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Saint Augustin d'Hippone
Discours sur les Psaumes 81 à 85


DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXI.
JUGEMENT DE DIEU CONTRE LA SYNAGOGUE.
 

Dans ce psaume Asaph signifie la synagogue, dont les fils étaient les fils adoptifs de Dieu. C’est au milieu d’eux que Dieu a pris séance. Ce Dieu est le Fils envoyé aux brebis d’Israël, issu des patriarches comme ceux qu’il vient juger. Il a fait le discernement en permettant qu’une partie d’Israël tombât dans l’aveuglement, jusqu’après l’entrée des nations Dieu reproche aux uns d’avoir tué l’héritier de la vigile, aux autres, qui étaient en grand nombre, de ne l’avoir point défendu. Toutefois ni les uns, ni les autres n’ont vu en lui le Christ. De sa mort vient cet ébranlement de la terre à la parole des Apôtres, et qui fit mépriser la terre mur le ciel. Le Christ est venu combattre l’orgueil par ‘humilité, et si nous n’embrassons cette humilité nous mourrons comme des hommes terrestres, nous tomberons comme les princes du monde. Levez-vous donc, Seigneur, et jugez la terre, afin d’en prendre possession.

 

1. « Psaume pour Asaph ». Ce titre que nous trouvons aussi, dans plusieurs autres psaumes, désigne ou bien le nom de celui qui l’a composé, ou du moins ce que figure ce même nom, en sorte que nous pouvons le rapporter à la synagogue, ainsi qu’on interprète le nom d’Asaph, d’autant plus que tel est le sens indiqué par le premier verset. C’est ainsi qu’il commence : « Dieu a pris séance dans l’assemblée des dieux ». Et par ces dieux n’allons pas comprendre les dieux des nations, comme les idoles, ou toute autre créature céleste ou terrestre qui ne serait point l’homme; puisque peu après ce verset, le même psaume nous désigne plus clairement ceux que nous devons entendre par ces dieux dans l’assemblée desquels le Seigneur a pris séance : « Je l’ai dit », s’écrie le Prophète, « vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut, et néanmoins vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme un des princes 2 ». C’est donc dans la synagogue de ces fils du Très-Haut, dont le Très-Haut lui-même disait par la bouche du prophète Isaïe : « J’ai nourri des enfants, je les ai élevés, puis ils m’ont

 

1. Ps. LXXXI, 1. — 2. Id. 6, 7.

 

méprisé 1 », c’est là que Dieu s’est assis. Par « la synagogue » nous entendons le peuple juif, car c’est à eux qu’appartient ce nom de synagogue, bien qu’on le donne parfois à l’Eglise. Toutefois les Apôtres n’ont jamais donné le nom de synagogue, mais bien celui d’Eglise à notre assemblée; soit qu’ils aient voulu distinguer l’une de l’autre, soit qu’il y ait réellement cette différence entre le rassemblement qu’on nomme synagogue et la convocation qui prend le nom d’Eglise, que l’on rassemble les animaux, d’où leur est venu ce nom de troupeau qui leur est propre, tandis que l’on convoque principalement des êtres doués de raison tels que les hommes. C’est pourquoi il est dit d’Asaph lui-même, dans un autre psaume : « Je suis devenu devant vous comme l’animal stupide, et je suis toujours avec vous 2 ». Et en effet, quoique soumis en apparence au seul Dieu véritable, il donnait néanmoins la préférence aux biens charnels, terrestres et temporels qu’il lui demandait comme les principales richesses. Nous voyons aussi que l’Ecriture leur donne souvent le nom de fils, non plus dans le sens de cette grâce qui appartient au

 

1. Isa. 1, 2.— 2. Ps. LXXII, 23.

 

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Nouveau Testament, mais bien dans la faveur de l’Ancien. C’était aussi une faveur de Dieu qui lui faisait choisir Abraham, pour le rendre père d’une si nombreuse postérité; aimer Jacob, et haïr Esaü, avant qu’ils fussent nés; délivrer son peuple de l’Egypte, pour l’introduire dans cette terre promise d’où il avait chassé les Gentils. S’il n’y avait point là une grâce, quand il s’agit de nous qui avons reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu 1, non pour acquérir un royaume temporel, mais le royaume des cieux, le même Evangile ne dirait pas un peu après, que nous avons reçu grâce pour grâce 2, c’est-à-dire les promesses du Nouveau Testament, au lieu des promesses de l’Ancien. Nous voyons évidemment, je pense, dans quelle synagogue a pris séance le Dieu des dieux.

2. Cherchons maintenant si c’est le Père, ou le Fils, ou le Saint-Esprit, ou la sainte Trinité elle-même, qui s’est assis « dans la synagogue des dieux, qui a pris place pour les juger ». Chaque personne est Dieu en effet, et la Trinité n’est qu’un seul Dieu. C’est un point qu’il n’est pas facile d’éclaircir; car, on ne peut le nier, ce n’est point d’une manière corporelle que Dieu est présent dans les créatures, mais d’une manière spirituelle qui convient à sa substance, manière tout à fait admirable, et que comprennent à peine quelques intelligences. C’est en ce sens que le même Prophète a dit ailleurs : « Si je monte aux cieux, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous voilà 3». Dieu donc se trouve dans l’assemblée des hommes d’une manière invisible, comme il remplit le ciel et la terre, ainsi qu’il le dit lui-même par son Prophète 4. Cela est non-seulement évident, mais l’esprit humain, nonobstant sa faiblesse, comprend que Dieu se trouve dans tout ce qu’il a créé, pourvu que l’homme se tienne ferme, et qu’il l’écoule, et qu’il tressaille de joie à sa voix intérieure 5. Ce psaume toutefois, autant que j’en puis juger, semble préciser un fait qui, depuis un certain temps, a motivé la présence de Dieu dans la synagogue des dieux. Car cette présence dans le ciel et sur la terre, n’est point particulière à la synagogue, et ne change point avec le temps. Donc ce « Dieu qui s’est assis dans la synagogue des dieux », est bien celui qui a dit

 

1. Malach. I, 2, 3. — 2. Jean, I, 12, 16. — 2. Ps. CXXXVIII, 8. — 3. Jérém. XXIII, 24. — 4. Jean, III. 29.

 

de lui-même « Je ne suis envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui sont perdues 1». Le Prophète nous en dit la raison : c’est « pour juger les dieux, au milieu d’eux ». Je le reconnais donc; Dieu s’est assis dans la synagogue des dieux, « issus des patriarches, et dont le Christ est né selon la chair ». Car il n’a pris parmi eux une naissance charnelle, qu’afin que Dieu se trouvât dans la synagogue des dieux. Mais quel est ce Dieu? Car il n’est pas semblable aux dieux parmi lesquels il s’assied : aussi, comme l’a dit saint Paul, ce Dieu est-il « par-dessus toutes choses béni dans tous les siècles 2». Je reconnais, dis-je, que Dieu s’est assis, je reconnais au milieu, ce Dieu qui est l’Epoux, et dont l’ami a dit : « Il en est un au milieu de vous, que vous ne connaissez point 3». Car « ils ne l’ont point connu», dit peu après notre psaume : « Ils ne l’ont point su, ils n’ont point l’intelligence , ils marchent dans les ténèbres ». A son tour l’Apôtre nous dit qu’ « une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement, jusqu’à ce que la plénitude des nations entrât 4 ». Ils le voyaient donc présent au milieu d’eux, mais ils ne voyaient pas en lui un Dieu tel qu’il voulait paraître, et qui disait : « Celui qui me voit, voit aussi mon Père 5». Le discernement qu’il fait des dieux n’a point pour base leurs mérites, mais sa grâce; car de la même masse d’argile il tire des vases destinés à la gloire, d’autres destinés à l’opprobre 6. Quel est en effet celui qui te discerne? Qu’as-tu que tu n’aies pas reçu? Si donc tu as reçu, pourquoi te glorifier, comme si tu n’avais point reçu 7?

3. Ecoute encore la voix de ce Dieu qui fait le discernement, écoute la voix du Seigneur, qui divise la flamme du feu 8 : « Jusques à quand jugerez-vous injustement, et accueillerez-vous le visage des méchants 9? » C’est ainsi que le Prophète a dit ailleurs : « Jusques à quand vos coeurs seront-ils appesantis 10? » Jusqu’à l’avènement de Celui qui est la lumière du coeur. Je vous ai donné une loi, vous y avez opposé une obstination inflexible; je vous ai envoyé des Prophètes, et vous les avez accablés d’outrages, ou mis à mort, ou applaudi à ceux qui le faisaient.

 

1. Matth. XV, 24. — 2. Rom. IX, 5. — 3. Jean, I, 26. — 4. Rom, XI, 25.— 5. Jean, XIV, 9.—6. Rom, IX, 21. — 7. I Cor. IV, 7.— 8. Ps. XXVIII, 7. — 9. Id. LXXXI, 2. — 10. Id. IV, 3.

 

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Mais si des hommes qui ont fait mourir les envoyés de Dieu ne méritent pas qu’on leur adresse la parole, vous qui avez gardé le silence pendant ces cruautés, c’est-à-dire, vous qui avez voulu imiter, comme s’ils eussent été innocents, ceux qui se taisaient alors : « Jusques à quand jugerez-vous injustement, et prendrez-vous le visage des pécheurs? »Voulez-vous aujourd’hui encore tuer l’héritier qui vient? N’est ce point lui qui a voulu pour vous être sans père comme un orphelin? N’est-ce point pour vous qu’il a enduré la faim et la soif comme un pauvre? N’est-ce point lui qui vous a dit: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur 1? » N’est-ce point lui qui, étant riche, s’est fait pauvre pour l’amour de vous, afin que vous devinssiez riches par sa pauvreté 2? « Rendez donc justice à l’orphelin et à l’indigent, prenez en main la cause de l’homme faible et du pauvre 3». Proclamez la justice, non point de ceux qui sont riches et orgueilleux pour eux-mêmes, mais de celui qui a daigné se faire humble et pauvre pour l’amour de vous.

4. Mais, hélas ! ils lui porteront envie, et loin de l’épargner, ils diront : « Voici l’héritier, tuons-le, et l’héritage sera pour nous 4 ». « Arrachez donc le pauvre à l’oppression, et délivrez l’indigent de la main du pécheur 5 ». Ainsi dit le Prophète, afin que dans ce peuple où est né le Christ et où il est mort, on sache qu’ils n’ont pas été innocents d’un si grand crime, ceux dont le nombre allait, selon le langage de l’Evangile, jusqu’à inspirer aux Juifs la crainte de n’oser mettre la main sur le Christ 6, et qui en vinrent ensuite à une telle connivence, qu’ils l’abandonnèrent à la criminelle jalousie des princes des Juifs, quand ils pouvaient, s’ils l’eussent voulu, se faire redouter et empêcher que l’on mit la main sur lui. C’est d’eux qu’il est dit ailleurs : « Ces chiens muets n’ont su aboyer 7». Et cette autre parole: « Ainsi périt le juste, et nul n’y fait attention 8». Il a péri, en effet, autant qu’il était au pouvoir de ceux qui voulaient sa perte comment eût-il pu périr en mourant, celui qui recherchait ainsi ce qui avait péri ? Or, si le Prophète adresse un reproche si sévère et

 

1. Matth. XI, 29.— 2. II Cor. VIII, 9.— 3. Ps. LXXXI, 3.— 4. Matth. XXI,31.— 5. Ps. LXXI, 4. — 6. Luc, XXII, 2. — 7. Isa. LVI, 10. — 8. Id. LVII, 1.

 

si juste à ceux dont le silence a permis de commettre un tel crime : quels reproches, ou plutôt quels châtiments ne mériteront point ceux qui l’ont accompli par malice et de propos délibéré?

5. Toutefois le verset suivant leur convient admirablement à tous : « Ils n’ont point su,  ils n’ont point compris, ils marchent dans les ténèbres 1 ». Car si les uns l’eussent connu, ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de la gloire 2, et si les autres l’eussent connu, ils n’auraient jamais consenti à demander la délivrance de Barabbas, et la mort du Christ. Mais comme nous l’avons dit, «une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement, jusqu’à ce que la plénitude des nations entrât 3». C’est par l’aveugleraient de ce peuple, qu’après la mort du Christ, « tous les fondements de la terre ont été ébranlés ». Ils ont donc été ébranlés et le seront encore, jusqu’à ce que soit entrée cette plénitude des nations, marquée dans la prédestination de Dieu. Car à la mort du Christ, la terre trembla, les pierres se fendirent 4. Et si nous entendons par les fondements de la terre ceux qui jouissent ici-bas de grands biens, c’est avec raison que le Prophète prédit ici leur trouble, car ils ne verront qu’avec étonnement les hommes aimer et embrasser l’humilité, la pauvreté, la mort, qui leur paraissent une affreuse misère dans le Christ; ou bien eux-mêmes, à leur tour, mépriseront les vaines félicités d’ici-bas, pour aimer et embrasser ce genre de vie, Ainsi s’ébranlent les fondements de la terre, quand les uns admirent ces changements, et que les autres les éprouvent en eux-mêmes. C’est ainsi que nous appelons avec quelque raison, fondements du ciel, les saints et les fidèles, qui entrent dans l’édifice du royaume des cieux, et que l’Ecriture en nomme les pierres vivantes 5, et dont la base primitive est le Christ né d’une vierge, et dont l’Apôtre a dit: « Nul ne peut poser un autre fondement s que celui qui a été posé, et ce fondement c’est Jésus-Christ 6 ». Viennent ensuite les Apôtres, les Prophètes, dont l’autorité affermit le céleste édifice, afin qu’en marchant à leur suite, nous entrions dans cette même construction. Aussi l’Apôtre dit-il aux Ephésiens: « Déjà vous n’êtes plus des étrangers et des

 

1. Ps. LXXXI, 5. — 2. I Cor, II, 8. — 3. Rom. XI, 25. — 4. Matth. XXVII, 51. — 6. I Pierre, II, 5. — 7. I Cor. III, 11.

 

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hôtes, mais vous êtes de la cité des saints, et de la maison de Dieu ; établis sur le fondement des Apôtres et des Prophètes, et dont Jésus-Christ lui-même est la principale pierre de l’angle. C’est sur lui que tout l’édifice construit s’élève en un temple consacré au Seigneur 1». C’est en ce sens que nous pouvons appeler fondements de la terre ceux dont les hommes envient sur la terre la puissance et le bonheur, et dont l’autorité les porte à désirer ces mêmes biens terrestres, et en les acquérant ils paraissent élever terre sur terre, comme l’édifice supérieur est ciel sur ciel. Aussi est-il dit au pécheur : « Tu es terre, et tu retourneras en terre 2 »; et encore : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, quand leur voix se fait entendre dans tout le monde, et que leurs paroles gagnent les confins de la terre 3 ».

6. Or, le règne de la félicité ici-bas n’est qu’orgueil ; cet orgueil qu’est venu combattre l’humilité du Christ, en faisant ces reproches à ceux qu’il veut rendre par l’humilité enfants du Très-Haut: « J’ai dit: Vous êtes des Dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut. Et toutefois vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme un des princes 4». Soit qu’en disant : « Vous êtes des Dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut » ; il s’adresse à ceux qu’il a prédestinés à la vie éternelle; et qu’il dise aux autres : « Pour vous, vous mourrez comme u des hommes, vous tomberez comme un des princes », faisant ainsi un discernement entre les dieux eux-mêmes; soit qu’il leur adresse à tous un même reproche, afin de discerner ensuite ceux qui se corrigeront par l’obéissance ; « Pour moi », dirait-il, « je l’ai dit : Vous êtes des Dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut » : c’est-à-dire, je vous ai promis à tous le bonheur céleste : « Mais vous , à cause de la faiblesse de la chair »,

 

1. Ephés. II, 19-22, — 2. Gen. III, 19. — 3. Ps. XVIII, 2, 5 — 4. Id. LXXXI, 6, 7.

 

vous mourrez comme des hommes », et l’orgueil de votre coeur « vous fera non plus vous élever, mais bien tomber comme un des princes », c’est-à-dire comme le démon. Comme s’il disait: Telle est la brièveté de votre vie, que vous mourez avec la même rapidité que les autres hommes, et pourtant cela ne vous corrige point mais comme le diable, dont les jours sont nombreux en ce siècle, puisqu’il n’est point revêtu d’une chair mortelle, vous vous élevez de manière à tomber. C’est par l’orgueil du démon que les princes des Juifs se sont aveuglés jusqu’à être perfidement jaloux de la gloire du Christ; tel est le vice qui a porté et qui porte encore à mépriser un Christ qui s’abaisse jusqu’à la mort de la croix, des hommes qui aiment l’éclat du monde.

7. C’est donc pour guérir cette plaie que le Prophète a dit en son propre nom : « Levez-vous, ô Dieu, et jugez la terre 1». La terre s’est enflée d’orgueil quand on vous a crucifié : levez-vous d’entre les morts, et jugez la terre. « Car vous exterminerez dans toutes les nations »; et que devez-vous exterminer, sinon la terre? c’est-à-dire ceux qui ont des goûts terrestres, soit que vous détruisiez, dans les fidèles, tout orgueil et toute affection pour la terre, soit que vous sépariez d’eux les fidèles, comme une terre qu’il faut oublier et fouler aux pieds. C’est ainsi que Dieu juge la terre, et la détruit parmi les peuples, au moyen de ses membres dont la conversation est dans le ciel. N’oublions pas de le remarquer, dans plusieurs exemplaires : « Parce que toutes les nations seront votre héritage », ce qui peut très-bien s’adapter avec notre sens, et rien n’empêche d’accepter l’un et l’autre. Car on entre dans son héritage par la charité que Dieu cultive, dans sa miséricorde, par sa grâce et ses préceptes, afin de détruire toute affection mondaine.

 

1. Ps. LXXXI, 8.

DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXII.
CHANT DE L’ ÉGLISE POUR LE JUGEMENT.
 

Asaph signifie synagogue : alors le peuple de Dieu qui chante sa victoire sur ses ennemis, serait l’allégorie du peuple chrétien qui triomphera au dernier jugement, et qui dit au Christ Qui sera semblable à vous, vous que les hommes ont méconnu au point de vous juger, lorsque vous viendrez les juger dans votre gloire? Les ennemis de Dieu seront tumultueux et auront pour chef le démon, que le Christ tuera du souffle de sa bouche; ainsi s’évanouiront leurs complots, leur désir de détruire le peuple de Dieu. En vain sera-t-il leur chef, ils périront comme les princes de Chanaan. Loin d’assujettir le peuple du Seigneur, il leur faudra se soumettre à la vérité, et devenir comme la paille que le vent emporte, comme une forêt incendiée, use montagne embrasée. Et toutefois leur confusion deviendra salutaire, car plusieurs se convertiront.

 

1. Voici le titre du psaume : « Chant du psaume pour Asaph 1-».Or, nous l’avons dit souvent, Asaph signifie assemblée. Donc cet homme qui portait le nom d’Asaph était dans le titre de plusieurs psaumes la figure du peuple de Dieu. Mais en grec, une assemblée s’appelle synagogue, nom qu’a retenu d’une manière particulière le peuple juif, au point de s’appeler la synagogue, comme le peuple chrétien s’appelle plus communément l’Eglise, qui est aussi une assemblée.

2.. C’est donc le peuple de Dieu, qui s’écrie dans ce psaume : « O Dieu, qui sera semblable à vous 2? » Parole que l’on ne peut mieux entendre selon moi que du Christ, car s’étant rendu semblable aux autres hommes, il a été regardé comme nu homme ordinaire par ceux qui l’ont méprisé 3. Mais alors il venait pour être mis en jugement; au contraire, quand il viendra pour juger, alors s’accomplira cette parole: « O Dieu,qui est semblable à vous? » Si le langage des psaumes ne s’adressait pas souvent au Christ Notre-Seigneur, nous n’y trouverions pas cette parole, que nul fidèle n’a hésite à lui appliquer: « Votre trône, ô Dieu, est dans les siècles des siècles, le sceptre de l’équité est le sceptre de votre empire : vous avez aimé la justice et haï l’iniquité; aussi votre Dieu vous a-t-il oint, ô Dieu, d’une huile de joie, plus que tous ceux qui doivent la partager 4». C’est à ce même Christ qu’il est dit maintenant : « O Dieu, qui sera semblable à vous ? » Vous avez voulu, dans votre humilité, devenir semblable à beaucoup d’autres, et même aux

 

1. Ps. LXXXII, 1. — 2. Id. 2. — 3. Isa. LIII, 12.— 4. Ps. XLIV, 7, 8.

 

voleurs crucifiés avec vous 1 ; mais quand vous viendrez dans votre splendeur, « qui sera semblable à vous ? » Qu’y aurait-il d’extraordinaire à dire à Dieu : « Qui sera semblable à vous ? » si cette parole ne s’adressait à ce Dieu qui a voulu devenir semblable aux hommes, qui a pris la forme de l’esclave, s’est rendu semblable aux autres hommes, et a été reconnu pour un homme dans ce qui a paru de lui 2. Aussi le Prophète ne dit-il point : Qui est semblable à vous? comme il devrait le dire si son langage s’adressait à la divinité. Mais comme ce langage s’adresse à la forme de l’esclave, ce Christ n’apparaîtra différent des autres hommes que quand il viendra dans sa gloire. C’est pourquoi le Prophète ajoute: « Ne vous taisez point, ne demeurez point dans l’inaction ». D’abord il s’est tu quand il a été jugé ; quand, semblable à l’agneau devant celui qui le tond, il a été sans voix, il n’a pas ouvert la bouche 3, et a fait taire sa puissance. Et pour montrer qu’il faisait taire cette puissance, avec ce seul mot: « C’est moi 4 », il fit reculer et tomber à terre ceux qui le cherchaient pour le saisir. Comment donc pourrait-on le saisir et le mettre à mort, s’il ne se comprimait, et pour ainsi dire, ne s’adoucissait lui-même ? Quelques-uns, en effet, ont traduit cette parole: « Ne restez point dans l’inaction », comme s’il y avait : « Ne vous adoucissez point, ô Dieu ! » Lui-même dit ailleurs : « Je me suis tu, me tairai-je toujours ? » Et le Prophète qui lui dit: « Ne

 

1. Luc. XXIII ,33. — 2. Philipp. II, 7. — 3. Isa. LII, 7. — 4. Jean XVIII, 5, 6. — 5. Isa. XLII, 14.

 

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gardez point le silence », dit ailleurs, en parlant de lui: « Dieu, notre Dieu, viendra dans sa gloire, et ne se taira point 1». Il est dit ici : « Ne gardez point le silence ». Car il l’a gardé quand il est venu sans être connu, et pour être jugé; mais il ne le gardera point quand il viendra dans sa gloire pour juger le monde.

3. « Car voici que vos ennemis s’assembleront en tumulte, et ceux qui vous haïssent ont levé la tête 2 ». Le Prophète me paraît faire ici allusion aux derniers temps, alors que s’échappera librement ce que la crainte retient dans les coeurs, et s’échappera dans une telle confusion que ce sera plutôt un bruit qu’une parole ou un discours. Ce ne sera point alors qu’ils commenceront à haïr, mais après vous avoir haï, ils lèveront la tête. Non point leurs têtes, mais « la tête», parce qu’ils en viendront à n’avoir d’autre chef que celui qui s’élève contre tout ce que l’on appelle Dieu, ce que l’on adore comme Dieu; en sorte que s’accomplit principalement en lui cette parole : « Quiconque s’élève sera humilié 3», alors que ce Dieu « qui ne doit ni se taire ni s’adoucir » le tuera du souffle de sa bouche, et le détruira par l’éclat de sa présence 4.

4. « Ils ont formé des desseins méchants», ou, comme portent certains exemplaires, « des complots pleins d’artifice contre votre peuple, et ont conspiré contre vos saints 5». Ceci est une ironie ; comment pourrait-on nuire au peuple de Dieu, à sa famille, à des saints qui savent dire : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous 6 ? »

5. « Ils ont dit : Venez, exterminons-les du milieu du peuple 7». Le singulier est mis ici pour le pluriel; comme on dit: A qui est ce bétail, même en parlant d’un troupeau, et l’on comprend par là tous les bestiaux. Dans quelques exemplaires, il y a « des nations », parce que les traducteurs ont plutôt suivi le sens que l’expression. « Venez, exterminons-les du milieu du peuple ». C’est là le son dont parlait le Prophète, et qui est plutôt un bruit confus qu’une parole ; vain bruit, vaines imprécations ! « Et qu’à l’avenir « on ne se rappelle plus le nom d’Israël ». D’autres ont dit plus clairement : « Qu’il ne soit plus fait mention d’Israël à l’avenir ».

 

1. Ps. XLIX, 3.— 2. Id. LXXXII, 3.— 3. Luc, XIV, 11.— 4. II Thess. II, 4, 8. — 5. Ps. LXXXII, 4. — 6. Rom. VIII, 31. — 7. Ps. LXXXII, 5.

 

Car, rnemoretur nominis, se rappeler du nom, est une locution vicieuse et inusitée; il est mieux de dire, se rappeler le nom, mais le sens est le même. Celui qui a traduit: Memoretur nominis, a suivi l’expression grecque. « Israël » s’entend ici de toute la race d’Abraham, à qui l’Apôtre a dit: « Vous êtes la postérité d’Abraham, les héritiers selon la promesse 1». Ce n’est donc point l’Israélite charnel, dont le même Apôtre a dit: « Voyez Israël selon la chair 2 ».

6. « Ils ont formé une ligue, ils ont fait contre vous un testament 3», comme s’ils pouvaient l’emporter. Par testament, l’Ecriture n’entend pas seulement cet acte qui n’a de valeur qu’à la mort du testateur; mais elle donne ce nom à toute convention, à tout accord. Laban et Jacob avaient fait un testament 4, et pourtant cette convention ne devait durer que pendant leur vie; on trouve une infinité de ces expressions dans les pages révélées.

7. Le Prophète marque ensuite les ennemis du Christ sous quelques noms des Gentils; et le sens de ces noms nous marque assez ce qu’il veut nous faire entendre, car ces noms s’appliquent parfaitement aux ennemis de la vérité. Les Iduméens signifient des hommes sanguinaires ou terrestres ; les Ismaélites obéissent à eux-mêmes, non pas à Dieu, mais à eux. Moab, ou de sou père, ce que nous ne pouvons mieux comprendre qu’en nous rappelant l’histoire de cette fille de Loth, qui usa criminellement de son père, et en conçut un fils, que cette union incestueuse fit appeler Moab 5. Un père est bon, ruais comme la loi, si l’on en use d’une manière légitime, et non d’une manière criminelle et incestueuse 6. Les Agaréniens signifient les prosélytes, ou les étrangers; entre les ennemis du peuple de Dieu, ce nom s’appliquerait, non plus à ceux qui en deviennent les citoyens, niais bien à ceux qui conservent chez lui un sentiment étranger et venu d’ailleurs, et qui se montrent dès qu’ils trouvent l’occasion de nuire. Gebal signifie une vallée vaine, une fausse humilité. Ammon, un peuple troublé, un peuple d’affliction. Amalech un peuple qui lèche, de là vient cette expression : « Ses ennemis lécheront la terre 7 ». Les étrangers, bien que ce nom seul indique un peuple

 

1. Gal. III, 29. — 2. I Cor. X, 18.— 3. Ps. LXXXII, 6.— 4. Gen, XXXI, 44. — 5. Id. XIX, 36, 37. — 6. I Tim. I, 8.— 7. Ps. LXXI, 9.

 

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hétérogène et par conséquent ennemi, se disent en hébreu des Philistins, et signifient des hommes qui tombent de boisson, comme ceux qu’enivrent les plaisirs du monde. Tyr s’appelle Sor en hébreu, ce qui signifie angoisse ou tribulation, ce qu’il faut entendre dans le sens dont l’Apôtre a dit des ennemis de Dieu : « Angoisse et tribulation contre tout homme qui fait le mal 1 ». Tous les ennemis sont donc marqués dans ce verset du psaume : « Les Iduméens sous leurs tentes et les Israélites, Moab et les Agaréniens, Gésbol, Ammon et Amalech, et les étrangers et les habitants de Tyr 2 ».

8. Et comme pour nous expliquer ce qui rend ces peuples ennemis du peuple de Dieu, le Prophète ajoute: « Car Assur est venu avec eux 3 ». Or, Assur peut s’entendre au figuré du diable qui agit sur les enfants de la rébellion 4, comme sur ses instruments, afin d’attaquer le peuple de Dieu. « Ils sont venus au secours des enfants de Loth » ,dit le Prophète, parce que tous ces ennemis, excités par le démon, qui est leur prince, « ont prêté leur secours aux fils de Loth », qui signifie celui qui se détourne. Or, les anges apostats peuvent bien se nommer les fils de celui qui se détourne, puisqu’ils se sont détournés de la vérité pour devenir les satellites du démon. C’est d’eux que l’Apôtre a dit: « Nous avons combattre, non contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce monde ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans les airs 5». C’est à ces esprits invisibles que viennent en aide les hommes infidèles, dont ils se servent pour combattre lu peuple de Dieu.

9. Voyons maintenant les imprécations du Prophète, qui sont des prédilections plutôt que des malédictions. « Traitez-les » , dit-il «comme Madian et Sisara,comme Jabin au torrent de Cison. Ils ont péri à Endor, ils sont devenus comme le fumier de la terre. L’histoire eu est témoin, le peuple d’Israël, qui était alors le peuple de Dieu, vainquit et réduisit tous ces peuples 7, et ceux que le Prophète énumère ensuite: « Traitez leurs princes comme Oreb et Zeb, et Zébée et Salmana 8». Or, voici l’interprétation de ces

 

1. Rom, II, 9. — 2. Ps. LXXXII, 8. — 3. Id. 9. — 4. Ephés. II, 2. — 5. Id. VI, 12. — 6. Ps. LXXXII, 10, 11. — 7. Judic. IV, 15, 16, etc. — 8. Ps. LXXXII, 12.

 

noms. Madian signifie, qui décline le jugement; Sisara, l’exclusion de la joie; Jabin, Sage. Mais parmi ces ennemis que dompta le peuple de Dieu, ou doit entendre par sage, celui dont l’Apôtre a dit : « Où est le sage, où est le scribe, où est le savant du siècle 1 ? » Oreb, la sécheresse, Zeb, le loup; Zébée, la victime, mais du loup,car il a aussi ses victimes Salmana, l’ombre de la commotion. Tous ces noms conviennent admirablement aux méchants, que le peuple de Dieu doit vaincre par le bien. Cison est le torrent qui vit leur défaite, et qui désigne leur dureté; Endor, où ils périrent, est la fontaine de la génération, mais de cette génération charnelle, à laquelle ils s’adonnaient pour leur perte, tandis qu’ils négligeaient la régénération qui conduit à cette vie dans laquelle on ne connaît ni époux ni épousé, car on n’est plus assujetti à la mort 2. C’est donc avec raison que le Psalmiste a dit de ces hommes, qu’ « ils sont devenus commue le fumier de la terre », puisqu’ils n’ont pu produire qu’une fécondité terrestre. Ces peuples donc vaincus par le peuple de Dieu, figuraient ces ennemis dont le Prophète invoque la soumission à la vérité.

10. Tous ces princes ont dit: Le sanctuaire « de Dieu deviendra notre héritage 3 ». Vaines clameurs, qu’ ils « ont fait retentir vos ennemis », comme l’a dit le Prophète; mais que faut-il entendre par ce sanctuaire de Dieu, sinon ce même temple, dont l’Apôtre a dit : « Le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple 4 ? » Que veulent en effet les ennemis de Dieu, sinon assujettir son peuple, le subjuguer, l’assouplir à leurs volontés impies?

11. Que dit ensuite le Prophète? « Mon Dieu, faites qu’ils soient comme une roue 5 »; ce que l’on peut très-bien entendre ainsi: qu’ils ne soient point stables dans leurs desseins toutefois, il me semble que ces paroles: « Faites qu’ils soient comme une roue», peuvent avoir ce sens, qu’une roue élève sa partie postérieure, et abaisse sa partie antérieure. Tel est le sort des ennemis du peuple de Dieu. Le Psalmiste ne fait pas un souhait, mais une prophétie. Il ajoute même : « Comme la paille en face du vent». Il entend par la face, la présence. Quelle face peut avoir le vent, qui n’a aucune trace corporelle, et qui n’est qu’un mouvement, ou une secousse de l’air? Il

 

1. I Cor. I, 20.— 2. Luc, XX, 35, 36.— 3. Ps. LXXXII, 13.— 4. I Cor. III, 17.— 5. Ps. LXXXII, 14.

 

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s’entend ici de la tentation qui emporte les coeurs vains et légers.

12. Or, cette légèreté qui nous porte à consentir au mal, est suivie d’un effroyable tourment; de là cette parole: « Comme le feu qui embrase une vaste forêt, comme la flamme qui dévore les montagnes, vous les poursuivrez dans votre colère tempétueuse, vous les dissiperez dans votre fureur 1». La forêt marque ici la stérilité, les montagnes l’orgueil: déplorable image des ennemis de Dieu, stériles en justice, riches en orgueil. Ces mots de feu et de flamme sont une répétition l’un de l’autre, et désignent en Dieu le jugement et le châtiment. Dans cette expression « votre fureur » est une répétition de « votre colère tempétueuse », et « vous les dissiperez » une répétition de « vous les poursuivrez ». Souvenons-nous toutefois que la colère de Dieu est sans aucune espèce de trouble. On appelle colère en lui, ses justes motifs de vengeance : de même que l’on pourrait appeler colère de la loi la vengeance qu’elle impose à ses ministres contre les coupables.

13. «Couvrez leur face d’ignominie, Seigneur, et ils rechercheront votre nom 2 ». C’est là le bien le plus désirable qui leur est annoncé : et le Prophète ne l’annoncerait point, s’il n’y avait parmi les ennemis du peuple de Dieu des hommes auxquels ce bonheur dût être accordé avant le jugement dernier; car ils sont ses ennemis, et les ennemis de Dieu ne sont associés que par leur jalousie contre te peuple de Dieu. Et aujourd’hui, ils lèvent la tête et font du bruit partout où ils peuvent; mais en quelques endroits seulement, et non d’une manière universelle, comme à la fin des siècles aux approches du jugement. Toutefois ils forment un même corps, et avec ceux qui doivent croire et les quitter pour passer au corps de l’Eglise, « heureusement pour ceux-ci que leur visage aura été couvert d’ignominie, puisqu’ils chercheront le nom du Seigneur); et avec ceux qui doivent persévérer dans leur malice, qui seront comme la paille au souffle du vent, ou comme des forêts et comme ces montagnes stériles qui deviendront la proie des flammes. C’est à eux

 

1. Ps. LXXXII, 15, 16. — 2. Id. 17.

 

qu’il revient une seconde fois, en disant: « Qu’ils soient dans la confusion et dans le trouble jusqu’à la fin des siècles 1». Car ceux qui cherchent le nom du Seigneur ne seront point troublés durant les siècles des siècles : mais envisageant l’ignominie de leurs péchés, ils en seront troublés au point de chercher le nom du Seigneur, qui les tirera du trouble.

14. Le Prophète revient à ces hommes qui font partie de la société des méchants, et qui doivent passer par la confusion afin de n’être point. confondus éternellement ; qui seront détruits comme méchants, afin d’être trouvés bons dans l’éternité; Car après avoir dit de ces hommes : « Qu’ils soient confondus, et qu’ils périssent »; le Prophète ajoute «Et qu’ils sachent enfin que votre nom est le Seigneur, que vous seul êtes le Très-Haut dans toute la terre 2 ». Qu’ils le sachent, et qu’ils soient couverts de confusion, de manière à vous être agréables : qu’ils périssent de manière à subsister encore. « Qu’ils sachent que le Seigneur est votre nom » ; comme si tous les autres qui portent le nom de Seigneur, usurpaient un nom qui ne leur appartient point, parce qu’ils dominent en esclaves, et que auprès du véritable Seigneur, ils ne sont réellement point des seigneurs, dans le sens qu’il est dit : « Je suis celui qui suis 3 »; comme si tout ce qui est créé n’était rien, si on le compare au Créateur. Et si le Prophète ajoute: « Vous êtes le seul Très-Haut dans toute la terre», ou, comme d’autres ont traduit, « sur toute la terre » : assurément Dieu l’est encore dans le ciel, ou sur tous les cieux, mais il a mieux aimé parler de la terre, afin d’abaisser notre orgueil: Car la terre, ou plutôt l’homme n’a plus d’orgueil, quand on lui dit : « Tu es terre 4 », et: « Pourquoi t’élever, terre et cendre 5? » et qu’il connaît que le Seigneur est le Très-Haut dans toute la terre, c’est-à-dire que les pensées d’aucun homme ne peuvent prévaloir contre ceux qui sont appelés par le décret de Dieu, et dont il est dit : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous 6 ? »

 

1. Ps. LXXXII, 18.— 2. Id. 19. — 3. Exod. III, 14.— 4. Gen. III, 19. — 5. Eccli. X, 9. — 6. Rom. VIII, 28, 31.

DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXIII.
ENCORE LES PRESSOIRS DE L’ÉGLISE.
 

Ces pressoirs désignent la vie d’affliction. L’olive et le raisin sont en paix sur l’arbre; ainsi l’homme avant d’entrer au service de Dieu. Mais dès que nous y entrons, il faut nous dépouiller du vieil homme, comme le raisin du marc. Les fils de Coré sont les fils du Calvaire ou les chrétiens. Dieu donc nous met sous le pressoir afin de nous forcer k porter nos désirs au ciel. Se détacher des richesses de cette vie, c’est être pauvre; on est, riche et condamnable quand on les désire, même sans les posséder. Au désir du vrai pauvre Dieu se donnera lui-même. Mais alors au lieu de regarder en arrière, jetons-nous en avant : nous serions plus coupables de chercher notre joie dans cette vie passée; dans le vieil homme dont nous avons dû nous dépouiller. C’est donc l’Eglise qui aspire aux demeures célestes, qui n’a ici-bas d’autre joie que dans l’espérance. Son coeur et sa chair tressaillent, celui-là par de saints désirs, celle-ci par les oeuvres extérieures. C’est la tourterelle qui cherche un nid, et ce nid est l’Eglise qui a la vraie foi, et qui nous sauve par nos oeuvres. Le Prophète nous porte par les aspirations dans la maison du Seigneur, où nous posséderons Dieu lui-même, ne faisant rien par contrainte, mais bénissant Dieu par amour. C’est là que doit nous conduire la grâce, et plus vif sera notre désir, plus haute sera notre ascension, dont les degrés sont dans notre coeur. La loi montrait le péché sans le guérir, l’eau de la piscine ne guérissait qu’un seul malade quand elle se troublait; ce trouble est l’image de la passion qui nous a guéris par la grâce, et le grâce nous conduira des vertus de cette vie à la vérité unique ou à Dieu, que nous verrons et vers qui nous élèvera l’humilité.

 

1. Le titre du psaume est « Pour les pressoirs 1 ». Et néanmoins, autant que votre charité a pu le remarquer avec nous, car je vous voyais écouter avec la plus vive attention, il n’est question dans le texte, ni de presse, ni de corbeille, ni de cuve, ni des instruments, ni même de la construction d’un pressoir; nous n’y avons rien vu de tout cela. Aussi n’est-il point aisé de voir ce que signifie ce titre : « Pour les pressoirs ». Mais assurément, si après un titre semblable, il était question de tout ce que nous venons d’énumérer, les hommes charnels s’imagineraient qu’il s’agit de pressoirs visibles : or, comme après ce titre : « Pour les pressoirs », il n’est plus question dans aucun verset de tout ce que nos yeux découvrent dans un pressoir, il n’est plus douteux que l’Esprit de Dieu ne nous invite à chercher et à comprendre d’autres pressoirs. Rappelons donc à notre mémoire ce qui se fait visiblement dans les pressoirs, afin d’en voir la réalisation dans l’Eglise d’une manière spirituelle. La grappe de raisin pend à la vigne, et l’olive à l’olivier, car c’est à ces deux fruits qu’est réservé le pressoir et pendant que ces fruits sont à l’arbre, ils jouissent d’un certain air libre; et avant le pressoir le raisin n’est pas du vin, l’olive n’est pas de l’huile. Ainsi en est-il des hommes, que Dieu avant tous les siècles a prédestinés à devenir

1. Ps. LXXXIII, 1.

 

conformes à l’image de son Fils unique 1, de cette grappe d’une admirable beauté foulée sous le pressoir de la passion. Ces hommes donc, avant d’entrer au service de Dieu, jouissent en cette vie comme d’une délicieuse liberté, ainsi que les raisins ou les olives suspendus aux branches. Mais comme il est dit . « Mon fils, lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et dans la crainte; et préparez votre âme à la tentation 2 » : tout homme qui se consacre au service de Dieu doit savoir qu’il arrive au dressoir; il sera foulé, pressé, broyé ; non pour périr en cette vie, mais pour coulerdans les urnes du Seigneur. Il est dépouillé de ces enveloppes des charnelles convoitises, comme le vin est séparé du marc: alors s’accomplit en lui à l’égard des terrestres désirs cette recommandation de l’Apôtre: « Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l’homme nouveau 3». Mais cela ne s’accomplit totalement que dans le pressoir. Aussi donne-t-on le nom de pressoir à l’Eglise de Dieu sur la terre.

2. Mais qui sommes-nous dans ces pressoirs? Les fils de Coré. Car le Prophète ajoute : « Pour les pressoirs, aux fils de Coré ». Les fils de Coré se traduisent par les fils du chauve, autant que peuvent nous le dire ceux qui sont habiles dans cette langue, et qui ont voulu consacrer à Dieu leur

 

1. Rom. VIII, 29. — 2. Eccli. II, 1. — 3. Coloss. III, 9, 10.

 

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ministère qui d’ailleurs lui était dû : et je ne veux point échapper à la tâche de chercher avec vous et, avec le secours de Dieu, de trouver ici un grand mystère. Gardons-nous de railler tout homme chauve, avec les fils de pestilence; de peur qu’en raillant un certain chauve offert à notre respect, nous ne devenions la proie du démon. Elisée voyageait, et des enfants imprudents crièrent derrière lui : « Chauve, chauve » : et lui, pour nous donner un symbole de l’avenir, se tourna vers le Seigneur, et demanda que des ours sortissent de la forêt voisine pour les dévorer 1. Tout jeunes qu’ils étaient, ils perdirent la vie du temps; ils moururent dans l’enfance, eux qui seraient morts dans la vieillesse; et leur trépas devint pour les hommes un symbole effrayant. Car alors Elisée figurait celui dont nous sommes les enfants, nous, fils de Coré, ou de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Votre charité doit voir dans l’Evangile pourquoi un homme chauve figurait le Christ, et se rappeler qu’il fut crucifié au Calvaire 2. Soit donc que cette expression « aux fils de Coré », ait cette signification que nous lui avons donnée d’après les anciens; soit qu’elle en ait une autre qui nous échappe : voyez au moins dans ce qui se présente maintenant un rapport plein de mystères. Les fils de Coré sont les fils du Christ. Car l’Epoux nous appelle ses enfants, quand il dit: « Les fils de l’Epoux ne peuvent jeûner, quand l’Epoux est avec eux 3». Ces pressoirs donc, sont les pressoirs des chrétiens.

3. Or, Dieu nous met sous le pressoir et nous foule, afin que cet amour qui nous porte vers les biens du monde, biens terrestres, fugitifs et périssables, ait à souffrir dans ces mêmes biens, au milieu des misères qui nous accablent et des tribulations sans nombre, et afin que nous commencions à chercher ce repos, qui n’est ni en cette vie, ni en cette terre. Alors, comme il est écrit, le Seigneur devient le refuge du pauvre 4». Qu’est-ce à dire « le pauvre? » Celui qui est dénué de tout secours, sans appui, sans-assistance , sans rien qui soutienne ses présomptions. C’est à ces pauvres que Dieu vient en aide. Quelles que soient en effet leurs richesses ici-bas , ces hommes s’inclinent devant cette parole de l’Apôtre : « Ordonnez

 

1. IV Rois, II, 23, 24. — 2. Matth. XXVII, 33. — 3. Id. XXVII, 15.— 4. Ps. IX, 10.

 

aux riches de ce monde de n’être « point orgueilleux, et de ne pas mettre leur confiance en des biens sans consistance 1». Puis considérant combien est incertain ce qui leur causait de la joie, avant qu’ils entrassent au service de Dieu, c’est-à-dire avant qu’ils fussent sous les pressoirs, ils comprennent ou que ces richesses leur sont une cause de tourments, pour les gouverner avec prudence, pour les garder avec sûreté, ou s’ils ont eu pour elles quelque inclination, ils y ont trouvé plus de crainte que de vraie joie. Quoi de plus incertain qu’un bien avec cette inconstance? Ce n’est point sans raison que l’on a donné à la monnaie une forme arrondie, parce qu’elle n’est point stable. Ces hommes, quels que soient leurs biens, sont néanmoins pauvres. Ceux qui ne possèdent rien, mais qui désirent posséder, sont au nombre des riches que Dieu doit condamner. Car Dieu n’envisage point la possession, mais la volonté. Que ces pauvres donc, privés de tout bien terrestre, et qui en comprendraient l’instabilité, s’ils les possédaient, qui gémis. sent devant Dieu, qui n’ont rien ici-bas qui leur plaise et les attache, qui sont dans les peines et dans les épreuves comme sous un pressoir, qu’ils fassent couler une huile pure, un vin généreux. Quel est ce vin et cette huile, sinon les saints désirs? Dans leur détachement de la terre, ils n’ont plus rien à désirer que Dieu. Car ils aiment celui qui a fait le ciel et la terre. Ils l’aiment sans être encore avec lui. Dieu se refuse à leur désir, afin de l’accroître; et il s’accroît afin de pouvoir enfin posséder Dieu. Ce qui doit combler ce désir n’est pas un bien médiocre, et on doit être exercé pour s’élever à la hauteur d’un si grand bien. Ce que Dieu doit donner, n’est point une de ses créatures, mais lui-même qui a tout créé. Exerce-toi, ô chrétien, à posséder Dieu; désire longtemps ce que tu dois avoir toujours. Dieu condamna ceux des Israélites qui se hâtaient trop : partout l’Ecriture condamne la précipitation de ceux qui ne savent attendre. Quels sont, en effet, ces impatients? Ceux qui s’étant tournés vers Dieu, parce qu’ils ne trouvaient ici. bas ni le repos qu’ils cherchaient, ni les joies qu’ils se promettaient, manquent de courage au milieu du chemin, regardent comme trop long ce qu’il leur reste à vivre ici-bas, et

 

1. I Tim. VI, 17.

 

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cherchent en cette vie un repos trompeur même quand on l’obtient. Ils tournent la tête en arrière, ils quittent leurs résolutions sant considérer cette parole effrayante : « Souvenez-vous de l’épouse de Loth 1 ». Pourquoi est-elle devenue une statue de sel 2, sinon afin d’être le condiment des hommes, et de les amener à la sagesse? Son exemple pernicieux te deviendra salutaire, si tu évites sa faute. Souvenez-vous, est-il dit, de la femme de Loth. Elle regarda en arrière cette Sodome dont elle était délivrée, elle demeura à l’endroit où elle avait tourné la tête; elle doit y demeurer afin de servir de leçon à tous ceux qui passeront en ces lieux. Donc une fois délivrée de cette Sodome, de notre vie passée, ne regardons plus en arrière. Car, se hâter, c’est ne point regarder les promesses de Dieu qui nous paraissent éloignées, c’est envisager ce qui est proche, et dont nous avons été délivrés. Qu’a dit saint Pierre à propos de ces hommes? « Il leur est arrivé ce qu’a dit un proverbe très-véritable : Le chien retourne à son vomissement 3 ». Ta conscience était sous le poids de ses crimes, 1e pardon te les a en quelque sorte fait vomir, et a ainsi soulagé ta poitrine; une mauvaise conscience est devenue une bonne conscience; pourquoi retourner à ton vomissement? Si tu as en horreur le chien qui agit de la sorte, que seras-tu devant Dieu?

4. Chacun de nous retourne en arrière, mes frères bien-aimés, retourne en arrière, quand il abandonne l’endroit de la route où il s’était avancé, selon sa promesse au Seigneur. Tel, par exemple, a fait voeu de garder la chasteté conjugale, car tel est le premier pas de la vie pieuse; il a renoncé à la fornication et aux criminelles impuretés; mais pour lui, retourner à la fornication, c’est regarder en arrière. Un autre, inspiré par Dieu, a fait un voeu plus généreux encore, il a renoncé au mariage; il pouvait se marier sans se perdre, mais il se perd s’il se marie contre son voeu; il fait ce que font d’autres qui n’ont émis aucun voeu, et cependant il se damne, tandis que les autres ne se damnent point. Pourquoi, sinon parce qu’il a regardé en arrière? Il était en avant de beaucoup, et les autres étaient loin de l’atteindre. Ainsi une vierge, qui eût pu se marier sans péché 4, devient

 

1. Luc, XVII, 32. — 2. Gen. XIX, 26. — 3. II Pierre, II, 22. — 4. I Cor. VII, 28.

 

adultère du Christ, si elle se marie après lui avoir été consacrée. Car du lieu où cite était parvenue, elle a regardé en arrière. Il en est ainsi de tous ceux qui ont voulu renoncer àtoute espérance du siècle, à foute action terrestre, pour entrer dans la compagnie des saints, y vivre en commun, de manière à n’avoir plus rien en propre, où tous les biens sont communs à tous, où tous n’ont plus en Dieu qu’un seul coeur et qu’une seule âme 1; quiconque renonce à cette vie, n’est pins au niveau de celui qui ne l’avait pas embrassée. Celui-ci n’y était pas entré, celui-là regarde en arrière. Donc, mes frères, autant qu’il vous est possible, faites des voeux au Seigneur, et accomplissez-les, chacun selon votre pouvoir 2; que nul ne regarde en arrière, ne trouve sa joie dans sa vie passée, ne se détourne de ce qui est en avant, pour retourner à ce qu’il a quitté. Qu’il hâte sa course jusqu’à ce qu’il soit arrivé; ce ne sont point nos pieds qui se hâtent, mais l’ardeur de nos désirs. Que nul, tant qu’il est en cette vie, ne dise qu’il est arrivé. Qui peut se flatter d’être aussi parfait que saint Paul? Et pourtant il a dit « Mes frères, je ne pense pas encore être arrivé au but; tout ce que je sais, c’est que, oubliant tout ce qui est derrière moi, je m’avance vers ce qui est avant moi, pour atteindre le but et la palme à laquelle Dieu m’a appelé d’en haut, en Jésus-Christ 3 ». Voilà Paul qui court encore, et toi, tu te croirais arrivé?

5. Si donc au sein même de ta félicité, tu ressens les afflictions de cette vie, tu comprends que tu es sous les pressoirs. Pensez-vous en effet, mes frères, n’avoir à craindre que le malheur en ce monde, et non point la félicité? Au contraire, le malheur ne peut abattre celui que la félicité n’a pu corrompre. Comment donc éviter et craindre suffisamment cette prospérité corruptrice, pour te dérober aux séductions de ses attraits? C’est en ne t’appuyant pas sur ce bâton qui n’est qu’un roseau; car l’Ecriture nous dit que plusieurs prennent un roseau pour appui. N’y mets point ta confiance 4, cet appui est fragile, il se brise et te donne la mort. Si donc le monde a pour toi des félicités souriantes, songe que tu es -sous le pressoir, et dis : « J’ai rencontré la tribulation et la douleur,

 

1. Act. II, 44 ; IV, 32.— 3. Ps. LXXV, 12.— 4. Philipp. III, 13, 14.— 5. IV Rois, XVIII, 21.

 

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et j’ai invoqué le nom du Seigneur 1». Le Prophète ne dit point: « J’ai rencontré la tribulation », sans avoir éprouvé quelque malheur secret. Car il est en cette vie une certaine tribulation qui atteint ceux qui se croient heureux, alors qu’ils sont loin de Dieu. « Tant que nous sommes en ce corps, nous habitons hors du Seigneur 2 », dit saint Paul. Tu serais malheureux d’être séparé de ton père, et il n’est qu’un homme; et loin de Dieu tu peux être heureux? Il en est donc qui se croient heureux ici-bas. Mais ceux qui comprennent que, même au sein des voluptés et des richesses, quelque grandes qu’elles soient, bien que tout réponde à nos désirs, bien qu’on ne rencontre rien de fâcheux, qu’on n’ait rien d’affligeant à redouter, on n’en est pas moins dans la misère, dès qu’on est loin de Dieu, ont l’oeil assez clairvoyant pour découvrir la douleur et la tribulation, et pour en appeler au nom du Seigneur. Tel est celui qui chante dans notre psaume. Quel est-il? C’est le corps du Christ. Quel est cet homme? Vous, si vous le voulez; nous tous, si nous le voulons; nous, les fils de Coré, qui ne formons qu’un seul homme, puisqu’il n’y a qu’un seul corps du Christ. Comment ne serait-il point un seul homme, celui qui n’a qu’une seule tête? Or, Jésus-Christ est notre chef à tous, et nous formons tons le corps de ce chef divin; et tous en cette vie nous sommes sous les pressoirs. Oui, nous y sommes , à juger sainement des choses. Donc sous le pressoir de la tentation, élevons nos voix avec le Prophète, portons nos désirs jusqu’au ciel. « Que vos tabernacles sont aimables, Seigneur Dieu des armées 3. » Le Psalmiste était alors dans un certain tabernacle, ou sous le pressoir, mais il soupirait après ces autres tabernacles, d’où toute pression est bannie. Des tabernacles de la terre, il soupirait après ceux du ciel, et voulait en quelque sorte y arriver par le canal de ses désirs.

6. Que dit ensuite le Prophète? « Mon âme aspire au parvis du Seigneur, elle a défailli  de désir 4 ». C’est peu des langueurs de son âme, peu de ses défaillances; où vient-elle à défaillir? « Dans les parvis du Seigneur ». Le raisin disparaît quand on le presse ; mais, où a-t-il disparu? C’est un vin qui a coulé dans la cuve, dans le repos du cellier, pour

 

1. Ps. CXIV, 3, 4. — 2. II Cor. V, 6. — 3. Ps. LXXXIII, 2.— 4. Id, 3.

 

être gardé dans une paix profonde. Ici le désir, au ciel la jouissance; ici les aspirations, au ciel la joie; ici la prière , au ciel la louange; ici les gémissements, au ciel l’allégresse. Que nul ne regarde mes paroles comme trop dures, que nul ne refuse de souffrir. Craignons que le raisin qui redoute le pressoir ne devienne la proie des bêtes ou des oiseaux. Une grande tristesse apparaît dans ces paroles du Prophète: « Mon âme aspire aux parvis du Seigneur, elle a défailli de désir » ; car il n’a point ce qu’il désire si vivement. Mais est-il donc sans aucune joie? Quelle joie? cette joie dont l’Apôtre a dit: « Réjouissons-nous dans l’espérance ». Ici-bas c’est l’espérance, dans le ciel ce sera la joie de la réalité. Mais comme ceux qui ont la joie de l’espérance sont assurés de la réalité, ils endurent dans le pressoir tous les tourments. Aussi l’Apôtre, après avoir dit : « Réjouissez-vous dans l’espérance », a-t-il ajouté aussitôt : « Soyez patients dans la tribulation »; et après la patience dans la tribulation, que dit-il encore? « Persévérez dans la prière ». Pourquoi « persévérer?» Parce que vous souffrez du retard. Vous priez, et Dieu tarde à vous exaucer, souffrez ces retards. Trouvons bon que Dieu diffère, car une fois que nous aurons notre récompense, nul ne nous l’ôtera.

7. Tu l’as entendu gémir sur le pressoir: « Mon âme aspire au parvis du Seigneur, elle  a défailli » : vois, maintenant, cette joie de l’espérance qui le soutient : « Mon coeur et ma chair ont tressailli vers le Dieu vivant». Ici-bas ils ont tressailli pour le ciel. D’où vient cette allégresse, sinon de l’espérance? Pour qui tressaillir ? « Pour le Dieu vivant ». Qu’est-ce qui tressaille en vous, ô Prophète? « Mon coeur et ma chair ». Pourquoi ce tressaillement? c’est que « le passereau a trouvé « une demeure pour lui, comme la tourterelle « un nid, où elle placera ses petits 2 ». Qu’est-ce à dire? Deux objets tressaillent, selon lui, et dans la comparaison il montre encore deux oiseaux; c’est son coeur qui tressaille ainsi que sa chair, double objet qu’il nous ramène dans le passereau et dans la tourterelle; le passereau serait l’image de son coeur, et la tourterelle de sa chair. Le passereau a trouvé une demeure pour lui, mon coeur a trouvé un abri. Il exerce ici-bas ses ailes, dans les vertus

 

1. Rom. XII, 12. — 2. Ps. LXXXIII, 4.

 

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de cette vie, dans la foi, dans l’espérance et dans la charité, pour s’élever ensuite dans sa maison; et quand il y sera arrivé, il y demeurera, et alors il n’aura plus cette voix plaintive qu’il a sur la terre. Car il se plaint, ce passereau dont le Prophète a dit ailleurs : «Comme le passereau solitaire sur un toit 1 ». Du toit il vole vers son asile; qu’il soit sur le toit, qu’il foule aux pieds cette maison charnelle, il aura dans le ciel une maison pour l’éternité ; et alors finiront ses plaintes. La tourterelle, selon le Prophète, a des petits, c’est-à-dire une chair. « La tourterelle a trouvé un nid pour y mettre ses petits». Au passereau une demeure, à la tourterelle un nid, et un nid où elle déposera ses petits. Dans une maison on demeure toujours; dans un nid, pendant un temps. Notre coeur s’élève à Dieu par la pensée, comme le passereau qui vole vers sa demeure de notre chair viennent les bonnes oeuvres. Voyez, en effet, pour quelle part entre la chair dans les bonnes oeuvres des saints. C’est par elle que nous accomplissons les oeuvres qui nous sont prescrites, et soulagent en cette vie : « Partage ton pain avec celui qui a faim, reçois sous ton toit le pauvre sans asile, et si tu vois un homme nu, couvre-le 2 » : ainsi des autres préceptes que nous n’accomplissons qu’au moyen du corps. Ce passereau, dès lors, qui songe à sa demeure, se tient uni à la tourterelle qui se cherche un nid où elle placera ses petits; car elle ne les place pas d’une manière indifférente, mais elle cherche un nid pour les placer. Mes frères, vous comprenez mes paroles: combien en est-il hors de l’Eglise qui paraissent faire de bonnes oeuvres: combien parmi les païens nourrissent l’affamé, revêtent celui qui est nu, reçoivent l’étranger, visitent le malade, consolent le prisonnier? Combien font toutes ces oeuvres? C’est la tourterelle qui devient mère, mais qui ne trouve point de nid pour ses petits. Combien d’hérétiques qui font de bonnes oeuvres en dehors de l’Eglise, n’ont point de nid pour leur couvée? Ils seront écrasés, foulés aux pieds; on n’en prendra aucun soin, ils périront. C’est de cette chair qui produit, que saint Paul a dit en figure : «Adam ne fut point séduit, mais la femme fut séduite 3 ». Adam accéda aux désirs de la femme qu’avait séduite le serpent 4. Et maintenant une pensée déréglée ne saurait tout

 

1. Ps. CI, 8.— 2. Isa. LVIII, 7.— 3. I Tim. II, 14.— 4. Gen. III, 6.

 

d’abord que stimuler vos désirs; que votre âme y consente, et le passereau tombe: mais si vous surmontez les désirs de la chair, vos membres sont astreints aux bonnes oeuvres, et la concupiscence est désarmée; et la tourterelle voit éclore ses petits. Aussi que dit l’Apôtre au même endroit? « Elle sera sauvée par les enfants qu’elle mettra au monde 1». Une veuve sans enfants ne serait-elle point plus heureuse de persévérer dans cet état 2? ne serait-elle pas sauvée parce qu’elle n’aurait point eu d’enfants? Une vierge, consacrée à Dieu, n’est-elle point plus parfaite? ne sera-t-elle point sauvée parce qu’elle n’aura point eu d’enfants? n’est-elle point le partage du Seigneur? Ainsi donc une femme, qui est ici la figure de la chair, sera sauvée par les enfants qu’elle mettra au monde, c’est-à-dire par ses bonnes oeuvres. Mais que la tourterelle ne choisisse pas indifféremment le nid où elle déposera ses petits ; qu’elle n’enfante ses bonnes oeuvres que dans la véritable foi, que dans la foi catholique, dans la société, dans l’unité de l’Eglise. Aussi l’Apôtre, après avoir dit : « Elle sera sauvée par les fils qu’elle mettra au monde », a-t-il ajouté : « Si elle demeure dans la foi, dans la charité, dans la sainteté, et dans une vie de tempérance 3». Si donc tu demeures dans la foi, cette foi sera le nid où reposeront tes petits. Dieu même, pour s’accommoder à la faiblesse des petits de votre tourterelle, a daigné vous préparer un endroit pour votre nid : il s’est. revêtu de votre chair, qui est une herbe, afin de venir à vous. C’est dans cette croyance qu’il faut mettre vos petits, dans ce nid qu’il faut faire vos bonnes oeuvres. Quels sont ces, nids, ou plutôt quel est ce nid? Le Prophète répond : « Vos autels, ô Dieu des vertus ». Et après avoir dit: « La tourterelle a trouvé un nid où elle déposera ses petits » ; comme si tu demandais: Quel nid? « Vos autels », dit le Prophète, «vos autels, ô Dieu des vertus, ô mon Dieu, ô mon Roi ». Qu’est-ce à dire, « ô mon Roi, ô mon Dieu? » Vous qui me gouvernez, qui m’avez créé.

8. Mais c’est ici-bas qu’est le nid, ici-bas le pèlerinage, ici-bas les soupirs, ici-bas l’accablement, ici-bas l’affliction, parce que ici-bas c’est le pressoir. Que veut donc la tourterelle? Où tendent ses affections ? Où veut-elle porter nos désirs ? élever nos voeux? Voilà ce

 

1. I Tim. II, 15. — 2. I Cor. VII, 40. — 3. I Tim. II, 15.

 

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que médite ici-bas le Prophète, au milieu des tentations, au milieu des maux qui l’accablent; et se trouvant comme sous le pressoir, il soupire après les promesses éternelles, il médite les joies du ciel, et s’entretient de ce qu’il y fera un jour. « Bienheureux », dit-il, « ceux qui habitent dans votre maison 1». D’où leur viendra ce bonheur? que feront-ils ? que posséderont-ils ? Tous ceux que l’on appelle heureux sur la terre font quelque chose, possèdent quelque chose. Bienheureux cet homme qui a tant de domaines, tant de serviteurs, tant d’or et tant d’argent; on l’appelle heureux à cause de ses possessions. Cet autre est heureux aussi, il a obtenu tels honneurs, il est proconsul, préfet; on le dit heureux à cause de ses emplois. C’est donc l’emploi, c’est la richesse qui nous fait paraître heureux. Mais dans le ciel, d’où viendra notre bonheur ? Que posséderons-nous ? Que ferons-nous? Ce que nous posséderons, je l’ai dit, tout à l’heure : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison». Tu n’es point riche, si tu n’as que ta maison, niais c’est être riche que posséder la maison de Dieu. Dans ta maison, lite faut craindre les voleurs, le mur de la maison de Dieu, est Dieu lui-même. « Bienheureux ceux qui habitent dans votre maison ». Ils possèdent la Jérusalem céleste sans angoisse, sans chagrin, sans division et sans partage tous la possèdent et chacun la possède en totalité. Immenses richesses que celles du ciel ! Le frère n’y resserre point son frère, nul n’y souffre l’indigence. Que ferons-nous donc dans ce palais? Car c’est la nécessité qui est la mère de toutes nos actions. Je vous l’ai déjà dit en un mot, mes frères : examinez toutes nos actions et voyez si ce n’est la nécessité qui en est le principe. Voyez ces arts si nobles qui sont pour nous d’un grand secours, l’éloquence du barreau, la science de la médecine, ils s’exercent ici-bas par des actes excellents; mais qu’il n’y ait plus de procès, et de quoi serviront les avocats? qu’il n’y ait ni blessure, ni maladie, à quoi bon le médecin? Tous les actes qui sont nécessaires, et qui se font dans la vie quotidienne, ont aussi pour principe la nécessité. Labourer, semer, défricher, naviguer, quelle est la cause de ces travaux, sinon la nécessité? Que l’homme n’ait jdus faim, n’ait plus soif, ne soit pas nu, à quoi bon tout

 

1. Ps. LXXXIII, 5.

 

cela? Cette vérité s’étend même aux actions de charité que l’on nous commande; car jusqu’ici je n’ai parlé que des occupations honnêtes, communes à tous les hommes, et non de ces oeuvres criminelles, oeuvres détestables, comme les homicides, les adultères, les larcins et ces crimes énormes que je ne comprends point dans les actions des hommes: je me borne donc aux actes honnêtes, qui n’ont de principe que la nécessité, cette nécessité qui nous vient de la faiblesse de la chair. Ces oeuvres même de charité qui nous sont commandées, supposent la nécessité: « Donne du pain à celui qui a faim»; à qui en donneras-tu, si nul n’a besoin? «Reçois dans ta maison celui qui est sans asile 1 » ; quel étranger recevras-tu, si tous sont heureux dans leur patrie? Quel malade pourras-tu visiter, si chacun jouit d’une santé inaltérable? Quelle querelle devras-tu apaiser dans une paix profonde? Quel mort à ensevelir quand la vie est sans fin ? Tu n’auras donc plus à faire dans le ciel, ni ces oeuvres honnêtes communes à tous les hommes, ni ces oeuvres dc charité : les petits de la tourterelle auront déjà volé hors de leur nid. Que feras-tu donc? Tu nous a déjà fait voir ce que nous posséderons: « Bienheureux ceux qui habitent dans « votre maison u - Dis-nous donc, ô Prophète, nos occupations, car il n’y a dans le ciel aucune nécessité pour nous faire agir. Maintenant même, c’est la nécessité qui me force à parler, à instruire. Faudra-t-il encore dans le ciel cette instruction qui instruise les ignorants, ou qui stimule les mémoires oublieuses ? Lira-t-on l’Evangile dans cette patrie où nous contemplerons le Verbe de Dieu? Après nous avoir dit par ses soupirs et ses gémissements en notre nom, ce que nous posséderons dans cette patrie après laquelle nous soupirons : « Bienheureux ceux qui habitent dans a votre maison ; que le Prophète nous dise aussi ce que nous devons y faire. Ils vous béniront dans les siècles des siècles ». Telle sera donc notre occupation, un alléluia sans fin. Gardez-vous de croire, mes frères, qu’il y aura là quelque dégoût pour vous : mainte. nant ce chant de joie vous fatigue, pour peu que vous le prolongiez, et la nécessité vous force de l’interrompre. Et comme ce que l’on ne voit pas est moins touchant, si néanmoins, sous le pressoir, et dans la fragilité de la chair,

 

1. Isa. LVIII, 7.

 

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nous bénissons avec tant d’allégresse ce que nous montre la foi, que sera-ce quand nous verrons à découvert? Quand la mort sera absorbée dans sa victoire, quand notre corps mortel sera revêtu d’immortalité, et ce qui est corruptible devenu incorruptible 1, nul ne dira: J’ai été debout longtemps, non plus que: J’ai jeûné longtemps, veillé longtemps. C’est là que règne la stabilité parfaite, et que notre corps, devenu immortel, sera absorbé dans la contemplation de Dieu. Et si pour nous écouter, cette chair si fragile se tient debout si longtemps, quels effets ne produira point sur nous la joie du ciel ? Quel changement n’opérera-t-elle pas? Nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu’il est 2. Une fois semblables à Dieu, pourrions-nous éprouver la défaillance, ou nous détourner de lui? Soyons sans crainte, mes frères, nous n’éprouverons aucune lassitude à louer Dieu, à aimer Dieu. Nous cesserions de le louer, si nous cessions de l’aimer; mais si l’amour doit être éternel en nous, puisqu’on ne pourra se rassasier de contempler cette beauté, ne crains point alors de ne pouvoir toujours bénir celui que tu pourras toujours aimer. « Bienheureux donc ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles ». Puissions-nous soupirer après cette vie!

9. Mais comment y arriver? « Bienheureux l’homme dont vous prenez la tutelle, ô mon Dieu 3 !» Le Prophète a compris qu’en cette vie la fragilité de notre chair nous empêche de voler au séjour du bonheur; il a considéré ce qui nous pèse; car « le corps qui est  corruptible appesantit l’âme», est-il dit ailleurs, « et cette demeure terrestre ralentit l’esprit malgré la vivacité de ses pensées 4». L’esprit tend à s’élever, et la chair, à cause de son poids, à s’abaisser : ces deux mouvements établissent une lutte; et ce combat est une peine du pressoir. Ecoute l’Apôtre nous peindre cette pression qui vient de la lutte; car, lui aussi, en sentait le poids, en sentait l’oppression : « Selon l’homme intérieur, je trouve des charmes dans la loi de Dieu; mais je sens dans mes membres une autre loi, qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me tient captif sous la loi du péché, qui est dans mes membres ». Combat douloureux, mes frères, et quelle espérance d’en

 

1. I Cor. XV, 53, 54.— 2. I Jean, III, 2.— 3. Ps. LXXXIII, 6.— 4. Sag. IX, 15.

 

sortir, sans le secours dont il nous parle ensuite : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ 1 ». Voici donc les joies qu’a vues notre interlocuteur, qu’il a méditées dans son esprit : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles ». Mais qui pourra s’y élever? que deviendra ce poids de la chair? « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles. En moi l’homme intérieur trouve des charmes dans la loi de Dieu ». Mais que faire? Comment prendre mon vol? Comment parvenir à ces hauteurs? « Je sens dans mes membres une loi qui est contraire à celle de l’esprit ». Il déplore son malheur, et il s’écrie : « Qui me délivrera du corps de cette mort », afin que j’habite la maison du Seigneur, pour le bénir dans les siècles des siècles? « Qui me délivrera? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Ainsi d’une part, l’Apôtre ne trouve de remède à cet embarras, à cette lutte en quelque sorte inextricable que dans « la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur»; d’autre part, le Prophète, soupirant après la maison de Dieu dans l’ardeur de ses désirs, mais considérant et le poids de sa chair, et l’embarras du corps, semble se laisser abattre, puis reprenant l’espérance, il s’écrie : « Bienheureux l’homme dont vous prenez la tutelle, ô mon Dieu ».

10. Mais quelle est l’action de Dieu dans celui qu’il entreprend de sauver par cette grâce? Le Prophète nous l’explique en disant: « L’ascension est dans son coeur», Dieu lui fait des degrés pour monter, Où lui fait-il ces degrés? Dans le coeur. Donc, plus vif sera votre amour, plus haute sera votre ascension. « C’est dans le cœur », dit-il, « que l’ascension est disposée ». Par qui? Par celui qui le prend sous sa tutelle. « Bienheureux, Seigneur, celui dont vous êtes le protecteur ». Il ne peut rien de lui-même, il a besoin du secours de votre grâce. Et que lui fait cette grâce? Elle dispose des degrés dans son coeur. Où prépare-t-elle ces degrés? « Dans son coeur, dans la vallée des larmes ». Notre pressoir est donc la vallée des larmes; et les pieuses larmes de l’affliction sont le vin nouveau de ceux qui aiment Dieu. « Il a disposé

 

1. Rom, VII, 22-25.

 

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des degrés dans son coeur 1 ». Où les a-t-il disposés? « Dans la vallée des larmes ». Oui, c’est dans cette vallée des larmes que sont les degrés de l’ascension. Car pleurer, c’est semer. « Ils allaient », dit le Prophète, « et pleuraient en répandant leur semence sur la terre 2 ». Que Dieu, par sa grâce, dispose des degrés dans ton coeur. Elève-toi par l’amour; de là ce cantique des degrés. Où Dieu a-t-il disposé pour toi ces degrés? « Dans ton coeur, dans la vallée des larmes ». Ainsi donc, selon le Prophète, où Dieu a-t-il disposé? pour quel endroit? Qu’a-t-il disposé? « Des degrés ». Où? Intérieurement « dans le coeur ». Dans quelle contrée, dans quelle demeure? « Dans la vallée des larmes ». Pour s’élever où? « Au lieu que Dieu a marqué . » Qu’est-ce à dire, mes frères, « le lieu que Dieu a marqué? » Quel nom aurait donné le Prophète, s’il eût pu donner un nom? « Des degrés», vous est-il dit, « sont disposés dans votre coeur, dans la vallée des larmes ». Pour m’élever où? me direz-vous. Que va répondre le Prophète? « Que l’oeil ne l’a point vu, que l’oreille ne l’a point entendu, que le désir en s’en est pas élevé au coeur de l’homme 3 ». C’est une colline, une montagne, une terre, un pré; car ce lieu a reçu tous ces noms. Mais ce qu’il est en lui-même, et non en comparaison , qui nous le dira? car nous ne voyons maintenant qu’en énigme, et comme par un miroir, ce qu’est ce lieu, mais alors nous le verrons face à face 4. Cessez donc de me demander où est ce « lieu qu’il a désigné ». Il sait où il veut te conduire, celui qui a disposé des degrés dans ton coeur. Pourquoi ne monter qu’avec la crainte d’être égaré par ton guide? Le voilà qui a, disposé, dans la vallée des pleurs, des degrés pour arriver « au lieu qu’il nous destine ». Nous pleurons aujourd’hui. En quel endroit? En cet endroit où sont les degrés de notre ascension. Quel est le sujet de nos pleurs, sinon celui qui faisait gémir l’Apôtre, parce qu’il sentait dans ses membres une loi contraire à la loi de l’esprit 5 ? D’où cette contradiction? C’est le châtiment du péché. Avant d’avoir reçu la loi, nous nous imaginions qu’il nous serait facile d’être justes par nos propres forces; mais quand la loi est survenue, le pêche a repris sa vigueur, et moi je suis mort

 

1. Ps. LXXXIII, 7.— 2. Id. CXXV, 6.— 3. I Cor. II, 9.— 4. Id. XIII, 12. — 5. Rom. VII, 23.

 

Ainsi dit l’Apôtre. La loi a été donnée aux hommes, non plus pour les sauver, mais seulement pour leur faire comprendre combien grave était leur maladie. Ecoute une seconde fois l’Apôtre : « Si Dieu nous eût donné une loi qui pût nous donner la vie, la justice nous viendrait de cette loi; mais 1’Ecriture a tout renfermé sous le péché, afin que pour ceux qui croiront, la promesse fût accomplie par la foi en Jésus-Christ 1 » ; et qu’après la loi vînt la grâce qui trouvât l’homme non-seulement abattu, mais avouant sa misère en s’écriant : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? » et que le médecin descendît à propos dans cette vallée des pleurs, et pût dire à son malade Tu connais enfin ta chute, écoute-moi, afin de te relever, ô toi qui n’es tombé qu’à cause de ton mépris pour moi. La loi donc a été donnée afin de convaincre de maladie ce malade qui se croyait en santé; afin de mettre le péché en évidence, et non afin de l’effacer. Mais le péché étant mis en évidence par la loi écrite, a été ainsi augmenté; parce qu’il était péché, et parce qu’il était contre la loi. « Or, à l’occasion du commandement, le péché a produit en moi toutes sortes de convoitises 2 ». Qu’est-ce à dire que le péché a saisi « l’occasion du commandement? » Que les hommes ont essayé d’accomplir ce commandement par leurs propres forces; qu’ils ont été vaincus par leurs convoitises, et qu’ils sont devenus coupables de la violation de cette loi. Mais que dit encore l’Apôtre: « Où le péché a’abondé, a surabondé la grâce 3 », c’est-à-dire que la maladie s’est accrue et a fait ressortir l’efficacité du remède. Aussi, mes frères, ces cinq galeries de Salomon, au milieu desquelles se trouvait une piscine, pouvaient-elles guérir les malades? Et pourtant nous lisons dans l’Evangile que « deux malades gisaient sous ces cinq portiques 4». Or, ces galeries figuraient la loi de Moïse en cinq livres. Les malades ne sortaient de leurs maisons que pour être étendus sous ces galeries. Donc la loi montrait la maladie, mais sans la guérir; la bénédiction de Dieu troublait l’eau comme un ange descendant du ciel. A la vue de l’eau qui se troublait, le premier qui y descendait était seul guéri. Or, cette eau, environnée de cinq galeries, était le peuple Juif enfermé dans la loi. Dieu le

 

1. Galat. III, 21.— 2. Rom. VII, 7, 8.— 3. Id. V, 20.— 4. Jean, V, 3.

 

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troubla par sa présence afin d’être mis à mort. Le Seigneur eût-il été crucifié, s’il n’eût de sa présence troublé le peuple Juif? Cette eau troublée était donc la figure de la passion du Seigneur qu’amena le trouble de la nation juive. C’est en cette passion que le malade n mis sa foi, et il trouve sa guérison en se plongeant dans les eaux troublées. La loi ou les galeries ne le guérissaient point, il est guéri par la grâce, par la foi en la passion de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Un seul étau guéri, parce qu’il n’y a qu’une Eglise. Que dit donc le Prophète? « Il a préparé des degrés dans son coeur, dans la vallée, des larmes, au lieu qu’il a destiné ». C’est là que nous goûterons notre joie.

11. Pourquoi, « dans la vallée des larmes? » Et de quelle vallée des larmes irons-nous à ce séjour de la joie? « Car celui qui a donné la loi, donnera aussi la bénédiction 1 », dit le Prophète. Dieu nous a donné la loi, nous a humiliés par la loi, il nous a montré le pressoir; nous avons passé par l’affliction, subi la tribulation de notre chair, gémi sous l’aiguillon du péché qui se révoltait contre l’esprit, et nous avons crié : «Malheureux homme que je suis 2 ! » Nous avons donc gémi sous la loi : que reste-t-il, sinon que nous recevions aussi la grâce de Celui qui nous a donné la loi? La grâce viendra donc après la loi, telle est la bénédiction. Et quel bien nous a procuré cette grâce, cette bénédiction? « Ils iront de vertus en vertus ». Car Dieu par la grâce fait éclore les vertus. « L’un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse; l’autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science; un autre le don de la foi; un autre le don de guérir; un autre le don de parler diverses langues; un autre le don de les interpréter; un autre le don de prophétie 3». Combien de vertus, mais nécessaires ici-bas, et vertus qui nous conduisent à la vertu! A quelle vertu ? Au Christ, qui est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu 4. Dieu nous donne ici-bas plusieurs vertus, mais un jour, au lieu de ces vertus qui sont nécessaires dans la vallée des larmes, il nous donnera une seule vertu qui est lui-même. On met en effet au nombre de quatre les vertus nécessaires en cette vie, et nous les retrouvons dans l’Ecriture : la prudence, qui nous fait discerner

 

1. Ps. LXXXIII, 8.—  2. Rom, VII, 4.— 3. I Cor. XII, 8-10.— 4. Id. I, 24.

 

le bien du mal; la justice qui rend à chacun ce qui lui appartient, ne doit rien à personne et a pour tous la charité 1; la tempérance qui nous fait réprimer nos convoitises; le courage à supporter les afflictions. Telles sont les vertus que nous donne la grâce de Dieu dans cette vallée des pleurs, et qui nous font arriver à une autre vertu. Or, quelle sera cette autre vertu, sinon la contemplation de Dieu? Alors il n’y aura plus besoin de prudence, où il n’y aura plus aucun mal à éviter. Mais quelle pensée nous vient, mes frères? Il n’y aura plus besoin de cette justice, parce qu’il n’y aura plus aucune indigence qu’il nous faille secourir; il n’y aura plus de cette tempérance, puisqu’il n’y aura aucune passion à refréner; il n’y aura plus de cette patience, parce qu’il n’y aura point d’affliction à supporter. De ces vertus qui règlent toute action de la vie, nous nous élèverons à cette vertu de contemplation qui nous mettra en face de Dieu, ainsi qu’il est écrit: « Je me tiendrai devant vous au matin, et je vous contemplerai 2 ». Et pour te montrer que les vertus de cette vie active nous conduiront à la contemplation, le Prophète ajoute : « Ils iront de vertus en vertu ». A quelle vertu? A la vertu de contemplation. Qu’est-ce que contempler? « Le Dieu des g dieux se montrera en Sion». Le Christ des chrétiens. Comment « le Dieu des dieux » est-il le Christ des chrétiens? « J’ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut 3 ». Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu 4, ce Dieu en qui nous croyons, cet Epoux incomparable qui a voulu apparaître sans beauté, à cause de nos laideurs. « Car nous l’avons vu », dit le Prophète, « et il n’avait ni grâce ni beauté 5». Or, quand la nature mortelle n’y mettra plus obstacle, il apparaîtra aux coeurs purs, tel qu’il est en Dieu, Verbe en son Père, et Verbe par qui tout a été fait. Bienheureux ceux dont le coeur est pur, parce qu’ils verront Dieu . « Le Dieu des dieux se montrera en Sion ».

12. De la pensée de ces joies, le Prophète revient à ses soupirs. Il considère ce qu’il entrevoit dans son espérance, et où il est en réalité. « le Dieu des dieux apparaîtra en Sion ». Le bénir dans les siècles des siècles,

 

1. Rom. XIII, 8.— 2. Ps. V, 5.— 3. Id. LXXXI, 6.— 4. Jean, I, 12. — 5. Isa. LIII, 2. — 6. Matth. V, 8.

 

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voilà ce qui comblera notre joie. Mais ici-bas nous sommes encore dans le temps des gémissements et des soupirs, et s’il y a quelque joie, ce n’est qu’en espérance, car nous sommes en exil et dans la vallée des larmes. Le Prophète revient donc en ce lieu des gémissements, et s’écrie : « Seigneur, Dieu des vertus, écoutez ma prière; prêtez l’oreille, ô Dieu de Jacob 1 ». C’est vous qui avez changé Jacob en Israël. Il s’appela Israël, ou qui voit Dieu 2, quand le Seigneur lui eut apparu. Ecoutez-moi donc, ô Dieu de Jacob, et changez-moi en Israël 3. Quand serai-je Israël ? Quand le Dieu des dieux apparaîtra en Sion.

13. « O Dieu, notre protecteur, jetez les yeux sur nous ». Ils doivent espérer à l’ombre de vos ailes 4, « car vous êtes notre protecteur, et regardez la face de votre Christ». Quand est-ce que Dieu ne regarde point la face de son Christ? Qu’est-ce à dire : «Voyez la face de votre Christ? » C’est par la face que l’on nous reconnaît, et dès lors: « Regardez la face de votre Christ », faites-nous connaître la face de votre Christ.  « Regardez la face de votre Christ » ; que nous connaissions tous votre Christ, afin que nous puissions aller de vertus en vertu, et que la grâce vienne à surabonder, parce que le péché a abondé 5.

14. « Un jour passé dans vos parvis vaut e mieux que mille autres jours 6 ». C’est vers ces parvis qu’il soupirait, pour eux que son coeur était en défaillance. Mon âme soupire après vos demeures, ô mon Dieu, elle en a défailli. Mieux vaut un jour dans vos demeures que mille autres jours. Les hommes veulent des jours par milliers, ils veulent vivre longtemps ici-bas; qu’ils méprisent des jours nombreux pour n’aspirer qu’au jour unique, sans lever et sans coucher; ce jour unique, jour éternel, qui ne remplace point le jour d’hier, et ne cédera pas au lendemain. Désirons ce jour unique. Qu’avons-nous besoin de jours par milliers? De ces milliers de jours passons au jour unique, comme des vertus à l’unique vertu.

15. « Mieux vaut être le dernier dans la maison du Seigneur, plutôt que d’habiter les tabernacles des pécheurs 7 ». Le Prophète a trouvé la vallée des larmes, il a trouvé l’humilité pour s’élever; il sait qu’il tombera,

 

1. Ps. LXXXIII, 9.— 2. Gen. XXXII, 28.—  3. Ps. LXXXIII, 10.— 4. Id. XXXV, 8.— 5. Rom. V, 20.— 6. Ps. LXXXIII, 11. — 7. Id.

 

s’il prétend s’élever lui-même; que s’il s’humilie, il sera relevé; et il choisit l’abjection afin que Dieu le relève. Combien en est-il qui veulent s’élever en dehors des tentes et des pressoirs du Seigneur, c’est-à-dire de l’Eglise catholique? combien qui aiment les honneurs, et ne veulent point connaître la vérité? S’ils avaient dans le coeur ce verset du Prophète : « J’ai préféré le dernier rang dans la maison de Dieu, plutôt que d’habiter les tentes des méchants »: ne renonceraient-ils point à ces honneurs, pour courir à la vallée des larmes, et y trouver dans leurs coeurs ces degrés qui les feraient monter de vertus en vertu, et mettre leur espérance dans le Christ, plutôt que dans tel ou tel homme? Parole sainte, parole pleine de joie, parole qui doit être toujours la nôtre que celle-ci: « J’ai préféré le dernier rang dans la maison de Dieu, plutôt que d’habiter les tabernacles des pécheurs ». C’est lui qui a choisi le dernier rang dans la maison du Seigneur : mais celui qui l’a invité au festin, lui voyant choisir la dernière place, l’appellera à la première, et lui dira: « Montez plus haut 1». Pour lui il ne se porte par son propre choix que dans la maison du Seigneur, quelque place qu’il occupe, pourvu qu’il ne soit point en dehors.

16. Pourquoi préférer le dernier rang dans la maison du Seigneur plutôt que d’habiter dans les tabernacles des pécheurs? « Parce que Dieu aime la miséricorde et la vérité 2». Le Seigneur aime la miséricorde, dont il m’a prévenu tout d’abord : il aime la vérité de manière à accomplir sa promesse envers celui qui croit. Ecoute cette miséricorde et cette vérité dans l’apôtre saint Paul, d’abord Saul et persécuteur. Il avait besoin de miséricorde, et il proclame que Dieu en a usé envers lui : « Qui fut d’abord un blasphémateur, un persécuteur, un ennemi, mais qui obtint miséricorde, afin que Jésus-Christ fît éclater en lui sa patience envers ceux qui croiront en lui pour la vie éternelle 3 »; afin que nul ne pût douter que tous ses péchés lui seraient remis, quand Paul obtenait la rémission de si grandes fautes. Telle est la miséricorde; mais Dieu ne voulut point manifester sa vérité dans le châtiment du pécheur. Punir le pécheur, ne serait-ce point exercer la vérité? Oserait-il bien dire : Je ne mérite

 

1. Luc, XIV, 10. — 2. Ps. LXXXIII, 12. — 3. I Tim. I, 13, 16.

 

aucun châtiment, lui qui ne saurait dire: Je n’ai point péché? Et s’il disait: Je n’ai point péché; à qui le dirait-il? Qui pourrait-il tromper? Le Seigneur a donc tout d’abord usé de miséricorde envers lui, et à la miséricorde a succédé la vérité. Ecoute maintenant comme il réclame cette vérité :  « Tout d’abord », dit-il, « j’ai obtenu miséricorde, moi qui fus d’abord un blasphémateur, un persécuteur, un ennemi ; mais c’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis 1». Puis, quand il touchait à son martyre: « J’ai combattu un bon combat, j’ai terminé ma course, j’ai gardé la foi; il me reste à attendre la couronne de justice ». Celui qui m’a fait miséricorde me réserve la vérité. Comment réserve-t-il cette vérité? « C’est que le Seigneur, qui juge avec justice, me rendra cette couronne en ce jour 2». Il m’a accordé le pardon, il me donnera la justice; il m’a accordé le pardon, il me doit la couronne. Comment la doit-il? Qu’a-t-il reçu? De qui Dieu est-il débiteur? Nous le voyons, Paul regarde Dieu comme un débiteur; il a obtenu le pardon, il exige la vérité : « Le Seigneur », dit-il, « me rendra en ce jour». Que peut-il te rendre, sinon ce qu’il te doit? D’où vient celte dette? Que lui as-tu donné ? De qui a-t-il reçu quelque chose, qu’il doive rendre ensuite 3? Dieu s’est fait lui-même débiteur, non qu’il ait reçu, mais parce qu’il a promis. On ne lui dit point : Rendez ce que vous avez reçu; mais: Donnez ce que vous avez promis. Il m’a, dit-il, accordé miséricorde, afin de me rendre innocent, car tout d’abord j’ai été blasphémateur, ennemi acharné; mais je suis devenu innocent par sa grâce. Or, celui qui m’a fait miséricorde, pourrait-il nie refuser ce qu’il me doit? Dieu aime la miséricorde et la vérité. Il « donnera la grâce et la gloire ». Quelle grâce, sinon la grâce dont l’Apôtre vient de dire : «C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis ? » Quelle gloire, sinon cette gloire dont il a dit: « Il me reste à recevoir la couronne de justice? »

17. «Aussi», continue le Prophète, « Dieu ne privera pas de ses biens ceux qui marchent dans l’innocence 4 ». Pourquoi voulez-vous

 

1. Cor. XV, 10.— 2. II Tim, IV, 7, 8.— 3. Rom. XI, 35.— 4. Ps. LXXXIII, 13.

 

porter atteinte à l’innocence des hommes, sinon afin de vous procurer des biens? Tel aime mieux perdre l’innocence que rendre ce qu’on lui a confié: il convoite cet or et perd l’innocence. Que gagne-t-il, et que perd-il? li gagne un peu d’or, et l’innocence lui fait défaut. Or, quoi de plus précieux que cette innocence? Mais, dit-il, si je la garde, je vais demeurer pauvre. Est-ce donc un si mince trésor que cette innocence? Avec un coffre plein d’or, seras-tu riche, et pauvre avec un coeur plein d’innocence? En désirant donc les biens du Seigneur, demeure dans l’innocence, maintenant que tu es dans la pauvreté, dans la tribulation, dans la vallée des larmes, dans l’angoisse, dans la tentation, Tu recevras plus tard les biens que tu désires, le repos, l’éternité, l’immortalité, l’impassibilité : tels sont les biens que Dieu réserve à ses justes. Quant à ces biens qui stimulent ici-bas tes désirs, jusqu’à sacrifier ton innocence contre le péché, considère ceux qui les possèdent, qui en regorgent. Tu vois ces biens chez des voleurs, chez des impies, chiez des scélérats, chez des infâmes, chez les hommes les plus corrompus et les plus criminels : Dieu leur donne ces grands biens, à cause de la société qu’ils ont avec le genre humain, à cause de sa grande bonté, lui qui fait luire son soleil sur les bons, et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 1. Donnera-t-il de si grands biens aux méchants, sans te rien réserver? La promesse qu’il t’a faite serait-elle mensongère? Sois sans crainte, il en tient en réserve pour toi. Lui qui t’a pris en pitié, quand tu étais impie, t’abandonnera-t-il, maintenant que tu es pieux? Lui qui a donné au pécheur la mort de son Fils, que n’aura-t-il pas pour celui qu’a sauvé son Fils expirant? Sois donc en buté sûreté; et regarde comme ton débiteur celui dont tu as reçu la promesse. « Le Seigneur ne privera point de ses biens ceux « qui marchent dans l’innocence ». Qu’avons-nous donc à faire sous ce pressoir, dans l’affliction, dans les extrémités de cette vie si pleine de périls? Que nous reste-t-il pour arriver au ciel? « Seigneur, Dieu des vertus, bienheureux l’homme qui espère en vous».

 

1. Matth. V, 45.

DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXIV.
SERMON AU PEUPLE.
LA VRAIE PIÉTÉ.
 

Dieu nous guérit par sa miséricorde, il nous ouvre les yeux afin de se montrer à nous, lui qui est la lumière. Le psaume est pour les fils de Coré ou du Calvaire, il prédit l’avenir avec des termes du passé, parce que le Prophète voit sa prophétie accomplie en Dieu. Bénir la terre, en détourner l’esclavage, c’est nous délivrer du péché, comme il délivrait jadis Israël du joug que ses ennemis appesantissaient sur lui en punition de ses infidélités. Or, nous sommes par la foi enfants d’Israël en d’Abraham. Dieu donc nous délivre du joug de Satan par la rémission du péché. Sa colère ne sera donc pas éternelle, puisqu’il nous renouvellera cl nous donnera l’immortalité. Ainsi mettons notre joie en Dieu, et alors seulement elle sera durable, et par un effet de sa divine miséricorde nous comprendrons que tout bien vient de Dieu, et nul ne troublera nos délices. Quand nous jouiront de l’adoption, alors sous goûterons ces délices que nous n’avons aujourd’hui qu’en espérance; nous verrons Dieu face à face et dans cette beauté dont rien ne peut ici-bas nous donner une image. Nous aurons alors la paix qui est impossible en cette vie, puisqu’il nous faut lutter contre nos passions, et contre nos besoins. Et pois ne qui nous récrée ne peut se prolonger sans nous nuir, et même sans nous tuer, tandis que Dieu nous donnera une paix parfaite. Aimons-le donc alu de nous rapprocher de lui. La vérité chez les Juifs, la miséricorde chez les Gentils se sont rencontrées dans le peuple chrétien, de même que la justice et la pair. Si nous voulons la seconde, pratiquons la première, et la pain viendra l’embrasser. La vérité qui naît de la terre, c’est le Christ né d’une femme, afin de nous racheter par sa mort; ou bien encore la confession des péchés, et alors la justice a regardé cette vérité dans le publicain. Ainsi le Seigneur nous fera goûter les douceurs de la piété, et dans les actes de justice une douceur bien supérieure à celle du péché. Faisons marcher devant nous la justice ou l’aveu, et Dieu viendra en nous.

 

    1. Nous venons de prier le Seigneur notre Dieu, de nous montrer sa miséricorde, et de nous donner son Sauveur. Ces paroles étaient une prophétie quand le psaume fut composé et chanté; mais aujourd’hui déjà le Seigneur a manifesté sa miséricorde aux Gentils, et leur a donné le salut. Il l’a manifestée sans doute, mais un grand nombré ne veulent pas être guéris, ni voir ce qu’il leur a montré. Or, comme c’est lui qui guérit les yeux du coeur, afin que nous puissions le voir, le Prophète, après avoir dit: « Montrez-nous votre miséricorde », ajoute : « Et donnez-nous votre Sauveur », comme s’il prévoyait que beaucoup d’aveugles diraient: Comment pourrons-nous voir ce qui commence à poindre? Nous donner le salut, c’est en effet nous guérir, afin que nous puissions voir ce qu’il nous a montré: Dieu n’agit point comme le médecin qui guérit pour montrer cette lumière à ceux qu’il a guéris : autre est la lumière qu’il fera voir, et autre le médecin qui guérit pour montrer la lumière, sans être cette lumière lui-même. Il n’en est pas ainsi de notre Dieu ; il est le médecin qui nous guérit, afin de nous montrer la lumière, et cette lumière que nous pourrons voir, c’est lui-même. Parcourons maintenant le psaume, autant que nous le pouvons, autant que Dieu nous le permettra dans sa grâce, et aussi brièvement que l’exige le peu de temps qui nous est donné.

2. Il a pour titre : « Pour la fin, aux enfants de Coré, Psaume 1 ». N’entendons par cette fin que celle dont l’Apôtre a dit: « Le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croiront 2 ». Ainsi donner au psaume ce titre: « Pour la fin », c’était de la part du Prophète élever nos coeurs à Jésus-Christ. Nous ne pouvons errer en fixant les yeux sur lui, il est la vérité où nous nous hâtons d’arriver, et la voie par laquelle nous y courons 3. Qu’est~ce à dire: « Aux fils de Coré? » Ce nom de Coré, en hébreu, se traduit par chauve; donc « aux fils de Coré », signifie aux fils du chauve. Quel est ce chauve? non plus pour le tourner en dérision, mais pour pleurer à ses pieds. D’autres se sont moqués de lui, et sont devenus la proie du démon:ainsi qu’il est dit au Livre des Rois à propos d’Elisée, que des enfants insultèrent en criant derrière lui: « Chauve, chauve », et voilà que deux ours sortirent des forêts, dévorèrent ces insolents 4, et plongèrent leurs pères dans le deuil. Cet événement était une prophétie qui marquait

 

1. Ps. LXXXIV, 1. — 2. Rom. X, 4. — 3. Jean, XIV, 6. — 4. IV Rois, II, 23, 24.

 

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par avance Jésus-Christ Notre-Seigneur. il fut tourné en dérision, comme s’il eût été chauve, par ces mêmes Juifs qui le crucifièrent au lieu du Calvaire 1. Mais nous, si nous croyons en lui, nous sommes ses enfants. C’est donc pour nous que ce psaume est chanté, puisqu’il a pour titre : « Aux fils de Coré » : nous sommes les fils de l’Epoux 2. Pour lui, il est bien l’Epoux, puisqu’il donne pour arrhes à son épouse, son sang et son Esprit-Saint, dont il nous a enrichis dans cette terre étrangère, nous réservant des richesses invisibles. S’il nous donne un tel gage, que ne nous réserve-t-il point?

3. Aussi le Prophète use-t-il de termes qui semblent appartenir au passé, bien qu’il chante l’avenir; il parle de l’avenir comme au passé, car en Dieu ce qui doit arriver est déjà fait. Là donc le Prophète voyait notre avenir, il le voyait comme un fait accompli dans les desseins de sa providence et dans son infaillible prédestination. C’est ainsi que dans ce psaume où chacun reconnaît le Christ, et qu’on lit comme si l’on récitait l’Evangile, le Prophète a dit : « Ils ont percé mes mains et mes pieds. Ils ont compté tous mes os : ils m’ont regardé, ils m’ont considéré avec curiosité, ils se sont partagé mes vêtements, et ont tiré ma robe au sort 3». Qui pourrait lire ce psaume sans reconnaître l’Evangile? Et pourtant, quand le Prophète parlait dans le psaume,

il ne disait point: Ils perceront mes mains et mes pieds; mais bien: « ils ont percé mes mains et mes pieds »; ni: Ils compteront mes os; mais: «  Ils ont compté mes os ». Ni : Ils se partageront mes vêtements; mais: « Ils se sont partagé mes vêtements ». Le Prophète lisait dans l’avenir, et parlait au passé. Ainsi encore il dit ici: « Seigneur, vous avez béni votre terre », comme si Dieu l’avait déjà fait alors.

4. « Vous avez détourné l’esclavage de Jacob 4 ». Jacob était jadis le peuple de Dieu, le peuple d’Israël, né de la race d’Abraham, et qui devait un jour hériter des promesses de Dieu. Tel est donc l’e peuple avec qui Dieu conclut l’Ancien Testament; mais cet ancien Testament était la figure du Nouveau. L’un était la figure, l’autre, était la réalité. Dieu, pour tracer une figure de l’avenir, donne à ce peuple une terre qu’il lui avait promise, dans un pays qu’habita la nation juive, et dans lequel

 

1. Matth. XXVII, 31. — 2. Id. IX, 15. — 3. Ps. XXI, 17-19. — 4. Id. LXXXIV, 2.

 

était cette Jérusalem que nous connaissons tous. Ce peuple donc, mis en possession de cette terre, avait beaucoup à souffrir de la part des peuples qui l’environnaient; et quand il péchait contre son Dieu, il tombait dans l’esclavage; Dieu voulant, non point le détruire, mais le redresser, comme un père qui châtie, mais sans maudire. Après la captivité venait la délivrance; souvent esclave, souvent délivrée, cette nation est enfin tombée dans l’esclavage, à cause du crime énorme qu’elle a commis én crucifiant son Seigneur. Que signifie donc, à l’égard du peuple juif, cette parole du Prophète: « Vous avez détourné l’esclavage de Jacob ? » Nous faut-il entendre ici une autre captivité dont nous voulons tous être délivrés? Car nous appartenons tous à Jacob, si nous appartenons à la race d’Abraham. L’Apôtre a dit en effet: «C’est Isaac qui sera nominé votre fils, c’est-à-dire que les enfants selon la chair ne sont point pour cela enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont réputés enfants d’Abraham 2». Si donc les enfants de la promesse sont réputés enfants d’Abraham, les Juifs en sont déchus par leurs péchés contre Dieu; et nous, en méritant bien de Dieu, nous sommes devenus fils d’Abraham, non plus selon la chair, mais selon la foi. En imitant la foi d’Abraham, nous sommes devenus ses enfants, et eux, en dégénérant de sa foi, ont perdu l’héritage. Et pour que vous sachiez qu’ils ont perdu la gloire d’être nés d’Abraham, le Sauveur Jésus-Christ les entendant se vanter avec orgueil de la noblesse de leur sang, plutôt que d’une sainte vie, alors qu’ils lui disaient: « Nous avons Abraham pour père »; le Seigneur leur répondit comme à des enfants dégénérés: « Si vous êtes les fils d’Abraham, faites les oeuvres d’Abraham 2» Si donc ils n’étaient plus les fils d’Abraham, par cela même qu’ils n’en faisaient pas les oeuvres; nous qui faisons les oeuvres d’Abraham, nous en serons les enfants. Or, quelles sont ces oeuvres d’Abraham que nous faisons? Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice 3. Nous sommes donc tous fils de Jacob, si nous imitons la foi d’Abraham, qui crut à Dieu, et qui trouva la justice dans cette foi. Or, quel est cet esclavage dont nous voulons être délivrés? Car je ne connais personne d’entre nous, captif chez les barbares,

 

1. Rom. IX, 7, 8.— 2. Jean, VIII, 39. — 3. Gen. XV, 6; Gal, III, 6.

 

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et nul peuple armé n’est venu nous envahir,      et nous réduire à la captivité. Et néanmoins je vais vous montrer que nous gémissons dans un certain esclavage, dont nous souhaitons la délivrance. Que l’apôtre saint Paul nous le dise plutôt lui-même; qu’il soit notre miroir, qu’il nous parle, et nous, considérons ses paroles. Il n’est personne qui ne se reconnaisse ici. Voici donc ce que dit le saint Apôtre: « En moi l’homme intérieur trouve des charmes dans la loi de Dieu ». Cette loi me cause une joie dans mon coeur. « Mais je vois une autre loi dans mes membres, et qui répugne à la loi de l’esprit ». Tu vois la loi, tu comprends la lutte, mais tu n’as pas encore entendu l’esclavage; écoute alors ce qui suit: «Cette loi répugne à la loi de l’esprit, et me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres 1». Telle est donc la captivité, et qui de nous, mes frères, n’en voudrait être délivré? D’où viendra la délivrance? Car c’est pour l’avenir que le psaume a chanté: « Vous avez détourné l’esclavage de Jacob ». A qui parle-t-il ainsi? Au Christ qui est notre fin, à Coré dont nous sommes les enfants: c’est lui qui a détourné de Jacob la captivité. Ecoute encore saint Paul qui le proclame. Quand il dit qu’il est traîné en captivité par la loi des membres, qui répugne à la loi de l’esprit, il s’écrie dans cette captivité: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? » Qui me délivrera? dit-il; et il répond: « La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur 2». C’est d’elle que le Prophète a dit à ce même Jésus-Christ Notre-Seigneur: « Vous avez détourné la captivité de Jacob ». Comprenez bien la captivité de Jacob, et comprenez que Dieu nous en délivre, non plus en nous délivrant des barbares qui n’ont pas fait main basse sur nous, mais en nous délivrant de nos péchés, de nos oeuvres mauvaises, qui nous assujettissaient à l’empire de Satan. Car être délivré de ses péchés, c’est échapper à l’empire du prince des péchés.

5. Comment donc le Seigneur détourne-t-il de Jacob cette captivité? Voyez qu’il s’agit ici d’une délivrance spirituelle, voyez que tout se passe à l’intérieur. « Vous avez remis », dit le Prophète, « l’iniquité de votre peuple, vous avez couvert ses péchés 3 ». C’est donc par la rémission des fautes que Dieu

 

1. Rom, VII, 22-25. — 2. Id.— 3. Ps, LXXXIV, 3.

 

détourne la captivité. Lé péché te retenait captif; la liberté vient avec la rémission. Confesse donc ta captivité afin de mériter ta délivrance. Comment invoquer un libérateur, quant on ne connaît point son ennemi? « Vous avez couvert tous ses péchés 1». Qu’est-ce à dire, « vous avez couvert? » De manière à ne plus les voir. Qu’est-ce à dire, ne plus les voir? N’en point tirer vengeance. Vous n’avez point voulu voir nos péchés,et ne voulant point les voir, vous ne  les avez point vus. « Vous avez couvert tous nos péchés; vous avez apaisé votre colère, vous avez fait cesser la fureur de votre indignation 2».

6. Et comme le Prophète parle de l’avenir, bien qu’il se serve du passé, il ajoute: « O Dieu de notre salut, ramenez-nous ». Comment demander l’accomplissement de ce qu’il raconte comme un fait accompli, sinon parce qu’il veut nous montrer qu’il s’est servi du passé pour annoncer l’avenir? Mais ce qu’il nous donnait comme accompli ne l’est pas encore; nous le voyons, puisqu’il en demande l’accomplissement. «  O Dieu de notre salut, ramenez-nous, détournez de nous votre colère 3 ». Tout à l’heure, ô Prophète, ne disais-tu point: « Vous avez détourné la captivité loin de Jacob, vous avez couvert toutes ses fautes, apaisé votre colère, et ex fait cesser la fureur de votre indignation? » Comment dire maintenant: « Détournez de nous votre colère? » Le Prophète nous répond : J’ai parlé comme d’un fait accompli, parce que je le vois dans l’avenir; mais comme il n’est point accompli, j’appelle de mes voeux la réalisation de ce que j’ai vu. « Détournez de nous votre colère ».

7. « Votre colère contre nous ne sera point éternelle ». C’est par la colère de Dieu que nous devons mourir, par la colère de Dieu, que sur cette terre, dans l’indigence et dans la pauvreté, nous mangeons notre pain à la sueur de notre front. C’est la sentence qu’entendit Adam après le péché 4. Or, nous étions tous ce même Adam, puisque nous mourons tous en lui; la sentence qui le frappa, a frappé toute sa race. Nous n’étions pas tels que nous sommes, nous étions en Adam. Tout ce qui lui est arrivé, nous est arrivé aussi, et nous devons mourir parce que nous étions, en lui. Les péchés que commettent

 

1. Ps. LXXXIV, 4. — 2. Id. 5. — 3. Id. 6. — 4. Gen. III, 19.

 

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les parents, après la naissance des enfants, ne regardent point les enfants; car ces enfants, une fois nés, sont alors à eux-mêmes, comme les parents sont à eux-mêmes. Mais que ces enfants une fois nés suivent les égarements des parents, ils doivent partager leur sort : si, au contraire, loin d’imiter leurs parents coupables, ils suivent une voie meilleure, ils se font des mérites propres, qui ne sont plus les mérites des parents. Il est tellement vrai que les péchés de tes pères ne te nuiront point, si tu te convertis, qu’ils ne nuiraient même pas à ces mêmes parents, s’ils se convertissaient. Mais c’est d’Adam que nous tirons cette racine qui nous assujettit à la mort. Que nous vient-il de lui? Cette fragilité de la chair, ce foyer de douleur, cette maison de pauvreté, cette chaîne de la mort, ces pièges de la tentation. Nous portons tous ces maux dans notre chair; c’est l’effet de la colère de Dieu, parce que telle est sa vengeance. Mais comme nous devions être régénérés, reprendre par la foi une vie nouvelle, en sorte que la résurrection fît disparaître en nous toute nature mortelle, et que tout l’homme fût renouvelé : car de même que tous meurent en Adam, tous vivront dans le Christ 1; c’est ce qu’a vu le Prophète, qui s’écrie: « Que votre colère ne soit pas éternelle, et qu’elle ne s’étende pas de génération en génération ». La race première est devenue mortelle par un effet de votre colère, que votre miséricorde donne à l’autre race l’immortalité.

8. Où est donc, ô homme, où est ta part de mérite? Est-ce dans cette conversion qui t’a fait trouver la divine miséricorde, quand ceux qui ne se sont point convertis ont rencontré la colère? Aurais-tu pu te convertir sans l’appel de Dieu? Dieu, en te rappelant dans tes égarements, ne t’a-t-il point donné de te convertir? N’attribue donc pas à toi-même ta conversion; car si Dieu ne t’eût rappelé de ta fuite, tu n’aurais pu te convertir, Aussi le Prophète, attribuant à Dieu le bienfait de notre conversion, le supplie en disant: « C’est vous, ô Dieu, qui en nous convertissant, nous donnerez la vie ». Ce n’est point nous qui, sans votre miséricorde et spontanément nous convertirons à vous, pour recevoir de vous la vie; mais « c’est vous qui nous convertirez pour nous

 

1. I Cor. XV, 22.

 

p289

 

donner la vie »; en sorte que nous tiendrons de vous, non-seulement la vie, mais aussi la conversion qui aboutit à la vie. « O Dieu, en nous convertissant, vous nous donnerez la vie, et votre peuple se réjouira en vous 1 ».  Pour son malheur, il prenait sa joie en lui-même; pour son bonheur, il la prendra en vous. Quand il a voulu trouver en lui la joie, il n’a trouvé que des sujets de larmes. Maintenant que Dieu est toute noire joie, que celui qui veut se réjouir en toute sécurité, se réjouisse en Celui qui ne peut périr. A quoi bon, mes frères, mettre votre joie dans l’argent? Cet argent périra, ou toi-même; et nul ne sait qui des deux périra le premier; ce qui est certain, c’est que l’un et l’autre périront, l’incertitude ne plane que sur le premier. Car l’homme ne peut demeurer toujours ici-bas, non plus que son argent; il en est de même de l’or, des vêtements, d’un palais, des richesses, des grands domaines et enfin de cette lumière elle-même. Loin de toi donc d’y mettre ta joie; mais réjouis-toi de cette lumière qui n’a point de couchant, réjouis-toi dans ce jour qui n’a ni hier, ni lendemain, Quelle est cette lumière? « Je suis », dit le Sauveur, « la lumière du monde 2 ». Celui qui te dit : « Je suis la lumière du monde », est celui-là même qui t’appelle à lui. Pour lui, t’appeler c’est te convertir, te convertir c’est te guérir, te guérir c’est te faire voir celui qui t’a converti et à qui il est dit: « Ton peuple se réjouira en toi ».

9. « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde ». Voilà ce que nous avons chanté, et déjà nous avons dit : « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut 3 » : « Votre salut », ou votre Christ. Bienheureux celui à qui Dieu a montré sa miséricorde. Car il ne peut plus s’enorgueillir, celui qui a vu la miséricorde du Seigneur. Lui montrer en effet cette miséricorde, c’était lui persuader que tout le bien qui est en l’homme, n’y est que par celui qui est tout notre bien. Or, quand l’homme comprend que tout le bien qui est en lui, vient de Dieu, et non de lui-même, il voit facilement que tout ce qu’il a de louable, vient de la divine miséricorde, et non de son propre mérite. A cette vue, il est loin de s’enorgueillir : sans orgueil, il ne s’élève point; sans élévation, il ne tombe point; s’il ne tombe point, il se

 

1. Ps. LXXXIV, 7. — 2. Jean, VIII, 12. — 3. Ps. LXXXIV, 8.

 

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tient debout; en se tenant debout, il s’attache à Dieu; s’attachant à Dieu, il demeure en lui; et demeurant en Dieu, il en jouit, il tressaille dans le Seigneur son Dieu. Celui qui l’a créé devient ses délices; et ces délices, nul ne peut les corrompre, les troubler, les lui ôter. Quelle puissance pourrait le menacer de les lui ôter? Quel voisin jaloux, quel voleur, quel homme rusé pourrait t’enlever ton Dieu? Ce que tu as d’extérieur, on peut te l’enlever totalement; mais ce que tu as dans le coeur, nul ne peut te l’enlever. Telle est cette miséricorde, que Dieu veuille bien nous la montrer. « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut ». Donnez-nous votre Christ, c’est en lui qu’est votre miséricorde. Disons-lui, nous aussi: Donnez-nous votre Christ. Il nous l’a déjà donné, il est vrai ; disons-lui néanmoins : Donnez-nous votre Christ, puisque nous lui disons : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien 1 ». Et quel est notre pain, sinon celui qui a dit : « Je suis le pain vivant descendu du ciel 2 ? » Disons-lui donc: Donnez-nous votre Christ. Déjà il nous l’a donné, mais dans soin humanité; or, celui qu’il nous a donné comme homme, il nous le donnera comme Dieu. Aux hommes il a donné un homme, car il le leur a donné à la manière dont ils pouvaient le recevoir, et nul homme ne pouvait recevoir un Christ en sa gloire divine. Il s’est donc fait homme pour les hommes, tout en réservant aux dieux sa divinité. Ma parole n’est-elle point trop hardie ? Elle serait hardie, en effet, si lui-même n’avait dit : « Je l’ai dit: Vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut 3». C’est pour cette adoption que nous sommes renouvelés, c’est pour devenir les enfants de Dieu. Nous le sommes déjà, mais par la foi : nous le sommes en effet, mais en espérance et non en réalité. Car l’Apôtre nous l’a dit: « Nous sommes sauvés par l’espérance; et l’espérance qui verrait ne serait plus l’espérance. Comment espérer ce que l’on voit déjà ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience 4 ». Qu’est-ce que « nous attendons par la patience », sinon de voir ce que nous croyons? Maintenant nous croyons ce que nous ne voyons pas : mais en demeurant fermes dans ce que nous croyons

 

1. Matth. VI, 11. — 2. Jean, VI, 41. — 3. Ps, LXXXI, 6; Jean, X, 34. — 4. Rom. VIII, 24, 25,

 

sans le voir, nous mériterons de voir ce que nous croyons. Aussi que nous dit saint Jean dans son épître? « Mes bien-aimés, nous sommes les fils de Dieu, et ce que nous devons être un jour n’apparaît pas encore 1 ». Quel homme ne bondirait de joie, s’il se trouvait dans une terre étrangère, sans connaître sa parenté, en proie à l’indigence, à la misère, à la fatigue, et qu’on vint tout à coup lui dire : Tu es le fils de tel sénateur ; ton père est puissamment riche, et jouit en paix de ses biens, je viens te conduire près de ton père? quelle ne serait point sa joie, si ce langage n’était point trompeur? Voilà que l’Apôtre du Christ, qui ne peut nous tromper, vient vous dire : Pourquoi ce désespoir en vous? Pourquoi cette affliction, ce chagrin qui vous accable? Pourquoi suivre ainsi vos convoitises, et voulez-vous souffrir la disette parmi ces faux plaisirs ? Vous avez un père, vous avez une patrie ; vous avez un patrimoine. Quel est ce père ? « Mes bien-aimés, nous sommes enfants de Dieu ». Pourquoi ne voyons-nous pas encore notre Père? «Ce que nous devons être un jour n’apparaît pas encore ». Nous le sommes dès à présent, mais en espérance : car « ce que nous devons être n’est pas visible ». Que serons-nous? «  Nous savons », poursuit l’Apôtre, « que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est 2 ». Mais c’est du Père qu’il parle ainsi: n’a-t-il donc rien dit du Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ? Serons-nous heureux en voyant le Père, sans voir le Fils? Ecoute le Christ lui-même : « Quiconque me voit, voit mon Père 2 ». Voir un seul Dieu, c’est voir la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et pour comprendre plus expressément encore que la vue du Fils constituera notre bonheur, et qu’il n’y a nulle différence entre voir le Père et voir le Fils : écoute cette parole du Fils dans l’Evangile: « Celui qui m’aime garde mes commandements, et moi je l’aimerai, et je me montrerai à lui 3 ». Il parlait à ses disciples, et néanmoins il disait: « Je me montrerai à lui 4». Pourquoi? N’était-ce point lui-même qui parlait? Mais c’était la chair qui voyait la chair, et le coeur ne voyait point la divinité. Or, la chair a vu la chair, afin que le coeur fût purifié par la foi et pût voir Dieu. Car il est dit de Dieu qu’ « il

 

1. I Jean, III, 2.— 2. Id. — 3. Jean, XIV, 9. — 4. Id. 21.

 

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purifie nos coeurs par la foi 1». Et le Seigneur a dit : « Bienheureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu 2 ». Il a donc promis de se montrer à nous. Or, considérez, mes frères, quelle est sa beauté. Toutes ces beautés qui vous plaisent et qui flattent votre vue, c’est lui qui les a créées. Si telle est la splendeur de ses oeuvres, lui-même que sera-t-il? Si telle est leur magnificence, quelle sera sa grandeur? Donc tout ce que nous aimons ici-bas, doit nous porter à le désirer, à mépriser toutes ces créatures, pour n’aimer que lui, et par cet amour purifier nos coeurs dans la foi, afin qu’à son apparition il trouve en nous un coeur pur. Cette splendeur qui nous apparaîtra doit nous trouver guéris; telle est aujourd’hui l’oeuvre de la foi. Aussi disons-nous ici-bas: « Donnez-nous votre salut » ; donnez-nous votre Christ; puissions-nous connaître ce Christ et le voir, non point comme l’ont vu les Juifs qui l’ont crucifié, mais comme le voient les anges dont il fait la joie.

10. « J’écouterai ce que dira en moi le Seigneur Dieu 3 » Ainsi dit le Prophète; Dieu lui parlait intérieurement, tandis que le bruit du monde éclatait au dehors. Il se sépare alors de ce monde tumultueux, il se retire en lui-même, pour passer de lui-même à celui dont il entend la voix. Il se bouche en quelque sorte l’oreille pour ne rien entendre du bruit tumultueux de cette vie, ni du trouble d’unie âme appesantie par le poids du corps, ni de ces pensées nombreuses de l’esprit qu’étouffe une habitation terrestre : « J’écouterai », dit-il, « ce que dira en moi le Seigneur Dieu ». Il a entendu, quoi? « que le Seigneur donnera des paroles de paix à son peuple ». Donc la voix du Christ, la voix de Dieu, c’est la paix, qui nous convie à la paix. Courage! nous dit-elle, aimez la paix, vous tous qui n’êtes pas encore établis dans la paix. Que pourriez-vous désirer de moi, qui soit meilleur que la paix? Qu’est-ce que la paix? l’absence de toute guerre. Quand n’y a-t-il plus de guerre? quand il n’y a ni contradiction, ni résistance, ni antagonisme. Jugez par là si nous sommes en paix, voyez si nous n’avons point de lutte contre le diable, si les fidèles et tous les saints ne sont point en guerre avec le prince des démons. Et comment lutter avec celui qui est invisible? Ils combattent contre leurs convoitises dont il se

 

1. Act. XV, 9.— 2. Matth. V, 8.—  3. Isa. LXXXIV, 9.—  4. Sag. IX, 15.

 

sert pour suggérer le péché; or, c’est combattre que refuser de consentir à ces suggestions, et ne point succomber. La paix n’est donc point avec la lutte. Montrez-moi un homme qui ne ressente aucun aiguillon dans sa chair, et qui puisse une dire qu’il est en paix. Peut-être n’est-il plus ébranlé par ces coupables voluptés, mais il en ressent du moins les suggestions: ou le démon lui suggère ce qu’il méprise, ou il trouve quelque charme dans la continence. Et s’il ne trouve aucun charme dans ce qui est criminel, il a du moins à combattre chaque jour la faim et la soif. Quel homme juste en est exempt? Nous sommes donc en lutte avec la faim, avec la soif, en lutte avec la fatigue du corps, en lutte avec le plaisir du sommeil, en lutte avec l’accablement. Nous voulons veiller, nous sommeillons; nous voulons jeûner, nous souffrons de la faim et de la soif; nous voulons demeurer debout, la fatigue nous abat. Nous voulons nous asseoir, et le faire trop longtemps est encore une lassitude. Tout ce que nous recherchons comme un soulagement, nous devient ensuite une peine. Tu as faim, dira quelqu’un ; oui, répons-tu. Et il te sert à manger. Il le fait pour rétablir tes forces; prends longtemps de ces nourritures; tu veux te restaurer, continue alors; et par là, ce qui devait réparer tes forces le causera une lassitude. Las d’être assis, tu te lèves, tu marches pour te délasser; mais continue ce délassement, et bientôt une longue marche te fatiguera ; et tu chercheras encore un siège. Trouve-moi un délassement qui, en se prolongeant, n’arrive à te fatiguer. Quelle est donc cette paix que peuvent goûter les hommes, au milieu de tant d’obstacles, de tant de désirs, de tant de misères, de lassitudes ? Ce n’est point là une véritable paix, une paix parfaite. Que sera donc la paix dans sa perfection? «Ce corps corruptible doit se ex revêtir d’incorruption, cette chair mortelle d’immortalité : et alors s’accomplira cette parole de l’Ecriture : La mort est absorbée dans sa victoire. O mort, où est ton aiguillon? ô mort, où est ta prétention 1? » Comment la paix serait-elle parfaite avec la mort? c’est de la mort que viennent ces lassitudes, jusque dans nos délassements. Tout cela vient de la mort, puisque nous portons un corps mortel; et qui est mort, selon l‘Apôtre, même

 

1. I Cor. XV, 53-55.

 

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avant que l’âme en soit séparée: « Le corps », dit-il, « est mort à cause du péché 1 ». Prolonge en effet longtemps ce qui te soutient, il deviendra mortel; prolonge trop un festin, tu en mourras; prolonge trop, un jeûne, tu en mourras ; demeure toujours assis, sans te lever jamais, tu en mourras; marche toujours sans prendre aucun repos, tu en mourras prolonge tes veilles sans vouloir du sommeil, tu en mourras ; dors toujours, sans vouloir t’éveiller, tu en mourras. Mais quand la mort sera absorbée dans sa victoire, ces maux ne seront plus, ils feront place à une paix complète et satis fin. Nous habiterons une certaine ville, mes frères, et quand j’en parle je ne voudrais jamais finir, surtout quand je vois se multiplier les scandales. Qui ne soupirerait après cette cité bienheureuse, d’où nul ami ne sort, où n’entre nul ennemi, où il n’y a ni tentation, ni sédition, ni schisme dans le peuple de, Dieu, nul instrument du diable pour affliger l’Eglise, puisque le prince des démons est jeté dans les flammes éternelles, et avec lui tous ses suppôts, qui n’ont point voulu se séparer. de lui? Une paix parfaite régnera donc parmi les enfants de Dieu, qui s’aimeront, se verront pleins de Dieu, car Dieu sera tout en tous 2. C’est donc Dieu que nous verrons tous, Dieu que nous posséderons tous, Dieu qui sera notre paix à tous. Quels que soient ses dons ici-bas, lui seul alors nous tiendra lieu de tout don : il sera pour nous la paix entière et parfaite. Telle est la paix qu’il annonce à son peuple, et la paix que voulait entendre celui qui dit ici : «J’écouterai ce que dira en moi le Seigneur Dieu ses paroles de paix sur son peuple et sur ses saints, et sur tous ceux qui tournent vers lui leur coeur 3». Courage, mes frères ! Voulez vous avoir cette paix que vous annonce le Seigneur? Tournez votre coeur vers lui, non point à moi, non point à cet autre, non point à un homme, quel qu’il soit. Tout homme en effet qui voudra s’attirer les coeurs des hommes, doit périr avec eux. Or, quel est le parti le plus avantageux, ou de tomber avec l’homme vers qui vous tournez vos pensées, ou de vous tenir debout avec l’émule de votre conversion ? Ce n’est qu’en Dieu que nous trouvons notre joie, notre paix, notre repos, la fin de nos chagrins. « Bienheureux ceux u qui tournent leurs coeurs vers vous ».

 

1. Rom. VIII, 10. — 2. I Cor. XV, 28. — 3. Ps. LXXXIV, 9.

 

11. « Toutefois sa grâce qui sauve est près de ceux qui le craignent 1». Plusieurs le craignaient jadis dans le peuple juif. Sur toute la terre on adorait des idoles; on craignait les démons, et non le Seigneur; les Juifs seuls craignaient Dieu. Mais d’où venait cette crainte? Dans l’Ancien Testament, on craignait que Dieu ne soumît à la domination des ennemis, qu’il n’enlevât les terres, qu’il ne ravageât les vignes par la grêle, qu’il ne frappât les épouses de stérilité, qu’il n’enlevât les enfants. Ces promesses charnelles enchaînaient des âmes faibles, et les retenaient dans la crainte de Dieu; mais lui-même était proche de ceux qui le craignaient pour ces biens. Le païen demandait quelque terre au démon, le juif demandait quelque terre à Dieu; la demande était la même, et non celui à qui on l’adressait. Le juif demandait ce que le païen demandait, et toutefois il différait du païen, en ce qu’il invoquait celui qui avait tout fait. Et Dieu était proche des Juifs, loin des idolâtres : et néanmoins il jeta les yeux sur ceux qui étaient éloignés, comme sur ceux qui étaient proches, selon ces paroles de l’Apôtre: « Il est venu prêcher la paix à vous qui étiez éloignés, et la paix à ceux qui étaient proches 2 ». Quels sont les proches, selon lui? Les Juifs, parce qu’ils adoraient un seul Dieu. Selon lui encore, quels étaient les peuples éloignés? Les Gentils, parce qu’ils avaient abandonné le Créateur pour adorer leurs propres oeuvres. Car ce n’est point par les lieux, mais par les affections que l’on s’éloigne de Dieu. Aimes-tu Dieu? tu es près de lui. Le hais-tu? tu es éloigné. Dans un même lieu, lu peux être auprès de Dieu, ou loin de lui. Voilà donc, mes frères, ce qu’a vu le Prophète ; bien qu’il ait vu la miséricorde de Dieu s’étendre en général sur tous les hommes, il a compris que Dieu avait pour les Juifs une affection toute particulière, et il s’écrie: « Toutefois, j’écouterai ce que dira en moi le Seigneur Dieu, parce qu’il annoncera la paix à son peuple ». Et son peuple ne sera pas seulement formé du peuple juif, il sera recruté parmi les nations. « Car le Seigneur fera entendre des paroles de paix sur ses fidèles, sur ceux dont le coeur se tourne vers lui », et sur tous ceux qui dans tous les lieux de la terre doivent se convertir à lui de tout leur coeur. « Toutefois son salut est proche de

 

1. Ps. LXXXIV, 10. — 2. Ephés. II, 17.

 

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ceux qui le craignent, et sa gloire habitera notre terre »; c’est-à-dire que ta principale gloire habitera dans la terre natale du Prophète; parce que c’est là que commencera la prédication du Christ. De là vinrent les Apôtres envoyés tout d’abord; de là les Prophètes là fut le temple de Dieu, où l’on sacrifiait au vrai Dieu; là les Patriarches, là encore celui qui est né de la race d’Abraham, le Christ s’est manifesté, là il est apparu; de là est la vierge Marie qui a enfanté le Christ. C’est la terre que ses pieds ont parcourue, qu’il a illustrée de ses miracles. Enfin il a fait à ce peuple cet honneur de répondre à la chananéenne qui lui demandait le salut de sa fille: « Je ne suis envoyé que vers les brebis d’Israël, qui se sont égarées 1». Voilà ce qu’envisage le Prophète, quand il s’écrie: « Toutefois son salut est près de ceux qui le craignent, et sa gloire habitera notre terre ».

12. « La miséricorde et la vérité se sont rencontrées 2 ». La vérité s’est trouvée en notre terre dans la personne des Juifs, et la miséricorde en la terre des Gentils. Où était en effet la vérité? Dans les oracles de Dieu. Où était la miséricorde? En ceux qui avaient abandonné leur Dieu pour se tourner vers les démons. Mais Dieu les a-t-il méprisés? Il a dit au contraire : Appelez ces hommes qui fuient au loin, et qui se séparent de moi par de longs espaces; qu’on les appelle, qu’ils me trouvent, alors que je les cherche, puisqu’ils ne veulent point me chercher. Donc « la miséricorde et la vérité se sont rencontrées; la justice et la paix se sont embrassées ». Fais la justice, et tu auras la paix; afin que la justice et la paix s’embrassent en toi. Sans l’amour de la justice, tu n’auras aucune paix. La justice et la paix se tiennent et s’embrassent, et faire la justice, c’est rencontrer la paix qui l’embrasse. Ce sont deux amies, et toi, sans faire l’une, tu voudrais peut-être posséder l’autre. Il n’est personne pour ne point désirer la paix, mais tous ne veulent point faire la justice. Demandez à tous les hommes: Voulez-vous la paix? Le genre humain tout entier n’aura que cette réponse: Je la veux, je la désire, je la souhaite, je l’aime. Aime encore la justice, parce que la justice et la paix sont deux amies qui se tiennent embrassées. Si tu n’aimes point l’amie de la paix, cette paix ne t’aimera point, et ne

 

1. Matth. XV, 24. — 2. Ps. LXXXIII, 11.

 

viendra pas en toi. Qu’y a-t-il de grand à désirer la paix? Tout méchant aime la paix, car la paix est un bien. Mais fais la justice, parce que la justice et la paix s’embrassent et ne sont point en désaccord, A quoi bon être en guerre,avec la justice? La justice te dit: Ne vole point, et tu n’entends pas; Ne commets point l’adultère, et tu ne veux pas entendre; Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux point qu’on te fasse; ne dis pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te dise. Tu es l’ennemi de mon amie intime, te répond la paix, à quoi bon me chercher? Je suis l’amie de la justice, et je fuis quiconque est l’ennemi de cette amie. Veux-tu donc arriver à la paix? Fais les oeuvres de la justice, De là vient cette parole d’un autre psaume : « Détourne-toi du mal, et fais le bien » (c’est là aimer la justice); et quand lu auras évité le mal et fait le bien, « cherche la paix, et puis suis-la 1 ». Car alors tu ne la chercheras pas longtemps, mais elle se présentera d’elle-même à toi, afin d’embrasser la justice.

13. « La vérité est née de la terre, et la justice a regardé du ciel 2». « La vérité est née de la terre », c’est le Christ qui est né d’une femme. « La vérité est née de la terre », c’est le Fils de Dieu issu de la chair. Qu’est-ce que la vérité? Le Fils de Dieu. Qu’est-ce que la terre? La chair. Cherche d’où est le Christ, et tu verras que « la vérité est née de la terre ». Mais cette vérité née de la terre était avant- la terre, et c’est par elle que le ciel et la terre ont été faits. Mais afin que la justice regardât du ciel, c’est-à-dire, afin que les hommes fussent justifiés par la grâce divine, la vérité est née de la vierge Marie, afin de pouvoir offrir pour tous ceux qui devront être sanctifiés le sacrifice auguste, le sacrifice de sa passion, le sacrifice de la croix. Or, comment offrir un sacrifice pour nos péchés sans mourir? Et comment mourir, s’il n’a reçu un corps mortel? C’est-à-dire que le Christ n’eût pu mourir, s’il n’eût pris une chair sujette à la mort. Le Verbe ne meurt point, la divinité ne meurt point, la vertu, la sagesse de Dieu ne meurt point. Comment sans mourir eût-il offert une victime expiatoire? Comment mourir, s’il n’eût eu une chair? Comment se revêtir d’une chair, si la vérité ne germe de la terre? « La vérité a germé de la terre, et la justice a regardé du haut des cieux.»

 

1. Ps. XXXIII, 15.— 2. Id. LXXXIV, 12.

 

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14. Un autre sens que l’on pourrait donner à ces paroles : « La vérité a germé de la terre »; c’est la confession qui est née de l’homme. O homme, tu étais pécheur. O terre, qui as entendu quand tu as péché : « Tu es terre, et tu retourneras en terre 1 » ; que la vérité naisse de toi, afin que la justice regarde du ciel. Comment la vérité naîtra-t-elle de toi, pécheur, de toi, injuste? Confesse tes péchés, et la vérité germera de toi. Mais si dans ton injustice tu prétends être juste, comment la vérité peut-elle venir de toi? Au contraire, si dans ton injustice tu avoues que tu es injuste, « La vérité a germé de la terre». Ecoute ce publicain qui prie dans le temple, bien loin du pharisien, et qui n’ose lever les yeux au ciel, mais qui se frappe la poitrine en disant: « Seigneur, soyez-moi propice, à moi pécheur »; c’est « la vérité qui germe de la terre »; puisqu’un homme a confessé ses fautes. Voyez ensuite : « Je vous déclare », dit le Sauveur, « que ce publicain retourna chez lui beaucoup plus juste que le pharisien; car tout homme qui s’élève sera humilié, et  tout homme qui s’humilie sera élevé 2. La vérité germe de la terre » par l’aveu des fautes; « et la justice a regardé du ciel »; de sorte que le publicain sortit plus juste que le pharisien. Et pour vous faire comprendre que la vérité consiste principalement dans l’aveu des fautes, l’évangéliste saint Jean a dit : « Si nous disons que nous n’avons aucun péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous ». Ecoutez-le nous dire ensuite comment la vérité germe de la terre, afin que la justice regarde du haut du ciel : « Si nous confessons nos péchés, Dieu est juste et fidèle, pour nous les remettre et nous purifier de nos crimes 3 ». La vérité a « donc germé de la terre, et la justice a regardé du haut du ciel ». Quelle justice a regardé d’en haut, sinon celle de Dieu qui disait : Pardonnons à cet homme qui ne se pardonne pas à lui-même? Oublions ses fautes, puisqu’il ne les oublie point. Il s’applique à s’en châtier, appliquons-nous à l’en délivrer. « La vérité a germé de la terre, et la justice a regardé d’en haut ».

15. « Car le Seigneur répandra la douceur, et notre terre donnera son fruit 4». Nous n’avons plus qu’un verset, écoutez sans ennui

 

1. Gen. III, 19. — 2. Luc, XVIII, 13, 14.— 3. I Jean, I, 8, 9.— 4. Ps. XXXIV, 13.

 

ce que je vais dire. Ecoutez, mes frères, écoutez, je vous en supplie, une importante vérité; soyez attentifs à cette vérité que vous devez savoir, emportez-la avec vous, et que la parole de Dieu ne soit point dans vos coeurs une semence inutile. « La vérité a germé de la terre », dit le Prophète, ou la confession est sortie de l’homme pécheur; « et la justice a regardé d’en haut ». C’est-à-dire que le Seigneur Dieu a donné la justification à celui qui avouait ses fautes, afin que l’impie sache bien qu’il ne peut devenir juste que par la grâce de celui à qui il avoue ses fautes, et par sa foi en celui qui justifie l’impie 1. Tu peux donc avoir des péchés; mais un bon fruit, tu le tiendras de celui-là seul à qui tu confesses tes fautes. Aussi après avoir dit : « La vérité a germé de la terre, et la justice a regardé d’en haut »; le Prophète ajoute : « Le Seigneur répandra la douceur, et la terre donnera son fruit », comme si nous lui demandions : Que veut-il dire par ces paroles : « La  justice a regardé d’en haut? » Regardons-nous donc nous-mêmes, et si nous ne trouvons en nous que des péchés, détestons nos péchés, et désirons la justice, Dès que nous commencerons à détester nos péchés, cette haine du péché nous rendra semblables à Dieu; car nous haïrons ce qu’il hait lui-même. Mais dès que tu auras commencé à haïr tes fautes et à les confesser, et que les plaisirs coupables te solliciteront et t’emporteront aux choses frivoles, gémis devant Dieu; confesse-lui tes fautes, et tu mériteras qu’il t’écoute et te fasse trouver le plaisir dans le bien, tes délices à faire des oeuvres de justice, bonheur plus suave que tu n’en trouvais d’abord dans le péché. Ainsi ta joie était dans les excès de la table, elle sera dans la sobriété; tu éprouvais un bonheur à voler, à prendre aux autres ce que tu n’avais pas, tu le trouveras à donner ton bien à celui qui n’a rien; le ravisseur aimera à donner , l’amateur des théâtres deviendra amateur de la prière; au lieu de fredonner les chansons badines, les refrains adultères, tu aimeras de chanter les hymnes de Dieu, de courir à l’église comme tu courais au théâtre. D’où vient ce plaisir si pur, sinon de Dieu qui a répandu sa douceur, et notre terre a donné son fruit?» Comprenez en effet cette pensée : voici que je vous ai annoncé la parole de Dieu; j’ai répandu

 

1. Rom. IV, 5.

 

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cette semence dans des coeurs bien préparés, des coeurs ouverts et sillonnés en quelque sorte par le soc de la confession; vous avez reçu cette semence avec piété, avec attention; repassez en vous-mêmes cette parole, brisez la glèbe afin de couvrir la semence; que les oiseaux ne l’enlèvent point, qu’elle germe dans vos coeurs. Mais si Dieu ne répand sa pluie, à quoi bon tout ce qui est semé? Tel est le sens de cette parole : « Le Seigneur répandra la douceur, et notre terre donnera son fruit ». Que le Seigneur vous visite, et dans le repos, et dans le négoce, et dans votre demeure, et dans votre lit, et dans vos repas, et dans vos entretiens, et dans vos promenades , qu’il visite vos coeurs, quand nous ne sommes point avec vous. Que la rosée du Seigneur descende eu vous et vivifie ce qui a été semé; et quand nous ne sommes point avec vous, soit que nous nous reposions en toute sécurité, soit que nous fassions autre chose, que Dieu veuille donner de l’accroissement à ce grain que nous avons répandu, afin que, en voyant plus tard la sainteté de votre vie, nous nous réjouissions de ce fruit de salut. « Le Seigneur a répandu la douceur, et notre terre a donné son fruit ».

16. « La justice marchera devant lui, il marquera ses pas dans la voie 1 ». Cette justice est celle qui résulte de l’aveu des péchés; et qui est aussi vérité. Car tu dois être juste envers toi-même, afin de te punir. Telle est la première justice de l’homme, de châtier le mal en toi, afin que Dieu te rende bon. Et comme c’est là le premier degré de la justice chez l’homme, c’est ce qui prépare à Dieu le chemin pour venir en toi, et tu lui ouvres cette voie, par la confession des péchés. De là vient que Jean, lorsqu’il baptisait dans l’eau, et qu’il voulait attirer à lui ceux qui se repentaient de leur vie passée, leur disait : « Préparez la voie au Seigneur, et rendez droits ses sentiers 2 ». Tu te plaisais dans ton péché, ô homme; que ton passé te déplaise, afin de pouvoir devenir ce que tu n’étais pas. « Préparez la voie au Seigneur »; que la justice marche devant toi, par l’aveu de tes fautes. Alors il viendra et te visitera, « parce qu’il marquera ses pas dans la voie ». Il trouvera en toi où poser ses pas, et y venir. Mais avant de confesser tes péchés, tu avais fermé en toi toute voie de Dieu, il n’y en avait aucune par où il pût venir. Confesser ta vie, c’est ouvrir la voie; et le Christ viendra, « et  il marquera ses pas dans la voie », pour t’apprendre à marcher sur ses traces.

 

1. Ps. LXXXIV, 14 — 2. Matth. III, 3.

DISCOURS SUR LE PSAUME LXXXV.
SERMON AU PEUPLE DE CARTHAGE.
LES ESPÉRANCES DE L’ÉGLISE.
 

C’est Jésus-Christ uni à son corps ou l’Eglise qui parle dans ce psaume. Ne craignons pas d’y trouver des paroles qui conviennent à Dieu, et d’autres à l’homme seulement. C’est le même que l’on invoque comme un Dieu, et qui prie en nous comme un homme. Dieu s’est incliné vers nous qui l’avions offensé; telle est sa miséricorde, et il garde sa vie pour les justes. Il prête l’oreille à celui qui est humble, qui sent le besoin de miséricorde, qui n’espère point dans les richesses. Abraham était riche et fut glorifié aussi bien que Lazare. Car Dieu pèse l’intérieur, et c’est par l’âme que nous sommes riches ou pauvres. En son humanité le Christ dit : Gardez mon âme, et il était alors une chair, une âme et le Verbe. Le chrétien peut se dire saint; mais sanctifié par son chef, et non se sanctifiant lui-même ; il gémit tout le jour dans la succession des siècles. Elevons donc nos âmes vers Dieu, afin qu’il répande en elles quelque joie, et que nous les garantissions de la corruption; élevons-les en changeant de volonté. Fatiguée de la terre où elle rencontre soit les méchants scandaleux, soit les justes dont elle craint la perte, l’âme du Prophète s’élève à Dieu et déplore les difficultés qu’elle éprouve à demeurer en lui; mais elle s’applaudit de ce que Dieu oublie nos dissipations pour nous écouter favorablement. Car il est miséricordieux pour ceux qui lui demandent ce qui aboutit au salut. Il exauce Satan qui veut éprouver Job, il n’exauce pas saint Paul qui veut être délivré de l’épreuve. Ne lui demandons pas ce qu’il ne veut point. S’il donne aux impies les biens de la terre, que ne réserve-t-il pas à ceux qui le servent ? C’est le ciel. Or, un malade qui vent guérir, endure tout de la part du médecin qui est faillible, et la santé qu’il rend n’est pas inaltérable. Quelle ne doit pas être notre espérance pour le ciel

 

1. Dieu nous exauce quand nous crions vers lui, dans l’affliction; or, c’est pour un chrétien une affliction que n’habiter pas le ciel. Ce n’est point assez pour nous des richesses d’ici-bas, quand nous serions assurés de les posséder éternellement, il nous faut Dieu, et niai n’est semblable à Dieu les autres ne sont que des démons. Toutes les nations se prosterneront devant lui, car l’Eglise est composée de tous les peuples, et non de l’Afrique seulement, comme le prétend Donat. Tous ne forment qu’une seule Eglise comme il n’y a qu’une seule patrie céleste. C’est là que le Seigneur nous conduira par sa voie qui est le Christ, en nous donnant sa main qui est le Christ pour arriver à la vérité, qui est le Christ, et à la vie, encore le Christ. C’est ce Christ qui nous a tirés de l’enfer inférieur, c’est-à-dire ou bien de la région des morts, ou de la région qu’habite le mauvais riche, en nous remettant nos péchés. Les violateurs de la loi se sont élevés contre le Christ, en l’accusant de la violer ; ils n’ont pas compris qu’il fût Dieu; de même les impies, au jugement, ne verront que l’homme qu’ils ont crucifié. Il sauvera le fils de la servante, ou le chrétien fils de l’Eglise. Ses ennemis ne le verront point sans confusion : qu’ils saisissent ici-bas l’occasion d’une confusion salutaire, et les misères de cette vie se changeront en une véritable joie, une joie sans fatigue.

 

2. Dieu ne pouvait faire aux hommes un don plus excellent que de leur accorder pour chef son Verbe, par lequel il a créé toutes choses, et de les unir à lui comme ses membres, afin qu’il fût tout à la fois fils de Dieu et fils de l’homme, un seul Dieu avec le Père, un seul homme avec les hommes; afin qu’en adressant nos prières à Dieu, nous n’en séparions pas le Fils, et que le corps du Fils, offrant ses prières, ne soit point séparé de son chef. Ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ, unique Sauveur de son corps mystique, prie tour nous, prie en nous, et reçoit nos prières. Il prie pour nous comme notre prêtre, il prie en nous comme notre chef, il reçoit nos prières comme notre Dieu. Reconnaissons donc, et que nous parlons en lui, et qu’il parle en nous. Et quand il est question de Jésus-Christ Notre-Seigneur, surtout dans les prophéties, surtout quand il en est question d’une manière qui paraît indigne de Dieu, ne craignons pas de l’y retrouver, pas plus qu’il n’a craint de s’unir à nous. Toute créature lui est assujettie, puisque c’est par lui que toute créature a été faite. Aussi quand nous envisageons sa divinité, quand nous entendons : « Au commencement était le Verbe, elle Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était au commencement en Dieu; tout a été fait par lui, et rien sans lui 1»; lorsque nous considérons cette divinité suréminente du Fils de Dieu qui plane au-dessus de ce qu’il y a de plus sublime parmi les créatures , et que nous l’entendons aussi gémir en quelques endroits de l’Ecriture, et prier, et confessant ses fautes; nous hésitons alors à lui attribuer ces paroles, parce que notre esprit ne quitte point facilement ces hauteurs d’où il contemplait sa divinité pour descendre à une humilité si profonde. Il craint de lui faire injure, en retrouvant chez

 

1. Jean, I, 1-3.

 

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un homme les paroles de celui qu’il invoquait lui-même comme un Dieu ; il hésite,-il voudrait changer le sens; et il ne trouve dans la sainte Ecriture d’autre moyen que d’appliquer ces paroles au Christ, et de ne s’en point détourner. Qu’il réveille donc et qu’il ravive sa foi; qu’il comprenne que celui dont il contemplait naguère la divinité a néanmoins pris la forme de l’esclave, est devenu semblable aux autres hommes, et reconnu pour un homme, par ce que l’on voyait de lui, qu’il s’est humilié en obéissant jusqu’à la mort 1, qu’il s’est approprié les paroles du Psalmiste, quand, sur la croix, il s’est écrié « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné 2? » C’est donc lui que l’on prie comme un Dieu, c’est lui qui prie comme un homme; ici il est Créateur, là créature t sans subir de changement, il a pris une nature changeante, et ne fait de nous avec lui qu’un seul homme, la tête et le corps. C’est donc lui que nous prions, c’est par lui, c’est avec lui. C’est en lui que nous disons, c’est en nous que lui-même fait cette prière du psaume qui a pour titre : « Prière de David 3 ». Car Jésus-Christ est fils de David selon la chair; mais comme Dieu il est Seigneur de David, créateur de David, et non seulement avant David, mais avant Abraham dont David est issu; mais avant Adam père de tous les hommes; mais avant le ciel et la terre qui renferment les autres créatures. Que personne donc, en entendant ces paroles, ne dise : Le Christ ne parle point ici; qu’il ne dise pas non plus: Ce n’est point moi qui parle; mais s’il croit être dans le corps du Christ, qu’il dise tout à la fois: C’est le Christ qui parle, c’est moi qui parle. Ne parle jamais sans lui, et il ne dira rien sans toi. N’est-ce point là une leçon de l’Evangile? Nous y lisons certainement: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, tout a été fait par lui » ; et pourtant nous y lisons encore: Et Jésus fut contristé 4, Jésus fut fatigué 5, Jésus dormit 6, il eut faim 7, il eut soif 8, il pria et passa la nuit en prières : « Jésus », est-il dit, « persistait dans sa prière et il y passait la nuit 9, et des gouttes de sang coulaient de son corps 10 » .Que nous enseignait-il quand ces gouttes de sang coulaient sur

 

1. Philipp. II, 5-8. — 2. Ps. XXI, 2 — 3. Id. LXXXV, 1. — 4. Matth. XXVI, 38. — 5. Jean, IV, 6. — 6. Matth. VIII, 24. — 7. Id. IV, 2. — 8. Jean, IV, 7; XIX, 28. — 9. Luc, VI, 12. — 10. XXII, 43, 44.

 

son corps, pendant sa prière, sinon que le sang des martyrs devrait couler de son corps mystique ou de l’Eglise?

2. « Seigneur, inclinez votre oreille, et exaucez-moi 1 ». Ainsi dit le Christ dans la forme de l’esclave; toi, esclave, parle dans la forme de ton Seigneur : « Inclinez votre oreille, ô Dieu, et exaucez-moi ». Il incline son oreille, si tu n’élèves point trop la tête. Car il s’approche de celui qui s’humilie; il s’éloigne de celui qui s’élève, à moins que lui-même ne l’ait relevé de son humilité. Dieu donc a incliné son oreille vers nous, lui si haut, et nous si bas; lui, dans la splendeur de la gloire, nous, dans la dernière abjection, mais pas sans remède néanmoins. « Il a montré son amour pour nous, et lorsque nous étions impies, il est mort pour nous. C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un homme juste; même pour un bienfaiteur quelqu’un se présenterait-il? « Mais Notre-Seigneur est mort pour les impies 2 ». Aucun mérite ne nous avait précédés pour que le Fils de Dieu mourût pour nous, et cette absence de mérites a fait ressortir sa miséricorde. Combien est donc sûre, combien est infaillible cette promesse de garder sa vie pour les justes, qu’a faite celui qui a donné sa vie pour les hommes injustes! « Inclinez, Seigneur, votre oreille, et écoutez-moi, car je suis pauvre et indigent ». Dieu donc n’incline point l’oreille vers celui qui est riche, il l’incline au contraire vers celui qui est pauvre et indigent, ou plutôt qui est humble, qui avoue ses fautes, qui a besoin de miséricorde, non point vers l’homme rassasié qui s’élève, qui se glorifie, comme s’il ne manquait de rien, et qui dit « Je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme ce publicain 2». Le Pharisien était riche, puisqu’il vantait ses mérites, le publicain était pauvre et confessait ses péchés.

3. Et quand je vous dis, mes frères, que Dieu n’incline point son oreille vers le riche, n’allez pas comprendre qu’il n’exauce point ceux qui ont de l’or ou de l’argent, des domestiques, des domaines, dès lors qu’ils y sont astreints par leur naissance, ou par le rang qu’ils tiennent dans le monde; qu’ils se souviennent seulement de ce qu’a dit l’Apôtre: « Ordonnez aux riches de ce monde de ne

 

1. Ps. LXXXV, 1.— 2. Rom. V, 6-9— 3. Luc, XVIII, 11-13.

 

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point s’enorgueillir 4». Quiconque ne s’enorgueillit point est pauvre en Dieu, et Dieu incline son oreille vers les pauvres, vers les indigents, vers les dénués du monde. Ils savent bien qu’ils ne doivent mettre leur espérance ni dans l’or, ni dans l’argent, ni dans tous ces biens qui semblent s’écouler avec le temps. Il leur suffit de ne point se perdre au moyen de ces richesses: c’est beaucoup qu’elles ne leur nuisent pas, car elles ne peuvent leur servir. Les oeuvres de charité sont utiles sans doute et chez le riche et chez le pauvre; chez le riche par l’oeuvre et par la volonté, chez le pauvre par la volonté seulement. Si donc un riche méprise en lui-même tout ce qui est occasion d’orgueil, il est un pauvre selon Dieu; et Dieu incline son oreille vers lui, parce qu’il fait que son coeur est contrit. Vous le savez, mes frères, ce pauvre couvert d’ulcères, et couché devant la porte du riche, fut porté par les anges au sein d’Abraham : voilà ce que nous lisons, ce que nous croyons. Quant à ce riche, qui était revêtu de pourpre et de fin lin, qui faisait chaque jour bonne chère, il fut jeté dans les flammes de l’enfer 1. Est-ce bien par le seul mérite de sa pauvreté que l’un fut reçu par les anges, et pour le crime d’être riche que l’autre fut jeté dans les tourments? Dans ce pauvre, c’est l’humilité qui est glorifiée, et dans ce riche l’orgueil qui est châtié. Et je prouve en un mot que ce n’est point la richesse, mais bien l’orgueil que Dieu a condamné dans ce riche. Assurément ce pauvre fut porté au sein d’Abraham; mais cet Abraham, au dire de l’Ecriture, était un riche de la terre, il avait de l’or, de l’argent 2. Si le riche est jeté dans les tourments, comment Abraham était-il plus élevé en gloire que le pauvre qu’il recevait dans son sein? Mais Abraham était humble au milieu de ses richesses; il tremblait devant les préceptes de Dieu, il s’y soumettait. Il estimait si peu les richesses selon le monde, que sur l’ordre de Dieu il allait immoler son fils 3, l’héritier de ces grands biens. Apprenez donc à être pauvres, à être indigents, soit que vous possédiez des biens ici-bas, soit que vous n’en possédiez point. Vous trouvez en effet des gens orgueilleux dans leur pauvreté, et des hommes riches qui confessent leurs péchés. Or, Dieu résiste aux

 

1. I Tim. VI, 17. — 2. Luc, XVI, 19-24.— 3. Gen. XIII, 2. —  Id. XXII, 10.

 

superbes, aux hommes vêtus de soie et de pourpre; il donne sa faveur aux humbles 1, qu’ils aient ou non des biens sur la terre. Dieu regarde l’intérieur; voilà ce qu’il pèse et ce qu’il juge. Tu ne vois point la balance de Dieu, et néanmoins elle pèse tes pensées. Voyez-le bien, notre interlocuteur ne fonde son espérance d’être exaucé qu’en ce qu’il dit: « Je suis pauvre et indigent ». Garde-toi de n’être point pauvre et indigent; situ ne l’es point, tu ne seras pas exaucé; rejette bien loin tout ce qui est autour de toi ou en toi, et qui pourrait te donner de la présomption; que Dieu soit ton unique appui : sois pauvre de lui, afin qu’il t’enrichisse de lui-même. Tout ce que tu posséderas sans lui ne fera qu’augmenter ton indigence.

4. « Conservez mon âme, parce que je suis saint 2 ». Ce langage, « parce que je suis saint », je ne sais qui peut le tenir, sinon celui qui était sans péché en cette vie; qui n’avait commis aucun péché, qui les a tous effacés. C’est sa voix que nous reconnaissons ici : « Parce que je suis saint, gardez mon âme » : nous le reconnaissons en cette forme d’esclave dont il s’était revêtu. Cette nature avait une chair et une âme. Non point, comme l’ont dit quelques-uns 3, une chair seulement unie au Verbe; mais une chair, une âme et le Verbe : et tout cela constituait un seul Fils de Dieu, un seul Christ, un seul Sauveur, égal au Père dans sa forme divine, chef de l’Eglise dans sa forme d’esclave. Donc à cette parole : « Parce que je suis saint », faut-il n’entendre que sa voix et la séparer de la mienne? Assurément, en parlant ainsi, il parle dans son union inséparable avec son corps. Et moi, oserai-je bien dire : « Parce que je suis saint ? Saint et me sanctifiant, sans avoir besoin qu’un autre me sanctifie, c’est là de l’orgueil, du mensonge: saint mais sanctifié, ainsi qu’il est dit : Soyez saints, parce je suis saint 4 » ; que tout le corps de Jésus-Christ, que cet homme qui crie vers Dieu des extrémités de la terre 5, ose bien dire avec son chef et sans son chef : « Parce que je suis saint », car il a reçu la grâce de la sainteté, la grâce du baptême et de la rémission des fautes. « Voilà ce que vous avez été », nous dit l’Apôtre, énumérant des péchés, graves et légers, ordinaires et horribles: « Voilà ce que

 

1. Jacques, IV, 6.— 2. Ps. LXXXV, 2.— 3. Les Apollinaristes.— 4. Lévit. XIX, 2. — 5. Ps. LX, 3.

 

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vous avez été, mais vous vous êtes lavés, mais vous vous êtes sanctifiés 1 ». Si donc nous sommes sanctifiés, selon l’Apôtre, que chacun des fidèles dise : « Je suis saint ». Ce n’est point là une parole d’orgueil, mais un témoignage de reconnaissance. Dire que tu es saint par toi-même, c’est de l’orgueil; mais fidèle à Jésus-Christ, membre de Jésus-Christ, dire que tu n’es pas saint, c’est de l’ingratitude. Pour confondre ton orgueil, l’Apôtre ne dit point : Tu n’as rien; mais bien : « Qu’as-tu, que tu n’aies pas reçu 2 ? » Il ne t’accuse pas de dire que tu as ce que tu n’as pas, niais de vouloir t’attribuer ce que tu as; reconnais même que tu as quelque chose, mais rien de toi, afin de n’être ni orgueilleux ni ingrat. Dis à ton Dieu : Je suis saint, parce que vous m’avez sanctifié : parce que j’ai reçu la sainteté, non parce que je l’avais: parce que vous me l’avez donnée, non parce que je l’ai méritée. Autrement tu t’exposerais à faire injure à Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Car si tous les chrétiens, tous les fidèles, parce qu’ils sont baptisés en Jésus-Christ, ont revêtu Jésus-Christ, ainsi que l’a dit l’Apôtre : « Vous qui êtes baptisés dans le Christ, vous êtes revêtus du Christ 3»; si, devenus membres de son corps, ils disent qu’ils ne sont pas saints, ils font injure à la tête, dont les membres alors ne seraient plus saints. Vois donc où tu es, et que la gloire de ton chef rejaillisse en toi. Toi autrefois dans les ténèbres, « maintenant lumière en Jésus-Christ. Car vous étiez ténèbres », nous dit l’Apôtre 4. Mais êtes-vous donc demeurés ténèbres ? Est-ce pour vous laisser dans ces ténèbres, ou pour vous jeter dans la lumière, qu’est venu ce divin illuminateur ? Que tout chrétien, ou plutôt que tout le corps du Christ, en butte à la tribulation, éprouvé par des secousses et des scandales sans nombre, crie au Seigneur: «Gardez mon âme, parce que je suis saint. Sauvez, ô mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous » . C’est là un saint sans orgueil, puisqu’il espère en Dieu.

5. « Ayez pitié de moi, Seigneur. parce que j’ai crié vers vous pendant tout le jour 5 ». Non point un seul jour, mais « tout le jour », ou en tout temps. Depuis que le corps du Christ gémit dans les angoisses,jusqu’à la fin des siècles qui mettra fin à ces angoisses, cet

 

1. I Cor. VI, 11.— 2. Id. IV, 7.— 3.Gal. III, 27.— 4. Ephés. V, 8. — 5. Ps. LXXXV, 3.

 

homme pousse vers Dieu des cris et des gémissements; et chacun de nous a sa part dans les gémissements du corps entier. Tu as crié dans les jours de ta vie, et ta vie est passée un autre t’a succédé, et a crié pendant sa vie; toi ici, un autre là, un troisième ailleurs c’est ainsi que dans la succession de ses membres, le Christ a crié pendant tout le jour. Il se porte comme un seul homme jusqu’à la tin des siècles. Les mêmes membres du Christ gémissent, et quelques-uns de ces membres déjà reposent en lui, quelques-uns crient maintenant sur la terre, d’autres gémiront quand nous serons dans le repos, et après eux d’autres encore. C’est donc le gémissement du corps entier que marque ici le Prophète, quand il dit: «J’ai crié vers vous pendant tout le jour». Quant à notre chef, il intercède pour nous 1, à la droite de son Père. Il reçoit quelques-uns de ses membres, il en châtie d’autres, purifie celui-ci, console celui-là, crée l’un, appelle l’autre, rappelle une seconde fois, corrige ceux-ci,- réintègre ceux-là.

6. « Répandez la joie sur l’âme de votre serviteur, ô mon Dieu, car j’ai levé mon âme vers vous 2 ». Donnez-lui la joie, parce que je l’ai élevée vers vous. Elle était sur la terre, et en ressentait les amertumes: afin qu’elle ne dessèche point dans l’amertume, et qu’elle ne perde point le parfum de votre grâce, je l’ai élevée à vous: faites-lui goûter quelque joie. Car vous seul êtes la joie, et le monde est plein d’amertume. Le chef a donc bien raison d’avertir les membres d’élever leurs coeurs au ciel. Qu’ils l’écoutent, qu’ils lui obéissent : qu’ils élèvent au ciel ce qui est mal à l’aise sur la terre. Le moyen de tenir le coeur intact, c’est de l’élever à Dieu. Si tu avais du blé dans un endroit humide, tu le transporterais en haut, de peur qu’il ne se gâtât. Tu élèverais ton blé en haut, et tu laisses ton coeur se corrompre sur la terre? Elève le vers le ciel, comme tu ferais de ton blé. Comment faire, me diras-tu ? Quels cables, quelles machines, quelles échelles ai-je sous la main ? Ces échelles sont tes affections : la route à suivre est ta volonté. Tu montes par l’amour, tu descends par l’insouciance. Quoique sur la terre, tu es dans le ciel, si tu aimes Dieu. Car le coeur ne s’élève pas à la façon d’un corps. Un corps ne s’élève qu’en changeant de place; le coeur s’élève en changeant de volonté.

 

1. Rom. VIII, 34. — 2. Ps. LXXXV, 4.

 

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« Seigneur, j’ai élevé mon âme vers vous ».

7. « Car vous êtes doux, Seigneur, facile à fléchir 1». Donnez-moi donc quelque joie. Fatigué de trouver l’amertume sur la terre, il a désiré quelque douceur, et il en cherche la source, mais ne la trouve point sur la terre. Quelque part qu’il se trouve, il ne rencontre que des scandales, des craintes, des tribulations, des épreuves. En quel homme trouver la sécurité? Qui lui donnera la vraie joie? pas même lui assurément, combien moins encore un autre! Ou bien les hommes sont méchants, et il faut les souffrir, espérer qu’ils se pourront convertir; ou ils sont hommes de bien, et alors il faut les aimer, non sans crainte qu’ils ne deviennent méchants, car ils peuvent toujours changer. Ici donc l’âme du Prophète est pleine d’amertume, par la malice des uns, et là elle est tourmentée par la crainte que l’homme de bien ne vienne à déchoir. Quelque part qu’il jette les yeux, il ne trouve qu’amertume sur la terre il ne peut l’adoucir qu’en s’élevant à Dieu: « Vous êtes doux, Seigneur, facile à fléchir ». Qu’est-ce à dire « doux? » Vous me supportez jusqu’à ce que vous me perfectionniez. Car, mes frères, je dois vous parler comme un homme au milieu d’autres hommes, et d’après l’expérience des hommes : que chacun rentre en son coeur, qu’il s’examine et se considère sans flatterie. Car s’examiner pour se tromper, serait le comble de la folie. Que chacun donc examine et voie ce qui se passe dans le coeur humain, comment nos prières sont pour la plupart entravées par nos futiles pensées, de sorte que son coeur peut à peine se tenir devant Dieu; et lui-même, qui voudrait s’y tenir, échappe en quelque sorte à ses propres efforts; il ne trouve ni barrière pour s’enfermer, ni digue pour contenir ses divagations, ses mouvements désordonnés, afin de se tenir devant Dieu et y goûter la joie. A peine dans toutes ces prières, trouvons-nous une prière digne de ce nom. Nous croirions peut-être que d’autres n’éprouvent pas ce que nous éprouvons, si nous ne lisions dans l’Ecriture cette parole du roi David au milieu de sa prière « J’ai trouvé mon coeur, ô mon Dieu, pour vous invoquer 2 ». Il a trouvé son coeur, dit-il, comme si ce coeur lui échappait d’ordinaire, comme s’il le poursuivait dans sa

 

1. Ps. LXXXV, 5. — 2. II Rois, VII, 27.

 

fuite, et que dans l’impossibilité de le saisir, il criât vers Dieu: « Mon coeur m’a échappé 1». Donc, mes frères, en examinant ces paroles du Prophète : « Vous êtes doux et facile à fléchir »; il me semble que quand il dit « Vous êtes doux; versez la douceur dans l’âme de votre serviteur, parce que vous êtes suave et doux »; il me semble, dis-je, qu’il attribue à Dieu la douceur, parce que Dieu souffre nos faiblesses et attend pour nous perfectionner la prière de notre coeur. Et quand nous la lui avons donnée, il la reçoit favorablement et nous exauce; il oublie tant d’autres prières faites avec dissipation, et il accepte celle que nous avons à peine trouvée. Où est, mes frères, où est l’homme qui souffrirait que son ami, après avoir commencé à s’entretenir avec lui, au lieu d’écouter sa réponse, lui tournât le dos et parlât avec un autre? Quel juge pourrait vous souffrir si, après en avoir appelé à son tribunal, tout en lui parlant, vous le quittiez tout à coup pour aller deviser avec votre ami? Et cependant Dieu souffre ces égarements du coeur, et dans ceux qui le prient, ces pensées que je n’appelle point dangereuses, que je n’appelle point coupables et ennemies de Dieu; mais vous occuper des pensées frivoles, c’est outrager votre interlocuteur. Or, cette prière est une conversation avec Dieu. Dans une lecture, c’est Dieu qui vous parle; dans une prière, c’est vous qui parlez à Dieu. Mais quoi? Faut-il désespérer du genre humain, et dire que tout homme sera damné, dès qu’une distraction se glissera dans sa prière et viendra l’interrompre? Si cela était, mes frères, je ne vois pas quelle espérance il nous resterait. Mais puisque nous espérons en Dieu, puisque sa miséricorde est grande, disons-lui : « Répandez la joie dans l’âme de votre serviteur, ô mon Dieu, parce que j’ai élevé mon âme vers vous ». Et comment l’ai-je élevée? Comment l’ai-je pu faire? Autant que vous m’en avez donné les forces, autant que j’ai pu la retenir dans sa fuite. Mais as-tu oublié, te répond le Seigneur, combien de fois tu t’es présenté devant moi, pour t’occuper de tant de frivolités, qu’à peine tu pouvais faire une prière fixe et arrêtée? « Vous êtes suave et doux, ô mon Dieu », doux pour me tolérer. Je suis malade et m’écoule comme l’eau; guérissez-moi, et je serai stable ;

 

1. Ps. XXXIX, 13.

 

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affermissez-moi, et je serai ferme; jusque-là vous me tolérez, parce que vous êtes suave et doux, ô mon Dieu!

8. « Et plein de miséricorde ». Non seulement miséricordieux, mais « plein de miséricorde ». Nos péchés abondent, votre miséricorde abonde en proportion. « Et vous êtes plein de miséricorde pour tous ceux qui vous invoquent ». Pourquoi l’Ecriture dit-elle en beaucoup d’endroits : « Qu’ils m’invoqueront, et que je ne les exaucerai pas 1»; et néanmoins « Dieu est plein de miséricorde pour ceux qui l’invoquent »; sinon parce que beaucoup l’invoquent, mais sans l’invoquer? C’est d’eux qu’il est dit : « Ils n’ont pas invoqué Dieu 2 ». lis invoquent, mais non pas Dieu. Tu invoques ce que tu aimes; tu invoques ce que tu appelles en toi, tu invoques ce que tu veux avoir en toi. Or, situ invoques le Seigneur, afin qu’il t’arrive de l’argent, un héritage, une dignité du monde, tu appelles des biens que tu désires posséder, tu te fais un Dieu complice de tes convoitises, non un Dieu qui écoute les prières. Dieu est bon s’il t’accorde ta demande. Mais si ta demande est mauvaise, n’y a-t-il pas plus de miséricorde à ne point l’accorder? Mais qu’il ne t’accorde rien, et il n’est rien pour toi, et tu dis alors : Que n’ai-je point demandé, et combien de fois, et je n’ai pas été exaucé? Or, que demandais-tu? La mort de ton ennemi peut-être. Et si cet ennemi demandait la tienne? C’est le même Dieu qui t’a créé, et qui l’a créé : il est un homme, de même que tu es un homme; or, Dieu qui est juste, entend l’un et l’autre et n’écoute ni l’un ni l’autre. Tu es triste, parce que tu as échoué contre lui; réjouis-toi de ce qu’il ait échoué contre toi. Mais, diras-tu, ce n’est point là ce que je demandais, je ne demandais point la mort de mon ennemi, mais bien la vie de mon fils. Quel mal y avait-il? A ton sens tu ne demandais rien de mauvais. Mais que diras-tu si ce fils ne t’a été enlevé que pour empêcher que la malice corrompît son esprit’? Mais il était pécheur, me répondras-tu, et je souhaitais qu’il vécût afin qu’il se convertît. Tu demandais qu’il vécût afin qu’il devînt meilleur. Mais si Dieu savait qu’une longue vie le rendrait pire encore? Comment savais-tu ce qui lui était le plus avantageux, de vivre ou de mourir? Si tu ne le savais pas,

 

1. Prov. I, 28. — 2. Ps. LII, 6. — 3. Sag. IV, 11.

 

rentre donc en toi-même, et laisse agir Dieu dans sa sagesse. Que faire alors, me diras-tu? Que demanderai-je ? Que demanderais-tu? Ce que Jésus-Christ, ce que le divin Maître t’a enseigné à demander. Invoque Dieu comme Dieu; aime Dieu comme Dieu. Il n’est rien de meilleur que lui; c’est lui qu’il faut souhaiter, désirer, Ecoute une prière adressée à Dieu dans un autre psaume : « Je n’ai demandé à Dieu qu’une seule chose, et je la demanderai encore ». Et quelle est cette demande? « D’habiter dans la maison « du Seigneur, tous les jours de ma vie ». Pourquoi? « Afin d’y contempler les délices du Seigneur 1 ». Si donc tu veux aimer Dieu, que ton amour pénètre tes os dans sa sincérité; aime-le par de chastes soupirs, que ton amour soit une flamme ardente, aspire vers lui; nul amour n’est plus doux, n’est plus suave, n’est plus délicieux, n’est plus durable. Quoi de plus durable qu’un amour sans fin? Ne crains pas qu’il ne meure pour toi, celui qui fait que tu ne meurs point. Si donc tu invoques Dieu comme Dieu, sois en sûreté, il t’exaucera; tu es dans le sens de ce verset : « Il est plein de miséricorde pour ceux qui l’invoquent».

9. Ne dis donc point: Dieu ne m’a point fait cette grâce. Rentre dans ta conscience, pèse, interroge, n’épargne rien, Si tu as réellement invoqué le Seigneur, sois certain qu’il ne t’a point accordé le bien temporel que tu lui demandais, par cela seul qu’il ne t’eût servi de rien. C’est, mes frères, dans cette vérité qu’il faut affermir votre coeur, un coeur chrétien, un coeur fidèle; ne vous attristez point, comme si Dieu s’était refusé à vos désirs, ne vous emportez point contre lui. Car il n’est pas bon de regimber contre l’aiguillon 2.Voyez l’Ecriture: le diable est exaucé, l’Apôtre ne l’est point. Que vous en semble? Comment Dieu peut-il exaucer les démons? Ils demandèrent d’entrer dans les pourceaux, et cela leur fut accordé 3. Comment le diable a-t-il été exaucé? Il demanda de tenter Job, et l’obtint 4. Comment l’Apôtre n’a-t-il pas été exaucé? « De peur que la grandeur de mes révélations ne me donnât de l’orgueil, un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de Satan pour me donner des soufflets; c’est pourquoi j’ai prié trois fois le

 

1. Ps. XXVI, 4.— 2. Act. IX, 5.— 3. Matth. VIII, 31, 32.— 4. Job, I, 11, 12; II, 5, 6.

 

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 Seigneur de l’éloigner de moi. Il m’a répondu : Ma grâce te suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse 1 ». Dieu donc a exaucé celui qu’il se préparait à condamner, et n’a point exaucé celui qu’il voulait guérir. Souvent un malade demande à un médecin bien des choses que celui-ci n’accorde pas; il résiste à sa volonté pour mieux veiller à sa santé. Prends donc le Seigneur pour ton médecin; demande-lui le salut, et il sera lui-même ton salut, non qu’il te sauvera d’une manière extérieure, mais lui-même sera ton salut: ne cherche donc point d’autre salut que lui-même, ainsi qu’il est dit dans le psaume : « Dites à mon âme: Je suis ton salut 2 ». Que peut-il te faire et te dire, que se donner à toi? Veux-tu qu’il se donne réellement? Mais comment se donner à toi, situ veux ce qu’il ne veut point? Il écarte les obstacles, afin d’entrer en toi. Considérez, mes frères, les biens que Dieu donne aux pécheurs, et jugez par là de ce qu’il réserve à ses serviteurs. A des impies qui blasphèment contre lui, il donne chaque jour le ciel, la terre, les fontaines, les fruits, la santé, des enfants, les richesses et l’abondance. Nul autre que Dieu ne donne ces biens. Si telle est sa munificence envers les méchants, que penses-tu qu’il réserve à ses serviteurs fidèles? Nous faudra-t-il penser qu’il n’a rien pour les bons, celui qui est si généreux envers les méchants? Il leur réserve au contraire, non la terre, mais le ciel. Et je dis trop peu en disant le ciel ; il leur réserve lui-même qui a fait le ciel. Le ciel est beau sans doute, mais celui qui a fait le ciel est beaucoup plus beau. Pourtant je vois le ciel, et lui, je ne le vois pas; aussi as-tu des yeux pour voir le ciel, mais tu n’as pas encore un coeur apte à contempler le créateur du ciel. Mais il est venu du ciel ici-bas pour purifier ton coeur, et te montrer le créateur du ciel et de la terre. Attends donc avec patience ton salut. Il sait par quels remèdes il pourra te guérir, quelles incisions, quelles brûlures il doit te faire. C’est par le péché que tu as contracté ta maladie: il est venu non-seulement pour adoucir, mais pour trancher et brûler. Ne vois-tu pas ce qu’endurent les hommes entre les mains du médecin; et il n’est qu’un homme ne donnant qu’une espérance incertaine? Vous guérirez, dit le médecin, vous guérirez si je pratique

 

1. II Cor. XII, 7-9.— 2. Ps. XXXIV, 3.

 

cette incision. C’est un homme qui parle ainsi, et à un autre homme; et celui qui fait la promesse n’est pas plus certain que celui qui l’entend; puisqu’elle est faite par un homme qui n’a pas fait l’homme, et qui ne sait qu’imparfaitement ce qui se passe dans le corps de l’homme: et néanmoins à la parole d’un homme qui ignore encore plus qu’il ne connaît ce qui se passe dans le corps humain, voilà un homme qui a confiance, qui abandonne son corps, qui se laisse garrotter, ou même souvent sans être lié endure le fer et le feu. Il recouvre la santé pour quelques jours, mais il ne sait quand il mourra, et parfois même il meurt pendant l’opération, on ne peut cicatriser ses plaies. Mais à qui Dieu a-t-il fait une promesse qu’il n’ait point tenue?

10. « Seigneur, fixez ma prière dans votre oreille 1 ». C’est l’élan d’un coeur qui supplie. « Seigneur, fixez ma prière dans votre oreille » ; c’est-à-dire, que ma prière n’échappe point à votre oreille, mais, daignez l’y fixer. De quelle manière obtenir que sa prière soit fixée dans l’oreille de Dieu ? Que Dieu nous réponde lui-même, et nous dise : Veux-tu que ta prière soit fixée dans mon oreille? toi. même fixe ma loi dans ton coeur. « Seigneur, fixez ma prière dans votre oreille, et soyez attentif à mes supplications ».

11. « J’ai crié vers vous, au jour de mon affliction, et alors vous m’avez exaucé 2.»

Ce qui vous a porté à m’exaucer, c’est que j’ai crié vers vous au jour de mon affliction. Tout à l’heure le Prophète nous disait: « Pendant tout le jour j’ai crié » ; tout le jour j’ai été dans l’affliction. Qu’un chrétien ne dise donc point qu’il est un jour exempt de peine. Tout le jour signifie pendant tout le temps Tout le jour il est dans l’angoisse. Eh quoi donc! y a-t-il tribulation quand tout est bien pour nous? Oui, tribulation. D’où vient-elle? Tant que nous sommes en cette vie, nous sommes loin du Seigneur 3. Quelles que soient ici-bas nos réjouissances, nous ne sommes point dans cette patrie, où nous nous hâtons d’arriver. Celui-là n’aime point la patrie qui se plaît dans l’exil : pour qui la patrie est douce, l’exil est amer; si l’exil est amer, il y a tribulation pendant tout le jour. Quand n’y a-t-il pas tribulation? Quand la patrie a pour nous des charmes. « A votre droite sont

 

1. Ps. LXXXV, 6. — 2. Id. 7. — 3. II Cor. V, 6.

 

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les douceurs sans fin. Votre face me comblera de joie 1 », dit le Prophète, « je contemplerai les beautés de mon Dieu 2 ». C’es là qu’il n’y aura plus ni labeur, ni gémissements: là, plus de supplications, mais uni louange sans fin; là, nous chanterons ave les anges un alléluia sans fin, un amen éternel; là une vision sans lassitude, un amour sans ennui. Vous-le voyez donc, il n’y a point de bonheur pour nous, tant que nous n’habiterons point ces demeures. Mais n’avons-nous pas tout en abondance? Quand même tu aurais tout en abondance, vois si tu es assuré de ne point perdre tout. Mais n’ai-je point aujourd’hui ce qui me manquait ? Ne m’est-il point venu de l’argent que je n’avais pas? Tu as sans doute aussi la crainte que tu n’avais pas; et alors ta sécurité égalait ta pauvreté. Mais je t’accorde les richesses, les biens de ce monde, l’assurance de n’en rien perdre. Que Dieu te dise encore : Tu auras toujours ces biens, tu les posséderas éternellement, mais tu ne verras point ma face. Ne consultez pas la chair, mais consultez l’esprit; laissez répondre votre coeur, répondre cette foi, cette espérance, cette charité qui commence à naître en vous. Si donc nous avions la certitude que nous serons toujours dans l’abondance, et que Dieu nous dit : Vous ne verrez point ma face, goûterions-nous quelque bonheur dans ces biens? Quelqu’un peut-être choisirait les joies d’ici-bas, et dirait : Je suis riche, c’est bien, je ne veux rien de plus. Cet homme n’a pas encore commencé à aimer Dieu; il n’a point encore soupiré dans son exil. Non, non. Arrière toutes ces séductions! Arrière ces charmes mensongers! Arrière tout ce qui nous dit chaque jour: Où es ton Dieu? Répandons notre âme sur nous-mêmes, confessons nos fautes avec larmes; gémissons dans ces aveux, soupirons dans nos misères 3. Rien n’est doux pour nous en dehors de Dieu. Nous ne voulons rien de ce qu’il nous donne, s’il ne se donne lui-même celui qui nous a tout donné. « Fixez ma prière dans votre oreille, ô mon Dieu, écoutez le cri de mes supplications. Au jour de mes tribulations, j’ai crié vers vous et vous m’avez exaucé ».

12. « Nul d’entre les dieux n’est semblable à vous, Seigneur 4 ». Quelle est cette parole?

 

1. Ps. XV, 11. — 2. Id. XXVI, 4.— 3. Id. XLI, 4, 5, 11.— 4. Id. LXXXV, 2.

 

« Nul d’entre les dieux n’est semblable à vous, Seigneur ». Que les païens se fassent des dieux selon leurs caprices; que les ouvriers en argent, en or, les ciseleurs, les sculpteurs, leur fabriquent des dieux. Quels dieux? Des dieux qui ont des yeux pour ne point voir 1, et tous ces défauts que le Psalmiste leur a reprochés. Mais, me dit un païen, ce n’est point là ce que j’adore, ils ne sont que des signes, je ne les adore point. Qu’adorez-vous donc? Quelque chose de pire: « Car les dieux des nations sont les démons 2 ». Qu’est-ce donc? Ni les démons non plus, nous ne les adorons pas. Et pourtant vous n’avez que le démon dans vos temples, et il n’y a que lui qui inspire vos devins. Mais que nous alléguez-vous? Nous adorons les anges, les anges sont, nos dieux. Vous ne connaissez nullement les anges, car les anges adorent un seul Dieu, et n’accordent aucune faveur aux hommes qui veulent adorer les anges, et non Dieu. Des anges que l’on voulait honorer, ont défendu aux hommes de leur rendre un culte 3; il le faut au vrai Dieu. Mais qu’on les appelle des anges ou des hommes, bien qu’il soit écrit: « Je l’ai dit : vous « êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut 4 ; nul parmi les dieux n’est semblable à vous, ô mon Dieu ». Quelles que soient les pensées des hommes, la créature ne sera point semblable au Créateur. Or, à l’exception de Dieu, tout ce qui est dans la nature est l’oeuvre de Dieu. Qui pourra mesurer la distance entre l’oeuvre et l’ouvrier? Le Prophète s’écrie donc: « Nul parmi les dieux n’est semblable à vous, ô mon Dieu ». Mais il n’a point précisé la différence avec Dieu, parce que cette précision est impossible. Que votre charité le veuille bien comprendre, Dieu est ineffable; il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas, que de dire ce qu’il est. Ta pensée s’arrête sur la terre, ce n’est pas Dieu; sur la mer, ce n’est pas Dieu; sur tout ce qui est sur la terre, ce sont des hommes et des animaux, ce n’est pas Dieu; sur tout ce qu~ est sur la mer, sur tout ce qui vole dans les airs, ce n’est pas Dieu; sur tout ce qui brille dans les cieux, ce sont les étoiles, le soleil et la lune, ce n’est pas Dieu; sur le ciel, ce n’est pas Dieu. Elève ta pensée jusqu’aux Anges, aux Vertus, aux Puissances, aux Archanges, aux Trônes, aux Sièges, aux Dominations, tout cela n’est pas Dieu. Qu’est-il donc? J’ai

 

1. Ps. CXIII, 5.— 2. Id. XCV, 5.— 3. Apoc. XIX, 10. — 4. Ps. LXXXI, 6.

 

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seulement pu te dire ce qu’il n’est pas. Tu me demandes ce qu’il est? Ce que l’oeil n’a point vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme 1. Comment pourrait arriver à ma langue ce qui n’est pas arrivé jusqu’à mon coeur? «Nul n’est semblable à vous parmi les dieux, ô mon Dieu; nul ne peut vous être comparé dans vos oeuvres ».

13. « Toutes les nations que vous avez faites, viendront et se prosterneront devant vous, ô mon Dieu 2 ». Il prophétise l’Eglise dans ces paroles: « Toutes les nations que vous avez faites ». S’il est une nation que Dieu n’ait point faite, elle ne l’adorera point; mais il n’est aucun peuple que Dieu n’ait fait, puisque Adam et Eve, qui sont la source de toutes les nations, c’est Dieu qui les a créés, et que de là tous les peuples tirent leur origine: Dieu donc a fait tous les peuples. « Toutes les nations que vous avez faites, viendront et se prosterneront devant vous, ô mon Dieu ». Quand le Prophète parlait-il ainsi? Quand il n’y avait pour se prosterner devant Dieu que quelques saints chez le seul peuple des Hébreux, ainsi parlait le Prophète, et aujourd’hui, selon cette prophétie, nous voyons « toutes les nations que vous avez faites, ô mon Dieu, se prosterner devant vous ». Quand le Prophète parlait ainsi, nul ne voyait que par la foi; aujourd’hui qu’on le voit, pourquoi nier que « toutes les nations que vous avez faites, Seigneur, viennent se prosterner devant vous, et glorifier votre nom? »

14. « Parce que vous êtes grand, que vous opérez des merveilles, et que seul vous êtes un grand Dieu ». Que nul ne se dise grand. On devait voir des hommes se nommer grands: c’est contre cette prétention que le Prophète s’écrie: « Vous seul êtes grand Dieu 3». Autrement à quoi bon dire à Dieu, que lui seul est grand et Dieu? Qui peut ignorer qu’il est Dieu et grand? Mais comme on devait voir des hommes qui se diraient grands, tout en rapetissant Dieu, le Prophète rabat leur prétention, en disant: « Vous seul êtes Dieu et grand ». Car ce que vous dites s’accomplit, et non ce que disent ceux qui prônent leur grandeur. Qu’a dit le Seigneur par l’Esprit-Saint? « Toutes les nations que vous avez faites viendront, et se prosterneront devant vous, ô mon Dieu ». Que vient nous dire je ne sais

 

1. II Cor, II, 9. — 2. Ps. LXXXV, 9. — 3. Id. 10.

 

quel homme se disant grand? Point du tout; Dieu n’est pas adoré parmi toutes les nations: toutes les nations ont péri, il n’y a plus que l’Afrique. Voilà ton langage, ô toi qui te dis grand: mais il tient un autre langage, ce Dieu qui seul est grand. Que dit-il donc ce seul grand Dieu? « Toutes les nations que vous avez faites, ô mon Dieu, viendront se prosterner devant vous ». Je vois ce qu’a dit le seul Dieu qui est grand : que l’homme se taise dans sa fausse grandeur; oui, fausse grandeur par cela seul qu’il dédaigne de se faire petit. Qui daigne d’être petit? Celui qui parle ainsi: « Quiconque , parmi vous , prétendra être grand», a dit le Seigneur, « sera votre serviteur 1 ». Si cet homme voulait être le serviteur de ses frères, il ne les séparerait point de leur mère. Mais comme il vise à la grandeur, et ne veut pas être petit pour le bien des autres : Dieu, qui résiste aux superbes, mais accorde aux humbles ses faveurs 2, parce que seul il est grand, accomplit ce qu’il a prédit, et confond ceux qui maudissent le Christ. Or, c’est maudire le Christ que dire qu’il n’y a plus d’Eglise dans l’univers entier, muais seulement en Afrique. Dis-lui: Tu perdras tes villas, peut-être ne t’épargnera-t-il pas les soufflets; et le voilà qui prêche que le Christ a perdu cet héritage racheté de son sang. Jugez, mes frères, de la violence de l’outrage. L’Ecriture l’a dit: « Une grande nation est la gloire d’un roi, mais un peuple décroissant est la confusion du prince 3 ». Tu vas donc jusqu’à faire cette injure au Christ, de prétendre que son peuple en est réduit à ce coin de terre? Tu es donc né, tu fais donc profession d’être chrétien pour envier au Christ sa gloire, et tu prétends en porter le signe sur ton front, quand il n’est plus dans ton coeur, « Une grande nation est la gloire d’un prince ». Reconnais donc ton roi, fais-lui cet honneur de lui accorder une grande nation. Quelle grande nation lui donner, me diras-tu? Ne lui accorde rien selon ton coeur, et tu feras bien. D’où lui donner alors? Donne-lui d’après ces textes: « Toutes les nations que vous avez faites viendront se prosterner devant vous, ô mon Dieu ». Parle ainsi, proclame cette vérité et tu lui donneras une grande nation; parce que toutes les nations mie sont en lui seul qu’une seule nation, c’est là l’unité. De même qu’on dit l’Eglise, on dit les Eglises,

 

1. Matth. XX ,26. — 2. Jacques, IV, 6. — 3. Prov. XIV, 28.

 

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et que ces Eglises ne forment qu’une Eglise ainsi cette grande nation sera toutes les na lions. Tout à l’heure c’étaient des nations des nations nombreuses, comment n’y a-t il plus qu’une nation? Parce qu’il n’y a qu’une seule foi, qu’une seule espérance, qu’une seule charité, qu’un seul avenir. Et enfin pourquoi n’y aurait-il pas une seule, nation, quand il n’y a qu’une seule patrie? Cette patrie, c’est le ciel; cette patrie, c’est Jérusalem: quiconque n’en est pas citoyen ici-bas, n’appartient pas i cette nation, et quiconque en est citoyen ici-bas, est de l’unique nation de Dieu. Et cette nation s’étend de l’Orient à l’Occident, du Nord et de l’Océan dans toutes les quatre parties de l’univers entier. Voilà ce que dit le Seigneur. De l’Orient et de l’Occident, comme du Nord et de la mer, glorifiez votre Dieu. Voilà ce qu’il a prédit, ce qu’il a accompli, parce que seul il est grand. Qu’il cesse donc de parler ainsi contre le Dieu qui seul est grand, celui qui n’a pas voulu être petit; parce que Dieu et Donat ne peuvent être grands tous deux.

15. « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité 1. » Votre voie, votre vérité, votre vie, c’est le Christ. Le corps est donc pour lui, et le corps vient de lui. « Je suis la voie, la vérité, et la vie 2 ». « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie », Dans quelle voie? « Et je marcherai « dans votre vérité ». Autre est nous conduire vers le chemin, et autre nous conduire dans le chemin. Voyez l’homme toujours pauvre, toujours ayant besoin de secours. Ceux qui sont en dehors du chemin ne sont pas chrétiens, ou ne sont pas encore catholiques; il faut les conduire vers le chemin. Mais quand ils arriveront au chemin, et qu’ils seront devenus catholiques dans le Christ, qu’ils se laissent conduire par lui-même dans ce chemin, afin de ne point tomber. C’est alors qu’ils marchent dans la voie, avec certitude. « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie ». le suis dans cette voie, daignez me conduire vous-même. « Et je marcherai dans votre vérité » : sous votre direction, je ne puis errer; si. vous m’abandonnez, je suis dans l’erreur. Prie donc le Seigneur de ne t’abandonner jamais, de te diriger jusqu’à la fin. Comment conduit-il? par ses conseils, et en te donnant la main. Et qui a connu le bras du Seigneur 3? Donner son Christ, c’est donner

 

1. Ps. LXXXV, 11. — 2. Jean, XIV, 6.—  3. Isa. LIII, 1.

 

sa main, et donner sa main, c’est donner son Christ. Te conduire à la voie, c’est te conduire au Christ ; et te conduire dans la voie, c’est te conduire dans le Christ. Or, le Christ est la vérité. « Conduisez-moi, Seigneur; dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité »; dans celui-là même qui a dit : « Je suis la voie, la vérité, et la vie ». Pourquoi en effet conduire dans la voie et dans la vérité, sinon pour arriver à la vie? C’est donc en lui, Seigneur, que vous nous conduisez vers lui. « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité ».

16. « Que mon coeur soit dans la joie, afin de craindre votre nom ». Dans cette joie donc il y a de la crainte. Mais avec la crainte où peut être la joie? n’y a-t-il point ordinairement de l’amertume dans la crainte? Un jour nous aurons une joie sans crainte ; ici-bas la crainte est dans la joie. Nous n’avons ni une sécurité entière, ni une joie pleine. Sans aucune joie nous succombons, avec une entière sécurité notre allégresse est vicieuse. Que Dieu donc laisse tomber sur nous quelque joie, qu’il nous inspire de la crainte, et des douceurs de la joie nous conduise au repos de la sécurité. Qu’il nous inspire de la crainte, afin qu’une trompeuse allégresse ne nous jette point hors de la voie. Aussi le Psalmiste a-t-il dit : « Servez le Seigneur dans la crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement 1 ». Et l’apôtre saint Paul a dit aussi: « Opérez votre salut avec crainte « et avec tremblement, car c’est Dieu qui l’opère en vous 2». Quel que soit donc le bonheur qui nous arrive, mes frères, craignez davantage; car ce que vous prenez pour une félicité, est plutôt une épreuve. Il vous vient un héritage, une grande fortune, je ne sais quel comble de prospérité; ce sont autant d’épreuves, prenez garde à la corruption. Il y a même des prospérités dans le Christ, et dans la charité du Christ : ainsi tu as peut-être gagné une épouse qui avait suivi le parti de Donat; tu as amené à la foi tes fils qui étaient païens; tu as conquis au Christ un ami qui voulait t’entraîner dans les théâtres, et tu l’as ramené dans l’Eglise; tu avais peut-être un ennemi acharné à te contredire, et déposant sa rage, il est devenu doux, a connu le Seigneur, et loin d’aboyer contre toi il proteste

 

1. Ps. II, 11.— 2. Philipp. II, 12, 13.

 

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avec toi contre les méchants; voilà tout autant de joies. Qu’est-ce en effet qui nous réjouira, si tout cela ne nous réjouit point?Ou quelles autres joies plus pures que celles-là pourrons-nous avoir? Mais comme il y a en cette vie des tribulations, des épreuves, des dissensions et des schismes, et tous ces maux dont le siècle ne saurait être exempt jusqu’à ce que l’iniquité disparaisse; que notre joie ne nous endorme point dans notre sécurité, que notre coeur se réjouisse, mais dans la crainte du Seigneur ; qu’il ne trouve ailleurs ni joie, ni repos. N’attendez pas de sécurité dans l’exil; quand nous la voudrons goûter ici-bas, ce sera plutôt une glu pour le corps, qu’une sécurité pour l’homme. « Que mon coeur soit dans la joie, de manière à craindre votre nom».

17. « Je vous confesserai, Seigneur mon Dieu, de tout mon coeur, et je glorifierai votre nom dans l’éternité; parce que votre miséricorde est grande envers moi, et que vous avez arraché mon âme de l’enfer inférieur 1». Ne m’en veuillez point, mes frères, si je ne vous donne point sur ce verset une interprétation certaine. Je suis homme, et je n’ose parler que d’après les saintes Ecritures, jamais de moi-même. Je n’ai point éprouvé l’enfer, vous non plus : peut-être prendrons-nous un autre chemin qui ne sera point celui de l’enfer. Tout cela est incertain. Mais comme on ne saurait contredire l’Ecriture qui nous dit: « Vous avez arraché mon âme à l’abîme inférieur »; nous comprenons qu’il y a comme deux enfers, l’un supérieur, l’autre inférieur. Pourquoi, en effet, un enfer inférieur, s’il n’en est un supérieur ? Ce n’est qu’à raison de cette partie supérieure de l’enfer que l’on peut parler d’une autre. Il me semble donc, mes frères, qu’il est pour les anges une habitation céleste, séjour des joies ineffables, séjour d’immortalité et d’incorruption, séjour où tout est en permanence, selon le don et la grâce de Dieu. C’est la partie supérieure du monde. Si telle est la partie supérieure, ce séjour terrestre, séjour de la chair et du sang, séjour de la corruption, où l’on naît pour mourir, où il y a disparition et succession, mutabilité et inconstance, où l’on ne rencontre que les craintes, les convoitises, les horreurs, les joies incertaines, une espérance fragile, une substance

 

1. Ps. LXXXV, 12, 18.

 

périssable, ce séjour, dis-je, ne peut être comparé au ciel dont nous venons de parler; si donc on ne saurait le comparer au ciel, le ciel est la région supérieure, et celle-ci sera la région inférieure, d’où vient le nom d’enfer. Mais après la mort, où irons-nous, s’il n’y a une région encore au-dessous de cette région inférieure que nous habitons avec notre chair et notre mortalité? Car l’Apôtre l’a dit, « le corps est mort à cause du péché 1». Nous sommes donc morts dès ici-bas, et rien d’étonnant, dès lors, que ce séjour soit appelé enfer, s’il y a tant de morts. L’Apôtre ne dit point que le corps mourra, mais bien: « Le corps est mort ». Il est vrai que ce corps possède encore une vie; mais il est véritablement mort, bien qu’il soit uni à l’âme, si nous Je comparons à ce corps que nous devons avoir, et qui ressemblera au corps des anges. Mais au-dessous de cet enfer, c’est-à-dire au-dessous de cette partie inférieure, il est un autre enfer où vont les morts, dont Dieu a voulu tirer nos âmes en y envoyant son Fils. Car, mes fières, c’est dans ces deux régions inférieures, que Dieu a envoyé son Fils, pour nous délivrer dans l’une comme dans l’autre. Il est venu dans l’une en naissant, dans l’autre en mourant. Aussi, d’après l’exposition de l’apôtre saint Pierre, et non plus d’après les conjectures humaines, est-ce bien lui qui a dit dans un psaume: « Vous ne laisserez point mon âme dans l’enfer 2».  Donc aussi cette parole : « Vous avez arraché mon âme à l’enfer inférieur », est sa parole, ou bien notre parole par Jésus-Christ Notre. Seigneur; car s’il est venu dans l’enfer, c’est afin que nous ne restions point dans l’enfer.

18. J’exposerai aussi une autre opinion. Il y a peut-être dans les enfers une région plus profonde, où sont précipités les impies chargés d’iniquités. Car il ne nous est guère possible de définir qu’Abraham n’avait pas une place, quelque part dans les enfers. Le Seigneur en effet n’était pas encore descendu dans les enfers, pour en délivrer les âmes des saints qui l’avaient précédé, et pourtant Abraham était dans le repos. Et ce riche, tourmenté dans les enfers, leva les yeux pour voir Abraham. Or, il ne pouvait le voir en levant les yeux, si Abraham n’eût été en haut et lui en bas. Et quand il s’écrie: « Abraham, ô mon père, envoyez Lazare, afin qu’il

 

1. Rom, VIII, 10. — 2. Ps. XV, 10; Act, II, 27.

 

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trempe son doigt dans l’eau, et en laisse tomber une goutte sur ma langue, car je suis dévoré dans ces flammes » : que lui répond Abraham? « Mon fils, souviens-toi que tu as reçu de grands biens pendant ta vie, et Lazare des maux : maintenant il est dans le repos, et toi dans les tourments. Au surplus un grand chaos est consolidé entre vous et nous, de sorte que nous ne pouvons aller à vous, ni vous venir, à nous 1». Ce serait donc à la vue de ces deux enfers peut-être, dont l’un est pour les justes un lieu de repos, dont l‘autre est pour les impies un lieu de tourments, que le Prophète, dans sa prière, déjà incorporé à Jésus-Christ, et priant par la voix de Jésus-Christ, dit que Dieu a délivré son âme de l’enfer inférieur, parce qu’il l’a délivré des péchés qui pouvaient le conduire aux tourments de cet enfer inférieur. Il en est de même d’un médecin qui, te voyant près de tomber malade par excès de fatigue , te dirait : Ménage-toi, traite-toi de telle façon , repose-toi , prends telle nourriture; autrement tu tomberas malade; mais, au contraire, ce moyen te sauvera; tu as raison de dire alors au médecin : Vous m’avez délivré de maladie, non que tu aies été malade, mais parce que tu devais l’être. Voilà un homme qui avait une affaire embarrassante, et il devait subir l’emprisonnement; un autre vient et défend sa cause. Que lui dit-il, pour le remercier? Vous m’avez sauvé de la prison. Un débiteur allait être pendu, on paie sa dette; on dit qu’il est délivré de la potence. Ni l’un ni l’autre n’y étaient encore; mais parce que leurs méfaits devaient les y conduire, et qu’ils y fussent arrivés si l’on ne fût venu à leur secours, on dit avec raison qu’ils ont été délivrés de cette peine à laquelle des libérateurs ne les ont pas laissé conduire. Que vous embrassiez donc, mes frères, l’une ou l’autre partie, j’étudie avec vous la parole de Dieu, sans rien affirmer avec témérité, « Vous avez délivré mon âme de l’enfer inférieur».

19. « O Dieu, ceux qui violent votre loi, se sont élevés contre moi 2 ». Quels sont ces violateurs de la loi? Il n’appelle point ainsi les païens qui n’ont point reçu la lui; et nul ne peut violer un précepte qui n’est pas imposé. L’Apôtre dit d’une manière absolue

 

1. Luc, XVI, 22-26. — 2. Rom. IV, 15.

 

« Sans loi, il n’y a point de prévarication »; donnant ainsi le nom de prévaricateurs à l’égard de la loi, ceux qui violent cette même loi. Si nous mettons cette parole dans la bouche du Seigneur, les violateurs de la loi seront les Juifs. « Ces violateurs se sont élevés contre moi »; n’observant point la loi, ils ont accusé le Christ de la violer. «Ces contempteurs de la loi se sont élevés contre moi ». De là cette passion du Sauveur que nous connaissons. Or, penses-tu que son corps ne souffre plus rien de semblable? Est-ce possible? « S’ils ont appelé Béelzébub le père de famille, à combien plus forte raison ses domestiques? Le disciple n’est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus de son Seigneur 1». Son corps souffre donc de la part des prévaricateurs; ils s’élèvent contre le corps du Christ. Quels sont donc ces violateurs de la loi? Les Juifs oseraient - ils bien s’élever contre le Christ? Non : et ils ne nous font pas subir grande tribulation, car ils n’ont pas encore embrassé la foi, ni connu le salut. Ceux qui s’élèvent contre le Christ, ce sont les mauvais chrétiens, qui font subir l’affliction chaque jour au corps du Christ. Les auteurs de tout schisme, de toute hérésie, tous ceux qui dans l’Eglise vivent dans le désordre, et qui imposent leur désordre aux âmes pieuses, qui les attirent, qui corrompent les moeurs pures par leurs conversations dépravées 2, voilà « les contempteurs de la loi qui s’élèvent contre moi ». Ainsi doit parler toute âme pieuse, toute âme chrétienne, mais non toute âme qui n’en souffre point. Or, toute âme qui est chrétienne sait les maux qu’elle endure : si elle connaît ce qu’elle endure, qu’elle reconnaisse ici. ses plaintes; et si elle est au-dessus de la douleur, qu’elle soit encore au-dessus de la plainte; mais si elle ne veut pas demeurer étrangère à la douleur, qu’elle marche dans la voie étroite 3. Qu’elle commence à vivre pieusement dans le Christ, alors il devient nécessaire qu’elle endure la persécution. « Tous ceux», dit l’Apôtre, «qui veulent vivre pieusement dans le Christ, souffriront persécution 4. Seigneur, les contempteurs de votre loi se sont élevés contre moi; la synagogue des puissants a recherché « mon âme ». Cette synagogue des puissants, c’est l’assemblée des orgueilleux; or, la synagogue

 

1. Matth. X, 24, 25. — 2. I Cor. XV, 33. — 3. Matth. VII, 14. — 4. II Tim. III, 12.

 

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des puissants s’est élevée contre notre chef, ou contre Notre-Seigneur Jésus-Christ; et ils ont dit, ils ont crié d’une voix unanime: « Crucifiez-le ! crucifiez 1 !» C’est d’eux qu’il est écrit: « Pour ces enfants des hommes, les dents sont des armes et des flèches, et leur langue est un glaive effilé 2». Ils ne l’ont point frappé; mais crier, c’était le frapper; crier, c’était le crucifier. Crucifier le Seigneur, c’était obéir à leurs cris, obéir à leur volonté. « La synagogue des puissants a recherché mon âme; ils n’ont point arrêté leurs regards sur vous ». Comment n’ont-ils point arrêté leurs regards? Ils n’ont point compris qu’il était Dieu. Ils eussent épargné l’homme, ils eussent marché selon leur vue. Mais parce qu’il n’était pas un Dieu, qu’il était un homme, fallait-il donc le mettre à mort? Epargne l’homme, et reconnais un Dieu.

20. « Et vous, Seigneur, Dieu de miséricorde et de clémence, vous êtes plein de patience, de compassion et de vérité 3». Pourquoi « plein de longanimité, de compassion, de miséricorde? » Parce que sur la croix, il s’écrie : « Mon Père, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font 4 ». A qui adresse-t-il cette prière? Pour qui? Qui est-ce qui prie? En quel endroit? C’est le Fils qui invoque son Père, le crucifié en faveur des impies, quand on l’injurie, non plus en paroles, mais jusqu’à lui donner la mort, quand il est cloué à la croix; on dirait que ses mains ne sont ainsi étendues qu’afin de prier pour eux, qu’afin que sa prière s’élevât comme un parfum en présence de son Père, et que ces mains élevées fussent comme un sacrifice du soir 5. « Vous êtes plein de patience, de miséricorde et de vérité ».

21. Si donc vous êtes la vérité, « Jetez les yeux sur moi, prenez-moi en pitié, et donnez la puissance à votre serviteur 6 ». Parce que vous êtes la vérité, « donnez la puissance à votre serviteur ». Que les jours d’épreuve s’écoulent, et que vienne enfin le temps de juger. Qu’est-ce à dire: «Donnez la puissance à votre serviteur? » « Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils toute puissance de juger 7». C’est lui qui ressuscite, et qui doit venir sur la terre pour juger : il apparaîtra terrible, lui qui a paru méprisable. Il montrera sa puissance, lui qui n’a montré

 

1. Jean, XIX, 6.— 2. Ps. LVI, 5.— 3. Id. LXIXV, 15.— 4. Luc, XXIII, 34. — 5. Ps. CXL, 2.— 6. Id. LXXX, 16.— 7. Jean, V, 22.

 

que patience. A la croix, c’était la puissance, au jugement, ce sera la puissance. Au jugement il paraîtra dans son humanité, mais aussi dans sa gloire : « Car il doit venir », ont dit les Anges, « tel que vous l’avez vu s’élever 1 ». C’est dans la forme de l’homme qu’il viendra pour le jugement, aussi sera-t-il vu des impies qui ne pourront voir la forme divine. Car « bienheureux ceux dont le coeur est pur, parce qu’ils verront Dieu 2». C’est sous la forme de l’homme qu’il apparaîtra pour dire « Allez au feu éternel 3»; afin que cet oracle d’Isaïe soit accompli : « Enlevez l’impie, afin qu’il ne voie point la clarté du Seigneur 4 ». Qu’il disparaisse afin qu’il ne voie point la forme de Dieu. Ils verront donc la forme de l’homme, mais ils ne verront point « cette forme divine qui le rend égal à Dieu 5 ». « Ce Verbe qui était au commencement, Verbe qui était en Dieu, Verbe qui était Dieu 6» : voilà ce que les impies ne verront point. Car si le Verbe est Dieu, et si « bienheureux les coeurs purs parce qu’ils verront Dieu 7 », comme les impies ont le coeur souillé, assurément ils ne verront pas Dieu. Comment donc « verront-ils Celui qu’ils ont percé 8», sinon qu’il apparaîtra visiblement sous la forme humaine pour ceux qui seront jugés, et sous la forme d’un Dieu pour ceux-là seulement qui seront séparés à sa droite? Quand en effet ils seront placés à droite, il leur sera dit : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde ». Et que sera-t-il dit aux impies de la gauche? « Allez dans le feu éternel, que mon Père a préparé au diable et à ses anges ». Or, après le jugement, quelle est la conclusion de l’Evangile? « Ainsi », dit-il, « les impies iront au brasier sans fin, et les justes à la vie éternelle 9». Ils passeront, ainsi, de la vision de la forme de l’homme, à la vue de la forme divine. « Or », est-il dit, « c’est en ceci que consiste la vie éternelle; à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé 10 »; c’est-à-dire que lui aussi est le seul vrai Dieu. Car le Père et le Fils sont un seul vrai Dieu: et alors le sens serait, afin qu’ils reconnaissent pour vrai Dieu et vous et Jésus-Christ que vous avez envoyé.

 

1. Act. I, 11. — 2. Matth. V, 8.— 3. Id. XXV, 41.— 4. Isa. XXVI, 10, suiv. les Septante.— 5. Philipp. II, 6.—6. Jean, I, 1.— 7. Matth. V, 8. — 8. Jean, XIX, 37. — 9. Matth. XXV, 34, 41,46,— 10. Jean, XVII, 3.

 

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Car les bienheureux ne passeront point à la vision du Père, sans voir aussi le Fils. Si l’on ne voyait en effet le Fils dans le Père, ce même Fils ne dirait point à ses disciples, que le Fils est dans le Père, comme le Père est dans le Fils. Voilà que ses disciples lui disent : « Montrez-nous le Père, et cela nous suffit ». Il répond : « Depuis si longtemps je suis avec  vous, et vous ne me connaissez point? Philippe, quiconque me voit, voit aussi mon Père ». Remarquez : voir le Père, c’est voir aussi le Fils, comme voir le Fils, c’est voir aussi le Père. Aussi le Sauveur a-t-il ajouté: « Ne savez-vous donc pas que je suis en mon Père, et que mon Père est en moi ?» C’est-à-dire, en me voyant on voit mon Père, et en voyant le Père on voit le Fils; on ne peut les séparer dans la vision bienheureuse, comme on ne peut les séparer dans leur nature et dans leur substance. Et pour vous montrer que le coeur doit se préparer à voir la divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit, que nous croyons sans la voir encore, en purifiant néanmoins notre coeur par cette croyance, afin que nous puissions lavoir un jour, le Seigneur a dit à un autre endroit: « Celui qui écoute mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime : or, celui qui m’aime, sera aimé de mon Père, et moi je l’aimerai, et me montrerai à lui 1 ». Ceux à qui il parlait, ne le voyaient-ils donc point? Ils le voyaient, et ne le voyaient point; ils voyaient dans un sens, et croyaient dans un autre sens; ils voyaient un homme, ils croyaient in Dieu. Or, au jugement ils verront avec les impies le même Jésus Notre-Seigneur; après le jugement ils verront Dieu à l’exclusion des impies. « Donnez la puissance à votre serviteur ».

22. « Et sauvez le fils de votre servante 2». Ce fils de la servante est Notre-Seigneur. De quelle servante? de celle qui répondit, quand on lui annonça Celui qui devait naître : «Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole 3». Sauver le Fils de la servante, c’était donc sauver son Fils: son Fils dans la forme de Dieu, le fils de la servante sous la forme de l’esclave 4. C’est donc de la servante du Seigneur qu’est né Notre-Seigneur, sous la forme de l’esclave, lui qui dit: « Sauvez le fils de votre servante»,

 

1. Jean, XIV, 8-10, 21 — 2. Ps. LXXXV, 16. — 3. Luc, I, 38. — 4. Philipp. II, 6.

 

Il a été sauvé de la mort, comme vous le savez, et sa chair qui était morte a repris la vie. Mais afin que vous sachiez qu’il est Dieu, et qu’il n’est point ressuscité par son Père, tellement que lui-même ne fût rien dans la résurrection, puisque lui-même aussi a ressuscité sa chair, vous lisez dans l’Evangile cette parole: « Détruisez le temple de Dieu, et je le rétablirai en trois jours 1 ». Et pour nous interdire tout autre sens, l’Evangéliste ajoute : « Il parlait ainsi du temple de son « corps 2 » . Donc le fils de la servante a été sauvé. Que tout chrétien incorporé au Christ, s’écrie aussi : « Sauvez le fils de votre servante ». Peut-être ne peut-il point dire : « Donnez la puissance à votre Fils », puisque ce Fils a réellement reçu la puissance. Mais pourquoi ne pas le dire également? N’est-ce pas à des serviteurs qu’il est dit : « Vous vous assiérez sur douze trônes, pour juger les douze tribus d’Israël 3? » Des serviteurs ne disent-ils pas: « Ignorez-vous que nous jugerons les anges 4? » Chacun des saints reçoit donc ce pouvoir, et chacun des saints est le fils de la servante. Mais, s’il est né d’une païenne pour devenir ensuite chrétien : comment le fils d’une païenne peut-il être le fils de la servante? Il est alors fils d’une païenne selon la chair, mais fils de l’Eglise selon l’esprit. « Sauvez le fils de votre servante ».

23. « Donnez-moi un signe de votre faveur 5». Quel signe, sinon celui de la résurrection? Le Seigneur a dit: « Cette génération dépravée et rebelle demande un signe, et il ne lui sera donné aucun anti-signe que celui du prophète Jonas. De même, en effet, que Jouas fut dans le ventre de la baleine trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’Homme sera trois jours dans le sein de la terre 6 ». Donc ce signe de faveur s’est accompli dans notre chef; mais que chacun de nous s’écrie: « Donnez-moi un signe de votre faveur » ; car nous devons, nous aussi, être changés, quand au son de la dernière trompette, à l’avènement du Seigneur, les morts ressusciteront pour être incorruptibles 7. Tel sera le signe de la faveur divine. « Donnez-moi un signe de votre faveur, afin que mes ennemis le voient et en soient confondus». Au jugement ils éprouveront une confusion funeste, ceux qui n’ont pas voulu d’une confusion

 

1. Jean, II, 19. — 2. Id. 21. — 3. Matth. XIX, 28. — 4. I Cor. VI, 3. — 5. Ps. LXXXV, 17. — 6. Matth. XII, 39, 40. — 7. I Cor. XV, 52.

 

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salutaire. Qu’ils soient donc confondus dès cette vie, qu’ils répudient leurs voies coupables pour marcher dans la voie de la sainteté: car nul d’entre nous ne peut vivre sans confusion, à moins qu’une première confusion ne le fasse renaître. Dieu leur offre maintenant l’occasion d’une confusion salutaire, s’ils ne dédaignent point le remède de l’aveu. Mais s’ils répudient la confusion aujourd’hui, ils n’échapperont point à la confusion, quand leurs crimes s’élèveront pour les accuser 1. Comment seront-ils confondus ? ils diront alors : « Voilà donc ceux que nous avons u tournés en dérision, qui essuyaient nos outrages. Insensés, nous regardions leur vie comme une folie, comment sont-ils rangés parmi les enfants de Dieu? A quoi nous revient notre orgueil 2? » Voilà ce qu’ils diront; que ne disent-ils maintenant ce qu’ils diraient avec fruit? Que chacun se retourne vers Dieu avec humilité, et dise maintenant: De quoi nous sert notre orgueil? Qu’il exécute cette parole de l’Apôtre : « Quelle gloire vous  revient-il de ces oeuvres qui vous font rougir maintenant»?» Vous le voyez donc: ici-bas, une confusion salutaire nous tient lieu de pénitence, mais alors, elle sera tardive, inutile et sans fruit. « De quoi nous sert notre orgueil ? Que nous a valu l’étalage de nos richesses? Tout a passé comme l’ombre 3 ». Eh! quoi donc ? Pendant ta vie sur la terre, tu ne voyais donc point tout cela passer comme une ombre? Tu eusses quitté l’ombre pour être dans la lumière; et tu ne dirais point: « Tout s’est évanoui comme une ombre », alors que tu vas passer de l’ombre aux ténèbres. « Donnez-moi un signe de votre faveur, afin que mes ennemis le voient et soient dans la confusion ».

24.  « Car vous, Seigneur, m’avez aidé et m’avez consolé 5 » . « Vous m’avez aidé » dans le combat, « et vous m’avez consolé » dans ma tristesse. Nul ne recherche la consolation, s’il n’est dans la misère. Refusez-vous la consolation ? Dites que vous êtes heureux. Mais vous entendez cette parole : « Mon peuple », (déjà vous me répondez, et votre murmure que j’entends, me prouve que vous connaissez les saintes Ecritures. Que ce même Dieu qui l’a gravée dans vos coeurs, la fasse paraître dans vos actions. Vous le voyez donc, c’est

 

1. Sag. IV, 20.— 2. Id. V, 3, 6.— 3. Rom, VI, 21.— 4. Sag. V, 3-9. —  5. Ps. LXXXV, 17.

 

vous tromper que vous appeler heureux) « Mon peuple, ils vous appellent heureux, et ils vous jettent dans l’erreur, ils ruinent le sentier où vous marchez 1». Tel est encore l’avis de saint Jacques, dans son épître: « Soyez dans l’affliction et dans les larmes, que vos ris se changent en deuil 2 ». Vous voyez comment vous parle cet apôtre : comment nous tiendrait-il ce langage dans la sécurité? Ce monde est une terre de scandales, d’afflictions et de grands maux : c’est ici que nous devons gémir afin de nous réjouir dans le ciel ; ici l’épreuve, là haut la consolation, alors que nous dirons: «Parce que vous avez épargné les larmes à nos yeux, et la chute à nos pieds, voilà que je mettrai mes délices dans le Seigneur, en la terre des vivants 3 ». Or, la terre est le séjour des morts, ce séjour des morts passera, et alors viendra la région des vivants. Dans ce séjour des morts, il n’y a que travail, que douleur, que crainte, que tribulation, qu’épreuve, que gémissements, que soupirs. Il n’y a que fausse félicité, que véritable misère, car une félicité trompeuse, est une misère véritable. Mais quiconque reconnaît qu’il est ici dans une misère véritable, sera dans la vraie félicité. Et néanmoins parce que tu es dans l’affliction, écoute la parole du Seigneur: «Bienheureux ceux qui pleurent 4», Eh quoi! «Bienheureux ceux qui pleurent!» Rien n’est plus près de la misère que les larmes ; rien n’en est plus éloigné que le bonheur; et vous dites qu’ils pleurent, et vous les appelez bienheureux ! Comprenez bien mes paroles, nous dit-il, j’appelle bien heureux ceux qui pleurent. Comment bienheureux? En espérance. Comment pleurent-ils? En réalité. Ils pleurent dans cette vie mortelle, dans ces tribulations, dans cet exil; et comme ils reconnaissent qu’ils sont dans ces misères, ils en gémissent, et ils sont bienheureux. Pourquoi pleurer dès lors? Le bienheureux Cyprien fut contristé dans sa passion, aujourd’hui il a les consolations et une couronne de gloire. Et toutefois, dans ces consolations, il ressent de la tristesse : car Notre-Seigneur Jésus-Christ prie encore pour nous 5 : or, tous les martyrs qui sont avec lui, interviennent en notre faveur. Leurs prières ne doivent cesser, que quand cesseront nos gémissements. Or, quand cesseront nos gémissements, nous

 

1. Isa. III, 12.— 2. Jacques, IV, 9. — 3. Ps. CXIV, 8, 9. — 4. Matth. V, 5. — 5. Rom. VIII, 34.

 

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recevrons tous une même consolation, ne formant plus qu’une même voix, qu’un même peuple, dans une même patrie. Des milliers de millions uniront leurs cantiques aux cantiques des anges, et ne formeront qu’un même choeur avec les Puissances dans l’unique cité des vivants. Où seront les gémissements dans cette cité? Où les soupirs; la fatigue et l’indigence? Où la mort? Qui y fera des oeuvres de miséricorde, y donnera du pain au pauvre, alors que tous y seront rassasiés du pain de la justice? Nul alors ne te dira: Recevez un étranger; il n’y aura là nul étranger, tous y vivent dans leur patrie. Nul ne viendra te dire: Réconcilie tes amis qui sont en querelle; tous jouiront en paix de la présence de Dieu. Nul ne te dira Visite ce malade; la santé et l’immortalité régneront donc éternellement. Nul ne te dira : Ensevelis ce mort tous auront la vie éternelle, Il n’y aura plus d’oeuvres de miséricorde, parce qu’il n’y aura plus de misère. Et quelle sera donc l’occupation au ciel? Le sommeil peut-être? Si nous combattons contre nous-mêmes, en cette vie, bien que nous demeurions dans la maison du sommeil, ou dans une chair pesante, si nous nous éveillons devant ces flambeaux, si cette solennité nous ôte l’envie de sommeiller, combien ce grand jour devra nous porter à la veille? Arrière donc tout sommeil, nous veillerons au ciel. Que ferons-nous alors ? Il n’y aura plus d’oeuvres de miséricorde, parce qu’il n’y aura plus de misère. N’y aura-t-il plus alors ces nécessités que l’on subit aujourd’hui, de semer, de labourer, de tisser, de moudre le blé, de le cuire? Rien de tout cela, parce qu’il n’y aura plus de nécessité. De même qu’il n’y aura plus d’oeuvres de miséricorde, parce qu’il n’y aura plus de misère de même avec la nécessité et la misère, disparaîtront les oeuvres de miséricorde et de nécessité. Qu’y aura-t-il donc ? Quelle sera notre occupation? Notre action ? N’y aura-t-il aucune action, parce que nous serons en repos? Nous serons donc assis dans l’inaction et l’indolence? Si notre amour peut se refroidir, nous pourrons cesser d’agir. Ainsi donc, cet amour qui doit se reposer dans la face de Dieu, qui tend à Dieu, qui espère en lui, quelle n’en sera point l’ardeur, quand nous arriverons à lui? Si maintenant, sans le voir, nous soupirons vers lui avec une ardeur si vive, de quelles clartés ne doit-il point nous illuminer, quand nous le verrons? Quel changement fera-t-il en nous? Que fera-t-il de nous? Et que ferons-nous, mes frères? Que le psaume nous le dise : « Bienheureux ceux qui habitent dans votre maison ». Pourquoi? « Ils vous béniront dans les siècles des siècles 1 », Telle sera, mes frères, notre occupation, louer Dieu. Nous l’aimerons et nous le bénirons. Tu cesseras de le bénir, si tu cesses de l’aimer. Mais tune cesseras point de l’aimer, parce qu’en le voyant, tu n’éprouveras aucun ennui; il te rassasiera sans te rassasier. Mon expression te surprend. Moi, si je dis qu’il te rassasiera, je crains que tu ne t’en ailles de lassitude, comme on s’en va d’un dîner ou d’un souper. Te dirai-je alors qu’il ne te rassasiera pas? Mais si je le fais, je crains que l’indigence ne t’effraie, que tu n’imagines quelque besoin, ou du moins quelque désir à satisfaire. Que dirai-je donc, sinon ce que l’on peut exprimer sans pouvoir à peine le penser? Que Dieu nous rassasiera et ne nous rassasiera point; car je trouve l’un et l’autre dans l’Ecriture. S’il est dit en effet: « Bienheureux ceux qui ont faim, parce qu’ils seront rassasiés 2 »; il est dit encore dans la Sagesse: « Ceux qui vous mangent auront encore faim, et ceux qui vous boivent auront encore soif 3 ». Il n’est pas dit : soif de nouveau; mais: encore soif. Avoir soif de nouveau, ce serait retourner boire, après avoir digéré ce qu’on aurait bu à satiété. Il en est de même de ceux qui vous mangent et qui ont encore faim, car ils ont faim alors même qu’ils vous mangent; et ils ont soif alors même qu’ils vous boivent. Qu’est-ce à dire avoir soif quand on boit? Avoir une soif inextinguible. Si donc Dieu nous réserve des délices ineffables et éternelles, que veut-il de nous maintenant, mes frères, sinon une foi sincère, une espérance ferme, une charité pure , en sorte que l’homme s’avance dans la voie tracée par le Seigneur, qu’il supporte les épreuves, et reçoive les consolations d’en haut?

 

1. Ps. LXXXIII, 5.— 2. Matth. V, 6. — 3. Eccli. XXIV, 29.
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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