par, lequel nous tendons au repos; car il n'y a de figuré clans le Décalogue que le précepte du repos, de ce repos que partout on cherche et on aime , et qu'on trouve véritablement et saintement. en Dieu seul.
23. Toutefois, c'est par la résurrection du Sauveur que le sens mystérieux du dimanche a été manifesté, non aux Juifs, mais aux chrétiens, et depuis cette époque il est une solennité. En effet, les âmes de tous les saints, avant la résurrection du corps, sont dans le repos, mais non pas dans cette action qui animera les corps qu'elles auront repris, car une telle action nous est figurée par le huitième jour, qui est devenu comme le premier, et qui n'ôte pas ce repos, mais le glorifie. Car à la résurrection les difficultés de l'âme avec le corps ne reparaîtront plus, puisqu'il n'y aura plus de corruption : « Il faut, dit l'Apôtre, que ce corps corruptible soit revêtu d'incorruptibilité, et ce corps mortel, d'immortalité (3). » C'est pourquoi, bien qu'avant la résurrection du Seigneur, les saints Pères, pleins de l'esprit prophétique, n'ignorassent point ce mystère de la résurrection caché dans le huitième jour, (car il y a un psaume intitulé : Pour le huitième jour (4), et les enfants étaient circoncis le huitième
 
1. Matth. XI, 28, 29. — 2. Exod. XX, 1-17 ; Deut. V, 6-21. — 3. Cor. xv, 53. — 4.Ps. VI, 11.
 
jour, et dans l'Ecclésiaste il est dit, pour la signification des deux Testaments : « Donnez sept aux uns, huit aux autres (1), ») il ne devait être mis au grand jour que plus tard, et la seule célébration du sabbat était ordonnée. Dès lors, en effet, les morts demeuraient dans le repos; mais personne n'était encore ressuscité de manière à ne plus mourir, à n'être plus sous l'empire de la mort; et pour que le jour du Seigneur, le huitième, le même que le premier, commençât à être célébré, il fallait cette résurrection du corps du Seigneur, il fallait voir s'accomplir, dans le chef même de l'Église, ce que le corps de l'Église espère à la fin des temps. Cette même raison fait comprendre aussi comment les Juifs, pour célébrer leur pâque, où ils devaient tuer et manger un agneau, évidente figure de la Passion du Seigneur, n'étaient pas obligés d'attendre ni un jour quelconque de sabbat, ni spécialement le sabbat qui tombe pendant le mois du renouvellement, dans la troisième semaine de la lune ; le Seigneur se réservait de consacrer ce jour par sa passion, comme il devait révéler par sa résurrection le mystère du dimanche, c'est-à-dire du jour qui est en même temps le huitième et le premier.
24. Considérez donc combien sont sacrés ces trois jours du crucifiement, de la sépulture et de la résurrection. Ce que représente le premier de ces trois jours, celui de la croix, c'est ce que nous accomplissons dans la vie présente; mais ce que figurent la sépulture et la résurrection, nous le préparons par la Foi et, l'Espérance. Maintenant, en effet, on dit à l'homme: « Prenez votre croix et suivez-moi (2).» Or la chair est crucifiée quand on mortifie les membres qui sont, sur la terre, la fornication, l'impureté, la luxure, l'avarice, et les autres vices dont l'Apôtre a dit: « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais, si vous faites mourir par l'esprit les oeuvres de la chair, vous vivrez (3); » et en parlant de lui-même
« Le monde est crucifié pour moi, et je le suis pour le monde (4). » Ailleurs encore: « Sachons que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit, et que, désormais, nous ne soyons plus asservis au péché (5). » Ainsi tout le temps qui se passe laborieusement à détruire le corps du péché, à détruire l'homme extérieur, pour
 
1. Ecclés. XI, 2. — 2. Matth. XVI, 24. — 3. Rom. VIII, 13. — 4. Gal. VI, 14. — 5. Rom. VI, 6.
 
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que l'homme intérieur de jour en jour se renouvelle, est le temps de la croix.
25. Ces oeuvres sont bonnes, mais pénibles, et le repos en est la récompense : aussi, pour que la pensée de ce repos futur nous excite à travailler et à souffrir avec ,joie, est-il écrit « Réjouissez-vous dans l'espérance (1). » Cette joie est représentée par la largeur de la croix, par la traverse où les mains sont clouées. Car nous entendons par les mains les oeuvres, par la largeur- la joie de celui qui travaille, puisque la tristesse resserre; par la hauteur où touche la tête l'espoir d'une rétribution de la sublime justice de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres, en donnant la vie éternelle à ceux qui parleur persévérance dans les bonnes oeuvres cherchent la gloire; l'honneur et l'immortalité (2). Aussi la longueur sur laquelle tout le corps est étendu figure la patience; (le là vient qu'on l'appelle la longanimité. Quant à l'extrémité qui fait comme la profondeur de la croix, et qui pénètre dans la terre, elle désigne la profondeur du mystère. Ainsi vous reconnaissez, si je ne me trompe, dans cette explication de la croix, un développement de ces paroles de l'Apôtre: « Afin qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur (3). »
Pour ce que nous ne voyons pas et ne tenons pas encore, mais que nous recherchons par la foi et l'espérance, il nous est représenté par les deux autres jours de la sépulture et de la résurrection. Car les actions que nous faisons maintenant, comme cloués dans la crainte de Dieu par les clous de ses préceptes, selon les paroles du Psalmiste : « Transpercez mes chairs par votre crainte (4), » sont nécessaires, mais elles ne sont ni à rechercher ni à désirer pour elles-mêmes. Aussi que désire l'Apôtre ? « Etre dégagé des liens du corps et réuni au Christ. Mais demeurer dans la vie présente, c'est, dit-il, une chose nécessaire à cause de nous (5). » Ce qu'il appelle être dégagé des liens du corps et réuni au Christ, est donc le commencement de ce repos qui n'est pas interrompu mais glorifié par la résurrection, et que maintenant nous ne possédons que par la foi, parce que le juste vit de la foi (6). « Ignorez-vous, dit-il encore,
 
1. Rom. XII, 12. — 2. Rom. II, 7. — 3. Eph. III, 17, 18. — 4. Ps. CXVIII, 120. — 5. Philip. I, 24. — 6. Hab. II, 4.
 
que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été baptisés dans sa mort? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort (1). » Comment, sinon par la foi? Car ce repos n'est point complet pour nous; nous gémissons encore; nous attendons l'adoption divine, la délivrance de notre corps: « Car c'est en espérance que nous sommes sauvés; or l'espérance qui se voit n'est pas l'espérance; qui donc espère ce qu'il voit? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience (2). »
26. Souvenez-vous de cela, je vous le répète souvent: gardons-nous donc de croire que nous devions être heureux dans cette vie et libres de toute peine; dans les épreuves temporelles, gardons-nous de murmurer d'une bouche sacrilège contre Dieu, comme s'il ne tenait pas ce qu'il a promis. Il a promis à la vérité ce qui est nécessaire à cette vie; mais autres sont les soulagements des misérables, autres les joies des bienheureux. «Seigneur, dit le Psalmiste(3), nos consolations ont rempli de joie mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs qui l'ont pénétrée. » Donc ne murmurons pas dans les difficultés de notre vie, pour ne perdre pas cette largeur de la joie dont il a été dit: « Réjouissez-vous dans l'espérance,» car on lit ensuite « Soyez patients dans la tribulation (4). » Ainsi la vie nouvelle commence maintenant dans la foi et se soutient par l'espérance; elle deviendra parfaite quand notre portion mortelle sera absorbée par la vie, quand la mort sera absorbée dans la victoire, quand cette dernière ennemie sera détruite, quand nous aurons été changés et que nous serons égaux aux anges :  « Nous ressusciterons tous, dit l'Apôtre, mais nous ne serons pas tous changés (5). » Et le Seigneur: « Ils seront égaux aux anges de Dieu (6). » En ce monde nous sommes retenus dans la crainte par la foi; mais, dans l'autre, nous retiendrons Dieu dans la charité par la vision. « Tant que nous sommes dans le corps, dit l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur; nous marchons par la foi et non par la claire vision (7). » C'est pourquoi l'Apôtre; qui poursuit sa course pour prendre le Christ comme il a été pris par lui, avoue qu'il n'a pu l'atteindre: « Mes frères, dit-il, je ne crois pas
 
1. Rom. VI, 3, 4. — 2. Ibid. VIII, 24, 25. — 3. Ps. XCIII, 19. — 4. Rom. XII, 12. — 5. I Cor., XV. — 6. Luc, XX, 36. — 7. II Cor., V, 6.
 
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l'avoir atteint (1). » Mais parce que notre espérance est une sûre promesse de la vérité même, après avoir dit que nous sommes ensevelis par le baptême dans la mort, il ajoute ces mots : « Afin que, comme le Christ est ressuscité d'entre les morts pour la gloire de son Père,  nous marchions dans une vie nouvelle (2). » Nous marchons donc dans la peine, mais dans l'espérance du repos ; dans la chair du vieil homme, mais dans la foi d'une vie nouvelle. Car il est dit: « Le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de la justice. Or si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à nos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (3). »
27. Voilà, d'après l'autorité des divines Ecritures, et du consentement de toute l'Eglise, répandue dans le monde entier, ce qui se célèbre dans la solennité de Pâques; et, comme vous le voyez, c'est un grand mystère. Les anciennes Ecritures ne prescrivent aucun temps pour la célébration de la pâque, et se bornent à la placer dans le mois du renouvellement, depuis le quatorzième jusqu'au vingt et unième de la lune; mais comme nous voyons clairement par l'Evangile en quel jour le Seigneur a, été crucifié, en quel jour il a été enseveli, en quel jour il est ressuscité, les conciles des Pères ont ajouté aux observations anciennes l'observation de ces jours-là , et tout l'univers chrétien est persuadé qu'il faut célébrer ainsi la pâque.
28. Le jeûne de quarante jours est autorisé dans les anciennes Ecritures par le jeûne de Moïse et d'Elie (4) , et dans l'Evangile qui nous montre le Seigneur jeûnant quarante jours (5) : preuve que l'Evangile ne diffère pas de la loi et des prophètes. Car la personne de Moïse nous représente la loi; celle d'Elie,les prophètes; et, au milieu d'eux, le Sauveur apparut avec gloire sur une montagne, pour mieux faire éclater ce que l'Apôtre dit de lui : « Recevant témoignage de la loi et des prophètes (6). » Or, en quelle partie de l'année pouvait être mieux placée l'observation de cette quarantaine qu'aux approches de la passion du Seigneur ? Car la passion nous retrace une image de cette laborieuse vie , où l’abstinence est nécessaire pour renoncer à l’amour du monde, aux fausses
 
1. Philip., III, 13. — 2. Rom., VI, 4. — 3. Rom., VIII, 10, 11. — 4. Exod. XXXIV, 28; III Rois, XIX, 8. — 5. Matt. IV, 2. — 6. Rom. III, 21.
 
caresses et aux trompeurs enchantements dont le monde nous poursuit sans cesse. Le nombre de quarante me semble représenter cette vie elle-même. J'y vois d'abord exprimé le nombre dix dans lequel se trouve la perfection de notre béatitude, comme dans le nombre huit qui revient au premier. En effet, la créature, figurée par le nombre sept, s'attache au Créateur en qui éclate l'unité de la Trinité qui doit être annoncée dans tout l'univers. Or, cet univers est livré aux quatre vents, soutenu par les quatre éléments, et varié par le retour des quatre saisons dé l'année. Mais quatre fois dix font quarante, et quarante, divisé par ses quatre parties, donne un nouveau chiffre de dix : ajoutez-le et vous obtenez cinquante : récompense du travail et de l'abstinence. Car ce n'est pas sans raison que le Seigneur, après sa résurrection, a conversé sur cette terre et dans cette vie avec ses disciples durant quarante jours, et que dix jours après qu'il est monté au ciel, il a envoyé l'Esprit-Saint qu'il avait promis, le jour de la Pentecôte. Ce nombre cinquante figure ici un autre mystère, car sept fois sept (1) font quarante-neuf, et, en revenant au premier comme le septième y revient pour former le huitième, vous obtenez le complément des cinquante jours qui se célèbrent après la résurrection du Seigneur, non pas comme symbole des labeurs pénibles, mais comme image du repos et de la joie ; c'est pourquoi nous ne jeûnons plus alors, et nous prions debout en témoignage de la résurrection; cela s'observe tous les dimanches à l'autel, et on chante Alleluia, ce qui signifie que notre future occupation dans le ciel sera de louer Dieu, selon qu'il est écrit : « Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur l ils vous loueront dans les siècles des siècles (2). »
29. Le cinquantième jour est aussi recommandé dans les Ecritures, non pas seulement dans l'Evangile qui annonce la venue de l'Esprit-Saint, mais aussi dans les anciens livres sacrés. Là, en effet, après la pâque célébrée par l'immolation de l'agneau, on compte cinquante jours jusqu'à celui où , sur le mont Sinaï, Moïse, serviteur de Dieu, reçut la loi écrite avec le doigt de Dieu : or l'Evangile nous apprend que le doigt de Dieu signifie l'Esprit-Saint. Un évangéliste fait dire au
 
1. Les sept dons du Saint-Esprit.
2. Ps. LXXXIII, 5.
 
Sauveur: « Je chasse les démons par le doigt de Dieu (1), » et un autre exprime ainsi la même pensée : « Je chasse les démons par l'Esprit de Dieu (2). » Quand ces divins mystères resplendissent à la lumière d'une saine doctrine, ne donnent-ils pas au coeur une joie qu'on préfère à tous les empires de ce monde, lors même qu'ils jouiraient d'une félicité qu'ils ne connaissent pas ? Semblables aux deux séraphins qui, se répondant l'un à l'autre, chantent les louanges du Très-Haut : Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu des armées (3), les deux Testaments, par une fidèle concordance, chantent la sainte vérité. L'agneau est immolé, la pâque est célébrée, et cinquante jours après, la loi est donnée pour la crainte, écrite avec le doigt de Dieu. Le Christ est mis à mort, comme un agneau qu'on mène à la boucherie, selon les paroles d'Isaïe (4); la vraie Pâque est célébrée, et, cinquante jours après, l'Esprit-Saint est donné pour l'amour, l'Esprit-Saint qui est le doigt de Dieu, et contraire aux hommes cherchant leurs intérêts, accablés à cause de cela d'un joug dur et d'un poids lourd, et ne trouvant pas de repos pour leurs âmes, car la charité ne cherche point ses propres intérêts (5). Aussi l'inquiétude ne quitte-t-elle pas les hérétiques ; l'Apôtre leur trouve le même caractère qu'aux magiciens de Pharaon. « Comme Jamnès et Mambrès, dit-il, résistèrent à Moïse, ceux-ci de même résistent à la vérité; ce sont des hommes corrompus dans l'esprit et pervertis dans la foi, mais le progrès qu'ils feront aura ses bornes, car leur folie sera connue de tout le monde, comme le fut alors celle de ces magiciens (6). » Ce fut à cause de cette extrême inquiétude, née de la corruption de l'esprit, qu'ils se trouvèrent en défaut pour le troisième miracle, reconnaissant avoir contre eux l'Esprit-Saint qui était dans Moïse. Ils dirent dans leur impuissance : « Le doigt de Dieu est ici (7). » De même que l'Esprit-Saint, dans ses miséricordieux apaisements, donne le repos aux doux et aux humbles de coeur, ainsi, dans ses rigueurs ennemies, il livre à l'inquiétude les durs et les superbes. Cette inquiétude est représentée par les petites mouches devant lesquelles furent vaincus les magiciens de Pharaon lorsqu'ils dirent : « Le doigt de Dieu est ici. »
 
1. Luc, XI, 20. — 2. Matt. III, 28. — 3. Isaïe, VI, 3. — 4 Id. LIII, 7. — 5. I Cor. XIII, 5. — 6. II Tim. III, 8, 9. — 7. Exode, VIII, 19.
 
30. Lisez l'Exode, et voyez combien de jours après la célébration de la Pâque la loi frit donnée. Dieu parle à Moïse au désert du Sinaï le premier jour du troisième mois. Marquez donc un jour depuis le commencement de ce troisième mois, et voyez ce que le Seigneur dit entre autres choses : « Descends , parle au peuple, purifie-le et sanctifie-le aujourd'hui et demain; qu'ils lavent leurs vêtements et qu'ils soient prêts pour le troisième jour, car dans trois jours le Seigneur descendra devant tout le peuple sur la montagne du Sinaï (1). » La loi fut ainsi donnée le troisième jour du troisième mois. Or, comptez depuis le quatorzième jour du premier mois, où fut faite la pâque, jusqu'au troisième jour du troisième mois, et vous trouverez dix-sept jours du premier, trente du second, trois du troisième, ce qui fait cinquante jours.
La loi dans l'arche figure la sanctification dans le corps du Seigneur, dont la résurrection nous est une promesse du futur repos; et pour y parvenir l'Esprit-Saint nous inspire la charité. Mais l'Esprit-Saint n'était pas alors donné parce que Jésus n'était pas encore glorifié (2). De là ce chant prophétique : « Levez-vous, Seigneur, pour entrer dans votre repos, vous et l'arche de votre sanctification (3). » Où est le repos, là est la sanctification. Aussi nous avons reçu maintenant les prémices de cette sanctification pour que nous aimions et désirions cet heureux repos; et tous y sont appelés dans l'autre vie, où nous mène, au sortir de celle-ci, le passage qui nous est figuré par la pâque, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
31. Si donc nous multiplions cinquante par trois, et y ajoutons encore trois pour exprimer l'excellence incomparable de ce mystère, nous obtiendrons le nombre de ces gros poissons que le Seigneur, ressuscité et vivant de la vie nouvelle , fit tirer du côté droit (4); les filets ne furent point rompus, parce que cette vie nouvelle ne connaîtra point les divisions des hérétiques. Alors l'homme, arrivé à la perfection et au repos, purifié dans son âme et dans son corps par les chastes paroles du Seigneur, qui sont comme l'argent éprouvé au feu dans le creuset et sept fois épuré (5), recevra pour récompense le denier. Nous aurons ici le nombre
 
1. Exod. XIX, 10, 11. — 2. Jean, VII, 39. — 3. Ps. CXXXI, 8. — 4. Jean, XXI, 6, 11. — 5. Ps. XI, 7.
 
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dix-sept (1), qui représente un admirable mystère, comme d'autres nombres dans l'Écriture. Ce n'est pas sans raison que le psaume dix-septième est le seul qui se lise tout entier dans le livre des Rois (2), car il figure ce royaume où nous n'aurons plus d'adversaires. Le titre porte que David le chanta le jour où le Seigneur le délivra de la main de tous ses ennemis, et de la main de Saül. Qui est représenté par David , sinon Celui qui , selon la chair, sort de la race de David (3)? Et parce que dans son corps, qui est l'Église, il souffre encore des ennemis, lorsqu'il immola de la voix son persécuteur et se l'incorpora en quelque sorte, il lui cria du haut du ciel avec l'éclat du tonnerre : et Saul, Saul ! pourquoi « me persécutes-tu? (4) » Quand ce corps du Seigneur sera-t-il délivré de la main de tous ses ennemis, si ce n'est quand la dernière ennemie, la mort, sera détruite? Ce temps suprême nous est représenté par le nombre de cent cinquante-trois poissons; car ce même nombre dix-sept, se levant en triangle, réunit celui de cent cinquante-trois. En comptant d'un à dix-sept, ajoutez tous les nombres intermédiaires, et vous trouverez qu'un et deux font trois, et trois font six, et quatre font dix, et cinq font quinze, et six font vingt et un; ajoutez les autres nombres jusqu'à dix-sept, et vous aurez cent cinquante-trois.
32. Ce que je vous ai dit pour Pâques et la Pentecôte, est solidement établi sur l'autorité des Écritures. Quant à l'observation du carême avant Pâques, elle est fortement appuyée par la coutume de l'Église, ainsi que l'usage de distinguer tellement des autres jours les huit jours des néophytes, que le huitième réponde au premier. La coutume de ne chanter l'Alleluia que durant les cinquante jours entre Pâques et la Pentecôte n'est pas universelle; dans beaucoup d'endroits on le chante en d'autres jours, mais partout on le chante depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte. J'ignore si c'est partout qu'on prie debout dans ce temps-là; mais ce que je vous ai dit, comme j'ai pu, de cette pratique, me paraît évidemment l'expression de la pensée de l'Église.
33. Quant au lavement des pieds, recommandé par le Seigneur comme un exemple de cette humilité qu'il était venu enseigner, ainsi
 
1. Le nombre de dix-sept est formé ici par le dix de denier et par le sept de l'expression du psalmiste au sujet de l'argent sept fois épuré : purgatum septuplum dans le ps. XI, 7.
2. II Rois, XXII, 2-51. — 3. Rom. I, 3. — 4. Act. IX, 4.
 
que lui-même l'exposa après avoir accompli cette grande action, on demande quel est le temps le meilleur pour le renouveler; et le meilleur temps qui se présente est celui où la divine recommandation qui en fut faite devait toucher plus religieusement le coeur. Mais pour qu'il ne parut pas faire partie du sacrement de baptême, après l'avoir établi, beaucoup ont refusé d'adopter cette époque; quelques-uns même n'ont pas craint d'y renoncer, après l'avoir trouvée établie, d'autres, enfin, pour rendre la cérémonie plus recommandable par la sainteté du temps et pour la distinguer du baptême, l'ont fixée ou au troisième jour de l'octave, à cause de l'excellence du nombre trois dans beaucoup de nos mystères, ou même au dernier jour.
34. Je m'étonne que vous nie demandiez de vous écrire quelque. chose sur la diversité des usages religieux en beaucoup de pays; ceci n'est pas nécessaire ; et la bonne règle à suivre est celle-ci : ce qui n'est ni contre la foi, ni contre les moeurs, et porte en même temps à une vie meilleure, nous devons non-seulement ne pas le désapprouver, partout où nous le voyons établir ou établi, mais le louer et l'imiter, si la faiblesse de quelques-uns n'y met point obstacle et n'expose pas à faire plus de mal que de bien. Car, s'il y a plus d'avantages à espérer en faveur des âmes bien disposées que de préjudices à redouter pour les mécontents, il faut suivre sans hésitation l'usage établi, surtout lorsqu'il est autorisé par les Écritures, comme le chant des hymnes et des psaumes : en quoi nous avons les préceptes du Seigneur lui-même, les témoignages et les exemples des apôtres. Sur cette pratique éminemment utile pour exciter pieusement le coeur et allumer le feu du divin amour, il y a diversité de coutumes, et l'Église d'Afrique, sur ce point, nous laisse voir bien des négligences et des langueurs ; aussi, les donatistes nous reprochent de chanter sobrement, dans l'Église, les cantiques des prophètes. Il est vrai qu'eux-mêmes pratiquent, à leur manière, la sobriété, et s'excitent par le vin à chanter des psaumes de leur composition, comme on se ranimerait par le son des trompettes. Quand les chrétiens sont réunis dans l'église, ne faut-il pas chanter toujours les saints cantiques, excepté lorsqu'on prêche, ou qu'on lit, lorsque l'évêque prie à haute voix, ou que la prière commune est annoncée de la bouche du diacre? Car dans le resté du temps je ne vois rien de meilleur, de (71) plus utile et de plus saint pour les chrétiens rassemblés.
35. Quant à ce qu'on établit hors de la coutume et dont on recommande l'observation comme celle d'un sacrement, je ne puis l'approuver, et si je n'ose pas le blâmer plus ouvertement, c'est pour éviter les scandales de quelques personnes turbulentes ou même pieuses. Mais je m'afflige du peu de soin qu'on met à beaucoup de salutaires prescriptions des divins livres; tandis que tout est si plein de fausses opinions qu'on reprend plus sévèrement celui qui aura touché la terre d'un pied nu dans l'octave de son baptême, que celui qui aura enseveli sa raison dans l'ivrognerie. Or toutes ces pratiques qui ne sont ni soutenues par l'autorité des Ecritures, ni réglées dans les conciles des évêques, ni appuyées par la coutume de l'Eglise universelle, mais qui varient à l'infini selon la diversité des moeurs et des lieux, sans qu'on puisse facilement ni même absolument découvrir les raisons qui ont pu les faire établir, je pense qu'il faut, lorsqu'on le peut, les abolir sans hésiter. Quoiqu'on ne puisse trouver comment elles sont contraires à la foi, elles oppriment par des obligations serviles cette religion même que la miséricorde de Dieu a voulue libre en n'instituant qu'un petit nombre de sacrements parfaitement connus; la condition des Juifs serait plus tolérable qu'une telle servitude, car s'ils ont méconnu le temps de la liberté, les fardeaux qu'ils portent sont au moins imposés par la loi divine et non point par des opinions humaines. Cependant l'Eglise de Dieu, établie au milieu de beaucoup de paille et de beaucoup d'ivraie, tolère bien des choses, mais elle n'approuve, ne tait, ni ne fait ce qui est contre la foi ou les bonnes moeurs.
36. Vous me parlez de quelques-uns de nos frères qui s'abstiennent de viandes, les croyant impures; cela blesse manifestement là foi et la saine doctrine. Si je m'étendais sur ce sujet, on pourrait croire que ce côté des préceptes apostoliques reste obscur; mais l'Apôtre, après s'être fort expliqué là-dessus , a réprouvé en ces termes l'opinion impie de ces hérétiques : « Or, l'Esprit dit expressément que, dans les temps à venir, quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d'erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des imposteurs pleins d'hypocrisie dont la conscience est noircie de crimes, qui interdiront le mariage, l'usage des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les fidèles et par ceux qui ont connu la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces, parce qu'il est sanctifié par la parole de Dieu et par la prière (1). » Et dans un autre endroit, parlant du même sujet : « Tout est pur, dit-il, pour ceux qui sont purs; rien ne l'est pour les impurs et les infidèles; leur esprit et leur conscience sont souillés (2). » Lisez vous-même le reste, et montrez-le à ceux que vous pourrez, afin qu'ils ne rendent pas vaine pour eux la grâce de Dieu qui les a appelés à la liberté. Seulement qu'ils n'abusent pas de cette liberté pour vivre selon la chair, et parce qu'on ne leur permet pas les abstinences superstitieuses et contraires à la foi , qu'ils ne refusent pas, de se priver d'aliments, quels qu'ils soient, pour mettre un frein à la concupiscence charnelle.
37. Il est des chrétiens qui tirent au sort dans le livre des Evangiles; quoique cela vaille mieux que d'aller consulter les démons, toutefois cette coutume me déplait (3); je n'aime pas qu'on fasse servir les divins oracles, qui ont pour but la vie future, aux affaires du temps et aux vanités de cette vie.
38. Si vous ne trouvez pas que je vous aie suffisamment répondu, c'est que vous ne connaissez ni mes forces ni mes occupations. Il s'en faut bien que rien ne me soit caché, ainsi que vous le croyez; rien ne m'a plus affligé que ce que vous m'avez dit à cet égard dans votre lettre, parce que c'est manifestement faux, et je m'étonne que vous ne sachiez pas que, non-seulement beaucoup de choses me sont cachées sur d'autres innombrables sujets, mais que, dans les saintes Ecritures même, j'ignore plus que je ne sais. Si mon espérance dans le nom du Christ n'est pas tout à fait stérile, c'est que j'ai cru à mon Dieu lorsqu'il a dit que l'amour de Dieu et du prochain comprend toute la loi et les prophètes (4); c'est que je l'ai éprouvé et l'éprouve chaque jour. Pas un mystère, pas une parole des saints livres ne s'offre à moi que je n'y trouve ces mêmes préceptes: « Car, la fin des commandements c'est la charité qui naît d'un coeur pur,
 
1. I Tim. IV, 1-5. — 2. Tit. I,15.
3. Dans les capitulaires des rois de France (année 789), il est défendu d'interroger le sort avec les psaumes et l'Evangile ; la môme défense avait déjà été portée par les conciles d'Agde en 506, d'Orléans en 511, d'Auxerre en 578. — 4. Matth., XXII, 40.
 
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d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1); la charité est la plénitude de la loi (2). »
39. Vous donc aussi, très-cher, en lisant ceci ou autre chose, lisez , apprenez, de façon à n'oublier jamais la vérité dé cette maxime « La science enfle, la charité édifie (3). Et comme la charité n'est point jalouse, et n'enfle pas; n il faut se servir de la science comme d'une machine pour élever l'édifice de la charité qui demeurera éternellement, même quand notre science sera détruite (4). La science qui a pour fin la charité est très-utile; sans cette fin, il est prouvé qu'elle est non-seulement superflue, mais même dangereuse. Je sais combien l'habitude des saintes pensées vous place à l'ombre des ailes du Seigneur notre Dieu; mais si je donne ces avis en passant, c'est que je le sais, votre charité, qui n'est point jalouse, donnera et lira cette lettre à plusieurs.
 
 1. I Tim. I, 5.— 2. Rom. XIII, 10. — 3. I Cor. VIII, 1. — 4. I Cor. XIII, 4, 8.

LETTRE LVI. (Année 400.)
 
Invitation à l'étude des saintes lettres et au retour à la vraie foi.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET HONORABLE SEIGNEUR CÉLER (5).
 
1. Je n'oublie ni ma promesse ni votre désir; mais je suis obligé de partir pour visiter les Eglises confiées à mes soins, et ne puis assez tôt vous payer ma dette par moi-même. Je ne . veux pas cependant vous devoir plus longtemps, du moment que j'ai entre les mains de quoi m'acquitter envers vous. Aussi, j'ai chargé mon très-cher fils le prêtre Optat de vous lire ce que je vous ai promis, aux heures qui vous conviendront le mieux; et lorsqu’il croira pouvoir tout terminer, il s'y portera avec d'autant plus d'ardeur et de plaisir que votre Excellence l'agréera davantage. Du reste, vous comprenez, je crois, combien je vous aime et combien je veux que par d'utiles études vous vous plaisiez et vous avanciez dans la connaissance des choses divines et des choses humaines.
2. Si vous ne dédaignez pas mes soins affectueux, vous ferez, je l'espère, de tels progrès
 
5. Nous trouvons dans l'année 429 un proconsul en Afrique du nom de Céler. Celui à qui cette lettre est adressée était dans les grands emplois à cette époque, en l'année 400; est-ce le même personnage que le proconsul de 429? Tout porte à le croire. La façon dont saint Augustin parle à Céler dans cette lettre permet de penser que ce. personnage était jeune en 400.
 
dans la foi chrétienne et dans les meurs qui. doivent s'accorder avec la grandeur des charges où vous êtes déjà monté, que vous attendrez, ou avec désir ou avec assurance ou au moins sans les inquiétudes du désespoir, non dans la vanité de l'erreur, mais dans la solidité de la vérité, le dernier jour de cette fumée, de cette fugitive vapeur, appelée la vie humaine, ce dernier jour auquel nul mortel ne saurait se dérober. Car autant il est certain que vous vivez, autant vous devez être assuré par la doctrine du salut, que cette vie passée dans les délices du temps, est une mort plutôt qu'une vie, en comparaison de l'éternelle vie promise par le Christ et dans le Christ. Or si vous attachez à la pureté du christianisme la haute importance que la religion commande, je ne doute pas que votre caractère ne vous tire aisément de vos engagements avec les donatistes. Rien de plus fort que les preuves qui démolissent cette erreur; les plus petits esprits peuvent s'en convaincre pourvu qu'ils écoutent avec patience et attention. Ce qui demande plus de force, c'est de rompre les liens d'une erreur devenue une habitude et une sorte d'intimité de la vie, pour embrasser une doctrine vraie à laquelle on n'est pas accoutumé. Avec l'aide et les inspirations du Seigneur notre Dieu, il n'y aura jamais à désespérer de vous, de votre libre courage, de votre coeur viril. Que la miséricorde de Dieu vous maintienne sain et sauf, éminent et honorable seigneur et fils très-cher !
 
LETTRE LVII. (Année 400.)
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'HONORABLE ET DIGNE SEIGNEUR CELER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je crois qu'avec un peu de . réflexion votre sagesse saisit aisément que le parti de Donat n'a eu aucune bonne raison de se séparer de toute la terre, où s'étend l'Eglise catholique selon les promesses des prophètes et de l'Evangile. S'il était nécessaire d'éclaircir davantage ce point, je me souviens d'avoir donné à votre bienveillance, pour le lire, un écrit que m'avait demandé de votre part mon cher fils Cécilien (1) ; cet écrit est resté assez longtemps
 
1. Il y a ici dans le texte, à côté des mots: meus Coecilius, les mots : tuus filius, qui sont sans doute une erreur de copiste; l'évidente jeunesse de Céler, à cette époque, ne permet guère de penser qu'il ait eu alors un fils en état de lui servir d'intermédiaire auprès de saint Augustin. Le sens que nous avons adopté nous parait le plus probable.
 
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chez vous. Si vous avez eu la volonté ou le loisir de le lire au milieu même de vos occupations, pour vous instruire à cet égard, je ne doute pas que votre sagesse n'ait reconnu que les donatistes n'ont rien de plausible à y répondre. Et si vous gardez quelque doute, peut-être pourrons-nous vous satisfaire, autant que Dieu le permettra, ou en répondant de vive voix à vos questions, ou en vous donnant également quelque chose à lire, cher, honorable, digne seigneur et fils.
2. C'est pourquoi je vous demande de recommander l'unité catholique, dans le pays d'Hippone, à vos hommes, surtout à Paterne et à Mauruse. La vigilance de votre esprit m'est connue; il n'est pas besoin, je crois, d'insister. Lorsque vous le voudrez, vous verrez facilement à quoi s'occupent et ce que préparent les autres (1) dans vos possessions, et ce qui se passe sur vos terres. D'après ce qu'on m'a affirmé, il y a dans vos domaines quelqu'un qui est votre ami et avec lequel je désirerais bien m'entendre; ménagez-moi cet avantage, et vous serez grandement loué devant les. hommes, et grandement récompensé devant Dieu. Déjà il m'avait fait dire par un certain, Carus, notre intermédiaire, que la crainte de gens violents autour de lui l'arrêtait, et que, protégé par vous et sur vos domaines, il cesserait de les redouter : vous ne devez pas aimer en lui ce qui ne serait pas la fermeté, mais l'opiniâtreté. Car s'il est honteux de changer de sentiment quand ce sentiment est vrai et droit; il est louable et utile de le faire, quand il est insensé et nuisible; et comme la fermeté empêche l'homme de se corrompre, l'opiniâtreté l'empêche de se corriger: il faut donc louer l'une et se défaire de l'autre. Le prêtre que je vous ai envoyé vous dira plus en détail le reste. Que la miséricorde de Dieu vous garde sain et sauf et heureux, très-cher, honorable, digne seigneur et fils !
 
1. Les donatistes.

LETTRE LVIII. (Au commencement de l'année 401.)
 
Saint Augustin exprime avec émotion et profondeur toute la joie que lui ont causée les exemples de foi et de courage donné par Pammachius au milieu de ses gens d'Hippone; il désirerait que les sénateurs catholiques, qui sont dans la même situation que Pammachius, en fissent autant.
AUGUSTIN A L'EXCELLENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR PAMMACHIUS (1), SON FILS TRÈS-CHER DANS LES ENTRAILLES DU CHRIST.
 
1. Vos bonnes oeuvres, qui germent par la grâce du Christ, vous ont fait pleinement connaître, aimer et honorer de nous, dans ses membres. Si chaque jour je voyais votre visage, je ne vous connaîtrais pas mieux que je ne vous connais après avoir vu, dans la splendeur d'un seul acte de votre vie, votre homme intérieur, beau de paix et brillant de vérité; j'ai regardé et j'ai connu, j'ai connu et j'ai aimé; c'est à lui que je parle, à lui que j'écris, à cet ami bien-aimé qui, son corps absent, s'est rendu présent à moi. Et pourtant nous étions déjà ensemble, nous vivions unis sous tan même chef; si vous n'aviez pas pris racine dans sa charité, l'unité catholique ne vous serait pas aussi chère, vous n'adresseriez pas de tels discours à vos fermiers d'Afrique, établis au milieu de la Numidie consulaire, dans cette contrée même d'où s'est levée la fureur des donatistes, vous n'auriez pas enflammé leurs âmes de cette ferveur qui les a fait s'attacher aussitôt à vos exemples, pensant bien qu'un homme comme vous ne pouvait suivre un sentiment qu'après en avoir reconnu la vérité; vous ne les auriez pas remués au point de les faire marcher sous un même chef, malgré les longues distances qui les séparent de vous, et au point de les compter éternellement avec vous parmi les membres de Celui par les commandements de qui ils vous servent pour un temps.
2. C'est par ce fait que je vous ai connu et c'est pourquoi je vous embrasse ; dans le tressaillement de ma joie, je vous félicite en Notre-Seigneur Jésus-Christ et je vous envoie cette , lettre comme une preuve de mon amour pour votes; je ne puis rien faire de plus. Mais ne prenez pas ceci, je vous prie, pour la mesure de tout mon amour; après avoir lu cette
 
1. C'est le sénateur romain Pammachius , gendre de Paula, mari de Pauline, ami de saint Jérome.
 
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lettre, allez au delà par un mouvement invisible de l'âme, allez par la pensée jusqu'au plus profond de mon cœur, et voyez ce qui s'y passe pour vous; le sanctuaire de la charité s'ouvrira à l'oeil de la charité; c'est ce sanctuaire que nous fermons aux bruyantes frivolités du monde quand nous y adorons Dieu; c'est là (lue vous verrez toutes les douceurs de ma joie pour une oeuvre aussi bonne que la vôtre; je ne puis ni les dire avec la langue ni les exprimer en vous écrivant; chaudes et brûlantes, elles se confondent avec le sacrifice de louanges que j'offre à Celui par l'inspiration de qui vous avez pu le faire. Dieu soit loué de son ineffable don (1) !
3. O qu’il y a de sénateurs comme vous, et comme vous enfants de la sainte Église; que nous voudrions voir faire en Afrique ce qui de votre part nous a tant réjoui ! Il serait dangereux de les exhorter, il y a sécurité à vous féliciter. Car peut-être ne feraient-ils rien ; et les ennemis de l'Église, comme s'ils noirs avaient vaincus dans leur esprit, s'en prévaudraient habilement pour séduire les faibles. Mais vous, par ce que vous avez déjà fait, vous avez confondu ces ennemis de l'Église en délivrant les faibles. Aussi me semble-t-il suffire que vous lisiez cette lettre à ceux du sénat que vous pouvez aborder avec la confiance de l'amitié et avec la liberté autorisée par une foi commune. Ils verront par votre exemple qu'on peut faire en Afrique ce que peut-être ils négligent d'entreprendre parce qu'ils le croient impossible. Je n'ai rien voulu vous dire des piéges que préparent les hérétiques dans les tourments de leurs coeurs, car j'ai ri de leur prétention de pouvoir quelque chose sur une âme comme la vôtre, qui appartient au Christ. Cependant vous entendrez raconter tout cela à mes frères, que je recommande beaucoup à votre Excellence; pardonnez à leurs craintes, mêmes vaines, dans cette grande affaire du salut inopiné de tant d'hommes, qui est votre ouvrage, et dont se réjouit l'Église catholique notre mère.
 
1. II Cor. IX, 15.

LETTRE LIX. (Année 401.)
 
Sur la convocation d'un concile.
 
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE PÈRE VICTORIN, SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Votre invitation m'est arrivée le cinq des ides de novembre, à la nuit; elle m'a trouvé mal disposé à me rendre au concile, et vraiment il me serait impossible d'y aller. Toutefois, il appartient à votre sainteté -et à votre gravité de juger si je comprends mal, ou si mes susceptibilités sont légitimes. J'ai vu dans cette lettre qu'on avait écrit aussi aux deux Mauritanies, et nous savons que ces provinces ont leurs primats. Si l'on voulait convoquer aussi les évêques de ces deux provinces à un concile en Numidie, on aurait dû mettre dans la lettre les noms de quelques-uns d'entre eux, qui sont les premiers; n'y trouvant pas ces noms, j'ai été fort étonné. Et quant à ce qui est des évêques numides, on à si peu tenu compte de l'ordre et du rang en écrivant, que j'ai trouvé mon nom le troisième, et cependant beaucoup d'évêques sont mes anciens. Cela est une injure pour les autres, et cela m'est odieux. De plus, notre vénérable frère et collègue Xantippe, évêque de Tagose, dit que la primatie lui est due; il passe pour primat aux yeux de plusieurs, et envoie des lettres à ce titre. Si votre sainteté est en mesure de le débouter facilement de ses prétentions à cet égard, vous auriez dû au moins ne pas omettre son nom dans votre lettre. J'aurais été étonné que ce nom fût confondu avec les autres et n'occupât point le premier rang; mais combien plus il est surprenant qu'il ne soit fait aucune mention de cet évêque, particulièrement intéressé à se trouver au concile, où devrait se régler, en premier lieu, la question de la primatie, devant tous les évêques de la Numidie !
2. Pour tous ces motifs, j'hésite à me rendre au concile; je crains que la lettre de convocation ne soit fausse, tant elle est irrégulière. Du reste, le trop peu de temps que j'ai m'empêcherait d'y aller, sans compter beaucoup d'autres pressantes affaires qui me retiennent. Je prie donc votre béatitude de m'excuser, et de vouloir bien insister avant tout, pour qu'il soit (75) décidé pacifiquement, entre votre sainteté et le vénérable Xantippe, à qui appartient la convocation du concile. Ou bien, ce qui vaudrait encore mieux, convoquez tous les deux, sans préjudice pour l'un ni pour l'autre, convoquez nos collègues, ceux surtout qui se rapprochent de vous par âge d'épiscopat, et ils prononceront aisément sur vos droits; la question sera ainsi résolue avant toute autre, entre vous en petit nombre.; une fais l'affaire jugée, on convoquera les autres évêques qui, en pareille matière, ne peuvent ni ne doivent s'en rapporter qu'au témoignage de leurs anciens, et qui, maintenant, ignorent lequel de vous deux ils doivent croire. Cette lettre, que je vous envoie, sera scellée avec un anneau représentant la face d'un homme qui regarde par côté.
 
LETTRE LX. (401.)
 
Sur une affaire de discipline.
 
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON FRÈRE TRÈS-CHER, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AU PAPE (1) AURÈLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Depuis que nous nous sommes quittés, je n'ai reçu aucune lettre de votre sainteté. Je viens de lire votre lettre sur Donat et son frère, et longtemps j'ai hésité sur ce que je répondrais. Mais pourtant, après avoir repassé ce qui pouvait être le plus utile au salut de ceux que nous servons dans la vie spirituelle et chrétienne, je n'ai rien trouvé de meilleur, si ce n'est qu'il ne fallait pas ouvrir cette voie aux serviteurs de Dieu (2) et leur laisser croire trop facilement qu'ils sont choisis pour quelque chose de mieux quand leur vertu s'est altérée. Les chutes deviendront faciles aux moines, en même temps que l'ordre des clercs recevra une grande injure, si les déserteurs des monastères passent dans la milice de la cléricature, tandis que nous n'avons coutume d'y admettre que les moines les plus éprouvés et les meilleurs; on dit vulgairement : « Mauvais joueur de flûte, bon chanteur; » on dirait de même dans le peuple en se moquant de nous: « Mauvais moine, bon clerc. » Il serait déplorable
 
1. Saint Augustin, écrivant à Aurèle, évêque de Carthage, lui donne le titre de pape, par respect profond pour lui-même et par considération pour son siège.
2. Les moines.
 
de pousser les moines à un aussi funeste orgueil ; et de juger dignes d'un tel affront les clercs, dans les rangs de qui nous sommes; c'est à peine si un bon moine peut faire un bon clerc lorsque, avec un suffisant esprit de mortification, il manque de l'instruction nécessaire ou qu'il présente dans sa personne quelque irrégularité.
2. Votre béatitude est persuadée, je crois, que c'est par ma volonté que Donat et son frère sont sortis de leur monastère, afin de se rendre plus utiles à ceux de leur pays; mais cela est faux. Ils s'en sont allés d'eux-mêmes, ils ont quitté d'eux-mêmes, malgré nos efforts pour les retenir en vue de leur salut. Et comme Donat a été ordonné avant que nous ayons statué sur ce point dans le concile (1), votre sagesse peut en faire ce qu'elle veut, si par hasard il est corrigé de la perversité de son orgueil. Mais pour ce qui est de son frère, principale cause de la sortie de Donat, vous savez ce que j'en pense, et je n'en dirai rien de plus. Je n'ose contester ni avec votre sagesse, ni avec votre rang, ni avec votre charité; et j'espère que vous ferez ce qui vous paraîtra le plus utile aux membres de l'Église.
 
1. Ce fut au concile de Carthage, 13 septembre 401, qu'on prit à l'égard des moines la résolution rappelée ici par saint Augustin.

LETTRE LXI. (101.)
 
Conduite de l'Église à l’égard des clercs donatistes revenus à l'unité.
 
AUGUSTIN, ÉVÈQUE, A SON TRÈS-CHER ET HONORABLE FRÈRE THÉODORE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Votre bienveillance m'avait demandé comment nous recevions les clercs du parti de Donat qui se faisaient catholiques; ce que je vous répondis alors, j'ai voulu le marquer dans cette lettre à votre adresse, afin que, si quelqu'un vous questionnait sur ce point, vous puissiez montrer, écrit de ma main, ce que nous pensons et ce que nous faisons à ce sujet. Sachez donc que nous ne détestons en eux que leur séparation qui les fait schismatiques ou hérétiques, qui les met en dehors de l'unité et de la vérité de l'Église catholique; ils n'ont point la paix avec le peuple de Dieu répandu sur toute la terre et ne reconnaissent point, hors de leurs rangs, le baptême du Christ.
 
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Tout en condamnant leur erreur, nous reconnaissons, nous respectons et nous aimons le bien qui est en eux, c'est-à-dire le nom de Dieu et son sacrement. Nous gémissons sur les errants, et nous désirons les gagner à Dieu par la charité du Christ, afin que ce grand sacrement qu'ils portent pour leur perte, tandis qu'ils sont hors de l'Église, ils le portent pour leur salut en rentrant dans la paix catholique. Lorsqu'on aura fait disparaître le mal qui vient des hommes pour respecter dans les hommes tous les biens qui viennent de Dieu, il s'établira une fraternelle concorde, une aimable paix, et la charité du Christ vaincra dans les coeurs les inspirations du démon.
2. Ainsi quand ils reviennent à nous du parti de Donat, nous ne recevons pas ce qui est mauvais en eux, c'est-à-dire la séparation et l'erreur, mais ces mauvaises choses tombent comme les obstacles de la concorde; nous embrassons nos frères et nous demeurons avec eux, comme dit l'Apôtre, « dans l'unité de l'esprit, dans le lien de la paix (1); » nous reconnaissons en eux les biens de Dieu, le saint baptême, l'ordination, la profession de continence, le voeu de virginité, la foi de la Trinité; mais ces choses, et d'autres encore, ne servaient de rien tant que la charité y manquait. Qui peut dire qu'il a la charité du Christ, quand il n'en embrasse pas l'unité ? Lors donc qu'ils reviennent à l'Église catholique, ils n'y reçoivent point ce qu'ils avaient; mais ils reçoivent ce qu'ils n'avaient pas, afin que ce qu'ils possédaient auparavant commence à leur profiter. C'est ici qu'ils reçoivent la racine de la charité dans le lien de la paix et dans la société de l’unité, pour que tous les sacrements de vérité servent à leur délivrance et non pas à leur damnation. Les sarments ne doivent point se glorifier de ne pas être du bois des épines, mais du bois de 1a vigne ; car s'ils restent séparés du cep, ils seront, malgré leur belle apparence, jetés au feu. Mais l'Apôtre a dit de ces branches brisées que Dieu est assez puissant pour les enter une seconde fois (2).
C'est pourquoi, très-cher frère, montrez cette lettre, dont l'écriture vous est bien connue , à tous les donatistes qui vous témoigneront des inquiétudes sur le rang qu'ils occuperaient au milieu de nous; et s'ils veulent la garder, donnez-la leur; je prends Dieu à témoin sur mon âme, qu'en rentrant parmi nous,
 
1. Ephés. IV, 3. — 2. Rom. XI, 23.
 
non-seulement ils conserveront le baptême du Christ, qu'ils ont reçu, mais encore la place qui est due à l'ordination et à la continence (1).
 
 1. Le clergé donatiste qui revenait à l'Église catholique fut traité diversement selon les époques; saint Augustin, dans cette question, s'inspira toujours des sentiments les plus larges et les plus conciliants.
 
LETTRE LXII. (A la fin de l'année 394.)
 
Sur une question de serment.
 
ALYPE, AUGUSTIN ET SAMSUCIUS (2), ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC NOUS, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU TRÈS-CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE SÉVÈRE  (3), NOTRE COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT , ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS.
 
1. Lorsque nous sommes allés à Sousane pour nous y informer de ce qu'on y a fait en notre absence et contre notre volonté, nous avons reconnu que certaines choses s'étaient passées comme nous l'avions entendu dire, et que d'autres s'étaient passées autrement; mais tout ce que nous avons appris nous a paru déplorable : nous avons, dans la mesure du secours divin, remédié à ces misères en employant tour à tour les reproches, les avertissements, les prières. Ce qui nous a le plus contristés après le départ de votre sainteté, c'est qu'on ait laissé partir nos frères sans leur donner un guide pour leur retour; veuillez le pardonner et sachez que cela a été fait plus par crainte que par mauvaise intention. Comme on croyait que notre fils Timothée les avait surtout envoyés pour vous exciter contre nous, on ne voulait rien entamer jusqu'à notre arrivée qu'on espérait en même temps que la vôtre, et on ne pensait pas qu'ils partiraient sans guide. Mais cela est mal, qui en doute? Il avait été même dit à Fossor que Timothée était déjà parti avec ces mêmes frères, et c'était faux; cela pourtant n'a pas été dit par le prêtre; et il nous a été manifestement déclaré, autant que ces choses puissent l'être, que notre frère Carcédonius a tout ignoré.
2. Mais pourquoi tous ces détails ? notre fils Timothée,bouleversé de cette situation douteuse où il se trouvait malgré lui, nous fit savoir que,
 
 
2. Samsucius, évêque de Tours en Numidie , assista au concile de Carthage, en 407.
3. Nous avons parlé, dans l'Histoire de saint Augustin, de la tendre et profonde amitié qui unissait l'évêque d'Hippone et Sévère, évêque de Milève.
 
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pendant que vous le pressiez de servir Dieu à Sousane, il éclata et jura qu'il ne se séparerait jamais de vous. Comme nous lui demandions ce qu'il voulait, il répondit que ce serment l'empêchait d'être là où nous désirions qu'il fût auparavant, surtout lorsqu'il pouvait en sûreté faire usage de sa liberté. Nous lui expliquâmes qu'il ne serait point coupable de parjure si, pour éviter un scandale, il arrivait, non par son fait, mais par le vôtre, qu'il ne pût pas être avec nous, car son serment regarde sa volonté et non la vôtre, et il a avoué que vous ne lui aviez rien juré vous-même; il finit par dire, comme il convenait à un serviteur de Dieu, à un fils de l'Eglise, qu'il se conformerait sans hésitation à ce que nous aurions décidé sur son compte avec votre sainteté. C'est pourquoi nous vous demandons, nous conjurons votre sagesse, par la charité, du Christ de vous souvenir de tout ce que nous avons dit et de nous réjouir par votre réponse; car nous qui sommes plus forts, si toutefois on peut oser prononcer un tel mot au milieu de tant de tentations qui nous assiégent, nous devons, comme dit l'Apôtre : « supporter les faiblesses des infirmes (1). » Notre frère Timothée n'a point écrit à votre sainteté parce que votre saint frère a dû vous dire tout ce qui s'est passé. Souvenez-vous de nous, glorifiez-vous dans le Seigneur, bienheureux, vénérable et cher seigneur et frère.
 
1. Rom. XV, 1.
 
LETTRE LXIII. (Fin de l'année 401.)
 
Saint Augustin se plaint auprès de son ami et collègue sévère qu'il ait ordonné sous-diacre, pour le retenir dans son diocèse, un ecclésiastique qui avait rempli dans le diocèse d'Hippone les fonctions de lecteur.
 
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC MOI AU BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR SÉVÈRE, SON BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AINSI QU'AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Si je dis tout ce que l'intérêt de ma cause me force à dire, que deviendra la charité ? Si je me tais, où sera la liberté de l'amitié? Après avoir hésité, je me suis décidé à vous adresser non point des reproches, mais ma justification. D'après une de vos lettres, vous vous étonnez que nous ayons voulu supporter avec douleur ce qu'une réprimande aurait pu faire cesser, comme si le mal déjà fait ne restait pas déplorable, même après qu'on y a remédié autant qu'on l'a pu, et comme s'il ne fallait pas surtout supporter ce qui une fuis reconnu mal fait ne peut pas être défait. Cessez donc de vous étonner, mon très-cher frère. Timothée a été ordonné sous-diacre à Sousane, contre mon avis et ma volonté, tandis que nous délibérions encore sur le parti qu'il fallait prendre à son égard. Je m'en afflige toujours, quoiqu'il soit retourné auprès de vous, et, en ceci, je ne me repens point d'avoir accédé à votre volonté.
2. Ecoutez ce que nous avons fait par nos reproches, nos avertissements, nos prières, avant même qu'il fût parti d'ici, afin que vous ne pensiez plus que rien n'a été blâmé avant son retour auprès de vous. D'abord, nous lui avons reproché de ne pas vous avoir obéi et d'être parti pour aller vers votre sainteté, sans avoir consulté notre frère Carcédonius, ce qui a été le commencement de notre tribulation ; nous avons repris ensuite le prêtre et Vérin, parce que nous avons découvert que ce sont eux qui ont fait ordonner Timothée. A la suite de ces reproches, ils ont confessé que toutes ces choses avaient été faites mal à propos, et ont demandé leur pardon; nous aurions été dès lors impitoyables, si nous n'avions pas cru à leur repentir. Ils ne pouvaient pas faire que ce qui a été ne fût pas ; le seul but de notre réprimande était de les amener à reconnaître et à déplorer leurs torts. Personne n'a échappé à nos avertissements, pour que de telles choses ne se reproduisent point, et qu'on ne s'expose pas à encourir la colère de Dieu; ensuite et principalement nous avons repris Timothée, qui se disait forcé par son serment d'aller vers vous; nous lui avons dit, et nous espérions que, prenant en considération nos entretiens à ce sujet, votre sainteté pourrait bien ne pas vouloir admettre auprès de vous quelqu'un qui était déjà lecteur ici, de peur de scandaliser les faibles, pour lesquels le Christ est mort, et de peur de blesser la discipline de l'Eglise, dont malheureusement on s'occupe si peu : ainsi dégagé de son serment, il aurait tranquillement servi Dieu, à qui nous devons rendre compte de nos actions. Nos avis ont amené notre frère Garcédonius à accepter patiemment tout ce qui sera décidé sur Timothée, (78) pour le maintien nécessaire de la discipline ecclésiastique. La correction par les prières nous touche nous-mêmes; nous recommandons à la miséricorde de Dieu notre administration et nos conseils, et si quelque indignation a mordu notre coeur, nous prions Dieu de nous guérir de sa main droite comme avec un remède souverain. Voilà comment nous avons beaucoup corrigé, soit par les reproches, soit par les avertissements, soit par la prière.
3. Et maintenant, pour ne pas rompre le lien de la charité, et pour ne pas être possédé par Satan, dont nous connaissons les desseins, que devons-nous faire, si ce n'est de vous obéir, à vous, qui avez cru qu'il était impossible de réparer ce qui s'est passé autrement qu'en rendant à votre juridiction celui en qui vous vous plaignez qu'elle ait été blessée. Notre frère Carcédonius lui-même, après un vif mouvement de dépit, pour lequel je vous demande de prier pour lui, a consenti de bonne grâce à ce parti, parce qu'il a vu le Christ dans votre personne; et, tandis que je me demandais s'il ne fallait pas retenir Timothée jusqu'à ce que je vous eusse envoyé une nouvelle lettre, c'est lui-même qui, craignant pour vous une nouvelle peine, a coupé court à ma discussion, et a non-seulement permis, mais demandé instamment que Timothée vous fût rendu.
4. Pour moi, frère Sévèxe, je remets ma cause à votre jugement, car je sais que le Christ habite dans votre coeur, et par le Christ, je vous demande de le consulter lui-même, lui qui gouverne votre âme qui lui est soumise; demandez-lui si un homme qui avait commencé à lire dans mon église, non pas une fois, mais une seconde et une troisième fois, à Sousane où il accompagnait le prêtre de ce lieu, à Tours. à Cizan, à Verbal, ne peut pas, ne doit pas être regardé comme lecteur (1). De même que nous avons réparé, comme Dieu le voulait, ce qui s'est fait malgré nous, ainsi réparez vous-même ce qui a été fait à votre insu : Dieu le veut également. Je ne crains pas que vous compreniez peu la brèche qui serait faite à la discipline ecclésiastique, si l'évêque d'une autre Eglise, qu'un clerc aurait juré de ne jamais quitter, lui permettait de rester avec lui, par la raison qu'il ne veut pas le rendre parjure. Assurément celui qui ne le souffrira
 
1. Le concile de Milève trancha cette question le 27 août 402. Quiconque aura lu, même une seule fois, dans une église, ne doit  pas être retenu par une autre église.
 
point, qui ne permettra point à ce clerc de demeurer auprès de lui parce que son serment n'a pu engager que lui-même, gardera la règle de paix, sans blâme possible de personne.

LETTRE LXIV. (401.)
 
Saint Augustin répond à un prêtre accusé et qui se plaignait de n'être pas encore jugé; il l'exhorte à ne pas lire aux fidèles dans l'église des Ecritures non canoniques, afin de ne pas donner des armes aux hérétiques et surtout aux manichéens. — On ne doit pas s'imposer par la force au troupeau dont on a cessé d'être le pasteur.
 
AUGUSTIN A QUINTIEN, SON CHER FRERE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Nous. ne dédaignons pas de regarder les corps de moindre beauté, surtout quand nos âmes elles-mêmes n'ont pas encore atteint la beauté qu'elles auront plus tard; nous l'espérons, lorsque celui qui est beau d'une manière ineffable et en qui nous croyons maintenant sans le voir, nous apparaîtra; car nous serons semblables à lui lorsque nous le verrons comme il est (1). Si vous voulez m'écouter de bon coeur et comme un frère, je vous exhorterai à entrer dans ces sentiments et à ne pas croire votre âme assez belle ; mais, selon le précepte de l'Apôtre, réjouissez-vous dans votre espérance et faites ce qu'il ajoute: « Réjouissez-vous dans votre espérance, dit-il, soyez patients dans les tribulations (2). Nous ne sommes sauvés qu'en espérance. » Et il dit encore : « L'espérance qui se voit n'est pas une espérance; ce qui se voit, qui l'espère?.. Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience. (3) » Que cette patience ne défaille point en vous, attendez le Seigneur dans une bonne conscience. Agissez avec courage, que votre coeur prenne une nouvelle force, et soyez ferme dans l'attente du Seigneur (4).
2. Il est bien clair que si vous veniez vers nous, sans être encore en communion avec le vénérable évêque Aurèle, vous ne pourriez pas non plus être en communion avec nous; nous garderions dans cette conduite la même charité qu'il garde certainement lui-même. Votre arrivée ici ne nous serait pas pour cela incommode ;
 
1. I  Jean, III, 2. — 2. Rom. XII, 12. — 3. Ibid. VIII, 24, 25. — 4. Ps. XXXI , 20.
 
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vous devriez vous-même supporter tranquillement pour la discipline de l'Eglise la sévérité de notre réserve, quand surtout votre conscience, connue seulement de Dieu et de vous, ne vous reproche rien. C'est le poids de ses affaires et non pas un sentiment contre vous, qui a obligé Aurèle de différer le jugement de votre cause; et si ces affaires vous étaient connues comme les vôtres , vous ne seriez ni étonné ni affligé de ce retard. Je vous demande aussi de croire aux occupations qui m'accablent, parce que vous ne pouvez pas plus les connaître que celles d'Aurèle. Du reste, il y a des évêques de plus ancienne date et de plus d'autorité, et qui sont bien plus vos voisins que moi; vous pourriez plus aisément leur soumettre les causes de l'Eglise dont vous êtes chargé. Toutefois, je n'ai pas omis de parler de vos tribulations et de vos plaintes à mon vénérable et saint frère et collègue Aurèle; j'ai eu soin de lui envoyer la preuve de votre innocence par une copie de votre lettre. Quant à celle oit vous m'avez fait entendre qu'il viendrait à Badesilit (1) et où vous me témoignez des craintes de trouble et de mauvaise influence pour le peuple de Dieu, je l'ai reçue la veille ou l'avant-veille de Noël. Je n'ose m'adresser à votre peuple par une lettre; je pourrais écrire à ceux qui m'écriraient; mais comment m'adresser de mon propre mouvement à ceux qui ne sont pas confiés à mes soins?
3. Cependant ce que je vous dis à vous, qui m'avez écrit, faites-le connaître à ceux qu'il est besoin d'en instruire; et vous-même ne scandalisez pas l'Eglise en lisant au peuple des Ecritures non reçues par le canon ecclésiastique; les hérétiques, et surtout les manichéens qui, d'après ce que j'apprends, aiment à se cacher dans vos campagnes, ont coutume de renverser avec ces livres les cervelles des ignorants. J'admire que vous me demandiez de ne pas laisser admettre dans le monastère ceux des vôtres qui viendraient vers nous, conformément aux décrets du concile; et vous oubliez qu'il a été marqué dans le concile (1) quelles sont les Ëcritures canoniques qu'on doit lire au peuple de Dieu. Repassez donc le concile, et gardez bien le souvenir de tout ce que vous y lirez; vous y trouverez qu'il a été statué, non pas pour les laïques, mais pour les clercs seulement, qu'ils ne doivent pas être indifféremment
 
1. Concile d'Hippone, année 393, et concile de Carthage, année 91.
 
reçus dans un monastère. Ce n'est pas qu'il y ait été fait mention de monastère, mais le règlement porte qu'on ne doit pas recevoir des clercs étrangers, et il a été décidé dans un concile récent (1), que ceux qui s'en iraient ou seraient chassés d'un monastère, ne pourraient ni être placés à la tête d'une communauté ni être admis dans la cléricature. Si donc vous avez quelque inquiétude sur Privatien, sachez que nous ne l'avons pas encore reçu dans notre communauté, mais j'ai envoyé sa cause au vénérable Aurèle, et je me conformerai à ce qu'il aura décidé; je m'étonne qu'on puisse être réputé lecteur après avoir, à peine une seule fois, lu des Ecritures qui n'étaient pas même canoniques. Si cela suffit pour être lecteur ecclésiastique , assurément cette Ecriture est aussi ecclésiastique. Mais si cette Ecriture n'est pas ecclésiastique, quiconque l'a lue, même dans une église, n'est pas lecteur ecclésiastique. Toutefois, je m'en tiendrai pour ce jeune homme à ce qui paraîtra bon an pontife dont il a été parlé plus haut.
4. Le peuple de Vigésilis, qui nous est si cher, à vous et à moi, dans les entrailles du Christ, s'il refuse de recevoir un évêque dégradé dans un concile général de l'Afrique, fera sagement; il ne peut ni ne doit être forcé. Et quiconque le contraindra violemment montrera ce qu'il est, et fera comprendre ce qu'il était déjà quand il ne permettait pas qu'on pensât rien de mauvais sur son compté. Nul ne découvre mieux ce qu'il a été que celui qui portant le trouble et la plainte autour de lui, veut employer les puissances séculières ou des violences quelconques pour retrouver la dignité qu'il a perdue; car dès ce moment son dessein n'est pas de servir un Maître qui le veuille pour ministre, mais de dominer des chrétiens qui ne veulent pas de lui. Frère , soyez prudent; le démon est très-rusé, mais le Christ est la sagesse de Dieu.
 
1. Concile de Carthage, 481.

LETTRE LXV. ( Au commencement de l'année 402.)
 
Un prêtre interdit par saint Augustin.
 
AUGUSTIN AU PRIMAT XANTIPPE, SON BIENHEUREUX SEIGNEUR , VÉNÉRABLE ET AIMABLE PÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Après avoir rempli tous mes devoirs envers vos mérites, en saluant votre dignité et en me recommandant beaucoup à vos prières, je confie à votre sagesse qu'un certain Abondantius, de la terre de Strabonia, dont je suis chargé , a été ordonné prêtre; comme il ne marchait pas dans les voies des serviteurs de Dieu, il avait commencé à ne plus avoir une bonne réputation;, effrayé, ne voulant rien croire témérairement, mais au fond très-inquiet, je cherchai si par quelque moyen je ne pouvais point parvenir à des preuves certaines d'une mauvaise conduite. Je découvris d'abord qu'il avait détourné une somme d'argent remise, comme un dépôt sacré, entre ses mains par un paysan, et qu'il n'avait pu en rendre un compte tant soit peu vraisemblable. De plus il a été convaincu, et nous avons son aveu, d'avoir, la veille de Noël, jour de jeûne pour l'Eglise de Gippis comme pour toutes les autres, pris congé vers les cinq heures, de son collègue le prêtre de Gippis, comme pour s'acheminer vers son église, de s'être arrêté dans ce même lieu sans qu'aucun clerc l'accompagnât, d'avoir dîné et soupé chez une femme de mauvaise réputation et d'être resté dans sa maison. Déjà un de nos clercs d'Hippone avait été éloigné pour avoir logé chez elle. Abondantius savait très-bien cela et n'a pas pu le nier. Quant à ce qu'il a nié, je l'ai laissé à Dieu, ne jugeant que les choses qu'il n'a pas été permis de cacher. J'ai craint de lui confier une église , surtout une église placée au milieu de la rage et des aboiements des hérétiques. Il m'a demandé une lettre pour le prêtre du village d'Armeman, situé dans le territoire de Bulle, d'où il est venu vers nous; il désirait qu'il y fût fait mention de ce dont on l'accusait, de peur qu'on ne le soupçonnât de quelque chose de plus horrible; il espérait vivre dans ce coin de terre, mais sans remplir de fonction ecclésiastique, et vivre plus régulièrement; touché de compassion, je ne lui ai pas refusé cette lettre. Il fallait vous donner tous ces détails, pour vous mettre en garde contre toute tentative de mensonge.
2. J'ai entendu la cause d'Abondantius cent jours avant Pâques, qui doit être le huitième des ides d'avril. C'est à cause du concile que je vous dis cela; je ne lui ai pas caché à lui-même, mais je lui ai fait connaître sincèrement, comme il a été ordonné alors, que s'il voulait en appeler pour sa cause, il devrait le faire avant un an, sans quoi il ne serait plus entendu. Quant à nous, bienheureux seigneur et vénérable père, si nous ne croyons pas devoir punir, d'après les décrets du concile , des désordres ainsi prouvés, surtout quand ils se mêlent à une réputation déjà mauvaise, nous serons forcés d'examiner ce qu'on ne peut pas constater, de condamner ce qui n'est pas certain, ou de passer sur ce qu'on ne connaît pas. Pour moi, j'ai cru devoir éloigner des fonctions sacerdotales un prêtre qui, en un jour de jeûne, jeûne observé par l'église du lieu où il était, prenant congé du prêtre du lieu, n'ayant aucun clerc avec lui, a osé s'arrêter, dîner, souper et dormir dans la maison d'une femme perdue d'honneur : j'ai craint de lui confier une église de Dieu. Si par hasard des juges ecclésiastiques voient autrement, par la raison qu'il faut, d'après le décret du concile (1), six évêques pour juger un prêtre, confie, qui veut, à un tel prêtre une église de sa juridiction; à Dieu ne plaise que je laisse à de pareils pasteurs une portion quelconque de mon troupeau, surtout lorsque nulle bonne renommée ne convie à oublier leurs fautes ! S'il venait à éclater quelque chose de pis, je me l'imputerais et j'en serais malheureux.
 
 1. Concile de Carthage, en 318.

LETTRE LXVI. (Année 398.)
 
Indignation pieuse de saint Augustin contre l'évêque donatiste de Calame qui avait osé rebaptiser de pauvres catholiques d'un village qui lui appartenait.
 
AUGUSTIN A L'ÉVÊQUE DONATISTE CRISPINUS, A CALAME (2).
 
1. Vous auriez dû craindre Dieu; mais puisque, en rebaptisant les gens de Mappale, vous avez voulu vous faire craindre comme homme, pourquoi l'autorité du souverain ne vaudrait-elle pas dans une province autant qu'une
 
2. Aujourd'hui Ghelma.
 
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autorité de province dans un village? Si vous comparez les personnes, vous êtes propriétaire, lui est empereur; si vous comparez les lieux, vous êtes le maître d'un fonds de terre, il est le maître d'un royaume; si vous comparez les causes, lui veut que la division cesse, vous voulez, vous, que l'unité soit divisée. Mais ce n'est pas de l'homme que nous voulons vous faire peur, car nous pourrions vous obliger à payer dix livres d'or, conformément aux ordres de l'empereur. Diriez-vous qu'il vous est impossible de payer ce à quoi sont condamnés les rebaptiseurs, car vous dépensez beaucoup pour acheter ceux que vous rebaptisez? Mais, je vous l'ai fait observer, ce n'est pas de l'homme que nous voulons vous faire peur; que. le Christ plutôt vous épouvante. Je voudrais savoir ce que vous lui répondriez, s'il vous disait : « Crispin, tu as payé cher pour acheter « la peur des gens de Mappale, et n'est-elle d'aucun prix, ma mort, pour acheter l'amour de toutes les nations ? est-ce que ce que tu as compté de ton sac pour rebaptiser tes paysans vaut plus que ce qui a coulé de mon côté pour baptiser mes peuples? » Je sais que vous entendrez beaucoup de choses si vous prêtez l'oreille au Christ, et que votre héritage même vous avertira de l'impiété de vos discours contre le Christ. Car, si par le droit humain, vous vous croyez le solide possesseur de ce que vous avez acheté avec votre argent, combien plus le Christ possède-t-il, par le droit divin, ce qu'il a acheté avec son sang ! Oui, il possédera fermement tout ce qu'il a acheté, celui dont il est dit : « Il dominera d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre (1). » Mais comment espérez-vous ne pas perdre ce que vous croyez avoir acheté en Afrique, vous qui dites que le Christ, après avoir perdu le monde entier, est réduit à l'Afrique seule?
2. Quoi de plus ? si c'est de leur propre mouvement que les gens de Mappale ont passé dans votre communion, qu'ils nous entendent tous les deux; on écrira ce que nous dirons, nous le signerons, on le traduira en langue punique, et les Mappaliens, délivrés de toute contrainte, feront librement leur choix. D'après ce que nous dirons, on verra si c'est la compression qui les retient dans l'erreur, ou si c'est de leur pleine volonté qu'ils ont embrassé la vérité. Et s'ils ne comprennent pas
 
1. Ps. LXXI, 8.
 
ces choses, par quelle témérité avez-vous fait changer de foi religieuse à des gens qui ne comprennent pas? et s'ils comprennent, qu'ils nous entendent tous les deux, comme je l'ai déjà dit, et qu'ils fassent ce qu'ils voudront. Et si vous pensez que l'autorité des maîtres ait forcé ceux des vôtres qui sont revenus à nous, faisons à leur égard la même chose qu'ils nous entendent tous les deux, et qu'ils choisissent ensuite le parti qui leur plaira. Si vous refusez ce que je vous propose, qui pourra ne pas reconnaître que vous ne vous croyez pas sûr d'avoir avec vous la vérité ? mais prenez garde à la colère de Dieu, ici et dans la vie future. Je vous adjure par le Christ de me répondre.

LETTRE LXVII. (Année 492.)
 
Saint Augustin assure à saint Jérôme qu'il n'est pas vrai qu'il ait écrit un livre contre lui, comme on l'en a accusé. — Vif et affectueux désir d'obtenir quelque chose du solitaire de Bethléem.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR JÉRÔME, SON TRÈS-HONORABLE FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST ET SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. J'ai su que ma lettre vous était parvenue; jusqu'ici je n'ai pas mérité que vous y ayez répondu, mais je ne l'impute pas à votre charité : quelque chose sans doute vous en a empêché. Je dois plutôt reconnaître qu'il faut que je prie le Seigneur de donner à votre bonne volonté le moyen de m'envoyer ce que vous m'avez écrit, car le moyen de m'écrire, il vous l'a déjà donné : vous n'avez qu'à vouloir pour faire aisément.
2. On m'a rapporté une chose que j'hésite à croire, mais dont je n'hésite pas à vous parler il vous aurait été dit, dernièrement, par je ne sais quels frères, que j'ai écrit un livre contre vous, et que je l'ai envoyé à Rome. Sachez que cela est faux; je prends notre Dieu à témoin que je n'ai rien fait de pareil. Si, par hasard, on trouve dans quelques-uns de mes écrits quelque chose de contraire à vos sentiments, vous devez savoir que cela n'a pas été dit contre vous, mais que j'ai tout simplement écrit ce qui m'a semblé bon ; si vous ne pouvez le savoir, vous devez le croire. En vous parlant de la sorte, non-seulement je suis (82) très-disposé, si quelque chose vous a ému dans mes livres, à recevoir vos fraternelles observations et à me réjouir de ma propre correction ou des marques de votre bienveillance, mais encore je vous demande cela et vous le redemande avec instance.
3. Oh ! que ne m'est-il permis, sinon d'habiter avec vous, au moins de vivre dans votre voisinage, pour jouir dans le Seigneur de vos fréquents et doux entretiens ! Mais puisque cette joie ne m'est pas donnée, je demande que vous cherchiez à conserver, à accroître, à perfectionner notre seul moyen d'être ensemble dans le Seigneur, et que vous ne dédaigniez pas mes lettres, quoique rares. Saluez avec respect de ma part le saint frère Paulinien (1), et tous les frères qui se réjouissent avec vous et de vous dans le Seigneur. Souvenez-vous de nous, et soyez exaucé dans tous vos saints désirs, cher et très-désiré seigneur et honorable frère dans le Christ.
 
1.  C'était le frère de saint Jérôme.

LETTRE LXVIII. (Année 402.)
 
Saint Jérôme répond à la précédente lettre de saint Augustin et parle de celle où l'évêque d'Hippone l’invitait à chanter la palinodie sur un passage de l’Epître aux Galates; malgré de pieux efforts pour se retenir, on reconnaît aisément un homme blessé dans le langage du solitaire de Bethléem.
 
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE CHRIST.
 
1. Au moment même du départ de notre saint fils, le sous-diacre Astérius mon ami, j'ai reçu la lettre de votre béatitude, par laquelle vous m'assurez que vous n'avez pas envoyé de livre à Rome contre moi. Je n'avais pas entendu dire que vous l'eussiez fait; mais il était arrivé ici, par notre frère, le sous-diacre Sysinnius, copie d'une certaine lettre qui semblait m'être adressée. Vous m'y exhortez à chanter la palmodie sur un passage de l'Apôtre et à imiter Stésichore, dénigrant et louant tour à tour Hélène, et qui recouvra par des hommages la vue qu'il avait perdue par des vers injurieux (2). Quoique j'aie cru reconnaître dans la lettre votre style et votre raisonnement, je vous avoue cependant, en toute simplicité, que j'ai été d'avis de ne pas vous l'attribuer témérairement, de peur que si je venais à vous blesser en vous répondant, vous n'eussiez le droit de dire que j'aurais dû auparavant prouver que cette lettre était de vous. D'ailleurs la longue maladie de la sainte et vénérable Paula a encore retardé ma réponse. Durant nos
 
2. C'est Platon qui a ainsi expliqué la cécité et la guérison du poète Stésichore.
 
longs jours d'assiduité auprès de la malade, j'ai presque oublié votre lettre ou la lettre de celui qui avait écrit sous votre nom; je me rappelais ce verset de l'Ecclésiastique : «Un discours importun, c'est de la musique dans le deuil (1). » Si donc la lettre est de vous, écrivez-le-moi franchement, ou bien envoyez-moi une copie plus exacte, afin que nous disputions sans aigreur sur les Ecritures, et que je me corrige ou que je montre qu'on m'a repris à tort.
2. A Dieu ne plaise que j'ose toucher à quelque chose dans les livres de votre béatitude ! j'ai bien assez de revoir les miens, sans aller censurer ceux d'autrui. Au reste, votre sagesse sait très-bien que chacun abonde dans son sens, et qu'il n'appartient qu'à de vaniteux adolescents de chercher de la renommée pour leur nom en attaquant des hommes illustres. Je ne suis pas assez insensé pour me croire offensé de la différence de nos interprétations, car vous ne serez pas blessé vous-même de mes sentiments qui seraient contraires aux vôtres. Mais la vraie manière de nous reprendre entre amis, c'est de ne voir pas notre besace, comme dit Perse, pour considérer la besace où sont les défauts d'autrui (2). Aimez celui qui vous aime, et, jeune, ne provoquez pas un vieillard dans le champ des Ecritures. J'ai eu aussi mon temps, et j'ai couru autant que j'ai pu. Maintenant, pendant que vous courez et que vous franchissez de longs espaces, un peu de repos m'est dû; et si vous me permettez de le dire sans manquer au respect qui vous est dû, pour que vous ne soyez pas seul à me citer quelque chose des poètes, souvenez-vous de Darès et d'Entelle, et du proverbe qui dit que le boeuf fatigué n'en est que plus ferme sur ses pieds. J'ai dicté ceci avec tristesse. Plût à Dieu que je méritasse vos embrassements et que nous pussions, en de mutuels entretiens, apprendre quelque chose l'un de l'autre!
Calphurnius, surnommé Lanarius (3), m'a envoyé ses outrages avec son audace accoutumée; j'ai su que, par ses soins, cet écrit injurieux était parvenu en Afrique. J'ai brièvement répondu à une partie du libelle, et je vous ai envoyé une copie de cette réponse, me réservant de vous adresser un travail plus étendu quand j'aurai le loisir de m'y mettre. J'ai pris garde de blesser en quoi que ce soit sa réputation de chrétien, et me suis uniquement attaché à réfuter ses mensonges et les sottises de cet homme extravagant et ignorant. Souvenez-vous de moi, saint et vénérable pape. Voyez combien je vous aime, puisque, provoqué par vous, je ne veux pas vous répondre, ni vous attribuer ce que j'aurais peut-être blâmé dans un autre. Notre frère commun vous salue humblement.
 
1. Ecclési. XXII, 6.
2. Ce sont les deux besaces dont parle Esope et qui ont fait dire à Perse :
Ut nemo in sese tentat descendere, nemo;
Sed praecedenti spectatur mantica tergo.
3. C'est son adversaire Ruffin que saint Jérôme désigne sous ce nom.

LETTRE LXIX. (A la fin de l'année 389.)
 
Deux frères avaient passé du parti de Donat à l'unité catholique; l'un d'eux était évêque, et, pour l'amour de la paix, avait déposé le fardeau de l'épiscopat; c'est au frère de celui-ci que saint Augustin écrit la lettre qu'on va lire; il désire le voir se retirer du monde et succéder à celui qui vient de donner l'exemple d'une piété généreuse et d'une profonde humilité.
 
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER SEIGNEUR ET HONORABLE ET AIMABLE FILS CASTORIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. L'ennemi des chrétiens s'est efforcé, par le moyen de notre très-cher et très-doux fils votre frère, d'exciter un dangereux scandale dans l'Eglise catholique qui vous a maternellement reçus lorsque, vous enfuyant de la portion retranchée et déshéritée, vous êtes rentrés dans l'héritage du Christ; il aurait désiré obscurcir d'une tristesse humiliante la sérénité de la joie que nous avait causée votre retour religieux. Mais si le Seigneur notre Dieu, miséricordieux et compatissant, consolateur des affligés, ce Dieu qui nourrit les petits et guérit les infirmes, a permis un peu de mal, c'était pour que nous eussions plus de contentement à voir la chose réparée, que nous n'avions eu d'affliction à la voir compromise. Il est plus glorieux de déposer le fardeau de l'épiscopat pour épargner des maux à l'Eglise, que de l'avoir accepté pour gouverner. Si l'intérêt de la paix vient à le demander, on montre bien qu'on était digne d'être évêque quand on ne fait rien d'indigne pour défendre ce qu'on a reçu. Dieu a voulu faire voir aux ennemis de son Eglise, par votre frère, notre fils Maximien, que ceux-là sont bien dans ses entrailles qui cherchent, non pas leurs intérêts, mais ceux de Jésus-Christ. Ce n'est point par un calcul de cupidité temporelle que Maximien a renoncé à la dispensation des mystères de Dieu, mais par un sentiment de paix, et, de peur qu'une honteuse et funeste division n'éclatât parmi les membres du Christ. En effet, rien ne serait plus aveugle et plus exécrable que de quitter le schisme par amour pour la paix de l'Eglise catholique, et de troubler ensuite cette même paix catholique au profit d'une dignité dans laquelle on prétendait se maintenir. Et aussi, lorsqu'on s'est séparé de l'orgueil furieux des donatistes, rien n'est plus louable et plus conforme à la charité chrétienne que de s'attacher à l'héritage du Christ, au point de prouver son amour de l'unité par un grand témoignage d'humilité. De même que nous nous réjouissons d'avoir trouvé votre frère tel que la tempête de la tentation n'ait pu renverser dans son coeur ce que la divine parole y avait édifié, ainsi nous souhaitons, et nous demandons au Seigneur qu'il fasse voir de plus en plus, par sa vie et ses moeurs, combien il aurait rempli dignement les devoirs qu'il aurait acceptés s'il l'avait fallu. Qu'il reçoive l'éternelle paix promise à l'Eglise, lui qui a compris que ce qui ne convenait pas à la paix de l'Eglise ne pouvait lui convenir.
2. Mais vous, très-cher fils, qui n'êtes point pour nous une petite joie, vous que des motifs pareils n'empêchent point de recevoir l'épiscopat, il convient à votre caractère de consacrer au Christ ce qu'il vous a donné; car votre esprit, votre sagesse, votre éloquence, votre gravité, votre tempérance, et les autres vertus qui font l'ornement de votre vie, sont des dons de Dieu. A qui peuvent-ils mieux servir qu'à celui qui les accorde ? Ils seront ainsi conservés, développés, achevés et récompensés. Ah ! que ces dons ne se mettent point au service de ce monde, de peur qu'ils ne s'évanouissent et ne périssent avec lui. Nous savons qu'avec vous il n'est pas besoin de beaucoup insister sur ce point; vous connaissez la vanité des espérances de l'homme, l'insatiabilité de ses désirs, l'incertitude de la vie. Chassez donc de votre coeur tout ce qu'il aurait pu concevoir de faux espoir de bonheur sur la terre ; travaillez dans le champ du Seigneur, où les fruits sont certains, où déjà tant de promesses ont été accomplies qu'il faudrait être insensé pour désespérer de l'accomplissement de ce qui reste. Nous vous conjurons, par la divinité et l'humanité du Christ, par -la paix de cette céleste cité dont l'éternel repos nous est donné après les labeurs du pèlerinage, nous vous conjurons de succéder, dans l'épiscopat de Vagine, à votre frère, qui n'en est pas déchu avec ignominie,mais qui s'en est démis avec gloire. Que ce peuple, pour qui nous espérons de votre esprit et de votre parole, enrichie des dons de Dieu, tant de fruits abondants, comprenne par vous que votre frère a fait ce qu'il a fait dans des pensées de paix, et non pas afin de se dérober au poids du travail. Nous avons (84) donné ordre que cette lettre ne vous soit lue que quand ceux à qui vous êtes nécessaire vous tiendront. Car nous vous tenons déjà par le lien de l'amour spirituel, parce que vous êtes très-nécessaire à nôtre collège épiscopal. Vous saurez, plus tard, pourquoi nous ne sommes pas allé vers vous.

LETTRE LXX. (A la fin de Vannée 389.)
 
On oppose aux donatistes leur propre conduite.
 
ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE NOCELLION.
 
1. Après que vous nous avez rapporté la réponse de votre père Clarentius au sujet de Félicien, évêque de Musti, qu'il avouait avoir été condamné par les donatistes et puis reçu parmi eux dans sa dignité, mais condamné injustement puisqu'il était absent et prouva son absence, nous vous disons, et que Clarentius y réponde, qu'il n'était pas permis de condamner, sans l'avoir entendu, cet évêque réputé innocent par ceux-là même qui l'ont condamné. Innocent, il n'aurait pas dû être condamné, coupable il n'aurait pas dû être rétabli. S'il a été reçu parce qu'il était innocent, il était innocent lorsqu'on l'a condamné; et s'il était coupable lorsqu'on l'a condamné, il était également coupable lorsqu'on l'a rétabli. Si ceux qui l'ont condamné ignoraient son innocence, ils furent bien téméraires d'oser condamner, sans l'entendre, un innocent qu'ils ne connaissaient pas, et nous comprenons ainsi avec quelle témérité furent jugés précédemment ceux à qui ils imputèrent le crime d'avoir livré les saintes Écritures. S'ils ont pu condamner un innocent, ils ont pu de même appeler traditeurs ceux qui ne l'étaient pas.
2. De plus, ce même Félicien, après sa condamnation, est resté longtemps en communion avec Maximien; s'il était innocent quand on l'a condamné, pourquoi, communiquant avec un homme aussi souillé que Maximien, a-t-il plusieurs fois conféré le baptême hors de la communion des donatistes? Ils en sont eux-mêmes témoins, eux qui agirent auprès du proconsul pour expulser de son Église Félicien, comme faisant cause commune avec Maximien. C'était peu d'avoir condamné un absent, d'avoir condamné sans entendre , d'avoir condamné , comme ils disent, un innocent; il fallait de plus solliciter l'intervention du proconsul pour le chasser de l'Église. Lorsqu'ils le poursuivaient de la sorte, ils avouent au moins qu'ils le comptaient parmi les condamnés , parmi les pervers, parmi les maximianistes enfin. Et quand il baptisait, en communiquant avec Maximien , conférait-il un baptême vrai ou faux? Si en communiquant avec Maximien il donnait le vrai baptême, pourquoi accuser le baptême de toute la terre? et s'il donnait un faux baptême lorsqu'il était en communion avec Maximien, pourquoi a-t-on reçu avec lui ceux qu'il a baptisés dans le schisme de Maximien, et pourquoi personne d'entre vous ne les a-t-il rebaptisés ?

LETTRE LXXI. (Année 407)
 
Sur les traductions de saint Jérôme. — Tumulte dans une église catholique à l'occasion d'un passage de l'Écriture dont la traduction différait du sens accoutumé.
 
AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR JÉRÔME, SON DÉSIRABLE ET SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Depuis que j'ai commencé à vous écrire et à désirer que vous m'écriviez, jamais il ne s'est offert à moi une meilleure occasion que celle de mon très-cher fils le diacre Cyprien, serviteur de Dieu, et son très-fidèle ministre, qui vous portera cette lettre. J'espère si fort recevoir par lui une lettre de vous, que je ne puis en chose pareille rien espérer de plus certain. Il ne lui manquera ni le zèle pour solliciter une réponse, ni la grâce pour l'obtenir, ni le soin pour la conserver, ni la promptitude pour la rapporter, ni l'exactitude pour la remettre : seulement, si je la mérite de quelque manière, que le Seigneur soit dans votre coeur comme dans mon désir, et qu'il fasse que votre fraternelle volonté ne soit empêchée par nulle autre volonté plus impérieuse.
2. Les deux lettres que je vous ai envoyées étant restées sans réponse, je crains qu'elles ne vous soient point parvenues et je vous en transmets une copie. Quand même elles seraient arrivées jusqu'à vous et que par hasard votre réponse n'aurait pas pu arriver encore jusqu'à moi, envoyez-moi une seconde fois ce que vous m'auriez déjà envoyé, si tant est que vous en (85) ayez gardé la copie; sinon, écrivez-moi encore une fois, pourvu cependant que vous puissiez sans trop de dérangement faire la réponse que j'attends depuis si longtemps. Je vous avais écrit une première lettre quand je n'étais encore que prêtre; elle devait vous être portée par notre frère Profuturus, mais il ne le put parce que, près de partir, il fut fait évêque et bientôt après il mourut: je vous envoie aussi cette première lettre pour que vous sachiez depuis combien de temps je soupire ardemment après vos entretiens, et combien je souffre de ce grand éloignement qui ne permet pas à mon esprit de converser avec le vôtre, ô mon très-doux frère et si digne d'être honoré parmi les membres du Seigneur!
3. J'ajouterai ici que, depuis ce temps, nous avons appris que vous aviez traduit Job sur l'hébreu; nous possédions déjà de vous une traduction du même prophète, du grec en latin, où vous avez marqué par des astérisques ce qui est dans l'hébreu et ce qui manque au grec, et par des obélisques (1) ce qui se trouve dans le grec et ne se trouve pas dans l'hébreu : vous l'avez fait avec un soin si admirable qu'en certains endroits nous voyons à tous les mots. des étoiles qui nous avertissent que ces mots sont dans l'hébreu et pas dans le grec. Or, votre dernière traduction faite sur l'hébreu ne présente pas la même fidélité dans les mots; on se demande avec inquiétude pourquoi, dans cette première traduction, les astérisques sont posés avec tant de soin qu'ils marquent les plus petites particules du discours qui manquent aux manuscrits grecs et se trouvent dans les manuscrits hébreux, et pourquoi, dans cette autre version sur l'hébreu, cela a été fait trop peu soigneusement pour qu'on puisse trouver les mêmes particules à leurs places. J'avais songé à vous en citer des exemples, mais je n'ai pas eu sous la main la version sur l'hébreu. Toutefois votre génie vole au devant non-seulement de ce que je dis, mais encore de ce que je veux dire, et vous me comprenez assez, je pense, pour que vous dissipiez mes doutes.
4. Pour moi, j'aimerais mieux que vous traduisissiez les écritures grecques canoniques connues sous le nom des Septante. Car si votre traduction sur l'hébreu commence à être lue habituellement en plusieurs églises, il sera fâcheux que des différences se rencontrent entre les Eglises latines et les Eglises grecques, sur
 
1. Des obèles, du mot grec obelos qui signifie broche.
 
tout parce qu'on répond plus aisément aux contradicteurs avec la langue grecque, qui est très-connue. Au contraire, si quelqu'un est troublé par quelque chose de nouveau dans la version sur l'hébreu, et prétend qu'il y a eu crime de falsification, il sera très-difficile où même impossible de recourir aux témoignages hébreux pour repousser son sentiment. Et si l'on y parvient, qui souffrira que l'on condamne tant d'autorités latines et grecques ? Ce qui augmentera l'embarras c'est que les hébreux consultés pourront exprimer un avis différent; vous seul alors paraîtrez nécessaire et capable de les convaincre; mais en présence de quel juge ?je doute que vous puissiez en trouver un seul.
5. Voici un fait qui semble le prouver. Un de nos collègues avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le chef; on lisait le prophète Jonas et tout à coup on reconnut dans votre traduction (1) quelque chose de très-différent du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les grecs, qui criaient à la falsification, que l'évêque (c'était dans la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage des juifs du lieu. Ceux-ci, soit malice, soit ignorance, répondirent que le texte des grecs et des latins, en cet endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi de plus? L'évêque se vit contraint de corriger le passage comme si c'eût été une faute, ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple. Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous tromper quelquefois. Et voyez quelles suites fâcheuses, quand il s'agit de textes qu'on ne peut corriger par les témoignages comparés des langues en usage !
6. Aussi pour ce qui est de votre version de l'Evangile sur le grec, nous en rendons à Dieu de grandes actions de grâce, car, en la confrontant avec le grec, nous n'y trouvons presque rien à dire (2). Si quelqu'un, favorable aux anciennes inexactitudes latines , nous cherche querelle, il est aisément convaincu ou réfuté par la lecture et la comparaison des textes ; et si de rares endroits laissent quelques regrets, qui donc serait assez difficile pour ne pas le pardonner à un si utile travail, au-dessus de
 
1. Jonas, IV, 6.
2. Ce passage suffirait pour répondre à ceux qui ont soutenu que saint Augustin ne savait pas le grec.
 
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toute louange? Au reste, daignez nous dire ce que vous pensez des nombreuses différences entre le texte hébreu et le texte grec des Septante; cette dernière version n'est pas d'un petit poids, puisqu'elle a mérité d'être ainsi répandue et que les apôtres s'en sont servis ce qui est évident, et je me souviens que vous l'avez attesté vous-même. Vous feriez donc une oeuvre grandement utile en traduisant exactement en latin le texte grec des Septante; les traductions latines varient si fréquemment dans les divers manuscrits que c'est à peine supportable, et comme on craint toujours qu'il y ait autre chose dans le grec, on n'ose y prendre ni citations ni preuves.
Je croyais que cette lettre serait courte, mais je ne sais comment j'ai senti en la poursuivant la même douceur que si j'avais parlé avec vous. Je vous en conjure par le Seigneur, répondez à tout, accordez-moi votre présence autant que vous le pouvez si loin de moi.

LETTRE LXXII. (Année 404.)
 
Des paroles dites avec trop de confiance, des malentendus et, par-dessus tout, des commentaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme une certaine amertume; elle s'épancbe avec assez de liberté dans les pages qu'on va lire.
 
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Vous m'écrivez souvent et vous me pressez de répondre à une certaine lettre dont une copie, sans votre signature, m'était parvenue par notre frère le diacre Sysinnius, comme je vous l'ai déjà mandé, et que vous nous dites avoir été d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite à un autre; que Profuturus, nommé évêque au moment de son départ, ne s'était pas mis en route et avait été bientôt après retiré de ce monde ; et que cet autre, dont vous taisez le nom, avait craint les périls de la mer et n'avait pas voulu s'embarquer. Cela étant, je ne puis assez m'étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l'aie point reçue, moi à qui seul elle était adressée. J'ai d'autant plus lieu d'être surpris que le même frère Sysinnius assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi d'autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais dans une île de l'Adriatique.
2. il ne faut laisser à l'amitié aucun soupçon; on doit parler avec un ami comme avec soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'aviez point agi en toute simplicité de coeur, mais pour grandir à mes dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provoquiez et vous laissiez croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme un docte écrivain, et je me taisais comme un ignorant, et j'avais enfin trouvé quelqu'un pour me rabattre le caquet. Quant à moi , je l'avoue franchement, je n'ai pas voulu d'abord répondre à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre irrespectueusement à un évêque de ma communion et d'avoir à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d'autant plus que certains endroits me semblaient hérétiques.
3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : « Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre, aviez-vous bien reconnu la signature, pour blesser si facilement un ami, et rejeter injurieusement sur moi la malice d'autrui? » Donc, comme je vous l'ai déjà écrit, envoyez-moi cette même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour moi, jadis soldat, aujourd'hui vétéran, il me faut célébrer vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre, je pourrais bien me souvenir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa l'orgueil du jeune Annibal (1).
« Le temps emporte tout, même l'esprit. Je me rappelle avoir passé, dans ma jeunesse, des journées entières à chanter; maintenant j'ai oublié tous ces chants; Moeris n'a même plus  de voix (2). »
Et, pour m'en tenir aux saintes Ecritures, Berzellai, de Galaad, laissant à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes les délices offertes par le roi David (3), a montré qu'il n'appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d'accepter de tels biens.
4. Vous jurez que vous n'avez pas écrit dé livre contre moi, et que, n'ayant riels écrit, vous n'avez rien envoyé à Rome; vous me dites que s'il se rencontre dans vos ouvrages quelque chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé par vous, mais que vous avez tout simplement écrit ce qui vous a semblé vrai. Ecoutez-moi avec patience, je vous prie.
Vous n'avez pas écrit de livre! mais comment ai-je reçu par d'autres les ouvrages où vous m'avez repris? Comment l'Italie a-t-elle ce que vous n'avez point écrit? Comment demandez-vous que je réponde à ce que vous dites n'avoir pas fait? Pourtant, je ne suis pas assez dépourvu de sens pour
 
1. Tit. Liv. Décati. 3, liv. 2. — 2. Virgile, égl.IX. — 3. II Rois, XIX, 32-37.
 
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me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais si vous reprenez mes paroles, si vous me demandez raison de mes écrits, si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une palinodie et que vous prétendiez me rendre la vue; c'est alors que l'amitié est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris ainsi pour que nous n'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon coeur qui ne soit sur mes lèvres. Il ne me convient pas, à moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d'écrire quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d'attaquer ce même évêque que j'ai commencé à aimer avant de commencer à le connaître, qui le premier m'avait convié à l'amitié, et que je me suis réjoui de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez donc ce livre si par hasard il n'est pas de vous, et cessez de demander que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j'écris pour ma défense, la responsabilité en retombe sur vous qui m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été forcé de répondre.
5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages, vous êtes prêt à recevoir fraternellement mes observations, que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoignages de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard, vous excitez celui qui ne demande qu'à se taire, vous semblez faire parade de votre savoir. Il n'appartiendrait pas à mon âge de prendre des airs de malveillance à l'égard d'un homme pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes, seriez-vous surpris qu'on trouvât aussi à redire dans vos livres, surtout en ce qui touche l'explication des Ecritures où se rencontrent tant d'obscurités? Je vous parle ainsi, non pas que je juge qu'il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre, car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté vos Soliloques et quelques commentaires sur les psaumes. Si je voulais examiner ces commentaires, je montrerais que vous n'êtes pas d'accord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l'âge, mon père par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que vous m'écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.

LETTRE LXXIII. (Année 397.)
 
On vient de voir le caractère de saint Jérôme, qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait gardé quelque chose de son impétuosité naturelle; on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction, pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la distance qui le sépare de saint Jérôme, qu'il voudrait écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l'occasion de la célèbre rupture entre le solitaire de Bethléem et son ancien ami Ruffin, l'évêque d'Hippone parle de l'amitié et de lui-même dans des termes élevés et profonds.
 
AUGUSTIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que je vous ai envoyée par le serviteur de Dieu, notre fils, le diacre Cyprien ; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous voir, dans votre réponse, m'accabler de coups comme Entelle frappait de ses gantelets garnis de plomb l'audacieux Darès); cependant je réponds à ce que vous avez daigné m'écrire par notre saint fils Astérius (1); j'y ai trouvé plusieurs marques de votre bienveillante charité, et en même temps les indices de quelque offense reçue de moi; car si j'y lisais de douces paroles, bientôt aussi je m'y sentais blessé. Ce qui me surprenait pardessus tout, c'est qu'après avoir avancé que vous ne voulez pas croire témérairement que je sois l'auteur de la lettre, de peur que, blessé de votre réponse, je n'aie le droit de vous dire qu'il fallait d'abord vous assurer si elle était de moi, vous me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l'ai écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à me blesser? et si vous n'y pensez pas, comment serait-il possible que, blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j'aie le droit de me plaindre que vous n'ayez pas prouvé que la lettre était de moi, avant de me répondre ainsi, c'est-à-dire avant de m'offenser? Car si vous ne m'aviez pas blessé en me répondant, je ne pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous
1. Ci-dessus, lett. LXVIII.
 
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répondez de manière à m'offenser, quelle place nous reste-t-il pour discuter sans aucune aigreur sur les Ecritures? Pour moi, à Dieu ne plaise que je m'offense si vous voulez et si vous pouvez me prouver que vous avez compris mieux que moi ce passage de l'Epître de l'Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures ! Bien plus, à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne reçoive avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous pour m'instruire, les avertissements pour me corriger !
2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez pas me croire blessé par votre réponse; je ne pourrais jamais penser que vous eussiez répondu de manière à m'offenser si vous-même ne vous étiez senti offensé. Et si vous m'avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d'une réponse qui eût été inoffensive, cette idée est elle-même une offense. Mais ne m'ayant jamais trouvé tel , vous ne voudriez pas témérairement me supposer ce caractère, vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de moi , même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison que j'aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m'attribueriez ce qui n'est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais si vous me preniez témérairement pour ce que je ne suis pas? Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n'aurait rien de blessant.
3. Ce qui reste maintenant, c'est que vous seriez disposé à m'adresser une réponse offensante, si vous saviez avec certitude que la lettre vînt de moi; et ici, comme je ne puis croire que vous vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu'à confesser ma faute, à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m'efforcerai-je d'aller contre le courant du. fleuve, et ne demanderai je pas plutôt pardon? Je vous conjure donc, par la douceur du Christ, de me pardonner si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal en m'offensant à votre tour. Or, vous m'offenseriez si vous ne me disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes ou dans mes paroles; car si vous repreniez en moi ce qui n'est pas répréhensible, vous vous blesseriez vous-même plus que moi; un homme de votre vertu et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté de me blesser; vous ne blâmerez jamais en moi avec malignité ce que vous saurez dans votre coeur ne pas être digne de blâme. Donc, ou reprenez-moi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n'y ait pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement celui que vous ne pouvez pas condamner. Il peut se faire que ce que vous croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude . une correction très-amicale, lors même que je n'aurais pas tort, ou je reconnaîtrais à la fois et votre bienveillance et ma faute, et, autant que le Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur et je me corrigerais.
4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d'Entelle, vos paroles, dures peut-être, mais certainement salutaires ? Darès trouvait un rival qui le meurtrissait et non pas un médecin; il était vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j'éprouve quelque affliction d'un reproche mérité, mieux vaut souffrir à la tête pour la guérison du mal que de garder le mal pour ne pas vouloir toucher à la tête. Il avait bien vu cela, celui qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle que nos amis en n'osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agression, nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit ; ceux-ci au contraire, n'usent pas de toute la liberté qu'ils doivent à la justice, parce qu'ils craignent de porter quelque atteinte à la douceur de l'amitié. Vous vous comparez au bœuf, vieux de corps, mais vigoureux encore par l'esprit, et continuant à travailler utilement dans l'aire du Seigneur; me voilà, et si j'ai dit quelque chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai point du poids de votre âge, pourvu que la paille de ma faute soit broyée.
5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les repasse en soupirant ardemment. « Plût à Dieu, dites-vous, que je méritasse vos embrassements, et qu'en des entretiens mutuels nous puissions apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » Et moi je dis: plût à Dieu au moins que nous habitassions des contrées voisines, et qu'à défaut (89) d'entretiens, nous pussions recevoir fréquemment l'un de l'autre des lettres ! Telle est la distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit étant jeune sur le passage de l'Epître de l'Apôtre aux Galates, et voilà que, déjà vieux, je n'ai reçu encore aucune réponse; et que, je ne sais par quelle occasion, une copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même, malgré tous mes soins; car l'homme qui s'en était chargé ne vous l'a point portée et ne me l'a pas rapportée. Il y a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes mes études la joie utile de m'attacher à vos côtés. Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'instruire, quelqu'un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre aussi à cet égard. Je vois que je n'ai et n'aurai jamais autant que vous la science des divines Ecritures ; et si j'en possède quelque chose , je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m'est absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques, de m'appliquer à l'étude qu'autant qu'il le faut pour l'instruction des peuples qui m'écoutent.
6. J'ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus contre vous en Afrique. Cependant j'ai reçu la réponse que vous y avez faite et que vous avez daigné m'envoyer. Après l'avoir lue, j'ai déploré amèrement de voir de si vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque toutes les églises avaient connu les étroites relations. On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j'ai séché de douleur et frissonné d'effroi, qu'éprouverais-je si ce qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains ? « Malheur au monde par les scandales (1). » Voilà que nous voyons arriver, voilà que s'accomplit ce que la Vérité a dit: « Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira (2). » Quels cœurs désormais pourront s'épancher avec confiance et sécurité ? Dans le sein de qui l'amitié pourra-t-elle se jeter tout entière? de quel ami n'aura-t-on pas peur comme d'un futur ennemi, si cette division que nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O triste et misérable condition humaine ! ô qu'il
 
1. Matt. XVIII, 7. — 2. Matt. XXIV, 12.
 
y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on ne sait rien de leurs sentiments pour l'avenir ! Mais pourquoi gémirait-on de cette ignorance où l'on est à l'égard l'un de l'autre lorsque l'homme ne sait pas lui-même ce qu'il sera ? C'est à peine s'il se connaît dans le présent; mais ce qu'il sera dans l'avenir, il l'ignore.
7. Cette connaissance, non-seulement de l'état présent, mais encore de l'état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux et saints anges ? Et lorsque le démon était encore un bon ange, comment pouvait-il être heureux s'il savait son iniquité future et son éternel supplice? Voilà ce que j'ignore complètement. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c'est là une chose qu'il faille connaître. Voyez ce que font les terres et les mers qui nous séparent corporellement. Si j'étais cette lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà à ma question; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la recevrai-je ? puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra jamais aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc aux paroles de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à mon tour : Plût à Dieu « que je méritasse ces embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, « apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » s'il est possible toutefois que je puisse jamais vous rien apprendre !
8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes; elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir est toujours suspendu et jamais accompli. J'y sens aussi tous les déchirements d'une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons l'un et l'autre. Hélas ! après avoir goûté ensemble, et dans l'union la plus tendre, le miel des saintes Ecritures, vous avez laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais deviendra un sujet d'effroi pour tout homme en tout lieu; puisque ce dissentiment malheureux vous est arrivé dans la maturité de l'âge et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds (90) humains, et où il a dit: « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1) » Vraiment « la vie humaine, sur la terre, est une tentation (2). » Hélas ! pourquoi faut-il que je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part ? Peut-être, dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, autant que j'aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l'un pour l'autre, pour les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ est mort (3) et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle; ah ! je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous brouiller encore une fois.
9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m'a plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains passages assez vifs; ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce que vous dites d'Entelle et du boeuf fatigué, où la plaisanterie semble tenir plus de place que la menace; c'est l'endroit dont j'ai déjà parlé, plus peut-être que je n'aurais dû, mais pas plus que je n'étais inquiet, l'endroit où vous me dites sérieusement : « De peur que, vous sentant blessé, vous n'ayez raison de vous plaindre. » Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l'amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science qui enfle, que de blesser la charité qui édifie (4). Moi, je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit : « Celui-là est un homme parfait qui n'offense point dans sa parole (5). » Mais je crois pou. voir, dans la miséricorde de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé en quelque chose : et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez votre frère (6). Il ne faut pas, parce que l'éloignement vous empêche de me reprendre de vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en
 
1. Jean, XIV, 27. — 2. Job, III, 1. — 3. I Cor. VII, 11. — 4. Cor. VIII, 2. — 5 Jacq. III, 2. — 6. Matt. XVIII, 15.
 
ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du mien, je m'efforcerai de le défendre, autant que le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je ne demanderais rien autre que mon pardon.
10. Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire ; je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète, car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car « Dieu est charité; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (1). » Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime,
 
1. Jean, IV.
 
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lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié à l'étroite union d'autrefois.

LETTRE LXXIV. (Année 404.)
 
Saint Augustin demande à Présidius de faire parvenir à saint Jérôme la lettre précédente, et d'écrire pour lui au solitaire de Bethléem.
 
AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR PRÉSIDIUS , SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
J'ai prié de vive voix, et maintenant je redemande à votre sincérité de vouloir bien envoyer ma lettre à notre saint frère et collègue Jérôme. Pour que vous sachiez comment vous devez lui écrire pour moi, je vous adresse une copie de mes lettres et des siennes; après les avoir lues, vous verrez dans votre sagesse quelle mesure j'ai cru devoir garder envers lui, et vous verrez aussi son émotion que j'ai eu raison de craindre. Mais si j'ai écrit quelque chose que je n'ai pas dû ou autrement que je n'ai dû, dites-le moi fraternellement et non pas à lui : averti par vous, je lui en demanderai pardon si je reconnais ma faute.
 
1. II Cor. VI, 7.
 
LETTRE LXXV. (Année 404.)
 
Saint Jérôme répond aux lettres XXVIII , XL et LXXI de saint Augustin ; il défend son opinion sur le passage de l'Epître aux Galates.
 
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. J'ai reçu, parle diacre Cyprien, trois lettres de vous à la fois, ou plutôt trois petits livres, renfermant, à ce que vous dites, des questions, mais, comme je pense, une censure de mes ouvrages : si je voulais y répondre, il me faudrait faire un grand livre. Je tâcherai cependant, autant que je le pourrai, de ne pas dépasser les bornes d'une longue lettre et de ne pas retarder le frère, qui, trois jours seulement avant son départ, m'a demandé la réponse; pressé par lui, je suis obligé de traiter ces choses sans trop de réflexion, de répondre à la hâte, non point avec l'attention sérieuse d'un homme qui écrit, mais avec la hardiesse d'un homme qui dicte: il en résulte que l'on va un peu au hasard, et que la discussion devient alors moins profitable: on est semblable à des soldats même intrépides, qui, troublés par une attaque soudaine, sont contraints de fuir avant de pouvoir prendre les armes.
2. Au reste, nos armes c'est le Christ, c'est l'enseignement de l'apôtre Paul qui écrit aux Ephésiens : « Prenez les armes de Dieu pour que vous puissiez résister au jour mauvais. » Et encore : « Soyez fermes; que la vérité soit la ceinture de vos reins, que la justice soit votre cuirasse, que vos pieds soient chaussés pour vous préparer à porter l'Evangile de paix: surtout recevez le bouclier de la foi, afin que vous puissiez éteindre tous les traits enflammés du malin esprit, et recevez le casque du salut et le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu (1). » Le roi David marchait au combat, armé de ces traits; en prenant cinq pierres polies dans le torrent, il montrait que ses selfs n'avaient rien de la rudesse ni des souillures de ce siècle; il but de l'eau du torrent en chemin, et c'est pourquoi il eut la gloire de trancher avec son épée l'orgueilleuse tête de Goliath, frappant au front le blasphémateur (2), et le blessant à cette partie du corps où Ozias,usurpateur du sacerdoce, fut frappé de la lèpre (3), où le saint est glorifié dans le Seigneur, suivant cette parole : « La lumière de votre face resplendit sur nous, Seigneur (4). » Nous aussi, disons donc : « Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt; je chanterai et je ferai entendre des accords dans ma gloire. Levez-vous, harpe et psaltérion ; je me lèverai dès l'aurore (5); » afin que ces paroles s'accomplissent en nous : « Ouvre ta bouche et je la remplirai (6); le Seigneur donnera sa parole à
 
1. Ephés. VI, 13, 17. — 2. I Rois, XVII, 40-51. — 3. II Paralip. XXVI, 19. — 4. Ps. IV, 7. — 5. Ps. LVI, 8, 9. — 6. Ps. LXXX, 11.
 
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ceux qui évangélisent pour qu'ils aient une grande puissance (1). «  Je ne doute pas que vous ne priiez aussi pour que la vérité triomphe dans nos contestations; car vous ne cherchez pas votre gloire, mais celle du Christ, et quand vous vaincrez, je vaincrai également si je comprends mon erreur; si je triomphe au contraire, c'est vous qui triompherez, parce que ce ne sont pas les fils qui thésaurisent pour les pères, mais les pères pour les fils (2). Et nous lisons dans le livre des Paralipoménes que les enfants d'Israël montaient au combat avec un coeur pacifique (3), ne cherchant point leur victoire, mais celle de la paix, au milieu des glaives et du sang répandu, et à travers les cadavres des soldats tombés. Répondons à tous, et, si Dieu le veut, donnons en peu de mots la solution de vos nombreuses questions. Je passe les politesses avec lesquelles vous me caressez; je me tais sur les douceurs avec lesquelles vous vous efforcez de me consoler de vos censures: je viens aux choses mêmes.
3. Vous dites que vous avez reçu d'un de nos frères un livre de moi sans titre, dans lequel j'énumère les écrivains ecclésiastiques tant grecs que latins; vous dites que, lui ayant demandé (ce sont vos expressions), pourquoi il n'y avait pas de titre à la première page, et comment s'appelait l'ouvrage, il a répondu qu'il s'appelait Épitaphe. Ce titre, selon vous, serait bien choisi si le livre ne renfermait que la vie et les écrits d'auteurs morts; mais comme on y fait mention d'ouvrages de beaucoup d'écrivains qui vivaient à l'époque où il fut composé et qui vivent encore, vous vous étonnez que je lui aie donné ce titre (4). J'aurais cru que votre sagesse aurait pu comprendre le titre par l'ouvrage lui-même, car vous avez vu que les grecs et les latins qui ont écrit les vies des hommes illustres n'ont jamais appelé leur livre : Epitaphe, mais : Des hommes illustres ; par exemple, des généraux, des philosophes, des orateurs, des historiens, des poèetes épiques, tragiques, comiques. On n'écrit l'épitaphe que des morts: c'est ce que je me rappelle avoir fait autrefois à la mort du prêtre Népotien, de sainte mémoire. Mon livre doit donc être appelé: Des hommes illustres, ou proprement des Écrivains ecclésiastiques, quoique beaucoup d'ignorants correcteurs l'aient intitulé, dit-on: Des auteurs.
4. En second lieu vous demandez pourquoi j'ai dit, dans les commentaires de l'Epître aux Galates, que Paul n'avait pas pu reprendre dans Pierre ce qu'il avait fait lui-même (5), ni blâmer dans un autre la dissimulation dont il était lui-même coupable; et vous soutenez que la réprimande de l'Apôtre ne fut point une feinte, mais qu'elle fut vraie, que, je ne devrais pas enseigner le mensonge, et que tout ce qui est écrit dans nos saints livres doit être entendu comme c'est écrit (6). A ceci je réponds d'abord que votre sagesse aurait pu se souvenir de la petite préface de mes commentaires, où je dis: « Quoi donc? suis-je insensé
 
1. Ps. LVII, 12. — 2. II Cor. XII, 14. — 3. I Paralip. XII, 17, 18. — 4. Ci-dessus, Lett. XLII, 2. — 5. Galat. lit II. — 6. Ci-dessus, lett, XL., 3.
 
et téméraire de promettre ce que n'a pas pu faire celui-là? pas du tout; je suis au contraire plus  réservé et plus timide, car, sentant ma propre faiblesse, j'ai suivi les commentaires d'Origène. « Cet homme a écrit sur l'Epître aux Galates cinq volumes et a rempli le dixième livre de ses Stromates d'une explication abrégée de cette épître; il en a composé aussi divers traités, et des extraits qui seuls pourraient suffire. Je passe sous silence Didyme mon voyant, Apollinaire de Laodicte récemment sorti de l'Église, le vieil hérétique Alexandre, Eusèbe d'Emèse et Théodore d'Héraclée, qui nous ont aussi laissé quelques petits commentaires sur cette Epître. Si de tout ceci je faisais même de courts extraits, on aurait quelque chose qui ne serait pas tout à fait à mépriser. Pour l'avouer franchement, j'ai lu tous ces travaux, et, amassant beaucoup de choses dans mon esprit, j'ai dicté à un secrétaire ce qui venait de moi, ce qui venait d'autrui, sans me souvenir de l'ordre ni toujours des paroles et du sens. Fasse la miséricorde de Dieu que ce que d'autres ont bien dit ne soit pas perdu par mon ignorance, et que ce qui plaît dans leur langue ne déplaise pas dans la langue d'un étranger! » Si donc quelque chose vous semblait répréhensible dans mon interprétation, votre érudition aurait dû chercher si ce que j'ai écrit se trouvait dans les auteurs grecs, afin que, à leur défaut, vous pussiez condamner mon sentiment particulier; d'autant plus que dans la préface, j'ai avoué que j'ai suivi les commentaires d'Origène, que j'ai dicté mes pensées et celles des autres, et qu'à la fin de ce même chapitre que vous critiquez, j'ai écrit ces mots: «Si quelqu'un n'est pas de mon avis quand je montre Pierre n'ayant pas péché et Paul n'ayant pas repris durement un plus grand que lui, il doit m'expliquer comment Paul blâme dans un autre ce qu'il a fait lui-même. » J'ai fait voir par là que je ne défendais pas ce que j'avais lu dans les auteurs grecs, mais que je n'avais fait que le répéter, afin de laisser au jugement du lecteur la libre appréciation de cette opinion.
5. Vous donc, pour ne pas faire ce que je demandais, vous avez trouvé un nouveau raisonnement; vous soutenez que les gentils qui ont cru en Jésus-Christ étaient libres du poids de la loi, mais que ceux des juifs qui ont cru étaient soumis à la loi; de sorte que Paul, comme docteur des gentils, avait raison, selon vous, de reprendre ceux qui gardaient la loi, et que Pierre, le chef de la circoncision (1), fut justement repris pour avoir commandé aux gentils ce que les juifs seuls devaient observer (2). Si vous êtes d'avis ou plutôt puisque vous êtes d'avis que tout juif qui croit demeure soumis aux pratiques de la loi, vous devez, vous, évêque connu dans le monde entier, publier cette opinion et chercher à la faire accepter par tous les évêques. Pour moi, dans ma pauvre petite cabane, avec des moines, c'est-à-dire avec des pécheurs comme moi, je n'ose décider sur les grandes choses; j'avoue seulement, et bien ingénument, que je lis les écrits des anciens, et que,
 
1. Galat. II, 8. — 2. Ci-dessus, lett. XL, 4.
 
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dans des commentaires, selon la coutume générale, j'expose les diverses interprétations, afin que chacun suive celle qu'il voudra. Vous avez cru cela, je pense, pour la littérature profane et pour les divins livres, et vous l'approuverez sans doute.
6. Cette interprétation, donnée d'abord par Origène, dans son dixième livre des Stromates consacré à l'explication de l'Épître de Paul aux Galates, et ensuite adoptée par les autres interprètes, a eu surtout pour but de répondre aux blasphèmes de Porphyre; celui-ci reproche à Paul d'avoir osé blâmer en face Pierre, le prince des apôtres; d'avoir osé lé convaincre d'avoir mal fait, c'est-à-dire d'être tombé dans l'erreur où il était lui-même, lui Paul qui en reprenait un autre. Que dirai-je de Jean, qui vient d'occuper le siège épiscopal de Constantinople (1), et qui a composé, sur cet endroit de l'épître de Paul, un livre très-étendu, où il a suivi le sentiment d'Origène et des anciens? Si donc vous m'accusez d'erreur, souffrez, je vous prie, que je me trompe avec de tels hommes; et comme vous voyez que j'ai plusieurs partisans de mon erreur, vous devez au moins produire un partisan de votre vérité. Voilà pour l'explication du passage de l'Epître aux Galates.
7. Mais, pour ne pas avoir l'air de n'opposer à vos raisons que de nombreux témoignages, d'éluder la vérité à la faveur de noms illustres, et de ne pas oser combattre, j'exposerai brièvement des exemples tirés des Écritures. Dans les Actes des apôtres, une voix se fit entendre à Pierre: «Lève-toi, Pierre, disait la voix, tue et mange, » c'est-à-dire mange de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, de reptiles de la terre et d'oiseaux du ciel. Ces paroles montrent que nul homme n'est impur selon la nature, mais que tous sont également appelés à l'Évangile du Christ. A cela Pierre répondit: « A Dieu ne plaise, car je n'ai jamais rien mangé d'impur ni de souillé. » Et une voix du ciel se fit entendre une seconde fois: « Ce que Dieu a purifié, toi ne l'appelle pas impur. » C'est pourquoi il alla à Césarée, et, étant entré chez Corneille, « ouvrant la bouche, il dit: En vérité j'ai trouvé que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu'en toute nation, celui qui le craint et opère la justice, lui est agréable. » Enfin, « le Saint-Esprit descendit sur eux, et les fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre  s'étonnèrent que la grâce de l'Esprit-Saint se fût aussi répandue sur les gentils. Alors Pierre répondit: Est-ce que quelqu'un peut refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu comme nous l'Esprit-Saint? Et il ordonna qu'ils fussent baptisés au nom de Jésus-Christ (2). Or, les apôtres  et les frères qui étaient en Judée apprirent que les gentils avaient reçu la parole de Dion. Pierre étant allé à Jérusalem, les fidèles circoncis disputaient contre lui, disant: Pourquoi êtes-vous entré chez des hommes incirconcis, et pourquoi avez-vous mangé avec eux? » Pierre leur ayant
 
1. On sait qu'il en fut injustement banni l'année même où saint Jérôme écrivait cette lettre.
2. Act. X, 13-48.
 
exposé toutes ses raisons, termina son discours par ces mots: « Si donc Dieu leur a donné la même grâce qu'à nous qui avons cru en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour m'opposer à Dieu ? Ayant entendu ces paroles, ils se turent, et puis ils glorifièrent Dieu en disant: Dieu a donc donné la pénitence aux gentils pour les conduire à la vie (1). » De plus, longtemps après, Paul et Barnabé étant allés à Antioche, et l'Église ayant été assemblée, ils racontèrent les « grandes choses que Dieu a faites avec eux et comment il avait ouvert la porte de la foi aux gentils (2); quelques-uns, venus de la Judée, instruisaient les frères et disaient: Si vous n'êtes pas circoncis selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez pas vous sauver. Un mouvement assez considérable ayant donc éclaté contre Paul et Barnabé, ils résolurent de monter à Jérusalem, » tant ceux qui étaient accusés que ceux qui accusaient, « vers les apôtres et les prêtres, pour cette question. Quand ils furent arrivés à Jérusalem, on vit s'élever quelques pharisiens qui avaient cru en Jésus-Christ et qui disaient : Il faut les circoncire et leur ordonner de garder la loi de Moïse. Et comme ce mot donnait lieu à une grande discussion, Pierre, » avec sa liberté accoutumée: « Hommes, mes frères, leur dit-il, vous savez qu'il y a longtemps Dieu m'a choisi parmi vous pour que les gentils entendent par ma bouche la parole de l'Évangile et qu'ils croient; et Dieu qui tonnait les coeurs, leur a rendu témoignage, en leur donnant l'Esprit-Saint comme à nous, et n'a fait aucune différence entre eux et nous, purifiant leurs coeurs par la foi. Maintenant pourquoi voulez-vous que Dieu mette sur la tête des disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu supporter? Mais nous croyons que, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous serons sauvés comme eux. Toute la multitude garda le silence, » et l'apôtre Jacques et tous les prêtres se rangèrent à l'avis de Pierre (3).
8. Ceci ne doit pas être ennuyeux pour le lecteur; mais doit lui servir, ainsi qu'à moi, à prouver qu'avant l'apôtre Paul , Pierre n'avait pas ignoré, lui, l'auteur même de ce décret, que la loi n'était plus obligatoire après l'Évangile. Enfin l'autorité de Pierre fut si grande, que Paul écrivit dans son épître : « Trois ans après, j'allai à Jérusalem voir Pierre, et je restai quinze jours auprès de lui (4). » Et plus bas : « Quatorze ans après, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé , ayant pris aussi Tite. Or, j'y montai par une révélation, et je leur exposai l'Évangile que je prêche au milieu des gentils. » Paul montrait par là qu'il n'aurait point prêché son Evangile en toute sécurité s'il n'avait été appuyé par le sentiment de Pierre et de ceux qui étaient avec lui. Il ajoute aussitôt: « J'exposai mon Evangile en particulier à ceux qui paraissaient les plus considérables, de peur de courir ou d'avoir couru en vain. » Pourquoi en particulier, et non pas en public? C'était pour
 
1. Act. XI, 1-18. — 2. Ib. XIV, 26. — 3. Act. XV, 1-12. — 4. Galat. I, 18.
 
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empêcher qu'un scandale n'éclatât parmi les fidèles d'entre les juifs, qui pensaient qu'il fallait garder la loi, tout en croyant dans le Seigneur notre Sauveur. Et, dans ce temps, Pierre étant allé à Antioche (quoique ceci ne se trouve pas dans les Actes des apôtres, nous devons en croire le témoignage de Paul), « Paul lui résista en face, parce qu'il était répréhensible. Avant que quelques-uns vinssent d'auprès de Jacques , Pierre mangeait avec les gentils; à leur arrivée, il se retirait, et se séparait d'eux, craignant les reproches des circoncis. Et les autres juifs et Barnabé furent portés à user de la même feinte. Mais quand je vis, dit Paul, qu'ils ne marchaient pas droit, selon la vérité de l'Evangile , je dis à Pierre , devant tout le monde : Si vous, qui êtes juif, vous vivez comme les gentils, et non pas comme les juifs, comment forcez-vous les gentils à judaïser (1) ? » et le reste. Ainsi, il n'est douteux pour personne que l'apôtre Pierre n'ait été le premier auteur de l'ordonnance à laquelle on l'accuse ici d'avoir manqué. La cause de la prévarication, c'est la peur des juifs. Car l'Ecriture dit que Pierre mangeait. d'abord avec les gentils : mais après que quelques-uns furent venus d'auprès de Jacques, il s'en retirait et s'en séparait, craignant les reproches des circoncis. Il appréhendait que les juifs, dont il était l'apôtre, ne s'éloignassent de la foi du Christ à l'occasion des gentils; imitateur du bon Pasteur, il tremblait de perdre le troupeau confié à ses soins.
9. Après avoir montré que Pierre avait bien pensé sur l'abolition de la loi mosaïque, mais que la crainte l'avait conduit à feindre de l'observer, voyons si Paul , qui a repris Pierre, n'a pas fait quelque chose de pareil. Nous lisons dans le même livre : «Paul parcourait la Syrie et la Cilicie, affermissant les Eglises ; il arriva à Derbe et à Lystra; et voilà qu'un disciple était là, nommé Timothée, fils d'une veuve juive qui avait embrassé la foi, et. d'un père gentil. Les frères qui étaient à Lystra et à Iconium lui rendirent témoignage. Paul voulut que ce disciple partit avec lui ; et, l'ayant pris, il le circoncit, à cause des juifs qui se trouvaient là (2). » O bienheureux apôtre Paul, qui avez blâmé dans Pierre la dissimulation qui l'a fait se séparer des gentils, à cause de la crainte des juifs venus d'auprès de Jacques, pourquoi avez-vous , contre votre sentiment , obligé à la circoncision Timothée, fils d'un homme gentil, et gentil lui-même (car il n'était pas juif, puisqu'il n'était pas circoncis) ? Vous me répondez à cause des juifs qui se trouvaient dans ces lieux-là. Vous, qui vous pardonnez à vous-même la circoncision d'un disciple venu du milieu des gentils , pardonnez donc à Pierre, votre ancien, d'avoir fait quelque chose par la crainte des juifs devenus chrétiens. Il est aussi écrit : « Paul, après avoir passé là plusieurs jours, dit adieu aux frères, et s'embarqua pour la Syrie avec Priscilla et Aquila; et il se rasa la tête à Cenchrée, car il avait fait un voeu (3). » Admettons que là il ait été forcé par la crainte des juifs de faire ce qu'il ne
 
1. Galat. II, 1, 2, 11-14. — 2. Act. XV, 41; XVI, 1-3. — 3. Ibid. XVIII, 18.
 
voulait pas, pourquoi laissa-t-il, ici, croître sa chevelure dans un voeu , et pourquoi se la fit-il couper à Cenchrée, selon la loi imposée aux Nazaréens qui se consacraient à Dieu (1) ?
10. Mais ceci est peu de chose en comparaison de ce qui va suivre : « Quand nous filmes arrivés à Jérusalem, dit saint Luc, l'auteur de l'histoire sacrée, les frères nous reçurent avec joie; » le jour suivant, Jacques et tous les anciens qui étaient avec lui, ayant approuvé l'Evangile de Paul, lui dirent : « Vous voyez, frère, combien de milliers d'hommes, en Judée, ont cru en Jésus-Christ, et ils sont tous zélés pour la loi. Or, ils ont oui dire de vous que vous enseignez à tous les juifs qui sont parmi les gentils, de renoncer à Moïse, en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs enfants, ni vivre selon la coutume des juifs. Que faire donc ? Il faut que cette multitude s'assemble, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. Faites ce que nous allons vous dire : nous avons ici quatre hommes qui ont fait un veau; prenez-les avec vous, et purifiez-vous avec eux; faites tous les frais pour qu'ils se rasent la tète; et tous sauront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux, mais que vous continuez à garder la loi. Paul ayant donc pris ces hommes et s'étant, le lendemain, purifié avec eux, entra au temple, annonçant combien de jours devait durer leur purification et quand l'offrande serait présentée pour chacun d'eux (2). »
O Paul ! je vous le demande encore ; pourquoi avez-vous rasé votre tête? pourquoi avez-vous marché nu-pieds, selon les cérémonies des juifs? pourquoi avez-vous offert des sacrifices? et pourquoi des victimes ont-elles été immolées pour vous, selon la loi ? Sans doute, vous me répondrez Pour ne pas scandaliser les juifs qui avaient cru. Vous avez donc fait semblant d'être juif pour gagner les juifs ; et les autres prêtres vous on t appris cette même dissimulation , mais vous n'avez pu échapper. Vous alliez périr au milieu du mouvement excité contre vous, lorsque vous fûtes emporté par nu tribun et envoyé par lui à Césarée, sous bonne escorte; il vous sauva des juifs, qui vous auraient. tué comme un fourbe et un destructeur de la loi. De là, allant à Rome, vous préchâtes le Christ aux juifs et aux gentils, dans une maison que vous aviez louée, et vous scellâtes votre doctrine sous le glaive de Néron (3).
11. Nous avons vu qu'à cause de la crainte des juifs Pierre et Paul feignirent également d'observer les préceptes de ]aloi. De quel front et par quelle audace Paul reprendra dans un autre ce qu'il a fait lui-même ? J'ai montré ou plutôt d'autres ont montré avant moi quel avait pu être son motif; tous ceux-là ne défendaient pas le mensonge officieux, comme vous le dites, mais enseignaient une sage conduite; ils voulaient mettre en lumière la prudence des apôtres et réprimer l'insolence du blasphémateur Porphyre qui dit que Pierre et Paul s'étaient battus comme des enfants, que Paul avait été jaloux des vertus de Pierre, qu'il s'était vanté
 
1. Nomb., VI, I8. — 2. Act., XXI, 17-26. — 3. Ibid. XXIII, 23; XXVIII, 14, 30.
 
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de ce qu'il n'avait pas fait, ou s'il l'avait fait, il n'y avait trouvé qu'une occasion de reprocher insolemment à un autre une faute par lui-même commise. Ces maîtres ont expliqué la conduite des apôtres comme ils ont pu; et vous, comment l'expliquerez-vous ? Vous avez sans doute quelque chose de meilleur à dire, puisque vous condamnez sur ce point le sentiment des anciens.
12. Vous m'écrivez dans votre lettre : « Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même apôtre : Je me suis fait juif avec les juifs pour gagner les juifs (1), et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense avec compassion à la manière dont il voudrait être servi s'il était à sa place. Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps et quand il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, afin de montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril, même en croyant en Jésus-Christ, pourvu cependant qu'ils n'y missent pas l'espérance du salut; car le salut, que représentaient les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus (2). » Tout ce long discours dans une longue discussion, signifie que Pierre n'a point erré en pensant que les juifs, devenus chrétiens, dussent observer la loi, mais qu'il s'est écarté de la ligne du vrai en forçant les gentils à judaïser; en les forçant, sinon par l'autorité de son enseignement, du moins par la puissance de son exemple, et que Paul n'a rien dit de contraire à ce qu'il avait fait, puisqu'il s'est borné à reprocher à Pierre de forcer les gentils à judaïser.
13. Le fond de la question, ou plutôt le fond de votre pensée, c'est qu'après avoir embrassé l'Evangile du Christ, les juifs font bien d'observer les préceptes de la loi, c'est-à-dire d'offrir des sacrifices comme Paul en a offerts, de circoncire leurs fils comme Paul a circoncis Timothée, et d'observer le sabbat comme l'ont observé tous les juifs. Si cela est vrai, nous tombons dans l'hérésie de Cérinthe et d'Ebion qui, croyant en Jésus-Christ, furent anathématisés par les évêques, par cela seul qu'ils mêlaient à l'Evangile du Christ les cérémonies de la loi et qu'ils gardaient les choses anciennes en pratiquant les nouvelles. Que dis-je des Ebionites qui feignent d'être chrétiens? Il y a encore aujourd'hui parmi les juifs et dans toutes les synagogues de l'Orient une hérésie, celle des minéens ; les pharisiens, qui les condamnent, les appellent communément des nazaréens; ces hérétiques croient en Jésus-Christ fils de Dieu, né de la Vierge Marie; ils disent qu'il est celui qui a souffert sous Ponce Pilate, qui est ressuscité, et dans lequel nous-mêmes nous croyons; mais en voulant être en même temps juifs et chrétiens, ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Je vous prie donc,
 
1. I Cor. IX, 20. — 2.Ci-dessus, lettr. XL, 4.
 
vous qui croyez devoir panser la petite blessure que vous m'accusez d'avoir faite, et qui n'est qu'une piqûre, un point d'aiguille, comme on dit, je vous prie de songer à la blessure que vous faites vous-même avec la lance et, pour ainsi dire, de tout le poids d'un javelot. L'exposition des divers sentiments des anciens dans l'interprétation des Ecritures, n'est pas un crime comme celui d'introduire de nouveau au coeur de l'Eglise une détestable hérésie. Et si nous sommes obligés de recevoir les juifs avec leurs formes religieuses, s'il faut leur permettre d'observer dans les églises du Christ ce qu'ils observaient dans les synagogues de Satan, je le dirai hautement : ce ne sont pas eux qui deviendront chrétiens, c'est nous qui deviendrons juifs.
14. Quel chrétien écoutera patiemment ce passage de votre lettre : « Paul était juif ; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements des juifs que ce peuple avait reçus à sa convenance et au temps qu'il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, pour montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril (1). » Je vous supplie de nouveau : écoutez en paix l'expression de ma douleur. Paul, devenu apôtre du Christ, observait encore les cérémonies des Juifs, et vous dites « qu'elles n'étaient point pernicieuses à ceux qui voulaient les garder comme ils les avaient reçues de leurs pères. » Moi je dirai au contraire, et je soutiendrai de ma libre parole contre le monde entier que les cérémonies des juifs sont pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que tout chrétien qui les observe, qu'il ait été auparavant juif ou gentil, est tombé dans le gouffre du démon. « Car le Christ est la fin de la loi pour justifier tout croyant, savoir le juif et le gentil (2); » le Christ ne sera pas la fin de la loi pour justifier tout croyant, si le juif est accepté. Et nous lisons dans l'Evangile : « La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (3). » Et ailleurs: « C'est pourquoi les juifs cherchaient à le tuer, non-seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il disait que son Père était Dieu et qu'il se faisait égal à Dieu (4). » Et encore : « Nous avons tous reçu de sa plénitude grâce pour grâce, parce que la loi a été donnée par Moïse; « mais la grâce et la vérité nous ont été données par Jésus-Christ (5). » A la place de la grâce de la loi qui a passé , nous avons reçu la grâce permanente de l'Evangile ; la vérité nous est venue par Jésus-Christ, au lieu des ombres et des figures de l'Ancien Testament. Dans le même sens Jérémie prophétise de la part de Dieu : « Voici que les jours arrivent, dit le Seigneur, et j'accomplirai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Judas, non point comme l'alliance que je fis avec leurs pères au jour où je les pris par la main pour les tirer de la terre d'Egypte (6). » Remarquez ce qu'il dit: il ne promet pas la nouvelle alliance de l'Evangile aux gentils qui n'en avaient encore reçu aucune, mais
 
1. Ci-dessus, lett. XL, 4. — 2. Rom. X, 4. — 3. Matt. XI, 13; Luc, XVI, 16. — 4. Jean V, 18. — 5. Id. I, 16, 17. — 6. Jérém. XXXI, 31, 32.
 
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aux juifs à qui Dieu avait donné la loi, par Moïse; afin qu'ils ne vivent plus dans l'ancienneté de la lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit. Paul, qui est l'objet de ce débat, enseigne souvent cette doctrine. Je me bornerai à peu de passages pour être court: « Voilà que, moi Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien. » Et encore : « Vous êtes éloignés du Christ, vous qui cherchez votre justice dans la loi ; vous êtes déchus de la grâce. » Et plus bas : « Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (1). » On voit par là que celui qui est sous la loi, non point par condescendance comme l'ont cru nos anciens, mais en toute vérité, comme vous le croyez, n'a pas l'Esprit saint. Or, apprenons de Dieu quels sont les préceptes de la loi: « Je leur ai donné, dit-il, des préceptes qui ne sont pas bons, et des justifications où ils ne peuvent trouver la vie (2). » Nous ne disons pas cela pour condamner, comme Manichée et Marcion, la loi que nous savons être sainte et spirituelle, d'après l'Apôtre (3), mais parce que, la foi étant venue et les temps accomplis, « Dieu a envoyé son Fils né d'une femme et soumis à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi et de nous rendre enfants d'adoption (4), » afin que nous ne vécussions plus sous le pédagogue, mais sous l'héritier adulte et Seigneur.
15. On lit ensuite dans votre lettre : « Paul n'a pas repris Pierre de ce qu'il suivait les traditions des ancêtres ; si celui-ci avait voulu les suivre, il l'aurait pu sans déguisement et sans inconvenance (5). » Je vous le dis encore une fois vous êtes évêque, maître des églises du Christ ; il faut prouver la vérité de vos assertions ; prenez quelque juif, devenu chrétien; qu'il fasse circoncire son nouveau-né, qu'il observe le sabbat, qu'il s'abstienne des viandes que Dieu a créées pour qu'on en use avec action de grâces; que le quatorzième jour du premier mois, il immole un agneau vers le soir : quand vous aurez fait cela, et vous ne le ferez pas (car je vous sais chrétien et incapable d'un sacrilège), vous condamnerez bon gré mal gré votre sentiment; et alors vous comprendrez que c'est une oeuvre plus difficile de prouver ses propres pensées que de censurer celles d'autrui. De peur que peut-être je ne vous crusse point ou que je ne comprisse pas ce que vous disiez (car souvent un trop long discours manque de clarté, et quand on ne comprend pas on trouve moins à reprendre), vous insistez et vous répétez « Paul avait abandonné ce que les juifs avaient de mauvais. Quel est ce côté mauvais des juifs que Paul avait rejeté? C'est que, dit-il, ignorant la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ils ne sont point soumis à la justice de Dieu (6). Ensuite après la passion et la résurrection du Christ, le sacrement de la grâce ayant été donné et manifesté selon l'ordre de Melchisédech, leur tort était de croire qu'il fallait observer les anciennes cérémonies, par nécessité de salut, et non point par une simple continuation de la
 
1. Galat, V, 2, 4, 18. — 2. Ezéch., XX, 25. — 3. Rom. VII, 12, 14. — 4. Galat. IV, 4. — 5. Ci-dessus, lett. XL, 5. — 6. Rom., X, 3.
 
coutume; cependant si ces cérémonies n'avaient «jamais été de nécessité de salut, c'est sans fruit et vainement que les Machabées auraient souffert pour elles le martyre. Enfin, les juifs persécutaient les chrétiens prédicateurs de la grâce comme des ennemis de la loi. Voilà les erreurs et les vices que Paul repousse comme des pertes et des ordures, pour gagner le Christ (1).
16. Vous nous avez appris ce que l'apôtre Paul a rejeté de mauvais dans les Juifs; apprenez-nous ,maintenant ce qu'il en a gardé de bon. « Les cérémonies de la loi, me direz-vous, que les Juifs pratiquent selon la manière de leurs pères, comme elles ont été pratiquées par Paul lui-même sans aucune nécessité de salut (2). » Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par ces mots : sans aucune nécessité de salut. Si elles ne procurent pas le salut, pourquoi les observer? s'il faut les observer, c'est qu'elles procurent le salut, surtout puisque la pratique de ces cérémonies fait des martyrs. On ne les suivrait pas si elles ne donnaient pas le salut. Ce ne sont pas de ces choses indifférentes entre le bien et le mal, sur lesquelles disputent les philosophes. La continence est un bien, la luxure un mal; c'est une chose indifférente que de marcher, de se moucher, de cracher; cela n'est ni bien ni mal; que vous le fassiez ou non, vous ne serez ni juste ni injuste. Mais il ne saurait être indifférent d'observer les cérémonies de la loi; c'est bien ou c'est mal. Vous dites que c'est bien, moi je prétends que c’est mal, et mal non-seulement pour les gentils qui ont cru, mais encore pour les juif. Si je ne me trompe, vous tombez ici dans un péril pour en éviter un autre. Tandis que vous redoutez les blasphèmes de Porphyre, vous rencontrez les pièges d'Ebion, en prescrivant l'observation de la loi aux juifs qui croient; et comme vous sentez le danger de ce que vous dites, vous vous efforcez de l'adoucir par d'inutiles paroles : « il fallait pratiquer les observations légales sans aucune nécessité de salut, comme les juifs croyaient devoir le faire, et sans la fallacieuse dissimulation que Paul avait blâmée dans Pierre (3). »
17. Pierre feignit donc d'observer la loi, et Paul, ce censeur de Pierre, l'observait hardiment; car on lit ensuite dans votre lettre : « Si Paul a observé les cérémonies de la loi parce qu'il a fait semblant d'être juif pour gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il pas sacrifié avec les gentils, puisque, pour les gagner aussi, il a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi, comme s'il n'en eût point eu lui-même (4)? Il ne l'a fait que parce qu'il était juif de nation, et n'a pas dit tout ceci pour paraître ce qu'il n'était pas, mais pour exercer la miséricorde dont il aurait voulu qu'on usât à son égard s'il avait été sous le coup des mêmes erreurs : une affection compatissante le poussait, au lieu de la fourberie et du mensonge (5). » Vous défendez bien Paul en disant qu'il ne feignait pas de partager l'erreur des juifs, mais qu'il fut véritablement dans l'erreur; qu'il ne voulut pas imiter
 
1. Lettre XL, 6 ; Philip. III, 8. — 2. XL, 6. — 3. I Lettr. bid. — 4. Ibid. — 5. II Cor. IX, 21.
 
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le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu'il était, mais pour se dire
juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l'Apôtre! Tandis qu'il veut faire lés juifs chrétiens, il se fait juif lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxurieux à la tempérance sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement, comme vous dites, au secours des malheureux sans devenir lui-même malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien dignes de compassion, car, par leur opiniâtreté et leur amour de la loi abolie, ils ont fait d'un apôtre du Christ un juif! Il n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont observé ou fait semblant d'observer les préceptes de la loi; et vous soutenez, vous, qu'ils l'ont fait par bonté, non point par la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par miséricorde, ils ont fait semblant d'être ce qu'ils n'étaient pas. L'argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire gentil avec les gentils, puisqu'il s'était fait juif avec les juifs, plaide en ma faveur: car de môme que Paul ne fut pas vraiment juif, ainsi il n'était pas vraiment gentil; et de même qu'il ne fut pas vraiment gentil, ainsi il n'était pas vraiment juif. Il imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en leur promettant de se nourrir indifféremment des viandes condamnées parles Juifs; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles. La circoncision ou l'incirconcision ne servent de rien en Jésus-Christ; c'est l'observation des commandements de Dieu qui est tout (1).
18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite discussion; si je n'ai pas été ce que je dois être, imputez-le à vous-même, qui m'avez forcé de vous répondre, et qui m'avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ, lequel a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie (2). » II ne peut pas se faire que, pieusement dévoué à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge. N'excitez pas contre moi une populace d'ignorants. ils vous vénèrent comme évêque et vous écoutent dans votre Eglise avec admiration et avec lé respect dû à votre sacerdoce; ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit, et qui n'aime plus que les solitudes du, monastère et des champs. Cherchez d'autres gens que vous puissiez instruire et reprendre; car je suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de terre, que le son de votre voix me parvient à peine; et si par hasard vous m'écriviez des lettres, l'Italie et Rome les recevraient avant moi, à qui elles seraient adressées.
19. Vous me demandez, dans d'autres lettres (3), pourquoi ma première version des livres canoniques a des astérisques et des obéles (4), et pourquoi
 
1. Gal. V, 6, et VI, 15. — 2. Jean, XIV. 6. — 3. Lettre LXXI.
4. Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec ?ße??? ; (broche), qui exprime les signes d'écriture dont il. est ici question. Saint Augustin avait dit obeliscis. Saint Jérôme dit : virgulas praenotatas, et aussi obeli.
 
j'ai publié ma nouvelle version sans l'accompagner,de ces signes; souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que vous demandez. La première version est celle des Septante; et partout où il y a des traits ou des obèles, cela veut dire que les Septante renferment plus de choses que l'hébreu : les astérisques ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté par Origène à la version de Théodotion ; ici j'ai traduit du grec, là de l'hébreu, m'attachant plutôt à l'exactitude du sens qu'à l'ordre des mots. Je m'étonne que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu'ils l'ont faite, mais telle qu'Origène l'a corrigée et corrompue avec ses obèles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l'humble interprétation d'un chrétien; d'autant plus que les additions d'Origène ont été tirées d'une traduction publiée, depuis la passion du Christ, par un juif et un blasphémateur. Voulez-vous aimer véritablement les Septante? ne lisez pas ce qui est marqué par des astérisques; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et vous ferez preuve d'amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez forcé de condamner toutes les bibliothèques des Eglises ; car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas les additions d'Origène.
20. Vous dites que je n'aurais pas dû traduire après les anciens, et vous vous servez d'un syllogisme tout nouveau : « Ou le texte traduit par les Septante est obscur, ou bien il est clair; s'il est obscur, il est à croire que vous pouvez aussi vous y tromper; s'il est clair, évidemment ils n'ont pas pu s'y méprendre (1). » Je vous réponds par votre propre argument. Tous les anciens docteurs qui nous ont précédés dans le Seigneur et qui ont interprété les saintes Ecritures, s'appliquaient à des textes obscurs ou à des textes clairs; si ces textes sont obscurs, comment avez-vous osé entreprendre, après eux, d'expliquer ce qu'ils n'ont pas pu expliquer eux-mêmes? S'ils sont clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter ce qui n'a pas pu leur échapper, surtout pour les psaumes, qui ont donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs : Origène d'abord, puis Eusèbe de Césarée, ensuite Théodore d'Héraclée , Astérius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie. De petits ouvrages ont été composés sur quelques psaumes séparés, mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chez les Latins, Hilaire de Poitiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe. Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs. Que votre sagesse me réponde : Pourquoi, après tant et de tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents dans l'explication des psaumes ? Si les psaumes sont obscurs, il est à croire que vous avez pu vous y tromper; s'ils sont clairs, on ne doit pas croire que de tels interprètes aient pu s'y méprendre ; ainsi, de toute façon, votre interprétation deviendra inutile ; et, d'après cette règle,
 
1. Ci-dessus, lettre XXVIII, 2.
 
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personne n'osera plus parler après les anciens, et le sujet qui aura été une fois traité, ne pourra plus l'être une seconde fois. Votre bienveillance ne saurait ici refuser aux autres le pardon indulgent que vous vous accordez à vous-même. Pour moi, je n'ai pas songé à abolir les anciennes versions en les traduisant du grec et du latin à l'usage des gens qui ne comprennent que ma langue ; j'ai plutôt voulu rétablir les passages. omis ou altérés par les juifs, pour que nos Latins connaissent ce que renferme la vérité de l'hébreu. S'il ne plait pas à quelqu'un de me lire, personne lie l'y force; qu'il boive avec délices le vin vieux, et qu'il méprise mon vin nouveau, c'est-à-dire mes travaux pour l'interprétation des versions anciennes et pour éclaircir ce qui est obscur. En ce qui touche la manière à suivre pour l'explication des saintes Ecritures, c'est une question que j'ai traitée dans mon livre sur la meilleure manière de traduire et dans toutes les petites préfaces placées en tête de ma version des divins livres : je crois devoir y renvoyer le sage lecteur. Et si, comme vous le dites, vous m'acceptez dans la correction du Nouveau Testament, parce que beaucoup de gens sachant le grec peuvent apprécier mon travail, vous deviez croire à la même exactitude dans ma version de l'Ancien Testament, être sûr que je n'y ai pas mis du mien, et que j'ai traduit le texte divin comme je l'ai trouvé dans l'hébreu. Si vous en doutez, interrogez les juifs.
21. Mais vous direz peut-être: « Que faire si les juifs ne veulent pas répondre ou s'ils veulent mentir ? » Est-ce que les juifs, tous tant qu'ils sont, garderont le silence sur ma traduction? Est-ce qu'il ne se rencontrera personne qui sache l'hébreu? Est-ce que tout le monde imitera ces juifs dont vous parlez et qui, dans un petit coin de l’Afrique, se sont entendus pour m'outrager? car voici ce que vous me contez dans une de vos lettres: « Un de nos collègues avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le chef; on lisait le prophète Jonas, et tout à coup on reconnut dans votre traduction quelque chose de très-différent du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les Grecs qui criaient à la falsification, que l'évêque (c'était dans la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage des juifs du lieu. Ceux-ci, soit par malice, soit par ignorance, répondirent que le texte des Grecs et des Latins, en cet endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi de plus? l'évêque se vit contraint de corriger le passage comme si c'eût été une faute, ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple. Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous tromper quelquefois (1). »
22. Vous dites que j'ai mal traduit quelque chose dans le prophète Jonas, et que, la différence d'un seul mot ayant excité un mouvement dans le peuple, l'évêque faillit perdre son troupeau. Mais
 
1. Ci-dessus, lettre LXXI, 5.
 
vous me dérobez ce que vous m'accusez d'avoir mal traduit, m'enlevant ainsi le moyen de me défendre, et de peur que ma réponse ne fasse fondre ce que vous dites; il arrive peut-être ici, comme il y a plusieurs années, quand la citrouille vint se mettre au milieu, et que le Cornélius et l'Asinius Pollion de ce temps soutint que j'avais traduit le mot de citrouille par celui de lierre. J'y ai répondu amplement dans mon commentaire de Jonas. Il me suffit de dire en ce moment qu'à l'endroit où les Septante ont mis le mot de citrouille, et Aquila, avec les autres interprètes, le mot xisson qui signifie lierre, on trouve dans l'hébreu ciceion . les Syriens disent ordinairement ciceia. Or, le ciceia est une sorte d'arbrisseau dont les feuilles ont la largeur de celles de la vigne; à peine planté, il s'élève à la hauteur d'un arbuste et se soutient sur sa tige, sans avoir besoin d'échalas, comme les citrouilles et les lierres. Si donc, traduisant mot à mot, j'avais écrit ciceion, personne ne m'aurait compris; si j'avais dit: citrouille, j'aurais dit ce qui n'est pas dans l'hébreu: j'ai mis lierre pour faire comme les autres interprètes. Et si vos juifs, selon votre récit, par malice ou par ignorance, prétendent que le texte hébreu est ici conforme aux versions grecques et latines, il est manifeste qu'ils ne savent pas l'hébreu, ou qu'ils se sont donné le plaisir de mentir pour se moquer de ceux qui aiment les citrouilles.
Je vous demande, en terminant cette lettre, de ne plus forcer au combat un vieux soldat, un vieillard qui se repose, et de ne pas vouloir qu'il brave de nouveaux dangers. Vous qui êtes jeune et constitué en dignité épiscopale, enseignez les peuples, enrichissez les greniers de Rome de nouveaux fruits de l'Afrique. Il me suffit, à moi, de parler bas, en un coin de monastère, avec quelque pauvre malheureux qui m'écoute ou me lit.

LETTRE LXXVI. (Fin de l'année 388.)
 
Saint Augustin fait parler l'Eglise catholique pour mieux toucher les gens du parti de Donat.
 
1. Voici, ô donatistes ! ce que vous dit l'Eglise catholique : « Enfants des hommes , jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti? pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge (1)? » Pourquoi vous êtes-vous séparés de l'unité du monde entier par un schisme sacrilège? Vous écoutez les faussetés débitées par des hommes qui mentent ou qui se trompent au sujet des divins livres qu'on prétend avoir été livrés aux païens; vous les écoutez pour rester dans une séparation hérétique; et vous n'êtes pas attentifs à ce que vous disent ces mêmes livres, pour que
 
1. Ps. IV, 3.
 
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vous viviez dans la paix catholique. Pourquoi ouvrez-vous les oreilles à la parole des hommes, vous répétant ce qu'ils n'ont jamais pu prouver, et pourquoi êtes-vous sourds à la parole de Dieu qui dit: « Le Seigneur m'a dit : Vous êtes mon Fils, je vous ai engendré aujourd'hui : demandez-moi et je vous donnerai les nations en héritage, et j'étendrai votre possession jusqu'aux extrémités de la terre (1)? Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à sa race. L'Ecriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui est Jésus-Christ (2). Toutes les nations, dit-il, seront bénies dans votre race (3). » Levez les yeux du coeur, considérez toute l'étendue de la terre, et voyez comme toutes les nations sont bénies dans la race d'Abraham. Un seul alors crut ce qui ne se voyait pas encore; maintenant vous voyez, et vous ne voulez pas voir. La passion du Seigneur est le prix de toute la terre; il a racheté tout l'univers; et vous ne vous accordez pas avec le monde entier pour votre bien; mais vous vous mettez à part et vous disputez contre tous pour tout perdre. Voyez dans le psaume à quel prix nous avons été rachetés: « Ils ont percé mes pieds et mes mains, ils ont compté tous mes os; ils m'ont considéré et regardé en cet état; ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ont jeté ma robe au sort (4). » Pourquoi partager la robe du. Seigneur et ne pas conserver intacte avec le monde entier cette tunique de la charité tissue d'en-haut et qui ne fut pas divisée même par les bourreaux du divin Maître? On lit dans le même psaume que tout l'univers la possède : « La terre, dans toute son étendue, se souviendra du Seigneur et se convertira à lui; et toutes les familles des nations seront dans l'adoration en sa présente, parce que la souveraineté lui appartient et qu'il règnera sur les peuples (5). » Ouvrez les oreilles du cœur, et apprenez que « le Seigneur, le Dieu des dieux, a parlé, et qu'il a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher : c'est de Sion que vient tout l'éclat de sa beauté (6). » Si vous ne voulez pas la parole du prophète , écoutez l'Evangile ; c'est le Seigneur lui-même qui parle par sa propre bouche et qui dit : « Il fallait que s'accomplissent en la personne du
 
1. Ps. II, 7 et 8. — 2. Gal. III, 16. — 3. Gen. XXII, 18. — 4. Ps. XXI, 18, 19. — 5. Ibid. 29 et 30. — 6. Ps. XLIX, 1, 2.
 
Christ toutes les choses écrites sur lui dans la loi, les prophètes et les psaumes, et que la pénitence et la rémission des péchés fussent prêchées en son nom au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1). » Ce qu'il a dit dans le psaume : « Il a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son couchant, » il l'a dit dans l'Evangile par ces mots : « Au milieu de toutes les nations; » et ce qu'il a dit dans le psaume : « C'est de Sion que vient tout l'éclat de sa beauté, » il l'a dit dans l'Evangile par cette parole: «En commençant par Jérusalem. »
2. Vous avez imaginé de vous séparer de l'ivraie avant le temps de la moisson, parce que c'est vous seuls qui êtes l'ivraie; car si vous étiez le froment, vous supporteriez l'ivraie, et vous ne vous sépareriez pas de la moisson du Christ. Il a été dit de l'ivraie: « Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira. » Mais il a dit du froment: « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (2). » Pourquoi pensez-vous que l'ivraie se soit accrue et ait rempli le monde, et que le froment ait diminué et soit resté dans l'Afrique seule? Vous vous dites chrétiens, et vous n'êtes pas d'accord avec le Christ. C'est lui qui a fait entendre cette parole : « Laissez l'un et l'autre croître jusqu'à la moisson ; » il n'a pas dit que l'ivraie dût croître et le froment diminuer. « Le champ est le monde, a-t-il dit et non pas le champ est l'Afrique. Le Christ a dit encore que la moisson est la fin des temps, » et non point le temps, de Donat; que «les moissonneurs sont les anges (3),» et non point les chefs des circoncellions. Mais, parce que vous accusez le froment à cause du mélange de l'ivraie, vous montrez que vous êtes l'ivraie, et, ce qui est plus grave, vous vous séparez du froment avant le temps. Quelques-uns de vos ancêtres, dont vous maintenez le schisme sacrilège, livrèrent aux persécuteurs, d'après les actes publics des villes, les Ecritures saintes et les titres de l'Eglise; malgré l'aveu de leur crime, ils ne furent point poursuivis par quelques autres de vos pères, qui les reçurent dans leur communion, et, s'étant tous réunis à Carthage en faction furieuse, ils condamnèrent, sans les entendre, des hommes qu'ils accusaient de ce même crime sur lequel ils s'étaient mis d'accord entre eux: ils ordonnèrent évêque contre évêque, et élevèrent
 
1. Luc, XXIV, 44, 47. — 2. Matth. XXIV, 12, 13. — 3. Matth. XIII, 30, 38,39.
 
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autel contre autel. Ensuite ils envoyèrent des lettres à l'empereur Constantin pour demander que les évêques d'outre-mer jugeassent l'affaire des évêques d'Afrique; après qu'on leur eut donné les juges qu'ils avaient demandés, ils n'acceptèrent pas leurs arrêts rendus à Rome, et dénoncèrent auprès de l'empereur la sentence de ces évêques. Ils en appelèrent du jugement d'autres évêques envoyés à Arles, au jugement de l'empereur lui-même; entendus par Constantin, et trouvés par lui calomniateurs, ils persistèrent dans le même crime. Éveillez-vous pour le salut, aimez la paix, revenez à l'unité. Chaque fois que vous le voulez, nous vous lisons comment toutes ces choses se sont passées.
3. On s'associe aux méchants en consentant aux actions des méchants, et non pas en supportant dans le champ du Seigneur l'ivraie jusqu'à la moisson, et la paille jusqu'à la dernière. oeuvre du vanneur. Si vous haïssez les méchants, rompez vous-mêmes avec le crime du schisme. Si vous craigniez de vous mêler aux méchants, vous n'auriez pas gardé parmi vous, durant tant d'années, Optat qui vivait ouvertement dans l’iniquité, puisque vous l'appelez un martyr, il ne vous reste plus que d'appeler Christ. celui pour lequel il est mort (1). Que vous a fait le monde chrétien pour vous en séparer de la sorte dans une criminelle fureur ? et en quoi les maximianistes ont-ils si bien mérité de vous pour que vous les receviez dans leurs dignités après les avoir condamnés et les avoir chassés de leurs églises par des jugements publics? Que vous a fait la paix du Christ, cette paix que vous avez rompue en vous séparant de ceux que vous poursuivez de vos calomnies? Et en quoi la paix de Donat a-t-elle si bien mérité de vous, cette paix pour laquelle vous avez reçu ceux que vous aviez condamnés? Félicien de Musti est maintenant avec eux; nous avons lu pourtant que vous l'aviez condamné dans votre concile, que vous l'aviez accusé ensuite devant le proconsul et attaqué dans sa ville même de Musti, ce qui est consigné dans les actes publics.
4. Si c'est un crime de livrer les saintes Écritures, et Dieu l'a puni en faisant périr sur le champ de bataille le roi qui brûla le livre de Jérémie (2); combien est plus abominable le sacrilège du schisme, dont les premiers auteurs,
 
1. C'est pour Gildon que fut tué Optat de Thamugas.
2. Jérém. XXXVI, 23, 30.
 
auxquels vous avez comparé les maximianistes, furent engloutis vivants dans la terre (1) ! Comment nous reprochez-vous ce crime, sans pouvoir jamais le prouver, tandis que vous recevez parmi vous ces schismatiques que vous condamnez? Si vous êtes justes parce que vous avez souffert la persécution au nom des empereurs, les maximianistes sont plus justes que vous, car vous les avez persécutés vous-mêmes, au moyen des juges envoyés par les empereurs catholiques. Si vous avez seuls le baptême, que fait au milieu de vous le baptême des maximianistes reçu par ceux qu'a baptisés Félicien condamné, et avec lesquels il a été ensuite rappelé dans vos rangs ? Que vos évêques répondent au moins sur tout ceci à vous, qui êtes laïques, s'ils ne veulent pas conférer avec nous; et songez pour votre salut, songez à ce que c'est qu'un tel refus de la part de vos évêques. Si les loups ont tenu un concile pour ne pas répondre aux pasteurs, pourquoi les brebis n'en tiennent-elles pas un autre pour ne point se jeter dans les cavernes des loups?
 
1. Nombr. XVI, 31-33

LETTRE LXXVII. (Année 400.)
 
On remet au jugement de Dieu une affaire entre un moine et un prêtre. — Extrême réserve de saint Augustin en matière d'accusation.
 
AUGUSTIN AUX BIEN-AIMÉS SEIGNEURS ET TRÈS-HONORABLES FRÈRES FÉLIX ET HILARIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je ne m'étonne pas que Satan trouble les coeurs des fidèles; résistez-lui, en demeurant dans l'espérance des promesses de Dieu qui ne peut pas tromper; non-seulement il a daigné promettre des récompenses éternelles à ceux qui croient et espèrent en lui et persévèrent dans sa charité jusqu'à la fin, mais il a prédit que les scandales ne manqueraient pas pour exercer et éprouver notre foi, car il a dit : « Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira, » et aussitôt il ajoute « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (2). » Quoi de surprenant si les hommes sont les détracteurs des serviteurs de Dieu et, dans l'impuissance de corrompre leur vie, s'efforcent d'obscurcir leur renommée, puisque chaque jour ils blasphèment Dieu lui-même et leur Seigneur en se plaignant de ce qu'il fait contre
 
1. Nombr. XVI, 31-33. — 2. Matth. XXIV, 12, 13.
 
leur gré par un juste secret jugement ! J'exhorte donc votre sagesse, bien-aimés seigneurs
et très-honorables frères, à opposer aux calomnies des hommes, aux vains discours et aux soupçons téméraires la méditation chrétienne de l'Ecriture de Dieu, qui a prophétisé toutes ces choses et nous a avertis de nous tenir fermes contre elles.
2. Aussi je dirai brièvement à votre charité que le prêtre Boniface n'a été convaincu d'aucun crime devant moi, que je n'ai jamais rien cru et ne crois rien de pareil sur son compte. Comment ordonnerais-je d'effacer son nom du nombre des prêtres, lorsque j'entends cette effrayante parole du Seigneur dans l'Evangile : « Vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres (1) ? » L'affaire entre lui et Spès a été remise au jugement de Dieu, d'après une convention entre eux qu'on pourra vous communiquer si vous voulez (2); qui suis-je moi-même pour oser prévenir la sentence de Dieu en effaçant ou en supprimant le nom de ce prêtre? évêque, je n'ai pas dû élever contre lui un soupçon téméraire; homme, je n'ai pas pu juger clairement sur les choses secrètes des hommes. Dans les causes séculières, lorsqu'on s'en réfère à un pouvoir plus haut, tout reste dans le même état ; on attend la sentence dont il n'est pas permis d'appeler, de peur de faire injure au juge supérieur si on changeait quelque chose pendant que l'affaire est pendante devant lui : or, quelle différence entre la divine puissance et la puissance humaine, quelque grande qu'elle puisse être ! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu ne vous abandonne jamais, bien-aimés seigneurs et honorables frères.
 
1. Matth. VII, 2.
2. Un moine de la communauté de saint Augustin, appelé Spès, et un prêtre d'Hippone, appelé Boniface, s'étant mutuellement accusés de désordres, notre évêque les envoya au tombeau de saint Félix, à Nole, dans l'espoir qu'un miracle ferait connaître lequel des deux était coupable.

LETTRE LXXVIII. (Année 401.)
 
Les scandales dans l’Eglise.
 
AUGUSTIN AUX BIEN-AIMES FRÈRES, AU CLERGÉ, AUX ANCIENS, A TOUT LE PEUPLE DE L'ÉGLISE D'HIPPONE, QUE JE SERS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Plût à Dieu que fortement attentifs à l’Ecriture de Dieu, vous n'eussiez pas besoin du secours de notre parole au milieu des scandales, et que vous eussiez pour consolateur Celui-là même qui nous console : il a non-seulement prédit les biens qui attendent ses fidèles et ses saints, mais encore les maux dont ce monde devait être plein; il a pris-soin de nous lés faire écrire à l'avance, pour que notre espérance des biens futurs soit plus vive que notre sentiment des maux qui précèdent la fin des siècles. « Tout ce qui est écrit, dit l'Apôtre, a été écrit pour notre instruction, afin que nous espérions en Dieu par la patience et la consolation des Ecritures (1). » Qu'était-il besoin que le Seigneur Jésus, non-seulement nous dît qu'à la fin des temps les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de son Père (2), mais encore qu'il s'écriât : Malheur au monde à cause des scandales (3) ! sinon pour que nous ne nous flattions pas de pouvoir atteindre à la félicité éternelle sans avoir subi avec courage l'épreuve des maux du temps? Qu'était-il besoin qu'il dît que la charité de plusieurs se refroidirait parce que l'iniquité aurait abondé, sinon pour que ceux dont il a parlé ensuite, et qui seront sauvés après avoir persévéré jusqu'à la fin (4) ne se troublassent pas, ne s'effrayassent pas à la vue de cette abondance d'iniquité par laquelle la charité serait refroidie, et ne tombassent pas en triste défaillance comme sous des coups imprévus et inopinés; mais plutôt afin que, voyant arriver ce qui a été annoncé pour le cours des temps, ils persévérassent patiemment jusqu’ à la fin et méritassent de régner dans la vie qui ne doit pas finir.
2. Je ne vous dis donc pas, mes très-chers, de ne pas vous affliger de ce scandale qui émeut plusieurs d'entre vous au sujet du prêtre Boniface ; ceux qui ne déplorent pas ces choses n'ont pas en eux la charité du Christ; mais la malignité du démon abonde dans le coeur de ceux qui s'en réjouissent. Ce n'est pas qu'il ait apparu dans ce prêtre quelque chose qui soit jugé digne de condamnation; mais c'est que deux de notre maison sont placés dans une situation telle qu'on regarde l'un d'eux comme certainement perdu, et que la réputation de l'autre passe pour mauvaise ou douteuse, quand même sa conscience n'aurait pas de souillure. Déplorez ces choses, car elles sont déplorables; que cette douleur pourtant
 
1. Rom, XV, 4. — 2. Matth. XIII, 43. — 3. Ibid. XVIII, 7. — 4. Ibid. XXIV, 12, 13.
 
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n'éloigne point votre charité d'une pieuse vie, mais qu'elle vous excite plutôt à prier le Seigneur de faire éclater promptement l'innocence de votre prêtre, si votre prêtre est. innocent, ce que je crois davantage, car il n'a voulu ni répondre à des avances honteuses ni garder à cet égard un silence complaisant. S'il est coupable, ce que je n'ose soupçonner, il a blessé la réputation de celui qu'il n'a pas pu souiller, comme le prétend son accusateur, et il faut alors prier Dieu de ne pas permettre que Boniface cache son iniquité, afin qu'un jugement divin révèle sur chacun d'eux ce que les hommes ne peuvent découvrir.
3. Comme cette affaire me tourmentait depuis longtemps et que je ne trouvais pas à convaincre l'un des deux, quoique je crusse davantage aux affirmations du prêtre, j'avais songé d'abord à les remettre tous les deux au jugement de Dieu, jusqu'à ce que celui qui m'était suspect me fournît une raison manifeste de le chasser avec justice de notre demeure. Mais il cherchait violemment à être élevé à la cléricature, soit ici par moi, soit ailleurs par mes lettres ; je ne voulais, quant à moi, en aucune manière, imposer les mains à un homme dont je pensais tant de mal, ni le faire accepter par quelqu'un de mes frères à l'aide de ma recommandation; il se mit alors à agir avec turbulence et à dire que si lui-même n'était pas élevé à la cléricature, le prêtre Boniface ne devait pas être laissé dans son rang. Voyant que Boniface craignait de devenir un sujet de scandale pour les faibles et pour ceux qui penchaient à soupçonner sa vie, le voyant prêt à faire devant les hommes le sacrifice de sa dignité plutôt qu'à prolonger inutilement et aux dépens de la paix de l'Eglise une situation où il ne pouvait pas prouver son innocence et triompher des ignorances, des doutes et des soupçons, je choisis un milieu : il fut convenu entre eux deux qu'ils se rendraient dans un lieu saint, où de terribles oeuvres de Dieu ouvriraient plus aisément la conscience du coupable et le pousseraient à l'aveu, soit par quelque miraculeuse punition, soit par la crainte. Certainement Dieu est partout, et il n'y a pas d'espace qui puisse contenir ou enfermer Celui qui a tout fait ; il faut que les vrais adorateurs l'adorent en esprit et en vérité (1), afin qu'il justifie et couronne dans le secret celui qu'il écoute dans le secret. Cependant pour ce qui
 
1. Jean, IV, 24
 
est de ces oeuvres visiblement connues des hommes, qui peut sonder ses conseils et lui demander pourquoi tels miracles se font-ils en tels lieux et ne se font-ils pas ailleurs? Beaucoup de chrétiens connaissent la sainteté du lieu où l'on conserve le corps du bienheureux Félix de Sole; c'est là que j'ai voulu que se rendissent Boniface et Spès, parce qu'on peut de là nous écrire facilement et fidèlement tout ce qui pourra se produire de miraculeux dans quelqu'un d'entre eux. Car nous savons, nous, qu'à Milan, au tombeau des saints, où les démons sont admirablement et terriblement forcés à des aveux, un certain voleur, venu là pour tromper en faisant un faux serment, fut contraint de confesser son vol et de rendre ce qu'il avait dérobé. Est-ce que l'Afrique n'est pas pleine aussi de corps de saints martyrs? Et pourtant nous n'avons jamais ouï dire que de pareils prodiges aient été opérés ici. De même que, selon les paroles de l'Apôtre, « tous les saints n'ont pas la grâce de guérir les malades et tous n'ont pas le discernement des esprits (1), » de même Celui qui distribue ses dons à chacun comme il veut, n'a pas voulu que les mêmes miracles se produisent auprès de tous les tombeaux des saints.
4. Je ne voulais pas porter à votre connaissance cette grande douleur de mon âme, de peur de vous troubler profondément par une affliction inutile ; mais Dieu n'a pas permis que vous l'ignorassiez, sans doute pour que vous pussiez le prier avec nous de manifester ce qu'il sait de cette affaire et ce que nous ne pouvons pas savoir. Je n'ai pas osé effacer le nom de Boniface de la liste des prêtres de mon église : je ne voulais pas avoir l'air de faire injure à la puissance divine devant laquelle la cause est en ce moment pendante, si je prévenais son jugement par le mien ; cela ne se pratique pas même dans les affaires séculières; on n'aurait garde de toucher à rien tandis que le débat est porté devant un pouvoir supérieur. De plus, il a été statué dans un concile d'évêques (2) qu'on ne doit retrancher de la communion aucun clerc non convaincu, à moins qu'il ne se soit pas présenté pour être jugé. Cependant Boniface a été assez humble pour ne pas accepter des lettres qui lui auraient valu durant son voyage les respectueux égards dus à son rang, afin que, dans ce lieu où ils ne seront connus ni l'un ni l'autre, ils trouvent un
 
1. I Cor. XII, 30. — 2. Le concile de Carthage de l'année 397.
 
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traitement égal. Et maintenant si vous désirez que son nom ne soit plus lu avec les noms de ses collègues, afin de ne pas donner des prétextes, selon les paroles de l'Apôtre, aux gens qui en cherchent (1) et qui ne veulent pas entrer au sein de l'Église, ce ne sera pas mon fait, mais le fait de ceux pour qui on prendra cette mesure. Que perdra l'homme que l'ignorance humaine supprimera de ces tablettes, si une conscience mauvaise ne l'efface pas du livre des vivants?
5. C'est pourquoi, mes frères, vous qui craignez Dieu, souvenez-vous de ce qu'a dit l'apôtre Pierre : « Le démon votre ennemi rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant quelqu'un qu'il puisse dévorer (1). » Il s'efforce de souiller la réputation de celui qu'il ne peut dévorer après l'avoir séduit pour le mal, afin qu'il succombe, si c'est possible, sous le mépris des hommes et sous les coups des langues mauvaises, et soit ainsi précipité dans sa gueule. Si le démon n'a pas pu souiller la renommée d'un innocent, il essaye de lui persuader de mal juger de son frère, et l'enlace dans ces soupçons malveillants pour l'entraîner avec lui. Et qui pourra jamais compter ni même comprendre toutes ses ruses et tous ses piéges ? Pour éviter les trois écueils qui appartiennent plus particulièrement à l'affaire présente et pour que vous ne vous laissiez point aller aux mauvais exemples, voici comment Dieu vous parle par l'Apôtre : « Ne vous attachez pas à un même joug avec les infidèles, car que peut-il y avoir de commun entre la justice et l'iniquité, et quelle union pourrait-il exister entre la lumière et les ténèbres (2)? » Et dans un autre endroit : « Ne vous laissez point séduire : les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs. Soyez sobres, ô justes, et ne péchez point (3). » Voici maintenant ce que Dieu dit par le Prophète, afin que vous ne succombiez pas sous le coup des langues qui déchirent : « Écoutez-moi, vous qui connaissez le jugement, vous, mon peuple, qui portez ma loi dans votre coeur : ne craignez point les outrages des hommes, ne vous laissez pas abattre par leurs calomnies, ne comptez pas pour beaucoup d'être méprisés par eux; car le temps les consumera comme un vêtement et les rongera comme la teigne ronge la laine : mais ma justice de
 
1. II Cor. XI, 12.
2. II Pierre, V, 8. — 3. II Cor. VI, 14. — 4. I Cor. XV, 33, 34.
 
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demeure éternellement (1). » Et pour que vous ne périssiez point en élevant malignement de faux soupçons contre les serviteurs de Dieu, souvenez-vous de ce passage de l'Apôtre : « Ne jugez rien avant le temps; attendez que le Seigneur vienne et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres; alors il mettra au grand jour les pensées de l'âme, car Dieu donnera à chacun la louange qui lui est due (2). » Et encore ceci : « A vous le jugement de ce qui se voit, mais au Seigneur notre Dieu de juger de ce qui est caché (3). »
6. Il est manifeste que ces choses n'arrivent pas dans l'Église sans attrister gravement les saints et les fidèles; toutefois nous sommes consolés par Celui qui atout prédit et qui nous a exhortés à ne pas nous laisser refroidir par l'abondance de l'iniquité, mais à persévérer jusqu'à la fin pour que nous puissions être sauvés; car, en ce qui me concerne, s'il y a en moi quelque amour pour le Christ, qui d'entre vous s'affaiblit sans que je m'affaiblisse moi-même? qui est scandalisé sans que je brûle (4) ? N'ajoutez pas à mon affliction en tombant dans de faux soupçons ou dans les péchés d'autrui ; n'ajoutez pas à mes peines, je vous en conjure, pour que je ne dise pas de vous: « Ils ont aggravé la douleur de mes blessures. » Quant à ceux qui se réjouissent de mes douleurs exprimées jadis par le Psalmiste dans ses prophétiques paroles sur le corps du Christ : « Ceux qui étaient assis à la porte m'insultaient, et ceux qui buvaient le vin me raillaient par leurs chansons (5) ; » quant à ces hommes, dis-je, on les supporte plus facilement; nous avons appris néanmoins à prier pour eux et à leur vouloir du bien. Pourquoi , en effet, sont-ils assis à la porte, et que cherchent-ils? ils veulent, lorsqu'un évêque, un clerc, un moine ou une religieuse vient à faillir, les envelopper tous dans une réprobation commune; ils répètent et soutiennent qu'il en est ainsi de tous, mais seulement qu'on ne le sait pas pour tous. Si une femme mariée est convaincue d'adultère, ces gens-là ne chassent pas pour cela leurs épouses et n'accusent pas leurs mères; mais s'ils entendent dire quelque chose de vrai ou de faux sur le compte de ceux qui font profession de vie religieuse, ils se remuent, se retournent, se donnent beaucoup de peine pour en faire
 
1. Is. LI, 7, 8. — 2. I Cor. IV, 5. — 3. Ibid. V, 12, 13. — 4. II Cor. XI, 29. — 5. Ps. LXVIII, 27, 13.
 
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croire autant pour tous. Leurs langues mauvaises cherchent des jouissances dans nos douleurs; nous les comparerions aisément à ces chiens (si toutefois on pouvait les entendre en mal), qui léchaient les plaies du pauvre couché devant la porte du riche, et supportant toutes sortes de rudes et indignes traitements, jusqu'à ce qu'il fût arrivé au repos du sein d'Abraham (1).
7. Ne m'affligez pas d'avantage, vous qui avez quelque espérance en Dieu; n'ajoutez pas des plaies aux plaies que ceux-là lèchent, vous pour lesquels nous nous exposons à toute heure, nous combattons au dehors, nous craignons au-dedans (2), nous bravons le péril dans la ville, le péril dans le désert, le péril de la part des gentils, le péril de la part des faux frères (3). Je sais que vous souffrez, mais souffrez-vous plus que moi? je sais que vous êtes troublés, et je tremble qu'au milieu de tant de discours des langues envenimées, le faible ne défaille et ne périsse, le faible pour lequel le Christ est mort; qu'un accroissement de douleur ne nous vienne pas de vous, parce que ce n'est pas notre faute si notre douleur est devenue la vôtre. Je n'avais épargné ni précaution ni effort pour éviter ce malheur et pour empêcher qu'il ne fût connu de vous; car les forts devaient y trouver une affliction inutile et les faibles une dangereuse émotion; mais que Celui qui a permis que vous fussiez tentés par la connaissance de ce scandale vous donne la force de le supporter, et qu'il vous instruise de sa loi ; .qu'il vous affermisse par son enseignement et adoucisse pour vous l'épreuve des jours mauvais, jusqu'à ce qu'on ait creusé une fosse au pécheur (4).
 
8. J'entends dire que plusieurs d'entre vous sont plus contristés de ceci qu'ils ne l'ont été de la chute des deux diacres qui nous étaient revenus du parti de Donat; ils en prenaient occasion d'insulter à la discipline de Proculéien (5), se vantant que jamais notre discipline n'avait produit rien de pareil pour nos clercs: qui que vous soyez qui ayez fait cela, je vous l'avoue, vous n'avez pas bien fait. Voilà que Dieu vous a appris que « celui qui se glorifie doit se glorifier dans le Seigneur  (6) : » ne reprochez aux hérétiques que de ne pas être catholiques; ne soyez pas semblables à ceux qui n'ayant
 
1. Luc, XVI, 21-23. —  2. II Cor. VII, 5. — 3. Ibid. XI, 26. — 4. Ps. XCIII, 13. — 5. Proculéien était évêque donatiste à Hippone. — 6. I Cor. I, 31.
 
rien pour justifier leur séparation, affectent de ramasser les crimes d'autrui et y ajoutent beaucoup d'insignes faussetés : ne pouvant obscurcir ni accuser la vérité même des divines Ecritures qui annoncent l'universalité de l'Eglise du Christ, ils s'efforcent de rendre odieux les hommes par lesquels cette vérité est prêchée et sur lesquels ils peuvent inventer tout, ce qui leur passe par l'esprit. Ce n'est pas ce que, vous avez appris à l'école du Christ, si toutefois vous l'avez bien entendu et si c'est lui qui vous a instruits (1). Lui-même a prémuni ses fidèles contre les mauvais dispensateurs qui font le mal par eux-mêmes, et par lui enseignent le bien, quand il a dit : « Faites ce qu'ils disent; ne faites pas ce qu'ils font : car ils disent et ne font pas (2). » Priez pour moi, de peur que, prêchant, les autres, je ne sois réprouvé moi-même (3) ; mais si vous vous glorifiez, glorifiez-vous dans le Seigneur et non pas en moi. Quelque vigilante que soit la discipline de ma maison, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je n'ose me vanter que ma maison soit meilleure que l'arche de Noé où sur huit hommes il s'en trouva un de réprouvé (4) : qu'elle soit meilleure que la maison d'Abraham où il fut dit : « Chassez l'esclave et son fils (5); » meilleure que la maison d'Isaac dont il fut dit des deux jumeaux : «j'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaü (6); » meilleure que la maison de Jacob lui-même où le fils souilla le lit du père (7); meilleure que la maison de David, dont un fils ne respecta point sa propre soeur (8), dont un autre fils se révolta contre la sainte mansuétude de son père (9); meilleure que la demeure de l'apôtre Paul qui, s'il n'avait eu avec lui que des bons, n'aurait pas parlé, comme je l'ai rappelé plus haut, « de ses combats au dehors , de ses frayeurs au dedans, » et n'aurait pas dit au sujet de la sainteté et de la foi de Timothée : « Je n'ai personne qui prenne soin de vous autant que lui, car tous cherchent leurs propres intérêts et non point les intérêts de Jésus-Christ (10) ; » je n'ai garde de penser que ma maison soit meilleure que la société du Seigneur Jésus-Christ lui-même, dans laquelle onze disciples fidèles ont supporté le traître et voleur Judas; meilleure enfin que le Ciel, d'où sont tombés des anges.
9. Je vous l'avoue, du reste, en toute simplicité
 
1. Ephés. IV, 20, 21. — 2. Matth. XXIII, 3. — 3. I Cor. IX , 27. — 4. Gen. IX, 27. — 5. Ibid. XXI, 10. — 6. Mal. I, 2. — 7. Gen. XLIX, 4. — 8. II Rois, XIII, 11. — 9. Ibid. XV, 12. — 10. Philip. II, 20, 21.
 
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devant Notre-Seigneur, qui est mon témoin dans mon âme: depuis que j'ai commencé à servir Dieu, de même que je n'ai pas connu de meilleurs chrétiens que les hôtes fervents des monastères, ainsi je n'ai rien vu de pis que des moines tombés, et j'appliquerai aux communautés ces paroles de l'Apocalypse : « Le juste y devient plus juste, le souillé s'y souille davantage (1). » C'est pourquoi si quelques ordures nous attristent , beaucoup de belles choses nous consolent. Gardez-vous, à cause du marc qui déplaît à vos yeux, gardez-vous de détester les pressoirs par lesquels les réservoirs du Seigneur s'emplissent, d'huile lumineuse. Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu vous garde dans sa paix contre toutes les embûches de l'ennemi, ô mes bien-aimés frères !
 
LETTRE LXXIX. (404).
 
Saint Augustin châtie l'ignorante et orgueilleuse perversité d'un prêtre manichéen.
 
Vous cherchez en vain des détours; on vous reconnaît au loin. Mes frères m'ont rapporté leurs entretiens avec vous. C'est bien si vous ne craignez pas la mort; mais vous devez craindre cette mort que vous vous faites à vous-même en blasphémant de la sorte sur Dieu. Que vous considériez cette mort visible, connue de tous les hommes, comme la séparation de l'âme et du corps, ce n'est pas chose difficile à comprendre ; ce qui l'est, c'est ce que vous y ajoutez du vôtre en disant qu'elle est la séparation du bien et du mal. Mais si l'âme est un bien et le corps un mal, Celui qui les a unis l'un à l'autre n'est pas bon; or, vous dites que le Dieu bon les a unis; donc ou il est mauvais, ou il craignait le mal. Et vous vous vantez de ne pas craindre l'homme, quand vous vous forgez un dieu qui, par peur des ténèbres , a mêlé le bien et le mal ! Ne soyez pas fier, comme vous le dites, que nous fassions de vous quelque chose de grand, en arrêtant vos poisons au passage, et en empêchant que la pestilence ne se répande au milieu des hommes : l'Apôtre ne grandit pas ceux qu'il appelle des chiens lorsqu'il dit : « Prenez garde aux chiens (2); » il ne grandissait pas ceux dont il comparaît la doctrine à de la
 
1. Apoc. XXII, 11. — 2. Philip. III, 2.
 
gangrène (1). Je vous le demande, donc au nom du Christ; si vous êtes prêt, reprenez le débat dans lequel a succombé votre prédécesseur Fortunat (2). Car, en sortant d'ici, il ne devait y revenir qu'après s'être entendu avec les siens pour trouver de quoi répondre à nos frères. Si vous n'êtes pas prêt pour cette discussion, retirez-vous d'ici, ne corrompez pas les voies du Seigneur, ne tendez pas vos piéges aux âmes faibles pour les infecter de vos poisons ; autrement prenez garde qu'avec le secours du bras de Notre-Seigneur, vous ne soyez couvert de honte comme vous ne l'auriez pas cru.
 
LETTRE LXXX. (405.)
 
Comment on peut savoir si on accomplit la volonté de Dieu.
AUGUSTIN A SES FRÈRES PAULIN ET THÉRASIE , TOUS DEUX SAINTS ET AIMÉS DE DIEU, TRÈSDIGNES DE RESPECT ET D'AFFECTION, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Le très-cher frère Celse m'ayant demandé une réponse, je me suis hâté de payer cette dette; et je me suis véritablement hâté. Je pensais qu'il resterait encore quelques jours au milieu de nous: mais le départ d'un navire lui ayant tout à coup offert une occasion, il est venu à la nuit m'annoncer qu'il nous quitterait demain. Que faire, puisque je ne puis pas le retenir, et que d'ailleurs je ne le devrais pas si je le pouvais, car c'est vers vous qu'il s'empresse de retourner, et il sera meilleur pour lui qu'il vous retrouve? C'est pourquoi je saisis à la course ce que je dicte ici pour vous être envoyé, tout en me déclarant débiteur envers vous d'une plus longue lettre, que je vous écrirai au retour de nos vénérables frères mes collègues Théase et Evode , après que vous m'aurez vous-mêmes un peu rassasié; car c'est vous que depuis longtemps , au nom et avec l'aide du Christ, nous espérons trouver plus abondamment dans leurs coeurs et leurs bouches. Quoique je vous écrive aujourd'hui, je vous ai adressé une autre lettre, il y a peu de jours, par notre cher fils Fortunatien, prêtre de l'Eglise de Thagaste, qui s'embarquait pour aller à Rome. Maintenant donc je demande, selon ma coutume, que vous fassiez ce que vous faites toujours : priez pour nous, afin que Dieu voie
 
1. II Tim. II, 17. — 2. Voy. Rétrac. liv. I, ch. 16.
 
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notre néant et notre peine, et qu'il nous pardonne tous nos péchés.
2. Je désire m'entretenir avec vous, si vous le permettez, comme je pourrais le faire si j'étais devant vous. Vous avez répondu avec un esprit tout à fait chrétien et avec piété à une petite question que je vous ai récemment proposée comme si vous étiez là et que j'eusse joui de la douceur de vos entretiens; mais vous y avez répondu en courant et trop brièvement; vous auriez pu y laisser couler un peu plus longtemps et plus abondamment la grâce de votre parole, si vous aviez expliqué un peu plus clairement ce que vous avez dit, savoir que vous êtes décidé à rester dans le lieu où vous trouvez tant d'avantages, mais à condition que s'il plaît au Seigneur de vous demander autre chose, vous préférerez sa volonté à la vôtre. Comment pouvons-nous connaître cette divine volonté toujours préférable à la nôtre? Est-ce seulement lorsque nous devons faire volontairement ce à quoi il a fallu nous déterminer malgré nos répugnances ? Là se fait ce que nous ne voulons pas, mais nous redressons notre volonté pour la conformer à celle de Dieu, dont il n'est pas permis de mépriser l'excellence ni d'éviter la toute-puissance; c'est ainsi qu'un autre ceignit Pierre et le porta où il n'avait pas voulu (1), et Pierre alla où il ne voulait pas, mais ce fut volontairement qu'il souffrit une mort cruelle. La divine volonté se manifeste-t-elle aussi dans le cas où nous pourrions ne pas changer de résolution s'il ne se présentait quelque chose qui semble indiquer que cette même volonté nous convie à un autre sentiment? Notre résolution n'était pas mauvaise; on aurait pu fort bien s'y tenir, si Dieu ne nous avait pas appelés à un autre dessein. Ce ne fut pas mal à Abraham de nourrir et d'élever son fils pour le garder, autant qu'il pourrait, jusqu'à la fin de sa vie; mais ayant reçu l'ordre de l'immoler, il changea sans hésiter une résolution qui n'était pas mauvaise en elle-même, mais qui le serait devenue s'il ne l'eût point changée après en avoir reçu l'ordre (2). Aussi je ne doute pas que ce soit là aussi votre avis.
3. Mais nous sommes souvent forcés de reconnaître une volonté de Dieu, différente de la nôtre, non point par une voix du ciel, par un prophète, par les révélations d'un songé ou par cet élan de l'âme qui s'appelle extase, mais par
 
1. Jean, XXI, 18. — 2. Gen. XXII, 2, 10.
 
les choses mêmes qui arrivent. Ainsi , nous avions décidé un départ, et une affaire est survenue, que la vérité consultée sur notre devoir, nous défend d'abandonner; nous avions le dessein de demeurer en tel endroit, et la même vérité également consultée nous oblige d'en . partir. Je vous demande de me dire pleinement et au long ce que vous pensez de cette troisième sorte de motifs de changer de résolution. Tous en sommes souvent troublés, et, il est difficile de ne pas omettre ce qu'il faudrait faire de préférence, lorsque l'on veut poursuivre un premier dessein qui n'est pas un vrai mal, mais qui devient un mal si on laisse l'action imprévue dont il aurait mieux valu s'occuper, et sans laquelle on eût pu continuer l'oeuvre première, non-seulement sans blâme, mais encore avec louange. Il est difficile de ne pas se tromper ici; c'est ici surtout, qu'il faut se rappeler cette parole du Prophète : « Qui connaît ses fautes (1)? » Je vous prie donc de me dire ce que vous avez coutume de faire à ce sujet ou ce que vous trouvez qu'on doive faire.
 
 
1. Ps. XVIII, 13.
LETTRE LXXXI. (Année 405.)
Témoignage pacifique et affectueux de saint Jérôme.
 
JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
J'ai demandé avec empressement de vos nouvelles à notre saint frère Firmus, et j'ai appris avec joie que vous vous portiez bien. J'espérais, j'avais même le droit d'attendre de vos lettres; mais il m'a dit qu'il était parti d'Afrique sans que vous l'eussiez su. Je vous rends, par lui, mes devoirs; il vous aime d'un grand amour; je vous prie, en même temps, de me pardonner de n'avoir pu refuser une réponse à vos instances répétées: j'en rougis. Mais ce n'est pas moi qui vous ai répondu, c'est ma cause qui a répondu à la vôtre. Et si c'est une faute de l'avoir fait, souffrez que je vous le dise, c'en est une plus grande de m'y avoir provoqué. Mais plus de plaintes de ce genre; qu'une fraternité pure s'établisse entre nous; et, désormais, ne nous envoyons plus de lettres de polémique, mais des lettres d'amitié. Les saints frères qui servent le Seigneur avec nous, vous saluent affectueusement. Je vous prie de saluer respectueusement, de ma part, les saints qui portent, avec vous, le joug léger du Christ, surtout le saint et vénérable pape Alype. Que le Christ notre Dieu tout-puissant, vous maintienne en bonne santé et  (107) en bon souvenir de moi, ô seigneur vraiment saint et bienheureux pape! Si vous avez lu le livre des commentaires sur Jonas, je crois que vous aurez fait justice de la ridicule affaire de la citrouille. Si j'ai repoussé du style l'ami qui, le premier, s'est jeté sur moi avec l'épée, votre honnêteté et votre justice doivent blâmer l'accusateur, et non pas celui qui ne fait que répondre. Jouons, si vous le voulez, dans le champ des Ecritures, mais ne nous blessons ni l'un ni l'autre.
LETTRE LXXXII. (Année 405.)
 
Saint Augustin répond à la lettre où saint Jérôme a défendu son opinion sur le fameux passage de l'Epître aux Galates, et va au fond du débat avec une grande supériorité. Il se déclare converti au sentiment du docte solitaire en ce qui touche les traductions sur l'hébreu.
 
AUGUSTIN AU BIEN-AIMÉ SEIGNEUR , TRÈS - HONORABLE DANS LES ENTRAILLES DU CHRIST, AU SAINT FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
l. J'ai envoyé, il y a déjà longtemps, à votre charité une longue lettre, en réponse à celle que vous vous rappelez m'avoir adressée par votre saint fils Astérius, devenu non-seulement mon frère, mais mon collègue. Je ne sais pas encore si elle a mérité de parvenir entre vos mains; je ne vois rien par où je le puisse pressentir, sauf l'endroit de votre lettre, confiée à notre cher frère Firmus, où vous me dites que, si vous avez repoussé du style celui qui vous a, le premier, attaqué avec l'épée, mon honnêteté et ma justice doivent blâmer l'agression, et non pas la réponse: voilà le seul et faible indice qui me donnerait à penser que vous avez lu ma lettre. J'y ai déploré qu'une discorde si déplorable ait fait place, entre vous, à une amitié dont on se réjouissait pieusement partout où la renommée l'avait répandue. Je n'ai pas fait cela en blâmant votre fraternité , à laquelle je n'oserais supposer ici aucun tort; seulement, je gémissais sur cette misère de l'homme qui n'est pas sûr, quelle que soit sa charité, de rester fidèle à ses amitiés. Mais, j'aurais mieux aimé apprendre par vous si vous m'accordiez le pardon que je vous avais demandé; je souhaite que vous me le montriez plus clairement; il me semble, du reste, que vous m'avez pardonné, si j'en juge par un certain air plus épanoui que j'ai remarqué dans votre lettre : toutefois, j'en suis à ne pas savoir si, en écrivant cette dernière, vous aviez; lu la mienne.
2. Vous demandez, ou plutôt vous commandez avec la confiance de la charité, que nous jouions dans le champ des Ecritures, sans nous blesser l'un l'autre. Autant que cela dépend de moi, j'aimerais ici quelque chose de plus sérieux qu'un jeu. S'il vous a convenu d'employer ce mot en vue d'un travail facile, je désire plus, je l'avoue, de votre bonté, de vos forces, de votre docte sagesse, des anciennes et laborieuses habitudes d'un esprit pénétrant qui a su se créer des loisirs féconds : ce ne sera pas seulement avec la science, ce sera sous l'inspiration même de l'Esprit-Saint, afin que, dans ces grandes et difficiles questions,vous m'aidiez, faon pas à parcourir en jouant le champ des Ecritures, mais à franchir les montagnes où je perds haleine. Si vous avez cru devoir dire: Jouons, à cause de la bonne humeur qu'il convient de garder dans les discussions entre amis, soit qu'il s'agisse de questions claires et aisées, ou de questions ardues et difficiles, apprenez-moi, je vous conjure, comment nous pouvons en venir là. Alors, quand faute de promptitude d'esprit, si ce n'est d'attention, nous ne sommes pas de l'avis qui nous est présenté, et que nous cherchons à faire prévaloir un avis contraire, si nous nous laissons aller à quelque liberté, nous ne tomberons pas sous le soupçon de vanité puérile qui cherche la renommée en attaquant des hommes illustres; et lorsque nous prenons des précautions de langage pour adoucir une certaine âpreté inséparable de toute réfutation, on ne dira plus que nous nous servons d'une épée frottée de miel. J'ignore donc quel heureux mode de discussion vous proposeriez, pour éviter ce double défaut ou en détourner le soupçon, à moins qu'il. ne consiste à toujours approuver le savant ami avec lequel on discute une question, et que la plus petite résistance demeure interdite, même pour demander à s'instruire soi-même.
3. C'est alors assurément qu'on jouerait comme dans un champ sans l'ombre d'une crainte d'offense; mais à un tel jeu il serait bien étonnant qu'on ne se jouât pas de nous. Quant à moi, je l'avoue à votre charité , j'ai appris à ne croire fermement qu'à l'infaillibilité des auteurs des livres qui sont déjà appelés canoniques; à eux seuls je fais cet honneur et je témoigne ce respect. Si j'y rencontre quelque chose qui paraisse contraire à la vérité , je ne songe pas à contester, mais je me dis que l'exemplaire est défectueux, ou bien que le (108) traducteur est inexact, ou bien encore que je n'ai pas compris. Pour ce que je lis dans les autres écrivains, quelle que soit l'éminence de leur sainteté et de leur science, je ne le crois pas vrai par la seule raison qu'ils l'ont pensé, mais parce qu'ils ont pu me persuader qu'ils ne s'écartaient pas de la vérité, soit d'après le témoignage des auteurs canoniques, soit d'après des raisons probables. Je ne crois pas, mon frère, que vous soyez ici d'un autre sentiment que le mien, et certainement vous ne voulez pas qu'on lise vos livres comme ceux des prophètes ou des apôtres dont il serait criminel de mettre en doute la parfaite vérité. Cela est bien loin de votre pieuse humilité et de la juste idée que vous avez de vous-même ; car si vous n'étiez pas humble, vous ne diriez pas: « Plût à Dieu que nous méritassions vos embrassements et qu'en de mutuels entretiens nous pussions apprendre quelque chose l'un de l'autre !  »
4. Si, en considérant votre vie et -vos moeurs, je ne puis penser que vous ayez dit ceci faussement ni par feinte, combien plus il est juste que je croie à la sincérité de l’apôtre Paul dans ce passage sur Pierre et Barnabé : « Voyant qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile, je dis à Pierre devant tous : Si vous qui êtes juif, vous vivez comme les gentils et non comme les juifs, pourquoi forcez-vous les gentils à judaïser (1) ? » Comment serai-je sûr qu'un homme ne me trompe ni dans ses écrits ni dans ses paroles, si l'Apôtre trompait ses fils qu'il enfantait de nouveau, jusqu'à ce que le Christ, c'est-à-dire la vérité, fût formé en eux (2) ? Il leur avait dit : « Je prends Dieu à témoin que je ne vous mens point en tout ce que je vous écris (3), » et cependant il n'aurait pas écrit en toute vérité, et il aurait usé avec ses fils, de je ne sais quelle dissimulation de condescendance en leur disant qu'il avait vu Pierre et Barnabé ne pas marcher selon la vérité de l'Evangile, qu'il avait résisté à Pierre en face, uniquement parce que Pierre forçait les gentils à judaïser !
6. Mais ne vaut-il pas mieux croire que l'apôtre Paul n'a pas écrit en toute vérité, que de croire que l'apôtre Pierre a fait quelque chose de mal? S'il en est ainsi, disons, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il vaut mieux croire que l'Evangile a menti, que de croire que Pierre ait renié le Christ (4), qu'il vaut mieux accuser
 
1. Gal. II,14. — 2. Ibid. IV, 19. — 3. Ibid. I, 20. — 4. Matth. XXVI,75.
 
de mensonge le livre des Rois, que de déclarer David, un si grand prophète, si excellemment choisi par le Seigneur Dieu, coupable d'avoir désiré et enlevé la femme d'un autre, et d'avoir commis, au profit de son adultère, un horrible homicide sur la personne du mari (1). Quant à moi, tranquille sur la vérité certaine des saintes Ecritures, placées à un si haut point de céleste autorité, je les lirai avec confiance; j'ai appris à croire à leur véracité lorsqu'elles approuvent, reprennent ou condamnent; et je ne crains pas de laisser le blâme monter jusqu'aux personnes d'ailleurs les plus dignes de louanges, plutôt que de tenir pour suspectes toutes les divines paroles elles-mêmes.
6. Les manichéens, ne pouvant détourner le sens de plusieurs passages de l’Ecriture qui condamnent très-clairement leur coupable erreur, prétendent que ces passages sont falsifiés, sans attribuer toutefois cette fausseté aux apôtres qui ont écrit, mais à je ne sais quels corrupteurs des livres saints. Ils mont cependant jamais pu le prouver ni par le nombre ou l'ancienneté des exemplaires, ni par l'autorité de la langue sur laquelle a été faite la version latine; aussi ils demeurent vaincus sous le coup de la vérité connue de tout le monde, et se retirent couverts de confusion. Votre sainte prudence ne comprend-elle pas quelle triomphante occasion s'offrirait à leur malice, si nous disions, non pas que les livres des apôtres ont été falsifiés par d'autres, mais que les apôtres eux-mêmes ont écrit des faussetés ?
7. Il n'est pas croyable, dites-vous, que Paul ait reproché à Pierre ce que lui-même avait fait. Je ne m'occupe pas maintenant de ce que Paul a fait, mais de ce qu'il a écrit; c'est là surtout ce qui importe à la question, afin que la vérité des divines Ecritures, recommandées à la mémoire pour édifier notre foi, non point par des hommes ordinaires, mais par les apôtres eux-mêmes, et revêtue, à cause de cela, de l'autorité canonique, demeure de tout point complète et hors de doute. Car si Pierre a fait ce qu'il a dû faire, Paul a menti en disant qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Evangile. Quiconque fait ce qu'il doit, fait bien. Et ce n'est pas dire vrai que de dire de quelqu'un qu'il fait mal, quand on sait qu'il a fait ce qu'il a dû. Mais si Paul a écrit la vérité, il demeure vrai que Pierre ne marchait pas droit selon l'Evangile ; il faisait donc ce
 
1. II Rois, XI, 4, 17.
 
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qu'il ne devait pas; et si Paul avait déjà fait quelque chose de pareil, je croirai plutôt que, s'étant amendé lui-même, il n'avait pas pu négliger de reprendre son collègue dans l'apostolat, que je ne croirai à un mensonge dans son Epître, dans quelque épître que ce soit, et surtout dans celle qui commence par ces mots : « Je prends Dieu à témoin que je ne mens pas dans ce que je vous écris (1). »
8. Pour moi je crois que Pierre avait agi ainsi pour forcer les juifs à judaïser; car je lis que Paul l'a écrit, et je ne crois pas qu'il ait menti. Aussi, Pierre ne faisait pas bien. Il était en effet contraire à la vérité de l'Evangile de faire croire aux chrétiens qu'ils ne pouvaient pas se sauver sans les cérémonies de l'ancienne loi; et c'est ce que prétendaient à Antioche ceux d'entre les juifs qui croyaient au Christ, et Paul combattit contre eux avec persévérance et vivacité. Si Paul a fait circoncire Timothée (2), s'il s'est acquitté d'un voeu à Cenchrée (3) ; si, averti par Jacques à Jérusalem, il a pratiqué les cérémonies de la loi avec des gens qui le connaissaient (4), ce n'était pas pour montrer que le salut des chrétiens pouvait s'opérer par ces cérémonies, mais pour ne pas faire condamner comme une idolâtrie païenne ces prescriptions d'origine divine qui convenaient aux temps anciens et figuraient les choses à venir. D'après ce qu'avait dit Jacques, on croyait que Paul enseignait qu'il fallait se séparer de Moïse (5). Or, il n'est pas permis à ceux qui croient en Jésus-Christ de se séparer d'un prophète de Jésus-Christ, et de détester ou de condamner la doctrine de celui dont le Christ lui-même a dit : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez à moi, car c'est de moi qu'il a écrit (6). »
9. Soyez attentif, je vous prie, aux paroles mêmes de Jacques : « Vous voyez, mon frère, dit-il à Paul, combien de milliers d'hommes dans la Judée ont cru en Jésus-Christ, et tous ceux-là sont zélés pour la loi. Or, ils ont ouï-dire de vous que vous enseignez à tous les juifs, qui sont parmi les gentils, de se séparer de Moïse en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs fils, ni marcher selon la coutume. Que faire donc? Il faut les assembler tous, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. Faites donc ce que nous allons vous dire. Nous avons ici quatre hommes qui ont fait un voeu ; prenez-les , purifiez-vous avec
 
1. Gal. I, 20. — 2. Act. XVI, 3. — 3. Ibid. XVIII, 18. — 4. Ibid. XXI, 26. — 5. Ibid. 2. — 6. Jean, V, 46.
 
eux, et faites-leur raser la tête à vos frais ; et tous sauront que ce qu'ils ont entendu sur vous est faux, et que vous continuez à observer la loi. Pour ce qui est des gentils qui ont cru, nous leur avons mandé qu'ils n'observeraient rien de semblable, mais qu'ils s'abstiendraient seulement de viandes immolées aux idoles, du sang et de la fornication (1). » Il est clair, ce me semble, que Jacques conseilla cela pour démentir ce qu'avaient entendu dire de Paul ceux d'entre les juifs qui croyaient en Jésus-Christ et cependant restaient zélés pour la loi, et pour qu'ils ne regardassent pas comme sacrilège, à cause de la doctrine du Christ, et comme écrite sans l'ordre de Dieu, la loi que Moïse avait donnée à leurs pères. Ces bruits sur Paul provenaient non pas de ceux qui comprenaient dans quel esprit les juifs devenus chrétiens devaient désormais pratiquer les anciennes cérémonies, c'est-à-dire pour rendre hommage à leur divine autorité et à leur sainteté prophétique, et non pour en obtenir le salut qui se manifestait dans le Christ et se conférait par le sacrement du baptême; mais ces bruits étaient répandus par ceux qui prétendaient que, sans l'observation des anciennes cérémonies, l'Evangile ne suffisait pas pour le salut. Ils savaient en effet que Paul était un ardent prédicateur de la grâce et très-opposé à leurs intentions; qu'il enseignait que l'homme n'était pas justifié par les observations légales, mais par la grâce de Jésus-Christ, dont l'ancienne loi ne retraçait qu'une ombre; et voilà pourquoi, voulant exciter contre lui la haine et la persécution, ils l'accusèrent d'être l'ennemi de la loi et des divins commandements. Paul ne pouvait mieux échapper à ces inculpations menteuses qu'en observant ce qu'on l'accusait de condamner comme sacrilège : par là il montrait qu'il ne fallait ni interdire aux juifs comme criminelles les anciennes cérémonies, ni forcer les juifs à les pratiquer comme nécessaires.
10. Car s'il les avait réprouvées, ainsi qu'on le prétendait, et qu'il les eût cependant pratiquées afin de cacher son sentiment sous une action simulée, Jacques ne lui aurait pas dit
« Et tous sauront, » mais il aurait dit : « Et tous penseront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux; » surtout parce que les apôtres avaient déjà ordonné dans Jérusalem même qu'on n'obligerait pas les gentils à judaïser (2); mais
 
1. Act. XXI, 20-25. — 2. Act. XV, 28.
 
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non pas qu'on empêcherait les juifs d'observer les cérémonies judaïques, quoique la loi chrétienne ne les y obligeât plus eux-mêmes. Si donc ce fut après ce décret des apôtres que Pierre dissimula à Antioche pour forcer les gentils à judaïser, ce à quoi il n'était pas contraint lui-même, quoique pour recommander les divins oracles confiés aux juifs il n'en fût pas empêché; faut-il s'étonner que Paul l'ait pressé de déclarer ouvertement ce qu'il se souvenait d'avoir prescrit avec les, autres apôtres à Jérusalem ?
11. Si, au contraire, ce que je croirais davantage , Pierre a fait cela avant le concile de Jérusalem, il n'est pas étonnant que Paul ait voulu qu'il ne cachât pas timidement, mais montrât en toute liberté ce qu'il savait être aussi son sentiment vrai , soit qu'il lui eût communiqué son Evangile,.soit qu'il eût appris la divine révélation qui lui avait été faite sur ce point, dans la vocation du centurion Corneille; ou bien parce qu'il l'avait vu manger avec les gentils, avant l'arrivée à Antioche de ceux qu'il redoutait; car nous ne nions pas que Pierre fût alors du même avis que Paul. Celui-ci ne lui enseignait donc pas la vérité sur ce sujet, mais il blâmait la dissimulation par laquelle il contraignait les gentils à judaïser , uniquement parce que ces feintes semblaient autoriser ceux qui soutenaient que les croyants ne pouvaient se sauver sans la circoncision et les autres pratiques, ombres de l'avenir.
12. Paul fit donc circoncire Timothée, de peur que ceux des gentils qui croyaient en Jésus-Christ ne parussent aux yeux des juifs, et surtout des parents maternels de Timothée, détester la circoncision comme on déteste une idolâtrie: tandis que l'une fut l'oeuvre de Dieu et l'autre du démon. Il ne fit pas circoncire Tite, de peur d'avoir l'air d'autoriser ceux qui disaient que, sans cette circoncision, on ne pouvait pas se sauver, et qui, pour tromper les gentils, publiaient cette opinion comme étant celle de Paul. Il le dit assez lui-même dans ces paroles: « Tite qui était avec moi, et qui était grec, ne fut pas non plus forcé à la circoncision; et quoique de faux frères se fussent introduits furtivement parmi nous pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ et nous réduire en servitude, nous ne leur cédâmes pas un seul instant, afin que la vérité de l'Evangile demeurât parmi vous (1). » On le voit ici, l'Apôtre comprenait ce que cherchaient ces faux frères: et pour ce motif il ne lit pas ce qu'il avait fait à l'égard de Timothée, et ce que lui permettait de faire cette liberté avec laquelle il avait montré qu'on ne devait pas rechercher ces cérémonies comme nécessaires, ni les condamner comme sacrilèges.
13. Mais, dites-vous, il faut prendre garde d'admettre dans cette discussion, comme. les philosophes, de ces actes humains qui, tenant le milieu entre le bien et le péché, ne sont ni l'un ni l'autre, et de nous laisser embarrasser par cette objection que la pratique des cérémonies légales ne saurait être indifférente, mais qu'elle est ou bonne ou mauvaise: si elle est bonne, nous devons nous y soumettre, et si elle est mauvaise, nous devons croire que la conduite des apôtres en cela n'a pas été sincère, mais simulée. — Pour moi, je ne crains pas tant pour les apôtres la comparaison avec les philosophes, quand ceux-ci disent quelque chose de vrai, que je ne craindrais pour eux la comparaison avec les avocats, quand ils mentent en plaidant. S'il a pu paraître convenable, dans l'Exposition même de l'Epître aux Galates a, de s'appuyer sur ce dernier rapprochement pour autoriser la dissimulation de Pierre et de Paul, pourquoi donc appréhenderai-je auprès de vous le nom des philosophes, qui sont vains, non pas parce que tout ce qu'ils disent est faux, mais parce qu'ils se contient en beaucoup de choses fausses, et que, là où ils trouvent à dire des choses vraies, ils sont étrangers à la grâce du Christ, qui est la vérité elle-même.
14. Mais pourquoi ne dirai-je pas que les cérémonies de l'ancienne loi ne sont pas bonnes; elles ne justifient point, car elles n'apparaissent que comme les figures de la grâce qui justifie; et que cependant elles ne sont pas mauvaises, puisque Dieu lui-même les prescrivit comme convenables à un temps et à des personnes? Je m'appuie aussi sur ce sentiment du prophète, par lequel Dieu déclare qu'il a donné à son peuple des règles qui ne sont pas bonnes (3). C'est peut-être pour cela qu'il ne les appelle pas des règles mauvaises, mais seulement des règles qui ne sont pas bonnes, c'est-à-dire qui ne sont pas telles que les hommes puissent devenir bons par elles, ou ne puissent pas devenir bons sans elles. Je voudrais que votre bienveillante
 
1. Gal. II, 3-5. — 2. Par saint Jérôme. — 3. Ezéchiel, XX. 25.
 
 
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sincérité m'apprit si un fidèle d'Orient qui va à Rome, doit faire semblant de jeûner les samedis, excepté le samedi de Pâques. Dirons-nous que le jeûne du samedi est un mal? ce sera condamner non-seulement l'Eglise de Rome, mais encore beaucoup d'autres Eglises voisines et quelques autres éloignées, où la même coutume s'observe et demeure. Prétendrons-nous que c'est un mal de ne pas jeûner le samedi? nous accuserons témérairement un très-grand nombre d'Eglises d'Orient et la plus grande partie du monde chrétien. N'aimerez-vous pas que nous établissions un certain milieu qu'il est bon de garder, non dans un esprit de dissimulation, mais dans un esprit de condescendance et de déférence respectueuse ? et cependant il n'y a rien là-dessus de prescrit aux chrétiens dans les livres canoniques. A plus forte raison je n'ose appeler mauvais ce que la foi chrétienne elle-même m'oblige de regarder comme étant de prescription divine; quoique cette même foi m'apprenne aussi que ce n'est point en cela que je suis justifié, mais par la grâce de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur.
15. Je dis donc que la circoncision et les autres pratiques de ce genre furent commandées par la volonté divine au peuple juif dans le Testament appelé l'Ancien, comme une prophétique figure de ce qui devait s'accomplir par le Christ; ces choses, depuis leur accomplissement, ne sont plus, pour les chrétiens, que des témoignages qui doivent servir à comprendre les anciennes prophéties; il n'est plus nécessaire de les suivre, comme si on attendait encore la révélation de la foi dont ces ombres annonçaient la venue. Mais, quoiqu'il ne fallût point les imposer aux gentils, il ne convenait pas pourtant de les ôter à la coutume des juifs, comme des choses détestables et condamnables. Elles devaient tomber lentement et peu à peu avec les progrès de la prédication, de la grâce du Christ, par laquelle, seule, les croyants sauraient qu'ils pourraient être justifiés et sauvés, et non point par les ombres prophétiques de ce qui était présentement. accompli: tout ce passé religieux finissait à la vocation des juifs, devant le Christ vivant, et à l'arrivée des temps apostoliques. Il lui suffisait, pour son honneur, de n'être pas repoussé comme quelque chose de détestable et de pareil à l'idolâtrie; mais ces cérémonies ne devaient pas aller au delà, de peur qu'on ne les crût nécessaires et qu'on ne fit dépendre d'elles le salut, comme l'ont pensé les hérétiques qui, voulant être à la fois juifs et chrétiens, n'ont pu être ni chrétiens ni juifs. Vous avez daigné m'avertir avec beaucoup de bienveillance de prendre garde à leur erreur, mais je ne l'ai jamais partagée. La crainte avait fait tomber Pierre dans ce sentiment, non par adhésion, mais par faux semblant, et Paul écrivit très-véritablement qu'il l'avait vu ne pas marcher droit selon l'Evangile, et lui reprocha très-véritablement de forcer les gentils à judaïser. Lui, Paul, n'y contraignait personne; il observait sincèrement les anciennes cérémonies quand il le fallait, pour montrer qu'elles n'étaient pas condamnables; mais il ne cessait de prêcher que ce n'était point par elles, mais par la grâce de la foi révélée, que les fidèles pouvaient se sauver, afin de n'y pousser personne comme à des pratiques nécessaires. Tout en croyant que l'apôtre Paul a fait ceci en complète sincérité, je me garderais aujourd'hui d'imposer ni de permettre à un juif devenu chrétien, rien de pareil; de même que vous, qui pensez que Paul a usé de dissimulation, vous n'imposeriez ni ne permettriez des dissimulations semblables.
16. Voulez-vous que je dise aussi que le fond de la question, ou plutôt de votre sentiment, c'est qu'après l'Evangile du Christ, les juifs devenus chrétiens font bien d'offrir des sacrifices. comme Paul, de circoncire leurs, enfants comme Paul a circoncis Timothée, d'observer le sabbat comme l'observent tous les juifs, pourvu qu'ils ne fassent tout cela que par dissimulation? S'il en est ainsi, nous ne tomberons plus dans l'hérésie d'Ebion ou de ceux qu'on nomme communément nazaréens, ni dans quelqu'autre de ces anciennes erreurs; nous tomberons dans je ne sais quelle hérésie nouvelle, d'autant plus pernicieuse qu'elle ne serait pas l'ouvrage de l'erreur, mais d'un dessein arrêté et d'une volonté menteuse. Si, pour vous défendre, vous répondez que les apôtres dissimulèrent alors, avec raison, de peur de scandaliser la faiblesse d'un grand nombre de juifs, devenus chrétiens, qui ne comprenaient pas encore qu'il fallait rejeter ces cérémonies, et que des dissimulations de ce genre seraient insensées, aujourd'hui que la doctrine de la grâce chrétienne est établie au milieu de tant de nations, au milieu de toutes les Eglises du Christ, par la lecture de la loi même et des prophètes, où l'on apprend de quelle manière il faut comprendre ces prescriptions, sans qu'il (112) faille désormais les observer; pourquoi ne me sera-t-il pas permis de dire que l'apôtre Paul et d'autres chrétiens d'une foi pure, devaient honorer ces anciennes cérémonies en les observant parfois en toute sincérité, de peur que ces pratiques d'un sens prophétique, pieusement gardées par les ancêtres, ne fussent détestées, par leurs descendants, comme des sacrilèges diaboliques? Sans doute, depuis l'avènement de la foi qu'elles annonçaient et qui a été révélée après la mort et la résurrection du Seigneur, elles avaient perdu ce qui les faisait vivre comme devoirs; mais, semblables à des corps morts, il fallait que leurs amis les conduisissent à la sépulture, non par dissimulation, mais par religion. Il ne convenait pas d'abandonner tout de suite ces restes et de les livrer aux calomnies des ennemis comme aux morsures des chiens. Tout chrétien, maintenant, fût-il né juif, qui voudrait observer ces cérémonies, troublerait des cendres endormies; il ne porterait pas le mort, ou ne lui ferait pas pieusement cortège, il serait l'impie violateur d'un tombeau.
17. Je l'avoue toutefois, à l'endroit de ma lettre où je vous ai dit que Paul, déjà apôtre du Christ, avait observé les cérémonies des Juifs afin de montrer qu'elles n'étaient pas pernicieuses pour ceux qui voudraient les pratiquer dans l'esprit de l'ancienne loi; j'aurais dû en borner l'usage possible au commencement de la révélation de la grâce chrétienne, car à ces premiers temps de la foi- cela n'était pas pernicieux. C'est peu à peu et plus tard que tous les chrétiens devaient délaisser ces cérémonies; si cet abandon avait eu lieu soudainement, il eût été à craindre qu'on n'eût pas fait la différence de la loi de Dieu donnée à son peuple par Moïse et des institutions de l'esprit immonde dans les temples des démons. Je dois plutôt me reprocher d'avoir négligé ce complément de ma pensée que de me plaindre que vous m'ayez repris à cet égard. Je vous dirai cependant que, longtemps avant de recevoir. votre lettre, j'avais brièvement touché à cette question dans un écrit contre le manichéen Faust, et que je n'avais pas omis cette restriction; votre bienveillance pourra le lire si elle daigne en prendre la peine, et nos chers frères, par lesquels je vous envoie cet ouvrage, vous prouveront, comme vous voudrez, que je l'avais dicté auparavant. Au nom des droits de la charité, je vous demande de croire ce que je vous affirme du fond de l'âme et devant Dieu, savoir, qu'il ne m'a jamais paru que maintenant l'on puisse commander ou permettre à des juifs devenus chrétiens, d'observer ces antiennes cérémonies, dans quelque sentiment et pour quelque motif que ce soit, quoique mes sentiments sur Paul n'aient jamais varié depuis que ses épîtres me sont connues; il ne vous parait pas non plus à vous-même qu'il puisse appartenir aujourd'hui à qui que ce soit : d'user de la dissimulation dont vous croyez que les apôtres ont usé.
18. Vous dites, et vous soutiendriez contre le monde entier, ce sont vos expressions, que les cérémonies des juifs sont pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que quiconque d'entre les juifs et les gentils les observera, tombera dans le gouffre du démon : j'appuie tout à fait ce sentiment, et j'ajoute : Quiconque d'entre les juifs ou les gentils observera ces cérémonies, non-seulement avec sincérité, mais même avec dissimulation, tombera dans le gouffre du démon. Que voulez-vous de plus? De même que la dissimulation des apôtres n'est pas à vos yeux une raison pour ce temps-ci ; de même la sincérité de Paul dans les observations légales n'autorise pas à mes yeux aujourd'hui ces pratiques : ce qu'on put alors approuver est devenu détestable. Nous lisons : « La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (1); les Juifs cherchaient à faire mourir le Christ, parce que non-seulement il violait le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu (2); nous avons reçu grâce pour grâce; la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ (3); » malgré ces divers passages de l'Evangile, et quoiqu'il ait été annonce par Jérémie que Dieu ferait avec la maison de Juda une alliance nouvelle et différente de l'alliance contractée avec leurs pères (4), je ne crois pas que les parents du Seigneur lui-même l'aient fait circoncire par dissimulation. Peut-être dira-t-on que le Seigneur ne l'empêchait point à cause de son âge; mais je ne crois pas qu'il ait dit faussement au lépreux, qu'il avait guéri par sa vertu propre et non par là puissance de la loi mosaïque : « Allez, et offrez pour vous le sacrifice que Moïse a prescrit pour leur servir de témoignage (5). »Ce n'est point par dissimulation qu'il est monté à
 
1. Luc, XVI,16. — 2. Jean, V, 18. — 3. Ibid. I, 16-17. — 4. Jérém., XXXI, 31. — 5. Marc. I, 44.
 
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Jérusalem un jour de fête; ce n'était point pour être vu des hommes, puisqu'il s'y rendit en secret.
19. Le même apôtre a dit: « Voilà que, moi Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien (1). » Paul trompa donc Timothée et fut cause que le Christ ne lui servit de rien. Répondra-t-on que cette pratique n'ayant été qu'une feinte n'a pu nuire? Tels ne sont point les termes de l'Apôtre; il ne dit pas : Si vous vous faites circoncire sincèrement et non par dissimulation, mais il dit d'une façon absolue: « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Vous voulez, vous, dans l'intérêt de votre opinion, qu'on sous-entende ces mots : Si ce n'est par dissimulation; je demande, moi, que vous nous permettiez d'entendre que ceux-ci : Si vous vous faites circoncire, s'adressent à ceux qui voulaient être circoncis, parce qu'ils croyaient ne pouvoir se sauver autrement dans le Christ. Le Christ ne servait donc de rien à quiconque se faisait alors circoncire dans cet esprit, dans ce désir, dans cette intention; l'Apôtre le dit ailleurs clairement : «. Si c'est par la loi qu'on obtient la justice, le Christ est donc mort en vain (2). » Le passage que vous avez rappelé vous-même le prouve aussi
« Vous n'avez plus de part au Christ, vous qui « prétendez être justifiés par la loi; vous êtes « déchus de la grâce (3). » L'Apôtre blâme donc ceux qui croyaient être justifiés par la loi et non pas ceux qui observaient ces cérémonies en l'honneur de leur instituteur divin, sachant bien leur signification prophétique, et jusqu'à quel temps elles devaient durer. De là ces mots : « Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (4); » d'où il résulte, observez-vous, que celui qui est sous la loi, non pas par condescendance, selon le motif que vous prêtez à nos anciens, mais en toute vérité, comme je l'entends, n'a pas l'Esprit-Saint.
20. C'est une grande question, ce me semble, de savoir ce que c'est que d'être sous la loi, dans le sens condamné par l'Apôtre. Je ne pense pas qu'il ait dit cela pour la circoncision ou pour les sacrifices faits par les juifs, et qui ne le sont plus par les chrétiens, ni pour autres choses de ce genre; mais je pense qu'il l'a dit pour ce précepte même de la loi : « Tu
 
1. Galat. V, 2. — 2. Ibid. II , 21. — 3. Ibid. V , 4. — 4. Ibid. V,18.
 
 
ne convoiteras point (1), » que les chrétiens doivent certainement observer, et que l'Evangile nous prêche si clairement. Il assure que la loi est sainte, que le précepte est saint, juste et bon; puis il ajoute : « Ce qui est bon m'a-t-il donc donné la mort? pas du tout. Mais le péché, pour paraître d'autant plus péché, a causé ma mort par ce qui était bon; de sorte que le pécheur, ou le péché est devenu excessif par le commandement (2). » Ce que l'Apôtre dit du péché devenu excessif par la loi, il le dit ailleurs en ces termes : « La loi est survenue pour faire abonder le péché. Mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (3). » Et dans un autre endroit, après avoir parlé de la dispensation de la grâce qui seule justifie, il s'interroge en quelque sorte lui-même, et dit : « Pourquoi donc la loi? » Il répond aussitôt : « Elle a été établie à cause des prévarications jusqu'à l'avènement de Celui à qui la promesse a été faite (4). » Ceux qu'il dit être sous la loi d'une façon condamnable, ce sont ceux que la loi rend coupables; car ils ne remplissent pas la loi, tant que, faute de comprendre le bienfait de la grâce pour observer les commandements de Dieu, ils comptent orgueilleusement sur leurs propres forces. Car « la plénitude de la loi est la charité (5) ; et la charité de Dieu s'est répandue dans nos coeurs, » non point par nous-mêmes, « mais par l'Esprit-Saint qui nous est donné (6). » Pour traiter suffisamment cette question, il faudrait peut-être un volume tout exprès et assez étendu. Si donc ce précepte de la loi : Tu ne convoiteras point, si la faiblesse humaine sans le secours de la grâce de Dieu, tient l'homme sous le poids du péché, et condamne le prévaricateur plus qu'il ne délivre le pécheur; à plus forte raison les prescriptions simplement figuratives, telles que la circoncision et les autres cérémonies condamnées à une abolition nécessaire par la révélation de la grâce, ne pouvaient justifier personne. Il ne fallait pourtant pas les rejeter comme les sacrilèges diaboliques des gentils, quoique la grâce qu'elles avaient prophétisée commençât à se révéler, mais il fallait en permettre un peu l'usage, à ceux-là surtout qui venaient de ce peuple à qui elles avaient été données. Elles furent ensuite comme ensevelies avec honneur pour être à jamais délaissées par tous les chrétiens.
 
1. Exod. XX, 17; Deut. V, 21. — 2. Rom. VII, 12, 13. — 3. Rom. V, 20. — 4. Gal. III, 19. — 5. Rom. XIII, 10. — 6. Ibid. V, 5.
 
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21. Que voulez-vous dire, je vous prie, par ces mots : « Non par condescendance, comme nos anciens l'ont pensé? » Ou bien c'est ce que j'appelle mensonge officieux, une façon de devoir qui fait qu'on croit mentir honnêtement, ou bien je ne vois pas du tout ce que cela pourrait être, à moins que, sous le nom de condescendance, le mensonge ne soit plus, le mensonge. Si cela est absurde, pourquoi ne dites-vous pas ouvertement que le mensonge officieux peut se soutenir? Le mot d'office vous répugne peut-être parce qu'on ne le trouve pas dans les livres ecclésiastiques ; notre Ambroise n'a pas craint pourtant d'intituler Des offices quelques-uns de ses livres pleins d'utiles préceptes. Faut-il blâmer celui qui aura menti officieusement, et approuver celui qui aura menti par condescendance? Mente où il voudra celui qui sera de cet avis, car c'est une grande question que celle de savoir si le mensonge peut parfois être permis à des hommes de bien, même à des hommes chrétiens à qui il a été dit : « Qu'il y ait dans votre bouche oui, oui, non, non, pour que vous ne soyez point condamnés (1), » et qui écoutent avec foi ces paroles : « Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge (2). »
22. Mais, comme je l'ai dit, c'est là une autre et grande question. Que celui qui pense qu'on peut parfois mentir soit juge de l'occasion où il croit pouvoir se le permettre, pourvu que l'on croie et que l'on soutienne fermement que nul mensonge ne se trouve dans les auteurs des saintes Ecritures, et surtout des Ecritures canoniques; il ne faut pas que les dispensateurs du Christ dont il a été dit : « On cherche, parmi les dispensateurs, quelqu'un qui soit fidèle (3), » estiment avoir appris quelque chose de grand, en ayant appris à mentir pour la dispensation de la vérité : car le mot de fidélité signifie en langue latine qu'on fait ce qu'on dit. Or, là où l'on fait ce que l'on dit, il n'y a plus mensonge. Dispensateur fidèle , l'apôtre Paul, sans aucun doute, écrit donc avec fidélité; il est le dispensateur de la vérité, et non pas de la fausseté. Donc aussi il a dit vrai quand il a écrit qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Évangile, et qu'il lui avait résisté en face, parce qu'il forçait les gentils à judaïser. Pierre reçut avec la sainte et bénigne douceur de l'humilité
 
1. Jacq. V, 12; Matth. V, 37. — 2. Ps. V, 7. — 3. Cor. IV, 2.
 
ce qui fut dit utilement et librement par la charité de Paul : rare et saint exemple qu'il donna ainsi à ceux qui devaient venir après lui, en leur apprenant à se laisser avertir même par des inférieurs, si, par hasard, il leur arrivait de s'écarter du droit chemin ! Exemple plus saint et plus rare que celui de Paul, qui veut que nous osions résister à de plus grands que nous pour la défense de la vérité évangélique, sans jamais blesser cependant la charité fraternelle. Quoiqu'il vaille mieux tenir le droit chemin que de s'en écarter en quelque manière, il est plus beau et plus louable de recevoir de bonne grâce une correction, que de relever courageusement une erreur. Paul mérite d'être loué par sa juste liberté, Pierre pour sa sainte humilité. Cette humilité aurait dû être, selon moi, défendue contre les calomnies de Porphyre, au lieu de donner à celui-ci de plus graves motifs d'injures contre Pierre. Quel plus sensible outrage à faire aux chrétiens, que de les accuser d'user de dissimulation dans leurs écrits et dans la célébration du culte de leur Dieu?
23. Vous me demandez de vous citer au moins quelqu'un dont je suive le sentiment en cette matière, tandis que vous nommez plusieurs auteurs qui vous ont précédé dans l'expression des mêmes pensées; et vous demandez que, si je vous reprends dans votre erreur, je souffre que vous vous trompiez avec de tels hommes, dont j'avoue n'avoir lu aucun. Ils sont six ou sept, mais il en est quatre dont vous ruinez vous-même l'autorité. D'abord quant au Laodicéen dont vous taisez le nom, vous dites qu'il est depuis peu sorti de l'Église; vous dites qu'Alexandre est un ancien hérétique; je lis qu'Origène et Didyme sont réfutés dans vos plus récents ouvrages, assez vivement et sur de grandes questions, quoique vous eussiez donné auparavant à Origène de merveilleuses louanges. Je crois donc que vous-même ne voudrez pas non plus errer avec ces hommes-là, quoiqu'en parlant de la sorte vous ne pensez pas qu'ils se soient trompés sur ce point. Car qui voudrait errer avec qui que ce fût? Restent trois auteurs, Eusèbe d'Emèse, Théodore d'Héraclée et celui que vous citez ensuite, Jean, qui gouvernait, il n'y a pas longtemps, l'Église de Constantinople avec la dignité épiscopale.
24. Or, si. vous cherchez ou si vous vous rappelez ce qu'a pensé sur ce point notre (115) Ambroise (1), ce qu'a pensé notre Cyprien (2), vous trouverez peut-être que nous ne manquons pas d'autorités que nous pouvons invoquer à l'appui de notre opinion. D'ailleurs je vous ai déjà dit que les livres canoniques sont les seuls à qui je doive une libre soumission, les seuls que je suive avec le sentiment que leurs auteurs ne peuvent errer en rien, ni écrire rien de faux. Si je cherchais un troisième auteur, pour en opposer trois aux trois que vous citez, je le trouverais, je crois, sans peine, en lisant beaucoup; mais en voici un qui me tiendra lieu de tous les autres; bien plus, qui est au-dessus de tous les autres, c'est l'apôtre Paul lui-même. J'ai recours à lui; c'est à lui que j'en appelle du sentiment contraire au mien, exprimé par les commentateurs de ses Epîtres; je l'interpelle, je lui demande si, en écrivant aux Galates qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Evangile, et qu'il lui avait résisté en face parce qu'il forçait les gentils à judaïser, il a écrit la vérité ou s'il a menti par je ne sais quelle condescendance de fausseté. Et je l'entends me crier d'une voix religieuse au début de son récit : « Voilà que je prends Dieu à témoin que je ne mens pas dans ce que je vous écris (3) ».
25. Que ceux qui pensent autrement me le pardonnent; mais je crois plus un aussi grand apôtre prenant Dieu à témoin dans ses écrits de sa propre véracité, qu'un auteur quelque savant qu'il soit, dissertant sur les écrits d'autrui. Je ne crains pas qu'on dise que je défends ainsi Paul, non point par ce qu'il a simulé l'erreur des juifs, mais parce qu'il a'été véritablement dans leur erreur; il ne simulait pas cette erreur, lui qui usant d'une liberté apostolique convenable au temps, pratiquait au besoin, pour les honorer, ces anciennes cérémonies, établies non par la ruse de Satan afin de tromper les hommes, mais par la Providence de Dieu, dans le but d'annoncer les choses futures; et certainement il n'était pas non plus dans l'erreur des juifs, lui qui non-seulement savait, mais prêchait vivement et sans cesse que c'était une erreur d'imposer aux gentils ces cérémonies, et de les juger nécessaires à la justification des fidèles, quels qu'ils fussent.
26. J'avais dit que Paul s'était fait comme juif avec les juifs, et comme gentil avec les
 
1. Voir le Commentaire de saint Ambroise sur l'Epître aux Galates.
2. Lett, LXXI, à Quintus. — 3. Gal. I, 20.
 
gentils, non pas par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante ; et il me semble qu'ici vous m'avez peu compris; ou plutôt je ne me suis peut-être pas suffisamment expliqué moi-même. Je n'ai pas voulu faire entendre que Paul ait dissimulé par miséricorde, mais qu'il avait été sincère dans ce qu'il faisait comme les juifs, autant qu'il l'était dans ce qu'il fit comme les gentils et que vous rappelez vous-même; et ici j'avoue avec reconnaissance que vous êtes venu à mon aide. Je vous avais demandé dans ma lettre comment il faut entendre que Paul se soit fait juif avec les juifs en feignant de pratiquer les cérémonies des juifs, puisqu'il s'est fait gentil avec les gentils sans feindre de sacrifier aux idoles comme les gentils; vous m'avez répondu qu'il s'était fait gentil avec les gentils en recevant les incirconcis, en permettant qu'on se nourrît indifféremment des viandes condamnées par les juifs
mais, dites-moi, a-t-il fait tout ceci par dissimulation? S'il serait absurde et faux de l'affirmer, admettez que dans ce qu'il a fait pour se conformer à la coutume des juifs avec une sage liberté, il n'agit point par une nécessité servile, et chose plus indigne encore, par une trompeuse dispensation.
27. En effet, il déclare aux fidèles et à ceux qui ont connu la vérité, à moins qu'on ne l'accuse ici de mensonge, « que toute créature de Dieu est bonne, et qu'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces (1). » Paul croyait donc, Paul qui était non-seulement un homme fidèle, mais surtout un fidèle dispensateur; lui, qui non-seulement connaissait la vérité, mais qui en était le docteur; il regardait donc, non avec dissimulation, mais sincèrement comme bon tout ce qui a été créé de Dieu pour la nourriture des hommes. Et puisqu'il s'était fait gentil avec les gentils, sans feindre aucune observance de leurs sacrifices et de leurs cérémonies, mais seulement en connaissant lui-même et en enseignant ce qu'il fallait penser des viandes et de la circoncision, pourquoi n'aurait-il pas pu se faire juif avec les juifs sans avoir l'air de pratiquer les cérémonies des juifs? Pourquoi aurait-il gardé la fidélité d'un bon dispensateur pour l'olivier sauvage enté sur l'olivier franc, et aurait-il pris je ne sais quel voile de dissimulation à l'égard des branches naturelles qui tenaient au tronc de l'arbre? Pourquoi se serait-il fait gentil avec
 
1. I Tim, IV, 4.
 
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les gentils en enseignant ce qu'il pensait, en pensant ce qu'il disait, et se serait-il fait juif avec les juifs en gardant dans le coeur des sentiments contraires à ses paroles, à ses actions, à ses écrits? Dieu nous garde de croire cela ! L'Apôtre devait aux uns et aux autres la charité d'un coeur pur et d'une bonne conscience, et d'une foi non feinte (2). C'est ainsi qu'il se fit tout à tous pour les sauver tous, non par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante; c'est-à-dire non pas en ayant l'air de faire le mal comme les autres, mais en travaillant à guérir miséricordieusement tous les maux, comme s'ils eussent été les siens propres.
28. Aussi lorsqu'il ne laissait voir en lui-même aucun éloignement pour les cérémonies de l'ancienne alliance, il ne trompait point par commisération, mais il honorait très-sincèrement des prescriptions divines qui devaient durer un certain temps, et ne voulait pas qu'on pût les confondre avec les sacrifices des gentils. Il se faisait juif avec les juifs, non point par une ruse menteuse mais par une tendresse compatissante, quand il voulait les tirer de leur erreur comme si elle eût été la sienne, de l'erreur par laquelle les Juifs refusaient de croire en Jésus-Christ, ou par laquelle ils pensaient pouvoir se purifier de leurs péchés et se sauver par l'observance de leurs anciennes cérémonies : il aimait son prochain comme lui-même, et faisait aux autres ce qu'il aurait voulu qu'on lui fît s'il en avait eu besoin : « c'est la loi et les prophètes, » comme le Seigneur le déclare, après l'avoir enseigné (2).
29. Cette tendresse compatissante, l'Apôtre la recommande aux Galates lorsqu'il dit : « Si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous faisant réflexion sur soi-même, et craignant d'être tenté aussi bien que lui (3). » Voyez s'il ne dit pas : Devenez semblable à lui pour le gagner. Non pas certes qu'il faille commettre la même faute ou feindre de l'avoir commise; mais dans le péché d'autrui on doit voir la possibilité de sa propre chute, et on doit secourir les autres avec miséricorde comme on voudrait être soi-même secouru : c'est-à-dire, non avec une ruse menteuse,
 
1. Tim. 1, 5. — 2. Matth. VII, 12. — 3. Gal. VI, l.
 
mais avec une tendresse compatissante. C'est ainsi que l'apôtre Paul en a agi avec le juif, avec le gentil, avec chaque homme engagé dans l'erreur ou dans quelque péché; il ne feignait pas d'être ce qu'il n'était pas, mais il compatissait parce que, étant homme, il aurait pu le devenir : il se faisait tout à tous pour les sauver tous.
30. Daignez, je vous en prie, vous considérer un peu, vous considérer vous-même à l'égard de moi-même; rappelez-vous, ou, si vous en avez gardé copie, relisez la courte lettre que vous m'avez envoyée par notre frère Cyprien, . aujourd'hui mon collègue; voyez avec quel accent sincère et fraternel, avec quelle effusion pleine de charité, après m'avoir vivement reproché quelques torts envers vous, vous ajoutez : « Voilà ce qui blesse l'amitié, voilà ce qui  en viole les droits. N'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, et ne donnons pas matière à disputes à nos amis ou à nos détracteurs (1). » Je sens que non-seulement ces paroles partent du coeur, mais qu'elles sont un conseil que vous me donnez avec bienveillance. Vous ajoutez ensuite, et je l'aurais compris lors même que vous ne le diriez pas : « Je vous écris ceci parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, ni rien garder dans le coeur qui ne soit sur mes lèvres. » O saint homme ! bien véritablement aimé de mon coeur, comme Dieu le voit dans mon âme, ce sentiment que vous m'avez exprimé dans votre lettre et dont je ne puis douter, je crois que l'apôtre Paul l'a témoigné non à chaque homme en particulier, mais aux Juifs, aux Grecs, à tous les Gentils ses fils, à ceux qu'il avait engendrés dans l'Evangile ou à ceux qu'il travaillait à enfanter, et ensuite à tous les chrétiens des temps à venir, pour lesquels cette épître devait être conservée, afin que l'Apôtre ne gardât rien dans le cœur qui ne fût sur ses lèvres.
31. Assurément vous vous êtes fait vous-même tel que je suis, non par ruse menteuse, mais par tendresse compatissante, quand vous avez pensé qu'il ne fallait pas me laisser dans la faute où vous croyiez que j'étais tombé, comme vous auriez voulu qu'on ne vous y eût pas laissé si vous y étiez tombé vous-même. Aussi tout en vous rendant grâce de votre bienveillance, je demande que vous ne vous fâchiez pas contre moi si je vous ai dit mon sentiment sur
 
1. Ci-dessus, lett. LXXII, n. 4.
 
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ce qui m'avait fait quelque peine dans vos écrits: je désire que tous en usent avec moi comme j'en ai usé avec vous; je désire qu'on m'épargne de fausses louanges quand on a trouvé à redire dans mes ouvrages, ou que, si on relève mes fautes devant les autres, on ne les taise pas devant moi : car c'est surtout de la sorte qu'on blesse l'amitié et qu'on en viole les droits. Je ne sais si on peut appeler de chrétiennes amitiés celles qui s'inspirent bien plus du proverbe vulgaire: « La complaisance engendre des amis, la vérité engendre la haine (1), » que de cette maxime du Sage: « Les blessures d'un ami sont plus fidèles que les doux baisers d'un ennemi (2). »
32. Apprenons plutôt, autant que nous le pourrons, à nos amis sincèrement favorables à nos travaux, qu'on peut entre amis différer d'opinion sur un point de doctrine, sans que la charité en soit diminuée, sans que la vérité qui est due à l'amitié engendre la haine, soit que le contradicteur ait raison, soit qu'il dise autre chose que le vrai, mais avec une constante bonne foi, ne gardant jamais dans le coeur rien qui ne soit sur ses lèvres. Aussi que nos frères vos amis, ces vases du Christ, selon votre témoignage, croient bien que ce n'est pas ma faute si ma lettre à votre adresse est tombée en d'autres mains avant de parvenir jusqu'à vous, mais que j'en ai été vivement affligé. Il serait long et, je pense, fort inutile de vous raconter comment cela s'est fait ; il suffit si on me croit, il suffit qu'on sache qu'il n'y est entré aucun des desseins qu'on m'a prêtés; je ne l'ai ni voulu ni ordonné, je n'y ai pas consenti, je n'aurais jamais pensé que cela pût arriver. Si vos amis ne croient pas ce que j'atteste ici devant Dieu, je n'ai plus rien à  faire; à Dieu ne plaise que je les accuse de souffler la malveillance à votre sainteté pour exciter entre vous et moi des inimitiés ! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu éloigne de nous ce malheur ! Mais vos amis, sans aucune intention mauvaise, ont pu aisément soupçonner un homme d'une faute humaine ; voilà ce que je dois croire d'eux, s'ils sont des vases du Christ, vases d'honneur et non pas d'ignominie, disposés de Dieu dans la grande maison pour l'oeuvre du bien (3). Si cette protestation vient à leur connaissance, et qu'ils persistent dans leurs soupçons, vous voyez vous-même qu'ils n'agiront pas bien.
 
1. Tér., Andr., act. 1,  sc. 1. — 2. Pr. XXVII, 6. — 3. II Tim. II, 20, 21.
 
33. Si je vous ai écrit que je n'avais envoyé contre vous aucun livre à Rome, c'est que je ne donnais pas le nom de livre à une simple lettre; aussi j'ignore absolument de quelle autre chose on a pu vous parler; je n'avais pas envoyé cette lettre à Rome, mais à vous; je ne la regardais pas comme une lettre contre vous, car je savais que mon, but unique était de vous avertir avec la sincérité de l'amitié de nous rectifier l'un l'autre par l'échange de nos idées. Sans parler maintenant de vos amis, je vous conjure, par la grâce de notre rédemption, de ne pas m'accuser de perfide flatterie si j'ai rappelé dans ma lettre les grands dons que la bonté de Dieu a répandus sur vous; mais si je vous ai offensé en quelque chose, pardonnez-le moi; n'allez pas au delà de ma pensée pour ce que je vous ai rappelé de je ne sais quel poète avec plus d'imprudence peut-être que de littérature; je ne vous ai pas dit cela, comme alors même j'ai eu soin de vous en prévenir, pour que vous recouvrassiez les yeux de l'esprit, que certes vous n'avez jamais perdus, mais pour que vos yeux sains et toujours ouverts se tournassent plus attentivement vers la matière en discussion. Je n'ai songé ici qu'à la palinodie que nous devons chanter comme Stésichore, si nous avons écrit quelque chose qu'il convienne de faire disparaître dans un écrit suivant; je n'ai jamais pensé à vous attribuer ni à craindre pour vous la cécité de ce poète, et je vous en prie de nouveau, reprenez-moi avec confiance, chaque fois que vous croirez qu'il en est besoin. Quoique, selon les titres d'honneur qui sont en usage dans l'Eglise, l'épiscopat soit plus grand que la prêtrise, cependant, en beaucoup de choses, Augustin est inférieur à Jérôme : et d'ailleurs nous ne devons ni repousser ni dédaigner les corrections de la part d'un inférieur quel qu'il puisse être.
34. Vous m'avez pleinement persuadé de l'utilité de votre version des Ecritures faites sur l'hébreu: vous rétablissez ainsi ce qui a été omis ou corrompu par les Juifs. Mais je demande que vous daigniez m'apprendre par quels Juifs ces omissions ou ces mutilations ont été faites ; si c'est par des traducteurs juifs antérieurs à l'arrivée du Seigneur, et, dans ce cas, qui sont-ils ou quel est-il? ou bien si c'est par des interprètes venus ensuite, qu'on pourrait soupçonner d'avoir supprimé ou changé quelque chose des exemplaires grecs, de peur que ces témoignages ne concluassent contre (118) eux au profit de la foi chrétienne; pourquoi les Juifs des temps antérieurs à Jésus-Christ auraient-ils fait cela? je n'en sais vraiment rien.
Envoyez-nous ensuite, je vous en prie, votre version des Septante. j'ignorais que vous l'eussiez mise au jour; je désire aussi lire le livre dont vous m'avez parlé en passant, sur la meilleure manière de traduire, et savoir comment, dans une version, la connaissance des langues peut se concilier avec les conjectures des commentateurs; car quelles que soient la pureté et l'unité de leur foi, il est impossible qu'ils n'arrivent pas à des sentiments divers par l'obscurité de beaucoup de passages. Toutefois, je le répète, une telle variété n'empêche pas l'unité de la croyance, puisqu'un même commentateur peut entendre de différentes manières le même endroit obscur, tout en conservant la même foi.
35. Ce qui me fait souhaiter votre version des Septante, c'est que je voudrais me passer de cette foule de traducteurs latins dont la téméraire ignorance a osé les traduire ; je voudrais aussi montrer, une fois pour toutes, si je le pouvais, à ceux qui me croient jaloux de vos utiles travaux, que si je ne fais pas lire dans les églises votre traduction sur l'hébreu, c'est afin de ne paraître pas introduire quelque chose de nouveau contre l'autorité des Septante, et de ne pas troubler par un grand scandale le peuple du Christ, accoutumé de coeur et d'oreille à une version approuvée des apôtres eux-mêmes. Aussi, puisque, dans l'hébreu, au livre de Jonas (1), l'arbrisseau en question n'est ni un lierre ni une citrouille, mais je ne sais quoi qui se soutient sur son propre tronc, sans avoir besoin d'aucun appui, j'aimerais mieux qu'on lût le nom de citrouille dans toutes les versions latines; car je crois que les Septante n'ont pas mis ce nom sans dessein; ils voyaient sans doute qu'il désignait quelque chose de semblable à l'arbrisseau dont parle le prophète.
En voilà assez, et beaucoup trop peut-être, en réponse à ces trois lettres, dont deux m'ont été remises par Cyprien, et la troisième par Firmin. Répondez-moi ce que vous jugerez convenable pour mon instruction ou pour celle des autres. Désormais je mettrai le plus grand soin, avec l'aide de Dieu, à ce que mes lettres vous parviennent avant tout autre qui
 
1. Jonas, IV, 6.
 
les répandrait au loin. Je ne voudrais pas, je vous l'assure, qu'il arrivât aux vôtres ce qui est arrivé aux miennes, ce dont vous avez raison de vous plaindre. II ne faut pas cependant qu'il y ait entre nous seulement la charité, il faut qu'il y ait aussi la liberté de l'amitié, et que nous puissions nous dire l'un à l'autre ce qui nous aura émus dans nos ouvrages, mais toujours dans cet esprit de dilection fraternelle qui plait à 1'œi1 de Dieu. Si vous ne pensez pas que cela puisse se faire entre nous sans offenser l'amitié, ne l'essayons pas. Assurément la charité que je voudrais entretenir avec vous, est supérieure à ces offenses; mais une charité moins parfaite vaudrait encore mieux que rien (1).
 
1. Entre deux grands hommes, qui étaient aussi deux grands saints, il n'était pas possible que la vérité ne triomphât point. Cette lettre de saint Augustin fit une vive impression sur l'esprit de saint Jérôme qui se rendit à l'avis de l'évêque d'Hippone; dans son ouvrage contre Pélage, sous forme de dialogue entre Atticus et Critobule, le solitaire de Bethléem dit qu'il n'y a pas ou qu'il y a peu d'évêques irréprochables, puisque Pierre lui-même a mérité les reproches de l'apôtre Paul. « Qui se plaindra, s'écrie-t-il, qu'on lui refuse ce que n'a pas eu le prince même des apôtres? » . Dix ou onze ans après la lettre qu'on vient de lire, saint Augustin, écrivant à Océanus au sujet du mensonge officieux, lui disait : « Le vénérable frère Jérôme et moi a nous avons assez traité cette question; dans son récent ouvrage a contre Pélage, publié sous le nom de Critobule, il a adopté sur ce a point et sur les paroles des apôtres le sentiment du bienheureux a Cyprien que nous avons suivi nous-même. » On verra dans la suite de ce travail la lettre de l'évêque d'Hippone à Océanus, qui forme la CXXXe du recueil.
 
LETTRE LXXXIII. (Année 404.)
 
Règlement de questions d'intérêt dans la vie religieuse.
 
AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ET RESPECTUEUSEMENT CHER ET DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, ALYPE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HABITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. La tristesse de l'Eglise de Thiave ne laissera aucun repos à mon coeur, jusqu'à ce que je sache les fidèles de cette Eglise revenus pour vous à leurs sentiments d'autrefois: il faut que cela se fasse sans retard. Si l'Apôtre s'est tant occupé d'un seul homme pour empêcher qu'une trop grande tristesse ne l'accablât, et pour éviter les surprises de Satan, dont nous connaissons tous les artifices (2), combien, à plus forte raison, nous faut-il de vigilance afin d'épargner ces angoisses à tout un troupeau, et surtout à ceux qui sont depuis peu rentrés dans l'unité catholique (3), et que je ne puis en
 
2. II Cor. II, 7,11.
3. Le peuple de Thiave venait de renoncer au schisme de Donat, et on lui avait donné pour prêtre un religieux du monastère de Thageste, nommé Honoré. Celui-ci n'ayant pas encore disposé de ses biens, l'Eglise de Thiave y prétendait et ne voulait pas qu'on les laissât au monastère. Augustin engage son saint ami à y consentir.
 
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aucune manière abandonner ! Mais parce que le peu de temps que nous nous sommes vus ne nous a pas permis d'élucider ensemble et avec soin cette question, votre sainteté trouvera ici ce qui m'a paru le meilleur après y avoir beaucoup pensé depuis que nous sommes séparés; et si vous êtes de cet avis, qu'on leur envoie au plus tôt la lettre que je leur ai écrite en votre nom et au mien (1).
2. Vous avez dit qu'on leur donne une moitié, et que je leur procure l'autre moitié, de quelque part que ce soit. Je pense, moi, que si on leur ôte tout, on saura au moins que ce n'est pas d'argent, mais de justice, que nous nous occupons tant. Mais si nous leur accordons une moitié et que nous composions ainsi avec eux, on dira qu'il n'y avait qu'une question d'argent dans toute la peine que nous avons prise; vous voyez quel mal il s'en suivra; aux yeux des gens de Thiave nous passerons pour avoir retenu la moitié d'une chose qui ne nous appartenait pas; à nos yeux, ils auront le tort d'avoir injustement souffert de profiter de la moitié d'un bien qui revenait tout entier aux pauvres. « Il faut prendre garde, dites-vous, tout en voulant régulariser une chose douteuse, de faire de plus grandes blessures. » Cette observation sera également vraie si on leur accorde moitié; car pour conserver cette moitié comme on veut le faire ici, ceux dont nous voulons favoriser la conversion (2) seront portés à retarder le plus possible la vente de leur bien. Ensuite la question est-elle vraiment douteuse quand il s'agit, en évitant de fâcheuses apparentés, d'épargner à tout un peuple le scandale énorme de croire souillés d'une avarice sordide , ses propres évêques, pour lesquels il a tant d'estime ?
3. Celui qui se retire dans un monastère, s'il le fait d'un coeur sincère, ne pense pas à retarder l'accomplissement de ses engagements, surtout après avoir été averti combien ce serait mal. S'il trompe, s'il cherche ses intérêts et non point ceux de Jésus-Christ (3), il n'a pas la charité; et dès lors que lui servirait-il d'avoir distribué tous ses biens aux pauvres, et même d'avoir livré son corps pour être brûlé (4)? Ainsi
 
1. Cette lettre nous manque.
2. En les admettant dans nos monastères. — 3. Philip. II, 21. — 4. I Cor. XIII, 3.
 
que nous l'avons dit ensemble, le plus sûr moyen d'éviter ces difficultés, c'est de n'ad mettre personne dans nos communautés avant que le postulant soit entièrement débarrassé des empêchements du siècle, c'est d'attendre qu'il ne possède plus rien. Mais cette mort des faibles, cet immense obstacle au salut des malheureux que nous cherchons avec tant de peine à ramener à l'unité catholique, nous ne pouvons l'éviter autrement qu'en leur montrant avec évidence que l'argent ne nous occupe pas dans une semblable affaire. Ils ne le croiront pas, à moins que nous ne leur abandonnions ce qu'ils pensent avoir toujours été le bien de ce prêtre; et si ce bien n'était pas à lui, ils auraient dû le savoir dès le commencement.
4. Il me paraît donc que l'on doit conserver pour règle, en cette matière, que tout ce qui appartient à un clerc, par le droit ordinaire de propriété, devient la possession de l'Eglise pour laquelle on l'a ordonné. Or le bien dont il s'agit appartient tellement par ce droit au prêtre Honoré, que s'il n'avait pas été ordonné clerc, qu'il fût resté dans le monastère de Thagaste, et fût mort sans avoir ni vendu ni légué ce bien par une donation incontestable, il serait devenu la propriété de ses héritiers : c'est ainsi que le frère Emilien hérita des trente sous d'or (1) de son frère Privat. On doit donc prendre ses précautions à cet égard; si les précautions n'ont pas été prises, il faut se conformer au droit établi dans la société civile: nous échapperons ainsi, non-seulement à tout ce qui est mal, mais encore à toute mauvaise apparence, et nous garderons cette bonne renommée si nécessaire à un ministère comme le nôtre. Or, que votre sainte prudence considère combien ces apparences sont contre nous. Craignant de me tromper moi-même, comme je le fais d'ordinaire lorsque je me laisse trop aller sur la pente de mon sentiment, j'ai conté toute l'affaire à notre collègue Samsucius, sans toutefois lui parler de la peine où nous avions vu les gens de Thiave; et avant de lui faire connaître quel est actuellement mon avis, je lui ai confié ce que nous avions cru devoir faire vous et moi, pour résister aux prétentions de ce peuple. Il a eu horreur de ce que je lui ai dit et a été étonné que nous ayons pu penser
 
1. Le sou d'or ou le sol d'or, qui était en usage en Afrique sous la domination romaine, et qui passa dans la monnaie des Francs, conquérants des Gaules, se retrouve jusques au commencement de la troisième race de nos rois. On ne pourrait aujourd’hui que très-approximativement en déterminer la valeur.
 
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de la sorte; ce qui l'affligeait, c'étaient uniquement les mauvaises apparences absolument indignes et de notre vie, et de la vie et des moeurs de qui que ce soit.
5. C'est pourquoi je vous supplie de signer la lettre que j'ai écrite aux fidèles de Thiave en votre nom et au mien, et de ne pas tarder à la leur envoyer. Et si par hasard la justice de notre premier sentiment vous semblait évidente, n'obligeons pas les faibles à comprendre ce que je ne comprends pas encore moi-même; appliquons-leur ici ces paroles du Seigneur : « J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pourriez pas les porter présentement (1). » Le Seigneur compatissait à de semblables faiblesses, lorsqu'au sujet du paiement du tribut, il disait: « Les fils en sont exempts, mais de peur de les scandaliser, etc. ; » et qu'il envoya Pierre pour payer le tribut qu'on demandait (2). Le Seigneur connaissait un autre droit par lequel il n'était soumis à rien de tel; mais il payait le tribut par ce même droit qui aurait mis le bien du prêtre Honoré aux mains de son héritier, s'il était mort sans avoir vendu ou donné son bien. L'apôtre Paul, d'après le droit même de l'Eglise, pouvait en toute sûreté de conscience exiger les honoraires qui lui étaient dus (3); mais il ne les exigeait pas pour épargner les faibles ; et uniquement pour éviter les soupçons qui pouvaient altérer la bonne odeur du Christ, il s'abstenait de toute mauvaise apparence partout où il le fallait (4), et n'attendait pas d'avoir causé de la tristesse aux hommes. Quant à nous, qu'une expérience tardive nous fasse au moins réparer le tort de notre imprévoyance.
6. Enfin, parce que je crains tout et que je me souviens que vous me proposâtes, au moment de notre séparation, de me considérer comme débiteur de la moitié du bien auprès de nos frères de Thagaste, j'y consens si vous voyez clairement que cela soit juste; j'y mets une seule condition; c'est que je le payerai quand j'aurai de quoi, c'est-à-dire quand le monastère d'Hippone pourra payer cela sans trop de gêne ; quand on lui léguera une somme égale à la somme réclamée, et qu'à chacun de nos frères, quel que soit leur nombre, sera affectée la même part qu'aujourd'hui.
 
1. Jean, XVI, 12. — 2. Matth. XIII, 26.
3. Saint Paul disait : « N'avons-nous pas le droit d'être nourri à vos dépens? » I Cor. IX, 4.
4. I Cor. IX, 1-24.
 
LETTRE LXXXIV. (Année 405)
 
Charmante lettre de saint Augustin où se rencontrent l'évêque et l'ami.
 
AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, NOVAT (1), ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN, ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HABITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je sens combien je parais dur, et c'est à peine si je me supporte moi-même, de ne pas envoyer à votre sainteté et de ne pas laisser partir mon fils, le diacre Lucille, votre frère. Mais lorsque, pour les besoins d'Eglises éloignées de vous, vous commencerez à vous séparer de quelques-uns de vos élèves les plus chers et les plus dignes d'être aimés, vous comprendrez de quelles peines intérieures je suis déchiré par l'absence d'amis qui me sont tendrement unis. Car, pour écarter votre pensée, les liens du sang qui vous attachent à Lucille ne sont pas plus forts que les liens d'amitié par lesquels Sévère et moi nous tenons l'un à l'autre (2), et cependant vous savez combien il m'arrive rarement de le voir. Ce n'est ni ma faute ni la sienne; mais nous préférons aux besoins de notre vie présente les besoins de l'Eglise notre mère, en vue du siècle futur qui doit nous réunir à jamais. Combien devez-vous mieux supporter, dans l'intérêt de l'Eglise notre mère, l'absence d'un frère avec lequel vous ne vous êtes pas nourri de l'aliment divin. aussi longtemps que moi avec mon cher compatriote Sévère ! C'est à peine, maintenant, s'il me parle de temps en temps dans de petites lettres, presque toutes remplies de soins et d'affaires d'autrui, et qui ne m'apportent aucune fleur de ces prairies où nous respirions ensemble les parfums du Christ.
2. «Mais quoi donc? » me direz-vous peut-être, « mon frère auprès de moine sera-t-il pas utile à l'Eglise? Est-ce pour autre chose que pour le service de l'Eglise que je désire l'avoir avec moi? » Assurément, si votre frère devait, auprès de vous autant qu'ici, gagner ou
 
1. Il y eut un évêque de Sétif, du nom de Novat, dans la célèbre conférence de Carthage. Est-ce le même que ce Novat auquel s'adresse cette lettre de saint Augustin? Il est permis de le croire.
2. Sévère était né à Thagaste comme saint Augustin. Il occupait le siège de Milève.
 
 
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conduire des brebis au Seigneur, il n'est personne qui n'eût le droit de m'accuser, je ne dis pas de dureté, mais d'iniquité. Les intérêts religieux de notre ministère souffrent parmi nous du manque d'ouvriers évangéliques qui sachent la langue latine; l'usage de cette langue est, au contraire, commun dans le pays que vous habitez; serait-ce pourvoir au salut des peuples du Seigneur que de vous envoyer celui qui est doué d'une aptitude si précieuse, et de l'enlever à notre contrée, pour laquelle nous l'avons souhaité avec une si grande ardeur de coeur? Pardonnez-moi donc ce que je fais contre votre désir et à regret : j'y suis obligé par les devoirs de mon ministère. le Seigneur, en qui vous avez mis votre coeur, bénira vos travaux pour vous récompenser de ce sacrifice; car c'est vous surtout qui avez accordé le diacre Lucile à l’ardente soif de notre pays. Je ne vous devrai pas peu si vous daignez m'épargner de nouvelles instances à cet égard; je ne voudrais pas paraître trop dur à votre vénérable et sainte bienveillance.

LETTRE LXXXV. (Année 405.)
 
Remontrances de saint Augustin à un évêque.
 
AUGUSTIN A SON BIEN -AIMÉ SEIGNEUR, A SON FRÈRE DONT IL IMPLORE DE TOUS SES VOEUX LA SANCTIFICATION , A PAUL, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je ne serais pas tant inexorable à vos yeux si vous ne doutiez point de ma sincérité. M'appeler ainsi, n'est-ce pas me prêter contre vous le goût de la division et le détestable sentiment de la haine; comme si, en une matière aussi évidente, je ne prenais garde d'être réprouvé moi-même après avoir prêché aux autres (1), et qu'en voulant chasser la paille de votre oeil j'entretinsse la poutre dans le mien (2)? Ce que vous croyez n'est pas. Je vous dis encore une fois, et je prends Dieu à témoin, que si vous vouliez à vous-même tout ce que je vous veux, il y a déjà longtemps que vous vivriez tranquille dans le Christ, et que vous réjouiriez toute l'Église dans la gloire de son nom. Je vous ai déjà écrit que vous êtes non-seulement
 
1. II Cor. IX, 27. — 2. Matth. VII, 4.
 
mon frère, mais encore mon collègue. Car il ne peut se faire qu'un évêque de l'Église catholique, quel qu'il soit, ne reste pas mon collègue, tant qu'il n'a pas été condamné par un jugement ecclésiastique. La seule raison qui m'empêche de communiquer avec vous, c'est que je ne puis vous flatter. Comme c'est moi qui vous ai engendré en Jésus-Christ par l'Évangile, je vous dois plus qu'un autre les justes et sévères avertissements de la charité. L'heureux souvenir des âmes que vous avez rendues, avec l'aide de Dieu, à l'Église catholique, ne m'empêche pas de gémir sur celles que vous lui faites perdre. Car vous avez blessé l'Église d'Hippone de telle manière que si le Seigneur ne vous délivre du poids des soucis et des occupations du siècle pour vous ramener à une véritable vie d'évêque, la blessure demeurera incurable.
2. Mais vous ne cessez de vous enfoncer de plus en plus dans les affaires auxquelles vous aviez renoncé, au point d'aller même, après 'y avoir renoncé, au delà de ce que permettent les lois humaines; et telles sont, dit-on, les habitudes de votre vie que les revenus de votre Eglise ne suffisent pas à vos profusions pourquoi donc recherchez-vous ma communion, vous qui ne voulez pas entendre mes remontrances? Est-ce pour que les hommes m'imputent tout ce que vous faites, quand il m'est impossible de supporter leurs plaintes ? C'est en vain que vous prétendez que ceux qui disent du mal de vous aujourd'hui ont été vos ennemis de tout temps, et pendant votre vie antérieure. Il n'en est pas ainsi, et je ne m'étonne pas que bien des choses vous soient cachées. Mais quand même cela serait vrai, on ne devrait rien trouver dans vos moeurs qui donnât droit de vous reprendre et occasion de blasphémer contre l'Église. Vous croyez peut-être que je vous parle ainsi parce que vos explications ne m'ont pas satisfait? Je parle ainsi, au contraire, parce que, si je me taisais, je ne pourrais moi-même satisfaire à Dieu pour mes péchés. Je sais que vous avez de la perspicacité, mais un esprit, fût-il lourd, demeure confiant lorsqu'il s'inspire du ciel; un esprit perçant n'est rien lorsqu'il ne s'inspire que de la terre. L'épiscopat n'est pas un moyen de passer doucement la vie et de goûter ses fausses joies. Ce que je vous dis, le Seigneur vous l'enseignera, le Seigneur qui vous a fermé tous les chemins que vous avez voulu suivre en vous (122) servant de lui, afin de vous diriger, si vous l'écoutez, dans la voie pour laquelle les grands devoirs d'évêque vous ont été imposés.
LETTRE LXXXVI. (Année 405.)
 
Saint Augustin appelle l'attention de Cécilien, gouverneur de Numidie, sur les violences des donatistes dans le pays d'Hippone.
 
AUGUSTIN , ÉVÊQUE, A SON ILLUSTRE SEIGNEUR CÉCILIEN, SON HONORABLE ET VRAIMENT ADMIRABLE FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
L'éclat de votre administration et la renommée de vos vertus, la sincérité de votre piété chrétienne et la confiance sincère qui vous porte à vous réjouir des dons divins en Celui qui vous les fait, qui vous en promet et de qui vous en espérez de plus considérables encore ; tous ces motifs m'ont excité à partager avec votre Excellence, dans cette lettre, le poids de mes soucis. Autant nous nous félicitons de ce que vous avez fait d'admirable en d'autres pays d'Afrique, au profit de l'unité catholique , autant nous nous affligeons que la contrée d'Hippone et les lieux voisins qui confinent à la Numidie, n'aient point encore mérité d'être secourus par la vigueur de votre édit présidial, ô seigneur illustre, bien honorable et vraiment admirable fils dans la charité du Christ ! Chargé à Hippone du fardeau épiscopal, j'ai cru devoir en avertir votre Grandeur, de peur que mon silence ne me fit accuser de négliger mes devoirs. Vous saurez aussi à quels excès d'audace en sont venus les hérétiques dans le pays où je suis, si vous daignez entendre ceux de nos frères et collègues qui pourront en informer votre Eminence, ou si vous voulez bien écouter le prêtre que je vous envoie avec cette lettre; et, le Seigneur notre Dieu aidant, vous ferez en sorte, sans doute, que l'enflure d'un orgueil sacrilège soit guérie par la crainte plutôt que coupée au vif par la punition.
 
LETTRE LXXXVII. (Année 404.)
 
Rien de plus habile, de plus serré, de plus concluant que cette lettre à un évêque donatiste; saint Augustin va droit à l'origine du schisme et ne laisse aucune issue à son adversaire.
 
AUGUSTIN A SON DÉSIRABLE ET CHER FRÈRE ÉMÉRITE (1).
 
1. Lorsque j'apprends qu'un homme de bon esprit et instruit dans les belles-lettres (où ne se place pas, d'ailleurs, le salut de l'âme), pense sur une question facile, autrement que ne veut la vérité; plus je m'en étonne, plus je brûle de le connaître et de converser avec lui ; ou, si je ne le puis, je désire au moins, à l'aide de lettres qui volent au loin, arriver à son esprit, et je souhaite qu'il arrive au mien. J'entends dire que vous êtes dans ce cas, et que, pour je ne sais quelle raison, vous demeurez, à mon regret, séparé de l'Eglise catholique, qui, selon les promesses de l'Esprit-Saint, s'étend dans le monde entier. Car il est certain que le parti de Donat est inconnu à une grande partie de l'univers romain, sans compter les nations barbares auxquelles l'Apôtre se déclarait également redevable (2), et avec qui nous sommes en communion de croyance chrétienne; et qu'on n'y connaît absolument ni l'époque ni les causes de cette dissension funeste. Si vous n'avouez pas que tous ces chrétiens sont innocents des crimes que vous reprochez à des Africains, vous êtes forcés de vous regarder tous comme souillés de tous les méfaits commis au milieu de vous par les gens perdus que vous ne connaissez pas et que je ne veux point caractériser plus sévèrement. N'est-il pas vrai que vous ne chassez quelquefois de votre communion, ou que vous n'expulsez pas le coupable sitôt qu'il a commis l'acte pour lequel on doit l'expulser? Le mal qu'il a fait ne reste-t-il pas quelque temps inconnu, et la mise en lumière et la preuve du crime ne précèdent-elles pas sa condamnation? Je vous le demande, vous souillait-il pendant qu'il vous demeurait caché ? Vous me répondrez nullement. Ce qui serait toujours resté caché ne vous aurait donc jamais souillés. Il
 
1. Emérite était évêque donatiste à Césarée, aujourd'hui Cherchell.
2. Rom. I, 4.
 
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arrive souvent en effet que des crimes ne soient révélés qu'après la mort des coupables et il n'est préjudiciable à personne d'avoir communiqué avec eux de leur vivant. Pourquoi donc, par une séparation téméraire et sacrilège, vous êtes-vous retranchés de la communion d'innombrables Eglises d'Orient, qui ont toujours ignoré et ignorent encore les choses vraies ou fausses que vous racontez sur l'Afrique?
2. Car c'est une autre question que celle de savoir si vous dites vrai, lorsque vous nous reprochez des crimes dont nous prouvons, par les documents les plus dignes de foi, que nous sommes innocents et que ceux de votre parti sont coupables. Mais, comme je le dis, c'est une autre question; elle aura son tour, quand il le faudra. Ce que je recommande en ce moment à votre esprit, c'est qu'on ne saurait être souillé par les crimes inconnus de gens qu'on ne connaît pas; d'où il résulte évidemment qu'il y a eu de votre part schisme sacrilège à vous séparer de la communion de l'univers, qui ignore certainement et a toujours ignoré les crimes, vrais ou faux, reprochés à des Africains. Et, toutefois, il ne faut pas oublier que les méchants, même ceux que l'on connaît, ne nuisent pas dans l'Eglise aux bons lorsque ceux-ci demeurent en communion avec eux, par l'impuissance de les retrancher ou par des motifs tirés de l'amour de la paix. Quels sont ceux qui, dans le prophète Ezéchiel (1), ont mérité d'être marqués, avant la désolation, et d'échapper au carnage ? Ce sont, comme il est dit expressément, les hommes qui s'affligent et déplorent les péchés et les iniquités du peuple de Dieu. Mais qui déplore ce qu'il ne sait pas? C'est par la même raison que l'apôtre Paul supporte les faux frères. Ce n'est pas de gens inconnus qu'il disait : « Tous cherchent leurs intérêts, et non pas les intérêts de Jésus-Christ (2); » ceux-là pourtant étaient avec lui ; il le témoigne. Or, ceux qui ont mieux aimé sacrifier aux idoles ou livrer les Ecritures divines que de mourir, ne sont-ils pas du nombre de ceux qui cherchent leurs intérêts et non les intérêts de Jésus-Christ?
3. Je passe plusieurs témoignages des livres saints de peur d'allonger cette lettre plus qu'il ne faut, et je laisse à votre savoir le soin d'en méditer le plus grand nombre. Ceci suffit, voyez-le, je vous en supplie : car si tant de méchants,
 
1. Ezéch. IX, 4, 6. — 2. Philip. II, 21.
 
chants, mêlés au peuple de Dieu, n'ont pu rendre pervers. ceux qui vivaient avec eux ; si la multitude des faux frères n'a pas fait de Paul placé avec eux dans l'Eglise, un homme cherchant ses intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ, il est manifeste qu'on ne cesse pas d'être bon par cela seul qu'on se mêle à des méchants même connus, au pied de l'autel du Christ : ce qui importe seulement, c'est de ne pas les approuver et de se séparer d'eux par une bonne conscience. Il est donc manifeste que courir avec un voleur (1), c'est voler avec lui ou l'approuver du coeur. Nous disons ceci pour enlever du terrain de la discussion des questions infinies et inutiles sur des faits qui ne sont d'aucune valeur contre notre cause.
4. Mais vous, si vous ne pensez point ainsi, vous serez tous comme fut Optat (2) dans votre communion, sans que vous l'ayez ignoré. A Dieu ne plaise que rien de pareil puisse se dire d'Emérite ni de tous ceux qui, à son exemple, sont entièrement étrangers parmi vous, je n'en doute pas, aux actes de ce persécuteur. Car, nous ne vous reprochons que le crime de séparation, qu'une mauvaise opiniâtreté a changée en hérésie. Pour savoir quelle est sa gravité au jugement de Dieu, lisez ce que je ne doute pas que vous n'ayez déjà lu. Vous verrez Dathan et Abiron engloutis dans la terre entr'ouverte, et tous leurs adhérents dévorés par le feu qui s'élançait du milieu d'eux (3). Le Seigneur notre Dieu a donc fait connaître, par ce supplice, combien nous devons éviter ce crime, et si sa patience épargne maintenant ceux qui en sont coupables, nous devons comprendre ce qu'il leur réserve au jugement suprême. Nous ne vous blâmons pas de n'avoir pas excommunié Optat, lorsqu'il usait de son pouvoir comme un furieux, et qu'il avait pour accusateurs les gémissements de l'Afrique tout entière et vos propres gémissements, si toutefois vous êtes tel que vous fait la renommée, et Dieu sait que je le veux et le crois. Non, nous ne vous en blâmons pas : Optat excommunié aurait pu entraîner beaucoup de gens avec lui, et porter dans votre communion les déchirements et les fureurs du schisme. Mais c'est cela même qui vous condamne devant Dieu, Emérite, mon frère : une division dans le parti de Donat vous a paru un mal si grand que vous avez mieux aimé tolérer Optat dans votre communion que
 
1. Ps. XLIX, 18. — 2. Voir ci-dessus, lett. 51°, n. 3. — 3. Nomb. XVI, 31, 35.
 
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d'y consentir; et vous demeurez dans le même mal accompli par vos pères, qui ont divisé l'Eglise du Christ !
5. Ici peut-être, par la difficulté de me répondre, vous essayerez de défendre Optat ; non, non, frère, je vous en prie, ne l'essayez pas; cela ne vous convient point, et si par hasard cela convient à d'autres, mais peut-on dire que quelque chose sied aux méchants? ce n'est certes pas à Emérite qu'il appartient de défendre Optat. Ni de l'accuser, ajouterez-vous peut-être; je le veux bien. Prenez un terme moyen et dites : « Chacun porte son fardeau (1), Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui (2) ? » Si donc le témoignage de toute l'Afrique, bien plus, de toutes les contrées où le nom de Gildon a retenti en même temps, ne vous suffit pas pour que vous vous prononciez sur Optat, et si vous craigniez de juger témérairement de choses inconnues, pouvons-nous ou devons-nous, d'après votre seul témoignage, porter une sentence téméraire contre ceux qui ont vécu avant nous? Ce sera peu que vous les accusiez de choses inconnues, il faudra encore que nous y mêlions nos jugements? Car lors même qu'Optat ne serait que faussement et calomnieusement accusé, ce n'est pas lui que vous défendez, c'est vous-même, quand vous dites J'ignore ce qu'il a été. Donc et à plus forte raison le monde oriental ignore ce qu'ont été ces évêques africains que vous condamnez avec plus d'ignorance encore ! Et néanmoins vous vous tenez criminellement séparés de ces Eglises dont vous avez et dont vous lisez les noms dans les livres sacrés ! Si, je ne dis pas l'évêque de Césarée, mais celui de Sétif ne savait rien de son contemporain et de son collègue, votre évêque de Thamugade, tant décrié, tant déshonoré, comment les Eglises des Corinthiens, des Ephésiens, des Colossiens, des Philippiens, des Thessaloniciens, d'Antioche, du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce et des autres parties du monde, bâties par les apôtres au nom du Christ, ont-t-elles pu connaître les traditeurs africains, quels qu'ils aient été? ou, si elles ne l'ont pas pu, comment ont-t-elles pu mériter que vous les condamniez ? Et cependant vous ne communiquez pas avec tous ces peuples, et vous dites qu'ils ne sont pas chrétiens et vous travaillez à les rebaptiser? Que dire ? De quoi me plaindre ? Pourquoi des cris? Si c'est à un homme sensé que je parle, il est indigné, et je le suis
 
1. Gal. VI, 5. — 2. Rom. XIV, 4.
 
avec lui. Vous voyez bien assurément ce que je dirais si je voulais dire.
6. Est-ce que vos ancêtres formèrent entre eux un concile et condamnèrent le monde entier, eux exceptés? L'appréciation des choses en est-elle venue au point que vous ne comptiez pour rien le concile des maximianistes, retranchés de votre schisme, parce qu'ils sont en petit nombre comparativement à vous, et que votre concile à vous doive compter pour beaucoup contre les nations qui sont l'héritage du Christ et contre tout l'univers promis à sa domination (1)? Je doute qu'il ait du sang dans le corps celui qui ne rougit pas d'une prétention pareille. Répondez à ceci, je vous en prie, car j'ai entendu dire à quelques personnes, à qui je ne puis refuser confiance, que si je vous écrivais vous me répondriez. Je vous ai déjà, il y a longtemps, adressé une lettre; vous est-elle parvenue? m'avez-vous fait une réponse que je n'aurais pas reçue? C'est ce que je ne sais pas. Aujourd'hui, en attendant, je demande que vous ne dédaigniez pas de me répondre ce que vous pensez. Mais veuillez ne pas aller à d'autres questions, car celle de savoir pourquoi s'est fait le schisme doit être le commencement d'un examen bien conduit.
7. Les puissances de la terre, lorsqu'elles frappent les hérétiques, se défendent par cette règle qui fait dire à l'Apôtre: « Celui qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu; or, ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. Car les princes ne sont point à craindre lorsqu'on ne fait que de bonnes actions, mais lorsqu'on en fait de mauvaises. Voulez-vous ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et il vous louera : il est le ministre de Dieu pour votre avantage si vous faites le bien; craignez-le au contraire si vous faites le mal, car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée; il est le ministre de Dieu, chargé de sa vengeance, pour châtier celui qui fait le mal (2). » Toute la question se réduit donc à savoir s'il n'y a rien de mal dans le schisme, ou bien si vous n'avez pas fait le schisme, et par conséquent, si c'est pour le bien que vous résistez aux puissances et non pour le mal, d'où sortirait pour vous la condamnation. Aussi c'est très-sagement que le Seigneur ne se borne pas à dire: « Bienheureux ceux qui souffrent persécution ! » Il a ajouté: « pour la justice (3). » Je désire donc
 
1. Ps. II, 8. — 2. Rom. XIII, 2, 3, 4. — 3. Matth. V, 10.
 
savoir par vous si cette séparation, dans laquelle vous demeurez, a été une oeuvre de justice. Mais si c'est une iniquité que de condamner le monde entier sans l'entendre, ou parce qu'il n'a pas su ce que vous avez su, ou parce qu'il ne tient pas pour prouvé ce que vous avez cru témérairement et ce que vous avez imputé sans aucune preuve certaine; si conséquemment c'est une iniquité que de vouloir rebaptiser tant d'Eglises fondées par les prédications et les travaux soit du Seigneur, lorsqu'il vivait incarné parmi nous, soit de ses apôtres: quand vous nous permettez de ne rien savoir de ces méchants collègues d'Afrique avec qui vous vivez et dispensez les sacrements; quand, ne l'ignorant pas, vous le tolérez de peur de diviser le parti de Donat; ces Eglises, établies dans les contrées les plus lointaines de l'univers, ne pourront ignorer ce que vous connaissez, ce que vous croyez, ce que vous avez appris ou imaginé sur quelques Africains? Quelle perversité que d'aimer son propre crime et d'accuser la sévérité des puissances de la terre !
8. Il n'est pas permis aux chrétiens, me direz-vous, de persécuter même les méchants. Soit; mais est-ce une objection à faire aux puissances instituées pour la répression même des méchants? Effacerons-nous ce que dit l'Apôtre? Vos livres, ne contiennent-ils pas les passages que j'ai rappelés plus haut? — Mais vous ne devez pas communiquer avec ceux qui agissent ainsi? Quoi donc? N'avez-vous pas communiqué autrefois avec le lieutenant Flavius, homme de votre parti, lorsque, chargé de l'exécution des lois, il condamnait à mort les criminels qu'il avait trouvés? Mais, me direz-vous encore, c'est vous qui poussez contre nous les princes romains. — Ils sont bien plutôt poussés contre vous par vous-mêmes, qui vous obstinez à déchirer et à rebaptiser l'Eglise dont ils sont membres, ainsi que l'avaient annoncé les anciennes prophéties qui ont dit du Christ « Tous les rois de la terre l'adoreront (1) ! » Ce n'est pas pour vous persécuter, c'est pour se défendre eux-mêmes que les catholiques invoquent l'appui des puissances établies contre les violences coupables et individuelles de vos amis, violences que vous déplorez, vous qui en êtes innocents; ils se défendent comme l'apôtre Paul qui, avant que l'empire romain fût chrétien, sollicita une escorte armée contre les juifs qui menaçaient de le tuer (2). Quant aux
 
1. Ps. LXXI, 11. — 2. Act. XXIII, 21.
 
empereurs, à mesure qu'ils ont occasion de connaître le crime de votre schisme, ils ordonnent contre vous ce qu'ils croient devoir ordonner conformément à leur devoir et à leur autorité. Car ce n'est pas en vain qu'ils portent le glaive: ils sont les ministres de Dieu, chargés de ses vengeances contre ceux qui agissent mal. Enfin, s'il se rencontre parmi les nôtres des hommes qui recourent à l'autorité sans un esprit de modération chrétienne, nous ne les approuvons pas; mais nous n'abandonnons pas à cause d'eux l'Eglise catholique, si nous ne pouvons pas la purifier de la paille avant le dernier jour où le grand vanneur fera son oeuvre, comme vous n'avez pas quitté vous-mêmes le parti de Donat à cause d'Optat, que vous n'osiez pas chasser.
9. Pourquoi, dites-vous, voulez-vous que nous nous réunissions à vous, si nous sommes des scélérats? —  Parce que vous vivez encore et que vous pouvez vous corriger si vous voulez. Quand vous vous réunissez à nous, c'est-à-dire à l'Eglise de Dieu, à l'héritage. du Christ, dont l'empire couvre toute la terre, vous vous corrigez pour puiser votre vie dans la racine; car l'Apôtre parle ainsi des branches brisées : « Dieu est assez puissant pour les enter de nouveau sur le tronc (1). » Alors donc vous changez sur les points qui vous séparaient de nous, quoique les sacrements que vous avez, soient saints, puisqu'ils sont les mêmes que les nôtres. Ainsi nous voulons que vous changiez ce qu'il y a de mauvais en vous, c'est-à-dire que vos rameaux coupés prennent racine de nouveau. Nous approuvons les sacrements que vous avez et que vous n'avez pas changés, de peur que, voulant corriger la perversité du schisme, nous ne fassions une injure sacrilège à ces mystères du Christ que vos souillures n'ont pas atteints. L'onction de Saül n'avait pas souffert de sa dépravation; c'est à cette onction que le roi David, pieux serviteur de Dieu, rendit un si grand honneur. C'est pourquoi nous ne vous rebaptisons pas tout en désirant vous rendre la racine que vous avez perdue; nous approuvons la forme du sarment retranché, si elle n'a pas été changée, quoique cette forme, même intégralement gardée, ne puisse rien produire sans la racine. Les persécutions et le baptême sont deux questions différentes; vous parlez des persécutions que vous subissez de la part des nôtres dont la modération et la
 
1. Rom. XI, 23.
 
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douceur sont si grandes, tandis que ceux de votre parti commettent véritablement les actions les plus détestables; quant au baptême, nous ne cherchons pas où il est, mais où il peut servir à quelque chose. Partout où il est, il est le même; mais celui qui le reçoit n'est pas le même, quelque part qu'il soit. Nous détestons dans le schisme l'impiété particulière des hommes; mais nous vénérons partout le baptême du Christ: lorsque les déserteurs emportent avec eux les drapeaux de l'empereur, on reprend tout entiers ces drapeaux si on les retrouve entiers, soit que l'on condamne les déserteurs, soit qu'ils aient mérité leur grâce. Et si on veut s'occuper plus particulièrement de cette question, elle est à part, comme je l'ai dit. Car il faut observer en ces choses ce qu'observe l'Église de Dieu.
10. Ce qui est en discussion, c'est de savoir si c'est vous ou nous qui formons l'Église de Dieu. Il faut donc remonter à l'origine même et au motif du schisme. Si vous ne me répondez pas, j'aurai, je crois, avec Dieu un compte facile; puisque j'ai écrit des lettres de paix à un homme que je savais être, au schisme près, bon et éclairé. Vous verrez ce que vous aurez à dire à ce Dieu dont maintenant on doit admirer la patience, mais dont à la fin on devra redouter l'arrêt. Mais si vous me répondez avec ce désir de la vérité qui me porte à vous écrire, la miséricorde divine permettra qu'un jour l'erreur qui nous sépare soit vaincue par, l'amour de la paix et l'évidence des raisonnements. Souvenez-vous que je ne vous dis rien des rogatistes (1) qui vous appellent, dit-on, firmiens comme vous nous appelez macariens; que je ne vous dis rien de votre collègue de Rucate (2) qui avant d'ouvrir à Firmin les portes de la ville, stipula avec lui pour la préservation de ceux de son parti et livra ensuite à sa discrétion les catholiques et d'autres choses sans nombre. Cessez donc d'exagérer dans des lieux communs les actions des nôtres que vous avez pu voir ou apprendre. Vous voyez ce que j'omets sur le compte des vôtres, pour ne m'occuper que de l'origine même du schisme qui fait tout le fond de la question. Que le Seigneur notre Dieu vous inspire une pensée de paix, ô cher et désirable frère !
 
1. Les rogatistes étaient un parti de donatistes. Ils étaient appelés ainsi du nom de leur chef, l'évêque Rogat.
2. Ce nom, diversement écrit dans les anciens manuscrits, est le même que Rusicade. Notre ville actuelle de Philippeville en occupe l'emplacement (voir notre Voyage en Algérie, Etudes Africaines, chap. X).
LETTRE LXXXVIII. (Au commencement de l'année 406.)
 
Cette lettre, où saint Augustin fait parler son clergé, est une des plus importantes, dans la question des donatistes, par les pièces et les détails curieux qu'elle renferme, par l'expression de la véritable attitude des catholiques en face des schismatiques africains, et par l'éloquente animation du langage. Janvier, à qui elle s'adresse, était évêque donatiste des Cases Noires en Numidie, et le primat de son parti à cause de son grand âge.
LES CLERCS CATHOLIQUES DU PAYS D'HIPPONE A JANVIER.
 
1. Vos clercs et vos circoncellions exercent contre nous des persécutions d'un nouveau genre et d'une cruauté inouïe. S'ils rendaient le mal pour le mal, ce serait déjà violer la loi du Christ, Mais après avoir considéré tous nos actes et les vôtres, il se trouve que nous souffrons ce qui est écrit dans un psaume: « Ils me rendaient le mal pour le bien (1), » et dans un autre « J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; quand je leur parlais, ils m'attaquaient sans raison (2). »
En effet, votre âge si avancé nous permet de croire que vous savez parfaitement que le parti de Donat, appelé auparavant à Carthage le parti de Majorin, cita spontanément Cécilien, alors évêque de Carthage, devant l'empereur Constantin l'ancien. Mais de peur que vous ne l'ayez oublié ou que vous ne fassiez semblant de l'ignorer, ou même que vous ne le sachiez pas, ce que nous ne croyons point pourtant, nous mettons dans cette lettre une copie du rapport du proconsul Anulin, sommé par le parti de Majorin de porter à la connaissance de l'empereur les crimes que ce parti reprochait à Cécilien.
 
A Constantin Auguste, Anulin, homme consulaire, proconsul d'Afrique.
 
Mon humble dévouement a eu soin de communiquer les ordres célestes et adorés de votre majesté, consignés dans mes registres, à Cécilien et à ceux qui sont sous lui, et qu'on appelle des clercs; je les ai exhortés à s'entendre tous pour faire l'unité, à reconnaître les bienfaits de votre majesté, qui les dispense de toute charge, et, en demeurant dans l'Église catholique, à redoubler de respect envers la sainteté de la loi, et de zèle dans le service des choses divines. Mais peu de jours
 
1. Ps. XXXIV, 12. — 2. Ps. CXIX, 9.
 
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après, quelques clercs, suivis d'une multitude d peuple, crurent devoir s'élever contre Cécilien; ils me présentèrent un paquet enveloppé de peau e cacheté et un mémoire qui ne l'était pas, me demandant instamment d'envoyer tout cela au sacré et vénérable conseil de votre puissance. Mon humilité a eu soin de vous envoyer ces requêtes pour que votre majesté puisse en prendre Connaissance : pendant ce temps Cécilien demeure comme il était. Je vous transmets donc les deux mémoires, l'un enveloppé de peau et intitulé : Mémoire de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, présenté de la part de Majorin (1); l'autre non cacheté et enfermé dans la même peau (2). Donné à Carthage, le 17 des calendes de mai, notre seigneur Constantin Auguste étant consul pour la troisième fois (3).
3. A la suite de ce rapport qui lui fut adressé, l'empereur ordonna que les parties se présentassent à Rome devant des évêques ; les actes ecclésiastiques attestent comment la cause s'y trouva jugée et finie, et comment Cécilien fut reconnu innocent. Après la pacifique décision des évêques, toute opiniâtreté de querelle et de passion devait tomber. Mais vos pères eurent de nouveau recours à l'empereur et se plaignirent que l'affaire eût été mal jugée et imparfaitement instruite. L'empereur ordonna qu'un nouvel examen fût fait par des évêques à Arles, ville de la Gaule, où plusieurs d'entre vous, condamnant un vain et coupable esprit de division, se mirent d'accord avec Cécilien ; mais d'autres, persistant opiniâtrement dans leurs querelles, en appelèrent au même empereur. Puis, forcé lui-même d'intervenir, il mit fin à ce procès épiscopal débattu entre les parties; le premier, il fit une loi contre vous, et attribua au fisc les lieux de vos assemblées  si nous voulions joindre ici toutes les pièces à l'appui, nous ferions une trop grande lettre. Pourtant il ne faut nullement oublier comment, sur les vives instances des vôtres auprès de l'empereur, fut discutée et terminée par un jugement public l'affaire de Félix d'Aptonge, que vos pères, dans un concile tenu à Carthage, appelèrent la cause de tous les maux par la bouche du primat Sécondus de Tigisis. L'empereur atteste dans sa lettre, dont voici une copie (4), que ceux de votre parti avaient instamment sollicité son intervention,
 
1. Nous avons déjà dit que ce Majorin occupa le siège de Carthage è la place de Cécilien injustement condamné.
2. Des savants ont pensé que ce mémoire non cacheté était une supplique des évêques du parti de Majorin pour obtenir des juges des Gaules qui seraient chargés de prononcer dans le débat.
3. C'était dans l'année 313.
4. Cette lettre est de 312 ou 315.
 
et s'étaient montrés auprès de lui accusateurs et dénonciateurs assidus :
 
Les empereurs Césars, Flavius Constantin le Grand, Valérius Licinius â Probien, proconsul d'Afrique.
 
4. Votre prédécesseur Aelien, à l'époque où il remplaçait Vérus, vicaire des préfets, durant la maladie de cet homme accompli, crut devoir entre autres choses, appeler à son examen et à son autorité l'affaire que la haine avait suscitée contre Cécilien, évêque de l'Eglise catholique. Ayant fait comparaître devant lui Supérius centurion, Cécilien, magistrat de la ville d'Aptonge, Saturnin qui y avait exercé la police (1), Calibe le jeune qui l'y exerçait, Solon, valet public de ladite cité, il les entendit pour juger ensuite. On reprochait à Cécilien d'avoir été ordonné évêque par Félix accusé d'avoir livré les saintes Ecritures pour être brûlées, mais on reconnut l'innocence de Félix. Enfin, Maximus prétendait qu'Ingentius, décurion de la ville de Sicca (2), avait falsifié une lettre de l'ancien décemvir Cécilien, et nous avons vu par les actes que ce même lngentius avait été mis sur le chevalet, mais qu'il ne fut pas torturé parce qu'il protesta qu'il était décurion de la ville de Sicca. Nous voulons donc que vous envoyiez sous une convenable et digne escorte, ce même Ingentius à la cour de Constantin Auguste, afin qu'en présence de ceux qui ne cessent de nous fatiguer de leurs plaintes et de leurs dénonciations, il puisse montrer et prouver qu'ils ont inutilement voulu susciter des haines. et amasser des violences contre l'évêque Cécilien. C'est ainsi que les disputes de ce genre étant abandonnées comme il convient, le peuple, sans division aucune, s'appliquera avec tout le respect désirable aux devoirs de la religion.
5. Puisque les choses sont comme vous le voyez, pourquoi nous reprochez-vous avec tant de violence les décrets des empereurs, qui ont été rendus contre vous? Tout cela n'est-il pas depuis, longtemps votre propre ouvrage ? Si les empereurs n'ont rien à ordonner dans ces questions, si un tel soin ne doit pas appartenir à des empereurs chrétiens, qui donc pressait vos pères d'envoyer à l'empereur, par le proconsul, la cause de Cécilien, d'accuser de nouveau auprès de lui l'évêque contre lequel vous aviez déjà porté d'une manière quelconque votre arrêt en son absence ; et celui-ci absous, d'inventer contre son ordinateur Félix
 
1. Ce Saturnin se trouvait à Aptonge au temps même des persécutions contre les chrétiens pour leur faire livrer les saintes Ecritures; il était important d'entendre son témoignage pour savoir si Félix, évêque d'Aptonge et l'ordinateur de Cécilien, avait bien réellement livré les Ecritures sacrées. lions en dirons autant du magistrat on duumvir Cécilien, et du centurion Supérius, qui avaient pu être requis afin d'user de violence envers les chrétiens.
2. Sicca Vénéria, aujourd'hui le Kef.
 
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des calomnies auprès du même empereur ? Et maintenant y a-t-il autre chose contre vous que le jugement du grand Constantin lui-même contre votre parti, ce jugement que vos pères ont choisi, qu'ils ont arraché par des instances répétées, qu'ils ont préféré au jugement des évêques? Si les décisions impériales vous déplaisent, qui a le premier obligé les empereurs à les prononcer ? Vous criez contre l'Eglise catholique à cause des arrêts impériaux rendus contre vous, avec autant de droit que les ennemis de Daniel, s'ils avaient crié contre le prophète, en se voyant dévorés par les lions auxquels il avait échappé et dont ils auraient voulu qu'il eût été la victime. Car il est écrit : «Il n'y a pas de différence entre les menaces du roi et la colère du lion (1). » Daniel fut, jeté dans la fosse aux lions par les calomnies de ses ennemis ; son innocence triompha de leur malice ; il sortit de la fosse sain et sauf : mais eux y furent jetés et y périrent. De même vos pères livrèrent à la colère royale Cécilien et ceux de son parti; son innocence l'ayant sauvé, vous souffrez de la part de ces mêmes rois ce que les vôtres ont voulu faire souffrir à nos catholiques; il est écrit: « Celui qui creuse la fosse pour son prochain y tombera lui-même (2). »
6. Vous n'avez donc pas à vous plaindre de nous; et toutefois, la douceur de l'Eglise catholique aurait laissé dormir ces décrets des empereurs, si vos clercs et les circoncellions, portant au milieu de nous le trouble et la dévastation par des actes d'incroyable fureur et de cruauté, ne nous avaient contraints de nous en souvenir contre vous et de les faire remettre en vigueur. Car avant que ces récentes lois dont vous vous plaignez vinssent en Afrique, ils ont dressé, sur les chemins, des embûches à nos évêques, ils ont inhumainement brisé de coups nos clercs, gravement maltraité des laïques et mis le feu à Murs demeures. Un prêtre (3) qui, de sa propre et libre volonté, avait choisi l'unité de notre communion, a été par eux arraché à sa maison, meurtri de coups, roulé dans un gouffre de boue, habillé de jonc (4), promené dans la pompe de leur crime, objet de pitié pour les uns, de risée pour les autres, conduit ensuite partout où
 
1. Prov. XII, 12. — 2. Eccl. XXVII, 29.
3 Il s'agit du prêtre Restitut.
4. Le texte porte Juda; ce mot, qui appartenait à la langue vulgaire de l'Afrique n'est pas latin, mais nous savons qu'il désigne ici de la natte ou du jonc : amictu junceo dehonestatum (défiguré par un vêtement de jonc), dit ailleurs saint Augustin en racontant le même trait de violence.
 
il a plu à ses ennemis et relâché seulement après douze jours d'opprobre. Proculéien (1) appelé en justice par notre évêque, feignit de ne rien savoir sur ce sujet, et cité une seconde fois, il fit la déclaration publique qu'il ne dirait rien de plus. Et ceux qui ont fait cela sont aujourd'hui vos prêtres, nous effrayant encore de leurs menaces et nous persécutant comme ils peuvent.
7. Et cependant notre évêque n'a pas porté plainte aux empereurs pour les injures et les persécutions que l'Eglise catholique a souffertes alors dans notre pays; mais, un concile s'étant réuni (2), on vous a conviés à la paix, à des conférences entre vous : on espérait que la fin de l'erreur et le rétablissement de la paix apporteraient des joies à la charité fraternelle. Proculéien répondit à la sommation qui lui fut adressée, les actes publics vous l'apprennent, que vous assembleriez un concile de votre côté, et que vous y décideriez ce que vous aviez à nous dire; puis, de nouveau pressé de remplir sa promesse, il déclara authentiquement qu'il se refusait à des conférences de paix. Comme ensuite, au vu et su de tout le monde, la barbarie de vos clercs et des circoncellions ne cessait pas, la cause fut entendue; et quoiqu'on eût jugé Crispin hérétique, la mansuétude catholique ne permit pas qu'il supportât l'amende de dix livres d'or à laquelle les lois impériales condamnaient les hérétiques; ce quine l'empêcha pas d'en appeler aux empereurs. Si l'appel a eu le résultat que vous connaissez, ne devez-vous pas vous en prendre à (iniquité antérieure de ceux de votre parti et à cet appel même? Et, toutefois, après cette décision impériale, l'intercession de nos évêques auprès de l'empereur parvint encore à décharger Crispin de l'amende de dix livres d'or. Bien plus, ils envoyèrent à la cour des députés de leur concile (3) pour obtenir que tous vos évêques et vos clercs ne fussent pas, soumis a l'amende de dix livres d'or, portée contre tous les hérétiques, mais qu'elle fût seulement appliquable à ceux dans les propriétés de qui l'Eglise catholique subissait des violences de votre parti. Mais quand les députés arrivèrent à Rome, l'empereur était sous le coup de l'émotion que lui faisaient ressentir les horribles blessures
 
1. Proculéien était évêque donatiste à Hippone. 2. A Carthage, en 403.
3. Concile de Carthage de l'année 404.
 
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qui venaient d'être faites à l'évêque catholique de Bagaie (1), et son indignation avait déjà fait
les lois qui furent envoyées en Afrique. Du moment où vous avez commencé à en éprouver la sévérité, non pour le mal, mais pour le bien, que deviez-vous faire, si ce n'est de vous adresser à nos évêques pour leur proposer ce qu'auparavant ils vous avaient proposé eux-mêmes une conférence d'où pût sortir la vérité?
8. Non-seulement vous. n'avez pas fait cela, mais ceux de votre parti ont redoublé de violence à notre égard. Ils ne se bornent pas à nous attaquer avec le bâton et à nous déchirer avec . le fer, mais, par une incroyable combinaison de crime, ils nous lancent dans les yeux, pour nous aveugler, de la chaux délayée dans du vinaigre. Pillant nos maisons, ils se sont fait de grandes et terribles- armes avec lesquelles ils se répandent de tous côtés, tuant, pillant, mettant le feu, crevant les yeux. Voilà ce qui nous a forcés à porter d'abord nos plaintes devant votre sagesse; considérez que la plupart d'entre vous, que vous tous qui vous dites persécutés, vous demeurez tranquilles chez vous ou chez autrui, sous ces terribles lois des empereurs catholiques, et, pendant ce temps, nous souffrons de la part de ceux de votre parti des maux inouïs ! Vous vous dites persécutés, et nous sommes assommés à coups de bâton ou percés par le fer; vous vous dites persécutés, et nos demeures sont pillées et dévastées par vos gens; vous vous dites persécutés, et vos gens nous aveuglent par de la chaux et du vinaigre. Si parfois ils se donnent la mort, ces trépas sont des sujets de haine contre nous, et, pour vous, des sujets de gloire. Ils ne s'imputent pas ce qu'ils nous font; et, ce qu'ils se font, ils nous l'imputent. Ils vivent comme des larrons, meurent comme des circoncellions, et sont honorés comme des martyrs; et, du reste, nous n'avons jamais ouï dire que les larrons aient crevé les yeux à ceux qu'ils ont volés : ils enlèvent à la lumière ceux qu'ils tuent, mais ils n'enlèvent pas la lumière aux vivants.
9. Pendant ce temps-là, si, parmi les vôtres, il en est qui tombent entre nos mains, nous les protégeons avec grand amour, nous leur parlons, nous leur lisons tout ce qui peut dissiper l'erreur qui sépare des frères de leurs frères; nous faisons ce que le Seigneur a prescrit par
 
1. Les ruines de Bagaïa ou Vagïa se voient à deux lieues au nord-ouest du poste français de Krenchela. On y trouve une enceinte byzantine dans un remarquable état de conservation. Les arabes désignent ces ruines sous le nom de Ksar Bagaie.
 
le prophète Isaïe, lorsqu'il a dit : « Écoutez, vous qui craignez la parole du Seigneur; dites : Vous êtes nos frères à ceux qui vous haïssent et vous exècrent, afin que le nom du Seigneur soit honoré et devienne pour eux une cause de joie; mais qu'ils soient eux-mêmes confondus (1). » Si quelques-uns d'entre eux sont frappés de l'évidence de la vérité et de la beauté de la paix, nous ne leur donnons pas une seconde fois le baptême qu'ils ont reçu et qu'ils gardent comme des déserteurs gardent fine marque royale, mais nous les associons à la foi qui leur a manqué, à la charité de l'Esprit-Saint et au corps du Christ. Il est écrit que la foi purifie les coeurs (2), et que la charité couvre la multitude des péchés (3). Mais si, par endurcissement ou par fausse honte, ne pouvant supporter les insultes de ceux avec qui ils débitaient tant de faussetés et méditaient tant de mauvais desseins contre nous; si surtout, craignant de s'attirer les mauvais traitements qu'auparavant ils ne nous épargnaient 'pas, ils refusent de rentrer dans l'unité du Christ, nous les laissons aller sains et saufs comme nous les avions pris : autant que nous le pouvons, nous avertissons nos laïques de ne faire aucun mal à ceux qui leur tombent entre les mains, et de nous les amener pour les reprendre et les instruire. Il en est qui nous écoutent et qui le font s'ils peuvent; d'autres en agissent avec ces gens-là comme avec des voleurs, car les mauvais traitements qu'ils endurent de leur part les autorisent à les regarder comme tels. Quelques-uns préviennent avec des coups les coups dont ils sont menacés; quelques-uns encore conduisent aux juges ceux qu'ils ont pris, et nous n'obtenons pas qu'ils leur pardonnent : tant sont horribles les maux qu'ils redoutent ! Néanmoins ces malheureux égarés gardent en tout des habitudes de brigands, et exigent qu'on les honore comme des martyrs.
10. Voici le désir que nous vous exprimons par cette lettre et par les frères que nous envoyons près de vous. D'abord, si c'est possible, nous souhaitons que vous confériez pacifiquement avec nos évêques, afin qu'on atteigne l'erreur où elle se rencontrera et non pas les hommes, afin que les hommes soient ramenés et non pas punis; nous souhaitons que vous vous réunissiez enfin avec ceux dont vous aviez méprisé auparavant les offres de réunion.
 
1. Is. LXI, 5. — 2. Act. XV, 9. — 3. I Pierre, IV, 8.
 
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Combien il serait meilleur d'agir ainsi et d'envoyer à l'empereur ce qui aurait été fait et signé, que de recourir aux puissances sécu lières, qui ne peuvent que procéder contre vous conformément aux lois déjà portées? En effet, vos collègues qui passèrent les mers dirent qu'ils étaient venus pour que les préfets les entendissent; ils demandèrent d'être entendus avec notre saint père l'évêque catholique Valentin qui se trouvait alors à la cour ; le juge ne pouvait le leur accorder; il jugeait selon les lois faites contre vous; et l'évêque Valentin lui-même n'était pas venu pour cela et n'avait pas reçu de ses collègues un semblable mandat. Combien donc il vaut mieux recourir à l'empereur, lui qui n'est pas soumis à ces lois, qui a le pouvoir d'en faire d'autres, et qui, après avoir pris connaissance de vos conférences, pourrait prononcer sur l'affairé tout entière, quoiqu'elle passe pour jugée depuis déjà longtemps ! Nous ne voulons pas conférer pour que la cause soit de nouveau finie, mais pour qu'elle se montre finie à ceux qui n'en savent rien. Si vos évêques veulent faire cela, qu'avez-vous à perdre et que 'ne gagnerez-vous pas ? Votre bonne volonté sera manifestée, et on ne vous reprochera plus avec raison de vous défier de votre propre cause. Croyez-vous par hasard que cela vous soit religieusement défendu ? Mais vous n'ignorez point que le Christ Notre-Seigneur a parlé de la loi avec le diable lui-même (1), que l'apôtre Paul a conféré sur l'hérésie des stoïciens et des épicuriens, non-seulement avec des juifs, mais encore avec des philosophes gentils (2) ? Direz-vous que les lois de l'empereur ne vous permettent pas de vous réunir avec nos évêques? Eh bien ! réunissez-vous à vos évêques du pays d'Hippone, où nous avons tant à souffrir de la part des gens de votre parti. Ne serait-il pas plus permis et plus aisé à vos gens de faire arriver jusqu'à nous vos écrits que leurs armes?
11. Enfin, répondez-nous comme nous le désirons, par ces mêmes frères que nous envoyons vers vous. Si vous ne voulez pas de cela, entendez-nous du moins avec ceux des vôtres qui nous font souffrir tant de maux. Montrez-nous la vérité par laquelle vous vous dites persécutés, tandis que nous sommes en butte aux violences cruelles de votre parti. Si vous nous prouvez que nous sommes dans l'erreur, vous nous accorderez peut-être de ne
 
1. Matth. IV, 4. — 2. Act. XVII, 18.
 
pas nous rebaptiser ; vous trouverez juste, qu'ayant été baptisés par ceux que vous n'avez frappés d'aucun jugement, nous soyons traités comme ceux que Félicien de Musti et Prétextat d'Assuri avaient baptisés pendant un si long temps, pendant que vous vous efforciez de les chasser de leurs Eglises à l'aide des ordres des juges séculiers, parce que ces évêques restaient dans la communion de Maximien, avec lequel vous les aviez condamnés expressément et nommément dans le concile de Bagaie. Nous prouvons toutes ces choses par les actes judiciaires et municipaux, où vous alléguez votre propre concile, voulant montrer aux juges que vous chassiez vos schismatiques de leurs Eglises. Et cependant, vous qui avez fait schisme avec la race d'Abraham, en qui toutes les nations sont bénies (1), vous ne voulez pas être chassés de vos Eglises, non point par des juges, ainsi que vous l'avez fait à l'égard de vos schismatiques, mais par les rois de la terre eux-mêmes, qui, selon la prophétie , adorent le Christ, par ces rois devant qui, vous les accusateurs de Cécilien, vous avez été vaincus.
12. Mais, si vous ne voulez ni nous entendre ni nous instruire, venez, ou envoyez avec nous au pays d'Hippone des gens qui voient votre troupe armée, plus inhumaine que ne l'ont jamais été les soldats contre les barbares, car ils ne leur lançaient pas dans les yeux de la chaux et du vinaigre. Si vous refusez aussi cela, écrivez-leur au moins, afin qu'ils ne recommencent plus de pareilles horreurs, afin qu'ils. cessent de nous tuer, de nous piller, de nous aveugler. Nous ne voulons pas dire Condamnez-les. Ce sera à vous de voir comment vous n'êtes pas souillés par les brigands que nous vous montrons dans votre communion, et comment nous sommes souillés, nous, par les traditeurs que vous n'avez jamais pu. nous montrer. Choisissez, sur toutes ces choses, ce que vous voudrez. Si vous méprisez nos plaintes, nous ne nous repentirons pas d'avoir voulu agir pacifiquement avec vous. Le Seigneur assistera son Eglise, et vous vous repentirez d'avoir dédaigné nos humbles avis.
 
1. Gen. XXII, 18.
LETTRE LXXXIX. (Au commencement de l'année 402.)
 
Festus était un riche personnage chargé d'importantes fonctions dans l'empire ; il possédait dans le pays d'Hippone des domaines considérables; catholique lui-même, il avait pour fermiers et paysans des donatistes; une lettre qu'il avait écrite dans le but de les ramener à l'unité de l'Église n'avait produit aucun fruit. Saint Augustin lui adressa celle qu'on va lire afin de le déterminer à de nouveaux efforts; pour l'éclairer et le frapper, il ramassa les faits et les raisonnements les plus propres à faire juger la question religieuse et à établir le bon droit. Cette lettre serrée, ingénieuse et vive, et où de beaux mouvements se rencontrent, est une vigoureuse démonstration.
 
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET AIMABLE FILS FESTUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Si le goût de l'erreur, d'une division coupable, de faussetés tant dg fois démontrées pousse des hommes à renouveler audacieusement et sans cesse leurs menaces et leurs pièges contre l'Église catholique uniquement occupée de leur salut, combien il est plus juste et plus convenable que les partisans de la paix et de l'unité chrétienne, les amis de cette vérité éclatante même aux yeux qui feignent de ne pas la voir ou la dérobent aux autres, se dévouent activement, non-seulement à la défense de ceux qui sont catholiques, mais encore à la conversion de ceux qui ne le sont pas ! Car si l'opiniâtreté travaille à se créer des forces indomptables, quelles forces ne devrait pas avoir la constance qui sait qu'elle plaît à Dieu dans ses persévérants efforts pour le bien, et qu'elle ne peut pas déplaire aux hommes sages.
2. Or, quoi de plus malheureux et de plus mauvais que l'état des donatistes, se glorifiant de souffrir la persécution ! Bien loin de se sentir confondus par la répression de leur propre iniquité, ils veulent qu'on les en loue! Ils ignorent dans leur étonnant aveuglement ou feignent d'ignorer dans leur coupable fureur que ce n'est pas le supplice, mais la cause qui fait les vrais martyrs. Je dirais cela contre ceux qui ne seraient que dans les ténèbres de l'hérésie, et qui, à cause d'un tel sacrilège, subiraient des peines méritées; je le dirais lors même qu'ils n'oseraient commettre aucune violence contre qui que ce soit. Mais que penser de ceux dont il faut réprimer la perversité par la terreur des confiscations, ou auxquels il faut apprendre, en les exilant, que l'Église est partout répandue, l'Église qu'ils aiment mieux attaquer que reconnaître? Et si ce que leur fait souffrir une législation au fond très-charitable est comparé à ce qui est l'oeuvre de leur audace furieuse, qui ne verra de quel côté se trouvent les vrais persécuteurs? Des fils mauvais, par cela seul qu'ils vivent mal, sans même qu'ils portent la main sur un père ou une mère, persécutent la tendresse de leurs parents; et ceux-ci, plus ils aiment leurs enfants, plus ils redoublent d'énergie pour les amener ouvertement à une vie meilleure sans aucune persécution.
3. Il existe des actes publics d'une parfaite authenticité, que vous pouvez lire si vous voulez, ou plutôt que je vous engage à lire; ces actes prouvent que les ancêtres de ceux qui les premiers se sont séparés de la paix de l'Église, osèrent accuser Cécilien auprès de l'empereur Constantin par le proconsul Anulin. Si ce jugement leur eût donné gain de cause, qu'aurait souffert Cécilien, sinon ce qu'ils ont été condamnés à souffrir après avoir été vaincus devant le tribunal impérial? Si leurs triomphantes accusations avaient fait chasser de leurs sièges Cécilien et ses collègues, ou si ces derniers, persévérant dans leur révolte, avaient été condamnés à des peines plus rigoureuses (car vaincus et résistants ils auraient rencontré les royales sévérités), alors r les donatistes auraient partout demandé des louanges pour leur prévoyante sollicitude, dévouée aux intérêts de l'Église. Mais maintenant qu'ils ont été mis en déroute et n'ont pu prouver rien de ce qu'ils avaient avancé , s'ils souffrent quelque chose pour leur iniquité, ils l'appellent une persécution; ils n'imposent à leur furie aucune répression, mais ils réclament les honneurs des martyrs : comme si les empereurs chrétiens catholiques, en châtiant leur iniquité, faisaient autre chose que de suivre le jugement de Constantin, sollicité par les accusateurs mêmes de Cécilien : ceux-ci, préférant l'autorité de l'empereur à tous les évêques d'outre-mer, lui déférèrent et non pas aux évêques, la cause de l'Église; ils en appelèrent à l'empereur du jugement épiscopal que lui-même avait fait rendre à Rome et où ils furent condamnés, et en appelèrent encore à son tribunal du jugement épiscopal prononcé à Arles et toutefois condamnés définitivement par l'empereur lui-même, ils demeurèrent dans la perversité. Vraiment je crois que le diable (132) lui-même, s'il était vaincu autant de fois par l'autorité d'un juge qu'il aurait choisi de son plein gré, n'oserait pas persister dans son opinion.
4. On pourrait dire que ce sont là des jugements humains, sujets à l'erreur, aux surprises, à la corruption; mais pourquoi accuser le monde chrétien et lui reprocher les crimes de je ne sais quels traditeurs? A-t-il pu, a-t-il dû plutôt croire des accusateurs vaincus que des juges choisis par eux-mêmes? Ces juges ont bien ou mal jugé, Dieu le sait; mais qu'a-t-elle fait, cette Eglise répandue par toute la terre, cette Eglise que ces gens-là voudraient rebaptiser, uniquement parce que dans une cause où elle ne pouvait pas démêler la vérité, elle a cru devoir s'en rapporter à ceux qui ont pu juger plutôt qu'à ceux qui n'ont pas cédé malgré leur défaite? O le grand crime de toutes les nations que Dieu promit de bénir dans la race d'Abraham (1), et qu'il a bénies comme il l'a promis ! Ces nations disent d'une même voix : Pourquoi voulez-vous nous rebaptiser? Et on leur répond : Parce que vous ne savez pas quels sont ceux qui ont été en Afrique les traditeurs des livres saints, et, dans ce que vous ne savez pas, vous avez mieux aimé croire des juges que des accusateurs 1 Si nul n'est coupable du crime d'autrui, en quoi ce qui a été commis en Afrique regarde-t-il l'univers ? Si un crime inconnu n'est imputable à personne, comment l'univers a-t-il pu connaître le crime des juges ou des accusés? Jugez, vous tous qui avez du bon sens. Telle est la justice des hérétiques : parce que le monde ne condamne pas un crime inconnu, le parti de Donat condamne le monde sans l'entendre. Mais c'est assez pour l'univers d'avoir les promesses de Dieu, de voir en lui-même l'accomplissement des anciennes prophéties et de reconnaître l'Eglise dans ces mêmes Ecritures où il reconnaît aussi le Christ son roi. Car là où sont prédites, touchant le Christ, les choses dont nous lisons l'accomplissement dans l'Evangile, là sont prédites, touchant l'Eglise, les choses dont nous voyons l'accomplissement dans le monde entier.
5. Un esprit de quelque sagesse s'inquiète peu de ce qu'ils ont coutume de dire au sujet du baptême du Christ. A les entendre, ce baptême n'est vrai que si un homme juste le confère; or toute la terre connaît cette manifeste vérité
 
1. Gen. XXII, 18.
 
de l'Evangile de saint Jean: « Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, m'a dit: Celui sur qui vous verrez descendre et se reposer le Saint-Esprit comme une colombe, c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit (1). » Aussi l'Eglise, pleine de sécurité, ne met pas son espérance dans l'homme, de peur de s'exposer à cette sentence de l'Ecriture : « Maudit soit celui qui met son espérance dans l'homme (2); » mais l'Eglise met son espérance dans le Christ qui a pris la forme d'un esclave sans perdre la forme de Dieu, et dont il a été dit : « C'est celui-là qui baptise. » Et quelque soit l'homme qui est le ministre de son baptême, quelque soit le poids de ses fautes , ce n'est pas lui qui baptise, c'est celui sur lequel descendit la colombe. Ces gens-là, dans la vanité de leurs pensées, cheminent au milieu de tant d'absurdités qu'ils ne trouvent plus à s'en délivrer. Puisqu'ils reconnaissent pour bon et vrai baptême celui que confèrent parmi eux les coupables dont les crimes sont cachés, nous leur disons: Qui baptise alors? Ils n'ont rien à répondre si ce n'est : Dieu. Ils ne peuvent dire en effet qu'un homme adultère sanctifie quelqu'un. Nous ajoutons : Si donc lorsqu'un homme manifestement juste baptise, c'est lui-même qui sanctifie, et si lorsque c'est un homme secrètement inique qui baptise, ce n'est pas lui mais Dieu qui sanctifie, ceux qui sont baptisés doivent souhaiter de l'être par des hommes secrètement mauvais plutôt que par des hommes manifestement bons; car Dieu les sanctifie beaucoup mieux qu'un homme juste, quel qu'il puisse être. Or, s'il est absurde qu'on désire être plutôt baptisé par un homme secrètement adultère que par un homme manifestement chaste, il en résulte que, quelque soit le ministre qui le confère, le baptême est valide, parce que c'est celui sur lequel descendit la colombe qui baptise lui-même.
6. Et pourtant, malgré cette vérité évidente qui frappe les oreilles et les coeurs des hommes, tel est pour quelques-uns la profondeur de l'abîme d'une mauvaise coutume, qu'ils aiment mieux résister à toutes les autorités et à toutes les raisons que de s'y soumettre. Or, ils résistent de deux manières : par la rage ou par la nonchalance. Que fera donc ici la médecine de l'Eglise, cherchant dans sa maternelle charité le salut de tous, et flottant incertaine entre les
 
 1. Jean, I, 33. — 2. Jér. XVII, 5.
 
133
 
frénétiques et les léthargiques? Peut-elle, doit-elle les mépriser ou les délaisser? Il est nécessaire qu'elle soit importune aux uns et aux autres, parce qu'elle n'est ennemie ni des uns ni des autres. Les frénétiques ne veulent pas qu'on les lie ni les léthargiques qu'on les excite; mais la charité fidèle continue à châtier le frénétique, à stimuler le léthargique, à les aimer tous les deux. Tous les deux sont mécontents, mais tous les deux sont aimés; molestés tous les deux, ils s'indignent tant qu'ils sont malades, mais, une fois guéris, ils remercient.
7. Enfin, nous ne les recevons point parmi nous comme ils étaient, ainsi qu'ils le croient et qu'ils s'en vantent, mais nous les recevons tout à fait changés, parce qu'ils ne commencent à être catholiques qu'en cessant d'être hérétiques. Nous ne tenons pas pour ennemis les sacrements qu'ils ont en commun avec nous, parce que ces sacrements ne sont pas humains, mais divins. Il faut leur ôter l'erreur particulière dont ils se sont malheureusement pénétrés, et non pas les sacrements qu'ils ont reçus comme nous, qu'ils portent et qu'ils gardent pour leur condamnation, parce qu'ils les gardent indignement, mais enfin ils les gardent. Une fois l'erreur abandonnée et le mal de la séparation disparu, ils passent de l'hérésie à la paix de l'Eglise qu'ils n'avaient pas, et sans laquelle ce qu'ils avaient leur était funeste. Mais si, lorsqu'ils passent à nous, ils manquent de sincérité, ce n'est plus notre affaire, c'est l'affaire de Dieu. Quelques-uns néanmoins, dont on ne jugeait pas le retour véritable, mais seulement inspiré par la terreur de la loi, ont été trouvés tels dans la suite, au milieu de diverses épreuves, qu'on les préférait à d'anciens catholiques. Ce n'est donc pas agir pour rien que de presser d'agir. Car ce n'est pas seulement par les terreurs humaines qu'est battu en brèche le mur de la coutume endurcie, mais aussi la foi s'affermit et l'intelligence s'éclaire par les autorités divines et les bonnes raisons.
8. Cela étant, vous saurez que vos hommes du pays d'Hippone sont encore donatistes, et que vos lettres ne leur ont rien fait. Pourquoi ces lettres ont-elles été inutiles? Il n'est pas besoin de l'écrire; mais envoyez quelqu'un des vôtres, un de vos serviteurs ou de vos amis, à qui vous puissiez en sûreté confier cette affaire : il viendra d'abord, non pas sur les lieux, mais auprès de nous, à l'insu de ces hommes, et, après avoir pris conseil de nous, il fera ce qui paraîtra convenable avec l'aide de Dieu. En agissant ainsi, nous n'agissons pas seulement pour eux, mais aussi pour nos catholiques : le voisinage de vos gens leur est un danger dont il ne nous est pas possible de ne pas nous préoccuper. J'aurais pu vous écrire ceci très-brièvement, mais j'ai voulu que vous eussiez une lettre de moi qui vous fît connaître les motifs de mon inquiétude, et aussi qui vous mît en mesure de répondre à quiconque vous dissuaderait de travailler à ramener vos gens ou nous reprocherait de vous le demander. Si j'ai fait quelque chose d'inutile en disant ce que vous saviez déjà ou ce que vous aviez vous-même pensé, ou si j'ai été importun en écrivant une trop longue lettre à un homme si occupé des affaires publiques, je vous prie de me le pardonner, pourvu cependant que vous ne méprisiez ni mes avis ni mes prières: ainsi vous garde la miséricorde de Dieu.
LETTRE XC. (Année 408.)
 
Nous avons raconté , dans l'Histoire de saint Augustin (chap. XXIII) , une émeute païenne à Calame, aujourd'hui Ghelma, contre les chrétiens de cette ville, à la suite de la célébration illégale d'une fête que nous croyons être la fête de Flore, le ter juin 408. Les excès commis faisaient redouter de rigoureux châtiments. Un vieillard païen de Calame adressa à saint Augustin la lettre suivante pour implorer sa miséricordieuse intervention; cette lettre, qui est un hommage au pontife d'Hippone, montre aussi quelle idée les païens avaient d'un évêque.
 
NECTARIUS A L'ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-AIMABLE FRÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.
 
Vous savez toute la grandeur de l'amour de la patrie, je ne vous en dirai rien ; c'est le seul amour qui, à bon droit, l'emporte sur l'amour des parents. Si les gens de bien ne se devaient pas à la patrie sans mesure et sans fin, je m'excuserais avec raison de ne plus lui rendre de services. Mais, comme l'attachement à la cité ne fait que s'accroître de jour en jour, plus on approche du terme de la vie, plus on souhaite laisser sa patrie tranquille et florissante. Aussi, je me réjouis d'avoir à tenir ce langage à un homme qui possède toutes les connaissances. il y a à Calame bien des choses que j'ai raison d'aimer, soit parce que j'y suis né, soit parce que je crois avoir rendu à cette ville de grands services. Mais, éminent et très-aimable seigneur, elle est tombée par un grave égarement de son peuple; et si nous sommes jugés d'après la rigueur de la loi, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais il est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des (134) hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes. C'est pourquoi je demande et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit défendu, et ne subisse pas des châtiments immérités. Accordez-nous ce qu'une nature comme la vôtre prévoit bien que nous demandons. Une contribution pour les dommages sera aisée à imposer; seulement qu'on nous épargne les supplices. Vivez de plus en plus agréable à Dieu, illustre seigneur et très-aimable frère.
LETTRE XCI. (Année 405.)
 
Voici la réponse de saint Augustin à Nectarius; c'est un très-curieux monument des relations entre les chrétiens et les païens des premiers âges de l'Eglise. Ce qui frappe dans le langage de l'évêque, en face des polythéistes, c'est un sens moral supérieur; on y remarque aussi, dans sa plus sainte énergie, le prosélytisme évangélique, et, dans toute sa mansuétude, le génie chrétien. C'est cette lettre de saint Augustin qui nous a appris ce que nous savons des désordres de Calame à la fête de Flore.
 
AUGUSTIN A L'EXCELLENT SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE NECTARIUS.
 
1. Je ne m'étonne pas que, malgré le froid de la vieillesse, votre coeur brûle de l'amour de la patrie, je vous en loue; je vois, non à regret, mais avec plaisir, que non-seulement vous vous rappelez, mais encore que vous montrez par votre vie, que les gens de bien se doivent à leur patrie sans mesure et sans fin. C'est pourquoi nous voudrions qu'un homme tel que vous devînt citoyen d'une certaine patrie d'en-haut dont le saint amour soutient notre faiblesse dans les dangers et les fatigues, au milieu de ceux que nous nous efforçons d'y conduire, afin que vous sussiez qu'on se doit sans mesure et sans fin à cette petite portion qui est sur cette terre comme en voyage; vous en seriez d'autant meilleur que vous rempliriez des devoirs envers une cité meilleure vous trouveriez, dans son éternelle paix, une joie sans fin, après vous être dévoué à travailler sans fin pour elle pendant la vie.
2. Mais en attendant que cela arrive, car j e ne désespère pas que vous puissiez obtenir cette patrie et que votre pensée en soit déjà prudemment occupée (le père qui vous a engendré dans celle-ci vous y a précédé (1); donc en attendant que cela arrive, pardonnez-nous si, à cause de notre patrie que nous désirons n'abandonner
 
1. Le père de Nectarius était mort chrétien.
 
donner jamais; nous attristons la vôtre que vous voudriez laisser florissante. Si nous examinions avec votre sagesse de quelles « fleurs n vous parlez ici, je ne craindrais pas qu'il fût difficile de vous persuader et de vous faire convenir de quelle façon une cité doit fleurir. Le plus illustre de vos poètes a glorifié certaines fleurs de l'Italie; mais, quant à nous, dans votre patrie, nous avons moins été à même de connaître par quels hommes cette terre a fleuri que par quelles armes elle a brillé; que dis-je? ce ne sont pas des armes, mais des flammes; elle n'a pas brillé, elle a brûlé. Si un si grand crime demeurait impuni, si une juste correction n'atteignait les méchants, pensez-vous que vous laisseriez votre patrie florissante ? O fleurs sans fruits et suivies d'épines ! Voyez si vous aimez mieux que votre patrie fleurisse par la piété que par l'impunité, par la correction des moeurs que par la sécurité de l'audace. Comparez, et voyez si vous nous' surpassez en amour pour votre patrie, si, plus ardemment et plus véritablement que nous, vous désirez qu'elle soit florissante.
3. Considérez un peu ces mêmes livres de la République, où vous avez puisé ce profond amour de la patrie, à laquelle tout homme d'honneur doit se dévouer sans mesure et sans fin. Regardez, je vous prie, et voyez quelles grandes louanges on y donne à la frugalité et à la continence, à la fidélité du lien conjugal, à cette loyauté de sentiments et à cette chasteté de moeurs dont la pratique rend une cité florissante. Or, ce sont ces moeurs qu'on recommande et qu'on enseigne dans les Eglises qui croissent à travers le monde et sont comme autant de saintes écoles pour les peuples; on y apprend surtout la piété par laquelle le vrai Dieu est honoré; ce Dieu véridique qui non-seulement nous commande, mais encore nous fait la grâce d'accomplir tous ces devoirs, dont la pratique prépare et dispose l'âme à vivre en société avec lui dans l'éternelle et céleste cité. De là vient qu'il a prédit et ordonné le renversement des images de cette foule de faux dieux. Rien ne rend les hommes plus insociables par la corruption de la vie, que l'imitation de ces dieux tels que les représentent et les glorifient les livres des auteurs païens.
4. Enfin ces doctes génies, qui cherchaient non dans des actions publiques, mais dans des discussions particulières ce qui pouvait faire la grandeur de la République et de la cité de (135) la terre comme ils la comprenaient; ce n'est pas l'imitation de leurs dieux qu'ils proposaient à la jeunesse pour la former, mais l'imitation des hommes qui, par leurs vertus, leur paraissaient dignes de louanges. Et en effet ce jeune homme de Térence qui, voyant sur un mur une peinture représentant l'adultère du roi des dieux, sentit redoubler le feu de sa passion par l'autorité d'un si grand exemple, ne serait jamais tombé dans de criminels désirs et dans leur assouvissement, s'il avait préféré imiter Caton que Jupiter. Mais comment l'aurait-il fait, puisque, dans les temples, il était forcé d'adorer Jupiter plutôt que Caton? Peut-être ne devons-nous pas tirer d'une comédie de quoi confondre les dissolutions des impies et leurs sacrilèges superstitions. Lisez ou rappelez-vous ce qui est dit dans ces mêmes livres de la République, que les comédies écrites ou jouées ne plairaient pas si elles ne s'accordaient avec les moeurs : il demeure donc établi par l'autorité et le témoignage des hommes les plus illustres dans l'Etat, que les gens les plus mauvais deviennent plus mauvais encore par l'imitation de leurs dieux, lesquels assurément ne sont pas de vrais dieux, mais des dieux faux et inventés.
5. Tout ce qu'on a écrit sur la vie et les moeurs des dieux, me direz-vous, doit être bien autrement compris et interprété par les sages. Et naguère nous avons entendu dans les temples, devant les peuples rassemblés, ces interprétations salutaires. Mais, je vous le demande, les hommes ferment-ils les yeux à la vérité au point de ne pas voir des choses si évidentes et si claires ? La peinture, le bronze, la sculpture, les écrits, les lectures, la comédie, le chant, la danse représentent en tant de lieux Jupiter commettant des adultères; qu'importe si, seulement dans son Capitole, on le représente défendant ces désordres? Si, personne ne l'empêchant, ces infamies bouillonnent au sein des peuples, sont adorées dans les temples et font rire au théâtre; si, pour leur immoler des victimes, on dévaste le troupeau du pauvre; si, pour le retracer par le jeu et la danse des histrions, on dissipe de riches patrimoines, peut-on dire que les villes soient alors florissantes? Ces fleurs n'ont pas pour mère une terre fertile ni quelque riche vertu, mais une mère digne d'elles; c'est la déesse Flore dont les jeux se célèbrent par les dernières turpitudes; chacun doit comprendre quel démon est cette déesse qu'on n'apaise ni par des sacrifices d'oiseaux et de quadrupèdes, ni par le sang humain, mais ce qui est un crime beaucoup plus énorme, par le sacrifice de la pudeur humaine.
6. J'ai dit ceci parce que vous avez écrit que, votre âge vous rapprochant de la fin de la vie, vous désiriez laisser votre patrie tranquille et florissante. Que toutes ces vaines. extravagances disparaissent, que les hommes soient amenés au vrai culte de Dieu et aux moeurs chastes et pieuses, c'est alors que vous verrez votre patrie florissante, non pas dans l'opinion des insensés, mais dans la vérité des sages; d'ailleurs cette patrie de la chair et du temps sera ainsi une portion de l'autre patrie dont nous devenons les enfants, non par le corps mais par la foi, et où tous les saints et les fidèles de Dieu fleuriront après les travaux et en quelque sorte, après l'hiver de cette vie pendant l'interminable éternité. Aussi nous ne voulons ni mettre de côté la douceur chrétienne, ni laisser impuni dans cette cité un exemple pernicieux pour toutes les autres. Dieu nous assistera dans ces desseins de modération, si lui-même n'est pas trop indigné contre eux. Du reste nous ferions un appel inutile et à la mansuétude que nous désirons conserver, et à la sévérité tempérée à laquelle nous voulons recourir, si Dieu voulait secrètement a re chose, soit qu'il jugeât qu'un si grand mal dût être plus rigoureusement puni, soit que, par un plus terrible effet de sa colère, il le laissât impuni pour un temps, sans que les coupables fussent corrigés ni ramenés vers lui.
7. Votre sagesse nous fait remarquer le caractère épiscopal, et vous dites que votre patrie est tombée par un grave égarement de son peuple : « Si nous sommes jugés d'après la rigueur de la loi, dites-vous, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais, ajoutez-vous, il est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes.» Voilà tout à fait ce que nous nous efforçons de faire; soit que nous jugions, soit que tout autre juge et que nous intercédions, nous cherchons toujours à écarter le châtiment le plus sévère, et nous désirons procurer aux hommes le salut qui consiste dans le bonheur de bien vivre, et non pas dans le privilége de faire le (136) mal en toute sûreté. Nous demandons aussi instamment pardon non-seulement pour nos péchés, mais encore pour les péchés d'autrui, et nous ne pouvons l'obtenir que pour ceux qui se sont corrigés. Vous dites ensuite: « Je demande et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit défendu et ne subisse pas des châtiments immérités. »
8. Voici brièvement ce qui s'est passé, et discernez vous-même les coupables d'avec les innocents. Contrairement aux nouvelles lois (1), le jour des calendes de juin, les païens, sans que personne les en empêchât, célébrèrent leurs solennités sacrilèges avec une si insolente audace que rien de pareil ne s'était vu, même au temps de Julien : ils firent passer la bruyante troupe de leurs danseurs dans la rue et devant la porte même de l'église. Les clercs ayant essayé de s'opposer à quelque chose d'aussi indigne et d'aussi positivement défendu, l'église fut lapidée. Huit jours après, l'évêque ayant notifié aux magistrats de la cité les lois que chacun du reste connaissait, et les ordres donnés étant sur le point de s'exécuter, l'église fut de nouveau lapidée. Le lendemain, les nôtres, pour inspirer de la crainte aux méchants, voulurent qu'on insérât dans les actes publics ce qui s'était passé : mais on leur refusa ce droit, qui est le droit de tous; et le même jour, comme si Dieu lui-même avait voulu répandre la terreur, la grêle tomba sur la ville comme réponse aux pierres lancées la veille. A peine eut-elle cessé, qu'une bande ennemie lança pour la troisième fois des pierres sur l'église; elle mit le feu aux habitations ecclésiastiques et tua un serviteur de Dieu qui avait cherché inutilement à s'échapper: les autres clercs se cachèrent ou s'enfuirent comme ils purent; l'évêque, qui était parvenu à s'enfoncer et à se ramasser dans je ne sais quel coin, où il se dérobait aux regards, y entendait des menaces de mort et des reproches de ce qu'en se cachant il rendait inutile la perpétration d'un si grand crime. Ces choses se passèrent depuis dix heures jusqu'à la nuit avancée. Nul de ceux qui pouvaient intervenir avec autorité n'essaya de réprimer ni de secourir, excepté un étranger par lequel furent délivrés plusieurs serviteurs de Dieu près de périr, et bien des objets volés, arrachés aux pillards; l'heureuse
 
1. La loi d'Honorius qui interdisait aux païens la célébration de leurs fêtes est du 24 novembre 407.
 
intervention de ce seul homme a fait voir clairement que ces désordres auraient pu être aisément prévus ou arrêtés, si les citoyens et surtout les magistrats s'y étaient opposés.
9. Ainsi donc, dans toute cette ville, il ne s'agit pas de discerner les innocents d'avec les coupables, mais les moins coupables d'avec ceux qui ne le sont plus. La faute est légère pour ceux qui, craignant d'offenser les hommes les plus importants de la ville qu'ils savaient être ennemis de l'Eglise, n'ont pas osé porter secours; mais ils sont vraiment coupables tous ceux qui, sans commettre ni inspirer ces désordres, les ont réellement voulus; plus coupables encore ceux qui les ont commis, et très coupables ceux qui en étaient les instigateurs. Quant à ceux-ci, ne prenons point des soupçons pour la vérité; ne cherchons pas ce qui ne pourrait se découvrir qu'à force de tourments. Pardonnons aussi à la frayeur de ceux qui ont mieux aimé prier Dieu pour l'évêque et ses serviteurs, que de s'exposer à offenser de puissants ennemis de l'Eglise. Mais pour ce qui est des autres, pensez-vous qu'il ne faille les atteindre par aucune peine et proposez-vous qu'on laisse impuni un si grand exemple d'horrible fureur? Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais encore d'une façon qui leur soit utile et salutaire. En effet, ils ont de quoi soutenir la santé de leur corps, de quoi vivre, et de quoi mal vivre. Que leur santé et leur vie demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais, quant aux moyens de mal vivre, si Dieu veut les retrancher, comme des parties gangrenées et nuisibles, il punira très- miséricordieusement. S'il veut quelque chose de plus ou s'il ne permet pas même cela, c'est à lui de savoir la raison de ce dessein plus profond et sûrement plus juste; notre soin et notre devoir, à nous, c'est d'agir dans la mesure de ce que nous découvrons, c'est de le prier qu'il bénisse notre intention d'être utile à tous, et qu'il ne nous laisse rien faire qui ne profite et à nous et à son Eglise
il sait bien mieux que nous ce qui convient.
10. Quand dernièrement nous sommes allé (137) à Calame pour consoler les nôtres dans l'amertume de leur douleur ou pour apaiser leurs ressentiments, nous avons fait avec les chrétiens ce qui nous a paru alors nécessaire. Nous avons ensuite admis auprès de nous les païens eux-mêmes, cause de tout le mal, qui nous avaient fait demander à venir nous voir; nous avons saisi cette occasion pour les avertir de ce qu'ils devraient faire, s'ils étaient sages, non-seulement pour éloigner les craintes actuelles, mais encore pour acquérir le salut éternel. Nous leur avons dit beaucoup de choses et ils nous en ont demandé beaucoup d'autres; mais à Dieu ne plaise que nous soyons de tels serviteurs que nous aimions à entendre les supplications de ceux qui ne se prosternent pas devant Notre-Seigneur ! Votre clairvoyant esprit comprendra donc que le but de nos efforts, sans nous départir de la mansuétude et de la modération chrétienne, doit être ou de détourner les autres d'imiter ces méchants dans leur perversité, ou de les engager à les prendre pour modèles dans leur amendement. Les pertes sont supportées par les chrétiens ou réparées à l'aide des chrétiens.
        Pour nous, qui aspirons à gagner des âmes au prix même de notre sang, nous désirons réussir plus abondamment dans cette cité, et n'en être pas empêchés ailleurs par l'exemple qu'elle a donné. Fasse la miséricorde de Dieu que nous puissions nous réjouir de votre salut !
LETTRE XCII. (Année 408.)
 
Italica, dont on lit ici le nom et qu'on retrouvera un peu plus tard, était une grande dame romaine en relation religieuse avec quelques-uns des génies chrétiens de cette époque. Devenue veuve, elle demanda de pieuses consolations à saint Augustin, qui lui répondit par la lettre suivante; il parait qu'Italica avait beaucoup interrogé l'évêque d'Hippone sur la manière dont les élus verraient Dieu dans la vie future et qu'elle lui avait fait part de certains systèmes monstrueux qu'elle entendait à Rome. Saint Augustin l'instruit admirablement à cet égard.
 
AUGUSTIN ÉVÊQUE A L'ILLUSTRE ET EXCELLENTE DAME ITALICA, SON HONORABLE FILLE DANS LA CHARITÉ DU CHRIST , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. J'ai appris non-seulement par votre lettre, mais encore par celui qui me l'a apportée, que vous désiriez vivement en recevoir une de moi, pensant que vous en tirerez quelque consolation. Voyez donc ce que vous pouvez y prendre; pour moi je n'ai dû ni la refuser ni la différer.
Consolez-vous avec votre foi et votre espérance, avec la charité répandue dans les coeurs pieux par l'Esprit-Saint (1), dont nous avons reçu maintenant comme un gage pour nous exciter à désirer la plénitude tout entière. Car vous ne devez pas vous croire abandonnée, quand vous avez, par la foi, le Christ présent au fond de votre âme, ni vous affliger comme les païens qui n'ont pas d'espérance, quand, par suite d'une promesse d'un accomplissement certain. nous espérons que de cette vie d'où nous partirons et d'où sont partis quelques-uns des nôtres non perdus par nous, mais envoyés en avant, nous irons à une autre vie où ils nous seront d'autant plus chers qu'ils nous seront plus connus, et où nous les aimerons sans crainte d'aucune séparation.
2. Ici, quoique cet époux dont le départ vous a fait veuve, vous fût bien connu, il était pourtant plus connu de lui-même que de vous. Et d'où vient cela, puisque vous voyiez son visage et qu'il ne le voyait pas lui-même? C'est que la connaissance la plus certaine de nous-mêmes est au dedans de nous, dans ces profondeurs où personne ne sait quelles sont les pensées de l'homme « si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (2). » Mais quand le Seigneur sera venu et qu'il aura éclairé ce qui est caché dans les ténèbres et découvert les plus secrètes pensées du coeur (3), alors notre prochain n'aura plus rien de voilé pour le prochain, il n'y aura plus rien à confier aux amis, à cacher aux étrangers, là où nul ne sera étranger. Cette lumière elle-même, par laquelle s'éclaireront toutes les choses aujourd'hui ensevelies dans les coeurs, que sera-t-elle et de quel éclat? Quelle langue le dira? Qui au moins pourra y atteindre par sa faible intelligence? Assurément cette lumière est Dieu lui-même, parce que « Dieu est la lumière , et il n'y a pas de ténèbres en lui (4); » mais c'est la lumière des esprits purifiés et non pas des yeux du corps. L'âme alors sera donc capable de voir cette lumière, elle ne l'est pas encore maintenant.
3. Mais l'oeil du corps qui maintenant ne peut pas voir cela, ne le pourra pas non plus alors. Car tout ce qui peut se voir avec les yeux du corps doit être en quelque lieu; non pas tout entier partout, car les moindres parties
 
1. Rom. V, 5. — 2. I Cor. II, 11. — 3. I Cor. IV, 5. — 4. I Jean, I, 5.
 
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occupent un moindre espace , et les plus grandes un espace plus étendu. Il n'en est pas ainsi du Dieu invisible et incorruptible, « qui seul a l'immortalité et habite une lumière inaccessible, ce Dieu que nul homme n'a vu et ne peut voir (1). » Cela veut dire que Dieu ne peut pas être vu par l'homme avec ces mêmes yeux qui lui servent à voir les corps Car s'il était inaccessible aux âmes pieuses, on n'aurait pas dit. « Approchez-vous de lui et vous serez éclairés (2) ; » et s'il leur était invisible, on n'aurait pas dit: « Nous le verrons tel qu'il est. » Remarquez tout ce passage de l'Epître de saint Jean: « Mes bien-aimés, dit-il, nous sommes les enfants de Dieu, mais on n'a pas encore vu ce que nous serons. Nous savons que quand il aura apparu, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (3). » Ainsi, nous ne le verrons qu'autant que nous serons semblables à lui, comme maintenant nous le voyons d'autant moins que nous sommes plus loin de lui ressembler. Nous le verrons donc par où nous lui ressemblerons. Mais quel insensé dirait que c'est par le corps que nous sommes ou que nous serons semblables à Dieu? Cette ressemblance est donc dans l'homme intérieur, « qui se renouvelle à la connaissance de Dieu selon l'image de celui qui l'a créé (4). » Nous lui ressemblons d'autant plus que nous avons fait plus de progrès dans sa connaissance et son amour, parce que « quoique notre homme extérieur se détruise, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour (5). » Mais quel que puisse être notre avancement spirituel dans cette vie, il y aura toujours bien loin de là à cette perfection de ressemblance qui rendra capable de voir Dieu, comme dit l'Apôtre, face à face (6). Si par ces paroles nous voulons comprendre une face corporelle, il s'en suivra que Dieu aussi doit en avoir une, et qu'il y aura une distance entre la nôtre et la sienne lorsque nous le verrons face à face. Or, s'il y a une distance, il y a une limite, il y a des membres d'une certaine grandeur, et d'autres absurdités impies à dire et à penser, par lesquelles l'homme animal, ne comprenant pas ce qui est de l'Esprit de Dieu (7), tombe dans les chimères les plus extravagantes.
4. En effet, parmi les partisans de ces folles
 
1. I Timoth. VI, 16. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. I Jean , III, 2. — 4. Coloss. III, 10. — 5. II Cor. IV. 16. — 6. I Cor. XIII, 16. — 7. I Cor. II, 14.
 
rêveries, il en est qui soutiennent, d'après ce que j'entends, que maintenant nous voyons Dieu avec l'esprit, et que nous le verrons alors avec le corps; et ils assurent que les impies même le verront ainsi. Voyez jusqu'à quel degré d'absurdité ils arrivent, avec cette témérité de langage qui s'en va impunément çà et là, sans que la crainte ou la honte lui imposent des limites! Auparavant, ils disaient que le Christ n'avait donné qu'à sa propre chair le privilège de voir Dieu des yeux du corps; ils ont ajouté, ensuite, que tous les saints, après la résurrection, verront Dieu de la même manière; maintenant, ils accordent cette possibilité aux impies mêmes. Qu'ils donnent donc tant qu'ils veulent et à qui ils veulent: quand des gens donnent du leur, comment oser les contredire? « Celui qui débite le mensonge ne débite que du sien (1). » Mais vous, avec ceux qui tiennent la saine doctrine, gardez-vous de tirer rien de pareil de votre propre fonds, et lorsque vous lisez dans l'Ecriture : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2), » comprenez par là que les impies ne le verront point: les impies ne sont ni heureux ni purs de coeur. Et, lorsque vous lisez: « Maintenant, nous voyons comme en un miroir et en des énigmes, mais, alors, nous verrons face à face (3), » comprenez que nous verrons alors face à face par où nous voyons maintenant comme en un miroir et en des énigmes. L'un et l'autre est une faveur réservée à l'homme intérieur, soit pendant qu'on marche avec la foi dans ce pèlerinage, où l'on n'a que le miroir et l'énigme, soit quand on est parvenu à la patrie où l'on contemple Dieu dans la Tision : c'est cette vision que l'Apôtre nous exprime par les mots face à face.
5. Que la chair, enivrée de pensées charnelles, écoute ceci: « Dieu est esprit, et c'est « pourquoi il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité (4). » Si c'est en esprit qu'il faut l'adorer, à plus forte raison c'est en esprit qu'on le verra. Qui oserait affirmer que la substance de Dieu puisse être vue corporellement puisqu'il n'a pas voulu être corporellement adoré? Mais ils croient raisonner subtilement et nous accabler par cette interrogation: Le Christ a-t-il pu, oui ou non, donner à sa chair le privilège de voir Dieu des yeux du corps? — Si nous répondons que le
 
1. Jean, VIII, 44. — 2. Matth. V, 8. — 3. I Cor. XIII, 12. — 4. Jean, IV, 24.
 
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Christ ne l'a pas pu, ils annoncent que nous portons atteinte à la toute-puissance de Dieu; si nous accordons qu'il l'a pu, notre réponse sera la conclusion de leur argument. Ils sont plus tolérables dans leur folie, ceux qui prétendent que la chair se changera en substance de Dieu et deviendra ce que Dieu est: ils veulent ainsi la rendre au moins capable de voir Dieu, car ils reconnaissent qu'elle est maintenant trop éloignée de la ressemblance divine. Je crois que les premiers écartent de leur foi, peut-être même de leurs oreilles, de telles erreurs. Pourtant, si on les pressait sur ce point de la même interrogation, et si on leur demandait: Dieu le peut-il ou ne le peut-il pas? diminueront-ils la puissance de Dieu en répondant qu'il ne le peut, ou s'ils accordent qu'il le peut, avoueront-ils qu'on le verra de cette manière ? De même donc qu'ils dénoueraient ce noeud qui leur vient d'autrui, qu'ils dénouent ainsi leur propre noeud. Ensuite, pourquoi attribuer ce privilège aux yeux seuls du Christ, et non aux autres sens? Dieu sera donc un son, pour que les oreilles puissent l'entendre ! une odeur, pour qu'on puisse le sentir ! un liquide, pour qu'on puisse le boire ! une masse, pour qu'on puisse le toucher ! Non, disent-ils. Quoi donc? répondrons-nous, Dieu peut-il ou ne peut-il pas cela? S'ils disent qu'il ne le peut, pourquoi portent-ils atteinte à sa toute-puissance? S'ils répondent qu'il le peut, mais ne le veut pas, pourquoi favorisent-ils les seuls yeux du Christ et déshéritent-ils ses autres sens? Ces hommes ne sont-ils fous qu'autant qu'ils veulent? Combien nous faisons mieux, nous qui ne voulons pas mettre des bornes à leur folie, mais les rendre tout à fait sages !
6. On pourrait répondre à ces extravagances par beaucoup d'autres raisonnements. Mais, s'ils viennent assiéger vos oreilles, lisez-leur ceci, et ne craignez pas de m'écrire, comme vous pourrez, ce qu'ils auront répondu. Car le motif pour lequel nos coeurs se purifient par la foi, c'est que la vue de Dieu nous est promise comme récompense de la foi. Si on doit voir Dieu par les yeux du corps, c'est en vain que les saints exercent leur âme pour l'obtenir; ou plutôt, toute âme qui en est à cette détestable opinion, ne travaille pas sur elle-même, mais elle demeure entièrement enfoncée dans la chair . car, où s'attachera-t-on le plus fortement et de préférence, si ce n'est du côté par où l'on espère qu'on verra Dieu?
J'aime mieux laisser à votre intelligence le soin de juger combien cette doctrine est mauvaise, que de m'efforcer de vous le montrer par un long discours. Que votre coeur habite toujours sous la protection du Seigneur, illustre et excellente dame, et respectable fille dans la charité du Christ. Saluez aussi de ma part et avec les sentiments que je dois à vos mérites et aux leurs vos honorables et bien-aimés fils, qui sont les miens dans le Seigneur.

LETTRE XCIII. (Année 408.)
 
La lettre qu'on va lire est restée célèbre dans l'histoire des controverses catholiques. C'est une réponse à un évêque de Cartenne (1), de la secte de Rogat, une des sectes du donatisme. Saint Augustin y démolit les doctrines des donatistes avec une nouvelle abondance de faits et d'idées et une vive et ingénieuse éloquence; il arrache aux sectaires l'autorité de saint Cyprien. Mais ce qui a surtout rendu fameuse cette lettre du grand évêque d'Hippone, c'est qu'il y expose comment il a été amené à changer de sentiment sur la conduite à tenir à l'égard des hérétiques. Il avait pensé qu'il ne fallait employer envers les dissidents que le raisonnement et la douceur; les réflexions et les observations de la plupart de ses collègues de l'épiscopat africain, de nombreux exemples, l'évidence des faits, une expérience journalière modifièrent profondément sa pensée. Toutefois cette conduite nouvelle ne l'empêcha pas de rester miséricordieux. Saint Augustin rappelle aux donatistes qu'ils ont été les premiers à solliciter l'intervention de la puissance temporelle et qu'ils l'ont sollicitée à leur profit contre les catholiques. Il est impossible de se rendre un compte exact de ces questions si on les juge à travers certaines idées actuelles, et si on ne se transporte pas aux entrailles mêmes de la société chrétienne au IVe et au Ve siècles.
 
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE VINCENT.
 
1. J'ai reçu une lettre que je puis croire venue de vous; elle m'a été apportée par un catholique qui, je le pense, n'oserait pas me mentir. Mais si par hasard cette lettre n'est pas de vous, je vais toujours répondre à celui qui l'a écrite. Je suis maintenant plus désireux et ami de la paix qu'à l'époque où vous m'avez connu fort jeune à Carthage, quand votre prédécesseur Rogat vivait encore; mais les donatistes sont si remuants qu'il ne me paraît pas inutile que les puissances établies de Dieu les répriment et les corrigent. Plusieurs d'entre eux ainsi ramenés font notre joie : ils se montrent si sincèrement attachés à l'unité catholique, ils la défendent avec tant d'énergie et se réjouissent si fort d'avoir été tirés de leur ancienne erreur, qu'ils sont pour nous un sujet d'admiration. Ceux-là pourtant, par je ne sais quelle force de la coutume, n'auraient jamais songé à changer en mieux, si la crainte des lois
 
1. Aujourd'hui Ténès.
 
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n'avait amené leur esprit à la recherche de la vérité; si ce n'était point à cause de la justice, mais à cause de la perversité et de l'orgueil des hommes que leur stérile et vaine patience souffrait des châtiments temporels, ils ne trouveraient plus tard que les peines réservées à l'impie, auprès de ce Dieu dont ils auraient méprisé les doux avertissements et les paternelles corrections. Rendus dociles par cette considération, ils reconnaissaient bientôt, non pas dans les calomnies et les fables humaines, mais dans les livres saints, cette Eglise qu'ils voyaient de leurs propres yeux répandue dans tous les peuples, selon les promesses de ces divins oracles comme ils y avaient vu annoncé le Christ, qu'ils savaient avec une pleine certitude, même sans le voir, être au plus haut des cieux. Devais-je m'intéresser assez peu au salut de ces chrétiens, pour détourner mes collègues d'une paternelle conduite par suite de laquelle nous voyons beaucoup de donatistes déplorer leur ancien aveuglement? Ils croyaient, sans le voir, que le Christ est élevé au-dessus des cieux; cependant ils niaient, même en le voyant, que sa gloire fût répandue sur toute la terre, tandis que le prophète a compris l'un et l'autre dans ces paroles : « Elevez-vous au-dessus des cieux, ô Dieu ! et que votre gloire éclate sur toute la terre (1). »
2. Nous aurions rendu le mal pour le mal à ces hommes autrefois nos ennemis acharnés et qui troublaient notre paix et notre repos par toutes sortes de violences et d'embûches, si, à force de mépris et de patience, nous n'avions rien imaginé, rien fait qui pût leur inspirer de la crainte et les corriger. Supposez quelqu'un qui verrait son ennemi, devenu frénétique dans un accès d'horrible fièvre, courir à la mort : si, au lieu de le saisir et de le lier, il lui permettait de courir jusqu'au bout, ne lui rendrait-il pas le mal pour le mal? Il lui paraîtrait cependant bien désagréable et bien dur, pendant qu'en réalité il lui serait très-utile par sa compatissance; mais revenu à la santé, celui-ci rendrait à son libérateur des grâces d'autant plus abondantes qu'il sentirait qu'il a été moins ménagé. Oh ! si je pouvais vous montrer combien déjà nous comptons même de circoncellions devenus catholiques déclarés, condamnant leur ancienne vie et l'erreur misérable par laquelle ils croyaient pour l'Eglise de Dieu tout ce que leur inspiraient leur audace inquiète ! Ils ne
 
1.  Ps. CVII, 6.
 
seraient point arrivés à cette santé de l'âme, si les lois qui nous déplaisent ne les avaient pas liés comme on lie des frénétiques. Il se rencontrait une autre sorte de malades gravement atteints qui n'avaient pas cette audace turbulente, mais qui, sous le poids d'une ancienne indolence, nous disaient : Vous avez raison, il n'y a rien à répondre; mais il nous est pénible d'abandonner la tradition des parents; n'était-il pas salutaire de secouer ces hommes-là par la crainte des peines temporelles, afin de les tirer d'un sommeil léthargique et de les réveiller pour les sauver dans l'unité ? Combien en est-il parmi eux qui se réjouissent maintenant avec nous, se reprochent l'ancien poids de leurs mauvaises oeuvres, et avouent que nous avons bien fait de les molester, parce qu'ils auraient péri dans le mal d'une coutume assoupissante comme dans un sommeil de mort.
3. Il en est quelques-uns, me direz-vous, à qui ces peines ne profitent pas. Mais faut-il abandonner la médecine parce qu'il y a des malades incurables? Vous ne songez qu'à ceux qui sont si durs qu'ils n'ont pas même accepté le châtiment ; c'est de tels hommes qu'il a été écrit : « J'ai flagellé en vain vos fils; ils n'ont pas accepté le châtiment (1). » Je crois néanmoins que c'est par amour et non par haine qu'ils ont été affligés. Mais vous devriez bien aussi faire attention au nombre si grand de ceux dont le salut nous réjouit. Si on les effrayait sans les instruire, ce ne serait qu'une méchante tyrannie ; et si la menace n'accompagnait pas l'instruction, endurcis par les vieilles habitudes, ils n'entreraient que nonchalamment dans la voie du salut; car plusieurs, que nous connaissons bien, après avoir reconnu la vérité parles divins témoignages, nous répondaient qu'ils désiraient passer à la communion de l'Eglise catholique, mais qu'ils redoutaient les violentes inimitiés d'hommes pervers ; ils ont dû les braver pour la justice et pour l'éternelle vie; mais en attendant qu'ils se fortifient, il faut soutenir leur faiblesse et non la désespérer. On ne doit pas oublier ce que le Seigneur lui-même a dit à Pierre encore faible : « Vous ne pouvez pas maintenant me suivre, mais vous me suivrez plus tard (2).» Mais quand le bon enseignement et la crainte utile marchent ensemble, quand la lumière de la vérité chasse les ténèbres de l'erreur, et que la force de la crainte brise les liens de la mauvaise
 
1. Jér. II, 30. — 2. Jean, XIII, 36.
 
coutume, nous avons alors à nous réjouir du salut de plusieurs, comme je l'ai dit; ils bénissent Dieu avec nous et lui rendent grâce d'avoir ainsi guéri les malades et ranimé les faibles, au moyen des rois de la terre qui, selon les divines promesses, devaient servir le Christ.
4. Tous ceux qui nous épargnent ne sont pas nos amis, ni tous ceux qui nous frappent, nos ennemis. Les blessures d'un ami sont meilleures que les baisers d'un ennemi (1). Mieux vaut aimer avec sévérité que tromper avec douceur. Il est plus utile à celui qui a faim de lui ôter le pain si, tranquille sur sa nourriture, il néglige la justice, que de le lui rompre pour le séduire et le déterminer à l'iniquité. Celui qui lie un frénétique et qui secoue un léthargique, les tourmente tous les deux, mais il les aime tous les deux. Qui peut plus nous aimer que Dieu? Et cependant il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur de ses menaces. Les adoucissements par lesquels il nous console sont souvent accompagnés du cuisant remède de la tribulation ; il éprouve par la faim les patriarches même pieux et religieux (2); il poursuit par de sévères châtiments la rébellion de son peuple et ne délivre pas l'Apôtre de l'aiguillon de la chair, malgré sa prière trois fois renouvelée, pour achever la vertu dans la faiblesse (3). Aimons nos ennemis, parce que cela est juste; Dieu l'a ordonné pour que nous soyons les enfants de notre Père qui est aux cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et les injustes (4). Mais tout en le louant de ces dons, songeons aux épreuves qu'il n'épargne pas à ceux qu'il aime.
5. Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous lisez pourtant que le père de famille a dit à ses serviteurs : « Forcez d'entrer tous ceux que vous trouverez (5); » vous lisez que Saul, appelé depuis Paul, fut poussé à la connaissance et à la possession de la vérité par une grande violence du Christ a croyez-vous par hasard que l'argent ou tout autre bien de ce monde soit plus cher aux hommes que cette lumière du jour que nous recevons par les yeux? Renversé par une voix du ciel, il ne recouvra point cette lumière tout à coup perdue, si ce n'est quand il fut
 
1. Prov. XXVII, 6. — 2. Gen. XII, 26; XLII; XLIII. — 3. II Cor. XII, 7-9. — 4. Matth. V, 45. — 5. Luc, XCV, 23. — 6. Act. IX, 3-7.
 
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incorporé à la sainte Eglise. Et vous croyez qu'il ne faut user d'aucune violence envers l'homme pour le tirer du mal de l'erreur, quand vous voyez Dieu même, qui nous aime plus utilement que personne, autoriser cette violence par des exemples certains, et que vous entendez le Christ nous dire : « Personne ne vient à moi si le Père ne l'attire (1) ! » Cela se fait dans le coeur de tous ceux qui se convertissent à Dieu par la crainte de la divine colère. Ne savez-vous pas que parfois le voleur répand de l'herbe pour attirer le troupeau hors du bercail, et que parfois le berger ramène avec le fouet les brebis errantes ?
6. Est-ce que Sara, par le pouvoir qui lui en avait été donné, ne maltraitait pas une servante rebelle ? Sa générosité avait permis qu'Agar devînt mère, et elle ne la haïssait point; mais Sara domptait salutairement en elle l'orgueil (2). Vous n'ignorez pas que ces deux femmes, Sara et Agar, et que leurs deux fils, Isaac et Ismaël, représentent les spirituels et les charnels. Quoique nous lisions que la servante et son fils eurent gravement à souffrir de la part de Sara, cependant l'apôtre Paul nous dit qu'Isaac fut persécuté par Ismaël ; « mais, ajoute-t-il, de même qu'alors celui qui était selon la chair, persécutait celui qui était selon l'esprit, ainsi arrive-t-il maintenant (3); » il montre à ceux qui peuvent le comprendre que l'Eglise catholique, par l'orgueil et l'impiété des charnels, souffre bien plus la persécution que ceux dont elle s'efforce de procurer la conversion par les craintes et les peines temporelles. Tout ce que fait donc la vraie et légitime mère, quelque âpreté, quelque amertume qu'on y trouve, ce n'est pas le mal rendu pour le mal; c'est le bien de la règle appliqué contre le mal de l'iniquité, non avec de nuisibles sentiments de haine, mais avec les salutaires inspirations de l'amour. Quand les bons et les mauvais font et souffrent les mêmes choses, ce ne sont pas les actions et les souffrances, mais les causes mêmes qui établissent la différence entre eux. Pharaon écrasait le peuple de Dieu par de durs travaux; Moïse infligeait au même peuple, coupable d'impiété, de durs châtiments (4) ; ils firent les mêmes choses, mais non dans un même but ; ,l'un était enflé d'orgueil, l'autre enflammé d'amour. Jézabel tua les prophètes,
 
1. Jean, VI, 44. — 2. Gen. XVI, 5. — 3. Gal. IV, 29. — 4. Exod. V, 9; XXXII, 27
 
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Elie tua les faux prophètes (1) : ici les mérites de ceux qui ont fait et de ceux qui ont souffert ne sont pas égaux, je pense.
7. Considérez aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu'il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau parle commandement du Christ, afin de montrer qu'il ne fallait pas tirer l'épée pour le Christ lui-même (2). Nous lisons que les juifs battirent de verges l'apôtre Paul et que les grecs battirent de verges le juif Sosthène pour la défense de l'Apôtre (3); la similitude du fait rapproche les uns et les autres, mais la différence de la cause ne les sépare-t-elle pas? Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (4); il a été dit de ce Fils lui-même : « il m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi (5); » et il a été dit de Judas que Satan entra en lui pour qu'il livrât le Christ (6). Donc le père ayant livré son Fils, le Christ son corps et Judas son Maître, pourquoi ici Dieu est-il saint et l'homme coupable, si ce n'est parce que, dans une action qui est la même, la cause ne l'est pas? Trois croix étaient plantées au même lieu; sur l'une, le larron qui devait être sauvé; sur l'autre, le larron qui devait être damné; sur la croix du milieu, le Christ qui devait sauver l'un et condamner l'autre: quoi de plus semblable que ces croix et de plus différent que ces trois crucifiés? Paul est livré pour être enfermé et lié (7), mais Satan est pire que toute espèce de geôlier; le même Paul lui livra pourtant un homme « pour mortifier sa chair afin que son âme fut sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (8). » Et ici que disons-nous? celui qui est cruel livre à un plus doux, celui qui est miséricordieux livre à un plus cruel. Apprenons, mon frère, dans la similitude des oeuvres à faire la différence des intentions qui les accomplissent; ne calomnions pas avec des yeux fermés, et ne confondons pas ceux qui veulent le bien avec ceux qui font le mal. Et quand le même apôtre dit qu'il a livré quelques hommes à Satan afin de leur apprendre à ne pas blasphémer (9), leur a-t-il rendu le mal pour le mal, ou a-t-il plutôt regardé comme une bonne oeuvre de guérir le mal par le mal?
 
1. III Rois, XVIII, 4 , 40. — 2. Matth. XXVI , 52. — 3. Act. XVI, 22, 23; XVIII, 17. — 4.  Rom. VIII, 32. —  5. Gal. II, 20. — 6. Jean, XIII, 2. — 7. Act, XXI, 23, 21. — 8. I Cor. V, 5. — 9. I Tim. I, 20.
 
8. Si on était toujours digne de louanges par cela seul qu'on souffre persécution, il aurait suffi au Seigneur de dire: « Bienheureux ceux qui souffrent persécution ! » et il n'aurait pas ajouté : « Pour la justice (1). » De même, s'il était toujours mal de persécuter, on ne lirait pas dans les saintes Ecritures : « Je persécutais celui qui attaquait secrètement son prochain (2). » Il peut donc arriver que celui qui souffre persécution soit méchant, et que celui qui l'a fait souffrir soit juste. Mais, certainement, toujours les méchants ont persécuté les bons , et les bons ont persécuté les mauvais; les uns en nuisant par injustice, les autres en servant utilement par la règle; les premiers avec cruauté, les seconds avec modération; ceux-là pour obéir à leur cupidité, ceux-ci à leur charité. Celui qui tue ne regarde pas comment il déchire; mais celui qui s'occupe de guérir, regarde comment il coupe l'un persécute la vie, l'autre la pourriture. Les impies tuèrent des prophètes, et les prophètes tuèrent des impies. Les juifs flagellèrent le Christ, et le Christ flagella les juifs. Les apôtres ont été livrés par des hommes au pouvoir des hommes, et les apôtres ont livré des hommes au pouvoir de Satan. Ce qu'il faut considérer ici, c'est lequel d'entre eux a agi pour la vérité ou pour l'injustice, dans le but de nuire ou dans le but de corriger.
9. On ne trouve, dites-vous, ni dans les Evangiles, ni dans les écrits des apôtres, aucun exemple de demande adressée aux rois de la terre par l'Eglise contre les ennemis de l'Eglise. Qui dit le contraire? Mais alors cette prophétie n'était pas encore accomplie : « Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous, juges de la terre; servez le Seigneur dans la crainte. » C'était encore l'accomplissement de cette autre parole du même psaume . « Pourquoi les nations ont-elles frémi, et pourquoi les peuples ont-ils médité de vains projets? Les rois de la terre se sont levés , et les princes se sont réunis contre le Seigneur et contre son Christ (3). » Cependant, si dans les livres prophétiques le passé a été la figure de l'avenir, le roi appelé Nabuchodonosor représente l'époque de l'Eglise, sous les apôtres, et l'époque où nous sommes. Ainsi au temps des apôtres et des martyrs s'accomplissait ce qui a été figuré, lorsque ce roi forçait les saints et les justes à adorer l'idole et punissait par le
 
1. Matth. V,10. — 2. Ps. C, 6. — 3. Ps. II, 1, 2, 10, 11.
 
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feu les résistances. Maintenant s'accomplit ce qui, peu après, a été figuré dans le même roi, lorsque, converti au culte du vrai Dieu, il condamna à des peines méritées quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago (1). Le premier temps de ce roi représentait les premiers temps des princes infidèles, où les chrétiens ont subi les châtiments réservés aux impies; le second temps de Nabuchodonosor a figuré les temps des derniers rois déjà fidèles, où les impies souffrent au lieu et place des chrétiens.
10. Mais, parmi ces chrétiens qui errent, séduits par des pervers, il peut y avoir des brebis du Christ qu'il faille ramener au bercail; on doit donc tempérer la sévérité et conserver la mansuétude, et amener les dissidents, par les exils et les dommages, à considérer ce qu'ils souffrent et pourquoi ils souffrent et leur apprendre à préférer aux vaines rumeurs et aux calomnies des hommes les Ecritures qu'ils lisent. Qui de nous, qui de vous ne loue les lois des empereurs contre les sacrifices des païens? Et certes la peine ici portée est bien autrement sévère, car cette impiété est punie par la peine capitale. En ce qui vous regarde, les répressions sont plutôt un avertissement pour que vous renonciez à l'erreur, que la punition d'un crime. Car on peut aussi dire de vous, peut-être, ce que l'Apôtre dit des juifs : « Je leur rends ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science. Car ne connaissant pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à celle de Dieu (2). » Voulez-vous en effet autre chose que d'établir votre propre justice, quand vous dites qu'il n'y a de justifiés que ceux qui auront pu être baptisés par vous ? Entre vous et les juifs dont parle ainsi l'Apôtre, la différence, c'est que vous avez les sacrements chrétiens, et qu'ils ne les ont pas encore. Quant au reste, quant à leur ignorance de la justice de Dieu et à leurs efforts pour établir leur propre justice, quant à leur zèle pour Dieu mais qui n'est pas selon la science, vous êtes entièrement semblables, excepté pourtant ceux d'entre vous qui, sachant bien où est la vérité, cèdent à leur perversité et osent la combattre: ce degré d'impiété surpasse peut
 
1. On sait que Sidracb, Misach et Abdénago étaient les trois compagnons de Daniel, à qui Nabuchodonosor avait donné sa confiance à Babylone.
2. Rom. X, 2, 3.
 
être l'idolâtrie. Mais, parce qu'ils ne peuvent pas être aisément convaincus (car ce mal est caché dans l'âme), on vous regarde tous comme moins éloignés de nous que les païens, et c'est pourquoi on vous traite avec moins de sévérité. Ce que je dis ici peut se dire également soit de tous les hérétiques qui, tout en conservant les sacrements chrétiens, demeurent séparés de la vérité ou de l'unité du Christ, soit de tous les donatistes.
11. En ce qui vous touche, vous qui non-seulement vous appelez donatistes, comme on appelle communément ceux du parti de Donat, mais qui portez proprement le nom de rogatistes à cause de Rogat, vous paraissez plus doux, il est vrai, parce que vous n'exercez pas de ravages avec les troupeaux furieux de circoncellions ; mais on ne dit pas qu'une bête est douce, si elle n'a blessé personne uniquement parce qu'elle n'a ni dents ni ongles. Vous assurez que vous ne voulez faire aucun mal, mais je crois que vous ne le pourriez pas. Vous êtes en effet trop peu nombreux pour oser vous remuer, quand même vous le désireriez, contre les multitudes qui vous sont contraires. Mais supposons que vous ne veuillez pas non plus ce que vous ne pouvez pas; vous connaissez la parole de l'Evangile : « Si quelqu'un veut vous prendre votre tunique et plaider contre vous, laissez-lui votre manteau (1) ; » supposons que vous compreniez, que vous aimiez cette parole au point de ne songer à opposer à ceux qui vous persécutent, aucune injure, ni même aucun droit; Rogat, votre chef, ne l'a certes pas entendue ni pratiquée ainsi, lui qui, réclamant je ne sais quoi que vous disiez être à vous, batailla avec une si ardente ténacité, même devant les tribunaux. Si on lui avait dit : Quel apôtre pour la cause de la foi défendit-il jamais ses intérêts en justice, comme vous m'avez dit dans votre lettre Quel apôtre pour la cause de la foi envahit-il jamais les biens d'autrui? Il n'aurait trouvé dans les divins livres aucun exemple d'un fait pareil; cependant peut-être aurait-il trouvé une véritable défense, s'il était resté dans la véritable Eglise et s'il ne s'était pas servi de ce nom sacré -pour posséder effrontément quelque chose.
12. En ce qui touche aux lois des puissances terrestres contre les hérétiques et les schismatiques, ceux de qui vous vous êtes séparés ont
 
1. Matth. V, 40.
 
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été ardents à les demander et à les faire exécuter, soit contre nous, comme nous l'avons appris, soit contre les maximianistes, comme nous l'établissons par les actes publics : mais cependant vous n'étiez pas encore séparés d'eux lorsque, dans leur requête à l'empereur Julien, ils lui dirent qu'auprès de lui la justice seule trouvait place; certainement ils savaient bien alors que Julien était apostat, et comme ils le voyaient livré aux idolâtries, il fallait qu'ils avouassent ou que l'idolâtrie était de la justice ou qu'ils avaient misérablement menti en disant qu'auprès de Julien la justice seule trouvait place, tandis que l'idolâtrie en occupait une si grande. Admettons qu'il y ait eu erreur dans les mots, que dites-vous du fait lui-même? S'il ne faut demander à l'empereur rien de juste, pourquoi a-t-on demandé à Julien ce qu'on croyait tel?
13. Ne doit-on demander que pour que chacun recouvre son bien, et non pas pour dénoncer quelqu'un à la justice répressive de l'empereur? S'il s'agit de rentrer dans son bien, on s'écarte des exemples apostoliques, car pas un seul apôtre n'a fait cela. Toutefois, quand vos pères, qui regardaient Cécilien, évêque de Carthage, comme un criminel avec lequel ils ne voulaient pas communiquer, l'accusèrent auprès de l'empereur Constantin par le proconsul Anulin, ils ne réclamèrent pas des biens perdus, mais ils poursuivirent calomnieusement un innocent, comme nous le croyons et comme l'a montré la décision des juges : qu'ont-ils pu faire de plus détestable? Si au contraire, comme vous avez tort de le penser, il était vraiment coupable quand ils l'ont livré au jugement des puissances séculières, pourquoi nous reprochez-vous ce que les vôtres ont fait présomptueusement les premiers ? Nous ne le leur reprocherions pas, s'ils avaient agi non dans des sentiments de malveillante et de haine, mais avec la sincère intention de reprendre et de corriger. Mais nous ne craignons pas de vous blâmer, vous à qui il paraît criminel que nous nous plaignions des ennemis de notre communion auprès d'un prince chrétien, après que vos pères ont remis au proconsul Anulin un mémoire destiné à l'empereur Constantin, et portant cette suscription : Mémoire de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, présenté de la part de Majorin (1). Et ce que nous leur
 
1. Voyez ci-dessus, lett. LXXXVIII, II. 2.
 
reprochons le plus, c'est qu'ayant accusé d'eux-mêmes Cécilien auprès de l'empereur, au lieu de le convaincre d'abord, comme ils l'auraient dû, devant ses collègues d'outre-mer, et Constantin ayant, d'une manière beaucoup plus régulière, fait juger par des évêques la cause épiscopale qu'on venait lui déférer, ils refusèrent, après leur condamnation, de se tenir en paix avec leurs frères et de nouveau recoururent à l'empereur pour accuser de nouveau auprès du souverain temporel, non-seulement Cécilien , mais aussi les évêques qu'on leur avait donnés pour juges ; un nouveau jugement épiscopal ne leur ayant pas convenu, ils en appelèrent une troisième fois à l'empereur; et enfin le jugement du prince lui-même ne les ramena ni à la vérité ni à la paix.
14. Si Cécilien et ses compagnons avaient été vaincus par vos pères, leurs accusateurs, Constantin aurait-il statué contre eux autrement qu'il n'a statué contre ces mêmes accusateurs qui, n'ayant rien pu prouver, n'ont voulu ni avouer leur défaite, ni reconnaître la vérité? Car cet empereur est le premier qui, dans cette affaire, ait ordonné la confiscation des biens des personnes convaincues de schisme et refusant opiniâtrement de revenir à l'unité. Si vos pères accusateurs l'avaient emporté et que l'empereur eût ordonné quelque chose de pareil contre la communion de Cécilien, vous auriez voulu qu'on vous appelât les vigilants gardiens de l'Eglise, les défenseurs de la paix et de l'unité. Mais comme les empereurs infligent ces peines aux accusateurs qui n'ont rien pu prouver et qui, après leur condamnation, n'ont pas consenti à s'amender pour rentrer dans la paix qu'on leur offrait, on crie à l'attentat, on soutient qu'il ne faut contraindre personne à l'unité ni rendre à personne le mal pour le mal. Qu'est-ce que cela, sinon ce que quelqu'un a écrit sur vous : « Ce que nous voulons est saint (1). » Et maintenant ce n'était pas une grande ni une difficile chose de comprendre que le jugement et la sentence de Constantin rendus contre vos aïeux, tant de fois accusateurs de Cécilien sans avoir rien prouvé contre lui, demeuraient en vigueur contre vous-mêmes, et que les princesses successeurs, surtout les princes chrétiens catholiques, devaient nécessairement les faire exécuter, toutes les
 
1. Tychonius. C'était un africain de quelque savoir; il en est question dans la suite de cette lettre.
 
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fois que votre obstination les oblige à se prononcer sur votre conduite!
15. Il vous était bien aisé de penser ceci et de vous dire à vous-mêmes : Si Cécilien a été innocent, ou bien s'il a été coupable sans qu'on ait pu le convaincre, en quoi cela est-il devenu un crime pour la société chrétienne répandue si au loin? Pourquoi n'a-t-il pas été permis au monde chrétien d'ignorer ce que les accusateurs n'ont pu prouver? Pourquoi ceux que le Christ a semés dans son champ, c'est-à-dire dans le monde, et qu'il veut laisser croître avec l'ivraie jusqu'à la moisson (1), pourquoi tant de milliers de fidèles de toutes les mations, dont le Seigneur a comparé la multitude aux étoiles du ciel et aux grains de sable de la mer, et qu'il a promis de bénir et qu'ira réellement bénis dans la race d'Abraham (2), cesseraient-ils d'être regardés comme chrétiens, parce que, dans un débat auquel ils n'ont pas assisté, ils ont mieux aimé s'en rapporter à des juges prononçant aux risques et périls de leur conscience qu'aux plaideurs vaincus devant le tribunal? Certes le crime de personne ne souille celui qui l'ignore. Comment les fidèles répandus sur toute la terre auraient-ils pu connaître le crime des traditeurs, ce crime que les accusateurs, eussent-ils connu, n'ont cependant pas pu prouver? Leur ignorance même montre assez qu'ils en ont été innocents. Pourquoi donc accuser des innocents de crimes faux, parce qu'ils n'ont rien su des crimes d'autrui, vrais ou imaginés? Où sera donc la place pour l'innocence, si c'est un crime personnel que d'ignorer le crime d'autrui? Et si tant de peuples sont innocents par le seul fait de leur ignorance, combien il a été criminel de se séparer de la communion de ces innocents ! Les crimes qu'on ne peut ni prouver ni faire croire aux innocents, ne souillent personne, si, même quand on les connaît, on les tolère pour ne pas se séparer de ces innocents. Car ce n'est pas à cause des méchants qu'il faut délaisser les bons, mais c'est à cause des bons qu'il faut tolérer les méchants : ainsi les prophètes ont toléré ceux contre qui ils disaient tant de choses, sans toutefois rompre la communion avec eux; ainsi le Seigneur a toléré le coupable Judas jusqu'à sa fin qui fut digne de sa vie, et lui permit de partager avec des innocents la sainte Cène; ainsi les apôtres ont toléré ceux qui, par envie, le vice du diable,
 
1. Matth. XIII, 24-30. — 2. Gen. XXII, 17, 18.
 
annonçaient le Christ (1); ainsi Cyprien a toléré l'avarice de ses collègues, qu'il appelle une idolâtrie, d'après l'Apôtre (2). Enfin ce qui s'est passé alors parmi les évêques, quand même, par hasard, quelques-uns .l'auraient su, demeure aujourd'hui ignoré de tout le monde si on ne fait pas acception de personne. Pourquoi donc tout le monde n'aime-t-il pas la paix? Vous pourriez facilement penser ces choses, et peut-être les pensez-vous. Mais il eût mieux valu que vous eussiez aimé les biens temporels au point de craindre de les perdre en ne pas adhérant à la vérité reconnue, que d'aimer la vaine gloire des hommes au point de craindre de la perdre en rendant hommage à la vérité.
16. Vous voyez maintenant, je crois, qu'il n'y a pas à s'occuper de contrainte, mais qu'il s'agit de considérer à quoi on est contraint, si c'est au bien ou au mal. Ce n'est pas que personne puisse devenir bon malgré soi, mais la crainte de ce qu'on ne veut pas souffrir met fin à l'opiniâtreté qui faisait obstacle et pousse à étudier la vérité ignorée ; elle fait rejeter le faux qu'on soutenait, chercher le vrai qu'on ne connaissait pas, et l'on arrive ainsi à posséder de bon coeur ce qu'on ne voulait point. Ce serait inutilement peut-être, que nous Vous le dirions par quelques paroles que ce fût, si de nombreux exemples n'étaient pas là pour l'attester. Ce ne sont pas seulement tels ou tels hommes, mais plusieurs villes que nous avons vues donatistes et que nous voyons maintenant catholiques, détestant vivement une séparation diabolique et aimant ardemment l'unité : ces villes se sont faites catholiques à l'occasion de cette crainte qui vous déplaît; elles se sont faites catholiques par les lois des empereurs, depuis Constantin devant qui vos pères accusèrent Cécilien, jusqu’aux empereurs de notre temps : ils maintiennent très justement contre vous la sentence de celui que choisirent vos pères et dont ils préfèrent le jugement au jugement des évêques,
17. J'ai donc cédé aux exemples que mes collègues ont opposés à mes raisonnements (3); car mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l'unité du christianisme, mais d'agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur
 
1. Philip. I, 15-18. — 2. Coloss. III, 5.
3. Nous recommandons tout ce passage à l'attention sérieuse du lecteur.
 
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de changer en catholiques dissimulés ceux qu'auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des. paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j'avais. On m'opposait d'abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s'est convertie à l'unité catholique par la crainte des lois impériales; nous la voyons aujourd'hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu'on croirait qu'il n'y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d'autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu'ici encore pouvaient fort bien s'appliquer ces paroles : « Donnez au sage l'occasion et il sera plus sage (1) , » Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de l'évidence de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu'ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! Combien demeuraient enchaînés non point dans les liens de la vérité, car il n'y a jamais eu présomption de la vérité au milieu de vous, mais dans les liens pesants d'une coutume endurcie, en sorte que cette divine parole s'accomplissait en eux: « On ne corrigera pas avec des paroles le mauvais serviteur; même quand il comprendra, il n'obéira pas (2) ! » Combien croyaient que le parti de Donat était la véritable Eglise, parce que la sécurité où ils vivaient les rendait engourdis, dédaigneux et paresseux pour l'étude de la vérité catholique ! A combien de gens fermaient l'entrée de la vraie Eglise les mensonges de ceux qui s'en allaient répétant que nous offrions je ne sais quoi de différent sur l'autel de Dieu ! Combien de gens pensaient qu'il importait peu dans quel parti fût un chrétien, et demeuraient dans le parti de Donat, par la seule raison qu'ils y étaient nés, et que personne ne les poussait à sortir de là et à passer à l'Eglise catholique !
18. La terreur de ces lois, par la publication desquelles les rois servent le Seigneur avec crainte, a profité à tous ceux dont je viens d'indiquer les états divers; et maintenant, parmi eux, les uns disent : Depuis longtemps nous voulions cela; mais rendons grâces à Dieu qui nous a fourni l'occasion de le faire à présent, et a coupé court à tout retard. D'autres disent Nous savions depuis longtemps que là était la vérité, mais je ne sais quelle coutume nous
 
1. Prov. IX, 9. — 2. Ibid, XXIX, 19.
 
retenait : rendons grâces au Seigneur qui a brisé nos liens et nous a fait passer dans le lien de la paix. D'autres disent: Nous ne savions pas que là se trouvait la vérité, et nous ne voulions pas l'apprendre; mais la crainte nous a rendus attentifs pour la connaître, et nous avons eu peur de perdre nos biens temporels sans profit pour les choses éternelles: rendons grâces au Seigneur qui a excité notre indolence par l'aiguillon de la crainte et nous a poussés ,à chercher dans l'inquiétude ce que nous n'avons jamais désiré connaître dans la sécurité. D'autres encore : De fausses rumeurs nous faisaient redouter d'entrer; nous n'en aurions pas connu la fausseté si nous ne fussions entrés; nous n'aurions jamais franchi le seuil sans la contrainte : nous rendons grâces au Seigneur de ce châtiment qui nous a fait triompher de vaines alarmes et nous a appris par l'expérience tout ce qu'il y a d'imaginaire et de menteur dans les bruits répandus contre son Eglise : nous concluons que les auteurs du schisme n'ont débité que des faussetés, en voyant leurs descendants en débiter de pires. Enfin d'autres disaient: Nous pensions que peu importait où l'on observât la foi du Christ; mais nous rendons grâces au Seigneur qui nous a retirés du schisme, et nous a montré qu'il convenait à son unité divine d'être adorée dans l'unité.
19. Devais-je donc, pour arrêter ces conquêtes du Seigneur, me mettre en opposition avec mes collègues? Fallait-il empêcher que les brebis du Christ, errantes sur vos montagnes et vos collines, c'est-à-dire sur les hauteurs. de votre orgueil, fussent réunies dans le bercail de la paix, où il n'y a qu'un seul troupeau et un seul pasteur (1)? Fallait-il m'opposer à ces heureux défenseurs, pour que vous ne perdissiez pas ce que vous nommez vos biens et que vous continuassiez à proscrire tranquillement le Christ? Pour qu'on vous laissât faire, d'après le droit romain, des testaments, et que vous déchirassiez, par vos calomnieuses accusations, le Testament fait à nos pères de droit divin, ce Testament où il est écrit : « Toutes les nations seront bénies en votre race (2) ? » Pour qu'on vous laissât libres d'acheter et de vendre, pendant que vous auriez osé diviser entre vous ce que le Christ a acheté en se laissant vendre lui-même ? Pour que les donations faites par chacun de vous demeurassent valables, tandis que la donation faite par le Dieu des dieux à
 
1. Jean, X, 16. — 2. Gen. XXVI, 4.
 
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ses fils, de l'aurore au couchant, ne serait pas valable à vos yeux? Pour que vous ne fussiez
pas exilés de la terre où votre corps a pris naissance, pendant que vous exiliez le Christ du royaume conquis au prix de son sang, d'une mer à l'autre, et « depuis le fleuve jusqu'aux extrémités du monde (1) ? » Ah ! plutôt que les rois du monde servent le Christ, même en donnant des lois pour le Christ ! Vos ancêtres ont demandé aux rois de la terre que Cécilien et ses compagnons fussent punis pour des crimes faux : que les lions se tournent contre les calomniateurs pour briser leurs os, sans que Daniel intercède pour eux, Daniel, dont l'innocence a été prouvée, et qui a été délivré de la fosse où ceux-ci périssent (2) : car celui qui creuse la fosse à son prochain y tombera lui-même en toute justice (3).
20. Sauvez-vous, mon frère, pendant que vous vivez encore dans cette chair; sauvez-vous de la colère future qui frappera les opiniâtres et les orgueilleux. La terreur des puissances temporelles, quand elle attaque la vérité, est pour les justes qui sont forts une épreuve, glorieuse, pour les faibles une dangereuse tentation; mais quand elle se déploie au profit de la vérité, elle est un avertissement utile pour les hommes sensés qui s'égarent, et, pour ceux qui ont perdu le sens, un tourment inutile. Cependant « il n'y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu; et celui qui résiste au pouvoir résiste à l'ordre de Dieu, car les princes ne sont pas redoutables pour les bonnes actions, mais pour les mauvaises. Voulez-vous donc ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et vous en recevrez des louanges (4). » Car si le pouvoir, se montrant favorable à la vérité, redresse quelqu'un, celui qui a été corrigé par sa sévérité en reçoit de la louange; et si, hostile à la vérité, il frappe un,de ceux qui la servent, celui qui sort vainqueur et couronné, tire des persécutions du pouvoir toute sa gloire. Quant à vous, vous ne faites pas assez le bien pour ne pas craindre le pouvoir, à moins par hasard que ce né soit bien faire que de se tenir assis, non pas pour décrier un de ses frères (5), mais pour décrier tous nos frères établis chez toutes les nations, auxquelles rendent témoignage les prophètes, le Christ, les apôtres, lorsqu'il est dit : « Toutes les nations seront bénies en votre race (6) ; » lorsqu'il est dit :
 
1. Ps. LXXI, 8. — 2. Daniel, XIV, 39-42. — 3. Prov. XXVI, 27. — 4. Rom. XIII, 1-3. — 5. Ps. XLVX, 21. — 6. Gen. XXVI, 4.
 
« Du lever du soleil au couchant un sacrifice pur est offert à mon nom, parce que mon nom est glorifié dans les nations, dit le Seigneur (1) ; » faites attention à ces derniers mots: dit le Seigneur; ce n'est pas: dit Donat, ou Rogat, ou Vincent, ou Hilaire, ou Ambroise, ou Augustin, mais: dit le Seigneur; et ailleurs « Et en lui seront bénies toutes les tribus de la terre, toutes les nations le glorifieront. Béni soit le Seigneur Dieu d'Israël qui seul opère des prodiges; que son nom glorieux soit béni dans l'éternité, et dans les siècles des siècles; et toute la terre sera remplie de sa gloire. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il (2). » Et vous, assis à Cartenne, vous dites avec une dizaine de rogatistes restés avec vous : « Que cela ne soit pas, que cela ne soit pas. »
21. Vous entendez dans l'Evangile : « Il fallait que tout ce qui a été écrit sur moi dans la loi, les prophètes et les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l'entendement pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit: Parce qu'il a été ainsi écrit, ainsi il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on prêchât, en son nom, la pénitence et la rémission des péchés au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (3). » Vous lisez aussi dans les Actes des apôtres, comment cet Evangile commença à Jérusalem, où le Saint-Esprit remplit d'abord les cœurs de cent vingt disciples; et comment, de là, il fut porté en Judée et en Samarie, et ensuite au milieu de toutes les nations, ainsi que le Seigneur, près de monter au ciel, l'avait dit à ses apôtres: « Vous me rendrez témoignage à Jérusalem et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre (4) : » car leur bruit s'est répandu dans toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l'univers (5). Et vous contredites ces témoignages divins, si solidement appuyés, manifestés par une si grande lumière; et vous travaillez à proscrire l'héritage du Christ, de façon que, la pénitence ayant été prêchée en son nom à toutes les nations, comme il l'a dit, quiconque en aura été touché, dans quelque partie du monde que ce soit, ne pourra recevoir le pardon de ses péchés, s'il ne vient pas chercher et s'il ne trouve pas, caché dans un coin de la Mauritanie césarienne, Vincent de Cartenne ou l'un
 
1. Malac. I, 11. —  2. Ps. LXXI, 18, 20. — 3. Luc, XXIV, 44-47. — 4. Act. I, 15, 8; II. — 5. Ps. XVIII, 5.
 
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des neuf ou dix qui pensent comme lui ! Que n'ose pas l'orgueil d'une petite peau cadavéreuse? Où ne se précipite pas la présomption de la chair et du sang ? Est-ce là le bien à cause duquel vous ne craignez pas le pouvoir? Tel est le piège que vous préparez au fils de votre mère (1), savoir, à celui qui est petit et faible, pour lequel le Christ est mort (2), incapable encore de supporter la nourriture paternelle, mais devant être encore nourri du lait maternel (3); et vous m'opposez les livres d'Hilaire pour nier la croissante grandeur de l'Eglise au milieu de toutes les nations jusqu'à la fin des temps, cette grandeur que Dieu lui-même a promise avec serment contre votre propre incrédulité ! Vous auriez été infiniment malheureux en résistant quand on n'était qu'à l'époque de la promesse; et maintenant qu'elle s'accomplit, vous osez contredire !
22. Dans les ressources de votre savoir, vous avez trouvé quelque chose de grand à produire contre les témoignages de Dieu, car vous dites que la partie du monde où la foi chrétienne est connue est peu de chose, en comparaison de l'étendue du monde entier. Vous ne voulez pas remarquer, ou bien vous feignez d'ignorer à combien de nations barbares l'Evangile est arrivé, et cela en si peu de temps que les ennemis du Christ ne peuvent plus douter .de l'accomplissement assez prochain de ce que le Sauveur répondit à ses disciples qui l'interrogeaient sur la fin du monde: « Et cet Evangile sera annoncé dans tout l'univers, pour servir de témoignage à toutes les nations; et alors la fin viendra (4). » Criez contre cet oracle, et soutenez tant que vous pouvez, que quand même l'Evangile serait annoncé chez les Perses et les Indiens, comme il l'est depuis longtemps, quiconque, après l'avoir entendu, ne vient. pas à Cartenne ou dans le voisinage de Cartenne, ne pourra pas être purifié de ses péchés. Si vous ne dites pas cela, n'est-ce point parce que vous craignez qu'on ne rie de vous? Mais vous le dites réellement, et vous ne voulez pas qu'on pleure sur vous?
23. Vous croyez faire preuve de pénétration quand vous prétendez que l'Eglise n'est pas appelée catholique par l'étendue de sa communion dans tout l'univers, mais qu'elle tire ce nom de l'observation de tous les divins préceptes et de tous les sacrements. Lors même
 
1. Ps. XLIV, 20. — 2. I Cor. VIII, 11. — 3. Ibid. III, 2 . — 4. Matth. XXIV, 14.
 
que l'Eglise s'appellerait catholique parce que, seule, elle renferme toute la vérité dont les diverses hérésies ne contiennent que des portions, ce n'est pas en nous appuyant sur ce nom que nous prouvons que l'Eglise est répandue chez toutes les nations, mais c'est en nous fondant sur les promesses de Dieu et sur tant et de si évidents oracles de la vérité elle-même. Votre grand effort est de parvenir à nous persuader qu'il ne reste que les rogatistes, dignes d'être appelés catholiques, à cause de l'observation de tous les divins préceptes et de tous les sacrements, et que vous êtes les seuls chez qui le Fils de l'homme trouvera la foi quand il viendra (1). Pardonnez-le nous, nous ne le croyons pas. Pour expliquer qu'on trouvera en vous la foi que le Seigneur, à son avènement, ne doit plus trouver sur la terre, vous osez dire, qu'il faut vous regarder comme n'étant plus sur la terre, mais dans le ciel :  mais l'Apôtre nous a rendus si prudents, que nous dirions anathème à un ange du ciel, s'il nous annonçait un Evangile différent de celui que nous avons reçu (2). Et comment serions-nous sûrs que le témoignage des divines Ecritures nous montre clairement le Christ, si ce témoignage ne nous avait montré clairement l'Eglise? Quelles que soient les ruses opposées à la simplicité de la vérité, quels que soient les nuages d'adroite fausseté qu'on amoncèle, celui-là sera anathème qui annoncera que le Christ n'a pas souffert et n'est pas ressuscité le troisième jour, car nous lisons dans l'Evangile « qu'il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour (3); » ainsi sera anathème quiconque voudra nous montrer l'Eglise en dehors de la communion de toutes les nations, parce que le même Evangile nous apprend ensuite « que la pénitence et la rémission des péchés devaient être prêchées à toutes les nations au nom du Christ, en commençant par Jérusalem (4), » et que nous devons tenir fermement que celui qui annoncera une autre doctrine sera anathème.
24. Si nous n'écoutons pas les donatistes tous ensemble lorsqu'ils se donnent pour l'Eglise du Christ, quoiqu'ils ne puissent s'appuyer sur aucun témoignage des divins livres, combien moins, je vous le demande, nous devons écouter les rogatistes, qui ne pourraient pas même parvenir à interpréter à leur profit ce passage des Cantiques: « Où menez-vous paître? où
 
1. Luc, XVIII, 8. — 2. Gal. I, 8. — 3. Luc, XXIV, 46. — 4. Ibid. 47.
 
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vous reposez-vous au midi (1)? » Si, dans ce passage des Ecritures, il faut entendre le midi
de l'Afrique, le pays qu'occupe surtout le parti de Donat, situé sous un brûlant climat, tous les maximianistes l'emporteront sur vous, parce que leur schisme s'est allumé dans la Byzacène(2) et la province de Tripoli. Que les Arzuges soutiennent avec eux le débat et s'efforcent de prouver que ce passage de l'Ecriture les regarde davantage; quant à la Mauritanie césarienne, plus voisine du couchant que du midi et qui rie veut pas même passer pour une région africaine, comment se glorifiera-t-elle de ce midi; je ne dis pas contre le monde entier, mais contre le parti même de Donat, d'où est sorti le parti de Rogat, ce petit morceau retranché d'un morceau plus grand? Mais qui aurait l'impudeur d'interpréter à soif profit quelque chose d'allégorique, sans avoir en même temps des témoignages évidents qui éclairciraient les passages obscurs ?
25. Ce que nous avons donc coutume le dire à tous les donatistes, à plus forte raison nous vous le dirons. Admettons, ce qui ne saurait être, que quelques-uns puissent avoir un juste motif de séparer leur communion de celle du monde entier et qu'ils puissent appeler cette communion particulière l'Eglise du Christ, parce qu'ils se sont séparés légitimement de la communion de tous les peuples, savez-vous si, avant votre propre séparation , il ne s'est pas rencontré au loin, dans la grande société chrétienne, des hommes qui aient eu, eux aussi, un juste motif d'en faire autant, sans que le bruit de la vérité de leurs griefs ait pu venir jusqu'à vous? Comment l'Eglise peut-elle être en vous plutôt qu'en ceux qui se seraient séparés les premiers ? Il en résulte que, ne sachant pas cela,vous devenez incertains pour vous-mêmes; et ceci doit arriver nécessairement à tous ceux dont la société n'est pas fondée sur le témoignage divin, mais sur leur propre témoignage (3). Vous ne pouvez pas dire : si cela était arrivé, nous n'aurions pas pu l'ignorer, car si nous vous demandions combien de partis en Afrique sont sortis du parti de Donat, vous ne pourriez pas nous l'apprendre; surtout parce que ces subdivisions de partis se croient d'autant plus en possession de -la justice que leurs adhérents sont moins nombreux, et par là aussi il y a
 
1. Cantiques, I, 6.
2. Aujourd'hui le pays de Tunis.
3. Cette belle pensée, que saint Augustin jette en passant , attaque directement le principe même du protestantisme.
 
plus de difficulté à les connaître. C'est pourquoi vous ne savez pas si, par hasard, quelques justes en petit nombre et, à cause de cela, très-peu connus, dans une lointaine contrée opposée au midi de l'Afrique, avant que le parti de Donat séparât sa justice de l'iniquité du reste des hommes, ne se sont pas primitivement séparés pour une cause très-juste du côté de l'aquilon, et ne forment pas, plutôt que vous, l'Eglise de Dieu et comme une Sion spirituelle cette communion lointaine et inconnue vous aura tans prévenus, et elle aura eu plus de raison d'interpréter à son profit ces paroles du psaume : «La montagne de Sion est du côté de l'aquilon, c'est la ville du grand roi (1), » que n'en a eu le parti de Donat d'interpréter à son avantage ces paroles des Cantiques: « Où menez-vous paître? où vous reposez-vous au midi?
 26. Et cependant vous craignez que la contrainte; employée à votre égard par les lois impériales, ne soit pour les juifs et pour les païens une occasion de blasphémer le nom de Dieu; mais les juifs savent comment le premier peuple d'Israël voulut détruire par la guerre les deux tribus et la moitié de tribu qui avaient reçu des terres au delà du Jourdain, lorsqu'ils crurent que ces tribus s'étaient séparées de l'unité du peuple (2). Et quant aux païens, ils pourraient plutôt blasphémer au sujet des lois des empereurs chrétiens contre les adorateurs des idoles; pourtant plusieurs d'entre eux, redressés par ces lois, se sont convertis au Dieu vivant et véritable, et chaque jour on voit parmi eux de nouvelles conversions. Assurément si les juifs et les païens pensaient que les chrétiens fussent aussi peu nombreux que vous l'êtes -vous-mêmes, vous qui vous dites les seuls chrétiens, ils né daigneraient pas blasphémer contre nous, mais ils en riraient sans cesse. Ne craignez-vous pas que les juifs ne vous disent : Si c'est votre petit nombre qui forme l'Eglise du Christ, où est donc ce que votre Paul entend par l'Eglise lorsque, proclamant le nombre des chrétiens supérieur au nombre des juifs, il s'écrie : « Réjouissez-vous, stérile qui n'enfantiez point; éclatez et poussez des cris d'allégresse; vous qui ne deveniez point mère, parce qu'il a été accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à celle qui a un mari (3). » Leur répondrez-vous: Nous sommes d'autant plus justes que nous sommes en plus
 
1. Ps. XLVII, 3. — 2. Josué, XXII, 9-12. — 3. Gal. IV, 27.
 
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petit nombre? Vous ne faites pas attention qu'ils répliqueront en vous disant: Quel que soit le nombre que vous prétendiez former , vous n'êtes pas cependant ceux dont il a été dit : « Il a été accordé plus de fils à la femme délaissée, » puisque vous êtes restés en si petit nombre.
27. Vous nous opposerez ici l'exemple de ce juste dans le déluge, qui seul fut trouvé digne d'être sauvé avec sa famille. Voyez comme vous êtes encore loin de la justice ! jusqu'à ce que vous soyez réduit à sept et que vous ne fassiez que le huitième, nous, ne dirons pas que vous êtes juste; encore faudra-t-il que personne ne se soit rencontré au loin, avant le parti de Donat, pour s'emparer justement de cette justice avec sept autres comme lui , se séparer et se sauver du déluge de ce monde. Puisque vous ignorez si cela n'a pas eu lieu et que vous n'en avez rien ouï dire, comme beaucoup de peuples chrétiens, placés au loin, n'ont rien ouï dire de Donat, vous ne savez pas où est l'Eglise. Elle sera là où l'on aura peut-être fait ce que vous n'avez fait que plus tard, s'il a pu exister quelque juste motif de vous séparer de la communion de toutes les nations.
28. Pour nous, nous sommes certains que personne n'a pu se séparer justement de la communion de toutes les nations, parce que ce n'est pas dans sa propre justice que chacun de nous cherche l'Eglise, mais dans les divines Ecritures, et qu'elle se montre à nous comme elle nous a été promise. C'est d'elle qu'il a été dit : « Comme le lis est entre les épines, ainsi apparaît mon amie au milieu des autres filles (1); » celles-ci ne peuvent être comparées à des épines que par leurs mauvaises moeurs , et on ne les appelle filles que par la communion des mêmes sacrements. C'est l'Eglise qui dit : «J'ai crié vers vous du bout de la terre, quand mon coeur était dans la peine (2). » Elle dit dans un autre psaume : « Le chagrin s'est emparé de moi à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi ; » et encore : « J'ai vu des insensés, et je séchais de douleur (3). » C'est elle qui dit à son époux : « Où menez-vous paître? où vous reposez-vous au midi ? apprenez-le-moi de peur que, voilée, je ne m'égare au milieu des troupeaux de. vos compagnons (4). » La, même chose est dite ailleurs . « Faites-moi connaître la force de votre
 
1. Cant. II, 2. — 2. Ps. LX, 3. — 3. Ibid. CXVIII, 53, 158. — 4. Cant. 6.
 
droite et ceux dont le coeur est instruit dans la sagesse (1), » ceux qui sont brillants de lumière et embrasés de charité et en qui vous vous reposez comme au midi, de peur que, voilée, c'est-à-dire cachée et inconnue, je ne me jette, non dans votre troupeau, mais dans les troupeaux de vos compagnons, qui sont les hérétiques. Ceux-ci sont appelés des compagnons comme les épines sont encore appelées filles, à cause de la communion des sacrements. Il est dit d'eux ailleurs : « Vous ne faisiez qu'un avec moi, vous étiez mon guide et mon ami; vous preniez avec moi une douce nourriture; nous marchions, unis l'un à l'autre, dans la maison du Seigneur. Que la mort vienne sur eux, et qu'ils descendent vivants dans l'abîme (2), » comme Dathan et Abiron, auteurs d'une séparation impie.
29. C'est à elle que l'époux répond : « Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes belle entre les femmes, sortez, allez sur les traces des troupeaux, et menez paître vos chevreaux autour des tentes des pasteurs (3). » O la réponse d'un très-doux époux ! Si vous ne vous connaissez pas vous-même, dit-il. La ville bâtie sur la montagne ne peut se cacher (4); c'est pourquoi vous n'êtes pas voilée ni exposée à vous jeter dans les troupeaux de mes compagnons; car je suis la montagne qui domine tous les sommets, vers laquelle viendront toutes les nations a. Si donc vous ne vous connaissez pas vous-même, non point dans les paroles des calomniateurs, mais dans les témoignages de mes livres; si vous ne vous connaissez pas vous-même, car il a été dit de vous : « Etendez au loin les cordages, affermissez solidement les pieux; étendez à droite et à gauche. Car votre race aura les nations pour héritage, et vous habiterez les villes qui étaient désertes. Ne craignez rien, vous triompherez ; ne rougissez pas de ce que vous étiez auparavant détestée. Vous oublierez à tout jamais votre honte; vous perdrez le souvenir de l'opprobre de votre veuvage. Car je suis le Seigneur qui prends soin de vous former, le Seigneur est mon nom. Celui qui vous délivra, c'est le Seigneur Dieu d'Israël, toute la terre l'adorera (5). » Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes belle entre les femmes! Car il a été dit de vous : « Le roi s'est épris de votre beauté ; » et encore : « Des
 
1. Ps. LXXXIX, 12. — 2. Ibid. LIV, 14-16. — 3. Cant. I, 7. — 4. Matth. V, 14. — 5. Isaïe, II, 2. — 6. Ibid. LIV, 2-5.
 
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enfants vous sont nés pour succéder à vos pères; vous les établirez chefs sur toute la terre (1). » Si donc vous ne vous connaissez pas vous-même, sortez. Je ne vous chasse pas, mais sortez vous-même, pour qu'on dise de vous : « Ils sont sortis de nous, mais ils n'étaient pas de nous (2). » Sortez sur les traces des troupeaux, non sur mes traces, mais sur celles des troupeaux; je ne dis pas d'un seul troupeau, mais des troupeaux séparés et errants : Paissez vos chevreaux, non pas comme Pierre, à qui il est dit : « Paissez mes brebis (3), » mais paissez vos chevreaux autour des tentes des pasteurs, non point autour de la tente du pasteur, où il y a un seul troupeau et un seul pasteur (4). Car l'Eglise se connaît elle-même, en sorte qu'il ne lui arrive pas ce qui arrive à ceux qui ne se sont pas connus en elle.
30. C'est elle dont le petit nombre de vrais enfants, en comparaison du nombre des méchants, fait dire « qu'elle est étroite et difficile la voie qui mène à la vie, et qu'il y en a peu qui y marchent (5).» Et c'est aussi de la multitude de ces enfants qu'il a été dit: « Votre race sera comme les étoiles du ciel et le sable de la mer (6). » Car les fidèles et les bons sont peu nombreux si on les compare aux méchants, mais nombreux, si on les considère en eux-mêmes. « En effet, il a été accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à celle qui a un mari : plusieurs viendront de l'orient et de l'occident, et prendront place avec Abraham,  Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (7); » et Dieu veut se former un peuple nombreux, zélé pour les bonnes oeuvres (8); et des milliers d'hommes que nul ne peut compter, de toute tribu et de toute langue, se voient dans l'Apocalypse, avec des robes blanches et les palmes de la victoire (9). C'est cette même Eglise qui parfois est obscurcie et comme assombrie par la multitude des scandales, quand « les pécheurs tendent l'arc afin de percer de traits au milieu des lueurs obscures de la lune ceux qui ont le coeur droit (10). » Mais même alors elle resplendit dans ses enfants les plus forts. Et s'il fallait diviser le sens de ces divines paroles, ce ne serait pas en vain peut-être qu'il eût été dit de la race d'Abraham : « Elle sera comme les étoiles du ciel, comme le sable au bord de la mer. » Nous pourrions entendre,
 
1. Ps. XLIV, 12, 17. — 2. I Jean, II, 19. — 3. Ibid. XXI, 17. — 4. Ibid. X, 16. — 5. Matth. VII, 14. — 6. Gen. XXII, 17. — 7. Matth. VIII, 11. — 8. Tit. II, 14. — 9. Apoc. VII, 9. — 10. Ps. X, 3.
 
 
par les étoiles du ciel, les moins nombreuses des âmes chrétiennes, les plus fermes et les plus brillantes; et par le sable du bord de la mer, la grande multitude des faibles et des charnels, qui paraît libre et paisible dans les temps calmes, mais que les flots des tribulations et des tentations couvrent et bouleversent.
31. C'est d'un de ces temps d'orage qu'Hilaire a parlé dans l'endroit que vous avez cru pouvoir opposer à tant de témoignages divins, comme si l'Eglise eût été effacée de la terre (1). De cette manière vous pouvez dire que les Eglises si nombreuses de la Galatie n'existaient plus, quand l'Apôtre s'écriait: « O Galates insensés ! qui vous a fascinés au point de finir par la chair après avoir commencé par l'esprit (2). » C'est ainsi que vous calomniez un savant homme qui réprimandait sévèrement les languissants et les timides et les enfantait de nouveau jusqu'à ce que le Christ eût été formé en eux (3). Qui donc ignore qu'en ce temps-là beaucoup de chrétiens, d'un sens borné, trompés par des mots obscurs, croyaient que les ariens avaient leur propre foi? D'autres cédaient à la crainte et feignaient d'accepter cette doctrine, ne marchant pas droit selon la vérité de l'Evangile ; on les accueillit lorsqu'ils reconnurent leur erreur, mais vous n'auriez pas voulu qu'on leur eût pardonné. En vérité, vous ne connaissez pas les saintes Ecritures. Lisez ce que Paul a écrit sur Pierre, ensuite ce qu'a pensé Cyprien sur le même sujet; et que la mansuétude ne vous déplaise pas dans l'Eglise, qui rassemble les membres dispersés du Christ et n'en disperse pas les membres unis. Il y en eut peu alors qui demeurèrent fermes et reconnurent les piéges des hérétiques ; il y en eut peu si on les compare aux autres : mais parmi ces amis fidèles de la vérité, les uns expiaient dans l'exil leur courageuse résistance à l'erreur, les autres restaient cachés sur tous les points du monde. Ainsi l'Eglise, qui grandit sans cesse, se conserva dans le pur froment du Seigneur et elle se conservera jusqu'à ce qu'elle ait reçu dans son sein toutes les nations, même les nations barbares. Car l'Eglise, c'est ce bon grain qu'a semé le Fils de
 
1. Saint Hilaire, dans son livre des conciles contre les ariens, avait dit : « Excepté Elusius et un petit nombre avec lui y la multitude, dans les dix provinces de l'Asie où je me trouve, ne connaît pas véritablement Dieu. » Vincent avait abusé de ce passage qui, d'après l'explication même de saint Augustin, n'exprime qu'un blâme contre l'ivraie de ces dix provinces d'Asie.
2. Gal. III, 1. — 3. Ibid. IV, 19.
 
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l'homme, et qu'il a annoncé devoir croître parmi l'ivraie jusqu'à la moisson. Or, le champ est le monde, la moisson est la fin des temps (1).
32. Hilaire reprenait donc ceux qui formaient l'ivraie et non pas le froment des dix provinces d'Asie; il pouvait aussi s'adresser au bon grain qui faiblissait et se trouvait en péril, et la véhémence de ses discours ne les rendait que plus utiles. Les Ecritures canoniques ont elles-mêmes cette manière habituelle de réprimander: on s'adresse en quelque sorte à tous pour être entendu de quelques-uns. Quand l'Apôtre dit aux Corinthiens: « Comment en est-il quelques-uns parmi vous qui disent que les morts ne ressusciteront pas? » il montre bien que tous ne pensaient pas ainsi, mais que ceux qu'il dénonçait se trouvaient au milieu d'eux. Pour empêcher que les bons ne fussent séduits, il les avertit en ces termes: « Ne vous laissez point séduire; les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs. Soyez sobres, justes, et ne péchez pas. Car il en est quelques-uns parmi vous qui ne connaissent pas Dieu: je vous le dis pour vous faire honte (2). Mais à l'endroit où le même apôtre s'exprime ainsi : « Lorsqu'il y a parmi vous jalousie et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l'homme (3)? » il parle comme à tous, et vous voyez combien est grave ce qu'il dit. Nous lisons dans la même Epître : « Je rends, pour vous à mon Dieu des actions de grâces continuelles, à cause de la grâce de Dieu qui vous a été donnée en Jésus-Christ, et des richesses dont vous avez été comblés en lui, en toute parole et toute science; le témoignage du Christ s'est trouvé ainsi confirmé en vous, de sorte que nulle grâce ne vous manque (4). » Sans ce passage nous pourrions croire tous les Corinthiens charnels et de vie animale, ne comprenant pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (5) , disputeurs, jaloux, marchant selon l'homme. C'est pourquoi « le monde entier est établi dans le mal.(6), » à cause de l'ivraie répandue par toute la terre, et le Christ « est la victime propitiatoire pour tous nos péchés, non-seulement pour tous nos péchés, mais pour ceux du monde entier (7), » à cause du bon grain qui est aussi répandu partout.
33. Si l'abondance des scandales refroidit la charité de plusieurs, c'est que plus le nom du
 
1. Matth. XIII, 24-39. — 2. I Cor. XV, 12 , 33, 34. — 3. Ibid. III 3. — 4. Ibid. I, 4-7. — 5. Ibid. II, 14. — 6. I Jean, V, 19. —  7. Ibid. II, 2.
 
Christ est glorifié, plus se réunissent dans la communion de ses sacrements, ces méchants qui doivent persévérer dans leur perversité et qui toutefois n'en seront séparés , comme la paille du bon grain, que par le vanneur du dernier jour (1). Ces méchants n'étouffent pas les bons grains, en très-petit nombre en comparaison de l'ivraie, mais nombreux par eux-mêmes; ils n'étoufferont pas les élus de Dieu qui seront rassemblés, à la fin des temps, comme parle l'Evangile, « des quatre vents, depuis une extrémité du ciel jusqu'à l'autre (2). » Car, c'est la voix de ces élus qui dit : « Sauvez-moi, Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saint, parce que les vérités s'effacent du milieu des enfants des hommes (3); » et le Seigneur, au milieu de l'impiété qui abonde, leur a promis le salut pour prix de leur persévérance jusqu'à la fin (4). Enfin, comme on le voit par la suite, ce n'est pas un seul homme, ce sont -plusieurs qui parlent dans le même psaume : « C'est vous, Seigneur, qui nous garderez, qui nous préserverez de cette génération jusqu'à l'éternité (5). » A cause de cette abondance d'iniquité prédite par le Seigneur, il a été aussi écrit, « Quand le Fils de l'homme viendra, croyez-vous qu'il trouve encore de la foi sur la terre (6)? » Ce doute de Celui qui sait tout a représenté en lui notre propre doute : après que l'Eglise a été si souvent déçue de ses espérances avec plusieurs qui se sont trouvés tout autres qu'on ne croyait, elle est alors troublée dans ses enfants et ne veut plus croire aisément de personne quelque chose de bien. Cependant il n'est pas permis de douter que ceux en qui le Seigneur trouvera de la foi sur la terre, croîtront avec l'ivraie dans toute l'étendue du champ.
34. C'est donc l'Eglise elle-même qui nage dans le filet du Seigneur avec les mauvais poissons. Elle se sépare d'eux par le coeur et par les moeurs, afin de se montrer dans sa gloire à son époux, et n'ayant ni tache ni ride (7) ; mais elle attend que la séparation corporelle se fasse sur le rivage de la mer, c'est-à-dire à la fin des temps, ramenant qui elle peut, supportant ceux qu'elle ne peut ramener, sans que l'iniquité de ceux qu'elle ne corrige point lui fasse abandonner l'union avec les bons.
35. Pour combattre ces témoignages divins, si nombreux, si clairs, si indubitables, ne
 
1. Matth. III, 12. — 2. Ibid. XXIV, 31. — 3.Ps. XI, 2. — 4. Matth. XXIV, 12, 13. — 5. Ps. XI, 8. — 6. Luc, XVIII, 8. — 7. Eph. V, 27.
 
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cherchez donc plus des calomnies dans les écrits des évêques, soit de ceux qui sont restés au milieu de notre communion depuis votre séparation, comme Hilaire; soit de quelques autres d'une époque antérieure au schisme de Donat, comme Cyprien et Agrippin (1). D'abord ces écrivains-là n'ont pas l'autorité des auteurs canoniques; on ne les lit pas pour en tirer des preuves qui ne permettent pas des sentiments contraires, et avec la pensée qu'ils ne peuvent dire que la vérité. Car nous nous mettons au nombre de ceux qui ne dédaignent pas de s'appliquer cette parole de l'Apôtre : « Si vous avez un sentiment qui ne soit pas conforme à la vérité, Dieu vous éclairera. Cependant, pour les choses que nous sommes parvenus à savoir, marchons-y (2), » c'est-à-dire marchons dans cette voie qui est le Christ, et dont parle ainsi le Psalmiste: « Que Dieu ait pitié de nous et nous bénisse; qu'il fasse briller sur nous son visage, pour que nous connaissions, Seigneur, votre voie sur la terre, et votre salut au milieu de toutes les nations (3) ! »
36. Ensuite, si vous aimez l'autorité de saint Cyprien, évêque et glorieux martyr, autorité que nous ne confondons pas, ainsi que je l'ai dit, avec celle des auteurs canoniques, pourquoi ne l'aimez-vous pas aussi quand il garde par amour et qu'il défend dans ses écrits l'unité du monde et de toutes les nations; quand il ne voit que de la présomption et de l'orgueil dans ceux qui auraient voulu se séparer de cette unité, comme étant les seuls justes, et qu'il se moque de leur prétention à s'attribuer ce que le Seigneur n'accorda point aux apôtres, c'est-à-dire le privilège d'arracher l'ivraie avant le temps, de nettoyer l'aire et de séparer la paille du bon grain; quand il a montré que nul ne peut être souillé par les péchés d'autrui, répondant ainsi à ce qui sert de motif à tous les déchirements impies; quand sur les points même où il a pensé autrement qu'il ne fallait, il n'a jamais demandé que les évêques d'un sentiment contraire au sien fussent jugés ou retranchés de sa communion; quand, dans cette lettre à Jubaïen, qui fut d'abord lue au concile (4), dont vous invoquez l'autorité pour rebaptiser, tout en avouant qu'au temps passé l'Eglise admettait dans son sein, sans leur conférer de nouveau le baptême, des chrétiens baptisés
 
1. L’évêque Agrippin fut le successeur de saint Cyprien sur le siège de Carthage.
2. Philip. III, 15, 16. — 3. Ps. CXVI, 2, 3. — 4. Concile de Carthage en 256.
 
dans des communions séparées, et en croyant ainsi qu'ils étaient sans baptême; il attache un si grand prix à la paix de l'Eglise, que pour la conserver il n'exclut pas ces chrétiens des fonctions du sanctuaire ?
37. Ceci renverse et détruit totalement votre parti, et je connais trop votre esprit pour que vous n'en soyez pas frappé. Car, s'il suffit, comme vous le dites, de communiquer avec des pécheurs pour que l'Eglise périsse sur la terre (et c'est pour cela que vous vous êtes séparés de nous), elle avait déjà péri tout entière lorsque, selon l'opinion de Cyprien, elle admettait dans son sein des gens sans baptême; dans ce cas il n'y avait plus d'Eglise où Cyprien lui-même pût naître à la foi, et bien moins encore votre chef et votre père Donat, venu au monde longtemps après Cyprien. Mais, si à l'époque où les gens sans baptême étaient admis, il y avait cependant une Eglise qui enfantait Cyprien, qui enfantait Donat, il en résulte clairement que les justes ne sont pas souillés par les fautes d'autrui, quand ils communiquent avec les pécheurs. Il vous devient donc impossible de justifier la séparation par laquelle vous êtes sortis de l'unité, et en vous s'accomplit cet oracle de la sainte Ecriture : « Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne se lave pas de la souillure de sa séparation (1). »
38. On ne s'égale pas à Cyprien parce que, à cause de la similitude des sacrements, on n'ose pas rebaptiser les hérétiques eux - mêmes, comme on ne s'égale pas à Pierre parce qu'on ne force pas les gentils à judaïser. Cette faute de Pierre, sa correction même sont renfermées dans les Ecritures canoniques; mais ce n'est pas dans les livres canoniques, c'est dans les livres de Cyprien et dans les lettres d'un concile que nous trouvons que cet évêque a énoncé sur le baptême un sentiment contraire à la règle et à la coutume de l'Eglise. Il n'y a pas trace qu'il ait rectifié cette opinion; toutefois il est permis de penser qu'un tel homme s'est corrigé sur ce point, et peut-être la preuve de son retour à cet égard a-t-elle été anéantie par ceux qui se sont trop réjouis de cette erreur et n'ont pas voulu se priver d'un aussi grand patronage. Il ne manque pas de gens d'ailleurs qui soutiennent que ce sentiment n'a jamais été Celui de Cyprien, et qu'on l'a présomptueusement et faussement produit sous son nom. En effet, quelque illustre que soit un évêque, le texte de
 
1. Prov. XXIV, selon les Septante.
 
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ses livres ne peut se garder aussi pur que le texte des livres canoniques traduits en tant de langues et protégés par le. respect successif des générations; et pourtant il s'est trouvé des imposteurs pour produire bien des choses sous le nom des apôtres. Ces coupables efforts ont été vains : nos saintes Écritures sont si vénérées, si lues, si connues ! Mais cet effort d'une audace impie, en s'attaquant à ce qui était appuyé sur une telle base de notoriété, a prouvé ce qu'on pourrait tenter contre des livres non établis sur l'autorité canonique.
39. Nous ne nions pas cependant que Cyprien ait pensé ce qu'on lui prête, et cela pour deux raisons : la première, c'est que son style a une certaine physionomie à laquelle on peut le reconnaître; la seconde, c'est que notre cause s'y trouve victorieusement démontrée contre vous, et que le motif de votre séparation, c'est-à-dire la crainte des souillures par les fautes d'autrui, n'en est que plus facile à détruire. Car on voit par les écrits de Cyprien qu'on demeurait en communion avec les pécheurs, puisqu'on admettait dans l'Église ceux qui, selon vous et selon le sentiment que vous lui attribuez étaient sans baptême; et que pourtant l'Église n'avait pas péri, mais que le froment du Seigneur, répandu à travers tout l'univers, était resté dans son honneur et sa vertu. Si donc le trouble de votre défaite vous fait chercher un refuge dans l'autorité de Cyprien, comme on cherche un port, vous voyez contre quel écueil vient donner votre erreur; mais si désormais vous n'osez plus vous réfugier de ce côté, vous ne pouvez plus lutter, vous êtes en plein naufrage.
40. Ou Cyprien n'a pas tout à fait pensé comme vous le dites, ou bien dans la suite il s'est rectifié conformément aux règles de la vérité, ou bien il a couvert par l'abondance de sa charité cette tache de son coeur si pur, en défendant l’unité de l'Église qui s'étend sur toute la terre, et en maintenant avec persévérance le lien de la paix; car il est écrit: « La charité couvre la multitude des péchés . (1)» Ajoutez que s'il y a eu quelque chose à retrancher dans cette branche d'une belle fécondité, le père de famille l'a taillée avec le fer du martyre: « Mon père, dit le Seigneur, taille la branche qui en moi donne du fruit, pour qu'elle en donne davantage (2). » D'où est venue à Cyprien cette grâce, sinon de sa persistance à
 
1. I Pierre, IV, 8. — 2. Jean, XV, 2.
 
demeurer attaché à la vigne qui se répand au loin, et à ne pas abandonner la racine de l'unité? Car il ne lui eût servi de rien de livrer son corps aux flammes, s'il n'avait pas eu la charité (1) .
41. Voyez encore un peu, dans les écrits de Cyprien, combien il juge inexcusable celui qui, dans l'intérêt de sa propre justice, se sépare de l'unité de l'Église (divinement promise et accomplie au milieu de toutes les nations), et vous comprendrez davantage la vérité de la sentence que je vous rappelais plus haut : « Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne saurait laver la souillure de sa séparation. » Dans une lettre (2) adressée à Autonien, il touche à ce qui nous occupe en ce moment; mais il vaut mieux citer ici ses paroles : « Parmi les évêques nos prédécesseurs de cette province, quelques-uns pensèrent qu'il ne fallait pas donner la paix aux impudiques, et ils fermèrent absolument aux adultères les portes de la pénitence ; ils ne se retirèrent pas pour cela de la communion de leurs collègues, et ne rompirent pas l'unité de l'Église catholique par la dureté ou l'opiniâtreté de leur jugement; ils ne crurent pas que celui qui refusait la paix religieuse aux adultères dût se séparer de ceux qui la donnaient. Pourvu que le lien de la concorde demeure, et que le sacrement de l'Église catholique soit toujours indissoluble, chaque évêque règle sa conduite comme il l'entend, sauf à rendre compte à Dieu de ce qu'il aura fait. » Que dites-vous à cela, mon frère Vincent? Certes vous voyez que ce grand homme, cet évêque ami de la paix, cet intrépide martyr n'a rien eu plus à coeur que de maintenir le lien de l'unité. Vous le voyez en travail, non-seulement pour faire naître ceux qui ont été conçus dans le Christ, mais encore pour empêcher que ceux qui sont déjà nés ne meurent en sortant du sein de la mère.
49. Remarquez ce que Cyprien a rappelé pour condamner les séparations impies. Si les évêques qui admettaient les adultères à la réconciliation communiquaient avec eux, ceux qui refusaient l'admission n'étaient-ils pas souillés par leurs relations avec les autres? Et si, ce qui est vrai et ce qui est la règle de l'Église, on faisait bien de recevoir les adultères à la réconciliation, les évêques qui les repoussaient absolument de la pénitence
 
1. I Cor. XIII, 3. — 2. Lettre LII.
 
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commettaient une action impie; ils refusaient la santé à des membres du Christ, ôtaient les clefs de l'Eglise devant ceux qui frappaient à la porte, se mettaient cruellement en contradiction avec la miséricordieuse puissance de Dieu, qui laisse vivre les coupables afin de les guérir par le repentir, par le sacrifice d'un esprit contrit et l'oblation d'un coeur affligé. Cependant leur erreur barbare et leur impiété ne souillaient pas les évêques miséricordieux et pacifiques, restés en communion chrétienne avec eux et les supportant dans les filets de l'unité, jusqu'à la séparation qui doit se faire sur le rivage; et s'il y eut alors souillure, l'Eglise périt par la communion des méchants, et il n'y eut plus d'Eglise pour enfanter Cyprien lui-même. Mais si, ce qui est certain, l'Eglise demeura, il devient également certain que les fautes d'autrui ne peuvent souiller personne dans l'unité du Christ, tant qu'on n'adhère pas à ce qui est mal, ce qui serait se souiller en participant aux péchés mêmes; et que c'est à cause des bons qu'on supporte ceux qui ne le sont pas, comme la paille qu'on souffre dans l'aire du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne la vanner au dernier jour. Cela étant, quel motif reste-t-il pour votre schisme? N'êtes-vous pas de mauvais fils, qui vous donnez pour justes, et qui ne pouvez vous laver de la honte de la séparation?
43. Si maintenant je voulais vous rappeler ce qu'a dit dans ses livres Tichonius, homme de votre parti, qui a plutôt écrit pour l'Eglise catholique que pour vous, et a reconnu qu'il s'était séparé sans raison de la communion des prétendus traditeurs africains, ce qui a suffi à Parménien pour lui fermer la bouche; que pourriez-vous répondre, si ce n'est ce qu'il a dit lui-même de vous et que j'ai cité un peu plus haut: « Ce qui est saint, c'est ce que nous voulons? » Tichonius, homme de votre communion, comme je l'ai déjà dit, parle de la réunion d'un concile à Carthage, composé de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, et où, après une délibération qui dura soixante-quinze jours, toute autre affaire cessant, il fut décidé que si les traditeurs, coupables d'un crime immense, ne voulaient pas être rebaptisés, on ne laisserait pas de rester en communion avec eux comme s'ils étaient innocents. Il dit que Deutérius de Macriane, un de vos évêques, avait admis sans distinction dans son Eglise une multitude de traditeurs ; que conformément aux décrets de ce concile de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, il refit l'unité avec les traditeurs, et que, depuis lors, Donat demeura en communion, non-seulement avec Deutérius, mais encore pendant quarante ans avec tous les évêques de la Mauritanie, lesquels, dit-il encore, avaient communiqué avec les traditeurs, sans leur réitérer le baptême, jusqu'à la persécution de Macaire.
44. Mais, observez-vous : Que me fait ce Tychonius? Ce Tychonius est celui que Parménien, dans ses réponses, cherche à retenir, et qu'il voudrait empêcher d'écrire de pareilles choses ; il ne les réfute pas toutefois; mais, en le voyant s'exprimer ainsi sur l'Eglise répandue par toute la terre, et sur ce que les fautes d'autrui ne sauraient souiller personne dans l'unité catholique, il lui demande pourquoi il demeure éloigné des évêques africains comme pour se préserver de la contagion des traditeurs, et pourquoi il s'est mis dans le parti de Donat. Parménien aurait mieux aimé dire que Tychonius avait menti sur tous ces points; mais, ainsi que Tychonius le rappelle, bien des gens vivaient encore qui auraient montré que ces choses étaient très-certaines et trèsmanifestes.
45. En voilà assez là-dessus : soutenez à votre aise que Tychonius en a menti; je reviens à Cyprien que vous avez invoqué vous-même. Il est certain, d'après ses écrits, due si, dans l'unité, chacun est souillé par les péchés d'autrui, l'Eglise avait déjà péri avant Cyprien, et, chrétiennement parlant, Cyprien ne pouvait pas exister. Or, si une semblable opinion est un sacrilège, et s'il est certain que l'Eglise demeurait, nul n'est souillé par les fautes d'autrui dans l'unité catholique, et, mauvais fils, vous vous donnez vainement pour justes; vous restez avec le tort de votre séparation.
46. Vous me dites : Pourquoi donc nous cherchez-vous : pourquoi accueillez-vous ainsi ceux que vous appelez hérétiques ? Voyez comme je vais vous répondre aisément et brièvement. Nous vous cherchons parce que vous périssez, afin de pouvoir nous réjouir du retour de ceux dont la perte nous affligeait. Nous disons que vous êtes hérétiques, mais c'est avant votre conversion à la paix catholique, c'est avant que vous vous dépouilliez de l'erreur dont vous êtes enveloppés. Quand vous revenez vers nous, vous laissez ce que vous étiez auparavant, vous ne nous revenez (156) pas hérétiques. Baptisez-moi donc: ajoutez-vous. Je le ferais si vous n'étiez pas baptisé,. ou si vous aviez été baptisé dans le baptême de Donat ou de Rogat, et non point dans celui du Christ. Ce ne sont pas les sacrements chrétiens qui vous font hérétique, c'est une détestable séparation. Le mal qui est venu de vous ne doit pas faire méconnaître le bien qui est demeuré en vous; mais ce bien devient un mal pour vous, si vous ne l'avez pas dans l'unité qui en est la source. Car tous les sacrements du Seigneur proviennent de l'Eglise catholique; vous les avez et vous les donnez comme ils étaient avant votre séparation; vous les gardez quoique vous ne soyez plus là d'où ils viennent. Nous ne changeons point en vous les choses par lesquelles vous êtes avec nous, car vous êtes avec nous en beaucoup de choses, et il a été dit : « Ils étaient en beaucoup de choses avec moi (1); » mais nous corrigeons ce qui vous sépare de nous, et nous voulons que vous receviez ici ce que vous n'avez pas là où vous êtes. Vous êtes avec nous dans le, baptême, dans le symbole, dans les autres sacrements du Seigneur; mais vous n'êtes pas avec nous dans l'esprit de l'unité et le lien de la paix; enfin vous n'êtes pas avec nous dans l'Eglise catholique. Si vous recevez ces choses, vous. ne commencerez pas à avoir ce que vous n'avez pas, mais ce que vous avez vous servira. Il n'est donc pas vrai, comme vous le croyez, que nous recevions les vôtres, quand ils viennent à nous; mais nous les rendons nôtres en les recevant; pour qu'ils commencent d'être à nous, il faut qu'ils cessent d'être à vous. Nous ne travailIons pas non plus à nous associer,des artisans de l'erreur que nous réprouvons, mais nous voulons les ramener dans nos rangs pour qu'ils ne soient plus ce que nous détestons.
47. L'apôtre Paul, dites-vous, a baptisé après Jean. A-t-il baptisé après un hérétique? Si par hasard, vous osez appeler hérétique cet ami de l'Epoux, et dire qu'il n'a pas été dans l'unité de l'Eglise, écrivez-le. Mais, si cela est insensé à penser ou à dire, votre prudence doit examiner pourquoi l'apôtre Paul a baptisé après Jean. S'il l'a fait après son égal, vous devez tous vous rebaptiser les uns après les autres: S'il l'a fait après un plus grand que lui, vous devez vous-même rebaptiser après Rogat. S'il l'a fait après un qui soit au-dessous de lui, Rogat a dû rebaptiser après vous, qui baptisiez,
 
1. Ps. LIV, 19.
 
n'étant que simple prêtre. Mais, si le baptême gui se donne aujourd'hui est le même pour tous, malgré l'inégalité des mérites de ceux qui le confèrent, parce que c'est le baptême du Christ et non de ceux qui l'administrent, vous comprenez déjà, je pense, que le baptême du Christ, donné par l'apôtre Paul à quelques-uns, venait après le baptême de Jean, et non après le baptême du Christ; car les divines Ecritures nomment en plusieurs endroits ce premier baptême, le baptême de Jean , et le Seigneur lui-même le nomme ainsi : « D'où venait le baptême de Jean? du ciel ou des hommes (1) ? » Or le baptême de Pierre n'était pas celui de Pierre, mais celui du Christ, et le baptême qu'a donné Paul n'était pas celui de Paul, mais celui du Christ; il en est de même du baptême de ceux qui, au temps des apôtres , n'annonçaient pas le Christ avec pureté d'intention, mais avec un esprit jaloux (2), et du baptême de ceux qui, au temps de Cyprien , s'appropriaient frauduleusement des terres , et accroissaient leur profit par grosse usure. Et, parce que ce baptême était du Christ, il était d'une égale vertu, malgré l'inégalité des mérites de ceux qui le conféraient. Car si on est d'autant mieux baptisé qu'on l'a été par un plus digne ministre, l'Apôtre a eu tort de rendre grâces à Dieu de n'avoir baptisé personne parmi les Corinthiens, excepté Crispus et Caius et. la maison de Stéphanas (3) : alors, en effet , les Corinthiens auraient été d'autant mieux baptisés qu'ils l'auraient été de la main de Paul. Enfin, quand il dit : « J'ai planté, Apollon a arrosé (4), » il semble indiquer. qu'il a évangélisé et qu'Apollon a baptisé. Apollon était-il meilleur que Jean ? Pourquoi donc Paul n'a-t-il pas rebaptisé après Apollon, lui qui l'avait fait après Jean, si ce n'est parce que ce baptême, donné par n'importe qui, était celui du Christ, et que l'autre donné également par n'importe qui, quoiqu'il préparât la voie au Christ , n'était que le baptême de Jean?
48. Il semble qu'il y ait quelque chose d'odieux à dire qu'on a baptisé après saint Jean, et qu'on ne baptise pas après les hérétiques; mais il sera aussi odieux de dire qu'on a baptisé après Jean, et qu'on ne baptise pas après des gens adonnés au vin : je signale ce vice parce qu'on ne peut pas le cacher, et
 
1. Matth. XXI, 25. — 2. Philip. I, 15, 17. — 3. I Cor, I, 14. — 4. Ibid. III, 6.
 
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qu'on le rencontre partout, à moins d'être aveugle. Cependant, au nombre de ces oeuvres de chair qui excluent du royaume de Dieu, l'Apôtre place l'ivrognerie aussi bien que l'hérésie : « Il est aisé, dit-il, de reconnaître les oeuvres de la chair, qui sont : la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les dissensions, les jalousies, les colères, les querelles, les hérésies, les envies, les ivrogneries, les débauches, et autres choses semblables : je vous déclare, comme je vous l'ai déjà déclaré, que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu (1). » On ne baptise donc pas après un hérétique, quoiqu'on ait baptisé après Jean, par la raison que, quoiqu'on ait baptisé après Jean, on ne baptise pas après quelqu'un qui serait adonné au vin : les hérésies et les ivrogneries sont également comptées au nombre des oeuvres qui excluent du royaume de Dieu. Ne vous paraît-il pas intolérablement indigne qu'on baptise après celui qui, ne se contentant pas de boire sobrement, mais ne buvant pas du tout, a préparé la voie au royaume de Dieu, et qu'on ne baptise pas après celui qui, faisant un usage immodéré du vin, n'y parviendra. même pas? Quoi répondre, sinon que le baptême après lequel l'Apôtre a baptisé dans le Christ était le baptême de Jean, et que le baptême conféré par la personne adonnée au vin était celui du Christ? Entre Jean et un homme adonné au vin, il y a une grande différence d'opposition; entre le baptême du Christ et le baptême de Jean, il n'y a pas opposition, il existe néanmoins une essentielle différence. Il en est une grande aussi entre un apôtre et un homme adonné au vin; il n'y en a pas entre le baptême du Christ donné par un homme intempérant. De même entre Jean et un hérétique, il y a grande différence par opposition; entre le baptême de Jean et celui du Christ donné par un hérétique, aucune opposition, mais grande différence. Entre le baptême du Christ que donne un apôtre et le baptême du Christ que donne un hérétique, différence aucune. Car les sacrements demeurent les mêmes, malgré la grande inégalité des mérites de ceux qui les confèrent.
49. Mais pardon, je me suis trompé quand j'ai choisi, pour vous convaincre, l'exemple
 
1. Gal. V, 19-20.
 
d'un homme adonné au vin : j'oubliais que j'avais affaire à un rogatiste, et non pas à un donatiste quelconque. Il est possible que parmi vos collègues et vos clercs qui sont en si petit nombre, vous ne trouviez aucune trace d'un tel vice. Car la foi catholique que vous vous donnez, vous ne la tenez pas de la communion du monde entier, mais de l'observation de tous les préceptes divins et de tous les sacrements : c'est en vous seulement que le Fils de l'homme trouvera la foi quand il n'en trouvera plus sur la terre, parce que vous n'avez plus rien de terrestre et vous n'appartenez plus à ce monde, mais vous êtes déjà célestes et c'est au ciel que vous habitez ! Vous ne craignez donc pas, vous ne vous rappelez pas cette parole
« Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (1) ? » Vous n'êtes pas frappés de ce passage de l'Évangile où le Seigneur dit : « Lorsque le Fils de l'homme viendra, croyez-vous qu'il trouve de la foi sur la terre (2)? » Car sachant d'avance que bien des orgueilleux s'arrogeraient cette foi, il adresse aussitôt cette parabole aux gens qui se croyaient justes et méprisaient les autres : « Deux hommes montèrent au temple pour prier, l'un était pharisien, l'autre publicain. (3) » Et le reste. Répondez-vous à vous-même par la suite de la parabole. Pourtant voyez attentivement si, parmi le . petit nombre des vôtres, il ne se rencontrerait pas quelque intempérant qui baptisât. La contagion de ce vice dévaste tant les âmes, et son funeste empire s'étend si loin, que je serais bien étonné que votre petit troupeau en eût été préservé; j'en serais bien surpris, quoique, bien avant l'avènement du Fils de l'homme, qui est le seul bon pasteur, vous vous vantiez d'avoir déjà séparé les brebis des boucs.
50. Entendez par ma bouche la voix des bons grains qui, en attendant le dernier jour, souffrent au milieu de la paille, sur l'aire du Seigneur, c'est-à-dire dans le monde entier, car Dieu a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher (4), et partout il s'y trouve des enfants qui le louent (5); voici donc ce que vous dit cette voix : Nous désavouons quiconque prend occasion des lois impériales pour assouvir contre vous des haines, au lieu de travailler affectueusement à vous ramener.
 
1. Jacq. IV, 6. — 2. Luc, XVIII, 8. — 3. Ibid. 10. — 4. Ps. XLIX, 1. — 5. Ps. CXII, 1-3.
 
 
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Toute chose terrestre n'est légitimement possédée que par le droit divin qui attribue tout aux justes, ou par le droit humain qui est au pouvoir des rois de la terre ; c'est donc à tort que vous appelleriez votre bien ce que vous ne possédez pas comme justes, ou ce que vous feraient perdre les lois des puissances temporelles, et c'est en vainque vous diriez que vous l'avez laborieusement amassé, puisqu'il est écrit: « Les justes recueilleront le fruit du travail des impies (1). » Mais cependant nous désavouons quiconque prend occasion de ces lois, dirigées par les rois serviteurs du Christ contre un schisme impie, pour convoiter ce qui vous appartient. Nous désavouons quiconque, dans un sentiment de cupidité et non dans un sentiment de justice, retient le bien des pauvres, les basiliques qui vous servaient de lieux de réunion et que vous aviez sous le nom d'églises, quoique rigoureusement ces basiliques ne doivent appartenir qu'à la véritable Eglise du Christ. Nous désavouons quiconque reçoit ceux que vous chassez du milieu de vous pour cause d'infamie ou pour crime, comme on reçoit ceux qui ont vécu parmi vous sans reproche, sauf l'erreur qui nous sépare. Mais ce sont ici des griefs que vous ne prouvez pas aisément; et quand vous les prouveriez, il est des coupables que nous ne pouvons ni corriger ni punir; et que nous tolérons : nous ne quittons pas, à cause de la paille, l'aire du Seigneur, nous ne rompons pas les filets à cause des mauvais poissons; nous n'abandonnons pas le troupeau du Seigneur à cause des boucs qui ne seront mis à part que le dernier jour; nous ne nous éloignons pas de la maison du Seigneur à cause des vases qui sont devenus des vases d'ignominie.
51. Pour vous, mon frère, je pense que si vous ne vous préoccupez pas de la vaine gloire des hommes et si vous méprisez les reproches des insensés qui vous disent : Pourquoi détruisez-vous ce que vous édifiiez auparavant? vous reviendrez sans aucun doute à l'Eglise que, je le comprends, vous savez être la véritable. Je ne chercherai pas au loin des preuves de votre sentiment à cet égard; au début de la lettre à laquelle je réponds, vous dites ceci : « Je vous  ai connu encore bien éloigné du christianisme, appliqué à l’étude des lettres et montrant un très-grand goût pour la paix et l'honnêteté ; depuis votre conversion à la foi
 
1. Prov. XIII, 22.
 
chrétienne, conversion qui m'a été rapportée par le témoignage de plusieurs, vous donnez votre temps à la controverse. » Assurément si c'est vous qui m'avez adressé cette lettre, ces paroles sont de vous. En avouant que je suis converti à la foi chrétienne, vous prouvez qu'elle existe en dehors des rogatistes et des donatistes, puisque je ne me suis converti ni au parti de Donat ni au parti de Rogat ; cette foi chrétienne devenue la mienne est donc, comme nous le répétons, celle qui se répand au milieu de toutes les nations bénies dans la race d'Abraham, selon le témoignage de Dieu'. Pourquoi hésitez-vous à déclarer ce que vous sentez, si ce n'est parce que vous avez honte de ne pas avoir toujours eu la même pensée et d'en avoir défendu une autre? Vous avez honte de vous corriger et vous n'en avez pas de demeurer dans l'erreur, ce qui devrait plutôt vous en faire éprouver !
52. L'Ecriture a dit : « Il y a une honte qui produit le péché, il y a une honte qui produit la grâce et la gloire (2). » La honte produit le péché lorsqu'on n'ose pas changer de mauvais sentiments de peur de paraître inconstant ou de laisser voir qu'on juge soi-même s'être longtemps trompé : ceux qui en sont là descendent en enfer tout vivants (3), c'est-à-dire avec le propre sentiment de leur perdition; Dathan , Abiron et Coré, engloutis vivants dans la terre, en ont été, il y a des siècles, la prophétique figure. La honte produit la grâce et la gloire lorsqu'on rougit de sa propre iniquité et qu'on devient meilleur par le repentir : vaincu malheureusement par cette autre honte, voilà ce que vous n'avez pas le courage de faire; vous craignez que des hommes qui ne savent ce qu'ils disent, ne vous opposent cette sentence de l'Apôtre : « Si j'édifie ce que j'ai détruit auparavant, je me constitue moi-même prévaricateur (4). » Si de telles paroles pouvaient s'appliquer à ceux qui, ramenés à la vérité, l'ont annoncée après l'avoir criminellement combattue, on les eût tout d'abord appliquées à Paul lui-même, en qui les Eglises du Christ glorifiaient Dieu, quand elles l'entendaient prêcher la foi qu'il ravageait auparavant (5).
53. Ne croyez pas qu'on puisse, sans passer par la pénitence, revenir de l'erreur à la vérité, ni d'un péché grand ou petit à la régularité.
 
1. Gen. XXII, 18. — 2. Eccles. IV, 25. — 3. Ps. LIV, 16. — 4. Galat. II, 18. — 5. Ibid. I, 23.
 
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Mais ce serait trop audacieux de reprocher à l'Eglise, que tant de divins témoignages nous prouvent être l'Eglise du Christ, de traiter différemment ceux qui, sortis de son sein, lui reviennent par la pénitence, et ceux qui, ne lui ayant jamais appartenu, reçoivent sa paix pour la première fois; elle humilie davantage les uns, elle se montre plus douce envers les autres, mais elle les aime tous et s'attache avec une maternelle charité à les guérir tous.
        Vous avez une lettre plus longue peut-être que vous n'auriez voulu ; elle eût été beaucoup plus courte si, en vous répondant, je n'avais pensé qu'à vous; mais, si elle ne vous sert de rien, je ne crois pas qu'elle soit inutile à ceux qui auront soin de la lire avec la crainte de Dieu et sans acception de personnes. Ainsi soit-il.
LETTRE XCIV. (Année 408.)
 
Saint Paulin, se trouvant à Rome après Pâques, selon sa coutume, avait reçu de saint Augustin un de ses ouvrages; il ne nous dit pas lequel; pour mieux en jouir, il avait attendu d'être sorti de Rome où trop de bruit l'importunait. Saint Paulin loue la courage religieux de Mélanie, les bonnes oeuvres du sénateur Publicola, petit-fils de cette illustre et sainte dame romaine, et parle du renoncement chrétien qu'il appelle une mort évangélique. Comme l'évêque d'Hippone lui avait demandé quelle serait l'occupation des élus dans le ciel, le saint époux de Thérasie exprime humblement quelques pensées à cet égard. Cette lettre respire la plus respectueuse et la plus profonde admiration pour la sainteté et. le génie de l'évêque d'Hippone.
 
AU SAINT ÉVÉQUE DU SEIGNEUR, A LEUR INCOMPARABLEMENT CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE, FRÈRE ET MAITRE AUGUSTIN, LES PÉCHEURS PAULIN ET THÉRASIE.
 
1. Votre parole est toujours un flambeau pour mes pas et une lumière pour mon chemin. Ainsi, chaque fois que je reçois des lettres de votre bienheureuse sainteté , je sens que les ténèbres qui obscurcissent mon esprit se dissipent, et que grâce à ce collyre appliqué sur les yeux de mon âme, j'y vois plus clair : la nuit de l'ignorance s'en va, les ombres du doute s'effacent. Je l'ai souvent éprouvé par les lettres dont vous m'avez favorisé, mais jamais mieux que par ce dernier ouvrage de vous qu'est venu m'apporter en votre nom un homme béni du Seigneur, notre cher et digne frère Quintus, diacre. Lorsqu'il nous a remis ce don sacré de votre génie, il y avait déjà longtemps qu'il se trouvait à Rome : j'y étais allé après Pâques, selon ma coutume, pour y vénérer les tombeaux des apôtres et des martyrs (1). Toutefois,
 
1. Voilà encore un témoignage qui prouve l'ancienne coutume chrétienne d'honorer les reliques des saints.. Nous recommandons ce passage de la lettre de saint Paulin aux protestants de bonne toi. Dans le IVe siècle, la secte des Eunoméens appelait idolâtrie le culte des martyrs, et l'évêque catholique d'Amasie, Astérius, parlant au nom de la foi chrétienne, répondait à ces dissidents des premiers âges : « Nous n'adorons pas les martyrs, mais nous les honorons comme les vrais adorateurs de Dieu; nous ne rendons pas de culte à des hommes, mais nous admirons ceux qui, au jour des épreuves, ont noblement sacrifié à Dieu. Nous plaçons leurs restes dans de précieux reliquaires, et nous élevons pour eux des maisons de repos magnifiquement ornées, afin d'entretenir l'émulation des morts glorieuses. »
 
 
oubliant le temps qu'il avait passé à Rome à mon insu , il m'a semblé qu'il ne faisait que d'arriver d'auprès de vous; je croyais surtout qu'il venait de vous quitter à peine lorsque , la première fois que je le vis, il me présentait ces fleurs de votre génie, qui tint les parfums du ciel. J'avouerai cependant à votre vénérable charité que je n'ai pas pu lire à Rome ce livre, aussitôt que je l'ai eu entre les mains. La foule y était si grande et si bruyante que je n'aurais pu y trouver assez de recueillement pour apprécier votre œuvre et eu jouir, comme je le désirais : j'aurais voulu aller jusqu'au bout, si j'en avais commencé la lecture. Aussi j'ai retenu la faim de mon esprit comme on prend patience en attendant un festin qui ne peut pas nous manquer; j'avais l'espérance certaine de me rassasier, puisque je tenais dans la main ce livre comme le pain de mon désir que j'allais dévorer ; je soupirais après le moment où je me nourrirais de ce miel qui devait m'être si doux et à la bouche et aux entrailles (1); mais j'attendais notre sortie de Rome et la halte d'un jour que nous devions faire à Formies (2) pour me livrer tout entier et avec une tranquille liberté aux délices spirituelles de votre livre.
2. Un homme aussi pauvre et aussi terrestre que moi, que peut-il répondre à la sagesse qui vous a été donnée d'en-haut, à cette sagesse que le monde ne comprend pas, que nul ne goûte si Dieu ne l'éclaire et ne lui prête sa parole? Comme je sais que le Christ lui-même palle par votre bouche, c'est en Dieu que je louerai vos discours, et je ne craindrai pas les terreurs de la nuit. Car vous m'avez appris, dans l'esprit de vérité , à accepter les maux inséparables de cette mortelle vie, avec cette modération salutaire et résignée que vous avez vue en la bienheureuse mère et aïeule Mélanie pleurant la mort d'un fils unique a dans un deuil silencieux, mais non sans larmes maternelles. Plus près d'elle, parce que votre âme ressemble plus à la sienne, vous avez mieux compris les larmes réglées et sérieuses de cette femme si parfaite en Jésus-Christ; tout en gardant la vigueur d'un esprit viril, vous n'avez eu besoin que de vous sentir vous-même pour sentir le coeur maternel de Mélanie ; vous l'avez vue pleurer d'abord par naturelle affection, ensuite par un motif plus élevé, car elle n'a pas seulement gémi sur la perte d'un fils unique de condition mortelle, mais elle s'affligeait surtout que la mort l'eût surpris engagé dans les vanités de ce monde : il n'avait
 
1. Ezéch. III, 3; Apoc. II, 9, 10. — 2. Aujourd'hui Formello.
3. Publicola, que saint Paulin appelle le fils unique de Mélanie, était son petit-fils. Mélanie avait perdu, jeune encore, son mari et deux enfants. Voyez ce que nous avons dit de cette sainte et illustre dame romaine, dans l’Histoire de Jérusalem, chap. 26.
 
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pas encore abandonné le faste de la dignité sénatoriale. Mélanie, selon la sainte ambition de ses voeux, aurait voulu qu'il eût passé de la gloire de la conversion à la gloire de la résurrection , qu'il eût partagé avec sa mère le repos et la couronne , et qu'à l'exemple de celle à qui il devait le jour, il eût préféré le sac à la toge et le monastère au sénat.
3. Pourtant cet homme, comme je crois l'avoir dit à votre sainteté, est parti de ce monde, enrichi de bonnes oeuvres et s'il n'a pas laissé voir par le vêtement l'éclat de l'humilité de sa mère, il a aimé en esprit cette humilité. Il fut si doux dans ses moeurs et si humble de crieur, d'après la parole de l'Evangile (1), qu'on peut croire qu'il est entré dans le repos; du Seigneur; car des biens sont réservés à l'homme pacifique (2), et ceux qui sont doux posséderont la terre (3) ; ils plairont à Dieu dans la région des vivants (4). Publicola, non-seulement dans le tacite consentement du crieur, mais encore dans les actes visibles de sa vie, a suivi le conseil de l'Apôtre; placé à côté des grands du siècle, il ne goûtait pas les grandeurs comme un ami de la gloire de la terre, mais il s'unissait aux humbles (5) comme un parfait imitateur du Christ et ne cessait de leur donner sa compassion et ses soins. Aussi sa race a été puissante sur la terre, entre ceux que leur élévation fait appeler des dieux ; les bénédictions qui ont visité sa famille et sa maison ont mis en lumière le saint mérite de l'homme. « La postérité des justes sera bénie, dit le Psalmiste, la gloire et les richesses seront dans sa maison (6); » il ne s'agit pas ici d'une gloire périssable ni des richesses qui passent; la maison dont parle le Psalmiste se bâtit dans les cieux, non pas avec le travail des mains, mais avec la sainteté des oeuvres. Je n'ajouterai rien de plus pour la mémoire de l'homme qui m'était aussi cher qu'il se montrait dévoué au Christ; je me souviens de vous en avoir déjà beaucoup parlé dans de précédentes lettres; et d'ailleurs je ne saurais rien dire de meilleur ni de plus saint sur la bienheureuse mère de ce fils, sur Mélanie, la tige de ces pieux rameaux, que ce que votre sainteté a daigné en dire elle-même. Pécheur que je suis et avec dés lèvres impures, je ne saurais parler dignement des mérites d'une telle foi et des vertus d'une telle âme ; j'en suis trop éloigné ; mais vous , l'homme du Christ, le docteur d'Israël dans l'Eglise de la vérité, vous étiez tout préparé, par la grâce dé Dieu, à être le panégyriste de cette âme si virile dans le Christ : ainsi que je l'ai dit, votre esprit plus rapproché du sien, vous faisait comprendre cette âme que soutenait une force divine, et il vous appartenait de rendre un plus digne hommage à tant de piété et de vertu.
4. Vous daignez me demander quelle sera, après la résurrection de la chair, l'occupation des bienheureux dans le siècle futur. Mais c'est moi qui veux voles consulter, comme un maître et un médecin spirituel, sur l'état présent de ma vie, afin que vous m'appreniez à faire les volontés de Dieu,
 
1. Matth. XI, 27. — 2. Ps. XXXVI, 37. — 3. Matth. V, 4. —  4. Ps. CXIV, 9. — 5. Rom. XII, 16. — 6. Ps. CXI, 2 et 3.
 
à suivre le Christ sur vos traces, et à mourir de cette mort évangélique par laquelle nous devançons volontairement la séparation de l'âme d'avec le corps, non par le trépas ordinaire, mais en nous retirant intérieurement de cette vie qui est pleine de tentations, et qu'un jour,vous adressant à moi, vous appeliez une tentation continuelle. Plût à Dieu que je m'attachasse si bien à vos traces que, dépouillant, à votre exemple, mes vieilles chaussures et brisant mes liens, je pusse librement m'élancer dans la voie, et mourir comme vous êtes mort à ce monde, pour vivre avec Dieu dans le Christ qui vit en vous, dans le Christ dont votre corps, votre crieur et votre bouche représentent la mort et la vie ! Car votre coeur ne goûte point les choses de la terre, et votre bouche ne s'occupe pas des oeuvres des hommes; mais la parole du Christ abonde dans votre âme, et l'esprit de vérité, répandu dans votre langage, a l'impétuosité du fleuve qui vient d'en-haut et réjouit la cité de Dieu (1).
5. Mais quelle vertu peut produire en nous cette mort évangélique, si ce n'est la, charité, qui est forte comme la mort? Elle efface pour nous et détruit si bien ce inonde, qu'elle fait l'effet de la mort en nous attachant au Christ, vers lequel nous ne pouvons nous tourner qu'en nous séparant des choses du temps, et avec qui nous ne pourrons vivre qu'en mourant à tout ce qui est humain. Nous ne croyons pas que, pour nous, ce soit vivre que de regarder le monde et d'en user, parce que notre partage, c'est la mort du Christ, et que nous ne serons point associés à la gloire de sa résurrection, si nous n'imitons sa mort sur la croix par la mortification de nos membres et de nos sens. Ce n'est donc pas selon notre volonté qu'il nous faut vivre, mais selon la volonté du Christ, laquelle est notre sanctification; il est mort pour nous, et il est ressuscité, afin que nous vivions pour lui; il nous a donné son esprit comme gage de sa promesse, et a placé dans les cieux, comme gage d'une bienheureuse vie, son corps, qui est le chef du nôtre. Aussi notre attente maintenant est le Seigneur, ainsi que la substance qu'il s'est unie pour la faire vivre en. lui et par lui ; car il s'est conformé au corps de notre humilité pour nous conformer au corps de sa gloire (2) et nous placer avec lui dans les célestes demeures. C'est pourquoi ceux qui auront été jugés dignes de l'éternelle vie, seront dans la gloire de son royaume, afin qu'ils soient avec lui, comme dit l'Apôtre (3), et qu'ils demeurent avec lui, comme le Seigneur l'a dit lui-même à son Père : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi (4). »
6. C'est sans doute ce que vous lisez dans les psaumes à l'endroit où il est écrit: « Heureux ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront éternellement (5). » Je crois que ces divines louanges seront chantées avec des voix, malgré les changements que recevront les corps des saints ressuscités, pour devenir semblables au corps da Seigneur après sa résurrection : en elle a brillé
 
1. Ps. XIII, 5. — 2. Philip. III, 21. — 3. I Thes. IV, 16. — 4. Jean, XVII, 24. — 5. Ps. LXXXIII, 5.
 
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une image vive de la résurrection des hommes, et le Seigneur, qui avait souffert et qui était ressuscité dans son corps, a été pour tous comme un miroir. Ressuscité, dans cette même chair avec laquelle il avait été attaché sur la croix et couché dans le tombeau, il a souvent paru devant les hommes, se servant de tous ses membres : on a pu le voir et l'entendre. Si l'on dit des anges, qui sont de purs esprits, qu'ils ont des langues polir célébrer les louanges du Créateur et lui rendre de continuelles actions de grâces, à plus forte raison les hommes, malgré la transformation spirituelle qui suivra leur résurrection et leur laissera tous les membres d'une chair glorifiée, avec leurs formes et leurs proportions, auront-ils une langue dans la bouche et feront-ils entendre des sons pour chanter les saints cantiques et exprimer les sentiments et les joies de leur âme. Peut-être aussi le Seigneur leur donnera-t-il, pour surcroît de grâce et de gloire, de chanter d'autant mieux, pendant tous les siècles que durera son royaume , les divines louanges, que leurs corps auront acquis une plus haute et plus parfaite nature : ainsi établis dans des corps déjà spirituels, ils cesseraient d'avoir des paroles humaines, elles deviendraient angéliques et célestes, semblables à celles que l'Apôtre entendit dans le paradis (1). Et peut-être , ce qui fait dire à l'Apôtre que ces discours sont ineffables à l'homme, c'est qu'entre autres récompenses réservées aux saints, ils parleront des langues qu'il n'est pas permis de parler sur la terre, et qui ne conviennent qu'à l'état immortel et glorieux de ceux dont il a été dit : « Ils crieront et chanteront un hymne (2); » ce sera, sans aucun doute, dans le ciel; ils s'y trouveront avec le Seigneur, se délectant dans l'abondance de la paix, pleins de joie en présence du trône, mettant aux pieds de l'Agneau les coupes et les couronnes, lui chantant un nouveau cantique, réunis aux choeurs des Anges, des Vertus, des Dominations, des Trônes, chantant sans cesse avec les Chérubins et les Séraphins et avec les quatre animaux de l'Apocalypse : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu des armées (3), » et le reste, que vous connaissez.
2. Voilà sur quoi je vous prie de me dire ce que vous savez ou ce que vous pensez, voilà ce que je vous demande, moi pauvre et misérable, moi votre petit enfant que vous avez coutume de supporter, vous le vrai sage; car je sais que celui qui est la source de la sagesse et le guide des sages vous illumine par un esprit révélateur, et, de même que vous avez connu le passé et que vous voyez le présent, vous jugez aussi de l'avenir. Que pensez-vous de ces voix éternelles des créatures célestes et même de celles qui vivent au-dessus des cieux, en présente du Très-Haut? Quels sont les organes de ces voix qui ne se taisent jamais 2 En disant « Si je parlais les langues des anges (4), » l'Apôtre, a laissé croire qu'il s'agit ici d'un certain langage propre à leur nature, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, à leur nation, et qu'il est aussi au-dessus des paroles
 
1. II Cor. XII, 4. — 2. Ps. LXIV, 14. — 3. Isaïe, VI, 3 ; Apoc. IV, 8-10. — 4. I Cor. XIII, 1.
 
et des pensées humaines que la nature et la demeure des anges sont au-dessus de notre condition mortelle et de la terre que nous habitons; cependant peut-être entend-il par langues des anges des variétés de sons et de discours, comme, au sujet de la diversité des grâces, il cite le don des langues (1), ce qui signifie la faculté de parler clans la langue de beaucoup de nations. Mais les nombreux exemples de la voix de Dieu, partie de la nue pour être entendue de saints personnages , prouvent qu-il peut exister un langage sans qu'on ait besoin d'une langue, de cet organe à la fuis si petit et si grand. Ç'est peut-être aussi parce que Dieu a fait de ce membre l'organe de la voix, qu'il a appelé langue les paroles et les voix des créatures incorporelles, comme sont les anges : c'est ainsi que l'Ecriture a coutume de désigner par des noms de membres, les diverses opérations divines. Priez pour nous, et instruisez-nous.
8. Notre très-cher et très-doux frère Quintes est aussi pressé de nous quitter pour retourner vers vous, qu'il l'était peu de vous quitter pour venir vers nous ; cette lettre, où se trouvent plus de ratures que de lignes, vous dit assez le peu de temps qu'il nous a donné pour vous répondre ; la trop grande hâte du porteur nous a obligé d'écrire vite. C'est la veille des ides de mai qu'il est venu nous demander notre réponse, et il est parti le jour des ides, avant sexte. Voyez si le témoignage que je lui rends ici le recommande ou l'accuse ; on jugera, sans doute, plus digne d'éloge que de blâme celui qui s'est hâté de retourner vers sa lumière et de s'éloigner des ténèbres , car nous ne sommes, quant à nous, que ténèbres en comparaison des clartés qui rayonnent eu vous.
 
1. I Cor. XII, 10, 23.
 
LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408.)
 
Dans cette lettre confiée à Possidius qui partait polir l'Italie, saint Augustin touche avec profondeur au gouvernement des âmes, à l'utilité des peines infligées aux coupables, et laisse voir à cet égard les anxiétés de sa conscience de pasteur. On admirera sa réserve, même dans la vérité, s'il se trouve en présence de chrétiens qui ne puissent pas l'entendre tout entière. il dit à saint Paulin dans quel esprit il t'avait interrogé sur la vie future, indique ce qu'il sait avec certitude, demande à être instruit de ce qu'il ignore, et expose ses pensées sur les corps après la résurrection et sur la question de savoir si les anges ont des corps.
 
AUGUSTIN A SES CHERS ET BIEN AIMÉS SEIGNEURS, SES SAINTS, DÉSIRABLES ET VÉNÉRABLES FRÈRES, PAULIN ET THERASIE, SES CONDISCIPLES SOUS LE MAITRE JÉSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Nos frères et intimes amis, à qui vous aviez coutume d'adresser en même temps qu'à nous lus témoignages d'affection et les saluts que vous en aviez reçus, votes voient maintenant d'une manière assidue : c'est moins pour nous un accroissement de bonheur qu'une (162) consolation dans nos maux. Nous n'épargnons aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s'en présente toujours; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient, nous sentons l'accomplissement de cette parole : « Vos consolations ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs dont j'étais pénétré (1) . » Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui lui procurera la joie de vous voir (2). Ah ! chacun de nous eût passé les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre motif n'eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles; nous ne pouvons nous éloigner d'eux que quand la gravité de leur propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve? Est-ce une punition? Je l'ignore; mais ce que je n'ignore pas, c'est que le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon nos iniquités (3), puisqu'il mêle à nos douleurs tant de consolations et que, médecin admirable, il empêche que nous n'aimions le monde et que nous n'y fassions des chutes.
2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait, selon vous, dans l'avenir, l'éternelle vie des saints; vous m'avez bien répondu en disant qu'on doit s'éclairer encore sur la vie présente; mais pourquoi m'interroger sur des choses que vous ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que moi? Car vous dites avec grande raison qu'il faut d'abord mourir volontairement de la mort évangélique avant l'inévitable séparation de l'âme et du corps, et qu'il faut mourir ainsi, non point par un trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par la pensée. C'est pour nous une vérité simple et hors de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie mortelle de façon à nous disposer à l'immortelle vie. Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent et qui cherchent, c'est de savoir comment on doit se comporter au milieu de ceux ,où `envers ceux qui n'ont pas encore appris à
 
1. Ps. XCIII, 19.
2. L' évêqué Possidius était allé demander justice à l'empereur à la suite des désordres de Calame, dont il a été question précédemment. — 3. Ps. CII, 10.
 
 
vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement des plaisirs sensuels; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux seront inutiles si nous n'inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes d'où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient alors surprendre notre coeur; nous nous plaisons à dire et à entendre des frivolités; au lieu de nous faire seulement sourire, elles, vont jusqu'à exciter chez nous le rire; nos âmes descendent ainsi jusqu'à toucher la poussière et même la fange de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique. Si quelquefois on réussit à s'élever, on entendra crier aussitôt Fort bien! fort bien! et ce ne sont pas des cris d'homme qu'on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue dans un autre à une telle profondeur; mais de ce fond silencieux de l'âme il s'échappe je ne sais quelle voix qui crie : Fort bien! fort bien! C'est à cause de ce genre de tentation que le grand Apôtre avoue qu'il a été souffleté par un ange (1). Voici comment la vie humaine sur la terre n'est qu'une tentation; l'homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.
3. Que dirai-je de la punition ou de l'indulgence, puisqu'ici nous ne connaissons d'autre inspiration et d'autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de chacun : il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter, de peur de l'arrêter dans ses progrès ou même de le pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la .punition suspendue sur la tête des hommes n'a pas rendu pires plus de gens qu'elle n'en a corrigés. Quel tourment d'esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu'un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra! Pour moi, j'avoue que je pèche tous les jours en cela et que j'ignore quand et de quelle manière je dois observer ces paroles de l'Apôtre : « Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres (2); » et ces paroles de l'Evangile : « Reprenez-le entre vous seul et lui (3), » et ce précepte
 
1. II Cor. XII, 7. — 2. I Tim. V, 20. — 3. Matth. XVIII, 15.
 
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«Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés (1), » car on n'ajoute pas
ici : avant le temps, et ce qui est écrit : « Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant pour le soutenir (2). » L'Apôtre parle évidemment ici de ceux qui sont dans l'Eglise ; il ordonne ensuite qu'ils soient jugés lorsqu'il dit : « Qu'ai-je à juger ceux qui sont dehors? n'est-ce pas de ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Retranchez le méchant du milieu de vous (3). » Quel souci et quelle appréhension lorsqu'il s'agit d'accomplir ce devoir et d'éviter que celui qu'on frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la parole de l'Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens. Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne de grande considération, il ajoute : « Afin que Satan ne  nous possède pas, car nous n'ignorons pas ses desseins (4). » Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon citer Paulin, saint homme de Dieu ! que d'effroi ! quelles ténèbres ! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire : « La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres m'ont enveloppé; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai ? Voilà que je me suis éloigné en fuyant, et j'ai demeuré dans le désert. » Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert même ce qu'il ajoute : « J'attendais celui qui me sauverait de la faiblesse et de la tempête (5). » La vie humaine sur la terre n'est donc que tentation (6) !
4. Et les divines Ecritures, né les effleurons-nous pas plutôt que nous ne les exposons? Nous cherchons plutôt ce qu'il faut y comprendre que nous n'y comprenons quelque chose de définitif et d'arrêté. Cette réserve pleine d'inquiétude vaut encore mieux que de téméraires affirmations. N'y a-t-il pas beaucoup de choses où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l'Apôtre dit être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon la chair (7)? Il est alors très-dangereux de dire ce qu'on pense, très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux de dire le contraire. Lorsque,
 
1. I Cor. IV, 5 ; Matth. VII, 1. — 2. Rom. XIV, 4. — 3. I Cor. V, 12, 13. — 4. II Cor. II, 11. — 5. Ps. LIV, 6 - 9. — 6. Job, VII, 1. — 7. Rom. VIII, 5,6.
 
que, croyant user des droits d'une fraternelle charité, nous désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les discours ou les écrits de ceux qui sont dans l'Eglise et qu'on nous accuse d'agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche envers nous 1 Et quand on nous reprend et qu'à notre tour nous soupçonnons nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien nous péchons envers les autres ! De là, assurément, naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant très-unies ; car, contrairement à ce qui est écrit, on s'attache à l'un pour s'enfler de vanité contre l'autre (1) ; et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il est à craindre qu'ils rie se consument entre eux (2)? « Qui donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai? » Car soit que les dangers que chacun éprouve lui paraissent plus grands que les dangers qu'il ignore, ou qu'ils le soient réellement, il me semble que l'effroi et la tempête du désert sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons ou que nous craignons au milieu des peuples.
5. J'approuve donc votre sentiment qu'il faut s'occuper de l'état de cette vie , qui d'ailleurs est plus une course qu'un état. J'ajoute. que nous devons songer à régler notre situation présente avant de nous enquérir de l'avenir où nous conduit cette course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard , ce n'est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance et l'accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai brièvement entretenu plus haut; mais comme mes difficultés et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés de conduire, dans une grande variété de moeurs et d'âmes, de volontés secrètes et d'infirmités, non le peuple de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem céleste, j'ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d'un point qui n'est pas peu de chose, c'est que les maux de cette vie ne se retrouveront pas dans cette vie à venir.
6. Quant aux moyens d'aller du temps à
 
1. I Cor. IV, 6. — 2. Gal. V, 15.
 
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cette heureuse éternité, je sais qu'il faut pour cela brider les désirs charnels, ne donner aux sens que ce qui est nécessaire à la conservation et au travail de la vie, et supporter patiemment et fortement toutes les misères temporelles pour la vérité de Dieu, pour notre salut éternel et celui du prochain. Je sais que c'est un devoir de charité de ne rien négliger pour que notre prochain vive ici de façon à mériter la vie éternelle. Je sais que le spirituel doit être préféré au charnel, l'immuable à ce qui change, et que l'homme est pulls ou moins capable d'accomplir tous ces devoirs selon que la grâce de Dieu lui vient plus ou moins en aide, par Jésus Christ Notre-Seigneur. Pourquoi celui-ci est-il aidé de cette manière? Pourquoi celui-là l'est-il de telle autre ou ne l'est-il point? je l'ignore: je reconnais seulement que Dieu agit ainsi dans une souveraine justice qui lui est connue. Pour ces doutes inquiets sur la conduite à tenir avec les hommes, si vous pouvez les dissiper, instruisez-moi, je vous en prie. Mais si ces doutes sont aussi les vôtres, soumettez-les à quelque doux médecin du coeur, soit que vous en trouviez là où vous vivez, ou bien à Rome où vous allez tous les ans; écrivez-moi ce que vous aura répondu ce médecin spirituel ou ce que le Seigneur vous aura inspiré dans vos mutuels entretiens.
7. Vous m'avez à votre tour demandé mon sentiment sur la résurrection des corps et sur les futures fonctions de nos membres dans cet état incorruptible et immortel; voici brièvement ce que j'en pense; si ce que je vais vous dire ne vous suffit pas, nous pourrons y revenir plus longuement avec l'aide de Dieu. Il faut tenir pour certain, d'après le témoignage véritable et clair de la sainte Ecriture, que ces corps visibles et terrestres que l'Apôtre appelle des corps d’animaux (1), deviendront spirituels dans la résurrection des fidèles et des justes. Mais la nature spirituelle du corps est quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience, et je ne sais comment on pourrait la comprendre ou la faire comprendre. Certainement il n'y aura pas là de corruption possible, et on n'aura pas besoin alors comme à présent d'une nourriture corruptible; ce n'est pas que nos corps en cet état ne puissent prendre de nourriture ; sans en éprouver le besoin, il, auront la puissance d'en user. Autrement le Seigneur n'en aurait pas pris après sa résurrection, qui est une
 
1. I Cor. XV, 44.
 
preuve et une image de la nôtre, selon cette parole de l'Apôtre : « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité (1). » Lorsqu'il apparaissait avec brus ses membres et s'en servait, le Seigneur montra même la place de ses plaies. J'ai toujours entendu par là non des plaies, mais des cicatrices, qu'il conservait par puissance, non par nécessité. Cette puissance, il l'a partout fait éclater, soit en prenant d'autres formes, soit eu apparaissant visiblement à ses disciples réunis dans une maison dont les portes étaient closes (2).
8. Une question s'élève ici sur les anges ont-ils des corps adaptés à leurs fonctions et à leurs courses , ou bien sont-ils seulement des esprits? si nous disons qu'ils ont des corps, on nous objectera ce passage du Psalmiste. « Vous qui faites des esprits vos ambassadeurs (3). » Si nous disons qu'ils n'ont pas de corps, nous serons encore plus embarrassés des passages de l'Ecriture où les anges se rendent visibles à des hommes qui les reçoivent dans leur demeure, leur lavent les pieds, et leur donnent à boire et à manger (4). Il est plus simple de croire qu'on appelle les anges des esprits comme on appelle les hommes des âmes, ainsi qu'il est dit du nombre d'âmes qui se dirigèrent vers l'Egypte avec Jacob (5), car on ne peut pas plus prétendre que ces âmes-là n'eussent pas de corps, que de croire que les anges aient reçu, sans être revêtus de formes corporelles, tous les soins de l'hospitalité. De plus, on marque dans l'Apocalypse la taille d'un ange (6), on lui assigne une grandeur qui ne convient qu'à des corps; cela prouverait que, dans les apparitions angéliques, il n'y a rien de faux, mais qu'il y a un témoignage de ce que peuvent des corps spirituels. Néanmoins, soit que les anges aient des corps, soit qu'on arrive à expliquer comment, sans corps, ils peuvent faire toutes ces choses, il demeure vrai que, dans cette cité de saints où les élus rachetés par le Christ seront réunis à des milliers d'anges, les sons de la voix serviront à exprimer des sentiments connus de tous, car dans cette société divine nulle pensée ne restera cachée au prochain; on y sera en pleine harmonie dans une commune louange de Dieu, non-seulement par l'esprit, mais aussi par le corps spirituel : voilà ce qui me semble.
9. Cependant si vous savez déjà quelque
 
 
1. I Cor. XV, 16. — 2. Luc, XXIV, 15-43; Jean, XX, 14-29; Marc, XVI, 12-14. — 3. Ps. CIII, 4. — 4. Gen. XVIII, 2-9; XIX, 1-3. — 5. Gen. XLVI, 27. — 6. Apoc. X.
 
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chose de plus conforme à la vérité ou si vous pouvez l'apprendre par des docteurs, j'attends vivement vos communications. Repassez encore ma lettre (1) à laquelle le départ précipité du diacre vous a obligé de répondre en si grande hâte; je ne me plains pas de cette promptitude, je vous la rappelle, afin que vous me rendiez aujourd'hui ce qu'on ne vous a pas laissé le temps de me donner. Dites-moi ce que vous pensez sur l'importance du repos chrétien pour s'avancer dans l'étude de la sagesse chrétienne, et sur le repos que je vous croyais et qui, d'après ce qu'on m'annonce, est troublé par d'incroyables occupations ; cherchez et voyez ce que j'avais désiré savoir de vous. (Et d'une autre main.) Souvenez-vous de nous; vivez heureux, saints de Dieu, qui faites nos grandes joies et nos consolations.
 
 
 
1. Cette lettre de saint Augustin est perdue.
LETTRE XCVI. (Année 408.)
 
Olympe, à qui cette lettre est adressée, est le hardi personnage qui sut s'emparer de l'esprit de l'empereur Honorius et organiser le complot par suite duquel succombèrent Stilicon et ses amis. Il prit la place du ministre ambitieux et perfide dont la chute fut une joie pour les catholiques de l'Occident. Cette lettre doit être du mois de septembre 408, puisque Stilicon périt le 23 août et que la nouvelle de l'élévation d'Olympe à la dignité de maître des offices de l'Empire n'était répandue en Afrique que comme un bruit. Saint Augustin recommande à Olympe une affaire d'un de ses collègues dans l'épiscopat.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER SEIGNEUR ET FILS OLYMPE, SI DIGNE D'ÊTRE AIMÉ PARMI LES MEMBRES DU CHRIST.
 
1. Quelque rang que vous occupiez selon ce monde qui passe, nous n'écrivons pas moins avec confiance à notre cher Olympe, serviteur, comme nous, de Jésus-Christ; nous savons qu'à vos yeux ce titre surpasse toute gloire et qu'il est au-dessus de toute grandeur. Nous avons entendu dire que vous étiez monté en dignité; en ce moment où s'offre à nous une occasion de vous écrire, la nouvelle de votre élévation ne nous est pas encore confirmée. Mais nous n'ignorons pas que vous avez appris du Seigneur à ne pas mettre votre joie dans les grandeurs humaines, mais à condescendre à ce qui est humble, et c'est pourquoi, à quelque rang que vous soyez parvenu, nous présumons que vous continuerez à recevoir nos lettres avec votre bienveillance d'autrefois, très-cher seigneur et fils, digne d'être aimé parmi les membres du Christ. Nous ne doutons pas que vous n'usiez sagement des prospérités temporelles en vue des biens éternels, et qu'en obtenant plus de pouvoir dans un terrestre empire, vous ne donniez plus de soins à cette cité céleste qui vous a enfanté dans le Christ : ces services vous seront payés avec abondance dans la région des vivants, et dans la paix véritable des joies sans trouble et sans fin.
2. Je recommande de nouveau à votre charité la requête de mon saint frère et collègue Boniface : peut-être ce qui n'a pu être fait jusqu'ici pourra-t-il l'être maintenant. Mon saint collègue pourrait peut-être garder sans aucune difficulté ce que son prédécesseur avait acquis, quoique sous un nom étranger, et ce qu'il avait commencé à posséder comme bien de l'Église : mais, parce que ce prédécesseur était resté débiteur du fisc, nous ne voulons pas avoir ce scrupule sur la conscience. Une fraude, faite aux dépens du fisc, n'en est pas moins une fraude. Ce Paul (1) , après son élévation à l'épiscopat, devait renoncer à tous ses biens, a cause de l'immensité de ses dettes envers le fisc; du montant d'un engagement qu'il s'était fait payer et qui représentait une certaine somme d'argent, il acheta, comme pour l'Église, ces petites pièces de terre dont les revenus devaient le nourrir; il les acheta sous le nom d'une maison aloi s puissante, afin de n'en rien payer au fisc, suivant sa coutume, et de n'être en rien molesté. Mais Boniface, en succédant à Paul après sa mort, n'a pas osé se mettre en possession de ces champs; et, quoiqu'il eût pu tout simplement demander à l'empereur la remise de ce qui est dû au fisc pour ces petits quartiers de terre, il a mieux aimé avouer que Paul les avait achetés de son propre argent, dans une vente forcée, tandis qu'il était redevable au fisc; et il désire que l'Église, si c'est possible, possède ce bien par la libéralité manifeste d'un empereur chrétien et non point par la secrète injustice d'un évêque. Si cela ne ce peut, les serviteurs de Dieu préfèrent la souffrance de la pauvreté à la jouissance d'un bien illégitimement acquis.
3. C'est pour cela que nous vous prions de nous accorder votre concours; Boniface n'a pas voulu alléguer ce qu'il avait d'abord obtenu, de peur de fermer la porte au succès de ses supplications nouvelles; car ce n'était pas
 
1. Paul était le nom du prédécesseur de Boniface sur le siège de Cataigue.
 
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une suffisante satisfaction de ses désirs. Maintenant que nous trouvons en vous un plus grand crédit mêlé à la même bienveillance, nous espérons, avec l'aide de Dieu, que vous obtiendrez aisément ce qui est dans nos voeux. Si vous demandiez cela. pour vous-même avec l'intention d'en faire ensuite donation à l'Église de Cataigue, qui vous en blâmerait? ou plutôt qui ne louerait vos démarches, inspirées non point par une cupidité terrestre, mais par le désir de servir de pieux intérêts chrétiens? Seigneur, mon fils, que la miséricorde, de Dieu vous maintienne de plus en plus heureux dans le Christ !
LETTRE XCVII. (Octobre 408.)
 
C'est au même Olympe que la lettre suivante est adressée; saint Augustin lui demande instamment d'obtenir un acte public qui fasse connaître à toute l'Afrique que les lois pour briser les idoles et pour ramener les hérétiques ont été établies de la volonté expresse de l'empereur, L'évêque. d'Hippone s'afflige et s'inquiète des violences des donatistes. Plusieurs de ses collègues africains ont passé la mer pour aller sollicites la protection impériale.
 
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE ET EXCELLENT SEIGNEUR OLYMPE, SON TRÈS-HONORÉ FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Au premier bruit de votre élévation méritée, sans en avoir encore la confirmation, nous n'avions rien pressenti de vos bonnes dispositions pour l'Église, dont nous nous réjouissons de vous voir vraiment le fils, qui ne se trouve exprimé dans votre lettre; pourtant, après avoir lu cette lettre où vous daignez demander à notre humilité, avec un empressement obligeant et comme s'il y 'avait de notre part lenteur et hésitation, de quelle manière le Seigneur, qui vous a fait ce que vous êtes, pourrait, au moyen de votre religieuse obéissance, aider aujourd'hui son Eglise, nous vous écrivons avec une plus grande confiance, illustre et excellent seigneur, et très-honoré fils dans la charité du Christ.
2. A la suite d'un grand trouble dans l'Église, plusieurs dé mes saints frères et collègues sont partis, presque comme des fugitifs, pour se rendre à la très-glorieuse cour; vous les aurez déjà vus, ou bien vous aurez reçu d'eux, par quelque occasion favorable, des lettres de Rome. Bien que je n'aie pu arrêter avec eux aucune détermination, j'ai voulu profiter du départ d'un de mes frères et collègues dans le sacerdoce, qui, au milieu même de l'hiver, est obligé d'entreprendre ce voyage pour sauver la. vie d'un concitoyen; je salue doué la charité que vous avez dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, et je l'invite à redoubler de soins, pour hâter votre bonne oeuvre, et pour apprendre aux ennemis de l'Église que les lois publiées en Afrique, du vivant de Stilicon, pour briser les idoles et ramener les hérétiques, ont été établies de la volonté du très-pieux et très-fidèle . empereur; ils répètent faussement, ou bien ils croient volontiers que cela s'est fait à l'insu de l'empereur ou malgré lui, et c'est ainsi qu'ils passionnent les Ignorants et qu'ils les déchaînent violemment et dangereusement contre nous.
3. Ce que je. demande ici à Votre Excellence vous serait demandé, je n'en doute pas, par tous mes collègue de l'Afrique ; je crois qu'à la première occasion on peut et on doit se hâter, pour rappeler, comme je l'ai dit, à ces hommes vains, dont nous cherchons le salut, quoiqu'ils soient nos ennemis, que les lois publiées pour l'Église du Christ l'ont été bien plus par les soins du fils de Théodose que par les soins de Stilicon. Aussi le prêtre, porteur de cette lettre, étant du pays de Milève, son évêque, mon vénérable frère Sévère, qui salue beaucoup avec moi votre très-sincère charité, lui a ordonné de passer par Hippone, où je suis; Sévère et moi, préoccupés des tribulations de l'Eglise, nous cherchions une occasion d'écrire à Votre Excellence, et nous n'en trouvions pas. Déjà, il est vrai, je vous ai. envoyé une lettre sur l'affaire de mon saint frère et collègue Boniface, évêque de Cataigue ; mais nous ne connaissions pas encore les maux plus considérables dont nous sommes maintenant si agités; les évêques qui ont passé la mer s'entendront plus facilement avec la grande bonté de votre cour, pour prendre les mesures les plus chrétiennes et les plus propres à réprimer ou à réparer ces désordres; car ils peuvent vous proposer un expédient sur lequel on a délibéré en commun avec la plus grande application, autant du moins qu'il a été possible en si peu de temps. Mais il importe que la province apprenne sans retard les sentiments du très-clément et très-religieux empereur envers l'Église, et que vous n'attendiez pas pour cela d'avoir vu les évêques qui sont partis; il est. nécessaire que cela se fasse aussitôt que le (167) pourra votre éminente vigilance pour les membres du Christ soumis à une très-rude épreuve; je vous le demande, je vous en prie, je vous en conjure. Ce n'est pas, dans nos maux, une petite consolation que le Seigneur nous ait offerte, en voulant que vous ayez en ce moment plus de crédit que vous n'en aviez, lorsque déjà nous nous réjouissions de tant de bonnes et grandes oeuvres parties de votre charité.
4. Nous avons à nous féliciter de la foi solide et durable de beaucoup d'hommes convertis à la religion chrétienne ou à la paix catholique, sous l'empire de ces lois; nous ne craignons pas de nous exposer aux périls de cette vie temporelle pour leur salut éternel; c'est pourquoi nous avons à supporter les haines agressives de ceux qui demeurent opiniâtrement mauvais; quelques-uns des convertis les supportent patiemment avec nous; mais nous redoutons leur faiblesse, jusqu'à ce qu'ils sachent et puissent mépriser courageusement le monde et tout ce qui ne dure qu'un jour, avec l'aide de la très-miséricordieuse grâce du Seigneur. J'ai envoyé un mémoire à mes frères les évêques; si, comme je le pense, ils ne sont pas encore auprès de vous, que Votre Excellence leur remette ce mémoire à leur arrivée. Telle est, en effet, notre confiance dans la sincérité de votre dévoûment, que, le Seigneur notre Dieu aidant, nous voulons non-seulement avoir votre appui, mais encore vos conseils.
LETTRE XCVIII. (A la fin de l'année 389.)
 
L'évêque Boniface, probablement le même dont il est parlé dans les deux précédentes lettres, avait adressé à saint Augustin d'importantes et curieuses questions sur le baptême des enfants; le grand évêque y répond. Il y a dans un passage de cette lettre des expressions sur l’Eucharistie dont les protestants ont abusé, et qu'il nous a paru utile d'expliquer. On lira la note.
 
AUGUSTIN A BONIFACE, SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Vous me demandez « si les parents nuisent à leurs enfants baptisés, quand ils cherchent à les guérir par les sacrifices des démons. Et s'ils ne leur nuisent pas, comment la foi des parents peut-elle profiter aux enfants dans le baptême, puisque leur infidélité ne leur fait aucun tort? » Je réponds que telle,est, dans la sainte union avec le corps du Christ, la vertu du sacrement de baptême, que, celui qui a été engendré par la chair, une fois régénéré par la volonté spirituelle, ne saurait être enchaîné à l'iniquité d'autrui, tant que sa propre volonté y demeure étrangère. « L'âme du père est à moi, dit le Seigneur, et l'âme du fils est à moi. Mais c'est l'âme qui aura péché qui mourra (1). » Or, elle ne pèche point lorsque, sans qu'elle le sache, ses parents ou tout autre lui appliquent les sacrifices du démon. Si elle a tiré d'Adam la faute que le baptême efface, c'est qu'alors elle n'avait pas une vie à part; elle n'était pas une âme distincte dont le Seigneur pût dire : « L'âme du père est à moi, et l'âme du fils est à moi. » Ainsi donc, lorsqu'un homme, par son existence propre, devient différent de celui qui l'a engendré , il n'est pas souillé par le péché d'autrui auquel il n'aura donné aucun consentement; et il a hérité du péché d'Adam parce qu'à l'époque de ce péché, il ne faisait qu'un avec celui et en celui qui l'a commis. Mais il ne contracte aucune souillure par la faute d'un autre, du moment qu'il a sa vie propre et qu'on peut dire : « C'est l'âme qui aura péché qui mourra. »
2. Or, la régénération par la volonté d'autrui, au profit de l'enfant qu'on présente, est uniquement l'oeuvre de l'Esprit qui est le principe de cette régénération. Car il n'a pas été écrit qu'il faut renaître par la volonté des parents ou par la foi de ceux gui présentent au baptême ou de ceux qui l'administrent, mais par l'eau et l'Esprit-Saint (2). C'est pourquoi l'homme, né du seul Adam, est régénéré dans le Christ seul par l'eau, qui forme le signe extérieur de la grâce, et par l'Esprit, qui la produit intérieurement en brisant les liens du péché, en réconciliant avec Dieu ce qu'il y a de bon dans notre nature. L'action divine de l'Esprit régénérateur est donc commune aux parents qui présentent et à l'enfant qui est présenté, et c'est cette société dans un seul et même Esprit qui rend profitable à l'enfant la volonté des parents. Mais quand ceux-ci pèchent à l'égard de leur enfant en l'offrant aux démons et en cherchant à l'assujettir à des liens sacrilèges, il n'y a pas là une âme commune, et dès lors la faute ne saurait l'être. Car une faute ne se communique point par la volonté d'un autre, comme la grâce se communique par l'unité de l'Esprit-Saint. Il peut demeurer
 
1. Ezéch. XVIII, 4. — 2. Jean, III, 5.
 
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à la fois dans deux hommes, sans que celui-ci sache que la même grâce a été accordée à celui-là. Au contraire, l'esprit de l'un n'est. pas l'esprit de l'autre, et la faute ne saurait être commune à celui qui pèche et à celui qui ne pèche pas. Un enfant engendré selon la chair peut donc être régénéré par l'Esprit de Dieu, qui l'absout de la faute originelle; mais, une fois régénéré par l'Esprit de Dieu, il ne peut être engendré de nouveau selon la chair, de façon à contracter de nouveau la souillure d'Adam. La grâce du Christ qu'il a reçue, il ne la perdra que par sa propre impiété, si avec l'âgé il se pervertit; alors aussi commenceront des fautes personnelles que la régénération baptismale n'effacera plus, et pour lesquelles il faudra d'autres remèdes.
3. Toutefois c'est avec raison qu'on appelle homicides selon l'esprit les parents qui s'efforcent d'engager au culte sacrilège du démon soit leurs fils, soit d'autels enfants baptisés; ils ne tuent pas, mais ils sont meurtriers autant qu'ils peuvent, et méritent qu'on leur dise, pour les détourner de ce crime : Ne tuez pas vos enfants. Car l'Apôtre, en disant : « N'éteignez pas le Saint Esprit (1), » n'entend pas qu'il soit possible de l'éteindre, mais il a raison d'adresser ce langage à des gens qui agissent comme s'ils voulaient y parvenir. C'est en ce sens qu'un peut comprendre le passage de saint Cyprien dans son épître sur ceux qui sont tombés (2), à l'endroit où il blâme les chrétiens assez faibles pour avoir sacrifié aux idoles au temps de la persécution : « Pour que le crime fût complet, dit-il, les parents ont, de leurs propres mains, posé leurs enfants sur les idoles ou bien les leur ont fait toucher, et les enfants ont perdu ce qu'ils avaient gagné aussitôt après leur naissance. » Ils ont perdu, dit saint Cyprien, autant que cela a pu dépendre de ceux qui ont travaillé à leur faire perdre. Ils ont perdu, dans la pensée et la volonté de ceux qui se sont aussi criminellement conduits envers eux. Car, s'ils avaient réellement perdu le bienfait de la régénération baptismale, ils seraient restés sous le coup de la sentence divine sans défense possible; et si tel était le sentiment de saint Cyprien, il ne se hâterait pas de prendre la défense de ces enfants en ces termes : « Quand viendra le jour du jugement. ne diront-ils pas: Nous n'avons rien fait, nous n'avons pas abandonné le pain et le calice
 
1. I Thes. V, 19. — 2. De lapsis.
 
du Seigneur pour nous précipiter volontairement vers ces profanations odieuses; c'est l'infidélité d'autrui qui nous a perdus, nous avons eu des parents homicides; ils ont renié pour nous l'Eglise notre mère, et le Seigneur notre père; petits et ne pouvant rien prévoir, ne comprenant rien à un tel crime, c'est par d'autres que nous y avons participé, et c'est par la tromperie d'autrui que nous y avons été poussés. » Puisque saint Cyprien a ajouté cette défense, c'est qu'il la croyait très-juste et profitable aux enfants dans le jugement de Dieu. Car s'il est dit avec vérité : Nous n'avons rien fait, « c'est l'âme qui aura péché qui mourra, » et ils ne périront pas sous le juste jugement de Dieu, ces enfants que leurs parents ont perdus par leur crime autant que cela dépendait d'eux.
4. Il est parlé, dans la même lettre de saint Cyprien, d'une petite fille abandonnée à une nourrice par des parents obligés de fuir; cette nourrice l'avait fait porter aux mystères abominables des démons; conduite ensuite à l’église, elle avait rejeté de la bouche, par des mouvements miraculeux, l'Eucharistie qu'on lui avait donnée; je vois dans cet exemple un avertissement divin pour prouver aux parents qu'en de telles iniquités ils pèchent envers leurs enfants; et ces mouvements de ceux qui ne peuvent pas encore parler, leur font comprendre d'une manière merveilleuse combien ils ont tort de se jeter sur les sacrements après un pareil crime, au lieu de s'en abstenir comme ils le devraient dans des sentiments de pénitence. Quand la Providence divine agit ainsi au moyen de ces enfants, il ne faut pas croire qu'il y ait de leur part connaissance et raison; de même qu'on ne doit pas admirer la sagesse des ânes, parce qu'il plut un jour à Dieu de réprimer la folie d'un prophète en faisant parler une ânesse (1). Or, si quelque chose de semblable à l'homme a été entendu dans un animal irraisonnable (ce qu'il faut attribuer à un miracle, et non pas à l'âne lui-même), le Tout-Puissant a pu, par l'âme d'un enfant, non dépourvue de raison, mais où la raison était encore endormie, montrer, au moyen de mouvements corporels, quels étaient les devoirs de ceux qui avaient péché envers eux-mêmes et envers leurs enfants. Mais, comme l'enfant ne rentre pas dans celui qui lui a donné le jour, pour ne faire qu'un seul et même homme avec
 
1. Nomb. XXII, 28.
 
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lui et en lui, et qu'il a une existence propre, sa chair et son âme, « c'est l'âme qui aura péché qui mourra. »
5. Il y a des gens qui présentent des enfants au baptême, non point pour leur procurer la régénération spirituelle, mai, parce qu'ils espèrent par là leur faire conserver ou recouvrer la santé; ne vous en inquiétez pas; ce n'est pas ce défaut d'intention religieuse de leur part qui peut empêcher la régénération; car on pratique avec leur concours les cérémonies nécessaires et on prononce les paroles sans lesquelles l'enfant ne serait pas baptisé; et le divin Esprit qui habite dans les saints, dont l'ardente charité produit cette unique colombe argentée (1) du Psalmiste, fait ce qu'il fait par le ministère des ignorants comme des plus indignes. Les enfants sont moins présentés au baptême par ceux qui les portent dans leurs bras, tout bons chrétiens qu'ils soient, que par la société universelle des saints et des fidèles, car ils sont véritablement présentés par tous ceux à qui plaît cette présentation, et dont l'invisible charité les aide à recevoir le Saint-Esprit. Cela est donc l'ouvrage de toute l'Eglise, notre mère, qui est l'assemblée des saints; toute l'Eglise nous enfante tous et chacun en particulier. Si le sacrement du baptême chrétien, qui est unique et indélébile, est valable et suffit, même chez les hérétiques, pour la consécration, quoiqu'il ne suffise pas pour parvenir à la vie éternelle (et toutefois, ainsi baptisé et coupable de porter le caractère du Seigneur en dehors du troupeau du divin Maître, l'hérétique peut être ramené à la vérité sans être consacré de nouveau) ; à plus forte raison, dans l'Eglise catholique, le froment, même porté par le ministère de la paille, sera purifié et réuni à la masse du bon grain sur l'aire.
6. Je ne veux pas que vous pensiez que le lien du péché originel ne saurait être brisé, à moins que les parents ne présentent les enfants pour recevoir la grâce du Christ, car vous dites que « la faute leur ayant été transmise « par les parents, c'est la foi des parents qui doit les justifier. » Car vous voyez que plusieurs ne sont pas présentés par les parents, mais par des étrangers quels qu'ils soient, comme quelquefois des fils d'esclaves sont présentés par les maîtres; quelquefois aussi des enfants sont baptisés après la mort des parents,
 
1. Ps. LXVII, 14. Cette colombe argentée dont parle le Psalmiste est une figure de l'Eglise.
 
et ce sont les premiers venus, de pieuse volonté, qui leur rendent miséricordieusement ces bons offices. Parfois encore de cruels parents abandonnent leurs enfants à qui voudra les nourrir; des vierges sacrées, qui n'ont pas été mères et ne songent pas à l'être, recueillent les petits délaissés et les présentent au baptême; vous voyez s'accomplir ici ce qui est écrit dans l'Evangile, lorsque le Seigneur demande lequel s'est montré le prochain de l'homme blessé parles voleurs et laissé à demi mort sur le chemin ; on lui répond : « C'est celui qui a exercé miséricorde envers lui (1). »
7. La question que vous avez réservée pour la fin, vous a paru d'une solution d'autant plus difficile que vous éprouvez un vif éloignement pour le mensonge. Vous me dites: « Si je vous amène un enfant et que je vous demande si en grandissant il sera chaste ou s'il ne sera pas voleur, sans doute vous me répondrez : je n'en sais rien. Vous me ferez la même réponse si je vous demande quelles sont les pensées bonnes ou mauvaises de cet enfant dans son premier âge. Donc si vous n'osez promettre rien de certain sur ses moeurs dans l'avenir ni sur ses pensées actuelles, pourquoi les parents, quand ils présentent des enfants au baptême, se portent-ils leurs garants et répondent-ils que ceux-ci font ce que leur âge ne peut comprendre, ou, s'il le petit, c'est d'une façon cachée? En effet, nous interrogeons ceux qui nous présentent un enfant, et nous disons : Croit-il en Dieu? Au nom d'un âge qui ne sait pas s'il y a un Dieu, ils répondent qu'il croit en Dieu, et ainsi de suite pour chacune des questions. Aussi j'admire ces parents qui affirment avec confiance qu'à l'heure où l'enfant est baptisé il fait les grandes choses sur lesquelles interroge celui qui confère le sacrement ; et si, à la même heure, j'ajoutais: Celui qu'on baptise sera-t-il chaste, ou bien ne sera-t-il pas voleur ? je ne sais si on oserait me répondre que l'enfant sera ou ne sera pas cela, comme on me répond sans hésitation qu'il croit en Dieu et qu'il se convertit à Dieu. » Puis, en terminant, vous ajoutez ces mots:
« Je demande que vous daigniez répondre brièvement à ces questions, et que vous y répondiez non par l'autorité de la coutume, mais par l'autorité de la raison. »
 
1. Luc, X, 37.
 
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8. Après avoir lu et relu votre lettre et l'ayant méditée autant que le permettait la brièveté du temps, je me suis souvenu de mon ami Nébride, ce chercheur soigneux et ardent de choses obscures, surtout de celles qui appartenaient à la religion; il détestait les courtes réponses sur les grandes questions. Il supportait mal quiconque en pareil cas demandait de rapides éclaircissements, et si la personne du questionneur n'imposait pas trop de réserve, Nébride laissait échapper de vives paroles et son visage s'enflammait; il ne le jugeait pas même digne d'adresser de telles questions, puisqu'il n'avait pas l'idée de ce qu'on pouvait et devait dire sur une aussi grande chose. Mais moi, je ne m'animerais pas contre vous comme faisait Nébride, car vous êtes évêque, occupé, comme moi, de beaucoup de soins; et vous n'avez pas plus le temps de lire quelque chose d'étendu que moi de l'écrire. Nébride qui refusait d'entendre les trop rapides réponses était un jeune homme; il s'enquérait de beaucoup de choses dans nos entretiens-; il était libre de son temps, et j'avais alors la même liberté que lui. Mais vous, en songeant à vous-même et à moi, vous me commandez d'être bref en répondant à une si grande chose. Je vais le faire dans la mesure de mes forces; que le Seigneur m'aide à faire ce que vous me demandez.
9. Souvent, aux approches de Pâques, nous disons : C'est demain ou après-demain la passion du Seigneur; et pourtant il y a bien des années que le Seigneur a été mis à mort, et sa passion n'a eu lieu qu'une fois. Le jour de Pâques nous disons : C'est aujourd'hui que le Seigneur est ressuscité, et cependant que d'années écoulées depuis sa résurrection ! Y aurait-il quelqu'un d'assez inepte pour nous accuser de mentir en parlant ainsi, et pour ne pas comprendre qu'il s'agit ici de la simple ressemblance des jours où ces événements se sont passés, qu'il n'est pas question du jour même, mais du retour d'un jour semblable et de la célébration d'un mystère accompli autrefois? Le Christ n'a été immolé qu'une fois; il s'immole pourtant dans le sacrement, non-seulement à toutes les solennités pascales, mais encore tous les jours, et celui-là ne mentira point qui, interrogé à cet égard, répondra que le Christ chaque jour s'immole; car si les sacrements ne ressemblaient pas d'une certaine manière aux choses dont ils sont les signes, ils ne seraient pas des sacrements. C'est par cette ressemblance qu'ils reçoivent souvent les noms des choses mêmes. De même donc que le sacrement du corps du Christ est le corps du Christ, en quelque manière, et le sacrement du sang du Christ le sang du Christ, de même le sacrement de la foi est la foi (1). Or, croire, ce n'est autre chose que d'avoir la foi. Et quand on répond qu'un enfant croit saris qu'il puisse avoir encore le sentiment et la foi, on répond qu'il a la foi à cause du sacrement de la foi, et qu'il se convertit à Dieu à cause du sacrement de la conversion, parce que cette réponse même appartient à la célébration du sacrement. Ainsi l'Apôtre, en parlant du baptême, dit « que nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême pour mourir au péché (2) ; » il ne dit pas : nous représentons la sépulture, mais: « nous avons été ensevelis.» Il a donné au sacrement d'une si grande chose le nom de ta chose elle-même.
10. C'est pourquoi un enfant, sans qu'il puisse avoir encore la foi qui consiste dans la volonté, devient cependant fidèle par le sacrement même de la foi. On dit de lui qu'il est fidèle comme on répond qu'il croit, non point par une affirmation de l'intelligence, mais par la réception du sacrement. Quand, devenu homme, il commencera à savoir, il ne recevra pas le baptême une seconde fois, mais il le comprendra et s'y unira de sa propre volonté. Tant qu'il ne sera pas capable de cette volonté
 
 
1. Les protestants, en attaquant la présence réelle, ont fouillé dans les écrits de saint Augustin pour y exploiter des obscurités an profit de leur opinion. Le passage qu'on vient de lire est un de ceux dont ils se sont armés. Ils n'ont pas reconnu que l’évêque d'Hippone ne parle ici qu'en passant de l’Eucharistie et qu'il n'en parle, pour le besoin de son sujet, qu'avec l’intention d'y faire remarquer ce qui. est signe et sacrement; c'est la croyance de l’Eglise; elle enseigne que tous les sacrements représentent ou signifient la grâce qu'ils produisent. Les mots : en quelque manière (secundum quemdam modum), ne sauraient s'appliquer qu'à ce qui constitue le signe même du corps et du sang de Jésus-Christ. Le signe n'en est pas moins la présence réelle. Les protestants se sont emparés d'un passage du même genre tiré du livre de saint Augustin contre le manichéen Adimaute ; on y répond de la même manière. Quant au rameux endroit tiré de la doctrine chrétienne, chapitre XVI, où saint Augustin semble prendre au figuré la manducation du corps de Jésus-Christ, il suffit d'un peu d'attention pour reconnaître que l'évêque d'Hippone voulait exclure la pensée judaïque de la manducation comme l'entendaient les capharnaites et que saint Cyrille de Jérusalem condamnait sous le nom de Sarcophagie; saint Augustin, fidèle à sa règle pour l'interprétation des livres saints, songeait ainsi à rejeter le sens qui semblait impliquer une action honteuse et criminelle. Ce qui est évident et au-dessus de toute contestation sérieuse et de bonne foi, ce sont les nombreux passages du grand évêque, qui établissent sa foi à la présente réelle; nous citerons en première ligné le chapitre IX du livre contre l'Adversaire de la toi et des prophètes, puis les commentaires des psaumes XXXIX et XCVIII, le chapitre XX du premier livre des Mérites et de la rémission des péchés, le XIe sermon sur les Paroles du Seigneur. Nous pourrions multiplier les citations. Il faut voir dans la Perpétuité de la foi, ce bel ouvrage trop peu lu, d'habiles et solides réponses aux arguments de Claude et d'Aubertin,qui se sont efforcés d'enlever l’autorité de saint Augustin à la doctrine catholique de la présence réelle.
2. Rom. VI, 4.
 
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personnelle, le sacrement suffira pour le défendre contre les puissances ennemies; et telle en est la vertu que si un enfant baptisé meurt avant l'âge de raison, il sera délivré, par la grâce du Christ et la charité de l'Eglise, de la condamnation entrée dans le monde à cause de la faute d'un seul homme (1). Celui qui ne croit pas cela et qui juge que cela ne se peut, est infidèle, quoiqu'il ait le sacrement de la foi; l'enfant vaut mieux que lui, et s'il n'a pas encore la foi dans sa pensée, du moins il ne lui oppose pas l'obstacle d'une pensée contraire, ce qui suffit pour recevoir avec fruit le sacrement.
J'ai répondu, je pense, à ces questions; ce ne serait point assez pour de moins pénétrants et de plus contentieux que vous, c'est plus qu'il n'en faut peut-être pour ceux qui sont calmes et intelligents. Je ne vous ai pas répondu en m'appuyant sur la force de la coutume, mais je vous ai rendu raison, autant que je l'ai pu, d'une coutume très-salutaire.
 
 
1. Rom. V, 12
LETTRE XCIX. (Année 408 ou, commencement de l'année 409 )
 
Italica était une des pieuses dames romaines qui avaient, comme on sait, le bonheur de correspondre avec saint Augustin. La lettre suivante, qui lui est adressée, fut écrite sous le coup des sinistres bruits mêlés à la marche d'Alaric; le grand évêque avait entendu parler, des malheurs de Rome et ne savait rien encore que par les vagues rumeurs répandues en Attique.
 
AUGUSTIN A LA TRÈS-RELIGIEUSE SERVANTE DE DIEU ITALICA, TRÈS-DIGNE DE SAINTES LOUANGES ENTRE LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je vous écris cette lettre après en avoir reçu trois de votre bénignité : l'une qui me demandait une réponse, l'autre qui annonçait que cette réponse vous était parvenue, la troisième qui exprimait une bienveillante sollicitude pour nous, au sujet de la maison du jeune et illustre Julien, contiguë à nos propres murs. Au reçu de cette dernière lettre, je me hâte de vous écrire, parce que l'intendant de votre excellence m'a informé qu'il allait envoyer à Rome : nous regrettons beaucoup qu'il n'ait pas songé dans sa lettre à nous dire ce qui se passe à Rome ou autour de Rome, afin de savoir ce que nous devons croire des bruits apportés par la renommée. Les nouvelles que nous donnaient les précédentes lettres de nos frères, quelque inquiétantes qu'elles fussent, n'avaient pourtant rien de pareil à tout ce qui se dit en ce moment. Je m'étonne au delà de toute expression que nos saints frères les évêques ne nous aient pas écrit par une si bonne occasion que celle de vos gens, et que votre lettre elle-même ne nous fasse rien entendre de vos grandes tribulations; car ces douleurs nous sont communes dans les entrailles de la charité. Peut-être n'avez-vous pas cru devoir faire ce que vous pensiez ne pouvoir servir de rien, et peut-être aussi n'avez-vous pas voulu nous affliger. Je pense. cependant qu'il n'est pas inutile de connaître ces choses; d'abord parce qu'il n'est pas juste de vouloir se réjouir avec ceux qui se réjouissent et de ne pas vouloir pleurer avec ceux qui pleurent (1) ; ensuite « parce que la tribulation produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne trompe point, parce que la charité de Dieu est. répandue dans nos cactus par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2). »
2. C'est pourquoi à Dieu ne plaise que nous refusions d'entendre ce qui est triste et amer pour nos amis ! Je ne sais comment il se fait que ce qu'un membre souffre devient plus supportable, lorsque les autres membres souffrent avec lui (3) ; cet adoucissement du mal n'arrive point par la communauté du malheur qu'on éprouve, mais par le soulagement de la charité : c'est grâce à cette charité que ceux qui souffrent et ceux qui compatissent se trouvent réunis dans une tribulation commune, comme ils sont réunis clans la même épreuve, la même espérance, le même amour et le même esprit. Mais le Seigneur nous console tous; il nous a annoncé ces maux du temps et nous a promis ensuite les biens de l'éternité; celui qui veut être couronné après la bataille ne doit pas se laisser abattre pendant qu'il combat; Dieu lui donnera des forces, Dieu qui réserve aux vainqueurs d'ineffables dons.
3. Que notre réponse ne vous ôte pas la pensée de nous écrire, d'autant plus que vous avez diminué nos craintes par des raisons qui ne sont pas improbables. Nous rendons le salut à vos petits enfants, et nous souhaitons qu'ils grandissent pour vous dans le Christ; à ce premier âge, ils voient déjà ce qu'il y a de périlleux et die funeste dans l'attachement à ce .
 
1. Rom. XII, 15. — 2. Rom. V, 3-5. — 3. II Cor. XII, 26,
 
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monde; et plût à Dieu qu'au milieu de ces grands et terribles ébranlements, ce qui est jeune et flexible pût au moins se corriger ! Que vous dirai-je de cette maison, sinon que je rends grâces à vos soins obligeants? Ils ne veulent pas de celle que nous pouvons donner; nous ne pouvons pas donner celle qu'ils veulent. C'est à tort qu'on leur a dit que cette maison a été un legs fait à l'Église par mon prédécesseur; car elle fait partie de ses anciens fonds, et tient à une ancienne église, comme celle dont il s'agit tient à une autre (1).
 
1. Cette affaire de maison, qui touchait aux intérêts de la communauté de saint Augustin. est un détail particulier qu'il nous est impossible d'éclaircir pleinement; c'est, du reste, de mince importance pour nous. La lettre nous semble se terminer brusquement, et peut-être n'en avons-nous pas la fin.
LETTRE C. (Au commencement de l'année 402.)
 
Nous recommandons à l'attention sérieuse de nos lecteurs cette lettre de saint Augustin adressée au proconsul d'Afrique; elle nous donne la vraie pensée de l'évéque d'Hippone sur la conduite à tenir envers les dissidents et complète ce qu'il a dit dans la fameuse lettre à Vincent, ci-dessus, page 439.
 
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈSHONORABLE FILS DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je ne voudrais pas voir l'Église d'Afrique tristement obligée de recourir aux puissances temporelles; mais comme toute puissance vient de Dieu, selon la parole de l'Apôtre (2), quand l'Église catholique notre mère est protégée par des enfants aussi dévoués que vous, alors, sans aucun doute, notre secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre (3). Qui ne sent en effet quelle consolation Dieu nous envoie dans ces grandes calamités, lorsqu'un homme tel que vous et très-attaché au nom du Christ, est élevé aux honneurs proconsulaires, et que la puissance aide en lui la bonne volonté, pour arrêter les audacieuses et sacrilèges entreprises des ennemis de l'Église, illustre seigneur et très-honorable fils? Nous craignons une seule chose dans votre justice, c'est qu'en considérant combien les violences commises par l'impiété et l'ingratitude contre la société chrétienne l'emportent en gravité et en atrocité sur les violences qui se commettent envers les autres hommes, vous ne vous préoccupiez peut-être, dans la répression, que de l'énormité des
 
2. Rom. XIII, 1. — 3. Ps. CXX, 2.
 
crimes et non pas de la mansuétude de notre religion : nous vous conjurons, au nom de Jésus-Christ , de n'en rien faire. Car nous ne cherchons pas à nous venger de nos ennemis sur cette terre, et, quelles que soient nos souffrances, elles ne doivent pas nous resserrer le coeur jusqu'à nous faire oublier les prescriptions de celui pour la vérité et le nom duquel nous souffrons : nous ai trions nos ennemis et nous prions pour eux. Ce n'est pas leur mort, c'est leur religieux retour que nous désirons par ces juges et ces lois terribles., de peur qu'ils n'encourent les peines du jugement éternel; nous voulons qu'on les corrige et non qu'on les livre aux supplices qu'ils ont mérités. Réprimez donc leurs fautes, mais ne leur ôtez pas avec la vie le pouvoir de s'en repentir.
2. Donc, nous vous le demandons : quand vous prenez en main la cause d'une Église quelconque, quelle que soit la gravité des injustices dont elle a eu à souffrir, oubliez que vous avez le pouvoir de faire mourir, mais n'oubliez pas notre prière (1). Honorable et bien-aimé fils, ne regardez pas comme quelque chose de petit et de méprisable cette prière que nous vous adressons pour que vous ne mettiez pas à mort ceux dont nous demandons à Dieu la conversion. Sans compter que nos efforts doivent toujours tendre à vaincre le mal par le bien, votre sagesse remarquera qu'il appartient aux ecclésiastiques seuls de vous saisir de causes ecclésiastiques. Si donc en ces matières vous croyez devoir prononcer des condamnations à mort, vous nous empêcheriez de soumettre à votre justice des affaires de ce genre; les donatistes, dès qu'ils viendraient à s'en apercevoir, s'acharneraient contre nous avec plus d'audace, et nous feraient payer cher notre résolution de nous laisser tuer par eux, plutôt que de livrer leur vie à la sévérité de vos jugements. Je vous en prie, n'accueillez point par le dédain ce conseil, cette demande, cette supplication. Car vous n'oubliez pas, sans doute, que quand même je ne serais pas évêque et que vous seriez élevé plus haut, je pourrais m'adresser encore à vous avec grande confiance. Pour le moment, qu'une déclaration de Votre Excellence fasse connaître aux hérétiques donatistes que les lois portées contre eux demeurent dans
 
1. Ces lignes suffiraient pour répondre à toutes les accusations de violence dont saint Augustin a été l’objet.
 
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leur force; ils prétendent que ces lois n'ont plus de valeur, et c'est pour eux une raison de ne pas nous épargner. Mais vous nous aiderez beaucoup dans nos travaux et nos dangers, et vous les empêcherez d'être stériles, si vous n'appliquez pas à la répression de cette vaine et orgueilleuse secte les lois impériales, de façon à lui laisser croire qu'elle souffre pour la vérité et la justice. Il faudrait plutôt, lorsqu'on vous le demande, permettre que ceux qui sont traduits devant Votre Excellence ou devant des juges inférieurs, pussent s'instruire et se convaincre par la lecture des pièces où la vérité se trouve en pleine évidence, afin que ceux qui sont détenus d'après vos ordres changeassent, s'il est possible, leur opiniâtreté en bonne volonté et fissent à d'autres ces salutaires communications. Quoi qu'il s'agisse de quitter un grand mal pour aller à un grand bien, ce serait une entreprise plus laborieuse que profitable de tant contraindre les hommes et de ne pas les instruire.
LETTRE CI. (Au commencement de l'année 409.)
 
Mémorius était un évêque d'Italie; quel siège occupait-il ? Nous n'en savons rien. Mémorius avait été marié avant de recevoir les saints ordres; il fut le père de Julien, ce chef de l'hérésie pélagienne, contre lequel saint Augustin lutta si vaillamment et si victorieusement jusqu'à la dernière heure. L'évêque d'Hippone, à qui il avait demandé son ouvrage sur la musique, lui répond en des termes qui témoignent une grande considération. Ce qu'il dit des anciens, à propos des études libérales, ne doit pas être, regardé comme un mépris de leur génie; il ne condamne que leur amas d'erreurs. Bossuet, dans son beau traité de la Concupiscence, n'a pas tenu un autre langage (1). On remarquera le charmant et curieux passage de cette lettre de saint Augustin sur les six livres de la musique, et sa manière de comprendre l'harmonie.
 
AUGUSTIN AU BIENHEUREUX, CHER, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR MÉMORIUS , SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je ne devrais pas vous écrire sans vous envoyer les livres que vous m'avez demandés par le droit violent d'un saint amour : mon obéissance serait ainsi du moins une réponse à vos lettres où vous me comblez de vos bontés jusqu'à m'en accabler : je succombe sous leur poids, mais comme je suis aimé, je me relève. Ce n'est pas un homme ordinaire qui m'aime, me relève et me distingue, c'est un
 
1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans nos Lettres sur Bossuet, lettre XIe.
 
prêtre du Seigneur que je sais être agréable à Dieu; et quand vous élevez vers le Seigneur votre âme si bonne, vous m'y élevez en même temps, puisque vous me portez en vous-même. Je devais donc vous envoyer maintenant les livres que j'avais promis de corriger; si je ne les envoie point, c'est que cette correction n'est pas faite : ne croyez point que je n'aie pas voulu, je n'ai pas pu; des soins multipliés et plus graves m'en ont empêché. Je vous écris aujourd'hui parce qu'il y aurait eu de ma part trop d'ingratitude et de dureté à souffrir que notre saint frère et collègue. Possidius, en qui vous retrouverez un autre nous-même, manquât l'occasion de vous connaître, vous qui nous aimez tant, ou fît votre connaissance sans une lettre de nous; c'est par nous qu'il a été nourri, autant que l'ont permis nos pressantes affaires, non pas de ces sciences que les esclaves des passions humaines appellent libérales, mais du pain du Seigneur.
2. Qu'y a-t-il en effet à dire aux injustes et aux impies qui se croient libéralement instruits, si ce n'est ce que nous lisons dans les saintes lettres vraiment libérales : « Si le Fils vous a délivrés, alors véritablement vous serez libres? » Car c'est lui qui nous fait connaître ce que peuvent avoir de libéral les études mêmes qui sont ainsi nommées par les hommes non appelés à cette liberté évangélique. Ces études n'ont de rapport avec la liberté que ce qu'elles ont de rapport avec la vérité; voilà pourquoi le Fils a dit: « Et la vérité vous délivrera (1). » Ainsi donc ces innombrables fables impies, dont les poésies sont pleines, n'ont rien de commun avec notre liberté; nous en dirons autant des mensonges emphatiques et ornés des orateurs, des sophismes verbeux des philosophes soit de ceux qui ont mal connu Dieu, soit de ceux qui l'avant connu ne l'ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont pas rendu grâces, mais se sont évanouis dans leurs propres pensées; et leur cœur s'est endurci; et, se disant sages, ils sont devenus insensés: ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en une image de l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents; soit enfin de ceux d'entre eux qui n'étant pas adonnés au culte des idoles ou qui l'étant peu, ont adoré cependant et ont servi la créature plutôt que le Créateur (2). A Dieu ne plaise que nous appelions sciences libérales les vanités et les folies menteuses, les
 
1. Jean, VIII, 32, 36. — 2. Rom. I, 21-25.
 
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inventions vaines et l'erreur superbe de ces malheureux qui n'ont pas connu, même dans ce qu'ils ont dit de vrai, la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, la grâce à laquelle seule nous devons d'être délivrés du corps de cette mort (1). Quant à l'histoire dont les auteurs font une haute profession de sincérité dans leurs récits, peut-être renferme-t-elle quelque chose qui mérite d'être connu des âmes libres, quand , bonnes ou mauvaises, les actions qu'elle rapporte sont vraies. Cependant, je ne vois pas trop comment, ne recevant point le secours de l'Esprit-Saint et obligés dans leur condition de faiblesse à recueillir les rumeurs répandues, ils ne se seraient pas trompés en bien des points: il y a toutefois en eux quelque chose qui approche de la liberté s'ils n'ont pas eu la volonté de mentir, et s'ils ne trompent les hommes que parce qu'ils auront été eux-mêmes trompés par la faiblesse humaine.
3. Les sons aident le plus à comprendre la valeur des nombres dans tous les mouvements des choses; on monte ainsi, comme par degrés, jusqu'aux plus hauts secrets de la vérité, à ces hauteurs où la divine sagesse se découvre agréablement dans l'ordre entier de sa providence à ceux qui l'aiment (2) : c'est ce que nous avons essayé de traiter, aux premiers loisirs que nous laissaient des soins plus importants et plus urgents, dans ces écrits que vous désirez recevoir de nous; j'ai composé alors six livres seulement sur le rythme, et, je l'avoue, je songeais à en composer six autres sur la modulation, quand j'espérais du loisir. Mais depuis que j'ai été chargé du poids des affaires ecclésiastiques, toutes ces douces choses me sont échappées des mains, de sorte qu'à peine trouvé je maintenant ce que j'ai écrit, ne pouvant me refuser à votre désir qui est pour moi un ordre. Si je puis vous envoyer ce petit ouvrage, je ne me repentirai pas de vous avoir obéi, mais vous pourriez bien vous repentir de me l'avoir demandé si ardemment. Car il est très-difficile d'entendre les cinq premiers livres sans quelqu'un qui, non-seulement distingue les personnes des interlocuteurs, mais qui, par 1a prononciation, fasse sentir la durée des syllabes, de façon à frapper l'oreille de la diversité des nombres : d'autant plus qu'il s'y mêle des intervalles de silences mesurés qui ne sauraient être compris sans le secours d'une habile prononciation.
 
1. Rom, VII, 24, 25. — 2. Sages. VI, 17.
 
4. Ayant trouvé corrigé le sixième livre où est ramassé tout le fruit des autres, je l'envoie sans retard à votre charité; peut-être ne déplaira-t-il pas trop à votre gravité. Pour ce qui est des cinq premiers, c'est à peine si Julien (1), notre fils et collègue dans le diaconat, car il est déjà enrôlé dans nôtre sainte milice, les jugera dignes d'être lus et compris. Je n'ose pas dire que je l'aime plus que vous, pal ce que je veux rester vrai, mais cependant j'ose dire que je désire le voir plus que je ne désire vous voir vous-même. Il peut vous sembler étrange que vous aimant autant l'un que l'autre, il y en ait un qui soit l'objet particulier de mes désirs; .mais ce qui produit ce sentiment c'est une plus grande espérance de voir Julien, car, je le crois, si vous lui commandez ou lui permettez de venir vers nous, il fera ce qu'on fait à son âge, surtout quand on n'est pas encore retenu par des soins plus importants; et par lui je vous aurai vous-même sans plus de retard. Je n'ai pas indiqué les mesures des vers de David, parce que je les ignore. Je ne sais pas l'hébreu, et le traducteur n'a pu faire passer les mesures dans sa version, de peur de nuire à l'exactitude du sens. Au reste les vers hébreux ont des mesures certaines, si j'en crois ceux qui entendent bien cette langue; car le saint prophète aimait la pieuse musique, et c'est luit, plus que tout autre, qui m'a inspiré un goût si vif pour ces sortes d'études. Demeurez à jamais sous la protection du Très-Haut (2), vous tous qui habitez dans la même maison (3), père, mère, frères et fils, et, tous enfants d'un même père! souvenez-vous de nous !
 
 
1. Ce jeune Julien, dont saint Augustin prononce affectueusement le nom, devait plus tard prendre rang parmi les plue ardente ennemis de l'Eglise catholique et de l'évêque d'Hippone.
2. Ps. XC, 1. — 3. Ps. LXVII, 7.
LETTRE CII (4). (Au commencement de l'année 409).
 
Dans l'histoire des premiers âges du christianisme, il n'est rien de plus curieux que les objections sur lesquelles les païens fondaient leur résistance à notre religion ; les difficultés qui les arrêtaient ressemblent aux difficultés dont beaucoup de gens ont coutume de s'armer dans nos âges nouveaux : les hommes du IVe et du Ve siècles qui n'étaient pas encore chrétiens et ceux de notre temps qui ne le sont plus se rapprochent en bien des points. La plupart des objections et même les plaisanteries du dix-huitième siècle contre la foi chrétienne, sont renouvelées des païens. Il est donc intéressant de savoir comment saint
 
4. Voyez rétract. liv. 11, chap. XXXI, tom. I, pag. 351.
 
Augustin y répondait. L'évêque d'Hippone avait en vue un de ses amis de Carthage dont il désirait éclairer l'esprit et vaincre les hésitations ; sa réponse aux six questions posées ne fut pas inutile aux païens de son temps et ne saurait l'être aux chrétiens du nôtre.
 
AUGUSTIN A DEOGRATIAS, SON CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Vous avez mieux aimé me renvoyer les questions qui vous ont été adressées ; ce n'est point, je pense, paresse de votre part, mais comme vous m'aimez extrêmement, vous préférerez m'entendre dire ce que vous savez vous-même. J'aurais voulu pourtant que vous les eussiez traitées , parce que l'ami qui les a posées n'ayant pas répondu à des lettres que je lui ai écrites, comme s'il ne lui convenait pas de me suivre, il aura eu ses raisons; je soupçonne, et ce n'est ni par désobligeance ni sans aucun motif, car vous savez combien je l'aime et combien je m'afflige qu'il ne soit pas encore chrétien ; je soupçonne, dis-je, et je crois avec quelque vraisemblance, assurément, que celui qui refuse de me répondre ne veut pas que je lui écrive. C'est pourquoi , de même que je vous ai obéi, et que, malgré le poids de mes occupations, j'ai satisfait à votre demande pour ne pas résister à votre sainte et chère volonté, je vous supplie d'écouter une, prière répondez brièvement vous-même à toutes les questions de notre ami, ainsi qu'il vous l'a demandé, et comme vous pouviez le faire avant ma réponse. Car, lorsque vous lirez ceci, vous reconnaîtrez qu'il ne s'y trouve presque rien que vous ne sachiez ou que vous n'eussiez pu trouver lors même que je n'aurais rien dit. Mais, je vous en prie, réservez mon travail seulement pour ceux à qui vous penserez qu'il puisse être utile; donnez le vôtre à celui à qui il conviendra bien mieux, et à d'autres encore qui aiment beaucoup votre manière de traiter les questions, et je suis de ce nombre. Vivez toujours dans le Christ en vous souvenant de nous.
 
PREMIÈRE QUESTION. Sur la Résurrection.
 
2. Quelques-uns s'émeuvent et se préoccupent de savoir quelle est celle des deux résurrections qui nous est promise : celle du Christ ou celle de Lazare. « Si c'est celle du Christ, disent-ils, comment la résurrection de celui qui n'est pas né de l'homme peut-elle ressembler à la résurrection des créatures nées selon la loi ordinaire? Si c'est celle de Lazare, elle ne nous convient pas davantage, car c'est son propre corps non tombé en poussière, mais conservé, que Lazare a repris; et nous, quand nous ressusciterons, notre corps sera, après bien des siècles, tiré du mélange universel. Ensuite si l'état qui suit la résurrection est un état heureux, où l'on ne puisse connaître ni les souffrances du corps ni les besoins de la faim, pourquoi le Christ ressuscité a-t-il pris de la nourriture et montré ses plaies? S'il l'a fait pour convaincre l'incrédule, ce n'a été qu'un semblant : s'il a montré quelque chose de réel, on portera donc après la résurrection les plaies reçues pendant la  vie? »
3. On répond à ceci que ce n'est pas la résurrection de Lazare, mais celle du Christ qui représente la résurrection promise, parce que Lazare est ressuscité pour mourir une seconde fois; « mais le Christ, selon ce qui est écrit, se levant du milieu des morts, ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui (1). » C'est la promesse faite à ceux qui ressusciteront à la fin des temps, et qui régneront éternellement avec lui. La différence entre la naissance du Christ et la nôtre n'établit aucune différence pour sa résurrection, comme elle n'en a établi aucune pour sa mort. Pour être né autrement que les hommes, sa mort n'en a pas été moins véritable; de même la création du premier homme, formé de la terre et n'ayant pas eu de parents comme nous, ne l'a pas fait mourir autrement que nous-mêmes. Or la différence de naissance n'en est pas une pour la résurrection, pas plus que pour la mort.
4. Mais si des hommes non encore chrétiens étaient tentés de ne pas croire ce qu'on rapporte du premier homme, qu'ils tâchent de faire attention et de prendre garde à cette foule d'animaux formés de la terre sans parents; toutefois leur union produit des animaux semblables à eux, et la différence de naissance ne change en rien leur nature; formés de la terre ou formés selon la loi ordinaire, ils sont pareils : ils vivent et meurent de la même manière. Il n'est donc pas absurde de supposer que des corps, n'ayant pas la même origine, aient la même résurrection. Mais les hommes auxquels nous
 
1. Rom. VI, 9.
 
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répondons ici sont incapables de voir ce qui fait la différence et où la différence doit s'arrêter; ils veulent conclure de la diversité des origines à toutes sortes de diversités, et croiraient sans doute que l'huile de suif ne doit pas nager sur l'eau comme l'huile d'olive, à cause de la différence de l'origine, la première provenant des animaux, la seconde d'un fruit.
5. En ce qui touche cette autre différence entre le corps du Christ, ressuscité le troisième jour sans corruption ni pourriture, et nos corps qui seront tirés, après un long espace de temps, du mélange universel, ces deux sortes de résurrection demeurent également au-dessus de la puissance humaine, mais sont également très-faciles à la puissance divine. De même que le rayon de notre oeil arrive aussi promptement à ce qui est proche qu'à ce qui est éloigné et atteint les diverses distances avec la même vitesse ; ainsi lorsque dans un clin d'oeil, selon la parole de l'Apôtre (1), aura lieu la résurrection des morts, il sera aussi aisé à la toute-puissance de Dieu et à sa volonté ineffable, de ressusciter des corps intacts que des corps détruits par le temps. Ces choses paraissent incroyables à certaines gens parce que rien de pareil ne s'est vu; l'univers est si rempli de miracles qu'ils ne nous étonnent point, non pas par la facilité de s'en rendre compte, mais par l'habitude de les voir; et à cause de cela ils ne nous paraissent dignes ni d'attention ni d'étude. Quant à moi, et avec moi quiconque s'efforce de comprendre les invisibles merveilles de Dieu par les merveilles visibles (2), nous admirons autant, peut-être plus, le petit grain de semence où est caché tout ce qu'il y a de beau dans un arbre entier, que le vaste sein de ce monde qui doit restituer intégralement à la résurrection future tout ce qu'il prend des corps humains dans leur dissolution.
6. Quelle contradiction peut-il y avoir entre la nourriture que prit le Christ après sa résurrection et la promesse de notre résurrection dans un état où nous n'aurons plus besoin de nourrir nos corps? Ne voyons-nous pas dans les livres saints les anges manger de la même manière, non sous une vaine et trompeuse apparence, mais en toute réalité? Ce n'était point par nécessité, mais par puissance. La terre, dans sa soif, boit autrement que le rayon du soleil, dans son ardeur; pour la terre c'est
 
1. II Cor. VI, 52. — 2, Rom. I, 20.
 
un besoin, pour le soleil une force. Le corps ressuscité sera donc imparfaitement heureux s'il ne peut pas prendre de la nourriture; et quelque chose manquera aussi à sa félicité s'il en a besoin. Je pourrais examiner longuement ici ce qu'il y a de changeant dans les qualités des corps et le prédominant des corps supérieurs sur les inférieurs; mais on m'a demandé de répondre brièvement, et j'écris ceci pour des esprits pénétrants qu'il suffit d'avertir.
7. Que celui de qui partent ces questions sache bien que le Christ, après sa résurrection, a montré des cicatrices et non pas des blessures; il les a montrées à des disciples qui doutaient, et c'est pour eux aussi qu'il a voulu manger et boire, non pas une fois, mais souvent, de peur qu'ils ne crussent pas que son corps était quelque chose de spirituel et son apparition une pure image. Ces cicatrices eussent été fausses si des blessures ne les eussent précédées, et cependant elles-mêmes ne seraient pas restées si le Christ ne l'avait pas voulu. Sa grâce providentielle eut pour but de prouver à ceux qu'il édifiait dans une foi réelle que ce corps ressuscité était bien le même qu'ils avaient vu crucifié. Pourquoi dire alors : « S'il l'a fait à cause d'un incrédule, il a donc fait semblant? » Mais si un valeureux combattant avait reçu de nombreuses blessures au service de sa patrie et qu'il priât un habile médecin, capable d'en effacer jusqu'aux derniers vestiges, de s'arranger plutôt pour laisser subsister des cicatrices comme autant de titres de gloire, dirait-on que le médecin aurait fait à l'héroïque blessé de fausses cicatrices, parce que, pouvant empêcher par son art qu'il ne restât des traces de plaies, il se serait au contraire appliqué à les maintenir à dessein? Ainsi que je l'ai fait observer plus haut, les cicatrices ne peuvent être fausses que s'il n'y a pas eu de blessures.
 
 
SECONDE QUESTION. De l'époque de l'avènement du christianisme.
 
8. Nos contradicteurs ont proposé d'autres difficultés, qu'ils prétendent tirées de Porphyre et. qu'ils jugent plus fortes contre les chrétiens: « Si le Christ s'est dit la voie du salut, la grâce et la vérifié, s'il a déclaré qu il ne pouvait y avoir de retour à la vérité que par la fui en lui (1) , qu’ont fait les hommes de tant de
 
1. Jean, XIV, 6.
 
 
siècles avant le Christ? Je laisse les temps qui ont précédé le royaume du Latium, et je
prends le Latium même pour le commencement de la société humaine. On adora les dieux dans le Latium avant la fondation d'Albe; il y eut à Albe des religions et des cérémonies dans les temples. Rome est restée de longs siècles sans connaître la loi chrétienne. Que sont devenues tant d'âmes innombrables, qui n'ont aucun tort, puisque Celui à qui on aurait pu croire ne s'était pas encore montré aux hommes ? L'univers s'enflamma pour le culte des dieux comme Rome elle-même. Pourquoi celui qui a été appelé le a Sauveur s'est-il dérobé à tant de siècles? Dira-t-on que le genre humain a eu l'ancienne loi des Juifs pour se conduire? Mais ce n'est qu'après un long espace de temps que la loi juive a paru et a été en vigueur dans un coin de la Syrie, d'où elle est venue ensuite en et Italie; et ce fut après César Caïus, ou tout au plus sous cet empereur. Que sont donc devenues les âmes des Romains et des Latins qui, jusqu'au temps des Césars, ont été privées de la grâce du Christ non encore venu sur la terre? »
9. En répondant à cette question, nous demanderons d'abord à nos contradicteurs si le culte de leurs dieux, dont nous connaissons les dates certaines, a été profitable aux hommes. S'ils disent que ce culte a été inutile au salut des âmes, ils le détruisent avec nous et en reconnaissent la 'vanité; il est vrai, nous montrons que ce culte a été pernicieux, mais c'est déjà quelque chose que les païens avouent qu'il ne sert à rien. Si au contraire ils défendent le polythéisme et en proclament la sagesse et l'utilité, je demande ce que sont devenus ceux qui sont morts avant les institutions païennes, car ils ont été privés de cet important moyen de salut; mais s'ils ont pu se purifier d'une autre manière, pourquoi leur postérité n'aurait-elle pas fait comme eux? Quel besoin y avait-il d'instituer de nouvelles consécrations, inconnues aux anciens?
10. Sion nous dit que les dieux ont toujours été, qu'ils ont eu toujours et partout la puissance de délivrer leurs adorateurs, mais que, sachant ce qui convenait aux temps et aux lieux à cause de la diversité des âges et des choses humaines, ils n'ont pas voulu être servis de la même façon en tous pays et à toutes les époques, pourquoi appliquent-ils à la religion chrétienne une difficulté à laquelle ils ne peuvent répondre pour leurs dieux sans répondre aussi pour nous-mêmes : que la différence des cérémonies selon les temps et les lieux importe peu, si ce qu'on adore est saint; de même que peu importe la diversité des sons au milieu de gens de diverses langues si ce qu'on dit est vrai ? Ils doivent néanmoins reconnaître ici une différence, c'est que les hommes peuvent, par un certain accord de société, former des mots pour se communiquer leurs sentiments (1), et que les sages, en matière de religion, se sont toujours conformés à la volonté de Dieu. Cette divine volonté n'a jamais manqué à la justice et à la piété des mortels pour leur salut, et si chez divers peuples il y a diversité de culte dans une même religion, il faut voir jusqu'où vont ces différences et concilier ce qui est dû à la faiblesse de l'homme et ce qui est dû à l'autorité de Dieu.
11. Nous disons que le Christ est la parole de Dieu par laquelle tout a été fait; il est le Fils de Dieu parce qu'il est sa parole, non pas une parole qui se dit et qui passe , mais immuable et permanente en Dieu qui ne passe pas, une parole gouvernant toute créature spirituelle et corporelle selon les temps et les lieux, étant elle-même la sagesse et la science pour régir chaque chose dans les conditions qui lui sont propres : le Christ est toujours le Fils de Dieu, coéternel au Père, immuable sagesse par laquelle toute chose a été créée et qui est le principe de bonheur de toute âme raisonnable; il est toujours le même, soit avant qu'il multiplie la nation des Hébreux dont la loi a été la figure prophétique de son avènement, soit pendant la durée du royaume d'Israël, soit lorsque, prenant un corps dans le sein d'une Vierge, il se montre comme un mortel au milieu des hommes; il demeure le même depuis ces époques lointaines et diverses jusqu'à présent où il accomplit toutes les prophéties, et jusqu'à la fin des temps où il séparera les saints des impies et rendra à chacun selon ses oeuvres.
12. C'est pourquoi, depuis le commencement du genre humain, tous ceux qui ont cru
 
1. On se tromperait si on voulait s'armer de ce passage de saint Augustin pour prouver que le langage est d'invention humaine. Le texte porte : lingua sonos, quibus inter se sua sensa communicent etiam homines, pacto guodam societatis sibi instituere possunt. Jamais ces mots linquae sonos instituere ne voudront dire : inventer une langue. La formation des mots ou des langues ne saurait être ni la création de la langue primitive ni l'invention du langage. La première langue est celle du premier homme parce que Dieu lui a parlé, et, quant à la parole, elle est éternelle.
 
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en lui, qui l'ont connu, n’importe comment, et ont vécu selon ses préceptes avec piété et justice, ont été, sans aucun doute, sauvés par lui, à quelque époque et en quelque région qu'ils se soient trouvés. De même que nous croyons en lui, que nous croyons qu'il demeure dans le Père et qu'il est venu revêtu de chair ; ainsi les anciens croyaient en lui , croyaient qu'il demeure dans le Père et qu'il viendrait avec un corps semblable au nôtre. Maintenant, à cause de la diversité des temps, on annonce l'accomplissement de ce qu'on annonçait alors comme une chose future,mais la foi et le salut n'ont pas changé. La différence des formes religieuses sous lesquelles une chose est annoncée ou prophétisée ne fait pas une différence dans la chose même ni une différence de salut; et quelle que soit l'époque où se produit ce qui doit servir à la délivrance des fidèles et des saints, c'est à Dieu de la marquer dans ses desseins, et c'est à nous d'obéir. Ainsi la vraie religion s'est montrée et a été pratiquée jadis sous des noms, et, des signes qui ne sont pas les mêmes que ceux d'à présent ; elle était alors plus cachée, elle est maintenant plus manifestée; autrefois connue à peine d'un petit nombre, elle 1'a été beaucoup plus dans la suite, mais elle n'a jamais fait qu'une seule et même religion.
13. Nous n'objectons pas que Numa Pompilius apprit aux Romains à honorer des dieux autrement qu'eux mêmes et les Italiens les honoraient auparavant; noves ne rappelons pas qu'au temps de Pythagore, on vanta une philosophie auparavant inconnue, ou connue seulement d'un petit nombre de gens ne vivant pas dans les mêmes coutumes : ce qui nous occupe, c'est la question de savoir si es dieux sont de vrais dieux, dignes d'adoration, et si cette philosophie peut servir en quelque chose au salut des âmes; voilà ce que nous débattons avec nos contradicteurs et ce que nous réfutons. Qu'ils cessent donc de nous objecter ce qu'on peut objecter contre toute secte et tout ce qui porte le nom de religion. Puisqu'ils avouent que ce n'est pas le hasard, mais la Providence divine qui préside à la marche des temps, il faut qu'ils reconnaissent que ce qui est propre et favorable à chaque époque surpasse les pensées humaines et vient de cette même Providence qui gouverne toute chose.
14. Car s'ils disent que la doctrine de Pythagore n'a pas été toujours ni partout parce que Pythagore n’était qu’un homme, et qu’il n’a pu avoir cette puissance, diront-ils aussi qu'au temps où il vécut et dans les lieux où sa doctrine fut enseignée, tous ceux qui ont pu l'entendre, ont voulu croire en lui et le suivre? C’est pourquoi,  si ce philosophe avait eu la puissance de prêcher ses dogmes où et quand il aurait voulu, et,qu'il eût eu en même temps une prescience générale des choses, il ne se serait certainement, montré que dans les temps et dans les lieux où il aurait su d'avance que des hommes croiraient en lui. On n'objecte point contre le Christ que sa doctrine ne soit pas suivie de tout le monde; on sent bien que la même objection pourrait s'adresser aux philosophes et aux dieux; mais que répondront nos païens si, sans préjudice des raisons cachées peut-être dans les profondeurs de la sagesse et de la science divine, et d'autres causes que les sages peuvent rechercher, nous disons, pour abréger cette discussion, que le Christ a voulu se montrer au milieu ; des hommes et leur prêcher sa doctrine dans le temps et dans les lieux où il savait que devaient être ceux qui croiraient en lui (1)? Car il prévoyait que dans les temps et les lieux où son Evangile n'a pas été prêché, les hommes auraient reçu cette prédication comme l'ont fait beaucoup de ceux qui, l'ayant vu lui-même pendant qu'il était sur la terre, n'ont pas voulu croire en sa mission, même après des morts :ressuscités par lui comme Je fout aussi .de notre temps beaucoup d'hommes qui., malgré l'évident accomplissement des prophéties, persistent dans leur incrédulité , et aiment mieux résister par des finesses humaines que de céder à l'autorité divine après des témoignages si clairs, si manifestes,si sublimes. Tant que l'esprit de l'homme est petit et faible, il doit s'incliner devant la divine vérité. Si donc le Christ n'a vu qu'une grande infidélité dans les premiers temps de l’univers, quoi d'étonnant,qu'il n'ait voulu ni se montrer ni parler à des :hommes qu'il savait devoir ne croire ni à ses discours ni à ses miracles? Il est permis de penser qu'à ces premières époques tous les hommes eussent été tels., à en juger par le nombre étonnant d'incrédules
 
1. Dans les lignes qu'on vient de lire, saint Augustin ne parle de la prescience de Jésus-Christ qu'en passant et tout juste pour répondre à une objection des païens; il laisse, évidemment subsister en son entier la question de la grâce. Les semi-pélagiens n'étaient donc pas fondés à s’autoriser de ce passage. L'évêque d'Hippone s'est expliqué sur ce, point dans le chapitre IX du livre de la Prédestination des saints. Saint Hilaire avait averti saint Augustin de cette prétention des demi-pélagiens, comme on le verra dans la lettre CCXXVI.
 
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crédules que la vérité a rencontrés depuis l'avènement du Christ jusqu'à nos jours.
15. Cependant, depuis le commencement du genre humain, il n'a jamais manqué d'être annoncé par les prophètes, avec plus ou moins de lumière selon les temps, et avant son incarnation il ya toujours eu des hommes qui ont cru en lui, depuis Adam jusqu'à Moïse, non-seulement parmi le peuple d'Israël qui, par un mystère particulier, a été une nation prophétique, mais encore parmi les autres nations. En effet, dans les saints livres des Hébreux, on en cite quelques-uns à qui Dieu fit part de ce mystère; ce fut dès le temps d'Abraham, et ces privilégiés n'appartenaient ni à sa race, ni au peuple d'Israël, et ne tenaient en rien au peuple élu pourquoi donc ne croirions-nous pas qu'il y eut d'autres privilégiés chez d'autres peuples et en d'autres pays, quoique l'autorité de ces livres ne nous en ait pas transmis le souvenir? C'est pourquoi le salut de cette religion, seule véritable et seule capable de promettre le vrai salut, n'a jamais manqué à quiconque en a été digne et n'a manqué qu'à celui qui ne le méritait pas (1) ; et depuis le commencement de la race humaine jusqu'à la fin des temps, elle a été et sera prêchée aux uns pour leur récompense, aux autres pour leur condamnation. Il en est à qui Dieu n'en a rien révélé, mais il prévoyait que ceux-là ne croiraient pas, et ceux à qui la religion a été annoncée quoiqu'ils ne dussent pas croire, ont servi d'exemple aux autres : mais quant aux hommes à qui elle est annoncée et qui doivent croire, leur place est marquée dans le royaume des cieux et dans la société des saints anges.
 
TROISIÈME QUESTION. Sur la différence des sacrifices.
 
Voyons maintenant la question suivante :
 16. « Les chrétiens, dit notre païen, condamnent les cérémonies des sacrifices, les victimes, l'encens et tout ce qui se pratique dans les temples; tandis que le même culte a commencé, dès les temps anciens, par eux ou par le Dieu qu'ils adorent, et que ce Dieu a eu besoin des prémices de la terre. »
17. Voici notre réponse :
 
1. Nous trouvons une explication de ce passage dans le livre de la prédestination, chapitre X : «  Si en demande, dit saint Augustin, comment on peut se rendre digne, il ne manque pas de gens qui répondent que c'est par la volonté humaine; nous disons, nous, que c'est par la grâce ou la prédestination divine. »
 
Ce qui a donné lieu à cette question, c'est le passage de nos Ecritures où il est dit que Caïn offrit à Dieu des fruits de la terre et Abel les prémices de son troupeau (1) ; ce qu'il faut comprendre ici, c'est la haute antiquité du sacrifice qui, d'après les saintes et infaillibles Ecritures, ne doit être offert qu'au seul Dieu véritable; non pas que Dieu en ait besoin, car il est écrit très-clairement dans les mêmes livres : « J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez aucun besoin de mes biens; » mais quand il les accepte, les rejette ou les tolère, il n'a en vue que l'intérêt des hommes. Car c'est à nous, et non à Dieu que profite le culte que nous lui .rendons. Ainsi lorsqu'il nous inspire et qu'il nous apprend à l'adorer, il ne le fait pas parce qu'il a besoin de nos hommages, il le fait pour notre plus grand bien. Or, tous ces sacrifices sont figuratifs et ils doivent nous inviter à rechercher, à connaître ou à nous rappeler les choses dont ils retracent les images. Il nous faut être court, et l'espace .nous manquerait ici pour traiter ce sujet avec une convenable étendue ; mais nous avons beaucoup parlé sur ce point dans d'autres ouvrages (2), et ceux qui nous ont précédé dans l'interprétation des saintes Ecritures ont abondamment parlé des sacrifices de l'Ancien Testament comme étant les ombres et les figures de l'avenir.
18. Ici néanmoins, quelque intention que nous ayons d'être court, nous devons faire remarquer que jamais les faux dieux, c'est-à-dire les démons ou les anges prévaricateurs, n'auraient demandé des temples, des prêtres, des sacrifices et ce qui s'y rapporte, s'ils n'avaient su que ces choses appartiennent au seul Dieu véritable. Quand ce culte est rendu à Dieu selon ses inspirations et sa doctrine, c'est la vraie religion; quand il est rendu aux démons qui l'exigent dans leur orgueil impie., c'est une coupable superstition. C'est pourquoi ceux qui connaissent les livres chrétiens de l'Ancien et du Nouveau Testament ne reprochent aux païens ni la construction des temples, ni l'institution du sacerdoce, ni la célébration des sacrifices; mais ils leur reprochent de consacrer tout cela aux idoles et aux démons. Et qui doute que tout sentiment manque aux idoles? Cependant, lorsque ces idoles occupent les
 
1. Gen. IV, 3, 4. — 2. Ps. XV, 1.
2. Au livre 22 contre Fauste, et dans la Cité de Dieu, chapitres XIX et XX.
 
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places d'honneur qui leur sont réservées et qu'elles sont là debout devant ceux qui les prient ou qui leur offrent des sacrifices, elles ont comme l'aspect et l'animation de personnes vivantes et font illusion aux esprits faibles qui les contemplent; ce qui contribue surtout à cette illusion, c’est la piété de la foule empressée autour des autels.
19. La divine Ecriture veut remédier à ces impressions malsaines et pernicieuses, quand, pour mieux graver dans la pensée quelque chose de connu, elle dit, en parlant de ces idoles : « Elles ont des yeux et ne voient point, elles ont des oreilles et n'entendent point (1), » et le reste. Plus ces paroles sont claires et d'une vérité que chacun peut comprendre, plus elles inspirent une honte salutaire à ceux qui rendent en tremblant un culte divin à de telles images, qui les regardent comme vivantes, leur adressent des prières comme s'ils en étaient compris, leur immolent des victimes, s'acquittent des veaux et sont touchés de telle sorte qu'ils n'osent pas les croire inanimées. Pour que les païens ne prétendent pas que nos saints livres condamnent seulement cette impression faite sur le coeur humain par les idoles, il y est clairement écrit que « tous les dieux des nations sont des démons (2). » Aussi l'enseignement apostolique ne se borne pas à ces paroles de saint Jean : « Frères, gardez-vous des idoles (3), » mais nous lisons dans saint Paul : « Quoi donc? est-ce que je dis que quelque chose d'immolé aux idoles soit quelque chose, ou que l'idole soit quelque chose? Mais les gentils qui immolent, immolent aux démons et non pas à Dieu : or, je ne veux pas que vous entriez en société avec les démons (4). » D'où l'on peut suffisamment comprendre que, dans les superstitions des gentils, ce n'est pas l'immolation en elle-même qui est blâmée par la vraie religion (car les anciens saints ont immolé au vrai Dieu), mais l'immolation faite aux faux dieux et aux démons. De même que la vérité excite les hommes à devenir les compagnons des saints anges, ainsi l'impiété les pousse à la société des démons, pour lesquels est préparé le feu éternel comme l'éternel royaume est préparé pour les saints.
20. Les païens semblent vouloir se faire pardonner leurs sacrilèges par la beauté de leurs interprétations. Mais ces interprétations ne les excusent point, car elles ne se
 
1. Ps. CXIII, 5. — 2. Ps. XCV, 5. — 3. I Jean, V, 21. — 4. I Cor. X, 19, 20.
 
rapportent qu'à la créature et non pas au Créateur, à qui seul est dû le culte que les Grecs désignent sous le nom de latrie. Nous ne disons pas que la terre, les mers, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles et certaines puissances célestes non placées à notre portée soient des démons: mais comme toute créature est partie corporelle, en partie incorporelle, ou, comme nous l'appelons encore, spirituelle, il est clair que ce que nous faisons avec piété et religion part de la volonté de l'âme, qui est une créature spirituelle, préférable à tout ce qui est corporel; d'où il résulte qu'on ne doit pas sacrifier à la créature corporelle. Reste la spirituelle, qui est pieuse ou impie : pieuse dans les hommes et les anges fidèles, servant Dieu comme il faut le servir; impie dans les hommes injustes et les mauvais anges que nous appelons aussi démons; c'est à cause de cela qu'on ne doit pas sacrifier non plus à une créature spirituelle, quoiqu'elle soit juste. Car plus elle est pieuse et soumise à Dieu, plus elle repousse un tel honneur qu'elle sait n'être dû qu'à Dieu; combien donc il est plus détestable encore de sacrifier aux démons, c'est-à-dire à une créature spirituelle tombée dans l'iniquité, reléguée dans cette basse et ténébreuse région du ciel comme dans une prison aérienne, et prédestinée à un supplice éternel ! Aussi lorsque les païens nous disent qu'ils sacrifient à des puissances supérieures qui ne sont pas des démons, qu'il n'y a entre l'objet de leur culte et le nôtre qu'une différence de noms, et que nous appelons des anges ce qu'ils appellent des dieux, ils sont à leur insu le jouet des ruses si variées des démons qui jouissent et se repaissent en quelque sorte des erreurs humaines; les saints anges n'approuvent d'autre sacrifice que celui que la vraie doctrine et la vraie religion apprennent à offrir à ce Dieu unique qu'ils servent saintement. Et de même que l'orgueil impie soit des hommes, soit des démons, exige ou souhaite les honneurs divins, ainsi la pieuse humilité, soit des hommes, soit des anges, a toujours rejeté de tels hommages et montré à qui ils étaient dus. On en voit d'éclatants exemples dans nos saintes Ecritures.
21. Mais il y a eu diversité de sacrifices. selon les temps; les uns ont été pratiqués avant la manifestation du Nouveau Testament, lequel est consacré par la vraie victime d'un prêtre unique, c'est-à-dire par l'effusion du sang du (181) Christ; et maintenant il est un autre sacrifice conforme à cette manifestation, qui est offert par nous tous, qui portons le nom de chrétien, et marqué non-seulement dans l'Evangile , mais encore dans les livres des prophètes. Car ce changement qui ne regarde ni Dieu ni la religion elle-même, mais qui ne porte que sur les sacrifices et les cérémonies, semblerait aujourd'hui bien hardi à prêcher, s'il n'avait été annoncé à l'avance. De même en effet qu'un homme qui le matin offrirait à Dieu tel sacrifice et en offrirait tel autre le soir, selon la convenance du moment, ne changerait ni de Dieu ni de religion, pas plus qu'un homme qui le matin saluerait d'une manière et d'une autre le soir; ainsi dans le cours universel des siècles, quoique les saints d'autrefois aient offert un sacrifice différent des sacrifices d'à présent, non point par une pensée humaine, mais par l'autorité divine, j'y vois des mystères célébrés selon la convenance des temps, et non un changement de Dieu ni de religion.
 
QUATRIÈME QUESTION. Sur cette parole de l'Ecriture : « Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré (1). »
 
22. Il nous faut examiner ensuite la question posée sur la proportion du péché et du supplice, lorsque, calomniant l'Evangile, notre païen s'exprime ainsi : « Le Christ menace de supplices éternels ceux qui ne croiront pas en lui (2); » et d'ailleurs il dit : « Vous serez mesurés à la même mesure, dont vous aurez mesuré. Il y a ici, poursuit le païen, ridicule et contradiction; car si la peine à infliger doit avoir une mesure, toute mesure étant bornée à un espace de temps, que signifient les menaces d'un supplice sans fin? »
23. Il est difficile de croire qu'un philosophe, quel qu'il soit, ait pu faire cette objection; on dit ici que toute mesure est bornée à un espace de temps, comme s'il ne pouvait être question que d'heures, de jours et d'années, ou comme s'il s'agissait de syllabes longues ou brèves. Car je crois que les muids et les boisseaux, les urnes et les amphores ne sont pas des mesures de temps. Comment donc toute mesure sera-t-elle bornée à un espace de temps? Ces païens ne disent-ils pas que le soleil est éternel? Ils
 
1. Matth. VII, 2. — 2. Jacq. II,13.
 
osent pourtant mesurer sa grandeur par les règles de la géométrie et la comparer à la grandeur de la terre. Qu'ils puissent ou ne puissent pas la connaître, il est certain que le globe du soleil a sa propre mesure; s'ils comprennent combien il est étendu, ils comprennent sa mesure; sinon, ils ne la comprennent pas. Mais elle n'en existe pas moins si les hommes ne peuvent parvenir à la connaître. Quelque chose peut donc être éternel et avoir une mesure certaine de son propre mode. J'ai parlé, selon leur opinion, de l'éternité du soleil, pour les convaincre avec leur propre sentiment, et afin qu'ils m'accordent que quelque chose peut être éternel et avoir cependant une mesure. Et dès lors ils ne doivent plus refuser de croire au supplice éternel dont le Christ menace le péché, en s'autorisant de ce que le même Christ a dit : Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré.
24. Si le Christ avait dit : Ce que vous avez mesuré, on vous le mesurera, il ne serait pas nécessaire d'entendre cette parole d'une chose qui fût la même sous tout rapport. Nous pouvons bien dire: Vous recueillerez ce que vous aurez planté, quoique personne ne plante le fruit, mais l'arbre, et que l'on cueille le fruit, et non pas le bois : mais nous disons cela pour désigner l'espèce d'arbre, et pour faire entendre qu'après avoir planté un figuier ce ne sont pas des noix qu'on recueille. C'est ainsi qu'on pourrait dire : Vous souffrirez ce que vous aurez fait souffrir; cela ne signifie pas que celui qui a déshonoré doit être déshonoré à son tour; mais ce qu'il a fait contre la loi par ce péché, la loi doit le lui rendre; le coupable a rejeté de sa vie la loi qui défend de tels crimes que la loi à son tour le rejette de cette vie humaine qu'elle est destinée à régir. Si donc le Christ avait dit : On vous mesurera autant que vous aurez mesuré, il n'en résulterait pas que les peines dussent être de tout point égales aux péchés. Ainsi, par exemple, le froment et l'orge ne sont pas des choses égales, et on pourrait dire : On vous mesurera autant que vous aurez mesuré, c'est-à-dire autant de froment que d'orge. S'il s'agissait de douleurs, et si on disait : On vous en rendra autant que vous en avez fait souffrir, il pourrait se faire que la douleur infligée fût pareille, quoiqu'elle se prolongeât plus longtemps : elle serait plus grande pour la durée, mais égale par la violence. Si nous disons de deux lampes : celle-ci (182) était aussi ardente que l'autre, nous dirons vrai, quoique l'une de ces lampes se soit éteinte avant l'autre. Si donc quelque chose offre une grandeur égale d'une certaine manière, ce côté d'égalité n'en subsiste pas moins en toute vérité, quoiqu'il y ait des différences sur d'autres points.
25. Mais comme le Christ a dit: « Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré, » et qu'évidemment autre chose est la mesure, autre chose est ce qui est mesuré, il pourrait se faire qu'on donnât mille boisseaux de froment à qui n'en aurait donné qu'un seul, de façon que la différence ne serait pas dans la mesure, mais dans la quantité. Je ne dirai rien de la différence des choses mêmes,car non-seulement il est possible qu'on mesure du froment là où un autre aura mesuré de l'orge, mais encore qu'on mesure de l'or là où un autre aurait mesuré du froment; et il est même possible qu'il y ait un seul boisseau de froment et plusieurs boisseaux d'or. Quoique, sans comparer les choses elles mêmes, l'espèce et la quantité diffèrent entre elles, on peut dire avec vérité : on a mesuré pour lui à la même mesure dont il a mesuré.
Or, le sens des paroles du Christ éclate suffisamment par ce qui précède : « Ne jugez point pour que vous ne soyez point jugés : car vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres. » Faut-il conclure de là que s'ils jugent iniquement, ils seront iniquement jugés? Point du tout. Il n'y a en Dieu aucune injustice. Mais c'est comme s'il était dit : la volonté qui vous aura servi à faire le bien servira à votre délivrance; la volonté qui vous aura servi à faire le mal servira à votre châtiment. Si quelqu'un, par exemple, était condamné à perdre les yeux qui auraient été l'instrument de mauvais désirs, c'est en toute justice qu'il s'entendrait dire : soyez puni dans ces yeux par où vous avez péché. Car chacun se sert de son propre jugement, bon ou mauvais, pour lé bien ou pour le péché. Il est donc juste qu'il soit jugé dans ce qui juge en lui, afin qu'il porte là peine dans son propre jugement, en souffrant les maux qui accompagnent le dérèglement de l'esprit.
26. Car s'il est des supplices visibles qui sont pour l'avenir réservés au mal et mérités également par la volonté mauvaise; au fond de l'âme elle-même, là où le mouvement de la volonté règle toutes les actions humaines la punition suit promptement la faute; et cette punition s'accroît souvent par l'excès même de l'aveuglement et de l'insensibilité. C'est pourquoi le Christ, après avoir dit : « Vous serez jugés comme vous aurez jugé, » ajoute « Et vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré. » C'est dans sa propre volonté que l'homme de bien trouve là mesure du bien qu'il fait, et il y trouve aussi la mesure de sa félicité; il en est de même du méchant : il porte dans sa volonté la mesure de ses oeuvres mauvaises et de la misère qui les suit. C'est la volonté, cette mesure de toutes les actions et de tous les mérites, qui fait les bons et les méchants; c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux. Les genres de volontés, et non pas les espaces de temps, produisent lés oeuvres bonnes ou mauvaises. Autrement on tiendrait pour un plus grand péché d'abattre un arbre que de tuer un homme; car il faut du temps et des coups répétés pour abattre un arbre, et d'un seul coup où en un moment on tue un homme. Et si, à cause d'un aussi grand crime commis en aussi peu de temps, on punissait un homme de l'exil à perpétuité, la peine serait trouvée trop, douce;. quoique la longue durée de l'exil ne pût se comparer à la promptitude du crime. En quoi donc répugnerait-il qu'il y eût des supplices également longs ou même également éternels, mais inégalement rigoureux; que dans la même durée il n'y eût pas même douleur, comme la mesure des péchés n'est pas non plus dans la durée du temps, mais dans la volonté qui les a commis?
27. Car c'est la volonté et›-même qui est punie, soit par le supplice de l'âme, soit par le supplice du corps; elle se délecte dans les péchés, il faut qu'elle souffre dans les peines; et que celui qui juge sans miséricorde soit jugé sans miséricorde (1). La signification de cette même mesure, c'est qu'il ne sera pas fait pour l'homme ce qu'il n'aura pas fait pour les autres. Le jugement de Dieu sur l’homme sera éternel, quoique le jugement exercé par l'homme pécheur n'ait pu être que passager. La mesure demeure la même, quoiqu'il y ait des supplices sans fin pour des crimes qui n'ont pas été éternels : l'homme pécheur aurait voulu jouir éternellement de son péché, il trouvera dans la peine une sévérité, éternelle.
 
1. Jacq. V, 13.
 
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La brièveté imposée à mes réponses ne me permet pas de ramasser tout ce qu'il y a, ou au moins beaucoup des choses qui sont dans les saintes Ecritures sur les péchés et les peines, ni d'établir avec certitude mon sentiment à cet égard; et toutefois, si j'en avais le loisir, peut
être mes forces n'y suffiraient pas. Mais je crois en avoir assez dit pour montrer qu'il n'y a rien de contraire à l'éternité des peines dans la doctrine annonçant aux hommes qu'ils seront mesurés à la mesure de leurs péchés.
 
CINQUIÈME QUESTION. Du fils de Dieu selon Salomon.
 
28. Après ces questions tirées de Porphyre, notre païen a ajouté ceci : « Daignez aussi  m'apprendre s'il est vrai que Salomon ait dit que Dieu n'a point dé Fils. »
29. La réponse ne se fera pas attendre. Non-seulement Salomon n'a pas dit cela, mais au contraire il a dit que Dieu a un Fils. Car la Sagesse, parlant dans un de ses livres, a dit : « Il m'a engendré avant toutes le collines (1). » Et qu'est-ce que le Christ, sinon la Sagesse de Dieu.? Dans un autre endroit des Proverbes « C'est Dieu, dit Salomon, qui m'a enseigné la sagesse, et j'ai connu la science des saints. Quel est Celui qui est monté au ciel et qui en est descendu? Qui a ramassé le vent dans son sein ? Qui a lié les eaux comme dans un vêtement? Qui a rempli la terre? Quel est son nom et quel est le nom de son Fils, si vous le savez (2)? » Une de ces dernières paroles se rapporte au. Père : « Quel est son nom, » le nom de Celui  « qui m'a enseigné la sagesse, » comme il vient de le dire. L'autre parole désigne évidemment le Fils : « Quel est le nom de son Fils, » du Fils de qui principalement s'entend ce qui suit : « Qui est Celui qui est monté au ciel et qui en est descendu ? » Saint Paul dit à ce sujet : « Celui  qui est descendu c'est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux (3). » — « Qui a ramassé les vents dans son sein? » c'est-à-dire les esprits de ceux qui croient dans le secret et le silence. A ceux-là il est dit: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ (4). » — « Qui a lié, les eaux comme dans
 
1. Prov. VIII, 25. — 2. Prov. XXX, 4. Bossuet est admirable dans son commentaire de ces paroles de Salomon. Elévation sur les mystères : 1re élévation de la deuxième semaine. Voir nos Lettres sur Bossuet, lettre VI. — 3. Ephés. IV, 10. — 4. Coloss. III. 3.
 
un vêtement? » Pour qu'on pût dire : «Vous tous qui- avez été baptisés dans le Christ, vous avez été revêtus du Christ (1). » — « Qui a rempli la terre? » C'est Celui-là même qui a dit à ses disciples : « Vous me rendrez témoignage à Jérusalem, dans toute la Judée,  dans la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre (2). »
 
SIXIÈME QUESTION. Sur le prophète Jonas.
 
30. La dernière question- concerne Jouas; elle n'est pas tirée de Porphyre, mais des plaisanteries accoutumées des païens. On nous dit « Que devons-nous penser à Jonas qu'on prétend  avoir passé trois jours dans le ventre d'une baleine? Il est extraordinaire (3) et incroyable qu’un homme soit resté englouti avec ses vêtements dans le corps d’un poisson. Si c'est là une figure, vous daignerez nous l’expliquer. Ensuite, qu'est-ce que c'est que cette citrouille qui poussa , au-dessus de Jonas après que la baleine l’eut vomi (4) ? Quelle raison y a-t-il eu pour la faire naître? » Je me suis aperçu que ce genre de questions amuse beaucoup les païens.
31. On répond à ceci qu’il ne fait croire aucun des miracles de Dieu, ou bien qu’il n'y a aucune raison pour ne pas croire celui-ci ! Nous ne croirions pas que le Christ lui-même est ressuscité le troisième jour, si la foi des chrétiens redoutait les railleries des païens. Notre ami ne nous a pas demandé si on devait croire à la résurrection de Lazare le quatrième jour, ou à celle dû Christ le troisième ; je m'étonne donc qu'il ait choisi l'histoire de Jonas comme quelque chose d'incroyable : pense-t-il par hasard qu'il soit plais aisé de ressusciter un mort que de conserver dans l’énorme ventre d'une baleine un homme vivant? Je passe sous silence ce que rapportent de la grandeur de ces monstres marins ceux qui en ont vu ; mais en voyant les côtes de baleine exposées à la curiosité publique à Carthage, qui ne juge combien d'hommes auraient pu tenir dans le ventre de ce monstre, et quelle devait être la large ouverture de la gueule, qui était comme la porte de cette caverne ? Notre païen croit
 
1. Gal. III, 27. — 2. Actes des Apôtres, I, 8.
3. ?p??a???
4. Jo. II, I ; IV, 6.
 
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que les vêtements de Jonas l'ont empêché d'être englouti sans meurtrissure, comme si le prophète s'était fait petit pour franchir un passage étroit; au lieu que, précipité du haut d'un navire., il a été reçu par la baleine de façon à pénétrer dans le ventre du monstre avant de pouvoir être déchiré par ses dents. L'Ecriture ne dit pas, d'ailleurs, s'il était nu ou habillé quand il fut jeté dans cette caverne, afin qu'on pût admettre qu'il était nu, s'il fallait qu'on lui ôtât ses vêtements, comme à un neuf sa coque, pour qu'il devînt plus aisé à engloutir. On se préoccupe des vêtements de Jonas comme si les livres saints eussent dit qu'il avait passé par une petite fenêtre ou qu'il était entré dans un bain : et encore pourrait-on entrer dans un bain tout habillé; ce ne serait pas commode, mais il n'y aurait là rien de merveilleux.
32. Mais ils ont une raison pour ne pas croire à ce miracle de Dieu, c'est la vapeur du ventre par laquelle s'humecte la nourriture, et qui aurait dû se tempérer pour conserver la vie d'un homme, combien n'est-il pas plus incroyable que les trois hommes jetés dans une fournaise par un roi impie se soient promenés sains et saufs au milieu du feu ! Du reste, si ceux à qui nous répondons se refusent à croire à tout miracle, c'est par d'autres raisonnements que nous aurions à les réfuter? Car ils ne doivent pas objecter comme incroyable un fait particulier ni le révoquer en doute, mais tous les faits qui sont tels et même plus étonnants. Toutefois, si ce qui est écrit sur Jonas l'était sur Apulée de Madaure ou sur Apollonius de Tyane, dont on nous raconte tant de prodiges sans témoignage d'aucun auteur sérieux , quoique les démons fassent aussi des choses comme en font les saints anges, non en réalité, mais en apparence, non avec sagesse, mais par le mensonge; si, dis-je, on nous rapportait quelque chose d'aussi surprenant de ceux que les païens honorent sous les noms de mages ou de philosophes, les bouches de nos adversaires ne retentiraient pas d'éclats de rire, mais de paroles triomphantes. Qu'ils se moquent de nos Ecritures ; qu'ils s'en moquent à leur gré, pourvu que les rieurs deviennent de jour en jour plus rares, soit parce qu'ils meurent, soit parce qu'ils croient, et tandis que s'accomplit tout ce qu'ont prédit les prophètes, ces prophètes qui se sont ri, si longtemps avant eux, de leurs inutiles combats contre la vérité, de leurs vains aboiements, de leurs défections successives, et qui non-seulement nous ont laissé à lire, à nous qui sommes leur postérité, ce qu'ils ont écrit sur eux, mais nous ont promis que nous en verrions l'accomplissement.
33. On peut raisonnablement et avec profit demander ce que signifie le miracle de Jonas, afin de ne pas se borner à croire qu'il s'est accompli, mais de comprendre qu'il a été écrit parce qu'il renferme quelque signification mystérieuse. Il faut donc commencer par reconnaître que le prophète Jonas a passé trois jours dans le vaste sein d'un monstre marin, quand on veut rechercher pourquoi cela s'est fait; car ce n'a pas été en vain et c'est cependant certain. Si de simples paroles figurées et sans actes nous excitent à la foi, combien notre foi doit s'exciter plus encore non-seulement par ce qui a été dit, mais même par ce qui a été fait en figure? Les hommes ont coutume de s'exprimer par des paroles, mais c'est aussi par des faits que parle la puissance de Dieu. Et de même que des mots nouveaux ou peu usités, quand ils sont. choisis avec goût et sobriété, ajoutent à l'éclat des discours humains; ainsi les faits merveilleux et figuratifs ajoutent en quelque façon à la splendeur de l'éloquence divine.
34. D'ailleurs, pourquoi nous demander la signification de l'histoire de Jonas, puisque le Christ lui-même l'a donnée? « Cette génération mauvaise et adultère, dit-il, demande un prodige, et on ne lui en donnera point d'autre que celui du prophète Jonas. De même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ainsi le Fils de Dieu sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre (1). » Quant à rendre raison des trois jours depuis la mort de Notre-Seigneur jusqu'à sa résurrection, en entendant, pour le premier et le dernier jour, le tout par la partie,de façon à compter dans cet espace trois jours avec leurs nuits, ce serait l'objet d'un long discours, et cette matière a été souvent traitée ailleurs. Donc, comme Jonas a été précipité du haut d'un navire dans le ventre de la baleine, ainsi le Christ a été précipité du haut de la croix dans le sépulcre,ou dans la profondeur de la mort, le prophète fut précipité pour le salut de ceux que menaçait la tempête, le Christ pour le salut de ceux qui flottent sur la mer de ce monde; et comme Jonas avait reçu l'ordre de prêcher aux Ninivites, mais ne parut au milieu
 
1. Matth. XII, 39 et 40.
 
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d'eux qu'après que la baleine l'eût vomi, ainsi la divine parole adressée aux nations ne leur
est parvenue qu'après la résurrection du Christ.
35. Le prophète se dressa une tente et s'assit en face de Ninive en attendant les desseins de Dieu sur la ville: par là il figurait autre chose, le peuple charnel d'Israël. Ce peuple, en effet, s'attristait aussi sur le salut des Ninivites, c'est-à-dire sur la rédemption et la délivrance des nations, du milieu desquelles le Christ est venu appeler non les justes, mais les pécheurs à la pénitence (1). L'ombrage de la citrouille sur la tête de Jonas représentait les promesses on même les bienfaits de l'Ancien Testament, qui étaient, comme dit l'Apôtre, une ombre des choses futures (2), et servaient de défense, dans la terre de promission, contre les ardeurs des maux du temps. Ce ver du matin qui rongea et fit sécher la citrouille, c'est encore le Christ lui-même dont la bouche, ayant répandu au loin l'Evangile, a fait sécher et disparaître toutes ces figures et ces ombres du peuple d'Israël. Maintenant ce peuple, après avoir perdu son royaume de Jérusalem, son sacerdoce, son sacrifice, toutes ces ombres de l'avenir, est dispersé à travers la terre et se consume dans le feu de la tribulation, comme Jonas sous les feux du soleil (3), et sa douleur est grande : et cependant Dieu s'occupe plus du salut des nations et de ceux qui font pénitence que de la douleur du prophète et de l'ombre qu'il aimait.
36. Que les païens rient encore, et, en voyant le Christ figuré par un ver, que leur superbe faconde tourne en dérision cette interprétation d'un mystère prophétique, pourvu toutefois que ce ver mystérieux les consume insensiblement pour en faire des hommes nouveaux. Car c'est d'eux qu'Isaïe a prophétisé, lorsque le Seigneur a dit par sa bouche : Ecoutez-moi, a mon peuple, vous qui connaissez la justice, « et qui portez ma loi dans vos coeurs : ne craignez pas les reproches des hommes, ne vous laissez pas abattre par leurs calomnies, et ne tenez pas grand compte de leurs mépris. Ils seront consumés par le temps comme un vêtement, et seront mangés par la teigne comme la laine; mais ma justice demeure  éternellement (4). » Quant à nous, reconnaissons le Christ dans le ver du matin, parce que dans le psaume intitulé : Pour le secours du matin  (5), il a daigné lui-même s'appeler de ce
 
1. Luc, V, 32. — 2. Col. II, 17. — 3.  Jon. IV, 8. — 4. Isaïe LI, 7, 8. — 5. Ps. XXI.
 
nom : « Je suis un ver, dit-il, et non pas un homme ; je suis l'opprobre des hommes et le mépris du peuple. » Cet opprobre est de ceux qu'Isaïe nous recommande de ne pas craindre
« Ne craignez pas les opprobres des hommes. » Ils sont mangés par ce ver comme par la teigne, ceux qui sous sa dent évangélique s'étonnent que leur nombre diminue de jour en jour. Reconnaissons ce ver, et, pour le salut que Dieu nous a promis, supportons les opprobres de ce monde. Le Christ est un ver par son abaissement sous un vêtement de chair; peut-être aussi parce qu'il est né d'une vierge; car le ver, quoiqu'il soit le produit de la chair ou de n'importe quelle chose terrestre, ne doit sa naissance à aucune sorte d'union. Le Christ est le ver du matin parce qu'il est ressuscité au point du jour. Cette citrouille dont l'ombre couvrit le front du prophète pouvait sécher sans qu'aucun ver la touchât. Et si Dieu avait besoin d'un ver pour cela, pourquoi dire un ver du matin, si ce n'est pour faire reconnaître sous cette figure celui qui chante Pour le secours du matin : « Mais moi je suis un ver et non pas un homme ? »
37. Quoi de plus clair et de plus accompli que cette prophétie ? Si l'on s'est moqué de ce ver pendant qu'il était pendu à une croix, comme il est écrit dans le même psaume : « Ils m'ont outragé dans leurs paroles, et ils ont hoché la tête. Il a espéré en Dieu, qu'il le délivre; que Dieu le sauve s'il veut de lui; » si on s'en est moqué pendant que s'accomplissaient ces paroles du même psaume : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. Ils m'ont regardé et considéré; ils se sont partagé mes vêtements et ont jeté ma robe au sort; » et ici la prédiction de l'Ancien Testament est aussi claire que le récit même de l'Evangile; si, dis-je, on a raillé ce ver en cet état d'humiliation, le raillera-t-on encore quand nous assistons à l'accomplissement de la suite de ce même psaume : « Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui; et toutes les nations l'adoreront; parce que la souveraineté est au Seigneur et qu'il dominera sur tous les peuples (1). » C'est ainsi que les Ninivites se souvinrent du Seigneur et se convertirent à lui. Israël s'affligeait de ce salut des nations par la pénitence, représenté dans Jonas, comme maintenant il s'afflige privé
 
1. Ci-dessus, lett. XC et XCI, pag.
 
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d'ombre et dévoré par l'a chaleur. Le resté de cette histoire mystérieuse de Jonas peut recevoir l'explication que l'on voudra, pourvu qu'on l'expose selon la règle de la foi. Mais pour ce qui est des trois jours passés dans le ventre de la baleine, il n'est. pas permis dé l'entendre autrement que nous l'a révélé le Maître céleste lui-même dans l'Evangile.
38. Nous avons répondu aux questions comme nous rayons pu; mais que celui qui les a posées se fasse chrétien, dé peur qu'en voulant auparavant finir les questions sur tes livres. saints, il ne finisse sa vie avant de passer de la mort à la vie. On comprend qu'avant de recevoir les sacrements chrétiens il ait voulu s'instruire sur la résurrection des morts; on peut lui concéder aussi d'avoir cherché à s'expliquer là tardive apparition du Christ sur la terre et à résoudre le petit nombre des autres grandes questions auxquelles le reste se rapporte. Mais se poser des questions comme celle-ci : «Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré, » ou comme celle sur Jonas ou tout autre de ce genre, avant de se décider à se faire. chrétien, c'est penser peu à la condition humaine et ne pas penser à l'âge. Car il y a d'innombrables questions qu’il ne faut pas finir avant dé croire; de peur que la vie ne finisse sans la foi; mais, quand on est chrétien, on s'applique studieusement à ces difficultés pour le plaisir pieux des âmes fidèles, et on communique sans orgueilleuse confiance ce qu'on a appris; et quant. à ce qui reste inconnu, on s'y résigne sans dommage pour le salut.
LETTRE CIII. (Au mois de mars de l‘année 409.)
 
NECTARIUS A SON TRÈS CHER ET TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE  AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Nos lecteurs connaissent le vieux Nectarius de Calame, ci-dessus, Lett.XC et XCI, pag. 133-134 ; voici une nouvelle lettre de lui, à l'occasion des faits violents dont nous avons parlé ailleurs. Le langage de Nectarius est à la fois un curieux monument des sentiments des païens de cette époque et un précieux témoignage de leur admiration pour saint Augustin. Du reste, Nectarius n'est pas exact dans sa réponse à l'évêque d'Hippone et ne plaide pas adroitement la cause de ses concitoyens.
 
1. En lisant cette lettre où Votre Excellence ruine le culte des idoles et toutes les cérémonies des temples, il m'a semblé entendre un philosophe, non pas celui qu’on montre à l’Académie et qui, retiré en un coin obscur, enfoncé dans la profondeur de sa pensée et la tête entre ses genoux, n'ayant rien à défendre qui lui soit propre, attaque les brillantes découvertes d'autrui et cherche à se consoler de sa pauvreté d'esprit par des accusations calomnieuses; mais, frappé de votre parole, j'ai cru voir devant moi le consul Cicéron qui, après avoir sauvé: d'innombrables têtes de citoyens paraissait avec ses lauriers au milieu des écoles de la Grèce étonnées, et leur apportait les témoignages victorieux des causes gagnées au Forum; hors d'haleine , il retournait cette trompette d'éloquence que sa juste indignation avait fait retentir contre les grands coupables et les parricides de la. république, et raccourcissait les vastes plis de sa toge pour n'en faire qu'un manteau grec.
2. Je vous ai donc écouté volontiers quand vous nous avez poussés au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus de tous ; quand vous nous avez engagés à lever les yeux vers la céleste patrie, j'ai recueilli vos paroles avec reconnaissance ; car la patrie dont vous sembliez parler n'est pas cette cité entourée de murs ni celle que les philosophes nous présentent; dans le monde, comme étant commune à tous; mais c'est celle que le grand Dieu habite et avec lui les âmes qui ont. bien mérité de lui, c'est celle à laquelle toutes les lois aspirent par des voies et des sentiers divers, que nous ne saurions représenter par le langage, mais que la pensée peut-être peut découvrir: Quoiqu'il faille surtout aimer cette patrie et y aspirer de tous nos voeux , je ne crois pas pourtant que nous devions abandonner celle où nous sommes nés, où pour la première fois nos yeux se sont ouverts à la lumière celle qui nous, a nourris et formés; et, pour toucher ici à mon sujet particulier,. de doctes hommes déclarent que ceux qui ont bien mérité de cette patrie , trouvent après leur mort une place dans le ciel ; ils enseignent que les services rendus à nos cités natales sont des titres pour être admis à la cité d'en-haut et qu'on demeure d'autant plus avec Dieu qu'on a contribué à sauver son pays par ses conseils ou ses oeuvres Vous nous dites en plaisantant que ce n'est point par l'éclat dés armes que brille notre ville, mais par les flammes des incendies et qu'elle produit plus d'épines que de fleurs ; ce reproche n'est pas: très-grand, parce que nous savons que, le plus souvent les fleurs naissent des épines. Car personne n'ignore que ce sont les épines qui produisent les roses et que les grains mêmes des épis sont hérissés de barbes, du façon que le doux et le rude se mêlent plus d'une fois.
3. Vous dites à la  fin de votre lettre qu'on ne demande, pour venger l'Eglise, ni la tête ni le sang de personne , mais qu'on doit enlever aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Pour moi, si je ne, me trompe; je trouve la spoliation plus: rigoureuse que la mort. Vous le savez, on lit souvent dans les livres que la mort ôte le sentiment de tous les maux, et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours : il est plus (187) triste, en effet, de vivre misérablement que de trouver par la mort le terme de: toutes. les misères. Vous-même nous l'apprenez aussi par la nature de vos oeuvres, lorsque vous secourez l'es pauvres, vous soignez les malades, vous appliquez des remèdes aux maladies du corps, et que par tous les moyens, vous travaillez à diminuer autour de vous les souffrances. Quant à la gravité des fautes, elle importe peu à celui à qui on demande pardon. Si le repentir obtient le pardon et purifie le coupable, (et même celui-là se repent qui supplie, qui embrasse les pieds) ; et si,  selon l'opinion de quelques philosophes, toutes les fautes sont, égales, on doit leur accorder un pardon commun. Un homme s'emporte en parlant, il a péché; il a dit des injures ou commis des crimes, il à péché de la même manière ; quelqu'un a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes ; il a violé des lieux sacrés ou profanes, ce n'est pas une, raison pour lui refuser le pardon. Enfin , il n'y aurait pas lieu à pardonner si auparavant il n'y avait pas péché.
4. Maintenant, après vous avoir répondu, nom pas comme j'aurais du, mais comme j'ai pu, peut-être en disant trop de choses et peut-être pas assez, je vous demande et je vous supplie (et que n'êtes-vous là! et que ne voyez-vous mes larmes!), je vous conjure de réfléchir à ce que vous êtes, à votre état, à vos oeuvres accoutumées ; songea à l'aspect que présente une ville d'où. on arrache des citoyens pour les mener au supplice ; songez aux gémissements des mères, des épouses, des enfants, des, parents; à la honte qui accompagne ceux qui, reviennent après; avoir subi la torture, aux douleurs renouvelées par la vue des blessures et des cicatrices. Tout ceci considéré, pensez ensuite à Dieu, à ce que diront les hommes; cédez à des sentiments de bonté et d'union; cherchez la louange dans le pardon plutôt que dans la vengeance. Que ceci soit dit pour ceux qui ont avoué leurs crimes. Vous leur avez fait grâce par la seule inspiration de votre loi religieuse, et je ne. cesse de l'admirer. A présent, c'est à peine si on peut exprimer ce qu'il y aurait de cruauté à poursuivre des innocents et à citer en justice criminelle ceux qu'il est impossible de confondre avec les coupables. S'il leur arrivait de se faire absoudre, voyez, je vous prie, quels sentiments animeraient les accusateurs obligés de lâcher des innocents après avoir de plein gré laissé aller ceux qui ne l'étaient pas. Que le Dieu souverain vous garde, qu'il vous conserve comme l'appui de la loi et. comme notre ornement.
LETTRE CIV. (Au mois de mars de l'année 409.)
 
Dans l’histoire des premiers temps de l'Eglise, il y a toujours profit à voir un chrétien converser on correspondre avec un païen, et quand ce chrétien est un génie comme saint Augustin, le profit est incomparable. La supériorité de la lettre suivante tient beaucoup assurément à la supériorité de l'évêque d'Hippone, mais elle tient beaucoup aussi à l'excellence du sentiment chrétien: Combien saint Augustin domine Nectarius! Par la seule force de la doctrine évangélique, il est, plus que lui, homme, moraliste et philosophe. De temps en temps sa droiture s'indigne et sa, mansuétude s'étonne de ce qu'on lui prête. Le désir passionné de gagner les lunes à la vérité éclate ici comme partout soue ta plumé de ce grand homme.
 
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, HONORABLE  ET CHER SEIGNEUR  ET FRÈRE NECTARIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. J'ai lu la réponse que votre bienveillance m'a adressée bien longtemps après la lettre que, je vous ai envoyée; car je vous avais écrit quand mon saint frère et collègue Possidius: était encore au milieu de nous et avant qu'il s'embarquât; et la lettre que vous avez  bien voulu lui remettre pour moi; je l'ai reçue le sixième jour des calendes d'avril (1), près de huit mois après la mienne. J'ignore absolument, comment ma lettre ou la vôtre ont éprouvé un si long retard. Peut-être votre sagesse a-t-elle dédaigné de me répondre d'abord et ne l'a-t-elle fait que depuis peu. Si c'est là la cause, je. m'en étonne. Avez-vous entendu dire quelque chose que nous ne sachions pas encore? Mon frère Possidius qui, permettez-moi de le dire, aime vos concitoyens d’un amour beaucoup plus salutaire que vous-même, a-t-il obtenu contre eux des, décisions terribles? Vous semblez le craindre. lorsque, dans votre lettre, vous me demandez de me représenter « l'état d'une ville d'où l'on arrache des citoyens pour les conduire au supplice, les gémissements des mères, des épouses, des enfants., des parents ; la honte qui accompagne ceux qui reviennent après avoir, subi la torture, le renouvellement des douleurs par la vue des blessures et des cicatrices. » A Dieu, ne plaise que nous fassions ou que nous sollicitions jamais rien de, pareil,contre aucun de nos ennemis ! Mais, je vous le répète, si la renommée vous a apporté, quelque chose de semblable, dites-le-nous plus clairement, pour que nous puissions aviser à l'empêcher, ou que nous sachions quoi répondre aux gens qui le croiraient.
 
1. Le 26 mars,
 
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2. Voyez plutôt ma lettre à laquelle vous avez été si lent  à répondre; j'y ai suffisamment exprimé mes sentiments; mais vous l'avez, je crois, oubliée, et vous me dites des choses qui n'y ont aucun rapport. Vous avez cru vous rappeler mes paroles, et vous m'avez prêté ce que je n'ai pas dit. Vous prétendez trouver à la fin de ma lettre qu'on ne demande ni tête ni sang pour venger l'Eglise, mais qu'il faut ôter aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Voulant montrer ensuite combien cela est mal, vous ajoutez que la spoliation vous paraît plus rigoureuse que la mort. Et pour achever de faire connaître de quels biens il s'agit ici, vous continuez et me dites que j'ai dû voir souvent dans les livres « que la mort ôte le sentiment de tous les maux et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours. » Puis vous concluez « qu'il est plus triste de vivre misérablement que de trouver par la mort le terme de toutes les misères. »
3. Et moi je ne me souviens pas d'avoir jamais lu qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours; je ne l'ai lu ni dans nos livres saints, à l'étude desquels j'avoue avec regret m'être appliqué trop tard, ni dans vos livres que j'ai eus entre les mains dès mon enfance. La pénible pauvreté n'a jamais été un péché; elle est pour les pécheurs une espèce de contrainte et de punition. Et parce que quelqu'un a été pauvre, il n'y a pas pour cela à craindre après cette vie un malheur éternel pour son âme; et quant à ce monde, il ne saurait y avoir aucun malheur éternel, puisque la vie d'ici-bas n'est pas éternelle, et n'est pas même de longue durée, à quelque âge, à quelque vieillesse qu'on parvienne. Ce que j'ai lu plutôt dans les livres dont vous me parlez, c'est qu'elle est courte cette vie dont nous jouissons et où vous supposez qu'on puisse trouver un malheur éternel. Dans quelques-uns de vos ouvrages, on dit, il est vrai, que la mort est la fin de tous les maux; mais tous vos auteurs ne pensent pas ainsi. Épicure est de ce sentiment, et aussi ceux qui croient que l'âme est mortelle. Mais d'autres philosophes, que Cicéron appelle consulaires pour montrer en quelle grande estime il tient leur autorité, ne croient pas qu'à la mort l'âme s'éteigne ; ils croient qu'elle passe d'un monde à un autre, et que, selon le bien ou le mal qu'elle a fait, elle trouve éternellement la félicité ou la misère. Cela s'accorde avec les saints livres dans lesquels je voudrais être savamment versé. Oui, la mort est la fin des maux, mais pour ceux dont la vie a été chaste, pieuse, fidèle, innocente, non pour ceux qui, passionnément épris des frivolités et des vanités du temps, prouvent qu'ils sont misérables par la corruption même de leur volonté pendant qu'ils se croient heureux au milieu des joies du monde, et qui, après la mort, sont forcés non-seulement de reconnaître de plus grandes misères, mais même de les sentir.
4. Et comme ces vérités se retrouvent fréquemment dans quelques-uns des grands hommes que vous honorez le plus et dans tous nos livres, craignez, ô vous qui aimez votre patrie de la terre, craignez pour vos concitoyens, non pas une vie d'indigence, mais une vie de plaisir : ou si vous redoutez pour eux la pauvreté, engagez-les plutôt d'éviter cette pauvreté qui ne cesse de convoiter, quelque magnifiques que soient les biens dont on jouisse sans pouvoir se rassasier, cette pauvreté qui, selon l'expression de vos auteurs, reste toujours la même dans l'abondance comme dans le besoin. Toutefois, dans la lettre à laquelle vous avez répondu, je n'ai pas dit qu'il faille punir vos concitoyens, ennemis de l'Eglise, en les condamnant à cette indigence, qui est la privation du nécessaire, et que la pitié ne délaisse pas, cette pitié dont vous avez cru devoir m'écrire qu'elle se révèle dans la nature de nos oeuvres, quand nous soutenons les pauvres, quand nous cherchons à soulager les malades et que nous appliquons des remèdes pour les souffrances du corps; et d'ailleurs un tel état d'indigence est plus profitable qu'une abondance de toutes choses pour assouvir les mauvais désirs. Mais à Dieu ne plaise que je croie qu'il faille réprimer de la sorte les gens de Calame dont il s'agit ici !
5. Repassez ma lettre si cependant elle vous a paru mériter non d'être relue quand vous avez dû me répondre, mais d'être conservée pour qu'on la reinette sous vos yeux quand vous la redemanderez ; repassez donc ma lettre et voyez ce que j'y ai dit; vous y trouverez ceci à quoi vous avouerez sans doute que vous n'avez pas répondu : « Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais d'une façon qui leur est utile (189) et salutaire; car les méchants ont de quoi soutenir la santé de leur corps, ont de quoi vivre, ont de quoi mal vivre. Que la vie et la santé demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais quant aux ressources pour mal vivre, si Dieu veut les retrancher comme nuisibles , il punira très-miséricordieusement. » Si vous aviez eu ces paroles présentes à l'esprit quand vous avez bien voulu me répondre, vous auriez jugé qu'il était plus odieux qu'obligeant de me demander de ne pas livrer à la mort ou à la torture les gens pour lesquels vous intercédez; car j'ai dit qu'il ne fallait pas toucher à leur corps. Vous n'auriez pas craint non plus que je voulusse les réduire a l'indigence et à la charité d'autrui, puisque j'ai dit qu'il fallait leur laisser de quoi vivre. Mais ils ont de quoi mal vivre, c'est-à-dire, pour ne pas parler d'autre chose, ils ont les moyens de fabriquer des statues de faux dieux en argent; c'est afin de conserver ces faux dieux, de les adorer, de continuer à leur égard un culte sacrilège, qu'ils mettent le feu à l'Eglise de Dieu, qu'ils livrent à la cupidité de la multitude la subsistance des pauvres, amis de Dieu, et qu'ils répandent le sang; et vous qui prenez souci de cette ville, pourquoi craignez-vous de retrancher ce qui serf d'instrument à ces mauvais desseins, et pourquoi voulez-vous entretenir et accroître par une fâcheuse impunité l'audace de nos ennemis? Apprenez-nous, dites-nous clairement quel mal il y aurait à punir les coupables de cette façon et dans cette mesure. Faites bien attention à ce que nous disons, de peur que, sous le semblant d'une prière, vous ne dénaturiez nos paroles pour les changer contre nous en insinuations accusatrices.
6. Que vos concitoyens se recommandent au respect par la pureté de leurs moeurs et non point par le superflu de leurs biens : nous ne voulons pas que la punition les amène à la charrue de Quintius ni au foyer de Fabricius. La pauvreté ne rendit pas méprisables ces chefs de la république romaine, mais elle ne les rendit que plus chers à leurs concitoyens, et plus dignes de gouverner la république. Nous ne souhaitons même pas, nous ne prétendons pas qu'il ne reste aux riches de votre cité que dix livres d'argent comme à ce Ruffin deux fois consul; et le censeur d'alors, dans sa louable sévérité, jugea qu'il y avait là encore quelque chose à retrancher. Les moeurs d'un siècle corrompu nous obligent à traiter si doucement aujourd'hui les âmes amollies, que la mansuétude chrétienne regarderait comme excessif ce qui parut juste aux censeurs de l'ancienne Rome. Et voyez la différence : à Rome il s'agissait de punir la possession de dix livres d'argent comme une faute ; il s'agirait ici, à cause des torts les plus graves, de réduire les coupables à la possession de dix livres d'argent ce qui fut considéré alors comme un crime, nous le voulons aujourd'hui comme le châtiment d'un crime. Mais on peut et on doit adopter un terme moyen qui, d'un côté,. n'aille pas à cette sévérité, et, de l'autre, empêche l'impunité de se montrer trop triomphante et trop audacieuse, et empêche surtout de coupables et malheureuses imitations pour lesquelles seraient réservées des peines terribles cachées. Accordez-nous au moins que ceux-là craignent pour leur superflu qui incendient et dévastent notre nécessaire. Qu'il nous soit permis de rendre service à nos ennemis et de faire en sorte qu'ils n'accomplissent pas ce qui leur est nuisible, en leur donnant des craintes pour des biens dont la perte ne l'est pas. Il n'y a ici que l'utilité d'un bon conseil et nullement la pensée de venger des crimes : par là on ne condamne pas à des supplices, on en préserve.
7. Lorsque, même au prix de quelque douleur, on ne laisse pas un homme inconsidéré s'accoutumer à des méfaits qu'il faudra expier par des peines terribles, on est semblable à celui qui saisirait violemment un enfant aux cheveux pour l'empêcher de jouer avec des serpents; cette manière de l'aimer pourrait  sembler rude, mais aucun de ses membres ne serait atteint, et le péril auquel on l'aurait arraché en l'effrayant était un péril de mort. Nous ne sommes pas bienfaisants parce que nous faisons ce qu'on nous demande, mais parce que nous faisons quelque chose de profitable à celui qui le sollicite. Souvent ce n'est pas en donnant, mais en refusant que nous rendons service. De là ce proverbe : « Ne donnez pas une épée à un enfant, » « pas même à votre fils unique, » dit Cicéron, car plus nous aimons quelqu'un, moins nous devons lui confier ce qui peut le mettre en grand péril: et si je ne me trompe, lorsque Cicéron disait ceci, il traitait des richesses. On peut donc utilement ôter les choses (190) dont le mauvais usage est un danger. Quand des médecins jugent,qu'il faut brûler ou couper ce qui est pourri, ils sont miséricordieux en -ne tenant aucun compte des larmes qu'ils voient couler. Si, petits enfants, ou même déjà un peu grands, nous avions toujours obtenu grâce de nos parents ou de .nos maîtres, qui de nous ne serait devenu insupportable? qui de nous eût appris quelque chose de bon? ces peines s'infligent non point par cruauté, mais par prévoyance. Je vous en prie, ne cherchez pas uniquement en tout ceci à satisfaire aux désirs de vos concitoyens; pesez soigneusement toute chose. Si vous ne pensez point au passé, et le,mal passé ne peut plus ne pas être, songez un peu à l'avenir ; réfléchissez, non pas à ce que demandent et souhaitent vos concitoyens, mais à ce qui leur est bon. Nous ne prouverons pas certainement que nous les aimons beaucoup, si nous ne nous préoccupons que de la crainte d'être moins aimés d'eux, en ne pas faisant ce qu'ils désirent. Et n'est-ce pas dans vos propres livres qu'on rend hommage au chef de la patrie plus attentif à servir le peuple qu'à faire sa volonté ?
8. « La qualité de la faute, dites-vous, importe peu lorsqu'on demande pardon. » Vous auriez raison de dire cela quand il s'agit, non pas de punir, mais de corriger ses hommes. A Dieu ne plaise, qu'un coeur chrétien se laisse aller à condamner quelqu'un pour le plaisir de la vengeance ! A Dieu ne plaise que pour pardonner il attende ou fasse attendre une prière ! Le devoir du chrétien est ici de se défendre de toute haine, de ne pas rendre le mal pour le mal, d'éteindre dans son âme -tout désir de nuire, de ne chercher aucune satisfaction dans le châtiment .ordonné par la loi; son devoir n'est pas de ne pourvoir à rien, de fermer les yeux et de laisser faire les méchants. Car il peut arriver qu'un homme, enflammé de haine contre un autre, ne fasse rien pour le corriger, et que rempli d'amour pour quelqu'un il l'afflige en voulant le rendre meilleur.
9. « Le repentir, comme vous l'écrivez, obtient le pardon et purifie le coupable; » mais c'est le repentir inspiré par la vraie religion et qui se préoccupe du futur jugement .de Dieu ; et non pas celui qui se produit ou dont on fait semblant sur l'heure, moins en vue d'effacer une faute pour l'éternité, que pour épargner un tourment à cette périssable vie. Ainsi, les chrétiens qui ont .participé aux désordres de Calame, soit en ne portant pas secours à l'église livrée au feu, soit en prenant leur part de rapines impies, et qui ont avoué leurs fautes et demandé pardon, se sont montrés avec un douloureux repentir à l'efficacité duquel nous croyons ; ce qui suffit à leur correction, c'est cette foi de leurs âmes qui leur apprend tout ce qu'ils doivent redouter du jugement de Dieu. Mais quel repentir pourrait guérir ceux qui non-seulement négligent de reconnaître la source divine au pardon, mais :même ne cessent de s'en moquer et de la blasphémer? et pourtant nous ne gardons dans notre coeur aucune animosité contre eux, Dieu le sait et le voit, lui dont nous craignons. le jugement et dont nous espérons le secours .dans la vie présente et dans la vie future. Nous pensons même ne leur être pas inutile, si ces hommes qui ne craignent :pas Dieu craignent quelque chose, qui ne soit pas une atteinte à leurs besoins mais un coup porté à leur superflu. Il ne faut pas qu'une déplorable sécurité devienne pour eux une raison d'offenser plus audacieusement ce Dieu qu'ils méprisent, et inspire à d'autres le désir de les imiter et même de faire pis. Enfin nous prions Dieu pour ceux en faveur de qui vous nous priez, mais c'est pour qu'il les ramène vers lui, pour qu'il purifie leurs âmes par le foi, et qu'il leur apprenne à faire une véritable et salutaire pénitence.
10. Vous nous permettrez donc de vous le dire : nous aimons plus que vous, nous aimons d'une affection d'autant plus réglée et plus utile ceux contre qui vous nous croyez courroucés, que nous demandons pour eux qu'ils évitent de plus grands maux et qu'ils obtiennent de plus grands biens. Si vous les aimiez à votre tour comme Dieu veut qu'on aime et non pas comme les hommes ont coutume d'aimer; si vous étiez sincère dans ce que vous me dites de votre plaisir à m'entendre vous exhorter au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus de tous, non-seulement vous souhaiteriez à vos concitoyens ces biens religieux, mais vous les devanceriez vous-même à la poursuite de ce bien divin. C'est ainsi que toute cette affaire entre vous et moi se terminerait avec une grande et pieuse joie. C'est ainsi que vous mériteriez cette céleste patrie vers laquelle je vous invitais à lever les yeux et dont vous avez aimé, dites-vous, à m'entendre :parler ; vous la mériteriez en témoignant un (191) véritable et pieux amour à ,cette patrie qui vous a engendré selon la chair, en cherchant à obtenir pour vos concitoyens la grâce de la félicité éternelle au lieu de ces vaines joies du temps et de ces funestes impunités.
11. Vous avez ici les pensées et les voeux de mon coeur dans celte affaire. Quant à ce qui est caché dans le conseil de Dieu, je l'ignore, je l'avoue, car je suis homme : mais quel que  soit son dessein, il est juste, sage, immuable, et incomparablement meilleur que tous les desseins des hommes; car c'est:avec vérité qu'il est écrit dans nos livres : « Il y a diverses  pensées dans le coeur de l'homme mais le conseil du Seigneur demeure éternellement (1). » Quant,à ce .que le temps apporte aux facilités ou aux difficultés qui peuvent naître, à la résolution nouvelle qui peut tout à coup sortir de la correction des coupables ou de l'espoir de leur amendement; soit que Dieu, dans son indignation, les punisse plus terriblement en leur accordant la complète impunité qu'ils demandent; soit qu'il lui plaise de les châtier miséricordieusement comme nous le jugeons convenable, ou de les frapper d'une punition plus dure, mais plus salutaire, pour leur inspirer de recourir sincèrement à sa clémence plutôt qu'à celle des hommes cet changer en joies les rigueurs qui se préparaient, ce sont là des choses qu'il sait, mais que nous ignorons. Pourquoi donc entre votre Excellence. et moi tous ces inutiles efforts avant le temps? laissons un  peu là les soins dont l'heure n'est pas venue, et si vous le voulez bien, occupons-nous de ce qui presse toujours. Il n'y a pas de moment où il ne convienne et ne faille faire quelque chose pour plaire à Dieu. La perfection élevée jusqu'à l'absence de tout péché dans l’homme est impossible dans cette vie, ou du moins très-difficile ; voilà pourquoi on doit d'abord recourir à la grâce de celui à qui on peut dire en toute vérité ce qu'un poète flatteur a dit à je ne sais quel illustre personnage, et le poète avoue pourtant l'avoir reçu de Cumes comme d'une inspiration prophétique :
« Sous un chef tel que vous, s’il reste encore quelques traces de notre crime, elles s'effaceront, et la terre sera délivrée des craintes qui l'agitaient toujours (2). »
Avec un tel chef en effet, tous les péchés étant pardonnés, on parvient à la céleste patrie
 
1. Prov. XIX, 21. — 2. Virg., églogue 4.
 
que je me suis efforcé de recommander à votre amour, et dont  vous avez aimé que je vous parle.
12. Mais vous avez dit que toutes les lois aspirent à cette céleste patrie par des voies et des sentiers différents, et je crains que, pensant y arriver par la voie où vous êtes, vous ne vous pressiez pas assez d'entrer dans la seule voie qui peut y conduire. Mais en réfléchissant de nouveau à l’expression dont vous vous êtes servi, il une semble que j'ai quelque raison d'expliquer ainsi le sens que vous y attachez : vous n'avez pas dit que toutes les lois, par des voies et des sentiers divers, y conduisent, la font voir, la trouvent, y aboutissent ou l'obtiennent, ou quelque chose dans ce genre; en disant que toutes les lois y aspirent, vous avez employé un mot qui, tout pesé et examiné, ne signifie pas la possession mais le désir de posséder. Par là vous n'avez :pas exclu la religion véritable et vous n'avez pas admis les religions fausses; assurément celle-là aspire qui sait conduire, mais toute loi qui aspire au bien n'y conduit pas, et quiconque y parvient est sûrement heureux. Or nous voulons tous être heureux, c'est-à-dire nous aspirons au bonheur, mais nous tous qui le voulons nous ne le pouvons pas, c'est-à-dire nous ne pouvons pas tous atteindre à ce que nous désirons. Pour obtenir il faut donc suivre non-seulement la voie où l’on aspire, mais la voie où l'on arrive, laissant les autres pèlerins du monde sur les chemins du désir et sans espoir d'atteindre au but. On ne ferait pas fausse route si on n'aspirait à rien eu si on arrivait à la possession de la vérité désirée. Mais si vous parlez de voies différentes et non contraires; si vous entendez par voies différentes ce que nous entendons par ces préceptes divers qui tous contribuent à une sainte vie, les uns de charité ou de patience, les autres do fidélité ou de miséricorde, ou d'autres encore, non seulement on aspire à la céleste patrie par ces voies et ces sentiers divers, mais même on la trouve. Dans nos saintes Ecritures il est parlé des voies et de la voie; des voies comme dans ce passage : « J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se convertiront à vous (1) ; » de la voie comme dans ce verset : « Conduisez-moi dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (2). » Ces voies et cette voie ne sont pas différentes; elles n'en forment
 
1. Ps. L, 15. — 2. Ps. LXXXV, 11.
 
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toutes qu'une seule et c'est d'elles que la même Ecriture dit ailleurs : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. » Pour les considérer attentivement, il faudrait un discours étendu, et l'esprit y trouverait bien des douceurs : je pourrais le faire une autre fois, s'il en était besoin.
13. Je crois en avoir assez dit aujourd'hui pour répondre à votre Excellence; et puisque le Christ a dit : « Je suis la voie (1), » c'est en lui qu'il faut chercher miséricorde et vérité, de peur que nous n'errions en cherchant ailleurs, et que nous ne suivions la voie qui désire au lieu de la voie qui mène. Mais si nous suivions la voie où l'on tient tous les péchés pour égaux, comme nous serions rejetés bien loin de la patrie de la vérité et du bonheur ! Quoi de plus absurde et de plus insensé que de prétendre que celui qui a ri avec quelque excès et celui qui, d'une main sauvage, a livré sa patrie aux flammes, aient péché de la même manière? Cette opinion de certains philosophes n'est pas une de ces voies différentes par où l'on arrive aux célestes demeures, mais c'est une voie détestable qui mène à la plus pernicieuse erreur; vous ne l'avez pas alléguée comme étant conforme à votre propre sentiment, mais elle a été pour vous comme un argument en faveur de vos concitoyens : vous auriez ainsi voulu que nous eussions pardonné à ceux qui ont incendié l'église de Calame, comme nous l'aurions fait à des gens qui se seraient laissés aller à quelques paroles contre nous.
14. Mais voyez comment vous arrangez tout cela. « Et si, dites-vous, selon l'opinion de  quelques philosophes, toutes les fautes sont égales, on doit leur accorder un pardon commun. » Cherchant ensuite à prouver l'égalité de tous les péchés, vous ajoutez et vous dites: « Un homme s'emporte en parlant, il a péché; il aura dit des injures ou commis des crimes, il a péché de la même manière. » Ce n'est pas là prouver une opinion, c'est exposer tout simplement un sentiment détestable. Vous dites: « Il a péché de la même manière;» mais aussitôt on vous répondra qu'il a péché autrement. Vous exigez peut-être que je le prouve, mais avez-vous prouvé qu'il y avait eu égalité dans les péchés? Faut-il écouter encore ce que vous ajoutez: « Quelqu'un a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes? »
 
1. Jean, XIV, 6.
 
Et ici vous avez senti vous-même quelque honte: vous n'avez pas osé dire qu'on a péché de la même manière, mais, dites-vous, « cela compte parmi les fautes. » Il n'est pas question ici de savoir si c'est une faute ajoutée aux autres, mais s'il y a eu égalité. Et si les deux sont égales parce que toutes les deux sont des fautes, les rats et les éléphants sont égaux parce que les uns et les autres sont des animaux; les mouches et les aigles aussi parce que les uns et les autres volent.
15. Vous continuez et vous dites: « Il a violé des lieux sacrés et des lieux profanes, ce n'est pas une raison pour lui refuser le pardon. » Cette profanation des lieux sacrés vous conduit au crime de vos concitoyens; mais vous-même ne la mettez pas sur la même ligne qu'une parole de colère; vous demandez seulement pour eux le pardon qu'on a raison de demander à des chrétiens, à cause de l'abondance de leur compassion, et non pas à cause de la gravité des péchés. Je vous ai cité, plus haut, ces paroles de nos saints livres « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (2). » C'est pourquoi ils obtiendront miséricorde, s'ils ne haïssent pas la vérité. On n'assimilera pas leurs fautes à un simple emportement de discours; mais ce pardon est dû, de droit chrétien, à tout homme qui se repent, quelles que soient l'énormité et l'impiété de ses crimes. Pour vous, homme digne de louanges, n'allez pas, je vous prie, enseigner ces paradoxes des stoïciens à votre Fils Paradoxe, que nous désirons voir grandir pour vous dans la vraie piété et le vrai bonheur. Quoi de plus détestable pour ce jeune homme et de plus dangereux pour vous-même, que s'il mettait sur la même ligne une injure faite à un étranger, et, je ne dis pas un parricide, mais une simple injure adressée à un père !
16. Vous faites donc bien, dans l'intérêt de vos concitoyens, de nous rappeler la miséricorde des chrétiens et non pas la dureté des stoïciens, laquelle, au lieu de servir votre cause, lui nuirait beaucoup. Car cette miséricorde sans laquelle ni vos regrets ni vos prières ne sauraient nous fléchir, les stoïciens la tiennent pour un défaut, ils la chassent tout à fait du coeur d'un sage, et veulent qu'il soit de fer et inflexible. Mieux vaudrait pour vous vous souvenir de votre Cicéron qui, adressant des louanges à César, lui disait : « La plus admirable
 
1. Ps. XXIV, 10.
 
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et la plus charmante de vos vertus est la miséricorde (1). » Combien elle doit plus éclater parmi la société chrétienne, dont le chef a dit: « Je suis la voie (2), » et qui connaît ces paroles: « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (3). » Ne craignez donc pas que nous cherchions à faire périr des innocents, nous qui ne voulons pas même livrer les coupables au supplice qu'ils ont mérité : la miséricorde chrétienne nous le défend, cette miséricorde que nous aimons dans le Christ avec la vérité. Mais celui qui, pour ne pas attrister la volonté des pécheurs, favorise et nourrit les vices en les épargnant, celui-là, dis-je, n'est pas plus miséricordieux que l'homme qui ne veut pas arracher un couteau à un enfant de peur de l'entendre pleurer, et ne songe pas qu'il peut le voir blessé ou mort. Réservez donc pour un autre temps ce que vous avez à faire auprès de nous en faveur de ces hommes que vous n'aimez pas plus que nous, mais que vous aimez moins, pardonnez-moi de vous le dire; répondez-nous plutôt ce que vous pensez de la voie religieuse que nous suivons, et dans laquelle nous vous pressons d'entrer pour que vous parveniez avec nous à cette patrie d'en-haut, dont vous aimez à vous entretenir, nous le savons et nous nous en réjouissons.
17. Vous dites que si, parmi les citoyens de notre patrie terrestre, tous ne sont pas innocents, quelques-uns le sont; mais vous ne le prouvez point, comme vous pouvez le remarquer en relisant ma lettre. En répondant à l'endroit où vous exprimez le désir de laisser votre patrie florissante, je vous disais qu'elle n'avait eu pour nous que des épines et non des fleurs, et vous croyez que j'ai voulu jouer avec des mots ! Quoi ! il y aurait place pour des jeux d'esprit en présence de pareils malheurs! Hélas ! ce que j'ai dit n'est que trop vrai. Les ruines de l'église incendiée fument encore, et nous y trouverions à badiner ! Quoique à mes yeux il n'y ait d'innocents, à Calame, que les absents ou les victimes, ou ceux qui n'ont pu empêcher ces désordres, faute de moyens et d'autorité, cependant j'ai distingué dans ma lettre les grands coupables de ceux qui le sont moins, j'ai fait une part différente à ceux qui ont craint de braver de puissants ennemis de l'Église et à ceux qui ont voulu le mal, à ceux qui l'ont
 
1. Pro Ligario.
2. Jean, XIV, 16. — 3. Ps., XXIV, 10.
 
fait, à ceux qui l'ont inspiré: nous n'avons rien demandé contre les inspirateurs de ces déplorables violences, parce que la recherche de la vérité aurait exigé des tortures dont nous repoussons la pensée avec horreur. Selon la doctrine de vos stoïciens, ils seraient tous coupables de la même manière, puisque toutes les fautes sont égales; et la dureté de ce système proscrivant en même temps la miséricorde comme une faiblesse, ne vous réserverait point ici un pardon général, mais une générale et égale punition. Laissez donc le plus loin possible ces philosophes que vous avez invoqués à l'appui de votre cause; souhaitez plutôt que nous agissions comme des chrétiens, et que, selon nos voeux, nous gagnions au Christ les coupables à qui nous pardonnons, de peur que le pardon ne devienne leur malheur. Que le Dieu miséricordieux et véritable vous accorde la vraie fidélité !
LETTRE CV. (Année 409.)
 
Les évêques et les prêtres donatistes s'attachaient à empêcher que la vérité né parvint à leurs peuples égarés; eux-mêmes évitaient toute occasion de s'expliquer avec les catholiques et de répondre à leurs questions. Ils imposaient des violences aux invitations de la charité. Saint Augustin faisait tout ce qu'il pouvait pour répandre la lumière au milieu des populations trompées. L'écrit qu'on va lire résume les faits, pose nettement les questions, démontre, invinciblement les torts religieux du donatisme. Il présente pour nous des répétitions de ce qui a déjà passé sous nos yeux, mais saint Augustin pouvait-il faire autrement que de répéter ce qu'on s'obstinait à méconnaître ? D'ailleurs le grand évêque trouve toujours des inspirations nouvelles, et l'on est toujours ému de ce profond amour de la vérité que rien ne rebute et ne lasse.
 
AUGUSTIN, ÉVÊQUE CATHOLIQUE, AUX DONATISTES.
 
1. La charité du Christ, à qui nous voudrions gagner tout homme, ne nous permet pas de nous taire. Si vous nous haïssez parce que nous vous prêchons la paix catholique, nous n'en sommes pas moins les serviteurs du Seigneur qui a dit: « Bienheureux les pacifiques,  parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1) !  » Et il est écrit dans un psaume : « J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; lorsque je leur parlais, ils m'attaquaient sans raison (2). » C'est pourquoi certains prêtres de votre parti nous ont dit: « Eloignez-vous de nos peuples si vous ne voulez pas que nous vous tuions. » Et nous leur disons, nous, avec plus de justice: Ne vous éloignez pas,
 
2. Matth. V, 9. — 2. Ps. CXIX, 7.
 
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mais approchez-vous, dans un esprit de paix, des peuples qui ne sont point à nous, mais à celui à qui nous appartenons tous; si vous ne le voulez pas et si vous continuez à vous montrer ennemis de la paix, retirez-vous plutôt du milieu des peuples pour lesquels le Christ a répandu son sang: vous voulez les rendre vôtres de peur qu'ils ne soient au Christ, quoique ce soit sous son nom que vous vous efforciez de les posséder; vous êtes semblables à un 'serviteur qui, ayant volé des brebis à son maître, imprimerait sur tout ce qui naîtrait d'elles la marque du maître, pour empêcher qu'on ne reconnût son larcin. Ainsi ont fait vos pères; après avoir séparé de l'Eglise du Christ des peuples marqués du baptême du Christ, ils ont imprimé le même sceau à tout ce qui est venu s'ajouter à leur nombre. Mais le Seigneur punit les voleurs s'ils ne se corrigent pas, et en ramenant à son troupeau les brebis égarées, il n'efface point sur elles une marque qui est la sienne.
2. Vous nous appelez traditeurs; c'est une accusation que vos pères n'ont jamais pu prouver contre les nôtres, et que vous-mêmes ne pourrez aucunement prouver contre nous. Que voulez-vous que nous fassions? Quand nous vous invitons à voir avec calme ce qui nous sépare, vous ne savez que faire éclater votre arrogance et votre fureur. Il nous serait aisé de vous montrer que les traditeurs furent plutôt ceux qui condamnèrent Cécilien et ses compagnons comme coupables de ce crime. Et vous dites : Retirez-vous du milieu de nos peuples. Vous les enseignez à croire en vous et non pas en Jésus-Christ. Car vous leur dites qu'à cause de ces traditeurs, contre lesquels vous ne prouvez rien, l'Eglise du Christ n'existe plus qu'en Afrique et dans le parti de Donat ; or, vous affirmez cela, non point d'après la loi ou les prophètes, ou les psaumes, ou les apôtres ou l'Evangile, mais d'après votre propre cœur et les calomnies de vos ancêtres. Le Christ dit « que la pénitence et la rémission des péchés seront prêchées en son nom au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1). » Vous n'êtes pas en communion avec cette Eglise manifestée par les paroles mêmes du Christ, et pendant que vous entraînez les autres dans votre perdition, vous ne voulez pas être sauvés.
3. Si nous vous déplaisons parce que des lois
 
1. Luc, XXIV, 47.
 
impériales vous forcent à l'unité, prenez-vous en à vous-mêmes; vous en êtes cause, car vos violences et la terreur de vos menaces ne nous ont jamais permis de prêcher en paix la vérité, et n'ont jamais permis de l'entendre avec sécurité ni de la choisir librement. Cessez de murmurer et de vous troubler; considérez patiemment, si c'est possible, ce que nous disons; rappelez-vous ce qu'ont fait vos circoncellions et les clercs qui marchèrent toujours à leur tête, et vous verrez ce qui vous a mérité les décrets impériaux; vous reconnaîtrez l'injustice de vos plaintes, car vous y avez forcé la puissance temporelle. En effet, pour ne pas interroger des faits passés et nombreux, arrêtez au moins votre pensée sur ce qu'il y a de plus récent. Marc, prêtre de Casphalia, s'est fait catholique de son plein gré, sans que personne l'ait contraint: pourquoi donc ceux de votre parti l'ont-ils poursuivi, et pourquoi l'auraient-ils mis à mort si la main de Dieu n'avait arrêté leurs violences par l'intervention d'hommes justement indignés? Restitut, de Victoria, a passé de son plein mouvement à l'Eglise catholique; pourquoi a-t-il été enlevé de sa demeure, battu, roulé dans l'eau, habillé de natte pour devenir un objet de risée, et pourquoi a-t-il été retenu prisonnier je ne sais combien de jours? Il n'eût point été peut-être rendu à la liberté si Proculéien ne s'était vu sur le point d'être cité pour ce fait. Martien, d'Urges, a choisi de sa propre volonté l'unité catholique; pourquoi, pendant qu'il fuyait lui-même, vos clercs ont-ils lapidé son sous-diacre jusqu'à le laisser pour mort? C'est en punition de ce crime qu'on a jeté à bas leurs demeures.
4. Que dirai-je de plus? Vous avez récemment envoyé un crieur à Sinit, qui a fait entendre ces mots : Celui qui sera en communion avec Maximin, aura sa maison brûlée. Mais avant que Maximin rentrât dans l'unité et qu'il revînt de son voyage d'outre-mer, avions-nous envoyé un prêtre à Sinit avec d'autres desseins que d'y visiter nos catholiques sans faire du tort à personne, de s'y tenir dans sa demeure et de prêcher la paix catholique aux hommes de bonne volonté? Vous l'avez pourtant chassé de là en l'outrageant indignement. Quand l'un de nous, Possidius, évêque de Calame, s'en allait à Figuli, que voulions-nous sinon visiter nos catholiques, quoiqu'ils fussent là en petit nombre, et faire entendre la parole de Dieu pour aider au libre retour vers (195) l'unité du Christ? Vos gens lui ont dressé en chemin des embûches à la manière des voleurs, et comme il n'y était point tombé, ils se sont déclarés ouvertement, ils ont mis le feu à la maison où il avait cherché un refuge au domaine de Lives ; et il aurait été brûlé vif, si les paysans de cette terre, se voyant eux-mêmes en danger, n'avaient éteint trois fois les flammes. Et cependant lorsque Crispin a été, à cause de ce fait, cité devant le proconsul et condamné comme hérétique au paiement de dix livres d'or, l'intervention de ce même évêque Possidius l'a affranchi de cette amende. Sans tenir compte d'une telle bienveillance, d'une telle mansuétude, Crispin a osé en appeler aux empereurs catholiques; c'est ce qui vous a attiré, avec une sévérité nouvelle, cette colère de Dieu contre laquelle vous murmurez.
5. Vous voyez que vous vous insurgez violemment contre la paix du Christ, et que vous ne souffrez pas pour lui-même, mais pour vos propres iniquités. Quelle est cette démence de mal vivre, de commettre des brigandages, et de prétendre à la gloire des martyrs lorsque la loi vous frappe ! Si par un excès d'audace personnelle vous contraignez violemment les hommes à embrasser l'erreur ou à y rester; ne devons-nous pas plutôt, appuyés sur les puissances les plus légitimes que Dieu a soumises au Christ selon sa prophétie, résister à vos fureurs pour délivrer de votre domination des âmes malheureuses, les arracher à une vieille erreur et les accoutumer à la lumière de la vérité? Vous dites que nous forçons des gens qui ne veulent pas revenir, mais il en est beaucoup qui demandent qu'on les force; c'est ce qu'ils nous avouent avant et après leur retour religieux, nous déclarant qu'au moins ils échappent ainsi à votre tyrannie.
6. Et toutefois, qu'y a-t-il de mieux, de produire de vrais ordres des empereurs pour l'unité ou de faux témoignages de condescendance au profit de la perversité? C'est ce que vous avez fait, et vous avez rempli l'Afrique entière de vos mensonges. En cela vous n'avez montré rien autre sinon que recourant toujours au mensonge, le parti de Donat est faible et livré à tous les vents : « Celui qui met sa confiance dans les faussetés, dit l'Ecriture, se repaît de vents (1). » Ces immunités impériales en votre faveur sont aussi vraies que les crimes de Cécilien et de Félix d'Aptonge son
 
1. Prov, X, 4.
 
ordinateur, aussi vraies que tout ce que vous avez coutume de répéter contre les catholiques pour éloigner les malheureux et vous éloigner misérablement vous-mêmes de la paix de l'Eglise du Christ. Pour nous, nous ne plaçons notre force dans aucune puissance humaine, quoiqu'il vaille mieux se confier aux empereurs qu'aux circoncellions, et s'appuyer sur les lois que sur les désordres populaires. Cependant nous nous souvenons de ces paroles de l'Ecriture
« Maudit soit celui qui met son espérance dans l'homme (1). » Si donc vous voulez savoir en qui nous nous confions, pensez à Celui dont le prophète a dit : « Tous les rois de la terre l'adoreront, et toutes les nations lui seront soumises (2). » Telle est la puissance dont nous nous servons, dans l'intérêt de l'Eglise ; nous nous en servons, parce que le Seigneur la lui a promise et donnée.
7. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, les empereurs étaient dans l'erreur, ils publieraient des lois contre la vérité, des lois qui deviendraient pour les justes une occasion d'épreuve et de récompense, parce qu'ils refuseraient de faire ce que Dieu lui-même a défendu. Ainsi Nabuchodonosor aurait voulu faire adorer sa statue d'or; ceux qui s'y refusèrent furent agréables à Dieu qui le défendait. Mais quand les empereurs sont dans la vérité, ils donnent des ordres pour elle et contre l'erreur, et quiconque les méprise se fait condamner; il est puni au milieu des hommes et ne trouvera pas grâce devant Dieu, celui qui aura refusé d'observer ce que la vérité elle-même ordonne par le coeur du roi. Ainsi encore, Nabuchodonosor, ému et changé à la vue de la miraculeuse conservation des trois jeunes gens, publia, en faveur de la vérité, une loi qui condamnait à mort les blasphémateurs du Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago, et leur maison à la ruine ; et vous ne voulez pas que les empereurs chrétiens ordonnent contre vous quelque chose de semblable, lorsqu'ils savent que vous soufflez sur le Christ chaque fois que vous rebaptisez ! S'il n'appartient pas aux rois de rien prescrire pour l'intérêt de la religion et pour empêcher les sacrilèges, pourquoi vous-mêmes faites-vous le signe de la croix à la lecture de l'édit de ce roi prescrivant des choses semblables? Ignorez-vous que ces paroles sont celles de Nabuchodonosor : « Il m'a plu de publier les prodiges et les merveilles que le Seigneur Dieu
 
1. Jérém. XVII, 5. — 2. Ps. LXXI, 11.
 
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très-haut a faits autour de moi, d'annoncer « combien son règne est grand et puissant; « c'est un règne éternel et une puissance qui s'étend dans tous les siècles (1) ». Après ces mots, n'avez-vous pas coutume de répondre à haute voix : amen, et de faire le signe de la croix dans une solennité sainte (2)? Si vous vous efforcez maintenant de rendre odieuses les prescriptions des empereurs, c'est que vous êtes sans crédit auprès d'eux; si vous pouviez quelque chose, que ne feriez-vous pas, puisque, ne trouvant rien, vous ne cessez vos violences !
8. Sachez que vos pères ont les premiers porté la cause de Cécilien devant l'empereur Constantin, exigez que nous vous le prouvions et nous vous le prouverons; si nous ne le pouvons pas, faites de nous ce que vous vaudrez. Mais Constantin n'ayant pas osé se prononcer dans un débat de ce genre, il en déféra le jugement à des évêques. Cela s'est fait à Rome sous la présidence de Melchiade , évêque de cette Église , dans une nombreuse réunion épiscopale. Cette assemblée ayant -proclamé l'innocence de Cécilien et frappé d'une condamnation Donat qui avait fait le schisme à Carthage, ceux de votre parti, vaincus par le jugement des évêques, en appelèrent encore, dans leur mécontentement, au jugement de l'empereur; car un mauvais plaideur fait-il jamais l'éloge des juges qui le condamnent? Pourtant l'empereur, dans sa grande bienveillance, leur donna encore d'autres évêques pour juges, à Arles, ville de la Gaule; ce qui ne les empêcha pas d'en appeler de -ces mêmes évêques à l'empereur, jusqu'à ce qu'il se prononçât lui-même sur l'affaire et qu'il déclarât Cécilien innocent et ses ennemis des calomniateurs. Battus tant de fois, ils ne restèrent pas tranquilles; chaque jour ils fatiguèrent l'empereur de plaintes sur Félix d'Aptonge, l'ordinateur de Cécilien, voulant le faire passer pour traditeur, et prouver que Cécilien ne pouvait pas être évêque puisque un traditeur l'avait ordonné; ces plaintes accusatrices se prolongèrent jusqu'au moment où, par l’ordre de l'empereur, l'affaire de Félix ayant été jugée devant le proconsul Alien, son innocence en sortit victorieuse.
9. Alors Constantin publia le premier une loi très-sévère contre le parti de Donat. Ses
 
1. Dan. III, 99, 100.
2. Vraisemblablement le jour du samedi saint.
 
fils en firent autant. Le successeur de ces derniers, Julien, déserteur et ennemi du Christ, à la prière de vas évêques Rogatien et Ponce, accorda au parti de Donat une liberté de perdition; il rendit les basiliques aux hérétiques en même temps que les temples au démon, pensant que le nom chrétien pouvait périr par une atteinte portée à l'unité de l'Église d'où il était tombé, et par la liberté donnée aux discussions sacrilèges. Telle était la justice admirable que ne craignirent pas de louer Rogatien et Ponce, lorsqu'ils dirent à l'Apostat qu'auprès de lui la justice seule trouvait place. Julien eut pour successeur Jovien qui mourut bientôt et ne prescrivit rien sur ce sujet. Vint ensuite Valentinien ; lisez ses lois contre vous. Puis lisez, quand vous le voudrez, ce que Gratien et Théodose ont ordonné en ce qui vous touche. Pourquoi vous étonner des lois des fils de Théodose ? devaient-ils en cela suivre autre chose que le jugement même de Constantin gardé avec fermeté par tant d'empereurs chrétiens ?
10. Ce fut donc devant Constantin, comme nous vous l'avons dit, comme nous vous le montrerons si vous l'ignorez, que vos pères portèrent d'eux-mêmes la cause de Cécilien. Constantin est mort, mais son jugement subsiste contre vous, c'est le jugement de celui à qui ceux de votre parti déférèrent la cause, auprès de qui ils se,plaignirent dela.sentence des évêques, à qui ils en appelèrent de la décision épiscopale ; c'est le jugement de celui qu'ils importunèrent de leurs requêtes accusatrices contre Félix d'Aptonge, et par lequel ils furent condamnés et confondus tant de fois, mais sans renoncer aux excès de leur haine et de leur fureur, qu'ils vous ont laissés pour héritage. Emportés par cette haine, vous vous élevez avec tant d'impudence contre les  lois des empereurs chrétiens que si vous le pouviez, vous n'invoqueriez pas contre nous Constantin, qui fut chrétien .et ami de la vérité, mais vous tireriez des enfers l'apostat Julien. Du reste, si vous y parveniez, le plus grand mal n'en serait-il pas pour vous? car y a-t-il pour l'âme une mort pire que la liberté de l'erreur?
11. Mais qu'il ne soit plus question de tout cela; aimons la paix, que tout homme docte ou ignorant, juge préférable à la discorde, aimons et gardons l'unité. Ce que les empereurs ordonnent ici, le Christ l'ordonne; quand c'est le bien qu'ils commandent, nul autre que le Christ ne (197) commande par eux. C'est lui aussi qui nous conjure par l'Apôtre de n'avoir entre nous qu'un même langage, d'écarter du milieu de nous les divisions; il ne veut pas que nous disions: Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollon, moi je suis à Céphas, moi je suis au Christ; il veut que nous n'appartenions tous qu'au Christ, parce que le Christ ne se divise point, et que ce n'est pas Paul qui a été crucifié pour nous, encore moins Donat ! et nous n'avons pas été baptisés au nom de Paul (1) ; encore moins au nom de Donat; voilà ce que disent également les empereurs parce qu'ils sont catholiques et non pas serviteurs des idoles comme votre Julien, ni hérétiques comme quelques autres qui ont persécuté l'église catholique, alors que de vrais chrétiens ont souffert, non pas des châtiments mérités, comme ceux que vous endurez pour l'erreur, mais une passion glorieuse pour la vérité catholique.
12. Ecoutez comment Dieu a parlé par le coeur du roi qui est en sa main, de quel éclat brille la vérité dans cette même loi que vous dites portée contre vous, et qui est réellement pour vous, si vous la comprenez bien. Ecoutez ces paroles du prince: « Si le baptême d'abord conféré est jugé inefficace par la raison que ceux qui l'ont administré sont des pécheurs, il deviendra nécessaire de réitérer ce sacrement toutes les fois que celui qui l'aura conféré sera trouvé indigne; et dès lors notre foi ne dépendra point de notre propre volonté ni de la grâce de Dieu, mais des mérites des prêtres et de la qualité des clercs (2). » Que vos évêques tiennent mille conciles, qu'ils répondent à ces seules paroles, et nous consentons à faire tout ce que vous voudrez. Voyez combien il est détestable et impie de dire, comme vous avez coutume de le répéter, que si l'homme est bon, il sanctifie celui qu'il baptise, et que s'il est mauvais et que celui qui est baptisé l'ignore, c'est Dieu alors qui sanctifie. S'il en est ainsi, les hommes doivent plutôt désirer être baptisés par des méchants qu'ils ne connaîtront pas pour tels , plutôt que par des hommes réputés bons, afin de pouvoir être mieux sanctifiés par Dieu que par l'homme; mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans une pareille folie 1 Nous disons que cela n'est pas la vérité et nous faisons bien, parce que
 
1. I Cor. I, 10-13.
2. Cod. Théod. liv. 16. se sanctum baptisma iteretur  (contre la réitération du saint baptême).
 
cette grâce du baptême est toujours de Dieu, parce que le sacrement est de Dieu, et que l'homme n'y apparaît que comme instrument: s'il est bon, il s'unit à Dieu et opère avec Dieu; s'il est mauvais, Dieu se sert de lui pour la forme visible du sacrement, pendant qu'il donne lui-même la grâce invisible. Sachons tout cela et que parmi nous il n'y ait plus de division.
13. Accordez-vous avec nous, frères; nous vous aimons, nous voulons pour vous ce que nous voulons pour nous. Si vous redoublez de haine contre nous, parce que nous ne vous laissons pas errer et périr, dites-le à Dieu dont nous redoutons les menaces contre les mauvais pasteurs : « Vous n'avez pas rappelé ce qui errait, vous n'avez pas cherché ce qui était perdu (1). » Voilà ce que Dieu lui-même fait en votre faveur par notre ministère, soit en vous conjurant, soit en vous menaçant ou en vous reprenant, soit en vous infligeant des dommages ou de rudes épreuves, soit en vous adressant des avertissements secrets ou en vous visitant, soit en suspendant sur vos têtes les lois des puissances temporelles. Comprenez ce qu'on vous demande; Dieu ne veut pas que vous périssiez dans une sacrilège séparation, loin de l'église catholique qui est votre mère. Jamais vous n'avez rien pu prouver contre, nous; vos évêques, convoqués par nous, n'ont jamais voulu accepter de pacifiques conférences : ils avaient horreur de s'entretenir avec des pécheurs. Qui souffrirait un tel orgueil ? Est-ce que l'apôtre Paul n'a pas conféré avec des pécheurs et des sacrilèges? lisez les Actes des apôtres et voyez. Est-ce que le Seigneur ne s'est pas entretenu sur la loi avec les Juifs, qui l'ont crucifié? est-ce qu'il ne leur a pas répondu? Enfin, le démon est le premier de tous les pécheurs; il ne pourra jamais être converti à la justice, et cependant le Seigneur n'a pas dédaigné de lui répondre sur la loi ! Comprenez donc que si vos évêques refusent de conférer avec nous, c'est qu'ils savent que leur cause est perdue.
14. Nous n'ignorons pas ce qu'ils répètent contre eux-mêmes, ces hommes qui mettent leurs joies dans des divisions fondées sur des calomnies. C'est dans les Ecritures que nous: apprenons à connaître le Christ : c'est dans les Ecritures que nous apprenons à connaître l'église. Ces Ecritures nous sont communes;
 
1. Ezéch. XXXIV, 4.
 
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pourquoi n'y reconnaissons-nous pas de la même manière le Christ et l'Église? C'est là que nous avons reconnu celui dont l’Apôtre a dit: « Les promesses ont été faites à Abraham et à sa race; l'Écriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui est le Christ (1). » C'est là aussi que nous avons reconnu l'Église dans ces paroles de Dieu à Abraham : « Toutes les nations seront bénies dans votre race (2). » Là nous avons reconnu le Christ prophétisant sur lui-même dans un psaume : « Le Seigneur m'a « dit : Vous êtes mon fils; je vous ai engendré « aujourd'hui; » et nous avons reconnu l'Église dans ce qui suit : « Demandez-moi et je vous donnerai les nations en héritage, et j'étendrai votre empire jusqu'aux limites de la terre (3). » Nous avons reconnu le Christ dans ce passage : « Le Seigneur qui est le Dieu des dieux a parlé; » et l'Église dans ces paroles : « Il a appelé la terre du coucher du soleil à son lever (4). » Nous avons reconnu le Christ quand il est dit : « Et semblable à l'époux sortant du lit nuptial, il s'est levé comme un géant pour faire sa course; » nous avons reconnu l'Église dans ce qui est écrit un peu plus haut : « Leur bruit a retenti dans toute la terre, et leurs paroles jusqu'au bout de l’univers. Il a établi son tabernacle dans le soleil (5). » C'est l'Église elle-même qui est établie dans le soleil, pour être visible d'un bout de la terre à l'autre. Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains et ont compté tous mes os; ils m'ont considéré et regardé dans cette humiliation; ils se sont partagé mes vêtements, et ont tiré ma robe au sort. » Nous avons reconnu l'Église dans ce qui est dit un peu après au même psaume : « Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui, et toutes les nations l'adoreront parce que la souveraineté est au Seigneur et qu'il dominera au milieu des peuples (6). » Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit : « Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux, » et l'Église dans ce qui suit : « Et que votre gloire éclate dans toute la terre (7). » Nous reconnaissons le Christ dans ces paroles: « Dieu, donnez au roi votre jugement et au fils du roi votre
 
1. Gal. III, 16. — 2. Gen. XII, 3. — 3. Ps. II, 7, 8. — 4. Ps. XLIX, I. — 5 . Ibid. XVIII , 5, 6. — 6. Ibid. XXI, 17, 18, 19 , 28, 29. — 7. Ibid. LVI, 6.
 
justice, » et l'Église dans celles-ci : « Il régnera autour d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre. Des Ethiopiens se prosterneront devant lui, et ses ennemis baiseront la terre. Les rois de Tharsis et les îles lui offriront des présents ;les rois de l'Arabie et de Saba lui apporteront des dons; et tous les rois de la terre l'adoreront , toutes les nations lui seront soumises (1). »
15. C'est là que nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit sur la pierre détachée de la montagne sans main d'homme, et qui a brisé tous les royaumes de la terre, c'est-à-dire les royaumes qui s'appuyaient sur le culte des démons; nous avons aussi reconnu l'Église dans cette même pierre devenue une grande montagne et remplissant la terre (2). Nous avons reconnu le Christ, lorsqu'il est écrit « que le Seigneur l'emportera sur ses ennemis et qu'il abattra tous les dieux des nations de la terre, » et nous avons reconnu l'Église lorsqu'il est dit que « chacun dans son pays et que toutes les îles des nations l'adoreront (3). » Nous avons reconnu le Christ lorsqu'il est dit « que Dieu viendra du côté du midi et le saint « de la montagne ombragée, et que sa puissance couvrira les cieux; » nous avons reconnu l'Église dans ce qui suit: « Et la terre est remplie de ses louanges (4). » Car Jérusalem est située au midi, comme on le lit dans le livre de Josué (5); c'est de là que s'est répandu le nom du Christ; là est une montagne ombragée, le mont des Olives, d'où le Christ remonta vers son Père pour que sa puissance ouvrît les cieux , et que l'Église fut remplie de ses louanges au milieu de toute la terre. Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit « Il a été conduit comme une brebis pour être immolé, et il n'a pas ouvert la bouche, comme l'agneau se tait devant celui qui le tond, » et le reste de ce passage qui se rapporte à sa passion; nous avons reconnu l'Église dans ce qui est dit au même endroit : « Réjouissez-vous, stérile, vous qui n'enfantiez pas; poussez des cris d'allégresse, vous qui n'étiez pas mère, parce qu'il est accordé plus de fils à celle qui était délaissée qu'à celle qui avait un mari. Car le Seigneur a dit : « Agrandissez l'emplacement de vos tentes, étendez vos peaux hardiment. Allongez les
 
1. Ps. LXXI , 2 , 8-11. — 2. Dan. II , 34 , 35. — 3. Sophon. II, 11. — 4. Habac. III, 3. — 5. Jos. XV, 8.
 
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cordages et affermissez les pieux; étendez-vous de plus en plus à droite et à gauche. Votre race aura les nations pour héritage, et vous habiterez les villes qui étaient désertes. Ne craignez rien, vous l'emporterez; ne rougissez pas d'avoir été détestée; vous oublierez à jamais votre confusion, vous ne vous souviendrez plus de votre veuvage; c'est moi qui suis le Seigneur, et c'est moi qui vous ai créée; le Seigneur est mon nom; celui qui vous délivrera, c'est le Dieu d'Israël, qui sera appelé le Dieu de toute la terre (1). »
16. Nous ne vous comprenons pas quand vous nous parlez de ces traditeurs que vous n'avez jamais pu ni convaincre ni montrer. Je ne dis point que ce soient plutôt vos pères qui aient été reconnus et convaincus d'un tel crime; qu'avons-nous à nous occuper des fardeaux d'autrui? Nous n'y pensons que pour ramener au bien, tant que nous pouvons, par les moyens qu'inspirent l'esprit de douceur et les empressements de la charité; quant à ceux que nous ne pouvons corriger, nous participons aux mêmes sacrements, lorsque le salut des autres l'exige, sans participer à leurs péchés, ce qui ne peut se faire que par le consentement et l'appui qu'on leur donne. Dans ce monde, où l'Eglise catholique est répandue parmi toutes les nations, et que le Seigneur appelle son champ, nous les supportons comme l'ivraie mêlée au froment, comme la paille au bon grain sur l'aire de l'unité catholique, ou comme les mauvais poissons enfermés avec les bons dans les filets de la parole et du sacrement (2), jusqu'au temps où le vanneur fera son oeuvre (3), où les filets seront tirés sur le rivage (4); nous les supportons de peur d'arracher avec eux le froment, de peur qu'en séparant les bons grains avant l'heure nous ne les livrions aux oiseaux du ciel, au lieu de les serrer dans le grenier, après les avoir bien nettoyés; nous les supportons de peur que le schisme ne déchire les filets, et qu'en prenant garde aux mauvais poissons nous ne tombions dans l'abîme d'une funeste liberté. Le Seigneur, par toutes ces comparaisons, et d'autres encore, a enseigné à
 
1. Isaïe, LIII, 7 ; LIV,1-5. — 2. Matth. XIII, 24-43. — 3. Ibid. III,12. — 4. Ibid. XIII, 47-50.
 
ses serviteurs une patiente résignation, de peur que les bons, se croyant souillés en se mêlant aux méchants, ne perdent les petits, ou que petits eux-mêmes ils périssent par ces séparations humaines et téméraires. Le Maître céleste nous a mis en garde contre ces dangers, au point de rassurer le peuple, même à l'égard des mauvais pasteurs : il ne fallait pas qu'à cause d'eux on abandonnât cette chaire de la vérité où les mauvais pasteurs sont contraints d'enseigner le bien. Car ce qu'ils disent n'est pas d'eux, mais de Dieu, qui a établi la doctrine de la vérité dans la chaire de l'unité. C'est pourquoi ce Maître véridique, qui est la vérité elle-même, s'est ainsi exprimé au sujet des pasteurs faisant le mal qui vient d'eux et disant le bien qui vient de Dieu : « Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (1).  » Il ne dirait pas : « Ne faites pas ce qu'ils font, » si leurs oeuvres n'étaient pas ouvertement mauvaises.
17. Donc ne nous perdons pas dans le mal de la division, à cause de ceux qui sont mauvais, quoique, si vous le voulez, nous puissions vous prouver que vos pères n'ont pas exécré les mauvais, mais qu'ils ont accusé les innocents. Pourtant, quels qu'ils aient été, que tous portent leurs fardeaux. Voilà les Ecritures qui nous sont communes, voilà où nous avons connu le Christ, voilà où nous avons connu l'Eglise. Si vous avez le même Christ, pourquoi n'avez-vous pas la même Eglise? Si vous croyez en Jésus-Christ que vous n'avez pas vu, mais qui vous apparaît dans la vérité des Ecritures, pourquoi ne croyez-vous pas à l'Eglise que vous voyez et qui vous apparaît dans ces livres saints? En vous disant ces choses, en vous excitant à ce bien de la paix, de l'unité et de la charité, nous sommes devenus vos ennemis; vous nous faites savoir que vous nous tuerez, nous qui vous disons la vérité, et qui, autant qu'il sera en notre pouvoir, ne vous laisserons pas périr dans l'erreur. Que Dieu nous venge de vous en faisant mourir en vous votre erreur et en vous associant aux joies que nous fait goûter la vérité ! Ainsi soit-il.
 
1. Matth. XXIII, 3.
LETTRE CVI (Année 409 )
 
Voici une courte lettre, vive, expressive, concluante, comme il fallait en écrire pour prévenir une détestable action. Il était impossible d'être plus complet et plus irrésistible en moins de mots. Il s'agissait d'empêcher Macrobe, évêque donatiste, de rebaptiser un sous-diacre catholique. Mais que peuvent les meilleurs efforts contre la mauvaise foi ?
 
AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.
 
J'ai ouï dire que vous vous disposiez à rebaptiser un de nos sous-diacres : n'en faites rien c'est ainsi que vous vivrez avec Dieu, c'est ainsi que vous lui plairez, c'est ainsi que vous n'aurez pas en vain les sacrements du Christ, c'est ainsi que vous ne serez pas éternellement séparé du corps du Christ. Ne le faites pas, je vous en prie, mon frère; c'est surtout pour vous que je vous le demande. Ecoutez un peu ceci. Félicien de Musti a condamné Primien, évêque de Carthage, qui, à son tour, l'a condamné. Longtemps Félicien a suivi le schisme sacrilège de Maximien et a baptisé beaucoup de gens dans les églises de son parti; maintenant, il est un de vos évêques ainsi que Primien, mais il ne baptise personne après lui. De quel droit pensez-vous donc qu'il faille rebaptiser après nous ? Répondez à cette question, et baptisez-moi; si vous ne le pouvez pas, épargnez l'âme d'autrui, épargnez la vôtre. Si vous pensez que je né vous dise pas la vérité sur le compte de Félicien, exigez que je vous le prouve; et si je n'y parviens pas, faites ce que vous voudrez. J'ajoute que si je ne parviens pas à vous le prouver, je cesse d'être évêque de ma communion; mais, si je le prouve, ne soyez pas ennemi de votre salut. Je souhaite, seigneur mon frère, que vous soyez avec nous dans la paix !
 
LETTRE CVII. (Année 409.)
 
Les deux personnes qui avaient été chargées de porter la lettre à l'évêque Macrobe écrivent à saint Augustin pour lui rendre compte de leur mission.
 
MAXIME ET THÉODORE A LEUR BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRABLE SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Par l'ordre de votre sainteté, nous nous sommes rendus auprès de l'évêque Macrobe ; quand nous lui avons présenté la lettre de votre béatitude, il, a d'abord refusé d'en entendre la lecture. Touché de nos instances, il a fini par y consentir. Après la lecture, il nous a dit: «Il faut bien que je reçoive ceux qui viennent à moi et que je leur. donne la foi qu'ils me demandent. » Nous l'avons pressé de s'expliquer sur le fait de Primien; il nous a répondu que, nouvellement ordonné, il ne pouvait se constituer le juge de son père, maïs qu'il demeurait dans ce qu'il avait reçu de ses prédécesseurs. Nous avons cru qu'il était nécessaire de le faire savoir par cette lettre à votre sainteté. Que le Seigneur nous conserve votre béatitude seigneur notre père!
LETTRE CVIII. (Année 409.)
 
On a vu la réponse de l'évêque Macrobe à ceux qui lui avaient lu la lettre de saint Augustin; c'était comme une porte tant soit peu ouverte à un échange d'idées; puisque Macrobe avait consenti à entendre une petite lettre, il pouvait consentir à en entendre une longue; le zèle de l'évêque d'Hippone n'avait besoin de rien de plus pour saisir une occasion de traiter à fond une question qu'il a remuée en cent manières et qu'il creusé toujours avec une nouvelle richesse de raisonnements et d'aperçus. Cette lettre de saint Augustin est une démonstration de la vérité catholique contre l'erreur des donatistes, et si Macrobe ne fut point ramené par tant d'évidence et d'amour, c'est qu'il manquait de sincérité. Nous verrons plus tard le même évêque Macrobe jouer un rôle détestable et déshonorer son nom par des actes violents.
 
AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.
 
1. Des fils qui me sont très-chers et qui sont des hommes honorables, vous ayant porté la lettre où je vous disais et vous priais de ne pas rebaptiser : notre sous-diacre, m'ont écrit que vous leur aviez répondu ceci : « Il faut bien que je reçoive ceux qui viennent à moi et que je leur donne la foi qu'ils me demandent. » Cependant s'il se présente à vous un homme baptisé dans votre communion, longtemps séparé de vos rangs et demandant par (201) ignorance une seconde fois le baptême, vous vous assurez du lieu où il a d'abord reçu ce sacrement, et puis vous l'admettez au milieu de vous; vous ne lui donnez pas la foi qu'il vous demande, mais vous lui apprenez qu'il a ce qu'il désire; vous ne vous arrêtez point à ses paroles quand il se trompe, mais vous vous appliquez à lui faire comprendre son erreur. On agit donc mal en donnant ce qui ne doit plus être donné, en violant le sacrement déjà conféré, et l'on n'est pas excusé par l'erreur de celui qui le demande. Dites-moi donc, je vous en supplie, comment celui qui s'adresse à vous n'a pas ce qu'il a déjà reçu de moi. Si c'est à cause de l'eau étrangère, de la fontaine étrangère, comme ont coutume de dire ceux qui ne comprennent pas ce passage de l'Ecriture : « Abstenez-vous de l'eau étrangère, et ne buvez pas à une fontaine étrangère (1) ; » lorsque Félicien s'est séparé de vous pour passer dans le parti de Maximien, il était donc, selon les expressions de votre concile (2), un violateur adultère de la vérité, traîné à la chaîne du sacrilège. S'il avait emporté avec lui votre fontaine, quelle était donc celle où, après sa séparation, vous baptisiez encore ceux de votre parti? Car Félicien est aujourd'hui au rang de vos évêques avec Primien; tous les deux condamnés l'un par l'autre.
2. Ceux qui vous ont vu de ma part m'ont écrit a que, pressé sur cette question de Primien, vous avez répondu gaie. a nouvellement « ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer le juge de votre père et que vous demeurez dans ce que vous avez reçu de vos prédécesseurs. » C'est ici que je gémis sur l'état de contrainte où vous vous êtes placé, d'autant plus que, d'après ce que j'entends; vous êtes un jeune homme d'un bon naturel. Il n'y a qu'une mauvaise cause qui puisse forcer à une réponse semblable. Mais si vous y réfléchissez, mon cher frère, si vous jugez sainement, si vous craignez Dieu, il n'y a pas de nécessité qui puisse vous obliger à persévérer dans une cause mauvaise. Cette réponse de votre part ne résout pas la question que je vous ai posée, mais elle absout nôtre cause de tous vos prétextes de calomnie. Vans dites que, nouvellement ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer le juge de votre père, mais que vous
 
1. Prov. IX, 18. Edition des Septante: Ce verset ne se trouve pas dans la Vulgate. Il était un des arguments des  donatistes.
2. Le concile donatiste de Bagaïe.
3. Ci-dessus, lett. CVII.
 
demeurez dans ce que vous avez reçu de vos prédécesseurs. Pourquoi ne demeurerions-nous pas plutôt dans l'Eglise que le témoignage de l'Ecriture nous montre commençant à Jérusalem, portant des fruits et se développant au milieu de toutes les nations (1), et que nous avons reçue du Christ Notre-Seigneur par les apôtres? Pourquoi serions-nous jugés pour les faits de je ne sais quels pères, et dont la date remonterait à environ cent ans? Si vous n'osez pas juger votre père qui vit encore, que vous pouvez interroger, pourquoi veut-on que je juge celui qui est mort longtemps avant que je fusse né? Et pourquoi veut-on que les nations chrétiennes jugent les Africains traditeurs, morts il y a tant d'années, et que, même pendant leur vie, tant dé chrétiens contemporains n'ont pu ni entendre ni connaître à la longue distance où ils se trouvaient? Vous n'osez pas juger Primien qui est encore là et qui vous est connu; pourquoi m'obligez-vous de juger Cécilien qui est du temps passé et que je ne connais pas? Si vous ne jugez pas vos pères sur leurs propres oeuvres, pourquoi jugez-vous vos frères sur des faits qui leur sont étrangers?
3. Mais peut-être ne nous regardez-vous pas comme vos frères? Nous aimons mieux écouter l'Esprit-Saint parlant par la bouche du Prophète : « Ecoutez, vous qui craignez la parole du Seigneur; dites : Vous êtes nos frères, à ceux-là même qui vous haïssent et vous détestent, afin que le nom du Seigneur soit honoré, qu'il leur apparaisse dans sa douceur,
et afin qu'eux-mêmes soient confondus (2). » En effet, si le nom du Seigneur était plus doux aux hommes que les noms des hommes, le Christ qui crie à la terre : « Je vous donne ma paix (3),» serait-il jamais divisé dans ses Membres par ceux qui disent : « Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollon, moi je suis à Céphas (4), » et qui trouvent dans les noms des hommes des motifs de division ? Le Christ serait-il jamais effacé dans son baptême, lui de qui il a été dit: «C'est celui-ci qui baptise (5); » lui de qui il a été écrit: « Le Christ a aimé son Eglise et s'est livré lui-même pour elle afin de la sanctifier, en la purifiant dans le baptême de l'eau par la parole de vie (6)? » Serait-il effacé dans son eau régénératrice, si le nom chu Seigneur, à qui appartient le baptême, était plus doux que le nom des hommes, dont vous osez dire : Le
 
1. Act. I, 8. — 2.  Isaïe, LXVI, 5, selon les Septante. — 3. Jean, XIV, 27. — 4. I Cor. III, 4. — 5. Jean, I, 33. — 6. Ephés. V, 25, 26.
 
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baptême est saint venant de celui-ci, non de celui-là?
4. Toutefois vos collègues ont maintenu les droits de la vérité là où ils ont voulu; à cause de ce qui est dû au Seigneur, ils ont jugé saint non-seulement le baptême de Primien dans votre communion, mais encore le baptême de Félicien dans le schisme sacrilège de Maximien ; et après le retour de Félicien ils n'ont osé toucher ni au caractère qu'il avait reçu parmi vous, ni même à celui que le déserteur avait imprimé aux autres en sortant de vos rangs, parce qu'ils y ont reconnu le caractère royal. Vous ne voulez pas les juger sur une aussi bonne action où il serait louable pour vous de les imiter, et vous les suivez quand ils méritent qu'on déteste leurs exemples. Vous craignez de juger Primien de peur d'être forcé de le désapprouver; mais jugez-le, et vous y trouverez beaucoup à louer. Nous ne voulons pas vous rappeler ce que Primien a fait de mal, mais ce qu'il a fait de très-bien; en recevant les chrétiens baptisés dans un détestable schisme par celui qui l'avait condamné lui-même, il a rectifié l'erreur des hommes et n'a pas détruit les sacrements de Dieu. Il a reconnu le bien du Christ jusques dans des hommes pervers; et il a corrigé le mal des hommes sans porter atteinte au bien du Christ. Si ce fait vous déplait, réfléchissez du moins à ceci avec toute l'attention de votre bon esprit: c'est que vous ne jugez pas Primien sur les faits de Primien lui-même, et que vous jugez le monde chrétien sur les faits de Cécilien. Vous craindriez d'être souillé par la connaissance de ce que vous n'oseriez punir; pourquoi donc ne pas absoudre les nations qui n'ont pas pu savoir ce dont vous les accusez?
5. Et ceci n'est pas le fait de Primien tout seul; vous savez, je pense, que près de cent de vos évêques, dans un coupable accord avec Maximien, ont osé condamner Primien. Le concile de Bagaïe, composé de trois cent dix évêques, « lança la foudre de ses décrets, » ce sont ses termes, sur Maximien, le déclarant ennemi de la foi, violateur adultère de la vérité, ennemi de l'Eglise sa mère, ministre de Dathan, Coré et Abiron, et le retrancha du sein de la paix. » Douze autres évêques qui avaient assisté à son ordination lorsqu'on l'éleva contre Primien, furent aussi sans délai frappés de condamnation; quant aux autres, et afin de ne pas trop en retrancher, on leur marqua un jour pour revenir, et ce retour devait leur valoir la conservation de leurs dignités. Ainsi les trois cent dix ne craignirent pas de leur ouvrir leurs rangs, quoiqu'ils eussent participé au sacrilège de Maximien, se ressouvenant peut-être de ces paroles : « La charité couvre la multitude des péchés (1). » Or ces évêques, à qui on avait assigné un délai, baptisèrent hors de votre communion tous ceux qu'ils purent baptiser; s'ils n'avaient pas été hors de votre communion, ils n'auraient pas été invités à y revenir à un temps marqué. De plus, avant et après l'expiration de ce délai, les douze autres évêques condamnés avec Maximien furent cités devant trois proconsuls ou davantage; on voulait les chasser de leurs sièges par jugement: parmi eux figuraient Félicien, évêque de Musti, dont je ne parle pas, et Prétextat, évêque d'Assuri, mort récemment, et à la place duquel, après sa condamnation, un autre avait été déjà ordonné. Ces deux évêques, après leur condamnation immédiate, après l'expiration du délai assigné aux autres, après avoir été cités avec si grand bruit devant tant de pro. consuls, ont été remis dans l'intégrité de leurs honneurs, et aucun de ceux qu'ils avaient baptisés ne l'a été une seconde fois ; ils ont été reçus non-seulement par Primien, mais par beaucoup de vos évêques réunis pour célébrer l'anniversaire de l'ordination épiscopale d'Optat, de Thainugade. Si on doute de ce que j'avance ou si on prétend en nier quelque chose, qu'on m'oblige de prouver ce que je dis, et de le prouver au risque de perdre mon évêché.
6. La cause est jugée, mon frère Macrobe c'est Dieu qui l'a fait, c'est Dieu qui l'a voulu; il a été dans le dessein secret de sa providence de mettre sous vos yeux l'affaire de Maximien comme un miroir où vous puissiez apprendre à vous corriger, afin qu'il y eût un terme à ces longues calomnies répandues contre nous, ou plutôt contre l'Eglise du Christ qui s'étend sur toute la terre, je ne dis point par vous, car je ne veux pas vous offenser, mais assurément par les gens de votre parti. Car il n'est rien resté des témoignages de l'Ecriture qu'ont coutume de produire contre nous des hommes qui ne les comprennent pas. Ils ont toujours à la bouche ces paroles : « Abstenez-vous de l'eau étrangère (2). » Mais on leur répond Ce n'est pas une eau étrangère quoiqu'elle soit
 
1. I Pierre, IV, 8. — 2. Prov. IX, 18,
 
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parmi des étrangers ; vous-mêmes n'avez pas jugé ainsi l'eau de Maximien, puisque vous ne
vous en êtes pas abstenus. On nous dit encore : « Ils sont devenus pour moi comme une eau  menteuse, n'ayant pas la foi (1). » Mais on répond : Cela a été dit des hommes faux qui n'appartiennent pas aux sacrements de Dieu, lesquels sacrements ne peuvent être des mensonges, même parmi les menteurs. En effet ceux-là ont menti certainement qui, selon ce que vous dites vous-mêmes, ont condamné Primien sur de fausses accusations; toutefois l'eau dans laquelle ils baptisèrent tous ceux qu'ils purent hors de votre communion, ne fut point menteuse pour cela; car en la recevant dans la personne de ceux que Félicien et Prétextat avaient baptisés hors de vos rangs, vous jugiez qu'elle avait gardé sa vérité, même parmi les menteurs. On nous dit: « Celui qui est lavé par un mort, quel profit en tire-t-il (2) ? » Nous répondons : Si cela a été écrit en parlant du baptême conféré par ceux que l'Eglise rejette comme des morts, le livre saint ne dit pas que ce baptême n'en soit pas un, mais qu'il ne sert de rien ; c'est ce que nous disons aussi. Cependant quand on rentre dans l'Eglise avec ce baptême, il cesse d'être nuisible et devient profitable; et cela ne s'accomplit point par la réitération du baptême, mais par la conversion du baptisé. Ainsi le concile de Bagaïe regarde comme des morts Maximien et ses compagnons que vous aviez retranchés de votre communion « Les corps de plusieurs ont été, dit-il, jetés  dans un naufrage sur d'âpres rochers par les flots de la vérité; les rivages sont couverts de leurs cadavres comme autrefois s'amoncelaient les cadavres des Egyptiens ; leur supplice est d'autant plus grand qu'après avoir
perdu la vie par des eaux vengeresses, ils ne trouvent pas même de sépulture. » Or vous avez reçu dans leurs dignités Félicien et Prétextat comme renaissant du milieu de cette troupe de morts; et vous n'avez pas rebaptisé ceux qu'ils avaient baptisés dans cette mort; vous avez reconnu que le baptême donné hors de l'Eglise par des morts ne sert pas aux morts, mais qu'il sert à ceux qui revivent en rentrant dans la communion. On nous dit: « Que l'huile du pécheur n'engraisse point ma tête (3). » Nous répondons qu'il s'agit ici des douces et trompeuses complaisances des flatteurs, de ces complaisances qui enflent la tête des pécheurs
 
1. Jérém. XV, 18. — 2. Eccl. XXXIV, 30. — 3. Ps. CXL, 5.
 
lorsqu'on les loue dans les désirs de leur âme et qu'on les bénit du mal qu'ils font. Cela résulte suffisamment du précédent verset; voici le passage en entier: « Le juste me reprendra dans sa charité et me corrigera; mais l'huile du pécheur n'engraissera pas ma tête. » Le Psalmiste dit qu'il aime mieux être abaissé par la sincère sévérité d'un homme charitable, que d'être exalté par de trompeuses louanges. Mais de quelque manière que vous compreniez ce passage, ou bien vous aurez reçu l'huile des pécheurs avec ceux que Félicien et Prétextat ont baptisés dans le schisme sacrilège de Maximien, ou bien vous avez reconnu que, même sous la main des pécheurs, elle demeure encore l'huile du Christ. Car ils étaient pécheurs quand on disait d'eux dans le concile de Bagaïe : « Sachez qu'ils sont condamnés, ces coupables, d'un crime infâme qui, dans une oeuvre funeste de perdition, ont ramassé tout ce qu'il y avait de fange pour faire un vase ignominieux. »
7. Ce que nous venons de dire sur le baptême suffira. Quant à votre séparation, voici les passages mal compris dont on a coutume de la colorer. Il est écrit : « Ne participez point aux péchés d'autrui (1).» Nous répondons que celui-là participe aux péchés d'autrui, qui consent à des actions mauvaises, et non pas celui qui, étant lui-même le froment, mêlé néanmoins à la paille pendant tout le temps que l'aire est foulée, participe aux divins sacrements. Il est écrit : « Sortez de là et ne touchez pas à ce qui est impur; qui touche ce qui est souillé se souille (2). » Mais l'Ecriture entend ici le consentement de la volonté, par lequel tomba le premier homme, et non point le commerce extérieur, par lequel Judas a donné un baiser au Christ. Car les poissons dont parle le Seigneur dans l'Evangile, enfermés bons et mauvais dans les mêmes filets et réunis jusqu'à la fin des temps, figurée par le rivage des mers (3), nagent ensemble à travers le même espace, mais leurs moeurs les séparent. Il est écrit
« Un peu de levain corrompt toute la masse (4).» Cela s'entend de ceux qui consentent aux mauvaises actions , non de ceux qui, selon le prophète Ezéchiel, gémissent et s'attristent à cause des iniquités du peuple de Dieu, qui se commettent au milieu d'eux (5).
8. Daniel gémit de se voir ainsi mêlé à des
 
1. I Tim. V, 22. — 2. Isaïe, LII, 11. — 3. Matth. XIII, 48, 49. — 4. I Cor. V. 6. —  5. Ezéch. IX, 14.
 
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méchants (1); les trois jeunes gens en gémissent aussi (2); le premier le témoigne dans sa prière, les autres dans la fournaise : ils ne se séparèrent pas extérieurement pour cela de l'unité du peuple dont ils déploraient les péchés. Et les prophètes, que n'ont-ils pas reproché au peuple au milieu de qui ils vivaient? Néanmoins, ils ne s'en sont pas séparés extérieurement. et n'en ont pas cherché un autre. Les apôtres eux-mêmes ont supporté Judas devenu comme un démon au milieu d'eux : ils l'ont supporté, et sans souillure, jusqu'au moment où il s'est pendu; et c'est à cause de Judas ainsi mêlé aux apôtres que le Seigneur leur disait: « Vous êtes purs, mais vous ne l'êtes pas tous (3). » L'impureté de Judas n'a donc pas été pour eux comme le levain qui corrompt la masse. On ne peut pas dire non plus avec vérité que sa méchanceté ne leur était pas connue ; peut-être ignoraient-ils qu'il dût livrer le Seigneur; mais ils savaient et ils ont écrit que Judas était un larron, et qu'il dérobait tout ce qu'on déposait dans les cassettes du Sauveur (4). A-t-on jamais songé à leur appliquer cette parole du Psalmiste : « Vous voyiez le voleur et vous vous entendiez avec lui (5) ? » On s'associe aux actions des méchants en consentant à ce qu'ils font, et non point en participant aux mêmes sacrements. Combien l'apôtre Paul s'est plaint des faux frères (6) ! Mêlé extérieurement avec eux, il en demeurait séparé parla pureté du coeur. Car il se réjouissait que le Christ fût prêché , même par des hommes dont il connaissait les sentiments d'envie (7), et l'envie est le vice du diable.
9. Enfin l'évêque Cyprien, plus voisin de nos temps, et quand déjà l'Eglise était au loin répandue , Cyprien , sur lequel vous vous appuyez pour accréditer la réitération du baptême, combien n'a-t-il pas aimé l'unité! La preuve en est dans ce concile (8) ou dans ces écrits, si toutefois ils sont véritablement de lui, et ne lui ont pas été faussement attribués, ainsi que plusieurs le croient. On y voit comment, dans un discours publie, il recommandait de supporter ceux dont il combattait l'opinion, et comment il ne négligeait rien pour le maintien de la paix : il remarquait principalement que si dans les dissentiments, dans les erreurs mêmes auxquelles la faiblesse humaine peut
 
1. Dan. IX, 5-16. — 2. Ibid. III, 38-31. — 3. Jean, XIII,10. — 4. Jean, XII, 6. — 5. Ps. XLIX, 18. — 6. II Cor. XI, 26. — 7. Philip. I, 15-18.— 8. Le concile de Carthage tenu en 256.
 
se laisser aller, on ne brise pas les liens de l'union fraternelle, « la charité couvre la multitude des péchés (1). » Cyprien a été si fidèle à la charité, il l'a tant année, que s'il a eu sur le sacrement du baptême une opinion qui n'ait pas été conforme à la vérité, Dieu lui aura révélé cette vérité elle-même, selon cette promesse faite par l'Apôtre aux frères qui marchent dans la charité: « Nous qui voulons donc être parfaits, soyons dans ce sentiment; et si vous en avez quelque autre, Dieu vous éclairera aussi sur celui-là. Cependant, pour les choses que nous savons, tenons-nous-y (2). » Ajoutez que Cyprien a été une branche féconde, et que s'il y a eu dans cette branche quelque chose à retrancher, le fer glorieux du martyre y a passé non point parce qu'il est mort pour le nom du. Christ, mais parce qu'il est mort pour le nom du Christ dans le sein de l'unité. Car il a écrit lui-même et il affirme résolument que ceux qui meurent hors de l'unité, tors même qu'ils périssent pour le nom du Christ, ne sauraient être couronnés (3) : tant l'amour ou la violation de l'unité sont puissants pour effacer nos fautes ou nous retenir sous leur poids !
10. Aussi lorsque ce même Cyprien déplora la chute de beaucoup de chrétiens au milieu de la persécution impie des gentils et des malheurs de l'Eglise, attribuant :ces défaillances à leurs mauvaises moeurs , il se plaignit aussi des moeurs de ses collègues et ne s'en plaignit point en silence; ruais il dit tout haut que telle était la cupidité de ces indignes pasteurs, qu'ils voulaient avoir de l'argent en abondance, acquérir des terres par des moyens frauduleux, accroître leurs revenus par l'usure, et cela pendant que leurs frères avaient faim au sein même de l'Eglise (4) ! Cyprien, je pense, ne fut pas souillé par la cupidité, les fraudes et l'usure de ces pasteurs; il n'eut pas besoin de se séparer d'eux extérieurement, il ne s'en sépara que par la différence de sa vie. Avec eux il toucha l'autel, mais il ne toucha point leur vie impure en les frappant ainsi de son blâme. Car on ne se rapproche de ces désordres que s'ils plaisent; du moment qu'ils déplaisent, on en demeure éloigné. C'est ainsi que cet excellent évêque n'a manqué ni au soin religieux de reprendre les fautes, ni au soin prudent de conserver le liera de l'unité. Dans une lettre adressée au prêtre Maxime, il établit clairement et manifestement,
 
1. I Pierre, IV, 8. — 2. Philip. III, 15, 16. 3. Sur l'unité de l'Eglise. — 4. Sermo de Lapsis.
 
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sur le même sujet, cette prescription conforme à la règle des prophètes, qu'on ne doit, en aucune manière, abandonner l'unité de l'Église, à cause des mauvais qui se trouvent mêlés aux bons. « Car, dit-il , quoiqu'ils paraissent être dans l'Eglise comme l'ivraie, notre foi ou notre charité ne doit pas s'en embarrasser; et parce que nous voyons de l'ivraie dans l'Église, il ne faut pas pour cela nous éloigner de 1'Eglise. Travaillons seulement pour que nous puissions être le froment (1). »
11. Cette loi de charité est sortie de la bouche même du Christ Notre-Seigneur; elles sont de lui les comparaisons tirées de l'ivraie qui reste dans le même champ que le bon grain jusqu'au temps de la moisson (2), et des mauvais poissons qu'on doit laisser dans les filets avec les bons jusqu'à la séparation sur le rivage (3); si vos pères avaient observé cette loi de charité, s'ils y avaient pensé avec la crainte de Dieu; jamais, à cause de Cécilien et de je ne sais quels Africains, coupables selon vous, calomniés selon ce qu'on doit le plus croire, ils ne se seraient séparés criminellement de cette Eglise que Cyprien nous représente comme éclairant de ses rayons toutes les nations, comme étendant la richesse de ses rameaux sur toute la terre, ni de tant de peuples chrétiens qui n'ont jamais su ni leurs griefs, ni les accusateurs ni les accusés. De telles scissions s'accomplissent pour des intérêts particuliers bien plus que pour l'utilité commune; elles s'accomplissent aussi par le vice que Cyprien lui-même rappelle ensuite et signale à notre vigilance. Car après avoir prescrit de ne pas se retirer de l':Eglise parce qu'on y voit de l'ivraie, l'illustre martyr poursuit en ces termes : « Travaillons seulement pour que nous puissions être le froment, afin que quand le bon grain sera serré dans les greniers du Seigneur,.nous soyons récompensés de nos œuvres et de nos peines. L'Apôtre dit dans son épître : Dans une grande,maison, il y a non-seulement des vases d'or et d'argent, mais des vases de bois et de terre, les uns, vases d'honneur, les autres, vases d'ignominie (4). Cherchons et travaillons, autant que nous le pourrons, à devenir des vases d'or ou d'argent. Du reste, il n'appartient qu'au Seigneur de briser les vases de terre, lui à qui la verge de fer a été donnée. Le serviteur ne peut pas être plus grand que son maître ;
 
1. Lett. LI. — 2. Matth, XIII, 24-43. — 3. Ibid. 47-50. — 4. II Tim. II, 20.
 
 nul ne doit s'attribuer ce que le Père n'a accordé qu'à son Fils, et ne doit croire qu'il puisse porter la pelle et le van pour nettoyer et vanner sur l'aire, ni séparer par un jugement humain toute l'ivraie du froment. C'est là une présomption orgueilleuse, une opiniâtreté sacrilège, une oeuvre de dépravation furieuse; tandis que ces hommes dépassent ce que commande une douce justice, ils s'égarent loin de l'Église de Dieu, et, au milieu de leurs efforts arrogants pour s'élever, aveuglés par leur propre orgueil, ils perdent la lumière de la vérité. »
12. Quoi de plus clair que ce témoignage de Cyprien ! Quoi de plus vrai ! Vous voyez de quelle lumière évangélique et apostolique il resplendit ; vous voyez que les plus coupables sont évidemment ceux qui, croyant leur justice offensée par l'iniquité des autres, délaissent l'unité de l'Église. Vous voyez qu'en dehors de cette unité ils sont eux-mêmes l'ivraie, ceux qui n'ont pas voulu supporter l'ivraie dans le champ du Seigneur. Vous voyez que séparés de nous ils sont la paille, ceux qui n'ont pas voulu supporter la paille dans l'unité de la grande maison. Vous voyez combien sont vraies ces paroles de l'Écriture : « Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne se lave pas de sa sortie (1): » c'est-à-dire qu'il ne justifie pas, n'excuse pas, ne défend pas sa sortie de l'Église, et qu'il ne montre point qu'elle soit pure et sans crime. Il ne se lave pas: car s'il ne s'était pas donné pour juste, mais s'il l'était bien véritablement, il ne quitterait pas avec tant d'impiété les bons à cause des méchants; il supporterait patiemment les méchants à cause des bons, jusqu'à ce que le Seigneur, par lui ou par les anges, fasse à la fin des temps la séparation du froment et de l'ivraie, du bon grain et de la paille, des vases de miséricorde et des vases de colère, des boucs et des brebis, des bons poissons et des mauvais.
13. Si vous avez entrepris d'entendre, contrairement à leur sens divin, ces témoignages des Écritures que vos pères n'ont compris ou cités que pour diviser le peuple de Dieu, n'allez pas plus avant; si vous êtes sages, reconnaissez comme dans un miroir la conduite qui vous est tracée parla miséricordieuse providence de Dieu. Je veux parler de l'affaire de Félicien, ce déserteur de la foi, ce violateur adultère de la vérité, cet ennemi de l'Eglise, ce ministre de
 
1. Prov. XXIV, d'après les Septante.
 
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Dathan, de Coré et d'Abiron, comme l'a appelé le concile de Bagaïe, et duquel on a dit encore que si la terre rie s'est pas entr'ouverte pour l'engloutir, c'est qu'il était réservé à un plus grand supplice. « Car, ajoutent les Pères de votre concile, il aurait gagné à subir ainsi sa peine; mais maintenant, demeuré comme mort au milieu des vivants, il voit chaque jour s'accroître le poids de la terrible dette qu'il lui faudra payer. » Or, dites-moi, je vous prie, s'ils n'ont pas touché ce mort impur lorsqu'ils se sont associés à lui pour condamner l'innocence de Primien ; car s'ils l'ont touché, ils se sont assurément souillés à ce contact. Pourquoi, ainsi rangés dans sa communion et séparés de la vôtre, ont-ils, comme s'ils eussent été innocents, obtenu pour leur retour un délai qui les faisait rentrer dans leurs dignités et dans l'intégrité de la foi ? Pourquoi, comme s'ils n'eussent pas assisté à l'ordination de Maximien, ont-ils mérité que vous disiez d'eux que le plant de l'arbrisseau sacrilège ne les a pas souillés ? N'étaient-ils pas dans le même parti, dans les liens du même schisme, séparés de vous, unis aux autres, établis ensemble en Afrique, très-connus d'eux, leurs amis et leurs complices ? S'ils n'étaient pas présents à l'ordination de Maximien, c'est pourtant à cause de lui qu'ils ont condamné Primien quoique absent ! Et l'on ose dire que la prétendue greffe empoisonnée de Cécilien a souillé, sur toute la terre, des peuples chrétiens très-nombreux, très-éloignés, très-inconnus, dont plusieurs n'ont pu savoir, je ne dis pas l'affaire, mais le nom même de Cécilien? Ils ne participent point aux fautes d'autrui ceux qui, non-seulement ont connu la faute de Maximien, mais qui l'ont élevé contre Primien ; et ceux-là auront participé aux fautes d'autrui, qui ne savaient pas, dans les pays lointains, que Cécilien fût évêque, ou en avaient à peine entendu parler dans les pays plus rapprochés, ou qui, en Afrique même l'avaient su simplement, paisiblement et, à Carthage, n'avaient élevé cet évêque contre personne ! Ils ne s'entendaient pas avec le voleur, ceux qui communiquaient avec l'homme dont l'avocat Nummasius, plaidant pour votre évêque Restitut, a dit que, par un larcin secret et sacrilège, il avait usurpé la dignité épiscopale ! Ils n'avaient aucune part à l'adultère, ceux qui communiquaient avec le violateur adultère de la vérité ! Leur masse n'était pas corrompue par ce petit levain, quand ils l'applaudissaient, quand, retranchés de votre communion, ils demeuraient bien sciemment dans son parti, quand ils travaillaient à le séparer de plus en plus du vôtre et à le grandir à vos dépens ! Vous aussi qui, en les invitant à se réunir à vous, avez déclaré exempts de la souillure sacrilège les associés de Maximien, avez admis dans vos rangs avec tous leurs honneurs, Prétextat et Félicien, et les traitez comme amis, car, devenus vos amis aujourd'hui, Félicien siège parmi vos évêques ; vous n'êtes souillés en rien par le contact des fautes d'autrui, votre pureté se conserve au milieu de l'impureté, le levain d'aucune malignité ne vous atteint ! Et sur ces témoignages un crime étranger est reproché au monde chrétien ! un schisme funeste soutient qu'il a eu raison de rompre l'unité ! un rameau retranché traite de rameau impur celui qui demeure attaché au tronc qui l'a produit !
14. Que dirai-je de ces persécutions dont vous vous glorifiez ? Si ce n'est pas la cause, mais le supplice qui fait les martyrs, il était inutile qu'après avoir dit : « Heureux ceux qui souffrent persécution ! » le Seigneur ajoutât: « pour la justice (1). » Mais à ce titre les maximianistes ne vous surpassent-ils pas infiniment en gloire, eux qui non-seulement ont souffert persécution avec vous, mais auparavant avaient été persécutés par vous? J'ai rappelé plus haut les paroles de l'avocat plaidant contre Maximien en présence de votre collègue Restitut, qui, avant même l'expiration du temps marqué pour son propre retour, avait été ordonné à la place de Salvius de Membres, condamné sans délai avec les autres onze évêques: Titien aussi, après l'expiration de ce délai , adressa de sanglants reproches à Félicien et Prétextat au sujet de leur conspiration contre Primien ; et plus d'une fois on a invoqué contre eux le concile de Bagaïe devant les proconsuls et devant les juges des villes; on s'est armé contre eux de jugements et d'ordres sévères, on a obtenu l'emploi de la force en cas de résistance et le concours municipal pour l'exécution des jugements. Pourquoi donc vous plaindre d'être persécutés, par nous, qui sommes loin de vous égaler en cela? Comme la persécution n'est pas toujours la souffrance, vos clercs et vos circoncellions ont si bien composé avec nous, que votre partage serait la persécution,
 
1. Matth, V, 10.
 
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et le nôtre la souffrance. Mais, comme je l'ai déjà dit, disputez cette gloire aux maximianistes, qui lisent en face de vous les actes publics des persécutions que vous leur avez fait souffrir par des sentences arrachées aux tribunaux. Peut-être cependant, après cette correction infligée à quelques-uns d'entre eux, vous êtes-vous mis ensuite d'accord; ce qui nous permet de ne pas désespérer de notre propre réunion, si Dieu daigne nous aider et vous inspirer un esprit de paix. Il est une parole du Psalmiste que les gens de votre parti nous appliquent avec plus de calomnie que de vérité; c'est celle-ci : « Leurs pieds sont légers pour courir à l'effusion du sang (1) ; » c'est plutôt nous qui avons éprouvé la vérité de ce passage de l'Ecriture, avec vos circoncellions et vos clercs, qui ont exercé tant d'atrocités sur des corps humains et répandu en tant de lieux le sang de nos catholiques. Leurs chefs vous escortaient avec leurs troupes, à votre entrée dans ce pays, chantant des cantiques à la louange de Dieu; et ils se font de ces chants sacrés comme une trompette de bataille dans tous leurs brigandages. Un autre jour néanmoins leur conduite vous inspira plus d'indignation que leurs hommages de plaisirs; vous leur fîtes entendre, en langue punique, à l'aide d'un interprète, et avec une noble et généreuse liberté , des paroles justement sévères qui les piquèrent au vif; ils sortirent comme des furieux du milieu de l'assemblée, ainsi que nous l'avons ouï dire à des témoins , et, après que leurs pieds se furent élancés pour répandre le sang, vous ne rites pas purifier avec de l'eau salée le pavé qu'ils avaient foulé: comme nos clercs ont cru devoir le faire à la sortie de nos catholiques.
15. Mais, ainsi que je commençais à le dire, ce passage de l'Ecriture, leurs pieds sont légers pour courir à l’effusion du sang; que vous jetez contre nous plutôt comme une injure que comme un reproche mérité, le concile de Bagaïe l'a vivement et pompeusement appliqué à Félicien et à Prétextat eux-mêmes. Car les Pères de ce concile, après avoir traité Maximien comme ils l'avaient jugé à propos, disaient : « Le juste arrêt de mort qui le frappe à cause de son crime ne le frappe pas tout seul; il entraîne dans son iniquité, comme par une chaîne de sacrilège , plusieurs dont il a été écrit : Le venin des aspics est sur les lèvres de ceux dont la bouche
 
1. Ps. XIII, 3.
 
est pleine de malédiction et d'amertume; leurs pieds sont légers pour courir à l'effusion du sang. » Cela dit, et pour montrer ensuite quels étaient ceux que la chaîne du sacrilège entraînait dans la complicité du crime de Maximien, et que le concile condamnait aussi sévèrement que lui, on déclarait coupables d'un crime infâme Victorien, évêque de Carcarie et les onze autres évêques, parmi lesquels Félicien de Musti et Prétextat d'Assuri. Après les avoir jugés de la sorte, on s'est si bien entendu avec eux qu'ils n'ont rien perdu de leurs dignités, et que parmi ceux qu'avaient baptisés ces évêques prompts à répandre le sang, nul n'a été condamné à être baptisé de nouveau. Pourquoi donc désespérer de notre réunion? Que Dieu écarte la haine du démon, « et que la paix du Christ triomphe dans nos coeurs (1), » selon la parole de l'Apôtre; pardonnons-nous aussi mutuellement, ainsi que dit le même Apôtre, si nous croyons avoir à nous plaindre les uns des autres, comme Dieu nous a pardonné dans le Christ (2), afin que (je l'ai déjà dit et il faut le dire souvent), la charité couvre la multitude des péchés (3).
16. Quant à vous, mon frère, avec qui je discute en ce moment, vous de qui je désire me réjouir dans le Christ, comme le Christ le sait, si vous voulez appliquer votre esprit et votre éloquence à la défense du parti de Donat, dans cette affaire de Maximien, et ne point obscurcir à cet égard la vérité , car le souvenir en est récent, les témoins sont encore là, et nous avons les actes proconsulaires et municipaux, dont l'Eglise catholique a toujours pris ses renseignements contre vous ; vous avouerez qu'on ne peut plus entendre, comme on l'a fait jusqu'à présent dans votre parti, les passages de l'Ecriture sur l'eau étrangère, sur l'eau du mensonge, sur le baptême du mort, et autres passages de ce genre ; vous conviendrez que le baptême du Christ donné à l'Eglise pour le salut éternel, ne peut pas s'appeler étranger, même conféré hors de l'Eglise, et par des étrangers, mais qu'il garde sa valeur mystérieuse pour la perte des étrangers et pour le salut des vrais enfants de l'Eglise; vous reconnaîtrez que quand les errants reviennent à la paix catholique, on les redresse sans détruire le sacrement, et que ce qui était nuisible dans la séparation devient profitable dans l'unité; pour que vous ne vous
 
1. Coloss. III, 15. — 2. Ibid. 13. — 3. I Pier. IV, 8.
 
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embarrassiez pas dans l'affaire de Maximien au point de ne pouvoir vous en tirer, vous renoncerez aux idées de votre parti sur la participation aux fautes d'autrui, sur la séparation d'avec les méchants, sur ce qu'il faut prendre garde à ne pas toucher celui qui est impur et souillé, sur la corruption de la masse avec un peu de levain, et autres choses que vous avez également coutume d'interpréter à votre manière; mais vous affirmerez, vous observerez ce que la saine doctrine recommande, ce que la vraie règle établit par les exemples des prophètes et des apôtres, savoir ; que mieux vaut supporter les méchants, de peur que les bons ne soient abandonnés, que d'abandonner les bons., de peur que les méchants ne soient séparés; et qu'il suffit de nous séparer des méchants par la différence de la vie et des moeurs, en, ne pas les imitant, en ne pas consentant à ce qu'ils font; croissant ensemble, mêlés aux mêmes épreuves, réunis à eux jusqu'au temps de la moisson et du vanneur, jusqu'à ce que les filets soient tirés sur le rivage. Quant à là persécution, comment justifierez-vous tout ce que votre parti a fait par voie judiciaire pour chasser les maximianistes de leurs sièges, sinon en disant que, vos sages l'ont, fait dans,la pensée de les ramener par des peines modérées et non pas dans la ;pensée de leur nuire? Ne direz-vous pas que s'il y a eu des excès, comme dans lés violences .commises à l'égard de Salvius de Membres, et attestées par la ville entière, ces excès ne doivent pas être imputés à .tous, que la paille et les bons grains se trouvent dans la communion des mêmes sacrements, mais que la différence de la vie les sépare?
17. Cela étant ainsi, j'embrasse ,cette défense devenue la vôtre ; car c'est celle que vous ferez si vous vous appuyez sur la vérité, sinon la vérité vous confondra. J'embrasse, dis-je, cette défense; mais volis voyez qu'elle est aussi la mienne. Pourquoi ne travaillons-nous pas à être ensemble le froment dans l'unité de l'aire du Seigneur, et pourquoi ne supportons-nous pas ensemble la paille? Pourquoi pas, dites-le moi, je vous en prie, dans quel but, à quoi bon, dans quelle utilité?
On fuit l'unité, pour que les peuples rachetés par le sang de l'Agneau unique, s'enflamment les uns contre les autres de sentiments contraires; pour que les brebis soient partagées, comme si elles étaient à nous et non pas au père de famille qui a dit à son serviteur : « Paissez mes brebis (1), » et non pas: Paissez vos brebis; qui a dit encore : « Afin qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur (2); » qui crie dans l'Evangile : « Tous  sauront que vous êtes mes disciples par le véritable amour que vous aurez les uns pour
les autres (2); » et encore: « Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson, de peur que par hasard en voulant arracher l'ivraie, vous n'arrachiez aussi le froment (3). »
On fuit l'unité, pour que le mari aille d'un côté et la femme de l'autre; pour que celui-là dise: Gardez l'unité avec moi, car je suis votre mari., et que la femme réponde: Je mourrai là où est mon père. Nous aurions horreur qu'ils n'eussent pas le même lit ! et ils n'ont pas le même Christ ! On fuit l'unité, pour que les parents, les concitoyens, les amis, les hôtes, tous ceux que rapprochent les besoins humains, attachés au même christianisme, soient d'accord dans les festins, les mariages, les relations de commerce, les conventions mutuelles, les politesses, les entretiens, et pour qu'ils se séparent à l'autel de Dieu ! C'est là pourtant que devrait finir toute querelle, quelle qu'en soit d'ailleurs l'origine; car, selon le précepte du Seigneur, il faut d'abord se réconcilier avec ses frères avant d'offrir ses dons à l'autel (5); mais d'accord partout ailleurs, ici ils se divisent!
18. On fuit l'unité, pour que nous soyons obligés à nous défendre par les lois publiques contre les iniquités de ceux de votre parti, je ne veux pas dire contre vos iniquités, et pour que les circoncellions s'arment contre ces mêmes lois, qu'ils méprisent avec la même fureur qui vous les a attirées en punition de leurs brigandages. On fuit l'unité, pour que les paysans s'insurgent audacieusement contre leurs maîtres; pour que les esclaves fugitifs, contrairement au précepte des apôtres, non-seulement désertent, mais menacent leurs maîtres, les attaquent, les pillent; ils ont pour chefs dans ces entreprises violentes vos confesseurs, ceux-là même qui vous font cortège en chantant les louanges de Dieu et qui mêlent les divins cantiques à l'effusion du sang des catholiques. Craignant d'encourir l'animadversion des hommes, vous avez fait rechercher parmi les vôtres ce qui avait été dérobé, et vous avez promis de restituer les dépouilles.
 
1. Jean, XXI, 17. — 2. Ibid. X, 16. — 3. Ibid. XIII, 35. — 4. Matth. XIII, 30. — 5. Ibid. V, 24.
 
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Et toutefois vous ne voudriez pas pouvoir exécuter ce que vous avez promis, car ce serait une offense faite à des gens dont l'audace est regardée par vos prêtres comme un secours trop nécessaire; ces gens en effet rappellent tout haut lés services qu'ils vous ont rendus, ils montrent, ils comptent les lieux et les basiliques qu'ils ont remis entre les mains de vos prêtres après en avoir expulsé les catholiques: c'était avant cette loi (1), qui, à votre grande joie, vous avait rendu votre liberté; et si vous vouliez vous montrer sévères à leur égard, vous passeriez pour des ingrats.
19. On fuit l'unité, afin que tous ceux qui secouent parmi nous le joug de la discipline catholique s'enfuient vers ces scélérats pour chercher un asile et vous soient ensuite offerts pour être rebaptisés. Il en a été ainsi du sous-diacre Rusticien, de ce pays, au sujet duquel j'ai été obligé de vous écrire avec beaucoup de douleur et de crainte; ses moeurs détestables l'ont fait excommunier par son prêtre; il est couvert de dettes dans ce pays; afin d'échapper aux lois ecclésiastiques et à ses créanciers, il n'a rien trouvé de mieux que de vous prier de porter de nouvelles plaies à son âme (2) et de se faire aimer des gens de votre parti comme le plus pur des hommes. Déjà votre prédécesseur (3) avait rebaptisé un de nos diacres de la même espèce, excommunié par son prêtre, et l'avait fait diacre dans vos rangs; peu de jours après, réuni à ces bandits qu'il avait désiré avoir pour compagnons, il fut tué dans une entreprise nocturne où il avait mêlé l'incendie à la violence, par une multitude accourue pour le repousser. Tels sont les fruits de ce mal de la division que vous ne voulez pas guérir, puisque vous fuyez l'unité comme on doit fuir la division elle-même; elle serait déjà par elle-même horrible et abominable à Dieu, lors même qu'il n'en sortirait pas tant de crimes et de calamités.
20. Reconnaissons donc, mon frère, la paix du Christ, et gardons-la également ; appliquons-nous à être bons ensemble, autant que Dieu nous en fera la grâce; ensemble
 
1. La loi de Julien l'Apostat.
2. Par la réitération du baptême. 3. Proculéien.
 
 
ramenons les méchants en les soumettant à la règle autant que nous le pourrons et sans briser l'unité; et dans l'intérêt de cette même unité supportons-les avec toute la patience possible; de peur que, selon les paroles du Christ (1), nous n'arrachions le froment en voulant arracher l'ivraie avant le temps, l'ivraie que le bienheureux Cyprien assure n'être pas hors de l'Eglise, mais dans l'Eglise. Car vous n'avez pas certainement des privilèges particuliers de sainteté; il n'est pas vrai que ceux qui parmi nous sont mauvais nous souillent, et que le mal qui est chez vous ne vous souille pas; que nous soyons souillés par je ne sais quelle . ancienne lâcheté des traditeurs que nous ignorons, et que vous ne le soyez point par la criminelle audace des misérables qui sont sous vos yeux. Reconnaissons cette arche qui a été une figure de l'Eglise ; soyons-y tous ensemble comme des animaux purs, mais ne refusons point d'y rester avec les animaux impurs, jusqu'à la fin du déluge. Ils furent ensemble dans l'arche; mais ce n'est point avec les animaux immondes que Noé offrit un sacrifice au Seigneur (2), et pourtant les purs ne quittèrent pas l'arche avant le temps, quoique réunis à des impurs: le corbeau seul l'abandonna, et se sépara de cette communauté avant le temps; mais il appartenait aux deux paires d'animaux immondes et non point aux sept paires d'animaux purs : détestons l'impureté de cette séparation. Ce seul fait de la séparation rend condamnables ceux que leurs moeurs auraient pu recommander auparavant; le fils méchant se donne pour juste, mais ne se lave point pour cela de sa sortie; il a beau laisser éclater son insolent orgueil et oser dire dans son aveuglement ces paroles réprouvées par le Prophète: « Ne me touchez pas, parce que je suis pur (3). » Ainsi quiconque veut, avant le temps et à cause de la souillure de quelques-uns, abandonner l'unité comme l'arche du déluge qui portait les purs et les impurs, prouve qu'il est lui-même atteint de ce qu'il prétend fuir. Dieu a voulu que dans cette ville votre peuple, par la bouche de..... (Il manque ici vingt-sept lignes dans le manuscrit du Vatican d'où a été tirée la lettre CVIII .)
 
1. Matt. XIII, 29 et 30. — 2. Gen. VII, VIII. — 3. Isaïe, LXV, 5.
LETTRE CIX. (Année 409.)
 
Sévère, évêque de Milève, cet ami si tendre de saint Augustin, lui écrit d'un lieu solitaire où il avait pu goûter tout à son aise le bonheur de lire ses ouvrages; il lui exprime sa vive affection en des termes touchants et élevés. On y sent une âme qui s'était rapprochée de celle de saint Augustin et qui s'était nourrie de ses enseignements. On voit aussi à quelle hauteur plaçait l’évêque d'Hippone ceux qui étaient ses amis et qui le connaissaient le mieux.
 
SÉVÈRE AU VÉNÉRABLE ET BIEN CHER ET BIEN-AIMÉ ÉVÊQUE AUGUSTIN.
 
1. Mon frère Augustin, rendons grâces à Dieu de qui nous tenons toutes les douces joies qui nous arrivent. Je l'avoue, il m'est bon d'être avec vous; je vous lis beaucoup; il est surprenant, mais il est vrai de dire qu'autant je suis éloigné de votre présence, autant je jouis de votre absence; car alors nulle bruyante affaire du temps ne se place entre vous et moi. Je travaille avec vous autant que je le puis, quoique je ne le puisse jamais autant que je veux : pourquoi dis-je autant que je veux? Vous savez parfaitement combien je suis avide de vous; cependant, je ne me plains pas de rester au-dessous de ce que je voudrais, parce que je fais tout ce que je puis. Dieu soit donc loué, mon doux frère ! il m'est bon d'être avec vous, je me réjouis de vous être si étroitement uni; et, pour parler ainsi, attaché très-uniquement à vous, j'amasse des forces en m'abreuvant, pour ainsi dire, à l'abondance de vos mamelles; je voudrais être habile à en faire couler les trésors, à en recevoir plus que n'en prend le nourrisson, afin que ces mamelles daignassent répandre à mon profit tout ce qu'elles renferment d'excellent. Que ne versent-elles en moi leur céleste nourriture et leur douceur toute spirituelle! elles ne sont si pures, si vraies, que parce qu'elles sont retenues par le double lien de la double charité; pénétrées de lumière, elles réfléchissent la vérité dans tout son éclat. C'est d'elles que j'attends les rayons qui doivent éclairer ma nuit, pour que nous puissions marcher ensemble aux mômes clartés. O abeille de Dieu, véritablement habile à faire un miel plein du nectar divin et d'où s'écoulent la miséricorde et la vérité! Mon âme y trouve ses délices, et s'efforce de réparer et de soutenir, à l'aide de cette nourriture, tout ce qu'elle rencontre en elle de misère et de faiblesse.
2. Le Seigneur est béni par votre bouche et par votre fidèle ministère. Vous vous faites si bien l'écho de ce que le Seigneur vous chante, et vous y répondez si bien, que tout ce qui part de sa plénitude pour venir jusqu'à nous reçoit plus d'agrément en passant par votre beau langage, votre netteté rapide, votre fidèle, chaste et simple ministère; vous le faites tellement resplendir par la finesse de vos pensées et par vos soins, que nos yeux en sont éblouis, et que vous nous entraîneriez vers vous, si vous-même ne nous montriez du doigt le Seigneur et ne nous appreniez à lui rapporter tout ce qui brille en vous, et à reconnaître que vous n'êtes aussi bon que parce que Dieu a mis en vous quelque chose de sa bonté; que vous n'êtes pur, simple et beau, que par un reflet de sa pureté, de sa simplicité, de sa beauté. Nous lui rendons grâces du bien qui est votre partage. Qu'il daigne nous joindre à vous ou nous rapprocher de vous de quelque manière, afin que nous soyons pleinement soumis à Celui qui vous a conduit et gouverné jusqu'à vous faire, à notre grande joie, tel que vous êtes, et afin que nous puissions mériter d'être pour vous un motif de contentement. Je ne désespère pas d'y parvenir si vous m'aidez par vos prières; c'est grâce à vos exemples que j'ai déjà profité tant soit peu et jusqu'à être animé du désir que j'exprime. Voyez ce que vous faites; vous êtes si bon que vous nous entraînez à l'amour du prochain, qui est le premier et le dernier degré pour nous conduire à l'amour de Dieu ; c'est comme le point où l'un et l'autre amour se lient. Quand nous sommes à cette limite, nous sentons la chaleur des deux amours, nous brillons du feu de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Et plus nous serons embrasés et purifiés par cette flamme de l'amour du prochain, plus nous nous élèverons au pur amour de Dieu: c'est là qu'on aime sans mesure, parce que la mesure d'un tel amour est de n'en connaître aucune. Nous ne devons donc pas craindre de trop aimer notre Maître, mais de ne pas l'aimer assez.
3. Cette lettre me montre à vous avec mes tristesses effacées, avec le bonheur de pouvoir jouir librement de votre coeur et de votre génie dans le champêtre asile où je me trouve; je l'ai écrite avant qu'un vénérable évêque ait daigné me visiter; la fin de cette lettre a été la fin de mes joies, et, ce que j'admire réellement, c'est qu'il est arrivé le jour même où je l'ai écrite. Qu'est-ce cela, dites-moi, ô mon âme, si ce n'est que ce qui nous charme, tout honnête qu'il soit, n'est pas d'une utilité suffisante, parce qu'il n'est qu'un bien particulier? Travaillons donc à adapter ce bien particulier, c'est-à-dire nous-mêmes, au bien général autant que nous le permettra, à cause de nos péchés, la matière à laquelle nous sommes unis, c'est-à-dire autant que nous le permettrons nous-mêmes, et à nous rendre plus purs et plus unissables, si vous souffrez cette expression.
Voilà une lettre bien grande, non pas pour un homme aussi grand que vous, mais pour un homme aussi petit que moi; c'est de ma part une provocation pour obtenir de vous une lettre, non point selon ma petitesse, mais selon votre grandeur. Quelque étendue qu'elle pourrait avoir, elle ne me paraîtrait pas longue, car le temps que je mets à vous lire me semble toujours bien court. Dites-moi quand et où je dois aller vous voir au sujet de l'affaire pour laquelle vous désirez que je me rende auprès de vous. J'irai vous trouver si les choses sont dans le même état et si elles ne présentent rien de plus satisfaisant; s'il en était autrement, ne me détournez pas de ce petit voyage, (211) je vous en prie, car rien ne saurait m'être plus doux. Je désire beaucoup revoir et je salue tous nos frères qui servent le Seigneur auprès de vous.
LETTRE CX. (Année 409.)
 
Saint Augustin, dans cette réponse, à laquelle un goût sévère pourrait reprocher une grande insistance sur les idées de dette et de débiteur, parle de l'amitié et des louanges entre amis avec beaucoup de coeur et de finesse; l'affectueuse reconnaissance, l'humilité, la leçon chrétienne faite à un ami qui s'est trop laissé aller au mouvement de son âme,tout se mêle ici avec charme et gravité. Des louanges adressées à l'évêque d'Hippone, c'est un dérangement qu'on lui cause; il faut répondre, et le saint évêque n'en a pas le loisir. Il supplie ses amis d'épargner son temps et de faire, sous ce rapport, bonne garde autour de sa vie.
 
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX ET DOUX SEIGNEUR , AU VÉNÉRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE SÉVÈRE, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ET AUX FRÈRES QUI VIVENT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. La lettre que vous a remise de ma part notre très-cher fils, le diacre Timothée, était déjà prête pour être emportée, quand nos fils Quodvultdeus et Gaudens sont arrivés avec une lettre de vous. C'est pour cela que Timothée, sur le point de son départ, ne vous a pas porté ma réponse; il est encore un peu resté auprès de nous après l'arrivée de votre lettre, mais il semblait toujours qu'il allait partir ; quand même je lui aurais confié ma réponse, je serais resté votre débiteur. Car maintenant que je parais vous répondre, je vous suis encore redevable; je ne parle pas ici de la dette de la charité, qui demeure toujours à notre charge à mesure que nous la payons davantage, puisque nous sommes à l'égard de la charité des débiteurs perpétuels, selon ces paroles de l'Apôtre ; « Ne devez rien à personne sinon de vous ai« mer mutuellement (1) ; » mais c'est à votre lettre elle-même que je ne saurais pleinement satisfaire : comment suffire à reconnaître tout ce qu'elle renferme de doux , et cette affectueuse avidité qu'elle exprime pour tout ce qui vient de moi? Elle ne m'apporte rien que je ne connaisse déjà; mais quoiqu'elle ne m'apprenne pas une chose nouvelle, elle exige cependant une nouvelle réponse.
2. Vous vous étonnez peut-être que je me dise ici débiteur insolvable, vous qui pensez
 
1. Rom. XIII, 8.
 
tant de bien de moi et qui croyez me connaître comme je me connais moi-même : mais c'est là précisément ce qui rend si difficile ma réponse à votre lettre, car je ne dirai pas tout ce que je pense de vous pour épargner votre modestie, et, en le faisant, je ne paierai pas tout ce que je vous dois pour les grandes louanges que vous m'avez données. Je ne m'en inquiéterais pas, si je savais que ce que vous m'avez dit, au lieu d'être inspiré par la charité la plus sincère, l'a été par la flatterie ennemie de l'amitié. Dans ce cas, je ne deviendrais pas votre débiteur, parce que je ne devrais vous rendre rien de pareil; mais plus je connais la sincérité de votre langage, plus je sens combien je vous suis redevable.
3. Mais voyez ce qui m'arrive : je viens de me louer en quelque sorte moi-même en avouant que c'est avec sincérité que vous m'avez loué. Pourquoi dirais-je autre chose de vous que ce que j'en ai dit à celui que vous savez? Voilà que je me suis fait à moi-même une nouvelle question que vous n'avez pas posée, et peut-être en attendez-vous de moi la solution; ainsi ma dette eût été trop peu de chose si je n'y avais moi-même largement ajouté; néanmoins il est facile de montrer, et si je ne le montrais pas, vous verriez aisément qu'on peut dire vrai en manquant de sincérité, et qu'on peut dire avec sincérité ce qui n'est pas vrai. Celui qui parle comme il pense, parle sincèrement, quand même ce qu'il dit n'est pas la vérité; mais celui qui parle autrement qu'il ne croit, n'est pas sincère, lors même qu'il dit la vérité. Je suis sûr que vous pensez ce que vous avez écrit; mais je ne reconnais point en moi ce que vous y louez, et vous avez pu sincèrement dire de moi ce qui n'est pas la vérité.
4. Mais je ne veux pas que vous vous laissiez tromper même, par votre amitié ; je suis le débiteur de cette amitié, parce que, je le répète, si je n'épargnais pas votre modestie, je pourrais dire sincèrement et affectueusement de vous ce qui ne serait que vrai. Pour moi, quand je suis loué par un frère et un ami de mon âme, il me semble que je me loue moi-même vous voyez combien cela pèse, lors même qu'on ne dirait que la vérité ; et comme vous êtes un autre moi-même et que nous ne formons qu'une seule et même âme, ne vous trompez-vous pas beaucoup plus en croyant voir en moi ce qui n'y est point, comme lin homme lui-même se (212) trompe en ce qui le touche? Je ne le veux pas, d'abord pour ne pas laisser dans l'erreur quelqu'un que j'aime; ensuite, de peur que vous ne demandiez à Dieu avec moins de ferveur qu'il daigne me conduire au point où vous croyez que je suis déjà. Je ne suis pas votre débiteur au point d'être obligé de penser et de dire de vous par amitié tout le bien que vous reconnaîtriez vous manquer encore, mais la dette de mon amitié doit se borner à dire tout le bien que je suis certain de voir en vous et qui est un don de Dieu. Si je ne le fais pas, ce n'est point par crainte de me tromper, c'est parce que, loué par moi, vous sembleriez vous louer vous-même: et à cause de cette règle de justice, que je ne veux point qu'on le fasse pour moi. D'ailleurs, si on doit le faire, j'aime mieux, quant à moi, rester votre débiteur tant que le sentiment contraire me paraîtra bon; et si on ne doit pas le faire, je ne suis pas non plus votre débiteur.
5. Mais je vois ce que vous pouvez me répondre : Vous parlez ainsi, me direz-vous, comme si j'avais désiré une longue lettre de louanges. A Dieu ne plaise que rien de pareil soit entré dans mon esprit ! Mais votre lettre, toute remplie de mes louanges, vraies ou fausses, n'importe, a demandé que je vous reprenne, même malgré vous; car si vous vouliez que je vous écrivisse autre chose, vous comptiez sur des largesses et non point sur le paiement d'une dette; or il est dans l'ordre de la justice qu'on paie d'abord ce qu'on doit; puis après, si on veut, viennent les libéralités. Si nous songeons plus attentivement aux préceptes du Seigneur, en vous écrivant ce que vous désirez, je paie plutôt que de donner, puisque, selon l'Apôtre, il ne faut devoir rien à personne, sinon de nous aimer mutuellement. Car les devoirs de fraternelle charité commandent que nous aidions, en ce que nous pouvons, celui qui a droit de vouloir qu'on vienne à son aide. Mais, mon cher frère, je crois que vous savez combien de choses sont dans mes mains, et de quel poids d'affaires ma vie d'évêque est accablée ; ils sont courts et rares mes moments de loisir, et si je les donnais à des soins étrangers, je croirais manquer à mon devoir.
6. Vous voulez que je vous écrive une longue lettre, et j'avoue que je le devrais; oui, je le devrais à votre volonté si douce, si sincère et si pure. Mais vous êtes un parfait ami de la justice, et avec la pensée de cette justice que vous avez, vous accueillerez mes paroles. Ce que je dois à vous et aux autres passe avant ce que je ne dois qu'à vous seul; et le temps ne me suffit pas pour tout, lorsque je n'en ai point assez pour ce qui devrait passer avant. C'est pourquoi tous mes amis, et je vous place au premier rang au nom du Christ, feront quelque chose qui sera pour eux un devoir, si non-seulement ils ne m'obligent pas d'écrire en dehors de ce qui m'occupe, mais encore si, autant qu'ils le peuvent, par leur autorité et leur sainte douceur, ils empêchent les autres de s'adresser ainsi à moi ; je ne voudrais point paraître dur . en ne faisant pas ce que chacun en particulier me demande, lorsque de préférence je m'attache à faire ce que je dois à tous. Quand vous viendrez ici selon mes désirs et selon votre promesse, vous verrez de combien d'ouvrages je suis occupé; vous ferez mieux alors ce que je vous demande et vous détournerez plus soigneusement ceux qui auraient envie de me charger d'écrire autre chose. Que le Seigneur notre Dieu remplisse votre coeur qu'il a fait lui-même si vaste et si saint, très-heureux seigneur!
LETTRE CXI. (Octobre 409.)
 
L'Occident était en proie aux barbares; les Goths dévastaient l'Italie, les Alains et les Suèves dévastaient les Gaules, les Vandales l'Espagne. Marie, le moins barbare des ravageurs de l'empire romain, avait déjà deux fois ouvert à ses troupes le chemin de Rome et forcé la capitale du monde de se racheter à prix d'or. De tous côtés arrivaient à saint Augustin de douloureuses nouvelles; le prêtre Victorien lui écrivit pour lui raconter les maux dont il était le témoin; l'évêque d'Hippone lui répondit par la lettre suivante qui fait déjà pressentir la cité de Dieu.
 
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR ET FRÈRE  VICTORIEN, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Votre lettre a rempli mon âme d'une grande douleur; vous demandez que j'y réponde par quelque écrit étendu, mais à de tels maux il faut de longs gémissements plutôt que de longs ouvrages. Le monde entier est sous le coup de grands désastres; il n'y a presque pas sur la terre une contrée où l'on n'ait à souffrir et à déplorer des malheurs comme ceux que vous me racontez. Car, il y a peu de temps, nous avons eu des frères tués par les Barbares dans ces solitudes de l'Egypte où les cénobites se croyaient en sûreté au milieu de monastères (213) séparés de tout bruit. Vous n'ignorez point, je pense, les horreurs accumulées dans les régions
de l'Italie et des Gaules; on commence à en dire autant de ces pays d'Espagne qui jusqu'ici avaient été préservés. Mais pourquoi chercher si loin ? Voilà que dans notre contrée d'Hippone, non encore envahie par les Barbares, les clercs donatistes et les circoncellions dévastent nos églises avec tant de cruauté, qu'à côté de ces brigandages les coups des Barbares nous paraîtraient peut-être bien doux. En effet, quel Barbare aurait, comme eux, l'idée de jeter de la chaux et du vinaigre dans les yeux dé nos clercs et de faire à leurs membres d'horribles plaies et blessures ? Ils pillent et brûlent des maisons, enlèvent les récoltes, répandent les vins et les huiles, et forcent beaucoup de nos catholiques à se faire rebaptiser en les menaçant tous de ces violences. Hier j'ai appris qu'en un seul endroit quarante-huit catholiques ont été ainsi contraints de recevoir de nouveau le baptême.
2. Il ne faut pas s'étonner de ces désastres, mais les déplorer; il faut crier vers Dieu pour qu'il nous délivre de si grands maux non point en nous traitant selon nos mérites, mais selon sa miséricorde. Du reste, que devons-nous espérer pour lé genre humain, lorsque depuis si longtemps les prophètes et l'Evangile ont prédit toutes ces choses? Il ne nous convient pas de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, de croire aux prophéties que nous lisons et de nous plaindre de leur accomplissement; mais plutôt, ce sont ceux qui jusqu'ici ont été incrédules à l'égard des saints livres qui doivent ajouter foi à leur vérité, maintenant qu'ils voient les paroles sacrées s'accomplir; et dans ce pressoir du Seigneur ou nous sommes foulés par de si grandes tribulations, comme on voit couler le marc des murmures et des blasphèmes des infidèles, on doit voir également s'exprimer et couler sans interruption l'huile de la prière et du repentir des âmes fidèles. Car à ceux qui ne cessent d'adresser à la foi chrétienne des reproches impies, et de dire qu'avant l'apparition de la doctrine du Christ le genre humain n'avait jamais souffert des calamités pareilles, on peut aisément répondre, l'Evangile à la main : « Le serviteur, dit le Seigneur, qui aura mal fait sans connaître la volonté de son maître sera  peu châtié ; mais le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, sera beaucoup puni (1). » Pourquoi donc s'étonner si le monde, arrivé à des temps chrétiens, semblable au serviteur qui connaît la volonté de son maître et fait mal, est beaucoup châtié? On remarque avec quelle promptitude l'Evangile s'étend sur la terre et l'on ne remarque pas avec quelle perversité on le méprise. Mais les serviteurs de Dieu, humbles et saints, qui souffrent doublement et par les impies et avec eux, ont des consolations et l'espérance du siècle futur; ce qui a fait dire à l'Apôtre: « Les souffrances de ce temps ne sont pas proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (2). »
3. Mon cher frère, vous ne pouvez, dites-vous, supporter les paroles de ceux qui répètent : Si nous, pécheurs, nous avons mérité ces maux, pourquoi des serviteurs de Dieu ont-ils péri sous le fer des Barbares, pourquoi des servantes de Dieu ont-elles été conduites en captivité? Répondez-leur avec humilité, vérité et piété : Quelque justes que nous soyons, quelque obéissance que nous témoignions au Seigneur, pouvons-nous valoir mieux que les trois jeunes hommes jetés dans la fournaise ardente pour le maintien de la loi de Dieu? Lisez cependant ce que disait Azarias, l'un des trois jeunes hommes, lorsque, ouvrant la bouche au milieu du feu, il chantait : « Seigneur, Dieu, de nos pères, vous êtes béni et digne de louanges, et votre nom est glorifié dans tous les siècles; parce que vous êtes juste dans tout ce que vous avez fait pour nous, que toutes vos oeuvres sont vraies, vos voies droites, vos jugements justes; vos jugements ont, été équitables dans tout ce que vous avez amassé sur nous et sur Jérusalem, la sainte cité de nos pères. Tout ce que vous avez fait contre nous, vous l'avez fait avec vérité et justice , à cause de nos péchés. Car nous avons péché et n'avons pas obéi à votre loi et nous n'avons pas gardé ce que vous nous aviez commandé pour notre bien; et tout ce que vous avez fait tomber sur nous vous l'avez fait tomber avec justice. Vous nous avez livrés aux mains de nos ennemis, qui sont prévaricateurs, vous nous avez livrés au plus mauvais roi de la terre. Et maintenant nous ne pouvons pas ouvrir la bouche; vraiment, nous « sommes devenus un sujet de confusion et d'opprobre pour vos serviteurs et pour
 
1. Luc, XII, 47, 48. — 2. Rom. VI II, 1
 
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ceux qui vous adorent. Ne nous abandonnez pas à jamais, Seigneur, nous vous le demandons à cause de votre nom; ne rejetez pas votre alliance, ne nous retirez pas votre miséricorde, à cause d'Abraham que vous avez aimé, à cause d'Isaac votre serviteur, et d'Israël votre saint, à qui vous avez promis que vous multiplieriez leur race comme les étoiles du ciel et le sable de la mer; car Seigneur, nous sommes devenus bien petits en comparaison de toutes les nations, et nous comptons aujourd'hui pour peu sur la terre à cause de nos péchés (1). » Vous voyez mon frère, quels étaient ces hommes, combien ils étaient saints et forts au milieu de la tribulation qui pourtant les épargnait et des flammes qui craignaient de les toucher; et toutefois ils confessaient leurs fautes, et reconnaissaient tout haut que c'est avec justice que la main de Dieu les humiliait.
Pouvons-nous aussi mieux valoir que Daniel lui-même? c'est de lui que Dieu a dit au prince de Tyr par la bouche d'Ezéchiel : « Es-tu plus sage que Daniel (2)? » Il est un des trois justes que Dieu déclare vouloir seuls délivrer, montrant en eux trois formes de justes (3) auxquels la délivrance est promise, sans qu'ils puissent la communiquer à leurs enfants. Ces justes sont Noé, Daniel et Job. Lisez cependant la prière de Daniel, voyez comment, durant sa captivité, il confesse non-seulement ses péchés, mais encore les péchés de son peuple, et comment il déclare que lui et son peuple ont mérité de la justice divine la peine et la honte de cette captivité. Voici ce qui est écrit : « Et je tournai ma face vers le Seigneur Dieu pour chercher à le prier et le conjurer dans le sac et les jeûnes, et je suppliai le Seigneur Dieu, et je confessai mes fautes, car je dis : Seigneur Dieu, grand et admirable, qui gardez votre alliance et votre miséricorde à ceux qui vous aiment et qui observent vos commandements, nous avons péché, nous avons agi contre la loi, nous avons commis des actions impies, et nous nous sommes éloignés et retirés de vos préceptes et de vos jugements, et nous n'avons point écouté vos serviteurs les prophètes qui
 
1. Dan. III, 26-37. — 2. Ezéch. XXVIII, 3. — 3. On pourra voir le développement de cette pensée dans le discours ou traité de saint Augustin sur la ruine de Rome. Noé, dit le saint docteur, représente les supérieurs qui gouvernent fidèlement l'Eglise. Daniel, les hommes qui vivent saintement dans la continence; et Job ceux qui honorent le mariage par la justice de leurs œuvres. (De la ruine de Rome, chap I.)
 
parlaient en votre nom à nos rois et à tous les peuples de la terre. A vous, Seigneur, la justice, à nous la confusion du visage, comme elle est aujourd'hui sur l'homme de Juda, sur les habitants de Jérusalem , sur tout Israël, sur ceux qui sont proche, sur ceux qui sont au loin dans toutes les contrées où vous les avez dispersés à cause de leur opiniâtreté, parce qu'ils se sont tournés contre vous, Seigneur. A nous la confusion du visage, à nos rois, à nos chefs, à nos pères, à nous tous qui avons péché. A vous, Seigneur notre Dieu, appartiennent la miséricorde et le pardon, car nous nous sommes retirés de vous, et nous n'avons pas écouté la voix du Seigneur notre Dieu pour rester dans les préceptes de cette loi qu'il a donnée sous nos yeux par ses serviteurs les prophètes. Et tout Israël a péché contre votre loi et s'est détourné pour ne pas entendre votre voix; et la malédiction et l'imprécation marquées dans le livre de Moïse, serviteur de Dieu, sont tombées sur nous, parce que nous avons péché; et le Seigneur a accompli ses oracles prononcés contre nous et nos juges pour nous accabler de maux auxquels rien sous le ciel ne peut être comparé, selon ce qui est arrivé dans Jérusalem. Tous ces maux sont venus vers nous, comme il est écrit dans le livre de Moïse, et nous n'avons pas prié le Seigneur notre Dieu de détourner de nous nos iniquités et de nous faire comprendre sa vérité tout entière. Et l'oeil du Seigneur Dieu s'est ouvert sur tous ses saints, et nos maux sont partis de sa justice; car le Seigneur notre Dieu est équitable dans tout ce monde qui est son ouvrage et nous n'avons pas écouté sa voix. Et maintenant, Seigneur notre Dieu, vous qui, d'une main puissante, avez tiré votre peuple de la terre d'Egypte, et avez fait éclater votre nom comme il éclate aujourd'hui, nous reconnaissons que nous avons violé votre loi. Seigneur, éloignez de nous, dans votre miséricorde, votre impétuosité vengeresse, éloignez votre colère de votre ville de Jérusalem et de votre sainte montagne. C'est à cause de nos péchés et des iniquités de nos pères que Jérusalem et votre peuple sont en opprobre à tous les peuples qui nous environnent. Et maintenant, ô notre Dieu, exaucez les voeux et la prière de votre serviteur, et montrez-nous votre face pour rétablir votre sanctuaire (215) abandonné. Seigneur, mon Dieu, inclinez à cause de vous-même votre oreille et écoutez moi; ouvrez vos yeux, voyez notre désolation et la ruine de votre cité de Jérusalem, qui a eu la gloire de porter votre nom; ce n'est point par confiance en notre justice que nous répandons nos prières en votre présence , mais par confiance dans la grandeur de votre miséricorde. Ecoutez-nous, Seigneur, pardonnez-nous, tournez-vous vers nous; ne tardez pas à cause de vous, mon Dieu, parce que votre nom a été invoqué dans cette ville, parce que cette ville et ce peuple ont eu la gloire de le porter. — Et comme je parlais encore, et que je priais, et que j'énumérais a mes péchés et les péchés de mon peuple, etc. (1) » Voyez comme Daniel confesse d'abord ses péchés et ensuite les péchés de son peuple. Il loue la justice de Dieu et lui rend cet hommage que ce n'est pas injustement, mais à cause de leurs péchés que Dieu châtie ses saints eux-mêmes. Si tel a été le langage de ceux qui, par une sainteté rare, ont mérité que les flammes et les lions les respectassent, que nous faut-il donc dire dans notre humilité, nous qui sommes si loin de semblables modèles, quelques airs de justice que nous ayons?
5. Mais si quelqu'un pensait que les serviteurs de Dieu, tués, ainsi que vous le dites, par les Barbares, auraient dû échapper à cette mort comme les trois jeunes hommes échappèrent aux flammes et Daniel aux lions; qu'il sache que ces prodiges s'accomplirent afin de prouver aux rois que ces saints, condamnés par leurs ordres, adoraient le vrai Dieu. Cela était dans le jugement secret et dans la miséricorde de Dieu pour opérer ainsi le salut de ces rois. Il ne traita point de la même manière Antiochus, qui fit mourir cruellement les Machabées, mais leur glorieux martyre fut, pour ce prince au coeur dur, un plus sévère châtiment. Toutefois, lisez ce que dit l'un d'eux, celui qui périt le sixième : « Après celui-ci, ils mirent la main sur le sixième. Près de mourir au milieu des tourments, il dit: Ne te trompes pas à cause de nous; nous souffrons ces choses, parce que nous avons péché contre Dieu, et nous subissons ce que nous avons mérité. Quant à toi, ne crois pas à ton impunité future, après avoir voulu, par tes décrets, combattre contre Dieu et sa loi (2) » Vous voyez avec quelle humilité et quelle vraie sagesse ces
 
1. Dan. IX, 20. — 2. II Machab. VII, 18, 19.
 
saints intrépides reconnaissaient que c'était à cause de leurs péchés que le Seigneur les châtiait, le Seigneur dont il est écrit : « Dieu châtie celui qu'il aime (1) ; il frappe ceux qu'il reçoit comme ses enfants (2) »; ce qui fait dire à l'Apôtre : « Si nous nous jugions nous-mêmes, le Seigneur certainement ne nous jugerait pas. Lorsque c'est Dieu qui nous juge, il nous châtie, pour que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (3). »
6. Lisez fidèlement, prêchez fidèlement ces choses, et, autant que vous le pouvez, prenez garde vous-même et empêchez de murmurer contre Dieu dans ces épreuves et ces tribulations. Vous dites que de bons, de fidèles et pieux serviteurs de Dieu ont péri sous le glaive des Barbares. Mais qu'importe que leur âme soit sortie de leur corps par le fer ou par la fièvre ? Le Seigneur ne considère point par quel genre de mort, mais en quel état ses serviteurs quittent ce monde pour aller à lui; seulement, une longue maladie fait plus souffrir qu'une prompte mort. Nous lisons cependant une longue et terrible maladie soufferte par ce même Job, à la justice duquel Dieu, qui ne peut passe tromper, rend un si glorieux témoignage.
7. Il est assurément malheureux et lamentable que des femmes chastes et saintes soient captives; mais leur Dieu n'est point captif et il n'abandonne pas dans la captivité celles qu'il reconnaît lui appartenir. Car ces saints, dont j'ai rappelé les souffrances et les humbles aveux, ont dit ce que Dieu a fait écrire et ce que nous devons lire, pour nous apprendre qu'il ne délaisse pas ses serviteurs quoiqu'ils soient captifs. Et qui sait si Dieu, dans sa toute-puissance et sa miséricorde, ne veut pas se servir de ces femmes, même sur une terre barbare, pour faire éclater ses merveilles? Seulement ne cessez jamais de gémir pour elles devant Dieu; informez-vous de ce qu'elles sont devenues, autant que vous le pourrez, autant que Dieu lui-même le permettra, selon les moments et les occasions, et cherchez à savoir quels soulagements elles pourraient recevoir de vous. Il y a peu d'années, les Barbares emmenèrent une religieuse du pays de Sétif, nièce de l'évêque Sévère; et, par l'admirable miséricorde de Dieu, ils la rendirent à ses parents avec un grand honneur. La maison où elle était entrée captive avait été tout à coup visitée par la maladie; et tous ces maîtres barbares, trois frères,
 
1. Prov. III, 12. — 2. Hébr. XII, 6. — 3. I Cor. XI, 31, 32.
 
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si je ne me trompe, s'étaient trouvés subitement en danger de mort. Leur mère, qui avait remarqué que la jeune fille était consacrée à Dieu, espéra que ses prières pourraient sauver ses fils de la mort qui les menaçait; elle lui demanda de prier pour eux, lui promettant qu'elle serait rendue à ses parents, si elle obtenait la guérison des trois malades. La jeune fille jeûna, pria, et fut aussitôt exaucée; car c'était le but de cet événement, autant du moins que le résultat permet d'en juger. Les Barbares, ayant ainsi recouvré la santé par une faveur soudaine de Dieu, admirèrent la jeune captive, lui donnèrent des marques de respect et remplirent la promesse de leur mère.
8. Priez donc Dieu pour les saintes femmes captives, priez pour qu'il leur enseigne à porter, comme Azarias, dont j'ai rappelé plus haut le pieux et édifiant souvenir, parlait en répandant sa prière et ses aveux devant Dieu. Car elles sont dans le pays de leur captivité comme les trois jeunes hommes sur cette terre où, pas plus que ces femmes, ils ne pouvaient offrir leurs sacrifices accoutumés, ni porter leurs dons à l'autel de Dieu, ni trouver un prêtre pour les présenter au Seigneur. Que Dieu leur fasse donc la grâce de dire, ainsi qu'Azarias dans la suite de sa prière : « Nous n'avons plus ni prince, ni prophète, ni chef,. ni holocaustes, ni offrandes, ni prières, ni lieu pour vous offrir des sacrifices et trouver votre miséricorde; mais recevez-nous, Seigneur, dans un coeur contrit et, un esprit d'humilité. Que notre sacrifice se consomme aujourd'hui devant vous, et qu'il vous rende agréables vos serviteurs, comme si nous vous offrions des holocaustes de béliers et de taureaux, et une multitude d'agneaux gras; parce que ceux qui mettent leur confiance en vous, ne tomberont point dans la confusion. Et maintenant nous vous suivons de tout notre coeur, nous vous craignons et nous cherchons votre face, Seigneur; ne nous confondez pas, mais, traitez-nous selon votre douceur et selon la multitude de vos miséricordes; délivrez-nous par des, merveilles, et donnez la gloire à votre nom, Seigneur; que tous ceux qui préparent des maux à vos serviteurs vous craignent; qu'ils soient confondus par votre toute-puissance, que leur force soit brisée, et qu'ils sachent que seul vous êtes le Seigneur Dieu, le Dieu de gloire sur toute la terre (1). »
 
1. Dan. III, 38-45.
 
9. Dieu assistera celles qui parleront et qui gémiront ainsi devant lui, car il n'oublie jamais les siens, et il ne permettra pas qu'aucune injure soit faite à ces chastes femmes; ou bien, s'il le permet, il ne leur imputera point. Quand l'âme ne se souille point par un consentement impur, elle sauve le corps de toute atteinte criminelle; et si la passion de celui qui souffre violence n'a rien fait ni rien permis, l'attentat n'est imputable qu'à celui qui en est l'auteur; il doit être considéré, non comme une corruption honteuse, mais comme une blessure douloureuse. La chasteté du coeur est d'un si grand prix que, si elle demeure entière, le corps gardé une pureté parfaite malgré le coupable triomphe de la brutalité. Que votre charité se contente, de cette lettre, bien courte en comparaison de ce que vous auriez désiré; longue, pourtant,, si je songe à mon peu de loisir, et trop rapidement écrite, parce que le porteur était pressé. Le Seigneur vous consolera bien autrement si vous lisez attentivement ses Ecritures.
LETTRE CXII. (Au commencement de l'année 410.)
 
L'évêque d'Hippone invite aux pensées et aux perfections chrétiennes an ancien proconsul d'Afrique, appelé Donat, qui paraît avoir eu une renommée d'homme de bien. (Voir ci-des. lett. C.)
 
AUGUSTIN A SON CHER, EXCELLENT ET HONORABLE FRÈRE LE SEIGNEUR DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je n'ai pu, malgré mon vif désir, vous voir, même â votre passage à Tibilis,quand vous remplissiez encore les devoirs dé votre charge; cela est arrivé, je crois, pour que je, jouisse de votre esprit lorsqu'il serait débarrassé des affaires publiques : j'en jouirai bien plus maintenant que dans une visite où, assez libre de mon temps, je vous aurais trouvé très-occupé, sans que nous pussions être satisfaits ni l'un ni l'autre. En me rappelant quelle était, dès votre premier âge, la noblesse de votre caractère, je n'hésite pas à croire votre coeur très-propre à recevoir une abondante effusion de l'esprit de Jésus-Christ, et à lui donner des fruits qui vous mériteront plutôt l'éternelle gloire du ciel que les éphémères louanges de la terre.
2. Beaucoup de gens, ou plutôt tous ceux (217) que j'ai pu interroger, ou qui, d'eux-mêmes, ont parlé de vous, ont, d'une commune voix, constamment et sans le moindre désaccord, loué, exalté la pureté et la fermeté de votre administration; leur hommage était pour moi d'autant plus sincère, qu'ils ignoraient notre amitié et ne savaient même pas que je vous connusse : ils ne parlaient donc pas ainsi pour charmer mes oreilles, mais pour publier la vérité; car la louange est sincère là où le blâme serait sans péril. Cependant, ô mon cher et illustre frère, je ne veux pas vous apprendre ici, mais je dois peut-être vous rappeler qu'on ne doit pas se réjouir de cette bonne et glorieuse renommée quand elle est dans la bouche du peuple : il faut qu'elle. soit dans les choses elles-mêmes. Lors même, qu'elles déplairaient au vulgaire , les bonnes choses n'en garderaient pas moins leur éclat et leur prix : elles ne tirent pas leur valeur de l'estime des ignorants. On doit plaindre bien plus celui qui les blâme que celui qui serait blâmé à cause d'elles. S'il arrive que le bien plaît aux hommes et reçoit les louanges qui lui sont dues, il ne devient ni plus grand, ni meilleur parle, jugement d'autrui: il repose sur le fond même de la vérité, et tire sa force de la force même de la conscience. Aussi une saine et droite appréciation profite bien plus à l'homme qui en est l'auteur qu'à celui qui en est l'objet.
3. Tout ceci vous étant connu, homme excellent, tournez-vous, comme vous avez déjà commencé à, le faire, tournez-vous, de toute la force de votre coeur vers Notre-Seigneur Jésus-Christ; vous dépouillant entièrement dé tout le faste de la vanité humaine, élevez-vous vers Celui qui réserve des grandeurs solides aux âmes qui le cherchent ; elles marchent d'un pas certain, et montent dans les chemins. de la foi, et, il les place au faîte éternel d'une gloire céleste et angélique. Je vous, conjure en son nom, de me répondre, et d'exhorter doucement et bénignement tous vos hommes des pays de Sinit et d'Hippone à rentrer dans la communion de l'Église catholique. J'ai su que vous aviez ramené dans son sein votre honorable et illustre père, et c'est ainsi que vous l'avez engendré spirituellement; je vous demande de le. saluer, de ma part avec tout le respect qui lui est dû; daignez aussi venir nous visiter. Comme il s'agit également, de rendre meilleur auprès de Dieu ce que vous avez ici, ma demande n'est pas inexcusable. Que la miséricorde de Dieu s'étende sur vous et vous préserve de toute faute.
LETTRE CXIII. (Année 410.)
 
Il s'agit ici de l'ancien droit d'asile dans l'Église et de la législation relative aux prisonniers pour dettes. Quel est ce Cresconius à qui la lettre est adressée? Nous l'ignorons. On a pensé que c'était un tribun chargé de la garde des côtes, parce que, dans la CXVe lettre, il est question d'un tribun préposé au même emploi. Mais il nous semble que des fonctions de ce genre ne sont pas assez élevées pour que. saint Augustin donne le titre d'Excellence (Eximietas tua) à celui qui en est chargé.
 
AUGUSTIN A SON CHER, HONORABLE ET AIMABLE SEIGNEUR ET FRÈRE CRESCONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Si je me taisais sur l'affaire pour laquelle j'écris aujourd'hui une seconde fois à votre religion, non-seulement Votre Excellence me le reprocherait, mais je recevrais aussi les justes reproches de celui , quel qu'il soit, au profit de qui on a enlevé Faventius; car il aurait le droit de penser que je le laisserais dans le besoin et dans la peine, dans le cas où  me aurait- en vain demandé à l'Église un asile protecteur. Et, sans tenir compte du jugement des hommes, que dirai-je au Seigneur notre Dieu, qu'aurai-je à lui répondre, si je ne fais pas tout ce que je puis pour le salut d'un homme qui a imploré le secours de l'Église que je sers, ô bien-aimé seigneur et honorable fils? Il est difficile et peu croyable que vous ne connaissiez pas déjà ou que vous ne puissiez connaître l'affaire pour laquelle Faventius est détenu ; je prie donc votre bienveillance d'appuyer ma demande auprès de l'appariteur qui le garde, pour qu'il se conforme, à son égard, à la prescription de la loi impériale. Qu'il lui fasse demander devant l'autorité municipale s'il veut qu'on lui accorde un délai de trente jours, pendant lesquels, sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, il pourra s'occuper de ses intérêts dans la ville où il est prisonnier et pourvoir au règlement de ses comptes. Durant cet espace de temps, si, aidé de votre. bienveillance, nous pouvons finir cette affaire à l’amiable, nous nous en féliciterons; mais si nous ne le pouvons pas, les choses, tourneront comme il plaira à Dieu, selon le mérite de la cause elle-même ou selon la volonté du Seigneur tout-puissant.
LETTRE CXIV. (Année 410.)
 
Nouveau témoignage de la sollicitude de l'évêque d'Hippone pour le malheureux dont il est parlé dans la lettre précédente. Ce Florentin, auquel il s'adresse ici, est le même dont il est question dans la CXVe lettre.
 
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET FILS FLORENTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
C'est à vous à savoir par quels ordres vous avez enlevé Faventius; quant à moi je sais une chose, c'est que toute autorité constituée dans l'empire doit obéir aux lois de l'empereur. Je vous ai fait remettre par Célestin, mon frère et collègue dans le sacerdoce, un texte de loi que vous auriez dû connaître avant que je vous l'eusse envoyé; la loi permet à tous ceux qui sont dans le cas d'être jugés, de déclarer devant l'autorité municipale s'ils veulent un délai de trente jours dans la ville où ils sont détenus pour mettre ordre à leurs affaires et rassembler leurs ressources, et cela sous une surveillance qui n'ait rien de rigoureux. Cette loi a été lue à votre religion, ainsi que me l'a rapporté le prêtre dont j'ai plus haut prononcé le nom; toutefois je vous la transmets encore avec ma lettre. Je ne vous adresse pas une menace, mais une prière; c'est une démarche d'humanité en faveur d'un homme, c'est l'accomplissement d'un devoir épiscopal de miséricorde. Autant donc que me le permettent l'humanité et la piété, je vous supplie, seigneur, mon fils, d'avoir égard à ce que commande votre réputation et à mes instances; que mon intervention et mes supplications vous déterminent aussi à faire ce qu'ordonne la loi de l'empereur au service duquel vous appartenez.
LETTRE CXV. (Année 410.)
 
Il s'agit encore une fois ici de la même affaire; saint Augustin, s'adressant à son vénérable collègue de Cirta ou Constantine, donne quelques détails sur l'homme dont la position le préoccupe, et cherche à s'assurer l'équité de juges qu'il ne suppose pas incorruptibles.
 
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET CHER SEIGNEUR FORTUNAT, SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT ET A TOUS LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Votre sainteté connaît bien Faventius, qui a été fermier de Bois Parati (1). Il redoutait je ne sais quoi de la part du maître de ce domaine, et a cherché un refuge dans l'Eglise d'Hippone ; il était là comme ceux qui ont recours au droit d'asile, attendant l'arrangement de son affaire par notre intercession. Comme il arrive souvent, Faventius prit moins de précautions de jour en jour et croyait n'avoir rien à craindre de la partie adverse; tout à coup, sortant de souper chez un ami, il fut enlevé par un certain Florentin, officier du comte, assisté d'hommes armés en nombre suffisant pour ce coup de main. Lorsque j'eus appris cela et qu'on ignorait encore de quel côté était parti le coup, mon soupçon tomba pourtant sur celui que Faventius avait cru devoir fuir en se confiant à la protection de l'Eglise; j'envoyai aussitôt vers le tribun, préposé à la garde des côtes. Il mit des soldats en campagne; on ne put trouver personne. Mais le lendemain matin nous sûmes dans quelle maison avait été conduit Faventius, et nous sûmes aussi que celui qui le tenait était parti avec lui après le chant du coq. J'envoyai encore là où l'on disait qu'il avait été emmené; on y trouva l'officier qui avait mis la main sur lui; le prêtre qui se présentait de ma part ne put jamais obtenir de cet officier la permission de voir au moins le prisonnier. Le jour suivant, j'écrivis à Florentin, lui demandant d'accorder à Faventius le bénéfice de la loi impériale; c'est la facilité donnée à ceux qui sont cités en justice de rester trente jours dans une ville sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, pour mettre ordre à leurs affaires et se mettre en mesure; je pensais que, pendant cet espace de temps, nous pourrions peut-être arranger à l'amiable l'affaire de Faventius. Maintenant, l'officier Florentin l'a fait partir avec lui; je crains que s'il l'a conduit devant le commandant consulaire, il n'arrive malheur au prisonnier. On vante l'intégrité du juge, mais Faventius a affaire à un homme riche, et pour empêcher que l'argent ne l'emporte, je prie votre sainteté, cher seigneur et vénérable frère, de remettre la lettre ci-jointe à notre cher et honorable commandant consulaire et de lui lire celle-ci, car je n'ai pas cru nécessaire de raconter deux fois les mêmes faits. Je désire que le jugement de Faventius soit retardé, parce que je ne sais pas encore s'il
 
1. Saltus parataniensis. Ce lieu était la limite du diocèse d'Hippone au nord-ouest.
 
 
est innocent ou coupable; qu'on n'oublie pas non plus que les lois n'ont pas été suivies à son égard quand on l'a ainsi enlevé, que contrairement à la prescription impériale, on ne l'a pas conduit devant l'autorité municipale pour y déclarer s'il voulait profiter du délai déterminé; nous pourrons ainsi terminer l'affaire avec la partie adverse.
LETTRE CXVI. (Année 410.)
 
Voici la petite lettre annoncée dans la précédente et qui recommande l'affaire de Faventius à l'équité du commandant consulaire de la Numidie.
 
AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
Pénétré de l'affection que je dois à vos mérites et à votre bienveillance, j'ai toujours éprouvé un vif plaisir à entendre louer votre administration et à recueillir les bruits glorieux de votre renommée; je n'ai pourtant jamais demandé aucun bienfait, ni fatigué votre Excellence de mes prières, bien-aimé seigneur et honorable fils. Mais, par la lettre que j'adresse à mon vénérable frère et collègue Fortunat, votre Grandeur verra ce qui s'est passé dans l'Eglise que je sers, votre bienveillance comprendra que j'ai été obligé d'ajouter ma requête au poids de vos occupations; et vous ferez assurément ce qui convient à un juge non-seulement intègre, mais encore véritablement chrétien, animé envers nous des sentiments que nous devions supposer au nom de Jésus-Christ.
LETTRE CXVII. (Année 410.)
 
Un homme comme saint Augustin, et qui avait la réputation d'être si bon, devait recevoir parfois des lettres étranges. En . voici une d'un jeune Grec qui, au moment de partir d'Afrique pour s'en aller en Orient, demande très-sérieusement et sans beaucoup de façon à l'évêque d'Hippone de lui expliquer certains passages difficiles de Cicéron. Mais nous ne nous plaignons pas de la confiante témérité du jeune Dioscore, car elle nous a valu une des plus belles et des plus intéressantes lettres de saint Augustin.
 
Tout préambule avec vous est non-seulement inutile, mais encore importun ;  vous ne voulez pas des paroles, mais la chose même. Ecoutez donc ceci tout simplement. J'avais prié le vénérable Alype et il m'avait souvent promis de répondre avec vous à de petites questions tirées des dialogues de Cicéron ; on me dit qu'il est encore aujourd'hui dans la Mauritanie. Je vous demande donc et vous supplie de toutes mes forces d'y répondre tout seul, ce que vous auriez fait sans doute quand même votre frère eût été là. Je ne vous demande ni argent ni or ; vous en donneriez certainement pour qui que ce fût si vous en aviez; ce que je cherche ne vous coûtera aucun effort. Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie, vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer. Vous savez qu'il me serait extrêmement pénible d'être à charge, non-seulement à votre sincérité, mais à qui que ce soit. Dieu seul sait par quelle pressante nécessité j'ai été poussé à cette démarche. Car je vais partir en vous souhaitant la santé et en implorant la protection de Dieu. Vous connaissez les hommes, ils sont portés au blâme; si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et borné. Je vous en conjure donc, répondez à tout sans retard; ne me laissez pas partir avec de tristes regrets. Ainsi puisse-je revoir mes parents! j'ai envoyé Cerdon uniquement pour cela et je n'attends plus que son retour. Mon frère Zénobe a été fait maître de mémoire (1); il nous a envoyé l'autorisation de prendre passage et des vivres. Si je ne suis pas digne que vous vous hâtiez de répondre à mes petites questions, craignez au moins qu'un retard ne compromette les provisions. Que le Dieu souverain vous conserve pour nous la santé pendant de longs jours ! Papas, salue avec respect Votre Révérence.
 
1. La charge de Maître de mémoire avait de l'importance à la cour impériale. Elle représentait, mais avec dès attributions plus étendues, ce que nous appellerions aujourd'hui l'emploi de secrétaire des commandements.
LETTRE CXVIII. (Année 401.)
 
Cette réponse si curieuse et si forte, si savante et si profonde, est un monument du génie de saint Augustin. C'est un monument pour l'histoire des lettres et l'histoire de la philosophie. Saint Augustin, malade, était allé chercher un peu de repos dans le voisinage d'Hippone; il écrivit, entre deux accès de fièvre, cette lettre où il creuse tout, où il répond à tout, et où abondent les plus intéressants détails. Dioscore avait mis à l'épreuve la patiente charité de saint Augustin; cette charité se révèle ici avec une inspiration attachante et supérieure.
 
RÉPONSE A DIOSCORE.
 
1. Vous avez jugé à propos de m'assiéger ou plutôt de m’accabler d'une multitude innombrable (220) de questions; leur poids serait encore écrasant quand même vous me croiriez sans affaires et libre de tous soins : mais supposez-moi tous les loisirs imaginables, comment pourrais-je résoudre tant de difficultés avec le peu de temps que vous me donnez pour vous répondre, puisque vous m'écrivez que vous êtes au moment de votre départ? J'en serais empêché par le grand nombre des questions, lors même que leur solution serait facile. Mais les noeuds en sont si compliqués et si serrés, que, même réduites à un petit nombre et tombant sur moi au milieu d'un complet loisir, elles fatigueraient longtemps mon esprit et useraient mes ongles. Quant à moi, je voudrais vous arracher à ces douces recherches qui vous plaisent, et vous faire pénétrer au milieu de tous mes soins; vous apprendriez à ne pas être curieux de choses vaines, ou bien vous n'oseriez pas imposer le soin de repaître votre curiosité à ceux dont le principal devoir est de réprimer et de contenir les curieux. Car s'il faut que j'emploie un certain temps à vous écrire, combien il serait meilleur et plus profitable de remployer à réfréner ces vains et trompeurs désirs, d'autant plus dangereux qu'ils peuvent plus aisément séduire en se voilant de je ne sais quelle ombre d'honnêteté et d'études libérales ! cela vaudrait mieux que de me faire servir de ministre, et, si je puis parler ainsi, de satellite à vos désirs, pour les exciter plus vivement et établir leur tyrannie sur votre bon naturel.
2. Que vous sert, dites-moi, d'avoir lu tant de dialogues s'ils ne vous ont aidé en rien pour vous faire voir et choisir la fin de toutes vos actions ? Votre lettre nous montre assez quel est le but de toute cette ardente étude, si stérile pour vous, si importune pour nous. En me demandant la solution des questions que vous m'avez envoyées, vous me dites: « Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie; vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant ; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point, de m'embarquer. » Dans ces paroles de votre lettre, vous avez assez bonne opinion de moi pour croire que je désire, donner à tous, pourvu qu'on ne me demande rien qui ne me convienne; mais il ne me paraît pas que votre demande soit parfaitement convenable. Je ne trouverais pas digne d'un évêque occupé, accablé de soins ecclésiastiques, qui le réclament sans cesse, de fermer tout à coup l'oreille à tant de graves obligations pour expliquer à un écolier de misérables difficultés dans les dialogues de Cicéron. Quoique l'ardeur qui vous emporte vous empêche d'y prendre garde, vous sentez pourtant vous-même ce qu'il y aurait ici de choquant. N'est-ce pas évidemment ce que signifie le passage de votre lettre où après avoir dit qu'il n'y a rien là qui ne convienne, vous vous hâtez d'ajouter : « Quoi qu'il en soit pourtant, accordez moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer? » Cela veut dire que votre demande ne vous paraît pas blesser les convenances, mais que s'il en était autrement, vous me demanderiez de faire ce que vous désirez parce que vous êtes sur le point de vous embarquer. Mais dites-moi, qu'est-ce que ces mots que vous ajoutez : « Je suis sur le point de m'embarquer ? » Est-ce que si vous n'étiez pas à la veille de vous embarquer, je ne devrais pas faire pour vous quelque chose qui ne convient point? Vous croyez sans doute que l'eau de la mer lave la honte. Mais la mienne, si cela était, resterait non effacée, car certainement je ne m'embarquerai pas.
3. Vous écrivez aussi que je sais combien il vous est pénible d'être à charge, et vous dites que Dieu seul connaît la pressante nécessité à laquelle vous avez obéi en vous adressant à moi. Ici j'ai redoublé d'attention à la lecture de votre lettre pour apprendre quelle était cette nécessité, et voici ce que j'ai lu : « Vous connaissez les hommes; ils sont portés au blâme;  si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et imbécile. » A cet endroit vraiment j'ai pris feu pour vous répondre ; cette maladie de votre âme a touché la mienne, et vous vous êtes violemment substitué à. tout ce qui m'occupe, et je n'ai plus songé qu'à vous porter secours autant que Dieu me le permettra. Je ne m'inquiète pas de résoudre vos questions, mais de vous empêcher de faire dépendre votre félicité des discours des hommes, pour que vous établissiez votre bonheur sur un fondement solide et inébranlable. Ne voyez-vous pas, ô cher Dioscore, que votre Perse vous insulte par ce vers qu'il vous jette à la face, et que, par un soufflet mérité, il frappe et corrige une tête tout à fait (221) d'enfant, si tant est qu'il s'y trouve du sens :
 
« Savoir n'est rien pour vous si un autre ne sait pas que vous savez  (1). »
 
Vous avez lu bien des dialogues, comme je l'ai dit plus haut, et appliqué votre esprit à des entretiens de bien des philosophes ; dites-moi, lequel d'entre eux s'est-il proposé comme fin de ses actions l'opinion du vulgaire ou même les discours des hommes bons et sages ? Mais vous, et ce qui est plus honteux, au moment de partir, vous pensez avoir grandement profité en Afrique lorsque vous assurez que le seul motif pour lequel vous vous permettez d'être à charge à des évêques tant occupés et de soins si différents en venant leur demander de vous expliquer Cicéron, c'est que vous craignez les hommes portés au blâme, et que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné, s'il arrive qu'on vous interroge et que vous ne répondiez pas ! O que cela est digne des veilles laborieuses des évêques !
4. Vous me paraissez ne chercher qu'une chose dans les travaux de vos jours et de vos nuits, c'est la louange des hommes pour vos études et votre savoir. Une telle disposition m'a toujours semblé un danger quand on doit aspirer aux biens réels et conformes à la raison, mais ce danger me frappe surtout par votre propre exemple. C'est le pernicieux désir d'obtenir les louanges ou d'éviter le blâme des hommes, c'est ce motif seul que vous mettez en avant pour me déterminer à faire ce que vous me demandez ; voilà le mauvais sentiment qui vous pousse à vous instruire, et vous osez croire que de pareilles raisons peuvent avoir prise sur moi ! Plût à Dieu que je pusse faire en sorte que vous ne fussiez plus touché de ce bien stérile et trompeur de la louange humaine, en vous montrant que vos paroles m'excitent, non à vous accorder ce que vous demandez, d'après votre lettre, mais à vous corriger ! « Les hommes, dites-vous, sont enclins à blâmer. » Quoi ensuite? « Si on vient à être interrogé et qu'on ne réponde pas, on passera pour ignorant et borné. » Eh bien ! je vous interroge, non pas pour vous demander sur Cicéron quelque chose dont le sens peut être difficile à comprendre, mais pour vous demander quelque chose sur votre propre lettre et sur le sens de vos paroles. Pourquoi n'avez-vous
 
1. Satire I.
 
pas dit: Celui qui ne répond pas sera reconnu ignorant et imbécile, au lieu de dire : Passera pour ignorant et borné? Vous comprenez donc qu'en ne répondant pas à ces choses-là, on peut passer pour un ignorant et un imbécile sans l'être véritablement. Et moi je vous avertis que celui qui craint de tomber sous la langue d'autrui comme sous le fer pour des motifs pareils est un bois aride, et qu'il ne passe pas seulement pour un ignorant et un imbécile, mais qu'il est bien réellement convaincu d'ignorance et d'imbécillité.
5. Vous direz peut-être : N'étant pas un imbécile et m'appliquant surtout à ne pas l'être, je ne veux pas passer pour tel. Fort bien. Mais pourquoi ne le voulez-vous pas? Je vous le demande. Vous n'avez pas craint de m'être importun dans les questions que vous m'avez prié de vous résoudre et de vous expliquer; le grave motif qui vous a déterminé, ce motif si impérieux que vous l'appelez une extrême nécessité, c'est que vous ne vouliez pas vous exposer à passer pour ignorant et borné auprès des hommes enclins au blâme. Est-ce là, dites-moi, toute la raison qui a inspiré votre démarche auprès de moi, ou bien est-ce à cause de quelque autre chose que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné ? Si c'est là toute la raison, vous voyez, je pense, que c'est là aussi toute la fin de ce violent désir par lequel vous m'êtes à charge, comme vous l'avouez vous-même. Mais quoi de pesant peut me venir de Dioscore, si ce n'est ce qui pèse sur Dioscore lui-même sans qu'il s'en doute? Ce poids, il ne le sentira que quand il voudra se lever ; et plût à Dieu que ce fardeau ne fût pas si fortement attaché que Dioscore ne pût plus le rejeter de ses épaules ! Je ne dis pas cela parce qu'on cherche à résoudre des difficultés comme celles qui me sont proposées, mais parce qu'on le cherche dans ce misérable. but. Vous sentez bien que ce but est frivole et vain; il produit une sorte d'enflure et d'abcès autour de l'oeil de l'esprit, qui ne peut plus voir la vérité dans toute sa magnificence. Croyez-moi, il en est ainsi, mon cher Dioscore ; et je jouirai de vous, dans la volonté elle-même et la splendeur de cette vérité dont vous vous éloignez en ne suivant que son ombre. Je ne trouve rien autre à vous dire pour que vous m'en croyiez sur ce point. Car vous ne voyez pas, vous ne pouvez voir cette vérité, tant que vous mettez vos courtes joies dans les discours des hommes.
 
222
 
6. Si telle n'est pas la fin de ces actions et de ces désirs, et si c'est pour quelque autre chose que vous ne voulez pas qu'on vous croie ignorant et borné, dites-le moi, je vous en prie. Est-ce pour qu'il vous devienne plus aisé d'acquérir des richesses, de vous marier, de monter aux honneurs, d'obtenir toutes les choses qui s'écoulent si vite et entraînent dans le gouffre ceux qui se sont jetés dans leurs flots? Loin de favoriser ces desseins, mon devoir est de en vous détourner. Quand je vous exhorte à ne pas vous proposer pour fin dernière l'incertitude des opinions humaines, ce n'est pas pour que vous passiez du Mincius à l'Eridan, où peut-être le Mincius même vous jetterait malgré vous. Les louanges humaines n'offrant qu'une nourriture vaine et creuse, l'avidité de l'esprit n'en est pas rassasiée; elle l'oblige de se retourner vers autre chose qui semble plus abondant et plus fructueux; mais, si ce dernier objet est encore de ces choses que le temps emporte, on ne fait que passer d'un fleuve à l'autre, et l'on ne cesse pas d'être misérable tant qu'on ne prend pour fin de ses oeuvres que l'instabilité. Je veux donc que vous bâtissiez votre demeure sur un bien solide et immuable, et que ce soit là que vous établissiez avec une inébranlable confiance et une sécurité complète, la fin de toute bonne et honnête action. Songeriez-vous, si vous étiez poussé par un vent propice, ou que vous-même ouvriez votre voile au souffle d'une bonne renommée, à acquérir d'abord cette terrestre félicité dont j'ai fait mention, pour la rapporter ensuite au bien certain, véritable et complet? Mais je le crois, et la vérité même l'enseigne, il n'est pas besoin de si grands détours pour arriver jusqu'à elle, puisqu'elle est si près de nous, ni de tant de frais pour l'obtenir, puisqu'elle se donne si gratuitement.
7. Pensez-vous qu'il faille se servir des louanges humaines comme un moyen de parvenir au coeur des hommes et de leur faire accepter ce qui est vrai et salutaire? En passant pour ignorant et borné, craindriez-vous d'être jugé indigne qu'on vous écoutât avec assez d'attention ou de patience, soit dans vos exhortations à bien faire, soit dans vos justes et sévères réprimandes? Si tel a été votre but de justice et de bienfaisance en m'adressant ces questions, vous n'aurez pas été content de moi; mais il aurait fallu me marquer ce but dans votre lettre; j'aurais alors fait ce que vous me demandiez; ou si je ne l'eusse pas fait, c'est que je ne l'aurais pu; mais au moins je n'aurais pas été retenu par la honte de complaire à de vains désirs, et même de ne pas les combattre. Mais, croyez-moi, il serait bien meilleur et plus utile, plus certain et plus court de commencer par recevoir les règles même de la vérité, ces règles par lesquelles vous pourriez vous-même rejeter tout ce qui est faux; elles vous empêcheront de vous croire savant et habile (ce qui serait faux et honteux) parce que vous vous serez appliqué avec plus d'orgueil que de sagesse à l'étude de tant de faussetés vieillies et décrépites : et je vois que déjà vous n'en êtes plus là. Car ce n'est pas en vain que depuis le commencement de cette lettre je fais entendre à Dioscore tant de vérités !
8. Ainsi, vous ne vous croyez pas ignorant et borné par cela seul que vous n'avez pas su ces choses anciennes, mais parce que vous n'avez pas su la vérité elle-même; car en la possédant vous connaissez avec certitude ce qu'il y a de vrai dans ce que ces auteurs ont écrit ou pourront écrire, et vous ignorez sans danger ce qu'il y a de faux; en outre la crainte de rester ignorant et borné ne vous jette plus dans des tourments inutiles pour vous instruire de la diversité des opinions d'autrui. Cela étant, voyons aussi je vous prie, si l'idée de passer à tort pour ignorant et borné dans l'opinion des hommes enclins au blâme, doit vous occuper assez pour oser convenablement demander à des évêques l'explication de ces sortes d'obscurités : nous croyons maintenant en effet que vous n'êtes inspiré que par le désir de persuader la vérité et de rendre meilleurs ces hommes qui vous jugeraient indigne de leur faire entendre d'utiles et salutaires enseignements, s'ils vous croient ignorant et borné au sujet des livres de Cicéron. Croyez-moi, il n'en est pas ainsi.
9. D'abord je ne vois pas du tout qui pourra vous adresser ces sortes de questions dans les contrées où vous craignez de passer pour peu instruit et peu pénétrant; vous avez jugé par vous-même qu'on ne s'occupe pas de ces choses ici où vous êtes venu les apprendre, ni à Rome; elles ne sont ni enseignées ni étudiées parmi nous; vous ne rencontrez en Afrique personne qui vous interroge à cet égard, et vous ne rencontrez personne que vous puissiez interroger si bien que vous êtes réduit à vous adresser à des évêques. Il est vrai que, dans leur jeunesse, (223) ces évêques ont été emportés par la même ardeur ou plutôt par la même erreur que vous et se sont appliqués à ces sortes d'études comme à quelque chose de grand; mais des goûts pareils ne se sont pas prolongés sous des cheveux blanchis par les travaux du saint ministère et ne les ont pas suivis dans les chaires de l'Eglise; s'ils voulaient s'en occuper encore, de plus grands soins, des soins plus graves fermeraient à ces souvenirs l'entrée de leur esprit; si une longue habitude en a laissé quelque chose dans leur intelligence , ils aimeraient mieux tout ensevelir dans les profondeurs de l'oubli que de répondre à de misérables questions pour lesquelles vous n'avez obtenu que le silence des écoles et des rhéteurs, puisque c'est de Carthage que vous avez cru devoir demander à Hippone la solution de vos difficultés. Elles arrivent ici comme quelque chose de si extraordinaire et de si étranger que, dans la supposition où voulant vous répondre, j'aurais besoin de voir ce qui précède et ce qui suit vos passages, il me serait impossible de trouver à Hippone un exemplaire de l'ouvrage de Cicéron (1). Je ne blâme pas les rhéteurs de Carthage pour n'avoir pas répondu à votre appel; bien plus je les en loue, si par hasard ils se sont souvenus que de tels exercices ne sont pas dignes de Rome, et ne sont bons que pour les gymnases grecs. Mais vous, après avoir tourné votre pensée vers le gymnase et y avoir inutilement cherché la réponse à ce qui tourmentait votre esprit, vous avez songé à l'Eglise d'Hippone, parce qu'elle a maintenant pour évêque un homme qui jadis a vendu ces choses à des enfants. Mais je ne veux pas que vous soyez encore un enfant; et il ne me convient pas de vendre ni même de donner des choses d'enfant. Ainsi donc, puisque deux grandes cités, maîtresses dans les lettres latines, puisque Rome et Carthage ne vous ont pas fatigué de leurs questions et ne vous ont pas soulagé du poids de vos inquiétudes en dissipant vos doutes, je m'étonne au delà de toute expression qu'un jeune homme tel que vous s'effraye de ce qu'il peut rencontrer dans les villes de la Grèce et de l'Orient; car il serait plus facile de trouver des corneilles en Afrique que des gens en Orient qui parlassent de Cicéron.
10. Mais si je me trompe et s'il se présente dans ces peuples quelqu'un d'assez ridiculement
 
1. Tout ceci est curieux pour l'histoire des lettres latines dans la première moitié du cinquième siècle.
 
curieux et d'assez insupportable pour vous questionner à ce sujet, ne craignez-vous pas plutôt qu'il ne s'en présente plus aisément d'autres qui, vous voyant en Grèce et sachant que la langue grecque a été la langue de votre berceau, vous interrogeront sur les livres mêmes des philosophes dont Cicéron n'a rien mis dans les siens ? et si cela arrive, que répondrez-vous? Direz-vous que vous avez mieux aimé d'abord lire cela dans les auteurs latins que dans les auteurs grecs? vous feriez ainsi injure à la Grèce, et vous savez combien les Grecs sont chatouilleux à cet égard. Mécontents et blessés, ils penseront bien vite, comme vous le craignez trop, que vous êtes bien borné d'avoir préféré étudier, par extraits et par morceaux, les doctrines des philosophes grecs dans les dialogues latins, plutôt que d'en avoir cherché et pris l'ensemble dans les livres mêmes de leurs auteurs; ils vous traiteront aussi d'ignorant, parce que, ne sachant pas tant de choses dans votre langue, vous les étudiez et les cherchez dans des fragments reproduits par des étrangers. Répondrez-vous que vous ne dédaignez pas les ouvrages des Grecs en pareille matière, mais que vous avez voulu d'abord connaître les Latins, et que maintenant, instruit de ce côté, vous allez vous mettre aux livres grecs? Mais si un Grec comme vous n'a pas honte d'avoir commencé enfant parles ouvrages latins et de vouloir maintenant apprendre les ouvrages grecs comme un barbare, pourrez-vous avoir honte d'ignorer, dans les auteurs latins eux-mêmes, des choses que tant de Latins instruits ignorent avec vous? car vous êtes à Carthage au milieu d'une foule d'hommes versés dans les lettres latines, et pourtant vous vous êtes cru grandement obligé de venir m'importuner à Hippone par vos questions.
11. Admettons enfin que vous eussiez pu répondre à tout ce que vous nous avez demandé : vous voilà réputé très-savant et très-habile, vous voilà élevé jusqu'au ciel par le souffle des louanges grecques; mais n'oubliez pas pour quelle fin sérieuse vous avez voulu mériter ce concert d'éloges ; n'oubliez pas que c'est afin de pouvoir enseigner quelque chose d'important et de salutaire à ceux dont la frivolité s'attache avec admiration à des choses frivoles, et qui déjà se suspendent à vos lèvres avec la plus bienveillante avidité. Je voudrais savoir si vous êtes en possession de cette doctrine importante et salutaire, et si vous seriez (224) capable de la bien enseigner; car après avoir appris ce qui est inutile pour préparer les hommes à entendre de votre bouche les choses nécessaires, il serait ridicule de les ignorer; il ne faudrait pas que, tout occupé à apprendre à vous faire écouter, vous ne voulussiez pas apprendre ce qu'il y aura à dire lorsqu'on vous écoutera. Si vous me répondez que vous ne l'ignorez pas et que cette grande chose c'est la doctrine chrétienne, objet de toutes vos préférences, je le sais, et fondement unique de vos espérances éternelles, elle n'a pas besoin qu'on lui gagne des auditeurs par la connaissance des dialogues de Cicéron et par un assemblage de pensées étrangères, mendiées de tous côtés et se contredisant les unes les autres. Que ce soient vos moeurs qui vous fassent écouter de ceux à qui vous enseignez ces vérités augustes. Je ne veux pas que, pour l'enseignement de la vérité, vous appreniez d'abord ce qu'il faudra désapprendre ensuite.
12. Si la connaissance de ces opinions, qui s'entrechoquent et se contredisent, est bonne à quelque chose dans l'enseignement de la vérité chrétienne, c'est pour faire justice des erreurs des adversaires, pour les empêcher de cacher soigneusement la pauvreté de leurs doctrines et de s'attacher uniquement à combattre notre propre religion ; car la connaissance de la vérité suffit seule au jugement et à la ruine de toutes les faussetés, lors même qu'elles se produiraient devant vous pour la première fois. Si donc pour frapper celles qui se montrent et découvrir celles qui se cachent, il est besoin d'étudier les erreurs des autres, levez les yeux, ouvrez les oreilles, je vous prie; voyez si quelqu'un s'arme contre vous des sentiments d'Anaximènes (1) et d'Anaxagore (2); que reste-t-il même des stoïciens et des épicuriens, de ces philosophes plus récents et beaucoup plus bruyants? leurs cendres sont déjà refroidies, et l'on n'y trouve plus une étincelle qui s'élève contre la foi chrétienne. Mais ce qui aujourd'hui fait du bruit, ce sont les assemblées ou conventicules, tantôt cachées et tantôt audacieuses, des donatistes, des maximiens, des
 
1. On sait peu de chose sur la vie d'Anaximènes, philosophe de la secte ionique ; on place vers la 56e olympiade le temps où son enseignement jeta le plus d'éclat. On a sous son nom deux lettres à Pythagore.
2. Anaxagore, disciple d'Anaximènes, naquit à Clazomène 500 ans avant Jésus-Christ. Il voyagea en Orient et surtout en Egypte, connut Périclès à Athènes et s'y établit. Il fut lié avec le poète Euripide. Poursuivi pour crime d'impiété, il quitta Athènes et s'en alla à Lampsaque où il mourut à l'âge de 72 ans.
 
manichéens; et, dans les pays où vous allez et où vous les rencontrerez; en foule et par troupeaux, des ariens, des eunomiens (1), des macédoniens (2), les cataphryges (3) et d'autres pestes sans nombre. Si nous ne prenons pas la peine de nous instruire des erreurs de tous ces hérétiques, à quoi peut nous servir, pour la défense de la religion chrétienne, de chercher ce qu'a pensé Anaximènes, et d'éveiller curieusement de vaines disputes depuis si longtemps endormies, puisqu'il n'est déjà plus question des marcionites, des sabelliens (4) et de beaucoup d'autres qui se paraient du nom chrétien? Mais enfin, je le répète, s'il est besoin de connaître d'avance quelques-unes des doctrines qui combattent la vérité et en quoi consistent les divergences, nous avons dû plutôt nous occuper des hérétiques qui s'appellent des chrétiens, que de nous occuper d'Anaxagore et de Démocrite.
13. Apprenez à celui qui vous interrogerait sur ce que vous m'avez demandé, apprenez-lui que vous avez trop de science et de sagesse pour vous enquérir de pareilles choses. Thémistocle, dans un festin, ne craignit pas de refuser de chanter sur la lyre, en avouant qu'il ne savait pas chanter; et comme on lui demandait : « Que savez-vous donc ? » il répondit : « Je sais faire d'une petite république une grande; » hésiteriez-vous à dire que vous ignorez de telles choses, lorsque, si on venait à chercher ce que vous savez, vous pourriez répondre que vous savez comment l'homme petit être heureux sans elles? Si vous n'en étiez pas encore là, vous agiriez aussi mal dans vos recherches auprès de moi que si, atteint d'une maladie dangereuse, vous cherchiez des plaisirs et des parures au lieu de remèdes et de médecins. Cette grande et principale étude ne doit être différée en aucune manière, et nulle autre ne doit passer avant, surtout à votre âge. Mais voyez combien vous pourriez apprendre
 
1. On appela de ce nom les disciples d'Eunome, sophiste audacieux et ignorant, fils d'un pauvre laboureur de la Cappadoce, qui fut évêque de Cysique et eut l'honneur d'être combattu par saint Basile et par les deux Grégoire de Nazianze et de Nysse. Eunome; qui avait commencé par être arien, finit par tomber dans toutes sortes d'erreurs.
2. Les macédoniens sont une secte du quatrième siècle dont il ne reste plus de traces après le cinquième ; ils eurent pour chef Macédonius Ier, patriarche de Constantinople, intronisé par les évêques ariens malgré le peuple, sous l'empereur Constance. De sanglantes violences se mêlent au souvenir de ce patriarche qui fut enfin déposé. Les Macédoniens, appelés aussi pneumatomaques, ennemis du Saint-Esprit, furent condamnés au concile général de Constantinople, en 981.
3. On sait que la doctrine de Montan se maintint dans la Phrygie ; les cataphryges et les montanistes ne formaient qu'une seule secte.
4. Les sabelliens, ainsi nommés du patriarche Sabellius, ne reconnaissaient pas les trois personnes divines.
 
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cela aisément, si vous le vouliez. En effet, celui qui cherche comment on parvient à la vie heureuse, ne cherche rien autre que de savoir où est la fin du bien, c'est-à-dire où est placé le souverain bien de l'homme, non pas d'après une opinion fausse et téméraire, mais d'après la vérité certaine et inébranlable. Or nul ne peut le placer que dans le corps ou dans l'âme, ou en Dieu, ou en deux de ceux-là, ou assurément en tous. Si vous reconnaissez que le souverain bien, ni même une partie du souverain bien ne peut être dans le corps, il nous restera à le chercher dans l'âme ou en Dieu, ou dans tous les deux. Si vous allez plus loin et que vous arriviez à comprendre que le souverain bien de l'homme n'existe pas plus dans l'âme que dans le corps, que se présente-t-il à nos recherches, si ce n'est Dieu ? Ce n'est pas que les autres biens ne soient des biens, mais nous appelons souverain le bien auquel tous les autres se rapportent. Car chacun est heureux quand il jouit du bien pour lequel il veut avoir tous les autres et qu'il n'aime pas pour un objet différent, mais pour lui-même ; et ce bien suprême s'appelle la fin de l'homme, parce qu'on ne trouve plus rien au delà: c'est là que les désirs cessent, c'est là qu'il y a sécurité dans la jouissance, c'est là que la joie la plus tranquille demeure inséparable de la volonté la meilleure.
14. Donnez-moi quelqu'un qui voie tout de suite que le corps n'est pas le bien de l'âme, mais plutôt que l'âme est le bien du corps; il ne sera plus question de chercher si c'est dans le corps que réside le souverain bien ou même une part de ce bien; car il y aurait folie à nier que l'âme fût meilleure que le corps, et que ce qui donne la vie heureuse ou une part de vie heureuse fût meilleur que ce qui la reçoit. L'âme ne reçoit donc du corps ni le souverain bien ni une part quelconque du souverain bien. Ceux qui ne voient pas cela sont aveuglés par la douceur des voluptés charnelles, et ne s'aperçoivent pas que cette douceur vient de la pauvreté même de notre vie, la parfaite santé du corps sera la suprême immortalité de l'homme tout entier; car Dieu a fait notre âme avec une si puissante nature que la pleine béatitude promise aux saints à la fin des temps rejaillira sur notre portion inférieure qui est le corps ; il n'éprouvera pas les félicités réservées à l'intelligence, mais il aura la plénitude de la santé, c'est-à-dire la vigueur de l'incorruptibilité. Ceux qui ne voient pas cela, je le répète, se combattent chacun à sa façon, plaçant dans le corps le souverain bien de l'homme, et déchaînant les appétits charnels : dans cette catégorie figurent au premier rang les épicuriens qui ont obtenu un grand crédit auprès de la multitude ignorante.
15. Donnez-moi aussi quelqu'un qui voie tout de suite que l'âme elle-même, quand elle est heureuse, ne tire pas son bien de son propre fond, car autrement elle ne serait jamais misérable : il ne sera plus question de chercher si ce souverain bien, ce bien qui béatifie en tout ou en partie, a son principe dans l'âme. Car, .lorsque l'âme se réjouit d'elle-même comme d'un bien qui lui est propre, elle s'enorgueillit; mais quand elle se reconnaît soumise au changement, ne fût-ce qu'en passant de la folie à la sagesse; et qu'elle voit l'immutabilité de la sagesse, elle comprend qu'il y a là quelque chose de plus haut qu'elle-même, et qu'en y participant et s'éclairant de cette splendeur supérieure, elle a des joies plus abondantes et plus certaines qu'en retombant sur son propre fond. C'est alors que revenue de tout sentiment d'orgueil et en quelque sorte désenflée, l'âme s'efforce de s'attacher à Dieu, de se rétablir et de se réformer par la communication avec cette essence immuable; elle comprend que non-seulement les formes de toutes choses, visibles et invisibles, viennent de Dieu, mais encore que toute possibilité de formation en vient aussi, comme ce qui n'a pas de forme peut en recevoir une. L'âme sent donc qu'elle est d'autant moins solide qu'elle s'attache moins à Dieu qui existe souverainement; que Dieu existe ainsi souverainement parce qu'il ne peut rien gagner ni perdre par aucun changement; qu'il est bon pour nous de changer si c'est pour devenir meilleurs; mais que le changement en mal est une corruption; que toute diminution de bien mène à l'anéantissement; quoiqu'on ne découvre point si quelque chose y arrive, il est évident pour tous que l'anéantissement conduit à n'être plus ce qu'on était. L'âme en conclut que si les choses décroissent ou peuvent décroître, c'est qu'elles ont été tirées du néant; que, si elles sont et restent ce qu'elles sont, si leurs défaillances mêmes tiennent à l'ordre de l'univers, c'est par 'un effet de la bonté et de la toute-puissance de Celui qui est à la fois l'Etre souverain et le Créateur, assez puissant pour tirer du néant non-seulement (226) quelque chose, mais encore quelque chose de grand. Elle conclut aussi que le premier péché, c'est-à-dire la première défaillance volontaire est la joie de la créature dans sa puissance propre; car elle se complaît alors dans quelque chose de moindre que la puissance de Dieu. Ceux qui n'ont pas vu cela et qui considérant les puissances de l'âme humaine, la grande beauté de ses oeuvres et de ses discours, n'ont pas osé placer le souverain bien dans le corps, mais l'ont placé en elle, ne l'ont pas moins mis plus bas que ne le demandait une droite et exquise raison. Parmi les philosophes grecs qui ont professé ce sentiment, on a remarqué les stoïciens, si nombreux et raisonneurs si subtils; toutefois ils n'ont vu rien que de corporel dans la nature, et ils ont pu détourner l'âme de la chair plus que du corps.
16. Parmi les philosophes qui ont enseigné que notre unique et souverain bien consiste à jouir de Dieu, notre créateur et le créateur de toutes choses, les platoniciens occupent le premier rang; ils ont cru avec raison qu'il leur appartenait de combattre les stoïciens, surtout les épicuriens, et presque exclusivement ceux-ci. Car il n'y a pas de différence entre les académiciens et les platoniciens; cela se voit par la succession des écoles. Si vous cherchez le prédécesseur d'Arcésilas qui, le premier, cachant sa propre doctrine, s'attacha à combattre les épicuriens, vous trouverez Polémon ; le prédécesseur de Polémon, Xénocrate; or Platon laissa l'Académie, son école, à Xénocrate son disciple. Dans cette question du souverain bien de l'homme, mettez donc de côté ce qui touche aux hommes et aux écoles et posez ce qui fait le fond du débat, vous trouverez deux erreurs aux prises, l'une plaçant le souverain bien dans le corps, l'autre dans l'âme; mais toutes deux contraires à la raison vraie par laquelle on comprend que Dieu est notre souverain bien, et qu'avant d'enseigner le vrai il fait oublier ce qui est faux. Etablissez de nouveau la même question en considérant ce qui touche aux personnes, vous trouverez les épicuriens et les stoïciens acharnés entre eux; et les platoniciens s'efforcent de juger le différend, mais ils ne s'expliquent pas sur la vérité et se contentent de reprendre et de blâmer la vaine confiance des autres dans leurs fausses opinions.
17. Mais les platoniciens ne purent pas remplir le rôle de la vérité comme les autres le rôle de l'erreur. Il leur a manqué à tous l'exemple d'une humilité divine, qui a éclaté au temps le plus favorable dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ; devant cet exemple unique tout orgueil, si violent qu'il soit, plie, se brise et s'évanouit. L'autorité manquait donc aux platoniciens pour conduire à la foi des choses invisibles les multitudes aveuglées par l'attachement aux choses de la terre. De plus ils les voyaient excitées surtout par les disputes des épicuriens, non-seulement à rechercher le plaisir charnel, où elles se portaient d'elles-mêmes, mais encore à soutenir qu'il est le souverain bien de l'homme. D'un autre côté ils voyaient que ceux qui repoussaient cette doctrine du plaisir par des louanges données à la vertu contemplaient avec moins de difficulté cette vertu dans l'âme humaine d'où partaient les bonnes actions dont ils jugeaient comme ils pouvaient; mais ils considéraient en même temps qu'en cherchant à insinuer quelque chose de divin et d'immuable, inaccessible aux sens, compréhensible pour l'esprit seul, quoique placé au-dessus de notre esprit; qu'en montrant Dieu comme devant être la jouissance de l'âme humaine, purifiée de toute souillure de mauvais désirs, comme devant être le but unique de toutes nos aspirations et l'unique fin où sont réunis tous nos biens, ils ne seraient pas compris; que la palme resterait beaucoup plus aisément aux épicuriens ou aux stoïciens contradicteurs, et qu'ainsi, pour le bonheur du genre humain, la véritable et salutaire doctrine, livrée à la moquerie des peuples ignorants, eût été avilie. Voilà pour la morale.
18. Quant aux questions sur l'origine de l'univers, s'ils avaient dit que la Sagesse incorporelle a été la créatrice de toutes choses, tandis que les autres philosophes, toujours attachés à la matière, leur auraient assigné pour causes premières, soit les atomes, soit les quatre éléments, et, par dessus tout, le feu; qui ne voit de quel côté se serait précipitée la foule des insensés, adonnée au corps et incapable de reconnaître jamais une force créatrice dans une puissance spirituelle?
19. Restait la partie qui touche au raisonnement; car vous savez que l'étude par laquelle on acquiert la sagesse comprend les moeurs, la nature et le raisonnement. Les épicuriens soutiennent que les sens ne se trompent jamais; les stoïciens accordaient que les sens se (227) trompent quelquefois; mais les uns et les autres plaçaient dans les sens la règle qui mène à la compréhension de la vérité : qui donc eût écouté les platoniciens en opposition avec ces deux écoles? Qui les aurait mis, non pas au rang des sages, mais même au rang des hommes, s'ils avaient osé dire non-seulement qu'il existe quelque chose qui ne peut se percevoir ni par le toucher; ni par l'odorat, ni par 1e goût, ni par les oreilles, ni par les yeux, et dont nous ne saurions nous retracer des images; mais encore que cet invisible est le seul être véritable, le seul qui se puisse concevoir, parce qu'il est immuable et éternel, et qu'il se perçoit uniquement par l'intelligence, qui seule atteint la vérité, autant qu'elle puisse l'être?
20. Les platoniciens se trouvaient ainsi attachés à un ordre d'idées qu'ils ne pouvaient ni enseigner à des hommes livrés à la chair ni imposer à la foi des peuples faute d'autorité; en attendant que l'esprit fût disposé à le comprendre, ils aimèrent mieux cacher leurs propres sentiments et attaquer ceux qui se vantaient de la découverte de la vérité après l'avoir soumise aux sens. Et pourquoi chercher quelle fut leur pensée ? Elle ne fut certes ni divine ni appuyée d'aucune divine autorité. Considérez seulement que, d'après des témoignages très-nombreux et très-évidents de Cicéron, Platon a établi la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement, non point dans la sagesse humaine, mais dans la sagesse divine d'où l'homme reçoit sa lumière, dans cette sagesse qui certainement est immuable, et dans cette vérité qui est possède toujours la même; que les platoniciens ont combattu sous les noms d'épicuriens et de stoïciens ceux qui plaçaient dans la nature du corps ou même de l'esprit la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement; qu'enfin, avec le cours des temps, lorsque commença l'âge chrétien et que soutenu par des miracles visibles, on prêcha avec fruit la foi des choses invisibles et éternelles à des hommes qui ne pouvaient rien voir ni rien comprendre en dehors des corps, le bienheureux apôtre Paul, annonçant cette foi aux gentils, rencontra pour contradicteurs, d'après les Actes des apôtres, ces mêmes épicuriens et stoïciens.
21. C'est pourquoi il me paraît assez démontré que malgré leur grand nombre et leur diversité, les erreurs des gentils sur les moeurs, la nature des choses ou les moyens d'arriver à la vérité, se résumaient toutes dans les opinions des épicuriens et des stoïciens; elles furent habilement et savamment attaquées par les platoniciens, mais elles durèrent cependant jusqu'à l'époque du christianisme. Au temps où nous sommes, elles sont si muettes que c'est à peine si dans les écoles des rhéteurs on rappelle en quoi elles consistaient ; les combats de paroles ont cessé jusque dans les bruyants gymnases des Grecs, et aujourd'hui toute secte qui s'élève contre la vérité, c'est-à-dire contre l'Eglise du Christ, n'ose entrer en lutte qu'en se couvrant du nom chrétien. D'où il faut conclure que les philosophes mêmes de la famille platonicienne doivent, après avoir changé le peu que le christianisme réprouve dans leurs doctrines, baisser pieusement la tête devant le Christ, ce seul roi qui ne puisse être vaincu ; ils doivent reconnaître que celui-là a été le Verbe de Dieu fait homme, qui a commandé et fait croire ce qu'ils n'osaient pas eux-mêmes exprimer tout haut.
22. C'est à lui, mon cher Dioscore, que je voudrais que vous fussiez entièrement et pieusement soumis; je ne voudrais pas que, pour aller à la vérité, vous cherchassiez d'autres voies que les voies ouvertes par Celui qui, étant Dieu, a vu la faiblesse de nos pas. La première de ces voies c'est l'humilité (1); la seconde, l'humilité; la troisième, l'humilité; toutes les fois que vous m'interrogerez, je vous répondrai la même chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes; mais si l'humilité ne précède, n'accompagne et ne suit tout ce que nous faisons de bien; si elle n'est pas comme un but vers lequel se portent nos regards, si elle n'est pas près de nous pour que nous nous attachions à elle, et au-dessus de nous pour nous réprimer dans la satisfaction de quelque bonne action, l'orgueil nous arrache tout de la main. Les autres vices naissent des péchés; l'orgueil est redoutable dans le bien même: ce qu'on a fait de louable est perdu par le désir de la louange. De même donc qu'un illustre orateur' à qui on demandait quel était le premier précepte à observer dans l'éloquence, répondit que c'était la prononciation; interrogé sur le second précepte, il répondit encore : la prononciation; et comme on lui demandait quel était le troisième, il dit qu'il n'y en avait
 
1. Démosthène.
 
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pas d'autre que la prononciation; ainsi chaque fois que vous m'interrogerez sur les préceptes de la religion chrétienne, je voudrais répondre qu'il n'y en a pas d'autre que l'humilité, fusse je obligé de vous parler d'autres devoirs.
23. Il y a surtout quelque chose de contraire à cette humilité salutaire que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée par sa propre humiliation: c'est cette science ignorante qui fait que nous mettons notre joie à savoir ce qu'ont pensé Anaximènes, Anaxagore, Pythagore, Démocrite, et d'autres choses semblables; nous voulons passer pour instruits et savants à l'aide de ce qui est si éloigné de la vraie doctrine et de la vraie science. Car celui qui sait que Dieu n'est ni étendu ni répandu à travers des espaces finis ou infinis, de manière à être plus grand dans un lieu et moins grand dans un autre, mais qu'il est partout présent tout entier comme la vérité elle-même dont personne, à moins de folie, ne peut dire qu'il y en a une partie ici et une partie là, et la vérité c'est Dieu même; celui-là s'inquiète peu de ce qu'a pensé de l'air infini (1) le philosophe (2) quel qu'il soit qui l'a regardé comme étant Dieu même. Que lui importe d'ignorer ce que disaient ceux-ci sur la forme du corps ? car ils disent qu'elle est finie de toutes parts. Que lui importe de savoir si c'est pour réfuter Anaximènes, comme académicien, que Cicéron lui objecte que Dieu doit avoir la forme et la beauté, et s'il avait alors en vue une beauté corporelle, parce que Anaximènes avait dit que Dieu est corporel, car l'air est un corps (3); ou bien s'il croyait lui-même à la forme et à la beauté incorporelle de la vérité qui fait la beauté de l'âme et nous sert de règle pour reconnaître les belles actions du sage . de sorte qu'il ne se serait pas borné à réfuter une erreur, mais il aurait véritablement dit qu'il convient que Dieu soit d'une beauté parfaite, parce que rien n'est plus beau que l'intelligible et immuable vérité? Et lorsque Anaximènes dit que l'air est engendré, l'air que pourtant il croit être Dieu, il n'émeut en aucune manière l'homme qui comprend que la génération de l'air, de ce corps produit par une cause et par conséquent ne pouvant pas être Dieu, n'est point comparable à la génération du Verbe divin, Dieu en Dieu, mystère inaccessible à tout esprit, excepté à celui à qui Dieu même l'a révélé. Qui ne voit qu'Anaximènes se trompe,
 
1. Saint Augustin ne tardera pas à expliquer dans quel sens il prend ici le terme d'infini. — 2. Anaximènes. — 3. De natura deorum, lib. I.
 
même dans ce qui est purement corporel? Il dit que l'air est engendré et veut que l'air soit Dieu, et il n'appelle pas Dieu celui par lequel l'air est engendré; il faut pourtant qu'il le soit par quelqu'un? En disant que l'air est toujours en mouvement, il ne nous fera pas croire pour cela qu'il soit Dieu; car nous savons que tout mouvement du corps est inférieur au mouvement de l'esprit, et combien ce mouvement de l'esprit est lent si on le compare au mouvement de la souveraine et immuable sagesse !
24. Et si Anaxagore ou tout autre me dit que la vérité même et que la sagesse n'est autre chose que l'intelligence, qu'ai-je besoin de disputer avec lui sur un mot? Car il est manifeste que l'ordre et le mode de toutes choses ont été établis par elle, que ce n'est pas à tort qu'elle est appelée infinie, non en raison des espaces qu'elle occupe, mais en raison de sa puissance qui surpasse la pensée humaine; il est manifeste aussi qu'elle n'est pas quelque chose d'informe, car il est dans la nature des corps d'être informes s'ils sont infinis. Or Cicéron, pour réfuter, je pense, ses adversaires qui ne concevaient rien que de corporel, nie qu'on puisse ajouter quelque chose à l'infini : il est nécessaire, en effet, que les corps soient finis du côté où on y ajoute. Il dit donc qu'Anaxagore n'a pas vu que le mouvement joint et tenant, c'est-à-dire perpétuellement uni au sentiment, est impossible dans l'infini, dans une chose infinie, comme s'il s'agissait des corps auxquels on ne peut rien joindre, si ce n'est par où ils sont finis. Il ajoute que le sentiment même y est entièrement impossible, parce qu'il n'y aurait aucune portion de la nature qui ne l'éprouvât en même temps, comme s'il disait que cette Intelligence qui ordonne et gouverne toutes choses a du sentiment de la même manière que l'âme en a par le corps. Car il est évident que toute l'âme sent, quand elle sent quelque chose par le corps; et que toute l'âme connaît cette sensation, quelle qu'elle puisse être. Si donc il a dit que toute la nature sent, c'était pour réfuter le philosophe qui l'appelle une intelligence infinie. Comment sentira-t-elle tout entière, si elle est infinie? Car la sensation corporelle commence par quelque endroit et ne parcourt pas le tout si elle ne va jusqu'au bout; ce qui ne se peut dire de l'infini. Mais Anaxagore n'avait rien dit non plus de cette sensation corporelle. On parle autrement d'un tout qui est incorporel, parce qu'on le comprend sans bornes, (229) pour qu'on puisse l'appeler tout et infini: tout, à cause de son intégrité; infini, parce qu'il ne connaît pas de limites.
25. Ensuite, dit Cicéron, si Anaxagore veut que l’intelligence elle-même soit quelque animal, il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Cette intelligence sera comme un corps ayant au dedans une âme d'où elle puisse tirer ce nom d'animal. Vous voyez comment Cicéron parle selon la coutume des impressions corporelles et selon la façon ordinaire de considérer les animaux; c'est, je crois, à cause du sentiment grossier de ceux qu'il combat. Et cependant il dit une chose qui les frapperait suffisamment s'ils pouvaient se réveiller, savoir que tout ce qui s'offre à l'esprit sous la forme d'un corps vivant doit se représenter à nous bien plus comme ayant une âme et comme étant un animal que comme étant une âme. Car voici ce qu'il dit: Il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Mais il ajoute : Qu'y a-t-il de plus intérieur que l'intelligence? L'intelligence ne peut donc pas avoir une âme intérieure pour devenir un animal, puisqu'elle est intérieure elle-même; et si vous voulez en faire un animal, il faut qu'elle ait extérieurement un corps dont elle soit l'âme. C'est ce que dit Cicéron : Elle est donc revêtue d'un corps extérieur; comme si Anaxagore avait pensé qu'il ne peut y avoir d'intelligence sans qu'elle soit l’intelligence de quelque animal, et que Cicéron eût pensé que l'intelligente elle-même était l'a suprême sagesse qui n'est propre à aucun animal, parce que la vérité est commune à tous les esprits capables d'en jouir. Aussi voyez comment il conclut habilement : Puisqu'il n'est pas de cet avis, c'est-à-dire puisqu'Anaxagore n'est pas d'avis que l'intelligence qu'il appelle Dieu soit revêtue d'un corps extérieur et devienne ainsi animal, il semble que l'idée d'une pure et simple intelligence qui n'est unie à rien, c'est-à-dire à aucun corps par lequel elle puisse sentir, surpasse la force et l'étendue de notre intelligence(1).
26. Il est bien vrai que cela surpasse la force et l'étendue de l'intelligence des stoïciens et des épicuriens qui ne peuvent imaginer que des choses corporelles. Quand Cicéron a dit Notre intelligence, il a voulu entendre l’intelligence humaine; et c'est avec raison qu'il ne dit point : surpasse, mais : semble surpasser;
 
1. De natura deorum, lib. I.
 
car il leur semble que personne ne puisse le comprendre, aussi ,croient-ils que rien de tel n'existe. Mais, quelques esprits comprennent, alitant qu'il est donné à l'homme, qu'il existe une sagesse et une vérité pure et simple, qui n'est propre à aucun animal; mais qui est la source commune d'où descendent dans toute âme humaine capable de les recevoir, la sagesse et la vérité. Si Anaxagore a reconnu l'existence de ce principe souverain, s'il a vu qu'il est Dieu et s'il l'a appelé Intelligence; ce nom d'Anaxagore dont tous les pédants, qu'on nous passe ce mot, font tant de bruit pour qu'on les croie versés dans l'antiquité, ne nous rend ni savants ni sages; il n'y a pas davantage profit pour nous de savoir comment il est parvenu à cette vérité. La vérité ne doit pas m'être chère parce que Anaxagore ne l'a point ignorée, mais parce qu'elle est la vérité lors même qu'aucun philosophe ne l'aurait connue.
27. Si donc la connaissance d'un homme quai a peut-être vu la vérité ne doit pas nous enfler de façon à nous faire croire que nous soyons des savants, et si même nous n'avons pas à nous vanter d'une solide notion du vrai qui puisse réellement nous rendre savants, de quel moindre secours doivent être pour notre doctrine les noms et les enseignements des hommes qui sont tombés dans le faux, et comment pourraient-ils nous révéler les choses cachées? Hommes, il nous conviendrait bien plus de déplorer les erreurs de tant d'hommes illustres lorsqu'on en parle devant nous, que d'en faire l'objet de nos studieuses recherches, pour faire parade de ces inutilités au milieu de ceux qui les ignorent. Combien ne vaudrait-il pas mieux que je n'eusse jamais entendu prononcer le nom de Démocrite, que d'avoir la douleur de penser que ce philosophe, dont ses contemporains firent je ne sais quel grand homme, professait sur l'origine des dieux de si étranges opinions ! Il croyait que les dieux étaient des images provenant de corps solides sans être solides elles-mêmes, et que ces images, en tournant çà et là de leur propre mouvement et en s'insinuant dans les esprits des hommes, leur donnaient l'idée de la force divine : il est pourtant évident que ce corps d'où coulerait l'image l'emporterait sur elle, en raison même de sa solidité. Aussi le sentiment de Démocrite, d'après ce qu'on dit, a été flottant et incertain; parfois il appelait Dieu une certaine nature d'où coulaient les images; (230) mais ce Dieu ne pouvait se concevoir qu'à l'aide de ces images qu'il répand et laisse échapper; elles sortent, pareilles à une continuelle émanation de vapeur, de cette nature que le philosophe se représente comme je ne sais quoi de corporel, d'éternel et de divin à cause de cela; elles vont et viennent et entrent dans nos esprits pour que la pensée de Dieu ou des dieux puisse se retracer en nous. Les gens de cette école n'assignent pas à nos pensées, quelles qu'elles soient, d'autre origine que le mouvement continuel de ces pénétrantes images; comme si, pour des esprits accoutumés à des spéculations plus hautes, il n'y. avait pas beaucoup de pensées, d'innombrables pensées qui n'ont rien de commun avec les corps et appartiennent à la pure intelligence, comme la sagesse elle-même et la vérité. Si ces philosophes-là n'ont pas l'idée de la sagesse et de la vérité, je m'étonne qu'ils en fassent le sujet de leurs disputes; s'ils en ont quelque idée, je voudrais qu'ils me dissent de quel corps s'échappe ou ce que c'est que l'image de la vérité qui vient dans leur esprit.
28. Dans les questions naturelles Démocrite, dit-on, diffère d'Epicure; il croit que le concours des atomes est doué d'une certaine force vitale et animée; il accorde cette force aux images douées de divinité, non pas à toutes les images des choses, mais seulement aux images des dieux, qu'il regarde comme les principes de l'intelligence, comme les images animées qui ont coutume de nous servir ou de nous nuire. Epicure au contraire. ne reconnaît dans les principes des choses rien autre que les atomes, c'est-à-dire des corpuscules si petits ,que leur division n'est plus possible et qu'ils échappent à l'oeil et au toucher; selon lui, c'est par le concours fortuit de ces corpuscules qu'ont été faits et les mondes innombrables, et les animaux et les âmes elles-mêmes, et les dieux qu'il établit sous une forme humaine, non dans un monde, mais hors des mondes, et dans les espaces qui les séparent. Il ne veut concevoir rien autre que des corps; mais pour les concevoir, il fait découler .des images de ces choses qu'il croit formées par les atomes; elles entrent dans l'esprit, et le philosophe les déclare plus subtiles que celles qui viennent aux yeux. Selon lui, la vision se fait par certaines grandes images qui embrassent extérieurement le monde entier. Vous connaissez maintenant, je pense, ce système des images.
29. Je m'étonne que Démocrite n'ait pas, d'un mot, fait remarquer la fausseté de cette opinion. Si, d'après Epicure, notre esprit est corporel, comment se peut-il faire qu'enfermé dans un petit corps, il puisse atteindre et embrasser tant de grandes images? car un petit corps ne peut atteindre sur tous les points à la fois un corps plus grand. Comment peut-on concevoir, en même temps, toutes ces images, si on ne les conçoit qu'à mesure qu'elles atteignent l'esprit en y venant et en y entrant? elles ne sauraient, toutes à la fois, entrer dans un aussi petit corps, et toutes à la fois ne pourraient toucher un aussi petit esprit. N'oubliez pas que je parle ici d'après le système de ces philosophes, car l'esprit n'est pas pour moi ce qu'ils imaginent. Si Démocrite croit l'esprit incorporel, Epicure seul reste sous le coup de mon raisonnement; mais pourquoi Démocrite n'a-t-il pas vu non plus que, pour qu'un esprit incorporel pense, il n'est pas besoin de la présence et du contact d'images corporelles, et et que cela, d'ailleurs, est impossible? Ce que j'ai dit sur la vision les réfute 'assurément et également tous les deux; car d'aussi petits yeux ne sauraient atteindre, dans toute leur étendue, d'aussi grandes images corporelles.
30. Quand on leur demande pourquoi on ne voit qu'une seule image de chaque corps d'où s'échappent , selon leur système, d'innombrables images ; ils répondent que, par cela même que ces images coulent et passent souvent, elles se ramassent et se condensent au point dé n'en plus former à l'œil qu'une seule. Cicéron réfute cette erreur; il nie que le Dieu de ces philosophes puisse se concevoir éternel ; s'il faut le concevoir sous une succession d'innombrables images qui coulent et passent. Et, parce que c'est l'innombrable abondance des atomes qui fait les formes éternelles des dieux, au dire de ces philosophes, de façon que les corpuscules, s'éloignant d'un corps divin , sont remplacés par d'autres , et que ce mouvement continuel et réparateur entretient la nature divine, Cicéron conclut que toute chose alors serait éternelle, car cette innombrable quantité d'atomes ne fait défaut à aucun être pour réparer de perpétuelles ruines; ensuite, comment ce dieu ne craindrait-il pas de périr, « ainsi battu sans cesse, ainsi éternellement agité par la rencontre des atomes ? » Il dit que ce corps est battu à cause de l'irruption (231) des atomes; agité, parce que ces mêmes atomes le pénètrent. Enfin, « puisque de ce dieu s'échappent toujours ces images » dont nous avons assez parlé, comment peut-il compter sur son immortalité ?
31. Ce qu'il y a de plus affligeant dans ces opinions extravagantes, c'est qu'il ne suffit pas de les énoncer pour ôter à qui que ce soit l'envie de s'en occuper; mais des hommes d'un esprit habile ont gravement entrepris de réfuter en détail ces , systèmes. dont les plus grossières intelligences devraient, de prime abord, faire justice. Car si vous accordez qu'il y ait des atomes, si vous accordez même que, par une rencontre fortuite, ils se chassent et s'agitent eux-mêmes ; est-il aussi permis d'admettre que le mouvement de ces atomes produise quelque chose, jusqu'à modifier des formes, déterminer des figures, polir, colorer, faire vivre ? On sent que tout cela ne saurait être que l'ouvrage de la divine Providence, lors!. qu'on aime mieux voir avec l'esprit qu'avec les yeux, et qu'on implore l'assistance de celui qui nous a créés. Car on ne doit pas accorder l'existence même des atomes; sans compter ce que les savants nous disent de la divisibilité des corps, voyez combien il est aisé de montrer que les atomes n'existent pas d'après même les idées de ces philosophes. Ils disent qu'il n'y a dans la nature que des corps, du vide et ce qui s'y rattache : ils entendent par là, je crois, le mouvement, l'impulsion, les formes qui s'en suivent. Qu'ils nous disent donc dans quel genre ils placent les images qui, selon eux, s'échappent de corps solides sans être solides elles-mêmes, de façon à ne pouvoir être saisies que par les yeux, quand nous voyons, et par l'esprit, quand nous pensons, si elles-mêmes sont des corps. Car ils prétendent qu'elles sont des corps, afin d'expliquer comment elles peuvent sortir du corps et venir aux yeux ou à l'esprit qu'ils supposent néanmoins corporel. Je demande si ces images s'échappent aussi des atomes; si elles s'en échappent, qu'est-ce que c'est que des atomes d'où se séparent. d'autres corps? Si elles n'en viennent pas, on peut donc concevoir quelque chose sans images, ce que ne veulent pas ces philosophes; ou bien nous demanderons à ces philosophes d'où ils connaissent des atomes qu'ils n'ont pu concevoir. Mais j'ai honte de réfuter ces folies, quoiqu'ils n'aient pas eu honte de les penser; et puisqu'ils ont osé les soutenir, je n'ai plus honte pour eux, mais pour le genre humain dont les oreilles ont pu supporter de telles extravagances.
32. Tel a été l'aveuglement des intelligences sous le poids des péchés et par l'attachement à la chair, que d'aussi monstrueuses opinions ont pu épuiser les loisirs des savants ; d'après cela, mon cher Dioscore , mettrez-vous en doute, vous ou tout esprit attentif, qu'il y eût pour le genre humain une meilleure manière d'aller à la vérité, que l'autorité d'un homme uni à la vérité elle-même d'une manière ineffable et miraculeuse, remplissant sur la terre le personnage de la vérité , enseignant des choses bonnes et justes, en accomplissant de divines, et amenant les hommes à croire utilement ce qu'ils ne pouvaient pas encore comprendre savamment? Nous sommes au service de sa gloire, et nous vous exhortons à croire en lui fermement et toujours; par lui il est arrivé que non pas un petit nombre d'hommes, mais des peuples même, encore incapables de discerner ces choses par la raison, y croient par la foi, en attendant que la force puisée dans la pratique des préceptes salutaires les fasse passer de ces nuages aux pures et sereines hauteurs de la vérité. Il faut d'autant plus se soumettre à son autorité que nous ne voyons plus une seule erreur se produire pour gagner les ignorants sans chercher à se couvrir du nom chrétien, et que, de ces anciens, les seuls qui durent et se réunissent encore, en dehors du nom chrétien, portent dans leurs mains les Ecritures qui ont annoncé le Seigneur Jésus-Christ, mais ils feignent de ne pas le voir, de ne pas le comprendre. Quant à ceux qui, n'étant pas dans l'unité et la communion catholiques, se glorifient cependant du nom chrétien, ils sont forcés d'attaquer ceux qui croient et osent conduire les ignorants comme par la raison, lorsque c'est la foi que le Seigneur est venu prescrire aux peuples comme un remède. Ils sont forcés d'agir ainsi, comme je l'ai dit, parce qu'ils -comprennent combien ils tomberaient bas si leur autorité venait à être mise en comparaison avec l'autorité catholique. Ils s'efforcent de vaincre la forte autorité de l'Eglise inébranlable en parlant de raison et en promettant de ne marcher qu'à sa lumière. Cette témérité est la règle de tous les hérétiques. Mais le doux chef de notre foi a fait à l'Eglise un rempart d'autorité avec les solennelles assemblées des peuples et des (232) nations, avec les sièges même des apôtres, et, à l'aide d'un petit nombre d'hommes pieusement instruits et véritablement spirituels, il l'a armée de tout l'appareil d'une raison invincible ; la meilleure manière à suivre , c'est d'abriter les faibles dans la: citadelle de la foi, et, après les avoir mis en sûreté, de combattre pour eux avec toutes les forces de la raison.
33. Au milieu de tout le bruit que faisaient les faux philosophes avec leurs erreurs, les platoniciens, n'ayant pas une personne divine pour commander la foi, avaient mieux aimé cacher leur sentiment pour le faire chercher, que de le compromettre. Lorsque le nom du Christ eut retenti au sein des royaumes ravis et troublés, ils commencèrent à se montrer pour découvrir et enseigner ce qu'avait pensé Platon. Alors fleurit à Rome l'école de Plotin qui eut pour disciples beaucoup d'hommes ingénieux et pénétrants. Mais quelques-uns d'entre eux se laissèrent corrompre par une étude curieuse, de la magie; d'autres, reconnaissant que le Seigneur Jésus-Christ était lui-même cette Vérité, cette Sagesse immuable qu'ils s'efforçaient d'atteindre, passèrent sous ses drapeaux. C'est ainsi que, pour la régénération et la réforme du genre humain, le plus haut point d'autorité et la plus haute lumière de la raison se trouvèrent établis dans ce seul nom du Christ et dans sa seule Eglise.
34. Vous auriez aimé peut-être autre chose, mais je ne me repens point de vous avenir longuement parlé de tout ceci dans ma lettre , car vous le trouverez bon, à mesure que vous ferez des progrès dans la vérité, et vous m'approuverez alors d'avoir tenu peu compte aujourd'hui de ce que vous jugiez utile à vos études. J'ai cependant répondu dans cette. lettre à quelques-unes de vos questions, et, quant à presque toutes les autres, j'y ai répondu brièvement, comme j'ai pu, par des annotations sur les parchemins mêmes où vous me les aviez écrites. Si vous pensez que ce soit trop peu ou autre chose que ce que vous vouliez, vous savez mal, mon cher Dioscore , à qui vous vous êtes adressé. J'ai passé outre sur toutes les questions de l'Orateur et des livres de l'Orateur. Si je m'y étais arrêté, j'aurais eu l'air de je ne sais quel diseur de badinage. Je pourrais décemment être interrogé sur les autres questions, si on m'en proposait la solution, en considérant ces choses en elles-mêmes, et non point comme tirées des livres de Cicéron. Mais, dans ces livres, les choses elles-mêmes ne conviennent guère maintenant à mon état. Du reste, je n'aurais rien fait de ce que vous venez de lire si, après la maladie où m'a trouvé votre homme, je ne m'étais pas un peu éloigné d'Hippone; puis, j'ai été de nouveau malade et repris par la fièvre. Voilà pourquoi ceci vous est tardivement envoyé; je vous demande de me dire comment vous l'aurez reçu.
LETTRE CXIX. (Année 410.)
 
Consentius, dont on va lire une lettre, était un laïque éclairé, plein d'admiration pour saint Augustin, et qui s'était exercé sur les matières religieuses. Il habitait une des Iles de la Méditerranée, peut-être une des îles Baléares ; quand il écrivit cette lettre au grand évêque, il se trouvait en Afrique, probablement assez près d'Hippone; il lui soumet sa foi et lui demande de l'instruire sur le mystère du Dieu en trois personnes, C'est à Consentius que saint Augustin a adressé le livre contre le mensonge.
 
CONSENTIUS AU. VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN.
 
1. Je m'étais déjà recommandé en peu de mots à votre saint frère l'évêque Alype, dont les vertus m'inspirent tant de respect : j'espérais qu'il daignerait appuyer auprès de vous mes prières. Mais privé de votre présence par l'obligation d'aller à la campagne, j'aime mieux m'adresser à vous par lettre que d'attendre avec incertitude; d'autant plus que, si ma prière vous parait devoir être accueillie, la solitude du lieu où maintenant vous êtes pourra, je crois, plus aider votre esprit à pénétrer dans les profonds mystères. Quant à moi, le sentiment qui me sert de règle, c'est qu'il faut atteindre les vérités divines par la foi plus que par la raison; car si c'était le raisonnement, et non point une piété soumise, qui conduisit à la foi de la sainte Eglise, les philosophes et les orateurs seraient seuls admis à posséder la béatitude. Mais,. parce qu'il a plu à Dieu de choisir ce qu'il y a de plus faible en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, et de sauver les croyants par la folie de la prédication, nous devons plutôt suivre l'autorité des saints que de demander raison des choses divines. Les ariens, qui regardent comme moindre le Fils que nous reconnaissons avoir été engendré, ne persisteraient pas dans cette impiété, et les macédoniens ne chasseraient pas, autant qu'il est en eux, du sanctuaire de la divinité l'Esprit-Saint que nous ne croyons ni engendré ni non engendré , s'ils aimaient mieux conformer leur foi aux saintes Ecritures qu'à leurs raisonnements.
2. Cependant, homme admirable, si notre Père, qui seul connaît lés secrets, qui a la clef de David (1), vous a accordé le privilège de pénétrer dans les cieux par la pureté du coeur et de contempler la
 
1. Apoc. III, 7.
 
233
 
gloire du Seigneur sans voiles (1), dites-nous, autant que vous a donné le pouvoir de l'exprimer, Celui qui vous a éclairé de ses vives lumières, dites-nous quelque chose de la substance ineffable, et, avec l'aide de Dieu , efforcez-vous de nous représenter avec des paroles l'image de sa ressemblance; sans vous, qui êtes chef et maître dans ces grandes choses , notre pensée craint de s'y arrêter, et nos yeux malades ne peuvent supporter le reflet de ces splendeurs. Entrez donc dans cette nuée obscure des mystères de Dieu, impénétrable à nos regards; je sens que je me suis trompé dans les questions que je voulais résoudre : corrigez ces erreurs, en moi d'abord, puis dans mes livres : je veux suivre par l'a foi l'autorité de votre sainteté plutôt que de m'égarer dans les fausses images de ma raison.
3. J'ai entendu enseigner et je crois avec la simplicité la plus circonspecte, que le Seigneur Jésus-Christ est lumière de lumière, comme il est écrit « Annoncez bien le jour né d'un autre jour, son Sauveur (2); » et dans le livre de la Sagesse : « Il est la splendeur de ta lumière éternelle (3); » et je croyais, sans toutefois pouvoir m'en faire dignement une idée, que Dieu est une grandeur,infinie d'ineffable lumière, dont la pensée humaine, à quelque hauteur qu'elle monte, ne peut ni apprécier la nature , ni mesurer l'étendue, ni imaginer la forme ; mais que cependant, quelle que puisse être cette grandeur, sa forme est incomparable, sa beauté au-dessus de tout, et que le Christ au moins peut la voir des yeux même du corps. A la fin du premier livre, comme vous voulez bien vous en souvenir, sans doute, je désirais prouver que le Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire l'homme uni à Dieu, tout en possédant la divine puissance, garde la forme humaine de son incarnation, et qu'avec sa mort rien n'a péri que l'infirmité qu'il tenait de la terre ; mais on m'a fait une objection. « Si , dit-on, cet homme à qui le Christ s'est uni, a été changé en Dieu, il n'a pas dû être subordonné à des limites d'espaces : pourquoi donc, après sa résurrection , a-t-il dit : Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père  (4) ? »
4. Voulant donc prouver que le Christ est partout par sa puissance et non par. ses oeuvres, par sa divinité et non par son corps , je me suis exprimé ainsi sur l'unité de Dieu et la trinité des personnes : « Il n'y a qu'un seul Dieu, et il y a trois personnes. Dieu n'est pas distinct, les personnes sont distinctes. Dieu est en toutes choses et au delà de toutes choses ; il enferme les dernières limites, remplit le milieu et dépasse les hauteurs; il est répandu partout et au delà de tout; les personnes, égales entre elles, ont des propriétés distinctes et ne se confondent pas. Dieu donc est un, et il est partout, car il n'y en a pas d'autre et il n'y a pas de lieu vide où puisse être un autre Dieu. Tout est plein de Dieu, et il n'y a rien au delà de Dieu. Le même Dieu est dans le Père, le même dans le Fils, le même dans le Saint-Esprit; et à cause de cela le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas plusieurs dieux, mais n'en forment qu'un seul; le
 
1. II Cor. III, 18. — 2. Ps. XCV, 2. — 3. Sag. VII, 26 — 4. Jean, XX, 17,
 
Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Saint-Esprit. Le Père est dans le Fils, le Fils est dans le Père, le Saint-Esprit dans tous les deux, parce que Dieu habite un et indivisible dans les trois personnes qui sont distinguées entre elles par le nombre, non par le rang et la puissance. Tout ce qui appartient au Père appartient au Fils; tout ce qui appartient au Fils appartient au Père ; tout ce qui appartient à tous deux appartient au Saint-Esprit : ils ne possèdent pas seulement une égale substance de la divinité, mais la même, c'est-à-dire l'unique, l'indivisible substance divine. Aussi, l'un n'a pas le rang sur l'autre par la majesté ou l'âge; ce qui est plein ne peut pas se diviser; il n'y a pas dans la plénitude quelque chose qui puisse séparer la plénitude et faire une part plus grande à l'un, plus petite à l'autre. Mais il n'en est pas ainsi dans les personnes, parce que la personne du Père n'est pas celle du Fils, ni la personne du Fils celle du Saint-Esprit. Trois puissances ne possèdent qu'une seule et même puissance; trois personnes subsistent dans la même substance: le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont donc partout par la majesté, parce qu'ils ne font qu'un; chacun d'eux n'est qu'en soi que par les personnes, parce qu'il y en a trois. » Et, continuant de la sorte, je suis arrivé à établir que les trois personnes sont présentes partout, mais par cette majesté qui est une et qui est la même au-dessus des cieux, au delà des mers et au delà des enfers. D'où je concluais que l'homme uni au Christ n'a pas, en se changeant en Dieu, perdu sa nature , mais que cependant on ne doit pas le prendre pour une quatrième personne.
5. Mais vous êtes un homme à qui il a été donné , je crois, de pénétrer dans le ciel par la force de la pensée, car il ne trompe pas Celui qui a dit : « Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu (1) ! » Vous vous élevez au-dessus des astres par la pureté du cœur, vous montez aux plus hautes contemplations, et vous dites qu'il ne faut pas se représenter Dieu comme quelque chose de corporel. Quand même on pourrait concevoir une lumière mille fois plus pure et plus éclatante que celle du soleil, on ne parviendrait pas à se retracer quelque chose de semblable à Dieu, parce que tout ce qui peut se voir est corporel ; et comme nous ne pouvons pas nous figurer sous des traits visibles la justice et la piété, à moins que, par hasard, à la manière païenne, nous ne les représentions sous les formes d'une femme; ainsi il nous faut concevoir Dieu, autant que possible, sans que l'imagination nous représente aucune image. Dans la tiédeur de mon âme, je puis à peine entendre les raisonnements subtils, et il ne me paraissait pas que la justice pût être quelque chose de vivant comme substance; c'est pourquoi je ne saurais me représenter Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice; car la justice ne vit pas en elle-même, mais en nous; ou plutôt nous vivons selon la justice; mais elle ne vit point par elle-même : à moins qu'on n'affirme que la justice n'est pas notre équité humaine,
 
1. Matth. V, 8.
 
234
 
et qu'il n'y en a qu'une seule, celle qui est Dieu.
6. Ce n'est pas seulement de vive voix que je voudrais être éclairé sur toutes ces choses., mais par une lettre complète. Car il ne faut pas que nos pieds seuls soient ramenés par vous de cette voie de l'erreur ou nous sommes entrés en si grand nombre. Lorsque dans les îles que nous habitons, bien des gens , en cherchant le droit chemin, s'égarent au milieu de tortueux sentiers, y aura-t-il là un Augustin dont ils puissent reconnaître l'autorité et croire la doctrine, un Augustin qui triomphe d'eux par son génie ? Peut-être , dans votre paternelle affection, aimeriez-vous mieux m'avertir secrètement que de me reprendre avec éclat comme un homme qui fait fausse route , comme un mauvais guide ? Mais c'est pour l'avantage de mon âme, et non point pour obtenir les louanges des hommes, que je désire continuer ma course votre correction , m'étant utile, ne me sera pas amère : d'autant plus que moi et les autres nous y trouverons et la vie et la gloire. Je ne crois point en effet que personne puisse être injuste au point d'aimer mieux m'accuser de folie pour être resté quelque temps dans l'erreur, que de reconnaître que j'ai bien fait en choisissant le parti de la vérité. Etaient-ce des fous ceux que saint Paul exhortait à ne pas courir en vain en leur disant: « Courez de façon à remporter le prix (1) ? » C'est pourquoi cette voie d'erreur où nous courons, il faut non-seulement que nous l'abandonnions, mais il faut la fermer et la couper, de peur qu'un semblant d'affection ne prive de la vérité ceux qui marchent avec nous. Je ne vous ai pas choisi entre tous pour lire simplement mes livres, mais je les soumets à l'épreuve de votre jugement; car dans la lettre placée comme une préface en tête de mes humbles ouvrages, j'ai dit ceci: « Nous avons voulu appuyer la flottante nacelle de notre foi sur le sentiment du bienheureux évêque Augustin. » Pourquoi donc, vous qui êtes au sommet de cette doctrine qui est dans le Christ, hésiteriez-vous à reprendre ouvertement un fils qu'il faut corriger? Si l'ancre de votre jugement ne s'enfonce pas profondément, pourra-t-elle nous retenir avec une assez forte certitude ? Car ce n'est pas ici une question peu grave où l'erreur consiste à ne pas avancer ; mais, vous l'avez dit fortement vous-même, notre esprit aveugle court risque de tomber dans le crime d'idolâtrie. Je voudrais que vous traitassiez cela avec votre habileté et votre sagesse, afin que la belle clarté de votre doctrine et de votre génie dissipât les ombres de notre esprit, et que, grâce à votre lumineuse parole , nous pussions voir des yeux du coeur ce que nous ne pouvons pas nous retracer maintenant. Eternellement sauf et bienheureux, possédez, en vous souvenant de moi, les célestes royaumes, ô mon saint seigneur et bienheureux pape!
 
1. I Cor. IX, 24.
LETTRE CXX. (Année 410)
 
Saint Augustin répond à Consentius. Cette lettre est une des plus belles que nous ayons de ce grand homme. L'évêque d'Hippone y parle admirablement de la raison humaine. Il pénètre ensuite dans les profondeurs de la sainte Trinité, signale diverses erreurs qui s'étaient produites dans l'Eglise au sujet de ce mystère, et par une suite de vérités fortement établies sous les yeux de Consentius, il le met en mesure de se rectifier.
 
AUGUSTIN A CONSENTIUS, SON BIEN-AIMÉ ET HONORABLE FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je vous avais prié de venir nous voir parce que j'avais été charmé de votre esprit dans vos livres. J'aurais voulu que vous eussiez lu auprès de nous et en quelque sorte sous nos yeux ceux de nos ouvrages qui nous semblent vous être nécessaires : vous nous auriez questionné à votre aise sur ce que vous auriez peut-être moins bien entendu et, par nos entretiens, autant que le Seigneur nous aurait donné, à nous d'expliquer, à vous de comprendre, vous auriez reconnu et corrigé vous-même ce qui doit être rectifié dans vos livres. Car vous êtes doué de la faculté de bien exprimer ce que vous pensez; par votre droiture et votre humilité, vous méritez de connaître le vrai. Et maintenant je reste dans le même sentiment qui ne doit pas vous déplaire; je vous ai récemment engagé, lorsque vous lisez chez vous mes écrits, à marquer les endroits qui vous arrêtent, et à me les apporter pour me demander des explications sur chacun des passages. Je vous invite à faire ce que vous n'avez pas encore fait. Votre réserve et votre crainte à cet égard ne se justifieraient que si vous m'aviez trouvé mal disposé, ne fût-ce qu'une fois. En vous entendant vous plaindre d'exemplaires fautifs de mes ouvrages, je vous avais dit aussi que vous pourriez trouver chez moi des exemplaires plus corrects.
2. Vous me demandez de traiter avec habileté et sagesse la question de la Trinité, c'est-à-dire de l'unité de la divinité et de la distinction des personnes. « Vous voulez, dites-vous, que les clartés de ma doctrine et de mon génie dissipent les ombres de votre esprit, afin, que, grâce à mes lumineuses paroles, vous puissiez voir des yeux de l'intelligence ce que maintenant vous ne pouvez vous retracer. » Voyez d'abord si ce désir s'accorde avec le (235) passage précédent, où vous dites que selon vous il faut connaître la vérité par la foi plus que par la raison. Voici vos paroles: « Si c'était le  raisonnement et non point une piété soumise qui conduisît à la foi de la sainte Eglise, les philosophes et les orateurs seraient seuls admis à posséder la béatitude. Mais parce qu'il a plu à Dieu de choisir ce qu'il y a de plus faible en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, et de sauver les croyants par la folie de la prédication, nous devons plutôt suivre l'autorité des saints que de demander raison des choses divines. » Voyez, d'après cela, si sur cette question qui fait surtout notre foi, vous ne devez pas suivre uniquement l'autorité des saints au lieu de m'en demander la raison et l'intelligence. Car en m'efforçant de vous introduire de quelque manière dans l'intelligence d'un si grand mystère (et je ne le pourrai que si Dieu m'aide intérieurement), que ferai-je sinon de vous en rendre raison dans la mesure de mon pouvoir? Mais si vous avez droit de demander, à moi ou à quelque docteur que ce soit, de comprendre ce que vous croyez, exprimez-vous autrement, non pas pour refuser de croire, mais pour chercher à voir avec la lumière de la raison ce que vous tenez déjà avec la fermeté de la foi.
3. Loin de nous la, pensée que Dieu haïsse dans l'homme ce en quoi il l'a créé supérieur aux autres animaux ! A Dieu ne plaise que la foi nous empêche de recevoir ou de demander la raison de ce que nous croyons, puisque nous ne pourrions pas croire si nous n'avions pas des âmes raisonnables ! Et si dans les choses qui appartiennent à la doctrine du salut et que nous ne pouvons pas comprendre encore, mais que nous comprendrons un jour, il convient que la foi précède la raison, la foi qui purifie le coeur et le rend capable de recevoir et de soutenir la lumière de la grande raison, c'est la raison même qui l'exige. Voilà pourquoi il a été dit raisonnablement par le Prophète : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (1). » Ici le Prophète a clairement distingué ces deux choses et nous a conseillé de commencer par croire, afin d'arriver à comprendre ce que nous croyons. Ainsi donc il a paru raisonnable que la foi précédât la raison. Car si ce précepte n'est pas raisonnable, il est donc irraisonnable ! Dieu nous garde de le penser! S'il est raisonnable que la foi précède la raison
 
1. Isaïe, VII, 9, d'après les septante.
 
pour monter à certaines grandes choses que nous ne pouvons pas encore comprendre, sans doute, quelque petite que soit la raison qui nous le persuade, elle précède elle-même la foi.
4. Aussi l'apôtre Pierre nous avertit de nous tenir prêts à répondre à quiconque nous demande raison de notre foi et de notre espérance (1). Si donc un infidèle me demande raison de ma foi et de mon espérance, et si je vois qu'il ne puisse pas comprendre avant de croire, je lui rendrai raison en lui montrant, s'il est possible; combien il est contraire à l'ordre de vouloir demander, avant de croire, la raison des choses qu'on ne peut pas comprendre. Mais si c'est un fidèle qui demande à comprendre ce qu'il croit, il faut considérer la mesuré de son intelligence et lui rendre raison dans cette limite; il faut proportionner à sa portée l'explication de ce i qu'il croit; l'explication sera plus grande s'il comprend plus; elle sera moindre s'il comprend moins. Toutefois, en attendant le complément, la plénitude de la connaissance, il doit rester dans le chemin de la foi. L'Apôtre l'a dit en ces termes: « Si vous pensez quelque chose autrement qu'il ne faut, Dieu vous éclairera; cependant tenons-nous au point de vérité où nous sommes parvenus (2). » Si donc nous sommes déjà fidèles, nous marchons par la voie de la foi, et si nous ne nous en écartons point, nous parviendrons, sans aucun doute, non-seulement à l'intelligence des choses incorporelles et immuables, à un degré où tous ici-bas ne peuvent atteindre, mais encore au sommet de la contemplation, que l'Apôtre désigne par la vue face à face (3). De bien petits, mais qui n'ont jamais cessé de marcher dans la voie de la foi, parviennent à cette très-heureuse contemplation; d'autres sachant déjà, jusqu'à un certain point, ce que c'est que la nature invisible, immuable, incorporelle, mais refusant d'entrer dans la voie qui mène au séjour d'une si grande béatitude parce qu'elle leur paraît insensée (et cette voie, c'est Jésus crucifié), ne peuvent atteindre au sanctuaire de cette paix divine dont la lumière éblouit leur esprit comme par un rayonnement lointain.
5. Or, il est des choses auxquelles nous n'ajoutons pas foi quand on nous les dit, et si on vient à nous en rendre raison, nous reconnaissons pour vrai ce que nous ne pouvons
 
1. I Pierre, III, 15. — 2. Philip. III, 15, 16. — 3. I Cor, I, 21-29.
 
236
 
croire. Les infidèles ne croient pas aux miracles de Dieu, parce qu'ils n'en voient pas la raison. Et en effet, il y a des choses dont on ne peut pas rendre raison, mais qui cependant ont leur raison; car, dans la nature des choses, qu'y a-t-il que Dieu ait fait irraisonnablement ? Il est bon du reste que la raison de quelques-unes de ses oeuvres merveilleuses reste un peu de temps cachée, pour qu'elles ne perdent pas tout leur prix aux yeux des hommes qui, après avoir pénétré dans leurs secrets, ne seraient plus remués devant ces spectacles. Que de gens, et en grand nombre, qui sont plus occupés de l'admiration des choses que de la connaissance des causes où les prodiges cessent d'être des prodiges 1 Il faut les exciter à la foi des choses invisibles par des miracles visibles , afin qu'ils parviennent là où ils cesseront d'admirer en se familiarisant avec la vérité. Au théâtre, les hommes sont émerveillés d'un danseur de corde et se délectent à entendre les musiciens; dans l'un la difficulté étonne, dans ceux-ci le plaisir attache, et l'âme s'en repaît.
6. J'ai dit ceci pour exhorter votre foi à l'amour de l'intelligence ; la vraie raison y conduit, et la foi y prépare le coeur. Il y a une raison qui a soutenu que, dans cette Trinité qui est Dieu, le Fils n'est pas coéternel au Père, ou qu'il est d'une autre substance, que le Saint-Esprit est dissemblable par quelque côté et par conséquent inférieur; il y a aussi une raison qui a soutenu que le Père et le Fils sont d'une seule et même substance mais que le Saint-Esprit est d'une autre nature. Ce n'est point parce que la raison a inspiré ces sentiments qu'il faut les fuir et les détester; c'est parce que la raison est ici une fausse raison; si elle était la vraie, elle ne se tromperait pas. De même donc qu'il ne faut pas tourner le dos à tout discours parce qu'il y a de faux discours, ainsi vous ne devez pas vous séparer de la raison parce qu'il y a une fausse raison. J'en dirai autant de la sagesse. Il ne faut pas abandonner la sagesse parce qu'il y a une fausse sagesse, qui tient pour folie le Christ crucifié, le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu : et c'est pourquoi il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie de la prédication, car ce qui parait folie de la part de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes. Cela n'a pu être persuadé à quelques-uns des philosophes et des orateurs, qui suivaient non pas la voie de la vérité, mais le semblant de la vérité, et qui s'y trompaient eux-mêmes et trompaient les autres : quelques-uns pourtant l'ont compris. Pour ceux-ci, le Christ crucifié n'est ni un scandale ni une folie : ils font partie de ces Juifs et de ces Grecs, appelés à la foi, et pour lesquels le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu. Philosophes ou orateurs, ceux qui parla grâce de Dieu, ont compris la droiture du Christ en suivant sa voie, c'est-à-dire en marchant dans sa foi, ont humblement et pieusement avoué que les pécheurs, leurs premiers devanciers dans le chemin, se sont montrés au-dessus d'eux, non-seulement par la fermeté inébranlable de la foi, mais encore par la sûre intelligence de la vérité. Après avoir appris que ce qui était folie et faiblesse selon le monde était choisi pour confondre la force et la sagesse du siècle, après avoir reconnu la fausseté de leur savoir et la faiblesse de leur force, ils ont été couverts d'une salutaire confusion et sont devenus insensés et faibles c'est ainsi qu'appuyés sur une folie et une faiblesse divines, bien supérieures à la sagesse et à la force des hommes, ils ont voulu prendre rang parmi ces élus faibles et insensés et devenir véritablement sages et puissamment forts (1).
7. Devant quoi la piété fidèle rougit-elle, si ce n'est devant la vraie raison, lorsqu'elle nous porte à renverser une certaine idolâtrie que la faiblesse de la pensée humaine s'efforce d'établir dans notre coeur, par l'impression accoutumée des choses visibles, et à ne plus regarder la Trinité, que nous adorons invisible, incorporelle et immuable, comme trois masses vivantes ? Malgré la grandeur et la beauté qu'on leur prête, elles n'occupent que des espaces qui leur sont propres et restent voisines sans se confondre, soit que l'une d'elles, placée au milieu, ait les deux autres à ses côtés; soit que l'imagination les établisse en triangle, et-, sous cette forme, les rapproche toutes les trois. Ces grandes masses des trois personnes, circonscrites de tous côtés, ne sont pas divines de leur propre fond; il est en dehors des trois personnes une sorte de quatrième divinité qui leur est commune à toutes et qui est comme leur esprit divin; elle est tout entière dans toutes les trois et chacune d'elles en particulier; et c'est ainsi qu'on parvient à faire d'une même Trinité un seul Dieu. Les trois personnes ne sont que dans les cieux,
 
1. I Cor. I, 21-29.
 
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mais cette divinité est partout; et de la sorte on peut dire dans ce système que Dieu est au
ciel et sur la terre, à cause de cette divinité commune aux trois personnes et partout répandue; toutefois on ne saurait dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont sur la terre, puisque le siège de cette Trinité ne se trouve que dans le ciel. Aux premiers efforts de la vraie raison pour secouer cette ouvre d'une pensée charnelle et ces vaines fictions, assistés et éclairés par Celui qui ne veut pas habiter en nous avec de telles images, nous nous hâtons de les briser et de dégager notre foi d'une pareille idolâtrie, sans souffrir qu'il reste dans nos âmes la moindre poussière de ces fantasques inventions.
8. Si la foi qui nous revêt de piété n'avait pas précédé dans notre coeur ce travail de la raison, avertissement extérieur mêlé à la lumière intérieure de la vérité, et par lequel nous découvrons la fausseté de ces opinions, n'est-ce pas inutilement que le vrai se ferait entendre à nous ? Mais parce que la foi a fait ce qui lui appartenait, il a été donné à la raison de découvrir quelques-unes des choses qu'elle cherchait ; et on doit sans aucun doute préférer à la fausse raison non-seulement la vraie raison par laquelle nous comprenons ce que nous croyons, mais encore la foi même de ce qui ne se comprend pas encore. Mieux vaut croire ce qui est vrai, sans l'avoir vu, que de prétendre voir ce qui est faux. Car la foi a des yeux par lesquels elle voit d'une certaine manière ce qu'elle ne voit pas encore, et par lesquels elle voit avec certitude qu'elle ne voit pas encore ce qu'elle croit. Mais l'homme qui, aidé de la vraie raison, comprend ce qu'il croyait seulement, est certainement plus avancé gaie celui qui en est à désirer comprendre ce qu'il croit; si celui-ci ne le désire point et s'il pense qu'il faille se borner à la foi au lieu d'aspirer à l'intelligence, il ne sait pas à quoi sert la foi; car la foi pieuse ne veut pas être sans l'espérance et sans la charité. C'est pourquoi l'homme fidèle doit croire ce qu'il ne voit pas encore, de façon à espérer et à aimer le voir.
9. Les choses visibles qui se sont montrées pour un temps et qui ont passé ne peuvent se saisir que par la foi, car on n'espère plus les voir; on y croit comme à des choses faites et accomplies: ainsi nous croyons que le Christ est mort une fois pour nos péchés et qu'il est ressuscité, qu'il ne mourra plus et que désormais la mort n'aura sur lui aucun empire (1). Mais il est des choses qui ne sont pas encore et qui doivent être comme la résurrection de nos corps spirituels: nous croyons à ces faits avec l'espérance de les voir, mais il n'est pas possible de les montrer. Parmi les choses qui ne passent point, qui ne sont point à venir, mais qui demeurent éternelles, il en est d'invisibles comme la justice, comme la sagesse; il en est de visibles comme le corps immortel du Christ. Les invisibles se laissent voir dès qu'on les comprend et se laissent voir de la manière qui leur est propre; et du moment qu'on les découvre, elles deviennent beaucoup plus certaines que celles qui frappent nos sens : on les appelle invisibles parce que des yeux mortels ne peuvent absolument les atteindre. Les choses visibles qui demeurent peuvent être vues des yeux du corps: c'est ainsi que le Seigneur, après sa résurrection, s'est montré à ses disciples comme, après son ascension, il s'est montré à l'apôtre Paul et au diacre Etienne (2).
10. Quoique ces choses visibles et permanentes ne soient pas démontrées , nous y croyons de façon à espérer que nous les verrons un jour; nous ne faisons aucun effort de raison ou d'intelligence pour les comprendre; nous songeons seulement à les distinguer des invisibles; et quand par la pensée nous cherchons à nous les retracer telles qu'elles sont, nous reconnaissons assez qu'elles ne nous sont pas connues. Ainsi je pense à Antioche que je ne connais pas, mais je n'y pense pas comme à Carthage que je connais; pour Antioche, ma pensée se représente une image de fantaisie, mais Carthage est pour moi un souvenir; je suis aussi sûr de l'une, par l'affirmation de plusieurs témoins, que je suis sûr de l'autre, par le témoignage de mes yeux. Quant à la justice, à la sagesse et à quoi que ce soit de ce genre, il n'y a pas pour nous de différence entre imaginer et voir; mais ces choses invisibles, comprises par l'application simple de l'esprit et de la raison, nous les apercevons sans figures ni masses corporelles, sans linéaments ni formes de membres, sans espaces d'aucune sorte, finis ou infinis. Cette lumière elle-même, par où nous discernons toutes ces choses, et où nous distinguons ce que nous croyons sans le connaître et ce que nous possédons avec pleine connaissance; les formes
 
1. Rom. VI, 9, 10. — 2. Matth. XXVIII ; Marc, XVI ; Luc, XXIV; Jean, XX, XXI; Act. IX, 3,4 ; VII, 55.
 
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corporelles que nous nous rappelons et celles qu'imagine notre esprit; ce que les sens peuvent atteindre et ce que l'âme se représente de semblable au corps; ce que l'intelligence contemple de certain, quoique sans aucun rapport avec toute nature corporelle : cette lumière où nous voyons tout cela n'est pas comme un rayon de ce soleil, elle ne ressemble à aucune des clartés qui frappent nos yeux; elle n'est pas de toutes parts répandue à travers les espaces et n'éclaire pas notre esprit avec de visibles rayons , mais invisiblement et ineffablement : elle brille pourtant d'une manière intelligible et nous est aussi certaine que tout ce que nous voyons à sa lueur.
11. II y a donc trois sortes de choses qui se voient: premièrement les choses corporelles, comme le ciel, la terre et tout ce, qu'on y peut voir et toucher avec les sens ; secondement les choses semblables aux corps, comme celles que l'esprit imagine en se représentant des corps dont il se souvient ou en cherchant à se retracer ce qu'il a oublié, et tels sont aussi les songes et les extases qui se mêlent à des images de lieux : troisièmement les choses qui n'ont ni corps ni aucune ressemblance avec le corps, comme la sagesse qu'on voit par la compréhension de l'intelligence, et dont la lumière sert de règle au jugement. Dans laquelle de ces trois sortes de choses faut-il placer ce que nous voulons connaître, la Trinité ? C'est assurément dans l'une d'elles ou bien dans aucune. Si c'est dans l'une d'elles, c'est certainement dans celle qui l'emporte sur les deux autres, comme la sagesse. Si cette sagesse est en nous un don de la Trinité, et un don moindre que cette suprême et immuable sagesse appelée la sagesse de Dieu, nous ne devons pas supposer que l'Auteur de ce don soit inférieur au dan lui-même : et si ce que nous appelons notre sagesse est une splendeur qui se reflète en nous de la même Trinité et que nous recevons, autant que nous en sommes capables, par le miroir et en énigme, il faut que nous distinguions les trois Personnes et de tous les corps et de tout ce qui ressemble à des corps, comme nous en distinguons notre propre sagesse.
12. Mais si la Trinité ne doit être placée dans aucune de ces trois sortes de choses et qu'elle soit invisible même à l'esprit, il nous faut d'autant moins croire qu'elle soit semblable aux natures corporelles ou à leurs images. Car elle n'est pas au-dessus des corps par la beauté ou la grandeur de la masse, mais par la différence de la nature; et si elle est supérieure aux biens de notre âme, tels que la sagesse, la charité, la chasteté et les autres biens de ce genre que nous n'estimons pas d'après l'étendue et auxquels notre imagination ne prête pas des formes sensibles, mais que nous dégageons de toute matière lorsque nous voulons nous en former une juste idée; combien plus n'est-il pas permis de la comparer à rien de ce qui touche à l'étendue et aux qualités des corps ! Toutefois, d'après le témoignage de l'Apôtre, elle n'est pas entièrement inaccessible à notre entendement: « Depuis la création du monde, dit l'Apôtre, les ouvrages de Dieu ont fait comprendre et ont rendu visibles ses invisibles grandeurs: on a pu y voir aussi sa puissance éternelle et sa divinité (1). » La Trinité ayant donc fait et le corps et l'âme, elle est sans aucun doute supérieure à l'un et à l'autre; et si l'âme, surtout l'âme humaine, raisonnable, intellectuelle, faite à l'image de la Trinité, n'est pas au-dessus de nos pensées et de notre pénétration; mais si nous pouvons comprendre par l'esprit et l'intelligence ce qu'il y a de principal en elle, c'est-à-dire l'esprit lui-même et l'intelligence, peut-être n'y aura-t-il rien d'absurde à essayer, avec l'aide de Dieu, de nous élever jusqu'à concevoir notre Créateur. L'âme, dans cet effort, restera-t-elle court sur elle-même, et perdra-t-elle courage? Elle se contentera alors de croire dans ce pèlerinage loin du Seigneur; elle demeurera avec la foi jusqu'à ce que s'accomplisse la promesse faite à l'homme, et qu'elle s'accomplisse par Celui « qui peut faire plus que nous ne demandons et ne pensons (2). »
13. Cela étant, je voudrais que vous lussiez d'abord les écrits déjà nombreux que j'ai composés sur cette question; j'en ai d'autres consacrés à la même étude, mais la grande difficulté de la question ne m'a pas encore permis de les achever (3). Pour le moment croyez avec une foi inébranlable que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont la Trinité et qu'ils ne sont qu'un seul Dieu; qu'il n'y a pas de quatrième divinité qui leur soit commune, mais, que par un mystère ineffable, la Trinité est inséparable; que le Père seul a engendré le Fils, que
 
1. Rom. I, 20. — 2. Eph. III, 20.
3. Saint Augustin fait évidemment allusion ici à son Traité de da Trinité, commencé dès l'année 400, et qui ne fut terminé qu'en 418.
 
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le Fils seul a été engendré du Père, mais que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Père et du Fils. Et quelle que soit l'image corporelle qui puisse se mêler à vos pensées quand vous méditez sur ce mystère, chassez-la, désavouez-la, méprisez-la, rejetez-la, fuyez-la. Quand il s'agit de la connaissance de Dieu, ce n'est pas peu de chose, avant qu'on puisse savoir ce qu'il est, que de commencer par savoir ce qu'il n'est pas. Aimez beaucoup à comprendre; car les Ecritures elles-mêmes qui conseillent la foi avant l'intelligence des grandes choses, ne pourraient vous servir de rien si vous les entendiez mal. Tous les hérétiques en reconnaissent l'autorité; ils croient les suivre et ne suivent que leurs propres erreurs; ils ne sont pas hérétiques parce qu'ils les méprisent, mais parce qu'ils ne les comprennent pas.
14. Pour vous, mon très-cher fils, priez Dieu fortement et pieusement afin qu'il vous accorde la grâce de comprendre, et que les enseignements qui vous seront donnés du dehors vous deviennent profitables : « Ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu est tout, Dieu qui donne l'accroissement (1). » Nous lui disons: « Notre Père qui êtes aux cieux (2), » non point parce qu'il est là et n'est pas ici, lui qui est partout et tout entier par sa présence incorporelle ; mais nous voulons dire qu'il habite en ceux dont il soutient la piété, et ceux-là surtout sont dans les cieux: c'est là aussi qu'est notre conversation, si notre bouche est véridique quand elle répond que nous tenons haut notre coeur. Lors même que nous prendrions dans leur sens matériel ces paroles d'Isaïe : « Le ciel est mon trône, la terre est mon marche-pied (3), » nous devrions croire que Dieu est là et ici: cependant il ne serait point là tout entier, puisqu'ici seraient ses pieds; ni tout entier ici, puisqu'il aurait là les parties supérieures de son corps. Cet autre passage doit faire disparaître toute pensée grossière: « Qui a mesuré le ciel avec sa main et la terre avec son poing (4)? » Car qui peut s'asseoir sur sa main étendue ou poser ses pieds sur ce qu'il saisirait avec son poing? Pour tomber dans ces absurdités, ce serait peu d'attribuer des membres humains à la substance de Dieu; il faudrait encore lui prêter des membres monstrueux, de façon que sa main fût plus large que ses reins et son
 
1. I Cor. III, 7. — 2. Matth. VI, 9. — 3. Isaïe, LXVI, 1. — 4. Isaïe, XI, 12. .
 
poing plus étendu que ses deux mains rapprochées. Le désaccord que présenterait le sens charnel de ces endroits de l'Ecriture, nous avertit qu'il ne faut y chercher qu'un sens spirituel inexprimable.
15. Aussi quoique nous nous représentions avec des membres et sous une forme humaine le corps du Seigneur, sorti vivant du sépulcre et élevé dans le ciel, nous ne devons pas pourtant croire que le Christ est assis à la droite du Père, de manière que le Père paraisse assis à sa gauche. Dans cette béatitude qui surpasse tout entendement humain, la droite seule existe; et une même droite est le nom d'une même béatitude. On donnerait également une interprétation absurde à ces paroles du Seigneur à Marie après la résurrection : « Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père (1), » si on pensait que le Seigneur après son ascension, eût voulu être touché par des femmes, comme avant son ascension il le fut par des hommes. Mais, quand le Seigneur a dit cela à Marie, qui figurait l'Eglise, il a voulu faire comprendre qu'il ne serait monté vers son Père que lorsqu'elle l'aurait reconnu comme égal au Père: c'est dans un tel sentiment de foi qu'elle l'a touché avec profit pour le salut; elle l'aurait mal touché si elle n'avait vu en lui que ce qui paraissait dans sa chair. L'hérétique Photin l'a ainsi touché; il a cru qu'il n'y avait qu'un homme dans Jésus-Christ.
16. Et si on peut donner à ces paroles du Seigneur une interprétation plus convenable et meilleure, toujours faut-il repousser sans hésitation le sentiment qui admet que la substance du Père est dans le ciel en tant que le Père est une des personnes de la Trinité, tandis que la divinité est non-seulement dans le ciel, mais partout; comme si autre chose était le Père, autre chose sa divinité qui lui est commune avec le Fils et avec le Saint-Esprit; comme si la Trinité habitait des espaces à la manière des corps et fût quelque chose de corporel, tandis que la divinité des trois personnes serait seule présente partout et partout tout entière comme étant seule incorporelle. Car si la divinité était une qualité des personnes (et Dieu nous garde de croire que dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit la qualité et la substance soient différentes !) si, dis-je, la divinité était une qualité des personnes, elle ne pourrait pas
 
1. Jean, XX, 17.
 
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être ailleurs que dans sa propre substance; mais si elle est une substance, et qu'elle diffère des personnes, c'est une autre substance : ce qui n'est rien moins qu'une très-grave erreur.
17. Comprenez-vous difficilement la différence qu'il y a entre substance et qualité ? Vous comprendrez plus aisément que la divinité de la Trinité qu'on croit différente de la Trinité elle-même, mais commune aux trois personnes pour faire, non pas trois dieux, mais un seul Dieu, est une substance ou n'est pas une substance. Si elle est une substance, et qu'elle soit différente du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit, ou de l'ensemble de la Trinité elle-même, elle est, sans aucun doute, une autre substance : c'est ce que la vérité rejette et condamne. Mais, si cette divinité n'est pas une substance et qu'elle soit elle-même Dieu, puisqu'elle est tout entière partout, et non pas la Trinité; Dieu n'est donc pas une substance : quel catholique dirait cela ? De même, si cette divinité n'est pas une substance (et c'est parce qu'elle est commune aux trois personnes que la Trinité ne forme qu'un seul Dieu), on ne peut pas dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont une même substance, mais qu'ils ont une même divinité qui n'est pas une substance. Mais vous reconnaissez qu'il est vrai, qu'il est établi dans la religion catholique, que si le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu en trois personnes, c'est qu'ils sont inséparablement d'une seule et même substance, ou, si on aime mieux, d'une seule et même essence. Car plusieurs d'entre nous, et surtout les Grecs, disent que la Trinité, qui est Dieu, est plutôt une seule essence qu'une seule substance ; ils croient reconnaître quelque différence entre ces deux noms; mais nous n'avons pas à examiner cela en ce moment; qu'on appelle substance ou essence cette divinité qu'on croit autre chose que la Trinité elle-même, il s'en suivra toujours la même erreur; car si elle est différente de la Trinité elle-même, elle sera une autre essence : à Dieu ne plaise qu'un catholique pense rien de pareil ! Il nous reste donc à croire que la Trinité est d'une même substance, de façon que l'essence elle-même ne soit autre chose que la Trinité. Quelque progrès que nous fassions dans cette vie pour la découvrir, nous n'en verrons jamais rien que dans un miroir et en énigme. Mais lorsque, selon les promesses de la résurrection , nous aurons commencé à prendre un corps spirituel, soit que nous la voyons avec l'intelligence, ou avec les yeux du corps, d'une façon miraculeuse et par la grâce ineffable d'un corps spirituel; chacun de nous, en la voyant selon sa capacité, ne la verra jamais dans des espaces, ni plus grande d'un côté que de l'autre; parce qu'elle n'est pas un corps et qu'elle est tout entière partout.
18. Vous dites encore dans votre lettre qu'il vous semble, ou plutôt qu'il vous semblait  « que la justice n'est pas quelque chose de  vivant comme substance et que vous ne sauriez vous représenter Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice. La justice, dites-vous, ne vit pas en elle, mais en nous ou plutôt c'est nous qui vivons selon la justice, mais elle ne vit point par elle-même. » Vous allez vous-même vous répondre : voyez si on peut dire avec vérité que la vie elle-même n'est pas vivante, elle qui fait vivre tout ce qui vit. Je pense qu'il vous paraîtrait absurde de dire qu'on vive par la vie et que la vie ne vive pas. Mais si, au contraire, rien n'est plus vivant que ce qui fait vivre tout ce qui vit, songez, je vous prie, quelles âmes l'Ecriture divine appelle des âmes mortes; vous trouverez que ce sont les âmes injustes, impies, infidèles. C'est par elles que vivent les corps des impies dont il a été dit : « Que les morts ensevelissent leurs morts (1); » ce qui donne à entendre que les âmes injustes ne sont jamais sans quelque vie; car les corps ne peuvent vivre que par une vie quelconque dont les âmes ne sauraient entièrement manquer, d'où on les appelle avec raison immortelles; cependant on les dit mortes quand elles perdent la justice, parce que, malgré l'immortalité d'une vie quelconque des âmes, la justice est la plus grande, la plus véritable vie, et comme la vie des vies de ces âmes qui, étant dans les corps, donnent la vie à ces corps qui ne peuvent, par eux-mêmes, se soutenir. C'est pourquoi, s'il faut que les âmes aient en elles-mêmes une sorte de vie pour la communiquer aux corps qui meurent quand elles les quittent; à plus forte raison on doit reconnaître que la véritable justice vit en elle-même : c'est d'elle que vivent les âmes, et, en la perdant, elles sont déclarées mortes, quoiqu'elles ne cessent pas de vivre, à quelque faible degré que ce soit.
19. Or cette justice, qui vit en elle-même,
 
1. Matt., VIII, 22. .
 
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c'est Dieu, sans aucun doute, et il vit d'une immuable vie. Et de même que cette vie, qui existe par elle-même, devient la nôtre lorsque nous y participons de quelque manière que ce puisse être; ainsi, cette justice souveraine devient aussi notre justice quand nous nous unissons à elle par la droiture de notre conduite; et nous sommes plus ou moins justes, selon que nous lui demeurons plus ou moins unis. Voilà pourquoi- il est dit du Fils unique de Dieu, qui est la sagesse et la justice du Père, toujours subsistante en elle-même : « qu'il nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (1). » C'est ce que vous avez vu vous-même en aboutant et en disant : « A moins qu'un n'affirme que la justice n'est pas notre équité humaine , et qu'il n'y en a qu'une seule, celle qui est Dieu. » C'est certainement ce Dieu souverain qui est la vraie justice; c'est ce vrai Dieu qui est la justice souveraine; en avoir faim et soif, telle est notre justice dans ce pèlerinage; en être rassasié, ce sera notre pleine justice dans l'éternité. Ainsi ne nous représentons pas Dieu comme semblable à notre justice, mais pensons plutôt que nous deviendrons d'autant plus semblables à Dieu que nous serons plus justes par une plus grande participation à sa grâce.
20. S'il faut prendre garde à ne pas croire Dieu semblable à notre justice, parce que la lumière qui éclaire est incomparablement plus excellente que ce qui est éclairé; à plus forte raison nous ne devons pas croire qu'il y ait en lui quelque chose de moindre et en quelque sorte de plus décoloré que notre justice. Mais la justice, quand elle est en nous, ou toute autre vertu, par laquelle on vit avec rectitude et sagesse, qu'est-ce autre chose que la beauté de l'homme intérieur? et certainement c'est par cette beauté de l'âme bien plus que par celle du corps que nous avons été faits semblables à Dieu; de là ces paroles de l'Apôtre : « Ne vous  conformez pas à ce siècle, mais réformez-vous dans le renouvellement de votre esprit, afin que vous reconnaissiez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon et agréable à ses yeux, ce qui est parfait (2).» Si donc quand nous parlons de la beauté de l'âme, ou que nous la reconnaissons, ou que nous la
 
1. Cor. I, 30, 31. — 2. Rom. XII, 2.
 
 
cherchons, nous ne la faisons point consister dans la masse ni l'étendue, comme la beauté des corps que nous voyons ou imaginons, mais dans une vertu intelligible telle que la justice; et si c'est par cette beauté morale que nous sommes refaits à l'image de Dieu, assurément nous n'aurons pas l'idée de chercher dans des formes corporelles la beauté de Dieu lui-même qui nous a faits et nous refait à son image : nous devons croire qu'il est incomparablement plus beau que les âmes des justes, puisque sa justice n'est comparable à celle d'aucun autre.
Voilà une réponse plus longue peut-être que ne l'attendait votre charité, si l'on considère la masure ordinaire des lettres, mais courte si l'on songe à la grandeur de la question; toutefois, elle vous suffira. Je ne dis pas que ce soit assez pour vous instruire; mais maintenant, à l'aide de ce que vous pourrez lire encore ou entendre de divers côtés, vous serez plus aisément en mesure de vous corriger vous-même : et ceci est toujours d'autant meilleur qu'on le fait avec plus d'humilité et de foi.
LETTRE CXXI (Octobre 410.)
 
Saint Paulin soumet à saint Augustin des difficultés tirées de psaumes, des épîtres de saint Paul et de l'Evangile. Cette lettre de l'évêque de Nole a des endroits remarquables, l'endroit surtout où il commente les dernières paroles du Sauveur expirant.
 
1. Des difficultés nie sont venues à l'esprit lorsque déjà le porteur de cette lettre était au moment de s'embarquer et qu'il m'obligeait de me hâter; je ne pourrai donc que vous en soumettre quelques-unes; l'éclaircissement de ces difficultés sera comme la couronne de la réponse que j'espère recevoir de vous. Si ces passages sont clairs en eux-mêmes et obscurs pour moi seul, qu'aucun de vos sages fils qui pourront assister à la lecture de ma lettre ne rie de mon ignorance ; mais qu'il cherche à m'instruire dans un mouvement de fraternelle charité, afin que je sois du nombre des voyants, du nombre de ceux qui, illuminés par vos leçons, comprennent les merveilles de la loi du Seigneur.
2. Expliquez-moi donc, béni docteur d'Israël, ce passage du quinzième psaume: « Il a rendu toutes ses volontés admirables parmi ses saints qui sont sur la terre. Leurs infirmités se sont multipliées; ensuite ils ont couru. » Qui appelle-t-il des saints et des saints sur la terre? Sont-ce ces Juifs qui, enfants d'Abraham selon la (242) chair, mais n'étant pas enfants de  la promesse, but sépares de la race qui est appelée en Isaac (1) ? Le  Psalmiste dit-il qu'ils sont saints sur la terre parce qu'ils le sont par leur origine, mais qu'ils appartiennent à la terre par leur vie et leurs sentiments, goûtant les choses d'ici-bas et vieillissant dans la lettre par l'observation charnelle de la loi, ne renaissant pas pour être de nouvelles créatures parce qu'ils n'ont pas reçu Celui par qui tout ce qui est ancien a passé et est devenu nouveau ? Peut-être sont-ils appelés saints dans ce psaume comme ils sont appelés justes dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes; mais les pécheurs (2) » Il s'agit ici de ces justes qui se glorifient dans. la sainteté de leur origine et dans la lettre de la loi et à, qui il est dit: « Ne vous glorifiez pas dans Abraham, votre père, parce que Dieu est assez puissant pour faire naître, des pierres mêmes, des enfants à Abraham (3). » Une image de ces justes nous, est retracée dans le pharisien qui publiait dans le temple ses justices comme pour les rappeler au Seigneur qui n'en aurait rien su ; il ne priait pas pour être exaucé, mais pour exiger le prix de ses couvres, bonnes en elles-mêmes, mais désagréables à Dieu, parce que l'orgueil avait détruit ce que la justice avait édifié ; il ne priait pas en silence, mais élevait la voix et, voulant être entendu des hommes, il montrait que ce n'était pas pour Dieu qu'il parlait; et comme il se plaisait à lui-même, il ne plut pas à Dieu. « Le Seigneur, dit le Psalmiste, a brisé les os des hommes qui se plaisent à eux-mêmes. Ils ont été couverts de confusion parce que Dieu les a méprisés (4). » Dieu qui ne méprise point un coeur humble et contrit.
3. Enfin dans cette même parabole de l'Evangile où le pharisien et le publicain sont mis en scène, le Seigneur montre manifestement ce qu'il aime, ce qu'il repousse en l'homme (5). « Dieu, comme il est écrit, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (6). » Aussi nous déclare-t-il que le publicain sortit du temple bien plus justifié par la confession de ses péchés que le pharisien par l'énumération de ses justices. C'est bien avec raison que ce louangeur de lui-même s'en alla rejeté de la face de Dieu ; il faisait profession de savoir la loi, mais il avait oublié cette parole du Seigneur dans le prophète Isaïe : « Sur qui habiterai-je, si ce n'est sur celui qui est humble et paisible, et qui tremble à mes discours (7)? » Mais cet accusateur de lui-même dans un coeur contrit est reçu de Dieu et obtient le pardon de ses péchés par la grâce de l'humilité, tandis que le pharisien, avec sa sainteté judaïque, sort du temple chargé du poids de ses péchés parce qu'il s'est vanté d'être saint. Il est représenté par ces juifs dont parle l'Apôtre, qui, désirant établir leur propre justice qui vient de la loi, ne se sont point
 
1. Rom. IX, 6, 7. —  2. Matth. IX, 13. — 3. Ibid. III, 9. — 4. Ps. LII, 6. — 5. Luc, XVIII, 10-14. — 6. Jacq. IV, 6. — 7. Isaïe, LXVI, 2.
 
soumis à la justice de Dieu (1) qui vient de la fat et quia été imputée à justice à notre père Abraham, non comme récompense de ses oeuvres (2), mais parce qu'il a cru à la toute-puissance de Dieu : auprès de ce Dieu celui-là est véritablement juste qui vit de la foi, et le saint n'est pas sur la terre, mais dans le ciel, car il marche selon l'esprit et non selon la chair; sa conversation est dans les cieux ; il n'attend pas sa gloire de la circoncision de la chair, mais de la circoncision du coeur, qui s'accomplit invisiblement, non par la lettre, mais par l'esprit: aussi la louange ne lui vient point des hommes, mais de Dieu.
4. « Il a rendu ses volontés admirables parmi eux, » lisons-nous dans le même verset; je crois que par ces mots le Seigneur veut dire qu'il a d'abord allumé au milieu d'eux le flambeau de la loi, et que ce sont les premiers à qui il ait donné des préceptes pour bien vivre. « Car, dit-il, il a fait connaître ses voies à Moise et ses volontés aux enfants d'Israël (3). » Ensuite il a accompli parmi eux le mystère de sa miséricorde, il est né d'une vierge de leur nation et s'est fait homme avec leur chair de la race de David; il a opéré des guérisons miraculeuses, sur eux et devant eux. Ces prodiges n'ont pas suffi pour qu'ils crussent en lui ; bien plus, ils l'ont blasphémé en disant: « Si cet homme était de Dieu, il ne guérirait pas les jours de sabbat (4) ; » et encore : « Il ne chasse les démons qu'au nom de Beelzébut, prince des démons (5). » Leur esprit étant ainsi aveuglé par une impiété endurcie, leurs infirmités et leurs ténèbres se sont multipliées.
5. Mais que veulent dirent ces mots: « Ensuite ils ont marché rapidement? » Est-ce dans la pénitence, comme on voit dans les Actes des apôtres ceux qui touchés de la prédication du bienheureux Pierre, crurent en celui qu'ils avaient crucifié, et, se hâtant d'expier un si grand crime, coururent vers le don de la grâce (6) ? Ou bien, comme les forces de l'âme s'appuient sur la foi et, la charité de Dieu, cela veut-il dire que les infirmités se sont multipliées pour ces impies sans foi et sans charité et dont l'impiété avait frappé les âmes de maladies mortelles? Car le Christ est la lumière et la vie des croyants, et la santé est sous
ses ailes; aussi ne faut-il pas nous. étonner de l'accroissement mortel des ténèbres et des infirmités de ceux qui n'ont pas reçu la lumière et la vie et qui n'ont pas voulu demeurer sous les ailes du Seigneur. Il l'a dit lui-même avec des larmes dans son Evangile : souvent il a voulu les réunir sous ses ailes comme la poule rassemble ses petits, et ils ne l'ont pas voulu (7) ! Leurs infirmités s'étant multipliées, où donc ont-ils couru? C'est peut-être pour aller demander le crucifiement du Seigneur et arracher sa condamnation à Pilate avec des cris impies, comblant ainsi la mesure de leurs pères, tuant lé Seigneur de ces mêmes prophètes que leurs pères avaient fait mourir et par lesquels avait été annoncée la venue de ce Sauveur
 
1. Rom. X, 3. — 2. Ibid.IV, 2, 3. — 3. Ps. CI, 7. — 4. Jean, IX, 16. — 5. Matth. XII, 24. — 6. Act. II, 37-41. — 7. Matth. XXIII, 37.
 
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du monde. « Ensuite ils ont couru, car leurs pieds sont légers pour répandre le sang. Le brisement et le malheur sont dans leurs voies, et ils n'ont point connu la voie de la paix (1), » c'est-à-dire le Christ qui dit: « Je suis la voie (2). »
6. Dans le psaume suivant je trouve ce passage dont je désire l'explication : « Leur ventre a été rempli de vos biens cachés, Ils ont été rassasiés de la chair de porc. » Ou bien comme on me dit qu'il est écrit dans quelques psautiers : « Ils ont été rassasiés par le nombre de leurs enfants, car ils ont laissé ce qui leur est resté à leurs petits-enfants (3). »
7. Un endroit du psaume LVIII m'étonne: le Fils à ce que je comprends, parle à son Père des Juifs ennemis. Après avoir dit plus haut: « Voilà qu'ils parleront eux-mêmes dans leur bouche, et un glaive est sur leurs lèvres; » il dit un peu plus bas : « Ne les faites pas mourir, de peur qu'on n'oublie votre loi. Dispersez-les dans votre puissance , et détruisez-les , Seigneur (4). » Nous voyons ceci s'accomplir jusqu'à ce jour, car leur ancienne gloire est détruite, et, dispersés au milieu des nations, ils vivent sans temple, sans sacrifices, sans prophètes. Mais pourquoi nous étonnerions-nous que le Seigneur est déjà prié par son prophète pour qu'on ne le fit pas mourir, lui qui priait encore pour eux au moment de sa passion et quand ils le conduisaient au supplice : « Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils  ne savent ce qu'ils font (5) » Mais ces mots : « De peur qu'on n'oublie votre loi » semblent faire entendre la nécessité de l'existence des juifs, même sans la foi de l'Evangile, et j'avoue que ceci me paraît obscur. Que peuvent, en effet, leur servir le souvenir et la méditation fie la loi pour le salut qu'on obtient par la foi seule ? Serait-ce par hasard que, pour honorer la loi elle-même et la race d'Abraham, la lettre de l'ancienne loi doive subsister dans la portion terrestre de cette race charnelle, qui a été comparée au sable de la mer, parce que la lecture de la loi peut être, au profit de quelques-uns, une lumière qui conduirait à la foi du Christ, la fin de la loi et des prophètes, le Sauveur figuré et prophétisé dans tous les livres juifs? Espérerait-on que de ces impies sortirait toute une génération d'élus, pris dans chaque tribu, et représentés par les douze mille à qui la révélation du bienheureux Jean rend ce témoignage, par la voix de l'ange, que restés sans tache et préservés de toute souillure humaine, ils se rapprocheront plus familièrement du Roi éternel? Il est dit d'eux particulièrement: « Ils suivront l'Agneau partout où il ira, parce qu'ils ne se sont pas souillés avec les femmes, car ils sont vierges (6).»
8. Dans le LXVIIIe psaume, entre autres passages obscurs, je vous marque celui-ci : « Cependant Dieu brisera les têtes de ses ennemis, de ceux qui promènent dans leurs péchés le sommet de
 
1. Ps. XIII, 3. — 2. Jean, XIV, 6. — 3. Ps. XVI, 14.
4. Et desirue eos, Domine. Dans la Vulgate nous lisons : Et depone eos, protector meus, Domine.
5. Luc. XXIII, 34. — 6. Apoc. XIV, 4.
 
leurs cheveux (1). » Qu'est-ce que promener dans les péchés le sommet de ses cheveux? Le Psalmiste n'a pas dit le sommet de la tête mais le sommet des cheveux; or les cheveux n'ont pas de sentiment. Veut-il montrer un homme plein de péchés? il est écrit : « Tout coeur est dans la douleur, des pieds à la tête (2). » Un peu au-dessous le prophète dit : « Afin que la langue de vos chiens se trempe dans celui de vos ennemis (3). » Que signifie celui? et ces chiens sont-ils les gentils que le Seigneur appelle de ce nom dans l'Evangile  (4) ? ou bien donnerait-il ce nom de chien aux chrétiens qui vivent comme des gentils, et dont la part sera celle qui est réservée aux infidèles, parce qu'ils renient dans leurs actions le Dieu qu'ils adorent en paroles ?
9. Voilà pour le moment sur les psaumes; maintenant je vous proposerai quelque chose sur l'apôtre saint Paul. Il dit aux Ephésiens ce que, dans une autre épître (5), il avait déjà dit sur les degrés et les ordres établis de Dieu, selon les grâces diverses opérées par l'Esprit-Saint. Le Seigneur « a donné quelques-uns pour apôtres, quelques-uns pour prophètes, d'autres pour évangélistes, d'autres encore pour pasteurs et docteurs, afin qu'ils travaillent à la perfection des saints (6) » et le reste. Je désire que vous me marquiez la différence entre ces noms et la qualité propre de ces offices et de ces grâces, ce qui regarde les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les pasteurs, les docteurs. Je vois dans la diversité de ces noms quelque chose qui les rapproche et les unit tous, c'est le devoir d'enseigner. Ces prophètes placés ici après les apôtres ne sont pas ceux, je pense, qui les ont précédés dans l'ordre des temps, mais ceux à qui, même sous les apôtres, il a été donné d'expliquer les Ecritures, de voir dans les âmes ou de prédire l'avenir; c'est ainsi qu'Agabus annonça une famine prochaine (7) et lit connaître par ses paroles et par la ceinture de Paul ce que ce bienheureux apôtre devait souffrir à Jérusalem (8); je demande à savoir quelle différence il y a particulièrement entre pasteurs et docteurs, parce qu'on a coutume de donner l'un et l'autre nom à ceux qui ont autorité dans l'Eglise.
10. Que veut dire aussi l'Apôtre dans ces paroles adressées à Timothée . « Je recommande donc, avant toutes choses, qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâce pour tous les hommes (9) ? » Montrez-moi, je vous prie, le sens particulier de chacun de ces mots qui tous semblent n'exprimer que le devoir de la prière.
11 . Et ceci qu'il dit aux Romains, expliquez-le, moi, je vous en supplie, car j'avoue que je ne vois pas clair du tout dans ce passage; il s'agit des juifs : « Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à cause de vous mais quant à l'élection,  ils sont aimés d cause de leurs pères (10). » Comment les mêmes sont-ils ennemis à cause de nous qui avons cru d'entre les gentils, comme si
 
1. Ps. LXVII , 22. — 2. Isaïe, I, 6. — 3. Ps. LXVII, 24. — 4. Matth. XV, 26. — 5. I Cor. XII, 28. — 6. Eph. IV, 11, 12. — 7. Act. XI, 28. — 8. Ibid, XXI,10, 11. — 9. I Tim. II, 1. — 10. Rom. XI, 28.
 
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les gentils n'avaient pas pu croire sans l'incrédulité des juifs, ou comme si Dieu, créateur de tous les hommes et qui veut les sauver tous et les conduire à la vérité (1), n'avait pas pu gagner les gentils et les juifs sans que ce fût aux dépens les uns des autres; et aimés à cause de leurs pères? S'ils ont été aimés, comment ne croient-ils pas et ne cessent-ils pas d'être ennemis de Dieu? « N'ai-je pas haï, dit-il, ceux qui vous baissaient, ô Dieu! et vos ennemis ne m'ont-ils pas fait sécher de douleur: ne les ai-je pas haï d'une haine parfaite (2)? » Je crois que c'est la voix du Père qui parle au Fils dans ce passage du Prophète, qui plus haut avait dit de ceux qui croient : « Vos amis, ô Dieu! ont été en honneur devant moi, et leur puissance s'est merveilleusement affermie (3).» Que leur sert pour leur salut, qui ne s'obtient que par la foi et la grâce du Christ, d'être aimés de Dieu à cause de la foi de leurs pères? Comment aimer utilement ceux qu'il est nécessaire de condamner pour s'être infidèlement séparés des prophètes et des patriarches de leur race et s'être faits les ennemis de l'Evangile du Christ? S'ils sont chers à Dieu, comment périront-ils? et s'ils ne croient point, comment ne périront-ils pas? Si c'est à cause de leurs pères qu'ils sont aimés et non point par leur propre mérite, comment ne seront-ils pas sauvés à cause de leurs pères? Mais lors même que Noé, Daniel et Job seraient au milieu d'eux, ils ne sauveraient pas des fils impies, seuls ils seraient sauvés (4).
12. Il est une autre chose qui me parait encore plus obscure, et que je vous prie de mettre en lumière. Je ne comprends pas du tout ce que dit l'Apôtre dans l'épître aux Colossiens : « Que nul ne vous séduise, en voulant marcher dans l'humilité et la religion des anges, en se mêlant de parler de ce qu'il ne sait point, enflé par les vaines imaginations d'un esprit charnel, et ne tenant pas au chef (5). » De quels anges parle-t-il? S'il est question des anges ennemis et mauvais, quelle est leur religion, quelle est leur humilité? Et quel est le maître de cette séduction qui, sous je ne sais quel prétexte d'une religion angélique, enseigne comme choses vues et découvertes ce qu'il n'à pas vu ? Sans doute, ce sont les hérétiques qui suivent et professent les doctrines des démons, et qui, dans leurs conceptions inspirées par l'esprit du mal, donnent leurs fantaisies pour des réalités et les sèment dans des coeurs prompts à s'ouvrir au mal (6) : voilà ceux qui ne tiennent pas au chef, c'est-à-dire au Christ, source de la vérité, dont la doctrine ne saurait rencontrer que des agressions insensées. Voilà les aveugles, conducteurs d'aveugles (7), dont je crois qu'il a été dit : « Ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes ruinées qui ne retiennent pas l'eau (8). »
13. L'Apôtre ajoute plus bas: « Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas ces choses, qui toutes donnent la mort par l'usage même qu'on en fait,
 
1. I Tim. II, 4. — 2. Ps. CXXXVIII, 21, 22. — 3. Ps. CXXXVIII, 17. — 4. Ezéch. XIV, 14 , 18. — 5. Coloss. II, 18, 19. — 6. I Tim. IV, 1, 2. — 7. Matth. XV, 14. — 8. Jérém. II, 13.
 
selon les prescriptions et les enseignements des hommes; elles ont une façon de sagesse dans leur superstition, et l'humilité : elles n'épargnent pas le corps et ne tiennent pas à honneur le rassasiement de la chair (1). » Quelles sont ces prescriptions auxquelles le docteur de la vérité reconnaît de la sagesse tout en déclarant que la vérité religieuse n'est pas là? Ne parle-t-il pas ici, peut-être, d'hommes semblables à ceux dont il dit dans l'épître à Timothée : « Ils ont l'apparence de la piété, mais ils en renient la vertu (2)? » Je vous demande donc spécialement de m'expliquer mot à plot ces deux endroits de l'épître aux Colossiens, parce que le bien et le mal me paraissent y avoir été confondus. Quoi d'aussi louable que la raison de la sagesse, et quoi d'aussi exécrable que la superstition de l'erreur? L'humilité qui plait tant à Dieu et qui est si digne de louanges dans la vraie religion est aussi attribuée, avec la raison de la sagesse, à ces hommes dont les doctrines et les actes sont assimilés à une nourriture de mort (3), parce qu'ils ne viennent pas de Dieu, et que tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (4). Mais Dieu a dissipé les conseils des sages (5) qui sont des insensés devant lui, car leur prudence est celle de la chair qui ne peut être soumise à la loi de Dieu (6) ; il sait les pensées des hommes, il sait qu'elles sont vaines (7). Je demande quelle humilité, quelle raison de sagesse peuvent sortir selon l'Apôtre, d'une superstition venant de la doctrine des hommes. Je comprends peu ce qu'il dit par ces mots : Ne pas épargner le corps, ne pas tenir à honneur le rassasiement de la chair; parce qu'il y a, selon moi, une grande distinction à faire dans ce passage : car je crois que par ces paroles : Ne pas épargner le corps, il entend les abstinences feintes ou inutiles, comme les hérétiques ont coutume d'en pratiquer; les mots qu'il ajoute : non avec honneur, expriment l'état de ceux qui, accomplissant des oeuvres saintes en apparence, mais sans véritable foi, ne recueillent ni fruit ni honneur; ils agissent sous le coup d'un blâme mérité pour leurs détestables erreurs, et se transforment en ministres de justice. Lorsqu'il parle de rassasiement de la chair, il me parait contredire ses conseils qui tendent à ne pas épargner le corps. Celui-là, en effet, n'épargne pas le corps, qui dompte la chair par les jeunes, selon ces paroles du même apôtre : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude (8).» Il y a loin de là au rassasiement de la chair. Peut-être cependant que, pour lui, rassasier sa chair, chose indigne surtout de ceux qui font profession de piété, c'est ne pas épargner le corps, dans le sens honorable où l'Apôtre recommande ailleurs à chacun de posséder honnêtement le vase de son corps (9) et de l'offrir à Dieu comme une hostie vivante qui lui soit agréable (10) : ceci ne serait pas le rassasiement de la chair, car l'âme perd la tempérance, et la chasteté est bien difficile avec un corps trop bien nourri.
14. Il me reste à proposer à votre béatitude quel
 
1. Col. II. 21, 22, 23. — 2. II Tim. III, 5. — 3. Coloss. II, 21, 22. — 4. Rom. XIV, 23. — 5. Ps. XXXII, 10. — 6. Rom. VIII, 7. — 7. Ps. XCIII, 11. — 8. I Cor. IX, 27. — 9. I Thess. IV, 4. — 10. Rom. XII, 1.
 
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quelques difficultés tirées des Evangiles; je ne vous dirai pas toutes celles qui se présentent à l'esprit durant les loisirs d'une lecture attentive (maintenant je n'aurais pas le temps de chercher dans les livres ou de chercher dans nies souvenirs), mais je me bornerai au peu qui s'offre à ma pensée pendant que je dicte cette lettre. Durant votre hiver à Carthage, vous m'avez écrit, en réponse à ma seconde demande, une lettre courte, mais pleine des enseignements de la foi sur la résurrection (1) ; je vous prie de me l'envoyer si vous l'avez conservée sur vos tablettes, ou au moins d'en reprendre pour moi le sens; vous le pouvez aisément. Quand même cette lettre ne se trouverait plus entre vos mains et que vous auriez dédaigné de lui faire place parmi vos ouvrages à cause de sa brièveté et de sa rédaction trop rapide, je vous demanderais d'en tirer la substance du trésor de votre coeur et de me l'adresser avec d'autres réponses que j'attends de vous; car, je l'espère, le Christ prolongera vos jours et les miens, afin que je profite du fruit de votre travail pour ces endroits de l'Écriture sur lesquels je vous ai consulté, vous qui voyez comme par l'oeil de Dieu lui-même et par qui ou en qui j'entendrai ainsi ce que Dieu me dira.
15. Expliquez-moi, je vous prie, comment et pourquoi le Seigneur, après sa résurrection, n'a pas été reconnu et l'a été, d'abord par les femmes qui, les premières, sont venues au sépulcre, puis par les deux disciples sur le chemin d'Emmaüs, et après par ses autres disciples à Jérusalem (2). Car il a ressuscité avec le même corps dans lequel il a souffert. Et pourquoi donc la forme de son corps n'était-elle pas la même? et si elle était la même, pourquoi ceux qui l'avaient vue auparavant ne la reconnurent-ils pas? Il y a, je crois, quelque signification mystérieuse à n'avoir pas été reconnu par ceux qui marchaient dans le chemin et à s'être révélé dans la fraction du pain. Cependant c'est votre sentiment, et non le mien, que je veux suivre.
16. Le Seigneur dit à Marie : « Ne me touchez pas, car je ne suis point encore monté vers mon Père (3). » S'il ne lui était pas permis de le toucher lorsqu'il était debout devant elle, comment l'aurait-elle touché après son ascension, à moins que ce ne soit par le progrès dans la foi et l'élévation de l'âme qui rapproche ou éloigne Dieu de l'homme, et que Marie n'ait douté du Christ, qu'elle avait pris pour un jardinier? C'est pour cela peut-être qu'elle mérita qu'il lui fût dit : « Ne me touchez pas. » Elle n'était pas jugée digne de toucher de la main le Christ qu'elle n'embrassait pas encore par la foi, qu'elle ne reconnaissait pas pour Dieu, puisqu'elle le prenait pour un jardinier; et pourtant, un peu auparavant, les anges lui avaient dit « Pourquoi cherchez-vous au milieu des morts celui qui est vivant (4)? » « Ne me touchez donc pas, car, pour vous, je ne suis point encore monté vers mon Père. » Ce qui voulait dire : Je ne vous parais encore qu'un homme : vous me toucherez plus tard, quand la foi vous aura élevée
 
1. Ci-dessus, lett. 95, pag. 161. — 2. Luc. XXIV, 16. — 3. Jean, XX, 17. — 4. Luc. XXIV, 6.
 
jusqu'au point de reconnaître qui je suis.
17. Dites-moi aussi comment vous comprenez les paroles du bienheureux Siméon, pour que je m'attache à votre sentiment. Étant venu au temple, par un mouvement de l'Esprit divin, afin devoir le Christ en face, d'après l'oracle de Dieu, et l'ayant reçu dans ses bras, il bénit le Seigneur enfant et dit à Marie : « Voici celui qui est établi pour la ruine et la résurrection de plusieurs en Israël, et il sera un signe de contradiction ; un glaive percera votre âme pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées (1). » Faut-il croire que Siméon ait prophétisé ici quelque passion de Marie qui n'a été écrite nulle part? Annonçait-il à Marie les angoisses qui l'attendaient au pied de la croix où serait attaché Celui qu'elle avait enfanté, alors que, comme une épée à deux tranchants, la croix atteindrait en même temps son Fils selon la chair, en son âme maternelle? Car je vois dans les Psaumes qu'il a été dit sur Joseph : « Ils l'humilièrent par des chaînes mises à ses pieds; le fer transperça son âme (2). » comme Siméon dit dans l'Évangile : « Et un glaive transpercera votre âme. » Il ne dit pas votre chair, mais votre âme, parce que là est le sentiment, et que la pointe de la douleur la déchire comme un glaive, soit quand on est outragé dans son corps, comme Joseph qui ne souffrit pas la mort, mais les injures, qui l'ut vendu ainsi qu'un esclave, enchaîné, emprisonné; soit quand on est torturé dans son coeur comme Marie, lorsque le sentiment maternel la conduisit au pied de la croix du Seigneur, en qui elle ne voyait que son Fils, pour pleurer sa mort avec toute la faiblesse humaine, et s'occuper de sa sépulture; elle ne pensait pas qu'il dût ressusciter, parce qu'une douleur profonde, en face de la Passion, cachait à ses yeux la foi de la merveille qui devait suivre. Voyant sa mère debout au pied de la croix, le Seigneur la consola non point avec les tremblantes faiblesses d'un mourant, mais avec la fermeté de celui qui meurt parce qu'il le veut; de celui qui tient la mort en sa puissance, qui vit en pleine vie et qui est certain de sa résurrection. Il dit à Marie, en lui montrant d'un regard l'apôtre Jean : « Femme, voilà votre fils; » et il dit à Jean qui était là : « Voilà votre mère (3). » Au moment où la mort sur la croix allait le faire passer de la fragilité humaine, qui l'avait fait naître d'une femme, à l'éternité de Dieu et à la gloire de son Père, il délègue à un homme les droits de la piété humaine et choisit le plus jeune de ses disciples pour confier, comme il convient, une mère vierge à un apôtre vierge. Il y a ici deux enseignements pour nous d'abord le Seigneur nous laisse un exemple de piété filiale lorsqu'il s'occupe ainsi de sa mère; en se séparant d'elle par le corps, il ne s'en séparait pas par ses soins; mais il n'allait même pas la quitter véritablement, puisqu'elle devait bientôt retrouver, par la résurrection, celui qu'elle voyait mourir sur la croix. Le second enseignement devait appartenir à la foi de tous : c'est par une secrète raison du conseil divin que le Seigneur choisit ces paroles pour donner à sa mère un
 
1. Luc. II, 34, 35. — 2. I Ps. CIV, 18. — 3. Jean. XIX, 26, 27.
 
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touchant témoignage de sa piété; il la donne pour mère à un autre, il veut que celui-ci la console à sa place; il présente en retour, ou plutôt, si j'ose parler ainsi, il engendre un nouveau fils à sa mère : c'était montrer qu'excepté lui-même, né de cette vierge, elle n'avait. pas eu et n'avait pas de fils. Le Sauveur n'aurait pas été tant occupé de consoler Marie, s'il n'avait pas été son fils unique.
18 Mais revenons aux paroles de Siméon, dont je ne puis saisir le sens : « Un trait (ou un glaive) transpercera votre âme, pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. » Ceci, pris à la lettre, est pour moi tout à fait obscur; nous ne lisons nulle part que la bienheureuse Marie ait été tuée; Siméon n'a donc pu prédire qu'elle souffrirait par le glaive matériel. Mais il ajoute: « Afin que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. » « Dieu, dit le Psalmiste, sonde les coeurs et les reins (1). » L'Apôtre, en parlant du jugement futur, dit que « Dieu manifestera alors les secrets des coeurs et ce qui est caché dans les ténèbres (2). » Le même apôtre, désignant spirituellement les armes célestes, dont nous devons être munis au fond de notre âme, dit que la parole de Dieu est le glaive de l'esprit (3), et dans l'épître aux Hébreux, il dit que cette « parole de Dieu est vive, efficace et plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit (4), » et le reste que vous connaissez. Quoi donc d'étonnant que la force toute de feu de cette parole et le double tranchant de ce glaive aient transpercé jadis l'âme de Joseph, et plus tard l'âme de la bienheureuse Marie? Nous ne sachons pas que le fer ait passé dans le corps de l'un ni de l'autre. Et afin qu'il soit plus évident que le prophète emploie ici le mot « fer » pour désigner le glaive de la parole, il ajoute dans le verset suivant : « La parole du Seigneur l'embrasa (5). » Car la parole de Dieu est une flamme et un glaive , comme le Verbe divin a dit lui-même : « Je suis venu apporter le feu sur la terre ; et que puis-je vouloir sinon qu'il s'allume (6) ? » Il dit ailleurs : « Je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais le glaive (7). » Vous voyez qu'il a exprimé la force unique de sa doctrine par ces deux mots de flamme et de glaive. De quelle manière la passion et les douleurs de Marie se mêlent-elles à l'image de l'épée? Je désire savoir quel rapport peut avoir avec Marie la manifestation des pensées de plusieurs cœurs, et comment son âme. traversée, soit par un fer matériel, soit par le glaive spirituel de la parole de Dieu, a pu produire la révélation des pensées de plusieurs. Expliquez-moi surtout ces paroles de Siméon, parce que je ne doute pas qu'elles ne soient claires pour vous qui, à cause de la pureté de votre oeil intérieur, avez mérité que l'Esprit-Saint vous illumine c'est par cet Esprit qu'on peut voir et pénétrer jusque dans les profondeurs divines. Que Dieu ait pitié de moi par vos prières, qu'il fasse briller sur moi la lumière de sa face parle flambeau de votre parole, vénérable seigneur , très-heureux et très
 
 
1. Ps. VII, 10. — 2. I Cor. IV, V. — 3. Ephés. VI, 17. — 4. Hébr, IV, 12. — 5. Ps. CIV,19. —6. Luc. XII, 49. — 7. Matth, X, 34.
 
cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon maître dans la véritable foi, mon appui dans les entrailles de la charité !
LETTRE CXXII. (Année 410.)
 
Cette lettre, écrite de Carthage où les soins d'un concile retenaient saint Augustin, est une touchante et curieuse expression des sentiments qui occupaient l'évêque d'Hippone pendant que les malheurs de l'univers, sous les coups des Barbares,faisaient croire à la fin des temps. En l'absence du saint évêque, les fidèles d'Hippone avaient négligé de vêtir les pauvres, se relâchant ainsi d'une de leurs pieuses coutumes ; Saint Augustin les convie à la réparation de cet oubli.
 
AUGUSTIN A SES BIEN-AIMÉS FRÈRES DANS LA CLÉRICATURE ET A TOUT LE PEUPLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
 
1. Je demande d'abord à votre charité et vous conjure par le Christ de ne pas vous affliger de mon absence corporelle. Car je crois que vous n'en doutez pas, je ne puis jamais me séparer de vous par l'esprit et le sentiment du coeur; mais ce qui me rend triste, plus peut-être que vous ne l'êtes vous-même, c'est que ma faiblesse ne puisse suffire à tous les soins qu'exigent de moi les membres du Christ au service desquels m'attachent sa crainte et son amour. Sachez bien que mes absences n'ont jamais été un abus de ma liberté, mais une obligation nécessaire qui , souvent, a forcé mes saints frères et collègues de supporter les fatigues des voyages sur mer. Je n'ai pas pu faire comme eux; ce n'était pas refus de ma part, mais faiblesse de santé. Agissez donc de telle sorte, frères bien-aimés, que selon les paroles de l'Apôtre, « soit en arrivant et en vous voyant, soit durant mon absence, j'apprenne que vous demeurez fermes dans un même esprit, et que vous travaillez tous d'un même coeur pour la foi de l'Evangile (1). » Si quelque peine temporelle vous tourmente, elle doit vous faire penser à cette vie future où puissiez-vous vivre sans douleur aucune, échappant non point aux misères d'un temps court, mais aux supplices horribles d'un feu éternel. Si vous mettez tant de soin, de volonté et d'effort à éviter des afflictions passagères, combien vous devez travailler à vous . préserver des malheurs éternels ! Si on craint ainsi la mort qui finit une peine temporelle,il faut bien plus redouter cette mort qui envoie dans l'éternelle douleur ! et si on aime
 
1. Philip. I, 27.
 
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à ce point les délices de ce siècle, délices courtes et impures, avec quelle plus violente ardeur ne doit-on pas -chercher les joies pures et infinies du siècle futur? Que ces pensées vous empêchent de négliger les bonnes oeuvres, afin que vous moissonniez un jour ce que vous aurez semé.
2. On m'a annoncé que vous ne vous êtes pas souvenus de votre coutume de vêtir les pauvres; je vous exhortais à cet acte de miséricorde quand j'étais présent au milieu de vous : je vous y exhorte encore ; il ne faut pas vous laisser abattre et décourager par l'ébranlement de ce monde : ce que vous voyez arriver (1) a été prédit par notre Seigneur et Rédempteur qui ne peut lias mentir. Non-seulement vous ne devez pas diminuer vos œuvres de miséricorde, mais votas devez en faire plus que de coutume. De même qu'en voyant tomber les murs de sa maison, on se tire, en toute hâte, dans les lieux qui offrent un solide abri : ainsi, les coeurs chrétiens, sentant venir la ruine de ce monde par des calamités croissantes, doivent s'empresser de transporter dans le trésor des cieux les biens qu'ils songeaient à enfouir dans la terre, afin que, si quelque catastrophe arrive, il y ait de la joie pour celui qui aura abandonné une demeure croulante. S'il n'arrive rien, que personne ne regrette d'avoir confié ses biens en dépôt au Seigneur immortel devant lequel on paraîtra un jour, puisqu'on mourra. C'est pourquoi, mes frères bien-aimés, faites d'après vos ressources et chacun selon ses forces qu'il connaît lui-même, faites vos bonnes œuvres accoutumées et de meilleur coeur que jamais; au milieu des
 
1. Allusion aux calamités qui tombaient alors sur le monde livré aux Barbares.
 
peines de ce siècle , n'oubliez pas ces paroles de l'Apôtre : « Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien (1). » Les nouvelles que je recevrai de vous me prouveront, je l'espère, que ce n'est point parce que j'étais présent que vous êtes restés fidèles à de généreuses coutumes pendant plusieurs années, mais que vous en agissiez ainsi pour obéir à Dieu, qui n'est jamais absent; d'ailleurs, vous avez parfois accompli ces bonnes œuvres lors même que je n'étais pas là. Que le Seigneur vous conserve dans la paix ! et priez pour nous, frères bien-aimés.
 
1. Philip. IV, 5.
LETTRE CXXIII. (A la fin de l'année 410.)
 
Les commentateurs se sont exercés sur cette courte lettre de saint Jérôme; le solitaire de Béthléem y présente sa pensée sous des voiles qui ne sauraient être entièrement soulevés; les premières lignes ont évidemment trait à des hérétiques vaincus et non soumis; et quant à la phrase sur Jérusalem et Nabuchodonosor, il faut entendre peut-être Rome au pouvoir d'Alaric et ne. comprenant pas dans sa chute les enseignements divins.
SAINT JÉRÔME A SAINT AUGUSTIN.
 
Plusieurs boîtent des deux pieds; et quoique leur tète soit fracassée, ils ne la baissent pas ; ils n'ont plus la même liberté pour publier leurs erreurs, mais ils y demeurent attachés.
Les saints frères qui sont avec moi, surtout vos saintes et vénérables filles (2), vous saluent humblement. Je prie votre grandeur de saluer en mon nom vos frères, mes seigneurs Alype et Evode.
Jérusalem , prise et occupée par Nabuchodonosor, ne veut pas écouter les conseils de Jérémie elle préfère l'Égypte pour mourir, à Taphné (3), et périr dans une éternelle servitude.
 
2. Paula, Eustochium, etc. — 3. Tanis.
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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