PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI.
PREMIER SERMON 1, PRÊCHÉ A CARTHAGE, AINSI QUE LES DEUX
SUIVANTS.
LE JUGEMENT
L’exposition du psaume commence après la lecture de l’Evangile sur le jugement dernier. Le jour du jugement nous est inconnu, parce que cette ignorance nous est utile pour nous utile pour nous porter à être toujours prêts. Dans les diverses conditions de la vie, l’un sera choisi pour ne ciel, l’autre laissé pour les flammes. Aujourd’hui les bons et les méchants sont mêlés indistinctement. Les bous espèrent en Dieu, et leur persévérance leur vaudra la gloire divine : soyons donc soumis à Dieu. Quant aux méchants, ils prospèrent, mais dans leurs voies seulement, au lieu que le juste souffre, mais dans les voies de Dieu, qui n’a promis en cette vie qu’un sort semblable à celui de Jésus-Christ. Le bonheur du méchant ne durera que cette vie d’ailleurs si courte, il n’y a pour lui d’autre place que celle de la paille dans la fournaise. Mais ne juste possédera la terre des vivants.
1. Le dernier jour qui doit venir avec ses terreurs, voilà ce que craignent d’entendre ceux qui ne cherchent point la sécurité dans une sainte vie, et qui veulent prolonger longtemps leurs désordres. C’est avec raison que Dieu nous a caché ce jour formidable, c’est ainsi que notre coeur soit toujours prêt et attende ce qui arrivera; il est certain que ce jour viendra, bien qu’il ignore le moment; car Notre-Seigneur Jésus-Christ, envoyé pour nous instruire, a dit que le Fils de l’homme lui-même ne connaît point ce jour 2, parce qu’il n’était point dans ses attributions de nous le faire connaître. Le Père, en effet, ne sait rien que le Fils ne sache également, puisque la science du Père est identique à sa sagesse, et que sa sagesse est son Fils, son Verbe. Mais
1. Il ne faut pas oublier ici ce qui est raconté dans la vie de saint Fulgence, chap. III. Il avait résolu dans son âme de renoncer au monde, touché de la grâce en entendant saint Augustin exposer le psaume trente-sixième, il fit aussitôt connaître son vœu et prit l’habit monastique.
2. Marc, XIII, 32.
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comme il n’était pas utile pour nous de connaître ce que connaissait fort bien celui qui était venu nous instruire, sans nous apprendre ce qu’il ne nous était pas avantageux de savoir:
alors, non-seulement c’est en qualité de maître qu’il nous a donné certains enseignements, mais encore en qualité de maître qu’il nous en a refusé d’autres. Ce Maître par excellence savait parfaitement enseigner ce qu’il nous fallait savoir, et nous dérober ce qui était nuisible. Dire alors que le Fils ignore ce qu’il n’enseigne pas, c’est là une manière de parler, qui signifie qu’il nous le laisse ignorer; c’est un langage qui nous est ordinaire. Ainsi, nous appelons joyeux le jour qui nous donne de la joie; et jour triste, celui qui vient nous contrister; et froid engourdi, le froid qui nous engourdit. Dans un sens contraire, le Seigneur a dit : « C’est maintenant que je connais ». Il dit à Abraham: « Je connais maintenant que tu crains le Seigneur 1 ». Dieu toutefois le savait avant cette épreuve. Puisque cette épreuve eut lieu afin que nous puissions connaître ce que Dieu connaissait, et qu’elle fut écrite pour nous apprendre ce que Dieu savait bien, avant toute preuve visible. Abraham à son tour ne connaissait peut-être point les forces de sa foi: (car l’épreuve est une leçon qui nous révèle à nous-mêmes); ainsi Pierre ne connaissait point non plus ce que pourrait sa foi, quand il dit au Seigneur: « .Je suis avec vous jusqu’à la mort 2 ». Mais le Seigneur, qui le connaissait, lui prédit le moment de sa chute, lui révélant ainsi sa faiblesse comme s’il eût touché la veine de son coeur. Aussi, Pierre qui comptait sur lui-même avant la tentation, apprit par la tentation même à se connaître. C’est en ce sens que nous avons raison de croire qu’Abraham connut les forces de sa foi, quand, soumis à l’ordre du Seigneur qui lui commandait d’immoler son fils, il l’offrit sans hésiter à celui qui le lui avait donné; de même qu’il n’avait su avant sa naissance comment Dieu lui donnerait cet enfant, de même il crut que Dieu pourrait le ressusciter après qu’il le lui aurait immolé. Dieu dit donc : « Je connais maintenant » : c’est-à-dire, je t’ai fait connaître. Comme dans ces locutions dont je viens de\parler: un froid engourdi, parce qu’il engourdit; un jour joyeux, parce qu’il nous procure de la joie; de même connaître signifiera : « Faire connaître ».
1. Gen. XXII, 12. — 2.Luc, XXII, 33.
De là encore cette parole : « Le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin de « savoir si vous l’aimez 1 ». Or, est-ce au Seigneur notre Dieu, au Dieu souverain, au Dieu véritable que tu peux attribuer l’ignorance? Ce serait un sacrilège de l’entendre ainsi « Le Seigneur vous éprouve afin de savoir », comme si la tentation lui apprenait ce qui pouvait ignorer auparavant. Que signifie donc: « Il vous éprouve afin de savoir », sinon: Il vous éprouve afin que vous sachiez? C’est donc ce sens contraire qui doit régler pour vous ces manières de parler; et de misse qu’en lisant de la part de Dieu : « J’ai compris », vous entendez : je vous ai fait comprendre, de même quand il est dit que le Fils de l’homme ou le Christ ignore ce jour-là, entendez qu’il le laisse ignorer. Mais commet nous le laisse-t-il ignorer? Il nous le cache, afin que nous ne sachions point ce qu’il ne nous est pas utile de savoir. C’est ainsi, comme je le disais, qu’un maître habile sait ce qui faut enseigner comme ce qu’il faut taire. Il même lisons-nous qu’il tint en réserve certains enseignements. D’où nous devons comprendre qu’il n’est pas bon de dire toutes les vérités, quand ceux qui nous entendent nom peuvent porter. Jésus-Christ nous dit ailleurs : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les comprendre maintenant 2 », Et saint Paul : « Je n’ai pu vous parler », dit-il, « comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes charnelles, comme à des enfants en Jésus-Christ. Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous ne le pouviez pas, et que même à présent vous ne le pouvez encore 3». A quoi tend ce discours, mes frères? Puisque nous savons qu’il nous est utile de savoir que le jour du jugement viendra, et qu’il nous est utile encore d’en ignorer le moment, qu’une vie pure tienne toujours notre coeur préparé; et non-seulement gardons-non d’en craindre l’arrivée, mais allons jusqu’à l’aimer. Car si ce jour est pour les infidèles un surcroît de peines, il en est le terme pour les vrais fidèles. Avant que ce jour n’arrive, il vous est possible de choisir le parti qui nous plaît; lorsqu’il sera venu, il ne sera plus temps. Choisissez donc, tandis que vous le pouvez : c’est par miséricorde que Dieu diffère ce qu’il nous laisse ignorer dans sa miséricorde,
1. Deut, XIII, 3. — 2. Jean, XVI, 12. — 3. I Cor. III, 1, 2.
.
2. Mais dans tout genre de vie que l’on professe, tous ne sont pas élus ni tous réprouvés; c’est ce qui ressort de toutes ces catégories que l’Evangile nous proposait tout à l’heure en exemples, et d’où le Sauveur conclut: « L’un sera pris, l’autre sera laissé !
On prendra le bon pour laisser le mauvais. Vous voyez deux hommes dans les champs, la profession est la même, le coeur est différent. tes hommes voient le même état de vie, mais lieu voit le coeur. Quel que soit le sens figuratif du champ : « L’un sera pris, l’autre sera laissé»; non que Dieu doive prendre la moitié des hommes et laisser l’autre moitié mais il assigne pour les hommes deux états différents. Qu’il y ait ou non peu d’hommes dans l’un de ces états et beaucoup dans l’autre, « l’un sera choisi, l’autre laissé»; c’est-à-dire, un de ces états sera pris, l’autre abandonné. Il en est de même de ceux qui sont au lit, de ceux qui sont occupés à moudre. Vous attendez peut-être une explication; vous voyez là des obscurités enveloppées d’énigmes. Je puis y donner un sens, et tel autre un sens différent; mais je n’interdis à personne de chercher un sens meilleur que celui que j’aurai exposé, comme nul ne m’empêchera de prendre le sien, si l’un et l’autre sont d’accord avec la foi. Ceux qui travaillent dans les champs me paraissent désigner les chefs des églises; car l’Apôtre a dit : « Vous êtes le champ que Dieu cultive, l’édifice que Dieu bâtit2 ». Lui-même s’appelle architecte, en disant : « Comme un architecte sage, j’ai d’abord posé le fondement » ; puis comme laboureur, en disant : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l’accroissement 3». En parlant du moulin, Jésus-Christ désigne deux femmes 4 et non deux hommes. Je crois que cette figure rappelle les peuples, car ils sont gouvernés, tandis que ce sont les préposés qui gouvernent. Ce moulin, selon moi, désigne le monde, qui tourne pour ainsi dire sur la roue du temps, et qui broie ceux qui s’éprennent de lui. Il est donc des hommes qui ne se retirent point des affaires du monde; et toutefois, dans ces affaires, les uns mènent une vie pure, les autres une vie désordonnée. Les uns se font, avec la monnaie de l’iniquité 5, des amis qui les recevront dans les tabernacles éternels; c’est à eux qu’il est
1. Matt. XXXV, 40.— 2. I Cor. III, 9, 10.— 3. I Cor. III, 6. — 4. Matt. XXIV,41.— 5. lbid
dit : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger 1 »; d’autres négligent ces actions saintes et on leur dira : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez point donné à manger 2 ». Ainsi, parce que dans les oeuvres et dans les affaires du monde, les uns aiment à faire du bien aux pauvres, et que les autres en ont peu de souci : il en sera comme de deux femmes qui tournent la meule, dont l’une sera choisie, l’autre abandonnée. Le lit me paraît ici le symbole du repos : il y a des hommes, en effet , peu désireux de s’engager dans le monde, comme le font ceux qui ont des épouses, des palais, des domestiques, des enfants, et qui n’ont aucun emploi dans l’Eglise, comme les ministres qui semblent cultiver le champ du Seigneur. Se croyant trop faibles pour ces fardeaux, ils recherchent le repos et mènent une vie tranquille; dans la conviction de leur faiblesse, ils ne se mesurent point avec les actions difficiles, mais ils prient Dieu comme sur la couche de l’impuissance. Dans cet état même, les uns sont bons, les autres hypocrites; aussi est-il dit de ceux-ci encore : « L’un sera pris, l’autre négligé». Quel que soit l’état que tu embrasses, prépare-toi à y trouver des hypocrites; car si tu n’y es préparé, tu les rencontreras contre ton attente, ce qui te jettera dans l’abattement ou dans le trouble. C’est donc pour te préparer que le Seigneur te parle quand il est temps pour lui de parler et non de juger; pour toi, d’entendre et non de te repentir vainement. Car aujourd’hui la pénitence n’est point inutile; elle le sera dans ce moment. En effet, les hommes alors ne seront point sans repentir, mais la justice de Dieu ne rappellera point pour eux ce qu’ils auront perdu par leur injustice. Car il est juste que Dieu exerce aujourd’hui sa miséricorde, et alors son jugement. Aussi, rien n’est muet aujourd’hui. Est-ce que Dieu se tait ? Que chacun se plaigne, qu’il murmure, si aujourd’hui la parole sainte n’est récitée, chantée dans l’univers entier, si ce livre n’est même vendu publiquement.
3. Mais ce qui te bouleverse, ô chrétien, ô mon frère, c’est de voir dans la félicité ceux qui vivent dans le désordre, c’est de les voir dans l’abondance des biens terrestres, jouir de la santé, briller par l’éclat des charges, avoir des maisons dans la prospérité, des
1. Luc, XVI, 9.— 2. Matt. XXV, 35,42,
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enfants dans la joie, des clients qui les flattent, de les voir enfin au comble du pouvoir, sans que rien de fâcheux vienne troubler leur vie. Tu vois donc d’une part une vie coupable, et d’autre part les plus abondantes richesses; et ton coeur se dit alors que Dieu ne juge point les hommes, et que tout flotte à l’aventure, au souffle de tous les hasards. En effet, si le Seigneur, dis-tu, prenait garde aux choses du monde, verrait-on cet impie fleurir, tandis que, moi innocent, je gémis dans la misère? Toute maladie de l’âme trouve son remède dans les saintes Ecritures. Qu’il s’abreuve donc de notre psaume comme d’une potion salutaire, celui qui est assez malade pour tenir ce langage dans son coeur. Quel est ce psaume? Examinons encore ton langage. Qu’ai-je dit, me répondras-tu, sinon ce que tu vois toi-même? Les méchants dans la prospérité, les bons dans la misère : comment Dieu peut-il supporter cette vue? Prends, mon frère, et bois : c’est celui qui est l’objet de tes murmures qui t’a préparé ce breuvage; ne le refuse point, il est salutaire; prépare par l’oreille la bouche de ton coeur, et bois ce que tu entends: « Ne soyez point jaloux de la prospérité des méchants; ne portez point envie à ceux qui commettent l’iniquité, car ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l’herbe des prés 1 ». Ce qui est long pour toi est court aux yeux de Dieu. Sois uni à Dieu, et ce temps sera court pour toi. « Ce foin », du prophète, s’entend « de l’herbe des prés ». Ce sont là des plantes méprisables qui recouvrent la surface de la terre et n’ont point de fortes racines. Aussi ont-elles quelque verdure pendant l’hiver, mais elles se dessèchent quand la chaleur du soleil se fait sentir. En ce temps donc nous sommes en hiver, et notre gloire n’apparaît pas encore ; mais si la charité a dans ton coeur des racines profondes, comme il en est de beaucoup d’arbres pendant l’hiver, alors les froids passeront, et viendra l’été ou le jour du jugement : l’herbe cessera d’être verte, et les arbres se revêtiront de gloire. « Vous êtes morts 2 »,dit l’Apôtre, comme ces arbres qui paraissent en hiver desséchés et morts, Quelle espérance pouvons-nous avoir, si nous sommes morts? Mais nous avons une racine à l’intérieur; où est notre racine, là est aussi notre vie; car c’est là qu’est notre charité,
1. Ps. XXXVI, 1,2. – 2. Colos, III, 3.
« Et votre vie », est-il dit, « est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ». Mais alors, comment
se dessécherait celui qui a une telle racine? Mais quand viendra notre printemps? Quand
1’été se fera-t-il pour nous? Quand serons-nous revêtus de la beauté de nos feuilles, de
l’abondance de nos fruits? Quand viendra ce moment? Ecoutez ce qui suit: « Quand apparaîtra le Christ qui est votre gloire, vous apparaîtrez aussi dans la gloire avec lui 1 »
Que faire maintenant? « Ne soyez point émus de la gloire des méchants; ne portez point envie à ceux qui font le mal, ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l’herbe des prés ».
4. Mais toi? « Espère dans le Seigneur ».Car ceux-là espèrent, mais non point en Dieu:
leur espérance n’est que d’un moment, espérance périssable, fragile, qui s’évapore, qui passe et disparaît. «Espère dans le Seigneur ». Voilà que j’espère, que faire? « Fais le bien », N’imite point le mal que tu vois chez ces hommes d’une impiété florissante. « Fais le bien et habite la terre 2 ». Ne fais pas le bien en dehors de la terre que tu habites; car la terre du Seigneur, c’est son Eglise; c’est elle qu’arrose, elle que cultive ce Père céleste qui en est le vigneron 3. Il en est beaucoup qui paraissent faire de bonnes oeuvres; mais comme ils n’habitent point cette terre, il n’appartiennent point à ce vigneron céleste, Fais donc le bien , non en dehors de lu terre, mais habite la terre. Et que m’en reviendra-t-il? « Et tu seras rassasié de ses richesses ». Quelles sont les richesses de cette terre? C’est le Seigneur, qui est sa richesse; toute sa richesse est en son Dieu; c’est lui à qui l’on dit : « Seigneur, vous êtes mon partage 4 »; c’est lui à qui l’on dit encore : «Le Seigneur est la part de mon héritage et de mon calice 5 ». Dans un dernier discours6, nous avons démontré à votre charité que le Seigneur est notre possession, et que nous sommes la possession de Dieu. Ecoutez encore qu’il est la richesse de cette terre, et voyez ce qu’ajoute le Prophète : « Mettez vos délices dans le Seigneur ». Comme si vous faisiez cette demande : Montrez-nous les richesses de cette terre où vous voulez me faire habiter. « Mettez », répond le psalmiste,
1. Coloss. III, 4. —2. Ps. XXXVI, 3. — 3. Jean, XV, 1. — 4. Ps. LXXII, 26 . — 5. Id. XV, 5. — 6. Dans l’exposition du psaume XXXII qui eut lieu à Carthage dans l’église de saint Cyprien.
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mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre coeur 1 ».
5. Remarquez bien : « les désirs de votre cœur ». Et ces désirs de votre coeur, séparez-les des désirs de la chair; séparez-les autant que possible. Ce n’est pas sans raison qu’il est dit dans un psaume : « Vous êtes le Dieu de mon cœur », puisqu’on ajoute: « Vous êtes, ô Dieu, mon partage pour l’éternité 2 ». Un aveugle, par exemple, a perdu la vue du corps, et il prie Dieu de le rendre la lumière. Qu’il fasse à Dieu cette prière, j’y consens, puisque Dieu fait aux hommes eus grâces et leur accorde ces dons. Mais les méchants font aussi ces prières. Ce sont là des demandes charnelles. Voilà un malade, il demande à Dieu la santé; il l’obtient, mais pour mourir un jour. Voilà encore une demande charnelle et beaucoup d’autres semblables. Quelle est la prière du coeur? De même qu’il y a prière charnelle à demander la guérison des yeux pour voir cette lumière que peuvent contempler ces yeux charnels; de même la prière du coeur aspire à une autre lumière : « Bienheureux », en effet, « ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu 3. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre cœur ».
6. Voilà que je le désire, que je le demande, que je le veux: est-ce moi qui pourrai me satisfaire? Nullement. Qui donc? « Révélez vos voies au Seigneur, espérez en lui, et il m agira lui-même »o. Exposez-lui ce que vous souffrez, exposez ce que vous désirez. Ce que vous souffrez : « La chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair 4 ». Que veux-tu dès lors? « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Et comme c’est Dieu qui doit agir quand tu lui auras révélé tes voies, écoute ce qui suit: « Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur 5 ». Mais que fera lieu dont il est dit: « Révélez au Seigneur vos voies et il agira ». Quelle sera cette action? « Il fera éclater votre justice comme la lumière 6 ». Aujourd’hui, votre justice est eschée: tout se passe dans la foi et non dans la claire vue. Tu crois, et c’est ce qui te fait agir, mais tu me vois point ce que tu crois. Quand tu commenceras à voir l’objet de ta foi,
1. Ps. XXXVI, 4. — 2. Id. LXXII, 26. — 3. Matt. V, 8.— 4. Gal. V, 17. — 5. Rom, VII, 24. — 6. Ps. XXXVI, 6.
ta justice paraîtra comme la lumière: parce que ta justice était dans ta foi 1: puisque « c’est de la foi que vit le juste 2 ».
7. « Il fera éclater votre justice comme la lumière, et votre jugement comme le plein midi 3 » , c’est-à-dire comme la pleine lumière; et cette expression : « Comme une lumière », lui paraissait trop faible. Nous appelons lumière celle du point du jour, nous appelons encore lumière celle du soleil qui s’élève; mais jamais la lumière n’est plus brillante qu’en plein midi. Le Seigneur donc non-seulement fera briller votre justice comme une lumière, mais encore votre jugement comme le plein midi. Ainsi tu as jugé bien de suivre le Christ; c’est là ton dessein, ton choix, ton jugement. Nul ne t’a fait voir ce qu’il t’a promis; tu tiens les promesses, tu en attends l’accomplissement; c’est donc par un jugement de ta foi que tu as résolu de suivre ce que tu ne vois pas. Ce jugement est encore caché; il est pour les infidèles un sujet de blâme et de railleries Quel est l’objet de ta foi, disent-ils? Que t’a promis le Christ? de te donner l’immortalité, la vie éternelle? Où est cette vie? Quand te la donnera-t-il? Quand sera-ce possible? Et toutefois tu juges qu’il est mieux de suivre le Christ qui te promet ce que tu ne vois pas, que de suivre cet impie qui te blâme de croire ce que tu ne vois pas. C’est là ton jugement: et nul ne voit encore quel est ce jugement: ce monde est comme une nuit. Quand sera-ce qu’il fera éclater ton jugement comme un plein midi? « Quand apparaîtra le Christ qui est votre vie, alors vous aussi, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire 4». Qu’arrivera-t-il au jour du jugement, quand le Christ rassemblera toutes les nations devant son tribunal? Où l’impie cachera-t-il sa malice, quand je verrai l’objet de ma foi? Qu’avons-nous donc maintenant? Des angoisses, des tribulations, des épreuves. Heureux celui qui les endure: « Car celui-là sera sauvé, qui aura persévéré jusqu’à la fin 5». Qu’il ne cède point aux insolences, qu’il ne cherche point à y fleurir, et d’arbre qu’il est, à devenir une herbe qui se dessèche.
8. Quel est donc mon devoir? Ecoute ce devoir : « Sois soumis au Seigneur et invoque sa bonté 6 ». Que ta vie ne soit qu’un acte d’obéissance à ses volontés. C’est là lui être
1. Habac. II, 4. — 2. Rom. I,17. — 3. Ps. XXXVl, 6.— 4. Coloss. III, 4.— 5. Matt. XXIV,13. — 6. Ps.XXXVI, 7.
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soumis et l’invoquer, jusqu’à ce qu’il accorde ce qu’il a promis. Que tes bonnes oeuvres soient continuelles, ta prière incessante, « Car il faut toujours prier, et ne pas cesser de prier 1 ». En quoi paraîtra ta soumission? A faire ce qui t’est commandé. Mais tu n’en reçois pas la récompense, parce que tu n’en es pas encore capable. Dieu pourrait bien te la donner, mais toi, tu ne pourrais la recevoir. Exerce-toi donc aux bonnes oeuvres, travaille dans la vigne du Seigneur; et ne demande qu’à la fin du jour la récompense, car celui qui t’a envoyé à sa vigne est fidèle 2. « Sois donc soumis à Dieu, et invoque sa puissance ».
9. Voilà que je le fais, je suis soumis au Seigneur, et je l’invoque. Mais que vas-tu penser? J’ai un voisin fripon qui vit dans le désordre, et néanmoins il est florissant; ses vols, ses adultères, ses larcins, je les connais; partout il est hautain, orgueilleux; et, dans l’enivrement de ses iniquités, il ne daigne même pas me regarder : comment supporter tout cela? C’est là une maladie, mais prends cette potion: « Ne sois point ému à la vue de l’homme qui prospère dans ses voies ». Il prospère en effet, mais dans ses voies; et toi, tu souffres, mais dans la voie de Dieu : il prospère en chemin pour arriver au malheur; et toi, tu souffres en chemin, mais pour arriver au bonheur: car la voie des impies doit périr. « En effet, le Seigneur connaît les voies du juste, mais la voie de l’impie périra 3». Tu es donc sur les voies que connaît le Seigneur: et si elles te sont pénibles, elles sont du moins sans erreur. La voie de l’impie est un bonheur passager. Le terme de cette voie est aussi le terme du bonheur. Pourquoi? Parce que cette voie est large, et qu’elle aboutit aux profondeurs de l’enfer. Mais ta voie est étroite, et il en est peu pour y marcher 4; or, il te faut songer à quelle immensité ceux-ci arrivent. « Ne sois donc point jaloux de celui qui prospère dans son chemin. Contre l’homme d’iniquité, réprime ta colère et oublie ton indignation 5 » . Pourquoi t’irriter? Pourquoi cette colère, cette indignation va-t-elle aboutir au blasphème, ou presque au blasphème? « Réprime ta colère contre cet homme d’iniquité, et oublie ton indignation ». Car sais-tu où te conduirait cette
1. Luc, XVIII, 1. — 2. Matt. XX, 8. — 3. Ps. I, 6. — 4. Matt. VII, 13, 14.— 5. Ps. XXXVI, 7,8.
1ère? Elle te ferait dire que Dieu est injuste. Pourquoi cet homme est-il heureux, et celui. là malheureux? Vois jusqu’où elle t’emporte, étouffe-la dès sa naissance. « Réprime ta eu. «co colère, oublie ton indignation », afin que le repentir te fasse dire : « Mon oeil s’est troublé de colère1 ». Quel oeil, sinon l’oeil de la foi? Or, à cet oeil de la foi je demande: Crois-tu en Jésus-Christ , et quel est ton motif de croire? Que t’a-t-il promis? Si Jésus-Christ t’a promis le bonheur de ce monde, murmure contre le Christ; oui, murmure quand tu vois l’impie dans le bonheur. Quel est donc le bonheur qu’il t’a promis, sinon à la résurrection des morts? Mais en cette vie? Le même sort qu’à lui-même; oui, le même sort. Or, toi, serviteur, toi, disciple, dédaigneras-tu le sort du maître, du Seigneur? Ne l’entendras. tu point dire : « Le serviteur n’est pas plus grand que le maître, ni le disciple plus grand que celui qui l’instruit 2? » Pour toi, il a passé par les douleurs, par la flagellation, par les opprobres, par la croix, par la mort Eh! qu’avait mérité de tout cela ce juste par excellence? Que méritait celui qui était sans péché? Tiens donc ton oeil fixé sur lui, et ne te laisse point troubler par la colère : « Réprime ta colère, oublie ton indignation, bannis la jalousie qui te porte au mal », comme pour imiter celui que tu vois heureux pour un temps au milieu de ses désordres. « Bannis la jalousie qui te porte au mal, « car tous ceux qui font le mal seront exterminés ». Cependant je les vois heureux. Crois-en néanmoins celui qui dit: « Ils seront exterminés » : car il voit mieux que toi, et la colère ne trouble point son oeil. « Ceux-là donc seront exterminés qui commettent la mal. Mais ceux qui attendent le Seigneur », non point l’homme trompeur, mais la Vérité elle-même; non point l’homme faible, mata Celui qui est tout-puissant, « ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage 3 ». Et quelle terre, sinon cette Jérusalem qui sera le lieu de la paix pour cens-dont elle enflamme les désirs?
10. Mais jusques à quand les pécheurs seront-ils florissants? Jusques à quand me faudra-t-il attendre? Tu es impatient, et bientôt se réalisera ce qui te paraît si long. C’est ta faiblesse qui te fait paraître long ce qui est pourtant si court. Connais-tu les
1. Ps. VI, 8. — 2. Jean, XIII, 16.— 3. Ps. XXXVI, 9.
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empressements des malades? Rien n’est si long que le temps de préparer leur breuvage. Chacun de ceux qui environnent ce malade, s’empresse, pour ne pas le jeter dans l’impatience. Quand cela sera-t-il fait ? sera-t-il cuit ? Quand me le donnera-t-on? Ceux qui te serment se hâtent, c’est ton infirmité qui te fait trouver long ce qui est fait si promptement. Voyez donc notre médecin; il console ce malade qui dit : Combien de temps encore? Quand cela finira-t-il? « Encore un peu de temps », dit le Seigneur, « et le méchant ne sera plus». Tu gémis d’être au milieu des méchants, c’est le méchant qui te fait gémir; encore un moment et il ne sera plus. Toutefois ces paroles : « Ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage », te font croire que cette attente sera longue; attends encore un peu, et tu posséderas éternellement ce que tu auras attendu. Encore un peu, un moment. Compte les années depuis Adam jusqu’aujourd’hui, parcours les Ecritures: c’est presque d’hier qu’il est banni du paradis 1. Et toutefois le monde a parcouru bien des siècles qui sont écoulés. Où sont donc bannées du passé? Ainsi s’écoulera le peu de temps qui nous reste. Quand même tu aurais vécu depuis qu’Adam fut chassé du paradis jusqu’aujourd’hui, tu trouverais bien peu longue une vie qui s’envole ainsi. Que doit être alors la vie de chaque homme? Ajoute à cette vie autant d’années qu’il te plaira, prolonge le plus possible sa vieillesse, qu’est-ce encore? N’est-ce point une aurore matinale? Quel que soit donc l’intervalle qui nous sépare du jour du jugement, alors que les justes et les méchants recevront selon leurs mérites; ensurément le dernier jour ne saurait être éloigné pour toi. C’est à celui-là qu’il te faut préparer. Car tel tu sortiras de cette vie, tel tu entreras dans l’autre vie. Après ces jours si restreints, tu ne seras point encore dans le séjour des saints auxquels il est dit: « Venez, dénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde 2 ». Tu n’y seras point encore, qui en doute? Mais tu pourras être dans ce séjour oh reposait ce pauvre autrefois couvert d’ulcères 3, et que du milieu de ses tourments voyait au loin le riche orgueilleux et stérile en bonnes oeuvres. C’est dans ce lieu de repos que tu attendras en toute sécurité le jour du
1. Gen. III, 6.— 2. Matt. XXV, 34.— 3. Luc, XVI, 23.
jugement, où ton corps te sera rendu, et où tu seras transformé pour devenir l’égal des anges. Quel est donc cet espace qui nous paraît si long, et qui nous fait dire: Quand sera-ce? Tardera-t-il beaucoup? C’est là ce que diront nos fils, ce que diront nos neveux : et quand ils parleront ainsi en se succédant, le peu qui reste passera avec la même rapidité qui entraînait les siècles écoulés. O malade! « Encore un peu de temps et le pécheur ne sera plus 1 ».
11. « Tu chercheras sa place, et tu ne la trouveras point ». Le Prophète explique ici ce qu’il vient de dire : « Il ne sera plus »; non que le pécheur doive cesser d’exister, mais il n’aura plus aucun pouvoir. S’il cessait complètement d’exister, il ne craindrait plus les tourments ; et alors il serait en sûreté et dirait : « Je puis faire selon mon bon plaisir tant que je vivrai; après cela je ne serai plus rien. Nul alors ne souffrira plus, nul ne sera tourmenté ». Et que deviendront ces paroles : « Allez au feu éternel préparé à Satan et à ses anges 2?» Mais peut-être que ceux que l’on aura jetés dans ce feu cesseront d’exister, et seront consumés? Mais alors il ne serait pas dit : « Allez au feu éternel», car il n’y a pas d’éternité pour ceux qui ne sont plus. Et toutefois le Seigneur ne nous a point caché ce que fera cette flamme sur les damnés, si elle doit les consumer, ou seulement les tourmenter de ses ardeurs. « C’est là », dit-il, « qu’il y aura pleur et grincement de dents 3 ». Comment y aurait-il pleur et grincement de dents chez des gens qui ne sont plus ? Comment donc faut-il entendre cette parole : « Encore un instant et il n’y aura plus de pécheur », sinon dans le sens que donne le verset suivant: « Et tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point? »Qu’est-ce que sa place? Son usage. Le pécheur a-t-il donc son utilité ici-bas? Assurément. Ici-bas il est utile à Dieu pour l’épreuve du juste, comme Dieu se servit du diable pour éprouver Job 4, comme il se servit de Judas pour livrer Jésus-Christ. Le méchant a donc en cette vie son usage. Il a donc ici-bas sa place, comme la paille dans le fourneau de l’orfèvre. La paille se consume, afin que l’or se purifie; ainsi l’impie a ses fureurs, qui servent à éprouver le juste. Mais quand finira
1. Ps. XXXVI, 10.— 2. Matt. XXV, 41. — 3. Id. VIII, 12. — 4. Job, 12.
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pour nous le temps de l’épreuve, quand il n’y aura plus personne à éprouver, il n’y aura plus de méchants pour servir à l’épreuve. Or, dire qu’ils ne seront plus pour l’épreuve, est-ce dire qu’ils n’existeront plus? Nullement; mais comme l’on n’aura plus besoin des pécheurs pour éprouver les bons : « Tu chercheras la place de ces méchants et tu ne la trouveras point ». Cherche maintenant la place du pécheur, elle est facile à trouver. Dieu s’en est fait un fouet, il l’a mis en honneur et lui a donné une puissance. Il en agit quelquefois ainsi; il donne au pécheur un pouvoir qui châtie les puissances humaines, qui corrige les hommes pieux. Ce pécheur sera traité selon son mérite; et néanmoins il a servi aux progrès du juste et à la chute de l’impie. « Tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point ».
12. « Quant aux hommes doux, ils posséderont la terre en héritage 1 ». Cette terre dont nous avons souvent parlé, c’est la Jérusalem sainte, qui sera délivrée de son exil et qui vivra éternellement de Dieu et avec Dieu. Donc « ils posséderont la terre en héritage ». Et quelles seront leurs délices? «Ils se réjouiront dans l’abondance de la paix ». Que cet impie mette ici-bas sa joie dans l’abondance de son or, dans l’abondance de son argent, dans ses nombreux esclaves, dans le nombre enfin de ses salles de bains, de ses rosiers, dans son intempérance et dans ses riches et luxurieux festins. Serais-tu donc jaloux de cette puissance, et cette fleur aurait-elle de l’attrait pour toi? Que cet homme soit toujours en cet état, n’en sera-t-il pas à plaindre? Mais toi, quelles seront tes délices? « Ils se réjouiront dans l’abondance de la paix ». Ton or sera la paix, ton argent la paix, tes domaines
1. Ps. XXXV, 11.
la paix, ta vie la paix, ton Dieu la paix. La paix sera tout ton désir. Ce qui est de l’or ici-bas ne peut être de l’argent pour toi ; ce qui est du vin ne peut être du pain; ce qui est pour toi la lumière ne peut être un breuvage mais Dieu sera tout pour toi. Il sera ta nourriture et tu n’auras plus faim; ton breuvage, et tu n’auras plus soif; ta lumière, et tu ne seras plus aveugle; ton soutien, et tu n’éprouveras point la fatigue; et Dieu tout entier te possédera entièrement. Là tu ne seras point mis à l’étroit par celui avec qui tu posséderas tout : tu auras tout, comme lui-même aura tout; parce que tu ne seras qu’un avec lui, et que Dieu possède à la fois cette unité et cette universalité. « Voilà ce que Dieu réserve à l’homme de la paix ». Nous l’avons chanté; ce verset dans notre psaume est bien loin sous doute de ceux que nous avons expliqués; mais comme nous l’avons chanté, prenons-le pour terminer. Pour toi, ô mon frère, cultive en « toute sécurité l’innocence », qui est un trésor précieux. Tu as le désir du vol, c’est sans doute afin de t’enrichir; mais vois où tu portes la main et où tu dérobes : d’une part, tu acquiers, pour perdre d’autre part; tu acquiers de l’argent, tu perds ton innocence Ah! plutôt que ton coeur s’éveille; toi qui acquiers de l’argent au prix de l’innocence perds plutôt cet argent. « Garde ton innocence et vois ce qui est droit » ; car c’est Dieu lui-même qui te dirigera, et te fera vois loir ce qu’il veut lui-même, et telle est la voie droite. Car si tu ne veux point ce qu’il veut, tu seras tortueux, et ces difformités ne te permettront point de t’ajuster à la règle qui est droite, « Cultive donc l’innocence, et vois ce qui est droit »; loin de toi de croire que l’homme finit avec cette vie; « car Dieu a des réserves pour l’homme de la paix ».
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI.
DEUXIÈME SERMON. — LA FORCE DU JUSTE.
Le Méchant ne peut souffrir en personne, et il se nuit en persécutant le juste. Dieu s’en sert pour nous mettre à l’épreuve, puis il le brise s’il ne se convertit. Quand le juste souffre, il puise sa force dans sa foi en Dieu, dans l’espérance de l’héritage Éternel. Le méchant n’a que le désespoir dans le malheur, et son bonheur s’évapore en fumée. Le Seigneur dirige les pas du juste qui se console dans sa ressemblance avec Jésus-Christ. Les faux témoins contre Jésus-Christ sont les ancêtres des Donatistes.
1. Il me faut obéir aux injonctions que l’on m’a faites, et vous parler encore de ce psaume. Car le Seigneur a voulu par les grandes pluies retarder notre départ, et l’on m’a recommandé de ne point laisser reposer ma langue d’une manière inutile pour vous, qui êtes la sollicitude de mon coeur, comme je suis la vôtre. Déjà je vous ai exposé le dessein de Dieu dans ce psaume, ce qu’il veut nous enseigner, les conseils qu’il nous donne, les écueils qu’il veut nous faire éviter, ce qu’il faut endurer, ce qu’il faut espérer. Deux sortes d’hommes, en effet, les justes et les pécheurs, vivent confondus sur la terre pendant cette vie. Chacune de ces catégories a dans le cœur une tendance qui lui est propre. Les justes cherchent à s’élever par l’humilité, les méchants descendent par l’orgueil. Les uns s’abaissent pour se relever, les autres s’élèvent pour tomber. De là vient que les uns souffrent et que les autres font souffrir: que le dessein des justes est de gagner même les méchants pour l’éternelle vie, et le dessein des pécheurs est de rendre le mal pour le bien, et d’ôter même, s’ils le pouvaient, la vie du temps à ceux qui s’efforcent de leur procurer la vie éternelle. Car le juste est à charge pour le pécheur, comme le pécheur pour le juste; ils sont une charge l’un à l’autre. Nul ne doute que ces deux hommes ne soient à charge mutuellement, mais dans un sens bien différent. Si le juste est à charge au pécheur, c’est qu’il voudrait qu’il ne fût plus pécheur, et qu’il se propose de le rendre juste, comme il y tend par ses efforts; mais le pécheur a pour le juste une telle haine, qu’il voudrait qu’il n’existât aucunement, et non qu’il devint bon. Plus il est juste, et plus il est à charge à l’iniquité du pécheur, qui travaille même à le rendre injuste, et s’il ne peut y parvenir, à le faire disparaître et à s’épargner la peine et l’ennui de le voir. Quand même il parviendrait à le rendre injuste, celui-là ne lui en serait pas moins à charge. Car ce n’est pas seulement l’homme juste qui est à charge à l’homme injuste, mais deux hommes injustes ont peine à se souffrir : et s’ils paraissent quelquefois s’aimer, c’est plutôt de la complicité que de l’amitié. Ils ne s’accordent que pour tramer la perte du juste; et cet accord, loin d’être de l’amitié, n’est que la haine de celui qu’ils devraient aimer. C’est à l’égard de ces hommes que le Seigneur notre Dieu nous recommande la tolérance, et cette affectueuse charité que l’Evangile nous fait connaître par ce précepte du Seigneur, qui nous dit: « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent 1 ». L’Apôtre dit aussi : « Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien 2 ». Luttez avec le méchant, mais luttez en bien; car le véritable combat, ou plutôt la lutte salutaire, consiste à mettre un bon en face d’un méchant, et non deux méchants aux prises.
2. Mais reprenons le psaume. Nous en avons exposé la première partie, voici la suite:
« L’impie observe le juste et grince des dents « contre lui, mais le Seigneur se rit de lui ». De qui? Evidemment du pécheur qui grince des dents contre le juste. Or, pourquoi « le Seigneur s’en rira-t-il ? parce qu’il voit que « son jour est proche». Il paraît plein de fureur quand il menace le juste, et il ne sait pas que demain son heure viendra : mais le Seigneur le voit, il sait que son jour arrive. Quel jour? Le jour où il rendra à chacun
1. Matt, V, 44. — 2. Rom. XII, 21.
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selon ses oeuvres. Car l’impie s’amasse un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. Mais Dieu prévoit cela, et toi tu ne le prévois point ; celui qui le prévoit te l’a révélé. Tu ignores le jour où l’impie recevra son châtiment; mais celui qui le sait ne te l’a point caché. Ce n’est pas la moindre partie de la science, que de s’attacher à celui qui voit. Il a l’oeil de la science; à toi l’oeil de la foi. Crois ce que Dieu voit ; car viendra pour l’injuste ce jour que Dieu prévoit. Quel jour? Le jour de toute vengeance; il faut que Dieu tire vengeance de l’homme impie, de l’homme injuste, soit qu’il se convertisse, soit qu’il ne se convertisse pas. S’il se convertit, la vengeance consiste dans la mort de son iniquité. Le Seigneur ne s’est-il pas ri de Judas qui le trahissait, de Saul qui le persécutait, en voyant le jour de ces deux hommes d’iniquité? Il a vu pour l’un le jour du châtiment; pour l’autre, le jour de la justification. Il s’est vengé de l’un et de l’autre, en jetant l’un aux flammes de l’enfer, en renversant l’autre par une voix céleste. Toi donc, ô mon frère, quand le méchant te fait souffrir, regarde avec Dieu, par les yeux de la foi, son jour qui arrive, et à la vue de ses fureurs contre toi, dis en toi-même : Ou bien il se corrigera pour venir avec moi, ou bien il ne sera point avec moi s’il persévère.
3. Quoi donc I son injustice te nuirait-elle sans lui nuire aucunement? Cette iniquité dont tu es victime, et qui est l’effet de la haine et de la colère, ne l’a-t-elle pas ravagé intérieurement avant de t’atteindre au dehors? Ton corps est en proie à la douleur, mais son âme est dévorée par la gangrène du péché. Tout ce qu’il exhale contre toi retombe sur lui. Ses persécutions te purifient et le rendent criminel. Auquel des deux nuit-il davantage ? Il t’a dépouillé dans ses emportements ; quel est le plus grand dommage, de perdre son argent ou de perdre sa foi ? Ceux qui ont des yeux intérieurs savent déplorer ces pertes. Il en est beaucoup pour voir l’éclat de l’or et non l’éclat de la foi ; pour l’or ils ont des yeux, pour la foi ils n’en ont point. S’ils en avaient, s’ils la voyaient, ils y tiendraient davantage; et pourtant, si l’on vient à leur manquer de foi, ils se récrient, ils se plaignent : O bonne foi, disent-ils, où est la bonne foi? Tu l’aimes donc au point de l’exiger, aime encore à la montrer. Donc ceux qui persécutent les justes souffrent eux-mêmes un plus grand dommage, et subissent une plus grande perte, par la ruine de leur âme : c’est là ce que nous montre le psaume qui ajoute : « Les impies ont tiré leur glaive; ils ont tendu leur arc pour renverser le pauvre et le faible, pour égorger ceux qui ont le coeur droit. Que leur glaive entre dans leur coeur 1 ». Leur framée ou leur glaive peut bien atteindre ton corps, comme le glaive des persécuteurs frappa les corps des martyrs ; mais les meurtrissures du corps laissaient le coeur intact; or, il est loin d’être intact, le coeur de celui qui frappe de l’épée le corps d’un juste. Voilà ce qu’affirme le psalmiste. Il ne dit point que leur glaive entre dans leur corps; mais bien : « Que leur framée entre dans leur coeur».Ils ont voulu tuer le corps et ils ont tué leur âme. Voilà que Jésus-Christ rassure ceux dont ils vu laient tuer les corps, en leur disant: « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme 2 ». Mais alors, qu’est. ce que frapper du glaive, et ne pouvoir tuer que le corps d’un ennemi, sans pouvoir tuer l’âme? Ce sont des insensés qui se blessent eux-mêmes, et dans les accès de leur folie, lit ne savent ce qu’ils font : ils agissent connu celui qui se passe une épée à travers le corps pour aller percer la tunique d’un autre. Insensé ! tu regardes ce que tu veux atteindre, et non ce que traverse ton glaive; tu perces le vêtement d’un autre à travers ton propre corps. Il est donc bien constant qu’ils se tout plus de mal, et se nuisent plus à eux-même qu’ils ne croient nuire à leurs ennemis. «Que leur glaive donc entre dans leur coeur »; telle est la sentence du Seigneur, qu’on ne saurait changer. « Et que leur arc soit brisé ? ». Qu’est. ce à dire « que leur arc soit brisé? » Que leurs piéges soient inutiles. Il avait dit auparavant: « Les méchants ont tiré leur glaive, ils ont bandé leur arc ». Il semble que par es glaive tiré il veuille marquer une attaque visible ; mais que l’arc bandé signifierait les embûches secrètes. Or, voilà qu’il se blesse de son glaive, et que ses piéges occultes sont trompés. Comment trompés ? ils ne nuisent point au juste. Mais quoi ! dépouiller quelqu’un, le réduire à la misère en lui prenant son bien, n’est-ce donc pas lui nuire ? Il a
1. Ps. XXXV, 14, 15. — 2. Matt. X, 28.
donc sujet de chanter: « Le peu que possède de juste est préférable aux grandes richesses des impies 1».
4. Mais les méchants ont de la puissance; ils entreprennent beaucoup, ils ont de grands moyens de réussir. Leur commandement est promptement obéi. En sera-t-il toujours ainsi? « Les bras des impies seront brisés 2 ». Leurs bras désignent leur puissance. Que fera ce méchant dans l’enfer? Fera-t-il comme ce riche qui faisait grande chère ici-bas, et qui ébat tourmenté dans l’abîme 3 ? « Leurs bras seront donc brisés, mais le Seigneur soutient les justes ». Comment les soutenir ? Que leur dit-il? Ce qui est dit dans un autre paume: « Attends le Seigneur, agis avec courage, que ton coeur se fortifie, et attends de Seigneur 4 ». Que signifie : « Attends le Seigneur? » Tu souffres pour un moment, tu ne souffriras pas toujours : ta douleur sera courte, mais ta félicité sera éternelle ; tu gémis pour un temps, tu te réjouiras sans fin. Mais tu vas défaillir au milieu de tes douleurs? Voilà sous tes yeux l’image des souffrances du Christ. Considère ce qu’a souffert pour toi celui qui ne méritait nullement de souffrir. Quelles que soient tes souffrances, elles n’iront pas jusqu’à ces opprobres, ces fouets, cette robe dérisoire, cette couronne d’épines, et enfin cette croix qui, dans le genre humain, a disparu du nombre des supplices. Autrefois on y attachait les grands scélérats, nul n’y est cloué aujourd’hui. Elle est en honneur; elle cesse d’être en usage, puisqu’elle n’est plus un supplice, mais sa gloire subsiste. Du lieu des supplices elle a passé sur le front des empereurs. Que réserve à ces serviteurs celui qui a élevé si haut les instruments de son supplice? C’est donc par de tels actes, c’est par de telles paroles, c’est par ces exhortations, c’est enfin par cet exemple, que « le Seigneur affermit les justes ». Que les méchants sévissent à leur gré, et autant que Dieu le leur permettra : « Le Seigneur affermit les justes ». Quoi qu’il arrive au juste, qu’il l’attribue à la volonté de Dieu, et non au pouvoir de ses ennemis. Ton ennemi peut avoir de la fureur, mais il ne peut frapper si Dieu ne le veut point. Et si Dieu veut que son serviteur soit frappé, il sait comment il le consolera. « Car le Seigneur corrige celui qu’il a
1. Ps. XXXVI, 16. — 2. Id. 17. — 3. Luc, XVI, 19, 24. — 4. Ps. XXVI, 14.
aime, il frappe de verges celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 1 ». Pourquoi donc l’impie s’applaudirait-il de ce que mon Père s’est servi de lui comme d’un fléau ? Il se sert de lui comme d’un instrument; il me corrige pour m’adopter. Ne considérons donc point ce qu’il permet aux impies, mais le bien qu’il fait aux justes.
5. Mais pour ceux qui sont entre les mains de Dieu le fouet dont il nous châtie, nous devons souhaiter qu’un châtiment les convertisse. Telle est en effet la leçon qu’il donnait autrefois aux fidèles, quand il se servait de Saul pour les châtier, et qu’ensuite il convertissait Saut. Et quand le saint homme Ananie, qui baptisa Saul, reçut du Seigneur l’ordre d’accueillir ce même Saul qui était un vase d’élection, il répondit tout tremblant d’effroi au seul nom du persécuteur Saul; il répondit: « Seigneur, j’ai ouï parler de cet homme, j’ai appris combien de persécutions il a fait essuyer à vos saints qui sont à Jérusalem, et maintenant il a reçu des lettres du grand-prêtre pour aller partout où il trouvera ceux qui invoquent votre nom, et les amener à Jérusalem chargés de chaînes ». Mais le Seigneur lui répondit : « Va, car je lui montrerai combien il doit souffrir pour mon nom 2 ». Je veux, dit le Seigneur, le châtier, me venger de lui ; il souffrira pour mon nom, puisqu’il a persécuté mon nom. Je me sers et je me suis servi de lui pour châtier les autres, je me servirai des autres pour le châtier. Voilà ce qui est arrivé, et nous savons les maux qu’a endurés Saul, maux plus nombreux que ceux qu’il avait faits ; il fut un avare créancier, recevant avec usure ce qu’il avait prêté.
6. Mais voyez encore si le Seigneur accomplit en lui cette parole du psaume : « Le Seigneur affermit les justes ». Non-seulement, « (ainsi dit saint Paul au milieu de tourments sans nombre), mais nous nous glorifions encore dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, la pureté l’espérance, et cette espérance n’est point vaine, car l’amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 3 ». Il s’agit bien évidemment ici d’un homme juste et déjà affermi ; et comme ses ennemis ne pouvaient lui nuire après qu’il fut fortifié, de même il ne faisait
1. Hebr. XII, 6. — 2. Act. IX, 13-16 — 3. Rom. V, 3-5.
371
aucun mal à ceux qu’il avait lui-même persécutés. « Le Seigneur», est-il dit, « fortifie les justes » Ecoute encore d’autres paroles de ce juste fortifié: « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? l’affliction, les angoisses, la faim, la nudité, la persécution 1 ?» Combien était uni à Jésus-Christ celui que rien de tout cela n’en séparait ! « C’est le Seigneur qui fortifie les justes ». Quelques prophètes venus de Jérusalem, et pleins du Saint-Esprit, annoncèrent à ce même saint Paul ce qu’il devait souffrir à Jérusalem ; et l’un d’eux, nommé Agabus, ayant délié la ceinture de Paul pour s’en lier selon la coutume, afin de donner par là une figure de l’avenir, s’écria : « Comme vous me voyez lié, il faut que cet homme soit lié à Jérusalem ». A cet avis donné à Saul, devenu Paul, tous les frères se mirent à le dissuader de s’exposer à de si grands périls; ils le conjurèrent de renoncer à son voyage de Jérusalem. Mais il était déjà du nombre de ceux dont il est dit: « Le Seigneur affermit les justes. Pourquoi, dit-il, briser ainsi mon cœur 2 ? je n’estime pas ma vie plus que moi 3».Déjà il avait dit à ceux qu’il enfantait à l’Evangile: « Je me donnerai moi-même pour le salut de vos âmes » . « Pour moi u, dit-il encore, « je suis prêt, non-seulement à être lié, mais à mourir pour le nom du Seigneur Jésus-Christ 5 ».
7. «Le Seigneur affermit les justes». Comment les affermit-il ? « Le Seigneur connaît les voies des hommes purs 6 ». Lorsqu’ils sont en butte à la douleur, la foule ignorante, la foule qui ne sait point discerner les voies des hommes purs, s’imagine qu’ils suivent des voies mauvaises. Mais celui qui les connaît sait par quel chemin droit il dirige ceux qui le servent dans la docilité. Aussi dit-il dans un autre psaume : « Il conduira dans l’équité ceux qui sont doux ; il enseignera les voies aux humbles de cœur 7 ». Combien d’hommes, pensez-vous, n’avaient pas horreur de ce pauvre couvert d’ulcères, près duquel ils passaient devant la porte du riche 8? Combien se bouchaient les narines et crachaient peut-être sur lui ? Mais Dieu savait qu’il lui réservait le paradis. Combien d’autres souhaitaient de vivre comme celui qui était revêtu de pourpre et de lin, et qui
1. Rom. VIII, 35 — 2. Act. XXI, 13.— 3. Id. XX, 24. — 4. II Cor. XII, 15. — 5. Act. XXI, 13. — 6. Ps. XXXVI, 18. — 7. Id. XXIV, 9. — 8. Luc, XVI, 20.
faisait chaque jour grande chère! mais le Seigneur, qui voyait ses jours, voyait aussi dans l’avenir ses tourments, et ses tourments sans fin. Donc « le Seigneur connaît les voies des hommes purs ».
8. « Leur héritage sera éternel 1 ». Nous le voyons par la foi. Mais, pour le Seigneur, est-ce par la foi ? Il le voit d’une manière si évidente que nous ne pouvons l’exprimer, fussions-nous à l’état des anges. Alors même, ce qui nous sera manifesté n’aura point pour nous cette évidence qui éclate aux yeux de celui qui est immuable. Et néanmoins, qu’est-il dit de nous? « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît point encore; nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est 2 ». Il nous est donc réservé je ne sais quel spectacle bien doux; et si la pensée peut s’en faire une ébauche comme en énigme et au moyen d’un miroir, on ne peut toutefois exprimer aucunement la supériorité de cette douceur que Dieu réserve à ceux qui le craignent, qu’il accorde à « ceux qui espèrent en lui 3 ». C’est à cette joie ineffable que nos coeurs se préparent, au milieu des tribulations et des épreuves de cette vie. Ne vous étonnez donc pas de subir en cette vie une laborieuse préparation, puisque l’on vous réserve à quelque chose de si grand. De là ce mot d’un juste fortifié : « Les souffrances de cette vie n’ont aucune proportion avec cette gloire de l’avenir qui doit éclater en nous 4 ». Quelle sera un jour notre gloire, sinon d’être les égaux des anges et de voir Dieu? Quel avantage ne fait pas à un aveugle celui qui lui guérit les yeux et le rend capable de voir la lumière? Après sa guérison, il ne trouve rien d’assez digne pour remercier celui qui l’a guéri. Quel que soit le don de la reconnaissance , comment égalerait-il le bienfait ? Qu’il donne ce qu’il voudra, de l’or, de l’or entassé; l’autre lui a donné la lumière. Pour bien comprendre qu ses dons ne sont rien, qu’il essaie dans lu ténèbres de voir ce qu’il donne. Et nous, que donner à ce médecin qui guérit les yeux de notre âme et nous fait voir une lumière éternelle qui est lui-même? Que lui donnerons-nous? Cherchons bien, afin de trouver, s’il est
1. Ps. XXXVI, 18.— 2. I Jean, III, 2.— 3. Ps. XXX, 20.— 4. Rom. VIII, 18.
372
possible; et, dans l’impuissance de nos recherches, crions avec le Prophète: « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu’il m’a faits? » Et qu’a-t-il trouvé à rendre ? « Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur 1 » . — « Pouvez-vous», dit le Seigneur, « boire le calice que je boirai moi-même 2 ? » puis à saint Pierre : « M’aimez-vous? Paissez mes brebis 3 » ; pour lesquelles cet apôtre boira le calice du Seigneur. « Le Seigneur fortifie les justes. Le Seigneur connaît les voies des hommes purs, et leur héritage durera toute l’éternité ».
9. « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais 4 ». Qu’est-ce à dire « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais? » Au jour de l’angoisse, au jour de l’épreuve, ils n’éprouveront point la confusion de l’homme déçu dans ses espérances. Quand un homme est-il déçu? quand il dit: Je n’ai pas trouvé ce que j’espérais. Et cela est juste; puisque c’était sur toi-même ou sur quelque ami que tu avais fondé ton espoir. Or, « maudit celui qui met son espérance dans un homme 5 ». Tu seras confondu, ton espérance a été déçue; elle t’a trompé, cette espérance fondée sur le mensonge; puisque tout homme est menteur 6 ». Mais si tu reposes en Dieu tes espérances, tu n’éprouveras point de confusion, car on ne peut tromper eu tel dépositaire. De là vient que ce juste dont je viens de parler, et que Dieu avait fortifié, n’était point confondu au temps du malheur et dans la tribulation, et s’écriait: « Nous nous glorifions dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, et la pureté l’espérance; or, cette espérance n’est point vaine ». Pourquoi n’est-elle point vaine? Parce qu’elle repose en Dieu. Aussi dit-il ensuite: « Parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné 7 ». Déjà le Saint-Esprit nous a été donné, et comment pourrait nous tromper celui qui nous a donné un tel gage? Ils n’éprouveront point de confusion au jour du malheur; et au jour de la disette ils seront rassasiés. Dès ici-bas, en effet, ils sont en quelque sorte rassasiés. Car les jours de la disette sont les jours de cette vie où les justes sont rassasiés quand les autres sont en proie à la
1. Ps. CXV, 12, 13. — 2. Matt. XX. 22. — 3. Jean, XXI, 17. — 4. Ps. XXXVI, 19.— 5. Jér. XVII, 5. — 6.Ps. CXV, 11. — 7. Rom. V, 3-5.
faim. De quoi saint Paul se glorifiait-il, en disant: « Nous nous glorifions dans les épreuves », s’il eût intérieurement souffert de la faim? On voyait au dehors les angoisses, mais le coeur était dilaté par la joie.
10. Que fait au contraire le méchant quand l’affliction vient le saisir? Il n’a plus rien au dehors, tout lui manque, et sa conscience n’éprouve aucune consolation : qu’il sorte de lui-même, et tout est misère; qu’il y rentre, et tout est pénible. Il tombe donc justement sous le coup de cette sentence: « Car les méchants périront 1 ». Comment ne périrait point celui qui n’a de place nulle part? Ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il n’est rien qui le console. Ce qui en effet ne peut nous consoler, nous est étranger. Car tous ceux qui n’ont point Dieu en eux-mêmes, sont esclaves de l’argent, de l’amitié, de la gloire, des biens de la terre; or, tous ces biens corporels ne peuvent nous donner une consolation intérieure semblable à celle qu’éprouvait cet homme dont l’âme était rassasiée, et à qui cette plénitude faisait dire: « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni 2 ». Il ne reste donc pas aux méchants un lieu en dehors d’eux-mêmes, parce qu’ils y rencontrent l’affliction: leur conscience ne peut les consoler; ils sont en désaccord avec eux-mêmes, parce qu’on ne peut être bien avec le péché. Quiconque devient mauvais est mal avec lui-même. Il faut qu’il ait ses tortures, qu’il soit lui-même son propre fléau. Déchiré par sa propre conscience, il devient à lui-même son supplice. Il peut fuir un ennemi, comment se fuir lui-même?
11. C’est ainsi que venait à nous un homme du parti de Donat, que les siens avaient accusé et excommunié; il cherchait près de nous ce qu’il avait perdu chez eux. Mais nous ne pouvions le recevoir ici qu’à son rang; car, s’il quittait ce parti, il n’était point irréprochable chez eux, et l’on ne voyait point que sa démarche lui fût dictée par son choix plutôt que par la nécessité. Il ne pouvait donc trouver chez eux ce qu’il cherchait, c’est-à-dire la vaine gloire, le faux honneur, ni trouver chez nous ce qu’il avait perdu chez eux: il en mourut. Son coeur blessé poussait des gémissements; il était inconsolable ; d’invisibles
1. Ps. XXXVI, 28.— 2. Job, I, 21.
aiguillons lui déchiraient la conscience. Nous avions tenté de le consoler avec la parole de Dieu; mais il n’était pas de ces sages fourmis qui amassent en été de quoi vivre en hiver. Quand un homme est en paix, il doit s’appliquer à recueillir la parole de Dieu, à la cacher dans le fond de son coeur, comme la fourmi abrite dans ses galeries souterraines ses travaux de l’été 1. Voilà ce que l’on doit faire pendant l’été; vient ensuite l’hiver ou le temps des afflictions; et si nous ne trouvons en notre coeur de quoi vivre, il faut mourir de faim. Cet homme donc n’avait point recueilli la parole de Dieu, et l’hiver est venu, il n’a point trouvé ici ce qu’il cherchait: on ne pouvait le consoler que par là, et nullement par la parole de Dieu. Il n’avait rien à l’intérieur, et il cherchait à l’extérieur ce qu’il ne trouvait point: les sentiments de la douleur et de l’indignation le dévoraient, son âme était en proie à la plus violente agitation, qu’il cacha longtemps, jusqu’à ce qu’enfin ses gémissements éclatèrent et retentirent même à son insu parmi nos frères. C’était avec la plus vive douleur, Dieu le sait, que nous voyions cette âme si affligée, et devenue la proie de ces tortures, de ces flammes intérieures, de ces déchirements; que vous dirai-je? Ne pouvant se tenir dans un lieu si humble, qui eût pu être pour lui un lieu si salutaire, il nous parut encore mériter l’expulsion. Toutefois, mes frères, nous ne devons point pour cela désespérer des autres, qui pouvaient revenir par amour de la vérité, et non sous l’empire de la nécessité. Bien loin de désespérer des autres, je ne désespère pas même de celui dont je vous parle tant qu’il est en vie: car nous ne devons désespérer d’aucun homme qui est sur la terre. Il était bon de vous faire connaître ces détails, de peur qu’on ne vous les racontât autrement; car un de leurs sous-diacres qui, sans aucune contestation avec eux, a choisi la paix et l’unité catholique et les a quittés pour venir à nous; qui est venu comme en faisant choix de ce qui est bon, et non comme expulsé même par les méchants, a été reçu chez nous et nous a réjouis d’une conversion que nous recommandons à vos prières. Car Dieu est puissant et peut l’améliorer de plus en plus. D’ailleurs, nous ne devons prononcer ni en bien ni en mal sur le sort de personne. Pendant toute notre vie, en effet,
1. Prov. VI, 6; XXX, 25.
notre lendemain est toujours ignoré. « Ils ne seront point confondus au temps mauvais; ils seront rassasiés au jour de la famine, tandis que les pécheurs périront ».
12. « Quant aux ennemis de Dieu, aussitôt qu’ils se glorifieront et s’élèveront avec orgueil, ils disparaîtront comme la fumée qui s’évanouit 1 ». Voyez à cette comparaison ce qu’il a voulu nous enseigner. La fumée s’échappe du lieu où est le feu, s’élève dans
les airs, et en s’élevant, grossit en tourbillon; mais plus le tourbillon se dilate, plus il est
vide; or, cette immensité qui n’a ni appui ni solidité, qui est suspendue dans les airs, se
dissipe à mesure qu’elle gagne les hautes régions et s’évanouit; ses proportions démesurées ont fait sa perte. En effet, plus elle s’élève, plus elle se dilate, plus ses proportions grandissent, et plus elle diminue d’intensité, se dissipe et disparaît. « Or, les ennemis de Dieu, en se glorifiant et en s’exaltant, s’évanouiront bientôt comme la fumée»; c’est d’eux qu’il est dit : « Comme Jannès et Mambrès résistèrent à Moïse, ceux-ci de même résistent à la vérité: ce sont des hommes corrompus dans l’esprit et pervertis dans la foi 2 ». D’où vient leur résistance à la vérité, sinon de cette enflure de coeur qui en fait le jouet des vents, qui les porte à s’élever comme s’ils avaient de la justice et de la grandeur? Qu’eu dit l’Apôtre ? ce qui est dit de la fumée: « Mais ils n’iront pas au delà, car leur folie sera connue de tout le monde, comme le fut alors celle de ces hommes 3.Quant aux ennemis de Dieu, dès qu’ils se glorifieront et s’élèveront, ils s’évanouiront bientôt comme la fumée ».
13. «L’impie emprunte et ne paiera point 4 ». Il recevra et ne rendra pas. Qu’est-ce qu’il ne rendra pas? l’action de grâces. Qu’est-ce, eu effet, que Dieu veut de vous, ou qu’en exige-t-il, sinon ce qui vous est utile? Que de bienfaits n’a pas reçus le méchant, dont il ne rendra rien? S’il existe, c’est un don; s’il est homme et bien supérieur aux animaux, c’est un don; c’est un don encore que la forme de son corps; et dans ce corps même, c’est un don que le discernement des sens, que des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des narines pour sentir, un palais pour goûter, des mains pour toucher, des pieds pour marcher, un don que la santé du corps. Mais
1.Ps. XXXVI, 20.— 2. II Tim. III,8. — 3. Id.9,— 4. Ps. XXV, 21
374
tous ces biens nous sont communs avec les bêtes; l’homme a reçu de plus, dans l’esprit, le don de comprendre, de saisir la vérité, de discerner le juste de l’injuste, de rechercher, d’aimer son Créateur, de le louer et de s’attacher à lui. Le méchant aussi a reçu de Dieu ces mêmes dons; mais comme sa vie n’est pas bonne, il ne rend pas ce qu’il doit. Donc, « le pécheur emprunte et ne paiera point » ; il ne rend rien à celui dont il a reçu, pas même l’action de grâces; il lui rendra même le mal pour le bien, le blasphème, le murmure contre sa Providence, l’emportement. mil emprunte alors, et ne paiera point; quant tau juste, il a de la pitié et il prête». L’un n’a donc rien et l’autre possède. Voyez la richesse de l’un et la pauvreté de l’autre. L’un a reçu et ne rendra point; l’autre a de la miséricorde et prête; il a du bien en abondance. Et pourtant, s’il est pauvre? même en ce cas il est riche. Ouvrez seulement les yeux de la foi sur les richesses. Tu peux bien voir un coffre vide, mais tu ne vois pas une conscience que Dieu même remplit. Il n’a point les richesses du dehors, mais il a au dedans la charité Que ne peut lui faire donner cette charité sans qu’elle s’épuise? S’il a des biens extérieurs, la charité en donne, et elle donne de ce qu’elle a; si elle ne trouve point eu dehors de quoi donner, elle donne sa bienveillance, elle donne un bon conseil, si elle le peut; elle donne du secours, si elle en est capable; enfin, si elle ne peut donner ni conseil ni secours, elle assiste de ses voeux, elle prie pour celui qui est dans l’affliction, et peut-être sa prière est-elle plus agréable à Dieu que le pain que donne un autre. Il a donc toujours de quoi donner, celui dont le coeur est plein de charité. Car c’est la charité que l’on appelle bonne volonté. Et Dieu n’exige pas de toi plus qu’il n’a mis dans ton coeur. La bonne volonté, en effet, ne peut demeurer oisive; avec la bonne volonté tu ne refuseras point au pauvre le dernier sou qui te reste. Les pauvres eux-mêmes trouvent dans la bonne volonté de quoi s’assister mutuellement, et ils ne sont pas inutiles l’un pour l’autre. Tu vois un homme qui a de bons yeux conduire un aveugle; n’ayant point d’argent à lui donner, il prête ses yeux à celui qui n’en a point. Mais pourquoi ses membres sont-ils au service de celui qui n’en a pas, sinon parce qu’il a dans l’âme une bonne volonté, qui est le trésor des pauvres? trésor qui est un doux repos, une véritable sécurité; trésor que le voleur ne nous enlève pas, et pour lequel on ne craint pas de naufrage; on le garde avec foi quand on le possède; on peut s’échapper tout nu, et néanmoins comblé de richesses. « Le juste a de la pitié, et il prête ».
14. « Mais ceux qui le bénissent auront la terre en héritage 1 » ; ceux qui bénissent le juste, le seul vraiment juste et qui donne la justice, qui fut pauvre ici-bas en y apportant les grandes richesses dont il devait combler ceux qu’il y trouve véritablement pauvres. C’est lui, en effet, qui a enrichi de l’Esprit-Saint les coeurs des pauvres, qui a comblé de l’or de la justice les âmes qui s’anéantissaient par l’aveu de leurs péchés; lui qui a pu enrichir le pêcheur qui abandonnait ses filets, et qui méprisait ce qu’il avait pour saisir ce qu’il n’avait pas 2. « Car Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde, pour confondre ce qui est fort 3 ». Il ne s’est point servi d’un orateur pour gagner un pêcheur, mais d’un pêcheur pour gagner l’orateur, d’un pêcheur pour gagner l’homme du sénat, d’un pêcheur encore pour gagner le maître de l’empire. « Ceux qui le bénissent posséderont la terre en héritage»; ils seront ses cohéritiers dans cette terre des vivants dont il est dit dans un autre psaume: « Vous êtes mon espérance et mon héritage dans la terre des vivants 4 ». « Vous êtes mon héritage », dit-il à Dieu, il ne craint pas de s’arroger la possession de Dieu même. « Ils posséderont la terre en héritage; mais ceux qui le maudissent périront». Or, ceux qui le bénissent ne le font que par sa grâce. Car il est venu vers ceux qui le maudissaient, et ils l’ont béni; et c’est déjà périr pour ceux qui le maudissent, que de le bénir sous le poids de sa grâce; ils le maudissaient par leur propre malice, et ils le bénissent par le don qu’il leur fait.
15. Ecoutez ce qui suit : « Le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies 5 ». Pour que l’homme recherche les voies du Seigneur, il faut que le Seigneur lui-même dirige ses pas. Si le Seigneur n’eût en effet dirigé les pas des hommes, ils eussent été eux-mêmes si corrompus et eussent marché dans une telle
1. Ps. XXXVI, 22. — 2. Matt. IV, 19. — 3. I Cor. I, 27. — 4. Ps. CXLI, 6. — 5. Id. XXXVI, 23.
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dépravation, que, dans leurs sentiers tortueux, ils n’eussent pu revenir au bien. Mais le Seigneur est venu pour nous appeler, nous racheter, répandre son sang ; ce sont là, et le prix qu’il a donné, et le bien qu’il a fait, et les douleurs qu’il a endurées. Examine ce qu’il a fait, c’est bien un Dieu; vois ce qu’il a souffert, c’est bien un homme. Quel est ce Dieu-Homme? O homme, si tu n’avais abandonné Dieu, un Dieu ne se ferait point homme pour toi! C’était peu pour sa bonté, pour sa miséricorde, de t’avoir fait homme, s’il ne se fût fait homme pour toi. C’est lui qui dirige nos pas, afin que nous désirions ses voies. « C’est le Seigneur qui redresse les pas de l’homme, lequel recherche ses voies ».
16. Mais si tu yeux suivre la voie du Christ, ne va point te promettre les félicités du siècle. Il a marché par des chemins difficiles, mais il a promis de grands biens; c’est à toi de le suivre. Ne considère pas seulement le chemin à suivre, mais le point où tu dois aboutir. Tu souffriras des maux qui passeront, pour arriver à des joies éternelles. Si tu veux supporter le travail, envisage la récompense. L’ouvrier se découragerait dans la vigne, s’il n’envisageait son salaire. Et quand tu auras envisagé ton salaire, tout ce que tu souffres te paraîtra vil et peu digne d’être comparé avec le bonheur qui en sera la récompense. Tu seras étonné d’un si grand prix pour un travail si minime. Car enfin, mes frères, pour mériter un repos éternel, il faudrait un travail éternel; et un bonheur sans fin ne devrait s’acheter que par une douleur également sans fin; mais si ton labeur était éternel, quand pourrais-tu arriver à l’éternelle félicité ? De là vient pour la douleur cette nécessité de finir pour faire place à un bonheur sans fin. Et pourtant, mes frères, cette félicité éternelle pouvait être le prix d’une peine bien longue. Ainsi, pour mériter un bonheur sans fin, notre labeur, notre misère eussent pu durer des siècles. Et eussent-ils duré un millier d’années, qu’est-ce qu’un millier d’années en face de l’éternité? qu’est-ce qu’un nombre fini, quelque grand qu’il soit, en face de l’infini? Dix mille années, des millions et des milliards d’années, si l’on peut s’exprimer ainsi, tout cela finira et ne peut se comparer à l’éternité. C’est donc un autre effet de la bonté de Dieu de t’avoir mesuré une épreuve non-seulement temporelle, mais encore très-courte. La vie de l’homme serait courte, ne compterait que bien peu de jours, quand même Dieu ne mêlerait pas à nos misères des joies qui sont assurément plus nombreuses et plus durables que nos peines; et ces peines en sont plus courtes et moins nombreuses, afin que nous puissions les endurer. Qu’un homme donc voie sa vie entière s’écouler jour par jour, heure par heure, dans les travaux, dans les chagrins, dans la douleur, dans les tourments, dans la prison, dans les plaies, dans la faim et dans la soif, et cela pendant toute une vie jusqu’à l’extrême vieillesse, la vie de l’homme n’a que peu de jours, et, après ce labeur, viendra le royaume éternel, la félicité sans fin, l’égalité avec les anges, l’héritage du Christ et le Christ lui-même, cohéritier avec nous. Quelle récompense, en comparaison du labeur! Des vétérans, qui se fatiguent dans les armées, qui affrontent les blessures pendant tant d’années, qui portent les armes de la jeunesse, se retirent cassés de vieillesse; et, pour avoir quelques jours de paix dans ces vieilles années qui pèsent sur ces hommes à qui la guerre ne pesait rien, quelles difficultés à surmonter, combien de marches, que le froids rigoureux, quelles chaleurs à supporter, quelles extrémités, quelles blessures, quel. périls à braver! Et dans toutes ces fatigues ils n’envisagent que ces quelques jours de vieillesse, qu’ils ne sont pas certains d’atteindre. Donc, « le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies ». C’est là ce que je commençais à exposer : si tu veux suivre la voie du Christ, si tu es vraiment chrétien, et le vrai chrétien est celui qui ne méprise pas la voie du Christ, mais qui veut suivre ses pas même dans les souffrances, garde-toi de chercher une autre voie que celle qu’il a parcourue. Elle paraît difficile et néanmoins c’est la voie sûre; l’autre peut avoir ses attraits, mais elle est infestée par les voleurs. « Et les hommes chercheront sa voie ».
17. « Quand il se heurtera, il n’en sera point troublé, parce que le Seigneur fortifie ses mains 1 ». C’est là désirer la voie du Christ Qu’il arrive à cet homme de passer par la tribulation, par le déshonneur, par les affronts, par la douleur, par les pertes et par les peines si nombreuses dans la vie humaine; il se rappelle toutes les souffrances qu’a dû endurer
1. Ps. XXXVI, 24.
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Jésus-Christ, et « quand il se heurtera, il ne sera point troublé, parce que ses mains sont fortifiées par le Seigneur », qui a le premier passé par ces peines. Que pourrais-tu craindre, ô homme, puisque Dieu dirige tes pas, pour te faire désirer ses voies? Que peux-tu redouter? Les douleurs? Le Christ a été flagellé 1. Les affronts? Il s’est entendu lire: « Vous êtes possédé du démon 2 », lui qui chassait les démons. Craindrais-tu les trames et les conspirations des méchants? Ou a conspiré contre lui 3. Tu ne saurais peut-être établir ton innocence en toute accusation, et tu as la douleur d’entendre de faux témoins déposer contre toi. Ils ont porté un faux témoignage contre Jésus-Christ tout le premier, non-seulement avant sa mort, mais encore après sa résurrection. On produisit de faux témoins pour le faire condamner par les juges 4; et de faux témoins encore calomnièrent son tombeau. Jésus-Christ ressuscita avec tout l’éclat du miracle, et la terre ébranlée annonça la résurrection du Sauveur. Il y avait là une terre qui gardait la terre, mais cette terre plus dure ne put être changée. Elle rendit témoignage à la vérité, mais elle fut séduite par la terre menteuse. Les gardiens racontèrent aux Juifs ce qu’ils avaient vu, ce qui était arrivé; mais ils reçurent de l’argent, et on leur dit: « Rapportez que pendant votre sommeil ses disciples sont venus et l’ont enlevé 5». Voilà de faux témoins contre sa résurrection. Mais quel aveuglement dans ces faux témoins, mes frères; quel aveuglement! Voilà ce qui arrive d’ordinaire aux faux témoins, c’est de tomber dans l’aveuglement su point de parler contre eux-mêmes sans le savoir, et de démasquer ainsi leur faux témoignage. Qu’ont-ils dit contre eux-mêmes? Pendant que nous dormions, ses disciples mont venus et l’ont enlevé ». Quoi donc? Oui fait cette déclaration? celui qui dormait, le ne croirais pas de tels hommes, quand même ils ne me raconteraient pas leurs songes. Quelle extravagance! Si tu veillais, pourquoi le laisser enlever? Si tu dormais, d’où le sais-tu?
18. Ainsi en est-il de ceux qui sont leurs enfants, comme il vous en souvient, et dont il faut dire un mot, puisque c’est l’occasion. Plus, en effet, nous voulons leur salut, et plus
1. Matt. XXVII, 26.— 2. Jean, VIII, 48— 3. Id. IX, 22.— 4. Matt, XXVI, 60. — 5. Id. XXVIII, 12, 13.
nous devons démasquer leur vanité. Voilà que le corps de Jésus-Christ est encore en butte aux faux témoins; ce qu’a d’abord enduré le chef, le corps l’endure aussi. Il n’y a là rien d’étonnant, et aujourd’hui il ne manque pas de gens pour dire à ce corps du Christ répandu sur la terre: Race de traîtres. C’est là un faux témoignage, et peu de mots me suffiront pour te convaincre que tu es un faux témoin. Tu me dis : Tu es un traître. Je réponds: Tu mens. Nulle part et jamais tu n’as pu prouver ma trahison; et moi, dans tes paroles et à l’instant, je démasque ton mensonge. Il est constant que tu as dit que nous avons aiguisé nos épées; je cite les actes de tes circoncellions. Tu as dit, et cela y est constaté, que tu ne réclames pas les biens enlevés 1; et je lis dans ces mêmes actes que tu donnes procuration pour les exiger. Tu as dit encore : Nous ne présentons uniquement que les Evangiles; et je lis une foule d’arrêts des juges, dont tu as tourmenté ceux qui sont séparés d’avec toi; je lis des suppliques à un empereur apostat, à qui tu as dit qu’il n’y a que la justice pour avoir accès auprès de lui 2. L’apostasie de Julien vous paraissait sans doute faire partie de l’Evangile? Te voilà donc convaincu de mensonge. Que doit-on croire de tout ce que tu as dit de moi? Quand même je ne pourrais démasquer la fausseté de tes reproches, il me suffit de prouver que tu es menteur. Que dis-tu? Tel on te voit, tels on voit tous les autres. C’est avec raison que tu as envoyé partout ces paroles, tu as voulu grossir le mensonge par d’autres mensonges, afin de n’avoir plus à rougir d’avoir menti.
19. Mais il faut, dit-il, maintenir le jugement de nos pères contre Cécilien. Pourquoi le maintenir? parce que c’est le jugement des évêques? Il faut donc aussi maintenir le jugement porté contre toi par les Maximianistes. Car c’était auparavant, et je pense que vous le savez, que les évêques, unis à Maximien, qui était encore son diacre, vinrent à Carthage, comme le porte la requête qu’ils ont
1. Saint Augustin se propose évidemment dans ces discours de réfuter cette déclaration de Primianus, dont il fait mention dans son Abrégé des Conférences avec les Donatistes, 3e jour, ch. 8; mais d’une manière plus expressive dans son livre contre Cresconius, chap. XXVII, en ces termes : Puisque Primianus, dans ses actes de tribunal de Carthage, a dit entre autres calomnies dont il nous a chargés : Ils enlèvent les biens des autres, et nous abandonnons ce que l’on nous prend.
2. C’est le langage de Rogatien et de Pontius, dans les requêtes présentées à Julien l’Apostat, au nom des Donatistes, d’après la let. CV aux Donatistes, n. 8, et liv. II contre Pétilien, ch. 22 et 27.
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attachée à leurs actes, quand ces Maximianistes plaidaient au sujet d’une maison avec le procureur de ce Primianus qui abandonne ce qu’on lui prend. Donc, ils envoyèrent d’abord une requête à son sujet, se plaignant de ce qu’il n’avait pas voulu se rendre dans leur assemblée. Mais vois comme Dieu leur a rendu ce qu’ils ont dit de Cécilien. Admirable ressemblance! Dieu a voulu, après tant d’années, leur remettre sous les yeux ce qui s’est passé alors, afin qu’ils ne trouvent aucun moyen de dissimuler ou de s’échapper. Ils diraient qu’ils ont oublié les actes précédents, Dieu ne permet point qu’ils les oublient; et puisse cela servir à leur salut! Car c’est là un effet de sa miséricorde, s’ils considéraient ce qui s’est fait. Remettez-vous donc sous les yeux, mes frères, l’unité de l’univers entier dont ils se sont séparés contre Cécilien; représentez-vous le parti des Donatistes, d’où se sont détachés les Maximianistes contre Primianus. Ce que les premiers ont fait contre Cécilien, les seconds l’ont fait contre Primianus. C’est pourquoi les Maximianistes se vantent d’aimer mieux la vérité que les Donatistes, puisqu’en effet ils ont imité la conduite de leurs ancêtres. Ils ont élevé Maximien contre Primianus, comme les autres avaient élevé Majorin contre Cécilien, et ont renouvelé de lui et de Primianus les plaintes de leurs pères au sujet de Cécilien. Car, s’il vous en souvient bien, ceux-ci dirent que Cécilien, fidèle à sa conscience, n’avait point voulu se trouver avec eux, parce qu’il connaissait leurs intrigues; de même ceux-là se plaignent de Primianus, qui a refusé d’aller à eux. Pourquoi trouver bon que Primianus ait connu les intrigues des Maximianistes, et ne point pardonner à Cécilien d’avoir connu les intrigues des Donatistes? Maximien n’était pas encore ordonné, et déjà l’on accusait Primianus; des évêques s’assemblent; ils veulent obliger Primianus de se trouver dans leur assemblée; il refuse d’y aller, comme le constate la circulaire insérée dans les actes. Il refusa, etje ne l’en blâme point, je l’approuve au contraire. Si tu as reconnu là quelque faction, tu as bien fait de ne point te mêler à des factieux, mais de réserver ta cause à un tribunal plus impartial de ton parti. Il restait encore la secte de Donat, et Primianus pouvait s’y justifier; c’est pourquoi il ne voulut point aller à ceux qui ourdissaient déjà des trames. Tu vois que nous louons ta résolution à l’égard des Maximianistes; considère bien maintenant la cause de Cécilien. Tu ne veux point le juger comme un frère, juge-le comme un étranger. Que disais-tu en toi-même en refusant de venir? Ces gens ont conspiré contre ma vie; ils sont gagnés contre moi; si je me remets entre leurs mains, je fais tort à ma cause. Je n’irai point chez eux, je réserve ma cause pour des hommes plus intègres et d’une pins grande autorité. C’est là un bon avis. Mais si Cécilien a raisonné de la sorte? Tu auras bien de la peine à nous prouver qu’une autre Lucille a corrompu ceux-ci contre toi, tu n’en trouveras pas la preuve; et cependant Cécilien le savait tellement bien, que cela est prouvé par les actes mêmes de ce concile 1.Mais tu as vu je ne sais quoi de ténébreux; on t’a dit que tu avais à craindre; j’accorde à ta crainte d’avoir pris des sûretés; tu as bien fait de n’aller point trouver de telles gens, puisqu’il y en avait d’autres qui pouvaient te juger. Ecoute maintenant Cécilien : tu t’es conservé la Numidie, et lui le monde entier. Mais si tu veux faire valoir contre lui le jugement des Donatistes, il faut donner la même valeur à celui dont tu es frappé par les Maximianistes; s’il est condamné par des évêques, tu l’es aussi par des évêques. Pourquoi ensuite faire revoir ta cause pour obtenir l’avantage contre les Maximianistes, comme il en avait ensuite appelé, pour faire condamner les Donatistes? Ce qui s’est donc fait alors s’est renouvelé d’une manière complète et évidente, et les Maximianistes font contre Primianus les plaintes que les Donatistes ont faites contre Cécilien. Je ne puis vous dire, mes frères, combien je suis ému et comment je rends grâces à Dieu; c’est vraiment par un effet de sa miséricorde qu’il leur a mis sous les yeux un tel exemple, bien fait pour les éclairer s’ils étaient sages. Pour peu que cela vous plaise, mes frères, et puisque Dieu l’a fait tomber sous nos mains, écoutez le concile des Maximianistes. (Et dans son homélie, il fait lecture du concile.)
20. « A nos très-saints frères et collègues dans toute l’Afrique ». (Toute leur unité se borne à la seule Afrique. Mais dans cette
1. Le saint Docteur parle des actes recueillis chez Zénophide, homme consulaire, l’an 320, et dont il cite quelques fragments contre Cresconius, en 20, et l’endroit où Nundinarius, diacre de l’évêque de Certe, prouve que les évêques avaient été gagnés par l’argent de Lucille, femme puissante alors, pour établir Majorin évêque de Carthage, contre Cécilien Voyez les lettres à Glorius et à Clusius, et lettre XLIII, n 17.
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Afrique, il y a l’unité catholique avec eux, et dans les autres parties du monde, ils ne sont pas avec l’Eglise catholique.) « A nos frères très-saints et collègues établis dans toute d’Afrique, c’est-à-dire dans la province proconsulaire, dans la Numidie, la Mauritanie, la Byzacène et Tripoli; à tous les prêtres et diacres, à tous les peuples militant avec nous dans la vérité de l’Evangile, Victorin, Fortumat, Victorien, Miggin, Saturnin, Constance, Candoire, Innocent, Cresconius, Florent, Salvius, un autre Salvius, Donat, Géminius, Prétextat » (c’est là cet Assuritain qu’ils ont reçu dans la suite, et qui à son tour reçut celui qui l’avait condamné), « Maximien, Théodore, Anastase, Donatien, Donat, un autre Donat, Pompone, Pancrace, Janvier, Secundinus, Pascase, Cresconius, Rogatien, un autre Maximien, Bénénat, Gaïen, Victorin, Contaise, Quintaise, Félicien » (est-ce ce Mustitain qui vit encore? C’en est peut-être un autre et d’un autre endroit), « Salvius, Miggin, Proculus, Latinus, et les autres réunis au concile de Cabarsusse, salut en Notre-Seigneur. Il n’est personne, frères bien-aimés, pour ignorer que les prêtres du Seigneur ne suivent point leur volonté, mais la loi de Dieu, soit quand ils condamnent des coupables, soit quand ils écoutent la justice pour absoudre les innocents des peines qui leur étaient infligées. C’est également s’exposer à un grand péril que d’épargner un coupable ou de s’efforcer d’accabler un innocent; surtout qu’il est écrit : Vous ne ferez mourir ni l’innocent, ni le juste, et s vous ne justifierez point le coupable 1. Cet oracle de l’Ecriture nous imposait l’obligation d’évoquer la cause de Primianus, que le peuple saint de Carthage avait établi évêque de cette église, pour veiller sur le bercail du Seigneur. Les lettres des anciens de cette église nous forçaient d’écouter, d’examiner q toutes choses à son sujet, afin qu’après avoir stout pesé, nous pussions, ou le déclarer innocent, ce qui eût été bien désirable, ou, s’il était coupable, montrer à tous qu’il était justement condamné. Notre plus vif désir était que le peuple de l’église de Carthage pût s’applaudir d’avoir à sa tête un évêque entièrement saint, exempt de tout reproche. Il faut en effet qu’un prêtre du Seigneur soit tel qu’il puisse mériter et obtenir pour
1. Exod XXIII, 7.
son peuple ce que ce même peuple ne pourrait lui-même obtenir de Dieu; car il est écrit: Si le peuple a péché, le prêtre priera pour lui; mais si le prêtre vient à pécher, qui donc priera pour lui 1? » (Les apôtres eux-mêmes se recommandaient aux prières des peuples, et ils disaient dans leurs prières: « Pardonnez-nous nos offenses 2 ». L’apôtre saint Jean a dit : « Devant Dieu le Père nous avons pour avocat Jésus-Christ qui est juste; c’est lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés 3 ». Mais ce qu’ils citent regarde ce prêtre qu’ils ne comprennent pas, et a été écrit pour avertir le peuple par cette prophétie, qu’il doit reconnaître pour prêtre
celui pour qui nul ne prie. Or, quel est le prêtre pour qui nul ne prie, sinon celui qui
prie pour tous 4? On était alors sous le sacerdoce lévitique; alors le prêtre pénétrait dans le sanctuaire; il offrait des victimes pour le peuple, et on avait une image du prêtre futur
et non la réalité; les prêtres d’alors étaient pécheurs comme les autres hommes; et Dieu
voulant, par cette prophétie, avertir le peuple d’appeler, par ses désirs, ce Prêtre qui intercède pour tous sans que personne doive prier pour lui, le désigne ainsi dans ces avertissements : « Que le peuple pèche, le prêtre prie pour lui; mais si le prêtre vient à pécher, qui priera pour lui? » Donc, ô peuple, choisis un prêtre pour lequel tu ne sois point obligé de prier, mais dont la prière devienne pour toi une sécurité. Ce prêtre est Notre-Seigneur Jésus-Christ, le seul Prêtre, le seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 5). «Or, les scandales de Primianus et sa perversité si particulière l’ont tellement désigné au jugement du ciel, que l’auteur de tant de crimes devait être nécessairement retranché; lui qui, récemment ordonné » (voici qu’ils énumèrent les crimes de Primianus), « a poussé les prêtres de ce même peuple de Carthage à entrer dans une conjuration impie, et leur a demandé, comme par grâce, d’être d’accord avec lui»; (voilà ce qu’il leur demanda; mais eux, loin de le lui promettre, gardèrent le silence; alors il ne craignit pas d’accomplir seul le crime qu’il méditait), « afin de condamner quatre diacres, hommes distingués et d’un mérite reconnu par tous, savoir, Maximien, Rogatien, Donat
1. I Rois, II, 25. — 2. Matt. VI, 12. — 3. I Jean, II, 1, 2. — 4. Rom. VIII, 34. — 5. 1 Tim. II, 5.
379
et Salgame ». (Il y avait dans ces quatre cet auteur du schisme, qui retranchait encore à
une part déjà retranchée, et qui ne gémissait point de se voir séparé de l’unité tout entière.)
« Ces prêtres donc, effrayés de sa criminelle audace, ayant repoussé par leur silence toute complicité, il osa seul accomplir sa criminelle entreprise, au point de se croire en droit de porter une sentence contre le diacre Maximien, homme connu de tous pour son innocence, et cela sans aucun procès, sans accusateur, sans témoin, quand cet homme, qui n’avait pas comparu, était malade au lit ». (Voyez bien son crime.) « C’est ainsi qu’il avait déjà condamné des clercs par un emportement semblable. Et comme il avait admis des incestueux à la sainte communion, contre la loi et les décrets de tous les prêtres, malgré l’opposition de la plus grande partie du peuple; pressé par les lettres des plus nobles parmi les anciens de corriger par lui-même ce qu’il avait fait, il a poussé la témérité jusqu’à négliger de le faire. Justement émus de cette conduite, les anciens de cette église envoyèrent à tous les évêques des lettres et des ambassadeurs, pour nous prier avec larmes de les venir trouver, afin qu’après avoir pesé toutes choses, et mûrement examiné les accusations, on rendît l’éclat à cette Eglise. Or, quand sur ces invitations nous sommes venus ici, cet homme bouillant, faisant valoir ses motifs que l’on connaît, s’abstint de nous rencontrer ». (Vous connaissez ce que l’on objecte à Primianus; c’est que le parti de Donat est souillé d’inceste. Voici en effet leur règle : tel est l’homme avec qui l’on communique, tels deviennent tous les autres et la masse entière. Si donc ils disent vrai, tout le parti de Donat est souillé d’inceste. Que les Numides viennent donc nous dire : Que nous importe à nous que tu aies admis à ta communion je ne sais quels incestueux? comment cela pourrait-il nous atteindre à une si longue distance? Mais si vous ne voulez pas qu’un fait arrivé à Carthage ait son contre-coup en Numidie, comment ce qui se passe en Afrique a-t-il pu nuire à la terre entière? Leur défense arrive toujours à les charger davantage et à nous excuser.) « Il s’est abstenu de nous rencontrer ». (C’est leur plainte contre Cécilien.) « S’obstinant dans sa rébellion, il a persévéré dans le mal; puis, ayant rassemblé des hommes perdus ». (Voici quelque chose de plus : on n’a pas fait ce reproche à Cécilien ; écoutez ces reproches.) « Ayant obtenu des gardes, il assiégea les portes des églises » (assurément afin d’empêcher les évêques d’y entrer), « et nous ôta la liberté d’y entrer et d’y célébrer les saints mystères. Tout homme qui soutient la vérité peut apprécier ou juger si telle est la conduite d’un évêque, ou s’il est permis à des chrétiens d’en agir ainsi. C’est notre propre frère qui nous a fait ce que n’aurait pas fait un étranger ». (Que dirai-je de plus?
ils accumulent les accusations et condamnent Primianus; mais lisons la condamnation.)
« Nous donc, prêtres du Seigneur, en présence de l’Esprit-Saint, attendu que le même Primianus a substitué des évêques à d’autres qui étaient encore vivants; qu’il a admis des incestueux à la communion des saints;qu’il a tenté d’engager des prêtres à former une conjuration; qu’il a fait jeter dans un cloaque le prêtre Fortunat, qui venait par le baptême au secours des malades; qu’il a refusé de communiquer avec le prêtre Démétrius, afin d’obtenir la démission de son fils; qu’il a fait un crime à ce prêtre de l’hospitalité donnée à des évêques; que ledit Primianus a lancé la multitude pour abattre les maisons des chrétiens; qu’il a fait assiéger d’abord , puis lapider par ses satellites des évêques et des clercs; qu’il a fait massacrer dans une église des vieillards qui voyaient avec peine les Claudianistes admis à la communion; qu’il a cru devoir condamner des clercs innocents; qu’il a refusé de se présenter devant nous pour être entendu, et qu’il a fermé et fait garder les portes des églises par des gens attroupés et des archers pour nous en interdire l’entrée; qu’il a ignominieusement repoussé les légats que nous lui avions envoyés; qu’il a usurpé plusieurs places, d’abord par la violence et ensuite par l’autorité judiciaire ». (Il abandonne pourtant ce qu’il a pris. L’apôtre saint Paul nous dit: « Quelqu’un d’entre vous ayant un différend avec un autre, ose-t-il bien l’appeler en jugement devant les infidèles et non devant les saints 1?» Voyez quel crime ils reprochent à Primianus, de n’avoir pas voulu décider de ces places au tribunal des évêques, mais à celui des juges.) « Sans
1. I Cor. VI, I.
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parler d’autres crimes dont il est coupable, et qu’une plume honnête se refuse à retracer, nous l’avons condamné à être à jamais séparé de l’assemblée des prêtres, de peur que son contact ne jette sur l’Eglise quelque souillure ou quelque crime. Tel est le sens de cet avertissement et de cette exhortation de saint Paul : Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Jésus-Christ, de vous séparer de tout frère qui marche dans le désordre 1. C’est pourquoi, n’oubliant point ce que nous devons à la pureté de l’Eglise, muons avons jugé à propos d’avertir nos saints collègues dans l’épiscopat, tous les clercs, tous les peuples qui se souviennent qu’ils sont chrétiens, d’avoir en horreur sa communion comme celle d’un damné. Quiconque aura tenté de violer par sa désobéissance ce présent décret, rendra compte de sa propre mort. Toutefois, il a paru bon au Saint-Esprit et à nous d’accorder quelque délai à ceux qui sont lents à se convertir, sen ce sens que tout prêtre ou tout clerc, assez oublieux de leur salut pour ne point se séparer de la communion de Primianus condamné, à dater du jour de sa condamnation, ou du huitième jour des calendes de juillet, jusqu’au huitième jour des calendes de janvier, tomberont sous l’anathème dont il est lui-même frappé. Quant maux laïques qui ne se seront point abstenus de toute relation avec lui depuis ledit jour de sa condamnation jusqu’à la prochaine solennité de Pâques, ils ne pourront être réconciliés à l’Eglise que par la pénitence, si toutefois ils rentrent en eux-mêmes. Victorin, évêque de Munat, j’ai signé. Fortunat, évêque de Dionysiane, j’ai signé. Victorien, évêque de Carcabie, j’ai signé. Florent, évêque d’Adrumète, j’ai signé. Miggin évêque d’Eléphantaire, j’ai signé. Innocent, évêque de Thébal, j’ai signé. Miggin, au nom de mon collègue Salvius, évêque de Membressitane, j’ai signé. Salvius, évêque d’Ausafe, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, j’ai signé. Gémélius, évêque de Tanasbée, j’ai signé ». (Parmi ceux qui ont signé cette condamnation, nous lisons les noms de Prétextat, évêque d’Assurite, et de Félicien de Mustitane.) « Prétextat, évêque d’Assurite, j’ai signé. Maximien, évêque de Sabate, j’ai signé. Datien, évêque de Camicète, j’ai signé.
1. II Thess. III, 6.
Donat, évêque de Fisciane, j’ai signé. Théodore, évêque d’Usule, j’ai signé. Victorien, j’ai signé par ordre de l’évêque Agnose, mon collègue. Donat, évêque de Cebresut, j’ai signé. Natalien, évêque de Thélen, j’ai signé. Pomponius, évêque de Macriane, j’ai signé. Pancrace, évêque de Baliane, j’ai signé. Janvier, évêque d’Aquen, j’ai signé. Secundus, évêque de Jacondiane, j’ai signé. Pascase, évêque duBourg d’Auguste, j’ai signé. Creso, évêque de Conjustie, j’ai signé. Rogatien, évêque, j’ai signé. Maxime, évêque d’Erommène, j’ai signé. Bénénat, évêque de Tugutiane, j’ai signé. Ritanus, évêque, j’ai signé. Gaïanus, évêque de Tigual, j’ai signé. Victorin, évêque de Leptimagne, j’ai signé. Contaise, évêque de Bénèfe, j’ai signé. Quintaise, évêque de Capse, j’ai signé. Félicien, évêque de Mustitane, j’ai signé. Victorien, par délégation de l’évêque Miggin, j’ai signé. Latinus, évêque de Muge, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, pour Marratius mon frère et collègue, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, au nom de Gallionus, mon collègue, j’ai signé. Secondien, évêque de Prisiane , j’ai signé. Helpidius, évêque de Tusdritane, j’ai signé. Donat, évêque de Samurdat, j’ai signé. Gétulicus, évêque de Victoriane, j’ai signé. Annibonius, évêque de Robarte, j’ai signé. Annibonius, encore à la prière de mon collègue, l’évêque d’Angendiare, j’ai signé. Tertullus, évêque d’Abite, j’ai signé. Primulien, évêque, j’ai signé. Secundinus, évêque d’Arusiane, j’ai signé. Maxime, évêque de Pittane, j’ai signé. Crescentianus, évêque de Murre, j’ai signé. Donat, évêque de Belme, j’ai signé. Persévérantius, évêque de Tébertine, j’ai signé. Faustin, évêque de Bine, j’ai signé. Victor, évêque d’Altiburitane, j’ai signé. En tout, cinquante-trois ».
21. Veuillez bien, mes frères, faire une simple remarque. C’est là ta condamnation, disons-nous à Primianus. Que veux-tu ? qu’elle ait de la valeur ou qu’elle n’en ait point ? je suis d’accord avec toi pour dire que tous ont menti contre toi ; et voici ce qui me le fait croire: c’est que tu as plaidé ta cause devant d’autres j tiges qui ont condamné ceux-là. Si donc je te crois innocent parce que, sans te présenter à des factieux, tu as prouvé ailleurs ton innocence de manière
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à faire condamner ceux qui t’avaient condamné; sache à ton tour reconnaître l’innocence de Cécilien, qui a refusé de comparaître devant tes ancêtres, pour réserver sa cause au jugement de l’univers entier, comme tu as réservé la tienne au jugement du concile des Numides. Si le siége de Bagaï t’a rendu ton innocence, à combien plus forte raison le Siége apostolique lui a rendu la sienne. Ou bien veux-tu donner de la valeur à sa première condamnation? Si elle a de la valeur, c’est contre toi. Car jamais cette condamnation n’a eu de valeur contre Cécilien, jamais elle n’en aura; prends garde toutefois de te condamner toi-même.
22. Ils osent bien dire ici :Mais nous, qui avons ensuite condamné les Maximianistes, nous étions en plus grand nombre. Donnez donc de la valeur au jugement rendu contre Félicien, et vous en donnerez alors à celui qui frappe Cécilien. Dans leur concile de Bagaï, ils ont aussi condamné Félicien maintenant Félicien est admis à la communion; donc, ou bien c’est un coupable que l’on a admis, ou bien un innocent que l’on a condamné. Si tu reçois un coupable, pour garder la paix avec Donat, cède à tous les peuples pour la paix de Jésus-Christ; mais si par erreur vous avez condamné un innocent; si trois cents évêques ont pu se tromper en condamnant Félicien, soixante-dix évêques n’ont-ils pu sans erreur condamner Cécilien? Qu’avez-vous donc à répondre ? quand on vous objecte : Les Maximianistes vous ont condamnés les premiers; vous répliquez en disant: Mais nous étions bien plus nombreux en condamnant les Maximianistes. On peut répondre à l’instant à chacune de vos objections : que c’est vous les premiers qui avez condamné Cécilien. Si l’on doit s’en tenir à la priorité dans le jugement, c’est aux Primianistes à céder au concile des Maximianistes; et si l’on s’en tient au plus grand nombre, c’est aux Donatistes à céder à l’univers entier: je ne vois rien de plus juste. Les Maximianistes sont peu nombreux, mais les premiers. Un accusé n’a pas le droit de condamner. Si c’est là ton avis, comment, sous le poids d’une condamnation, as-tu pu condamner un autre? Car il a signé avec ceux qui ont porté la sentence, et ils ne lui ont point gardé la place d’un homme qui plaide sa cause. Mais il en est autrement de Cécilien: on lui a gardé la place d’un homme qui se justifie, ainsi que le porte la sentence elle. même; car il n’a pas été admis à la communion sans avoir purgé son accusation. Mais ici Maxime est condamné par les juges, et là il est parmi les juges qui condamnent. Que ce soit là de l’équité dans le concile de Bagaï nous voulons bien vous l’accorder. C’est à tort que les Maximianistes t’ont condamné; comme c’est à tort que les premiers de votre secte ont condamné Cécilien. Tu t’es justifié à Bagaï, lui est justifié par une sentence d’outre-mer, sentence ratifiée par tout l’univers. Qu’as-tu donc à répondre? Nous sommes, dis-tu, en plus grand nombre que les Maximianistes. Eh bien! soyez plus nombreux, parlons alors du nombre. Voyez quelle différence. Les Maximianistes ont condamné eu toi un absent qui refusait de comparaître devant eux. C’est là une ressemblance, car tes ancêtres ont ainsi condamné Cécilien absent, et qui évitait leur faction. A ton tour tu les as condamnés quoique absents au concile de Bagaï: mais Cécilien s’est justifié en présence même de ses adversaires. Il y encore une autre différence bien grande : c’est toi-même qui es allé chercher des juges en Numidie, toi qui les as établis juges, les Maximianistes ne les avaient pas demandés:
tandis que Cécilien a fait condamner Donat par les juges mêmes qu’avaient demandés les Donatistes. Les Maximianistes peuvent donc te répondre et à bon droit: Nous sommes d’abord venus près de vOus, nous évêques de votre province, d~’un diocèse qui vous appartient; nous avons voulu entendre votre cause; vous avez dédaigné de vous présenter devant nous. Si vous redoutiez notre juge. ment, nous devions du moins choisir les juges de concert, et vous n’aviez pas droit de choisir ceux que vous vouliez. Voyez encore quelle différence. Les Donatistes alors envoyèrent à l’empereur des suppliques pour qu’il nommât des juges; ils récusèrent ceux qui les avaient condamnés, et qu’ils avaient demandés avant leurs condamnations. On leur en donna d’autres selon leur requête, nouvelle con damnation; ils en appelèrent à l’empereur, nouvelle condamnation. Condamné une seule fois et en son absence, un maximianiste se tait; condamné trois fois, et toujours présent, un donatiste ne se tait point?
23. Entre toi et les Maximianistes, il reste (382) la question du nombre. Je l’ai dit : je suis d’accord avec toi. Trois cent dix sont plus que cent, ou ce qu’il y avait d’évêques Maximianistes contre Primianus : et les milliers d’évêques répandus par toute la terre, qui ont condamné Donat pour soutenir Cécilien, se sont-ils donc pour toi d’aucune autorité ? Mais, diras-tu : est-ce que les milliers d’évêques répandus dans le monde entier ont condamné les Donatistes? Très-bien, ils ne les ont pas condamnés. Mais pourquoi? parce qu’ils n’ont pas assisté au jugement; et s’ils s’ont pas assisté au jugement, ils ne l’ont point condamné, puisqu’ils ne connaissent rien de cette affaire. Pourquoi donc te séparer de ces innocents? voilà un homme baptisé qui vient à toi des extrémités du monde, et tu veux le baptiser de nouveau, et lorsque tu le prépares à exercer ton ministère de mort, et à réitérer ce que l’on ne donne qu’une fois, il t’aborde avec de grands cris et des gémissements, et te dit : Que prétendez-vous faire? me rebaptiser? vous dit cet homme de je ne sais quel pays, de la Mésopotamie, de la Syrie, du Pont, ou même de plus loin. Mais vous n’avez pas le baptême, lui réponds-tu. Comment? lisez les lettres de l’Apôtre, que l’on m’a données. Voici venir je ne sais quel homme de Galatie, du Pont, un inconnu de Philadelphie ou d’une de ces églises auxquelles saint Jean a écrit u il vient de Colosses, il vient de Philippe, de Thessalonique : Je n’ai pas le baptême, vous dira-t-il, moi qui ai reçu les lettres de l’Apôtre, par la prédication duquel vous êtes baptisés ? Tu oses bien lire ces lettres, et refuser d’être en paix avec moi?
1. Apoc. I, 4.
TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI.
TROISIÈME SERMON. — ENCORE LA FORCE DU JUSTE.
L’Eglise qui a été jeune et qui a vieilli, n’a point vu le juste manquer de pain ou de la parole de Dieu qui est le vrai pain. Elle a vu au contraire ce juste prêter, et surtout prêter au Seigneur en secourant les pauvres. Evitons le mal, mais cela est insuffisant si nous ne faisons le bien. Laissons faire l’impie dont la ruine sera complète; dans sa malice il peut bien épier le juste, mais il ne surprendra que le corps : l’âme lui échappera toujours. Ce que les Donatistes peuvent dire d’Augustin.
1. Il nous reste, mes frères, à vous exposer à discuter la troisième partie du psaume.
Je le vois; Dieu me rappelle pour m’acquitter de ma dette, à la vérité contre mon dessein, mais non contre les desseins de sa Providence. bien donc attentifs, mes frères, afin que, s’il v’est possible, avec le secours de Dieu, je fasse droit à une obligation dont je reconnais l’existence. De qui sont ces paroles que nous venons de chanter? « J’ai été jeune, maintenant j’ai vieilli ; et je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain (Ps. XXXVI, 25) ». Si ce n’est qu’un seul homme qui parle ainsi, quelle durée peut avoir la vie un seul homme, et quelle merveille serait-ce qu’un homme placé dans quelque coin du monde, pendant toute sa vie qui est bien courte, comme toute vie humaine, quel que soit l’espace qui sépare la jeunesse de la vieillesse, n’eût point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain? Il n’y a là rien d’étonnant. Il est très-possible qu’avant sa naissance un juste ait demandé son pain; il est possible que cela soit arrivé dans un pays qu’il n’habitait pas. Ecoutez encore une difficulté qui m’embarrasse: voilà que le premier d’entre vous, qui a déjà de longues années, en jetant les yeux sur les jours qu’il a vus s’écouler, et en ramenant dans sa pensée tout ce qu’il a pu connaître, ne voit pour mendier son pain ,ni le juste, ni le fils du juste; et néanmoins, en feuilletant les Ecritures, il voit qu’Abraham, tout juste qu’il était,
383
souffrit la faim dans le pays qu’il habitait, et dut changer de contrée 1; il voit que son fils Isaac, pressé aussi par la disette, alla chercher des vivres 2 en d’autres contrées. Où est maintenant la vérité de cette parole: « Je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité chercher du pain? » Et quand même cette parole se vérifierait dans le cours de sa vie, la lecture des livres saints, plus croyable que la vie des hommes, lui montre néanmoins le contraire.
2. Que faire donc? Aidez-moi, je vous prie, de votre zèle et de votre piété, à comprendre dans les versets du psaume quelle est la volonté de Dieu, et les instructions qu’il veut nous donner. Il est à craindre, en effet, qu’un homme faible et incapable de comprendre les saintes Ecritures, voyant de bons serviteurs de Dieu dans quelque détresse et dans la nécessité de mendier leur pain, et réfléchissant à cette parole de saint Paul: « Nous travaillons dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité 3 », ne vienne à se scandaliser et à dire en lui-même : De bonne foi, ce que je viens de chanter est-il donc vrai; est-ce bien vrai, ce que je viens de chanter avec piété et debout dans l’Eglise: « Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa race mendier son pain? » Il est à craindre qu’il ne se dise que l’Ecriture le trompe; que ses membres ne se ralentissent dans l’exercice des bonnes oeuvres; et, ce qui est pire encore, que ces membres ne se ralentissent chez l’homme intérieur, qu’il n’abjure toute oeuvre pieuse et ne se dise dans son âme: A quoi bon faire le bien? à quoi bon partager mon pain avec l’indigent et vêtir celui qui est nu, et loger chez moi celui qui n’a point de refuge, dans la foi en cette parole: « Je n’ai jamais vu le juste abandonné ni sa race mendier son pain », quand je vois tant de vrais serviteurs de Dieu en proie à la faim? Et si je me trompe, ajoutera-t-il, au point de prendre pour juste et celui qui vit bien et celui qui vit mal, tandis que Dieu en juge tout autrement, et voit un méchant dans celui que je crois bon, du moins que dirai-je d’Abraham, que I’Ecriture elle-même appelle juste? Que dire de l’Apôtre saint Paul qui dit: « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ 4 ? » Veut-il me souhaiter aussi les
1. Gen.XII, 10. — 2. Id. XXVI, 1. — 3. II Cor. XI, 27. — 4. I Cor. IV, 16.
maux qu’il a dû endurer: « La faim et la soif, le froid et la nudité 1? »
3. Un homme qui est dans ces pensées, et dont les forces intérieures sont, tomme je l’ai dit, affaiblies pour tout bien, pouvons-nous le prendre comme un paralytique, ouvrir le toit de ce passage de l’Ecriture, et le descendre aux pieds du Seigneur? Vous le voyez, il y a là de l’obscurité. S’il y a de l’obscurité, c’est qu’il y a un toit qui nous dérobe le sens, et je vois devant moi un paralytique spirituel. Je vois donc ce toit, et je sais que le Seigneur est caché sous ce toit. Je ferai alors, autant qu’il me sera possible, ce que le Seigneur approuva dans ceux qui découvrirent le toit et descendirent le paralytique aux pieds du Christ qui lui dit: «Mon fils, prenez courage, vos péchés vous sont remis 2». Puis il guérit cet homme de la paralysie intérieure, en lui remettant ses péchés et en affermissant sa foi. Mais il y avait là des hommes dont les yeux ne pouvaient voir la guérison de la paralysie intérieure, et qui prirent pour un blasphémateur le médecin qui l’avait faite. « Quel est», disaient-ils, « cet homme qui remet les péchés? Il blasphème. Quel autre que Dieu peut remettre les péchés 3? » Et comme ce médecin était Dieu, il entendit ces pensées dans leurs coeurs. Ils croyaient que cette oeuvre était vraiment de Dieu, et ils ne voyaient point Dieu présent devant eux. Ce médecin agit donc aussi sur le corps du paralytique, afin de guérir encore la paralysie intérieure de ceux qui tenaient ce langage. Il fit une oeuvre qu’ils pussent voir et il leur donna la foi. Courage donc ! ô toi dont le cœur est faible, languissant jusqu’à laisser toute bonne oeuvre, à la vue de tout ce qui se passe dans le monde; toi qui es perdu intérieurement courage! découvrons ce toit, s’il nous est possible, afin de descendre aux pieds du Seigneur.
4. Dans l’Eglise, qui est son corps mystique, le Seigneur fut jeune dans les premiers temps et maintenant il a vieilli. C’est là ce que vous savez, ce que vous reconnaissez, ce que vous comprenez, parce que vous faites partie de ce corps et que vous comprenez que le Christ est notre chef, et que nous sommes les membres de ce chef 4? Mais n’y a-t-il que nous, et tous ceux qui nous ont précédés ne le sont-ils pas comme nous? Tous ceux qui ont été justes
1. II Cor. XI, 17. — 2. Luc, V, 18-22. — 3. Ibid. et Matt, IX, 3. — 4. Cor. XII, 27; Ephés. IV, 15.
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dès l’origine du monde ont le Christ pour chef. Car ils ont cru qu’il viendrait comme sous croyons qu’il est venu ; et tout comme nous, ils ont été guéris par la foi qu’ils avaient en lui : c’est ainsi qu’il est le chef de toute la cité de Jérusalem, formée de tous les fidèles depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, en y ajoutant les légions et les armées les anges, de manière à ne composer qu’une seule cité sous un seul roi, comme une seule province soumise à un seul empereur, heureuse dans une paix, dans un salut inaltérable, bénissant Dieu sans fin dans une félicité sans fin. Or, ce corps de Jésus-Christ, ou l’Eglise 1, ressemble à un homme: il a été jeune, et voilà qu’à la fin des siècles il jouit d’une vieillesse heureuse, de celle dont il est dit : «Ils se multiplieront dans une vieillesse féconde 2 ». Elle lest multipliée en effet parmi les nations, et sa voix est comme celle d’un homme qui consi1ère d’abord ses jeunes années, puis celles de son déclin; il considère tout, parce que l’Ecriture lui fait connaître tous ses âges; et dans un transport de joie il nous donne cet avis: « J’ai été jeune », dans le premier âge du monde, « et voilà que j’ai vieilli », car j’en suis aux derniers temps « et jamais je n’ai vu le juste abandonné, non plus que sa race mendiant son pain ».
5. Nous connaissons donc cet homme, jeune autrefois, maintenant vieilli, et par l’ouverture du toit nous arrivons au Christ. Mais quel est donc ce juste que l’on n’a point vu dans l’abandon, et dont la race n’a pas mendié son pain? Savoir quel est ce pain, c’est connaître injuste. Or, le pain est la parole de Dieu, qui ne sort jamais de la bouche du juste. C’est là ce que répondit ce juste lui-même tenté dans son chef. Quand le diable dit à Jésus-Christ qui souffrait du jeûne et de la faim : « Dis que ces pierres se changent en pain», il répondit: « L’homme ne vit pas seulement-de pain, mais de toute parole de Dieu ». Or, soyez, mes frères, quand est-ce que le juste ne fait point la volonté de Dieu? Il la fait toujours, puisqu’il conforme sa vie à cette volonté, et que cette volonté de Dieu ne sort point de son coeur, car la volonté de Dieu, c’est la loi de Dieu. Or, qu’est-il dit de lui ? « Qu’il méditera cette loi jour et nuit ». Tu manges du pain matériel pendant une heure,
1. Coloss. I, 18, 24. — 2. Ps. XCI, 15. — 3. Matt. IV, 3, 4. — Ps., I, 2.
puis c’est assez ; mais le pain de la parole, tu en manges nuit et jour. L’écouter ou la lire, c’est manger; y penser, c’est la ruminer, afin d’être parmi les animaux purs, et non parmi les impurs 1. C’est là ce que vous dit la sagesse par la bouche de Salomon: « Un trésor désirable demeure dans la bouche de l’homme sage; mais l’homme insensé l’avale d’un trait 2». Or, avaler de manière à ne rien laisser voir de ce qu’on a avalé, c’est oublier ce que l’on a entendu. Mais l’homme qui ne l’oublie point, le rumine dans sa pensée, et trouve son plaisir à ruminer ainsi. De là cette parole : « Une sainte pensée te gardera 3.» Si donc en ruminant ce pain, tu as pour gardienne une sainte pensée, « tu n’as jamais vu le juste délaissé, ni sa race mendiant son pain ».
6. « Chaque jour il est pris de pitié et il prête 4». Le mot latin foeneratur peut se dire de celui qui prête et de celui qui reçoit en prêt. Il serait plus clair pour nous de dire: Il prête, fœnerat. Que nous importe ce qu’en diront les grammairiens? Il vaut mieux me mettre à votre portée avec un barbarisme, que d’être si disert, pour vous laisser dans le désert. Donc ce juste « est chaque jour pris de pitié, et il prête ». Mais que les prêteurs ne s’en réjouissent point. De même, en effet, qu’il y a pain et pain, nous trouvons aussi prêteur et prêteur ; afin que nous découvrions totalement le toit pour arriver à Jésus-Christ. Je ne veux point que vous soyez prêteurs; et si je ne le veux point, c’est que Dieu lui-même ne le veut point. Car si je le défends seul, et que Dieu le permette, agissez, prêtez; mais, si Dieu ne le veut point, j’aurai beau le vouloir, celui qui le ferait courrait à sa perte. Comment savoir que Dieu ne le veut point? Il est dit ailleurs: Le juste « n’a point donné son argent à usure 5 ». Et tous les prêteurs, ce me semble, comprennent combien l’usure est un crime détestable, odieux , exécrable. Et pourtant, moi qui vous parle, ou plutôt Dieu que nous adorons, et qui vous défend de prêter à usure, vous ordonne ailleurs de prêter à usure; il vous dit: Prêtez à Dieu avec usure. Tu as de l’espérance en prêtant à un homme, et tu n’en aurais pas en prêtant à Dieu? Si tu as prêté ton argent à usure, c’est-à-dire si tu l’as confié à un homme dont tu espères retirer
1. Lévit. I. — 2. Prov. XXI, 20. — 3. Id. II, 11. — 4. Ps. XXXVI, 26. — 5. Ps. XIV, 5.
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plus que tu n’as donné, non pas ton argent seulement, mais quelque chose de plus que tu n’as prêté, soit en froment, soit en vin, soit en huile, soit en toute autre denrée; si, dis-je, tu espères plus que tu n’as donné, tu es usurier, et en cela tu es plus blâmable que louable. Comment donc faire, me diras-tu, pour tirer un certain profit d’un prêt? Vois ce que fait le prêteur à usure. Il veut assurément donner moins et retirer plus; fais de même donne peu, et reçois plus. Vois les proportions larges que prendra ton usure. Donne les biens temporels et tu recevras ceux de l’éternité; donne la terre, tu recevras le ciel. Mais à qui la donner? me diras-tu peut-être. Voilà Dieu qui se présente, pour que tu la lui prêtes à usure, lui qui te défendait l’usure. Ecoute dans l’Ecriture comment tu prêteras au Seigneur: « Celui-là prête à usure au Seigneur», est-il dit, « qui a pitié du pauvre 1 ». Assurément Dieu n’a pas besoin de toi, mais un autre en a besoin. Ce que tu donnes à l’un, l’autre le reçoit pour lui. Car le pauvre n’a rien à te rendre; il le voudrait faire, mais il ne trouve rien; il ne lui reste que la bonne volonté de prier pour toi. Or, un pauvre qui prie pour toi, semble dire à Dieu: Seigneur, j’ai fait un emprunt, soyez ma caution. En ce cas, si le pauvre n’est pas solvable , tu auras dans Dieu une belle garantie. Voilà que Dieu te dit dans les Ecritures : Donne sans crainte, c’est moi qui suais caution. Que disent ordinairement les hommes qui garantissent? Quel est leur langage? C’est moi qui vous le rendrai, c’est moi qui reçois, c’est à moi que vous le donnez. Croyez-vous que Dieu vous dise aussi: C’est moi qui reçois, c’est à moi que tu donnes? Oui, assurément, si le Christ est Dieu, comme je n’en doute pas, lui qui a dit: « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Et comme on lui demandait : « Quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim? » afin de nous montrer qu’il est réellement caution pour les pauvres, qu’il répond pour tous ses membres, car il est le chef et eux sont les membres, et ce que reçoivent les membres, le chef le reçoit aussi: «Ce que vous avez fait au moindre de ceux qui m’appartiennent », répond-il, « c’est à moi que vous l’avez fait ». Courage donc, usurier avare, vois ce que tu as donné, vois ce que tu recevras. Si tu n’avais donné qu’une modique somme d’argent,
1. Prov. XIX, 17.
et que l’emprunteur te donnât pour cette modique somme une magnifique villa d’un prix bien supérieur à l’argent que tu as donné, quelles actions de grâces tu lui rendrais, quelle joie serait la tienne ! Ecoute quel domaine va te donner ton emprunteur: «Venez, bénis de mon Père, recevez », quoi? ce que vous avez donné? Oh! non. Vous avez donné des richesses terrestres, qui se seraient rouillées en terre, si vous ne les aviez prêtées. Qu’en eussiez-vous fait si vous ne les eussiez données? Ce qui devait périr dans la terre, se conserve dans le ciel. C’est donc ce dépôt conservé que nous devons recevoir. C’est votre mérite qui est conservé, et c’est ce mérite qui est votre trésor. Vois, en effet, ce qui va t’échoir: « Recevez le royaume qui vous été préparé dès l’origine du monde». Quelle parole, au contraire, entendront ceux qui n’ont rien voulu prêter? « Allez au feu éternel, préparé au diable et à ses anges». Et que faut-il entendre par ce royaume? Ecoutes ce qui suit: « Ceux-ci iront au feu éternel, et les justes dans la vie éternelle 1 ». Voilà ce qu’il faut ambitionner, ce qu’il faut acheter, ce qu’il faut acquérir par des usures. Celui qui vous tend la main sur la terre, c’est le Christ qui règne dans les cieux. Voilà comment prête le juste : « Tout le jour il est pris de pitié, et il prête à usure ».
7. « Et sa race sera en bénédiction 2 ». Ici rejetons toute pensée charnelle. Nous voyons
bien souvent mourir de faim les enfants du justes; comment donc « sa postérité sera-t-elle dans la bénédiction? » Cette race doit s’entendre de ses oeuvres, ce qu’il sème pour récolter ensuite. Car l’Apôtre a dit: « Ne nous lassons pas de faire le bien; car nous moissonnerons dans le temps, sans nous fatiguer. C’est pourquoi, pendant qu’il en est temps, faisons du bien à tous 3 ». Telle est votre postérité qui sera en bénédiction. Tu confies une semence à la terre, et tu la recueilles au centuple, et tu la perdrais en la confiant au Christ? Remarque bien le mot de semence expressément employé par l’Apôtre à propos des aumônes. Voici ses paroles : « Celui qui sème peu recueillera peu; et celui qui sème dans la bénédiction moissonnera dans les bénédictions4 ». Mais peut-être est-ce pour toi une peine de semer, et ton coeur est-il
1. Matt. XXV, 34-46. — 2. Ps. XXXVI, 26.— 3. Gal. VI, 9.— 4. II Cor. IX 6.
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ému à la vue des malheureux. Car nul doute qu’un jour nous ne soyons plus heureux de n’avoir plus personne à soulager. Quand tous seront devenus incorruptibles, il n’y aura plus ni affamé à qui tu puisses donner à manger, ni altéré à qui donner à boire, ni homme nu à revêtir, ni étranger à recevoir; nais ici-bas nous semons dans les larmes, dans les tentations, dans les douleurs, dans les gémissements. Vois ce que dit un autre psaume: « Ils allaient et pleuraient en répandant leur semence ». Vois aussi que « sa semence sera en bénédiction : — mais ils reviendront avec joie en portant leurs gerbes 1 ».
8. Vois donc ce qui suit et abjure la paresse: « Evite le mal et fais le bien 2 ». Garde-toi de croire qu’il te suffira de ne point enlever à un homme son vêtement. Ne pas le dépouiller, c’est s’abstenir du mal; mais ne le dessèche pas, ne deviens pas stérile. Sache tout à la fois, et ne pas dérober le vêtement, et revêtir celui qui est nu. C’est là éviter le mal pour faire le bien. Que m’en reviendra-t-il, diras-tu? Déjà celui à qui tu as prêté, t’a dit ce qui t’en reviendra; il te donnera la vie éternelle, prête-lui sans crainte. Ecoute encore ce qui suit: « Détourne-toi du mal et fais le bien; et tu habiteras les siècles des siècles ». Et ne va point croire que tes dons ne soient vus de personne, ou que Dieu t’abandonne quand, après une aumône faite à l’indigent, il te survient quelque dommage ou quelque perte à déplorer; ne dis pas : De quoi me sert d’avoir fait de bonnes oeuvres? Je crois que Dieu n’aime point ceux qui font le bien. — D’où vient, mes frères, ce bruit, ce murmure, si ce n’est que l’on entend souvent ce langage? Chacun le reconnaît à cet instant, ou dans sa propre bouche, ou dans bouche d’un voisin, ou dans celle d’un ami. Je supplie Dieu de le faire disparaître et d’arracher toutes les épines de son champ; qu’il y mette le bon grain et l’arbre fruitier. — Pourquoi donc, ô homme, après avoir fait aumône, t’affliger d’une perte que tu es-les? Ne vois-tu pas que tu perds ce que tu avais pas donné. Pourquoi ne pas jeter les feux sur le Dieu que tu sers? Où est donc ta loi? Pourquoi dort-elle ainsi? Réveille-la dans ton coeur. Ecoute ce que le Seigneur luienênie t’a dit, quand il t’exhortait à faire ces sortes de bonnes oeuvres : « Faites-vous des
1. Ps. CXXV, 6.— 2. Ps. XXXVI, 27.
bourses qui ne s’usent point, un trésor qui ne s’épuise jamais, dans ce ciel dont n’approche pas le voleur » . Rappelle-toi ces paroles quand une perte t’afflige. Pourquoi pleurer, ô insensé, ô homme au coeur étroit, sinon dépravé? Pourquoi as-tu perdu, sinon parce que tu n’as pas prêté? Pourquoi cette perte? qui te la fait essuyer? Le voleur, diras-tu. Ne t’avais-je donc point averti de ne rien mettre où le voleur peut venir? Si donc il s’afflige, celui qui essuie une perte, qu’il s’afflige de n’avoir point placé son argent où il n’aurait pu le perdre.
9. « Car le Seigneur aime la justice, et il n’abandonnera point ses saints 2 ». Quand les saints sont dans la peine , gardez-vous de croire que Dieu ne juge point les hommes, ou qu’il les juge sans équité. Celui qui t’avertit de juger avec justice, pourrait-il juger d’une manière perverse? « Il aime donc la justice et n’abandonne point ses saints». Mais il agit de manière que la vie des saints soit cachée en lui, et que tous ceux qui souffrent sur la terre soient comme des arbres que l’hiver a dépouillés de leurs fruits et de leur feuillage; mais, quand il apparaîtra comme un soleil nouveau, ils montreront par des fruits la vie qu’ils conservaient dans leur racine. « Il aime donc la justice et n’abandonnera point ses saints ». Mais ce saint souffre de la faim? Dieu ne l’abandonnera pas, « lui qui afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 3 ». Tu le méprises quand il est dans la peine, tu seras dans la stupeur à la vue de ses richesses. D’où lui vient sa peine? Des maux passagers. Quand sera-t-il dans les richesses? Quand il entendra: « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde 4 ». Ne recule donc point devant la peine, afin d’être parmi ceux qui méritent d’être admis. Dieu aime tellement la justice qu’il n’abandonne point les saints, bien qu’il les afflige pour un temps; et comme il afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants, il n’a pas épargné son Fils unique, bien qu’il ne trouvât en lui aucun péché. « Le Seigneur donc aime la justice, et il n’abandonne point ses saints ». Mais s’il ne les abandonne pas, leur donnera-t-il par hasard ce que tu désires ici-bas, des années
1. Luc, XII, 33. — 2. Ps. XXXVI, 28. — 3. Hébr. XII, 6. — 4. Matt. xxv, 34
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nombreuses, une vieillesse prolongée? Tu ne vois pas qu’en désirant la vieillesse, tu désires ce qui sera un sujet de plainte quand il arrivera. Ferme donc l’oreille à toute âme ou méchante, ou infirme, ou bornée, qui te dirait « Comment se peut-il que Dieu aime la justice et n’abandonnera point ses saints? » A la vérité, il n’a point abandonné les trois enfants qui le bénissaient dans la fournaise : le feu ne les toucha point 1; mais les Macchabées n’étaient-ils pas des saints, quand leur corps et non leur foi succomba dans les flammes 2 ? Il est vrai, diras-tu, que c’est là une grande difficulté, de voir que ces hommes demeurent fermes dans la foi et que Dieu les abandonne. Ecoute ce qui suit : « Ils seront conservés pour l’éternité ». Tu leur souhaitais quelques années; et, pour le Seigneur, les leur accorder, c’eût été, penses-tu, ne pas les abandonner. Il accordait une protection visible aux enfants dé la fournaise, aux Macchabées une protection invisible ; il confondait les infidèles en donnant aux premiers la vie du temps; il préparait à l’impiété des juges en couronnant les seconds d’une manière invisible; et il n’abandonnait ni les uns ni les autres, lui « qui n’abandonnera point ses saints». Et les trois enfants n’eussent obtenu qu’une mince faveur, s’ils n’eussent eu l’éternité pour expectative « Ils seront conservés pour l’éternité ».
10. « Quant aux injustes, ils seront châtiés, et la race des impies périras. » De même que la race du juste sera en bénédiction, « la race de l’impie périra ». Car sa race signifie ses oeuvres. Autrement, nous avons vu le fils de l’impie florissant dans le monde, parfois devenir juste et fleurir en Jésus-Christ. Cherche donc bien le sens, afin d’ouvrir le toit et de parvenir jusqu’au Seigneur 3. Le sens charnel serait une erreur pour toi. Mais ce que sème l’impie, ou les oeuvres des impies, périront et ne fructifieront point; car ils n’ont de la force que pour un temps; ils chercheront plus tard et ne trouveront rien de ce qu’ils auront fait. Car voici les plaintes de ceux qui auront perdu leurs oeuvres: « De quoi nous a servi notre orgueil et le vain étalage de nos richesses? Tout cela s’est dissipé comme l’ombre 4 ». Donc la race de l’impie périra.
11. « Quant aux justes, ils posséderont la terre en héritage 5 ». Encore une fois, loin
1. Dan. III, 50. — 2. II Macch. VII, 7. — 3. Luc, V, 19. — 4. Sag. V, 8. — 5. Ps. XXXVI, 29.
de toi l’avarice; qu’elle ne vienne point te promettre de vastes domaines et te faire espérer ce que tu as ordre de mépriser. Cette terre est celle des vivants, celle des saints. C’est pour cela qu’il est dit: « Vous êtes mon espérance, mon héritage sur la terre des vivants 1 ». Car si telle est ta vie, comprends alors la terre qui doit t’échoir. C’est la terre des vivants, tandis que celle-ci est la terre des mourants, et qui recevra morts ceux qu’elles nourris vivants. Donc, telle terre, telle vie; si la vie est éternelle, la terre aussi sera éternelle. Mais comment cette terre sera-t-elle éternelle? « Ils l’habiteront pendant les siècles des siècles ». Il y aura donc une autre terre que nous habiterons éternellement. Car il est dit de celle-ci que « le ciel et la terre passeront 2 »
12. « La bouche du juste méditera la sagesse 3 ». C’est là le pain dont nous avons parlé: voyez avec quelles délices notre juste s’en nourrit, comment, dans sa bouche, il savoure la sagesse. « Sa langue publiera la justice, La loi de son Dieu est dans son cœur 4 ». L’on ne peut croire qu’il a dans la bouche ce qu’il n’a pas dans le coeur, à le comparer à ceux dont il est dit : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais leurs coeurs sont loin de moi 5 . Sa langue publiera la justice parce que la loi de Dieu est dans son cœur. » Et quel est son avantage ? C’est que ses pieds « ne seront point pris au piége ». La parole de Dieu, dès qu’elle est dans notre coeur, nous préserve de tout piége; la parole de Dieu, si elle est dans notre coeur, nous détourne de la voie mauvaise; la parole de Dieu dans notre coeur nous éloigne de toute chute. Il est avec toi celui dont la parole ne s’éloigne point de ton coeur. Mais quel mal peut arriver à celui dont Dieu est le gardien? Tu commets un homme pour garder ta vigne, et tu oses sûreté contre les voleurs; et toutefois, un gardien peut s’endormir, il peut s’abattre et laisser passer le voleur: « Or, celui qui garde Israël ne dormira point, ne s’assoupira point 6 car la loi de Dieu est dans son coeur; et ses pieds ne seront point pris au piége » Qu’il vive donc en paix, qu’il soit en paix parmi les méchants, en paix parmi les impies. Quel mal peut faire au juste l’homme impie, l’homme d’iniquité?
1. Ps. CXLI, 6. — 2. Matt. XXXIV, 35.— 3. Ps. XXXVI, 30 — 4. Id. 31— 5. Isa. XXIX, 13.— 6. Ps. CXX, 4.
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Considère la suite : «Le pécheur épie le juste, il cherche à lui donner la mort 1». Il tient en effet ce langage consigné au livre de la Sagesse: « Nous sommes fatigués de le voir, car sa vie diffère de la vie des autres 2 » Il cherche donc à le faire mourir. Mais quoi? Le Seigneur qui le garde, qui habite avec lui, qui ne sort ni de sa bouche ni de son coeur, l’abandonnera-t-il? Où est donc ce que nous lisions plus haut: « Il n’abandonnera point ses saints 3? »
13. Donc « le pécheur épie le juste et cherche à lui donner la mort; mais le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les nains 4 ». Pourquoi donc a-t-il abandonné les martyrs aux mains des impies? Pourquoi ceux-ci en ont-ils fait ce qu’ils ont voulu? Ils ont frappé celui-ci du glaive, cloué cet autre à la croix, livré celui-là aux bêtes, condamné ceux-ci au feu, jeté ces autres dans les cachots, pour les faire mourir plus lentement. Il est certain toutefois que le Seigneur n’abandonnera point ses saints; « car le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les mains ». Pourquoi donc enfin a-t-il abandonné son Fils aux mains des Juifs? Ici , ouvre le toit 5, situ veux être guéri de toute paralysie intérieure; arrive jusqu’au Seigneur, écoute ce que l’Ecriture nous dit ailleurs, car elle prévoyait ce que les impies feraient souffrir su Sauveur; que dit-elle donc? « La terre est livrée aux mains de l’impie 6 ». Qu’est-ce à dire que la terre est livrée aux mains de l’impie ? La chair est entre les mains des persécuteurs. Car le Seigneur, dans cette occasion, n’a point abandonné son juste, et de cette chair captive il a tiré une âme indomptée. Le Seigneur abandonnerait le juste au pouvoir des méchants, s’il le laissait consentir à leurs desseins; et c’est pour éviter ce malheur que dans un autre psaume le Prophète faisait cette prière: « Ne me livrez point, Seigneur, à l’homme du péché, d’accord avec mes désirs 7 ». Il est à craindre que vous ne tombez de vos désirs dans les mains du pécheur, et que votre amour pour cette vie d’un jour ne vous jette sous sa puissance, et ne vous fasse perdre ainsi la vie éternelle. De quel désir encore ne veut-il point tomber entre les mains du pécheur? De celui dont un autre prophète a dit: « Je n’ai point désiré le jour
1. Ps. XXXVI, 32. — 2. Sag. II, 15.— 3. Ps. XXXVI, 28. — 4. Id. 33. — 5. Luc, V, 19. — 6. Job, IX, 24. — 7. Ps. CXXXIX, 9.
de l’homme, vous le savez 1 ». Car celui qui désire vivement le jour de l’homme, et qui n’a point l’espérance de la vie éternelle, ne peut que s’abandonner aux volontés d’un adversaire qui le menace de le tuer, et dès lors de lui faire perdre cette vie ou le jour de l’homme. Mais pour celui qui écoute cette parole du Seigneur : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme 2 », quand ce qui est terre serait livré entre les mains des impies, l’esprit s’en irait, la terre seule serait captive; et, l’âme demeurant libre, la terre ressusciterait. L’esprit est changé pour aller à Dieu, la terre sera changée pour aller au ciel. Rien ne périt de cette terre livrée pour un temps aux mains des pécheurs : « Les cheveux de votre tête sont comptés 3».Soyez donc en sûreté, si Dieu est en votre intérieur. En chasser le diable, c’est y admettre Dieu. « Le Seigneur n’abandonnera pas le juste aux mains du méchant, et ne le condamnera point quand il le jugera ». On lit dans quelques exemplaires : « Et quand Dieu le jugera, le jugement sera pour lui ». « Pour lui », signifie qu’il sera l’objet du jugement. C’est ainsi que nous pouvons dire à quelqu’un : Jugez-moi, pour : entendez ma cause. Lors donc que le Seigneur entendra la cause de son juste: « Car nous devons tous comparaître au tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû ses bonnes ou à ses mauvaises actions, pendant qu’il était revêtu de son corps 4»; quand donc arrivera le jugement du juste, Dieu ne le condamnera point, bien qu’en cette vie les hommes paraissent le condamner. Et si le proconsul prononça une sentence contre Cyprien, il y a une différence entre le tribunal de la terre et le tribunal du ciel : celui de la terre le condamna, celui du ciel lui décerna la couronne. « Il ne le condamnera point lorsqu’il passera au jugement».
14. Mais quand cela sera-t-il? Ne croyez point que ce soit maintenant; car maintenant c’est le temps de travailler, le temps de semer, le temps d’endurer le froid; mais semez en dépit des vents et de la pluie, ne soyez point paresseux; viendra l’été qui vous consolera, et alors vous vous réjouirez d’avoir semé. Que faire donc maintenant? « Attends le Seigneur ». Et en l’attendant, que faire?
1. Jérém. XVII, 16. — 2. Matt. X, 28. — 3. Id. 30. — 4. II Cor. V, 10.
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« Garde ses voies ». Et si je les garde, quelle sera ma récompense? « Il t’élèvera, afin que tu aies la terre en héritage 1 ». Quelle terre? Encore une fois, ne porte point ta pensée sur quelque villa ; c’est la terre dont il est dit « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde 2 ». Et qu’arrivera-t-il à ceux qui nous ont torturés, au milieu desquels nous gémissons, dont nous avons supporté les scandales, et dont les fureurs ont rendu vaines toutes les prières que nous faisions pour eux? Voici la suite : « Tu seras témoin de la perte des méchants » ; et tu la verras de tout près, car tu seras à la droite et eux à la gauche. C’est ce que l’on voit des yeux de la foi; or, ceux qui ne les ont point, s’affligent du bonheur des méchants, ils croient que leur propre justice est inutile, quand ils voient l’impie en honneur. Mais pour celui qui a l’oeil de la foi, quel est son langage ? « J’ai vu l’impie élevé, il dépassait en hauteur les cèdres du Liban 3 ». Le voilà donc élevé, il plane dans les hauteurs, et après? « Et j’ai passé, et il n’était déjà plus; et je l’ai cherché sans trouver même sa place 4». Pourquoi n’était-il plus, et sa place ne se trouvait-elle point? Parce que tu as passé. Mais si tu as encore des pensées charnelles, si un bonheur terrestre te paraît encore le vrai bonheur, tu n’as pas encore passé, tu es égal ou même inférieur à l’impie; marche donc et passe; et lorsque dans ta marche tu l’auras dépassé, regarde avec foi, et en voyant sa fin tu diras en toi-même : Ce n’est point là cet homme si enflé d’orgueil; tu croiras passer près d’une grosse fumée. Car c’est encore là ce qu’a dit plus haut notre psaume : « Ils s’évanouiront comme s’évanouit la fumée ». La fumée s’élance dans les airs, s’élève comme un épais tourbillon. Plus elle s’élève, plus elle se dilate. Mais quand tu seras passé, regarde en arrière; il n’y aura que de la fumée derrière toi, si Dieu est devant toi. Ne regarde point derrière avec des regrets, comme regarda la femme de Loth, qui demeura en chemin ; mais regarde avec mépris, et tu verras que le méchant n’est plus nulle part, et tu chercheras sa place. Quelle est sa place? Sa place consiste dans son pouvoir, dans ses richesses, dans le rang
1. Ps. XXXV, 34.— 2. Matt. XXV, 34.— 3. Ps. XXXVI, 35.— 4. Id. 36.— 5. Gen. XIX, 26.
qu’il occupe dans Je monde, qui lui assujettit le grand nombre, en sorte qu’il commande et qu’on lui obéit. Cette place donc n’existera plus, mais elle passera et tu pourras dire:
« J’ai passé et voilà qu’il n’était plus». Qu’est. ce à dire : j’ai passé? Je me suis avancé, je suis arrivé à la vie spirituelle, je suis entré dans le sanctuaire de Dieu, afin de contempler la fin du méchant 1 « Et voilà qu’il n’était plus; je l’ai cherché sans même trouver sa place ».
15 « Garde l’innocence ». Garde-la avec le même soin que tu gardais ton argent lorsque tu étais avare; comme tu gardais ta bourse de peur qu’elle ne devînt la proie du voleur; veille avec le même soin sur ton innocence, de peur que le démon ne te la ravisse; qu’elle te soit un patrimoine assuré, elle qui enrichit même les pauvres. « Garde ton innocence ». De quoi te servirait de gagner de l’or et de perdre l’innocence? « Garde l’innocence et considère la justice 2 ». Que tes yeux soient droits pour voir ce qui est droit, mais non mauvais pour voir les méchants, ni obliques de manière que Dieu lui-même te paraisse oblique ou injuste, favorisant l’impie et persécutant le fidèle. Ne vois-tu point combien ta vue est oblique? Corrige alors tu yeux « et regarde en droite ligne ». Quelle droite ligne? Ne considère pas les choses présentes. Et que verras-tu? « Qu’il reste quelque chose à l’homme de la paix ». Quel est ce « reste? » Qu’après ta mort tu rie seras point mort; voilà ce qui reste. Il y aura donc pose le juste quelque chose après cette vie; c’est-à-dire que sa semence sera en bénédiction. De là vient que le Seigneur a dit: « Celui qui croira en moi vivra quand même il serait mort 3 » ; car il reste quelque chose à l’homme de la paix.
16. « Quant aux méchants, ils périront, in idipsum », dit le latin. Qu’est-ce à dire, in idipsum? Ou bien, pour l’éternité, ou toi ensemble. « Ce qui reste de l’impie périra 4. Mais il reste quelque chose à l’homme pacifique; donc tous ceux qui ne sont point pacifiques sont impies. « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfant de Dieu ».
17. « Mais le salut des justes vient du Seigneur, il est leur soutien au jour de la
1. Gen. LXXII, 17. — 2. Id. XXXVI, 37. — 3. Jean, XI, 25. — 4. Ps. XXXVI, 38.— 5. Matt. V, 9.
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tribulation: Le Seigneur les aidera, les sauvera, les délivrera des mains des pécheurs 1». Que les justes tolèrent donc maintenant les pécheurs, que le bon grain tolère l’ivraie, que le froment tolère la paille; car viendra le temps de la séparation, et l’on tirera le bon grain de ce que le feu doit consumer; l’un sera mis dans les greniers célestes, l’autre jeté aux flammes éternelles; Dieu n’avait laissé le juste et l’injuste vivre ensemble qu’afin que l’un tendît des piéges, que l’autre fût éprouvé, et qu’ensuite le premier fût condamné, le second couronné.
18. Grâces à Dieu, mes frères; par la grâce du Christ nous avons acquitté notre dette, sais la charité me tient toujours en redevance; car elle est une, et l’acquitter tous les jours, c’est la devoir tous les jours. Nous avons beaucoup parlé contre les Donatistes, nous avons apporté beaucoup de faits, beaucoup d’actes en dehors des règles des Ecritures, parce qu’ils nous y ont forcé. Car s’ils me blâment de vous avoir fait ces lectures, j’accepte leur blâme, pourvu que vous soyez instruits. En ce cas, en effet, nous pouvons leur répondre : « J’ai fait une folie, et vous m’y avez contraint 2 ». Du reste, mes frères, conservez avant tout notre héritage, dont nous sommes assurés par le testament de notre Père, non par l’acte frivole d’un homme, mais bien par le testament de notre Père. Soyons en pleine sécurité; car celui qui a fait ce testament vit toujours. Lui qui a fait le testament à l’héritier, jugera lui-même de son testament. Chez les hommes, autre est le testateur et autre le juge; et pourtant, celui qui s’en tient au testament gagne sa cause auprès d’un autre qui est juge, non auprès d’un juge qui serait mort. Combien nous devons être certains de la victoire, quand c’est le testateur qui doit nous juger! Car si le Christ est mort pour un temps, il vit pour l’éternité 3.
19. Qu’ils disent donc de nous ce qui leur plaira, nous les aimerons même en dépit d’eux. Nous connaissons, mes frères, nous connaissons ce qu’ils savent dire; gardons-nous de nous en irriter contre eux, supportez-le patiemment avec nous. Ils voient qu’il ne leur reste aucune réplique, et ils se tournent contre nous-même, versant le blâme sur nous, disant bien des choses qu’ils savent,
1. Ps. XXXVI, 39, 40.— 2. II Cor. XII, 11. — 3. Rom. V, 9.
et bien des choses qu’ils ne savent pas. Ce qu’ils savent, c’est notre passé; car, dit l’Apôtre, « nous fûmes jadis insensés, incrédules, éloignés de toute bonne œuvre ». Contre toute sagesse et avec folie nous avons donné dans une erreur funeste, nous sommes loin de le nier; et moins nous nions notre passé, plus nous bénissons Dieu qui nous l’a pardonné. Pourquoi donc, ô hérétique, abandonner ta cause pour te prendre à un homme? Qui suis-je, moi? qui suis-je? Est-ce que je suis l’Eglise catholique? est-ce que je suis l’héritage du Christ répandu chez toutes les nations? Il me suffit d’être dans cette Eglise. Tu me reproches mes fautes passées, que fais-tu là de si bien? Je suis pour mes fautes plus sévère que tu ne peux l’être, et ce que tu blâmes, je l’ai condamné. Puisses-tu m’imiter un jour, afin que ton erreur soit aussi du passé! Mes fautes passées, on les connaît principalement dans cette ville. Ici, je l’avoue, j’ai vécu dans le désordre; et plus la grâce que Dieu m’a faite m’est un sujet de joie, plus mon passé, que dirai-je? me cause de douleur. Oui, ce serait de la douleur s’il durait encore. Mais que dirai-je? qu’il me réjouit? je ne puis le dire; plût à Dieu que je n’eusse jamais été de la sorte! Mais ce que j’étais, grâce au Christ, je ne le suis plus. Quant à ce qu’ils blâment du présent, ils ne le connaissent pas. Il y a sans doute en moi quelques défauts à blâmer, mais les connaître est une grande prétention de leur part. Je fais de grands efforts dans le secret de mes pensées, pour combattre les désirs mauvais; j’ai des luttes bien longues, presque incessantes contre les assauts de l’ennemi qui cherche ma perte. Je gémis devant Dieu, dans ma faiblesse; et il sait ce qu’enfante mon coeur, lui qui connaît ce que je dois produire. « Peu m’importe », dit l’Apôtre, « que je sois jugé par vous ou au tribunal d’un homme; mais je ne me juge point moi-même ». Je me connais mieux qu’eux, et Dieu mieux que moi. Je demande au Christ qu’ils n’aient rien à vous reprocher à cause de moi. Car ils disent : Quels sont ces gens? d’où viennent-ils? nous les avons vus dans le dérèglement; qui les a baptisés? S’ils nous connaissent bien, ils savent que nous avons autrefois passé la mer. Ils savent que nous avons vécu en pays étranger, et que nous en sommes revenu autre
1. Tit. III, 3.
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que nous n’étions parti. Ce n’est point ici que nous avons été baptisé; mais l’Eglise dans laquelle nous avons été baptisé 1, est célèbre dans l’univers entier. Il y a plusieurs de nos frères qui connaissent que nous avons reçu le baptême, parce qu’ils l’ont reçu avec nous. Il est aisé de savoir tout cela, pour peu que nos frères eu soient dans l’inquiétude. Mais serait-ce satisfaire les Donatistes que leur apporter le témoignage d’une Eglise avec laquelle ils ne communiquent pas? C’est avec raison qu’ils ignorent qu’au-delà des mers j’ai été baptisé dans le Christ, puisqu’au-delà des mers ils n’ont point de Christ. Celui-là seul possède le Christ au-delà des mers, qui est outre-mer en communion avec l’Eglise universelle. Comment un Donatiste pourrait-il savoir où j’ai été baptisé, lui dont la communion passe à peine la mer? Toutefois, mes frères, que leur dirai-je? Pensez de moi comme il vous plaira: si je suis bon, je suis froment dans l’Eglise du Christ; si je suis mauvais, je ne suis que paille dans l’Eglise du Christ, et néanmoins je ne sors pas de l’aire. Mais toi, emporté dehors par le vent de la tentation, qui es-tu? Le vent n’emporte pas le froment hors de l’aire; par le lieu où tu es, reconnais ce que tu vaux.
20. Mais, me diras-tu, qui es-tu donc pour tant parler contre nous? Qui que je sois, fais attention aux paroles, non à celui qui parle. Pourtant, diras-tu, le Seigneur a dit au pécheur: « Pourquoi ouvrir la bouche pour parler de mon alliance 2? » Que Dieu parle ainsi, je le sais, il y a une sorte de pécheurs auxquels Dieu le dit avec raison; mais à quelque pécheur qu’il tienne ce langage, s’il le fait, c’est qu’il ne sert de rien au pécheur de parler de la loi de Dieu. Mais cela ne peut-il être avantageux à ceux qui l’écoutent? Selon Jésus-Christ nous avons dans l’Eglise deux sortes de prédicateurs, des bons et des méchants. Que disent les bons en prêchant : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ 3? » Qu’est-il dit aux bons? : « Soyez l’exemple des fidèles 4 ». Voilà ce que nous tâchons d’être; ce que nous sommes, celui-là le sait qui entend nos gémissements. Toutefois il est dit à propos des méchants : « Les
1. Voy. liv. IX des Confes. ch. 6. — 2. Ps. CXLIX, 16. — 3. I Cor. IV, 10. — 4. I Tim. IV, 12.
scribes et les pharisiens sont assis sur la « chaire de Moïse; faites ce qu’ils vous disent et non ce qu’ils font 1».Tu le vois, dans la chaire de Moïse, à laquelle a succédé la chaire du Christ, on voit s’asseoir des bons et des méchants; mais en disant le bien, ils ne nuisent pas à l’auditeur. Pourquoi donc as-tu abandonné la chaire à cause du méchant qui s’y assied? Reviens à la paix, reviens à la concorde qui ne t’est point nuisible. Si mes paroles sont bonnes, mes oeuvres bonnes, imite-moi; si je ne fais pas le bien que je prêche, tu as le conseil du Seigneur ; fais ce que je dis, évite ce que je fais; mais ne te sépare point de la chaire catholique. Voilà qu’au nom du Christ nous allons partir, et ils vont parler beaucoup. Qui les arrêtera? Méprisez tout ce qui regarde notre personne. Ne leur dites que ceci : Mes frères, répondez à la question; l’évêque Augustin est dans l’Eglise catholique; il porte sa besace dont il rendra compte à Dieu; je l’ai vu parmi les bons ; s’il est mauvais, il le sait; s’il est bon, ce n’est pas même en lui que j’espère. J’ai appris avant tout, dans l’Eglise catholique, à ne pas mettre mon espoir dans un homme. Vous avez donc raison, vous autres , de reprendre les hommes, puisque c’est dans l’homme que repose votre espoir. Oui, quand ils accuseront notre vie, méprisez tout cela. Nous savons quelle placet nous avons dans vos coeurs, parce que nous savons quelle place vous occupez dans le nôtre. Ne prenez point contre eux notre parti. Quoi qu’ils vous disent de nous, passez vite, de peur que, en vous fatiguant à me défendre, vous n’abandonniez votre propre cause. Ils agissent avec adresse ; et, dans la crainte qu’on n’aborde la discussion de leur cause, ils s’efforcent de nous détourner ailleurs, afin
que, tout entiers à nous justifier, nous ne puissions rien dire pour les convaincre. Vous dites que je suis mauvais, et j’en dis bien plus de moi-même; laissez là ce sujet, traitons la question même, écoutez la cause de 1’Eglise et voyez où vous en êtes, Que la vérité vous parle de tous côtés, écoutez-la avec avidité; de peur que le pain ne vous manque à jamais, quand vous cherchez toujours à blâmer, à dédaigner, à calomnier le vase dans lequel on vous le présente.
1. Matt. XXIII, 2, 3.
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI.
DEUXIÈME SERMON. — LA FORCE DU JUSTE.
Le Méchant ne peut souffrir en personne, et il se nuit en persécutant le juste. Dieu s’en sert pour nous mettre à l’épreuve, puis il le brise s’il ne se convertit. Quand le juste souffre, il puise sa force dans sa foi en Dieu, dans l’espérance de l’héritage Éternel. Le méchant n’a que le désespoir dans le malheur, et son bonheur s’évapore en fumée. Le Seigneur dirige les pas du juste qui se console dans sa ressemblance avec Jésus-Christ. Les faux témoins contre Jésus-Christ sont les ancêtres des Donatistes.
1. Il me faut obéir aux injonctions que l’on m’a faites, et vous parler encore de ce psaume. Car le Seigneur a voulu par les grandes pluies retarder notre départ, et l’on m’a recommandé de ne point laisser reposer ma langue d’une manière inutile pour vous, qui êtes la sollicitude de mon coeur, comme je suis la vôtre. Déjà je vous ai exposé le dessein de Dieu dans ce psaume, ce qu’il veut nous enseigner, les conseils qu’il nous donne, les écueils qu’il veut nous faire éviter, ce qu’il faut endurer, ce qu’il faut espérer. Deux sortes d’hommes, en effet, les justes et les pécheurs, vivent confondus sur la terre pendant cette vie. Chacune de ces catégories a dans le cœur une tendance qui lui est propre. Les justes cherchent à s’élever par l’humilité, les méchants descendent par l’orgueil. Les uns s’abaissent pour se relever, les autres s’élèvent pour tomber. De là vient que les uns souffrent et que les autres font souffrir: que le dessein des justes est de gagner même les méchants pour l’éternelle vie, et le dessein des pécheurs est de rendre le mal pour le bien, et d’ôter même, s’ils le pouvaient, la vie du temps à ceux qui s’efforcent de leur procurer la vie éternelle. Car le juste est à charge pour le pécheur, comme le pécheur pour le juste; ils sont une charge l’un à l’autre. Nul ne doute que ces deux hommes ne soient à charge mutuellement, mais dans un sens bien différent. Si le juste est à charge au pécheur, c’est qu’il voudrait qu’il ne fût plus pécheur, et qu’il se propose de le rendre juste, comme il y tend par ses efforts; mais le pécheur a pour le juste une telle haine, qu’il voudrait qu’il n’existât aucunement, et non qu’il devint bon. Plus il est juste, et plus il est à charge à l’iniquité du pécheur, qui travaille même à le rendre injuste, et s’il ne peut y parvenir, à le faire disparaître et à s’épargner la peine et l’ennui de le voir. Quand même il parviendrait à le rendre injuste, celui-là ne lui en serait pas moins à charge. Car ce n’est pas seulement l’homme juste qui est à charge à l’homme injuste, mais deux hommes injustes ont peine à se souffrir : et s’ils paraissent quelquefois s’aimer, c’est plutôt de la complicité que de l’amitié. Ils ne s’accordent que pour tramer la perte du juste; et cet accord, loin d’être de l’amitié, n’est que la haine de celui qu’ils devraient aimer. C’est à l’égard de ces hommes que le Seigneur notre Dieu nous recommande la tolérance, et cette affectueuse charité que l’Evangile nous fait connaître par ce précepte du Seigneur, qui nous dit: « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent 1 ». L’Apôtre dit aussi : « Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien 2 ». Luttez avec le méchant, mais luttez en bien; car le véritable combat, ou plutôt la lutte salutaire, consiste à mettre un bon en face d’un méchant, et non deux méchants aux prises.
2. Mais reprenons le psaume. Nous en avons exposé la première partie, voici la suite:
« L’impie observe le juste et grince des dents « contre lui, mais le Seigneur se rit de lui ». De qui? Evidemment du pécheur qui grince des dents contre le juste. Or, pourquoi « le Seigneur s’en rira-t-il ? parce qu’il voit que « son jour est proche». Il paraît plein de fureur quand il menace le juste, et il ne sait pas que demain son heure viendra : mais le Seigneur le voit, il sait que son jour arrive. Quel jour? Le jour où il rendra à chacun
1. Matt, V, 44. — 2. Rom. XII, 21.
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selon ses oeuvres. Car l’impie s’amasse un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. Mais Dieu prévoit cela, et toi tu ne le prévois point ; celui qui le prévoit te l’a révélé. Tu ignores le jour où l’impie recevra son châtiment; mais celui qui le sait ne te l’a point caché. Ce n’est pas la moindre partie de la science, que de s’attacher à celui qui voit. Il a l’oeil de la science; à toi l’oeil de la foi. Crois ce que Dieu voit ; car viendra pour l’injuste ce jour que Dieu prévoit. Quel jour? Le jour de toute vengeance; il faut que Dieu tire vengeance de l’homme impie, de l’homme injuste, soit qu’il se convertisse, soit qu’il ne se convertisse pas. S’il se convertit, la vengeance consiste dans la mort de son iniquité. Le Seigneur ne s’est-il pas ri de Judas qui le trahissait, de Saul qui le persécutait, en voyant le jour de ces deux hommes d’iniquité? Il a vu pour l’un le jour du châtiment; pour l’autre, le jour de la justification. Il s’est vengé de l’un et de l’autre, en jetant l’un aux flammes de l’enfer, en renversant l’autre par une voix céleste. Toi donc, ô mon frère, quand le méchant te fait souffrir, regarde avec Dieu, par les yeux de la foi, son jour qui arrive, et à la vue de ses fureurs contre toi, dis en toi-même : Ou bien il se corrigera pour venir avec moi, ou bien il ne sera point avec moi s’il persévère.
3. Quoi donc I son injustice te nuirait-elle sans lui nuire aucunement? Cette iniquité dont tu es victime, et qui est l’effet de la haine et de la colère, ne l’a-t-elle pas ravagé intérieurement avant de t’atteindre au dehors? Ton corps est en proie à la douleur, mais son âme est dévorée par la gangrène du péché. Tout ce qu’il exhale contre toi retombe sur lui. Ses persécutions te purifient et le rendent criminel. Auquel des deux nuit-il davantage ? Il t’a dépouillé dans ses emportements ; quel est le plus grand dommage, de perdre son argent ou de perdre sa foi ? Ceux qui ont des yeux intérieurs savent déplorer ces pertes. Il en est beaucoup pour voir l’éclat de l’or et non l’éclat de la foi ; pour l’or ils ont des yeux, pour la foi ils n’en ont point. S’ils en avaient, s’ils la voyaient, ils y tiendraient davantage; et pourtant, si l’on vient à leur manquer de foi, ils se récrient, ils se plaignent : O bonne foi, disent-ils, où est la bonne foi? Tu l’aimes donc au point de l’exiger, aime encore à la montrer. Donc ceux qui persécutent les justes souffrent eux-mêmes un plus grand dommage, et subissent une plus grande perte, par la ruine de leur âme : c’est là ce que nous montre le psaume qui ajoute : « Les impies ont tiré leur glaive; ils ont tendu leur arc pour renverser le pauvre et le faible, pour égorger ceux qui ont le coeur droit. Que leur glaive entre dans leur coeur 1 ». Leur framée ou leur glaive peut bien atteindre ton corps, comme le glaive des persécuteurs frappa les corps des martyrs ; mais les meurtrissures du corps laissaient le coeur intact; or, il est loin d’être intact, le coeur de celui qui frappe de l’épée le corps d’un juste. Voilà ce qu’affirme le psalmiste. Il ne dit point que leur glaive entre dans leur corps; mais bien : « Que leur framée entre dans leur coeur».Ils ont voulu tuer le corps et ils ont tué leur âme. Voilà que Jésus-Christ rassure ceux dont ils vu laient tuer les corps, en leur disant: « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme 2 ». Mais alors, qu’est. ce que frapper du glaive, et ne pouvoir tuer que le corps d’un ennemi, sans pouvoir tuer l’âme? Ce sont des insensés qui se blessent eux-mêmes, et dans les accès de leur folie, lit ne savent ce qu’ils font : ils agissent connu celui qui se passe une épée à travers le corps pour aller percer la tunique d’un autre. Insensé ! tu regardes ce que tu veux atteindre, et non ce que traverse ton glaive; tu perces le vêtement d’un autre à travers ton propre corps. Il est donc bien constant qu’ils se tout plus de mal, et se nuisent plus à eux-même qu’ils ne croient nuire à leurs ennemis. «Que leur glaive donc entre dans leur coeur »; telle est la sentence du Seigneur, qu’on ne saurait changer. « Et que leur arc soit brisé ? ». Qu’est. ce à dire « que leur arc soit brisé? » Que leurs piéges soient inutiles. Il avait dit auparavant: « Les méchants ont tiré leur glaive, ils ont bandé leur arc ». Il semble que par es glaive tiré il veuille marquer une attaque visible ; mais que l’arc bandé signifierait les embûches secrètes. Or, voilà qu’il se blesse de son glaive, et que ses piéges occultes sont trompés. Comment trompés ? ils ne nuisent point au juste. Mais quoi ! dépouiller quelqu’un, le réduire à la misère en lui prenant son bien, n’est-ce donc pas lui nuire ? Il a
1. Ps. XXXV, 14, 15. — 2. Matt. X, 28.
donc sujet de chanter: « Le peu que possède de juste est préférable aux grandes richesses des impies 1».
4. Mais les méchants ont de la puissance; ils entreprennent beaucoup, ils ont de grands moyens de réussir. Leur commandement est promptement obéi. En sera-t-il toujours ainsi? « Les bras des impies seront brisés 2 ». Leurs bras désignent leur puissance. Que fera ce méchant dans l’enfer? Fera-t-il comme ce riche qui faisait grande chère ici-bas, et qui ébat tourmenté dans l’abîme 3 ? « Leurs bras seront donc brisés, mais le Seigneur soutient les justes ». Comment les soutenir ? Que leur dit-il? Ce qui est dit dans un autre paume: « Attends le Seigneur, agis avec courage, que ton coeur se fortifie, et attends de Seigneur 4 ». Que signifie : « Attends le Seigneur? » Tu souffres pour un moment, tu ne souffriras pas toujours : ta douleur sera courte, mais ta félicité sera éternelle ; tu gémis pour un temps, tu te réjouiras sans fin. Mais tu vas défaillir au milieu de tes douleurs? Voilà sous tes yeux l’image des souffrances du Christ. Considère ce qu’a souffert pour toi celui qui ne méritait nullement de souffrir. Quelles que soient tes souffrances, elles n’iront pas jusqu’à ces opprobres, ces fouets, cette robe dérisoire, cette couronne d’épines, et enfin cette croix qui, dans le genre humain, a disparu du nombre des supplices. Autrefois on y attachait les grands scélérats, nul n’y est cloué aujourd’hui. Elle est en honneur; elle cesse d’être en usage, puisqu’elle n’est plus un supplice, mais sa gloire subsiste. Du lieu des supplices elle a passé sur le front des empereurs. Que réserve à ces serviteurs celui qui a élevé si haut les instruments de son supplice? C’est donc par de tels actes, c’est par de telles paroles, c’est par ces exhortations, c’est enfin par cet exemple, que « le Seigneur affermit les justes ». Que les méchants sévissent à leur gré, et autant que Dieu le leur permettra : « Le Seigneur affermit les justes ». Quoi qu’il arrive au juste, qu’il l’attribue à la volonté de Dieu, et non au pouvoir de ses ennemis. Ton ennemi peut avoir de la fureur, mais il ne peut frapper si Dieu ne le veut point. Et si Dieu veut que son serviteur soit frappé, il sait comment il le consolera. « Car le Seigneur corrige celui qu’il a
1. Ps. XXXVI, 16. — 2. Id. 17. — 3. Luc, XVI, 19, 24. — 4. Ps. XXVI, 14.
aime, il frappe de verges celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 1 ». Pourquoi donc l’impie s’applaudirait-il de ce que mon Père s’est servi de lui comme d’un fléau ? Il se sert de lui comme d’un instrument; il me corrige pour m’adopter. Ne considérons donc point ce qu’il permet aux impies, mais le bien qu’il fait aux justes.
5. Mais pour ceux qui sont entre les mains de Dieu le fouet dont il nous châtie, nous devons souhaiter qu’un châtiment les convertisse. Telle est en effet la leçon qu’il donnait autrefois aux fidèles, quand il se servait de Saul pour les châtier, et qu’ensuite il convertissait Saut. Et quand le saint homme Ananie, qui baptisa Saul, reçut du Seigneur l’ordre d’accueillir ce même Saul qui était un vase d’élection, il répondit tout tremblant d’effroi au seul nom du persécuteur Saul; il répondit: « Seigneur, j’ai ouï parler de cet homme, j’ai appris combien de persécutions il a fait essuyer à vos saints qui sont à Jérusalem, et maintenant il a reçu des lettres du grand-prêtre pour aller partout où il trouvera ceux qui invoquent votre nom, et les amener à Jérusalem chargés de chaînes ». Mais le Seigneur lui répondit : « Va, car je lui montrerai combien il doit souffrir pour mon nom 2 ». Je veux, dit le Seigneur, le châtier, me venger de lui ; il souffrira pour mon nom, puisqu’il a persécuté mon nom. Je me sers et je me suis servi de lui pour châtier les autres, je me servirai des autres pour le châtier. Voilà ce qui est arrivé, et nous savons les maux qu’a endurés Saul, maux plus nombreux que ceux qu’il avait faits ; il fut un avare créancier, recevant avec usure ce qu’il avait prêté.
6. Mais voyez encore si le Seigneur accomplit en lui cette parole du psaume : « Le Seigneur affermit les justes ». Non-seulement, « (ainsi dit saint Paul au milieu de tourments sans nombre), mais nous nous glorifions encore dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, la pureté l’espérance, et cette espérance n’est point vaine, car l’amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 3 ». Il s’agit bien évidemment ici d’un homme juste et déjà affermi ; et comme ses ennemis ne pouvaient lui nuire après qu’il fut fortifié, de même il ne faisait
1. Hebr. XII, 6. — 2. Act. IX, 13-16 — 3. Rom. V, 3-5.
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aucun mal à ceux qu’il avait lui-même persécutés. « Le Seigneur», est-il dit, « fortifie les justes » Ecoute encore d’autres paroles de ce juste fortifié: « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? l’affliction, les angoisses, la faim, la nudité, la persécution 1 ?» Combien était uni à Jésus-Christ celui que rien de tout cela n’en séparait ! « C’est le Seigneur qui fortifie les justes ». Quelques prophètes venus de Jérusalem, et pleins du Saint-Esprit, annoncèrent à ce même saint Paul ce qu’il devait souffrir à Jérusalem ; et l’un d’eux, nommé Agabus, ayant délié la ceinture de Paul pour s’en lier selon la coutume, afin de donner par là une figure de l’avenir, s’écria : « Comme vous me voyez lié, il faut que cet homme soit lié à Jérusalem ». A cet avis donné à Saul, devenu Paul, tous les frères se mirent à le dissuader de s’exposer à de si grands périls; ils le conjurèrent de renoncer à son voyage de Jérusalem. Mais il était déjà du nombre de ceux dont il est dit: « Le Seigneur affermit les justes. Pourquoi, dit-il, briser ainsi mon cœur 2 ? je n’estime pas ma vie plus que moi 3».Déjà il avait dit à ceux qu’il enfantait à l’Evangile: « Je me donnerai moi-même pour le salut de vos âmes » . « Pour moi u, dit-il encore, « je suis prêt, non-seulement à être lié, mais à mourir pour le nom du Seigneur Jésus-Christ 5 ».
7. «Le Seigneur affermit les justes». Comment les affermit-il ? « Le Seigneur connaît les voies des hommes purs 6 ». Lorsqu’ils sont en butte à la douleur, la foule ignorante, la foule qui ne sait point discerner les voies des hommes purs, s’imagine qu’ils suivent des voies mauvaises. Mais celui qui les connaît sait par quel chemin droit il dirige ceux qui le servent dans la docilité. Aussi dit-il dans un autre psaume : « Il conduira dans l’équité ceux qui sont doux ; il enseignera les voies aux humbles de cœur 7 ». Combien d’hommes, pensez-vous, n’avaient pas horreur de ce pauvre couvert d’ulcères, près duquel ils passaient devant la porte du riche 8? Combien se bouchaient les narines et crachaient peut-être sur lui ? Mais Dieu savait qu’il lui réservait le paradis. Combien d’autres souhaitaient de vivre comme celui qui était revêtu de pourpre et de lin, et qui
1. Rom. VIII, 35 — 2. Act. XXI, 13.— 3. Id. XX, 24. — 4. II Cor. XII, 15. — 5. Act. XXI, 13. — 6. Ps. XXXVI, 18. — 7. Id. XXIV, 9. — 8. Luc, XVI, 20.
faisait chaque jour grande chère! mais le Seigneur, qui voyait ses jours, voyait aussi dans l’avenir ses tourments, et ses tourments sans fin. Donc « le Seigneur connaît les voies des hommes purs ».
8. « Leur héritage sera éternel 1 ». Nous le voyons par la foi. Mais, pour le Seigneur, est-ce par la foi ? Il le voit d’une manière si évidente que nous ne pouvons l’exprimer, fussions-nous à l’état des anges. Alors même, ce qui nous sera manifesté n’aura point pour nous cette évidence qui éclate aux yeux de celui qui est immuable. Et néanmoins, qu’est-il dit de nous? « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît point encore; nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est 2 ». Il nous est donc réservé je ne sais quel spectacle bien doux; et si la pensée peut s’en faire une ébauche comme en énigme et au moyen d’un miroir, on ne peut toutefois exprimer aucunement la supériorité de cette douceur que Dieu réserve à ceux qui le craignent, qu’il accorde à « ceux qui espèrent en lui 3 ». C’est à cette joie ineffable que nos coeurs se préparent, au milieu des tribulations et des épreuves de cette vie. Ne vous étonnez donc pas de subir en cette vie une laborieuse préparation, puisque l’on vous réserve à quelque chose de si grand. De là ce mot d’un juste fortifié : « Les souffrances de cette vie n’ont aucune proportion avec cette gloire de l’avenir qui doit éclater en nous 4 ». Quelle sera un jour notre gloire, sinon d’être les égaux des anges et de voir Dieu? Quel avantage ne fait pas à un aveugle celui qui lui guérit les yeux et le rend capable de voir la lumière? Après sa guérison, il ne trouve rien d’assez digne pour remercier celui qui l’a guéri. Quel que soit le don de la reconnaissance , comment égalerait-il le bienfait ? Qu’il donne ce qu’il voudra, de l’or, de l’or entassé; l’autre lui a donné la lumière. Pour bien comprendre qu ses dons ne sont rien, qu’il essaie dans lu ténèbres de voir ce qu’il donne. Et nous, que donner à ce médecin qui guérit les yeux de notre âme et nous fait voir une lumière éternelle qui est lui-même? Que lui donnerons-nous? Cherchons bien, afin de trouver, s’il est
1. Ps. XXXVI, 18.— 2. I Jean, III, 2.— 3. Ps. XXX, 20.— 4. Rom. VIII, 18.
372
possible; et, dans l’impuissance de nos recherches, crions avec le Prophète: « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu’il m’a faits? » Et qu’a-t-il trouvé à rendre ? « Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur 1 » . — « Pouvez-vous», dit le Seigneur, « boire le calice que je boirai moi-même 2 ? » puis à saint Pierre : « M’aimez-vous? Paissez mes brebis 3 » ; pour lesquelles cet apôtre boira le calice du Seigneur. « Le Seigneur fortifie les justes. Le Seigneur connaît les voies des hommes purs, et leur héritage durera toute l’éternité ».
9. « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais 4 ». Qu’est-ce à dire « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais? » Au jour de l’angoisse, au jour de l’épreuve, ils n’éprouveront point la confusion de l’homme déçu dans ses espérances. Quand un homme est-il déçu? quand il dit: Je n’ai pas trouvé ce que j’espérais. Et cela est juste; puisque c’était sur toi-même ou sur quelque ami que tu avais fondé ton espoir. Or, « maudit celui qui met son espérance dans un homme 5 ». Tu seras confondu, ton espérance a été déçue; elle t’a trompé, cette espérance fondée sur le mensonge; puisque tout homme est menteur 6 ». Mais si tu reposes en Dieu tes espérances, tu n’éprouveras point de confusion, car on ne peut tromper eu tel dépositaire. De là vient que ce juste dont je viens de parler, et que Dieu avait fortifié, n’était point confondu au temps du malheur et dans la tribulation, et s’écriait: « Nous nous glorifions dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, et la pureté l’espérance; or, cette espérance n’est point vaine ». Pourquoi n’est-elle point vaine? Parce qu’elle repose en Dieu. Aussi dit-il ensuite: « Parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné 7 ». Déjà le Saint-Esprit nous a été donné, et comment pourrait nous tromper celui qui nous a donné un tel gage? Ils n’éprouveront point de confusion au jour du malheur; et au jour de la disette ils seront rassasiés. Dès ici-bas, en effet, ils sont en quelque sorte rassasiés. Car les jours de la disette sont les jours de cette vie où les justes sont rassasiés quand les autres sont en proie à la
1. Ps. CXV, 12, 13. — 2. Matt. XX. 22. — 3. Jean, XXI, 17. — 4. Ps. XXXVI, 19.— 5. Jér. XVII, 5. — 6.Ps. CXV, 11. — 7. Rom. V, 3-5.
faim. De quoi saint Paul se glorifiait-il, en disant: « Nous nous glorifions dans les épreuves », s’il eût intérieurement souffert de la faim? On voyait au dehors les angoisses, mais le coeur était dilaté par la joie.
10. Que fait au contraire le méchant quand l’affliction vient le saisir? Il n’a plus rien au dehors, tout lui manque, et sa conscience n’éprouve aucune consolation : qu’il sorte de lui-même, et tout est misère; qu’il y rentre, et tout est pénible. Il tombe donc justement sous le coup de cette sentence: « Car les méchants périront 1 ». Comment ne périrait point celui qui n’a de place nulle part? Ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il n’est rien qui le console. Ce qui en effet ne peut nous consoler, nous est étranger. Car tous ceux qui n’ont point Dieu en eux-mêmes, sont esclaves de l’argent, de l’amitié, de la gloire, des biens de la terre; or, tous ces biens corporels ne peuvent nous donner une consolation intérieure semblable à celle qu’éprouvait cet homme dont l’âme était rassasiée, et à qui cette plénitude faisait dire: « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni 2 ». Il ne reste donc pas aux méchants un lieu en dehors d’eux-mêmes, parce qu’ils y rencontrent l’affliction: leur conscience ne peut les consoler; ils sont en désaccord avec eux-mêmes, parce qu’on ne peut être bien avec le péché. Quiconque devient mauvais est mal avec lui-même. Il faut qu’il ait ses tortures, qu’il soit lui-même son propre fléau. Déchiré par sa propre conscience, il devient à lui-même son supplice. Il peut fuir un ennemi, comment se fuir lui-même?
11. C’est ainsi que venait à nous un homme du parti de Donat, que les siens avaient accusé et excommunié; il cherchait près de nous ce qu’il avait perdu chez eux. Mais nous ne pouvions le recevoir ici qu’à son rang; car, s’il quittait ce parti, il n’était point irréprochable chez eux, et l’on ne voyait point que sa démarche lui fût dictée par son choix plutôt que par la nécessité. Il ne pouvait donc trouver chez eux ce qu’il cherchait, c’est-à-dire la vaine gloire, le faux honneur, ni trouver chez nous ce qu’il avait perdu chez eux: il en mourut. Son coeur blessé poussait des gémissements; il était inconsolable ; d’invisibles
1. Ps. XXXVI, 28.— 2. Job, I, 21.
aiguillons lui déchiraient la conscience. Nous avions tenté de le consoler avec la parole de Dieu; mais il n’était pas de ces sages fourmis qui amassent en été de quoi vivre en hiver. Quand un homme est en paix, il doit s’appliquer à recueillir la parole de Dieu, à la cacher dans le fond de son coeur, comme la fourmi abrite dans ses galeries souterraines ses travaux de l’été 1. Voilà ce que l’on doit faire pendant l’été; vient ensuite l’hiver ou le temps des afflictions; et si nous ne trouvons en notre coeur de quoi vivre, il faut mourir de faim. Cet homme donc n’avait point recueilli la parole de Dieu, et l’hiver est venu, il n’a point trouvé ici ce qu’il cherchait: on ne pouvait le consoler que par là, et nullement par la parole de Dieu. Il n’avait rien à l’intérieur, et il cherchait à l’extérieur ce qu’il ne trouvait point: les sentiments de la douleur et de l’indignation le dévoraient, son âme était en proie à la plus violente agitation, qu’il cacha longtemps, jusqu’à ce qu’enfin ses gémissements éclatèrent et retentirent même à son insu parmi nos frères. C’était avec la plus vive douleur, Dieu le sait, que nous voyions cette âme si affligée, et devenue la proie de ces tortures, de ces flammes intérieures, de ces déchirements; que vous dirai-je? Ne pouvant se tenir dans un lieu si humble, qui eût pu être pour lui un lieu si salutaire, il nous parut encore mériter l’expulsion. Toutefois, mes frères, nous ne devons point pour cela désespérer des autres, qui pouvaient revenir par amour de la vérité, et non sous l’empire de la nécessité. Bien loin de désespérer des autres, je ne désespère pas même de celui dont je vous parle tant qu’il est en vie: car nous ne devons désespérer d’aucun homme qui est sur la terre. Il était bon de vous faire connaître ces détails, de peur qu’on ne vous les racontât autrement; car un de leurs sous-diacres qui, sans aucune contestation avec eux, a choisi la paix et l’unité catholique et les a quittés pour venir à nous; qui est venu comme en faisant choix de ce qui est bon, et non comme expulsé même par les méchants, a été reçu chez nous et nous a réjouis d’une conversion que nous recommandons à vos prières. Car Dieu est puissant et peut l’améliorer de plus en plus. D’ailleurs, nous ne devons prononcer ni en bien ni en mal sur le sort de personne. Pendant toute notre vie, en effet,
1. Prov. VI, 6; XXX, 25.
notre lendemain est toujours ignoré. « Ils ne seront point confondus au temps mauvais; ils seront rassasiés au jour de la famine, tandis que les pécheurs périront ».
12. « Quant aux ennemis de Dieu, aussitôt qu’ils se glorifieront et s’élèveront avec orgueil, ils disparaîtront comme la fumée qui s’évanouit 1 ». Voyez à cette comparaison ce qu’il a voulu nous enseigner. La fumée s’échappe du lieu où est le feu, s’élève dans
les airs, et en s’élevant, grossit en tourbillon; mais plus le tourbillon se dilate, plus il est
vide; or, cette immensité qui n’a ni appui ni solidité, qui est suspendue dans les airs, se
dissipe à mesure qu’elle gagne les hautes régions et s’évanouit; ses proportions démesurées ont fait sa perte. En effet, plus elle s’élève, plus elle se dilate, plus ses proportions grandissent, et plus elle diminue d’intensité, se dissipe et disparaît. « Or, les ennemis de Dieu, en se glorifiant et en s’exaltant, s’évanouiront bientôt comme la fumée»; c’est d’eux qu’il est dit : « Comme Jannès et Mambrès résistèrent à Moïse, ceux-ci de même résistent à la vérité: ce sont des hommes corrompus dans l’esprit et pervertis dans la foi 2 ». D’où vient leur résistance à la vérité, sinon de cette enflure de coeur qui en fait le jouet des vents, qui les porte à s’élever comme s’ils avaient de la justice et de la grandeur? Qu’eu dit l’Apôtre ? ce qui est dit de la fumée: « Mais ils n’iront pas au delà, car leur folie sera connue de tout le monde, comme le fut alors celle de ces hommes 3.Quant aux ennemis de Dieu, dès qu’ils se glorifieront et s’élèveront, ils s’évanouiront bientôt comme la fumée ».
13. «L’impie emprunte et ne paiera point 4 ». Il recevra et ne rendra pas. Qu’est-ce qu’il ne rendra pas? l’action de grâces. Qu’est-ce, eu effet, que Dieu veut de vous, ou qu’en exige-t-il, sinon ce qui vous est utile? Que de bienfaits n’a pas reçus le méchant, dont il ne rendra rien? S’il existe, c’est un don; s’il est homme et bien supérieur aux animaux, c’est un don; c’est un don encore que la forme de son corps; et dans ce corps même, c’est un don que le discernement des sens, que des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des narines pour sentir, un palais pour goûter, des mains pour toucher, des pieds pour marcher, un don que la santé du corps. Mais
1.Ps. XXXVI, 20.— 2. II Tim. III,8. — 3. Id.9,— 4. Ps. XXV, 21
374
tous ces biens nous sont communs avec les bêtes; l’homme a reçu de plus, dans l’esprit, le don de comprendre, de saisir la vérité, de discerner le juste de l’injuste, de rechercher, d’aimer son Créateur, de le louer et de s’attacher à lui. Le méchant aussi a reçu de Dieu ces mêmes dons; mais comme sa vie n’est pas bonne, il ne rend pas ce qu’il doit. Donc, « le pécheur emprunte et ne paiera point » ; il ne rend rien à celui dont il a reçu, pas même l’action de grâces; il lui rendra même le mal pour le bien, le blasphème, le murmure contre sa Providence, l’emportement. mil emprunte alors, et ne paiera point; quant tau juste, il a de la pitié et il prête». L’un n’a donc rien et l’autre possède. Voyez la richesse de l’un et la pauvreté de l’autre. L’un a reçu et ne rendra point; l’autre a de la miséricorde et prête; il a du bien en abondance. Et pourtant, s’il est pauvre? même en ce cas il est riche. Ouvrez seulement les yeux de la foi sur les richesses. Tu peux bien voir un coffre vide, mais tu ne vois pas une conscience que Dieu même remplit. Il n’a point les richesses du dehors, mais il a au dedans la charité Que ne peut lui faire donner cette charité sans qu’elle s’épuise? S’il a des biens extérieurs, la charité en donne, et elle donne de ce qu’elle a; si elle ne trouve point eu dehors de quoi donner, elle donne sa bienveillance, elle donne un bon conseil, si elle le peut; elle donne du secours, si elle en est capable; enfin, si elle ne peut donner ni conseil ni secours, elle assiste de ses voeux, elle prie pour celui qui est dans l’affliction, et peut-être sa prière est-elle plus agréable à Dieu que le pain que donne un autre. Il a donc toujours de quoi donner, celui dont le coeur est plein de charité. Car c’est la charité que l’on appelle bonne volonté. Et Dieu n’exige pas de toi plus qu’il n’a mis dans ton coeur. La bonne volonté, en effet, ne peut demeurer oisive; avec la bonne volonté tu ne refuseras point au pauvre le dernier sou qui te reste. Les pauvres eux-mêmes trouvent dans la bonne volonté de quoi s’assister mutuellement, et ils ne sont pas inutiles l’un pour l’autre. Tu vois un homme qui a de bons yeux conduire un aveugle; n’ayant point d’argent à lui donner, il prête ses yeux à celui qui n’en a point. Mais pourquoi ses membres sont-ils au service de celui qui n’en a pas, sinon parce qu’il a dans l’âme une bonne volonté, qui est le trésor des pauvres? trésor qui est un doux repos, une véritable sécurité; trésor que le voleur ne nous enlève pas, et pour lequel on ne craint pas de naufrage; on le garde avec foi quand on le possède; on peut s’échapper tout nu, et néanmoins comblé de richesses. « Le juste a de la pitié, et il prête ».
14. « Mais ceux qui le bénissent auront la terre en héritage 1 » ; ceux qui bénissent le juste, le seul vraiment juste et qui donne la justice, qui fut pauvre ici-bas en y apportant les grandes richesses dont il devait combler ceux qu’il y trouve véritablement pauvres. C’est lui, en effet, qui a enrichi de l’Esprit-Saint les coeurs des pauvres, qui a comblé de l’or de la justice les âmes qui s’anéantissaient par l’aveu de leurs péchés; lui qui a pu enrichir le pêcheur qui abandonnait ses filets, et qui méprisait ce qu’il avait pour saisir ce qu’il n’avait pas 2. « Car Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde, pour confondre ce qui est fort 3 ». Il ne s’est point servi d’un orateur pour gagner un pêcheur, mais d’un pêcheur pour gagner l’orateur, d’un pêcheur pour gagner l’homme du sénat, d’un pêcheur encore pour gagner le maître de l’empire. « Ceux qui le bénissent posséderont la terre en héritage»; ils seront ses cohéritiers dans cette terre des vivants dont il est dit dans un autre psaume: « Vous êtes mon espérance et mon héritage dans la terre des vivants 4 ». « Vous êtes mon héritage », dit-il à Dieu, il ne craint pas de s’arroger la possession de Dieu même. « Ils posséderont la terre en héritage; mais ceux qui le maudissent périront». Or, ceux qui le bénissent ne le font que par sa grâce. Car il est venu vers ceux qui le maudissaient, et ils l’ont béni; et c’est déjà périr pour ceux qui le maudissent, que de le bénir sous le poids de sa grâce; ils le maudissaient par leur propre malice, et ils le bénissent par le don qu’il leur fait.
15. Ecoutez ce qui suit : « Le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies 5 ». Pour que l’homme recherche les voies du Seigneur, il faut que le Seigneur lui-même dirige ses pas. Si le Seigneur n’eût en effet dirigé les pas des hommes, ils eussent été eux-mêmes si corrompus et eussent marché dans une telle
1. Ps. XXXVI, 22. — 2. Matt. IV, 19. — 3. I Cor. I, 27. — 4. Ps. CXLI, 6. — 5. Id. XXXVI, 23.
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dépravation, que, dans leurs sentiers tortueux, ils n’eussent pu revenir au bien. Mais le Seigneur est venu pour nous appeler, nous racheter, répandre son sang ; ce sont là, et le prix qu’il a donné, et le bien qu’il a fait, et les douleurs qu’il a endurées. Examine ce qu’il a fait, c’est bien un Dieu; vois ce qu’il a souffert, c’est bien un homme. Quel est ce Dieu-Homme? O homme, si tu n’avais abandonné Dieu, un Dieu ne se ferait point homme pour toi! C’était peu pour sa bonté, pour sa miséricorde, de t’avoir fait homme, s’il ne se fût fait homme pour toi. C’est lui qui dirige nos pas, afin que nous désirions ses voies. « C’est le Seigneur qui redresse les pas de l’homme, lequel recherche ses voies ».
16. Mais si tu yeux suivre la voie du Christ, ne va point te promettre les félicités du siècle. Il a marché par des chemins difficiles, mais il a promis de grands biens; c’est à toi de le suivre. Ne considère pas seulement le chemin à suivre, mais le point où tu dois aboutir. Tu souffriras des maux qui passeront, pour arriver à des joies éternelles. Si tu veux supporter le travail, envisage la récompense. L’ouvrier se découragerait dans la vigne, s’il n’envisageait son salaire. Et quand tu auras envisagé ton salaire, tout ce que tu souffres te paraîtra vil et peu digne d’être comparé avec le bonheur qui en sera la récompense. Tu seras étonné d’un si grand prix pour un travail si minime. Car enfin, mes frères, pour mériter un repos éternel, il faudrait un travail éternel; et un bonheur sans fin ne devrait s’acheter que par une douleur également sans fin; mais si ton labeur était éternel, quand pourrais-tu arriver à l’éternelle félicité ? De là vient pour la douleur cette nécessité de finir pour faire place à un bonheur sans fin. Et pourtant, mes frères, cette félicité éternelle pouvait être le prix d’une peine bien longue. Ainsi, pour mériter un bonheur sans fin, notre labeur, notre misère eussent pu durer des siècles. Et eussent-ils duré un millier d’années, qu’est-ce qu’un millier d’années en face de l’éternité? qu’est-ce qu’un nombre fini, quelque grand qu’il soit, en face de l’infini? Dix mille années, des millions et des milliards d’années, si l’on peut s’exprimer ainsi, tout cela finira et ne peut se comparer à l’éternité. C’est donc un autre effet de la bonté de Dieu de t’avoir mesuré une épreuve non-seulement temporelle, mais encore très-courte. La vie de l’homme serait courte, ne compterait que bien peu de jours, quand même Dieu ne mêlerait pas à nos misères des joies qui sont assurément plus nombreuses et plus durables que nos peines; et ces peines en sont plus courtes et moins nombreuses, afin que nous puissions les endurer. Qu’un homme donc voie sa vie entière s’écouler jour par jour, heure par heure, dans les travaux, dans les chagrins, dans la douleur, dans les tourments, dans la prison, dans les plaies, dans la faim et dans la soif, et cela pendant toute une vie jusqu’à l’extrême vieillesse, la vie de l’homme n’a que peu de jours, et, après ce labeur, viendra le royaume éternel, la félicité sans fin, l’égalité avec les anges, l’héritage du Christ et le Christ lui-même, cohéritier avec nous. Quelle récompense, en comparaison du labeur! Des vétérans, qui se fatiguent dans les armées, qui affrontent les blessures pendant tant d’années, qui portent les armes de la jeunesse, se retirent cassés de vieillesse; et, pour avoir quelques jours de paix dans ces vieilles années qui pèsent sur ces hommes à qui la guerre ne pesait rien, quelles difficultés à surmonter, combien de marches, que le froids rigoureux, quelles chaleurs à supporter, quelles extrémités, quelles blessures, quel. périls à braver! Et dans toutes ces fatigues ils n’envisagent que ces quelques jours de vieillesse, qu’ils ne sont pas certains d’atteindre. Donc, « le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies ». C’est là ce que je commençais à exposer : si tu veux suivre la voie du Christ, si tu es vraiment chrétien, et le vrai chrétien est celui qui ne méprise pas la voie du Christ, mais qui veut suivre ses pas même dans les souffrances, garde-toi de chercher une autre voie que celle qu’il a parcourue. Elle paraît difficile et néanmoins c’est la voie sûre; l’autre peut avoir ses attraits, mais elle est infestée par les voleurs. « Et les hommes chercheront sa voie ».
17. « Quand il se heurtera, il n’en sera point troublé, parce que le Seigneur fortifie ses mains 1 ». C’est là désirer la voie du Christ Qu’il arrive à cet homme de passer par la tribulation, par le déshonneur, par les affronts, par la douleur, par les pertes et par les peines si nombreuses dans la vie humaine; il se rappelle toutes les souffrances qu’a dû endurer
1. Ps. XXXVI, 24.
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Jésus-Christ, et « quand il se heurtera, il ne sera point troublé, parce que ses mains sont fortifiées par le Seigneur », qui a le premier passé par ces peines. Que pourrais-tu craindre, ô homme, puisque Dieu dirige tes pas, pour te faire désirer ses voies? Que peux-tu redouter? Les douleurs? Le Christ a été flagellé 1. Les affronts? Il s’est entendu lire: « Vous êtes possédé du démon 2 », lui qui chassait les démons. Craindrais-tu les trames et les conspirations des méchants? Ou a conspiré contre lui 3. Tu ne saurais peut-être établir ton innocence en toute accusation, et tu as la douleur d’entendre de faux témoins déposer contre toi. Ils ont porté un faux témoignage contre Jésus-Christ tout le premier, non-seulement avant sa mort, mais encore après sa résurrection. On produisit de faux témoins pour le faire condamner par les juges 4; et de faux témoins encore calomnièrent son tombeau. Jésus-Christ ressuscita avec tout l’éclat du miracle, et la terre ébranlée annonça la résurrection du Sauveur. Il y avait là une terre qui gardait la terre, mais cette terre plus dure ne put être changée. Elle rendit témoignage à la vérité, mais elle fut séduite par la terre menteuse. Les gardiens racontèrent aux Juifs ce qu’ils avaient vu, ce qui était arrivé; mais ils reçurent de l’argent, et on leur dit: « Rapportez que pendant votre sommeil ses disciples sont venus et l’ont enlevé 5». Voilà de faux témoins contre sa résurrection. Mais quel aveuglement dans ces faux témoins, mes frères; quel aveuglement! Voilà ce qui arrive d’ordinaire aux faux témoins, c’est de tomber dans l’aveuglement su point de parler contre eux-mêmes sans le savoir, et de démasquer ainsi leur faux témoignage. Qu’ont-ils dit contre eux-mêmes? Pendant que nous dormions, ses disciples mont venus et l’ont enlevé ». Quoi donc? Oui fait cette déclaration? celui qui dormait, le ne croirais pas de tels hommes, quand même ils ne me raconteraient pas leurs songes. Quelle extravagance! Si tu veillais, pourquoi le laisser enlever? Si tu dormais, d’où le sais-tu?
18. Ainsi en est-il de ceux qui sont leurs enfants, comme il vous en souvient, et dont il faut dire un mot, puisque c’est l’occasion. Plus, en effet, nous voulons leur salut, et plus
1. Matt. XXVII, 26.— 2. Jean, VIII, 48— 3. Id. IX, 22.— 4. Matt, XXVI, 60. — 5. Id. XXVIII, 12, 13.
nous devons démasquer leur vanité. Voilà que le corps de Jésus-Christ est encore en butte aux faux témoins; ce qu’a d’abord enduré le chef, le corps l’endure aussi. Il n’y a là rien d’étonnant, et aujourd’hui il ne manque pas de gens pour dire à ce corps du Christ répandu sur la terre: Race de traîtres. C’est là un faux témoignage, et peu de mots me suffiront pour te convaincre que tu es un faux témoin. Tu me dis : Tu es un traître. Je réponds: Tu mens. Nulle part et jamais tu n’as pu prouver ma trahison; et moi, dans tes paroles et à l’instant, je démasque ton mensonge. Il est constant que tu as dit que nous avons aiguisé nos épées; je cite les actes de tes circoncellions. Tu as dit, et cela y est constaté, que tu ne réclames pas les biens enlevés 1; et je lis dans ces mêmes actes que tu donnes procuration pour les exiger. Tu as dit encore : Nous ne présentons uniquement que les Evangiles; et je lis une foule d’arrêts des juges, dont tu as tourmenté ceux qui sont séparés d’avec toi; je lis des suppliques à un empereur apostat, à qui tu as dit qu’il n’y a que la justice pour avoir accès auprès de lui 2. L’apostasie de Julien vous paraissait sans doute faire partie de l’Evangile? Te voilà donc convaincu de mensonge. Que doit-on croire de tout ce que tu as dit de moi? Quand même je ne pourrais démasquer la fausseté de tes reproches, il me suffit de prouver que tu es menteur. Que dis-tu? Tel on te voit, tels on voit tous les autres. C’est avec raison que tu as envoyé partout ces paroles, tu as voulu grossir le mensonge par d’autres mensonges, afin de n’avoir plus à rougir d’avoir menti.
19. Mais il faut, dit-il, maintenir le jugement de nos pères contre Cécilien. Pourquoi le maintenir? parce que c’est le jugement des évêques? Il faut donc aussi maintenir le jugement porté contre toi par les Maximianistes. Car c’était auparavant, et je pense que vous le savez, que les évêques, unis à Maximien, qui était encore son diacre, vinrent à Carthage, comme le porte la requête qu’ils ont
1. Saint Augustin se propose évidemment dans ces discours de réfuter cette déclaration de Primianus, dont il fait mention dans son Abrégé des Conférences avec les Donatistes, 3e jour, ch. 8; mais d’une manière plus expressive dans son livre contre Cresconius, chap. XXVII, en ces termes : Puisque Primianus, dans ses actes de tribunal de Carthage, a dit entre autres calomnies dont il nous a chargés : Ils enlèvent les biens des autres, et nous abandonnons ce que l’on nous prend.
2. C’est le langage de Rogatien et de Pontius, dans les requêtes présentées à Julien l’Apostat, au nom des Donatistes, d’après la let. CV aux Donatistes, n. 8, et liv. II contre Pétilien, ch. 22 et 27.
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attachée à leurs actes, quand ces Maximianistes plaidaient au sujet d’une maison avec le procureur de ce Primianus qui abandonne ce qu’on lui prend. Donc, ils envoyèrent d’abord une requête à son sujet, se plaignant de ce qu’il n’avait pas voulu se rendre dans leur assemblée. Mais vois comme Dieu leur a rendu ce qu’ils ont dit de Cécilien. Admirable ressemblance! Dieu a voulu, après tant d’années, leur remettre sous les yeux ce qui s’est passé alors, afin qu’ils ne trouvent aucun moyen de dissimuler ou de s’échapper. Ils diraient qu’ils ont oublié les actes précédents, Dieu ne permet point qu’ils les oublient; et puisse cela servir à leur salut! Car c’est là un effet de sa miséricorde, s’ils considéraient ce qui s’est fait. Remettez-vous donc sous les yeux, mes frères, l’unité de l’univers entier dont ils se sont séparés contre Cécilien; représentez-vous le parti des Donatistes, d’où se sont détachés les Maximianistes contre Primianus. Ce que les premiers ont fait contre Cécilien, les seconds l’ont fait contre Primianus. C’est pourquoi les Maximianistes se vantent d’aimer mieux la vérité que les Donatistes, puisqu’en effet ils ont imité la conduite de leurs ancêtres. Ils ont élevé Maximien contre Primianus, comme les autres avaient élevé Majorin contre Cécilien, et ont renouvelé de lui et de Primianus les plaintes de leurs pères au sujet de Cécilien. Car, s’il vous en souvient bien, ceux-ci dirent que Cécilien, fidèle à sa conscience, n’avait point voulu se trouver avec eux, parce qu’il connaissait leurs intrigues; de même ceux-là se plaignent de Primianus, qui a refusé d’aller à eux. Pourquoi trouver bon que Primianus ait connu les intrigues des Maximianistes, et ne point pardonner à Cécilien d’avoir connu les intrigues des Donatistes? Maximien n’était pas encore ordonné, et déjà l’on accusait Primianus; des évêques s’assemblent; ils veulent obliger Primianus de se trouver dans leur assemblée; il refuse d’y aller, comme le constate la circulaire insérée dans les actes. Il refusa, etje ne l’en blâme point, je l’approuve au contraire. Si tu as reconnu là quelque faction, tu as bien fait de ne point te mêler à des factieux, mais de réserver ta cause à un tribunal plus impartial de ton parti. Il restait encore la secte de Donat, et Primianus pouvait s’y justifier; c’est pourquoi il ne voulut point aller à ceux qui ourdissaient déjà des trames. Tu vois que nous louons ta résolution à l’égard des Maximianistes; considère bien maintenant la cause de Cécilien. Tu ne veux point le juger comme un frère, juge-le comme un étranger. Que disais-tu en toi-même en refusant de venir? Ces gens ont conspiré contre ma vie; ils sont gagnés contre moi; si je me remets entre leurs mains, je fais tort à ma cause. Je n’irai point chez eux, je réserve ma cause pour des hommes plus intègres et d’une pins grande autorité. C’est là un bon avis. Mais si Cécilien a raisonné de la sorte? Tu auras bien de la peine à nous prouver qu’une autre Lucille a corrompu ceux-ci contre toi, tu n’en trouveras pas la preuve; et cependant Cécilien le savait tellement bien, que cela est prouvé par les actes mêmes de ce concile 1.Mais tu as vu je ne sais quoi de ténébreux; on t’a dit que tu avais à craindre; j’accorde à ta crainte d’avoir pris des sûretés; tu as bien fait de n’aller point trouver de telles gens, puisqu’il y en avait d’autres qui pouvaient te juger. Ecoute maintenant Cécilien : tu t’es conservé la Numidie, et lui le monde entier. Mais si tu veux faire valoir contre lui le jugement des Donatistes, il faut donner la même valeur à celui dont tu es frappé par les Maximianistes; s’il est condamné par des évêques, tu l’es aussi par des évêques. Pourquoi ensuite faire revoir ta cause pour obtenir l’avantage contre les Maximianistes, comme il en avait ensuite appelé, pour faire condamner les Donatistes? Ce qui s’est donc fait alors s’est renouvelé d’une manière complète et évidente, et les Maximianistes font contre Primianus les plaintes que les Donatistes ont faites contre Cécilien. Je ne puis vous dire, mes frères, combien je suis ému et comment je rends grâces à Dieu; c’est vraiment par un effet de sa miséricorde qu’il leur a mis sous les yeux un tel exemple, bien fait pour les éclairer s’ils étaient sages. Pour peu que cela vous plaise, mes frères, et puisque Dieu l’a fait tomber sous nos mains, écoutez le concile des Maximianistes. (Et dans son homélie, il fait lecture du concile.)
20. « A nos très-saints frères et collègues dans toute l’Afrique ». (Toute leur unité se borne à la seule Afrique. Mais dans cette
1. Le saint Docteur parle des actes recueillis chez Zénophide, homme consulaire, l’an 320, et dont il cite quelques fragments contre Cresconius, en 20, et l’endroit où Nundinarius, diacre de l’évêque de Certe, prouve que les évêques avaient été gagnés par l’argent de Lucille, femme puissante alors, pour établir Majorin évêque de Carthage, contre Cécilien Voyez les lettres à Glorius et à Clusius, et lettre XLIII, n 17.
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Afrique, il y a l’unité catholique avec eux, et dans les autres parties du monde, ils ne sont pas avec l’Eglise catholique.) « A nos frères très-saints et collègues établis dans toute d’Afrique, c’est-à-dire dans la province proconsulaire, dans la Numidie, la Mauritanie, la Byzacène et Tripoli; à tous les prêtres et diacres, à tous les peuples militant avec nous dans la vérité de l’Evangile, Victorin, Fortumat, Victorien, Miggin, Saturnin, Constance, Candoire, Innocent, Cresconius, Florent, Salvius, un autre Salvius, Donat, Géminius, Prétextat » (c’est là cet Assuritain qu’ils ont reçu dans la suite, et qui à son tour reçut celui qui l’avait condamné), « Maximien, Théodore, Anastase, Donatien, Donat, un autre Donat, Pompone, Pancrace, Janvier, Secundinus, Pascase, Cresconius, Rogatien, un autre Maximien, Bénénat, Gaïen, Victorin, Contaise, Quintaise, Félicien » (est-ce ce Mustitain qui vit encore? C’en est peut-être un autre et d’un autre endroit), « Salvius, Miggin, Proculus, Latinus, et les autres réunis au concile de Cabarsusse, salut en Notre-Seigneur. Il n’est personne, frères bien-aimés, pour ignorer que les prêtres du Seigneur ne suivent point leur volonté, mais la loi de Dieu, soit quand ils condamnent des coupables, soit quand ils écoutent la justice pour absoudre les innocents des peines qui leur étaient infligées. C’est également s’exposer à un grand péril que d’épargner un coupable ou de s’efforcer d’accabler un innocent; surtout qu’il est écrit : Vous ne ferez mourir ni l’innocent, ni le juste, et s vous ne justifierez point le coupable 1. Cet oracle de l’Ecriture nous imposait l’obligation d’évoquer la cause de Primianus, que le peuple saint de Carthage avait établi évêque de cette église, pour veiller sur le bercail du Seigneur. Les lettres des anciens de cette église nous forçaient d’écouter, d’examiner q toutes choses à son sujet, afin qu’après avoir stout pesé, nous pussions, ou le déclarer innocent, ce qui eût été bien désirable, ou, s’il était coupable, montrer à tous qu’il était justement condamné. Notre plus vif désir était que le peuple de l’église de Carthage pût s’applaudir d’avoir à sa tête un évêque entièrement saint, exempt de tout reproche. Il faut en effet qu’un prêtre du Seigneur soit tel qu’il puisse mériter et obtenir pour
1. Exod XXIII, 7.
son peuple ce que ce même peuple ne pourrait lui-même obtenir de Dieu; car il est écrit: Si le peuple a péché, le prêtre priera pour lui; mais si le prêtre vient à pécher, qui donc priera pour lui 1? » (Les apôtres eux-mêmes se recommandaient aux prières des peuples, et ils disaient dans leurs prières: « Pardonnez-nous nos offenses 2 ». L’apôtre saint Jean a dit : « Devant Dieu le Père nous avons pour avocat Jésus-Christ qui est juste; c’est lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés 3 ». Mais ce qu’ils citent regarde ce prêtre qu’ils ne comprennent pas, et a été écrit pour avertir le peuple par cette prophétie, qu’il doit reconnaître pour prêtre
celui pour qui nul ne prie. Or, quel est le prêtre pour qui nul ne prie, sinon celui qui
prie pour tous 4? On était alors sous le sacerdoce lévitique; alors le prêtre pénétrait dans le sanctuaire; il offrait des victimes pour le peuple, et on avait une image du prêtre futur
et non la réalité; les prêtres d’alors étaient pécheurs comme les autres hommes; et Dieu
voulant, par cette prophétie, avertir le peuple d’appeler, par ses désirs, ce Prêtre qui intercède pour tous sans que personne doive prier pour lui, le désigne ainsi dans ces avertissements : « Que le peuple pèche, le prêtre prie pour lui; mais si le prêtre vient à pécher, qui priera pour lui? » Donc, ô peuple, choisis un prêtre pour lequel tu ne sois point obligé de prier, mais dont la prière devienne pour toi une sécurité. Ce prêtre est Notre-Seigneur Jésus-Christ, le seul Prêtre, le seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 5). «Or, les scandales de Primianus et sa perversité si particulière l’ont tellement désigné au jugement du ciel, que l’auteur de tant de crimes devait être nécessairement retranché; lui qui, récemment ordonné » (voici qu’ils énumèrent les crimes de Primianus), « a poussé les prêtres de ce même peuple de Carthage à entrer dans une conjuration impie, et leur a demandé, comme par grâce, d’être d’accord avec lui»; (voilà ce qu’il leur demanda; mais eux, loin de le lui promettre, gardèrent le silence; alors il ne craignit pas d’accomplir seul le crime qu’il méditait), « afin de condamner quatre diacres, hommes distingués et d’un mérite reconnu par tous, savoir, Maximien, Rogatien, Donat
1. I Rois, II, 25. — 2. Matt. VI, 12. — 3. I Jean, II, 1, 2. — 4. Rom. VIII, 34. — 5. 1 Tim. II, 5.
379
et Salgame ». (Il y avait dans ces quatre cet auteur du schisme, qui retranchait encore à
une part déjà retranchée, et qui ne gémissait point de se voir séparé de l’unité tout entière.)
« Ces prêtres donc, effrayés de sa criminelle audace, ayant repoussé par leur silence toute complicité, il osa seul accomplir sa criminelle entreprise, au point de se croire en droit de porter une sentence contre le diacre Maximien, homme connu de tous pour son innocence, et cela sans aucun procès, sans accusateur, sans témoin, quand cet homme, qui n’avait pas comparu, était malade au lit ». (Voyez bien son crime.) « C’est ainsi qu’il avait déjà condamné des clercs par un emportement semblable. Et comme il avait admis des incestueux à la sainte communion, contre la loi et les décrets de tous les prêtres, malgré l’opposition de la plus grande partie du peuple; pressé par les lettres des plus nobles parmi les anciens de corriger par lui-même ce qu’il avait fait, il a poussé la témérité jusqu’à négliger de le faire. Justement émus de cette conduite, les anciens de cette église envoyèrent à tous les évêques des lettres et des ambassadeurs, pour nous prier avec larmes de les venir trouver, afin qu’après avoir pesé toutes choses, et mûrement examiné les accusations, on rendît l’éclat à cette Eglise. Or, quand sur ces invitations nous sommes venus ici, cet homme bouillant, faisant valoir ses motifs que l’on connaît, s’abstint de nous rencontrer ». (Vous connaissez ce que l’on objecte à Primianus; c’est que le parti de Donat est souillé d’inceste. Voici en effet leur règle : tel est l’homme avec qui l’on communique, tels deviennent tous les autres et la masse entière. Si donc ils disent vrai, tout le parti de Donat est souillé d’inceste. Que les Numides viennent donc nous dire : Que nous importe à nous que tu aies admis à ta communion je ne sais quels incestueux? comment cela pourrait-il nous atteindre à une si longue distance? Mais si vous ne voulez pas qu’un fait arrivé à Carthage ait son contre-coup en Numidie, comment ce qui se passe en Afrique a-t-il pu nuire à la terre entière? Leur défense arrive toujours à les charger davantage et à nous excuser.) « Il s’est abstenu de nous rencontrer ». (C’est leur plainte contre Cécilien.) « S’obstinant dans sa rébellion, il a persévéré dans le mal; puis, ayant rassemblé des hommes perdus ». (Voici quelque chose de plus : on n’a pas fait ce reproche à Cécilien ; écoutez ces reproches.) « Ayant obtenu des gardes, il assiégea les portes des églises » (assurément afin d’empêcher les évêques d’y entrer), « et nous ôta la liberté d’y entrer et d’y célébrer les saints mystères. Tout homme qui soutient la vérité peut apprécier ou juger si telle est la conduite d’un évêque, ou s’il est permis à des chrétiens d’en agir ainsi. C’est notre propre frère qui nous a fait ce que n’aurait pas fait un étranger ». (Que dirai-je de plus?
ils accumulent les accusations et condamnent Primianus; mais lisons la condamnation.)
« Nous donc, prêtres du Seigneur, en présence de l’Esprit-Saint, attendu que le même Primianus a substitué des évêques à d’autres qui étaient encore vivants; qu’il a admis des incestueux à la communion des saints;qu’il a tenté d’engager des prêtres à former une conjuration; qu’il a fait jeter dans un cloaque le prêtre Fortunat, qui venait par le baptême au secours des malades; qu’il a refusé de communiquer avec le prêtre Démétrius, afin d’obtenir la démission de son fils; qu’il a fait un crime à ce prêtre de l’hospitalité donnée à des évêques; que ledit Primianus a lancé la multitude pour abattre les maisons des chrétiens; qu’il a fait assiéger d’abord , puis lapider par ses satellites des évêques et des clercs; qu’il a fait massacrer dans une église des vieillards qui voyaient avec peine les Claudianistes admis à la communion; qu’il a cru devoir condamner des clercs innocents; qu’il a refusé de se présenter devant nous pour être entendu, et qu’il a fermé et fait garder les portes des églises par des gens attroupés et des archers pour nous en interdire l’entrée; qu’il a ignominieusement repoussé les légats que nous lui avions envoyés; qu’il a usurpé plusieurs places, d’abord par la violence et ensuite par l’autorité judiciaire ». (Il abandonne pourtant ce qu’il a pris. L’apôtre saint Paul nous dit: « Quelqu’un d’entre vous ayant un différend avec un autre, ose-t-il bien l’appeler en jugement devant les infidèles et non devant les saints 1?» Voyez quel crime ils reprochent à Primianus, de n’avoir pas voulu décider de ces places au tribunal des évêques, mais à celui des juges.) « Sans
1. I Cor. VI, I.
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parler d’autres crimes dont il est coupable, et qu’une plume honnête se refuse à retracer, nous l’avons condamné à être à jamais séparé de l’assemblée des prêtres, de peur que son contact ne jette sur l’Eglise quelque souillure ou quelque crime. Tel est le sens de cet avertissement et de cette exhortation de saint Paul : Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Jésus-Christ, de vous séparer de tout frère qui marche dans le désordre 1. C’est pourquoi, n’oubliant point ce que nous devons à la pureté de l’Eglise, muons avons jugé à propos d’avertir nos saints collègues dans l’épiscopat, tous les clercs, tous les peuples qui se souviennent qu’ils sont chrétiens, d’avoir en horreur sa communion comme celle d’un damné. Quiconque aura tenté de violer par sa désobéissance ce présent décret, rendra compte de sa propre mort. Toutefois, il a paru bon au Saint-Esprit et à nous d’accorder quelque délai à ceux qui sont lents à se convertir, sen ce sens que tout prêtre ou tout clerc, assez oublieux de leur salut pour ne point se séparer de la communion de Primianus condamné, à dater du jour de sa condamnation, ou du huitième jour des calendes de juillet, jusqu’au huitième jour des calendes de janvier, tomberont sous l’anathème dont il est lui-même frappé. Quant maux laïques qui ne se seront point abstenus de toute relation avec lui depuis ledit jour de sa condamnation jusqu’à la prochaine solennité de Pâques, ils ne pourront être réconciliés à l’Eglise que par la pénitence, si toutefois ils rentrent en eux-mêmes. Victorin, évêque de Munat, j’ai signé. Fortunat, évêque de Dionysiane, j’ai signé. Victorien, évêque de Carcabie, j’ai signé. Florent, évêque d’Adrumète, j’ai signé. Miggin évêque d’Eléphantaire, j’ai signé. Innocent, évêque de Thébal, j’ai signé. Miggin, au nom de mon collègue Salvius, évêque de Membressitane, j’ai signé. Salvius, évêque d’Ausafe, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, j’ai signé. Gémélius, évêque de Tanasbée, j’ai signé ». (Parmi ceux qui ont signé cette condamnation, nous lisons les noms de Prétextat, évêque d’Assurite, et de Félicien de Mustitane.) « Prétextat, évêque d’Assurite, j’ai signé. Maximien, évêque de Sabate, j’ai signé. Datien, évêque de Camicète, j’ai signé.
1. II Thess. III, 6.
Donat, évêque de Fisciane, j’ai signé. Théodore, évêque d’Usule, j’ai signé. Victorien, j’ai signé par ordre de l’évêque Agnose, mon collègue. Donat, évêque de Cebresut, j’ai signé. Natalien, évêque de Thélen, j’ai signé. Pomponius, évêque de Macriane, j’ai signé. Pancrace, évêque de Baliane, j’ai signé. Janvier, évêque d’Aquen, j’ai signé. Secundus, évêque de Jacondiane, j’ai signé. Pascase, évêque duBourg d’Auguste, j’ai signé. Creso, évêque de Conjustie, j’ai signé. Rogatien, évêque, j’ai signé. Maxime, évêque d’Erommène, j’ai signé. Bénénat, évêque de Tugutiane, j’ai signé. Ritanus, évêque, j’ai signé. Gaïanus, évêque de Tigual, j’ai signé. Victorin, évêque de Leptimagne, j’ai signé. Contaise, évêque de Bénèfe, j’ai signé. Quintaise, évêque de Capse, j’ai signé. Félicien, évêque de Mustitane, j’ai signé. Victorien, par délégation de l’évêque Miggin, j’ai signé. Latinus, évêque de Muge, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, pour Marratius mon frère et collègue, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, au nom de Gallionus, mon collègue, j’ai signé. Secondien, évêque de Prisiane , j’ai signé. Helpidius, évêque de Tusdritane, j’ai signé. Donat, évêque de Samurdat, j’ai signé. Gétulicus, évêque de Victoriane, j’ai signé. Annibonius, évêque de Robarte, j’ai signé. Annibonius, encore à la prière de mon collègue, l’évêque d’Angendiare, j’ai signé. Tertullus, évêque d’Abite, j’ai signé. Primulien, évêque, j’ai signé. Secundinus, évêque d’Arusiane, j’ai signé. Maxime, évêque de Pittane, j’ai signé. Crescentianus, évêque de Murre, j’ai signé. Donat, évêque de Belme, j’ai signé. Persévérantius, évêque de Tébertine, j’ai signé. Faustin, évêque de Bine, j’ai signé. Victor, évêque d’Altiburitane, j’ai signé. En tout, cinquante-trois ».
21. Veuillez bien, mes frères, faire une simple remarque. C’est là ta condamnation, disons-nous à Primianus. Que veux-tu ? qu’elle ait de la valeur ou qu’elle n’en ait point ? je suis d’accord avec toi pour dire que tous ont menti contre toi ; et voici ce qui me le fait croire: c’est que tu as plaidé ta cause devant d’autres j tiges qui ont condamné ceux-là. Si donc je te crois innocent parce que, sans te présenter à des factieux, tu as prouvé ailleurs ton innocence de manière
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à faire condamner ceux qui t’avaient condamné; sache à ton tour reconnaître l’innocence de Cécilien, qui a refusé de comparaître devant tes ancêtres, pour réserver sa cause au jugement de l’univers entier, comme tu as réservé la tienne au jugement du concile des Numides. Si le siége de Bagaï t’a rendu ton innocence, à combien plus forte raison le Siége apostolique lui a rendu la sienne. Ou bien veux-tu donner de la valeur à sa première condamnation? Si elle a de la valeur, c’est contre toi. Car jamais cette condamnation n’a eu de valeur contre Cécilien, jamais elle n’en aura; prends garde toutefois de te condamner toi-même.
22. Ils osent bien dire ici :Mais nous, qui avons ensuite condamné les Maximianistes, nous étions en plus grand nombre. Donnez donc de la valeur au jugement rendu contre Félicien, et vous en donnerez alors à celui qui frappe Cécilien. Dans leur concile de Bagaï, ils ont aussi condamné Félicien maintenant Félicien est admis à la communion; donc, ou bien c’est un coupable que l’on a admis, ou bien un innocent que l’on a condamné. Si tu reçois un coupable, pour garder la paix avec Donat, cède à tous les peuples pour la paix de Jésus-Christ; mais si par erreur vous avez condamné un innocent; si trois cents évêques ont pu se tromper en condamnant Félicien, soixante-dix évêques n’ont-ils pu sans erreur condamner Cécilien? Qu’avez-vous donc à répondre ? quand on vous objecte : Les Maximianistes vous ont condamnés les premiers; vous répliquez en disant: Mais nous étions bien plus nombreux en condamnant les Maximianistes. On peut répondre à l’instant à chacune de vos objections : que c’est vous les premiers qui avez condamné Cécilien. Si l’on doit s’en tenir à la priorité dans le jugement, c’est aux Primianistes à céder au concile des Maximianistes; et si l’on s’en tient au plus grand nombre, c’est aux Donatistes à céder à l’univers entier: je ne vois rien de plus juste. Les Maximianistes sont peu nombreux, mais les premiers. Un accusé n’a pas le droit de condamner. Si c’est là ton avis, comment, sous le poids d’une condamnation, as-tu pu condamner un autre? Car il a signé avec ceux qui ont porté la sentence, et ils ne lui ont point gardé la place d’un homme qui plaide sa cause. Mais il en est autrement de Cécilien: on lui a gardé la place d’un homme qui se justifie, ainsi que le porte la sentence elle. même; car il n’a pas été admis à la communion sans avoir purgé son accusation. Mais ici Maxime est condamné par les juges, et là il est parmi les juges qui condamnent. Que ce soit là de l’équité dans le concile de Bagaï nous voulons bien vous l’accorder. C’est à tort que les Maximianistes t’ont condamné; comme c’est à tort que les premiers de votre secte ont condamné Cécilien. Tu t’es justifié à Bagaï, lui est justifié par une sentence d’outre-mer, sentence ratifiée par tout l’univers. Qu’as-tu donc à répondre? Nous sommes, dis-tu, en plus grand nombre que les Maximianistes. Eh bien! soyez plus nombreux, parlons alors du nombre. Voyez quelle différence. Les Maximianistes ont condamné eu toi un absent qui refusait de comparaître devant eux. C’est là une ressemblance, car tes ancêtres ont ainsi condamné Cécilien absent, et qui évitait leur faction. A ton tour tu les as condamnés quoique absents au concile de Bagaï: mais Cécilien s’est justifié en présence même de ses adversaires. Il y encore une autre différence bien grande : c’est toi-même qui es allé chercher des juges en Numidie, toi qui les as établis juges, les Maximianistes ne les avaient pas demandés:
tandis que Cécilien a fait condamner Donat par les juges mêmes qu’avaient demandés les Donatistes. Les Maximianistes peuvent donc te répondre et à bon droit: Nous sommes d’abord venus près de vOus, nous évêques de votre province, d~’un diocèse qui vous appartient; nous avons voulu entendre votre cause; vous avez dédaigné de vous présenter devant nous. Si vous redoutiez notre juge. ment, nous devions du moins choisir les juges de concert, et vous n’aviez pas droit de choisir ceux que vous vouliez. Voyez encore quelle différence. Les Donatistes alors envoyèrent à l’empereur des suppliques pour qu’il nommât des juges; ils récusèrent ceux qui les avaient condamnés, et qu’ils avaient demandés avant leurs condamnations. On leur en donna d’autres selon leur requête, nouvelle con damnation; ils en appelèrent à l’empereur, nouvelle condamnation. Condamné une seule fois et en son absence, un maximianiste se tait; condamné trois fois, et toujours présent, un donatiste ne se tait point?
23. Entre toi et les Maximianistes, il reste (382) la question du nombre. Je l’ai dit : je suis d’accord avec toi. Trois cent dix sont plus que cent, ou ce qu’il y avait d’évêques Maximianistes contre Primianus : et les milliers d’évêques répandus par toute la terre, qui ont condamné Donat pour soutenir Cécilien, se sont-ils donc pour toi d’aucune autorité ? Mais, diras-tu : est-ce que les milliers d’évêques répandus dans le monde entier ont condamné les Donatistes? Très-bien, ils ne les ont pas condamnés. Mais pourquoi? parce qu’ils n’ont pas assisté au jugement; et s’ils s’ont pas assisté au jugement, ils ne l’ont point condamné, puisqu’ils ne connaissent rien de cette affaire. Pourquoi donc te séparer de ces innocents? voilà un homme baptisé qui vient à toi des extrémités du monde, et tu veux le baptiser de nouveau, et lorsque tu le prépares à exercer ton ministère de mort, et à réitérer ce que l’on ne donne qu’une fois, il t’aborde avec de grands cris et des gémissements, et te dit : Que prétendez-vous faire? me rebaptiser? vous dit cet homme de je ne sais quel pays, de la Mésopotamie, de la Syrie, du Pont, ou même de plus loin. Mais vous n’avez pas le baptême, lui réponds-tu. Comment? lisez les lettres de l’Apôtre, que l’on m’a données. Voici venir je ne sais quel homme de Galatie, du Pont, un inconnu de Philadelphie ou d’une de ces églises auxquelles saint Jean a écrit u il vient de Colosses, il vient de Philippe, de Thessalonique : Je n’ai pas le baptême, vous dira-t-il, moi qui ai reçu les lettres de l’Apôtre, par la prédication duquel vous êtes baptisés ? Tu oses bien lire ces lettres, et refuser d’être en paix avec moi?
1. Apoc. I, 4.
TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI.
TROISIÈME SERMON. — ENCORE LA FORCE DU JUSTE.
L’Eglise qui a été jeune et qui a vieilli, n’a point vu le juste manquer de pain ou de la parole de Dieu qui est le vrai pain. Elle a vu au contraire ce juste prêter, et surtout prêter au Seigneur en secourant les pauvres. Evitons le mal, mais cela est insuffisant si nous ne faisons le bien. Laissons faire l’impie dont la ruine sera complète; dans sa malice il peut bien épier le juste, mais il ne surprendra que le corps : l’âme lui échappera toujours. Ce que les Donatistes peuvent dire d’Augustin.
1. Il nous reste, mes frères, à vous exposer à discuter la troisième partie du psaume.
Je le vois; Dieu me rappelle pour m’acquitter de ma dette, à la vérité contre mon dessein, mais non contre les desseins de sa Providence. bien donc attentifs, mes frères, afin que, s’il v’est possible, avec le secours de Dieu, je fasse droit à une obligation dont je reconnais l’existence. De qui sont ces paroles que nous venons de chanter? « J’ai été jeune, maintenant j’ai vieilli ; et je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain (Ps. XXXVI, 25) ». Si ce n’est qu’un seul homme qui parle ainsi, quelle durée peut avoir la vie un seul homme, et quelle merveille serait-ce qu’un homme placé dans quelque coin du monde, pendant toute sa vie qui est bien courte, comme toute vie humaine, quel que soit l’espace qui sépare la jeunesse de la vieillesse, n’eût point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain? Il n’y a là rien d’étonnant. Il est très-possible qu’avant sa naissance un juste ait demandé son pain; il est possible que cela soit arrivé dans un pays qu’il n’habitait pas. Ecoutez encore une difficulté qui m’embarrasse: voilà que le premier d’entre vous, qui a déjà de longues années, en jetant les yeux sur les jours qu’il a vus s’écouler, et en ramenant dans sa pensée tout ce qu’il a pu connaître, ne voit pour mendier son pain ,ni le juste, ni le fils du juste; et néanmoins, en feuilletant les Ecritures, il voit qu’Abraham, tout juste qu’il était,
383
souffrit la faim dans le pays qu’il habitait, et dut changer de contrée 1; il voit que son fils Isaac, pressé aussi par la disette, alla chercher des vivres 2 en d’autres contrées. Où est maintenant la vérité de cette parole: « Je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité chercher du pain? » Et quand même cette parole se vérifierait dans le cours de sa vie, la lecture des livres saints, plus croyable que la vie des hommes, lui montre néanmoins le contraire.
2. Que faire donc? Aidez-moi, je vous prie, de votre zèle et de votre piété, à comprendre dans les versets du psaume quelle est la volonté de Dieu, et les instructions qu’il veut nous donner. Il est à craindre, en effet, qu’un homme faible et incapable de comprendre les saintes Ecritures, voyant de bons serviteurs de Dieu dans quelque détresse et dans la nécessité de mendier leur pain, et réfléchissant à cette parole de saint Paul: « Nous travaillons dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité 3 », ne vienne à se scandaliser et à dire en lui-même : De bonne foi, ce que je viens de chanter est-il donc vrai; est-ce bien vrai, ce que je viens de chanter avec piété et debout dans l’Eglise: « Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa race mendier son pain? » Il est à craindre qu’il ne se dise que l’Ecriture le trompe; que ses membres ne se ralentissent dans l’exercice des bonnes oeuvres; et, ce qui est pire encore, que ces membres ne se ralentissent chez l’homme intérieur, qu’il n’abjure toute oeuvre pieuse et ne se dise dans son âme: A quoi bon faire le bien? à quoi bon partager mon pain avec l’indigent et vêtir celui qui est nu, et loger chez moi celui qui n’a point de refuge, dans la foi en cette parole: « Je n’ai jamais vu le juste abandonné ni sa race mendier son pain », quand je vois tant de vrais serviteurs de Dieu en proie à la faim? Et si je me trompe, ajoutera-t-il, au point de prendre pour juste et celui qui vit bien et celui qui vit mal, tandis que Dieu en juge tout autrement, et voit un méchant dans celui que je crois bon, du moins que dirai-je d’Abraham, que I’Ecriture elle-même appelle juste? Que dire de l’Apôtre saint Paul qui dit: « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ 4 ? » Veut-il me souhaiter aussi les
1. Gen.XII, 10. — 2. Id. XXVI, 1. — 3. II Cor. XI, 27. — 4. I Cor. IV, 16.
maux qu’il a dû endurer: « La faim et la soif, le froid et la nudité 1? »
3. Un homme qui est dans ces pensées, et dont les forces intérieures sont, tomme je l’ai dit, affaiblies pour tout bien, pouvons-nous le prendre comme un paralytique, ouvrir le toit de ce passage de l’Ecriture, et le descendre aux pieds du Seigneur? Vous le voyez, il y a là de l’obscurité. S’il y a de l’obscurité, c’est qu’il y a un toit qui nous dérobe le sens, et je vois devant moi un paralytique spirituel. Je vois donc ce toit, et je sais que le Seigneur est caché sous ce toit. Je ferai alors, autant qu’il me sera possible, ce que le Seigneur approuva dans ceux qui découvrirent le toit et descendirent le paralytique aux pieds du Christ qui lui dit: «Mon fils, prenez courage, vos péchés vous sont remis 2». Puis il guérit cet homme de la paralysie intérieure, en lui remettant ses péchés et en affermissant sa foi. Mais il y avait là des hommes dont les yeux ne pouvaient voir la guérison de la paralysie intérieure, et qui prirent pour un blasphémateur le médecin qui l’avait faite. « Quel est», disaient-ils, « cet homme qui remet les péchés? Il blasphème. Quel autre que Dieu peut remettre les péchés 3? » Et comme ce médecin était Dieu, il entendit ces pensées dans leurs coeurs. Ils croyaient que cette oeuvre était vraiment de Dieu, et ils ne voyaient point Dieu présent devant eux. Ce médecin agit donc aussi sur le corps du paralytique, afin de guérir encore la paralysie intérieure de ceux qui tenaient ce langage. Il fit une oeuvre qu’ils pussent voir et il leur donna la foi. Courage donc ! ô toi dont le cœur est faible, languissant jusqu’à laisser toute bonne oeuvre, à la vue de tout ce qui se passe dans le monde; toi qui es perdu intérieurement courage! découvrons ce toit, s’il nous est possible, afin de descendre aux pieds du Seigneur.
4. Dans l’Eglise, qui est son corps mystique, le Seigneur fut jeune dans les premiers temps et maintenant il a vieilli. C’est là ce que vous savez, ce que vous reconnaissez, ce que vous comprenez, parce que vous faites partie de ce corps et que vous comprenez que le Christ est notre chef, et que nous sommes les membres de ce chef 4? Mais n’y a-t-il que nous, et tous ceux qui nous ont précédés ne le sont-ils pas comme nous? Tous ceux qui ont été justes
1. II Cor. XI, 17. — 2. Luc, V, 18-22. — 3. Ibid. et Matt, IX, 3. — 4. Cor. XII, 27; Ephés. IV, 15.
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dès l’origine du monde ont le Christ pour chef. Car ils ont cru qu’il viendrait comme sous croyons qu’il est venu ; et tout comme nous, ils ont été guéris par la foi qu’ils avaient en lui : c’est ainsi qu’il est le chef de toute la cité de Jérusalem, formée de tous les fidèles depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, en y ajoutant les légions et les armées les anges, de manière à ne composer qu’une seule cité sous un seul roi, comme une seule province soumise à un seul empereur, heureuse dans une paix, dans un salut inaltérable, bénissant Dieu sans fin dans une félicité sans fin. Or, ce corps de Jésus-Christ, ou l’Eglise 1, ressemble à un homme: il a été jeune, et voilà qu’à la fin des siècles il jouit d’une vieillesse heureuse, de celle dont il est dit : «Ils se multiplieront dans une vieillesse féconde 2 ». Elle lest multipliée en effet parmi les nations, et sa voix est comme celle d’un homme qui consi1ère d’abord ses jeunes années, puis celles de son déclin; il considère tout, parce que l’Ecriture lui fait connaître tous ses âges; et dans un transport de joie il nous donne cet avis: « J’ai été jeune », dans le premier âge du monde, « et voilà que j’ai vieilli », car j’en suis aux derniers temps « et jamais je n’ai vu le juste abandonné, non plus que sa race mendiant son pain ».
5. Nous connaissons donc cet homme, jeune autrefois, maintenant vieilli, et par l’ouverture du toit nous arrivons au Christ. Mais quel est donc ce juste que l’on n’a point vu dans l’abandon, et dont la race n’a pas mendié son pain? Savoir quel est ce pain, c’est connaître injuste. Or, le pain est la parole de Dieu, qui ne sort jamais de la bouche du juste. C’est là ce que répondit ce juste lui-même tenté dans son chef. Quand le diable dit à Jésus-Christ qui souffrait du jeûne et de la faim : « Dis que ces pierres se changent en pain», il répondit: « L’homme ne vit pas seulement-de pain, mais de toute parole de Dieu ». Or, soyez, mes frères, quand est-ce que le juste ne fait point la volonté de Dieu? Il la fait toujours, puisqu’il conforme sa vie à cette volonté, et que cette volonté de Dieu ne sort point de son coeur, car la volonté de Dieu, c’est la loi de Dieu. Or, qu’est-il dit de lui ? « Qu’il méditera cette loi jour et nuit ». Tu manges du pain matériel pendant une heure,
1. Coloss. I, 18, 24. — 2. Ps. XCI, 15. — 3. Matt. IV, 3, 4. — Ps., I, 2.
puis c’est assez ; mais le pain de la parole, tu en manges nuit et jour. L’écouter ou la lire, c’est manger; y penser, c’est la ruminer, afin d’être parmi les animaux purs, et non parmi les impurs 1. C’est là ce que vous dit la sagesse par la bouche de Salomon: « Un trésor désirable demeure dans la bouche de l’homme sage; mais l’homme insensé l’avale d’un trait 2». Or, avaler de manière à ne rien laisser voir de ce qu’on a avalé, c’est oublier ce que l’on a entendu. Mais l’homme qui ne l’oublie point, le rumine dans sa pensée, et trouve son plaisir à ruminer ainsi. De là cette parole : « Une sainte pensée te gardera 3.» Si donc en ruminant ce pain, tu as pour gardienne une sainte pensée, « tu n’as jamais vu le juste délaissé, ni sa race mendiant son pain ».
6. « Chaque jour il est pris de pitié et il prête 4». Le mot latin foeneratur peut se dire de celui qui prête et de celui qui reçoit en prêt. Il serait plus clair pour nous de dire: Il prête, fœnerat. Que nous importe ce qu’en diront les grammairiens? Il vaut mieux me mettre à votre portée avec un barbarisme, que d’être si disert, pour vous laisser dans le désert. Donc ce juste « est chaque jour pris de pitié, et il prête ». Mais que les prêteurs ne s’en réjouissent point. De même, en effet, qu’il y a pain et pain, nous trouvons aussi prêteur et prêteur ; afin que nous découvrions totalement le toit pour arriver à Jésus-Christ. Je ne veux point que vous soyez prêteurs; et si je ne le veux point, c’est que Dieu lui-même ne le veut point. Car si je le défends seul, et que Dieu le permette, agissez, prêtez; mais, si Dieu ne le veut point, j’aurai beau le vouloir, celui qui le ferait courrait à sa perte. Comment savoir que Dieu ne le veut point? Il est dit ailleurs: Le juste « n’a point donné son argent à usure 5 ». Et tous les prêteurs, ce me semble, comprennent combien l’usure est un crime détestable, odieux , exécrable. Et pourtant, moi qui vous parle, ou plutôt Dieu que nous adorons, et qui vous défend de prêter à usure, vous ordonne ailleurs de prêter à usure; il vous dit: Prêtez à Dieu avec usure. Tu as de l’espérance en prêtant à un homme, et tu n’en aurais pas en prêtant à Dieu? Si tu as prêté ton argent à usure, c’est-à-dire si tu l’as confié à un homme dont tu espères retirer
1. Lévit. I. — 2. Prov. XXI, 20. — 3. Id. II, 11. — 4. Ps. XXXVI, 26. — 5. Ps. XIV, 5.
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plus que tu n’as donné, non pas ton argent seulement, mais quelque chose de plus que tu n’as prêté, soit en froment, soit en vin, soit en huile, soit en toute autre denrée; si, dis-je, tu espères plus que tu n’as donné, tu es usurier, et en cela tu es plus blâmable que louable. Comment donc faire, me diras-tu, pour tirer un certain profit d’un prêt? Vois ce que fait le prêteur à usure. Il veut assurément donner moins et retirer plus; fais de même donne peu, et reçois plus. Vois les proportions larges que prendra ton usure. Donne les biens temporels et tu recevras ceux de l’éternité; donne la terre, tu recevras le ciel. Mais à qui la donner? me diras-tu peut-être. Voilà Dieu qui se présente, pour que tu la lui prêtes à usure, lui qui te défendait l’usure. Ecoute dans l’Ecriture comment tu prêteras au Seigneur: « Celui-là prête à usure au Seigneur», est-il dit, « qui a pitié du pauvre 1 ». Assurément Dieu n’a pas besoin de toi, mais un autre en a besoin. Ce que tu donnes à l’un, l’autre le reçoit pour lui. Car le pauvre n’a rien à te rendre; il le voudrait faire, mais il ne trouve rien; il ne lui reste que la bonne volonté de prier pour toi. Or, un pauvre qui prie pour toi, semble dire à Dieu: Seigneur, j’ai fait un emprunt, soyez ma caution. En ce cas, si le pauvre n’est pas solvable , tu auras dans Dieu une belle garantie. Voilà que Dieu te dit dans les Ecritures : Donne sans crainte, c’est moi qui suais caution. Que disent ordinairement les hommes qui garantissent? Quel est leur langage? C’est moi qui vous le rendrai, c’est moi qui reçois, c’est à moi que vous le donnez. Croyez-vous que Dieu vous dise aussi: C’est moi qui reçois, c’est à moi que tu donnes? Oui, assurément, si le Christ est Dieu, comme je n’en doute pas, lui qui a dit: « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Et comme on lui demandait : « Quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim? » afin de nous montrer qu’il est réellement caution pour les pauvres, qu’il répond pour tous ses membres, car il est le chef et eux sont les membres, et ce que reçoivent les membres, le chef le reçoit aussi: «Ce que vous avez fait au moindre de ceux qui m’appartiennent », répond-il, « c’est à moi que vous l’avez fait ». Courage donc, usurier avare, vois ce que tu as donné, vois ce que tu recevras. Si tu n’avais donné qu’une modique somme d’argent,
1. Prov. XIX, 17.
et que l’emprunteur te donnât pour cette modique somme une magnifique villa d’un prix bien supérieur à l’argent que tu as donné, quelles actions de grâces tu lui rendrais, quelle joie serait la tienne ! Ecoute quel domaine va te donner ton emprunteur: «Venez, bénis de mon Père, recevez », quoi? ce que vous avez donné? Oh! non. Vous avez donné des richesses terrestres, qui se seraient rouillées en terre, si vous ne les aviez prêtées. Qu’en eussiez-vous fait si vous ne les eussiez données? Ce qui devait périr dans la terre, se conserve dans le ciel. C’est donc ce dépôt conservé que nous devons recevoir. C’est votre mérite qui est conservé, et c’est ce mérite qui est votre trésor. Vois, en effet, ce qui va t’échoir: « Recevez le royaume qui vous été préparé dès l’origine du monde». Quelle parole, au contraire, entendront ceux qui n’ont rien voulu prêter? « Allez au feu éternel, préparé au diable et à ses anges». Et que faut-il entendre par ce royaume? Ecoutes ce qui suit: « Ceux-ci iront au feu éternel, et les justes dans la vie éternelle 1 ». Voilà ce qu’il faut ambitionner, ce qu’il faut acheter, ce qu’il faut acquérir par des usures. Celui qui vous tend la main sur la terre, c’est le Christ qui règne dans les cieux. Voilà comment prête le juste : « Tout le jour il est pris de pitié, et il prête à usure ».
7. « Et sa race sera en bénédiction 2 ». Ici rejetons toute pensée charnelle. Nous voyons
bien souvent mourir de faim les enfants du justes; comment donc « sa postérité sera-t-elle dans la bénédiction? » Cette race doit s’entendre de ses oeuvres, ce qu’il sème pour récolter ensuite. Car l’Apôtre a dit: « Ne nous lassons pas de faire le bien; car nous moissonnerons dans le temps, sans nous fatiguer. C’est pourquoi, pendant qu’il en est temps, faisons du bien à tous 3 ». Telle est votre postérité qui sera en bénédiction. Tu confies une semence à la terre, et tu la recueilles au centuple, et tu la perdrais en la confiant au Christ? Remarque bien le mot de semence expressément employé par l’Apôtre à propos des aumônes. Voici ses paroles : « Celui qui sème peu recueillera peu; et celui qui sème dans la bénédiction moissonnera dans les bénédictions4 ». Mais peut-être est-ce pour toi une peine de semer, et ton coeur est-il
1. Matt. XXV, 34-46. — 2. Ps. XXXVI, 26.— 3. Gal. VI, 9.— 4. II Cor. IX 6.
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ému à la vue des malheureux. Car nul doute qu’un jour nous ne soyons plus heureux de n’avoir plus personne à soulager. Quand tous seront devenus incorruptibles, il n’y aura plus ni affamé à qui tu puisses donner à manger, ni altéré à qui donner à boire, ni homme nu à revêtir, ni étranger à recevoir; nais ici-bas nous semons dans les larmes, dans les tentations, dans les douleurs, dans les gémissements. Vois ce que dit un autre psaume: « Ils allaient et pleuraient en répandant leur semence ». Vois aussi que « sa semence sera en bénédiction : — mais ils reviendront avec joie en portant leurs gerbes 1 ».
8. Vois donc ce qui suit et abjure la paresse: « Evite le mal et fais le bien 2 ». Garde-toi de croire qu’il te suffira de ne point enlever à un homme son vêtement. Ne pas le dépouiller, c’est s’abstenir du mal; mais ne le dessèche pas, ne deviens pas stérile. Sache tout à la fois, et ne pas dérober le vêtement, et revêtir celui qui est nu. C’est là éviter le mal pour faire le bien. Que m’en reviendra-t-il, diras-tu? Déjà celui à qui tu as prêté, t’a dit ce qui t’en reviendra; il te donnera la vie éternelle, prête-lui sans crainte. Ecoute encore ce qui suit: « Détourne-toi du mal et fais le bien; et tu habiteras les siècles des siècles ». Et ne va point croire que tes dons ne soient vus de personne, ou que Dieu t’abandonne quand, après une aumône faite à l’indigent, il te survient quelque dommage ou quelque perte à déplorer; ne dis pas : De quoi me sert d’avoir fait de bonnes oeuvres? Je crois que Dieu n’aime point ceux qui font le bien. — D’où vient, mes frères, ce bruit, ce murmure, si ce n’est que l’on entend souvent ce langage? Chacun le reconnaît à cet instant, ou dans sa propre bouche, ou dans bouche d’un voisin, ou dans celle d’un ami. Je supplie Dieu de le faire disparaître et d’arracher toutes les épines de son champ; qu’il y mette le bon grain et l’arbre fruitier. — Pourquoi donc, ô homme, après avoir fait aumône, t’affliger d’une perte que tu es-les? Ne vois-tu pas que tu perds ce que tu avais pas donné. Pourquoi ne pas jeter les feux sur le Dieu que tu sers? Où est donc ta loi? Pourquoi dort-elle ainsi? Réveille-la dans ton coeur. Ecoute ce que le Seigneur luienênie t’a dit, quand il t’exhortait à faire ces sortes de bonnes oeuvres : « Faites-vous des
1. Ps. CXXV, 6.— 2. Ps. XXXVI, 27.
bourses qui ne s’usent point, un trésor qui ne s’épuise jamais, dans ce ciel dont n’approche pas le voleur » . Rappelle-toi ces paroles quand une perte t’afflige. Pourquoi pleurer, ô insensé, ô homme au coeur étroit, sinon dépravé? Pourquoi as-tu perdu, sinon parce que tu n’as pas prêté? Pourquoi cette perte? qui te la fait essuyer? Le voleur, diras-tu. Ne t’avais-je donc point averti de ne rien mettre où le voleur peut venir? Si donc il s’afflige, celui qui essuie une perte, qu’il s’afflige de n’avoir point placé son argent où il n’aurait pu le perdre.
9. « Car le Seigneur aime la justice, et il n’abandonnera point ses saints 2 ». Quand les saints sont dans la peine , gardez-vous de croire que Dieu ne juge point les hommes, ou qu’il les juge sans équité. Celui qui t’avertit de juger avec justice, pourrait-il juger d’une manière perverse? « Il aime donc la justice et n’abandonne point ses saints». Mais il agit de manière que la vie des saints soit cachée en lui, et que tous ceux qui souffrent sur la terre soient comme des arbres que l’hiver a dépouillés de leurs fruits et de leur feuillage; mais, quand il apparaîtra comme un soleil nouveau, ils montreront par des fruits la vie qu’ils conservaient dans leur racine. « Il aime donc la justice et n’abandonnera point ses saints ». Mais ce saint souffre de la faim? Dieu ne l’abandonnera pas, « lui qui afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 3 ». Tu le méprises quand il est dans la peine, tu seras dans la stupeur à la vue de ses richesses. D’où lui vient sa peine? Des maux passagers. Quand sera-t-il dans les richesses? Quand il entendra: « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde 4 ». Ne recule donc point devant la peine, afin d’être parmi ceux qui méritent d’être admis. Dieu aime tellement la justice qu’il n’abandonne point les saints, bien qu’il les afflige pour un temps; et comme il afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants, il n’a pas épargné son Fils unique, bien qu’il ne trouvât en lui aucun péché. « Le Seigneur donc aime la justice, et il n’abandonne point ses saints ». Mais s’il ne les abandonne pas, leur donnera-t-il par hasard ce que tu désires ici-bas, des années
1. Luc, XII, 33. — 2. Ps. XXXVI, 28. — 3. Hébr. XII, 6. — 4. Matt. xxv, 34
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nombreuses, une vieillesse prolongée? Tu ne vois pas qu’en désirant la vieillesse, tu désires ce qui sera un sujet de plainte quand il arrivera. Ferme donc l’oreille à toute âme ou méchante, ou infirme, ou bornée, qui te dirait « Comment se peut-il que Dieu aime la justice et n’abandonnera point ses saints? » A la vérité, il n’a point abandonné les trois enfants qui le bénissaient dans la fournaise : le feu ne les toucha point 1; mais les Macchabées n’étaient-ils pas des saints, quand leur corps et non leur foi succomba dans les flammes 2 ? Il est vrai, diras-tu, que c’est là une grande difficulté, de voir que ces hommes demeurent fermes dans la foi et que Dieu les abandonne. Ecoute ce qui suit : « Ils seront conservés pour l’éternité ». Tu leur souhaitais quelques années; et, pour le Seigneur, les leur accorder, c’eût été, penses-tu, ne pas les abandonner. Il accordait une protection visible aux enfants dé la fournaise, aux Macchabées une protection invisible ; il confondait les infidèles en donnant aux premiers la vie du temps; il préparait à l’impiété des juges en couronnant les seconds d’une manière invisible; et il n’abandonnait ni les uns ni les autres, lui « qui n’abandonnera point ses saints». Et les trois enfants n’eussent obtenu qu’une mince faveur, s’ils n’eussent eu l’éternité pour expectative « Ils seront conservés pour l’éternité ».
10. « Quant aux injustes, ils seront châtiés, et la race des impies périras. » De même que la race du juste sera en bénédiction, « la race de l’impie périra ». Car sa race signifie ses oeuvres. Autrement, nous avons vu le fils de l’impie florissant dans le monde, parfois devenir juste et fleurir en Jésus-Christ. Cherche donc bien le sens, afin d’ouvrir le toit et de parvenir jusqu’au Seigneur 3. Le sens charnel serait une erreur pour toi. Mais ce que sème l’impie, ou les oeuvres des impies, périront et ne fructifieront point; car ils n’ont de la force que pour un temps; ils chercheront plus tard et ne trouveront rien de ce qu’ils auront fait. Car voici les plaintes de ceux qui auront perdu leurs oeuvres: « De quoi nous a servi notre orgueil et le vain étalage de nos richesses? Tout cela s’est dissipé comme l’ombre 4 ». Donc la race de l’impie périra.
11. « Quant aux justes, ils posséderont la terre en héritage 5 ». Encore une fois, loin
1. Dan. III, 50. — 2. II Macch. VII, 7. — 3. Luc, V, 19. — 4. Sag. V, 8. — 5. Ps. XXXVI, 29.
de toi l’avarice; qu’elle ne vienne point te promettre de vastes domaines et te faire espérer ce que tu as ordre de mépriser. Cette terre est celle des vivants, celle des saints. C’est pour cela qu’il est dit: « Vous êtes mon espérance, mon héritage sur la terre des vivants 1 ». Car si telle est ta vie, comprends alors la terre qui doit t’échoir. C’est la terre des vivants, tandis que celle-ci est la terre des mourants, et qui recevra morts ceux qu’elles nourris vivants. Donc, telle terre, telle vie; si la vie est éternelle, la terre aussi sera éternelle. Mais comment cette terre sera-t-elle éternelle? « Ils l’habiteront pendant les siècles des siècles ». Il y aura donc une autre terre que nous habiterons éternellement. Car il est dit de celle-ci que « le ciel et la terre passeront 2 »
12. « La bouche du juste méditera la sagesse 3 ». C’est là le pain dont nous avons parlé: voyez avec quelles délices notre juste s’en nourrit, comment, dans sa bouche, il savoure la sagesse. « Sa langue publiera la justice, La loi de son Dieu est dans son cœur 4 ». L’on ne peut croire qu’il a dans la bouche ce qu’il n’a pas dans le coeur, à le comparer à ceux dont il est dit : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais leurs coeurs sont loin de moi 5 . Sa langue publiera la justice parce que la loi de Dieu est dans son cœur. » Et quel est son avantage ? C’est que ses pieds « ne seront point pris au piége ». La parole de Dieu, dès qu’elle est dans notre coeur, nous préserve de tout piége; la parole de Dieu, si elle est dans notre coeur, nous détourne de la voie mauvaise; la parole de Dieu dans notre coeur nous éloigne de toute chute. Il est avec toi celui dont la parole ne s’éloigne point de ton coeur. Mais quel mal peut arriver à celui dont Dieu est le gardien? Tu commets un homme pour garder ta vigne, et tu oses sûreté contre les voleurs; et toutefois, un gardien peut s’endormir, il peut s’abattre et laisser passer le voleur: « Or, celui qui garde Israël ne dormira point, ne s’assoupira point 6 car la loi de Dieu est dans son coeur; et ses pieds ne seront point pris au piége » Qu’il vive donc en paix, qu’il soit en paix parmi les méchants, en paix parmi les impies. Quel mal peut faire au juste l’homme impie, l’homme d’iniquité?
1. Ps. CXLI, 6. — 2. Matt. XXXIV, 35.— 3. Ps. XXXVI, 30 — 4. Id. 31— 5. Isa. XXIX, 13.— 6. Ps. CXX, 4.
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Considère la suite : «Le pécheur épie le juste, il cherche à lui donner la mort 1». Il tient en effet ce langage consigné au livre de la Sagesse: « Nous sommes fatigués de le voir, car sa vie diffère de la vie des autres 2 » Il cherche donc à le faire mourir. Mais quoi? Le Seigneur qui le garde, qui habite avec lui, qui ne sort ni de sa bouche ni de son coeur, l’abandonnera-t-il? Où est donc ce que nous lisions plus haut: « Il n’abandonnera point ses saints 3? »
13. Donc « le pécheur épie le juste et cherche à lui donner la mort; mais le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les nains 4 ». Pourquoi donc a-t-il abandonné les martyrs aux mains des impies? Pourquoi ceux-ci en ont-ils fait ce qu’ils ont voulu? Ils ont frappé celui-ci du glaive, cloué cet autre à la croix, livré celui-là aux bêtes, condamné ceux-ci au feu, jeté ces autres dans les cachots, pour les faire mourir plus lentement. Il est certain toutefois que le Seigneur n’abandonnera point ses saints; « car le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les mains ». Pourquoi donc enfin a-t-il abandonné son Fils aux mains des Juifs? Ici , ouvre le toit 5, situ veux être guéri de toute paralysie intérieure; arrive jusqu’au Seigneur, écoute ce que l’Ecriture nous dit ailleurs, car elle prévoyait ce que les impies feraient souffrir su Sauveur; que dit-elle donc? « La terre est livrée aux mains de l’impie 6 ». Qu’est-ce à dire que la terre est livrée aux mains de l’impie ? La chair est entre les mains des persécuteurs. Car le Seigneur, dans cette occasion, n’a point abandonné son juste, et de cette chair captive il a tiré une âme indomptée. Le Seigneur abandonnerait le juste au pouvoir des méchants, s’il le laissait consentir à leurs desseins; et c’est pour éviter ce malheur que dans un autre psaume le Prophète faisait cette prière: « Ne me livrez point, Seigneur, à l’homme du péché, d’accord avec mes désirs 7 ». Il est à craindre que vous ne tombez de vos désirs dans les mains du pécheur, et que votre amour pour cette vie d’un jour ne vous jette sous sa puissance, et ne vous fasse perdre ainsi la vie éternelle. De quel désir encore ne veut-il point tomber entre les mains du pécheur? De celui dont un autre prophète a dit: « Je n’ai point désiré le jour
1. Ps. XXXVI, 32. — 2. Sag. II, 15.— 3. Ps. XXXVI, 28. — 4. Id. 33. — 5. Luc, V, 19. — 6. Job, IX, 24. — 7. Ps. CXXXIX, 9.
de l’homme, vous le savez 1 ». Car celui qui désire vivement le jour de l’homme, et qui n’a point l’espérance de la vie éternelle, ne peut que s’abandonner aux volontés d’un adversaire qui le menace de le tuer, et dès lors de lui faire perdre cette vie ou le jour de l’homme. Mais pour celui qui écoute cette parole du Seigneur : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme 2 », quand ce qui est terre serait livré entre les mains des impies, l’esprit s’en irait, la terre seule serait captive; et, l’âme demeurant libre, la terre ressusciterait. L’esprit est changé pour aller à Dieu, la terre sera changée pour aller au ciel. Rien ne périt de cette terre livrée pour un temps aux mains des pécheurs : « Les cheveux de votre tête sont comptés 3».Soyez donc en sûreté, si Dieu est en votre intérieur. En chasser le diable, c’est y admettre Dieu. « Le Seigneur n’abandonnera pas le juste aux mains du méchant, et ne le condamnera point quand il le jugera ». On lit dans quelques exemplaires : « Et quand Dieu le jugera, le jugement sera pour lui ». « Pour lui », signifie qu’il sera l’objet du jugement. C’est ainsi que nous pouvons dire à quelqu’un : Jugez-moi, pour : entendez ma cause. Lors donc que le Seigneur entendra la cause de son juste: « Car nous devons tous comparaître au tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû ses bonnes ou à ses mauvaises actions, pendant qu’il était revêtu de son corps 4»; quand donc arrivera le jugement du juste, Dieu ne le condamnera point, bien qu’en cette vie les hommes paraissent le condamner. Et si le proconsul prononça une sentence contre Cyprien, il y a une différence entre le tribunal de la terre et le tribunal du ciel : celui de la terre le condamna, celui du ciel lui décerna la couronne. « Il ne le condamnera point lorsqu’il passera au jugement».
14. Mais quand cela sera-t-il? Ne croyez point que ce soit maintenant; car maintenant c’est le temps de travailler, le temps de semer, le temps d’endurer le froid; mais semez en dépit des vents et de la pluie, ne soyez point paresseux; viendra l’été qui vous consolera, et alors vous vous réjouirez d’avoir semé. Que faire donc maintenant? « Attends le Seigneur ». Et en l’attendant, que faire?
1. Jérém. XVII, 16. — 2. Matt. X, 28. — 3. Id. 30. — 4. II Cor. V, 10.
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« Garde ses voies ». Et si je les garde, quelle sera ma récompense? « Il t’élèvera, afin que tu aies la terre en héritage 1 ». Quelle terre? Encore une fois, ne porte point ta pensée sur quelque villa ; c’est la terre dont il est dit « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde 2 ». Et qu’arrivera-t-il à ceux qui nous ont torturés, au milieu desquels nous gémissons, dont nous avons supporté les scandales, et dont les fureurs ont rendu vaines toutes les prières que nous faisions pour eux? Voici la suite : « Tu seras témoin de la perte des méchants » ; et tu la verras de tout près, car tu seras à la droite et eux à la gauche. C’est ce que l’on voit des yeux de la foi; or, ceux qui ne les ont point, s’affligent du bonheur des méchants, ils croient que leur propre justice est inutile, quand ils voient l’impie en honneur. Mais pour celui qui a l’oeil de la foi, quel est son langage ? « J’ai vu l’impie élevé, il dépassait en hauteur les cèdres du Liban 3 ». Le voilà donc élevé, il plane dans les hauteurs, et après? « Et j’ai passé, et il n’était déjà plus; et je l’ai cherché sans trouver même sa place 4». Pourquoi n’était-il plus, et sa place ne se trouvait-elle point? Parce que tu as passé. Mais si tu as encore des pensées charnelles, si un bonheur terrestre te paraît encore le vrai bonheur, tu n’as pas encore passé, tu es égal ou même inférieur à l’impie; marche donc et passe; et lorsque dans ta marche tu l’auras dépassé, regarde avec foi, et en voyant sa fin tu diras en toi-même : Ce n’est point là cet homme si enflé d’orgueil; tu croiras passer près d’une grosse fumée. Car c’est encore là ce qu’a dit plus haut notre psaume : « Ils s’évanouiront comme s’évanouit la fumée ». La fumée s’élance dans les airs, s’élève comme un épais tourbillon. Plus elle s’élève, plus elle se dilate. Mais quand tu seras passé, regarde en arrière; il n’y aura que de la fumée derrière toi, si Dieu est devant toi. Ne regarde point derrière avec des regrets, comme regarda la femme de Loth, qui demeura en chemin ; mais regarde avec mépris, et tu verras que le méchant n’est plus nulle part, et tu chercheras sa place. Quelle est sa place? Sa place consiste dans son pouvoir, dans ses richesses, dans le rang
1. Ps. XXXV, 34.— 2. Matt. XXV, 34.— 3. Ps. XXXVI, 35.— 4. Id. 36.— 5. Gen. XIX, 26.
qu’il occupe dans Je monde, qui lui assujettit le grand nombre, en sorte qu’il commande et qu’on lui obéit. Cette place donc n’existera plus, mais elle passera et tu pourras dire:
« J’ai passé et voilà qu’il n’était plus». Qu’est. ce à dire : j’ai passé? Je me suis avancé, je suis arrivé à la vie spirituelle, je suis entré dans le sanctuaire de Dieu, afin de contempler la fin du méchant 1 « Et voilà qu’il n’était plus; je l’ai cherché sans même trouver sa place ».
15 « Garde l’innocence ». Garde-la avec le même soin que tu gardais ton argent lorsque tu étais avare; comme tu gardais ta bourse de peur qu’elle ne devînt la proie du voleur; veille avec le même soin sur ton innocence, de peur que le démon ne te la ravisse; qu’elle te soit un patrimoine assuré, elle qui enrichit même les pauvres. « Garde ton innocence ». De quoi te servirait de gagner de l’or et de perdre l’innocence? « Garde l’innocence et considère la justice 2 ». Que tes yeux soient droits pour voir ce qui est droit, mais non mauvais pour voir les méchants, ni obliques de manière que Dieu lui-même te paraisse oblique ou injuste, favorisant l’impie et persécutant le fidèle. Ne vois-tu point combien ta vue est oblique? Corrige alors tu yeux « et regarde en droite ligne ». Quelle droite ligne? Ne considère pas les choses présentes. Et que verras-tu? « Qu’il reste quelque chose à l’homme de la paix ». Quel est ce « reste? » Qu’après ta mort tu rie seras point mort; voilà ce qui reste. Il y aura donc pose le juste quelque chose après cette vie; c’est-à-dire que sa semence sera en bénédiction. De là vient que le Seigneur a dit: « Celui qui croira en moi vivra quand même il serait mort 3 » ; car il reste quelque chose à l’homme de la paix.
16. « Quant aux méchants, ils périront, in idipsum », dit le latin. Qu’est-ce à dire, in idipsum? Ou bien, pour l’éternité, ou toi ensemble. « Ce qui reste de l’impie périra 4. Mais il reste quelque chose à l’homme pacifique; donc tous ceux qui ne sont point pacifiques sont impies. « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfant de Dieu ».
17. « Mais le salut des justes vient du Seigneur, il est leur soutien au jour de la
1. Gen. LXXII, 17. — 2. Id. XXXVI, 37. — 3. Jean, XI, 25. — 4. Ps. XXXVI, 38.— 5. Matt. V, 9.
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tribulation: Le Seigneur les aidera, les sauvera, les délivrera des mains des pécheurs 1». Que les justes tolèrent donc maintenant les pécheurs, que le bon grain tolère l’ivraie, que le froment tolère la paille; car viendra le temps de la séparation, et l’on tirera le bon grain de ce que le feu doit consumer; l’un sera mis dans les greniers célestes, l’autre jeté aux flammes éternelles; Dieu n’avait laissé le juste et l’injuste vivre ensemble qu’afin que l’un tendît des piéges, que l’autre fût éprouvé, et qu’ensuite le premier fût condamné, le second couronné.
18. Grâces à Dieu, mes frères; par la grâce du Christ nous avons acquitté notre dette, sais la charité me tient toujours en redevance; car elle est une, et l’acquitter tous les jours, c’est la devoir tous les jours. Nous avons beaucoup parlé contre les Donatistes, nous avons apporté beaucoup de faits, beaucoup d’actes en dehors des règles des Ecritures, parce qu’ils nous y ont forcé. Car s’ils me blâment de vous avoir fait ces lectures, j’accepte leur blâme, pourvu que vous soyez instruits. En ce cas, en effet, nous pouvons leur répondre : « J’ai fait une folie, et vous m’y avez contraint 2 ». Du reste, mes frères, conservez avant tout notre héritage, dont nous sommes assurés par le testament de notre Père, non par l’acte frivole d’un homme, mais bien par le testament de notre Père. Soyons en pleine sécurité; car celui qui a fait ce testament vit toujours. Lui qui a fait le testament à l’héritier, jugera lui-même de son testament. Chez les hommes, autre est le testateur et autre le juge; et pourtant, celui qui s’en tient au testament gagne sa cause auprès d’un autre qui est juge, non auprès d’un juge qui serait mort. Combien nous devons être certains de la victoire, quand c’est le testateur qui doit nous juger! Car si le Christ est mort pour un temps, il vit pour l’éternité 3.
19. Qu’ils disent donc de nous ce qui leur plaira, nous les aimerons même en dépit d’eux. Nous connaissons, mes frères, nous connaissons ce qu’ils savent dire; gardons-nous de nous en irriter contre eux, supportez-le patiemment avec nous. Ils voient qu’il ne leur reste aucune réplique, et ils se tournent contre nous-même, versant le blâme sur nous, disant bien des choses qu’ils savent,
1. Ps. XXXVI, 39, 40.— 2. II Cor. XII, 11. — 3. Rom. V, 9.
et bien des choses qu’ils ne savent pas. Ce qu’ils savent, c’est notre passé; car, dit l’Apôtre, « nous fûmes jadis insensés, incrédules, éloignés de toute bonne œuvre ». Contre toute sagesse et avec folie nous avons donné dans une erreur funeste, nous sommes loin de le nier; et moins nous nions notre passé, plus nous bénissons Dieu qui nous l’a pardonné. Pourquoi donc, ô hérétique, abandonner ta cause pour te prendre à un homme? Qui suis-je, moi? qui suis-je? Est-ce que je suis l’Eglise catholique? est-ce que je suis l’héritage du Christ répandu chez toutes les nations? Il me suffit d’être dans cette Eglise. Tu me reproches mes fautes passées, que fais-tu là de si bien? Je suis pour mes fautes plus sévère que tu ne peux l’être, et ce que tu blâmes, je l’ai condamné. Puisses-tu m’imiter un jour, afin que ton erreur soit aussi du passé! Mes fautes passées, on les connaît principalement dans cette ville. Ici, je l’avoue, j’ai vécu dans le désordre; et plus la grâce que Dieu m’a faite m’est un sujet de joie, plus mon passé, que dirai-je? me cause de douleur. Oui, ce serait de la douleur s’il durait encore. Mais que dirai-je? qu’il me réjouit? je ne puis le dire; plût à Dieu que je n’eusse jamais été de la sorte! Mais ce que j’étais, grâce au Christ, je ne le suis plus. Quant à ce qu’ils blâment du présent, ils ne le connaissent pas. Il y a sans doute en moi quelques défauts à blâmer, mais les connaître est une grande prétention de leur part. Je fais de grands efforts dans le secret de mes pensées, pour combattre les désirs mauvais; j’ai des luttes bien longues, presque incessantes contre les assauts de l’ennemi qui cherche ma perte. Je gémis devant Dieu, dans ma faiblesse; et il sait ce qu’enfante mon coeur, lui qui connaît ce que je dois produire. « Peu m’importe », dit l’Apôtre, « que je sois jugé par vous ou au tribunal d’un homme; mais je ne me juge point moi-même ». Je me connais mieux qu’eux, et Dieu mieux que moi. Je demande au Christ qu’ils n’aient rien à vous reprocher à cause de moi. Car ils disent : Quels sont ces gens? d’où viennent-ils? nous les avons vus dans le dérèglement; qui les a baptisés? S’ils nous connaissent bien, ils savent que nous avons autrefois passé la mer. Ils savent que nous avons vécu en pays étranger, et que nous en sommes revenu autre
1. Tit. III, 3.
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que nous n’étions parti. Ce n’est point ici que nous avons été baptisé; mais l’Eglise dans laquelle nous avons été baptisé 1, est célèbre dans l’univers entier. Il y a plusieurs de nos frères qui connaissent que nous avons reçu le baptême, parce qu’ils l’ont reçu avec nous. Il est aisé de savoir tout cela, pour peu que nos frères eu soient dans l’inquiétude. Mais serait-ce satisfaire les Donatistes que leur apporter le témoignage d’une Eglise avec laquelle ils ne communiquent pas? C’est avec raison qu’ils ignorent qu’au-delà des mers j’ai été baptisé dans le Christ, puisqu’au-delà des mers ils n’ont point de Christ. Celui-là seul possède le Christ au-delà des mers, qui est outre-mer en communion avec l’Eglise universelle. Comment un Donatiste pourrait-il savoir où j’ai été baptisé, lui dont la communion passe à peine la mer? Toutefois, mes frères, que leur dirai-je? Pensez de moi comme il vous plaira: si je suis bon, je suis froment dans l’Eglise du Christ; si je suis mauvais, je ne suis que paille dans l’Eglise du Christ, et néanmoins je ne sors pas de l’aire. Mais toi, emporté dehors par le vent de la tentation, qui es-tu? Le vent n’emporte pas le froment hors de l’aire; par le lieu où tu es, reconnais ce que tu vaux.
20. Mais, me diras-tu, qui es-tu donc pour tant parler contre nous? Qui que je sois, fais attention aux paroles, non à celui qui parle. Pourtant, diras-tu, le Seigneur a dit au pécheur: « Pourquoi ouvrir la bouche pour parler de mon alliance 2? » Que Dieu parle ainsi, je le sais, il y a une sorte de pécheurs auxquels Dieu le dit avec raison; mais à quelque pécheur qu’il tienne ce langage, s’il le fait, c’est qu’il ne sert de rien au pécheur de parler de la loi de Dieu. Mais cela ne peut-il être avantageux à ceux qui l’écoutent? Selon Jésus-Christ nous avons dans l’Eglise deux sortes de prédicateurs, des bons et des méchants. Que disent les bons en prêchant : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ 3? » Qu’est-il dit aux bons? : « Soyez l’exemple des fidèles 4 ». Voilà ce que nous tâchons d’être; ce que nous sommes, celui-là le sait qui entend nos gémissements. Toutefois il est dit à propos des méchants : « Les
1. Voy. liv. IX des Confes. ch. 6. — 2. Ps. CXLIX, 16. — 3. I Cor. IV, 10. — 4. I Tim. IV, 12.
scribes et les pharisiens sont assis sur la « chaire de Moïse; faites ce qu’ils vous disent et non ce qu’ils font 1».Tu le vois, dans la chaire de Moïse, à laquelle a succédé la chaire du Christ, on voit s’asseoir des bons et des méchants; mais en disant le bien, ils ne nuisent pas à l’auditeur. Pourquoi donc as-tu abandonné la chaire à cause du méchant qui s’y assied? Reviens à la paix, reviens à la concorde qui ne t’est point nuisible. Si mes paroles sont bonnes, mes oeuvres bonnes, imite-moi; si je ne fais pas le bien que je prêche, tu as le conseil du Seigneur ; fais ce que je dis, évite ce que je fais; mais ne te sépare point de la chaire catholique. Voilà qu’au nom du Christ nous allons partir, et ils vont parler beaucoup. Qui les arrêtera? Méprisez tout ce qui regarde notre personne. Ne leur dites que ceci : Mes frères, répondez à la question; l’évêque Augustin est dans l’Eglise catholique; il porte sa besace dont il rendra compte à Dieu; je l’ai vu parmi les bons ; s’il est mauvais, il le sait; s’il est bon, ce n’est pas même en lui que j’espère. J’ai appris avant tout, dans l’Eglise catholique, à ne pas mettre mon espoir dans un homme. Vous avez donc raison, vous autres , de reprendre les hommes, puisque c’est dans l’homme que repose votre espoir. Oui, quand ils accuseront notre vie, méprisez tout cela. Nous savons quelle placet nous avons dans vos coeurs, parce que nous savons quelle place vous occupez dans le nôtre. Ne prenez point contre eux notre parti. Quoi qu’ils vous disent de nous, passez vite, de peur que, en vous fatiguant à me défendre, vous n’abandonniez votre propre cause. Ils agissent avec adresse ; et, dans la crainte qu’on n’aborde la discussion de leur cause, ils s’efforcent de nous détourner ailleurs, afin
que, tout entiers à nous justifier, nous ne puissions rien dire pour les convaincre. Vous dites que je suis mauvais, et j’en dis bien plus de moi-même; laissez là ce sujet, traitons la question même, écoutez la cause de 1’Eglise et voyez où vous en êtes, Que la vérité vous parle de tous côtés, écoutez-la avec avidité; de peur que le pain ne vous manque à jamais, quand vous cherchez toujours à blâmer, à dédaigner, à calomnier le vase dans lequel on vous le présente.
1. Matt. XXIII, 2, 3.
393
DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVII.
HOMÉLIE AU PEUPLE, APRÈS L’ÉVANGILE DE LA CHANANÉENNE.L’AVEU
DU PÉCHÉ OU LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
Le Prophète gémit en se souvenant du repos, il craint le châtiment de Dieu, qui pourtant nous sert pour le salut. Il semble dire que les maux de cette vie doivent lui suffire; et alors il énumère ce qu’il endure. Sa chair est malade, les flèches de Dieu le transpercent. Il est dans le trouble à la vue de ses péchés, la paix n’est point dans ses os, il est courbé sous le poids de ses fautes, son âme est dans l’illusion, son cœur dans le trouble. Il souffre l’abandon, le faux témoignage, il chancèle et on l’insulte. Toutefois, s’il s’afflige, ce n’est pas du châtiment, mais du crime. Il pratique la justice et implore le secours de Dieu.
1. Cette femme de l’Evangile nous donne une réponse bien analogue à ces paroles que nous avons chantées : « Je publie mon iniquité, je prendrai soin de mon péché 1 », le Seigneur, envisageant les péchés de cette femme, l’appela chienne en disant : « Il ne convient pas de jeter aux chiens le pain des enfants 2». Mais elle, qui savait et publier son iniquité, et prendre soin de son péché, ne lui point ce que disait la vérité ; au contraire, elle avoua sa misère et obtint miséricorde en s’inquiétant de son péché. Car elle avait demandé la guérison de sa fille, et peut-être dans sa fille désignait-elle sa propre vie. Ecoutez donc le psaume que nous allons, autant que possible, exposer et expliquer tout entier. Que le Seigneur soit dans nos coeurs, afin que nous y trouvions des leçons salutaires, que nous les exposions telles que nous les aurons conçues, les trouvant facilement, les exposant d’une manière convenable.
2. « Psaume de David, pour le souvenir du sabbat 3 ». Tel est le titre du psaume. Nous touchons ce que l’Ecriture nous raconte à propos du saint prophète David, qui fut, selon la chair, un des ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ 4; et , dans toutes les bonnes oeuvres qu’elle nous a fait connaître, nous ne trouvons rien qui regarde le souvenir du sabbat. Qu’étant-il besoin qu’il se souvint du sabbat que les Juifs observaient avec soin; quelle mémoire fallait-il pour un jour qui revenait chaque semaine? Il fallait l’observer, mais il n’était pas nécessaire de s’en souvenir. On ne se souvient, en effet, que
1. Ps. XXXVII, 19 — 2. Matt. IV, 26. — 3. Ps. XXXVII, 1 — 4. Rom. I, 3
d’une chose qui n’est plus devant soi; ici, par exemple, vous vous souvenez de Carthage où vous êtes allés quelquefois; et aujourd’hui, vous vous souvenez d’hier, de l’an passé, de toute autre année antérieure, de quelque action que vous avez déjà faite, des lieux que vous avez visités, de quelque scène que vous avez vue. Que signifie, mes frères, ce souvenir du sabbat? Quelle âme s’en souvient de la sorte? Qu’est-ce que le sabbat? car David s’en souvient en gémissant. Vous avez entendu la lecture du psaume, et tout à l’heure, quand nous l’expliquerons, vous entendrez quelle douleur il y témoigne, quels gémissements lui échappent, quels pleurs, quelle tristesse profonde. Mais, bienheureux celui qui est triste de cette manière. C’est ainsi que, dans l’Evangile, le Seigneur appelle heureux quelques-uns de ceux qui pleurent 1. Comment peut être heureux l’homme qui pleure? Comment heureux, s’il est malheureux? Il serait malheureux, au contraire, s’il ne pleurait point. Tel est donc celui qui se souvient ici du sabbat, ce je ne sais quel homme qui pleure, et puissions-nous être ce je ne sais qui t C’est une âme qui s’afflige, qui gémit, qui pleure en se souvenant du sabbat. Or, sabbat signifie repos. Assurément, l’interlocuteur était dans je ne sais quelle agitation, puisqu’il gémissait au souvenir du repos.
3. Cet homme donc, redoutant un plus grand malheur que celui dont il était accablé déjà, raconte et offre à Dieu ses agitations. Car il dit clairement qu’il est dans la douleur, et il n’est besoin, pour le comprendre, ni d’interprète, ni de soupçon, ni de conjecture: ses
1. Matt. V, 5.
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paroles ne nous laissent aucun doute sur le mal dont il souffre, et il n’est nul besoin de le chercher, mais de comprendre ce qu’il dit. Et s’il ne craignait un malheur plus grand que celui dont il souffre, il ne commencerait pas ainsi : « Seigneur, ne me reprenez point dans votre indignation, ne me corrigez point dans votre colère 1 ». Il arrivera, en effet, que Dieu châtiera des pécheurs dans sa colère et les reprendra dans son indignation. Tous ceux qu’il reprendra ne seront peut-être pas corrigés; et néanmoins, plusieurs seront sauvés par le châtiment. Il y en aura, puisque être châtié, c’est « passer comme par le feu 2». D’autres, au contraire, seront repris sans néanmoins se corriger. Car ce sera bien les reprendre que de leur dire: « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soif, et vous ne m’avez point donné à boire 3 » ; et tout ce qui vient ensuite, pour reprocher la dureté de coeur et la stérilité aux méchants qui seront à sa gauche et auxquels il dira : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges 4 ». Cette âme donc, redoutant des maux bien plus grands que ceux dont elle gémit en cette vie, supplie le Seigneur et s’écrie: « Seigneur, ne me reprenez pas dans votre colère ». Que je ne sois point avec ceux auxquels vous direz: « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges.— Ne me corrigez pas dans votre colère »; mais plutôt, corrigez-moi dès cette vie, et rendez-moi telle que je n’aie pas besoin de passer par le feu de l’expiation, comme ceux qui doivent être sauvés, mais comme par le feu. Pourquoi, sinon parce qu’en cette vie ils élèvent sur le vrai fondement un édifice en bois, en foin, en paille? S’ils bâtissaient en or, en argent, en pierres précieuses, ils seraient en sûreté contre l’un et l’autre feu ; non seulement contre le feu éternel qui doit dévorer l’impie pendant l’éternité, mais contre le feu qui doit purifier ceux qui seront sauvés par le feu. Il est dit en effet « qu’ils seront sauvés, mais comme par le feu ». Or, parce qu’il est dit: « Il sera sauvé », on dédaigne ces flammes. Mais, bien qu’il serve à nous sauver, ce feu sera néanmoins plus horrible que toutes les douleurs qu’un homme peut endurer ici-bas. Et pourtant, vous savez quels maux endurent les méchants, quels maux ils peuvent
1. Ps. XXXVII, 2.— 2. I Cor. III, 15.— 3. Matt. XXV, 41.— 4. Id. 42.
endurer encore sur la terre ; mais ils n’ont rien enduré que les bons ne puissent endurer. Quels supplices les lois humaines ont-elles pu infliger au magicien, au voleur, à l’adultère, au scélérat, au sacrilège, que le martyr n’ait pas souffert en confessant Jésus-Christ? Les maux de cette vie sont donc bien plus supportables ; et toutefois, voyez avec quel empressement les hommes feront, pour les éviter, tout ce que vous leur commanderez. Combien gagneraient-ils plus à supporter ce que Dieu ordonne, pour éviter ces horribles tourments?
4. Mais pourquoi demander de n’être point repris avec indignation, ni corrigé avec colère? Comme si le prophète disait à Dieu: Puisque les maux que j’ai endurés sont grands et nombreux, qu’ils me suffisent, je vous eu supplie. Alors il se met à les énumérer, offrant à Dieu comme une satisfaction ce qu’il a souffert, afin de ne pas souffrir davantage. « Vos flèches me pénètrent de toutes parts, et votre main s’est appesantie sur moi 1 ».
5. « En face de votre colère, il n’y a rien de « sain en mon corps 2 ». Déjà il nous racontait ce qu’il souffrait en cette vie, et ces maux viennent de la colère de Dieu, puisqu’ils viennent de sa vengeance. De quelle vengeance? De celle qu’il a tirée d’Adam. Car le péché d’Adam ne demeura point impuni, et Dieu ne dit point en vain: « Tu mourras de mort 3 »; et nous n’avons rien à souffrir en cette vie qui ne nous vienne de cette mort que nous avons méritée par le péché. Car nous portons un corps mortel, et qui, sans le péché, ne serait point mortel, exposé aux tentations, plein de sollicitudes, en proie aux maladies corporelles, en proie à l’indigence, assujetti aux changements, qui languit même en santé, parce qu’il ne jouit jamais d’une santé complète. Pourquoi dire : « Il n’y a rien de sain dans ma chair », sinon parce que cette santé, ou ce que l’on appelle ainsi en cette vie, n’est point une santé pour ceux qui comprennent le vrai sabbat et s’en souviennent? Si tu es sans manger, la faim te presse bientôt. C’est comme une maladie naturelle; et ce qui était d’abord une peine vengeresse est devenu pour nous une seconde nature. Ce qui était un châtiment pour le premier homme est naturel pour nous. De là
1. Ps. XXXVII, 3.— 2.Id. 4.— 3. Gen. II, 17.
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vient cette parole de l’Apôtre : « Nous aussi, par nature, nous fûmes enfants de colère comme le reste des hommes : Enfants de «colère, par nature », c’est-à-dire soumis à la vengeance du péché. Mais pourquoi dire: «Nous fûmes? » c’est que par l’espérance nous ne le sommes plus, bien que nous le soyons en réalité. Pourtant il est mieux de dire ce que nous sommes en espérance, parce que notre espérance est certaine et qu’elle n’a rien d’incertain qui puisse nous inspirer le moindre doute. Ecoutez encore la gloire en espérance: « Nous gémissons en nous-mêmes », dit l’Apôtre, « attendant l’effet de l’adoption divine, la délivrance de notre chair 1». Quoi donc, Paul, n’avez-vous pas été racheté? Le prix de votre rançon n’est-il point payé? Un sang divin n’a-t-il pas été répandu et n’est-il pas la rançon de tous les hommes? Qui, sans doute, mais voyez ce qu’il ajoute : « Nous sommes sauvés par l’espérance; or, l’espérance que l’on voit n’est plus une espérance. Comment espérer ce que l’on voit? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par l’espérance 2». Qu’est-ce qu’il attend par la patience? Le salut. Le salut de quoi? De son corps ; car il a dit: « La délivrance de notre chair ». S’il attendait la santé de son corps, ce n’était donc point cette santé qu’il avait déjà. La faim tue un homme ainsi que la soif, si l’on n’y apporte remède. Le remède à la faim, c’est la nourriture; le remède contre la soif, c’est la boisson; le remède à la fatigue, c’est le sommeil. Retranchez ces remèdes, et voyez si ces maladies ne vous tuent pas. S’il y a donc en vous de quoi vous tuer, si vous ne mangez, une vous glorifiez pas de votre santé; mais plutôt attendez en gémissant la délivrance de votre se corps. Réjouissez-vous de votre rédemption, bien que vous ne soyez pas encore dans une sûreté réelle, mais seulement en espérance. Car si l’espérance ne vous fait gémir, vous n’arriverez point à la réalité. Cela donc n’est point la santé parfaite, dit le Prophète : « En face de votre colère il n’y a rien de sain en ma chair ». D’où viennent ces flèches dont il est transpercé? C’est une peine, un châtiment, et peut-être appelle-t-il des flèches ces le douleurs de l’âme et de l’esprit qu’il nous faut là endurer. Le saint homme Job a fait mention de ces flèches, et dans l’abîme de ses malheurs
1. Eph. II, 3.— 2. Rom. VIII, 23.— 3. Id. 24, 25.
il dit que les flèches du Seigneur l’ont traversé1. Il est cependant ordinaire d’entendre par flèches les paroles du Seigneur mais pourrait-il ainsi se plaindre d’en être percé? Les paroles de Dieu sont comme des flèches qui portent l’amour et non la douleur. Ou bien, serait-ce peut-être que l’amour et la douleur sont inséparables? Car il y a nécessairement douleur à aimer sans posséder. Il peut aimer sans souffrir, celui qui possède ce qu’il aime; mais, disons-nous, quand on aime et qu’on n’a point encore ce que l’on aime, on doit nécessairement gémir dans sa douleur. De là cette parole de l’Epouse des cantiques qui figurait l’Eglise du Christ : « L’amour m’a blessée 2 ». Elle dit que l’amour l’a blessée, parce qu’elle aimait sans posséder l’objet de son amour; elle souffrait de ne l’avoir point. Quiconque n’a point souffert de cette blessure ne saurait arriver à la véritable santé. Car celui qui en ressent la douleur doit-il donc y demeurer toujours? Nous pouvons alors entendre ainsi ces flèches qui transpercent le Prophète: Vos paroles ont blessé mon coeur, et ces paroles m’ont fait souvenir du repos. Ce souvenir du sabbat, que je ne possède-point encore, m’empêche de me réjouir et me fait comprendre qu’il n’y a rien de sain dans ma chair, que la santé qu’elle possède n’en mérite pas le nom quand je la compare à celle dont je jouirai dans le repos éternel, quand cette chair corruptible sera revêtue d’incorruptibilité, que cette chair mortelle sera revêtue d’immortalité3; en comparaison de cette santé, celle d’ici-bas, je le vois, n’est qu’une maladie.
6. « Il n’y a nulle paix dans mes ossements, à la vue de mes péchés 4 ». On se demande quel est celui qui parle ainsi; plusieurs pensent que c’est Jésus-Christ, à cause de quelques allusions à la passion, allusions auxquelles nous arriverons bientôt, pour montrer qu’elles prédisent la passion de Jésus-Christ. Mais, comment celui qui n’avait pas de péché 5 a-t-il pu dire: « La vue de mes péchés ne laisse aucune paix dans mes os ? » Pour comprendre ceci, nous sommes dans la nécessité de connaître le Christ tout entier, ou le chef et les membres. Souvent, en effet, quand Jésus-Christ parle, il le fait seulement comme chef, et ce chef est le Sauveur, né de la Vierge Marie 6 ;
1. Job, VI, 4. — 2. Cant. II, 5, V, 8. — 3. I Cor. XV, 53. — 4. Ps. XXXVII, 6. — 5. I Pierre, II, 22. — 6. Luc, II, 7.
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quelquefois au contraire il parle au nom de son corps qui est la sainte Eglise réunie dans l’univers entier. Nous autres, nous sommes aussi de son corps, si toutefois nous avons en lui une foi sincère, une espérance ferme, une ardente charité; nous sommes en son corps, nous en sommes les membres, et nous trouvons que c’est nous qui parlons ici, selon ce mot de saint Paul: « Parce que nous sommes les membres de son corps 1 », et que l’Apôtre a répété à plusieurs endroits. Dire en effet que ces paroles ne sont pas du Christ, c’est dire aussi que ces autres ne lui appartiennent point: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Car nous y lisons aussi: « Mon Dieu, pourquoi m’abandonner? Le rugissement de mes péchés éloigne de moi tout salut 2».Comme tu lis dans l’un : « La vue de mes péchés», tu lis dans l’autre: « Le rugissement de mes péchés ». Or, si le Christ est sans faute, sans péché, nous nous prenons à douter si les paroles de ce psaume lui appartiennent. Et pourtant, il serait dur et contrariant d’admettre que ce psaume ne regarde point le Christ, quand nous pouvons y lire la passion aussi clairement que dans l’Evangile. C’est là que nous lisons en effet: « Ils ont partagé mes vêtements et ont tiré ma robe au sort 2».Pourquoi donc le Seigneur, cloué à la croix, a-t-il récité de sa propre bouche le premier verset du psaume, et a-t-il dit: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Qu’a-t-il voulu nous faire comprendre, sinon que c’est lui qui parle dans tout le psaume, puisqu’il en a récité le commencement? Et quand il dit ensuite: « Les rugissements de mes péchés », il n’est pas douteux que ces paroles ne soient du Christ. Mais d’où viennent les péchés, sinon de son corps mystique qui est l’Eglise? Car ici le corps du Christ parle aussi bien que la tête. Comment parle-t-il comme parlerait un seul? « Parce qu’il est dit qu’ils seront deux dans une même chair. Ce sacrement est grand, observe l’Apôtre; je dis en Jésus-Christ et en l’Eglise ». C’est pourquoi, dans l’Evangile, répondant à un homme qui l’interrogeait sur le renvoi d’une épouse, il a dit.: « N’avez-vous point lu ce qui est écrit, « que Dieu, dès le commencement, fit un homme et une femme, et que l’homme quittera son père et sa mère pour à attacher à son épouse, et qu’ils seront deux dans une même
1. Eph. V, 30.— 2. Ps. XXI, 2.— 3. Id. 19.
chair? Ils ne sont donc plus deux, mais une seule chair 1», Si donc il a dit: «Ils ne sont plus deux, mais une seule chair »; comment s’étonner qu’une même chair n’ait plus qu’une même langue, une même parole, puisqu’il y a unité de chair, de chef et de corps? Ecoutons donc le Christ dans son unité, et néanmoins le chef comme chef, et le corps comme le corps. Il n’y a point division de personne, mais différence de dignité; c’est le chef qui sauve, le corps qui est sauvé. Que le chef montre donc de la miséricorde, et que le corps déplore sa misère. Le chef doit purifier, le corps confesser les péchés, et néanmoins il n’y a qu’une seule voix, quand l’Ecriture ne distingue point si c’est le corps ou la tête qui parle; mais nous, qui l’entendons, nous faisons ce discernement; et pour lui, il parle toujours comme parle un seul. Pourquoi ne parlerait. il pas «de ses péchés», celui qui a dit: « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soit et vous ne m’avez pas donné à boire; j’ai été étranger, et vous ne m’avez point recueilli; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité 2 ». Assurément le Seigneur n’a pas été en prison. Pourquoi ne parlerait-il pas ainsi, celui qui, à cette question: « Quand vous avons-nous vu ayant faim, ayant soif ou en prison, sans prendre soin de vous secourir 3? » a bien pu répondre au nom de ses membres, et dire: « Ce que vous n’avez pas fait au moindre des miens, vous ne me l’avez pas fait?» Pourquoi ne dirait-il pas: « A la vue de mes péchés », celui qui dit à Saul: « Pourquoi me persécuter 4 », lui qui dans le ciel ne rencontrait plus de persécuteurs? Dans ce cas, c’était la tête qui parlait pour le corps; et de même ici c’est encore la tête qui tient le langage du corps, car c’est le corps que vous entendez. Mais, soit que vous entendiez le langage du corps, n’en séparez point le chef; de même qu’en entendant les paroles du chef, n’en séparez pas le corps, car ils ne sont plus deux, mais bien une seule chair.
7. « Nulle partie de ma chair n’est saine à la vue de votre colère 5».Mais c’est peut-être
à tort que Dieu est irrité, ô Adam, ô genre humain ; c’est à tort que Dieu s’est irrité contre toi ! puisque déjà tu as reconnu ta faute, et que, constitué dans le corps du Christ, tu as vie
1. Matt. XIX, 4. — 2. Id. XV, 42, 43. — 3. Id. 44.— 4. Act. IX,4. — 5. Ps. XXXIV, 4.
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dit: « Nulle partie de ma chair n’est sauné à la vue de votre colère». Expose donc la justice de cette colère divine, afin de ne point paraître excuser ta faute, accuser Dieu lui-même. Poursuis et dis-nous d’où vient cette colère? « Nulle partie n’est saine dans ma chair à la vue de votre colère ; la paix n’est plus dans mes os 1». Dire que «la paix n’est pas dans ses os », c’est répéter cette pensée que « nulle partie de sa chair n’est saine ». Toutefois il n’a point répété : « A la vue de votre colère » ; mais il expose la cause de nette colère divine: « Nulle paix», dit-il, n’est «dans mes os en face de mes péchés ».
8. « Mes iniquités ont élevé ma tête, elles pèsent sur moi comme un lourd fardeau 2 », Voilà d’abord la cause, puis ensuite l’effet; il lit d’où son mal est venu. « Mes iniquités ont élevé ma tête ». Nul n’est orgueilleux, si ce n’est le coupable qui élève sa tête en haut. Il s’élève en haut celui qui se dresse contre Dieu. Vous avez entendu dans le livre de l’Ecclésiastique: « Le commencement de l’orgueil, c’est de se séparer de Dieu 3 ». A celui qui le premier ne voulut point obéir, l’iniquité fit lever la tête contre Dieu. Et parce que l’iniquité lui avait fait lever la tête, que fit le Seigneur? « L’iniquité pèse sur moi comme un lourd fardeau ». Elever la tête, c’est une marque de légèreté; il semble que celui qui lève la tête ne porte rien. Comme donc ce qui peut s’élever a de la légèreté, on lui donne un poids qui le rabaisse, son oeuvre descend sur sa tête et son iniquité pèsera sur son cœur 4. Elle « pèse sur moi comme un lourd fardeau».
9. « La pourriture et la corruption se sont mises dans mes plaies 5».Il n’a point la santé celui qui a des plaies, surtout quand il y a dans ces plaies corruption et puanteur. D’où vient la puanteur? de la corruption. Qui ne comprend cela d’après les actes de la vie humaine? Qu’un homme ait un bon odorat spirituel, il sentira l’odeur qui s’exhale des péchés. A cette odeur des péchés est opposée l’odeur dont saint Paul a dit: « Nous sommes la bonne odeur du Christ, devant Dieu, partout pour ceux qui se sauvent 6.». Mais d’où s’exhale cette odeur, sinon de l’espérance? D’où encore, sinon du souvenir du sabbat? D’une part, en effet, nous gémissons en cette vie; d’autre part nous espérons pour l’autre
1. Ps. XXXIV, 4. — 2. Id. 5. — 3. Eccli. X, 14. — 4. Ps. VII, 17. — 5. Ps. XXXVII, 6. — 6. II Cor. II, 15.
vie. Ce qui nous fait gémir, c’est l’odeur fétide; ce qui nous fait espérer, c’est la bonne odeur. Si donc nous n’étions pas attirés par cette odeur, nous n’aurions aucun souvenir du sabbat. Mais, parce que le Saint-Esprit nous la fait sentir au point de dire à notre époux: «Nous vous suivrons à l’odeur de vos parfums 1 », nous détournons notre odorat des puanteurs, et nous nous tournons vers lui pour respirer quelque peu. Mais si nous ne sentons aussi l’odeur de nos péchés, nous ne confesserons point, dans nos gémissements, que « la puanteur et la corruption sont dans nos plaies ». Pourquoi ? « A cause de ma folie ». De même que plus haut il a dit: « A la vue de mes péchés»; de même il dit maintenant: «A la vue de ma folie ».
10. « Je suis devenu misérable, j’ai été courbé pour toujours 2». Pourquoi a-t-il été courbé? parce qu’il s’était élevé. Humiliez-vous, Dieu vous redressera ; élevez-vous, il vous abaissera. Dieu ne manquera pas de poids pour vous courber; ce poids sera le fardeau de vos péchés, qu’il fera retomber sur votre tête, et vous en serez courbés. Mais qu’est-ce que être courbé? c’est ne pouvoir se relever. Telle était cette femme que le Seigneur trouva courbée depuis dix-huit ans; se relever lui était impossible 3. Tels sont encore ceux qui ont le coeur baissé jusqu’à terre. Puisque cette femme a trouvé le Seigneur qui l’a guérie, qu’elle entende cette parole: Les coeurs en haut. Elle gémit néanmoins de se sentir courbée. Il est courbé aussi celui qui dit: « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées 4». Qu’il gémisse dans ces maux, afin d’en être guéri; qu’il se souvienne du sabbat, afin d’arriver au véritable sabbat. Car cette fête des Juifs était une figure. Figure de quoi ? de ce que rappelle à son souvenir celui qui dit: « Je suis devenu misérable et courbé jusqu’à la fin ». Qu’est-ce à dire: «Jusqu’à la fin ? » jusqu’à la mort. « Tout le jour, je marchais dans ma douleur». « Tout le jour», sans interruption. Tout le jour, dit-il, pour dire toute sa vie. Mais, depuis quand a-t-il connu sa misère? depuis qu’il s’est souvenu du sabbat. Voulez-vous qu’il ne soit point contristé quand il se souvient de ce qu’il n’a pas? « Tout le jour donc je marchais dans ma douleur ».
1. Cant. I, 3,— 2. Ps. XXXVII, 7.— 3.Luc, XIII, 11.— 4. Sag. IX, 15.
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11. « Parce que mon âme est pleine d’illusions , et ma chair n’est point saine 1 ». L’homme dans son intégrité comprend l’âme et le corps. L’âme est remplie d’illusions, la chair n’est point saine; quel sujet de joie lui reste-t-il? N’est-il pas nécessairement dans la tristesse ?Tout le jour je marche dans la douleur. Soyons donc tristes jusqu’à ce que notre âme soit délivrée de ses illusions, et notre corps revêtu de santé. Car la santé dans la plénitude sera l’immortalité. Quelles illusions dans votre âme ! et, si j’entreprenais de les exposer, quand aurais-je fini? Quelle âme ne les endure point? Je dirai en un mot que notre âme est pleine d’illusions, et que ces illusions nous permettent souvent à peine de prier. Nous ne pouvons penser aux objets corporels qu’au moyen des images; et souvent il nous vient en foule de ces images que nous ne cherchons point, et nous voulons aller de l’une à l’autre, voltiger de celle-ci à celle-là: et souvent tu voudrais revenir à ta pensée première, chasser celle qui t’occupe, quand une nouvelle arrive; tu cherches à rappeler ce que tu oubliais, sans qu’il te revienne à l’esprit, et il te vient plutôt ce que tu ne voulais pas. Où était ce que tu avais oublié? Comment est-il revenu en ta mémoire, quand tu ne le cherchais point? quand tu le cherchais, tu n’as rencontré que mille objets que tu ne cherchais point. Je ne vous dis cela qu’en un mot, mes frères; c’est je ne sais quelle semence légère que je répands, afin qu’en la méditant en vous-mêmes, vous sachiez ce que l’on appelle pleurer les illusions de notre âme. Elle a donc été la proie de ces illusions, elle a perdu la vérité. De même que l’illusion est pour l’âme un supplice, ainsi la vérité est une joie. Mais comme nous gémissions sous le poids de ces futilités, la vérité nous est venue, nous a trouvés affublés d’illusions, et a pris notre chair, ou plutôt l’a prise de nous, c’est-à-dire du genre humain. Elle s’est montrée aux yeux de notre chair, afin de guérir par la foi ceux à qui elle devait enseigner la vérité, afin que l’oeil devenu sain pût voir cette vérité. Car le Christ est lui-même la vérité qu’il nous a promise, alors que sa chair était visible, afin de nous initier à la foi dont la vérité est la récompense. Car le Christ ne s’est point montré lui-même sur la terre, il n’a montré que sa chair.
1. Ps. XXXVII, 8.
S’il se fût en effet montré lui-même, les Juifs l’auraient vu et l’auraient connu ; mais s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 1. Peut-être les disciples le virent-ils quand ils dirent: « Montrez-nous le Père et cela nous suffit 2».Mais lui, pour leur montrer qu’ils ne l’avaient point vu encore, ajouta: « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez point encore? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père 3».Si donc ils voyaient le Christ, comment voulaient-ils voir son Père, puisque voir le Christ, c’était voir le Père? Donc ils ne voyaient point le Christ, puisqu’ils demandaient qu’on leur montrât le Père. Comprenez encore qu’ils ne l’avaient point vu; il leur en fit la promesse comme récompense, en disant: « Celui qui m’aime garde mes commandements; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l’aimerai 4 ». Et comme si quelqu’un lui eût demandé: Que lui donnerez-vous pour gage de votre amour? « Je me montrerai à lui », répond-il. Si donc il promet pour récompense à ceux qui l’aiment de se montrer à eux, il est clair qu’il nous promet de la vérité une vue telle que, après en avoir joui, nous ne disions plus: « Mon âme est en proie aux illusions ».
12. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès 5 ». Le souvenir de cette hauteur du sabbat lui fait comprendre son humiliation. Celui en effet qui ne peut comprendre l’éminence de ce repos, ne peut voir où il est maintenant. Aussi est-il écrit dans un autre psaume: «J’ai dit dans mon extase : Me voilà rejeté loin de vos 6». Dans le ravissement de son âme, il a vu en effet je ne sais quoi de sublime, et il n’était point tout entier où il contemplait cette vision; mais un éclair de la lumière éternelle, pour ainsi dire, lui a fait comprendre qu’il n’était point dans les régions qu’il voyait, et fait voir le lieu où il était; alors, comme affaibli et resserré par les misères de l’humanité, il s’est écrié : « J’ai dit dans mon extase: Me voilà repoussé loin de vos regards. Ce que j’ai vu dans mon extase m’a fait comprendre combien je suis éloigné de ce lieu où je ne suis point encore. C’est là qu’était déjà celui qui raconte qu’il fut élevé jusqu’au troisième ciel, et qu’il entendait là des paroles
1. I Cor, II, 8.— 2. Jean, XIV, 8.— 3. Id. 9.— 4. Id. 21.— 5. Ps. XXXVII, 9. — 6. Id. XXX, 23.
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ineffables que l’homme ne saurait redire. Mais il fut rappelé sur notre terre afin d’y gémir, d’y trouver la perfection dans sa faiblesse et d’être ensuite revêtu de force; encouragé toutefois tans l’exercice de son ministère par la vue de ces merveilles, il ajoute : « J’ai entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire 1 ». A quoi bon maintenant me demander, ou à tout autre, ce que homme ne saurait dire; s’il ne put le répéter lui qui avait bien pu l’entendre? Pleurons toutefois et gémissons en confessant notre misère : reconnaissons où nous sommes, rappelons-nous le sabbat et attendons avec patience ce que nous a promis celui qui nous a donné en lui-même un modèle de patience. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès ».
13. «Je rugissais dans les frémissements de mon coeur 2».Vous remarquez souvent que les serviteurs de Dieu pleurent et gémissent; vous en demandez la cause, et il n’apparaît au dehors que le gémissement de quelques serviteurs de Dieu, si toutefois il arrive aux oreilles de son voisin. Car il y a un gémissement secret que les hommes n’entendent pas; et toutefois, si le coeur est en proie à quelque pensée ou quelque violent désir, jusqu’à trahir par quelque cri extérieur la blessure de l’homme intérieur, on en demande la cause; et l’homme se dit en lui-même : Peut–être est-ce pour tel sujet qu’il gémit, peut-être lui a-t-on fait tel mal. Mais qui peut comprendre la raison de ses soupirs, sinon l’homme qui les entend ou qui les voit? si dit-il : « Je rugissais dans le gémissement de mon cœur »; parce que les hommes entendent les gémissements d’un autre homme, n’entendent souvent que les gémissements de la chair, et non le rugissement du coeur. Tel, que je ne connais point, a ravi à un autre son bien; celui-ci gémit, mais non dans son coeur; celui-là gémit, parce qu’il a perdu un fils, cet autre une épouse; tel, parce la grêle a ravagé sa vigne; tel, parce que son vin s’est aigri; tel, parce qu’on lui a volé un cheval; tel, parce qu’il a subi quelque perte; tel, parce qu’il craint un ennemi; tous ceux-là gémissent, mais dans le rugissement la chair. Quant au serviteur de Dieu, qui rugit en se souvenant du sabbat, lequel est règne de Dieu, et que ne posséderont ni le
1. I Cor, XI, 2-10.— 2. Ps. XXXVII, 9.
sang ni la chair 1, il peut dire: « Je rugissais dans les frémissements de mon cœur ».
14. Et comme Dieu connaît la cause de ses rugissements, il ajoute aussitôt : « Tous mes désirs sont devant vous 2 ». Non pas devant les hommes qui ne sauraient voir le coeur; mais c’est « sous vos yeux que sont mes désirs ». Que vos désirs soient donc devant lui; « et mon Père qui voit dans le secret vous le rendra 3 ». Car ton désir, c’est ta prière; et si ton désir est continuel, ta prière est continuelle. Aussi n’est-ce pas en vain que l’Apôtre a dit : « Priez sans relâche 4 ». Aurons-nous donc toujours les genoux en terre, le corps prosterné , les mains élevées, pour qu’il nous dise : « Priez sans cesse? » Si nous appelons cela prier, je ne crois pas que nous puissions le faire sans interruption. Mais il est dans l’âme une autre prière incessante, qui est le désir. Quoi que vous fassiez, vous ne cessez point de prier, si vous désirez le repos du ciel. Si donc tu ne veux pas interrompre ta prière, n’interromps pas ton désir. Un désir incessant est une voix continuelle. Te taire, ce serait ne plus aimer, Qui donc se sont tus? Ceux dont il est dit: « Et comme l’iniquité se multiplie, la charité se refroidit chez plusieurs 5 ». Le refroidissement de la charité, c’est le silence du coeur; la flamme de la charité au contraire est le cri du coeur. Si la charité demeure fervente, tu cries toujours; situ cries toujours, tu désires toujours; situ désires, tu te souviens du sabbat; et lu dois alors comprendre quel est le témoin de tes désirs. Maintenant, considère quel désir tu dois mettre sous les yeux de Dieu. Est-ce la mort d’un ennemi, dont le souhait paraît juste aux hommes? Car souvent nous demandons ce que nous ne devons pas. Voyons ce que les hommes croient souhaiter avec justice. Souvent ils demandent la mort d’un autre pour entrer dans son héritage. Que ceux-là toutefois qui demandent la mort d’un ennemi, écoutent ce que dit le Seigneur:
Priez pour vos ennemis6. Qu’ils n’osent donc point demander la mort d’un ennemi; qu’ils en demandent plutôt la conversion, et l’ennemi sera vraiment mort, puisque converti, il ne sera plus un ennemi. « Tous mes désirs sont devant vous ». Mais qu’arriverait-il si le désir était devant Dieu, et que les gémissements
1. I Cor, XV, 50. —2. Ps. XXXVII, 10. — 3.Matt. VI, 6. — 4. I Thess. V,17. — 5. Matt. XXIV, 12.— 6. Id. V, 44; Luc, VI, 27.
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n’y soient point ? Et comment pourrait-il en être ainsi, quand le gémissement est la voix du désir? Aussi est-il dit: « Et mon gémissement ne vous est point inconnu ». Il n’est point caché pour vous, quoiqu’il le soit pour beaucoup d’hommes. On voit quelquefois un humble serviteur de Dieu, qui lui dit: « Mon gémissement ne vous est pas inconnu », et quelquefois on voit rire ce même serviteur de Dieu; est-ce que le désir est mort dans son coeur? Si ce désir y est toujours, il y a donc aussi un gémissement. Bien qu’il n’arrive pas toujours à l’oreille des hommes, il ne cesse pas néanmoins d’être dans l’oreille de Dieu.
15. « Mon coeur s’est troublé 1 »; pourquoi s’est-il troublé? « Et ma force m’a trahi ». Souvent je ne sais quoi de soudain vient troubler le coeur : que la terre vienne à trembler, que le tonnerre gronde au ciel, qu’il se fasse un mouvement impétueux, un bruit insolite, que l’on rencontre un lion, alors on se trouble; que des voleurs soient en embuscade, le coeur se trouble, il craint, il est de toutes parts dans l’angoisse. Pourquoi? « Parce que ma force m’a trahi ». Si cette même force me soutenait, qu’aurais-je à craindre? Nulle nouvelle, nul frémissement, nul fracas, nulle chute, rien de ce qui est horrible ne pourrait nous effrayer. D’où vient alors ce trouble? « De ce que ma force m’a trahi ». Et d’où vient cette trahison de mes forces? De ce que « la lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Adam n’avait donc plus déjà cette lumière de ses yeux : car cette lumière, c’était Dieu; et après l’avoir offensé, Adam s’enfuit vers les ombrages et se cacha dans les arbres du paradis 2. Il redoutait la présence du Seigneur, et il cherchait l’ombre des grands arbres. Déjà dans ces arbres il n’avait plus cette lumière de ses yeux qui avait fait sa joie jusqu’alors. Si donc Adam fut coupable dès l’origine, nous le sommes par naissance; or, ces membres divers viennent se réunir au second ou nouvel Adam, car le nouvel Adam est rempli de l’esprit qui vivifie 3; et devenus membres de son corps, ils crient en faisant cet aveu: « La lumière de mes yeux n’est plus en moi »; et déjà, si l’homme est racheté par cet aveu, s’il est incorporé au Christ, la lumière de ses yeux n’est-elle donc point avec lui? Non, elle n’est plus en lui : il peut l’entrevoir encore,
1. Ps. XXXVII, 13 — 2. Gen III, 8 — 3. I Cor XV, 45
comme ceux qui se souviennent du sabbat, comme ceux qui regardent par l’espérance;
mais elle n’est point pour eux cette vision dont il est dit: « Je me montrerai à lui 1». Il y a bien
là quelque lumière, parce que nous sommes enfants de Dieu et que la foi nous y fait croire;
mais ce n’est pas encore cette lumière que nous verrons: « Ce que nous serons un jour ne paraît point encore : nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, et nous le verrons tel qu’il est 2». Car à présent la lumière de la foi est la lumière de l’espérance. « Tant que nous sommes dans ce corps, en effet, nous marchons en dehors du Seigneur : car nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir tu découvert 3». Et tant que nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons « par la patience 4 ». Ce sont là des paroles d’exilés, et non pas d’hommes établis dans la patrie. C’est donc avec raison, c’est avec vérité, et s’il n’use point de déguisement c’est avec sincérité qu’il fait cet aveu: «Lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Voilà ce que souffre l’homme dans son âme, en lui-même, avec lui-même; ce qu’il souffre de sa part, ce que nul ne lui fait endurer, si
ce n’est lui-même : telle est la peine qu’il s’est attirée, et que nous avons définie tout
à l’heure.
16. Mais est-ce là tout ce que l’homme endure? Au dedans de lui-même il souffre de ses propres misères, et à l’extérieur, il souffre de tout ce que lui font endurer ceux au milieu desquels il vit; il souffre donc ses maux particuliers, il est forcé de souffrir de la part des autres. Delà ces deux cris du Prophète : « Purifiez-moi de mes fautes cachées, et détournez de votre serviteur les fautes des autres 5 ». Déjà il a confessé les fautes qui lui sont propres et dont il voudrait être purifié : qu’il parle des péchés des autres dont il prie Dieu de l’éloigner. « Mes amis »; que dirai-je alors des ennemis? « Mes amis et mes proches se sont placés debout en face de moi »s. Comprenez bien cette expression: « Ils se sont élevés debout en face de mois, car ils se sont élevés contre moi, et sont tombés contre eux-mêmes. « Mes amis et mes proches se sont élevés et placés en face de moi ». Ecoutons ici la voix du chef, et voyons
1. Jean, XIV, 21.— 2. I Jean, III, 2.— 3. II Cor. V, 6,7 — 4. Rom. VIII, 25. — 5. Ps. XVIII, 13, 14. — 6. Ps. XXXVII, 12.
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paraître notre chef dans sa passion. Mais encore une fois, quand c’est la tête qui parle, n’en séparez point les membrés. Si le chef n’a point voulu séparer sa voix de celle du corps, le corps oserait-il bien se séparer des douleurs du chef ? Souffrez donc dans le Christ, puisque le Christ a pour ainsi dire péché dans votre faiblesse. Il parlait naguère de vos péchés, et il en parlait comme s’ils eussent été les siens. Il disait en effet: « A la vue de mes péchés », comme s’ils eussent été les siens. De même donc qu’il a voulu que nos péchés fussent les siens, parce que nous sommes ses membres, faisons de ses souffrances les nôtres, parce qu’il est notre chef. Ce n’est point pour que nous soyons traités autrement que ses amis sont devenus ses ennemis. Préparons-nous, au contraire, à prendre le même breuvage; ne rejetons point son calice, afin de mériter, par son humilité, de soupirer après sa grandeur. Telle fut, en effet, sa réponse à ceux qui voulaient partager sa grandeur, et qui n’envisageaient point son humilité quand il leur dit: « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même 1? » Donc les douleurs de notre Maître sont aussi nos douleurs; et quand chacun de nous aura servi Dieu fidèlement, gardé la bonne foi, payé ses dettes, accompli la justice envers les hommes, je voudrais bien voir s’il n’aura point à souffrir ce que Jésus-Christ nous dit de sa passion.
17. « Mes amis et mes proches se sont tenus tout près contre moi debout; d’autres proches se sont éloignés 2». Quels sont ces proches, dont les uns se sont rapprochés, dont les autres se sont éloignés? Les Juifs étaient proches pour le Sauveur, puisqu’ils lui étaient unis par le sang; ils s’en approchèrent et le crucifièrent. Les Apôtres étaient des proies; mais eux se tinrent dans l’éloignement, de peur de souffrir avec lui. On pourrait encore donner cette interprétation: « Mes amis», ou ceux qui ont feint de l’être. Car ils feignirent d’être ses amis, en disant: « Nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité 3 » ; alors qu’ils voulaient le nier au sujet du tribut à payer à César, et qu’il les confondit par leur propre langage, ils voulaient paraître ses amis. Mais il n’avait pas besoin alors qu’on rendît témoignage aucun homme 4, puisqu’il savait ce qui était dans l’homme; aussi répondit-il, en entendant
1. Matt, XX, 22.— 2. Ps. XXXVII, 13.— 3.Matt. XXII, 16.— 4. Jean, II, 25
ces paroles : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous 1? » Donc, « mes amis et mes proches sont venus près de moi, en face et debout; d’autres proches se sont éloignés ». Vous comprenez mon explication. J’ai appelé ses proches ceux qui s’approchèrent de lui et néanmoins s’en éloignèrent de cœur. Comment être plus près de corps que ceux qui élevèrent Jésus sur la croix? Comment s’en éloigner de coeur plus que ceux qui le blasphémaient? Isaïe a parlé de cet éloignement; voyez en effet ce qu’il dit de ceux qui sont proches et de ceux qui sont éloignés: « Ce peuple m’honore des lèvres » ; voilà un rapprochement corporel: « mais leur coeur est loin de moi 2 ». Ceux qui sont proches sont en même temps éloignés, proches des lèvres, éloignés de coeur. Toutefois, comme la crainte retint les Apôtres dans l’éloignement, on peut d’une manière plus nette et plus claire entendre des uns, qu’ils s’approchèrent, des autres, qu’ils s’éloignèrent: surtout que saint Pierre, qui l’avait suivi plus hardiment, en était encore loin, et qu’interrogé il se troubla et renia ce Maître avec lequel il avait juré de mourir 3. Mais afin que de son éloignement il vînt à se rapprocher, il entendit après la résurrection: « M’aimez-vous? » et il répondit: « Je vous aime 4 ». Et cette affirmation rapprochait celui que son reniement avait éloigné; ainsi une triple protestation d’amour effaça son triple renoncement. « Et mes proches se tenaient loin de moi ».
18. « Ils emploient la violence, ceux qui en veulent à mon âme 5». Il est facile de connaître ceux qui en veulent à son âme; car ils n’avaient point cette âme ceux qui ne faisaient point partie de son corps. Ceux qui cherchaient cette âme en étaient éloignés; et la cherchaient pour la tuer. Car on peut rechercher son âme pour un bon motif; puisque, dans un autre endroit, il nous fait ce reproche: « Il n’y a personne pour rechercher mon âme 6 ».Il se plaint donc aux uns de ce qu’ils né recherchent point son âme, et aux autres, de ce qu’ils la recherchent. Quel est celui qui recherché son âme dans une intention pure? Celui qui l’imite dans ses souffrances. Quels sont ceux qui la recherchaient dans une intention perverse? Ceux qui lui faisaient violence et qui le crucifiaient.
1. Matt. XXII, 18.— 2. Isa. XXIX, 13.— 3. Matt. XXVI, 70.— 4. Jean, XXI, 27.— 5. Ps. XXXVII, 13. — 6. Id. CXLI, 5.
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19. Voici la suite: « Ceux qui cherchaient le mal en moi ont parlé vainement ». Que signifie : « Ceux qui cherchaient le mal en moi? » Ils cherchaient beaucoup et ne trouvaient rien. Peut-être veut-il dire : Ils me cherchaient des crimes; car ils cherchèrent de quoi l’accuser, « sans rien trouver 1».Ils cherchaient le mal chez l’homme de bien, le crime chez l’innocent; et qu’eussent-ils trouvé chez celui qui n’avait aucune faute? Mais comme ils cherchaient des fautes chez l’homme qui n’en avait commis aucune, ils n’avaient plus de ressource qu’à feindre ce qu’ils ne trouvaient point. C’est pourquoi, « ceux qui cherchaient le mal en moi, tenaient le langage de la vanité », non de la vérité; « et tout le jour ils tramaient la fraude » ; c’est-à-dire, ils s’étudiaient sans cesse au mensonge. Vous connaissez tous les faux témoignages qu’ils ont apportés contre le Sauveur, même après sa résurrection. En effet, pour ces soldats du sépulcre, dont Isaïe avait dit: « Je mettrai les méchants près de son tombeau 2 » (c’étaient bien des méchants, puisqu’ils ne voulurent point déclarer la vérité, et qu’ils se laissèrent corrompre, pour semer le mensonge), voyez quelle fut l’ineptie de leur langage. On les interroge, et les voilà qui répondent: « Lorsque nous étions endormis, ses disciples sont venus et l’ont enlevé 3 ». Quelle vanité de langage ! S’ils dormaient, comment savaient-ils ce qui s’était passé?
20. « Pour moi », dit le Prophète, « je suis comme un sourd qui n’entend rien ». Car il ne répondait pas plus à ce qu’on lui objectait que s’il n’eût point entendu. « Non plus qu’un sourd, je n’entendais pas; et n’ouvrais ma bouche non plus qu’un muet ». Puis il répète sous une autre forme : «Je suis comme un homme qui n’entend point et qui n’a nulle réponse à la bouche 4 » ; comme s’il n’avait rien à leur dire, aucune réplique pour les confondre. Mais ne leur avait-il pas fait déjà beaucoup de reproches, tenu bien des discours, et dit : « Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites 5 », et autres choses semblables? Pourtant, dans la passion, il ne dit rien de tout cela, non qu’il n’eût rien à dire, mais il attendait que tout fût achevé, et que s’accomplît tout ce
1. Matt. XXVI , 59. — 2. Isa. LIII, 9. — 3. Matt. XXVIII, 13. — 4. Ps. XXXVII, 14, 15.— 5. Matt XXIII, 13.
qui était prédit à son sujet, lui dont il est écrit : « Comme une brebis devant celui qui la tond, il est sans voix et n’ouvre pas la bouche 1». Il devait donc se taire dans sa passion, celui qui ne se taira point au jugement. Il était venu pour être jugé, lui qui viendra plus tard pour juger; et pour juger avec une puissance d’autant plus grande qu’il s’est laissé juger avec plus d’humilité.
21. « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu 2 ». Comme si on lui demandait: Pourquoi n’avez-vous point ouvert la bouche? pourquoi n’avez-vous point dit : Epargnez-moi? Pourquoi sur la croix n’avez-vous point confondu les impies? Voilà qu’il poursuit en disant : « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu ». Il te montre ce qu’il faut faire quand viendra la tribulation, Tu cherche parfois à te justifier, et nul n’entend ta défense. Alors survient le trouble, comme ta cause était perdue, parce que nul ne vient te défendre ou te rendre témoignage. Mais garde l’innocence dans ton coeur, où nul ne peut opprimer la justice de ta cause. Si le faux témoignage a prévalu contre toi, ce n’est que devant les hommes; mais prévaudra-t-il devant Dieu, qui sera le juge de ta cause? Et au jugement de Dieu il n’y aura d’autre juge que ta conscience. Entre un juge qui est juste et la conscience, ne crains rien que ta cause : si tu n’as point une mauvaise causa, tu n’auras ni accusateur à craindre, ni faux témoin à repousser, ni témoin véridique à rechercher. Apporte seulement une bonne conscience, afin de pouvoir dire: « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu. »
22. « Je disais : Ne permettez plus que mes ennemis m’insultent, eux qui ont fait éditer leur insolence quand mes pieds étaient chancelants 3 ». Il revient à sa faiblesse corporelle, et ce chef a égard à ses pieds. La gloire du ciel ne lui fait point négliger ce qu’il a sur la terre , il nous regarde, il nous voit. Quelquefois, dans cette vie fragile, nos pieds sont ébranlés, ils tombent dans quelque faute; alors s’élèvent contre nous les langue perverses de nos ennemis. C’est en ce casque nous comprenons ce qu’ils méditaient duos leur silence. ils parlent avec aigreur et
1. Isa. LVIII, 7. — 2. Ps. XXXVII, 16. — 3. Id. XXXVII, 17.
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cruauté, ils se font une joie d’avoir trouvé ce qui devrait les affliger. « Et j’ai dit : Que mes ennemis ne m’insultent plus à l’avenir ». Voilà ce que j’ai dit; et néanmoins, pour que je nie corrigeasse sans doute, vous les avez, fait parler avec insolence contre moi, ô mon Dieu, « pendant que mes pieds chancelaient»; c’est-à-dire, ils se sont élevés, et ont mal parlé quand j’étais ébranlé. Ils auraient du avoir pitié du faible, sans l’insulter, selon cette parole de l’Apôtre : « Mes frères, si quelqu’un est tombé par surprise dans quelque crime, vous autres, qui êtes spirituels, relevez-de dans un esprit de douceur ». Et il en ajoute cette raison: « Chacun craignant d’être tenté à son tour 1».Tels n’étaient point ceux dont il est dit: « Quand mes pieds chancelaient, ils parlaient de moi avec arrogance»; mais ils ressemblaient à ceux dont il est dit ailleurs: « Ceux qui me persécutent, seront comblés de joie si je viens à faiblir 2 ».
23. « Je suis préparé au châtiment 3». Admirables paroles du Prophète , comme s’il lisait: Je suis né pour endurer les châtiments. Car il ne pouvait naître que d’Adam à qui la peine est due. Mais souvent en cette vie les méchants échappent à la peine, ou n’en souffrent que de légères, parce que leur conversion n’offre aucun espoir. Or, il est nécessaire qu’ils passent par le châtiment, ceux à qui Dieu prépare la vie éternelle; car elle est vraie, cette parole: « Mon fils, ne t’aigris point sous le fouet du Seigneur, ne te fatigue point quand il te châtie: car le Seigneur châtie celui qu’il aime, il corrige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 4 ». Que mes ennemis donc ne m’insultent plus, qu’ils ne se répandent point en outrages; et si on Père me châtie, « je suis préparé au châtiment » ; parce qu’il me prépare un héritage. Si tu veux échapper au fouet du Seigneur, l’héritage ne sera point pour toi. Tout fils
doit passer par le châtiment : et c’est tellement sans exception, que celui-là même qui s’avait point de péché 5, n’a pas été épargné 6. « Je suis donc préparé au châtiment ».
24. « Et ma douleur est toujours présente à mes yeux 7 ». Quelle douleur ? Peut-être celle du châtiment? Il est vrai, mes frères, et le dis en vérité, les hommes s’affligent des châtiments, et non de ce qui amène les châtiments.
1. Gal. VI,1. — 2. Ps. XII, 5. — 3. Id. XXXVII, 18. — 4. Prov. III, 11, 12.— 5. I Pier. II, 22.— 6. Rom. VIII, 32.— 7. Ps. XXXVII, 18.
Il n’en est pas ainsi de celui qui parle. Ecoutez, mes frères: qu’un homme, le premier venu, essuie une perte, il est plutôt prêt à dire : Je ne mérite point cette perte, qu’à considérer pourquoi elle lui arrive; il pleure une perte d’argent et non la perte de la justice. Si tu as péché, pleure ton trésor intérieur ; tu n’as rien peut-être en ta maison, et ton coeur est encore plus vide; mais si ton coeur est plein de Dieu qui est son bien, pourquoi ne pas dire: « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur ainsi il a été fait, que le nom du Seigneur soit béni 1?» D’où vient donc la plainte de l’interlocuteur? Du châtiment qu’il endurait? Point du tout. « Ma douleurs, dit-il, est toujours devant mes yeux ». Et comme si nous lui disions Quelle douleur? d’où vient-elle? « C’est », dit-il, « que je publierai mon iniquité, et je prendrai soin de mon péché 2 ». Voilà d’où vient sa douleur ; elle ne vient pas du châtiment; elle vient de la plaie et non du remède. Car le châtiment est comme un remède pour le péché. Ecoutez, mes frères : nous sommes chrétiens ; et néanmoins qu’un d’entre nous vienne à perdre son fils, il le pleure; que ce fils devienne pécheur, il ne le pleure pas. C’est en le voyant tomber dans le péché qu’il devrait pleurer et gémir ; c’est alors qu’il faudrait le refréner, lui donner une règle de conduite, le châtier. S’il l’a fait sans être écouté, c’est alors qu’il fallait pleurer ; car, vivre dans la luxure est une mort plus funeste que ce trépas qui met fin à la luxure; vivre ainsi, chez vous, c’était non-seulement la mort, mais la puanteur. Voilà les maux qu’il faut pleurer; les autres, il faut les supporter ; endurons ceux-ci, mais déplorons les premiers. Il faut les déplorer comme vous l’entendez faire au Prophète: « Voilà que j’annonce mon iniquité, je prendrai soin de mon péché ». Ne te crois pas en sûreté parce que tu as confessé ta faute, comme celui qui la confesse et qui est prêt à la commettre encore. Mais publie ton iniquité de telle sorte que tu penses avec soin à ton péché. Qu’est-ce à dire, prendre soin de son péché? Prendre soin de sa blessure. Si tu disais: J’aurai soin de ma blessure, que devrait-on comprendre, sinon : Je mettrai mes soins à me guérir ? Tel est le soin à prendre de son péché, c’est une application continuelle, un effort incessant, une diligence soutenue à
1. Job, I, 21. — 2. Ps. XXXVII, 19.
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tout faire pour guérir notre péché. Voilà que chaque jour tu pleures ton péché, mais peut-être que tes larmes coulent sans que la main agisse. Fais des aumônes, afin que tes péchés soient rachetés, que tes dons réjouissent l’indigent, afin que tu aies à te réjouir du don de Dieu. L’indigent a besoin, et tu as besoin; il a besoin de toi, et toi de Dieu. Tu méprises le pauvre qui a besoin de toi, et Dieu ne te méprise pas, toi qui as besoin de lui? Comble donc l’indigence du pauvre, afin que Dieu comble ton âme. C’est dire: « Je prendrai soin de mon péché », je ferai tout ce qu’il faut faire pour effacer mon péché, le guérir complètement. « Je prendrai soin de mon péché ».
25. « Quant à mes ennemis, ils vivent 1 ». Ils ont le bonheur, ils jouissent des félicités
du siècle où j’endure la fatigue, et je rugis dans les gémissements de mon coeur. Comment vivent les ennemis de celui qui disait d’eux tout à l’heure: « Qu’ils ont dit des paroles vaines? » Ecoute ce qui est dit dans un autre psaume : « Leurs fils sont comme de nouvelles plantations »; et plus haut: « Leur bouche porte le mensonge, leurs filles sont parées comme les autels d’un temple; leurs greniers sont pleins, ils regorgent de çà et de là; leurs boeufs sont gras, des brebis fécondes se multiplient dans leurs étables; on ne voit point leurs haies en ruine, on n’entend point de cris dans leurs places publiques ». Donc, mes ennemis vivent: telle
est la vie qu’ils mènent, la vie qu’ils chantent, la vie qu’ils aiment, la vie qu’ils possèdent
pour leur malheur. Qu’ajoute en effet le Prophète? « Ils ont appelé heureux le peuple qui a de tels biens ». Qu’en dis-tu, toi qui as soin de ton péché ? Quel est ton langage, ô toi qui accuses ton iniquité? « Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu. Mes ennemis vivent; ils prévalent sur moi; ils se multiplient ceux qui une haïssent injustement 2».Que veut dire: Ils me haïssent injustement? Ils haïssent celui qui leur veut du bien. Rendre le mal pour le mal, ce n’est pas être bon; ne pas rendre le bien pour le bien, c’est de l’ingratitude; mais rendre le
mal pour le bien, c’est là haïr injustement. Ainsi firent les Juifs : le Christ est venu chez
eux avec des biens, et pour ces biens ils lui ont rendu le mal. Craignons, mes frères,
1. Ps. XXXVII, 20. — 2. Id. CXLIII, 12-15.
une faute semblable : il est si facile d’y tomber. Mais quand nous disons: Tels furent les Juifs, que chacun de nous se garde bien de se croire excepté. Que l’un de vos frères vous réprime pour votre bien, vous tombez dans cette faute, si vous le haïssez. Et voyez comme elle est facile, comme elle est bientôt commise; évitez un si grand malheur, un péché si facile.
26. « Ceux qui me rendent le mal pour le bien, me déchirent parce que je poursuis la justice 1».C’est là le motif du bien pour le mal. Que signifie: « Je poursuis la justice ? » Je ne l’abandonne point. Ne prenons pas toujours la persécution en mauvaise part; poursuivre, signifie suivre parfaitement: « Parce que j’ai poursuivi la justice». Ecoute le langage de notre chef qui gémit dans sa passion: « Ils m’ont rejeté, moi le bien-aimé, comme un mort en abomination. Etait-ce peu d’être mort? pourquoi en abomination? Parce qu’il a été crucifié. Car cette mort sur la croix était une grande abomination pour ceux qui ne comprenaient pas que cette parole: « Maudit l’homme qui pend au bois 2», était une prophétie. Le Christ n’a point apporté la mort ici-bas, il l’y a trouvée comme le fruit maudit du premier homme 3; et, se revêtant de cette mort qui était la nôtre et qui nous venait du péché, il l’a suspendue au bois. Dès lors, afin que l’on ne crût pas, comme certains hérétiques 4 l’ont fait, que Notre-Seigneur Jésus-Christ n’avait qu’une chair apparente, et qu’il n’avait point subi la mort sur la croix, le prophète s’écrie: « Maudit tout homme qui pend au bois ». Il nous montre que le Fils de Dieu a souffert une véritable mort, celle qui était due à notre chair mortelle: il craint que, s’il n’est maudit, tu ne le croies pas mort. Comme donc cette mort n’était feinte, mais descendait par la filiation de cet Adam maudit d’après cet arrêt de Dieu: Tu mourras de mort 5; et, comme Jésus devait subir un véritable trépas, afin qu’il donnât ainsi une vie véritable, voilà qu’il est lui-même atteint par la malédiction de la mort, pour nous mériter la bénédiction de la vie. « Ils m’ont rejeté , moi le bien-aimé comme un mort en abominations. »
27. « Ne m’abandonnez pas, Seigneur Dieu, ne vous éloignez pas de moi 6 ».
1. Ps. XXXVII, 21. — 2. Deut. XXX, 23. — 3. Gal, III, 10. — 4. Manichéens. — 5. Gen. II, 17.— 6. Ps. XXXVII, 22.
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Disons ces paroles en lui-même, disons-les par lui; car il intercède pour nous 1; disons : « Ne m’abandonnez pas, Seigneur mon Dieu». Il avait dit pourtant : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 2? » Et voilà qu’il dit : « O Dieu, ne vous éloignez pas de moi ». Si Dieu ne s’est point retiré du corps, s’est-il donc retiré du chef ? De qui est donc cette prière, sinon du premier homme? Or, pour nous montrer qu’il a tiré d’Adam une véritable chair, il s’écrie : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Car Dieu ne l’avait point délaissé. S’il ne t’abandonne point pourvu que tu croies en lui, ce seul Dieu Père, Fils et Saint-Esprit pourrait-il abandonner le Christ? Mais alors, il avait personnifié en lui-même le premier homme. Nous savons, d’après l’Apôtre, « que notre vieil homme a été cloué à la croix avec lui 3»; et nous n’aurions pu nous dépouiller de cette vétusté, si le Christ n’eût été crucifié en sa faiblesse. Car il est venu sur la terre pour nous renouveler en lui; et le désir de le posséder, l’imitation de ses douleurs nous font entrer dans ce renouvellement. Donc, la voix de son infirmité était notre voix disait : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » De là encore cette autre parole : « Le rugissement de mes péchés 4 ». Comme s’il disait : C’est au nom du pécheur que je vous tiens ce langage: « Seigneur, ne vous éloignez pas de moi ».
28. « Seigneur, Dieu de mon salut, soyez attentif à me secourir 5 ». Ce salut, mes frères, est celui dont se sont enquis les prophètes, au dire de saint Pierre, et que n’ont point reçu
1. Rom. VIII, 34. — 2. Matt. XXVII, 46 ; Ps. XXI, 2. — 3. Rom. VI. — 4. Ps. XXI, 2. — 5. Id. XXXVII, 23.
ceux qui le recherchaient; mais ils l’ont recherché et l’ont annoncé, et nous sommes venus, nous qui avons trouvé ce qu’ils désiraient de pénétrer. Et voilà que nous-mêmes ne l’avons pas reçu encore; d’autres viendront après nous et le trouveront de même sans le recevoir; puis ils passeront, afin que tous, à la fin du jour, nous recevions le denier du salut avec les patriarches, les prophètes et les apôtres. Vous connaissez ces mercenaires ou ces ouvriers que le père de famille envoya dans sa vigne à des heures différentes, et qui reçurent néanmoins une même récompense1. Ainsi les Prophètes et les Apôtres, et les martyrs et nous, et ceux qui viendront après nous jusqu’à la consommation des siècles, nous recevrons alors le salut éternel, afin que, contemplant la gloire de Dieu, et le voyant face à face, nous le bénissions dans l’éternité sans défaillance, sans la peine cuisante de l’iniquité, sans aucune altération du péché; nous bénirons Dieu sans soupirer davantage, nous attachant à celui après lequel nous avons soupiré jusqu’à la fin, et dont l’espérance faisait notre joie. Nous serons alors dans la cité bienheureuse où Dieu sera notre bien, Dieu sera notre lumière, Dieu sera notre nourriture, Dieu sera notre vie. Tout ce qui est notre bien, pendant que nous travaillons dans notre exil, nous le trouverons en Dieu. En lui sera ce repos dont nous ne pouvons nous souvenir qu’avec douleur. Car il nous rappelle ce sabbat dont le souvenir a inspiré tant de paroles, dont nous devons tant parler encore, que notre coeur, sinon notre bouche, doit chanter toujours; car le silence de la bouche n’étouffe point les cris du coeur.
1. Matt. XX, 9.
393
DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVII.
HOMÉLIE AU PEUPLE, APRÈS L’ÉVANGILE DE LA CHANANÉENNE.L’AVEU
DU PÉCHÉ OU LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
Le Prophète gémit en se souvenant du repos, il craint le châtiment de Dieu, qui pourtant nous sert pour le salut. Il semble dire que les maux de cette vie doivent lui suffire; et alors il énumère ce qu’il endure. Sa chair est malade, les flèches de Dieu le transpercent. Il est dans le trouble à la vue de ses péchés, la paix n’est point dans ses os, il est courbé sous le poids de ses fautes, son âme est dans l’illusion, son cœur dans le trouble. Il souffre l’abandon, le faux témoignage, il chancèle et on l’insulte. Toutefois, s’il s’afflige, ce n’est pas du châtiment, mais du crime. Il pratique la justice et implore le secours de Dieu.
1. Cette femme de l’Evangile nous donne une réponse bien analogue à ces paroles que nous avons chantées : « Je publie mon iniquité, je prendrai soin de mon péché 1 », le Seigneur, envisageant les péchés de cette femme, l’appela chienne en disant : « Il ne convient pas de jeter aux chiens le pain des enfants 2». Mais elle, qui savait et publier son iniquité, et prendre soin de son péché, ne lui point ce que disait la vérité ; au contraire, elle avoua sa misère et obtint miséricorde en s’inquiétant de son péché. Car elle avait demandé la guérison de sa fille, et peut-être dans sa fille désignait-elle sa propre vie. Ecoutez donc le psaume que nous allons, autant que possible, exposer et expliquer tout entier. Que le Seigneur soit dans nos coeurs, afin que nous y trouvions des leçons salutaires, que nous les exposions telles que nous les aurons conçues, les trouvant facilement, les exposant d’une manière convenable.
2. « Psaume de David, pour le souvenir du sabbat 3 ». Tel est le titre du psaume. Nous touchons ce que l’Ecriture nous raconte à propos du saint prophète David, qui fut, selon la chair, un des ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ 4; et , dans toutes les bonnes oeuvres qu’elle nous a fait connaître, nous ne trouvons rien qui regarde le souvenir du sabbat. Qu’étant-il besoin qu’il se souvint du sabbat que les Juifs observaient avec soin; quelle mémoire fallait-il pour un jour qui revenait chaque semaine? Il fallait l’observer, mais il n’était pas nécessaire de s’en souvenir. On ne se souvient, en effet, que
1. Ps. XXXVII, 19 — 2. Matt. IV, 26. — 3. Ps. XXXVII, 1 — 4. Rom. I, 3
d’une chose qui n’est plus devant soi; ici, par exemple, vous vous souvenez de Carthage où vous êtes allés quelquefois; et aujourd’hui, vous vous souvenez d’hier, de l’an passé, de toute autre année antérieure, de quelque action que vous avez déjà faite, des lieux que vous avez visités, de quelque scène que vous avez vue. Que signifie, mes frères, ce souvenir du sabbat? Quelle âme s’en souvient de la sorte? Qu’est-ce que le sabbat? car David s’en souvient en gémissant. Vous avez entendu la lecture du psaume, et tout à l’heure, quand nous l’expliquerons, vous entendrez quelle douleur il y témoigne, quels gémissements lui échappent, quels pleurs, quelle tristesse profonde. Mais, bienheureux celui qui est triste de cette manière. C’est ainsi que, dans l’Evangile, le Seigneur appelle heureux quelques-uns de ceux qui pleurent 1. Comment peut être heureux l’homme qui pleure? Comment heureux, s’il est malheureux? Il serait malheureux, au contraire, s’il ne pleurait point. Tel est donc celui qui se souvient ici du sabbat, ce je ne sais quel homme qui pleure, et puissions-nous être ce je ne sais qui t C’est une âme qui s’afflige, qui gémit, qui pleure en se souvenant du sabbat. Or, sabbat signifie repos. Assurément, l’interlocuteur était dans je ne sais quelle agitation, puisqu’il gémissait au souvenir du repos.
3. Cet homme donc, redoutant un plus grand malheur que celui dont il était accablé déjà, raconte et offre à Dieu ses agitations. Car il dit clairement qu’il est dans la douleur, et il n’est besoin, pour le comprendre, ni d’interprète, ni de soupçon, ni de conjecture: ses
1. Matt. V, 5.
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paroles ne nous laissent aucun doute sur le mal dont il souffre, et il n’est nul besoin de le chercher, mais de comprendre ce qu’il dit. Et s’il ne craignait un malheur plus grand que celui dont il souffre, il ne commencerait pas ainsi : « Seigneur, ne me reprenez point dans votre indignation, ne me corrigez point dans votre colère 1 ». Il arrivera, en effet, que Dieu châtiera des pécheurs dans sa colère et les reprendra dans son indignation. Tous ceux qu’il reprendra ne seront peut-être pas corrigés; et néanmoins, plusieurs seront sauvés par le châtiment. Il y en aura, puisque être châtié, c’est « passer comme par le feu 2». D’autres, au contraire, seront repris sans néanmoins se corriger. Car ce sera bien les reprendre que de leur dire: « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soif, et vous ne m’avez point donné à boire 3 » ; et tout ce qui vient ensuite, pour reprocher la dureté de coeur et la stérilité aux méchants qui seront à sa gauche et auxquels il dira : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges 4 ». Cette âme donc, redoutant des maux bien plus grands que ceux dont elle gémit en cette vie, supplie le Seigneur et s’écrie: « Seigneur, ne me reprenez pas dans votre colère ». Que je ne sois point avec ceux auxquels vous direz: « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges.— Ne me corrigez pas dans votre colère »; mais plutôt, corrigez-moi dès cette vie, et rendez-moi telle que je n’aie pas besoin de passer par le feu de l’expiation, comme ceux qui doivent être sauvés, mais comme par le feu. Pourquoi, sinon parce qu’en cette vie ils élèvent sur le vrai fondement un édifice en bois, en foin, en paille? S’ils bâtissaient en or, en argent, en pierres précieuses, ils seraient en sûreté contre l’un et l’autre feu ; non seulement contre le feu éternel qui doit dévorer l’impie pendant l’éternité, mais contre le feu qui doit purifier ceux qui seront sauvés par le feu. Il est dit en effet « qu’ils seront sauvés, mais comme par le feu ». Or, parce qu’il est dit: « Il sera sauvé », on dédaigne ces flammes. Mais, bien qu’il serve à nous sauver, ce feu sera néanmoins plus horrible que toutes les douleurs qu’un homme peut endurer ici-bas. Et pourtant, vous savez quels maux endurent les méchants, quels maux ils peuvent
1. Ps. XXXVII, 2.— 2. I Cor. III, 15.— 3. Matt. XXV, 41.— 4. Id. 42.
endurer encore sur la terre ; mais ils n’ont rien enduré que les bons ne puissent endurer. Quels supplices les lois humaines ont-elles pu infliger au magicien, au voleur, à l’adultère, au scélérat, au sacrilège, que le martyr n’ait pas souffert en confessant Jésus-Christ? Les maux de cette vie sont donc bien plus supportables ; et toutefois, voyez avec quel empressement les hommes feront, pour les éviter, tout ce que vous leur commanderez. Combien gagneraient-ils plus à supporter ce que Dieu ordonne, pour éviter ces horribles tourments?
4. Mais pourquoi demander de n’être point repris avec indignation, ni corrigé avec colère? Comme si le prophète disait à Dieu: Puisque les maux que j’ai endurés sont grands et nombreux, qu’ils me suffisent, je vous eu supplie. Alors il se met à les énumérer, offrant à Dieu comme une satisfaction ce qu’il a souffert, afin de ne pas souffrir davantage. « Vos flèches me pénètrent de toutes parts, et votre main s’est appesantie sur moi 1 ».
5. « En face de votre colère, il n’y a rien de « sain en mon corps 2 ». Déjà il nous racontait ce qu’il souffrait en cette vie, et ces maux viennent de la colère de Dieu, puisqu’ils viennent de sa vengeance. De quelle vengeance? De celle qu’il a tirée d’Adam. Car le péché d’Adam ne demeura point impuni, et Dieu ne dit point en vain: « Tu mourras de mort 3 »; et nous n’avons rien à souffrir en cette vie qui ne nous vienne de cette mort que nous avons méritée par le péché. Car nous portons un corps mortel, et qui, sans le péché, ne serait point mortel, exposé aux tentations, plein de sollicitudes, en proie aux maladies corporelles, en proie à l’indigence, assujetti aux changements, qui languit même en santé, parce qu’il ne jouit jamais d’une santé complète. Pourquoi dire : « Il n’y a rien de sain dans ma chair », sinon parce que cette santé, ou ce que l’on appelle ainsi en cette vie, n’est point une santé pour ceux qui comprennent le vrai sabbat et s’en souviennent? Si tu es sans manger, la faim te presse bientôt. C’est comme une maladie naturelle; et ce qui était d’abord une peine vengeresse est devenu pour nous une seconde nature. Ce qui était un châtiment pour le premier homme est naturel pour nous. De là
1. Ps. XXXVII, 3.— 2.Id. 4.— 3. Gen. II, 17.
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vient cette parole de l’Apôtre : « Nous aussi, par nature, nous fûmes enfants de colère comme le reste des hommes : Enfants de «colère, par nature », c’est-à-dire soumis à la vengeance du péché. Mais pourquoi dire: «Nous fûmes? » c’est que par l’espérance nous ne le sommes plus, bien que nous le soyons en réalité. Pourtant il est mieux de dire ce que nous sommes en espérance, parce que notre espérance est certaine et qu’elle n’a rien d’incertain qui puisse nous inspirer le moindre doute. Ecoutez encore la gloire en espérance: « Nous gémissons en nous-mêmes », dit l’Apôtre, « attendant l’effet de l’adoption divine, la délivrance de notre chair 1». Quoi donc, Paul, n’avez-vous pas été racheté? Le prix de votre rançon n’est-il point payé? Un sang divin n’a-t-il pas été répandu et n’est-il pas la rançon de tous les hommes? Qui, sans doute, mais voyez ce qu’il ajoute : « Nous sommes sauvés par l’espérance; or, l’espérance que l’on voit n’est plus une espérance. Comment espérer ce que l’on voit? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par l’espérance 2». Qu’est-ce qu’il attend par la patience? Le salut. Le salut de quoi? De son corps ; car il a dit: « La délivrance de notre chair ». S’il attendait la santé de son corps, ce n’était donc point cette santé qu’il avait déjà. La faim tue un homme ainsi que la soif, si l’on n’y apporte remède. Le remède à la faim, c’est la nourriture; le remède contre la soif, c’est la boisson; le remède à la fatigue, c’est le sommeil. Retranchez ces remèdes, et voyez si ces maladies ne vous tuent pas. S’il y a donc en vous de quoi vous tuer, si vous ne mangez, une vous glorifiez pas de votre santé; mais plutôt attendez en gémissant la délivrance de votre se corps. Réjouissez-vous de votre rédemption, bien que vous ne soyez pas encore dans une sûreté réelle, mais seulement en espérance. Car si l’espérance ne vous fait gémir, vous n’arriverez point à la réalité. Cela donc n’est point la santé parfaite, dit le Prophète : « En face de votre colère il n’y a rien de sain en ma chair ». D’où viennent ces flèches dont il est transpercé? C’est une peine, un châtiment, et peut-être appelle-t-il des flèches ces le douleurs de l’âme et de l’esprit qu’il nous faut là endurer. Le saint homme Job a fait mention de ces flèches, et dans l’abîme de ses malheurs
1. Eph. II, 3.— 2. Rom. VIII, 23.— 3. Id. 24, 25.
il dit que les flèches du Seigneur l’ont traversé1. Il est cependant ordinaire d’entendre par flèches les paroles du Seigneur mais pourrait-il ainsi se plaindre d’en être percé? Les paroles de Dieu sont comme des flèches qui portent l’amour et non la douleur. Ou bien, serait-ce peut-être que l’amour et la douleur sont inséparables? Car il y a nécessairement douleur à aimer sans posséder. Il peut aimer sans souffrir, celui qui possède ce qu’il aime; mais, disons-nous, quand on aime et qu’on n’a point encore ce que l’on aime, on doit nécessairement gémir dans sa douleur. De là cette parole de l’Epouse des cantiques qui figurait l’Eglise du Christ : « L’amour m’a blessée 2 ». Elle dit que l’amour l’a blessée, parce qu’elle aimait sans posséder l’objet de son amour; elle souffrait de ne l’avoir point. Quiconque n’a point souffert de cette blessure ne saurait arriver à la véritable santé. Car celui qui en ressent la douleur doit-il donc y demeurer toujours? Nous pouvons alors entendre ainsi ces flèches qui transpercent le Prophète: Vos paroles ont blessé mon coeur, et ces paroles m’ont fait souvenir du repos. Ce souvenir du sabbat, que je ne possède-point encore, m’empêche de me réjouir et me fait comprendre qu’il n’y a rien de sain dans ma chair, que la santé qu’elle possède n’en mérite pas le nom quand je la compare à celle dont je jouirai dans le repos éternel, quand cette chair corruptible sera revêtue d’incorruptibilité, que cette chair mortelle sera revêtue d’immortalité3; en comparaison de cette santé, celle d’ici-bas, je le vois, n’est qu’une maladie.
6. « Il n’y a nulle paix dans mes ossements, à la vue de mes péchés 4 ». On se demande quel est celui qui parle ainsi; plusieurs pensent que c’est Jésus-Christ, à cause de quelques allusions à la passion, allusions auxquelles nous arriverons bientôt, pour montrer qu’elles prédisent la passion de Jésus-Christ. Mais, comment celui qui n’avait pas de péché 5 a-t-il pu dire: « La vue de mes péchés ne laisse aucune paix dans mes os ? » Pour comprendre ceci, nous sommes dans la nécessité de connaître le Christ tout entier, ou le chef et les membres. Souvent, en effet, quand Jésus-Christ parle, il le fait seulement comme chef, et ce chef est le Sauveur, né de la Vierge Marie 6 ;
1. Job, VI, 4. — 2. Cant. II, 5, V, 8. — 3. I Cor. XV, 53. — 4. Ps. XXXVII, 6. — 5. I Pierre, II, 22. — 6. Luc, II, 7.
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quelquefois au contraire il parle au nom de son corps qui est la sainte Eglise réunie dans l’univers entier. Nous autres, nous sommes aussi de son corps, si toutefois nous avons en lui une foi sincère, une espérance ferme, une ardente charité; nous sommes en son corps, nous en sommes les membres, et nous trouvons que c’est nous qui parlons ici, selon ce mot de saint Paul: « Parce que nous sommes les membres de son corps 1 », et que l’Apôtre a répété à plusieurs endroits. Dire en effet que ces paroles ne sont pas du Christ, c’est dire aussi que ces autres ne lui appartiennent point: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Car nous y lisons aussi: « Mon Dieu, pourquoi m’abandonner? Le rugissement de mes péchés éloigne de moi tout salut 2».Comme tu lis dans l’un : « La vue de mes péchés», tu lis dans l’autre: « Le rugissement de mes péchés ». Or, si le Christ est sans faute, sans péché, nous nous prenons à douter si les paroles de ce psaume lui appartiennent. Et pourtant, il serait dur et contrariant d’admettre que ce psaume ne regarde point le Christ, quand nous pouvons y lire la passion aussi clairement que dans l’Evangile. C’est là que nous lisons en effet: « Ils ont partagé mes vêtements et ont tiré ma robe au sort 2».Pourquoi donc le Seigneur, cloué à la croix, a-t-il récité de sa propre bouche le premier verset du psaume, et a-t-il dit: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Qu’a-t-il voulu nous faire comprendre, sinon que c’est lui qui parle dans tout le psaume, puisqu’il en a récité le commencement? Et quand il dit ensuite: « Les rugissements de mes péchés », il n’est pas douteux que ces paroles ne soient du Christ. Mais d’où viennent les péchés, sinon de son corps mystique qui est l’Eglise? Car ici le corps du Christ parle aussi bien que la tête. Comment parle-t-il comme parlerait un seul? « Parce qu’il est dit qu’ils seront deux dans une même chair. Ce sacrement est grand, observe l’Apôtre; je dis en Jésus-Christ et en l’Eglise ». C’est pourquoi, dans l’Evangile, répondant à un homme qui l’interrogeait sur le renvoi d’une épouse, il a dit.: « N’avez-vous point lu ce qui est écrit, « que Dieu, dès le commencement, fit un homme et une femme, et que l’homme quittera son père et sa mère pour à attacher à son épouse, et qu’ils seront deux dans une même
1. Eph. V, 30.— 2. Ps. XXI, 2.— 3. Id. 19.
chair? Ils ne sont donc plus deux, mais une seule chair 1», Si donc il a dit: «Ils ne sont plus deux, mais une seule chair »; comment s’étonner qu’une même chair n’ait plus qu’une même langue, une même parole, puisqu’il y a unité de chair, de chef et de corps? Ecoutons donc le Christ dans son unité, et néanmoins le chef comme chef, et le corps comme le corps. Il n’y a point division de personne, mais différence de dignité; c’est le chef qui sauve, le corps qui est sauvé. Que le chef montre donc de la miséricorde, et que le corps déplore sa misère. Le chef doit purifier, le corps confesser les péchés, et néanmoins il n’y a qu’une seule voix, quand l’Ecriture ne distingue point si c’est le corps ou la tête qui parle; mais nous, qui l’entendons, nous faisons ce discernement; et pour lui, il parle toujours comme parle un seul. Pourquoi ne parlerait. il pas «de ses péchés», celui qui a dit: « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soit et vous ne m’avez pas donné à boire; j’ai été étranger, et vous ne m’avez point recueilli; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité 2 ». Assurément le Seigneur n’a pas été en prison. Pourquoi ne parlerait-il pas ainsi, celui qui, à cette question: « Quand vous avons-nous vu ayant faim, ayant soif ou en prison, sans prendre soin de vous secourir 3? » a bien pu répondre au nom de ses membres, et dire: « Ce que vous n’avez pas fait au moindre des miens, vous ne me l’avez pas fait?» Pourquoi ne dirait-il pas: « A la vue de mes péchés », celui qui dit à Saul: « Pourquoi me persécuter 4 », lui qui dans le ciel ne rencontrait plus de persécuteurs? Dans ce cas, c’était la tête qui parlait pour le corps; et de même ici c’est encore la tête qui tient le langage du corps, car c’est le corps que vous entendez. Mais, soit que vous entendiez le langage du corps, n’en séparez point le chef; de même qu’en entendant les paroles du chef, n’en séparez pas le corps, car ils ne sont plus deux, mais bien une seule chair.
7. « Nulle partie de ma chair n’est saine à la vue de votre colère 5».Mais c’est peut-être
à tort que Dieu est irrité, ô Adam, ô genre humain ; c’est à tort que Dieu s’est irrité contre toi ! puisque déjà tu as reconnu ta faute, et que, constitué dans le corps du Christ, tu as vie
1. Matt. XIX, 4. — 2. Id. XV, 42, 43. — 3. Id. 44.— 4. Act. IX,4. — 5. Ps. XXXIV, 4.
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dit: « Nulle partie de ma chair n’est sauné à la vue de votre colère». Expose donc la justice de cette colère divine, afin de ne point paraître excuser ta faute, accuser Dieu lui-même. Poursuis et dis-nous d’où vient cette colère? « Nulle partie n’est saine dans ma chair à la vue de votre colère ; la paix n’est plus dans mes os 1». Dire que «la paix n’est pas dans ses os », c’est répéter cette pensée que « nulle partie de sa chair n’est saine ». Toutefois il n’a point répété : « A la vue de votre colère » ; mais il expose la cause de nette colère divine: « Nulle paix», dit-il, n’est «dans mes os en face de mes péchés ».
8. « Mes iniquités ont élevé ma tête, elles pèsent sur moi comme un lourd fardeau 2 », Voilà d’abord la cause, puis ensuite l’effet; il lit d’où son mal est venu. « Mes iniquités ont élevé ma tête ». Nul n’est orgueilleux, si ce n’est le coupable qui élève sa tête en haut. Il s’élève en haut celui qui se dresse contre Dieu. Vous avez entendu dans le livre de l’Ecclésiastique: « Le commencement de l’orgueil, c’est de se séparer de Dieu 3 ». A celui qui le premier ne voulut point obéir, l’iniquité fit lever la tête contre Dieu. Et parce que l’iniquité lui avait fait lever la tête, que fit le Seigneur? « L’iniquité pèse sur moi comme un lourd fardeau ». Elever la tête, c’est une marque de légèreté; il semble que celui qui lève la tête ne porte rien. Comme donc ce qui peut s’élever a de la légèreté, on lui donne un poids qui le rabaisse, son oeuvre descend sur sa tête et son iniquité pèsera sur son cœur 4. Elle « pèse sur moi comme un lourd fardeau».
9. « La pourriture et la corruption se sont mises dans mes plaies 5».Il n’a point la santé celui qui a des plaies, surtout quand il y a dans ces plaies corruption et puanteur. D’où vient la puanteur? de la corruption. Qui ne comprend cela d’après les actes de la vie humaine? Qu’un homme ait un bon odorat spirituel, il sentira l’odeur qui s’exhale des péchés. A cette odeur des péchés est opposée l’odeur dont saint Paul a dit: « Nous sommes la bonne odeur du Christ, devant Dieu, partout pour ceux qui se sauvent 6.». Mais d’où s’exhale cette odeur, sinon de l’espérance? D’où encore, sinon du souvenir du sabbat? D’une part, en effet, nous gémissons en cette vie; d’autre part nous espérons pour l’autre
1. Ps. XXXIV, 4. — 2. Id. 5. — 3. Eccli. X, 14. — 4. Ps. VII, 17. — 5. Ps. XXXVII, 6. — 6. II Cor. II, 15.
vie. Ce qui nous fait gémir, c’est l’odeur fétide; ce qui nous fait espérer, c’est la bonne odeur. Si donc nous n’étions pas attirés par cette odeur, nous n’aurions aucun souvenir du sabbat. Mais, parce que le Saint-Esprit nous la fait sentir au point de dire à notre époux: «Nous vous suivrons à l’odeur de vos parfums 1 », nous détournons notre odorat des puanteurs, et nous nous tournons vers lui pour respirer quelque peu. Mais si nous ne sentons aussi l’odeur de nos péchés, nous ne confesserons point, dans nos gémissements, que « la puanteur et la corruption sont dans nos plaies ». Pourquoi ? « A cause de ma folie ». De même que plus haut il a dit: « A la vue de mes péchés»; de même il dit maintenant: «A la vue de ma folie ».
10. « Je suis devenu misérable, j’ai été courbé pour toujours 2». Pourquoi a-t-il été courbé? parce qu’il s’était élevé. Humiliez-vous, Dieu vous redressera ; élevez-vous, il vous abaissera. Dieu ne manquera pas de poids pour vous courber; ce poids sera le fardeau de vos péchés, qu’il fera retomber sur votre tête, et vous en serez courbés. Mais qu’est-ce que être courbé? c’est ne pouvoir se relever. Telle était cette femme que le Seigneur trouva courbée depuis dix-huit ans; se relever lui était impossible 3. Tels sont encore ceux qui ont le coeur baissé jusqu’à terre. Puisque cette femme a trouvé le Seigneur qui l’a guérie, qu’elle entende cette parole: Les coeurs en haut. Elle gémit néanmoins de se sentir courbée. Il est courbé aussi celui qui dit: « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées 4». Qu’il gémisse dans ces maux, afin d’en être guéri; qu’il se souvienne du sabbat, afin d’arriver au véritable sabbat. Car cette fête des Juifs était une figure. Figure de quoi ? de ce que rappelle à son souvenir celui qui dit: « Je suis devenu misérable et courbé jusqu’à la fin ». Qu’est-ce à dire: «Jusqu’à la fin ? » jusqu’à la mort. « Tout le jour, je marchais dans ma douleur». « Tout le jour», sans interruption. Tout le jour, dit-il, pour dire toute sa vie. Mais, depuis quand a-t-il connu sa misère? depuis qu’il s’est souvenu du sabbat. Voulez-vous qu’il ne soit point contristé quand il se souvient de ce qu’il n’a pas? « Tout le jour donc je marchais dans ma douleur ».
1. Cant. I, 3,— 2. Ps. XXXVII, 7.— 3.Luc, XIII, 11.— 4. Sag. IX, 15.
398
11. « Parce que mon âme est pleine d’illusions , et ma chair n’est point saine 1 ». L’homme dans son intégrité comprend l’âme et le corps. L’âme est remplie d’illusions, la chair n’est point saine; quel sujet de joie lui reste-t-il? N’est-il pas nécessairement dans la tristesse ?Tout le jour je marche dans la douleur. Soyons donc tristes jusqu’à ce que notre âme soit délivrée de ses illusions, et notre corps revêtu de santé. Car la santé dans la plénitude sera l’immortalité. Quelles illusions dans votre âme ! et, si j’entreprenais de les exposer, quand aurais-je fini? Quelle âme ne les endure point? Je dirai en un mot que notre âme est pleine d’illusions, et que ces illusions nous permettent souvent à peine de prier. Nous ne pouvons penser aux objets corporels qu’au moyen des images; et souvent il nous vient en foule de ces images que nous ne cherchons point, et nous voulons aller de l’une à l’autre, voltiger de celle-ci à celle-là: et souvent tu voudrais revenir à ta pensée première, chasser celle qui t’occupe, quand une nouvelle arrive; tu cherches à rappeler ce que tu oubliais, sans qu’il te revienne à l’esprit, et il te vient plutôt ce que tu ne voulais pas. Où était ce que tu avais oublié? Comment est-il revenu en ta mémoire, quand tu ne le cherchais point? quand tu le cherchais, tu n’as rencontré que mille objets que tu ne cherchais point. Je ne vous dis cela qu’en un mot, mes frères; c’est je ne sais quelle semence légère que je répands, afin qu’en la méditant en vous-mêmes, vous sachiez ce que l’on appelle pleurer les illusions de notre âme. Elle a donc été la proie de ces illusions, elle a perdu la vérité. De même que l’illusion est pour l’âme un supplice, ainsi la vérité est une joie. Mais comme nous gémissions sous le poids de ces futilités, la vérité nous est venue, nous a trouvés affublés d’illusions, et a pris notre chair, ou plutôt l’a prise de nous, c’est-à-dire du genre humain. Elle s’est montrée aux yeux de notre chair, afin de guérir par la foi ceux à qui elle devait enseigner la vérité, afin que l’oeil devenu sain pût voir cette vérité. Car le Christ est lui-même la vérité qu’il nous a promise, alors que sa chair était visible, afin de nous initier à la foi dont la vérité est la récompense. Car le Christ ne s’est point montré lui-même sur la terre, il n’a montré que sa chair.
1. Ps. XXXVII, 8.
S’il se fût en effet montré lui-même, les Juifs l’auraient vu et l’auraient connu ; mais s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 1. Peut-être les disciples le virent-ils quand ils dirent: « Montrez-nous le Père et cela nous suffit 2».Mais lui, pour leur montrer qu’ils ne l’avaient point vu encore, ajouta: « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez point encore? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père 3».Si donc ils voyaient le Christ, comment voulaient-ils voir son Père, puisque voir le Christ, c’était voir le Père? Donc ils ne voyaient point le Christ, puisqu’ils demandaient qu’on leur montrât le Père. Comprenez encore qu’ils ne l’avaient point vu; il leur en fit la promesse comme récompense, en disant: « Celui qui m’aime garde mes commandements; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l’aimerai 4 ». Et comme si quelqu’un lui eût demandé: Que lui donnerez-vous pour gage de votre amour? « Je me montrerai à lui », répond-il. Si donc il promet pour récompense à ceux qui l’aiment de se montrer à eux, il est clair qu’il nous promet de la vérité une vue telle que, après en avoir joui, nous ne disions plus: « Mon âme est en proie aux illusions ».
12. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès 5 ». Le souvenir de cette hauteur du sabbat lui fait comprendre son humiliation. Celui en effet qui ne peut comprendre l’éminence de ce repos, ne peut voir où il est maintenant. Aussi est-il écrit dans un autre psaume: «J’ai dit dans mon extase : Me voilà rejeté loin de vos 6». Dans le ravissement de son âme, il a vu en effet je ne sais quoi de sublime, et il n’était point tout entier où il contemplait cette vision; mais un éclair de la lumière éternelle, pour ainsi dire, lui a fait comprendre qu’il n’était point dans les régions qu’il voyait, et fait voir le lieu où il était; alors, comme affaibli et resserré par les misères de l’humanité, il s’est écrié : « J’ai dit dans mon extase: Me voilà repoussé loin de vos regards. Ce que j’ai vu dans mon extase m’a fait comprendre combien je suis éloigné de ce lieu où je ne suis point encore. C’est là qu’était déjà celui qui raconte qu’il fut élevé jusqu’au troisième ciel, et qu’il entendait là des paroles
1. I Cor, II, 8.— 2. Jean, XIV, 8.— 3. Id. 9.— 4. Id. 21.— 5. Ps. XXXVII, 9. — 6. Id. XXX, 23.
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ineffables que l’homme ne saurait redire. Mais il fut rappelé sur notre terre afin d’y gémir, d’y trouver la perfection dans sa faiblesse et d’être ensuite revêtu de force; encouragé toutefois tans l’exercice de son ministère par la vue de ces merveilles, il ajoute : « J’ai entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire 1 ». A quoi bon maintenant me demander, ou à tout autre, ce que homme ne saurait dire; s’il ne put le répéter lui qui avait bien pu l’entendre? Pleurons toutefois et gémissons en confessant notre misère : reconnaissons où nous sommes, rappelons-nous le sabbat et attendons avec patience ce que nous a promis celui qui nous a donné en lui-même un modèle de patience. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès ».
13. «Je rugissais dans les frémissements de mon coeur 2».Vous remarquez souvent que les serviteurs de Dieu pleurent et gémissent; vous en demandez la cause, et il n’apparaît au dehors que le gémissement de quelques serviteurs de Dieu, si toutefois il arrive aux oreilles de son voisin. Car il y a un gémissement secret que les hommes n’entendent pas; et toutefois, si le coeur est en proie à quelque pensée ou quelque violent désir, jusqu’à trahir par quelque cri extérieur la blessure de l’homme intérieur, on en demande la cause; et l’homme se dit en lui-même : Peut–être est-ce pour tel sujet qu’il gémit, peut-être lui a-t-on fait tel mal. Mais qui peut comprendre la raison de ses soupirs, sinon l’homme qui les entend ou qui les voit? si dit-il : « Je rugissais dans le gémissement de mon cœur »; parce que les hommes entendent les gémissements d’un autre homme, n’entendent souvent que les gémissements de la chair, et non le rugissement du coeur. Tel, que je ne connais point, a ravi à un autre son bien; celui-ci gémit, mais non dans son coeur; celui-là gémit, parce qu’il a perdu un fils, cet autre une épouse; tel, parce la grêle a ravagé sa vigne; tel, parce que son vin s’est aigri; tel, parce qu’on lui a volé un cheval; tel, parce qu’il a subi quelque perte; tel, parce qu’il craint un ennemi; tous ceux-là gémissent, mais dans le rugissement la chair. Quant au serviteur de Dieu, qui rugit en se souvenant du sabbat, lequel est règne de Dieu, et que ne posséderont ni le
1. I Cor, XI, 2-10.— 2. Ps. XXXVII, 9.
sang ni la chair 1, il peut dire: « Je rugissais dans les frémissements de mon cœur ».
14. Et comme Dieu connaît la cause de ses rugissements, il ajoute aussitôt : « Tous mes désirs sont devant vous 2 ». Non pas devant les hommes qui ne sauraient voir le coeur; mais c’est « sous vos yeux que sont mes désirs ». Que vos désirs soient donc devant lui; « et mon Père qui voit dans le secret vous le rendra 3 ». Car ton désir, c’est ta prière; et si ton désir est continuel, ta prière est continuelle. Aussi n’est-ce pas en vain que l’Apôtre a dit : « Priez sans relâche 4 ». Aurons-nous donc toujours les genoux en terre, le corps prosterné , les mains élevées, pour qu’il nous dise : « Priez sans cesse? » Si nous appelons cela prier, je ne crois pas que nous puissions le faire sans interruption. Mais il est dans l’âme une autre prière incessante, qui est le désir. Quoi que vous fassiez, vous ne cessez point de prier, si vous désirez le repos du ciel. Si donc tu ne veux pas interrompre ta prière, n’interromps pas ton désir. Un désir incessant est une voix continuelle. Te taire, ce serait ne plus aimer, Qui donc se sont tus? Ceux dont il est dit: « Et comme l’iniquité se multiplie, la charité se refroidit chez plusieurs 5 ». Le refroidissement de la charité, c’est le silence du coeur; la flamme de la charité au contraire est le cri du coeur. Si la charité demeure fervente, tu cries toujours; situ cries toujours, tu désires toujours; situ désires, tu te souviens du sabbat; et lu dois alors comprendre quel est le témoin de tes désirs. Maintenant, considère quel désir tu dois mettre sous les yeux de Dieu. Est-ce la mort d’un ennemi, dont le souhait paraît juste aux hommes? Car souvent nous demandons ce que nous ne devons pas. Voyons ce que les hommes croient souhaiter avec justice. Souvent ils demandent la mort d’un autre pour entrer dans son héritage. Que ceux-là toutefois qui demandent la mort d’un ennemi, écoutent ce que dit le Seigneur:
Priez pour vos ennemis6. Qu’ils n’osent donc point demander la mort d’un ennemi; qu’ils en demandent plutôt la conversion, et l’ennemi sera vraiment mort, puisque converti, il ne sera plus un ennemi. « Tous mes désirs sont devant vous ». Mais qu’arriverait-il si le désir était devant Dieu, et que les gémissements
1. I Cor, XV, 50. —2. Ps. XXXVII, 10. — 3.Matt. VI, 6. — 4. I Thess. V,17. — 5. Matt. XXIV, 12.— 6. Id. V, 44; Luc, VI, 27.
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n’y soient point ? Et comment pourrait-il en être ainsi, quand le gémissement est la voix du désir? Aussi est-il dit: « Et mon gémissement ne vous est point inconnu ». Il n’est point caché pour vous, quoiqu’il le soit pour beaucoup d’hommes. On voit quelquefois un humble serviteur de Dieu, qui lui dit: « Mon gémissement ne vous est pas inconnu », et quelquefois on voit rire ce même serviteur de Dieu; est-ce que le désir est mort dans son coeur? Si ce désir y est toujours, il y a donc aussi un gémissement. Bien qu’il n’arrive pas toujours à l’oreille des hommes, il ne cesse pas néanmoins d’être dans l’oreille de Dieu.
15. « Mon coeur s’est troublé 1 »; pourquoi s’est-il troublé? « Et ma force m’a trahi ». Souvent je ne sais quoi de soudain vient troubler le coeur : que la terre vienne à trembler, que le tonnerre gronde au ciel, qu’il se fasse un mouvement impétueux, un bruit insolite, que l’on rencontre un lion, alors on se trouble; que des voleurs soient en embuscade, le coeur se trouble, il craint, il est de toutes parts dans l’angoisse. Pourquoi? « Parce que ma force m’a trahi ». Si cette même force me soutenait, qu’aurais-je à craindre? Nulle nouvelle, nul frémissement, nul fracas, nulle chute, rien de ce qui est horrible ne pourrait nous effrayer. D’où vient alors ce trouble? « De ce que ma force m’a trahi ». Et d’où vient cette trahison de mes forces? De ce que « la lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Adam n’avait donc plus déjà cette lumière de ses yeux : car cette lumière, c’était Dieu; et après l’avoir offensé, Adam s’enfuit vers les ombrages et se cacha dans les arbres du paradis 2. Il redoutait la présence du Seigneur, et il cherchait l’ombre des grands arbres. Déjà dans ces arbres il n’avait plus cette lumière de ses yeux qui avait fait sa joie jusqu’alors. Si donc Adam fut coupable dès l’origine, nous le sommes par naissance; or, ces membres divers viennent se réunir au second ou nouvel Adam, car le nouvel Adam est rempli de l’esprit qui vivifie 3; et devenus membres de son corps, ils crient en faisant cet aveu: « La lumière de mes yeux n’est plus en moi »; et déjà, si l’homme est racheté par cet aveu, s’il est incorporé au Christ, la lumière de ses yeux n’est-elle donc point avec lui? Non, elle n’est plus en lui : il peut l’entrevoir encore,
1. Ps. XXXVII, 13 — 2. Gen III, 8 — 3. I Cor XV, 45
comme ceux qui se souviennent du sabbat, comme ceux qui regardent par l’espérance;
mais elle n’est point pour eux cette vision dont il est dit: « Je me montrerai à lui 1». Il y a bien
là quelque lumière, parce que nous sommes enfants de Dieu et que la foi nous y fait croire;
mais ce n’est pas encore cette lumière que nous verrons: « Ce que nous serons un jour ne paraît point encore : nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, et nous le verrons tel qu’il est 2». Car à présent la lumière de la foi est la lumière de l’espérance. « Tant que nous sommes dans ce corps, en effet, nous marchons en dehors du Seigneur : car nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir tu découvert 3». Et tant que nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons « par la patience 4 ». Ce sont là des paroles d’exilés, et non pas d’hommes établis dans la patrie. C’est donc avec raison, c’est avec vérité, et s’il n’use point de déguisement c’est avec sincérité qu’il fait cet aveu: «Lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Voilà ce que souffre l’homme dans son âme, en lui-même, avec lui-même; ce qu’il souffre de sa part, ce que nul ne lui fait endurer, si
ce n’est lui-même : telle est la peine qu’il s’est attirée, et que nous avons définie tout
à l’heure.
16. Mais est-ce là tout ce que l’homme endure? Au dedans de lui-même il souffre de ses propres misères, et à l’extérieur, il souffre de tout ce que lui font endurer ceux au milieu desquels il vit; il souffre donc ses maux particuliers, il est forcé de souffrir de la part des autres. Delà ces deux cris du Prophète : « Purifiez-moi de mes fautes cachées, et détournez de votre serviteur les fautes des autres 5 ». Déjà il a confessé les fautes qui lui sont propres et dont il voudrait être purifié : qu’il parle des péchés des autres dont il prie Dieu de l’éloigner. « Mes amis »; que dirai-je alors des ennemis? « Mes amis et mes proches se sont placés debout en face de moi »s. Comprenez bien cette expression: « Ils se sont élevés debout en face de mois, car ils se sont élevés contre moi, et sont tombés contre eux-mêmes. « Mes amis et mes proches se sont élevés et placés en face de moi ». Ecoutons ici la voix du chef, et voyons
1. Jean, XIV, 21.— 2. I Jean, III, 2.— 3. II Cor. V, 6,7 — 4. Rom. VIII, 25. — 5. Ps. XVIII, 13, 14. — 6. Ps. XXXVII, 12.
401
paraître notre chef dans sa passion. Mais encore une fois, quand c’est la tête qui parle, n’en séparez point les membrés. Si le chef n’a point voulu séparer sa voix de celle du corps, le corps oserait-il bien se séparer des douleurs du chef ? Souffrez donc dans le Christ, puisque le Christ a pour ainsi dire péché dans votre faiblesse. Il parlait naguère de vos péchés, et il en parlait comme s’ils eussent été les siens. Il disait en effet: « A la vue de mes péchés », comme s’ils eussent été les siens. De même donc qu’il a voulu que nos péchés fussent les siens, parce que nous sommes ses membres, faisons de ses souffrances les nôtres, parce qu’il est notre chef. Ce n’est point pour que nous soyons traités autrement que ses amis sont devenus ses ennemis. Préparons-nous, au contraire, à prendre le même breuvage; ne rejetons point son calice, afin de mériter, par son humilité, de soupirer après sa grandeur. Telle fut, en effet, sa réponse à ceux qui voulaient partager sa grandeur, et qui n’envisageaient point son humilité quand il leur dit: « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même 1? » Donc les douleurs de notre Maître sont aussi nos douleurs; et quand chacun de nous aura servi Dieu fidèlement, gardé la bonne foi, payé ses dettes, accompli la justice envers les hommes, je voudrais bien voir s’il n’aura point à souffrir ce que Jésus-Christ nous dit de sa passion.
17. « Mes amis et mes proches se sont tenus tout près contre moi debout; d’autres proches se sont éloignés 2». Quels sont ces proches, dont les uns se sont rapprochés, dont les autres se sont éloignés? Les Juifs étaient proches pour le Sauveur, puisqu’ils lui étaient unis par le sang; ils s’en approchèrent et le crucifièrent. Les Apôtres étaient des proies; mais eux se tinrent dans l’éloignement, de peur de souffrir avec lui. On pourrait encore donner cette interprétation: « Mes amis», ou ceux qui ont feint de l’être. Car ils feignirent d’être ses amis, en disant: « Nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité 3 » ; alors qu’ils voulaient le nier au sujet du tribut à payer à César, et qu’il les confondit par leur propre langage, ils voulaient paraître ses amis. Mais il n’avait pas besoin alors qu’on rendît témoignage aucun homme 4, puisqu’il savait ce qui était dans l’homme; aussi répondit-il, en entendant
1. Matt, XX, 22.— 2. Ps. XXXVII, 13.— 3.Matt. XXII, 16.— 4. Jean, II, 25
ces paroles : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous 1? » Donc, « mes amis et mes proches sont venus près de moi, en face et debout; d’autres proches se sont éloignés ». Vous comprenez mon explication. J’ai appelé ses proches ceux qui s’approchèrent de lui et néanmoins s’en éloignèrent de cœur. Comment être plus près de corps que ceux qui élevèrent Jésus sur la croix? Comment s’en éloigner de coeur plus que ceux qui le blasphémaient? Isaïe a parlé de cet éloignement; voyez en effet ce qu’il dit de ceux qui sont proches et de ceux qui sont éloignés: « Ce peuple m’honore des lèvres » ; voilà un rapprochement corporel: « mais leur coeur est loin de moi 2 ». Ceux qui sont proches sont en même temps éloignés, proches des lèvres, éloignés de coeur. Toutefois, comme la crainte retint les Apôtres dans l’éloignement, on peut d’une manière plus nette et plus claire entendre des uns, qu’ils s’approchèrent, des autres, qu’ils s’éloignèrent: surtout que saint Pierre, qui l’avait suivi plus hardiment, en était encore loin, et qu’interrogé il se troubla et renia ce Maître avec lequel il avait juré de mourir 3. Mais afin que de son éloignement il vînt à se rapprocher, il entendit après la résurrection: « M’aimez-vous? » et il répondit: « Je vous aime 4 ». Et cette affirmation rapprochait celui que son reniement avait éloigné; ainsi une triple protestation d’amour effaça son triple renoncement. « Et mes proches se tenaient loin de moi ».
18. « Ils emploient la violence, ceux qui en veulent à mon âme 5». Il est facile de connaître ceux qui en veulent à son âme; car ils n’avaient point cette âme ceux qui ne faisaient point partie de son corps. Ceux qui cherchaient cette âme en étaient éloignés; et la cherchaient pour la tuer. Car on peut rechercher son âme pour un bon motif; puisque, dans un autre endroit, il nous fait ce reproche: « Il n’y a personne pour rechercher mon âme 6 ».Il se plaint donc aux uns de ce qu’ils né recherchent point son âme, et aux autres, de ce qu’ils la recherchent. Quel est celui qui recherché son âme dans une intention pure? Celui qui l’imite dans ses souffrances. Quels sont ceux qui la recherchaient dans une intention perverse? Ceux qui lui faisaient violence et qui le crucifiaient.
1. Matt. XXII, 18.— 2. Isa. XXIX, 13.— 3. Matt. XXVI, 70.— 4. Jean, XXI, 27.— 5. Ps. XXXVII, 13. — 6. Id. CXLI, 5.
402
19. Voici la suite: « Ceux qui cherchaient le mal en moi ont parlé vainement ». Que signifie : « Ceux qui cherchaient le mal en moi? » Ils cherchaient beaucoup et ne trouvaient rien. Peut-être veut-il dire : Ils me cherchaient des crimes; car ils cherchèrent de quoi l’accuser, « sans rien trouver 1».Ils cherchaient le mal chez l’homme de bien, le crime chez l’innocent; et qu’eussent-ils trouvé chez celui qui n’avait aucune faute? Mais comme ils cherchaient des fautes chez l’homme qui n’en avait commis aucune, ils n’avaient plus de ressource qu’à feindre ce qu’ils ne trouvaient point. C’est pourquoi, « ceux qui cherchaient le mal en moi, tenaient le langage de la vanité », non de la vérité; « et tout le jour ils tramaient la fraude » ; c’est-à-dire, ils s’étudiaient sans cesse au mensonge. Vous connaissez tous les faux témoignages qu’ils ont apportés contre le Sauveur, même après sa résurrection. En effet, pour ces soldats du sépulcre, dont Isaïe avait dit: « Je mettrai les méchants près de son tombeau 2 » (c’étaient bien des méchants, puisqu’ils ne voulurent point déclarer la vérité, et qu’ils se laissèrent corrompre, pour semer le mensonge), voyez quelle fut l’ineptie de leur langage. On les interroge, et les voilà qui répondent: « Lorsque nous étions endormis, ses disciples sont venus et l’ont enlevé 3 ». Quelle vanité de langage ! S’ils dormaient, comment savaient-ils ce qui s’était passé?
20. « Pour moi », dit le Prophète, « je suis comme un sourd qui n’entend rien ». Car il ne répondait pas plus à ce qu’on lui objectait que s’il n’eût point entendu. « Non plus qu’un sourd, je n’entendais pas; et n’ouvrais ma bouche non plus qu’un muet ». Puis il répète sous une autre forme : «Je suis comme un homme qui n’entend point et qui n’a nulle réponse à la bouche 4 » ; comme s’il n’avait rien à leur dire, aucune réplique pour les confondre. Mais ne leur avait-il pas fait déjà beaucoup de reproches, tenu bien des discours, et dit : « Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites 5 », et autres choses semblables? Pourtant, dans la passion, il ne dit rien de tout cela, non qu’il n’eût rien à dire, mais il attendait que tout fût achevé, et que s’accomplît tout ce
1. Matt. XXVI , 59. — 2. Isa. LIII, 9. — 3. Matt. XXVIII, 13. — 4. Ps. XXXVII, 14, 15.— 5. Matt XXIII, 13.
qui était prédit à son sujet, lui dont il est écrit : « Comme une brebis devant celui qui la tond, il est sans voix et n’ouvre pas la bouche 1». Il devait donc se taire dans sa passion, celui qui ne se taira point au jugement. Il était venu pour être jugé, lui qui viendra plus tard pour juger; et pour juger avec une puissance d’autant plus grande qu’il s’est laissé juger avec plus d’humilité.
21. « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu 2 ». Comme si on lui demandait: Pourquoi n’avez-vous point ouvert la bouche? pourquoi n’avez-vous point dit : Epargnez-moi? Pourquoi sur la croix n’avez-vous point confondu les impies? Voilà qu’il poursuit en disant : « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu ». Il te montre ce qu’il faut faire quand viendra la tribulation, Tu cherche parfois à te justifier, et nul n’entend ta défense. Alors survient le trouble, comme ta cause était perdue, parce que nul ne vient te défendre ou te rendre témoignage. Mais garde l’innocence dans ton coeur, où nul ne peut opprimer la justice de ta cause. Si le faux témoignage a prévalu contre toi, ce n’est que devant les hommes; mais prévaudra-t-il devant Dieu, qui sera le juge de ta cause? Et au jugement de Dieu il n’y aura d’autre juge que ta conscience. Entre un juge qui est juste et la conscience, ne crains rien que ta cause : si tu n’as point une mauvaise causa, tu n’auras ni accusateur à craindre, ni faux témoin à repousser, ni témoin véridique à rechercher. Apporte seulement une bonne conscience, afin de pouvoir dire: « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu. »
22. « Je disais : Ne permettez plus que mes ennemis m’insultent, eux qui ont fait éditer leur insolence quand mes pieds étaient chancelants 3 ». Il revient à sa faiblesse corporelle, et ce chef a égard à ses pieds. La gloire du ciel ne lui fait point négliger ce qu’il a sur la terre , il nous regarde, il nous voit. Quelquefois, dans cette vie fragile, nos pieds sont ébranlés, ils tombent dans quelque faute; alors s’élèvent contre nous les langue perverses de nos ennemis. C’est en ce casque nous comprenons ce qu’ils méditaient duos leur silence. ils parlent avec aigreur et
1. Isa. LVIII, 7. — 2. Ps. XXXVII, 16. — 3. Id. XXXVII, 17.
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cruauté, ils se font une joie d’avoir trouvé ce qui devrait les affliger. « Et j’ai dit : Que mes ennemis ne m’insultent plus à l’avenir ». Voilà ce que j’ai dit; et néanmoins, pour que je nie corrigeasse sans doute, vous les avez, fait parler avec insolence contre moi, ô mon Dieu, « pendant que mes pieds chancelaient»; c’est-à-dire, ils se sont élevés, et ont mal parlé quand j’étais ébranlé. Ils auraient du avoir pitié du faible, sans l’insulter, selon cette parole de l’Apôtre : « Mes frères, si quelqu’un est tombé par surprise dans quelque crime, vous autres, qui êtes spirituels, relevez-de dans un esprit de douceur ». Et il en ajoute cette raison: « Chacun craignant d’être tenté à son tour 1».Tels n’étaient point ceux dont il est dit: « Quand mes pieds chancelaient, ils parlaient de moi avec arrogance»; mais ils ressemblaient à ceux dont il est dit ailleurs: « Ceux qui me persécutent, seront comblés de joie si je viens à faiblir 2 ».
23. « Je suis préparé au châtiment 3». Admirables paroles du Prophète , comme s’il lisait: Je suis né pour endurer les châtiments. Car il ne pouvait naître que d’Adam à qui la peine est due. Mais souvent en cette vie les méchants échappent à la peine, ou n’en souffrent que de légères, parce que leur conversion n’offre aucun espoir. Or, il est nécessaire qu’ils passent par le châtiment, ceux à qui Dieu prépare la vie éternelle; car elle est vraie, cette parole: « Mon fils, ne t’aigris point sous le fouet du Seigneur, ne te fatigue point quand il te châtie: car le Seigneur châtie celui qu’il aime, il corrige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants 4 ». Que mes ennemis donc ne m’insultent plus, qu’ils ne se répandent point en outrages; et si on Père me châtie, « je suis préparé au châtiment » ; parce qu’il me prépare un héritage. Si tu veux échapper au fouet du Seigneur, l’héritage ne sera point pour toi. Tout fils
doit passer par le châtiment : et c’est tellement sans exception, que celui-là même qui s’avait point de péché 5, n’a pas été épargné 6. « Je suis donc préparé au châtiment ».
24. « Et ma douleur est toujours présente à mes yeux 7 ». Quelle douleur ? Peut-être celle du châtiment? Il est vrai, mes frères, et le dis en vérité, les hommes s’affligent des châtiments, et non de ce qui amène les châtiments.
1. Gal. VI,1. — 2. Ps. XII, 5. — 3. Id. XXXVII, 18. — 4. Prov. III, 11, 12.— 5. I Pier. II, 22.— 6. Rom. VIII, 32.— 7. Ps. XXXVII, 18.
Il n’en est pas ainsi de celui qui parle. Ecoutez, mes frères: qu’un homme, le premier venu, essuie une perte, il est plutôt prêt à dire : Je ne mérite point cette perte, qu’à considérer pourquoi elle lui arrive; il pleure une perte d’argent et non la perte de la justice. Si tu as péché, pleure ton trésor intérieur ; tu n’as rien peut-être en ta maison, et ton coeur est encore plus vide; mais si ton coeur est plein de Dieu qui est son bien, pourquoi ne pas dire: « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur ainsi il a été fait, que le nom du Seigneur soit béni 1?» D’où vient donc la plainte de l’interlocuteur? Du châtiment qu’il endurait? Point du tout. « Ma douleurs, dit-il, est toujours devant mes yeux ». Et comme si nous lui disions Quelle douleur? d’où vient-elle? « C’est », dit-il, « que je publierai mon iniquité, et je prendrai soin de mon péché 2 ». Voilà d’où vient sa douleur ; elle ne vient pas du châtiment; elle vient de la plaie et non du remède. Car le châtiment est comme un remède pour le péché. Ecoutez, mes frères : nous sommes chrétiens ; et néanmoins qu’un d’entre nous vienne à perdre son fils, il le pleure; que ce fils devienne pécheur, il ne le pleure pas. C’est en le voyant tomber dans le péché qu’il devrait pleurer et gémir ; c’est alors qu’il faudrait le refréner, lui donner une règle de conduite, le châtier. S’il l’a fait sans être écouté, c’est alors qu’il fallait pleurer ; car, vivre dans la luxure est une mort plus funeste que ce trépas qui met fin à la luxure; vivre ainsi, chez vous, c’était non-seulement la mort, mais la puanteur. Voilà les maux qu’il faut pleurer; les autres, il faut les supporter ; endurons ceux-ci, mais déplorons les premiers. Il faut les déplorer comme vous l’entendez faire au Prophète: « Voilà que j’annonce mon iniquité, je prendrai soin de mon péché ». Ne te crois pas en sûreté parce que tu as confessé ta faute, comme celui qui la confesse et qui est prêt à la commettre encore. Mais publie ton iniquité de telle sorte que tu penses avec soin à ton péché. Qu’est-ce à dire, prendre soin de son péché? Prendre soin de sa blessure. Si tu disais: J’aurai soin de ma blessure, que devrait-on comprendre, sinon : Je mettrai mes soins à me guérir ? Tel est le soin à prendre de son péché, c’est une application continuelle, un effort incessant, une diligence soutenue à
1. Job, I, 21. — 2. Ps. XXXVII, 19.
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tout faire pour guérir notre péché. Voilà que chaque jour tu pleures ton péché, mais peut-être que tes larmes coulent sans que la main agisse. Fais des aumônes, afin que tes péchés soient rachetés, que tes dons réjouissent l’indigent, afin que tu aies à te réjouir du don de Dieu. L’indigent a besoin, et tu as besoin; il a besoin de toi, et toi de Dieu. Tu méprises le pauvre qui a besoin de toi, et Dieu ne te méprise pas, toi qui as besoin de lui? Comble donc l’indigence du pauvre, afin que Dieu comble ton âme. C’est dire: « Je prendrai soin de mon péché », je ferai tout ce qu’il faut faire pour effacer mon péché, le guérir complètement. « Je prendrai soin de mon péché ».
25. « Quant à mes ennemis, ils vivent 1 ». Ils ont le bonheur, ils jouissent des félicités
du siècle où j’endure la fatigue, et je rugis dans les gémissements de mon coeur. Comment vivent les ennemis de celui qui disait d’eux tout à l’heure: « Qu’ils ont dit des paroles vaines? » Ecoute ce qui est dit dans un autre psaume : « Leurs fils sont comme de nouvelles plantations »; et plus haut: « Leur bouche porte le mensonge, leurs filles sont parées comme les autels d’un temple; leurs greniers sont pleins, ils regorgent de çà et de là; leurs boeufs sont gras, des brebis fécondes se multiplient dans leurs étables; on ne voit point leurs haies en ruine, on n’entend point de cris dans leurs places publiques ». Donc, mes ennemis vivent: telle
est la vie qu’ils mènent, la vie qu’ils chantent, la vie qu’ils aiment, la vie qu’ils possèdent
pour leur malheur. Qu’ajoute en effet le Prophète? « Ils ont appelé heureux le peuple qui a de tels biens ». Qu’en dis-tu, toi qui as soin de ton péché ? Quel est ton langage, ô toi qui accuses ton iniquité? « Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu. Mes ennemis vivent; ils prévalent sur moi; ils se multiplient ceux qui une haïssent injustement 2».Que veut dire: Ils me haïssent injustement? Ils haïssent celui qui leur veut du bien. Rendre le mal pour le mal, ce n’est pas être bon; ne pas rendre le bien pour le bien, c’est de l’ingratitude; mais rendre le
mal pour le bien, c’est là haïr injustement. Ainsi firent les Juifs : le Christ est venu chez
eux avec des biens, et pour ces biens ils lui ont rendu le mal. Craignons, mes frères,
1. Ps. XXXVII, 20. — 2. Id. CXLIII, 12-15.
une faute semblable : il est si facile d’y tomber. Mais quand nous disons: Tels furent les Juifs, que chacun de nous se garde bien de se croire excepté. Que l’un de vos frères vous réprime pour votre bien, vous tombez dans cette faute, si vous le haïssez. Et voyez comme elle est facile, comme elle est bientôt commise; évitez un si grand malheur, un péché si facile.
26. « Ceux qui me rendent le mal pour le bien, me déchirent parce que je poursuis la justice 1».C’est là le motif du bien pour le mal. Que signifie: « Je poursuis la justice ? » Je ne l’abandonne point. Ne prenons pas toujours la persécution en mauvaise part; poursuivre, signifie suivre parfaitement: « Parce que j’ai poursuivi la justice». Ecoute le langage de notre chef qui gémit dans sa passion: « Ils m’ont rejeté, moi le bien-aimé, comme un mort en abomination. Etait-ce peu d’être mort? pourquoi en abomination? Parce qu’il a été crucifié. Car cette mort sur la croix était une grande abomination pour ceux qui ne comprenaient pas que cette parole: « Maudit l’homme qui pend au bois 2», était une prophétie. Le Christ n’a point apporté la mort ici-bas, il l’y a trouvée comme le fruit maudit du premier homme 3; et, se revêtant de cette mort qui était la nôtre et qui nous venait du péché, il l’a suspendue au bois. Dès lors, afin que l’on ne crût pas, comme certains hérétiques 4 l’ont fait, que Notre-Seigneur Jésus-Christ n’avait qu’une chair apparente, et qu’il n’avait point subi la mort sur la croix, le prophète s’écrie: « Maudit tout homme qui pend au bois ». Il nous montre que le Fils de Dieu a souffert une véritable mort, celle qui était due à notre chair mortelle: il craint que, s’il n’est maudit, tu ne le croies pas mort. Comme donc cette mort n’était feinte, mais descendait par la filiation de cet Adam maudit d’après cet arrêt de Dieu: Tu mourras de mort 5; et, comme Jésus devait subir un véritable trépas, afin qu’il donnât ainsi une vie véritable, voilà qu’il est lui-même atteint par la malédiction de la mort, pour nous mériter la bénédiction de la vie. « Ils m’ont rejeté , moi le bien-aimé comme un mort en abominations. »
27. « Ne m’abandonnez pas, Seigneur Dieu, ne vous éloignez pas de moi 6 ».
1. Ps. XXXVII, 21. — 2. Deut. XXX, 23. — 3. Gal, III, 10. — 4. Manichéens. — 5. Gen. II, 17.— 6. Ps. XXXVII, 22.
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Disons ces paroles en lui-même, disons-les par lui; car il intercède pour nous 1; disons : « Ne m’abandonnez pas, Seigneur mon Dieu». Il avait dit pourtant : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 2? » Et voilà qu’il dit : « O Dieu, ne vous éloignez pas de moi ». Si Dieu ne s’est point retiré du corps, s’est-il donc retiré du chef ? De qui est donc cette prière, sinon du premier homme? Or, pour nous montrer qu’il a tiré d’Adam une véritable chair, il s’écrie : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Car Dieu ne l’avait point délaissé. S’il ne t’abandonne point pourvu que tu croies en lui, ce seul Dieu Père, Fils et Saint-Esprit pourrait-il abandonner le Christ? Mais alors, il avait personnifié en lui-même le premier homme. Nous savons, d’après l’Apôtre, « que notre vieil homme a été cloué à la croix avec lui 3»; et nous n’aurions pu nous dépouiller de cette vétusté, si le Christ n’eût été crucifié en sa faiblesse. Car il est venu sur la terre pour nous renouveler en lui; et le désir de le posséder, l’imitation de ses douleurs nous font entrer dans ce renouvellement. Donc, la voix de son infirmité était notre voix disait : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? » De là encore cette autre parole : « Le rugissement de mes péchés 4 ». Comme s’il disait : C’est au nom du pécheur que je vous tiens ce langage: « Seigneur, ne vous éloignez pas de moi ».
28. « Seigneur, Dieu de mon salut, soyez attentif à me secourir 5 ». Ce salut, mes frères, est celui dont se sont enquis les prophètes, au dire de saint Pierre, et que n’ont point reçu
1. Rom. VIII, 34. — 2. Matt. XXVII, 46 ; Ps. XXI, 2. — 3. Rom. VI. — 4. Ps. XXI, 2. — 5. Id. XXXVII, 23.
ceux qui le recherchaient; mais ils l’ont recherché et l’ont annoncé, et nous sommes venus, nous qui avons trouvé ce qu’ils désiraient de pénétrer. Et voilà que nous-mêmes ne l’avons pas reçu encore; d’autres viendront après nous et le trouveront de même sans le recevoir; puis ils passeront, afin que tous, à la fin du jour, nous recevions le denier du salut avec les patriarches, les prophètes et les apôtres. Vous connaissez ces mercenaires ou ces ouvriers que le père de famille envoya dans sa vigne à des heures différentes, et qui reçurent néanmoins une même récompense1. Ainsi les Prophètes et les Apôtres, et les martyrs et nous, et ceux qui viendront après nous jusqu’à la consommation des siècles, nous recevrons alors le salut éternel, afin que, contemplant la gloire de Dieu, et le voyant face à face, nous le bénissions dans l’éternité sans défaillance, sans la peine cuisante de l’iniquité, sans aucune altération du péché; nous bénirons Dieu sans soupirer davantage, nous attachant à celui après lequel nous avons soupiré jusqu’à la fin, et dont l’espérance faisait notre joie. Nous serons alors dans la cité bienheureuse où Dieu sera notre bien, Dieu sera notre lumière, Dieu sera notre nourriture, Dieu sera notre vie. Tout ce qui est notre bien, pendant que nous travaillons dans notre exil, nous le trouverons en Dieu. En lui sera ce repos dont nous ne pouvons nous souvenir qu’avec douleur. Car il nous rappelle ce sabbat dont le souvenir a inspiré tant de paroles, dont nous devons tant parler encore, que notre coeur, sinon notre bouche, doit chanter toujours; car le silence de la bouche n’étouffe point les cris du coeur.
1. Matt. XX, 9.
DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVIII.
SERMON PRÊCHÉ A CARTHAGE A LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN.
LES PROGRÈS DE LA VERTU.
Ce cantique est celui de l’homme intérieur, qui laisse en arrière ce qui est terrestre pour s’élever à Dieu. S’il garde le silence, il perd l’occasion de dire le bien. Il parle donc, mais à Dieu. Il veut connaître sa fin ou Jésus-Christ, contempler sa beauté, connaître ses années qui demeurent. Il voit ici-bas l’avare qui thésaurise sans savoir pour qui, il conseille de confier notre argent à Dieu, qui nous instruit, nous humilie par la mort certaine, quoique l’heure en soit incertaine. Voyageurs en cette vie, allons à Dieu qui seul est souverainement. Aller en enfer c’est n’être plus, quoique l’on soit encore.
1. Le Psaume que nous venons de chanter et que nous entreprenons d’expliquer, est intitulé: « Pour la fin, psaume à David pour Idithun 1 ». Ce sont donc les paroles d’un homme appelé Idithun qu’il nous faut attendre et écouter; et si chacun de nous peut être Idithun, il se retrouvera et s’entendra dans les paroles qu’il chantera. Cherchez quel est cet homme que l’on appelait Idithun, d’après le nom qu’il eut autrefois à sa naissance; pour nous, écoutons le sens de ce nom, et cherchons dans cette signification à comprendre le sens de la vérité. Autant que nous avons pu le savoir par ce nom, que les hommes versés dans les saintes Ecritures ont traduit du grec en latin, Idithun signifie: Qui les devance. Quel est cet homme qui devance, ou quels sont ceux qu’il dépasse? Car on n’a pas dit simplement: Qui devance; mais : Qui les devance. Or, est-ce en dépassant qu’il chante, ou en chantant qu’il dépasse? Mais, soit qu’il chante en dépassant, ou qu’il dépasse en chantant, c’est le cantique de celui qui devance que nous avons chanté tout à l’heure. C’est à Dieu, que nous chantons, de voir si nous sommes de ceux qui s’avancent. Mais si l’homme qui progresse a chanté, qu’il se réjouisse d’être ce qu’il a chanté. Si tel autre qui a chanté demeure encore attaché à la terre, qu’il désire être un jour ce qu’il vient de chanter, Car cet homme que l’on appelle: Devançant les autres, devance en effet ceux qui demeurent fixés à la terre, courbés vers les choses du monde dont s’occupent leurs pensées, et qui n’ont d’espérance que dans les biens passagers. Lesquels a-t-il devancés, sinon ceux qui demeurent?
1. Ps. XXXVIII, 1
2. Vous savez que plusieurs Psaumes ont pour titre : Cantique des degrés; et l’expression grecque anabathmon nous en explique suffisamment la signification. Ce sont en effet des degrés que l’on monte, mais que l’on ne descend pas. Le mot latin n’ayant pu rendre la signification propre, a dit en général des degrés, et nous a laissé douter si ces degrés étaient pour monter ou pour descendre. Mais comme « il n’y a pas de discours, pas de langage dans lequel on n’entende leurs voix 1 », le texte précédent explique celui qui est venu après; et le grec nous donne une certitude quand le latin donnait un doute. De même que dans ces Psaumes, le chantre est un homme qui s’élève, de même ici il devance les autres. Mais pour s’élever, pour devancer ainsi les autres, il n’est besoin ni de pieds, ni d’échelles, ni d’ailes ; et toutefois, si nous envisageons l’homme intérieur, c’est réellement avec des pieds, des ailes et des échelles. Si ce n’était avec les pieds, comment cet homme intérieur dirait-il : « Que le pied de l’orgueil ne me vienne point 2 ? » Si ce n’était avec des échelles, qu’aurait vu Jacob, alors que des anges montaient et descendaient 3 ? » Si ce n’était avec des ailes, pourquoi donc s’écrier: « Qui me donnera des ailes, comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai 4? Dans les choses corporelles cependant, autres sont les pieds, autres des échelles, autres des ailes. Mais chez l’homme intérieur, ailes, pieds, échelles sont les affections de la bonne volonté. Nous nous en servons pour marcher, pour monter, pour prendre l’essor. Donc, lorsque nous parlons d’un homme qui devance les
1. Ps. XVIII, 4.— 2. Id. XXXV, 12.— 3. Gen. XXVII, 12.— 4. Ps, LIV,7.
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autres, que celui de nos auditeurs qui veut l’imiter ne cherche point à franchir un fossé par un bond léger, ni à s’élancer comme au vol, au-delà d’un escarpement: ce que j’entends d’une manière corporelle; car celui dont il s’agit, doit aussi franchir des fossés, « ces lieux creux et brûlés par le feu, qui périront, Seigneur, sous les regards menaçants de votre face 1 ». Or, quels sont ces lieux creux et brûlés par le feu, qui doivent périr sous le regard du Seigneur, sinon les péchés? Ce qui est brûlé par le feu, c’est l’oeuvre d’un ardent désir du mal ; ce qui est creux, c’est l’oeuvre d’une lâche timidité. Car tous les péchés viennent des désirs ou de la lâcheté. Que notre héros franchisse donc tout ce qui peut le retenir sur la terre; qu’il dresse ses échelles, qu’il déploie ses ailes, et que chacun voie s’il peut se reconnaître ici. Je ne doute point que plusieurs, par la divine miséricorde, ne s’y puissent reconnaître, qui méprisent le monde, et tous les attraits que peut nous offrir le monde, et se proposent de vivre saintement, à cause des joies spirituelles qu’ils goûtent dès cette vie. Et d’où viendront ces délices pour ceux qui marchent encore sur la terre, sinon des oracles divins, de la parole de Dieu, ou de quelque parole des saintes Ecritures, que l’on aura méditée, et dont on trouvera le sens avec d’autant plus de joie qu’on l’aura recherché avec peine? Car il y a dans les livres saints des délices pures et innocentes. S’il y en a dans l’or, dans l’argent, dans les festins, dans la débauche, dans la pêche et dans la chasse, dans le jeu, dans le divertissement, dans les folies du théâtre, dans la recherche et dans la possession des ruineux honneurs de ce monde; si l’on en trouve dans toutes ces choses qui ne peuvent donner une joie solide, pourrait-on n’en pas trouver dans les livres saints ? Que l’âme au contraire s’élance par dessus ces bas-fonds, qu’elle cherche son bonheur dans la parole de Dieu, et qu’elle dise avec autant de vérité que de sécurité: « Les impies m’ont raconté leurs plaisirs; mais, Seigneur, ce n’est point comme votre loi 2 ». Qu’ Idithun vienne et devance tous ceux qui se plaisent ici-bas, qu’il mette son bonheur dans les choses d’en haut, dans la parole de Dieu, dans les douceurs de la loi du Très-Haut. Mais, que dis-je? Faut-il encore passer de ce bonheur à un autre? Ou doit-il arrêter
1. Ps. LXXIX, 17. — 2. Id. CXVIII, 85.
là sa course, celui qui veut devancer? Ecoutons plutôt ses paroles, car cet homme qui bondit me paraît avoir sa demeure dans la parole de Dieu; c’est là qu’il a puisé ce que nous allons entendre.
3. « J’ai dit: Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles 1 ». Croyez-le bien, il est difficile pour un homme de lire, de parler, de prêcher, d’avertir, de reprendre, quand il est à l’oeuvre, fatigué par les devoirs pénibles, comme un homme qui traite avec des hommes, bien qu’il ait devancé tous ceux qui n’ont point mis leur joie en Dieu, et de ne point faillir ou pécher par la langue. « Quiconque ne pèche point par la langue», est-il écrit, « est un homme parfait 2». Peut-être l’interlocuteur avait-il parlé de manière à s’en repentir, et avait-il dit quelque parole qu’il eût voulu, mais qu’il ne pouvait retenir. Ce n’est pas sans raison que notre langue est toujours humide, afin de glisser facilement. Il voit donc combien il est difficile qu’un homme soit obligé de parler et ne dise rien qu’il puisse regretter; et, à la vue de toutes ces fautes , il se prend d’ennui et demande à Dieu de pouvoir les éviter. Telle est la peine dans laquelle se trouve l’homme qui devance. Que l’homme qui demeure en arrière ne me juge pas, qu’il prenne le devant et il éprouvera ce que je dis ; car alors il sera un témoin et un fils de la vérité. Dans cette situation il avait résolu de ne point parler, afin de n’avoir point à se repentir de ses paroles. C’est là ce qu’indiquent les premiers mots : « J’ai dit : Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles ». Oui, Idithun, garde tes voies, afin que tes paroles soient irréprochables : pèse bien ce que tu diras, examine, consulte la vérité intérieure; et porte-la ensuite à l’auditeur du dehors. Tu cherches souvent à en agir ainsi dans le trouble des affaires, dans la préoccupation des esprits, alors que l’âme déjà si faible et sous le poids d’un corps qui se corrompt, veut écouter et veut parler, écouter à l’intérieur, parler au dehors; et, dans son empressement à parler, elle néglige de s’instruire, et il lui arrive de dire ce qu’elle aurait dû taire. Le meilleur des remèdes en ce cas est le silence. Voilà un pécheur, un pécheur qui mérite ce nom plus particulièrement, homme orgueilleux et jaloux; il entend parler Idithum,
1. Ps. XXXVIII, 2. — Jacques, III, 2.
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il épie son langage, lui tend des piéges; et il est bien difficile que dans ses paroles il n’en trouve quelques-unes qui manquent de convenance. Il est auditeur sans pardon, et jaloux jusqu’à la calomnie. C’est pourquoi Idithun, qui le devance, avait résolu de se taire et commençait ainsi son cantique: « J’ai dit: Je veillerai sur mes voies, afin de n’être point répréhensible dans mes paroles ». Tant que je serai surpris par les médisants, ou du moins tenté, sinon surpris, «je veillerai sur mes voies, pour ne point pécher en paroles ». Quoique bien au-dessus des terrestres plaisirs, quoique les frivoles affections des choses temporelles ne me touchent point; quoique je dédaigne ces choses d’ici-bas pour m’élever à un amour meilleur, il me suffit néanmoins de goûter devant Dieu le plaisir de comprendre la supériorité de mon amour; qu’est-il besoin de parler pour que l’on me censure, et d’ouvrir le champ aux médisances? « J’ai donc dit: Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher dans mes paroles. J’ai mis une garde à ma bouche». Pourquoi? Est-ce à cause des hommes pieux, des hommes qui aiment la parole de Dieu, des fidèles, des saints? A Dieu ne plaise I Ces hommes écoutent avec l’intention de louer ce qu’ils approuvent; et, quant à ce qu’ils désapprouvent, au milieu de bien des choses dont ils font l’éloge, ils aiment mieux le pardonner que l’envenimer par la calomnie. A l’égard desquels veux-tu donc veiller sur tes voies, afin de n’être pas répréhensible en paroles, et veux-tu mettre un frein à ta bouche? Ecoute la réponse : « Tandis que le pécheur se tient devant moi ». Il ne se tient pas près de moi; mais: « Il se tient à l’encontre de moi ». Que puis-je dire enfin pour le satisfaire? Je parle de choses spirituelles à un homme tout charnel, qui voit, qui entend au dehors, mais qui à l’intérieur est sourd et aveugle. Car l’homme animal ne comprend point ce qui est de l’esprit de Dieu 1. Et s’il n’était charnel, s’emporterait-il à ces calomnies? « Bienheureux celui qui parle à une oreille qui écoute 2 », non à l’oreille du pécheur, qui se tient à l’encontre. Telle était cette multitude qui se dressait en frémissant devant celui « qui ressemblait à la brebis que l’on mène à la boucherie, et qui n’ouvrait point la bouche, non plus que l’agneau devant celui qui le tond 3». Que dire en effet à
1. I Cor. II, 14. — 2. Eccli. XXV, 12. — 3. Isa. LIII, 7.
des hommes orgueilleux, brouillons, calomniateurs, querelleurs, verbeux? Que leur dire de saint, de pieux, comment leur parler de religion, ô toi qui les devances; quand le Sauveur dit à des hommes qui l’écoutaient volontiers, qui désiraient s’instruire, dont la bouche s’ouvrait à la vérité, qui la recevaient avidement: « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent 1? » Et l’Apôtre : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels » : dont il ne faut point désespérer, mais qu’il faut nourrir. Car il ajoute: « Je vous ai donné du lait comme à de petits enfants en Jésus-Christ, et non de la nourriture dont vous n’étiez pas capables ». Parlez donc au moins maintenant. « Maintenant même, vous ne l’êtes pas encore 2».Ne t’empresse donc point d’écouter ce que tu ne comprends point, mais grandis afin de comprendre. C’est ce que nous disons aux petits enfant, qu’il nous faut nourrir du lait de la piété dam le giron de l’Eglise, et rendre capables de manger à la table du Seigneur. Que dire de semblable au pécheur qui se tient en face de moi, qui se croit ou feint d’être capable d’entendre ce qui est au-dessus de lui? Si je lui parle et qu’il ne comprenne point, il croira que je suis en défaut, et non pas son intelligence. C’est donc en vue de ce pécheur qui se tient à l’encontre de moi, que « j’ai mis un frein à ma bouche ».
4. Et qu’en est-il advenu? « Je suis resté muet, dans l’humiliation, et n’ai dit aucun bien 3 ». Celui qui s’est avancé souffre de nouvelles difficultés, dans le degré qu’il occupe; il tâche de s’élever sur un autre, afin d’échapper à ces difficultés nouvelles. La crainte de pécher me fermait la bouche et m’imposait silence; je m’étais dit en effet: « Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher en paroles » ; et, quand la crainte du péché me ferme la bouche, voilà que « je demeure muet, dans l’humiliation, sans dire aucun bien ». D’où vient que je disais le bien, sinon parce que je l’entendais? «Vous ferez résonner à mon oreille la joie et l’allégresse 4 », a dit David. Et l’ami de l’Epoux se tient près de lui, l’écoute, et tressaille d’entendre, non sa propre voix, mais celle de l’Epoux 5. Afin de dire la vérité, il écoute le
1. Jean, XVI, 1,2.— 2. I Cor. III, 1,2.— 3. Ps. XXXVIII,3. — 4. Id. 1, 10. — 5. Jean, III, 29.
409
Seigneur. Ils parlent d’eux-mêmes ceux qui disent le mensonge 1. Notre interlocuteur a donc éprouvé quelque chose de fâcheux, et dans son aveu il nous invite à y prendre garde et à ne point l’imiter. Car, disions-nous, la crainte excessive d’échapper une parole qui ne fût pas bien, lui a fait prendre la résolution de ne dire même aucun bien; et cette résolution de se taire l’a empêché d’écouter. En effet, si tu as devancé les autres, tu es devant Dieu, écoutant de lui ce que tu dois dire eux hommes: entre Dieu qui est riche, et l’homme qui est pauvre, désirant entendre quelque chose, tu interviens, toi qui devances afin de pouvoir écouter d’une part, et parler d’autre part: si tu ne veux point parler, tu ne mérites point d’entendre ; tu méprises le pauvre et encours le mépris du riche. Tu as donc oublié que tu es le serviteur établi par Dieu sur toute sa famille pour donner la nourriture aux autres serviteurs 2? Pourquoi donc chercher à recevoir ce que tu es paresseux à donner? Il est bien juste que le refus de dire ce que tu avais reçu t’empêche de recevoir ce que tu désirais. Tu désirais quelque chose, et déjà tu possédais: donne d’abord ce que tu as, afin de mériter ainsi de recevoir encore. Donc, après avoir mis un frein à ma bouche, et m’être imposé silence, parce qu’il me paraissait dangereux de parler, il m’est arrivé, dit l’interlocuteur, ce que je ne voulais point: « Je suis devenu sourd, humilié », non que je me sois humilié ; mais « j’ai été humilié ». J’ai commencé à taire les meilleures choses, dans la crainte d’en dire de mauvaises; et j’ai blâmé ma résolution. J’ai cessé de dire le bien. « Et ma douleur s’est renouvelée ». Le silence avait été pour moi un soulagement dans cette douleur que m’avaient infligée mes calomniateurs et mes censeurs, ce que la calomnie m’avait fait souffrir s’apaisait; mais depuis que je ne dis plus le bien, ma douleur s’est renouvelée. Taire ce que je devais dire m’est devenu plus douloureux que dire ce que je ne devais pas. « Ma douleur s’est renouvelée ».
5. « Un feu s’est embrasé dans ma méditation 3 ». Mon coeur a été dans l’inquiétude. Je voyais les insensés et j’en séchais de dépit 4, et dans mon silence j’étais dévoré par le zèle de votre maison 5. J’ai jeté les yeux sur le
1. Jean, VIII, 44. — 2. Matt. XXIV, 45— 3. Ps. XXXVIII, 5 — 4. Id. CXVIII, 158. — 5. Id. LVIII, 8.
Seigneur qui me disait: « Méchant et paresseux serviteur, si tu donnais mon argent aux banquiers, à mon retour je le retirerais avec usure ». Et que le Seigneur détourne de ses ministres cette malédiction : « Jetez dans les ténèbres extérieures », pieds et poings liés, ce serviteur sinon dissipateur, du moins négligent à faire valoir 1. Mais, si l’on condamne ainsi le paresseux qui a conservé l’argent du maître, que sera-ce de ceux qui l’ont dissipé dans la débauche? « Un feu s’est embrasé dans ma méditation ». Placé dans cette alternative de parler ou de se taire, en face d’auditeurs dont les uns cherchaient à le calomnier, les autres à s’instruire ; sujet d’opprobre pour ceux qui sont dans l’abondance, de mépris pour les orgueilleux 2, et considérant combien sont heureux ceux qui ont faim et soif de la justice 3, n’ayant de toutes parts que fatigue et qu’affliction; craignant de jeter des perles devant les pourceaux, craignant aussi de ne point donner la nourriture aux vrais serviteurs ; dans cette angoisse il cherche un état plus avantageux que ce ministère qui offre à l’homme tant de labeurs et de dangers ; il soupire après cette fin où l’homme n’aura rien de pareil à souffrir, après cette fin, dis-je, où le Seigneur dira à son fidèle serviteur: « Entre dans la joie de ton Seigneur 4 : J’ai parlé, dit-il, en mon langage 5 ». Donc, au milieu de ces angoisses, de ces dangers, de ces difficultés, parce que le bonheur que vous fait goûter la loi de Dieu n’empêche pas que la charité de plusieurs se refroidisse 6 ; au milieu de toutes ces peines, « j’ai parlé », dit le prophète, « en mon langage ». A qui? Non point à un auditeur que je veux instruire, mais à celui que je veux pour maître, et qui m’exaucera. « J’ai parlé dans mon langage», à celui qui me dit intérieurement tout ce que j’entends de bon et de vrai. Qu’as-tu dit? : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ». J’ai déjà devancé bien des objets, je suis arrivé à d’autres, et ceux auxquels je suis arrivé sont meilleurs que ceux que j’ai devancés; mais il m’en reste beaucoup à dépasser encore. Nous ne demeurerons point toujours en ces lieux où nous devons subir la tentation, les scandales, les auditeurs et les calomniateurs. « Faites-moi donc connaître ma fin » : cette fin qui
1. Matt. XXV, 26, 27, 30.— 2. Ps. CXXII, 4.— 3. Matt. V, 6.— 4. Id. XXV, 21. — 5. Ps. XXXVIII, 5. — 6. Matt. XXIV, 12.
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me manque, et non la course que j’ai déjà faite.
6. Il appelle fin ce but que l’Apôtre dans sa course ne perdait pas de vue, alors qu’il confessait son imperfection, envisageant en lui-même quelque chose, et cherchant autre chose ailleurs. Car il dit : « Non pas que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait, mes frères; je ne crois pas avoir atteint mon but 1 ». Et de peur que tu n’en viennes à dire : Si l’Apôtre ne l’a pas atteint, l’atteindrai-je, moi? si l’Apôtre n’est point parfait, comment arriver à la perfection ? vois ce qu’il fait, écoute ce qu’il dit. Que faites-vous donc, ô Apôtre ? Vous n’avez pas atteint votre but, vous n’êtes point parfait? Que faites-vous donc? A quoi m’engagez-vous? Quel modèle me proposez-vous à suivre ou à imiter? « Tout ce que je sais, c’est qu’oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je tends à cette palme de la vocation de Dieu en Jésus –Christ 2 » ; je tends à cette palme, dit l’Apôtre, je n’y suis pas encore arrivé, je ne l’ai point encore saisie. Ne retombons pas au point d’où nous nous sommes élancés, ne demeurons pas où déjà nous sommes arrivés. Courons, efforçons-nous, nous sommes dans la voie: sois moins en sûreté pour ce que tu as déjà dépassé, que soucieux pour le but où tu n’es pas encore parvenu. « Tout ce qui est en arrière », dit l’Apôtre, « je l’oublie pour m’élancer en avant, je m’efforce d’arriver à cette palme de la vocation suprême de Dieu en Jésus-Christ ». C’est lui qui est ma fin. Il est une chose, dit l’Apôtre, et ce point unique le voici : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit 3 ». C’est là ce qui faisait dire au Psalmiste : « J’ai fait une seule demande au Seigneur, je la revendiquerai. Le voilà qui oublie ce qui est en arrière, pour se jeter dans l’avenir. J’ai fait une demande au Seigneur, et je la renouvellerai, c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie ». Pourquoi? « Afin de contempler la beauté du Seigneur 3? »C’est là que je me réjouirai avec le compagnon de mon bonheur, sans craindre un adversaire: quiconque voudra contempler avec moi sera pour moi un ami et non un calomniateur jaloux. C’est là ce que désirait Idithun; il voulait le savoir dès cette vie, afin
1. Phil. III, 12, 13.— 2. Id. 14.— 3. Jean, XIV, 9.— 4. Ps. XXVI
de comprendre ce qui lui manquait, et ressentir moins de joie de ce qu’il avait acquis, que de désirs pour ce qu’il devait acquérir encore; de ne point s’arrêter en chemin après avoir franchi quelques degrés, mais de s’élancer par de brûlants désirs vers les régions éternelles ; jusqu’à ce qu’enfin, après avoir franchi quelques degrés, il parvînt à les franchir tous, et qu’au lieu de ces quelques gouttes de rosée que laisse tomber sur lui la nuée des saintes Ecritures, il vînt comme un cerf à la source d’eau vive 1, qu’il vît la lumière dans la lumière 2, et se dérobât, dans la face de Dieu, au trouble des hommes 3. C’est là qu’il dira: Il est bon d’être ici, je ne veux rien de plus, j’aime tous ceux qui se trouvent ici, je n’y crains personne. C’est là le bon, le saint désir. Soyez heureux avec nous, vous qui le ressentez, et priez pour qu’il persévère dans notre coeur, et que les scandales ne nous découragent point. Car voilà ce que nous autres demandons pour vous. Eh ! ne croyez pas que nous soyons dignes de prier pour vous, et vous indignes de le faire pour nous. L’Apôtre se recommandait aux auditeurs auxquels il prêchait la parole de Dieu 4. Priez donc pour nous, mes frères, afin que nous voyions ce qu’il faut voir, et que nous disions convenablement ce qu’il faut dire. Du reste, ce désir, je le sais, se trouve chez bien peu, et il n’y a pour me bien comprendre que ceux qui ont goûté les choses que je dis. Toutefois nous parlons pour tous, et pour ceux qui ont ce désir et pour ceux qui ne l’ont point encore; pour ceux qui l’ont, afin qu’ils soupirent avec nous vers le ciel; pour ceux qui ne l’ont pas, afin qu’ils secouent leur paresse, qu’ils franchissent les degrés d’ici-bas, qu’ils arrivent enfin aux délices de la loi du Seigneur, sans demeurer dans les plaisirs des méchants. Il en est beaucoup, en effet, qui ont beaucoup à raconter, beaucoup à s’applaudir ; l’injuste vante ses injustices. On trouve à la vérité quelques plaisirs dans l’iniquité, mais non comme ceux de votre loi 5, ô mon Dieu. Qu’ils parlent donc avec nous, ceux qui croient que nous parlons à Dieu comme David. C’est là une affaire tout intérieure, on n’en peut rien dire par les paroles. Mais que celui qui s’en occupe, croie qu’un autre s’en occupe aussi. Qu’il ne s’imagine
1. Ps. XLI, 2.— 2. Id. XXXV, 10.— 3. Id. XXX, 21.— 4. Colos. IV,3, — 5. Ps. CXVIII, 15.
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pas être le seul pour recevoir ce qui vient de Dieu. Que par leur bouche Idithun dise aussi: « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ».
7. « Et quel est le nombre de mes jours 1 ?» le cherche ce nombre de jours qui est. Je puis lire et même comprendre un nombre sans nombre, comme il y a des années sans années. Dire années en effet, c’est comme dire un nombre; et toutefois : « Vous êtes le même, Seigneur, et vos années ne finiront point 2». Faites-moi donc connaître le nombre de mes années, mais le nombre qui subsiste. Quoi donc? Est-ce que le nombre des années où tu es arrivé n’est pas un nombre ? Assurément c’est un nombre; et, à le bien considérer, il n’en est point: si je m’y arrête, il paraît être, il n’en est point si je le dépasse : si je m’en dégage pour contempler les choses éternelles, si je compare les choses qui passent avec celles qui demeurent, je vois ce qui est vrai ; mais qu’y a-t-il plus que nos jours pour avoir plus d’apparence que de réalité? Dirai-je que mes jours sont bien des jours? Oui, ces jours, les appellerai-je des jours ; et donnerai-je témérairement un si grand nom à ce qui s’écoule avec tant de rapidité ? Je ne suis pas néanmoins si près du néant que j’oublie celui qui eut: Je suis celui qui suis 3. Y a-t-il donc un nombre pour les jours? Oui, il en est un qui est sans fin. Quant à ceux d’à présent, je répondrai qu’il y a quelque chose, si je retiens assez du jour où tu m’interroges pour dire qu’il existe, ou bien toi-même qui m’interroges, retiens le moment où tu parles. Peux-tu le retenir? Si tu as retenu celui d’hier, tu retiens celui d’aujourd’hui. Mais le jour filer, me diras-tu, je ne puis le retenir, il ut écoulé: je retiens celui d’aujourd’hui, ç’est avec moi. N’en as-tu pas déjà perdu qui s’est écoulé depuis l’aube? Car n’a-t-il pas commencé à la première heure ? Montre-moi la première heure de ce jour ; montre-moi même la seconde. Elle s’est envolée, me diras-tu, mais je vous montrerai la troisième, c’est peut-être à celle-là que nous en sommes. Donc nous parlons de jours, et d’un troisième jour; et si tu me donnes une troisième, ce sera une troisième heure, non un troisième jour. Je ne te l’accorderai même pas, pour peu que tu t’élèves avec moi au-dessus des dates terrestres. Montre-moi en effet cette
1. Ps. XXXVIII, 3.— 2. Id. CI, 28.— 3. Exod. III, 14.
troisième heure, cette heure dans laquelle tu es actuellement. Car si une partie déjà s’en est écoulée, il en reste une autre partie; tu ne saurais me donner ce qui est écoulé, puisqu’il n’existe plus, ni ce qui en reste, puisqu’il n’est pas encore. Que me donneras-tu donc de cette heure qui s’écoule actuellement? M’en donneras-tu suffisamment pour hasarder ce seul mot: elle est? Mais ce mot Est 1 n’a qu’une syllabe, n’est que d’un instant, et cette syllabe a trois lettres; or, en la prononçant, tu n’arrives pas du coup à la seconde lettre, que tu n’aies fini la première; et la troisième ne résonne qu’après la seconde. Que me donneras-tu donc dans cette unique syllabe ? Et tu retiens des jours, toi qui ne saurais retenir une seule syllabe? Nos instants s’envolent et emportent tout, le torrent du monde s’enfuit: « Ce torrent auquel a bu pour nous dans son chemin celui qui a élevé la tête 2». Ces jours donc ne sont plus:
ils s’en vont presque avant d’arriver; et quand ils sont arrivés, ils ne peuvent subsister; ils se touchent, ils se suivent, mais ne se maintiennent point. On ne retranche rien au passé on attend un avenir qui doit passer; on ne l’a point qu’il n’arrive, et quand il arrive on ne le retient point. « Faites-moi connaître le nombre de mes jours », non point ce nombre qui ne subsiste pas, ou plutôt ce qui est étrange et me jette dans un trouble plus dangereux, ce qui est tout à la fois et qui n’est pas; car nous ne pouvons pas dire d’une chose qu’elle est, quand elle ne subsiste point, ni que ce qui vient et passe ne soit aucunement. Je cherche l’Etre simple, l’Etre véritable, je veux l’Etre purement, cet Etre qui est dans la Jérusalem épouse de mon Dieu, où il n’y a plus ni mort, ni défaillance, ni jour qui passe, mais un jour qui demeure, qui n’a point eu d’hier, qui n’est point refoulé par le lendemain. C’est là, Seigneur, « ce nombre de mes jours, qui subsiste, que je demande à connaître ».
8. « Afin que je sache ce qui me fait défaut 3 ». Car c’est là ce qui me manque pendant que je travaille ici-bas ; et tant que cela me fera défaut, je ne me dis point parfait et tant que je ne le reçois point, je répète « Non que j’aie atteint déjà ou que je sois
1. Dans la prononciation latine, on fait sentir chacune des trois lettres, et c’est de cette prononciation qu’argumente le saint Docteur. — 2. Ps. CIX, 7.— 3. Id. XXXVIII, 5.
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parfait, mais je poursuis cette palme du suprême appel de Dieu 1 », tel sera le prix de ma course. Cette course doit aboutir à une certaine demeure, et cette demeure sera la patrie qui ne connaît ni l’exil, ni la sédition, ni l’épreuve. Donc, « faites-moi connaître, Seigneur, le nombre de mes jours, qui subsiste, afin que je sache ce qui me fait défaut»; parce que je n’y suis point encore parvenu; afin que je ne m’enorgueillisse point de ce que j’ai déjà, et que je sois trouvé en Dieu ayant une justice, mais non celle qui vient de moi. En comparant ce qui est en moi avec tout ce qui n’y est point de la même manière, en voyant qu’il me manque bien plus que je n’ai, je serai plutôt humilié de ce qui me fait défaut, qu’enorgueilli de ce que je trouverai en moi. Ceux, en effet, qui croient avoir quelque chose, pendant qu’ils sont en cette vie, se privent par cet orgueil de ce qui leur manque: parce qu’ils regardent comme grand ce qui est de la terre. « Si quelqu’un s’imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, puisqu’il n’est rien 2 ». Ils ne se grandissent pas pour cela. L’enflure, l’orgueil imite la grandeur, mais il n’a rien de solide.
9. Notre interlocuteur, qui devance les autres, roule en son âme quelque dessein que peut seul comprendre Celui qui a les mêmes pensées; comme si Dieu, exauçant sa prière, lui eût fait connaître sa fin, et fait comprendre le nombre de ses jours , non de ceux qui passent, mais de ceux qui demeurent ; le voilà qui considère ce qu’il a dépassé, qui le compare avec ce qu’il connaît de l’éternité, et comme si on lui demandait: Pourquoi désirer de connaître le nombre de tes jours, qui subsiste? Que penses-tu des jours présents? Du lieu où il s’est élevé, il regarde ce qui est ici-bas et s’écrie « Voilà que mes jours ont vieilli 3! » Dès lors que ceux-là vieillissent, j’en veux de nouveaux, de ceux qui ne vieillissent jamais, afin que je puisse dire : « Ce qui était vieux est passé, « tout est devenu nouveau 4! » Aujourd’hui en espérance, bientôt en réalité. Bien que nous soyons renouvelés par la foi et l’espérance, combien nous faisons d’oeuvres du vieil homme! Car nous ne sommes pas tellement revêtus du Christ qu’il ne nous reste plus rien d’Adam. Voyez Adam vieillir et le Christ se
1. Philip.III, 12-14. — 2. Gal. VI, 3. — 3. Ps. XXXVIII, 6. — 4. II Cor. V,17.
renouveler en nous : « Quoique l’homme extérieur se détruise en nous», dit l’Apôtre, « l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour 1 ». Donc nous ne sommes point à demeure, ni pour le péché, ni pour la mortalité, ni pour le temps qui s’enfuit, ni pour les gémissements, le travail et les sueurs, ni pour ces âges qui se succèdent, nous passons insensiblement de l’enfance à la vieillesse, et en face de tout cela voyons ici le vieil homme, les vieux jours, le vieux cantique, le vieux Testament : mais considérons l’homme intérieur, et au lieu de ce qui change, voyons ce qu’il faut renouveler, nous trouverons alors l’homme nouveau, le jour nouveau, le nouveau cantique, le nouveau Testament: attachons-nous à ce qui est nouveau, de manière à ne point craindre ce qui a vieilli. Donc, en notre course en cette vie, nous passons de ce qui a vieilli à ce qui est nouveau ; et ce passage s’effectue pendant que l’homme extérieur se détériore, que l’homme intérieur se renouvelle ; jusqu’à ce que le corps qui se corrompt extérieurement, payant tribut à h nature, arrive à la mort et se renouvelle dans la résurrection. C’est alors que se renouvellera en réalité ce qui se fait ici-bas ers espérance. Tu fais donc une oeuvre, maintenant, en te dépouillant de ce qui a vieilli pour courir à ce qui est nouveau. Mais Idithun, courant à ce qui est nouveau, et s’élançant vers ce qui était devant lui, s’écriait : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin et le nombre de mes jours, qui subsiste réellement, afin que je sache ce qui me fait défaut». Il traîne après lui le vieil Adam , et se hâte d’arriver au Christ. « Voilà», dit-il, « que mes jours ont vieilli ». Ces jours qui me viennent d’Adam, vous les faites vieux; ils vieillissent chaque jour, ils vieillissent au point de finir entièrement. « Et tout mon être sera devant vous comme rien ». Oui, devant vous, Seigneur, tout mon être sera comme le néant, devant vous qui voyez tout cela ; et moi, si je le vois, ce n’est que devant vous, et non devant les hommes. Que dirai-je? Quelles paroles employer pour montrer que mon être n’est rien en comparaison de Celui qui est? Mais c’est à l’intérieur que cela se dit, comme c’est à l’intérieur que cela se fait sentir. C’est « devant vous », Seigneur, c’est-à-dire où se fixent vos yeux et non les yeux des hommes.
1. II Cor. IV, 16.
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Mais que voient vos yeux? « Que mon être n’est rien devant vous »
10. « En vérité, tout homme vivant sur la terre n’est que vanité 1». «En vérité», dit le Prophète, de quoi parlait-il alors? Voilà que j’ai passé en revue tout ce qui est périssable, j’ai méprisé tout ce qui est ignoble, j’ai foulé aux pieds ce qui est terrestre, je me suis élevé jusqu’aux délices de la loi du Seigneur, j’ai supputé avec hésitation le nombre des jours du Seigneur, j’ai désiré cette fin qui n’a point de fin, j’ai demandé pour mes jours un nombre qui subsiste, parce que le nombre des jours d’ici-bas n’est rien en vérité; me voilà donc aujourd’hui, élevant mes désirs bien au-dessus de tout cela, si j’aspire après les choses qui demeurent : « En vérité », quel que soit mon état ici-bas, tant que je suis en ce monde, tant que je porte une chair mortelle, tant que la vie de l’homme sur la terre est une épreuve 2, tant que je gémis au milieu des scandales, tant que moi qui suis debout, j’ai à craindre la chute, tant que je suis dans l’incertitude et de mes maux et de mes liens, « tout n’est que vanité chez l’homme qui vit ici-bas » . « Tout homme », dis-je, et l’homme en retard, et l’homme qui devance les autres, et Idithun lui-même, est tributaire de la vanité : car imité des vanités, tout est vanité; qu’a de plus l’homme de tout le labeur qui le consume sous le soleil 3? Mais Idithun est-il donc sous le soleil encore? D’une part, il est sous le soleil, d’autre part, il est bien supérieur au soleil. Il est sous le soleil alors qu’il veille, qu’il dort, qu’il mange, qu’il boit, qu’il a faim, qu’il a soif, qu’il a de la vigueur, qu’il ressent la fatigue, qu’il redevient enfant, qu’il rajeunit, qu’il vieillit, qu’il est dans l’incertitude au sujet de ses désirs et de ses craintes; en tout cela Idithun est sous le soleil, bien qu’il devance les autres. En quoi donc les devance-t-il? Par ce désir: « Seigneur, faites-moi connaître ma fin 4 ». C’est là un désir supérieur, qui domine tout ce qui est sous le soleil. Les choses visibles sont sous le soleil nais tout ce qui est invisible n’est pas sous le soleil. La toi ne se voit point, l’espérance ne se soit point, la charité ne se voit point, la bonté ne se voit point; enfin on ne voit point cette crainte chaste qui demeure dans les siècles siècles 5. Idithun trouvant en cela sa joie
1. Ps. XXXVIII, 6.— 2. Job, VII, 1.— 3. Eccle. 1,2,3.— 4. Ps. XXXVIII, 5 — 5. Id. XVIII, 10.
et sa consolation, et s’élançant au-delà du soleil, parce que sa conversation est dans le ciel, gémit de tout ce qu’il a sous le soleil il méprise tout cela et s’en afflige, et aspire avec amour à tout ce qui est du ciel. Il a parlé des choses d’en haut, laissons-le parler des choses d’en bas. Vous avez entendu ce qu’il faut désirer, écoutez ce qui est a mépriser « En vérité, tout homme vivant est vanité ».
11. « Quoique l’homme passe dans l’image 1 ». Dans quelle image, sinon de celui qui a dit: « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance 2 ? » « Quoique l’homme passe dans l’image ». Il dit ici « quoique», parce que cette image est quelque chose de grand. Et après ce « quoique » vient un « cependant »; et de la sorte « quoique » marquera ce qui est au-delà du soleil, et « cependant » désignera ce qui est sous le soleil ; l’un a rapport à la vérité, l’autre à la vanité. « Quoique l’homme passe dans l’image, toutefois un rien le trouble ». Ecoute son trouble et vois si ce n’est pas une futilité, afin de la fouler aux pieds, de la laisser en arrière, et de te réfugier dans les cieux, où il n’y a plus de vanité. Quelle est cette vanité? « L’homme amasse des trésors et ne sait pour qui ». O folie de la vanité ! «Bienheureux celui qui a mis son espérance dans son Dieu, qui ne s’est point arrêté aux vanités et aux folies du mensonge 3 ». O avare, tu prends mes paroles pour du délire; mon langage à tes yeux ressemble aux contes de vieilles femmes. Car toi, dans les profondeurs de ton esprit, dans ta rare prudence, tu imagines chaque jour des moyens d’acquérir de l’argent par le négoce, par l’agriculture, souvent peut-être par l’éloquence, par la jurisprudence, par la milice, et même par l’usure. En homme judicieux, tu n’omets rien, absolument rien, pour entasser argent sur argent et Je resserrer avec soin dans l’ombre. Tu sais voler un homme et éviter le voleur; tu crains pour toi ce que tu fais aux autres, et ce que l’on te fait ne te corrige pas. Mais on ne te fait rien, j’y consens; tu es un homme prudent; non-seulement tu sais amasser, mais tu sais conserver : tu sais où il faut placer, à qui tu dois prêter, afin de ne rien perdre de ce que tu as amassé. J’interroge donc ton coeur, je fais appel à ta prudence:
voilà que tu as amassé, et que tu as si bien
1. Ps. XXXVIII, 7. — 2. Gen. I, 26. — 3. Ps. XXXIX, 5.
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conservé que tu n’as rien perdu; mais, dis-moi, pour qui conserves-tu? Je ne veux point discuter avec toi, je ne rappelle rien, je n’exagère aucunement le mal que peut causer la vanité de ton avarice; je n’en propose qu’un seul, je ne discuterai que ce point, dont la lecture du Psaume nous offre l’occasion. Tu amasses donc, tu thésaurises; je ne te dirai point:
Lorsque tu amasses, ne peut-on pas ramasser à tes dépens? Je ne dirai point: Quand tu veux ravir ta proie, n’es-tu pas la proie d’un autre? Je parlerai plus clairement; car, aveuglé par ton avarice, tu n’as ni entendu ni compris; je ne dirai donc pas: Prends garde qu’en faisant ta proie d’un plus faible, tu ne deviennes la proie d’un plus fort. Car tu ne sais pas que tu es dans la mer, et tu ne vois pas que les gros poissons dévorent les plus petits. Je passe donc tout cela sous silence ; je ne parle point des difficultés, des dangers que l’on rencontre en amassant de l’argent, de ce que souffrent ceux qui amassent, des périls qui les environnent, de la mort qui les menace presque partout, je passe tout cela sous silence. Tu amasses donc sans aucune résistance, tu conserves, sans qu’on te prenne rien: réveille ton coeur et cette rare prudence qui me tourne en dérision, qui ne voit que folie dans mes paroles; et dis-moi: Tu thésaurises, et pour qui ces richesses? Je vois bien ce que tu voudrais me répondre, comme si la réponse que tu veux me faire avait échappé au Psalmiste; tu me diras : Je conserve pour mes enfants. C’est la réponse du dévouement qui sert d’excuse à l’iniquité : je conserve, dis-tu, pour mes enfants. Oui, c’est pour tes enfants ; mais Idithun l’ignorait-il? Il le savait fort bien, mais il comptait cela parmi les jours anciens, et n’y opposait que le mépris, parce qu’il courait vers les jours nouveaux.
12. Car enfin je vais te mettre en cause avec tes enfants. Tu passeras, et tu amasses pour ceux qui passeront, ou plutôt, tu passes, et ils passent aussi. Car j’ai dit: Tu passeras, comme si maintenant tu étais stable. Aujourd’hui même, depuis le commencement de mon discours jusqu’à présent, sais-tu que nous avons vieilli? Tu ne remarques pas l’insensible accroissement de tes cheveux ; et maintenant que tu es debout ici, occupé de quelque affaire, lorsque tu parles, les cheveux croissent sur ta tête : car ce n’est pas un accroissement subit qui t’a fait chercher le perruquier. Le temps s’écoule donc toujours avec rapidité, soit qu’on s’en aperçoive, soit qu’on n’y prenne pas garde, soit qu’on s’occupe malencontreusement d’autre chose. Tu passes donc, et tu conserves pour ton fils qui passe. Je te demanderai tout d’abord : Es-tu bien assuré qu’il possédera ce que tu lui as gardé ? S’il n’est point encore né, es-tu certain qu’il naîtra? Tu conserves donc pour tes enfants, et tu ne sais ni s’ils naîtront, ni s’ils posséderont : et tu ne mets pas ton argent où tu devrais le mettre. Car ton Seigneur ne donne. rait pas à son serviteur le conseil de perdre son argent. Tu es le riche serviteur d’un père de famille de distinction. C’est lui qui t’a donné ce que tu aimes, ce que tu possèdes, et il ne veut point que tu perdes ce qu’il te donne, lui qui doit se donner à toi. Mais, dis-je, il ne veut pas même que tu perdes ce qu’il t’a donné pour un temps. Tu as de grands biens, des biens en abondance, qui dépassent de beaucoup tes nécessités : c’est là un superflu ; même en ce cas, je ne veux pas que tu en perdes quelque peu, dit le Seigneur ton Dieu. Et que ferai-je? Change-les de place, celle où tu les a mis n’est pas sûre. Assurément tu veux être l’esclave de ton avarice : mais vois que mon conseil peut bien être d’accord avec cette avarice même. Tu veux en effet posséder ce que tu as, et non le perdre:je te montre le lieu où tu dois le placer. N’amasse point sur la terre, où tu ne sais pour qui tu amasses des richesses, ni quel usage ensuite en fera celui qui les possédera, et en sera le maître. Peut-être est-ce un homme ruiné qui les possédera, et qui ne pourra tenir ce que tu lui auras laissé. Peut-être les perdras-tu avant l’arrivée de celui pour qui tu les conserves. Contre toute sollicitude, voici le conseil que je te donne : « Amassez-vous des trésors dans le ciel 1». Si tu voulais conserver des richesses ici-bas, tu chercherais quelque coin dans ton grenier; peut-être dans ta maison craindrais-tu tes domestiques, et confierais-tu ton trésor à quelque banquier : car chez lui un accident n’est pas facile, on n’y redoute point le voleur, tout y est bien gardé. Pourquoi ces pensées dans ton âme, sinon parce que tu n’as pas de meilleur endroit pour conserver tes richesses ? Mais si je t’en indiquais un autre ? Je te dirai donc: Ne va pas
1. Matt. VI, 20.
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confier ton argent à ce banquier peu solvable, mais il en est un plus sûr, donne-le-lui : il a de vastes greniers où tes richesses ne se peuvent détériorer; il est plus riche que tous les riches. Mais, me répondras-tu, comment oser m’adresser à un tel homme? Et si lui-même t’y engage? Eh bien ! reconnais-le enfin ; il n’est pas seulement un père de famille, nais il est encore ton maître. Je ne veux pas, dit-il, ô mon serviteur, que tu perdes ton argent, mais voici où tu dois le placer : pourquoi le mettre où tu pourrais le perdre, et si tu ne l’y perds, où tu ne peux toi-même demeurer toujours? Il est un autre lieu où je dois t’appeler; que ton bien t’y précède ; ne crains pas de le perdre. C’est moi qui te l’ai donné, c’est moi qui en serai le gardien. Voilà ce que te dit ton Seigneur: interroge ta foi, et vois situ veux croire en lui. Tu me diras peut-être: Je regarde comme perdu ce que je ne vois pas; c’est ici que je veux voir tout cela. Mais en voulant le voir ici-bas, d’abord tu ne l’y verras point, et tu n’auras rien là- haut. Tu as dans la terre je ne sais quels trésors cachés, et en marchant tu ne les portes pas avec toi. Tu viens entendre un sermon, pour amasser des richesses intérieures, et tu l’occupes des extérieures; les as-tu donc apportées ici avec toi ? Tu ne les vois pas même à présent. Tu crois les avoir chez toi, parce que tu sais que tu les y a déposées; sais-tu si tu ne les as pas perdues? Combien sont rentrés chez eux sans y retrouver ce qu’ils y avaient entassé ! Voilà peut-être que la crainte saisit les coeurs des avares, et parce que j’ai dit que beaucoup n’avaient souvent point retrouvé en rentrant chez eux ce qu’ils y avaient laissé, chacun s’est dit dans son âme : A Dieu ne plaise ! ô Evêque, souhaitez-nous mieux, priez pour nous; Dieu nous en garde ; à Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi; je crois que Dieu me fera trouver chez moi ce que j’y ai laissé. Tu crois en Dieu, dis-tu, mais ne crois-tu pas aussi à Dieu ? Je crois, en Jésus-Christ, que je retrouverai en sûreté chez moi ce que j’y ai laissé, que nul n’en approchera, que nul ne l’enlèvera. Tu veux avoir dans ta foi en Jésus-Christ une garantie contre les pertes de ta maison; mais cette foi au Christ sera une garantie plus sûre encore, si tu mets tes richesses où il te conseille. Auras-tu donc de la confiance en ton serviteur et des doutes pour ton maître, de la confiance pour ta demeure, des doutes pour le ciel? Mais, diras-tu, comment placer mon argent dans le ciel? Je t’ai donné ce conseil, place-le où je te dis. Comment arrivera-t-il au ciel, je ne veux point que tu le saches. Place-le entre les mains des pauvres, donne-le aux- indigents, que t’importe la manière dont il parvienne au ciel? Moi qui le reçois, ne saurai-je pas l’y envoyer? As-tu donc oublié cette parole : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait 1 ? » Voilà quelqu’un de tes amis qui a des souterrains, des citernes; et quand tu cherches des vaisseaux pour y conserver des liquides, soit du vin, soit de l’huile, et remiser ainsi tes récoltes pour les conserver, s’il venait te dire: Je te les conserverai; mais s’il avait des canaux dérobés, des conduits, par lesquels s’épancherait secrètement ce que tu verserais à découvert, et qu’au moment où il dit: Verse là ce que tu as, tu visses bien que tel n’est pas l’endroit où tu croyais verser, tu hésiterais alors d’épancher tes liquides. Mais lui qui connaît les secrètes ouvertures qu’il a ménagées dans ses citernes, ne te dirait-il pas: Verse sans crainte, cela passera dans la citerne; tu ne vois pas comment, mais compte sur moi qui ai fait ces routes? Or, celui qui a fait toutes choses, nous a fait à tous des demeures : il veut que nous y fassions passer nos richesses, de peur que nous ne les perdions en terre. Mais quand tu les auras conservées sur cette terre, dis-moi, pour qui les amasses-tu? Tu as des enfants; comptes-en un de plus et donne une part au Christ. « Il thésaurise et ne sait pour qui sont ses trésors, il se trouble en vain ».
13. « Et maintenant ». Puisqu’il en est ainsi, s’écrie Idithun, qui considère certaines vanités, qui aperçoit certaines vérités, qui se trouve placé entre ce qui est au-dessus de lui et ce qui est au-dessous; car il a au-dessous de lui ce qu’il a devancé, et au dessus les objets où tendent ses efforts. « Et maintenant », s’écrie-t-il, que j’ai beaucoup laissé, que j’ai foulé aux pieds tant d’objets, que les choses du temps ne sont rien pour moi, je ne suis point encore parfait, je n’ai rien reçu encore. « C’est par l’espérance, en effet, que nous sommes sauvés. Or, l’espérance que l’on voit n’est plus l’espérance; car, comment espérer ce que l’on voit? Mais si nous espérons
1. Matt. XXV, 40.
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ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience 1 ». Et maintenant quelle peut donc être mon espérance?» N’est-ce « point le Seigneur? » Celui-là est mon attente, qui m’a donné tous les biens que je méprise; et lui, qui est au-dessus de tout, doit se donner à moi, lui par qui tout a été fait, qui m’a fait parmi tant de merveilles, c’est le Seigneur qui est mon attente. Vous voyez Idithun, mes frères, vous voyez comme il espère. Que nul homme ici-bas ne se dise donc parfait; le croire, ce serait de l’erreur, de l’illusion, de la séduction : nul ne peut être parfait en cette vie. De quoi lui servirait cette pensée qui lui ferait perdre l’humilité? « Et maintenant, quelle est mon espérance, sinon le Seigneur? » Quand il sera venu, on ne l’attendra plus; alors viendra la perfection. Quelque progrès qu’ait fait Idithun, il attend toujours. « Tout mon être est toujours sous vos yeux». Idithun s’élance, il marche vers Dieu, il commence à être quelque peu. « Toute ma substance est devant vous ». Mais cette substance est aussi devant les hommes. Tu as de l’or, tu as de l’argent, des esclaves, des terres, des arbres, des troupeaux, des serviteurs; tout cela peut être vu des hommes; mais il y a une substance qui est toujours devant toi: « Et ma substance est toujours sous vos yeux ».
14. « Délivrez-moi de toutes mes iniquités 2 ». Il est vrai que j’ai dépassé beaucoup
de choses, que j’en ai beaucoup foulé aux pieds. « Mais dire que nous n’avons plus de péchés, c’est nous tromper nous-mêmes et n’avoir pas en nous la vérité 3 ». J’ai surpassé bien des choses, et néanmoins je frappe ma poitrine, en disant: « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 4 ». C’est donc vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, vous qui êtes ma fin. « Car le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croient 5 ». Délivrez-moi donc de ces fautes que j’ai laissées en arrière, afin que je n’y retombe plus, mais absolument de toutes celles qui me font dire en frappant ma poitrine : « Remettez-nous nos dettes » . « Délivrez-moi de toutes mes iniquités », parce que je sens et tiens pour vraie cette parole de l’Apôtre: « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ».
1. Rom. VIII, 24, 25. — 2. Ps. XXXVIII, 9. — 3. I Jean, I, 8.— 4. Matt. VI, 12 — 5. Rom. X, 4.
Après avoir dit qu’il n’était point encore parfait, il ajoute aussitôt; « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ». Qu’est-ce à dire : « Quelle que soit notre perfection ? » Déjà, Paul, vous aviez dit: « Non que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait». Suivons l’ordre des paroles: «Tout ce que je sais, c’est que, oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je m’efforce d’atteindre le but et de cueillir la palme à laquelle Dieu m’appelle d’en haut par Jésus-Christ ». Il n’est donc point encore parfait, puisqu’il poursuit cette palme de la suprême vocation de Dieu, qu’il n’a pas encore cueillie, qu’il n’a pas encore atteinte. S’il n’est point encore parfait, parce qu’il est encore en arrière, qui de nous est parfait? Et néanmoins il ajoute aussitôt : « Quelle que soit notre perfection, ayons ces sentiments ». Quoi donc, ô Apôtre, vous n’êtes point parfait et nous le serions? Avez-vous donc oublié, mes frères, que tout à l’heure il s’est dit parfait? Car il n’a pas dit:
« Vous qui êtes parfaits, soyez dans ce sentiment » ; mais bien : « Nous qui sommes parfaits, ayons ce sentiment » ; lui qui avait dit un peu avant : « Non que j’aie atteint le but et que je sois parfait ». Car tu ne peux être parfait ici-bas qu’à la condition de savoir que tu ne peux y être parfait. Ta perfection consiste donc à élever ton vol au-dessus de certains biens, pour en suivre d’autres; à ne devancer les uns que pour voir celui qui reste à saisir, après avoir dépassé tous les autres. Telle est la foi certaine. Quiconque pense avoir atteint déjà le but, ne s’élève qu’afin de tomber.
15. Parce que tel est mon sentiment; parce que je me dis tout à la fois imparfait et parfait : imparfait, puisque je n’ai point reçu l’objet de mes désirs; parfait, puisque je comprends ce qui me manque; parce qu’il y a dans mes sentiments du mépris pour les choses humaines, que je ne mets point ma joie dans les choses périssables, que je suis la dérision de l’avare qui vante sa sagesse, et m’accuse de folie, que telle est ma conduite et que je suis cette voie; « voilà », dit le Prophète, « que vous m’avez rendu l’opprobre des insensés ». Vous m’avez condamné à vivre, condamné à prêcher au milieu des insensés; je ne puis être pour eux qu’un sujet
1. Philipp. III, 12-15.
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de dérision. Car nous sommes en spectacle immonde, aux anges et aux hommes 1; aux anges qui nous bénissent; aux hommes qui nous méprisent, ou plutôt aux anges qui nous bénissent et qui nous blâment, comme aux hommes qui nous blâment et qui nous bénissent tour à tour. A droite et à gauche, nous avons des armes avec lesquelles nous combattons dans l’honneur et l’ignominie, par la bonne et par la mauvaise renommée, comme des séducteurs, quoique sincères 2. Ce sont les anges, ce sont les hommes qui pensent ainsi; parmi les anges, en effet, il en est de saints auxquels nos bonnes oeuvres sont agréables; il est aussi des anges prévaricateurs, auxquels déplaît une vie sainte; et parmi les hommes, il en est de saints qui applaudissent à notre vie; comme il en est de très-méchants qui la tournent en dérision. Ce sont là des armes d’une part, et des armes d’autre part; les unes à droite, les autres à gauche; et toutes sont néanmoins des armes; je me sers de toutes ces armes, et de celles de droite et de celles de gauche, et de ceux qui me louent et de ceux qui me blâment, et de ceux qui m’honorent, et de ceux qui me navrent d’ignominie. Avec ces deux sortes d’armes, je livre un combat au diable, je le frappe des unes et des autres: dans la prospérité, si je ne me laisse point corrompre, et dans l’adversité, si je ne me laisse point abattre.
16. « Vous m’avez rendu l’opprobre de l’insensé. Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche 3 ». Mais vis-à-vis de l’insensé « j’ai été sourd et n’ai point ouvert ma bouche ». A qui dirais-je ce qui se passe en moi? J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira en moi, car il dira des paroles de paix pour son peuple 4 ; mais « il n’y a point de paix pour l’impie », dit le Seigneur. « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche. Car c’est vous qui m’avez fait ». C’est donc parce que c’est Dieu qui t’a fait que tu n’as pas ouvert la bouche? C’est étonnant. Car le Seigneur n’a-t-il pas formé ta bouche pour la parole? « Celui qui a planté l’oreille n’entend-il point? Celui qui a fait l’oeil ne voit-il point 5? » Le Seigneur t’a donné une bouche pour parler, et tu dis : « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche : parce
1. I Cor. IV, 9.— 2. II Cor. VI, 7, 8. — 3. Ps. XXXVIII, 10. — 4. Id. Ps, LXXXIV, 9 . — 5. Isa. XLVIII, 22. — 6. Ps. XCIII, 9.
que c’est vous qui m’avez fait 1? » ou bien: « Parce que c’est vous qui m’avez fait », appartiendrait-il au verset suivant? « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos vengeances 2 ». Parce que c’est vous qui m’avez fait, ne m’anéantissez point: ne me frappez que pour me faire avancer, non pour me faire succomber. Frappez-moi seulement pour m’étendre, non pour me réduire. « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos châtiments ».
17. « J’ai succombé sous le poids de votre main, quand vous m’avez corrigé ». C’est-à-dire , j’ai succombé sous le châtiment. Et toutefois, qu’est-ce que le châtiment de votre part, sinon ce qui suit: « Vous avez corrigé l’homme à cause de sa faute, vous avez fait sécher mon âme comme l’araignée? » C’est là, chez Idithun, une haute pensée; si l’on peut suivre cette pensée, s’élever à cette hauteur. Il dit qu’il a succombé sous les châtiments du Seigneur; il demande que ces châtiments s’éloignent de lui, et le demande au Dieu qui l’a fait. Que celui qui l’a fait le refasse; que celui qui l’a créé, le crée de nouveau. Toutefois, mes frères, pouvons-nous croire que ce soit sans raison qu’il a succombé, au point de vouloir une création nouvelle, une seconde formation? « C’est pour son iniquité », dit-il, « que vous avez châtié l’homme ». Si j’ai succombé, c’est simplement parce que je suis infirme; si je crie du fond de l’abîme, c’est simplement à cause de l’iniquité; aussi m’avez-vous châtié, non pas condamné : « Vous avez corrigé l’homme à cause de son iniquité ». Ecoute cela plus clairement dans un autre psaume : « Il est bon pour moi que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste devant vous 2 ». J’ai été humilié, mais c’est mon bien; c’est un châtiment, mais aussi une grâce. Que peut donc me réserver après le châtiment celui qui fait du châtiment une grâce? car c’est de lui qu’il est dit « J’ai été humilié, et c’était mon salut 3»; et : « Il m’est bon que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste. Vous avez châtié l’homme à cause de l’iniquité ». Et ce qui est écrit ailleurs : « Vous attachez la douleur à vos commandements », n’a pu être dit à Dieu que par l’homme qui
1. Ps. XXXVIII, 11. — 2. Id. 12. — 3. Id. CXVIII, 71.— 4. CXIV, 6. — 5. Id. CXIII, 20.
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progresse, parce que lui seul a pu l’apercevoir. « Vous attachez », dit-il, « la douleur à vos préceptes », vous me faites de la douleur un précepte. C’est vous qui formez cette douleur que j’endure, vous ne la laissez point inachevée, mais vous la formez : et cette douleur que vous avez formée pour me l’infliger, me devenait un précepte, afin que je fusse délivré par vous. Vous formez la douleur, fingis, est-il dit; vous la façonnez, et non, vous la simulez: ainsi façonne l’artiste; ainsi le potier tire son nom de la poterie qu’il façonne. « C’est donc à cause de l’iniquité que vous avez châtié l’homme ». Je me vois dans les peines, je me vois dans l’affliction, et je ne vois en vous aucune injustice. Donc, si je suis dans la peine et qu’il n’y ait aucune injustice en vous, n’en faut-il pas conclure que vous châtiez l’homme à cause de l’iniquité?
18. Et comment « l’avez-vous châtié » ou instruit? Dis-nous cette leçon, ô Idithun comment Dieu t’a-t-il instruit? « Et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée1». Telle est la leçon. Quoi de plus desséché que l’araignée ? Je parle de l’animal. On pourrait dire aussi: Quoi de plus frêle que la toile de l’araignée ? Pressez-la légèrement du doigt, tout se brise; rien, absolument rien n’est plus frêle. C’est l’état où vous avez réduit mon âme en me châtiant à cause de l’iniquité. Quand le châtiment rend faible, c’est que la force a du vice. Je vois que quelques-uns d’entre vous ont pris les devants et ont compris; mais ceux dont la course est agile ne doivent pas abandonner ceux qui sont tardifs, afin que tous suivent le chemin de l’Evangile. Voici donc ce que j’ai dit et ce qu’il faut comprendre : Si la juste leçon de Dieu a réduit à cette infirmité, il y avait donc du vicieux dans la force. L’homme a déployé ses forces pour déplaire à Dieu, qui l’en a châtié par la faiblesse ; car il a déplu par un orgueil qu’a dû rabattre l’humilité. Tous les orgueilleux vantent leurs forces. C’est pourquoi beaucoup sont venus de l’Orient et de l’Occident, et ont remporté la victoire, afin de reposer -avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux. Pourquoi ont-ils vaincu ? Parce qu’ils n’ont pas voulu être forts. Qu’est-ce à dire, qu’ils n’ont pas voulu être forts? Ils ont craint de trop présumer d’eux-mêmes, ils n’ont point établi leur
1. Ps. XXXVIII, 12,
propre justice et se sont soumis à la justice de Dieu 1. Enfin, quand le Seigneur dit : « Beaucoup viendront de l’Orient et reposeront avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du royaume 2 », c’est-à-dire les Juifs qui ignorent la justice de Dieu et qui veulent établir leur propre justice, « iront dans les ténèbres extérieures »; rappelez-vous la foi de ce centenier, de cet homme de la gentilité, si faible en lui-même, si peu fort, qu’il disait: « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ». Il ne se croyait pas digne de recevoir le Christ dans sa maison, lui qui l’avait déjà reçu dans son coeur. Car le maître de l’humanité, le Fils de l’homme, avait trouvé dans son coeur où reposer sa tête 3. Le Seigneur, prenant en considération la parole du centenier, dit à ceux qui le suivaient: « En vérité, je vous le déclare, je n’ai pas trouvé une si grande foi en Israël 4 ». Il trouva ce centenier faible et les Israélites forts, et se prononça ainsi entre eux : « Le médecin n’est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui se portent mal 5». Et pour cela, c’est-à-dire à cause de cette humilité, « beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident, et reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du royaume iront dans les ténèbres extérieures». Vous voilà mortels, portant une chair corruptible, et vous tomberez comme l’un des princes. « Vous mourrez comme les hommes 6 », vous tomberez comme le diable. De quel remède est pour vous l’assujettissement à la mort? Le diable est superbe, comme l’ange qui n’a point une chair mortelle ; mais toi, qui es revêtu d’une chair mortelle, et à qui ne profite pas une semblable humiliation , tu tomberas comme l’un des princes. Le premier bienfait de la grâce de Dieu est donc de nous amener à confesser notre infirmité, afin que nous lui rapportions tout ce que nous avons de bonté et de puissance « Afin que celui qui se glorifie, se glorifie en Dieu 7. Quand je suis faible», dit
saint Paul, «c’est alors que je suis fort 8.Vous avez donné à l’homme une leçon à cause de l’iniquité ; et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée ».
1. Rom. X, 3. — 2. Matt. VIII, 8-12. — 3. Luc, IX, 58. — 4. Matt. VIII, 10. — 5. Id. 11 12.— 6. Ps. LXXXI, 7. — 7. I Cor. I, 31.— 8. II Cor. XII, 10.
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19. « Mais c’est en vain que l’homme se trouble en cette vie 1 ». Il en revient à ce qu’il a dit un peu plus haut : quel que soit le progrès de l’homme, il se trouble vainement en cette vie, puisqu’il est dans l’incertitude. Qui peut être assuré même de son propre bien? « C’est en vain qu’il se trouble ». Qu’il jette ses anxiétés au sein de Dieu 2, qu’il y jette ses inquiétudes, que ce soit Dieu qui le nourrisse et qui le garde. Qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort? Considérez tous les liens ou tous les maux de cette vie, dans la justice ou même dans l’injustice, qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort ? Tu avances dans la vertu: tu sais ce que tu es aujourd’hui; mais tu ne sais ce que tu seras demain. Tu es pécheur: tu sais ce que tu es aujourd’hui; tu ne sais ce que tu seras demain. Tu espères de l’argent, tu ne sais s’il arrivera. Tu espères une épouse, tu ne sais si tu l’obtiendras, ni celle que tu auras. Tu espères des enfants, tu ne sais s’il t’en naîtra; sont-ils nés, tu ne sais s’ils vivront; vivent-ils, tu ne sais si la santé les favorisera ou leur fera défaut. Tourne-toi de toutes parts, tu ne vois qu’incertitude : la mort seule est certaine. Tu es pauvre, il n’est pas certain que tu deviennes riche; tu es ignorant, il n’est pas certain que tu deviennes savant ; tu es malade, il n’est pas certain que tu guérisses. Tu es né, il est certain que tu mourras; et en cela même la mort est certaine, le jour de la mort est incertain. Dans toutes ces incertitudes, il n’y a que la mort qui soit certaine; encore son heure est-elle incertaine, et il n’y a que la mort que l’on cherche à éviter, bien qu’elle soit inévitable. « Tout homme vivant est vainement troublé ».
20. Bien au-dessus de toutes ces frivolités, touchant déjà aux biens supérieurs, foulant aux pieds les choses terrestres auxquelles néanmoins il serait réduit, « Seigneur», s’écrie Idithun, « exaucez ma prière 3 ». De quoi me faut-il me réjouir, de quoi gémir? Je me réjouis de ce qui est déjà passé, je gémis de ce qui me reste encore. « Exaucez ma prière et mes supplications, prêtez l’oreille à mes sanglots. » Est-ce à dire qu’après m’être lancé de la sorte, et avoir franchi tant d’obstacles, je n’ai plus rien à pleurer? N’ai-je pas à pleurer davantage? « Car, multiplier la science, c’est multiplier la
1. Ps. XXXVIII, 12.— 2. Id. LIV, 23.— 3. Id. XXXVIII, 13.
douleur 1» N’est-il pas vrai que, plus je désire ce que je n’ai point encore, plus je gémis jusqu’à ce qu’il arrive, plus je répands de larmes jusqu’à ce que j’en jouisse ? N’est-il pas vrai que plus les scandales se multiplient, que plus abonde l’iniquité, que plus la charité se refroidit, et plus je dis: « Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes 2 ? Exaucez ma prière et mes supplications; prêtez l’oreille à la voix de mes sanglots ». Ne restez point muet éternellement. « Ne vous taisez pas devant moi » ; je vous écouterai. Car le Seigneur a un langage secret ; il parle au coeur de beaucoup et dans ce silence du coeur un grand bruit se fait entendre, quand le Seigneur dit à haute voix: « C’est moi qui suis ton salut. Dites à mon âme: C’est moi qui suis ton salut 3 ». En disant : « Ne vous taisez point devant moi », il demande au Seigneur que cette voix qui lui dit : « Je suis ton salut », ne se taise jamais dans son coeur.
21. « Car je suis un étranger devant vous 4 ». Moi étranger, chez qui? Quand j’étais chez le diable, j’étais étranger, mais j’avais un détestable maître d’hôtel; maintenant je suis déjà chez vous, mais encore étranger. Comment suis-je étranger? Oui, étranger pour l’endroit d’où je dois émigrer encore, et non pour celui où je dois demeurer éternellement. Que l’on appelle ma demeure l’endroit où je serai éternellement; mais quand je dois émigrer, je suis étranger ; et pourtant je suis étranger chez Dieu, quoique je doive y avoir une demeure pour toujours. Mais quelle est cette maison où je dois aller en quittant ce lieu de passage? Reconnaissez donc la demeure splendide dont saint Paul a dit: « Dieu nous donnera une habitation, une maison que l’homme n’a point faite , une demeure éternelle dans les cieux 5». Mais, si cette maison du ciel est éternelle, une fois que nous y serons arrivés, nous ne serons plus étrangers. Comment serais-tu étranger dans une demeure éternelle? Ici-bas, toutefois, où le maître de la maison doit te dire : Va, sans savoir quand le dira-t-il, sois toujours prêt. Or, tu seras prêt, si tu désires la demeure éternelle. Garde-toi de lui en vouloir, parce qu’à son gré il te dit: « Pars ». Il n’a point souscrit d’obligation envers toi, il ne s’est engagé à rien, et tu n’es
1. Eccle. I, 18. — 2. Jérém. IX, 1. — 3.Ps. XXXIV, 3. — 4. Id. XXXVIII, 13. — 5. II Cor. V, 1.
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point venu lui offrir une certaine somme d’argent, pour louer sa maison, un temps fixé: tu t’en iras quand le Seigneur voudra. C’est donc gratuitement que tu demeures aujourd’hui. C’est là haut qu’est ma patrie, ma demeure. « Je suis devant vous comme un étranger et un voyageur ». Ici on sous-entend « devant vous ». Beaucoup sont voyageurs avec le diable; mais ceux qui ont déjà cru, ceux qui sont fidèles, sont voyageurs, il est vrai, parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à la patrie, à la véritable demeure; néanmoins ils ont leur demeure en Dieu. « Pendant que nous avons un corps, nous marchons en dehors du Seigneur, et notre ambition est de lui plaire, soit que nous soyons éloignés de lui, soit que nous soyons en sa présence 1. Je suis voyageur et étranger comme tous mes ancêtres ». Si donc je suis comme tous mes ancêtres, puis-je refuser d’être voyageur quand eux-mêmes ont voyagé? Arriverai-je à la demeure fixe à d’autres conditions qu’ils n’y sont arrivés?
22. Que me reste-t-il donc à demander, puisque je dois certainement sortir d’ici? « Laissez-moi quelque relâche, afin que je goûte le rafraîchissement avant de partir 2 ». Vois, Idithun, de quels noeuds il te faut délivrer, afin qu’ensuite tu goûtes avant ce départ le rafraîchissement que tu désires. Tu as quelques ardeurs que tu voudrais tempérer, et tu demandes « quelque rafraîchissement », et tu voudrais « quelque relâche». Quelle relâche peut t’accorder le Seigneur, à moins de t’enlever ce remords qui te fait dire : « Remettez-nous nos dettes 3? » Pardonnez-moi donc avant que je m’en aille pour n’être plus. Délivrez-moi de mes péchés avant mon départ, afin que je ne parte point avec mes péchés. Faites-moi rémission, afin que ma conscience demeure en repos, et qu’elle soit délivrée des cuisantes inquiétudes : inquiétudes qui me font penser à mon péché. « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’aie du rafraîchissement », avant tout, « avant que je ne parte, et désormais je ne serai plus ». Car si vous ne me permettez aucun rafraîchissement, j’irai et ne serai plus. « Avant que je ne parte » pour cet endroit où je ne serai plus, si j’y arrive. « Donnez-moi quelque relâche et quelque rafraîchissement». On se demande ici comment l’interlocuteur
1. II Cor. V, 6-9.— 2. Ps. XXXVIII, 14 — 3. Matt. VI, 12.
ne sera-t-il plus. N’irait-il point dans le repos? Dieu préserve Idithun d’un tel malheur! Assurément Idithun ira de plein pied dans le repos. Mais supposez un homme injuste, qui ne soit point Idithun, qui ne fasse aucun progrès; un homme qui amasse, qui couve son or, un homme injuste, orgueilleux, plein de jactance, de vanité, de mépris pour le pauvre couché à sa porte; cet homme ne sera-t-il plus? Que signifie donc: « Je ne serai plus? » Car si le mauvais riche n’était plus, qui donc brûlait? Qui demandait que Lazare laissât tomber une goutte d’eau pour rafraîchir sa langue? Qui disait: « Abraham, ô mon Père, envoyez Lazare 1 ? » Celui qui parlait ainsi existait réellement ; celui qui -brûlait existait, puisqu’il doit ressusciter au dernier jour pour être, avec le démon, condamné au feu éternel. Que signifie donc: «Je ne serai plus », à moins qu’Idithun n’envisage ici ce que signifie être et ne pas être? De l’oeil de son coeur, de la force de ses veux il voyait cette fin qu’il avait désiré voir quand il s’écriait: « Seigneur, montrez-moi ma fin ».
Il voyait le nombre de ses jours, celui qui subsiste : il comprenait que tout ce qui est intérieur n’est rien en comparaison de l’être véritable, et il avouait que lui-même n’était pas. Dans ce qu’il voyait, il y a des choses qui demeurent, d’autres qui sont mobiles, périssables, fragiles; et même cette douleur éternelle de l’enfer, pleine de corruption, ne se prolonge que pour finir indéfiniment. Il a envisagé cette contrée bienheureuse, cette patrie céleste, cette incomparable demeure où les saints participent à la vie éternelle, à l’immuable vérité; et il appréhende d’aller hors de là, où l’être n’est plus : il soupire après ce séjour où est l’être parfait. Cette comparaison l’établit donc entre l’un et l’autre, et dans sa crainte, il s’écrie : « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’obtienne du rafraîchissement, avant d’aller où je ne serai plus » . Car si vous ne me faites remise de mes péchés, j’irai loin de vous pour l’éternité. Loin de qui irai-je pour l’éternité? Loin de celai qui a dit: « Je suis celui qui suis » ; loin de celui qui a dit: « Va dire aux enfants d’Israël: Celui qui est m’a envoyé vers vous 2 ». Celui-là donc va au néant qui tourne le dos à celui qui est, dans la stricte vérité,
23. Aussi, mes frères, si je vous ai causé
1. Luc, XVI, 24. — 2. Exod. III, 14.
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de la fatigue corporelle, supportez-la; je me suis fatigué moi-même; mais en vérité c’est vous-mêmes qui vous êtes fatigués. Si je vous voyais prendre à dégoût mes paroles, je me tairais aussitôt.
421
DISCOURS SUR LE PSAUME XXXIX
SERMON AU PEUPLE
LES DIVERTISSEMENTS DU MONDE.
Le monde sévit contre nous, tantôt à la manière du lion, tantôt à la manière du serpent; cette manière, la plus à craindre, est celle des hérétiques rebaptisants. Le Seigneur nous exauce en nous tirant du péché, en nous établissant sur le Christ ou sur la pierre. A la vue de la voie étroite et de la voie large, les justes craignent de prendre la mauvaise voie ; le Seigneur les guidera et leur donnera en spectacle les merveilles de la grâce, comme la marche sur l’eau de saint Pierre. Dans le spectacle de la terre un seul est couronné ; pour nous, ce sont tous ceux qui courent, pourvu qu’ils arrivent au but. Jésus-Christ vient établir le nouveau sacrifice. Signe de Caïn et du peuple juif. Prédication de la vérité, de la miséricorde, de l’humilité. Soyons confus de nos péchés.
1. De toutes les prédictions qu’a faites Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous voyons les unes s’accomplir, et nous espérons l’accomplissement des autres; toutes néanmoins s’accompliront, parce qu’elles sont émanées de la vérité, qui exige autant de fidélité dans la foi qu’elle en met elle-même dans ses paroles. Celui qui croit sera dans la joie quand ces choses s’accompliront; et celui qui ne croit pas sera confondu. Que les hommes le veuillent ou ne le veuillent pas, qu’ils le croient ou ne le croient pas, ces choses s’accompliront, selon cette parole de l’Apôtre: « Si nous le renonçons, il nous renoncera aussi; si nous t avons confiance en lui, il demeurera fidèle, car il ne saurait se contredire 1 ». Avant tout cependant, mes frères, souvenez-vous d’une courte parole que nous venons d’entendre dans l’Evangile, et retenez-la bien : « Celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusqu’à la fin 2 ». Déjà nos pères ont été traduits devant les assemblées ; ils ont plaidé leur amuse devant leurs ennemis qu’ils aimaient; te leur ont donné et la leçon qu’ils pouvaient donner, et la charité selon leurs forces; alors te sang des justes a été répandu, et ce sang est devenu, dans l’univers entier, une semence d’où a surgi la moisson de 1’Eglise. Ensuite
1. II Tim. II, 12. — 2. Matt. X, 22; XXIV, 13.
est venu le temps des scandales, de l’hypocrisie, des épreuves de la part de ceux qui disaient : Le Christ est ici ou il est là 1. Notre ennemi fut d’abord un lion attaquant avec violence; aujourd’hui, c’est un serpent qui use d’artifice. Mais comme nous sommes les membres de celui à qui il est dit: « Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon 2 », qu’il foule aujourd’hui le dragon et nous mette hors de ses embûches, comme jadis il foula sous les pieds de nos pères le lion qui sévissait ouvertement et qui traînait les martyrs à la torture. C’est contre ce dragon que l’Apôtre nous mettait en garde quand il disait: « Je vous ai fiancés à cet unique Epoux, Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure; mais je crains que, comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est en Jésus-Christ 3 ». Le serpent donc, cet ancien adultère, cherche à corrompre la pureté, non de la chair, mais du coeur; de même que l’homme adultère s’applaudit de son iniquité, quand il a corrompu la chair, ainsi tressaille le démon quand il a flétri l’âme. De même que nos pères avaient besoin de patience contre le lion, ainsi nous faut-il de la vigilance contre le serpent.
1. Matt. 23. — 2. Ps. XC, 13. — 3. II Cor. XI, 2.
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Toutefois la persécution, soit du lion, soit du serpent, n’a jamais fait défaut à l’Eglise; et la ruse est plus à redouter encore que la violence. Autrefois il forçait les chrétiens à renier le Christ, aujourd’hui il enseigne aux chrétiens à renier le Christ; la violence jadis, la leçon aujourd’hui. Alors il recourait à la force, aujourd’hui c’est aux embûches; on le voyait alors frémissant, on le découvre avec peine, aujourd’hui qu’il glisse et qu’il rampe. On sait comment alors il forçait les chrétiens à l’apostasie. On les entraînait pour qu’ils abjurassent le Christ, et la confession leur valait la couronne. Maintenant qu’il enseigne à renier le Christ, il trompe d’autant plus facilement que celui à qui l’on enseigne à renoncer au Christ ne s’aperçoit point qu’il s’en éloigne. Qu’est-ce que les hérétiques 1 disent maintenant au chrétien catholique? Viens, fais-toi chrétien. Mais lui dit-on : Fais-toi chrétien, pour qu’il réponde : Je ne le suis pas? Autre est ce langage : Viens, fais-toi chrétien, et autre : Viens, abjure le Christ. Un mal visible, c’est le rugissement du lion que l’on entend de loin, que l’on évite de loin. Mais le dragon se glisse, il rampe et dérobe sa marche légère; il se traîne et ne fait résonner qu’un astucieux sifflement; mais il ne dit pas : Renonce au Christ. Qui l’écouterait, avec tant de martyrs qui ont obtenu la couronne? Mais il dit: Sois chrétien. Quiconque l’entend, charmé de sa voix, sinon encore infecté de son venin, répond : Mais je suis chrétien. S’il se laisse ébranler, si la dent du serpent le saisit, il répond : Pourquoi me dis-tu : Sois chrétien ? Quoi donc? Ne suis-je pas chrétien ? Non, dit l’autre. Moi, je ne suis pas chrétien? Non, encore une fois. Alors fais-moi chrétien, si je ne le suis pas. Viens alors, mais quand l’évêque te demandera : Qui es-tu? Ne réponds pas: Je suis chrétien; dis que tu ne l’es pas, afin que tu puisses le devenir. Car s’il entendait la profession de foi d’un chrétien, il n’oserait le rebaptiser. Mais quand il entendra ce qu’il n’est pas, il lui donnera ce qu’il paraît ne pas avoir, afin de s’abriter lui-même contre toute peine 2, en se conformant à la déclaration qu’on lui fait. Dis-moi donc, ô hérétique, pourquoi te croire exempt de fautes? Que me dit cette déclaration? Que ce n’est pas toi, mais ce chrétien qui renie le Christ? Mais si
1. Les Donatistes. — 2. Les lois impériales portaient des pénalités contre ceux qui réitéraient le baptême.
le renégat est coupable, que sera-ce de celui qui lui donne des leçons d’apostasie? Seras-tu donc innocent, quand tes leçons de chrétien obtiennent le même effet que les menaces d’un païen? Que fais-tu enfin? Parviens-tu à dépouiller cet homme de ce qu’il a, parce que tu lui fais dire qu’il ne l’a pas? Sans l’en dépouiller, tu fais qu’il l’ait pour sa condamnation. Ce qu’il avait, il l’a toujours, car le baptême est comme un caractère indélébile; l’ornement du soldat devient l’accusation du transfuge. Que fais-tu, en effet? Tu mets le Christ sur le Christ. Si tu avais ta simplicité, tu ne chercherais pas un double Christ. Mais enfin, as-tu donc oublié que le Christ est la pierre, et que « cette pierre, qu’ont rejetée les architectes, est devenue la pierre angulaire 1? » Si donc le Christ est la pierre, et que tu veuilles mettre le Christ sur le Christ, aurais-tu oublié cette parole de l’Evangile, qu’une pierre ne restera pas sur une pierre 2? Telle est la force d’union qui est dans la charité, que de tant de pierres vivantes qui servent à construire le temple de Dieu, il ne se forme qu’une seule pierre. Mais toi qui fais schisme, tu retires les autres de cet édifice pour les inviter à la ruine; et ces embûches sont nombreuses et de chaque jour; et nous les voyons, et nous en souffrons, et nous faisons tous nos efforts-pour les réprimer, tantôt par la discussion, tantôt par la conviction, en allant les instruire, en les effrayant, mais toujours dans la charité, Et quand, malgré nos efforts, ils persévèrent dans leur malice, et que notre coeur s’attriste de la mort de nos frères; quand il plaint ceux qui sont dehors, qu’il craint pour ceux du dedans, au milieu d’angoisses sans nombre, des continuelles épreuves de cette vie, que ferons-nous? Car l’accroissement de l’iniquité attiédit la charité, « puisque la charité de beaucoup s’affaiblit par l’abondance de l’iniquité 3 ». Que ferons-nous donc, sinon ce qui suit, si néanmoins nous le pouvons avec le secours de Dieu: « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé 4».
12. Disons donc avec notre psaume: « J’ai attendu patiemment le Seigneur 5 ». Ce n’est point un homme quelconque avec ses promesses, un homme capable de tromper et de se tromper, que j’ai attendu avec
1. Ps. CXV. 22 ; Matt. XXI, 42; I Pierre, II, 4, 7. — 2. Matt. XXIV, 2.— 3. Id. 12. — 4. Id. 13. — 5. Ps. XXXIX, 2.
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patience; ni un homme pour me consoler, et qui séchera dans sa douleur, avant d’adoucir la mienne. Qu’il me console, mes frères, celui qui est triste avec moi; que nous puissions gémir ensemble, pleurer ensemble, prier et attendre ensemble. Qui pouvons-nous attendre, sinon le Seigneur qui ne nous trompera point dans ses promesses, bien qu’il en diffère l’accomplissement? Il les accomplira, certainement il les accomplira; il en a déjà mis sous nos yeux une grande partie, et Dieu ne nous eût-il rien montré, que nous ne devrions pas douter de sa véracité. Supposons qu’il nous a tout promis sans rien donner encore; il a la bonté pour promettre, la fidélité pour tenir parole; pour toi, demande avec piété, et si tu es petit, si tu es faible, demande miséricorde. Ne vois-tu pas les petits agneaux frapper de leurs têtes les mamelles de leur mère, pour en tirer du lait? « J’ai attendu», dit le Prophète, «j’ai attendu le Seigneur». Qu’a fait le Seigneur? A-t-il détourné de toi son visage ? A-t-il méprisé ta patience? Ne t’aurait-il pas vu? Il n’en est pas ainsi. Qu’est-ce donc? « Et il s’est rendu attentif, et il a écouté ma prière1 ». Il a écouté, il a exaucé. Ce n’est donc pas en vain que tu as attendu, puisque ses yeux te fixaient et ses oreilles t’entendaient. « Car les yeux du Seigneur sont sur de juste, et ses oreilles attentives à ses prières 2 ». Mais quoi ! lorsque ta vie était un désordre, tes paroles un blasphème, ne voyait-il pas? n’entendait-il pas? Que devient donc cette parole du Psalmiste, que la face du Seigneur est sur ceux qui commettent le mal? et pourquoi? « Pour effacer leur mémoire de dessus la terre 3 ». Donc, lorsque tu commettais le mal, Dieu te voyait, mais il n’était pas attentif à tes besoins. Dès lors c’était peu, pour celui qui a patiemment attendu le Seigneur, de dire: Le Seigneur m’a vu; mais il dit: Il s’est rendu attentif, c’est-à-dire, il a pris soin de me consoler, de me lire du bien. A quoi a-t-il été attentif? « A exaucer ma prière ».
3. Que t’a-t-il donné? Qu’a-t-il fait pour toi? il! m’a tiré de l’abîme de la misère et d’un lac fangeux. il a consolidé mes pieds sur la terre et a dirigé mes pas. Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu 4 ». Il nous a donc fait de
1. Ps. XXXIX, 3.— 2. Id. XXXIII, 16.— 3. Id. 17.— 4. Id. XXXIX, 3 ,4.
grands biens, et nous est redevable encore. Mais que celui qui a déjà reçu ces promesses ait la foi pour le reste, lui qui aurait toujours dû croire, n’eût-il rien reçu. Dieu a voulu par des effets nous montrer qu’il est fidèle dans ses promesses et large dans ses dons. Qu’a-t-il donc fait dès cette vie ? « Il m’a tiré de l’abîme de la misère ». Quel est cet abîme de misère? C’est l’abîme du péché creusé par les convoitises de la chair. Tel est ce lac bourbeux. D’où Dieu t’a-t-il retiré? d’une certaine profondeur. Aussi criais-tu dans un autre psaume: « Du fond de l’abîme j’ai crié vers vous, ô mon Dieu 1». Mais ceux qui crient déjà du fond de l’abîme ne sont pas au plus profond: leurs cris les soulèvent. Ceux-là sont plus bas dans l’abîme, qui ne savent pas qu’ils y sont plongés. Tels sont les orgueilleux qui méprisent, au lieu de prier avec piété, de gémir avec larmes: ces âmes que désigne cet autre passage de 1’Ecriture « Quand le pécheur arrive dans les profondeurs du mal, il méprise 2». Dès qu’un homme compte pour rien d’être pécheur, dès qu’au lieu de confesser ses crimes, il va jusqu’à les défendre , il est au plus profond de l’abîme. Mais celui qui dans l’abîme pousse des cris, a déjà soulevé sa tête du fond de cet abîme afin de crier. Dieu l’a entendu et l’a tiré des profondeurs de la misère, et du lac bourbeux. Déjà il a la foi qu’il n’avait pas; il a l’espérance dont il était sevré; il marche avec le Christ, lui qui errait avec le diable. Aussi dit-il que le Seigneur « a consolidé ses pieds sur la pierre, qu’il a dirigé ses pas. Cette pierre était le Christ 3». Soyons donc sur la pierre, marchons avec droiture. Car nous devons marcher encore afin d’arriver. Que disait en effet saint Paul, affermi sur la pierre, lui dont les démarches étaient redressées? « Non que j’aie atteint déjà mon but, ou que je sois parfait. Non, mes frères, je ne crois pas être arrivé à mon but 4 ». Qu’avez-vous donc obtenu, si vous n’avez point reçu? D’où vient cette action de grâces qui vous fait dire : « Mais j’ai obtenu miséricorde? » C’est que ses pieds sont redressés et qu’il marche sur la pierre. Que dit-il en effet? « Il est un fait, c’est que j’oublie ce qui est en arrière ». Qu’est-ce qui est en arrière? L’abîme de misère. Qu’est-ce
1. Ps. CXXIX, 1. — 2. Prov. XVIII, 3. — 3. I Cor. X, 4. — 4. Philipp. III, 12, 13. — I Tim. I, 13.
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encore? Le lac bourbeux, les charnelles convoitises, les ténèbres de l’iniquité. « J’oublie ce qui est en arrière, pour m’élancer vers ce qui est devant moi ». Il ne dirait pas qu’il s’élance, s’il était parvenu. Car l’âme s’élance par l’amour de ce qu’elle désire, et non par la joie de ce qu’elle a obtenu. « Je m’élance»,dit-il, «vers ce qui est en avant, je cours vers la palme de la céleste vocation qui est en Dieu par Jésus-Christ 1». Il courait donc, il voulait remporter la palme. Et ailleurs, sur le point de cueillir cette palme, « J’ai achevé ma course 2 », dit-il. Quand il disait donc: « Je cours vers la palme de la céleste vocation », parce que ses pieds étaient redressés, raffermis sur la pierre, déjà il marchait dans le bon chemin : il avait des grâces à rendre, il avait des demandes à faire, à rendre grâces de ce qu’il avait reçu, à demander ce qui lui était dû encore. Qu’avait-il reçu? Le pardon de ses fautes, les lumières de la foi, la force de l’espérance, le feu de la charité. De quoi le Seigneur lui était-il redevable? «Il ne me reste plus», dit-il, « qu’à recevoir la couronne de justice ». Il y a donc envers moi des arrérages? Quels arrérages? « La couronne de justice, que le Seigneur, comme un juste juge, m’accordera en ce grand jour 3 ». Dans sa bonté paternelle, il m’a tiré d’abord de l’abîme des misères, m’a remis mes fautes, m’a soulevé du lac bourbeux : dans l’équité d’un juge, il tient sa promesse envers celui qui marche dans la bonne voie, après l’avoir fait tout d’abord marcher dans cette voie. Ce juge équitable tiendra donc sa promesse; mais envers qui? « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé 4 ».
4. « Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau ». Quel est ce nouveau cantique? « Un hymne à notre Dieu ». Tu chantais autrefois peut-être des hymnes aux dieux étrangers, vieilles hymnes que chantait le vieil homme et non l’homme nouveau: que le vieil homme se renouvelle et chante un cantique nouveau, qu’il se renouvelle et qu’il aime ces nouveautés qui le rajeunissent. Qu’y a-t-il de plus ancien que Dieu, qui est avant tout, sans fin comme sans commencement? Il est nouveau pour toi quand tu reviens à lui; car, en t’éloignant de lui, tu
1. Philipp. III, 14. — 2. II Tim. IV, 7 . — 3. Id. 8. — 4. Matt.X, 22. — 5. Ps. XXXIX, 4.
avais vieilli, et tu avais dit : « Je vieillis au milieu de mes ennemis 1 ». Nous chantons donc un hymne à notre Dieu, et cet hymne nous délivre. « Je logerai, j’invoquerai le Seigneur et je serai délivré de mes ennemis 2 ». Un hymne est en effet un cantique de louanges. Invoque en louant, non pas en blâmant. Si tu demandes que Dieu afflige ton ennemi, si tu veux te réjouir du mal d’autrui, et que tu demandes ce mal à Dieu, tu le rends complice de ta méchanceté. Mais le rendre complice de ta méchanceté, ce n’est plus l’invoquer avec louange, c’est l’invoquer en le blâmant. Tu crois alors que Dieu est semblable à toi. De là vient ce reproche qu’il te fait ailleurs : « C’est là ce que tu as fait, et je me suis tu. Ton iniquité m’a jugé semblable à toi 3 ». Invoque alors le Seigneur en le bénissant; ne va point le croire semblable à toi, pour te rendre semblable à lui. « Soyez parfaits comme votre Père est parfait, lui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes 4 ». C’est à toi de louer le Seigneur de manière à ne souhaiter aucun mal à tes ennemis. Et quel bien faut-il désirer pour eux? le même que pour toi. Ce n’est pas à tes dépens que la grâce les fera bons, et ce qui leur sera donné ne diminuera rien de ce qu’elle te donne, Ton ennemi n’est ton ennemi qu’à cause de sa malice; qu’il devienne bon, et il sera pour toi un ami, un compagnon; il sera même un frère, et tu voudras aimer avec lui ce que tu aimes. Loue donc le Seigneur en l’invoquant, et chante un hymne à ton Dieu. « C’est », dit le Seigneur, « un sacrifice de louanges qui doit m’honorer ». Quoi donc? La gloire de Dieu en sera plus grande si vous le glorifiez? Est-ce ajouter à sa gloire, que lui dire: Je vous glorifie, ô mon Dieu? Le rendons-nous plus saint en lui disant : Seigneur, je vous bénis? Pour lui, nous bénir, c’est nous rendre plus saints, plus heureux; nous glorifier, c’est nous élever en gloire et en honneur: mais nous, le glorifier, c’est profit pour nous, rien pour lui. Comment le glorifier? En chantant sa gloire, mais nullement en lui en donnant. Aussi après avoir dit: « C’est un sacrifice de louanges qui doit m’honorer », qu’a-t-il ajouté? Afin que nul ne croie faire un avantage à Dieu en lui offrant ce sacrifice
1. Ps. VI, 8 .— 2. Id. XVII, 4.— 3. Id. XLIX, 21.— 4. Matt, V, 45, 48.
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de louanges. « Tel est », dit le Seigneur, « le chemin où je lui montrerai mon salut 1 ». Tu le vois, louer Dieu est un avantage pour toi, plutôt que pour le Seigneur. L’as-tu loué? Tu es dans la voie droite. L’as-tu blâmé? tu es égaré.
5. « Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu ». On me demandera peut-être quel est celui qui parle dans ce psaume. Je le dirai en un seul mot, s’est Jésus-Christ. Mais, comme vous le savez, mes frères, et comme il est bon de le répéter souvent, le Christ parle quelquefois de lui-même, c’est-à-dire comme notre chef. Car il est le Sauveur de son corps 2, il est notre chef, le Fils de Dieu, né de la Vierge; il a souffert pour nous, il est ressuscité pour notre justification, il est assis à la droite de Dieu, afin d’intercéder pour nous 3, et d’assigner jugement la félicité aux bons, le châtiment aux méchants. Ce chef, qui est le nôtre, a bien voulu devenir le chef d’un corps, en prenant de nous une chair dans laquelle il pût mourir pour nous; pour nous encore il l’a ressuscitée, afin de nous donner en cette chair un modèle de cette résurrection, qui nous apprît à espérer ce que nous n’espérions pas, et qui consolidât nos pieds sur la pierre, en nous faisant marcher dans le Christ. Il parle donc tantôt au nom du chef, et tantôt en notre nom ou au nom des membres. Quand il dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger 4 », c’étaient ses membres qui parlaient, et non point lui-même. Quand ildit: « Saul, Saul, pourquoi me persécuter 5? » c’était le chef réclamant pour les membres. Et pourtant il, n’a point dit: « Pourquoi persécuter mes membres? » mais bien: « Pourquoi me persécuter?» Si nous souffrons en lui, nous serons couronnés avec lui. Telle est la charité du Christ. Que peut-on lui comparer? C’est pour l’en bénir qu’il a mis un hymne dans notre bouche, et il parle ainsi dans ses membres.
6. « Les justes verront, ils craindront, ils espéreront dans le Seigneur ». Les justes verront. Quels justes? Les croyants. « Car le juste vit de la foi 6». Tel est l’ordre qui règne dans l’Eglise: les uns précèdent, les autres suivent; ceux qui précèdent servent de modèles à ceux qui viennent après: et ceux qui suivent
1. Ps. XLIX, 23.— 2. Eph. V, 23.— 3. Rom. VIII, 23.— 4. Matt. XXV, 35 — 5. Act. IX, 4. — 6. Habac. II, 4 ; Rom. I, 17.
prennent exemple sur ceux qui précèdent. Mais ceux qui se donnent en exemple à ceux qui les suivent, n’ont-ils donc point de guide? S’ils ne suivent personne, ils vont s’égarer. Ils suivent donc aussi un guide, qui est le Christ. Les plus saints dans l’Eglise, n’ayant aucun homme à imiter sur la terre, parce qu’ils ont devancé tous les autres, ont toujours à imiter le Christ, qu’ils suivront jusqu’à la fin. Et vous voyez ces degrés marqués par l’apôtre saint Paul: « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ 1 ». Que ceux alors dont les démarches sont redressées sur la pierre, servent de modèle à ceux qui ont la foi. « Soyez », dit-il, « l’exemple des fidèles 2 ». Ces fidèles sont les justes qui, s’attachant du regard à ceux qui les ont précédés dans le bien, les suivent en les imitant. Comment les suivent-ils? « Les justes verront et ils craindront ». Ils verront, et ils craindront de suivre une fausse voie, quand ils verront que les plus saints marchent dans la bonne. Alors ils diront en eux-mêmes ce que disent ordinairement les voyageurs, quand ils en voient d’autres marcher hardiment, marcher dans un chemin qu’eux-mêmes ne connaissent pas, et qui leur laisse quelque incertitude: Ce n’est pas en vain, se disent-ils, que ces autres prennent ce chemin pour aller où je veux aller moi-même. Pourquoi marchent-ils résolument par cet endroit, sinon parce qu’il est dangereux d’aller par cet autre? « Les justes donc verront, et ils craindront ». Ils voient ici un étroit sentier, là une voie large : ici de rares voyageurs, là une grande foule 3. Or, si tu es juste, ne compte pas, mais pèse; apporte-moi une balance, non point une balance trompeuse, puisqu’on t’appelle juste, et qu’on a dit de toi: « Les justes verront et ils craindront ». Garde-toi donc de compter cette foule d’hommes qui marchent - par la voie large, qui vont demain remplir le théâtre, qui célébreront demain la fondation de cette ville et qui la déshonorent par leurs désordres. Ne considère donc point cette foule : elle est nombreuse, qui peut la compter? Mais il y en a peu dans la voie étroite. Apporte-moi, dis-je, une balance, et pèse bien; vois combien de paille tu soulèves pour si peu de grains. C’est là ce que doit faire le juste et le fidèle qui suit. Que feront ceux qui précèdent? Ils seront sans orgueil, sans hauteur,
1. Cor. IV, 16. — 2. I Tim. IV, 12. — 3. Matt. VII, 13, 14,
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sans fraude pour ceux qui suivent. Comment pourraient-ils tromper ceux qui suivent? En leur promettant de les sauver par eux-mêmes. Que devront faire ceux qui suivent? « Les justes verront, et ils craindront, et ils espéreront dans le Seigneur », et non dans ceux qui les précèdent; en considérant ceux qui marchent devant eux, ils les suivent à la vérité, ils les imitent, mais ils attachent leur pensée sur celui qui a donné à ceux-ci la grâce de les précéder, et ils espèrent en lui. Alors, tout en les imitant, ils mettent leur espérance dans celui qui a fait ceux-ci tels qu’ils sont. « Les justes verront, et ils craindront, et ils espéreront dans le Seigneur » : c’est encore ce qui est dit dans un autre psaume: « J’ai levé les yeux vers les montagnes 1 » ; et par ces montagnes nous avons entendu les hommes illustres, les grands hommes de la vie spirituelle, qui ont acquis dans l’Eglise, non l’enflure, mais une grandeur solide. Ce sont eux qui nous ont ouvert les saintes Ecritures, les prophètes, les évangélistes, les saints docteurs. « C’est là, c’est vers ces montagnes que j’ai levé les yeux, et de là me viendra le secours ». Et de peur que nous ne voyions là un secours humain, le Prophète ajoute: « Tout mon secours est dans le Seigneur qui a fait le ciel et la terre 2. Les justes verront et ils craindront, et ils mettront leur espoir dans le Seigneur ».
7. Courage, mes frères; que ceux qui veulent espérer dans le Seigneur, qui voient et qui craignent, se gardent bien de marcher dans les voies mauvaises, dans les voies larges; qu’ils choisissent la voie étroite, où les pas de quelques-uns sont déjà redressés sur la pierre; et qu’ils écoutent maintenant ce qu’ils ont à faire: « Bienheureux l’homme qui a mis son espérance dans le nom du Seigneur, qui n’a point tourné ses regards vers les vanités et vers les folies du mensonge 3 ». Dans ce chemin que tu voulais prendre, remarque la foule de la voie large : ce n’est pas en vain qu’elle conduit à l’amphithéâtre, ni en vain qu’elle conduit à la mort. La voie large est le chemin de la mort; sa largeur nous plaît un instant; mais elle devient étroite, et pour l’éternité. La foule toutefois y marche, la foule s’y presse, la foule s’y livre à ses ébats, la foule y vient de toutes parts. Garde-toi bien
1. Ps. CXX, 1, 2. — 2. Id. 2.— 3. Id. XXXIX, 5.
de les imiter, de quitter ta voie; ce sont là des vanités, des folies menteuses. Que le Seigneur ton Dieu soit toujours ton espérance: n’attends de lui rien autre chose, mais qu’il soit lui-même ton espérance. Le grand nombre attend de Dieu de l’argent, d’autres espèrent que Dieu leur donnera des honneurs fragiles et périssables, toute autre chose que Dieu lui-même; pour toi, ne demande à Dieu que lui seul; méprise tout ce qui n’est pas lui, ne cherche que lui; oublie tout le reste pour te souvenir de lui; laisse tout en arrière pour courir à lui. C’est lui assurément qui l’a redressé dans tes égarements, lui qui te dirige dans la voie droite, lui qui te fera parvenir au terme. Qu’il soit donc ton espérance, puisqu’il te conduit et te fera arriver. Où l’avarice doit-elle te mener et aboutir? Tu cher. chais des domaines, lu voulais posséder la terre, tu évinçais tes voisins; ceux-ci évincé, tu portais envie à d’autres voisins; ton avarice ne voyait de bornes que les rivages de la nec Arrivé sur ces bords, tu voudrais les îles; possédant la terre, tu voudrais prendre le ciel. Laisse là tous ces désirs : celui qui a fait le ciel et la terre a bien plus d’attraits.
8. « Bienheureux l’homme qui a mis son « espérance dans le nom du Seigneur, qui n’a point tourné ses regards sur les vanité et sur les folies du mensonge ». Pourquoi des folies mensongères? La folie est menteuse, la sagesse est véridique. Tu prends ce que tu vois pour des biens, illusion! tu manques de sagesse, l’excès de la fièvre t’a rendu frénétique; ce que tu aimes n’est pas réel. Louer un cocher, acclamer un cocher, raffoler d’un cocher; voilà ton occupation. C’est là une vanité, une folie menteuse. Nullement, répond-il; rien de mieux, rien de plus amusant. Que dire à ce fiévreux? Si vous avez quelque pitié, priez pour ces gens-là. Sou. vent quand on désespère d’un malade, le médecin se tourne vers ceux qui pleurent autour de lui dans la maison, qui sont suspendus à ses lèvres pour entendre ce qu’il pense du malade en danger; le médecin est alors dans l’angoisse, il ne voit rien de boni promettre, il craint d’effrayer en disant le mal qu’il appréhende; alors il choisit na parti modéré : Dieu est bon, dit-il, priez pour ce malade. Auquel de ces insensés pourrai-je donc m’adresser? Qui voudra m’entendre? Qui d’entre eux ne nous croit point (427) misérables? Parce que nous ne sommes point faux avec eux, ils pensent qu’il y a perte pour nous dans la privation de ces plaisirs nombreux et variés dont ils raffolent, sans voir combien ils sont faux. Comment donner à ce malade, malgré lui, un oeuf ou un breuvage salutaire? Quel moyen trouver pour le guérir? Dans la crainte qu’il ne meure de faim et qu’il n’en vienne à rendre impossible son retour à la santé, je l’engage à prendre quelque nourriture; et le voilà qui s’apprête à frapper, qui s’emporte contre le médecin. Aimons-le, bien qu’il nous frappe; ne l’abandonnons pas malgré ses injures; il reviendra au bien et nous remerciera. Combien peuvent ici se reconnaître, se voir, se parler mutuellement dans 1’Eglise de Dieu; maintenant qu’ils sont dans le giron de la sainte Eglise, ils se sentent des affections déjà plus saintes pour entendre la parole de
pour accomplir les devoirs et les prévenances de la charité, pour demeurer dans l’Eglise, afin d’être mêlés au troupeau de Jésus-Christ. Ils se voient et se parlent nullement l’un de l’autre. Quel est, disent-ils, amateur du cirque? cet homme infatué lutteurs, et qui vantait les comédiens? Voilà ce qu’un homme dit d’un autre, et cet autre de lui. Voilà leur langage, langage qui doit nous réjouir. Quand ceux-ci nous comblent de joie, ne désespérons point de leur salut. Prions pour eux, mes frères bien-aimés: ce qui formait jadis le nombre des impies, augmente aujourd’hui le nombre des impies . « Il n’a point regardé les vanités et les folies mensongères ». Cet homme est vainqueur, il a pris tel cheval, il prononce, il joue le rôle du devin; il affecte la divination; et, se séparant de la source de la divinité, souvent il se prononce, et souvent il se trompe. Pourquoi? Parce que ce sont là des folies menteuses. Comment se fait-il que leurs oracles se vérifient quelquefois? C’est afin qu’ils séduisent les insensés, et que sous un spécieux amour de la vérité, ils tombent dans le piége du mensonge ; qu’on les laisse en arrière, qu’ils soient abandonnés et retranchés. S’ils étaient nos membres, qu’ils soient mortifiés. « Mortifiez vos membres sur la terre « Coloss. III, 5 ) », nous dit l’Apôtre. Que notre Dieu soit notre espérance. Celui qui a tout fait, est bien supérieur à tout ; celui qui a fait tout ce qui est beau, a plus de beauté lui-même ; l’auteur de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand, a plus de force et plus de grandeur: il sera pour toi tout ce que tu pourras désirer. Apprends donc à auner le Créateur dans la créature, et dans l’oeuvre l’ouvrier; ne t’éprends d’aucune de ses oeuvres, afin de ne point perdre celui dont tu es l’ouvrage. « Bienheureux donc l’homme qui a mis son espérance dans le nom du Seigneur, qui ne s’est point arrêté aux vanités et aux folies du mensonge ».
9. Mais un homme frappé de ce verset, et qui voudra se corriger, un homme que saisit de crainte la justice de la foi, et qui veut marcher dans la voie étroite, viendra peut-être me dire : Je ne pourrai marcher dans cette voie, si rien ne l’offre à mes yeux. Que faisons-nous donc, mes frères ?Le renverrons-nous, sans qu’il ait rien vu? Il en mourra, il n’y tiendra pas, il ne pourra nous suivre. Que faire? Remplaçons donc ses spectacles par d’autres spectacles. Et quels spectacles donner à un chrétien que nous voulons retirer des spectacles mondains? Grâces en soient rendues au Seigneur notre Dieu; dans le verset suivant, le psalmiste nous indique le genre de spectacle que nous devons mettre sous les yeux de ceux qui veulent des spectacles. Le voilà qui s’exile du cirque, de l’amphithéâtre; qu’il cherche des spectacles, qu’il cherche à voir; nous ne l’abandonnerons point sans spectacles. Par quoi les remplacerons-nous? Ecoutez ce qui suit : « Vous avez fait, Seigneur mon Dieu, de nombreuses merveilles (Ps. XXXIX, 6 ) ». Il se repaissait des spectacles des hommes, qu’il envisage les merveilles de Dieu. Ces merveilles de Dieu sont innombrables; qu’il les admire et les contemple. Pourquoi n’en est-il pas ému? Il vante un cocher qui conduit quatre chevaux et les fait courir sans aucun choc ; et le Seigneur n’a-t-il pas aussi des miracles spirituels dans le même genre? Que cet homme mette le frein à son avarice, le frein à sa nonchalance, le frein à son injustice, le frein à son imprudence, le frein à tous ces mouvements dont la fougue enfante les vices, qu’il leur mette un frein et se les assujettisse, qu’il gouverne ses passions sans en être l’esclave; qu’il les dirige où bon lui semble et ne se laisse pas entraîner malgré lui. Il louait un cocher; on le louera à son tour comme le cocher de (428) ses passions; il demandait un vêtement pour un cocher, lui-même sera revêtu d’immortalité. Tels sont les jeux et les spectacles auxquels Dieu nous fait assister. Du haut du ciel, il nous crie : Je vous regarde; combattez, je vous soutiendrai; remportez le prix et je vous couronnerai. « Vous avez fait, Seigneur mon Dieu, de nombreuses merveilles; et dans vos conseils nul ne peut vous ressembler 1 ». Vois maintenant un histrion. Il a mis tous ses soins pour apprendre à marcher sur une corde, il s’y suspend et se tient ainsi en suspens. Mais voyez Dieu qui vous donne de plus grands spectacles. Cet homme apprend à marcher sur une corde, en fait-il marcher un autre sur la mer? Oublie donc le théâtre, et vois notre bienheureux Pierre, non plus un funambule, mais un mariambule, si je puis dire ainsi. A ton tour, marche aussi, non plus sur ces eaux de la mer, où la marche de Pierre était une figure, mais sur d’autres eaux, puisque ce siècle est une mer. Il a son amertume dangereuse, il a ses flots de tribulations, ses tempêtes de tentations : il a pour poissons des hommes qui paraissent heureux de leur malheur, et se dévorent mutuellement; c’est là que tu dois marcher, c’est là ce que tu dois fouler aux pieds. Tu veux des spectacles, sois toi-même un spectacle. Ne perds point courage ; vois celui qui t’a précédé et qui te crie : « Nous sommes en spectacle à ce bas « monde, et aux anges et aux hommes 2 ». Foule aux pieds la mer, afin de n’y être pas submergé. Tu n’iras, tu ne marcheras que sur l’ordre de celui qui le premier marcha sur la mer, comme le disait autrefois saint Pierre : « Si c’est vous, Seigneur, faites que j’aille à vous sur les eaux 3 ». Et comme c’était lui-même, il entendit sa prière, il exauça son désir, il l’appela sur les eaux, et le souleva quand il enfonçait. Telles sont les merveilles du Seigneur qu’il te faut contempler; mais vois de l’oeil de la foi. Fais toi-même ces merveilles ; car si les vents se déchaînent, si les flots se soulèvent, si la faiblesse humaine te fait désespérer de ton salut, tu as une prière toute préparée Seigneur, je péris. Si déjà tu marches sur la pierre , tu n’as pas à craindre sur les eaux; mais si tu n’étais sur la pierre, tu serais englouti par les flots; car il nous faut
1. Ps. XXXIX, 6. — 2. Cor. IV, 9 — 3. Matt. XIV, 28-31.
marcher sur ce rocher que ne recouvre point leur fureur.
10. Vois donc les merveilles du Seigneur. « J’ai annoncé, j’ai publié ces merveilles; ils se sont multipliés à l’infini 1 ». Il y a un nombre d’élus, mais il y a au-delà de ce nombre. Il y a un nombre déterminé qui appartient à la Jérusalem céleste. « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui 2 ». Les chrétiens qui le craignent, les chrétiens fidèles, les chrétiens qui gardent ses préceptes, qui marchent dans les voies de Dieu, qui s’abstiennent du péché, qui confessent cour qu’ils ont pu commettre : ceux-là sont du nombre des élus. Mais est-ce tout? Il y en a au-delà du nombre. Car, s’il y a peu d’assistants ici, peu en comparaison de cette foule des grandes assistances : quelles multitudes ne remplissent point parfois nos églises, n’en pressent point les murailles, ne se serrent point jusqu’à s’étouffer? S’il y a des joua publics, on les voit incontinent courir à l’amphithéâtre; ceux-là sont au-delà du nombre, Mais nous parlons ainsi pour les faire entrer dans le nombre; absents d’ici, ils ne peuvent nous entendre; mais ils vous entendront quand vous en serez sortis. « J’ai annoncé » dit le prophète, « j’ai parlé ». C’est le Christ qui parle de la sorte ; il a prêché comme chef, il a prêché par ses membres, il a envoyé des prédicateurs, il a envoyé des apôtres. « Leur langage a été entendu par toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux confins de l’univers 3 ». Combien de fidèles s’assemblent à leurs paroles, combien accourent en foule; beaucoup se convertissent en réalité, beaucoup ne le font que faussement; la conversion réelle est pour le plus petit nombre, la fausse conversion pour le plus grand: car « ils se multiplient à l’infini ».
11. « J’ai annoncé vos merveilles, je les ai prêchées : ils se sont multipliés à l’infini. Vous n’avez voulu ni sacrifice ni offrande 4 ». Ce sont là les merveilles de Dieu, les desseins de Dieu à qui nul n’est égal; il veut détourner de sa vaine curiosité cet amateur des spectacles, et lui faire chercher avec nous des spectacles plus saints, plus avantageux, qui donnent la vraie joie à ceux qui les trouvent; et telle sera cette joie qu’il n’aura plus à craindre l’échec de celui qu’il aimera; il
1. Ps. XXXIX, 6. — 2. II Tim. II, 19. — 3. Ps. XVIII, 5. — 4. Ps. XXXIX, 7.
429
aime un cocher, et il supportera les huées, si ce cocher est vaincu; que ce cocher soit vainqueur, voici un manteau. Pour le misérable qui vient l’acclamer? Non, le vêtement est pour le vainqueur, les huées pour celui qui applaudissait le vaincu. Pourquoi donc partager la confusion d’un homme dont tu ne partages point le manteau? Il en est bien autrement dans nos spectacles. « Il est vrai », dit saint Paul, «que tous partent » dans votre lice, dans vos spectacles; « mais un seul reçoit le prix 1 »; les autres sont vaincus et s’en vont Ils ont persévéré à courir; mais un seul ayant reçu le prix, il n’y a plus rien pour les autres qui ont également travaillé. Notre course est bien différente. Tous ceux qui prennent part à la course et persévèrent à courir, emportent le prix : le premier arrivé attend pour recevoir sa couronne avec les autres. Notre arène est en effet l’oeuvre de la charité, non de la cupidité : tous ceux qui courent sont unis par la charité, et cette charité même la course.
12. « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni offrande », dit à Dieu le Psalmiste. Dans l’ancienne loi, quand le véritable sacrifice connu des fidèles nous était annoncé par des figures, on célébrait alors les figures de l’avenir : beaucoup en comprenaient le sens, mais beaucoup plus encore l’ignoraient. Les Prophètes et les saints patriarches savaient ce que l’on célébrait; mais le reste de ce peuple inique était charnel, au point de figurer lui-même les événements de l’avenir. Or, il arriva que le premier sacrifice fut aboli, que disparurent ces holocaustes de béliers, de boucs, de taureaux et d’autres victimes ; Dieu n’en voulut plus. Pourquoi n’en voulut-il plus? Pourquoi d’abord en avait-il voulu? Parce que tout cela n’était que comme une promesse de Dieu; or, quand on a donné ce que l’on a promis, les paroles de la promesse ne sont plus rien. Un homme est engagé à sa promesse jusqu’à ce qu’il l’ait tenue; quand il l’a accomplie, il change alors de langage. Il ne dit plus: Je donnerai, ce qu’il promettait de donner; mais bien : J’ai donné; l’expression est changée. Pourquoi cette expression a-t-elle été d’abord agréable à Dieu, et pourquoi l’a-t-il changée? C’est que cette expression était celle de son temps, et qu’elle lui a plu selon l’époque. Elle était d’usage dans le temps des
1. I Cor. IX, 21.
promesses, mais quand les promesses ont reçu leur accomplissement, alors les expressions promissives ont disparu pour faire place au langage de l’accomplissement. Donc, ces sacrifices, qui étaient le langage de la promesse, ont disparu. Qu’a-t-on donné pour les accomplir? Ce corps que vous connaissez, mais que vous ne connaissez pas tous1 ; et plaise à Dieu que vous, qui le connaissez, ne le connaissiez point pour votre condamna-ion! Soyez attentifs, car c’est le Christ Notre-Seigneur qui parle, tantôt dans ses membres, et tantôt par lui-même; voyez en quel temps il est dit: « Vous n’avez voulu ni des sacrifices, ni de l’offrande ». Qu’est-ce donc? Sommes-nous présentement abandonnés sans sacrifice? A Dieu ne plaise. « Vous m’avez donné un corps parfait ». C’était pour donner la perfection à ce corps que vous n’avez plus voulu de ces offrandes; vous les avez agréées avant que mon corps fût parfait. L’accomplissement des promesses a supprimé le langage primitif. Si l’on emploie en effet les paroles de la promesse, c’est que cette promesse n’est pas accomplie. Cette promesse était exprimée par des signes; les signes ont disparu quand s’est montrée la vérité promise. Nous sommes dans ce corps, nous en faisons partie; nous savons ce que nous recevons ; et vous qui ne le savez pas encore, puissiez-vous l’apprendre, et quand vous l’aurez appris, puissiez-vous ne pas le recevoir pour votre condamnation! « Car celui qui mange et boit d’une manière indigne, mange et boit son propre jugement 2 ». Ce corps est parfait pour nous, devenons parfaits dans ce même corps.
13. « Vous avez refusé le sacrifice et les oblations; mais vous m’avez donné un corps parfait; vous n’avez demandé pour le péché ni holocauste, ni sacrifice ; alors j’ai dit : « Me voici 3 ». Est-il besoin d’expliquer ces paroles : « Vous avez refusé le sacrifice et l’oblation; mais vous m’avez donné un corps parfait. Vous n’avez demandé pour le péché ni l’holocauste, ni le sacrifice », qu’il demandait autrefois. « Alors j’ai dit : Me voici ».
Il est temps que vienne la promesse, puisque les signes de la promesse vont disparaître. En
effet, unes frères, voyez les uns abolis, l’autre accomplie. Que la nation juive me montre
1. Le saint Docteur désigne un les Catéchumènes, qui se connaissaient pas l’Eucharistie. — 2. I Cor. XI, 29. — 3. Ps. XXXIX, 7, 8.
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aujourd’hui un prêtre. Où sont leurs sacrifices? Ils ont disparu, il n’en est plus rien. Les aurions-nous réprouvés alors? Nous les réprouvons aujourd’hui, parce que l’heure en est passée; ils sont hors de propos, hors de convenance. Tu me les promets encore, et je tiens déjà la promesse. Ils ont encore quelques observances dans leurs fêtes, afin de n’être point sans aucun signe. Caïn lui-même, cet aîné, assassin de son plus jeune frère, eut un signe pour empêcher qu’on ne le tuât, ainsi qu’il est écrit dans la Genèse : « Le Seigneur mit une figure sur Caïn afin que nul n’osât le tuer 1 ». De là vient la durée de la nation juive. Toutes les nations soumises à la domination romaine se sont fondues dans le droit romain, en ont accepté les pratiques superstitieuses; puis est venue la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui les en a séparées. Mais la nation juive est demeurée avec son signe, le signe de la circoncision, le signe des azymes; nul n’a tué Caïn, nul ne l’a tué, il a toujours sa marque. Il est maudit sur la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de sa main le sang d’Abel. Car il a répandu le sang et ne l’a point recueilli ; il l’a répandu, une autre terre l’a reçu; et il est maudit sur cette terre qui a ouvert sa bouche et recueilli ce sang précieux : et cette terre qui l’a recueilli, c’est l’Eglise. C’est donc d’elle qu’il est rejeté. Et ce sang crie de la terre vers moi. C’est de cette terre que le Seigneur a dit : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi 2 ». Il crie, dit le Seigneur, de la terre vers moi. Il crie vers le Seigneur, et celui qui l’a répandu est sourd, parce qu’il ne l’a point bu. Les Juifs sont donc maintenant comme Caïn, avec un signe. Les sacrifices que l’on offrait chez eux ont disparu; et ce qui leur en est resté, pour servir de signe comme à Caïn, est accompli sans qu’ils le sachent. Ils immolent l’agneau, ils mangent des pains azymes : « Car Jésus-Christ, notre agneau pascal, a été immolé pour nous». Je reconnais donc en lui cet Agneau qui a été tué; où sont les azymes? « C’est pourquoi », continue saint Paul, « célébrons notre solennité, non dans le vieux levain ni dans le ferment de la malice et de l’iniquité » : (il montre par là ce qu’est le vieux levain, une pâte vieillie et aigrie), « mais avec les azymes de la sincérité et de la vérité 3 » Ils sont
1. Gen. IV, 15.— 2. Id. 10. — 3. I Cor. V, 7.
demeurés dans l’ombre sans pouvoir envisager le soleil de justice; mais nous qui sommes dans la lumière, nous recueillons le sang du Christ. Si nous avons une vie nouvelle, chantons un cantique nouveau, une hymne à notre Dieu. « Vous n’avez pas voulu d’holocauste pour le péché; alors j’ai dit: Me voici».
14. « Il est écrit de moi à la tête de votre livre que j’accomplirai votre volonté; je l’ai voulu, ô mon Dieu, et votre loi est gravée au fond de mon cœur 1 ». Le voici qui revient à ses membres, et lui-même fait la volonté de son Père. Mais au commencement de quel livre est-il écrit de lui? Peut-être au commencement de ce livre des Psaumes. A quoi bon chercher plus loin et feuilleter d’autres livres? Voilà qu’à la tête du livre des Psaumes nous lisons : «
Bienheureux l’homme qui n’est point allé dans le conseil des méchants, qui ne s’est pas arrêté dans la voie des pécheurs, qui ne s’est point assis dans la chaire de pestilence, mais qui n’a d’autre loi que la volonté du Seigneur »; ce qui revient à dire : « Je l’ai voulu, ô mon Dieu, votre loi est gravée dans le fond de mon coeur »; ou bien: « Et qui jour et nuit médite sa loi 2 ».
15. « J’ai annoncé votre justice dans une grande assemblée 3 ». Il parle ici aux membres, il les engage à faire ce qu’il a fait. Il a prêché, prêchons aussi; il a souffert, souffrons avec lui; il a été glorifié, nous serons glorifiés avec lui. « J’ai prêché votre justice dans une grande assemblée ». Jusqu’où s’étend cette assemblée? Dans l’univers entier. Que renferme-t-elle? Toutes les nations. Pourquoi toutes les nations? Parce que c’est la postérité d’Abraham, dans laquelle tous les peuples doivent être bénis 4. Pourquoi encore toutes les nations? « Parce que leur voix s’est répandue par toute la terre 5 » . « Dans une grande assemblée. « Voilà que je ne retiendrai point mes lèvres, Seigneur, vous le savez ». Mes lèvres parlent, et je ne les empêcherai pas de parler. Le sen de mes lèvres arrive aux oreilles des hommes, mais vous connaissez mon coeur. «Je n’empêcherai donc point mes lèvres, Seigneur, vous le savez ». Autre est ce qu’entend l’homme, et autre ce que connaît le Seigneur. Ainsi
1. Ps. XXXIX, 8-10. — 2. Id. I, 1,2.— 3. Id. XXXIX, l0. — 4. Gen. XII, 3 ; XXI, 18. — 5. Ps. XVIII, 5.
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donc, parlez des lèvres, mais soyez près de Dieu par le coeur, afin que nous ne prêchions pas seulement des lèvres, et qu’on ne dise point de nous : « Faites ce qu’ils vous disent et non pas ce qu’ils font 1 » ; ou que l’on ne dise pas de ce peuple, dont la bouche loue Seigneur, tandis que le coeur en est loin : « Ce peuple me loue des lèvres, mais leur coeur est loin de moi 2. Car c’est la croyance du coeur qui nous conduit à la justice, et la confession des lèvres qui nous mène au salut 3 ». C’est ce que fit le larron, crucifié avec Seigneur, et qui, à la croix même, le reconnut pour le Seigneur. D’autres ne le reconnurent point aux miracles qu’il faisait, lui le reconnut à la croix. Il était cloué à la croix par tous ses membres; ses mains y étaient clouées, ses pieds étaient transpercés, son corps était collé au bois; les autres membres de ce corps n’étaient point libres; il ne restait que la langue et le coeur; il crut du coeur et il confessa de la langue. « Souvenez-vous de moi», dit-il, « Seigneur, quand vous serez dans votre royaume ». Il croyait son salut bien éloigné encore; il eût été heureux de l’obtenir, même après un temps bien long; il espérait pour l’avenir, et il n’attend pas un jour. «Souvenez-vous de moi », dit-il, « quand vous serez dans votre royaume », et Jésus répond: « En vérité, je vous le dis, aujourd’hui vous serez avec moi dans le paradis 4 ».Or, le paradis a des arbres de bonheur: aujourd’hui avec moi sur l’arbre de la croix, aujourd’hui avec moi sur l’arbre du salut.
5. « Voilà que je ne fermerai point mes lèvres, Seigneur, vous le savez », de peur qu’il ne croie dans son coeur, et que la crainte ne ferme ses lèvres à la confession de sa foi. Il y a des chrétiens, en effet, qui ont la foi dans le coeur ; mais au milieu des païens aux paroles amères, qui n’ont qu’une feinte politesse, qui ont l’âme corrompue, qui sont sans foi, badins, railleurs, pour peu qu’on leur fasse un crime d’être chrétiens, ils n’osent confesser des lèvres la foi qu’ils ont dans le coeur, ils interdisent à ces lèvres de dire au dehors ce qu’ils savent, ce qu’ils croient intérieurement. Mais le Seigneur les condamne. «Celui», dit-il, « qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père 5 », c’est-à-dire, je ne
1. Ps. XXIII, 3. — 2. Isa. XXIX, 13. — 3. Rom. X, 10. — 4. Luc, XXIII, 42, 43. — 5. Marc, VII, 38.
le connaîtrai point : parce qu’il a rougi de me confesser en présence des hommes, à mon tour, je le désavouerai devant mon Père. Que les lèvres parlent donc selon le coeur; c’est un avis contre la crainte. Que le coeur ait en lui ce que disent les lèvres; c’est un conseil contre le déguisement. Souvent la crainte empêche de dire ce que l’on sait, ce que l’on croit; souvent la dissimulation nous fait dire ce que nous n’avons pas dans le coeur. Que les lèvres et le coeur soient d’accord. En demandant la paix à Dieu, sois en paix avec toi-même; qu’il n’y ait aucun désaccord entre le coeur et les lèvres. « Je ne tiendrai point mes lèvres fermées, Seigneur, vous le savez ». Comment Dieu le sait-il? Et que sait-il? Il voit dans le coeur où l’homme ne voit point. Aussi le Prophète a-t-il dit : « J’ai cru ». Le voilà donc qui possède un coeur; il a ce que Dieu veut voir ; et alors qu’il ne retienne point ses lèvres. Mais il ne les ferme point. Que dit-il en effet ? « C’est pour cela que j’ai parlé 1». Et comme il a dit ce qu’il croyait, il cherche ce qu’il rendra au Seigneur pour le bien que le Seigneur lui a fait, et il ajoute « Je prendrai le calice du salut, et j’invoquerai le nom du Seigneur 2». Il n’a pas craint cette parole du Seigneur: « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même 3 ? » Il confesse de bouche ce qu’il a dans son coeur, et il en arrive aux souffrances. Mais dans ses souffrances, en quoi lui nuit son ennemi? « Car la mort des justes est précieuse devant la face du Seigneur 4 ». Ces morts auxquelles aboutissait la fureur des païens nous consolent aujourd’hui. Nous célébrons la fête des martyrs, nous les prenons pour modèles, nous considérons leur foi, comment ils furent découverts, comment emmenés, quelle fut leur contenance devant les juges. Ils n’avaient dans l’Eglise de Dieu aucune hypocrisie, et unis par les liens de la charité, ils confessèrent le Christ ; membres qu’ils étaient, ils ont désiré suivre leur chef. Mais qu’étaient-ils pour avoir ce désir? Ils étaient patients dans les douleurs, fidèles dans leur confession , véridiques dans leurs paroles. Ils lançaient à la face de leurs interrogateurs, les flèches de Dieu, et leurs blessures enflammaient la colère; ils firent à plusieurs les blessures du salut. Voilà ce que nous nous
1. Ps. CXV, 10. — 2. Id. CXV, 13. — 3. Matt. XX, 22. — 4. Ps. CXV, 15.
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représentons, ce que nous voyons, ce que nous désirons imiter. Voilà les spectacles des chrétiens, que Dieu contemple du haut du ciel; c’est à cela qu’il nous exhorte, pour cela qu’il nous soutient; c’est à ces luttes qu’il promet et décerne des récompenses. « Je ne tiendrai point mes lèvres fermées ». Garde-toi de craindre et de tenir tes lèvres fermées. « Seigneur, vous le savez » ; mon coeur ressent ce que disent mes lèvres.
17. « Je n’ai point recélé ma justice dans « mon cœur 1 ». Qu’est-ce à dire: « Ma justice? » Ma foi, parce que « le juste vit de la foi 2 ». Ainsi un persécuteur demande, comme il en avait jadis le pouvoir: Qui es-tu? es-tu païen ou chrétien? Chrétien, répond l’interrogé. Voilà sa justice: il a cru et il vit de la foi. Il n’a pas enfoui sa justice dans son coeur. Il n’a point dit en son âme: Je crois au Christ, à la vérité; mais à ce persécuteur furieux et menaçant, je ne dirai point que je crois; mon Dieu voit bien ma foi dans mon coeur; il sait que je ne le renonce point. Voilà ce qui est dans ton coeur, j’y consens; mais sur tes lèvres? Je ne suis pas chrétien? Alors le témoignage de tes lèvres est contraire à celui de ton coeur. « Je n’ai point caché ma u justice dans mon cœur ».
18. « J’ai proclamé votre vérité et votre salut ». J’ai chanté votre Christ, qui est « votre vérité comme votre salut o. D’où vient que le Christ est la Vérité? « Je suis la Vérité», a-t-il dit 3. De quelle manière est-il pour lui le salut? Siméon, dans le temple, reconnut le saint Enfant dans les bras de sa Mère, et s’écria: « Mes yeux ont vu votre salut 4 ». Le vieillard reconnut l’Enfant, il redevint enfant dans l’Enfant divin, et se renouvela par sa foi. Il avait reçu une réponse du ciel, et il parla de la sorte; le Seigneur lui avait promis qu’il ne sortirait point de cette vie sans avoir vu le salut de Dieu. Il est bon que Dieu fasse connaître ainsi le Sauveur aux hommes; mais qu’ils s’écrient: « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre Sauveur 5», ce Sauveur de Dieu dans toutes les nations. Car, après avoir dit en un endroit: « Que le Seigneur nous prenne en pitié, nous bénisse et projette sur nous la lumière de sa face, afin que sur la terre nous connaissions votre voie 6 » ; il ajoute aussitôt: « Et
1. Ps. XXXIX, 11. — 2. Habac. II, 4; Rom. 1,17. — 3. Jean, XIV, 6. — 4. Luc, II, 30. — 5. Ps. LXXXIV, 8. — 9. Id. LXVI, 2.
« que les nations connaissent votre salut ». Il dit d’abord : « Afin que sur la terre nous connaissions votre voie »; et ensuite: « Que les nations connaissent votre salut». Comme si on lui disait : Quelle est cette voie que tu veux connaître? Les hommes cherchent après la voie; est-ce la voie qui vient aux hommes? Eh bien ! c’est votre voie qui est venue vers les hommes, qui les a trouvés dans l’égarement, et qui a invité à marcher en elle ceux qui étaient en dehors. Marchez en moi, a-t-elle dit, et vous ne vous égarerez pas: « Je suis la voie, la vérité et la vie 1 ». Ne dis donc plus: Où est la voie de Dieu? en quelle contrée dois-je aller? quelle montagne me faut-il gravir? quelles campagnes explorer? Cherches-tu la voie de Dieu? Le salut de Dieu est lui-même la voie de Dieu, et il se trouve partout, parce que le salut du Seigneur est dans toutes les nations. « J’ai proclamé votre vérité et votre salut».
19. « Je n’ai point caché votre clémence ni votre vérité au milieu d’un grand peuple 2 ». Soyons donc ce peuple, faisons partie de ce grand corps; ne cachons ni la miséricorde, ni la justice de Dieu. Veux-tu entendre la miséricorde du Seigneur? Retire-toi de tes péchés, et il te pardonnera tes péchés. Veux-tu connaître la vérité du Seigneur? Pratique la justice, et ta justice sera couronnée. On te prêche aujourd’hui sa miséricorde, pour te montrer ensuite sa vérité. Car Dieu n’est pas miséricordieux jusqu’à être injuste, ni juste au point de manquer de miséricorde. Est-ce peu de miséricorde pour toi que d’oublier tes actes jusqu’à présent? Tu as vécu dans le désordre jusqu’aujourd’hui, tu y vis encore; commence aujourd’hui à bien vivre, et tu n’échapperas pas à cette clémence. Si telle est la miséricorde, quelle est la vérité? Toutes les nations seront rassemblées devant lui, et ce pasteur séparera les brebis d’avec les boucs pour mettre les brebis à la droite et les boucs à la gauche. Que dira-t-il aux brebis? « Venez les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé ». Et aux boucs? « Allez au feu éternel 3 ». C’est là qu’il n’y aura plus de pénitence. Après avoir méprisé la bonté de Dieu, tu en sentiras la justice; mais si tu n’as point méprisé sa bonté, sa vérité te remplira de joie.
20. « Pour vous, Seigneur, n’éloignez pas
1. Jean, XIV, 6.— 2. Ps. XXXIX, 11.— 3. Matt. XXV, 32, 33, 41.
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de moi vos miséricordes 1 ». Le Christ envisage ses membres malades. Parce que je n’ai point caché votre miséricorde ni votre vérité au milieu d’un grand peuple, de cette Eglise qui est une dans toute la terre; arrêtez vos regards sur les membres malades, sur les coupables, sur les pécheurs, et ne détournez point d’eux vos miséricordes. « Votre amour et votre vérité veillent toujours sur moi ». Je n’oserais revenir à vous si je n’étais assuré votre pardon; et je ne pourrais persévérer je n’étais sûr de vos promesses. « Votre amour et votre vérité veillent toujours sur moi ». Je considère que vous êtes bon, je sais que vous êtes juste; j’aime le Dieu bon, je crains le Dieu juste. L’amour et la crainte dirigent, parce que « votre miséricorde et votre vérité veillent toujours sur moi ». Pourquoi ont-elles cette vigilance et ne dois-je point les perdre de vue? « Parce que je suis environné de maux sans nombre 2 ». Qui peut énumérer les péchés? qui peut compter ses propres fautes et celles des autres? Leur poids faisait gémir celui qui a dit: « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées, et n’imputez pas à votre serviteur celles des autres 3 ». Comme si c’était peu de nos propres fautes, nous sommes chargés de celles autres; je crains pour moi; je crains pour mon frère qui est bon; je tolère celui qui est méchant; et sous un tel fardeau, que deviendrons-nous, si la divine miséricorde ne nous soutient? « Mais vous, Seigneur, ne vous éloignez pas de moi ». Demeurez près de moi. De qui le Seigneur s’approche-t-il? De ceux qui ont le coeur brisé 4. Il s’éloigne des orgueilleux, s’approche des humbles. Car, du haut de son trône, le Seigneur regarde les humbles 5. Mais que l’orgueilleux ne croie pas échapper à ses yeux; car « il voit de loin ce qui est élevé ». Il voyait de loin le Pharisien qui se vantait, et il aidait de tout près le publicain qui avouait ses fautes 6. L’un vantait ses mérites et cachait ses blessures ; l’autre, sans parler de ses mérites, exposait ses plaies. Il se présentait au médecin, car il se savait malade; il savait qu’il avait besoin de guérison; il osait lever les yeux vers le ciel et se frappait poitrine; il ne se pardonnait point à lui-même, afin que Dieu lui pardonnât; il voyait ses fautes, afin que Dieu ne les vît plus; il
1. Ps. XXXIX, 12. — 2. Id. XXXIX, 12.— 3. Id. XVIII, 13, 14. — 4. Id. XXXIII, 19.— 5. Id. CXXXVII, 6.— 6. Luc, XVIII, 11.
se châtiait, afin que Dieu l’épargnât. Ainsi parle l’auteur sacré; écoutons pieusement ses paroles, aimons-les pieusement, et répétons-les du coeur, de la langue et de tout ce que nous avons de plus intime. Que nul ne se croie juste; celui qui parle est vivant; il vit, et plaise à Dieu qu’il vive. Il vit encore ici; il vit, mais avec la mort; et si l’esprit est vivant à cause de la justice, le corps est mort à cause du péché 1. « Et le corps qui se corrompt, appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées 2 ». A toi donc de crier, à toi de gémir, à toi d’avouer ta misère, mais non de t’élever, de te vanter, de te glorifier de tes mérites; car si tu as quelque chose dont tu puisses te réjouir, qu’as-tu que tu n’aies pas reçu 3? « Je suis environné de maux sans nombre ».
21. « Mes iniquités m’ont investi, et je n’ai pu en soutenir la vue 4 ». Il y a quelque chose que nous devons voir; qui donc nous empêche de le voir? N’est-ce point le péché? Pour nous empêcher de voir la lumière, il ne faut, dans notre oeil, qu’une humeur, qu’un peu de poussière, qu’une fumée, un rien qui y pénètre; et cet oeil malade ne peut supporter la lumière; comment élever à Dieu un coeur malade? Ne faut-il pas le guérir, afin que tu voies? N’est-ce pas orgueil de ta part de dire Je verrai et ensuite je croirai? Qui parle de la sorte? Quel est celui qui veut voir et qui dit: Je verrai d’abord, puis je croirai?Je veux montrer la lumière, ou plutôt la lumière se veut montrer à moi. A qui? Elle ne peut se montrer à un aveugle, qui ne la voit point. Pourquoi ne la voit-il point? Son oeil est chargé de péchés nombreux. Que dit-il, en effet? « Mes iniquités m’ont investi, et il m’a été impossible de voir ». Il faut donc éloigner les iniquités, remettre les péchés, soulager l’oeil de son poids, guérir ce qui est malade et appliquer le précepte comme un cuisant collyre. Fais d’abord ce qui t’est commandé; guéris ton coeur, purifie-le, aime ton ennemi 5. Et qui aime son ennemi? C’est toutefois l’ordre du médecin : il est amer, mais efficace. Que puis-je te faire? dit-il. Telle est ta maladie, que tu seras guéri par là. Il dit même plus Quand tu seras guéri, mon ordonnance ne sera plus difficile; c’est avec plaisir que tu
1. Rom. VIII, 10. — 2. Sag. IX, 15. — 3. I Cor. IV, 7. — 4. Ps. XXXIX, 13. — 5. Matt. V, 44.
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aimeras ton ennemi; tâche de te guérir. Dans les tribulations, dans les angoisses, dans les tentations, sois fort, sois constant; c’est la main d’un médecin et non d’un larron. Mais, dit le pécheur, après avoir accompli les préceptes, en commençant par la foi; après avoir purifié mon coeur selon vos conseils, que verrai-je, une fois que mon coeur sera guéri, purifié? » Bienheureux ceux dont le coeur est « pur, parce qu’ils verront Dieu 1 ». Pour cela, répond-il, je ne le puis aujourd’hui, puisque « je ne puis voir à cause des iniquités qui m’ont investi ».
22. « Elles sont plus nombreuses que les cheveux de ma tête 2 ». Il prend les cheveux de sa tête pour exprimer un grand nombre. Qui peut compter les cheveux de sa tête? Encore moins ses péchés, plus nombreux que ses cheveux. Ils paraissent petits, mais le nombre en est grand. Tu as évité les plus graves, tu ne commets point l’adultère, tu t’abstiens de l’homicide, tu ne ravis pas le bien d’autrui, tu ne profères ni blasphème, ni faux témoignage : ce sont là les montagnes du péché. Tu as donc évité les plus graves, mais que fais-tu des moindres? Ces moindres, ne les crains-tu pas? Tu as jeté la montagne loin de toi, prends garde que le sable ne t’ensevelisse. « Mes iniquités sont plus nombreuses que les cheveux de ma tête 3 ».
23. « Et mon coeur a défailli ». Faut-il s’étonner que ton coeur soit éloigné de Dieu, quand il s’abandonne lui-même? Qu’est-ce à dire : Mon coeur a défailli? C’est-à-dire, mon coeur ne peut point se connaître lui-même. Voilà ce que signifie: « Mon coeur a défailli ». C’est par le coeur que je veux voir le Seigneur, et je ne le puis, à cause du grand nombre de mes péchés. C’est peu encore : mon coeur ne peut même se comprendre. Non, mon coeur ne se comprend point, que nul ne le croie. Est-ce que Pierre se connaissait dans son propre coeur, quand il disait: « Je serai avec vous jusqu’à la mort 3? » Il avait dans le coeur une fausse présomption, il y cachait une véritable crainte : et son coeur ne pouvait comprendre son coeur. Son coeur ne se croyait point malade, mais le médecin le voyait. Ce qui lui fut alors prédit s’accomplit. Dieu voyait en lui ce que lui-même n’y voyait point; c’est que son coeur l’avait abandonné, c’est
1. Matt. V, 8. — 2. Ps. XXXIX, 13. — 3. Matt. XXVI, 35.
que son coeur était caché à son coeur même. « Et mon coeur a défailli ». Mais quoi ! quels doivent être nos cris? nos paroles? « Qu’il vous plaise, Seigneur, de me délivrer 1 ». Comme s’il disait: « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir 2. Qu’il vous plaise, Seigneur, de me délivrer, soyez attentif à me secourir ». Ce langage est celui des membres pénitents, des membres qui souffrent, des membres qui crient sous le fer des médecins, mais qui espèrent. « Seigneur, soyez attentif à me secourir ».
24. « Qu’ils soient confondus et couverts de honte, ceux qui cherchent mon âme pour me la ravir 3 ». Dans un autre endroit il se plaint en disant : « Je regardais à droite, et je voyais, et nul ne cherchait mon âme 4 » ; c’est-à-dire, nul ne cherchait à m’imiter. C’est le langage du Christ dans sa Passion: Je regardais à ma droite, non pas du côté des Juifs impies, mais à ma droite, du côté des Apôtres eux-mêmes. « Et nul ne recherchait mon âme». Ils étaient si loin de rechercher mon âme, que le plus présomptueux renia mon âme 5. Mais comme on peut rechercher un homme, ou pour jouir de son amitié, ou pour le persécuter, le Christ veut ici couvrir de honte et flétrir certains autres qui recherchent son âme. Et pour qu’on n’attribue pas ses paroles le même sens qu’à sa plainte, qu’on ne recherche point son âme, il ajoute : « Afin de la ravir » ; c’est-à-dire, ils cherchent mon âme avec des desseins de mort : qu’ils soient donc, poursuit-il, confondus et flétris. Beaucoup en effet ont cherché son âme, et n’ont trouvé que la honte et la confusion; ils ont cherché son âme, et dans leur intention ils la lui ont ôtée ; mais il avait le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre 6. Ils tressaillirent donc lorsqu’il la donna, et furent dans la confusion quand il la reprit. « Qu’ils soient dans la honte et dans la confusion, ceux qui cherchent mon âme pour me la ravir ».
25. « Qu’ils reculent en arrière, chargés d’ignominie, ceux qui me veulent du mal 7 ». Ne prenons pas en mauvaise part ces paroles : « Qu’ils reculent en arrière ». C’est un bien qu’il leur souhaite ; c’est la parole de celui qui dit sur la croix: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils
1. Ps. XXXIX, 14. .— 2. Matt. VIII, 2. — 3. Ps. XXXIX, 15. — 4. Id. CXLI. — 5. Matt. XXVI, 70. — 6. Jean, X, 18. — 7. Ps. XXXIX, 15.
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font 1 ». Pourquoi donc leur dit-il de retourner en arrière? C’est que ceux qui auparavant étaient orgueilleux, et tombèrent à la renverse, devinrent humbles et se relevèrent. Quand ils prennent le devant, ils veulent précéder le Seigneur, être plus parfaits que le Seigneur; mais demeurer en arrière, c’est reconnaître qu’il est plus parfait, qu’il doit marcher devant, et eux venir après, qu’il doit les guider et eux le suivre. Aussi reprit-il Pierre qui lui donnait un conseil peu sage. Le Seigneur allait souffrir pour notre salut, il annonçait à ses disciples ce qui allait arriver dans sa Passion ; et Pierre lui dit : « Non point, Seigneur, veillez sur vous, il ne vous arrivera rien de tel ». Le voilà qui veut marcher devant le Seigneur, donner des conseils au Maître. Or, pour lui rappeler qu’il ne doit point précéder, mais suivre: « Arrière, Satan», lui dit le Seigneur. Tu es Satan, dit-il, parce que tu veux marcher devant celui qu’il te faut suivre : mais si tu marches arrière, et que tu me suives, tu ne seras plus Satan. Que sera-t-il donc? « Sur cette terre j’établirai mon Eglise ».
26. « Qu’ils reculent en arrière chargés d’ignominie, ceux qui me veulent du mal». Il y a des esprits méchants, qui maudissent leurs coeurs autant qu’ils paraissent bénir. Vous dites à l’un: Es-tu chrétien? Sois chrétien à ton tour, répond-il. Cette parole est bonne, et Dieu ne leur en tiendra pas compte, mais du sens qu’il y ajoute; comme il tint compte aux Juifs du souhait qu’ils firent à l’aveugle-né quand il fut guéri: accablé de leurs questions arrogantes, « Voulez-vous », dit-il, « devenir aussi ses disciples? » « Les Juifs alors le chargèrent de malédictions», dit l’Evangéliste, « ils le maudirent en disant: Pour toi, sois son disciple 2 ». Comme ils le maudissaient, le Seigneur le bénit. Il fit ce qu’avaient dit les Juifs, et rendit à ceux-ci leurs malédictions. « Qu’ils reculent en arrière, couverts d’ignominie, ceux qui me veulent du mal ». Quelques-uns, sans être bons, nous souhaitent du bien; il faut s’en défier. De même en effet que les premiers, en voulant nous maudire, nous souhaitent pourtant du bien, quoique dans une intention mauvaise; ainsi d’autres, avec bonne intention, nous souhaitent ce qui un mal. Voici : tel qui te dit: Sois chrétien,
1. Luc, XXIII, 34. — 2. Jean, IX, 21, 28.
te dit du bien, mais avec mauvaise intention; mais que l’on vienne te dire : Nul n’est meilleur que toi, et que l’on t’applaudisse de la sorte dans ta vie criminelle, car le pécheur est loué dans les désirs de son âme, et l’on applaudit à celui qui fait le mal 1 ; on t’applaudit pour ton malheur : de même que le premier te maudissait pour ton bonheur, le second te bénit pour ton malheur. Mais fuis, mais évite chacun de ces deux ennemis. L’un sévit, l’autre caresse : ni l’un ni l’autre ne sont bons; l’un a recours à la colère, l’autre est fourbe dans ses éloges. Evite l’un et l’autre, et prie pour l’un et pour l’autre. Car celui qui faisait cette prière : « Qu’ils retournent sur leurs pas, couverts d’ignominie, ceux qui me veulent du mal », celui-là jette les yeux sur une autre catégorie de fourbes et de méchants, qui nous bénit pour nous perdre : « Que ceux-là soient chargés de leur propre honte, qui me disent: Courage ! courage ! » Ils donnent de fausses louanges: c’est un grand homme, un homme de bien, un lettré, un savant; pourquoi est-il chrétien? Ils applaudissent en vous ce que vous ne voudriez pas qu’on louât; ils blâment ce qui fait votre joie. Mais dis-leur seulement : Pourquoi donc, ô homme, louer en moi la bonté, la justice? Si vous me croyez tel, bénissez Jésus-Christ qui m’a fait ainsi. Mais lui: Non pas, ne va point te calomnier toi-même, c’est toi qui t’es fait ce que tu es. « Qu’ils soient couverts de confusion ceux qui me disent: Courage! courage ! » Qu’est-il dit ensuite? « Qu’ils tressaillent, qu’ils soient dans la joie, Seigneur, ceux qui vous cherchent 2! » Ce n’est pas moi, c’est bien vous qu’ils cherchent : Ce n’est point à moi qu’ils disent: Courage ! courage ! mais ils voient que si j’ai quelque sujet de m’applaudir, c’est en vous que je me glorifie: « Que celui, en effet, qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur 3. Qu’ils tressaillent, qu’ils soient dans la joie, ceux qui vous cherchent, et qu’ils disent toujours: Que le Seigneur soit glorifié ». Quand le pécheur devient juste, bénis celui qui justifie l’impie 4 ; s’il reste dans son péché, bénis encore celui qui l’appelle au pardon; s’il s’élance dans la carrière de la justice, bénissons aussi celui qui l’appelle à la récompense. « Que le Seigneur
1. Ps. X,3. — 2. Id. XXXIX, 17.— 3. I Cor. I, 31.— 4. Rom. IV, 5.
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reçoive toujours les bénédictions de celui « qui aime son salut ».
27. « Pour moi», à qui ils voulaient tant de mal; « pour moi », dont ils cherchaient l’âme afin de la perdre; et, pour parler de cette autre catégorie: « Pour moi », à qui tous criaient : Courage ! courage ! pour moi, « je suis pauvre et dans l’indigence ». Il n’y a rien en moi que l’on puisse louer. Que Dieu déchire mon sac, et me couvre du vêtement de sa gloire. « Je vis, non pas moi, mais le Seigneur vit en moi 1 ». Si le Christ vit en toi, si le bien qui est en toi vient du Christ, tout ce que tu as est du Christ. Qu’es-tu donc par toi-même? « Je suis pauvre et dans l’indigence ». Je ne suis point riche, puisque je ne suis point superbe. II était riche celui qui disait: « Seigneur, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme les autres hommes 2 » ; mais il était pauvre ce publicain qui disait : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis un pécheur ». L’un rejetait le trop plein de son âme, l’autre pleurait à la faim. « Je suis pauvre et dans l’indigence ». Et que deviendras-tu avec ton indigence et ta pauvreté? Va mendier à la porte du Seigneur; frappe et l’on t’ouvrira. « Je suis pauvre et dans l’indigence; mais le Seigneur prendra soin de moi. Jette dans le Seigneur tes angoisses, espère en lui et il fera le reste 3 ». Pourquoi te charger de toi-même? Comment pourvoir à tes besoins? Abandonne ces soins à celui qui t’a fait. Si, même avant que tu fusses, il a pris soin de toi, comment t’abandonnerait-il, maintenant que tu es ce qu’il te voulait? Car déjà tu es fidèle et tu marches dans les voies de la justice. Il t’abandonnerait, « Celui qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 4 », alors que dans ta justice tu vis de la foi? il pourrait te mépriser 5, te négliger, te rejeter? Loin de là, puisqu’il a soin de toi dès ce monde; il te vient en aide, il te donne ce qui est nécessaire, écarte ce qui est nuisible. Te donner, c’est te consoler, pour que tu demeures ferme; te reprendre, c’est te châtier, de peur que tu ne périsses. Le Seigneur a donc soin de toi, ne t’inquiète point. Il te porte, celui qui t’a fait ; garde-toi d’échapper à la main de ton Créateur; échapper à cette main, c’est te briser dans ta chute.
1. Gal. II, 20.— 2. Luc, XVIII, 11, 13.— 3. Ps. LIV, 23.— 4. Matt. V, 45. — 5. Rom. I, 17.
C’est l’effet de la bonne volonté que tu de. meures dans les mains de ton Créateur. Dis alors: Mon Dieu l’a voulu, il me portera, il me soutiendra. Jette-toi donc dans ses bras: ne crois pas t’y précipiter comme dans le vide; loin de toi cette pensée. C’est lui qui a dit: « Je remplis le ciel et la terre 1». Il ne te manquera nulle part; pour toi, ne lui manque jamais, ne te manque pas à toi-même.
28. « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon soutien, mon protecteur, ne tardez point 2».
Il prie, il implore, il craint de manquer de courage : « Ne tardez point ». Que signifie: « Ne tardez point? Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût pu être sauvée 3». Voilà ce que nous lisions tout à l’heure à propos des jours de tribulation. Ce sont les membres de Jésus-Christ qui invoquent le Seigneur comme s’ils ne formaient qu’un seul homme, qu’un seul corps du Christ, répandu dans toute la terre, un seul mendiant, un seul pauvre ; car il est pauvre aussi, lui qui de riche est devenu pauvre, selon cette parole de l’Apôtre : « Etant riche, il est devenu pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté 4». Il enrichit les vrais pauvres, il appauvrit les faux riches. C’est ce pauvre qui crie à Dieu : « Des extrémités de la terre, je crie vers vous, quand mon âme est dans l’ennui 4 ». Voici venir les jours des tribulations, et des plus grandes tribulations; ils viendront, selon le témoignage de l’Ecriture; et à mesure qu’ils approchent, les tribulations s’accroissent. Que nul ne se promette ce que l’Evangile ne promet point. Je vous conjure, mes frères, d’examiner si les Ecritures nous ont trompés en rien; si elles ont fait une prédiction, et qu’il soit arrivé le contraire de ce qui était prédit : il est de toute nécessité que tout arrive comme elles l’ont marqué. Or, les Ecritures n’ont d’autres promesses pour cette vie, que peines, qu’afflictions, qu’angoisses, que surcroîts de douleurs, que tentations sans nombre. C’est à tout cela qu’il faut nous pré. parer , de peur d’être surpris et de tomber dans le découragement. « Malheur aux femmes enceintes, aux nourrices 6 » vous venez de l’entendre. Les femmes enceintes figurent ceux qui- sont enflés d’espoir; les nourrices, ou celles qui allaitent, marquent ceux qui jouissent de ce qu’ils ont désiré. Une
1. Jérém. XXIII, 24. — 2. Ps. XXXIX, 18. — 3. Matt. XXIV, 22 — 4. II Cor. VIII, 9. — Ps. LI, 3. — 6. Matt. XXIV, 19.
femme enceinte, en effet, a l’espérance d’un fils, mais d’un fils qu’elle ne voit pas encore; celle qui allaite, embrasse le fils qu’elle espérait. Prenons, pour plus de lumière, une comparaison : Quelle villa magnifique a mon voisin! si elle m’appartenait! comme je la joindrais à la mienne, et des deux n’en ferais qu’une seule! L’avarice aussi aime l’unité : ce qu’elle aime est un bien ; mais elle ne sait où il faut l’aimer. Cet homme convoite la terre de son voisin, mais ce voisin est riche, il n’a besoin de rien, il a des honneurs, il a même de la puissance, et il y a plus de motifs peut-être d’appréhender sa puissance, qu’il n’y en a d’espérer sa terre : notre avare n’espérant rien, ne conçoit pas, son âme ne ressemble pas à la femme enceinte. Mais que le voisin soit pauvre, qu’il se trouve dans la nécessité de vendre son bien ou qu’on puisse l’y forcer, notre avare ouvre les yeux, il espère la villa son âme est enceinte, elle a l’espoir qu’elle pourra acquérir et posséder la terre d’un voisin pauvre. Et lorsque ce voisin dans l’indigence, pressé par le besoin, vient trouver son voisin riche, pour lequel peut-être il est d’ordinaire obséquieux, pour qui il a de la déférence jusqu’à se lever à son arrivée, le saluer en inclinant la tête; prêtez-moi, je vous en prie, dit-il, je suis dans le besoin, un créancier me presse. Je n’ai rien sous la main, répond le riche, qui aurait si l’autre voulait vendre. Nous savons tout cela, nous avons eu de ces gens parmi nous; puissions-nous n’en plus avoir! Nous ne sommes pas d’hier, nous ne sommes pas pour aujourd’hui seulement; il est temps encore de se corriger : nous n’en sommes pas encore à cette séparation des uns à droite, des autres à gauche 1 ; nous ne sommes pas encore dans les enfers, où était c riche qui soupirait après une goutte d’eau 2: écoutons pendant que nous sommes en vie, et corrigeons-nous. Ne désirons pas le bien des autres, afin de ne ressembler pas aux femmes enceintes; ne les possédons point, afin de ne point les embrasser, comme on embrasse des enfants : « Malheur aux femmes qui seront en ces jours enceintes , ou nourrices ». Il faut changer, il faut élever notre coeur, ne pas demeurer de coeur ici-bas. C’est une région maudite, qu’il nous suffise
1. Matt. XXV, 33. — Luc, XVI, 22.
de la nécessité d’y demeurer de corps; ne faisons rien de ce qui n’est pas nécessaire. Qu’à chaque jour suffise sa peine 1; et que notre coeur habite plus haut. « Si vous êtes ressuscités avec le Christ (dit l’Apôtre aux fidèles, qui reçoivent le corps et le sang du Seigneur) « si vous êtes ressuscités avec le Christ, ayez du goût pour les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu. Cherchez les choses d’en haut , et non les choses de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ 2 ». Ce qui nous est promis n’apparaît pas encore; il est préparé, mais vous ne le voyez point. Tu es gros de désirs, sois-le de ces désirs-là; que telle soit ton espérance : et alors tu aboutiras à un enfantement certain, non plus à un avortement, ni à rien d’ici-bas; tu embrasseras dans l’éternité le fruit que tu auras mis au monde. C’est ainsi que le prophète Isaïe s’écriait : « Nous avons conçu et nous avons enfanté un souffle de salut 3 ». Tout cela est donc dans l’éloignement, on ne le donne point aujourd’hui, mais un jour on le donnera. Combien Dieu nous a-t-il déjà donné? qui pourra compter ses dons d’après les saintes Ecritures ? Il y est parlé de l’Eglise, nous la voyons établie; il y est parlé de la destruction des idoles, et nous voyons qu’elles ne sont plus; il y est écrit que les Juifs perdront leur royaume, c’est ce que nous voyons; il y est écrit qu’il y aura des hérétiques dans l’avenir, et nous les voyons; il y est parlé du jour du jugement, il est parlé encore de la récompense des bons, de la peine des méchants; et Dieu, que nous voyons fidèle en tout le reste, pourrait-il faiblir et nous tromper en ce dernier point? « Le Seigneur prendra soin de moi. C’est vous, ô mon Dieu, qui êtes mon soutien, mon protecteur; ô mon Dieu, ne tardez point. Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût pu être sauvée; mais ils seront abrégés en faveur des élus ». Ces jours seront des jours de tribulation et ne seront pas aussi longs qu’on le croit. Ils passeront avec rapidité, et alors viendra le repos qui ne passera point, quoiqu’on doive, ce semble, acquérir par une longue douleur un bien sans limite.
1. Matt.VI, 34. — 2. Colos. III, 1-3. — 3. Isa. XXVI, 18. — 4. Matt. XXIV, 22.
DISCOURS SUR LE PSAUME XL
SERMON AU PEUPLE POUR UNE FÊTE DE MARTYRS.
LE CHRIST DANS LES MARTYRS
Les Juifs ont crucifié Jésus afin d’empêcher que l’on crût à lui, et sa mort a répandu son nom dans toute la terre; le sang des martyrs a multiplié les chrétiens. Le salut pour nous est de comprendre pourquoi Jésus s’est anéanti jusqu’à mourir; celui qui le comprend ne sera point livré à l’ennemi qui est le diable, lion quand il persécute les martyrs, serpent quand il séduit par l’hérésie. Dieu vient à notre secours, empoisonne nos plaisirs, nous fait aimer ce qui est aimable, et guérit notre âme qui a péché. Nos ennemis entrent pour voir les hypocrites dans l’ Eglise, comme Judas dans le collège apostolique; ils cherchent le mal, Dieu en tire le bien. Accomplissement des prophéties en Jésus-Christ.
1. En ce jour où nous célébrons les saints martyrs, pour glorifier les douleurs du Christ, chef des martyrs, qui ne s’est point épargné lui-même en appelant ses soldats au combat, mais qui a le premier combattu, le premier vaincu, afin d’encourager les combattants par son exemple, de les soutenir de sa majesté, de les couronner selon ses promesses ; écoutons quelques passages de ce psaume qui regardent la passion. Nous l’avons dit souvent, et nous ne craignons pas de répéter ce qu’il vous est bon de retenir, c’est que Notre-Seigneur Jésus-Christ parle souvent en son propre nom, c’est-à-dire en qualité de chef, et souvent encore il parle dans la personne de ses membres, c’est-à-dire de nous-mêmes et de sa sainte Eglise; de telle sorte néanmoins qu’une seule personne semble parler, afin de nous faire comprendre que la tête et les membres subsistent dans une parfaite unité, et qu’ils sont inséparables; telle est l’union dont il est dit : « Ils seront deux dans une même chair 1 ». Si donc nous reconnaissons qu’il n’y a pour deux qu’une même chair, n’attribuons aux deux qu’une même voix. Commençons notre discours par ce verset que nous avons chanté, en répondant au lecteur, bien qu’il soit tiré du milieu du psaume : « Mes ennemis m’outragent dans leurs discours; ils s’écrient: Quand mourra-t-il? Quand périra son nom 2? » C’est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui parle; mais voyez si l’on ne peut pas l’entendre aussi des membres. Cela fut dit quand Notre-Seigneur vivait encore sur la terre dans une chair mortelle. Les Juifs en effet voyaient la multitude accepter
1. Gen. II, 24; Eph. V, 31. — 2. Ps, XL, 6.
son autorité, ainsi que sa majesté et sa divinité qui éclataient dans ses miracles; alors, stigmatisés par la parabole de ceux qui avaient dit : « Voici l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera pour nous 1 » ; ils dirent en eux-mêmes, c’est-à-dire entre eux, ce mot fameux du grand-prêtre Caïphe: « Vous voyez qu’il est suivi d’une grande foule, que le monde court après lui; si nous le laissons vivre, les Romains viendront nous exterminer, nous et notre ville. Il est bon qu’un homme meure pour le peuple, et non que toute la nation périsse ». Or, l’Evangéliste ajoute à ces paroles d’un homme qui ne savait ce qu’il disait: « Il ne parlait pas ainsi de lui-même; mais, étant pontife cette année, il prophétisa que Jésus-Christ devait mourir pour le peuple et pour la nation 2 ». Et néanmoins, à la vue du peuple qui le suivait, ils dirent : « Quand mourra-t-il, quand périra son nom?» c’est-à-dire, quand nous l’aurons fait mourir, son nom n’existera plus sur la terre, et une fois mort, il ne séduira plus personne; sa mort seule fera comprendre aux hommes qu’ils ne suivaient qu’un homme et qu’il n’ avait en lui aucune espérance de salut; ils abandonneront son nom et il ne subsistera plus. Il est donc mort, mais son nom n’a point péri, il s’est répandu par toute la terre ; il est mort, mais c’était le grain de froment qui doit mourir pour faire surgir une abondante moisson 3. Lors donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ fut glorifié, les hommes crurent en lui plus que jamais et en plus grand nombre; et les membres entendirent le langage que le
1. Matt. XXI, 38. — 2. Jean, XI, 47-51. — 3. Jean, XII, 25.
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chef avait entendu. Le Seigneur était remonté lins les cieux et souffrait encore en nous sur la terre, lorsque ses ennemis dirent: « Quand mourra-t-il et quand périra son nom? » De là viennent les persécutions que Satan souleva contre l’Eglise pour perdre le nom du Christ. Ne croyez pas en effet, mes frères, que les païens qui sévissaient contre les chrétiens, ne se proposaient pas d’effacer de la terre le nom du Christ. C’est pour tuer le Christ, non plus dans le chef, mais dans les membres, que l’on égorgea les martyrs. Or, l’effusion de ce sang précieux servit à multiplier les membres l’Eglise, et la mort des martyrs fut ajoutée à cette semence divine. La mort de ses justes précieuse devant le Seigneur 1. Les chrétiens allèrent donc chaque jour se multipliant, et ce souhait de leurs ennemis . « Quand mourra-t-il, quand périra son nom? » ne fut pas accompli. On le fait encore aujourd’hui. On voit les païens se réunir, compter les années, prêter l’oreille au dire de certains fanatiques : Un jour viendra qu’il n’y aura plus de chrétiens 2; le culte de nos idoles sera rétabli comme auparavant. Ils disent encore : « Quand mourra-t-il, quand périra son nom? » Deux fois vaincus, soyez donc sages pour la troisième : le Christ est mort, et son nom n’a point disparu; les martyrs sont morts, et l’Eglise s’en accroît davantage, et le nom du Christ se répand dans toutes les nations; lui qui a prédit sa mort et sa résurrection, qui a prédit la mort et le couronnement des martyrs, a prédit aussi ce qui doit arriver à son Eglise. S’il a dit vrai deux fois, aura-t-il menti la troisième? Vous n’avez donc contre lui qu’une fausse opinion; mieux vaudrait pour vous croire en lui, « afin de comprendre sa pauvreté, son indigence 3; car de riche qu’il était, il s’est fait pauvre, afin que vous fussiez enrichis de sa pauvreté 4 », dit saint Paul. Cette pauvreté est pour lui une cause de mépris, et l’on dit: C’était un
1. Ps. CXV, 15. — 2. Saint Augustin nous dit, dans la Cité de Dieu (liv. XVIII, chap. XXXV), que les païens voyant que des persécutions et si nombreuses n’avaient pu mettre fin à la religion chrétienne, mais qu’elle y puisait même une force merveilleuse d’accroissement, inventèrent je ne sais quels vers grecs, formant la réponse des oracles à une consultation, et qui attribuent à saint Pierre d’avoir usé de maléfices pour faire adorer le Christ pendant 365 ans après lesquels ce culte devait immédiatement disparaître. Mais si l’on part de la première prédication de saint Pierre à la Pentecôte, ce nombre d’années doit échoir à la 399e du Christ; et ce culte est si loin de disparaître, qu’il renverse au contraire ce qui des temples des Dieux, qu’il brise les idoles, et règne glorieusement. (Cité de Dieu, liv. XVIII, chap. LIV.) — 3. Ps. XL, 10. — II Cor. VIII, 9.
homme. Que pouvait-il être? Il est mort, il a été crucifié : vous rendez un culte à un homme, vous mettez votre espoir dans un homme, vous adorez un mort. Erreur. Comprends donc, ô mon frère, ce pauvre, cet indigent , afin que sa pauvreté t’enrichisse. Comprends-tu le pauvre et l’indigent? Sais-tu bien que c’est le Christ lui-même qui est ce pauvre, cet indigent d’un autre psaume : « Pour moi, je suis pauvre, je suis indigent, mais le Seigneur a pris soin de moi 1? » Qu’est-ce que comprendre le pauvre et l’indigent? C’est comprendre « qu’il s’est anéanti, prenant la forme d’un esclave, se rendant semblable aux autres hommes, reconnu homme par ses dehors »; lui qui était riche devant son Père, pauvre à nos yeux; riche dans le ciel, pauvre sur la terre; riche parce qu’il était Dieu, pauvre parce qu’il était homme. Ton trouble viendrait-il de ce que tu vois un homme, tu vois une chair, tu envisages sa mort, tu persifles sa croix? C’est là ton trouble? Comprends donc ce pauvre, cet indigent. Qu’est-ce à dire? Comprends que, dans cette infirmité que tu vois, il y a une divinité cachée; qu’il est riche, parce qu’il l’est de lui-même; qu’il est pauvre, parce que tu l’étais. Sa pauvreté néanmoins fait notre richesse, comme son infirmité fait notre force, comme sa folie fait notre sagesse, comme sa nature mortelle fait notre immortalité 2. Considère quel est ce pauvre, n’en juge point par la pauvreté des autres. Il est venu enrichir les pauvres, lui qui s’est fait pauvre. Ouvre donc le giron de ta foi, et reçois-y ce pauvre pour ne pas demeurer dans ta pauvreté.
2. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent, le Seigneur le délivrera au jour mauvais 3». Ce jour mauvais viendra; bon gré mal gré, il viendra; viendra le jour du jugement, jour mauvais si tu n’as pas compris le pauvre et l’indigent. Car alors apparaîtra clairement ce que tu refuses de croire aujourd’hui; mais tu ne pourras échapper à l’évidence, toi qui ne crois pas à l’invisible. Tu es invité à croire ce que tu ne vois pas, afin d’échapper à la confusion lorsque tu verras. Comprends donc le pauvre et l’indigent, c’est-à-dire Jésus-Christ, comprends les richesses cachées dans celui que tu vois pauvre. Car en lui sont cachés les trésors de la sagesse
1. Ps. XXXIX, 18. — I Cor, I, 30. — Ps. XL, 2.
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et de la science 1. Il te délivrera au jour mauvais, parce qu’il est Dieu; parce qu’il est homme, il a ressuscité ce qu’il y avait en lui d’humain, l’a changé, l’a amélioré, l’a élevé au ciel. Mais cette nature divine qui a voulu ne faire en l’homme et avec l’homme qu’une seule personne, ne pouvait ni décroître, ni croître, ni mourir, ni ressusciter. Il est mort à cause de l’infirmité de l’homme; mais, après tout, Dieu ne saurait mourir. Que le Verbe de Dieu ne meure pas, n’en sois pas étonné, puisque l’âme d’un martyr ne meurt point. N’entendions-nous pas tout à l’heure Jésus-Christ qui nous disait : « Ne craignez « point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme 2?» Donc, à la mort des martyrs les âmes ne sont point mortes, et le Verbe serait mort quand le Christ expira? Le Verbe de Dieu est bien plus que l’âme humaine, puisque celte âme de l’homme a été faite par Dieu; et si elle est faite par Dieu, elle est faite par le Verbe, puisque tout a été fait par lui 3. Donc le Verbe ne meurt pas, puisque l’âme faite par le Verbe est immortelle. Mais de même que nous disons : L’homme est mort, bien que son âme ne meure point; nous disons de même sans erreur que le Christ est mort, bien que la divinité ne meure pas en lui. D’où vient sa mort? de sa pauvreté, de son indigence. Que sa mort ne te blesse point, ne t’empêche point de contempler sa divinité. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent». Jette les yeux sur les pauvres, sur les indigents, sur ceux qui ont faim, qui ont soif, qui sont étrangers, qui sont nus, qui sont malades, qui sont en prison ; comprends bien ce pauvre, car si tu le comprends, tu comprendras aussi celui qui a dit : « J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’ai été nu, étranger, malade, prisonnier 4 ». Et de la sorte, le Seigneur te délivrera au jour mauvais.
3. Vois aussi quel sera ton bonheur. « Que le Seigneur le conserve ». Le prophète souhaite le bonheur à l’homme qui comprend le pauvre et l’indigent. Ce souhait est une promesse : ceux qui en agissent ainsi peuvent attendre en toute sécurité : « Que le Seigneur le conserve et le vivifie ». Qu’est-ce à dire, « le conserve et le vivifie? » En quel sens « le vivifie ? » Dans le sens de la vie
1. Coloss. II, 3. — 2. Matt. X, 28. — 3. Jean, I, 3. — 4. Matt. XXV, 15 — 5. Ps. XL, 3.
éternelle. Car on ne donne la vie qu’à celui qui est mort. Mais un mort peut-il comprendre le pauvre et l’indigent? Le prophète nous promet donc la vie dont parle saint Paul: « Le corps est mort à cause du péché, mais l’esprit vit à cause de la justice; or, si celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts habite en vous, il rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de l’esprit qui habite en vous 1 ». C’est là cette vie qui est promise à celui qui comprend le pauvre et l’indigent. Mais saint Paul a dit à Timothée, que « nous avons reçu la promesse de cette vie et de la vie future 2 », donc, ceux qui ont l’intelligence du pauvre et de l’indigent ne doivent pas croire que, certains d’aller au ciel, ils sont négligés sur la terre; qu’ils n’ont à espérer que pour l’avenir et l’éternité, et que Dieu ne prend aucun soin de ses saints et de ses fidèles en cette vie : aussi le prophète, après nous avoir dit ce que nous devons attendre principalement: « Que le Seigneur le conserve et le vivifie»; jette les yeux sur la vie actuelle et s’écrie : « Qu’il le rende heureux sur la terre ». Elève donc tes regards sur ces promesses de la foi chrétienne : Dieu ne t’abandonne pas sur la terre, et il te fait des promesses pour le ciel. Beaucoup de mauvais chrétiens, de ces consulteurs d’éphémérides, qui observent les temps et les jours, pressés par les reproches qu’ils reçoivent de nous ou de chrétiens qui valent mieux qu’eux, au sujet de ces pratiques nous répondent : Ces choses nous servent pour la vie présente, mais nous sommes chrétiens pour la vie éternelle; nous croyons au Christ afin qu’il nous donne la vie céleste, mais cette vie temporelle, qui est aujourd’hui la nôtre, il n’en prend aucun souci. Il ne leur reste plus qu’à dire, en résumé, qu’il faut honorer Dieu en vue de la vie éternelle, et le diable en vue de la vie temporelle. Mais Jésus-Christ lui-même va leur répondre : « Vous ne pouvez servir deux maîtres 3 ». Or, tu sers celui-ci à cause de tes espérances du ciel, et tu sers celui-là à cause de tes espérances de la terre; combien ne serait-il pas mieux de servir celui qui a fait le ciel et la terre? Celui qui a pris soin qu’il y eût une terre, négligera-t-il son image sur la terre? Donc, «Que le Seigneur conserve, qu’il vivifie » celui qui comprend le pauvre et l’indigent. De
1. Rom, VIII, 10, 11. — 2. I Tim. IV, 8. — 3. Matt. VI, 24.
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plus, qu’en lui donnant la vie pour l’éternité, il lui donne le bonheur sur la terre ».
4. « Qu’il ne le livre point entre les mains de son ennemi 1 ».Cet ennemi, c’est le diable. Que nul, en entendant ces paroles, ne pense à aucun homme qui serait son ennemi. Déjà peut-être il pensait à son voisin, à tel autre avec lequel il est en procès, à celui-ci qui veut le dépouiller de son bien, à celui-là qui veut le forcer à vendre sa maison. Loin de vous ces pensées ; mais pensez à celui dont le Seigneur a dit : « C’est l’homme ennemi qui a fait cela 2 ». C’est lui, cet ennemi qui veut se faire adorer en vue des biens de la terre, dans son impuissance à renverser le nom chrétien: il se voit en effet distancé par la gloire et la renommée du Christ; il voit, qu’égorger des martyrs, c’est leur procurer une couronne et un triomphe sur lui-même, qu’il ne réussit à persuader aux hommes que le Christ n’est rien, qu’il lui est difficile de tromper en déshonorant le Christ, et il s’efforce de tromper en le comblant d’éloges. Quel était jadis son langage ? Quel homme adorez-vous? un Juif mort, un crucifié, un homme de rien qui n’a pu se défendre du trépas. Mais quand il a vu le genre humain accourir au nom du Christ, et au nom du crucifié les temples renversés, les idoles brisées, les sacrifices éteints, les hommes comprendre que tout cela est prédit dans les Prophètes, s’éprendre d’admiration et fermer leur coeur à toute injure contre le Christ, il s’est revêtu des louanges du Christ et a pris un autre moyen de nous détourner de la foi. Elle est belle, dit-il, cette loi des chrétiens, elle est puissante, elle est divine, ineffable; mais qui la peut accomplir? Au nom de notre Sauveur, mes frères, foulez aux pieds le lion et le dragon 3 ! Dans ses blasphèmes insolents, c’était le lion qui frémissait; dans ses éloges astucieux, c’est le dragon qui tend des embûches. Qu’ils embrassent la foi, ceux qui avaient quelque doute, et qu’ils ne disent pas: Qui peut accomplir cette loi ? S’ils comptent sur leurs forces, ils ne l’accompliront point. Mais qu’ils croient en se reposant sur la grâce de Dieu, qu’ils viennent dans cette confiance, qu’ils viennent chercher du secours, et non leur condamnation. C’est au nom du Christ que vivent tous les fidèles; chacun selon son état accomplissant les préceptes du Christ, voit dans le mariage, soit dans le célibat, soit
1. Ps. XI, 3. — 2. Matt. XIII, 28. — 3. Ps. XC, 13.
dans la virginité, ils vivent autant que Dieu leur donne de vivre ; ils ne présument point de leurs forces, mais ils savent qu’ils n’ont à se glorifier que de Dieu. « Qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu? Si vous avez reçu, pourquoi vous glorifier, comme si vous n’aviez pas reçu 1 ? » Ne me dis plus alors : Qui accomplit la loi? Il l’accomplit en moi, celui qui est venu vers le pauvre avec ses richesses: c’était le pauvre à la vérité qui venait vers le pauvre, mais plein de richesses pour celui qui n’en avait point. L’homme qui a ces pensées, qui comprend le pauvre et l’indigent, qui ne dédaigne pas la pauvreté du Christ, qui comprend les richesses du Christ, celui-là devient heureux sur la terre ; il n’est pas livré aux mains de cet ennemi qui cherche à lui persuader de servir Dieu pour les biens du ciel, et le diable pour les biens de la terre. « Que Dieu ne le livre point aux mains de son ennemi ».
5. « Que le Seigneur lui porte secours 2 ». Mais où ? Peut-être dans le ciel, peut-être dans ce qui concerne la vie éternelle, en sorte qu’il lui reste à servir le diable, dans les privations terrestres, et à cause des nécessités de cette vie! Non. Tu as la promesse de la vie présente et de la vie future 3. Il est venu te trouver sur la terre, celui qui a créé le ciel et la terre. Ecoute enfin ce qu’il dit ensuite: « Que le Seigneur lui porte du secours sur son lit de douleur ». Ce lit de douleur, c’est l’infirmité de la chair. Ne dis point: Je ne puis maîtriser, ni porter, ni refréner ma chair : Dieu te donne cette puissance. « Que le Seigneur te porte secours sur ton lit de douleur ». Ton lit te portait et tu ne portais pas ton lit ; mais tu avais une paralysie intérieure ; le Christ est venu te dire: « Prends ton grabat et va dans ta maison 4. Que le Seigneur lui porte du secours sur son lit de douleur ». Le Prophète en appelle maintenant à Dieu, comme si on lui demandait: Puisque Dieu nous porte du secours, pourquoi donc avons-nous à subir tant de douleurs en cette vie, tant de scandales, tant de travaux, tant de troubles du côté de la chair et du monde ? Il en appelle à Dieu et nous expose la sagesse de ses remèdes. « Pendant son infirmité », dit-il, « vous avez bouleversé toute sa couche ». Mais qu’est-ce que cela: « Vous avez bouleversé toute sa couche pendant son infirmité ? » Cette couche se dit de quelque chose de
1. I Cor. IV, 7.— 2. Ps. XL, 4.— 3. 1 Tim. IV, 8.— 4. Marc, II, 11.
terrestre. Toute âme infirme en cette vie cherche quelque chose de terrestre où elle se puisse reposer, car elle ne peut supporter que difficilement la fatigue d’une tension de l’esprit vers Dieu; elle cherche donc sur la terre quelque objet qui lui serve de repos, où elle puisse en quelque sorte s’étendre et faire une pose, comme sont les choses que peuvent aimer les âmes innocentes. Il n’est point ici question de ces convoitises perverses qui font que les uns se délassent au théâtre, les autres dans le cirque, dans l’amphithéâtre, celui-ci dans les jeux, celui-là dans la bonne chère, plusieurs dans les voluptés de l’adultère, d’autres dans les violences de la rapine, d’autres enfin dans la fraude et dans les artifices de la fourberie; tout cela est pour ces hommes un délassement. Comment un délassement? lis y trouvent une félicité. Mais éloignons tout cela pour en venir à l’homme innocent. Il trouve son repos dans sa maison, dans sa famille, dans son épouse, dans ses enfants, dans sa pauvreté, dans son champ médiocre, dans le petit jardin qu’il a planté, dans quelque bâtisse qu’il a faite avec soin ; c’est en cela que se délassent les justes. Toutefois, Dieu qui veut que nous n’ayons d’amour que pour la vie éternelle, mêle des amertumes à nos plaisirs les plus innocents, afin de nous y faire sentir la tribulation et de retourner ainsi notre couche, dans notre infirmité. « Pendant mon infirmité vous avez bouleversé toute ma couche ». Qu’il ne cherche donc point pourquoi il trouve des épines même dans ses oeuvres les plus innocentes. L’amertume des choses de la terre lui apprend à s’élever à un amour supérieur; de peur que ce voyageur qui va dans sa patrie ne prenne l’hôtellerie pour sa maison, « vous avez bouleversé toute sa couche pendant son infirmité ».
6. Mais pourquoi en agir ainsi? C’est que Dieu flagelle celui qu’il reçoit parmi ses enfants 1 ». Pourquoi encore? Parce qu’il a été dit à l’homme: « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front 2 ». Si donc l’homme doit reconnaître que c’est à cause de ses péchés, qu’il subit tous ces châtiments dont Dieu se sert pour bouleverser notre couche dans notre infirmité, qu’il se convertisse et qu’il se dise : «Pour moi, j’ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, car j’ai péché contre vous ». O mon Dieu, exercez-
1. Hébr. XII, 6. — 2.Gen. III, 19.
moi par les châtiments; vous jugez bon d’exercer celui que vous recevez parmi vos enfants, vous qui n’avez pas épargné votre Fils unique. Pour lui, il a subi le châtiment sans être coupable ; et moi je dis : « Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ». S’il a subi des incisions, celui qui n’avait aucune gangrène; si, lui qui est pour nous la guérison, n’a pas dédaigné les brûlures du remède ; pouvons. nous témoigner de l’impatience, quand le médecin nous coupe et nous brûle, c’est-à-dire, nous met à l’épreuve de toutes les tribulations, nous guérit de notre péché? Livrons-nous donc entièrement à la main du médecin: il n’est pas dans l’erreur, et ne tranche point la chair vive au lieu de la chair corrompue; il juge de ce qu’il voit, il sait jusqu’où va le mal, lui qui a fait la nature ; il discerne ce qui est son oeuvre et ce qui est l’oeuvre de nos convoitises. Il sait qu’il a donné à l’homme en santé des préceptes pour l’empêcher de tomber dans la langueur ; qu’il lui a dit dans le paradis : Mange ceci, ne touche point à cela 1. L’homme en santé n’a pas écouté le précepte du médecin qui l’aurait empêché de tomber; qu’il l’écoute dans sa maladie, afin d’en relever. « Pour moi, j’ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi, guérisses mon âme , parce que j’ai péché contre vous ». Dans mes actions, dans mes fautes, je n’accuse pas le hasard, je ne dis pas: Voilà ce que m’a fait le destin ; je ne dis point: C’est Vénus qui m’a fait adultère, Mars qui m’a fait brigand, Saturne qui m’a fait avare; « j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous». Est-ce le Christ qui parle ainsi? Est-ce lui, notre Chef sans péché ? Est-ce lui qui a restitué ce qu’il n’avait point enlevé 3? Est-ce lui qui seul est libre parmi les morts 3? Il était libre en effet parmi les morts, parce qu’il était sans péché; puisque tout homme qui pèche devient esclave du péché 4. Est-ce donc bien lui? C’est lui dans ses membres, car la voix de ses membres est sa voix, comme la voix de notre chef est notre voix. Nous étions en lui quand il disait : « Mon âme est triste jusqu’à la mort 5». Car il ne craignait pas de mourir, lui qui était venu pour mourir; il ne refusait pas de mourir, celui qui avait
1. Gen. II, 16, 17.— 2. Ps. LXVIII, 5.— 3. Id. LXXXVII, 6. — 4. Jean, VIII, 34. — 5. Matt. XXVI, 38.
la puissance de donner sa vie, et la puissance de la reprendre 1 ; mais les membres parlaient dans la personne du chef, et le chef parlait au nom des membres. C’est donc en notre nom, qu’il exhale cette plainte : « Guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous». Car nous étions en lui, quand il dit: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 2 ? » En effet, dans le psaume qui contient ce verset, nous lisons à la suite : « Les rugissements de mes péchés 3 ». Quel péché y avait-il en lui, sinon que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût anéanti, et que désormais nous ne fussions plus esclaves du péché 4. Disons-lui donc, et disons en lui: « Pour moi, Seigneur, prenez-moi en pitié, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ».
7. « Mes ennemis m’outragent dans leurs discours, ils ont dit : Quand mourra-t-il, quand périra son nom 5?» Nous avons déjà imposé ces paroles, nous avons commencé par là; allons plus loin, II n’est pas nécessaire de répéter ce qui est frais encore dans votre mémoire et dans vos cœurs.
8. « Ils entraient afin de me voir 6 ». L’Eglise endure ce qu’a enduré le Christ, la passion du chef devient la passion des membres. Le serviteur est-il donc plus grand que son Seigneur , et le disciple au-dessus du maître? « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront à votre tour; s’ils ont traité de Béelzébub le père de famille, combien plus ses serviteurs 7? Ils entraient donc afin de voir ». Ce Judas était près de notre chef, il entrait auprès de notre chef, afin de voir, c’est-à-dire d’espionner ; non pas afin de trouver des motifs de croire, mais afin d’avoir quoi de trahir. Celui-là donc entrait afin de voir, et notre chef a voulu nous servir d’exemple. Qu’est-il arrivé ensuite aux membres après l’exaltation du chef? Saint Paul n’a-t-il pas dit : « Quelques faux frères se sont introduits dans l’Eglise pour espionner notre liberté ? » Ceux-là aussi entraient donc pour voir. Il est en effet des hypocrites, des méchants déguisés, qui se joignent à nous sous les apparences de la charité, qui épient tous les mouvements, toutes les paroles des saints, qui tendent partout des piéges. Et que leur arrive- t-il? Lisez ensuite : « Leur cœur
1. Jean. X, 18. — 2. Matt. XXVII, 46. — 3. Ps. XXI, 2. — 4. Rom. VI, 6 — 5. Ps. XL, 6. — 6. Id. 8. — 7. Matt. X, 24, — 8. Gal, II, 4.
a proféré des choses vaines » ; c’est-à-dire, qu’ils affectent dans leurs discours une feinte charité; ce qu’ils disent est vain, sans vérité, sans solidité. Et comme ils cherchent les occasions de nous accuser, que dit le prophète? « Ils se sont amassé l’iniquité». Car nos ennemis préparent des calomnies contre nous; c’est beaucoup pour eux d’avoir des prétextes de nous accuser. « Ils ont amassé contre eux l’iniquité ». Contre eux, dit le Prophète, et non contre moi. De même que Judas le fit contre lui-même, et non contre le Christ, ainsi les hypocrites le font contre eux, non contre l’Eglise; car c’est d’eux qu’il est dit ailleurs « L’iniquité a menti contre elle-même 1. C’est contre eux-mêmes qu’ils ont amassé l’iniquité ». Et de même qu’ils entraient pour voir, « ils sortaient dehors et ils parlaient ». Celui qui était entré pour voir, sortait dehors et parlait. Plût à Dieu qu’il fût dedans et qu’il parlât selon la vérité! Il ne sortirait point dehors où il dit le mensonge. Il est un traître et un persécuteur, celui qui sort au dehors pour parler. Si tu fais partie des membres du Christ, viens à l’intérieur, demeure uni au chef. Tolère l’ivraie, si tu es le bon grain; tolère la paille, si tu es le froment 2 ; si tu es un bon poisson, souffre dans le filet des poissons mauvais. Pourquoi t’envoler avant qu’il soit temps de vanner? Pourquoi prévenir le temps de la moisson, pour arracher le froment avec toi? Pourquoi rompre le filet avant d’être sur les bords ? « Ils sortaient dehors, et ils parlaient».
9. « Tous mes ennemis tenaient contre moi le même langage 3 ». Ils tenaient le même langage contre moi; combien eût-il été mieux qu’ils tinssent un même langage avec moi? Qu’est-ce à dire : « Le même langage contre moi? » ils formaient tous le même dessein, la même conspiration. C’est donc le Christ qui leur dit : Vous vous unissez contre moi, unissez-vous à moi. Pourquoi contre moi? pourquoi pas avec moi? Si vous aviez toujours le même sentiment, vous ne seriez point déchirés par le schisme. Car l’Apôtre leur dit:
« Je vous supplie, mes frères, d’avoir tous le même langage, afin qu’il n’y ait aucun schisme parmi vous 4. Mes ennemis murmuraient contre moi le même langage; tous méditaient le mal contre moi », ou plutôt contre eux, car ils se sont amassé
1. Ps. XXVI, 12.— 2. Matt, XIII, 30.— 3. Ps. XL, 8. — I Cor. I, 10.
444
l’iniquité; mais aussi contre moi, car il faut les juger d’après leurs intentions. De ce qu’ils n’aient rien pu faire, n’en concluons pas qu’ils ne voulaient rien faire. Le diable aussi voulut exterminer le Christ, et Judas le voulut mettre à mort: mais la mort et la résurrection du Christ nous ont donné la vie; et néanmoins le diable et Judas ont reçu la récompense de leur volonté perverse, et non point de notre salut. Car, vous le savez, c’est d’après l’intention qu’un homme doit être jugé digne de récompense ou de châtiment, et nous voyons des hommes faire à d’autres des souhaits tels que nous pouvons le désirer, et qui sont accusés de malédiction. Quand cet homme, jadis aveugle, mais dont les yeux elle coeur étaient rendus à la lumière, confondait les Juifs aux yeux ouverts, au coeur aveugle, « Voulez-vous », leur dit cet homme déjà éclairé, « voulez-vous aussi être ses disciples? »« Mais eux », dit l’Evangile, « s’écrièrent en le maudissant : Pour toi, sois son disciple 1 ». Puisse tomber sur chacun de nous cette malédiction qu’ils lui jetaient! Elle est appelée malédiction à cause de l’erreur malveillante de ceux qui la profèrent, et non du mal que contiennent les expressions: l’historien qui nous la raconte envisage plutôt leur intention que leurs paroles. « Ils méditaient le mal contre moi ». Or, quel mal arriva-t-il au Christ, quel mal aux martyrs? Dieu changea tout en bien.
10. « Ils ont arrêté contre moi une parole d’iniquité ». Quelle parole d’iniquité? Jette
les yeux sur notre chef: « Tuons-le, et l’héritage sera pour nous 3 ». Insensés, comment
donc aurez-vous son héritage? Parce que vous l’aurez tué? Eh bien! le voilà tué, et l’héritage
ne sera point pour vous. « Celui qui dort ne se relèvera-t-il donc pas? » Quand sa mort vous donnait des jubilations, il dormait; car il dit dans un autre psaume: « Pour moi, j’ai dormi ». Ses ennemis furieux voulurent le mettre à mort : « Pour moi », dit-il, « j’ai dormi ». Car si je l’avais voulu, je n’aurais éprouvé aucun sommeil. « Je me suis endormi, parce que j’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir aussi de la reprendre 4. J’ai dormi, j’ai pris mon sommeil et je me suis éveillé 5 » . Que les Juifs donc s’emportent, que la terre soit livrée aux
1. Jean, IX, 27, 28.— 2. Ps. XL, 9.— 3. Matt. XXI, 38. — 4. Jean, X, 18.— 5. Ps. III,6.
mains de l’impie 1, que mon corps soit entre les mains des persécuteurs, qu’ils le suspendent à la croix, l’y attachent avec des clous, le percent d’une lance : « Celui qui dort ne se lèvera-t-il point? » Pourquoi a-t-il dormi? Parce que le vieil Adam était la figure de l’Adam futur 2: « Et Adam dormait quand Dieu tira Eve de son côté 3 », Adam était donc la figure du Christ, Eve la figure de l’Eglise: d’où elle fut appelée mère des vivants. Quand le Seigneur forma-t-il Eve? Quand Adam dormait. Quand les sacrements de l’Eglise coulèrent-ils du flanc du Christ? Quand il dormait sur la croix. « Celui qui dort ne se lèvera-t-il donc point? »
11. D’où vient ce sommeil? De celui qui est entra pour voir, et qui s’est amassé l’iniquité. « Car l’homme de ma paix, en qui je me confiais, qui mangeait mon pain, a levé le talon contre moi 4 ». Il a levé le pied contre moi, il a voulu me frapper. Quel est cet homme de sa paix? Judas. Mais le Christ a-t-il eu confiance en lui, pour dire: «En qui je me confiais? » Ne le connaissait-il point dès le commencement? Ne savait-il pas ce qu’il serait avant qu’il fût né? N’avait-il pas dit à ses disciples : « Je vous ai choisis douze et l’un de vous est un démon 5? » Comment donc a-t-il espéré en lui, sinon parce que ce Judas est parmi ses membres, et que plusieurs fidèles ayant espéré en Judas, le Seigneur se personnifie en eux? Beaucoup de ceux qui croyaient en Jésus-Christ voyaient Judas marcher parmi les douze disciples, et quelques-uns espéraient en lui; car il était semblable aux autres; et parce que le Christ était en cens de ses membres qui avaient cet espoir, comme il est dans ceux qui ont faim et soif, il a pu dire: « J’ai eu confiance», comme il a dit: «J’ai eu faim ». Si donc nous lui disons: Seigneur, quand avez-vous espéré? comme on lui a dit: Quand avez-vous eu faim? de même que dans cette occasion il nous a dit : Ce que vous aven fait au plus petit des miens, c’est à moi que vous l’avez fait; de même il peut nous dire ici : Quand le moindre des miens avait confiance en Judas, c’était moi qui avais confiance, En qui ai-je eu la confiance? En « l’homme de ma paix, en qui j’ai espéré, qui mangeait mon pain ». Comment l’a-t-il désigné dans sa passion, d’après ces paroles du Prophète? Il le fit
1. Job, IX, 24. — 2. Rom. V, 14. — 3. Gen. II, 21. — 4. Ps. XL, 10. — 5. Jean. VI, 71. -
connaître par un morceau de pain 1, afin que l’on reconnût que c’était de lui qu’il était dit : Qui mangera mon pain » .Et quand Judas vint ensuite pour le livrer, il lui donna le baiser 2, afin de montrer que c’était lui que désignait cette parole: « L’homme de ma paix ».
12. « Mais vous, Seigneur, ayez pitié de moi 3 ». Il parle ici sous la forme de l’esclave, sous la forme du pauvre et de l’indigent. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent 4. Ayez pitié de moi, ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux ». Voyez quand s’est dite cette parole, maintenant accomplie. Les Juifs ont mis à mort le Christ pour ne point perdre leur patrie 5 ; et, après sa mort, ils la perdirent ; arrachés de leur royaume, ils furent dispersés. Le Christ, après sa résurrection, leur rendit la souffrance, et la rendit comme un avertissement, non point comme une condamnation. Cette cité dans laquelle tout un peuple frémissait, comme le lion qui enlève et qui rugit, s’écriait: « Crucifiez-le, crucifiez-le 6», renferme aujourd’hui des chrétiens, et pas un seul juif, tous les Juifs en sont expulsés. L’Eglise du Christ est plantée en ce lieu d’où l’on a extirpé les épines de la Synagogue. Leur feu s’est donc allumé comme le feu dans les épines 7; mais le Seigneur était un bois vert. « C’est ce qu’il dit lui-même à quelques femmes qui le pleuraient comme un homme qui va mourir : « Ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants 8»; prédisant ainsi : « Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux. Si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on au bois sec9 ? » Quand le bois vert pourra-t-il être consumé par le feu des épines? « Ils ont pris flamme comme le feu dans les épines 10 ». Le feu consume les épines ; et à quelque bois vert qu’on l’applique, il ne s’allume que difficilement; la sève du bois vert résiste longtemps à cette flamme lente et sans vigueur, capable néanmoins de consumer des épines. « Ressuscitez-moi, je me vengerai d’eux ». Ne croyez pas, mes frères, que le Fils ait moins de puissance que le Père, parce qu’il dit : « Ressuscitez-moi », comme s’il ne pouvait se ressusciter lui-même. Car le Père a ressuscité seulement ce qui pouvait mourir; c’est-à-dire,
1. Jean, XIII, 26. — 2. Matt. XXVI, 49. — 3. Ps. XL, 11. — 4. Id. 2. — 5. Jean, XI, 18. — 6. Luc, XXIII, 31; Jean, XIX, 6. — 7. Ps. CXVIII, 12 .— 8. Luc, XXIII, 28.— 9. Id. 31.— 10. Ps. CXVII, 12.
la chair est morte, la chair est ressuscitée. Ne croyez pas non plus que Dieu, le Père du Christ, a pu ressusciter le Christ en cette chair de son Fils, et que le Christ, Verbe de Dieu, égal à son Père, n’aurait pu ressusciter sa chair. Ecoutez dans l’Evangile: « Détruisez ce temple de Dieu et je le rebâtirai en trois jours ». Et pour dissiper tous les doutes: « Il parlait ainsi », dit l’Evangéliste, « du temple de son corps 1, Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux ».
13. « Voici en quoi j’ai connu votre amour pour moi, c’est que mon ennemi n’a pas triomphé de moi 2». Voir le Christ à la croix, c’était un bonheur pour les Juifs; ils croyaient avoir assouvi leur volonté de lui nuire ; ils ont contemplé dans le Christ à la croix , le fruit de leur cruauté ; ils branlaient la tête: « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix 3 ». Lui qui le pouvait, n’en descendait pas; loin de montrer son pouvoir, il enseignait la patience. S’il fût descendu de la croix quand ils parlaient ainsi, il eût paru céder à leurs insultes ; on eût pu croire qu’il ne pouvait supporter les opprobres. Il demeura donc à la croix, nonobstant leurs blasphèmes; il était ferme quand eux chancelaient. Car s’ils branlaient la tête, c’est qu’ils n’étaient pas unis au Christ, qui est le véritable chef. Grande leçon de patience que nous donne le Christ! car, tout en refusant d’agir selon les provocations des Juifs, il fit quelque chose de plus grand, puisqu’il est plus merveilleux de sortir du tombeau que de descendre de la croix. « C’est que je ne serai point pour mon ennemi un sujet de triomphe ». Ils tressaillirent donc à ce moment: mais le Christ ressuscita, mais le Christ entra dans sa gloire. Aujourd’hui qu’ils voient tout le genre humain croire en son nom, qu’ils osent aujourd’hui le provoquer, aujourd’hui branler la tête : ou plutôt, que leur tête soit immobile, et, si elle s’agite, que ce soit dans la stupeur et dans l’admiration. Ils disent en effet aujourd’hui : Serait-il donc celui qu’ont prédit Moïse et les Prophètes? Ils ont dit de lui « qu’il a été conduit comme une brebis pour être immolé; que, comme l’agneau devant celui qui le tond, il est demeuré sans voix, et n’a pas ouvert la bouche; que nous sommes guéris par ses blessures 4 ». Or,
1. Jean, II, 19, 21.— 2. Ps. XL, 12.— 3. Matt. XXVII, 39, 40. — 4. Isa. LIII, 5, 7.
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nous voyons que ce crucifié entraîne après lui le genre humain, et que nos pères ont dit en
vain : « Tuons-le, de peur que le monde ne le suive » Peut-être ne le suivrait-on pas s’il n’était point mort. « Pour moi, le signe de votre amour, c’est que je ne serai pas un sujet de triomphe pour mon ennemi ».
14. « Vous m’avez au contraire soutenu à cause de mon innocence 2 » : véritable innocence ! intégrité sans tache , paiement sans dette, châtiment sans faute! « Vous m’avez soutenu à cause de mon innocence, et m’avez affermi en votre présence pour jamais 3». Vous m’avez affermi pour jamais, et affaibli pour un temps, affermi en votre présence, affaibli en présence des hommes. Quoi donc? Louange à Dieu, gloire à Dieu. « Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël 4 ». Car il est le Dieu d’Israël, notre Dieu, le Dieu de Jacob, le Dieu du second fils, le Dieu du second peuple. Qu’on n’ose point nous dire : C’est des Juifs que l’on parle ainsi ; je ne suis point d’Israël. Les Juifs sont bien moins enfants d’Israël. Car l’aîné des deux frères, c’est le peuple rejeté; le second, c’est le peuple chéri de Dieu. Aujourd’hui s’accomplit cette parole: « L’aîné servira le plus jeune 5 ». Aujourd’hui, mes frères, les Juifs sont nos serviteurs; aujourd’hui ils sont nos colporteurs, ils portent les livres que nous étudions. Ecoutez en quoi les Juifs nous rendent service et non sans raison. Caïn, ce frère aîné qui tua son frère le plus jeune, fut marqué d’un signe, afin qu’on ne le tuât point, c’est-à-dire, afin
1. Jean, XII, 19. — 2. Ps. XL, 13. — 3. Ibid. — 4. Id. 14. — 5. Gen. XXV, 23.
qu’il demeurât lui-même un peuple 1. Or, les Juifs ont les Prophètes et la loi, et cette loi et ces Prophètes ont annoncé le Christ, Quand nous avons affaire aux païens et que nous leur montrons aujourd’hui, dans l’Eglise du Christ, l’accomplissement de ce qui a été prédit longtemps d’avance concernant le nom du Christ, le Christ damas son chef et dans ses membres, nous prenons les livres des Juifs, afin que ces païens ne puissent croire que nous avons fabriqué ces prophéties, et que nous avons ajusté sur l’événement ces annonces de l’avenir. Car les Juifs sont nos ennemis, et ces livres de nos ennemis nous servent à convaincre les païens. Dieu a donc tout réglé, tout disposé pour notre salut. Il a prédit avant nous, il accomplit la prophétie de nos jours, et ce qui n’est point encore accompli, s’accomplira. Il a donc tenu sa promesse de manière à nous faire croire à ce qu’il nous doit encore; car il nous donnera ce qu’il ne nous pas donné encore, comme il a donné aujourd’hui ce qu’il n’avait pas donné auparavant. Si quelqu’un veut voir où sont écrites ces promesses, qu’il lise Moïse et les Prophètes. Si quelque ennemi veut s’opiniâtrer en disant: Vous vous êtes fait vos prophéties, montrons-lui les livres des Juifs, puisque l’aîné doit être le serviteur du plus jeune. Que nos adversaires y lisent des oracles accomplis aujourd’hui sous nos yeux; et disons tous : « Béni soit de siècle en siècle le Seigneur Dieu d’Israël; et tout le peuple dira : Amen, Amen ».
1. Gen. IV, 15.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm