SERMON I. ACCORD DES DEUX TESTAMENTS (1).
ANALYSE. —Les Manichéens accusaient l'ancien Testament d'être
en contradiction avec le Nouveau; ils voyaient même cette opposition
prétendue entre les premières paroles de la Genèse
et les premières paroles de l'Évangile selon saint Jean.
Saint Augustin veut montrer dans ce discours, combien leurs calomnies sont
dénuées de fondement. Il n'y a pas, dit-il, la moindre opposition,
car 1° on peut soutenir que Jésus-Christ lui-même, dont
Moïse a parlé, est le principe dans lequel Dieu a fait toutes
choses; 2° si la Genèse ne dit pas comme saint Jean que tout
a été fait par lui, mais plutôt que tout a été
fait en lui, c'est que ces deux expressions sont synonymes, comme on le
prouve par le nouveau Testament lui-même ; 3° lors même
que le mot principe serait pris dans la Genèse pour le principe
du temps, la Genèse témoigne ostensiblement, comme l'Évangile,
de la Trinité des personnes divines, et si elle n'exprime pas toujours
cette pluralité, elle est, sous ce nouveau rapport, semblable au
nouveau Testament. — On ne peut donc signaler plus de désaccord
entre Moïse et l'Evangile qu'entre chacun des écrivains du
Testament nouveau.
1. Quand on se souvient d'une dette contractée et en même temps de cette recommandation apostolique : « Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer les uns les autres 2°, » on doit s'exciter soi-même à payer. Quelles que soient en effet les menaces des créanciers et la crainte dont elles glacent les débiteurs, la charité ne doit-elle pas agir beaucoup plus puissamment sur nous? Ce n'est pas la terreur qui la porte à s'acquitter, elle y est mieux déterminée par l'honneur même.
Il m'en souvient, j'ai promis à votre charité de répondre, autant que Dieu daignerait m'en faire la grâce, aux folles et pernicieuses calomnies des Manichéens contre l'ancien Testament. Soyez donc attentifs et voyez les nœuds que vous préparent ces serpents ; détournez-en la tête pour l'abaisser sous le joug du Christ.
Voici comment ils essaient de tromper les simples. Les Écritures
du nouveau et de l'ancien Testament sont, disent-ils, en opposition entre
elles, et la même foi ne peut croire aux unes et
1. Gen. I, 1; Jean, I, 1. — 2. Rom. XIII, 8.
aux autres. Les commencements même de la Genèse et de l'Évangile selon saint Jean se contredisent et luttent de front.
2. Moïse en effet, remarquent-ils, a écrit « Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre; » il ne nomme pas le Fils par qui tout a été fait. Jean dit au contraire : « Dans le principe était le Verbe et le Verbe était en Dieu. Il était en Dieu dans le principe. Tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait. »
Mais où est ici la contradiction ? N'est-elle pas plutôt
dans ces hommes qui ont préféré censurer aveuglément
ce qu'ils ne comprennent point, plutôt que d'en chercher l'intelligence
avec piété ? Et que répliqueront-ils si je leur réponds
que le Fils de Dieu est lui-même ce principe dans lequel Dieu a fait
le ciel et la terre, comme parle la Genèse ? Ne pourrai-je pas démontrer
cette assertion ? Ce même nouveau Testament devant lequel se brise,
de gré ou de force, leur tête orgueilleuse et dont ils reconnaissent
l'autorité, ne m'offre-t-il pas d'imposants témoignages?
Le Seigneur y dit aux Juifs incrédules :
2
« Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit. (1) » Pourquoi alors ne le reconnaîtrais-je point lui-même dans ce Principe en qui Dieu le Père a fait le ciel et la terre ? En effet, qui a écrit : « Dans le Principe Dieu a « fait le ciel et la terre ?» C'est sûrement Moïse dont le Seigneur a dit qu'il a écrit de lui. Lui-même encore n'est-il pas le Principe? On ne peut en douter puisque au témoignage de l'Évangile, les Juifs lui ayant demandé qui il était, lui-même répondit : «Le Principe, car c'est moi qui vous parle (2). » Voilà le Principe en qui Dieu a fait le ciel et la terre. Ainsi Dieu a fait le ciel et la terre dans ce Fils par qui tout a été fait et sans qui rien ne s'est fait. Ainsi la Genèse s'accorde avec l'Évangile, et nous devons pour être héritiers suivre également les deux Testaments, laisser les divisions et les calomnies aux hérétiques, exclus du divin héritage.
3. Que votre prudence ne s'étonne pas toutefois d'une insignifiante
diversité d'expressions. Jean n'a pas dit : Tout a été
fait en lui, mais « Tout a été fait par lui, »
et nous ne lisons pas dans la Genèse : Dieu a fait par le Principe
le ciel et la terre; mais : « Dans le principe Dieu a fait le ciel
et la terre. » Mais l'Apôtre ne dit-il pas aussi : «
Pour nous faire connaître le mystère de sa volonté,
selon sa bienveillance par laquelle il a résolu en lui-même,
dans la dispensation de la plénitude des temps, de restaurer dans
le Christ tout ce qui est dans les cieux, et en lui tout ce qui est sur
la terre (3) ? » Puisqu'ici tu entends en lui dans le sens de par
lui; pourquoi, dans le texte de Jean, par lui ne signifierait-il pas en
lui ? Par lui ne m'empêche pas de comprendre que tout a été
fait en lui; et quand je lis dans la Genèse que c'est en lui qu'ont
été faits le ciel et la terre, qui m'empêche de voir
que c'est aussi par lui? Les Manichéens veulent-ils donc faire cesser
la lutte entre les deux Testaments, pour la reporter entre les bienheureux
martyrs du Nouveau, entre Paul et Jean, entre Paul qui a dit : En lui,
et Jean qui a écrit : Par lui? Pour nous; en ne croyant pas que
Paul et Jean soient opposés entre eux, nous forçons par là
même les Manichéens à reconnaître l'accord de
Moïse et de Paul. Et autant ces deux derniers s'entendent, autant
l'Évangéliste Jean est en harmonie avec eux; car ses expressions
par lui peuvent être considérées comme synonymes de
en lui.
1. Jean, V, 46. — 2. Jean, VIII, 26. — 3. Éphes. I, 9, 18.
4. Ainsi toutes les divines Écritures sont en paix entre elles. Mais qu'arrive-t-il lorsque dans l'obscurité de la nuit nous contemplons le cours des nuages? Ils obscurcissent et troublent tellement notre vue, que les astres nous paraissent marcher en sens contraire. Tels sont ces hérétiques : ils ne trouvent point la paix dans les ténèbres de leurs erreurs, et ils s'imaginent que la guerre est plutôt au sein des Écritures.
5. Ils disent peut-être : Ce n'est pas du Verbe de Dieu qu'il. est écrit : « Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre. » Eh bien! suppose que le principe ne désigne pas ici le Fils unique de Dieu; suppose que c'est du principe même du temps qu'il est écrit: « Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre. » Sans doute le temps n'existait point quand n'existait encore aucune créature; qui oserait avancer que le temps est coéternel à Dieu, le Créateur des temps ? Néanmoins le temps a commencé avec le ciel et la terre. Si donc on soutient cette interprétation, tout en maintenant la distance du Créateur à la créature et en n'attribuant pas à l'œuvre de Dieu l'éternité de son Auteur, on ne pourra se dispenser au moins de voir la pluralité des divines personnes dans les passages suivants : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; Dieu fit l'homme à l'image de Dieu (1). »
Et lors même qu'on ne l'y verrait pas, lorsque la Trinité
ne se révélerait aux regards des esprits pénétrants
que sous le nom de l'unité, quelle opposition peut voir un homme
sage entre le commencement de la Genèse et le commencement de l'Évangile
? Il faudrait être, pour l'apercevoir, d'une aveugle témérité.
En effet, combien d'exemples de locutions pareilles ne nous fournit point
l'Écriture ? Le Seigneur s'exprime ainsi lui-même : «
Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel,
parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est
l'escabeau de ses pieds (2). » Parce que le Christ ne se nomme point
ici, dira-t-on qu'il n'a point son trône dans le ciel? L'Apôtre
dit aussi : « O profondeur des trésors de la sagesse et de
la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et
ses voies impénétrables ! Car qui a connu la pensée
du Seigneur ou qui a été son conseiller ? Ou qui le premier
lui a donné et sera rétribué? puisque c'est de lui
et par lui et en lui que sont toutes choses, à lui la gloire dans
les siècles des siècles (3). » Ici
1. Gen. I, 26, 27. — 2. Matt. V, 34, 36. — 3. Rom. XI, 33-36.
3
encore il n'est point nommément fait mention du Fils : l'Apôtre ne parle que d'un seul Dieu et Seigneur de qui, par qui et en qui sont toutes choses.
Pourquoi donc avoir, choisi Moïse pour l'opposer à Jean l'Évangéliste et n'avoir pas voulu lui opposer l'Apôtre Paul ? Pourquoi? C'était pour persuader aux hommes simples que les deux Testaments sont contraires, et pour obtenir le droit de n'en citer qu'un après avoir rejeté l'autre; et c'est ce que professe cette secte égarée. Ah! si, emporté par la démence, un autre hérétique entreprenait de prouver également auprès des simples, que le Nouveau Testament est contraire à lui-même, qu'attrait-il à faire qu'à les imiter ? Ne lui suffirait-il pas de montrer entre Paul et Jean la même opposition et le même désaccord qu'ils prétendent signaler entre Jean et Moïse? Mais la foi sincère et véritable ne peut que faire ressortir l'harmonie doctrinale de Jean et de Paul, et dans ces paroles du grand Apôtre : « De lui, par lui et en lui sont toutes choses, » elle fait voir le Fils et l'Esprit-Saint avec le Père. Elle considère de la même manière l'accord pacifique de Moïse et de Jean ; et si dans ces paroles de Moïse : « Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre, » elle entend le commencement des siècles, elle ne voit dans ce mot Dieu que l'unité ineffable de l'indivisible Trinité ; ou bien elle adore sans hésiter le Fils même de Dieu dans ce Principe en qui Dieu a fait le ciel et la terre.
Nous pourrions rapporter plusieurs autres passages des divines Écritures que l'on doit expliquer conformément à ces règles. Mais nous ne voulons point charger la mémoire de votre sainteté; que ces citations suffisent. Vous pourrez d'ailleurs en chercher vous-mêmes ou en remarquer d'autres, lorsqu'on lit les livres saints, les examiner et les étudier pacifiquement entre vous : nous vous y exhortons.
Prière après le Sermon : Tournons-nous avec un coeur pur
vers le Seigneur notre Dieu, le Père tout-puissant; rendons-lui
d'immenses et abondantes actions de grâces; supplions de toute notre
âme son incomparable bonté de vouloir bien agréer et
exaucer nos prières; qu'il daigne aussi, dans sa force, éloigner
de nos actions et de nos pensées l'influence ennemie, multiplier
en nous la foi, diriger notre esprit, nous donner des pensées spirituelles
et nous conduire à sa propre félicité : au nom de
Jésus-Christ, son Fils et notre Seigneur, lequel étant Dieu
vit et règne avec lui dans l'unité du Saint-Esprit et durant
les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm