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Saint Augustin d'Hippone
Discours sur les Psaumes 66 à 70


DISCOURS SUR LE PSAUME LXVI.
SERMON AU PEUPLE.
LA BÉNÉDICTION DE DIEU.
 

C’est le Seigneur qui nous bénit, parce qu’il nous cultive et qu’il habite en nous; parce que, si nous travaillons avec lui par la grâce, c’est lui seul qui donne l’accroissement. C’est à lui que nous devons demander la bénédiction. Mais pour nous bénir, nous donnera-t-il les biens de la terre ? C’est là une bénédiction qui ne vient que de lui, et toutefois il les donne aux bons et aux méchants ne le servons donc point pour les obtenir, ne pleurons point s’ils nous sont enlevés, le donateur nous reste. Le chrétien travaille au grand jour comme la fourmi, et comme elle, jouit invisiblement. La bénédiction de Dieu, c’est sa lumière qui fera resplendir en nous son image, c’est la voie de Dieu ou Jésus-Christ béni chez tous les peuples. C’est 1à le salut. Nous chanterons alors le cantique de l’homme nouveau; il ne restera rien du vieil homme. La terre donnera d’heureux fruits, ou des cohéritiers du Christ. Appelons son avènement et son règne.

 

1. Dans les deux psaumes que nous avons exposés naguère, votre charité s’en souvient, nous avons exhorté notre âme à bénir le Seigneur, et nos chants pieux ont répété « O mon âme, bénis le Seigneur 1 ». De même que dans ces psaumes nous avons engagé notre âme à bénir le Seigneur, de même en celui-ci nous devons dire : « Que Dieu nous prenne en pitié et qu’il nous bénisse 2». Que notre âme bénisse le Seigneur et que le Seigneur nous bénisse. Que nous bénissions le Seigneur, nous grandissons; qu’il nous bénisse, nous grandissons encore: l’un et l’autre nous sont utiles. Nos bénédictions n’ajoutent rien à sa majesté, nos malédictions n’y dérogent en rien. Maudire le Seigneur, c’est se ravaler soi-même ; le bénir, c’est s’élever soi-même. C’est le Seigneur qui nous bénit le premier, il est juste que nous le bénissions ensuite. L’une de ces bénédictions est la pluie, l’autre la récolte. Elle est donc dévolue à Dieu qui nous donne la rosée et la culture, comme la récolte au laboureur. Ainsi chantons ses louanges, non point avec une dévotion stérile, non point d’une voix sans portée, mais dans la sincérité du coeur. Dieu est en effet appelé cultivateur 3. L’Apôtre a dit : « Vous êtes le champ que Dieu cultive, l’édifice qu’il  bâtit 4 ». Dans les choses visibles de ce monde, la vigne n’est pas un édifice, ni l’édifice une vigne; quant à nous, nous sommes la vigne du Seigneur, parce qu’il nous cultive pour nous faire produire; nous sommes

 

1. Ps. CII, 1, et CIII, 1.— 2. Id. LXVI, 2.— 3. Jean, XV, 1.— 4. I Cor. III. 9.

 

l’édifice de Dieu, parce qu’en nous cultivant il habite en nous. Que dit en effet le même apôtre? « J’ai planté, Apollo a arrosé, Dieu a donné l’accroissement. Donc celui qui plante n’est rien, non plus que celui qui arrose, mais Dieu, qui donne l’accroissement 1 ». C’est donc lui qui fait croître. Mais les autres sont-ils les agriculteurs? Car on appelle agriculteur celui qui plante, celui qui arrose; or, l’Apôtre a dit : « J’ai planté, Apollo a arrosé ». Demandons comment l’Apôtre l’a fait. Il répond: « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi 2 ». Quelque part que tu ailles, soit du côté des anges, c’est Dieu qui te cultive; soit du côté des Prophètes, c’est Dieu qui te cultive; soit du côté des Apôtres, je vois encore que c’est lui qui te cultive. Mais nous, que sommes-nous donc? Peut-être les ouvriers de ce cultivateur, et cela par les forces qu’il nous a départies, par la grâce dont il nous a fait don. C’est donc lui qui nous cultive, lui qui nous donne l’accroissement. Mais tous les soins du vigneron pour sa vigne, se bornent à la bêcher, à la tailler, et aux autres travaux de la culture; quant à faire pleuvoir sur sa vigne, il ne le saurait. S’il peut quelquefois l’arroser, avec quoi le peut-il? II conduira bien l’eau dans la rigole, mais c’est Dieu qui donne la source d’eau. Enfin, dans sa vigne, il ne peut faire croître le sarment, il ne peut former du fruit, il ne peut modifier les espèces, il ne peut changer le temps de la germination. Mais Dieu qui peut

 

1. I Cor. III, 6-9. — 2. I Cor. XV, 10.

 

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tout est notre agriculteur, et nous sommes en sûreté. Quelqu’un objectera peut-être: Vous

dites que c’est Dieu qui nous cultive; et moi je soutiens que les Apôtres sont aussi des

agriculteurs, eux qui ont  dit : «J’ai planté, Apollo a arrosé ». Si je parle de moi-même,

qu’on ne me croie point; si c’est le Christ, malheur à quiconque refuse de le croire !

Que dit donc Notre-Seigneur Jésus-Christ? « Je suis la vigne, et vous les branches, mon Père est le vigneron 1 ». Que la terre soit donc aride, et qu’elle crie à la soif; car il est écrit: « Mon âme, sans vous, est comme une terre sans eau 2 ». Que notre terre, qui est nous-mêmes, soupire donc après la pluie, et dise: « Que le Seigneur nous prenne en pitié, et qu’il nous bénisse ».

2. « Qu’il fasse resplendir son visage sur nous et qu’il nous bénisse 3 ». On demandera peut-être ce que c’est que « nous bénir». L’homme souhaite que Dieu le bénisse en bien des manières: celui-ci demande pour bénédiction que le Seigneur comble sa maison des biens nécessaires à cette vie ; celui-là voudrait pour bénédiction l’exemption de toute maladie corporelle; cet autre, malade peut-être, demandera que Dieu le bénisse en lui rendant la santé; un autre encore désire des enfants, et dans son chagrin de n’en voir point naître, voudrait pour bénédiction une postérité. Qui peut énumérer toutes les manières dont les hommes voudraient obtenir de Dieu ses bénédictions? Et qui de nous peut dire que ce n’est point par une bénédiction de Dieu que la campagne donne des récoltes, qu’une maison regorge de richesses temporelles, que nous possédons une santé corporelle inaltérable, ou que nous la recouvrons après l’avoir perdue? La fécondité des épouses, les voeux chastes de ceux qui désirent des enfants, qui en est le maître, sinon le Seigneur notre Dieu? Lui qui a créé quand rien n’était, maintient son oeuvre par les générations successives . Telle est l’oeuvre de Dieu, le don de Dieu. C’est peu pour nous de dire: Voilà l’oeuvre de Dieu, le don de Dieu; mais lui seul fait ces oeuvres et ces dons. Peut-on dire, en effet, que Dieu fait ces oeuvres, et qu’un autre sans être Dieu les fait aussi? C’est Dieu qui les fait, et qui les fait seul. C’est donc vainement qu’on le demande, soit aux hommes, soit aux démons; tout ce que reçoivent les

 

1. Jean, XV, 5, 1. —  2. Ps. CLXII, 6. — 3. Ps. LXVI, 2.

 

ennemis de Dieu, ils le reçoivent de lui; et quand ils l’obtiennent après l’avoir demandé à d’autres, c’est de lui qu’ils l’obtiennent sans le savoir, De même que, s’ils sont châtiés, et qu’ils attribuent à d’autres ces châtiments, c’est par lui qu’ils sont châtiés à leur insu:

de niéme s’ils se fortifient, s’ils sont rassasiés, sauvés, délivrés, et que dans leur ignorance ils l’attribuent aux hommes, aux démons ou aux anges : ceux-ci ne peuvent rien que par celui qui a tout pouvoir. Si nous parlons ainsi mes frères, c’est afin que, si nous désirons parfois les biens de la terre, ou pour subvenir à nos besoins, ou même à cause de notre faiblesse, nous ne les demandions qu’à celui qui est la source de tout bien, le créateur elle réparateur de toutes choses.

3. Mais il y a certains dons que Dieu fait même à ses ennemis, d’autres qu’il ne réserve qu’à ses amis. Quels sont les dons qu’il fait à ses ennemis? Ceux que je viens d’énumérer. Les bons, en effet, ne sont point seuls pour avoir des maisons qui regorgent des biens de la terre, ils ne sont point seuls pour avoir la santé, pour sortir de maladie, pour avoir des enfants, ni seuls pour avoir de l’argent, et tout le reste qui est nécessaire pour cette vie du temps qui doit passer : les méchants possèdent tout cela, souvent même les bons ne l’ont point; mais souvent encore les méchants en éprouvent la disette, et parfois plus que les bons; parfois les bons plus que les méchants. Dieu a donc voulu que ces biens du temps fussent mêlés; s’il ne les donnait qu’aux bons seulement, les méchants croiraient que c’est pour ce motif qu’il faut adorer Dieu; et s’il ne les donnait qu’aux méchants, ceux des bons qui sont faibles craindraient d’en être privés. Notre âme est en effet bien faible, et peu disposée au règne de Dieu, et Dieu qui nous cultive doit la nourrir. Tel arbre en effet qui peut braver les tempêtes, n’est sorti de terre que comme une herbe chétive. Ce vigneron divin sait donc bien tailler et émonder les arbres robustes j ainsi que donner des tuteurs à ceux qui sont nouvellement nés. Aussi, mes bien-aimés, comme je vous le disais tout à l’heure, si les biens n’étaient l’apanage que des bons seulement, tous se convertiraient à Dieu afin de les posséder; et s’ils n’étaient l’apanage que des méchants, les faibles craindraient que leur conversion ne les privât de ce qui serait aux méchants seuls. (71) Dieu les a donc donnés saris distinction aux bons et aux méchants. Au contraire, que les bons seuls soient privés de ces biens, et les faibles craindront alors de se convertir au Seigneur; et s’il n’y a que les méchants pour en être privés, on ne verrait de peine que dans le châtiment des méchants. Donc, si Dieu les accorde aux bons, c’est pour les consoler dans leur pèlerinage; s’il les accorde aux méchants, c’est pour avertir les bons de désirer d’autres biens qui ne leur seraient pas communs avec les méchants. Il les enlève ensuite aux bons quand il lui plaît, afin qu’ils sondent leurs forces; et qu’ils sachent, eux qui l’ignoraient jusque-là, s’ils peuvent dire : «Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté : ainsi qu’il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni 1». Voilà une âme qui bénit le Seigneur, qui a produit des fruits, fertilisée qu’elle était par la rosée des bénédictions : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté ». Il a soustrait les dons, mais non le donateur. Toute âme simple et bénie, qui ne s’attache pas aux choses de la terre, qui ne se traîne point avec des ailes embarrassées par la glu, mais dont les deux ailes reflètent l’éclat des vertus dans la double émeraude de la charité, s’élève en liberté dans les airs; elle se voit enlever ce qu’elle foulait, sans s’y reposer aucunement, et dit avec sécurité : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté : ainsi qu’il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni ». Il a donné, il a ôté: celui qui a donné subsiste, et il ôte ce qu’il a donné que son nom soit béni. C’est donc pour cela que ces biens sont parfois étés aux bons. Mais qu’un homme faible ne vienne point nous dire : Quand pourrai-je avoir toute la force du saint homme Job? Tu admires la force de l’arbre, parce que tu es nouvellement né; et ce grand arbre, dont tu admires la force, ne fut qu’un roseau, sans celui qui te couvre de ses branches et de son ombre. Craindrais-tu que ces biens ne te soient enlevés, parce que tu es bon? Remarque alors qu’ils sont enlevés aussi bien aux méchants. Pourquoi donc retarder ta conversion? Ce que tu crains de perdre en devenant bon, tu le perdras peut-être en demeurant mauvais. Si tu les perds étant vertueux, tu as pour consolateur celui qui te les a ôtés; ta cassette sera sans or, mais ton coeur plein de foi:

 

1. Job, I, 21.

 

pauvre au dehors, tu seras riche à l’intérieur; tu porteras avec toi des richesses que nul ne pourra t’enlever, dusses-tu échapper nu au naufrage. Si donc, dans ton impiété, tu es exposé à quelque perte, pourquoi celte perte ne te rendrait-elle pas bon, puisque tu vois aussi bien des méchants essuyer des perles? Mais leur désastre alors est bien plus grand; il n’y a rien dans la maison, et moins encore dans la conscience. Qu’un impie vienne à perdre ces biens, il ne possède plus rien à l’extérieur, et n’a rien non plus pour se reposer intérieurement. Il fuit les lieux témoins de son désastre, et où jadis il étalait orgueilleusement ses richesses aux yeux des hom mes; il n’ose plus affronter les regards des autres, il ne peut rentrer en lui-même, où il ne trouve rien. Loin d’imiter la fourmi, il ne s’est amassé aucun grain pendant l’été 1. Qu’ai-je dit pendant l’été? Quand la vie était calme pour lui, quand ce siècle était pour lui souriant de prospérité, quand il avait des loisirs, quand chacun vantait son bonheur, c’était alors l’été pour lui. Il eût imité la fourmi, s’il eût entendu la parole de Dieu, s’il eût amassé du grain, s’il fût rentré en lui-même. Mais était venue l’épreuve de la tribulation, et survenu l’engourdissement de l’hiver, la tempête de la crainte, le froid du chagrin, ou quelque dommage, quelque danger pour la vie, la perte des siens, quelque déshonneur, quelque humiliation; voilà l’hiver. La fourmi se retire alors vers les approvisionnements qu’elle a faits pendant l’été; là, dans son intérieur le plus secret, où nul ne la voit, elle jouit du fruit de son travail d’été. Quand, aux beaux jours, elle faisait ses provisions, chacun la voyait; nul ne la voit quand elle s’en nourrit en hiver. Qu’est-ce que cela, mes Frères? Voyez la fourmi de Dieu : chaque jour, à son lever, elle court à l’église de Dieu, elle prie, elle entend des lectures, chante des hymnes, réfléchit à ce qu’elle a entendu, rentre en elle-même et fait une secrète provision des grains qu’elle amasse dans l’aire. Voilà ce que font ceux qui ont la sagesse d’écouter ce que nous disons ici; chacun les voit venir à l’église, sortir de l’église, écouter le sermon, écouter la lecture, chercher un livre, l’ouvrir, le lire : tout cela se fait visiblement. C’est la fourmi qui voyage, qui porte, qui fait des provisions, sous les yeux de ceux qui la regar

 

1. Prov. VI, 6, et XXX, 25.

 

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regardent. Un jour viendra l’hiver, et pour qui n vient-il pas? Arrive un accident, la pauvreté, Les autres plaignent cet homme dans sou malheur, et ne connaissent point les provisions de cette fourmi. Malheur, disent-ils, à celui-ci qui a fait cette perte, à celui-là qui en a fait une autre, quel est son courage, pensez-vous? Quel est son accablement? Chacun mesure d’après soi-même, compatit selon ses forces, et se trompe en cela même, qu’il veut appliquer à celui qu’il ne connaît poini sa propre mesure. Tu vois un homme qui fuji une perte, ou qui subit une humiliation, ou réduit à l’indigence: que crois-tu alors? Qu’il a commis quelque crime, pour être ainsi accablé. Que telle soit la pensée, le sentiment de nies ennemis. Ne sais-tu donc pas, ô homme, que tu es ton propre ennemi, quand aux jours d’été tu n’amasses point ce qu’il a amassé? Maintenant c’est la fourmi qui se nourrit intérieurement de ses labeurs de l’été; tu pouvais la voir amasser, tu ne la vois pas se rassasier. Autant qu’il a plu à Dieu de nous suggérer ces réflexions, de soutenir notre faiblesse et noire humilité, nous vous expliquions, selon notre pouvoir, pourquoi Dieu dorme indistinctement ses biens aux bons et aux méchants, et les enlève aux méchants comme aux bons. Vous les donne-t-il, n’en soyez point orgueilleux; vous les enlève-t-il, n’en soyez pas accablé. Tu crains qu’il ne les retire; il peut les enlever au bon comme au méchant: il est donc préférable que tu sois bon, pour perdre ce qui est de Dieu; car alors Dieu te reste. Quant à ce méchant, je lui dirai pour l’exhorter : Tu essuieras quelque perte (qui est exempt de la mort de ses proches?) un malheur viendra fondre sur toi, une calamité imprévue, le monde est plein, les exemples abondent : je t’avertis pendant l’été, il ne manque pas de grains à ramasser; vois la fourmi, ô paresseux’, amasse en été, puisque tu le peux : l’hiver ne te permettra pas d’amasser, mais seulement de manger tes provisions. Combien en est-il dont la tribulation est telle qu’ils ne peuvent ni lire, ni écouter, ni peut-être aborder ceux qui les consoleraient? La fourmi est demeurée dans ses galeries; qu’elle examine si elle a fait pendant l’été une provision qui la garantisse contre l’hiver.

4. Maintenant que Dieu nous bénira, pourquoi nous bénira-t-il ? Quelle bénédiction

 

1. Prov. VI, 6; XXX, 25.

 

demande cette prière: « Que Dieu nous  bénisse? » La bénédiction qu’il réserve à ses amis, qu’il n’accorde qu’aux bons. Ne désire pas comme bien précieux ce que les méchants reçoivent aussi : Dieu, dans sa bonté, les accorde, « lui qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 1 ». Qu’y a-t-il donc de réservé pour les bons? de réservé pour les justes? « Que les rayons de sa face tombent sur nous ». La lumière de ce soleil, vous la répandez sur les méchants comme sur les bons, répandez sur nous la lumière de votre face. Les bons et les méchants partagent avec les troupeaux la vue de cette lumière. « Mais bienheureux ceux dont le coeur est pur, parce qu’ils verront Dieu 2 ». « Que les rayons de sa face tombent sur nous ». Il y a deux manières d’entendre cette parole, expliquons l’une et l’autre : répandez sur nous les rayons de votre face, montrez. nous votre visage. Car Dieu n’a pas besoin de faire briller son visage, comme si ce visage était parfois sans lumière; mais, faites-le briller sur nous, afin que nous puissions voir ce qui nous était dérobé, et que ce qui est sans que nous le voyions, nous soit révélé ou brille sur nous. Ou bien, rendez brillante sur nous votre image; comme s’il disait : faites briller sur nous votre visage; vous avez gravé en nous votre face, vous nous avez fait à votre image et à votre ressemblance 3; vous avez fait de nous votre monnaie; mais votre image ne doit point demeurer dans l’obscurité : envoyez un rayon de votre sagesse, qu’elle dissipe nos ténèbres, et que votre image brille enfin sur nous; que nous sachions que nous sommes votre image, que nous entendions ce qui est dit au Cantique des cantiques : « A moins que tu ne te connaisses, ô la plus belle des femmes 4 ». Voilà ce qui est dit à l’Eglise: « Puisses-tu te connaître toi-même». Qu’est-ce à dire? Puisses-tu connaître que tu es à l’image de Dieu. O âme précieuse de l’Eglise, rachetée par le sang de l’Agneau sans tache, vois quelle est ta valeur, examine ce que l’on a donné pour toi. Disons donc et désirons surtout « que le Seigneur fasse rayonner son visage sur nous ». Nous portons en nous son image; de même que l’on voit la face des empereurs dans leur statue, Dieu a mis aussi dans son image son visage

 

1. Matth. V, 45. — 2. Id. 8. — 3. Gen. I, 26. — 4. Cant. I, 7.

 

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sacré; mais les impies ne savent point que cette image de Dieu est en eux. Que doivent-ils dire, afin que Dieu fasse rayonner cette face sur eux-mêmes ? « C’est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau; ô mon Dieu, éclairez mes ténèbres 1 ». Je suis dans la nuit du péché; mais qu’un rayon de votre sagesse dissipe ces ténèbres épaisses, que votre face devienne visible; et s’il arrive à cause de moi quelque difformité, eh bien ! reformez vous-même ce que vous avez formé. « Que le Seigneur fasse briller en nous son visage ».

5. « Afin que nous connaissions votre voie sur la terre 2» .  « Sur la terre», ici-bas, en cette vie « que nous connaissions votre voie». Qu’est-ce que « votre voie?» Celle qui conduit à vous. Que nous sachions où aller, que nous sachions encore par où aller l’un et l’autre nous sont impossibles dans nos ténèbres. Vous êtes loin de ceux qui voyagent, vous nous avez tracé la route par laquelle nous devons retourner à vous : « Que nous connaissions  votre voie sur la terre ». Quelle est cette voie de Dieu, puisque nous désirons de « connaître votre voie sur la terre? » C’est à nous de la chercher, sans pouvoir la connaître par nous-mêmes. Nous pouvons l’apprendre de l’Evangile : « Je suis la voie », dit le Seigneur; le Christ a donc dit : «Je suis la voie». Craindrais-tu d’errer ? Il ajoute, « et la vérité ». Qui peut errer dans la vérité? On n’est dans l’erreur que pour avoir dévié de la vérité. Le Christ est la vérité, le Christ est la voie : marche. Crains-tu de mourir avant d’y arriver? «Je suis la vie :je suis», a-t-il dit, « la voie, la vérité et la vie 3». Comme s’il disait : Que crains-tu ? Tu marches par moi, tu marches vers moi, tu reposes en moi. Que veut dire alors le Prophète : « Que nous connaissions votre voie sur la terre », sinon que nous connaissions ici-bas votre Christ? Mais que le psaume réponde lui-même; de peur que vous ne pensiez qu’il faut chercher en d’autres endroits de l’Ecriture un témoignage qui manquerait ici, il montre, en reprenant le verset, ce que signifie: « Afin que nous connaissions votre voie sur la terre »; et comme si tu demandais : sur quelle terre et quelle voie ? « Et votre salut », dit-il, « dans toutes les nations ». Tu demandes en quelle terre? Ecoute « Dans toutes les nations. »

 

1. Ps. XVII, 29. — 2. Id. LXVI, 3. — 3. Jean, XIV, 6.

 

Tu demandes quelle voie? Ecoute encore: « Votre salut». Est-ce pour lui-même que le Christ est le salut? Et que disait donc dans l’Evangile ce vieillard Siméon, ce vieillard dont les années se prolongent jusqu’à l’enfance du Verbe? Voilà que ce vieillard prit dans ses mains le Verbe de Dieu enfant. Pourquoi celui qui a daigné habiter les entrailles d’une vierge aurait-il dédaigné d’être dans les bras d’un vieillard ? Il est donc dans les bras du vieillard tel qu’il fut dans le sein de la Vierge; faible enfant dans les entrailles maternelles et dans les mains séniles, pour nous donner la force, lui par qui tout a été fait (si tout est par lui, sa mère est aussi par lui) : il est venu humble, infirme, et toutefois d’une infirmité qui doit changer : « Car s’il a été crucifié dans l’infirmité de la chair, il vit néanmoins dans la force de Dieu 1 », dit l’Apôtre. Il était donc dans les mains du vieillard. Et que lui dit ce vieillard ? Que dit-il, en se félicitant d’être bientôt délivré, en voyant qu’il tient dans ses bras celui par qui et en qui doit lui venir le salut ? « Seigneur », dit-il, « laissez maintenant votre serviteur allez en paix, puisque mes yeux ont vu votre salut 2. Que « Dieu donc nous bénisse, qu’il ait pitié de nous, qu’il fasse briller sur nous les rayons de sa face, afin que nous connaissions votre voie en cette vie». Sur quelle terre? «Dans toutes les nations ». Quelle voie? « Votre « salut ».

6. Quand la terre connaîtra ta voie de Dieu, quand toutes les nations connaîtront le salut de Dieu, qu’arrivera-t-il? « Que tous les peuples vous bénissent, ô mon Dieu; que tous les peuples», dit le Prophète, « publient vos louanges 3 ». Voici l’hérétique : J’ai, dit-il, des populations dans l’Afrique; un autre à telle autre partie : Moi, j’ai des populations en Galatie. Fort bien; tu as des peuples en Afrique, celui-ci en Galatie; et moi je cherche celui qui a des sectateurs partout. Vous avez bien osé tressaillir à ces paroles : « Que les peuples vous bénissent, ô mon Dieu ». Remarquez, dans le verset suivant, que le Prophète ne parle point d’une partie quelconque: « Que tous les peuples publient vos louanges ». Marchez dans la voie avec toutes les nations, marchez dans la voie avec tous les peuples, ô fils de la paix, fils de l’Eglise, qui

 

1. II Cor. XIII, 4. — 2. Luc, II, 29, 30. — 3. Ps. LXVI, 4.

 

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est seule catholique ; marchez dans la voie, marchez en chantant des hymnes. Voilà ce que font les voyageurs pour alléger leur fatigue. O vous donc, chantez dans cette voie, je vous en supplie par la voie elle-même, chantez dans cette soie: chantez un cantique nouveau; que nul ne chante rien du vieil homme; chantez les hymnes de la patrie, rien de vieux. Nouvelle voie, nouveau voyageur, nouveau cantique. Ecoute l’Apôtre qui t’exhorte à chanter un cantique nouveau : « Si donc quelqu’un est à Jésus-Christ, c’est une nouvelle créature : le passé n’est plus, tout est devenu nouveau 1 ». Chantez un cantique nouveau dans la voie que vous connaissez sur la terres En quelle terre? « Dans toutes les nations ». Donc le cantique nouveau n’appartient point à telle partie. Chanter dans une partie, c’est chanter le passé : quoi qu’il puisse chanter, c’est le passé qu’il chante, c’est le vieil homme qui chante, il est divisé, il est charnel. Il est certainement charnel, autant qu’il est le vieil homme; autant il est l’homme nouveau, autant il est l’homme spirituel. Voilà ce que dit l’Apôtre : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels ». Comment leur prouvera-t-il qu’ils sont charnels? « Quand l’un dit : Je suis à Paul; et l’autre : Je suis à Apollo, n’êtes-vous pas»,dit saint Paul, « des hommes charnels 2?» Chantez donc en esprit un cantique nouveau dans la voie sûre. Ainsi chante le voyageur, souvent même il  chante pendant la nuit. Autour de nous se font entendre des ennemis redoutables, ou plutôt sans se faire entendre ils gardent le silence, d’autant plus redoutable que leur silence est plus profond; et toutefois on chante bien qu’on redoute les voleurs. Combien est-il plus sûr pour toi de chanter dans le Christ ? Il n’y a dans cette voie aucun voleur, à moins que tu n’ailles te jeter chez les voleurs, en quittant cette voie. Chante, je le répète, chante en sûreté un cantique nouveau dans le chemin que tu connais « sur la terre », c’est-à-dire « dans toutes les nations». Remarque bien qu’il ne chante pas avec toi le cantique nouveau, celui qui ne veut être que dans une partie du monde. « Chantez »,dit le Prophète, « un cantique nouveau »; et il continue : « Que toute la terre chante le Seigneur 3. Que les peuples

 

1. II Cor. V, 17. — 2. I Cor. III, 1, 4. —  3. Ps. XCV, 1.

 

vous bénissent, ô mon Dieu». Ils ont trouvé votre voie, qu’ils vous confessent. Chanter c’est confesser, confesser tes fautes et la vertu de Dieu. Confesse ton iniquité, confesse la grâce de Dieu : accuse-toi, glorifie le Seigneur; réprime-toi, et bénis-le, afin que quand il viendra il trouve que tu t’es châtié, et se donne à toi pour Sauveur. Pourquoi craindre de le confesser, vous qui avez trouvé cette voie dans tous les peuples ? Pourquoi craindre de le confesser, et dans cette confession de chanter un cantique nouveau avec toute la terre, dans toute la terre, et dans la paix catholique? Craindrais-tu d’avouer tes fautes à Dieu, de peur qu’il ne te condamne à cause de tes aveux? Si tu te caches par défaut d’aveu, tu te confesseras pour être condamné. Tu crains de faire des aveux, toi que le défaut d’aveu ne saurait cacher; tu seras condamné par ton silence, tandis que l’aveu pourrait te sauver. « Que les peuples vous confessent, ô mon Dieu, que tous les peuples chantent vos louanges  1».

7. Et parce que cet aveu ne nous conduit pas au supplice, le Prophète continue : « Que les nations tressaillent et soient dans l’allégresse ! » Si l’aveu devant un homme arrache des pleurs aux fripons, que l’aveu devant Dieu donne la joie aux fidèles. Au tribunal d’un homme, on force un voleur à l’aveu par la crainte et la torture : souvent même la crainte étouffe cet aveu qu’arracherait la douleur : et tel qui gémit dans les tourments, mais qui craint la mort après son aveu, supporte la torture autant qu’il est possible; mais s’il est vaincu par la douleur, son aveu fait son arrêt de mort. Pour lui donc il n’y a nulle joie, nulle allégresse; avant l’aveu, il est déchiré par les ongles de fer, après l’aveu, il est condamné, livré au bourreau; partout il est malheureux. Mais « que les nations tressaillent et soient dans l’allégresse ! » Quelle en sera la cause ? la confession. Pourquoi ? Parce que c’est au Dieu de bonté qu’elles font des aveux; s’il exige la confession, c’est pour délivrer les humbles; s’il damne celui qui refuse l’aveu, c’est pour châtier son orgueil. Sois donc dans la tristesse avant l’aveu, et après l’aveu dans la joie, car tu seras guéri. Le pus s’était amassé dans ta conscience, l’abcès était formé, la douleur ne te laissait aucun repos: le médecin

 

1. Ps. LXVI, 5.

 

applique le lénitif des paroles,  souvent il tranche, il attaque l’endroit douloureux avec le fer de la chirurgie; reconnais alors la mains du médecin; fais un aveu, et que cet aveu fasse écouler tout le pus de la plaie; tressaille ensuite et sois dans la joie; le reste sera bientôt guéri. « Que les peuples vous confessent, ô mon Dieu, que tous les peuples « vous bénissent ! » Et à cause de leur confession, « que les nations soient dans la joie et dans l’allégresse, parce que vous jugez les peuples dans l’équité ». Nul ne saurait vous tromper; qu’il se réjouisse d’être jugé, celui qui a craint son juge. Dans sa prévoyance, il a prévenu sa face par l’aveu 1; et quand ce juge viendra, il jugera les peuples dans l’équité. De quoi servira la ruse de l’accusateur dès que la conscience est témoin, alors que tu seras là en présence de ta cause, et que le juge ne requiert aucun témoin? Il t’a envoyé un avocat: à cause de lui et par lui fais ion aveu; prends en main ta cause, il est un défenseur pour le pénitent, un intercesseur pour celui qui avoue, et pour l’innocent un juge. Peux-tu craindre avec raison, quand c’est ton avocat qui est ton juge? « Que les nations donc soient dans la joie, qu’elles tressaillent, parce que vous jugez les peuples avec justice ». Mais ils pourront redouter d’être mal jugés; qu’ils se laissent redresser et diriger par celui qui voit ce qu’ils ont à juger. Qu’ils soient redressés ici-bas, et qu’ils ne craignent plus le jugement. Voyez ce qui est dit dans un autre Psaume: « Sauvez-moi, Seigneur, par votre nom, et jugez-moi dans votre puissance 2». Que dit-il ? Si vous ne me sauvez pas d’abord en votre nom, j’ai tout à craindre quand vous me jugerez dans votre puissance; mais si votre nom est pour moi un nom de salut, comment craindre celui qui me jugera dans sa puissance et dont le nom m’a d’abord sauvé ? Ainsi encore dans cet endroit: « Que tous les peuples vous confessent! » Et de peur que vous n’en veniez à redouter cette confession, « que les nations », dit-il, « soient dans la joie et dans l’allégresse ! » Pourquoi « cette joie et cette allégresse? Parce que vous jugez les peuples dans l’équité ». Nul contre nous ne vous fait des présents, nul ne peut vous corrompre, nul vous tromper. Sois donc en sûreté, ô mon frère. Mais qu’as-tu

 

1. Ps. XCIV, 2. — 2. Ps. LIII, 3.

 

pour ta défense ? Nul ne peut corrompre Dieu, c’est évident. Mais n’a-t-il pas d’autant plus à craindre qu’il est plus corruptible? Quelle est donc la garantie de sûreté ? Cette parole déjà émise : « O Dieu, sauvez-moi par votre nom, et jugez-moi dans votre puissance ». De même ici encore: « Que les nations soient dans la joie et dans l’allégresse, parce que vous jugez les peuples dans l’équité ». Et pour ôter la crainte aux pécheurs, il ajoute : « Et vous dirigez les nations sur cette terre ». Les nations étaient dépravées, elles étaient dans la voie de perdition, elles étaient corrompues; leur dépravation, leur perdition, leur corruption leur faisait redouter l’avènement du souverain Juge : sa main s’est montrée, elle s’est étendue miséricordieuse sue les peuples, ils sont dirigés dans la voie droite; comment craindre pour juge celui qu’elles ont vu les redresser? Qu’elles s’abandonnent à sa main miséricordieuse, puisqu’il dirige les nations sur la terre. Sous sa direction, les peuples ont marché dans la foi, ont tressailli en lui, ont fait de bonnes oeuvres; et si dans leur navigation sur la mer, l’eau entre parfois par les moindres fissures, si par quelque fente elle arrive dans la sentine, en l’épuisant chaque jour au moyen des bonnes oeuvres, de peur qu’elle n’entre davantage, et qu’arrivant au comble elle ne fasse sombrer le navire, en l’épuisant chaque jour par la prière, le jeûne, l’aumône, et surtout en disant avec un coeur pur : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés 1»; en parlant ainsi, marche en toute sûreté, tressaille dans ton chemin, chante sur ta route. Ne crains point ton juge; il a été ton Sauveur avant que tu fusses fidèle. Tu étais impie, quand il t’a cherché pour te racheter: t’abandonnera-t-il pour te perdre, maintenant que tu es racheté, « lui qui dirige les peuples en cette terre? »

8. Le Prophète est dans la joie, il tressaille, il répète pour nous exhorter les mêmes versets. « Que les peuples vous confessent, ô mon Dieu, que tous les peuples vous confessent: la terre a donné son fruit 2 » . Quel fruit? « Que tons les peuples vous confessent ! » La terre existait, elle était couverte d’épines alors est venue la main de celui qui les

 

1. Matth. VI, 12. —2. Ps. LXVI, 6.

 

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arrache, est venu l’appel de sa majesté et de sa miséricorde; la terre a confessé Dieu, la terre a donné son fruit. Mais eût-elle donné son fruit, si déjà elle n’avait reçu la rosée? La terre eût-elle donné son fruit, si la divine miséricorde n’était venue d’en haut? Lisez-moi, di. ras-tu, quand la terre a reçu la rosée avant de produire ses fruits. Ecoutez cette pluie du Seigneur: « Faites pénitence; car le royaume de Dieu approche 1 ». Il a fait pleuvoir, et cette pluie est un tonnerre qui épouvante: craignez-le quand il tonne, et recevez sa pluie. Après cette voix de Dieu qui est tonnerre et pluie, après cette voix examinons ce passage de l’Evangile. Voilà une femme de mauvaises moeurs, mal famée dans la cité, qui se précipite dans une maison étrangère , où elle n’était point conviée, niais où l’appelait un convié, non par la parole, mais par la grâce. Cette malade savait qu’elle avait une place dans la maison où venait s’asseoir le médecin. Elle entre donc, cette pécheresse, mais elle n’ose aller qu’à ses pieds; elle pleure , donc à ses pieds, les arrose de ses larmes, les essuie de ses cheveux, les oint d’un parfum 2. Qu’y a-t-il d’étonnant pour toi? « La terre a donné son fruit». Voilà ce qui s’est accompli, sous la pluie qui tombait de la bouche du Seigneur: voilà des faits que nous lisons dans l’Evangile ; en tous les lieux où il a fait pleuvoir par ses nuées, en envoyant les Apôtres qui ont prêché la vérité. « La terre a produit des fruits abondants », et cette maison a rempli toute la terre.

9. Vois ce que dit ensuite le Prophète: «Que Dieu nous bénisse, le Seigneur notre Dieu; que notre Dieu nous bénisse 3 » . « Qu’il nous bénisse », ainsi que je l’ai dit; qu’il nous bénisse, et nous bénisse encore, que sa bénédiction soit un accroissement. Que votre charité veuille bien le voir : déjà la terre a produit son fruit en Jérusalem. C’est là le berceau de l’Eglise : c’est là qu’est venu l’Esprit-Saint, qu’il a rempli ceux qui habitaient en un même lieu ; là qu’ont éclaté les miracles, qu’on a parlé toutes les langues 4. Ceux qui étaient là furent remplis de l’Esprit de Dieu et se convertirent; en recevant avec crainte la pluie divine, ils ont donné par la confession un fruit si précieux, qu’ils mettaient leurs biens en commun, les distribuaient aux pauvres, eu sorte que nul ne revendiquait rien en

 

1. Matth. III, 2. — 2.  Luc, VII, 37,38.— 3. Ps. LXVI, 7. — 4. Act. 1-4.

 

propre, que tous les biens étaient communs, et qu’ils n’avaient qu’un coeur et qu’une âme en Dieu 1. Le Seigneur leur avait donné, en effet, le sang qu’ils avaient répandu, il le leur avait donné avec son pardon, afin qu’ils apprissent à boire ce sang répandu par eux. Admirable fruit ! Oui, « la terre donna là son fruit», un fruit très-beau, un fruit excellent. N’y a-t-il que cette terre pour avoir donné son fruit? « Que le Seigneur nous bénisse, le Seigneur notre Dieu; que Dieu nous bénisse». Qu’il nous bénisse encore; car le sens d’une bénédiction est surtout l’accroissement. Prouvons-le par la Genèse; vois les oeuvres de Dieu. Le Seigneur fit la lumière, et il sépara la lumière des ténèbres; il appela jour la lumière, et nuit les ténèbres. Il n’est pas dit: Il bénit la lumière; car c’est la même lumière qui reparaît dans l’alternative des jours et des nuits. Il appela ciel le firmament entre les eaux et les eaux ; il n’est pas dit qu’il bénit le ciel. Il sépara les eaux de l’aride, il donna le nom de terre à l’aride, et celui de mer aux eaux rassemblées ; il n’est pas dit non plus que Dieu les bénit. Il en vint ensuite aux êtres qui devaient avoir la fécondité de la reproduction et vivre dans les eaux. Ceux-ci, en effet, se multiplient d’une manière étonnante, et Dieu les bénit en disant : « Croissez et multipliez, remplissez les eaux de la mer, et que les oiseaux se multiplient sur la terre ». De même, quand il eut tout soumis à l’empire de l’homme, qu’il avait créé à son image, il est écrit: « Dieu les bénit en disant: « Croissez et multipliez, couvrez la face de la terre 2 ». Donc, l’effet propre de la bénédiction, est cette fécondité qui parvient à couvrir la surface de la terre. Ecoute encore dans ce psaume : « Que Dieu nous bénisse, le Seigneur notre Dieu; que Dieu nous bénisse». Et quelle sera la force de cette bénédiction ? « Et qu’il soit révéré sur tous les confins de la terre ». Telle est donc, mes frères, la bénédiction féconde qui nous vient de Dieu, au nom de Jésus-Christ , qu’il a rempli de ses enfants la face de la terre, après les avoir adoptés pour son royaume comme les cohéritiers de son Fils unique. Il n’a engendré qu’un Fils unique, mais il n’a point voulu qu’il fût seul ; oui, dis-je, il n’a point voulu qu’il demeurât seul, ce Fils unique engendré par lui. Il lui a fait des frères, et lui a préparé des

 

1. Act. IV, 32. — 2. Gen. I, 1-28.

 

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cohéritiers, sinon par la génération, du moins par l’adoption. Il lui a fait d’abord partager notre nature mortelle, afin que nous crussions que nous pouvons être participants de sa divinité.

10. Voyons donc, mes frères, quel est notre prix. Tout est prédit, tout est en évidence, 1’Evangile parcourt l’univers entier; le travail qui s’opère aujourd’hui dans le genre humain, est un témoignage formel, tout ce qui est prédit dans les Ecritures s’accomplit. De même que tout ce qui est prédit jusqu’aujourd’hui est arrivé, ainsi le reste s’accomplira. Craignons le jour du jugement, car le Seigneur viendra. Il est venu dans l’humilité, il viendra dans la gloire; il est venu pour être jugé, il viendra pour juger. Reconnaissons-le dans son humilité, afin de ne point redouter sa gloire; embrassons-le quand il est humble, afin de désirer sa grandeur. Car il viendra dans sa bonté, si nous soupirons après lui. Or, ceux-là soupirent après lui, qui croient en lui, qui gardent ses commandements. Dussions-nous ne point le vouloir, il viendra. Désirons donc son avènement, puisqu’il viendra toujours malgré nous. Comment désirer son avènement? Par une vie sainte, et des actions pures. Que le passé n’ait pour nous aucun attrait, et le présent aucun charme ! N’imitons point le serpent qui se bouche l’oreille de sa queue, ou qui appuie son oreille sur la terre 1; que le passé ne nous empêche point d’écouter, que le présent ne nous détourne point de penser à l’avenir; oublions le passé pour nous jeter vers ce qui est en avant 2. Ce qui nous occupe aujourd’hui, nous fait gémir aujourd’hui, soupirer aujourd’hui, parler aujourd’hui; ce que nous sentons quelque peu, sans pouvoir l’atteindre, nous l’atteindrons, et nous en jouirons à la résurrection des justes. Notre jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle 3, seulement brisons contre la pierre qui est le Christ 4, ce que nous tenons du vieil homme. Qu’il y ait vérité, mes frères, dans ce que l’on raconte du serpent ou de l’aigle, que ce soit un adage répandu chez les hommes plutôt qu’une vérité; les saintes Ecritures n’en sont pas moins vraies, et n’ont point sans motif parlé de la sorte; mettons en pratique la

 

1. Ps. LVII, 5. — 2. Philip. III, 13. — 3. Ps. CIII, 5. — 4. Id. CXXXVI, 9, et I Cor X, 4.

 

leçon qu’elles nous donnent, sans nous inquiéter si le fait est réel. Sois donc tel que ta jeunesse se puisse renouveler comme celle de l’aigle; et sache bien qu’elle ne peut être renouvelée, qu’à la condition que le vieil homme qui est en toi sera brisé contre la pierre; c’est-à-dire que sans le secours de la pierre, sans le secours du Christ, tu ne peux arriver au renouvellement. Que la douceur de ta vie passée ne te rende point sourd à la voix de Dieu; que les biens présents ne te retiennent pas, ne t’enlacent pas, ne te fassent point dire: Je n’ai pas le temps de lire, le loisir d’entendre. C’est là mettre son oreille contre la terre. Qu’il n’en soit pas ainsi de toi, mais deviens ce qui est le contraire selon toi, c’est-à-dire, oublie le passé, avance-toi vers l’avenir, et brise le vieil homme contre la pierre. Et si l’on te propose des paraboles que tu retrouves dans les saintes Ecritures, accepte-les avec foi; si tu n’y vois qu’un adage, tu peux n’y point croire. Peut-être en est-il ainsi, peut-être non. Mais toi, fais-en ton profit, et que cette parabole te conduise au salut. Tu ne veux point de cette parabole, fais ton salut par une autre, mais fais-le toutefois; et attends avec sécurité le royaume de Dieu, afin que ta prière ne soit pas en opposition avec toi. Car toi, ô chrétien, quand tu dis : « Que votre règne arrive», comment peux-tu bien dire: « Que votre règne arrive 1? » Examine ton coeur et vois bien: « Que votre règne arrive ». Me voici, répondit; ne crains-tu rien? Nous l’avons dit souvent à votre charité; mais prêcher la vérité n’est rien, si le coeur est en désaccord avec la langue, et entendre la vérité n’est rien, si cette audition ne produit aucun fruit. Nous vous parlons de cette chaire, comme d’un lieu plus élevé; mais nous sommes à vos pieds attérés par la crainte, il le sait ce Dieu qui se rend propice aux humbles; car la voix de la louange a moins de charmes pour nous que la piété des pénitents, que les oeuvres des coeurs droits. Combien encore vos progrès seuls font notre seule joie; combien les louanges nous paraissent dangereuses, il le sait celui qui doit nous tirer de tout danger; qu’il nous délivre ainsi que vous de toute tentation, et daigne enfin nous reconnaître, et nous couronner dans son royaume.

 

1. Matth. VI, 10.

DISCOURS SUR LE PSAUME LXVII.
LA PRÉDICATION ÉVANGÉLIQUE.
 

Ce chant est intitulé : Psaume du Cantique. Selon quelques-uns, Cantique désignerait la part de l’intelligence, Psaume l’exécution extérieure ; alors cantique serait plus  général, et l’on devrait dire livre des Cantiques, ce qui n’a pas lieu toutefois.— Le Christ s’est levé, les Juifs ses ennemis ont tremblé, puis ont été bannis des lieux où ils croyaient l’avoir vaincu; pour les justes, au contraire, ils seront rassasiés. Chantez donc, ô justes, celui qui est ressuscité. Pour lui ouvrir les coeurs par la foi, vous aurez à souffrir, mais le Seigneur va délivrer les uns, ressusciter les autres d’entre vous, et habiter en vous quand vous n’aurez qu’une seule âme. Quand le Christ traversa les nations qui étaient alors un désert spirituel, les Apôtres qui sont des cieux et des montagnes firent tomber la rosée de la grâce par la volonté du Seigneur. La loi chez les Juifs étau imparfaite ou laissait dans l’imperfection, mais le Seigneur l’a perfectionnée par la loi de grâce. Il a donné au peuple ancien la manne, au peuple nouveau l’Eucharistie. Avec la grâce le bien s’est fait par amour et non par crainte. De là ce verbe qui vient aux prédicateurs avec la force du bien-aimé, qui a enchaîné le démon, lui a repris ses dépouilles, distribué ses ministres pour la beauté de l’Eglise. Dormir entre les héritages serait dormir entre les deux Testaments, avoir l’indifférence pour la terre, la patience pour le ciel. Les saints sont les ailes de l’Eglise, qui portent au loin ses louanges. Chez la colombe argentée, il y a des rois ou plutôt des hommes qui ont un ministère différent, et qui obtiennent la rémission des péchés, Le Christ est la montagne fertile ainsi que la lumière, les Apôtres ne sont l’un et l’autre que par lui; Dieu réside en eux, ils en sont le char glorieux. Ils accomplissent la charité qui résume tous les préceptes. Le Christ sans ses membres a reçu des dons pour les hommes, comme Dieu il nous fait des dons. La captivité qu’il captive désigne ceux qui embrassent le joug du Seigneur; béni soit le Dieu du salut qui s voulu mourir afin de nous apprendre la résignation. Il brise la tête de ses ennemis en les amenant à la foi, en précipitant dans l’abîme les obstinés. En nous tournant vers le Seigneur nous deviendrons ses chiens par la fidélité et la prédication. Les traces du Seigneur ont été vues dans les vertus des vierges, la conversion de Paul, le courage des martyrs. Honte aux hérétiques qui cherchent à séduire les âmes faibles. Les pays lointains comme l’Ethiopie étendront leu maies vers lui, il nous rendra vainqueurs de la mort.

 

1. Le titre de ce Psaume ne semble point soulever de pénible discussion, il paraît au contraire simple et facile. Il porte, en effet: « Pour la fin, psaume du cantique, à David lui-même 1 ». Déjà dans plusieurs psaumes nous vous avons donné le sens de cette expression « Pour la fin »; c’est que «le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croiront 2 », la fin qui perfectionne, et non qui termine ou qui détruit. Toutefois, si l’on veut s’appliquer à rechercher le sens de cette expression, « Psaume du cantique » : pourquoi n’est-il pas dit simplement ou Psaume ou Cantique, mais l’un et l’autre? ou quelle est la différence entre Psaume du cantique, et Cantique du psaume, car nous voyons dans quelques psaumes de semblables titres? on trouvera peut-être cette différence: nous abandonnons ce travail à certains esprits subtils et qui ont plus de loisirs que nous. Quelques-uns 3 avant nous ont assigné cette différence entre le cantique et le psaume, que le cantique est un chant oral, tandis que le psaume s’exécute sur un instrument visible qui est le psaltérion, et qu’alors le cantique

 

1. Ps. LXVII, 1. — 2. Rom. X, 4. — 3. Hilaire, prolog, sur les Ps.

 

serait l’oeuvre mentale de l’intelligence, le psaume l’oeuvre corporelle. Ainsi dans ce psaume soixante-septième, que nous entreprenons d’exposer, nous trouvons cette parole : « Chantez au Seigneur, chantez son nom sur vos instruments 1 » ; ils ont fait cette distinction : « Chantez au Seigneur », désignerait les divers sentiments qui occupent notre coeur et qui sont connus à Dieu, invisibles pour les hommes ; mais les bonnes oeuvres doivent être en évidence pour les hommes, afin qu’ils glorifient notre Père qui est dans les cieux ; c’est donc avec raison qu’il est dit : « Chantez le nom du Seigneur sur vos instruments », c’est-à-dire, publiez sa louange, que son nom se redise avec allégresse. Autant qu’il m’en souvienne, j’ai suivi moi-même ailleurs cette distinction. Je me rappelle que nous avons lu aussi : « Bénissez Dieu sur vos instruments 3 », car le bien que nous faisons d’une manière visible n’est pas agréable aux hommes seulement, mais à Dieu. Or, tout ce qui plaît à Dieu n’est pas toujours de nature à plaire aux hommes, qui souvent ne peuvent le voir. Aussi serions-nous

 

1. Ps. LXVII, 5. — 2. Matth. V, 16. — 3. Ps. XLVI, 7, 8.

 

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étonnés que l’on trouvât dans quelque autre endroit de l’Ecriture : « Chantez son nom », comme nous y trouvons ces deux expressions: « Chantez Dieu et bénissez son nom sur vos instruments ». Si l’on trouve cette expression, nous avons perdu notre peine en assignant une différence. Ce qui m’étonne encore, c’est que généralement on dise des psaumes plutôt que des cantiques, au point que le Seigneur a dit: « Ce qui est écrit à mon sujet dans la loi, dans les Prophètes et dans les Psaumes 1 ». On dit encore le livre des Psaumes, et non des Cantiques : « Comme il est écrit au livre des Psaumes 2 » , est-il dit; tandis que, d’après notre distinction, il semble qu’on devrait les appeler des Cantiques, car il peut y avoir cantique sans psaume, et non psaume sans cantique. Il peut y avoir en effet dans notre esprit des pensées dont les actes ne soient pas corporels; mais il n’est aucun acte louable dont la pensée n’ait occupé notre esprit. Dès lors, tout psaume serait un cantique, mais tout cantique ne serait pas un psaume; et pourtant, avons-nous dit, on emploie le nom générique de psaumes, non de cantiques, et l’on ne dit point livre des Cantiques, mais des Psaumes. Si l’on comprenait et si l’on discutait le sens des paroles où ce titre porte seulement « Psaume », et où il y a seulement « Cantique », non plus « Psaume du cantique », ainsi que dans le nôtre, mais « Cantique du psaume » ; je ne sais si l’on pourrait justifier cette distinction. Aussi, comme nous l’avions déjà fait, laissons-nous ces discussions à ceux qui peuvent s’y livrer, qui ont le loisir d’établir ces différences, et de les marquer de quelque point certain; nous, et autant qu’il nous est possible, avec le secours de Dieu, examinons et exposons le texte du psaume.

2. « Que Dieu se lève, et que ses ennemis soient dissipés 3 ». Ainsi a-t-il été fait; le Christ s’est levé, lui, le Dieu suprême, béni dans tous les siècles 4, et les Juifs ses ennemis se sont dispersés dans toutes les nations, vaincus qu’ils étaient dans ces mêmes lieux où ils avaient sévi contre lui, et d’où ils étaient chassés dans l’univers entier: et maintenant ils haïssent encore, mais ils craignent, et sous le poids de cette crainte ils font ce qui suit : « Et que ceux qui le haïssent fuient devant sa face ». La fuite, pour l’âme, c’est

 

1. Luc, XXIV, 41.— 2. Act. I, 20. — 3. Ps. LXVII. — 4. Rom. XX, 5.

 

la crainte. Car s’il s’agit d’une fuite corporelle, comment pourraient-ils fuir la face de celui qui montre partout l’effet de sa présence? « Où irai-je devant votre esprit», a dit le Psalmiste, « et où fuir devant votre face 1? » C’est donc l’esprit en eux, et non le corps qui fuit; c’est-à-dire qu’ils craignent sans pouvoir se cacher; et s’ils fuient, ce n’est pas celle face qu’ils ne sauraient voir, mais celle qu’ils sont forcés d’envisager. Car on appelle sa face, sa présence au moyen de son Eglise. C’est pourquoi quand leur haine fit explosion, il leur dit: « Un jour vous verrez le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel 2». C’est ainsi qu’il est venu dans son Eglise, la jetant sur tous les confins de la terre où ses ennemis sont dispersés. Or, il est venu sur des nuées semblables à celles dont il a dit : « Je commanderai aux nuées de ne plus vous donner de la pluie 3 ». « Que ceux qui le haïssent, fuient donc en sa présence » : qu’ils craignent la présence de ses saints et de ses fidèles, dont il- a dit: « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait 4 ».

3. « Qu’ils disparaissent comme la fumée 5». Des flammes de leur haine, il s’est élevé comme une vapeur d’orgueil; ils ont opposé leur bouche au ciel 6, en criant : « Crucifiez-le, crucifiez-le 7 » , ils ont insulté leur captif, l’ont raillé sur la croix : et bientôt ils ont disparu en vaincus de, ces mêmes lieux où ils s’étaient enflés de leur victoire. «  Comme la cire fond devant la flamme, que les impies disparaissent devant le Seigneur ». Peut-être le Psalmiste a-t-il voulu désigner ici ceux dont l‘endurcissement se fond dans les larmes de la pénitence: et toutefois on peut y voir encore une menace du jugement à venir; car s’ils ont péri parce qu’ils se sont élevés comme la fumée, c’est-à-dire, enflés d’orgueil, ils ne peuvent espérer au dernier jour que la damnation, en sorte qu’ils disparaîtront pour toujours de sa présence, quand il se montrera dans tout son éclat, comme le feu qui est la lumière des justes et le  châtiment des pécheurs.

4. Voici la suite: « Que les justes se rassasient, qu’ils tressaillent en la présence du «Seigneur, qu’ils s’abreuvent de ses joies 8».

 

1. Ps. CXXXVIII, 7. — 2. Matth. XXVI, 64 — 3. Isaïe V, 6 — 4. Matth. XXV, 40 — 5. Ps. LXVII, 3. — 6. Id. LXXII, 9. — 7. Jean, XIX, 6. — 8. Ps. LXVII, 4.

 

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Car, alors, ils entendront: « Venez, bénis de mon Père, et recevez le royaume 1. Qu’ils « soient donc dans la joie e ceux qui ont été dans la tristesse, et qu’ils tressaillent en présence du Seigneur ». Cette allégresse ne donnera point une vaine jactance, comme il arrive en présence des hommes, mais elle éclatera en présence de Celui qui voit sans se tromper ses propres dons. « Qu’ils s’abreuvent de ses joies »; non pas dans une allégresse mêlée de crainte 2, comme il arrive ici-bas, tant que la vie de l’homme sur la terre est une tentation 3.

5. Enfin il se tourne vers ceux à qui il a inspiré une si grande espérance, et les stimule en cette vie, par ces exhortations : « Chantez au Seigneur, bénissez son nom sur vos instruments 4 ». Nous avons dit à propos du titre ce que nous pensions de cette parole. Chanter à Dieu, c’est vivre pour Dieu; bénir son nom sur des instruments, c’est travailler pour sa gloire. C’est donc par ces chants, par ces accords, c’est-à-dire par cette vie et par ces oeuvres qu’il vous faut « ouvrir la voie », dit le Prophète, « à Celui qui s’élève au-dessus de l’Occident ». Ouvrez la route au Christ, afin que les coeurs s’ouvrent à lui par la foi, au moyen de ceux dont les pieds sont beaux, en apportant l’Evangile 5. Car c’est lui qui s’élève au-dessus du couchant; soit que nul ne puisse le recevoir en se tournant à lui par une vie nouvelle, sans avoir abjuré le vieil homme, et renoncé au monde; soit que s’élever au-dessus de l’Occident, se dise de la résurrection qui triomphe de la mort corporelle. « Car le Seigneur est son nom». Et si les Juifs l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 6.

6. « Tressaillez en sa présence ». O vous à qui il est dit : « Chantez au Seigneur, bénissez son nom sur vos instruments, ouvrez la route à celui qui s’élève au-dessus de l’Occident, tressaillez aussi en sa présence 7 », comme des hommes tristes qui sont néanmoins dans la joie 8. Pour lui ouvrir la route, pour lui préparer le moyen de venir et de s’emparer des nations, vous aurez à souffrir des choses tristes de la part des hommes. Toutefois, loin de vous toute défaillance, tressaillez au contraire, non plus en présence des hommes

 

1. Matth. XXV, 34. — 2. Ps. II, 11. — 3. Job, VII, 1. — 4. Ps. LXVII, 5. — 5. Isaïe LII, 7. —  6. I Cor, II, 8. —  7. Ps. LXVII, 5. — 8. II Cor. VI, 10.

 

mais devant Dieu. Soyez pleins de joie dans votre espérance, et patients dans la tribulation 1. «Tressaillez en présence de Dieu». Mais ceux qui jettent le trouble en vous devant les hommes, « seront troublés à leur tour, devant la face de Dieu qui est le Père de l’orphelin, et rend justice à la veuve 2 ». Ils regardent comme dans la désolation ceux que le glaive de la parole de Dieu vient séparer, les parents des enfants, les époux de leurs épouses 3; mais ceux qui sont ainsi délaissés, et dans le veuvage, reçoivent les consolations « de celui qui est le Père des orphelins, qui rend justice à la veuve »; ils reçoivent ses consolations, ceux qui lui disent: « Voilà que mon père et ma mère m’ont délaissé, mais le Seigneur m’a pris sous sa garde 4 » : qui ont mis leur espoir en Dieu, qui ont persisté nuit et jour dans la prière 5:

en présence de Dieu, ils seront dans le trouble, ces méchants qui verront qu’ils n’ont rien obtenu parce que le monde entier a suivi le Seigneur 6.

7. C’est en effet de ces orphelins et de ces veuves, c’est-à-dire de ceux qui se privent de tout commerce avec les espérances d’ici-bas, que le Seigneur se fait un temple, et c’est de ce temple qu’il dit ensuite : « Dieu habite son sanctuaire ». Le Prophète nous indique, en effet, ce qu’est ce sanctuaire, quand il dit : « C’est Dieu qui fait habiter ensemble ceux qui ont une même âme 7 »; qui sont unanimes ou qui ont les mêmes sentiments tel est le sanctuaire du Seigneur. Car après avoir dit : « Le Seigneur est dans son sanctuaire », comme si nous lui demandions quel est ce lieu, puisque le Seigneur est partout entièrement, et qu’il n’est aucun espace corporel qui le puisse contenir, le Prophète s’explique aussitôt, afin que nous ne cherchions pas le Seigneur en dehors de nous, mais que plutôt, n’ayant qu’une même âme pour habiter la même demeure, nous méritions que le Seigneur daigne habiter avec nous. Le sanctuaire du Seigneur, c’est ce que cherchent les hommes quand ils veulent un lieu où leurs prières soient exaucées. Qu’ils soient donc eux-mêmes ce qu’ils cherchent, et qu’ils repassent avec amertume ce qu’ils disent dans leur coeur ou plutôt dans le silence le plus profond 8, qu’ils n’aient qu’une

 

1. Rom. XII, 12.— 2. Ps. LXVII, 6.— 3. Matth. X, 34, 35.— 4. Ps. XXVI, 10.— 5. I Tim. V, 5. —  6. Jean, XII, 19. — 7. Ps. LXVII, 7. — 8. Ps. IV, 5.

 

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même âme, « dans la même demeure », afin qu’ils deviennent de vastes appartements habités par le Seigneur, et qu’ils soient exaucés en eux-mêmes. Il est, en effet, un vaste édifice, meublé non-seulement de vases d’or et d’argent, mais aussi de vases de bois et d’argile. Les uns sont pour l’ornement, les autres pour l’ignominie ; mais si quelques-uns purifient en eux ce qui tient au vase d’ignominie 1, ils seront unanimes « dans une « maison e et deviendront ainsi le sanctuaire de Dieu. De même, en effet, que dans un vaste palais, le maître ne prend- point son repos dans un appartement quelconque, mais dans le lieu le plus honorable et le plus secret ; de même le Seigneur n’habite point chez tous ceux qui sont dans sa demeure, car il n’habite point en ceux qui sont des vases d’ignominie, mais il a son sanctuaire en ceux qu’ « il fait habiter par l’accord des manières ou des moeurs, dans une seule maison ». Le mot grec, en effet, tropoi se peut traduire en latin par manières ou moeurs. Le grec ne porte pas non plus : « Il fait habiter dans»; mais simplement: « Il fait habiter ». « Le Seigneur est » donc « dans son lieu sacrée. Quel est ce lieu? Car c’est Dieu qui se le prépare. C’est Dieu, en effet, « qui fait habiter dans une même demeure les hommes d’une même âme » : c’est là son sanctuaire.

8. Vois aussi par le verset suivant que c’est bien la grâce qui se construit cet édifice, bien que ceux dont elle le construit ne l’aient prévenue par aucun mérite. « C’est lui qui dans sa force délivre les captifs ». Car il brise les entraves pesantes du péché, qui leur faisaient obstacle pour marcher dans la voie des commandements : il les délivre avec cette force qu’ils n’avaient pas avant sa grâce. « Il en est de même de ces rebelles qui habitent  les sépulcres 2 »; c’est-à-dire de ces pécheurs tout à fait morts, qui ne s’occupent que d’oeuvres mortes. Ceux-ci sont rebelles, en effet, en résistant à la justice. Pour ces autres, qui sont captifs, ils voudraient peut-être marcher, mais ils ne le peuvent; ils prient Dieu de leur en donner le pouvoir et lui disent : « Délivrez-moi de mes chaînes 3 »; et lorsque Dieu les exauce, ils lui rendent grâce en disant : « Vous avez brisé mes chaînes 4 ». Quant à ces rebelles qui habitent les sépulcres, ils ressemblent à ceux dont l’Ecriture a

 

1. II Tim, II, 20. — 2. Ps. LXVII, 7. — 3. Id. XXIV, 17. — 4. Id. CXV, 17.

 

dit ailleurs : « Un mort, non plus que s’il n’existait pas, ne loue point le Seigneur 1 ». De là cette autre sentence: « Quand le pécheur est descendu au fond de l’abîme, il dédaigne 2». Il y a une différence entre désirer la justice et la combattre; entre vouloir secouer le joug du mal, et défendre ses fautes plutôt que d’en faire l’aveu : or, la grâce du Christ délivre les uns et les autres dans sa force. Quelle force, sinon la force de résister au péché jusqu’à en mourir? Car les uns et les autres de ces hommes deviennent propres à entrer dans la construction du sanctuaire de Dieu, les uns par la délivrance, les autres par la résurrection. Il ne fallut au Christ qu’un ordre pour délier cette femme que Satan tenait courbée vers la terre depuis dix-huit ans 3, et qu’un cri pour triompher de la mort de Lazare 4. Celui qui a opéré ces merveilles sur des corps, peut en produire de bien plus admirables dans nos coeurs, et faire « que nous n’ayons qu’une âme pour habiter dans un même palais, en délivrant les captifs dans sa puissance, ainsi que les rebelles qui habitent les sépulcres ».

9. « Seigneur, quand vous sortiez à la vue  de votre peuple 5 ». Le Seigneur sort quand il se montre dans ses oeuvres. Or, il ne se montre pas à tous, mais seulement à ceux qui savent discerner l’oeuvre divine. Car je ne parle point maintenant de toutes ces oeuvres qui sont évidentes pour tous les hommes, des cieux, de la terre, des mers et de tout ce qu’ils renferment; mais de ces oeuvres par lesquelles « il délivre dans sa force les captifs ainsi que les rebelles qui habitent les sépulcres, et fait habiter un même palais à ceux qui ont un même coeur ». C’est ainsi qu’il marche sous les yeux de son peuple, ou sous les yeux de ceux qui comprennent cette grâce. Enfin, il poursuit : « Quand vous e parcouriez le désert, la terre fut ébranlée», C’était un désert que ces nations qui ne connaissaient point le Seigneur : un désert que ces lieux où Dieu n’avait donné aucune loi; où n’habitait nul prophète pour annoncer l’avènement du Seigneur. Donc « quand vous parcouriez le désert », ou quand votre nom fut prêché parmi les Gentils, « la terre fut ébranlée », ces hommes terrestres furent poussés à embrasser la foi. Mais pourquoi fut

 

1 Eccli. XVII, 26. — 2. Prov. XVIII, 3. — 3. Luc, XIII, 1 . — 4. Jean, XI, 43, 44. — 5. Ps. LXVII, 8.

 

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elle ébranlée? « C’est que les cieux répandirent leur influence devant la face du Seigneur». Vous reportez-vous en esprit à ces moments où Dieu traversait le désert en présence de son peuple, sous les yeux des enfants d’Israël, et s’environnait pendant le jour d’une colonne de nuées, et d’une colonne de feu pendant la nuit 1; alors vous comprendrez que « les cieux « s’épanchèrent devant le Seigneur», puisqu’il fit pleuvoir la manne pour son peuple 2; voilà ce qu’exprimerait ensuite le Prophète : « La montagne de Sinaï est en présence du Dieu « d’Israël, Dieu laisse tomber sur son héritage une pluie bienfaisante 3»; parce que ce fut sur le mont Sinaï que Dieu s’entretint avec Moïse, quand il donna la loi 4. Alors la manne serait cette pluie bienfaisante que Dieu fit tomber sur son héritage, c’est-à-dire sur son peuple, car ce fut à eux seuls, et non aux autres peuples, que Dieu donna cette nourriture; et quand il dit ensuite: « Il est épuisé», on doit comprendre que ce même héritage s’est affaibli; car ils murmurèrent et conçurent du dégoût pour la manne; ils voulaient pour nourriture des viandes, et tout ce qui constituait leur alimentation ordinaire en Egypte 5. Mais si nous nous en tenons aux termes de la lettre sans recourir au sens spirituel, il nous faudra montrer quels étaient les hommes dont le corps était enchaîné, et quels étaient ceux qui habitaient les sépulcres et qui furent délivrés par la puissance divine. Ensuite, si ce peuple de Dieu, si cet héritage s’épuisa, dans son dégoût pour la manne, au lieu de dire après cela: « Mais toi, tu l’as rendu parfait », il faudrait dire: Mais toi, tu l’as frappé, car ces murmures et ces dégoûts, outrageants pour le Seigneur, furent suivis d’une plaie bien douloureuse 6. Enfin, tout ce peuple mourut au désert, et nul, excepté deux hommes, ne mérita d’entrer dans la terre promise 7. Sans doute on pourrait dire que cet héritage devint parfait dans sa postérité; nous devons toutefois nous attacher au sens spirituel pour être plus à l’aise. « Tout se passait en figure pour ce peuple 8»; jusqu’à l’arrivée de la lumière et la disparition des ombres 9.

10. Que Dieu donc ouvre à nos instances; et que ses mystères se découvrent à nos yeux, autant qu’il daignera nous l’accorder. Pour

 

1. Exod. XIII, 21. — 2. Id. XVI, 13. — 3. Ps. LXVII, 10. — 4. Exod. XIX, 18.— 5.  Nombres, XI, 5, 6. — 6. Id. 33. — 7. Id. XIV, 29, 30. —  8. Cor. X, 11.— 9. Cant. II, 17.

 

ébranler la terre et l’amener à la foi, quand l’Evangile parcourait les nations, « les cieux se sont épanchés devant la face du Seigneur »; ces mêmes cieux dont le Psalmiste a chanté ailleurs: «  Les cieux racontent la gloire de Dieu ». Car c’est d’eux qu’il est dit un peu plus bas : « Il n’est point de langue, point d’idiome qui n’entende cette voix; son éclat s’est répandu dans tout l’univers, il a retenti jusqu’aux derniers confins de la terre 1 ». Toutefois ce

n’est pas à ces cieux qu’il faut attribuer une telle gloire, comme si la grâce qui a fécondé

le désert des nations, et mis en mouvement la terre vers la foi, pouvait venir des hommes.

Ce n’est point par eux-mêmes que les cieux se sont épanchés, mais bien « devant la face du Seigneur », qui habitait en eux, et qui leur faisait habiter la même demeure dans l’union des âmes. Ils sont aussi les montagnes dont il est dit : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours ». Et toutefois, afin de ne point laisser croire qu’il met sa confiance dans des hommes, le Psalmiste ajoute aussitôt : « Mon secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre 2 ». C’est encore à lui qu’il est dit ailleurs : « C’est vous qui répandez une lumière admirable du haut des montagnes éternelles 3 »; bien qu’elle vienne des montagnes éternelles, c’est vous néanmoins qui la répandez. De même ici : « Les cieux se sont épanchés », mais, « devant la face du Seigneur». Car eux-mêmes ont été sauvés

par la foi, et cela ne vient point de leurs mérites, puisque c’est un don de Dieu : cela ne vient pas des oeuvres, afin que nul ne se glorifie. Nous sommes, en effet, son ouvrage 4. « C’est lui qui nous fait habiter la même demeure dans l’union des âmes ».

11. Mais que dit ensuite le Prophète : « La montagne de Sinaï, en face du Dieu d’Israël? » Faut- il sous-entendre, s’est épanchée; afin d’appeler encore montagne de Sinaï ce qu’il vient d’appeler du nom de ciel; de même que nous avons donné aux cieux le nom de montagne? Dans ce sens nous ne devons pas nous étonner qu’il soit dit: « La montagne », et non les montagnes, comme il avait été dit: Les cieux, et non le ciel; car dans un autre psaume, après avoir dit: « Les cieux

 

1. Ps. XVIII, 2-5. — 2. Id. CXX, 1, 2. — 3. Ps. LXXV, 5. — 4. Ephés. II, 8-10.

 

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racontent la gloire de Dieu 1, il répète en d’autres termes la même pensée selon la coutume des saintes Ecritures : « Et le firmament nous annonce ses oeuvres». Il a d’abord dit : « Les cieux », et non le ciel, et ensuite il dit : Le firmament, et non les firmaments. Or, « Dieu appelle ciel le firmament 2», ainsi qu’il est dit dans la Genèse. Ainsi donc, les cieux et le ciel, les montagnes et la montagne ont une signification semblable et nullement différente : de même que les nombreuses Eglises, et la seule Eglise, n’ont pas un sens divers, mais un seul et même sens. Mais pourquoi « cette montagne de Sinaï, qui engendre dans la servitude 3», comme l’a dit l’Apôtre? Faut-il entendre par là cette loi donnée sur le mont Sinaï, et que « les cieux auraient épanchée devant la face du Seigneur », afin d’ébranler la terre? Et cet ébranlement de la terre serait-il le trouble des hommes incapables d’accomplir cette loi? Mais, s’il en est ainsi, cette loi est encore cette pluie bienfaisante, dont le Prophète a dit ensuite : « Vous ménagerez, Seigneur, une pluie désirable à votre héritage »; car il n’en a pas agi de la sorte avec aucun peuple, et ne leur a pas manifesté ses jugements 5. Cette pluie que Dieu a réservée à son héritage est donc la loi qu’il lui a donnée. « Elle s’est affaiblie », la loi ou la nation qui est notre héritage. On peut entendre que la loi s’est affaiblie, en ce sens qu’elle ne s’accomplissait point, non qu’en elle-même elle fût faible, mais parce qu’elle aboutissait à la faiblesse chez les hommes qu’elle menaçait sans leur donner le secours de la grâce. C’est en effet le terme dont s’est servi l’Apôtre en disant : « Ce qui était impossible à la loi, chez l’homme en qui la chair l’affaiblissait 6 », voulant nous montrer que c’est dans un sens spirituel qu’elle doit s’accomplir. Il dit néanmoins qu’elle s’affaiblit, parce que les faibles ne peuvent l’accomplir. Mais l’héritage qui s’affaiblit nous désignerait sans ambiguïté le peuple après que la loi lui fut donnée. « Car la loi est venue, en sorte que le péché a abondé 7». Alors le verset suivant: « Vous lui avez donné la perfection», se rapporte à la loi quia été perfectionnée, selon l’Apôtre, c’est-à-dire accomplie; c’est ce que dit le Seigneur dans l’Evangile : « Je ne suis point venu pour

 

1. Ps. XVIII, 2, — 2. Gen. I, 8. — 3. Gal. IV, 24. — 4. Exod. XIX, 18. — 5. Ps. CXLVII, 20. — 6. Rom. VIII, 3. — 7. Rom. V, 20.

 

détruire, mais pour accomplir la loi 1». De là vient que l’Apôtre, après avoir dit que la loi était affaiblie par la chair, puisque la chair ne peut accomplir ce qui ne s’accomplit que par l’esprit, c’est-à-dire par une grâce spirituelle, dit encore : « Afin que la justice de la loi soit accomplie en nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’esprit 2 ». Ainsi donc : « Vous lui avez donné la perfection; parce que l’amour est la plénitude de la loi 3, et que l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs», non par nous-mêmes, mais « par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 4 »; tel serait le sens de : « Vous lui avez donné la perfection », si l’on entend que c’est la loi qui a été perfectionnée; mais, si c’est l’héritage, le sens est plus facile à saisir. Si l’on veut, en effet, que l’héritage du Seigneur, ou le peuple de Dieu ait été affaibli à cause de la loi, « parce que la loi est « entrée, de telle manière que le péché a « abondé » ; alors ces paroles : « Vous l’avez perfectionné » , s’entendraient dans le même sens que ces autres du même saint Paul : « Où le péché a abondé, la grâce a surabondé 5 ». Car le péché se multipliant a multiplié aussi les infirmités, et ensuite ils ont précipité leur marche 6; car ils ont gémi et ont demandé à Dieu d’accomplir avec son secours ce qu’ils ne pouvaient accomplir avec un simple précepte.

12. Il y a dans ces paroles un autre sens, qui me paraît plus probable. Cette pluie abondante s’entend bien mieux de la grâce, qui nous est donnée sans être appelée par aucune oeuvre méritoire. « Si c’est par grâce, ce n’est point en vue des oeuvres, autrement la grâce ne serait plus grâce 7. Je ne suis pas digne d’être appelé Apôtre », est-il dit encore; « puisque j’ai persécuté l’Eglise de Dieu; muais c’est parla grâce de Dieu que je suis ce que je suis 8». Telle serait la pluie volontaire : « Car il nous a volontairement appelé par la parole de la vérité 9 ». C’est donc une pluie de son amour. De là vient qu’il est dit ailleurs : « Vous nous couvrez de votre amour, comme d’un bouclier 10 ». Or, quand le Seigneur traversait le désert, c’est-à-dire quand l’Evangile était, annoncé aux nations, « les cieux distillèrent » cette

 

1. Matth. V, 17. — 2. Rom. VIII, 3, 4. — 3. Id. XIII, 10. — 4. Id. V, 5.—  5. Id. 20.— 6. Ps. XV, 4.— 7. Rom. XI, 6.— 8. I Cor. XV, 9, 10. — 9.  Jacques, I, 18. — 10. Ps. V, 13.

 

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pluie : non d’eux-mêmes cependant, mais « en présence du Seigneur », car eux-mêmes aussi lui doivent la grâce d’être ce qu’ils sont. Et s’il est parlé du « mont Sinaï », c’est que celui qui a travaillé plus que tous les autres, non pas lui, niais la grâce de Dieu avec lui 1, afin qu’il s’épanchât plus abondamment parmi les nations , c’est-à-dire dans le désert où le Christ n’avait pas été annoncé, pour ne point bâtir sur le fondement d’un autre 2; celui-là, dis-je, était Israélite, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin 3; il avait été engendré dans la servitude, en cette Jérusalem terrestre, qui est esclave avec ses enfants; et c’est pourquoi il persécutait l’Eglise. Car, selon l’avis qu’il nous en donne : « De même que le Fils engendré selon la chair poursuivait le Fils selon l’esprit; ainsi en est-il maintenant 4 ». Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’ai agi dans l’ignorance , n’ayant point la foi 5. Admirons donc « les cieux qui s’épanchent à la face du Seigneur », admirons plus encore cette « montagne de Sinaï », c’est-à-dire celui qui fut tout d’abord persécuteur, Hébreu fils d’Hébreux, et Pharisien en ce qui regarde la loi 6. Que faut-il admirer? Qu’il n’ait point agi de lui-même, mais « devant la face du Dieu d’Israël », d’Israël dont il dit: « Et à l’Israël de Dieu 7»; et dont le Seigneur a dit: « C’est là un vrai Israélite, sans déguisement 8 ». Telle est la pluie de grâce que le Seigneur a ménagée à son héritage, et que ne précédaient point les mérites des bonnes oeuvres. « Cet héritage s’est affaibli ». Car l’Apôtre a reconnu qu’il n’est rien par lui-même, ni par ses propres forces, mais qu’il doit à la grâce de Dieu ce qu’il est. Il a reconnu ce qu’il a dit plus tard : « Je me glorifierai dans mes infirmités 9 ». Il a reconnu la vérité de cette parole : « Ne t’élève point dans ta sagesse, mais crains 10 ». Il a compris, que « Dieu donne la grâce aux humbles 11. Il s’est affaibli, mais vous, ô Dieu, l’avez conduit à la perfection; parce que la vertu se perfectionne dans la faiblesse 12 ». Dans quelques exemplaires et latins et grecs, on ne trouve pas : « La montagne de Sinaï », mais simplement: « En face du Dieu de Sinaï, en face du Dieu d’Israël ». C’est-à-dire :

 

1. I Cor. XV, 10. — 2. Rom. XV, 20 — 3. Philip. III, 5. — 4. Gal. IV, 25, 29. — 5. I Tim. I, 13. — 6. Philip. III, 5. — 7. Galat. VI, 16. — 8.  Jean, 1, 47. — 9. II Cor. XII, 9. — 10. Rom. XI, 20. — 11. Jacques, IV, 6. — 12. II Cor. VII, 9.

 

« Les cieux se sont épanchés en face du Dieu d’Israël » ; et comme si l’on demandait de quel Dieu : «En face du Dieu de Sinaï»,dirait le Prophète, « du Dieu d’Israël », c’est-à-dire en face du Dieu qui a donné sa loi au peuple d’Israël. Pourquoi donc «les cieux s’épanchent-ils en face de Dieu »; en face de ce Dieu, sinon pour accomplir ainsi la prophétie: « Celui qui a donné la loi, donnera aussi la bénédiction 1 ? » « La loi », pour effrayer celui qui présume des forces de l’homme; « la bénédiction »,qui délivre celui qui espère en Dieu. Vous donc, ô mon Dieu, avez donné la perfection à votre héritage : parce qu’en lui-même il s’est affaibli, afin de recevoir de vous le perfectionnement.

13. « Les animaux qui sont les vôtres, habiteront en cette terre». « Qui sont les vôtres», non qui s’appartiennent; qui vous sont soumis, non abandonnés à eux-mêmes; qui ont besoin de vous, non point qui se suffisent. Enfin, il est dit ensuite: « Vous l’avez préparé dans votre bonté, Seigneur, pour celui qui est pauvre 2». « Dans votre bonté», et non dans le droit qu’il en avait. Il est pauvre, en effet, parce qu’il est infirme, afin d’être conduit à la perfection : il reconnaît son indigence, afin d’être rassasié. Telle est la bonté dont il est dit ailleurs : « Le Seigneur épanchera ses bénédictions, et notre terre donnera son fruit 3 » ; en sorte que le bien se fera, non par crainte, mais par amour; non par l’effroi du châtiment, mais par la joie intime de la justice. Telle est, en effet, la vraie et saine liberté, Mais le Seigneur la prépare à celui qui est pauvre, non point à celui qui est dans l’abondance, et qui rougirait de cette pauvreté: c’est de tels hommes qu’il est dit: « Nous sommes en butte à l’outrage du riche, au mépris des superbes 4». Il appelle orgueilleux ceux qu’il a d’abord appelés riches.

14. « Le Seigneur donnera son Verbe » : c’est-à-dire, la nourriture à ses animaux qui habiteront cette terre. Mais que feront ces animaux auxquels il donnera le Verbe, sinon ce qui est dit ensuite? « Qu’ils évangéliseront avec une grande force 5 » . Avec quelle force, sinon avec cette force qui lui fait délivrer les captifs? Peut-être appellerait-il ici force, la vertu d’opérer des miracles qui éclata dans les prédicateurs de l’Evangile.

 

1. Ps. LXXXIII, 8. — 2. Ps. LXVII, 11. — 3. Id. LXXXIV, 13. — 4. Id. CXXII, 4. — 5. Id. LXVII, 12.

 

15. Quel est donc celui qui « donnera le Verbe à ceux qui prêcheront l’Evangile avec une grande force ? C’est, dit le Prophète, le roi des vertus du Bien-Aimé 1». Le Père est donc le roi des vertus du Fils. Car, le bien-aimé, à moins que l’on ne précise quel est ce bien-aimé, s’entend par antonomase du Fils unique de Dieu. Le Fils est-il le roi des vertus, c’est-à-dire des vertus qui lui obéissent? Car « il doit donner la parole à ceux qui évangéliseront avec une grande force, celui qui est roi des vertus», et dont il est dit: « Le Seigneur des vertus est lui-même le roi de gloire 2». Qu’il n’ait point dit: Le roi de ses vertus, mais simplement : « Le roi des vertus du bien-aimé », c’est une manière de parler très-fréquente dans les Ecritures, pour peu qu’on y fasse attention: c’est ce qui arrive surtout quand le nom propre est exprimé, afin que l’on ne puisse douter que c’est bien du même personnage qu’il est question. Voilà ce que l’on trouve assez fréquemment dans le Pentateuque: « Et Moïse fit » tel et tel objet «comme le Seigneur l’avait commandé à Moïse 3 » en langage ordinaire on aurait dit : Moïse fit ce que lui commanda le Seigneur; le texte sacré porte, au contraire: « Moïse fit ce que le Seigneur commanda à Moïse », comme si Moïse, à qui Dieu avait commandé, n’était pas Moïse qui exécuta, quoique ce fût bien le même cependant. Ces locutions se rencontrent bien difficilement dans le Nouveau-Testament, et toutefois l’Apôtre s’en servait quand il disait:

« A propos de son Fils qui lui est né de la race de David selon la chair, qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance, selon l’Esprit de sainteté, par la résurrection d’entre les morts, de Jésus-Christ Notre-Seigneur 4 » ; comme si autre était le Fils de Dieu qui est né de la race de David selon la chair, et autre Jésus notre Seigneur, tandis que c’est bien le même. Dans les anciens livres on rencontre fréquemment cette locution: et c’est pourquoi, quand elle amène tant soit peu d’obscurité, on doit recourir aux exemples du même genre qui portent leur évidence en eux-mêmes ; ainsi elle est quelque peu obscure dans le passage du Psaume que nous exposons. Si l’on disait, en effet, Jésus-Christ roi des puissances de Jésus-Christ, le passage serait aussi clair que celui-ci: « Moïse accomplit ce que Dieu avait

 

1. Ps. LXVII, 13. — 2. Id. XXIII, 10. — 3. Nombre, XVII, 11, selon les Septante. — 4. Rom. I, 3, 4.

 

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commandé à Moïse » ; mais comme il est dit : « Roi des vertus du bien-aimé », il ne vient pas facilement à l’esprit que celui qui est le bien-aimé soit aussi  le Roi des vertus. Cette expression donc: « Roi des puissances du bien-aimé», peut s’entendre comme s’il était dit, roide ses vertus, puisque le roi des vertus est le Christ, et que le bien-aimé est aussi le même Christ. Ce sens toutefois n’est pas si rigoureux, qu’on n’en puisse donner un autre: car on peut entendre que le Père est le roi des vertus de son Fils bien-aimé, et ce même bien-aimé lui dit : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi 1». Mais vient-on à me demander si Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ peut être aussi appelé roi, je ne sache pas qu’il y ait un homme pour oser le dépouiller de ce titre, quand l’Apôtre a dit: « Au roi des siècles, au Dieu immortel, invisible, unique 2 ». Et si l’on veut appliquer cette parole à la Trinité, nous y trouvons encore Dieu le Père. Mais à moins d’entendre d’une manière charnelle, cette expression: «O Dieu! donnez votre jugement au roi, et votre justice au fils du roi 3 » ; je ne sais si l’on peut y voir autre chose que « à votre Fils ». Donc le Père est aussi roi. De là vient que « le roi des puissances du bien-aimé », peut s’entendre de deux manières. Aussi, après avoir dit : « Le Seigneur donnera son Verbe à ceux qui évangéliseront avec une grande puissance » : comme la puissance vient de celui qui gouverne, et doit servir les desseins de celui qui la donne, le Prophète ajoute: « Le Seigneur qui donnera le Verbe à ceux qui évangéliseront avec une grande puissance, est le roi des puissances du bien-aimé».

16. Voici le verset suivant: « Bien-Aimé, et pour partager les dépouilles de la beauté de la maison 4 ». Il répète, afin de mieux appeler l’attention : cette répétition toutefois ne se trouve pas dans tous les exemplaires, et les plus soignés la marquent d’une étoile, ou du signe que l’on appelle astérisque, et par lequel on veut faire connaître ce qui manque dans le texte des Septante, mais qui est dans l’hébreu. Mais que l’on admette que cette expression, « bien-aimée » est répétée ou qu’elle n’est exprimée qu’une fois, voici, je crois, le sens qu’il faut donner à ce qui suit: « Et pour

 

1. Jean, XVII, 10. — 2. I Tim. I, 17. —  3. Ps. LXXI, 2. — 4. Ps. LXVII, 13.

 

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partager les dépouilles de la beauté de la maison », comme s’il y avait: « C’est au bien-aimé de partager les dépouilles qui embelliront le palais », c’est-à-dire, de celui qui est bien-aimé quand il assigne les dépouilles en partage. Cette maison embellie, c’est l’Eglise qu’enrichit le Christ, quand il l’orne de dépouilles comme on corps est beau par la distribution proportionnée des membres. Or, on appelle dépouilles ce que l’on enlève à l’ennemi. L’Evangile nous en explique la nature, quand nous lisons: « Nul ne peut entrer dans la maison d’un homme fort, pour en enlever les dépouilles, sans avoir auparavant lié le fort 1». Le Christ a donc enchaîné le diable avec des liens spirituels, quand il a triomphé de la mort, et s’est élevé de l’abîme jusque dans les cieux; il l’a enchaîné par le sacrement de son incarnation, puisqu’il a été permis au démon de le faire mourir, bien qu’il ne trouvât en lui rien qui fût digne de mort; et c’est après l’avoir ainsi enchaîné, que le Christ lui a enlevé ses dépouilles. Il exerçait alors son pouvoir sur les enfants de la rébellion 2, dont l’infidélité servait ses desseins. Or, le Seigneur en purifiant ces vases par la rémission des péchés, et en sanctifiant ces dépouilles enlevées à l’ennemi terrassé et enchaîné, les a distribuées pour l’embellissement de son palais; en faisant des uns des Apôtres, des autres des Prophètes, d’autres des pasteurs et des docteurs, pour les fonctions du ministère, et l’édification du corps du Christ 3. « De même, en effet, que e notre corps est un, bien qu’il ait plusieurs membres, et que tous ces membres, quoique nombreux, ne composent néanmoins qu’un seul corps : ainsi en est-il du Christ. Or, tous sont-ils Apôtres?Tous sont-ils Prophètes? Tous sont-ils des puissances ? Tous ont-ils le don de guérir? Tous parlent-ils diverses langues? Tous sont-ils interprètes? Mais c’est le seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons, selon qu’il lui plaît ». Telle est la beauté du palais auquel on distribue des dépouilles; en sorte que celui qui l’aime s’exalte de cette beauté et s’écrie : « Seigneur, j’aime la richesse de votre maison 5 ».

17. Dans les versets qui vont suivre, le Prophète adresse la parole à ces mêmes

 

1. Matth. XII, 29. — 2. Eph. II, 2. — 3. Id. IV, 11, 12. — 4. I Cor. XII, 11, 12, 29, 30. — 5. Ps, XXV, 8.

 

membres qui font la beauté de l’édifice, et s’écrie : « Si vous vous endormez au milieu des héritages, ailes de la colombe argentée, et dont le cou est enrichi de reflets d’or et d’émeraude 1 ». Cherchons d’abord quel est l’ordre de ces paroles, et comment se termine la pensée ; car elle n’est point définie, puisqu’il est dit : « Si vous dormez ». Ensuite, quand il parle de ces « ailes argentées de la colombe », faut-il l’entendre au singulier, et dire, de cette aile, hujus pennae, ou au pluriel, ces ailes, hae pennae? Mais le grec exclut absolument le singulier et emploie ici le pluriel. Cependant c’est encore une question incertaine, s’il faut lire, ces ailes, ou bien, ô ailes, comme si on leur adressait la parole. Ainsi donc, les paroles qui ont précédé, ont-elles donné l’achèvement à cette pensée, en sorte qu’elle soit ainsi réglée : « Le Seigneur   donnera son Verbe à ceux qui évangéliseront avec une grande puissance, si vous dormez au milieu de l’héritage, ô vous, ailes de la colombe argentée »? Ou bien trouve-t-elle son complément dans les paroles qui suivent, de cette manière : « Si vous dormez au milieu de l’héritage, les ailes de la colombe argentée deviendront blanches comme la neige du Selmon 2 ». C’est-à-dire que ces ailes blanchiront, si vous dormez au milieu de l’héritage; en sorte qu’il adresserait la parole à ceux qui sont partagés comme des trophées pour l’ornementation du palais; c’est-à-dire : Si vous dormez entre deux héritages, ô vous qui êtes distribués pour l’embellissement du palais, par la manifestation de l’Esprit, ainsi qu’il est nécessaire, en sorte qu’à l’un l’Esprit-Saint ait donné la parole de la sagesse, à l’autre la parole de la science selon le même Esprit, à celui-ci la foi, à cet autre le don de guérir dans le même Esprit, et le reste 3. Si donc vous vous endormez au milieu de l’héritage, alors les ailes de la colombe argentée deviendront blanches comme la neige du Selmon. On peut encore l’entendre de cette manière « Si vous, ô ailes de la colombe argentée, dormez au milieu des héritages, ils blanchiront comme la neige du Selmon», c’est-à- dire les hommes qui recevront par la grâce la rémission de leurs péchés. Aussi est-il dit à propos de l’Eglise, au Cantique des cantiques : « Quelle est celle-ci qui s’élève dans sa

 

1. Ps. LXVII, 14. — 2. Id. 15. — 3. I Cor. XII, 7, 9.

 

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blancheur 1? » Dieu accomplissant ainsi la promesse qu’il a faite par le Prophète : « Vos péchés fussent-ils comme le vermillon, je vous rendrai blancs comme la neige 2». On peut donc comprendre ce passage de manière que dans cette expression: « des ailes d’une colombe argentée, il faille sous-entendre, vous serez ; et alors le sens deviendrait : O vous qui êtes distribués pour l’embellissement du palais, si vous dormez au milieu des héritages, vous serez des ailes, d’une colombe argentée : c’est-à-dire, vous vous élèverez dans les hauteurs, mais en vous rattachant à l’Eglise par des liens sacrés. Par cette colombe argentée, je ne vois pas ce qu’il nous est possible d’entendre mieux que celle dont il est dit : « Ma colombe est unique 3 ». Elle est argentée, parce qu’elle est instruite des divins enseignements; et ces enseignements du Seigneur sont appelés dans un autre endroit: « Un argent qui a passé à l’épreuve du feu de la terre, et qui est purifié sept fois 4 ». Il y a donc un grand bien à dormir entre ces deux héritages dans lesquels on prétend voir les deux testaments, en sorte que dormir entre deux héritages, ce serait reposer sur l’autorité de ces Testaments, c’est-à-dire, s’en rapporter à leur autorité, terminer dans la paix et à l’amiable toute dispute, dès que l’on apporte des témoignages et des preuves de l’un ou de l’autre. S’il en est ainsi, quelle leçon paraît donnée à ceux qui évangélisent avec une grande puissance, sinon que le Seigneur doit leur donner sa parole, afin qu’ils puissent évangéliser, s’ils se reposent entre les deux héritages? Alors donc leur sera donnée la parole de vérité, s’ils ne négligent point l’autorité des deux Testaments; en sorte qu’ils seront eux-mêmes des ailes de la colombe argentée, eux dont la prédication porte jusqu’au ciel la gloire de l’Eglise.

18. Mais « entre les épaules » : c’est là une partie du corps; cette partie tient à la région du coeur, et toutefois en arrière; les plumes de son dos, dit le Prophète, et il ajoute que cette partie de la colombe argentée a des reflets d’or, c’est-à-dire la force de la sagesse, et je ne crois pas que par cette force on puisse mieux entendre que la charité. Mais pourquoi le dos, et non la poitrine? Je m’étonne en effet de

 

1. Cant. III, 6, selon les Septante. — 2. Isaïe, I, 8. — 3. Cant. VI, 8 — 4. Ps. XI, 7.

 

cette parole d’un autre psaume, où il est dit: « Il te couvrira de son ombre entre ses épaules, et tu espéreras sous ses ailes 1 » tandis que les ailes ne peuvent abriter que ce qui est sous la poitrine. En latin, inter scapulas, entre les épaules, peut s’entendre peut-être de part et d’autre, en avant et en arrière, en sorte que par épaules, nous comprenions ces parties du corps au milieu desquelles est placée la tête; il est possible encore que l’hébreu se puisse entendre de la même façon; mais dans le grec, metaphrena. ne peut se dire que de la partie postérieure, ce qui est inter scapulas, entre les épaules. Or, est-ce là qu’est l’éclat de l’or, c’est-à-dire la sagesse et la charité, parce que c’est là que les ailes sont attachées en quelque sorte, ou bien, parce que c’est là que l’on porte le fardeau léger? Que sont en effet ces deux ailes, sinon les deux préceptes de la charité, qui renferment toute la loi et les Prophètes 2? Qu’est-ce que le fardeau léger, sinon la charité que l’on accomplit par ces deux préceptes? Tout ce qui est difficile dans ces deux préceptes devient léger pour celui qui aime. Et nous n’avons pas d’autre raison de bien comprendre cette parole : « Mon fardeau est léger 3 », sinon que Dieu nous donne l’Esprit-Saint, par qui la charité est répandue dans nos coeurs 4, afin que par amour nous fassions de bon coeur ce que la crainte fait faire à celui qui agit en esclave; car on n’est pas ami du bien, quand on préférerait que le bien ne fût point commandé, si cela était possible.

19. On peut demander encore: Pourquoi n’est-il pas dit: Si vous dormez parmi les héritages, mais « au milieu des héritages » que veut dire « au milieu des héritages? » Si l’on eût traduit le grec d’une manière plus expresse, on eût dit : Dans le milieu des héritages, ce que je n’ai lu chez aucun interprète; c’est pourquoi il me semble que la traduction: «Au milieu des héritages», a la même valeur. Je dirai donc ce que j’en pense. Cette expression, dans le grec, s’emploie pour désigner un lien, un pacte, qui devient indissoluble; c’est ainsi que l’Ecriture s’en sert pour désigner le testament formé entre le Seigneur et son peuple : car, au lieu que le latin dit : « Entre vous et moi », le grec porte: « Au milieu du mien et du vôtre ». Ainsi encore à propos du signe de la circoncision, alors que

 

1. Ps. XC, 4. — 2. Matth. XXII, 40, — 3. Id. XI, 30. — 4. Rom. V, 5.

 

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Dieu, s’adressant à Abraham, lui dit : « Il y aura une alliance entre toi et moi, et toute ta postérité 1 » ; le grec porte : « Au milieu du mien et du tien, et au milieu de ta postérité ». De même quand le Seigneur parlait à Noé de cet arc-en-ciel qui sera un signe établi 2, il répète souvent cette expression, ainsi traduite en latin : inter me et vos, « entre vous et moi », ou « entre moi et toute « âme vivante », et chaque fois que l’on rencontre ces idées, nous voyons dans le grec « au milieu du mien et du tien », ana meson, David et Jonathan conviennent d’un signe pour ne pas se tromper dans leurs conjectures 3; et ce que le latin exprime par « entre eux deux », le grec l’exprime par « au milieu d’eux deux », ou ana meson. Mais nos traducteurs ont eu raison de ne point traduire cet endroit du psaume par « entre les héritages », comme il est d’ordinaire dans la langue latine, mais de dire « au milieu des u héritages e, comme dans le milieu des héritages, ce que dit le grec avec plus de précision, et ce qui se dit ordinairement des choses qui doivent être en parfait accord, ainsi que je le disais tout à l’heure. L’Ecriture alors commande de dormir entre les héritages, à ceux qui sont les ailes de la colombe argentée, ou qui doivent le devenir par ce moyen. Or, ces héritages sont les deux Testaments, et quelle leçon devons-nous en tirer, sinon de ne point contredire à l’accord des deux Testaments, mais de les comprendre et d’acquiescer à leur autorité, d’être tout à la fois le signe et l’enseignement de leur accord, puisque nous sentons qu’ils ne disent rien de contraire l’un à l’autre, et que nous le montrons dans l’admiration de la paix, et comme dans le sommeil de l’extase? Mais si nous voyons les Testaments dans les héritages, klerois, puisque c’est là un nom grec, et qui ne signifie pas Testaments, c’est que ces deux Testaments nous donnent l’héritage, dont le nom en grec est kleronomia, comme celui de l’héritier, kleronomos. Or, kleros, en grec, signifie un lot tiré au sort, et les sorts que nous a promis le Seigneur, se nomment les parties de cet héritage, distribuées au peuple, De là vient que la tribu de Lévi ne dut point avoir de sort, parce qu’elle devait vivre de la dîme 4. De kleros viennent ces noms de clergé et de

 

1. Gen. XVII, 2,7.— 2. Id. IX, 12.— 3. I Rois, XX, 20-23. — 4. Nombres, XVIII, 20.

 

clercs, donnés à ceux qui ont pris un rang dans les divers degrés du ministère ecclésiastique, car ce fut par le sort qu’on élut Matthias, le premier, disons-nous, qui ait été ordonné par les Apôtres 1. C’est pourquoi à cause de l’héritage qui nous vient par testament comme l’effet qui nous vient de la cause, on a désigné les Testaments eux-mêmes sous le nom d’héritages.

20. Toutefois, il me vient à l’esprit un autre sens bien préférable, si je ne me trompe, et qui nous fait comprendre par les sorts les héritages eux-mêmes; l’héritage de l’Ancien Testament, bien qu’il soit l’ombre symbolique de l’avenir, serait la félicité de la terre; l’héritage du Nouveau Testament serait le bonheur sans fin, et dormir au milieu des héritages signifierait qu’on ne recherche point celui-là avec ardeur, mais que l’on attend celui-ci avec patience. Ceux en effet qui servent Dieu pour ce motif, ou plutôt qui, pour ce motif ne le servent point, en cherchant dans cette vie et sur cette terre la félicité, voient le sommeil les fuir, ils ne dorment point. Agités par la flamme de leurs convoitises, ils se jettent clans les crimes, dans les forfaits; le désir d’acquérir, la crainte de perdre leur enlèvent le repos. « Mais celui qui m’écoute », a dit la Sagesse, « habitera dans l’espérance; libre de crainte, il s’abstiendra de tout mal 2 ». Autant que je puis voir, tel est le sens de dormir au milieu des sorts, c’est-à-dire au milieu des héritages ; c’est habiter l’héritage éternel, non point encore en réalité, mais en espérance, et faire trève avec tout désir de bonheur terrestre. Et quand viendra l’objet de notre espérance, nous ne reposerons plus entre deux héritages, mais nous régnerons dans l’héritage nouveau, l’héritage véritable, dont l’ancien était la figure. Si donc nous entendons ces paroles: « Si vous dormez au milieu des héritages », comme s’il était dit : Si vous mourez au milieu des héritages, comprenant que l‘Ecriture, comme il lui arrive d’ordinaire, appellerait du nom de sommeil, la mort corporelle ; la plus sainte mort qui vient clore les jours de cette vie, est celle de l’homme qui persévère à réprimer en lui les désirs des biens terrestres, et à n’espérer jusqu’à la fin que l’héritage du ciel. Ceux qui dormiront ainsi au milieu des héritages auront des ailes

 

1. Act. I, 26. — 2. Prov. I, 33.

 

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comme ta colombe argentée; parce qu’au jour de la résurrection, ils s’envoleront sus les nuées, à travers les airs, au-devant du Christ, afin de vivre toujours avec le Seigneur ; ou bien parce qu’à l’occasion de ceux qui meurent ainsi, la gloire de l’Eglise éclate et plus haut et plus loin, et s’élève comme sur les ailes de la plus sublime louange. Ce n’est pas en effet sans raison qu’il est écrit : « Ne louez aucun homme avant sa mort 2 ». Donc, tous les saints de Dieu, depuis l’origine du genre humain jusqu’au temps des Apôtres, parce qu’ils ont bien su dire : « Je n’ai point désiré les jours de  l’homme, vous le savez 3»; et encore: « J’ai fait une prière au Seigneur et je la renouvellerai 4 »; et depuis le temps des Apôtres, qui a marqué plus clairement la différence entre les deux Testaments, les Apôtres eux-mêmes, les martyrs et les autres justes, comme les chefs du troupeau avec leur postérité, tous se sont endormis au milieu des héritages, méprisant la félicité du règne terrestre, pour mettre leur espérance dans ce royaume des cieux qu’ils ne tenaient pas encore. Et comme ils ont goûté cet heureux sommeil, voilà qu’ils sont comme les ailes de cette Eglise qui est la colombe argentée, et qu’elle-même s’élève par les louanges qu’on leur donne ainsi la renommée de leur sainteté est pour ceux de l’avenir une invitation à les imiter, et ceux-ci, dormant à leur tour ce même sommeil, deviendront des ailes nouvelles, qui porteront jusqu’aux siècles derniers la sublime renommée de l’Eglise.

21. « Pendant que celui qui habite au-dessus des cieux partage les rois à cause d’elle, voilà qu’elle deviendra plus blanche que la neige du Selmon 5 ». Celui qui habite au-dessus des cieux est le même « qui monte au plus haut des « cieux, pour accomplir toutes choses, tandis qu’il distribue les rois à cause d’elle», c’est-à-dire à cause de cette colombe argentée. Car l’Apôtre continue en disant : « C’est lui aussi qui a fait les uns Apôtres, les autres Prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et docteurs ». Qu’est-ce autre chose

que partager les rois à cause d’elle, sinon « pour l’oeuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ 6 »; puisque ce corps du Christ, c’est elle-même? Ils sont

 

1. I Thess. IV, 16. — 2. Eccli. XI, 30. — 3. Jérém. XVII, 16.— 4. Ps. XXVI, 4. — 5. Ps. LXVII, 15. — 6. Ephés. IV, 10-12.

 

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appelés « rois e, du mot régir: et que doivent-ils régir principalement, sinon les convoitises de la chair, de peur que le péché ne règne dans leur corps mortel, qu’ils n’abandonnent leurs membres au péché comme des instruments d’iniquité; et afin qu’ils se donnent à Dieu, comme devenus vivants de morts qu’ils étaient, et que leurs membres soient des instruments de justice 1 ? C’est ainsi qu’ils seront des rois, séparés d’abord des étrangers, parce qu’ils ne porteront point le joug avec les infidèles, séparés entre eux, par leur propre ministère, mais dans la concorde. « Tous, en effet, ne sont point Apôtres, ni tous Prophètes, ni tous docteurs; tous également n’ont point le don de guérison, ni tous le don des langues, ni tous le dort de les interpréter. « Or, c’est le seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons selon qu’il lui plaît 2 »; et c’est en donnant cet Esprit que celui qui habite les cieux, établit une distinction parmi les rois à cause de la colombe argentée. C’est de ce même Esprit-Saint que l’ange parlait à la Mère, pleine de grâce, de celui qui habite les cieux, quand elle demandait comment elle pourrait enfanter, elle qui ne connaissait point d’homme , et qu’il lui répondait : « L’Esprit-Saint descendra en vous , et la vertu du Tout-Puissant vous couvrira de  son ombre 3 ». Qu’est-ce à dire, « vous couvrira de son ombre », sinon sera pour vous un ombrage? De là vient que ces rois, que la grâce de l’Esprit-Saint en Jésus-Christ a partagés à cause de la colombe argentée, « deviendront blancs comme la neige de Selmon ». Car Selmon signifie ombre. Or, ce n’est point par leurs mérites ou par leur propre vertu qu’ils ont leurs attributs. « Qui est-ce, en effet, qui met de la différence entre vous », dit saint Paul? « et qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu 4? » Donc, pour être discernés des impies, ils reçoivent la rémission des péchés, de celui qui a dit : « Vos péchés fussent-ils comme le vermillon, je vous rendrai blancs commue la neige 5». Voilà comment « ils deviendront blancs comme la neige du Selmon », c’est par la grâce de l’Esprit du Christ, par qui leur sont assignés même leurs dons propres : c’est de lui qu’il est dit, comme je l’ai rappelé plus haut

 

1. Rom. VI,12, 13. — 2. I Cor. XII, 11, 29, 30. — 3. Luc. I, 35, — 4. I Cor. IV, 7. — 5. Isaïe, I, 18.

 

« L’Esprit-Saint descendra en vous, la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre; c’est pourquoi le Saint qui naîtra de vous s’appellera le Fils de Dieu 1 ». Or, cette ombre s’entend d’un abri contre la flamme des convoitises charnelles ; de là vient que cette vierge n’a point conçu le Christ par les désirs de la chair, mais par la foi de l’esprit. Or, l’ombre tient du corps et de la lumière; c’est pourquoi ce Verbe qui était au commencement cette lumière véritable, afin de nous offrir un ombrage au milieu du jour, « s’est fait chair, et a demeuré parmi nous 2 » c’est-à-dire que l’homme s’est uni à Dieu, comme le corps à la lumière, et a couvert d’une ombre protectrice ceux qui croient en lui. Ce n’est point, en effet, d’une ombre de cette nature qu’il est dit : « Tout cela s’est évanoui comme une ombre 3 » ; ni d’une ombre semblable que l’Apôtre a dit: « Que personne donc ne vous condamne au sujet du manger ou du boire, ou à cause des jours de fêtes, des nouvelles lunes, des jours de sabbat : tout cela est l’ombre de l’avenir 4 ». Mais c’est d’une ombre pareille qu’il est dit : « Protégez-moi à l’ombre de vos ailes 5». Ainsi, quand celui qui habite les cieux fait le discernement des rois à cause de la colombe argentée, qu’ils ne vantent point leurs mérites, qu’ils ne se confient point dans leur propre vertu : « Ils deviendront blancs comme la neige du Selmon»; ils seront purifiés par la grâce à l’ombre du Christ.

22. C’est cette montagne de Selmon que le Prophète appelle ensuite « Montagne de Dieu, montagne fertile , montagne laiteuse 6, ou grasse ». Quel autre sens que celui de la fertilité peut-on donner à une montagne grasse? Car cette montagne, c’est-à-dire « Selmon » est encore appelée de ce même nom. Mais nous, quelle montagne devons-nous entendre par cette « montagne de Dieu, cette montagne fertile, cette montagne grasse », sinon ce même Christ, Notre-Seigneur, dont un autre Prophète a dit : « Voilà que dans les derniers jours, la  montagne du Seigneur se manifestera au-dessus du sommet des montagnes 7? » Voilà cette montagne qui est laiteuse à cause des enfants qui ont besoin de lait pour nourriture 8, montagne fertile, qui fortifie, qui

 

1. Luc, I, 35.— 2. Jean, I, 1, 14.— 3. Sag. V, 9.— 4. Co1oss II, 16, 17.— 5. Ps. XVI, 8. — 6. Id. LXVII, 16. — 7. Isaïe, II, 2 —  8. I Cor, III, 1.

 

enrichit de ses dons excellents; car le lait qui se coagule en fromage devient une admirable figure de la grâce : il est le produit de la surabondance du coeur maternel, et il est donné, avec une délicieuse miséricorde, gratuitement aux enfants. Dans le grec il y a doute si ce terme laiteux est à l’accusatif ou au nominatif; parce que dans cette langue le mot montagne est du genre neutre; c’est pourquoi plusieurs latins ont traduit, non pas Montem Dei, mais Mons Dei. Je crois qu’il est mieux de dire, à l’accusatif : « En Selmon, montagne de Dieu », c’est-à-dire en cette montagne de Dieu, qui est appelée Selmon, dans le sens que nous avons donné plus haut selon nos forces.

23. Il dit ensuite que « la montagne de Dieu est une montagne laiteuse, une montagne fertile » , afin que nul n’ose désormais comparer Notre-Seigneur Jésus-Christ aux autres montagnes, appelées aussi montagnes de Dieu ; on lit en effet : « Votre justice est comme les montagnes de Dieu 1»; de là vient que l’Apôtre a dit : « Afin que nous aussi, nous soyons en lui la justice de Dieu 2 ». C’est de ces montagnes qu’il est dit ailleurs : « Vous projetez du haut de vos montagnes éternelles une lumière admirable 3 » : parce que la vie éternelle leur a été donnée, que par elle l’éminente autorité des livres saints a été consolidée; mais elles empruntaient leur lumière à celui à qui il est dit : « C’est vous qui éclairez. J’ai levé les yeux vers la montagne, d’où me viendra le secours » : et cependant ce n’est point par elles-mêmes que ces montagnes me donneront du secours; mais « mon secours me viendra du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre 4 ». Une de ces montagnes, quoique supérieure, après avoir dit qu’elle avait travaillé plus que toutes les autres ajoutait « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi 5 ». Afin donc que nul n’ait l’audace de comparer cette montagne qui désigne le plus beau des fils des hommes 6, à ces autres montagnes, qui sont les fils des hommes: car il y en eut qui dirent que ce Fils était Jean-Baptiste, d’autres Elie, d’autres Jérémie, ou quelqu’un des Prophètes 7; voilà que David les apostrophe en disant : « Pourquoi vous imaginer que les montagnes fertiles, sont la

 

1. Ps. XXXV, 7. — 2. II Cor. V, 21. — 3. Ps. LXXV, 5.— 4. Id, CXX, 1, 2. — 5. I Cor. XV, 10. — 6. Ps. XLIV, 3 — 7. Matth. XVI, 14.

 

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montagne sur laquelle il a plu au Seigneur d’habiter? Pourquoi le soupçonner 1? » Ils sont à la vérité des lumières, puisqu’il leur a été dit: « Vous êtes la lumière du monde 2 » ; mais voici encore une autre parole: « Lumière véritable, qui éclaire tout homme 3» ; de même ces Apôtres sont des montagnes, et néanmoins il est une montagne bien supérieure, établie sur le sommet des autres montagnes 4. Ces montagnes tirent donc leur gloire de celle qu’elles portent ; et l’une d’elles a dit: « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi tour le monde 5 : afin que celui qui se glorifie, ne se glorifie point en lui-même, mais en Dieu 6. Pourquoi vous « imaginer que les montagnes fertiles sont cette montagne, en laquelle il plaît au Seigneur d’habiter? » Non pas qu’il n’habite point dans les autres; mais parce qu’il y habite par lui-même. « Car c’est en lui que réside la plénitude de la divinité 7 »; non pas d’une manière figurative comme dans le temple construit par Salomon 8, mais d’une manière corporelle, ou solide et réelle. « Car Dieu était en lui se réconciliant le monde 9», Soit que nous entendions ceci du Père, puisque le Christ a dit : « C’est le Père, qui demeure en moi, qui accomplit les oeuvres. Je suis en mon Père, et mon Père est en moi 10 »; soit que l’on entende par là que « Dieu était dans le Christ », le Verbe dans l’homme; le Verbe n’en était pas moins dans la chair, de manière que lui seulement être appelé spécialement le Verbe fait chair 11, c’est-à-dire l’homme ne formant avec le Verbe qu’une seule personne qui est le Christ. « Pourquoi donc vous imaginer que les montagnes fertiles sont cette même montagne en laquelle il a plu à Dieu d’habiter » ; et bien autrement qu’en ces autres montagnes dont l’une vous paraît être lui-même? Bien qu’ils soient enfants de Dieu par la grâce de l’adoption, il n’en faut pas conclure que l’un d’eux est le Fils unique de Dieu, à qui son Père disait: « Asseyez-vous à ma droite jusqu’à ce que je vous aie fait de vos ennemis un marchepied 12 . Car le Seigneur habitera jusqu’à la fin » ; c’est-à-dire, le Seigneur

 

1. Ps. LXVII, 17.— 2. Matth. V, 14. — 3. Jean, I, 9. — 4. Isaïe, II, 2.— 5. Gal. VI, 14, — 6. I Cor. I, 31. — 7. Coloss, II, 9. — 8. III Rois, VI, 1. — 9. II Cor. V, 19.— 10 .Jean, XIV, 10. — 11. Id. I, 14. — 12. Ps. CIX,1.

 

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habitera ces montagnes qu’il ne faut point comparer à cette autre montagne, élevée sur le point culminant des montagnes 1, pour les diriger à leur terme, lequel est lui-même contemplé dans sa divinité; « car, le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croiront 2 ». Il a donc plu à Dieu d’habiter cette hauteur élevée sur le sommet des montagnes, et à qui il dit : « Vous êtes mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances 3 ». Or, le Seigneur est lui-même une montagne qui habitera, pour les mener à leur fin, ces autres montagnes sur lesquelles il est élevé. « Il n’y a qu’un seul Dieu et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 4 » , qui est la montagne des montagnes, comme le Saint des saints. De là cette parole : « Moi en eux, et vous en moi 5. Pourquoi donc vous imaginer que les montagnes fertiles sont la montagne qu’il a plu au Seigneur d’habiter? » Car le Seigneur, montagne fertile, habitera les autres montagnes fertiles pour les conduire à leur fin, de sorte qu’elles feront partie de celles auxquelles il a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire 6».

24. Ainsi s’accomplit encore ce qui suit « Les chars de Dieu sont des myriades » : ou « ils se multiplient de dizaines de mille », ou de dix fois mille. Il n’y a ici qu’un mot grec, murioplasion, que les traducteurs latins ont rendu, chacun comme il a pu. Il était difficile, en effet, de le rendre en latin; car, chez les Grecs, mille s’exprime par Xilia  tandis que muriades ou myriades, signifie plusieurs dizaines de milliers: car une myriade signifie dix mille. Le Prophète a donc voulu désigner par ce nombre cette grande foule de saints et de fidèles qui, en portant Dieu, deviennent en quelque sorte les chars de Dieu. C’est en demeurant dans cette foule, et en la gouvernant, qu’il la mène à sa fin, comme qui conduit un char vers un lieu marqué. Car « c’est Jésus-Christ tout d’abord, ensuite ceux qui sont à Jésus-Christ, ensuite la fin 7 ». Telle est la sainte Eglise : elle se compose de ceux dont il est dit ensuite : « Ils tressaillent par milliers. Car ils s’épanouissent dans l’espérance», jusqu’à ce qu’ils arrivent à la fin, qu’ils attendent dans la patience 8. C’est bien

 

1. Isaïe, II, 2. — 2. Rom. X, 4. — 3. Matth. III, 17. —  4. I Tim. II, 5. —     5. Jean, XVII, 23. — 6. Id. XV, 5. — 7. I Cor. XV, 23, 24. — 8. Rom. VIII, 25.

 

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justement, qu’après avoir dit : « Ils tressaillent par milliers », l’écrivain sacré ajoute

aussitôt: « Le Seigneur est en eux ». Et ne « nous étonnons pas qu’ils se réjouissent, puisque le Seigneur est en eux ». Car « c’est par de nombreuses tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu 1 »; mais « le Seigneur est en eux ». Dès lors, s’ils sont « comme dans la tristesse , néanmoins ils sont toujours dans la joie 2 » ; non pas dans la joie que donne la possession de la fin, mais dans la joie que donne l’espérance; « ils sont aussi patients dans la tribulation 3 », parce que « le Seigneur est en eux, en Sina, la montagne sainte». En interprétant les noms hébreux, nous trouvons que Sina signifie préceptes: il a d’autres sens encore, mais c’est là, je crois, le plus convenable pour le moment. Car en nous expliquant d’où vient la joie de ces myriades qui composent le char de Dieu, « Le Seigneur est avec eux », dit le Prophète, « en Sina, sur la montagne sainte »; c’est-à-dire, le Seigneur est avec eux dans ses préceptes ; et le précepte est saint, comme l’a dit l’Apôtre : « Donc la loi est sainte, et le commandement est saint, juste et bon 4». Mais de quoi nous servirait un précepte, si nous ne trouvions en lui le Seigneur, dont il est dit : « C’est Dieu qui, par sa bonne volonté, opère en nous le vouloir et le faire 5?» Car un commandement sans le secours de Dieu, n’est

qu’une lettre qui tue 6. « Puisque la loi est entrée pour faire abonder le péché 7 ». Mais

comme la plénitude de la loi, c’est la charité 8», voilà que la loi s’accomplit par la charité, et non par la crainte. « La charité de Dieu est en effet répandue dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné  9». Ces milliers sont donc dans la joie, parce qu’ils accomplissent la justice de la loi, autant que l’Esprit de grâce leur vient en aide, parce que « le Seigneur est en eux, en Sina, dans son sanctuaire».

25. S’adressant maintenant au Seigneur: « Vous êtes monté au plus haut des cieux »,

lui dit le Prophète, « entraînant captive la captivité même; vous avez reçu des dons pour les hommes 10 ». Voilà ce que l’Apôtre nous rappelle, quand il parle ainsi du Christ Notre-Seigneur: « La grâce », nous dit-il, « a été donnée à chacun de nous selon la mesure

 

1. Act. XIV, 21. — 2. II Cor. VI, 10. — 3. Rom. XII, 12.— 4. Id. VII, 12. — 5. Philip. II, 13. — 6. II Cor. III, 6. — 7. Rom. V, 20. — 8. Id. XIII, 10. — 9. Id. V, 5. — 10. Ps. LXVII, 19.

 

du don de Jésus-Christ: c’est pourquoi « il est dit qu’en montant au ciel il a emmené captive la captivité elle-même, et a répandu ses dons sur les hommes. Qu’est-ce à dire qu’il est monté, sinon qu’il était descendu auparavant dans les lieux inférieurs de la terre? Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses 1 ». Il est donc hors de doute que c’est au Christ qu’il est dit : « Vous êtes monté en haut, emmenant captive la captivité; vous avez reçu des dons pour les hommes ». Ne soyez pas étonnés que l’Apôtre, citant ce même passage, ne dise point: « Vous avez reçu des dons pour les hommes » ; mais bien : « Il a répandu ses dons sur les hommes ». Il a parlé d’après son autorité apostolique, en ce sens que le Fils est Dieu avec son Père. Dans ce sens, le Christ a répandu ses dons sur les hommes, en leur envoyant l’Esprit-Saint, lequel Esprit vient du

Père et du Fils. Mais dans ce sens que ce même Christ a un corps, qui est l’Eglise, et

des membres qui sont les fidèles (d’où vient cette parole : « Vous êtes le corps du Christ,  ainsi que ses membres 2 »), assurément il a lui-même reçu des dons pour les hommes.

Car le Christ s’est élevé au ciel, où il est assis à la droite de son Père 3 ; mais s’il n’était pas

aussi sur la terre, il n’eût point crié : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter 4? » Comme

donc ce même Christ nous dit: « Ce que vous aurez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’aurez fait 5 »; pourquoi douterions-nous que dans ses membres il reçoit lui-même les dons que ses membres reçoivent?

26. Mais que signifie : « Il a fait captive la captivité? » Est-ce qu’il a vaincu la mort qui tenait captifs ceux qui étaient sous son empire? Ou bien le Prophète appellerait-il captivité les hommes qui étaient sous le joug du démon? Alors nous aurions une allusion à cette captivité dans le titre d’un autre psaume: « Quand l’édifice était construit après la captivité 6 » ; c’est-à-dire l’Eglise après l’idolâtrie. Par captivité, il désigne alors les hommes qui étaient retenus captifs, comme l’expression milice nous laisse entendre ceux qui portent les armes, et cette captivité fut, dit-il, captivée par le Christ. Pourquoi n’y

 

1. Ephés. IV, 7-10. — 2. I Cor. XII, 27.— 3. Marc, XVI, 19. — 4. Act. IX, 4. — 5. Matth. XXV, 40. — 6. Ps. XCV, I.

 

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aurait-il pas une captivité heureuse, si les hommes peuvent être en captivité pour leur bonheur? Aussi fut-il dit à Pierre : « A l’avenir tu seras preneur, capiens, d’hommes 1 ». Ils sont donc captifs, parce qu’ils sont pris, et pris, parce qu’ils sont sous le joug; oui, sous ce joug qui est doux 2, et ils sont délivrés du péché dont ils étaient esclaves, pour servir la justice dont ils étaient affranchis 3. Il est donc en eux celui qui « a répandu ses dons sur les hommes, et a reçu les dons pour les hommes ». De là vient que cette captivité, cet esclavage, ce char, ce joug ne pèsent point sur des hommes qui gémissent, mais bien sur des hommes « qui tressaillent par milliers. Car le « Seigneur est en eux, sur le Sinaï, dans son sanctuaire 4 ». Il est une autre interprétation qui donne à Sina le sens de mesure, et qui revient à la nôtre; car l’Apôtre, en nous parlant de ces dons d’une joie toute spirituelle, dans ce que nous avons cité plus haut, ajoute: «A chacun de nous a été donnée la grâce, selon la mesure du don de Jésus-Christ ». Puis vient alors ce qui suit ici « C’est pourquoi il est dit qu’en montant au ciel, il a emmené captive la captivité, et a répandu ses dons sur les hommes 5 »; ce qu’exprime ici : « Vous avez reçu des dons pour les hommes ». Quoi de plus évident que l’accord entre ces vérités?

27. Qu’ajoute ensuite le Prophète? « Même ceux qui ne croient pas pour habiter 6» ;

ou, comme portent certains manuscrits : « Refusant de croire à toute habitation ». Refuser la foi, qu’est-ce autre chose que ne pas croire? Mais il n’est pas facile de comprendre ceux dont il parle ici. Comme s’il donnait raison de ce qu’il a dit plus haut, après avoir écrit : « Vous avez emmené captive la captivité, et reçu des dons pour les hommes ». le Prophète ajoute : « Ceux-là même qui ne croient point pour habiter », c’est-à-dire, dont la foi est insuffisante pour

habiter. Que veut dire le Prophète, et de qui parle-t-il? Cette captivité voudrait-elle nous

expliquer ce qui la rendait une captivité mauvaise avant qu’elle devînt bonne? Son incrédulité la mettait sous le joug de son ennemi, « qui agit sur les enfants de rébellion, parmi lesquels vous avez été autrefois, quand vous viviez parmi eux 7 ». C’est donc par les

 

1. Luc, V, 30. — 2. Matth. XI, 30. — 3. Rom. VI, 18.— 4. Ps. LXVII, 18. — 5. Ephés. IV, 7, 8. — Ps. LXVII, 19. — 9. Ephés. II, 2, 3.

 

dons de la grâce, que celui qui a reçu des dons pour les hommes, a emmené captive cette captivité. Ils n’avaient pas, en effet, la foi pour habiter. C’est de là que les a délivrés la foi, afin que devenus croyants, ils pussent habiter dans la maison du Seigneur, qu’ils devinssent nième la maison de Dieu, et ce chai’ de Dieu où des milliers tressaillent d’allégresse.

28. De là vient l’enthousiasme du Prophète, qui voyait dans l’avenir ce qu’il chantait alors, et s’écriait à son tour dans une sainte allégresse : « Le Seigneur Dieu est béni, béni soit le Seigneur, de jour en jour 1 ». Quelques manuscrits grecs portent « chaque jour ». Car il y a dans le grec, emeran kathemeran, ce qui peut se rendre d’une manière plus vraie, par « chaque jour »; expression qui a le même sens que de jour en « jour ». Tous les jours, en effet, jusqu’à la fin, il emmène captive la captivité, recevant des dons pour les hommes.

29. Et comme il dirige ce char vers la fin, voilà que le Prophète continue en disant : « Le Dieu de notre salut nous assure une course heureuse, il est notre Dieu, le Dieu qui nous sauve 2 ». Il nous montre ici le prix de la grâce. Qui pourrait vivre, si Dieu ne nous guérissait? Mais de peur qu’on ne s’avise de dire : Pourquoi donc mourons-nous, si la grâce de Dieu nous donne le salut? aussitôt le Prophète ajoute : « L’assujettissement à la mort est la part du Seigneur-Dieu » ; comme s’il disait : Pourquoi donc, ô homme, t’indigner d’avoir une condition mortelle? Ton Dieu n’a pas eu d’autre issue que la mort. C’est donc à toi de te consoler plutôt que de t’indigner, car « le Seigneur aussi est assujetti à la mort. Or, c’est par l’espérance que nous avons le salut; et si nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons par la patience 3 ». Supportons donc aussi la mort avec patience, à l’exemple de celui que nul péché ne rendait tributaire de la mort, et qui, tout Dieu qu’il était, bien que nul ne pût lui ôter la vie, qu’il ne la donnât de lui-même, a voulu passer par la mort.

30. « Toutefois le Seigneur brisera la tête de ses ennemis, il abattra le front superbe de ceux qui marchent dans leurs forfaits 4 » ; c’est-à-dire, qui s’élèvent avec jactance, qui s’enorgueillissent dans leurs

 

1. Ps. LXVII, 20.— 2. Id. 21. — 3. Rom. VIII, 24. — 4. Ps. LXVII, 22,

 

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crimes, alors qu’ils devraient s’humilier et dire : « Seigneur, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur ». Mais il brisera leur tête, « car celui qui s’élève sera humilié 1 ». Ainsi, bien que la mort soit aussi le partage du Seigneur, cependant ce même Seigneur, parce qu’il est Dieu, est mort selon la chair, volontairement et non par nécessité. « Il brisera la tête de ses ennemis »; non-seulement de ceux qui insultaient au crucifié, et lui disaient en branlant la tête : « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix »; mais la tête de tous ceux qui s’élèvent contre sa doctrine, et qui raillent sa mort comme celle d’un homme. Car celui-là même dont il a été dit : « Il a sauvé les autres et ne peut se sauver lui-même 2, est le Dieu de notre vie, le Dieu qui peut nous sauver » ; mais afin de nous donner une leçon d’humilité et de patience, et d’effacer de son sang la cédule de nos péchés, il a voulu être lui-même assujetti à la mort, afin que cette mort ne fût plus pour nous une cause d’effroi, mais bien celle dont il nous délivre eu mourant de la sorte. Toutefois celui-là qui meurt au milieu des insultes « brisera la tête de ses ennemis» dont il a dit : « Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux 3 »; soit en leur rendant le bien pour le mal, quand il s’assujettit nos têtes par la foi; soit en rendant la justice pour l’injustice, quand il abat la tête des orgueilleux. Chacune de ces manières, en effet, brise la tête de ses ennemis, qui doivent secouer leur orgueil, soit en se corrigeant par l’humilité, soit en roulant dans les profondeurs de l’abîme.

34. « Le Seigneur dit: Je sortirai de Basan 4»; ou, comme on lit dans quelques manuscrits : « Je ferai sortir de Basan ». Or, c’est lui qui nous change pour nous sauver, lui dont il est dit : « Il est le Dieu de notre salut, le Dieu qui nous sauve ». C’est à lui que l’on dit ailleurs : « Changez-nous, ô Dieu des vertus, montrez-nous votre face et nous serons sauvés 5 » ; et ailleurs encore : « Changez-nous, ô Dieu de notre salut 6 ». Je sortirai de Basan, dit le Prophète. Or, Basan signifie confusion. Qu’est-ce donc que sortir de la confusion, sinon rougir de nos fautes et demander à Dieu qu’il nous les pardonne dans sa miséricorde? De là vient que le publicain n’osait lever les yeux au ciel; il était

 

1. Luc, XVIII, 13, 14. — 2. Matth, XXVII, 40, 42. — 3. Ps. XL, 11.— 4. Id. LXVII, 23. — 5. Id. LXXIX, 20. —  6. LXXXIV, 5.

 

dans la confusion en jetant les yeux sur lui-même; aussi descendit-il justifié 1, car le Seigneur a dit : « Je ferai sortir de Basan ». Basan signifie encore sécheresse, et il est bien de comprendre que c’est le Seigneur qui nous délivre de la sécheresse ou de la disette. Tout pauvre, en effet, qui se croit dans l’abondance, qui croit regorger quand il est dans la disette, ne se convertit point. « Bienheureux, en effet, ceux qui omit faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés 2». C’est de cette pauvreté que le Seigneur nous délivre; car c’est dans la sécheresse de l’âme qu’on lui a dit : « J’ai levé les mains vers vous, mon âme sans vous est comme une terre sans eau 3». Mais on peut dire avec raison, comme on lit dans certains manuscrits : « Je reviendrai de Basan ». Car il se tourne en effet vers nous, celui qui a dit:

« Revenez à moi, et je reviendrai à vous 4» mais il n’y revient que quand la confusion remet incessamment sous nos yeux notre péché 5, et que quand la sécheresse nous fait soupirer après la rosée de celui qui réserve une pluie fertile à son héritage. Car la sécheresse affaiblit cet héritage, qui est rétabli quand se retourne vers lui celui à qui il est dit : « En vous tournant vers moi, vous m’avez rendu la vie 6 ». «Le Seigneur dit: « Je sortirai de Basan, je ferai sortir pour le fond de l’abîme ». Si « je les fais sortir », comment est-ce «pour le fond de l’abîme? » Car c’est pour lui-même que le Seigneur nous fait sortir, ou opère notre conversion, quand il nous convertit d’une manière salutaire, et ce n’est point pour nous jeter dans les abîmes. Peut-être l’expression latine est-elle fautive, et aurait-elle dit le fond de l’abîme au lieu de profondément? Car ce n’est point lui qui se tourne vers nous, mais il fait revenir à lui ceux que le poids de leurs péchés a plongés dans l’abîme de ce siècle; c’est de là que revenait David quand il disait : « Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, ô mon Dieu 7 ». Si l’on ne traduit pas : « Je ferai sortir »; mais, « je sortirai pour les profondeurs de l’abîme », il faut comprendre en ce sens que le Seigneur promet de pénétrer par sa miséricorde les profondeurs de l’abîme, pour en délivrer les pécheurs les plus désespérés. Dans quelques manuscrits grecs, j’ai trouvé

 

1. Luc, XVIII, 13. — 2. Matth. V, 6. — 3. Ps. CXLII, 6. — 4. Zach. I, 3. — 5. Ps. L, 5. — 6. Id, LXX, 20.— 7. Id. CXXIX, 1.

 

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non plus, « dans le fond de l’abîme », mais, « dans les profondeurs », en buthois, ce qui confirme notre premier sens, c’est-à-dire que le Seigneur ramène à lui ceux qui l’invoquent du fond des abîmes. Et toutefois, il n’est point contre la vérité d’entendre par là que le Seigneur se tourne vers ces âmes pour les délivrer ; et il les ramène à lui, ou il se tourne pour les délivrer, de manière à teindre son pied dans le sang. C’est ce que dit le Prophète au Seigneur : « De manière que votre pied sera teint de sang 1»; c’est-à-dire, que ceux qui se tournent vers vous, ou vers lesquels vous vous tournez pour opérer leur délivrance, fussent-ils au fond de la mer submergés sous le poids de leurs péchés, feront de tels progrès dans la grâce, puisque « cette grâce aura abondé où avait abondé le péché 2»; que parmi vos membres, ils deviendront votre pied pour aller prêcher l’Evangile, et que, pour votre nom, endurant un long martyre, ils combattront jusqu’au sang. C’est là, je crois, la meilleure manière de comprendre ce pied teint de sang.

32. Il ajoute : « La langue de vos chiens le sera aussi du sang de vos ennemis 3 » : il appelle chiens ceux-là mêmes qui doivent combattre jusqu’au sang pour la foi en l’Evangile, aboyant en quelque sorte pour leur Dieu. Il n’entend pas ces autres chiens dont l’Apôtre a dit : « Evitez les chiens 4 », mais bien « ceux qui se nourrissent des miettes qui tombent de la table de leur maître ». La chananéenne, qui faisait cet aveu, mérita d’entendre : « O femme, votre foi est grande, qu’il vous soit fait selon votre désir 5». Voilà des chiens à louer, et non à détester; ils sont fidèles à leur maître, et défendent sa maison en aboyant contre les voleurs. Le Prophète ne dit pas seulement « des chiens », mais « de vos chiens » ; et ce n’est point leurs dents, mais leur langue qu’il trouve louable : car ce n’est point sans raison, ni sans un grand mystère, que Gédéon reçut l’ordre de ne conduire avec lui que les soldats qui lécheraient l’eau du fleuve, à la manière des chiens; et que dans une si grande multitude il ne s’en trouva que trois cents de semblables 6. Dans ce nombre, en effet, nous retrouvons le signe de la croix, à cause de la lettre grecque qui, dans les nombrés,

 

1. Ps. LXVII, 21.— 2. Rom. V, 20. — 3. Ps. LXVII, 24.— 4. Philip. III, 2. — 5. Matth. XV, 28. — 6. Juges, VII, 5, 6.

 

signifie trois cents. C’est de semblables chiens qu’il est dit dans un autre psaume: « Ils se changeront vers le soir, et souffriront de la faim comme des chiens 1». Si quelques chiens, en effet, ont encouru le blâme d’Isaïe, ce n’est point parce qu’ils étaient chiens, mais parce qu’ils aimaient à dormir, et ne savaient plus aboyer 2. Il nous montre par là que si ces chiens veillaient et aboyaient dans l’intérêt de leur maître, ils seraient des chiens dignes d’éloges, comme le seront ceux dont il est dit: « Il en est de même de la langue de vos chiens ». Toutefois le Prophète a prédit que d’ennemis ils deviendraient tels par cette admirable conversion dont il a déjà parlé. Aussi le psaume dit-il que « vers le soir ils « se convertiront, et souffriront de la faim comme des chiens ». Et comme si nous lui demandions d’où leur viendra cet avantage, de devenir les chiens de celui dont ils étaient auparavant les ennemis, il nous répond : « C’est de lui-même ». Voici, en effet, ce que nous lisons: « La langue de ceux qui, d’ennemis, sont par vous, vos chiens ». C’est-à-dire par votre amour, par votre miséricorde, par votre grâce. Comment, en effet, l’auraient-ils pu par eux-mêmes? Quand nous étions ennemis, nous avons été réconciliés à Dieu par la mort de son Fils 3 : c’est pour cela que le Seigneur prit la mort pour son partage.

33. « O Dieu, vos traces ont été vues ». Vos pas, quand vous veniez dans le monde, comme pour parcourir l’univers entier, sur ce char de triomphe; ces mêmes pas qui sont les fidèles et les saints, et qu’il appelle nuées dans l’Evangile, quand il dit: « Un jour vous verrez le Fils de l’homme venant sur les nuées 4 ». Or, à l’exception de cet avènement où il paraîtra juge des vivants et des morts 5, et qui lui fait dire : « Vous verrez un jour le Fils de l’homme venant sur les nuées; vos démarches ont été vues », c’est-à-dire ont été manifestées, et la grâce du Nouveau Testament a été révélée. De là vient qu’il est dit: « Combien sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent les biens 6! » Cette grâce, en effet, et ces démarches étaient cachées dans l’Ancien Testament: mais quand les jours ont été accomplis, et qu’il a plu à Dieu de révéler son

 

1. Ps. LVIII, 15. —  2. Isaïe, LXVI, 10. — 3. Rom. V, 10. — 4. Matth, XXVI, 64; Marc, XIII, 26. — 5. II Tim. IV, 1. — 6. Rom. X, 15

 

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Fils, et de le faire prêcher aux nations 1, « vos pas ont été vus, ô Dieu : les pas de mon Dieu, du roi qui est dans son sanctuaire ». Dans quel «sanctuaire», sinon dans son temple? « Or, le temple de Dieu est saint», dit l’Apôtre, « et vous êtes ce temples ».

34. Mais afin que ces démarches fussent plus visibles , « voilà que les princes marchaient les premiers, accompagnés des symphonistes, et au milieu des jeunes filles frappant des tambours 3 ». Ces princes sont les Apôtres, ce sont eux qui ont marché en avant, appelant les peuples à leur suite. « Ils ont marché les premiers », prêchant la nouvelle alliance, « unis aux symphonistes », ou à ceux dont les bonnes oeuvres, devenant invisibles, étaient pour Dieu une louange semblable à une symphonie. Ces mêmes princes étaient « au milieu de jeunes filles qui frappaient des tambours», ou qui faisaient honneur à leur ministère; car les ministres qui gouvernent les nouvelles Eglises sont ainsi au milieu d’elles : ce sont en effet de jeunes filles qui bénissent Dieu dans une chair domptée ; et tel serait le sens de ces tambours, qui se forment d’une peau sèche et étirée.

35. Aussi, de peur qu’on ne donne à tout cela un sens charnel, et qu’on ne voie dans

ces paroles des choeurs érotiques, le Prophète ajoute: « Bénissez le Seigneur au milieu des Eglises ». Comme s’il nous disait: Pourquoi ces jeunes filles qui frappent des tambours vous feraient-elles croire à des divertissements lascifs ? « Bénissez le Seigneur dans ses Eglises »; car ce sont des Eglises que nous désignent ces expressions symboliques; les églises sont de jeunes filles embellies d’une grâce nouvelle; les églises frappent des tambours, et la chair châtiée est une spirituelle symphonie. « Bénissez donc Dieu dans vos assemblées, et le Seigneur aux sources d’Israël 4 ». C’est en effet de là qu’il a choisi ceux dont il a fait des sources. Car c’est de là qu’il a choisi les Apôtres, ceux qui ont entendu tout d’abord: « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif, mais elle deviendra en lui une fontaine d’eau jaillissante jusqu’à la vie éternelle 5 ».

36. « Là était le jeune Benjamin ravi en

 

1. Gal. IV, 4. —  2. I Cor. III, 7. — 3. Ps. LXVII, 26. — 4. Id. 27. — 5. Jean, IV, 13, 14.

 

extase 1». Là était Paul, le dernier des Apôtres, qui dit : « Pour moi, je suis enfant d’Israël, de la race d’Abraham, de la tribu de Benjamins 2»; et tout à fait en extase, alors que le miracle si éclatant de sa vocation tenait les assistants dans la stupeur. Car l’extase est le ravissement de l’esprit : ce qui arrive quelquefois par une crainte excessive; parfois encore, par une révélation, alors que l’esprit abandonne les sens corporels, afin de voir tout ce qui doit lui être démontré. Tel est le sens que l’on pourrait donner à cette expression,en extase; parce qu’à cette parole, adressée du haut du ciel au persécuteur : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter 3? » les yeux du corps furent privés de la lumière, et il répondait à Dieu, qu’il voyait des yeux de l’esprit; quant à ceux qui étaient avec lui, ils l’entendaient répondre sans voir à qui il s’adressait. On peut encore dans cette extase entendre celle dont il parle, quand il dit qu’il connaît un homme élevé jusqu’au troisième ciel, sans savoir néanmoins si ce fut avec son corps ou sans son corps; mais qu’enfin il fut ravi au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporter 4. « Les princes de Juda, les premiers entre tous, les princes de Zabulon, les princes de Nephtali ». Comme il désigne les Apôtres sous le nom de princes, parmi lesquels se trouve « le jeune Benjamin dans son extase », paroles que chacun, sans hésitation, applique à saint Paul; ou bien comme sous ce nom de princes, il désigne tous ceux des différentes Eglises qui se distinguent et peuvent servir de modèles, on se demande pourquoi ces noms des tribus d’Israël? S’il n’était fait mention que de Juda, comme c’est dans cette tribu que sont nés les rois, et même Jésus-Christ selon la chaire, nous serions portés à croire que cette tribu nous désigne les princes du Nouveau Testament : mais comme le Prophète ajoute: « Les princes de Zabulon, les princes de Nephtali », on est porté à croire qu’il y eut des Apôtres dans ces tribus, et non dans les autres. A la vérité, je ne vois point comment on prouverait cette opinion; mais comme je ne vois pas non plus comment on la réfuterait, et qu’il est question là des princes de l’Eglise, des chefs de ceux qui bénissent Dieu dans les

 

1. Ps. LXVII, 28. — 2. Philip. III, 5. — 3. Act. LX, 4-7. — 4. II Cor. XII, 2-4. — 5. Ps. LXVII, 28. — 6. Rom. IX, 9.

 

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églises, je ne vois dans ce sens aucune absurdité; mais je préfère celui qui ressort de l’étymologie de ces noms. Ce sont en effet des noms hébreux, et Juda veut dire confession; Zabulon, la maison du courage; Nephtali, ma dilatation. Tous ces noms nous désignent les véritables princes des Eglises, dignes de nous conduire, dignes d’être nos modèles, dignes de nos hommages. Dans l’Eglise, en effet, les martyrs tiennent le premier rang, et sont au faîte des honneurs. Or, dans le martyre, il y a d’abord une confession, et la force d’endurer tout ce qu’il faudra pour la soutenir; viennent ensuite les tourments, et après les tourments, la dilatation de l’allégresse qui en est la récompense. On peut encore l’entendre dans le sens des trois vertus que recommande l’Apôtre, la foi, l’espérance et la charité 1 ; la confession est l’oeuvre de la foi, la force l’oeuvre de l’espérance, et la dilatation l’oeuvre de la charité. C’est en effet par la foi que l’on croit de coeur pour obtenir la justice, et que l’on professe de bouche pour obtenir le salut 2. Or, pour celui qui est dans les tourments, la réalité est triste, mais l’espérance donne des forces. Car, « si nous espérons ce que nous ne voyons point, nous l’attendons par la patience 3 ». Quant à l’allégresse, elle est le fruit de la charité répandue dans nos coeurs; car « la charité parfaite bannit la crainte 4 » : et cette crainte serait un tourment pour notre âme qu’elle jetterait dans l’inquiétude. Donc, « les princes de Juda marchent les premiers » de ceux qui bénissent le Seigneur dans tes assemblées. « Les princes de Zabulon, les « princes de Nephtali », les princes de la confession, de la force, de l’allégresse; les princes de la foi, de l’espérance et de la charité.

37. « Seigneur, déployez votre force ». Il n’y a qu’un seul Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui toutes choses ont été faites , et nous sommes en lui 5 ; nous lisons qu’il est la Vertu de Dieu, la sagesse de Dieu 6. Or, comment Dieu peut-il déployer son Christ, sinon en le faisant connaître? « Dieu manifeste sa charité envers nous. Puisque c’est quand nous étions encore pécheurs que le Christ est mort pour nous 7. Que ne nous « donnera-t-il point après nous l’avoir donné 8? Déployez votre force, ô mon Dieu;

 

1. II Cor. XIII, 13. — 2. Rom, X, 10. — 3. Id. VIII,25. — 4. I Jean, IV, 18.— 5. I Cor. VIII, 6. — 6.  Id. I, 21. — 7. Rom. V, 8. — 8. Id. VIII, 32.

 

confirmez ce que vous avez fait en nous 1 ». Déployez en nous enseignant, confirmez en nous aidant.

38. « Dans votre temple qui est à Jérusalem, les rois vous offriront des présents 2 ». Dans votre temple et dans cette Jérusalem libre, qui est notre mère 3, et qui est aussi votre temple saint; dans ce temple donc « les rois vous offriront des présents ». Quels que soient ces rois, ou les rois de la terre, ou ces rois à qui le roi des cieux assigne un rang chez la colombe argentée, « ces rois vous offriront des présents ». Et quels présents vous seront plus agréables, que les sacrifices de louanges? Mais ces louanges éprouvent une dissonance de la part de ceux qui se nomment chrétiens, et ont une foi différente. Faites alors ce qui suit : « Réprimez les bêtes des roseaux 4 ». Car ce sont des bêtes, et leur inintelligence les rend nuisibles : ils sont les bêtes des roseaux, parce qu’ils pervertissent le sens des Ecritures au profit de leurs erreurs. De même que par la langue on désigne souvent la parole, de même par roseaux on peut fort bien entendre les Ecritures; c’est ainsi que dans l’hébreu, le grec ou le latin, ou dans toute autre langue, on désigne l’effet par le nom de l’instrument. Il est d’usage en latin de donner à l’écriture le nom de style, parce que l’on écrit avec le style; on peut donc appeler aussi roseau, ce que l’on écrit avec le roseau. L’apôtre saint Pierre dit que ces hommes ignorants et légers détournent les Ecritures à des sens pervers, et pour leur propre ruine 5 : voilà ces bêtes des roseaux, dont il est dit ici : « Réprimez ces bêtes féroces des roseaux ».

39. C’est d’eux encore que le Prophète a dit: « C’est une troupe de taureaux parmi les génisses des peuples, afin que soient tirés dehors ceux qui sont éprouvés comme l’argent  6». Il les appelle taureaux à cause de leur orgueil, de leur cou raide et indocile; il désigne ainsi les hérétiques. « Ces génisses des peuples » doivent s’entendre, selon moi, des âmes faciles à séduire, et qui suivent ces taureaux sans résistance. Ils ne séduisent point les peuples entiers, qui renferment des hommes stables et graves; de là ce mot des Ecritures : « C’est au milieu d’une grave assemblée que je vous bénirai 7 »; mais ils séduisent

 

1. Ps. LXVII, 29. — 2. Id. 30. — 3. Gal. IV, 26. — 4. Ps. LXVII, 31.— 5. II Pierre, III, 16.— 6. Ps. LXVII, 31. — 7. Id. XXXIV, 18.

 

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les génisses qu’ils rencontrent parmi ces peuples. « Il en est en effet parmi eux qui s’insinuent dans les maisons, qui emmènent après eux comme captives des femmes chargées de péchés, et entraînées par toutes sortes de désirs; qui apprennent toujours, sans parvenir à connaître la vérité 1». Cette autre parole de l’Apôtre : « Il faut des hérésies, afin qu’on reconnaisse ceux d’entre vous qui ont une vertu éprouvée 2 », nous la retrouvons encore dans ce qui suit: « Afin que soient mis dehors ceux qui sont éprouvés par l’argent », c’est-à-dire éprouvés par la parole du Seigneur. Car « la parole du Seigneur est une parole chaste, c’est un argent éprouvé par le feu terrestre 3 ». Qu’ils soient tirés dehors, est-il dit, qu’ils soient visibles, qu’ils apparaissent; ou, comme dit saint Paul, « qu’on les reconnaisse ». De là vient que dans l’argenterie, on appelle exclusores, ou tireurs dehors, ceux qui donnent la forme aux objets qu’ils tirent d’une masse en fusion. Il est en effet dans l’Ecriture bien des sens cachés, connus seulement de quelques esprits supérieurs; et l’on ne s’en sert jamais d’une manière plus efficace et plus convenable que pour répondre aux hérétiques. Alors en effet ceux-là même que touche peu la doctrine, secouent leur sommeil, écoutent avec ardeur, et les hérétiques sont réfutés. Combien de sens n’a-t-on pas découverts dans les saintes Ecritures pour prouver contre Photius que le Christ est Dieu ! Combien pour prouver qu’il est un homme, contre Manès! Combien en faveur de la Trinité, contre Sabellius! Combien en faveur de l’unité dans la Trinité, contre les Ariens, les Eunomiens, les Macédoniens! Combien en faveur de l’Eglise répandue dans l’univers entier, du mélange des bons et des méchants jusqu’à la fin des siècles, de leur impuissance à nuire aux bons en partageant les mêmes sacrements, contre les Donatistes, les Lucifériens et autres, s’il en est encore, qui partagent leurs erreurs et s’éloignent de la vérité! Combien encore, contre tant d’autres hérétiques, dont il serait trop long d’établir ici la nomenclature, ou de faire mention, ce qui n’est point nécessaire dans cet ouvrage! Les auteurs approuvés qui ont mis en relief tous ces sens, seraient demeurés inconnus, ou auraient moins de célébrité que ne leur en ont donné les contradictions de ces orgueilleux

 

1. II Tim. III, 6, 7. — 2. I Cor. XI, 19. — 3. Ps. XI, 7.

 

que l’Apôtre compare à des taureaux, c’est-à-dire à des hommes rebelles et indociles au joug pacifique et doux de la discipline, quand il dit qu’il faut élire pour évêque, un homme « capable d’exhorter par la saine doctrine, et de convaincre ceux qui la contredisent 1». Il en est beaucoup en effet d’insoumis; ce sont là ces taureaux dont le cou ne saurait supporter le joug, la charrue, l’attelage : des hommes aux paroles vaines et qui séduisent les âmes; les âmes, le Prophète les appelle des génisses. Telle est donc l’utilité que se propose la Providence divine quand elle permet que des taureaux s’assemblent parmi les génisses des peuples, afin que soient tirés dehors, ou mis en évidence, ceux qui sont éprouvés comme l’argent. Car Dieu ne permet les hérésies, que pour manifester ceux qui sont éprouvés. Toutefois on pourrait comprendre encore : « Des taureaux se réunissent parmi les génisses des peuples, afin d’éloigner de ces génisses, ceux qui sont éprouvés comme l’argent ». Le but des docteurs hérétiques est en effet d’exclure de la portée des âmes qu’ils cherchent à séduire, c’est-à-dire d’en éloigner, ceux qui sont éprouvés comme l’argent, et dès lors capables d’enseigner la parole de Dieu. Peu importe l’un ou l’autre sens que l’on donne à cette expression; voici la suite: « Dispersez les nations qui veulent la guerre ». Car elles ne cherchent point à se corriger, mais bien à contredire. Le Prophète annonce donc qu’ils seront plutôt dispersés eux-mêmes, ceux qui, loin de se corriger, s’étudient à disperser le troupeau du Christ. S’il les appelle des nations, ce n’est point que les familles s’y reproduisent, mais c’est à cause des sectes qui se perpétuent pour confirmer l’erreur.

40. « Des envoyés viendront de l’Egypte. L’Ethiopie préviendra sa main 2 ». Ces dénominations d’Egypte et d’Ethiopie désignent les nations converties à la foi, c’est la partie pour le tout; il appelle envoyés les prédicateurs de la réconciliation. « Nous sommes donc», dit saint Paul, « des ambassadeurs au nom du Christ, comme si Dieu vous exhortait par notre bouche; nous vous conjurons au nom du Christ de vous réconcilier à Dieu 3 ». Ce n’est donc plus d’Israël seulement, où furent choisis les Apôtres, mais des autres nations qu’il s’élèvera des prédicateurs

 

1. Tit. I, 9. — 2. Ps. LXVII, 32. — 3. II Cor. V, 20.

 

de la paix chrétienne: voilà ce qui est prédit en figure. Mais dire : « L’Ethiopie préviendra sa main », signifie, elle préviendra sa vengeance : c’est-à-dire, en se tournant vers lui, afin d’obtenir la rémission des fautes, et de n’encourir point l’obstination, en demeurant dans le péché. C’est ce qui est dit dans un autre psaume : « Prévenons sa face par des hymnes d’allégresse 1 ». De même que « sa main » signifie sa vengeance, « sa face » désigne sa présence et son apparition, qui aura lieu au jugement. Comme donc il a entendu par l’Egypte et l’Ethiopie, les peuples de l’univers entier; voilà qu’il ajoute: « A Dieu les royaumes de la terre ». Ce n’est donc point à Arius, ni à Sabellius, ni à Donat, ni aux autres taureaux à la tête haute, mais « à Dieu, qu’appartiennent les royaumes de la terre 2 ».

41. Plusieurs manuscrits latins, et principalement les grecs, séparent ces versets de manière à ne pas dire dans le même verset : « A Dieu les royaumes de la terre »; mais « à Dieu » est à la fin d’un verset. Il faut lire : « L’Ethiopie préviendra la main pour Dieu», et dans le verset suivant : « Royaumes de la terre, chantez le Seigneur, faites résonner vos harpes en l’honneur de Dieu ». Cette distinction, d’accord avec un plus grand nombre de manuscrits et plus recommandable par l’autorité, est sans doute préférable, et me semble prêcher la foi qui précède les bonnes oeuvres; car l’impie est justifié par la foi sans aucun mérite de bonnes oeuvres , comme le dit l’Apôtre: « A l’homme qui croit en celui qui justifie l’impie, la foi est imputée à justice 3 », en sorte que la foi commence, ensuite les oeuvres de la charité. Car on ne peut appeler bonnes oeuvres que celles qui viennent de l’amour de Dieu. Mais il faut que la foi les précède, afin que les oeuvres viennent de la foi, et non pas que la foi vienne des oeuvres, car nul homme ne peut agir par amour de Dieu, si d’abord il ne croit en Dieu. Telle est la foi dont il est dit : « En Jésus-Christ, ni la circoncision, ni l’incirconcision ne servent de rien, mais la foi qui agit par la charité 4 ». Telle est la foi dont il est dit à l’Eglise elle-même dans les cantiques « Tu viendras, tu passeras outre par l’initiative de la foi 5 ». Elle est venue comme le char de Dieu, environnée de myriades qui applaudissaient, suivant

 

1. Ps. XCIV, 2. — 2. Id. LXVII, 33. — 3. Rom. IV, 5. — 4. Gal. V, 6. —      5. Cant. IV, 8, suiv. les Septante.

 

une route favorable, et passant de ce monde à son Père 1, afin que s’accomplit en elle cette parole de l’Epoux lui-même, qui passa de ce monde au Père : « Je désire que « là où je suis, eux-mêmes soient avec moi  2 », mais par l’initiative de la foi. Comme la foi doit donc précéder, afin que les bonnes oeuvres viennent ensuite, et qu’il n’y a de bonnes oeuvres que celles qui suivent la foi; ces paroles : « L’Ethiopie préviendra la main pour Dieu », ne paraissent avoir d’autre sens que celui-ci : L’Ethiopie croira en Dieu. C’est ainsi qu’elle préviendra sa main, ou ses oeuvres. La main de qui, sinon de l’Ethiopie? Il n’y a dans le grec aucune ambiguïté à cet égard; car le mot « sa», qui est du féminin, ne laisse aucun doute. Ainsi ces paroles n’auraient d’autre sens que celui-ci : « L’Ethiopie étendra d’abord ses mains vers Dieu», c’est-à-dire fera précéder ses œuvres par sa croyance en Dieu. « J’estime», dit l’Apôtre, «que l’homme est justifié par sa croyance en Dieu sans les oeuvres de la loi. Dieu n’est-il que le Dieu des Juifs? N’est-il pas aussi le Dieu des nations 3? » Ainsi donc l’Ethiopie, qui parait être la dernière des nations, sera justifiée par la foi sans les oeuvres de la loi. Car elle ne se glorifie point des oeuvres de la loi pour être justifiée; elle ne met pas ses mérites avant sa foi, mais sa foi avant ses mérites. Dans plusieurs manuscrits, on ne lit point « ses mains», mais « sa main», ce qui a la même valeur, car cela s’entend toujours des oeuvres. J’aimerais mieux que l’on eût traduit en latin : « L’Ethiopie étendra d’abord ses mains, suas, ou sa main, suam, vers le Seigneur », cela serait plus clair qu’avec ejus, et cela serait possible sans blesser la vérité, puisque dans le grec le pronom autes, d’elle, ne signifie pas seulement ejus , mais encore suam ou suas; suam si c’est la main, suas si l’on dit les mains. Cette expression du grec Xeira autes, que nous lisons dans plusieurs manuscrits, peut se dire de sa main; cette autre, qui est rare dans les manuscrits grecs, Xeiras peut se rendre en latin par les mains d’elle, manus ejus, ou par manus suas, ses mains.

42. Après avoir parcouru dans sa prophétie, tout ce que nous voyons accompli déjà, le Prophète nous exhorte à bénir le Christ, dont il nous prédit le futur avènement.

 

1. Jean, XIII, — 2. Id. XVII, 21 — 3. Rom. III, 18, 29.

 

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 « Royaumes de la terre, chantez le Seigneur, bénissez-le sur vos instruments, chantez le Seigneur qui s’élève par-dessus le ciel des cieux, à l’Orient 1 » ; ou, comme on lit dans quelques manuscrits : « Qui s’élève sur le ciel du ciel à l’Orient ». Ces paroles ne désignent point le Christ pour celui qui ne croit ni à sa résurrection, ni à son ascension. Et quand le Seigneur ajoute: « A l’Orient », n’est-ce point pour désigner le lieu même de cette résurrection et de cette ascension, qui s’effectuèrent dans les pays orientaux? Il est donc assis par-dessus le ciel du ciel, à la droite de son Père. Voilà ce qu’a dit l’Apôtre: « C’est lui qui est monté par-dessus tous les cieux 2 ». Que peut-il y avoir encore des cieux, après le ciel du ciel? Nous pouvons aussi dire les cieux des cieux, comme le firmament fut appelé ciel  3 : et cependant au lieu de ciel, nous lisons les cieux, dans ces paroles: «Et que les eaux qui sont par-dessus les cieux bénissent le Seigneur 4 ». Et comme c’est de là que le Christ doit venir pour juger les vivants et les morts, voyez ce qui suit: « Voici qu’il fera entendre sa voix, la voix de la force ». Celui qui sera « sans voix comme l’agneau devant celui qui le tond 5,voilà  qu’il fera retentir sa voix» : non pas la voix de la faiblesse, comme s’il devait être mis en jugement; mais « la voix de la force », comme il convient à un juge. Il ne sera plus comme auparavant un Dieu caché, qui n’ouvre point la bouche devant le tribunal des hommes; mais « Dieu, notre Dieu viendra d’une manière visible, et ne se taira point 6», Pourquoi perdre l’espoir, ô infidèles? pourquoi vos sarcasmes? Que dit le mauvais serviteur: « Voilà que mon maître tarde à venir 7? Voilà «que le Seigneur fera entendre sa voix, la voix de la force».

43. « Rendez gloire au Dieu dont la magnificence éclate en Israël 8 ». Ce qui a fait dire à l’Apôtre: « Et à l’Israël de Dieu 9. Car

 

1. Ps. LXVII, 33, 31. — 2. Ephés. IV, 10. — 3. Gen; 1, 8. — 4. Ps. CXLVIII, 4. — 5. Isaïe, LIII, 7. — 6. Ps. XL1X, 3. —  7. Luc, XII, 45.— 8. Ps. LXVII, 35.— 9. Gal. VI, 16.

 

tous ceux qui viennent d’Israël ne sont point pour cela israélites 1 »; puisqu’il y a aussi un Israël selon la chair. De là cette parole de l’Apôtre : « Voyez Israël selon la chair 2. Ceux qui sont enfants d’Abraham selon la chair, ne sont point pour cela enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont réputés enfants d’Abraham 3 ». Ainsi donc « la gloire se montrera en Israël » dans son plus vif éclat, quand il n’y aura plus dans son peuple aucun mélange de méchants, quand il sera comme une masse de froment purifiée par la ventilation 4, comme cet Israël qui est sans déguisement 5, « et sa vertu sera sur les nuages». Car il ne viendra point seul pour juger, mais il viendra « avec les anciens de son peuple 6 », à qui il a promis qu’ils s’assiéront sur des trônes pour juger 7, et qui doivent juger les Anges eux-mêmes 8. Voilà ces nuages.

44. Enfin, de peur qu’on ne donne à ces nuages une autre signification, le Prophète

ajoute: « Le Seigneur est admirable dans ses saints, le Dieu d’Israël  9 ». C’est alors, en

effet, que se vérifiera dans sa plénitude cette expression d’Israël, ou qui voit Dieu: « Car nous le verrons tel qu’il est 10 » . « Béni soit le Seigneur; c’est lui qui donnera la vertu et la force à son peuple » aujou1d’hui faible et fragile. « Car aujourd’hui nous portons notre trésor dans des vases de terre 11». Alors, par une heureuse transformation dans notre corps: « Il donnera la force et le courage à son peuple. Et ce corps qui est semé dans l’infirmité, se relèvera dans la force 12». Il nous donnera donc la force qu’il nous a promise dans sa chair, et que l’Apôtre appelle : « La vertu de la résurrection 13 », une force capable de détruire la mort, notre ennemie 14 ». Nous aussi, en finissant, avec le secours de Dieu, ce psaume long et difficile à

comprendre, écrions-nous: « Dieu soit béni». Ainsi soit-il.

 

1. Rom. IX, 6. — 2. I Cor. X, 18. — 3. Rom. IX, 8. —  4. Matth. III, 12.— 5. Jean, I, 47.— 6. Isaïe, III, 14.— 7.  Matth. XIX, 28.—  8. I Cor. VI, 3. — 9. Ps. LXVII, 36. — 10. I Jean, III, 2. —  11. II Cor. IV, 8.— 12. I Cor. XV, 43. — 13. Philip. III, 10. — 14. I Cor. XV, 26.

PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME LXVIII.
PREMIÈRE PARTIE DU PSAUME.
LA RÉDEMPTION PAR LE CHRIST.
 

Bien que l’Eglise soit en paix, elle a cependant de quoi gémir avec le Christ qui parle dans le psaume, qui s’en est fait l’application, ainsi que les Apôtres en parlant de lui. Il est pour ceux qui doivent changer. Or, nous changeons eu mal par notre faute, et en bien par la grâce de Dieu. Cette grâce nous vient de la Passion, ou de la Pâque, du passage de Jésus-Christ Les eaux l’ont submergé, ou la foule a prévalu contre lui. Nous avons horreur de la mort, et le désir ou plutôt la promesse de l’immortalité nous aide à souffrir. Nous sommes le limon où le Christ est plongé, pour nous donner la substance, ou bien soit la richesse spirituelle, soit l’innocence. Le Christ s’est fatigué à crier contre les scandales des Scribes et des Pharisiens. Si ses yeux se sont lassés d’espérer en Dieu, c’est dans la personne des Apôtres et des disciples. Ses ennemis le haïssent, non comme on hait le méchant, mis ils le haïssent sans sujet ; car il reprend simplement au démon ce que celui-ci a volé. Il ne parle de son imprudence et de ses fautes, qu’au nom de l’Eglise qui demande à Dieu que l’on ne puisse rougir de ses membres. Le zèle de la maison de Dieu l’a fait traiter comme étranger par les enfants de la synagogue. On lui a donné pour nourriture le fiel ou le péché. Il s’est revêtu d’un sac, on plutôt de notre chair, et on l’a persiflé. Il demande à Dieu l’accomplissement des promesses, au temps marqué par Dieu. Seulement que Dieu le délivre, et ne laisse point l’abîme se refermer sur lui.

 

1. Nous apparaissons au monde pour être agrégés au peuple de Dieu au moment où cet arbrisseau qui a germé d’un grain de sénevé étend au loin ses rameaux; où ce levain d’abord méprisable a fermenté dans trois mesures de farine 1, c’est-à-dire dans l’univers entier que repeuplèrent les trois fils de Noé 2: car on vient en foule de l’Orient et de l’Occident, de l’Aquilon et du Midi pour reposer avec les patriarches, tandis que leurs descendants selon la chair, mais qui n’ont pas imité leur foi, sont chassés dehors 3. Nous avons donc ouvert les yeux en face de cette gloire de l’Eglise du Christ elle jadis stérile, mais à qui l’on prédisait la joie, et l’on annonçait qu’elle aurait une postérité plus nombreuse que celle qui avait l’Epoux 4, nous voyons qu’elle a oublié les opprobres et les ignominies de son veuvage aussi pouvons-nous être dans l’étonnement quand nous lisons dans quelques prophéties des paroles d’humilité dans la bouche du Christ ou dans notre bouche. Il est possible encore que nous en soyons moins touchés; car nous ne sommes point venus dans le moment où, sous le pressoir de la persécution, l’on en goûtait la lecture. Mais si nous considérons combien nos tribulations sont nombreuses, combien est étroit 5 le chemin où nous marchons, si tant est que

 

1. Matth. XIII, 31-33 et Luc, XIII, 19-21. — 2. Gen. IX, 19. — 3. Matth. VIII, 11.— 4. Isaïe, LIV, 1, et Gal. IV, 27.— 5. Matth. VII, 14.

 

nous y marchions, et par quelles douleurs, par quelles angoisses il nous conduit à ta vie éternelle : si nous examinons combien ce que l’on appelle bonheur en cette vie est plus à craindre que le malheur; car le malheur bien souvent nous fait recueillir de la tribulation un fruit excellent, tandis que Le bonheur corrompt notre âme par une fausse sécurité, et donne lieu aux tentatives du démon; en considérant donc avec prudence et droiture, comme la victime déjà prête, que la tentation est le fond de la vie humaine sur la terre 1, que nul homme n’est dans une sécurité parfaite, qu’il ne doit être sans crainte que quand il arrivera dans la patrie, d’où nul ami ne s’en va, où n’entre aucun ennemi; même aujourd’hui dans les splendeurs de l’Eglise nous retrouvons nos cris dans ces cris de détresse. Alors comme membres du Christ, unis à notre chef par les liens de la charité, pour nous maintenir réciproquement, nous dirons des psaumes, ce qu’en dirent les martyrs qui ont passé avant nous; car depuis le commencement jusqu’à la fin, la tribulation est connue à tous les hommes. Toutefois reconnaissons dans le grain de sénevé 2 le psaume que nous entreprenons d’exposer, et dont nous voulons parler à votre charité au nom du Seigneur. Détournons quelque peu notre pensée de la hauteur de cet arbrisseau, de

 

1. Job, VII, 1 — 2. Matth. XIII, 31.

 

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l’étendue de ses branches, et de cette majesté où viennent se reposer les oiseaux du ciel ;et voyons de quelle petitesse a pu surgir cette immensité qui nous plaît dans cet arbre. C’est le Christ qui parle ici, vous le savez déjà, le Christ non-seulement comme chef, mais aussi dans ses membres. Nous le reconnaissons à ses paroles. Que le Christ parle ici, il ne nous est aucunement permis d’en douter. Il y a ici en effet des plaintes prophétiques accomplies dans sa passion : « Ils m’ont donné du fiel pour nourriture, et du vinaigre pour étancher ma soif 1 » : c’est là ce qui fut alors réalisé à la lettre, et dans tous les détails de la prophétie. Après que le Christ suspendu à la croix a dit : « J’ai soif », et qu’à cette parole on lui a offert dans une éponge, du vinaigre qu’il goûta; après qu’il s’est écrié : « Tout est consommé», et que baissant la tête, il a rendu l’esprit 2, voulant nous montrer que toutes les prophéties à son sujet étaient accomplies, dès lors il ne nous est plus permis d’y voir une autre signification. Les Apôtres parlant du Christ ont puisé des témoignages dans ce psaume. Qui oserait s’écarter de leurs sentiments? quel agneau ne suivra les béliers du troupeau? C’est donc le Christ qui parle ici; et pour nous, il est mieux d’indiquer les endroits où la parole est à ses membres, afin de montrer que c’est le Christ tout entier qui parle ici, que de douter que ce langage appartienne au Christ.

2. Voici le titre du psaume: « A David, pour la fin, pour ceux qui doivent changer 3 ». Il faut entendre par là changer avec avantage, car on peut changer en pire ou en mieux. Adam et Eve devinrent pires; mais ceux qui s’éloignent d’Adam et d’Eve, pour s’attacher à Jésus-Christ, deviennent meilleurs : « De même en effet que la mort est entrée par un seul homme, c’est aussi par un seul homme que nous vient la résurrection : et de même qu’Adam est pour tous une cause de mort, le Christ sera pour tous une source de vie 4». Adam, tel que Dieu l’avait fait, a changé cet état contre l’état bien inférieur de son iniquité; mais les fidèles échangent l’état que leur a fait l’iniquité, contre l’état supérieur de la grâce. Nous changer en mal, c’est l’effet de notre

 

1. Ps. LXVIII, 22. — 2. Jean, XIX, 28-30. — 3. Ps. LXVIII, 1. — 3. I Cor. XV, 21, 22.

 

iniquité; nous changer en mieux, ce n’est point l’effet de notre justice, mais bien de la grâce de Dieu. C’est donc à nous qu’il faut attribuer notre changement en mal, et c’est Dieu qu’il faut bénir de notre changement en bien. Ce psaume est donc: « Pour ceux qui doivent changer ». Mais d’où a pu venir ce change. ment, sinon de la passion du Christ? Le mot Pâques signifie en latin passage; car Pâques n’est pas un mot grec, mais bien un mot hébreu. Dans la langue grecque, il a le sens de passion, puisque pasxein signifie souffrir : mais à s’en tenir à l’expression hébraïque, on trouve un autre sens. Pâques signifie donc passage. C’est le sens que lui donne saint Jean, qui s’exprime ainsi à propos de la cène que célébra le Christ, la veille de sa passion, et dans laquelle il institua le sacrement de son corps et de son sang : « Quand vint pour Jésus l’heure de passer de ce monde à son Père ». Il nous montre donc le passage de la pâque. Mais si celui qui était venu pour nous n’avait passé de ce monde à son Père, comment pourrions-nous y passer d’ici-bas, nous qui ne sommes point descendus pour relever quoi que ce soit , mais qui sommes tombés? Pour lui, il n’est point tombé, mais il est descendu afin de relever ce qui était tombé. Pour lui comme pour nous, c’est donc un passage que d’aller de cette vie à son Père, de ce monde au royaume des cieux, d’une vie pénible à la vie sans fin, d’une vie terrestre à la vie céleste, d’une vie corruptible à la vie incorruptible, d’une vie d’angoisses à une perpétuelle sécurité. «Pour ceux qui changeront », voilà donc le titre du psaume. Mais la cause de notre changement, ou la passion de Notre-Seigneur, nos plaintes dans ces douleurs, voilà ce qu’il nous faut examiner, ce qu’il faut reconnaître, afin de gémir, nous aussi; mais cette attention, cette reconnaissance, ces gémissements doivent nous faire changer, afin que s’accomplisse pour nous le titre du psaume : « Pour ceux qui seront changés ».

3. « Sauvez-moi, ô Dieu, parce que les eaux pénètrent jusqu’à mon âme 2 ». Ce grain est aujourd’hui méprisé, parce qu’il ne semble pousser que d’humbles cris. Au jardin il est submergé, et le monde un jour doit admirer la majestueuse étendue de cette plante dont le germe a été méprisé par les Juifs.

 

1. Jean, XIII, 1. — 2 Ps. LXVIII, 2.

 

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Considérez, en effet, ce grain de sénevé, chétif, noirâtre et tout à fait méprisable, afin de voir comment se vérifie le mot du Prophète « Nous l’avons vu, et il n’avait ni apparence ni beauté ». Il se plaint que les eaux pénètrent jusqu’à son âme : parce que ces foules tumultueuses, désignées sous le nom des eaux, ont prévalu sur le Christ au point de Je faire mourir. Elles ont eu la puissance sur lui jusqu’à le mépriser, le saisir, le garrotter, l’insulter, le souffleter, lui cracher au visage. Jusqu’à quel point encore? jusqu’à le mettre à mort. Donc «les eaux ont submergé jusqu’à son âme ». Car il appelle son âme, cette vie, et c’est jusque-là que peut s’avancer la fureur de ses ennemis. Mais l’auraient-ils pu, si lui-même ne l’eût permis? Pourquoi donc pousser des cris comme s’il souffrait malgré lui, sinon parce que le chef est pour nous la figure des membres? Pour lui, il a souffert, parce qu’il l’a voulu; mais les martyrs ont souffert, quand même ils ne l’eussent point voulu. Voici, en effet, comment le Sauveur prédit à Pierre sa passion : « Dans ta vieillesse, lui dit-il, un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras point  2 ». Quel que soit notre désir d’être unis au Christ , nous ne voudrions pas mourir néanmoins; et si nous souffrons volontiers ou du moins avec patience, c’est qu’il n’y a point d’autre passage par lequel nous puissions nous unir au Christ. Si nous pouvions par quelqu’autre moyen aller au Christ, ou à la vie éternelle, qui voudrait mourir? Saint Paul, exposant quelque part notre nature intime, ou cette union de l’âme et du corps, et cette familiarité mutuelle que fait naître l’attachement, l’intime liaison, dit que nous avons dans le ciel une demeure éternelle, que la main de l’homme n’a point faite : c’est-à-dire l’immortalité qui nous est préparée, et dont nous serons revêtus à la fin du temps, quand nous ressusciterons d’entre les morts; et il ajoute : « Notre désir sera, non pas d’en être dépouillés, mais de l’avoir comme un second vêtement, en sorte que ce qu’il a de mortel soit absorbé par la vie 3». Si cela était possible, nous dit-il, nous voudrions devenir immortels, nous voudrions que l’immortalité nous arrivât, et nous changeât dès maintenant tels que nous sommes, afin que notre mortalité actuelle fût absorbée

 

1. Isaïe, LIII, 2. — 2. Jean, XXI, 18. — 3. II Cor. V, 1, 4.

 

par la vie, que notre corps ne passât point par la mort, pour ressusciter à la fin des temps. En vain donc nous passons du mal au bien, le passage n’en a pas moins son amertume; il a de ce fiel que les Juifs donnèrent au Seigneur dans sa passion, tout ce qui nous fait souffrir a de cette âcreté, symbole de ceux qui l’abreuvèrent de vinaigre 1. C’était donc nous qu’il figurait d’avance, qu’il personnifiait en lui-même, quand il dit: « Sauvez-moi, ô Dieu, car les eaux submergent jusqu’à mon âme ». Ceux qui l’ont persécuté ont même pu le tuer, mais ils n’auront plus aucun pouvoir sur lui. Car le Seigneur nous a prémunis d’avance, quand il a dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et n’ont plus rien à vous faire; mais craignez celui qui peut précipiter l’âme et le corps dans l’enfer 2 ». Plus notre crainte est grande, et moins nous méprisons les biens médiocres; plus nous désirons l’éternité, plus nous méprisons les biens du temps. Ici-bas nous savourons jusqu’aux délices passagères, et les tribulations même d’un moment nous sont amères. Mais qui ne boirait à la coupe des tribulations passagères, par crainte du feu éternel; et qui ne mépriserait les délices d’un moment, en espérant les délices de la vie éternelle? Crions donc au Seigneur, afin qu’il nous délivre de cette vie, de peur que dans l’accablement nous ne cédions à l’iniquité, et ne soyons réellement submergés « Sauvez-moi, ô Dieu, car les eaux vont jusqu’à submerger mon âme ».

4. « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, il n’a point de substance 3 ». Qu’est-ce qu’il appelle limon? ceux qui persécutent? Car l’homme a été pétri de limon 4. Mais déchoir de la justice, a fait de ceux-ci le limon de l’abîme; quiconque résiste à leurs persécutions et à leurs efforts pour l’entraîner, fait de l’or au moyen de ce limon. En lui le limon doit mériter de prendre une forme céleste et d’être mis au nombre de ceux dont le titre du Psaume a dit : « Pour ceux qui doivent changer». Or, quand ceux-ci étaient un limon, j’ai été plongé en eux, c’est-à-dire qu’ils m’ont saisi, qu’ils ont prévalu sur moi, qu’ils m’ont donné la mort. «J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et ce n’est point une substance ». Qu’est-ce à dire: «Ce n’est point une substance? » Est-ce le limon qui ne serait

 

1. Matth. XXVII, 31.— 2. Id. X, 20.— 3. Ps. LXVIII, 3.— 4. Gen. II, 7.

 

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pas une substance? Ou bien, est-ce moi qui, arrêté dans le limon, ne suis pas une substance? Qu’est-ce à dire : «J’ai été fixé? » Le Christ a-t-il été arrêté de la sorte? Ou bien tout arrêté qu’il fut, n’a-t-il pas été, comme il est écrit au livre de Job, « la terre livrée « aux mains de l’impie 1? » A-t-il été fixé d’une manière corporelle, car on put le tenir ainsi et il fut crucifié ? Et il n’eût pas été crucifié, s’il n’eût été fixé par des clous. Comment donc dire de lui qu’ « il n’est pas une substance? » D’autre part, est-ce que ce limon n’est pas substantiel? Nous comprendrons ce que signifie : « Il n’y a pas de substance», si tout d’abord nous pouvons comprendre ce qu’est une substance. Substance a quelquefois lé sens de richesses, et c’est ainsi que l’on dit: Il a de la substance ; et encore : Il a perdu toute substance. Mais, dans ce cas, pouvons-nous croire que : « Il n’y a pas de substance », signifie: Il n’y a pas de richesses, comme s’il s’agissait ici de richesses, ou qu’il en fût aucunement question? Ou peut-être ce limon a-t-il le sens de pauvreté, et alors il n’y aura de richesses pour nous que quand nous aurons part à l’éternité? Nous posséderons alors les véritables richesses, puisque nous ne manquerons de rien. On pourrait alors entendre cette parole en ce sens, et le Psalmiste dirait : « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a pas de substance», pour dire, j’ai été réduit

à la pauvreté. Car le Christ se plaint ici d’être « pauvre et souffrant 2». Et l’Apôtre a dit de

lui : « Etant riche, il s’est fait pauvre à cause de vous, afin que vous soyez enrichis de sa pauvreté 3 ». Alors le Seigneur, pour nous signaler sa pauvreté, aurait dit : « Il n’y a aucune substance ». Revêtir la forme de l’esclave, c’était, pour lui, descendre à la dernière pauvreté. Quelles sont donc ses richesses? « Ayant la nature de Dieu, il n’a point cru que ce fût une usurpation de s’égaler à Dieu ».Voilà ses richesses immenses, incomparables. D’où vient alors sa pauvreté? De ce qu’  « il s’est anéanti, en prenant la forme de l’esclave, en se rendant semblable aux hommes; et reconnu homme par tout ce qui était en lui, il s’est humilié, se rendant obéissant jusqu’à la mort » ; en sorte qu’il a pu dire : « Les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme». Ajoutez aussi à la mort: et que pourrez-vous ajouter de plus? L’ignominie de

 

1. Job, IX, 24. — 2. Ps. LXVIII, 30. — 3. II Cor. VIII, 9.

 

la mort. Aussi l’Apôtre a-t-il dit: « Et la mort  de la croix 1 ». Immense pauvreté! mais d’où viendront d’immenses richesses. Car si le comble a été à son indigence, il sera mis aussi aux richesses qui nous viendront de sa pauvreté. Quelles richesses n’a-t-il point pour nous enrichir de son indigence ! Que ne produiront point en nous ses richesses, quand sa pauvreté nous enrichit de la sorte !

5. « Je suis fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a nulle substance». On peut encore entendre par substance, ce qui nous fait ce que nous sommes. Mais cette interprétation devient plus difficile à saisir, quoique les choses soient d’un fréquent usage; toutefois, comme l’expression est inusitée, il faut la remarquer et l’expliquer tant soit peu ; avec de l’attention cette explication ne nous fatiguera point. On dit un homme, on dit le bétail, on dit le ciel, le soleil, la lune, la pierre, la mer, l’air; tous ces objets sont des substances, par cela même qu’ils existent. Les natures s’appellent aussi des substances, Dieu est une certaine substance; car ce qui n’est pas substance, n’est absolument rien. Etre quelque chose, c’est donc être une substance. De là vient que dans la foi catholique, on nous prémunit contre les raisons des hérétiques, en nous faisant dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une seule substance. Qu’est-ce à dire d’une seule substance? Par exemple, si le Père est de l’or, le Fils est de l’or, le Saint-Esprit est de l’or. Tout ce qu’est le Père comme Dieu, le Fils l’est aussi, le Saint-Esprit l’est aussi, Mais être Père, ce n’est pas son être absolu, car Dieu n’est point appelé Père par rapport à lui-même, mais par rapport à son Fils; en lui-même, il s’appelle Dieu. Aussi dès lors qu’il est Dieu, par là même il est substance. Et parce que le Fils est de même substance que lui, assurément le Fils est Dieu aussi. Mais comme être Père n’est point le propre de sa substance, et qu’il n’est ainsi appelé qu’à cause du Fils, nous ne disons pas que le Fils est Père, comme nous disons que le Fils est Dieu. Si tu demandes ce qu’est le Père, on te répond : Il est Dieu. Tu demandes ce qu’est le Fils; on répond : Il est Dieu. Tu demandes ce que c’est que le Père et le Fils; on répond encore: Dieu. Si l’on t’interroge sur le Père seul, réponds qu’il est Dieu; sur le Fils seul,

 

1. Philip. II, 6.8.

 

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réponds aussi qu’il est Dieu; sur l’un et l’autre, réponds non qu’ils sont des Dieux, mais un Dieu. Il n’en est pas ainsi des hommes. Tu demandes ce qu’est Abraham, notre père, on te répond: Un homme; on exprime sa substance. Tu demandes ce qu’est Isaac son fils, on répond: Un homme; Isaac et Abraham sont de la même substance. Tu demandes ce que c’est qu’Abraham et Isaac, on ne répond plus un homme, mais des hommes. Il n’en est pas ainsi dans la divinité. La substance y est tellement une, qu’elle admet l’égalité, mais non la pluralité. Si donc l’on te fait cette objection : Puisque, selon toi, le Fils est tout ce qu’est le Père, assurément le Fils est Père aussi, tu répondras : J’ai dit que substantiellement, le Fils est tout ce qu’est le Père, mais non en ce qui est dit dans un autre sens. En lui-même il est appelé Dieu; par rapport à son Père, il est appelé Fils. De même, le Père est appelé Dieu en lui-même, et Père par rapport à son Fils. Celui qui est appelé Père par rapport au Fils n’est pas Fils, et celui qui est appelé Fils par rapport au Père, n’est pas Père; mais celui qui est Père, considéré en lui-même, ou le Père; et celui qui est Fils, considéré en lui-même, on le Fils, voilà Dieu. Que signifie donc: « Il n’y a point de substance? » Si nous entendons ainsi la substance, comment comprendre ce qu’a voulu dire le Psalmiste : « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a pas de substance? » Dieu a fait l’homme, et l’a fait substance 1; et que n’est-il demeuré tel que Dieu l’avait fait? Si l’homme était demeuré ce que Dieu l’avait fait, celui que Dieu a engendré n’eût pas été cloué comme homme. Mais comme l’iniquitéa fait déchoir l’homme de la substance dans laquelle Dieu l’avait créé 2 (car l’iniquité n’est pas une nature créée par Dieu mais l’iniquité est cette perversité que l’homme a faite); voilà que le Fils de Dieu est descendu dans le limon de l’abîme, et y a été cloué; et comme il était retenu dans leurs iniquités, il n’était point cloué à une substance. « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a point de substance. Tout a été fait par lui, et rien n’a été créé sans lui 3 ». Toutes les natures sont ses oeuvres; l’iniquité n’a pas été faite par lui, parce que l’iniquité n’est point une oeuvre. Les substances qui le bénissent ont été faites par lui. Or, toutes les substances qui le bénissent sont mentionnées

 

1. Gen I, 27. — 2. Id. III, 6. — 3. Jean, I, 3.

 

par les trois enfants dans la fournaise; en sorte que l’hymne des bénédictions passe des choses terrestres aux choses célestes, ou des choses célestes aux choses terrestres pour arriver à Dieu 1. Non que toutes ces créatures aient l’intelligence pour louer Dieu; mais parce que les réflexions que toutes nous inspirent enfantent la louange, et que la contemplation de ces créatures fait jaillir de notre âme une hymne au Créateur, Tout bénit donc Dieu, oui, tout ce qu’a fait Dieu. Mais dans cette hymne, pourriez-vous remarquer la voix de l’avarice? Le serpent lui-même y bénit Dieu , mais non l’avarice. Toutes les bêtes qui rampent sont appelées à louer Dieu; oui, toutes les bêtes rampantes sont nommées, niais aucun vice n’y est nommé. Car le vice vient de nous, de notre volonté; et le vice n’est point une substance. C’est dans les vices que le Seigneur a été embarrassé quand il a souffert la persécution; dans les vices des Juifs, et non dans la substance de l’homme, qui a été faite par lui. « J’ai été fixé », dit-il, « dans le limon de l’abîme, et il n’y a nulle substance ». J’ai été fixé, et n’ai point retrouvé ce que j’avais fait.

6. « Je suis allé en pleine mer , et la tempête m’a submergé 2 ». Béni soit celui qui , dans sa miséricorde , est arrivé à la profondeur des mers, et qui a daigné descendre dans les entrailles d’un monstre marin ; mais qui en a été rejeté le troisième jour 3. Il est arrivé jusqu’à la profondeur des mers, profondeur où nous étions engloutis, profondeur où nous avions fait naufrage: c’est là qu’il est venu, et la tempête l’a englouti : car c’est là qu’il a été le jouet des flots ou plutôt des hommes; ou de ces voix qui disaient : « Crucifiez-le, crucifiez-le », alors que Pilate s’écriait: « Je ne trouve aucun motif de le condamner à la mort», et que s’élevaient de plus en plus ces clameurs : « Crucifiez-le , crucifiez-le 4 ». La tempête allait croissant jusqu’à ce qu’elle eut submergé celui qui était venu en pleine mer. Et le Seigneur endura entre les mains des Juifs, ce qu’il n’avait pas souffert en marchant sur la mer 5; et non-seulement ce qui ne lui était point arrivé, mais ce qu’il n’avait pas laissé subir à Pierre. « Je suis allé en pleine mer, et la tempête m’a submergé ».

 

1. Dan. III, 24-90. — 2. Ps. LXVIII, 3.— 3. Matth. XII, 40,— 4. Jean, XIX, 6. — 5. Matth. XIV, 25.

 

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7. « Je me suis épuisé à crier; mon gosier en est devenu rauque 1». Où? et quand? Interrogeons l’Evangile. Car notre psaume nous fait connaître d’avance la passion du Sauveur. Nous savons en effet qu’il a souffert: nous lisons et nous croyons que les eaux pénétrèrent jusqu’à son âme; nous savons encore que la tempête le submergea,puisque les séditieux eurent le pouvoir de le faire niourir: mais qu’il se soit fatigué à force de crier, que son gosier en soit devenu rauque, non-seulement nous ne lisons pas cela, mais nous lisons le contraire, puisqu’il ne répondait point à leurs provocations, afin d’accomplir ce qui est dit dans un autre psaume : « Je suis comme un homme qui n’entend point et qui n’a point de réponse en sa bouche 2 »; et cette autre prophétie d’Isaïe : « Il a été comme la brebis que l’on va égorger, et non plus que l’agneau devant celui qui le tond, il n’a point ouvert sa bouche 3». Or, s’il ressemble à l’homme qui n’entend point, qui n’a point de réponse en sa bouche, comment s’est-il fatigué à crier, et son gosier en est-il devenu rauque? Ou bien, se taisait-il parce que son gosier était rauque pour avoir tant crié en vain ?Car nous connaissons par un autre psaume cette parole tombée de la croix: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 4?» Mais cette parole fut-elle bien élevée et bien longue pour que le gosier du Sauveur en devînt rauque? Au contraire, longtemps il cria: « Malheur à vous scribes et pharisiens 5 ». Longtemps il cria: « Malheur au monde à cause des scandales 6 ! » Et en effet il criait comme un homme à la voix rauque, aussi ne le comprenait-on point, quand les Juifs demandaient: « Que dit-il? C’est là une parole dure, et qui peut l’entendre? Nous ne savons ce qu’il dit 7». Il prononçait toutes sortes de paroles, mais son gosier était rauque pour eux, et ses paroles n’étaient point comprises. « Je me suis épuisé à crier, mon gosier en est devenu rauque ».

8. « Mes yeux se sont lassés à vous attendre,  ô mon Dieu 8 ». Loin de nous d’appliquer ces paroles à notre chef, loin de nous de croire qu’ils aient cessé d’espérer en son Dieu, les yeux de celui en qui était Dieu, se réconciliant le monde 9,de celui qui était le Verbe se

 

1. Ps. LXVIII, 1. — 2. Id. XXXVII, 15. — 3. Isaïe, LIII, 7. — 4. Ps. XXI, 2 — 5. Matth. XXIII, 13, 14 — 6. Id. XVIII, 7. —  7. Jean, VI, 61, et XVI, 18.— 8. Ps. LXVIII, 4. — 9. II Cor. V, 19.

 

faisant chair pour habiter parmi nous 1, en sorte que non-seulement Dieu était en lui, mais qu’il était Dieu. Tel n’est donc point le sens; et les yeux de notre chef n’ont point cessé d’espérer en son Dieu; mais ses yeux ont pu faillir dans son corps, c’est-à-dire dans ses membres. Telle est donc la voix des membres, la voix dru corps, mais non la voix du chef. Mais comment la retrouvons-nous dans son corps, dans ses membres? Que puis-je vous dire encore? Que vous rappellerai-je? A sa passion, à sa mort, ses disciples n’osèrent plus croire qu’il fût le Christ. Les Apôtres furent dépassés par le voleur qui crut, alors que ceux-ci venaient à défaillir 2, Vois doué ces membres qui désespèrent : vois s’entretenant en chemin après la résurrection ces deux disciples, dont l’un était Cléophas, et dont les yeux ne pouvaient le reconnaître. Comment l’eussent-ils connu des yeux, quand leur esprit chancelait à son égard? Il y avait dans leurs yeux un phénomène semblable à celui de leur esprit. Ils parlaient de lui entre eux, et interrogés par lui sur le sujet de leur entretien, ils répondirent : « Etes-vous donc le seul étranger à Jérusalem? Ignorez-vous ce qui s’est passé, comment Jésus de Nazareth, puissant en oeuvres et en paroles, a été mis à mort par les anciens et les princes des  prêtres ? Pour nous, nous espérions qu’il délivrerait Israël 3 ».Ils avaient espéré, ils n’espéraient plus. Leurs yeux s’étaient lassés à espérer dans leur Dieu. C’est donc en leur nom que le Sauveur a dit : « Mes yeux se sont lassés d’espérer en mon Dieu ». Ce fut cette espérance qu’il leur rendit, quand il leur fit toucher ses plaies; et après les avoir touchées, Thomas revint à l’espérance qu’il avait perdue, et s’écria : « Mon Seigneur, et mon Dieu ». Tes yeux, ô Thomas, se sont lassés d’espérer en ton Dieu; tu as touché ses plaies, et tu as retrouvé ton Dieu : tu as touché la forme de l’esclave, et tu as reconnu ton Seigneur. Toutefois le Seigneur lui dit: « Tu as cru, parce que tu as vu ». Et comme pour nous désigner d’avance par la voix de sa miséricorde: « Bienheureux », a-t-il ajouté, « ceux qui ne voient point et qui croient » . « Mes yeux se sont lassés d’espérer en mon Dieu ».

9. « Ils se sont multipliés plus que les cheveux de ma tête, tous ceux qui me haïssent

 

1. Jean, I, 11. — 2. Luc, XXIII, 42. — 3. Id. XXIV, 13-21. —  4. Jean, XX, 28, 29.

 

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« sans sujet 1 ». Comment multipliés ? Et s’adjoignant un des douze 2. « Ils se sont multipliés plus que les cheveux de ma tête, ceux qui nie haïssent sans sujet ». C’est aux cheveux de sa tête qu’il compare ses ennemis. Il fut donc bien juste de les raser, quand il fut crucifié au Calvaire 3. Que les membres s’appliquent cette parole, et apprennent à subir une haine injuste. Et s’il est nécessaire, ô Chrétien, que le monde te haïsse dès aujourd’hui, pourquoi ne pas agir de manière à rendre sa haine injuste, afin de reconnaître ta propre voix, dans le corps mystique de ton Seigneur, et dans ce psaume qui le prophétise? Cornaient se pourra-t-il que le monde te haïsse gratuitement? Il le fera si tu ne causes à personne aucun mal qui puisse t’attirer cette haine, puisque gratuitement signifie sans sujet. C’est peu que l’on te haïsse sans sujet, agis encore de manière que l’on te rende le mal pour le bien. « Ils se sont fortifiés coutre moi, ces ennemis qui me poursuivent injustement ». Ce qu’il a dit d’abord : « Ils se sont multipliés plus que les cheveux de ma tête » ; le Psalmiste le répète ici : « Mes ennemis se sont fortifiés contre moi »; et après avoir dit d’abord : « Ils me haïssent gratuitement », il répète: « Ils me poursuivent d’une manière injuste». Telle est la voix des martyrs, non point dans les tourments qu’ils endurent, mais dans leur cause. Ce n’est point d’être persécuté, ni d’être saisi, ni flagellé, ni emprisonné, ni proscrit, ni mis à mort,que l’on est louable; mais endurer tout cela pour une bonne cause, voilà ce qui honore. Car l’honneur est dans la bonté de la cause, et non dans l’atrocité de la peine. Quelque grands qu’eussent été les supplices des martyrs, peuvent-ils être égaux aux supplices de tous les voleurs ensemble, de tous les sacrilèges, de tous les scélérats? Ceux-ci n’ont-ils pas encouru aussi la haine du monde? Oui assurément. La grandeur de leur malice remplit plus que la moitié du monde, et ils sont en quelque sorte bannis de la société même des mondains, car ils troublent même la paix terrestre; et ils sont en butte à des maux nombreux, mais non sans sujet. Voyez encore la plainte de ce larron crucifié avec le Seigneur : quand d’autre part un des larrons insultait au Seigneur cloué à la croix, et lui disait : « Si tu es

 

1. Ps. LXVIII, 5. — 2. Matth. XXVI, 14. — 3. Id. XXVII, 33.

 

le Fils de Dieu, délivre-toi », l’autre le fit taire en disant : « Tu ne crains pas Dieu, quand tu es condamné au même supplice? Pour nous, c’est justement que nous sommes châtiés de nos crimes 1». Voilà que ce n’est point sans sujet: mais l’aveu lui fait rejeter ce qu’il a de corrompu, et il devient apte à prendre la nourriture du Seigneur. lia rejeté son iniquité, il l’accuse, et cet aveu l’en guérit. Voilà donc deux larrons, voilà aussi le Seigneur: ils sont en croix, comme lui-même est en croix: le monde hait les uns, mais non sans sujet; le monde hait l’autre, mais gratuitement : « J’ai payé ce que je n’ai point enlevé ». Telle est bien la gratuité. Je n’ai rien dérobé, et je dédommage; je n’ai point péché et je subis le châtiment. Celui-là est le seul pour être tel, il n’a rien dérobé. Non-seulement il n’a rien dérobé, mais ce qu’il n’a point acquis par la rapine, il l’abandonne, pour venir jusqu’à nous. « Il n’a point cru que ce fût une usurpation, pour lui, de s’égaler à Dieu : et pourtant il s’est anéanti, en prenant la forme d’un esclave 2 ». Il n’a donc rien usurpé. Quel est l’usurpateur ? Adam. Quel est le premier usurpateur? Celui qui séduisit Adam 3. Quelle fut l’usurpation du diable? « J’établirai mon trône vers l’aquilon, et je serai semblable au Très-Haut 4». Il usurpa ce qui ne lui avait pas été donné; c’est là un vol. Donc le diable usurpa ce qu’il n’avait pas reçu; il perdit ce qu’il avait reçu; et celui qu’il voulait tromper, il le fit boire à la coupe de son orgueil: « Goûtez», dit-il, « et vous serez comme des dieux  5 ». Ils voulurent usurper la divinité, ils perdirent le bonheur. Il est donc voleur, de là vient qu’il subit le châtiment. « Pour moi», dit le Psalmiste, « j’ai payé ce que je n’ai point ravi ». Or, le Seigneur, aux approches de sa passion, parle ainsi dans l’Evangile : « Voici venir le prince de ce monde », c’est-à-dire le diable, « et il ne trouvera rien en moi » ; c’est-à-dire, il ne trouvera pas de quoi m’ôter la vie: « mais afin que tous sachent bien que je fais la volonté de mon Père, levez-vous, sortons d’ici 6 ». Il s’en alla pour souffrir, afin de payer ce qu’il n’avait point usurpé. Qu’est-ce à dire : « Il ne trouvera rien en moi? » Aucune faute. Le diable a-t-il donc perdu quelque chose de son héritage? Qu’il compte avec

 

1. Luc, XXIII, 39 - 41.— 2. Philip. II, 6, 7. — 3. Gen. III, 1— 4. Isaïe, XIV, 13. — 5. Gen. III, 5.— 6. Jean, XIV, 30.

 

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les voleurs, « il ne trouvera rien en moi ». Toutefois en disant qu’il n’a rien usurpé, faisant allusion au péché, il affirme qu’il n’a rien pris qui ne fût à lui ; c’est là le vol, c’est là l’iniquité; niais il a repris au démon ce que celui-ci avait enlevé. « Personne », dit-il, « n’entre dans la maison d’un homme fort, et n’enlève ce qui lui appartient, s’il n’a d’abord garrotté cet homme fort 1 ». Or, il a lié le fort, et lui a enlevé sa dépouille; il ne l’a point volée, et il peut vous répondre : ces dépouilles avaient été enlevées à mon palais je ne commets pas un vol, je reprends ce qui était volé.

10. « Seigneur, vous connaissez mon imprudence 1». Il parle de nouveau, au nom de son corps. Quelle imprudence, en effet, peut-il y avoir dans le Christ? N’est-il point la Force et la Sagesse de Dieu? Parlerait-il de cette imprudence dont l’Apôtre a dit: « Ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que les hommes 3? » « Mon imprudence» ,c’est-à-dire, ce qu’ont tourné en dérision, contre moi, ceux qui se croyaient sages. Vous savez pourquoi: « Vous connaissez mon imprudence ». Qu’y a-t-il de plus semblable à l’imprudence, que de souffrir qu’on le saisisse, qu’on le flagelle, qu’on lui crache au visage, qu’on lui donne des soufflets, qu’on le couronne d’épines, qu’on .l’attache à la croix, quand il pouvait, d’un seul mot, renverser tous ses persécuteurs? Tout cela ressemble à de l’imprudence, cela paraît de la folie, mais cette folie est supérieure à tous les sages. C’est une folie àla vérité; mais jeter le grain en terre, paraît une folie pour quiconque ignore les usages du laboureur. On ne le sème qu’avec des fatigues, on le porte dans l’aire, on le bat, on le vanne; et ce n’est qu’après avoir affronté les dangers et les intempéries du ciel, après avoir coûté des travaux, aux campagnards, des soins aux maîtres, que le froment pur est mis dans le grenier. Aux approches de l’hiver, on tire du grenier ce froment émondé, et on le jette; cela paraît imprudent; mais l’espoir du semeur fait que ce n’est pas imprudence. Le Seigneur donc ne s’est pas épargné, parce que son Père « ne l’a point épargné, mais l’a livré pour nous tous 4». C’est de lui que l’Apôtre a dit : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi 5. Car si le grain de froment

 

1. Matth. XII, 29. — 2. Ps. LXVIII, 6. — 3. I Cor. I, 25. — 4. Rom. VIII, 32. — 5. Gal. II, 20.

 

« ne tombe à terre pour y mourir», comme il l’a dit lui-même, « il ne rapportera aucun fruit 1». C’est là mon imprudence, et tu la connais. Pour eux, s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le roi de gloire 2. « O Dieu, vous connaissez mon imprudence, et mes fautes ne vous sont point cachées». Il est clair, évident, manifeste, que ces paroles doivent s’entendre du corps du Christ; car lui n’eut aucune faute, il se chargea de celles des autres, mais n’en commit aucune. « Et mes fautes ne vous sont point cachées»: c’est-à-dire, je vous ai confessé toutes mes fautes, et avant qu’elles fussent dans ma bouche, vous les avez connues dans ma pensée, vous avez vu les blessures que vous deviez guérir. Mais où? Assurément dans son corps et dans ses membres, dans ses fidèles, d’où était venu pour s’attacher à lui ce membre, qui faisait l’aveu de ses fautes, « Et mes péchés», dit-il, « ne vous sont point cachés».

11. « Qu’ils ne rougissent point de moi, u ceux qui espèrent en vous, Seigneur, Dieu « des vertus 3 » Voici de nouveau la voix du chef: « Qu’ils ne rougissent point de moi » ;. qu’on ne leur dise point : Où est celui qui vous disait: «Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi 4. Qu’ils ne rougissent point à mon sujet, ceux qui espèrent en vous, Seigneur, Dieu des vertus. Qu’ils n’éprouvent aucune confusion à cause de moi, ceux qui vous cherchent, ô Dieu d’Israël ». Ceci peut s’entendre du corps; mais à condition de ne point faire de ce corps un seul homme: car un seul homme ne saurait être son corps, mais seulement un faible membre; tandis que son corps est composé de plusieurs membres. Son corps dans son intégrité, c’est l’Eglise entière. C’est donc avec raison que l’Eglise tient ce langage: « Qu’ils ne rougissent point à mon sujet, ceux qui espèrent en vous, ô Dieu des vertus ». Que je ne sois plus en butte aux soulèvements des persécuteurs, que je n’aie pas à lutter contre la jalousie dc mes ennemis, et les aboiements de ces hérétiques sortis de mon sein, mais qui n’étaient point de moi : car s’ils eussent été de moi, ils fussent demeurés avec moi 5. Que leurs scandales ne m’accablent point, « de manière qu’ils rougissent de moi, ceux qui espèrent en vous, Seigneur,ô Dieu des vertus ».

 

1. Jean, XII, 24, 25. — 2. I Cor, II, 8. — 3. Ps LXVIII, 7. — 4.  Jean, XIV, 1.— 5. I Jean, II, 19.

 

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« Qu’ils ne soient point couverts de confusion  à cause de moi, ceux qui vous cherchent, ô  Dieu d’Israël ».

12. « Car c’est à cause de vous que j’ai supporté les opprobres, et que l’ignominie a couvert mon visage 1». Ce serait peu de dire: « J’ai supporté » ; il va plus loin: « C’est pour vous que j’ai supporté ».  Souffrir parce que tu as péché, c’est souffrir pour toi, et non pour Dieu. « Quelle gloire vous revient-il », dit saint Pierre, « de souffrir parce que vous êtes châtiés à cause de vos péchés 2?» Mais souffrir parce que tu as gardé le commandement de Dieu, c’est là souffrir pour Dieu; et ta récompense t’attend dans l’éternité, parce que c’est pour Dieu que tu as souffert l’outrage. De là vient qu’il a souffert le premier, afin de nous apprendre à souffrir. Mais s’il a souffert, lui à qui l’on ne pouvait faire aucun reproche; à combien plus juste raison devons-nous souffrir, nous à qui notre ennemi peut bien n’avoir aucune faute à reprocher, mais qui avons en nous une autre cause d’un châtiment bien mérité? Un homme t’appelle voleur, et tu ne l’es pas; c’est une injure que tu reçois; toutefois tu n’es pas tellement innocent qu’il n’y ait en toi rien qui déplaise à Dieu. Or, si celui qui n’avait absolument rien dérobé, qui a dit en toute vérité : « Voici le prince de ce monde, et il ne trouvera rien en moi 3 », a été appelé pécheur, appelé inique, appelé Béelzébub 4, appelé insensé; toi, serviteur, tu ne veux pas entendre, après l’avoir mérité, ce que le Seigneur a entendu sans le mériter aucunement? Il est venu pour te donner l’exemple, et comme s’il l’eût fait sans motif, tu n’en profites d’aucune sorte. Pourquoi a-t-il entendu ces injures, sinon afin que tu puisses les entendre sans te décourager? Mais les entendre, pour toi, c’est l’abattement : c’est donc en vain que le Christ les a entendues, puisqu’il les entendait pour toi et non pour lui. « C’est donc à cause de vous que j’ai supporté l’opprobre, que l’irrévérence a couvert ma face». « L’irrévérence, dit-il, « a couvert mon visage ». Qu’est-ce que l’irrévérence? Ne savoir point rougir. C’est faire un reproche à un homme que dire de lui : C’est un homme irrévérent. C’est pour l’homme un grand défaut que dene savoir plus rougir. L’irrévérence est donc une sorte

 

1. Ps. LXVIII, 8. — 2. I Pierre, II, 20. — 3. Jean, IX, 24. — 4. Matth. X, 25.

 

d’impudence. Or, un chrétien doit avoir cette irrévérence, quand il se trouve au milieu des hommes qui n’aiment point le Christ. S’il rougit du Christ, il sera effacé du livre des vivants. li te. faut donc cette impudence quand on insulte au Christ devant toi : lorsqu’on t’appelle adorateur d’un crucifié, sectateur d’un supplicié, disciple d’un homme puni de mort; rougir alors, c’est mourir. Ecoute en effet l’arrêt de celui qui ne trompe jamais : « Quiconque rougira de moi devant les hommes, à mon tour je rougirai de lui en présence des anges de Dieu 1 ». Veille donc sur toi; aie de l’impudence, du front, quand tu entends injurier le Christ; oui, aie du front. Que peux-tu craindre pour ton front, que tu as muni du signe de la croix? Tel est le sens de ces paroles: « C’est à cause de vous que j’ai supporté l’injure, que l’irrévérence a couvert mon visage » . « A cause de vous, j’ai supporté l’injure » : et parce que je n’ai point rougi de vous, quand on m’injuriait à cause de vous, « voilà que l’impudence a envahi mon visage».

13. « Je suis devenu étranger à mes propres frères, j’ai été méconnu par les fils de ma mère 2 ». II est devenu étranger pour les fils de la synagogue. Dans sa patrie on disait : « Ne savons-nous pas qu’il est le fils de Marie et de Joseph 3 ? » Et pourquoi est-il dit à un autre endroit: « Pour celui-là nous ne savons d’où il est 4? Je suis donc devenu « étranger aux fils de ma mère ». Ils n’ont su d’où j’étais, et leur chair était ma chair : ils ne savaient pas que je suis né de la race d’Abraham; c’est en lui que mon corps était caché, lorsqu’il ordonna à son serviteur de mettre sa main sous sa cuisse, et qu’il jura par le Dieu du ciel 5. « Je suis devenu un étranger pour les fils de ma mère ». Pourquoi? Comment ne m’ont-ils point connu? Pourquoi m’ont-ils traité comme un étranger? Comment ont-ils bien osé dire: « Nous ne savons d’où il est? Parce que le zèle de votre maison m’a dévoré 6» ; c’est-à-dire, parce que j’ai poursuivi en eux leurs iniquités, parce qu’au lieu de les supporter patiemment je les ai repris, parce que j’ai cherché votre gloire dans votre maison, que j’ai frappé du fouet ceux qui commettaient des malversations dans le temple 7 : c’est là aussi qu’il

 

1. Luc, IX, 26. — 2. Ps. LXVIII, 9. — 3. Luc, IV, 22. — 4. Jean, IX, 29 — 5. Gen. XXIV, 9. — 6. Ps. LXVIII, 10. —  7. Jean, IX, 15.

 

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est dit que « le zèle de votre maison m’a dévoré ». De là vient que je suis un hôte, un

étranger; de là encore: «Nous ne savons d’où il est ». Ils sauraient d’où je suis, s’ils connaissaient vos commandements. Et si je les avais trouvés fidèles à vos préceptes, le zèle

de votre maison ne m’eût point dévoré. « Et les injures de ceux qui vous outragent sont retombées sur moi ». C’est là le passage que citait saint Paul (vous venez de l’entendre lire), et il ajoute: « Tout ce qui est écrit, n’est écrit que pour nous instruire, et pour nous donner l’espérance dans la consolation des saintes Ecritures 1 ». Il attribue donc au Christ cette parole: « Les injures de ceux qui vous outragent sont retombées sur moi ». Pourquoi sur vous? Peut-on outrager le Père, sans outrager le Christ lui-même? Pourquoi « les injures de ceux qui vous outragent, retombent-elles sur moi? », parce que celui qui me connaît, connaît aussi le Père 2 : parce que nul n’a insulté le Christ, sans insulter Dieu parce que nul ne peut honorer le Père, sinon celui qui honore le Fils 3. « Les injures de ceux qui vous outragent retombent sur moi », parce qu’elles arrivent jusqu’à moi.

14. « J’ai couvert mon âme du jeûne, et l’on m’en a fait un sujet d’opprobre 4 ».Dans un autre psaume déjà, nous vous avons exposé le sens spirituel du jeûne du Christ 5. Pour lui, il y avait jeûne, quand nul ne croyait en lui : il avait faim d’âmes qui crussent en lui : il avait soif aussi quand il dit à la Samaritaine : « J’ai soif, donnez-moi à boire 6». Or, il avait soif de la foi. Et quand sur la croix il dit aussi : « J’ai soif 7 », il désirait la foi de ceux dont il avait dit : « Père,  pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font 8 ». Mais qu’est-ce que les hommes lui ont donné à boire dans sa soif? Du vinaigre. Qui dit aigri, dit aussi vieilli. Ils l’ont donc abreuvé du vieil homme, en refusant d’être des hommes nouveaux. Pourquoi n’ont-ils pas voulu être nouveaux? Parce qu’ils ne sont point de ceux dont le titre du psaume a dit

« Pour ceux qui doivent changer». Donc «j’ai couvert mon âme du jeûne ». Enfin il repoussa le fiel qu’ils lui avaient offert : il aima mieux jeûner que de goûter l’amertume. Car ceux qui provoquent l’aigreur n’entrent point

 

1. Rom. XV, 4.—  2. Jean, XIV, 9. — 3. Id. V, 23. — 4.  Ps. LXVIII, 11. — 5. Voyez Disc. sur le Ps. XXXIV, Serm. II, n° 4. — 6. Jean, IV,7. —  7. Id. XIX, 28. — 8. Luc, XXIII, 34.

 

dans son corps mystique, et il a dit d’eux: « Les âmes à fiel ne s’élèveront point en elles-mêmes 1 ». Donc « j’ai couvert mon âme de jeûne, et l’on m’en a fait un sujet d’opprobre ». Ils m’ont fait un sujet d’opprobre, de mon désaccord avec eux, c’est-à-dire de ce qu’ils me faisaient jeûner; car n’être point d’accord avec ceux qui persuadent le mal, c’est jeûner à son sujet; et ce jeûne attire l’opprobre, c’est-à-dire l’insulte à celui qui ne consent point au mal.

15. « Et le sac a été mon vêtement 2 ».Déjà nous avons quelque peu parlé du sac 3. «Pour moi, quand ils se livraient à la violence contre moi, je me couvrais d’un cilice, j’humiliais mon âme dans le jeûne. Le sac a été mon vêtement » : c’est-à-dire, j’ai opposé

ma chair à leurs sévices : j’ai caché nia divinité. « Le sac », parce que le Christ avait une

chair mortelle , pour condamner , par le péché, le péché dans la chair 4. « J’ai pris un sac pour vêtement: et je suis devenu pour eux une parabole », c’est-à-dire un sujet de dérision. On appelle parabole, prendre pour type un homme dont on dit du mal; ainsi par exemple : qu’il périsse comme un tel, voilà une parabole, ou une comparaison, une ressemblance en fait de malédiction. «Je suis devenu pour eux une parabole».

16. « Ils m’insultaient, ceux qui étaient assis sur la porte 5». Ici, « sur la porte ».  n’a d’autre signification qu’en public. « Et ceux qui buvaient du vin, chantaient contre moi ». Pensez-vous, nies frères, que cela ne soit arrivé qu’au Christ? Chaque jour cela lui arrive dans ses membres : quand parfois un serviteur de Dieu est obligé de défendre ces ivresses, ces débauches, soit dans quelque maison champêtre, soit dans quelque bourgade, où n’a pas été entendue la parole de Dieu; c’est peu d’y chanter, on veut encore chanter contre celui qui interdit ces chants. Comparez le jeûne du Christ , avec leurs orgies. « Ils chantaient contre moi, ceux qui buvaient le vin », le vin de l’erreur, le vin de l’impiété, le vin de l’orgueil.

17.  « Pour moi, je vous adresse ma prière, ô mon Dieu 6». Pour moi, j’étais près de vous. Comment? En vous invoquant. Si l’on te maudit, ô Chrétien, et que tu n’aies rien à

 

1. Ps. LXV, 7. — 2. Id. LXVIII, 12. —  3. Voyez Disc. sur le Ps. XXXIV, Serm. II, n° 3. — 4. Rom. VIII, 3. — 5. Ps. LXVIII, 13. — 6. Id.14.

 

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faire; si l’on te jette l’opprobre à la face, cl que tu n’aies aucun moyen de ramener au bien celui qui t’insulte, il ne te reste qu’à prier. Mais souviens-toi de prier aussi pour lui. « Pour moi, je vous adresse ma prière, ô mon Dieu. Au temps où il vous plaira, Seigneur ». Voilà le grain de froment qui est enfoui, il en sortira un fruit. « Au temps où il vous plaira, Seigneur». Les Prophètes ont fait mention de ce temps, dont l’Apôtre a dit: « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut 1. Au temps où il vous plaira, dans votre infinie miséricorde». Le temps où il plaît à Dieu est « dans sa miséricorde infinie ». Si cette miséricorde n’était infinie, que ferions-nous dans l’infinité de nos fautes? « Dans votre miséricorde infinie, exaucez-moi dans la vérité de votre salut ». Il dit votre vérité, comme il a dit, « votre miséricorde »; car toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité 2. Comment miséricorde? En pardonnant les péchés. Comment vérité? En acquittant ses promesses. « Exaucez-moi dans la vérité de votre salut».

18. «Retirez-moi de la fange, afin que je n’y demeure point 3 ». C’est de cette fange qu’il a dit plus haut: « Je suis fixé dans le limon de l’abîme, et ce n’est point une substance ». Après avoir écouté l’explication de ce premier passage, il ne vous reste rien de plus â comprendre ici. Le Christ veut donc être tiré du bourbier où plus haut il se dit enfoncé. «Tirezu moi de cette fange, afin que je n’y demeure « point n. Et il explique lui-même : « Queje sois u délivré de ceux qui me haïssent». Ils sont donc le limon qui me submergeait. Mais voici peut-être une réflexion qui nous est suggérée. Tout à l’heure il disait: «J’ai été fixé », maintenant il dit : « Tirez-moi de cette fange, afin que je n’y demeure point »; tandis que, selon le premier sens, il devrait dire : Sauvez-moi, en me tirant de cette fange qui m’arrêtait, et non en m’empêchant de m’y arrêter. Il y était donc resté d’une manière corporelle, et non selon l’esprit. Il parle ainsi en se conformant à l’infirmité de ses membres. Lorsque tues saisi par celui qui te pousse au péché, ton corps est tenu en réalité, tu es alors enfoncé dans le limon de l’abîme, d’une manière corporelle; mais tant que tu n’y as pas consenti, tu n’y demeures point; tu y

 

1. II Cor. VI, 2. — 2. Ps. XXIV, 10. — 3. Id. LXVIII, 15, — 4. Id. 3.

 

demeures au contraire, si tu y consens. C’est donc à toi de prier, afin que ton âme ne soit point retenue comme ton corps, et que tu sois libre dans les chaînes. « Délivrez-moi de ceux qui me haïssent, délivrez-moi du sein de l’abîme ».

19. « Que le tourbillon des eaux ne me submerge point 1». Mais déjà il était submergé. C’est vous qui avez dit: « Je suis jeté en pleine mer » ; et encore : « La tempête m’a submergé  ». La tempête a submergé son corps, mais qu’elle ne submerge pas mon esprit, Quand il est dit: « Si l’on vous poursuit dans une cité, fuyez dans une autre 2 »; cela signifie que ceux-là ne devaient y demeurer ni selon le corps, ni selon l’esprit. Il n’est pas à désirer pour nous d’y être embarrassé, même d’une manière corporelle; et nous devons l’éviter autant que possible. Quelque peu que nous y demeurions, nous sommes alors tombés entre les mains des méchants, notre corps y est embarrassé, et. dès lors nous sommes fixés dans le limon de l’abîme; il nous reste à prier pour notre âme, afin qu’elle n’y demeure pointa c’est-à-dire que nous n’y consentions point, et que les vagues ne nous submergent point, de manière à nous plonger dans les profondeurs de la vase. « Que le gouffre ne m’engloutisse point, que le puits de l’abîme ne se referme point sur moi ».Qu’est-ce àdire, mes frères? Que demande le Prophète? Il est profond, l’abîme de l’iniquité humaine; quiconque s’y laisse tomber, tombe dans un gouffre insondable. Mais si de ces profondeurs il confesse à Dieu ses péchés, le puits ne se refermera point sur lui; c’est ce qu’exprime ainsi un autre psaume: « Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur ; Seigneur, écoutez ma voix 3 ». Mais s’il lui arrive ce qui est dit dans une autre sentence des Ecritures: « Quand l’impie est descendu dans les profondeurs du mal, il méprise 4 »; alors le puits se referme sur lui. Pourquoi se ferme-t-il? Parce que lui-même a fermé la bouche. Voilà ce pécheur qui ne fait point d’aveu; il est vraiment mort, et alors s’accomplit en lui ce qui est dit ailleurs: « Un mort ne confesse pas plus le Seigneur que s’il n’était pas 5 ». Voilà, mes frères, ce que nous devons craindre par-dessus tout. Si tu vois un homme tombé

 

1. Ps. LX, VIII, 16.— 2. Matth. X, 23.— 3. Ps. CXXIX. 1, 2.— 4. Prov. LVIII, 3. — 5. Eccli. XVII, 26.

 

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dans l’iniquité, il est plongé dans le gouffre; mais si tu lui énumères ses fautes, et qu’il réponde : J’ai péché, je l’avoue, le puits ne se referme pas sur lui; mais si tu l’entends dire:

Quel mal ai-je fait? il prend alors la défense de ses fautes; l’abîme se referme sur lui, et il n’y a nulle issue pour en sortir. Sans l’aveu, il n’y a point de place pour la miséricorde. Tu te fais le défenseur de ton péché, comment Dieu peut-il t’en délivrer? Pour que Dieu soit ton libérateur, sois toi-même ton accusateur,

 

 
 
 

 

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME LXVIII.
DEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.
LA RÉDEMPTION PAR LE CHRIST (SUITE).
 

L’abîme se referme sur nous par le refus de l’aveu de nos fautes. Dieu vent que l’on fasse appel à sa bonté, et même quand il permet l’affliction, il agit avec miséricorde. Hâtez-vous de me secourir, non-seulement d’une manière spirituelle et dans mon âme, mais d’une manière ostensible, afin que mes ennemis puissent profiter de nia délivrance, comme la délivrance des enfants de la fournaise convertit Nabuchodonosor. Vous savez ce que l’on nous reproche. Mon coeur n’a trouvé personne qui s’affligeât avec lui sur les hommes qui se perdent. Les fidèles composent la nourriture du Seigneur, les hommes y jettent le fiel des contradictions et de l’hérésie, et le Seigneur refuse d’en boire, parce que ces hommes n’entrent point dans son Eglise. Par un juste châtiment de Dieu ils doivent trouver un piége dans ce qui est visible, être courbés vers les biens de cette vie, être en butte le la haine, et laisser désertes leurs habitations. S’ils ont aidé à l’accomplissement des desseins de Dieu, c’est par leur malice. Les Juifs ont persécuté celui qui voulait expier nos fautes: en voulant tuer un juste, ils ont encore tué un Dieu ; ils ne doivent point lire leur nom sur le livre de vie. Le pauvre et l’affligé trouveront le soulagement dans la face de Dieu, ou dans le bonheur de l’autre vie. Ils béniront Dieu, c’est là le vrai sacrifice. Nous qui sommes captifs, nous entrerons dans la cité de la délivrance, si nous servons Dieu par amour pour sa gloire

 

1. Il nous reste à vous expliquer aujourd’hui, mes frères, la seconde partie du psaume, dont nous avons entretenu hier votre piété. Je vois qu’il me faut acquitter ma dette, si toutefois la longueur du psaume ne me laisse pas encore aujourd’hui votre débiteur. Je vous en préviens d’avance , et vous supplie de ne pas attendre de moi de longues discussions sur les passages qui sont clairs par eux-mêmes. De cette manière nous pourrons au besoin nous arrêter sur les endroits obscurs, et peut-être acquitter notre dette; et ainsi de jour en jour, vous payer à mesure que nous deviendrons débiteur. Voyons donc la suite du psaume, après ce verset: « Que l’abîme ne se referme point sur moi 1 » Hier, nous avons insisté auprès de votre charité, en vous suppliant d’apporter toute l’attention de votre âme, toute la ferveur de votre piété pour écarter de nous cette malédiction, Car l’abîme, ou le gouffre de l’iniquité se ferme sur l’homme qui, non-seulement

 

1. Ps.  LXVIII, 16

 

est plongé dans le péché, mais qui se ferme l’issue même de la confession. Quand cet homme en vient à dire: Je suis pécheur; l’abîme s’illumine d’un rayon de lumière dans ses profondeurs. Le psaume continue donc par les lamentations de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans ses tourments, de Jésus-Christ dans le chef et dans les membres. Comme nous vous l’avons dit : en certains endroits il faut discerner les paroles du Chef; mais les paroles qui ne peuvent convenir au Chef, il faut les attribuer aux membres. Le Christ parle comme s’il était seul; car il est bien seul, celui dont il est dit : « Ils seront deux dans une même chair 1 ». S’il n’y a qu’une seule chair, pourquoi s’étonner qu’if n’y ait qu’une seule voix? Voici donc la suite: « Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre « miséricorde est pleine de bonté 2 ». Il nous exprime pour quel motif il doit être exaucé: la divine miséricorde est pleine de bonté. N’était-il pas plus conséquent de dire:

 

1. Gen. II, 24, et Ephés. V, 31. — 2. Ps. LXVIII, 17.

 

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Exaucez-moi, Seigneur, afin qu’il y ait de la bonté dans votre miséricorde? Pourquoi dire: «  Exaucez-moi, parce que votre miséricorde est pleine de bonté ? » Quand il était dans la tribulation, il a parlé de la miséricorde en termes quelque peu différents, puisqu’il disait : « Exaucez-moi, Seigneur, parce que je suis dans la peine ». Dire alors : « Exaucez-moi , parce que je suis dans la peine », c’est exprimer le motif pour lequel il veut être exaucé: mais pour un homme qui est dans l’affliction, il faut que la divine miséricorde soit pleine de bonté. A propos de cette bonté dans la miséricorde du Seigneur, écoutez cette autre parole de l’Ecriture « Comme la pluie au temps de la sécheresse, ainsi est admirable la miséricorde de Dieu au temps de la tribulation 1». Ce qu’il appelle admirable dans un endroit, il l’appelle dans l’autre pleine de bonté. Donc, quand le Seigneur permet ou fait que nous soyons dans quelque tribulation, même alors il agit avec miséricorde : car sans nous soustraire alors la nourriture, il en stimule le désir. Aussi que dit il maintenant? « Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre miséricorde est pleine de bonté ». Je vous en supplie, ne différez pas de m’entendre; telle est l’affliction qui m’accable, que votre miséricorde me sera douce. Vous n’avez différé de me secoùrir, que pour me faire apprécier la douceur de votre secours: il n’y a donc plus lieu de

différer: la tribulation s’est élevée pour moi au comble du malheur; que votre miséricorde vienne y apposer l’oeuvre de la bouté. « Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre miséricorde est pleine de bonté. Jetez les yeux sur moi, selon l’étendue de votre compassion »; et non selon le grand nombre de mes fautes.

2. « Ne détournez pas votre visage de votre serviteur 1 ». Or, cette expression « de votre serviteur », ou de celui qui est petit, est un acte d’humilité; parce que dans l’épreuve de la tribulation je n’ai pas eu l’orgueil : « Ne détournez pas votre face de votre serviteur». Telle est l’admirable miséricorde de Dieu que le Prophète chantait plus haut. Car dans le verset suivant il explique ce qu’il a dit : « Je suis dans la tribulation, hâtez-vous de me secourir». Qu’est-ce à dire: « Hâtez-vous? » Ne différez pas davantage : la tribulation

 

1. Eccli. XXXV, 26. — 2. Ps. LXVIII, 18.

 

m’accable; les malheurs sont venus sur moi, que votre miséricorde les suive.

3. « Veillez sur mon âme et rachetez-la 1 ». Cela n’a pas besoin d’explication : voyons ce qui suit. « Délivrez-moi à cause de mes ennemis ». Voilà une prière que nous devons admirer, qu’il ne faut pas effleurer légèrement, ni négliger en courant; il faut l’admirer : «  Délivrez-moi, à cause de mes ennemis ». Qu’est-ce à dire : « A cause de mes ennemis, délivrez-moi? » Afin que ma délivrance les confonde, les tourmente. Quoi donc ! si nul ne devait souffrir de ma délivrance, ne faudrait-il pas me secourir? Eh ! la délivrance n’est-elle si agréable pour toi, que quand elle devient la damnation d’un autre? Voilà qu’il n’y a aucun ennemi, que ta délivrance doive couvrir de confusion ou tourmenter; en demeureras-tu là? Ne voudras-tu pas être délivré? Ou bien, tes ennemis doivent-ils profiter de ta délivrance, au point de pouvoir se convertir? Mais ce qui doit nous étonner, c’est que le Prophète ait ainsi motivé sa prière. Est~ce qu’un serviteur de Dieu n’est délivré par le Seigneur son Dieu, que pour le progrès des autres? Mais alors, si nul n’en devait profiter, ce serviteur de Dieu ne serait-il donc point délivré? A quelque point de vue que j’envisage soit le châtiment, soit ta délivrance des ennemis, je ne vois point le motif de cette prière: « Délivrez-moi, à cause de mes ennemis »; à moins d’entendre par là un autre motif, et quand je vous l’aurai exposé, avec le secours de Dieu, chacun de vous en jugera selon l’esprit qui habite en lui. Il y a pour les saints une certaine délivrance occulte : elle a lieu pour eux. Il en est une autre, publique et évidente: elle a lieu à cause de leurs ennemis, que Dieu veut punir ou délivrer. A la vérité Dieu n’a pas délivré des violences de la persécution ces frères : « Macchabées 2, dont Antiochus, dans sa fureur, il fit venir la mère, afin que ses caresses rappelassent ses enfants à l’amour de la vie, et qu’en cherchant à vivre pour les hommes ils mourussent devant Dieu. Mais cette mère, différente d’Eve et semblable à l’Eglise, vit mourir avec joie, afin de les retrouver vivants, ceux qu’elle avait enfantés avec douleur; elle les exhortait à choisir la mort pour les lois de la patrie et du Seigneur leur Dieu, plutôt que de vivre en les méprisant. Que

 

1. Ps. LXVII, 19. — 2. II Machab. VII.

 

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devons-nous croire ici, mes frères, sinon qu’ils furent délivrés? Mais leur délivrance fut occulte : enfin Antiochus lui-même, qui les fit mettre à mort, crut avoir fait ce que sa cruauté lui dictait, ou plutôt lui imposait. Mais ce fut d’une manière évidente que les trois enfants furent délivrés des flammes de la fournaise 1 ; puisque leurs corps en furent retirés, et que l’on vit qu’ils étaient sains et saufs. Les uns donc furent couronnés d’une manière invisible, les autres délivrés au grand jour : tous néanmoins furent sauvés. Quel fruit ces trois enfants tirèrent-ils de leur délivrance? pourquoi leur couronnement fut-il différé? Nabuchodonosor lui-même se convertit à leur Dieu; il prêcha ce Dieu qui avait délivré ses serviteurs, ce même prince qui l’avait méprisé en jetant les jeunes hommes dans la fournaise. Il y a donc une délivrance occulte, et une délivrance évidente. La délivrance occulte est pour l’âme, tandis que la délivrance évidente est pour le corps : l’âme est délivrée secrètement, le corps l’est ostensiblement. Si donc il en est ainsi, reconnaissons la voix du Seigneur dans ce psaume: ce qu’il nous a dit plus haut: « Veillez sur mon âme et délivrez-la », s’entend de la délivrance invisible. Reste alors à délivrer le corps: et en effet, à la résurrection du Sauveur, et quand il monta aux cieux, quand il envoya d’en haut l’Esprit-Saint 2, ceux qui l’avaient mis à mort embrassèrent la foi, et d’ennemis qu’ils étaient devinrent ses amis, par l’effet de la grâce, et non par leur propre justice. C’est pourquoi le Prophète poursuit : « Délivrez-moi à cause de mes ennemis. Veillez sur mon âme », mais secrètement : « A cause de mes ennemis, délivrez » aussi mon corps. Car il ne servirait de rien à mes ennemis que vous eussiez seulement délivré mon âme : ils croiront qu’ils ont fait quelque chose, qu’ils ont atteint leur but. Qu’est-il besoin de répandre mon sang, si je dois passer par la corruption 3? Donc « veillez sur mon âme et délivrez-la », car vous seul le savez : ensuite, « à cause de mes ennemis, délivrez-moi », afin que ma chair ne voie point la corruption.

4. « Vous connaissez mes opprobres, et ma confusion et ma honte 4 ». Qu’est-ce que l’opprobre? la confusion? la honte?

 

1. Dan. III, 49. — 2. Act. I, 9, et II, 4 — 3. Ps. XXIX, 10. — 4. Id. LXVIII, 20.

 

On appelle opprobre ce que nous reproche un ennemi. La confusion est le reproche qui aiguillonne notre conscience. La honte est la rougeur qu’amène sur un front innocent la fausse accusation d’un crime. Le crime n’existe pas, ou s’il existe, il n’est point le fait de celui à qui on le reproche; mais à cause de la faiblesse de l’âme humaine, souvent nous rougissons même quand on nous impute faussement un crime; non point parce qu’on nous l’objecte, mais parce qu’on le croit. Tout cela se rencontre dans le corps mystique du Seigneur. Car en lui, il ne pouvait y avoir de honte, puisqu’il n’y avait pas de crime. Toutefois on reprochait aux chrétiens le fait même d’être chrétiens. C’était une gloire; les âmes fortes l’entendaient volontiers, et l’entendaient de manière à ne pas rougir du nom du Seigneur. Une certaine impudence avait envahi leur visage, ils avaient le front de Paul qui s’écriait: «Je ne rougis pas de  l’Evangile, car il est la vertu de Dieu pour eu sauver ceux qui croiront ». O Paul, n’es-tu pas, toi aussi, adorateur d’un crucifié? C’est peu pour moi, répond-il, de n’en pas rougir; mais ma gloire unique est où mon ennemi voit une honte pour moi. « Loin de moi de me glorifier, sinon en la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde 2». Contre un tel front l’on ne pouvait jeter que l’opprobre. Car il ne pouvait-y avoir de confusion pour sa conscience déjà guérie, ni de honte pour son visage. Mais quand on vint reprocher à quelques-uns d’avoir tué le Christ, ils furent justement aiguillonnés par leur mauvaise conscience; une confusion salutaire les convertit, en sorte qu’ils purent s’écrier: « Vous avez connu ma confusion 3 ». Vous donc, Seigneur, connaissez non-seulement mon opprobre, mais aussi ma confusion, et chez plusieurs ma honte; ils croient en moi à la vérité, mais ils rougissent de me confesser publiquement et devant les hommes; la langue humaine a sur eux plus de force que la promesse divine. Voyez donc ces hommes:

ce sont eux que l’on recommande à la bonté de Dieu, non plus afin qu’il les abandonne en cet état, mais afin qu’il les soutienne de son secours. Un homme qui croyait, mais qui craignait encore, a dit en effet : «  Je crois, Seigneur, mais aidez mon incrédulité 4.

 

1. Rom. I, 16.— 2.  Gal. VI, 14.— 3. Ps. CXXXIII, 2.— 4. Marc, IX,23.

 

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« Tous ceux qui me persécutent sont en votre eu présence ». Si donc j’essuie un opprobre, vous savez pourquoi; une confusion, vous savez pourquoi; une honte, vous savez encore pourquoi; délivrez-moi donc, à cause de mes ennemis, parce que vous connaissez tout cela, mais eux ne le connaissent point; et comme ils sont devant vous sans connaître cela, ils n’ont pu ni éprouver de la honte, ni se corriger, si vous ne me délivrez en considération de mes ennemis.

5. « Mon coeur a attendu l’outrage et la misère 2». Qu’est-ce à dire « A attendu? » Il a prévu qu’il en serait ainsi, il l’a prédit. L’avènement du Christ n’avait point d’autre but. S’il n’eût voulu mourir, il n’eût point voulu naître; c’est en vue de sa résurrection qu’il a fait l’un et l’autre. Il y avait en effet dans le genre humain deux choses fort connues, une troisième était ignorée. Les hommes connaissaient la naissance et la mort, mais nous ne savions ressusciter ni vivre éternellement. Or, pour nous apprendre ce que nous ne savions point encore, Dieu a voulu passer par deux phases bien connues. C’est donc pour cela qu’il est venu. « Mon coeur a attendu l’outrage et la misère ». Mais de qui est cette misère? Il a attendu la misère, mais c’est plutôt la misère de ceux qui le crucifiaient, qui le persécutaient; en sorte qu’il y avait la misère chez eux, et chez lui miséricorde. Car il prenait en pitié leur misère, quand sur la croix il s’écriait : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font 3. Mon coeur a attendu l’outrage et la misère : j’ai attendu quelqu’un qui s’affligeât avec moi, et nul ne s’est rencontré ». De quoi donc m’a-t-il servi d’attendre? c’est-à-dire de quoi m’a-t-il servi de prophétiser? de quoi m’a servi de prêcher que je venais pour cela? Voilà que s’accomplit ce que j’ai dit : « J’ai attendu que l’on s’affligeât avec moi, et nul ne s’est rencontré; j’ai espéré un consolateur, et n’en ai point trouvé »; c’est-à-dire, nul ne s’est rencontré. Cette parole du verset précédent: « J’ai attendu quelqu’un qui s’affligeât avec moi » ; il la répète au verset suivant : «  J’ai espéré un consolateur». Ce qu’il a dit encore plus haut : « Et nul ne s’est rencontré » ; il le répète ici : « Et n’en ai point trouvé». Il n’y a donc rien d’ajouté, c’est la première pensée qu’il répète. Mais en

 

1. Ps. LXVIII, 21. — 2. Id. — 3. Luc, XXIII, 34. — 4. Ps. LXVIII, 21.

 

examinant de près cette pensée, on peut soulever quelques questions. Ses disciples ne furent-ils donc point dans l’affliction quand il fut conduit pour être supplicié, quand il fut cloué à la croix, quand il mourut? Leur tristesse fut si grande qu’ils en pleuraient encore, quand Marie Madeleine, qui le vit la première, vint alors leur raconter ce qu’elle avait vu 1. C’est l’Evangile qui nous le rapporte; ce n’est point de notre part une parole hasardée, ce n’est point un soupçon. Il est constant que les disciples en furent dans la tristesse, dans les larmes. Des femmes qui lui étaient étrangères pleuraient quand on le conduisait au supplice, et se tournant de leur côté, il leur dit : « Pleurez, mais sur vous, et non sur moi 2 ». Comment donc attendit-il sans le trouver quelqu’un qui s’affligeât avec lui? Nous regardons, et nous voyons de la tristesse, des pleurs, des lamentations; et de là vient que cette parole nous étonne : « J’ai attendu que l’on s’affligeât avec moi, et nul ne s’est rencontré; que l’on me consolât, et je n’ai trouvé personne ». Toutefois, avec plus d’attention, nous verrons qu’il a attendu que l’on s’affligeât avec lui, sans trouver personne. Les disciples étaient pris d’une tristesse charnelle, au sujet de cette vie périssable, qu’il devait échanger contre la mort et recouvrer par la résurrection; tel était le sujet de leur tristesse. Ils devaient s’attrister au contraire au sujet de ces aveugles qui avaient tué le médecin, de ces infortunés qui, dans la fougue de leur démence, insultaient celui qui leur apportait le salut. Lui voulait les guérir, eux voulurent le tuer; de là cette tristesse du médecin. Or, vois s’il y eut quelqu’un pour s’affliger avec lui. Il ne dit pas en effet : J’ai attendu que l’on s’affligeât , et nul ne s’est rencontré ; mais « que l’on s’affligeât avec moi », c’est-à-dire pour le même sujet qui m’affligeait moi-même, « et je n’ai trouvé personne ». Pierre l’aimait assurément beaucoup, lui qui, sans hésiter, se précipita pour marcher sur les flots, et fut délivré à la parole du Seigneur 3: lui qui, dans son amour, le suivit audacieusement quand on le conduisait à la mort, et pourtant le renia trois fois dans son trouble. Pourquoi? sinon parce qu’il voyait un mal dans la mort? Car il évitait ce qu’il croyait

 

1. Jean, XX, 18, et Marc. XVI, 9 — 2. Luc, XXIII, 24. — 3. Matth. 29, 31.

 

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un mal. Il gémissait de voir dans le Seigneur ce que lui-même voulait éviter. Aussi avait-il dit auparavant: « A Dieu ne plaise, Seigneur! veillez sur vous, il n’en sera pas ainsi » : quand il mérita d’être appelé « Satan », après s’être entendu dire : « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean 1 ». Donc nul ne partageait cette tristesse au sujet de ceux pour lesquels Jésus disait: «Mon Père, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font. J’ai attendu que l’on s’affligeât avec moi, et nul ne l’a fait». Non, il ne s’est trouvé personne. «J’ai cherché eu des consolateurs et n’en ai point trouvé ». Quels sont ces consolateurs? Ceux qui avancent dans la vertu. Car ce sont eux qui nous consolent, telle est la consolation pour les prédicateurs de la vérité.

6. « Ils m’ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif m’ont abreuvé de vinaigre 2 ». Ceci s’est accompli à la lettre, ainsi que nous le voyons dans l’Evangile. Mais, remarquons-le bien, mes frères, ne pas trouver de consolateurs, ne trouver personne qui s’affligeât avec moi, voilà ce qui était pour moi du fiel, voilà pour moi l’amertume, voilà le vinaigre; il m’élait amer à cause de ma douleur, c’était le vinaigre, parce qu’il avait vieilli. Nous lisons à la vérité, comme le raconte l’Evangile 3, qu’on lui offrit du fiel; mais pour breuvage, et non pour nourriture. Toutefois ce qui était prédit ici s’est accompli à la lettre, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre : « Ils m’ont donné du fiel pour nourriture » ; et non-seulement dans cette parole, mais dans ce fait même nous devons rechercher un mystère, percer l’obscurité, entrer dans le temple par la déchirure du voile, et voir une figure ou dans la manière de prédire, ou dans la manière dont le fait s’est accompli. « Il m’ont donné du fiel pour nourriture», dit le Prophète. Ce qu’ils m’ont présenté n’était point une nourriture, c’était plutôt un breuvage; mais, ils l’ont donné pour nourriture » : le Seigneur en effet avait déjà pris une nourriture, et elle fut arrosée de fiel. Il avait pris une nourriture agréable, en mangeant la Pâque avec ses disciples : ce fut là qu’il établit le sacrement de son corps 4. Or, sur cette nourriture si agréable, si douce, de l’unité du Christ que l’Apôtre nous signale dans ces paroles

 

1. Matth. XVI, 17, 22, 23. — 2. Ps. LXVIII, 22. — 3. Matth. XXVII, 34. — 4. Luc, XXII, 19.

 

« Nous sommes tous un seul pain, un seul corps 1» ; sur cette nourriture, qui vient jeter le fiel, sinon les contradicteurs de l’Evangile, semblables aux persécuteurs du Christ? Car iI y eut moins de crime pour les Juifs de le crucifier quand il était sur la terre, qu’il n’y en a pour ceux qui le méprisent dans le ciel. Ce que firent donc les Juifs en lui jetant un breuvage amer sur la nourriture qu’il avait prise, ceux-là le renouvellent qui, par une vie criminelle, apportent le scandale dans l’Eglise : voilà ce que font les hérétiques en corrompant la doctrine. Or, qu’ils ne s’élèvent point en eux-mêmes 2; eux qui apportent le fiel sur des mets si délicats. Mais que fait le Seigneur? Il ne les admet point parmi ses membres. Voilà ce que figurait le Seigneur quand il goûta le fiel qu’on lui présentait, et qu’il n’en voulut point boire 3. Ne rien endurer de leur part, ce serait ne rien goûter ; mais comme il faut les endurer, il faut aussi goûter du fiel. Et comme ces gens ne peuvent compter parmi les membres du Christ, lui les goûte seulement, mais eux n’entrent point dans son corps. « Voilà qu’ils m’ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif ils m’ont abreuvé de vinaigre ». J’avais soif, et l’on m’a donné du vinaigre : c’est-à-dire, je désirais d’eux la foi, et je n’ai trouvé que le vieil homme.

7. « Que leur table soit un piège devant eux 4 ». Ils m’ont tendu un piège, en me présentant un pareil breuvage, qu’ils trouvent un semblable piége. Mais pourquoi devant eux? » Il suffirait de dire : « Que eu leur table soit un piège » Il y a des hommes qui connaissent leurs iniquités, et qui néanmoins y persévèrent avec une singulière obstination : leur piège est alors devant eux. Ils conjurent leur propre perte, et descendent vivants dans l’enfer 5 . Enfin, qu’est-il dit à propos des persécuteurs? « Si le Seigneur n’eût été avec nous, ils nous eussent peut-être engloutis tout vivants 6 ». Qu’est-ce à dire « vivants? » C’est-à-dire, que nous eussions consenti à leurs desseins, bien que nous sussions que nous n’y devions point consentir. Le piège est donc devant eux, et ils ne se corrigent point. Ou bien le piège est-il sous leurs yeux, afin qu’ils ne tombent point? Voilà qu’ils connaissent le piège, et ils y mettent le

 

1. I Cor. 1,17.— 2. Ps. LXV. 7. — 3. Matth. XXVII, 34. — 4. Ps. LXVIII, 23. — 5. Id. LIV, 14. — 6. Id. CXXIII, 2, 3.

 

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pied, et ils baissent le cou qui va être enlacé. Combien il eût été mieux d’éviter le piège, de connaître le péché, de condamner son erreur, de s’épargner l’amertume, d’entrer dans le corps du Christ, et de chercher la gloire de Dieu ! Mais, telle est la présomption de leur esprit, que le piège est sous leurs yeux, et que néanmoins ils y tombent. « Que leurs yeux soient obscurcis, afin qu’ils ne voient point 1 », dit ensuite le Prophète : afin que s’ils ont vu sans motif, il leur arrive de ne point voir du tout. « Que leur table donc soit devant eux comme un piège ». « Qu’elle devienne un piège devant eux », ce n’est point là un souhait, mais une prophétie : il n’appelle point ce malheur, il le prédit, C’est une réflexion que souvent nous avons faite, et il vous en souvient; il ne faut pas voir une imprécation malveillante, dans une parole prophétique, inspirée par l’Esprit de Dieu. Que cela donc arrive, puisqu’il est impossible que ces événements n’arrivent point. Et quand nous voyons l’Esprit de Dieu prédire aux méchants de semblables malheurs, sachons les comprendre de manière à les éviter pour nous. Car il nous est utile de le comprendre, et de tirer ce profit de nos ennemis. « Que leur table soit donc pour eux aussi une représaille et une pierre d’achoppement». Est-ce là une injustice? Non, c’est une justice. Pourquoi? Parce que c’est une représaille. Rien ne peut leur arriver qui ne leur soit dû. C’est donc une représaille contre eux, une pierre de scandale; parce qu’ils sont pour eux-mêmes un scandale.

8. « Que leurs yeux s’obscurcissent afin eu qu’ils ne voient point, tenez leur dos toujours incliné ». Telle est la conséquence. Dès lors que leurs yeux sont obscurcis de peur qu’ils ne voient, il est de rigueur que leur dos soit toujours courbé. D’où vient cela? C’est qu’après avoir cessé de connaître les choses d’en haut, leurs pensées ont dû s’occuper des choses de la terre. Celui-là n’a point le dos courbé, qui sait comprendre Les coeurs en haut. Car il se dresse pour attendre l’espérance qui nous est réservée dans le ciel, surtout s’il y envoie ce trésor qui doit suivre son coeur 2. Mais ceux qui ne comprennent point l’espérance d’une vie future, sont aveuglés déjà, et s’occupent des choses d’ici-bas : c’est avoir le dos courbé. Telle est

 

1. Ps. LXVIII, 24. — 2. Matth. VI, 21.

 

la maladie dont le Seigneur guérit cette femme de 1’Evangile, que Satan avait enchaînée depuis dix-huit ans, qui était courbée et que redressa le Sauveur. Comme il avait opéré cette guérison le jour du sabbat, les Juifs en furent scandalisés il était bien juste que ces hommes courbés 1 se scandalisassent de la voir redressée : « Tenez leur dos sans cesse incliné »,

9. « Versez sur eux votre colère, et que le feu de votre indignation les atteigne 2 ». Tout cela est clair : toutefois l’expression « les eu atteigne » semble dire qu’ils fuiront. Mais où fuiront-ils? Dans le ciel ?Vous y êtes, Seigneur. Dans les enfers? Vous y êtes présent 3. Ils ne veulent point prendre leurs ailes pour voler directement : « Que le feu de votre colère les atteigne», et ne leur permette point de s’enfuir.

10. « Que leur habitation devienne déserte 4 ». Voilà ce qui est manifeste. De même qu’il ne demandait pas seulement une délivrance occulte, quand il disait : « Veillez sur mon âme et délivrez-la », mais qu’il la voulait d’une évidence corporelle, quand il ajoutait: « Délivrez-moi à cause de mes ennemis » : de même ici, il prédit à ses ennemis quelques-unes de ces calamités obscures dont il parlait tout à l’heure. Combien, en effet, voit-on d’hommes pour comprendre le malheur de celui dont le coeur est aveuglé? Qu’il vienne à perdre les yeux du corps, chacun plaint son infortune : qu’il perde les yeux de l’esprit, tout en demeurant dans l’abondance de tout bien, on vante son bonheur; mais ceux-là seulement qui sont aveuglés comme lui. Quelle évidence faut-il donc, pour que chacun voie la vengeance exercée contre eux? Car l’aveuglement des Juifs est une vengeance cachée : quelle sera la vengeance manifeste? « Que leur habitation soit déserte, et que nul n’habite sous leurs tentes ». Voilà ce qui est arrivé pour la ville de Jérusalem, dans laquelle on vit les principaux crier contre le Fils de Dieu : « Crucifiez-le, crucifiez-le 5 » ; et prévaloir sur lui, puisqu’ils eurent le pouvoir de mettre à mort celui qui avait ressuscité les morts. Combien alors ils se crurent et grands et puissants ! Vinrent ensuite les représailles du Seigneur; la ville fut prise d’assaut, les Juifs vaincus, et combien de milliers

 

1. Luc, XIII, 16. — 2. Ps. LXVIII, 25. — 3. Id. CXXXVIII, 8. — 4. Id, XVIII, 26, et Act. 1, 20. — 5. Jean, XIX, 6.

 

d’hommes égorgés! Aujourd’hui aucun juif n’y peut retourner. Le Seigneur ne leur permet point d’habiter ces mêmes lieux où ils purent crier si fort contre lui. Ils ont perdu ce séjour de leur démence, et puissent-ils connaître, même aujourd’hui, le lieu de leur repos! Quel bien leur a fait Caïphe en s’écriant: « Si nous le laissons ainsi, les Romains viendront et nous extermineront, nous et notre ville 1? » Ils ne l’ont point laissé vivre et pourtant il vit ; et les Romains leur ont enlevé et la ville et la puissance. Tout à l’heure, à la lecture de l’Evangile, nous entendions ces paroles : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu n’as pas voulu? Voilà que votre habitation deviendra déserte 2 ». C’est là ce qui est dit ici : « Que leur habitation soit déserte et que nul n’habite sous leur tente. Que nul n’y habite », mais nul d’entre eux. Car ces mêmes lieux sont habités par beaucoup d’hommes, mais par aucun juif.

11. Pourquoi? « Parce qu’ils ont persécuté celui que vous avez frappé, et ils ont eu ajouté à la douleur de mes blessures 3». Comment donc ont-ils péché en poursuivant celui que Dieu lui-même avait frappé? De quoi pouvons-nous incriminer leurs intentions? de malice. Car ce qui s’est accompli à propos du Christ était nécessaire. Il était venu pour souffrir à la vérité,et néanmoins il a puni ceux qui l’ont fait souffrir. Judas qui l’a trahi a été châtié, et le Christ a été crucifié : mais il nous a rachetés de son sang, et il a puni Judas du prix qu’il en avait reçu. Ce misérable rejeta, en effet, cet argent au prix duquel il avait vendu le Seigneur, et il nie connut point le prix auquel le Seigneur l’avait racheté 4. Voilà ce qui arriva à Judas. Mais comme nous voyons qu’en toutes choses le Seigneur mesure ses représailles, et qu’il ne laisse personne dépasser dans sa violence le pouvoir qui lui a été donné; comment ceux-ci purent-ils ajouter quelque chose, ou comment le Seigneur fut-il frappé? Evidemment, il parle ici au nom de ceux qui lui forment un corps, d’où lui est venue sa chair, c’est-à-dire du genre humain, de cet Adam qui, le premier, fut frappé de mort à cause de son péché 5. C’est donc une peine pour les

 

1. Jean, XI, 48. — 2. Matth. XXIII, 37, 38. — 3. Ps, LXVIII, 27. — 4. Matth. XXVII, 5. — 5. Gen. III, 19.

 

hommes de naître mortels : et quiconque persécute les hommes, ajoute à cette peine. L’homme serait-il donc condamné à mourir, si Dieu ne l’eût frappé? Pourquoi donc, ô homme, sévir encore contre lui? Est-ce peu, pour l’homme, d’être condamné à mourir un jour? Chacun de nous porte donc sa peine : et c’est ajouter à cette peine que vouloir nous persécuter. Cette peine, Dieu nous l’a infligée. Car le Seigneur prononça contre l’homme cette sentence : « Au jour où vous en toucherez», dit-il, «vous mourrez 1 ». C’est dans cette mort qu’il avait pris une chair, et notre vieil homme a été crucifié avec lui 2. C’est donc au nom de cet homme qu’il dit: « Ils ont persécuté celui que vous avez frappé, et ils ont ajouté à la douleur de mes plaies». A quelle douleur de mes plaies? A la douleur de mes péchés; car ce sont ses péchés qu’il appelle des plaies. Ici, sans vous arrêter au chef, voyez les membres; c’est en leur nom que lui-même a parlé dans cet autre psaume, où il élève la voix, puisqu’il en récita hautement le premier verset, quand il était en croix : « O Dieu, mon Dieu, jetez les yeux sur moi, pourquoi m’avez-vous abandonné? » Là il continue en disant: « Le rugissement de mes péchés éloigne de moi votre salut 3 ». Telles sont les blessures que les voleurs ont infligées en chemin à celui qu’il prit sur son cheval; près duquel le prêtre et le Lévite avaient passé avec mépris et qu’ils n’avaient pu guérir: or, le Samaritain étant venu à passer, en eut pitié, s’en approcha et le mit sur sa propre monture 4. Samarite, en latin, signifie gardien; or, quel est le gardien, sinon notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ? Et comme il est ressuscité d’entre-les morts pour ne plus mourir 5, voilà qu’il ne s’endort point, qu’il ne sommeillera point, celui qui est gardien d’Israël 6. « Ils ont ajouté à la douleur de mes plaies ».

12. « Ajoutez sans cesse l’iniquité à leur iniquité 7 ». Qu’est-ce que cette parole? Qui n’en frémirait point? C’est à Dieu que l’on dit : « Ajoutez l’iniquité à leur iniquité ». Comment Dieu pourra-t-il ajouter l’iniquité? A-t-il donc l‘iniquité pour l’ajouter? Nous savons combien est vrai ce mot de saint Paul: « Que pouvons-nous dire? Est-ce qu’il y aurait en Dieu de l’iniquité? Loin de nous

 

1. Gen. II, 17. — 2. Rom. VI, 6. — 3. Ps. XXI, 2. — 4. Luc, X, 30-34. — 5. Rom. VI, 9. — 6. Ps. CXX, 4. — 7. Id. LXVIII, 28.

 

eu cette pensée 1 ». Comment dire alors : « Ajoutez l’iniquité à leur iniquité? » Comment devons-nous comprendre cela? .Que Dieu nous aide à vous le dire, et à vous le dire brièvement à cause de votre fatigue. Il y avait iniquité chez eux, parce qu’ils avaient tué un homme juste; une autre est venue s’y joindre, parce qu’ils ont crucifié le Fils de Dieu. Ils ont pu sévir contre son humanité. « Mais s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 2 ». Il y avait donc pour eux iniquité à vouloir tuer un homme, et à cette iniquité s’est jointe celle de crucifier le Fils de Dieu. Qui donc y a joint cette iniquité? Celui qui a dit : « Ils respecteront peut-être mon Fils, je le leur enverrai 3». Ils avaient la coutume de mettre à mort les serviteurs qui leur étaient envoyés pour lever le prix de la location et du fermage. Le Maître leur envoya son Fils, en sorte qu’ils le tuèrent aussi. Il a donc ajouté l’iniquité à leur iniquité. Mais Dieu en a-t-il agi ainsi dans sa colère, ou dans ses justes représailles? « Que leur table», dit le Prophète, « soit pour eux un châtiment et un scandale ». Ils méritaient d’être aveuglés au point de méconnaître le Fils de Dieu. Et pour Dieu, ajouter l’iniquité à leur iniquité, ce n’était pas blesser, c’était ne pas guérir. De même que pour augmenter une fièvre, une maladie, tu n’as pas besoin d’y ajouter une autre maladie, il suffit de n’apporter aucun soulagement; ainsi parce qu’ils sont devenus tels qu’ils ne méritaient plus la guérison, ils ont en quelque sorte progressé dans leur malice, selon cette parole : « Quant aux méchants et aux criminels, ils se fortifient de plus en plus dans le mal 4 », et l’iniquité s’ajoute à leur iniquité. « Et qu’ils n’entrent pas dans l’héritage de votre justice ». Cette parole est assez claire.

13. « Qu’ils soient effacés du livre de vie 5». Y furent-ils donc inscrits un jour? Mes frères, nous ne devons pas entendre par là que Dieu inscrive quelqu’un sur le livre de vie, ou qu’il l’en efface. Si un homme a dit: « Ce que j’ai écrit est écrit », à propos de l’inscription : eu Roi des Juifs 6 », Dieu inscrira-t-il pour effacer ensuite? Il connaît l’avenir, et avant l’origine du monde il a marqué ceux qui doivent régner avec son fils

 

1. Rom. IX, 14. — 2. I Cor, II, 8.— 3.  Matth. XXI, 37. — 4. II Tim. III, 13. — 5. Ps. LXVIII, 29. — 6. Jean, XIX, 22.

 

dans la vie éternelle 1. Voilà ceux qu’il a inscrits, ceux que contient le livre de vie. Enfin, dans l’Apocalypse, que dit l’Esprit de Dieu à propos des persécutions de l’Antéchrist que ce même livre nous annonce pour l’avenir? « Alors », est-il dit, « s’uniront à lui ceux qui ne sont pas inscrits au livre de vie 2 ». D’où il suit que ceux-là certainement ne le suivront pas, qui y sont inscrits. Mais alors comment les autres peuvent-ils être effacés d’un livre où ifs ne sont pas inscrits? Le Prophète parle ici dans le sens de leurs espérances, car ils se croiront inscrits. Qu’est-ce à dire : « Qu’ils eu soient effacés du livre de vie? » Qu’ils soient assurés que leur nom n’est point. C’est encore en ce sens qu’il est dit dans un autre psaume : « Mille tomberont à votre gauche, et dix mille à votre droite 3 », c’est-à-dire beaucoup heurteront contre le scandale, et parmi ceux qui espéraient siéger avec vous, et parmi ceux qui espéraient se tenir debout à votre droite, être séparés des boucs de la gauche 4. Nul donc ne doit se tenir à sa droite et tomber ensuite, ou être chassé après avoir siégé avec lui; mais plusieurs de ceux qui se croyaient avec lui devaient tomber dans le scandale; c’est-à-dire beaucoup de ceux qui espéraient s’asseoir avec vous, Seigneur, beaucoup de ceux qui espéraient se tenir debout à votre droite doivent néanmoins tomber. Ainsi donc, dans notre psaume, ceux qui espéraient être inscrits dans le livre de Dieu par les mérites de leur propre justice, et à qui il est dit: « Sondez les Ecritures, puisque vous croyez eu par elles arriver à la vie éternelle 5 », seront effacés du livre de vie, c’est-à-dire connaîtront qu’ils n’y sont point inscrits, quand leur condamnation leur sera signifiée. Car le verset suivant nous donne cette explication « Et qu’ils ne soient point inscrits avec les justes » .Je dis donc: « Qu’ils soient effacés», dans le sens de leur espérance; mais que puis-je dire d’après votre justice? « Qu’ils n’y soient point inscrits».

14. « Moi, je suis pauvre et affligé 6». Pourquoi cette parole? Est-ce pour nous faire comprendre que les malédictions de ce pauvre viennent de l’amertume de son coeur? Car il a prédit bien des maux qui leur arriveront. Et comme si nous lui disions : Pourquoi tant d’invectives? Modérez votre colère; il nous

 

1. Rom. VIII, 9 — 2. Apoc. XIII, 8. — 3. Ps. XC, 7. — 4. Matth. XXV, 33. — 5. Jean, V, 39. — 6. Ps. LXVIII, 30.

 

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répond : « Moi, je suis pauvre et affligé ». Ils m’ont réduit à cette indigence, et accablé de cette douleur : voilà pourquoi je parle de la sorte. Toutefois ce n’est point ici l’emportement de l’invective, c’est la prédiction d’un prophète. Car il nous dira plus tard, ail sujet de sa pauvreté et de son affliction, de quoi nous les faire apprécier, afin que nous apprenions à être pauvres et à souffrir. « Bienheureux les pauvres, parce que le royaume des cieux leur appartient» ; et: «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés 1». Voilà ce dont lui-même nous a donné 1’exemple; aussi dit-il : « Moi je suis pauvre et affligé ». C’est tout son corps qui parle ainsi, car en cette vie le corps du Christ est pauvre et affligé. Il y a pourtant des chrétiens qui sont riches, il est vrai, mais ils sont pauvres, s’ils sont vraiment chrétiens; et en comparaison des richesses du ciel qu’ils espèrent, ils ne voient dans leur or que de la poussière, « Moi je suis pauvre et affligé ».

15. « Et le salut de votre face m’a soutenu, ô mon Dieu ». Ce pauvre a-t-il donc été abandonné? Eh! quand as-tu daigné faire asseoir à la table un pauvre guenilleux? Eh bien! c’est le salut de la face de Dieu qui a soutenu cet indigent; il a caché sa pauvreté dans sa propre face. C’est de lui en effet qu’il est dit: « Vous les cacherez dans le secret de eu votre face 2 ». Or, voulez-vous connaître les richesses qui sont dans cette face? Les richesses d’ici-bas te donnent le moyen de manger ce que tu veux,et quand tu veux; mais les richesses de Dieu te délivrent à jamais de la faim. « Moi, je suis pauvre et affligé, et le salut de votre face m’a aidé, ô mon Dieu ». En quoi? Est-ce à n’être plus ni pauvre ni indigent? « Je célébrerai le Seigneur dans mes cantiques ; je le glorifierai de mes louanges 3». Nous l’avons dit déjà, ce pauvre célèbre le nom du Seigneur dans ses cantiques, il le glorifie de ses louanges. Comment oserait-il chanter, s’il n’était délivré de la faim? « Je célébrerai le nom du Seigneur eu dans mes cantiques, je le glorifierai de mes louanges ». Immenses richesses. Quelles perles en l’honneur de Dieu n’a-t-il pas extraites de ce trésor intérieur? « Je le glorifierai de mes louanges ». Voilà mes richesses. « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ». Il est donc resté pauvre? Loin de là. Vois ses

 

1. Matth. V, 3-5. — 2. Ps. XIX, 21. — 3. Id. LXVIII, 31.

 

richesses : « Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été fait; que le nom du Seigneur soit béni 1. Je célébrerai le nom du Seigneur dans mes cantiques, je le glorifierai de mes louanges».

16. « Et cela plaira au Seigneur ». Mes louanges lui plairont : « Bien plus que le jeune taureau qui commence à montrer des ongles et des cornes 2 ». Ce sacrifice de louanges lui sera plus agréable que celui d’un jeune taureau. « Le sacrifice de la louange me glorifiera, et telle est la voie dans laquelle je montrerai le salut de Dieu. «Immolez au Seigneur un sacrifice de louanges, et rendez au Très-Haut vos hommages 3 ». Donc je louerai le Seigneur, et cela lui sera plus agréable que l’offrande d’un jeune taureau qui commence à montrer des cornes et des ongles. La louange qui s’exhalera de ma bouche, plaira au Seigneur, bien plus qu’une grande victime immolée sur ses autels. Faut-il parler des ongles et des cornes de ce jeune taureau? Tout homme qui est bien armé, qui est riche en louanges de Dieu, doit avoir des cornes pour secouer son antagoniste, et des ongles pour soulever la terre. Vous savez ce que font les jeunes veaux qui se développent, et qui acquièrent en grandissant l’audace des taureaux; car ici le mot jeune désigne une vie nouvelle. Si donc un hérétique vient à vous contredire, qu’il soit secoué. Un autre ne contredit point, mais il a des inclinations abjectes et terrestres, qu’il soit soulevé par vos ongles. Donc, plus que ce jeune taureau, ma louange doit vous plaire, cette louange qui doit succéder à mon indigence et à mon affliction, alors que je serai dans l’éternelle société des anges, où il n’y aura plus ni adversaire à combattre, ni paresseux à soulever de la terre.

17. « Que les pauvres voient et se réjouissent 4». Qu’ils croient, et s’épanouissent dans l’espérance. Qu’ils soient plus pauvres encore, afin de mériter d’être rassasiés : de peur qu’en exhalant la surabondance de leur orgueil, ils ne se voient privés du pain qui donne la véritable vie. « Cherchez le Seigneur », vous qui êtes pauvres; ayez faim, ayez soif 5, c’est lui qui est le pain vivant descendu du ciel 6. « Cherchez le Seigneur, et votre âme vivra ». Vous cherchez le pain

 

1. Job, 1, 21. — 2. Ps. LXVIII, 32. — 3. Id. XLIX, 14, 23. — 4. Id. LXVIII, 33. — 5. Matth. V, 6. — 6. Jean, VI, 51.

 

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qui donne la vie à votre corps cherchez le Seigneur, afin qu’il donne la vie à votre âme.

18. « Car le Seigneur a exaucé les pauvres ». Il a exaucé les pauvres, et il ne les eût point exaucés, s’ils n’eussent vraiment été pauvres. Veux-tu être exaucé? Sois pauvre: que ce soit la douleur, et non le dégoût, qui crie en toi.  « Car le Seigneur a exaucé les pauvres, et n’a point méprisé ses captifs 1 ». Il a enchaîné les serviteurs qui l’avaient offensé mais quand ils ont crié dans leurs entraves, il ne les a point méprisés. Quelles sont ces entraves? Une chair mortelle, une chair corruptible, telles sont les entraves qui nous enchaînent. Et voulez-vous connaître combien ces chaînes sont lourdes? C’est de là qu’il est dit: « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme 2». Quand les hommes veulent s’enrichir ici- bas, ils cherchent des lambeaux pour couvrir ces entraves. Mais que ces entraves te suffisent pour vêtements, ne cherche rien au-delà de ce qui suffit pour subvenir à la nécessité. Chercher le superflu, c’est vouloir appesantir tes chaînes. Dans une semblable détresse, qu’il ne reste simplement que tes entraves. Qu’à chaque jour suffise sa peine 3. C’est là cette peine qui nous fait crier vers le Seigneur : « Parce que le Seigneur a exaucé les pauvres, et n’a point dédaigné ses captifs».

19. « Que les cieux le bénissent, ainsi que eu la terre et les mers et tous les animaux qui rampent dans leurs abîmes 4». Pour ce pauvre, il n’y a de vraie richesse, qu’à considérer tes créatures, et à louer le Créateur. « Que les cieux le bénissent, et la terre et les mers, et les animaux qui rampent dans leurs abîmes ». Il n’y a vraiment pour louer Dieu que ces créatures qui nous le font bénir quand nous les considérons?

20. Ecoute un autre verset : « Car le Seigneur sauvera Sion ». Il rétablit son Eglise, et incorpore à son fils unique les nations fidèles; sans toutefois frustrer ceux qui croient en lui des dons qu’il a promis. « Car le Seigneur sauvera Sion, et l’on bâtira des cités

 

1. Ps. LXVIII, 34. — 2. Sag. IX, 15. — 3. Matth. VI, 34. — 4. Ps. LXVIII, 35.

 

en Juda 1 ». Ces villes seront des Eglises. Que nul ne nous dise : Quand sera-ce que l’on bâtira des cités en Juda? Puisses-tu connaître cette construction, devenir une pierre vivante et faire partie de l’édifice. C’est maintenant que l’on bâtit les villes de Juda, car Juda signifie confession. C’est avec la confession de l’humilité que se bâtissent les villes de Juda:

en sorte qu’on laisse au dehors les orgueilleux qui rougissent de la confession. « Dieu donc sauvera Sion ». Quelle Sion ? écoute la suite : « Et la postérité de ses serviteurs la possédera, et il n’y aura pour l’habiter eu que ceux qui aiment son nom  2».

21. Le psaume est terminé, mais arrêtons-nous quelque peu sur ces deux derniers versets: ils nous prémunissent en effet contre le désespoir qui nous empêcherait d’entrer dans cette construction. « C’est la postérité de ses serviteurs», dit le Prophète, « qui doit habiter Sion ». Mais « cette postérité de ses serviteurs», quelle est-elle? Ce sont les Juifs, me diras-tu peut-être, les Juifs nés d’Abraham mais nous, qui ne sommes point issus d’Abraham , comment habiterons-nous cette cité? Ils ne sont point de la race d’Abraham, ces Juifs auxquels il fut dit: « Si vous êtes les fils d’Abraham, faites les oeuvres d’Abraham 3 ». C’est donc la postérité de ses serviteurs, ou ceux qui imiteront la foi de ses serviteurs, qui habiteront cette ville. Enfin le dernier verset nous explique le précédent. Dans la crainte que tu ne vinsses à croire que ces paroles : « Elle servira d’asile à la postérité de ses serviteurs », s’appliquent aux Juifs, et à dire: Nous sommes la postérité des nations qui ont adoré les idoles, et rendu un culte aux démons; qu’avons-nous à espérer dans cette cité? voilà que le Prophète rassure tes espérances et ajoute: «Elle sera l’asile de ceux qui aiment le nom du Seigneur». Car la postérité de ses serviteurs est dans ceux qui aiment son nom. Et comme ses serviteurs ont l’amour de son nom, quiconque aime son nom peut se dire de la postérité de ses serviteurs; et quiconque n’aime point son nom doit renier qu’il appartienne à cette postérité.

 

1. Ps. LXVIII, 36. — 2. Id. 51. — 3. Jean, VIII, 39.

DISCOURS SUR. LE PSAUME LXIX.
SERMON POUR UNE FÊTE DE MARTYRS.
LE CHANT DES MARTYRS.
 

Les martyrs ont dû souffrir dans leur corps et dans leur foi; et ceux qui font partie de l’Eglise ou du corps de Jésus-Christ doivent souffrir de quelque façon. Le démon, qui était lion quand il persécutait, est aujourd’hui serpent et nous persécute par les scandales, surtout de la part des chrétiens. Il est enchaîné dans le coeur des impies, il sévit par le scandale. Tous donc doivent subir l’épreuve, tous ont besoin du secours de Dieu. Honte à ceux qui recherchent la vie du Christ pour l’opprimer, qui nourrissent la haine contre lui. Que tous marchent docilement à sa suite ; qu’ils ne cherchent pas les applaudissements des flatteurs, qui les perdraient. Gloire à Dieu toujours, et à lui seul. Oublions le passé, allons toujours en avant.

 

1. Béni soit le grain de froment qui a voulu mourir afin de se multiplier 1 : béni soit le Fils de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur, qui n’a pas dédaigné de subir la mort pour nous rendre dignes de vivre en lui. Il était seul jusqu’à son passage, ainsi que l’a chanté le Psalmiste : « Me voilà seul jusqu’à ce que j’aie passé 2 » : car c’était un grain à part, mais qui portait en lui le germe d’une grande multitude; et dans combien d’autres grains chantons-nous sa louange, quand nous célébrons les fêtes des martyrs qui ont souffert comme lui ? Ses membres si nombreux sont donc unis par les liens de la paix et de la charité à notre Sauveur, qui est notre chef unique, et ne forment qu’un seul homme, comme vous le savez pour l’avoir si souvent entendu : et souvent leur voix retentit dans les psaumes comme la voix d’un seul homme, et le cri de l’un est comme le cri de tous, parce que tous ne sont qu’un en un seul. Ecoutons donc les travaux des martyrs, et les dangers qu’ils ont courus en ce monde, dans l’ouragan de toutes les haines; dangers non-seulement pour ce corps qu’ils devaient toujours quitter, mais dangers pour leur foi. Car ils pouvaient céder aux douleurs atroces de la persécution ou à l’amour de la vie, et cette défaillance leur eût fait perdre tes promesses de Dieu, qui les avait prémunis contre la crainte par ses paroles et par son exemple par ses paroles, en disant : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne

 

1. Jean, XII, 25. — 2. Ps. CXL, 10.

 

peuvent tuer l’âme 1 »; par ses exemples, en accomplissant lui-même ses prescriptions, alors qu’il n’évitait ni ceux qui le frappaient, ni ceux qui lui donnaient des soufflets, ni ceux qui lui crachaient au visage, ni ceux qui le couronnaient d’épines, ni ceux qui le faisaient mourir sur la croix. Lui qui ne méritait rien de tout cela, a voulu l’endurer pour ceux qui le méritaient; il se donnait comme un remède à leur maladie. Les martyrs ont donc souffert; mais ils eussent défailli, sans le secours de celui qui a dit: « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles 2».

2. Ce psaume est donc le cri de ceux qui souffrent et par conséquent des martyrs qui sont en danger au milieu de leurs douleurs, mais qui mettent leur confiance dans leur chef. Ecoutons-les, unissons-nous à eux, parlons avec eux, du moins par les sentiments du coeur, sinon en souffrant de la même manière. Pour eux, ils ont reçu la couronne, tandis que nous sommes au milieu dus périls: non que nous ayons à subir les persécutions qu’ils endurèrent, mais les persécutions plus dangereuses peut-être de tous les scandales. Car ils sont plus multipliés de nos jours, que quand le Seigneur s’écriait: « Malheur au monde, à cause des scandales, et comme l’iniquité abonde, la charité se refroidit chez plusieurs 3 ». Personne à Sodome ne faisait subir à Loth une persécution corporelle 4; nul ne l’empêchait d’y

 

1. Matth. X, 28. — 2. Id. XXVIII, 20. — 3. Id. XVIII, 7, et XXIV, 12.— 4. Gen. XIX, 39.

 

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habiter. Pour lui toute persécution était dans les moeurs corrompues des Sodomites. Ainsi, depuis que le Christ est assis dans les cieux, depuis qu’il est glorifié, que les rois ont courbé la tête sous son joug, qu’ils ont incliné leur front devant son signe, et qu’il ne reste personne qui ose publiquement insulter le Christ, nous n’en gémissons pas moins au milieu des symphonies et des mélodies; et les ennemis des martyrs, impuissants à les poursuivre de leurs cris et du glaive, les poursuivent de leurs vices. Plût à Dieu que nous n’eussions à souffrir que des païens! nous nous consolerions en attendant que la croix du Sauveur vint marquer ces hommes qu’elle n’a point touchés encore, et que sa puissance vint enchaîner leur fureur. Mais nous en voyons qui portent sur leur front le signe du Christ, porter sur ce même front l’impudence de la luxure, qui insultent plus qu’ils n’honorent les martyrs aux jours de leur solennité. Voilà ce qui nous fait gémir, ce qui est pour nous une persécution, pour peu que nous ayons de cette charité qui s’écrie « Qui donc est faible sans que je sois faible avec lui; qui est scandalisé sans que je brûle 1 ? » Nul serviteur de Dieu n’est donc sans persécution ? elle est vraie cette parole de l’Apôtre e Aussi tous ceux qui veulent e vivre avec piété en Jésus-Christ, souffriront « persécution 2». Cherchons-en l’origine, cherchons-en la manière, car le diable a deux formes. C’est un lion qui bondit, un dragon qui tend des embûches. Que ce lion nous menace, il est un ennemi; que ce dragon nous tende tin piége, il est encore un ennemi. Quand serons-nous eu sûreté? Tous auront beau devenir chrétiens, le diable deviendra-t-il chrétien à son tour? une cesse de nous tenter, il est sans cesse- en embuscade. Il est enchaîné,garrotté dans le coeur des impies, de peur qu’il ne sévisse contre l’Eglise et ne la tourmente selon ses désirs. L’honneur rendu à l’Eglise, la paix des chrétiens, voilà ce qui fait grincer des dents à l’impie; impuissant à sévir contre elle, il a recours aux danses, aux blasphèmes, aux impudicités, non pour frapper les corps des chrétiens, mais pour déchirer les âmes. Elevons donc une voix unanime, et répétons ces paroles : « O Dieu, soyez attentif à me secourir 3». Car dans ce monde nous avons besoin d’un secours incessant.

 

1. II Cor. XI, 29. — 2. II Tim. III, 12. — 3. Ps. LXIX, 2.

 

Quand ce besoin cessera-t-il? Maintenant toutefois, que nous sommes dans l’angoisse, disons surtout: « O Dieu, soyez attentif à me secourir ».

3. « Qu’ils soient couverts de honte et de confusion, ceux qui recherchent ma vie 1». C’est le Christ qui parle; qu’il parle comme chef, qu’il parle dans son corps mystique, l’interlocuteur est le même qui a dit : « Pourquoi me persécutez-vous 2? » C’est lui qui a dit en effet: « Tout ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait 3 ». Vous connaissez donc la voix de cet homme, de l’homme tout entier, du chef et des membres; il est inutile de la signaler bien souvent, puisque vous la connaissez. « Qu’ils soient couverts de honte et de confusion », dit le Christ, « ceux qui en veulent à ma vie ». Il a dit dans un autre psaume: « Je regardais à droite, et je voyais que nul ne me connaissait; la fuite m’était fermée, et nul n’était là pour rechercher ma vie 4 ». Ici donc il dit de ses persécuteurs que nul ne cherche sa vie; et dans notre psaume, il appelle la honte et la confusion sur ceux qui recherchent sa vie. Il se plaignait qu’on ne le cherchât point pour l’imiter; il gémissait de ce qu’on le cherchât pour l’opprimer. C’est chercher la vie du juste, que penser à l’imiter; c’est chercher encore la vie du juste, que songer à le tuer. Comme donc on peut chercher la vie du juste en deux manières, chacnn de ces psaumes nous exprime l’une de ces manières. Dans l’un, il se plaint que l’on ne recherche point sa vie , pour souffrir comme lui ; mais il dit ici : « Qu’ils soient couverts de honte et de confusion, ceux qui cherchent ma vie ». S’ils cherchent cette vie, ce n’est point pour en avoir deux; puisqu’ils ne recherchent point cette vie comme le voleur cherche la tunique du voyageur; il ne tue que pour voler et posséder. Mais quiconque poursuit pour tuer, ôte la vie, et ne s’en revêt point. ils cherchent donc na vie, parce qu’ils veulent me tuer. Et toi, qu’appelles-tu sur eux? « Honte et confusion ». Que devient alors cette parole que tu as apprise de la bouche de ton Seigneur : « Auriez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent 5?» Te voilà persécuté, et maudissant

 

1. Ps. LXIX, 3. — 2. Act. IX, 4. — 3. Matth. XXV, 40. — 4. Ps. CXLI, 5. — 5. Matth. V, 44.

 

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ceux qui te persécutent, comment prends-tu pour modèle ton Seigneur qui a tant souffert et qui, sur la croix, s’écriait : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font 1? » A ce langage le martyr peut répondre et dire : Tu me proposes un modèle dans le Seigneur qui dit-: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » ; reconnais ma voix, afin qu’elle soit aussi la tienne. Qu’ai-je dit de mes ennemis? « Honte et confusion sur eux ». Telle est la vengeance que Dieu a exercée sur les persécuteurs des martyrs. Ce même Saul qui persécutait Etienne a été couvert de honte et de confusion. Il respirait le carnage, il cherchait ceux qu’il pouvait saisir pour les livrer à la mort; il entend cette parole d’en haut

« Saul, Saul, pourquoi me persécuter? » Il est renversé, couvert de honte, et ce persécuteur acharné se relève pour obéir 2. Voilà ce que les martyrs appellent sur leurs persécuteurs : « Honte et confusion ». En effet, s’ils ne sont sous le poids de la honte et de la confusion, ils défendront inévitablement leurs actions : ils se font en eux-mêmes une gloire de saisir, de garrotter, de frapper, de tuer, de danser, d’insulter : qu’ils rougissent donc une fois de tels actes, qu’ils en soient confus. S’ils rougissaient, ils se convertiraient; car ils ne peuvent se convertir que sous le poids de leur confusion et de leur honte. Faisons ces voeux pour nos ennemis; faisons-les en toute sûreté. Pour moi, je l’ai dit, et je le dis avec vous : oui, « honte et confusion » à ceux qui dansent, qui chantent, qui insultent aux martyrs : qu’un jour, dans ces murs, ils frappent leur poitrine avec confusion.

4. « Qu’ils soient repoussés en arrière et qu’ils rougissent, ceux qui cherchent à me nuire 3 ». D’abord c’était la violence des persécuteurs, maintenant c’est la haine de ceux qui méditent le mal. Après les temps de persécution, l’Eglise a vu naître des temps bien différents. Ce fut d’abord un choc violent contre cette Eglise, quand les rois la persécutèrent ; et comme ces attaques de la part des rois étaient prédites et qu’on devait y croire, une fois ce temps écoulé, un autre devait suivre. Ce temps qui devait suivre est donc arrivé; les rois ont embrassé la foi, la paix a été donnée à l’Eglise; cette Eglise a été comblée de dignités même sur la terre,

 

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Act. VII, 57; IX, 1, 4, 6. — 3. Ps. LXIX, 4.

 

même en cette vie, et toutefois les persécuteurs ne laissent pas de frémir, ils roulent dans leurs pensées leurs projets d’attaque. C’est dans ces pensées que le diable est enchaîné comme dans l’abîme : il frémit sans briser ses chaînes. Car le Prophète a dit de ces temps : « Le pécheur verra et frémira de colère ». Et que fera-t-il ? ce qu’il fit d’abord? — Saisis, enchaîne, frappe.— Il ne le fait point. Que fera-t-il donc? « Il grincera des dents et séchera de rage 1». C’est contre ceux-là que s’irrite le martyr, et néanmoins ce martyr prie pour eux. De même en effet qu’il appelait le bien sur ceux dont il disait : « Honte et confusion à ceux qui cherchent ma vie » ; de même encore : « Qu’ils soient rejetés en arrière et qu’ils rougissent, ceux qui méditent le mal contre moi ». Pourquoi? Afin qu’ils ne marchent pas en avant, suais qu’ils suivent avec docilité. Blâmer la religion chrétienne, et prétendre vivre selon ses propres lumières, c’est vouloir marcher avant le Christ : comme si ce Christ eût été dans l’erreur, ou qu’il eût été assez faible, assez impuissant pour vouloir mourir, ou pour être réduit à mourir entre les mains des Juifs : comme s’il était bien courageux pour un homme d’éviter tout cela, de se détourner de la mort, de feindre la mort afin d’y échapper, de tuer son âme, afin de vivre selon le corps; voilà ce que l’on regarde comme les conseils de la force et de la prudence. Quiconque blâme ainsi le Christ, le précède, prend en quelque sorte le pas sur lui ; qu’il croie au Christ et le suive avec docilité. Car le Seigneur tint lui-même à Pierre le langage que tenait le Prophète dans ses souhaits contre les persécuteurs qui méditent le mal contre lui. Pierre en un certain endroit voulut précéder le Seigneur. Le Sauveur alors parlait de sa passion, et s’il ne l’eût subie, nous ne serions point sauvés; et Pierre qui, un peu auparavant, avait proclamé le Fils de Dieu, dans cette confession fameuse qui lui valut le nom de Pierre, sur laquelle dut être bâtie l’Eglise, s’écria quand le Seigneur parla de sa passion prochaine : « Point du tout, Seigneur, veillez sur vous, cela n’arrivera point ». Un peu auparavant: « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean », avait dit le Seigneur, « parce que ce n’est ni le sang ni la chair qui t’ont révélé ceci, mais mon

 

1. Ps. CXI, 10.

 

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Père qui est dans le ciel » ; et tout à coup : « Va derrière moi, Satan ». Qu’est-ce à dire:

« Derrière moi? » Suis-moi. Tu veux aller devant moi, tu veux me donner des conseils ; c’est à loi plutôt de suivre les miens : voilà le sens de Va derrière moi, marche après moi. Il modère celui qui le précédait, et te replace en arrière; il l’appelle Satan, parce qu’il a voulu prendre le pas sur le Seigneur. Tout à l’heure il était « bienheureux», maintenant c’est « Satan ». Pourquoi tout à l’heure était il « bienheureux? » « Parce que ce n’est « ni le sang ni la chair qui t’ont révélé ceci », dit le Sauveur, « mais mon Père qui est dans le ciel ». Pourquoi Satan maintenant ? « Parce que tu ne comprends pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes 1». Nous donc, qui voulons célébrer dignement les fêtes des martyrs, souhaitons d’imiter les martyrs; ne cherchons point à précéder les martyrs, et n’allons pas nous croire plus de prudence qu’ils n’en avaient, parce que rions avons évité les tourments qu’ils endurèrent pour la justice et pour la foi, tourments qu’ils furent loin d’éviter. « Qu’ils soient donc rejetés en arrière et qu’ils rougissent », ceux qui méditent le mal et nourrissent leurs coeurs de luxure. Qu’ils entendent cette parole de l’Apôtre : « Quel fruit avez-vous jamais recueilli de ces actes qui vous font rougir maintenant 2? »

5. Quelle est la suite? « Qu’ils fuient avec ignominie ceux qui me disent : Courage ! courage 3 ! » Il y a deux sortes de persécuteurs, ceux qui blâment et ceux qui flattent.

La langue du flatteur est plus funeste que la main de l’assassin; et l’Ecriture l’appelle une

fournaise. En parlant de la persécution, 1’Ecriture a dit, à propos des martyrs mis à

mort: « Elle les a éprouvés comme l’or dans la fournaise, et les a reçus comme la victime de l’holocauste 4». Or, écoutez cette ressemblance avec la langue des flatteurs. « C’est au feu que l’on éprouve l’or et l’argent; mais pour l’homme, l’épreuve est la langue des flatteurs 5 ». Il y a donc feu d’une part, et feu d’autre part, et il te faut sortir victorieux de l’un et de l’autre. La réprimande t’a brisé, et lu as été brisé dans la fournaise comme un vase d’argile. La parole

t’a formé, et puis est venue l’épreuve de la

 

1. Matth. XVI, 16-23.— 2. Rom. VI, 21. — 3. Ps. LXIX, 4. — 4. Sag. III, 6. — 5. Prov. XXVII, 21.

 

tribulation; ce qui a été formé a dû passer par la cuisson, et si la forme était irréprochable, le feu devait la consolider. Aussi le Christ a-t-il dit dans sa douleur : « Ma force s’est desséchée comme l’argile 1». Car la douleur et la fournaise de la tribulation m’ont rendu plus fort. Mais si tu es assailli par les louanges et par les applaudissements des flatteurs, et que tu leur souries, achetant de l’huile et ne la portant pas avec toi, non plus que les cinq vierges folles 2; la bouche des flatteurs sera une fournaise qui te brisera. Mas nous ne pouvons rien sans cela; il nous faut et y entrer et en sortir; il nous faut encourir un certain blâme de la part des méchants, des hommes sans pudeur, et recevoir aussi les applaudissements des flatteurs : muais il faut également en sortir. Prions donc celui dont il est dit : « Que le Seigneur veille sur  ton entrée et sur ta sortie 3 », afin que tu puisses y entrer tans déshonneur, et sans déshonneur en sortir. Car l’Apôtre a dit: « Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces 4 ». Telle est pour toi l’entrée. Il n’est pas dit : Vous ne serez point tentés. Sans tentation il n’y a pas d’épreuves, et sans épreuve il n’y a nul progrès. Que désire donc l’Apôtre? « Dieu est fidèle, et il ne permettra point que vous soyez tentés au-dessus de vos forces 4». Tu as entendu l’entrée, écoute aussi la sortie : « Mais il ménagera dans la tentation une issue, afin que vous la puissiez supporter 5. « Qu’ils fuient avec ignominie ceux qui me disent : Courage! courage ! » Pourquoi me louer? Qu’ils louent le Seigneur. Qui suis-je pour être loué moi-même? Qu’ai-je fait? Qu’y a-t-il en moi que je n’aie reçu? « Si tu l’as reçu », dit l’Apôtre, « pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu 6? Qu’ils fuient donc avec ignominie ceux qui me disent: Courage ! courage ! » C’est une huile semblable qui a parfumé la tête des hérétiques 7, et ils nous disent : C’est moi, c’est moi; on leur répond: C’est vous, Seigneur. Ils ont accueilli ces acclamations: « Courage! courage! » «Ce courage! courage!»les a entraînés, et ils sont devenus les guides aveugles des aveugles qui les suivaient 8. C’est à pleins poumons que l’on crie à Donat ce que nous venons de chanter: «Courage ! couragel» guide

 

1. Ps. XXI, 16. — 2. Matth. XXV, 3. — 3. Ps. CXX, 8. — 4. I Cor. X, 13. — 5. Id. — 6. Id. IV, 7.— 7. Ps. CXL, 5 — 8. Matth. XV, 14.

 

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fidèle, guide illustre, Mais lui ne répond pas: « Qu’ils fuient avec confusion ceux qui me disent: Courage! courage! » et il n’a point voulut les redresser, et leur faire dire au Christ: Guide fidèle, chef illustre. Et pourtant l’Apôtre, craignant les applaudissements des hommes qui le louaient véritablement dans le Christ, ne voulut point être loué à la place du Christ; et quand plusieurs disaient: « Moi je suis Paul» . « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? » leur dit-il avec la liberté du Seigneur, « ou seriez-vous baptisés au nom de Paul 1? » Que ce soit donc là le refrain des martyrs même dans la persécution des flatteurs. « Qu’ils fuient avec confusion, ceux qui me disent: Courage ! courage ! »

6. Et qu’arrivera-t-il quand ils seront repoussés, quand ils seront tous dans la confusion, soit ceux qui cherchent ma vie, soit ceux qui méditent le mal contre moi, soit ceux qui ont des desseins pervers, et dont une feinte bienveillance veut adoucir les coups que portera leur langue ? quand ils seront repoussés et couverts de confusion, qu’arrivera-t-il ? « Qu’ils soient dans l’allégresse, qu’ils tressaillent en vous 2 » : non pas en moi, non plus en tel ou tel, mais bien en Celui qui les a faits lumière, alors qu’ils étaient ténèbres. « Qu’ils tressaillent en vous, qu’ils soient dans l’allégresse, tous ceux qui vous cherchent ». Autre est rechercher Dieu, et autre est rechercher les hommes. « Qu’ils soient dans la joie ceux qui vous cherchent ». Donc ils ne seront pas dans la joie ceux qui se recherchent eux-mêmes, et que vous avez recherchés le premier, avant qu’ils aient songé à vous rechercher. Cette brebis ne cherchait point encore son pasteur, elle errait loin du troupeau, quand le Christ est descendu pour elle, l’a recherchée, l’a reportée sur ses épaules 3. Pourrait-il, ô brebis, te mépriser quand tu le cherches. Celui qui le premier t’a recherchée, alors que tu le méprisais et que tu ne le cherchais point? Comment donc enfin la rechercher Celui qui le premier t’a recherchée, et t’a reportée sur ses épaules? Fais ce qu’il a dit: « Celles qui sont mes brebis entendent ma voix et me suivent 4». Si donc tu cherches Celui qui t’a cherché le premier, tu deviens sa brebis, tu entends la voix de ton pasteur et tu le suis ; vois ce qu’il t’a montré

 

1. I Cor. I, 12,13.— 2. Ps. LXIX, 5. — 3. Luc, XV, 4, 5.— 4. Jean, X, 3.

 

de lui-même, ce qu’il t’a montré de son corps, afin que tu ne sois point trompé sur lui ni trompé sur l’Eglise, afin que nul ne te dise : Celui-ci est le Christ, quand ce ne serait point lui; ou bien: Voici l’Eglise, quand ce ne serait point l’Eglise. Il en est beaucoup en effet qui ont dit que le Christ n’avait point de chair, ou que le Christ n’est point ressuscité dans son corps: garde-toi de suivre leurs voix. Ecoute la voix du véritable pasteur, qui se revêtit d’une chair, pour courir après la chair qui était perdue. Il ressuscita et dit « Touchez et voyez, car un esprit n’a ni chair « ni os, comme vous voyez que j’en ai ». C’est devant toi qu’il se montre, suis sa voix. Il te montre aussi l’Eglise, afin que nul ne te puisse tromper en s’appelant l’Eglise : « Il « fallait», dit~il, « que le Christ souffrît et ressuscitât d’entre les morts le troisième jour, et que l’on prêchât en son nom la pénitence dans toutes les nations, en commençant par Jérusalem 2 ». Telle est la voix du pasteur, garde-toi de suivre la voix des étrangers 3; le voleur n’est pas à craindre pour toi, si tu suis la  voix du pasteur. Mais comment la suivras-tu? Si tu ne dis à aucun homme, en applaudissant à ses propres mérites: « Courage, courage! » et si tu ne l’entends point pour l’applaudir, de peur que l’huile des pécheurs ne parfume ta tête 4. « Qu’ils tressaillent en vous, qu’ils soient dans l’allégresse, tous ceux qui vous cherchent, et qu’ils disent ». Que diront-ils dans leurs jubilations ? « Gloire à Dieu à jamais ». Qu’ils disent aussi, tous ceux qui sont dans l’allégresse et qui vous cherchent. Que dire? Qu’ils disent : « Gloire à Dieu à jamais, ceux qui aiment votre salut». Non-seulement, « gloire à Dieu », mais « gloire à jamais! » Tu étais égaré, tu errais loin de lui : il t’a appelé: « gloire à Dieu ». Il t’a soufflé la pensée de confesser tes fautes, tu les a confessées, il t’en accorde le pardon: « gloire à Dieu». Voilà que tu commences à vivre dans la justice; et il me paraît juste qu’à ton tour tu sois glorifié. Il fallait bénir le Seigneur quand il te rappelait de tes égarements; il fallait le bénir encore quand il t’a pardonné les fautes que tu confessais ; maintenant que tu as entendu sa parole et fait des progrès, que tu es justifié, que tu as atteint les suprêmes degrés de la vertu, il est bien juste pour toi de recueillir

 

1. Luc, XXIV, 39. — 2. Id. 46. — 3. Jean, X, 5. — 4. Ps. CXI, 5.

 

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quelque gloire. « Qu’ils disent: Gloire à Dieu à jamais ». Tu es pécheur, bénis-le, afin qu’il t’appelle; tu confesses tes fautes, bénis-le, afin qu’il te lardonne; tu marches déjà dans la justice, bénis-le, afin qu’il te dirige; tu persévères jusqu’à la fin, bénis-le, afin qu’il te glorifie. « Gloire donc au Seigneur, toujours gloire ». Que tel soit le refrain des justes, le refrain de ceux qui cherchent le Seigneur. Quiconque ne tient pas ce langage ne le cherche point. Voilà: « Gloire à Dieu. Qu’ils tressaillent en vous, qu’ils soient dans l’allégresse,ceux qui le cherchent, et qu’ils disent: « Gloire au Seigneur à jamais, tous ceux qui aiment votre salut » : non pas leur salut, comme s’ils pouvaient se sauver eux-mêmes; non comme si le salut venait de l’homme et que l’on pût être sauvé par lui : « Gardez-vous», est-il dit, « de mettre votre confiance dans les princes, dans les fils des hommes, en qui le salut n’est pas 1». Pourquoi? « Le salut est l’oeuvre du Seigneur, et votre bénédiction est sur votre peuple 2 ». Donc « gloire à Dieu à jamais ». Quels hommes parlent ainsi ? « Ceux qui aiment votre salut ».

7. « Voilà que le Seigneur sera glorifié et toi ne le seras-tu jamais nulle part? Quelque peu en lui, nullement en moi-même; mais si toute ma gloire est en lui, c’est lui qui sera glorifié, et pas moi. Mais qu’es-tu donc? « Pour moi je suis un pauvre, un indigent 3 ». Pour Dieu, il est riche, il nage dans l’abondance, il n’a besoin de rien. Voilà ma lumière; ce qui m’éclaire, c’est que je m’écrie : « C’est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau; ô mon Dieu, vous éclairerez mes ténèbres 4. C’est Dieu qui délie les captifs; Dieu qui relève les blessés Dieu qui rend aveugles les sages; Dieu qui veille sur les prosélytes 5 ». Et toi donc ? « Moi je suis pauvre et indigent e. Je suis comme l’orphelin ; et mon âme est comme une veuve dans la désolation et dans l’isolement : je cherche du secours; et je confesse toujours mon infirmité. « Pour moi je suis pauvre et indigent ». Mes péchés m’ont été pardonnés, j’ai commencé à suivre les préceptes du Seigneur : et pourtant je suis encore pauvre et indigent. Pourquoi pauvre et indigent? « Parce que je ressens dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit  6».

 

1. Ps. CXLV, 2, 3. — 2. Id. III, 9. — 3.  Id. LXIX, 6. — 4. Id. XVII, 29. — 5. Id. CXLV, 7. — 6. Rom. VII, 23.

 

Pourquoi pauvre et indigent ? Parce que, « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice 1 ». J’ai encore faim, encore soit : Dieu diffère, mais ne refuse point de me rassasier. « Je suis pauvre et indigent : Seigneur, secourez-moi ». C’est par là qu’il a commencé : « O Dieu, soyez attentif à me secourir. Seigneur, secourez-moi ». On peut très-bien dire de Lazare qu’il fut secouru : ce pauvre, cet indigent, qui fut porté dans le sein d’Abraham 2.  Il est le symbole de l’Eglise de Dieu, qui doit sans cesse confesser qu’elle a besoin de secours. Voilà ce qui est vrai, ce qui est pieux. « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu ». Pourquoi? « Parce que vous n’avez pas besoin de mes biens 3 » . Il n’a nul besoin de nous, mais nous avons besoin de lui, c’est pour cela qu’il est véritablement notre Seigneur. Car toi, tu n’es pas pleinement le maître de ton serviteur: tous deux vous êtes hommes, tous deux vous avez besoin de Dieu. Si tu crois que ton serviteur a besoin de toi pour lui donner du pain, toi aussi tu as besoin de ton serviteur pour t’aider dans ton travail. Vous avez l’un de l’autre un besoin réciproque. Nul d’entre vous n’est donc complètement maître, nul complètement serviteur. Ecoute le vrai maître dont tu es le vrai serviteur : « J’ai dit au Seigneur « Vous êtes mon Dieu». Pourquoi êtes-vous mon Seigneur? « Parce que vous n’avez nul besoin de mes biens ». Qu’es-tu donc, toi? « Moi je suis pauvre et indigent ». Voilà le pauvre, l’indigent: que Dieu le nourrisse, que Dieu le soulage, que Dieu lui vienne en aide : « Seigneur», dit le Psalmiste, « secourez-moi».

8. «Vous êtes mon secours, mon Sauveur, ô mon Dieu; ne tardez point ». Vous êtes mon aide, mon libérateur : j’ai besoin de secours, aidez-moi; je suis dans l’embarras, délivrez-moi. Nul autre que vous ne peut me tirer de cet embarras. Nous sommes enlacés dans les noeuds de soins divers ; de part et d’autre nous sommes déchirés comme par des aiguillons et des épines, nous marchons dans l’étroit sentier; nous sommes arrêtés par les buissons: disons alors à Dieu: « C’est vous mon libérateur ». Celui qui nous a montré la voie étroite 4, me l’a fait suivre. Que cette parole, mes frères, soit toujours la nôtre. Si longtemps que nous ayons vécu ainsi, quels

 

1. Matth. V, 6. — 2. Luc, XVI, 22.— 3. Ps. XV, 2.— 4. Matth. VII, 14.

 

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que soient nos progrès, que nul ne dise : Il me suffit, me voilà juste. C’est le langage de celui qui est resté en chemin, et qui ne sait point arriver. Il s’arrête à l’endroit où il dit : cela suffit. Ecoute l’Apôtre, à qui rien ne suffit ; vois comment il veut du secours jusqu’à ce qu’il arrive : « Mes frères », dit-il, «je ne pense pas avoir encore atteint mon but 1». De peur qu’ils ne se croient arrivés, il leur dit encore : « Celui qui se flatte de savoir quelque chose ne sait pas même encore comment il faut le savoir 2». Que dit-il donc? « Mes frères, je ne pense pas avoir atteint mon but ». Il avait dit d’abord : « Non que j’aie déjà recueilli, ou que je sois parfait » ; et il continue : « Mes frères, je ne pense pas avoir atteint mon but ». S’il n’a rien recueilli, il est pauvre et indigent; s’il n’est pas encore parfait, il est pauvre et indigent. Il a raison de dire : « Seigneur, aidez-moi ». Mais il a une pensée, et une pensée plus élevée. Voyons toutefois ce qu’il dit : « Que celui qui a la puissance de faire infiniment plus que tout ce que nous demandons et tout ce que nous pensons 3». Voyez qu’il n’est point arrivé, qu’il n’a pas atteint son but. Que dit-il donc? «Mes frères, je ne pense pas avoir atteint mon but; je sais uniquement que j’oublie ce qui est derrière moi, et pour m’avancer vers ce qui est devant moi, je m’efforce d’atteindre le prix auquel Dieu m’a appelé d’en haut 4». Il court donc, et toi tu t’arrêtes. Il dit qu’il n’est point encore parfait, et tu te glorifies de ta perfection ! Honte à ceux qui te disent: « Courage ! courage ! » Honte à toi entre tous, puisque en toi-même tu te dis : « Courage ! courage! » Car se louer, c’est se dire : « Allons ! courage ! » Quiconque s’entend louer par les autres et accueille ces louanges, ne porte point son huile avec soi : son flambeau s’éteint, l’Epoux lui fermera la porte 5.

9. Voilà brièvement, mes bien-aimés, les instructions du psaume, dans cette solennité des martyrs ; ainsi comprenons que les martyrs ont enduré une douleur corporelle; mais nous, de quelque paix que nous jouissions, il nous est nécessaire de subir une tribulation spirituelle ; il faut que parmi les scandales, et l’ivraie, et la paille, cette masse

 

1. Philip. III, 13.— 2. I Cor. VIII, 2. — 3. Ephés. III, 20. — 4. Philip. III, 12-14. —  5. Matt. XXV, 3, 10. — 6. Id, XIII, 20.

 

qui est l’Eglise exhale les gémissements, jusqu’à ce que vienne la moisson, jusqu’à ce que vienne le vanneur, jusqu’au jour où tout sera vanné une dernière fois, afin que le froment soit séparé de la paille, et placé dans les greniers 1. Mais en attendant, crions vers le Seigneur : « Je suis pauvre, indigent;ô Dieu, secourez-moi. Seigneur, vous êtes mon soutien, ne tardez pas ». Qu’est-ce à dire: «Ne tardez point ? » Beaucoup disent: Le Christ ne viendra de longtemps. Eh quoi donc! parce que nous lui disons : Ne tardez point, viendra-t-il avant le moment qu’il a fixé? Quel est le sens de ce voeu : « Ne tardez point? » Que son avènement ne me paraisse point trop tardif, Il vous paraît bien éloigné, mais il ne paraît pas éloigné à Dieu pour qui un millier d’années n’est qu’un jour, ou trois heures de veille 2. Si tu n’as la patience, ce temps te paraîtra long, et s’il te paraît long, tu te détacheras de Dieu, tu ressembleras à ceux qui se fatiguèrent dans la solitude, et qui s’empressèrent de demander à Dieu ces délices qu’il leur réservait dans la patrie ; et comme ils ne trouvaient point dans le voyage ces jouissances qui les eussent peut-être corrompus, ils murmurèrent contre Dieu, et retournèrent de coeur en Egypte 3: le corps en était sorti, le coeur y retournait, Loin de toi, ah ! loin de toi ces sentiments. Crains la parole du Seigneur qui dit : « Souvenez-vous de l’épouse de Luth 4 ». Elle était en chemin, délivrée de Sodome, elle regarde en arrière ; elle demeura à l’endroit où elle avait regardé : elle fut changée en statue de sel 5, afin de te donner la sagesse. C’est une leçon qui t’est donnée, afin que tu aies plus de courage, et que tu ne demeures pas follement en chemin. Considère celui qui y demeure, et va plus loin; considère celui qui regarde en arrière, et avec Paul, avance. toi vers celui qui est devant toi. Que signifie, ne pas regarder en arrière ? « J’oublie », répond-il. « Ce qui est derrière moi ». Alors tu poursuivras la palme à laquelle tu es appelé d’en haut, et dont tu te glorifieras plus tard. Car le même Apôtre nous dit : « Il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice, que le Seigneur, comme un juste juge, me donnera en ce grand jour  6 » .

 

1. Matth. III, 12. — 2. Ps. LXXXIX, 4. — 3. Exod. XVI, 2, et Act, VII, 39. — 4. Luc, XVII, 32 —  5. Gen. XIX, 29. — 6. II Tim. IV, 8.

PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME LXX.
PREMIÈRE PARTIE DU PSAUME.
LA GRÂCE PAR LE CHRIST.
 

Le chrétien doit savoir qu’il n’est rien que par Dieu. Saint Paul, tout pécheur qu’il était, fut justifié par la divine miséricorde ; tel est le don qui nous délivre il est gratuit, puisque nous ne méritons que le châtiment. Les fils de Jonadab obéirent aux prescriptions de leur père et Dieu les bénit. Jérémie se sert de leur exemple pour encourager le peuple à subir la captivité. D’ailleurs nous devons servir un maître comme nous servirions le Christ, et nous sommes captifs sous la loi dii péché, depuis Adam qui fut le premier et en qui nous mourons tous, mais nous vivrons en Jésus-Christ par la foi. Le Seigneur nous délivre donc par sa justice, et cette justice deviendra la nôtre en demeurant en nous,sans que néanmoins elle nous soit propre. Mais ne nous élevons pas comme le pharisien au-dessus de celui qui ne l’a point reçue encore, et qui pourra nous surpasser, comme Paul en surpassa tant d’autres. C’est la miséricorde de Dieu qui nous abrite contre sa colère. Cet homme qui demande la délivrance, c’est l’Eglise qui demandera Ta patience à ce même Dieu, son protecteur dès sa jeunesse, qui chantera Dieu ici-bas et dans le ciel, qui parait un prodige dans 1a voie que le Christ a suivie avant nous, lui que l’on a cru délaissé de Dieu. Honte à ceux qui compromettent notre âme par le découragement ! Dieu les confondra pour leur bien. Ajoutons à sa louange en le remerciant de ses dons invisibles. Renonçons au trafic ou à la gloire que l’on tire de ses bonnes oeuvres, et à la lettre de la loi. Comme l’eau de la piscine, le peuple Juif fut troublé à l’avènement du Christ, qui vint s’ajuster à nous pour nous ressusciter, tandis que la loi n’était que le bâton d’Elisée.

 

1. Dans toutes les saintes Ecritures, la grâce de Dieu qui nous délivrer se signale à notre attention afin de nous stimuler davantage. Voilà ce que chante le Prophète, dans le psaume dont nous voulons entretenir votre charité. Le Seigneur m’aidera, afin que j’en conçoive une idée convenable, et que je vous l’explique aussi d’une manière qui vous soit utile. Je suis en effet dominé par la crainte et par l’amour de Dieu ;par la crainte, car il est juste; par l’amour, car il est miséricordieux. « Qui pourrait en effet lui dire : Que faites-vous 1», s’il condamnait l’injuste? Combien est grande sa miséricorde, pour qu’il justifie l’injuste ? De là vient que l’Apôtre, dans ce que vous venez d’entendre, nous prêche la grâce: et cette prédication lui attirait l’inimitié des Juifs, qui s’appuyaient sur la lettre de la loi, qui s’éprenaient de leur propre justice, et la vantaient. C’est d’eux que l’Apôtre a dit : « Je leur rends ce témoignage, qu’ils ont le zèle de Dieu, mais non selon la science ». Et comme si nous lui demandions : Qu’est-ce qu’avoir le zèle de Dieu non point selon la science? il ajoute aussitôt : « Ne connaissant point la justice de Dieu, et voulant établir la leur, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu 2 ». Ils se glorifient de leurs oeuvres, dit-il, et se privent ainsi de la grâce; et comme

 

1. Sag. XII, 12. — 2. Rom, X, 2, 3.

 

s’ils étaient pleins de confiance dans leur fausse santé, ils se dérobent au médecin. C’est contre ces présomptueux que le Seigneur avait dit: « Je ne suis point venu inviter les justes, mais les pécheurs à la pénitence. Ce ne sont point ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin du médecin 1». Toute la grande science d’un homme est donc de savoir que de lui-même il n’est rien, et que c’est de Dieu et pour Dieu qu’il est tout ce qu’il peut être. « Qu’avez-vous », dit saint Paul, « que vous n’ayez point reçu; et si vous avez reçu, pourquoi  vous glorifier comme si vous n’aviez point reçu 2? » Telle est la grâce que nous prêche saint Paul : ce fut ainsi qu’il s’attira l’inimitié des Juifs qui se glorifiaient de la lettre de la loi et de leur propre justice. C’est donc en nous prêchant cette grâce que l’Apôtre, dans le passage qu’on vient de nous lire, nous tient ce langage: « Pour moi, je suis le moindre des Apôtres, indigne même du nom d’apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu 3. Mais Dieu m’a fait miséricorde», ait-il dit ailleurs, « parce que j’ai agi dans l’ignorance n’ayant point la foi ». Et un peu plus loin : « Ç’est une vérité certaine, et digne d’être reçue en toute soumission, que Jésus-Christ est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier.

 

1. Matth. IX, 12, 13. — 2. I Cor. IV, 7. — 3. Id. XV, 9.

 

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N’y avait-il donc point de Pécheurs avant lui? Pourquoi dire alors : « Je suis le premier? » J’ai devancé les autres, non par le temps, mais en malice. « Or », poursuit-il, « j’ai obtenu miséricorde, afin que je fusse  le premier en qui Jésus-Christ fît éclater sa longanimité, et que je servisse d’exemple à ceux qui croiront en lui, pour la vie éternelle 1 »; c’est-à-dire, afin que tout homme inique, tout pécheur désespérant de lui même, s’armant en quelque sorte d’un courage de gladiateur, résolu de suivre ses penchants, parce qu’il se croit damné sans ressource, jette les yeux sur l’apôtre saint Paul, à qui Dieu a pardonné une telle cruauté, une si noire malice, et qu’il abjure son désespoir pour se retourner vers Dieu. Telle est donc la grâce que Dieu nous prêche dans ce psaume: parcourons-le, afin de voir s’il en est ainsi, ou si je ne lui donne pas un sens étranger. Je crois en effet que c’est là le sentiment qui y règne, et qui résonne dans presque toutes ses syllabes: c’est-à-dire qu’il a pour objet de nous prêcher le don gratuit de la grâce de Dieu, qui nous délivre, malgré notre indignité, non point à cause de nous, mais bien à cause d’elle-même: et quand même je ne vous tiendrais point ce langage, et que je ne vous aurais point fait ce préambule, tout homme entrerait dans ce sentiment, pour peu qu’il eût d’intelligence, et qu’il apportât son attention aux paroles de ce psaume. Le texte seul suffirait pour changer son opinion, s’il eût été d’un autre avis, et l’amener à ce qui retentit dans le psaume. Qu’est-ce à dire? que nous placions en Dieu toute notre espérance, que par nous-mêmes nous ne présumions aucunement de nos forces; de peur qu’en nous attribuant ce qui vient de Dieu, nous ne perdions ce que nous avons reçu.

2. Le titre de notre psaume est comme d’ordinaire une inscription placée sur le seuil pour indiquer ce que l’on fait dans la maison: « Pour David, psaume des fils de Jonadab, et « de ceux qui furent emmenés les premiers en captivité 2». Jonadab fut un homme dont Jérémie releva les vertus dans ses prophéties, et qui avait prescrit à ses enfants de ne point boire de vin, non plus que d’habiter dans des maisons, mais dans des tentes. Or, les fils demeurèrent dans les prescriptions de leur père, et méritèrent ainsi que le Seigneur les bénît 3.

 

1. I Tim. I, 13, 15, 16.— 2. Ps. LIX, 1.— 3. Jérém. XXXV, 6-10.

 

Ce n’était point le Seigneur, mais bien kur père qui avait fait ces prescriptions. Ils les acceptèrent néanmoins comme si elles émanaient de leur Dieu : car si le Seigneur n’avait pas enjoint de ne point boire de vin, et d’habiter sous des tentes, il avait toutefois ordonné aux enfants d’obéir à leur père. Le fils ne doit donc refuser obéissance à son père, que quand le père lui commande contrairement à son Dieu. Car le père n’a plus alors le droit de s’irriter de la préférence que l’on donne à Dieu, sur lui. Mais quand le père commande ce que Dieu ne défend point, on doit lui obéir comme à Dieu, puisque Dieu a ordonné d’obéir à un père. Dieu bénit donc les fils de Jonadab à cause de leur obéissance, et les opposa à son peuple rebelle, lui reprochant de n’obéir point à son Dieu, tandis que les fils de Jonadab étaient fidèles aux prescriptions de leur père. Or, Jérémie, dans ce rapprochement, avait pour but de les préparer à être emmenés à Babylone, à ne point résister à la volonté de Dieu, et à n’attendre de l’avenir que la servitude. Telle est donc la couleur que l’on a voulu donner au titre du psaume; aussi après avoir dit: « Des fils de Jonadab »,on ajoute: « Et des premiers qui furent emmenés en captivité », non que les fils de Jonadab aient été captifs, mais parce que l’exemple de leur obéissance à leur père était proposé àceux qui allaient être emmenés captifs, afin qu’ils comprissent que leur captivité était le châtiment de leur rébellion envers Dieu. Ajoutez à cela que Jonadab signifie le volontaire de Dieu. Qu’est-ce à dire volontaire de Dieu? Qui sert Dieu de plein gré. Qu’est-ce à dire volontaire de Dieu? « Seigneur, vos volontés sont dans mon âme, je chanterai vos louanges 1 ». Qu’est-ce à dire encore le volontaire de Dieu? « Je vous fais le sacrifice de ma volonté 2 ». Car si l’enseignement des Apôtres avertit le serviteur d’obéir à l’homme qu’un pour maître, non point comme par nécessité, mais de bon gré, et d’affranchir son coeur, par un service volontaire, combien plus votre volonté doit être pleine, entière, affectueuse, quand il s’agit du service de Dieu qui voit cette volonté ? Qu’un serviteur te serve à contre-coeur, tu peux bien voir sa main, son visage, sa présence, mais non découvrir son coeur. Et pourtant l’Apôtre leur dit : « Ne servez point sous le regard seulement »

 

1. Ps. LV, 12. — 2. Id. LIII, 8.

 

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Qu’est-ce à dire, «sous le regard?» Quoi donc! mon maître va-t-il pénétrer la manière dont je le sers, pour me dire de ne point servir « à cause de son oeil? » Il ajoute: « Servez comme si vous serviez le Christ». Cet homme, votre maître, ne voit point, mais le Christ, votre Maître, vous voit. « Servez donc de coeur», dit l’Apôtre, « et d’une pleine volonté 1 ». Tel fut Jonadab, ou plutôt, tel est le sens de son nom. Mais que signifient « ceux qui furent les premiers emmenés captifs? » Les Juifs furent emmenés en captivité une première, une seconde et une troisième fois. Mais le psaume ne parle ni pour ceux, ni de ceux qui furent emmenés les premiers : en discutant le psaume, en le sondant, en scrutant le sens de tous les versets, on voit qu’il a un tout autre sens, et qu’il n’y est aucunement question de je ne sais quels hommes, qui, à telle invasion de leurs ennemis, furent, je ne sais à quelle époque, emmenés captifs de Jérusalem à Babylone. Mais que nous dit le psau nie, sinon ce que vous avez entendu à la lecture de saint Paul? Il nous prêche la grâce de Dieu; et il nous la prêche, parce que de nous-mêmes nous ne sommes rien : il nous la prêche, parce que tout ce que nous sommes, c’est par la divine miséricorde, et que de nous-mêmes nous ne sommes que méchants. Pourquoi donc nous appeler « captifs? » et pourquoi ce mot de captivité doit-il nous signaler la grâce du libérateur ? L’Apôtre nous fait cette réponse : « Chez moi l’homme intérieur se plaît  dans la loi de Dieu : mais je sens dans mes membres une loi contraire à la loi de l’esprit, et qui me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres ». Te voilà donc réduit en captivité. Que dit alors le psaume? Ce que dit ensuite l’Apôtre: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur 2 ». Mais après l’explication du terme « captifs n, pourquoi « les premiers? » Cela devient clair, si je ne me trompe. C’est qu’auprès des fils de Jonadab toute désobéissance devient coupable. Or, c’est la désobéissance qui nous a réduits en captivité, car Adam lui-même fut coupable de désobéissance. Aussi saint Paul a-t-il dit , et c’est la vérité, « que tous meurent en Adam, en qui tous ont péché 3 ». Il est donc vrai que « les premiers furent emmenés en

 

1. Ephés. VI, 6, 7. — 2. Rom. VII, 22-15. — 3. Id. V, 12.

 

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captivité » : puisque « le premier homme est l’homme terrestre formé de la terre, le second est l’homme céleste, qui vient du ciel. Comme le premier fut terrestre, ses enfants sont terrestres; comme le second est céleste, ses enfants sont célestes. De même que nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons aussi l’image de Celui qui est dans le ciel ». Le premier homme nous a rendus captifs, le second nous délivrera de la servitude. « De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi vivront en Jésus-Christ 1 ». Mais ils meurent en Adam à cause de leur naissance charnelle, ils seront délivrés dans le Christ par la foi du coeur. Tu n’étais pas libre de ne point naître d’Adam, et tu es libre de croire au Christ. Autant donc tu voudras appartenir au premier homme, autant tu feras partie de la captivité. Et qu’est-ce à dire : Tu voudras appartenir? ou même tu appartiendras? Tu en fais partie déjà : crie donc: « Qui me délivrera de ce corps de mort 2? » Ecoutons ce même cri dans la bouche du Psalmiste

3. « Mon Dieu, j’ai crié vers vous, que ma confusion ne soit pas éternelle ». Déjà je suis dans la confusion, mais que ce ne soit pas éternellement. Comment serait-il exempt de confusion celui à qui l’on dit: « Que vous revient-il de ces actes dont vous rougissez maintenant 3? » Comment donc pourrions nous échapper à la confusion éternelle? « Approchez-vous de lui, recevez sa lumière, et votre face n’aura point à rougir 4». Vous avez été dans la confusion en Adam ; retirez- vous d’Adam, approchez-vous du Christ, et vous n’aurez plus à rougir. « Seigneur, c’est en vous que j’ai mis mon espoir, je ne serai point confondu éternellement ». Si je suis confondu en moi-même, jamais en vous je ne serai confondu.

4. « Délivrez-moi dans votre justice et rachetez moi 5 ». Non point dans ma justice, mais dans la vôtre: en comptant sur la mienne, je serais au nombre de ceux dont il est dit : « Dans leur ignorance de la loi de Dieu, et leurs efforts pour établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu 6 ». Donc « en votre justice », et non dans la mienne. Qu’est-ce, en effet, que la mienne? L’iniquité l’a précédée. Et quand je

 

1.  I Cor. XV, 47-49, 22 — 2. Rom. VII, 24. — 3. Id. VI, 21. — 4. Ps. XXXIII, 6. — 5. Id. LXX, 1. — 6. Rom. X, 3.

 

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serai juste, ce sera par votre justice t car je ne serai juste que quand vous m’aurez donné la justice ; et cette justice ne sera la mienne qu’en demeurant en moi, puisqu’elle viendra de vous. Je crois, en effet, à celui qui justifie l’impie, afin que ma foi me soit imputée à justice 1. Cette justice sera donc à moi, mais non comme si elle m’était propre, comme si j’avais pu me la donner moi-même: ainsi que le croyaient ceux qui se glorifiaient dans la lettre de la loi, et qui dédaignaient la grâce. Car il est dit ailleurs « Jugez-moi, Seigneur, selon ma justice 2 ». Et le Prophète assurément ne se glorifiait point de sa propre justice. Mais rappelons-nous ce mot de l’Apôtre: « Qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu 3 ?» Et parlez de votre justice, sans oublier que vous l’avez reçue, et sans rien envier à ceux qui l’ont reçue. Le Pharisien aussi reconnaissait qu’il était redevable à Dieu, quand il disait : « Je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes ». « Je vous rends grâces », très-bien; « de ce que je ne suis point comme le reste des hommes » : pourquoi? Te plairait-il d’être bon, parce que les autres sont mauvais? Que va-t-il ajouter enfin? « Ils sont injustes, voleurs et adultères, tel qu’est ce Publicain ». Ce n’est plus là se réjouir, c’est insulter. Quant à l’humble captif, « il n’osait lever les yeux au ciel, mais il frappait sa poitrine en disant « Seigneur, soyez-moi propice, car je suis un pécheur 4 ». C’est donc peu de reconnaître que le bien qui est en toi vient de Dieu, si tu ne veilles à ne point t’élever au-dessus de celui qui ne l’a point encore, et qui te devancera peut-être quand il l’aura reçu. Quand Paul lapidait Etienne », de combien de chrétiens n’était-il pas persécuteur? Et néanmoins après une fois converti, il surpassa ceux qui l’avaient précédé. Dis donc à Dieu ce que tu entends dans le psaume: « Seigneur, j’ai mis en vous mon espoir, je ne serai point confondu éternellement. Délivrez-moi, rachetez-moi, dans votre justice », et non dans la mienne. « Inclinez votre oreille vers moi ». C’est là confesser sa bassesse. Dire: « Inclinez-vous vers moi », c’est avouer que l’on ressemble ami malade qui est couché devant le médecin qui est debout. Vois enfin que c’est

 

1. Rom. IV, 5.— 2. Ps. VII, 9.— 3. I Cor. IV, 7.—  4. Luc, XVIII, 11, 13. —  5. Act. VII, 59.

 

un malade qui parle: « Inclinez votre oreille jusqu’à moi,et sauvez-moi».

5. « Soyez pour moi un Dieu protecteur». Que les flèches de l’ennemi ne m’atteignent point, car je ne puis me défendre. C’est peu que « Dieu soit mon protecteur » ; le Prophète ajoute: « Servez-moi de forteresse, afin de me sauver 1 ». « Soyez pour moi une forteresse », soyez vous-même mon lieu fortifié. Où donc allais-tu, Adam, lorsque tu fuyais Dieu, et que tu te cachais dans les arbres du jardin? Où allais-tu, quand tu fuyais sa face qui avait fait ta joie 2? Tu l’as fui, et tu es mort; tu es devenu captif, et Dieu te recherche et ne t’abandonne point; il laisse sur les montagnes ses quatre-vingt-dix-neuf brebis, et recherche la brebis égarée; et en la retrouvant il s’écrie : « Il était mort et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé 3 ». Ainsi Dieu devient le lieu de noire refuge, lui qui tout d’abord nous faisait craindre et fuir. « Soyez pour moi », dit le Prophète, «un lieu fortifié, afin de me sauver». Je ne puis avoir de salut qu’en vous; si vous n’êtes mon repos, mon mal ne saurait se guérir. Levez-moi de terre, que je me repose en vous, afin que je m’élève dans un lieu sûr. Qu’y a-t-il de plus sûr? Quels adversaires, dis-moi, pourras-tu craindre, quand il sera ton refuge? Qui pourra t’atteindre de ses traits cachés? Je ne sais de quel homme on raconte que du sommet d’une montagne il cria à l’empereur qui passait: Je n’ai cure de toi, et à qui l’empereur répondit: Ni moi de toi. Il n’avait que le dédain pour un empereur avec des armes éclatantes, et une puissante armée. Où était-il? dans un lieu fortifié. S’il se trouvait en sûreté, sur un terrain élevé, que sera-ce de toi, en celui qui a fait le ciel et la terre? « Soyez donc pour moi un Dieu protecteur, un lieu de sûreté afin de me sauver». Et si je me choisis un autre lieu, il n’y a point de salut pour moi. Cherche, ô homme, si tu peux trouver un lieu plus fortifié. Tu ne saurais échapper à Dieu qu’en fuyant vers Dieu. Si tu veux échapper à sa colère, cherche un refuge dans sa miséricorde. « C’est vous, en effet, qui êtes mon ferme appui, vous qui êtes mon refuge». Qu’est-ce à dire: « Mon ferme appui ? » C’est par vous que je suis ferme, en vous qu’est ma force. « Car c’est vous qui  êtes mon ferme appui, vous qui êtes mon

 

1. Ps. LXX, 3. — 2. Gen. III, 8.— 3. Luc, XV, 4, 24.

 

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refuge » : je me réfugierai donc en vous, afin de trouver en vous la force quand je serai faible par moi-même. Car c’est la grâce du Christ qui te donne la force et. te fait Inébranlable contre les efforts de l’ennemi. Mais il y a là toujours de l’humaine fragilité, toujours de la captivité première, toujours la loi des membres qui résiste à la loi de l’esprit, et qui veut me captiver sous cette loi du péché 1; toujours le corps qui se corrompt et appesantit l’âme 2. Quelque fermeté que vous donne la grâce de Dieu, tant que vous portez ce vase de terre qui renferme le trésor de Dieu, cette argile vous laisse toujours dans la crainte 3. « C’est donc vous qui êtes mon ferme appui », afin qu’en cette vie je puisse résister à toutes les tentations. Quel qu’en soit le nombre, quelque trouble qu’elles me causent : « c’est vous qui êtes mon refuge ». Il me reviendra de l’aveu de ma faiblesse d’être timide comme le lièvre, parce que je suis plein d’épines comme le hérisson. Mais il est dit dans un autre psaume, que « la pierre est le refuge des hérissons et des lièvres 4 »; or, cette pierre était le Christ 5.

6. « Délivrez-moi, mon Dieu, de la main du pécheur 6». Ils sont pécheurs en général, ces hommes au milieu desquels gémit celui qui va être délivré de la captivité; celui qui s’écrie: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps mortel? La grâce de Dieu par Jésus-Christ, Notre-Seigneur ». Au dedans j’ai pour ennemi cette loi qui est dans nos membres; au dehors encore des ennemis à qui en appeler? A celui que le Prophète implorait : « Purifiez-moi, mon Dieu, de mes fautes cachées, et n’imputez pas à votre serviteur les fautes  des autres 8 ». Dire donc: « Sauvez-moi », c’est lui demander de te guérir de tes maux intérieurs, ou de cette faiblesse qui te rend esclave, de celle qui te rattache au premier homme, et qui te fait gémir avec les premiers captifs. Mais une fois délivré de tes propres iniquités, veille aux iniquités de ceux avec lesquels il te faut vivre jusqu’à ce que cette vie soit écoutée. Mais quand le sera-t-elle? La voilà qui finit pour toi, mais finira-t-elle pour l’Eglise avant la fin des temps ? Or , cet homme qui parle ici, c’est le Christ dans

 

1. Rom VII, 23. — 2. Sag IX, 15. — 3. II Cor IV, 7 — 4. Ps. CIII, 18. — 5. I Cor, X, 4. — 6. Ps. LXX, 4. — 7. Rom. VII, 24, 25. — 8. Ps. XVIII, 13, 14.

 

son unité. Sans doute il y a beaucoup de fidèles qui ont quitté ce corps, et qui jouissent du repos que Dieu donne aux âmes de ses serviteurs; niais le Christ a des membres aussi dans ceux qui vivent maintenant, et dans ceux qui doivent maître ensuite. Donc, jusqu’à la fin des siècles subsistera cet homme qui demande à Dieu la délivrance de ses péchés, et de cette loi des membres qui résiste à la loi de l’esprit. Il gémira sur les fautes de ceux au milieu desquels il doit vivre jusqu’à la fin des siècles. Or, ces pécheurs sont de deux sortes : les uns qui ont reçu la loi, les autres qui ne l’ont pas reçue. Tous les païens n’ont reçu aucune loi, les Juifs et les Chrétiens ont reçu la loi. Le nom de pécheur est donc un nom générique; il signifie transgresseur de la loi, si on a reçu la loi, ou simplement pécheur sans la loi, si on ne l’a point reçue. L’Apôtre fait mention de ces deux catégories, et dit : « Ceux qui ont péché sans la loi, pé« riront sans la loi, et ceux qui ont péché avec la loi, seront jugés par la loi 1». Mais toi, qui gémis entre ces deux pécheurs, dis à Dieu ce que tu entends dans ce psaume : « Mon Dieu, délivrez-moi de la main du pécheur». De quel pécheur? « De la puissance du transgresseur de la loi, et de l’homme inique ». L’homme qui a violé la loi est inique à la vérité, car on ne peut la violer sans iniquité; mais si tout violateur de la loi est coupable, tout injuste n’est point, pour cela, violateur de la loi. « Sans la loi », dit l’Apôtre, « il n’y a pas violation de la loi 2 ». Donc, ceux qui n’ont pas reçu la loi peuvent être appelés injustes, mais non prévaricateurs. Les uns et les autres sont jugés selon leurs mérites. Mais moi, qui veux être délivré de la servitude par votre grâce, je crie vers- vous: « Délivrez-moi de la main du pécheur ». Qu’est-ce à dire : « De sa main? » De sa puissance, de peur que éa violence ne m’arrache un consentement; de peur que ses artifices ne me persuadent l’iniquité. « Délivrez-moi de la main du prévaricateur de la loi, et de l’injuste ». Mais, diras-tu, pourquoi demander que Dieu te délivre de la main du transgresseur de la loi, et de l’injuste? Garde-toi d’y consentir; et à ses violences, oppose la patience et le calme. Mais quelle patience opposer quand ne nous soutient plus celui qui est une forteresse ? Pourquoi lui dis-je : « Délivrez-moi de la

 

1. Rom. II, 12.— 2. Id. IV, 15.

 

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main du violateur de la loi, et de l’injuste? »Parce qu’il n’est point en moi d’être patient, mais en vous, qui donnez la patience.

7. De là vient que je dis ensuite : « C’est vous qui êtes ma patience ». Et si vous êtes

ma patience, j’ai raison de dire encore : « Vous êtes, Seigneur, mon espérance dès ma jeunesse 1». Dieu est-il ma patience parce qu’il est mon espoir, ou mon espoir parce qu’il est ma patience? « L’affliction », dit l’Apôtre, « produit la patience, la patience la pureté, la pureté l’espérance; or, cette espérance n’est pas vaine 2. Je m’applaudis d’avoir mis en vous mon espoir, ô mon Dieu, je ne serai point confondu éternellement. Seigneur, vous êtes mon espoir dès ma jeunesse ». Est-ce bien dès ta jeunesse que Dieu est ton espoir? Ne l’est-il pas dès la mamelle, dès la plus tendre enfance? Oui, dit le Prophète. Car, voyons la suite, de peur que cette parole : « Mon espérance dès ma jeunesse », ne semble dire que Dieu n’a rien été pour mon enfance, ma naissance même. « C’est en vous que j’ai été affermi dès le sein de ma mère ». Ecoute encore : « Dès le sein de ma mère vous êtes mon protecteur 3». Pourquoi donc « dès ma jeunesse », sinon depuis que j’ai commencé à espérer? Car auparavant je n’espérais pas en vous, bien que vous fussiez mon protecteur, pour me faire arriver avec bonheur au temps où j’ai commencé à espérer en vous. Or, j’ai commencé à mettre en vous mon espoir, dans ma jeunesse, alors que vous m’avez armé contre le diable, afin que sous l’armure de vos milices, muni de votre foi, de la charité, dé l’espérance et de tous vos autres dons, je pusse

combattre tous vos ennemis invisibles, et entendre ces paroles de l’Apôtre: « Nous n’avons  plus à combattre contre le sang et la chair, mais contre les principautés, coutre les puissances, contre les princes du monde, et de ces ténèbres, contre les esprits de malice 4 ». Il est donc jeune encore, celui qui livre ces combats; mais nonobstant sa jeunesse, il succombera, s’il ne met son espoir en celui qu’il invoque en disant : « Vous êtes, Seigneur, mon espoir dès ma jeunesse ».

8. « Vous serez toujours le sujet de mes cantiques ». Est-ce dès l’origine de mon

espoir jusqu’à présent ? Non, mais « toujours ». Qu’est-ce que « toujours? » Non-

 

1. Ps. LXX, 5.— 2. Rom, V, 3, 5.— 3. Ps. LXX, 6,— 4. Ephés. VI, 12.

 

seulement tant que dure la foi, mais au temps de la vision. « Car, maintenant que nous sommes en cette vie, nous sommes éloignés du Seigneur; puisque nous allons à lui par la foi, sans le voir à découvert 1». Or, un temps viendra que nous verrons à découvert ce que nous croyons sans le voir: et notre joie sera de voir ce que nous aurons cru; tandis que la vue de ce qu’ils n’auront point voulu croire fera la confusion des impies. Alors ce sera la réalité ; maintenant ce n’est que l’espérance. « Or, l’espérance qui verrait ne serait plus l’espérance ; si nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons par la patience 2». Tu gémis donc maintenant, tu cours maintenant au lieu de ton refuge, afin d’être sauvé; maintenant que tu es malade, tu cherches le médecin; que sera-ce quand tu auras une santé parfaite? Quand tu seras comme les anges de Dieu 3, pourras-tu oublier la grâce qui t’a délivré ? Non. « C’est vous que je chanterai toujours».

9. « Beaucoup me regardent comme un prodige 4». Ici-bas, dans cette vie de l’espérance, vie de sanglots, vie d’humilité, vie de douleur, vie d’infirmité, vie de gémissements dans nos chaînes; quoi donc en cette vie? « Beaucoup me regardent comme un prodige». Pourquoi « comme un prodige? » Pourquoi m’insulter quand ils voient un prodige en moi? Parce que je crois ce que je ne vois pas encore. Eux qui n’ont de bonheur que dans ce qu’ils voient, mettent leurs délices dans l’ivresse, dans la luxure, dans l’adultère, dans l’avarice, dans les richesses, dans la rapine, dans les dignités du siècle, dans l’éclat d’une muraille de boue; voilà leurs délices; mais moi je suis une voie bien différente; je méprise les biens présents, je redoute jusqu’au bonheur de ce monde, et n’ai de sécurité quo dans les promesses de Dieu. Pour eux: « Mangeons et buvons, et nous mourrons demain ». Que dis-tu ? Répète encore. « Mangeons », dit-il, « et buvons ». Continue; qu’as-tu dit ensuite? « Car demain nous mourrons ». Tu m’effrayes sans me séduire. La raison que tu me donnes me glace d’effroi, et m’empêche de t’écouter. « Nous mourrons demain », dis-tu, et tout à l’heure : « Mangeons et buvons ». Car, après avoir dit:

 

1. II Cor. V, 6. — 2. Rom. VIII, 24. — 3. Matth. XXII, 30.— 4. Ps. LXX, 7.— 5. I Cor. XV, 32.

 

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« Mangeons et buvons», tu as ajouté : « Parce que nous mourrons demain ». Ecoute-moi, au contraire : jeûnons et prions, car nous mourrons demain, C’est en marchant dans cette voie étroite et rude, que « je parais à plusieurs une monstruosité; mais vous êtes, ô Dieu, mon puissant appui ». Venez, Seigneur Jésus, venez me dire : Ne te décourage point dans cette voie, j’y ai marché le premier, moi-même je suis la voie 1, c’est moi qui conduis, je conduis en moi et jusqu’à moi. Que je sois donc « un prodige pour beaucoup»: je n’ai rien à redouter, parce que « vous êtes, Seigneur, mon puissant protecteur ».

10. « Que ma bouche soit pleine de vos louanges, afin que tout le jour je chante votre gloire et votre magnificence 2». Qu’est-ce à dire t «Tout le jour?» sans interruption. Dans la prospérité, car vous me consolez; dans l’adversité, parce que vous m’épurez; avant ma naissance, parce que vous m’avez créé; après ma naissance, parce que vous m’avez sauvé; après mon péché, parce que vous m’avez pardonné; dans ma conversion, parce que vous m’avez aidé; dans ma persévérance, parce que vous la couronnez. Oui, Seigneur, « que ma bouche soit pleine de vos louanges, afin que je chante votre gloire tout le jour, et votre magnificence ».

11. « Ne me rejetez pas au temps de ma vieillesse 3. Vous qui êtes l’espérance de mes jeunes années, ne me rejetez pas au temps de ma vieillesse ». Quel est ce temps de la vieillesse? « Au déclin de ma force, ne m’abandonnez pas». Le Seigneur te répond au contraire : Que ta force s’affaiblisse, afin que la mienne demeure en toi, et que tu puisses dire avec l’Apôtre : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort 4 ». Ne crains point d’être abandonné dans cette impuissance, dans cette vieillesse. Quoi donc ! ton Dieu n’a-t-il pas été infirme sur la croix? Ses ennemis ne le regardaient-ils point comme un homme sans force, comme un captif, un opprimé? N’ont-ils pas branlé la tête, comme des taureaux pleins de force et de puissance, en lui disant: « S’il est fils de Dieu, qu’il descende de la croix 5? » Cette faiblesse lui valut-elle d’être abandonné, quand il aima mieux ne pas descendre de la croix, afin que l’on ne pût voir en cela une concession aux

 

1. Jean, XIV, 6. — 2. Ps. LXX, 8. — 3. Id. 9. — 4. II Cor. XII, 10.— 5. Matth. XXVII, 39, 40.

 

insolences, plutôt qu’une manifestation de sa force? Que t’apprend-il, en demeurant à la croix, sans vouloir en descendre, sinon à supporter les insultes, sinon à demeurer fort dans ton Dieu? C’est peut-être de lui qu’il est dit: « Je suis pour beaucoup un prodige, et vous êtes mon ferme appui? » Appui dans son infirmité, mais non dans sa force; en ce sens qu’il nous a personnifiés en lui-même, et non qu’il est descendu. Je suis devenu un prodige pour beaucoup. Ce serait là sa vieillesse, puisque le vieil homme désigne bien une vieillesse, et l’Apôtre a dit : « Notre vieil homme a été crucifié avec Lui 1 ». Si notre vieil homme était en lui, il y avait donc une vieillesse; car la vieillesse vient de vieux. Et pourtant, comme cette parole est vraie : « Ta jeunesse se renouvellera comme celle de  l’aigle 2 » ; il est ressuscité le troisième jour et nous a promis la résurrection pour la fin des siècles. Le chef a précédé, les membres doivent suivre. Pourquoi craindre qu’il ne t’abandonne, qu’il ne te méprise au temps de la vieillesse, au déclin de tes forces? C’est, au contraire, au déclin de ta propre force que la sienne se fera sentir en toi.

12. Pourquoi parlé-je ainsi? « Parce que mes ennemis on-t parlé contre moi, et ceux qui épiaient ma vie se sont concertés en disant : Voilà qu’il est abandonné de Dieu; poursuivez-le, saisissez-le, car il n’est personne pour le délivrer 3». Voilà ce qui est dit du Christ. Cette puissance de divinité qui le rend égal à son Père, lui avait fait ressusciter les rnorls; et quand il tombe entre les mains de ses ennemis, le voilà faible et saisi comme un homme sans force. Comment l’eût-on saisi, si ses ennemis n’eussent dit d’abord « Dieu l’a délaissé? » De là cette plainte qu’il exhale sur la croix : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 4? » Mais Dieu avait-il bien abandonné’ son Christ, lui qui était alors dans le Christ, se réconciliant le monde 5? Et ce Christ, né des Juifs selon la chair, était Dieu, et Dieu par-dessus toutes choses, béni dans tous les siècles 6. Dieu donc l’avait-il abandonné? Point du tout. Mais il parle ici en notre nom, au nom de notre vieil homme crucifié avec lui 7; c’est encore de ce vieil homme qu’il avait pris un corps, puisque Marie était fille d’Adam. Il s’appropriait donc

 

1. Rom. VI, 6. — 2. Ps. CII, 5. — 3. Id. LXX, 10, 11. — 4. Id. XXI, 2. — 5. II Cor. V, 19. —  6. Rom. IX, 5. — 7. Id. VI, 6.

 

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la pensée de, ses ennemis, quand il disait sur la croix : « Pourquoi m’avez-vous abandonné 1? » D’où leur vient la pensée malheureuse que vous m’avez abandonné? « Car s’ils eussent connu le Seigneur de la gloire, ils ne l’eussent point crucifié 3. Poursuivez-le et saisissez-le ». Toutefois, mes frères, ces paroles conviennent mieux aux membres du Christ, et nous devons y retrouver nos propres paroles; car c’est en notre nom que le Christ les a proférées, et non dans sa puissance et dans sa majesté. C’était dans l’humanité dont il s’était revêtu pour nous, et non dans cette puissance qui nous a créés.

13. « Seigneur, mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi 4». Ainsi en est-il, et il ne

s’éloigne point. Le Seigneur est toujours près de ceux qui ont le coeur contrit 5. « Mon Dieu, soyez attentif à me secourir ».

14. « Qu’ils soient confondus, anéantis, les ennemis de mon âme 6 ». Quel souhait ? « Qu’ils soient confondus et anéantis ». Pourquoi ce souhait? « Parce qu’ils compromettent mon âme » . Qu’est-ce à dire « qu’ils la compromettent ? » Qu’ils l’engagent comme dans une rixe. Car on appelle compromis des hommes que l’on engage dans des querelles. Si donc il en est ainsi, évitons ceux qui compromettent notre âme. Qu’est-ce à dire: qui compromettent notre âme? Qui nous provoquent à résister à Dieu, à le maudire dans nos malheurs. Quand est-ce que tu es assez droit pour goûter la bonté du Dieu d’Israël, qui est bon pour les humbles de coeur 4? Quand est- ce que tu es droit? Veux-tu l’entendre? Lorsque Dieu te plait dans le bien que tu fais, et que tu ne le maudis point dans les maux que tu endures. Comprenez bien ces paroles, mes frères , et soyez en garde vis-à-vis de ceux qui compromettent vos âmes. Tous ceux qui ont sur vous une influence de découragement dans le chagrin et dans les épreuves, aboutissent â vous le faire maudire dans vos souffrances, et à tirer de votre bouche ces paroles Qu’est-ce que cela? qu’ai-je fait? Ainsi donc, tu n’as rien fait, tu es juste, et Dieu est injuste? Mais, diras-tu, je suis pécheur, je l’avoue, je ne me dis point juste; néanmoins, pour être pécheur, le suis-je autant que tel autre qui est heureux? Autant que Galus-Seïus? Je connais ses crimes, ses iniquités, dont je suis

 

1. Matth. XXVII, 46. — 2. I Cor, II, 8. — 3. Ps. LXX, 12, — 4. Id. XXXIII, 19. — 5. Id. LXX, 13. — 6. Id, LXXII, 2.

 

bien loin, tout pécheur que je suis; et pourtant je le vois dans une prospérité florissante, quand je languis dans une tefle misère. Si donc je dis : Que vous ai-je fait, ô mon Dieu, ce n’est pas que je n’aie fait aucun mal, mais je n’en ai pas fait assez pour endurer ce que je souffre. Encore une fois, c’est toi qui es juste, et Dieu qui est injuste. Eveille-toi, misérable, ton âme est compromise. Je ne me dis point juste, me répondras-tu. Que dis-tu donc? Je suis pécheur, mais les fautes que j’ai commises ne méritent pas de si grands maux. A la vérité, tu ne dis point à Dieu : Je suis juste et vous injuste; mais bien : Je suis injuste, et vous plus injuste encore. Voilà comment ton âme est engagée, voilà ton âme qui guerroie. Quelle âme, et contre qui? Ton âme, et contre Dieu; ton âme, qui est créature, en guerre contre son créateur ; âme ingrate, par cela même que tu cries contre lui. Reviens donc à l’aveu de ta faiblesse; implore le secours du médecin. N’estime pas heureux ceux qui ne fleurissent que pour un temps. Dieu te châtie, et il les épargne; il ne te châtie peut-être, et ne te purifie comme un fils, qu’afin de te laisser son héritage. Reviens donc, prévaricateur, reviens en ton coeur 1, et n’engage point ton âme. Celui que tu veux combattre est beaucoup plus fort que toi. Plus grandes seront les pierres que tu lanceras contre le ciel, et plus elles t’écraseront par leur chute. Reviens donc et reconnais-toi. C’est à Dieu que tu t’en prends; c’est à toi de rougir et de t’en prendre à toi-même. Tu ne ferais aucun bien sans sa bonté; tu n’aurais rien à souffrir sans sa justice. Eveille-toi donc à cette voix : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été fait: que le nom du Seigneur soit béni 2 ». Ils étaient injustes, ces hommes pleins de santé, assis auprès de Job 3; et néanmoins, lui que Dieu devait recevoir dans le ciel, était flagellé, et eux, qu’il devait punir un jour, étaient alors épargnés. Quelles que

soient donc les afflictions qui t’arrivent, les outrages que tu essuies, n’engage point ton âme; ne l’engage pas contre Dieu, ni même contre ceux qui te font subir ces traitements. La moindre haine que tu conçoives contre eux compromettrait ton âme à leur égard. Rends plutôt grâces à Dieu, et prie-le pour eux. C’est peut-être une invocation en leur

 

1. Isaïe, XLVI, 8. — 2. Job, I, 21. — 3. Id. IX, 13.

 

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faveur, que cette parole que tu as entendue « Qu’ils soient confondus, anéantis, ceux qui engagent mon âme ». « Qu’ils soient confondus, anéantis», car ils présument de leur justice; qu’ils soient confondus, voilà ce qui leur convient, afin qu’ils reconnaissent leurs péchés; qu’ils en soient dans la confusion, dans la défaillance, eux qui avaient tort de présumer de leur justice, qu’ils disent dans leur défaillance : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis puissant 1 ». Qu’ils disent encore : « Ne me rejetez point aux jours de ma vieillesse 2 ». C’est donc leur bien que souhaitait le Prophète, dans cette confusion de leurs maux, dans cette défaillance de leurs forces pour le mal, afin que, confondus et anéantis, ils cherchent à échanger cette confusion contre la lumière, et cette faiblesse contre la force. Ecoute ce qui vient ensuite: « Qu’ils revêtent la confusion et la honte, ceux qui cherchent ma ruine. La confusion et la honte » : la confusion, à cause de leur conscience criminelle, et la honte pour devenir modestes. Qu’il en soit ainsi d’eux, et ils deviendront bons. N’accuse donc plus de violence le prophète; puisse-t-il être exaucé en leur faveur. La parole d’Etienne paraissait violente, alors que de sa bouche enflammée s’exhalait cette apostrophe : « Hommes à la tête dure, incirconcis de coeur et d’oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit 3 ».  Quel transport de colère, quelle véhémence contre ses adversaires ! Son âme te paraît engagée? Loin de là, il cherchait leur salut, il enchaînait par ses paroles ces frénétiques à l’aveugle délire. Vois en effet que son âme n’était engagée ni contre Dieu ni contre eux-mêmes. « Seigneur Jésus », dit-il, « recevez mon esprit 4 ». Il ne s’emporta point contre Jésus, puisqu’il endurait d’être lapidé pour sa parole; son âme n’était donc point compromise vis-à-vis de Dieu. Elle ne l’était pas non plus vis-à-vis de ses ennemis, puisqu’il s’écrie : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché 5. Qu’ils revêtent la confusion et la honte, ceux qui méditent ma ruine ». Voilà ce que cherchent tous ceux qui m’affligent, ils cherchent à me nuire. Voilà ce que cherchait cette femme, qui donnait ce conseil : «Blasphème ton Dieu, et meurs 6 », et cette autre épouse de Tobie, qui disait à

 

1. II Cor. XIX, 10.— 2. Ps. LXX, 9.— 3. Act. VII, 51.— 4. Id. 56.— 5. Id. 59. — 6. Job, II, 9.

 

son mari : « Où sont toutes vos justices 1? » Elle parlait ainsi pour l’animer contre Dieu, qui l’avait rendu aveugle, et compromettre son âme par ce sentiment coupable.

15. Si donc, dans la tentation, nul n’a pu t’indisposer contre Dieu, nul ne t’a extorqué une résistance dans le malheur, ou ne t’a inspiré l’aversion contre ceux qui te font souffrir, ton âme n’est point engagée. Tu peux dire en toute sûreté ce qui suit : « Pour moi, j’espérerai toujours en vous, j’ajouterai à vos louanges 2». Qu’est-ce à dire? Voici ce qui doit nous surprendre : « J’ajouterai à vos louanges ». Voudrais-tu perfectionner la louange du Seigneur? Peu t-on ajouter à cette louange? Si cette louange est pleine, que pourras-tu y ajouter? On a chanté Dieu dans ses bienfaits, dans toutes ses créatures, dans la création de toutes choses, dans l’ordre et la disposition des siècles, dans l’ordre des temps, dans la hauteur des cieux, dans la fécondité de la terre, dans l’immensité des mers, dans la beauté des créatures qui naissent de toutes parts, dans les fils mêmes des hommes, dans la loi qu’il doit donner, dans la délivrance de son peuple de la captivité égyptienne, et dans ses autres merveilles si nombreuses; mais on ne l’avait pas encore béni d’avoir ressuscité notre chair pour la vie éternelle. Que ce soit donc là le surcroît de louange qui lui vient de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ : en sorte que ce soit sa louange qui enchérisse sur toute louange passée; c’est ainsi que nous pouvons parfaitement l’entendre. Mais toi, homme pécheur peut-être, qui craignais de compromettre ton âme, qui n’espérais que de lui seul la délivrance de ta première captivité, qui n’espérais plus en ta propre justice, mais en ta grâce de celui que prêche notre psaume, que pourras-tu ajouter à la louange de Dieu? J’y ajouterai, dit-il. Voyons ce qu’il y ajoutera. Votre louange, ô Dieu, pourrait être parfaite, et nul défaut ne paraîtrait dans cette louange; non, rien n’y manquerait, quand mème vous condamneriez tous les injusles. Car ce ne serait pas une moindre louange, pour le Seigneur, que cette justice qui condamne l’iniquité; ce serait là une grande gloire. Vous avez fait l’homme, vous lui avez donné son libre arbitre, vous l’avez placé dans le paradis, en lui donnant un précepte; vous l’avez

 

1. Tobie, II, 22. — 2. Ps. LXX, 14.

 

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menacé d’une mort bien juste, s’il le violait; vous n’avez rien négligé, nul n’en pouvait exiger plus de vous; il a péché, et le genre humain est devenu une masse de pécheurs naissant d’autres pécheurs 1 et si vous condamniez cette masse d’iniquités, qui pourrait dire : Vous agissez injustement? Vous seriez alors dans la justice, et là serait toute votre gloire; mais comme vous avez délivré le pécheur même et justifié l’impie, « j’ajouterai à vos louanges un surcroît de gloire ».

16. « Ma bouche publiera votre justice 2 », et non la mienne. C’est par là que j’enchérirai sur toutes vos louanges; car toute ma justice, si tant est que je sois juste, n’est que votre justice en moi, et non la mienne : puisque c’est vous qui justifiez l’impie 3. « Ma bouche publiera votre justice, et votre salut durant tout le jour ». Qu’est-ce à dire, « votre salut? » C’est à Dieu qu’il appartient de nous sauver 4. Que nul ne prétende se sauver lui-même. C’est Dieu qui peut nous sauver. Nul ne se sauvera par ses forces, le salut vient du Seigneur, le salut de l’homme est vanité 5. « Je chanterai votre salut tout le jour » : en tout temps. Es-tu dans l’adversité? chante le salut de Dieu; dans la prospérité ? chante encore le salut du Seigneur. Ne chante point dans la prospérité que c’est le Seigneur qui sauve pour te taire dans le malheur : ce ne serait plus « durant tout le jour », comme il vient d’être dit. Car tout le jour comprend aussi la nuit. Ainsi, par exemple, dire que trente jours se sont écoulés; n’est-ce point dire autant de nuits? et les nuits ne sont-elles point comprises dans le mot jour ? Qu’est-il dit en effet dans la Genèse? « Et le soir et le matin formèrent un jour 6 ». Donc le jour entier s’entend aussi de la nuit; car la nuit sert au jour, et non le jour à la nuit. Tout ce que tu fais dans ta chair mortelle doit servir à la justice ; agis toujours pour obéir à Dieu et non au stimulant de la chair, de peur d’assujettir le jour à la nuit. Donc tout le jour, c’est-à-dire dans la prospérité coin me dans le malheur, chante les louanges de Dieu; tout le jour, ou dans la prospérité, toute la nuit ou dans le malheur; et néanmoins chante pendant tout le jour, la louange de Dieu, afin de ne point dire en vain : « Je bénirai le Seigneur en tout

 

1. Gen. II et III. — 2. Ps. LXX, 15. — 3. Rom. IV, 5.— 4. Ps. III, 9. — 5. Id. LIX, 13. — 6. Gen. I, 5.

 

temps, sa louange sera toujours en ma bouche ». Job louait le Seigneur, quand il jouissait heureusement de ses enfants, de ses troupeaux, de ses serviteurs, de tout son bien; c’était le jour alors : vint ensuite le malheur, la pauvreté se rua sur lui; il perdit et ce qu’il possédait, et ceux auxquels il le réservait; c’était alors la nuit. Vois-le cependant qui loue Dieu tout le jour. Quand s’éteignit pour lui le jour du bonheur, parce que l’éclat de la lumière ou de la prospérité disparut, cessa-t-il de bénir Dieu? Le jour ne brillait-il pas dans son coeur, d’où s’échappaient ces rayons : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni 2 ? » Or, ce n’était encore là que comme les heures du soir: la nuit devint ensuite plus épaisse, les ténèbres plus profondes, c’est-à-dire, la maladie du corps, la pourriture et les vers; et dans cette pourriture néanmoins, il ne cessa de louer Dieu durant cette nuit extérieure, lui que faisait tressaillir la lumière de son âme. Et quand sa femme le portait au blasphème, et compromettait son âme, il répondit à cette misérable, qui était comme l’ombre de la nuit « Vous parlez comme une femme insensée ». Véritable fille des ténèbres, « Si nous avons reçu les biens de la main de Dieu; comment n’en pas recevoir les maux 3 ? » Nous l’avons béni pendant le jour, nous tairons-nous pendant la nuit? « J’annoncerai votre salut tout le jour», même avec sa nuit.

17. « Car je n’ai point connu le trafic». Ce qui me porte à vous «bénir tout le jour», dit le Prophète, «c’est que je ne connais point le négoce 4 ». Quel est ce négoce? Que les trafiquants écoutent, et changent de vie; qu’ils ne soient plus ce qu’ils ont été, qu’ils désavouent, qu’ils oublient leur passé; enfin qu’ils n’aient pour ce passé ni approbation ni louange; qu’ils le blâment et le condamnent, qu’ils se corrigent si le trafic est un péché. Car de là vient ce je ne sais quel besoin d’acquérir, qui vous porte au blasphème,  ô trafiquants, dès que vous essuyez quelque perte; et dès lors vous ne louez pas Dieu durant tout le jour. Et quand il vous arrive de tromper sur le prix des marchandises, et que non contents de mentir, vous ajoutez le serment au mensonge ; comment la louange de

 

1. Ps. XXXIII, 2. —  2. Job, I, 21. — 3. Id. II, 10. — 4. Ps. LXX, 15.

 

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Dieu est-elle dans votre bouche pendant tout le jour, alors que, si vous êtes chrétiens, vos paroles sont une cause de blasphème contre le nom du Seigneur 1? et l’on dit : Voilà des chrétiens ! Si donc le Psalmiste chante le Seigneur pendant tout le jour, parce qu’il ignore le trafic, que les chrétiens se corrigent et ne trafiquent plus. Mais, me dira un négociant: je fais venir de bien loin des marchandises, dans ces lieux où elles ne se trouvent point, et afin de vivre, je cherche le bénéfice de ma peine, en vendant au-dessus du prix d’achat. Comment vivre autrement, et n’est-il pas écrit : « L’ouvrier est digne de son salaire 2? » Mais il s’agit ici de mensonge et de parjure; ce n’est point le défaut du négoce, c’est le mien propre : car il ne m’est pas impossible, si je le veux, de m’exempter de ce défaut. Je ne veux donc pas attribuer au négoce une faute qui m’est propre : si je ments, c’est moi qui ments, et non le négoce. Je pourrais dire : J’ai acheté àtel prix, je revends à tel autre : achetez si cela vous agrée. Une telle franchise n’éloignerait pas les acheteurs, tous viendraient au contraire, appréciant ma loyauté plus que iries marchandises. Ainsi donc, me dira-t-on, conseillez-nous de ne recourir ni au mensonge ni au parjure, mais non de renoncer au négoce qui me fait vivre. Où irai-je si vous nie tirez de là? Deviendrai-je artisan? Cordonnier, ferai-je des chaussures? Les cordonniers ne sont-ils point menteurs ? Ne sont-ils point parjures? Quand ils ont vendu une chaussure et en ont reçu le prix, ne laissent-ils pas l’ouvrage déjà commencé, pour se mettre à un autre, trompant ainsi celui qu’ils avaient promis de satisfaite bientôt? Ne disent-ils pas souvent : Je le fais aujourd’hui, je l’achève aujourd’hui? Et puis, sont-ils exempts de tromperies dans leurs marchandises? Ils font les mêmes parjures, ils font les mêmes mensonges : mais ce n’est point à leur profession, c’est à leur malice qu’il faut s’en prendre. Tout artisan donc, assez méchant pour ne point craindre Dieu, tombe dans le mensonge, dans le parjure, ou par avidité, du gain, ou par appréhension d’une perte et de la pauvreté; ils sont loin de louer Dieu sans cesse. Pourquoi donc me retirer de mon trafic? Pour devenir un laboureur murmurant contre Dieu quand il

 

1. Rom. II, 24. — 2. Luc, X. 7.

 

tonne, recourant aux sortilèges par crainte de la grêle, cherchant à résister au ciel même, souhaitant la faim aux pauvres, afin de vendre ce que j’ai gardé? C’est là que vous voulez m’amener ? Mais, direz-vous, les bons laboureurs n’en sont point là, Les bons trafiquants, non plus, ne font ce que vous leur attribuez. Direz-vous que c’est un mal d’avoir des enfants, parce que pour un mal de tête qui leur arrive, des mères coupables et infidèles ont recours à des ligatures sacrilèges, à des enchantements ? Tout cela est le vice des hommes, et non des conditions. Voilà ce que peut me répondre un négociant. Cherchez donc, ô évêque, la manière d’entendre ces négoces, dont il est parlé dans notre psaume; de peur que vous l’entendiez mal et ne m’interdissiez tout trafic; dites-moi comment je dois vivre : si je suis bien, je m’en trouverai bien : je sais toutefois que si je suis mauvais, il ne faut pas l’attribuer à mon trafic, mais bien à mon injustice. A ne dire que la vérité on ne trouve point de contradicteur.

18. Cherchons donc ce que l’on appelle ici négoce, puisque ne point le connaître, c’est bénir Dieu tout le jour. Négoce signifie en grec action, et en latin, negatum otium, nul repos:

qu’il vienne de l’action. ou de la négation du repos, exposons ce qu’il est. Un négociant plein d’activité met en quelque sorte sa confiance dans ses actes, loue ses propres oeuvres et n’arrive point à la grâce de Dieu. Il est donc en opposition avec cette grâce de Dieu, que préconise notre psaume; car il nous entretient de la grâce de Dieu, de manière que nul ne se glorifie de ses oeuvres; de même qu’il est dit quelque part : « Les médecins u ne rendront point à la vie n, et pourtant les hommes doivent-ils pour cela renoncer à la médecine? Qu’est-ce que cela signifie? Cette expression désigne les orgueilleux, qui promettent le salut aux hommes, tandis que le salut vient de Dieu 2. De même alors que le Prophète nous met en garde contre les médecins, c’est-à-dire contre ces orgueilleux prometteurs de salut, par cette parole : « Je publierai votre salut tout le jour » ; de même il nous met en garde contre les trafiquants qui se confient dans leur industrie et dans leurs affaires : « Ma bouche publiera votre justice », et non la mienne. Quels

 

1. Ps. LXXXVII, 11. — 2. Id. III, 9.

 

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sont ces trafiquants, c’est-à-dire ceux qui mettent leur confiance dans leurs affaires? Ceux qui, dans leur ignorance de la justice de Dieu, veulent établir leur propre justice, et se soustraire à celle qui vient de Dieu 1, C’est donc là un vrai négoce, parce qu’il ne laisse aucun repos, negatotium. Quel mal y a-t-il à refuser tout repos? Le Seigneur eut raison de chasser du temple ceux dont il disait : « Il est écrit : Ma maison est une maison de prière; et vous en faites une maison de négoce 2 » : c’est-à-dire, en vous glorifiant de vos oeuvres, sans chercher le repos, sans écouler cette parole de l’Ecriture qui condamne votre agitation et votre empressement: « Faites trêve, et voyez que je suis le Seigneur 3 ». Qu’est-ce à dire : « Faites trêve, et voyez que je suis le Seigneur », sinon que c’est Dieu qui agit en vous, afin de ne point vous glorifier de vos oeuvres? N’entendras-tu point la voix de celui qui dit : « Venez à moi, vous tous qui ployez sous le fardeau du labeur, et je vous soulagerai. « Prenez sur vous mon joug et apprenez que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes 4? » Voilà le repos que l’on nous prêche à l’encontre du négoce : voilà le repos à l’encontre de ceux qui n’aiment point le repos, qui travaillent, qui se glorifient de leurs oeuvres, qui ne cherchent pas en Dieu le repos, et qui s’éloignent d’autant plus de la grâce, qu’ils s’enorgueillissent plus de leurs oeuvres.

19. Mais dans quelques exemplaires on lit « Parce que je ne connais point la littérature ». Au lieu de « négoce » dans certains exemplaires, d’autres portent : « la littérature ». Il n’est pas facile de trouver un accord entre ces deux expressions; et néanmoins la différence des interprétations sert plutôt à nous montrer le véritable sens qu’à nous induire en erreur. Cherchons donc aussi le sens de littérature, et n’allons pas heurter les grammairiens, comme nous avons heurté les négociants; car un grammairien peut vivre honnêtement dans son art sans parjure, comme sans mensonge. Cherchons quelle est cette littérature que ne connaît point celui qui a dans la bouche, pendant tout le jour, la louange de Dieu. Il y a chez les Juifs une certaine littérature, car c’est à eux que nous

 

1. Rom. X, 3. — 2. Matth. XXI, 13. — 3. Ps. XLV, 11. — 4. Matth. II, 28, 29.

 

rapportons ces paroles, et c’est là que nous en comprendrons le sens. Tout à l’heure, à propos des trafiquants, leurs actes et leurs oeuvres nous ont montré que l’on appelle négoce, l’art détestable stigmatisé par ces paroles de l’Apôtre : « Dans leur ignorance de la justice de Dieu, et leur volonté d’établir leur propre justice, ils ont refusé toute soumission à la justice de Dieu 1 »; et que le même Apôtre condamne encore: « Cela ne vient pas de nos oeuvres, afin que nul ne se puisse applaudir 2 ». Comment donc? Ne ferons-nous aucun bien? Nous en ferons; mais Dieu lui-même agira en nous : « Car nous sommes son ouvrage, étant créés en Jésus-Christ par les bonnes oeuvres 3 ». De même que nous avons trouvé, dans ces paroles, la condamnation des trafiquants, c’est-à-dire de ceux qui se glorifient de leurs oeuvres, qui s’élèvent dans ce négoce ennemi du repos, qui s’agitent plutôt qu’ils n’agissent, en bien, puisque ceux-là font le bien en qui Dieu lui-même agit : ainsi nous trouverons chez les Juifs, je ne sais quelle littérature. Dieu veuille m’aider à vous exprimer en paroles, ce qu’il fait entrevoir à mon esprit. Les Juifs, pleins de présomption dans leurs vertus, et dans la justice de leurs oeuvres, se glorifiaient avec orgueil de la loi, de ce qu’ils avaient reçu la loi, que n’avaient pas reçue les autres nations; et dans cette loi, ils s’applaudissaient, non plus de la grâce, mais de la lettre, car la loi sans la grâce n’est plus qu’une lettre; elle demeure pour nous convaincre d’iniquité, et non pour nous donner le salut. Que dit en effet l’Apôtre? « Si la loi qui a été donnée avait pu produire la vie, il serait vrai de dire que la justice vient de la loi ; mais la loi écrite a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse de Dieu fût donnée par la foi en Jésus-Christ, chez ceux qui croiront 4 ». C’est de cette loi qu’il a dit ailleurs : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie 5». Tu n’as que la lettre, si tu es prévaricateur de la loi. « Toi qui avec la lettre de la loi et la circoncision,», dit-il encore, « es transgresseur de la loi 6». N’a-t-on pas raison de chanter et de dire : « Délivrez-moi de la main du violateur de la loi, et de l’injuste 7?» Tu as donc une lettre, mais tu n’accomplis pas cette lettre. Comment ne

 

1. Rom. X, 3. — 2. Ephés. II, 9. — 3.  Id. 10. — 4. Gal. III, 21,22. — 5. II Cor. III, 6. — 6. Rom, II, 27. — 7. Ps. LXX, 4.

 

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l’accomplis-tu point? « Parce que tu dérobes, tout en prêchant qu’il ne faut point dérober; tu es adultère tout en prohibant l’adultère; tu es sacrilège malgré ton horreur pour les idoles. Vous êtes cause que le nom du Seigneur est blasphémé parmi les nations, ainsi que cela est écrit 1». De quoi donc peut te servir mine lettre que tu n’accomplis pas? Et pourquoi ne point l’accomplir? Parce que tu présumes de toi-même. Pourquoi ne pas l’accomplir? Parce que tu es un trafiquant plein de confiance dans tes oeuvres : tu ne sais point qu’il le faut le secours de la gràce pour accomplir le précepte de la loi. Voilà que Dieu commande; fais ce qu’il prescrit. Tu veux agir comme de toi-même, et te voilà tombé; alors pèse sur toi cette lettre qui te punira sans te sauver. Il est donc vrai, de dire que « la loi vient de Moïse, et la grâce de Jésus-Christ 2 ». Moïse a écrit cinq livres; et dans les cinq galeries qui environnaient la piscine, il y avait des malades qui étaient couchés, mais sans pouvoir être guéris 3. Voilà comment pèse sur toi cette lettre, qui peut convaincre un coupable, mais non sauver un homme injuste. Dans ces galeries, qui figuraient les cinq livres de Moïse, on exposait les malades plutôt qu’on ne les guérissait. Qu’est-ce donc qui guérissait alors la maladie? le mouvement de l’eau. Dans la piscine ainsi agitée descendaient les malades, et un seul était guéri, comme symbole de l’unité : tout malade qui descendait alors n’était point guéri pour cela. Admirable symbole de l’unité dans ce corps qui crie vers Dieu de tous les confins de la terre! Nul autre n’était guéri, si l’eau n’était troublée de nouveau. L’agitation de la piscine figurait donc la perturbation du peuple juif, à l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car on croyait que l’eau était troublée dans la piscine par l’arrivée de l’ange. Cette eau donc, environnée de cinq galeries, c’était le peuple Juif environné de la loi : il y avait des malades dans chacune des galeries, et ils n’étaient guéris que quand l’eau était troublée et agitée. Le Christ est venu, l’eau a été troublée, il a été crucifié, que le malade descende afin d’être guéri. Comment descendre? qu’il s’humilie. Vous tous alors, qui aimez la lettre sans la grâce, vous demeurerez sous les galeries, vous serez malades, couchés à terre, sans

 

1. Rom. II, 21-27. — 2. Jean, 1, 17. — 3. Id. V, 2.

 

guérison: car vous avez présumé de la lettre. « Si la loi donnée eût pu produire la vie, la justice alors viendrait de la loi 1 ». Mais la loi a été donnée afin que vous devinssiez coupables, que coupables vous fussiez saisis ,de crainte, que la crainte vous fît implorer le pardon, et qu’ainsi vous n’eussiez plus de confiance dans vos forces, ni de présomption dans la lettre. Voilà ce que nous figurait encore le prophète Elisée qui envoya par son serviteur son bâton, afin de ressusciter un mort. Le fils de la veuve qui l’hébergeait venait de mourir; dès qu’il l’apprit, il donna son bâton à son serviteur : « Va », lui dit-il, « et pose-le sur le cadavre 2 ».  Le Prophète ne savait-il point ce qu’il faisait? Le serviteur alla donc, mit le bâton sur le cadavre, etIe mort ne ressuscita point. « Si la loi qui a été donnée, pouvait produire la vie, la justice « viendrait de la loi n. Mais cette loi envoyée par le serviteur ne donne point la vie et toutefois celui qui avait envoyé son bâton par son serviteur, vint ensuite donner la vie. Comme l’enfant n’était pas en effet ressuscité, Elisée vint lui-même, figurant Notre-Seigneur, qui s’était fait précéder de son serviteur avec sa loi, comme avec un bâton. Il vint auprès de ce mort étendu par terre, et mit ses membres sur ses membres. C’était un enfant, un tout jeune homme : le Prophète contracta sa taille naturelle, et se raccourcit dans la proportion de l’enfant qui était mort, Ce mort ressuscita, quand le Prophète vivant se fût proportionné à lui, et le maître fit ce que n’avait point fait le bâton; la grâce produisit l’effet que la lettre n’avait point produit. Ceux donc qui sont demeurés avec le bâton du Prophète se glorifient dans la lettre aussi n’ont-ils point la vie. Pour moi, je veux me glorifier dans votre grâce. « Dieu me garde», a dit saint Paul, « de me glorifier, sinon en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ 3 », sinon en ce Dieu vivant qui s’est proportionné à mon cadavre, afin de me ressusciter, afin que de la sorte, je n’eusse plus la vie, mais que Jésus-Christ vécût en moi 4. Je me glorifie donc de la grâce, et ne « connais point la littérature » ; c’est-à-dire que je réprouve de tout mon coeur ces hommes qui mettent leur confiance dans la lettre pour s’éloigner de la grâce.

20. Le Prophète a donc raison d’ajouter:

 

1. Gal, III, 21 — 2. IV Rois, IV, 29.— 3. Gal. VI, 14.— 4. Id. II, 20

 

142

 

« J’entrerai dans la puissance du Seigneur 1 »; non point dans la mienne, mais dans celle du Seigneur. Pour eux, en effet, ils se glorifient dans la lettre, et dès lors n’ont point connu la grâce jointe à la lettre. « Car c’est Moïse qui a donné la loi, et Jésus-Christ la grâce et la vérité 2 ». C’est lui qui est venu pour accomplir la loi, quand il nous a fait don de la charité, par laquelle on peut l’accomplir; « puisque la loi dans sa plénitude, c’est la charité 3 ». Mais les Juifs n’ayant point la charité, c’est-à-dire, n’ayant point l’esprit de la grâce : « Car la charité de Dieu est répandue dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 4 » ; en sont restés à se glorifier dans la lettre. Et comme « la lettre tue, et que l’esprit vivifie 5; moi qui n’ai point connu la lettre, j’entrerai dans la puissance du Seigneur ». Tel est le sens que vient confirmer et achever d’éclaircir le verset suivant, de manière à le fixer dans le coeur des hommes, et à ne laisser notre intelligence dans aucun doute. « Seigneur »,

 

1. Ps. LXX, 16. — 2. Jean, I, 17. — 3. Rom. XIII, 10. — 4. Id V, 5. — 5. II Cor. III, 6.

 

dit le Prophète, « je ne me souviendrai uniquement que de votre justice ». Uniquement ! Pourquoi donc, mes frères, ajouter uniquement? Il suffirait de dire : Je me souviendrai de votre justice. «Uniquement », dit le Prophète, et non de la mienne. « Qu’avez-vous, en effet, que vous n’ayez point reçu? Et si vous avez reçu, pourquoi vous glorifier, comme si vous n’aviez point reçu 1? » C’est uniquement votre justice qui me délivre, il n’y a de moi que le péché seulement. Que je ne m’applaudisse donc point de mes propres forces, que je ne demeure point dans la lettre: que je répudie toute littérature, c’est-à-dire tous les hommes qui se glorifient de la lettre, qui semblables à des frénétiques s’appuient sur leurs forces pour leur malheur: que je répudie ces hommes, afin que je vive dans la puissance du Seigneur, que je sois fort alors même que je serai faible, et que vous, ô Dieu, soyez puissant en moi, parce que « je me souviendrai uniquement de votre justice ».

 

1. I Cor. IV, 7.

 
 
 

 

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME LXX.
DEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.
LA GRÂCE PAR LE CHRIST (SUITE).
 

L’orgueil nous a éloignés de Dieu, la fatigue nous y ramènera par la grêce, qui est un dors gratuit et que n’a précédée en nous aucun mérite, car c’est de l’homme animal créé le premier, que nous vient la captivité, et dis second homme, ou de l’homme spirituel, la délivrance. Ecoutons le Seigneur, et ne tuons point l’héritier. Dès notre jeunesse il nous a montré que nous sommes des déserteurs, que la grâce seule nous ramène comme le Prodigue, que depuis notre conversion, c’est encore lui qui est notre guide, car il est la voie, en dehors de laquelle nous uie pouvons marcher sans trouver la mort, puisqu’il est la vie. Et l’Eglise publiera jusqu’à la fin du monde la grâce du Christ, la délivrance par le Christ, les merveilles qui sont l’oeuvre du Christ. L’homme a voulu être comme Dieu, et s’éloigner de Dieu, tandis qu’il ne peut être comme Dieu qu’en demeurant en lui. La défense de toucher à l’arbre de la science du bien et du mal était le moyen de maintenir l’homme dans une soumission qu’il voulut secouer, et en dehors de Dieu qui est le bien, il ne trouva qu’une profonde misère. Il ne revient à Dieu qu’en disant : « Qui est semblable à Dieu? » Le Christ alors nous tire de l’abîme, une première fois en ressuscitant dans cette chair qu’il tient de nous; une seconde fois, en nous donnant l’espérance de la résurrection; une troisième fois, quand nous ressusciterons réellement. Chantons, et des lèvres et du coeur, sa justice qui se multiplie. Bénissons-le avec l’Eglise jusqu’à la fin des temps.

 

1. Hier nous avons démontré à votre charité que ce psaume nous prêche la grâce de Dieu, qui nous sauve gratuitement, sans que nous ayons auparavant mérité autre chose

que la damnation ; mais comme nous ne pouvions l’expliquer entièrement hier, nous avons réservé pour aujourd’hui la seconde partie, vous promettant d’acquitter notre dette (143) avec le secours de Dieu. Et maintenant qu’il nous faut l’acquitter, soyez attentifs et ouvre; vos coeurs comme des champs fertiles qui rendent la semence au centuple, et ne sont point rebelles à la céleste rosée. Nous avons parlé hier du titre du psaume, et toutefois pour le rappeler à votre mémoire et le faire connaître à ceux qui étaient absents hier, nous en disons rapidement un mot, que doivent se rappeler ceux qui ont entendu, et écouter ceux qui ne le savent point. Ce psaume est pour les enfants de Jonadab, nom qui signifie volontaire de Dieu, et nous enseigne qu’il faut servir Dieu avec une volonté spontanée, c’est-à-dire une volonté bonne, pure, sincère et parfaite, et non avec déguisement: c’est ce qu’indiquent encore ces paroles d’un autre psaume: « Je vous offrirai des sacrifices volontaires 1». C’est donc pour les fils de Jonadab, ou pour les fils de l’obéissance, que l’on chante ce psaume, et pour ceux qui les premiers furent conduits en captivité, afin que nous reconnaissions aussi notre gémissement, et qu’à chaque jour suffise sa malice 2. Si l’orgueil nous a éloignés de Dieu, que la fatigue nous ramène à lui. Et comme nous ne pouvons retourner à lui que par la grâce, cette grâce nous est donnée gratuitement; car si elle n’était gratuite, elle ne serait plus une grâce. Or, si elle est grâce, parce qu’elle est gratuite, nul mérite en vous ne l’a précédée, pour vous la faire accorder. Car si vos bonnes oeuvres l’avaient précédée, ce serait une récompense, et non un don gratuit: or, le salaire que nous méritions, c’est l’enfer, Notre délivrance n’est donc point due à nos mérites, mais bien à la grâce de Dieu. Bénissons-le donc, et reconnaissons que nous lui sommes redevables de tout ce qui est en nous, et de notre salut. C’est ainsi que le Prophète conclut tout ce qu’il a déjà dit: « Seigneur, je me souviendrai uniquement de « votre justice 3 ». C’est là que nous avons terminé hier notre instruction. Ces premiers captifs sont donc ceux qui appartiennent au premier homme: car c’est à cause du premier homme, en qui nous mourons tous, que nous sommes captifs. « En effet, ce n’est point l’homme spirituel qui fut formé le premier, mais bien l’homme animal d’abord, ensuite l’homme spirituel 4». Le premier homme a donc l’ait les premiers captifs, et le second

 

1. Ps. LIII, 8.— 2. Matth. VI, 34.— 3. Ps. LXX, 16.— 4. I Cor. XV, 46.

 

homme les seconds rachetés. Car ce nom de rachetés dit hautement que nous étions captifs. D’où nous eût-on rachetés, si auparavant nous n’eussions été eu servitude? Pour exprimer plus clairement cette captivité que nous insinuait l’épître de saint Paul, nous avons emprunté ses paroles, afin de la prêcher en répétant avec lui: « Je vois dans mes membres une loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui règne dans mes membres 1 ». Telle est notre première captivité qui fait conspirer la chair contre l’esprit 2. C’est là le châtiment du péché, de diviser contre lui-même l’homme qui n’a pas voulu avoir un seul maître. Car rien n’est aussi avantageux pour l’âme que l’obéissance. Et si cet assujétissement est si avantageux à l’âme, dans un serviteur pour obéir à son maître, dans un fils pour obéir à son père, dans une épouse pour obéir à son mari; combien le sera-t-il plus dans l’homme pour obéir à Dieu? Adam fit l’expérience du mal, et tout homme est Adam, de même que tout homme est Christ en ceux qui croient, parce que tous sont membres du Christ: Adam fit donc l’expérience du mal, qu’il n’eût jamais ressenti s’il fût demeuré fidèle à cette parole: « N’y touche point 3 ». Après cette expérience du mal, qu’il obéisse au médecin qui veut le relever, lui qui n’a point voulu croire au médecin pour n’être point malade. Car un bon, un fidèle médecin donne à ceux qui sont en santé le moyen de ne point leur devenir nécessaire. Car ce n’est point l’homme en santé, mais bien le malade qui a besoin du médecin 4. Or, un médecin habile qui vous aime assez pour ne point chercher à vendre son art, qui a plus de joie de vous voir en santé que de vous voir malade, donne aux hommes qui se portent bien des conseils qu’ils doivent observer pour ne point tomber malades. Mais qu’on néglige Ces conseils, et qu’on arrive à la maladie, on a recours au médecin. On invoque, sous l’empire du mal, celui que l’on méprisait en santé. Qu’on le supplie du moins, et que dans le délire de la fièvre on ne s’emporte pas jusqu’à le frapper. Vous avez entendu tout à l’heure, dans la lecture de l’Evangile, une parabole contre ces frénétiques. Etaient-ils sains d’esprit ceux qui disaient: « Voici l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera pour

 

1. Rom, VII, 23. —  2. Gal. V, 17. — 3. Gen. II, 17. — 4. Matth, IX, 12.

 

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nous 1? » Assurément non: car après avoir tué le fils, ils eussent tué le père; est-ce là de la sagesse? Enfin les voilà qui ont tué le fils: mais le fils est ressuscité, et la pierre qu’ont repoussée ceux qui bâtissaient, est devenue la pierre angulaire 2. Ils se sont heurtés contre elle, et se sont meurtris; elle tombera sur eux pour les écraser. Mais il n’en est pasde même de celui qui chante dans notre psaume, et qui dit: « J’entrerai dans la puissance du Seigneur » : non pas dans la mienne; mais dans celle «du Seigneur » . « Seigneur, je me souviendrai uniquement de votre justice ». Je ne reconnais en moi aucune justice, je me souviendrai uniquement de la vôtre. C’est de vous que je tiens tout le bien qui est en moi; et tout le mal qui est en moi vient de moi. Au lieu du supplice que je méritais, vous m’avez donné la grâce que je ne méritais point. C’est donc uniquement de votre justice que je veux me souvenir.

2. « O Dieu, vous m’avez instruit dès ma jeunesse 3 ». Que m’avez-vous enseigné? Que je dois me souvenir uniquement de votre justice. Si je considère en effet ma vie passée, je comprends ce que je méritais, et ce qui m’a été accordé au lieu de ce que je méritais. Je méritais la peine, j’ai reçu la grâce; je méritais l’enfer, j’ai reçu la vie éternelle. « O Dieu, vous m’avez instruit dès ma jeunesse ». A la première lueur de cette foi qui m’a renouvelé, vous m’avez appris qu’il n’y avait en moi rien qui pût me faire croire que vos dons étaient mérités. Qui peut se tourner vers Dieu, s’il n’est dans l’iniquité? Qui est racheté, sinon le captif? Qui peut dire que sa captivité était injuste, quand il a quitté son général pour suivre un déserteur? C’est Dieu qui est le général, et le déserteur, c’est le diable : le général a intimé un ordre, le déserteur a insinué la révolte 4 ; est-ce an commandement ou à la fourberie que tu as prêté l’oreille? Le diable te paraît-il préférable à Dieu? Celui qui fait défaut, à celui qui t’a créé? Tu as cru à la promesse du diable, et tu as rencontré la menace de Dieu. Maintenant donc, délivré de sa servitude, heureux en espérance, mais pas encore en réalité, marchant dans la foi, et non dans la claire vue, notre interlocuteur s’écrie : « O Dieu, vous m’avez instruit dès ma jeunesse ». De-

 

1. Matth. XXI, 38. — 2. Ps. CXVII, 22. — 3. Id. LXI, 17. — 4. Gen. II, 17, et III, 1.

 

puis que je me suis tourné vers vous, que vous avez renouvelé en moi ce que vous aviez fait, créé de nouveau ce que vous aviez créé, réformé ce que vous aviez formé; depuis que je me suis tourné vers vous, j’ai compris qu’il n’y avait d’abord en moi aucun mérite, mais que votre grâce m’a été donnée gratuitement, afin que je me souvinsse uniquement de votre justice.

3. Mais après la jeunesse? Car « vous m’avez instruit», dit le Prophète, «dès mes jeunes années » ; qu’est-il arrivé après la jeunesse? Dès l’abord de ta conversion, tu as compris qu’avant ton retour à Dieu, il n’y avait rien de juste en toi, et que l’iniquité a précédé tout d’abord, afin que, à l’iniquité une fois bannie, pût succéder la charité; ayant revêtu l’homme nouveau, seulement par l’espérance, et pas encore dans la réalité, tu as compris qu’en toi nul bien n’avait précédé, que la grâce de Dieu t’a seule tourné vers Dieu. Mais depuis ta conversion, as-tu du moins quelque mérite qui t’appartienne, et dois-tu compter sur tes forces? Les hommes disent quelquefois : Laissez maintenant, j’avais besoin d’être mis sur le bon chemin; il suffit, je suivrai ma route. Le guide qui t’a montré le chemin reprend : Ne veux-tu point que je te conduise? Mais toi, dans ta présomption : Non, non, c’est assez, je suivrai ma route. On te laisse, et ton ignorance t’égare de nouveau. Il eût été bien pour toi qu’il te conduisît toujours, celui qui t’avait mis d’abord sur la voie. S’il rie le fait, tu vas t’égarer encore; dis-lui donc : « Seigneur, conduisez-moi dans voire voie, et je marcherai dans votre vérité ». Mais prendre une voie nouvelle, c’est la jeunesse pour toi; c’est un renouvellement, le commencement de la foi. Car auparavant tu errais dans tes propres voies, tu t’égarais dans les sentiers âpres et épineux ; meurtri dans tous tes membres, tu cherchais ta patrie, ou cette stabilité d’esprit qui te fît dire : C’est bien, et le le fît dire avec une pleine confiance, libre de toute épreuve, et enfin de toute captivité; or, c’est là ce que tu ne trouvais point. Que dirai-je? Qu’un guide est venu te montrer la voie? C’est la voie elle-même qui est venue vers toi, et tu as été remis dans cette voie, sans que tu l’aies aucunement mérité, puisque tu étais dans l’erreur. Mais depuis

 

1. Ps. LXXXV, 11.

 

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que tu y marches, es-tu ton propre guide Celui qui t’a enseigné la voie t’a-t-il délaissé ? Non, dit le Psalmiste:, « Vous m’avez enseigné dès ma jeunesse; et jusqu’à ce jour, je publierai vos merveilles ». Car il y a du merveilleux dans ce que vous faites pour moi, pour me diriger et me mettre sur la route; et ce sont là vos merveilles. Quelles sont, crois-tu, les merveilles de Dieu ? et de toutes ces merveilles, qu’y a-t-il de plus admirable que de ressusciter les morts? Mais suis-le donc un mort, diras-tu? Si tu étais mort, on ne te dirait point: « Lève-toi, ô toi o qui dors, sors d’entre les morts, et le Christ « t’illuminera 1 ». Tous les infidèles sont morts, comme tous les pécheurs, ils ont la vie corporelle, mais l’âme est morte. Or, rendre la vie à celui dont le corps est mort, c’est le mettre en état de voir encore cette lumière, et de respirer l’air; mais ce n’est pas être pour lui l’air et la lumière; il commence à revoir ce qu’il voyait auparavant. Ce n’est pas ainsi que l’on ressuscite une âme. Dieu seul ressuscite une âme, comme il est vrai de dire que seul il rend la vie au corps; mais pour Dieu, ressusciter un corps, c’est le rendre au monde; tandis que ressusciter une âme, c’est la ramener à lui-même. Supprimez l’air de ce monde, et le corps meurt aussitôt; que Dieu se retire, et notre âme est morte. Pour Dieu, ressusciter une âme, c’est la mettre en lui-même; en dehors de lui, elle meurt de nouveau. Or, il ne la ressuscite point pour l’abandonner à elle-même, comme il ressuscita Lazare, mort depuis quatre jours, et rendu à la vie du corps par la présence corporelle du Sauveur. Il approcha son corps du sépulcre et cria : « Lazare, sortez, dehors » : Lazare se leva et sortit du sépulcre, tout lié qu’il était, puis on le délia et il s’en alla 2. La présence du Seigneur le rendit à la vie, niais il vécut en l’absence du Seigneur. Et toutefois, en le ressuscitant par sa présence corporelle et visible, il le ressuscita encore par cette invisible majesté dont aucun lieu n’est privé. Or, bien que le Seigneur fût présent, d’une manière visible, pour ressusciter Lazare; quand le Seigneur s’éloigna de celte ville ou de ce lieu, Lazare cessa-t-il de vivre? Ce n’est pas ainsi que notre âme revient à la vie. Dieu la ressuscite, et voilà qu’elle meurt de nouveau, si Dieu l’abandonne.

 

1. Ephés. V, 14. — 2. Jean, XI, 41-44,

 

donne. Je vais vous dire une chose hardie, et vraie néanmoins : nous avons deux vies, la vie de l’âme et la vie du corps, De même que l’âme est la vie du corps, ainsi Dieu est la vie de isotte âme; et comme le corps meurt quand il perd son âme, l’esprit meurt quand il perd son Dieu. C’est donc une grâce de la part de Dieu de nous ressusciter et de demeurer avec nous. Aussi, parce qu’il nous délivre de notre mort, et qu’il renouvelle en quelque sorte notre vie, nous lui disons: « O Dieu, vous m’avez instruit dès mes jeunes années ». Et parce qu’il ne s’éloigne point de ceux qu’il ressuscite, de peur que son éloignement ne leur donne la mort, nous lui disons : « Et jusqu’à présent j’annoncerai vos merveilles», car je ne vis qu’en union avec vous; c’est vous qui êtes la vie de mon âme; elle meurt si vous l’abandonnez à elle-même. « C’est donc jusqu’à présent », c’est-à-dire, tandis que ma vie, ou plutôt mon Dieu est en moi. Mais après?

4. « Et jusqu’à ma vieillesse, et mes derniers jours 1». Voilà deux expressions pour désigner la vieillesse, et dont le sens est distinct du grec. L’âge mûr qui succède à la jeunesse, a chez les Grecs un nom particulier, et il en est un autre pour la vieillesse qui vient après l’âge mûr : on appelle presbutes, l’homme de l’âge mûr, et geron le vieillard. Mais comme ces deux noms sont confondus en latin, on a désigné la vieillesse par deux expressions, vieillesse et derniers jours; vous savez que ce sont là deux âges différents. « Vous m’avez instruit de votre grâce, dès u ma jeunesse; et jusqu’à présent », après ma jeunesse, « j’annoncerai vos merveilles », car vous êtes avec moi pour me garantir de la mort, vous qui êtes venu me ressusciter : « Et jusqu’à ma vieillesse, et le déclin de ma vie»; c’est-à-dire, jusqu’à mon dernier moment, si vous n’êtes avec moi, je n’aurai aucun mérite; que votre grâce demeure donc en moi. Ainsi parlerait un homme seul, toi, lui ou moi; mais comme c’est la parole d’un noble interlocuteur, c’est-à-dire de l’unité même, c’est la parole de l’Eglise; cherchons la jeunesse de l’Eglise. A son avènement, le Christ est crucifié, il meurt, il ressuscite, il appelle les nations, les voilà qui se convertissent, de généreux martyrs se présentent pour le Christ, le sang des fidèles est répandu,

 

1. Ps. LXX, 18.

 

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voilà que s’élève dans l’Eglise une abondante moisson : c’est sa jeunesse. Mais, à mesure que le temps marche, que l’Eglise confesse toujours et dise : « Jusqu’à ce jour j’annoncerai vos merveilles ». Non-seulement dans ma jeunesse, alors que Paul et Pierre, que les premiers Apôtres les annonçaient; niais dans le cours des âges, moi ou plutôt l’unité des membres qui composent votre corps, « j’annoncerai vos merveilles ». Et après? « Jusque dans la vieillesse et mes derniers jours, je publierai vos merveilles »; car l’Eglise sera ici-bas jusqu’à la fin des temps. Eh! Si elle ne devait subsister ici-bas jusqu’à la fin des siècles, à qui le Seigneur aurait-il dit : « Je suis avec vous, jusqu’à la consommation des temps 1? » Pourquoi fallait-il nous tenir ce langage dans les saintes Ecritures? C’est qu’on devait rencontrer des ennemis de la foi chrétienne qui diraient: Les chrétiens ne sont que pour un instant, ils disparaîtront, le culte des idoles reviendra, tout sera rétabli comme auparavant 2. Combien de temps subsisteront les chrétiens? «Jusqu’à la vieillesse, et les dernières années » ; c’est-à-dire jusqu’à la fin des siècles. Et toi, misérable infidèle, tu attends que le Christianisme passe, et tu passeras sans être chrétien : tandis que les chrétiens doivent demeurer jusqu’à la fin des temps; et toi, dans ton infidélité, à la fin d’une vie si courte, de quel front te présenteras-tu devant un juge que tu auras blasphémé pendant ton existence? Donc, « depuis ma jeunesse jusqu’aujourd’hui, et jusqu’à ma vieillesse et mes derniers jours, Seigneur, ne m’abandonnez pas ». Et cela ne sera point pour un temps, comme le disent nos ennemis. « Ne m’abandonnez point, que je n’aie publié votre puissance devant toute génération à venir ». A qui le bras du Seigneur a-t-il été montré 3? Le bras du Seigneur, c’est le Christ. Ne m’abandonnez donc point: qu’ils ne soient point dans la joie, ceux qui disent : Les chrétiens ne sont que pour un temps. Qu’il y ait toujours des hommes pour annoncer votre bras. A qui? « A toutes les races futures ». Si donc c’est à toutes les races futures, c’est jusqu’à la fin des siècles; car à la fin du monde, il n’y aura plus de génération à venir.

5. « Je publierai votre puissance et votre

 

1. Matth. XXVIII, 20. — 2. Voir Discours sur le Ps. XL, n. 1. — 3. Ps. LIII, 1.

 

justice 1». C’est là montrer votre bras à toutes les générations à venir. Et quelle est l’oeuvre de votre bras? notre délivrance gratuite. Voilà ce que je dois publier, votre grâce à toute génération à venir; je dirai à tout homme qui doit naître : Tu n’es rien par toi-même, invoque le Seigneur; le péché vient de toi, le mérite vient de Dieu : ce qui t’est dû, c’est le châtiment, et si tu reçois une récompense, Dieu couronnera ses dons, et non pas tes mérites. Je dirai à toute génération à venir : Tu es venu de la captivité, tu appartenais à Adam. A toute génération à venir, je montrerai non mes forces, non ma justice, mais « votre puissance et votre justice, ô Dieu, jusqu’aux plus hautes merveilles qui sont votre ouvrage ». Jusqu’à quel point « votre justice et votre puissance? » jusqu’à la chair et au sang? Bien plus « jusqu’aux merveilles les plus élevées qui sont votre ouvrage». Les cieux sont en haut, les Anges sont en haut, ainsi que les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances; ils vous doivent ce qu’ils sont, ils vous doivent la vie, et surtout la vie de justice, et la vie heureuse. Jusqu’où donc « publierai-je votre  justice et votre puissance? » « Jusqu’aux plus hautes merveilles qui sont votre ouvrage ». Ne croyez pas que l’homme seul ait part à la grâce de Dieu. Qu’était l’ange avant d’être créé? Que serait-il s’il était délaissé de son Créateur? Donc « je publierai votre justice et votre puissance, jusqu’aux plus hautes merveilles qui sont votre ouvrage».

6. Toutefois l’homme se glorifie : et pour être de la première captivité, il écoute la suggestion du serpent : « Goûtez, et vous serez comme des dieux 2 ». Des hommes comme des dieux ! « O Dieu, qui est semblable à vous? » Rien, ni dans l’abîme, ni dans l’enfer, ni sur la terre, ni dans les cieux; car c’est vous qui avez tout créé. Comment l’oeuvre entre-t-elle en lice avec l’ouvrier? « O Dieu, qui est semblable à vous? » Pour moi, dit ce misérable Adam, et tout homme est en Adam, lorsque, cédant à la perversité, je veux être semblable à vous, je me vois réduit à en appeler à vous, de ma triste captivité; heureux jadis sous un roi plein de bonté, je suis devenu l’esclave de mon séducteur; et maintenant je crie vers vous, parce que je suis tombé en me séparant de vous. Et pourquoi

 

1. Ps. LXX, 19.—  2. Gen. III, 5.

 

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suis-je tombé loin devons? Parce que j’ai cédé à la malice, et voulu être semblable à vous. Quoi donc? N’est-ce pas à devenir semblable à lui, que le Seigneur nous appelle? N’est-ce point lui qui nous dit : « Aimez vos ennemis; priez pour ceux qui vous persécutent: faites du bien à ceux qui vous haïssent? » C’est là nous inviter à lui devenir semblables. Et puis, que dit-il ensuite? « Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux ». Or, que fait ce Père? Le voici assurément: « Il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 1». Donc vouloir du bien à ses ennemis, c’est ressembler à Dieu ; et ce n’est point là de l’orgueil, mais de l’obéissance. Pourquoi? Parce que nous sommes faits à l’image de Dieu. « Faisons l’homme », dit-il, « à notre image et à notre ressemblance 2 ». Il n’y a donc point usurpation à garder,en nous l’image de Dieu, et puissions-nous ne point la perdre par notre orgueil. Mais qu’est-ce que cette prétention orgueilleuse d’être semblable à Dieu? Quel motif, pensez-vous, fait dire à cette âme captive : « Seigneur, qui est semblable à vous?» Quelle malice y a-t-il dans cette ressemblance? Ecoutez et comprenez, si vous le pouvez; nous espérons que celui qui nous met lui-même ces paroles dans la bouche, nous donnera aussi le pouvoir de les comprendre. Dieu n’a besoin d’aucun bien, il est le bien suprême, et tout bien vient de lui. Pour être bons, nous avons besoin de Dieu; mais lui, pour être bon, n’a nul besoin de nous, et non-seulement de nous, mais pas même « de ces merveilles si hautes qui sont son ouvrage»; il n’a besoin ni des esprits célestes, ni des esprits supérieurs encore, ni de ce que l’on nomme le ciel des cieux, pour être supérieur en bonté, en puissance, en félicité. Que serait tout ce qui n’est point lui, si lui-même ne l’eût créé? Quel besoin peut avoir de toi celui qui était avant toi, et qui est si puissant, qu’il t’a créé lorsque tu n’étais pas? Mais cette oeuvre, est-ce l’oeuvre des parents à l’égard des enfants? Cette génération est plutôt l’oeuvre d’une convoitise charnelle, qu’une création : Dieu crée alors qu’ils engendrent. Mais situ crées aussi bien que Dieu, dis-moi ce que ta femme doit mettre au monde. Pourquoi te demander de me le dire? Que ta femme le

 

1. Matth. V, 44, 45.— 2. Gen. I, 26.

 

dise, elle qui ne sait ce qu’elle porte. Et toutefois les hommes engendrent des fils, pour être la consolation et le soutien de leur vieillesse. Or, Dieu n’a-t-il créé tout ce qui existe que pour avoir un soutien dans ses vieux jours? Dieu connaît ce qu’il crée, et ses desseins de bonté sur sa créature, et ce qu’elle deviendra par sa propre volonté : Dieu connaît tout cela, et le coordonne avec sagesse, Mais l’homme, pour être quelque chose, se tourne vers celui qui l’a créé. Pour lui, s’en éloigner, c’est se glacer; s’en rapprocher, c’est se réchauffer; s’en éloigner, c’est la nuit; s’en rapprocher, c’est la lumière. Celui qui lui a donné l’être lui donne encore le bien-être. Enfin ce fils le plus jeune qui voulut avoir en main la part de cet héritage que son père lui gardait si avantageusement, devint maître de lui-même et s’en alla dans un pays éloigné, où il servit un maître méchant et garda les pourceaux. Mais la faim corrigea cet orgueilleux, que l’abondance avait éloigné 1. Donc tout homme qui aspire à être semblable à Dieu, qui veut se tenir auprès de lui, qui lui garde toute sa force 2, comme a dit le Prophète, ne doit point s’en éloigner; qu’il s’attache à lui, afin d’en recevoir l’empreinte, comme la cire reçoit l’empreinte d’un anneau; qu’en s’attachant à lui, il en reçoive l’image, et dise avec le Prophète : « Il m’est bon de m’attacher à Dieu 3 », alors il gardera cette image, cette ressemblance à laquelle il a été fait. Mais si vouloir imiter Dieu n’est qu’un acte pervers, et de même que Dieu n’a besoin de personne pour le gouverner et le conduire, si l’homme veut user de sa puissance pour se diriger et se conduire comme Dieu, sans aucune main étrangère, que lui restera-t-il alors, mes frères, sinon de languir loin de ce feu divin, de s’évanouir loin de cette vérité, de changer toujours et d’aboutir au néant, loin de celui qui est souverainement, qui est immuable?

7. Voilà ce qu’a fait le diable: il a voulu imiter Dieu, mais d’une manière criminelle. Loin d’être soumis à la puissance divine, il a voulu une puissance à l’encontre de Dieu même. Quant à l’homme, il entendit le Seigneur Dieu qui lui intimait ce précepte « Ne touchez point 4». A quoi? A cet arbre. Et qu’était-ce que cet arbre? S’il est bon.

 

1. Luc, XV, 12-16.— 2. Ps. LVIII, 10.— 3. Id. LXXII, 28.— 4. Gen. II, 17.

 

pourquoi n’y pas toucher? S’il est mauvais, que fait-il dans le paradis? C’est au contraire parce qu’il est un bon arbre qu’il est dans le paradis : mais je te défends d’y toucher. Pourquoi n’y pas toucher? Parce que je veux ton obéissance et non tes contradictions. Voilà ton service, ô serviteur; mais ne sers point d’une manière perverse. Serviteur, écoute avant tout l’ordre du Maître, et tu comprendras le sens du précepte. Cet arbre est bon, et je te défends d’y toucher. Pourquoi? Parce que je suis maître, et toi serviteur. C’est là toute la raison. Te paraît-elle faible, et dédaignerais-tu de me servir? Quel est ton avantage, sinon d’être soumis à ton maître? Or, s’il est avantageux pour toi d’être sous un maître, et d’obéir, que devait-il te commander? Pouvait-il exiger quelque chose de toi? Devait-il te dire: Offre-moi un sacrifice? N’a-t-il pas fait toutes les créatures, et toi-même entre ces créatures? Devait-il te dire: Sois à mon service, ou près de ma couche, quand je prends mon repos, ou à table quand je répare mes forces, ou dans le bain quand je me lave? Eh quoi! parce que Dieu n’avait nul besoin de tes services, ne devait-il rien te commander? Mais s’il fallait t’intimer un ordre, afin de te faire sentir, pour ton avantage, que tu es sous la dépendance d’un maître, il devait faire quelque défense, non pas que l’arbre fût mauvais, mais parce que tu avais besoin d’obéir. Or, le Seigneur ne pouvait te faire mieux sentir l’avantage de l’obéissance, qu’en prohibant pour toi ce qui n’était point mauvais. Il n’y a que l’obéissance qu’on puisse rémunérer, il n’y a que la désobéissance que l’on châtie. L’arbre est bon, mais je te défends d’y toucher. Tu ne mourras point, situ n’y touches point. Interdire cet arbre, était-ce donc interdire tous les autres? Le jardin n’est-il pas plein d’arbres fruitiers? Te manquerait-il quelque chose? Je t’interdis celui-là, je te défends d’en goûter. Il est bon, mais l’obéissance est meilleure encore. Si tu viens à y toucher, cet arbre deviendra-t-il un poison, qui te fera mourir? Non: mais toucher au fruit défendu est une désobéissance qui t’assujétit à la mort. Aussi cet arbre est-il appelé l’arbre de la science du bien et du mal 1, non que ses fruits la pussent donner; mais peu importe la nature de l’arbre, et la nature de ses fruits, il était ainsi appelé parce que l’homme qui ne voudrait

 

1. Gen. II, 7.

 

point faire le discernement du bien et du mal, d’après le précepte de Dieu, le devait faire par sa propre expérience, et n’enfreindre la défense que pour trouver la mort. Mais d’où vient, mes frères, qu’Adam y toucha? Que lui manquait-il? Oui, dites-le-moi, que lui manquait-il dans le paradis, au milieu de ces richesses, au milieu des délices, alors que ses délices étaient de voir la face de Dieu, cette face qu’il craignait après le péché comme la face d’un ennemi? Que lui manquait-il pour toucher à cet arbre? N’est-ce pas qu’il voulut user de sa puissance, et mit son bonheur à violer une défense, afin de n’être sous aucune domination, et d’être comme Dieu, puisque Dieu n’a aucun maître? Funeste liberté! criminelle présomption ! Le voilà qui mourra parce qu’il s’est éloigné de la justice! Voilà qu’il a violé le précepte, qu’il a secoué de ses épaules le joug de la discipline, et brisé dans sa fureur le frein qui le dirigeait; où est-il maintenant? Le voici captif, et il s’écrie; « Seigneur, qui est semblable à vous? » J’ai voulu follement devenir semblable à vous, et me voilà semblable aux bêtes. Sous votre empire, assujéti à vos lois, j’étais véritablement semblable à vous : mais l’homme était en honneur, et il ne l’a pas compris, il s’est comparé aux animaux sans raison, et leur est devenu semblable Dans cette malheureuse ressemblance avec l’animal, crie donc enfin, et dis au Seigneur : « O Dieu, qui est semblable à vous? »

8. « Que d’angoisses, et nombreuses et accablantes, vous m’avez fait éprouver 2 !» Tout cela est bien juste , esclave orgueilleux; car tu as voulu, dans ton insolence, être semblable à ton Seigneur, toi qui étais fait à son image. Et tu voudrais trouver le bonheur en t’éloignant du bien suprême? Dieu te dit alors : Si tu trouves la félicité en t’éloignant de moi, je ne suis pas le bien pour toi. Mais si Dieu est bon, souverainement bon, d’une bonté qui lui soit propre et ne lui vienne point d’ailleurs; s’il est pour nous le souverain bien,que serais-tu loin de lui, sinon mauvais? Et s’il est notre bonheur, que peux-tu espérer en t’éloignant de lui, sinon le malheur? Reviens donc, instruit par le malheur, et dis: « Seigneur, qui est semblable à vous? Que d’angoisses, et nombreuses et accablantes, m’avez-vous fait éprouver ! »

 

1. Ps. XLVIII, 13. — 2. Id. XX, 20.

 

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9. Toutefois ce n’était point un abandon, mais bien un châtiment, une épreuve. Ecoutons cette action de grâce du Prophète: « Vous êtes revenu, et vous m’avez rendu à la vie et retiré une seconde fois des entrailles de la terre 1». Quelle fut donc la première fois ?

Pourquoi « une seconde fois? » O homme, tu es tombé de bien haut, esclave rebelle, orgueilleux contre Dieu, tu es tombé de bien haut! Cette parole s’est accomplie en toi:

« Quiconque s’élève sera humilié »; que cette autre s’accomplisse de même: « Quiconque  s’abaisse sera élevé 2 ». Sors enfin de l’abîme. Me voici, dit-il, je reviens et je le reconnais: « O Dieu, qui est semblable à vous? Quelles tribulations, et nombreuses et accablantes, vous m’avez fait éprouver! Mais vous êtes revenu, vous m’avez rendu à la vie, et m’avez une seconde fois retiré des entrailles de la terre ». Je comprends. Vous m’avez retiré des abîmes de la terre: vous m’avez retiré des profondeurs et de l’abîme du péché. Mais comment une seconde fois? » Quelle fut la première? Voyons la suite du psaume. Elle vous expliquera peut-être ce que nous ne comprenons pas encore, ce que signifie « une seconde fois ». Ecoutons donc. « Combien d’angoisses, et nombreuses et accablantes, m’avez-vous fait éprouver! Et vous êtes revenu, et m’avez rendu à la vie, vous m’avez retiré une seconde fois des entrailles de la terre 3». Mais ensuite? « Vous avez multiplié votre justice , vous vous êtes tourné vers moi pour me consoler, et me retirer de nouveau des entrailles de la terre 4 » Voici encore une fois « de nouveau ». S’il nous paraissait difficile d’en préciser le sens une première fois, que sera-ce maintenant qu’il est répété? « De nouveau », signifie d’abord deux fois, et le voici encore une fois. Puisse m’aider celui de qui vient la grâce; puisse m’aider ce bras que nous annonçons à toute créature à venir; puisse-t-il m’aider lui-même, et que sa croix soit une clef qui m’ouvre ce mystère sacré. Ce n’est pas sans raison en effet qu’à sa mon sur la croix, le

voile du temple 4 fut déchiré en deux parties, parce que la passion de Jésus-Christ mettait à

découvert les mystères les plus cachés. Puisse-t-il assister ceux qui retournent à lui; que

le voile soit enlevé 5; et que Jésus-Christ

 

1. Ps. LXX, 20. — 2. Luc, XIV, 11. — 3. Ps. LIX, 21. — 4. Matth. XXVII, 51. — 5. II Cor, III, 16.

 

notre Seigneur et Sauveur nous dise pourquoi le Prophète parle ainsi: « Vous m’avez fait éprouver des peines sans nombre et accablantes; et revenant à nous, vous nous avez vivifié, et retiré de nouveau des entrailles de la terre ». Voilà une première fois « de nouveau ». Cherchons ce qu’il signifie et nous trouverons pourquoi il est répété une seconde fois.

10. Qu’est-ce que le Christ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu, et le Verbe était en Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui ». Prodigieuse élévation! Incommensurable élévation! Et toi captif, où es-tu? Dans la chair, dans la mort. Qui est donc ce Verbe? Et toi qui es-tu? Qu’a fait ensuite ce Verbe? Et pour qui? Qui est-il, sinon le Verbe, comme on l’appelle? Quel Verbe? Est-ce une parole qui résonne et qui passe? C’est le Verbe qui est Dieu et en Dieu, le Verbe par qui tout a été fait. Qu’est-il pour toi? « Le Verbe qui s’est fait chair, pour habiter parmi nous 1. Celui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous, que ne nous donnera-t-il pas avec lui 2? » Voilà ce qu’il est, ce qu’il devient, et pour qui. Le Fils de Dieu prend une chair à cause du pécheur, de l’homme inique, du déserteur, de l’orgueilleux, de ce misérable qui voulait être semblable à son Dieu. Il est devenu ce que tu es, ô fils de l’homme, afin que nous devinssions fils de Dieu. Il s’est fait chair; d’où est venue cette chair? De la vierge Marie 3. D’où venait la vierge Marie? D’Adam. C’était donc de ce premier captif, et la chair du Christ venait de cette niasse de servitude. A quoi bon? Pour te servir de modèle. Il à pris en toi le moyen de mourir pour toi; il a pris en toi de quoi offrir pour toi, afin de t’instruire par son exemple. Que devait-il t’apprendre? Que tu dois ressusciter. Comment pourrais tu le croire, si tu ne voyais la résurrection dans une chair tirée de la masse de ta mortalité? C’est donc en lui que nous sommes ressuscités tout d’abord , et nous sommes ressuscités, parce que le Christ est ressuscité; car ce n’est point le Verbe qui est mort, puis ressuscité: mais c’est la chair qui, dans le Verbe, est morte, puis ressuscitée. Le Christ est mort dans cette chair qui doit mourir en toi, et ressuscité dans cette

 

1. Jean, I, 13-14. — 2. Rom. VIII, 32.— 3. Luc, II, 7.

 

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même chair comme tu dois ressusciter. Son exemple t’apprend à ne rien craindre, mais à espérer. Tu redoutais la mort, et le voilà qui meurt; tu désespérais de ressusciter, le voilà qui ressuscite. Mais, diras-tu, le Christ est ressuscité; et moi, ressusciterai-je? Il est ressuscité dans cette chair qu’il a prise de toi et pour toi. C’est donc ta nature qui t’a précédé en lui : c’est ce qu’il tenait de toi qui est monté au ciel avant toi; tu y es donc monté aussi toi-même. Le Christ y est monté le premier, et nous en lui : parce que sa chair était de nature humaine. Donc, à sa résurrection nous avons été retirés des entrailles de la terre. Alors cette parole: « Vous m’avez retiré des entrailles de la terre », se justifie à la résurrection de Jésus-Christ. Et quand nous avons cru en lui, « il nous a tirés de nouveau des entrailles de la terre ». Voilà encore « de nouveau ». Ecoute l’Apôtre qui nous en prêche l’accomplissement: « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est d’en haut, goûtez ce qui est d’en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez ce qui est du ciel, non ce qui est sur la terre 1 ». Le Christ est donc ressuscité le premier; nous aussi nous sommes ressuscités, mais seulement par l’espérance. Ecoute le même apôtre saint Paul qui nous dit : « Nous gémissons intérieurement dans l’attente de l’adoption, qui sera la délivrance de notre corps ». Tu es encore dans les gémissements, encore dans l’attente. Qu’as-tu donc reçu du Christ ? Ecoute ce qui suit: « Nous sommes sauvés par l’espérance; or, l’espérance qui verrait, ne serait plus une espérance. Car, comment espérer ce que l’on voit déjà? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience 2 ». Ainsi donc, c’est par l’espérance que nous sommes tirés de l’abîme une seconde fois. Pourquoi une « seconde fois? » Parce que le Christ nous avait déjà précédés; et comme nous ressusciterons en réalité ; puisque nous vivons dans l’espérance, et que maintenant nous marchons dans la foi; nous avons été retirés des entrailles de la terre, par la foi en celui qui est ressuscité avant nous des entrailles de la terre; notre âme est sortie de l’infidélité, de l’incrédulité, Ainsi s’est accomplie en nous une première résurrection par la foi. Mais si elle doit être la seule, que devient cette parole de saint

 

1. Coloss. III, 1, 2. — 2. Rom. VIII, 23-25.

 

Paul : « Nous attendons l’adoption qui délivrera notre corps?» et cette autre du même endroit : « Le corps est mort à cause du péché, mais l’esprit vit à cause de la justice? Or, si l’esprit qui a ressuscité le Christ d’entre les morts, vit en nous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts, vivifiera aussi vos corps mortels à cause de son esprit qui habite en vous ». Donc, nous sommes déjà ressuscités en esprit par la foi, l’espérance et la charité. Mais il nous reste à ressusciter dans notre corps. Te voilà donc une première fois et une seconde fois tiré des entrailles de la terre. Une première fois, dans le Christ qui nous à précédés; une seconde fois, en espérance, et cette espérance deviendra une réalité. « Vous avez multiplié votre justice », dans ceux qui ont embrassé la foi, et qui sont ressuscités d’abord en espérance : « Vous avez  multiplié votre justice ». Car le châtiment vient de cette justice: « Et le temps est venu», dit saint Pierre, « de commencer le jugement par la maison de Dieu 2 », ou par les saints. « Or, Dieu châtie tout homme qu’il adopte pour fils 3». Vous avez multiplié votre justice » : puisque vous n’avez pas épargné vos fils eux-mêmes, et que vous ne préservez pas du châtiment ceux à qui vous réservez l’héritage éternel. « Vous avez multiplié votre justice et vous vous êtes retourné pour me consoler » : et comme vous ressusciterez mon corps à la fin des temps, « vous m’avez tiré de la terre encore une fois ».

11. « Pour moi, je chanterai toujours votre vérité sur les instruments du psaume 4». L’instrument du psaume est le psaltérion. Mais qu’est-ce que le psaltérion? Un instrument de bois avec des cordes. Que signifie-t-il? Il diffère quelque peu de la harpe: ceux qui le connaissent prétendent qu’il y a cette différence, que dans le psaltérion, ce bois creux auquel sont ajustées ces cordes qui doivent résonner, est à la partie supérieure, tandis qu’il est à la partie inférieure dans la harpe. Et comme l’esprit vient du ciel, tandis que la chair vient de la terre, le psaltérion paraît être un instrument céleste, tandis que la harpe serait terrestre. Or, comme le Prophète avait parlé de nous tirer deux fois des entrailles de la terre, une fois selon l’esprit et par l’espérance, une seconde fois, d’une

 

1. Rom VIII, 10, 11. — 2. I Pierre, IV, 17.— 3. Prov. III, 12; Hébr. XII, 6. — 4. Ps. LXX, 22.

 

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manière corporelle et en réalité ; écoutez ces deux résurrections: « Pour moi, je chanterai, en votre honneur, votre vérité sur l’instrument du psaume ». Voilà pour l’esprit: et que sera-ce du corps? « Je vous chanterai sur la harpe, ô saint d’Israël ».

12. Ecoutez encore cette résurrection, une première fois et une seconde fois. « Mes lèvres tressailliront quand je chanterai votre gloire 1». Comme les lèvres peuvent se dire de l’homme intérieur aussi bien que de l’homme extérieur, et que le sens qu’elles ont ici peut être incertain; le Prophète ajoute: « Ainsi que mon âme que vous avez rachetée». Donc, avec ces lèvres intérieures, sauvés en espérance, retirés des abîmes de la terre par la foi et la charité, et attendant néanmoins la délivrance de notre corps 2, que disons-nous à Dieu? Le Prophète a déjà parlé « de notre âme que Dieu a rachetée» .Mais pour ne point nous laisser croire que notre âme seule est rachetée par la délivrance dont il a parlé, «et encore», dit-il. Qu’est-ce à dire encore? « Mais encore ma langue », c’est bien la langue du corps, « publiera tout le jour votre justice 3 » ; c’est-à-dire éternellement, à jamais. Mais quand est-ce qu’il en sera ainsi? A la fin des siècles, lorsque notre corps sera ressuscité et semblable aux anges. Comment savons-nous que c’est de la fin du siècle qu’il est dit: « Et mon âme chantera votre justice pendant tout le jour? » C’est qu’alors « seront couverts de honte et de confusion ceux

 

1. Ps. LXX, 23. — 2. Rom. VIII, 23. — 3. Ps. LXX, 24.

 

qui cherchent à me nuire ». Or, quand seront-ils dans la honte et dans la confusion, sinon à la fin des siècles? Ils ne peuvent être confondus qu’en deux manières, ou quand ils croiront au Christ, ou quand le Christ viendra les juger. Tant que l’Eglise, en effet, sera sur la terre, tant que le froment gémit au milieu de la paille, tant que gémissent les épis mêlés à l’ivraie 1, les vases de miséricorde parmi les vases de colère destinés à l’ignominie 2, tant que gémit le lys au milieu des épines, il ne manquera pas d’ennemis pour dire : « Quand mourra-t-il? quand périra sa mémoire et n son nom 3? » C’est-à-dire : A bientôt, et il n’y aura plus de chrétiens; ils ne sont que depuis un temps, et un temps viendra qu’ils disparaîtront. Mais en parlant de la sorte, ces ennemis meurent pour l’éternité et l’Eglise demeure, montrant le bras de Dieu à toute génération à venir. Mais à la fin des temps le Christ viendra dans sa gloire, et les morts ressusciteront tous, chacun portant ses oeuvres: les bons seront séparés et mis à la droite, et les méchants à la gauche 4; et nos insulteurs d’autrefois seront confondus, et nos railleurs couverts de honte ; et c’est ainsi qu’après la résurrection, ma langue publiera votre justice et chantera votre louange pendant tout le jour, pendant que la honte et l’ignominie feront le partage de ceux qui cherchent à me nuire.

 

1. Matth. III, 12; XIII, 30. —  2. II Tim. II, 20. — 3. Ps. XL, 6. — 4. Matth. XXV, 33.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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