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Saint Augustin d'Hippone
Discours sur les Psaumes 116 à 118

DISCOURS SUR LE PSAUME CXVI.
SUITE DU SERMON PRÉCÉDENT.
 

« Nations, louez toutes le Seigneur; peuples, célébrez tous ses louanges 1». Telle est l’entrée de la maison du Seigneur, ou tout ce peuple qui forme la véritable Jérusalem. Qu’ils écoutent surtout, ceux qui n’ont point voulu être les fils de cette cité, qui se sont eux-mêmes retranchés de la communion de tous les peuples. « Parce que sa miséricorde s’est affermie sur nous, et que la vérité du Seigneur demeure éternellement ». La

 

1. Ps. CXVI, 1 — 2. Id. 2.

 

miséricorde et la vérité, voilà deux attributs que je vous ai priés de retenir dans le psaume cent-treizième 1. « La miséricorde du Seigneur s’est affermie sur nous », quand la fureur des nations s’est apaisée, cédant à la sainteté de son nom, par lequel nous est venue la délivrance: « Et la vérité du Seigneur demeure éternellement », soit dans les promesses qu’il a faites aux justes, soit dans ses menaces contre les impies.

 

1. Voyez Discours sur le Ps. CXIII, serm. 1, num. 13.

DISCOURS SUR LE PSAUME CXVII.
SERMON AU PEUPLE.
CONSTANCE DE L’ÉGLISE.
 

Cette confession dont le Prophète nous parle est une confession de louanges, dans le sens que lui a donné le Sauveur lui-même. Confessons donc le Seigneur parce qu’il est bon, c’est-à-dire que la bonté est son premier attribut, et parce que sa miséricorde est éternelle. Que les grands et les petits, la maison d’Aaron, la maison d’Israël, que tous ceux qui craignent le Seigneur publient la bonté du Seigneur. Avec son secours nous n’avons à craindre ni les hommes ni le démon; notre confiance sera en Dieu seul. Les nations ont environné l’Eglise, et les Juifs assailli le Christ, et l’un et l’autre ont été délivrés. Comme les abeilles environnent la ruche pour y déposer le miel, ils ont mis dans le Sauveur la douceur du miel, ils se sont enflammés comme des épines, à sa passion, et en persécutant les martyrs que soutenait le Seigneur, et dont la confiance n’a pas été ébranlée. Cette Eglise qu’ils voulaient perdre raconte les louanges du Seigneur, qui nous a guéris, qui est lui-même la santé, la pierre angulaire de l’édifice, et le jour où il est devenu cette pierre est vraiment son jour. Bénissons alors celui qui nous a éclairés, établissons une fête éternelle et un éternel alleluia.

 

1. Nous avons entendu, mes frères, l’Esprit-Saint qui nous avertit et nous presse d’offrir à Dieu la confession comme un sacrifice. Or, il y a confession de louanges, et confession de nos péchés. Cette confession qui nous fait avouer nos péchés à Dieu, est connue de tout le monde; et même la multitude peu instruite ne reconnaît guère que cette confession dans les saintes Ecritures : et chaque fois que l’on entend cette expression dans la bouche du lecteur, on entend aussi qu’on se frappe la poitrine. Mais il faut remarquer dans quel sens un autre psaume a dit : « Voilà que j’entrerai dans le lieu d’un admirable tabernacle; jusque dans la maison de Dieu, parmi les s cris de l’allégresse et de la confession, dans les cantiques de nos joies solennelles 1». Il devient évident que le mot de confession, non plus que son expression, ne marque point ici les douleurs de la pénitence, mais bien les joies d’une grande solennité. Si quelqu’un gardait quelque doute en présence d’un témoignage si clair, que répondrait-il devant cet autre de l’Ecclésiastique « Faites les oeuvres du Seigneur, bénissez-le, donnez à son nom la magnificence, confessez-le par les paroles de vos lèvres, par le chant de vos cantiques, par le son de vos harpes, et vous direz dans cette confession : Que toutes les oeuvres du Seigneur sont excellentes 2? » Il n’est point d’esprit si lourd qui ne puisse comprendre que la confession signifie ici la louange de

 

1. Ps. XLI, 5.— 2. Eccli. XXXIX, 19-2!.

 

Dieu; à moins de pousser la perversité de l’esprit, jusqu’à dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ confessait aussi à son Père ses propres péchés. Qu’un impie ose nous le dire, à cause du mot de confession, il nous sera facile de le réfuter par le contexte. Voici en effet ce que dit le Sauveur: « Je vous confesse, ô mon Père, Dieu du ciel et de la terre; parce que vous avez dérobé ces mystères aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits. Oui, mon Père; car il vous a plu ainsi 1». Qui ne prendra point cette expression pour une louange au Père? qui ne voit que cette confession n’est point une douleur de l’âme, mais plutôt une joie; puisque l’Evangéliste a dit avant ces paroles : « A cette heure même, il fut transporté par l’Esprit-Saint et dit: Je vous confesse, ô mon Père 2 ? »

2. Si donc, mes bien-aimés, en face de ces témoignages de l’Ecriture, où vous pouvez vous-mêmes en puiser de semblables, il est indubitable que, dans les saintes Lettres, le mot de confession n’a pas seulement le sens d’un aveu des péchés, mais aussi d’une louange en l’honneur de Dieu ; dans ce psaume qui commence par Alleluia, louez Dieu, quel sens plus naturel pouvons-nous donner à ces paroles : « Confessez le Seigneur », que celui d’une louange? On ne saurait plus abréger la louange du Seigneur, qu’en nous disant: « Parce qu’il est bon 2 ». Je ne vois rien de plus grand que cette brièveté; car la bonté est

 

1. Luc, X, 21.— 2. Ibid. — 3. Ps. CXVII, 1.

 

tellement un attribut de Dieu, que le Fils de Dieu lui-même s’entendant appeler : « Bon maître », par un homme qui ne voyait en lui que la chair, sans comprendre la plénitude de la divinité qui était en lui, et le croyait simplement un homme, lui répondit: « Pourquoi m’appeler bon? Nul n’est bon que Dieu seul 1». Qu’est-ce dire autre chose, sinon, si tu veux m’appeler bon, comprends que je suis Dieu ? Toutefois, le Psalmiste s’adresse à un peuple qui, pour nous figurer l’avenir, fut délivré de ton L labeur, de la captivité, de l’exil, et de tout mélange avec les impies, faveur qu’il obtint par la grâce de Dieu, qui non-seulement ne lui rendait pas le mal pour le mal, mais lui rendait au contraire le bien pour le mal ; dès lors c’est avec raison que le Prophète ajoute : « Parce que sa miséricorde est éternelle ».

3. « Que la maison d’Israël publie qu’il est bon, que sa miséricorde est éternelle. Que la maison d’Aaron publie qu’il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle. Que tous ceux qui craignent le Seigneur publient que sa miséricorde est éternelle 2 ». Vous reconnaissez, je crois, mes frères, quelle est la maison d’Israël, la maison d’Aaron; l’une et l’autre comprennent ceux qui craignent le Seigneur. Ce sont là ces petits et ces grands que, dans un autre psaume, nous vous avons fait remarquer; or, réjouissons-nous que la grâce de celui qui est bon, et dont la miséricorde est éternelle, nous a mis de leur nombre ; car ils ont été exaucés, ceux qui ont dit: « Que le Seigneur vous multiplie, vous et vos enfants 3 » ; afin d’ajouter les Gentils à ceux des Israélites qui ont cru en Jésus-Christ, et d’où sont venus les Apôtres nos pères; ce qui met le comble à l’éminence des parfaits et à l’obéissance des petits. Et dès lors formant l’unité dans le Christ, devenus un seul troupeau sous un seul pasteur, et le corps de cette tête adorable, disons tous, comme un seul homme : « Dans ma tribulation j’ai invoqué le Seigneur, et il m’a exaucé en dilatant mon coeur 4 ». Cette affliction qui nous met à l’étroit prend une fin, et cette béatitude où nous passons n’a point de bornes. « Qui donc oserait accuser les élus de Dieu 5 ? »

4. « Le Seigneur est avec moi, je ne craindrai point les efforts d’un homme 6 ». Mais

 

1. Marc, X, 17, 18.— 2. Ps. CXVII, 2-4. — 3. Id. CXIII, 12-14. — 4. Id. CXVII, 5. — 5. Rom. VIII, 33. — 6. Ps. CXVII, 6.

 

l’Eglise n’a-t-elle d’ennemis que parmi les hommes? L’homme adonné à la chair et au sang est-il donc autre chose que chair et sang? Mais, dit l’Apôtre, « ce n’est point contre la chair et le sang qu’il nous faut combattre; mais contre les puissances et les princes de ce monde, et de ce siècle ténébreux 1 » : c’est-à-dire, ceux qui dirigent les méchants, les hommes épris du monde, et dès lors des ténèbres; car nous aussi nous fûmes ténèbres, et maintenant nous sommes lumière en notre Seigneur 2. « Contre les esprits de malice répandus dans les airs 3 », dit saint Paul, c’est-à-dire contre le diable et ses anges ; et c’est ce même diable qu’il appelle ailleurs le prince des puissances de l’air 4. Ecoute maintenant ce qui suit ; « Le Seigneur est mon soutien, et je mépriserai mes ennemis 5». De quelque nature qu’il me vienne des ennemis, soit des hommes méchants, soit des esprits de malice, appuyé sur le Seigneur, je les mépriserai, et nous confessons notre Dieu en chantant l’Alleluia en son honneur.

5. Mais quand j’aurai bravé mes ennemis de la sorte, que nul homme ne fasse valoir auprès de moi sa bonté, son amitié, pour me forcer à mettre en lui mon espérance. « Car il est meilleur pour moi de me confier en Dieu qu’en aucun homme 6 ». Que nul de ces esprits que l’on peut appeler de bons anges, ne s’impose à moi comme si je lui devais nia confiance; car nul n’est bon, si ce n’est Dieu. Et quand un homme ou un ange paraissent nous venir en aide, quand ils le font par une vraie charité, c’est Dieu qui le fait par eux, lui qui leur a donné une bonté proportionnée. « Donc il est meilleur pour nous d’espérer en Dieu, que d’espérer dans les princes 7 ». Les anges en effet sont appelés du nom de princes, ainsi que nous lisons en Daniel : « Michel votre prince 8».

6. « Toutes les nations m’ont environné, et au nom du Seigneur j’en ai tiré vengeance; elles m’ont environné de toutes parts, et au nom du Seigneur j’en ai tiré vengeance 9». Quand le Prophète nous dit que toutes les nations l’ont environné, et qu’il en a tiré vengeance, il nous montre les travaux et les victoires de l’Eglise. Mais comme si on lui demandait comment elle a pu surmonter de si

 

1. Ephés. VI, 12. — 2. Id. V, 8. — 3. Id. VI, 12. — 4. Id. II, 2. — 5. Ps. CXVII, 7. — 6. Id. 8. — 9. Id. 9. — 10. Dan. XII, 1. — 11. Ps. CXVII, 10.

 

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grands maux, elle jette les yeux sur le divin modèle, et tout d’abord elle dit qu’elle a souffert dans son chef; puis elle ajoute: « Ils m’ont serrée de près ». Et c’est avec raison que l’on n’a point ici répété: « Toutes les nations». Car ce sont les Juifs qui ont agi de la sorte. « Et j’en ai tiré vengeance au nom du Seigneur ». Car le peuple fidèle, ou le corps du Christ, a éprouvé des persécutions de la part des Juifs, au sein desquels a pris naissance cette chair auguste qui fut clouée à la croix, et pour lesquels a été fait tout ce qu’ont opéré, en cette vie du temps, son pouvoir immortel et sa divinité cachée sous une chair visible.

7. « Ils m’ont environné, comme un essaim d’abeilles environne la ruche, ils ont pris flamme, comme le feu dans les épines, et j’en ai tiré vengeance, au nom du Seigneur 1». C’est par l’ordre des choses que l’on peut découvrir ici l’ordre des paroles. Car nous savons que le Seigneur, chef de l’Eglise, tut environné par ses persécuteurs, comme la ruche est environnée par les abeilles, et le Saint-Esprit nous montre, par cette ingénieuse expression, ce que faisaient les Juifs sans le savoir. C’est le miel que les abeilles font dans les ruches. Et les persécuteurs du Christ nous l’ont rendu plus doux par sa passion même : afin que nous puissions goûter et voir combien le Seigneur est doux 2,lui qui est mort à cause de nos péchés, et ressuscité pour notre justification 3. Mais le Prophète nous dit ensuite : « Ils se sont enflammés « comme le feu dans les épines », ce qu’il est mieux d’entendre du corps de Jésus-Christ, c’est-à-dire de son peuple répandu dans toute la terre; toutes les nations l’ont environné, puisque c’est des nations qu’il a été formé. « Elles ont pris flamme comme le feu dans les épines », quand elles soumirent au feu de la persécution cette chair pécheresse qui subit les tourments les plus atroces. « Et j’en ai tiré vengeance au nom du Seigneur», dit le Prophète; soit que cette malice qui leur faisait persécuter les bons, venant à s’éteindre, ils soient entrés dans le peuple chrétien ; soit que ceux d’entre eux qui ont méprisé en cette vie la voix miséricordieuse qui les appelait, doivent à la fin éprouver la justice qui les condamnera.

8. « On m’a poussé comme un monceau de

 

6. Ps. CXVII, 12.— 7. Id. XXXIII, 9. — 8. Rom. IV, 25.

 

sable pour me faire :tomber, et le Seigneur m’a soutenu 1». Quoique le nombre des fidèles fût grand, et que la multitude pût en être comparée au sable qui ne peut se nombrer, et fût réunie en un même corps comme en un monceau; néanmoins, qu’est-ce que l’homme, si vous, Seigneur, ne vous souveniez de lui 2? Il ne dit point: La foule des persécuteurs n’a pu l’emporter sur la foule de mes fidèles; mais: « Le Seigneur m’a soutenu ». Ces nations persécutrices n’avaient donc aucun moyen d’ébranler et de renverser la multitude des fidèles qui habitaient dans l’unité de la foi, quand ils crurent en celui qui les soutenait tous et chacun en particulier, et partout; car il n’eût pu faillir à ceux qui l’invoquaient.

9. « Le Seigneur est ma force, il est ma gloire, il est devenu mon salut 3 ». Qui sont donc ceux qui tombent quand on les pousse, sinon ceux qui veulent être à eux-mêmes leur force, à eux-mêmes leur gloire? Nul ne succombe dans un combat, sinon celui dont la force a succombé comme la louange. C’est pourquoi celui dont le Seigneur est la force et la louange, ne peut succomber non plus que Dieu lui-même. Aussi le Seigneur est-il devenu leur soutien, non qu’il soit devenu ce qu’il n’était pas auparavant; mais parce que ces fidèles, en croyant en lui, sont devenus ce qu’ils n’étaient pas; et que le Christ est devenu non pour lui, mais pour eux, un Sauveur après leur conversion, ce qu’il n’était pas quand ils le fuyaient.

10. « Les voix de l’allégresse et du salut sont dans la tente des justes 4 » : où ne supposaient que la voix des larmes et de la mort, ceux qui tourmentaient ainsi leur chair. Ils ne comprenaient pas les joies intérieures que les saints puisent dans l’espérance de l’avenir. De là cette parole de l’Apôtre: « Comme si nous étions tristes, nous qui sommes toujours dans la joie 5»; et encore: « Et même nous nous glorifions dans l’affliction 6».

11. « La droite du Seigneur a signalé sa force ». De quelle force veut parler le Psalmiste? « La droite du Seigneur m’a élevé 7 ». C’est une grande force que grandir l’humilité, déifier un mortel, que tirer la perfection de la faiblesse, la gloire de ce qui est abaissé, la victoire de la souffrance, et le

 

1. Ps. CXVII, 13.— 2. Id. VIII, 5.— 3. Id. 4.— 4. Id. 15.— 5. II Cor. VI, 10.— 6. Rom. V, 3.— 7. Ps. CXVII, 16.

 

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secours de l’affliction; en sorte que le vrai salut soit la part des persécutés, tandis que les persécuteurs n’auront que ce salut futile qui vient de l’homme. Tout cela est grand. Comment s’en étonner? Ecoute ce que répète le Psalmiste. Ce n’est point l’homme qui s’est élevé, ni l’homme qui s’est perfectionné, ni l’homme qui s’est élevé en gloire, ni l’homme qui a vaincu, ni l’homme qui s’est procuré le salut: « C’est la droite du Seigneur qui à signalé sa force ».

12. « Je ne mourrai point, mais je vivrai, pour raconter les oeuvres du Seigneur 1 ». Ces bourreaux accumulant les meurtres, croyaient l’Eglise du Christ exterminée; et voilà qu’elle raconte les oeuvres de Dieu, partout le Christ est la gloire des martyrs. Il a vaincu ceux qui le frappaient par la douleur, les furieux par la patience, les plus violents par la charité.

13. Toutefois, que le corps du Christ, la sainte Eglise, le peuple d’adoption nous dise pourquoi il a enduré tant d’indignes traitements. «Le Seigneur m’a châtié sévèrement, mais il ne m’a point livré à la mort 2 ». Que cette rage des impies n’attribue rien à ses forces; elle n’aurait point cette puissance, si elle ne lui était venue d’en haut. Souvent un père de famille fait châtier son enfant par des serviteurs qui sont des scélérats; et néanmoins c’est au premier qu’il destine son héritage, et des fers aux autres. Quel est cet héritage? de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, ou bien un fonds de terre, d’agréables jardins? Vois par où l’on y entre, et comprends ce qu’il est.

14. « Ouvrez-moi », dit-il, « les portes de la justice ». Voilà que nous en connaissons les portes. Quel est l’intérieur? « En y entrant », dit le Prophète, « je confesserai le Seigneur 3 » ; c’est là une confession de louanges, qui est admirable jusqu’à la maison de Dieu, dans les cris d’allégresse et de la confession, dans les harmonies d’une solennité 4. Telle est l’éternelle félicité des justes, qui constitue le bonheur de ceux qui habitent la maison du Seigneur, et qui le bénissent dans les siècles des siècles 5.

15. Mais vois comment on entre par les portes de la justice. « Ce sont les portes du Seigneur », dit le Prophète, « et c’est par elles

 

1. Ps. CXVII, 17.— 2. Id. 18. — 3. Id.19. — 4. Id. XLI, 5.— 5. Id. LXXXLIII, 5

 

qu’entreront les justes 1 ». Du moins, que nul homme injuste ne puisse les franchir, pour entrer dans cette Jérusalem qui ne reçoit aucun incirconcis, et où l’on dit: « Loin d’ici les chiens 2 ». Qu’il me suffise, dans mon pèlerinage lointain, «d’avoir habité sous les pavillons de César, et d’avoir gardé la paix avec ceux qui n’aimaient pas la paix 3 »; d’avoir supporté jusqu’à la fin le mélange avec les méchants: mais « voici les portes du Seigneur, c’est par là qu’entreront les justes».

16. « Je vous confesserai, ô mon Dieu, parce que vous m’avez exaucé et que vous êtes devenu mon sauveur  4 ». A chaque instant on vous montre que c’est là une confession de louanges; non celle qui découvre ses plaies au médecin, mais celle qui lui rend grâce de la guérison qu’il lui doit. Et le médecin est aussi la santé.

17. Or, quel est ce médecin? C’est « la pierre qu’ont repoussée ceux qui édifiaient ». Car c’est lui qui « est devenu la pierre de l’angle 5, afin de former en lui ces deux peuples en un seul homme nouveau, d’établir la paix entre eux, les réunissant en un même corps pour les réconcilier avec Dieu 6 ». Et ces deux peuples sont ceux de la circoncision et des

Gentils.

18. «C’est le Seigneur qui lui adonné cette mission 7»; c’est-à-dire que le Seigneur l’a établi pierre angulaire. Quoique le Seigneur n’en soit arrivé là que par la souffrance, ce ne sont pas néanmoins ceux qui l’ont fait souffrir qui lui ont donné cette mission. Car ceux qui bâtissaient l’édifice l’ont repoussé; mais, dans l’édifice invisible qu’il élevait, le Seigneur a posé comme pierre angulaire celle que l’on avait repoussée. « Et c’est là une merveille pour nos yeux », c’est-à-dire les yeux de l’homme intérieur, pour les yeux de ceux qui ont la foi, qui ont l’espérance, qui ont la charité; non pour les yeux charnels de ceux qui l’ont rejeté parce qu’ils ne voyaient en lui qu’un homme.

19. « Voici le jour que le Seigneur a fait 8». Notre interlocuteur se souvient donc d’avoir dit, dans les psaumes précédents: « Le Seigneur a incliné son oreille vers moi, et je l’invoquerai en mes jours 9 » ; faisant allusion

 

1. Ps. CXVII, 20. — 2. Apoc. XXII, 15. —  3. Ps. CXIX, 5. — 4. Id. CXVII, 21. — 5. Id. 22.— 6. Ephés. II, 15, 16. — 7. Ps. CXVII, 23.— 8. Id. 24. — 9. Id. CXIV, 2.

 

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aux jours du vieil homme. Aussi dit-il maintenant: « Voici le jour que le Seigneur a fait 1», ou le jour dans lequel il m’a sauvé. Tel est le jour dont il est dit: « Au temps favorable je t’ai exaucé, et au jour du salut je t’ai secouru 2 » : c’est-à-dire au jour où le Christ a été fait tête de l’angle. « Réjouissons-nous dès lors, et tressaillons de joie ».

20. « O mon Dieu, sauvez-moi; ô mon Dieu, tracez-moi un chemin heureux vers la vérité 3 ». Puisque viennent les jours de salut, « sauvez-moi». Puisque, au retour d’un long exil, nous nous séparons de ceux qui haïssaient la paix, avec lesquels nous étions en paix, et qui nous faisaient la guerre sans motif, quand nous leur parlions 4, « tracez pour notre retour un chemin heureux », parce que c’est vous qui vous êtes fait notre voie.

21. « Bienheureux, en effet, celui qui vient au nom du Seigneur 5 ». Maudit soit dès

lors celui qui vient en son propre nom, ainsi qu’il est dit dans l’Evangile : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez point reçu; qu’un autre vienne en mon nom, vous le recevrez ». « Nous vous avons béni de la maison du Seigneur». Je crois qu’aux petits s’adressent ici les parfaits c’est-à-dire ces grands qui touchent de l’esprit, autant qu’on le peut en cette vie, le Verbe qui est Dieu et en Dieu. Et toutefois, ils abaissent leur discours au niveau de ces petits, afin de pouvoir leur dire ce que dit l’Apôtre : « Soit que nous soyons hors de nous-mêmes, c’est pour Dieu; soit que nous soyons plus calmes, c’est pour vous; puisque l’amour de Jésus-Christ nous presse 6 ». Les parfaits bénissent donc les petits, de l’intérieur de

cette maison de Dieu où la louange en son honneur s’élèvera dans les siècles des siècles; aussi voyez ce que de là ils annoncent aux hommes.

22. « C’est le Seigneur qui est Dieu, et sa lumière s’est levée sur nous 7 ». Ce Seigneur qui est venu au nom du Seigneur, que les architectes ont repoussé, et qui est devenu la tête de l’angle 8, ce médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme  9 qui est Dieu, qui est égal à son Père, c’est lui qui nous a éclairés, afin que nous comprenions ce que nous avons cru, et que nous vous le

 

1. Isa. XLIX, 8. — 2. Ps. CXVII, 25. — 3. Id. CXIX, 7. — 4. Id. CXVII, 26.— 5. Jean, V, 43. — 6. II Cor. V, 13, 14, — 7. Ps. CXVII, 27. — 8. Matth. XXI, 9, 42. — 9. I Tim. II, 5.

 

prêchions, à vous qui le croyiez déjà, mais sans le comprendre. Afin donc de le comprendre vous-mêmes, « Etablissez-vous un jour de fête avec un grand concours de peuple, jusques aux cornes de l’autel»; c’est-à-dire jusqu’à l’intérieur de la maison de Dieu, de cette maison d’où nous vous avons béni, et qui renferme ce qu’il y a de plus élevé dans l’autel. « Etablissez-vous un jour de fête », non plus avec lenteur ni avec indifférence, mais avec un grand concours de peuple. Voilà ce que signifie cette voix de l’allégresse qui solennise un jour de fête, et que font retentir ceux qui marchent dans le lieu d’un tabernacle magnifique, jusqu’à la maison du Seigneur 1. S’il y a là un sacrifice spirituel, un éternel sacrifice de louanges, il y a là aussi un prêtre éternel, et pour autel éternel l’âme des justes dans une souveraine paix. Pour parler plus clairement, mes frères, quiconque veut comprendre le Verbe qui est Dieu, ne doit point se contenter de cette chair dont le Verbe s’est revêtu pour lui, afin de le nourrir de lait, ni de célébrer sur la terre cette solennité dans l’immolation de l’Agneau ; mais il faut sans délai nous établir en grande foule, jusqu’à ce que nous élevions bien haut notre esprit vers le Seigneur, pour arriver jusqu’au divin tabernacle de celui qui a bien voulu nous donner pour nourriture le lait de son humanité visible.

23. Et là quelle sera notre occupation, sinon de chanter ses louanges? Que pourrons-nous dire, sinon : « C’est vous qui êtes mon Dieu, je vous confesserai; c’est vous qui êtes mon Dieu, et je publierai vos grandeurs ; je vous confesserai, Seigneur, parce que vous m’avez exaucé, et que vous vous êtes fait mon Sauveur 2 ? » Ces paroles ne s’exhaleront point avec bruit, mais elles seront l’expression de notre amour qui s’attachera de lui-même au Seigneur; c’est l’amour qui sera notre voix. Voilà que le Prophète achève par la louange ce qu’il a commencé par la louange. « Confessez le Seigneur, parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle ». C’est ainsi que le Prophète a commencé, ainsi qu’il termine. Car, depuis ce commencement dont nous sommes éloignés, jusqu’à cette fin dernière où nous revenons, il n’est point de joie plus suave que la louange de Dieu, que l’éternel Alleluia.

 

1. Ps. XLI, 5. — 3. Id. CXVII, 28. — 4. Id. 29.

PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE VRAI BONHEUR.
 

Le psaume débute par une invitation au bonheur dont le désir nous est naturel et que nous recherchons même par le péché, quoique ce bonheur ne consiste qu’à marcher dans la voie de Dieu, à nous attacher à lui. Etudier les témoignages de Dieu pour vivre plus saintement, c’est une perfection; les étudier pour la science en elle-même, c’est nè point chercher le Seigneur de manière à devenir jusle. Toutefois le bonheur dans la recherche de Dieu, n’est ici-bas qu’une espérance, comme celui qui consiste à souffrir persécution pour la justice.

 

AVANT-PROPOS.

 

Jusqu’ici, avec le secours de Dieu, j’ai expliqué soit en parlant au peuple, soit en dictant, et autant que je l’ai pu, tous les psaumes que nous savons renfermés dans le livre des psaumes, et que l’Eglise appelle communément le psautier. Mais pour le psaume cent dix-huitième, j’en différais l’explication moins encore à cause de sa longueur, qu’à cause de sa profondeur accessible au petit nombre seulement. Mes frères, néanmoins, voyant avec peine que dans mes ouvrages et en ce qui regarde l’explication des psaumes, celui-ci manquait seul, et me pressant vivement d’acquitter ma dette, j’ai différé longtemps de me rendre à leurs prières et à leurs instances; car toutes les fois que je m’en occupais, je trouvais la tâche au-dessus de mes forces. Plus il paraît clair, en effet, et plus j’y trouvais de profondeur; au point que cette profondeur même échappait à mes démonstrations. Dans les autres qui sont difficiles à comprendre, bien que l’obscurité nous en dérobe le sens, on voit au moins qu’ils sont obscurs; mais ici l’obscurité n’est pas même apparente : à la surface il nous paraît facile au point de n’avoir aucun besoin d’interprète, mais seulement d’un lecteur et d’un auditeur. Et maintenant que j’entreprends enfin ce travail, j’ignore complètement si je pourrai l’achever; je compte néanmoins sur le secours de Dieu qui m’aidera à en expliquer quelque chose. C’est ainsi qu’il m’a aidé, quand j’ai interprété d’une manière suffisante quelques passages qui m’avaient paru d’abord difficiles et en quelque sorte impossibles à comprendre et à expliquer. J’ai résolu de traiter le psaume dans des discours prêchés au peuple, discours que les Grecs appellent homélies. C’est la manière qui me paraît la plus convenable, afin que les réunions des fidèles ne soient point privées de l’intelligence d’un psaume qu’elles entendent chanter avec joie comme tous les autres. Mais terminons ici cet avis, et parlons du psaume auquel nous avons cru devoir ces préliminaires.

 

1. Ce long psaume, dès le commencement, mes frères bien-aimés, nous convie au bonheur, que nul ne s’abstient de désirer. Pourrait-on, en effet, a-t-on pu, et pourra-t-on jamais rencontrer un homme qui n’aspire point au bonheur? A quoi bon, dès lors, nous stimuler pour un bien que le coeur humain convoite si naturellement? Quiconque en stimule un autre, ne se propose que d’activer sa volonté, de la pousser vers l’objet qu’il exhorte à désirer. Pourquoi donc nous engager à vouloir ce qu’il nous est impossible de ne vouloir point, sinon parce que tout homme à la vérité désire le bonheur, mais beaucoup ignorent de quelle manière on y arrive? Aussi le Psalmiste nous l’enseigne-t-il, en disant: « Heureux les hommes irréprochables dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur 1 ». Comme s’il nous disait O homme, je connais ton désir, tu cherches le bonheur : si donc tu veux être heureux, sois pur d’abord. Tous veulent du bonheur, mais peu veulent de cette pureté sans laquelle on ne saurait parvenir à ce bonheur convoité par tous. Mais où donc l’homme peut-il être sans tache, sinon dans sa voie? Et quelle est cette voie, sinon ta loi du Seigneur? Cette parole dès lors 1: « Bienheureux les hommes irréprochables dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur », n’est plus une parole

 

1. Ps. CXVIII, 1.

 

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superflue, c’est pour nos coeurs une exhortation bien nécessaire. Elle nous montre combien est avantageux ce qui est si généralement négligé, c’est-à-dire de marcher sans reproche dans cette voie qui est la loi du Seigneur; elle proclame bienheureux ceux qui en agissent ainsi, afin que pour atteindre ce bonheur auquel tout homme aspire, nous nous déterminions à faire ce que tant d’hommes ne veulent point faire. Etre heureux, est en effet un si grand bien, que les bons et les méchants le désirent. Il n’est pas étonnant que les bons soient tels pour y arriver; mais ce qui est étrange, c’est que les méchants ne sont méchants que pour être heureux. Tout voluptueux, tout homme perdu de débauche ne s’abandonne à ces infâmes jouissances, que pour chercher le bonheur dans ces désordres, et il se croit malheureux quand il ne saurait atteindre la voluptueuse joie qu’il convoite, il vante son bonheur s’il y parvient. Quiconque est en proie aux désirs brûlants de l’avarice, n’amasse par tout moyen des richesses que pour être heureux; quiconque cherche à répandre le sang de ses ennemis, quiconque veut dominer les autres, quiconque donne en pâture à sa cruauté le malheur des autres, ne cherche que le bonheur dans tous ces crimes. Ce sont donc ces âmes égarées, qu’une véritable misère force à chercher un faux bonheur, que cette voix divine rappelle dans le chemin si l’on veut l’entendre : « Bienheureux les hommes irréprochables dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur » ; comme s’il leur disait : Où allez-vous, infortunées? Vous allez à la mort sans le savoir. Ce n’est point par là que l’on peut aller où vous prétendez arriver: vous aspirez au bonheur, mais les chemins où vous vous précipitez sont pleins de misère, et conduisent à une misère plus profonde encore. Ne cherchez point un si grand bien par de si grands maux; si vous voulez y parvenir, venez par ici, suivez cette route. Quittez ces routes perverses, vous qui ne pouvez quitter le désir du bonheur. En vain vous vous épuisez pour aller où vous ne sauriez arriver sans être corrompus. Non, non, ils ne sont point heureux, ces criminels égarés qui marchent dans la corruption du siècle; mais « ceux-là sont heureux qui sont irréprochables dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur ».

2. Voyez en effet ce qu’il ajoute: « Bienheureux ceux qui étudient ses témoignages, qui le recherchent de tout leur coeur 1 ». Ces paroles ne me paraissent point désigner un genre de bonheur autre que celui dont il est question auparavant. Car approfondir les témoignages du Seigneur, et le rechercher de toute son âme, c’est être sans reproche dans la voie, marcher dans la loi du Seigneur. Enfin le Prophète continue en disant: « Ceux qui commettent l’iniquité ne marchent point dans ses voies 2». Si donc marcher dans la voie, c’est-à-dire dans la loi du Seigneur, c’est approfondir ses ordonnances et le rechercher de toute son âme, assurément commettre l’iniquité ce n’est point sonder ses ordonnances. Et toutefois, nous connaissons des artisans d’iniquité qui approfondissent les ordonnances du Seigneur parce qu’ils préfèrent la science à la justice; nous en connaissons d’autres qui étudient ces mêmes témoignages du Seigneur, non qu’ils vivent déjà saintement, mais afin d’apprendre comment ils sont obligés de vivre. Ceux-là donc ne sont pas encore sans tache dans la voie du Seigneur, et dès lors n’ont point encore le bonheur. Comment donc faut-il entendre : « Bienheureux ceux qui approfondissent ses témoignages », puisque nous voyons que des hommes qui ne sont point heureux parce qu’ils ne sont point purs encore, étudient néanmoins ces témoignages? Ces Scribes, en effet, comme ces Pharisiens qui s’asseyaient sur la chaire de Moïse, et dont le Sauveur a dit : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font; car ils disent et ne font point 3», approfondissaient les ordonnances du Seigneur, ruais avec la droiture dans leurs discours et l’iniquité dans leurs, oeuvres. Mais laissons ces hommes dont on pourrait nous dire avec raison qu’ils ne sondent point les témoignages du Seigneur, puisque en réalité ce ne sont point ces témoignages qu’ils recherchent, et qu’ils poursuivent par ces témoignages un tout autre but, c’est-à-dire la gloire aux yeux des hommes, et la richesse. Car ce n’est pas étudier les témoignages du Seigneur, que n’ai mer point ce qu’ils prescrivent et ne vouloir point arriver où ils nous conduisent, c’est-à-dire à Dieu. Si l’on veut néanmoins que ces hommes approfondissent les témoignages du Seigneur, bien qu’ils ne l’y recherchent point

 

1. Ps. CXVIII, 2. — 2. Id. 3.— 3. Matth. XXIII, 3.

 

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lui-même, mais un tout autre but qu’ils veulent atteindre par ce moyen; assurément ils ne recherchent point Dieu de tout leur coeur, et nous voyons que cette condition qu’ajoute le Prophète n’est point superflue. L’Esprit de Dieu, qui nous parle ici, sachant qu’il en est beaucoup qui étudient les saintes Ecritures dans un autre but que celui que Dieu, nous prescrit, ne dit pas seulement: « Bienheureux ceux qui approfondissent ses témoignages »; mais il ajoute : « Qui le recherchent de tout leur coeur », comme pour nous enseigner de quelle manière, et dans quel but nous devons étudier ces témoignages du Seigneur. Ensuite, au livre de la Sagesse, voici ce que dit la Sagesse elle-même: « Les méchants me cherchent sans me trouver, car ils haïssent la Sagesse 1». Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils me haïssent moi-même? Ceux donc qui me haïssent, dit le Seigneur, me cherchent sans me trouver. Comment peut-on dire qu’ils cherchent ce qu’ils haïssent, sinon parce que ce n’est point là ce qu’ils se proposent, mais un tout autre but? Car ce n’est point pour la gloire de Dieu qu’ils veulent être sages, mais ils veulent paraître sages pour acquérir de la gloire aux yeux des hommes. Comment ne haïraient-ils point la Sagesse qui nous enseigne à mépriser ce qu’ils aiment, et nous en fait un précepte? « Bienheureux dès lors les hommes irréprochables dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur. Bienheureux ceux qui étudient ses témoignages, qui le recherchent de tout leur coeur ». Car c’est en étudiant ses témoignages de manière à le chercher de tout leur coeur , qu’ils marchent irréprochables dans la loi du Seigneur. Et toutefois, ne sondait-il pas ses témoignages, et ne le cherchait-il pas, celui qui disait : « Bon maître, quel bien me faut-il faire pour u avoir la vie éternelle? » Mais comment aurait-il cherché Dieu de tout son coeur, cet homme qui préférait les richesses à ses conseils, et qui s’en allait tristement après l’avoir entendu 2? Le Prophète Isaïe dit à son tour : « Cherchez le Seigneur, et après l’avoir trouvé, que l’impie abandonne ses voies, et l’homme d’iniquité, ses pensées 3».

3. Donc les impies et les pécheurs cherchent Dieu, afin de n’être plus ni impies ni pécheurs après qu’ils l’auront trouvé. Comment donc

 

1. Prov. I, 28, 29. — 2. Matth. XVI, 16, 22. — 3. Isa. LV, 6, 7.

 

sont-ils heureux parce qu’ils approfondissent les témoignages du Seigneur, et quand ils le cherchent, puisque les impies, puisque les hommes d’iniquité peuvent le faire? Quel homme serait assez impie, assez inique, pour affirmer que les impies, que les hommes d’iniquité sont heureux? Ce bonheur des justes est donc en espérance, ainsi qu’il est dit: « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice l »; heureux non pour le présent, puisqu’ils sont dans la douleur, mais pour l’avenir, puisque le royaume des cieux est à eux. Et encore: « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice 2 », non parce qu’ils ont faim, parce qu’ils ont soif, mais à cause de ce qui suit: « Parce qu’ils seront rassasiés ». Et encore : « Bienheureux ceux qui pleurent »; non parce qu’ils pleurent, mais à cause de ce qui suit : « Parce qu’ils seront dans la joie 3 ». Donc, bienheureux ceux qui étudient ses témoignages, « qui le recherchent de tout leur coeur »; non point parce qu’ils étudient et recherchent, mais parce qu’ils doivent trouver un jour ce qu’ils cherchent maintenant. Ils cherchent en effet de tout leur coeur, et non point avec négligence. Si donc ils sont heureux par l’espérance, peut-être aussi ne sont-ils purs qu’en espérance. Car en ce qui est de cette vie, bien que nous marchions dans la voie du Seigneur, bien que nous examinions ses ordonnances et que nous le cherchions de tout notre coeur, « si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous 4». Mais examinons avec plus de soin. Le Psalmiste continue en effet : « Ceux qui commettent l’iniquité ne marchent point dans ses commandements ». D’où nous pouvons voir que ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, c’est-à-dire dans sa loi, en étudiant ses témoignages, en le recherchant de tout leur coeur, peuvent déjà être purs, c’est-à-dire exempts de péchés, à cause de ces paroles qui suivent: « Ce ne sont point en effet ceux qui  commettent l’iniquité qui marchent dans ses voies. Or, celui qui commet le péché, commet l’iniquité » ; dit saint Jean qui ajoute « Et le péché est l’iniquité 5». Mais il faut terminer notre discours, et nous ne pouvons restreindre une si grande question au peu de temps qui nous reste.

 

1. Matth. V, 10.—  2. Id. 6.— 3. Id. 5.—  4. I Jean, 1,8.— 5. Id. III,4.

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LA VOIE DU SEIGNEUR.
 

Celui qui commet l’iniquité ne marche pas dans la voie du Seigneur. Or, tout homme est pécheur et le péché c’est l’iniquité; donc nul homme ne marche dans cette voie. Croire en effet que nous sommes sans péché, c’est le comble de l’orgueil; dire que nous sommes en état de péché, sans le croire, c’est l’hypocrisie. Toutefois les saints marchent dans les voies du Seigneur, et néanmoins ils ont l’iniquité, puisque saint Paul faisait le mal qu’il ne voulait pas. Ainsi le péché habitait en lui, et néanmoins il marchait dans la voie du Seigneur.

 

1. Il est écrit dans notre psaume, nous le lisons, et c’est une vérité, que « ceux qui commettent l’iniquité ne marchent pas « dans les voies du Seigneur 1 ». Mais, avec le secours de Dieu, entre lés mains de qui nous sommes, ainsi que nos discours 2, faisons en sorte qu’une parole si vraie ne vienne pas à troubler le lecteur ou l’auditeur qui la comprendrait mal: Ce sont en effet tous les saints qui nous tiennent ce langage : «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous 3 ». Il nous faut éviter dès lors, ou de les regarder comme en dehors des voies du Seigneur, parce que le péché c’est l’iniquité, et que ceux qui commettent l’iniquité ne marchent point dans ses voies, ou parce qu’il n’est pas douteux qu’ils marchent dans les voies du Seigneur, de croire qu’ils n’ont aucun péché, ce qui est faux. Ce n’est point en effet pour réprimer notre arrogance ou notre orgueil qu’il est écrit : « C’est nous séduire que dire que nous sommes sans péché ». Autrement l’Apôtre n’aurait pas ajouté : « Et la vérité n’est point en nous »; mais il dirait : « L’humilité n’est point en nous »; surtout que le texte suivant donne au sens sa plus grande clarté et vient lever toute espèce de doute. A ces paroles en effet, saint Jean ajoute : « Mais si nous confessons nos fautes, Dieu est fidèle et juste pour nous remettre nos péchés et nous purifier de toute iniquité 4 ». Que peut répondre, que peut opposer à cette parole la plus orgueilleuse impiété? Si c’est pour confondre notre orgueil, et non pour proclamer une vérité, que les saints ne se disent pas

 

1. Ps. CXVIII, 3.— 2. Sag. VII, 16.— 3. Jean, I, 8.— 4. Id. 9.

 

sans péché, pourquoi cette confession, afin de mériter le pardon et la justification? Est-ce encore là un moyen d’éviter l’orgueil? Comment alors une confession mensongère leur obtiendrait-elle une véritable rémission des fautes? Silence donc à cette feinte orgueilleuse, mort à cette plainte chétive qui se séduit elle-même, qui vient sous le voile de l’humilité dire à l’oreille des hommes qu’elle est en péché, tandis qu’un orgueil impie lui fait dire au fond de son âme qu’elle est sans faute. Tenir ce langage, c’est nous séduire nous-mêmes, c’est n’avoir point en nous la vérité. Parler ainsi devant les hommes, non-seulement c’est nous séduire nous-mêmes, c’est encore séduire les autres en les infestant d’une doctrine si corrompue. Mais tenir ce langage dans le secret de leur coeur, c’est là se séduire soi-même, c’est n’avoir point en soi-même la vérité; c’est mettre dans son propre coeur la séduction, et dès lors c’est perdre au fond de son âme la lumière de la vérité. Dès lors, que la famille du Christ, famille sainte, qui fructifie et s’accroît dans le monde, qui est vraiment dans la vérité et vraiment dans l’humilité, que celte famille s’écrie: « Si nous disons que nous n’avons aucun péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous. Si nous allons jusqu’à confesser à Dieu nos fautes, il est juste et fidèle, au point de nous pardonner nos péchés et de nous purifier de nos fautes ». Puisse notre coeur le sentir, comme notre langue le profère. Car l’humilité n’est véritable que quand elle ne consiste pas seulement en paroles, de manière que, selon la parole de saint Paul, « sans nous élever à des pensées trop hautes, nous nous

 

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accommodons à ce qu’il y a de plus humble 1 ». L’Apôtre ne dit point que nous parlions, il dit que nous nous accommodions, ce qui n’est point l’affaire de la langue, mais celle du coeur. Ainsi donc, ô hypocrite, dire que tu es en péché, sans le croire dans ton coeur, c’est feindre l’humilité au dehors, et à l’intérieur embrasser la vanité. C’est donc n’avoir la vérité ni dans la bouche, ni dans le coeur. De quoi te servira que tes paroles soient humbles aux yeux des hommes, si Dieu voit l’enflure dans tes pensées? Que l’oracle divin crie à ton oreille : Loin de toi toute parole orgueilleuse: tu mériterais néanmoins d’être condamné si les paroles de ta bouche étaient humbles devant les hommes, tandis que devant. Dieu les paroles de ton coeur seraient pleines d’enflure. Mais quand il dit formellement: « Au lieu de t’enorgueillir, crains plutôt 2 », il n’est point question ici de langage, mais plutôt de sentiments; pourquoi l’humilité ne serait-elle point dans le coeur, comme le sentiment est dans le coeur? L’enflure de l’âme ne couvrirait-elle donc, dans notre langage, qu’une humilité menteuse? Tu lis, ou plutôt tu entends: « Au lieu de t’enorgueillir, crains plutôt » ; et tu t’élèves dans tes sentiments, au point de te croire sans péché; et pour ne point en passer par la crainte, tu n’as d’autre ressource que l’orgueil.

2. Mais, diras-tu, pourquoi donc est-il écrit: « Tous ceux en effet qui commettent l’iniquité, ne marchent pas dans ses voies? » Eh ! les saints du Seigneur ne marchent-ils pas dans les voies du Seigneur? S’ils marchent dans ses voies, ils ne commettent point d’iniquité; s’ils ne commettent point d’iniquité, ils n’ont aucun péché; car « c’est l’iniquité qui est le péché 3». Ah! levez-vous pour me secourir, Seigneur Jésus, et qu’à l’hérétique orgueilleux je puisse opposer l’humble aveu de l’Apôtre. Où est donc cet homme qui fait le vide en lui-même pour n’être plein que de vous? Ecoutons-le, saies frères, interrogeons-le sur cette question, s’il vous plaît, ou mieux, parce qu’il vous plaît. Dites-nous donc, ô bienheureux Paul, si vous marchiez dans les voies du Seigneur, lorsque vous viviez encore en cette chair? Mais, nous répond-il, pourquoi m’écriais-je alors « Toutefois, marchons dans la voie où nous

 

1. Rom. VII, 16.— 2. Id. XI, 20. — 3. I Jean, III, 4.

 

sommes arrivés 1? » Pourquoi dire encore : « Tite vous a-t-il donc circonvenus? N’avons- nous pas marché dans le même esprit et suivi les mêmes traces 2 ? » Pourquoi dire: « Tant que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur, car nous n’allons à lui que par la foi, et nous ne le voyons pas à découvert 3 ? » Quelle voie nous conduit plus sûrement au Seigneur, que la foi dont vit le juste en ce monde 4? Dans quelle autre voie pouvais-je marcher quand je disais: « En tous cas, oubliant ce qui est derrière moi, je m’avance vers ce qui est devant moi, je m’efforce d’atteindre le but, pour remporter le prix auquel Dieu m’a appelé  d’en haut par Jésus-Christ 5 ? » Enfin, dans quelle voie pouvais-je courir quand je disais : « J’ai combattu un bon combat, j’ai achevé ma carrière 6 ? » Que ces citations nous suffisent pour montrer que l’apôtre saint Paul marchait dans la voie du Seigneur; mais interrogeons-le sur un autre point. Dites-nous, ô saint Apôtre, je vous en supplie, quand vous viviez dans la chair, marchant dans les voies du Seigneur, aviez-vous quelque péché, ou viviez-vous sans péché? Voyons s’il se séduira lui-même, ou bien s’il sera d’accord avec le bienheureux Jean, apôtre comme lui; car la vérité était en eux 7. Voici donc sa réponse: N’avez-vous point lu

cet aveu que j’ai fait: « Ce que je fais, ce n’est point le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas 8 ? » Voilà ce que nous entendons; mais demandons ensuite : Comment donc marchiez-vous dans les voies du Seigneur, si vous faisiez précisément le mal que vous ne vouliez pas; puisque la parole du psaume est formelle : « Ceux qui commettent l’iniquité ne marchent point dans ses voies? » Ecoutons maintenant sa réponse dans la pensée suivante : « Or, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui agis de la sorte, mais le péché qui habite en moi 9 ». Voilà comment ceux qui marchent dans la voie du Seigneur ne commettent point l’iniquité, bien qu’ils ne soient point sans péché; car s’ils ne le commettent point eux-mêmes, le péché néanmoins habite en eux.

3. Mais, dira-t-on, comment, d’une part,

 

 

1. Philipp. III, 16.— 2. II Cor, XII, 18.— 3. Id. V, 6,7.— 4. Rom. I, 17.— 5. Philipp. III, 13, 14.— 6. II Tim. IV, 7.— 7. I Jean, I, 8. — 8. Rom. VII, 15. — 9. Id. 15-17.

 

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l’Apôtre faisait-il le mal qu’il ne voulait pas, et comment, d’autre part, n’était-ce point lui qui le commettait, mais le péché qui habitait en lui? En attendant que nous répondions, une difficulté est déjà résolue, et il devient évident par l’autorité de l’Ecriture sainte, qu’il est possible que nous marchions dans les voies du Seigneur, sans être exempts de péché, bien que nous ne le commettions point nous-mêmes. « Ceux qui commettent l’iniquité », c’est bien là le péché, puisque le péché est une iniquité, « ceux-là ne marchent point dans les voies du Seigneur ». Maintenant, comme il faut finir ce discours, réservons pour un autre à expliquer comment c’est l’homme qui commet le péché à cause de ce corps de mort soumis à la loi du péché, et comment il ne le commet point dès qu’il marche dans les voies du Seigneur.

TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE PÉCHÉ DANS L’HOMME JUSTE.
 

Si saint Paul marche dans la voie du Seigneur, quoique le péché habite en lui, il suit de là que le péché stimule en nous les désirs déréglés, mais que le consentement seul nous rend coupables. Ce péché ne cessera d’habiter en nous que quand notre corps sera devenu immortel. Toutefois, ceux-là mêmes qui sont dans les voies du Seigneur, implorent la rémission de leurs dettes, c’est-à-dire des fautes de surprise, qui sont fréquentes. Les voies de Dieu se résument dans la foi: donc l’incrédulité est le péché de ceux qui ne marchent point dans ces voies. Qu’ils reviennent au Seigneur, et ils trouveront en lui miséricorde et vérité.

 

1. Cette parole de notre Psaume : « Ceux u qui commettent l’iniquité, ne marchent « point dans ses commandements 1 », comparée à cette autre de saint Jean, que « le péché c’est l’iniquité », a soulevé une question difficile à résoudre. Comment les saints qui sont en cette vie peuvent-ils, d’une part, n’être point sans péché, puisqu’il est vrai de dire: « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous 2 » ; et d’autre part, marcher néanmoins dans les voies du Seigneur, dans lesquelles ne marchent point ceux qui commettent l’iniquité? Telle est la question résolue par ce mot de saint Paul: « Ce n’est point moi qui agis de la sorte, mais le péché qui habite en moi 3 ». Comment peut être sans péché celui en qui habite le péché ? Saint Paul est néanmoins dans la voie du Seigneur, dans laquelle ne marchent point ceux qui commettent l’iniquité; car ce n’est point lui qui commet le mal, mais le péché qui habite en lui. Toutefois, cette question n’est résolue que pour en faire

 

1. Ps. CXVIII, 3. — 2. I Jean, I, 8. — 3. Rom. VII, 17, 20.

 

naître une plus grave. Comment un homme peut-il faire ce qu’il ne fait pas? Car l’Apôtre a dit l’un et l’autre: « Ce n’est point ce que  je veux, que je fais » ; et : « Ce n’est point moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi 2 ». D’où il nous faut comprendre que quand le péché agit en nous, ce n’est point nous qui agissons, dès lors que notre volonté n’y donne aucun consentement, et retient même les membres de notre corps, de peur qu’ils n’obéissent à ses désirs. Que peut faire en nous le péché malgré nous, sinon stimuler seulement des désirs déréglés ? mais si nous n’y donnons aucun assentiment, c’est une aspiration soulevée en nous, mais qui n’obtient aucun effet. C’est là le précepte que nous donne saint Paul : « Que le péché ne règne point en votre corps mortel, jusqu’à vous faire obéir à ses désirs déréglés, afin que vous n’abandonniez plus vos membres au péché comme des instruments d’iniquités 2». Il est en effet certains désirs du péché auxquels il nous défend d’obéir. Ces désirs opèrent donc le péché, et pour nous, y

 

1. Rom VII, 16.— 2. Id. VI, 12, 13.

 

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obéir, c’est commettre le péché ; et toutefois si, conformément à l’avis de l’Apôtre, nous n’y cédons point, ce n’est point nous qui agissons 1, mais le péché qui habite en nous. Et, si nous n’éprouvions aucun de ces désirs, il ne se commettrait aucun mal en nous, ni de notre part, ni de la part du péché. Mais quand se soulèvent en nous de ces désirs illicites qui nous laissent inactifs, si nous n’y obéissons point, il est dit néanmoins que c’est nous qui agissons, parce qu’ils ne sont point l’effet d’une force étrangère, mais des faiblesses de notre nature, faiblesses dont nous serons entièrement délivrés, quand notre corps sera devenu immortel aussi bien que notre âme. Donc, d’une part, dès lors que nous marchons dans les voies du Seigneur, nous n’obéissons point aux désirs du péché, et d’autre part, comme nous ne sommes point sans péché, nous en avons les désirs. Ce n’est donc point nous qui formons ces désirs, puisque nous n’y obéissons point, mais ils sont l’oeuvre du péché qui habite en nous et qui les soulève. « Car ils ne marchent point dans les voies du Seigneur, ceux qui commettent l’iniquité », c’est-à-dire qui se laissent aller aux désirs du péché.

2. Mais, cherchons encore ce que nous demandons à Dieu de nous pardonner, quand nous disons: « Remettez-nous nos dettes 2 » ; sont-ce les fautes que nous commettons en obéissant aux désirs du péché, ou bien voulons-nous qu’il nous pardonne ces désirs, qui ne viennent point de nous, mais du péché qui habite en nous ? Autant que j’en puis juger, tout ce qu’il y a de coupable dans cette faiblesse qui soulève en nous ces convoitises déréglées, que saint Paul nomme péché, est effacé par le sacrement de baptême, ainsi que toutes les fautes que nous avons commises en y obéissant dans nos actes, dans nos paroles, dans nos pensées, et quoique cette faiblesse demeurât en nous, elle ne nous serait point nuisible, si nous n’obéissions jamais à ses désirs, ni en actions, ni en paroles, ni par un secret assentiment, jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement guérie quand s’accomplira cette prière: « Que votre règne arrive » ; ou bien: « Délivrez-nous du mal 3». Mais, comme la vie de l’homme sur la terre est une épreuve 4; bien que nous soyons fort éloignés du crime, nous ne manquons pas

 

1. Rom. VII, 17.— 2. Matth. VI, 12.— 3. Id. 10-12.— 4. Job, VII, 1.

 

d’occasions néanmoins d’obéir aux désirs du péché, ou en actions, ou en paroles, ou en pensées, lorsque, prenant garde aux grandes fautes, nous sommes surpris par des fautes plus légères ; et toutes ces fautes rassemblées contre nous, pourraient, sinon nous briser chacune par leur poids, du moins toutes ensemble nous accabler par leur masse. De là vient que ceux-là mêmes qui marchent dans la voie du Seigneur, disent aussi: « Remettez-nous nos dettes 1 »; car à ces voies du Seigneur appartiennent aussi la prière et la confession, quoique les péchés ne leur appartiennent pas.

3. C’est pourquoi dans ces voies du Seigneur, toutes renfermées dans la foi, par laquelle on croit en Celui qui justifie l’impie 2, et qui dit encore: « Moi je suis la voie 3 », nul ne commet le péché, mais chacun le confesse. Tout pécheur s’écarte donc de la voie, et dès lors on ne saurait attribuer à la voie le péché commis par celui qui s’en écarte; mais dans le chemin de la foi, on regarde comme ne péchant point ceux à qui Dieu n’impute aucun péché. C’est de ces hommes que saint Paul, en relevant la justice qui vient de la foi. nous montre qu’il est écrit dans le psaume : « Bienheureux ceux dont les iniquités sont remises, et dont les péchés sont couverts : bienheureux l’homme à qui le Seigneur n’impute aucun péché 4». Voilà ce que l’on rencontre dans la voie du Seigneur; et dès lors, comme « le juste vit de la foi 5 », cette iniquité qui consiste dans l’infidélité nous éloigne de la voie du Seigneur. Quiconque dès lors marche dans cette voie, c’est-à-dire dans une foi pieuse, ou ne commet aucune faute, ou s’il en commet quelqu’une en s’égarant quelque peu, elle ne lui est pas imputée à cause de cette même voie, et il est comme s’il n’en avait commis aucune. Ainsi donc, dans cet oracle du Prophète: « Ce n’est point dans ses voies qu’ils marchent, ceux qui commettent l’iniquité », on doit entendre par iniquité, ou s’écarter de la foi ou ne point s’en approcher. C’est en ce sens que le Seigneur a dit des Juifs: « Si je n’étais venu, ils n’auraient aucun péché 5 ». Et toutefois, ils n’étaient pas sans péché avant que le Christ vînt en sa chair, et ils ne sont point demeurés sans péché depuis son avènement,

 

1. Matth. VI, 12. — 2. Rom. IV, 5. — 3. Jean, XIV, 6.— 4. Rom. IV, 7; Ps. XXXI, 1, 2. — 5. Rom. I, 17. — 6. Jean, XV, 22.

 

653

 

mais le Sauveur a voulu caractériser un péché spécial, c’est-à-dire l’infidélité, parce qu’ils n’ont pas cru en lui. De même ceux qui commettent l’iniquité, non point toute iniquité, mais celle qui consiste dans l’infidélité, ne marchent point dans ses voies; car « toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité 1 » ; l’une et l’autre sont dans le Christ, et nulle part en dehors du Christ. « Or», nous dit saint Paul, «je déclare que le Christ a été ministre pour le peuple circoncis, afin de vérifier la parole de Dieu, et de confirmer les promesses faites à nos  pères, que les Gentils doivent glorifier Dieu de sa miséricorde 2 ». Il y a donc miséricorde en ce qu’il nous a rachetés; il y a vérité

 

1. Ps. XXIV, 10. — 2. Rom. XV, 8, 9.

 

en ce qu’il a accompli ce qu’il a promis, et qu’il accomplira ce qu’il promet encore. « Ceux donc qui commettent l’iniquité », c’est-à-dire qui sont incrédules, « n’ont pas marché dans ses voies », puisqu’ils n’ont point cru au Christ. Donc, qu’ils se convertissent et qu’ils croient humblement en Celui qui justifie l’impie 1, et dès lors ils retrouveront en lui toutes les voies du Seigneur, c’est-à-dire la miséricorde par le pardon de leurs péchés, et la vérité par l’accomplissement des promesses divines; car, marchant dans ces voies, ils ne commettront point l’iniquité, parce qu’ils éviteront toute infidélité pour embrasser la foi qui agit par amour 2, et à laquelle Dieu n’impute aucun crime.

 

1. Rom. IV, 5. — 2. Galat. V, 6.

QUATRIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
L’OBÉISSANCE AUX PRÉCEPTES.
 

Les Grecs ont dit avec raison « rien de trop », quand il s’agit de régler notre vie. Mais quand le Prophète veut que l’on garde les préceptes de Dieu « à l’excès», cela signifie: complètement; il implore ensuite la grâce du Seigneur afin d’obéir à ses décrets, qu’il ne lui suffit pas de connaître pour les accomplir, et qui seraient pour lui un sujet de confusion, s’il ne les accomplissait point. Les accomplir, ce sera une confession glorieuse, aussi Dieu ne  l’abandonnera-t-il point complètement.

 

1. Quel est, mes frères, celui qui dit au Seigneur: « C’est vous qui avez ordonné que l’on gardât à l’excès vos préceptes ; puissent mes voies se redresser, en sorte que j’obéisse à vos décrets; je ne serai point confondu quand j’aurai considéré vos commandements 1 ? » Qui donc parle de la sorte, sinon tout membre du Christ, ou plutôt le corps entier du Christ? Mais que signifie cette parole : « Vous avez ordonné que l’on gardât vos commandements à l’excès? » Cette expression à l’excès signifie-t-elle, ou que Dieu a ordonné à l’excès, ou qu’il faut les garder à l’excès? Quel que soit le sens que nous lui donnions, elle paraît contradictoire à cette fameuse et admirable maxime que les Grecs relèvent dans leurs sages avec des éloges auxquels ont applaudi les Latins : « Ne quid nimis,

 

1. Ps. CXVIII, 4-6.

Rien de trop 1». S’il est vrai en effet qu’il ne faut rien de trop, comment se vérifiera ce qui est dit ici : « Vous avez ordonné que l’on gardât vos préceptes à l’excès? » Eh! comment y aurait-il excès ou dans l’ordre de Dieu, ou dans l’accomplissement de ses commandements, si tout excès était blâmable? Nous dirions donc volontiers que les sages de la Grèce n’ont aucune autorité sur nous, en face de cette parole de l’Ecriture: « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde 2 »; et ne serions-nous pas disposés à rejeter comme faux cet adage : « Rien de trop », plutôt que cette parole sainte que nous lisons et que nous chantons: « Vous avez ordonné que l’on gardât vos commandements à l’excès » ; si nous n’en étions détournés plus encore par la droite raison que

 

1. Térence,  Andr. Act. I, sc. 1. — 2. I Cor. I, 20.

 

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par la futilité des Grecs? Cette expression en effet, nimis, trop, exprime tout ce qui dépasse le nécessaire. Le peu et le trop sont deux opposés. Peu est au dessous du nécessaire, et trop est au dessus. Entre ces deux extrêmes, on peut intercaler assez. Or, comme il est très-utile pour régler notre vie et nos moeurs de ne rien faire au-delà du nécessaire, nous devons adopter comme expression de la vérité cet adage : Rien de trop, et non le rejeter comme faux. Mais souvent la langue latine abuse de cette expression, et souvent, dans les saintes Ecritures, trop signifie beaucoup, et dans nos sermons nous lui donnons le même sens. Ici en effet: « Vous avez ordonné que l’on gardât vos commandements à l’excès », l’expression à l’excès ou trop, signifie complètement. Nous disons aussi: Je vous aime trop, en parlant à quelqu’un qui nous est cher, non que nous l’aimions plus qu’il ne faut, mais seulement pour exprimer une grande affection. Enfin, dans la maxime grecque, on ne lit point l’expression que nous trouvons ici; cette maxime porte agan qui signifie trop : tandis qu’il y a ici sphodra, qui signifie beaucoup. Mais, comme nous l’avons dit, on trouve l’expression nimis, trop, qui a ici le sens de valde, beaucoup, et nous la répétons en ce sens. De là ‘vient que plusieurs exemplaires latins, au lieu de nimis portent valde: « Vous avez ordonné que l’on gardât vos ordonnances parfaitement ». Dieu donc l’a parfaitement ordonné, et ses préceptes doivent être parfaitement accomplis.

2. Mais voyez ce qu’ajoute l’humble piété ou la pieuse humilité, et la foi qui n’est point oublieuse de ses bienfaits « Puissent mes voies se redresser, afin que j’obéisse à vos décrets 1 ». Quant à vous, Seigneur, vous avez ordonné, mais puissiez-vous m’accorder de faire ce que vous avez ordonné. Cette expression « puissent » doit te désigner un désir, et devant un désir tu dois déposer tout orgueilleuse présomption. Comment exprimer le désir de ce qui serait tellement au pouvoir de notre libre arbitre, que nous pourrions l’obtenir sans aucun secours? Si donc l’homme souhaite ce que Dieu ordonne, il doit demander à Dieu qu’il nous fasse accomplir ses préceptes. De qui pourrions-nous l’obtenir, sinon de celui qui est u le Père des lumières, de qûi nous u viennent toute grâce excellente et tout don

 

1. Ps. CXVIII, 5.

 

« parfait 1 », comme le dit l’Ecriture? Mais à l’encontre de ceux qui s’imaginent que le secours divin, pour accomplir toute justice, se borne à nous faire connaître les préceptes du Seigneur, en sorte que ces préceptes une fois connus, s’accomplissent, sans aucune grâce de Dieu, mais par les seules forces de notre volonté, le Prophète ne désire le redressement de ses voies pour accomplir les préceptes divins, qu’après avoir appris ces mêmes préceptes, par le divin législateur. Car c’est dans ce dessein qu’il dit tout d’abord : « C’est vous qui avez ordonné que l’on gardât vos préceptes d’une manière parfaite». Or, vos préceptes sont saints, justes et bons; mais à l’occasion de ce qui est bon, le péché me cause la mort 2, si je n’ai le secours de votre grâce: « Puissent dès lors mes voies se redresser, afin que je garde vos décrets ».

3. « Je ne serai point couvert de confusion, tant que je serai attentif à tous vos préceptes 3 ». Qu’on lise ou qu’on repasse dans sa mémoire les commandements de Dieu, il faut les regarder comme un miroir, selon cette parole de l’apôtre saint Jacques : « Si quelqu’un écoute la parole, sans l’accomplir, il ressemble à un homme qui regarde sa face dans un miroir; il s’est regardé et il s’en va, oubliant à l’heure même ce qu’il était; mais l’homme qui inédite la loi parfaite, la loi de liberté, e n’écoutant pas seulement pour oublier aussitôt, mais faisant ce qu’il écoute, celui-là sera heureux en ses oeuvres 4 ». Voilà ce que veut être notre interlocuteur, regarder les préceptes de Dieu comme dans un miroir, afin de n’être point confondu : il ne veut point seulement les entendre, mais encore les accomplir. C’est pour cela qu’il redresse ses voies, afin de garder les commandements de Dieu, Comment les redresser, sinon par la grâce de Dieu? Autrement il n’aurait point dans la loi de Dieu un sujet de joie, mais un sujet de confusion, s’il étudiait les préceptes sans les pratiquer.

4. «Je vous confesserai, ô mon Dieu,dit le Prophète, dans la droiture de mon coeur, quand j’aurai appris les jugements de votre justice 5». Ce n’est point là une confession de péché, mais une confession de louange, dans le même sens que parlait celui qui était sans péchés et qui disait: « Je vous confesse, ô mon Père,

 

1. Jacques, I, 17. — 2. Rom. VII, 12, 13. —  3. Ps. CXVIII, 6. — 4. Jacques, I, 23-25. — 5. Ps. CXVIII, 7.

 

 

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Seigneur de la terre et du ciel 1» ; et comme il est écrit au livre de l’Ecclésiastique : « Vous direz dans votre confession : Toutes les oeuvres du Seigneur sont parfaitement bonnes 2. « Je vous confesserai », dit le Psalmiste, « dans la droiture de mon coeur ». Assurément, si mes voies sont redressées, je vous confesserai, parce que ce sera votre ouvrage, et qu’à vous en sera due la gloire, et non à moi. C’est alors que « je vous confesserai parce que j’aurai appris les jugements de votre justice », si mon coeur est droit, c’est-à-dire si mes voies sont redressées pour garder vos ordonnances. De quoi me servirait en effet de les avoir apprises, si mon coeur perverti me fait marcher dans les voies de l’erreur? Car elles ne feront point ma joie, mais ma condamnation.

5. Le Prophète ajoute « Je garderai vos préceptes 3». Paroles qui sont amenées par

ce qui précède : « Puissent mes voies se redresser pour garder vos préceptes : alors je ne serai point confondu tant que je serai attentif à vos commandements; je vous confesserai dans la droiture de mon coeur, et je garderai vos préceptes ». Mais que veut dire cette autre parole : « Ne m’abandonnez pas entièrement » ou « à l’excès », comme dans certains exemplaires qui ont nimis, à l’excès, au lieu de valde, totalement; car la même expression grecque, sphodra se trouve encore ici : le Prophète voudrait-il être abandonné de Dieu, mais pas « totalement ? »

Loin de là. Mais comme Dieu avait abandonné te monde à cause du péché, il aurait de même abandonné « totalement »

 

1. Matth. XI, 25. — 2. Eccli. XXXIX, 20, 21. — 3. Ps. CXVIII, 8.

 

l’interlocuteur, s’il n’eût profité de ce remède ineffable, c’est-à-dire de la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Mais maintenant, à cause de cette prière que lui fait le corps entier du Christ, Dieu ne l’a point abandonné totalement, puisque « Dieu était dans le Christ se réconciliant le monde ». On peut encore considérer ces paroles comme l’aveu d’un homme qui aurait dit dans son abondance et dans sa confiance en lui-même : « Je ne serai point ébranlé éternellement 2 » et alors, pour lui montrer que s’il est établi dans sa beauté et dans sa force, ce n’est point par son mérite, mais par un effet de la bonté divine, Dieu a détourné de lui sa face et t’a jeté dans la confusion 3. Il se reconnaît, et sans présumer de lui-même, il s’écrie : « Ne m’abandonnez point totalement». Si vous m’abandonnez de manière à laisser voir ma faiblesse, ne m’abandonnez pas complètement, de peur que je ne périsse. « C’est donc vous qui avez ordonné que l’on gardât vos préceptes parfaitement». Je ne puis me couvrir de mon ignorance. Mais comme je suis infirme : « Puissent mes voies se redresser, afin que je garde vos préceptes. Alors je ne serai point confondu, tant que je serai attentif à vos ordonnances ; et je vous confesserai dans la droiture de mon coeur, quand j’aurai appris les jugements de votre justice, et alors je garderai vos ordonnances » ; et si vous m’abandonnez, afin que je ne me glorifie plus en moi-même, ne m’abandonnez pas entièrement; et alors, justifié par vous, je me glorifierai en votre bonté.

 

1. II Cor. V, 19; — 2. Ps. XXIX, 7.— 3. Id. 8.

CINQUIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE REDRESSEMENT DE NOS VOIES.
 

Le jeune homme redresse ses voies en gardant les préceptes de Dieu. Ici homme désigne le genre humain; la jeunesse est mise en avant comme le temps le plus convenable, ou peut-être par allusion prophétique au prodigue de l’Evangile, ou parce que tout homme redressant ses voies est jeune par la grêce, qui nous est nécessaire pour observer la loi de Dieu si disproportionnée à nos forces. Aussi le Prophète supplie-t-il le Seigneur de lui enseigner ses préceptes comme les savent ceux qui les pratiquent.

 

1. Considérons, mes Frères, les versets suivants, et tâchons d’en pénétrer le sens autant que Dieu nous en fera la grâce : « Comment la jeunesse redressera-t-elle ses voies? En gardant vos paroles 1». Le Prophète s’interroge et se répond à lui-même : « En quoi la jeunesse corrige-t-elle ses voies ? »Voilà l’interrogation. Voici la réponse « En gardant vos paroles ». Mais, ici, garder les paroles de Dieu, doit s’entendre de l’accomplissement de ses préceptes. En vain les garderait-on dans sa mémoire, si on ne les gardait aussi dans les moeurs. Il est des hommes en effet qui savent les préceptes de Dieu, et travaillent à ne point les oublier, mais ne travaillent point à vivre de manière à se corriger. Or, le Prophète ne dit point Comment la jeunesse exerce-t-elle sa mémoire? Mais « En quoi la jeunesse corrige-t- elle ses voies ? » Et à cette question il répond : « En gardant vos paroles ». Or, on ne saurait dire que la voie est redressée quand la vie est perverse.

2. Mais que vient faire ici la jeunesse ? Car le Prophète eût pu dire : « En quoi l’homme corrige-t-il sa voie ? » et se servir du mot homo ou vir. L’Ecriture en use souvent ainsi pour désigner le genre humain par le sexe qui est le plus noble, et dans cette manière de parler, elle exprime le tout par la partie. Car on ne saurait dire qu’une femme ne soit point heureuse, dès lors qu’elle n’a point assisté au conseil des méchants; et toutefois, le Prophète a dit : « Bienheureux l’homme ». Mais ici il n’emploie ni le mot homo ni le mot vir; mais seulement le plus jeune. Faut-il donc désespérer du vieillard? Ou bien ce vieillard redresserait-il ses voies, autrement qu’en

 

1. Ps. CXVIII, 9.— 2. Id. I, 1.

 

gardant les préceptes du Seigneur? Ne serait-ce point là une indication du temps où ce redressement doit principalement avoir lieu, selon qu’il est écrit ailleurs « Mon fils, dès  ta jeunesse reçois l’instruction, et tu obtiendras la sagesse jusqu’en tes derniers jours 1? » On peut néanmoins, dans un autre sens, reconnaître ici le plus jeune fils de l’Evangile, qui avait fui son père pour s’en aller dans une région lointaine, pour dissiper son bien en vivant avec des femmes débauchées, et qui, après avoir fait paître les pourceaux, cédant à la faim et à la misère, rentre en lui-même et dit : « Je me lèverai et j’irai à mon Père ». En quoi a-t-il redressé ses voies, sinon en gardant les préceptes du Seigneur, dont il était affamé comme du pain de la maison paternelle? Ce n’était point son frère aîné qui corrigeait ses voies, lui qui disait à son père « Voilà tant d’années que je vous sers, et je n’ai jamais violé vos préceptes ». Ce fut donc le plus jeune qui corrigea ses voies, quand il reconnut qu’il les avait détournées et perverties et qu’il dit « Je ne suis pas digne désormais d’être appelé votre fils 2 ». Il me vient encore un troisième sens, et qui, selon moi, serait préférable aux deux premiers. Par le vieillard entendons le vieil homme, et par le plus jeune, l’homme nouveau;le vieil homme porte l’image de l’homme terrestre, et le jeune homme l’image de l’homme céleste; car u le premier n’est point le spirituel, mais le « corps animal vient, et ensuite le spirituel 3 ». Qu’un homme donc soit fort avancé en âge, qu’il arrive même à la décrépitude corporelle, il est jeune devant Dieu dès que la conversion l’a renouvelé dans la grâce c’est

 

1. Eccli. VI, 18. — 2. Luc, XV, 12-21. — 3. I Cor. XV, 46, 49.

 

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en cela qu’il corrige sa voie, en gardant les préceptes du Seigneur, c’est-à-dire la parole de foi que nous prêchons 1, et telle est la foi qui agit par la charité 2.

3. Mais ce peuple qui est le plus jeune, ce fils de la grâce, cet homme nouveau qui chante un cantique nouveau, cet héritier du Nouveau Testament, ce plus jeune qui n’est point Caïn, mais Abel; non point Ismaël, mais Isaac ; non point Esaü, mais Israël; non point Manassès, mais Ephraïm ; non point Héli, mais Samuel; non plus Saül, mais David, écoutez ce qu’il ajoute : « Je vous ai cherché de tout mon coeur», dit-il à Dieu, « ne me repoussez point de votre loi 3 ». Le voilà qui implore du secours pour garder les paroles de Dieu qu’il nous donnait comme le moyen pour le jeune homme de corriger ses voies. Tel est en effet le sens de cette parole « Ne me rejetez point de vos préceptes ». Etre rejeté de Dieu, qu’est-ce à dire, sinon ne recevoir de lui aucun secours? La loi de Dieu si juste, si relevée, est trop disproportionnée à la faiblesse humaine, pour que nous l’observions, si Dieu dans sa bonté ne nous prévenait de son aide. Et ne point nous aider, c’est réellement nous repousser, c’est l’épée de flammes qui empêche l’homme devenu indigne de toucher à l’arbre de vie ­4. Mais qui est digne d’être aidé, depuis que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort qui a passé en tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché 5? Or, cette misère qui nous est due, est guérie par la miséricorde que Dieu sie nous doit point. Car notre interlocuteur qui nous dit ici : « Je vous ai cherché de tout mon « coeur » ; comment le pourrait-il, si Dieu lui-même ne l’avait appelé à lui, quand il se détournait; lui à qui le Prophète a dit: « Convertissez-nous, Seigneur, et donnez-nous la vie »; s’il ne cherchait lui-même celui qui est perdu, s’il ne rappelait celui qui s’égare, lui qui a dit: « Je rechercherai ce qui était perdu,

 

1. Rom. X, 8.— 2. Gal. V, 6.— 3. Ps. CXVII, 10.— 4. Gen. III, 25. — 5. Rom. V, 12. — 6. Ps. LXXXIV, 7.

 

 

«je rappellerai dans la voie ce qui était égaré 1».

4. C’est ainsi que notre interlocuteur redresse ses voies en gardant la parole de Dieu, sous la direction et sous l’action de Dieu ; ce qu’il ne pourrait faire de lui-même; aussi Jérémie nous fait-il cet aveu : « Je sais, ô mon Dieu,  que la voie de l’homme n’est point à lui, et que par lui-même il ne saurait marcher ni diriger ses pas 2». C’est là ce que demandait plu& haut celui qui s’écriait : « Puissent mes voies se redresser » ; et ici encore quand il dit : « J’ai caché vos paroles dans mon coeur, afin de ne point pécher contre vous 3 »; il se hâte d’implorer le secours divin, de peur qu’il n’eût caché inutilement cette parole divine dans son coeur, si elle ne produisait des oeuvres de justice. Aussi, quand il ajoute : « Béni êtes-vous, Seigneur; enseignez-moi vos ordonnances 4»; enseignez-les moi, dit-il, comme les savent ceux qui les pratiquent, non ceux qui s’en souviennent simplement afin de pouvoir en parler, Déjà il avait dit en effet: « J’ai caché vos paroles dans mon coeur, afin de ne point pécher contre vous »; pourquoi veut-il encore apprendre ces mêmes paroles qu’il tient déjà cachées dans son coeur? Ce qu’il n’aurait pu faire si déjà il ne les eût apprises. Pourquoi donc ajouter : « Enseignez-moi vos voies », sinon parce qu’il veut les apprendre en les accomplissant, et non les retenir dans sa mémoire ou en parler ? Comme donc il est dit dans un autre psaume : « Celui qui a donné la loi donnera aussi la bénédiction 5 »; le Prophète nous dit ici : « Béni êtes-vous, Seigneur, enseignez-moi vos ordonnances». Puisque j’ai caché votre parole dans mon coeur afin de ne point pécher contre vous, vous m’avez donné la loi; donnez-moi aussi la bénédiction de la grâce, afin que j’apprenne en la pratiquant ce que vous m’avez commandé en m’instruisant, Que cela vous suffise et nourrisse votre esprit sans le surcharger. La suite exige un nouveau discours.

 

1. Ezéch. XXXIV, 16. — 2. Jérém. X, 23. — 3. Ps. CXVIII, 11. — 4. Id. 12. — 5. Id. LXXXIII, 8.

SIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE CHRIST EST LA VÉRITABLE VOIE.
 

Comment le Prophète a-t-il pu prononcer les jugements de Dieu qui sont insondables, et demande-t-il à Dieu de lui faire connaître les justifications qu’il faut pratiquer? Le Prophète personnifie l’Eglise qui connaît les jugements de Dieu, et qui les connaît tous en Jésus-Christ, bien que l’homme ne puisse les sonder, et les connaître que par les lumières de l’Eglise. La voie des témoignages, si délicieuse pour le Prophète, c’est Jésus-Christ, gage de l’amour de Dieu, amour que l’Eglise médite et prêche.

 

1. Dans le psaume que nous expliquons, nous commençons notre discours par ce verset: « Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche 1 ». Qu’est-ce à dire, mes bien-aimés? Que veut dire cette parole? Qui peut énoncer tous les jugements de Dieu, quand il ne saurait même les découvrir? Hésiterons-nous à nous écrier avec l’Apôtre:

« O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables 2 ! » Le Seigneur dit aussi: « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne sauriez les porter maintenant 3». Et bien qu’il ait promis aux disciples de leur apprendre toute vérité par l’Esprit-Saint, le bienheureux Paul s’écrie néanmoins: « Nous ne connaissons qu’en partie » ; afin de nous montrer que sans aucun doute c’est l’Esprit-Saint, dont nous avons reçu le gage, qui nous conduit à la pleine vérité; mais seulement quand nous serons dans l’autre vie, alors qu’après avoir vu ici-bas en énigme et comme dans un miroir, nous verrons Dieu face à face 4. Comment donc notre interlocuteur nous dit-il: « Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche? » Et il nous parle de la sorte, après avoir dit au verset précédent: « Enseignez-moi vos préceptes ». Oui, comment a-t-il pu énoncer tous les jugements de la bouche de Dieu, lui qui veut encore en étudier les préceptes? Connaissait-il déjà les jugements, et voulait-il de plus connaître les préceptes du Seigneur? Mais il devient plus étonnant qu’il ait connu ce qu’il y a d’insondable en Dieu, sans connaître ce que Dieu nous ordonne de pratiquer. Car ces

 

1. Ps. CXVIII, 13. — 2. Rom. XI, 33. — 3. Jean, XVI, 12, 13. — 4. I Cor. XIII, 9, 12.

 

justifications, justificationes, ou moyens de devenir justes, ne sont pas des paroles, mais des actes de justice, ce sont les oeuvres des justes commandées par Dieu. Ces oeuvres sont appelées divines, bien que nous les accomplissions, parce que sans le secours de Dieu, nous ne pourrions les faire. Mais ou appelle jugements de Dieu, ceux qu’il exerce maintenant sur le monde jusqu’à la fin des siècles. Or, comme la parole de Dieu s’entend de ses justifications et de ses jugements tout à la fois, pourquoi le Prophète veut-il étudier les justifications, puisqu’il dit qu’il a renfermé dans son coeur toutes les paroles de Dieu? Voici en effet ce qu’il dit: « J’ai caché vos paroles dans mon coeur afin de ne point pécher contre vous » ; puis il ajoute : « Béni êtes-vous, mon Dieu; enseignez-moi vos justifications ». Puis ensuite: « Mes lèvres ont énoncé tous les jugements de votre bouche ». Il semble qu’il n’y ait ici rien de contradictoire, qu’il y ait même une liaison très-naturelle entre cacher les paroles de Dieu dans son coeur, et prononcer ensuite des lèvres tous les jugements de Dieu; « car c’est par le coeur que l’on croit à la justice, et par la bouche que l’on fait cette profession qui nous sauve 1 » : mais entre ces deux actes le Prophète intercale cette parole: « Béni êtes-vous, Seigneur; enseignez-moi vos justifications », et l’on ne voit point comment elle peut convenir à l’homme qui renferme dans son coeur les paroles de Dieu, qui a énoncé de ses lèvres les jugements de Dieu, et qui veut ensuite étudier la justification de Dieu, à moins de comprendre qu’il veut les apprendre en les pratiquant, et non plus en les retenant de mémoire ou en les

 

1. Rom. X, 10.

 

énonçant ; et il nous montre que nous devons demander cette grâce à Dieu sans qui nous ne pouvons rien faire. C’est là un point que nous avons traité dans le discours précédent; maintenant comment le Prophète nous dit-il qu’il a énoncé de ses lèvres tous les jugements de la bouche de Dieu, quand ils sont qualifiés d’insondables, eux dont la profondeur a fait dire ailleurs : « Vos jugements sont un profond abîme 1 » ; voilà ce que nous voulons exposer avec le secours de Dieu.

2. Ecoutez donc notre pensée à ce sujet. L’Eglise ignore-t-elle les jugements de Dieu? Elle les connaît parfaitement. Car elle sait à quels hommes le juge des vivants et des morts dira un jour : « Venez, bénis de mon Père, et recevez le royaume »; et à quels autres il dira: « Allez au feu éternel 2 ». Elle sait, dis-je, que ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les autres qu’énumère saint Paul, ne posséderont le royaume de Dieu 3. Elle sait que la colère et l’indignation, la tribulation et l’angoisse deviendront le partage de tout homme qui fait le mal, du Juif d’abord, du Gentil ensuite; que la gloire, l’honneur, la paix, sont pour tout homme qui fait le bien, pour le Juif d’abord, pour le Gentil ensuite 4. Ces jugements de Dieu et d’autres encore évidemment exprimés dans l’Ecriture, l’Eglise les connaît; mais ce ne sont point là tous les jugements de Dieu, puisqu’il en est d’insondables, de profonds comme l’abîme et qui échappent à nos connaissances. Toutefois ne seraient-ils point connus des principaux membres de cet homme qui est avec son chef et Sauveur le Christ tout entier ? Ils seraient alors proclamés impénétrables à l’homme, parce que ses propres forces ne lui permettent pas de les pénétrer. Mais pourquoi tout homme qui aurait reçu les lumières de l’Esprit-Saint ne le pourrait-il point? Ainsi, par exemple, il est dit que « Dieu habite une lumière inaccessible 5», et pourtant il nous est dit encore : « Approchez de lui, et vous serez éclairés 6», On répond à cette difficulté que Dieu est inaccessible à nos forces, mais que nous approchons de lui par sa grâce. A la vérité, tant que le corps corruptible appesantit l’âme 7, nul d’entre les saints ne saurait comprendre tous les jugements de Dieu, puisque nul n’a l’esprit pesant ou la marche

 

1.  Ps. XXXV, 7.— 2. Matth. XXV, 34, 41.— 3. I Cor. VI, 9, 10.— 4. Rom, II, 9, 10.— 5. I Tim. VI, 16.— 6. Ps. XXXIII, 5.— 7. Sag. IX, 15.

 

boiteuse, sans un jugement de Dieu. Je vous cite ces exemples pour vous donner une idée de l’immensité de ces jugements : toutefois l’Eglise, ce peuple que Dieu s’est acquis, peut dire en toute vérité : « J’ai énoncé de mes lèvres tous les jugements de votre bouche », c’est-à-dire je n’ai tu aucun de ces jugements que vous m’avez fait connaître par vos paroles sacrées, mais je les ai tous énoncés de mes lèvres. Telle est l’interprétation que semble nous indiquer le Prophète, qui ne dit point tous vos jugements, mais « tous les jugements de votre bouche », c’est-à-dire tous ceux que vous m’avez fait connaître : en sorte que par le mot de bouche nous devrions entendre la parole, que Dieu nous a fait entendre dans les nombreuses révélations des saints, et dans les deux Testaments ; or, ces jugements, l’Eglise ne cesse de les proclamer de ses lèvres.

3. Le Prophète ajoute : « Je trouve dans la voie de vos témoignages autant de délices que dans toutes les richesses 1». Cette voie des témoignages de Dieu, nous ne pouvons l’entendre d’une manière plus facile, plus certaine, plus courte, plus relevée que du Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse, et de la science 2. C’est pourquoi le Prophète nous dit qu’il a trouvé dans cette voie, des joies et des délices « comme dans toutes les richesses ». Car ces témoignages de Dieu sont les preuves qu’il veut bien nous donner de son amour. Or, Dieu nous signale cet amour dans « cette mort que le Christ a endurée pour nous, lorsque nous étions encore pécheurs 3 ». Donc, puisqu’il nous dit lui-même : « Je suis la voie 4 », et que les saints abaissements de sa naissance et de sa passion deviennent des témoignages évidents de son amour pour nous, nul doute que le Christ ne soit la voie des témoignages de Dieu. Ces témoignages que nous voyons accomplis en lui nous font espérer pour l’avenir l’accomplissement des promesses qu’il nous a faites, « Dès lors que Dieu n’a point épargné son Fils unique, mais qu’il l’a livré pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point après nous l’avoir donné 5? »

4. « Je m’entretiendrai de vos préceptes », dit ensuite le Prophète, « je méditerai vos voies 6 ». Ce que les Grecs traduisent par

 

1. Ps. CXVIII, 14.— 2. Coloss. II, 3.— 3. Rom. V, 8, 9.— 4. Jean, XIV, 6. — 5. Rom. VIII, 32. — 6. Ps. CXVIII, 15.

 

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adolesxesen, les traducteurs latins le rendent par garriam, je gloserai, ou par exercebor, je m’appliquerai, qui paraissent avoir un sens différent; mais si l’on entend, par s’appliquer, l’attention de l’esprit, jointe à un certain plaisir de discussion, on peut accorder ces deux expressions, en les modifiant l’une par l’autre,en sorte que converser et méditer ne soient nullement disparates. On appelle causeurs ceux qui aiment à converser; or, l’Eglise s’applique àla méditation des commandements de Dieu, de manière à être causeuse dans les discussions nombreuses de ses docteurs contre les ennemis de la foi chrétienne et catholique discussions qui sont utiles à leurs auteurs, s’ils ne considèrent en cela que les voies du Seigneur, qui sont, d’après l’Ecriture : « Miséricorde et vérité », et dont la plénitude se trouve en Jésus-Christ. C’est encore dans ces suaves entretiens que s’accomplit ce qu’ajoute le Prophète : « Je méditerai sur vos ordonnances , je n’oublierai point vos paroles ». Car je les méditerai de manière à ne point les oublier. De là vient qu’au premier psaume, celui-là est appelé heureux qui médite la loi de Dieu le jour et la nuit.

5. Dans tout ce que nous venons d’exposer selon notre pouvoir, souvenons-nous, mes frères, que celui qui renferme en son coeur les paroles de Dieu, qui énonce de ses lèvres tous les jugements de la bouche du Seigneur, qui trouve dans ses témoignages autant de délices que dans toutes ses richesses, qui s’entretient et qui s’exerce dans ses commandements, qui considère ses voies, qui médite ses ordonnances de peur d’oublier ses paroles, qui témoigne par là qu’il est instruit de la loi et des enseignements de Dieu, ne laisse pas néanmoins de prier le Seigneur et de dire: « Béni êtes-vous, Seigneur, enseignez-moi vos ordonnances ». Ce qui nous donne à comprendre qu’il ne demande par là que le secours de la grâce, et veut connaître par des oeuvres ce que lui ont enseigné les paroles.

SEPTIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LA FOI ET LA GRÂCE.
 

L’Eglise demande à Dieu la vie, et dès lors la vie de la foi qui agit par la charité. Or, cette foi nous vient de Dieu, qui seul donne la victoire. Mais demander la vie comme le fait le Prophète, c’est l’avoir déjà, et dès lors il demande à Dieu de la lui conserver afin qu’il comprenne les merveilles de ses préceptes ou la charité.

 

1.Si vous vous souvenez, mes Frères, de ce que nous avons déjà dit au sujet de ce psaume, cela doit vous aider à en comprendre la suite. Les interlocuteurs qui parlent comme parlerait un seul homme, sont les membres du Christ, qui ne forment qu’un seul corps sous un seul chef. Le Prophète dit plus haut : « En quoi le jeune homme corrige-t-il sa voie? en gardant vos paroles ». Et maintenant, peur garder cette parole il implore du secours : « Rendez à votre serviteur », dit-il; « que je vive, et je garderai vos paroles 1 ». Si c’est le bien pour le bien qu’il demande, il a donc déjà gardé la parole

 

1. Ps. CXVIII, 17.

 

de Dieu. Toutefois il ne dit point Rendez à votre serviteur, parce que j’ai gardé vos paroles : comme s’il demandait à Dieu que son obéissance fût récompensée ; mais il dit: « Rendez à votre serviteur ; que je vive, et je garderai vos paroles ». Qu’est-ce à dire, sinon que les morts ne les peuvent garder? et ces morts sont les infidèles, dont il est dit: « Laissez aux morts à ensevelir leurs morts 1». Si donc les morts sont pour nous les infidèles, et les vivants les fidèles ; puisqu’il est dit « Le juste vit par la foi 2 », on ne peut garder la parole de Dieu que par cette foi qui agit au moyen de la charité 3; telle est la foi

 

1. Matth. VIII, 22. — 2. Rom. I, 17. — 3. Gal. V, 6.

 

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que le Prophète demande à Dieu en disant: « Rendez à votre serviteur ; que je vive, et je garderai vos paroles». Et comme avant la foi, il n’est dû à l’homme que le mal pour le mal, et que, par une grâce tout à fait gratuite, Dieu néanmoins nous a rendu le bien pour le mal, telle est la faveur que sollicite le Prophète, quand il dit : « Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai vos paroles ». Il est, en effet, quatre manières de rendre : ou bien le mal pour le mal, comme Dieu rendra aux méchants le feu éternel; ou le bien pour le bien, comme il rendra aux justes un royaume sans fin; ou le bien pour le mal, comme le Christ justifie l’impie 1 par sa grâce; ou le mal pour le bien, comme Judas et les Juifs ont dans leur malice persécuté le Sauveur. De ces quatre manières de rendre, les deux premières appartiennent àla justice, comme rendre le mal pour le mal, ou le bien pour le bien ; la troisième, qui rend le bien pour le mal, est un acte de miséricorde ; la quatrième est inconnue à Dieu, car il ne rend à personne le mal pour le bien. Quant à celle que nous avons mise au troisième rang, elle nous est très-nécessaire, puisque si Dieu ne rendait point le bien pour le mal, on ne trouverait personne qui rendît le bien pour le bien.

2. Ecoute à ce sujet Saul, qui devint Paul ensuite : « Ce n’est point », nous dit-il, « à  cause des oeuvres de justice que nous avons faites, mais en vertu de sa miséricorde que Dieu nous a sauvés par le bain de la régénération 2 ». Et encore : « J’ai été d’abord un blasphémateur, un persécuteur, un véritable ennemi; mais Dieu m’a fait miséricorde, parce que j’ai fait tous ces maux par ignorance, n’ayant pas la foi 3 » Et encore: « Je donne ce conseil comme ayant reçu du Seigneur la grâce de la foi 4 », c’est-à-dire la grâce de vivre, puisque « le juste vit de la foi 5 ». Avant de vivre par la grâce de Dieu, il     était donc mort par sa propre injustice. Et, en effet, voici comme il avoue qu’il était mort: « Le commandement étant survenu, le péché a commencé à revivre; pour moi, je suis mort, et il s’est trouvé que le précepte qui aurait dû me donner la vie, m’a donné la mort 6 ». Dieu donc lui a rendu le bien pour le mal, la vie pour la mort; Dieu l’a traité

 

1. Rom. IV, 5. — 2. Tit. III, 5.—  2. I Tim I,13.— 3. I Cor. VII, 25. — 4. Rom. I, 17. — 5. Id. VII, 9, 10.

 

comme le Prophète le demande ici: « Rendez à votre serviteur; que je vive, et je garderai

vos paroles ». Il a vécu, en effet, et a gardé la parole de Dieu, et dès lors s’est trouvé au

rang de ceux à qui Dieu rend le bien pour le bien ; ce qui lui fait dire : « J’ai combattu un bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé ma foi; il me reste à recevoir la couronne de justice que le Seigneur, comme un juste juge, me donnera au grand jour 1». En ce cas, Dieu est juste en rendant le bien pour le bien: lui qui, d’abord miséricordieux, a rendu le bien pour le mal. Toutefois, la justice qui rend le bien pour le bien n’est pas sans miséricorde, puisqu’il est écrit : « C’est lui qui vous couronne dans sa grâce et dans sa miséricorde ». Comment celui qui a dit : « J’ai combattu un bon combat », aurait-il pu vaincre sans le secours de Celui dont il

dit: «Je rends grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ 3? » Lui qui a achevé sa course, comment eût-il pu courir, et fût-il arrivé sans l’assistance de

Celui dont il a dit : « Ce n’est donc point l’affaire de celui qui veut ou de celui qui court, mais l’affaire de Dieu qui fait miséricorde 4? »Lui qui a conservé sa foi, comment l’eût-il conservée, si, comme il l’a dit lui-même, il n’eût reçu miséricorde afin de croire 5?

3. Que l’orgueil humain ne s’élève doncjamais : c’est aux dons de Dieu que nous devons le bénéfice de ses récompenses. Toutefois, celui qui prie dans notre psaume, et qui s’écrie : « Rendez à votre serviteur ; que je vive », ne prierait point s’il était mort complètement. Mais le commencement d’un bon désir lui vient de celui à qui il demande la vie pour lui obéir. Ils avaient déjà une certaine foi, ceux qui disaient au Seigneur : « Augmentez en nous la foi 6 ». Mais il confessait son incrédulité, sans néanmoins désavouer sa foi, celui à qui le Seigneur demandait s’il croyait, et qui répondait : « Je crois Seigneur, mais aidez mon incrédulité 7 ». Il commence à vivre et supplie le Seigneur qu’il le fasse vivre, celui qui croit et qui demande l’obéissance; qui demande non point que Dieu le récompense de l’avoir conservée, mais qu’il l’aide à la conserver. Celui qui. se renouvelle chaque jour 8, vit aussi de plus en plus chaque jour, à mesure que la vie s’augmente.

 

1. II Tim. IV, 7, 8.— 2. Ps. CII, 4.— 3. I Cor. XV, 57.— 4. Rom. IX, 16.— 5. I Cor. VII, 25.— 6. Luc, XVII, 5.— 7. Marc, IX,23.— 8. II Cor. IV, 16.

 

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4. Mais le Prophète, sachant qu’on ne saurait garder fidèlement les paroles du Seigneur, à moins d’en avoir l’intelligence, ajoute aussitôt à sa prière : « Otez le voile de mes yeux, et je considérerai les merveilles de votre loi »; puis encore : « Je suis un locataire en cette vie »; ou, comme on lit en certains exemplaires : « Je suis un étranger en cette vie, ne me cachez pas vos commandements 1 ». Dans ces paroles : « Ne me cachez pas vos commandements», il répète ce qu’il a dit plus haut : « Otez le voile de mes

 

1. Ps. CXVIII, 18, 19.

 

yeux ». Et « vos commandements », c’est la répétition de ce qu’il a dit ailleurs: « Les merveilles au sujet de votre loi». Or, la plus grande merveille dans les commandements de Dieu est cette parole : « Aimez vos ennemis 1 » ; c’est-à-dire , rendez le bien pour le mal. Mais ne passons pas légèrement sur ce point, que le Prophète se regarde comme un locataire ou comme un étranger ici-bas; et comme nous ne pouvons en parler dans ce discours, nous en parlerons dans un autre avec le secours de Dieu.

 

1. Matth. V, 44.

HUITIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LES DÉLICES DE LA LOI DE DIEU.
 

Dès lors que notre âme n’est point d’ici-bas, que nous sommes bannis du paradis, et que nous cherchons une patrie meilleure, nous sommes ici des étrangers comme nos pères ou les saints. L’infidèle au contraire n’est pas étranger. Or, nous allons à la véritable patrie par les commandements de Dieu qui se réduisent à l’amour de Dieu et du prochain; ce qui est facile à comprendre, et le Prophète supplie le Seigneur de lui en donner cette connaissance qui consiste à se plaire dans l’accomplissement de ces préceptes.

 

1. Dans ce psaume qui est le plus long, je dois répondre à votre attente, et vous parler à partir de ce verset : « Je suis un locataire », ou, comme on trouve en d’autres manuscrits, « un étranger ici-bas, ne me dérobez pas vos e préceptes 1 ». L’expression grecque paroikos, est traduite en effet tantôt par inquilinus, locataire, tantôt par incola, étranger, souvent même par advena, nouvel arrivant. Les locataires n’ayant point une demeure en propre, habitent les maisons des autres; les étrangers, les nouveaux-venus, sont évidemment gens de passage. Alors s’élève une grave question au sujet de l’âme. Car ce n’est point de notre corps que l’on peut dire qu’il est étranger, ou nouveau-venu, ou de passage sur la terre, puisqu’il tire de la terre son origine. Mais sur une question aussi difficile, je n’oserais rien décider. Car le Prophète a pu. se dire, ou locataire, ou étranger, ou nouveau-venu, sur cette terre, soit à cause de son âme, (Dieu me préserve de la regarder comme terrestre)

 

1. Ps. CXVIII, 19.

 

soit dans le sens de l’homme tout entier, qui fut jadis habitant du paradis, où n’était déjà plus celui qui nous parlait de la sorte; soit même, ce qui nous parait hors de toute contestation, que tout homme ne puisse tenir ce langage, mais celui qui souscrit à la promesse d’une patrie éternelle dans les cieux. Ce qu’il y a de certain, c’est que la vie de l’homme sur la terre est une épreuve 1, et qu’un lourd fardeau pèse sur les enfants d’Adam 2. J’aime mieux entendre ces paroles en ce sens que nous sommes des locataires ou des étrangers ici-bas, parce que nous recherchons cette patrie céleste d’où nous avons reçu des gages, et où nous devons arriver pour ne plus en sortir. Car celui qui dans un autre psaume dit à Dieu : « Je ne suis à vos yeux qu’un locataire, qu’un étranger, comme tous mes ancêtres 3 »; ne dit pas : ainsi que tous les hommes; mais en disant, comme tous mes ancêtres., il veut nous faire comprendre sans aucun doute les

 

1. Job, VII, 1.— 2. Eccli. XL, 1.— 3. Ps. XXXVIII, 13,

 

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justes qui l’ont précédé par le temps, et qui dans ce pèlerinage ont gémi, ont poussé vers

la céleste patrie de pieux soupirs. C’est d’eux qu’il est dit aux Hébreux : « Tous ces saints  sont morts dans la foi, n’ayant point reçu les biens que Dieu leur avait promis, mais les voyant, et comme les saluant de loin, et confessant qu’ils sont étrangers, et voyageurs sur la terre. Car parler ainsi, c’est montrer que l’on cherche une patrie. Et s’ils s’étaient souvenus de celle d’où ils étaient sortis, ils avaient certainement le temps d’y retourner. Mais ils en désiraient une meilleure, qui est le ciel. Aussi Dieu ne rougit point d’être appelé leur Dieu, car il leur a préparé une cité 1 ». Et cette parole : « Tant que nous sommes dans un corps, nous sommes éloignés du Seigneur 2 », peut aussi s’entendre des fidèles, et non de tous. « Car la foi n’est point l’apanage de tous 3 ». Remarquons en effet ce que saint Paul joint à ces paroles. Après avoir dit: « Tant que nous sommes dans un corps, nous sommes éloignés du Seigneur:  c’est par la foi, reprend-il, que nous marchons, et non par la claire vue 4 » ; afin de nous montrer que ceux-là seulement qui vivent dans la foi sont ici-bas en exil. Quant aux infidèles que Dieu dans sa prescience n’a point prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils 5, ils ne peuvent, dans la force de la vérité, se dire étrangers sur la terre, puisqu’ils sont dans le lieu où ils sont nés selon la chair; ils n’ont point de patrie ailleurs, et dès tors ils ne sont plus étrangers sur la terre, mais ils en sont les citoyens. De là vient que 1’Ecriture a dit d’un homme: « Il a placé sa maison dans la mort, et sa u demeure dans les enfers avec les habitants de la terre 6 ». Ceux-là encore sont des locataires, des étrangers non pour cette terre, mais pour le peuple de Dieu, dont ils sont séparés. De là cette parole de l’Apôtre aux fidèles qui commencent à prendre pour patrie la cité sainte qui n’est point de ce monde: « Vous n’êtes plus des étrangers ni des exilés, mais les concitoyens des saints, dans la maison de Dieu 7 ». Ceux-là donc sont citoyens de la terre, qui sont étrangers au peuple de Dieu ; mais ceux qui sont citoyens du peuple de Dieu, sont étrangers à cette terre ; parce que tout ce peuple, pendant

 

1. Hébr. XI, 13 -16.— 2. II Cor. V, 6.— 3. II Thess. III, 2.— 4. II Cor. V, 6,7. — 5. Rom. VIII, 29. — 6. Isa. XXVIII, 15. — 7. Ephés. II, 19.

 

 

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qu’il est dans un corps, est étranger au Seigneur. Qu’il s’écrie dès lors : « Je suis un étranger sur la terre, ne me dérobez point vos commandements ».

2. Mais, quels sont donc les hommes à qui Dieu dérobe ses commandements ? Dieu n’a-t-il pas voulu qu’ils fussent prêchés partout? Plût à Dieu qu’ils soient chers au grand nombre, comme ils sont clairs pour le grand nombre ! Quoi de plus clair en effet que cette parole: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même; ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 1? » Quel est l’homme pour qui ces commandements soient cachés ? Tout fidèle les connaît, et même la plupart des infidèles. Pourquoi donc un fidèle vient-il demander à Dieu qu’il ne lui cache point ce qu’il voit que Dieu ne cache pas aux infidèles? Parce qu’il est difficile de connaître Dieu , est-il aussi difficile de comprendre: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu», et peut-on craindre ici d’égarer son amour? Quant au prochain, il paraît plus facile de le connaître. Car tout homme est le prochain d’un autre homme, et il est inutile de considérer l’éloignement de parenté, quand la nature est commune. Toutefois, il ne connaissait pas son prochain, celui qui disait au Seigneur : « Et qui est mon prochain 2?» Quand on lui parla d’un homme qui tomba entre les mains des voleurs, en descendant de Jérusalem à Jéricho, lui, qui faisait cette question, jugea que le prochain de cet homme n’était autre que celui qui avait usé de miséricorde envers lui ; et il devint évident, que dans les actes de miséricorde, celui qui aime son prochain ne doit regarder personne comme étranger. Mais il en est beaucoup qui ne se connaissent point eux-mêmes : car il n’appartient pas à tous les hommes de se connaître, comme un homme doit se connaître. Comment donc aimer son prochain comme soi-même, quand on ne se connaît point soi-même? Ce n’est pas en vain que ce plus jeune des deux fils qui s’en était allé dans une région lointaine, dissiper son bien en vivant dans la débauche, rentra d’abord en lui-même avant de dire : « Je me lèverai, et j’irai vers mon père 3 » ; il était allé si loin, qu’il était sorti de lui-même. Et

 

1. Matth. XXII, 37-10. — 2. Luc, X, 29-37. — 3. Id. XV, 13-18.

 

toutefois, il ne fût point rentré en lui-même, s’il se fût complètement ignoré; et il n’eût point dit: « Je me lèverai, et j’irai à mon père », s’il eût complètement ignoré Dieu. Les paroles de Dieu nous sont donc connues jusqu’à un certain point, et afin de les connaître davantage, nous avons raison de demander à Dieu qu’il nous les fasse connaître. Aussi pour savoir comment nous devons aimer Dieu, il nous faut d’abord connaître Dieu; et pour que l’homme sache aimer son prochain comme lui-même, il doit d’abord s’aimer lui-même en aimant Dieu ; et comment le pourrait-il s’il ne connaît ni Dieu, ni lui-même? Le Psalmiste a donc raison de dire à Dieu. « Je suis un étranger sur la terre, ne me dérobez point vos préceptes ». Il est très-juste que Dieu les cache à ceux qui ne sont pas étrangers sur la terre : car en les écoutant ils ne les goûtent point, ils n’ont goût qu’aux choses terrestres. Mais ceux dont la conversation est dans le ciel 1, ne conversent ici-bas que comme des étrangers. Qu’ils supplient donc le Seigneur de ne point leur dérober ces commandements qui les délivreraient de cet exil, parce qu’ils aimeraient Dieu avec lequel ils habiteront éternellement, et leur prochain afin qu’il soit où ils seront eux-mêmes.

3. Mais, dans notre amour, que pouvons-nous aimer, si nous n’aimons l’amour lui-même? De là vient que cet étranger sur la terre, après avoir demandé à Dieu de ne point lui dérober ses commandements, dont le but unique ou du moins le but principal est l’amour, proclame aussitôt qu’il veut aimer l’amour lui-même, et s’écrie : « Mon âme aspire continuellement à désirer vos justifications 2». C’est là un désir louable que Dieu ne condamnera point. Ce n’est point de ce désir qu’il est dit : « Tu ne convoiteras point 3 »; mais c’est du désir que la chair oppose à l’esprit 4. Quant à cette convoitise que l’esprit oppose à la chair 5, vois ce qui est écrit, et tu trouveras : « Le désir de la sagesse nous conduit au royaume 5 ». Beaucoup d’autres endroits nous montrent qu’il y a une bonne convoitise. Toutefois il y a cette différence, que l’on mentionne l’objet désiré, quand on prend la convoitise en bonne part; et que quand l’objet n’est point mentionné, quand on ne désigne que la concupiscence,

 

1. Philipp. III, 19, 20. — 2. Ps. CXVIII, 20. — 3. Exod. XX, 17. — 4. Rom.VII, 7.— 5. Gal V, 17.— 6. Sag. VI, 21.

 

on ne saurait la prendre qu’en mauvaise part. Ainsi dans le passage cité plus haut: « La concupiscence de la sagesse nous conduit au royaume », si le texte n’ajoutait: de la sagesse, on ne saurait dire: La concupiscence conduit au royaume. Au contraire, quand l’Apôtre nous dit: « Je ne connaissais point la convoitise, si la loi n’eût dit : Vous ne convoiterez point 1 » ; il ne désigne point l’objet de la convoitise, ou ce que l’on ne doit point convoiter; car il est certain qu’en pareil cas on ne comprend qu’une convoitise illicite. Quelle est donc chez l’interlocuteur la convoitise de son âme? « C’est », dit-il, « de désirer toujours vos justifications ». Sans doute, qu’il ne les désirait point encore, puisqu’il souhaitait de les désirer. Or, ces justifications sont des actions justes, ou des oeuvres de justice. Mais, dès lors que désirer c’est n’avoir point encore, combien en est éloigné celui qui souhaite seulement de les désirer? Et combien plus éloignés ceux qui ne forment pas même ce désir?

4. Il est étrange toutefois que nous souhaitions un désir, sans avoir en nous l’objet que nous souhaitons. Car cet objet n’est rien de corporel et de beau, comme l’or, ou comme une chair séduisante, choses que l’on peut désirer sans les avoir, puisqu’elles sont hors de nous, et non point en nous. Mais qui ne sait que la convoitise est en nous, que le désir est en nous? Pourquoi donc souhaiter de l’avoir, comme s’il était en dehors de nous?Ou même comment peut-on le convoiter sans l’avoir, puisqu’il n’est autre que la convoitise? Car désirer, c’est assurément convoiter. Quelle est donc cette langueur merveilleuse et inexplicable? Et toutefois elle existe. Qu’un malade, en effet, soit atteint du dégoût, il veut sortir de ce fâcheux état; et, pour lui, aspirer à n’avoir point ce dégoût, c’est aspirer à désirer la nourriture : mais ce dégoût, c’est une maladie du corps. La convoitise, au contraire, qui lui fait aspirer à désirer la nourriture, ou àse guérir du dégoût, est une affection de l’âme et non du corps: elle n’est dans l’agrément ni du palais, ni de l’estomac, agrément qui disparaît devant le dégoût; mais elle consiste dans sa raison de recouvrer la santé, et de se délivrer du dégoût de toute nourriture. Il n’est donc plus étonnant que l’esprit souhaite que le corps désire, puisque l’esprit désire,

 

1. Rom. VII, 7.

 

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sans que le corps désire en même temps. Mais quand il ne s’agit que de l’esprit, et quand il y a désir dans l’un et dans l’autre cas, pourquoi souhaiter le désir des justifications de Dieu? Comment dans un seul et même esprit qui est le mien, aspirer à ce désir, et n’avoir pas ce désir même? Pourquoi aspirer au désir des justifications, et ne pas aspirer à ces justifications, plutôt qu’à leur désir? Ou comment puis-je aspirer au désir de ces justifications, sans aspirer à ces justifications elles-mêmes, puisque je n’aspire à les désirer, que parce que je les désire? S’il en est ainsi, c’est donc elles-mêmes que je désire. Pourquoi donc en souhaiter le désir, puisque je l’ai, et que je sens que je l’ai ? Car je ne pourrais aspirer au désir de la justice, qu’en désirant la justice. N’est-ce point là ce que j’ai dit plus haut, qu’il nous faut aimer jusqu’à cet amour par lequel on aime ce qu’il faut aimer; comme on doit haïr cet amour dont on environne ce qu’il ne faut pas aimer? Car nous haïssons cette convoitise qui est en nous, et que la chair oppose à l’esprit 1. Et qu’est-ce que cette convoitise, sinon un amour dépravé? Nous aimons aussi cette aspiration qui est en nous, et que l’esprit oppose à la chair. Or, quelle est cette aspiration, sinon un amour légitime? Mais dire que l’on doit aimer cet amour, n’est-ce point dire qu’on doit le désirer? Si donc il est bon d’aspirer aux justifications de Dieu, il est bon d’aimer l’amour de ces justifications. Ou bien la concupiscence diffère-t-elle du désir? Non que le désir ne soit une concupiscence, mais parce que toute concupiscence n’est pas un désir. La concupiscence a pour objet ce que nous possédons et ce que nous ne possédons pas; c’est par elle qu’un homme jouit de ce qu’il a: mais le désir a pour objet des choses absentes. Mais alors qu’est-ce que le désir, sinon la concupiscence de ce que nous n’avons pas? Et comment les justifications de Dieu peuvent-elles être loin de nous, sinon quand nous les ignorons? Sont-elle

 

1. Gal. V, 17.

 

vraiment absentes, quand nous les connaissons sans les observer? Que sont en effet des justifications, sinon des oeuvres de justice, et-non de simples paroles? Il peut arriver dès lors que notre âme soit assez faible pour ne point les désirer, et qu’en même temps la raison lui en démontrant l’utilité et la sainteté, lui en fasse souhaiter lé désir. Souvent en effet, nous voyons ce qu’il faut faire, et ne le faisons pas, parce que nous n’avons point d’attrait pour le faire, et que nous voudrions y en trouver. L’esprit vole; mais notre faiblesse nous retient, notre amour languissant ne suit qu’avec lenteur, et parfois même ne suit point. Le Prophète souhaitait donc de désirer ce qu’il trouvait bien; il voulait trouver de l’attrait dans ce qu’il voyait de raisonnable.

5. Il ne dit point: Mon àme souhaite; mais: « Mon âme a souhaité désirer vos justifications ». Peut-être cet homme étranger sur la terre était-il arrivé au terme de ses souhaits, et désirait-il déjà ce qu’autrefois il aurait tant voulu désirer. Mais s’il désirait les justifications, comment ne les avait-il point? Il n’y a rien qui nous empêche d’avoir les justitications du Seigneur, comme ne pas les désirer, alors que nous ne ressentons aucun amour pour elles, bien qu’on en voie la lumière éclatante. Le Prophète ne les avait-il point déjà, ne les pratiquait-il point? Car il nous dit un peu après: « Quant à votre serviteur, il s’exerçait dans vos justifications 1 ». Mais il nous montre quels sont en quelque sorte les degrés pour y arriver. Le premier, est de voir combien elles sont avantageuses et honorables; ensuite d’en souhaiter le désir; enfin à mesure que s’augmentent en nous la lumière et la force, il faut que nous ressentions dans l’accomplissement de ces oeuvres de justice, le goût que nous inspirait la seule méditation. Mais ce discours est déjà bien long; réservons alors ce qui suit pour l’exposer plus facilement dans un autre avec le secours de Dieu.

 

1. Ps. CXVIII, 23.

NEUVIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LA VIE EN ÉCHANGE DE LA MORT.
 

C’est l’orgueil qui nous détourne de Dieu comme il en détourna le premier homme. Il tourne en dérision les enfants de Dieu qui demandent à être délivrés des opprobres, non pour eux, mais pour le préjudice que se font à eux-mêmes les insulteurs. Et ces blasphémateurs s’abstiennent comme aujourd’hui. Le Christ a prié pour ceux qui s’élevaient contre lui, et leur a ainsi communiqué la vie en échange de cette mort qu’ils donnaient à ses membres.

 

1. Les versets que nous allons expliquer dans notre psaume nous font souvenir de la cause de nos misères. Car le Prophète dit: « Mon âme a souhaité de désirer vos justifications en tout temps 1 »; c’est-à-dire et dans la prospérité, et dans l’adversité; puisque dans les travaux et dans les souffrances de cette vie nous devons trouver goût dans la justice; non, nous ne devons pas en faire nos délices exclusivement dans les moments paisibles, de manière à l’abandonner dans les temps de trouble; elle doit nous être chère en tout temps; maintenant il ajoute: « Vous avez châtié les superbes; maudits soient ceux qui s’écartent de vos préceptes 2 ». Ce sont les superbes qui s’écartent des préceptes de Dieu. Or, autre chose est de ne point tes accomplir à cause de notre faiblesse ou de notre ignorance, et autre chose de s’en détourner par orgueil, comme l’ont fait ceux qui nous ont engendrés pour mourir. Ils prirent goût à cette parole : «Vous serez comme des dieux 3», et dans cette pensée orgueilleuse, ils se détournèrent du précepte du Seigneur, qu’ils connaissaient formellement, et qu’ils pouvaient très-facilement accomplir, puisque nulle faiblesse ne les en détournait, n.e les empêchait, ne les retardait. Et voilà que toute cette vie si pénible, si calamiteuse de l’homme devenu mortel, est comme un châtiment héréditaire de l’orgueil. Quand le Seigneur dit à Adam : « Où es-tu ? »il n’ignorait point où il était; mais il lui reprochait son orgueil : sa question ne venait point du désir de connaître où il était, c’est-à-dire dans quelle misère il était tombé, mais de l’en avertir par un reproche. Voyez comme le Prophète, après avoir dit : « Vous avez

1. Ps. CXVIII, 20.— 2. Id. 21. — 3. Gen. III, 5. — 4. Id. 9.

 

réprimandé les superbes », n’ajoute point: Malédiction à ceux qui ont abandonné vos préceptes, de peur qu’on n’arrête sa pensée uniquement sur le péché du premier homme; mais il dit : « Malédiction à ceux qui abandonnent». Car il voulait par cet exemple jeter l’effroi chez tous les hommes, leur apprendre à ne point se détourner des préceptes du Seigneur, à aimer la justice en tout temps, et à recouvrer par le travail de cette vie ce que nous avons perdu dans les délices du paradis.

2. Mais comme ces reproches si sévères ne font point courber la tête aux orgueilleux, comme le supplice de la mort et du travail qui pèse sur eux ne réprime point leur insolence, comme ils imitent le ton hautain de ceux qui tombent, et tournent en dérision l’humilité de ceux qui se relèvent, voilà que le corps du Christ intercède en leur faveur et s’écrie : « Eloignez de moi l’opprobre et le mépris, parce que j’ai recherché vos témoignages 1 ». En grec, ces testimonia, ou témoignages s’appellent martyria, expression qui a passé dans le latin. De là vient que nous ne donnons plus le nom de « témoins », comme nous pourrions dire en latin testes, mais le nom grec de martyrs à ceux qui ont enduré divers tourments pour rendre témoignage au Christ. Cette expression étant donc plus familière et plus élégante, entendons ces paroles comme si le psaume portait: « Eloignez de moi l’opprobre et le mépris, parce que j’ai recherché vos martyres ». Mais quand le corps du Christ nous tient ce langage, croirons-nous qu’il regarde comme une peine d’entendre les outrages et les insultes des impies et des superbes; quand c’est là un moyen de hâter

 

1. Ps. CXVIII, 22.

 

sa couronne? Pourquoi donc demander à Dieu d’en être délivré comme d’un fardeau pénible et insupportable, sinon, comme je l’ai dit, parce que le Prophète prie pour ses ennemis, en voyant combien il leur est dangereux de faire aux chrétiens un crime du nom béni de Jésus-Christ; de n’avoir comme les Juifs que des sarcasmes pour la croix, remède suprême qui produit dans les âmes l’humilité chrétienne, laquelle peut seule guérir cet orgueil dont l’enflure a produit notre chute, et que nourrissent et font croître nos chutes journalières? Que le corps de Jésus-Christ prie donc en leur faveur, lui qui déjà sait aimer ses ennemis 1; qu’il dise au Seigneur: «Eloignez de moi l’outrage et le mépris, parce que j’ai recherché vos martyres » ; c’est-à-dire, délivrez-moi de ces outrages que j’entends, de ce mépris que j’endure par cet unique motif que j’ai recherché vos martyres, Car mes ennemis que vous m’ordonnez d’aimer, qui courent de plus en plus à la mort et à leur perte, en méprisant vos martyres, et en me chargeant de calomnies, revivront et reviendront de leurs égarements, s’ils révèrent en moi vos témoignages. Voilà ce qui est arrivé, ce que nous voyons. Voilà que le témoignage du Christ, loin d’être un opprobre aux yeux des hommes et du monde, est devenu un grand honneur: voilà que la mort des justes est précieuse, non-seulement devant Dieu 2, mais encore devant les hommes; voilà que ses martyrs, loin d’être en butte au mépris, sont au contraire comblés d’honneur; le plus jeune des deux fils qui déchirait son héritage, dans le petit nombre des chrétiens qui le possédaient avant lui, en vue des pourceaux qu’il faisait paître, ou plutôt des démons qu’il adorait, voilà que maintenant il relève les martyrs devant ces peuples si grands et si nombreux, il prêche ce qu’il insultait, il comble d’honneurs ceux qu’il méprisait, il était mort, et le voilà ressuscité, il était perdu et le voilà retrouvé 3. Tel est le grand succès de conversion, d’amélioration et de rédemption de ses ennemis pour lequel le corps du Christ disait : « Eloignez de moi, Seigneur, l’opprobre et le mépris ». Et comme si on lui demandait pour quel motif il est outragé et méprisé, il ajoute : « Parce que j’ai recherché vos martyres ».

3. Où est donc maintenant cet opprobre?

 

1. Matth. V, 44. — 2. Ps. CXV, 15. — 3. Luc, XV, 12—24.

 

Où est ce mépris? Tout est passé, tout s’est évanoui; et comme ceux qui étaient perdus sont retrouvés, les mépris ont disparu. Mais quand l’Eglise faisait cette prière, elle souffrait effectivement ces douleurs. « Voilà que les u princes se sont assis », dit le Prophète, « et ils ont parlé contre moi l ». La violence de la persécution venait de ce qu’elle était décrétée par des princes qui étaient assis, c’est-à-dire élevés sur les tribunaux de la justice. Applique ces paroles à notre chef, et tu trouveras que les princes des Juifs s’assirent, cherchant entre eux les moyens de perdre le Christ 2. Applique ces paroles au corps, ou à l’Eglise, et tu verras que les rois ont médité, ont ordonné la ruine des chrétiens sur la terre. « Voilà que les princes se sont assis, et ont parlé contre moi; quant à votre serviteur, il s’exerçait dans vos ordonnances 3 ». Si tu veux connaître quel était cet exercice, vois ce qu’ajoute le Prophète: « Car vos témoignages sont ma préoccupation, et vos justifications sont tout mon conseil». Souviens-toi que ces témoignages, comme nous l’avons dit, sont des martyres; souviens-toi également que dans les justifications du Seigneur, la plus admirable comme la plus difficile est d’aimer ses ennemis. Tels étaient donc les exercices du corps de Jésus, qu’il méditait son témoignage, et qu’il aimait ceux qui le poursuivaient 4 de leurs outrages, et de leurs injures à cause des témoignages qu’il rendait au Christ. Car ce n’était point pour lui qu’il suppliait, nous l’avons déjà remarqué, mais bien plutôt pour eux qu’il disait: « Eloignez de moi tout opprobre et tout mépris. Voilà que les princes se sont assis, et ils parlaient contre moi ; mais votre serviteur s’exerçait dans vos justifications». En quelle manière? « Car vos témoignages sont ma préoccupation, et vos justifications sont tout mon conseil 5 ». Conseil contre conseil : le conseil des princes qui étaient assis fut de perdre les martyrs que l’on trouvait; et le conseil des martyrs, de retrouver leurs ennemis qui se perdaient. Les premiers rendaient le mal pour le bien, les seconds le bien pour le mal. Faut-il s’étonner après cela, si les uns ont succombé en donnant la mort, et les autres triomphé en mourant? Faut-il, dis-je, s’étonner que, sous le feu de la persécution païenne, les martyrs

 

1. Ps. CXVIII, 23 — 2. Matth. XXVI, 3.— 3. Ps. CXVIII, 24.— 4. Matth. V, 44. — 5. Ps. CXVIII, 22.

 

aient souffert avec tant de patience la mort du temps, et que les païens, à la prière des martyrs, aient pu arriver à la vie éternelle? Le corps du Christ n’est-il point exercé de manière qu’il médite les témoignages du Seigneur. et qu’il appelle sur les persécuteurs des témoins, les biens du ciel, en échange de leur malice?

DIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE GOUT DES BONNES OEUVRES.
 

 

Comme le Prophète s’est attaché à la poussière, c’est-à-dire à la terre, ou même à ces affections du corps dont les convoitises sont contraires à celles de l’esprit, et dont il désire l’affaiblissement, il demande à Dieu, à cause de sa parole, ou de sa promesse qui fait de nous des enfants d’Abraham, de s’élever de plus en plus à la hauteur de la charité Pour n’en pas déchoir, il demande à Dieu la loi de la vie on de la foi, puis s’applaudit de ce que Dieu a dilaté son coeur pour courir dans ses commandements, c’est-à-dire lui a donné le goût des oeuvres saintes.

 

1. Voici ce que nous donne la suite de ce grand psaume qu’il nous faut considérer et expliquer selon qu’il plaît à Dieu : « Mon âme s’est attachée à la poussière, donnez-moi la vie selon votre parole 1 ». Qu’est-ce à dire « Mon âme s’est attachée à la poussière ? » Car en disant ensuite : « Vivifiez-moi selon votre parole » , le Prophète montre qu’il avait énoncé d’abord pour quel motif il demandait la vie, lorsqu’il disait : « Mon âme s’est attachée à la poussière ». Si donc il demande la vie, parce que son âme s’est attachée au sol, l’on peut prendre cette expression dans un sens favorable. Toute la pensée en effet se réduit à dire Je suis mort, donnez-moi la vie. Quel est donc ce sol, cette poussière? Si nous voulons regarder le monde entier comme un vaste palais, nous verrons que le ciel en est comme le dôme, et que le pavé sera la terre. Le Prophète alors demande a être délivré de la terre afin de dire comme saint Paul « Notre conversation est dans le ciel 2 ». Donc s’attacher aux choses terrestres, c’est la mort de l’âme, et dès lors dire : «Vivifiez-moi », c’est demander la vie contraire à cette mort.

2. Mais il faut voir si ces paroles ainsi entendues peuvent convenir à celui qui parlait tout à l’heure, de manière à se montrer plus attaché à Dieu qu’à la terre; celui-là peut-il demander que sa conversation soit moins des

 

1. Ps CXVIII, 25. —  2. Philipp. III, 20.

 

choses de la terre que des choses du ciel? Eh! comment comprendre qu’il se soit attaché aux choses terrestres, celui qui dit de lui-même: « Votre serviteur s’exerçait dans vos oeuvres e de justice, car vos témoignages sont l’objet « de mes méditations, et vos justifications sont « mon conseil? » Telles sont en effet les paroles qui précèdent, et auxquelles il ajoute « Mon âme s’est attachée au pavé». Nous fautil comprendre par là que tant qu’un homme ait fait de progrès dans les voies du Seigneur, il ne laisse pas d’avoir en sa chair quelques affections terrestres en quoi consiste pour lui sur la terre 1 l’épreuve de la vie humaine; et qu’à mesure qu’il avance, il passe tous les jours de la mort à la vie, par la grâce vivifiante de celui qui renouvelle chez nous, de jour en jour, l’homme intérieur 2? Et en effet, quand l’Apôtre disait : « Tant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur 3 »; il souhaitait alors d’être dégagé des liens du corps, et d’être avec le Christ 4 et son âme s’était attachée à la poussière. Donc on peut fort bien, par le pavé, entendre le corps lui-même qui est terrestre et qui appesantit l’âme parce qu’il est corruptible 5; ce qui nous rait gémir et dire à Dieu : « Mon âme s’est attachée à la poussière; donnez-moi la vie selon votre parole ». Car il n’est pas dit que ce sera dans nos corps que nous

 

1. Job, VII, 1. — 2. II Cor. IV, 16. — 3. Ibid. V, 6.— 4. Philipp. I, 23. — 5. Sag. IX, 15.

 

serons toujours avec le Seigneur 1; mais nous les aurons quand ils ne seront plus corruptibles, quand ils n’appesantiront plus l’âme, et, à bien prendre, quand nous ne serons point en eux, quand ils seront en nous, et nous en Dieu. De là vient qu’un autre psaume a dit: « Pour moi, mon bien est de m’attacher à Dieu  2 »; afin que nos corps vivent de nous, en s’attachant à nous, et que nous vivions de Dieu, parce qu’il est bon de nous attacher à lui. Quant à cet attachement dont il est dit: « Mon âme s’est attachée à la poussière », il ne me paraît point désigner l’union de la chair avec l’âme, bien que plusieurs l’aient compris en ce sens, mais bien plutôt cette affection de l’âme qui fait que la chair conspire contre l’esprit 3. Si tel est le vrai sens, le Prophète en disant : « Mon âme s’est attachée à la poussière, vivifiez-moi selon votre parole », ne demande point d’être délivré de ce corps de mort, par la destruction de ce même corps: ce qui aura lieu au dernier jour de notre vie, et qui ne peut tarder beaucoup, tant la vie est courte ; mais le Prophète alors demanderait que les convoitises de la chair contre l’esprit s’affaiblissent en lui de plus en plus, que les aspirations de l’esprit contre la chair se fortifient, jusqu’à ce que les premières se consument en nous, et que les secondes soient consommées par l’Esprit-Saint qui nous a été donné.

3. Aussi le Prophète ne dit-il point: « Donnez-moi la vie » selon mes mérites, mais bien, donnez-moi la vie selon votre parole »: et qu’est-ce à dire, sinon selon votre promesse? Il veut être un fils de la promesse, et non un fils de l’orgueil; afin que la promesse demeure ferme selon la grâce à tout enfant d’Abraham. Voici en effet cette parole de la promesse : « C’est d’Isaac que ta postérité prendra son nom; c’est-à-dire, ce ne sont point les enfants d’Abraham selon la chair qui sont les enfants de Dieu, mais les enfants de la promesse qui sont réputés de la race d’Abraham 4». Le Prophète nous dit en effet dans le verset suivant ce qu’il était par lui-même : « Je vous ai déclaré mes voies et vous m’avez exaucé ». On trouve dans plusieurs manuscrits : « Vos voies », mais la plupart, surtout les grecs, portent « Mes voies », c’est-à-dire mes voies mauvaises. Car il me paraît

 

1. I Thess. IV, 12-16.— 2. Ps. LXXII, 20. — 3. Gal. V, 17.— 4. Rom. IX, 7, 8. — 5. Ps. CXVIII, 26.

 

dire : Je vous ai confessé mes péchés, exaucez-moi, c’est-à-dire pardonnez-les. « Enseignez-moi vos oeuvres de justice ». Je vous ai confessé mes voies, vous les avez effacées enseignez-moi les vôtres. Enseignez-les-moi, de telle sorte que je les pratique; et non-seulement de manière que je sache ce qu’il faut faire. De même qu’il est dit du Seigneur, qu’il ne connaissait point le péché 1, et que l’on comprend qu’il ne le commettait point de même on doit dire que celui-là connaît vraiment la justice, qui la met en pratique. Telle est donc la prière d’un homme en progrès. Car s’il n’eût point pratiqué la justice, il n’éût point dit plus haut: « Votre serviteur « s’exerçait dans les oeuvres de justice ». Ce n’est donc point celles dans lesquelles il s’exerçait qu’il veut apprendre du Seigneur; mais il veut de celles-ci s’élever à d’autres, et aller de progrès en progrès.

4. Il ajoute ensuite : « Insinuez-moi le chemin de vos justifications 2»; ou comme l’on trouve dans certains exemplaires: « Instruisez-moi de cette voie ». Le grec est plus expressif: « Faites-moi comprendre 3 ». « Elle m’exercerai dans vos merveilles ». Le Prophète appelle merveilles de Dieu ces oeuvres plus élevées auxquelles il veut atteindre dans ses progrès. Il y a donc des justifications de Dieu si admirables que l’infirmité des hommes ne croit point pouvoir les atteindre, si déjà l’on n’en a fait l’expérience. Aussi le Psalmiste, sous le poids de ce labeur, et en quelque sorte accablé par ces difficultés, nous dit-il : « Mon âme s’est assoupie d’ennui, affermissez-moi dans vos paroles 4 ». Qu’est-ce à dire « s’est « assoupie», sinon que s’est refroidie cette espérance qu’elle avait conçue de pouvoir atteindre ces hauteurs ? Mais « affermissez-moi », dit-il, « dans vos paroles », de peur qu’en demeurant dans ce sommeil, je ne vienne à déchoir de la hauteur à laquelle je me sens parvenu ; affermissez-moi donc dans ces mêmes paroles, auxquelles je suis arrivé par la pratique, afin que par elles je puisse monter à d’autres plus élevées.

5. Mais où est l’obstacle qui entrave notre marche dans la voie des justifications de Dieu, de manière que l’homme ne s’élève que difficilement à ces merveilles ? Quel obstacle pouvons-nous croire, sinon celui dont il prie

 

1. II Cor. V, 21. — 2. Ps. CXVIII, 27. — 3. Grec, sunetison me. — 4. Ps. CXVIII, 28.

 

670

 

Dieu de le délivrer dans le verset suivant : « Eloignez de moi la voie de l’iniquité 1 ». Et parce que la loi des oeuvres est survenue pour faire abonder le péché 2, le Prophète continue en disant: « Et par votre loi prenez-moi en pitié ». Par quelle loi, sinon par la loi de la foi? Ecoute l’Apôtre : « Où est donc votre glorification? Elle est anéantie. Par quelle loi? celle des oeuvres? Non, mais par la loi de la foi 3 ». C’est donc par cette loi de la foi que nous croyons, et que nous sollicitons le don de la grâce, afin de faire ce que nous ne saurions faire par nous-mêmes; de peur que méconnaissant la justice de Dieu, et voulant établir la nôtre, nous ne manquions de soumission pour la justice de Dieu 4. Ainsi donc dans la loi des oeuvres, c’est la justice de Dieu qui ordonne; et dans la loi de la foi, c’est sa miséricorde qui nous soutient.

6. Après avoir dit : « Dans votre loi, ayez pitié de moi », il semble prendre acte, si l’on

peut s’exprimer ainsi, des bienfaits du Seigneur, pour obtenir de lui d’autres grâces qu’il n’a point encore. « J’ai choisi », dit-il, « la voie de la vérité ; je n’ai point oublié vos jugements. Je me suis attaché à vos témoignages, ne me couvrez point de confusion. J’ai choisi la voie de la vérité », afin d’y courir: « Je me suis attaché à vos témoignages », tandis que j’y courais: « Seigneur, ne me couvrez point de confusion 5» : que je m’avance vers mon but, que j’y arrive enfin; car le tout ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde 6. Enfin : « J’ai couru dans la  voie de vos commandements », dit le Prophète, « lorsque vous avez dilaté mon coeur 7 ». Je ne pourrais courir, si vous n’aviez dilaté mon coeur. Ce verset nous explique très-bien ce qui est dit plus haut: « J’ai choisi la voie de la vérité, je n’ai point oublié vos jugements,

 

1. Ps. CXVIII, 29. — 2. Rom. V, 20.— 3. Id. III, 27. — 4. Id. X, 3.— 5. Ps. CXVIII, 30,31.— 6. Rom. IX, 16.— 7. Ps. CXVIII, 32.

 

je me suis attaché à vos témoignages ». Telle est en effet la marche dans la voie des commandements de Dieu. Et comme l’interlocuteur fait valoir auprès de Dieu les bienfaits qu’il a reçus de lui plutôt que ses propres mérites, comme si on lui disait: Comment as-tu pu courir dans cette voie, la choisir, ne pas oublier les jugements de Dieu, et t’attacher à ses témoignages? L’as-tu pu par toi-même? Non, répond-il. Comment donc? « J’ai couru dans la voie de vos préceptes », nous dit-il, « parce que vous avez dilaté mon coeur ». Ce n’est donc point par ma propre volonté, et sans aucun besoin de votre secours; mais quand il vous a plu de « dilater mon coeur ». Cette dilatation du coeur, c’est la joie dans les oeuvres de justice; et cette joie est un don de Dieu, qui nous fait observer ses préceptes, non dans les angoisses de la crainte, mais dans le délicieux amour de la justice. Et telle est la dilatation du coeur que Dieu nous promet, quand il dit: « J’habiterai en eux, je marcherai au milieu d’eux ». Combien on doit être au large où. Dieu se promène ! C’est dans cette latitude que la charité se répand dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 2. De là cette parole de l’Ecriture : « Que vos eaux coulent dans vos places publiques 3 ». Le mot place publique, ou platea, vient d’un mot grec exprimant l’étendue; car platu, en grec, signifie large. C’est au sujet de ces eaux que le Seigneur s’écrie: « Qu’il vienne à moi celui qui a soif. Si quelqu’un croit en moi, des fleuves d’eau vive jailliront de ses entrailles 4 » ; et l’Evangéliste nous donne cette explication: « Il parlait ainsi à propos de l’Esprit-Saint, que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ». On pourrait discourir longuement à propos de cette dilatation du coeur, mais je m’aperçois que ce discours est déjà bien long.

 

1. II Cor, VI, 16.— 2. Rom. V, 5.— 3. Prov. V, 16.— 4. Jean, VII, 37-39.

ONZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LE PROGRÈS DANS LA PIÉTÉ.
 

Le Prophète qui a déjà couru dans la voie des commandements, supplie le Seigneur de lui poser comme une loi la voie de ces mêmes commandements, ou de l’aider à y courir jusqu’à ce qu’il arrive à la palme promise, Il recherche toujours cette voie, en s’efforçant de pratiquer ces préceptes, et comme cette voie est la vérité, il la possédera à jamais. Il ne veut pas connaître la loi selon la lettre seulement, mais encore selon ta pratique ; alors il supplie Dieu de le conduire en inclinant son coeur vers les préceptes, et non vers les convoitises qui firent tomber le vieil Adam.

 

1. Dans notre psaumes si étendu, voici ce qu’il nous faut considérer et exposer avec le

secours du Seigneur. « Faites-moi, Seigneur, une loi de la voie de vos commandements, et que je la recherche toujours 1 ». L’Apôtre nous dit: « La loi n’est pas établie pour le juste, mais pour les injustes et les rebelles », et le reste, puis il conclut ainsi : « Et pour tout ce qui est opposé à la saine doctrine, laquelle est selon l’Evangile de la gloire du Dieu de béatitude, qui m’a été confié 2 ». Or, celui qui nous dit: « Faites-moi, Seigneur, une loi », était-il de ceux pour qui saint Paul a dit que la loi était faite? Loin de là. S’il en était, il n’aurait pas dit plus haut : « J’ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon coeur».

Pourquoi donc demander que Dieu lui impose une loi, puisqu’il n’est point de loi pour

le juste? Ou bien n’y aurait-il pas de loi pour le juste, dans le même sens qu’elle est établie

pour le peuple rebelle, sur des tables de pierre 3, et non sur des tables de chair, qui

sont les coeurs 4; selon l’Ancien Testament, du mont Sinaï qui engendre pour la servitude 5 et non selon le Testament Nouveau, dont le prophète Jérémie a dit: « Voilà que viennent les jours, dit le Seigneur , et j’établirai une nouvelle alliance avec la maison d’Israël et la maison de Juda: non pas l’alliance que j’ai formée avec leurs pères, dans les jours où je les pris par la main, pour les tirer de la terre d’Egypte et parce qu’ils ne sont pas demeurés dans cette alliance, je les ai punis, dit le Seigneur. Voici,en effet, l’alliance que j’ai faite avec la maison d’Israël : après ces jours-

 

1. Ps. CXVIIII, 33. — 2. I Tim. I, 9-11. — 3. Exod. XXXI, 18. — 4. II Cor. III, 3. — 5. Gal. IV, 24.

 

là, dit le Seigneur, je graverai mes lois jusque dans leurs entrailles, et je les écrirai dans leurs coeurs 1». C’est ainsi qu’il supplie le Seigneur de lui imposer une loi, non plus comme aux injustes et aux rebelles qui n’appartiennent pas au Nouveau Testament, une loi sur des tables de pierre; mais une loi qui convienne à la sainte génération de l’épouse libre, ou de la Jérusalem céleste, aux enfants de la promesse, aux fils de l’héritage éternel, dans le coeur desquels Dieu écrit sa loi, de son doigt par le Saint-Esprit; non plus pour qu’ils en conservent la mémoire pendant qu’ils la négligeront dans la pratique; mais afin qu’ils la connaissent pour la comprendre, qu’ils la pratiquent en l’aimant d’un coeur dilaté par la charité, et non resserré par la crainte. Agir, en effet, par la crainte du châtiment, et non par l’amour de la justice, c’est agir en quelque sorte malgré soi. Mais celui qui agit malgré lui, voudrait, s’il était possible, qu’il n’y eût point de commandement; et dès lors il est l’ennemi, et non point l’ami de cette loi, qu’il souhaite qu’on ne lui ait point imposée; son action, dès lors, ne saurait être pure, quand sa volonté est corrompue. On ne saurait dire alors ce que dit le Prophète dans les versets précédents : « J’ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon coeur»; puisque cette dilatation signifie la charité, qui est, selon l’Apôtre, la plénitude de la loi 2.

2. Pourquoi donc le Prophète veut-il encore qu’on lui impose une loi, puisque si cette loi ne lui eût déjà été donnée, il n’aurait pu, dans la dilatation de son coeur, courir dans la voie des commandements de Dieu?

 

1. Jérém. XXXI, 31-33. — 2. Rom. XIII, 10.

 

671

 

Mais comme l’interlocuteur s’avance dans la vertu, comme il sait que cet avancement il le doit à la grâce de Dieu; demander qu’une loi lui soit imposée, qu’est-ce autre chose que demander d’y faire de nouveaux progrès? Car, présentez, par exemple, une coupe toute pleine à l’homme qui a soif, il la boit et l’épuise, et en demande encore. Quant aux injustes 1, aux rebelles, qui n’ont reçu la loi que sur des tables de pierre, cette loi en a fait des prévaricateurs, et non des enfants de la promesse. Mais s’en souvenir et ne pas l’aimer, c’est être également coupable; car la mémoire est en quelque sorte une pierre écrite, et qui est plutôt un fardeau qu’un ornement: c’est un poids et non un titre d’honneur. Cette loi, le Prophète l’appelle une voie des justifications de Dieu, et elle ne diffère en rien de la voie des préceptes de Dieu, que le Prophète nous dit avoir parcourue dans la dilatation de son coeur. Il a donc couru, il court encore, jusqu’à ce qu’il atteigne cette manne céleste, à laquelle Dieu l’a appelé d’en haut. Enfin, après avoir dit : « Donnez-moi, Seigneur, pour loi, la voie de vos justifications »; le Prophète ajoute : « Et que je la recherche toujours ». Pourquoi demander ce qu’il a déjà, sinon parce qu’il possède cette loi en l’accomplissant, et qu’il en cherche les progrès?

3. Mais que signifie « toujours? » N’y aura-t-il point de fin à ses recherches? En est-il de même que dans ces paroles : « Sa louange e sera toujours en ma bouche 2 », parce qu’il n’y aura point de fin à la louange de Dieu? Car nous ne cesserons las de le louer quand nous serons parvenus au royaume éternel, puisque nous lisons: « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront dans les siècles des siècles 3 ! » Ou bien « toujours » doit-il s’entendre du temps de la vie, parce que c’est alors que l’on avance dans la vertu, et qu’après cette vie, celui qui aura fait des progrès sera parfait ? Cette expression reviendrait à ce que nous dit saint Paul de certaines femmes qu’ « elles apprennent toujours »; mais c’est alors en mauvaise part, puisqu’il ajoute qu’ « elles n’arrivent jamais à la science de la vérité 4 ». Celui au contraire qui va toujours en progressant arrive enfin où il s’est efforcé d’arriver, et où il n’y

 

1. II Tim. I, 9. — 2. Ps. XXXIII, 2. — 3. Id. LXXXIII, 5.— 4. II Tim. III, 7.

 

a plus de progrès, parce qu’on demeure éternellement dans cette perfection. Toutefois en disant de ces femmes qu’ « elles apprennent toujours », saint Paul n’a point prétendu qu’après leur mort elles continueront à étudier des choses vaines et sans profit, puisqu’à ces doctrines succéderont, non plus des études, mais les supplices éternels. Rechercher donc la loi de Dieu en cette vie, c’est y faire des progrès par sa science et par l’amour; dans l’autre vie, au contraire, il n’y aura plus à chercher cette loi dans sa plénitude, mais à en jouir. Mais voici ce qui est dit encore: « Cherchez toujours sa face ». Où sera-ce « toujours », sinon en cette vie? Car en l’autre nous ne chercherons pas la face de Dieu, puisque nous le verrons face à face 2. Si néanmoins on peut dire que l’on cherche toujours une chose parce qu’on l’aime sans dégoût, et qu’on le fait pour ne point la perdre, nous rechercherons sans fin la loi de Dieu, c’est-à-dire la vérité de Dieu; car il est dit dans ce même psaume : « Et votre loi est la vérité 3 ». On la cherche maintenant pour la posséder; alors on la possédera pour ne point l’abandonner; selon qu’il est écrit de 1 Esprit de Dieu, qu’il pénètre tout, même les profondeurs de Dieu 4 : non point pour apprendre ce qu’il ne connaît point, mais parce qu’il n’y a rien qu’il ne connaisse.

4. C’est donc proclamer bien haut la grâce de Dieu, que demander au Seigneur de nous poser une loi, comme le fait le Prophète qui connaissait la loi selon la lettre. Mais parce que la lettre tue, et que l’esprit vivifie 5, il demande à faire par l’esprit ce qu’il savait par la lettre, de peur que cette connaissance d’un précepte négligé ne le rende coupable d’une prévarication nouvelle. Toutefois, connaître une loi comme on doit la connaître, c’est-à-dire comprendre ce qu’elle ordonne, pourquoi elle a été donnée à ceux qui ne devaient point l’observer; quelle en était l’utilité en cela même qu’elle est survenue pour faire abonder le péché 6, c’est ce que ne saurait faire un homme, à moins que Dieu ne lui en ait donné l’intelligence. Aussi le Prophète a-t-il ajouté : « Donnez-moi l’intelligence, et je sonderai votre loi, et je la garderai de tout mon coeur 7 ». Lorsqu’en effet un homme a sondé la loi, qu’il est arrivé à ces

 

1. Ps. CIV, 4. — 2. I Cor. XIII, 12. — 3. Ps. CXVIII, 142. — 4. I Cor. II, 10. — 5. II Cor. III, 6.— 6. Rom. V, 20.— 7. Ps. CXVIII, 34.

 

hauteurs qui en font toute l’essence, il doit alors aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme lui-même. Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 1. Voilà ce qu’il semble promettre à Dieu, quand il dit:

« Et je la garderai de tout mon coeur ».

5. Mais comme il n’en saurait venir là par ses propres forces, et sans le secours de celui qui fait ce commandement, voilà que le Prophète supplie le Seigneur de lui faire accomplir ce qu’il ordonne : « Conduisez-moi dans les sentiers de vos commandements, car c’est là que je me plais 2 ». C’est peu de ma volonté, si vous-même ne me conduisez où je veux aller. Or, c’est bien là le sentier, la voie des commandements rie Dieu, où il avait couru, disait-il, dans la dilatation de son coeur; et s’il l’appelle un sentier, c’est qu’elle est étroite, cette voie qui conduit à la vie 3; et comme elle est étroite, on ne saurait y courir, si le coeur n’est dilaté.

6. Mais parce qu’il s’avance toujours, qu’il court toujours; et c’est ce qui lui fait implorer le secours d’en haut qui doit le faire aboutir, ce qui n’appartient ni à la course ni à la volonté, mais à la divine miséricorde 4; enfin, parce que c’est Dieu qui produit en nous le vouloir 6, et que le Seigneur même nous prépare la volonté, le Prophète continue:

« Inclinez mon coeur vers vos préceptes, et non vers l’avarice 7 ». Qu’est-ce à dire, avoir le coeur incliné vers un objet, sinon le vouloir? Il a donc voulu déjà, et il demande de vouloir encore. Il a voulu, quand il a dit: « Conduisez-moi dans le sentier de vos commandements, car c’est là que je me plais »; il demande de vouloir encore, quand il dit: « Inclinez mon coeur vers vos témoignages, et non vers l’avarice ». Ce qu’il demande alors, c’est que sa volonté soit de plus en plus forte. Or, quels sont les témoignages de Dieu, sinon ceux par lesquels il se rend témoignage à lui-même? C’est avec le témoignage que l’on fait une preuve, et dès lors, c’est par des témoignages que Dieu prouve ses oeuvres de justice et ses préceptes; par ses témoignages qu’il nous persuade ce qu’il lui plaît; et c’est vers ces témoignages que le Prophète le supplie d’incliner son coeur, et non vers l’avarice. C’est par ces

 

1. Matth. XXII, 37-40. — 2. Ps. CXVIII, 35. — 3. Matth. VII, 14. — 4. Rom. IX, 16. — 5. Philipp. II, 13, 14. — 6. Ps. CXVIII, 36.

 

témoignages que Dieu nous amène à lui rendre un culte gratuit, ce que ne permettrait point l’avarice, qui est la racine de tous les maux. Il y a dans le texte grec un mot qui désigne l’avarice en général ou le désir excessif, car pleon signifie en latin plus ou davantage, et exis désigne ce que l’on possède, en latin habere. Ainsi donc, avoir plus a fait pleonexia, que plusieurs interprètes latins ont traduit ici par emolumentum, profit, d’autres par utilitas, avantage, d’autres mieux encore, par avaritia, avarice. L’Apôtre nous dit donc que u l’avarice est la racine de tous les « maux 1». Mais dans le grec, d’où ces paroles ont été traduites dans notre langue, l’Apôtre ne s’est point servi de pleonexia, que nous lisons dans notre psaume, il a employé celui de philaguria qui désigne l’amour de l’argent. Il faut voir dans cette expression l’espèce pour le genre, et dans l’amour de l’argent, cette convoitise universelle qui est véritablement la racine de tous les maux. Nos premiers parents n’eussent point été séduits et renversés par le serpent, s’ils n’avaient voulu avoir plus qu’ils n’avaient, être plus qu’ils n’étaient. C’est là en effet ce que leur avait promis le serpent : «Vous serez comme des dieux 2 », leur avait-il dit. Telle fut donc la pleonexia qui les fit succomber. Voulant avoir plus qu’ils n’avaient, ils perdirent ce qu’ils avaient reçu. Le droit civil nous montre une lueur de cette vérité répandue partout, dans cette clause qui déboute celui qui demande plus que son droit; c’est-à-dire qui fait perdre même ce que l’on doit à celui qui réclame plus qu’il ne lui est dû. Or, c’est retrancher de nous toute avarice, que rendre à Dieu un culte gratuit. C’est de là que cet ennemi tirait une accusation contre Job, dans le rude combat de l’épreuve, quand il dit « Est-ce gratuitement que Job sert le Seigneur 3? » Le diable croyait en effet que dans le culte qu’il rendait à Dieu, cet homme juste avait le coeur incliné vers l’avarice, qu’il ne servait Dieu que pour ces grands avantages des biens temporels, dont le Seigneur l’avait comblé, comme le mercenaire qui cherche une semblable récompense mais dans cette épreuve il montra qu’il servait Dieu gratuitement. Si donc notre coeur n’est point enclin à l’avarice, nous ne servons Dieu que pour Dieu, en sorte qu’il est

 

1. I Tim. VI, 10.— 2. Gen. III, 5.— 3. Job, I, 9.

 

 

lui-même la récompense de notre culte. Aimons-le en lui-même, aimons-le en nous, aimons-le dans le prochain que nous aimons comme nous-mêmes, soit qu’il possède le Seigneur, soit afin qu’il le possède. Et comme c’est par sa grâce que ce bien nous arrive, le Prophète lui dit : « Inclinez mon coeur vers vos témoignages, et non vers l’avarice ». Remettons la suite à un autre discours.

DOUZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LA VANITÉ ET L’ENVIE.
 

Ici-bas nous sommes assujétis à la vanité, et le Psalmiste en veut détourner ses yeux, c’est-à-dire, ou qu’il veut être du nombre de ceux qui en seront délivrés, ou peut-être voudrait-il n’avoir jamais ni la vanité pour but de ses actions, c’est-à-dire la louange qui vient des hommes, ni mène le bien-être de cette vie, autrement il n’y aurait plus de martyrs. Faire cette prière, c’est reconnaître le besoin de a grâce; aussi le Prophète veut-il être affermi dans la crainte qui sanctifie.

Eloigner de lui l’opprobre du soupçon signifierait le détourner de soupçonner le mal chez les autres , ce qui est le propre de l’envie; et dès lors il veut être vivifié dans la justice de Dieu, ou dans la charité qui est le Christ.

 

1. Dans le psaume que nous avons entrepris d’expliquer, le Prophète continue : « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient pas la vanité; vivifiez-moi dans votre voie ». Vanité et venté sont fort opposées. L’amour de ce monde est vanité, mais le Christ qui nous délivre de ce monde est vérité. Il est la voie dans laquelle notre Prophète veut être vivifié, parce qu’il est aussi la vie; il a dit en effet : « Je suis la voie. la vérité et la vie 2 ». Mais qu’est-ce à dire: « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité ? » Est-ce que l’on peut dérober à nos yeux la vanité pendant notre séjour sur la terre? « Toute créature, en effet, est soumise à la vanité 3»; ce que l’on entend de la vanité qui est dans l’homme; et encore: « Tout est vanité : quel est pour l’homme le profit du labeur qu’il s’impose sous le soleil 4? » Le Prophète voudrait-il demander à Dieu que sa vie ne soit point sous le soleil, où but est vanité, mais eu celui dans lequel il veut être vivifié? Car celui-là s’est élevé non-seulement au-dessus du soleil, mais « par-dessus tous les cieux, afin de remplir toutes choses 5». Et c’est plus en lui que sous le soleil que vivent ceux qui n’écoutent pas en vain cette parole de saint Paul: « Cherchez ce qui est en haut,

1. Ps. CXVIII, 37. — 2. Jean, XIV, 6.— 3. Rom. VIII, 20.— 4. Eccli. I, 2, 3. — 5. Ephés. IV, 10.

 

où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; n’ayez du goût que pour les choses d’en haut, et non pour celles d’ici-bas, car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ 1 ». Et dès lors, si notre vie est où est aussi la vérité, elle n’est point sous le soleil, où est la vanité. Mais nous ne possédons un si grand bien que par l’espérance, et non en réalité. Et l’Apôtre n’a tenu ce langage que selon l’espérance; car, après avoir dit de la créature qu’elle est assujettie à la vanité, il ajoute que c’est contre son gré, et à cause de celui qui l’y a soumise dans l’espérance. C’est donc dans l’espérance de demeurer un jour fixés à la contemplation de la vérité, que nous sommes en attendant soumis aux choses vaines. Car la créature spirituelle, et animale et corporelle, se trouve dans l’homme, ou plutôt est l’homme lui-même. Elle a péché de son plein gré, et dès lors est devenue ennemie de la vérité; et son juste châtiment est d’être assujettie à la vanité contre son gré. Enfin l’Apôtre ajoute un peu plus loin : « Non-seulement ces créatures, mais nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit 2 », c’est-à-dire nous qui sommes soumis à Dieu, et non à la vanité, non pas assurément dans tout ce que nous sommes, mais dans la supériorité que nous avons sur

 

1. Coloss. III, 1-3. — 2. Rom. VIII, 20-25.

 

Les animaux, ou par les prémices de l’esprit : « Nous gémissons en nous-mêmes dans l’attente de l’adoption qui sera la délivrance de notre corps. Nous sommes sauvés en effet, mais par l’espérance; car l’espérance que l’on voit n’est plus une espérance; comment espérer ce qu’on voit déjà? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience ». Aussi longtemps que nous sommes dans un corps dont nous espérons avec patience être délivrés par l’adoption divine, nous sommes assujettis à la vanité, en ce qu’il y a de nous sous le soleil. Comment donc serions-nous en état de ne point voir la vanité, à laquelle nous sommes assujettis en espérance? Pourquoi dès lors le Prophète nous dit-il: « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité ?» Voudrait-il demander, non point que s’accomplisse en cette vie ce qui est l’objet de notre espérance, mais qu’il soit au nombre

de ceux en qui cette espérance pourra s’accomplir aussitôt qu’ « ils seront délivrés de la corruption » dans l’esprit, dans l’âme et dans le corps, pour être admis à la liberté et

à la gloire des enfants de Dieu, où ils ne verront plus la vanité?

2. On peut entendre ainsi ces paroles et demeurer dans les règles de la foi : mais il est un antre sens qui, je l’avoue, me sourit davantage. Le Seigneur dit dans l’Evangile: « Si votre oeil est pur, tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres elles-mêmes 1? » Dès lors ce qui devient très-important dans nos actions, c’est le motif qui nous fait agir. Car une action ne doit pas être pesée par l’action elle-même, mais par l’intention ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas considérer si elle est bonne en elle-même seulement, mais surtout si elle est bonne dans l’intention qui nous fait agir. Or, ces yeux par lesquels nous examinons ce qui nous fait agir, le Prophète demande à Dieu de les détourner afin qu’ils ne voient point la vanité; c’est-à-dire, afin qu’il ne se propose point la vanité, quand il fait une bonne action. Or, ce qui vient au premier rang dans cette vanité, c’est l’amour des louanges humaines, qui a été le mobile de tant de grandes actions

 

1. Matth. VI, 22, 23.

 

dans ceux à qui le monde a décerné le nom de grands, et que les villes païennes ont comblés de tant de louanges. Ils cherchaient, non la gloire qui vient de Dieu, mais celle qui vient des hommes; et pour cette gloire ils vivaient dans une sorte de prudence, de courage, de tempérance, de justice; obtenir cette gloire, c’était obtenir leur récompense, vain salaire d’une vaine ambition. C’est d’une telle vanité que le Seigneur veut détourner nos yeux, quand il nous dit: « Gardez-vous de te faire votre justice devant les hommes, afin qu’ils vous voient; autrement vous n’aurez u pas de récompense de votre Père qui est dans les cieux 1». Puis énumérant quelques parties de cette justice, comme l’aumône, la prière, le jeûne, il avertit de ne faire aucune de ces oeuvres en vue d’une gloire humaine, et partout il dit que ceux qui agissent de la sorte, ont reçu leur récompense, non point cette récompense éternelle que nous réserve notre Père avec les saints, mais cette récompense temporelle qu’ils recherchent en se proposant la vanité dans les oeuvres qu’ils accomplissent. Sans doute il ne faut pas incriminer la louange humaine (qu’y a-t-il en effet de plus désirable parmi les hommes que l’agrément dans ce qu’ils doivent imiter ?) niais agir en vue de cette louange, c’est envisager la vanité dans ses actions, Quelque louange que l’homme de bien reçoive de la part des hommes, elle ne doit pas être la fin de ses bonnes oeuvres, mais il doit la reporter à Dieu pour qui seul le véritable juste fait le bien, car il ne le fait point de lui-même, mais par le secours de Dieu. Aussi le Sauveur avait-il déjà dit dans le même discours : « Que votre lumière brille aux yeux des hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ». C’est là qu’il nous donne comme fin la gloire de Dieu, que nous devons toujours nous proposer, quand nous faisons une bonne oeuvre, si nos yeux se détournent de la vanité. Dans nos bonnes oeuvres dès lors, ne nous proposons jamais les louanges des hommes, redressons au contraire ces louanges, et rapportons-les à la gloire de Dieu, qui nous donne ce que l’on peut louer en nous sans erreur. Or, s’il y a vanité à faire le bien pour en être loué par les hommes, combien sera-t-il plus frivole

 

1. Matth. VI, 1.  —  2. Id. V, 16.

 

encore de le faire pour acquérir, pour grossir, pour retenir des trésors ou tout autre bien temporel qui nous vient de l’extérieur? Car « tout est vanité, et quel avantage revient à l’homme de tout ce labeur qu’il s’impose sous le soleil 1? » Nous ne devons pas même faire nos bonnes oeuvres pour la santé de cette vie, mais bien plutôt pour le salut éternel, où nous jouirons d’un bien immuable, qui nous viendra de Dieu, ou mieux qui sera Dieu lui-même. Si, en effet. les saints n’eussent eu dans leurs bonnes oeuvres d’autre but que la santé de cette vie, jamais les martyrs n’eussent perdu cette vie pour l’oeuvre glorieuse de confesser le Christ. Mais ils ont reçu le secours au milieu de la tribulation, ils n’ont point envisagé la vanité, car le salut qui vient des hommes n’est que vanité 2; ils n’ont point désiré les jours de l’homme 3, parce que l’homme est assimilé à la vanité, et que ses jours passent comme l’ombre 4.

3. Mais demander à Dieu ce qui paraît en notre pouvoir, c’est-à-dire qu’il nous donne de détourner nos yeux de la vanité, n’est-ce pas proclamer le besoin de sa grâce? Plusieurs en effet n’ont pas détourné leurs yeux de celte vanité, ils ont cru par eux-mêmes devenir justes et bons, et ils ont préféré la gloire des hommes à celle de Dieu : car ils sont hommes aussi, et ont mis en eux-mêmes leur complaisance, et ont trop présumé des forces de leur libre arbitre. Mais là encore il y a vanité et présomption d’esprit 5. Aussi, après avoir dit : « Détournez mes yeux de peur qu’ils ne voient la vanité; donnez-moi la vie dans votre voie 7 »; comme cette voie n’est pas la vanité, mais la vérité, le Prophète ajoute : « Affermissez votre parole dans votre serviteur, afin qu’il vous craigne 8». Qu’est-ce dire autre chose que, donnez-moi d’accomplir ce que vous ordonnez? Car cette parole n’est pas affermie dans ceux qui l’ébranlent en eux-mêmes en faisant ce qui lui est contraire; mais être affermie chez un homme, c’est y être immobile. Dieu donc a affermi sa parole dans la crainte, chez tous ceux à qui il domine l’esprit de crainte. Or, telle n’est pas la crainte qui a fait dire à l’Apôtre: « Vous n’avez point reçu l’Esprit de servitude pour agir encore par la crainte 9 » ; puisque cette

 

1. Eccli. I, 2, 12. — 2. Ps. LIX, 13. — 3. Jérém. XVII, 16. — 4. Ps. CXLIII, 4.— 5. Jean, XII, 43.— 6. Eccl. VI, 9.— 7. Ps. CXVIII, 37. — 8. Id. 38. — 9. Rom. VIII, 15.

 

crainte est bannie par la charité 1; mais la crainte dont il est ici question est celle que le Prophète appelle Esprit de crainte de Dieu 2; crainte qui est chaste, qui demeure dans le siècle des siècles 3, crainte qui n’ose déplaire à celui qu’on aime. Autre est en effet la crainte que l’époux inspire à l’épouse adultère, autre celle de l’épouse chaste; l’une craint qu’il ne vienne, l’autre qu’il ne s’éloigne.

4. « Eloignez de moi l’opprobre que je soupçonne, parce que vos jugements sont pleins de douceur 4». Qui donc a des soupçons au sujet de son opprobre, et qui ne le connaît pas plus parfaitement que l’opprobre d’aucun autre? On peut avoir des soupçons quand il s’agit des autres, mais non quand il s’agit de soi-même; car soupçonner c’est encore ignorer. Or, on ne soupçonne point son opprobre, on en a une science certaine, puisque la conscience parle. Que signifie donc cette parole : « Mon opprobre que je soupçonne ? » C’est dans les versets précédents que nous en pourrons découvrir le sens. Tant qu’un homme ne détourne point ses yeux pour qu’ils ne voient pas la vanité, il soupçonne chez les autres ce qu’il sent en lui-même; et il croit facilement que dans le culte qu’il rend à Dieu, dans les bonnes oeuvres qu’il fait, tel autre a le même but qu’il se propose lui-même. Les hommes en effet peuvent voir nos actions; mais le dessein qui nous fait agir est caché : de là le soupçon, et chez un homme l’audace de juger des secrets des autres, d’en juger souvent à faux, et toujours témérairement, quand même le soupçon toucherait à la vérité. C’est pourquoi le Seigneur, en parlant de l’intention qui doit nous faire agir dans nos bonnes oeuvres, et voulant détourner nos yeux de la vanité, nous avertit de ne pas faire le bien à cause des louanges des hommes, en disant : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes afin d’en être vus 5». Il nous avertit aussi de ne les point faire par le désir de l’argent, en disant : « Ne vous amassez  point des trésors sur la terre 6»; et encore «Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent 7 ». Il nous détourne encore d’agir en vue de la nourriture et du vêtement, en disant: « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que

 

1. I Jean, IV, 18. — 2. Isa. XI, 3.— 3. Ps. XVIII, 10.— 4. Id. CXVIII, 19. — 5. VI, 1.— 6. Id. 19.—  7. Id. 24.

 

vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez 1». Après nous avoir donné tous ces avis, comme nous pouvons soupçonner de pareilles intentions chez ceux dont nous voyons les oeuvres de justice sans voir leurs desseins, le Sauveur ajoute: «Ne jugez point, de peur d’être jugés 2 ». C’est pourquoi, après avoir dit : « Eloignez de moi l’opprobre que je soupçonne », le Prophète ajoute : « Parce que vos jugements sont pleins de douceur »; c’est-à-dire, parce que vos jugements sont vrais. Quiconque aime la vérité, proclame la douceur de ce qui est vrai. Quant aux jugements des hommes sur les secrets des coeurs, ils ne sont point doux à cause de leur témérité. Il appelle donc son opprobre celui qu’il soupçonne dans les autres; car l’Apôtre l’a dit: « En se comparant eux-mêmes à eux-mêmes 3 », ils se jettent dans l’erreur, et l’homme en effet soupçonne facilement chez les autres ce qu’il sent en lui. C’est pourquoi le Prophète supplie le Seigneur d’éloigner de lui cet opprobre qu’il sentait en lui-même et qu’il soupçonnait chez les autres, afin de ne point ressembler au diable qui avait soupçonné les motifs cachés du saint homme Job. Il ne croyait point que Job servît Dieu gratuitement, et demanda le pouvoir de le tenter, afin de trouver en lui la faute qu’il lui reprochait 4.

5. Mais, il n’y a que l’envie qui soupçonne le mal chez les autres; dans son impuissance à dénigrer une bonne action, car ce qui est extérieur s’affirme de soi-même, elle s’en prend à l’intention qui est secrète, et ne s’affirme point ; quiconque dès lors peut la soupçonner mauvaise, parce qu’il ne voit pas ce qui se dérobe, et qu’il porte envie à ce qui est évident. A cette inclination perverse, qui

 

1. Matth. VI, 25.— 2. Id. VII, 1.— 3. II Cor. X, 12.—  4. Job, I, 9-11.

 

nous porte à soupçonner chez les autres un mal que nous ne voyons point, il faut opposer

la charité qui n’est point jalouse 1, et que le Seigneur nous recommande si particulièrement quand il dit: « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres 2 » ; et encore : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». Et au sujet de l’amour de Dieu et du prochain, « toute la loi», nous dit-il, « est renfermée dans ces deux commandements, ainsi que les Prophètes 3 ». Aussi le Prophète, contrairement à ce soupçon, dont il veut être délivré, dit-il à Dieu: « Voilà que j’ai désiré vos commandements, vivifiez-moi dans votre justice 4 ». Voilà que j’ai désiré de vous aimer

de tout mon coeur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et mon prochain comme moi-même ; « vivifiez-moi dans votre justice », et non dans la mienne, ou plutôt comblez-moi de celte charité que j’ai désirée. Soutenez-moi dans l’accomplissement de ce que vous recommandez, donnez-moi vous-même ce que vous m’ordonnez. « Vivifiez-moi dans votre justice » ; car j’ai en moi de quoi mourir, mais ce n’est qu’en vous que je trouve de quoi vivre. « Votre justice, c’est le Christ qui nous a été donné par Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption ; afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur 5 ».  C’est en lui que je trouve votre loi que je désire, afin que vous me donniez la vie dans votre justice, ou plutôt en lui-même. Car c’est lui qui est le Verbe Dieu, et le Verbe s’est fait chair, afin d’être aussi mon prochain 6.

 

1. I Cor. XIII, 4. — 2. Jean, XIII , 31, 35.— 3. Matth. XII ,40.— 4. Ps. CXVIII, 40. — 5. I Cor. I, 30, 31.— 6. Jean, I, 40.

TREIZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII
LA VIE DANS LE CHRIST.
 

Le Prophète supplie le Seigneur de le vivifier dans la justice ou dans le Christ, et c’est là un acte de miséricorde et de salut envers les enfants de la promesse. Alors il répondra une parole à ceux qui lui reprochent une parole. Cette parole, c’est le Christ, que nous reprochent ceux que la croix scandalise; c’est le Christ encore, que répondent les martyrs , et ceux qui après une chute Sont revenus à lui comme Pierre : cette parole n’a donc pas été pour jamais ôtée de leur bouche. C’est alors que le Prophète gardera la loi de Dieu en cette vie et en l’autre.

 

1. Au sermon d’hier il faut joindre celui-ci sur les versets suivants du plus long des psaumes. Voici ces versets : « Et que votre miséricorde, ô mon Dieu, vienne sur moi 1». Ces paroles semblent se rapporter aux précédentes; car le Prophète ne dit point: « Que votre miséricorde vienne sur moi » ; mais : « Et que votre miséricorde ». Or, voici les paroles qui précèdent : « Voilà que j’ai désiré vos commandements ; vivifiez-moi dans votre justice ». Puis il continue : « Et que votre miséricorde, ô mon Dieu, descende sur moi ». Que demande le Prophète, sinon d’accomplir par la divine miséricorde les préceptes qu’il a désirés? Il explique en quelque sorte le sens de ces paroles : « Vivifiez-moi dans votre justice », quand il ajoute : « Et que votre miséricorde, ô mon Dieu, descende sur moi, ainsi que votre salut selon votre parole » ; c’est-à-dire, selon votre promesse. De là vient que saint Paul veut que nous nous regardions comme les fils de la promesse 2, afin que nous rapportions tout ce que nous sommes à la grâce de Dieu, sans nous en rien attribuer à nous-mêmes. « Car le Christ nous a été donné par Dieu, comme notre sagesse, notre justice et notre sanctification, notre rédemption, afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie, ne se glorifie que dans le Seigneur 3». Quand donc le Prophète nous dit: « Vivifiez-moi dans votre justice », il demande la vie dans le Christ, et telle est la miséricorde qu’il supplie Dieu de faire descendre sur lui. C’est aussi le Christ qui est le « salut de Dieu »; et ce mot nous fait voir quelle miséricorde

voulait appeler sur lui le Prophète, quand il disait; « Et que votre miséricorde, ô mon Dieu,

 

1. Ps. CXVIII , 41. — 2. Rom. IX, 8. — 3. I Cor, I, 30, 31.

 

descende sur moi ». Si nous voulons savoir quelle est cette miséricorde, écoutons ce qui suit « Votre salut, selon votre parole u. Voilà ce qui nous est promis par Celui qui appelle ce qui n’est point encore, comme s’il était déjà 1 ». Il n’y avait personne encore à qui il pût faire des promesses, afin que nul ne se glorifiât de ses mérites. Et ceux à qui la promesse a été faite ont été promis eux-mêmes, afin que tout le corps du Christ pût dire: « Par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis 2 ».

2. « Et je répondrai », dit le Prophète, «à ceux qui me reprochent une parole 3 ». On ne sait s’ils me reprochent une parole, ou si je répondrai une parole; mais l’un et l’autre nous désignent le Christ. C’est lui que nous reprochent ceux pour qui la croix est un scandale ou une folie 4; qui ne savent point que le Verbe s’est fait chair et a demeuré parmi nous, et que ce Verbe était au commencement en Dieu, était Dieu 5. Mais, quand même ils ne nous reprocheraient point ce Verbe qu’ils ignorent, puisqu’ils n’en reconnaissent point la divinité, eux qui ont méprisé sa faiblesse à la croix, nous leur répondons néanmoins ce Verbe, notas disons que leurs reproches ne nous inspirent ni frayeur, ni confusion. « S’ils eussent en effet con nu le Verbe, « ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 6». Mais pour répondre le Verbe à ceux qui nous font des reproches, il faut que la divine miséricorde soit descendue sur nous, que son salut soit venu pour nous protéger, et non pour nous briser. Car il viendra, pour les briser, sur quelques-uns qui méprisent maintenant son humilité, et qui seront

 

1. Rom. IV, 17. — 2. I Cor. XV, 10. — 3. Ps. CXVIII, 42. — 4. I Cor. I, 23.— 5. Jean, I, 1, 14.— 6. I Cor, II, 8.

 

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broyés en se heurtant contre lui. Voici ce qu’il dit dans l’Evangile: « Quiconque heurtera cette pierre s’y brisera, elle écrasera celui sur qui elle tombera 1 ». Nous reprocher le Christ, c’est donc le heurter et s’y briser. Pour nous, mes frères, loin de nous heurter et de nous briser contre lui, loin de craindre leurs injures, répondons-leur une parole, « parole de la foi que nous prêchons. Car si tu crois en ton coeur que le Christ est le Seigneur, et si tu confesses de bouche que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, tu seras sauvé. Car on croit de coeur pour être juste, et l’on confesse de bouche pour être sauvé 2 ». C’est donc peu d’avoir le Christ

dans son coeur, et de ne point le confesser par crainte des injures; mais à ceux qui nous le

rejettent comme un opprobre, il faut répondre hautement le Verbe. Afin que les martyrs pussent le faire, voici ce qui leur fut promis: « Ce n’est point vous qui parlez, mais l’Esprit  de votre Père qui parle en vous 3 ». Aussi, après avoir dit : « Je répondrai une parole à ceux qui m’injurient», le Prophète a-t-il ajouté : « Parce que j’ai espéré en vos paroles » ; c’est-à-dire, en vos promesses.

3. Mais comme plusieurs, tout initiés qu’ils étaient au corps du Christ, qui parle ici, accablés sous le poids des persécutions, n’ont pu supporter ces opprobres, et sont tombés en reniant le Christ, le Prophète continue : « N’ôtez pas à jamais de ma bouche la parole de vérité 4 ». N’ôtez pas de ma bouche, est-il dit, car c’est l’unité de tout le corps qui parle, et l’on compte parmi ses membres ceux qui ont failli, renégats d’un instant, mais sont ressuscités par la pénitence, ou bien ont regagné, par une confession nouvelle, cette palme du martyre qu’ils avaient d’abord perdue.  Ainsi ce ne fut pas « à jamais », usque valde, ou « pour toujours », usquequaque, comme on trouve en certains manuscrits, c’est-à-dire d’une manière absolue, que la parole fut retirée à saint Pierre, alors type de l’Eglise. Bien que troublé par la crainte il ait un moment renié son Dieu, il se releva par ses larmes 5, et mérita par une glorieuse confession la couronne glorieuse. C’est donc tout le corps de Jésus-Christ, l’Eglise entière, qui parle ici; et dans ce corps entier, la parole n’a pas été ôtée à jamais de sa bouche,

 

1. Luc XX, 18.— 2. Rom. X, 8-10.— 3. Matth. X, 20.— 4. Ps. CXVIII, 43. —  5. Matth. XXVI, 70-75.

 

soit parce que devant l’apostasie d’un grand nombre d’autres demeuraient forts, et combattaient jusqu’à la mort pour la vérité, soit parce que dans ces renégats beaucoup se relevaient. Quand nous entendons dire à Dieu: « N’ôtez pas », il nous faut comprendre:

Ne souffrez pas que l’on m’ôte; dans le même sens que nous disons dans notre prière : « Ne nous induisez pas en tentation ». Le Seigneur lui-même dit à Pierre : « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne vienne point à défaillir 2 »; c’est-à-dire, afin que la parole de vérité ne fasse point défaut dans ta bouche « pour toujours ». « Parce que j’ai espéré dans vos jugements », dit le Prophète; ou comme il y a plus expressément dans le grec, « j’ai surespéré 3»; expression moins usitée, mais qui répond à la nécessité d’interpréter la vérité. Il nous faut donc examiner avec attention le sens de ces paroles, afin de comprendre avec le secours de Dieu ce que signifie : « J’ai espéré dans vos paroles, j’ai surespéré dans vos jugements ». « Je répondrai»,dit le Prophète, « je répondrai à mes insulteurs une parole, parce que j’ai espéré en vos paroles»; c’est-à-dire, parce que vous m’avez fait cette promesse : « Et n’ôtez pas à jamais de ma bouche la parole de la vérité, parce que j’ai surespéré dans vos jugements » ; c’est-à-dire, parce que ces jugements que vous exercez en me redressant et en me châtiant, non-seulement ne m’ôtent point l’espérance, mais l’affermissent en moi; car le Seigneur corrige celui qu’il aime, et il flagelle celui qu’il reçoit parmi ses enfants. Or, voilà que les saints, les humbles de coeur, en mettant leur espoir en vous, n’ont point failli dans les persécutions : ceux mêmes qui sont tombés en s’appuyant sur eux-mêmes, et qui néanmoins appartiennent à votre corps, ont pleuré en reconnaissant leur misère, et ont retrouvé une grâce d’autant plus ferme qu’ils ont déposé leur orgueil. Donc u n’ôtez pas à jamais « de ma bouche votre parole, parce que vos jugements sont toute mon espérance».

4. « Et je garderai toujours votre loi ». C’est-à-dire, si vous n’ôtez pas de ma bouche la parole de la vérité, « je garderai votre loi, toujours, et dans les siècles des siècles ». Le Prophète nous donne ici la signification de « toujours». Souvent, en effet, « toujours »signifie pendant la vie d’ici bas; mais alors ce

 

1. Matth. VI, 13.— 2. Luc, XXII, 32.— 3. Grec, epelpisa.

 

680

 

n’est point « dans le siècle et dans les siècles des siècles »; toutefois la traduction vaut mieux que celle de certains exemplaires qui portent : « Dans l’éternité, et dans les siècles des siècles » , parce qu’ils n’ont pu dire : « Et dans l’éternité de l’éternité ». Il faut donc entendre par la loi, celle dont l’Apôtre a dit : « L’amour est la plénitude de la loi ». Telle est la loi que garderont les saints dont la bouche ne cessera de dire la vérité, c’est-à-dire l’Eglise du Christ qui la gardera non seulement dans le siècle, c’est-à-dire pendant

 

1. Rom. XIII, 10.

 

la durée du monde, mais encore dans l’autre vie, que l’on appelle ici le « siècle du siècle». Là, en effet, nous n’aurons point à garder les préceptes de la loi, comme ici-bas, mais la plénitude de la loi, que nous garderons sans craindre de l’offenser, parce que nous aimerons Dieu plus parfaitement quand nous le verrons, ainsi que notre prochain, puisque Dieu sera tout en tous 1, et que nous n’aurons aucune occasion de soupçonner faussement le prochain, parce que nul ne sera inconnu aux autres.

 

1. I Cor. XV, 28.

QUATORZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LES EFFETS DE LA GRÂCE.
 

Après avoir prié, le Prophète raconte le bien qu’il a fait, comme pour nous dite qu’il a été exaucé. Il a marché dans la voie large par la charité, parce qu’il s’appliquait à suivre les préceptes du Seigneur avec le secours de la prière, et cette prière est avivée par l’Esprit-Saint qui demeure en nous. Ensuite il a publié sans rougir les témoignages du Seigneur, comme les martyrs, parce qu’il méditait les préceptes elles pratiquait.

 

1. Les versets précédents de ce long psaume contenaient une prière; ceux que nous avons à traiter maintenant sont une narration. L’homme de Dieu implorait en effet le secours

de la grâce, quand il disait: « Vivifiez-moi dans votre justice, et que votre miséricorde, ô mon Dieu, descende sur moi » ; ainsi des autres versets qui précèdent ou qui suivent. Maintenant il s’écrie : « Et je marchais dans la voie spacieuse, parce que j’ai cherché vos commandements. J’annonçais vos témoignages en présence des rois, sans en rougir. Je méditais vos préceptes qui font mes délices. Et j’ai levé mes mains vers vos commandements, objet de mon amour, et je m’exerçais dans les oeuvres de votre justice 1». Ce langage est d’un homme qui raconte, et non d’un homme qui prie; il a, ce semble, obtenu de Dieu ce qu’il demandait, et reconnaît en louant Dieu ce qu’a fait de lui cette miséricorde, qu’il appelait sur lui-même. Il ne cherche pas à relier ces paroles à ce qui précède, et ne dit pas:

 

1. Ps. CXVIII, 40-48.

 

Et n’ôtez point à ma bouche votre parole à jamais, parce que j’ai espéré en vos jugements , et je garderai toujours votre loi dans le siècle , et dans le siècle des siècles, et je marcherai dans la voie spacieuse, parce que j’ai recherché vos commandements. Et je parlerai de vos témoignages en présence des rois, sans en rougir ; et ainsi de suite: alors on eût compris qu’il rattachait ce qui suit à ce qui précède ; mais il dit : « Et je marchais dans la voie spacieuse », phrase inconséquente, puisque la particule copulative : « Et » ne lie absolument rien ; car il ne dit pas : « Et je marcherai », comme il disait: « Et je garderai toujours votre loi ».Ou bien, s’il est dit au mode optatif: Custodiam, « Que je garde votre loi » ; il n’est pas dit : Que je marche dans la voie large, comme si le Prophète eût fait un souhait et une prière. Mais il dit : Ambulabam, « je marchais dans la voie large » ; et si l’on ne voyait ici une conjonction, si la phrase sans se rattacher à ce qui précède eût été absolue : Je marchais dans la voie large; rien d’extraordinaire n’eût (681) forcé le lecteur à voir ou à chercher ici un sens caché. Il nous laisse donc à entendre ce qu’il n’a pas dit, c’est-à-dire qu’il a été exaucé: et il nous montre l’état où nous a mis la grâce de Dieu, comme s’il disait: Quand je faisais cette prière, vous m’avez exaucé : « Et je marchais dans la voie spacieuse», et le reste que nous lisons ensuite.

2. Que signifie donc: « Et je marchais dans la voie large », sinon je marchais dans

la charité, « qui a été répandue dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 1? » C’est dans cette voie large que marchait celui qui disait : « O Corinthiens, ma bouche vous est ouverte, et mou coeur se dilate 2 ». Or, cette charité est renfermée complètement dans les deux préceptes de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, qui renferment à leur tour la loi et les Prophètes 3. Aussi, après avoir dit: « Et je marchais dans la voie large, le Prophète nous en donne-t-il la raison: «C’est»,dit-il, « parce que j’ai cherché vos préceptes ». Dans plusieurs exemplaires, on voit, non point, « vos préceptes, mais, vos témoignages»: plus souvent, néanmoins, nous avons lu, « vos préceptes » surtout chez les Grecs, et qui ferait difficulté

de s’en tenir à cette traduction d’où est venu le texte latin? Si donc nous voulons savoir

comment le Prophète a cherché ces commandements, ou comment il faut les chercher,

écoutons ce que nous dit le divin maître, qui nous enseigne et nous domine ce que nous

devons demander : « Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira ». Et un peu après: « Si donc vous qui êtes méchants, savez donner ce qui est bon à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le lui demandent  4 ? » Par là il nous montre évidemment que ces paroles : « Demandez, cherchez, frappez », ne sont qu’une recommandation de prier avec instance. Mais un autre Evangéliste ne dit point : « Il donnera des biens à ceux qui les lui demandent », ce qui peut avoir plusieurs sens et se rapporter aux biens corporels, ou aux biens spirituels; mais il retranche tout le reste et nous montre d’une manière précise ce que le Seigneur veut que nous demandions avec ardeur et avec instance : « A

 

1. Rom. V, 5. — 2. II Cor. VI, II. — 3. Matth. XXII, 40. — 4. Id. VII, 7, 51.

 

681

 

combien plus forte raison», dit-il, « votre Père du ciel donnera-t-il l’Esprit à ceux qui l’invoqueront 1?» C’est ce même Esprit qui répand la charité dans nos coeurs, afin que nous accomplissions les commandements par l’amour de Dieu et du prochain. C’est par ce même Esprit que nous crions : Père, Père 2. C’est lui dès lors qui nous fait demander ce que nous voulons recevoir, qui nous fait chercher ce que nous désirons trouver, qui nous fait frapper où nous essayons d’arriver. Voilà ce qu’enseigne l’Apôtre qui, après nous avoir dit que le Saint-Esprit nous fait crier : Père, Père, ajoute dans un autre endroit : « Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, mon Père 3 ». Comment est-ce nous qui crions, si lui-même crie en nous, sinon parce qu’il nous fait crier, quand il commence d’habiter en nous? li le fait encore dès qu’il est en nous, afin qu’en demandant, en cherchant, en frappant, on le demande, et on le reçoive plus abondamment. Soit en effet que l’on demande à Dieu une vie sainte, soit que l’on vive déjà saintement, tous ceux qui sont dirigés par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu 4. Donc: « Je marchais », dit le Prophète, « dans la voie large, parce que j’ai cherché vos préceptes ». Il avait cherché et il avait trouvé, parce qu’il avait demandé et reçu l’Esprit-Saint, par lequel, devenu bon lui-même, il avait fait des bonnes oeuvres, par la foi qui opère par la charité 5.

3. « Et je parlais de vos témoignages en présence des rois, sans en rougir » ; non plus que celui qui avait demandé et obtenu la faveur de répondre à ceux qui lui reprocheraient le Verbe, et à la bouche duquel ne devait pas être dérobé le Verbe de Ii vérité. Il combat donc pour elle jusqu’à la mort et ne rougit point de la proclamer en présence des rois. Ces témoignages, en effet, qu’il nous dit avoir proclamés, s’appellent en grec martyres, expression que nous avons adoptée en latin; et de là vient que nous avons appelé martyrs ceux à qui Jésus a prédit qu’ils le confesseraient en présence des rois 6.

4. « Et je méditais », dit le Prophète, « vos commandements qui font mes délices. Et  j’ai levé les mains vers vos préceptes, objet de mon amour 7 ». D’autres ont traduit dilexi

valde, que j’ai aimés beaucoup, d’autres nimis,

 

1. Luc, XI, 13.— 2. Rom. VII, 15.— 3. Gal. IV, 6.— 4. Rom. VIII, 14. — 5. Gal. V, 6. — Matth. X, 18. — 6. Ps. CXVIII, 47, 48.

 

682

 

« à l’excès », d’autres encore vehementer, « avec violence», cherchant à rendre ainsi le grec sphodra. Il aimait donc les commandements de Dieu, dès lors qu’il marchait dans la voie large, par ce même Esprit-Saint qui a répandu dans nos coeurs la charité, et qui dilate les coeurs des fidèles 1. Or, il les a aimés en les méditant et en les pratiquant. Quant à la méditation, il nous dit : « Je réfléchissais à vos œuvres »; et quant à la pratique : « Je levais les mains vers vos préceptes ». Et à chacun de ces versets, il ajoute : quae dilexi, « que j’ai aimés ». « Or, la fin de tout précepte, c’est la charité émanant d’un coeur 2». Quand c’est dans cette fin, c’est-à-dire d’après cette considération que l’on accomplit les préceptes de Dieu, alors l’oeuvre est bonne, et on élève les mains, parce que c’est vers Dieu qu’on les élève. Aussi l’Apôtre voulant parler de la charité, nous dit-il: « Je vous indique une voie

 

1. Rom. V, 5 — 2. I Tim. I, 5.

 

bien supérieures 1» ; et ailleurs, «afin», dit-il, « de connaître l’amour de Jésus Christ envers nous, lequel surpasse toute connaissance ».Car accomplir les commandements de Dieu en vue d’un bonheur terrestre, c’est abaisser les mains plutôt que les élever; puisque c’est rechercher par une semblable intention,non plus les récompenses d’en haut,mais celles d’ici-bas. A la méditation et à l’accomplissement des préceptes appartient ce qui suit : « Et je m’exerçais dans vos oeuvres de justice » : ce que plusieurs ont traduit ainsi de préférence à laetabar, « je me réjouissais », ou à garriebam, « je m’entretenais », comme l’ont fait plusieurs à cause du grec edolesxoun. Celui en effet qui aime les commandements de Dieu, et qui fait ses délices de les méditer et de les pratiquer, s’exerce dans ces coinmandements avec joie, en parle avec plaisir.

 

1. I Cor. XII, 31. — 2. Ephés. III, 19.

QUINZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LES EFFETS DE LA GRÂCE.
 

Le Prophète supplie Dieu de se souvenir de sa promesse, non que le Seigneur oublie, mais parce que lui-même désire ardemment ce qu’il demande Cette parole d’espérance l’a consolé dans les épreuves de l’humiliation, l’en a fait triompher en lui donnant la vie du bien, en le soutenant contre l’apostasie dans la persécution. Celui qui est ainsi consolé, c’est l’homme tombé du paradis et relevé par la promesse du Rédempteur. Depuis le commencement il a pu se soutenir par la méditation des Jugements de Dieu, par sa miséricorde; et dans la nuit du péché, il s’est souvenu de Dieu, ce qui l’a fortifié contre les assauts du démon.

 

1. Considérons, avec le secours de Dieu, et expliquons ces versets de notre psaume

« Souvenez-vous de votre parole à votre serviteur, et qui m’a donné l’espérance. Cette espérance m’a consolé dans mon humilité, car votre parole m’a donné la vie 1». Est-ce

que l’oubli est aussi citez Dieu, comme chez les hommes ? Pourquoi donc le Prophète lui

dit-il : « Souvenez-vous? » Il est vrai qu’en d’autres endroits de l’Ecriture on retrouve cette

même expression : « Pourquoi m’avez-vous oublié 2? » et: « Pourquoi oublier notre misère 3? » et Dieu lui-même nous dit par son

 

1. Ps. CXVIII, 49, 50. — 2. Id. XLI, 10.— 3. Id. XLIII, 24.

 

Prophète : « J’oublierai toutes ses iniquités 1 » et beaucoup d’autres exemples semblables. Mais ces paroles ne doivent point s’entendre de Dieu comme on les entend des hommes. De itême en effet qu’on dit de Dieu qu’il se repent, quand contrairement à l’espérance des hommes, il change le cours des choses, sans néanmoins changer son dessein, puisque le dessein du Seigneur demeure éternellement 2 ; ainsi on dit qu’il oublie, quand il semble différer son secours, ou l’effet de sa promesse, ou ne peut châtier les pécheurs comme ils le méritent, ou toute autre chose semblable;

 

1. Ezéch XVIII, 22, — 2. Ps. XXXII, 11.

 

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comme si ce que l’on espère, ou que l’on redoute, avait échappé à sa mémoire parce qu’on n’en voit pas l’accomplissement. C’est une manière morale de se mettre au niveau des hommes, quoique Dieu agisse de la sorte, avec une disposition fixe, sans aucun défaut de mémoire, sans obscurcissement d’intelligence, sans changement de volonté, Dès lors, dire au Seigneur: « Souvenez-vous », c’est montrer, c’est stimuler un désir dans celui qui réclame l’effet de la promesse, mais non rappeler au Seigneur ce qu’il aurait oublié. « Souvenez-vous», dit le Prophète, « de votre parole à votre serviteur » ; c’est-à-dire, accomplissez ce que vous avez promis à votre serviteur ; c’est-à-dire encore, cette parole qui contenait une promesse et qui m’a fait espérer.

2. «C’est elle qui m’a consolé dans mon humilité 1 » : elle, c’est-à-dire cette espérance qui a été donnée aux humbles, comme le dit l’Ecriture : « Dieu résiste aux superbes, et donne la grâce aux humbles 2 ». De là cette maxime sortie de la bouche du Sauveur lui-même : « Quiconque s’élève sera abaissé; quiconque s’abaisse sera élevé 3 ». Et par cet abaissement nous n’entendons pas cette humilité de quiconque avoue ses péchés et ne s’arroge point la justice ; mais celle d’un homme qui est tombé dans la tribulation ou dans quelque mépris dont Dieu a voulu châtier son orgueil, ou exercer sa patience et la mettre à l’épreuve Aussi le Psalmiste nous dit-il un peu plus loin: « Avant d’être humilié, j’ai commis-le péché ». Et encore au livre de la Sagesse : « Demeure en paix dans la douleur; et au temps de l’humiliation, garde la patience ; car l’or et l’argent s’épurent par la flamme, mais les hommes que Dieu accepte passent par le feu 3 ». En disant que Dieu accepte ces hommes, il nous donne cette espérance qui console dans l’humilité. Et quand le Seigneur Jésus prédisait aux disciples que ces humiliations leur viendraient de la part des persécuteurs, il ne les abandonna point sans espérance, mais il leur donna celle-ci qui doit les consoler : « Vous posséderez vos âmes par votre patience ». Quant à votre corps que vos ennemis peuvent tuer,et en quelque sorte anéantir, un cheveu de votre tête ne périra point 6 », nous

 

1. Ps. CXVIII, 10.— 2. Jacques, IV, 6; I Pierre, V, 5.— 3. Luc, XIV, 11; XVIII, 14, — 4. Eccli. II, 4, 5. — 5. Luc, XXI, 19. — 6. Id. 18.

 

dit-il. Telle est l’espérance donnée au corps du Christ, ou à l’Eglise, pour la consoler dans son humilité. C’est à propos de cette espérance que l’apôtre saint Paul nous dit : « Si nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons par la patience 1». Mais cette espérance regarde les biens éternels. Or, il y a une autre espérance très-propre à nous consoler dans l’abaissement de la tribulation, et qui a été donnée aux saints dans la parole de Dieu qui leur promet la grâce, de peur qu’ils ne viennent à succomber. C’est de cette espérance que l’Apôtre nous dit: « Dieu est fidèle, et ne permettra point que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ; mais il vous fera profiter de la tentation, afin que vous puissiez persévérer 2 ». Telle est encore l’espérance que nous donnait la bouche du Sauveur: « Cette nuit Satan a demandé à vous cribler comme le froment, et j’ai prié pour toi, Pierre, afin que la foi ne t’abandonne point 3». C’est encore cette espérance qu’il nous donne dans la prière qu’il nous a enseignée. et où il nous fait dire: « Ne nous induisez pas en tentation 4 ». C’était en quelque-sorte promettre aux siens qui seraient en danger ce qu’il veut qu’ils lui demandent. C’est donc de cette espérance qu’il nous est mieux d’entendre cette parole du psaume : « C’est elle qui m’a consolé dans mon humilité, car votre parole m’a donné la vie 5 ». D’autres avec plus de fidélité ont traduit, non point Verbum ou « parole », mais Eloquium ou langage. Il y a en effet dans le grec logion ou Eloquium, tandis que c’est logos qui signifie Verbum.

3. Nous lisons ensuite : « Les superbes me provoquaient sans cesse par l’iniquité ; mais je n’ai point abandonné votre loi 6». Par ces superbes, il veut nous faire entendre les persécuteurs des saints ; c’est pourquoi il ajoute : « Mais je n’ai point abandonné votre loi », car c’était à une telle apostasie que tendait la persécution. C’est avec raison qu’il les accuse d’avoir sans cesse commis l’iniquité; car, non-seulement ils étaient impies, mais ils poussaient les saints à l’impiété. Or, dans cette humilité, ou plutôt dans cette affliction, se trouve la consolation de l’espérance, qui nous a été donnée dans la parole de Dieu, promettant des secours aux martyrs, de peur que

 

1. Rom VIII, 25. — 2. I Cor. X, 13. — 3. Luc, XXII, 31,32. — 4. Matth. VI, 13. — 5. Ps. CXVIII, 50 — 6. Id. 51.

 

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leur foi ne vienne à défaillir: on trouve aussi la présence de l’Esprit-Saint qui répare les forces de ceux qui souffrent, afin qu’ils puissent échapper au filet des chasseurs, et dire « Sans la présence du Seigneur parmi nous, ils nous auraient dévorés tout vivants 1 ».

4. Quand il dit : « Cette espérance m’a consolé dans mon humiliation », n’entendrait-il point cette humiliation de celle où tomba l’homme, quand il fut condamné à la mort à cause du péché si malencontreusement commis dans le paradis de délices 2? C’est en effet par cette humiliation que l’homme est devenu semblable à la vanité, elle qui a fait passer ses jours comme l’ombre 3; c’est elle qui a fait de nous tous des enfants de colère, et pour toujours, si ceux qui avant la création du monde 4 ont été prédestinés pour le salut éternel, ne sont réconciliés avec Dieu par le Médiateur; et c’est en ce Médiateur que les anciens justes mettaient leur espérance, quand l’esprit de prophétie le leur montrait venant en sa chair. Alors la promesse faite à nos pères au sujet d’un médiateur, pourrait être cette promesse dont il est ici question si nous leur prêtons ce langage au sujet de la même promesse: « Souvenez-vous de votre parole à votre serviteur, et dans laquelle vous m’avez donné l’espérance ». C’est elle qui m’a consolé dans mon humiliation, c’est-à-dire dans ma mortalité: « Car cette parole m’a donné une vie nouvelle»: en sorte que, destiné à la mort, j’ai néanmoins conçu l’espoir de vivre. « Quant aux superbes, ils agissaient toujours d’une manière criminelle » : car l’assujettissement à la mort n’a pas dompté leur orgueil. « Mais je n’ai point apostasié votre loi 5», comme les superbes voulaient m’y contraindre.

5. « Je me suis souvenu, Seigneur, de vos jugements, depuis le commencement , et j’ai été consolé » : ou, comme on lit en certains exemplaires, exhortatus sum, j’y ai trouvé de l’encouragement. Le verbe grec parekleten peut avoir ces deux significations, Depuis le commencement donc, à l’origine de la race humaine, « je me suis souvenu de vos jugements au sujet des vases de colère destinés a la perdition 7» ; et j’ai été consolé, parce que là aussi j’ai compris les trésors de votre gloire pour les vases de votre miséricorde.

 

1. Ps. CXXIII, 2, 3. — 2. Gen. III, 23.— 3. Ps. CXLIII, 4.— 4. Ephés. I, 4, 5. — 5. Ps. CXVIII, 49-51. — 6. Id. 52. — 7. Rom. IX, 22, 23.

 

6. « La défaillance m’a saisi, quand j’ai vu les pécheurs abandonner votre loi. Vos oracles étaient mes cantiques dans le sein de mon exil 1 » : ou, comme d’autres ont traduit, « dans le lieu où j’étais étranger ».Telle est l’humiliation de l’homme banni du paradis, de la Jérusalem d’en haut, exilé dans ce lieu où il est mortel; c’est de Jérusalem que descendait à Jéricho cet homme qui tomba entre les mains des voleurs; mais à cause de la miséricorde que montra pour lui le samaritain 2, il chanta dans le lieu de son exil les oracles de Dieu. Et toutefois, la vue des pécheurs qui abandonnaient la loi divine, redoublait son ennui, car il lui fallait converser avec eux, au moins pour un temps, jusqu’à ce que le vent ait passé dans l’aire. On peut aussi accorder ces deux versets avec chaque partie du verset précédent; en sorte que ces paroles : « Je me suis souvenu, ô Dieu, de vos jugements depuis le commencement », peuvent se rapporter à celles-ci: « La défaillance m’a saisi à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi »; et ce mot : « Je me suis consolé », à ces paroles: « Dans le lieu de mon exil, je chantais vos oracles ».

7. « Pendant la nuit, je me suis souvenu de votre nom, ô mon Dieu, et j’ai gardé votre loi 3 ». Cette nuit est l’humiliation avec l’ennui de la mortalité. Il y a nuit pour ces méchants qui commettent sans cesse l’iniquité, nuit encore dans cette défaillance à la vue des pécheurs qui abandonnent la loi dc Dieu; nuit enfin dans ce lieu d’exil, jusqu’à ce que vienne le Seigneur pour éclairer ce qu’il y a de plus caché dans les ténèbres, manifester les pensées des coeurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange 4. Dans cette nuit donc l’homme doit se souvenir du nom du Seigneur, afin que celui qui se glorifie, ne se glorifie que dans le Seigneur

aussi est-il écrit : « Ce n’est point à nous, Seigneur, ce n’est point à nous, mais à votre nom qu’il faut donner la gloire 6 ». Car ce n’est point en cherchant sa propre gloire, mais celle de Dieu, comme ce n’est point par sa propre justice, niais par celle de Dieu, celle qui est un don de Dieu, que chacun garde la loi du Seigneur, ainsi que l’a dit le Prophète: « Je me suis souvenu de votre nom, Seigneur,

 

1. Ps. CXVIII, 53, 54. — 2. Luc, X, 30, 37. — 3. Ps. CXVIII, 55.— 4. I Cor. IV, 5.— 5. Id. I, 31.— 6. Ps. CXIII, 1.

 

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et j’ai gardé votre loi ». Il ne l’eût point gardée, s’il s’était appuyé sur sa propre vertu,

oubliant le nom du Seigneur. « Car c’est dans le nom du Seigneur qu’est notre secours 1 ».

            8. Aussi le Prophète nous dit-il ensuite : « Elle m’est arrivée, parce que j’ai recherché vos justices 2»; oui, vos justices par lesquelles vous justifiez l’impie , et non les miennes, qui, loin de me rendre juste, me donnent de l’orgueil. Car le Prophète n’était point de ceux qui ignorent la justice venant de Dieu, et qui en voulant établir la leur, n’aboutissent qu’à se soustraire à celle de Dieu 3. Ces justices, dès lors, qui rendent justes gratuitement et par la grâce ceux qui ne peuvent le devenir par eux-mêmes, ont été nommées plus à propos justifications : car le grec ne porte point dikaiosunas, ou justices, mais dikaiomata, ou justifications. Mais que veut dire le Prophète dans ces paroles : «Elle m’est arrivée? » Qui, elle? la loi peut-être? Car il avait dit : « J’ai gardé votre loi »; et c’est à cette phrase qu’il joint cette autre : « Elle a été pour moi », comme s’il disait : Cette loi a été la mienne. Mais ne nous arrêtons point à montrer comment la loi de Dieu est devenue la sienne, car le mot grec, traduit en latin, nous indique suffisamment qu’il ne s’agit point de loi dans cette parole: « elle est devenue pour moi ». Car le mot loi est masculin dans cette langue, et c’est à propos d’un nom féminin qu’il est dit: celle-ci est devenue pour moi. Il faut donc chercher plus haut ce qui lui a été fait, puis comment « celle-ci », quelle qu’elle soit, est devenue pour lui. «Celle-ci », dit-il, « est devenue pour moi»: or, ce n’est point cette loi, sens qui est rejeté par le grec. C’est peut-être cette nuit, car dans le verset supérieur il est dit : « Toute la nuit je me suis souvenu de votre nom, ô mon Dieu, et j’ai gardé votre loi »; puis il continue : « Celle-ci est devenue pour moi »; or, si ce n’est pas la loi, c’est la nuit qui est devenue pour lui. Mais que signifie alors, cette nuit m’est arrivée parce que j’ai recherché vos justifications? C’est plutôt la lumière qui a été faite pour lui, et non la nuit, parce qu’il a recherché les justifications de Dieu. On peut aussi entendre, elle est devenue pour moi, dans le sens de elle a été faite pour moi, elle m’est devenue utile, Car si l’on entend par nuit, comme on le peut très bien, l’humiliation

 

1. Ps. CXXIII, 8. — 2. Id. CXVIII, 56. — 3. Rom. X, 3.

 

de cette vie mortelle, où les coeurs se dérobent mutuellement, et où ces ténèbres produisent des tentations graves et sans nombre, en sorte que pendant cette nuit passent et repassent les bêtes des forêts, les lionceaux rugissants qui demandent à Dieu leur nourriture ; ce même lion rugissant et cherchant sa nourriture, et dont le Seigneur a dit ce que nous avons déjà rappelé : « Cette nuit Satan a demandé à vous cribler comme le froment  2 » ; c’est-à-dire, pendant cette nuit où passent et repassent les bêtes des forêts, le lion gigantesque a demandé à Dieu sa nourriture : assurément, cette humiliation dans ce lieu d’exil, que l’on peut bien appeler nuit, devient utile à ceux qui y sont à l’épreuve, et qui apprennent à ne point s’élever par l’orgueil ; crime pour lequel nous sommes plongés dans cette nuit. « Le commencement de l’orgueil chez l’homme, c’est de se séparer de Dieu 3». Mais comme il est justifié gratuitement, et afin de s’avancer dans l’humilité, dans toutes ces tentations auxquelles il est exposé pendant cette nuit, maintenant qu’il a reçu l’intelligence, qu’il répète ce verset du psaume que nous lirons bientôt: « Il m’est bon que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne vos oeuvres de justice 4 ». Dire en effet: « Il m’est bon que vous m’ayez humilié », qu’est-ce autre chose que dire de cette humilité, qui est appelée nuit : « Elle a été pour moi », c’est-à-dire, elle m’a été avantageuse? Mais pourquoi? parce que j’ai recherché votre justice, et non la mienne.

9. Nous pouvons encore donner un autre sens à ces mots : « Celle-ci est devenue pour moi ». Ce ne serait alors ni la loi ni la nuit que désignerait le pronom « celle-ci », mais il aurait le sens que nous avons donné à cette expression d’un autre psaume : Unam petii, sans dire ce que signifie « une», ou quelle est cette « une », dont il dit, « je la demanderai encore ». Le genre féminin est ici mis pour le neutre; car il est contre notre usage de dire: Unam petii, j’ai demandé une seule, saris marquer à quoi se rapporte cette « seule ». On dirait mieux : Unum petii. J’ai demandé cela « seulement », d’habiter dans la maison du Seigneur. Dans ces espèces d’adjectifs neutres latins, on n’exige pas le nom neutre qui demeure sous-entendu, comme un bien, un don, ou quelque chose de semblable; mais

 

1. Ps. CIII, 21.— 2. I Pierre, V, 8.— 3. Eccli. X, 14.— 4. Ps. CXVIII, 71.

 

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cette expression neutre peut désigner soit un nom masculin, soit un nom féminin, soit même ce que l’on veut désigner sans distinction de genre, et dans le langage ordinaire. Le Prophète a donc pu dire en cet endroit: « Celle-ci m’est arrivée », comme il aurait dit : « Ceci m’est arrivé ». Mais si nous demandons quoi, voyons ce qui a été dit auparavant : « Je me suis souvenu pendant la nuit de votre nom, ô mon Dieu, et j’ai recherché votre loi ». Ceci m’est arrivé, c’est-à-dire de garder votre loi, non par moi-même, mais cela m’est arrivé par vous, parce que j’ai recherché vos justices, et non les miennes. « C’est Dieu, en effet », dit l’Apôtre, « qui opère en nous le vouloir et le faire selon sa bonne volonté 1 ». Et le Seigneur dit encore par son Prophète : « Et je ferai que vous marchiez dans mes justifications, et que vous observiez et pratiquiez mes jugements 2 ». Quand donc le Seigneur nous dit: « Je ferai en sorte que vous observiez et que vous pratiquiez mes jugements », le Prophète a raison de dire : Ceci m’est arrivé; et à celui qui voudrait savoir ce qui lui est arrivé, il peut répondre ce qu’il a dit plus haut: « De garder la loi de Dieu ». Mais ce sermon est déjà bien long, il est mieux, dès lors, de réserver la suite à un autre discours, avec la grâce de Dieu.

 

1. Philipp. II, 13. — 2. Ezéch. XXXVI, 27.

SEIZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
L’UNION A DIEU.
 

 

Tout homme qui garde la loi du Seigneur, a le Seigneur en partage. Mais comme il ne saurait garder cette loi sans le secours de l’Esprit-Saint, il doit l’invoquer.  Fortifié par ce secours, il se détournera de l’iniquité, ne craindra ni les embûches du démon, ni les scandales des hommes, et confessera plus hautement le Seigneur à mesure que s’élèvera la persécution. Alors le Christ s’unit à son serviteur, et par une faveur nouvelle, il en fait un serviteur par amour, et non par crainte.

 

1. Dans notre long psaume nous entreprenons d’expliquer, avec le secours de Dieu, les versets suivants: « Le Seigneur est ma portion », ou, comme d’autres ont traduit: « Seigneur, vous êtes mon héritage 1 ». Ces deux expressions signifient-elles que tout homme a sa part en Dieu, dès lors qu’il s’attache à lui, selon cette parole : « Il m’est bon de m’attacher au Seigneur 2? » Ce n’est point en effet parce qu’un homme existe qu’il est dieu, mais il le devient par sa participation à celui qui est seul et vrai Dieu. Ou bien le Seigneur est-il notre portion à la manière dont les hommes se choisissent ici-bas, ou obtiennent par le sort, celui-ci telle portion, celui-là telle autre qui le fait vivre; et qu’en un certain sens le partage des justes serait le Seigneur qui leur donne la vie éternelle? Ces deux sens n’ont rien d’absurde. Mais écoutons ce qui suit : « Je l’ai dit, c’est de garder

 

1. Ps. CXVIII, 57. — 2. Id. LXXII, 28.

 

votre loi ». Qu’est-ce à dire: « Ma portion, Seigneur, je l’ai dit, c’est de garder votre loi », sinon que le Seigneur sera notre héritage à mesure que nous garderons sa loi?

2. Mais comment la peut-il garder sans le don et le secours de l’Esprit qui vivifie, de peur que la lettre ne tue 1, et que le péché à l’occasion du précepte ne soulève dans l’homme toute concupiscence 2? Il faut donc invoquer cet Esprit, et c’est alors que la foi obtient de lui ce qu’ordonne la loi : quiconque en effet invoquera le nom du Seigneur sera sauvé 3. Aussi voyez ce qu’ajoute le Prophète : « J’ai imploré votre présence du fond de mon coeur ». Et pour montrer comment il a prié : « Ayez pitié de moi », dit-il, « selon votre parole ». Et comme il a été exaucé et secouru par celui qu’il avait invoqué: «J’ai réfléchi », nous dit-il, « à mes voies, et j’ai ramené mes pieds

 

1. II Cor. III, 6. — 2. Rom. VII, 8. — 3. Joël, II, 32 ; Rom. X, 13.

 

dans le sentier de vos préceptes 1 ». Je les ai ramenés de mes voies qui m’ont déplu, et je les ai fait marcher dans vos préceptes qui seront leur sentier. Dans plusieurs exemplaires, on ne lit point : « Parce que j’ai réfléchi », comme dans quelques-uns, mais simplement: « j’ai réfléchi  ». Cette phrase encore : « J’ai détourné mes pieds», se lit ailleurs: «Parce que j’ai réfléchi et que vous avez détourné mes pieds », pour attribuer plutôt à la grâce de Dieu une telle conversion, selon cette parole de l’Apôtre: « C’est Dieu qui agit en vous 2 »; c’est à lui que l’on dit: « Détournez mes yeux afin qu’ils ne voient point la vanité ». Si donc il détourne les yeux afin qu’ils ne voient point la vanité, pourquoi ne détournerait-il pas les pieds de peur qu’ils ne s’égarent? C’est encore pour cela qu’il est écrit : « Mes yeux sont toujours fixés sur le Seigneur, parce qu’il détournera tues pieds des embûches 3». Mais qu’on lise: vous avez détourné mes pieds, ou bien j’ai détourné mes pieds, nous ne pouvons le faire que par celui dont le Prophète a imploré la présence de tout son coeur, et à qui il a dit: « Ayez pitié de moi, selon votre parole », c’est-à-dire selon votre promesse. Car ce sont les fils de la promesse qui composent la postérité d’Abraham 4.

3. Enfin, après avoir obtenu ce bienfait de la grâce: « Je suis prêt », dit le Prophète, « et rien ne une trouble dans l’accomplissement de vos préceptes 5 ». Quelques-uns ont traduit: « Pour garder vos préceptes »; d’autres, « afin de garder »; d’autres encore, «à garder », d’après le grec tou phulaxastai.

4. Pour montrer combien il est prêt à garder les préceptes du Seigneur, le Prophète ajoute: « Les filets des pécheurs m’ont environné, mais je n’ai point oublié votre loi 6». Ces filets des pécheurs sont les obstacles des ennemis, soit spirituels, comme le diable et ses anges, soit charnels, comme les incrédules, en qui le démon agit comme il lui plaît 7. Car ces funes peccatorum du latin, ne signifient point filets des péchés, mais bien filets des pécheurs, comme on le voit par le grec 8. Quand par leurs menaces ils effraient les justes, et les détournent de souffrir pour la loi de Dieu, ils les environnent de leurs filets, et les retiennent, pour ainsi dire, de leurs cordes. Ils

 

1. Ps. CXVIII, 58, 59. — 2. Philipp. IX, 13 — 3. Ps. XXIV, 15. — 4. Rom. IX, 8, 9.— 5. Ps. CXVIII, 60. —  6. Id. 61,— 7. Ephés. II, 2. — 8. Amartolon .

 

traînent en effet leurs péchés comme une longue chaîne 1, dont ils s’efforcent de garrotter les saints, et quelquefois Dieu le permet. Mais enlacer le corps ce n’est point enlacer l’âme, puisque notre interlocuteur n’a point oublié la loi de Dieu, et en effet la parole de Dieu n’est point enchaînée 2.

5. « Au milieu de la nuit», dit le Prophète, « je me levais pour vous rendre témoignage,  à cause des jugements de votre justice 3 ». Car c’est par un jugement de la justice divine que les liens des pécheurs environnent le juste. C’est ce qui a fait dire à l’apôtre saint Pierre que voici le temps auquel « Dieu doit commencer son jugement par sa propre maison. Et s’il commence par nous», dit-il, « quelle sera la fin de ceux qui ne croient point à l’Evangile? Et si le juste à peine est sauvé, que deviendront le pécheur et l’impie 4? » Or, il parlait ainsi des persécutions qu’endurait l’Eglise, quand les filets des pécheurs l’environnaient de toutes parts. Dès lors, par milieu de la nuit, on doit entendre, je crois, le plus terrible moment de la persécution. « Je me levais », dit l’interlocuteur, parce que la persécution l’affligeait, sans l’abattre; elle l’exerçait au contraire et le faisait lever: c’est-à-dire que la tribulation lui donnait des forces pour confesser le Seigneur avec plus de courage.

6. Mais commue tout cela ne s’opère qu’au moyen de la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, voilà que tians cette prophétie le Sauveur va joindre sa voix à la voix de son corps mystique. Car c’est bien le chef, je crois, que nous entendons dans ces paroles : « Je u suis associé à tous ceux qui vous craignent et u qui gardent vos préceptes 5 ». Ainsi qu’il est marqué dans l’Epître aux Hébreux : « Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés viennent tous d’un seul. C’est pourquoi il ne rougit point de les appeler ses frères ». Et un peu après : « Comme donc les enfants sont revêtus de chair et de sang, lui-même aussi en a été revêtus 6». Mais qu’est-ce dire autre chose sinon qu’il leur est associé? Nous ne pourrions en effet participer à sa divinité, si lui-même ne participait à notre nature mortelle. Dans un autre endroit de l’Evangile cette participation à la divinité est ainsi énoncée: « Il a donné le pouvoir de devenir

 

1. Isa. V, 18.— 2. II Tim. II, 9.— 3. Ps. CXVIII, 62.— 4. I Pierre, IV, 17, 18. — 5. Ps. CXVIII, 63. — 6. Hébr. II, 11, 14.

 

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enfants de Dieu à ceux qui croient en son nom, qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu 1 ».  Et comme, pour nous accorder cette faveur, il a pris part à notre mortalité, l’Evangéliste continue : « Et le Verbe s’est fait chair, et a demeuré parmi nous ». Cette participation nous donne la grâce de craindre Dieu d’une crainte chaste, et d’accomplir ses commandements. C’est donc Jésus-Christ qui parle dans cette prophétie : mais certaines paroles appartiennent à ses membres dans l’unité du corps, qui ne forme qu’un seul homme répandu dans l’univers entier, et qui s’accroît avec le cours des

 

1. Jean, I, 12, 13.

 

siècles; d’autres paroles appartiennent au chef lui-même. C’est ce qu’il nous marque dans ces mots : « Je suis associé à tous ceux qui vous craignent, et qui gardent vos préceptes ». Et comme il a pris part avec ses frères, Dieu avec les hommes, l’immortel avec les mortels, voilà que le grain est tombé en terre, afin d’y mourir et de produire ainsi beaucoup de fruits; et c’est de ces fruits qu’il nous dit aussitôt: « La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur ». Et comment, sinon parce que l’impie est devenu juste? Et afin d’avancer rapidement dans la science de la grâce, le Prophète ajoute : « Enseignez-moi vos ordonnances ».

DIX-SEPTIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.
LES BIENS DE LA GRÂCE.
 

 

Le Prophète remercie le Seigneur de lui avoir donné l’amour qui bannit la crainte. Il demande au surplus la douceur ou l’attrait que l’on goûte à faire le bien, la discipline ou l’intelligence des leçons que Dieu nous donne par l’affliction, et la science qui devient utile quand elle est unie à la piété. Les deux premières s’acquièrent par l’expérience, mais la science ne s’acquiert pas sans l’intelligence qui  vient de Dieu, ainsi que la force d’accomplir ce que nous savons, qui est la foi efficace. Adam devenu pécheur fut humilié, et Dieu lui donna les moyens de redevenir juste : tels sont les moyens que nous devons étudier et pratiquer en dépit des orgueilleux.

 

1. Les versets de notre psaume, que nous voulons exposer avec le secours de Dieu, commencent par celui-ci : « Seigneur, vous avez signalé votre bonté envers votre serviteur, selon votre parole, ou plutôt selon votre promesse 1 ». Mais l’expression grecque Chrestoteta, est tantôt traduite par « douceur », tantôt par « bonté ». Toutefois, comme il peut se trouver une douceur dans le mal, quand on met son plaisir dans ce qui est illicite et honteux; comme il peut s’en trouver dans les plaisirs charnels dont l’usage est permis, nous devons donner à cette «douceur», appelée par les grecs Chrestoteta, le sens d’une faveur spirituelle. C’est pour cela que nos interprètes ont traduit « bonté», et dès lors : « Vous avez fait un acte de douceur envers votre serviteur », n’aurait d’autre sens, à mon avis, que celui-ci: Vous m’avez fait aimer le bien. Car c’est une

 

1. Ps. CXVIII, 65.

 

grande faveur de Dieu que ce plaisir qu’on trouve dans le bien. Mais qu’une bonne oeuvre commandée par la loi ne soit faite que par la crainte du châtiment, et non par l’amour de la justice, parce que l’on craint Dieu, et non parce qu’on l’aime, c’est une oeuvre servile et non une oeuvre libre. « Or, l’esclave ne demeure pas éternellement dans la maison, mais le fils y demeure éternellement 1 », car la charité parfaite chasse la crainte 2. « Vous avez donc fait, ô mon Dieu, un acte de douceur envers votre serviteur », en faisant un fils de celui qui était esclave : « Selon votre parole », c’est-à-dire selon votre promesse , afin que pour tout enfant d’Abraham 3 votre promesse soit affermie par la foi.

2. « Enseignez-moi la douceur, la discipline, la science », dit le Prophète, « car j’ai cru à

 

1. Jean, VIII, 35. — 2. I Jean, IV, 18. — 3. Rom. IV, 16.

 

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vos commandements 1 ». Il demande alors l’accroissement et la perfection de ces dons en lui; autrement, après avoir dit: « Vous avez agi avec douceur envers votre serviteur », comment pourrait-il ajouter: « Enseignez-moi la douceur», sinon pour connaître de plus en plus la grâce divine par la douceur du bien? Ils avaient la foi, en effet, ceux qui disaient: « Seigneur, augmentez en nous la foi 2». Et tant que l’on vit en ce monde, ce doit être là le refrain de ceux qui avanceront dans la vertu. A la douceur le Prophète ajoute « et l’instruction», ou, comme on lit dans plusieurs manuscrits, « et la discipline». Mais ce mot discipline que les grecs appellent paideian, se met dans les saintes Ecritures pour exprimer une science qui s’acquiert péniblement, comme on le voit dans ces paroles: « Le Seigneur châtie celui qu’il aime, il frappe de verges tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants 3 ». Cette instruction s’exprime dans les saintes Ecritures par disciplina qui est la traduction du grec paideia. Tel est le mot que nous trouvons dans le grec de l’Epître aux Hébreux, et que le traducteur latin a exprimé par disciplina: « Toute discipline, quand on la reçoit, semble causer de la tristesse, et non de la joie; mais ensuite elle donne à ceux qui ont combattu de recueillir en paix les fruits de la justice 4 ». Celui donc sur qui Dieu verse sa douceur, c’est-à-dire celui à qui il inspire le goût du bien; et pour m’expliquer plus clairement, celui à qui Dieu donne l’amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu, doit prier avec ferveur, afin que ce don s’accroisse en lui, et lui fasse non-seulement mépriser pour lui les autres plaisirs, mais endurer pour lui toutes les douleurs. C’est pourquoi le mot discipline est convenablement uni au mot douceur. Car il faut la désirer et la demander, non-seulement pour une douceur ou une bonté médiocre, laquelle serait toutefois la sainte charité; mais cette charité, fût-elle si grande que la violence du châtiment, loin de l’éteindre, ne fît que l’animer en la frappant, comme le vent anime la flamme; pour elle encore la discipline est désirable. C’était donc peu de dire: « Vous avez fait un acte de douceur envers votre serviteur », si le Prophète ne demandait à Dieu de lui enseigner la douceur, et une telle douceur qu’il pût souffrir avec patience la plus sévère

 

1. Ps. CXVIII, 66.— 2. Luc, XVII, 5.— 3. Hébr. XII, 6.— 4. Id. 11.

 

discipline. En troisième lieu vient la science car si la science est plus grande que la charité, loin d’édifier, elle produit l’enflure 1. C’est donc lorsque la science qui accompagne la douceur est suffisante pour résister sans s’éteindre aux afflictions qui accompagnent la discipline, c’est alors qu’elle devient utile, cri montrant à l’homme ce qu’il a mérité, les dons qu’il a reçus de Dieu, dons qui lui font comprendre qu’il peut alors ce qu’il ne croyait point pouvoir et ce qu’il ne pouvait en effet par lui-même.

3. Pourquoi, néanmoins, le Prophète ne dit-il pas: Donnez-moi; mais: « Enseignez-moi?» Comment enseigner la douceur, si elle ne se donne point ? Il en est beaucoup en effet qui savent ce qui ne leur est point agréable; ils en ont la connaissance, mais n’y trouvent aucune douceur. Car on ne saurait apprendre la douceur, si l’on ne trouve de la douceur à l’apprendre. Il en est de même de la discipline, qui est une peine propre à nous corriger; elle ne s’apprend que quand on l’éprouve; c’est-à-dire que ce n’est ni l’attention, ni la lecture, ni la réflexion qui nous la donne, mais l’expérience. Pour ce qui est de la science, dont le Prophète nous parle en troisième lieu quand il dit: « Enseignez-moi », ce n’est qu’en nous instruisant que Dieu nous la donne. Qu’est-ce en effet qu’instruire, sinon donner la science ? Ce sont là deux choses tellement corrélatives, que l’une ne saurait exister sans l’autre. Nul en effet n’est instruit s’il n’apprend, et nul n’apprend si on ne l’instruit. Et dès lors qu’un disciple n’est point capable de comprendre ce que son maître enseigne, le maître ne saurait dire : Je lui ai enseigné, mais il n’a rien appris; il peut dire au contraire : J’ai dit ce qu’il fallait dire, mais il n’a pas appris, parce qu’il n’a pu rien percevoir, rien saisir, rien comprendre. Car le disciple aurait appris, si le maître l’eût instruit. Aussi, quand le Seigneur veut nous instruire, il nous donne d’abord l’intelligence, sans laquelle un homme ne saurait apprendre ce qui tient à la doctrine d’en haut; c’est pour cela que le Prophète va dire à Dieu : « Donnez-moi l’intelligence, afin que j’apprenne vos commandements 2 ». Aussi bien, quand un homme en veut instruire un autre, il peut dire ce que le Sauveur après sa résurrection disait à ses disciples; mais il ne saurait faire

 

1. I Cor, VIII, I.— 2. Ps. CXVIII, 78.

 

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ce qu’il fit : l’Evangile nous dit en effet: « Alors il leur ouvrit l’esprit afin qu’ils comprissent les Ecritures, et il leur dit 1». Nous lisons dans l’Evangile ce qu’il leur dit alors; mais s’ils comprirent ses paroles, c’est qu’il leur ouvrit l’esprit qui comprend. Dieu donc nous apprend la douceur en nous inspirant un charme secret; il nous enseigne la discipline, en nous ménageant l’affliction; il nous enseigne la science, en nous donnant la connaissance. Mais il y a des choses que nous apprenons seulement pour les connaître, d’autres pour les faire, et quand Dieu nous les enseigne, il le fait de telle sorte que nous sachions ce qu’il faut savoir, en nous découvrant la vérité, et que nous fassions ce qu’il faut faire, en nous inspirant la douceur. Car ce n’est pas en vain que le Prophète lui dit: « Enseignez-moi, afin que j’accomplisse votre  volonté 2». Enseignez-moi de telle sorte que je l’accomplisse, non content de la savoir. Car cette volonté saintement accomplie, c’est le fruit que nous devons rendre au laboureur qui nous cultive. Mais 1’Ecriture nous dit ensuite : « Le Seigneur donnera la douceur, et notre terre donnera son fruit 3 ». Quelle est cette terre, sinon celle dont il est dit à celui qui donne la douceur: « Mon âme est pour vous une terre sans eau ».

4. Après avoir dit: « Enseignez-moi la douceur, la discipline et la science », le Prophète ajoute: « Parce que j’ai cru à vos commandements » ; et l’on pourrait demander avec quelque raison pourquoi il ne dit point: J’ai obéi; mais: J’ai cru. Autres en effet sont les commandements, et autres les promesses. Nous recevons les commandements pour les accomplir et mériter par là de recevoir les promesses. Aux promesses donc la foi, aux préceptes l’obéissance. Que signifie dès lors, « j’ai cru à vos commandements », sinon j’ai cru que ces commandements ne viennent point d’un homme, mais de vous, bien que vous les ayez annoncés par le ministère des hommes? Donc, parce que j’ai cru que ces préceptes viennent de vous, que cette foi m’obtienne la grâce d’observer ce que vous avez commandé. Qu’un homme vienne me donner cet ordre à l’extérieur, me donnerait-il intérieurement la force de l’accomplir? Enseignez-moi donc la douceur en m’inspirant

 

1. Luc, XXIV, 45, 46.— 2. Ps. CXLII, 10.— 3. Id. LXXXIV, 13.— 4. Id. CXLII, 6.

 

la charité; enseignez-moi la discipline en me donnant la patience; enseignez-moi la science en éclairant mon esprit. « Parce que j’ai cru à vos préceptes ». J’ai cru, ô mon Dieu, que vous-même les avez intimés, et que vous donnez à l’homme la force d’accomplir ce que vous lui commandez.

5. « J’ai péché avant d’être humilié, c’est pourquoi j’ai gardé votre parole 1», ou d’une manière plus expressive : « J’ai gardé votre promesse » , afin de n’être plus humilié. Par cette humiliation il est mieux d’entendre celle que dut subir Adam, en qui toute créature humaine fut comme viciée dans sa racine, et soumise à la vanité 2, parce qu’elle ne voulut pas être soumise à la vérité. Et cette expérience a servi aux vases de miséricorde à rejeter l’orgueil, à embrasser l’obéissance, à faire disparaître pour jamais nos misères.

6. « Vous êtes doux, ô mon Dieu »; ou, comme on lit dans plusieurs exemplaires

« C’est vous qui êtes doux, ô mon Dieu 2 ». D’autres encore: « Vous êtes doux »; d’autres:

« Vous êtes bon» : dans le sens que nous avons assigné plus haut à cette expression. « Et dans  votre douceur, enseignez-moi vos justifications ». C’est avoir une véritable volonté

d’accomplir les ordonnances du Seigneur, que vouloir les apprendre, dans la douceur,

de ce même Dieu à qui il dit: « C’est vous, ô mon Dieu, qui êtes doux ».

7. Enfin il poursuit: « L’iniquité des superbes s’est multipliée envers mois 4»;c’est-à-dire, l’iniquité de ceux à qui n’a servi de rien l’humiliation de l’homme après le péché. « Mais moi, je m’attacherai, de tout mon coeur, à sonder vos commandements ». Quelque nombreuse que soit l’iniquité, dit-il, la charité ne se refroidira point en moi 5. Il peut parler de la sorte, celui qui apprend les ordonnances de Dieu dans sa douceur. Plus il y a de douceur dans les préceptes de celui qui nous aide à les accomplir, et plus aussi celui qui les aime les étudie, afin de les pratiquer à mesure qu’il les connaît, et de les mieux connaître par la pratique ; car les accomplir est le moyen de les mieux connaître.

8. « Leur coeur s’est épaissi comme le lait 6 ». De qui, sinon de ces orgueilleux dont il dit que l’iniquité s’est multipliée envers lui? Par

 

1. Ps. CXVIII, 67.— 2. Rom. VIII, 20. — 3. Ps. CXVIII, 68. — 4. Id. 69.— 5. Matth. XXIV, 12.— 6. Ps. CXVII, 70.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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